Categories: Romans

Carmilla

Carmilla

de Joseph Sheridan Le Fanu

PREFACE

Carmilla, composée par Sheridan le Fanu (1814-1873), est l’une des premières œuvres de la littérature vampirique –après Le Vampire de Polidori et Varney d’une plume anonyme, puisqu’elle parait en 1871, c’est à dire 26 ans avant le Dracula de Bram Stoker. Tout comme ce dernier, Le Fanu est irlandais, et appartient à l’ascendancy protestante ; il ont, tous deux, fréquenté les couloirs du Trinity Collège de Dublin, ainsi que les salons mondains de la bonne société. C’est dans un de ces salons qu’un beau soir,Carmilla fut lu à Stoker, par Mrs Wilde elle même. Ce texte influencera Stoker au point que celui-ci fera apparaître sa tombe,par l’entremise du tombeau colossal d’une comtesse vampire, dans le premier chapitre de sa première version de Dracula. Son éditeur,n’appréciant guère cette référence à une œuvre aussi sulfureuse,lui fera supprimer ce passage (passage qui sera ultérieurement réutilisé dans la courte nouvelle de Stoker, L’Invité de Dracula).

Quand Le Fanu écrit Carmilla, à la fin de sa vie,il est déjà un auteur confirmé. Écrivain prolixe, propriétaire pendant de nombreuses années du prestigieux Dublin University Magazine, il s’est essayé à tout les genres : romans, articles et essais, théâtre, poésie, nouvelles. Il connu un succès certain avec Oncle Silas (1864), considéré comme un chef-d’œuvre tardif du roman gothique.

Carmilla s’inscrit dans la grande tradition du roman gothique irlandais. Il en possède la plupart des caractéristiques archétypiques : naïveté de l’héroïne, forme du journal intime,cadre médiéval sombre et mélancolique, références aux anciens romans légendaires médiévaux.

L’histoire de Carmilla semble avoir été inspirée à Le Fanupar l’ouvrage du bénédictin Dom Augustin Calmet (auteur de lafameuse Dissertation sur les Apparitions des Esprits, lesVampires, les Revenants… – 1751) qui est traduit en anglais dès1850. Le Fanu en reprend nombre d’anecdotes (la commissionofficielle autrichienne, l’histoire du bûcheron, ainsi que lesouvrages traitant des vampires cités à la fin de Carmillaet qui figurent aussi dans le livre de Calmet…).

Autre caractéristique qui distingue Carmilla parson originalité : c’est un des premier ouvrages qui, dans le cadrede l’Angleterre puritaine et victorienne du XIXe, ose traiter del’homosexualité féminine, avec la trouble relation entre Carmilla,la brune voluptueuse, et Laura, la blonde effarouchée. Une grandesensualité se dégage de ce récit où tout n’est que suggestion.L’érotisme se mêle à la monstruosité (l’édition américaine de 1975présentait Carmilla comme un roman « pervers »).

Carmilla est aussi le premier ouvrage à fidèlement retracerla méthode traditionnelle de destruction du vampire (pieux dans lecœur, décapitation, puis incinération du corps).

Une œuvre originale et novatrice en son temps, empreinte dela sensibilité et de l’élégance, propres aux siècles passés. Uneœuvre que l’on n’oublie pas.

PROLOGUE

Sur un feuillet joint au récit que l’on va lire, le docteurHesselius a rédigé une note assez détaillée, accompagnée d’uneréférence à son essai sur l’étrange sujet que le manuscrit éclaired’une vive lumière.

Ce mystérieux sujet, il le traite, dans cet essai, avec sonérudition et sa finesse coutumières, une netteté et unecondensation de pensée vraiment remarquables. Ledit essai neformera qu’un seul tome des œuvres complètes de cet hommeextraordinaire.

Comme, dans le présent volume, je publie le compte rendu del’affaire dans le seul but d’intéresser les profanes, je ne veuxprévenir en rien l’intelligente femme qui la raconte. C’estpourquoi, après mûre réflexion, j’ai décidé de m’abstenir deprésenter au lecteur un précis de l’argumentation du savantdocteur, ou un extrait de son exposé sur un sujet dont il affirmequ’il « touche, très vraisemblablement, aux plus secrets arcanes dela dualité de notre existence et de ses intermédiaires ».

Après avoir trouvé cette note, j’éprouvai le vif désir derenouer la correspondance entamée, il y a bien des années, par ledocteur Hesselius avec la personne qui lui a fourni sesrenseignements, et qui semble avoir possédé une intelligence et unecirconspection peu communes. Mais, à mon grand regret, je découvrisqu’elle était morte entre-temps.

Selon toute probabilité, elle n’aurait pu ajouter grand-chose aurécit qu’elle nous communique dans les pages suivantes, avec dansla mesure où je puis en juger, tant de consciencieuse minutie.

Chapitre 1FRAYEUR D’ENFANT

En Styrie, bien que nous ne comptions nullement parmi les grandsde ce monde, nous habitons un château ou schloss. Danscette contrée, un revenu modeste permet de vivre largement : huitou neuf cents livres par an font merveille. Le nôtre eût été bienmaigre si nous avions dû vivre au milieu des familles riches denotre patrie (mon père est anglais, et je porte un nom anglais bienque je n’aie jamais vu l’Angleterre). Mais ici, dans ce payssolitaire et primitif, où tout est si étonnamment bon marché, je nevois pas comment un revenu beaucoup plus important ajouterait quoique ce soit à notre bien-être matériel, voire même à notreluxe.

Mon père, officier dans l’armée autrichienne, prit sa retraitepour vivre d’une pension d’État et de son patrimoine. Il achetaalors, pour une bouchée de pain, cette demeure féodale ainsi que lepetit domaine où elle est bâtie.

Rien ne saurait être plus pittoresque et plus solitaire. Elle setrouve sur une légère éminence, au cœur d’une forêt. La route, trèsvieille et très étroite, passe devant son pont-levis (que j’aitoujours vu baissé) et ses douves abondamment pourvues de perches,où voguent de nombreux cygnes parmi de blanches flottilles denénuphars.

Au-dessus de tout ceci, le schloss dresse sa façade auxmultiples fenêtres, ses tours, sa chapelle gothique.

Devant l’entrée, la forêt s’ouvre pour former une clairièrepittoresque, de forme irrégulière ; à droite, un pont gothiqueen pente raide permet à la route de franchir un cours d’eau dontles méandres s’enfoncent dans l’ombre dense des arbres.

J’ai dit que ce lieu était très solitaire. Jugez un peu combiencela est vrai. Lorsqu’on regarde depuis la porte de la grand-salleen direction de la route, la forêt s’étend sur quinze milles àdroite et sur douze milles à gauche. Le plus proche village habitése trouve à environ sept milles anglais vers la gauche. Le plusproche schloss habité auquel se rattachent des souvenirshistoriques est celui du général Spielsdorf, à quelque vingt millesvers la droite.

J’ai dit : « le plus proche village habité ». En effet,à moins de trois milles vers l’ouest, dans la direction duschloss du général Spieisdort, il y a un villageabandonné. Sa charmante petite église, aujourd’hui à ciel ouvert,renferme dans ses bas-côtés les tombeaux croulants de l’altièrefamille des Karnstein, aujourd’hui éteinte, jadis propriétaire duchâteau, désert lui aussi, qui, au cœur de l’épaisse forêt, domineles ruines silencieuses de l’agglomération.

Sur la cause de l’abandon de ce lieu impressionnant etmélancolique, une légende court que je vous narrerai une autrefois.

Pour l’instant, je dois vous dire combien les habitants de notrelogis sont peu nombreux, (Je passe sous silence les domestiques etles divers employés qui occupent des chambres dans les bâtimentsrattachés au château). Écoutez bien, et émerveillez-vous ! Ily a d’abord mon père, le meilleur homme du monde, mais qui commenceà se faire vieux, et moi-même qui n’ai que dix-neuf ans au momentde mon histoire (huit ans se sont écoulés depuis lors). Mon père etmoi formions toute la famille. Ma mère, une Styrienne, était morteau cours de ma petite enfance ; mais j’avais une gouvernanteau grand cœur, dont je peux dire qu’elle se trouvait auprès de moidepuis mon tout jeune âge. Je ne saurais évoquer une période de monexistence où son large visage bienveillant ne soit pas une imagefamilière dans ma mémoire. C’était Mme Perrodon, originaire deBerne, dont les soins attentifs et l’infinie bonté réparèrent pourmoi, dans une certaine mesure, la perte de ma mère que je ne merappelle en aucune façon, tant j’étais jeune au moment de sa mort.Cette excellente femme était la troisième personne du petit grouperéuni autour de notre table à l’heure des repas. Il y en avaitencore une quatrième : Mlle De Lafontaine, qui remplissait lesfonctions de préceptrice. Elle parlait le français etl’allemand ; Mme Perrodon, le français et un mauvaisanglais ; mon père et moi, l’anglais que nous employons tousles jours, en partie pour nous empêcher de l’oublier, en partiepour des motifs patriotiques. Il en résultait un langage digne dela tour de Babel, dont les personnes étrangères au château avaientcoutume de rire et que je ne perdrai pas mon temps à essayer dereproduire dans ce récit. Enfin, deux ou trois jeunes filles de mesamies, à peu près de mon âge, venaient faire parfois des séjoursplus ou moins longs chez nous, et je leur rendais leursvisites.

Telles étaient nos ressources sociales habituelles ; mais,naturellement, il nous arrivait de recevoir la visite inopinée dequelque « voisin », résidant à cinq ou six lieues de distanceseulement. Malgré tout, je puis vous l’affirmer, je menais uneexistence assez solitaire.

Mes deux gouvernantes avaient sur moi la seule autorité dontpouvaient user deux personnes aussi sages à l’égard d’une enfantplutôt gâtée, orpheline de sa mère, et dont le père lui laissaitfaire à peu près tout ce qu’elle voulait en toute chose.

Le premier incident de mon existence, qui produisit une terribleimpression sur mon esprit et qui, en fait, ne s’est jamais effacéde ma mémoire, compte au nombre de mes souvenirs les pluslointains. (D’aucuns le jugeront trop insignifiant pour mériter defigurer dans ce récit ; mais vous verrez par la suite pourquoij’en fais mention.) La chambre des enfants (comme on l’appelait,bien que j’en fusse la seule occupante) était une grande pièce auplafond de chêne en pente raide, située au dernier étage duchâteau. Une nuit, alors que j’avais à peine six ans, je m’éveillaisoudain, et, après avoir regardé autour de moi, je ne vis pas mabonne dans la chambre. Comme ma nourrice ne s’y trouvait pas nonplus, je me crus seule. Je n’eus pas peur le moins du monde, carj’étais un de ces enfants heureux que l’on s’applique à garder dansl’ignorance des histoires de fantômes, des contes de fées, et detoutes ces légendes traditionnelles qui nous font cacher notre têtesous les couvertures quand la porte craque brusquement ou quand ladernière clarté d’une chandelle expirante fait danser plus près denotre visage l’ombre d’une colonne de lit sur le mur. Contrariée etoffensée de me retrouver négligée de la sorte (car tel était monsentiment), je commençai à geindre, en attendant de me mettre àhurler de bon cœur ; mais, à ce moment précis, je fus toutétonnée de voir un très beau visage à l’expression solennelle entrain de me regarder d’un côté du lit. C’était celui d’une jeunefille agenouillée, les mains sous mon couvre-pied. Je la contemplaiavec un émerveillement ravi, et cessai de pleurnicher. Elle mecaressa de ses mains, puis s’étendit à côté de moi et m’attiracontre elle en souriant. Aussitôt, j’éprouvai un calme délicieux etje me rendormis. Je fus réveillée par la sensation de deuxaiguilles qui s’enfonçaient profondément dans ma gorge, et jepoussai un cri perçant. La jeune fille s’écarta d’un mouvementbrusque, les yeux fixés sur moi, puis se laissa glisser sur leparquet, et, à ce qu’il me sembla, se cacha sous le lit.

Alors, ayant vraiment peur pour la première fois, je me mis àhurler de toutes mes forces. Nourrice, bonne et femme de chargeentrèrent en courant. Après avoir entendu mon histoire, ellefeignirent d’en faire peu de cas, tout en s’efforçant de me calmerpar tous les moyens. Mais, malgré mon jeune âge, je discernai uneexpression d’anxiété inhabituelle sur leur visage blême, et je lesvis regarder sous le lit, inspecter la chambre, jeter des coupsd’œil sous les tables et ouvrir les armoires. Après quoi, la femmede charge murmura à l’oreille de la bonne : « Passez votre maindans ce creux sur le lit ; quelqu’un s’est bel et bien couchélà, aussi vrai que vous avez omis de le faire : l’endroit estencore tiède. »

Je me rappelle que la bonne me cajola tendrement ; aprèsquoi, les trois femmes examinèrent ma gorge à l’endroit oùj’affirmais avoir senti les piqûres ; et elles déclarèrentqu’il n’y avait pas le moindre signe visible que pareille chose mefût arrivée.

Elles restèrent auprès de moi pendant toute la nuit ; etdésormais, une servante me veilla dans la chambre jusqu’à ce quej’eusse atteint mes quatorze ans.

À la suite de cet incident, je restai pendant longtemps trèsnerveuse. On fit venir un médecin, qui était un homme d’âge mûr.Avec quelle netteté je me rappelle son visage long et blême, àl’air sombre, légèrement marqué par la petite vérole, et saperruque brune ! Pendant plusieurs semaines, il vint auchâteau un jour sur deux et me fit prendre des remèdes, ce qui,naturellement, me parut détestable.

Le matin qui suivit la nuit où je vis cette apparition, je fusen proie à une telle terreur que, bien qu’il fît grand jour, je nepus supporter de rester seule un instant.

Je me rappelle que mon père monta dans ma chambre, se posta àmon chevet et se mit à bavarder gaiement. Il posa plusieursquestions à la nourrice dont une des réponses le fit rire de boncœur. Enfin, il me tapota l’épaule, m’embrassa, et me dit de neplus avoir peur : tout cela n’était qu’un rêve dont il ne pouvaitrésulter aucun mal pour moi.

Néanmoins, ses paroles ne m’apportèrent aucun réconfort, car jesavais bien que la visite de cette femme inconnue n’était pas unrêve ; et j’avais terriblement peur.

La bonne me consola un peu en m’assurant que c’était elle quiétait venue me voir et s’était couchée dans le lit à côté de moi :j’avais dû rêver à moitié, puisque je n’avais pas reconnu sonvisage. Mais cette déclaration, pourtant confirmée par la nourrice,ne me satisfit pas entièrement.

Je me rappelle encore, au cours de cette journée, qu’unvénérable vieillard en soutane noire entra dans ma chambre avec labonne, la nourrice et la femme de charge. Il leur adressa quelquesmots, puis me parla d’un ton bienveillant. Il avait un visage trèsbon, très doux, et il me dit qu’ils allaient prier tous les quatre.Ensuite, m’ayant fait joindre les mains, il me demanda de prononcerdoucement, pendant leur oraison, la phrase suivante : « Seigneur,entends toutes les prières en notre faveur, pour l’amour de Jésus.» Je crois que ce sont bien les mots exacts, car je me les suisrépétés souvent, et, pendant des années, ma nourrice me les a faitdire au cours de mes prières.

Je garde un souvenir très net du doux visage pensif de cevieillard aux cheveux blancs, en soutane noire, debout dans cettechambre spacieuse, de couleur marron, garnie de meubles grossiersdatant de trois siècles, dont la sombre atmosphère était à peineéclairée par la faible lumière que laissait pénétrer la fenêtretreillissée. Il se mit à genoux, les trois femmesl’imitèrent ; puis il pria tout haut, d’une voix tremblante etpleine d’ardeur, pendant fort longtemps, à ce qu’il me sembla.

J’ai oublié toute la partie de mon existence antérieure à cetévénement, et la période qui le suivit immédiatement n’est pasmoins obscure ; mais les scènes que je viens de décrire sontaussi nettes dans ma mémoire que les images isolées d’unefantasmagorie entourée de ténèbres.

Chapitre 2UNE INVITÉE

Je vais maintenant vous narrer une chose si étrange qu’il vousfaudra faire appel à toute votre confiance en ma véracité pourajouter foi à mon histoire. Cependant, non seulement elle estvraie, mais encore elle relate des faits dont je fus le témoinoculaire.

Par une douce soirée d’été, mon père m’invita, comme il lefaisait parfois, à me promener avec lui dans cette superbeclairière qui, je l’ai déjà dit, s’étendait devant le château.

– Le général Spielsdorf ne peut pas venir aussi tôt qu’ill’avait espéré, me déclara-t-il pendant que nous poursuivions notremarche.

Le général s’était proposé de passer quelques semaines cheznous, et nous avions attendu son arrivée pour le lendemain. Ildevait emmener avec lui une jeune fille, sa pupille et nièce, MlleRheinfeldt. Je n’avais jamais vu cette dernière, mais j’avaissouvent entendu dire qu’elle était absolument charmante, et jem’étais promis de passer en sa compagnie bien des jours heureux.Par suite, je fus beaucoup plus déçue que ne saurait l’imaginer unejeune fille résidant à la ville ou dans un lieu très animé. Cettevisite et la nouvelle relation qu’elle devait me procurer avaientnourri mes rêveries pendant plusieurs semaines.

– Quand donc viendra-t-il ? demandai-je.

– Pas avant l’automne. Sûrement pas avant deux mois. Et je suismaintenant très heureux, ma chérie, que tu n’aies jamais connu MlleRheinfeldt.

– Pourquoi cela ? dis-je, à la fois curieuse etmortifiée.

– Parce que la pauvre enfant est morte. J’avais complètementoublié que je ne t’en avais pas informée ; mais tu n’étais pasdans la salle, ce soir, quand j’ai reçu la lettre du général.

Cette nouvelle me bouleversa. Le général Spielsdorf avaitmentionné dans sa première missive, six ou sept semainesauparavant, que sa nièce n’était pas en aussi bonne santé qu’ill’eût souhaité, mais rien ne suggérait le moindre soupçon dedanger.

– Voici la lettre du général, poursuivit mon père en me tendantun feuillet de papier. Je crains qu’il ne soit en proie à uneprofonde affliction. Il me semble qu’il a tracé ces lignes dans unaccès de quasi-démence.

Nous nous assîmes sur un banc grossier, sous un bouquet detilleuls magnifiques. Le soleil, dans toute sa mélancoliquesplendeur, déclinait à l’horizon sylvestre ; la rivière quicoule à côté de notre château et passe sous le vieux pont dont j’aiparlé sinuait entre plusieurs groupes de nobles arbres, presque ànos pieds, reflétant sur ses eaux la pourpre évanescente du ciel.La lettre du général Spielsdorf était si extraordinaire, sivéhémente, et, par endroits, si pleine de contradictions, que,l’ayant lue deux fois (et la deuxième à voix haute), je fuscontrainte de supposer, pour en expliquer le contenu, que ledésespoir avait troublé la raison de son auteur.

En voici la teneur :

« J’ai perdu ma fille chérie, car, en vérité, je l’aimais commema propre fille. Pendant les derniers jours de la maladie deBertha, j’ai été incapable de vous écrire. Jusqu’alors je n’avaispas la moindre idée qu’elle fût en danger. Je l’ai perdue ; etvoilà maintenant que j’apprends tout – trop tard.

« Elle est morte dans la paix de l’innocence, dans l’éblouissantespoir d’une bienheureuse vie future. Sa mort est l’œuvre du démonqui a trahi notre folle hospitalité. Je croyais recevoir, dans mamaison, l’innocence et la gaieté en la personne d’une charmantecompagne pour ma Bertha disparue. Ciel ! quel imbécile j’aiété !

« Je remercie Dieu que cette enfant soit morte sans soupçonnerla cause de ses souffrances. Elle a passé sans même conjecturer lanature de son mal et la passion maudite de l’auteur de toute cettemisère. Je consacrerai le reste de mes jours à retrouver puis àexterminer un monstre. On m’a dit que je pouvais espérer accomplirmon équitable et miséricordieux dessein. Pour l’instant, je n’aiqu’une très faible lueur pour me guider. Je maudis ma vaniteuseincrédulité, ma méprisable affectation de supériorité, monaveuglement, mon obstination ; mais tout cela – trop tard. Jene puis écrire ou parler de sang-froid à l’heure actuelle. Dès quej’aurai un peu retrouvé mes esprits, j’ai l’intention de meconsacrer pendant un certain temps à une enquête qui me conduirapeut-être jusqu’à Vienne. Au cours de l’automne, dans deux moisd’ici, ou même plus tôt, si Dieu me prête vie, j’irai vous voir –du moins si vous le voulez bien. À ce moment, je vous dirai tout ceque je n’ose guère coucher sur le papier aujourd’hui. Adieu.

Priez pour moi, mon cher ami. »

C’est ainsi que cette étrange missive prenait fin. Quoique jen’eusse jamais vu Bertha Rheinfeldt, mes yeux s’emplirent delarmes. J’étais tout effrayée, en même temps que profondémentdéçue.

Le soleil venait de se coucher ; lorsque je rendis lalettre du général à mon père, le crépuscule envahissait déjà leciel.

La soirée était douce et claire. Nous continuâmes à flâner, enformant mainte hypothèse sur la signification possible des phrasesviolentes et incohérentes que je venais de lire. Nous avionspresque un mille à parcourir avant d’atteindre la route qui passedevant le château : lorsque nous y arrivâmes, l’astre des nuitsbrillait dans tout son éclat. Au pont-levis, nous rencontrâmes MmePerrodon et Mlle De Lafontaine, qui venaient de sortir, nu-tête,pour jouir du merveilleux clair de lune.

En approchant, nous entendîmes leurs voix babillardes poursuivreun dialogue animé. Nous les rejoignîmes à l’entrée du pont-levis,puis nous nous retournâmes pour admirer avec elles l’admirabletableau offert à nos regards.

Devant nous s’étendait la clairière que nous venions detraverser. Sur notre gauche, la route étroite s’éloignait ensinuant sous des bouquets d’arbres altiers, pour se perdre enfindans les profondeurs touffues de la forêt. (Sur la droite, je l’aidéjà dit, cette même route franchit le vieux pont gothique prèsduquel se dresse une tour en ruine, jadis gardienne dupassage ; au-delà du pont, une éminence abrupte et boiséelaisse voir dans l’ombre des rocs grisâtres tapissés delierre.)

Au-dessus du gazon et des basses terres s’étendait mollement unemince couche de brume, légère comme une fumée, qui masquait lesdistances de son voile transparent ; par endroits, nousapercevions la faible lueur de la rivière au clair de lune.

Nul ne saurait imaginer scène plus douce et plus paisible. Lanouvelle que je venais d’apprendre la teintait de mélancolie, maisrien ne pouvait troubler sa profonde sérénité, non plus que lasplendeur enchanteresse de ce paysage estompé.

Mon père, grand amateur de pittoresque, et moi-même,contemplions en silence la perspective au-dessous de nous. Les deuxexcellentes gouvernantes, un peu en retrait, commentaient lespectacle et discouraient interminablement au sujet de l’astre desnuits.

Mme Perrodon, femme très opulente, d’âge mûr, à l’âmeromanesque, bavardait en soupirant de façon poétique. Mlle DeLafontaine (en digne fille de son père, un Allemand réputé pour sontour d’esprit psychologique, métaphysique et tant soit peumystique) déclarait que lorsque la lune brillait d’un éclat siintense cela dénotait (la chose était universellement admise) uneactivité spirituelle toute spéciale. La pleine lune à un pareildegré de clarté avait des effets multiples. Elle agissait sur lesrêveurs, sur les fous, sur les nerveux ; elle avaitd’extraordinaires influences physiques en rapport avec la vie. À cepropos, Mademoiselle nous raconta l’anecdote suivante. Un de sescousins, second à bord d’un navire marchand, s’étant endormi sur lepont par une nuit semblable, couché sur le dos, le visage exposé àla clarté lunaire, avait rêvé qu’une vieille femme lui griffait lajoue. À son réveil, il avait constaté que tous ses traits étaientaffreusement tirés d’un côté ; et son visage n’avait, depuislors, jamais retrouvé sa symétrie.

– La lune, cette nuit, dit-elle, est riche en influencesmagnétiques et odiques[1] … Et voyezdonc, derrière vous, la façade du château : toutes ses fenêtresscintillent de mille feux allumés par cette splendeur argentée,comme si des mains invisibles avaient illuminé les pièces pourrecevoir des hôtes surnaturels.

Il est certains états d’indolence de l’âme, où, bien que nous nesoyons pas nous-mêmes enclins à parler, la conversation des autresparaît agréable à notre oreille distraite. Ainsi, je continuais àcontempler le paysage, fort contente d’entendre le babillage desdeux femmes.

– Je me sens d’humeur mélancolique, ce soir, déclara mon pèreaprès un instant de silence.

Puis, citant Shakespeare (qu’il avait coutume de lire à hautevoix pour nous permettre de cultiver notre anglais) il poursuivit:

– J’ignore, en vérité, pourquoi je suis si triste. Celam’oppresse, et cela vous oppresse aussi ; Mais, Comment j’aipu contracter ce mal…[2] J’ai oubliéla suite. Mais j’ai l’impression qu’un grand malheur est suspendusur nos têtes. Je suppose que cela est dû en partie à la lettredésespérée du pauvre général.

À ce moment, un bruit insolite de roues de voiture et de sabotsde chevaux sur la route retint notre attention.

Il semblait venir de l’éminence que domine le pont, et, bientôtl’équipage apparut à cet endroit. D’abord, deux cavalierstraversèrent le pont ; puis vint une voiture attelée à quatrechevaux, suivie de deux cavaliers.

Le véhicule devait transporter un personnage de haut rang, etnous fûmes aussitôt absorbés dans la contemplation de ce spectacleinhabituel. En quelques secondes, il devint beaucoup plusfascinant, car, aussitôt que la voiture eut franchi le faîte dupont abrupt, un des chevaux de tête prit peur et communiqua sapanique aux autres ; après avoir donné quelques ruades,l’attelage tout entier se mit à galoper furieusement, fila entreles deux cavaliers en avant-garde, puis se précipita vers nous surla route, rapide comme l’ouragan, dans un fracas de tonnerre.

L’émoi suscité par cette scène était rendu encore plusdouloureux par les cris aigus d’une voix de femme à l’intérieur duvéhicule.

Nous avançâmes, en proie à une curiosité horrifiée ; monpère sans mot dire, les deux gouvernantes et moi, en poussant desexclamations de terreur.

Notre attente angoissée ne dura pas longtemps. Juste avantd’arriver au pont-levis, un superbe tilleul se dresse sur un côtéde la route, et sur l’autre côté s’érige une antique croix depierre : à la vue de celle-ci, les chevaux, qui allaient maintenantà une allure effroyable, firent un tel écart que la roue de lavoiture passa sur les racines en saillie de l’arbre.

Je savais ce qui allait arriver. Incapable de supporter la vuede l’inévitable accident, je me couvris les yeux de la main etdétournai la tête. Au même instant, j’entendis un cri poussé parles deux gouvernantes qui s’étaient avancées un peu plus loin.

La curiosité m’ayant fait rouvrir les paupières, je contemplaiune scène où régnait la plus grande confusion. Deux des chevauxgisaient sur le sol ; la voiture était renversée sur le côté,deux roues en l’air ; les hommes s’occupaient à défaire lestraits du harnais ; enfin, une dame à la mine et au portmajestueux venait de sortir du véhicule et se tenait sur la route,les mains jointes, portant parfois à ses yeux le mouchoir qu’elleétreignait de ses doigts. Au moment même où je regardais cespectacle, on hissait par la portière une jeune fille qui semblaitêtre sans vie. Mon père se trouvait déjà près de la dame, sonchapeau à la main, offrant, de toute évidence, son aide et lesressources de son château. Mais elle semblait ne pas l’entendre, etn’avait d’yeux que pour la mince jeune fille que l’on étendait àprésent sur le talus.

J’approchai. La jeune voyageuse était étourdie, mais sûrementpas morte. Mon père, qui se piquait de posséder quelquesconnaissances médicales, lui avait tâté le poignet et assurait à samère (car la dame venait de se déclarer telle) que son pouls,faible et irrégulier sans doute, était nettement perceptible. Ladame joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans un breftransport de gratitude ; mais, presque aussitôt, elles’abandonna une fois encore au désespoir, de cette façon théâtralequi est, je crois, naturelle à certaines gens.

Elle avait fort bonne apparence, si l’on tenait compte de sonâge, et avait dû être fort belle dans sa jeunesse. Grande mais nonpas maigre, vêtue de velours noir, elle avait un visage fier etmajestueux, bien qu’il fût, pour l’instant, étrangement pâle etbouleversé.

– Y a-t-il sur cette terre un être humain autant que moi voué aumalheur ? disait-elle au moment où je m’approchai. Me voici aumilieu d’un voyage qui est pour moi une question de vie ou de mort.Perdre une heure, c’est peut-être tout perdre. Dieu sait combien detemps s’écoulera avant que ma fille ne soit en état de reprendre laroute. Il faut absolument que je la quitte. Je ne peux pas, jen’ose pas m’attarder. Pouvez-vous me dire, monsieur, à quelledistance se trouve le village le plus proche ? C’est là que jedois la laisser. Et je ne verrai pas mon enfant chérie, je n’auraimême pas de ses nouvelles, jusqu’à mon retour dans trois moisd’ici.

Tirant mon père par le pan de son habit, je lui murmurai àl’oreille d’un ton fervent :

– Oh, papa, je vous en prie, demandez-lui de permettre que safille séjourne au château : ce serait si agréable !

– Si Madame veut bien, jusqu’à son retour, confier son enfantaux bons soins de ma fille et de sa gouvernante, Mme Perrodon, etl’autoriser à demeurer chez moi à titre d’invitée, non seulementnous en serons très honorés et très obligés, mais encore nous latraiterons avec tout le dévouement que mérite un dépôt aussisacré.

– Je ne puis accepter cela, monsieur, répondit-elle d’un airégaré. Ce serait mettre trop cruellement à l’épreuve votrechevaleresque obligeance.

– Tout au contraire, ce serait nous témoigner une extrême bontéà un moment où nous en avons particulièrement besoin. Ma fillevient d’être déçue par un cruel malheur, et se voit frustrée d’unevisite dont elle attendait depuis longtemps beaucoup de joie. Sivous nous confiez votre enfant, ce sera pour elle la meilleure desconsolations. Le village le plus proche est assez loin d’ici, etvous n’y trouverez pas d’auberge où installer votre fille, ainsique vous en avez exprimé l’intention ; d’autre part, vous nepouvez pas la laisser poursuivre son voyage pendant longtemps sansl’exposer à être gravement malade. Si, comme vous l’avez dit, ilvous est impossible d’interrompre votre voyage, il faut vousséparer d’elle ce soir même ; or, vous ne sauriez le fairenulle part ailleurs qu’ici avec de meilleures garanties de bonssoins et d’affection.

La dame en noir avait tant de majestueuse distinction dans sonapparence et tant de séduction dans ses manières, qu’on ne pouvaitmanquer de la considérer (mis à part la dignité de son équipage)comme une personne d’importance.

À présent. Sa voiture reposait sur ses quatre roues, et leschevaux, redevenus parfaitement dociles, avaient été remis dans lestraits.

La dame jeta sur sa fille un regard qui, me sembla-t-il, n’étaitpas aussi affectueux qu’on aurait pu s’y attendre d’après le débutde la scène. Puis, elle fit à mon père un léger signe de la main,et se retira avec lui à quelques pas de distance, hors de portée demon oreille ; après quoi, elle se mit à lui parler d’un airgrave et sévère très différent de celui qu’elle avait eujusque-là.

Je fus stupéfaite de constater que mon père ne semblait pass’apercevoir de ce changement. En même temps, je me sentisincroyablement curieuse de savoir ce qu’elle pouvait lui dire,presque à l’oreille, avec tant d’ardeur volubile.

Elle discourut ainsi pendant deux ou trois minutes environ.Ensuite, elle se retourna et gagna en quelques pas l’endroit oùgisait sa fille, soutenue par Mme Perrodon. Elle s’agenouilla à soncôté l’espace d’un instant, et lui murmura à l’oreille ce que lagouvernante prit pour une courte bénédiction. Puis, lui ayant donnéun rapide baiser, elle monta dans la voiture. On referma laportière, les laquais en superbe livrée grimpèrent à l’arrière duvéhicule, les piqueurs éperonnèrent leur monture, les postillonsfirent claquer leur fouet, les chevaux filèrent soudain à un trotfurieux qui menaçait de redevenir un grand galop à brève échéance,et le véhicule s’éloigna à vive allure, suivi par les deuxcavaliers qui allaient, eux aussi, à fond de train.

Chapitre 3ÉCHANGE D’IMPRESSIONS

Nous suivîmes le cortège du regard jusqu’à ce qu’il eûtrapidement disparu dans le bois enlinceulé de brume. Bientôt, lebruit des sabots et des roues s’éteignit dans la nuitsilencieuse.

Il ne restait plus rien pour nous assurer que cette aventuren’avait pas été une simple illusion de quelques instants ;rien, sauf la jeune fille qui ouvrit les yeux à ce moment précis.Je ne pouvais pas voir son visage, car il n’était pas tourné versmoi ; mais elle leva la tête et regarda tout autour d’elle,puis demanda d’une voix douce et plaintive :

– Où est maman ?

L’excellente Mme Perrodon lui répondit d’un ton plein detendresse, et ajouta quelques assurances réconfortantes. Ensuite,j’entendis l’inconnue poursuivre en ces termes :

– Où suis-je ? Quel est ce lieu ?… Je ne vois pas lavoiture… Et Matska, où est-elle donc ?

Mme Perrodon répondit à toutes ces questions dans la mesure oùelle pouvait les comprendre. Peu à peu, la jeune fille se rappelales circonstances de l’accident et fut heureuse de savoir quepersonne n’avait été blessé. Puis, en apprenant que sa mère l’avaitlaissée là pour trois mois, jusqu’à son retour, elle se mit àpleurer.

Je m’apprêtais à ajouter mes consolations à celles de lagouvernante, quand Mlle De Lafontaine posa sa main sur mon bras enme disant :

– Ne vous approchez pas ; pour l’instant, elle ne peutparler qu’à une seule personne à la fois : la moindre surexcitationpourrait l’accabler.

« Dès qu’elle sera bien installée dans son lit, pensai-je, jemonterai dans sa chambre et je la verrai. »

Cependant, mon père avait envoyé un domestique à cheval chercherle médecin qui habitait à deux lieues de distance, pendant qu’onpréparait une chambre pour recevoir la jeune inconnue.

Celle-ci se leva enfin, et, s’appuyant sur le bras de MmePerrodon, avança lentement sur le pont-levis avant de franchir laporte du château.

Les domestiques l’attendaient dans le vestibule, et elle futconduite aussitôt dans sa chambre.

La pièce qui nous sert de salon est très longue. Elle estpercée, au-dessus des douves et du pont-levis, de quatre fenêtresqui donnent sur le paysage sylvestre que je viens de décrire.

Elle renferme de vieux meubles en chêne sculpté, et lesfauteuils sont garnis de coussins en velours rouge d’Utrecht. Destapisseries couvrent les murs tout entourés de grandes mouluresd’or : les personnages, grandeur nature, portent de curieuxcostumes d’autrefois ; les sujets représentés sont la chasse àcourre, la chasse au faucon et diverses réjouissances. La piècen’est pas imposante au point de ne pas être extrêmementconfortable. C’est là que nous prenions le thé, car mon père, enraison de ses tendances patriotiques, insistait pour que cebreuvage national apparût régulièrement sur la table en même tempsque le café et le chocolat.

Cette nuit-là, nous nous retrouvâmes dans ce salon, en train deparler, à la lueur des bougies, de l’aventure de la soirée.

Mme Perrodon et Mlle De Lafontaine étaient avec nous. Une foisétendue dans son lit, la jeune voyageuse avait aussitôt sombré dansun profond sommeil, et les deux gouvernantes l’avaient laissée auxsoins d’une domestique.

– Comment trouvez-vous notre invitée, demandai-je dès que MmePerrodon entra. Parlez-moi d’elle, je vous prie.

– En vérité, elle me plaît énormément. C’est, je crois, la plusjolie créature que j’aie jamais vue. Elle a à peu près votre âge,et me paraît très douce et très aimable.

– Elle est d’une merveilleuse beauté, ajouta Mlle De Lafontainequi venait de jeter un coup d’œil dans la chambre del’inconnue.

– Et elle a une voix particulièrement mélodieuse, s’exclama MmePerrodon.

– Avez-vous remarqué dans la voiture, après qu’elle eut étéredressée, la présence d’une femme qui n’a pas mis pied à terremais s’est contentée de regarder par la fenêtre ? demanda MlleDe Lafontaine.

Non, nous n’avions rien remarqué de pareil.

Là-dessus, ma préceptrice nous décrivit une hideuse négresse,coiffée d’un turban de couleur, qui n’avait pas cessé de contemplerla scène en adressant aux deux voyageurs des signes de tête et desgrimaces moqueuses, roulant les grosses prunelles blanches des sesyeux étincelants, et serrant les dents comme sous l’empire d’unefurieuse colère.

– Avez-vous observé, d’autre part, la mine patibulaire desdomestiques ? demanda Mme Perrodon.

– Oui répondit mon père, qui venait d’entrer. Jamais je n’ai vude gaillards à l’air sinistre, à l’expression plus sournoise.J’espère qu’ils ne vont pas dévaliser cette pauvre femme en pleineforêt. Mais je dois ajouter que ces coquins sont très adroits : ilsont tout remis en place en quelques instants.

– Peut-être sont-ils fatigués par un trop long trajet, fitobserver Mme Perrodon. Non seulement ils avaient un air peurassurant, mais encore leur visage m’a semblé étrangement maigre,sombre et revêche. J’avoue que je pèche par excès de curiosité,mais j’espère que notre jeune invitée nous racontera tout demain,si elle a suffisamment repris ses forces.

– Je crois qu’elle n’en fera rien, déclara mon père en souriantd’un air mystérieux et en hochant légèrement la tête, comme s’il ensavait davantage qu’il ne se souciait de nous en révéler.

Ceci me rendit d’autant plus curieuse d’apprendre ce qui s’étaitpassé entre lui et la dame vêtue de velours noir, au cours du brefmais sérieux entretien qui avait précédé immédiatement le départ dela voiture.

Dès que nous fûmes seuls, je le suppliai de tout me raconter etil ne se fit pas longtemps prier :

– Je n’ai vraiment aucun motif de garder le silence à ce sujet.Cette dame a manifesté une certaine répugnance à nous importuner ennous confiant sa fille, personne très nerveuse et de santédélicate ; elle a aussi déclaré (sans que je lui aie posé lamoindre question à ce propos) que notre jeune invitée n’étaitsujette à aucun accès, aucune crise, aucune hallucination, et que,en fait, elle jouissait de toute sa raison.

– Je trouve fort étrange qu’elle ait dit tout cela !C’était absolument inutile.

– Quoi qu’il en soit, elle l’a bel et bien dit, répliqua monpère en riant ; et, puisque tu veux savoir tout ce qui s’estpassé (bien peu de chose en vérité), moi, je te le répète… Ensuite,elle a ajouté : « Je fais un voyage d’une importance vitale» (elle a souligné le mot) « qui doit être rapide et secret.Je reviendrai chercher ma fille dans trois mois. Pendant ce temps,elle ne révélera à personne qui nous sommes, d’où nous venons, etoù nous allons. » C’est là tout ce qu’elle m’a confié. Elle parlaitun français très pur. Après avoir prononcé le mot « secret », ellea marqué une pause de quelques secondes, le visage sévère, les yeuxfixés sur les miens. J’imagine qu’elle attache une grandeimportance à cela. Tu as vu avec quelle hâte elle est repartie.J’espère que je n’ai pas fait une sottise en me chargeant deprendre soin de cette jeune personne.

Pour ma part, j’étais ravie. Brûlant de la voir et de luiparler, j’attendais avec impatience le moment où le médecin me lepermettrait. Vous qui habitez la ville, vous ne pouvez concevoirl’extraordinaire événement que constitue la venue d’une nouvelleamie dans une solitude semblable à celle où nous vivions.

Le médecin arriva vers une heure du matin ; mais il m’eûtété tout aussi impossible d’aller me coucher et de dormir que derattraper à pied la voiture dans laquelle avait disparu laprincesse en velours noir.

Lorsque le praticien descendit au salon, il nous donnad’excellentes nouvelles de sa malade. Elle était maintenant assisedans son lit, son pouls battait régulièrement, et elle paraissaiten parfaite santé. Son corps était indemne, et le léger chocnerveux qu’elle avait subi avait disparu sans laisser de suitefâcheuse. Il ne pouvait y avoir le moindre inconvénient à ce que jelui rendisse visite, si nous éprouvions, l’une et l’autre, le désirde nous voir. Dès que j’eus cette autorisation, j’envoyai unedomestique demander à la jeune fille si elle voulait bien mepermettre d’aller passer quelques minutes dans sa chambre.

La servante revint immédiatement pour m’annoncer que c’était sonplus cher désir.

Soyez certains que je ne fus pas longue à profiter de cettepermission.

Notre visiteuse se trouvait dans une des plus belles pièces duschloss qui était assez imposante. Pendue à la paroi enface du lit, on voyait une tapisserie de teinte sombre sur laquelleCléopâtre portait un aspic à son sein ; et des scènesclassiques d’un caractère solennel, aux couleurs un peu fanées,s’étalaient sur les trois autres murs. Mais les autres motifsdécoratifs de la pièce offraient assez de sculptures dorées, assezde couleurs vives pour compenser amplement la tristesse de lavieille tapisserie.

Des bougies brûlaient au chevet du lit où la jeune fille étaitassise, sa mince et gracieuse silhouette enveloppée dans le douxpeignoir de soie, brodé de fleurs et doublé d’un épais molleton,que sa mère lui avait jeté sur les pieds pendant qu’elle gisait surle talus.

Qu’est-ce donc qui, au moment où j’arrivais tout près du lit etentamais mon petit discours de bienvenue, me frappa soudain demutisme et me fit reculer de deux pas ? Je m’en vais vous ledire.

Je voyais le même visage que j’avais vu dans mon enfance, aucœur de la nuit, ce visage qui était resté gravé profondément dansma mémoire, sur lequel j’avais médité pendant tant d’années avecune si grande horreur, alors que nul ne soupçonnait la nature demes pensées.

Il était joli, voire beau ; et il avait la même expressionde mélancolie que la première fois où il m’était apparu.

Mais il s’éclaira presque aussitôt d’un étrange sourire deconnaissance figé.

Il y eut une bonne minute de silence, puis la jeune fille finitpar prendre la parole (car, personnellement, j’en étaisincapable).

– Voilà qui est prodigieux ! s’exclama-t-elle. Il y a douzeans, j’ai vu votre visage en rêve, et il n’a pas cessé de me hanterdepuis lors.

– Prodigieux en vérité ! répétai-je, après avoir maîtrisé àgrand-peine l’horreur qui m’avait empêchée de parler pendantquelques instants. Il y a douze ans, en rêve ou en réalité, je suiscertaine, moi, de vous avoir vue. Je n’ai jamais pu oublier votrevisage. Il est toujours resté devant mes yeux depuis lors.

Son sourire s’était fait plus doux. Ce que j’avais cru discernerd’étrange avait disparu ; les fossettes qu’il creusait sur sesjoues la faisaient paraître délicieusement jolie etintelligente.

Me sentant rassurée, je repris mon compliment de bienvenue surun mode plus hospitalier. Je lui dis que son arrivée accidentellenous avait apporté à tous un très grand plaisir, et qu’elle m’avaitdonné, à moi personnellement, un véritable bonheur.

Tout en lui parlant, je lui avais pris la main. J’étais asseztimide, comme tous ceux qui vivent dans la solitude, mais lasituation m’avait rendue éloquente et même hardie. Elle posa samain sur la mienne après l’avoir serrée tendrement. Puis, les yeuxbrillant d’un vif éclat, elle me jeta un regard rapide, sourit denouveau et rougit.

Elle répondit très joliment à mes paroles de bienvenue. Toujoursen proie à une profonde stupeur, je m’assis à son côté. Après quoi,elle poursuivit en ces termes :

Il faut que je vous dise dans quelles circonstances vous m’êtesapparue. Il est vraiment très étrange que chacune de nous ait euune vision si nette de l’autre, que je vous ai vue et que vousm’ayez vue telles que nous sommes à présent, alors que nous étionsdes enfants en ce temps-là. J’avais six ans à peine quand jem’éveillai, une nuit, d’un rêve confus et agité, pour me trouverdans une chambre très différente de la mienne, grossièrementlambrissée de bois de couleur sombre, dans laquelle étaientdispersés des armoires, des lits, des chaises et des bancs. À cequ’il me sembla, les lits étaient tous vides et il n’y avaitpersonne dans la pièce. Après avoir regardé autour de moi pendantun certain temps, et admiré tout particulièrement un chandelier defer à deux branches (que je serais capable de reconnaîtreaujourd’hui). Je me glissai sous le lit pour gagner la fenêtre.Mais, lorsque je fus arrivée de l’autre côté du meuble, j’entendisquelqu’un pleurer. Ayant levé les yeux (j’étais encore à genoux),je vous vis telle que je vous vois à présent : une belle jeunefille aux cheveux d’or, aux grands yeux bleus, aux lèvres… voslèvres… vous, en un mot, vous tout entière… vous qui êtes là prèsde moi. Attirée par votre beauté, je grimpai sur le lit et vouspris dans mes bras. Puis, autant que je souvienne, nous nousendormîmes toutes les deux. Un cri me réveilla brusquement :c’était vous qui criiez, assise sur le lit. Frappée de terreur, jeme laissai glisser sur le plancher, et, à ce qu’il me sembla, jeperdis connaissance l’espace d’un moment. Quand je retrouvail’usage de mes sens, j’étais à nouveau chez moi dans ma chambre.Depuis lors, je n’ai jamais oublié votre visage. Il est impossibleque je sois abusée par une simple ressemblance. Vous êtes bien lajeune fille que j’ai vue il y a douze ans.

À mon tour, je lui narrai ma vision, si bien accordée à lasienne, et elle n’essaya pas de dissimuler sa stupeur.

– Je ne sais laquelle de nous devrait inspirer la plus grandecrainte à l’autre, dit-elle en souriant à nouveau. Si vous étiezmoins jolie, j’aurais très peur de vous ; mais à cause devotre beauté et de notre jeune âge, j’ai seulement l’impressiond’avoir fait votre connaissance il y a douze ans et d’avoir déjàdroit à votre intimité. À tout le moins, il semble bien que nousayons été destinées, depuis notre plus tendre enfance, à deveniramies. Je me demande si vous vous sentez aussi étrangement attiréevers moi que je me sens attirée vers vous. Je n’ai jamais eu d’amie: vais-je en trouver une à présent ?

Elle soupira, et ses beaux yeux noirs me lancèrent un regardpassionné.

Or, à vrai dire, cette belle inconnue m’inspirait un sentimentinexplicable. J’étais effectivement, selon ses propres termes, «attirée vers elle », mais j’éprouvais aussi une certaine répulsionà son égard. Néanmoins, dans cet état d’âme ambigu, l’attirancel’emportait de beaucoup. Elle m’intéressait et me captivait carelle était très belle et possédait un charme indescriptible.

Mais, à ce moment, je m’aperçus qu’elle paraissait en proie àune grande lassitude ; en conséquence je me hâtai de luisouhaiter une bonne nuit.

– Le docteur estime, ajoutai-je, que vous devriez avoir auprèsde vous quelqu’un pour vous veiller. Une de nos servantes est àvotre disposition : vous verrez que c’est une personne très calmeet très compétente.

– Je suis très touchée de voire bonté ; mais je ne pourraispas dormir s’il y avait quelqu’un dans ma chambre : cela m’atoujours été impossible. Je n’aurai besoin d’aucun secours, et, deplus, je dois vous avouer une de mes faiblesses ! je suishantée par la crainte panique des voleurs. Notre maison a étécambriolée autrefois, et deux de nos domestiques ont ététués ; depuis, je ferme toujours ma porte à clé. C’est devenuune habitude : vous paraissez si bonne que vous me pardonnerez,j’en suis certaine. Je vois qu’il y a une clé dans la serrure.

Pendant quelques instants, elle me tint serrée dans ses beauxbras en me murmurant à l’oreille :

– Bonne nuit, ma chérie ; il m’est pénible de me séparer devous, mais je dois vous dire bonne nuit. Je vous reverrai demain,assez tard dans la matinée.

Elle se laissa retomber sur l’oreiller en soupirant, et sesbeaux yeux me suivirent d’un regard tendre et mélancolique, tandisqu’elle murmurait à nouveau :

– Bonne nuit, ma douce amie.

La sympathie et l’amour naissent spontanément dans le cœur desêtres jeunes. J’étais flattée de l’affection manifeste qu’elle metémoignait, bien que je ne l’eusse encore pas méritée. J’étaisravie de la confiance qu’elle plaçait en moi de prime abord. Elleavait décidé fermement que nous serions amies intimes.

Nous nous retrouvâmes le lendemain. Je fus charmée par macompagne, du moins à certains égards.

Le grand jour ne retirait rien à sa beauté. C’était, sans aucundoute, la plus ravissante créature que j’eusse jamais rencontrée,et le souvenir déplaisant de son visage tel que je l’avais vu dansmon rêve d’enfant ne produisait plus sur moi l’effet terrible quej’avais ressenti en le reconnaissant pour la première fois àl’improviste.

Elle m’avoua qu’elle avait subi un choc identique en me voyant,et cette même antipathie légère qui s’était mêlée à mon admirationpour elle. Nous nous mîmes à rire ensemble de notre frayeurmomentanée.

Chapitre 4SES HABITUDES – UNE PROMENADE

Je vous ai dit que j’étais charmée par ma compagne à certainségards.

Mais il y avait en elle plusieurs choses qui me plaisaientbeaucoup moins.

Je commencerai par la décrire. Elle était d’une taille au-dessusde la moyenne, mince et étonnamment gracieuse. À l’exception del’extrême langueur de ses gestes, rien dans son aspect ne révélaitqu’elle fût malade. Elle avait un teint éclatant et coloré, destraits menus parfaitement modelés, de grands yeux noirs au viféclat. Sa chevelure était magnifique. Jamais je n’ai vu des cheveuxaussi épais, aussi longs que les siens, lorsqu’ils retombaientlibrement sur ses épaules. Je les ai bien souvent soulevés dans mesmains, et me suis émerveillée en riant de les trouver si lourds.Prodigieusement fins et soyeux, ils étaient d’un brun très sombre,très chaud, avec des reflets d’or. Quand elle était étendue sur sachaise-longue, dans sa chambre, me parlant de sa voix douce etbasse, j’aimais les dénouer et les laisser tomber de tout leurpoids, pour ensuite les enrouler autour de mes doigts, les natter,les étaler, jouer avec eux. Ciel ! si j’avais su alors tout ceque je sais maintenant !

Je vous ai dit que plusieurs choses me déplaisaient en elle. Sij’avais été captivée par la confiance qu’elle m’avait témoignée lanuit de notre première rencontre, je m’aperçus par la suite qu’ellemanifestait une réserve toujours en éveil pour tout ce quiconcernait elle-même ou sa mère, pour son histoire, ses ancêtres,sa vie passée, ses projets d’avenir. Sans doute étais-jedéraisonnable et avais-je grand tort ; sans doute aurais-je dûrespecter l’injonction solennelle que la majestueuse dame envelours noir avait faite à mon père. Mais la curiosité est unepassion turbulente et sans scrupules, et aucune jeune fille nesaurait endurer patiemment de se voir déjouée sur ce point par uneautre. À qui donc aurait-elle porté préjudice en m’apprenant ce queje brûlais de connaître ? N’avait-elle pas confiance dans monbon sens ou dans mon honneur ? Pourquoi ne voulait-elle pas mecroire quand je lui donnais l’assurance solennelle que je nedivulguerais pas la moindre de ses paroles à âme quivive ?

Je croyais déceler une froideur qui n’était pas de son âge dansce refus obstiné, mélancolique et souriant, de me montrer le plusfaible rayon de lumière.

Je ne puis dire que nous nous querellâmes jamais sur ce point,car elle refusait toute querelle. En vérité, je me montrais injusteet impolie en la pressant de parler, mais je ne pouvais m’enempêcher ; pourtant, j’aurais pu tout aussi bien ne pastoucher à ce sujet.

Ce qu’elle consentit à m’apprendre se réduisait à rien, à monsens (tant j’étais déraisonnable dans mon estimation).

Le tout se bornait à trois révélations fort vagues :

En premier lieu, elle se nommait Carmilla.

En second lieu, elle appartenait à une très noble et trèsancienne famille.

En troisième lieu, sa demeure se trouvait quelque part àl’occident.

Elle refusa de me faire connaître le nom de ses parents, leurblason, le nom de leur domaine, et même celui du pays où ilsvivaient.

N’allez pas croire que je la tourmentais sans cesse de mesquestions. Je guettais les moments propices, et procédais parinsinuation plutôt que par demande pressante (à l’exception d’uneou deux attaques directes). Mais quelle que fût ma tactique,j’aboutissais toujours à un échec complet. Reproches et caresses neproduisaient aucun effet sur elle. Pourtant je dois ajouter qu’ellese dérobait avec tant de grâce mélancolique et suppliante, tant dedéclarations passionnées de tendresse à mon égard et de foi en monhonneur, tant de promesses de tout me révéler un jour, que jen’avais pas le cœur de rester longtemps fâchée contre elle.

Elle avait coutume de me passer ses beaux bras autour du cou dem’attirer vers elle, et, posant sa joue contre la mienne, demurmurer à mon oreille :

– Ma chérie, ton petit cœur est blessé. Ne me juge pas cruelleparce que j’obéis à l’irrésistible loi qui fait ma force et mafaiblesse. Si ton cœur adorable est blessé, mon cœur farouchesaigne en même temps que lui. Dans le ravissement de monhumiliation sans bornes, je vis de ta vie ardente, et tu mourras,oui, tu mourras avec délices, pour te fondre en la mienne. Je n’ypuis rien : de même que je vais vers toi, de même, à ton tour, tuiras vers d’autres, et tu apprendras l’extase de cette cruauté quiest pourtant de l’amour. Donc, pour quelque temps encore, necherche pas à en savoir davantage sur moi et les miens, maisaccorde-moi ta confiance de toute ton âme aimante.

Après avoir prononcé cette rapsodie, elle resserrait sonétreinte frémissante, et ses lèvres me brûlaient doucement lesjoues par de tendres baisers.

Son langage et son émoi me semblaient pareillementincompréhensibles.

J’éprouvais le désir de m’arracher à ces sottes étreintes (qui,je dois l’avouer, étaient assez rares), mais toute mon énergiesemblait m’abandonner. Ses paroles, murmurées à voix très basse,étaient une berceuse à mon oreille, et leur douce influencetransformait ma résistance en une sorte d’extase d’où je neparvenais à sortir que lorsque mon amie retirait ses bras.

Elle me déplaisait grandement dans ces humeurs mystérieuses.J’éprouvais une étrange exaltation, très agréable, certes, mais àlaquelle se mêlait une vague sensation de crainte et de dégoût. Jene pouvais penser clairement à Carmilla au cours de cesscènes ; néanmoins, j’avais conscience d’une tendresse quitournait à l’adoration, en même temps que d’une certaine horreur.Je sais qu’il y a là un véritable paradoxe, mais je suis incapabled’expliquer autrement ce que je ressentais.

Tandis que j’écris ces lignes d’une main tremblante, plus de dixans après, je garde le souvenir horrifié et confus de certainsincidents, de certaines situations, au cours de l’ordalie que jesubissais à mon insu ; par contre, je me rappelle avec unetrès grande netteté le cours principal de mon histoire. En vérité,je crois que, dans la vie de chacun de nous, les scènes pendantlesquelles nos passions ont été stimulées d’une façonparticulièrement effroyable sont celles, entre toutes, qui laissentl’impression la plus vague sur notre mémoire.

Parfois, après une heure d’apathie, mon étrange et bellecompagne me prenait la main et la serrait longtemps avectendresse ; une légère rougeur aux joues, elle fixait sur monvisage un regard plein de feu languide, en respirant si vite quecorsage se soulevait et retombait au rythme de son souffletumultueux. On eût cru voir se manifester l’ardeur d’un amant. J’enétais fort gênée car cela me semblait haïssable et pourtantirrésistible. Me dévorant des yeux, elle m’attirait vers elle, etses lèvres brûlantes couvraient mes joues de baisers tandis qu’ellemurmurait d’une voix entrecoupée : « Tu es mienne, tu seras mienne,et toi et moi nous ne ferons qu’une à jamais ! » Après quoi,elle se rejetait en arrière sur sa chaise-longue, couvrait ses yeuxde ses petites mains, et me laissait toute tremblante.

– Sommes-nous donc apparentées ? lui demandais-je. Quesignifient tous ces transports ? Peut-être retrouves-tu en moil’image d’un être que tu chéris ; mais tu ne dois pas tecomporter de la sorte. Je déteste cela. Je ne te reconnais pas, jene me reconnais pas moi-même, quand tu prends ce visage, quand tuprononces ces paroles.

Ma véhémence lui arrachait alors un grand soupir ; elledétournait la tête et lâchait ma main.

J’essayais vainement d’échafauder une théorie satisfaisante ausujet de ces manifestations extraordinaires. Je ne pouvais lesattribuer ni à la simulation ni à la supercherie, car, à n’en pasdouter, elles n’étaient que l’explosion temporaire d’une émotioninstinctive réprimée. Carmilla souffrait-elle de brefs accès dedémence, quoique sa mère eût affirmé le contraire ? Ou biens’agissait-il d’un déguisement et d’une affaire de cœur ?J’avais lu des choses semblables dans des livres d’autrefois. Unjeune amant s’était-il introduit dans la maison pour essayer de mefaire sa cour en vêtements de femme, avec l’aide d’une habileaventurière d’âge mûr ? Mais, si flatteuse que fût pour moicette hypothèse, plusieurs choses m’en démontraient la vanité.

Je ne pouvais me vanter de recevoir aucune des petitesattentions que la galanterie masculine se plaît à prodiguer. Cesmoments de passion étaient séparés par de longs intervalles decalme, de gaieté, ou de tristesse pensive, au cours desquelsj’aurais pu croire parfois ne lui être rien, si je ne l’avais pasvue suivre tous mes mouvements de ses yeux où brûlait une flammemélancolique. En dehors de ces brèves périodes de mystérieuseexaltation, elle avait un comportement tout féminin, entièrementincompatible avec un organisme masculin en bonne santé.

Certaines de ses habitudes me paraissaient bizarres (bien qu’unedame de la ville, comme vous, puisse les trouver moins singulièresqu’elles ne l’étaient pour nous autres, campagnards). Elledescendait généralement très tard, vers une heure de l’après-midi,et prenait alors une tasse de chocolat sans rien manger. Ensuitenous allions faire une promenade, un simple petit tour, mais ellesemblait épuisée presque immédiatement : ou bien elle regagnait lechâteau, ou bien elle restait assise sur un des bancs placés ça etlà parmi les arbres. Son esprit ne s’accordait point à cettelangueur corporelle, car sa conversation était toujours très animéeet très intelligente.

Parfois elle faisait une brève allusion à sa demeure, ou encoreelle mentionnait une aventure, une situation, un souvenird’enfance, nous révélant ainsi l’existence d’un peuple dont les uset coutumes nous étaient complètement inconnus. Ces indicationsfortuites m’apprirent que son pays natal se trouvait beaucoup plusloin que je ne l’avais cru tout d’abord.

Un après-midi, alors que nous étions assises sous les arbres, uncortège funèbre passa devant nous. C’était celui d’une belleadolescente que j’avais vue souvent, la fille unique d’un gardeforestier. Le pauvre homme marchait derrière le cercueil de sonenfant bien-aimée, et semblait accablé de désespoir. Derrière lui,deux par deux, venaient des paysans qui chantaient un hymnefunèbre.

Je me levai en témoignage de respect, et joignis ma voix à leurchœur mélodieux.

À ce moment, ma compagne me secoua avec une certaine rudesse. Jeme retournai vers elle d’un air surpris.

– N’entends-tu pas combien ce chant est discordant ? medemanda-t-elle avec brusquerie.

– Tout au contraire, il me paraît fort harmonieux, répondis-je,contrariée par cette interruption et me sentant très mal à mon aiseà l’idée que les gens du petit cortège pourraient s’apercevoir ets’irriter de ce qui se passait.

En conséquence, je me remis à chanter aussitôt, pour être ànouveau interrompue.

– Tu me perces le tympan ! s’écria Carmilla en se bouchantles oreilles de ses doigts minuscules. De plus, comment peux-tusavoir si nous avons, toi et moi, la même religion ? Vos ritesme blessent, et je déteste les enterrements. Que de bruit pour sipeu de chose ! Allons donc ! tu dois mourir, chacun denous doit mourir… Et nous sommes tellement plus heureux, une foismorts ! Viens rentrons au château.

– Mon père a accompagné le prêtre au cimetière. Je croyais quetu savais qu’on devait enterrer cette pauvre fille aujourd’hui.

– Moi ? répondit-elle, tandis qu’une flamme de colèrebrillait dans ses beaux yeux. Je me soucie bien de vospaysans ! Je ne sais même pas qui elle est.

– C’est l’infortunée qui a cru voir un fantôme il y a quinzejours. Depuis, elle n’a pas cessé de subir une lente agonie, etelle est morte hier.

– Ne me parle pas de fantômes ; sans quoi, je ne dormiraipas cette nuit.

– J’espère que nous ne sommes pas menacés de la peste ou dequelque fièvre maligne, bien que tout ceci puisse le fairecraindre. La jeune femme du porcher est morte la semaine dernière.Elle a eu l’impression d’être saisie à la gorge et presqueétranglée pendant qu’elle dormait dans son lit. Papa affirme queces horribles fantasmes accompagnent certains genres de fièvre.L’infortunée créature jouissait d’une parfaite santé la veille decette nuit fatale. Depuis, elle n’a pas cessé de décliner, et elleest morte en moins d’une semaine.

– Eh bien, j’espère que ses funérailles à elle sont terminées,et que l’on a fini de chanter son hymne : ainsi, nos oreilles neseront point torturées par cette musique discordante et ce jargoninsupportable… Tout ceci m’a bouleversée. Assieds-toi ici, à côtéde moi. Viens plus près ; prends ma main ; serre-la fort…bien fort… encore plus fort.

Après avoir fait quelques pas en direction du château, nousétions arrivées à un autre banc.

Nous nous assîmes. Son visage subit une métamorphose quim’alarma et même me terrifia l’espace d’un instant. Il s’assombritet prit une affreuse teinte livide. Les dents serrées, les mainscrispées, elle fronçait les sourcils en regardant fixement le sol àses pieds. Son corps était agité d’un tremblement impossible àréprimer, comme sous l’effet d’une forte fièvre. Elle semblaitfaire appel à toute son énergie pour réprimer une crise de nerfscontre laquelle elle luttait en retenant son souffle. Enfin ellepoussa un cri étouffé de douleur et se calma peu à peu.

– Voilà, dit-elle alors. Voilà ce que c’est que d’étrangler desgens avec des hymnes ! Ne me lâche pas encore, ma chérie. Celava passer.

En effet, peu à peu, cela passa. Après quoi, peut-être pourdissiper l’impression pénible que ce spectacle m’avait laissée,elle se mit à bavarder avec plus d’animation que de coutume. Etainsi, nous regagnâmes le château.

C’était la première fois que je l’avais vue montrer dessymptômes très nets de cette fragilité de constitution dont sa mèreavait parlé. C’était également la première fois que je l’avais vuemanifester une certaine mauvaise humeur.

Tout cela disparut comme un nuage d’été. Par la suite, jen’assistai qu’à un seul accès de colère de sa part : je vais vousdire dans quelles circonstances.

Un jour, nous regardions toutes deux par l’une des fenêtres dusalon quand nous vîmes pénétrer dans la cour un vagabond que jeconnaissais bien, car il venait généralement au château deux foispar an.

C’était un bossu qui avait, comme presque tous ses pareils, unvisage maigre aux traits anguleux. Il portait une barbe noiretaillée en pointe, et un large sourire découvrait ses dents d’uneéclatante blancheur. Par-dessus ses vêtements marron, noirs etrouges, se croisaient plus de courroies et de ceintures que je n’enpouvais compter, auxquelles étaient accrochés des objetshétéroclites. Sur son dos, il portait une lanterne magique, et deuxboîtes dont l’une contenait une salamandre et l’autre unemandragore. Ces monstres ne manquaient jamais de faire rire monpère. Ils étaient composés de diverses parties de singes, deperroquets, d’écureuils, de poissons et de hérissons, desséchées etfort adroitement cousues ensemble de façon à produire un effetsaisissant. Il avait aussi un violon, une boîte d’accessoire deprestidigitateur, deux fleurets et deux masques accrochés à saceinture, et plusieurs autres boîtes mystérieuses pendillant toutautour de lui. Il tenait à la main une canne noire à bout decuivre. Un chien maigre au poil rude le suivait comme une ombre :mais, ce jour-là, il s’arrêta devant le pont-levis dans uneattitude soupçonneuse, et, presque aussitôt, se mit à pousser deshurlements lugubres.

Cependant, le saltimbanque, debout au milieu de la cour, ôta sonchapeau grotesque, nous fit un salut cérémonieux, puis commença ànous débiter des compliments volubiles en un français exécrable etun allemand presque aussi mauvais. Ensuite, ayant pris son violon,il se mit à racler un air plein d’entrain qu’il chanta fortgaiement d’une voix discordante, tout en exécutant une dansebouffonne ; si bien que je ne pus m’empêcher de rire auxéclats, malgré les hurlements du chien.

Enfin, il s’avança jusqu’à la fenêtre, multipliant sourires etsaluts, son violon sous le bras, son chapeau à la main, puis, avecune volubilité étourdissante, sans jamais reprendre haleine, ilnous débita un boniment interminable dans lequel il énuméra sesdivers talents, les ressources des arts multiples qu’il mettait ànotre service, les curiosités et les divertissements qu’il était àmême de nous montrer, si nous lui en donnions l’ordre.

– Plairait-il à Vos Seigneuries d’acheter une amulette contrel’oupire[3] qui, si j’en crois les rumeurs, erre àtravers ces bois ainsi qu’un loup ? dit-il en jetant sonchapeau sur les pavés. Il tue les gens à plusieurs lieues à laronde, mais voici un charme infaillible : il vous suffira del’épingler à votre oreiller, et vous pourrez lui rire au nez.

Ces charmes consistaient en petits morceaux de parchemin deforme oblongue, couverts de diagrammes et de signescabalistiques.

Carmilla en acheta un sur-le-champ ; je suivis sonexemple.

Le colporteur tenait les yeux levés vers nous et nous luiadressions un sourire amusé depuis notre fenêtre (du moins, je puisen répondre en ce qui me concerne). Pendant qu’il nous dévisageait,ses yeux noirs semblèrent découvrir quelque chose qui retint sacuriosité.

En un instant, il eut déroulé une trousse de cuir pleine debizarres petits instruments d’acier de toute sorte.

– Regardez bien ceci, madame, me dit-il en me la montrant. Entreautres choses beaucoup moins utiles, je professe l’art de ladentisterie… Peste soit du chien ! Silence, sale bête !Il hurle si fort que Vos Seigneuries ont peine à m’entendre… Votrenoble amie, à votre droite, est pourvue de dents extrêmementtranchantes : longues, fines, pointues – comme une alêne, comme uneaiguille ! Ha, ha, ha ! grâce à mes yeux perçants, j’aivu cela de façon très nette. Si la noble demoiselle en souffre (etje crois qu’elle doit en souffrir), me voici avec ma lime, monpoinçon et mes pinces. S’il plaît à Sa Seigneurie, je vais lesarrondir, je vais les émousser : elle n’aura plus des dents depoisson, elle aura les dents qui conviennent à une si belledemoiselle. Hein ? La demoiselle est-elle mécontente ? Meserais-je montré trop hardi, et l’aurais-je offensée sans levouloir ?

En vérité, la demoiselle avait l’air fort courroucé, tandisqu’elle s’écartait de la fenêtre.

– Comment ce saltimbanque a-t-il le front de nous insulter de lasorte ? Où est ton père, Laura ? Je vais exigerréparation. Mon père à moi aurait fait attacher ce misérable à lapompe ; puis il l’aurait fait fouetter et brûler jusqu’à l’osavec un fer rouge aux armes du château !

Sur ces mots, elle s’éloigna de la fenêtre pour aller s’asseoirsur un siège.

À peine avait-elle perdu de vue l’offenseur que son courroux secalma aussi promptement qu’il avait pris naissance. Peu à peu, elleretrouva son ton de voix habituel, et sembla oublier le petit bossuet ses folies.

Ce soir-là, mon père me parut fort déprimé. En rentrant auchâteau, il nous apprit qu’il venait d’être informé d’un autre cassemblable aux deux derniers qui avaient eu récemment une issuefatale. La sœur d’un jeune paysan de son domaine, à un mille dedistance, était très malade ; après avoir été « attaquée »(selon ses propres termes) comme les précédentes victimes, elle necessait pas de décliner lentement mais régulièrement.

– Les causes de ce mal sont parfaitement naturelles, conclut monpère. Mais ces pauvres gens se contaminent l’un l’autre par leurssuperstitions : leur imagination reflète les images de terreur quiont empoisonné l’esprit de leurs voisins.

– Ce seul fait me semble terrifiant en soi, dit Carmilla.

– Comment cela ? demanda mon père.

– Je suis horrifiée à l’idée que je pourrais imaginer des chosespareilles : j’estime que cette chimère serait aussi effroyable quela réalité.

– Nous sommes entre les mains du Seigneur. Rien n’arrive ici-bassans sa permission, et tout finira bien pour ceux qui L’aiment. Ilest notre fidèle Créateur : Il nous a faits, tous tant que noussommes, et Il prendra soin de nous.

– Le Créateur ! disons plutôt la Nature ! s’exclamaCarmilla en réponse à ces douces paroles. Oui, la maladie quiravage ce pays est naturelle. Tout provient de la Nature, n’est-cepas ? Tout ce qui existe dans le ciel, sur la terre et sous laterre, agit et vit selon ce qu’ordonne la Nature : telle est maconviction.

– Le médecin a dit qu’il viendrait me voir aujourd’hui, repritmon père après quelques instants de silence. Je veux savoir cequ’il pense de tout cela, et le consulter sur ce que nous avons demieux à faire.

– Les médecins ne m’ont jamais fait aucun bien, déclaraCarmilla.

– Tu as donc été malade ? lui demandai-je.

– Plus que tu ne l’as jamais été.

– Il y a longtemps ?

– Oui, très longtemps. J’ai eu cette même maladie dont nousvenons de parler ; mais je n’en garde aucun souvenir, endehors de la grande faiblesse et des souffrances que j’ai subiesalors. Je dois ajouter qu’elles ont été moindres que celles donts’accompagnent beaucoup d’autres affections.

– Tu étais très jeune à cette époque ?

– Oui, mais laissons là ce sujet : tu ne voudrais pas tourmenterune amie, n’est-ce pas ?

Elle fixa sur moi un regard empreint de langueur, puis, meprenant par la taille d’un geste tendre, elle m’entraîna hors de lapièce, cependant que mon père examinait des papiers près de lafenêtre.

– Pourquoi ton papa prend-il plaisir à nous effrayerainsi ? me demanda-t-elle en soupirant, tandis qu’un légerfrisson parcourait tout son corps.

– Tu te trompes, ma chère Carmilla : rien ne saura, être plusloin de son esprit.

– As-tu peur, ma chérie ?

– J’aurai très peur si je me croyais vraiment en danger d’êtreattaquée comme l’ont été ces pauvres femmes.

– Tu as peur de mourir ?

– Bien sûr : tout le monde éprouve cette crainte.

– Mais mourir comme peuvent le faire deux amants, mourirensemble afin de pouvoir vivre ensemble… Les jeunes filles sontsemblables à des chenilles pendant leur existence ici-bas, pourdevenir enfin des papillons quand vient l’été. Mais, dansl’intervalle il y a des larves et des chrysalides, comprends-tu,dont chacune a ses penchants, ses besoins et sa structure. C’est ceque dit M. Buffon dans son gros livre qui se trouve dans la piècevoisine.

Le médecin arriva un peu plus tard dans la journée, et ils’enferma aussitôt avec mon père pendant quelque temps. C’était unpraticien habile, âgé de plus de soixante ans, dont le pâle visagerasé de près était aussi lisse qu’un potiron. Lorsque les deuxhommes sortirent de la pièce où ils avaient conféré, j’entendispapa déclarer en riant :

– Cela m’étonne de la part d’un homme aussi sage que vousl’êtes. Que pensez-vous des hippogriffes et des dragons ?

Le médecin hocha la tête, et répondit en souriant :

– Quoi qu’il en soit, la vie et la mort sont des états bienmystérieux, et nous ne savons presque rien des ressources qu’ilsrecèlent.

Sur ces mots, ils s’éloignèrent, et je n’en entendis pasdavantage.

J’ignorais à ce moment-là quel sujet le docteur avait entamé,mais je crois l’avoir deviné aujourd’hui.

Chapitre 5UNE RESSEMBLANCE PRODIGIEUSE

Ce soir-là arriva de Gratz le fils de notre restaurateur detableaux, jeune homme au teint brun, à la mine solennelle,conduisant une carriole où se trouvaient deux grandes caissespleines de toiles. Il venait d’accomplir un voyage de dixlieues.

Chaque fois qu’un messager en provenance de notre petitecapitale arrivait au château, nous nous pressions autour lui dansla grand-salle pour apprendre les dernières nouvelles. Enl’occurrence, la venue de ce jeune artiste dans notre demeureisolée créa une véritable sensation. Les caisses restèrent dans lagrand-salle, et les domestiques prirent soin du messager jusqu’à cequ’il eut terminé son souper. Alors, accompagné de deux aides etmuni d’un marteau, d’un ciseau à froid et d’un tournevis, il vintnous retrouver dans la grand-salle où nous nous étions réunis pourassister au déballage des caisses.

Carmilla regardait d’un air distrait tandis que les tableauxanciens restaurés (presque tous des portraits) étaient amenés à lalumière l’un après l’autre. Ma mère appartenait à une vieillefamille hongroise, et c’est d’elle que nous venaient la plupart deces toiles, prêtes maintenant à reprendre leurs places sur lesmurs.

Mon Père tenait en main une liste qu’il lisait à voix haute,pendant que l’artiste fouillait dans les caisses pour en retirerles numéros correspondants. J’ignore si les tableaux étaient trèsbons, mais ils étaient indiscutablement très vieux, et certainsd’entre eux ne manquaient pas d’originalité. Pour la plupart, ilsprésentaient à mes yeux le grand mérite de m’être révélés pour lapremière fois, car, jusqu’à ce jour, la fumée et la poussière dutemps en avaient presque entièrement effacé les couleurs.

– Voici une toile que je n’ai encore jamais vue, dit monpère.

Dans un des coins du haut se trouvaient un nom : « MarciaKarnstein » (autant que j’aie pu le déchiffrer) et une date : «1698 ». Je suis curieux de voir ce qu’elle est devenue.

Je m’en souvenais fort bien. C’était un petit tableau sanscadre, presque carré, d’un pied et demi de long, tellement noircipar l’âge que je n’avais jamais pu y distinguer quoi que cefût.

L’artiste mit le portrait en pleine lumière, avec un orgueilmanifeste. Merveilleusement belle, extraordinairement vivante,cette toile était l’effigie de Carmilla !

– Ma chérie, dis-je à ma compagne, nous assistons à un véritablemiracle. Te voilà en personne sur ce tableau, vivante, souriante,prête à parler. N’est-ce pas que ce portrait est magnifique,papa ? Regardez : rien n’y manque, même pas le petit grain debeauté sur sa gorge.

– La ressemblance est vraiment prodigieuse, répondit mon père enriant.

Mais il détourna les yeux aussitôt, sans avoir l’airimpressionné le moins du monde (ce qui ne laissa pas de mesurprendre), et se remit à parler avec le restaurateur de tableaux.Celui-ci, de nature très artiste, dissertait avec intelligence surles différentes toiles auxquelles son talent avait rendu lumière etcouleur ; pendant ce temps, mon émerveillement ne cessait decroître tandis que je contemplais le portrait.

– Papa, demandai-je, me permettez-vous de l’accrocher dans machambre ?

– Bien sûr, ma chérie, répondit-il en souriant. Je suis trèsheureux que tu le trouves tellement ressemblant. Si tu ne tetrompes pas sur ce point, il doit être encore plus beau que je nele croyais.

Ma compagne demeura indifférente à ce compliment : elle ne parutmême pas l’avoir entendu. Renversée sur le dossier de son fauteuil,elle me contemplait de ses yeux aux longs cils, les lèvresentrouvertes par un sourire extasié.

– Maintenant, poursuivis-je, on peut très bien lire le nom quifigure dans le coin on dirait qu’il a été tracé en lettres d’or. Cen’est pas Marcia, mais Mircalla, comtesse Karnstein ; il estsurmonté d’une petite couronne, et, au dessous, il y a une date :A.D. 1698. Je descends des Karnstein par ma mère.

– Ah ! fit ma compagne d’un ton languissant, j’appartiens,moi aussi, à cette famille, mais par des ancêtres trèslointains.

– Existe-t-il encore des Karnstein de nos jours ?

– Il n’y en a plus aucun qui porte ce nom, autant que je sache.La famille a perdu tous ses biens, me semble-t-il, au cours decertaines guerres civiles, il y a très longtemps ; mais lesruines du château se dressent encore à moins de trois millesd’ici.

– Voilà qui est fort intéressant ! s’exclama-t-elle.

Puis, ayant regardé par la porte entrouverte de la grande-salle,elle ajouta :

– Regarde le beau clair de lune ! Veux-tu que nous allionsfaire une petite promenade pour contempler la route et larivière ?

– Je veux bien… Cette nuit ressemble tellement à celle de tonarrivée !

Elle sourit, poussa un soupir, et se leva. Puis, nous tenantenlacées par la taille, nous sortîmes dans la cour et gagnâmeslentement le pont-levis où le magnifique paysage apparut à nosyeux.

– Ainsi, tu songeais à la nuit de mon arrivée ici ?murmura-t-elle. Es-tu heureuse que je sois venue ?

– J’en suis ravie, ma chère Carmilla.

– Et tu as demandé la permission d’accrocher dans ta chambre leportrait qui, selon toi, me ressemble tellement, chuchota-t-elle enresserrant son étreinte autour de ma taille et en posant sa têtecharmante sur mon épaule.

– Comme tu es romanesque, Carmilla ! Le jour où tuconsentiras à me raconter ton histoire, ce sera un vrai roman d’unbout à l’autre.

Elle me donna un baiser sans mot dire.

– Carmilla, je suis sûre que tu as été amoureuse ; je suissûre que tu as une affaire de cœur en ce moment même.

– Je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais personne, si ce n’esttoi, murmura t-elle.

Ah ! comme elle était belle sous la clartélunaire !

Après m’avoir jeté un regard étrangement timide, elle cachabrusquement son visage contre mon cou, à la naissance de mescheveux, en poussant de profonds soupirs semblables à des sanglots,et serra ma main de sa main tremblante. Je sentais la chaleurbrillante de sa joue satinée contre la mienne.

– Ma chérie, ma chérie, murmura-t-elle, je vis en toi ; etje t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi.

Je m’écartai d’elle d’un mouvement soudain.

Elle fixait sur moi des yeux qui n’avaient plus ni éclat niexpression ; son visage était blême et apathique.

– L’air s’est rafraîchi, ma chérie ? demanda-t-elle d’unevoix ensommeillée. Je me sens presque frissonnante. Aurais-je faitun rêve ? Viens, rentrons vite.

– Tu as l’air malade, Carmilla. Ce doit être quelque faiblesse.Tu devrais prendre un peu de vin.

– Ma foi, j’y consens, mais je suis déjà beaucoup mieux,répondit-elle comme nous approchions de la porte. Dans quelquesminutes, je serai tout à fait bien… Oui, donne-moi donc un peu devin. Mais regardons encore, l’espace d’un instant : c’est peut-êtrela dernière fois que je vois le clair de lune en ta compagnie.

– Comment te sens-tu maintenant, ma chérie ? Est-ce que tues vraiment mieux ?

Je commençais à craindre qu’elle n’eût été frappée par l’étrangeépidémie qui avait, disait-on, envahi la contrée.

– Papa serait profondément affligé, ajoutai-je, à la seulepensée que tu pourrais être tant soit peu malade sans nous l’avoirdit aussitôt. Nous avons près d’ici un médecin très compétent,celui-là même qui est venu aujourd’hui.

– Je suis sûre que c’est un excellent praticien, et je saisjusqu’où peut aller votre bonté pour moi. Mais, vois-tu, ma chérie,je me sens de nouveau très bien. Je ne souffre jamais de rien, qued’une légère faiblesse. On prétend que je suis atteinte d’unemaladie de langueur. En vérité, le moindre effort m’estpénible ; j’ai grand-peine à marcher aussi longtemps qu’unenfant de trois ans ; de temps à autre, le peu de force que jepossède m’abandonne, et je deviens telle que tu m’as vue tout àl’heure. Mais, en fin de compte, je me remets très vite : enquelques instants, je retrouve mon état normal. Regarde : je suisen possession de tout mon équilibre.

Elle disait vrai. Nous bavardâmes longtemps encore, et elle semontra fort animée. Le reste de la soirée s’écoula sans qu’elleretombât dans ce que j’appelais sa folie : c’est-à-dire son air etses propos égarés qui m’inspiraient beaucoup d’embarras et même uncertain effroi.

Mais au cours de la nuit survint un incident qui orienta mespensées dans une direction très différente, et sembla donner àCarmilla un choc suffisant pour que sa langueur naturelle fît placeà un bref sursaut d’énergie.

Chapitre 6UN TRÈS ÉTRANGE MAL

Nous passâmes au salon où nous nous assîmes à table pour prendrenotre café et notre chocolat habituels. Carmilla ne voulut rienaccepter, mais elle semblait être en parfaite santé. Mme Perrodonet Mlle De Lafontaine vinrent se joindre à nous, et nous entamâmesune partie de cartes au cours de laquelle mon père entra pourprendre ce qu’il appelait « une bonne tasse de thé ».

La partie de cartes finie, il alla s’asseoir sur le divan à côtéde Carmilla, et lui demanda, avec une certaine anxiété, si elleavait jamais eu des nouvelles de sa mère depuis le jour de sonarrivée.

Ayant reçu une réponse négative, il la pria de lui indiquer, sielle le connaissait, l’endroit où il pourrait lui faire parvenirune lettre.

– Je ne saurais vous le dire, répondit-elle d’une manièreambiguë, mais je songe à vous quitter. Vous avez déjà été trop bonset trop hospitaliers pour moi. Je vous ai causé beaucoup dedérangement, et j’aimerais partir en voiture dès demain pour allerrejoindre ma mère en courant la poste. Je sais où je finirai par laretrouver, quoique je n’ose vous le révéler.

– Mais vous ne devez pas songer à faire une chosepareille ! s’écria mon père, à mon grand soulagement. Il nousest impossible de vous perdre, et je ne consentirai à vous laisserpartir que sous la protection de votre mère qui a eu bonté devouloir bien me permettre de vous garder parmi nous jusqu’à sonretour. J’aurais été très heureux de savoir que vous aviez eu deces nouvelles, car je viens d’apprendre ce soir même que lesprogrès du mal mystérieux qui ravage notre région deviennent deplus en plus alarmants. C’est pourquoi, ma belle invitée, nepouvant prendre conseil de votre mère, je sens peser trèslourdement sur moi le poids de ma responsabilité envers vous. Jeferai de mon mieux ; mais, ce qui est bien certain, c’est quevous ne devez pas songer à nous quitter sans que votre mère en aitformulé la demande expresse. Nous serions trop désolés de nousséparer de vous pour consentir aisément à votre départ.

– Monsieur, je vous remercie mille fois de votre hospitalité,dit-elle en souriant timidement. Tous, vous m’avez témoigné uneinfinie bonté. J’ai rarement été aussi heureuse, au cours de mavie, que dans votre beau château, sous votre garde, en compagnie devotre fille que j’aime tendrement.

Ravi de ce petit discours, mon père, tout souriant, lui baisa lamain avec cette galanterie surannée qui lui était propre.

Selon mon habitude, j’accompagnai Carmilla dans sa chambre où jerestai assise à bavarder avec elle tandis qu’elle se préparait à secoucher.

– Crois-tu, lui demandai-je enfin, que tu m’accorderas jamaistoute ta confiance ?

Elle se tourna vers moi sans mot dire et se contenta de merépondre en souriant.

– Tu ne veux pas me répondre ? poursuivis-je. Tu ne peuxsans doute pas me donner une réponse satisfaisante. Je n’aurais pasdû te demander cela.

– Tu as eu parfaitement raison de me le demander, et tu peux medemander n’importe quoi d’autre. Tu ignores combien tu m’eschère ; sans quoi, tu n’imaginerais pas que je te mesure maconfiance le moins du monde. Mais je suis liée par des vœux bienplus terribles que ceux d’une nonne, et je n’ose pas encoreraconter mon histoire à personne, même à toi. Pourtant le jourapproche où tu sauras tout. Tu vas me juger cruelle et trèségoïste, mais l’amour est toujours égoïste : d’autant plus égoïstequ’il est plus ardent. Tu ne saurais croire à quel point je suisjalouse. Tu viendras avec moi, en m’aimant jusqu’à la mort ;ou bien tu me haïras, et tu viendras avec moi quand même, en mehaïssant pendant et après la mort. Dans mon apathique nature, iln’y a pas de place pour l’indifférence.

– Allons, Carmilla, dis-je vivement, voilà que tu recommences àbattre la campagne !

– Non, ne crains rien. Je suis une petite folle sans cervelle, àla tête pleine de caprices et de lubies ; mais par amour pourtoi, je parlerai comme un sage. Es-tu jamais allée aubal ?

– Non… Quelle bavarde tu fais !… Non, je n’y suis jamaisallée. Comment est-ce ? Ce doit être charmant.

– J’ai presque oublié : cela date de plusieurs années,

– Voyons, répondis-je en riant, tu n’es pas tellementvieille ! il ne me paraît guère possible que tu aies déjàoublié ton premier bal.

– Bien sûr, je peux tout me rappeler, au prix d’un grand effort.Mais je vois les choses et les êtres comme un plongeur voit ce quise passe au-dessus de lui : à travers un milieu dense et parcourupar de légères ondulations, encore que transparent. Cette nuit-là,il m’est arrivé une chose qui a estompé la scène du bal et en aterni les couleurs. Il s’en est fallu de peu que je fusseassassinée dans mon lit… On m’a blessée ici, conclut-elle enportant une main à sa gorge, et je n’ai jamais plus été la mêmedepuis lors.

– As-tu été près de mourir ?

– Oui, très près… À cause d’un cruel amour, d’un bien étrangeamour qui aurait voulu m’ôter la vie. L’amour exige des sacrifices,et il n’est pas de sacrifice sans effusion de sang… À présent, ilnous faut dormir… Je me sens très lasse… Où trouverai-je la forcede me lever et de fermer ma porte à clé ?

Sa petite tête reposait sur l’oreiller ; ses mainsminuscules placées sous l’une de ses joues étaient enfouies dansson épaisse chevelure ondulée ; le regard de ses yeuxétincelants suivait chacun de mes mouvements, et sur ses lèvresflottait un étrange et timide sourire que je ne parvenais pas àdéchiffrer.

Après lui avoir souhaité bonne nuit, je sortis de la chambre enéprouvant une sensation de malaise.

Je m’étais souvent demandé si notre charmante invitée disait sesprières. Personnellement, je ne l’avais jamais vue à genoux. Lematin, elle descendait de sa chambre longtemps après nos oraisonsfamiliales ; le soir, elle ne quittait pas le salon pourpasser dans la grand-salle et s’associer à notre courte action degrâces.

Si elle ne m’avait pas dit par hasard, au cours d’une de nosconversations à bâtons rompus, qu’elle était baptisée, j’auraisdouté qu’elle fût chrétienne. Je ne l’avais jamais entendue parlerde religion. Eussé-je mieux connu le monde, cette négligence (oucette antipathie) m’aurait causé moins d’étonnement.

Les précautions dont s’entourent les gens nerveux sontcontagieuses, et les personnes impressionnables ne manquent pas deles imiter au bout d’un certain temps. À l’instar de Carmilla,j’avais pris l’habitude de fermer à clé la porte de ma chambre, carje m’étais mis en tête toutes les craintes fantasques de macompagne au sujet de cambrioleurs nocturnes et d’assassins rôdantau cœur des ténèbres. J’avais aussi adopté sa coutume d’inspecterrapidement ma chambre pour bien s’assurer que nul voleur ou nulmeurtrier ne s’y trouvait embusqué.

Ces sages mesures une fois prises, je me couchai et m’endormisaussitôt. Une bougie brûlait dans ma chambre : habitude de trèsvieille date, dont rien n’aurait pu m’amener à me défaire.

Ainsi fortifiée, je pouvais, me semblait-il, reposer en paix.Mais les rêves traversent les pierres des murs, éclairent deschambres enténébrées ou enténèbrent des chambres éclairées ;et leurs personnages, narguant tous les serruriers du monde, fontleurs entrées ou leurs sorties comme il leur plaît.

Cette nuit-là, j’eus un rêve qui marqua le début d’un mal trèsétrange.

Je ne puis appeler cela un cauchemar, car j’avais pleinementconscience d’être endormie. Mais j’avais également conscience de metrouver dans ma chambre, couchée dans mon lit, comme je m’ytrouvais en réalité. Je voyais, ou croyais voir, la pièce et sesmeubles tels que je les avais vus avant de fermer les yeux, à cetteexception près qu’il faisait très sombre. Dans cette obscuritéj’aperçus une forme vague qui contournait le pied du lit. Toutd’abord je ne pus la distinguer nettement, mais je finis par merendre compte que c’était un animal noir comme la suie, semblable àun chat monstrueux. Il me parut avoir quatre ou cinq pieds de long,car, lorsqu’il passa sur le devant du foyer, il en couvrit toute lalongueur. Il ne cessait pas d’aller et de venir avec l’agitationsinistre et souple d’un fauve en cage. Malgré la terreur quej’éprouvais (comme vous pouvez l’imaginer), j’étais incapable decrier. L’horrible bête précipita son allure tandis que les ténèbrescroissaient dans la chambre. Finalement, il fit si noir que je nedistinguai plus que les yeux de l’animal. Je le sentis bondirlégèrement sur mon lit. Les deux yeux énormes vinrent tout près demon visage, et, soudain, j’éprouvai une très vive douleur, comme sideux aiguilles, à quelques centimètres l’une de l’autre,s’enfonçaient profondément dans ma gorge. Je m’éveillai en hurlant.La chambre était éclairée par la bougie qui brûlait toute la nuit,et je vis une forme féminine, debout au pied du lit, un peu sur ladroite. Elle portait une ample robe de couleur sombre, et sescheveux dénoués recouvraient ses épaules. Un bloc de pierre n’eûtpas été plus immobile. Je ne pouvais déceler le moindre mouvementde respiration. Tandis que je la regardais fixement, la silhouetteme parut avoir changé de place : elle se trouvait maintenant plusprès de la porte. Bientôt, elle fut tout contre ; la portes’ouvrit, l’apparition disparut.

Enfin soulagée, je redevins capable de respirer et de bouger.D’abord, l’idée me vint que j’avais oublié de tourner la clé dansla serrure, et que Carmilla en avait profité pour me jouer unmauvais tour. Je me précipitai vers la porte et la trouvai ferméede l’intérieur, comme d’habitude. Au comble de l’horreur, je n’euspas le courage de l’ouvrir. Je me précipitai dans mon lit, mecachai la tête sous les couvertures, et demeurai ainsi, plus morteque vive jusqu’au matin.

Chapitre 7LE MAL S’AGGRAVE

J’essaierais vainement de vous dépeindre l’horreur que m’inspireaujourd’hui encore le souvenir de cette affreuse nuit. Ma terreurn’avait rien de commun avec l’angoisse passagère laissée par uncauchemar. Elle semblait croître avec le temps, et se communiquaità la chambre et au mobilier qui avaient servi de décor àl’apparition.

Le lendemain, il me fut impossible de rester seule, même pour uninstant. J’aurais tout raconté à mon père si je n’en avais pas étéempêchée par deux considérations. D’une part, je craignais qu’il nese moquât de mon histoire (et je n’aurais pas supporté qu’elledevînt un sujet de plaisanteries) ; d’autre part, je me disaisqu’il pourrait me croire victime du mal mystérieux qui ravageaitnotre pays. Personnellement, je n’avais pas la moindre appréhensionà ce sujet, et, comme mon père n’était pas très bien depuis quelquetemps, je ne voulais pas l’alarmer.

Je me sentis assez rassurée en compagnie de l’excellente MmePerrodon et de l’espiègle Mlle De Lafontaine, mais toutes deuxs’aperçurent que j’étais inquiète et abattue, et je finis par leurraconter ce qui me pesait si lourdement sur le cœur.

Mlle De Lafontaine se mit à rire, tandis que Mme Perrodonmanifestait, me sembla-t-il, une certaine anxiété.

– À propos, dit Mlle De Lafontaine d’un ton moqueur, la longueavenue de tilleuls sur laquelle donne la fenêtre de la chambre deCarmilla est, paraît-il, hantée !

– Quelle sottise ! s’exclama Mme Perrodon, jugeant sansdoute ce propos inopportun. Et qui donc raconte cela, ma chèreamie ?

– Martin. Il prétend être sorti deux fois, alors qu’on réparaitla vieille barrière de la cour avant le lever du soleil, et avoirvu chaque fois une forme féminine se déplacer le long de cetteavenue.

– Cela n’a rien de surprenant, étant donné qu’il y a des vachesà traire dans les prés au bord de la rivière.

– Sans doute ; mais Martin juge bon d’avoir peur, et jen’ai jamais vu un imbécile à ce point terrifié.

– Il ne faut pas souffler mot de tout ceci à Carmilla,déclarai-je, car elle voit cette avenue d’un bout à l’autre depuissa fenêtre, et elle est, si possible, encore plus poltronne quemoi.

Ce jour-là, mon amie descendit beaucoup plus tard que decoutume.

– J’ai eu affreusement peur la nuit dernière, me dit-elle dèsque nous fûmes seules ensemble ; et j’aurais vu, j’en suiscertaine, une chose effroyable si je n’avais pas eu le talisman quej’ai acheté à ce pauvre petit bossu contre lequel j’ai proféré desparoles si dures. Après avoir rêvé qu’une forme noire faisait letour de mon lit, je me suis réveillée, au comble de l’horreur, etj’ai vraiment cru distinguer, pendant quelques secondes, unesilhouette sombre près de la cheminée. Alors, j’ai cherché à tâtonsmon talisman sous l’oreiller, et, dès que je l’ai eu touché de mesdoigts, l’apparition s’est évanouie. Mais, je te le répète, je suissûre que si je n’avais pas eu ce charme près de moi, une effroyablecréature aurait surgi et m’aurait peut-être étranglée, comme elle aétranglé ces pauvres femmes dont nous avons entendu parler.

– À présent, écoute-moi, lui dis-je.

Et je lui racontai mon aventure, dont le récit parutl’épouvanter.

– Avais-tu le talisman près de toi ? me demanda-t-elle.

– Non, je l’avais jeté dans un vase de porcelaine dans le salon.Mais je ne manquerai pas de le prendre avec moi cette nuit, puisquetu crois si fort à son pouvoir.

Après tant d’années, je ne saurais dire (ou même comprendre)comment je parvins à surmonter mon horreur au point de coucherseule dans ma chambre ce soir-là. Je me rappelle nettement quej’épinglai le talisman à mon oreiller. Je sombrai presque aussitôtdans le sommeil, et je dormis encore plus profondément qued’habitude.

La nuit suivante fut aussi tranquille : je goûtai à nouveau unrepos délicieux et sans rêves. Mais, à mon réveil, j’éprouvai unesensation de lassitude et de mélancolie qui, cependant, était assezdouce pour provoquer en moi une espèce de volupté.

– Je te l’avais bien dit, déclara Carmilla lorsque je lui eusdécrit mon paisible sommeil. Moi-même j’ai dormi divinement la nuitdernière. J’avais épinglé le talisman à ma chemise, car, l’autrenuit, il était encore trop loin de moi. Je suis certaine que nousavons tout imaginé, à l’exception des rêves eux-mêmes. Autrefois,je croyais que les mauvais esprits engendraient les rêves, maisnotre médecin m’a affirmé qu’il n’en était rien, « C’estsimplement, m’a-t-il dit, une fièvre ou une maladie qui frappe ànotre porte (comme cela arrive souvent) et qui, ne parvenant pas àentrer, passe son chemin en nous laissant cette inquiétude.»

– Et, selon toi, en quoi consiste ce talisman ?

– On a dû lui faire subir des fumigations, ou bien le plongerdans quelque drogue, et c’est un antidote contre la malaria.

– Dans ce cas, il n’agit que sur le corps ?

– Bien sûr, Crois-tu donc que les mauvais esprits se laissenteffrayer par des bouts de rubans ou des parfums de droguiste ?Non, ces maux qui errent dans les airs commencent par attaquer lesnerfs, puis gagnent le cerveau ; mais avant qu’ils puissents’emparer de tout notre être, l’antidote les repousse. Voilà, j’ensuis certaine, ce que le talisman a fait pour nous. Il n’y a làrien de magique : c’est tout simplement naturel.

Je me serais sentie plus heureuse si j’avais pu partagerentièrement cette opinion de Carmilla ; à tout le moins, jem’y efforçai de mon mieux, et l’impression que j’avais ressentie àmon lever perdit un peu de sa force.

Je dormis profondément pendant plusieurs nuits consécutives :mais, chaque matin, j’éprouvais la même lassitude, et un grandpoids de langueur m’accablait tout au long du jour. Je me sentaiscomplètement transformée. En moi s’insinuait une étrange mélancoliedont je ne désirais pas voir la fin. De vagues pensées de mortfirent leur apparition ; l’idée que je déclinais lentements’empara de mon esprit, m’apportant je ne sais quelle douce joie.Si triste que fût cette idée, elle créait en moi un état d’espritfort agréable, et mon âme s’y abandonnait sans la moindrerésistance.

Je refusais d’admettre que j’étais malade ; je ne voulaisrien dire à mon père, ni faire venir le médecin.

Carmilla me témoignait plus d’attachement que jamais, et sesétranges paroxysmes d’adoration languide se faisaient plusfréquents. À mesure que mes forces et mon entrain déclinaient, elleme dévorait du regard avec une ardeur croissante. Ceci ne manquaitjamais de me bouleverser comme une crise fulgurante de foliepassagère.

Sans m’en rendre compte, je me trouvais à un stade assez avancéde la plus bizarre maladie qui eût jamais affligé un être humain.Ses premiers symptômes avaient exercé sur moi une fascinationinexplicable qui me permettrait d’accepter la débilité physiquedont je souffrais à présent. Pendant quelque temps, cettefascination ne cessa pas de croître pour atteindre enfin un certaindegré où elle s’accompagna d’un sentiment d’horreur qui, peu à peu,prit une force suffisante pour flétrir et dénaturer toute monexistence.

Le premier changement que je subis me parut assez agréable : etpourtant, il était bien proche du tournant où commençait ladescente aux Enfers.

J’éprouvai, pendant mon sommeil, de vagues et curieusessensations. La plus fréquente était ce frisson glacé trèsparticulier que l’on ressent quand on nage à contre-courant dansune rivière. Il s’accompagna bientôt de rêves interminables, siconfus que je ne parvenais jamais à me rappeler leur décor ni leurspersonnages, ni aucune partie cohérente de leur action. Mais ils melaissaient une impression affreuse, ainsi qu’une sensationd’épuisement, comme si j’avais passé par une longue période dedanger et de grande tension mentale. À mon réveil, à la suite deces rêves, je gardais le souvenir de m’être trouvée dans un lieuplein de ténèbres, et d’avoir conversé avec des êtresinvisibles ; je me rappelais tout particulièrement une voixféminine très distincte, lente, au timbre grave, qui semblait venirde fort loin et ne manquait jamais de m’inspirer une indicibleterreur solennelle. Parfois, je sentais une main glisser lentementsur ma joue et sur mon cou. Parfois encore, des lèvres brûlantescouvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés etplus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixaitleur caresse. Les battements de mon cœur s’accéléraient ; jerespirais plus vite et plus profondément. Puis survenait une crisede sanglots qui me donnait une sensation d’étranglement et setransformait enfin en une convulsion effroyable au cours delaquelle je perdais l’usage de mes sens.

Cet état inexplicable dura vingt et un jours.

Pendant la dernière semaine, mes souffrances avaient altéré monaspect physique. J’étais devenue très pâle ; j’avais les yeuxdilatés et cernés ; l’extrême lassitude que je ressentaisdepuis si longtemps commençait à se manifester sur mon visage.

Mon père me demandait souvent si j’étais malade ; mais,avec un entêtement que j’ai du mal à comprendre aujourd’hui, jepersistais à lui affirmer que je me portais à merveille.

En un sens, je disais vrai. Je n’éprouvais aucune douleur ;je ne pouvais me plaindre d’aucun trouble organique. Mon malsemblait être un effet de mon imagination ou de mes nerfs. Siterribles que fussent mes souffrances, j’observais une réservemorbide à leur sujet, et je ne m’en ouvrais à personne.

Je n’étais sûrement pas victime de ce terrible fléau que lespaysans nomment l’oupire, car, alors que je dépérissais depuistrois semaines, leur maladie durait pas plus de trois jours : aprèsquoi, la mort mettait fin à leur torture.

Carmilla se plaignait, elle aussi, de rêves et de sensations defièvre, mais son état était beaucoup moins alarmant que le mien. Àvrai dire, il y avait tout lieu de s’inquiéter grandement à monsujet. Si j’eusse compris cela, j’aurais demandé à genoux aide etconseil. Malheureusement, le narcotique d’une influence cachéeagissait sur moi et engourdissait tous mes sens.

Je vais à présent vous relater un rêve qui fut la causeimmédiate d’une étrange découverte.

Une nuit, la voix que j’avais coutume d’entendre au cœur desténèbres fut remplacée par une autre, mélodieuse et tendre aussibien que terrible, qui prononçait les paroles suivantes : « Ta mèret’avertit de prendre garde à l’assassin. » Au même instant, unelumière soudaine jaillit devant mes yeux, et je vis Carmilla,debout près de mon lit, vêtue de sa chemise de nuit blanche,baignant du menton jusqu’aux pieds dans une immense tache desang.

Je m’éveillai en hurlant, en proie à l’idée qu’on assassinaitmon amie. Je me rappelle avoir sauté au bas de mon lit, puis je merevois debout dans le couloir, en train de crier au secours.

Mme Perrodon et Mlle De Lafontaine sortirent de leurs chambresen toute hâte. Comme une lampe brûlait toujours dans le couloir,elles eurent tôt fait de me rejoindre et d’apprendre la cause de materreur.

J’insistai pour que nous allions frapper à la porte de Carmilla.Rien ne répondit à nos coups. Nous martelâmes le battant de toutesnos forces en criant son nom, mais ce vacarme ne donna aucunrésultat.

Alors nous primes peur car la porte était fermée à clé. En proieà une véritable panique, nous gagnâmes ma chambre où nous nousmîmes à sonner frénétiquement les domestiques.

Si la chambre de mon père s’était trouvée de ce côté de lamaison, nous l’aurions appelé aussitôt à notre aide. Mais,malheureusement, il ne pouvait pas nous entendre, et aucune d’entrenous n’avait assez de courage pour aller le chercher si loin.

Les domestiques ne tardèrent pas à monter l’escalier en courant.Dans l’intervalle, j’avais mis mon peignoir et mes mules (mescompagnes étant déjà équipées de la même façon). Quand nous eûmesreconnu les voix de nos gens dans le couloir, nous sortîmes toutesles trois. Après que nous eûmes renouvelé en vain nos appels devantla porte de Carmilla, j’ordonnai aux hommes de forcer la serrure.Dès qu’ils m’eurent obéi, nous restâmes dans l’encadrement de laporte, tenant nos lampes à bout de bras, et nous regardâmes dans lachambre.

Nous criâmes encore une fois le nom de Carmilla sans obtenir deréponse. Puis, nous examinâmes la pièce : elle était exactementdans l’état où je l’avais laissée après avoir dit bonsoir à monamie. Mais celle-ci avait disparu.

Chapitre 8RECHERCHES

À la vue de cette chambre où le seul désordre visible avait étécausé par notre entrée brutale, nous commençâmes à nous calmer etretrouvâmes bientôt assez d’équilibre pour renvoyer lesdomestiques. Melle De Lafontaine s’était mis en tête que notrevacarme devant la porte avait peut-être réveillé Carmilla qui, sousl’effet de la terreur, avait cherché refuge dans une armoire ouderrière un rideau : cachette d’où elle ne pouvait sortir,naturellement, en présence du majordome et de ses myrmidons. Aprèsleur départ, nous reprîmes nos recherches et nos appels, mais sansaucun résultat.

Notre angoisse et notre perplexité redoublèrent. Nous examinâmesles fenêtres : elles étaient hermétiquement closes. J’imploraiCarmilla, dans le cas où elle serait cachée, de cesser ce jeu cruelet de se montrer pour mettre fin à notre anxiété. Ce fut en vain.J’avais maintenant la conviction qu’elle ne pouvait se trouver nidans la chambre ni dans le cabinet de toilette dont la porte étaitfermée à clé de notre côté, si bien qu’elle n’avait pu empruntercette voie. Je ne savais plus que penser. Carmilla avait-elledécouvert un de ces passages secrets qui, s’il fallait en croirenotre vieil intendant, existaient bel et bien, quoique l’on eûtoublié la tradition relatant leur emplacement exact ? Sansaucun doute tout finirait par s’expliquer, malgré notre incertitudeprésente.

Il était plus de quatre heures, et je préférai aller attendrel’aube dans la chambre de Mme Perrodon. Mais la lumière du journ’apporta aucune solution.

De grand matin, toute la maisonnée, mon père en tête, fut eneffervescence. On fouilla le château de fond en comble et onexplora le parc sans trouver la moindre trace de la disparue. On seprépara enfin à draguer la rivière. Mon père était au désespoir :qu’allait-il dire à la mère de Carmilla quand ellereviendrait ? Quant à moi, j’étais éperdue de chagrin, bienque ma douleur fût d’une toute autre nature.

La matinée se passa ainsi dans l’angoisse et l’agitation. À uneheure de l’après-midi, nous n’avions toujours pas de nouvelles. Jemontai en courant jusqu’à la chambre de Carmilla et trouvai monamie debout devant sa table de toilette. Frappée de stupeur, je neparvenais pas à en croire mes yeux. Sans mot dire, elle me fitsigne du doigt d’approcher. Son visage exprimait une terreurextrême.

Folle de joie, je courus vers elle, la serrai dans mes bras etlui prodiguai mes baisers. Puis j’agitai furieusement la sonnettepour faire monter quelqu’un qui pourrait aussitôt délivrer mon pèrede son angoisse.

– Carmilla chérie, qu’étais-tu devenue pendant tout cetemps ? m’écriai-je. Tu nous as fait mourir d’inquiétude. Oùes-tu allée ? Comment as-tu fait pour entrer ?

– Il s’est passé des choses étonnantes la nuit dernière,répondit-elle.

– Pour l’amour du ciel, explique-moi tout ce que tu es capabled’expliquer.

– Il était plus de deux heures du matin lorsque je me suisendormie dans mon lit, comme d’habitude, après avoir fermé à clémes deux portes : celle du cabinet de toilette et celle du couloir.Autant que je sache, j’ai goûté un sommeil ininterrompu et sansrêve. Or, je viens de me réveiller, étendue sur le sofa, et j’aitrouvé la porte de communication ouverte et l’autre forcée. Commenttout cela a-t-il pu se produire sans que je fusse réveillée ?Car enfin, il a dû y avoir pas mal de bruit, et j’ai le sommeilparticulièrement léger. De plus, comment ai-je pu être transportéehors de mon lit tout en continuant à dormir, moi qui tressaille aumoindre mouvement ?

À ce moment, Mme Perrodon, Mlle De Lafontaine, mon père etplusieurs domestiques pénétrèrent dans la pièce. Naturellement,Carmilla fut accablée de questions, de congratulations, de parolesde bienvenue. Elle ne put que raconter à nouveau la même histoire,et parut moins capable que personne de fournir une explication desévénements de la nuit précédente.

Mon père se mit à arpenter la pièce d’un air pensif. Je vis monamie lui jeter à la dérobée un regard sombre.

Au bout de quelques instants, les domestiques se retirèrent,puis Mlle De Lafontaine s’en fut chercher un flacon de sels et devalériane. Mon père se trouva seul dans la chambre, avec Carmilla,Mme Perrodon et moi. Alors, il se dirigea vers son amie, lui pritla main d’un geste plein de douceur, la conduisit jusqu’au sofa, ets’assit à côté d’elle.

– Me pardonnerez-vous, ma chère enfant, dit-il, de hasarder unehypothèse et de vous poser une question ?

– Vous en avez le droit plus que personne d’autre. Demandez-moitout ce que vous voudrez, je vous répondrai sans rien vous cacher.Mais mon histoire n’est que ténèbres et confusion. Je ne saisabsolument rien. Interrogez-moi à votre guise, en tenant compte,pourtant, des restrictions que ma mère m’a imposées.

– Ne craignez rien, ma chère enfant : je n’ai pas besoind’aborder les sujets sur lesquels vous devez observer le silence.Ce qui semble prodigieux dans les événements de la nuit dernière,c’est que vous ayez pu être transportée hors de votre lit et devotre chambre sans que cela vous éveille, alors que les fenêtresétaient hermétiquement closes, et les deux portes fermées à clé del’intérieur. Je vais vous poser une seule question, puis je vousexposerai ma théorie sur ce mystère.

Carmilla, l’air très abattu, appuyait sa tête sur sa main ;Mme Perrodon et moi, nous écoutions en retenant notre souffle.

– Voici donc ma question : vous a-t-on jamais soupçonnée d’êtresomnambule ?

– Pas depuis ma plus tendre enfance.

– Mais, à cette époque, vous avez eu des accès desomnambulisme ?

– Oui, j’en suis sûre. Ma vieille nourrice me l’a souventdit.

Mon père hocha la tête en souriant.

– En ce cas, je peux vous expliquer ce qui s’est passé. Vousvous êtes levée tout endormie et vous avez ouvert votreporte ; mais, au lieu de laisser la clé à sa place, vous l’enavez retirée Pour la tourner ensuite dans la serrure del’extérieur. Après quoi, vous l’avez retirée à nouveau etvous l’avez emportée avec vous jusqu’à l’une des quelquesvingt-cinq pièces de cette aile, ou peut-être à l’étage supérieurou à l’étage inférieur. Il y a ici tant de chambres et de cabinets,tant de meubles massifs, et une telle accumulation de débarras,qu’il faudrait toute une semaine pour inspecter cette vieilledemeure de fond en comble. Comprenez-vous, maintenant, ce que jeveux dire ?

– Oui, mais pas entièrement.

– Et comment expliquez-vous, papa, qu’elle se soit retrouvée surle sofa, dans le cabinet de toilette que nous avions examinéminutieusement ?

– Elle y est venue après votre inspection, toujours endormie, etsa présence dans cette pièce n’a étonné personne autantqu’elle-même. Je voudrais bien que tous les mystères fussentéclaircis d’une façon aussi simple et aussi normale, conclut monpère en riant. Nous pouvons nous féliciter du fait quel’explication la plus naturelle de cette aventure exclut l’emploide soporifiques ou de fausses clés, l’intervention de cambrioleurs,d’empoisonneurs ou de sorcières ; si bien qu’aucun d’entrenous n’a lieu de se croire en danger.

Pendant qu’il prononçait ces mots, il tenait les yeux fixés surCarmilla qui était particulièrement ravissante. Rien n’aurait puégaler l’éclat de son teint, et sa beauté semblait rehaussée parcette gracieuse langueur qui lui appartenait en propre. Je supposeque mon père devait comparer dans son esprit la mine de ma compagneavec la mienne, car il ajouta en soupirant :

– Je voudrais bien que ma pauvre Laura retrouvât ses couleursd’autrefois.

C’est ainsi que nos craintes prirent fin le mieux du monde etque Carmilla nous fut rendue.

Chapitre 9LE MÉDECIN

Mon amie ne voulant à aucun prix que quelqu’un partageât sachambre, mon père fit coucher une des domestiques devant sa porte,de façon qu’elle ne pût entreprendre une nouvelle escapade sansêtre arrêtée aussitôt.

La nuit fut très calme. Le lendemain matin, de bonne heure, lemédecin, que mon père avait mandé sans m’en avertir, vint me rendrevisite.

Mme Perrodon m’accompagna dans la bibliothèque où m’attendait lepraticien dont j’ai déjà parlé, petit homme aux cheveux blancs, àl’air sérieux, portant lunette.

Pendant que je lui racontais mon histoire, son visage devint deplus en plus grave.

Nous étions debout, face à face, dans l’enfoncement d’unefenêtre. Quand j’eus fini de parler, il appuya ses épaules contrele mur et fixa sur moi un regard attentif, avec un profond intérêtoù se mêlait une certaine horreur.

Après quelques instants de réflexion, il demanda à voir monpère.

On envoya chercher ce dernier qui, dès son arrivée, déclara ensouriant :

– Je suppose, docteur, que vous allez me dire que je suis unvieil imbécile de vous avoir fait venir : je le suppose, et, deplus, je l’espère.

Mais son sourire s’évanouit lorsque le médecin, d’un airtoujours aussi grave, lui fit signe d’approcher.

Les deux hommes conférèrent pendant quelque temps dans le mêmeenfoncement où je venais de m’entretenir avec le praticien. Leurconversation semblait très sérieuse et très animée. La pièce esttrès grande, et Mme Perrodon et moi nous trouvions à l’autreextrémité. En conséquence, nous ne pûmes entendre le moindre mot,en dépit de notre curiosité dévorante. D’ailleurs, les, deuxinterlocuteurs parlaient à voix très basse, et nous ne les voyionspresque pas : le médecin disparaissait complètement dans le réduitdevant la fenêtre, et on n’apercevait de mon père qu’un pied, unbras et une épaule. Quant aux voix, elles devaient être étoufféespar l’espèce de cabinet que formaient la fenêtre et les deux mursépais.

Enfin, le visage de mon père apparut : il était blême, pensifet, me sembla-t-il, profondément troublé.

– Laura, ma chérie, dit-il, viens donc un peu ici. Quant à vous,madame Perrodon, nous n’avons pas lieu de vous retenir pluslongtemps.

J’avoue que j’éprouvai pour la première fois une légèreinquiétude, car, jusqu’alors, je ne me sentais pas malade, bien queje fusse très faible : or, nous nous imaginons toujours que nouspouvons reprendre des forces quand il nous plaît.

Mon père me tendit la main à mon approche, mais il garda lesyeux fixés sur le médecin.

– En vérité, c’est fort étrange, déclara-t-il, et je ne puis lecomprendre. Viens, ma petite Laura ; écoute bien le docteurSpielsberg et tâche de rassembler tes souvenirs.

– Vous m’avez dit, commença le médecin, que, la nuit où vousavez fait votre premier cauchemar, vous aviez eu l’impression quedeux aiguilles vous perçaient la peau du cou. Éprouvez-vous encoreune sensation de douleur ?

– Non, pas la moindre.

– Pouvez-vous me montrer du doigt le point précis où vous croyezque cela s’est produit ?

– Juste au-dessous de la gorge, ici même.

Je portais une robe du matin qui cachait l’endroit que jedésignais.

– Mon ami, dit le médecin à mon père, vous allez pouvoirdissiper tous vos doutes… Mon enfant, poursuivit-il à mon adresse,vous voulez bien, n’est-ce pas, que votre papa dégrafe un peu lehaut de votre robe ? C’est indispensable pour déceler un dessymptômes du mal dont vous souffrez.

J’y consentis aussitôt. L’endroit se trouvait à deux poucesenviron au-dessous de l’encolure.

– Grand Dieu, c’est donc vrai ! s’écria mon père endevenant plus pâle.

– Vous pouvez le constater de vos propres yeux, déclara lemédecin d’un ton de triomphe lugubre.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, en commençant à prendrepeur.

– Rien, ma chère enfant ; rien d’autre qu’une tache bleue,à peine aussi grosse que le bout de votre petit doigt… Etmaintenant, poursuivit-il en se tournant vers mon père, il nousreste à savoir ce que nous avons de mieux à faire.

– Mes jours sont-ils en danger ?

– J’espère bien que non. Je ne vois pas pourquoi vous neguéririez pas, ni pourquoi votre état ne commencerait pas às’améliorer dès aujourd’hui. C’est donc là le point où vouséprouvez une sensation d’étranglement ?

– Oui.

– Et ce même point est le centre du frisson que vous m’avezdécrit tout à l’heure, semblable à celui que l’on ressent quand onnage à contre-courant dans une rivière très froide ?

– Cela se peut : je crois que c’est exact.

– Vous voyez ? reprit-il en se tournant vers mon père. Mepermettez-vous de dire un mot à Mme Perrodon ?

– Bien sûr.

Dès que la gouvernante fut arrivée, le médecin lui parla en cestermes :

– L’état de ma jeune amie ici présente laisse beaucoup àdésirer. J’espère que ce ne sera rien de très grave, mais il faudraprendre certaines mesures que je vous exposerai plus tard. Enattendant, madame, veuillez avoir la bonté de ne pas quitter MlleLaura un seul instant. C’est la seule prescription que j’aie àdonner pour le présent, mais elle est formelle.

– Je sais que nous pouvons compter sur votre affectueuseobligeance, madame Perrodon, ajouta mon père. Quant à toi, ma chèreLaura, je sais que tu te conformeras à la prescription de tonmédecin. À ce propos, docteur, je veux vous demander votre avis ausujet d’une autre malade qui présente des symptômes assezsemblables, bien que moins violents, à ceux que Laura vient de vousdécrire. Il s’agit d’une jeune fille qui séjourne chez nous.Puisque vous devez repasser par ici ce soir, vous ne sauriez mieuxfaire que de partager notre dîner. À ce moment-là, vous pourrezl’examiner. Elle ne descend jamais avant le début del’après-midi.

– Je vous remercie de votre invitation. Je serai chez vous cesoir à sept heures.

Les deux hommes répétèrent leurs instructions à Mme Perrodon età moi-même, puis, après ces dernières recommandations, mon pèreraccompagna le médecin. Je les vis arpenter pendant un bon momentle terre-plein entre la route et le fossé, absorbés dans uneconversation très sérieuse.

Le praticien ne revint pas. Je le vis enfourcher son cheval,prendre congé de son interlocuteur, et s’éloigner de la forêt endirection de l’est. Presque au même instant arriva le courrier deDranfeld qui remit le sac de lettres à mon père.

Pendant ce temps, Mme Perrodon et moi nous nous perdions enhypothèses sur les étranges et graves instructions que le docteuret mon père nous avaient imposées de concert. La gouvernante (commeelle me le révéla plus tard) craignait que le praticien ne redoutâtune attaque soudaine au cours de laquelle je pourrais perdre la vieou me blesser gravement, si l’on ne me prodiguait pas des soinsimmédiats.

Cette interprétation ne me vint pas à l’esprit. J’imaginaisseulement (et cela valait mieux pour mes nerfs) qu’on avait arrêtéces dispositions pour me donner une compagne qui m’empêcherait deprendre trop d’exercice, ou de manger des fruits verts, ou de faireune des mille sottises auxquelles les jeunes gens sont censés êtreenclins.

Une demi-heure plus tard, mon père entra, une feuille de papierà la main :

– Cette lettre a été retardée, me dit-il. C’est le généralSpieldorf qui me l’envoie. Il aurait pu être ici hier ;peut-être arrivera-t-il aujourd’hui ou demain.

Il me remit la lettre, mais il n’avait pas cet air satisfaitqu’on lui voyait quand un hôte (et surtout un hôte aussi cher à soncœur que le général) annonçait sa venue. Bien au contraire, ilsemblait désirer que son vieil ami se fût trouvé au fond de la MerRouge.

De toute évidence, il était en proie à une préoccupation qu’ilne lui plaisait pas de révéler.

Je posai ma main sur son bras, lui jetai un regard suppliant, etlui demandai d’une voix tremblante :

– Papa chéri, voudrez-vous répondre à une question de votrefille ?

– Peut-être, dit-il en me caressant les cheveux.

– Est-ce que le docteur me trouve très malade ?

– Non, ma chérie. Il pense que, si l’on prend les mesuresvoulues, tu seras parfaitement rétablie, ou, du moins, sur la voied’un rétablissement complet, dans un jour ou deux, répondit-il d’unton assez sec. J’aurais bien voulu que notre bon ami, le général,eût choisi un autre moment pour nous rendre visite… Enfin, disonsque j’aurais voulu que tu fusses en parfaite santé pour lerecevoir.

– Mais, voyons, papa, de quel mal le docteur me croit-ilatteinte ?

– D’aucun ; ne me harcèle pas ainsi, répliqua-t-il enmanifestant plus d’irritation que je ne lui en avais jamais vumontrer.

Puis, s’étant aperçu, je suppose, que j’avais l’air peiné, ilajouta après m’avoir embrassée :

– D’ici un jour ou deux, tu sauras tout : du moins, tout ce queje sais. En attendant, ne te tourmente pas à ce sujet.

Il fit demi-tour et sortit de la pièce ; mais, alors quej’étais encore sous le coup de l’étonnement causé par son étrangeattitude, il rentra pour me dire qu’il se rendait à Karnstein. Ilavait demandé que la voiture fût prête à midi, et Mme Perrodon etmoi devions l’accompagner. Il allait voir pour affaires le prêtrequi habitait près de ce lieu pittoresque. Comme Carmilla n’avaitencore jamais vu l’endroit, elle pourrait, quand elle seraitdescendue de sa chambre, nous rejoindre en compagnie de Melle DeLafontaine : toutes deux apporteraient ce qu’il faudrait pour nouspermettre de faire un pique-nique dans les ruines du château.

En conséquence, je fus prête à midi sonnant. Peu de temps après,mon père, Mme Perrodon et moi, nous partîmes pour la promenadeprojetée. Après avoir franchi le pont-levis, nous tournâmes àdroite et suivîmes la route en direction de l’ouest pour gagner levillage abandonné et le château en ruine de Karnstein.

Aucune promenade sous bois ne saurait être plus charmante. C’estune succession de vallons et de collines en pente douce,complètement recouverts d’arbres splendides dépourvus de cetteraideur que donnent les plantations artificielles etl’émondage.

Les accidents du terrain font souvent dévier la route de laligne droite, l’obligeant à serpenter au bord de ravins escarpés,le long de murailles rocheuses, au milieu de paysages d’une variétépresque inépuisable.

À l’un de ces tournants, nous rencontrâmes soudain notre vieilami, le général Spielsdorf, qui chevauchait vers nous, accompagnéd’un domestique. Ses bagages suivaient dans une carriole.

Le général mit pied à terre au moment même où nous nousarrêtions. Après l’échange de politesses habituel, il se laissaaisément convaincre d’accepter un siège libre dans notre voiture etd’envoyer au château son domestique et son cheval.

Chapitre 10UN DEUIL AFFREUX

Nous n’avions pas vu notre ami depuis près de dix mois, mais,dans ce laps de temps, il avait beaucoup maigri. Son visage,autrefois empreint d’une cordialité paisible, exprimait maintenantla tristesse et l’angoisse. Dans ses yeux bleu sombre au regardpénétrant brillait une lueur plus dure sous ses épais sourcilsgris. Ce n’était pas une de ces métamorphoses que le chagrin seulsuffit d’habitude à opérer : elle paraissait due aussi à despassions plus violentes.

À peine nous étions-nous remis en route qu’il commença, avec sabrusquerie habituelle de vieux soldat, à nous parler du deuilaffreux qu’il avait subi en perdant sa nièce et pupille bien-aimée.Puis, sur ton d’amertume et de fureur intenses, il se répandait eninvectives contre les « artifices diaboliques » dont elle avait étévictime, et, avec plus d’exaspération que de piété, il s’étonna quele Ciel pût permettre un si monstrueux assouvissement des appétitsabominables de l’Enfer.

Ayant aussitôt compris qu’il s’était produit un événement tout àfait hors du commun, mon père le pria de nous relater (si cela nedevait pas lui être trop douloureux) les faits qui justifiaient, àson estime, les termes violents dont il venait de se servir.

– Je me ferais un plaisir de tout vous raconter, répondit legénéral, mais vous ne me croiriez pas.

– Pourquoi donc ?

– Parce que vous ne croyez à rien de ce qui est incompatibleavec vos préjugés et vos illusions. Je me rappelle un temps oùj’étais comme vous, mais, depuis lors, j’ai changé ma façon devoir.

– Mettez-moi à l’épreuve, mon cher ami. Je ne suis pas aussidogmatique que vous semblez l’imaginer. De plus, je sais fort bienqu’il vous faut généralement de fortes preuves pour admettre qu’unechose est vraie ; c’est pourquoi je suis tout disposé àrespecter vos conclusions.

– Vous avez raison de supposer que je ne me suis pas laisséentraîner à la légère à croire au surnaturel (car mon aventure estbel et bien surnaturelle) : seules, des preuves indiscutables m’ontcontraint à ajouter foi à une chose qui allait à l’encontre detoutes mes théories. J’ai été la dupe d’un complot ourdi par despuissances d’outre-monde.

Bien qu’il eût affirmé avoir pleine confiance en la sûreté dejugement du général, mon père, en entendant ces mots, jeta à sonvieil ami un coup d’œil où je crus discerner un doute sérieux surson état mental.

Fort heureusement, son interlocuteur n’y prit pas garde. Ilcontemplait d’un air sombre les clairières et les échappées àtravers bois qui s’offraient à nos yeux.

– Vous allez donc au vieux château de Karnstein ?reprit-il. C’est là une heureuse coïncidence, car je me proposaisde vous prier de m’y conduire. J’ai un motif précis de l’explorer.Il y a bien une chapelle en ruine, n’est-ce pas, et plusieurstombes des membres de cette famille aujourd’hui éteinte ?

– C’est exact, et l’ensemble représente un grand intérêt.J’espère que vous songez à revendiquer le titre et le domaine…

Mon père avait prononcé cette dernière phrase en guise deplaisanterie, mais le général parut avoir oublié que laplaisanterie d’un ami appelle un rire ou, à tout le moins, unsourire. Au contraire, il prit un air encore plus sombre et plusfarouche, car il devait méditer sur un sujet qui suscitait sacolère et son horreur.

– Mon intention est tout autre, grommela-t-il. Je me proposed’exhumer quelques-uns de ces nobles personnages. J’espère pouvoiraccomplir, avec la bénédiction du Seigneur, un pieux sacrilège quidébarrassera la terre de certains monstres et permettra auxhonnêtes gens de dormir dans leur lit sans risquer d’être attaquéspar des assassins. Mon cher ami, j’ai à vous raconter des chosesbien étranges que j’aurais moi-même jugées absolument incroyablesil y a quelques mois.

Mon père le regarda à nouveau ; mais, cette fois, au lieude lire le doute dans ses yeux, j’y discernai une lueur decompréhension inquiète.

– Il y a près d’un siècle que la famille Karnstein est éteinte,dit-il. Ma chère femme en descendait par sa mère, mais le nom et letitre n’existent plus depuis longtemps. Le château est en ruine, etle village, abandonné. La dernière cheminée a cessé de fumer il y acinquante ans au moins. À l’heure actuelle, il ne subsiste plus unseul toit.

– Tout cela confirme ce que j’ai déjà entendu dire. J’ai apprisbeaucoup de choses depuis notre dernière rencontre, mon cherami ; beaucoup de choses qui vous surprendront grandement.Mais je ferais mieux de relater les faits dans l’ordre où ils onteu lieu. Vous connaissiez ma chère pupille – celle que je peuxappeler ma fille. Aucune créature ne fut jamais plus belle, et, ily a trois mois à peine, elle jouissait d’une santé florissante.

– Pauvre petite ! Je l’ai trouvée parfaitement adorable ladernière fois que je l’ai vue. La nouvelle de sa mort m’abouleversé plus que je ne saurais vous le dire, et je sais que cedeuil vous a porté un coup terrible.

Mon père prit la main du général, et la serra affectueusement.Les yeux du vieux soldat s’emplirent de larmes qu’il n’essaya pasde cacher. Après quoi, il poursuivit en ces termes :

– Nous sommes des amis de très longue date. Je savais que vousprendriez part à ma douleur. Ma nièce m’était infiniment chère, etelle me récompensait de ma tendresse en me témoignant une affectionqui égayait ma demeure et emplissait ma vie de bonheur. Tout celan’est plus. Peut-être me reste-t-il fort peu d’années à passer surterre ; mais j’espère, s’il plaît à Dieu, rendre un signaléservice à l’humanité avant de mourir en me faisant l’instrument dela vengeance céleste contre les démons qui ont assassiné ma pauvreenfant au printemps de sa beauté et de ses espérances !

– Vous venez de nous dire que vous aviez l’intention de relaterles faits dans l’ordre où ils ont eu lieu. Je vous prie instammentde le faire ; et je puis vous affirmer que je ne suis paspoussé par la simple curiosité.

À cet instant, nous nous trouvions à l’endroit où la route deDrunstall, par laquelle le général était venu, s’écarte de celleque nous suivions en direction de Karnstein.

– À quelle distance des ruines sommes-nous ? demanda levieux soldat en jetant un regard anxieux autour de lui.

– À une demi-lieue environ, répondit mon père. Racontez-nousdonc l’histoire que vous avez eu l’amabilité de nous promettre.

Chapitre 11LE RÉCIT

– J’y consens de tout mon cœur, dit le général en faisant uneffort visible.

Après un court silence pendant lequel il mit ses idées en ordre,il entama l’un des plus étranges récits que j’aie jamais entendu:

– Mon enfant bien-aimée se faisait grande fête du séjour quevous aviez eu la bonté de lui ménager auprès de votre charmantefille. (Sur ces mots, il m’adressa un salut fort galant, maisempreint de mélancolie.) Or, entre-temps, mon vieil ami le comte deCarlsfield nous invita à nous rendre dans son château, situé à sixlieues environ de l’autre côté de Karlstein, pour assister auxfêtes qu’il donna, vous vous en souvenez sans doute, en l’honneurde son illustre visiteur : le Grand Duc Charles.

– Je m’en souviens, en effet, dit mon père. Je crois que cesréjouissances furent splendides.

– Princières, en vérité ! Mais il faut dire aussi que lecomte a toujours dispensé une hospitalité fastueuse. On pourraitcroire qu’il possède la lampe d’Aladin… La nuit qui marqua le débutde mon malheur fut consacrée à un magnifique bal masqué. On avaitouvert les jardins à tout le monde, et accroché dans les arbres deslampions multicolores. Il y eut un feu d’artifice tel que Parisn’en avait jamais vu de pareil. Quant à la musique (qui, vous lesavez, est mon faible), elle était vraiment divine : le meilleurorchestre du monde, les meilleurs chanteurs que l’on avait puemprunter aux plus grands opéras d’Europe. Pendant que l’on erraità travers ces jardins illuminés d’une manière féerique, àl’extrémité desquels se dressait le château dont les longuesrangées de fenêtres déversaient une lumière rose, – on entendaitsoudain ces voix ravissantes s’élever d’un bosquet silencieux ou del’un des bateaux qui voguaient sur le lac. J’avais l’impression deme trouver transporté en arrière, dans le monde romanesque etpoétique de ma prime jeunesse.

« Dès que le bal commença, après que le feu d’artifice fut tiré,nous gagnâmes la majestueuse suite de salles réservées auxdanseurs. Un bal masqué, vous le savez, offre toujours un beauspectacle : mais je n’ai jamais rien vu que l’on puisse comparer àcette merveilleuse soirée.

« Les invités appartenaient à la plus haute aristocratie.J’étais presque le seul personnage dénué de toute importance.

« Mon enfant chérie semblait particulièrement belle ce soir-là.Elle ne portait pas de masque. Son agitation et son plaisirajoutaient un charme indicible à ses traits adorables. Je remarquaibientôt qu’une jeune fille masquée, splendidement vêtue, semblaitl’observer avec un intérêt extraordinaire. Je l’avais aperçue audébut de la soirée dans la grand-salle ; et un peu plus tard,elle avait marché près de nous pendant quelques minutes sur laterrasse devant le château, sans quitter ma nièce des yeux. Unedame masquée, portant un costume à la fois riche et sobre, dontl’allure majestueuse révélait une personne de haut rang, luiservait de chaperon. Si la jeune fille avait eu le visagedécouvert, j’aurais pu savoir de façon plus sûre si elle observaitvraiment ma pauvre enfant : aujourd’hui, j’en ai la certitudeabsolue.

« Nous nous trouvions dans un des salons. Ma nièce, qui venaitde danser, se reposait dans un fauteuil près de la porte. Quant àmoi, j’étais debout tout près d’elle. Les deux femmes dont je viensde parler s’approchèrent, et la plus jeune s’assit dans un fauteuilà côté de ma pupille. Sa compagne resta debout à côté de moi et luiparla pendant quelque temps à voix basse.

« Ensuite, profitant du privilège de son masque, elle se tournavers moi, m’appela par mon nom, puis, sur le ton d’une amie delongue date, entama une conversation qui piqua ma curiosité au plushaut point. Elle mentionna plusieurs réceptions où elle m’avaitrencontré – à la Cour ou chez des personnes de qualité. Elle fitmême allusion à de petits incidents auxquels j’avais cessé depenser depuis longtemps mais qui, je m’en aperçus, étaientsimplement restés en suspension dans ma mémoire, car ils reprirentvie dès qu’elle les eut évoqués.

« Mon désir de savoir qui elle était devenait plus vif à mesureque le temps passait. Elle esquivait avec beaucoup d’adresse etd’amabilité toutes mes tentatives d’identification. Il me semblaitpresque inexplicable qu’elle connût tant d’épisodes de monexistence. Et elle paraissait prendre un plaisir bien naturel àdéjouer ma curiosité, à me voir patauger d’une conjecture à uneautre, dans mon avide perplexité.

« Pendant ce temps, la jeune fille (que sa mère appela une oudeux fois par le nom bizarre de Millarca en lui adressant laparole) avait lié conversation avec ma nièce en déployant autant degrâce et d’aisance que mon interlocutrice.

« Elle se présenta en disant que sa mère était une de mesvieilles connaissances. Elle lui parla de l’agréable audace quepermettait le port du masque. Elle lui tint des propos aimables,admira son costume, et lui fit, en termes choisis, des complimentsdiscrets sur sa beauté. Elle l’amusa beaucoup en se moquant desdanseurs qui emplissaient la salle de bal, et rit gaiement avecelle. Elle se montra pleine d’esprit et d’animation, si bien quetoutes deux ne tardèrent pas à être en très bons termes.Finalement, elle ôta son masque, découvrant ainsi un visage d’uneextraordinaire beauté. Il nous était complètement inconnu, mais sestraits adorables avaient un tel pouvoir de séduction que nul nepouvait rester indifférent à leur charme. Ma pauvre nièce ysuccomba sur-le-champ. Je n’ai jamais vu personne plus subjugué parquelqu’un d’autre au premier coup d’œil, si ce n’est, en vérité,l’inconnue elle-même, qui semblait éprise d’une folle passion pourma chère enfant.

« Pendant ce temps, profitant de la licence que permet un balmasqué, j’accablais sa mère de questions.

« – Vous m’avez intrigué au plus haut point, dis-je en riant.Cela ne vous suffit-il pas ? Ne voulez-vous pas consentir àvous mettre à égalité avec moi en me faisant la faveur d’ôter votremasque ?

« – Nulle requête ne saurait être plus déraisonnable !répondit-elle. Comment pouvez-vous demander à une femme de renoncerà un avantage ? De plus, comment savez-vous que vous mereconnaîtriez ? Les années nous changent beaucoup.

« – Ainsi que vous pouvez le voir, dis-je en m’inclinant avec unpetit rire mélancolique.

« – C’est ce que les philosophes nous apprennent,poursuivit-elle. Et qui vous dit que la vue de mon visage vousserait de quelque secours ?

« – J’en accepte le risque sans la moindre appréhension. Il estinutile d’essayer de vous faire passer pour une vieille femme :votre tournure vous trahit.

« – Il n’en reste pas moins que plusieurs années ont passédepuis que je vous ai vu, ou, plutôt, depuis que vous m’avez vue(car c’est sur ce plan que je me place). Millarca que voici est mafille. Je ne saurais donc être jeune, même aux yeux des gensauxquels le temps a appris l’indulgence ; et il pourrait fortbien me déplaire d’être comparée à l’image que vous gardez de moi.Vous n’avez pas de masque à ôter : vous ne pouvez donc rienm’offrir en échange.

« – C’est par pitié pour moi que je vous prie de l’enlever.

« – Et c’est par pitié pour moi que je vous prie de me permettrede le garder.

« – Dans ce cas, vous consentirez, je l’espère, à me dire sivous êtes française ou allemande ; car vous parlez le françaiset l’allemand à la perfection.

« – Ma foi, général, je garderai le silence à ce sujet : vousavez l’intention de me prendre par surprise, et vous cherchezprésentement votre point d’attaque.

« – À tout le moins, vous ne songerez pas à nier que, puisquevous m’avez fait l’honneur de vous entretenir avec moi, je devraissavoir comment m’adresser à vous. Dois-je dire : Madame laComtesse ?

« Elle se mit à rire, et je suis certain qu’elle se seraitdérobée une fois de plus si elle n’en avait pas été empêchée par unincident… (Mais puis-je appeler « incident » la moindrecirconstance d’une entrevue qui, je le crois maintenant, avait étépréparée dans ses moindres détails ?)

« Quoi qu’il en soit, à peine avait-elle commencé à me répondrequ’elle fut interrompue par l’arrivée d’un homme vêtu de noir,particulièrement élégant et distingué, dont la seule imperfectionétait, à mes yeux, une pâleur vraiment cadavérique. Il ne portaitpas de travesti, mais un simple habit de soirée. Sans le moindresourire, il s’inclina très bas devant ma compagne et lui parla ences termes :

« – Madame la Comtesse me permettra-t-elle de lui dire quelquesmots susceptibles de l’intéresser ?

« La dame se tourna vivement vers lui, et posa un doigt sur seslèvres pour lui enjoindre le silence. Puis, elle me dit d’un tonenjoué :

« – Soyez assez gentil pour me garder ma place, général ;je vais revenir dans quelques instants.

« Sur ces mots, elle s’en alla à l’écart avec l’homme en noir,et tous deux s’entretinrent très sérieusement pendant quelquesminutes. Ensuite, ils s’éloignèrent à pas lents dans la foule, etje les perdis de vue.

« Je commençai à me torturer l’esprit pour tenter de découvrirl’identité de la dame qui se souvenait si aimablement de moi.J’envisageai même de prendre part à la conversation entre sa filleet ma nièce, pour essayer de préparer une surprise à la Comtesse enétant capable de lui dire à son retour son nom, son titre, le nomde son château et la liste de ses biens. Mais, à ce moment, ellerevint en compagnie de l’homme en noir.

« Je préviendrai Madame la Comtesse quand sa voiture sera à laporte, lui dit-il.

« Puis il s’inclina devant elle et se retira.

Chapitre 12UNE REQUÊTE

« – Ainsi, dis-je en m’inclinant très bas, nous allons perdreMadame la Comtesse ; mais j’espère que ce sera simplement pourquelques heures.

« – Peut-être pour quelques heures, peut-être pour quelquessemaines. Il est bien fâcheux que cet homme soit venu me parlerjuste en ce moment. Savez-vous enfin qui je suis ?

« Je lui assurai que non.

« – Vous le saurez, n’en doutez point, poursuivit-elle, mais pasaujourd’hui. Nous sommes des amis plus intimes et de plus longuedate que vous ne semblez le soupçonner. Je ne puis encore vousrévéler mon identité. Mais, d’ici trois semaines, je passerai parvotre beau château au sujet duquel je me suis renseignée auprès dediverses personnes. Je me permettrai de rester une heure ou deux,en votre compagnie, afin de renouer les liens d’une amitié àlaquelle je ne puis songer sans que mille souvenirs agréables mereviennent en mémoire. Pour l’instant, une nouvelle imprévue m’afrappée comme la foudre. Je dois partir sur-le-champ et faire unvoyage de cent milles environ, par une route détournée, en mehâtant le plus possible. Je suis en proie à de multiplesperplexités. Seule la réserve dont j’ai fait preuve à votre égardau sujet de mon nom pourrait me dissuader de vous adresser uneétrange requête. Ma pauvre enfant n’est pas en possession de toutesses forces : son cheval s’est abattu sous elle au cours d’unepartie de chasse ; elle souffre encore des suites du chocnerveux qu’elle a subi, et notre médecin a déclaré formellementqu’elle devait à tout prix éviter la moindre fatigue pendantquelque temps. En conséquence, nous sommes venues ici à loisir, parpetites étapes : à peine six lieues par jour. À présent, il me fautvoyager jour et nuit pour accomplir une mission d’où peut résulterla vie ou la mort, mission dont je serai à même de vous expliquerl’importance et le danger lorsque nous nous retrouverons, comme jel’espère, dans quelques semaines, car, alors, plus rien ne mecontraindra à dissimuler.

« Elle poursuivit son discours en formulant sa requête sur untel ton qu’elle semblait accorder et non point solliciter unefaveur : c’est, du moins, l’impression que me donna soncomportement, mais elle semblait ne pas s’en rendre compte le moinsdu monde Quant aux termes qu’elle employa, rien ne saurait êtreplus suppliant. Elle me pria tout simplement de vouloir bien mecharger de sa fille durant son absence.

« Tout bien considéré, c’était là une demande très étrange, pourne pas dire très audacieuse. Mais la comtesse me désarma enm’exposant elle-même les arguments divers qu’on pouvait avancerpour la déclarer injustifiée, et en s’en remettant entièrement à magénérosité. Au même instant, par une fatalité qui semble avoirdéterminé d’avance tous les épisodes de cette aventure, ma pauvreenfant s’approcha de moi et me supplia à voix basse d’inviterMillarca à nous rendre visite. Elle venait de sonder les intentionsde sa nouvelle amie qui serait ravie d’accepter si sa mère le luipermettait.

« En d’autres circonstances, je lui aurais demandé d’attendreque nous sachions au moins à qui nous avions affaire. Mais je n’euspas le temps de réfléchir. La mère et la fille m’assaillirent à lafois, et je dois avouer que je me laissai influencer par le beauvisage de Millarca, empreint de tant de séduction, ainsi que parcette élégance et ce feu qui sont l’apanage des personnes dequalité. Je finis donc par rendre les armes, et acceptai, beaucouptrop à la légère, de prendre soin de la jeune fille.

« Celle-ci écouta avec la plus grande attention les dernièresrecommandations de sa mère qui lui expliqua, sans fournir lemoindre détail, qu’elle venait d’être mandée de façon urgente, etlui exposa les dispositions prises par elle pour la remettre entremes mains. Elle ajouta que j’étais un de ses amis les plus ancienset les plus précieux.

« Naturellement, je prononçai les paroles qui semblaientconvenir à la circonstance, et me trouvai, réflexion faite, dansune situation assez peu à mon goût.

« L’homme en noir apparut de nouveau, et, d’un air trèscérémonieux, s’offrit à conduire l’inconnue hors de la pièce. Ilsemblait avoir adopté à dessein un comportement de nature à meconvaincre que la comtesse était un personnage beaucoup plusimportant que son titre modeste n’aurait pu me le laissercroire.

« Avant de me quitter, elle me pria instamment de ne faire,jusqu’à son retour, aucune tentative pour apprendre autre chose quece que j’avais déjà pu deviner à son sujet. Notre hôte, dont elleétait l’invitée, connaissait ses raisons.

« – Mais, poursuivit-elle, ni moi ni ma fille ne saurionsdemeurer plus d’un jour dans ce château sans courir un gravedanger. Il y a une heure environ, j’ai commis l’imprudence d’ôtermon masque et je me suis imaginé que vous m’aviez vue. C’estpourquoi j’ai décidé de chercher une occasion de vous parler.Eussé-je découvert que vous m’aviez bel et bien vue, je m’en seraisremise à votre sens de l’honneur pour me garder le secret pendantquelques semaines. Les choses étant ce qu’elles sont, je m’estimetrès satisfaite ; mais si vous devinez à présent qui je suis(ou si vous deviez le deviner plus tard), je m’en remets, une foisencore, à votre sens de l’honneur pour n’en rien dire jusqu’à monretour. Ma fille, de son côté, observera le même silence ; etje sais, fort bien que vous lui rappellerez de temps à autre lanécessité de se taire, de crainte qu’elle ne commette uneindiscrétion par simple étourderie.

« Elle murmura quelques mots à l’oreille de sa fille, lui donnadeux baisers rapides, s’éloigna en compagnie de l’homme vêtu denoir, et se perdit au milieu de la foule.

« – Dans la pièce voisine, dit Millarca, il y a une fenêtre quidonne sur la porte d’entrée. Je voudrais bien voir maman unedernière fois, et lui envoyer un baiser de ma main.

« Naturellement, nous accédâmes à son désir, et l’accompagnâmesjusqu’à la fenêtre. Nous vîmes alors une belle voiture à l’anciennemode, entourée d’une troupe de courriers et de laquais. Nous vîmesaussi l’homme en noir poser sur les épaules de la comtesse un épaismanteau de velours dont il rabattit le capuchon pour cacher levisage de sa maîtresse. Elle le remercia d’un signe de tête et luieffleura la main du bout des doigts. Il s’inclina très bas àplusieurs reprises pendant que la portière se refermait et que lavoiture s’ébranlait.

« – Elle est partie, dit Millarca en soupirant.

« – Elle est partie, répétai-je à mon adresse en songeant à lafolie de mon acte pour la première fois (car je n’en avais pasencore eu le loisir au cours des moments précipités qui avaientsuivi mon consentement).

« – Elle n’a pas levé les yeux, reprit la jeune fille d’un tonplaintif.

« – Peut-être que Madame la Comtesse avait ôté son masque et sesouciait de ne pas montrer son visage, lui répondis-je. De pluselle, elle ne pouvait pas savoir que vous étiez à la fenêtre.

« Elle me regarda bien en face en soupirant. Elle me parut sibelle que je m’attendris. Je regrettai de m’être repenti, l’espaced’un moment, de lui avoir offert l’hospitalité, et je résolus deréparer à l’avenir la mauvaise humeur inavouée avec laquellej’avais accepté de la recevoir sous mon toit.

« Après avoir remis son masque, la jeune fille joignit sesinstances à celles de ma nièce pour me persuader de regagner lesjardins où le concert devait bientôt recommencer. J’accédai à cetterequête, et nous allâmes nous promener sur la terrasse devant lechâteau. Nous fûmes vite en termes très intimes avec Millarca quinous divertit beaucoup par ses descriptions animés des noblespersonnages que nous voyions autour de nous, et par des anecdotespiquantes à leur sujet. J’éprouvais une sympathie croissante à sonégard. Ses commérages dénués de toute méchanceté étaient fortdistrayants pour moi qui avais perdu contact avec le grand mondedepuis si longtemps. Je songeai qu’elle allait mettre beaucoup devie dans nos soirées à la maison, souvent bien solitaires.

« Le bal ne prit fin qu’au moment où le soleil atteignaitpresque l’horizon. Ce fut le bon plaisir du Grand Duc de danserjusqu’à cette heure-là, de sorte que ses loyaux sujets ne purent seretirer, ou même songer à gagner leur lit.

« Nous venions de traverser un salon bondé de monde lorsque mapupille me demanda ce qu’était devenue Millarca. J’avais cruqu’elle se trouvait à côté de ma chère enfant, et celle-ci s’étaitimaginée qu’elle se trouvait à côté de moi. En fait, nous l’avionsperdue.

« Tous mes efforts pour la retrouver restèrent vains. Jecraignis que, dans son trouble à se voir séparée de ses nouveauxamis, elle n’eût pris d’autres personnes pour nous et ne se fûtégarée en essayant de les suivre dans l’immense parc.

« Alors, je me rendis pleinement compte de la folie que j’avaiscommise en acceptant la garde d’une jeune fille dont je neconnaissais même pas le nom ; car, enchaîné par des promessesqui m’avaient été imposées pour des motifs entièrement ignorés demoi, je ne pouvais même pas préciser l’objet de mes demandes derenseignement en disant que la disparue était la fille de lacomtesse qui venait de partir quelques heures auparavant.

« Le matin se leva. Je n’abandonnai mes recherches qu’au grandjour. Et il me fallut attendre jusqu’au lendemain pour avoir desnouvelles de Millarca.

« Vers deux heures de l’après-midi, un domestique vint frapper àla porte de la chambre de ma nièce. Il apprit à celle-ci qu’unejeune fille, en proie, semblait-il, à une grande détresse, l’avaitprié instamment de lui indiquer où elle pourrait trouver le généralBaron Spielsdorf et sa fille, aux bons soins desquels sa mèrel’avait confiée.

« Il n’était pas douteux (malgré l’inexactitude de ce titre de «baron » auquel je n’ai pas droit), que notre jeune amie avaitreparu : et, en effet, c’était bien elle. Plût au Ciel que nousl’eussions perdue à jamais !

« Elle expliqua à ma nièce qu’elle n’avait pas réussi à nousrejoindre plus tôt pour la raison suivante : très tard dans lanuit, désespérant de nous retrouver, elle était entrée dans lachambre de l’intendante, et avait sombré aussitôt dans un sommeilprofond qui, malgré sa longue durée, avait à peine suffi à luirendre ses forces après les fatigues du bal.

« Ce jour-là, Millarca rentra avec nous à la maison. Tout comptefait, j’étais trop heureux d’avoir procuré à ma nièce une sicharmante compagne.

Chapitre 13LE BÛCHERON

« Mais je ne tardai pas à constater certaines choses fortdéplaisantes. En premier lieu, Millarca, se plaignant d’une extrêmelangueur (résultat de sa récente maladie), ne sortait jamais de sachambre qu’assez tard dans l’après-midi. Ensuite, nous fîmes parhasard une troublante découverte : quoiqu’elle fermât toujours saporte à double tour de l’intérieur et ne touchât plus à la cléjusqu’au moment où elle ouvrait à la femme de chambre préposée à satoilette, elle était souvent absente très tôt le matin, et,parfois, plus tard dans la journée, des heures où elle désiraitqu’on la crût couchée dans son lit. À plusieurs reprises, on la vitdepuis les fenêtres du château, dans la clarté grisâtre de l’aube,marcher parmi les arbres en direction de l’est, comme une personneen état de transe. Je crus alors qu’elle était somnambule, maiscette hypothèse ne résolvait pas le problème. Comment Millarcapouvait-elle quitter sa chambre en laissant la porte fermée à cléde l’intérieur ? Comment pouvait-elle sortir de la maison sansouvrir ni porte ni fenêtre ?

« À ma perplexité s’ajouta bientôt une angoisse beaucoup plusvive.

« Ma pauvre enfant commença à perdre sa bonne mine et sa santéde façon si mystérieuse et si horrible que je ressentis unevéritable épouvante.

« Elle fut d’abord hantée par des rêves affreux, puis par unspectre qui avait tantôt l’apparence de Millarca, tantôt celled’une bête aux formes indistinctes rôdant autour de son lit. Puisvinrent des sensations étranges. L’une d’elles, point désagréablemais très particulière, ressemblait au flux d’un courant glacécontre sa poitrine. Par la suite, il lui sembla que deux longuesaiguilles la transperçaient un peu au-dessous de la gorge, en luicausant une violente douleur. Quelques nuits plus tard, elle eutl’impression d’un étranglement progressif qui finissait par luifaire perdre conscience.

J’avais pu distinguer nettement les dernières phrases que legénéral venait de prononcer, car, à ce moment-là, nous roulions surl’herbe rase qui a envahi les deux côtés de la route, aux abords duvillage sans toit d’où nulle fumée ne s’est élevée depuis undemi-siècle.

Vous pouvez imaginer combien je fus stupéfaite d’entendre levieux soldat d’écrire exactement les symptômes de mon mal enrelatant ceux de la pauvre fille qui, si elle avait survécu, auraitété, à ce moment même, en visite au château de mon père. Vouspouvez imaginer aussi combien je fus stupéfaite de l’entendreraconter en détail des habitudes et un comportement mystérieux quiétaient ceux-là même de notre belle invitée, Carmilla !

Une clairière s’ouvrit dans la forêt. Nous nous trouvâmessoudain au pied des pignons et des cheminées du village en ruine,que dominaient, au sommet d’une légère éminence, les tours et lescréneaux du château démantelé, entouré d’un bouquet d’arbresgigantesques.

Je descendis de la voiture, plongée dans un rêve d’épouvante.Puis, sans mot dire, car chacun de nous avait ample matière àréflexion, nous gravîmes la pente et nous trouvâmes bientôt entrain d’errer parmi les vastes salles, les escaliers et les sombrescorridors du château.

– Voici donc l’antique résidence des Karnstein ! dit enfinle général tandis que, par une grande fenêtre, il contemplait levillage et la vaste étendue de la forêt. C’est ici que cetteeffroyable famille a rédigé ses chroniques sanglantes. Il estvraiment pénible que ces monstres continuent, après leur mort, àtourmenter la race humaine par leurs abominables appétits. Leurchapelle se trouve là-bas.

Il montrait du doigt les murs gris d’une construction gothiquebâtie à mi-pente, partiellement dissimulée dans le feuillage.

– Et j’entends la hache d’un bûcheron en train de travailler aumilieu des arbres qui l’entourent, poursuivit-il. Peut-êtrepourra-t-il me donner le renseignement que je cherche, etm’indiquer la tombe de Mircalla, Comtesse de Karnstein. Ces paysansconservent les traditions locales des grandes familles dont lesgens riches et titrés oublient l’histoire dès qu’elles sontéteintes.

– Nous avons au château, un portrait de la Comtesse Mircalla,dit mon père. Aimeriez-vous le voir ?

– J’ai tout le temps, mon cher ami, car je crois avoir vul’original. Et mon désir d’explorer la chapelle vers laquelle nousnous dirigeons présentement a été l’un des motifs qui m’ont amené àvous rendre visite plus tôt que je n’en avais eu d’abordl’intention.

– Comment, vous dites que vous avez vu la ComtesseMircalla ! s’exclama mon père. Mais, voyons, il y a plus d’unsiècle qu’elle est morte !

– Pas si morte que vous le croyez, d’après ce que l’on m’araconté.

– J’avoue que vous m’intriguez au plus haut point, mon cherami !

Je vis mon père regarder une fois encore son interlocuteur aveccet air de doute que j’avais discerné dans ses yeux au début denotre voyage. Mais, si le comportement du général exprimait parfoisla colère ou la haine, il ne révélait pas le moindre déséquilibremental.

Au moment où nous franchissions la porte ogivale de l’église(car la bâtisse méritait bien ce nom par ses dimensions), le vieuxsoldat poursuivit en ces termes :

– Désormais, un seul but peut retenir mon intérêt pendant lesquelques années qui me restent à passer en ce monde : c’estd’exercer sur cette femme la vengeance dont un bras humain estencore capable, grâce à Dieu !

– Quel genre de vengeance vous proposez-vous d’accomplir ?demanda mon père d’un ton surpris.

– Je me propose de décapiter ce monstre ! s’exclama legénéral.

Tandis qu’il disait ces mots, ses joues s’empourprèrentviolemment. Il frappa du pied avec force, éveillant ainsi leslugubres échos de la chapelle en ruine, et leva en même temps samain crispée qu’il agita férocement dans l’air comme si elle eûtétreint une hache.

– Quoi s’écria mon père, plus stupéfait que jamais.

– Vous m’avez entendu : je veux lui couper…

– Lui couper la tête ?

– Oui, parfaitement. Avec une hache ou une bêche, ou tout autreinstrument capable de trancher cette gorge scélérate !

Le général tremblait de fureur. Ayant pressé le pas de façon ànous précéder, il poursuivit :

– Je vais tout vous dire, mon ami. Cette poutre servira de siègeà votre fille qui doit être lasse. Quand elle sera assise,j’achèverai mon affreuse histoire en quelques phrases.

Le bloc de bois équarri placé sur les dalles envahies par lesherbes folles formait un banc sur lequel je fus très contente dem’installer. Pendant ce temps, le général héla le bûcheron quiétait en train de couper les branches sur les vieux murs de lachapelle.

Quelques instants plus tard, le vigoureux vieillard se tenaitdevant nous, sa hache à la main.

Il ne put nous fournir aucun renseignement sur les tombes desKarnstein. Mais il nous dit qu’un vieux forestier, logéprésentement dans la maison du prêtre, à deux milles de distance,serait à même de nous indiquer leur emplacement exact. Il s’offrità aller le chercher moyennant quelque argent, et à nous le rameneren moins d’une heure si nous consentions à lui prêter un de noschevaux.

– Y a-t-il longtemps que vous travaillez dans cette forêt ?lui demanda mon père.

– J’abats des arbres ici depuis ma plus tendre jeunesse,répondit-il dans son patois. J’ai succédé à mon père qui, lui-même,avait succédé à d’innombrables générations de bûcherons. Jepourrais vous montrer, dans ce village en ruine, la maison où tousmes ancêtres ont vécu.

– Pourquoi ce village a-t-il été abandonné ? demanda legénéral.

– Parce qu’il était hanté par des revenants, monsieur. Plusieursont été suivis jusque dans leurs tombes, reconnus coupables devampirisme, et exterminés selon la coutume établie : c’est-à-direqu’on les a décapités, transpercés d’un pieu, et brûlés. Mais ilsavaient eu le temps de tuer un grand nombre de villageois.

« D’ailleurs, après que l’on eut pris toutes ces mesureslégales, que l’on eut ouvert plusieurs tombes et privé plusieursvampires de leur vie empruntée, le village ne fut pas délivré pourautant. Mais, un jour, un gentilhomme de Moravie, de passage àKarnstein, apprit l’état des choses, et, étant expert en lamatière, comme le sont beaucoup de ses compatriotes, offrit dedébarrasser les villageois de leur bourreau. Voici comment ilprocéda. Un soir de pleine lune, il monta, peu après le coucher dusoleil, en haut du clocher de cette chapelle, d’où il pouvaitobserver le cimetière au-dessous de lui. Il resta à son poste deguet jusqu’au moment où il vit le vampire sortir de sa tombe, poserà terre le linceul dans lequel on l’avait enseveli, et se dirigervers le village pour en tourmenter les habitants.

« Le gentilhomme descendit alors du clocher, s’empara du suaireet regagna son observatoire. Quand le vampire revint et ne retrouvapas son linceul, il se mit à invectiver furieusement le Moravequ’il avait aperçu au faîte du clocher, et qui, en réponse, lui fitsigne de venir chercher son bien. Là-dessus, le vampire, ayantaccepté cette invitation, commença à grimper ; mais, dès qu’ilfut arrivé aux créneaux, le gentilhomme lui fendit la tête d’uncoup d’épée, puis le précipita dans le cimetière. Après quoi, ayantdescendu l’escalier tournant, il alla retrouver sa victime et ladécapita. Le lendemain, il remit les restes du vampire auxvillageois qui enfoncèrent un pieu dans le cœur du monstre, puisbrûlèrent la tête et le corps, selon les rites consacrés.

« Le gentilhomme fut autorisé par celui qui était, à cetteépoque, le chef de la famille Karnstein, à faire disparaître latombe de la Comtesse Mircalla, dont on oublia très vitel’emplacement.

– Vous ne pourriez vraiment pas me montrer où elle setrouvait ? demanda vivement le général.

Le bûcheron sourit et fit un signe de tête négatif.

– Nul ne saurait vous le dire aujourd’hui, répondit-il. De plus,on raconte que son corps a été enlevé ; mais personne n’estsûr de cela non plus.

Sur ces mots, étant pressé par le temps, il posa sa hache ets’en alla, tandis que le général achevait son étrange récit.

Chapitre 14LA RENCONTRE

« L’état de ma pauvre nièce empirait rapidement. Le médecin quila soignait n’avait pu agir le moins du monde sur sa maladie (car,à cette époque, je la croyais simplement malade). Voyant moninquiétude, il me suggéra d’appeler un de ses confrères enconsultation. J’envoyai un message à un praticien de Gratz,beaucoup plus compétent que le mien. Plusieurs jours s’écoulèrentavant son arrivée. C’était non seulement un savant, mais encore unhomme pieux et bon. Après avoir examiné la patiente, les deuxmédecins se retirèrent dans ma bibliothèque pour conférer. De lapièce voisine où j’attendais qu’il leur plût de me faire venir,j’entendis bientôt des éclats de voix que je jugeai trop violentspour une simple discussion philosophique. Je frappai à la porte etentrai. Le vieux médecin de Gratz défendait sa théorie avecvigueur ; son rival la combattait en la tournant ouvertementen ridicule, et riait sans aucune retenue. Cette hilarité déplacéeet l’altercation entre les deux hommes prirent fin dès que jepénétrai dans la pièce.

« – Monsieur, me dit mon praticien habituel, mon savant confrèresemble croire que vous avez besoin d’un sorcier et non d’unmédecin.

« – Veuillez m’excusez, déclara l’autre d’un air mécontent, maisj’exposerai à ma façon mon interprétation personnelle de cetteaffaire une autre fois. Je regrette profondément, général, que mascience et mon habileté professionnelle ne puissent vous êtred’aucun secours. Néanmoins, avant de partir, je vais avoirl’honneur de vous faire une suggestion.

« Il parut s’absorber quelques instants dans ses pensées,s’assit à une table, et se mit à écrire. Terriblement déçu, je meretirai après l’avoir salué. Au moment où je me retournais pourgagner la porte, mon médecin me montra du doigt son confrère, puis,haussant les épaules, se toucha le front d’un gestesignificatif.

« Cette consultation me laissait donc exactement au point où jeme trouvais déjà. Presque fou de chagrin, j’allai me promener dansle parc, où le médecin de Gratz vint me retrouver un quart heureplus tard. Il me pria de l’excuser de m’avoir suivi, et ajouta que,en toute conscience, il ne pouvait quitter le château sans m’avoirdit quelques mots de plus. Il m’affirma qu’il était absolument sûrde son diagnostic : aucune maladie naturelle ne s’accompagnait desymptômes pareils, et la mort était proche. Il restait pourtant unou deux jours de vie. Si l’on parvenait à empêcher immédiatement lacrise fatale, ma pupille pourrait peut-être retrouver ses forces auprix des plus grands soins. Mais, à présent, on était à l’extrêmelimite de l’irrévocable. Une nouvelle attaque suffirait à éteindrela dernière étincelle de vitalité qui pouvait mourir d’un instant àl’autre.

« – Et de quelle nature est l’attaque dont vous parlez ?lui demandai-je d’un ton suppliant.

« – J’ai tout relaté en détail dans cette lettre. Je la remetsentre vos mains à la condition expresse que vous mandiez le prêtrele plus proche, et que vous la lisiez seulement en sa présence :sans cela, vous la dédaigneriez, alors qu’il s’agit de vie ou demort. Mais, si vous ne pouvez pas joindre un ecclésiastiquequelconque, alors, lisez la lettre tout seul.

« Avant de prendre congé, il me demanda si j’aimerais voir unhomme étrangement versé en une matière qui m’intéresserait sansdoute à l’extrême quand j’aurais lu sa lettre, et il me pressavivement de l’inviter à me rendre visite. Là-dessus, il seretira.

« Le prêtre n’étant pas à son domicile, je pris connaissance dela lettre sans témoin. En d’autres temps ou dans d’autrescirconstances, je l’aurais peut-être trouvée grotesque. Mais àquelle charlatanerie n’aurait-on pas recours lorsque la vie d’unêtre aimé est en jeu, et que tous les moyens habituels ontéchoué ?

« Vous allez sans doute me dire que rien ne saurait être plusabsurde que la lettre du savant médecin. Elle semblait assezmonstrueuse pour justifier l’internement de son auteur dans unasile d’aliéné. Il affirmait que la patiente recevait les visitesd’un vampire ! Les piqûres qu’elle disait avoir ressenties àla naissance de la gorge étaient causées par les deux longuesdents, minces et aiguës, qui constituent une des particularitésbien connues de ces monstres. Quant à la petite meurtrissurevisible au même endroit, il ne pouvait y avoir le moindre doute àson sujet : tous les experts s’accordaient pour reconnaître qu’elleétait produite par les lèvres du démon. En outre, les diverssymptômes décrits par la malade correspondaient exactement à ceuxqui avaient été mentionnés dans des cas similaires.

« Comme je ne croyais absolument pas à l’existence des vampires,cette théorie de l’excellent médecin me parut fournir encore unexemple de savoir et d’intelligence bizarrement alliés avec unesuperstition ridicule. Mais, dans mon désespoir, je résolus d’agirselon les instructions de la lettre plutôt que de ne riententer.

« La nuit venue, je me dissimulai dans le cabinet de toiletteobscur attenant à la chambre de la pauvre malade, où brûlait unebougie, et j’attendis que ma nièce fût plongée dans un profondsommeil. Conformément aux recommandations du médecin, mon épée setrouvait sur une table à portée de ma main. Debout derrière laporte dont l’entrebâillement me permettrait d’observer la chambre,je fis le guet jusqu’à une heure du matin environ. Alors, je visune forme noire aux contours mal définis gravir le pied du lit ets’étendre rapidement jusqu’à la gorge de ma pauvre fille, où elles’enfla rapidement en un instant pour devenir une grosse massepalpitante.

« Je restai pétrifié sur place pendant quelques secondes.Ensuite je me ruai dans la chambre, l’épée à la main. Le monstrenoir se contracta soudain vers le pied du lit, puis glissa àterre ; et voilà que se dressa devant moi, à un mètre du lit,fixant sur mon visage un regard empreint de terreur et de férocité,Millarca elle-même ! En proie à des pensées incohérentes, jela frappai aussitôt de mon épée ; mais je la vis presque aumême instant debout près de la porte, sans une égratignure.Horrifié, je me ruai sur elle et la frappai à nouveau : elle avaitdisparu, et mon arme se brisa contre le panneau de bois.

« Je ne puis vous raconter en détail la fin de cetteépouvantable nuit. Le spectre Millarca avait disparu. Mais savictime déclinait rapidement, et elle mourut avant l’aube.

Le général se tut, en proie à une agitation violente. Nousrespectâmes son silence. Mon père s’éloigna à peu de distance et semit à lire les inscriptions gravées sur les pierres tombales ;puis il franchit l’entrée d’une chapelle latérale, afin depoursuivre ses recherches. Le vieux soldat s’appuya contre le mur,s’essuya les yeux et poussa un profond soupir. J’entendis avecsoulagement les voix de Carmilla et de Mme Perrodon quis’approchaient de nous. Ensuite, elles s’éteignirent.

Au milieu de cette solitude, alors que je venais d’entendre unehistoire si étrange qui avait trait aux nobles morts dont lesmonuments couverts de lierre tombaient en poussière autour de nous,et qui, dans ses moindres détails, présentait une affreuseressemblance avec ma propre aventure, dans ce lieu hanté, assombripar les masses de feuillage érigeant de toutes parts leur massetouffue au-dessus des murs silencieux, – une profonde horreurs’empara de moi, et mon cœur se serra à la pensée que mes deuxamies n’allaient pas entrer tout de suite dans la chapelle pour entroubler le calme lugubre et inquiétant.

Le général, les yeux fixés sur le sol, s’appuyait d’une main surun monument brisé.

Alors, sous une voûte surmontée d’un de ces démons grotesquesauxquels se plaisait tant l’effroyable imagination des sculpteursdu Moyen Âge, je vis paraître avec joie le beau visage et lagracieuse silhouette de Carmilla qui pénétra dans la nef noyéed’ombre.

Après avoir répondu par un signe de tête au sourireparticulièrement séduisant qu’elle m’adressa, je m’apprêtais à melever pour lui parler lorsque le général saisit soudain la hache dubûcheron et se précipita en avant. À sa vue, les traits de mon amiesubirent une altération brutale et prirent une expression horrible,tandis qu’elle faisait un pas en arrière, dans l’attitude d’unanimal apeuré. Avant que j’eusse pu pousser un cri, le vieux soldatabattit son arme de toutes ses forces ; mais elle esquiva lecoup, et saisit dans sa main minuscule le poignet de son agresseur.L’espace d’un moment, il lutta pour se libérer ; mais enfin,ses doigts s’ouvrirent, la hache tomba sur le sol, et Carmilladisparut.

Le général revint à pas chancelants s’appuyer contre le mur. Sescheveux gris se hérissaient sur sa tête ; son visage luisaitde sueur comme s’il eût été à l’agonie.

Cette scène effroyable avait duré quelques secondes à peine. Laseule chose dont je me souvienne ensuite est d’avoir vu devant moiMme Perrodon en train de répéter avec impatience :

– Où est Mlle Carmilla ?

Au bout d’un certain temps, je pus enfin lui répondre, en luimontrant la porte par laquelle elle-même venait d’entrer :

– Je ne saurais vous le dire… Elle est partie par là, il y a uneminute…

– Mais je suis restée dans ce passage depuis son entrée dans lachapelle, et je ne l’ai pas vue ressortir !

Elle se mit à crier : « Carmilla ! » à toutes les portes età toutes les fenêtres, mais sans obtenir de réponse.

– Ainsi, elle se faisait appeler Carmilla ? me demanda legénéral, toujours en proie à une violente émotion.

– Oui, répondis-je.

– Bien sûr, reprit-il. Carmilla n’est autre que Millarca. Lamême qui se nommait jadis Mircalla, Comtesse de Karnstein. Quittezce lieu maudit, ma pauvre enfant, aussi vite que vous le pourrez.Gagnez la maison du prêtre, et restez-y jusqu’à notre retour.Partez à l’instant, et puissiez-vous ne plus jamais revoirCarmilla ! En tout cas, vous ne la trouverez pas ici.

Chapitre 15ORDALIE ET EXÉCUTION

Comme le général disait ces mots, l’homme le plus étrange quej’eusse jamais vu pénétra dans la chapelle en franchissant la portepar laquelle Carmilla était entrée et sortie. Grand, maigre, voûté,il avait un visage brun et sec, creusé de rides profondes. Il étaitvêtu de noir et coiffé d’un chapeau à large bord de forme bizarre.Ses longs cheveux gris tombaient sur ses épaules. Il portait deslunettes d’or, et avançait à pas lents, d’une démarche curieusementtraînante. Il tenait son visage tantôt levé vers le ciel, tantôtbaissé vers la terre. Un sourire perpétuel sur les lèvres, ilbalançait ses longs bras maigres et agitait d’un air absent sesmains décharnées couvertes de vieux gants noirs beaucoup tropgrands pour elles.

– L’homme qu’il me fallait ! s’exclama le général, enallant au-devant de lui d’un air charmé. Mon cher baron, je suisravi de vous voir ; en vérité, je n’espérais pas vousrencontrer si tôt.

Il fit un signe de la main à mon père qui venait de rentrer dansla chapelle, et alla à sa rencontre en compagnie del’extraordinaire vieillard. Les présentations une fois terminées,les trois hommes entamèrent une conversation très sérieuse. Lebaron tira de sa poche un rouleau de papier qu’il étala sur lapierre usée d’un tombeau. Puis, avec un porte-mine, il se mit àtracer des lignes imaginaires sur ce papier : ce devait être unplan de la chapelle, car leurs regards s’en détournaient souventpour se poser sur certains endroits de l’édifice. De temps à autre,le baron interrompait ce que je puis appeler sa « conférence » pourlire dans un petit carnet crasseux dont les pages jaunies étaientcouvertes d’une fine écriture.

Ils gagnèrent lentement le bas-côté en face du lieu où je metrouvais. Ensuite ils entreprirent de mesurer les distances encomptant leurs pas. Enfin, ils s’arrêtèrent devant un pan de murqu’ils se mirent à examiner avec le plus grand soin, arrachant lelierre qui le recouvrait, sondant le plâtre du bout de leur canne,grattant à certains endroits, frappant à d’autres. À la longue, ilsconstatèrent la présence d’une large plaque de marbre où setrouvaient deux lettres gravées en relief.

Avec l’aide du bûcheron, qui n’avait pas tardé à revenir, ilsmirent à jour une inscription commémorative et un écusson : ceux dutombeau, depuis longtemps perdu, de Mircalla, Comtesse deKarnstein.

Le général (qui, pourtant, je le crains, n’était guère enclin àprier) leva les yeux et les mains vers le ciel pendant quelquesinstants en une silencieuse action de grâce.

– Demain, dit-il enfin, un magistrat de la Haute Cour sera ici,et il sera procédé à une enquête, conformément à la loi.

Puis, se tournant vers l’étrange vieillard aux lunettes d’or, ilajouta :

– Mon cher baron, comment pourrai-je vous remercier ?Comment pourrons-nous tous vous remercier ? Grâce à vous, lepays va être délivré d’un fléau qui afflige ses habitants depuisplus d’un siècle. Dieu merci, l’horrible ennemi est enfindépisté.

Mon père entraîna alors les deux hommes à l’écart. Je comprisqu’il voulait les mettre hors de portée de mon ouïe pour pouvoirleur exposer mon cas ; et je les vis me regarder fréquemmenttout en poursuivant leur entretien.

Au terme de ce conciliabule, mon père vint me trouver,m’embrassa à plusieurs reprises, puis me fit sortir de la chapelleen disant :

– Il est temps de regagner le château ; mais avant dereprendre le chemin du retour, il nous faut aller trouver le bonprêtre qui habite non loin d’ici, et le convaincre de se joindre ànous.

L’ecclésiastique accéda sans discussion à la requête de monpère, et nous rentrâmes tous au logis où je fus très heureused’arriver, car j’étais épuisée de fatigue. Mais ma satisfaction fitplace au désarroi quand j’appris qu’on n’avait pas de nouvelles deCarmilla. Personne ne s’offrit à m’expliquer l’effroyable scène quiavait eu lieu dans la chapelle en ruine et dont le souvenir étaitrendu plus horrible par la sinistre absence de mon amie : de touteévidence, il s’agissait d’un secret que mon père ne voulait pas merévéler pour le moment.

Cette nuit-là, on prit des dispositions extraordinaires pour moncoucher. Deux servantes et Mme Perrodon s’installèrent dans machambre pour y veiller jusqu’au jour, tandis que le prêtre et monpère faisaient bonne garde dans le cabinet de toilette.

Au préalable, l’ecclésiastique avait accompli certains ritessolennels dont je ne compris pas le sens, tout de même je necompris pas la raison des précautions extraordinaires prises pourassurer ma sécurité pendant mon sommeil.

Il me fallut attendre quelques jours pour que tout me fûtrévélé.

Dans l’intervalle, mes souffrances nocturnes disparurent en mêmetemps que Carmilla.

Vous avez sans doute entendu parler de la terrible superstitionqui règne en Moravie, en Silésie, en Serbie, en Pologne et même enStyrie : à savoir, la superstition du vampire.

Si l’on accorde quelque valeur aux témoignages humains portésavec tout le soin et la solennité voulus, au milieu d’un grandappareil judiciaire, par devant d’innombrables commissionscomposées de plusieurs membres bien connus pour leur intégrité etleur intelligence, qui ont rédigé des procès-verbaux plusvolumineux que tous ceux ayant trait à n’importe quel autre genred’affaire, – alors il est difficile de nier, ou même de mettre endoute, l’existence du vampirisme.

Pour ma part, je ne connais aucune théorie permettantd’expliquer ce que j’ai moi-même éprouvé, à l’exception de cellequi nous est fournie par l’antique croyance du pays.

Le lendemain de ce jour mémorable, l’enquête officielle eut lieudans la chapelle du château de Karnstein. On ouvrit le tombeau dela Comtesse Mircalla. Le général et mon père reconnurent tous deuxleur belle et perfide invitée. Bien qu’il se fût écoulé centcinquante ans depuis son inhumation, son visage avait conservé lesteintes chaudes de la vie, et ses yeux étaient grands ouverts.Aucune odeur cadavérique ne s’exhalait du cercueil. Les deuxmédecins présents (l’un appointé par le gouvernement, l’autre parle promoteur de l’enquête), attestèrent ce fait prodigieux que l’onpouvait percevoir une faible respiration et de légers battements ducœur. Les membres étaient parfaitement flexibles, la chair avaitgardé toute son élasticité. Au fond du cercueil de plomb, le corpsbaignait dans sept ou huit pouces de sang. Toutes les preuves duvampirisme se trouvaient donc réunies.

En conséquence, on mit le corps debout, selon la coutumeantique, et l’on enfonça un pieu aigu dans le cœur du vampire quipoussa alors un cri perçant, en tous points semblable à celui d’unêtre vivant prêt à rendre l’âme. Puis, on trancha la tête, et unflot de sang ruissela du cou sectionné. Après quoi, on plaça lecorps et la tête sur un bûcher. Les cendres furent dispersées dansl’eau de la rivière qui les emporta au loin. Et depuis lors, lepays n’a jamais plus été infesté par les visites d’un vampire.

Mon père possède une copie du procès-verbal de la CommissionImpériale, sur lequel figurent les signatures de tous ceux quiassistèrent à l’enquête et à l’exécution. Ma relation de cetteaffreuse scène est un simple résumé de ce document officiel.

Chapitre 16CONCLUSION

Sans doute imaginez-vous que j’écris tout ceci de sang-froid.Or, il n’en est rien : je ne puis y songer sans ressentir uneprofonde émotion. Seul votre vif désir, maintes fois exprimé, a pume décider à entreprendre une tâche qui a ébranlé mes nerfs pourplusieurs mois à venir et fait revivre cette indicible horreur qui,pendant plusieurs années après ma délivrance, a continué de hantermes jours et mes nuits, et de me rendre la solitude affreusementinsupportable.

Permettez-moi à présent d’ajouter quelques mots au sujet del’étrange Baron Vordenburg, dont le curieux savoir nous permit dedécouvrir le tombeau de la Comtesse Millarca.

Il s’était établi à Gratz où il vivait d’un maigre revenu – toutce qui lui restait des biens princiers que possédait jadis safamille en Haute Styrie – et s’était consacré à de minutieusesrecherches sur la tradition du vampirisme dont il existe tant depreuves étonnantes. Il avait à sa disposition tous les ouvrages,majeurs et mineurs, traitant ce sujet : Magia Posthuma, Phlegonde Mirabilibus, Augustinus de cura pro Mortuis, Philosophicae etChristianae Cogitationes de Vampiris, par Jean-ChristopheHerenberg ; et mille autres parmi lesquels je me rappelleuniquement un petit nombre de ceux qu’il prêta à mon père. Ilpossédait un volumineux digeste de toutes les affaires judiciairesou des vampires se trouvaient en cause, et il en avait extrait unsystème des principes qui semblent régir (soit de façon constante,soit de façon fortuite) la condition de ces monstres. À ce propos,je dois dire que la pâleur mortelle attribuée à ces revenants n’estqu’une fiction mélodramatique. Aussi bien dans la tombe que dans lasociété des êtres humains, ils offrent l’apparence de la vie et dela santé. Lorsqu’on les expose à la lumière du jour dans leurcercueil, ils présentent ces mêmes symptômes qui prouvèrent que laComtesse de Karnstein était bel et bien un vampire.

Comment ils quittent leur tombe et y reviennent chaque jourpendant un certain nombre d’heures sans déplacer la terre nilaisser la moindre trace de désordre dans l’état de leur cercueilou de leur suaire : c’est là un mystère que l’on a toujours tenupour entièrement inexplicable. Le vampire entretient son existenceamphibie grâce à un sommeil quotidien renouvelé dans sa tombe. Sonhorrible appétit de sang vivant lui fournit la vigueur qui lui estnécessaire à l’état de veille. Il est enclin à éprouver, à l’égardde certaines personnes, un attachement violent fort semblable à lapassion amoureuse. Dans la poursuite de l’objet de son désir, ildéploiera alors une ruse et une patience inépuisables, car il peutrencontrer cent obstacles susceptibles de l’empêcher d’arriver àses fins. Jamais il ne renoncera à sa poursuite jusqu’à ce qu’ilait assouvi sa passion et bu jusqu’à la dernière goutte le sang desa victime convoitée. Dans ces cas-là, il s’applique à faire durerson plaisir criminel avec tout le raffinement d’un gourmet, et ilen rehaussera la force par une cour habile et progressive. Ilsemble alors aspirer à obtenir le consentement et à gagner lasympathie de sa proie, tandis que, d’ordinaire, il va droit au but,maîtrise sa victime par la violence, et souvent même l’étrangle etla draine de tout son sang en un seul festin.

Dans certaines circonstances, il semble que le vampire soitsoumis à des conditions particulières. Ainsi. Mircalla, selon touteapparence, était contrainte à porter un nom qui devait reproduirele sien propre sous forme d’anagramme, sans y ajouter ni enretrancher une seule lettre. Mircalla devint donc Millarca puisCarmilla.

Le Baron Vordenburg séjourna au château pendant deux ou troissemaines après l’exécution de Carmilla. Mon père en profita pourlui relater l’histoire du gentilhomme morave et du vampire ducimetière de Karnstein. Après quoi, il lui demanda comment il avaitdécouvert l’emplacement exact du tombeau si longtemps caché de laComtesse de Karnstein. Les traits grotesques du baron se plissèrenten un sourire mystérieux tandis qu’il tenait son regard fixé surson vieil étui à lunettes qu’il ne cessait de tripoter en souriant.Puis, il leva les yeux et répondit :

– Je possède de nombreux documents de toute sorte rédigés parcet homme remarquable. Le plus curieux est celui qui relate savisite à Karnstein. Naturellement, la tradition déforme toujours unpeu les faits. Sans doute avait-il droit au titre de gentilhommemorave, car il était de naissance noble et avait établi sarésidence en Moravie. Mais, en réalité, il avait vu le jour enHaute Styrie.

« Je me contenterai de dire à son sujet que, dans sa jeunesse,il avait passionnément aimé la belle Mircalla, Comtesse deKarnstein, dont la mort prématurée le plongea dans une afflictioninconsolable.

« Je dois mentionner, avant de poursuivre, qu’il est dans lanature des vampires de croître et multiplier selon une loi sinistredont l’existence ne fait aucun doute. Prenez un territoireparfaitement exempt de ce fléau. Comment le vampire y prend-ilnaissance et comment se multiplie-t-il ? Je vais vousl’apprendre. Un être plus ou moins corrompu met fin à ses jours :en certaines circonstances, ce suicidé devient un vampire. Cespectre visite des vivants pendant leur sommeil : ils meurent àleur tour, et, presque invariablement, une fois dans la tombe, ilsse métamorphosent en vampires. Tel fut le cas de la belle ComtesseMircalla qui avait été hantée par l’un de ces démons. Mon ancêtre,Vordenburg, dont je porte encore le titre, ne tarda pas à découvrirce fait, et, au cours des études auxquelles il se consacra par lasuite, il en apprit bien davantage.

« Entre autres choses, il en vint à conclure que, tôt ou tard,sa Mircalla bien-aimée serait soupçonnée de vampirisme, et il futhorrifié à l’idée que ses restes seraient profanés par uneexécution posthume. Il a laissé un curieux écrit où il prouve quele vampire, une fois expulsé de son existence amphibie, se trouveprojeté dans une vie beaucoup plus affreuse. C’est pourquoi ilrésolut d’épargner ce destin à celle qui avait été son idole.

« À cet effet, il adopta le stratagème de ce voyage à Karnstein,où il feignit d’enlever la dépouille de Mircalla et se contenta decacher l’emplacement de son tombeau. Sur la fin de sa vie, quand ilcontempla du haut de son grand âge les scènes qu’il allait laisserderrière lui, son acte lui apparut sous un jour tout différent, etil fut saisi d’horreur. Alors, il rédigea les notes et traça leplan qui m’ont guidé jusqu’à l’endroit exact où se trouvait letombeau ; puis il fit un compte rendu écrit de sa supercherie.En admettant qu’il ait eu l’intention de faire autre chose, la mortl’en a empêché. Et c’est la main d’un de ses lointains descendantsqui, trop tard pour beaucoup d’infortunés, a guidé les recherchesjusqu’à la tanière du monstre.

Au cours de cette même conversation, le Baron Vordenburg nousdit encore, entre autres choses :

– Une des caractéristiques du vampire est la forceextraordinaire de sa main. Les doigts frêles de Mircalla se sontrefermés comme un étau sur le poignet du général quand il a levé lahache pour la frapper. Mais le pouvoir de cette main ne se bornepas à sa formidable étreinte : elle laisse dans le membre touchéune paralysie qui disparaît très lentement, et même parfoispersiste jusqu’à la mort.

Au printemps suivant, mon père m’emmena faire un voyage enItalie qui dura plus d’un an. La terreur engendrée par mon aventuregarda pendant longtemps toute sa force dans mon esprit. Aujourd’huiencore, l’image de Carmilla me revient en mémoire sous des aspectsdivers et estompés. Parfois c’est la belle jeune fille enjouée etlanguide ; parfois le démon aux traits convulsés que je visdans l’église en ruine. Et j’ai bien souvent tressailli, au coursd’une de mes rêveries, en croyant entendre le pas léger de Carmilladevant la porte du salon.

Share