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Manon Lescaut

Manon Lescaut

d’ Antoine François Prévost
AVIS DE L’AUTEUR DES Mémoires d’un Homme de Qualité

Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux, il m’a semblé que n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée. C’est le précepte d’Horace :

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici

Pleraque differat, ac prœsens in tempus omittat

Il n’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette règle.

Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l’instruire en l’amusant.

On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ; et l’on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s’éloigne dans la pratique. Si les personnes d’un certain ordre d’esprit et de politesse veulent examiner quelle est la matière la plus commune de leurs conversations, ou même de leurs rêveries solitaires, il leur sera aisé de remarquer qu’elles tournent presque toujours sur quelques considérations morales. Les plus doux moments de leur vie sont ceux qu’ils passent, ou seuls,ou avec un ami, à s’entretenir à cœur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de l’amitié, des moyens d’arriver au bonheur des faiblesses de la nature qui nous en éloignent, et des remèdes qui peuvent les guérir Horace et Boileau marquent cet entretien comme un des plus beaux traits dont ils composent l’image d’une vie heureuse. Comment arrive-t-il donc qu’on tombe si facilement de ces hautes spéculations et qu’on se retrouve sitôt au niveau du commun des hommes ? Je suis trompé si la raison que je vais en apporter n’explique bien cette contradiction de nos idées et de notre conduite ; c’est que, tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d’en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions : Mettons la chose dans un exemple. Les âmes bien nées sentent que la douceur et l’humanité sont des vertus aimables, et sont portées d’inclination à les pratiquer ; mais sont-elles au moment de l’exercice, elles demeurent souvent suspendues. En est-ce réellement l’occasion ? Sait-on bien qu’elle en doit être la mesure ? Ne se trompe-t-on point sur l’objet ?Cent difficultés arrêtent. On craint de devenir dupe en voulant être bien faisant et libéral ; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible ; en un mot, d’excéder ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renfermés d’une manière trop obscure dans les notions générales d’humanité et de douceur. Dans cette incertitude, il n’y a que l’expérience ou l’exemple qui puisse déterminer raisonnablement le penchant ducœur. Or l’expérience n’est point un avantage qu’il, soit libre àtout le monde de se donner ; elle dépend des situationsdifférentes où l’on se trouve placé par la fortune. Il ne restedonc que l’exemple qui puisse servir de règle à quantité depersonnes dans l’exercice de la vertu. C’est précisément pour cettesorte de lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent êtred’une extrême utilité, du moins lorsqu’ils sont écrits par unepersonne d’honneur et de bon sens. Chaque fait qu’on y rapporte estun degré de lumière, une instruction qui supplée àl’expérience ; chaque aventure est un modèle d’après lequel onpeut se former ; il n’y manque que d’être ajusté auxcirconstances où l’on se trouve. L’ouvrage entier est un traité demorale, réduit agréablement en exercice.

Un lecteur sévère s’offensera peut-être de mevoir reprendre la plume, à mon âge, pour écrire des aventures defortune et d’amour ; mais, si la réflexion que je viens defaire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, monerreur sera mon excuse.

Partie 1

Je suis obligé de faire remonter mon lecteurau temps de ma vie où je rencontrai pour la première fois lechevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon départ pourl’Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, lacomplaisance que j’avais pour ma fille m’engageait quelquefois àdivers petits voyages, que j’abrégeais autant qu’il m’étaitpossible. Je revenais un jour de Rouen, où elle m’avait priéd’aller solliciter une affaire au Parlement de Normandie pour lasuccession de quelques terres auxquelles je lui avais laissé desprétentions du côté de mon grand-père maternel. Ayant repris monchemin par Evreux, où je couchai la première nuit, j’arrivai lelendemain pour dîner à Pacy, qui en est éloigné de cinq ou sixlieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, d’y voir tous leshabitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pourcourir en foule à la porte d’une mauvaise hôtellerie, devantlaquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaientencore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleurmarquaient que ces deux voitures ne faisaient qu’arriver. Jem’arrêtai un moment pour m’informer d’où venait le tumulte&|160;;mais je tirai peu d’éclaircissement d’une populace curieuse, qui nefaisait nulle attention à mes demandes, et qui s’avançait toujoursvers l’hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion.Enfin, un archer revêtu d’une bandoulière, et le mousquet surl’épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main devenir à moi. Je le priai de m’apprendre le sujet de ce désordre. Cen’est rien, monsieur me dit-il&|160;; c’est une douzaine de fillesde joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’auHavre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il yen a quelques-unes de jolies, et c’est, apparemment ce qui excitela curiosité de ces bons paysans. J’aurais passé après cetteexplication, si je n’eusse été arrêté par les exclamations d’unevieille femme qui sortait de l’hôtellerie en joignant les mains, etcriant que c’était une chose barbare, une chose qui faisait horreuret compassion. De quoi s’agit-il donc&|160;? lui dis-je. Ah&|160;!monsieur entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n’est pascapable de fendre le cœur&|160;! La curiosité me fit descendre demon cheval, que je laissai, à mon palefrenier. J’entrai avec peine,en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d’asseztouchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par sixpar le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figureétaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état jel’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et lasaleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu que savue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins dese tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour déroberson visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pourse cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentimentde modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cettemalheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef enparticulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort decette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales.Nous l’avons tirée de l’Hôpital, me dit-il, par ordre de M.&|160;leLieutenant général de Police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle yeût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogéeplusieurs fois sur la route, elle s’obstine à ne me rien répondre.Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que lesautres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parcequ’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilàun jeune homme, ajouta l’archer qui pourrait vous instruire mieuxque moi sur la cause de sa disgrâce&|160;; il l’a suivie depuisParis, sans cesser presque un moment de pleurer Il faut que ce soitson frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre oùce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverieprofonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Ilétait mis fort simplement&|160;; mais on distingue, au premier coupd’œil, un homme qui a de la naissance et de l’éducation. Jem’approchai de lui. Il se leva&|160;; et je découvris dans sesyeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin etsi noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir dubien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m’asseyant prèsde lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai deconnaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pourle triste état où je la vois&|160;? Il me répondit honnêtementqu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaîtrelui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter dedemeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que cesmisérables n’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers,c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend leplus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé, à Paris, pourobtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ontété inutiles&|160;; j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle allerau bout du monde. Je m’embarquerai avec elle&|160;; je passerai enAmérique. Mais ce qui est de la dernière inhumanité, ces lâchescoquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas mepermettre d’approcher d’elle. Mon dessein était de les attaquerouvertement, à quelques lieues de Paris. Je m’étais associé quatrehommes qui m’avaient promis leur secours pour une sommeconsidérable. Les traîtres m’ont laissé seul aux mains et sontpartis avec mon argent. L’impossibilité de réussir par la force m’afait mettre les armes bas. J’ai proposé aux archers de me permettredu moins de les suivre en leur offrant de les récompenser. Le désirdu gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés chaquefois qu’ils m’ont accordé la liberté de parler à ma maîtresse. Mabourse s’est épuisée en peu de temps, et maintenant que je suissans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalementlorsque je fais un pas vers elle. Il n’y a qu’un instant, qu’ayantosé m’en approcher malgré leurs menaces, ils ont eu l’insolence delever contre moi le bout du fusil. Je suis obligé, pour satisfaireleur avarice et pour me mettre en état de continuer la route àpied, de vendre ici un mauvais cheval qui m’a servi jusqu’à présentde monture.

Quoiqu’il parût faire assez tranquillement cerécit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cetteaventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes.Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me découvrir le secret de vosaffaires, mais, si je puis vous être utile à quelque chose, jem’offre volontiers à vous rendre service, Hélas&|160;! reprit-il,je ne vois pas le moindre jour à l’espérance. Il faut que je mesoumette à toute la rigueur de mon sort. J’irai en Amérique. J’yserai du moins libre avec ce que j’aime. J’ai écrit à un de mesamis qui me fera tenir quelque secours au Havre-de-Grâce. Je nesuis embarrassé que pour m’y conduire et pour procurer à cettepauvre créature, ajouta-t-il en regardant tristement sa maîtresse,quelque soulagement sur la route. Hé bien, lui dis-je, je vaisfinir votre embarras. Voici quelque argent que je vous pried’accepter. Je suis fâché de ne pouvoir vous servir autrement. Jelui donnai quatre louis d’or, sans que les gardes s’en aperçussent,car je jugeais bien que, s’ils lui savaient cette somme, ils luivendraient plus chèrement leurs secours. Il me vint même à l’espritde faire marché avec eux pour obtenir au jeune amant la liberté deparler continuellement à sa maîtresse jusqu’au Havre. Je fis signeau chef de s’approcher, et je lui en fis la proposition. Il enparut honteux, malgré son effronterie. Ce n’est pas, monsieur,répondit-il d’un air embarrassé, que nous refusions de le laisserparler à cette fille, mais il voudrait être sans cesse auprèsd’elle&|160;; cela nous est incommode&|160;; il est bien justequ’il paye pour l’incommodité. Voyons donc, lui dis-je, ce qu’ilfaudrait pour vous empêcher de la sentir. Il eut l’audace de medemander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ&|160;: Maisprenez garde, lui dis-je, qu’il ne vous échappe quelquefriponnerie&|160;; car je vais laisser mon adresse à ce jeunehomme, afin qu’il puisse m’en informer, et comptez que j’aurai lepouvoir de vous faire punir. Il m’en coûta six louis d’or. La bonnegrâce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu meremercia, achevèrent de me persuader qu’il était né quelque chose,et qu’il méritait ma libéralité. Je dis quelques mots à samaîtresse avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestiesi douce et si charmante, que je ne pus m’empêcher de faire, ensortant, mille réflexions sur le caractère incompréhensible desfemmes.

Étant retourné à ma solitude, je ne fus pointinformé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deuxans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasardme fît renaître l’occasion d’en apprendre à fond toutes lescirconstances. J’arrivais de Londres à Calais, avec le marquis de…,mon élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or,où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et lanuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues, je crusapercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait la rencontre àPacy Il était en fort mauvais équipage, et beaucoup plus pâle queje ne l’avais vu la première fois. Il portait sur le bras un vieuxportemanteau, ne faisant qu’arriver dans la ville. Cependant, commeil avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnufacilement, je le remis aussitôt. Il faut, dis-je au marquis, quenous abordions ce jeune homme. Sa joie fut plus vive que touteexpression, lorsqu’il m’eut remis à son tour. Ah&|160;! monsieur,s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une foisvous marquer mon immortelle reconnaissance&|160;! Je lui demandaid’où il venait. Il me répondit qu’il arrivait, par mer, duHavre-de-Grâce, où il était revenu de l’Amérique peu auparavant.Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je.Allez-vous-en au Lion d’Or, où je suis logé. Je vous rejoindraidans un moment. J’y retournai en effet, plein d’impatienced’apprendre le détail de son infortune et les circonstances de sonvoyage d’Amérique. Je lui fis mille caresses, et j’ordonnai qu’onne le laissât manquer de rien. Il n’attendit point que je lepressasse de me raconter l’histoire de sa vie. Monsieur, me dit-il,vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherais, commeune basse ingratitude, d’avoir quelque chose de réservé pour vous.Je veux vous apprendre, non seulement mes malheurs et mes peines,mais encore mes désordres et mes plus honteuses faiblesses. Je suissûr qu’en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empêcher de meplaindre.

Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivisson histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peuts’assurer par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèleque cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation desréflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait dela meilleure grâce du monde. Voici donc son récit, auquel je nemêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.

J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes étudesde philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d’une desmeilleures maisons de P., m’avaient envoyé. Je menais une vie sisage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l’exemple ducollège. Non que je fisse des efforts extraordinaires pour méritercet éloge, mais j’ai l’humeur naturellement douce ettranquille&|160;: je m’appliquais à l’étude par inclination, etl’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversionnaturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études etquelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimerde tous les honnêtes gens de la ville. J’achevai mes exercicespublics avec une approbation si générale, que Monsieur l’Évêque,qui y assistait, me proposa d’entrer dans l’état ecclésiastique, oùje ne manquerais pas, disait-il, de m’attirer plus de distinctionque dans l’ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ilsme faisaient déjà porter la croix, avec le nom de chevalier desGrieux. Les vacances arrivant, je me préparais à retourner chez monpère, qui m’avait promis de m’envoyer bientôt à l’Académie. Monseul regret, en quittant Amiens, était d’y laisser un ami aveclequel j’avais toujours été tendrement uni. Il était de quelquesannées plus âgé que moi. Nous avions été élevés ensemble, mais lebien de sa maison étant des plus médiocres, il était obligé deprendre l’état ecclésiastique, et de demeurer à Amiens après moi,pour y faire les études qui conviennent à cette profession. Ilavait mille bonnes qualités. Vous le connaîtrez par les meilleuresdans la suite de mon histoire, et surtout, par un zèle et unegénérosité en amitié qui surpassent les plus célèbres exemples del’antiquité. Si j’eusse alors suivi ses conseils, j’aurais toujoursété sage et heureux. Si j’avais, du moins, profité de ses reprochesdans le précipice où mes passions m’ont entraîné, j’aurais sauvéquelque chose du naufrage de ma fortune et de ma réputation. Maisil n’a point recueilli d’autre fruit de ses soins que le chagrin deles voir inutiles et, quelquefois, durement récompensés par uningrat qui s’en offensait, et qui les traitait d’importunités.

J’avais marqué le temps de mon départd’Amiens. Hélas&|160;! que ne le marquais-je un jour plustôt&|160;! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. Laveille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à mepromener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriverle coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où cesvoitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que lacuriosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrentaussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dansla cour pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait luiservir de conducteur s’empressait pour faire tirer son équipage despaniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamaispensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peud’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse etla retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’autransport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facileà déconcerter&|160;; mais loin d’être arrêté alors par cettefaiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’ellefût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sansparaître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens etsi elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle merépondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pourêtre religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis unmoment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein commeun coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui luifit comprendre mes sentiments, car elle était bien plusexpérimentée que moi. C’était malgré elle qu’on l’envoyait aucouvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir quis’était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous sesmalheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de sesparents par toutes les raisons que mon amour naissant et monéloquence scolastique purent me suggérer Elle n’affecta ni rigueurni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle neprévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse, mais quec’était apparemment la volonté du Ciel, puisqu’il ne lui laissaitnul moyen de l’éviter La douceur de ses regards, un air charmant detristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt, l’ascendant de madestinée qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas debalancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que, si ellevoulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresseinfinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour ladélivrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse.Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venaitalors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer&|160;; mais onne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent desprodiges. J’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnuesavait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge&|160;; elle meconfessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre enliberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de pluscher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à toutentreprendre, mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginertout d’un coup les moyens de la servir je m’en tenais à cetteassurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours pourelle et pour moi. Son vieil Argus étant venu. nous rejoindre, mesespérances allaient échouer si elle n’eût eu assez d’esprit poursuppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de sonconducteur qu’elle m’appelât son cousin et que, sans paraîtredéconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle étaitassez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait aulendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer leplaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens decette ruse. Je lui proposai de se loger dans une hôtellerie, dontle maître, qui s’était établi à Amiens, après avoir été longtempscocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’yconduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait unpeu murmurer et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cettescène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait pointentendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans lacour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme jeredoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont jele priai de se charger Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant àl’auberge, d’entretenir seul la souveraine de mon cœur. Je reconnusbientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœurs’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eul’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines.J’étais dans une espèce de transport, qui m’ôta pour quelque temps,la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par mes yeux.Mademoiselle Manon Lescaut, c’est ainsi qu’elle me dit qu’on lanommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crusapercevoir qu’elle n’était pas moins émue que moi. Elle me confessaqu’elle me trouvait aimable et qu’elle serait ravie de m’avoirobligation de sa liberté. Elle voulut savoir qui j’étais, et cetteconnaissance augmenta son affection, parce qu’étant d’une naissancecommune, elle se trouva flattée d’avoir fait la conquête d’un amanttel que moi. Nous nous entretînmes des moyens d’être l’un àl’autre. Après, quantité de réflexions, nous ne trouvâmes pointd’autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilancedu conducteur, qui était un homme à ménager quoiqu’il ne fût qu’undomestique. Nous réglâmes que je ferais préparer pendant la nuitune chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin àl’auberge avant qu’il fût éveillé&|160;; que nous nous déroberionssecrètement, et que nous irions droit à Paris, où nous nous ferionsmarier en arrivant. J’avais environ cinquante écus, qui étaient lefruit de mes petites épargnes&|160;; elle en avait à peu près ledouble. Nous nous imaginâmes, comme des enfants sans expérience,que cette somme ne finirait jamais, et nous ne comptâmes pas moinssur le succès de nos autres mesures.

Après avoir soupé avec plus de satisfactionque je n’en avais jamais ressenti, je me retirai pour exécuternotre projet. Mes arrangements furent d’autant plus faciles,qu’ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon père, monpetit équipage était déjà préparé. Je n’eus donc nulle peine àfaire transporter ma malle, et à faire tenir une chaise prête pourcinq heures du matin, qui étaient le temps où les portes de laville devaient être ouvertes&|160;; mais je trouvai un obstacledont je ne me défiais point, et qui faillit de rompre entièrementmon dessein.

Tiberge, quoique âgé seulement de trois ansplus que moi, était un garçon d’un sens mûr et d’une conduite fortréglée. Il m’aimait avec une tendresse extraordinaire. La vue d’uneaussi jolie fille que Mademoiselle Manon, mon empressement à laconduire, et le soin que j’avais eu de me défaire de lui enl’éloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour Iln’avait osé revenir à l’auberge, où il m’avait laissé, de peur dem’offenser par son retour&|160;; mais il était allé m’attendre àmon logis, où je le trouvai en arrivant, quoiqu’il fût dix heuresdu soir. Sa présence me chagrina. Il s’aperçut facilement de lacontrainte qu’elle me causait. Je suis sûr me dit-il sansdéguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulezcacher&|160;; je le vois à votre air. Je lui répondis assezbrusquement que je n’étais pas obligé de lui rendre compte de tousmes desseins. Non, reprit-il, mais vous m’avez toujours traité enami, et cette qualité suppose un peu de confiance et d’ouverture.Il me pressa si fort et si longtemps de lui découvrir mon secret,que, n’ayant jamais eu de réserve avec lui, je lui fis l’entièreconfidence de ma passion. Il la reçut avec une apparence demécontentement qui me fit frémir. Je me repentis surtout del’indiscrétion avec laquelle je lui avais découvert le dessein dema fuite. Il me dit qu’il était trop parfaitement mon ami pour nepas s’y opposer de tout son pouvoir&|160;; qu’il voulait mereprésenter d’abord tout ce qu’il croyait capable de m’en détournermais que, si je ne renonçais pas ensuite à cette misérablerésolution, il avertirait des personnes qui pourraient l’arrêter àcoup sûr Il me tint là-dessus un discours sérieux qui dura plusd’un quart d’heure, et qui finit encore par la menace de medénoncer si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus desagesse et de raison. J’étais au désespoir de m’être trahi si mal àpropos. Cependant, l’amour m’ayant ouvert extrêmement l’espritdepuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avaispas découvert que mon dessein devait s’exécuter le lendemain, et jerésolus de le tromper à la faveur d’une équivoque&|160;: Tiberge,lui dis-je, j’ai cru jusqu’à présent que vous étiez mon ami, etj’ai voulu vous éprouver par cette confidence. il est vrai quej’aime, je ne vous ai pas trompé, mais, pour ce qui regarde mafuite, ce n’est point une entreprise à former au hasard. Venez meprendre demain à neuf heures, je vous ferai voir s’il se peut, mamaîtresse, et vous jugerez si elle mérite que je fasse cettedémarche pour elle. Il me laissa seul, après mille protestationsd’amitié. J’employai la nuit à mettre ordre à mes affaires, etm’étant rendu à l’hôtellerie de Mademoiselle Manon vers la pointedu jour je la trouvai qui m’attendait. Elle était à sa fenêtre, quidonnait sur la rue, de sorte que, m’ayant aperçu, elle vintm’ouvrir elle-même. Nous sortîmes sans bruit. Elle n’avait pointd’autre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-même. Lachaise était en état de partir&|160;; nous nous éloignâmes aussitôtde la ville. Je rapporterai, dans la suite, quelle fut la conduitede Tiberge, lorsqu’il s’aperçut que je l’avais trompé. Son zèlen’en devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta,et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a_toujours été la récompense.

Nous nous hâtâmes tellement d’avancer que nousarrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. J’avais couru à cheval àcôté de la chaise, ce qui ne nous avait guère permis de nousentretenir qu’en changeant de chevaux&|160;; mais lorsque nous nousvîmes si proche de Paris, c’est-à-dire presque en sûreté, nousprîmes le temps de nous rafraîchir, n’ayant rien mangé depuis notredépart d’Amiens. Quelque passionné que je fusse pour Manon, ellesut me persuader qu’elle ne l’était pas moins pour moi. Nous étionssi peu réservés dans nos caresses, que nous n’avions pas lapatience d’attendre que nous fussions seuls. Nos postillons et noshôtes nous regardaient avec admiration, et je remarquais qu’ilsétaient surpris de voir deux enfants de notre âge, qui paraissaients’aimer jusqu’à la fureur. Nos projets de mariage furent oubliés àSaint-Denis&|160;; nous fraudâmes les droits de l’Église, et nousnous trouvâmes époux sans y avoir fait réflexion. Il est sûr que,du naturel tendre et constant dont je suis, j’étais heureux pourtoute ma vie, si Manon m’eût été fidèle. Plus je la connaissais,plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Sonesprit, son cœur sa douceur et sa beauté formaient une chaîne siforte et si charmante, que j’aurais mis tout mon bonheur à n’ensortir jamais. Terrible changement&|160;! Ce qui fait mon désespoira pu faire ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous leshommes, par cette même constance dont je devais attendre le plusdoux de tous les sorts, et les plus parfaites récompenses del’amour.

Nous prîmes un appartement meublé à Paris. Cefut dans la rue V… et, pour mon malheur auprès de la maison deM.&|160;de&|160;B…, célèbre fermier général. Trois semaines sepassèrent, pendant lesquelles j’avais été si rempli de ma passionque j’avais peu songé à ma famille et au chagrin que mon père avaitdû ressentir de mon absence. Cependant, comme la débauche n’avaitnulle part à ma conduite, et que Manon se comportait aussi avecbeaucoup de retenue, la tranquillité où nous vivions servit à mefaire rappeler peu à peu l’idée de mon devoir. Je résolus de meréconcilier, s’il était possible, avec mon père. Ma maîtresse étaitsi aimable que je ne doutai point qu’elle ne pût lui plaire, si jetrouvais moyen de lui faire connaître sa sagesse et sonmérite&|160;: en un mot, je me flattai d’obtenir de lui la libertéde l’épouser ayant été désabusé de l’espérance de le pouvoir sansson consentement. Je communiquai ce projet à Manon, et je lui fisentendre qu’outre les motifs de l’amour et du devoir celui de lanécessité pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fondsétaient extrêmement altérés, et je commençais à revenir del’opinion qu’ils étaient inépuisables. Manon reçut froidement cetteproposition. Cependant, les difficultés qu’elle y opposa n’étantprises que de sa tendresse même et de la crainte de me perdre, simon père n’entrait point dans notre dessein après avoir connu lelieu de notre retraite, je n’eus pas le moindre soupçon du coupcruel qu’on se préparait à me porter. À l’objection de lanécessité, elle répondit qu’il nous restait encore de quoi vivrequelques semaines, et qu’elle trouverait, après cela, desressources dans l’affection de quelques parents à qui elle écriraiten province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres etsi passionnées, que moi, qui ne vivais que dans elle, et quin’avais pas la moindre défiance de son cœur, j’applaudis à toutesses réponses et à toutes ses résolutions. Je lui avais laissé ladisposition de notre bourse, et le soin de payer notre dépenseordinaire. Je m’aperçus, peu après, que notre table était mieuxservie, et qu’elle s’était donné quelques ajustements d’un prixconsidérable., Comme je n’ignorais pas qu’il devait nous rester àpeine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon étonnement decette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, enriant, d’être sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle,que je trouverais des ressources&|160;? Je l’aimais avec trop desimplicité pour m’alarmer facilement.

Un jour que j’étais sorti l’après-midi, et queje l’avais avertie que je serais dehors plus longtemps qu’àl’ordinaire, je fus étonné qu’à mon retour on me fît attendre deuxou trois minutes à la porte. Nous n’étions servis que par unepetite bonne qui était à peu près de notre âge. Étant venuem’ouvrir je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps.Elle me répondit, d’un air embarrassé, qu’elle ne m’avait pointentendu frapper Je n’avais frappé qu’une fois&|160;; je luidis&|160;: mais, si vous ne m’avez pas entendu, pourquoi êtes-vousdonc venue m’ouvrir&|160;? Cette question la déconcerta si fort,que, n’ayant point assez de présence d’esprit pour y répondre, ellese mit à pleurer en m’assurant que ce n’était point sa faute, etque madame lui avait défendu d’ouvrir la porte jusqu’à ce queM.&|160;de&|160;B… fût sorti par l’autre escalier qui répondait aucabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la forced’entrer dans l’appartement. Je pris le parti de descendre sousprétexte d’une affaire, et j’ordonnai à cet enfant de dire à samaîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faireconnaître qu’elle m’eût parlé de M.&|160;de&|160;B…

Ma consternation fut si grande, que je versaisdes larmes en descendant l’escalier, sans savoir encore de quelsentiment elles partaient. J’entrai dans le premier café et m’yétant assis près d’une table, j’appuyai la tête sur mes deux mainspour y développer ce qui se passait dans mon cœur. Je n’osaisrappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considérercomme une illusion, et je fus prêt deux ou trois fois de retournerau logis, sans marquer que j’y eusse fait attention. Il meparaissait si impossible que Manon m’eût trahi, que je craignais delui faire injure en la soupçonnant. Je l’adorais, cela étaitsûr&|160;; je ne lui avais pas donné plus de preuves d’amour que jen’en avais reçu d’elle&|160;; pourquoi l’aurais-je accusée d’êtremoins sincère et moins constante que moi&|160;? Quelle raisonaurait-elle eue de me tromper&|160;? Il n’y avait que trois heuresqu’elle m’avait accablé de ses plus tendres caresses et qu’elleavait reçu les miennes avec transport&|160;; je ne connaissais pasmieux mon cœur que le sien. Non, non, repris-je, il n’est paspossible que Manon me trahisse. Elle n’ignore pas que je ne vis quepour elle. Elle sait trop bien que je l’adore. Ce n’est pas là unsujet de me haïr.

Cependant la visite et la sortie furtive deM.&|160;de&|160;B… me causaient de l’embarras, Je rappelais aussiles petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nosrichesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités d’unnouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée pour desressources qui m’étaient inconnues&|160;! J’avais peine à donner àtant d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait.D’un autre côté, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis quenous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nousavions toujours été l’un à côté de l’autre&|160;; mon Dieu&|160;!un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nousdire sans cesse que nous nous aimions&|160;; nous serions mortsd’inquiétude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque unseul moment où Manon pût s’être occupée d’un autre que moi. A lafin, je crus avoir trouvé le dénouement de ce mystère.M.&|160;de&|160;B…, dis-je en moi-même, est un homme qui fait degrosses affaires, et qui a de grandes relations&|160;; les parentsde Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelqueargent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui&|160;; il est venuaujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute unjeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-êtrem’en aurait-elle parlé si j’étais rentré à l’ordinaire, au lieu devenir ici m’affliger&|160;; elle ne me le cachera pas, du moins,lorsque je lui en parlerai moi-même.

Je me remplis si fortement de cette opinion,qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Jeretournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec matendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abordde lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamaiscomme certaines&|160;; je me retins, dans l’espérance qu’il luiarriverait peut-être de me prévenir en m’apprenant tout ce quis’était passé. On nous servit à souper. Je me mis à table d’un airfort gai&|160;; mais à la lumière de la chandelle qui était entreelle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage etdans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspiraaussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’uneautre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler sic’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût quec’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec lamême attention&|160;; et peut-être n’avait-elle pas moins de peineà juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous nepensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmesde ses beaux yeux&|160;: perfides larmes&|160;! Ah Dieux&|160;!m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon&|160;; vous êtes affligéejusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines.Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent moninquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous lesempressements de l’amour, de me découvrir le sujet de sespleurs&|160;; j’en versai moi-même en essuyant les siens&|160;;j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri destémoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps quej’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurspersonnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte.Manon me donna un baiser et s’échappant de mes bras, elle entrarapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je mefigurai qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher auxyeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrirmoi-même. A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par troishommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne mefirent point de violence&|160;; mais deux d’entre eux m’ayant prispar le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petitcouteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils medemandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer derespect&|160;; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient parl’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dansun carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sansrésister et sans répondre. Mon frère était effectivement àm’attendre. On me mit dans le carrosse, auprès de lui, et lecocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’àSaint-Denis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parlapoint, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin, pourrêver à mon infortune.

J’y trouvai d’abord tant d’obscurité que je nevoyais pas de jour à la moindre conjecture. J’étais trahicruellement. Mais par qui&|160;? Tiberge fut le premier qui me vintà l’esprit. Traître&|160;! disais-je, c’est fait de ta vie si messoupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion qu’ilignorait le lieu de ma demeure, et qu’on ne pouvait, parconséquent, l’avoir appris de lui. Accuser Manon, c’est de quoi moncœur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinairedont je l’avais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiserqu’elle m’avait donné en se retirant, me paraissaient bien uneénigme&|160;; mais je me sentais porté à l’expliquer comme unpressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je medésespérais de l’accident qui m’arrachait à elle, j’avais lacrédulité de m’imaginer qu’elle était encore plus à plaindre quemoi. Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avaisété aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes deconnaissance, qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée meconsola. Je comptais d’en être quitte pour des reproches ou pourquelques mauvais traitements, qu’il me faudrait essuyer del’autorité paternelle. Je résolus de les souffrir avec patience, etde promettre tout ce qu’on exigerait de moi, pour me faciliterl’occasion de retourner plus promptement à Paris, et d’aller rendrela vie et la joie à ma chère Manon.

Nous arrivâmes, en peu de temps, àSaint-Denis. Mon frère, surpris de mon silence, s’imagina quec’était un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler enm’assurant que je n’avais rien à redouter de la sévérité de monpère, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans ledevoir et à mériter l’affection qu’il avait pour moi. Il me fitpasser la nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucherles trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peinesensible, fut de me voir dans la même hôtellerie où je m’étaisarrêté avec Manon, en venant d’Amiens à Paris. L’hôte et lesdomestiques me reconnurent, et devinèrent en même temps la véritéde mon histoire. J’entendis dire à l’hôte&|160;: Ah&|160;! c’est cejoli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petitedemoiselle qu’il aimait si fort. Qu’elle était charmante&|160;! Lespauvres enfants, comme ils se caressaient&|160;! Pardi, c’estdommage qu’on les ait séparés. Je feignais de ne rien entendre, etje me laissais voir le moins qu’il m’était possible. Mon frèreavait, à Saint-Denis, une chaise à deux, dans laquelle nouspartîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemainau soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveuren lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire, desorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu.Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la fauteque j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce quiregardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce quivenait de m’arriver, en me livrant à une inconnue&|160;; qu’ilavait eu meilleure opinion de ma prudence, mais qu’il espérait quecette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discoursque dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai monpère de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis deprendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais aufond du cœur, car de la manière dont les choses s’arrangeaient, jene doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de lamaison, même avant la fin de la nuit.

On se mit à table pour souper&|160;; on merailla sur ma conquête d’Amiens, et sur ma fuite avec cette fidèlemaîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce. J’étais même charméqu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupaitcontinuellement l’esprit. Mais, quelques mots lâchés par mon pèreme firent prêter l’oreille avec la dernière attention&|160;: ilparla de perfidie et de service intéressé, rendu par Monsieur B… Jedemeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priaihumblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère,pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l’histoire. Monfrère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur laroute, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pourme guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’ilachèverait de s’expliquer Je l’en suppliai si instamment, qu’il mesatisfit, ou plutôt, qu’il m’assassina cruellement par le plusterrible de tous les récits.

Il me demanda d’abord si j’avais toujours eula simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je luidis hardiment que j’en étais si sûr que rien ne pouvait m’en donnerla moindre défiance. Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;! s’écria-t-il enriant de toute sa force, cela est excellent&|160;! Tu es une joliedupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est granddommage, mon pauvre Chevalier de te faire entrer dans l’Ordre deMalte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient etcommode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce qu’ilappelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dansle silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’ilpouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avaitaimé environ douze jours&|160;: car ajouta-t-il, je sais que tupartis d’Amiens le 28 de l’autre mois&|160;; nous sommes au 29 duprésent&|160;; il y en a onze que Monsieur B… m’a écrit&|160;; jesuppose qu’il lui en a fallu huit pour lier une parfaiteconnaissance avec ta maîtresse&|160;; ainsi, qui ôte onze et huitde trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 del’autre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclatsde rire recommencèrent. J’écoutais tout avec un saisissement decœur auquel j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin decette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tul’ignores, que Monsieur B… a gagné le cœur de ta princesse, car ilse moque de moi, de prétendre me persuader que c’est par un zèledésintéressé pour mon service qu’il a voulu te l’enlever. C’estbien d’un homme tel que lui, de qui, d’ailleurs, je ne suis pasconnu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles&|160;! Il a sud’elle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités,il m’a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, enme faisant entendre qu’il fallait main-forte pour s’assurer de toi.Il s’est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet,et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que tonfrère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toimaintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assezrapidement, Chevalier&|160;; mais tu ne sais pas conserver tesconquêtes.

Je n’eus pas la force de soutenir pluslongtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur Je melevai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de lasalle, que je tombai sur le plancher sans sentiment et sansconnaissance. On me les rappela par se prompts secours. J’ouvrisles yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pourproférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Monpère, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute sonaffection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Jeme jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de melaisser retourner à Paris pour aller poignarder B… Non, disais-je,il n’a pas gagné le cœur de Manon, il lui a fait violence&|160;; ill’a séduite par un charme ou par un poison&|160;; il l’a peut-êtreforcée brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien&|160;? Ill’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre dem’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une sicharmante maîtresse&|160;! Ô dieux&|160;! dieux&|160;! serait-ilpossible que Manon m’eût trahi, et qu’elle eût cessé dem’aimer&|160;!

Comme je parlais toujours de retournerpromptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pourcela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien neserait capable de m’arrêter il me conduisit dans une chambre haute,où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue. Je neme possédais point. J’aurais donné mille vies pour être seulementun quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré siouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de machambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres, ne voyantnulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressaidoucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par milleserments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir àmon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai&|160;;mais cette tentative fut encore inutile.

Je perdis alors toute espérance. Je résolus demourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitterqu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cettesituation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mespeines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolumentde manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres.Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’ensa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporterles raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer dumépris pour l’infidèle Manon. Il est certain que je ne l’estimaisplus&|160;; comment aurais-je estimé la plus volage et la plusperfide de toutes les créatures&|160;? Mais son image, ses traitscharmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours.Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je&|160;; je le devraismême, après tant de honte et de douleur&|160;; mais je souffriraismille morts sans pouvoir oublier l’ingrate Manon.

Mon père était surpris de me voir toujours sifortement touché. Il me connaissait des principes d’honneur, et nepouvant douter que sa trahison ne me la fît mépriser, il s’imaginaque ma constance venait moins de cette passion en particulier qued’un penchant général pour les femmes. Il s’attacha tellement àcette pensée que, ne consultant que sa tendre affection, il vint unjour m’en faire l’ouverture. Chevalier, me dit-il, j’ai eu dessein,jusqu’à présent, de te faire porter la croix de Malte, mais je voisque tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimesles jolies femmes. Je suis d’avis de t’en chercher une qui teplaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Jelui répondis que je ne mettais plus de distinction entre lesfemmes, et qu’après le malheur qui venait de m’arriver je lesdétestais toutes également. Je t’en chercherai une, reprit mon pèreen souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle.Ah&|160;! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, c’estelle qu’il faut me rendre. Soyez sûr, mon cher père, qu’elle ne m’apoint trahi&|160;; elle n’est pas capable d’une si noire et sicruelle lâcheté. C’est le perfide B… qui nous trompe, vous, elle etmoi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous laconnaissiez, vous l’aimeriez vous-même. Vous êtes un enfant,repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu’à cepoint, après ce que je vous ai raconté d’elle&|160;? C’estelle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublierjusqu’à son nom, et profiter si vous êtes sage, de l’indulgence quej’ai pour vous. Je reconnaissais trop clairement qu’il avaitraison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendreainsi le parti de mon infidèle. Hélas&|160;! repris-je, après unmoment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureuxobjet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je,en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’unenfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper. Mais je saisbien ce que j’ai à faire pour me venger. Mon père voulut savoirquel était mon dessein. J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai lefeu à la maison de B…, et je le brûlerai tout vif avec la perfideManon. Cet emportement fit rire mon père et ne servit qu’à me fairegarder plus étroitement dans ma prison.

J’y passai six mois entiers, pendant lepremier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions.Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle dehaine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée souslaquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais enelle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais dudésir de la revoir&|160;; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche etperfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercherque pour la punir. On me donna des livres, qui servirent à rendreun peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs&|160;;j’acquis de nouvelles connaissances&|160;; je repris un goût infinipour l’étude. Vous verrez de quelle utilité il me fut dans lasuite. Les lumières que je devais à l’amour me firent trouver de laclarté dans quantités d’endroits d’Horace et de Virgile, quim’avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureuxsur le quatrième livre de L’Énéide&|160;; je le destine àvoir le jour et je me flatte que le public en sera satisfait.Hélas&|160;! disais-je en le faisant, c’était un cœur tel que lemien qu’il fallait à la fidèle Didon.

Tiberge vint me voir un jour dans ma prison.Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avaispoint encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faireregarder autrement que comme une simple amitié de collège, tellequ’elle se forme entre de jeunes gens qui sont à peu près du mêmeâge. Je le trouvai si changé et si formé, depuis cinq ou six moisque j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de sondiscours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage,plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé.Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée&|160;; enfinil m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir lesyeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Ils’en aperçut. Mon cher Chevalier me dit-il, je ne vous dis rien quine soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par unsérieux examen. J’avais autant de penchant que vous vers lavolupté, mais le Ciel m’avait donné, en même temps, du goût pour lavertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits del’une et de l’autre et je n’ai pas tardé longtemps à découvrirleurs différences. Le secours du Ciel s’est joint à mes réflexions.J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal.Devineriez-vous ce qui m’y retient, ajouta-t-il, et ce quim’empêche de courir à la solitude&|160;? C’est uniquement la tendreamitié que j’ai pour vous. Je connais l’excellence de votre cœur etde votre esprit&|160;; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiezvous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter duchemin. Quelle perte pour la vertu&|160;! Votre fuite d’Amiens m’acausé tant de douleur, que je n’ai pas goûté, depuis, un seulmoment de satisfaction. Jugez-en par les démarches qu’elle m’a faitfaire. Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompéet que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à chevalpour me suivre&|160;; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heuresd’avance, il lui avait été impossible de me joindre&|160;; qu’ilétait arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mondépart&|160;; qu’étant bien certain que je me serais arrêté àParis, il y avait passé six semaines à me chercherinutilement&|160;; qu’il allait dans tous les lieux où il seflattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avaitreconnu ma maîtresse à la Comédie&|160;; qu’elle y était dans uneparure si éclatante qu’il s’était imaginé qu’elle devait cettefortune à un nouvel amant&|160;; qu’il avait suivi son carrossejusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elleétait entretenue par les libéralités de Monsieur B… Je ne m’arrêtaipoint là, continua-t-il. J’y retournai le lendemain, pour apprendred’elle-même ce que vous étiez devenu&|160;; elle me quittabrusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fusobligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. J’yappris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous acausée&|160;; mais je n’ai pas voulu vous voir, sans être assuré devous trouver plus tranquille.

Vous avez donc vu Manon, lui répondis-je ensoupirant. Hélas&|160;! vous êtes plus heureux que moi, qui suiscondamné à ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de cesoupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flattasi adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mesinclinations, qu’il me fit naître dès cette première visite, uneforte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du sièclepour entrer dans l’état ecclésiastique.

Je goûtai tellement cette idée que, lorsque jeme trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelailes discours de M.&|160;l’Évêque d’Amiens, qui m’avait donné lemême conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en mafaveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piété se mêlaaussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage etchrétienne, disais-je&|160;; je m’occuperai de l’étude et de lareligion, qui ne me permettront point de penser aux dangereuxplaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommesadmire&|160;; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera quece qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs. Jeformai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible etsolitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petitbois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèquecomposée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et debon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignaisun commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris,et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfairema curiosité que pour me faire un divertissement des follesagitations des hommes. Ne serai-je pas heureux&|160;?ajoutais-je&|160;; toutes mes prétentions ne seront-elles pointremplies&|160;? Il est certain que ce projet flattait extrêmementmes inclinations. Mais, à la fin d’un si sage arrangement, jesentais que mon cœur attendit encore quelque chose, et que, pourn’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il yfallait être avec Manon.

Cependant, Tiberge continuant de me rendre defréquentes visites, dans le dessein qu’il m’avait inspiré, je prisl’occasion d’en faire l’ouverture à mon père. Il me déclara que sonintention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leurcondition et que, de quelque manière que je voulusse disposer demoi, il ne se réserverait que le droit de m’aider de ses conseils.Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter demon projet, qu’à me le faire embrasser avec connaissance. Lerenouvellement de l’année scolastique approchait. Je convins avecTiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, luipour achever ses études de théologie, et moi pour commencer lesmiennes. Son mérite, qui était connu de l’évêque du diocèse, luifit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notredépart.

Mon père, me croyant tout à fait revenu de mapassion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nousarrivâmes à Paris. L’habit ecclésiastique prit la place de la croixde Malte, et le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier. Jem’attachai à l’étude avec tant d’application, que je fis desprogrès extraordinaires en peu de mois. J’y employais une partie dela nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation euttant d’éclat, qu’on me félicitait déjà sur les dignités que je nepouvais manquer d’obtenir, et sans l’avoir sollicité, mon nom futcouché sur la feuille des bénéfices. La piété n’était pas plusnégligée&|160;; j’avais de la ferveur pour tous les exercices.Tiberge était charmé de ce qu’il regardait comme son ouvrage, et jel’ai vu plusieurs fois répandre des larmes, en s’applaudissant dece qu’il nommait ma conversion. Que les résolutions humaines soientsujettes à changer, c’est ce qui ne m’a jamais causéd’étonnement&|160;; une passion les fait naître, une autre passionpeut les détruire&|160;; mais quand je pense à la sainteté decelles qui m’avaient conduit à Saint-Sulpice et à la joieintérieure que le Ciel m’y faisait goûter en les exécutant, je suiseffrayé de la facilité avec laquelle j’ai pu les rompre. S’il estvrai que les secours célestes sont à tous moments d’une force égaleà celle des passions. Qu’on m’explique donc par quel funesteascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoirsans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentirle moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblessesde l’amour. Il me semblait que j’aurais préféré la lecture d’unepage de saint Augustin, ou un quart d’heure de méditationchrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux quim’auraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureuxme fit retomber dans le précipice, et ma chute fut d’autant plusirréparable que, me trouvant tout d’un coup au même degré deprofondeur d’où j’étais sorti, les nouveaux désordres où je tombaime portèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme.

J’avais passé près d’un an à Paris, sansm’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûtébeaucoup pour me faire cette violence&|160;; mais les conseilstoujours présents de Tiberge, et mes propres réflexions, m’avaientfait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés sitranquillement que je me croyais sur le point d’oublieréternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arrivaauquel je devais soutenir un exercice public dans l’École deThéologie. Je fis prier plusieurs personnes de considération dem’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous lesquartiers de Paris&|160;: il alla jusqu’aux oreilles de moninfidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titred’abbé&|160;; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelquerepentir de m’avoir trahi ce n’ai jamais pu démêler lequel de cesdeux sentiments lui fit prendre intérêt à un nom si semblable aumien&|160;; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Ellefut présente à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peineà me remettre.

Je n’eus pas la moindre connaissance de cettevisite. On sait qu’il y a, dans ces lieux, des cabinetsparticuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière unejalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargéde compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, unmoment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir J’allai auparloir sur-le-champ. Dieux&|160;! quelle apparitionsurprenante&|160;! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plusaimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle étaitdans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’onpeut décrire. C’était un air si fin, si doux, si engageant, l’airde l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvantconjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, lesyeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarrasfut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que monsilence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacherquelques larmes. Elle me dit, d’un ton timide, qu’elle confessaitque son infidélité méritait ma haine&|160;; mais que, s’il étaitvrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avaiteu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendresoin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encoreà la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui direune parole. Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait êtreexprimé.

Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps àdemi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençaiplusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever.Enfin, je fis un effort pour m’écrier douloureusement&|160;:Perfide Manon&|160;! Ah&|160;! perfide&|160;! perfide&|160;! Elleme répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendaitpoint justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc&|160;?m’écriai-je encore. Je prétends mourir répondit-elle, si vous ne merendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive.Demande donc ma vie, infidèle&|160;! repris-je en versant moi-mêmedes pleurs, que je m’efforçai en vain de retenir. Demande ma vie,qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier&|160;; car moncœur n’a jamais cessé d’être à toi. À peine eus-je achevé cesderniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venirm’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Ellem’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer sesplus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur.Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été,aux mouvements tumultueux que je sentais renaître&|160;! J’en étaisépouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve lanuit dans une campagne écartée&|160;: on se croit transporté dansun nouvel ordre de choses&|160;; on y est saisi d’une horreursecrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtempstous les environs.

Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Jepris ses mains dans les miennes. Ah&|160;! Manon, lui dis-je en laregardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noiretrahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facilede tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et quimettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moimaintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussisoumis. Non, non, la Nature n’en fait guère de la même trempe quele mien. Dites-moi, du moins, si vous l’avez quelquefois regretté.Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramèneaujourd’hui pour le consoler&|160;? Je ne vois que trop que vousêtes plus charmante que jamais&|160;; mais au nom de toutes lespeines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi sivous serez plus fidèle.

Elle me répondit des choses si touchantes surson repentir et elle s’engagea à la fidélité par tant deprotestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degréinexprimable. Chère Manon&|160;! lui dis-je, avec un mélangeprofane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es tropadorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par unedélectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté àSaint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et maréputation pour toi, je le prévois bien&|160;; je lis ma destinéedans tes beaux yeux&|160;; mais de quelles pertes ne serai-je pasconsolé par ton amour&|160;! Les faveurs de la fortune ne metouchent point&|160;; la gloire me paraît une fumée&|160;; tous mesprojets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations&|160;;enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sontdes biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment,dans mon cœur contre un seul de tes regards.

En lui promettant néanmoins un oubli généralde ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elles’était laissé séduire par B… Elle m’apprit que, l’ayant vue à safenêtre, il était devenu passionné pour elle&|160;; qu’il avaitfait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en luimarquant dans une lettre que le payement serait proportionné auxfaveurs&|160;; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autredessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pûtservir à nous faire vivre commodément&|160;; qu’il l’avait éblouiepar de si magnifiques promesses, qu’elle s’était laissé ébranlerpar degrés&|160;; que je devais juger pourtant de ses remords parla douleur dont elle m’avait laissé voir des témoignages, la veillede notre séparation&|160;; que, malgré l’opulence dans laquelle ill’avait entretenue, elle n’avait jamais goûté de bonheur avec lui,non seulement parce qu’elle n’y trouvait point, me dit-elle, ladélicatesse de mes sentiments et l’agrément de mes manières, maisparce qu’au milieu même des plaisirs qu’il lui procurait sanscesse, elle portait, au fond du cœur le souvenir de mon amour et leremords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de laconfusion extrême que sa visite lui avait causée. Un coup d’épéedans le cœur ajouta-t-elle, m’aurait moins ému le sang. Je luitournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa présence. Ellecontinua de me raconter par quels moyens elle avait été instruitede mon séjour à Paris, du changement de ma condition, et de mesexercices de Sorbonne. Elle m’assura qu’elle avait été si agitée,pendant la dispute, qu’elle avait eu beaucoup de peine, nonseulement à retenir ses larmes, mais ses gémissements mêmes et sescris, qui avaient été plus d’une fois sur le point d’éclater.Enfin, elle me dit qu’elle était sortie de ce lieu la dernière,pour cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement deson cœur et l’impétuosité de ses désirs, elle était venue droit auséminaire, avec la résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pasdisposé à lui pardonner.

Où trouver un barbare qu’un repentir si vif etsi tendre n’eût pas touché&|160;? Pour moi, je sentis, dans cemoment, que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du mondechrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à proposde mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champsortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plussûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entradans son carrosse, pour aller m’attendre au coin de la rue. Jem’échappai un moment après, sans être aperçu du portier. Je montaiavec elle. Nous passâmes à la friperie. Je repris les galons etl’épée. Manon fournit aux frais, car j’étais sans un sou&|160;; etdans la crainte que je ne trouvasse de l’obstacle à ma sortie deSaint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un momentà ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor d’ailleurs,était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B… pourmépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes, chez lefripier même, sur le parti que nous allions prendre. Pour me fairevaloir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B…, ellerésolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. Je veuxlui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui&|160;; maisj’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixantemille francs que j’ai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui aidonné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle&|160;; ainsi nous pouvonsdemeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode oùnous vivrons heureusement. Je lui représentai que, s’il n’y avaitpoint de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui nemanquerais point tôt ou tard d’être reconnu, et qui seraiscontinuellement exposé au malheur que j’avais déjà essuyé. Elle mefit entendre qu’elle aurait du regret à quitter Paris. Je craignaistant de la chagriner qu’il n’y avait point de hasards, que je neméprisasse pour lui plaire&|160;; cependant, nous trouvâmes untempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelquevillage voisin de Paris, d’où il nous serait aisé d’aller à laville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nouschoisîmes Chaillot, qui n’en est pas éloigné. Manon retournasur-le-champ chez elle. J’allai l’attendre à la petite porte dujardin des Tuileries. Elle revint une heure après, dans un carrossede louage, avec une fille qui la servait, et quelques malles où seshabits et tout ce qu’elle avait de précieux était renfermé.

Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nouslogeâmes la première nuit à l’auberge, pour nous donner le temps dechercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous entrouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.

Mon bonheur me parut d’abord établi d’unemanière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisancemême. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je mecrus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nousavions acquis tous deux un peu d’expérience, nous raisonnâmes surla solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaientle fond de nos richesses, n’étaient pas une somme qui pût s’étendreautant que le cours d’une longue vie. Nous n’étions pas disposésd’ailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu deManon, non plus que la mienne, n’était pas l’économie.

Voici le plan que je me proposai&|160;:Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendantdix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nouscontinuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête,mais simple. Notre unique dépense sera pour l’entretien d’uncarrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimezl’Opéra&|160;: nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nousnous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deuxpistoles. Il est impossible que, dans l’espace de dix ans, iln’arrive point de changement dans ma famille&|160;; mon père estâgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alorsau-dessus de toutes nos autres craintes.

Cet arrangement n’eût pas été la plus folleaction de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous yassujettir constamment. Mais nos résolutions ne durèrent guère plusd’un mois. Manon était passionnée pour le plaisir&|160;; je l’étaispour elle. Il nous naissait, à tous moments, de nouvelles occasionsde dépense&|160;; et loin de regretter les sommes qu’elle employaitquelquefois avec profusion, je fus le premier à lui procurer toutce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillotcommença même à lui devenir à charge. L’hiver approchait&|160;;tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenaitdéserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je n’yconsentis point&|160;; mais, pour la satisfaire en quelque chose,je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et quenous y passerions la nuit lorsqu’il nous arriverait de quitter troptard l’assemblée où nous allions plusieurs fois la semaine, carl’incommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétextequ’elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsideux logements, l’un à la ville, et l’autre à la campagne. Cechangement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, enfaisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.

Manon avait un frère, qui était garde ducorps. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rueque nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre.Il accourut aussitôt chez nous. C’était un homme brutal et sansprincipes d’honneur. Il entra dans notre chambre en juranthorriblement, et comme il savait une partie des aventures de sasœur, il l’accabla d’injures et de reproches. J’étais sorti unmoment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui oupour moi, qui n’étais rien moins que disposé à souffrir uneinsulte. Je ne retournai au logis qu’après son départ. La tristessede Manon me fit juger qu’il s’était passé quelque chosed’extraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse qu’elle venaitd’essuyer et les menaces brutales de son frère. J’en eus tant deressentiment, que j’eusse couru sur-le-champ à la vengeance si ellene m’eût arrêté par ses larmes. Pendant que je m’entretenais avecelle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre oùnous étions, sans s’être fait annoncer. Je ne l’aurais pas reçuaussi civilement que je fis si je l’eusse connu&|160;; mais, nousayant salués d’un air riant, il eut le temps de dire à Manon qu’ilvenait lui faire des excuses de son comportement&|160;; qu’ill’avait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sacolère&|160;; mais que, s’étant informé qui j’étais, d’un de nosdomestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses,qu’elles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoiquecette information, qui lui venait d’un de mes laquais, eût quelquechose de bizarre et de choquant, je reçus son compliment avechonnêteté. Je crus faire plaisir à Manon. Elle paraissait charméede le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner. Il serendit, en peu de moments, si familier que nous ayant entendusparler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenircompagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Cefut une prise de possession, car il s’accoutuma bientôt à nous voiravec tant de plaisir qu’il fit sa maison de la nôtre et qu’il serendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nousappartenait. Il m’appelait son frère, et sous prétexte de laliberté fraternelle, il se mit sur le pied d’amener tous ses amisdans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Ilse fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même àpayer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie,pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pasm’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommesconsidérables. Il est vrai, qu’étant grand joueur il avait lafidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune lefavorisait&|160;; mais la nôtre était trop médiocre pour fournirlongtemps à des dépenses si peu modérées. J’étais sur le point dem’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de sesimportunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, ennous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.

Nous étions demeurés un jour à Paris, pour ycoucher comme il nous arrivait fort souvent. La servante, quirestait seule à Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir, lematin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, etqu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandaisi nos meubles avaient souffert quelque dommage&|160;; elle merépondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par lamultitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle nepouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, quiétait renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement àChaillot. Diligence inutile&|160;; la caisse avait déjà disparu.J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cetteperte me pénétra d’une si vive douleur que j’en pensai perdre laraison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheursj’allais me trouver exposé&|160;; l’indigence était le moindre. Jeconnaissais Manon&|160;; je n’avais déjà que trop éprouvé que,quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonnefortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elleaimait trop l’abondance et les plaisirs pour me lessacrifier&|160;: Je la perdrai, m’écriai-je. Malheureux Chevaliertu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes&|160;! Cette penséeme jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendantquelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes mauxpar la mort. Cependant, je conservai assez de présence d’espritpour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulleressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mondésespoir. Je crus qu’il ne me serait pas impossible de cachernotre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur duhasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pourl’empêcher de sentir la nécessité. J’ai compté, disais-je pour meconsoler que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans.Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul deschangements que j’espérais ne soit arrivé dans ma famille. Quelparti prendrais-je&|160;? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce queje ferais alors, qui m’empêche de le faire aujourd’hui&|160;?Combien de personnes vivent à Paris, qui n’ont ni mon esprit, nimes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien àleurs talents, tels qu’ils les ont&|160;! La Providence,ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie,n’a-t-elle pas arrangé les choses fort sagement&|160;? La plupartdes grands et des riches sont des sots&|160;: cela est clair à quiconnaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justiceadmirable&|160;: s’ils joignaient l’esprit aux richesses, ilsseraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Lesqualités du corps et de l’âme sont accordées à ceux-ci, comme desmoyens pour se tirer de là misère et de la pauvreté. Les unsprennent part aux richesses des grands en servant à leursplaisirs&|160;: ils en font des dupes&|160;; d’autres servent àleur instruction&|160;: ils tâchent d’en faire d’honnêtesgens&|160;; il est rare, à la vérité, qu’ils y réussissent, mais cen’est pas là le but de la divine Sagesse&|160;: ils tirent toujoursun fruit de leurs besoins, qui est de vivre aux dépens de ceuxqu’ils instruisent, et de quelque façon qu’on le prenne, c’est unfond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des richeset des grands.

Ces pensées me remirent un peu le cœur et latête. Je résolus d’abord d’aller consulter M.&|160;Lescaut, frèrede Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu quetrop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien ni dela paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait àpeine vingt pistoles qui s’étaient trouvées heureusement dans mapoche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur etmes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti àchoisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tête dedésespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressourcedes sots&|160;; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gensd’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faireusage de leurs talents&|160;; que c’était à moi d’examiner de quoij’étais capable&|160;; qu’il m’assurait de son secours et de sesconseils dans toutes mes entreprises.

Cela est bien vague, monsieur Lescaut, luidis-je&|160;; mes besoins demanderaient un remède plus présent, carque voulez-vous que je dise à Manon&|160;? A propos de Manon,reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse&|160;? N’avez-vous pastoujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous levoudrez&|160;? Une fille comme elle devrait nous entretenir vous,elle et moi. Il me coupa la réponse que cette impertinenceméritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant lesoir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre sonconseil&|160;; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur lechapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne luicoûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle queManon. Je l’arrêtai. J’avais meilleure opinion de vous, luirépondis-je&|160;; je m’étais figuré que le motif que vous aviezeu, pour m’accorder votre amitié, était un sentiment tout opposé àcelui où vous êtes maintenant. Il me confessa impudemment qu’ilavait toujours pensé de même, et que, sa sœur ayant une fois violéles lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait leplus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance detirer parti de sa mauvaise conduite. Il me fut aisé de juger quejusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion néanmoinsque ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de luim’obligea de répondre, en riant, que son conseil était une dernièreressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai dem’ouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de majeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de lanature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille etlibérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait renduinfidèle à Manon. Je lui parlai du jeu, comme du moyen le plusfacile, et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu,à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’êtreexpliqué&|160;; qu’entreprendre de jouer simplement, avec lesespérances communes, c’était le vrai moyen d’achever maperte&|160;; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu,les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger lafortune, était un métier trop dangereux&|160;; qu’il y avait unetroisième voie, qui était celle de l’association, mais que majeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confédérés ne mejugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il mepromit néanmoins ses bons offices auprès d’eux&|160;; et ce que jen’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent, lorsque jeme trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai,dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de laperte que j’avais faite, et du sujet de notre conversation.

Je sortis de chez lui, moins satisfait encoreque je n’y étais entré&|160;; je me repentis même de lui avoirconfié mon secret. Il n’avait rien fait, pour moi, que je n’eussepu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignaismortellement qu’il ne manquât à la promesse qu’il m’avait faite dene rien découvrir à Manon. J’avais lieu d’appréhender aussi, par ladéclaration de ses sentiments, qu’il ne formât le dessein de tirerparti d’elle, suivant ses propres termes, en l’enlevant de mesmains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pours’attacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fislà-dessus mille réflexions, qui n’aboutirent qu’à me tourmenter età renouveler le désespoir où j’avais été le matin. Il me vintplusieurs fois à l’esprit d’écrire à mon père, et de feindre unenouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secoursd’argent&|160;; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sabonté, il m’avait resserré six mois dans une étroite prison, pourma première faute&|160;; j’étais bien sûr qu’après un éclat tel quel’avait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiteraitbeaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pensées enproduisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, etque je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt, ce fut de recourir àmon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouvertoujours le même fond de zèle et d’amitié. Rien n’est plusadmirable, et ne fait plus d’honneur à la vertu, que la confianceavec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaîtparfaitement la probité. On sent qu’il n’y a point de risque àcourir. Si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours,on est sûr qu’on en obtiendra du moins de la bonté et de lacompassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de soin au reste deshommes, s’ouvre naturellement en leur présence, comme une fleurs’épanouit à la lumière du soleil, dont elle n’attend qu’une douceinfluence.

Je regardai comme un effet de la protection duCiel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus dechercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournaisur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot, et lui marquer unlieu propre à notre entretien. Je lui recommandais le silence et ladiscrétion, comme un des plus importants services qu’il pût merendre dans la situation de mes affaires. La joie que l’espérancede le voir m’inspirait effaça les traces du chagrin que Manonn’aurait pas manqué d’apercevoir sur mon visage. Je lui parlai denotre malheur de Chaillot comme d’une bagatelle qui ne devait pasl’alarmer&|160;; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyaitavec le plus de plaisir elle ne fut pas fâchée de m’entendre direqu’il était à propos d’y demeurer jusqu’à ce qu’on eût réparé àChaillot quelques légers effets de l’incendie. Une heure après, jereçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieude l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoinsquelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami, dont la seuleprésence devait être un reproche de mes désordres, mais l’opinionque j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manonsoutinrent ma hardiesse.

Je l’avais prié de se trouver au jardin duPalais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser, aussitôtqu’il m’eut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, etje sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne meprésentais à lui qu’avec confusion, et que je portais dans le cœurun vif sentiment de mon ingratitude&|160;; que la première chosedont je le conjurais était de m’apprendre s’il m’était encorepermis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité sijustement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, duton le plus tendre, que rien n’était capable de le faire renoncer àcette qualité&|160;; que mes malheurs mêmes, et si je luipermettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaientredoublé sa tendresse pour moi&|160;; mais que c’était unetendresse mêlée de la plus vive douleur, telle qu’on la sent pourune personne chère, qu’on voit toucher à sa perte sans pouvoir lasecourir.

Nous nous assîmes sur un banc. Hélas&|160;!lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur votre compassiondoit être excessive, mon cher Tiberge&|160;; si vous m’assurezqu’elle est égale à mes peines. J’ai honte de vous les laisservoir, car je confesse que la cause n’en est pas glorieuse, maisl’effet en est si triste qu’il n’est pas besoin de m’aimer autantque vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme unemarque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’étaitarrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis&|160;; etloin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautespour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passionavec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentaicomme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à laruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu dese défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fisune vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoiroù j’étais deux heures avant que de le voir et de celui dans lequelj’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussiimpitoyablement que par la fortune&|160;; enfin, j’attendristellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par lacompassion que je l’étais par le sentiment de mes peines. Il ne selassait point de m’embrasser et de m’exhorter à prendre du courageet de la consolation, mais, comme il supposait toujours qu’ilfallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement quec’était cette séparation même que je regardais comme la plus grandede mes infortunes, et que j’étais disposé à souffrir, non seulementle dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avantque de recevoir un remède plus insupportable que tous mes mauxensemble.

Expliquez-vous donc, me dit-il&|160;: quelleespèce de secours suis-je capable de vous donner si vous vousrévoltez contre toutes mes propositions&|160;? Je n’osais luidéclarer que c’était de sa bourse que j’avais besoin. Il le compritpourtant à la fin, et m’ayant confessé qu’il croyait m’entendre, ildemeura quelque temps suspendu, avec l’air d’une personne quibalance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienned’un refroidissement de zèle et d’amitié. Mais à quelle alternativeme réduisez-vous, s’il faut que je vous refuse le seul secours quevous voulez accepter ou que je blesse mon devoir en vousl’accordant&|160;? car n’est-ce, pas prendre part à votre désordre,que de vous y faire persévérer&|160;? Cependant, continua-t-ilaprès avoir réfléchi un moment, je m’imagine que c’est peut-êtrel’état violent où l’indigence vous jette, qui ne vous laisse pasassez de liberté pour choisir le meilleur parti&|160;; il faut unesprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouveraile moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, moncher Chevalier ajouta-t-il en m’embrassant, d’y mettre seulementune condition&|160;: c’est que vous m’apprendrez le lieu de votredemeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes effortspour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dontil n’y a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je luiaccordai sincèrement tout ce qu’il souhaitait, et je le priai deplaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si maldes conseils d’un ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez unbanquier de sa connaissance, qui m’avança cent pistoles sur sonbillet, car il n’était rien moins qu’en argent comptant. J’ai déjàdit qu’il n’était pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais,comme c’était la première année qu’il le possédait, il n’avaitencore rien touché du revenu&|160;: c’était sur les fruits futursqu’il me faisait cette avance.

Je sentis tout le prix de sa générosité. J’enfus touché, jusqu’au point de déplorer l’aveuglement d’un amourfatal, qui me faisait violer tous les devoirs. La vertu eut assezde force pendant quelques moments pour s’élever dans mon cœurcontre ma passion, et j’aperçus du moins, dans cet instant delumière, la honte et l’indignité de mes chaînes. Mais ce combat futléger et dura peu. La vue de Manon m’aurait fait précipiter duciel, et je m’étonnai, en me retrouvant près d’elle, que j’eusse putraiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objetsi charmant.

Manon était une créature d’un caractèreextraordinaire. Jamais fille n’eut moins d’attachement qu’elle pourl’argent, mais elle ne pouvait être tranquille un moment, avec lacrainte d’en manquer. C’était du plaisir et des passe-temps qu’illui fallait. Elle n’eût jamais voulu toucher un sou, si l’onpouvait se divertir sans qu’il en coûte. Elle ne s’informait pasmême quel était le fonds de nos richesses, pourvu qu’elle pûtpasser agréablement la journée, de sorte que, n’étant niexcessivement livrée au jeu ni capable d’être éblouie par le fastedes grandes dépenses, rien n’était plus facile que de lasatisfaire, en lui faisant naître tous les jours des amusements deson goût. Mais c’était une chose si nécessaire pour elle, d’êtreainsi occupée par le plaisir qu’il n’y avait pas le moindre fond àfaire, sans cela, sur son humeur et sur ses inclinations.Quoiqu’elle m’aimât tendrement, et que je fusse le seul, comme elleen convenait volontiers, qui pût lui faire goûter parfaitement lesdouceurs de l’amour j’étais presque certain que sa tendresse netiendrait point contre de certaines craintes. Elle m’aurait préféréà toute la terre avec une fortune médiocre&|160;; mais je nedoutais nullement qu’elle ne m’abandonnât pour quelque nouveau B…lorsqu’il ne me resterait que de la constance et de la fidélité àlui offrir. Je résolus donc de régler si bien ma dépenseparticulière que je fusse toujours en état de fournir aux siennes,et de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la bornermême pour le superflu. Le carrosse m’effrayait plus que tout lereste&|160;; car il n’y avait point d’apparence de pouvoirentretenir des chevaux et un cocher. Je découvris ma peine àM.&|160;Lescaut. Je ne lui avais point caché que j’eusse reçu centpistoles d’un ami. Il me répéta que, si je voulais tenter le hasarddu jeu, il ne désespérait point qu’en sacrifiant de bonne grâce unecentaine de francs pour traiter ses associés, je ne pusse êtreadmis, à sa recommandation, dans la Ligue de l’Industrie. Quelquerépugnance que j’eusse à tromper je me laissai entraîner par unecruelle nécessité.

M.&|160;Lescaut me présenta, le soir même,comme un de ses parents&|160;; il ajouta que j’étais d’autant mieuxdisposé à réussir que j’avais besoin des plus grandes faveurs de lafortune. Cependant, pour faire connaître que ma misère n’était pascelle d’un homme de néant, il leur dit que j’étais dans le desseinde leur donner à souper. L’offre fut acceptée. Je les traitaimagnifiquement. On s’entretint longtemps de la gentillesse de mafigure et de mes heureuses dispositions. On prétendit qu’il y avaitbeaucoup à espérer de moi, parce qu’ayant quelque chose dans laphysionomie qui sentait l’honnête homme, personne ne se défieraitde mes artifices. Enfin, on rendit grâce à M.&|160;Lescaut d’avoirprocuré à l’Ordre un novice de mon mérite, et l’on chargea un deschevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructionsnécessaires. Le principal théâtre de mes exploits devait êtrel’hôtel de Transylvanie, où il y avait une table de pharaon dansune salle et divers autres jeux de cartes et de dés dans lagalerie. Cette académie se tenait au profit de M.&|160;le prince deR…, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiersétaient de notre société. Le dirai-je à ma honte&|160;? Je profitaien peu de temps des leçons de mon maître. J’acquis surtout beaucoupd’habileté à faire une volte-face, à filer la carte, et m’aidantfort bien d’une longue paire de manchettes, j’escamotais assezlégèrement pour tromper les yeux des plus habiles, et ruiner sansaffectation quantité d’honnêtes joueurs. Cette adresseextraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que je metrouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre cellesque je partageais de bonne foi avec mes associés. Je ne craignisplus, alors, de découvrir à Manon notre perte de Chaillot, et, pourla consoler en lui apprenant cette fâcheuse nouvelle, je louai unemaison garnie, où nous nous établîmes avec un air d’opulence et desécurité.

Tiberge n’avait pas manqué, pendant cetemps-là, de me rendre de fréquentes visites. Sa morale nefinissait point. Il recommençait sans cesse à me représenter letort que je faisais à ma conscience, à mon honneur et à ma fortune.Je recevais ses avis avec amitié, et quoique je n’eusse pas lamoindre disposition à les suivre, je lui savais bon gré de sonzèle, parce que j’en connaissais la source. Quelquefois je leraillais agréablement, dans la présence même de Manon, et jel’exhortais à n’être pas plus scrupuleux qu’un grand nombred’évêques et d’autres prêtres, qui savent accorder fort bien unemaîtresse avec un bénéfice. Voyez, lui disais-je, en lui montrantles yeux de la mienne, et dites-moi s’il y a des fautes qui nesoient pas justifiées par une si belle cause. Il prenait patience.Il la poussa même assez loin&|160;; mais lorsqu’il vit que mesrichesses augmentaient, et que non seulement je lui avais restituéses cent pistoles, mais qu’ayant loué une nouvelle maison et doubléma dépense, j’allais me replonger plus que jamais dans lesplaisirs, il changea entièrement de ton et de manières. Il seplaignit de mon endurcissement&|160;; il me menaça des châtimentsdu Ciel, et il me prédit une partie des malheurs qui ne tardèrentguère à m’arriver. Il est impossible, me dit-il, que les richessesqui servent à l’entretien de vos désordres vous soient venues pardes voies légitimes. Vous les avez acquises injustement&|160;;elles vous seront ravies de même. La plus terrible punition de Dieuserait de vous en laisser jouir tranquillement. Tous mes conseils,ajouta-t-il, vous ont été inutiles&|160;; je ne prévois que tropqu’ils vous seraient bientôt importuns. Adieu, ingrat et faibleami. Puissent vos criminels plaisirs s’évanouir comme uneombre&|160;! Puissent votre fortune et votre argent périr sansressource, et vous rester seul et nu, pour sentir la vanité desbiens qui vous ont follement enivré&|160;! C’est alors que vous metrouverez disposé à vous aimer et à vous servir mais je rompsaujourd’hui tout commerce avec vous, et je déteste la vie que vousmenez. Ce fut dans ma chambre, aux yeux de Manon, qu’il me fitcette harangue apostolique. Il se leva pour se retirer. Je voulusle retenir mais je fus arrêté par Manon, qui me dit que c’était unfou qu’il fallait laisser sortir.

Son discours ne laissa pas de faire quelqueimpression sur moi. Je remarque ainsi les diverses occasions où moncœur sentit un retour vers le bien, parce que c’est à ce souvenirque j’ai dû ensuite une partie de ma force dans les plusmalheureuses circonstances de ma vie. Les caresses de Manondissipèrent, en un moment, le chagrin que cette scène m’avaitcausé. Nous continuâmes de mener une vie toute composée de plaisiret d’amour. L’augmentation de nos richesses redoubla notreaffection&|160;; Vénus et la Fortune n’avaient point d’esclavesplus heureux et plus tendres. Dieux&|160;! pourquoi nommer le mondeun lieu de misères, puisqu’on y peut goûter de si charmantesdélices&|160;? Mais, hélas&|160;! leur faible est de passer tropvite. Quelle autre félicité voudrait-on se proposer si ellesétaient de nature à durer toujours&|160;? Les nôtres eurent le sortcommun, c’est-à-dire de durer peu, et d’être suivies par desregrets amers. J’avais fait, au jeu, des gains si considérables,que je pensais à placer une partie de mon argent. Mes domestiquesn’ignoraient pas mes succès, surtout mon valet de chambre et lasuivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souventsans défiance. Cette fille était jolie&|160;; mon valet en étaitamoureux. Ils avaient affaire à des maîtres jeunes et faciles,qu’ils s’imaginèrent pouvoir tromper aisément. Ils en conçurent ledessein, et ils l’exécutèrent si malheureusement pour nous, qu’ilsnous mirent dans un état dont il ne nous a jamais été possible denous relever.

M.&|160;Lescaut nous ayant un jour donné àsouper, il était environ minuit lorsque nous retournâmes au logis.J’appelai mon valet, et Manon sa femme de chambre&|160;; ni l’un nil’autre ne parurent. On nous dit qu’ils n’avaient point été vusdans la maison depuis huit heures, et qu’ils étaient sortis aprèsavoir fait transporter quelques caisses, suivant les ordres qu’ilsdisaient avoir reçus de moi. Je pressentis une partie de la vérité,mais je ne formai point de soupçons qui ne fussent surpassés par ceque j’aperçus en entrant dans ma chambre. La serrure de mon cabinetavait été forcée, et mon argent enlevé, avec tous mes habits. Dansle temps que je réfléchissais, seul, sur cet accident, Manon vint,tout effrayée, m’apprendre qu’on avait fait le même ravage dans sonappartement. Le coup me parut si cruel qu’il n’y eut qu’un effortextraordinaire de raison qui m’empêcha de me livrer aux cris et auxpleurs. La crainte de communiquer mon désespoir à Manon me fitaffecter de prendre un visage tranquille. Je lui dis, en badinant,que je me vengerais sur quelque dupe à l’hôtel de Transylvanie.Cependant, elle me sembla si sensible à notre malheur que satristesse eut bien plus de force pour m’affliger, que ma joiefeinte n’en avait eu pour l’empêcher d’être trop abattue. Noussommes perdus&|160;! me dit-elle, les larmes aux yeux. Jem’efforçai en vain de la consoler par mes caresses&|160;; mespropres pleurs trahissaient mon désespoir et ma consternation. Eneffet, nous étions ruinés si absolument, qu’il ne nous restait pasune chemise.

Je pris le parti d’envoyer cherchersur-le-champ M.&|160;Lescaut. Il me conseilla d’aller à l’heuremême, chez M.&|160;le Lieutenant de Police et M.&|160;le GrandPrévôt de Paris. J’y allai, mais ce fut pour mon plus grandmalheur&|160;; car outre que cette démarche et celles que je fisfaire à ces deux officiers de justice ne produisirent rien, jedonnai le temps à Lescaut d’entretenir sa sœur, et de lui inspirer,pendant mon absence, une horrible résolution. Il lui parla deM.&|160;de&|160;G… M…, vieux voluptueux, qui payait prodiguementles plaisirs, et il lui fit envisager tant d’avantages à se mettreà sa solde, que, troublée comme elle était par notre disgrâce, elleentra dans tout ce qu’il entreprit de lui persuader cet honorablemarché fut conclu avant mon retour, et l’exécution remise aulendemain, après que Lescaut aurait prévenu M.&|160;de&|160;G… M…Je le trouvai qui m’attendait au logis&|160;; mais Manon s’étaitcouchée dans son appartement, et elle avait donné ordre à sonlaquais de me dire qu’ayant besoin d’un peu de repos, elle mepriait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta,après m’avoir offert quelques pistoles que j’acceptai. Il étaitprès de quatre heures, lorsque je me mis au lit, et m’y étantencore occupé longtemps des moyens de rétablir ma fortune, jem’endormis si tard, que je ne pus me réveiller que vers onze heuresou midi. Je me levai promptement pour aller m’informer de la santéde Manon&|160;; on me dit qu’elle était sortie, une heureauparavant, avec son frère, qui l’était venu prendre dans uncarrosse de louage. Quoiqu’une telle partie, faite avec Lescaut, meparût mystérieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupçons.Je laissai couler quelques heures, que je passai à lire. Enfin,n’étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grandspas dans nos appartements. J’aperçus, dans celui de Manon, unelettre cachetée qui était sur sa table. L’adresse était à moi, etl’écriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel&|160;;elle était dans ces termes&|160;:

Je te jure, mon cher Chevalier, que tu esl’idole de mon cœur et qu’il n’y a que toi au monde que je puisseaimer de la façon dont je t’aime&|160;; mais ne vois-tu pas, mapauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’estune sotte vertu que la fidélité&|160;? Crois-tu qu’on puisse êtrebien tendre lorsqu’on manque de pain&|160;? La faim me causeraitquelque méprise fatale&|160;; je rendrais quelque jour le derniersoupir, en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, comptelà-dessus&|160;; mais laisse-moi, pour quelque temps, le ménagementde notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets&|160;! Jetravaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux. Mon frèret’apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu’elle a pleuré de lanécessité de te quitter.

Je demeurai, après cette lecture, dans un étatqui me serait difficile à décrire car j’ignore encore aujourd’huipar quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une deces situations uniques auxquelles on n’a rien éprouvé qui soitsemblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ilsn’en ont pas l’idée&|160;; et l’on a peine à se les bien démêler àsoi-même, parce qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie àrien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d’aucunsentiment connu. Cependant, de quelque nature que fussent lesmiens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur du dépit,de la jalousie et de la honte. Heureux s’il n’y fût pas entréencore plus d’amour&|160;! Elle m’aime, je le veux croire&|160;;mais ne faudrait-il pas, m’écriai-je, qu’elle fût un monstre pourme haïr&|160;? Quels droits eut-on jamais sur un cœur que je n’aiepas sur le sien&|160;? Que me reste-t-il à faire pour elle, aprèstout ce que je lui ai sacrifié&|160;? Cependant ellem’abandonne&|160;! et l’ingrate se croit à couvert de mes reprochesen me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer&|160;! Elle appréhendela faim. Dieu d’amour&|160;! quelle grossièreté desentiments&|160;! et que c’est répondre mal à ma délicatesse&|160;!Je ne l’ai pas appréhendée, moi qui m’y expose si volontiers pourelle en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de monpère&|160;; moi qui me suis retranché jusqu’au nécessaire poursatisfaire ses petites humeurs et ses caprices. Elle m’adore,dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu auraispris des conseils&|160;; tu ne m’aurais pas quitté, du moins, sansme dire adieu. C’est à moi qu’il faut demander quelles peinescruelles on sent à se séparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoirperdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.

Mes plaintes furent interrompues par unevisite à laquelle je ne m’attendais pas. Ce fut celle de Lescaut.Bourreau&|160;! lui dis-je en mettant l’épée à la main, où estManon&|160;? qu’en as-tu fait&|160;? Ce mouvement l’effraya&|160;;il me répondit que, si c’était ainsi que je le recevais lorsqu’ilvenait me rendre compte du service le plus considérable qu’il eûtpu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le piedchez moi. Je courus à la porte de la chambre, que je fermaisoigneusement. Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant verslui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et metromper par des fables. Il faut défendre ta vie, ou me faireretrouver Manon. Là&|160;! que vous êtes vif&|160;!repartit-il&|160;; c’est l’unique sujet qui m’amène. Je viens vousannoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vousreconnaîtrez peut-être que vous m’avez quelque obligation. Jevoulus être éclairci sur-le-champ.

Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenirla crainte de la misère, et surtout l’idée d’être obligée tout d’uncoup à la réforme de notre équipage, l’avait prié de lui procurerla connaissance de M.&|160;de&|160;G… M…, qui passait pour un hommegénéreux. Il n’eut garde de me dire que le conseil était venu delui, ni qu’il eût préparé les voies, avant que de l’y conduire. Jel’y ai menée ce matin, continua-t-il, et cet honnête homme a été sicharmé de son mérite, qu’il l’a, invitée d’abord à lui tenircompagnie à sa maison de campagne, où il est allé passer quelquesjours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pénétré tout d’un coup de quelavantage cela pouvait être pour vous, je lui ai fait entendreadroitement que Manon avait essuyé des pertes considérables, etj’ai tellement piqué sa générosité, qu’il a commencé par lui faireun présent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela étaithonnête pour le présent, mais que l’avenir amènerait à ma sœur degrands besoins&|160;; qu’elle s’était chargée, d’ailleurs, du soind’un jeune frère, qui nous était resté sur les bras après la mortde nos père et mère, et que, s’il la croyait digne de son estime,il ne la laisserait pas souffrir dans ce pauvre enfant qu’elleregardait comme la moitié d’elle-même. Ce récit n’a pas manqué del’attendrir. Il s’est engagé à louer une maison commode, pour vouset pour Manon, car c’est vous même qui êtes ce pauvre petit frèreorphelin. Il a promis de vous meubler proprement, et de vousfournir tous les mois, quatre cents bonnes livres, qui en feront,si je compte bien, quatre mille huit cents à la fin de chaqueannée. Il a laissé ordre à son intendant, avant que de partir poursa campagne, de chercher une maison, et de la tenir prête pour sonretour. Vous reverrez alors Manon, qui m’a chargé de vous embrassermille fois pour elle, et de vous assurer qu’elle vous aime plus quejamais.

Je m’assis, en rêvant à cette bizarredisposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage desentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile àterminer que je demeurai longtemps sans répondre à quantité dequestions que Lescaut me faisait l’une sur l’autre. Ce fut, dans cemoment, que l’honneur et la vertu me firent sentir encore lespointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant, versAmiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice et vers tousles lieux où j’avais vécu dans l’innocence. Par quel immense espacen’étais-je pas séparé de cet heureux état&|160;! Je ne le voyaisplus que de loin, comme une ombre qui s’attirait encore mes regretset mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Parquelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel&|160;?L’amour est une passion innocente&|160;; comment s’est-il changé,pour moi, en une source de misères et de désordres&|160;? Quim’empêchait de vivre tranquille et vertueux avec Manon&|160;?Pourquoi ne l’épousais-je point, avant que d’obtenir rien de sonamour&|160;? Mon père, qui m’aimait si tendrement, n’y aurait-ilpas consenti si je l’en eusse pressé avec des instanceslégitimes&|160;? Ah&|160;! mon père l’aurait chérie lui-même, commeune fille charmante, trop digne d’être la femme de son fils&|160;;je serais heureux avec l’amour de Manon, avec l’affection de monpère, avec l’estime des honnêtes gens, avec les biens de la fortuneet la tranquillité de la vertu. Revers funeste&|160;! Quel estl’infâme personnage qu’on vient ici me proposer&|160;? Quoi&|160;!j’irai partager… Mais y a-t-il à balancer si c’est Manon qui l’aréglé, et si je la perds sans cette complaisance&|160;? MonsieurLescaut, m’écriai-je en fermant les yeux, comme pour écarter de sichagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir jevous rends grâces. Vous auriez pu prendre une voie plushonnête&|160;; mais c’est une chose finie, n’est-ce pas&|160;? Nepensons donc plus qu’à profiter de vos soins et à remplir votreprojet. Lescaut, à qui ma colère, suivie d’un fort long silence,avait causé de l’embarras, fut ravi de me voir prendre un partitout différent de celui qu’il avait appréhendé sans doute&|160;; iln’était rien moins que brave, et j’en eus de meilleures preuvesdans la suite. Oui, oui, se hâta-t-il de me répondre, c’est un fortbon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous entirerons plus d’avantage que vous ne vous y attendez. Nousconcertâmes de quelle manière nous pourrions prévenir les défiancesque M.&|160;de&|160;G… M… pouvait concevoir de notre fraternité, enme voyant plus grand et un peu plus âgé peut-être qu’il ne sel’imaginait. Nous ne trouvâmes point d’autre moyen, que de prendredevant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire quej’étais dans le dessein d’entrer dans l’état ecclésiastique, et quej’allais pour cela tous les jours au collège. Nous résolûmes aussique je me mettrais fort mal, la première fois que je serais admis àl’honneur de le saluer. Il revint à la ville trois ou quatre joursaprès&|160;; il conduisit lui-même Manon dans la maison que sonintendant avait eu soin de préparer. Elle fit avertir aussitôtLescaut de son retour&|160;; et celui-ci m’en ayant donné avis,nous nous rendîmes tous deux chez elle. Le vieil amant en étaitdéjà sorti. Malgré la résignation avec laquelle je m’étais soumis àses volontés, je ne pus réprimer le murmure de mon cœur en larevoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de laretrouver ne l’emportait pas tout à fait sur le chagrin de soninfidélité. Elle, au contraire, paraissait transportée du plaisirde me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pusm’empêcher de laisser échapper les noms de perfide et d’infidèle,que j’accompagnai d’autant de soupirs. Elle me railla d’abord de masimplicité&|160;; mais, lorsqu’elle vit mes regards s’attachertoujours tristement sur elle, et la peine que j’avais à digérer unchangement si contraire à mon humeur et à mes désirs, elle passaseule dans son cabinet. Je la suivis un moment après. Je l’ytrouvai tout en pleurs&|160;; je lui demandai ce qui les causait.Il t’est bien aisé de le voir, me dit-elle, comment veux-tu que jevive, si ma vue n’est plus propre qu’à te causer un air sombre etchagrin&|160;? Tu ne m’as pas fait une seule caresse, depuis uneheure que tu es ici, et tu as reçu les miennes avec la majesté duGrand Turc au Sérail.

Écoutez, Manon, lui répondis-je enl’embrassant, je ne puis vous cacher que j’ai le cœur mortellementaffligé. Je ne parle point à présent des alarmes où votre fuiteimprévue m’a jeté, ni de la cruauté que vous avez eue dem’abandonner sans un mot de consolation, après avoir passé la nuitdans un autre lit que moi. Le charme de votre présence m’en feraitbien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sanssoupirs, et même sans larmes, continuai-je en en versantquelques-unes à la triste et malheureuse vie que vous voulez que jemène dans cette maison&|160;? Laissons ma naissance et mon honneurà part&|160;: ce ne sont plus des raisons si faibles qui doivententrer en concurrence avec un amour tel que le mien&|160;; mais cetamour même, ne vous imaginez-vous pas qu’il gémit de se voir si malrécompensé, ou plutôt traité si cruellement par une ingrate et duremaîtresse&|160;?… Elle m’interrompit&|160;: tenez, dit-elle, monChevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches qui mepercent le cœur lorsqu’ils viennent de vous. Je vois ce qui vousblesse. J’avais espéré que vous consentiriez au projet que j’avaisfait pour rétablir un peu notre fortune, et c’était pour ménagervotre délicatesse que j’avais commencé à l’exécuter sans votreparticipation&|160;; mais j’y renonce, puisque vous ne l’approuvezpas. Elle ajouta qu’elle ne me demandait qu’un peu de complaisance,pour le reste du jour&|160;; qu’elle avait déjà reçu deux centspistoles de son vieil amant, et qu’il lui avait promis de luiapporter le soir un beau collier de perles avec d’autres bijoux, etpar dessus cela, la moitié de la pension annuelle qu’il lui avaitpromise. Laissez-moi seulement le temps, me dit-elle, de recevoirses présents&|160;; je vous jure qu’il ne pourra se vanter desavantages que je lui ai donnés sur moi, car je l’ai remis jusqu’àprésent à la ville. Il est vrai qu’il m’a baisé plus d’un millionde fois les mains&|160;; il est juste qu’il paye ce plaisir, et cene sera point trop que cinq ou six mille francs, en proportionnantle prix à ses richesses et à son âge.

Sa résolution me fut beaucoup plus agréableque l’espérance des cinq mille livres. J’eus lieu de reconnaîtreque mon cœur n’avait point encore perdu tout sentiment d’honneurpuisqu’il était si satisfait d’échapper à l’infamie. Mais j’étaisné pour les courtes joies et les longues douleurs. La Fortune ne medélivrera d’un précipice que pour me faire tomber dans un autre.Lorsque j’eus marqué à Manon, par mille caresses, combien je mecroyais heureux de son changement, je lui dis qu’il fallait eninstruire M.&|160;Lescaut, afin que nos mesures se prissent deconcert. Il en murmura d’abord&|160;; mais les quatre ou cinq millelivres d’argent comptant le firent entrer gaîment dans nos vues. Ilfut donc réglé que nous nous trouverions tous à souper avecM.&|160;de&|160;G… M…, et cela pour deux raisons&|160;: l’une, pournous donner le plaisir d’une scène agréable en me faisant passerpour un écolier, frère de Manon&|160;; l’autre, pour empêcher cevieux libertin de s’émanciper trop avec ma maîtresse, par le droitqu’il croirait s’être acquis en payant si libéralement d’avance.Nous devions nous retirer, Lescaut et moi, lorsqu’il monterait à lachambre où il comptait de passer la nuit&|160;; et Manon, au lieude le suivre, nous promit de sortir et de la venir passer avec moi.Lescaut se chargea du soin d’avoir exactement un carrosse à laporte.

L’heure du souper étant venue,M.&|160;de&|160;G… M… ne se fit pas attendre longtemps. Lescautétait avec sa sœur dans la salle. Le premier compliment duvieillard fut d’offrir à sa belle un collier des bracelets et despendants de perles, qui valaient au moins mille écus. Il lui comptaensuite, en beaux louis d’or la somme de deux mille quatre centslivres, qui faisaient la moitié de la pension. Il assaisonna sonprésent de quantité de douceurs dans le goût de la vieille CourManon ne put lui refuser quelques baisers&|160;; c’était autant dedroits qu’elle acquérait sur l’argent qu’il lui mettait entre lesmains. J’étais à la porte, où je prêtais l’oreille, en attendantque Lescaut m’avertît d’entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manoneut serré l’argent et les bijoux, et me conduisant versM.&|160;de&|160;G… M…, il m’ordonna de lui faire la révérence. J’enfis deux ou trois des plus profondes. Excusez, monsieur lui ditLescaut, c’est un enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vousvoyez, d’avoir les airs de Paris&|160;; mais nous espérons qu’unpeu d’usage le façonnera. Vous aurez l’honneur de voir ici souventmonsieur ajouta-t-il, en se tournant vers moi&|160;; faites bienvotre profit d’un si bon modèle. Le vieil amant parut prendreplaisir à me voir Il me donna deux ou trois petits coups sur lajoue, en me disant que j’étais un joli garçon, mais qu’il fallaitêtre sur mes gardes à Paris, où les jeunes gens se laissent allerfacilement à la débauche. Lescaut l’assura que j’étaisnaturellement si sage, que je ne parlais que de me faire prêtre, etque tout mon plaisir était à faire de petites chapelles. Je luitrouve de l’air de Manon, reprit le vieillard en me haussant lementon avec la main. Je répondis d’un air niais&|160;: Monsieur,c’est que nos deux chairs se touchent de bien proche&|160;; aussi,j’aime ma sœur Manon comme un autre moi-même.L’entendez-vous&|160;? dit-il à Lescaut, il a de l’esprit. C’estdommage que cet enfant-là n’ait pas un peu plus de monde. Ho&|160;!monsieur, repris-je, j’en ai vu beaucoup chez nous dans leséglises, et je crois bien que j’en trouverai, à Paris, de plus sotsque moi. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant deprovince. Toute notre conversation fut à peu près du même goût,pendant le souper Manon, qui était badine, fut sur le point,plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvail’occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire, et lemauvais sort lui le menaçait. Lescaut et Manon tremblaient pendantmon récit, surtout lorsque je faisais son portrait aunaturel&|160;; mais l’amour-propre l’empêcha de s’y reconnaître, etje l’achevai si adroitement, qu’il fut le premier à le trouver fortrisible. Vous verrez que ce n’est pas sans raison que je me suisétendu sur cette ridicule scène. Enfin, l’heure du sommeil étantarrivée, il parla d’amour et d’impatience. Nous nous retirâmes,Lescaut et moi&|160;; on le conduisit à sa chambre, et Manon, étantsortie sous prétexte d’un besoin, nous vint joindre à la porte. Lecarrosse, qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas,s’avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes en un instant duquartier.

Quoiqu’à mes propres yeux cette action fût unevéritable friponnerie, ce n’était pas la plus injuste que je crusseavoir à me reprocher J’avais plus de scrupule sur l’argent quej’avais acquis au jeu. Cependant nous profitâmes aussi peu de l’unque de l’autre, et le Ciel permit que la plus légère de ces deuxinjustices fût la plus rigoureusement punie.

M.&|160;de&|160;G… M… ne tarda pas longtemps às’apercevoir qu’il était dupé. Je ne sais s’il fit, dès le soirmême, quelques démarches pour nous découvrir, mais il eut assez decrédit pour n’en pas faire longtemps d’inutiles, et nous assezd’imprudence pour compter trop sur la grandeur de Paris et surl’éloignement qu’il y avait de notre quartier au sien. Nonseulement il fut informé de notre demeure et de nos affairesprésentes, mais il apprit aussi qui j’étais, la vie que j’avaismenée à Paris, l’ancienne liaison de Manon avec B…, la tromperiequ’elle lui avait faite, en un mot, toutes les parties scandaleusesde notre histoire. Il prit là-dessus la résolution de nous fairearrêter et de nous traiter moins comme des criminels que comme defieffés libertins. Nous étions encore au lit, lorsqu’un exempt depolice entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes.Ils se saisirent d’abord de notre argent, ou plutôt de celui deM.&|160;de&|160;G… M…, et nous ayant fait lever brusquement, ilsnous conduisirent à la porte, où nous trouvâmes deux carrosses,dans l’un desquels la pauvre Manon fut enlevée sans explication, etmoi traîné dans l’autre à Saint-Lazare. Il faut avoir éprouvé detels revers, pour juger du désespoir qu’ils peuvent causer. Nosgardes eurent la dureté de ne me pas permettre d’embrasser Manon,ni de lui dire une parole. J’ignorai longtemps ce qu’elle étaitdevenue. Ce fut sans doute un bonheur pour moi de ne l’avoir pas sud’abord, car une catastrophe si terrible m’aurait fait perdre lesens et, peut-être, la vie.

Ma malheureuse maîtresse fut donc enlevée, àmes yeux, et menée dans une retraite que j’ai horreur de nommer.Quel sort pour une créature toute charmante, qui eût occupé lepremier trône du monde, si tous les hommes eussent eu mes yeux etmon cœur&|160;! On ne l’y traita pas barbarement&|160;; mais ellefut resserrée dans une étroite prison, seule, et condamnée àremplir tous les jours une certaine tâche de travail, comme unecondition nécessaire pour obtenir quelque dégoûtante nourriture. Jen’appris ce triste détail que longtemps après, lorsque j’eus essuyémoi-même plusieurs mois d’une rude et ennuyeuse pénitence. Mesgardes ne m’ayant point averti non plus du lieu où ils avaientordre de me conduire, je ne connus mon destin qu’à la porte deSaint-Lazare. J’aurais préféré la mort, dans ce moment, à l’état oùje me crus prêt de tomber. J’avais de terribles idées de cettemaison. Ma frayeur augmenta lorsqu’en entrant les gardes visitèrentune seconde fois mes poches, pour s’assurer qu’il ne me restait niarmes, ni moyen de défense. Le supérieur parut à l’instant&|160;;il était prévenu sur mon arrivée&|160;; il me salua avec beaucoupde douceur Mon Père, lui dis-je, point d’indignités. Je perdraimille vies avant que d’en souffrir une. Non, non, monsieur merépondit-il&|160;; vous prendrez une conduite sage, et nous seronscontents l’un de l’autre. Il me pria de monter dans une chambrehaute. Je le suivis sans résistance. Les archers nousaccompagnèrent jusqu’à la porte, et le supérieur y étant entré avecmoi, leur fit signe de se retirer. Je suis donc votreprisonnier&|160;! lui dis-je. Eh bien, mon Père, que prétendez-vousfaire de moi&|160;? Il me dit qu’il était charmé de me voir prendreun ton raisonnable&|160;; que son devoir serait de travailler àm’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien, deprofiter de ses exhortations et de ses conseils&|160;; que, pourpeu que je voulusse répondre aux attentions qu’il aurait pour moi,je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. Ah&|160;! duplaisir&|160;! repris-je&|160;; vous ne savez pas, mon Père,l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter&|160;! Je lesais, reprit-il&|160;; mais j’espère que votre inclinationchangera. Sa réponse me fit comprendre qu’il était instruit de mesaventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Ilme dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.

Cette connaissance fut le plus rude de tousmes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avectoutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais meconsoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutesles personnes de ma connaissance, et la honte de ma famille. Jepassai ainsi huit jours dans le plus profond abattement sans êtrecapable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de monopprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur.Il n’y entrait, du moins, que comme un sentiment qui avait précédécette nouvelle peine, et la passion dominante de mon âme était lahonte et la confusion. Il y a peu de personnes qui connaissent laforce de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommesn’est sensible qu’à cinq ou six passions, dans le cercle desquellesleur vie se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent.Ôtez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur l’espéranceet la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’uncaractère plus noble peuvent être remuées de mille façonsdifférentes&|160;; il semble qu’elles aient plus de cinq sens, etqu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passentles bornes ordinaires de la nature&|160;; et comme elles ont unsentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, iln’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’ellessouffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honteest une de leurs plus violentes passions.

J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Matristesse parut si excessive au supérieur qu’en appréhendant lessuites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur etd’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il meprenait souvent avec lui, pour faire un tour de jardin, et son zèles’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevaisavec douceur&|160;; je lui marquais même de la reconnaissance. Ilen tirait l’espoir de ma conversion. Vous êtes d’un naturel si douxet si aimable, me dit-il un jour que je ne puis comprendre lesdésordres dont on vous accuse. Deux choses m’étonnent&|160;: l’une,comment, avec de si bonnes qualités, vous avez pu vous livrer àl’excès du libertinage&|160;; et l’autre que j’admire encore plus,comment vous recevez si volontiers mes conseils et mesinstructions, après avoir vécu plusieurs années dans l’habitude dudésordre. Si c’est repentir vous êtes un exemple signalé desmiséricordes du Ciel&|160;; si c’est bonté naturelle, vous avez dumoins un excellent fond de caractère, qui me fait espérer que nousn’aurons pas besoin de vous retenir ici longtemps, pour vousramener à une vie honnête et réglée. Je fus ravi de lui voir cetteopinion de moi. Je résolus de l’augmenter par une conduite qui pûtle satisfaire entièrement, persuadé que c’était le plus sûr moyend’abréger ma prison. Je lui demandai des livres. Il fut surprisque, m’ayant laissé le choix de ceux que je voulais lire, je medéterminai pour quelques auteurs sérieux. Je feignis de m’appliquerà l’étude avec le dernier attachement, et je lui donnai ainsi, danstoutes les occasions, des preuves du changement qu’il désirait.

Cependant il n’était qu’extérieur. Je dois leconfesser à ma honte, je jouai, à Saint-Lazare, un personnaged’hypocrite. Au lieu d’étudier, quand j’étais seul, je nem’occupais qu’à gémir de ma destinée&|160;; je maudissais ma prisonet la tyrannie qui m’y retenait. Je n’eus pas plutôt quelquerelâche du côté de cet accablement où m’avait jeté la confusion,que je retombai dans les tourments de l’amour L’absence de Manon,l’incertitude de son sort, la crainte de ne la revoir jamaisétaient l’unique objet de mes tristes méditations. Je me lafigurais dans les bras de G… M…, car c’était la pensée que j’avaiseue d’abord&|160;; et, loin de m’imaginer qu’il lui eût fait lemême traitement qu’à moi, j’étais persuadé qu’il ne m’avait faitéloigner que pour la posséder tranquillement. Je passais ainsi desjours et des nuits dont la longueur me paraissait éternelle. Jen’avais d’espérance que dans le succès de mon hypocrisie.J’observais soigneusement le visage et les discours du supérieurpour m’assurer de ce qu’il pensait de moi, et je me faisais uneétude de lui plaire, comme à l’arbitre de ma destinée. Il me futaisé de reconnaître que j’étais parfaitement dans ses bonnesgrâces. Je ne doutai plus qu’il ne fût disposé à me rendre service.Je pris un jour la hardiesse de lui demander si c’était de lui quemon élargissement dépendait. Il me dit qu’il n’en était pasabsolument le maître, mais que, sur son témoignage, il espérait queM.&|160;de&|160;G… M…, à la sollicitation duquel M.&|160;leLieutenant général de Police m’avait fait renfermer consentirait àme rendre la liberté. Puis-je me flatter repris-je doucement, quedeux mois de prison, que j’ai déjà essuyés, lui paraîtront uneexpiation suffisante&|160;? Il me promit de lui en parler si je lesouhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office. Ilm’apprit, deux jours après, que G… M… avait été si touché du bienqu’il avait entendu de moi, que non seulement il paraissait êtredans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu’il avait mêmemarqué beaucoup d’envie de me connaître plus particulièrement, etqu’il se proposait de me rendre une visite dans ma prison. Quoiquesa présence ne pût m’être agréable, je la regardais comme unacheminement prochain à ma liberté.

Il vint effectivement à Saint-Lazare. Je luitrouvai l’air plus grave et moins sot qu’il ne l’avait eu dans lamaison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur mamauvaise conduite. Il ajouta, pour justifier apparemment sespropres désordres, qu’il était permis à la faiblesse des hommes dese procurer certains plaisirs que la nature exige, mais que lafriponnerie et les artifices honteux méritaient d’être punis. Jel’écoutai avec un air de soumission dont il parut satisfait. Je nem’offensai pas même de lui entendre lâcher quelques railleries surma fraternité avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapellesdont il supposait, me dit-il, que j’avais dû faire un grand nombreà Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir à cette pieuseoccupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui et pourmoi-même, de me dire que Manon en aurait fait aussi, sans doute, defort jolies à l’Hôpital. Malgré le frémissement que le nomd’Hôpital me causa, j’eus encore le pouvoir de le prier, avecdouceur de s’expliquer Hé oui&|160;! reprit-il, il y a deux moisqu’elle apprend la sagesse à l’Hôpital Général, et je souhaitequ’elle en ait tiré autant de profit que vous à Saint-Lazare.

Quand j’aurais eu une prison éternelle, ou lamort même présente à mes yeux, je n’aurais pas été le maître de montransport, à cette affreuse nouvelle. Je me jetai sur lui avec unesi affreuse rage que j’en perdis la moitié de mes forces. J’en eusassez néanmoins pour le renverser par terre, et pour le prendre àla gorge. Je l’étranglais, lorsque le bruit de sa chute, etquelques cris aigus, que je lui laissais à peine la liberté depousser attirèrent le supérieur et plusieurs religieux dans machambre. On le délivra de mes mains. J’avais presque perdu moi-mêmela force et la respiration. Ô Dieu&|160;! m’écriai-je, en poussantmille soupirs&|160;; justice du Ciel&|160;! faut-il que je vive unmoment, après une telle infamie&|160;? Je voulus me jeter encoresur le barbare qui venait de m’assassiner. On m’arrêta. Mondésespoir, mes cris et mes larmes passaient toute imagination. Jefis des choses si étonnantes, que tous les assistants, qui enignoraient la cause, se regardaient les uns les autres avec autantde frayeur que de surprise. M.&|160;de&|160;G… M… rajustait pendantce temps-là sa perruque et sa cravate, et dans le dépit d’avoir étési maltraité, il ordonnait au supérieur de me resserrer plusétroitement que jamais, et de me punir par tous les châtimentsqu’on sait être propres à Saint-Lazare. Non, monsieur lui dit lesupérieur&|160;; ce n’est point avec une personne de la naissancede M.&|160;le Chevalier que nous en usons de cette manière. Il estsi doux, d’ailleurs, et si honnête, que j’ai peine à comprendrequ’il se soit porté à cet excès sans de fortes raisons. Cetteréponse acheva de déconcerter M.&|160;de&|160;G… M… Il sortit endisant qu’il saurait faire plier et le supérieur et moi, et tousceux qui oseraient lui résister

Le supérieur, ayant ordonné à ses religieux dele conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendrepromptement d’où venait ce désordre. Ô mon Père, lui dis-je, encontinuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plushorrible cruauté, imaginez-vous la plus détestable de toutes lesbarbaries, c’est l’action que l’indigne G… M… a eu la lâcheté decommettre. Oh&|160;! il m’a percé le cœur Je n’en reviendraijamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai-je en sanglotant. Vousêtes bon, vous aurez pitié de moi. Je lui fis un récit abrégé de lalongue et insurmontable passion que j’avais pour Manon, de lasituation florissante de notre fortune avant que nous eussions étédépouillés par nos propres domestiques, des offres que G… M… avaitfaites à ma maîtresse, de la conclusion de leur marché, et de lamanière dont il avait été rompu. Je lui représentai les choses, àla vérité, du côté le plus favorable pour nous. Voilà,continuai-je, de quelle source est venu le zèle deM.&|160;de&|160;G… M… pour ma conversion. Il a eu le crédit de mefaire ici renfermer par un pur motif de vengeance. Je lui pardonne,mais, mon Père, ce n’est pas tout&|160;: il a fait enlevercruellement la plus chère moitié de moi-même, il l’a fait mettrehonteusement à l’Hôpital, il a eu l’impudence de me l’annonceraujourd’hui de sa propre bouche. À l’Hôpital, mon Père&|160;! ÔCiel&|160;! ma charmante maîtresse, ma chère reine à l’Hôpital,comme la plus infâme de toutes les créatures&|160;! Où trouverai-jeassez de force pour ne pas mourir de douleur et de honte&|160;? Lebon Père, me voyant dans cet excès d’affliction, entreprit de meconsoler. Il me dit qu’il n’avait jamais compris mon aventure de lamanière dont je la racontais&|160;; qu’il avait su, à la vérité,que je vivais dans le désordre, mais qu’il s’était figuré que cequi avait obligé M.&|160;de&|160;G… M… d’y prendre intérêt, étaitquelque liaison d’estime et d’amitié avec ma famille&|160;; qu’ilne s’en était expliqué à lui-même que sur ce pied&|160;; que ce queje venais de lui apprendre mettrait beaucoup de changement dans mesaffaires, et qu’il ne doutait point que le récit qu’il avaitdessein d’en faire à M.&|160;le Lieutenant général de Police ne pûtcontribuer à ma liberté. Il me demanda ensuite pourquoi je n’avaispas encore pensé à donner de mes nouvelles à ma famille,puisqu’elle n’avait point eu de part à ma captivité. Je satisfis àcette objection par quelques raisons prises de la douleur quej’avais appréhendé de causer à mon père, et de la honte que j’enaurais ressentie moi-même. Enfin il me promit d’aller de ce paschez le Lieutenant de Police, ne fût-ce, ajouta-t-il, que pourprévenir quelque chose de pis, de la part de M.&|160;de&|160;G… M…qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assezconsidéré pour se faire redouter.

J’attendis le retour du Père avec toutes lesagitations d’un malheureux qui touche au moment de sa sentence.C’était pour moi un supplice inexprimable de me représenter Manon àl’Hôpital. Outre l’infamie de cette demeure, j’ignorais de quellemanière elle y était traitée, et le souvenir de quelquesparticularités que j’avais entendues de cette maison d’horreurrenouvelait à tous moments mes transports. J’étais tellement résolude la secourir à quelque prix et par quelque moyen que ce pût être,que j’aurais mis le feu à Saint-Lazare, s’il m’eût été impossibled’en sortir autrement. Je réfléchis donc sur les voies que j’avaisà prendre, s’il arrivait que le Lieutenant général de Policecontinuât de m’y retenir malgré moi. Je mis mon industrie à toutesles épreuves&|160;; je parcourus toutes les possibilités. Je ne visrien qui pût m’assurer d’une évasion certaine, et je craignisd’être renfermé plus étroitement si je faisais une tentativemalheureuse. Je me rappelai le nom de quelques amis, de qui jepouvais espérer du secours&|160;; mais quel moyen de leur fairesavoir ma situation&|160;? Enfin, je crus avoir formé un plan siadroit qu’il pourrait réussir et je remis à l’arranger encore mieuxaprès le retour du Père supérieur, si l’inutilité de sa démarche mele rendait nécessaire. Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas,sur son visage, les marques de joie qui accompagnent une bonnenouvelle. J’ai parlé, me dit-il, à M.&|160;le Lieutenant général dePolice, mais je lui ai parlé trop tard. M.&|160;de&|160;G… M… l’estallé voir en sortant d’ici, et l’a si fort prévenu contre vous,qu’il était sur le point de m’envoyer de nouveaux ordres pour vousresserrer davantage.

Cependant, lorsque je lui ai appris le fond devos affaires, il a paru s’adoucir beaucoup, et riant un peu del’incontinence du vieux M.&|160;de&|160;G… M…, il m’a dit qu’ilfallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire&|160;;d’autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous êtreinutile. Il m’a recommandé de vous traiter honnêtement, et je vousréponds que vous ne vous plaindrez point de mes manières. Cetteexplication du bon supérieur fut assez longue pour me donner letemps de faire une sage réflexion. Je conçus que je m’exposerais àrenverser mes desseins si je lui marquais trop d’empressement pourma liberté. Je lui témoignai, au contraire, que dans la nécessitéde demeurer c’était une douce consolation pour moi d’avoir quelquepart à son estime. Je le priai ensuite, sans affectation, dem’accorder une grâce, qui n’était de nulle importance pourpersonne, et qui servirait beaucoup à ma tranquillité&|160;;c’était de faire avertir un de mes amis, un saint ecclésiastiquequi demeurait à Saint-Sulpice, que j’étais à Saint-Lazare, et depermettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me futaccordée sans délibérer. C’était mon ami Tiberge dont il étaitquestion&|160;; non que j’espérasse de lui les secours nécessairespour ma liberté, mais je voulais l’y faire servir comme uninstrument éloigné, sans qu’il en eût même connaissance. En un mot,voici mon projet&|160;: je voulais écrire à Lescaut et le charger,lui et nos amis communs, du soin de me délivrer. La premièredifficulté était de lui faire tenir ma lettre&|160;; ce devait êtrel’office de Tiberge. Cependant, comme il le connaissait pour lefrère de ma maîtresse, je craignais qu’il n’eût peine à se chargerde cette commission. Mon dessein était de renfermer ma lettre àLescaut dans une autre lettre que je devais adresser à un honnêtehomme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement lapremière à son adresse, et comme il était nécessaire que je visseLescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquerde venir à Saint-Lazare, et de demander à me voir sous le nom demon frère aîné, qui était venu exprès à Paris pour prendreconnaissance de mes affaires. Je remettais à convenir avec lui desmoyens qui nous paraîtraient les plus expéditifs et les plus sûrs.Le Père supérieur fit avertir Tiberge du désir que j’avais del’entretenir. Ce fidèle ami ne m’avait pas tellement perdu de vuequ’il ignorât mon aventure&|160;; il savait que j’étais àSaint-Lazare, et peut-être n’avait-il pas été fâché de cettedisgrâce qu’il croyait capable de me ramener au devoir Il accourutaussitôt à ma chambre.

Notre entretien fut plein d’amitié. Il voulutêtre informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sansréserve, excepté sur le dessein de ma fuite. Ce n’est pas à vosyeux, cher ami, lui dis-je, que je veux paraître ce que je ne suispoint. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et réglé dans sesdésirs, un libertin réveillé par les châtiments du Ciel, en un motun cœur dégagé de l’amour et revenu des charmes de sa Manon, vousavez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vousme laissâtes il y a quatre mois&|160;: toujours tendre, et toujoursmalheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lassepoint de chercher mon bonheur.

Il me répondit que l’aveu que je faisais merendait inexcusable&|160;; qu’on voyait bien des pécheurs quis’enivraient du faux bonheur du vice jusqu’à le préférer hautementà celui de la vertu&|160;; mais que c’était, du moins, à des imagesde bonheur qu’ils s’attachaient, et qu’ils étaient les dupes del’apparence&|160;; mais que, de reconnaître, comme je le faisais,que l’objet de mes attachements n’était propre qu’à me rendrecoupable et malheureux, et de continuer à me précipitervolontairement dans l’infortune et dans le crime, c’était unecontradiction d’idées et de conduite qui ne faisait pas honneur àma raison.

Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé devaincre, lorsqu’on n’oppose rien à vos armes&|160;! Laissez-moiraisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelezle bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses etd’inquiétudes&|160;? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix,aux supplices et aux tortures des tyrans&|160;? Direz-vous, commefont les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheurpour l’âme&|160;? Vous n’oseriez le dire&|160;; c’est un paradoxeinsoutenable. Ce bonheur, que vous relevez tant, est donc mêlé demille peines, ou pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu demalheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or si la forcede l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parcequ’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoitraitez-vous de contradictoire et d’insensée, dans ma conduite, unedisposition toute semblable&|160;? J’aime Manon&|160;; je tends autravers de mille douleurs à vivre heureux et tranquille auprèsd’elle. La voie par où je marche est malheureuse&|160;; maisl’espérance d’arriver à mon terme y répand toujours de la douceuret je me croirai trop bien payé, par un moment passé avec elle, detous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses meparaissent donc égales de votre côté et du mien&|160;; ou s’il y aquelque différence, elle est encore à mon avantage, car le bonheurque j’espère est proche, et l’autre est éloigné&|160;; le mien estde la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps, et l’autreest d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.

Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Ilrecula de deux pas, en me disant, de l’air le plus sérieux, que,non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, maisque c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion&|160;:car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines aveccelui qui est proposé par la religion, est une idée des pluslibertines et des plus monstrueuses.

J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pasjuste&|160;; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que portemon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardezcomme une contradiction, dans la persévérance d’un amourmalheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en estune, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égardseulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiensencore qu’elles le sont. Répondrez-vous que le terme de la vertuest infiniment supérieur à celui de l’amour&|160;? Qui refuse d’enconvenir&|160;? Mais est-ce de quoi il est question&|160;? Nes’agit-il pas de la force qu’ils ont, l’un et l’autre, pour fairesupporter les peines&|160;? Jugeons-en par l’effet. Combientrouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien entrouverez-vous peu de l’amour&|160;? Répondrez-vous encore que,s’il y a des peines dans l’exercice du bien, elles ne sont pasinfaillibles et nécessaires&|160;; qu’on ne trouve plus de tyransni de croix, et qu’on voit quantité de personnes vertueuses menerune vie douce et tranquille&|160;? Je vous dirai de même qu’il y ades amours paisibles et fortunées, et, ce qui fait encore unedifférence qui m’est extrêmement avantageuse, j’ajouterai quel’amour, quoiqu’il trompe assez souvent, ne promet du moins que dessatisfactions et des joies, au lieu que la religion veut qu’ons’attende à une pratique triste et mortifiante. Ne vous alarmezpas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L’uniquechose que je veux conclure ici, c’est qu’il n’y a point de plusmauvaise méthode pour dégoûter un cœur de l’amour, que de lui endécrier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dansl’exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, ilest certain que notre félicité consiste dans le plaisir&|160;; jedéfie qu’on s’en forme une autre idée&|160;; or le cœur n’a pasbesoin de se consulter longtemps pour sentir que, de tous lesplaisirs, les plus doux sont ceux de l’amour. Il s’aperçoit bientôtqu’on le trompe lorsqu’on lui en promet ailleurs de plus charmants,et cette tromperie le dispose à se défier des promesses les plussolides. Prédicateurs, qui voulez me ramener à la vertu, dites-moiqu’elle est indispensablement nécessaire, mais ne me déguisez pasqu’elle est sévère et pénible. Établissez bien que les délices del’amour sont passagères, qu’elles sont défendues, qu’elles serontsuivies par d’éternelles peines, et ce qui fera peut-être encoreplus d’impression sur moi, que, plus elles sont douces etcharmantes, plus le Ciel sera magnifique à récompenser un si grandsacrifice, mais confessez qu’avec des cœurs tels que nous lesavons, elles sont ici-bas nos plus parfaites félicités.

Cette fin de mon discours rendit sa bonnehumeur à Tiberge. Il convint qu’il y avait quelque chose deraisonnable dans mes pensées. La seule objection qu’il ajouta futde me demander pourquoi je n’entrais pas du moins dans mes propresprincipes, en sacrifiant mon amour à l’espérance de cetterémunération dont je me faisais une si grande idée. Ô cherami&|160;! lui répondis-je, c’est ici que je reconnais ma misère etma faiblesse. Hélas&|160;! oui, c’est mon devoir d’agir comme jeraisonne&|160;! mais l’action est-elle en mon pouvoir&|160;? Dequels secours n’aurais-je pas besoin pour oublier les charmes deManon&|160;? Dieu me pardonne, reprit Tiberge, je pense que voiciencore un de nos jansénistes. Je ne sais ce que je suis,répliquai-je, et je ne vois pas trop clairement ce qu’il fautêtre&|160;; mais je n’éprouve que trop la vérité de ce qu’ilsdisent.

Cette conversation servit du moins àrenouveler la pitié de mon ami. Il comprit qu’il y avait plus defaiblesse que de malignité dans mes désordres. Son amitié en futplus disposée, dans la suite, à me donner des secours, sanslesquels j’aurais péri infailliblement de misère. Cependant, je nelui fis pas la moindre ouverture du dessein que j’avais dem’échapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger dema lettre. Je l’avais préparée, avant qu’il fût venu, et je nemanquai point de prétextes pour colorer la nécessité où j’étaisd’écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement, et Lescautreçut, avant la fin du jour, celle qui était pour lui.

Il me vint voir le lendemain, et il passaheureusement sous le nom de mon frère. Ma joie fut extrême enl’apercevant dans ma chambre. J’en fermai la porte avec soin. Neperdons pas un seul moment, lui dis-je&|160;; apprenez-moi d’aborddes nouvelles de Manon, et donnez-moi ensuite un bon conseil pourrompre mes fers. Il m’assura qu’il n’avait pas vu sa sœur depuis lejour qui avait précédé mon emprisonnement, qu’il n’avait appris sonsort et le mien qu’à force d’informations et de soins&|160;; que,s’étant présenté deux ou trois fois à l’Hôpital, on lui avaitrefusé la liberté de lui parler. Malheureux G… M…&|160;!m’écriai-je, que tu me le paieras cher&|160;!

Pour ce qui regarde votre délivrance, continuaLescaut, c’est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nouspassâmes hier la soirée, deux de mes amis et moi, à observer toutesles parties extérieures de cette maison, et nous jugeâmes que, vosfenêtres étant sur une cour entourée de bâtiments, comme vous nousl’aviez marqué, il y aurait bien de la difficulté à vous tirer delà. Vous êtes d’ailleurs au troisième étage, et nous ne pouvonsintroduire ici ni cordes ni échelles. Je ne vois donc nulleressource du côté du dehors. C’est dans la maison même qu’ilfaudrait imaginer quelque artifice. Non, repris-je&|160;; j’ai toutexaminé, surtout depuis que ma clôture est un peu moins rigoureuse,par l’indulgence du supérieur. La porte de ma chambre ne se fermeplus avec la clef, j’ai la liberté de me promener dans les galeriesdes religieux&|160;; mais tous les escaliers sont bouchés par desportes épaisses, qu’on a soin de tenir fermées la nuit et le jourde sorte qu’il est impossible que la seule adresse puisse mesauver. Attendez, repris-je, après avoir un peu réfléchi sur uneidée qui me parut excellente, pourriez-vous m’apporter unpistolet&|160;? Aisément, me dit Lescaut&|160;; mais voulez-voustuer quelqu’un&|160;? Je l’assurai que j’avais si peu dessein detuer qu’il n’était pas même nécessaire que le pistolet fût chargé.Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de voustrouver le soir, à onze heures, vis-à-vis de la porte de cettemaison, avec deux ou trois de nos amis. J’espère que je pourraivous y rejoindre. Il me pressa en vain de lui en apprendredavantage. Je lui dis qu’une entreprise, telle que je la méditais,ne pouvait paraître raisonnable qu’après avoir réussi. Je le priaid’abréger sa visite, afin qu’il trouvât plus de facilité à merevoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que lapremière fois. Son air était grave, il n’y a personne qui ne l’eûtpris pour un homme d’honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l’instrument dema liberté, je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Ilétait bizarre et hardi&|160;; mais de quoi n’étais-je pas capable,avec les motifs qui m’animaient&|160;? J’avais remarqué, depuisqu’il m’était permis de sortir de ma chambre et de me promener dansles galeries, que le portier apportait chaque jour au soir lesclefs de toutes les portes au supérieur et qu’il régnait ensuite unprofond silence dans la maison, qui marquait que tout le mondeétait retiré. Je pouvais aller sans obstacle, par une galerie decommunication, de ma chambre à celle de ce Père. Ma résolutionétait de lui prendre ses clefs, en l’épouvantant avec mon pistolets’il faisait difficulté de me les donner et de m’en servir pourgagner la rue. J’en attendis le temps avec impatience. Le portiervint à l’heure ordinaire, c’est-à-dire un peu après neuf heures.J’en laissai passer encore une, pour m’assurer que tous lesreligieux et les domestiques étaient endormis. Je partis enfin,avec mon arme et une chandelle allumée. Je frappai d’aborddoucement à la porte du Père, pour l’éveiller sans bruit. Ilm’entendit au second coup, et s’imaginant, sans doute, que c’étaitquelque religieux qui se trouvait mal et qui avait besoin desecours, il se leva pour m’ouvrir Il eut, néanmoins, la précautionde demander au travers de la porte, qui c’était et ce qu’on voulaitde lui. Je fus obligé de me nommer&|160;; mais j’affectai un tonplaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien.Ah&|160;! c’est vous, mon cher fils, me dit-il, en ouvrant laporte&|160;; qu’est-ce donc qui vous amène si tard&|160;? J’entraidans sa chambre, et l’ayant tiré à l’autre bout opposé à la porte,je lui déclarai qu’il m’était impossible de demeurer plus longtempsà Saint-Lazare&|160;; que la nuit était un temps commode poursortir sans être aperçu, et que j’attendais de son amitié qu’ilconsentirait à m’ouvrir les portes, ou à me prêter ses clefs pourles ouvrir moi-même.

Ce compliment devait le surprendre. Il demeuraquelque temps à me considérer sans me répondre. Comme je n’en avaispas à perdre, je repris la parole pour lui dire que j’étais forttouché de toutes ses bontés, mais que, la liberté étant le pluscher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la ravissaitinjustement, j’étais résolu de me la procurer cette nuit même, àquelque prix que ce fût&|160;; et de peur qu’il ne lui prît envied’élever la voix pour appeler du secours, je lui fis voir unehonnête raison de silence, que je tenais sous mon juste-au-corps.Un pistolet&|160;! me dit-il. Quoi&|160;! mon fils, vous voulezm’ôter la vie, pour reconnaître la considération que j’ai eue pourvous&|160;? Dieu ne plaise, lui répondis-je. Vous avez tropd’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité&|160;;mais je veux être libre, et j’y suis si résolu que, si mon projetmanque par votre faute, c’est fait de vous absolument. Mais, moncher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-jefait&|160;? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort&|160;? Ehnon&|160;! répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein devous tuer si vous voulez vivre. Ouvrez-moi la porte, et je suis lemeilleur de vos amis. J’aperçus les clefs qui étaient sur sa table.Je les pris et je le priai de me suivre, en faisant le moins debruit qu’il pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure quenous avancions et qu’il ouvrait une porte, il me répétait avec unsoupir&|160;: Ah&|160;! mon fils, ah&|160;! qui l’aurait cru&|160;?Point de bruit, mon Père, répétais-je de mon côté à tout moment.Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière, qui est avant lagrande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étaisderrière le Père, avec ma chandelle dans une main et mon pistoletdans l’autre. Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir un domestique,qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit dequelques verrous, se lève et met la tête à sa porte. Le bon Père lecrut apparemment capable de m’arrêter. Il lui ordonna, avecbeaucoup d’imprudence, de venir à son secours. C’était un puissantcoquin, qui s’élança sur moi sans balancer Je ne le marchandaipoint&|160;; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine. Voilàde quoi vous êtes cause, mon Père, dis-je assez fièrement à monguide. Mais que cela ne vous empêche point d’achever ajoutai-je enle poussant vers la dernière porte. Il n’osa refuser de l’ouvrir.Je sortis heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut quim’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s’iln’avait pas entendu tirer un pistolet. C’est votre faute, luidis-je&|160;; pourquoi me l’apportiez-vous chargé&|160;? Cependantje le remerciai d’avoir eu cette précaution, sans laquelle j’étaissans doute à Saint-Lazare pour longtemps. Nous allâmes passer lanuit chez un traiteur où je me remis un peu de la mauvaise chèreque j’avais faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoinsm’y livrer au plaisir. Je souffrais mortellement sans Manon. Ilfaut la délivrer dis-je à mes trois amis. Je n’ai souhaité laliberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votreadresse&|160;; pour moi, j’y emploierai jusqu’à ma vie. Lescaut,qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’ilfallait aller bride en main&|160;; que mon évasion de Saint-Lazare,et le malheur qui m’était arrivé en sortant, causeraientinfailliblement du bruit&|160;; que le Lieutenant général de Policeme ferait chercher, et qu’il avait les bras longs&|160;; enfin, quesi je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis queSaint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermépendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemisle temps de s’éteindre. Son conseil était sage, mais il auraitfallu l’être aussi pour le suivre. Tant de lenteur et de ménagementne s’accordait pas avec ma passion. Toute ma complaisance seréduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir.Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.

J’employai une partie de ce temps à former desprojets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bienpersuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avaitété la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, ilfallait de l’artifice&|160;; mais la déesse même de l’inventionn’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour que jeremis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelquesinformations sur l’arrangement intérieur de l’Hôpital.

Aussitôt que la nuit m’eut rendu la liberté,je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec undes portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’êtreun étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’HôpitalGénéral, et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur lesplus minces détails, et de circonstances en circonstances, noustombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendreles noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernierarticle me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt,et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, commeune chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avaient desenfants. Il me dit qu’il ne pouvait m’en rendre un compte certain,mais que, pour M.&|160;de&|160;T., qui était un des principaux, illui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venuplusieurs fois à l’Hôpital avec son père. Cette assurance mesuffisait. Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fispart à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avaisconçu. Je m’imagine, lui dis-je, que M.&|160;de&|160;T… le fils,qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût deplaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il nesaurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser sesservices pour une affaire d’amour&|160;; J’ai formé le dessein del’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme, etqu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours pargénérosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif,il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ceque par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pasdifférer de le voir ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain.Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure.Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mesidées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie.J’en passai la nuit moins tristement.

Le matin étant venu, je m’habillai le plusproprement qu’il me fut possible, dans l’état d’indigence oùj’étais, et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de.M.&|160;de&|160;T… Il fut surpris de recevoir la visite d’uninconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Jem’expliquai naturellement avec lui, et pour échauffer sessentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de mamaîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées quel’une par l’autre. Il me dit que, quoiqu’il n’eût jamais vu Manon,il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de cellequi avait été la maîtresse du vieux G… M… Je ne doutai point qu’ilne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure, et pourle gagner de plus en plus, en me faisant un mérite de ma confiance,je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et àmoi. Vous voyez, monsieur continuai-je, que l’intérêt de ma vie etcelui de mon cœur sont maintenant entre vos mains. L’un ne m’estpas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous,parce que je suis informé de votre générosité, et que laressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouveraquelqu’une dans nos inclinations. Il parut fort sensible à cettemarque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un hommequi a du monde et des sentiments&|160;; ce que le monde ne donnepas toujours et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettaitma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait monamitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’ils’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services. Il nepromit pas de me rendre Manon, parce qu’il n’avait, me dit-il,qu’un crédit médiocre et mal assuré&|160;; mais il m’offrit de meprocurer le plaisir de la voir, et de faire tout ce qui serait ensa puissance pour la remettre entre mes bras. Je fus plus satisfaitde cette incertitude de son crédit que je ne l’aurais été d’unepleine assurance de remplir tous mes désirs. Je trouvai, dans lamodération de ses offres, une marque de franchise dont je fuscharmé. En un mot, je me promis tout de ses bons offices. La seulepromesse de me faire voir Manon m’aurait fait tout entreprendrepour lui. Je lui marquai quelque chose de ces sentiments, d’unemanière qui le persuada aussi que je n’étais pas d’un mauvaisnaturel. Nous nous embrassâmes avec tendresse, et nous devînmesamis, sans autre raison que la bonté de nos cœurs et une simpledisposition qui porte un homme tendre et généreux à aimer un autrehomme qui lui ressemble. Il poussa les marques de son estime bienplus loin, car, ayant combiné mes aventures, et jugeant qu’ensortant de Saint-Lazare je ne devais pas me trouver à mon aise, ilm’offrit sa bourse, et il me pressa de l’accepter. Je ne l’acceptaipoint&|160;; mais je lui dis&|160;: C’est trop, mon cher Monsieur.Si, avec tant de bonté et d’amitié, vous me faites revoir ma chèreManon, je vous suis attaché pour toute ma vie. Si vous me rendeztout à fait cette chère créature, je ne croirai pas être quitte enversant tout mon sang pour vous servir.

Nous ne nous séparâmes qu’après être convenusdu temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut lacomplaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi dumême jour. Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre versles quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’Hôpital.Mes genoux étaient tremblants en traversant les cours. Puissanced’amour&|160;! disais-je, je reverrai donc l’idole de mon cœur,l’objet de tant de pleurs et d’inquiétudes&|160;! Ciel&|160;!conservez-moi assez de vie pour aller jusqu’à elle, et disposezaprès cela de ma fortune et de mes jours&|160;; je n’ai plusd’autre grâce à vous demander.

M.&|160;de&|160;T… parla à quelques conciergesde la maison qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendaitd’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manonavait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’unegrandeur effroyable, qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai auvalet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé dusoin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps danscette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique&|160;;qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté&|160;; qu’elleavait versé continuellement des larmes pendant les six premièressemaines après son arrivée, mais que, depuis quelque temps, elleparaissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elleétait occupée à coudre du matin jusqu’au soir à la réserve dequelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandaiencore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que lenécessaire, du moins, ne lui avait jamais manqué.

Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battaitviolemment. Je dis à M.&|160;de&|160;T…&|160;: Entrez seul etprévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit tropsaisie en me voyant tout d’un coup. La porte nous fut ouverte. Jedemeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Illui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation, qu’ilétait de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notrebonheur Elle lui demanda, avec le plus vif empressement, si elleapprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amenerà ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirerQuand&|160;? reprit-elle. Aujourd’hui même, lui dit-il&|160;; cebienheureux moment ne tardera point&|160;; il va paraître àl’instant si vous le souhaitez. Elle comprit que j’étais à laporte. J’entrai, lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nousnous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence detrois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nossoupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétéslanguissamment de part et d’autre, formèrent, pendant un quartd’heure, une scène qui attendrissait M.&|160;de&|160;T… Je vousporte envie, me dit-il, en nous faisant asseoir&|160;; il n’y apoint de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse sibelle et si passionnée. Aussi mépriserais-je tous les empires dumonde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aiméd’elle.

Tout le teste d’une conversation si désirée nepouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon meraconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmesamèrement en nous entretenant de l’état où elle était, et de celuid’où je ne faisais que sortir M.&|160;de&|160;T… nous consola parde nouvelles promesses de s’employer ardemment pour finir nosmisères. Il nous conseilla de ne pas rendre cette première entrevuetrop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en procurerd’autres. Il eut beaucoup de peine à nous faire goûter ceconseil&|160;; Manon, surtout, ne pouvait se résoudre à me laisserpartir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise&|160;; elle meretenait par les habits et par les mains. Hélas&|160;! dans quellieu me laissez-vous&|160;! disait-elle. Qui peut m’assurer de vousrevoir&|160;? M.&|160;de&|160;T… lui promit de la venir voirsouvent avec moi. Pour le lieu, ajouta-t-il agréablement, il nefaut plus l’appeler l’Hôpital&|160;; c’est Versailles, depuisqu’une personne qui mérite l’empire de tous les cœurs y estrenfermée.

Je fis, en sortant, quelques libéralités auvalet qui la servait, pour l’engager à lui rendre ses soins aveczèle. Ce garçon avait l’âme moins basse et moins dure que sespareils. Il avait été témoin de notre entrevue&|160;; ce tendrespectacle l’avait touché. Un louis d’or, dont je lui fis présent,acheva de me l’attacher. Il me prit à l’écart, en descendant dansles cours. Monsieur, me dit-il, si vous me voulez prendre à votreservice, ou me donner une honnête récompense pour me dédommager dela perte de l’emploi que j’occupe ici, je crois qu’il me serafacile de délivrer Mademoiselle Manon. J’ouvris l’oreille à cetteproposition, et quoique je fusse dépourvu de tout, je lui fis despromesses fort au-dessus de ses désirs. Je comptais bien qu’il meserait toujours aisé de récompenser un homme de cette étoffe. Soispersuadé, lui dis-je, mon ami, qu’il n’y a rien que je ne fassepour toi, et que ta fortune est aussi assurée que la mienne. Jevoulus savoir quels moyens il avait dessein d’employer. Nul autre,me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre, et devous la conduire jusqu’à celle de la rue, où il faudra que voussoyez prêt à la recevoir&|160;; Je lui demandai s’il n’était pointà craindre qu’elle ne fût reconnue en traversant les galeries etles cours. Il confessa qu’il y avait quelque danger mais il me ditqu’il fallait bien risquer quelque chose. Quoique je fusse ravi dele voir si résolu, j’appelai M.&|160;de&|160;T… pour luicommuniquer ce projet, et la seule raison qui semblait pouvoir lerendre douteux. Il y trouva plus de difficulté que moi. Il convintqu’elle pouvait absolument s’échapper de cette manière&|160;; mais,si elle est reconnue, continua-t-il, si elle est arrêtée en fuyant,c’est peut-être fait d’elle pour toujours. D’ailleurs, il vousfaudrait donc quitter Paris sur-le-champ, car vous ne seriez jamaisassez caché aux recherches. On les redoublerait, autant par rapportà vous qu’à elle. Un homme s’échappe aisément, quand il est seul,mais il est presque impossible de demeurer inconnu avec une joliefemme. Quelque solide que me parût ce raisonnement, il ne putl’emporter, dans mon esprit, sur un espoir si proche de mettreManon en liberté.

Je le dis à M.&|160;de&|160;T…, et je le priaide pardonner un peu d’imprudence et de témérité à l’amour.J’ajoutai que mon dessein était, en effet, de quitter Paris, pourm’arrêter, comme j’avais déjà fait, dans quelque village voisin.Nous convînmes donc, avec le valet, de ne pas remettre sonentreprise plus loin qu’au jour suivant, et pour la rendre aussicertaine qu’il était en notre pouvoir, nous résolûmes d’apporterdes habits d’homme, dans la vue de faciliter notre sortie. Iln’était pas aisé de les faire entrer, mais je ne manquai pasd’invention pour en trouver le moyen. Je priai seulementM.&|160;de&|160;T… de mettre le lendemain deux vestes légères l’unesur l’autre, et je me chargeai de tout le reste.

Nous retournâmes le matin à l’Hôpital. J’avaisavec moi, pour Manon, du linge, des bas, etc., et par-dessus monjuste-au-corps, un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflédans mes poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre.M.&|160;de&|160;T… lui laissa une de ses deux vestes&|160;; je luidonnai mon juste-au-corps, le surtout me suffisant pour sortir. Ilne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotteque j’avais malheureusement oubliée. L’oubli de cette piècenécessaire nous eût, sans doute, apprêtés à rire si l’embarras oùil nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’unebagatelle de cette nature fût capable de nous arrêter Cependant, jepris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte. Je laissaila mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aidede quelques épingles, en état de passer décemment la porte. Lereste du jour me parut d’une longueur insupportable. Enfin, la nuitétant venue, nous nous rendîmes un peu au-dessous de la porte del’Hôpital, dans un carrosse. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voirManon paraître avec son conducteur. Notre portière étant ouverte,ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère maîtressedans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher medemanda où il fallait toucher. Touche au bout du monde, lui dis-je,et mène-moi quelque part où je ne puisse jamais être séparé deManon.

Ce transport, dont je ne fus pas le maître,faillit de m’attirer un fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion àmon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue où nousvoulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je nel’engageasse dans une mauvaise affaire, qu’il voyait bien que cebeau jeune homme, qui s’appelait Manon, était une fille quej’enlevais de l’Hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdrepour l’amour de moi. La délicatesse de ce coquin n’était qu’uneenvie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop prèsde l’Hôpital pour ne pas filer doux. Tais-toi, lui dis-je, il y aun louis d’or à gagner pour toi. Il m’aurait aidé, après cela, àbrûler l’Hôpital même. Nous gagnâmes la maison où demeuraitLescaut. Comme il était tard, M.&|160;de&|160;T… nous quitta enchemin, avec promesse de nous revoir le lendemain. Le valet demeuraseul avec nous.

Je tenais Manon si étroitement serrée entremes bras que nous n’occupions qu’une place dans le carrosse. Ellepleurait de joie, et je sentais ses larmes qui mouillaient monvisage mais, lorsqu’il fallut descendre pour entrer chez Lescaut,j’eus avec le cocher un nouveau démêlé, dont les suites furentfunestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, nonseulement parce que le présent était excessif, mais par une autreraison bien plus forte, qui était l’impuissance de le payer. Je fisappeler Lescaut. Il descendit de sa chambre pour venir à la porte.Je lui dis à l’oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme ilétait d’une humeur brusque, et nullement accoutumé à ménager unfiacre, il me répondit que je me moquais. Un louis d’or&|160;!ajouta-t-il. Vingt coups de canne à ce coquin-là&|160;! J’eus beaului représenter doucement qu’il allait nous perdre, il m’arracha macanne, avec l’air d’en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci, àqui il était peut-être arrivé de tomber quelquefois sous la maind’un garde du corps ou d’un mousquetaire, s’enfuit de peur, avecson carrosse, en criant que je l’avais trompé, mais que j’aurais deses nouvelles. Je lui répétai inutilement d’arrêter. Sa fuite mecausa une extrême inquiétude. Je ne doutai point qu’il n’avertît lecommissaire. Vous me perdez, dis-je à Lescaut. Je ne serais pas ensûreté chez vous&|160;; il faut nous éloigner pour le moment. Jeprêtai le bras à Manon pour marcher et nous sortîmes promptement decette dangereuse rue. Lescaut nous tint compagnie. C’est quelquechose d’admirable que la manière dont la Providence enchaîne lesévénements. À peine avions-nous marché cinq ou six minutes, qu’unhomme, dont je ne découvris point le visage, reconnut Lescaut. Ille cherchait sans doute aux environs de chez lui, avec lemalheureux dessein qu’il exécuta. C’est Lescaut, dit-il, en luilâchant un coup de pistolet&|160;; il ira souper ce soir avec lesanges. Il se déroba aussitôt. Lescaut tomba, sans le moindremouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étaientinutiles à un cadavre, et je craignais d’être arrêté par le guet,qui ne pouvait tarder à paraître. J’enfilai, avec elle et le valet,la première petite rue qui croisait. Elle était si éperdue quej’avais de la peine à la soutenir. Enfin j’aperçus un fiacre aubout de la rue. Nous y montâmes, mais lorsque le cocher me demandaoù il fallait nous conduire, je fus embarrassé à lui répondre. Jen’avais point d’asile assuré ni d’ami de confiance à qui j’osasseavoir recours. J’étais sans argent, n’ayant guère plus d’une demipistole dans ma bourse. La frayeur et la fatigue avaient tellementincommodé Manon qu’elle était à demi pâmée près de moi. J’avais,d’ailleurs, l’imagination remplie du meurtre de Lescaut, et jen’étais pas encore sans appréhension de la part du guet. Quel partiprendre&|160;? Je me souvins heureusement de l’auberge de Chaillot,où j’avais passé quelques jours avec Manon, lorsque nous étionsallés dans ce village pour y demeurer. J’espérai non seulement d’yêtre en sûreté, mais d’y pouvoir vivre quelque temps sans êtrepressé de payer. Mène-nous à Chaillot, dis-je au cocher. Il refusad’y aller si tard, à moins d’une pistole&|160;: autre sujetd’embarras. Enfin nous convînmes de six francs&|160;; c’était toutela somme qui restait dans ma bourse.

Je consolais Manon, en avançant&|160;; mais,au fond, j’avais le désespoir dans le cœur. Je me serais donnémille fois la mort, si je n’eusse pas eu, dans mes bras, le seulbien qui m’attachait à la vie. Cette seule pensée me remettait. Jela tiens du moins, dirais-je&|160;; elle m’aime, elle est à moi.Tiberge a beau dire, ce n’est pas là un fantôme de bonheur. Jeverrais périr tout l’univers sans y prendre intérêt.Pourquoi&|160;? Parce que je n’ai plus d’affection de reste. Cesentiment était vrai&|160;; cependant, dans le temps que je faisaissi peu de cas des biens du monde, je sentais que j’aurais eu besoind’en avoir du moins une petite partie, pour mépriser encore plussouverainement tout le reste. L’amour est plus fort quel’abondance, plus fort que les trésors et les richesses, mais il abesoin de leur secours&|160;; et rien n’est plus désespérant, pourun amant délicat, que de se voir ramené par là, malgré lui, à lagrossièreté des âmes les plus basses.

Il était onze heures quand nous arrivâmes àChaillot. Nous fûmes reçus à l’auberge comme des personnes deconnaissance&|160;; on ne fut pas surpris de voir Manon en habitd’homme, parce qu’on est accoutumé, à Paris et aux environs, devoir prendre aux femmes toutes sortes de formes. Je la fis serviraussi proprement que si j’eusse été dans la meilleure fortune. Elleignorait que je fusse mal en argent&|160;; je me gardai bien de luien rien apprendre, étant résolu de retourner seul à Paris, lelendemain, pour chercher quelque remède à cette fâcheuse espèce demaladie.

Elle me parut pâle et maigrie, en soupant. Jene m’en étais point aperçu à l’Hôpital, parce que la chambre où jel’avais vue n’était pas des plus claires. Je lui demandai si cen’était point encore un effet de la frayeur qu’elle avait eue envoyant assassiner son frère. Elle m’assura que, quelque touchéequ’elle fût de cet accident, sa pâleur ne venait que d’avoir essuyépendant trois mois mon absence. Tu m’aimes donc extrêmement&|160;?lui répondis-je. Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle.Tu ne me quitteras donc plus jamais&|160;? ajoutai-je. Non, jamais,répliqua-t-elle&|160;; et cette assurance fut confirmée par tant decaresses et de serments, qu’il me parut impossible, en effet,qu’elle pût jamais les oublier. J’ai toujours été persuadé qu’elleétait sincère&|160;; quelle raison aurait-elle eue de secontrefaire jusqu’à ce point&|160;? Mais elle était encore plusvolage, ou plutôt elle n’était plus rien, et elle ne sereconnaissait pas elle-même, lorsque, ayant devant les yeux desfemmes qui vivaient dans l’abondance, elle se trouvait dans lapauvreté et dans le besoin. J’étais à la veille d’en avoir unedernière preuve qui a surpassé toutes les autres, et qui a produitla plus étrange aventure qui soit jamais arrivée à un homme de manaissance et de ma fortune.

Comme je la connaissais de cette humeur, je mehâtai le lendemain d’aller à Paris. La mort de son frère et lanécessité d’avoir du linge et des habits pour elle et pour moiétaient de si bonnes raisons que je n’eus pas besoin de prétextes.Je sortis de l’auberge, avec le dessein, dis-je à Manon et à monhôte, de prendre un carrosse de louage&|160;; mais c’était unegasconnade. La nécessité m’obligeant d’aller à pied, je marchaifort vite jusqu’au Cours-la-Reine, où j’avais dessein de m’arrêter.Il fallait bien prendre un moment de solitude et de tranquillitépour m’arranger et prévoir ce que j’allais faire à Paris.

Je m’assis sur l’herbe. J’entrai dans une merde raisonnements et de réflexions, qui se réduisirent peu à peu àtrois principaux articles. J’avais besoin d’un secours présent,pour un nombre infini de nécessités présentes. J’avais à chercherquelque voie qui pût, du moins, m’ouvrir des espérances pourl’avenir et ce qui n’était pas de moindre importance, j’avais desinformations et des mesures à prendre pour la sûreté de Manon etpour la mienne. Après m’être épuisé en projets et en combinaisonssur ces trois chefs, je jugeai encore à propos d’en retrancher lesdeux derniers. Nous n’étions pas mal à couvert, dans une chambre deChaillot, et pour les besoins futurs, je crus qu’il serait tempsd’y penser lorsque j’aurais satisfait aux présents.

Il était donc question de remplir actuellementma bourse. M.&|160;de&|160;T… m’avait offert généreusement lasienne, mais j’avais une extrême répugnance à le remettre moi-mêmesur cette matière. Quel personnage, que d’aller exposer sa misère àun étranger et de le prier de nous faire part de son bien&|160;! Iln’y a qu’une âme lâche qui en soit capable, par une bassesse quil’empêche d’en sentir l’indignité, ou un chrétien humble, par unexcès de générosité qui le rend supérieur à cette honte. Je n’étaisni un homme lâche, ni un bon chrétien&|160;; j’aurais donné lamoitié de mon sang pour éviter cette humiliation. Tiberge,disais-je, le bon Tiberge, me refusera-t-il ce qu’il aura lepouvoir de me donner&|160;? Non, il sera touché de ma misère&|160;;mais il m’assassinera par sa morale. Il faudra essuyer sesreproches, ses exhortations, ses menaces&|160;; il me fera acheterses secours si cher, que je donnerais encore une partie de mon sangplutôt que de m’exposer à cette scène fâcheuse qui me laissera dutrouble et des remords. Bon&|160;! reprenais-je, il faut doncrenoncer à tout espoir puisqu’il ne me reste point d’autre voie, etque je suis si éloigné de m’arrêter à ces deux-là, que je verseraisplus volontiers la moitié de mon sang que d’en prendre une,c’est-à-dire tout mon sang plutôt que de les prendre toutesdeux&|160;? Oui, mon sang tout entier, ajoutai-je, après uneréflexion d’un moment&|160;; je le donnerais plus volontiers, sansdoute, que de me réduire à de basses supplications. Mais il s’agitbien ici de mon sang&|160;! Il s’agit de la vie et de l’entretiende Manon, il s’agit de son amour et de sa fidélité. Qu’ai-je àmettre en balance avec elle&|160;? Je n’y ai rien mis jusqu’àprésent. Elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Ily a bien des choses, sans doute, que je donnerais ma vie pourobtenir ou pour éviter mais estimer une chose plus que ma vie n’estpas une raison pour l’estimer autant que Manon. Je ne fus paslongtemps à me déterminer après ce raisonnement. Je continuai monchemin, résolu d’aller d’abord chez Tiberge, et de là chezM.&|160;de&|160;T…

En entrant à Paris, je pris un fiacre, quoiqueje n’eusse pas de quoi le payer&|160;; je comptais sur les secoursque j’allais solliciter. Je me fis conduire au Luxembourg, d’oùj’envoyai avertir Tiberge que j’étais à l’attendre. Il satisfit monimpatience par sa promptitude. Je lui appris l’extrémité de mesbesoins, sans nul détour. Il me demanda si les cent pistoles que jelui avais rendues me suffiraient, et, sans m’opposer un seul mot dedifficulté, il me les alla chercher dans le moment, avec cet airouvert et ce plaisir à donner qui c’est connu que de l’amour et dela véritable amitié. Quoique je n’eusse pas eu le moindre doute dusuccès de ma demande, je fus surpris de l’avoir obtenue à si bonmarché, c’est-à-dire sans qu’il m’eût querellé sur mon impénitence.Mais je me trompais, en me croyant tout à fait quitte de sesreproches, car lorsqu’il eut achevé de me compter son argent et queje me préparais à le quitter il me pria de faire avec lui un tourd’allée. Je ne lui avais point parlé de Manon&|160;; il ignoraitqu’elle fût en liberté&|160;; ainsi sa morale ne tomba que sur lafuite téméraire de Saint-Lazare et sur la crainte où il était qu’aulieu de profiter des leçons de sagesse que j’y avais reçues, je nereprisse le train du désordre. Il me dit qu’étant allé pour mevisiter à Saint-Lazare, le lendemain de mon évasion, il avait étéfrappé au-delà de toute expression en apprenant la manière dontj’en étais sorti&|160;; qu’il avait eu là-dessus un entretien avecle Supérieur&|160;; que ce bon père n’était pas encore remis de soneffroi&|160;; qu’il avait eu néanmoins la générosité de déguiser àM.&|160;le Lieutenant général de Police les circonstances de mondépart, et qu’il avait empêché que la mort du portier ne fût connueau dehors&|160;; que je n’avais donc, de ce côté-là, nul sujetd’alarme, mais que, s’il me restait le moindre sentiment desagesse, je profiterais de cet heureux tour que le Ciel donnait àmes affaires&|160;; que je devais commencer par écrire à mon père,et me remettre bien avec lui&|160;; et que, si je voulais suivreune fois son conseil, il était d’avis que je quittasse Paris, pourretourner dans le sein de ma famille.

J’écoutai son discours jusqu’à la fin. Il yavait là bien des choses satisfaisantes. Je fus ravi, premièrement,de n’avoir rien à craindre du côté de Saint-Lazare. Les rues deParis me redevenaient un pays libre. En second lieu, je m’applaudisde ce que Tiberge n’avait pas la moindre idée de la délivrance deManon et de son retour avec moi. Je remarquais même qu’il avaitévité de me parler d’elle, dans l’opinion, apparemment, qu’elle metenait moins au cœur puisque je paraissais si tranquille sur sonsujet. Je résolus, sinon de retourner dans ma famille, du moinsd’écrire à mon père, comme il me le conseillait, et de luitémoigner que j’étais disposé à rentrer dans l’ordre de mes devoirset de ses volontés. Mon espérance était de l’engager à m’envoyer del’argent, sous prétexte de faire mes exercices à l’Académie, carj’aurais eu peine à lui persuader que je fusse dans la dispositionde retourner à l’état ecclésiastique. Et dans le fond, je n’avaisnul éloignement pour ce que je voulais lui promettre. J’étais bienaise, au contraire, de m’appliquer à quelque chose d’honnête et deraisonnable, autant que ce dessein pourrait s’accorder avec monamour Je faisais mon compte de vivre avec ma maîtresse et de faireen même temps mes exercices&|160;; cela était fort compatible. Jefus si satisfait de toutes ces idées que je promis à Tiberge defaire partir le jour même, une lettre pour mon père. J’entraieffectivement dans un bureau d’écriture, en le quittant, etj’écrivis d’une manière si tendre et si soumise, qu’en relisant malettre, je me flattai d’obtenir quelque chose du cœur paternel.

Quoique je fusse en état de prendre et depayer un fiacre après avoir quitté Tiberge, je me fis un plaisir demarcher fièrement à pied en allant chez M.&|160;de&|160;T… Jetrouvais de la joie dans cet exercice de ma liberté, pour laquellemon ami m’avait assuré qu’il ne me restait rien à craindre.Cependant il me revint tout d’un coup à l’esprit que ses assurancesne regardaient que Saint-Lazare, et que j’avais, outre cela,l’affaire de l’Hôpital sur les bras, sans compter la mort deLescaut, dans laquelle j’étais mêlé, du moins comme témoin. Cesouvenir m’effraya si vivement que je me retirai dans la premièreallée, d’où je fis appeler un carrosse. J’allai droit chezM.&|160;de&|160;T…, que je fis rire de ma frayeur. Elle me parutrisible à moi-même, lorsqu’il m’eut appris que je n’avais rien àcraindre du côté de l’Hôpital, ni de celui de Lescaut. Il me ditque, dans la pensée qu’on pourrait le soupçonner d’avoir eu part àl’enlèvement de Manon, il était allé le matin à l’Hôpital, et qu’ilavait demandé à la voir en feignant d’ignorer ce qui étaitarrivé&|160;; qu’on était si éloigné de nous accuser, ou lui, oumoi, qu’on s’était empressé, au contraire, de lui apprendre cetteaventure comme une étrange nouvelle, et qu’on admirait qu’une filleaussi jolie que Manon eût pris le parti de fuir avec unvalet&|160;: qu’il s’était contenté de répondre froidement qu’iln’en était pas surpris, et qu’on fait tout pour la liberté. Ilcontinua de me raconter qu’il était allé de là chez Lescaut, dansl’espérance de m’y trouver avec ma charmante maîtresse&|160;; quel’hôte de la maison, qui était un carrossier, lui avait protestéqu’il n’avait vu ni elle ni moi&|160;; mais qu’il n’était pasétonnant que nous n’eussions point paru chez lui, si c’était pourLescaut que nous devions y venir, parce que nous aurions sans douteappris qu’il venait d’être tué à peu près dans le même temps. Surquoi, il n’avait pas refusé d’expliquer ce qu’il savait de la causeet des circonstances de cette mort. Environ deux heures auparavant,un garde du corps, des amis de Lescaut, l’était venu voir et luiavait proposé de jouer. Lescaut avait gagné si rapidement quel’autre s’était trouvé cent écus de moins en une heure,c’est-à-dire tout son argent. Ce malheureux, qui se voyait sans unsou, avait prié Lescaut de lui prêter la moitié de la somme qu’ilavait perdue&|160;; et sur quelques difficultés nées à cetteoccasion, ils s’étaient querellés avec une animosité extrême.Lescaut avait refusé de sortir pour mettre l’épée à la main, etl’autre avait juré, en le quittant, de lui casser la tête&|160;: cequ’il avait exécuté le soir même. M.&|160;de&|160;T… eutl’honnêteté d’ajouter qu’il avait été fort inquiet par rapport ànous et qu’il continuait de m’offrir ses services. Je ne balançaipoint à lui apprendre le lieu de notre retraite. Il me pria detrouver bon qu’il allât souper avec nous.

Comme il ne me restait qu’à prendre du lingeet des habits pour Manon, je lui dis que nous pouvions partir àl’heure même, s’il voulait avoir la complaisance de s’arrêter unmoment avec moi chez quelques marchands. Je ne sais s’il crut queje lui faisais cette proposition dans la vue d’intéresser sagénérosité, ou si ce fut par le simple mouvement d’une belle âme,mais ayant consenti à partir aussitôt, il me mena chez lesmarchands qui fournissaient sa maison&|160;; il me fit choisirplusieurs étoffes d’un prix plus considérable que je ne me l’étaisproposé, et lorsque je me disposais à les payer il défenditabsolument aux marchands de recevoir un sou de moi. Cettegalanterie se fit de si bonne grâce que je crus pouvoir en profitersans honte. Nous prîmes ensemble le chemin de Chaillot, oùj’arrivai avec moins d’inquiétude que je n’en étais parti.

Le chevalier des Grieux ayant employé plusd’une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche,et de nous tenir compagnie à souper Notre attention lui fit jugerque nous l’avions écouté avec plaisir. Il nous assura que noustrouverions quelque chose encore de plus intéressant dans la suitede son histoire, et lorsque nous eûmes fini de souper il continuadans ces termes.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Partie 2

Ma présence et les politesses deM.&|160;de&|160;T… dissipèrent tout ce qui pouvait rester dechagrin à Manon. Oublions nos terreurs passées, ma chère âme, luidis-je en arrivant, et recommençons à vivre plus heureux quejamais. Après tout, l’amour est un bon maître&|160;; la fortune nesaurait nous causer autant de peines qu’il nous fait goûter deplaisirs. Notre souper fut une vraie scène de joie. J’étais plusfier et plus content, avec Manon et mes cent pistoles, que le plusriche partisan de Paris avec ses trésors entassés. Il faut compterses richesses par les moyens qu’on a de satisfaire ses désirs. Jen’en avais pas un seul à remplir&|160;; l’avenir même me causaitpeu d’embarras. J’étais presque sûr que mon père ne ferait pasdifficulté de me donner de quoi vivre honorablement à Paris, parcequ’étant dans ma vingtième année, j’entrais en droit d’exiger mapart du bien de ma mère. Je ne cachai point à Manon que le fond demes richesses n’était que de cent pistoles. C’était assez pourattendre tranquillement une meilleure fortune, qui semblait ne mepouvoir manquer, soit par mes droits naturels ou par les ressourcesdu jeu.

Ainsi, pendant les premières semaines, je nepensai qu’à jouir de ma situation&|160;; et la force de l’honneurautant qu’un reste de ménagement pour la police, me faisaitremettre de jour en jour à renouer avec les associés de l’hôtel deT…, je me réduisis à jouer dans quelques assemblées moins décriées,où ma faveur du sort m’épargna l’humiliation d’avoir recours àl’industrie. J’allais passer à la ville une partie de l’après-midi,et je revenais souper à Chaillot, accompagné fort souvent deM.&|160;de&|160;T…, dont l’amitié croissait de jour en jour pournous. Manon trouva des ressources contre l’ennui. Elle se lia, dansle voisinage, avec quelques jeunes personnes que le printemps yavait ramenées. La promenade et les petits exercices de leur sexefaisaient alternativement leur occupation. Une partie de jeu, dontelles avaient réglé les bornes, fournissait aux frais de lavoiture. Elles allaient prendre l’air au bois de Boulogne, et lesoir, à mon retour, je retrouvais Manon plus belle, plus contente,et plus passionnée que jamais.

Il s’éleva néanmoins quelques nuages, quisemblèrent menacer l’édifice de mon bonheur. Mais ils furentnettement dissipés, et l’humeur folâtre de Manon rendit ledénouement si comique, que je trouve encore de la douceur dans unsouvenir qui me représente sa tendresse et les agréments de sonesprit.

Le seul valet qui composait notre domestiqueme prit un jour à l’écart pour me dire, avec beaucoup d’embarras,qu’il avait un secret d’importance à me communiquer. Jel’encourageai à parler librement. Après quelques détours, il me fitentendre qu’un seigneur étranger semblait avoir pris beaucoupd’amour pour Mademoiselle Manon. Le trouble de mon sang se fitsentir dans toutes mes veines. En a-t-elle pour lui&|160;?interrompis-je plus brusquement que la prudence ne permettait pourm’éclaircir. Ma vivacité l’effraya. Il me répondit, d’un airinquiet, que sa pénétration n’avait pas été si loin, mais qu’ayantobservé, depuis plusieurs jours, que cet étranger venait assidûmentau bois de Boulogne, qu’il y descendait de son carrosse, et que,s’engageant seul dans les contre-allées, il paraissait chercherl’occasion de voir ou de rencontrer mademoiselle, il lui était venuà l’esprit de faire quelque liaison avec ses gens, pour apprendrele nom de leur maître&|160;; qu’ils le traitaient de princeitalien, et qu’ils le soupçonnaient eux-mêmes de quelque aventuregalante&|160;; qu’il n’avait pu se procurer d’autres lumières,ajouta-t-il en tremblant, parce que le Prince, étant alors sorti dubois, s’était approché familièrement de lui, et lui avait demandéson nom&|160;; après quoi, comme s’il eût deviné qu’il était ànotre service, il l’avait félicité d’appartenir à la plus charmantepersonne du monde.

J’attendais impatiemment la suite de ce récit.Il le finit par des excuses timides, que je n’attribuai qu’à mesimprudentes agitations. Je le pressai en vain de continuer sansdéguisement. Il me protesta qu’il ne savait rien de plus, et que,ce qu’il venait de me raconter étant arrivé le jour précédent, iln’avait pas revu les gens du prince. Je le rassurai, non seulementpar des éloges, mais par une honnête récompense, et sans luimarquer la moindre défiance de Manon, je lui recommandai, d’un tonplus tranquille, de veiller sur toutes les démarches del’étranger.

Au fond, sa frayeur me laissa de cruelsdoutes. Elle pouvait lui avoir fait supprimer une partie de lavérité. Cependant, après quelques réflexions, je revins de mesalarmes, jusqu’à regretter d’avoir donné cette marque de faiblesse.Je ne pouvais faire un crime à Manon d’être aimée. Il y avaitbeaucoup d’apparence qu’elle ignorait sa conquête&|160;; et quellevie allais-je mener si j’étais capable d’ouvrir si facilementl’entrée de mon cœur à la jalousie&|160;? Je retournai à Paris lejour suivant, sans avoir formé d’autre dessein que de hâter leprogrès de ma fortune en jouant plus gros jeu, pour me mettre enétat de quitter Chaillot au premier sujet d’inquiétude. Le soir, jen’appris rien de nuisible à mon repos. L’étranger avait reparu aubois de Boulogne, et prenant droit de ce qui s’y était passé laveille pour se rapprocher de mon confident, il lui avait parlé deson amour, mais dans des termes qui ne supposaient aucuneintelligence avec Manon. Il l’avait interrogé sur mille détails.Enfin, il avait tenté de le mettre dans ses intérêts par despromesses considérables, et tirant une lettre qu’il tenait prête,il lui avait offert inutilement quelques louis d’or pour la rendreà sa maîtresse.

Deux jours se passèrent sans aucun autreincident. Le troisième fut plus orageux. J’appris, en arrivant dela ville assez tard, que Manon, pendant sa promenade, s’étaitécartée un moment de ses compagnes, et que l’étranger, qui lasuivait à peu de distance, s’étant approché d’elle au signe qu’ellelui en avait fait, elle lui avait remis une lettre qu’il avaitreçue avec des transports de joie. Il n’avait eu le temps de lesexprimer qu’en baisant amoureusement les caractères, parce qu’elles’était aussitôt dérobée. Mais elle avait paru d’une gaietéextraordinaire pendant le reste du jour, et depuis qu’elle étaitrentrée au logis, cette humeur ne l’avait pas abandonnée. Jefrémis, sans doute, à chaque mot. Es-tu bien sûr, dis-je tristementà mon valet, que tes yeux ne t’aient pas trompé&|160;? Il prit leCiel à témoin de sa bonne foi. Je ne sais à quoi les tourments demon cœur m’auraient porté si Manon, qui m’avait entendu rentrer nefût venue au-devant de moi avec un air d’impatience et des plaintesde ma lenteur. Elle n’attendit point ma réponse pour m’accabler decaresses, et lorsqu’elle se vit seule avec moi, elle me fit desreproches fort vifs de l’habitude que je prenais de revenir sitard. Mon silence lui laissant la liberté de continuer, elle me ditque, depuis trois semaines, je n’avais pas passé une journéeentière avec elle&|160;; qu’elle ne pouvait soutenir de si longuesabsences&|160;; qu’elle me demandait du moins un jour, parintervalles&|160;; et que, dès le lendemain, elle voulait me voirprès d’elle du matin au soir. J’y serai, n’en doutez pas, luirépondis-je d’un ton assez brusque. Elle marqua peu d’attentionpour mon chagrin, et dans le mouvement de sa joie, qui me parut eneffet d’une vivacité singulière, elle me fit mille peinturesplaisantes de la manière dont elle avait passé le jour. Étrangefille&|160;! me disais-je à moi-même&|160;; que dois-je attendre dece prélude&|160;? L’aventure de nôtre première séparation me revintà l’esprit. Cependant je croyais voir dans le fond de sa joie et deses caresses, un air de vérité qui s’accordait avec lesapparences.

Il ne me fut pas difficile de rejeter latristesse, dont je ne pus me défendre pendant notre souper sur uneperte que je me plaignis d’avoir faite au jeu. J’avais regardécomme un extrême avantage que l’idée de ne pas quitter Chaillot lejour suivant fût venue d’elle-même. C’était gagner du temps pourmes délibérations. Ma présence éloignait toutes sortes de craintespour le lendemain, et si je ne remarquais rien qui m’obligeât defaire éclater mes découvertes, j’étais déjà résolu de transporter,le jour d’après, mon établissement à la ville, dans un quartier oùje n’eusse rien à démêler avec les princes. Cet arrangement me fitpasser une nuit plus tranquille, mais il ne m’ôtait pas la douleurd’avoir à trembler pour une nouvelle infidélité.

À mon réveil, Manon me déclara que, pourpasser le jour dans notre appartement, elle ne prétendait pas quej’en eusse l’air plus négligé, et qu’elle voulait que mes cheveuxfussent accommodés de ses propres mains. Je les avais fort beaux.C’était un amusement qu’elle s’était donné plusieurs fois&|160;;mais elle y apporta plus de soins que je ne lui en avais jamais vuprendre. Je fus obligé, pour la satisfaire, de m’asseoir devant satoilette, et d’essuyer toutes les petites recherches qu’elleimagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle mefaisait tourner souvent le visage vers elle, et s’appuyant des deuxmains sur mes épaules, elle me regardait avec une curiosité avide.Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle mefaisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage. Cebadinage nous occupa jusqu’à l’heure du dîner. Le goût qu’elle yavait pris m’avait paru si naturel, et sa gaieté sentait si peul’artifice, que ne pouvant concilier des apparences si constantesavec le projet d’une noire trahison, je fus tenté plusieurs fois delui ouvrir mon cœur et de me décharger d’un fardeau qui commençaità me peser. Mais je me flattais, à chaque instant, que l’ouvertureviendrait d’elle, et je m’en faisais d’avance un délicieuxtriomphe.

Nous rentrâmes dans son cabinet. Elle se mit àrajuster mes cheveux, et ma complaisance me faisait céder à toutesses volontés, lorsqu’on vint l’avertir que le prince de… demandaità la voir Ce nom m’échauffa jusqu’au transport. Quoi donc&|160;?m’écriai-je en la repoussant. Qui&|160;? Quel prince&|160;? Elle nerépondit point à mes questions. Faites-le monter, dit-ellefroidement au valet&|160;; et se tournant vers moi&|160;: Cheramant, toi que j’adore, reprit-elle d’un ton enchanteur je tedemande un moment de complaisance, un moment, un seul moment. Jet’en aimerai mille fois plus. Je t’en saurai gré toute ma vie.

L’indignation et la surprise me lièrent lalangue. Elle répétait ses instances, et je cherchais desexpressions pour les rejeter avec mépris. Mais, entendant ouvrir laporte de l’antichambre, elle empoigna d’une main mes cheveux, quiétaient flottants sur mes épaules, elle prit de l’autre son miroirde toilette&|160;; elle employa toute sa force pour me traîner danscet état jusqu’à la porte du cabinet, et l’ouvrant du genou, elleoffrit à l’étranger, que le bruit semblait avoir arrêté au milieude la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peud’étonnement. Je vis un homme fort bien mis mais d’assez mauvaisemine. Dans l’embarras où le jetait cette scène, il ne laissa pas defaire une profonde révérence. Manon ne lui donna pas le tempsd’ouvrir la bouche. Elle lui présenta son miroir&|160;: Voyez,monsieur lui dit-elle, regardez-vous bien, et rendez-moi justice.Vous me demandez de l’amour. Voici l’homme que j’aime, et que j’aijuré d’aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-même. Si vouscroyez lui pouvoir disputer mon cœur apprenez-moi donc sur quelfondement, car je vous déclare qu’aux yeux de votre servante trèshumble, tous les princes d’Italie ne valent pas un des cheveux queje tiens.

Pendant cette folle harangue, qu’elle avaitapparemment méditée, je faisais des efforts inutiles pour medégager, et prenant pitié d’un homme de considération, je mesentais porté à réparer ce petit outrage par mes politesses. Mais,s’étant remis assez facilement, sa réponse, que je trouvai un peugrossière, me fit perdre cette disposition. Mademoiselle,mademoiselle, lui dit-il avec un sourire forcé, j’ouvre en effetles yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l’étaisfiguré. Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, enajoutant, d’une voix plus basse, que les femmes de France nevalaient pas mieux que celles d’Italie. Rien ne m’invitait, danscette occasion, à lui faire prendre une meilleure idée du beausexe.

Manon quitta mes cheveux, se jeta dans unfauteuil, et fit retentir la chambre de longs éclats de rire. Je nedissimulerai pas que je fus touché, jusqu’au fond du cœur, d’unsacrifice que je ne pouvais attribuer qu’à l’amour. Cependant laplaisanterie me parut excessive. Je lui en fis des reproches. Elleme raconta que mon rival, après l’avoir observée pendant plusieursjours au bois de Boulogne, et lui avoir fait deviner ses sentimentspar des grimaces, avait pris le parti de lui en faire unedéclaration ouverte, accompagnée de son nom et de tous ses titres,dans une lettre qu’il lui avait fait remettre par le cocher qui laconduisait avec ses compagnes&|160;; qu’il lui promettait, au-delàdes monts, une brillante fortune et des adorationséternelles&|160;; qu’elle était revenue à Chaillot dans larésolution de me communiquer cette aventure, mais qu’ayant conçuque nous en pouvions tirer de l’amusement, elle n’avait pu résisterà son imagination&|160;; qu’elle avait offert au Prince italien,par une réponse flatteuse, la liberté de la voir chez elle, etqu’elle s’était fait un second plaisir de me faire entrer dans sonplan, sans m’en avoir fait naître le moindre soupçon. Je ne lui dispas un mot des lumières qui m’étaient venues par une autre voie, etl’ivresse de l’amour triomphant me fit tout approuver.

J’ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciela toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, letemps où ma fortune me semblait le mieux établie. Je me croyais siheureux, avec l’amitié de M.&|160;de&|160;T… et la tendresse deManon, qu’on n’aurait pu me faire comprendre que j’eusse à craindrequelque nouveau malheur Cependant, il s’en préparait un si funeste,qu’il m’a réduit à l’état où vous m’avez vu à Pacy, et par degrés àdes extrémités si déplorables que vous aurez peine à croire monrécit fidèle.

Un jour que nous avions M.&|160;de&|160;T… àsouper nous entendîmes le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à laporte de l’hôtellerie. La curiosité nous fit désirer de savoir quipouvait arriver à cette heure. On nous dit que c’était le jeune G…M…, c’est-à-dire le fils de notre plus cruel ennemi, de ce vieuxdébauché qui m’avait mis à Saint-Lazare et Manon à l’Hôpital. Sonnom me fit monter la rougeur au visage. C’est le Ciel qui mel’amène, dis-je à M.&|160;de&|160;T…, pour le punir de la lâchetéde son père. Il ne m’échappera pas que nous n’ayons mesuré nosépées. M.&|160;de&|160;T…, qui le connaissait et qui était même deses meilleurs amis, s’efforça de me faire prendre d’autressentiments pour lui. Il m’assura que c’était un jeune homme trèsaimable, et si peu capable d’avoir eu part à l’action de son pèreque je ne le verrais pas moi-même un moment sans lui accorder monestime et sans désirer la sienne. Après avoir ajouté mille choses àson avantage, il me pria de consentir qu’il allât lui proposer devenir prendre place avec nous, et de s’accommoder du reste de notresouper. Il prévint l’objection du péril où c’était exposer Manonque de découvrir sa demeure au fils de notre ennemi, en protestant,sur son honneur et sur sa foi, que, lorsqu’il nous connaîtrait,nous n’aurions point de plus zélé défenseur. Je ne fis difficultéde rien, après de telles assurances. M.&|160;de&|160;T… ne nousl’amena point sans avoir pris un moment pour l’informer qui nousétions. Il entra d’un air qui nous prévint effectivement en safaveur. Il m’embrassa. Nous nous assîmes. Il admira Manon, moi,tout ce qui nous, appartenait, et il mangea d’un appétit qui fithonneur à notre souper Lorsqu’on eut desservi, la conversationdevint plus sérieuse. Il baissa les yeux pour nous parler del’excès où son père s’était porté contre nous. Il nous fit lesexcuses les plus soumises. Je les abrège, nous dit-il, pour ne pasrenouveler un souvenir qui me cause trop de honte. Si elles étaientsincères dès le commencement, elles le devinrent bien plus dans lasuite, car il n’eut pas passé une demi-heure dans cet entretien,que je m’aperçus de l’impression que les charmes de Manon faisaientsur lui. Ses regards et ses manières s’attendrirent par degrés. Ilne laissa rien échapper néanmoins dans ses discours, mais, sansêtre aidé de la jalousie, j’avais trop d’expérience en amour pourne pas discerner ce qui venait de cette source. Il nous tintcompagnie pendant une partie de la nuit, et il ne nous quittaqu’après s’être félicité de notre connaissance, et nous avoirdemandé la permission de venir nous renouveler quelquefois l’offrede ses services. Il partit le matin avec M.&|160;de&|160;T…, qui semit avec lui dans son carrosse.

Je ne me sentais, comme j’ai dit, aucunpenchant à la jalousie. J’avais plus de crédulité que jamais pourles serments de Manon. Cette charmante créature était si absolumentmaîtresse de mon âme que je n’avais pas un seul petit sentiment quine fût de l’estime et de l’amour. Loin de lui faire un crimed’avoir plu au jeune G… M…, j’étais ravi de l’effet de ses charmes,et je m’applaudissais d’être aimé d’une fille que tout le mondetrouvait aimable. Je ne jugeai pas même à propos de lui communiquermes soupçons. Nous fûmes occupés, pendant quelques jours, du soinde faire ajuster ses habits, et à délibérer si nous pouvions allerà la comédie sans appréhender d’être reconnus. M.&|160;de&|160;T…revint nous voir avant la fin de la semaine. Nous le consultâmeslà-dessus. Il vit bien qu’il fallait dire oui, pour faire plaisir àManon. Nous résolûmes d’y aller le même soir avec lui.

Cependant cette résolution ne put s’exécuter,car m’ayant tiré aussitôt en particulier&|160;: Je suis, me dit-il,dans le dernier embarras depuis que je ne vous ai vu, et la visiteque je vous fais aujourd’hui en est une suite. G… M… aime votremaîtresse. Il m’en a fait confidence. Je suis son intime ami, etdisposé en tout à le servir&|160;; mais je ne suis pas moins levôtre. J’ai considéré que ses intentions sont injustes et je les aicondamnées. J’aurais gardé son secret s’il n’avait desseind’employer pour plaire, que les voies communes, mais il est bieninformé de l’humeur de Manon. Il a su, je ne sais d’où, qu’elleaime l’abondance et les plaisirs, et comme il jouit déjà d’un bienconsidérable, il m’a déclaré qu’il veut la tenter d’abord par untrès gros présent et par l’offre de dix mille livres de pension.Toutes choses égales, j’aurais peut-être eu beaucoup plus deviolence à me faire pour le trahir mais la justice s’est jointe envotre faveur à l’amitié&|160;; d’autant plus qu’ayant été la causeimprudente de sa passion, en l’introduisant ici, je suis obligé deprévenir les effets du mal que j’ai causé.

Je remerciai M.&|160;de&|160;T… d’un servicede cette importance, et je lui avouai, avec un parfait retour deconfiance, que le caractère de Manon était tel que G… M… se lefigurait, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait supporter le nom de lapauvreté. Cependant, lui dis-je, lorsqu’il n’est question que duplus ou du moins, je ne la crois pas capable de m’abandonner pourun autre. Je suis en état de ne la laisser manquer de rien, et jecompte que ma fortune va croître de jour en jour. Je ne crainsqu’une chose, ajoutai-je, c’est que G… M… ne se serve de laconnaissance qu’il a de notre demeure pour nous rendre quelquemauvais office. M.&|160;de&|160;T… m’assura que je devais être sansappréhension de ce côté-là que G… M… était capable d’une folieamoureuse, mais qu’il ne l’était point d’une bassesse&|160;; ques’il avait la lâcheté d’en commettre une, il serait le premier luiqui parlait, à l’en punir et à réparer par là le malheur qu’ilavait eu d’y donner occasion. Je vous suis obligé de ce sentiment,repris-je, mais le mal serait fait et le remède fort incertain.Ainsi le parti le plus sage est de le prévenir, en quittantChaillot pour prendre une autre demeure. Oui, repritM.&|160;de&|160;T… Mais vous aurez peine à le faire aussipromptement qu’il faudrait, car G… M… doit être ici à midi&|160;;il me le dit hier et c’est ce qui m’a porté à venir si matin, pourvous informer de ses vues. Il peut arriver à tout moment.

Un avis si pressant me fit regarder cetteaffaire d’un œil plus sérieux. Comme il me semblait impossibled’éviter la visite de G… M…, et qu’il me le serait aussi, sansdoute, d’empêcher qu’il ne s’ouvrît à Manon, je pris le parti de laprévenir moi-même sur le dessein de ce nouveau rival. Je m’imaginaique, me sachant instruit des propositions qu’il lui ferait, et lesrecevant à mes yeux, elle aurait assez de force pour les rejeter.Je découvris ma pensée à M.&|160;de&|160;T…, qui me répondit quecela était extrêmement délicat. Je l’avoue, lui dis-je, mais toutesles raisons qu’on peut avoir d’être sûr d’une maîtresse, je les aide compter sur l’affection de la mienne. Il n’y aurait que lagrandeur des offres qui pût l’éblouir, et je vous ai dit qu’elle neconnaît point l’intérêt. Elle aime ses aises, mais elle m’aimeaussi, et, dans la situation où sont mes affaires, je ne sauraiscroire qu’elle me préfère le fils d’un homme qui l’a mise àl’Hôpital. En un mot, je persistai dans mon dessein, et m’étantretiré à l’écart avec Manon, je lui déclarai naturellement tout ceque je venais d’apprendre.

Elle me remercia de la bonne opinion quej’avais d’elle, et elle me promit de recevoir les offres de G… M…d’une manière qui lui ôterait l’envie de les renouveler. Non, luidis-je, il ne faut pas l’irriter par une brusquerie. Il peut nousnuire. Mais tu sais assez, toi, friponne, ajoutai-je en riant,comment te défaire d’un amant désagréable ou incommode. Ellereprit, après avoir un peu rêvé&|160;: Il me vient un desseinadmirable, s’écria-t-elle, et je suis toute glorieuse del’invention. G… M… est le fils de notre plus cruel ennemi&|160;; ilfaut nous venger du père, non pas sur le fils, mais sur sa bourse.Je veux l’écouter accepter ses présents, et me moquer de lui. Leprojet est joli, lui dis-je, mais tu ne songes pas, mon pauvreenfant, que c’est le chemin qui nous a conduits droit à l’Hôpital.J’eus beau lui représenter le péril de cette entreprise, elle medit qu’il ne s’agissait que de bien prendre nos mesures, et ellerépondit à toutes mes objections. Donnez-moi un amant qui n’entrepoint aveuglément dans tous les caprices d’une maîtresse adorée, etje conviendrai que j’eus tort de céder si facilement. La résolutionfut prise de faire une dupe de G… M…, et par un tour bizarre de monsort, il arriva que je devins la sienne.

Nous vîmes paraître son carrosse vers les onzeheures. Il nous fit des compliments fort recherchés sur la libertéqu’il prenait de venir dîner avec nous. Il ne fut pas surpris detrouver M.&|160;de&|160;T…, qui lui avait promis la veille de s’yrendre aussi, et qui avait feint quelques affaires pour sedispenser de venir dans la même voiture. Quoiqu’il n’y eût pas unseul de nous qui ne portât la trahison dans le cœur, nous nousmîmes à table avec un air de confiance et d’amitié. G… M… trouvaaisément l’occasion de déclarer ses sentiments à Manon. Je ne duspas lui paraître gênant, car je m’absentai exprès pendant quelquesminutes. Je m’aperçus, à mon retour qu’on ne l’avait pas désespérépar un excès de rigueur. Il était de la meilleure humeur du monde.J’affectai de le paraître aussi. Il riait intérieurement de masimplicité, et moi de la sienne. Pendant tout l’après-midi, nousfûmes l’un pour l’autre une scène fort agréable. Je lui ménageaiencore, avant son départ, un moment d’entretien particulier avecManon, de sorte qu’il eut lieu de s’applaudir de ma complaisanceautant que de la bonne chère.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse avecM.&|160;de&|160;T…, Manon accourut à moi, les bras ouverts, etm’embrassa en éclatant de rire. Elle me répéta ses discours et sespropositions, sans y changer un mot. Ils se réduisaient àceci&|160;: il l’adorait. Il voulait partager avec elle quarantemille livres de rente dont il jouissait déjà, sans compter ce qu’ilattendait après la mort de son père. Elle allait être maîtresse deson cœur et de sa fortune, et, pour gage de ses bienfaits, il étaitprêt à lui donner un carrosse, un hôtel meublé, une femme dechambre, trois laquais et un cuisinier. Voilà un fils, dis-je àManon, bien autrement généreux que son père.

Parlons de bonne foi, ajoutai-je&|160;; cetteoffre ne vous tente-t-elle point&|160;? Moi&|160;? répondit-elle,en ajustant à sa pensée deux vers de Racine&|160;:

Moi&|160;! vous me soupçonnez de cetteperfidie&|160;?

Moi&|160;! je pourrais souffrir un visageodieux,

Qui rappelle toujours l’Hôpital à mesyeux&|160;?

Non, repris-je, en continuant laparodie&|160;:

J’aurais peine à penser que l’Hôpital,Madame,

Fût un trait dont l’Amour l’eût gravé dansvotre âme.

Mais c’en est un bien séduisant qu’un hôtelmeublé avec un carrosse et trois laquais&|160;; et l’amour en a peud’aussi forts. Elle me protesta que son cœur était à moi pourtoujours, et qu’il ne recevrait jamais d’autres traits que lesmiens. Les promesses qu’il m’a faites, me dit-elle, sont unaiguillon de vengeance, plutôt qu’un trait d’amour. Je lui demandaisi elle était dans le dessein d’accepter l’hôtel et le carrosse.Elle me répondit qu’elle n’en voulait qu’à son argent. Ladifficulté était d’obtenir l’un sans l’autre. Nous résolûmesd’attendre l’entière explication du projet de G… M…, dans unelettre qu’il avait promis de lui écrire. Elle la reçut en effet lelendemain, par un laquais sans livrée, qui se procura fortadroitement l’occasion de lui parler sans témoins. Elle lui ditd’attendre sa réponse, et elle vint m’apporter aussitôt sa lettre.Nous l’ouvrîmes ensemble. Outre les lieux communs de tendresse,elle contenait le détail des promesses de mon rival. Il ne bornaitpoint sa dépense. Il s’engageait à lui compter dix mille francs, enprenant possession de l’hôtel, et à réparer tellement lesdiminutions de cette somme, qu’elle l’eût toujours devant elle enargent comptant. Le jour de l’inauguration n’était pas reculé troploin&|160;: il ne lui en demandait que deux pour les préparatifs,et il lui marquait le nom de la rue et de l’hôtel, où il luipromettait de l’attendre l’après-midi du second jour si ellepouvait se dérober de mes mains. C’était l’unique point sur lequelil la conjurait de le tirer d’inquiétude&|160;; il paraissait sûrde tout le reste, mais il ajoutait que, si elle prévoyait de ladifficulté à m’échapper, il trouverait le moyen de rendre sa fuiteaisée.

G… M… était plus fin que son père&|160;; ilvoulait tenir sa proie avant que de compter ses espèces. Nousdélibérâmes sur la conduite que Manon avait à tenir Je fis encoredes efforts pour lui ôter cette entreprise de la tête et je lui enreprésentai tous les dangers. Rien ne fut capable d’ébranler sarésolution.

Elle fit une courte réponse à G… M…, pourl’assurer qu’elle ne trouverait pas de difficulté à se rendre àParis le jour marqué, et qu’il pouvait l’attendre avec certitude.Nous réglâmes ensuite que je partirais sur-le-champ pour allerlouer un nouveau logement dans quelque village, de l’autre côté deParis, et que je transporterais avec moi notre petitéquipage&|160;; que le lendemain après-midi, qui était le temps deson assignation, elle se rendrait de bonne heure à Paris&|160;;qu’après avoir reçu les présents de G… M…, elle le prieraitinstamment de la conduire à la Comédie&|160;; qu’elle prendraitavec elle tout ce qu’elle pourrait porter de la somme, et qu’ellechargerait du reste mon valet, qu’elle voulait mener avec elle.C’était toujours le même qui l’avait délivrée de l’Hôpital, et quinous était infiniment attaché. Je devais me trouver avec un fiacre,à l’entrée de la rue Saint-André-des-Arcs, et l’y laisser vers lessept heures, pour m’avancer dans l’obscurité à la porte de laComédie. Manon me promettait d’inventer des prétextes pour sortirun instant de sa loge, et de l’employer à descendre pour merejoindre. L’exécution du reste était facile. Nous aurions regagnémon fiacre en un moment, et nous serions sortis de Paris par lefaubourg Saint-Antoine, qui était le chemin de notre nouvelledemeure.

Ce dessein, tout extravagant qu’il était, nousparut assez bien arrangé. Mais il y avait, dans le fond, une folleimprudence à s’imaginer que, quand il eût réussi le plusheureusement du monde, nous eussions jamais pu nous mettre àcouvert des suites. Cependant, nous nous exposâmes avec la plustéméraire confiance. Manon partit avec Marcel&|160;: c’est ainsique se nommait notre valet. Je la vis partir avec douleur. Je luidis en l’embrassant&|160;: Manon, ne me trompez point&|160;; meserez-vous fidèle&|160;? Elle se plaignit tendrement de madéfiance, et elle me renouvela tous ses serments.

Son compte était d’arriver à Paris sur lestrois heures. Je partis après elle. J’allais me morfondre, le restede l’après-midi, dans le café de Féré, au pont Saint-Michel&|160;;j’y demeurai jusqu’à la nuit. J’en sortis alors pour prendre unfiacre, que je postai, suivant notre projet, à l’entrée de la rueSaint-André-des-Arcs&|160;; ensuite je gagnai à pied la porte de laComédie. Je fus surpris de n’y pas trouver Marcel, qui devait êtreà m’attendre. Je pris patience pendant une heure, confondu dans unefoule de laquais, et l’œil ouvert sur tous les passants. Enfin,sept heures étant sonnées, sans que j’eusse rien aperçu qui eûtrapport à nos desseins, je pris un billet de parterre pour allervoir si je découvrirais Manon et G… M… dans les loges. Ils n’yétaient ni l’un ni l’autre. Je retournai à la porte, où je passaiencore un quart d’heure, transporté d’impatience et d’inquiétude.N’ayant rien vu paraître, je rejoignis mon fiacre, sans pouvoirm’arrêter à la moindre résolution. Le cocher, m’ayant aperçu, vintquelques pas au-devant de moi pour me dire, d’un air mystérieux,qu’une jolie demoiselle m’attendait depuis une heure dans lecarrosse&|160;; qu’elle m’avait demandé, à des signes qu’il avaitbien reconnus, et qu’ayant appris que je devais revenir elle avaitdit qu’elle ne s’impatienterait point à m’attendre. Je me figuraiaussitôt que c’était Manon. J’approchai&|160;; mais je vis un jolipetit visage, qui n’était pas le sien. C’était une étrangère, quime demanda d’abord si elle n’avait pas l’honneur de parler àM.&|160;le chevalier des Grieux. Je lui dis que c’était mon nom.J’ai une lettre à vous rendre, reprit-elle, qui vous instruira dusujet qui m’amène, et par quel rapport j’ai l’avantage de connaîtrevotre nom. Je la priai de me donner le temps de la lire dans uncabaret voisin. Elle voulut me suivre, et elle me conseilla dedemander une chambre à part. De qui vient cette lettre&|160;? luidis-je en montant&|160;: elle me remit à la lecture.

Je reconnus la main de Manon. Voici à peu prèsce qu’elle me marquait&|160;: G… M… l’avait reçue avec unepolitesse et une magnificence au-delà de toutes ses idées. Ill’avait comblée de présents&|160;; il lui faisait envisager un sortde reine. Elle m’assurait néanmoins qu’elle ne m’oubliait pas danscette nouvelle splendeur&|160;; mais que, n’ayant pu faireconsentir G… M… à la mener ce soir à la Comédie, elle remettait àun autre jour le plaisir de me voir&|160;; et que, pour me consolerun peu de la peine qu’elle prévoyait que cette nouvelle pouvait mecauser, elle avait trouvé le moyen de me procurer une des plusjolies filles de Paris, qui serait la porteuse de son billet.Signé, votre fidèle amante, MANON LESCAUT.

Il y avait quelque chose de si cruel et de siinsultant pour moi dans cette lettre, que demeurant suspenduquelque temps entre la colère et la douleur j’entrepris de faire uneffort pour oublier éternellement mon ingrate et parjure maîtresse.Je jetai les yeux sur la fille qui était devant moi&|160;: elleétait extrêmement jolie, et j’aurais souhaité qu’elle l’eût étéassez pour me rendre parjure et infidèle à mon tour. Mais je n’ytrouvai point ces yeux fins et languissants, ce port divin, ceteint de la composition de l’Amour, enfin ce fonds inépuisable decharmes que la nature avait prodigués à la perfide Manon. Non, non,lui dis-je en cessant de la regarder, l’ingrate qui vous envoiesavait fort bien qu’elle vous faisait faire une démarche inutile.Retournez à elle, et dites-lui de ma part qu’elle jouisse de soncrime, et qu’elle en jouisse, s’il se peut, sans remords. Jel’abandonne sans retour et je renonce en même temps à toutes lesfemmes, qui ne sauraient être aussi aimables qu’elle, et qui sont,sans doute, aussi lâches et d’aussi mauvaise foi. Je fus alors surle point de descendre et de me retirer sans prétendre davantage àManon, et la jalousie mortelle qui me déchirait le cœur sedéguisant en une morne et sombre tranquillité, je me crus d’autantplus proche de ma guérison que je ne sentais nul de ces mouvementsviolents dont j’avais été agité dans les mêmes occasions.Hélas&|160;! j’étais la dupe de l’amour autant que je croyaisl’être de G… M… et de Manon.

Cette fille qui m’avait apporté la lettre, mevoyant prêt à descendre l’escalier me demanda ce que je voulaisdonc qu’elle rapportât à M.&|160;de&|160;G… M… et à la dame quiétait avec lui. Je rentrai dans la chambre à cette question, et parun changement incroyable à ceux qui n’ont jamais senti de passionsviolentes, je me trouvai, tout d’un coup, de la tranquillité où jecroyais être, dans un transport terrible de fureur. Va, lui dis-je,rapporte au traître G… M… et à sa perfide maîtresse le désespoir oùta maudite lettre m’a jeté, mais apprends-leur qu’ils n’en rirontpas longtemps, et que je les poignarderai tous deux de ma propremain. Je me jetai sur une chaise. Mon chapeau tomba d’un côté, etma canne de l’autre. Deux ruisseaux de larmes amères commencèrent àcouler de mes yeux. L’accès de rage que je venais de sentir sechangea dans une profonde douleur&|160;; je ne fis plus que pleureren poussant des gémissements et des soupirs. Approche, mon enfant,approche, m’écriai-je en parlant à la jeune fille&|160;; approche,puisque c’est toi qu’on envoie pour me consoler. Dis-moi si tu saisdes consolations contre la rage et le désespoir, contre l’envie dese donner la mort à soi-même, après avoir tué deux perfides qui neméritent pas de vivre. Oui, approche, continuai-je, en voyantqu’elle faisait vers moi quelques pas timides et incertains. Viensessuyer mes larmes, viens rendre la paix à mon cœur, viens me direque tu m’aimes, afin que je m’accoutume à l’être d’une autre que demon infidèle. Tu es jolie, je pourrais peut-être t’aimer à montour. Cette pauvre enfant, qui n’avait pas seize ou dix-sept ans,et qui paraissait avoir plus de pudeur que ses pareilles, étaitextraordinairement surprise d’une si étrange scène. Elle s’approchanéanmoins pour me faire quelques caresses, mais je l’écartaiaussitôt, en la repoussant de mes mains. Que veux-tu de moi&|160;?lui dis-je. Ah&|160;! tu es une femme, tu es d’un sexe que jedéteste et que je ne puis plus souffrir. La. douceur de ton visageme menace encore de quelque trahison. Va-t’en et laisse-moi seulici. Elle me fit une révérence, sans oser rien dire, et elle setourna pour sortir. Je lui criai de s’arrêter Mais apprends-moi dumoins, repris-je, pourquoi, comment, à quel dessein tu as étéenvoyée ici. Comment as-tu découvert mon nom et le lieu où tupouvais me trouver&|160;?

Elle me dit qu’elle connaissait de longue mainM.&|160;de&|160;G… M…&|160;; qu’il l’avait envoyé chercher à cinqheures, et qu’ayant suivi le laquais qui l’avait avertie, elleétait allée dans une grande maison, où elle l’avait trouvé quijouait au piquet avec une jolie dame, et qu’ils l’avaient chargéetous deux de me rendre la lettre qu’elle m’avait apportée, aprèslui avoir appris qu’elle me trouverait dans un carrosse au bout dela rue Saint-André. Je lui demandai s’ils ne lui avaient rien ditde plus. Elle me répondit, en rougissant, qu’ils lui avaient faitespérer que je la prendrais pour me tenir compagnie. On t’atrompée, lui dis-je&|160;; ma pauvre fille, on t’a trompée. Tu esune femme, il te faut un homme&|160;; mais il t’en faut un qui soitriche et heureux, et ce n’est pas ici que tu le peux trouverRetourne, retourne à M.&|160;de&|160;G… M… Il a tout ce qu’il fautpour être aimé des belles&|160;; il a des hôtels meublés et deséquipages à donner. Pour moi, qui n’ai que de l’amour et de laconstance à offrir les femmes méprisent ma misère et font leurjouet de ma simplicité.

J’ajoutai mille choses, ou tristes ouviolentes, suivant que les passions qui m’agitaient tour à tourcédaient ou emportaient le dessus. Cependant, à force de metourmenter mes transports diminuèrent assez pour faire place àquelques réflexions. Je comparai cette dernière infortune à cellesque j’avais déjà essuyées dans le même genre, et je ne trouvai pasqu’il y eût plus à désespérer que dans les premières. Jeconnaissais Manon&|160;; pourquoi m’affliger tant d’un malheur quej’avais dû prévoir&|160;? Pourquoi ne pas m’employer plutôt àchercher du remède&|160;? Il était encore temps. Je devais du moinsn’y pas épargner mes soins, si je ne voulais avoir à me reprocherd’avoir contribué, par ma négligence, à mes propres peines. Je memis là-dessus à considérer tous les moyens qui pouvaient m’ouvrirun chemin à l’espérance.

Entreprendre de l’arracher avec violence desmains de G… M…, c’était un parti désespéré, qui n’était propre qu’àme perdre et qui n’avait pas la moindre apparence de succès. Maisil me semblait que si j’eusse pu me procurer le moindre entretienavec elle, j’aurais gagné infailliblement quelque chose sur soncœur. J’en connaissais si bien tous les endroits sensibles&|160;!J’étais si sûr d’être aimé d’elle&|160;! Cette bizarrerie même dem’avoir envoyé une jolie fille pour me consoler, j’aurais pariéqu’elle venait de son invention, et que c’était un effet de sacompassion pour mes peines. Je résolus d’employer toute monindustrie pour la voir Parmi quantité de voies que j’examinai l’uneaprès l’autre, je m’arrêtai à celle-ci. M.&|160;de&|160;T… avaitcommencé à me rendre service avec trop d’affection pour me laisserle moindre doute de sa sincérité et de son zèle. Je me proposaid’aller chez lui sur-le-champ, et de l’engager à faire appelerG..&|160;: M…, sous le prétexte d’une affaire importante. Il ne mefallait qu’une demi-heure pour parler à Manon. Mon dessein était deme faire introduire dans sa chambre même, et je crus que cela meserait aisé dans l’absence de G… M… Cette résolution m’ayant renduplus tranquille, je payai libéralement la jeune fille, qui étaitencore avec moi, et pour lui ôter l’envie de retourner chez ceuxqui me l’avaient envoyée, je pris son adresse, en lui faisantespérer que j’irais passer la nuit avec elle. Je montai dans monfiacre, et je me fis conduire à grand train chez M.&|160;de&|160;T…Je fus assez heureux pour l’y trouver J’avais eu, là-dessus, del’inquiétude en chemin. Un mot le mit au fait de mes peines et duservice que je venais lui demander. Il fut si étonné d’apprendreque G… M… avait pu séduire Manon, qu’ignorant que j’avais eu partmoi-même à mon malheur il m’offrit généreusement de rassembler tousses amis, pour employer leurs bras et leurs épées à la délivrancede ma maîtresse. Je lui fis comprendre que cet éclat pouvait êtrepernicieux à Manon et à moi. Réservons notre sang, lui dis-je, pourl’extrémité. Je médite une voie plus douce et dont je n’espère pasmoins de succès. Il s’engagea, sans exception, à faire tout ce queje demanderais de lui&|160;; et lui ayant répété qu’il nes’agissait que de faire avertir G… M… qu’il avait à lui parler etde le tenir dehors une heure ou deux, il partit aussitôt avec moipour me satisfaire.

Nous cherchâmes de quel expédient il pourraitse servir pour l’arrêter si longtemps. Je lui conseillai de luiécrire d’abord un billet simple, daté d’un cabaret, par lequel ille prierait de s’y rendre aussitôt, pour une affaire si importantequ’elle ne pouvait souffrir de délai. J’observerai, ajoutai-je, lemoment de sa sortie, et je m’introduirai sans peine dans la maison,n’y étant connu que de Manon et de Marcel, qui est mon valet. Pourvous, qui serez pendant ce temps-là avec G… M…, vous pourrez luidire que cette affaire importante, pour laquelle vous souhaitez delui parler est un besoin d’argent, que vous venez de perdre levôtre au jeu, et que vous avez joué beaucoup plus sur votre parole,avec le même malheur. Il lui faudra du temps pour vous mener à soncoffre-fort, et j’en aurai suffisamment pour exécuter mondessein.

M.&|160;de&|160;T… suivit cet arrangement depoint en point. Je le laissai dans un cabaret, où il écrivitpromptement sa lettre.

J’allai me placer à quelques pas de la maisonde Manon. Je vis arriver le porteur du message, et G… M… sortir àpied, un moment après, suivi d’un laquais. Lui ayant laissé letemps de s’éloigner de la rue, je m’avançai à la porte de moninfidèle, et malgré toute ma colère, je frappai avec le respectqu’on a pour un temple. Heureusement, ce fut Marcel qui vintm’ouvrir. Je lui fis signe de se taire. Quoique je n’eusse rien àcraindre des autres domestiques, je lui demandais tout bas s’ilpouvait me conduire dans la chambre où était Manon, sans que jefusse aperçu. Il me dit que cela était aisé en montant doucementpar le grand escalier. Allons donc promptement, lui dis-je, ettâche d’empêcher, pendant que j’y serai, qu’il n’y monte personne.Je pénétrai sans obstacle jusqu’à l’appartement.

Manon était occupée à lire. Ce fut là quej’eus lieu d’admirer le caractère de cette étrange fille. Loind’être effrayée et de paraître timide en m’apercevant, elle nedonna que ces marques légères de surprise dont on n’est pas lemaître à la vue d’une personne qu’on croit éloignée. Ah&|160;!c’est vous, mon amour, me dit-elle en venant m’embrasser avec satendresse ordinaire. Bon Dieu&|160;! que vous êtes hardi&|160;! Quivous aurait attendu aujourd’hui dans ce lieu&|160;? Je me dégageaide ses bras, et loin de répondre à ses caresses, je la repoussaiavec dédain, et je fis deux ou trois pas en arrière pour m’éloignerd’elle. Ce mouvement ne laissa pas de la déconcerter. Elle demeuradans la situation où elle était et elle jeta les yeux sur moi enchangeant de couleur. J’étais, dans le fond, si charmé de larevoir, qu’avec tant de justes sujets de colère, j’avais à peine laforce d’ouvrir la bouche pour la quereller. Cependant mon cœursaignait du cruel outrage qu’elle m’avait fait. Je le rappelaisvivement à ma mémoire, pour exciter mon dépit, et je tâchais defaire briller dans mes yeux un autre feu que celui de l’amour.Comme je demeurai quelque temps en silence, et qu’elle remarqua monagitation, je la vis trembler apparemment par un effet de sacrainte.

Je ne pus soutenir ce spectacle. Ah&|160;!Manon, lui dis-je d’un ton tendre, infidèle et parjure Manon&|160;!par où commencerai-je à me plaindre&|160;? Je vous vois pâle ettremblante, et je suis encore si sensible à vos moindres peines,que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon,je vous le dis, j’ai le cœur percé de la douleur de votre trahison.Ce sont là des coups qu’on ne porte point à un amant, quand on n’apas résolu sa mort. Voici la troisième fois, Manon, je les ai biencomptées&|160;; il est impossible que cela s’oublie. C’est à vousde considérer, à l’heure même, quel parti vous voulez prendre, carmon triste cœur n’est plus à l’épreuve d’un si cruel traitement. Jesens qu’il succombe et qu’il est prêt à se fendre de douleur. Jen’en puis plus, ajoutai-je en m’asseyant sur une chaise&|160;; j’aià peine la force de parler et de me soutenir.

Elle ne me répondit point, mais, lorsque jefus assis, elle se laissa tomber à genoux et elle appuya sa têtesur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en uninstant qu’elle les mouillait de ses larmes. Dieux&|160;! de quelsmouvements n’étais-je point agité&|160;! Ah&|160;! Manon, Manon,repris-je avec un soupir il est bien tard de me donner des larmes,lorsque vous avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse quevous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est sans doute maprésence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez lesyeux, voyez qui je suis&|160;; on ne verse pas des pleurs sitendres pour un malheureux qu’on a trahi, et qu’on abandonnecruellement. Elle baisait mes mains sans changer de posture.Inconstante Manon, repris-je encore, fille ingrate et sans foi, oùsont vos promesses et vos serments&|160;? Amante mille fois volageet cruelle, qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encoreaujourd’hui&|160;? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi qu’uneinfidèle se rit de vous, après vous avoir attesté sisaintement&|160;? C’est donc le panure qui est récompensé&|160;! Ledésespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité.

Ces paroles furent accompagnées d’uneréflexion si amère, que j’en laissai échapper malgré moi quelqueslarmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompitenfin le silence. Il faut bien que je sois coupable, me dit-elletristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur etd’émotion&|160;; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ousi j’ai eu la pensée de le devenir&|160;! Ce discours me parut sidépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’unvif mouvement de colère. Horrible dissimulation&|160;! m’écriai-je.Je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une coquine et une perfide.C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu,lâche créature, continuai-je en me levant&|160;; j’aime mieuxmourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce avectoi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais dumoindre regard&|160;! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le,déteste-moi, renonce à l’honneur au bon sens&|160;; je m’en ris,tout m’est égal.

Elle fut si épouvantée de ce transport, que,demeurant à genoux près de la chaise d’où je m’étais levé, elle meregardait en tremblant et sans oser respirer. Je fis encorequelques pas vers la porte, en tournant la tête, et tenant les yeuxfixés sur elle. Mais il aurait fallu que j’eusse perdu toussentiments d’humanité pour m’endurcir contre tant de charmes.J’étais si éloigné d’avoir cette force barbare que, passant toutd’un coup à l’extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt,je m’y précipitai sans réflexion. Je la pris entre mes bras, je luidonnai mille tendres baisers. Je lui demandai pardon de monemportement. Je confessai que j’étais un brutal, et que je neméritais pas le bonheur d’être aimé d’une fille comme elle, Je lafis asseoir et, m’étant mis à genoux à mon tour, je la conjurai dem’écouter en cet état. Là, tout ce qu’un amant soumis et passionnépeut imaginer de plus respectueux et de plus tendre, je lerenfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en grâcede prononcer qu’elle me pardonnait. Elle laissa tomber ses bras surmon cou, en disant que c’était elle-même qui avait besoin de mabonté pour me faire oublier les chagrins qu’elle me causait, etqu’elle commençait à craindre avec raison que je goûtasse point cequ’elle avait à me dire pour se justifier. Moi&|160;!interrompis-je aussitôt, ah&|160;! je ne vous demande point dejustification. J’approuve tout ce que vous avez fait. Ce n’estpoint à moi d’exiger des raisons de votre conduite&|160;; tropcontent, trop heureux, si ma chère Manon ne m’ôte point latendresse de son cœur&|160;! Mais, continuai-je, en réfléchissantsur l’état de mon sort, toute-puissante Manon&|160;! vous quifaites à votre gré mes joies et mes douleurs, après vous avoirsatisfaite par mes humiliations et par les marques de mon repentirne me sera-t-il point permis de vous parler de ma tristesse et demes peines&|160;? Apprendrai-je de vous ce qu’il faut que jedevienne aujourd’hui, et si c’est sans retour que vous allez signerma mort, en passant la nuit avec mon rival&|160;?

Elle fut quelque temps à méditer saréponse&|160;: Mon Chevalier, me dit-elle, en reprenant un airtranquille, si vous vous étiez d’abord expliqué si nettement, vousvous seriez épargné bien du trouble et à moi une scène bienaffligeante. Puisque votre peine ne vient que de votre jalousie, jel’aurais guérie en m’offrant à vous suivre sur-le-champ au bout dumonde. Mais je me suis figuré que c’était la lettre que je vous aiécrite sous les yeux de M.&|160;de&|160;G… M… et la fille que nousvous avons envoyée qui causaient votre chagrin. J’ai cru que vousauriez pu regarder ma lettre comme une raillerie et cette fille, envous imaginant qu’elle était allée vous trouver de ma part, commeâne déclaration que je renonçais à vous pour m’attacher à G… M…C’est cette pensée qui m’a jetée tout d’un coup dans laconsternation, car, quelque innocente que je fusse, je trouvais, eny pensant, que les apparences ne m’étaient pas favorables.Cependant, continua-t-elle, je veux que vous soyez mon juge, aprèsque je vous aurai expliqué la vérité du fait.

Elle m’apprit alors tout ce qui lui étaitarrivé depuis qu’elle avait trouvé G… M…, qui l’attendait dans lelieu où nous étions. Il l’avait reçue effectivement comme lapremière princesse du monde. Il lui avait montré tous lesappartements, qui étaient d’un goût et d’une propreté admirables.Il lui avait compté dix mille livres dans son cabinet, et il yavait ajouté quelques bijoux, parmi lesquels étaient le collier etles bracelets de perles qu’elle avait déjà eus de son père. Ill’avait menée de là dans un salon qu’elle n’avait pas encore vu, oùelle avait trouvé une collation exquise. Il l’avait fait servir parles nouveaux domestiques qu’il avait pris pour elle, en leurordonnant de la regarder désormais comme leur maîtresse. Enfin, illui avait fait voir le carrosse, les chevaux et tout le reste deses présents&|160;; après quoi, il lui avait proposé une partie dejeu, pour attendre le souper Je vous avoue, continua-t-elle, quej’ai été frappée de cette magnificence. J’ai fait réflexion que ceserait dommage de nous priver tout d’un coup de tant de biens, enme contentant d’emporter les dix mille francs et les bijoux, quec’était une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nouspourrions vivre agréablement aux dépens de G… M… Au lieu de luiproposer la Comédie, je me suis mis dans la tête de le sonder survotre sujet, pour pressentir quelles facilités nous aurions à nousvoir en supposant l’exécution de mon système. Je l’ai trouvé d’uncaractère fort traitable. Il m’a demandé ce que je pensais de vous,et si je n’avais pas eu quelque regret à vous quitter. Je lui aidit que vous étiez si aimable et que vous en aviez toujours usé sihonnêtement avec moi, qu’il n’était pas naturel que je pusse voushaïr. Il a confessé que vous aviez du mérite, et qu’il s’étaitsenti porté à désirer votre amitié. Il a voulu savoir de quellemanière je croyais que vous prendriez mon départ, surtout lorsquevous viendriez à savoir que j’étais entre ses mains. Je lui airépondu que la date de notre amour était déjà si ancienne qu’ilavait eu le temps de se refroidir un peu, que vous n’étiez pasd’ailleurs fort à votre aise, et que vous ne regarderiez peut-êtrepas ma perte comme un grand malheur parce qu’elle vous déchargeraitd’un fardeau qui vous pesait sur les bras. J’ai ajouté qu’étanttout à fait convaincue que vous agiriez pacifiquement, je n’avaispas fait difficulté de vous dire que je venais à Paris pourquelques affaires, que vous y aviez consenti et qu’y étant venuvous-même, vous n’aviez pas paru extrêmement inquiet, lorsque jevous avais quitté. Si je croyais, m’a-t-il dit, qu’il fût d’humeurà bien vivre avec moi, je serais le premier à lui offrir messervices et mes civilités. Je l’ai assuré que, du caractère dont jevous connaissais, je ne doutais point que vous n’y répondissiezhonnêtement, surtout, lui ai-je dit, s’il pouvait vous servir dansvos affaires, qui étaient fort dérangées depuis que vous étiez malavec votre famille. Il m’a interrompue, pour me protester qu’ilvous rendrait tous les services qui dépendraient de lui, et que, sivous vouliez même vous embarquer dans un autre amour il vousprocurerait une jolie maîtresse, qu’il avait quittée pours’attacher à moi. J’ai applaudi à son idée, ajouta-t-elle, pourprévenir plus parfaitement tous ses soupçons, et me confirmant deplus en plus dans mon projet, je ne souhaitais que de pouvoirtrouver le moyen de vous en informer de peur que vous ne fussieztrop alarmé lorsque vous me verriez manquer à notre assignation.C’est dans cette vue que je lui ai proposé de vous envoyer cettenouvelle maîtresse dès le soir même, afin d’avoir une occasion devous écrire&|160;; j’étais obligée d’avoir recours à cette adresse,parce que je ne pouvais espérer qu’il me laissât libre un moment.Il a ri de ma proposition. Il a appelé son laquais, et lui ayantdemandé s’il pourrait retrouver sur-le-champ son anciennemaîtresse, il l’a envoyé de côté et d’autre pour la chercher. Ils’imaginait que c’était à Chaillot qu’il fallait qu’elle allât voustrouver mais je lui ai appris qu’en vous quittant je vous avaispromis de vous rejoindre à la Comédie, ou que, si quelque raisonm’empêchait d’y aller vous vous étiez engagé à m’attendre dans uncarrosse au bout de la rue Saint-André&|160;; qu’il valait mieux,par conséquent, vous envoyer là votre nouvelle amante, ne fût-ceque pour vous empêcher de vous y morfondre pendant toute la nuit.Je lui ai dit encore qu’il était à propos de vous écrire un motpour vous avertir de cet échange, que vous auriez peine àcomprendre sans cela. Il y a consenti, mais j’ai été obligéed’écrire en sa présence, et je me suis bien gardée de m’expliquertrop ouvertement dans ma lettre. Voilà, ajouta Manon, de quellemanière les choses se sont passées. Je ne vous déguise rien, ni dema conduite, ni de mes desseins. La jeune fille est venue, je l’aitrouvée jolie, et comme je ne doutais point que mon absence ne vouscausât de la peine, c’était sincèrement que je souhaitais qu’ellepût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité queje souhaite de vous est celle du cœur. J’aurais été ravie depouvoir vous envoyer Marcel, mais je n’ai pu me procurer un momentpour l’instruire de ce que j’avais à vous faire savoir. Elleconclut enfin son récit, en m’apprenant l’embarras où G… M… s’étaittrouvé en recevant le billet de M.&|160;de&|160;T… Il a balancé, medit-elle, s’il devait me quitter et il m’a assuré que son retour netarderait point. C’est ce qui fait que je ne vous vois point icisans inquiétude, et que j’ai marqué de la surprise à votrearrivée.

J’écoutai ce discours avec beaucoup depatience. J’y trouvais assurément quantité de traits cruels etmortifiants pour moi, car le dessein de son infidélité était siclair qu’elle n’avait pas même eu le soin de me le déguiser. Ellene pouvait espérer que G… M… la laissât, toute la nuit, comme unevestale. C’était donc avec lui qu’elle comptait de la passer. Quelaveu pour un amant&|160;! Cependant, je considérai que j’étaiscause en partie de sa faute, par la connaissance que je lui avaisdonnée d’abord des sentiments que G… M… avait pour elle, et par lacomplaisance que j’avais eue d’entrer aveuglément dans le plantéméraire de son aventure. D’ailleurs, par un tour naturel de géniequi m’est particulier je fus touché de l’ingénuité de son récit, etde cette manière bonne et ouverte avec laquelle elle me racontaitjusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé. Elle pèchesans malice, disais-je en moi-même&|160;; elle est légère etimprudente, mais elle est droite et sincère. Ajoutez que l’amoursuffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes.J’étais trop satisfait de l’espérance de l’enlever le soir même àmon rival. Je lui dis néanmoins&|160;: Et la nuit, avec quil’auriez-vous passée&|160;? Cette question, que je lui fistristement, l’embarrassa. Elle ne me répondit que par des mais etdes si interrompus. J’eus pitié de sa peine, et rompant cediscours, je lui déclarai naturellement que j’attendais d’ellequ’elle me suivît à l’heure même. Je le veux bien, medit-elle&|160;; mais vous n’approuvez donc pas mon projet&|160;?Ah&|160;! n’est-ce pas assez, repartis-je, que j’approuve tout ceque vous avez fait jusqu’à présent&|160;? Quoi&|160;! nousn’emporterons pas même les dix mille francs&|160;? répliqua-t-elle.Il me les a donnés. Ils sont à moi. Je lui conseillai d’abandonnertout, et de ne penser qu’à nous éloigner promptement, car quoiqu’ily eût à peine une demi-heure que j’étais avec elle, je craignais leretour de G… M… Cependant, elle me fit de si pressantes instancespour me faire consentir à ne pas sortir les mains vides, que jecrus lui devoir accorder quelque chose après avoir tant obtenud’elle.

Dans le temps que nous nous préparions audépart, j’entendis frapper à la porte de la rue. Je ne doutainullement que ce ne fût G… M…, et dans le trouble où cette penséeme jeta, je dis à Manon que c’était un homme mort s’il paraissait.Effectivement, je n’étais pas assez revenu de mes transports pourme modérer à sa vue. Marcel finit ma peine en m’apportant un billetqu’il avait reçu pour moi à la porte. Il était deM.&|160;de&|160;T… Il me marquait que, G… M… étant allé luichercher de l’argent à sa maison, il profitait de son absence pourme communiquer une pensée fort plaisante&|160;: qu’il lui semblaitque je ne pouvais me venger plus agréablement de mon rival qu’enmangeant son souper et en couchant, cette nuit même, dans le litqu’il espérait d’occuper avec ma maîtresse&|160;; que cela luiparaissait assez facile, si je pouvais m’assurer de trois ou quatrehommes qui eussent assez de résolution pour l’arrêter dans la rue,et de fidélité pour le garder à vue jusqu’au lendemain&|160;; que,pour lui, il promettait de l’amuser encore une heure pour le moins,par des raisons qu’il tenait prêtes pour son retour. Je montrai cebillet à Manon, et je lui appris de quelle ruse je m’étais servipour m’introduire librement chez elle. Mon invention et celle deM.&|160;de&|160;T… lui parurent admirables. Nous en rîmes à notreaise pendant quelques moments. Mais, lorsque je lui parlai de ladernière comme d’un badinage, je fus surpris qu’elle insistâtsérieusement à me la proposer comme une chose dont l’idée laravissait. En vain lui demandai-je où elle voulait que jetrouvasse, tout d’un coup, des gens propres à arrêter G… M… et à legarder fidèlement. Elle me dit qu’il fallait du moins tenterpuisque M.&|160;de&|160;T… nous garantissait encore une heure, etpour réponse à mes autres objections, elle me dit que je faisais letyran et que je n’avais pas de complaisance pour elle. Elle netrouvait rien de si joli que ce projet. Vous aurez son couvert àsouper me répétait-elle, vous coucherez dans ses draps, et, demain,de grand matin, vous enlèverez sa maîtresse et son argent. Vousserez bien vengé du père et du fils.

Je cédai à ses instances, malgré lesmouvements secrets de mon cœur qui semblaient me présager unecatastrophe malheureuse. Je sortis, dans le dessein de prier deuxou trois gardes du corps, avec lesquels Lescaut m’avait mis enliaison, de se charger du soin d’arrêter G… M… Je n’en trouvaiqu’un au logis, mais c’était un homme entreprenant, qui n’eut pasplus tôt su de quoi il était question qu’il m’assura du succès. Ilme demanda seulement dix pistoles, pour récompenser trois soldatsaux gardes, qu’il prit la résolution d’employer en se mettant àleur tête. Je le priai de ne pas perdre de temps. Il les assemblaen moins d’un quart d’heure. Je l’attendais à sa maison, etlorsqu’il fut de retour avec ses associés, je le conduisis moi-mêmeau coin d’une rue par laquelle G… M… devait nécessairement rentrerdans celle de Manon. Je lui recommandai de ne le pas maltraitermais de le garder si étroitement jusqu’à sept heures du matin, queje pusse être assuré qu’il ne lui échapperait pas. Il me dit queson dessein était de le conduire à sa chambre et de l’obliger à sedéshabiller ou même à se coucher dans son lit, tandis que lui etses trois braves passeraient la nuit à boire et à jouer. Jedemeurai avec eux jusqu’au moment où je vis paraître G… M…, et jeme retirai alors quelques pas au-dessous, dans un endroit obscurpour être témoin d’une scène si extraordinaire. Le garde du corpsl’aborda, le pistolet au poing, et lui expliqua civilement qu’iln’en voulait ni à sa vie ni à son argent, mais que, s’il faisait lamoindre difficulté de le suivre, ou s’il jetait le moindre cri, ilallait lui brûler la cervelle. G… M…, le voyant soutenu par troissoldats, et craignant sans doute la bourre du pistolet, ne fit pasde résistance. Je le vis emmener comme un mouton. Je retournaiaussitôt chez Manon, et pour ôter tout soupçon aux domestiques, jelui dis, en entrant, qu’il ne fallait pas attendreM.&|160;de&|160;G… M… pour souper qu’il lui était survenu desaffaires qui le retenaient malgré lui, et qu’il m’avait prié devenir lui en faire ses excuses et souper avec elle, ce que jeregardais comme une grande faveur auprès d’une si belle dame. Elleseconda fort adroitement mon dessein. Nous nous mîmes à table. Nousy prîmes un air grave, pendant que les laquais demeurèrent à nousservir. Enfin, les ayant congédiés, nous passâmes une des pluscharmantes soirées de notre vie. J’ordonnai en secret à Marcel dechercher un fiacre et de l’avertir de se trouver le lendemain à laporte, avant six heures du matin. Je feignis de quitter Manon versminuit&|160;; mais étant rentré doucement, par le secours deMarcel, je me préparai à occuper le lit de G… M…, comme j’avaisrempli sa place à table. Pendant ce temps-là, notre mauvais génietravaillait à nous perdre. Nous étions dans le délire du plaisir etle glaive était suspendu sur nos têtes. Le fil qui le soutenaitallait se rompre. Mais, pour faire mieux entendre toutes lescirconstances de notre ruine, il faut en éclaircir la cause.

G… M… était suivi d’un laquais, lorsqu’ilavait été arrêté par le garde du corps. Ce garçon, effrayé del’aventure de son maître, retourna en fuyant sur ses pas, et lapremière démarche qu’il fit, pour le secourir, fut d’aller avertirle vieux G… M… de ce qui venait d’arriver. Une si fâcheuse nouvellene pouvait manquer de l’alarmer beaucoup&|160;: il n’avait que cefils, et sa vivacité était extrême pour son âge. Il voulut savoird’abord du laquais tout ce que son fils avait fait l’après-midi,s’il s’était querellé avec quelqu’un, s’il avait pris part audémêlé d’un autre, s’il s’était trouvé dans quelque maisonsuspecte. Celui-ci, qui croyait son maître dans le dernier dangeret qui s’imaginait ne devoir plus rien ménager pour lui procurer dusecours, découvrit tout ce qu’il savait de son amour pour Manon etla dépense qu’il avait faite pour elle, la manière dont il avaitpassé l’après-midi dans sa maison jusqu’aux environs de neufheures, sa sortie et le malheur de son retour. C’en fut assez pourfaire soupçonner au vieillard que l’affaire de son fils était unequerelle d’amour. Quoiqu’il fût au moins dix heures et demie dusoin il ne balança point à se rendre aussitôt chez M.&|160;leLieutenant de Police. Il le pria de faire donner des ordresparticuliers à toutes les escouades du guet, et lui en ayantdemandé une pour se faire accompagner&|160;; il courut lui-mêmevers la rue où son fils avait été arrêté. Il visita tous lesendroits de la ville où il espérait de le pouvoir trouver, etn’ayant pu découvrir ses traces, il se fit conduire enfin à lamaison de sa maîtresse, où il se figura qu’il pouvait êtreretourné.

J’allais me mettre au lit, lorsqu’il arriva.La porte de la chambre étant fermée, je n’entendis point frapper àcelle de la rue&|160;; mais il entra suivi de deux archers, ets’étant informé inutilement de ce qu’était devenu son fils, il luiprit envie de voir sa maîtresse, pour tirer d’elle quelque lumière.Il monte à l’appartement, toujours accompagné de ses archers. Nousétions prêts à nous mettre au lit. Il ouvre la porte, et il nousglace le sang par sa vue. Ô Dieu&|160;! c’est le vieux G… M…,dis-je à Manon. Je saute sur mon épée&|160;; elle étaitmalheureusement embarrassée dans mon ceinturon. Les archers, quivirent mon mouvement, s’approchèrent aussitôt pour me la saisir. Unhomme en chemise est sans résistance. Ils m’ôtèrent tous les moyensde me défendre.

G… M…, quoique troublé par ce spectacle, netarda point à me reconnaître. Il remit encore plus aisément Manon.Est-ce une illusion&|160;? nous dit-il gravement&|160;; ne vois-jepoint le chevalier des Grieux et Manon Lescaut&|160;? J’étais sienragé de honte et de douleur, que je ne lui fis pas de réponse. Ilparut rouler pendant quelque temps, diverses pensées dans sa tête,et comme si elles eussent allumé tout d’un coup sa colère, ils’écria en s’adressant à moi&|160;: Ah&|160;! malheureux, je suissûr que tu as tué mon fils&|160;! Cette injure me piqua vivement.Vieux scélérat, lui répondis-je avec fierté, si j’avais eu à tuerquelqu’un de ta famille, c’est par toi que j’aurais commencé.Tenez-le bien, dit-il aux archers. Il faut qu’il me dise desnouvelles de mon fils&|160;; je le ferai pendre demain, s’il nem’apprend tout à l’heure ce qu’il en a fait. Tu me feraspendre&|160;? repris-je. Infâme&|160;! ce sont tes pareils qu’ilfaut chercher au gibet. Apprends que je suis d’un sang plus nobleet plus pur que le tien. Oui, ajoutai-je, je sais ce qui est arrivéà ton fils, et si tu m’irrites davantage, je le ferai étrangleravant qu’il soit demain, et je te promets le même sort aprèslui.

Je commis une imprudence en lui confessant queje savais où était son fils&|160;; mais l’excès de ma colère me fitfaire cette indiscrétion. Il appela aussitôt cinq ou six autresarchers, qui l’attendaient à la porte, et il leur ordonna des’assurer de tous les domestiques de la maison. Ah&|160;! monsieurle chevalier reprit-il d’un ton railleur vous savez où est mon filset vous le ferez étrangler, dites-vous&|160;? Comptez que nous ymettrons bon ordre. Je sentis aussitôt la faute que j’avaiscommise. Il s’approcha de Manon, qui était assise sur le lit enpleurant&|160;; il lui dit quelques galanteries ironiques surl’empire qu’elle avait sur le père et sur le fils, et sur le bonusage qu’elle en faisait. Ce vieux monstre d’incontinence voulutprendre quelques familiarités avec elle. Garde-toi de latoucher&|160;! m’écriai-je, il n’y aurait rien de sacré qui te pûtsauver de mes mains. Il sortit en laissant trois archers dans lachambre, auxquels il ordonna de nous faire prendre promptement noshabits.

Je ne sais quels étaient alors ses desseinssur nous. Peut-être eussions-nous obtenu la liberté en luiapprenant où était son fils. Je méditais, en m’habillant, si cen’était pas le meilleur parti. Mais, s’il était dans cettedisposition en quittant notre chambre, elle était bien changéelorsqu’il y revint. Il était allé interroger les domestiques deManon, que les archers avaient arrêtés. Il ne put rien apprendre deceux qu’elle avait reçus de son fils, mais, lorsqu’il sut queMarcel nous avait servis auparavant, il résolut de le faire parleren l’intimidant par des menaces.

C’était un garçon fidèle, mais simple etgrossier. Le souvenir de ce qu’il avait fait à l’Hôpital, pourdélivrer Manon, joint à la terreur que G… M… lui inspirait, fittant d’impression sur son esprit faible qu’il s’imagina qu’onallait le conduire à la potence ou sur la roue. Il promit dedécouvrir tout ce qui était venu à sa connaissance, si l’on voulaitlui sauver la vie. G… M… se persuada là-dessus qu’il y avaitquelque chose, dans nos affaires, de plus sérieux et de pluscriminel qu’il n’avait eu lieu jusque-là de se le figurer. Iloffrit à Marcel, non seulement la vie, mais des récompenses pour saconfession. Ce malheureux lui apprit une partie de notre dessein,sur lequel nous n’avions pas fait difficulté de nous entretenirdevant lui, parce qu’il devait y entrer pour quelque chose. Il estvrai qu’il ignorait entièrement les changements que nous y avionsfaits à Paris&|160;; mais il avait été informé, en partant deChaillot, du plan de l’entreprise et du rôle qu’il y devait jouer.Il lui déclara donc que notre vue était de duper son fils, et queManon devait recevoir ou avait déjà reçu, dix mille francs, qui,selon notre projet, ne retourneraient jamais aux héritiers de lamaison de G… M…

Après cette découverte, le vieillard emportéremonta brusquement dans notre chambre. Il passa, sans parler dansle cabinet, où il n’eut pas de peine à trouver la somme et lesbijoux. Il revint à nous avec un visage enflammé, et, nous montrantce qu’il lui plut de nommer notre larcin, il nous accabla dereproches outrageants. Il fit voir de près, à Manon, le collier deperles et les bracelets. Les reconnaissez-vous&|160;? lui dit-ilavec un sourire moqueur. Ce n’était pas la première fois que vousles eussiez vus. Les mêmes, sur ma foi. Ils étaient de votre goût,ma belle&|160;; je me le persuade aisément. Les pauvresenfants&|160;! ajouta-t-il. Ils sont bien aimables, en effet, l’unet l’autre&|160;; mais ils sont un peu fripons. Mon cœur crevait derage à ce discours insultant. J’aurais donné, pour être libre unmoment… Juste Ciel&|160;! que n’aurais-je pas donné&|160;! Enfin,je me fis violence pour lui dire, avec une modération qui n’étaitqu’un raffinement de fureur&|160;: Finissons, monsieur, cesinsolentes railleries. De quoi est-il question&|160;? Voyons, queprétendez-vous faire de nous&|160;? Il est question, monsieur lechevalier, me répondit-il, d’aller de ce pas au Châtelet. Il ferajour demain&|160;; nous verrons plus clair dans nos affaires, etj’espère que vous me ferez la grâce, à la fin, de m’apprendre oùest mon fils.

Je compris, sans beaucoup de réflexions, quec’était une chose d’une terrible conséquence pour nous d’être unefois renfermés au Châtelet. J’en prévis, en tremblant, tous lesdangers. Malgré toute ma fierté, je reconnus qu’il fallait pliersous le poids de ma fortune et flatter mon plus cruel ennemi, pouren obtenir quelque chose par la soumission. Je le priai, d’un tonhonnête, de m’écouter un moment. Je me rends justice, monsieur luidis-je. Je confesse que la jeunesse m’a fait commettre de grandesfautes, et que vous en êtes assez blessé pour vous plaindre. Mais,si vous connaissez la force de l’amour, si vous pouvez juger de ceque souffre un malheureux jeune homme à qui l’on enlève tout cequ’il aime, vous me trouverez peut-être pardonnable d’avoir cherchéle plaisir d’une petite vengeance, ou du moins, vous me croirezassez puni par l’affront que je viens de recevoir. Il n’est besoin.ni de prison ni de supplice pour me forcer de vous découvrir où estMonsieur votre fils. Il est en sûreté. Mon dessein n’a pas été delui nuire ni de vous offenser. Je suis prêt à vous nommer le lieuoù il passe tranquillement la nuit, si vous me faites la grâce denous accorder la liberté. Ce vieux tigre, loin d’être touché de maprière, me tourna le dos en riant. Il lâcha seulement quelquesmots, pour me faire comprendre qu’il savait notre dessein jusqu’àl’origine. Pour ce qui regardait son fils, il ajouta brutalementqu’il se retrouverait assez, puisque je ne l’avais pas assassiné.Conduisez-les au Petit-Châtelet, dit-il aux archers, et prenezgarde que le Chevalier ne vous échappe. C’est un rusé, qui s’estdéjà sauvé de Saint-Lazare.

Il sortit, et me laissa dans l’état que vouspouvez vous imaginer. Ô ciel&|160;! m’écriai-je, je recevrai avecsoumission tous les coups qui viennent de ta main, mais qu’unmalheureux coquin ait le pouvoir de me traiter avec cette tyrannie,c’est ce qui me réduit au dernier désespoir. Les archers nousprièrent de ne pas les faire attendre plus longtemps. Ils avaientun carrosse à la porte. Je tendis la main à Manon pour descendre.Venez, ma chère reine, lui dis-je, venez vous soumettre à toute larigueur de notre sort. Il plaira peut-être au Ciel de nous rendrequelque jour plus heureux.

Nous partîmes dans le même carrosse. Elle semit dans mes bras. Je ne lui avais pas entendu prononcer un motdepuis le premier moment de l’arrivée de G… M…&|160;; mais, setrouvant seule alors avec moi, elle me dit mille tendresses en sereprochant d’être la cause de mon malheur. Je l’assurai que je neme plaindrais jamais de mon sort, tant qu’elle ne cesserait pas dem’aimer. Ce n’est pas moi qui suis à plaindre, continuai-je.Quelques mois de prison ne m’effraient nullement, et je préféreraitoujours le Châtelet à Saint-Lazare. Mais c’est pour toi, ma chèreâme, que mon cœur s’intéresse. Quel sort pour une créature sicharmante&|160;! Ciel, comment traitez-vous avec tant de rigueur leplus parfait de vos ouvrages&|160;? Pourquoi ne sommes-nous pas nésl’un et l’autre, avec des qualités conformes à notre misère&|160;?Nous avons reçu de l’esprit, du goût, des sentiments. Hélas&|160;!quel triste usage en faisons-nous, tandis que tant d’âmes basses etdignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de lafortune&|160;! Ces réflexions me pénétraient de douleur&|160;; maisce n’était rien en comparaison de celles qui regardaient l’avenircar je séchais de crainte pour Manon. Elle avait déjà été àl’Hôpital, et, quand elle en fût sortie par la bonne porte, jesavais que les rechutes en ce genre étaient d’une conséquenceextrêmement dangereuse. J’aurais voulu lui exprimer mesfrayeurs&|160;; j’appréhendais de lui en causer trop. Je tremblaispour elle, sans oser l’avertir du danger et je l’embrassais ensoupirant, pour l’assurer du moins, de mon amour qui était presquele seul sentiment que j’osasse exprimer Manon, lui dis-je, parlezsincèrement&|160;; m’aimerez-vous toujours&|160;? Elle me réponditqu’elle était bien malheureuse que j’en pusse douter. Hé bien,repris-je, je n’en doute point, et je veux braver tous nos ennemisavec cette assurance. J’emploierai ma famille pour sortir duChâtelet&|160;; et tout mon sang ne sera utile à rien si je ne vousen tire pas aussitôt que je serai libre.

Nous arrivâmes à la prison. On nous mit chacundans un lieu séparé. Ce coup me fut moins rude, parce que jel’avais prévu. Je recommandai Manon au concierge, en lui apprenantque j’étais un homme de quelque distinction, et lui promettant unerécompense considérable. J’embrassai ma chère maîtresse, avant quede la quitter. Je la conjurai de ne pas s’affliger excessivement etde ne rien craindre tant que je serais au monde. Je n’étais passans argent&|160;; je lui en donnai une partie et je payai auconcierge, sur ce qui me restait, un mois de grosse pensiond’avance pour elle et pour moi.

Mon argent eut un fort bon effet. On me mitdans une chambre proprement meublée, et l’on m’assura que Manon enavait une pareille. Je m’occupai aussitôt des moyens de hâter maliberté. Il était clair qu’il n’y avait rien d’absolument crimineldans mon affaire, et supposant même que le dessein de notre vol fûtprouvé par la déposition de Marcel, je savais fort bien qu’on nepunit point les simples volontés. Je résolus d’écrire promptement àmon père, pour le prier de venir en personne à Paris. J’avais bienmoins de honte, comme je l’ai dit, d’être au Châtelet qu’àSaint-Lazare&|160;; d’ailleurs, quoique je conservasse tout lerespect dû à l’autorité paternelle, l’âge et l’expérience avaientdiminué beaucoup ma timidité. J’écrivis donc, et l’on ne fit pasdifficulté, au Châtelet, de laisser sortir ma lettre&|160;; maisc’était une peine que j’aurais pu m’épargner si j’avais su que monpère devait arriver le lendemain à Paris. Il avait reçu celle queje lui avais écrite huit jours auparavant. Il en avait ressenti unejoie extrême&|160;; mais, de quelque espérance que je l’eusseflatté au sujet de ma conversion, il n’avait pas cru devoirs’arrêter tout à fait à mes promesses.

Il avait pris le parti de venir s’assurer demon changement par ses yeux, et de régler sa conduite sur lasincérité de mon repentir. Il arriva le lendemain de monemprisonnement. Sa première visite fut celle qu’il rendit àTiberge, à qui je l’avais prié d’adresser sa réponse. Il ne putsavoir de lui ni ma demeure ni ma condition présente&|160;; il enapprit seulement mes principales aventures, depuis que je m’étaiséchappé de Saint-Sulpice. Tiberge lui parla fort avantageusementdes dispositions que je lui avais marquées pour le bien, dans notredernière entrevue. Il ajouta qu’il me croyait entièrement dégagé deManon, mais qu’il était surpris, néanmoins, que je ne lui eusse pasdonné de mes nouvelles depuis huit jours. Mon père n’était pasdupe&|160;; il comprit qu’il y avait quelque chose qui échappait àla pénétration de Tiberge, dans le silence dont il se plaignait, etil employa tant de soins pour découvrir mes traces que, deux joursaprès son arrivée, il apprit que j’étais au Châtelet.

Avant que de recevoir sa visite, à laquellej’étais fort éloigné de m’attendre sitôt, je reçus celle deM.&|160;le Lieutenant général de Police, ou pour expliquer leschoses par leur nom, je subis l’interrogatoire. Il me fit quelquesreproches, mais ils n’étaient ni durs ni désobligeants. Il me dit,avec douceur, qu’il plaignait ma mauvaise conduite&|160;; quej’avais manqué de sagesse en me faisant un ennemi tel queM.&|160;de&|160;G… M…&|160;; qu’à la vérité il était aisé deremarquer qu’il y avait, dans mon affaire, plus d’imprudence et delégèreté que de malice&|160;; mais que c’était néanmoins la secondefois que je me trouvais sujet à son tribunal, et qu’il avait espéréque je fusse devenu plus sage, après avoir pris deux ou trois moisde leçons à Saint-Lazare. Charmé d’avoir affaire à un jugeraisonnable, je m’expliquai avec lui d’une manière si respectueuseet si modérée, qu’il parut extrêmement satisfait de mes réponses.Il me dit que je ne devais pas me livrer trop au chagrin, et qu’ilse sentait disposé à me rendre service, en faveur de ma naissanceet de ma jeunesse. Je me hasardai à lui recommander Manon, et à luifaire l’éloge de sa douceur et de son bon naturel. Il me répondit,en riant, qu’il ne l’avait point encore vue, mais qu’on lareprésentait comme une dangereuse personne. Ce mot excita tellementma tendresse que je lui dis mille choses passionnées pour ladéfense de la pauvre maîtresse, et je ne pus m’empêcher de répandrequelques larmes. Il ordonna qu’on me reconduisît à ma chambre.Amour, Amour&|160;! s’écria ce grave magistrat en me voyant sortirne te réconcilieras-tu jamais avec la sagesse&|160;?

J’étais à m’entretenir tristement de mesidées, et à réfléchir sur la conversation que j’avais eue avecM.&|160;le Lieutenant général de Police, lorsque j’entendis ouvrirla porte de ma chambre&|160;: c’était mon père. Quoique je dusseêtre à demi préparé à cette vue, puisque je m’y attendais quelquesjours plus tard, je ne laissai pas d’en être frappé si vivement queje me serais précipité au fond de la terre, si elle s’étaitentr’ouverte à mes pieds. J’allai l’embrasser, avec toutes lesmarques d’une extrême confusion. Il s’assit sans que ni lui ni moieussions encore ouvert la bouche.

Comme je demeurais debout, les yeux baissés etla tête découverte&|160;: Asseyez-vous, monsieur, me dit-ilgravement, asseyez-vous. Grâce au scandale de votre libertinage etde vos friponneries, j’ai découvert le lieu de votre demeure.

C’est l’avantage d’un mérite tel que le vôtrede ne pouvoir demeurer caché. Vous allez à la renommée par unchemin infaillible. J’espère que le terme en sera bientôt la Grève,et que vous aurez, effectivement, la gloire d’y être exposé àl’admiration de tout le monde.

Je ne répondis rien. Il continua&|160;: Qu’unpère est malheureux, lorsque, après avoir aimé tendrement un filset n’avoir rien épargné pour en faire un honnête homme, il n’ytrouve, à la fin, qu’un fripon qui le déshonore&|160;! On seconsole d’un malheur de fortune&|160;: le temps l’efface, et lechagrin diminue&|160;; mais quel remède contre un mal qui augmentetous les jours, tel que les désordres d’un fils vicieux qui a perdutous sentiments d’honneur&|160;? Tu ne dis rien, malheureux,ajouta-t-il&|160;; voyez cette modestie contrefaite et cet air dedouceur hypocrite&|160;; ne le prendrait-on pas pour le plushonnête homme de sa race&|160;?

Quoique je fusse obligé de reconnaître que jeméritais une partie de ces outrages, il me parut néanmoins quec’était les porter à l’excès. Je crus qu’il m’était permisd’expliquer naturellement ma pensée. Je vous assure, monsieur, luidis-je, que la modestie où vous me voyez devant vous n’estnullement affectée&|160;; c’est la situation naturelle d’un filsbien né, qui respecte infiniment son père, et surtout un pèreirrité. Je ne prétends pas non plus passer pour l’homme le plusréglé de notre race. Je me connais digne de vos reproches, mais jevous conjure d’y mettre un peu plus de bonté et de ne pas metraiter comme le plus infâme de tous les hommes. Je ne mérite pasdes noms si durs. C’est l’amour vous le savez, qui a causé toutesmes fautes. Fatale passion&|160;! Hélas&|160;! n’en connaissez-vouspas la force, et se peut-il que votre sang, qui est la source dumien, n’ait jamais ressenti les mêmes ardeurs&|160;? L’amour m’arendu trop tendre, trop passionné, trop fidèle et, peut-être, tropcomplaisant pour les désirs d’une maîtresse toute charmante&|160;;voilà mes crimes. En voyez-vous là quelqu’un qui vousdéshonore&|160;? Allons, mon cher père, ajoutai-je tendrement, unpeu de pitié pour un fils qui a toujours été plein de respect etd’affection pour vous, qui n’a pas renoncé, comme vous pensez, àl’honneur et au devoir et qui est mille fois plus à plaindre quevous ne sauriez vous l’imaginer. Je laissai tomber quelques larmesen finissant ces paroles.

Un cœur de père est le chef-d’œuvre de lanature&|160;; elle y règne, pour ainsi parler, avec complaisance,et elle en règle elle-même tous les ressorts. Le mien, qui étaitavec cela homme d’esprit et de goût, fut si touché du tour quej’avais donné à mes excuses qu’il ne fut pas le maître de me cacherce changement. Viens, mon pauvre chevalier, me dit-il, viensm’embrasser&|160;; tu me fais pitié. Je l’embrassai&|160;; il meserra d’une manière qui me fit juger de ce qui se passait dans soncœur. Mais quel moyen prendrons-nous donc, reprit-il, pour te tirerd’ici&|160;? Explique-moi toutes tes affaires sans déguisement.Comme il n’y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite,qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celledes jeunes gens d’un certain monde, et qu’une maîtresse ne passepoint pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plusqu’un peu d’adresse à s’attirer la fortune du jeu, je fissincèrement à mon père le détail de la vie que j’avais menée. Àchaque faute dont je lui faisais l’aveu, j’avais soin de joindredes exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec unemaîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies dumariage&|160;: M.&|160;le duc de… en entretient deux, aux yeux detout Paris&|160;; M.&|160;de… en a une depuis dix ans, qu’il aimeavec une fidélité qu’il n’a jamais eue pour sa femme&|160;; lesdeux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d’en avoir.J’ai usé de quelque supercherie au jeu&|160;: M.&|160;le marquisde… et le comte de… n’ont point d’autres revenus&|160;; M.&|160;leprince de… et M.&|160;le duc de… sont les chefs d’une bande dechevaliers du même Ordre. Pour ce qui regardait mes desseins sur labourse des deux G… M…, j’aurais pu prouver aussi facilement que jen’étais pas sans modèles&|160;; mais il me restait trop d’honneurpour ne pas me condamner moi-même, avec tous ceux dont j’aurais pume proposer l’exemple, de sorte que je priai mon père de pardonnercette faiblesse aux deux violentes passions qui m’avaient agité, lavengeance et l’amour. Il me demanda si je pouvais lui donnerquelques ouvertures sur les plus courts moyens d’obtenir maliberté, et d’une manière qui pût lui faire éviter l’éclat. Je luiappris les sentiments de bonté que le Lieutenant général de Policeavait pour moi. Si vous trouvez quelques difficultés, lui dis-je,elles ne peuvent venir que de la part des G… M…&|160;; ainsi, jecrois qu’il serait à propos que vous prissiez la peine de les voir.Il me le promit. Je n’osai le prier de solliciter pour Manon, Ce nefut point un défaut de hardiesse, mais un effet de la crainte oùj’étais de le révolter par cette proposition, et de lui fairenaître quelque dessein funeste à elle et à moi. Je suis encore àsavoir si cette crainte n’a pas causé mes plus grandes infortunesen m’empêchant de tenir les dispositions de mon père, et de fairedes efforts pour lui en inspirer de favorables à ma malheureusemaîtresse. J’aurais peut-être excité encore une fois sa pitié. Jel’aurais mis en garde contre les impressions qu’il allait recevoirtrop facilement du vieux G… M… Que sais-je&|160;? Ma mauvaisedestinée l’aurait peut-être emporté sur tous mes efforts, mais jen’aurais eu qu’elle, du moins, et la cruauté de mes ennemis, àaccuser de mon malheur.

En me quittant, mon père alla faire une visiteà M.&|160;de&|160;G… M… Il le trouva avec son fils, à qui le gardedu corps avait honnêtement rendu la liberté. Je n’ai jamais su lesparticularités de leur conversation, mais il ne m’a été que tropfacile d’en juger par ses mortels effets. Ils allèrent ensemble, jedis les deux pères, chez M.&|160;le Lieutenant général de Police,auquel ils demandèrent deux grâces&|160;: l’une, de me faire sortirsur-le-champ du Châtelet&|160;; l’autre, d’enfermer Manon pour lereste de ses jours, ou de l’envoyer en Amérique. On commençait,dans le même temps, à embarquer quantité de gens sans aveu pour leMississippi. M.&|160;le Lieutenant général de Police leur donna saparole de faire partir Manon par le premier vaisseau.M.&|160;de&|160;G… M… et mon père vinrent aussitôt m’apporterensemble la nouvelle de ma liberté. M.&|160;de&|160;G… M… me fit uncompliment civil sur le passé, et m’ayant félicité sur le bonheurque j’avais d’avoir un tel père, il m’exhorta à profiter désormaisde ses leçons et de ses exemples. Mon père m’ordonna de lui fairedes excuses de l’injure prétendue que j’avais faite à sa famille,et de le remercier de s’être employé avec lui pour monélargissement. Nous sortîmes ensemble, sans avoir dit un mot de mamaîtresse. Je n’osai même parler d’elle aux guichetiers en leurprésence. Hélas&|160;! mes tristes recommandations eussent été bieninutiles&|160;! L’ordre cruel était venu en même temps que celui dema délivrance. Cette fille infortunée fut conduite, une heureaprès, à l’Hôpital, pour y être associée à quelques malheureusesqui étaient condamnées à subir le même sort. Mon père m’ayantobligé de le suivre à la maison où il avait pris sa demeure, ilétait presque six heures du soir lorsque je trouvai le moment de medérober de ses yeux pour retourner au Châtelet. Je n’avais desseinque de faire tenir quelques rafraîchissements à Manon, et de larecommander au concierge, car je ne me promettais pas que laliberté de la voir me fût accordée. Je n’avais point encore eu letemps, non plus, de réfléchir aux moyens de la délivrer.

Je demandai à parler au concierge. Il avaitété content de ma libéralité et de ma douceur, de sorte qu’ayantquelque disposition à me rendre service, il me parla du sort deManon comme d’un malheur dont il avait beaucoup de regret parcequ’il pouvait m’affliger. Je ne compris point ce langage. Nous nousentretînmes quelques moments sans nous entendre. À la fin,s’apercevant que j’avais besoin d’une explication, il me la donna,telle que j’ai déjà eu horreur de vous la dire, et que j’ai encorede la répéter. Jamais apoplexie violente ne causa d’effet plussubit et plus terrible. Je tombai, avec une palpitation de cœur sidouloureuse, qu’à l’instant que je perdis la connaissance, je mecrus délivré de la vie pour toujours. Il me resta même quelquechose de cette pensée lorsque je revins à moi. Je tournai mesregards vers toutes les parties de la chambre et sur moi-même, pourm’assurer si je portais encore la malheureuse qualité d’hommevivant. Il est certain qu’en ne suivant que le mouvement naturelqui fait chercher à se délivrer de ses peines, rien ne pouvait meparaître plus doux que la mort, dans ce moment de désespoir et deconsternation. La religion même ne pouvait me faire envisager riende plus insupportable, après la vie, que les convulsions cruellesdont j’étais tourmenté. Cependant, par un miracle propre à l’amour,je retrouvai bientôt assez de force pour remercier le Ciel dem’avoir rendu la connaissance et la raison. Ma mort n’eût été utilequ’à moi. Manon avait besoin de ma vie pour la délivrer pour lasecourir pour la venger. Je jurai de m’y employer sansménagement.

Le concierge me donna toute l’assistance quej’eusse pu attendre du meilleur de mes amis. Je reçus ses servicesavec une vive reconnaissance. Hélas&|160;! lui dis-je, vous êtesdonc touché de mes peines&|160;? Tout le monde m’abandonne. Monpère même est sans doute un de mes plus cruels persécuteurs.Personne n’a pitié de moi. Vous seul, dans le séjour de la duretéet de la barbarie, vous marquez de la compassion pour le plusmisérable de tous, les hommes&|160;! Il me conseillait de ne pointparaître dans la rue sans être un peu remis du trouble où j’étais.Laissez, laissez, répondis-je en sortant&|160;; je vous reverraiplus tôt que vous ne pensez. Préparez-moi le plus noir de voscachots&|160;; je vais travailler à le mériter. En effet, mespremières résolutions n’allaient à rien moins qu’à me défaire desdeux G… M… et du Lieutenant général de Police, et fondre ensuite àmain armée sur l’Hôpital, avec tous ceux que je pourrais engagerdans ma querelle. Mon père lui-même eût à peine été respecté, dansune vengeance qui me paraissait si juste, car le concierge nem’avait pas caché que lui et G… M… étaient les auteurs de ma perte.Mais, lorsque j’eus fait quelques pas dans les rues, et que l’aireut un peu rafraîchi mon sang et mes humeurs, ma fureur fit placepeu à peu à des sentiments plus raisonnables. La mort de nosennemis eût été d’une faible utilité pour Manon, et elle m’eûtexposé sans doute à me voir ôter tous les moyens de la secourirD’ailleurs, aurais-je eu recours à un lâche assassinat&|160;?Quelle autre voie pouvais-je m’ouvrir à la vengeance&|160;? Jerecueillis toutes mes forces et tous mes esprits pour travaillerd’abord à la délivrance de Manon, remettant tout le reste après lesuccès de cette importante entreprise. Il me restait peu d’argent.C’était, néanmoins, un fondement nécessaire, par lequel il fallaitcommencer. Je ne voyais que trois personnes de qui j’en pusseattendre&|160;: M.&|160;de&|160;T…, mon père et Tiberge. Il y avaitpeu d’apparence d’obtenir quelque chose des deux derniers, etj’avais honte de fatiguer l’autre par mes importunités. Mais cen’est point dans le désespoir qu’on garde des ménagements. J’allaisur-le-champ au Séminaire de Saint-Sulpice, sans m’embarrasser sij’y serais reconnu. Je fis appeler Tiberge. Ses premières parolesme firent comprendre qu’il ignorait encore mes dernières aventures.Cette idée me fit changer le dessein que j’avais, de l’attendrirpar la compassion. Je lui parlai, en général, du plaisir quej’avais eu de revoir mon père, et je le priai ensuite de me prêterquelque argent, sous prétexte de payer, avant mon départ de Paris,quelques dettes que je souhaitais de tenir inconnues. Il meprésenta aussitôt sa bourse. Je pris cinq cents francs sur sixcents que j’y trouvai. Je lui offris mon billet&|160;; il étaittrop généreux pour l’accepter.

Je tournai de là chez M.&|160;de&|160;T… Jen’eus point de réserve avec lui. Je lui fis l’exposition de mesmalheurs et de mes peines&|160;: il en savait déjà jusqu’auxmoindres circonstances, par le soin qu’il avait eu de suivrel’aventure du jeune G… M…&|160;; il m’écouta néanmoins, et il meplaignit beaucoup. Lorsque je lui demandai ses conseils sur lesmoyens de délivrer Manon, il me répondit tristement qu’il y voyaitsi peu de jour, qu’à moins d’un secours extraordinaire du Ciel, ilfallait renoncer à l’espérance, qu’il avait passé exprès àl’Hôpital, depuis qu’elle y était renfermée, qu’il n’avait puobtenir lui-même la liberté de la voir&|160;; que les ordres duLieutenant général de Police étaient de la dernière rigueur et que,pour comble d’infortune, la malheureuse bande où elle devait entrerétait destinée à partir le surlendemain du jour où nous étions.J’étais si consterné de son discours qu’il eût pu parler une heuresans que j’eusse pensé à l’interrompre. Il continua de me direqu’il ne m’était point allé voir au Châtelet, pour se donner plusde facilité à me servir lorsqu’on le croirait sans liaison avecmoi&|160;; que, depuis quelques heures que j’en étais sorti, ilavait eu le chagrin d’ignorer où je m’étais retiré, et qu’il avaitsouhaité de me voir promptement pour me donner le seul conseil dontil semblait que je pusse espérer du changement dans le sort deManon, mais un conseil dangereux, auquel il me priait de cacheréternellement qu’il eût part&|160;: c’était de choisir quelquesbraves qui eussent le courage d’attaquer les gardes de Manonlorsqu’ils seraient sortis de Paris avec elle. Il n’attendit pointque je lui parlasse de mon indigence. Voilà cent pistoles, medit-il, en me présentant une bourse, qui pourront vous être dequelque usage. Vous me les remettrez, lorsque la fortune aurarétabli vos affaires. Il ajouta que, si le soin de sa réputationlui eût permis d’entreprendre lui-même la délivrance de mamaîtresse, il m’eût offert son bras et son épée.

Cette excessive générosité me toucha jusqu’auxlarmes. J’employai, pour lui marquer ma reconnaissance, toute lavivacité que mon affliction me laissait de reste. Je lui demandais’il n’y avait rien à espérer par la voie des intercessions, auprèsdu Lieutenant général de Police. Il me dit qu’il y avait pensé,mais qu’il croyait cette ressource inutile, parce qu’une grâce decette nature ne pouvait se demander sans motif, et qu’il ne voyaitpas bien quel motif on pouvait employer pour se faire unintercesseur d’une personne grave et puissante&|160;; que, si l’onpouvait se flatter de quelque chose de ce côté-là, ce ne pouvaitêtre qu’en faisant changer de sentiment à M.&|160;de&|160;G… M… età mon père, et en les engageant à prier eux-mêmes M.&|160;leLieutenant général de Police de révoquer sa sentence. Il m’offritde faire tous ses efforts pour gagner le jeune G… M…, quoiqu’il lecrût un peu refroidi à son égard par quelques soupçons qu’il avaitconçus de lui à l’occasion de notre affaire, et il m’exhorta à nerien omettre, de mon côté, pour fléchir l’esprit de mon père.

Ce n’était pas une légère entreprise pour moi,je ne dis pas seulement par la difficulté que je devaisnaturellement trouver à le vaincre, mais par une autre raison quime faisait même redouter ses approches&|160;: je m’étais dérobé deson logement contre ses ordres, et j’étais fort résolu de n’y pasretourner depuis que j’avais appris la triste destinée de Manon.J’appréhendais avec sujet qu’il ne me fît retenir malgré moi, etqu’il ne me reconduisît de même en province. Mon frère aîné avaitusé autrefois de cette méthode. Il est vrai que j’étais devenu plusâgé, mais l’âge était une faible raison contre la force. Cependantje trouvai une voie qui me sauvait du danger&|160;; c’était de lefaire appeler dans un endroit public, et de m’annoncer à lui sousun autre nom. Je pris aussitôt ce parti. M.&|160;de&|160;T… s’enalla chez G… M… et moi au Luxembourg, d’où j’envoyai avertir monpère qu’un gentilhomme de ses serviteurs était à l’attendre. Jecraignais qu’il n’eût quelque peine à venir parce que la nuitapprochait. Il parut néanmoins peu après, suivi de son laquais. Jele priai de prendre une allée où nous puissions être seuls. Nousfîmes cent pas, pour le moins, sans parler. Il s’imaginait bien,sans doute, que tant de préparations ne s’étaient pas faites sansun dessein d’importance. Il attendait ma harangue, et je laméditais.

Enfin, j’ouvris la bouche. Monsieur, luidis-je en tremblant, vous êtes un bon père. Vous m’avez comblé degrâces et vous m’avez pardonné un nombre infini de fautes. Aussi leCiel m’est-il témoin que j’ai pour vous tous les sentiments du filsle plus tendre et le plus respectueux. Mais il me semble… que votrerigueur… Hé bien&|160;! ma rigueur&|160;? interrompit mon père, quitrouvait sans doute que je parlais lentement pour son impatience.Ah&|160;! monsieur repris-je, il me semble que votre rigueur estextrême, dans le traitement que vous avez fait à la malheureuseManon. Vous vous en êtes rapporté à M.&|160;de&|160;G… M… Sa hainevous l’a représentée sous les plus noires couleurs. Vous vous êtesformé d’elle une affreuse idée. Cependant, c’est la plus douce etla plus aimable créature qui fût jamais. Que n’a-t-il plu au Cielde vous inspirer l’envie de la voir un moment&|160;! Je ne suis pasplus sûr qu’elle est charmante, que je le suis qu’elle vousl’aurait paru. Vous auriez pris parti pour elle&|160;; vous auriezdétesté les noirs artifices de G… M…&|160;; vous auriez eucompassion d’elle et de moi. Hélas&|160;! j’en suis sûr Votre cœurn’est pas insensible&|160;; vous vous seriez laissé attendrir. Ilm’interrompit encore, voyant que je parlais avec une ardeur qui nem’aurait pas permis de finir sitôt. Il voulut savoir à quoi j’avaisdessein d’en venir par un discours si passionné. À vous demander lavie, répondis-je, que je ne puis conserver un moment si Manon partune fois pour l’Amérique. Non, non, me dit-il d’un tonsévère&|160;; j’aime mieux te voir sans vie que sans sagesse etsans honneur. N’allons donc pas plus loin&|160;! m’écriai-je enl’arrêtant par le bras. ôtez-la-moi, cette vie odieuse etinsupportable, car dans le désespoir où vous me jetez, la mort seraune faveur pour moi. C’est un présent digne de la main d’unpère.

Je ne te donnerai que ce que tu mérites,répliqua-t-il. Je connais bien des pères qui n’auraient pasattendu, si longtemps pour être eux-mêmes tes bourreaux, mais c’estma bonté excessive qui t’a perdu.

Je me jetai à ses genoux. Ah&|160;! s’il vousen reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissezdonc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fils…Hélas&|160;! souvenez-vous de ma mère. Vous l’aimiez sitendrement&|160;! Auriez-vous souffert qu’on l’eût arrachée de vosbras&|160;? Vous l’auriez défendue jusqu’à la mort. Les autresn’ont-ils pas un cœur comme vous&|160;? Peut-on être barbare, aprèsavoir une fois éprouvé ce que c’est que la tendresse et ladouleur&|160;?

Ne me parle pas davantage de ta mère,reprit-il d’une voix irritée&|160;; ce souvenir échauffe monindignation. Tes désordres la feraient mourir de douleur si elleeût assez vécu pour les voir. Finissons cet entretien,ajouta-t-il&|160;; il m’importune, et ne me fera point changer derésolution. Je retourne au logis&|160;; je t’ordonne de me suivre.Le ton sec et dur avec lequel il m’intima cet ordre me fit tropcomprendre que son cœur était inflexible. Je m’éloignai de quelquespas, dans la crainte qu’il ne lui prît envie de m’arrêter de sespropres mains. N’augmentez pas mon désespoir, lui dis-je, en meforçant de vous désobéir. Il est impossible que je vous suive. Ilne l’est pas moins que je vive, après la dureté avec laquelle vousme traitez. Ainsi je vous dis un éternel adieu. Ma mort, que vousapprendrez bientôt, ajoutai-je tristement, vous fera peut-êtrereprendre pour moi des sentiments de père. Comme je me tournaispour le quitter&|160;: Tu refuses donc de me suivre&|160;?s’écria-t-il avec une vive colère. Va, cours à ta perte. Adieu,fils ingrat et rebelle. Adieu, lui dis-je dans mon transport,adieu, père barbare et dénaturé.

Je sortis aussitôt du Luxembourg. Je marchaidans les rues comme un furieux jusqu’à la maison deM.&|160;de&|160;T… Je levais, en marchant, les yeux et les mainspour invoquer toutes les puissances célestes. Ô Ciel&|160;!disais-je, serez-vous aussi impitoyable que les hommes&|160;? Jen’ai plus de secours à attendre que de vous. M.&|160;de&|160;T…n’était point encore retourné chez lui, mais il revint après que jel’y eus attendu quelques moments. Sa négociation n’avait pas réussimieux que la mienne. Il me le dit d’un visage abattu. Le jeune G…M…, quoique moins irrité que son père contre Manon et contre moi,n’avait pas voulu entreprendre de le solliciter en notre faveur. Ils’en était défendu par la crainte qu’il avait lui-même de cevieillard vindicatif, qui s’était déjà fort emporté contre lui enlui reprochant ses desseins de commerce avec Manon. Il ne merestait donc que la voie de la violence, telle queM.&|160;de&|160;T… m’en avait tracé le plan&|160;; j’y réduisistoutes mes espérances. Elles sont bien incertaines, lui dis-je,mais la plus solide et la plus consolante pour moi est celle depérir du moins dans l’entreprise. Je le quittai en le priant de mesecourir par ses vœux, et je ne pensai plus qu’à m’associer descamarades à qui je pusse communiquer une étincelle de mon courageet de ma résolution.

Le premier qui s’offrit à mon esprit, fut lemême garde du corps que j’avais employé pour arrêter G… M… J’avaisdessein aussi d’aller passer la nuit dans sa chambre, n’ayant paseu l’esprit assez libre, pendant l’après-midi, pour me procurer unlogement. Je le trouvai seul. Il eut de la joie de me voir sorti duChâtelet. Il m’offrit affectueusement ses services. Je luiexpliquai ceux qu’il pouvait me rendre. Il avait assez de bon senspour en apercevoir toutes les difficultés, mais il fut assezgénéreux pour entreprendre de les surmonter. Nous employâmes unepartie de la nuit à raisonner sur mon dessein. Il me parla destrois soldats aux gardes, dont il s’était servi dans la dernièreoccasion, comme de trois braves à l’épreuve. M.&|160;de&|160;T…m’avait informé exactement du nombre des archers qui devaientconduire Manon&|160;; ils n’étaient que six. Cinq hommes hardis etrésolus suffisaient pour donner l’épouvante à ces misérables, quine sont point capables de se défendre honorablement lorsqu’ilspeuvent éviter le péril du combat par une lâcheté. Comme je nemanquais point d’argent, le garde du corps me conseilla de ne rienépargner pour assurer le succès de notre attaque. Il nous faut deschevaux, me dit-il, avec des pistolets, et chacun notre mousqueton.Je me charge de prendre demain le soin de ces préparatifs. Ilfaudra aussi trois habits communs pour nos soldats, qui n’oseraientparaître dans une affaire de cette nature avec l’uniforme durégiment. Je lui mis entre les mains les cent pistoles que j’avaisreçues de M.&|160;de&|160;T… Elles furent employées, le lendemain,jusqu’au dernier sol. Les trois soldats passèrent en revue devantmoi. Je les animai par de grandes promesses, et pour leur ôtertoute défiance, je commençai par leur faire présent, à chacun, dedix pistoles. Le jour de l’exécution étant venu, j’en envoyai un degrand matin à l’Hôpital, pour s’instruire, par ses propres yeux, dumoment auquel les archers partiraient avec leur proie. Quoique jen’eusse pris cette précaution que par un excès d’inquiétude et deprévoyance, il se trouva qu’elle avait été absolument nécessaire.J’avais compté sur quelques fausses informations qu’on m’avaitdonnées de leur route, et, m’étant persuadé que c’était à LaRochelle que cette déplorable troupe devait être embarquée,j’aurais perdu mes peines à l’attendre sur le chemin d’Orléans.Cependant, je fus informé, par le rapport du soldat aux gardesqu’elle prenait le chemin de Normandie, et que c’était duHavre-de-Grâce qu’elle devait partir pour l’Amérique.

Nous nous rendîmes aussitôt à la PorteSaint-Honoré, observant de marcher par des rues différentes. Nousnous réunîmes au bout du faubourg. Nos chevaux étaient frais. Nousne tardâmes point à découvrir les six gardes et les deux misérablesvoitures que vous vîtes à Pacy, il y a deux ans. Ce spectaclefaillit de m’ôter la force et la connaissance. Ô fortune,m’écriai-je, fortune cruelle&|160;! accorde-moi ici, du moins, làmort ou la victoire. Nous tînmes conseil un moment sur la manièredont nous ferions notre attaque. Les archers n’étaient guère plusde quatre cents pas devant nous, et nous pouvions les couper enpassant au travers d’un petit champ, autour duquel le grand chemintournait. Le garde du corps fut d’avis de prendre cette voie, pourles surprendre en fondant tout d’un coup sur eux. J’approuvai sapensée et je fus le premier à piquer mon cheval. Mais la fortuneavait rejeté impitoyablement mes vœux. Les archers, voyant cinqcavaliers accourir vers eux, ne doutèrent point que ce ne fût pourles attaquer. Ils se mirent en défense, en préparant leursbaïonnettes et leurs fusils d’un air assez résolu. Cette vue, quine fit que nous animer le garde du corps et moi, ôta tout d’un couple courage à nos trois lâches compagnons. Ils s’arrêtèrent comme deconcert, et, s’étant dit entre eux quelques mots que je n’entendispoint, ils tournèrent la tête de leurs chevaux, pour reprendre lechemin de Paris à bride abattue. Dieux&|160;! me dit le garde ducorps, qui paraissait aussi éperdu que moi de cette infâmedésertion, qu’allons-nous faire&|160;? Nous ne sommes que deux.J’avais perdu la voix, de fureur et d’étonnement. Je m’arrêtai,incertain si ma première vengeance ne devait pas s’employer à lapoursuite et au châtiment des lâches qui m’abandonnaient. Je lesregardais fuir et je jetais les yeux, de l’autre côté, sur lesarchers. S’il m’eût été possible de me partager, j’aurais fondutout à la fois sur ces deux objets de ma rage&|160;; je lesdévorais tous ensemble. Le garde du corps, qui jugeait de monincertitude par le mouvement égaré de mes yeux, me pria d’écouterson conseil. N’étant que deux, me dit-il, il y aurait de la folie àattaquer six hommes aussi bien armés que nous et qui paraissentnous attendre de pied ferme. Il faut retourner à Paris et tâcher deréussir mieux dans le choix de nos braves. Les archers ne sauraientfaire de grandes journées avec deux pesantes voitures&|160;; nousles rejoindrons demain sans peine.

Je fis un moment de réflexion sur ce parti,mais, ne voyant de tous côtés que des sujets de désespoir, je prisune résolution véritablement désespérée. Ce fut de remercier moncompagnon de ses services, et, loin d’attaquer les archers, jerésolus d’aller avec soumission, les prier de me recevoir dans leurtroupe pour accompagner Manon avec eux jusqu’au Havre-de-Grâce etpasser ensuite au-delà des mers avec elle. Tout le monde mepersécute ou me trahit, dis-je au garde du corps. Je n’ai plus defond à faire sur personne. Je n’attends plus rien, ni de lafortune, ni du secours des hommes. Mes malheurs sont aucomble&|160;; il ne me reste plus que de m’y soumettre. Ainsi, jeferme les yeux à toute espérance. Puisse le Ciel récompenser votregénérosité&|160;! Adieu, je vais aider mon mauvais sort à consommerma ruine, en y courant moi-même volontairement. Il fit inutilementses efforts pour m’engager à retourner à Paris. Je le priai de melaisser suivre mes résolutions et de me quitter sur-le-champ, depeur que les archers ne continuassent de croire que notre desseinétait de les attaquer.

J’allai seul vers eux, d’un pas lent et levisage si consterné qu’ils ne durent rien trouver d’effrayant dansmes approches. Ils se tenaient néanmoins en défense. Rassurez-vous,messieurs, leur dis-je, en les abordant&|160;; je ne vous apportepoint la guerre, je viens vous demander des grâces. Je les priai decontinuer leur chemin sans défiance et je leur appris, en marchant,les faveurs que j’attendais d’eux. Ils consultèrent ensemble dequelle manière ils devaient recevoir cette ouverture. Le chef de labande prit la parole pour les autres. Il me répondit que les ordresqu’ils avaient de veiller sur leurs captives étaient d’une extrêmerigueur&|160;; que je lui paraissais néanmoins si joli homme quelui et ses compagnons se relâcheraient un peu de leur devoir&|160;;mais que je devais comprendre qu’il fallait qu’il m’en coûtâtquelque chose. Il me restait environ quinze pistoles&|160;; je leurdis naturellement en quoi consistait le fond de ma bourse. Hébien&|160;! me dit l’archer nous en userons généreusement. Il nevous coûtera qu’un écu par heure pour entretenir celle de nosfilles qui vous plaira le plus&|160;; c’est le prix courant deParis. Je ne leur avais pas parlé de Manon en particulier parce queje n’avais pas dessein qu’ils connussent ma passion. Ilss’imaginèrent d’abord que ce n’était qu’une fantaisie de jeunehomme qui me faisait chercher un peu de passe-temps avec cescréatures&|160;; mais lorsqu’ils crurent s’être aperçus que j’étaisamoureux, ils augmentèrent tellement le tribut, que ma bourse setrouva épuisée en partant de Mantes, où nous avions couché, le jourque nous arrivâmes à Pacy.

Vous dirai-je quel fut le déplorable sujet demes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impressionsa vue fit sur moi lorsque j’eus obtenu des gardes la libertéd’approcher de son chariot&|160;? Ah&|160;! les expressions nerendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur. Mais figurez-vousma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise surquelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur uncôté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau delarmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupières,quoiqu’elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pasmême eu la curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu lebruit de ses gardes, qui craignaient d’être attaqués. Son lingeétait sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure del’air&|160;; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capablede ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre etun abattement inexprimables. J’employai quelque temps à laconsidérer en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu àmoi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomberdangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentesm’attirèrent d’elle quelques regards. Elle me reconnut, et jeremarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de seprécipiter hors de la voiture pour venir à moi&|160;; mais, étantretenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude. Jepriai les archers d’arrêter un moment par compassion&|160;; ils yconsentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoirauprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie qu’ellefut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer sesmains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, nepouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un etl’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamaiseu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nouseûmes retrouvé la liberté de parler. Manon parla peu. Il semblaitque la honte et la douleur eussent altéré les organes de savoix&|160;; le son en était faible et tremblant. Elle me remerciade ne l’avoir pas oubliée, et de la satisfaction que je luiaccordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore unefois et de me dire le dernier adieu. Mais, lorsque je l’eus assuréeque rien n’était capable de me séparer d’elle et que j’étaisdisposé à la suivre jusqu’à l’extrémité du monde pour prendre soind’elle, pour la servir pour l’aimer et pour attacherinséparablement ma misérable destinée à la sienne, cette pauvrefille se livra à des sentiments si tendres et si douloureux, quej’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion.Tous les mouvements de son âme semblaient se réunir dans ses yeux.Elle les tenait fixés sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche,sans avoir la force d’achever quelques mots qu’elle commençait. Illui en échappait néanmoins quelques-uns. C’étaient des marquesd’admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son excès, desdoutes qu’elle pût être assez heureuse pour m’avoir inspiré unepassion si parfaite, des instances pour me faire renoncer audessein de la suivre et chercher ailleurs un bonheur digne de moi,qu’elle me disait que je ne pouvais espérer avec elle.

En dépit du plus cruel de tous les sorts, jetrouvais ma félicité dans ses regards et dans la certitude quej’avais de son affection. J’avais perdu, à la vérité, tout ce quele reste des hommes estime&|160;; mais j’étais maître du cœur deManon, le seul bien que j’estimais. Vivre en Europe, vivre enAmérique, que m’importait-il en quel endroit vivre, si j’étais sûrd’y être heureux en y vivant avec ma maîtresse&|160;? Toutl’univers n’est-il pas la patrie de deux amants fidèles&|160;? Netrouvent-ils pas l’un dans l’autre, père, mère, parents, amis,richesses et félicité&|160;? Si quelque chose me causait del’inquiétude, c’était la crainte de voir Manon exposée aux besoinsde l’indigence. Je me supposais déjà, avec elle, dans une régioninculte et habitée par des sauvages. Je suis bien sûr disais-je,qu’il ne saurait y en avoir d’aussi cruels que G… M… et mon père.Ils nous laisseront du moins vivre en paix. Si les relations qu’onen fait sont fidèles, ils suivent les lois de la nature. Ils neconnaissent ni les fureurs de l’avarice, qui possèdent G… M…, niles idées fantastiques de l’honneur qui m’ont fait un ennemi de monpère. Ils ne troubleront point deux amants qu’ils verront vivreavec autant de simplicité qu’eux. J’étais donc tranquille de cecôté-là. Mais je ne me formais point des idées romanesques parrapport aux besoins communs de la vie. J’avais éprouvé trop souventqu’il y a des nécessités insupportables, surtout pour une filledélicate qui est accoutumée à une vie commode et abondante. J’étaisau désespoir d’avoir épuisé inutilement ma bourse et que le peud’argent qui me restait fût encore sur le point de m’être ravi parla friponnerie des archers. Je concevais qu’avec une petite sommej’aurais pu espérer non seulement de me soutenir quelque tempscontre la misère en Amérique, où l’argent était rare, mais d’yformer même quelque entreprise pour un établissement durable. Cetteconsidération me fit naître la pensée d’écrire à Tiberge, quej’avais toujours trouvé si prompt à m’offrir les secours del’amitié. J’écrivis, dès la première ville où nous passâmes. Je nelui apportai point d’autre motif que le pressant besoin dans lequelje prévoyais que je me trouverais au Havre-de-Grâce, où je luiconfessais que j’étais allé conduire Manon. Je lui demandais centpistoles. Faites-les-moi tenir au Havre, lui disais-je, par lemaître de la poste. Vous voyez bien que c’est la dernière fois quej’importune votre affection et que, ma malheureuse maîtressem’étant enlevée pour toujours, je ne puis la laisser partir sansquelques soulagements qui adoucissent son sort et mes mortelsregrets.

Les archers devinrent si intraitables,lorsqu’ils eurent découvert la violence de ma passion, que,redoublant continuellement le prix de leurs moindres faveurs, ilsme réduisirent bientôt à la dernière indigence. L’amour d’ailleurs,ne me permettait guère de ménager ma bourse. Je m’oubliais du matinau soir près de Manon, et ce n’était plus par heure que le tempsm’était mesuré, c’était par la longueur entière des jours. Enfin,ma bourse étant tout à fait vide, je me trouvai exposé aux capriceset à la brutalité de six misérables, qui me traitaient avec unehauteur insupportable. Vous en fûtes témoin à Pacy. Votre rencontrefut un heureux moment de relâche, qui me fut accordé par lafortune. Votre pitié, à la vue de mes peines, fut ma seulerecommandation auprès de votre cœur généreux. Le secours, que vousm’accordâtes libéralement, servit à me faire gagner le Havre, etles archers tinrent leur promesse avec plus de fidélité que je nel’espérais.

Nous arrivâmes au Havre. J’allai d’abord à laposte. Tiberge n’avait point encore eu le temps de me répondre. Jem’informai exactement quel jour je pouvais attendre sa lettre. Ellene pouvait arriver que deux jours après, et par une étrangedisposition de mon mauvais sort, il se trouva que notre vaisseaudevait partir le matin de celui auquel j’attendais l’ordinaire. Jene puis vous représenter mon désespoir Quoi&|160;! m’écriai-je,dans le malheur même, il faudra toujours que je sois distingué pardes excès&|160;! Manon répondit&|160;: Hélas&|160;! une vie simalheureuse mérite-t-elle le soin que nous en prenons&|160;?Mourons au Havre, mon cher Chevalier. Que la mort finisse tout d’uncoup nos misères&|160;! Irons-nous les traîner dans un paysinconnu, où nous devons nous attendre, sans doute, à d’horriblesextrémités, puisqu’on a voulu m’en faire un supplice&|160;?Mourons, me répéta-t-elle&|160;; ou du moins, donne-moi la mort, etva chercher un autre sort dans les bras d’une amante plus heureuse.Non, non, lui dis-je, c’est pour moi un sort digne d’envie qued’être malheureux avec vous. Son discours me fit trembler. Jejugeai qu’elle était accablée de ses maux. Je m’efforçai de prendreun air plus tranquille, pour lui ôter ces funestes pensées de mortet de désespoir. Je résolus de tenir la même conduite àl’avenir&|160;; et j’ai éprouvé, dans la suite, que rien n’est pluscapable d’inspirer du courage à une femme que l’intrépidité d’unhomme qu’elle aime.

Lorsque j’eus perdu l’espérance de recevoir dusecours de Tiberge, je vendis mon cheval. L’argent que j’en tirai,joint à ce qui me restait encore de vos libéralités, me composa lapetite somme de dix-sept pistoles. J’en employai sept à l’achat dequelques soulagements nécessaires à Manon, et je serrai les dixautres avec soin, comme le fondement de notre fortune et de nosespérances en Amérique. Je n’eus point de peine à me faire recevoirdans le vaisseau. On cherchait alors des jeunes gens qui fussentdisposés à se joindre volontairement à la colonie. Le passage et lanourriture me furent accordés gratis. La poste de Paris devantpartir le lendemain, j’y laissai une lettre pour Tiberge. Elleétait touchante et capable de l’attendrir sans doute, au dernierpoint, puisqu’elle lui fit prendre une résolution qui ne pouvaitvenir que d’un fond infini de tendresse et de générosité pour unami malheureux.

Nous mîmes à la voile. Le vent ne cessa pointde nous être favorable. J’obtins du capitaine un lieu à part pourManon et pour moi. Il eut la bonté de nous regarder d’un autre œilque le commun de nos misérables associés. Je l’avais pris enparticulier dès le premier jour, et, pour m’attirer de lui quelqueconsidération, je lui avais découvert une partie de mes infortunes.Je ne crus pas me rendre coupable d’un mensonge honteux en luidisant que j’étais marié à Manon. Il feignit de le croire, et ilm’accorda sa protection. Nous en reçûmes des marques pendant toutela navigation. Il eut soin de nous faire nourrir honnêtement, etles égards qu’il eut pour nous servirent à nous faire respecter descompagnons de notre misère. J’avais une attention continuelle à nepas laisser souffrir la moindre incommodité à Manon. Elle leremarquait bien, et cette vue, jointe au vif ressentiment del’étrange extrémité où je m’étais réduit pour elle, la rendait sitendre et si passionnée, si attentive aussi à mes plus légersbesoins, que c’était, entre elle et moi, une perpétuelle émulationde services et d’amour. Je ne regrettais point l’Europe. Aucontraire, plus nous avancions vers l’Amérique, plus je sentais moncœur s’élargir et devenir tranquille. Si j’eusse pu m’assurer den’y pas manquer des nécessités absolues de la vie, j’auraisremercié la fortune d’avoir donné un tour si favorable à nosmalheurs.

Après une navigation de deux mois, nousabordâmes enfin au rivage désiré. Le pays ne nous offrit riend’agréable à la première vue. C’étaient des campagnes stériles etinhabitées, où l’on voyait à peine quelques roseaux et quelquesarbres dépouillés par le vent. Nulle trace d’hommes ni d’animaux.Cependant, le capitaine ayant fait tirer quelques pièces de notreartillerie, nous ne fûmes pas longtemps sans apercevoir une troupede citoyens du Nouvel Orléans, qui s’approchèrent de nous avec devives marques de joie. Nous n’avions pas découvert la ville. Elleest cachée, de ce côté-là, par une petite colline. Nous fûmes reçuscomme des gens descendus du Ciel. Ces pauvres habitantss’empressaient pour nous faire mille questions sur l’état de laFrance et sur les différentes provinces où ils étaient nés. Ilsnous embrassaient comme leurs frères et comme de chers compagnonsqui venaient partager leur misère et leur solitude. Nous prîmes lechemin de la ville avec eux, mais nous fûmes surpris de découvrir,en avançant, que,. ce qu’on nous avait vanté jusqu’alors comme unebonne ville, n’était qu’un assemblage de quelques pauvres cabanes.Elles étaient habitées par cinq ou six cents personnes. La maisondu Gouverneur nous parut un peu distinguée par sa hauteur et par sasituation. Elle est défendue par quelques ouvrages de terre, autourdesquels règne un large fossé.

Nous fûmes d’abord présentés à lui. Ils’entretint longtemps en secret avec le capitaine, et, revenantensuite à nous, il considéra, l’une après l’autre, toutes lesfilles qui étaient arrivées par le vaisseau. Elles étaient aunombre de trente, car nous en avions trouvé au Havre une autrebande, qui s’était jointe à la nôtre. Le Gouverneur, les ayantlongtemps examinées, fit appeler divers jeunes gens de la ville quilanguissaient dans l’attente d’une épouse. Il donna les plus joliesaux principaux et le reste fut tiré au sort. Il n’avait pointencore parlé à Manon, mais, lorsqu’il eut ordonné aux autres de seretirer il nous fit demeurer elle et moi. J’apprends du capitaine,nous dit-il, que vous êtes mariés et qu’il vous a reconnus sur laroute pour deux personnes d’esprit et de mérite. Je n’entre pointdans les raisons qui ont causé votre malheur mais, s’il est vraique vous ayez autant de savoir-vivre que votre figure me le promet,je n’épargnerai rien pour adoucir votre sort, et vous contribuerezvous-même à me faire trouver quelque agrément dans ce lieu sauvageet désert. Je lui répondis de la manière que je crus la plus propreà confirmer l’idée qu’il avait de nous. Il donna quelques ordrespour nous faire préparer un logement dans la ville, et il nousretint à souper avec lui. Je lui trouvai beaucoup de politesse,pour un chef de malheureux bannis. Il ne nous fit point dequestions, en public, sur le fond de nos aventures. La conversationfut générale, et, malgré notre tristesse, nous nous efforçâmes,Manon et moi, de contribuer à la rendre agréable.

Le soir il nous fit conduire au logement qu’onnous avait préparé. Nous trouvâmes une misérable cabane, composéede planches et de boue, qui consistait en deux ou trois chambres deplain-pied, avec un grenier au-dessus. Il y avait fait mettre cinqou six chaises et quelques commodités nécessaires à la vie. Manonparut effrayée à la vue d’une si triste demeure. C’était pour moiqu’elle s’affligeait, beaucoup plus que pour elle-même. Elles’assit, lorsque nous fûmes seuls, et elle se mit à pleureramèrement. J’entrepris d’abord de la consoler, mais lorsqu’ellem’eut fait entendre que c’était moi seul qu’elle plaignait, etqu’elle ne considérait, dans nos malheurs communs, que ce quej’avais à souffrir, j’affectai de montrer assez de courage, et mêmeassez de joie pour lui en inspirer. De quoi me plaindrais-je&|160;?lui dis-je. Je possède tout ce que je désire. Vous m’aimez,n’est-ce pas&|160;? Quel autre bonheur me suis-je jamaisproposé&|160;? Laissons au Ciel le soin de notre fortune. Je ne latrouve pas si désespérée, Le Gouverneur est un homme civil&|160;;il nous a marqué de la considération&|160;; il ne permettra pas quenous manquions du nécessaire. Pour ce qui regarde la pauvreté denotre cabane et la grossièreté de nos meubles, vous avez puremarquer qu’il y a peu de personnes ici qui paraissent mieuxlogées et mieux meublées que nous. Et puis, tu es une chimisteadmirable, ajoutai-je en l’embrassant, tu transformes tout enor.

Vous serez donc la plus riche personne del’univers, me répondit-elle, car s’il n’y eut jamais d’amour telque le vôtre, il est impossible aussi d’être aimé plus tendrementque vous l’êtes. Je me rends justice, continua-t-elle. Je sens bienque je n’ai jamais mérité ce prodigieux attachement que vous avezpour moi. Je vous ai causé des chagrins, que vous n’avez pu mepardonner sans une bonté extrême. J’ai été légère et volage, etmême en vous aimant éperdument, comme j’ai toujours fait, jen’étais qu’une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suischangée. Mes larmes, que vous avez vues couler si souvent depuisnotre départ de France, n’ont pas eu une seule fois mes malheurspour objet. J’ai cessé de les sentir aussitôt que vous avezcommencé à les partager. Je n’ai pleuré que de tendresse et decompassion pour vous. Je ne me console point d’avoir pu vouschagriner un moment dans ma vie. Je ne cesse point de me reprochermes inconstances et de m’attendrir en admirant de quoi l’amour vousa rendu capable pour une malheureuse qui n’en était pas digne, etqui ne payerait pas bien de tout son sang, ajouta-t-elle avec uneabondance de larmes, la moitié des peines qu’elle vous acausées.

Ses pleurs, son discours et le ton dont ellele prononça firent sur moi une impression si étonnante, que je crussentir une espèce de division dans mon âme. Prends garde, luidis-je, prends garde, ma chère Manon. Je n’ai point assez de forcepour supporter des marques si vives de ton affection&|160;; je nesuis point accoutumé à ces excès de joie. Ô Dieu&|160;!m’écriai-je, je ne vous demande plus rien. Je suis assuré du cœurde Manon. Il est tel que je l’ai souhaité pour être heureux&|160;;je ne puis plus cesser de l’être à présent. Voilà ma félicité bienétablie. Elle l’est, reprit-elle, si vous la faites dépendre demoi, et je sais où je puis compter aussi de trouver toujours lamienne. Je me couchai avec ces charmantes idées, qui changèrent macabane en un palais digne du premier roi du monde. L’Amérique meparut un lieu de délices après cela. C’est au Nouvel Orléans qu’ilfaut venir, disais-je souvent à Manon, quand on veut goûter lesvraies douceurs de l’amour. C’est ici qu’on s’aime sans intérêt,sans jalousie, sans inconstance. Nos compatriotes y viennentchercher de l’or&|160;; ils ne s’imaginent pas que nous y avonstrouvé des trésors bien plus estimables.

Nous cultivâmes soigneusement l’amitié duGouverneur. Il eut la bonté, quelques semaines après notre arrivée,de me donner un petit emploi qui vint à vaquer dans le fort.Quoiqu’il ne fût pas bien distingué, je l’acceptai comme une faveurdu Ciel. Il me mettait en état de vivre sans être à charge àpersonne. Je pris un valet pour moi et une servante pour Manon.Notre petite fortune s’arrangea. J’étais réglé dans maconduite&|160;; Manon ne l’était pas moins. Nous ne laissions pointéchapper l’occasion de rendre service et de faire du bien à nosvoisins. Cette disposition officieuse et la douceur de nos manièresnous attirèrent la confiance et l’affection de toute la colonie.Nous fûmes en peu de temps si considérés, que nous passions pourles premières personnes de la ville après le Gouverneur.

L’innocence de nos occupations, et latranquillité où nous étions continuellement, servirent à nous fairerappeler insensiblement des idées de religion. Manon n’avait jamaisété une fille impie. Je n’étais pas non plus de ces libertinsoutrés, qui font gloire d’ajouter l’irréligion à la dépravation desmœurs. L’amour et la jeunesse avaient causé tous nos désordres.L’expérience commençait à nous tenir lieu d’âge&|160;; elle fit surnous le même effet que les années. Nos conversations, qui étaienttoujours réfléchies, nous mirent insensiblement dans le goût d’unamour vertueux. Je fus le premier qui proposai ce changement àManon. Je connaissais les principes de son cœur. Elle était droiteet naturelle dans tous ses sentiments, qualité qui dispose toujoursà la vertu. Je lui fis comprendre qu’il manquait une chose à notrebonheur. C’est, lui dis-je, de le faire approuver du Ciel. Nousavons l’âme trop belle, et le cœur trop bien fait, l’un et l’autre,pour vivre volontairement dans l’oubli du devoir. Passe d’y avoirvécu en France, où il nous était également impossible de cesser denous aimer et de nous satisfaire par une voie légitime&|160;; maisen Amérique, où nous ne dépendons que de nous-mêmes, où nousn’avons plus à ménager les lois arbitraires du rang et de labienséance, où l’on nous croit même mariés, qui empêche que nous nele soyons bientôt effectivement et que nous n’anoblissions notreamour par des serments que la religion autorise&|160;? Pour moi,ajoutai-je, je ne vous offre rien de nouveau en vous offrant moncœur et ma main, mais je suis prêt à vous en renouveler le don aupied d’un autel. Il me parut que ce discours la pénétrait de joie.Croiriez-vous, me répondit-elle, que j’y ai pensé mille fois,depuis que nous sommes en Amérique&|160;? La crainte de vousdéplaire m’a fait renfermer ce désir dans mon cœur. Je n’ai pointla présomption d’aspirer à la qualité de votre épouse. Ah.&|160;!Manon, répliquai-je, tu serais bientôt celle d’un roi, si le Cielm’avait fait naître avec une couronne. Ne balançons plus. Nousn’avons nul obstacle à redouter. J’en veux parler dès aujourd’huiau Gouverneur et lui avouer que nous l’avons trompé jusqu’à cejour. Laissons craindre aux amants vulgaires, ajoutai-je, leschaînes indissolubles du mariage. Ils ne les craindraient pas s’ilsétaient sûrs, comme nous, de porter toujours celles de l’amour. Jelaissai Manon au comble de la joie, après cette résolution.

Je suis persuadé qu’il n’y a point d’honnêtehomme au monde qui n’eût approuvé mes vues dans les circonstancesoù j’étais, c’est-à-dire asservi fatalement à une passion que je nepouvais vaincre et combattu par des remords que je ne devais pointétouffer. Mais se trouvera-t-il quelqu’un qui accuse mes plaintesd’injustice, si je gémis de la rigueur du Ciel à rejeter un desseinque je n’avais formé que pour lui plaire&|160;? Hélas&|160;! quedis-je, à le rejeter&|160;? Il l’a puni comme un crime. Il m’avaitsouffert avec patience tandis que je marchais aveuglément dans laroute du vice, et ses plus rudes châtiments m’étaient réservéslorsque je commençais à retourner à la vertu. Je crains de manquerde force pour achever le récit du plus funeste événement qui fûtjamais.

J’allai chez le Gouverneur comme j’en étaisconvenu avec Manon, pour le prier de consentir à la cérémonie denotre mariage. Je me serais bien gardé d’en parler, à lui ni àpersonne, si j’eusse pu me promettre que son aumônier, qui étaitalors le seul prêtre de la ville, m’eût rendu ce service sans saparticipation&|160;; mais, n’osant espérer qu’il voulût s’engagerau silence, j’avais pris le parti d’agir ouvertement. Le Gouverneuravait un neveu, nommé Synnelet, qui lui était extrêmement cher.C’était un homme de trente ans, brave, mais emporté et violent. Iln’était point marié. La beauté de Manon l’avait touché dès le jourde notre arrivée&|160;; et les occasions sans nombre qu’il avaiteues de la voir, pendant neuf ou dix mois, avaient tellementenflammé sa passion, qu’il se consumait en secret pour elle.Cependant, comme il était persuadé, avec son oncle et toute laville&|160;; que j’étais réellement marié, il s’était rendu maîtrede son amour jusqu’au point de n’en laisser rien éclater et sonzèle s’était même déclaré pour moi, dans plusieurs occasions de merendre service. Je le trouvai avec son oncle, lorsque j’arrivai aufort. Je n’avais nulle raison qui m’obligeât de lui faire un secretde mon dessein, de sorte que je ne fis point difficulté dem’expliquer en sa présence. Le Gouverneur m’écouta avec sa bontéordinaire. Je lui racontai une partie de mon histoire, qu’ilentendit avec plaisir, et, lorsque je le priai d’assister à lacérémonie que je méditais, il eut la générosité de s’engager àfaire toute la dépense de la fête. Je me retirai fort content.

Une heure après, je vis entrer l’aumônier chezmoi. Je m’imaginai qu’il venait me donner quelques instructions surmon mariage&|160;; mais, après m’avoir salué froidement, il medéclara, en deux mots, que M.&|160;le Gouverneur me défendait d’ypenser, et qu’il avait d’autres vues sur Manon. D’autres vues surManon&|160;! lui dis-je, avec un mortel saisissement de cœur, etquelles vues donc, Monsieur l’aumônier&|160;? Il me répondit que jen’ignorais pas que M.&|160;le Gouverneur était le maître&|160;; queManon ayant été envoyée de France pour la colonie, c’était à lui àdisposer d’elle&|160;; qu’il ne l’avait pas fait jusqu’alors, parcequ’il la croyait mariée, mais, qu’ayant appris de moi-même qu’ellene l’était point, il jugeait à propos de la donner àM.&|160;Synnelet, qui en était amoureux. Ma vivacité l’emporta surma prudence. J’ordonnai fièrement à l’aumônier de sortir de mamaison, en jurant que le Gouverneur, Synnelet et toute la villeensemble n’oseraient porter la main sur ma femme, ou ma maîtresse,comme ils voudraient l’appeler.

Je fis part aussitôt à Manon du funestemessage que je venais de recevoir. Nous jugeâmes que Synnelet avaitséduit l’esprit de son oncle depuis mon retour et que c’étaitl’effet de quelque dessein médité depuis longtemps. Ils étaient lesplus forts. Nous nous trouvions dans le Nouvel Orléans comme aumilieu de la mer c’est-à-dire séparés du reste du monde par desespaces immenses. Où fuir&|160;? dans un pays inconnu, désert, ouhabité par des bêtes féroces, et par des sauvages aussi barbaresqu’elles&|160;? J’étais estimé dans la ville, mais je ne pouvaisespérer d’émouvoir assez le peuple en ma faveur pour en espérer unsecours proportionné au mal. Il eût fallu de l’argent&|160;;j’étais pauvre. D’ailleurs, le succès d’une émotion populaire étaitincertain, et si la fortune nous eût manqué, notre malheur seraitdevenu sans remède. Je roulais toutes ces pensées dans ma tête.J’en communiquais une partie à Manon. J’en formais de nouvellessans écouter sa réponse. Je prenais un parti&|160;; je le rejetaispour en prendre un autre. Je parlais seul, je répondais tout haut àmes pensées&|160;; enfin j’étais dans une agitation que je nesaurais comparer à rien parce qu’il n’y en eut jamais d’égale.Manon avait les yeux sur moi. Elle jugeait, par mon trouble, de lagrandeur du péril, et, tremblant pour moi plus que pour elle-même,cette tendre fille n’osait pas même ouvrir la bouche pourm’exprimer ses craintes. Après une infinité de réflexions, jem’arrêtai à la résolution d’aller trouver le Gouverneur pourm’efforcer de le toucher par des considérations d’honneur et par lesouvenir de mon respect et de son affection. Manon voulut s’opposerà ma sortie. Elle me disait, les larmes aux yeux&|160;: Vous allezà la mort. Ils vont vous tuer Je ne vous reverrai plus. Je veuxmourir avant vous. Il fallut beaucoup d’efforts pour la persuaderde la nécessité où j’étais de sortir et de celle qu’il y avait pourelle de demeurer au logis. Je lui promis qu’elle me reverrait dansun instant. Elle ignorait, et moi aussi, que c’était sur elle-mêmeque devaient tomber toute la colère du Ciel et la rage de nosennemis.

Je me rendis au fort. Le Gouverneur était avecson aumônier Je m’abaissai, pour le toucher, à des soumissions quim’auraient fait mourir de honte si je les eusse faites pour touteautre cause. Je le pris par tous les motifs qui doivent faire uneimpression certaine sur un cœur qui n’est pas celui d’un tigreféroce et cruel. Ce barbare ne fit à mes plaintes que deuxréponses, qu’il répéta cent fois&|160;: Manon, me dit-il, dépendaitde lui&|160;; il avait donné sa parole à son neveu. J’étais résolude me modérer jusqu’à l’extrémité. Je me contentai de lui dire queje le croyais trop de mes amis pour vouloir ma mort, à laquelle jeconsentirais plutôt qu’à la perte de ma maîtresse.

Je fus trop persuadé, en sortant, que jen’avais rien à espérer de cet opiniâtre vieillard, qui se seraitdamné mille fois pour son neveu. Cependant, je persistai dans ledessein de conserver jusqu’à la fin un air de modération, résolu,si l’on en venait aux excès d’injustice, de donner à l’Amérique unedes plus sanglantes et des plus horribles scènes que l’amour aitjamais produites. Je retournais chez moi, en méditant sur ceprojet, lorsque le sort, qui voulait hâter ma ruine, me fitrencontrer Synnelet. Il lut dans mes yeux une partie de mespensées. J’ai dit qu’il était brave&|160;; il vint à moi. Ne mecherchez-vous pas&|160;? me dit-il. Je connais que mes desseinsvous offensent, et j’ai bien prévu qu’il faudrait se couper lagorge avec vous. Allons voir qui sera le plus heureux. Je luirépondis qu’il avait raison, et qu’il n’y avait que ma mort qui pûtfinir nos différends. Nous nous écartâmes d’une centaine de pashors de la ville. Nos épées se croisèrent&|160;; je le blessai etje le désarmai presque en même temps. Il fut si enragé de sonmalheur qu’il refusa de me demander la vie et de renoncer à Manon.J’avais peut-être le droit de lui ôter tout d’un coup l’un etl’autre, mais un sang généreux ne se dément jamais. Je lui jetaison épée. Recommençons, lui dis-je, et songez que c’est sansquartier Il m’attaqua avec une furie inexprimable. Je doisconfesser que je n’étais pas fort dans les armes, n’ayant eu quetrois mois de salle à Paris. L’amour conduisait mon épée. Synneletne laissa pas de me percer le bras d’outre en outre, mais je lepris sur le temps et je lui fournis un coup si vigoureux qu’iltomba à mes pieds sans mouvement.

Malgré la joie que donne la victoire après uncombat mortel, je réfléchis aussitôt sur les conséquences de cettemort. Il n’y avait, pour moi, ni grâce ni délai de supplice àespérer. Connaissant, comme je faisais, la passion du Gouverneurpour son neveu, j’étais certain que ma mort ne serait pas différéed’une heure après la connaissance de la sienne. Quelque pressanteque fût cette crainte, elle n’était pas la plus forte cause de moninquiétude. Manon, l’intérêt de Manon, son péril et la nécessité dela perdre, me troublaient jusqu’à répandre de l’obscurité sur mesyeux et à m’empêcher de reconnaître le lieu où j’étais. Jeregrettai le sort de Synnelet. Une prompte mort me semblait le seulremède de mes peines. Cependant, ce fut cette pensée même qui mefit rappeler vivement mes esprits et qui me rendit capable deprendre une résolution. Quoi&|160;! je veux mourir, m’écriai-je,pour finir mes peines&|160;? Il y en a donc que j’appréhende plusque la perte de ce que j’aime&|160;? Ah&|160;! souffrons jusqu’auxplus cruelles extrémités pour secourir ma maîtresse, et remettons àmourir après les avoir souffertes inutilement. Je repris le cheminde la ville. J’entrai chez moi. J’y trouvai Manon à demi morte defrayeur et d’inquiétude. Ma présence la ranima. Je ne pouvais luidéguiser le terrible accident qui venait de m’arriver. Elle tombasans connaissance entre mes bras, au récit de la mort de Synneletet de ma blessure. J’employai plus d’un quart d’heure à lui faireretrouver le sentiment..

J’étais à demi mort moi-même. Je ne voyais pasle moindre jour à sa sûreté, ni à la mienne. Manon, queferons-nous&|160;? lui dis-je lorsqu’elle eut repris un peu deforce. Hélas&|160;! qu’allons-nous faire&|160;? Il fautnécessairement que je m’éloigne. Voulez-vous demeurer dans laville&|160;? Oui, demeurez-y. Vous pouvez encore y êtreheureuse&|160;; et moi je vais, loin de vous, chercher la mortparmi les sauvages ou entre les griffes des bêtes féroces. Elle seleva malgré sa faiblesse&|160;; elle me prit la main pour meconduire vers la porte. Fuyons ensemble, me dit-elle, ne perdonspas un instant. Le corps de Synnelet peut avoir été trouvé parhasard, et nous n’aurions pas le temps de nous éloigner. Mais,chère Manon&|160;! repris-je tout éperdu, dites-moi donc où nouspouvons aller. Voyez-vous quelque ressource&|160;? Ne vaut-il pasmieux que vous tâchiez de vivre ici sans moi, et que je portevolontairement ma tête au Gouverneur&|160;? Cette proposition nefit qu’augmenter son ardeur à partir. Il fallut la suivre. J’eusencore assez de présence d’esprit, en sortant, pour prendrequelques liqueurs fortes que j’avais dans ma chambre et toutes lesprovisions que je pus faire entrer dans mes poches. Nous dîmes ànos domestiques, qui étaient dans la chambre voisine, que nouspartions pour la promenade du soir, nous avions cette coutume tousles jours, et nous nous éloignâmes de la ville, plus promptementque la délicatesse de Manon ne semblait le permettre.

Quoique je ne fusse pas sorti de monirrésolution sur le lieu de notre retraite, je ne laissais pasd’avoir deux espérances, sans lesquelles j’aurais préféré la mort àl’incertitude de ce qui pouvait arriver à Manon. J’avais acquisassez de connaissance du pays, depuis près de dix mois que j’étaisen Amérique, pour ne pas ignorer de quelle manière on apprivoisaitles sauvages. On pouvait se mettre entre leurs mains, sans courir àune mort certaine. J’avais même appris quelques mots. de leurlangue et quelques-unes de leurs coutumes dans les diversesoccasions que j’avais eues de les voir. Avec cette tristeressource, j’en avais une autre du côté des Anglais qui ont, commenous, des établissements dans cette partie du Nouveau Monde. Maisj’étais effrayé de l’éloignement. Nous avions à traverser, jusqu’àleurs colonies, de stériles campagnes de plusieurs journées delargeur, et quelques montagnes si hautes et si escarpées que lechemin en paraissait difficile aux hommes les plus grossiers et lesplus vigoureux. Je me flattais, néanmoins, que nous pourrions tirerparti de ces deux ressources&|160;: des sauvages pour aider à nousconduire, et des Anglais pour nous recevoir dans leurshabitations.

Nous marchâmes aussi longtemps que le couragede Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues, carcette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt.Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui étaitimpossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit. Nous nousassîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver unarbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changerle linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notredépart. Je m’opposai en vain à ses volontés. J’aurais achevé del’accabler mortellement, si je lui eusse refusé la satisfaction deme croire à mon aise et sans danger, avant que de penser à sapropre conservation. Je me soumis durant quelques moments à sesdésirs. Je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais,lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur lamienne ne prit-elle pas son tour&|160;! Je me dépouillai de tousmes habits, pour lui faire trouver la terre moins dure en lesétendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voiremployer à son usage tout ce que je pus imaginer de moinsincommode. J’échauffai ses mains par mes baisers ardents et par lachaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller prèsd’elle, et à prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux etpaisible. Ô Dieu&|160;! que mes vœux étaient vifs etsincères&|160;! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu dene les pas exaucer&|160;!

Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récitqui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple.Toute ma vie est destinée à le pleurer Mais, quoique je le portesans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaquefois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie dela nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osaispousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler sonsommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains,qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de monsein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant uneffort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible,qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord cediscours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’yrépondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, sessoupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrementde ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes,me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigezpoint de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vousrapporte ses dernières expressions. Je la perdis&|160;; je reçusd’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. C’esttout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal etdéplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne metrouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu quej’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renoncevolontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures labouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon.Mon dessein était d’y mourir&|160;; mais je fis réflexion, aucommencement du second jour, que son corps serait exposé, après montrépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai larésolution de l’enterrer et d’attendre la mort sur sa fosse.J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que lejeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantitéd’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir auxliqueurs que j’avais apportées. Elles me rendirent autant de forcequ’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il nem’était pas difficile d’ouvrir la terre, dans le lieu où je metrouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis monépée, pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secoursque de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole demon cœur après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits,pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet étatqu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plusparfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérailongtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mesforces recommençant à s’affaiblir et craignant d’en manquer tout àfait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dansle sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et deplus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tournévers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrirjamais, j’invoquai le secours du Ciel et j’attendis la mort avecimpatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que,pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit pointune larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternationprofonde où j’étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupéle cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleurAussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais surla fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui merestait.

Après ce que vous venez d’entendre, laconclusion de mon histoire est de si peu d’importance, qu’elle nemérite pas la peine que vous voulez bien prendre à l’écouter. Lecorps de Synnelet ayant été rapporté à la ville et ses plaiesvisitées avec soin, il se trouva, non seulement qu’il n’était pasmort, mais qu’il n’avait pas même reçu de blessure dangereuse. Ilapprit à son oncle de quelle manière les choses s’étaient passéesentre nous, et sa générosité le porta sur-le-champ à publier leseffets de la mienne. On me fit chercher, et mon absence, avecManon, me fit soupçonner d’avoir pris le parti de la fuite. Ilétait trop tard pour envoyer sur mes traces&|160;; mais lelendemain et le jour suivant furent employés à me poursuivre. On metrouva, sans apparence de vie, sur la fosse de Manon, et ceux quime découvrirent en cet état, me voyant presque nu et sanglant de mablessure, ne doutèrent point que je n’eusse été volé et assassiné.Ils me portèrent à la ville. Le mouvement du transport réveilla messens. Les soupirs que je poussai, en ouvrant les yeux et engémissant de me retrouver parmi les vivants, firent connaître quej’étais encore en état de recevoir du secours. On m’en donna detrop heureux. Je ne laissai pas d’être renfermé dans une étroiteprison. Mon procès fut instruit, et, comme Manon ne paraissaitpoint, on m’accusa de m’être défait d’elle par un mouvement de rageet de jalousie. Je racontai naturellement ma pitoyable aventure.Synnelet, malgré les transports de douleur où ce récit le jeta, eutla générosité de solliciter ma grâce. Il l’obtint. J’étais sifaible qu’on fut obligé de me transporter de la prison dans monlit, où je fus retenu pendant trois mois par une violente maladie.Ma haine pour la vie ne diminuait point. J’invoquaiscontinuellement la mort et je m’obstinai longtemps à rejeter tousles remèdes. Mais le Ciel, après m’avoir puni avec tant de rigueuravait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses châtiments.Il m’éclaira de ses lumières, qui me firent rappeler des idéesdignes de ma naissance et de mon éducation. La tranquillité ayantcommencé de renaître un peu dans mon âme, ce changement fut suivide près par ma guérison. Je me livrai entièrement aux inspirationsde l’honneur, et je continuai de remplir mon petit emploi, enattendant les vaisseaux de France qui vont, une fois chaque année,dans cette partie de l’Amérique. J’étais résolu de retourner dansma patrie pour y réparer, par une vie sage et réglée, le scandalede ma conduite. Synnelet avait pris soin de faire transporter lecorps de ma chère maîtresse dans un lieu honorable.

Ce fut environ six semaines après monrétablissement que, me promenant seul, un jour sur le rivage, jevis arriver un vaisseau que des affaires de commerce amenaient auNouvel Orléans. J’étais attentif au débarquement de l’équipage. Jefus frappé d’une surprise extrême en reconnaissant Tiberge parmiceux qui s’avançaient vers la ville. Ce fidèle ami me remit deloin, malgré les changements que la tristesse avait faits sur monvisage. Il m’apprit que l’unique motif de son voyage avait été ledésir de me voir et de m’engager à retourner en France&|160;;qu’ayant reçu la lettre que je lui avais écrite du Havre, il s’yétait rendu en personne pour me porter les secours que je luidemandais&|160;; qu’il avait ressenti la plus vive douleur enapprenant mon départ et qu’il serait parti sur le champ pour mesuivre, s’il eût trouvé un vaisseau prêt à faire voile&|160;; qu’ilen avait cherché pendant plusieurs mois dans divers ports et qu’enayant enfin rencontré un, à Saint-Malo, qui levait l’ancre pour laMartinique, il s’y était embarqué, dans l’espérance de se procurerde là un passage facile au Nouvel Orléans&|160;; que, le vaisseaumalouin ayant été pris en chemin par des corsaires espagnols etconduit dans une de leurs îles, il s’était échappé paradresse&|160;; et qu’après diverses courses, il avait trouvél’occasion du petit bâtiment qui venait d’arriver pour se rendreheureusement près de moi.

Je ne pouvais marquer trop de reconnaissancepour un ami si généreux et si constant. Je le conduisis chez moi.Je le rendis le maître de tout ce que je possédais. Je lui appristout ce qui m’était arrivé depuis mon départ de France, et pour luicauser une joie à laquelle il ne s’attendait pas, je lui déclaraique les semences de vertu qu’il avait jetées autrefois dans moncœur commençaient à produire des fruits dont il allait êtresatisfait. Il me protesta qu’une si douce assurance le dédommageaitde toutes les fatigues de son voyage.

Nous avons passé deux mois ensemble au NouvelOrléans, pour attendre l’arrivée des vaisseaux de France, et nousétant enfin mis en mer nous prîmes terre, il y a quinze jours, auHavre-de-Grâce. J’écrivis à ma famille en arrivant. J’ai appris,par la réponse de mon frère aîné, la triste nouvelle de la mort demon père, à laquelle je tremble, avec trop de raison, que meségarements n’aient contribué. Le vent étant favorable pour Calais, je me suis embarqué aussitôt, dans le dessein de me rendre àquelques lieues de cette ville, chez un gentilhomme de mes parents,où mon frère m’écrit qu’il doit attendre mon arrivée.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

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