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Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

Carnet d’un inconnu (Stépantchikovo)

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1
Chapitre 1 Introduction

Sa retraite prise, mon oncle, le colonel Yégor Ilitch Rostaniev,se retira dans le village de Stépantchikovo où il vécut en parfait hobereau. Contents de tout, certains caractères se font à tout ; tel était le colonel. On s’imaginerait difficilement homme plus paisible, plus conciliant et, si quelqu’un se fût avisé de voyager sur son dos l’espace de deux verstes, sans doute l’eût-il obtenu. Il était bon à donner jusqu’à sa dernière chemise sur première réquisition.

Il était bâti en athlète, de haute taille et bien découplé, avec des joues roses, des dents blanches comme l’ivoire, une longue moustache d’un blond foncé, le rire bruyant, sonore et franc, et s’exprimait très vite, par phrases hachées. Marié jeune, il avait aimé sa femme à la folie, mais elle était morte, laissant en son cœur un noble et ineffaçable souvenir. Enfin, ayant hérité du village de Stépantchikovo, ce qui haussait sa fortune à six cents âmes, il quitta le service et s’en fut vivre à la campagne avec son fils de huit ans, Hucha, dont la naissance avait coûté la vie de sa mère, et sa fillette Sachenka, âgée de quinze ans, qui sortait d’un pensionnat de Moscou où on l’avait mise après ce malheur. Mais la maison de mon oncle ne tarda pas à devenir une vraie arche de Noé.Voici comment.

Au moment où il prenait sa retraite après son héritage, sa mère,la générale Krakhotkine, perdit son second mari, épousé quelqueseize ans plus tôt, alors que mon oncle, encore simple cornette,pensait déjà à se marier.

Longtemps elle refusait son consentement à ce mariage, versantd’abondantes larmes, accusant mon oncle d’égoïsme, d’ingratitude,d’irrespect. Elle arguait que la propriété du jeune homme suffisaità peine aux besoins de la famille, c’est-à-dire à ceux de sa mèreavec son cortège de domestiques, de chiens, de chats, etc. Et puis,au beau milieu de ces récriminations et de ces larmes, nes’était-elle pas mariée tout à coup avant son fils ? Elleavait alors quarante-deux ans. L’occasion lui avait paru excellentede charger encore mon pauvre oncle, en affirmant qu’elle ne semariait que pour assurer à sa vieillesse l’asile refusé parl’égoïste impiété de son fils et cette impardonnable insolence deprétendre se créer un foyer.

Je n’ai jamais pu savoir les motifs capables d’avoir déterminéun homme aussi raisonnable que le semblait être feu le généralKrakhotkine à épouser une veuve de quarante-deux ans. Il fautadmettre qu’il la croyait riche. D’aucuns estimaient que, sentantl’approche des innombrables maladies qui assaillirent son déclin,il s’assurait une infirmière. On sait seulement que le généralméprisait profondément sa femme et la poursuivait à toute occasiond’impitoyables moqueries.

C’était un homme hautain. D’instruction moyenne, maisintelligent, il ne s’embarrassait pas de principes, ne croyant riendevoir aux hommes ni aux choses que son dédain et ses raillerieset, dans sa vieillesse, les maladies, conséquences d’une vie peuexemplaire, l’avaient rendu méchant, emporté et cruel.

Sa carrière, assez brillante, s’était trouvée brusquementinterrompue par une démission forcée à la suite d’un « fâcheuxaccident ». Il avait tout juste évité le jugement et, privé de sapension, en fut définitivement aigri. Bien que sans ressources etne possédant qu’une centaine d’âmes misérables, il se croisait lesbras et se laissait entretenir pendant les douze longues annéesqu’il vécut encore. Il n’en exigeait pas moins un train de vieconfortable, ne regardait pas à la dépense et ne pouvait se passerde voiture. Il perdit bientôt l’usage de ses deux jambes et passases dix dernières années dans un confortable fauteuil où lepromenaient deux grands laquais qui n’entendirent jamais sortir desa bouche que les plus grossières injures.

Voitures, laquais et fauteuil étaient aux frais du fils impie.Il envoyait à sa mère ses ultimes deniers, grevant sa propriétéd’hypothèques, se privant de tout, contractant des dettes hors deproportion avec sa fortune d’alors, sans échapper pour cela auxreproches d’égoïsme et d’ingratitude, si bien que mon oncle avaitfini par se regarder lui-même comme un affreux égoïste et, pours’en punir, pour s’en corriger, il multipliait les sacrifices etles envois d’argent.

La générale était restée en adoration devant son mari. Ce quil’avait particulièrement charmée en lui, c’est qu’il était général,faisant d’elle une générale. Elle avait dans la maison sonappartement particulier où elle vivait avec ses domestiques, sescommères et ses chiens. Dans la ville, on la traitait en personned’importance et elle se consolait de son infériorité domestique partous les potins qu’on lui relatait, par les invitations auxbaptêmes, aux mariages et aux parties de cartes. Les mauvaiseslangues lui apportaient des nouvelles et la première place luiétait toujours réservée où qu’elle fût. En un mot, elle jouissaitde tous les avantages inhérents à sa situation de générale.

Quant au général, il ne se mêlait de rien, mais il se plaisait àrailler cruellement sa femme devant les étrangers, se posant desquestions dans le genre de celle-ci : « Comment ai-je bien pu memarier avec cette faiseuse de brioches ? » Et personne n’osaitlui tenir tête. Mais, peu à peu, toutes ses connaissances l’avaientabandonné. Or, la compagnie lui était indispensable, car il aimaità bavarder, à discuter, à tenir un auditeur. C’était un librepenseur, un athée à l’ancienne mode ; il n’hésitait pas àtraiter les questions les plus ardues.

Mais les auditeurs de la ville ne goûtaient point ce genre deconversation et se faisaient de plus en plus rares. On avait biententé d’organiser chez lui un whist préférence, mais les parties seterminaient ordinairement par de telles fureurs du général queMadame et ses amis brûlaient des cierges, disaient des prières,faisaient des réussites, distribuaient des pains dans les prisonspour écarter d’eux ce redoutable whist de l’après-midi qui ne leurvalait que des injures, et parfois même des coups au sujet de lamoindre erreur. Le général ne se gênait devant personne et, pour unrien qui le contrariait, il braillait comme une femme, jurait commeun charretier, jetait sur le plancher les cartes déchirées etmettait ses partenaires à la porte. Resté seul, il pleurait de rageet de dépit, tout cela parce qu’on avait joué un valet au lieu d’unneuf. Sur la fin, sa vue s’étant affaiblie, il lui fallut unlecteur et l’on vit apparaître Foma Fomitch Opiskine.

J’avoue annoncer ce personnage avec solennité, car il est sansconteste le héros de mon récit. Je n’expliquerai pas les raisonsqui lui méritent l’intérêt, trouvant plus décent de laisser aulecteur lui-même le soin de résoudre cette question.

Foma Fomitch, en s’offrant au général Krakhotkine, ne demandad’autre salaire que sa nourriture ! D’où sortait-il ?Personne ne le savait. Je me suis renseigné et j’ai pu recueillircertaines particularités sur le passé de cet homme remarquable. Ondisait qu’il avait servi quelque part et qu’il avait souffert «pour la vérité ». On racontait aussi qu’il avait jadis fait de lalittérature à Moscou. Rien d’étonnant à cela et son ignorancecrasse n’était pas pour entraver une carrière d’écrivain. Ce quiest certain, c’est que rien ne lui avait réussi et, qu’en fin decompte, il s’était vu contraint d’entrer au service du général enqualité de lecteur-victime. Aucune humiliation ne lui fut épargnéepour le pain qu’il mangeait.

Il est vrai qu’à la mort du général, quant Foma Fomitch passatout à coup au rang de personnage, il nous assurait que sacondescendance à l’emploi de bouffon n’avait été qu’un sacrifice àl’amitié. Le général était son bienfaiteur ; à lui seul, Foma,cet incompris avait confié les grands secrets de son âme et si lui,Foma, avait consenti, sur l’ordre de son maître, à présenter desimitations de toutes sortes d’animaux et autres tableaux vivants,c’était uniquement pour distraire et égayer ce martyr, cet amiperclus de douleurs. Mais ces assertions de Foma Fomitch sontsujettes à caution.

En même temps et du vivant même du général, Foma Fomitch jouaitun rôle tout différent dans les appartements de Madame. Comment enétait-il venu là ? C’est une question assez délicate àrésoudre pour un profane quand il s’agit de pareils mystères.Toujours est-il que la générale professait pour lui une sorted’affection pieuse et de cause inconnue. Graduellement, il avaitacquis une extraordinaire influence sur la partie féminine de lamaison du général, influence analogue à celle exercée sur quelquesdames par certains sages et prédicateurs de maisons d’aliénés.

Il donnait des lectures salutaires à l’âme, parlait avec uneéloquence larmoyante des diverses vertus chrétiennes, racontait savie et ses exploits. Il allait à la messe et même à matines,prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passémaître en l’art d’expliquer les rêves et dans celui de médire duprochain. Le général, qui devinait ce qui se passait chez sa femme,s’en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre-douleur,mais cela ne servait qu’à rehausser son prestige de héros aux yeuxde la générale et de toute sa domesticité.

Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, nonsans quelque originalité. Ce libre penseur, cet athée avait étépris d’une peur terrible, priant, se repentant, s’accrochant auxicônes, appelant les prêtres. Et l’on disait des messes et on luiadministrait les sacrements, tandis que le malheureux criait qu’ilne voulait pas mourir et implorait avec des larmes le pardon deFoma Fomitch. Et voici comment l’âme du général quitta sa dépouillemortelle.

La fille du premier lit de la générale, ma tante PrascoviaIlinichna, vieille fille et victime préférée du général – quin’avait pu s’en passer pendant ses dix ans de maladie, car elleseule savait le contenter par sa complaisance bonasse, – s’approchadu lit et, versant un torrent de larmes, voulut arranger unoreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la saisit, commel’occasion, par les cheveux et les lui tira trois fois en écumantde rage.

Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonelmalgré que la générale eût déclaré qu’elle aimait mieux mourir quede le voir en un pareil moment, et l’enterrement somptueux futnaturellement payé par ce fils impie que l’on ne voulait pasvoir.

Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, villagetotalement ruiné et divisé entre plusieurs propriétaires, où legénéral possédait ses cent âmes et le marbre en fut zébréd’inscriptions célébrant l’intelligence, les talents, la grandeurd’âme du général avec mention de son grade et de ses décorations.La majeure partie de ce travail épigraphique était due à FomaFomitch.

Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son filsrévolté. Entourée de ses familiers et de ses chiens, elle criait àtravers ses sanglots qu’elle mangerait du pain sec, qu’elle boiraitses larmes, qu’elle irait mendier sous les fenêtres plutôt que devivre à Stépantchikovo avec « l’insoumis » et que jamais, jamaiselle ne mettrait les pieds dans cette maison. Les dames prononcentd’ordinaire ces mots : les pieds avec une grande véhémence, maisl’accent qu’y savait mettre la générale était de l’art. Elledonnait à son éloquence un cours intarissable…cependant qu’onpréparait activement les malles pour le départ.

Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement lesquarante verstes qui séparaient Stépantchikovo de la ville, mais cefut seulement quinze jours après l’inhumation qu’il obtint lapermission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.

Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, ilreprochait à l’insoumis sa conduite « inhumaine », le faisaitpleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et ce fut ledébut de l’influence despotique prise depuis par Foma sur monpauvre oncle. Il avait compris à quel homme il avait affaire et queson rôle de bouffon était fini, qu’il allait pouvoir devenir àl’occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.

– Pensez à ce que vous ressentirez, disait-il, si votre propremère, appuyant sur un bâton sa main tremblante et desséchée par lafaim, s’en allait demander l’aumône ! Quelle chosemonstrueuse, si l’on considère et sa situation de générale et sesvertus. Et quelle émotion n’éprouveriez-vous pas le jour où (parerreur, naturellement, mais cela peut arriver) où elle viendraittendre la main à votre porte pendant que vous, son fils, seriezbaigné dans l’opulence ! Ce serait terrible, terrible !Mais ce qui est encore plus terrible, colonel, permettez-moi devous le dire, c’est de vous voir rester ainsi devant moi plusinsensible qu’une solive, la bouche bée, les yeux clignotants…C’est véritablement indécent, alors que vous devriez vous arracherles cheveux et répandre un déluge de larmes…

Dans l’excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, maisc’était l’habituel aboutissement de son éloquence. Comme on lepense bien, la générale avait fini par honorer Stépantchikovo deson arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses chiens, deFoma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente. Elleallait essayer – disait-elle – de vivre avec son fils et éprouverla valeur de son respect. On imagine la situation du colonel aucours de cette épreuve. Au début, en raison de son deuil récent,elle croyait devoir donner carrière à sa douleur deux ou trois foispar semaine, au souvenir de ce cher général à jamais perdu et àchaque fois, sans motif apparent, le colonel recevait unesemonce.

De temps en temps, et surtout en présence des visiteurs, elleappelait son petit-fils Ilucha ou sa petite-fille Sachenka et, lesfaisant asseoir auprès d’elle, elle couvrait d’un regard long ettriste ces malheureux petits êtres à l’avenir tant compromis par untel père, poussait de profonds soupirs et pleurait bien une bonneheure. Malheur au colonel s’il ne savait comprendre ceslarmes ! Et le pauvre homme, qui ne le savait presque jamais,venait comme à plaisir se jeter dans la gueule du loup et devaitessuyer de rudes assauts. Mais son respect n’en était pasaltéré ; il en arrivait même au paroxysme. La générale et Fomasentirent tous deux que la terreur suspendue sur leurs têtespendant de si longues années était chassée à jamais.

De temps à autre, la générale tombait en syncope, et, dans leremue-ménage qui s’ensuivait, le colonel s’effarait, tremblantcomme la feuille.

– Fils cruel ! criait-elle en retrouvant ses sens, tu medéchires les entrailles !… mes entrailles ! mesentrailles !

– Mais, ma mère, qu’ai-je fait ? demandait timidement lecolonel.

– Tu me déchires les entrailles ! il tente de sejustifier ! Quelle audace ! Quelle insolence !Ah ! fils cruel !… Je me meurs !

Le colonel restait anéanti. Cependant, la générale finissaittoujours par se reprendre à la vie et une demi-heure plus tard, lecolonel, attrapant le premier venu par le bouton de sa jaquette,lui disait :

– Vois-tu, mon cher, c’est une grande dame, une générale !La meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle estaccoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis unrustre. Si elle est fâchée, c’est que je suis fautif. Je ne sauraiste dire en quoi, mais je suis dans mon tort.

Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plusque mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, auxlèvres plus minces qu’un fil et qui haïssait tout le monde, croyaitse devoir de sermonner le colonel.

– Tout cela n’arriverait pas si vous étiez plus respectueux,moins égoïste, si vous n’offensiez pas votre mère. Elle n’est pasaccoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis quevous n’êtes qu’un simple colonel.

– C’est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à sonauditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défensede ma mère… une personne exceptionnelle et la fille d’unlieutenant-colonel. Rien que cela !

Mais, bien entendu, cela n’était qu’un prélude. Cette mêmegénérale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devantFoma Fomitch qui l’avait complètement ensorcelée. Elle en étaitfolle, n’entendait que par ses oreilles, ne voyait que par sesyeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encoremais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle, medéclara tout net sa profonde conviction que des rapports intimesexistaient entre la générale et Foma. Je n’hésitai pas à repousserune pareille hypothèse comme grotesque et par trop naïve. Non, il yavait autre chose que je ne pourrai faire saisir au lecteur qu’enlui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel que je le comprisplus tard moi-même.

Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, unavorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d’unimmense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité.Je tiens à prévenir mes lecteurs : Foma Fomitch est lapersonnification même de cette vanité illimitée qu’on rencontresurtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et lesoutrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succèsd’autrui. Il n’est pas besoin d’ajouter que tout cela s’assaisonnede la plus extravagante susceptibilité.

On va se demander d’où peut provenir une pareille infatuation.Comment peut-elle germer chez d’aussi pitoyables êtres de néant queleur condition même devrait renseigner sur la place qu’ilsméritent ? Que répondre à cela ? Qui sait ? Il estpeut-être parmi eux des exceptions au nombre desquelles figureraitmon héros. Et Foma est, en effet, une exception, comme le lecteurle verra par la suite. En tout cas, permettez-moi de vous ledemander ; êtes-vous bien sûr que tous ces résignés, quiconsidèrent comme un bonheur de vous servir de paillasses, que vospique-assiettes aient dit adieu à tout amour-propre ? Et cesjalousies, ces commérages, ces dénonciations, ces méchants proposqui se tiennent dans les coins de votre maison même, à côté devous, à votre table ? Qui sait si, chez certains chevalierserrants de la fourchette, sous l’influence des incessanteshumiliations qu’ils doivent subir, l’amour-propre, au lieu des’atrophier, ne s’hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueusecaricature d’une dignité peut-être entamée primitivement, au tempsde l’enfance, par la misère et le manque de soins.

Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à larègle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d’êtreméconnu et la littérature en a perdu d’autres que lui ; je dis: la littérature méconnue. J’incline à penser qu’il avait connu lesdéboires, même avant ses tentatives littéraires et qu’en diversmétiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d’appointements.Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c’est qu’ilavait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux quiservaient de pâture à l’esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme deJenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de tempsavait passé depuis, mais l’aspic de la vanité littéraire faitparfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtoutchez les individus bornés.

Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, FomaFomitch s’était à jamais joint au troupeau des affligés, desdéshérités, des errants. Je pense que c’est de ce moment que sedéveloppa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges,d’hommages, d’admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvémoyen de rassembler autour de lui un cercle d’imbéciles extasiés.Son premier besoin était d’être le premier quelque part, n’importeoù, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, ils’en chargeait lui-même. Une fois qu’il fut devenu le maîtreincontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l’avoirentendu prononcer les paroles que voici :

« Je ne resterai plus longtemps parmi vous – et son tons’emplissait d’une gravité mystérieuse – Quand je vous aurait tousétablis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie, je vousdirai adieu et je m’en irai à Moscou pour y fonder une revue. Jeferai des cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs.Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes ennemis !»

Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait unerécompense immédiate. Il est toujours agréable d’être payé d’avanceet surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se présentaitsérieusement à mon oncle comme venu au monde pour accomplir unegrande mission où le conviait sans cesse un homme ailé qui levisitait la nuit. Il devait écrire un livre compact et salutaireaux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de toute laterre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait l’heure ducataclysme, Foma, renonçant à sa gloire, se retirerait dans unmonastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la patrie, aufond des catacombes de Kiev.

Il vous est maintenant loisible d’imaginer ce que pouvaitdevenir ce Foma après toute une existence d’humiliations, depersécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel etvaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait sonpain à bouffonner, ce Foma à l’âme de tyran en dépit de sa nullité,ce Foma vantard et insolent à l’occasion ! ce qu’il pouvaitdevenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire,quand il se vit admiré et choyé d’une protectrice idiote et d’unprotecteur fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé às’implanter après tant de pérégrinations ! Mais il me faut icidévelopper le caractère de mon oncle ; le succès de Fomaserait incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu’ilexerçait dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.

Mon oncle n’était pas seulement bon, mais encore d’une extrêmedélicatesse sous son écorce un peu grossière, et d’un courage àtoute épreuve. J’ose employer ce terme de courage, car aucundevoir, aucune obligation ne l’eussent arrêté ; il neconnaissait pas d’obstacles. Son âme noble était pure comme celled’un enfant. Oui, à quarante ans, c’était un enfant expansif etgai, prenant les hommes pour des anges, s’accusant de défauts qu’iln’avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant mêmeoù il n’y en avait jamais eu. Il était de ces grands cœurs qui nesauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent leprochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès,qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur euxtoutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux intérêtsd’autrui. On l’eût pris pour un être veule et faible de caractèreet sans doute, il était trop faible ; cependant, ce n’étaitpas manque d’énergie, mais crainte d’humilier, crainte de fairesouffrir ses semblables qu’il aimait tous.

Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense deses propres intérêts, n’hésitant jamais à les sacrifier pour desgens qui se moquaient de lui. Il lui semblait impossible qu’il eûtdes ennemis ; il en avait cependant, mais ne les voyait point.Ayant une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujourset se soumettait en tout, mais par bonhomie, par délicatesse et –disait-il, en vue d’éloigner tout reproche de faiblesse – « pourque tout le monde fût content ».

Il va sans dire qu’il était prêt à subir toute noble influence,ce qui permettait à telle canaille habile de s’emparer de luijusqu’à l’entraîner dans quelque mauvaise action présentée sous levoile d’une intention pure. Car mon oncle était follement confiantet ce fut pour lui la cause de beaucoup d’erreurs. Après dedouloureux combats, lorsqu’il finît par reconnaître la malhonnêtetéde son conseiller, il ne manquait pas de prendre toute la faute àson compte.

Figurez-vous maintenant sa maison livrée à une idiotecapricieuse, en adoration devant un autre imbécile jusque làterrorisé par son général et brûlant du désir de se dédommager dupassé, une idiote devant laquelle mon oncle croyait devoirs’incliner parce qu’elle était sa mère. On avait commencé parconvaincre le pauvre homme qu’il était grossier, brutal, ignorantet d’un égoïsme révoltant, et il importe de remarquer que lavieille folle parlait sincèrement.

Foma était sincère, lui aussi. Puis, on avait ancré dansl’esprit de mon oncle cette conviction que Foma lui avait étéenvoyé par le ciel pour le salut de son âme et pour la répressionde ses abominables vices ; car n’était-il pas un orgueilleux,toujours à se vanter de sa fortune et capable de reprocher à Fomale morceau de pain qu’il lui donnait ? Mon pauvre oncle avaitfini par contempler douloureusement l’abîme de sa déchéance, ilvoulait s’arracher les cheveux, demander pardon…

– C’est ma faute ! disait-il à ses interlocuteurs, c’est mafaute ! On doit se montrer délicat envers celui auquel on rendservice… Que dis-je ? Quel service ? je dis dessottises ; ce n’est pas moi qui lui rends service ; c’estlui, au contraire qui m’oblige en consentant à me tenir compagnie.Et voilà que je lui ai reproché ce morceau de pain !…C’est-à-dire, je ne lui ai rien reproché, mais j’ai certainement dûlaisser échapper quelques paroles imprudentes comme cela m’arrivesouvent… C’est un homme qui a souffert, qui a accompli desexploits, qui a soigné pendant dix ans son ami malade, malgré lespires humiliations ; cela vaut une récompense !… Et puisl’instruction !… Un écrivain ! un homme très instruit etd’une très grande noblesse…

La seule image de ce Foma instruit et malheureux en butte auxcaprices d’un malade hargneux, lui gonflait le cœur d’indignationet de pitié. Toutes les étrangetés de Foma, toutes ses méchancetés,mon oncle les attribuait aux souffrances passées, aux humiliationssubies, qui n’avaient pu que l’aigrir. Et, dans son âme noble ettendre, il avait décidé qu’on ne pouvait être aussi exigeant àl’égard d’un martyr qu’à celui d’un homme ordinaire, qu’il fallaitnon seulement lui pardonner, mais encore panser ses plaies avecdouceur, le réconforter, le réconcilier avec l’humanité. S’étantassigné ce but, il s’enthousiasma jusqu’à l’impossible, jusqu’às’aveugler complètement sur la vulgarité de son nouvel ami, sur sagourmandise, sur sa paresse, sur son égoïsme, sur sa nullité. Mononcle avait une foi absolue dans l’instruction, dans le génie deFoma. Ah ! mais j’oublie de dire que le colonel tombait enextase aux mots « littérature » et « science », quoiqu’il n’eûtlui-même jamais rien appris.

C’était une de ses innocentes particularités.

– Il écrit un article ! disait-il en traversant sur lapointe des pieds les pièces avoisinant le cabinet de travail deFoma Fomitch, et il ajoutait avec un air mystérieux et fier : – Jene sais au juste ce qu’il écrit, peut-être une chronique… maisalors quelque chose d’élevé… Nous ne pouvons pas comprendre cela,nous autres… Il m’a dit traiter la question des forces créatrices.Ça doit être de la politique. Oh ! son nom sera célèbre etentraînera le nôtre dans sa gloire… Lui-même me le disait encoretout à l’heure, mon cher…

Je sais positivement que, sur l’ordre de Foma, mon oncle dutraser ses superbes favoris blond foncé, son tyran ayant trouvéqu’ils lui donnaient l’air français et par conséquent fort peupatriote. Et puis, peu à peu, Foma se mit à donner de sagesconseils pour la gérance de la propriété ; ce futeffrayant !

Les paysans eurent bientôt compris de quoi il retournait et quiétait le véritable maître, et ils se grattaient la nuque. Ilm’arriva de surprendre un entretien de Foma avec eux. Foma avaitdéclaré qu’il « aimait causer avec l’intelligent paysan russe » et,quoiqu’il ne sût pas distinguer l’avoine du froment, il n’hésitapas à disserter d’agriculture. Puis il aborda les devoirs sacrés dupaysan envers son seigneur. Après avoir effleuré la théorie del’électricité et la question de la répartition du travail,auxquelles il ne comprenait rien, après avoir expliqué à sonauditoire comment la terre tourne autour du soleil, il en vint,dans l’essor de son éloquence, à parler des ministres. (Pouchkine araconté l’histoire d’un père persuadant à son fils âgé de quatreans que « son petit père était si courageux que le tsar lui-mêmel’aimait »… Ce petit père avait besoin d’un auditeur de quatreans ; c’était un Foma Fomitch.)… Les paysans l’écoutaient avecvénération.

– Dis donc, mon petit père, combien avais-tud’appointements ? lui demanda soudain Arkhip Korotkï, unvieillard aux cheveux tout blancs, dans une intention évidemmentflatteuse. Mais la question sembla par trop familière à Foma, quine pouvait supporter la familiarité.

– Qu’est-ce que cela peut te faire, imbécile ? répondit-ilen regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu’est-ce qui teprend d’attirer mon attention sur ta gueule ? Est-ce pour mefaire cracher dessus ?

C’était le ton qu’adoptait généralement Foma dans sesconversations avec « l’intelligent paysan russe ».

– Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu espeut-être un major, un colonel ou même une Excellence… Nous nesavons même pas comment t’adresser la parole.

– Imbécile ! reprit Foma, s’adoucissant, il y aappointements et appointements, tête de bois ! Il en est quiont le grade de général et qui ne reçoivent rien, parce qu’ils nerendent aucun service au tsar. Moi, quand je travaillais pour unministre, j’avais vingt mille roubles par an, mais je ne lestouchais pas ; je travaillais pour l’honneur, me contentant dema fortune personnelle. J’ai abandonné mes appointements au profitde l’instruction publique et des incendiés de Kazan.

– Alors, c’est toi qui as rebâti Kazan ? reprenait lepaysan étonné, car, en général, Foma Fomitch étonnait lespaysans.

– Mon Dieu, j’en ai fait ma part, répondait-il négligemment,comme s’il s’en fût voulu d’avoir honoré un tel homme d’une telleconfidence.

Ses entretiens avec mon oncle étaient d’une autre sorte.

– Qu’étiez-vous avant mon arrivée ici ? disait-il,mollement étendu dans le confortable fauteuil où il digérait undéjeuner copieux, pendant qu’un domestique placé derrière luis’évertuait à chasser les mouches avec un rameau de tilleul. À quoiressembliez-vous ? Et voici que j’ai jeté en votre âme cetteétincelle du feu céleste qui y brille à présent ! Ai-je jetéen vous une étincelle de feu sacré, oui ou non ? Répondez :l’ai-je jetée, oui ou non ?

Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cettequestion. Mais le silence et la gêne de mon oncle l’irritaient.Jadis si patient et si craintif, il s’enflammait maintenant à lamoindre contradiction. Le silence de ce brave homme l’outrageait :il lui fallait une réponse.

– Répondez : l’étincelle brûle-t-elle en vous ou non ?

Mon oncle ne savait plus que devenir.

– Permettez-moi de vous faire observer que je vousattends ! insistait le pique-assiette d’un air offensé.

– Mais répondez donc, Yegorouchka ! intervenait la généraleen haussant les épaules.

– Je vous demande : l’étincelle brûle-t-elle en vous, oui ounon ? réitérait Foma très indulgent, tout en picorant unbonbon dans la boîte toujours placée devant lui sur l’ordre de lagénérale.

– Je te jure, Foma, que je n’en sais rien, répondait enfin lemalheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chosede ce genre… Ne me demande rien… Je crains de dire une bêtise…

– Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que jene mériterais même pas une réponse ; c’est bien cela que vousavez voulu dire ? Soit, je suis donc nul.

– Mais non, Foma ! Que Dieu soit avec toi ! Je n’aijamais voulu dire cela.

– Mais si. C’est précisément ce que vous avez voulu dire.

– Je jure que non !

– Très bien. Mettons que je suis un menteur ! D’après vous,ce serait moi qui chercherais une mauvaise querelle ?… Uneinsulte de plus ou de moins… ! Je supporterai tout.

– Mais, mon fils !… clame la générale avec effroi.

– Foma Fomitch ! Ma mère ! s’écrie mon oncle navré. Jevous jure qu’il n’y a pas de ma faute. J’ai parlé inconsidérément…Ne fais pas attention à ce que je dis, Foma ; je suisbête ; je sens que je suis bête, qu’il me manque quelquechose… Je sais, je sais, Foma ! Ne me dis rien ! –continue-t-il en agitant la main. – Pendant quarante ans, jusqu’àce que je te connusse, je me figurais être un homme ordinaire etque tout allait pour le mieux. Je ne m’étais pas rendu compte queje ne suis qu’un pécheur, un égoïste et que j’ai fait tant de malque je ne comprends pas comment la terre peut encore me porter.

– Oui, vous êtes bien égoïste ! remarque Foma avecconviction.

– Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corrigeret devenir meilleur.

– Dieu vous entende ! conclut Foma en poussant un pieuxsoupir et en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.

Pour finir ce chapitre, qu’on me permette de dire quelques motsde mes relations personnelles avec mon oncle et d’expliquer commentje fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans letourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passésdans le bienheureux village de Stépantchikovo. J’aurai ainsiterminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.

Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieude père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leurprogéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, jem’attachai à lui de tout mon cœur. J’avais alors dix ans et je mesouviens que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes devrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie ; une fois, nousvolâmes de complicité le bonnet d’une vieille dame, notre parente,et nous attachâmes ce trophée à la queue d’un cerf-volant que jelançai dans les nuages.

Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncleà Pétersbourg, je pus achever l’étude de son caractère. Cette foisencore, je m’étais attaché à lui de toute l’ardeur de ma jeunesse.Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et denaïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m’avaitprofondément impressionné.

Après ma sortie de l’Université, je restai quelques temps oisifà Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bienpersuadé que j’allais sous peu accomplir quelque chose degrandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale etn’entretenais avec mon oncle qu’une correspondance assez rare,seulement lorsque j’avais à lui demander de l’argent qu’il ne merefusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l’un de sesserfs m’avait appris qu’il se passait à Stépantchikovo des chosesextraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j’écrivis plussouvent.

Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où ilne m’entretenait que de mes études et s’enorgueillissait par avancede mes futurs succès et puis, tout à coup, après un assez longsilence, je reçus une étonnant épître, très différente desprécédentes, bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictionsincompréhensibles au premier abord. Il était évident qu’elle avaitété écrite sous l’empire d’une extrême agitation.

Une seule chose y était claire, c’est que mon oncle me suppliaitpresque d’épouser au plus vite son ancienne pupille, fille d’unpauvre fonctionnaire provincial nommé Éjévikine, laquelle avait étéfort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissementscolaire de Moscou et servait à ce moment d’institutrice à sesenfants. Elle était malheureuse ; je pouvais faire son bonheuren accomplissant une action généreuse ; il s’adressait à lanoblesse de mon cœur et me promettait de doter la jeune fille, maisil s’exprimait sur ce dernier point d’une façon extrêmementmystérieuse, et m’adjurait de garder sur tout cela le plus absolusilence. Cette lettre me bouleversa.

Quel est le jeune homme qui ne se fût pas senti remué par uneproposition aussi romanesque ? De plus, j’avais entendu direque la jeune fille était fort jolie.

Je ne savais pas à quel parti m’arrêter, mais je répondisaussitôt à mon oncle que j’allais partir sur-le-champ pourStépantchikovo, car il m’avait envoyé sous le même pli les fondsnécessaires à mon voyage, ce qui ne m’empêcha pas de rester encorequinze jours à Pétersbourg dans l’indécision. C’est à ce moment queje fis la rencontre d’un ancien camarade de régiment de mon oncle.En revenant du Caucase, cet officier s’était arrêté àStépantchikovo. C’était un homme d’un certain âge déjà, fort senséet célibataire endurci.

Il me raconta avec indignation des choses dont je n’avais aucuneconnaissance. Foma Fomitch et la générale avaient conçu le projetde marier le colonel avec une demoiselle étrange, âgée, à moitiéfolle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont labiographie était quelque chose d’incroyable. La générale avait déjàréussi à lui persuader qu’elles étaient parentes et à la faireloger dans la maison. Bien qu’au désespoir, mon oncle finiraitcertainement par épouser le demi million. Cependant, les deuxfortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécutioncontre cette malheureuse institutrice sans défense et employaienttous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n’endevint amoureux et peut-être même parce qu’il l’était déjà. Cesdernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions surle point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, moninterlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse préciseet, d’une façon générale, il me raconta tout cela comme àcontrecœur, avec un évident parti pris d’éviter les détailsprécis.

Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce quej’apprenais était en contradiction formelle avec la proposition quim’était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pourStépantchikovo, dans l’intention de réconforter mon oncle et mêmede le sauver, si possible, c’est-à-dire de faire chasser Foma,d’empêcher cet odieux mariage avec la vieille demoiselle et derendre le bonheur à cette malheureuse jeune fille en l’épousant.Car le prétendu amour de mon oncle pour elle m’apparaissait commeune misérable invention de Foma.

Comme font les très jeunes gens, je sautai d’une extrémité àl’autre et, chassant toute hésitation, je brûlai de l’ardeurd’opérer des miracles et d’accomplir mille exploits. Il me semblaitfaire preuve d’une générosité extraordinaire en me sacrifiantnoblement au bonheur d’un être aussi charmant qu’innocent et je mesouviens que, pendant tout le trajet, je me sentis fort satisfaitde moi. C’était en juillet ; le soleil luisait ; devantmoi s’étendait l’immensité des champs de blé déjà presque mûr…J’étais resté si longtemps enfermé à Pétersbourg, que je croyaisvoir le monde pour la première fois.

Chapitre 2Monsieur Bakhtcheiev

J’approchais du but de mon voyage. En traversant la petite villede B…, qui n’est plus qu’à dix verstes de Stépantchikovo, je dusm’arrêter chez un maréchal ferrant pour faire réparer l’un desmoyeux de mon tarantass. C’était là un travail sans grandeimportance, et je résolus d’en attendre la fin avant de terminermes dix verstes.

Ayant mis pied à terre, je vis un gros monsieur qu’une nécessitéanalogue avait, comme moi, contraint de s’arrêter. Depuis unegrande heure, il était là, suffoqué par la chaleur torride ;il criait et jurait avec une impatience hargneuse et s’efforçaitd’activer le travail des ouvriers. Au premier coup d’œil, cemonsieur était un grincheux d’habitude. Il pouvait avoirquarante-cinq ans. Son énorme opulence, son double menton, sesjoues bouffies et grêlées disaient une plantureuse existence dehobereau. Il y avait dans son visage quelque chose de féminin quisautait de suite aux yeux. Large et confortable, son costumen’était pas cependant à la dernière mode.

Je ne puis comprendre pourquoi il était fâché contre moi,d’autant plus que nous nous voyions pour la première fois et quenous ne nous étions pas encore dit une parole, mais je le vis bienaux regards furieux qu’il me lança dès que je fus descendu devoiture. Pourtant, j’avais grande envie de faire sa connaissance,car les bavardages de ses domestiques m’avaient appris qu’il venaitde Stépantchikovo et qu’il y avait vu mon oncle. C’était là uneoccasion favorable de me renseigner plus amplement.

Soulevant ma casquette, je remarquai avec toute la gentillessedu monde que les voyages nous occasionnent parfois des accidentsbien désagréables, mais le gros bonhomme me toisa des pieds à latête d’un regard dédaigneux et mécontent, puis, grommelant, metourna le dos. Cette partie de sa personne était sans doute fertileen suggestions intéressantes, mais peu propice à laconversation.

– Grichka, ne ronchonne pas ou je te ferai fouetter !cria-t-il à son domestique sans avoir l’air d’entendre monobservation sur les désagréments du voyage.

Grichka était un vieux laquais à cheveux blancs, porteur d’unelongue redingote et d’énormes favoris de neige. Tout indiquait quelui aussi était en colère et il ne cessait de marmonner. La menacedu maître fut le signal d’une prise de bec.

– Tu me feras fouetter ! Crie-le donc plus haut ! fitGrichka d’une voix si nette que tout le monde l’entendit, et,indigné, il se mit en devoir d’arranger quelque chose dans lavoiture.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ? « Crie-ledonc plus fort ! »… Tu veux faire l’insolent ? clama legros homme devenu écarlate.

– Mais qu’avez-vous donc à vous fâcher ainsi ? On ne peutdonc plus dire un mot ?

– Me fâcher ? L’entendez-vous ? Mais c’est lui qui sefâche et je n’ose plus rien dire !

– Qu’avez-vous à grogner ?

– Ce que j’ai ? Il me semble que je suis parti sansdîner.

– Qu’est-ce que ça peut me faire ? Vous n’aviez qu’àdîner ! Je disais seulement un mot aux maréchaux-ferrants.

– Oui ; eh bien qu’as-tu à ronchonner contre lesmaréchaux-ferrants ?

– Ce n’est pas contre eux que je ronchonne ; c’est contrela voiture.

– Et pourquoi donc ?

– Ben, pourquoi qu’elle s’est démolie ? Que ça n’arriveplus !

– Ce n’était pas contre la voiture que tu grognais ;c’était contre moi. Ce qui arrive est de ta faute et c’est moi quetu accuses !

– Voyons, Monsieur, laissez-moi en paix !

– Et toi, pourquoi ne m’as-tu pas dit une seule parole pendanttout le trajet ? D’habitude tu me parles, pourtant !

– Une mouche m’était entrée dans la bouche, voilàpourquoi ! Suis-je là pour vous raconter des histoires ?Si vous les aimez, vous n’avez qu’à prendre avec vous laMélanie.

Le gros homme ouvrit la bouche dans l’évidente intention derépondre, mais il se tut, ne trouvant rien à dire. Le domestique,satisfait d’avoir manifesté devant tout le monde et son éloquenceet l’influence qu’il exerçait sur son maître, se mit à donner desexplications aux ouvriers, d’un air important.

Mes avances étaient restées vaines, sans doute à cause de mamaladresse, mais une circonstance inopinée me vint en aide. De lacaisse d’une voiture privée de ses roues et attendant la réparationdepuis des temps immémoriaux, on vit soudain surgir une têteendormie, malpropre et dépeignée. Ce fut un rire général parmi lesouvriers. L’homme était enfermé dans la caisse où il avait cuvé sonvin, et n’en pouvait pus sortir. Il se dépensait en vains effortset finit par prier qu’on allât lui chercher un certain outil. Celamit l’assistance en joie.

Il est des natures que les spectacles grotesques ravissent, sansqu’elles sachent trop pourquoi. Le gros hobereau était de cesgens-là. Peu à peu, son faciès sévère et taciturne se détendit,s’adoucit, exprima la gaieté et se rasséréna complètement.

– Mais n’est-ce pas Vassiliev ? demanda-t-il aveccompassion. Comment se trouve-t-il là dedans ?

– Oui, oui, Monsieur, c’est Vassiliev ! cria-t-on de touscôtés.

– Il a bu, Monsieur, fit un grand ouvrier sec, et de figuresévère qui prétendait jouer un rôle prépondérant parmi sescamarades. Il a bu. Depuis trois jours, il a quitté son patron etil se cache ici. Et voici qu’il réclame son dernier outil ?Qu’en veux-tu faire, tête vide ? Il veut l’engager.

– Archipouchka, l’argent est comme l’oiseau : il s’en vient etil s’en va. Laisse-moi aller chercher mon outil, au nom deDieu ! suppliait Vassiliev d’une voix grêle et fêlée.

– Reste donc tranquille, diable ! puisque tu es bien ici.Il boit depuis avant-hier ; ce matin, nous l’avons ramassédans la rue dès l’aube et nous avons dit à Matvéï Ilitch qu’ilétait tombé malade, qu’il avait des coliques !

Ce fut une explosion de rires.

– Mais où est mon outil ?

– Mais chez Zouï, voyons ! Un homme saoul, Monsieur, c’esttout vous dire.

– Hé ! hé ! hé ! Ah ! canaille, c’est ainsique tu travailles en ville ? tu veux engager ton dernieroutil ! fit le gros homme, secoué d’un rire satisfait et toutà fait de bonne humeur, maintenant. Si vous saviez l’habilemenuisier qu’il est ! On n’en trouverait pas un pareil àMoscou. Seulement, voilà les tours qu’il joue ! –continua-t-il en s’adressant à moi. – Laisse-le sortir, Arkhip, ila peut-être besoin de quelque chose.

On obéit au gros monsieur. Le clou fut enlevé qui condamnait laportière de la voiture où était enfermé Vassiliev, lequel apparuttout souillé de boue et les vêtements déchirés. Il cligna des yeuxet, chancelant, il éternua, puis, se faisant de sa main unabat-jour, il jeta un regard circulaire.

– Que de monde ! que de monde ! et bien sûr quepersonne de ces gens-là n’a bu ! dit-il d’un ton triste etlent, hochant la tête avec un air de contrition. Bien le bonjour,frérots. Je vous souhaite une heureuse matinée !

– Matinée ! mais tu ne vois donc pas que nous sommesaprès-midi, espèce de fou ?

– Ah ! tu m’en diras tant !

– Hé ! hé ! hé ! Quel farceur ! s’écriaencore le gros monsieur, en me regardant avec affabilité et toutsecoué de rire. Tu n’as pas honte, Vassiliev ?

– C’est le malheur qui me fait boire, Monsieur, répondit lesombre Vassiliev, évidemment enchanté de pouvoir parler de sonmalheur.

– Quel malheur, imbécile ?

– Un malheur comme on n’en a jamais vu. Nous voilà sous lesordres de Foma Fomitch !

– Qui ? Depuis quand ? s’exclama le gros homme avecanimation, pendant que, très intéressé, je faisais un pas enavant.

– Mais tous ceux de Kapitonovka. Notre seigneur le colonel (queDieu le garde en bonne santé !) veut faire présent deKapitonovka, qui lui appartient, à Foma Fomitch ; il lui donnesoixante-dix âmes. « C’est pour toi, Foma, a-t-il dit. Tu nepossèdes rien, car ton père ne t’a point laissé de fortune –Vassiliev envenimait son récit à plaisir. – C’était un gentilhommevenu, on ne sait d’où ; comme toi, il vivait chez lesseigneurs et mangeait à la cuisine. Mais je vais te donnerKapitonovka ; tu seras un propriétaire foncier avec desserviteurs ; tu n’auras plus qu’à te la couler douce… »

Mais le gros homme n’écoutait plus. L’effet que lui produisit lerécit de l’ivrogne fut extraordinaire. Il en devint violet ;son double menton tremblait ; ses petits yeux s’injectèrent desang.

– Il ne manquait plus que cela ! fit-il, suffoqué. Cetteracaille de Foma va devenir propriétaire ! Pouah !… Alleztous au diable. Dépêchez-vous, là-bas, que je m’en aille !

Je m’avançais résolument et je lui dis.

– Permettez-moi un mot. Vous venez de parler de FomaFomitch ; il doit s’agir d’Opiskine, si je ne me trompe point.Je voudrais… en un mot, j’ai des raisons de m’intéresser à cethomme, et je désirerais savoir quelle foi on peut ajouter à ce quedit ce brave garçon que son maître, Yégor Ilitch Rostaniev, veutfaire don d’un village à ce Foma. Cela m’intéresse énormément etje…

– Permettez-moi de vous demander, à mon tour, pourquoi vous vousintéressez à cet homme (c’est votre mot). Selon moi, c’est unefripouille et non pas un homme. A-t-il une figure humaine ?C’est quelque chose d’ignoble, mais ce n’est pas une figurehumaine !

Je lui expliquai que je ne connaissais pas la figure de Foma,mais que le colonel était mon oncle et que j’étais moi-même SergeAlexandrovitch.

– Ah ! vous êtes le savant ? Mais, mon petit père, onvous attend avec impatience ! s’écria le bonhomme franchementjoyeux, cette fois. J’arrive de Stépantchikovo où je n’ai pu finirde dîner, tant la présence de ce Foma m’était insupportable. Je mesuis brouillé avec tout le monde à cause de ce maudit Foma !…En voilà une rencontre ! Excusez-moi. Je suis StépaneAléxiévitch Bakhtchéiev et je vous ai connu pas plus haut qu’unebotte… Qui m’aurait dit ?… Mais permettez-moi…

Et le bon gros bonhomme se mit à m’embrasser.

Après ces premières effusions, je commençai sans tarder moninterrogatoire, car l’occasion était favorable.

– Mais qu’est-ce que ce Foma ? demandai-je ; commenta-t-il pu s’emparer de toute la maison ? Pourquoi ne lechasse-t-on pas ? J’avoue que …

– Le chasser ? Mais vous êtes fou ! Le chasser, quandle colonel marche devant lui sur la pointe des pieds ! MaisFoma a prétendu une fois que le mercredi était un jeudi et tout lemonde consentit que ce mercredi fût un jeudi. Vous croyez quej’invente ? Nullement.

– J’avais entendu dire des choses de ce genre, mais j’avoue que…

– J’avoue ! J’avoue ! Vous ne savez dire quecela ! Qu’y a-t-il à avouer ? Demandez-moi plutôt d’où jeviens. La mère du colonel, bien qu’elle soit une très digne dame etune générale, n’a plus sa raison… Elle ne peut se passer de ceFoma. Elle est cause de tout ; c’est elle qui l’a installédans la maison. Il l’a ensorcelée. Elle n’ose plus dire un motquoiqu’elle soit une Excellence pour s’être mariée à cinquante ansavec le général Krakhotkine. Quant à la sœur du colonel, la vieillefille, j’aime mieux ne pas en parler ; elle ne sait quepousser des oh ! et des ah ! J’en ai assez ; voilàtout ! Elle n’a pour elle que d’être une femme. Mais enmérite-t-elle plus d’estime ? D’ailleurs il est même indécentà moi d’en parler devant vous car, enfin, c’est votre tante. Seule,Alexandra Yégorovna, la fille du colonel, qui n’a que quinze ans,possède quelque intelligence ; elle ne manifeste aucune estimepour Foma. Une charmante demoiselle ! Quelle estime mérite ceFoma, cet ancien bouffon qui faisait des imitations d’animaux pourdistraire le général Krakhotkine ? Et aujourd’hui, le colonel,votre oncle, respecte ce paillasse comme son propre père !…Pouah !

– Pauvreté n’est pas vice, et je vous avoue… Permettez-moi devous demander… Est-il beau ? intelligent ?

– Foma ? Comment donc, mais très beau ! réponditBakhtchéiev d’une voix tremblante de colère. – Mes questionsl’agaçaient et il commençait à me regarder de travers. – Trèsbeau ! Non ; vous l’entendez ; il croit que Foma estbeau ! Mais, mon petit père, il ressemble à tous les animaux,si vous voulez le savoir. Ah ! s’il était intelligent,seulement, on s’en arrangerait… Mais rien ! Il faut qu’il leurait versé à tous quelque philtre de sorcier. Je suis las d’enparler. Il ne vaut pas un crachat. Vous me mettez en colère !Eh bien, là-bas, est-ce prêt ?

– Il faut ferrer Voronok, répondit Grigori d’un ton lugubre.

– Voronok ? Je vais t’en donner du Voronok !… Oui,Monsieur, je suis en mesure de vous raconter de telles choses quevous en resterez bouche bée jusqu’au deuxième avènement. Il fut untemps où je l’estimais, ce Foma. Oui, je vous le confesse, j’étaisun imbécile ! Il m’avait séduit, moi aussi. Ça saittout ; ça connaît à fond toutes les sciences. Il m’avaitordonné des gouttes, car je suis malade ; vous ne vous endouteriez pas ? J’ai failli en mourir de ces gouttes !Écoutez-moi ; ne dites rien. Vous verrez tout cela. Ce Fomafera verser au colonel des larmes de sang, mais il sera trop tard.Tous les voisins ont rompu avec votre oncle à cause de ce misérableFoma qui insulte tous les visiteurs, fussent-il du grade le plusélevé. Il n’y a que lui d’intelligent ; il n’y a que lui desavant ; et, comme un savant a le droit de morigéner lesignorants, il parle, il parle : ta-ta-ta … ta-ta-ta… Ah ! ilen a une langue ! On pourrait la couper et la jeter au fumierqu’elle bavarderait encore tant qu’un corbeau ne l’aurait pasmangée. Et il est devenu fier. Il s’engage dans des conduits où iln’y a pas seulement passage pour sa tête. Mais quoi ! ilenseigne le français aux domestiques ! Je vous demande dequelle utilité la langue française peut être à un paysan ? Etmême à nous ? À quoi ça peut-il servir ? À causer avecles demoiselles pendant la mazurka ? À dire des fadeurs auxfemmes mariées ? Ce n’est rien qu’une débauche, voilà !Selon moi, quand on a bu un carafon d’eau-de-vie, on parle toutesles langues ! Voilà ce que j’en pense du français ! Vousle parlez aussi ; sans doute ? ta-ta-ta-ta-ta !… –et Bakhtchéiev me considéra avec une indignation pleine demépris.

– Vous êtes aussi un savant, n’est-ce pas, mon petitpère ?

– Mon Dieu, je m’intéresse…

– Vous avez aussi tout étudié ?

– Oui… c’est-à-dire non… Pour le moment, j’observe les mœurs. Jesuis resté trop longtemps à Pétersbourg et j’ai hâte d’arriver chezmon oncle…

– Qui vous pressait d’y venir ? Vous auriez mieux fait derester dans votre coin, puisque vous en aviez un. Là, votre sciencene vous servira de rien. Aucun oncle ne vous sauvera ; vousêtes fichu. Chez eux, j’ai maigri en vingt-quatre heures. Vous neme croyez pas ? Je vois que vous ne croyez pas que j’aimaigri. Ce sera comme vous le voudrez, après tout !

– Mais je vous crois ; seulement, je ne puis encorecomprendre, répondis-je, confus.

– Bon ! bon ! mais moi, je ne te crois pas. Vous nevalez pas cher tous tant que vous êtes avec votre science et j’enai assez de vous autres ; j’en ai par-dessus la tête. Je mesuis déjà rencontré avec vos Pétersbourgeois ; ce sont desinutiles. Ils sont tous francs-maçons et propagentl’incrédulité ; ils ont peur d’un verre de cognac, comme si çapouvait faire du mal ! Vous m’avez mis en colère, mon petitpère, et je ne veux plus rien te raconter. Je ne suis pas payé pourte narrer des histoires et puis, je suis fatigué. On ne peut médirede tout le monde et, d’ailleurs, c’est péché. Ça n’empêche pas queFoma a fait perdre la tête au valet de chambre de votre oncle…

– À leur place, intervint Grigori, j’aurais laissé ceVidopliassov sous les verges jusqu’à ce que sa bêtise lui fûtsortie de la tête !

– Tais-toi ! cria Bakhtchéiev ; on ne te parlepas !

– Vidopliassov ! fis-je pour dire quelque choseVidopliassov ! quel drôle de nom !

– Qu’a-t-il de si drôle ? Vous vous étonnez facilement pourun savant !

J’étais à bout de patience.

– Pardon, lui dis-je, qu’avez-vous contre moi ? Qu’est-ceque je vous ai fait ? J’avoue que, depuis une demi-heure queje vous écoute, je ne comprends même pas ce dont il s’agit.

– Tu as tort de t’offenser, mon petit père, répondit lebonhomme. Si je te parle ainsi, c’est que tu me plais. Ne faitespas attention à tout ce que je viens de dire à mondomestique ; mon Grichka est une canaille, mais c’est pourcela que je l’aime. Je me perds par mon extrême sensibilité etc’est la faute de ce Foma ! Je jure qu’il causera mamort ! Voilà deux heures que je reste au soleil grâce à lui.Je voulais, en attendant, aller rendre visite au pope, mais Fomam’a mis dans un tel état que je ne veux même pas voir cet excellenthomme. Et il n’y a pas seulement un cabaret à peu prèspropre ! Je vous dis que ce sont tous des canailles ! et,pour revenir à Foma, s’il possédait au moins un grade, ça lerendrait excusable ; mais il n’a pas le plus minime grade,j’en ai la certitude ! Il dit avoir souffert pour lavérité ; je voudrais bien savoir quand ? En attendant, ilfaut être à ses pieds. Le Grand Turc n’est pas son frère ! Àla moindre chose qui lui déplait, il bondit, jette les hauts cris,se plaint qu’on l’insulte, qu’on méprise sa pauvreté. On n’ose passe mettre à table sans lui, alors qu’il ne veut pas sortir de sachambre sous prétexte « qu’on l’a offensé, parce qu’il n’est qu’unmalheureux pèlerin. Eh bien, il se contentera d’un morceau de painnoir ! » Mais à peine est-on assis qu’il survient etrecommence ses jérémiades : « Pourquoi commence-t-on sanslui ? On le méprise donc bien ? » Il se laisse allerquoi ! Je me suis tu longtemps. Il croyait que j’allais aussime mettre à quatre pattes devant lui ; il pouvait compterlà-dessus ! J’ai servi au même régiment que votre oncle, maisj’ai démissionné dès le grade de major, tandis que Yégor Ilitch n’aquitté le service que l’année passée, étant colonel, pour allervivre dans ses terres. Je lui ai dit : « Vous êtes tous perdus, sivous vous pliez aux caprices de Foma. Ça vous en coûtera, deslarmes ! » – « Non, – me répondit-il, – c’est un excellenthomme ; c’est mon ami ; il m’enseigne la vertu ! »Qu’est-ce que l’on peut dire contre la vertu ? Si vous saviezà quel propos il a fait une histoire, aujourd’hui ! Écoutezça. Demain, c’est la Saint-Élie – ici, M. Bakhtchéiev se signadévotement, – et, par conséquent, la fête d’Ilucha. Je comptaispasser la journée et dîner avec eux. Je fais venir de la capitaleun jouet magnifique ; ça représente un Allemand baisant lamain de sa fiancée qui essuie une larme (je ne le donne plus ;je le remporte ; il est dans ma voiture ; le nez del’Allemand est même cassé), Yégor Ilitch ne demandait pas mieux quede s’amuser un peu en un pareil jour ; mais Foma s’y oppose :« Qu’a-t-on à s’occuper tant d’Ilucha ? Alors, moi, je necompte plus ? » réclame-t-il. Qu’en pensez-vous ? Levoilà jaloux d’un gamin de huit ans ! « C’est bien, reprend-il: en ce cas, c’est ma fête aussi ! » Mais c’est la Saint-Élieet non la Saint-Foma ! « Non ; c’est aussi ma fête !» J’entends ça mais je patiente encore. Ils étaient tous à marchersur la pointe des pieds en se demandant que faire. Fallait-il luisouhaiter sa fête ou non ? Si on ne la lui souhaitait pas, ilpouvait se formaliser ; si on la lui souhaitait, il prendraitpeut-être ça pour une moquerie. Quelle situation ! Enfin, onse met à table… M’écoutes-tu, petit père ?

– Comment donc, si je vous écoute ! mais avec le plus grandplaisir… J’apprends énormément… J’avoue…

– Oui, le plus grand plaisir ! Je le connais, ton plaisir…Je crois bien que tu te fiches de moi ?

– Que dites-vous ? Bien au contraire ! Vous vousexprimez avec une telle originalité, que j’aurais presque envie denoter vos paroles.

– Comment ça, noter ? demanda M. Bakhtchéiev avecappréhension, en me regardant d’un air soupçonneux.

– Oh ! je ne dis pas que je les noterai… c’est une façon deparler.

– Je crois que tu me fais marcher, petit père !

– Je vous fais marcher ? demandai-je avec étonnement.

– Oui, tu m’entortilles pour me faire bavarder comme un serinet, un beau jour, tu me fourreras dans un de tes romans !

Je m’empressai d’assurer M. Bakhtchéiev que je n’étais pas hommeà agir de la sorte, mais il continuait à m’observer d’un airméfiant.

– Tu dis ça, mais est-ce que je te connais ? Foma aussi memenaçait de m’imprimer tout vif.

– Permettez-moi, fis-je, désireux de quitter ce terrain brûlant,permettez-moi de vous demander s’il est vrai que mon oncle songe àse marier ?

– Qu’est-ce que ça pourrait bien faire ? Qu’il se marie sitel est son bon plaisir ; le mal n’est pas là. Il y a autrechose, répondit Bakhtchéiev pensif. Humph ! là-dessus, je nesaurais trop vous répondre. Sa maison est actuellement pleine defemmes qui sont comme les mouches autour des confitures. Mais quisait laquelle veut se marier ? Je vous dirai, mon petit père,que je ne puis pas sentir les femmes ! Je crois qu’elles nepeuvent que nous faire déchoir et, de plus, elles nuisent au salutde l’âme ! Que votre oncle soit amoureux comme un chat deSibérie, ça, je vous le garantis. Je ne vous en dirai pas pluslong ; vous verrez par vous-même ; mais ce qu’il y a demauvais, c’est qu’il fait traîner cette affaire. S’il veut semarier, qu’il se marie ! Mais non ; il a peur d’en parlerà Foma et à sa vieille qui va pousser des hurlements dans tous levillage, et se regimber ! car Foma ne verrait qu’avec peineune épouse entrer dans la maison, parce qu’il n’y pourrait plusrester deux heures. La femme le chasserait sur-le-champ et de tellefaçon qu’il ne retrouverait plus une place dans tout le district.Voilà pourquoi il fait tant de simagrées d’accord avec la mère etpourquoi ils veulent lui coller cette… Qu’as-tu à me couper laparole, petit père ? J’allais justement te raconter le plusintéressant de l’histoire et tu m’interromps ! Crois-tu dontpoli de couper la parole à un vieillard ?

Je m’excusai. Il reprit :

– Ne t’excuse pas. J’allais te raconter comme à un savant que tuest, la façon dont il m’a traité aujourd’hui. Juge-moi, si tu estun homme juste. À peine étions-nous à table que je crus qu’ilallait me manger, me noyer dans un verre d’eau ! L’orgueil decet homme est tel qu’il ne peut se maîtriser. Il eut l’idée de mechercher noise, de me donner des leçons de tenue. Il voulait savoirpourquoi je suis aussi gros au lieu d’être mince ! Voyons, monpetit père, que pensez-vous d’une pareille question ? Y a-t-ildu bon sens ? Moi, je lui réponds fort judicieusement : «C’est le bon Dieu qui m’a fait ainsi, Foma Fomitch ; l’un estgros, l’autre maigre et l’on ne doit pas se révolter contre laProvidence. » Je crois que c’était assez judicieux ? « Non, medit-il, tu possèdes cinq cents âmes, tu vis de tes rentes et tu nerends aucun service à la patrie ; au lieu de travailler, turestes chez toi à jouer de l’accordéon. » Il est vrai qu’en mesjours de tristesse, je joue de l’accordéon. Je lui fais cetteréponse sensée : « Quel service pourrais-je accomplir, FomaFomitch ? Quel uniforme pourrait me contenir avec monventre ? Admettons que je parvienne à endosser mon uniforme età le boutonner en me sanglant, mais, si j’ai le malheur d’éternuer,par hasard, tous les boutons sauteront ; et si cet accidentarrivait devant les chefs qui peuvent très bien le prendre pour unemauvaise plaisanterie, Dieu me bénisse ! quem’arriverait-il ? » Qu’y a-t-il de ridicule là-dedans ?Le voilà qui se met à se tordre… Non, vous savez, il n’a pas lamoindre pudeur ! Et il commence à m’insulter en français : «Cochon ! me dit-il. Cochon, je sais ce que ça veut dire. «Ah ! maudit physicien, pensai-je, tu me prends pour unimbécile ? » J’avais longtemps patienté, mais j’étais à boutde forces. Je me lève de table, et, devant tout le monde, je luienvoie ceci par la figure : « Excuse-moi, Foma, mon cherbienfaiteur, je t’avais pris pour un homme bien élevé, mais tu esencore plus cochon que nous tous ! » Je lui flanque ça par lafigure et je quitte la table comme on apportait le pudding. Mais audiable le pudding !

– Je vous demande pardon, fis-je quand M. Bakhtchéiev eut finison récit. Je partage certainement votre avis sur tout ce que vousvenez de me dire. Seulement, je ne sais encore rien de positif…mais, j’ai là-dessus quelques idées à moi.

– Quelles idées, petit père ? demanda Bakhtchéiev d’un airsoupçonneux.

– Voilà, commençai-je en m’embrouillant un peu, le moment estpeut-être mal choisi, mais je suis prêt à vous les développer. Jepense qu’il se peut que nous nous trompions tous les deux sur lecompte de Foma Fomitch et que toutes ces bizarreries cachent unenature exceptionnellement douée, qui sait ? C’est peut-être unde ces cœurs douloureux brisés par la souffrance, et aigris contretoute l’humanité. J’ai entendu dire que, jadis, il avait fait lebouffon ; il est possible que les humiliations et les outragesdont il fut abreuvé l’aient assoiffé de vengeance… Vous comprenez :un noble cœur… la conscience de… et réduit au rôle debouffon !… Alors il se méfie de tout le genre humainc’est-à-dire de tous les hommes… et, il se peut que… si on leréconciliait avec ses semblables… c’est-à-dire avec les hommes, ilpourrait devenir remarquable… car cet homme doit avoir en luiquelque chose… Il y a certainement une raison pour que tout lemonde s’incline ainsi devant lui…

Je m’empêtrais de plus en plus, chose fort excusable chez unjeune homme, mais M. Bakhtchéiev n’en jugea pas ainsi. Me regardantle blanc des yeux avec une dignité sévère, il rougit, et tel undindon, me demanda brièvement :

– Alors, Foma est un homme exceptionnel ?

– Oh ! je dis ça ; je n’en suis pas plus sûr quecela ! Ce n’est qu’une supposition.

– Excusez ma curiosité : vous avez sans doute étudié laphilosophie ?

– Mais dans quel sens ? demandai-je avec étonnement.

– Dans aucun sens ; répondez-moi tout simplement :avez-vous appris la philosophie ? ou non ?

– J’avoue que j’ai l’intention de l’apprendre ? mais…

– C’est bien ça ! s’écria M. Bakhtchéiev ouvrant lesécluses à son indignation. Avant même que vous eussiez ouvert labouche, je l’avais déjà deviné. Je ne m’y trompe pas. Je flaire unphilosophe à trois verstes de distance ! Allez doncl’embrasser, votre Foma Fomitch ! Il en fait un hommeexceptionnel ! Pouah ! Que le monde périsse ! jevous croyais un homme de bon sens et vous… Avance ! cria-t-ilau cocher déjà monté sur le siège de la voiture réparée. –Filons !

J’eus toutes les peines du monde à le calmer. Il finit tout demême par se radoucir un peu, mais il m’en voulait toujours. Ilétait monté dans sa voiture avec l’aide de Grigori et d’Arkhip,celui qui avait si sentencieusement chapitré Vassiliev.

– Permettez-moi de vous demander si vous ne viendrez plus chezmon oncle ? m’informai-je en m’approchant.

– Chez votre oncle ? Crachez à la figure de celui qui l’adit. Vous vous figurez donc que je suis un homme ferme, que jesaurais tenir rigueur ? Je suis une chiffe en fait d’homme etc’est mon malheur ! Il ne se passera pas une semaine que j’yserai déjà retourné. Et pour quoi faire ? Je ne saurais ledire, mais j’y retournerai et je m’empoignerai encore avec ceFoma ! C’est mon malheur, petit père. C’est pour la punitionde mes péchés que Dieu m’a envoyé ce Foma. J’ai un cœur defemme ; aucune constance ! Je suis un lâche de premierordre.

Nous nous quittâmes amicalement. Il m’invita même à dîner.

– Viens me voir, petit père, viens dîner avec moi ; moneau-de-vie vient à pied de Kiev et mon cuisinier de Paris. Il voussert des plats, des pâtés dont on se lèche les doigts, en lesaluant jusqu’à terre, la canaille ! Un gaillard qui a del’instruction, quoi ! Il y a longtemps que je ne lui ai faitdonner les verges et il commence à faire des siennes… maismaintenant que vous m’y avez fait penser !… Viens ! Jet’aurais invité aujourd’hui même, mais je suis rompu ; c’est àpeine si je puis me tenir sur mes jambes. Je suis un homme maladeet mou. Peut-être ne le croyez-vous pas ?… Eh bien, adieu,petit père. Il est temps que je me mette en route, et, d’ailleurs,voici que notre tarantass est aussi réparé. Dites à Foma qu’il neparaisse jamais devant moi s’il ne veut pas que cette rencontresoit si touchante qu’il…

Mais les derniers mots ne parvinrent pas jusqu’à moi ;enlevée par ses quatre vigoureux chevaux, la voiture avait disparudans un tourbillon de poussière. Je fis avancer la mienne et noustraversâmes rapidement la petite ville.

« Il exagère sans doute, pensais-je, il est trop mécontent pourpouvoir être impartial. Cependant tout ce qu’il m’a dit de mononcle me semble très significatif. En voilà déjà un qui le ditamoureux de cette demoiselle… Hum ! Vais-je me marier, oui ounon ? » et je tombai dans une profonde méditation.

Chapitre 3Mon oncle

J’avoue que je n’étais pas tranquille. Mes rêves romantiquesm’apparurent assez sots dès mon arrivée à Stépantchikovo. Il étaitprès de cinq heures de l’après-midi. La route longeait le parc demon oncle. Après de longues années d’absence, je retrouvais legrand jardin où s’était si vite écoulée une partie de mon heureuseenfance et que j’avais tant de fois revu en songe dans les dortoirsdes lycées. Je sautai de ma voiture et marchai droit à la maison.Mon plus grand désir était d’arriver à l’improviste, de merenseigner, de questionner, et avant tout de causer avec mononcle.

Je traversai l’allée plantée de tilleuls séculaires et gravis laterrasse où une porte vitrée donnait accès de plain-pied dans lamaison. Elle était entourée de plates-bandes, de corbeilles defleurs et de plantes rares. J’y rencontrai le vieux Gavrilo,autrefois mon serviteur et maintenant valet de chambre honoraire demon oncle. Il avait chaussé des lunettes et tenait un cahier qu’illisait avec la plus grande attention.

Comme nous nous étions vus deux ans auparavant lors de sonvoyage à Pétersbourg, il me reconnut aussitôt et s’élança vers moiles yeux pleins de larmes joyeuses. Il voulut me baiser la main eten laissa choir ses lunettes. Son attachement m’émut profondément.Mais, me souvenant de ce que m’avait dit M. Bakhtchéiev, je ne pusm’empêcher de remarquer le cahier qu’il avait dans les mains.

– On t’apprend donc aussi le français ? demandais-je auvieillard.

– Oui, mon petit père, comme à un serin, sans considération pourmon âge ! – répondit-il tristement.

– C’est Foma lui-même qui te l’apprend ?

– Lui-même, petit père. Il doit être bien intelligent.

– Il vous l’enseigne par conversation ?

– Non, avec ce cahier, petit père.

– Ce cahier-là ? Ah ! les mots français sont écrits enlettres russes !… Il a trouvé le joint ! N’avez-vous pashonte, Gavrilo, de vous laisser turlupiner par un pareilimbécile ?

Et, en un clin d’œil, j’eus oublié toutes ces flatteuseshypothèses sur le compte de Foma Fomitch qui m’avaient valul’algarade de M. Bakhtchéiev.

– Ce ne peut être un imbécile, puisqu’il commande à nosmaîtres.

– Hum ! tu as peut-être raison, Gavrilo, marmottai-je,arrêté par cet argument. Conduis-moi donc vers mon oncle.

– Mon cher, c’est que je ne tiens pas à me faire voir. Jecommence à craindre jusqu’au maître lui-même. C’est ici que jeronge mon chagrin et, quand je le vois venir, je vais me cacherderrière ces massifs.

– Mais de quoi as-tu peur ?

– Tantôt, je ne savais pas ma leçon et Foma Fomitch voulut mefaire mettre à genoux. Je n’ai pas obéi ! Je suis trop vieuxpour servir d’amusette. Monsieur s’est fâché de ma désobéissance. «C’est pour ton bien, me disait-il, il veut t’instruire et te faireacquérir une prononciation parfaite. » Alors, je reste ici pourbien apprendre mon vocabulaire, car Foma Fomitch va me faire passerun examen ce soir.

Il y avait là quelque chose de louche. Cette histoire defrançais devait cacher un mystère que le vieillard ne pouvaitm’expliquer.

– Une seule question, Gavrilo : comment est-il de sapersonne ? Est-il bien pris ? De belleprestance ?

– Foma Fomitch ? Mais non, petit père ! C’est un petitmalingre, chétif !

– Hum ! Attends, Gavrilo. Tout cela peut s’arranger encoreet je te promets que ça s’arrangera. Mais où est donc mononcle ?

– Il donne audience aux paysans derrière les écuries. Lesanciens de Kapitonovka sont venus lui présenter une supplique à lanouvelle qu’il les donnait à Foma Fomitch. Ils viennent le prier den’en rien faire.

– Pourquoi ça se passe-t-il derrière les écuries ?

– Parce que Monsieur a peur !…

Et en effet, je trouvai mon oncle à l’endroit indiqué. Il étaitdebout devant les paysans qui le saluaient et lui disaient quelquechose à quoi il répondait avec animation. M’approchant, jel’appelai ; il se retourna et nous nous jetâmes dans les brasl’un de l’autre.

Sa joie de me voir touchait au ravissement. Il m’embrassait, mepressait les mains, comme s’il eut revu son propre fils sauvé d’undanger mortel ; comme si je l’eusse sauvé, lui aussi, par monarrivée ; comme si j’eusse apporté avec moi la solution detoutes les difficultés où il se débattait, et du bonheur, et de lajoie pour toute sa vie, ainsi que pour celle de ceux qu’il aimait,car il n’eut jamais consenti à être heureux tout seul. Mais, aprèsles premières effusions, il s’embrouilla et ne sut plus que dire.Il m’accablait de questions et voulait me conduire sans retard prèsdes siens.

Nous avions déjà fait quelques pas quand il revint en arrièrepour me présenter tout d’abord aux paysans de Kapitonovka. Soudain,sans motif apparent, il se mit à me parler d’un certain Korovkinerencontré en route trois jours plus tôt et dont il attendait lavisite avec impatience. Puis il abandonna Korovkine pour sauter àun tout autre sujet. Je le regardais avec bonheur. En réponse à sesquestions, je lui dis que je ne me proposais pas d’entrer dansl’administration, mais voulais poursuivre ma carrièrescientifique.

Aussitôt, mon oncle crut devoir froncer les sourcils et secomposer une physionomie très grave. Quand il sut que, dans lesderniers temps, j’avais étudié la minéralogie, il releva la tête etjeta autour de lui un regard d’orgueil comme s’il eut découvertcette science à lui tout seul et en eut écrit un traité. J’ai déjàdit que ce mot de science le plongeait dans une adoration d’autantplus désintéressée que, pour son compte, il ne savait absolumentrien.

– Ah ! me dit-il un jour, il est de par le monde des gensqui savent tout ! et ses yeux brillaient d’admiration. – Onest là ; on les écoute, tout en sachant qu’on ne sait rien,tout en ne comprenant rien à ce qu’ils disent et l’on s’en réjouitdans son cœur. Pourquoi ? Parce que c’est la raison,l’utilité, le bonheur de tous. Cela, je le comprends. Déjà, jevoyage en chemin de fer, moi ; mais peut-être mon Iluchavolera-t-il dans les airs… Et enfin, le commerce, l’industrie… cessources, pour ainsi dire… j’entends que tout cela est utile… C’estutile, n’est-ce pas ?

Mais revenons à mon arrivée.

– Attends, mon ami, attends commença-t-il en se frottant lesmains et en hâtant le pas. Je vais te présenter à un homme rare, àun savant qui sera célèbre dans ce siècle ; c’est Fomalui-même qui me l’a expliqué… Tu vas faire sa connaissance.

– C’est de Foma Fomitch que vous voulez parler, mon cheroncle ?

– Non, non, mon ami ! C’est de Korovkine que je te parle.Foma aussi est un homme remarquable… Mais c’est de Korovkine que jeparlais, fit mon oncle qui avait rougi aussitôt que la conversationétait venue sur Foma.

– De quelles sciences s’occupe-t-il donc, mon oncle ?

– Des sciences en général. Je ne saurais te dire de quellessciences, mais il s’occupe des sciences ! Il faut l’entendreparler sur les chemins de fer ! Et tu sais, ajouta-t-il plusbas en clignant de l’œil droit, il a des idées un peu avancées. Jem’en suis aperçu à ce qu’il a dit du bonheur conjugal… Il estdommage que je n’y aie pas compris grand’chose (je n’avais pas letemps) ; sans ça, je t’aurais tout raconté avec force détails.Avec cela le meilleur fils du monde. Je l’ai invité à venir me voiret je l’attends d’un instant à l’autre.

Cependant, les paysans me regardaient, bouches bées et les yeuxécarquillés, comme un phénomène.

– Écoutez, mon oncle, interrompis-je, il me semble que jetrouble un peu ces paysans. Ils sont venus sans doute pouraffaires. Que demandent-ils ? J’avoue que je me doute dequelque chose et que je serais très heureux de les entendre.

Mon oncle devint aussitôt très affairé.

– Ah ! oui, j’avais complètement oublié… Mais nous n’avonsrien à faire ensemble. Ils se sont mis en tête (et je voudrais biensavoir qui a le premier lancé cette idée), ils se sont mis en têteque je les donne avec toute la Kapitonovka… (tu t’en souviens de laKapitonovka ? Nous allions nous y promener le soir avec ladéfunte Katia)… que je donne toute la Kapitonovka et soixante-dixâmes à Foma Fomitch. « Nous voulons rester avec toi, voilàtout ! » me disent-ils.

– Ainsi, ce n’est donc pas vrai, mon oncle ? Vous n’allezpas la lui donner ? m’écriai-je avec joie.

– Jamais de la vie ! Je n’en ai jamais eu l’idée ! Quit’en a donc parlé ? Il sont partis sur un mot qui m’a échappéune fois par hasard. Qu’ont-il donc à tant détester Foma ?Attends, Serge, je te le présenterai, ajouta-t-il en me regardanttimidement, comme s’il eut déjà pressenti en moi un ennemi de Foma.Quel homme !…

– Nous n’en voulons pas ; nous ne voulons personne que toi: gémirent en cœur les paysans. Vous êtes notre père et nous sommesvos enfants !

– Écoutez, mon oncle, répondis-je, je n’ai pas encore vu Foma,mais… voyez-vous… certains bruits me sont parvenus… Du reste, j’ailà-dessus mes idées personnelles. J’ai rencontré aujourd’hui M.Bakhtchéiev… En tout cas, renvoyez vos paysans et nous causeronsensuite seul à seul, sans témoins. J’avoue que je ne suis venu quepour cela…

– Précisément ! précisément ! fit mon oncle,saisissant l’occasion, précisément ! Laissons partir lespaysans et nous causerons amicalement, raisonnablement, encamarades. Eh bien, continua-t-il en se tournant vers les paysans,vous pouvez vous en aller, mes amis, et à l’avenir, venez toujoursà moi quand il sera nécessaire ; venez droit à moi, et àn’importe quelle heure.

– Notre petit père ! vous êtes notre père et nous sommesvos enfants. Ne nous donne pas à Foma Fomitch ! ce sont desmalheureux qui t’en supplient ! crièrent encore une fois lespaysans.

– Quels imbéciles ! Mais je ne vous donnerai pas, vousdis-je !

– Il nous ferait mourir avec ses livres ! On dit que ceuxd’ici sont absolument sur les dents.

– Est-ce qu’il vous enseigne aussi le français ?m’écriai-je avec terreur.

– Non, pas encore, grâce à Dieu ! répondit un des paysans,beau parleur, sans doute, un homme chauve et roux avec un longuebarbiche qui se trémoussait tout le temps qu’il parlait. Non,Monsieur, grâce à Dieu !

– Que vous enseigne-t-il donc ?

– Des bêtises, à notre sens.

– Comment, des bêtises ?

– Sérioja ! Tu te trompes ; c’est une calomnie !s’écria mon oncle tout rouge et confus. Ce sont des imbéciles quine comprennent pas ce qu’il leur dit !… Et toi, qu’as-tu àcrier de la sorte ? – continua-t-il en s’adressant d’un ton dereproche au paysan qui avait porté la parole. – On te veut du bienet, sans rien comprendre, tu t’égosilles !

– Pardon, mon oncle, et la langue française ?

– Mais c’est pour la prononciation ; rien que pour laprononciation ! – et sa voix était suppliante. Il me l’a ditlui-même, que c’était pour la prononciation… Et puis, il y a autrechose… Tu n’es pas au courant ; par conséquent, tu ne peuxjuger ! Il faut se renseigner avant d’accuser, mon cher… Ilest facile d’accuser !

– Mais vous, que faites-vous donc ? dis-je aux paysans.Vous n’avez qu’à lui dire tout simplement : « Vous voulez deschoses impossibles, voici comment il faut faire ! » Vous avezune langue, il me semble !

– Montre-moi la souris qui pendra une clochette au cou duchat ! Il nous dit toujours : « Sale paysan, je veuxt’apprendre l’ordre et la propreté. Pourquoi ta chemise est-ellesale ? » « Mais parce qu’elle est trempée de sueur ! »Nous ne pouvons pourtant changer de chemise tous les jours. Lapropreté ne nous fera pas plus ressusciter que la malpropreté nenous fera mourir.

Un autre paysan intervint. Maigre, de haute taille, avec desvêtements rapiécés et des sandales de bouleau tout usées, c’étaitun de ces éternels mécontents qui ont toujours un mot venimeux enréserve. Jusque-là, il était resté caché derrière le dos de sescamarades, écoutant dans un morne silence et grimaçant un sourireamer.

– L’autre jour, dit-il, Foma Fomitch vint sur la place etdemanda : « Savez-vous combien de verstes il y a d’ici ausoleil ? » Qui le sait ? C’est de la science pour lesseigneurs et non pas pour nous ! « Non, vous ne connaissez pasvotre intérêt, imbéciles ! vous ne savez rien, tandis que moi,qui suis un astronome, j’ai étudié toutes les planètes créées parDieu ! »

– Et t’a-t-il dit combien de verstes il y a de la terre ausoleil ? fit mon oncle, s’animant tout à coup en me clignantgaiement de l’œil, comme pour me dire : « Tu vas voir quelquechose ! »

– Il a dit qu’il y en avait beaucoup, répondit sans empressementle paysan qui ne s’attendait pas à cette attaque.

– Mais combien ?

– Il a dit qu’il y avait quelque cent ou mille verstes… qu’il yen avait beaucoup.

– Rappelle-toi ! Et tu te figurais qu’il n’y avait qu’uneverste, que le soleil était tout près de nous ? Non, frérot,la terre, vois-tu, c’est comme un ballon, tu comprends ?continua mon oncle en traçant dans l’espace un gestecirculaire.

Le paysan sourit amèrement.

– Oui, comme un ballon ! Elle se tient en l’air d’elle-mêmeet elle tourne autour du soleil qui reste en place tandis que tucrois qu’il marche. Comprends-tu le système ? Tout cela a étédécouvert par le capitaine Cook, un marin… (Le diable sait qui l’adécouvert ! me chuchota mon oncle, quant à moi, je n’en saisrien)… Et toi, sais-tu sa distance qu’il y a entre la terre et lesoleil ?

– Je le sais, mon oncle, répondis-je, rempli d’étonnement parcette scène bizarre. Mais voici ce que je pense : certes,l’ignorance est une sorte de malpropreté… mais tout de même…apprendre l’astronomie aux paysans !…

–Très juste ! c’est de la malpropreté ! fit mon oncleravi, et sautant sur mon expression qu’il trouvait très heureuse.Grande idée ! Oui, c’est de la malpropreté ! Je l’aitoujours dit… C’est-à-dire que je ne l’ai jamais dit, mais que jel’ai toujours pensé. Vous entendez ? – cria-t-il aux paysans –l’ignorance, c’est la même chose que la malpropreté. C’est pourquoiFoma voulait vous instruire, pour votre bien. Mais c’est bon, mesamis, allez maintenant et que Dieu soit avec vous. Je suis trèscontent, très content. Soyez tranquilles ; je ne vousabandonnerai pas.

– Défends-nous, notre père !

– Ne fais pas de nous des malheureux, petit père !

Et les paysans se jetèrent à ses pieds.

– Voyons ! pas de bêtises ! Prosternez-vous devantDieu et devant le tsar, mais pas devant moi. … Allez ; soyezsages, et le reste…

Les paysans partis, il me dit :

– Tu sais, le paysan aime les bonnes paroles, mais il ne détestepas non plus un cadeau. Je leur donnerai quelque chose, hein ?Qu’en penses-tu ? En l’honneur de ton arrivée. Voyons, faut-illeur faire un cadeau ?

– Je vois, mon oncle, que vous êtes leur bienfaiteur.

– Ce n’est rien ; il n’y a pas moyen de faire autrement. Ily a longtemps que je voulais leur donner quelque chose,ajouta-t-il, – comme pour s’excuser. – Cela te semble drôle de mevoir instruire les paysans ? C’est que je suis si heureux dete voir, mon cher Sérioja ! Je voulais tout simplement leurapprendre la distance qu’il y a de la terre au soleil et les voirrester là, bouche bée ; j’adore les voir bouche bée ; çame met le cœur en joie… Seulement, mon ami, ne dis pas au salon quej’ai parlé aux paysans. Je les ai reçus derrière les écuries pourne pas être vu. Ce n’était pas commode ; l’affaire estdélicate et eux-mêmes sont venus en cachette. Si j’ai ainsi agi,c’est plutôt pour eux…

– Eh bien, mon cher oncle, me voici arrivé !interrompis-je, pressé d’en venir au point important. Je vous avoueque votre lettre m’a causé une telle surprise que…

– Mon ami, pas un mot de cela ! fit mon oncle effrayé etbaissant la voix. Tout s’expliquera après ! après ! Jesuis peut-être très coupable envers toi…

– Coupable envers moi, mon oncle ?

– Plus tard, mon ami, plus tard ! Tout s’expliquera. Maisquel bon garçon tu fais ! Comme je t’attendais, monchéri ! Je voulais te confier… tu est un savant… je n’ai quetoi… toi et Korovkine. Il faut que tu saches qu’ici, tout le mondeest contre toi. Alors, sois prudent ; tiens-toi sur tesgardes !

– Contre moi ? demandai-je en regardant mon oncle avecsurprise, ne pouvant comprendre comment j’avais pu m’aliéner desinconnus. Contre moi !

– Contre toi, mon petit. Qu’y faire ? Foma Fomitch est unpeu prévenu contre toi… et ma mère aussi. D’une façon générale,sois prudent, respectueux ; ne les contredis pas ;surtout, sois respectueux…

– Respectueux envers Foma Fomitch, mon oncle ?

– Qu’y faire, mon ami ? Je ne le défends pas. Il a sansdoute des défauts et en ce moment… Ah ! mon Sérioja, commetout cela m’inquiète. Comme tout pourrait s’arranger et comme nouspourrions tous être heureux !… Mais qui n’a ses défauts ?Nous ne sommes pas non plus des perfections.

– De grâce, mon oncle, rendez-vous compte de ce qu’il fait.

– Bah ! ce ne sont que des chicanes ! Ce que je peuxte dire, c’est qu’il m’en veut en ce moment, et sais-tupourquoi ?… Du reste c’est peut-être de ma faute. Je teraconterai ça plus tard.

– Vous savez, mon oncle, j’ai là-dessus mes idées personnelles –j’avais hâte de les lui communiquer – : cet homme qui servit debouffon, s’est trouvé peiné, humilié, blessé dans son idéal ;de là son caractère aigri, méchant ; il veut se venger surtoute l’humanité. Mais, si on le réconciliait avec ses semblables,si on le rendait à lui-même…

– Précisément ! précisément ! cria mon oncle avecenthousiasme, c’est précisément cela ! Tu as une noblepensée ! Il serait honteux, indigne de nous del’accuser ! C’est très juste ! Ah ! mon ami, tu mecomprends ! Tu m’apportes la joie. Pourvu que tout s’arrange,là-bas, dans la salle ! Tu sais, j’ai peur d’y faire monentrée. Te voilà arrivé ; je vais être bien arrangé !

– Mon cher oncle, s’il en est ainsi… fis-je, très confus de sonaveu.

– Non ! non ! non ! Pour rien au monde !s’écria-t-il en me prenant les mains. Tu es mon hôte et turesteras !

Mon étonnement allait toujours grandissant.

– Mon oncle, insistai-je, dites-moi pourquoi vous m’avez faitvenir. Que voulez-vous de moi et en quoi pouvez-vous être coupableà mon égard ?

– Ne me demande pas cela, mon ami ! Après !Après ! Tout s’expliquera après. Je suis peut-être trèscoupable, mais je voulais agir en honnête homme et… et… tul’épouseras ! Tu l’épouseras, si tu as l’âme quelque peunoble ! – ajouta-t-il en rougissant sous l’influence d’uneviolente émotion et en me serrant les mains. – Mais assezlà-dessus ! Pas un mot de plus ! Tu en sauras bientôttrop par toi-même. Il ne dépend que de toi… Le principal est que turéussisses à produire une bonne impression là-bas, àplaire !

– Voyons, mon oncle, qui avez-vous là-bas ? Je vous avoueque j’ai si peu fréquenté le monde que…

– Que tu as un peu peur ? acheva-t-il en souriant. Necrains rien ; il n’y a là que la famille. Et surtout, ducourage ! n’aie pas peur, car, sans cela, je tremblerais pourtoi. Tu veux savoir qui est chez nous ?… D’abord, ma mère. Tela rappelles-tu ? Une bonne vieille, sans prétention, on peutle dire. Elle est un peu vieux jeu, mais ça vaut mieux. Parmoments, elle a ses petites fantaisies, et vous en veut pour telleou telle chose. Elle est fâchée contre moi pour l’instant, maisc’est de ma faute ; je le sais. C’est une grande dame, unegénérale… Son mari était un homme charmant, un général, trèsinstruit. Il ne lui a rien laissé, mais il était criblé deblessures ; en un mot, il avait su se faire apprécier.Ensuite, nous avons Mlle Pérépélitzina. Celle-ci… je ne sais pas…depuis ces derniers temps, elle est un peu… comme ça !… Maisil ne faut pas mal juger les gens… Que Dieu soit avec elle !Elle est fille d’un lieutenant-colonel ; c’est la confidente,l’amie de maman. Ensuite, ma sœur, Prascovia Ilinitchna. Il n’y apas grand’chose à en dire sinon qu’elle est simple, bonne, etqu’elle a un cœur d’or. Regarde surtout au cœur ! Elle estvieille fille ; il me semble bien que ce bon Bakhtchéiev luifait la cour et a des vues sur elle, mais motus ! c’est unsecret ! Qu’y a-t-il encore ? Je ne te parle pas de mesenfants : tu les verras. C’est demain la fête d’Ilucha… Ah !j’allais oublier : depuis un mois, nous avons Ivan IvanovitchMizintchikov, ton petit cousin. Il n’y a pas longtemps qu’il aquitté les hussards ; il est encore jeune. Un noblecœur ! Seulement, il est tellement ruiné, que je me demandecomment il a pu s’y prendre ! Il est vrai qu’il n’avaitpresque rien, mais il s’est ruiné tout de même et il a fait desdettes. Il est arrivé chez nous comme ça, de lui-même, et il y estresté. Je ne l’avais pas connu jusque là. C’est un garçon trèsgentil, bon, timide, respectueux. Je ne me rappelle plus le son desa voix, il garde toujours le silence. Foma l’a surnommé « letaciturne inconnu», mais il ne se fâche pas et Foma estenchanté ; il dit qu’Ivan Ivanovitch n’est pas intelligent. Entout cas, celui-ci ne le contredit en rien et il est toujours deson avis. C’est un timide… Que Dieu soit avec lui ! Nous avonsaussi des visiteurs de la ville : Pavel Sémionovitch Obnoskine etsa mère, un jeune homme de grand esprit, aux idées fermes, mûries(je m’exprime assez mal), avec cela d’une grande austérité. Enfin,tu verras aussi Tatiana Ivanovna, une parente éloignée que tu neconnais pas. Cette demoiselle, il faut l’avouer, n’est plus jeune,mais elle est assez riche pour acheter deux Stépantchikovo. Il n’ya pas longtemps qu’elle a hérité : jusque là, elle avait vécu dansla misère. Surveille-toi avec elle, Sérioja ; elle est sidélicate !… Elle a quelque chose de fantasque dans lecaractère. Tu es généreux ; tu comprendras. Elle a eu tant demalheurs ! Il faut redoubler de précautions à l’égard d’unepersonne qui n’a pas été heureuse. Ne te forge pas d’idée sur soncompte. Bien sûr qu’elle a ses faiblesses ; elle parle sansréfléchir ; elle se trompe sur la valeur des mots, mais necrois pas qu’elle mente !… tout ça vient du cœur, de son cœurbon et franc. Et si, parfois, il lui arrive de mentir, c’estuniquement par un excès de grandeur d’âme ;comprends-tu ?

Mon oncle me parut très embarrassé. Je lui dis :

Écoutez, mon oncle, je vous aime tant que vous me pardonnerez maquestion : êtes-vous ou non sur le point de vous marier ?

Qui t’a parlé de cela ? fit-il en rougissant comme unenfant. Eh bien, je vais tout te dire. Tout d’abord, je ne me mariepas. Tout le monde ici, ma mère beaucoup, ma sœur un peu et surtoutFoma Fomitch, que ma mère adore (et elle a bien raison ; illui a rendu tant de services !) tout le monde voudrait me voirépouser Tatiana Ivanovna, par intérêt, pour le bien de toute lafamille. Je comprends qu’on ne vise là-dedans que mon bien ;cependant, je ne me marierai pas ; je me le suis juré, mais jen’ai dit ni oui ni non. Je suis toujours comme ça. Alors, ils ontdécidé que je consens et désirent que je profite de cette fête dedemain pour faire ma déclaration… ça va faire un tas d’histoiresqui me plongent à l’avance dans une perplexité effroyable, d’autantplus que Foma est fâché contre moi sans que je sache pourquoi. Mamère aussi ! J’avoue que je n’attendais que toi et Korovkine…pour m’épancher… si je puis dire…

À quoi peut vous servir ce Korovkine ?

Il m’aidera, mon ami, il m’aidera ; c’est un homme à ça, unhomme de science ! J’ai une entière confiance en lui ;c’est un conquérant ! Je comptais aussi sur toi ; je medisais que tu parviendrais à les persuader. Pense seulement que, sije suis très coupable, je ne suis pas un pécheur endurci. Si l’onvoulait me pardonner pour une fois, comme nous pourrions vivreheureux !… Elle a joliment grandi, ma Sachourka ; elleserait déjà bonne à marier. Ilucha aussi a grandi. C’est demain safête… Mais j’ai peur pour Sachourka, voilà !

– Mon cher oncle, dites-moi où on a porté ma malle. Je vaischanger de vêtements et je vous rejoins tout de suite après.

– En haut, mon ami, en haut. J’avais donné l’ordre qu’on temenât tout droit à ta chambre dès ton arrivée, afin que personne nete vît. C’est ça ; change de costume ; c’estparfait ! Pendant ce temps, je vais les préparer. Que Dieusoit avec toi !… Que veux-tu, mon cher, il faut ruser ;on devient un Talleyrand sans le vouloir, mais qu’importe !Ils sont en ce moment à prendre le thé ; chez nous, ça dureune bonne heure. Foma Fomitch aime à le prendre aussitôt sonréveil ; il paraît que c’est meilleur ainsi… Allons, j’y vaiset toi, tâche de me rejoindre au plus vite ; ne me laisse pastrop longtemps seul ; je serais si gêné ! Ah !attends, j’ai encore quelque chose à te demander : là-bas, ne mecrie pas dessus comme tu l’as fait ici, hein ? Si tu asquelque observation à me faire, patiente jusqu’à ce que nous soyonsseuls ; mais, d’ici là, garde ta langue, car j’ai fait de sibeaux tours qu’ils sont tous furieux contre moi…

– Mon oncle, de tout ce que vous venez de me dire, jeconclus…

– Que je n’ai pas de caractère ? Va jusqu’au bout !interrompit-il. Qu’y faire ? Je le sais bien ! Alors, tuviens ? et le plus vite possible, je t’en prie !

Monté chez moi, je me hâtai d’ouvrir ma malle pour me conformerà la pressante recommandation de mon oncle et, tout en m’habillant,je dus constater que je n’avais encore rien appris de ce que jevoulais savoir, après une conversation d’une heure. Une seule choseme sembla claire, c’est qu’il désirait toujours me marier et que,par conséquent, tous les bruits tendant à ce qu’il fût amoureux decette personne étaient faux. Je me souviens que j’étais dans uneextrême inquiétude. Cette pensée me vint que, par ma venue, par monsilence après les paroles de mon oncle, j’avais consenti, jem’étais engagé tacitement pour toujours. « Ce n’est pas long,pensai-je, de donner une parole qui vous lie pour la vie ! Etje n’ai pas seulement vu ma fiancée ! »

Et puis, d’où venait cette animosité générale à mon égard ?Pourquoi mon arrivée leur apparaissait-elle comme une provocation,selon mon oncle ? Quelles étaient ces craintes, cesinquiétudes ? Que signifiait ce mystère ? Tout cela mesembla toucher à la folie et mes rêves héroïques et romanesquess’envolèrent à tire-d’aile au premier choc avec la réalité. Cen’est qu’à ce moment que m’apparut toute l’absurdité de laproposition de mon oncle. En pareille occurrence, une idée de cecalibre ne pouvait venir à l’esprit de personne autre que lui. Jecompris aussi que le fait d’être accouru à bride abattue et toutravi dès le premier mot ressemblait beaucoup à celui d’un sot.Absorbé dans ces pensées troublantes, je m’habillais à la hâte etne n’avais pas remarqué le domestique qui me servait. Soudain, ilprit la parole avec une politesse extrême et doucereuse :

– Quelle cravate Monsieur mettra-t-il, la cravate Adélaïde ou laquadrillée ?

Je le regardai et il me parut digne d’examen. C’était un hommejeune encore et fort bien habillé pour un valet ; on eut ditun petit maître de la ville. Il portait un habit brun, un pantalonblanc, un gilet paille, des chaussures vernies et une cravate rose,le tout composant évidemment une harmonie voulue et destinée àattirer l’attention sur le goût délicat du jeune élégant. Il avaitle teint pâle jusqu’à la verdeur, le nez fort grand et extrêmementblanc, on eut dit en porcelaine. Le sourire de ses lèvres finesexprimait une tristesse distinguée. Ses grands yeux saillants etqui semblaient de verre avaient un air incommensurablement bête enmême temps que plein d’afféterie. Ses oreilles minces étaientbourrées de coton, par délicatesse aussi, sans doute, et ses longscheveux d’un blond fadasse luisaient de pommade. Il avait les mainsblanches, propres et comme lavées à l’eau de roses et ses doigts seterminaient par des ongles longs et soignés. Il grasseyait à lamode, faisait des mouvements de tête, soupirait, minaudait etfleurait la parfumerie. De petite taille, chétif, il marchait enpliant les genoux d’une façon particulière qu’il devait estimer ledernier mot de la grâce. En un mot, il était tout imprégnéd’exquisité, de coquetterie et d’un sentiment de dignitéextraordinaire. Cette dernière circonstance me déplut au premiercoup d’œil, je ne sais pourquoi.

– Alors, cette cravate est de nuance Adélaïde ? luidemandai-je en le regardant avec sévérité.

– De nuance Adélaïde, me répondit-il.

– Il n’existe pas de nuance Agraféna ?

– Non, c’est impossible.

– Et pourquoi ?

– Parce que ce nom d’Agraféna est indécent.

– Comment indécent ?

– Mais certainement, Adélaïde est un nom étranger et plein denoblesse, tandis que n’importe quelle villageoise peut s’appelerAgraféna.

– Mais tu es fou !

– Que non. J’ai toute ma tête. Il vous est loisible dem’injurier. Je vous ferai seulement observer que ma conversation aénormément plu à nombre de généraux et même à quelques comtes de lacapitale.

– Comment t’appelles-tu ?

– Vidopliassov.

– Ah ! c’est toi Vidopliassov ?

– Oui.

– Attends un peu. Je ferai aussi ta connaissance.

Et, en descendant l’escalier, je ne pus m’empêcher de penser quecette maison était une sorte de Bedlam.

Chapitre 4Le thé

La salle où l’on prenait le thé donnait sur la terrasse oùj’avais rencontré Gavrilo. Les étranges prédictions de mon onclesur l’accueil qui m’était réservé ne laissaient pas de m’inquiéterbeaucoup. La jeunesse est parfois excessivement fière et le jeuneamour-propre toujours susceptible. Aussi me sentis-je assez mal àmon aise en pénétrant dans la salle à l’aspect de la nombreuseassistance réunie autour de la table. Ce fut cause que je me prisle pied dans le tapis, et fut contraint de bondir au beau milieu dela pièce pour retrouver mon équilibre.

Aussi confus que si j’eusse compromis du coup et ma carrière, etmon honneur, et ma réputation, je restai figé sur place, plus rougequ’une écrevisse et promenant sur la compagnie un regard stupide.Si je signale cet incident insignifiant, c’est qu’il eût uneextrême influence sur mon humeur au cours de presque toute cettejournée et, par suite, sur mes relations subséquentes avecquelques-uns des personnages de ce récit. Je voulus saluer, mais nepas en venir à bout : je rougissais encore davantage, me précipitaivers mon oncle, m’emparai de ses mains et m’écriai d’un voixhaletante :

– Bonjour, mon oncle !

Mon intention était de dire quelque chose de très fin, mais jene trouvai que : « Bonjour, mon oncle ! »

– Bonjour, bonjour, mon cher ami, répondit l’oncle qui souffraitpour moi. Nous nous sommes déjà vus. Mais, ajouta-t-il à voixbasse, sois donc plus brave ; je t’en supplie ! Celaarrive à tout le monde. Parfois, on ne sait quelle figurefaire !… Permettez-moi, ma mère, de vous présenter notre jeunehomme que vous aimerez certainement. Mon neveu SergeAlexandrovitch, – dit-il en s’adressant à toute la compagnie.

Mais, avant d’aller plus loin, je demande au lecteur lapermission de lui présenter les personnages qui m’entouraient.C’est indispensable pour l’intelligence de cette histoire.

Il y avait là plusieurs dames et seulement deux hommes, outremon oncle et moi. Foma Fomitch que je désirais tant voir et qui, jele pressentais déjà, était le maître absolu de la maison, FomaFomitch brillait par son absence comme s’il eût emporté le jouravec lui. Tout le monde était morne et préoccupé. Cela sautait auxyeux et, si confus et ennuyé que je fusse alors moi-même, je nepouvais pas ne pas voir que mon oncle était presque aussi ennuyéque moi, malgré ses efforts pour cacher son souci sous une gaietéde commande. Quelque chose lui pesait sur le cœur.

L’un des messieurs qui se trouvaient là, un jeune hommed’environ vingt-cinq ans, n’était autre que cet Obnoskine dont mononcle avait tant loué l’intelligence et la moralité. Il me déplutsouverainement. Tout en lui décelait le mauvais ton. Son costumeétait usé comme son visage où une moustache fine et décolorée etune barbiche hirsute prétendaient visiblement à proclamerl’indépendance intellectuelle de leur propriétaire, et peut-êtremême la libre pensée. Il clignait des yeux sans cesse, souriaitavec une feinte malice et, se prélassant sur sa chaise, il braquaitson lorgnon sur moi à tout instant pour le laisser craintivementretomber dès que mon regard se tournait vers lui. Autre monsieur :mon cousin Mizintchikov, âgé de vingt-huit ans, étaient en effet unsilencieux. Il ne dit pas un mot de tout le thé et restait gravequand tout le monde riait. Mais il ne me parut pas avoir l’airtimide annoncé par mon oncle. Au contraire, le regard de ses yeuxbruns exprimait la résolution et la fermeté de caractère. C’étaitun assez beau garçon au teint foncé, aux yeux noirs et trèscorrectement vêtu (au compte de mon oncle, comme je l’ai su plustard).

Parmi les dames, je fus tout d’abord frappé par la demoisellePérépélitzina à cause de sa face livide et méchante. Assise près dela générale, mais légèrement en arrière, par déférence, elle sepenchait à chaque instant pour chuchoter à l’oreille de sabienfaitrice. Deux ou trois personnes âgées et complètement privéesdu don de la parole, se tenaient près de la fenêtre, les yeux fixéssur la générale, dans l’attente respectueuse d’un peu de thé. Jeremarquai aussi une grosse dame d’une cinquantaine d’années,fagotée, fardée et dont les dents avaient cédé la place à quelqueschicots noircis, ce qui ne l’empêchait pas de minauder et de fairede l’œil.

Une quantité de chaînes brinquebalaient après elle et elle necessait de me lorgner à l’exemple de M. Obnoskine dont elle étaitla mère. Ma tante, la douce Prascovia Ilinichna, s’occupait àverser le thé. Il était évident qu’après une aussi longueséparation, elle brûlait du désir de m’embrasser, mais elle n’osaitle faire. Tout semblait défendu en cette maison. Près d’elle étaitassise une fort jolie fillette d’une quinzaine d’années, dont lesyeux noirs me regardaient avec une curiosité enfantine : c’était macousine Sachenka.

Mais la plus remarquable de toutes ces dames était sans contesteune personne bizarre, vêtue très luxueusement et en toute jeunefille, bien qu’elle eût déjà environ trente-cinq ans. Son visageétait maigre, pâle et desséché, mais néanmoins fort animé. Sesjoues décolorées s’empourpraient à la moindre émotion, au moindremouvement, et elle ne cessait de s’agiter sur sa chaise, comme s’illui eût été impossible de rester tranquille une seule minute. Ellem’examinait curieusement, avidement, se penchait pour chuchoterquelque chose à Sachenka ou à une autre voisine, après quoi elleéclatait de rire avec un puéril sans gêne. À mon grand étonnement,ces excentricités ne semblaient surprendre personne, on eût dit queles convives étaient d’accord pour n’en faire point cas.

Je devinai en elle cette Tatiana Ivanovna, dont mon oncle disaitqu’elle avait quelque chose de fantasque, celle qu’on lui fiançaitde force et pour qui toute la maison était aux petits soins euégard à sa richesse. Ses yeux me plurent : des yeux bleus et trèsdoux en dépit des rides qui les cernaient. Leur regard était sifranc, si gai, si bon, qu’on se réjouissait de le rencontrer. Jeparlerai plus loin de Tatiana Ivanovna, qui est une des héroïnes demon récit ; sa biographie est fort intéressante.

Quelque cinq minutes après mon entrée dans la salle, on vitaccourir du jardin un charmant garçonnet, mon cousin Ilucha, suivid’une jeune fille un peu pâle et fatiguée, mais très jolie. Ellejeta sur l’assemblée un regard investigateur, méfiant, et mêmetimide, puis, après m’avoir examiné à mon tour, elle s’assit à côtéde Tatiana Ivanovna. Je me souviens que mon cœur battit : j’avaiscompris que c’était là cette fameuse institutrice. À son entrée,mon oncle me jeta un regard rapide et devint écarlate, mais, sebaissant aussitôt, il saisit Ilucha dans ses bras et vint me lefaire embrasser. Je remarquai aussi que Mme Obnoskine examinaitd’abord mon oncle, puis dirigeait son lorgnon sur l’institutriceavec un air moqueur.

Mon oncle était tout confus et ne sachant quelle contenanceprendre, il appela Sachenka pour me la présenter, mais elle secontenta de se lever et de me faire une grave révérence. Ce gesteme charma parce qu’il lui seyait. Ma bonne tante n’y tint plus et,cessant pour un instant de verser le thé, elle accourutm’embrasser. Mais nous n’avions pas échangé deux mots que s’élevala voix de la demoiselle Pérépélitzina remarquant que « PrascoviaIlinitchna avait dû oublier sa mère (la générale) qui avait demandédu thé, mais l’attendait encore ». Ma tante me quitta aussitôt ets’empressa d’aller vaquer à ses devoirs.

La générale, reine de ce lieu et devant qui tout le monde filaitdoux, était une maigre et méchante vieille en deuil, méchantesurtout par la faute de l’âge qui lui avait ravi le peu qu’elle eûtjamais possédé de capacités mentales (plus jeune, elle secontentait d’être toquée). Sa situation l’avait rendue plus bêteencore qu’avant et plus orgueilleuse. Lors de ses colères, lamaison devenait un enfer.

Ses colères affectaient deux modes distincts. Le premier étaitsilencieux : la vieille ne desserrait pas les dents pendant desjournées entières, repoussant ou jetant même à terre tout ce quel’on posait devant elle. Le second était loquace et procédait commesuit. Ma grand’mère (elle était ma grand’mère) tombait dans unemorne tristesse, voyait venir et sa propre ruine et la fin dumonde, pressentant un avenir de misère émaillé de tous les malheursimaginables. Alors elle se mettait à compter sur ses doigts toutesles calamités qu’elle prophétisait et parvenait à des résultatsgrandioses. « Il y avait longtemps qu’elle prévoyait tout cela,mais elle était bien forcée de se taire dans cette maison.Ah ! Si seulement on eût consenti à lui témoigner quelquerespect, si on l’eût écoutée, etc, etc. » Ces discours trouvaientune véhémente approbation parmi l’essaim des dames de compagniemené par la demoiselle Pérépélitzina et se voyaient pompeusementrevêtus du sceau de Foma Fomitch.

Au moment où j’apparus devant elle, elle faisait une colère dumode silencieux, assurément le plus terrible. Tout le monde laconsidérait avec appréhension. Seule, Tatiana Ivanovna, à qui toutétait permis, jouissait d’une excellente humeur. Mon oncle m’amenaprès de ma grand’mère avec une extrême solennité, mais, esquissantune moue, elle repoussa sa tasse avec violence.

– C’est ce voltigeur ? marmotta-t-elle entre ses dents àl’adresse de la Pérépélitzina.

Cette question absurde me désempara d’une manière définitive. Jene comprenais pas pourquoi elle m’appelait voltigeur. Pérépélitzinalui murmura quelques mots à l’oreille, mais la vieille dame agitaméchamment la main. Je restai coi, interrogeant mon oncle duregard. Tous les assistants se regardèrent, et Obnoskine laissamême voir ses dents, ce qui me fut très désagréable.

– Elle radote parfois, me chuchota mon oncle, tout décontenancélui-même. Mais ce n’est rien ; c’est par bonté de cœur. Estimesurtout le cœur !

– Oui, le cœur ! le cœur ! cria subitement la voix deTatiana Ivanovna qui ne me quittait pas des yeux et ne tenait pasen place. Le mot « cœur » était sans doute parvenu jusqu’à elle.Mais elle ne finit pas sa phrase quoiqu’elle parût vouloir direquelque chose. Soit honte, soit pour tout autre motif, elle se tut,rougit formidablement, se pencha vers l’institutrice, lui dit toutbas quelques mots et soudain, se couvrant la bouche d’un mouchoir,elle se rejeta sur le dossier de sa chaise et se mit à rire commedans une crise d’hystérie.

Je regardais la compagnie avec ahurissement, mais, à mon grandétonnement, personne ne bougea et il sembla qu’il ne se fût rienpassé. J’étais édifié sur le compte de Tatiana Ivanovna. On meservit enfin le thé et je repris un peu de contenance. Je ne saistrop pourquoi il me parut tout à coup qu’il était de mon devoird’entamer la plus aimable conversation avec les dames.

– Vous aviez bien raison, mon oncle, commençai-je, enm’avertissant tantôt du danger de se troubler. J’avoue franchement…(à quoi bon le cacher ?) – poursuivis-je dans un sourireobséquieux à l’adresse de Mme Obnoskine – j’avoue que,jusqu’aujourd’hui, j’ai, pour ainsi dire, ignoré la société de cesdames. Et, après ma si malheureuse entrée, il m’a bien semblé quema situation au milieu de la salle était celle d’un maladroit,n’est-ce pas ? Avez-vous lu l’Emplâtre ? – ajoutai-je enrougissant de plus en plus de mon aplomb et en regardant sévèrementM. Obnoskine, lequel continuait à m’inspecter du haut en bas etmontrait toujours ses dents.

– C’est cela ! c’est cela même ! s’écria mon oncleavec un entrain extraordinaire, se réjouissant sincèrement de voirla conversation engagée et son neveu en train de se remettre. Cen’est rien de perdre contenance, mais moi, j’ai été jusqu’à mentirlors de mon début dans le monde. Le croirais-tu ? Vraiment,Anfissa Pétrovna, c’est assez amusant à entendre. À peine entré aurégiment, j’arrive à Moscou et je me rends chez une dame avec unelettre de recommandation. C’était une dame excessivement fière. Onm’introduit. Le salon était plein de monde, de grospersonnages ! Je salue et je m’assois. Dès les premiers mots,cette dame me demande : « Avez-vous beaucoup de villages, mon petitpère ? » Je n’avais même pas une poule ; querépondre ? J’étais dans une grande confusion ; tout lemonde me regardait. Pourquoi n’ai-je pas dit : « Non, je n’ai rien.» C’eut été plus noble, étant la vérité, mais je répondis : « J’aicent dix-sept âmes. » Quelle idée d’ajouter cet appoint dedix-sept, au lieu de mentir en chiffres ronds, toutbonnement ! Une minute après, par la lettre même dont j’étaisporteur, on savait que je ne possédais rien et que, par-dessus lemarché, j’avais menti ! Que faire ? Je me sauvai de cettemaison et n’y remis jamais les pieds. Je n’avais rien alors.Aujourd’hui, je possède d’une part trois cents âmes, qui meviennent de mon oncle Afanassi Matveïévitch et deux cents âmes, ycompris la Kapitonovka, héritage de ma grand’mère, ce qui fait entout plus de cinq cents âmes. Ce n’est pas vilain ! Mais, dece jour-là, je me suis juré de ne jamais mentir et je ne menspas.

– À votre place, je n’aurais pas juré. Dieu sait ce qu’il peutarriver, dit Obnoskine avec un sourire moqueur.

– C’est bien vrai. Dieu sait ce qu’il peut arriver !approuva mon oncle, très bonhomme.

Obnoskine éclata de rire en se renversant sur le dossier de sachaise ; sa mère sourit ; la demoiselle Pérépélitzinaricana d’une façon particulièrement venimeuse ; TatianaIvanovna se mit aussi à rire en battant des mains sans savoirpourquoi. En un mot, je vis clairement que mon oncle n’était comptépour rien dans sa propre maison. Sachenka fixa sur Obnoskine desyeux étincelants de colère. L’institutrice rougit en baissant latête. Mon oncle s’étonna :

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?questionna-t-il en nous regardant avec ébahissement.

Cependant, mon cousin Mizintchikov restait muet à l’écart etn’avait même pas souri alors que tout le monde riait. Il buvait sonthé et regardait philosophiquement ces gens qui l’entouraient. Àplusieurs reprises il faillit se mettre à siffler, comme sous lecoup d’un insupportable ennui, mais il put toujours s’arrêter àtemps. Tout en poursuivant ses agressions envers mon oncle et encommençant à me tâter, Obnoskine semblait éviter le regard deMizintchikov ; je m’en aperçus vite. J’observai aussi que montaciturne cousin me jetait fréquemment des coups d’œilinquisiteurs, afin peut-être de se rendre un compte exact de lacatégorie d’hommes à laquelle j’appartenais.

– Je suis sûre, monsieur Serge, gazouilla soudain Mme Obnoskine,qu’à Pétersbourg vous n’étiez pas un fervent adorateur des dames.Je sais que beaucoup des jeunes gens de là-bas évitent leursociété. J’appelle ces gens là des libres penseurs. Je ne puis queconsidérer cela comme un impardonnable manque de courtoisie, et jevous avoue que cela m’étonne, que cela m’étonne beaucoup, jeunehomme !

– J’ai peu fréquenté le monde, répondis-je avec uneextraordinaire animation, mais je crois que cela n’a pas grandeimportance. J’habitais un si petit logement ! mais cela nefait rien, je vous assure ; je m’y accoutumerai. Jusqu’àprésent, je suis resté chez moi…

– Il s’occupait de sciences ! interrompit mon oncle en seredressant.

– Ah ! mon oncle, toujours vos sciences !Imaginez-vous, continuai-je délibérément avec le même sourireaimable à l’adresse de Mme Obnoskine, imaginez-vous que mon cheroncle est à ce point dévoué aux sciences qu’il a déniché en cheminun miraculeux adepte de la philosophie pratique, un certainKorovkine et, après tant d’années de séparation, son premier motfut pour m’annoncer l’arrivée prochaine, et attendue avec uneimpatience presque convulsive, de ce phénomène… Amour de lascience !…

Et je me mis à rire, croyant déchaîner un rire général enhommage à mon esprit.

– Qui ça ? De qui parle-t-il ? s’informa la généraleauprès de Mlle Pérépélitzina.

– Yégor Ilitch a invité des savants ; il se fait voiturerau long des chemins pour en récolter ! répondit la demoiselleen se délectant.

Mon oncle fut complètement déconcerté. Il me jeta un regard dereproche et s’écria :

– Ah ! mais j’avais tout à fait oublié ! J’attends eneffet Korovkine. C’est un savant, un homme qui marquera dans lesiècle…

Il s’arrêta, la parole lui manquait. Ma grand’mère agita lamain, et cette fois, elle parvint à atteindre une tasse qui chutpar terre et se brisa. L’émotion fut générale.

– C’est toujours comme ça quand elle se met en colère ;elle jette quelque chose par terre, me chuchota mon oncle toutconfus. Mais il faut pour ça qu’elle soit fâchée. Ne fais pasattention ; regarde de l’autre côté… Pourquoi as-tu parlé deKorovkine ?

Je regardais déjà de l’autre côté ; je rencontrai même leregard de l’institutrice et il me parut bien exprimer un reprocheet peut-être du mépris ; l’indignation lui empourpra les joueset je devinai n’avoir pas précisément gagné ses bonnes grâces dansmon lâche désir de rejeter sur mon oncle une part du ridicule quim’écrasait.

– Parlons encore de Pétersbourg, reprit Anfissa Pétrovna, unefois calmée l’émotion qu’avait soulevée le bris de la tasse. Avecquelles délices je me rappelle notre vie en cette ravissantecapitale ! Alors nous fréquentions intimement le généralPolovitzine, tu te souviens, Paul ? Ah ! quelledélicieuse personne était la générale ! Quelles manièresaristocratiques ! Quel beau monde ! Dites : vous l’avezprobablement rencontrée… J’avoue que je vous attendais avecimpatience ; j’espérais avoir tant de nouvelles de nos amisPétersbourgeois !

– Je regrette infiniment, Madame, de ne pouvoir vous satisfaire…Excusez-moi, mais je viens de vous le dire : j’ai peu fréquenté lasociété de Pétersbourg. J’ignore le général Polovitzine, n’en ayantmême jamais entendu parler, répondis-je impatiemment, car monamabilité s’était muée soudain en une assez méchante humeur.

– Il étudiait la minéralogie ! fit avec orgueill’incorrigible Yégor Ilitch. La minéralogie, n’est-ce pas, estl’étude des différentes pierres ?

– Oui, mon oncle, des pierres…

– Hum ! Il existe beaucoup de sciences qui sont toutes fortutiles ! Pour te dire la vérité, je ne savais pas ce quec’était que la minéralogie. Lorsqu’on parle de sciences, je mecontente d’écouter, car je n’y comprends rien, je le confesse.

– C’est là une confession des plus sincères ! ricanaObnoskine.

– Petit père !… s’écria Sachenka avec un coup d’œil deréprobation.

– Quoi donc, mignonne ! Ah ! mon Dieu, mais je vousinterromps tout le temps, Anfissa Pétrovna ! – dit-il pours’excuser, sans comprendre ce qu’entendait Sachenka. –Pardonnez-moi, au nom du Christ !

– Oh ! ce n’est rien ! répondit la dame avec un aigresourire. J’avais dit à votre neveu tout ce que j’avais à lui dire.Mais, pour conclure, monsieur Serge, vous devriez bien vouscorriger. Je ne doute pas que les sciences, les arts… la sculpture,par exemple… que toutes ces hautes spéculations aient le pluspuissant attrait, mais elles ne sauraient remplacer lesfemmes !… Ce sont les femmes, jeune homme, qui forment leshommes et l’on ne peut se passer d’elles ; c’est impossible,im-pos-si-ble, jeune homme !

– Impossible ! Impossible ! cria de nouveau la voixaiguë de Tatiana Ivanovna. Écoutez ! reprit-elle touterougissante, avec un débit précipité de gamine, écoutez : jevoudrais vous demander…

– À vos ordres ! répondis-je en la regardantattentivement.

– Je voulais vous demander si vous êtes venu pourlongtemps !

– Vraiment, je ne sais pas trop ; ça dépendra desaffaires…

– Des affaires ? Quelles affaires peut-il y avoir ?Oh ! le fou !

Écarlate, elle se cacha derrière son éventail et se pencha àl’oreille de l’institutrice. Puis elle éclata de rire en battantdes mains.

– Attendez ! attendez ! s’écria-t-elle, laissant là saconfidente pour s’adresser précipitamment à moi, comme si elle eûtcraint que je m’en allasse. Savez-vous ce que je veux vousdire ? Vous ressemblez tant, tant à un jeune homme, à uncha-ar-mant jeune homme !…Sachenka, Nastenka, vous vousrappelez ? Il ressemble extraordinairement à cet autre fou :te rappelles-tu Sachenka ? Nous le rencontrâmes pendant unepromenade en voiture ; il était à cheval avec un giletblanc…Et comme il me lorgnait, le monstre ! Vous voussouvenez ? Je me couvris le visage de mon voile, mais ne pusme tenir de me pencher à la portière en lui criant : « Queleffronté ! » puis, je jetai mon bouquet sur la route… Vousvous souvenez, Nastenka ?

Et, toute émue, cette demoiselle par trop éprise des jeunes gensse cacha le visage dans ses mains. Bondissant ensuite de sa place,elle courut à une fenêtre, cueillit une rose qu’elle jeta près demoi et se sauva dans sa chambre. Il s’ensuivit encore une certaineconfusion, mais la générale resta parfaitement calme. AnfissaPétrovna ne semblait pas autrement surprise, mais, soudainpréoccupée, elle jeta sur son fils un regard anxieux. Lesdemoiselles rougirent : quant à Paul Obnoskine, il se leva d’un airvexé et s’en fut à la fenêtre.

Cependant, mon oncle me faisait des signes, mais, à ce moment,un nouveau personnage apparut au milieu de l’attentiongénérale.

– Ah ! voici Evgraf Larionitch ! s’écria mon onclefranchement heureux. Vous venez de la ville ?

« Sont-ils drôles tous tant qu’ils sont ! On les diraitchoisis et rassemblés à plaisir ! » pensai-je en oubliant quej’étais un des échantillons de la collection.

Chapitre 5Éjévikine

Un petit homme pénétra dans la chambre, ou, pour mieux dire, ils’y enfonça à reculons, malgré que la porte fût toute grandeouverte, et dès le seuil, il fit des courbettes, salua, montra sesdents et nous examina tous avec curiosité. C’était un petitvieillard, grêlé, aux yeux vifs et fuyants, chauve, avec une bouchelippue, où errait un sourire ambigu et fin. Il était vêtu d’un fractrès usé et qui n’avait pas du être fait pour lui. Un des boutons ytenait par un fil ; deux ou trois autres manquaientcomplètement. Ses bottes trouées et sa casquette crasseuses’harmonisaient bien avec le reste de son costume. Il tenait à lamain un mouchoir sale avec lequel il s’épongeait le front et lestempes. Je remarquai que l’institutrice avait un peu rougi en mejetant un rapide coup d’œil où il y avait quelque chose de fier etde provocant.

– Tout droit de la ville, mon bienfaiteur, tout droit, monpère ! répondit-il à mon oncle. Je vais tout vous dire, maispermettez-moi auparavant de présenter mes salutations.

Il fit quelques pas dans la direction de la générale, mais ils’arrêta à mi-chemin et s’adressa de nouveau à mon oncle :

– Vous connaissez mon trait caractéristique, monbienfaiteur ? je suis un chien couchant, un véritable chiencouchant. À peine entré quelque part pour la première fois, jecherche des yeux la principale personne de la maison et je vais àelle pour me concilier ses bonnes grâces et sa protection. Je suisune canaille, mon père, une canaille, mon bienfaiteur !…Permettez-moi, Madame Votre Excellence, permettez-moi de baiservotre robe, de peur que mes lèvres ne salissent votre petite mainde générale.

À mon étonnement, la générale lui tendit la main, non sansgrâce.

– Je vous salue aussi, notre belle, continua-t-il en se tournantvers la demoiselle Pérépélitzina. Que faire, chère Madame ? Jesuis une canaille. C’était déjà décidé en 1841, quand je fus chassédu service : M. Tikhontsev fut nommé assesseur, lui, et moi :canaille ! Je suis d’une nature si franche que j’avoue tout.Que faire ? j’ai essayé de vivre honnêtement, mais ce n’estplus ce qu’il faut aujourd’hui.

Il contourna la table et s’approcha de Sachenka en lui disant:

– Alexandra Yégorovna, notre pomme parfumée, permettez-moi debaiser votre robe. Vous embaumez la pomme, Mademoiselle, etd’autres parfums délicats. Mon respect à Ilucha ; je luiapporte un arc et une flèche confectionnés de mes mains, avecl’aide de mes enfants. Tantôt nous irons tirer cette flèche. Etquand vous grandirez, vous serez officier et vous irez couper latête aux Turc… Tatiana Ivanovna… Ah ! Mais, elle n’est pasici, la bienfaitrice, sans quoi j’eusse aussi baisé sa robe.Prascovia Ilinitchna, notre petite mère, je ne puis parvenirjusqu’à vous ; autrement, je vous aurais baisé, non seulementla main, mais aussi le pied. Anfissa Pétrovna, je vous présentetous mes hommages. Aujourd’hui même, à genoux et versant deslarmes, j’ai prié Dieu pour vous et j’ai prié aussi pour votrefils, afin que le Tout-Puissant lui envoie beaucoup de grades et detalents… de talents surtout… Je vous salue, par la même occasion,Ivan Ivanitch Mizintchikov, Dieu vous donne tout ce que vousdésirez ! Mais on ne saurait le deviner : vous ne dites jamaisrien. Bonjour, Nastia ! Toute ma marmaille te salue ;nous parlons de toi tous les jours… Et, maintenant, un grand salutau maître ! J’arrive tout droit de la ville, Votre Noblesse…Mais voici sûrement votre neveu qui était à l’Université ?Tous mes respects, Monsieur ; voulez-vous m’accorder votremain ?

Un rire se fit entendre. Il était visible que le vieillardbouffonnait. Son entrée avait ranimé la compagnie bien queplusieurs des assistants ne comprissent pas ses sarcasmes qui,pourtant, n’épargnaient personne. Seule, l’institutrice, qu’à masurprise il avait tout simplement appelée Nastia, rougissait etfronçait les sourcils. Je retirai ma main ; le vieuxn’attendait que cela.

– Mais, je ne vous la demandais que pour la serrer si vous lepermettez et non pour la baiser, mon petit père. Vous croyiez quec’était pour la baiser ? Non, mon petit père, seulement pourla serrer. Peut-être me prenez-vous pour un bouffon ?demanda-t-il d’un ton moqueur.

– N… n… non… Que dites-vous ? Je…

– Si je suis bouffon, je ne suis pas seul. Vous me devez lerespect et je ne suis pas aussi lâche que vous le pensez.D’ailleurs, peut-être suis-je un bouffon. Je suis en tout cas unesclave ; ma femme est une esclave, et il nous faut flatterles gens ; il y a toujours quelque chose à y gagner. Il fautmettre du sucre, plus de sucre dans tout, en ajouter encore ;ce n’en sera que meilleur pour la santé. Je vous le dit en secretet ça pourra vous servir… Je suis bouffon parce que je n’ai pas dechance.

– Hi ! hi ! hi ! Ah ! quel vieuxpolisson ! Il ne manque jamais de nous faire rire !s’écria Anfissa Pétrovna.

– Petite mère ma bienfaitrice, il est aisé de vivre en faisantla bête. Si je l’avais su plus tôt, je me serais mis jocrisse dèsma jeunesse et n’en serais peut-être maintenant que plusintelligent. Mais, ayant voulu avoir de l’esprit de fort bonneheure, je ne suis plus qu’un vieil imbécile !

– Dites-moi donc, je vous prie, interrompit Obnoskine à quicertaine allusion à ses talents avait sans doute déplu. (Il étaitvautré, fort librement vautré dans un fauteuil et examinait levieillard à travers son lorgnon.) – Dites-moi donc votre nom, s’ilvous plaît… Je l’oublie toujours… comment donc ?

– Ah ! Mon petit père, mon nom, si vous le voulez, estÉjévikine ; mais quel profit en retirerez-vous ? Voilàhuit ans que je suis sans place, ne vivant que par la force de lanature. Et ce que j’en ai eu des enfants !

– Bon ! Laissons cela ! Mais écoutez : voici longtempsque je voulais vous demander pourquoi vous vous retournez toujoursaussitôt que vous êtes entré ? C’est très drôle àvoir !

– Pourquoi je regarde en arrière ! Mais parce qu’il mesemble toujours qu’il y a, derrière moi, quelqu’un qui va mefrapper : voilà pourquoi. Je suis devenu monomane, mon petitpère.

On rit encore. L’institutrice se leva, fit un pas pour s’enaller, mais elle se rassit ; malgré la rougeur qui lecouvrait, son visage exprimait une souffrance maladive.

– Tu sais, me chuchota mon oncle, c’est son père !

Je regardai mon oncle avec effarement. J’avais complètementoublié le nom d’Éjévikine. Pendant tout le trajet en chemin de fer,j’avais fait le héros, rêvant à ma promise supposée, bâtissant àson profit les plans les plus généreux, mais je ne me souvenaisplus de son nom ou, plutôt, je n’y avais pas fait attention.

– Comment, son père ? Fis-je aussi dans un chuchotement. Jela croyais orpheline !

– C’est son père, mon ami, son père ! Et, tu sais, c’est leplus honnête homme du monde ; il ne boit pas et c’est pours’amuser qu’il fait le bouffon. Ils sont dans une misèreaffreuse ; huit enfants ! Ils n’ont pour vivre que lesappointements de Nastienka. Il fut chassé du service à cause de samauvaise langue. Il vient nous voir toutes les semaines. Il esttrès fier ! Il ne veut accepter quoi que ce soit. Je lui aifait plusieurs fois des offres, mais il n’écoute rien…

Mais, s’apercevant que le vieillard nous écoutait, mon oncle luifrappa vigoureusement sur l’épaule et s’enquit :

– Eh bien, Evgraf Larionitch, quoi de neuf, en ville ?

– Quoi de neuf, mon bienfaiteur ? M. Tikhontzev exposa hierl’affaire de Trichine qui n’a pu représenter son compte de sacs defarine. C’est, Madame, ce même Trichine, qui vous regarde endessous : vous vous le rappelez peut-être ? M. Tikhontzev afait sur lui le rapport suivant : « Si ledit Trichine ne fut pasmême capable de garder l’honneur de sa propre nièce, laquelledisparut l’an dernier en compagnie d’un officier, comment aurait-ilpu garder les sacs de l’Intendance ? » C’est textuel, je vousle jure !

– Fi ! Quelles laides histoires nous racontez-vouslà ? s’écria Anfissa Pétrovna.

– Voilà ! Voilà ! Tu parles trop, Evgraf, ajouta mononcle. Ta langue te perdra ! Tu es un homme droit, honnête, debonne conduite, on peut le dire, mais tu as une langue de vipère.Je m’étonne que tu puisses t’entendre avec eux, là-bas. Ce sonttous de braves gens, simples…

– Mon père et bienfaiteur, mais c’est précisément l’homme simplequi me fait peur ! s’écria le vieillard avec une grandevivacité.

La réponse me plut. Je m’élançai vers Éjévikine et lui serrai lamain. À vrai dire, j’entendais protester ainsi contre l’opiniongénérale en montrant mon estime pour ce vieillard. Et, quisait ? Peut-être voulais-je aussi me relever dans l’opinion deNastassia Evgrafovna. Mais mon geste ne fut pas heureux.

– Permettez-moi de vous demander, fis-je en rougissant et, selonma coutume, en précipitant mon débit ; avez-vous entenduparler des Jésuites ?

– Non, mon père, ou bien peu ; mais pourquoicela ?

– Oh ! Je voulais raconter à ce propos… Faites-m’y doncpenser à l’occasion… Pour le moment, soyez sûr que je vouscomprends et que je sais vous apprécier, et, tout à fait confus, jelui saisis encore la main.

– Comptez que je vous le rappellerai, mon petit ; je vaisl’inscrire en lettres d’or. Tenez, je fais tout de suite unpense-bête. – Et il orna d’un nœud son mouchoir tout souillé detabac.

– Evgraf Larionitch, prenez donc votre thé, lui dit matante.

– Tout de suite, belle Madame… je voulais dire princesse !Et voici pour le thé que vous m’offrez : j’ai rencontré en route M.Bakhtchéiev. Il était si gai que je me suis demandé s’il n’allaitpas se marier… De la flatterie, toujours de la flatterie ! –ajouta-t-il à mi-voix et avec un clin d’œil en passant devant moi,sa tasse à la main. – Mais comment se fait-il qu’on ne voie pas leprincipal bienfaiteur, Foma Fomitch ? Ne viendra-t-il pasprendre son thé ?

Mon oncle tressaillit comme si on l’eut piqué et regardatimidement la générale.

– Ma foi, je n’en sais rien, répondit-il avec une singulièreconfusion. On l’a fait prévenir, mais il… Sans doute n’est-il pasd’humeur… J’y ai déjà envoyé Vidopliassov et… si j’y allaismoi-même ?…

– Je suis entré chez lui, dit Éjévikine d’un tonénigmatique.

– Est-ce possible ! s’écria mon oncle effrayé. Eh bien,qu’y a-t-il ?

– Oui ; avant tout, je suis allé le voir pour lui présentermes hommages. Il m’a dit qu’il entendait prendre son thé chez luiet seul avec lui-même ; il a même ajouté qu’il pouvait bien secontenter d’une croûte de pain sec.

Ces paroles semblèrent terroriser mon oncle.

– Mais comment ne lui expliques-tu pas, ne le persuades-tu pas.Evgraf ? dit mon oncle avec reproche.

– Je lui ai dit ce qu’il fallait.

– Eh bien ?

– Pendant un bout de temps, il n’a pas répondu. Il était absorbépar un problème de mathématiques qui devait être fort difficile. Ilavait dessiné les figures ; je les ai vues. J’ai dû répétertrois fois ma question. Ce n’est qu’à la quatrième qu’il releva latête et parut s’apercevoir de ma présence. « Je n’irai pas, medit-il. Il y a un savant qui est arrivé. Puis-je rester auprès d’unpareil astre ? » Ce sont ses propres paroles.

Et le vieux me lança un coup d’œil d’ironie.

– Je m’attendais à cela ! fit mon oncle en frappant desmains. Je l’avais bien pensé. C’est de toi, Serge, qu’il parle. Quefaire, maintenant ?

– Il me semble, mon oncle, répondis-je avec dignité et enhaussant les épaules, il me semble que cette façon de refuser esttellement ridicule qu’il n’y a vraiment pas à en tenir compte et jevous assure que votre confusion m’étonne…

– Ah ! Mon cher, tu n’y comprends rien ! cria mononcle avec un geste énergique.

– Inutile de vous lamenter maintenant, interrompit MllePérépélitzina, puisque c’est vous la cause de tout le mal. Si vousaviez écouté votre mère, vous n’auriez pas à vous désoler àprésent.

– Mais de quoi suis-je coupable, Anna Nilovna ? Vous necraignez donc pas Dieu ? gémit mon oncle d’une voix suppliantequi voulait provoquer une explication.

– Si, je crains Dieu, Yégor Ilitch ; tout cela ne provientque de votre égoïsme et du peu d’affection que vous avez pour votremère, répondit avec dignité Mlle Pérépélitzina. Pourquoin’avez-vous pas respecté sa volonté dès le début ? Elle estvotre mère ! Quant à moi, je ne vous mentirai pas : je suis lafille d’un lieutenant-colonel, moi aussi, et non pas la premièrevenue.

Il me parut bien que cette demoiselle ne s’était mêlée à laconversation que dans le but unique d’informer tout le monde etparticulièrement certain nouvel arrivé, qu’elle était la fille d’unlieutenant-colonel et non la première venue.

– Il outrage sa mère ! dit enfin la générale avec unegrande sévérité.

– De grâce, ma mère, que dites-vous là ?

– Tu es un profond égoïste, Yégorouchka ! poursuivit lagénérale avec une animation croissante.

– Ma mère ! Ma mère ! Moi, un profond égoïste ?s’écria désespérément mon oncle. Voici cinq jours que vous êtesfâchée contre moi et que vous ne me dites pas un mot. Etpourquoi ? pourquoi ? Qu’on me juge ! Que tout lemonde me juge ! Qu’on entende enfin ma justification !Pendant longtemps je me suis tu, ma mère ; jamais vous n’avezvoulu m’écouter ; que tout le monde m’écoute, à présent.Anfissa Pétrovna ! Paul Sémionovitch, noble PaulSémionovitch ! Serge, mon ami, tu n’es pas de la maison ;tu es pour ainsi dire un spectateur ; tu peux juger avecimpartialité…

– Calmez-vous, Yégor Ilitch ; calmez-vous ! s’écriaAnfissa Pétrovna. Ne tuez pas votre mère.

– Je ne tuerai pas ma mère, Anfissa Pétrovna, maisfrappez ! Voici ma poitrine ! continuait mon oncle auparoxysme de l’excitation, comme on voit les hommes de caractèrefaible une fois à bout de patience, encore que toute cette belleardeur ne soit qu’un feu de paille. – Je veux dire, AnfissaPétrovna, que je n’ai dessein d’offenser personne. Je commence pardéclarer que Foma Fomitch est l’homme le plus généreux, qu’il estdoué des plus hautes qualités, mais il a été injuste envers moidans cette affaire.

– Hem ! grogna Obnoskine, comme pour pousser encore mononcle.

– Paul Sémionovitch, mon honorable Paul Sémionovitch !Croyez-vous vraiment que je ne sois qu’une poutre insensible ?Mais je vois tout ; je comprends tout ; je comprends toutavec les larmes de mon cœur, je puis le dire : je comprends quetous ces malentendus sont le produit de l’excessive amitié qu’il apour moi. Mais je vous jure qu’en cette affaire, il est injuste. Jevais tout vous dire ; je veux raconter cette histoire dans sapleine vérité, dans tous ses détails, pour que tout le monde envoit clairement les causes et décide si ma mère a raison de m’envouloir parce que je n’ai pas pu satisfaire Foma Fomitch.Écoute-moi, toi aussi, Sérioja – ajouta-t-il en se tournant versmoi. (Et il garda cette attitude pendant tout son récit comme s’iln’eut guère eu confiance en la sympathie des autresassistants.)

– Écoute-moi, toi aussi et dis-moi si j’ai tort ou raison. Voicile point de départ de toute cette affaire. Il y a huit jours, oui,juste huit jours, mon ancien chef, le général Houssapétov, passedans notre ville avec sa femme et sa belle-sœur, et s’y arrête pourquelque temps. J’en fus ravi. Je saute sur cette bonneoccasion ; je cours les voir et les invite à dîner. Le généralme donne sa promesse de venir autant que possible. Un hommecharmant, je ne te dis que cela ! et resplendissant de vertus,et un vrai grand seigneur par dessus le marché. Il a fait lebonheur de sa belle-sœur en la mariant à un jeune homme tout à faitbien qui est fonctionnaire à Malinovo et qui, jeune encore, possèdeune instruction universelle, pour ainsi dire. En un mot, un généralparmi les généraux ! Naturellement, voilà toute la maison sensdessus dessous : les cuisiniers préparent leurs plats ; jeretiens des musiciens et suis au comble du bonheur. Mais est-ce quecela ne déplaît pas à Foma Fomitch ? Je me souviens que nousétions à table ; on venait de servir un des ses mets favoris.Soudain, il se lève brusquement en criant : « On me blesse !On me blesse ! – Comment ça ? lui dis-je. – Vous meméprisez à présent ; vous n’êtes plus occupé que de généraux.Vous les aimez mieux que moi ! » Tu comprends, je ne rapportebrièvement que le gros de l’affaire ; mais si tu avais entendutout ce qu’il disait ! en un mot, il m’a chaviré le cœur. Quepouvais-je faire ? Naturellement, cela m’a complètementabattu ; j’étais comme une poule mouillée. Le grand jour venu,le général fait dire qu’il ne peut venir et qu’il présente sesexcuses. Je me rends chez Foma : « Allons, calme-toi, Foma !le général ne viendra pas. – On m’a blessé ! » continue-t-il àcrier. Je le prends par tous les bouts. « Non, allez avec vosgénéraux puisque vous me les préférez ! Vous avez tranché lenœud de l’amitié. » Mon ami, je comprends le motif de sonressentiment ; je ne suis pas une souche, ni un bœuf, ni unvague pique-assiette. C’est son amitié pour moi qui le pousse, sajalousie. – il me l’a dit lui-même, – il craint de perdre monaffection et il m’éprouve afin de voir ce que je suis capable defaire pour lui. « Non, me dit-il, je dois être pour vous autantqu’un général, qu’une Excellence ! Je ne me réconcilierai avecvous que lorsque vous m’aurez prouvé votre estime. – Comment te laprouver, Foma Fomitch ? – En m’appelant pendant toute unejournée Votre Excellence ! » Je tombe des nues ! Tu voisd’ici mon étonnement. « Que cela vous serve de leçon,continue-t-il, et vous apprenne pour l’avenir à ne plus admirer degénéraux alors que d’autres leur sont peut-être supérieurs ! »Alors, je le confesse devant tous, je n’y tins plus. « FomaFomitch, lui dis-je, cela est impossible. Je ne saurais me résoudreà une chose pareille. Ai-je le droit de te faire général ?Penses-y toi-même ; qui donc possède ce pouvoir ? Voyons,comment te dirais-je : Votre Excellence ? Ce serait attenteraux choses les plus saintes ! Mais, un général, c’estl’honneur de la Patrie ; il a combattu ; il a versé sonsang sur le champ de bataille !… » Il n’a rien voulu entendre.« Foma, je ferai tout ce que tu voudras. Tu m’as demandé de rasermes favoris que tu trouvais antipatriotiques ; je les ai rasésà contrecœur, mais je les ai rasés. Je ferai d’autres sacrifices situ le désires ; renonce seulement à te faire traiter engénéral ! – Non, dit-il, je ne me réconcilierai que lorsqu’onm’appellera Votre Excellence. Ce sera fort salutaire à votremoralité en abaissant votre orgueil. Et voilà huit jours qu’il neme parle plus. Il en veut à tous ceux qui viennent ici. Il a su quetu es un savant… et par ma faute ; je n’ai pas su tenir malangue. Il m’a alors déclaré qu’il ne resterait pas une minute deplus dans la maison, si tu y venais. « Alors, moi, je ne suis doncplus un savant pour vous ? »… Que sera-ce quand il apprendrala venue de Korovkine ? Voyons réfléchis ; dis-moi dequoi je suis coupable. Puis-je me résoudre à lui donner del’Excellence ? Est-il possible de vivre pareillement ?Pourquoi, aujourd’hui même, a-t-il chassé de table ce pauvreBakhtchéiev ? Admettons que Bakhtchéiev n’a pas inventél’astronomie… nous non plus ! Pourquoi ? voyons ;pourquoi tout cela ?

– Parce que tu es un envieux, Yégorouchka ! dit encore lagénérale.

– Ma mère, s’écria mon oncle au paroxysme du désespoir, vous meferez perdre la raison… On ne dirait pas que c’est ma mère quiparle ! Je suis donc une solive, une lanterne et non plusvotre fils !

– Mais, fis-je, extrêmement surpris par ce récit, Bakhtchéievm’a dit, à tort ou à raison, que Foma Fomitch était mis en jalousiepar la fête d’Ilucha et qu’il prétendait être fêté le même jour.J’avoue que ce trait m’a étonné à un point…

– C’est son anniversaire, mon cher, et non sa fête !interrompit précipitamment mon oncle, Bakhtchéiev s’est malexprimé, tout simplement. C’est demain l’anniversaire d’Ilucha. Lavérité avant tout, mon cher…

– Ce n’est pas du tout son anniversaire ! s’écriaSachenka.

– Comment ? Ce n’est pas son anniversaire ? s’exclamamon oncle absolument ahuri.

– Non, petit père ; ce n’est pas son anniversaire. Vousimaginez cela pour vous tromper vous-même et pour contenter FomaFomitch. Son anniversaire fut célébré au mois de mars, et vous vousen souvenez bien : nous fûmes en pèlerinage au monastère ;Foma ne cessa de se plaindre que le cousin lui avait broyé lescôtes et pinça ma tante à deux reprises, par pure méchanceté. Et,quand nous lui avons souhaité sa fête, à lui, il se fâcha de cequ’il n’y avait pas de camélias dans notre bouquet. « J’aime lescamélias, nous dit-il, parce que j’ai des goûts distingués et vousavez regardé à dégarnir votre serre pour moi ! » Toute lajournée, il fut de mauvaise humeur et ne nous adressa plus laparole…

J’imagine qu’une bombe tombant au milieu de la chambre n’auraitpas mieux surpris et épouvanté l’assemblée que cette révoltesubite, et de qui ? d’une fillette à qui défense était faited’élever seulement la voix à table en présence de sagrand’mère ! Atterrée, stupéfaite, folle de colère, lagénérale se redressa les yeux fixés sur l’insolente enfant, et n’enpouvant les croire.

– On permet cela ! On veut la laisser tuer sagrand’mère ! brama Pérépélitzina.

– Sacha ! Sacha ! Tais-toi ! Qu’as-tu ?criait mon oncle courant de sa mère à sa fille et de sa fille à samère.

– Je ne me tairai pas, petit père ! cria Sacha, enbondissant tout à coup de sa chaise. – Elle frappait du pied et sesyeux lançaient des éclairs. – Je ne me tairai pas ! Nous avonstous par trop souffert à cause de ce méchant Foma Fomitch. Il vanous perdre tous parce qu’à chaque instant on lui répète qu’il estplein d’esprit, magnanime, généreux, savant, qu’il est le résumé,le pot-pourri de toutes les vertus, et il le croit,l’imbécile ! On lui a servi tant de plats sucrés que toutautre à sa place en aurait eu honte ; mais lui, il a avalétout ce qu’on lui a présenté et il en redemande encore. Vous allezvoir qu’il nous dévorera tous par la faute de papa ! Oh !le méchant Foma ! Je dis ce que j’ai à dire et je n’ai peur depersonne. Il est bête, capricieux, malpropre, grossier, cruel,tyran, calomniateur, menteur !… Ah ! s’il ne tenait qu’àmoi, il y a longtemps qu’on l’aurait chassé d’ici ; mais papal’adore ; papa en est fou !

– Ah ! – La générale fit un cri et s’affaissa sur ledivan.

– Ma chère Agafia Timoféievna, mon ange ! criait AnfissaPétrovna, prenez mon flacon ! De l’eau ! de l’eau !…plus vite !

– De l’eau ! de l’eau ! criait mon oncle. Ma mère, mamère ! calmez-vous. Je vous supplie à genoux de vouscalmer !…

– On devrait vous mettre en cellule, vous mettre au pain et àl’eau… criminelle que vous êtes ! – sifflait entre ses dentsla Pérépélitzina qui semblait vouloir percer Sachenka de son regardfurieux.

– Eh bien, qu’on me mette au pain et à l’eau ! Je ne crainsrien ! criait Sachenka, emportée. Je défends papa parce qu’ilne peut se défendre lui-même. Mais, qu’est-ce que votre FomaFomitch auprès de mon petit père ? Il mange le pain de papaet, par-dessus le marché, il l’insulte, il le rabaisse,l’ingrat ! Mais je le mettrais en lambeaux, votre FomaFomitch ; je le provoquerais en duel et je le tuerais avecdeux pistolets !

– Sacha ! Sacha ! criait mon oncle au comble de lasouffrance. Encore un mot et tu me perds à jamais !

– Papa ! s’écria Sacha en se précipitant vers son pèrequ’elle étreignit dans ses bras, les yeux baignés de larmes.Papa ! comment vous perdriez-vous, vous si bon, si beau, sigai, si intelligent ! Est-ce donc à vous de vous soumettre àce méchant ingrat ? de devenir comme un jouet dans ses mainsjusqu’à en être la risée de tout le monde ? Papa ! monpère adoré !

Elle éclata en sanglots et, se couvrant la figure de ses mains,elle s’enfuit de la salle. Ce fut un tumulte indescriptible. Lagénérale avait une syncope et, à genoux devant elle, mon oncle luibaisait les mains. La demoiselle Pérépélitzina se démenait autourd’eux et nous lançait des regards féroces, mais triomphants.Anfissa Pétrovna bassinait d’eau fraîche les tempes de la généraleet lui tenait son flacon. Prascovia Ilinitchna, toute tremblante,versait d’abondantes larmes. Éjévikine cherchait un coin où secacher et, pâle comme une morte, l’institutrice, éperdue deterreur, restait là, debout. Seul, Mizintchikov ne s’émouvait pas.Il se leva, s’approcha de la fenêtre et se mit à regarder au dehorssans prêter la moindre attention à la scène qui se jouait.

Tout à coup, la générale se souleva du divan, se redressa et, metoisant furieusement :

– Allez-vous en ! cria-t-elle en frappant du pied.

Je ne m’attendais nullement à une pareille algarade.

– Allez-vous en ! Allez-vous en ! Quittez cettemaison ! Que vient-il faire ici ? Je ne veux pas qu’ilreste un seul instant dans la maison. Je le chasse !

– Ma mère ! Ma mère ! Voyons, mais c’estSérioja ! marmottait mon oncle, tout tremblant de peur. Il estici en visite, ma mère !

– Quel Sérioja ? Sottises ! Pas d’explications !Qu’il s’en aille. C’est Korovkine ; j’en suis sûre ; mespressentiments ne me trompent point. Il est venu pour chasser FomaFomitch ! Mon cœur le sent bien… Allez-vous en,canaille !

– Mon oncle, dis-je, étouffant une noble indignation, s’il enest ainsi, je… excusez-moi… et je saisis mon chapeau.

– Serge ! Serge ! Que fais-tu ? Vas-tu t’y mettreaussi ? Ma mère, mais c’est Sérioja !… Serge, degrâce ! Cria-t-il en courant après moi et en s’efforçant de mereprendre mon chapeau, tu es mon hôte, tu resteras ici ; je leveux ! Ce qu’elle dit n’a pas d’importance, ajouta-t-il à voixbasse, c’est parce qu’elle est en colère… Cache-toi seulement pourun instant ; ça va se passer. Je t’assure qu’elle tepardonnera. Elle est très bonne, mais en ce moment elle ne sait pasce qu’elle dit… Tu as entendu : elle te prend pour Korovkine, maisje te jure qu’elle te pardonnera… Que veux-tu ? demanda-t-il àGavrilo, qui, tout tremblant, était entré dans la chambre.

Gavrilo n’était pas seul. Il était accompagné d’un jeune garçonde seize ans et très beau, je sus plus tard qu’on ne l’avait prisdans la maison que pour sa beauté. Il s’appelait Falaléi et portaitun accoutrement spécial : chemise de soie rouge à col galonné,ceinture tissée de fils d’or, pantalon de velours noir et bottes enchevreau à revers rouges. Ce costume était de l’invention de lagénérale. L’enfant sanglotait et les larmes coulaient de ses beauxyeux bleus.

– Qu’est-ce encore que cela ? Exclama mon oncle. Qu’est-ilarrivé ? Mais parle donc, brigand !

– Foma Fomitch nous a ordonné de nous rendre ici ; il noussuit, répondit le malheureux Gavrilo. Moi, c’est pour l’examen, etlui…

– Et lui ?

– Il a dansé ! répondit Gavrilo avec des larmes dans lavoix.

– Il a dansé ! s’écria mon oncle avec terreur.

– J’ai dansé ! Sanglota Falaléi.

– Le Kamarinski ? (Danse populaire russe, sur l’air d’unechanson relatant les hauts faits d’un paysan de ce nom. Onl’appelle aussi la Kamarinskaïa)

– Le Kamarinski !

– Et Foma Fomitch t’a surpris ?

– Il m’a surpris.

– Ils me tuent ! Exclama mon oncle. Je suis perdu ! Etil se prit la tête à deux mains.

– Foma Fomitch ! Annonça Vidopliassov en pénétrant dans lasalle.

Et Foma Fomitch se présenta en personne devant la sociétébouleversée.

Chapitre 6Le boeuf blanc et Kamarinski le paysan

Mais, avant de présenter Foma Fomitch au lecteur, je croisindispensable de dire quelques mots de Falaléi, et d’expliquer cequ’il y avait de terrible dans le fait qu’il eût dansé laKamarinskaïa et que Foma l’eût surpris dans cette joyeuseoccupation.

Falaléi était orphelin de naissance et filleul de la défuntefemme de mon oncle, qui l’aimait beaucoup. Il n’en fallait pas plusà Foma Fomitch. Aussitôt qu’il se fut installé à Stépantchikovo, etqu’il eut réduit mon oncle à sa merci, il prit en haine ce favori.Or, le jeune garçon avait plu à la générale, et il était resté prèsde ses maîtres, en dépit de la fureur de Foma ; la généralel’avait exigé, et Foma avait dû céder. Mais, bouillant de rancuneau souvenir de cette offense, – tout lui était offense, – à chaqueoccasion propice, il s’en vengeait sur mon pauvre oncle, pourtantbien innocent.

Falaléi était merveilleusement beau. Il avait un visage de bellefille des champs. La générale le choyait, le dorlotait, y tenaitcomme à un jouet rare et coûteux, et presque autant, sinondavantage, qu’à son petit chien frisé Ami. Nous avons décrit lecostume qu’elle avait inventé pour lui. Les demoiselles lefournissaient de pommade et le coiffeur Kouzma était chargé de lefriser les jours de fête. Ce n’était pas un idiot, mais il était sinaïf, si franc, si simple, qu’au premier abord on eût pu lecroire.

Avait-il eu quelque rêve, il venait aussitôt le raconter à sesmaîtres. Il se mêlait à leur conversation sans prendre garde s’illes interrompait, et leur racontait même des choses qu’on ne leurraconte pas d’ordinaire. Il fondait en larmes si Madame tombait ensyncope ou si l’on criait trop après Monsieur. Tous les malheurs letouchaient. Il lui arrivait de s’approcher de la générale et de luibaiser les mains en la suppliant de ne pas se fâcher, et lagénérale lui pardonnait généreusement toutes ses privautés. Ilétait bon, sensible, sans rancune, doux comme un agneau, gai commeun enfant heureux.

Toujours placé derrière la chaise de la générale, il adorait lesucre et, quand on lui en donnait, il le croquait aussitôt de sessuperbes dents blanches, cependant que ses beaux yeux et tout sonvisage exprimaient le plus vif plaisir.

Pendant longtemps, Foma Fomitch lui en voulut, mais, à la fin,convaincu qu’il n’arriverait à rien par la colère, il résolut des’instituer le bienfaiteur de Falaléi. Tout d’abord, il gronda mononcle de négliger l’instruction de ses domestiques et décidad’enseigner à ce malheureux garçon et la morale et la languefrançaise.

Comment ! disait-il à l’appui de son absurde lubie,comment ! Mais il est toujours près de sa maîtresse. Oubliantson ignorance du français, il peut fort bien arriver qu’elle luidise, par exemple, donnez-moi mon mouchoir. Il doit comprendre ceque cela veut dire pour la servir convenablement.

Non seulement on ne pouvait réussir à le faire mordre aufrançais, mais le cuisinier Andron, son oncle, aprèsd’infructueuses tentatives de lui apprendre le russe, avait depuislongtemps relégué l’alphabet sur une planche. Falaléi étaitabsolument fermé à la science des livres, et ce fut même l’originede toute une affaire.

Les domestiques s’étaient mis à le taquiner au sujet de sonfrançais, et Gavrilo, le vieux et respectable valet de chambre demon oncle, osa même nier ouvertement l’utilité de cette langue.Cela revint aux oreilles de Foma Fomitch, qui se mit en fureur et,pour punir Gavrilo, le contraignit à étudier aussi le français.Voilà d’où provenait cette question du français, qui avait tantindigné M. Bakhtchéiev.

Quant à la tenue, ce fut encore pis, et Foma ne put obtenir lemoindre résultat. Malgré sa défense, Falaléi venait chaque matinlui raconter ses rêves, ce que Foma estimait par trop familier ettout à fait indécent. Mais Falaléi persistait à ne pas changer.Bien entendu, tout cela retomba sur mon oncle.

– Savez-vous, savez-vous ce qu’il a fait aujourd’hui ?criait Foma en choisissant avec soin, pour produire plus d’effet,le moment où tout le monde était réuni. Savez-vous, colonel, oùaboutit votre faiblesse systématique ? Il a dévoré le morceaude pâté que vous lui aviez donné pendant le dîner, et devinez cequ’il a dit après ? Viens ici, imbécile ! viens,idiot ! gueule rose !

Falaléi s’avançait, pleurant et s’essuyant les yeux à deuxmains.

– Qu’as-tu dit après avoir dévoré ton pâté ? Répète-ledevant tout le monde !

Falaléi ne soufflait mot et se répandait en larmesabondantes.

– Eh bien, je vais le dire pour toi. Tu as dit, en frappant surton ventre aussi plein qu’indécent : « Je me suis rempli le ventrede pâté comme Martin de savon ! » Je vous demande, colonel,s’il est permis de proférer de pareilles paroles devant des gensbien élevés, à plus forte raison dans le grand monde ? L’as-tudit, oui ou non ? Réponds !

– Je l’ai dit !… confirmait Falaléi en sanglotant.

– À présent, dis-moi ce que c’est que ce Martin qui mange dusavon. Où as-tu vu un Martin manger du savon ? Allons, jevoudrais bien pouvoir me figurer ce Martin phénoménal. – Silence deFalaléi. – Je te demande qui est ce Martin. Je veux le voir, leconnaître ! Allons, qu’est-il ? Un commisd’enregistrement ? Un astronome ? Un poète ? Undomestique ? Il faut pourtant qu’il soit quelque chose.

– Un domestique ! répondait enfin Falaléi sans s’arrêter depleurer.

– Quels sont ses maîtres ?

Cela, Falaléi ne le savait pas. Naturellement, le tout finissaitpar une grande colère de Foma qui quittait la salle en criant qu’onl’avait offensé ; la générale avait une crise de nerfs et mononcle, maudissant le jour de sa naissance, demandait pardon à toutle monde, se croyant obligé, pour le reste de la journée, demarcher sur la pointe des pieds dans sa propre maison.

Comme un fait exprès, le lendemain même de cette affaire,Falaléi, ayant complètement perdu de vue et Martin et toutes sessouffrances de la veille, Falaléi apportait le thé du matin à FomaFomitch, et ne manquait pas de lui communiquer qu’il avait rêvéd’un bœuf blanc. La mesure était comble. En proie à la plusfurieuse indignation, Foma faisait immédiatement appeler mon oncleet le chapitrait d’importance sur l’indécence des songes deFalaléi. On prit de sévères mesures : Falaléi fut puni et mis àgenoux dans un coin. On lui défendit d’avoir de ces rêves depaysan.

– Si je me fâche, expliquait Foma, c’est que je ne puis admettrequ’il vienne me raconter ses rêves, surtout quand il s’agit d’unbœuf blanc. Convenez vous-même, colonel, que ce bœuf blanc n’ad’autre signification que la grossièreté et l’ignorance de votreFalaléi. Tels rêves, telles pensées. N’avais-je pas dit qu’on n’enferait rien de bon et qu’il était absurde de le laisser auprès desmaîtres ? Jamais vous ne parviendrez à transformer cette âmede paysan en quelque chose d’élevé, de poétique. – Et, s’adressantà Falaléi : – Est-ce que tu ne peux pas voir dans tes rêves desspectacles nobles, délicats, distingués, par exemple : une scène dela vie élégante, des messieurs jouant aux cartes, ou des dames sepromenant dans un beau jardin ?

Falaléi avait promis, pour la nuit suivante, de ne peupler sesrêves que de messieurs élégants et de dames distinguées. En secouchant, les larmes aux yeux, il avait prié Dieu de lui envoyer unde ces rêves superfins et il avait longtemps médité sur les moyensde ne plus voir ce maudit bœuf blanc. Mais nos vouloirs sontfragiles. À son réveil, il se rappela, non sans terreur, qu’iln’avait cessé de rêver toute la nuit de ce misérable bœuf blanc, etn’avait réussi à contempler une seule dame en promenade dansquelque beau jardin. Ce fut terrible, Foma déclara fermement qu’ilne pouvait admettre la possibilité d’une pareille récidive. Iln’était donc pas douteux que Falaléi obéissait à un plan tracé parquelqu’un de la maison dans le but de le molester, lui, Foma. Cefurent des cris, des reproches, des larmes. Vers le soir, lagénérale tomba malade et une morne tristesse pesa sur la maison. Leseul espoir restait qu’en sa troisième nuit, Falaléi eût enfinquelque songe distingué, mais l’indignation fut au comble lorsqu’onsut que, de toute la semaine, il n’avait cessé de rêver du bœufblanc. Il ne rêverait plus jamais du grand monde !

Le plus étrange, c’est que l’idée de mentir ne vint pas àFalaléi. Il ne s’avisa pas de dire qu’au lieu du bœuf blanc, ilavait vu, par exemple, une voiture remplie de dames en compagnie deFoma Fomitch. Un pareil mensonge n’eut pas constitué un bien grandpéché. Mais, l’eût-il voulu, Falaléi était incapable de mentir. Onn’avait même pas essayé de le lui suggérer, car chacun savait qu’ilse trahirait dès les premiers mots et que Foma Fomitch le pinceraiten flagrant délit. Que faire ? La situation de mon oncledevenait intenable. Falaléi était incorrigible et le pauvre garçonse mit à maigrir d’angoisse. Mélanie, la femme de charge,l’aspergea d’une eau bénite où trempait un charbon, afin deconjurer le mauvais sort qu’on lui avait indubitablement jeté,opération à laquelle collabora la bonne Prascovia Ilinitchna, maisqui ne servit de rien.

– Qu’il soit maudit ! criait Falaléi ; il m’apparaîttoutes les nuits ! Chaque soir, je dis cette prière : «Rêve ! Je ne veux pas voir le bœuf blanc ! Rêve ! Jene veux pas voir le bœuf blanc ! » Mais, j’ai beau faire, ilm’apparaît, énorme, avec ses cornes, son gros mufle… meuh !meuh !

Mon oncle était au désespoir mais, par bonheur, Foma semblaitavoir oublié le bœuf blanc. Bien entendu, personne ne le croyaithomme à perdre de vue une circonstance aussi importante. Chacun sedisait avec terreur qu’il l’avait seulement mise de côté pour enuser en temps utile. On sut plus tard qu’à ce moment, Foma Fomitchavait des préoccupations différentes et que d’autres plansmûrissaient dans son cerveau. C’était là l’unique motif du répitqu’il laissait à Falaléi et dont tout le monde profitait. Le jeunegarçon retrouvait sa gaieté ; il commençait même à oublier lepassé. Les apparitions du bœuf blanc se faisaient plus raresquoiqu’il tînt, de temps à autre, à rappeler son existencefantastique. En un mot, tout aurait marché le mieux du monde si laKamarinskaïa n’eut pas existé.

Falaléi dansait à ravir ; la danse était sa principaleaptitude ; il dansait par vocation, avec un entrain, une joieinlassables ; mais toutes ses préférences allaient au paysanKamarinski. Ce n’était pas que les comportements légers etinexplicables de ce volage campagnard lui plussentparticulièrement, non : il s’adonnait à la Kamarinskaïa parce qu’illui était impossible d’en entendre les accents sans danser. Etparfois, le soir, deux ou trois laquais, les cochers, le jardinierqui jouait du violon et aussi les dames de la domesticité, seréunissaient en quelque endroit écarté de la maison des maîtres, leplus loin possible de Foma Fomitch, et là se déchaînaient lamusique, les danses et, finalement, la Kamarinskaïa. L’orchestre secomposait de deux balalaïkas, d’une guitare, d’un violon et d’untambourin que Mitiouchka maniait avec une incomparable maestria. Etil fallait voir Falaléi se donner carrière ; il dansaitjusqu’à perte de conscience, jusqu’à extinction de ses dernièresforces. Encouragé par les cris et les rires de l’assistance, ilpoussait des hurlements perçants, riait, claquait des mains. Ilbondissait, comme entraîné par une force prestigieuse qui ledominait et il s’appliquait avec zèle à suivre le rythme toujoursaccéléré de l’entraînante chanson et ses talons frappaient laterre. Il y trouvait une immense volupté qui se fut perpétuée poursa joie, si le tapage occasionné par la Kamarinskaïa n’étaitparvenu aux oreilles de Foma Fomitch. Stupéfait, celui-ci envoyasans retard chercher le colonel.

– Colonel, j’avais une seule question à vous faire : votrerésolution de perdre cet idiot est-elle ou non irrévocable ?Dans le premier cas, je me retire immédiatement ; dans lesecond, je…

– Mais qu’y a-t-il ? s’écria mon oncle épouvanté.

– Ce qu’il y a ? Tout simplement ceci qu’il danse laKamarinskaïa.

– Eh bien, voyons… qu’est-ce que cela peut faire ?

– Comment, ce que cela peut faire ? cria Foma d’une voixperçante. Et c’est vous qui dites cela ? vous ! leurseigneur et, peut-on dire, leur père ? Ignorez-vous que lachanson raconte l’histoire d’un ignoble paysan lequel, en étatd’ébriété, osa l’action la plus immorale ? Savez-vous ce qu’ilfit, ce paysan corrompu ? Il n’hésita pas à fouler aux piedsles liens les plus sacrés, à les piétiner de ses bottes de rustre,de ses bottes accoutumées aux planchers des cabarets ?Comprenez-vous maintenant que votre réponse offense les plus noblessentiments ? Qu’elle m’offense moi-même ? Lecomprenez-vous, oui ou non ?

– Mais, Foma, ce n’est qu’une chanson ! Voyons, Foma…

– Ce n’est qu’une chanson ! Et vous n’avez pas honte dem’avouer que vous la connaissez, vous, un homme du monde, vous, uncolonel ! Vous, le père d’enfants innocents et purs ! Cen’est qu’une chanson ! Mais il n’est pas douteux qu’elle futsuggérée par un fait réel ! Ce n’est qu’une chanson !Mais quel honnête homme avouera la connaître et l’avoir entendue,sans mourir de honte ? Qui ? Qui ?

– Mais tu la connais toi-même, Foma, puisque tu m’en parlesainsi ! répondit mon oncle dans la simplicité de son âme.

– Comment ! Je la connais ! Moi ! Moi !…C’est-à-dire… On m’offense ! s’écria tout à coup Fomabondissant de sa chaise, en proie à la plus folle rage. Il nes’attendait pas à une réplique aussi écrasante.

Je ne décrirai pas la colère de Foma. Le colonel futignominieusement chassé de la présence de ce prêtre de la moralité,en châtiment d’une réponse indécente et déplacée. Mais de ce jour,Foma s’était bien juré de surprendre Falaléi en flagrant délit deKamarinskaïa. Le soir, alors que tout le monde le croyait occupé,il gagnait le jardin en cachette, contournait les potagers et seblottissait dans les chanvres d’où il commandait le petit coinchoisi par les amateurs de chorégraphie. Il guettait le pauvreFalaléi comme le chasseur guette l’oiseau, délicieusement,repassant ce qu’il dirait à toute la maison et surtout au colonelen cas de réussite. Son inlassable patience se vit enfin couronnéede succès ; il surprit la Kamarinskaïa ! On comprendpourquoi mon oncle s’arrachait les cheveux devant les larmes deFalaléi ; on comprend son émotion en entendant Vidopliassovannoncer aussi inopinément Foma Fomitch dont l’entrée nous trouvaen plein désarroi.

Chapitre 7Foma Fomitch

C’est avec une attentive curiosité que j’examinai celui queGavrilo avait fort justement qualifié de vilain monsieur. Il étaitde taille exiguë, avec le poil d’un blond clair et grisonnant, depetites rides par tout le visage et une énorme verrue sur lementon ; il frisait la cinquantaine. Je ne fus pas un peusurpris de le voir se présenter en robe de chambre, – de coupeétrangère, il est vrai – mais en robe de chambre et en pantoufles.Le col de sa chemise était rabattu à l’enfant, ce qui lui donnaitun air extrêmement bête. Il marcha droit au fauteuil inoccupé,l’approcha de la table et s’assit sans rien dire à personne. Letumulte, l’émotion qui régnaient avant son arrivée s’étaient muéstout à coup en un tel silence qu’on eût entendu voler une mouche.La générale se fit douce comme un agneau, pauvre idiote quilaissait voir toute son adoration ; elle le dévorait des yeux,cependant que la demoiselle Pérépélitzina ricanait en se frottantles mains et que la pauvre Prascovia Ilinitchna tremblait d’effroi.Mon oncle se multiplia tout aussitôt.

– Du thé, du thé, ma sœur ! Sucrez-le bien, ma sœur, FomaFomitch aime le thé bien sucré après la sieste. Tu le veux sucré,n’est-ce pas, Foma ?

– Il s’agit bien de thé, fit lentement et dignement Foma, enagitant la main d’un air préoccupé. Vous ne pensez qu’auxfriandises !

Ces paroles de Foma et le ridicule de son entrée pédantesquem’intéressèrent prodigieusement. J’étais curieux de voir jusqu’oùirait l’insolence de cet individu et son mépris de la plusélémentaire politesse.

– Foma, reprit mon oncle, je te présente mon neveu, SergeAlexandrovitch, qui vient d’arriver.

Foma Fomitch le toisa des pieds à la tête et, sans m’accorder laplus légère attention, il dit après un long silence :

– Je m’étonne que vous vous appliquiez à m’interrompresystématiquement. Je vous parle d’affaires sérieuses et vous merépondez par Dieu sait quoi !… Avez-vous vu Falaléi ?

– Je l’ai vu, Foma…

– Ah ! vous l’avez vu ? Eh bien, je vais vous lemontrer à nouveau, si vous l’avez vu. Admirez votre créature, ausens moral du mot. Allons, approche, idiot ! approche, gueulede Hollande ! Viens donc, viens, n’aie pas peur !

Falaléi s’en vint en pleurnichant, la bouche ouverte et avalantses larmes. Foma Fomitch le contemplait avec volupté.

– C’est avec intention, Paul Sémionovitch, que je l’ai appelégueule de Hollande, fit-il, se carrant dans le fauteuil et,tournant légèrement la tête du côté d’Obnoskine assis près de lui.En général, je ne trouve pas utile d’atténuer mes expressions. Lavérité doit rester la vérité et l’on aura beau cacher la boue, onne l’empêchera pas d’être la boue. Dès lors, à quoi bon lesatténuations ? À mentir aux autres et à soi-même ? Cen’est que dans une tête vide de mondain qu’a pu germer une idéeaussi absurde que le besoin des convenances. Dites, je vous prendsà témoin, quelle beauté trouvez-vous dans cette binette ? Jeparle de beauté noble, élevée !

Il s’exprimait d’une voix douce, lente, indifférente.

– Lui, beau ? laissa tomber Obnoskine avec la plusinsolente nonchalance. Il me fait l’effet d’un roastbeef et voilàtout.

– Je m’approche de la glace et je m’y contemple, poursuivitsolennellement Foma. Je suis loin de me prendre pour une beauté,mais j’ai dû arriver à cette conclusion forcée qu’il y a dans monœil gris quelque chose qui me distingue d’un Falaléi. Il exprime lapensée, cet œil, et la vie, et l’intelligence ! Je ne cherchepas à m’exalter personnellement ; mes paroles s’appliquent àla généralité de notre classe. Eh bien, pensez-vous qu’on puissetrouver en ce beefteak ambulant la moindre parcelle d’âme ?Vraiment, remarquez, Paul Sémionovitch, chez ces hommes totalementprivés d’idéal et de pensée et qui ne mangent que de la viande,comme le teint est frais, mais d’une fraîcheur grossière,répugnante, bête ! Voulez-vous connaître la valeur exacte desa capacité intellectuelle ? Hé ! toi, l’objet, approcheun peu qu’on t’admire. Qu’as-tu à ouvrir la bouche ? Tu veuxavaler une baleine ? Es-tu beau ? Réponds : es-tubeau ?

– Je suis… beau ! répondit Falaléi avec des sanglotsétouffés.

Obnoskine partit d’un éclat de rire.

– Vous l’avez entendu ? lui cria triomphalement Foma. Il vavous en dire bien d’autres. Je suis venu lui faire passer unexamen. Sachez, Paul Sémionovitch, qu’il est des gens pourcomploter la perte de ce pauvre idiot. Il se peut que mon jugementsoit sévère et que je me trompe ; mais je ne parle que paramour pour l’humanité. Il vient de se livrer à la danse la plusinconvenante ; qui donc s’en préoccupe ici ? Écoutez-moiça ! Allons ! Réponds, que viens-tu de faire ?Réponds ! réponds immédiatement !

– J’ai dansé, sangloté Falaléi.

– Qu’est-ce que tu as dansé ? Quelle danse ?Parle !

– La Kamarinskaïa…

– La Kamarinskaïa ! Et qu’est-ce que c’est queKamarinski ? Tâche de nous donner une réponse compréhensible,de nous éclairer sur ton Kamarinski.

– Un pay… san…

– Un paysan ? rien qu’un paysan ? Tu m’étonnes. C’estdonc un remarquable paysan, un célèbre paysan, si on compose deschants et des danses en son honneur ? Voyons,réponds !

Tourmenter était chez Foma un véritable besoin. Il se jouait desa victime comme le chat de la souris ; mais Falaléi setaisait, pleurnichant sans parvenir à comprendre la question.

– Réponds donc ! insistait Foma. On te demande quel étaitce paysan… Appartenait-il à un seigneur ? à la couronne ?à la commune ? était-il libre ? Il y a différentes sortesde paysans.

– À la commune…

– Ah ! à la commune ! Vous entendez, PaulSémionovitch ? Voici un point historique élucidé, le moujikKamarinski appartenait à la commune… Et qu’a-t-il fait, cepaysan ? Quels exploits lui valent les honneurs de lachanson ?

La question était délicate et même dangereuse, s’adressant àFalaléi.

– Voyons… vous… pourtant… intervint Obnoskine en jetant unregard vers sa mère qui commençait à s’agiter sur son siège.

Mais que faire ? Les caprices de Foma Fomitch faisaientloi !

– De grâce, mon oncle, si vous n’arrêtez pas cet imbécile, vousvoyez où il veut en venir. Falaléi est capable de dire n’importequoi, je vous l’assure ! dis-je à l’oreille de mon oncle qui,fort perplexe ne savait quel parti prendre.

– Dis donc, Foma, si… tu… Je te présente mon neveu qui étudiaitla minéralogie…

– Colonel, je vous prie de ne pas m’interrompre avec votreminéralogie où vous ne vous y connaissez guère plus que d’autres,peut-être. Je ne suis pas un enfant. Il va me répondre qu’au lieude travailler pour nourrir sa famille, ce paysan s’enivra et,oubliant sa pelisse au cabaret, se mit à courir par les rues enétat d’ivresse. Tel est le sujet bien connu de ce poème quiglorifie l’ivrognerie. Ne vous inquiétez pas ; il sait,maintenant, ce qu’il doit répondre. Eh bien réponds ;qu’a-t-il fait, ce paysan ? Je te l’ai soufflé ; je tel’ai fourré dans la bouche. Mais je veux l’entendre de toi :qu’a-t-il fait ? qu’est-ce qui lui a mérité cette gloireimmortelle que chantent les troubadours ? Eh bien ?

L’infortuné Falaléi jetait autour de lui des regards angoissés.Ne sachant que répondre, il ouvrait et fermait alternativement labouche comme un poisson pêché qui agonise sur le sable.

– J’aurais honte de le dire ! dit-il enfin au comble de ladétresse.

– Ah ! il a honte de le dire ! triompha Foma. Voilà ceque je voulais lui faire avouer, colonel ! On a honte de ledire, mais non de le faire ! Telle est la moralité que vousavez semée, qui lève et que vous arrosez, maintenant. Mais assez deparoles ; va-t-en dans la cuisine, Falaléi. Pour le moment, jene te dirai rien par égard pour les personnes qui m’entourent, maistu seras cruellement puni aujourd’hui même. Si on me l’interdit,si, cette fois encore, on te fait passer avant moi, eh bien, turesteras ici pour consoler les maîtres en leur dansant laKamarinskaïa ; quant à moi, je quitterai cette maisonsur-le-champ. J’ai dit. Va-t-en !

– Il me semble que vous êtes un peu sévère, remarqua trèsmollement Obnoskine.

– En effet ! c’est très juste ! s’exclama mon oncle.Mais il arrêta et se tut. Foma le couvait d’un regard sombre.

– Je m’étonne, Paul Sémionovitch, de l’attitude des écrivainscontemporains, de ces poètes, de ces savants, de ces penseurs,déclara-t-il. Comment ne se préoccupent-ils pas des chansons quechante en dansant le peuple russe ? Qu’ont fait jusqu’àprésent tous ces Pouchkine, tous ces Lermontov, tous cesBorozdine ? Je reste songeur. Le peuple danse la Kamarinskaïa,cette apothéose de l’ivrognerie, et eux, pendant ce temps-là, ilschantent les myosotis ! C’est une question sociale !Qu’ils me montrent un paysan, s’il leur plaît, mais un paysansublime, un villageois, dirai-je, et non un paysan. Qu’ils me lemontrent dans toute sa simplicité, ce sage villageois, fût-il mêmechaussé de laptis (Sandales en écorce de bouleau) – faisons cetteconcession ! – mais qu’ils me le montrent plein de ces vertusenviables même pour quelque Alexandre de Macédoine russe et tropcélèbre, je le dis franchement. Je connais la Russie et la Russieme connaît ; aussi n’hésité-je pas à en parler. Qu’on me lemontre chargé de famille, ce paysan aux cheveux blancs, affamé etsuffoquant dans son izba, mais content, soumis et n’enviant pasl’or des riches. Que, dans sa compassion, le riche lui apporte sonor et que l’on voie la vertu du paysan s’associer à celle de sonmaître, le grand seigneur ! Ces deux hommes, tant séparés surl’échelle sociale, se rapprocheront enfin dans la vertu : c’est làune grande idée ! Mais, au contraire, que voyons-nous ?D’un côté les myosotis et, de l’autre, le paysan tout débraillé etbondissant du cabaret dans la rue ! Voyons, qu’y a-t-il là depoétique, d’admirable ? Où, l’esprit ? où, lagrâce ? où, la moralité ?

– Je te dois cent roubles pour ces paroles, Foma Fomitch !fit Éjévikine affectant le ravissement. Puis il ajouta tout bas : –Pour ce dont je dispose !… Mais il faut flatter,flatter !…

– Ah ! vous avez admirablement exprimé cela ! ditObnoskine.

– En effet, très juste ! s’écria mon oncle qui avait écoutéavec la plus profonde attention, en me regardant d’un air detriomphe.

Et, se frottant les mains, il ajouta :

– Comme c’est traité ! Il vous a une de ces conversationsvariées !… – Son cœur débordait, il s’écria : – Foma Fomitch,voici mon neveu ; je te le présente. Il a fait aussi de lalittérature.

Mais, comme devant, Foma ne prit pas garde à la présentation demon oncle.

– Au nom de Dieu, ne me présentez plus ! Je vous le demandetrès sérieusement ! lui murmurai-je d’un ton décidé.

– Ivan Ivanovitch, reprit Foma en s’adressant à Mizintchikov etle regardant fixement, vous avez entendu ? Quelle est votreopinion ?

– Mon opinion ? C’est à moi que vous parlez ? fitMizintchikov en homme qu’on vient de réveiller.

– Oui, c’est à vous. Je vous le demande parce que je n’attached’importance qu’à l’opinion des gens vraiment instruits et non àcelle de ces problématiques esprits dont toute l’intelligenceconsiste à se faire présenter à toute minute comme savants et quel’on fait parfois venir pour jouer les polichinelles.

C’était une pierre dans mon jardin. Il ne faisait pas doute queFoma n’avait abordé cette dissertation littéraire que dans l’uniquebut de m’éblouir, de me réduire à rien, d’écraser le savantpétersbourgeois, l’esprit fort. J’en fus convaincu.

– Puisque vous tenez à connaître mon opinion, fit Mizintchikov,sachez donc que je suis de votre avis.

– Comme toujours ! Cela en devient même écœurant !remarqua Foma. Il se tourna de nouveau vers Obnoskine et continua :– Paul Sémionovitch, je vous dirai franchement que, si j’estimel’immortel Karamzine, ce n’est pas pour sa Marfa de Possade ni poursa Vieille et Nouvelle Russie, mais parce qu’il a écrit FrolSiline, cette magnifique épopée ! C’est une œuvre purementpopulaire qui perdurera à travers les siècles. C’est une épopéesublime !

– Très juste ! très juste ! Une grande époque !Frol Siline est un homme de bien ! Je me rappelle avoir luqu’ayant payé pour l’affranchissement de deux jeunes filles, ilcontempla le ciel et pleura. C’est un trait sublime ! approuvamon oncle tout joyeux.

Mon pauvre oncle ! Il ne manquait jamais l’occasion des’immiscer dans une conversation savante ! Foma souritméchamment, mais il ne dit rien.

– D’ailleurs, on écrit aussi fort bien de nos jours, dit AnfissaPétrovna, se mêlant prudemment à la conversation. Ainsi, tenez :Les Mystères de Bruxelles.

– Je ne suis pas de votre avis, répondit Foma, comme à regret.Il n’y a pas longtemps que j’ai encore lu un de ces poèmes…Quoi ! C’est toujours les myosotis ! Si vous voulez lesavoir, celui que je préfère parmi les nouveaux écrivains, c’estencore le « Pérépistchik » il écrit d’une plume légère !

– Pérépistchik ! s’écria Anfissa Pétrovna, celui qui écritdes lettres dans le journal ? Ah ! c’est ravissant !Quel jeu de plume !

– Précisément ! Il joue, pour ainsi dire, avec sa plumequ’il a d’une légèreté surprenante.

– Bon ! mais c’est un pédant, remarqua Obnoskine avecnonchalance.

– Pédant, oui, je n’en disconviens pas ; mais c’est unaimable, un gracieux pédant ! Certes, aucune de ses idées nesaurait supporter une sévère critique, mais on est entraîné parcette plume facile ! Un bavard, je vous l’accorde, mais unaimable, un gracieux bavard ! Avez-vous remarqué qu’en un deses articles il dit avoir des propriétés ?

– Des propriétés ? s’enquit mon oncle. Ah ! ah !dans quel gouvernement ?

Foma s’arrêta, regarda un instant mon oncle et continua du mêmeton :

– Eh bien, je vous le demande, que m’importe, à moi, lecteur,qu’il ait des propriétés ? S’il en a, grand bien luifasse ! Mais que c’est charmant ! gentimentprésenté ! C’est étincelant d’esprit, d’un esprit qui jailliten bouillonnant ; c’est une source d’esprit intarissable. Oui,voilà comme il faut écrire, et il me semble que j’aurai écrit ainsisi j’eusse consenti à écrire dans les journaux…

– Et même mieux, peut-être, ajouta respectueusementÉjévikine.

– Tu aurais, dans le style, quelque chose de mélodieux !fit mon oncle.

Mais Foma Fomitch n’y tint plus.

– Colonel, dit-il, pourrais-je vous prier, avec la plus grandepolitesse, naturellement, de ne pas nous interrompre et de nouslaisser poursuivre notre conversation en paix ? Vous ne pouvezrien y comprendre à cette conversation ; vous ne sauriez yexprimer d’avis ; cela vous est fermé ! Ne venez donc pastroubler notre intéressant entretien littéraire. Buvez votrethé ; mêlez-vous de gérer votre propriété, mais laissez lalittérature ! elle n’y perdra rien, je vousl’assure !

C’était le dernier mot de l’insolence. Je ne savais quepenser.

– Mais, Foma, tu le disais toi-même, que tu aurais quelque chosede mélodieux ! dit mon oncle plein d’angoisse et deconfusion.

– Oui, mais je le disais en connaissance de cause ; je ledisais à propos. Mais vous !

– Parfaitement, nous le disions spirituellement, en connaissancede cause, soutint Éjévikine en tournant autour de Foma Fomitch.Ceux qui manquent d’esprit n’ont qu’à nous en emprunter, nous enavons assez pour deux ministères, et il en resterait pour letroisième ! Voilà comment nous sommes !

– Bon ! je viens encore de dire une bêtise ? conclutmon oncle avec un sourire bonhomme.

– Au moins, vous l’avouez !

– Bon ! bon ! Foma, je ne me fâche pas. Je sais que,si tu me fais des observations, c’est en ami, en frère. Je te l’aipermis moi-même ; je t’en ai même prié. C’est pour monbien ! Je te remercie et j’en profiterai.

J’étais à bout de patience. Tout ce que j’avais entendu raconterjusqu’alors sur Foma m’avait semblé exagéré. Mais, après cetteexpérience personnelle, ma stupéfaction ne connaissait plus debornes. Je n’en croyais pas mes oreilles ; je ne pouvaisadmettre la possibilité de ce despotisme et de cette insolenced’une part, non plus que de cet esclavage et de cette débonnairetéde l’autre. Cette fois, d’ailleurs, mon oncle lui-même en étaitému ; cela se voyait bien. Je brûlais du désir d’attaquerFoma, de me mesurer avec lui, d’être grossier, au besoin, sanssouci des conséquences. Cette pensée m’excitait énormément. Dansmon ardeur à guetter une occasion j’avais complètement abîmé lesbords de mon chapeau. Mais l’occasion ne se présentait pas ;Foma était positivement décidé à ne pas me voir.

– Tu as raison, Foma, continua mon oncle en s’efforçantvisiblement de se reprendre et de détruire l’impression désagréableproduite par l’algarade. Tu as raison, Foma et je te remercie. Ilfaut connaître un sujet avant que d’en discuter ; je leconfesse. Ce n’est pas la première fois que je me trouve dans unesemblable situation. Imagine-toi, Serge, qu’il m’advint un jourd’être examinateur… Vous riez ? Je vous jure que je fis passerdes examens. On m’avait invité dans un établissement scolaire pourassister aux épreuves, et l’on m’avait placé à côté desexaminateurs tant pour me faire honneur que parce qu’il y avait uneplace vacante. Je t’avoue que je n’étais pas fier, ne connaissantaucune science et m’attendant constamment à être appelé au tableau.Mais, peu à peu, je m’aguerris et je me mis à faire des questionsaux élèves qui répondaient fort bien en général ; à l’und’eux, je demandai ce que c’était que Noé… On déjeuna aprèsl’examen et l’on but du champagne. C’était un établissement tout àfait bien…

Foma Fomitch et Obnoskine pouffaient de rire.

– Moi aussi, j’en riais ensuite ! s’écria mon oncle enriant et tout heureux de voir la gaieté revenue. Tiens, Foma, jeveux vous amuser tout en vous racontant comment je fus attrapé unefois… Imagine-toi, Serge, que nous étions en garnison àKrasnogorsk…

– Colonel, permettez-moi de vous demander si votre histoire seralongue, interrompit Foma.

– Oh ! Foma, c’est une histoire très amusante. Il y a dequoi mourir de rire. Écoute seulement, et tu vas voir ça !

– J’écoute toujours vos histoires avec plaisir, pour peuqu’elles répondent au programme que vous venez de tracer, ditObnoskine en bâillant.

– Nous n’avons plus qu’à écouter, décida Foma.

– Je te jure que ce sera très amusant, Foma. Je vais vousraconter comment, une fois, je commis une gaffe. Écoute, toi aussi,Serge ; c’est fort instructif. Nous étions donc à Krasnogorsk,reprit mon oncle, tout heureux et radieux, racontant précipitammentet par phrases hachées, comme il lui arrivait toujours lorsqu’ildiscourait pour la galerie. À peine arrivé dans cette ville, jevais le soir au théâtre. Il y avait alors une actrice remarquable,nommée Kouropatkina, laquelle s’enfuit avec l’officier Zverkovavant la fin de la pièce, si bien qu’on dut baisser le rideau.Quelle canaille, ce Zverkov ! ne demandant qu’à boire, à joueraux cartes, non qu’il fut un ivrogne, mais pour passer un momentavec les camarades. Seulement, quand une fois il s’était mis àboire, il oubliait tout : il ne savait plus où il vivait, ni dansquel pays il se trouvait, ni comment il s’appelait ; iloubliait tout ! Mais c’était un charmant garçon… Me voilà doncen train de regarder le spectacle. À l’entr’acte, je rencontre monancien camarade Kornsoukhov… un garçon unique, ayant fait campagne,décoré ; j’ai appris qu’il a embrassé depuis la carrièrecivile et qu’il est déjà conseiller d’État. Enchantés de nousretrouver, nous causions. Dans la loge voisine, trois dames étaientassises, celle de gauche était laide à faire peur… J’ai su depuisque c’était une excellente femme, une mère de famille et qu’elleavait rendu son mari très heureux… Moi, comme un imbécile, je dis àKornsoukhov : « Dis donc, mon cher, connais-tu cetépouvantail ? – Qui ? – Mais cette dame. – C’est macousine ! » Diable ! vous jugez de ma situation !Pour réparer ma gaffe, je reprends : « Mais non, pas celle-ci,celle-là ; regarde. –C’est ma sœur ! » Sapristi ! Etsa sœur était jolie comme un cœur, gentille comme tout et très bienhabillée, des broches, des bracelets, des gants ; en un mot,un vrai chérubin. Elle épousa plus tard un excellent homme du nomde Pitkine avec qui elle s’était enfuie et mariée sans leconsentement de ses parents. Aujourd’hui, tout va bien ; ilssont riches et les parents n’en finissent pas de se réjouir… Alorsvoilà : ne sachant plus où me mettre, je lui dis encore : « Non,pas celle-là ; celle qui est au milieu ! Ah ! aumilieu ? C’est ma femme ! »… Entre nous, elle étaitmignonne à croquer !… On l’aurait toute mangée avec plaisir… «Eh bien, lui dis-je, si tu n’as jamais vu d’imbécile, contemples-enun devant toi. Tu peux me couper la tête sans remords ! » Çale fit rire. Il me présenta à ces dames après le spectacle et ilavait dû raconter l’histoire, le polisson, car elles riaientbeaucoup. Jamais je n’ai passé une aussi bonne soirée. Voilà, Foma,ce qu’il peut nous arriver ! Ha ! ha ! ha !

Mais mon pauvre oncle riait en vain ; en vain promenait-ilautour de lui son regard bon et gai. Son amusante histoire futaccueillie par un silence de mort. Foma Fomitch se taisaittristement et les autres l’imitaient. Seul, Obnoskine souriait enprévision de la mercuriale qui attendait mon oncle. Yégor Ilitchrougit et se troubla. C’était tout ce qu’attendait Foma.

– Avez-vous fini ? demanda-t-il enfin au conteur sur un tonfort austère.

– J’ai fini, Foma.

– Et vous êtes content ?

– Comment, content ? Que veux-tu dire ? fit mon oncleavec anxiété.

– Vous sentez-vous soulagé, à présent ? Êtes-vous satisfaitd’avoir interrompu l’entretien intéressant et littéraire de vosamis pour contenter votre mesquin amour-propre ?

– Mais voyons, Foma, je voulais vous amuser, et toi…

– Nous amuser ! s’écria Foma en s’enflammant soudain, nousamuser ! Mais tout ce que vous savez faire, c’est del’ennui ! Et savez-vous que votre anecdote est presqueimmorale ? Je ne parle pas de l’inconvenance, cela va de soi.Vous venez d’avouer, avec la plus rare grossièreté de sentiments,que vous vous étiez moqué d’une noble femme uniquement parcequ’elle n’avait pas eu l’heur de vous plaire. Vous croyiez nousfaire rire avec vous, nous faire approuver votre conduitemalséante, parce que vous êtes le maître de la maison ? Ilvous plaît, colonel, de vous entourer de flatteurs, de compères etde pique-assiettes ; il vous est loisible de les faire venirde fort loin pour augmenter votre cour au grand détriment de lafranchise et de la noblesse de l’âme ; mais Foma FomitchOpiskine ne sera jamais votre courtisan ni votre parasite. Cela, jevous le garantis !…

– Hé ! Foma, tu ne m’as pas compris !

– Non, colonel, je vous ai pénétré depuis longtemps. Vous êtestransparent pour moi. En proie au plus fol amour-propre, vousprétendez à l’esprit, oubliant que l’esprit s’éclipse derrière lesprétentions. Vous…

– Mais finis donc, Foma, n’as-tu pas honte de parler ainsidevant tout le monde ?

– La vue de tout cela me chagrine, colonel ; mais, levoyant, je ne saurais me taire. Je suis pauvre et votre mère medonne l’hospitalité. On croirait que c’est pour vous flatter que jeme tais, et je ne veux pas qu’un blanc-bec soit en droit de meconsidérer comme votre pique-assiette ! Peut-être tout àl’heure, quand je suis entré dans cette salle, ai-je un peu forcéma franchise, peut-être ai-je usé de grossièreté, mais c’est parceque vous me mettez dans une situation pénible. Vous êtes avec moid’une telle arrogance qu’on me prendrait pour votre esclave. Vousprenez plaisir à m’humilier devant des étrangers, alors que je suisvotre égal, entendez-vous, votre égal, et sous tous lesrapports ! Il est fort possible que ce soit moi qui vous rendeservice en vivant chez vous, au lieu que vous soyez monbienfaiteur. On m’humilie ; je suis bien obligé de faire monpropre éloge. Il m’est impossible de me taire ; je dois parleret protester sans retard et dénoncer votre jalousie phénoménale.Vous voyez que, dans une conversation amicale, j’ai pu montrer mesconnaissances, mon goût, l’extrême étendue de mes lectures ;ça vous gêne ; vous ne pouvez le supporter. Et vous voulezaussi faire étalage de vos connaissances et de votre goût. Votregoût ! permettez-moi de vous demander le goût que vousavez ? Vous vous entendez à la beauté comme un bœuf à laviande ; excusez-moi si c’est un peu brutal, mais ça a aumoins le mérite d’être juste et franc. Ce ne sont pas voscourtisans qui vous parleront ainsi, colonel !

– Ah ! Foma !

– Ah ! Foma ! Oui, je sais bien ; la véritésemble parfois dure. Mais nous en reparlerons plus tard. Enattendant, laissez-moi aussi égayer un peu la société… PaulSémionovitch, avez-vous jamais vu un pareil monstre sous une formehumaine ? Voici déjà longtemps que je l’observe. Regardez-lebien ; il meurt d’envie de m’avaler tout cru !

Il s’agissait de Gavrilo, le vieux serviteur, qui, debout prèsde la porte, assistait avec tristesse au traitement infligé à sonmaître.

– Paul Sémionovitch, je veux vous offrir la comédie. Eh !toi, corbeau, approche un peu ! Daignez donc vous approcher,Gavrilo Ignatich ! Voyez, Paul Sémionovitch, c’est Gavrilocondamné à apprendre le français en punition de sa grossièreté. Jesuis comme Orphée, moi ; j’adoucis les mœurs de ce pays, nonpar la musique, mais par l’enseignement de la langue française.Voyons ce français, Monsieur.

– Sais-tu ta leçon ?

– Je l’ai apprise, répondit Gavrilo en baissant la tête.

– Et parlez-vous français ?

– Voui, moussié, jé parle in pé…

Était-ce l’air morne de Gavrilo ou le désir d’exciter l’hilaritéque tout le monde devinait chez Foma, mais, à peine le vieillardeut-il ouvert la bouche que tout le monde éclata. La généraleelle-même condescendit à rire. Anfissa Pétrovna se renversa sur ledossier du canapé, poussant des cris de paon et se couvrant levisage de son éventail. Mais ce qui parut le plus amusant, c’estque Gavrilo, voyant la tournure que prenait l’examen, ne put seretenir de cracher en marmottant d’un ton de reproche :

– Dire qu’il me faut supporter une pareille honte à monâge !

Foma Fomitch s’émut.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Voilà que tu faisl’insolent ?

– Non, Foma Fomitch, répondit Gavrilo avec dignité, je ne faispas l’insolent ; un paysan comme moi n’a pas le droit d’êtreinsolent envers un seigneur de naissance comme toi. Mais tout hommeest créé à l’image de Dieu. J’ai soixante-deux ans passés. Mon pèrese souvient de Pougatchov, et mon grand’père fut pendu au mêmetremble que son maître, Matvéï Nikitich, – Dieu ait leursâmes ! – par ce même Pougatchov, circonstance à laquelle monpère dut d’être distingué par le défunt maître Afanassi Matvéitchqui en fit d’abord son valet de chambre, puis son maître d’hôtel.Quant à moi, Foma Fomitch, tout domestique que je sois, je n’aijamais subi une honte pareille !

En prononçant les derniers mots, Gavrilo écarta les mains etbaissa la tête. Mon oncle l’observait avec inquiétude.

– Voyons, voyons, Gavrilo, exclama-t-il, allons,tais-toi !

– Ça ne fait rien, dit Foma en pâlissant légèrement et ens’efforçant de sourire. Laissez-le dire. Voilà le fruit de votreenseignement…

– Je dirai tout ! continua Gavrilo avec une animationextraordinaire ; je ne garderai rien ! On peut me lierles mains, on ne m’attachera pas la langue. Même pour moi, vilesclave devant toi, un pareil traitement est une offense. Je doiste servir et te respecter parce que je suis né dans l’état deservitude ; je dois remplir tous mes devoirs en tremblant decrainte. Quand tu écris un livre, mon devoir est de ne laisserpersonne entrer chez toi ; c’est en cela que consiste monservice. Faut-il faire quelque chose pour toi ? c’est avec leplus grand plaisir. Mais, sur mes vieux jours, vais-je me mettre àaboyer un langage étranger et à faire le pantin devant lemonde ? Je ne peux plus paraître parmi les domestiques : «Français, tu es Français ! » me crient-ils. Non, monsieur FomaFomitch, je ne suis pas seul de mon avis, moi, pauvre sot ;tous les bonnes gens commencent à dire d’une seule voix, que vousêtes devenu tout à fait méchant et que notre maître n’est devantvous qu’un petit garçon et que, quoique vous soyez le fils d’ungénéral, quoique vous eussiez pu l’être vous même, vous n’en êtespas moins un méchant homme, méchant comme une furie !

Gavrilo avait fini. J’exultais. Tout pâle de rage Foma Fomitchne pouvait revenir de la surprise où l’avait plongé le regimbementinattendu du vieux Gavrilo ; il semblait se consulter sur leparti à prendre. Enfin, l’explosion se produisit :

– Comment ? Il ose m’insulter, moi ! moi ! Maisc’est de la rébellion ! hurla-t-il en bondissant de sachaise.

La générale bondit après lui en claquant des mains. Ce fut unincroyable remue-ménage. Mon oncle se précipita vers le coupablepour l’entraîner hors de la salle.

– Aux fers ! qu’on le mette aux fers ! criait lagénérale. Yégorouchka, expédie-le tout droit à la ville et qu’ilsoit soldat, ou tu n’auras pas ma bénédiction. Charge-le de fers etengage-le !

– C’est-à-dire ? criait Foma. Un esclave ! UnChaldéen ! Un Hamlet ! Il ose m’insulter ! Lui, lasemelle de mes chaussures, il ose me traiter de furie !

Je m’avançai avec décision en regardant Foma Fomitch dans leblanc des yeux et, tout tremblant d’émotion, je lui dis :

– J’avoue que je partage entièrement l’avis deGavrilo !

Il fut tellement saisi par ma sortie qu’au premier abord ilsemblait n’en pas croire ses oreilles.

– Qu’est-ce encore ? vociféra-t-il avec rage, tombant enarrêt devant moi et me dévorant de ses petits yeux injectés desang. Qui est-tu donc, toi ?

– Foma Fomitch… bredouilla mon oncle éperdu, c’est Sérioja, monneveu…

– Le savant ! hurla Foma, c’est lui le savant ?Liberté ! égalité ! fraternité ! Journal desdébats ! À d’autres, mon cher ; ce n’est pas iciPétersbourg ; tu ne me la feras pas ! Je me moque de tesDébats. Ce sont des Débats pour toi, mais pour nous, ce n’estrien ! Mais j’en ai oublié sept fois autant que tu ensais ! Voilà le savant que tu es.

Je crois bien que, si on ne l’eût retenu, il se fût jeté surmoi.

– Mais il est ivre ! fis-je en jetant autour de moi unregard étonné.

– Qui ? Moi ? cria Foma d’une voix altérée.

– Oui, vous !

– Ivre ?

– Ivre !

Foma ne put le supporter. Il poussa un cri strident, comme si onl’eût égorgé et bondit hors de la pièce. La générale allait tomberen syncope quand elle prit le parti de courir après lui. Tout lemonde la suivit, y compris mon oncle. Quand je repris mes esprits,il ne restait dans la pièce qu’Éjévikine qui souriait en sefrottant les mains.

– Vous m’avez promis de me raconter une histoire de Jésuite, medit-il d’une voix doucereuse.

– Que dites-vous ? demandai-je, ne comprenant plus de quoiil pouvait s’agir.

– Vous m’avez promis de me raconter une anecdote au sujet d’unJésuite…

Je courus vers la terrasse d’où je gagnai le jardin. La tête metournait.

Chapitre 8Déclaration d’amour

Agacé, mécontent de moi, j’errai dans le jardin pendant prèsd’une demi-heure, réfléchissant sur la conduite à tenir. Le soleilse couchait. Tout à coup, au détour d’une allée, je me trouvai faceà face avec Nastenka. Elle avait les yeux pleins de larmes qu’elleessuyait avec son mouchoir.

– Je vous cherchais, fit-elle.

– Je vous cherchais aussi. Dites-moi si je suis ou non dans unemaison de fous ?

– Vous n’êtes nullement dans une maison de fous !répondit-elle d’un air offensé et me regardant fixement.

– Mais alors, que se passe-t-il ? Au nom du Christ,donnez-moi un conseil ! Où se trouve maintenant mononcle ? Puis-je aller le trouver ? Je suis heureux devous avoir rencontrée ; peut-être pourrez-vous me tirerd’embarras.

– N’allez pas auprès de votre oncle. Je viens moi-même de lesquitter.

– Mais où sont-ils ?

– Qui le sait ? Peut-être sont-ils tous retournés dans lepotager, dit-elle, irritée.

– Quel potager ?

– La semaine passée, Foma Fomitch cria qu’il ne voulait plusrester dans cette maison. Il courut au potager, prit une bêche dansla hutte et se mit à remuer la terre. Nous n’en revenions pas, lecroyant devenu fou. Alors, il dit : « Afin que l’on ne me reprocheplus le pain que je mange, le pain qu’on me donne, je vais bêcherla terre ; je paierai de mon travail la nourriture que j’aireçue et je m’en irai ensuite ! Voilà où vous meréduisez ! » Et tout le monde de pleurer, de se mettre àgenoux devant lui, de vouloir lui ôter sa bêche. Mais il persistaità remuer la terre ; il a ravagé tout un carré de navets. Commeon lui a cédé une fois, il se peut qu’il ait recommencé. Avec lui,il faut s’attendre à tout.

– Et vous pouvez me raconter cela avec ce sang-froid ?m’écriai-je dans une grande indignation.

Elle leva sur moi des yeux étincelants.

– Pardonnez-moi ; je ne sais plus ce que je dis, repris-je.Écoutez : savez-vous pourquoi je suis venu ici ?

– Non… non… répondit-elle en rougissant et une expression dedouleur se refléta sur son charmant visage.

– Excusez-moi continuai-je. Je ne suis plus moi-même. Je saisque je devrais prendre plus de précautions, surtout avec vous…Mais, n’importe ; je pense que, dans des cas pareils, lafranchise est encore le meilleur parti… J’avoue… ou plutôt, jevoulais dire… vous connaissez les intentions de mon oncle ? Ilm’a ordonné de vous demander votre main !

– Oh ! quelle sottise ! Ne me parlez pas de cela, jevous en prie, interrompit-elle précipitamment, la figure toutempourprée.

J’étais fort embarrassé.

– Comment, sottise ? Mais il m’a écrit…

– Il vous a écrit ! fit-elle avec animation. Il m’avaitpourtant promis de ne pas le faire. Quelle sottise ! monDieu ! quelle sottise !

– Excusez-moi, bredouillai-je, ne sachant plus que dire.Peut-être ai-je agi brutalement, imprudemment, mais aussi, lacirconstance est exceptionnelle. Pensez donc à l’imbroglio où nousnous débattons !

– Oh ! mon Dieu, ne vous excusez pas. Croyez qu’il m’estpénible d’entendre tout cela ; et pourtant, je désirais vousparler, dans l’espoir que vous m’instruiriez… Ah ! que c’estfâcheux ! Il vous a écrit ! C’est ce que je craignais leplus. Quel homme, mon Dieu ! Et vous l’avez cru ? Et vousêtes venu bride abattue ? Pourquoi faire ?

Elle ne cachait pas sa contrariété et il faut avouer que sasituation n’était pas enviable.

– J’avoue… je ne m’attendais pas…, fis-je dans une grandeconfusion, à la tournure que prend… je pensais, au contraire…

– Ah ! vous pensiez cela ? dit-elle, non sans unelégère ironie. Vous savez, vous allez me montrer la lettre qu’ilvous a écrite.

– Volontiers.

– Mais ne m’en veuillez pas ; ne vous froissez pas ;nous sommes déjà assez malheureux ! supplia-t-elle, sanscependant que le sourire ironique quittât sa jolie bouche.

– Oh ! ne me prenez pas pour un imbécile, m’écriai-je avecfougue. Mais peut-être êtes-vous prévenue contre moi. M’aurait-oncalomnié près de vous ? Ou vous êtes-vous fait une opinion parla gaffe que vous m’avez vu commettre ? Vous vous tromperiez.Je comprends que ma situation puisse vous paraître assez ridicule.Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie ! Je ne sais mêmepas ce que je dis… et… c’est la faute de mes maudits vingt-deuxans !

– Oh ! mais qu’est-ce que cela peut faire ?

– Cela fait que celui qui n’a que vingt-deux ans porte cet âgeécrit sur le front. C’est ainsi que je l’ai proclamé en arrivant,quand je fis ce joli bond au milieu de la salle, c’est ainsi que jele marque encore par mon attitude en ce moment. Mauditâge !

– Non. Non, dit Nastenka, en se retenant de rire, je suispersuadée que vous êtes bon, gentil, intelligent, et je vous jureque je parle franchement. Seulement, vous avez trop d’amour-propre.On s’en corrige.

– Il me semble que j’ai autant d’amour-propre qu’il faut enavoir !

– Que non ! Ainsi, tantôt, cette honte que vous avezéprouvée pour un faux-pas !… Et de quel droit tourniez-vous enridicule ce bon, ce généreux oncle qui vous a fait tant debien ? Pourquoi vouliez-vous rejeter sur lui le ridicule quivous écrasait ? C’était mal, cela, c’était vilain ! Celane vous fait pas honneur et je vous avoue que vous me fûtes odieuxà ce moment-là. Attrape !

– C’est vrai ; je me suis conduit comme un imbécile ;je dirai plus, comme un lâche ! Vous l’avez remarqué et m’envoilà bien puni. Grondez-moi ; moquez-vous de moi ; maisécoutez : peut-être changerez-vous d’avis par la suite, –continuai-je entraîné par un étrange sentiment, – vous ne meconnaissez que si peu ! il se peut que, lorsque laconnaissance sera plus vieille, alors… peut-être…

– Au nom de Dieu, laissons cela ! s’écria Nastenka avec unevisible impatience.

– Bien, bien, laissons. Mais… où pourrai-je vous voir ?

– Comment, où me voir ?

– Il est impossible que le dernier mot soit dit, NastassiaEvgrafovna ! Je vous supplie, fixez-moi un rendez-vous pouraujourd’hui même. Mais il se fait tard. Alors, disons demain matin,si possible, le plus tôt que vous pourrez ; je me ferairéveiller de bonne heure. Vous savez, il y a un pavillon, là-bas,près de l’étang. J’en connais bien le chemin ; j’y suissouvent allé, étant petit.

– Un rendez-vous ? Mais pour quoi faire ? Nepouvons-nous causer maintenant ?

– Mais, je ne suis encore au courant de rien, NastassiaEvgrafovna. Avant tout, il faut que je parle à mon oncle. Il doitme raconter tout et, alors, je vous dirai peut-être quelque chosede grave…

– Non, non, pas du tout ! s’écria Nastassia, finissons-entout de suite pour n’y plus revenir. Il est inutile que vous alliezau pavillon : je vous jure que je n’y viendrai pas et je vous priesérieusement de ne plus penser à toutes ces bêtises !

– Mais, alors, mon oncle a agi envers moi comme un fou !m’écriai-je dans un élan de dépit insupportable. Pourquoi m’avoirfait venir ?… Mais, quel est ce bruit ?

Nous étions tout près de la maison d’où nous parvenaient deshurlements et des cris atroces.

– Mon Dieu, fit-elle en pâlissant encore ! Je le prévoyaisbien.

– Vous le prévoyiez ?… Encore une question, NastassiaEvgrafovna ; une question que je n’ai pas le droit de vousposer, mais je m’y décide pour le bien général. Dites-moi (et votreréponse restera ensevelie dans mon cœur) dites-moi franchement simon oncle vous aime ou non ?

– Ah ! laissez donc toutes ces bêtises une fois pourtoutes ! s’écria-t-elle, rouge de colère. Vous aussi ?Mais, s’il m’eût aimée, il ne se serait pas employé à vous marieravec moi, et elle eut un amer sourire. Où avez-vous priscela ? Ne comprenez-vous pas de quoi il s’agit ?… Vousentendez ces cris ?

– Mais… c’est Foma Fomitch…

– Certes oui, c’est Foma Fomitch ; mais, en ce moment, ils’agit de moi. Ils disent la même folie que vous, ils le croientaussi amoureux de moi… Comme je suis pauvre et sans force, comme iln’en coûte rien de me calomnier et qu’ils veulent le marier avecune autre, ils exigent qu’il me chasse, qu’il me renvoie dans mafamille. Mais lui, lorsqu’on lui parle de cela, il se met en colèreet il serait prêt à mettre en pièces Foma Fomitch lui-même… Voilàpourquoi ils sont en train de crier.

– Alors, c’est donc vrai ? Il va épouser cetteTatiana ?

– Quelle Tatiana ?

– Cette sotte !

– Ce n’est pas du tout une sotte ! Elle est très bonne etvous n’avez pas le droit de parler ainsi. C’est un noble cœur, plusgénéreux que beaucoup d’autres. Es-ce sa faute si elle estmalheureuse ?

– Excusez-moi. Admettons que vous ayez raison. Mais ne voustrompez-vous pas sur le fond même de l’affaire ? Comment sefait-il qu’ils soient aussi bienveillants à l’égard de votrepère ? S’ils étaient aussi animés contre vous que vous ledites, s’ils voulaient vous chasser, ils auraient une autreattitude envers lui et ne lui feraient pas si bon accueil.

– Mais ne voyez-vous pas ce que mon père fait pour moi ? Iljoue le bouffon ! On l’accueille parce qu’il a su gagner lesbonnes grâces de Foma Fomitch. Cet ancien bouffon est flatté d’enavoir un maintenant. Pour qui croiriez-vous donc qu’il pût agirainsi ? Ce n’est que pour moi, pour moi seule ! À quoi çalui servirait-il, à lui ? ce n’est pas pour lui-même qu’ils’abaisserait ainsi devant qui que ce fût. Il peut paraîtreridicule aux yeux de certains, mais c’est l’homme le plus honnête,le plus noble ! Il croit (Dieu sait pourquoi, mais ce n’estpas parce que je suis bien payé), il croit préférable que je restedans cette maison. Mais j’ai réussi à le dissuader en une lettrerésolue. Il est venu pour me chercher et m’emmener dès demain. Noussommes à la dernière extrémité. Ils vont me dévorer et je suiscertaine qu’on se dispute en ce moment à cause de moi. À cause demoi, ils vont le déchirer, ils vont le perdre. Et il est pour moicomme un père, plus qu’un père, vous entendez ! Je ne veuxplus attendre ; j’en sais plus long que les autres. Demain,demain même, je partirai. Qui sait ? Peut-être pourront-ilsraccommoder son mariage avec Tatiana Ivanovna… Voilà. Maintenantvous savez tout et je vous prie de l’en instruire, puisque je nepeux même plus lui parler ; on nous épie et surtout cettePérépélitzina. Dites-lui qu’il ne s’inquiète pas de moi, que j’aimemieux manger du pain noir dans l’izba de mon père que de continuerici à lui occasionner du tourment. Pauvre, je dois vivre en pauvre…Mais Dieu ! quel vacarme ! Que se passe-t-ilencore ? Tant pis ; j’y vais de ce pas et coûte quecoûte. Je vais tout leur cracher à la face et advienne quepourra ! je le dois. Adieu !

Et elle s’enfuit. Je restai là, conscient du rôle ridicule queje venais de jouer et me demandant comment tout cela allait seterminer. Je plaignais la pauvre jeune fille et avait grand’peurpour mon oncle. Soudain Gavrilo surgit près de moi. Il tenaitencore son cahier à la main.

– Votre oncle vous demande, dit-il d’un ton morne.

– Mon oncle m’appelle ? où est-il ?

– Dans la salle où l’on prend le thé, où vous étiez tantôt.

– Avec qui ?

– Tout seul. Il vous attend.

– Moi ?

– Il a envoyé chercher Foma Fomitch… Nos beaux jours sontpassés ! ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

– Chercher Foma Fomitch ? Hum ! Et où estMadame ?

– Elle est en syncope, dans son appartement. Elle est sansconnaissance et elle pleure.

En causant ainsi, nous arrivâmes à la terrasse. Il faisaitpresque nuit. Mon oncle était en train d’arpenter à grands pas lasalle où avait eu lieu mon engagement avec Foma Fomitch. Desbougies allumées étaient posées sur les tables. À ma vue, ils’élança vers moi et me pressa les mains avec force. Il était pâleet haletant ; ses mains tremblaient et, par intervalles, unfrémissement nerveux lui parcourait tout le corps.

Chapitre 9Votre excellence

– Mon ami, tout est fini ; le sort en est jeté !murmura-t-il tragiquement.

– Mon oncle, ces cris que j’ai entendus ?

– Oui, mon cher, des cris, toutes sortes de cris ! Ma mèreest en syncope et tout est sens dessus dessous. Mais j’ai pris unedécision et je tiendrai bon. Je ne crains plus personne, Sérioja.Je veux leur faire voir que j’ai une volonté ; je le leurprouverai ! Je t’ai envoyé chercher pour m’y aider…Sérioja ; j’ai le cœur brisé… mais je dois agir, je suis forcéd’agir avec une sévérité implacable. La vérité ne pardonnepas !

– Mais qu’arrive-t-il, mon bon oncle ?

– Je me sépare de Foma, répondit mon oncle d’un ton résolu.

– Mon cher oncle ! m’écriai-je avec transport. Vous nepouviez rien faire de mieux. Et si peu que je puisse aider à ce quevous avez résolu, disposez de moi dans les siècles des siècles.

– Je te remercie, mon petit, je te remercie ! Mais tout estdéjà arrêté. J’attends Foma ; on est allé le chercher. Lui oumoi ! Nous devons nous séparer. De deux choses ou l’une, oubien Foma quittera cette maison, ou bien je redeviens hussard. Onme reprendra et l’on me donnera une brigade. À bas tout lesystème ! Une vie nouvelle va commencer ! Qu’est-ce quec’est que ce cahier de français ? – cria-t-il à Gavrilo d’unevoix furieuse. – Il n’en faut plus ! Brûle-moi ça !piétine-le ! déchire-le ! c’est moi, ton maître qui tel’ordonne et qui te défends d’apprendre le français. Tu ne peuxpas, tu n’oseras pas me désobéir, car c’est moi qui suis ton maîtreet non Foma Fomitch !

– Gloire à Dieu ! marmotta Gavrilo.

De toute évidence, mon oncle ne plaisantait pas.

– Mon ami, reprit-il d’un ton pénétré, ils exigentl’impossible ! Tu seras mon juge. Tu seras entre lui et moicomme un juge impartial. Tu ne pouvais t’imaginer ce qu’ils veulentde moi ! C’est absolument inhumain et malhonnête… Je te diraitout cela mais, auparavant…

– Je sais déjà tout, mon cher oncle ! interrompis-je, et jedevine… Je viens de causer avec Nastassia Evgrafovna.

– Mon ami, pas un mot de cela à présent, pas un mot !interrompit-il à son tour, non sans précipitation et presque aveceffroi. Plus tard, je te raconterai tout moi-même, mais, enattendant… Eh bien, où donc est Foma Fomitch ? – cria-t-il àVidopliassov qui entrait dans la salle.

Le laquais venait annoncer que Foma Fomitch « ne consentait pasà venir, qu’il considérait la sommation de mon oncle par tropbrutale et qu’il en était offensé ». Mon oncle frappa du pied encriant :

– Amène-le ! amène-le ici de force !Traîne-le !

Vidopliassov, qui n’avait jamais vu son maître dans un teltransport de colère, se retira fort effrayé. J’étais stupéfait.

« Il faut qu’il se passe quelque chose de bien grave, medisais-je, pour qu’un homme de ce caractère en vienne à ce pointd’irritation, et trouve la force de pareilles résolutions !»

Pendant quelques minutes, mon oncle se remit à arpenter lapièce. Il semblait en lutte avec lui-même.

– Ne déchire pas ton cahier, dit-il enfin à Gavrilo. Attends etreste ici. J’aurais peut-être besoin de toi. Puis, s’adressant àmoi : – Mon ami, me dit-il, il me semble que je me suis un peuemballé. Toute chose doit être faite avec dignité, avec courage,mais sans cris, sans insultes. C’est cela ! Dis-moi, Sérioja,ne trouverais-tu pas préférable de t’éloigner un moment ? Celat’est sans doute égal ? Je te raconterai après tout ce qu’ilse sera passé, hein ? Qu’en penses-tu ? Fais-le pourmoi.

Je le regardai fixement et je dis :

– Vous avez peur, mon oncle ! Vous avez des remords.

– Non, mon ami, je n’ai pas de remords ! s’écria-t-il avecbeaucoup de fougue. Je ne crains plus rien. Mes résolutions sontfermement prises. Tu ne sais pas, tu ne peux t’imaginer ce qu’ilsviennent d’exiger de moi. Pouvais-je consentir ? Non et je leleur prouverai. Je me suis révolté. Il fallait bien que le jourarrivât où je leur montrerais mon énergie. Mais, sais-tu, mon ami,je regrette de t’avoir fait demander. Il sera pénible à Foma det’avoir pour témoin de son humiliation. Vois-tu, je voudrais lerenvoyer d’une façon délicate, sans l’abaisser. Mais ce n’estqu’une manière de parler ; j’aurai beau envelopper mes parolesles plus adoucies, il n’en sera pas moins humilié ! Je suisbrutal, sans éducation ; je suis capable de lâcher quelque motque je serai le premier à regretter. Il n’en demeure pas moinsqu’il m’a fait beaucoup de bien… Va-t-en, mon ami… Voilà qu’onl’amène ; on l’amène ! Sérioja, sors, je t’en supplie… Jete raconterai tout. Sors, au nom du Christ !

Et mon oncle me conduisit vers la terrasse au moment même oùFoma faisait son entrée. Je dois confesser que je ne m’en allaipas. Je décidai de rester où j’étais. Il y faisait noir et, parconséquent, on ne pouvait me voir. Je résolus d’écouter !

Je ne cherche pas à excuser mon action, mais je dis hautementque ce fut un exploit de martyr, quand je pense que je pus écouterdes choses pareilles pendant toute une grande demi-heure sansperdre patience. J’étais placé de manière non seulement à fort bienvoir, mais aussi à bien entendre.

À présent, imaginez-vous un Foma à qui l’on a ordonné de venirsous peine de voir employer la force en cas de refus.

– Sont-ce bien mes oreilles qui ont entendu une telle menace,colonel ? larmoya-t-il en entrant. Est-ce bien votre ordre quel’on m’a transmis ?

– Parfaitement, ce son tes oreilles, Foma ; calme-toi, fitcourageusement mon oncle. Assieds-toi et causons sérieusement enamis et en frères. Assieds-toi, Foma.

Foma Fomitch s’assit solennellement dans un fauteuil. Mon onclese mit à arpenter la pièce à pas précipités et irréguliers, nesachant évidemment par où commencer.

– Tout à fait en frères, répéta-t-il. Tu vas comprendre, Foma,tu n’es pas un enfant ; je n’en suis pas un non plus ; enun mot, nous sommes tous deux en âge… Hem ! Vois-tu Foma, il ya sur certains points des malentendus entre nous… oui, sur certainspoints. Alors, ne vaudrait-il pas mieux se séparer ? Je suisconvaincu que tu es un noble cœur, que tu ne me veux que du bien etque c’est pour cela que tu… Mais assez de paroles superflues !Foma, je suis ton ami pour la vie et je te le jure sur tous lessaints ! Voici quinze mille roubles ; c’est tout ce queje possède en numéraire ; j’ai gratté les dernières miettes etje fais du tort aux miens. Prends-les sans crainte ! Toi, tune me dois rien ; je dois t’assurer la vie. Prends sanscrainte ! Toi, tu ne me dois rien, car jamais je ne pourrai tepayer tout ce que tu as fait pour moi et que je reconnaisparfaitement, quoique nous ne nous entendions pas en ce moment surun point capital. Demain, après-demain, quand tu voudras, nous nousquitterons. Va dans notre petite ville, Foma, ce n’est qu’à dixverstes d’ici. Tu trouveras derrière l’église, dans la premièreruelle, une très gentille maisonnette aux volets verts ; elleappartient à la veuve d’un pope ; on la dirait faite pour toi.Cette dame ne demandera pas mieux que de la vendre, et jel’achèterai pour t’en faire présent. Tu t’y installeras et tu serastout près de nous ; tu t’y consacreras à la littérature, auxsciences ; tu acquerras la célébrité. Les fonctionnaires de laville sont des gens nobles, affables, désintéressés ; le popeest un savant. Tu viendras nous voir les jours de fête et ce seraune existence de paradis ! Veux-tu ?

Voilà donc comment il voulait chasser Foma ! me dis-je. Ilne m’avait pas parlé d’argent.

Il se fit un long et profond silence. Dans son fauteuil, Fomasemblait atterré et, immobile, il regardait mon oncle visiblementgêné par ce silence et ce regard.

– L’argent ! murmura-t-il enfin d’une voix volontairementaffaiblie. Où est-il cet argent ? Donnez-le ! Donnez-levite !

– Le voici, Foma, dit mon oncle, ce sont les dernières miettes,quinze mille roubles, tout ce que j’avais. Voici !

– Gavrilo ! Prends cet argent pour toi ! fit Foma avecune grande douceur. Il pourra t’être utile, vieillard. Maisnon ! cria-t-il tout à coup en se levant précipitamment.Non ! Donne-le, Gavrilo, donne-le ! Donne-moi cesmillions que je les piétine, que je les déchire, que je crachedessus, que je les éparpille, que je les souille, que je lesdéshonore !… On m’offre de l’argent, à moi ! On achète madésertion de cette maison ! Est-ce bien moi qui entendis depareilles choses ! Est-ce bien moi qui encourus ce dernieropprobre ? Les voici, les voici, vos millions ! Regardez: les voici ! les voici ! les voici ! Voilà commentagit Foma Opiskine, si vous ne le saviez pas encore,colonel !

Foma éparpilla la liasse à travers la chambre. Notez qu’il nedéchira aucun des billets, et qu’il ne les piétina pas plus qu’ilne cracha dessus, ainsi qu’il se vantait de le faire. Il secontenta de les froisser, non sans quelques précautions. Gavrilo seprécipita pour ramasser l’argent qu’il remit à son maître après queFoma fut parti.

Cette conduite de Foma eut le don de stupéfier mon oncle. À sontour, il restait là, immobile, ahuri, la bouche ouverte, devant leparasite qui était retombé dans le fauteuil et haletait comme enproie à la plus indicible émotion.

– Tu est un être sublime, Foma ! s’écria enfin mon onclerevenu à lui. Tu es le plus noble des hommes.

– Je le sais, répondit Foma d’une voix faible, mais avec uneextrême dignité.

– Foma, pardonne-moi ! Je me suis conduit envers toi commeun lâche !

– Oui, comme un lâche ! acquiesça Foma.

– Foma, ce n’est pas la noblesse de ton âme qui me surprend,poursuivit mon oncle charmé, ce qui m’étonne, c’est que j’aie puêtre assez aveugle, assez brutal, assez lâche pour oser te proposercet argent. Mais tu te trompes, Foma, je ne t’achetais pas ;je ne te payais pas pour quitter la maison. Je voulais toutsimplement t’assurer des ressources, afin que tu ne fusses pas dansle dénuement en me quittant. Je te le jure ! Je suis prêt à tedemander pardon à genoux, à genoux, Foma ! Je vaism’agenouiller tout de suite à tes pieds… pour peu que tu ledésires…

– Je n’ai pas besoin de vos génuflexions, colonel !

– Mais, mon Dieu, songe donc, Foma, que j’étais hors de moi,affolé !… Dis-moi comment je pourrai effacer cetteinsulte ? Allons, dis-le moi ?

– Il ne me faut rien, colonel ! Et soyez sûr que, dèsdemain, je secouerai la poussière de mes chaussures sur le seuil decette maison.

Il fit un mouvement pour se lever. Mon oncle, effrayé, seprécipita et le fit asseoir de force.

– Non, Foma, tu ne t’en iras pas, je te l’assure !criait-il. Ne parle plus de poussière, ni de chaussures,Foma ! Tu ne t’en iras pas ou bien je te suivrai jusqu’au boutdu monde jusqu’à ce que tu m’aies pardonné. Je jure, Foma, que jele ferai !

– Vous pardonner ? Vous êtes donc coupable ? dit Foma.Mais comprenez-vous votre faute ? Comprenez-vous que vousétiez déjà coupable de m’avoir donné votre pain ?Comprenez-vous que, de ce moment, vous avez empoisonné toutes lesbouchées que j’ai pu manger chez vous ? Vous venez de mereprocher chacune de ces bouchées ; vous venez de me fairesentir que j’ai vécu dans votre maison en esclave, en laquais, quej’étais au-dessous des semelles de vos chaussures vernies !Moi qui, dans la candeur de mon âme, me figurais être là commevotre ami, comme votre frère ! N’est-ce pas vous, vous-mêmequi m’aviez fait croire à cette fraternité ? Ainsi, voustissiez dans l’ombre cette toile où je me suis laissé prendre commeun sot ? Vous creusiez ténébreusement cette fosse danslaquelle vous venez de me pousser ! Pourquoi, depuis silongtemps, ne m’avez-vous pas assommé du manche de votrebêche ? Pourquoi, dès le commencement, ne m’avez-vous pastordu le cou comme à un poulet qui… qui ne peut pondre desœufs ! Oui, c’est bien cela ! Je tiens à cettecomparaison, colonel, quoi qu’elle soit empruntée à la vie descampagnes et qu’elle rappelle la plus triviale littérature ;j’y tiens parce qu’elle prouve l’absurdité de vosaccusations ; je suis juste aussi coupable envers vous que cepoulet qui a mécontenté son maître en ne pouvant lui donnerd’œufs ! De grâce, colonel, est-ce ainsi que l’on paie un ami,un frère ? Et pourquoi voulez-vous m’acheter ?pourquoi ? « Tiens, mon frère bien-aimé, je suis ton débiteur,tu m’as sauvé la vie : prends donc ces deniers de Judas, maisdisparais de ma vue ! » Que c’est simple ! Quellebrutalité ! Vous vous figuriez que je convoitais votre or,tandis que je ne nourrissais que des pensées séraphiques pourl’édification de votre bonheur ! Oh ! vous m’avez briséle cœur ! Vous vous êtes joué de mes sentiments les plus purs,comme un enfant de son hochet ! Il y avait longtemps, colonel,que je prévoyais cette avanie et voilà pourquoi il y a longtempsque m’étranglent votre pain et votre sel ! Voilà pourquoim’écrasaient vos moelleux édredons. Voilà pourquoi vos sucreriesm’étaient plus brûlantes que le poivre de Cayenne ! Non,colonel, soyez heureux tout seul et laissez Foma suivre, sac audos, son douloureux calvaire. Ma décision est irrévocable,colonel !

– Non, Foma, non ! Il n’en sera pas ainsi ! Il n’enpeut être ainsi, gémit mon oncle écrasé.

– Il en sera ainsi, colonel, et cela doit être ainsi ! Jevous quitte dès demain. Répandez vos millions ; parsemez-entoute ma route jusqu’à Moscou ; je les foulerai aux pieds avecun fier mépris. Ce pied que vous voyez, colonel, piétinera,écrasera, souillera vos billets de banque et Foma Fomitch senourrira exclusivement de la noblesse de son âme. La preuve estfaite ; j’ai dit : adieu, colonel ! Adieu,colonel !

Il fit derechef un mouvement pour se lever.

– Pardon, Foma, pardon ! Oublie ! dit encore mon oncled’un ton suppliant.

– Pardon ? Qu’avez-vous besoin de mon pardon ?Admettons que je vous pardonne ; je suis chrétien et ne puispas ne pas pardonner ; j’ai déjà presque pardonné ! Maisdécidez vous-même ; cela aurait-il le sens commun ?serait-il digne de moi de rester, ne fût-ce qu’un moment dans cettemaison dont vous m’avez chassé ?

– Mais je t’assure, Foma, que cela n’aurait rien que deconvenable !

– Convenable ? Sommes-nous donc des pairs ? Est-ce quevous ne comprenez pas que je viens de vous écraser de ma générositéet que votre misérable conduite vous a réduit à rien ? Vousêtes à terre et moi, je plane. Où donc est alors la parité ?L’amitié est-elle possible hors de l’égalité ? C’est ensanglotant que je le dis et non en triomphant, comme vous lepensez, peut-être.

– Mais je pleure aussi Foma ; je te le jure !

– Voilà donc cet homme, reprit Foma, pour lequel j’ai passé tantde nuits blanches ! Que de fois, en mes insomnies, je melevais, me disant : « À cette heure, il dort tranquillement,confiant en ta vigilance. À toi de veiller pour lui, Foma ;peut-être trouveras-tu les moyens du bonheur de cet homme ! »Voilà ce que pensait Foma pendant ses insomnies, colonel ! Etnous avons vu de quelle façon le colonel l’en remercie ! Maisfinissons-en…

– Mais je saurai mériter de nouveau ton amitié, Foma, je te lejure !

– Vous mériteriez mon amitié ? Et quelle garantiem’offrez-vous ? En chrétien que je suis, je vous pardonneraiet j’irai même jusqu’à vous aimer ; mais, homme de cœur,pourrai-je contenir mon mépris ? La morale m’interdit d’agirautrement, car, je vous le répète, vous vous êtes déshonoré tandisque je me conduisais avec noblesse. Montrez-moi celui des vôtresqui serait capable d’un acte pareil ? Qui d’entre euxrefuserait cette grosse somme qu’a pourtant repoussée le misérableFoma, ce Foma honni, par simple penchant à la grandeur d’âme ?Non, colonel, pour vous égaler à moi, il vous faudrait désormaisune longue suite d’exploits. Mais de quel exploit peut-être capablecelui qui ne peut me dire vous, comme à son égal, qui me tutoie,comme un domestique ?

– Mais, Foma, je ne te tutoyais que par amitié ! Je nesavais pas que cela te fût désagréable… Mon Dieu, si j’avais pu lesavoir !

– Vous, continua-t-il, qui n’avez pu, ou plutôt qui n’avez pasvoulu consentir à une de mes plus insignifiantes demandes, à l’unedes plus futiles, alors que je vous priais de me dire : « VotreExcellence ! »

– Mais, Foma, c’était un véritable attentat à la hiérarchie…

– C’est une phrase que vous avez apprise par cœur et que vousrépétez comme un perroquet. Vous ne comprenez donc pas que vousm’avez humilié, que vous m’avez fait affront par ce refus dem’appeler Excellence ! Vous m’avez déshonoré pour n’avoir pascompris mes raisons ; vous m’avez rendu ridicule comme unvieillard à lubies que guette l’asile des aliénés. Est-ce que je nesais pas moi-même qu’il eût été ridicule pour moi d’être appeléVotre Excellence, moi qui méprise tous ces grades, toutes cesgrandeurs terrestres sans valeur intrinsèque si elles nes’accompagnent pas de vertu ? Pour un million, je n’accepteraipas le grade de général sans vertu. Cependant, vous m’avez prispour un dément quand c’était à votre bien que je sacrifiais monamour-propre en permettant que vous et vos savants, vous pussiez meregarder comme fou ! Ce n’était que pour éclairer votreraison, pour développer votre moralité, pour vous inonder desrayons des lumières nouvelles, que j’exigeais de vous le titre degénéral. Je voulais justement arriver à vous convaincre que lesgénéraux ne sont pas forcément les plus grands astres dumonde ; je voulais vous prouver qu’un titre n’est rien sansune grande âme, qu’il n’y avait pas tant à se réjouir de la visitede ce général, alors qu’il se trouvait peut-être tout près de vousde véritables foyers de vertu. Mais vous étiez tellement gonflé devotre titre de colonel qu’il vous paraissait dur de me traiter engénéral. Voilà où il faut chercher les causes de votre refus et nondans je ne sais quel attentat à la hiérarchie. Tout cela vient dece que vous êtes colonel et que je ne suis que Foma !

– Non, Foma, non ; je t’assure que tu te trompes. Tu es unsavant et non simplement Foma… J’ai pour toi la plus grandeestime.

– Vous m’estimez ! Fort bien ! Veuillez alors me dire,du moment que vous m’estimez, si je ne suis pas digne selon vous dutitre de général ? Répondez nettement et immédiatement : ensuis-je digne ou non ? Je veux me rendre compte de votre degréd’intelligence et de votre esprit.

– Par ton honnêteté, par ton désintéressement, par la grandeurd’âme, tu en es digne, proclama mon oncle avec orgueil.

– Alors, si j’en suis digne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire: Votre Excellence ?

– Foma, je te le dirai, si tu y tiens.

– Je l’exige ! je l’exige ! colonel. J’insiste et jel’exige précisément parce que je vois combien cela vous estpénible. Ce sacrifice sera le commencement des exploits qu’il vousfaut accomplir pour m’égaler. Ce n’est que lorsque vous vous serezvaincu vous-même que je pourrai croire à votre sincérité…

– Dès demain, je te dirai : Votre Excellence !

– Non, pas demain, colonel ; demain, cela va de soi !J’exige que vous me le disiez tout de suite.

– Bien, Foma, je suis prêt… Seulement comment le dire comme çatout de suite ?

– Pourquoi pas tout de suite ? Auriez-vous honte ? Sivous avez honte, c’est une insulte que vous me faites.

– Eh bien Foma, je suis prêt… et j’en serai fier… SeulementFoma, puis-je te dire comme ça tout d’un coup : « Bonjour, VotreExcellence ? » On ne peut pas faire ça…

– Votre « bonjour, Votre Excellence » serait insultant ; çaaurait l’air d’une plaisanterie, d’une farce que je ne sauraisadmettre. Je vous en prie, colonel ! prenez un autreton !

– Foma, tu ne plaisantes pas ?

– D’abord, je ne suis pas tu, Yégor Ilitch, mais vous ;ensuite je ne suis pas Foma, mais Foma Fomitch ; ne l’oubliezpas.

– Je jure, Foma Fomitch, que je suis plein de bonne volonté etprêt de tout mon cœur à contenter tes désirs… Mais que dois-jedire ?

– Vous trouvez difficile de faire vos phrases avec : VotreExcellence ? Cela se conçoit et vous auriez dû vous expliquerplus tôt. C’est tout à fait excusable, surtout quand on n’est pasécrivain, pour m’exprimer avec délicatesse. Je vais vous aider :répétez après moi : « Votre Excellence… »

– Eh bien : « Votre Excellence… »

– Non ; pas de : eh bien, mais tout simplement : « VotreExcellence ». Je vous demande, colonel, de prendre un autre ton.J’espère aussi que vous n’allez pas vous formaliser, si je vouspropose de vous incliner légèrement en prononçant ces mots, ce quiexprime le respect et le désir de tenir compte de toutes lesobservations faites. J’ai fréquenté, moi aussi, la société desgénéraux et je connais ces nuances. Et bien : « Votre Excellence…»

– « Votre Excellence… »

– « Combien je suis heureux de l’occasion qui s’offre à moi devous présenter mes excuses pour avoir si mal compris l’âme de VotreExcellence. J’ose vous assurer qu’à l’avenir je n’épargnerai pointmes faibles forces pour le bien commun… » Et en voilà assez pourvous !

Pauvre oncle ! Il dut répéter ce galimatias phrase parphrase, mot par mot ! Je rougissais comme un coupable ;la colère m’étouffait.

– Voyons, s’enquit le bourreau, ne sentez-vous pas maintenantdans votre cœur une sorte d’allégresse, comme si un ange y futdescendu ?… Répondez : sentez-vous la présence del’ange ?

– Oui, Foma, je sens une sorte d’allégresse, répondit mononcle.

– Maintenant que vous êtes vaincu, vous sentez votre cœur commesi on le baignait dans les saintes huiles ?

– Oui, Foma, on le dirait baigné dans l’huile.

– Dans l’huile ?… Hem ! Je ne vous ai pas parléd’huile… Mais n’importe. Vous saurez désormais, colonel, ce quec’est que le devoir accompli ! Luttez contre vous-même !Vous avez trop d’amour-propre. Votre orgueil est excessif.

– Oui, Foma, je le vois, soupirait mon oncle.

– Vous êtes un égoïste, un ténébreux égoïste…

– Oui, je suis un égoïste, Foma ; je le sais depuis que jete connais.

– Je vous parle en ce moment comme un père, comme une tendremère… Vous découragez tout le monde et vous oubliez la douceur descaresses.

– Tu as raison, Foma.

– Dans votre grossièreté, vous heurtez les cœurs d’une façon sibrutale, vous sollicitez l’attention d’une manière si prétentieuseque vous feriez sauver tout homme délicat à l’autre bout dumonde.

Mon oncle soupira encore.

– Soyez plus doux, plus attentif pour les autres, témoignez-leurplus d’affection ; pensez aux autres plus qu’à vous-même etvous ne serez pas oublié non plus. Vivez, mais laissez vivre lesautres, tel est mon principe ! Souffre, travaille, prie,espère ! voilà les règles de conduite que je voudraisinculquer à l’humanité entière ! Suivez-les et je serai lepremier à vous ouvrir mon cœur, à pleurer… s’il le faut, sur votrepoitrine. Tandis que vous ne vivez que pour vous ; c’estlassant à la fin !

– « Homme aux douces paroles ! » prononça dévotementGavrilo.

– Tout cela est vrai, Foma ; je le sens acquiesça mononcle, tout ému. Mais tout n’est pas de ma faute ; j’ai étéélevé ainsi ; j’ai vécu parmi les soldats. Je te jure, Foma,que j’étais très sensible. Quand je fis mes adieux au régiment,tous les hussards, toute la brigade pleurait. Ils disaient tousqu’ils ne reverraient plus mon pareil… Alors, je m’étais dit que jen’étais pas un homme absolument mauvais.

– Nouveau trait d’égoïsme. Je vous reprends en flagrant délitd’amour-propre exaspéré. Vous vous vantez et vous cherchez à vousparer des larmes de ces hussards. Me voyez-vous faire parade deslarmes de qui que ce soit ? Et cependant, ça ne me serait pasdifficile : j’aurais de quoi me vanter aussi !

– Ça m’a échappé, Foma : je n’ai pas pu me contenir au souvenirdu beau temps passé !

– Le beau temps ne nous tombe pas du ciel ; c’est nous quile faisons nous-mêmes ; il est dans notre cœur, Yégor Ilitch.Pourquoi suis-je toujours heureux, calme, content, en dépit de mesmalheurs ? Pourquoi n’importuné-je personne excepté lesimbéciles, les savants que je n’épargne pas et que je n’épargneraijamais ? Quels sont ces savants ? « Un homme de science». Mais, chez lui, cette science est un leurre et non unescience ! Voyons, que disait-il, ce tantôt ? Qu’ilvienne ! Faites venir tous les savants. Je suis en mesure deles confondre tous, de renverser toutes leurs doctrines !Quant à la noblesse de sentiments, je n’en parle même pas…

– Certainement, Foma, certainement, personne n’endoute !

– Tout à l’heure, j’ai fait preuve d’esprit, de talent, decolossale érudition littéraire, d’une connaissance approfondie ducœur humain ; j’ai montré dans un brillant développementcomment tel Kamarinski pouvait devenir un thème élevé deconversation dans la bouche de l’homme de talent. Eh bien, lequeld’entre eux a su m’apprécier à ma valeur ? Non, on sedétournait de moi. Je suis certain qu’il vous a déjà dit que je nesavais rien ! Et pourtant, il avait peut-être devant lui unMachiavel, un Mercadante, dont tout le défaut était sa pauvreté,son génie méconnu !… Non, cela, c’est impardonnable !… Onme parle aussi d’un certain Korovkine. Qu’est-ce encore quecelui-là ?

– Foma, c’est un homme d’esprit et de science que j’attends.Celui-là est véritablement un savant !

– Hum ! Je vois ça, une sorte d’Aliboron moderne, pliantsous le poids des livres. Ces gens-là n’ont pas de cœur, colonel,ils n’ont pas de cœur. Qu’est-ce que l’instruction sans lavertu ?

– Non, Foma, non ! Si tu avais entendu comme il parlait dubonheur conjugal ! Ses paroles allaient droit au cœur,Foma !

– Hem ! On verra. On lui fera passer un examen à ceKorovkine. Mais en voilà assez ! conclut-il en se levant. Jene saurais encore vous accorder mon pardon total, colonel, carl’outrage fut sanglant. Mais je vais prier et peut-être Dieufera-t-il descendre la paix en mon âme offensée. Nous enreparlerons demain. Pour le moment, permettez-moi de me retirer. Jesuis très fatigué ; je me sens affaibli…

– Ah ! Foma, fit mon oncle avec empressement, tu dois êtrebien las. Si tu mangeais un morceau pour te réconforter ? Jevais donner des ordres.

– Manger ? Ha ! ha ! ha ! Manger !répondit Foma avec un rire de mépris. On vous fait vider une soupeempoisonnée et puis on vous demande si vous n’avez pas faim ?On soignerait les plaies du cœur avec de petits plats ? Queltriste matérialiste vous faites, colonel !

– Foma, je te jure que je te faisais cette offre de boncœur !

– C’est bien, laissons cela. Je me retire. Mais vous, courezimmédiatement vous jeter aux pieds de votre mère et tâchezd’obtenir son pardon par vos larmes et vos sanglots ; tel estvotre devoir.

– Ah ! Foma, je n’ai cessé d’y penser tout le temps denotre conversation : j’y pensais à l’instant même en te parlant. Jesuis prêt à rester à genoux devant elle jusqu’à l’aube. Mais penseseulement, Foma, à ce que l’on exige de moi ! C’est injuste,cruel ! Sois généreux, fais mon bonheur ; réfléchis,décide, et alors… alors… je te jure…

– Non, Yégor Ilitch, non ; ce n’est pas mon affaire,répondit Foma. Vous savez fort bien que je ne me mêle pas de toutcela. Je vous sais convaincu que je suis la cause de tout, bien queje me sois toujours tenu à l’écart de cette histoire et dès lecommencement, je vous le jure. Seule agit ici la volonté de votremère qui ne cherche que votre bien, naturellement. Rendez-vousauprès d’elle ; courez-y et réparez, par votre obéissance, lemal que vous avez fait… Il faut que votre colère soit passée avantque le soleil ne se couche. Quant à moi, je vais prier pour voustoute la nuit. Voici longtemps déjà que je ne sais plus ce quec’est que le sommeil, Yégor Ilitch. Adieu ! Je te pardonneaussi, vieillard – ajouta-t-il en se tournant vers Gavrilo – jesais que tu n’as pas agi dans la plénitude de ta raison.Pardonne-moi si je t’ai offensé… Adieu, adieu à tous et que Dieuvous bénisse !

Foma sortit. Je me précipitai aussitôt dans la salle.

– Tu nous écoutais ? s’écria mon oncle.

– Oui, mon oncle, je vous écoutais. Dire que vous avez pul’appeler Votre Excellence !

– Qu’y faire, mon cher ? J’en suis même fier. Qu’est-ce,auprès de son sublime exploit ? Quel cœur noble,désintéressé ! Quel grand homme ! Serge, tu as entendu…Comment ai-je pu lui offrir de l’argent ? je ne parviens pas àm’en rendre compte. Mon ami, j’étais aveuglé par la colère ;je ne le comprenais pas, je le soupçonnais, je l’accusais… Maisnon. Je vois bien qu’il ne pouvait être mon ennemi. As-tu vu lanoblesse de son expression lorsqu’il a refusé cet argent ?

– Fort bien, mon oncle, soyez aussi fier qu’il vous plaira.Quant à moi, je pars ; la patience me manque. Je vous ledemande pour la dernière fois : que voulez-vous de moi ?Pourquoi m’avez-vous appelé auprès de vous ? Mais si tout estréglé et que vous n’avez plus besoin de moi, je veux partir. Depareils spectacles me sont insupportables. Je partirai aujourd’huimême.

– Mon ami, fit mon oncle, avec son agitation accoutumée, attendsseulement deux minutes. Je vais de ce pas chez ma mère pour yterminer une affaire de la plus haute importance. En attendant,va-t-en chez toi ; Gavrilo va te reconduire ; c’estmaintenant dans le pavillon d’été, tu sais ? dans le jardin.J’ai donné l’ordre d’y transporter ta malle. Quant à moi, je vaisprès de ma mère implorer son pardon ; je prendrai une décisionferme – je sais laquelle – et je reviendrai aussitôt vers toi pourte raconter tout, tout, jusqu’au dernier détail ; jet’ouvrirai mon cœur… Et… et… nous finirons par revoir de beauxjours ! Deux minutes, Serge, seulement deux minutes !

Il me serra la main et sortit précipitamment. Je n’avais plusqu’à suivre Gavrilo.

Chapitre 10Mizintchikov

Le pavillon où me conduisit Gavrilo et qu’on appelait « Pavillond’été » avait été construit par les anciens propriétaires. C’étaitune jolie maisonnette en bois, située au milieu du jardin, àquelques pas de la vieille maison. Elle était entourée de troiscôtés par des tilleuls dont les branches touchaient le toit. Lesquatre pièces qui la composaient servaient de chambres d’amis.

En pénétrant dans celle qui m’était destinée, j’aperçus sur latable de nuit une feuille de papier à lettres, couverte de toutessortes d’écritures superbes et où s’entrelaçaient guirlandes etparaphes. Les majuscules et le guirlandes étaient enluminées.L’ensemble composait un assez gentil travail de calligraphie. Dèsles premiers mots je vis que c’était une supplique à moi adressée,où j’étais qualifié de « bienfaiteur éclairé ». Il y avait un titre: Les gémissements de Vidopliassov. Mais tous mes efforts pourcomprendre quelque chose à ce fatras restèrent vains. C’étaient dessottises emphatiques, écrites dans un style pompeux de laquais. Jedevinai seulement que Vidopliassov se trouvait dans une situationdifficile, qu’il sollicitait mon aide et mettait en moi tout sonespoir « en raison de mes lumières ». Il concluait en me priantd’intervenir en sa faveur auprès de mon oncle, au moyen de la «mécanique ». C’était la fin textuelle de l’épître que j’étaisencore en train de lire quand la porte s’ouvrit et Mizintchikoventra.

– J’espère que vous voudrez bien me permettre de faire votreconnaissance, me dit-il d’un ton dégagé, mais avec la plus grandepolitesse et en me tendant la main. Je n’ai pu vous dire un mot cetantôt, mais du premier coup, j’ai senti le désir de vous connaîtreplus amplement.

En dépit de ma mauvaise humeur, je répondis que j’étais moi-mêmeenchanté, etc. Nous nous assîmes.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à la vue de lalettre que j’avais encore à la main. Ne sont-ce pas lesgémissements de Vidopliassov ? C’est bien ça. J’étais sûrqu’il vous attaquerait aussi. Il me présenta une feuille semblableet contenant les mêmes gémissements. Il y a longtemps qu’on vousattendait et qu’il avait dû se préparer. Ne vous étonnez pas ;il se passe ici beaucoup de choses assez étranges et il y avraiment de quoi rire.

– Rire seulement ?

– Voyons, faudrait-il donc pleurer ? Si vous le voulez, jevous raconterai l’histoire de Vidopliassov et je suis sûr de vousamuser.

– Je vous avoue que Vidopliassov m’intéresse assez peu pour lemoment ! répondis-je d’un ton mécontent.

Il me paraissait évident que la démarche et l’amabilité deMizintchikov devaient avoir un but et qu’il avait besoin de moi.L’après-midi il se tenait morne et grave, et maintenant je levoyais gai, souriant et tout prêt à me narrer de longues histoires.Dès le premier abord, on voyait que cet homme était fort maître delui et qu’il connaissait son monde à fond.

– Maudit Foma ! dis-je avec emportement et en déchargeantun grand coup de poing sur la table. Je suis sûr que c’est lui lasource unique de tout le mal et qu’il mène tout. Mauditecréature !

– On dirait que vous lui en voulez tout de même un peu trop,remarqua Mizintchikov.

– Un peu trop, m’écriai-je soudainement enflammé. Il se peut quetantôt j’aie dépassé la mesure et que j’aie ainsi autorisél’assistance à me condamner. Je comprends fort bien que j’aie assezmal réussi, et il était inutile de me le dire. Je sais aussi que cen’est pas ainsi que l’on agit dans le monde, mais, réfléchissez etdites-moi s’il y avait moyen de ne pas s’emporter ! Mais on secroirait dans une maison d’aliénés, si vous voulez savoir ce quej’en pense !… et… et je m’en vais ; voilà tout !

– Fumez-vous ? s’enquit placidement Mizintchikov.

– Oui.

– Alors, vous me permettrez d’allumer ma cigarette. Là-bas, ilest interdit de fumer et je commençais à m’ennuyer sérieusement. Jeconviens que ça ne ressemble pas mal à un asile d’aliénés ;mais soyez sûr que je ne me permettrai pas de vous juger, car, àvotre place, je me serais peut-être emporté deux fois plusfort.

– En ce cas, comment avez-vous pu conserver ce calmeimperturbable, si vous étiez tellement révolté ? Je vous voisencore impassible et je vous avoue qu’il m’a semblé singulier quevous vous désintéressiez ainsi de la défense du pauvre oncletoujours prêt à faire du bien à tous et à chacun !

– Vous avez raison ; il est le bienfaiteur d’une quantitéde gens ; mais je trouve complètement inutile de ledéfendre ; ça ne sert à rien ; c’est humiliant pour lui,et puis je serais chassé dès le lendemain d’une pareillemanifestation. Je dois vous dire franchement que je me trouve dansune situation telle qu’il me faut ménager cette hospitalité.

– Je ne saurais vous reprocher votre franchise… Mais il y acertaines choses que je voudrais vous demander, car, vous demeurezici depuis un mois déjà…

– Tout ce que vous voudrez ; entièrement à votre service,répondit Mizintchikov avec empressement, et il approcha unechaise.

– Expliquez moi comment il se peut que Foma Fomitch ait refuséune somme de quinze mille roubles qu’il tenait déjà dans les mains: je l’ai vu de mes propres yeux.

– Comment ? Est-ce possible ? s’écria moninterlocuteur. Racontez-moi ça, je vous prie.

Je lui fis le récit de la scène, en omettant l’incident « VotreExcellence ». Il écoutait avec une avide curiosité et changea mêmede visage quand je lui confirmai ce chiffre de quinze milleroubles.

– C’est très habile, fit-il quand j’eus fini. Je ne l’en auraispas cru capable !

– Cependant c’est un fait qu’il a refusé l’argent. Commentexpliquer cela ? Serait-ce vraiment par noblesse desentiments ?

– Il en a refusé quinze mille pour en avoir trente plus tard.D’ailleurs, je doute que Foma agisse d’après un véritable calcul,ajouta-t-il après un moment de méditation. Ce n’est pas du tout unhomme pratique. C’est un espèce de poète… Quinze mille… Hum !Voyez-vous, il aurait pris cet argent s’il avait pu résister à latentation de poser, de faire des embarras. Ce n’est qu’unpleurnicheur doué d’un amour-propre phénoménal.

Il s’échauffait. On le sentait ennuyé et même jaloux. Jel’examinai curieusement. Il ajouta, pensif :

– Hum ! Il faut s’attendre à de grands changements. En cemoment Yégor Ilitch nourrit un tel culte pour ce Foma qu’ilpourrait bien en arriver à se marier par pure complaisance ! –ajouta-t-il entre ses dents.

– Alors, vous croyez à la possibilité de ce mariage insensé etcriminel avec cette idiote !

Mizintchikov me regarda fixement.

– Leur idée n’est pas déraisonnable. Ils prétendent qu’il doitfaire quelque chose pour le bien de la famille.

– Comme s’il n’en avait pas déjà assez fait ! m’écriai-jeavec indignation. Et vous pouvez trouver raisonnable cetterésolution d’épouser une pareille toquée ?

– Certes, je suis d’accord avec vous que ce n’est qu’une toquée.Hum ! C’est très bien à vous d’aimer ainsi votre oncle et jecompatis à vos inquiétudes…Cependant, il faut considérer qu’avecl’argent de cette demoiselle, on pourrait grandement étendre lapropriété. D’ailleurs, ils ont d’autres raisons encore : ilscraignent que Yégor Ilitch se marie avec l’institutrice… voussavez, cette jeune fille si intéressante ?

– Est-ce probable, à votre sens ? lui demandai-je, trèsému. Ça me fait l’effet d’une calomnie. Expliquez-moi ce point, aunom de Dieu : cela m’intéresse infiniment.

– Oh ! il en est amoureux ; seulement, il lecache.

– Il le cache ! Vous croyez qu’il le cache ? Et elle,est-ce qu’elle l’aime ?

– Ça se pourrait. Du reste, elle a tout avantage àl’épouser ; elle est si pauvre !

– Mais sur quoi vous basez-vous pour croire qu’ilss’aiment ?

– Il est impossible de ne pas s’en apercevoir, et je croisqu’ils se donnent des rendez-vous. On a même été jusqu’à lesprétendre en relations intimes. Seulement, n’en parlez à personne.C’est un secret que je vous confie.

– Comment croire une telle chose ? m’écriai-je. Est-ce quevous y croyez ?

– Je n’en ai certainement pas la certitude absolue, n’ayant pasvu de mes yeux. Mais c’est fort possible.

– Comment ? Mais rappelez-vous la délicatesse, l’honnêtetéde mon oncle.

– J’en suis d’accord. Cependant on peut se laisser entraîner,comptant réparer cela plus tard par un mariage. On est sifacilement entraîné ! Mais, je le répète, je ne garantis pasla véracité de ces faits, d’autant plus que ces gens-là ne laménagent pas. Ils l’ont même accusée de s’être donnée àVidopliassov.

– Eh bien, voyons, est-ce possible ? m’écriai-je. AvecVidopliassov ! Est-ce que le seul fait d’en parler n’est pasrépugnant ? Vous n’y croyez pas ?

– Je vous dis que je ne crois à rien de tout cela, réponditMizintchikov avec la même placidité. Mais, c’est possible. Tout estpossible en ce monde ! D’abord, je n’ai pas vu, et puis ça neme regarde pas. Cependant, comme je vois que vous semblez vous yintéresser énormément, sachez-le : j’estime assez peu probable quede telles relations aient jamais existé. Ce sont là les toursd’Anna Nilovna Pérépélitzina. C’est elle qui a répandu ces bruitspar jalousie, car elle comptait se marier avec Yégor Ilitch, jevous le jure sur le nom de Dieu ! uniquement parce qu’elle estla fille d’un lieutenant-colonel. En ce moment, elle est en pleinedéception et fort irritée. Je crois vous avoir fait part de tout ceque je sais sur ces affaires et je vous avoue détester lescommérages, d’autant plus que cela nous fait perdre un tempsprécieux. Je venais pour vous demander un petit service.

– Un service ? Tout ce que vous voudrez, si je puis vousêtre utile…

– Je le crois et j’espère vous gagner à ma cause, car je voisque vous aimez votre bon oncle et que vous vous intéressez à sonbonheur. Mais, au préalable, j’ai une prière à vous adresser.

– Laquelle ?

– Il se peut que vous consentiez à ce que je veux vous demander,mais, en tout cas, avant de vous exposer ma requête, j’espère quevous voudrez bien me faire la grande faveur de me donner votreparole de gentilhomme que tout ce que nous aurons dit restera entrenous, que vous ne trahirez ce secret pour personne et ne mettrezpas à profit l’idée que je crois indispensable de vous communiquer.Me donnez-vous votre parole ?

Le début était solennel. Je donnai ma parole.

– Eh bien ? fis-je.

– L’affaire, voyez-vous, est très simple. Je veux enleverTatiana Ivanovna et l’épouser. Vous comprenez ?

– Je regardai M. Mizintchikov entre les deux yeux et fusquelques instants sans pouvoir prononcer une parole.

– Je dois vous avouer que je n’y comprends rien, déclarai-je àla fin, et d’ailleurs, je pensais avoir affaire à un homme sensé…je n’aurais donc pu prévoir…

– Ce qui signifie, tout simplement, que vous trouvez mon projetstupide, n’est-ce pas ?

– Du tout, mais…

– Oh ! je vous en prie ! Ne vous gênez pas. Tout aucontraire, vous me ferez grand plaisir d’être franc ; nousnous rapprocherons ainsi du but. Je suis d’accord qu’à premièrevue, cela peut paraître étrange, pourtant, j’ose vous assurer que,non seulement mon intention n’est pas si absurde, mais qu’elle esttout à fait raisonnable. Et si vous voulez être assez bon pour enécouter tous les détails…

– De grâce ! Je suis tout oreilles.

– Du reste, ce ne sera pas long. Voici : je suis sans le sou etcouvert de dettes. De plus, j’ai une sœur de dix-neuf ans,orpheline qui vit chez des étrangers sans autres moyens d’existenceet c’est un peu de ma faute. Nous avions hérité de quarante âmes,mais cet héritage coïncida, par malheur, à ma nomination au gradede cornette ! J’ai commencé par engager notre bien ; puisj’ai dépensé le reste à faire la noce ; je suis honteux quandj’y pense ! Maintenant, je me suis ressaisi et j’ai résolu dechanger d’existence. Mais, pour ce faire, il me faut cent milleroubles. Comme je ne puis rien gagner au service, comme je ne suiscapable de rien et que mon instruction est presque nulle, il ne mereste qu’à voler ou à me marier richement. Je suis venu ici pourainsi dire sans chaussures et à pied, ma sœur m’ayant donné sestrois derniers roubles quand je quittai Moscou. Aussitôt que jeconnus Tatiana Ivanovna, une pensée germa dans mon esprit. Jedécidai immédiatement de me sacrifier et de l’épouser. Convenez quetout cela est parfaitement raisonnable, d’autant plus que je lefais surtout pour ma sœur.

– Mais, alors, permettez : vous avez l’intention de demanderofficiellement la main de Tatiana Ivanovna ?

– Dieu m’en garde ! Je serais aussitôt chassé d’ici etelle-même s’y refuserait. Mais, si je lui propose de l’enlever,elle consentira. Pour elle, le principal, c’est le romanesque,l’imprévu. Naturellement, cet enlèvement aboutira à un mariage. Letout est que je réussisse à la faire sortir d’ici.

– Mais qu’est-ce qui vous garantit qu’elle voudra bien s’enfuiravec vous ?

– Oh ! ça, j’en suis certain. Tatiana Ivanovna est prête àune intrigue avec le premier venu qui aura l’idée de lui offrir sonamour. Voilà pourquoi je vous ai demandé votre parole d’honneur quevous ne profiteriez point du renseignement. Vous comprendrez que ceserait péché de ma part de laisser passer une pareille occasion,étant données, surtout, ces conjonctures où je me trouve.

– Alors, elle est tout à fait folle !… Ah !pardon ! fis-je, en me reprenant, j’oubliais que vous aviezdes vues sur elle…

– Ne vous gênez donc pas ! Je vous en ai déjà prié. Vous medemandez si elle est tout à fait folle ; que dois-je vousrépondre ? Elle n’est pas folle puisqu’elle n’est pasenfermée. De plus je ne vois aucune folie à cette manie desintrigues d’amour. Jusqu’à l’année dernière, elle vécut chez desbienfaitrices, car elle était dans la misère depuis son enfance.C’est une honnête fille et douée d’un cœur sensible. Vous comprenez: personne ne l’avait encore demandée en mariage, et les rêves, lesdésirs, et les espoirs, un cœur brûlant qu’elle devait toujoursréprimer, le martyre que lui faisait endurer sa bienfaitrice, toutcela était bien pour affecter une âme tendre. Soudain elle devientriche : convenez que cela pourrait faire perdre la tête à n’importequi. Maintenant, on la recherche, on lui fait la cour et toutes sesespérances se sont réveillées. Tantôt, vous l’avez entendu racontercette anecdote du galant en gilet blanc ; elle est authentiqueet de ce fait, vous pouvez juger du reste. Il est donc facile de laséduire avec des soupirs et des billets doux et, pour peu qu’on yajoute une échelle de soie, des sérénades espagnoles et autresmenues balançoires, on en fera ce qu’on voudra. Je l’ai tâtée, etj’en ai obtenu tout aussitôt un rendez-vous. Mais je me réservejusqu’au moment favorable. Cependant, il faut que je l’enlève d’icipeu. La veille, je lui ferai la cour, je pousserai dessoupirs ; je joue de la guitare assez bien pour accompagnermes chansons. Je lui fixerai un rendez-vous dans le pavillon pourla nuit et, à l’aube, la voiture sera prête. Je la mettrai dans lavoiture et en route ! Vous concevez qu’il n’y a là aucunrisque. Je la mènerai dans une pauvre, mais noble famille où l’onaura soin d’elle et, pendant ce temps-là, je ne perdrai pas uneminute ; le mariage sera bâclé en trois jours. Il n’est pasdouteux que j’aurai besoin d’argent pour cette expédition. MaisYégor Ilitch est là ; et il me prêtera quatre ou cinq centsroubles sans se douter de leur destination. Avez-vouscompris ?

– Je comprends à merveille, dis-je après réflexion. Mais, enquoi puis-je vous être utile ?

– Mais en beaucoup de choses, voyons ! Sans cela, je ne meserais pas adressé à vous. Je viens de vous parler de cette famillenoble mais pauvre, et vous pourriez me rendre un grand service enétant mon témoin ici et là-bas. Je vous avoue que sans votre aide,je suis réduit à l’impuissance.

– Autre question : pourquoi avez-vous daigné jeter votre choixsur moi que vous connaissez tout juste depuis quelquesheures ?

– Votre question me fait d’autant plus de plaisir qu’elle medonne l’occasion de vous dire toute l’estime que j’éprouve à votreendroit, répondit-il avec un sourire aimable.

– Fort honoré !

– Non, voyez-vous, je vous étudiais tantôt. Vous êtes untantinet fougueux et aussi un peu… jeune… Mais, ce dont je suiscertain, c’est qu’une fois votre parole donnée, vous la tenez.Avant tout vous n’êtes pas un Obnoskine. Et puis, je vois que vousêtes honnête et que vous ne me volerez pas mon idée, excepté,cependant, le cas où vous seriez disposé à vous entendre avec moi.Je consentirais peut-être à vous céder mon idée, c’est-à-direTatiana Ivanovna et serais prêt à vous seconder dans sonenlèvement, à condition qu’un mois après votre mariage, vous meremettriez cinquante mille roubles.

– Comment ! vous me l’offrez déjà ?

– Certes ! je puis parfaitement vous la céder au cas oùcela vous sourirait. J’y perdrais, sans doute, mais… l’idéem’appartient et les idées se paient. En dernier lieu, je vous faiscette proposition, n’ayant pas le choix. Dans les circonstancesactuelles, on ne peut laisser traîner cette affaire. Et puis, c’estbientôt le carême pendant lequel on ne marie plus. J’espère quevous me comprenez ?

– Parfaitement et je m’engage à tenir la parole que je vous aidonnée. Mais je ne puis vous aider dans cette affaire et je croisde mon devoir de vous en prévenir.

– Pourquoi donc ?

– Comment ! pourquoi ? m’écriai-je, donnant enfincarrière à mon indignation. Mais est-ce que vous ne comprenez pasque cette action est malhonnête ? Il est vrai que vousescomptez à juste titre la faiblesse d’esprit et la regrettablemanie de cette demoiselle, mais c’est précisément ce qui devraitarrêter un honnête homme. Vous-même, vous la reconnaissez digne derespect. Et voici que vous abusez de son triste état pour luiextorquer cent mille roubles ! Il n’y a pas de doute que vousn’avez aucune intention d’être véritablement son mari et que vousl’abandonnerez… C’est d’une telle ignominie que je ne puiscomprendre que vous me proposiez une collaboration à votreentreprise !

– Oh ! mon Dieu ! que de romantisme ! s’écriaMizintchikov avec le plus sincère étonnement. D’ailleurs, est-cemême du romantisme ? Je crois tout simplement que vous ne mecomprenez pas. Vous dites que c’est malhonnête ? mais il mesemble que tout le bénéfice est pour elle et non pour moi… Prenezseulement la peine de réfléchir.

– Évidemment, à votre point de vue, vous accomplissez un actedes plus méritoires en épousant Tatiana Ivanovna !répliquai-je en un sourire sarcastique.

– Mais certainement, un acte des plus généreux ! s’exclamaMizintchikov en s’échauffant à son tour. Veuillez réfléchir quec’est, avant tout, le sacrifice ce ma personne que je lui fais endevenant son mari ; ça coûte tout de même un peu, jeprésume ? Deuxièmement, je ne prends que cent mille roublespour ma peine et je me suis donné ma parole que je ne prendraisjamais un sou de plus ; n’est-ce donc rien ? Enfin, allezau fond des choses. Quelle vie pourrait-elle espérer ? Pourqu’elle vécût tranquille, il serait indispensable de lui enlever ladisposition de sa fortune et de l’enfermer dans une maison de fous,car il faut constamment s’attendre à ce qu’un vaurien, quelquechevalier d’industrie orné de moustaches et d’une barbiche àl’espagnole, dans le genre d’Obnoskine, s’en empare à force deguitare et de sérénades, l’épouse, la dépouille et l’abandonne surune grande route. Ici, par exemple, dans cette honnête maison, onne l’estime que pour son argent. Il faut la sauver de ces dangereuxaléas. Je me charge de la garantir contre tous les malheurs. Jecommencerai par la placer sans retard à Moscou dans une famillepauvre, mais honnête (une autre famille de ma connaissance) ma sœurvivra près d’elle. Il lui restera environ deux cent cinquante milleroubles, peut-être même trois cents. Aucun plaisir, aucunedistraction ne lui manqueront : bals, concerts, etc. Elle pourra,s’il lui plaît, rêver d’amour ; seulement, sur ce chapitre-là,je prendrai mes précautions. Libre à elle de rêver, mais non depasser du rêve à l’action ; n-i-ni, fini ! À présent,tout le monde peut ternir sa réputation, mais, quand elle sera mafemme, Mme Mizintchikov, je ne permettrai pas qu’on salisse monnom. Cela seul serait cher ! Naturellement, je ne vivrai pasavec elle : elle sera à Moscou et moi à Pétersbourg, je vousl’avoue en toute loyauté. Mais qu’importe cette séparation ?Pensez-y ; étudiez-la donc un peu. Peut-elle faire une épouseet vivre avec son mari ? Peut-on lui être fidèle ? Ellene vit que de perpétuel changement. Elle est capable d’oublierdemain qu’elle est mariée aujourd’hui. Mais je la rendrais tout àfait malheureuse, si je vivais avec elle et si j’en exigeaisl’accomplissement de tous ses devoirs conjugaux. Je viendrais lavoir une fois par an, peut-être un peu plus souvent, mais non paspour lui extorquer de l’argent, je vous l’assure ! J’ai ditque je ne prendrais pas plus de cent mille roubles ! En venantla voir pour deux ou trois jours, je lui apporterai unedistraction, le plaisir et non l’ennui ; je la ferairire ; je lui conterai des anecdotes ; je la mènerai aubal ; je la courtiserai ; je lui ferai des cadeaux ;je lui chanterai des romances ; je lui donnerai un petitchien ; je lui écrirai des lettres d’amour. Mais elle seraravie de posséder un mari aussi romanesque, aussi amoureux, aussigai ! À mon avis, cette façon d’agir est très rationnelle ettous les maris devraient s’y tenir. Les femmes n’aiment leurs marisqu’alors qu’ils ne sont pas là et, avec ma méthode, j’occuperai dela plus agréable façon et pour toute sa vie le cœur de Tatiana.Dites-moi ce qu’elle pourrait désirer de mieux ? Mais ce seraune existence paradisiaque !

Je l’écoutais en silence et avec un profond étonnement,comprenant à quel point il était impossible de discuter contre cemonsieur Mizintchikov, convaincu jusqu’au fanatisme de l’équité etmême de la grandeur du projet qu’il exposait avec l’enthousiasmed’un inventeur. Mais il subsistait un point délicat àéclaircir.

– Avez-vous pensé, lui dis-je, qu’elle est presque fiancée à mononcle à qui vous infligerez un sanglant outrage en l’enlevant à laveille du mariage ? Et c’est encore à lui que vous comptezemprunter l’argent nécessaire à cet exploit !

– Ah ! nous y sommes ! – s’écria-t-il fougueusement.J’avais prévu cette objection. Mais d’abord et avant tout, votreoncle n’a pas encore fait sa demande ; je puis donc ignorerqu’on lui destine cette demoiselle. Ensuite, veuillez remarquer quej’ai conçu ce projet, voici trois semaines de cela, quand je neconnaissais rien des intentions des hôtes de la maison. En sorteque, moralement, le droit est pour moi et que je suis même autoriséà juger sévèrement votre oncle, puisqu’il me prend ma fiancée dontj’ai déjà obtenu un rendez-vous secret, notez-le bien ! Enfin,n’étiez-vous pas en fureur, il n’y a qu’un instant, à la seule idéequ’on voulût marier votre oncle à cette Tatiana Ivanovna ! etvoilà que vous voulez considérer comme un outrage le faitd’empêcher cette union. Mais, c’est, au contraire, un grand serviceque je rends à votre oncle. Comprenez donc que je le sauve !Il n’envisage ce mariage qu’avec répugnance et il en aime uneautre ! Pensez à la femme que lui ferait TatianaIvanovna ! Et elle aussi serait malheureuse, car il faudraitbien la contraindre et l’empêcher de jeter des roses aux jeunesgens. Si je l’emmène la nuit, aucune générale, aucun Foma Fomitchne pourra plus rien faire : rappeler une fiancée enfuie presque àla veille du mariage serait par trop scandaleux. N’est-ce pas unimmense service que je rendrai à Yégor Ilitch ?

J’avoue que ce dernier argument m’impressionna profondément.

– Et, s’il lui fait dès demain sa demande, fis-je, elle seraitofficiellement sa fiancée, et sera trop tard pourl’enlever !

– Bien entendu, il serait trop tard ! C’est donc pour celaqu’il faut travailler à ce que cette éventualité ne puisse seproduire et que je vous demande votre concours. Seul, j’auraisbeaucoup de peine, mais, à nous deux, nous parviendrons à empêcherYégor Ilitch de faire cette demande ; il faut nous y appliquerde toutes nos forces quand nous devrions rouer de coups FomaFomitch, pour attirer sur lui l’attention générale et détournertous les esprits du mariage. Naturellement cela ne se ferait qu’àtoute extrémité et c’est dans ce cas que je compte sur vous.

– Encore un mot : vous n’avez parlé de votre projet à personneautre que moi ?

Mizintchikov se gratta la nuque avec une grimace mécontente.

– J’avoue, répondit-il que cette question m’est plus désagréableà avaler que la plus amère pilule. C’est justement que j’ai déjàdévoilé mon plan, oui, j’ai fait cette bêtise ! et àqui ? À Obnoskine. C’est à peine si je peux y croire moi-même.Je ne comprends pas comment ça a pu se produire. Il était toujoursprès de moi ; je ne le connaissais pas ; lorsque cetteinspiration me fut venue, une fièvre s’empara de moi et, commej’avais reconnu dès l’abord qu’il me fallait un allié, je me suisadressé à Obnoskine… C’est absolument impardonnable !

– Mais que vous répondit-il ?

– Il sauta là-dessus avec ravissement. Seulement, le lendemainmatin, il avait disparu et il ne reparut que trois jours après,avec sa mère. Il ne me parle plus ; il fait plus : il m’évite.J’ai tout de suite compris de quoi il retournait. Sa mère est unefine mouche qui en a vu de toutes les couleurs (je l’ai connueautrefois). Il n’est pas douteux qu’il lui a tout raconté. Je metais et j’attends ; eux m’espionnent et l’affaire traverse unephase excessivement délicate. Voilà pourquoi je me hâte.

– Mais que craignez-vous d’eux ?

– Je ne crois pas qu’ils puissent faire grand’chose ; mais,en tout cas, ils me nuiront. Ils exigeront de l’argent pour payerleur silence et leur concours ; je m’y attends… Seulement, jene peux ni ne veux leur donner beaucoup ; ma résolution estprise : il m’est impossible de leur abandonner plus de trois milleroubles de commission. Comptez : trois mille roubles pour eux, cinqcents que coûtera le mariage ; il faudra payer les vieillesdettes, donner quelque chose à ma sœur… Que me restera-t-il sur lescent mille roubles ? Ce serait la ruine !… D’ailleurs,les Obnoskine sont partis.

– Ils sont partis ? demandai-je avec curiosité.

– Aussitôt après le thé ; que le diable les emporte !Demain, vous les verrez revenir. Allons, voyons,consentez-vous ?

– Je ne sais trop que répondre. L’affaire est très délicate.Vous pouvez compter sur mon absolue discrétion ; je ne suispas Obnoskine ; mais… je crois bien que vous n’avez rien àespérer de moi.

– Je vois, dit Mizintchikov en se levant, que vous n’avez pasassez souffert de Foma Fomitch ni de votre grand’mère et que,malgré votre affection pour votre bon oncle, vous n’avez encore puapprécier les tortures qu’on lui fait endurer. Vous ne faites qued’arriver… Mais attendons ! Restez seulement jusqu’à demainsoir et vous consentirez. Autrement, votre oncle est perdu,comprenez-vous ? On le mariera de force. N’oubliez pas qu’ilpourrait faire sa demande dès demain et qu’alors, il serait troptard ; il vaudrait mieux vous décider aujourd’hui !

– Vraiment, je vous souhaite toute réussite, mais, pour ce quiest de vous aider… Je ne sais trop…

– Entendu. Mais attendons jusqu’à demain, conclut Mizintchikovavec un sourire moqueur. La nuit porte conseil. Au revoir. Jereviendrai vous voir demain de très bonne heure. Réfléchissez.

Et il s’en fut en sifflotant.

Je sortis presque sur ses talons pour prendre un peu l’air. Lalune n’était pas encore levée ; la nuit était noire etl’atmosphère suffocante ; pas un mouvement dans le feuillage.Malgré mon extrême fatigue, je voulus marcher, me distraire,rassembler mes idées, mais je n’avais pas fait dix pas quej’entendais la voix de mon oncle. Il gravissait le perron dupavillon en compagnie de quelqu’un et causait avec animation. Soninterlocuteur n’était autre que Vidopliassov.

Chapitre 11Un grand étonnement

– Mon oncle ! m’écriai-je. Enfin !

– Mon ami, j’avais aussi grande hâte de te voir. Laisse-moi enfinir avec Vidopliassov et nous pourrons causer. J’ai beaucoup à tedire.

– Comment ? Encore Vidopliassov ! Maisrenvoyez-le !

– Patiente cinq ou dix minutes, Serge et je suis à toi. C’estune petite affaire à régler.

– Mais il vous importune avec toutes ses bêtises ! fis-je,très mécontent.

– Que te dire, mon ami ? Certainement que le moment estassez mal choisi pour venir m’ennuyer avec de telles bêtises…Voyons, Grigori, comme si tu ne pouvais pas choisir une autreoccasion pour me faire tes plaintes ! Qu’y puis-je ? Aieau moins pitié de moi ! Vous m’éreintez, tous tant que vousêtes ! Je n’en peux plus, Serge !

Et mon oncle fit des deux mains un geste de profond ennui.

– Quelle affaire a-t-il donc, si importante qu’on ne puisse laremettre ? J’ai grand besoin, mon oncle, de…

– Eh ! mon ami, on crie assez que je ne me soucie pas de lamoralité de mes gens ! Il se plaindra demain que je n’ai pasvoulu l’écouter et alors… de nouveau…

Il fit un geste.

– Voyons, finissons-en au plus vite. Je vais vous aider.Montons. Que veut-il ? fis-je une fois que nous fûmes dans lepavillon.

– Mon ami, son nom ne lui plaît pas. Il demande la permissiond’en changer. Comment trouves-tu cela ?

– Son nom ne lui plaît pas ! Eh bien, mon oncle, avant quede l’entendre, permettez-moi de vous dire que c’est seulement dansvotre maison qu’on voit de tels miracles !

Et, les bras écartés, je fis un grand geste d’étonnement.

– Eh ! mon ami, je sais aussi écarter les bras. À quoi celasert-il ? dit mon oncle d’un ton fâché. Va, parle-lui ;retourne-le ! Depuis deux mois qu’il m’ennuie !…

– Mon nom n’est pas convenable ! reprit Vidopliassov.

– Mais pourquoi ? lui demandai-je ébahi.

– Parce qu’il a un sens indécent.

– Pourquoi ? Et puis, comment en changer ? On nechange pas de nom !

– De grâce, peut-on porter un nom pareil ?

– Je veux bien qu’il soit assez bizarre, continuai-je, toujoursaussi étonné. Mais qu’y faire ? Ton père le portait.

– Ainsi donc, par la faute de mon père, il faut que je souffretoute ma vie, car mon nom m’attire d’innombrables désagréments,d’insupportables plaisanteries, répondit Vidopliassov.

– Je parierais, mon oncle, m’écriai-je avec colère, je parieraisqu’il y a du Foma Fomitch là-dessous.

– Non, mon ami, non ; tu te trompes. Il est bien vrai queFoma le comble de ses bienfaits ; il en a fait son secrétaireet c’est là l’unique emploi de Grigori. Bien entendu, il s’estefforcé de le développer, de lui communiquer sa noblesse d’âme etil en a fait un homme éclairé sous certains rapports… Je teraconterai tout cela…

– C’est exact, interrompit Vidopliassov, Foma Fomitch est monbienfaiteur. Il m’a fait concevoir mon néant et que je ne suisqu’un ver sur la terre ; il m’a enseigné ma destinée.

– Voici, Sérioja, fit mon oncle avec sa précipitationaccoutumée. Ce garçon vécut à Moscou depuis son enfance. Il étaitdomestique chez un professeur de calligraphie. Si tu voyais commeil a bien profité des leçons de son maître ! il écrit avec descouleurs, avec de l’or ; il dessine ; en un mot, c’est unartiste. Il enseigne l’écriture à Ilucha et je lui paie un roublecinquante kopeks la leçon ; c’est le prix fixé par Foma. Ildonne des leçons chez d’autres propriétaires qui le rétribuentégalement. Aussi, tu vois comme il s’habille ! En outre, ilfait des vers.

– Eh bien, fis-je, il ne manquait plus que cela !

– Des vers, mon ami, des vers ! et ne crois pas que jeplaisante ; de vrais vers, des vers superbes. Il n’a qu’à voirn’importe quel objet pour faire des vers dessus. Un véritabletalent ! Pour la fête de ma mère, il en avait composé de sibeaux que nous n’en revenions pas d’étonnement. Le sujet était prisdans la mythologie ; il y avait des muses et c’était très bienrimé ! Foma lui avait corrigé cela. Naturellement, je n’y voispas de mal ; j’en suis très content. Qu’il compose des verss’il lui plaît pourvu qu’il ne fasse pas de bêtises ! C’est unpère qui te parle, Grigori. Quand Foma eut connaissance de cespoésies, il le prit pour lecteur et pour copiste ; en un mot,il lui a donné de l’instruction et Grigori ne ment pas enl’appelant son bienfaiteur. Mais cela fit germer dans son cerveauet le romantisme et l’esprit d’indépendance ; Foma m’aexpliqué tout cela, mais je l’ai déjà oublié. J’avoue même que,sans l’intervention de Foma, j’allais l’affranchir. J’en suishonteux, vois-tu… Mais Foma est opposé à ce projet parce qu’il abesoin de ce serviteur et qu’il l’aime ; il m’a aussi faitremarquer que « c’est un honneur pour moi d’avoir des poètes parmimes gens et que jadis, il en était ainsi chez certains barons, dansles époques de vraie grandeur ». Bon ! va pour la vraiegrandeur. Je commence à l’estimer, comprends-tu, mon ami ?Mais ce qui est mauvais, c’est qu’il devient fier et ne veut plusadresser la parole aux domestiques. Ne te froisse pas, Grigori, jete parle en père. Il devait épouser Matriona, une jeune fillehonnête, travailleuse et gaie. À présent, il n’en veut plus, qu’ilse soit fait une très haute idée de lui-même, ou qu’il ait résolude conquérir la célébrité avant de chercher femme ailleurs…

– C’est principalement sur le conseil de Foma Fomitch que j’agisde la sorte, nous fit observer Vidopliassov. Comme il me veut dubien…

– Parbleu ! comment se passer de Foma Fomitch ?m’écriai-je involontairement.

– Eh ! mon cher, l’affaire n’est pas là, interrompitprécipitamment mon oncle, mais on ne le laisse plus tranquille. Lajeune fille n’est pas timide ; elle a excité contre lui toutela domesticité qui s’en moque et le persifle ; jusqu’auxenfants qui le traitent en bouffon…

– Tout cela par la faute de Matriona, fit Vidopliassov. C’estune sotte ; et moi, il faut que je pâtisse parce qu’elle amauvais caractère !

– Eh bien, Grigori, c’est ce que je disais ! continua mononcle avec un air de reproche. Ils ont trouvé à son nom une rimeindécente et voilà pourquoi il me demande s’il n’y aurait pas moyend’en changer. Il prétend souffrir depuis longtemps de ce nommalsonnant.

– Un nom si vulgaire ! ajouta Vidopliassov.

– Bon ! tais-toi, Grigori. Foma est de son avis…c’est-à-dire pas précisément, mais il y a lieu de considérer ceci :au cas où nous publierions ses vers ainsi que le projette Foma, unpareil nom serait plutôt nuisible ; n’est-ce pas ?

– Alors, il veut faire éditer ses vers, mon oncle ?

– Oui ; c’est décidé. L’édition sera faite à mes frais. Lepremier feuillet mentionnera qu’il est mon serf et dansl’introduction l’auteur exprimera, en quelques mots, toute sagratitude envers Foma, qui l’a instruit et auquel le livre seradédié. C’est Foma qui écrira la préface. Cela s’appellera : « LesRêveries de Vidopliassov »…

– Non, « les Gémissements de Vidopliassov », corrigea lelaquais.

– Eh bien, tu vois ? Les gémissements… avec ce nom ridiculeet qui, selon Foma, révolte la délicatesse et le bon goût !…D’autant plus que tous ces critiques semblent très portés à laraillerie, et particulièrement Brambéus… Rien ne les arrête et lenom leur serait un prétexte à quolibets. Je lui dis qu’il n’a qu’àsigner de n’importe quel nom (cela se nomme, je crois, unpseudonyme). « Non, me répondit-il, ordonnez à toute votredomesticité de me donner un nouveau nom, un nom convenant à montalent. »

– Et je parie que vous avez consenti, mon oncle ?

– Oui, Sérioja, et principalement pour ne pas avoir dediscussions avec eux. Il y avait justement à ce moment-là un petitmalentendu entre Foma et moi… Mais, depuis ce temps, Grigori changede nom tous les huit jours ; il choisit les plus délicats :Oléandrov, Tulipanov… Voyons Grigori : d’abord, tu as voulut’appeler « Grigori Vierny » et puis ce nom te déplut parce qu’unmauvais plaisant lui avait trouvé une rime fâcheuse. Il futd’ailleurs puni sur ta plainte. Mais de combien de noms t’es-tusuccessivement affublé ? Une fois, tu prétendis être « Oulanov». Avoue que c’est là un nom stupide ! Cependant, j’avaisdonné mon consentement, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui.Et mon oncle se tourna vers moi. – Pendant trois jours, tu fusOulanov… Tu as même usé toute une rame de papier à étudier l’effetque ça faisait en signature. Mais, cette fois encore tu n’eus pasla main heureuse : on découvrit une nouvelle rime désobligeante.Alors, quel nouveau nom avais-tu choisi ? Je ne m’en souviensdéjà plus.

– Tantsev, répondit Vidopliassov. S’il faut que mon nom aitquelque chose de sautillant, qu’il ait au moins une tournureétrangère : Tantsev.

– Parfait, Tantsev. J’ai encore consenti. Seulement, du coup oninventa une rime telle que je ne peux même pas la répéter.Aujourd’hui, il a trouvé quelque chose d’autre, je parie !Est-ce vrai, Grigori ? Allons, avoue !

– En effet, voici longtemps déjà que je voulais mettre à vospieds un nouveau nom, mais beaucoup plus noble.

– Et c’est ?

– Essboukétov.

– Et tu n’as pas honte, Grigori, tu n’as pas honte ? Un nomde pommade ! Toi, un homme intelligent, c’est tout ce que tuas trouvé et, sans doute, après de laborieuses recherches. Allons,on voit ça sur les flacons de parfums !

– Écoutez, mon oncle, fis-je à demi-voix, c’est un imbécile, ledernier des imbéciles !

– Qu’y faire, mon cher ? répondit tout bas mon oncle, ilsdisent tous qu’il est remarquablement intelligent et que ce sontles nobles sentiments qui l’agitent…

– Mais, renvoyez-le pour l’amour de Dieu !

– De grâce, Grigori, écoute-moi ! dit mon oncle d’une voixaussi suppliante que s’il eût eu peur de Vidopliassov lui-même.Réfléchis, mon ami : n’ai-je de temps que pour écouter tesplaintes ? Tu te plains qu’on t’ait encore insulté ?Bon ! je te donne ma parole de m’en occuper dès demain. Mais,pour le moment, va-t-en ; Dieu soit avec toi ! Attends :que fait en ce moment Foma Fomitch ?

– Quand je l’ai quitté, il se couchait et il m’a ordonné, au casoù on le demanderait, de dire qu’il allait passer la nuit enprières.

– Hum ! Eh bien, va-t-en, va-t-en, mon ami !… Vois-tu,Sérioja, il ne quitte pas Foma Fomitch et je le crains un peu. Lesdomestiques ne l’aiment pas parce qu’il va tout rapporter à Foma.Le voilà parti, mais, demain, il forgera quelque mensonge… Là-bas,mon cher, j’ai tout arrangé ; je me suis calmé… J’avais hâtede te rejoindre. Enfin nous voici donc encore ensemble ! – etil me serra la main avec émotion. – Et moi qui te croyais fâché etprêt à prendre la poudre d’escampette. J’avais donné ordre de tesurveiller… Ce Gavrilo, tantôt, crois-tu ! Et Falaléi… et toi…tout en même temps ! Mais Dieu merci, je vais enfin pouvoir teparler à loisir, à cœur ouvert ! Ne t’en va pas, Sérioja : jen’ai que toi ; toi et Korovkine…

– Enfin, mon oncle, qu’avez-vous arrangé, là-bas et qu’ai-je àattendre ici après ce qui s’est passé ? Je vous avoue que matête éclate !

– Et la mienne, donc ! Voilà six mois que tout y est à ladébandade, dans ma tête ! Mais, grâce à Dieu, tout estarrangé. Primo, on m’a pardonné ; on m’a complètementpardonné, à certaines conditions, il est vrai, mais je n’ai presqueplus rien à craindre désormais. On a pardonné aussi à Sachourka. Tute rappelles Sacha, Sacha, Sacha ! ce tantôt ?… Elle a latête chaude et s’était un peu laissée aller, mais c’est un cœurd’or ; Dieu la bénisse. Je suis fier de cette fillette,Sérioja. Quant à toi, on te pardonne aussi. Tu pourras faire toutce qu’il te plaira : parcourir toutes les pièces, te promener dansle jardin… à cette seule condition que tu ne diras rien demain nidevant ma mère, ni devant Foma Fomitch. Je le leur ai promis en tonnom ; tu écouteras, voilà tout… Ils disent que tu es tropjeune pour… Ne te formalise pas, Sergueï ; tu es en effet trèsjeune… Anna Nilovna est aussi de cet avis…

Il n’était pas douteux que j’étais fort jeune et je le prouvaisur le champ en m’élevant avec indignation contre ces clauseshumiliantes.

– Écoutez, mon oncle, m’écriai-je, presque suffoquant, dites-moiseulement une chose et tranquillisez-moi : suis-je ou non dans unemaison de fous ?

– Te voilà bien ! Tu te mets tout de suite àcritiquer ! Tu ne peux te contenir ! s’écria-t-il,affligé. Il n’y a pas de maison de fous, mais on s’est emporté depart et d’autre. Voyons, conviens-en : comment t’es-tuconduit ? Tu te rappelles ce que tu as osé dire à un homme queson âge devrait te rendre vénérable ?

– Des hommes pareils n’ont pas d’âge, mon oncle.

– Voyons, mon ami, tu dépasses la mesure ! C’est de lalicence. Je ne désapprouve pas l’indépendance de pensée tantqu’elle reste dans les bornes du bon goût, mais tu dépasses lamesure !… Et tu m’étonnes, Serge !

– Ne vous fâchez pas, mon oncle ; j’ai tort, mais seulementenvers vous. En ce qui concerne votre Foma…

– Bon ! votre Foma, à présent ! Allons, Serge, ne lejuge pas si sévèrement ; c’est un misanthrope, un malade etvoilà tout. Il ne faut pas se montrer trop exigeant avec lui. Maisen revanche, c’est un noble cœur ; c’est le plus noble deshommes. Tu en as encore vu la preuve tantôt et, s’il a parfois depetites lubies, il n’y faut pas faire attention. À qui celan’arrive-t-il pas ?

– Je vous demanderais plutôt à qui ces choses-làarrivent ?

– Ah ! tu ne cesses de répéter la même chose ! Tu n’asguère d’indulgence, Sérioja ; tu ne sais paspardonner !

– Bien, mon oncle, bien ; laissons cela. Dites-moi :avez-vous vu Nastassia Evgrafovna ?

– Mon ami ; c’est justement d’elle qu’il s’agissait… Maisvoici le plus grave : nous avons tous décidé d’aller demainsouhaiter la fête de Foma. Sachourka est une charmante fillette,mais elle se trompe. Demain, nous nous rendrons tous auprès de lui,de bonne heure, avant la messe. Ilucha va lui réciter unepoésie ; ça lui fera plaisir ; ça le flattera. Ah !si tu voulais venir avec nous, toi aussi ! Il te pardonneraitpeut-être entièrement. Comme ce serait bien de vous voir tous deuxréconciliés ! Allons, Sérioja, oublie l’outrage ; tu l’astoi-même offensé… C’est un homme des plus respectables…

– Mon oncle, mon oncle ! m’écriai-je, perdant patience,j’ai à vous parler d’affaires très graves et vous le demande encore: qu’advient-il en ce moment de Nastassia Evgrafovna ?

– Eh bien, mais qu’as-tu donc, mon ami ? C’est à caused’elle qu’est survenue toute cette histoire qui, d’ailleurs, n’estpas d’hier et dure depuis longtemps. Seulement, je n’avais pasvoulu t’en parler plus tôt, de peur de t’inquiéter. On voulait lachasser, tout simplement ; ils exigeaient de moi son renvoi.Tu t’imagines ma situation !… Mais, grâce à Dieu, voici toutarrangé. Vois-tu, je ne veux rien te cacher ; ils m’encroyaient amoureux et se figuraient que je voulais l’épouser, queje volais à ma perte en un mot, car ce serait en effet maperte ; ils me l’ont expliqué… Alors, pour me sauver, ilsavaient décidé de la faire partir… Tout cela vient de maman etd’Anna Nilovna. Foma n’a encore rien dit. Mais je les ai tousdissuadés et j’avoue t’avoir déclaré officiellement fiancé àNastenka. J’ai dit que tu n’étais venu qu’à ce titre. Ça les a unpeu tranquillisés, et maintenant, elle reste, à titre d’essai,c’est vrai, mais elle reste. Et tu as même grandi dans l’opiniongénérale quand on a su que tu recherchais sa main. Du moins, mamana paru se calmer. Seule, Anna Nilovna continue à grogner. Je nesais plus qu’inventer pour lui plaire. En vérité, qu’est-ce qu’elleveut ?

– Mon oncle, dans quelle erreur n’êtes-vous pas ? Maissachez donc que Nastassia Evgrafovna part demain, si elle n’est pasdéjà partie ! Sachez que son père n’est venu aujourd’hui quepour l’emmener ! C’est dès à présent décidé : elle-même me l’adéclaré aujourd’hui et elle m’a chargé de vous faire ses adieux. Lesaviez-vous ?

Mon oncle restait là, devant moi, la bouche ouverte. Il mesembla qu’un frisson l’agitait et que des gémissementss’échappaient de sa poitrine. Sans perdre un instant, je lui fis unrécit hâtif et détaillé de mon entretien avec Nastia. Je lui dis mademande, et son refus catégorique, et sa colère contre lui, quin’avait pas craint de me faire venir. Je lui dis que, par sondépart, elle espérait le sauver de ce mariage avec TatianaIvanovna. En un mot, je ne lui cachai rien et j’exagérai même,intentionnellement, tout ce que ces nouvelles pouvaient avoir dedésagréable pour lui, car j’espérais lui inspirer des mesuresdécisives à la faveur d’une grande émotion. Son émotion fut grandeen effet. Il s’empoigna la tête en poussant un cri.

– Où est-elle, sais-tu ? Que fait-elle en ce moment ?parvint-il enfin à prononcer, pâle d’effroi. Puis il ajouta avecdésespoir : – Et moi, imbécile, qui venais ici, bien tranquille,croyant que tout allait le mieux du monde !

– Je ne sais où elle est maintenant ; mais tout à l’heure,quand ces cris ont éclaté, elle courut vous trouver pour vous diretout cela de vive voix. Il est probable qu’on l’a empêchée de vousrejoindre.

– Évidemment on l’en a empêchée. Que va-t-elle devenir ?Ah ! tête chaude ! orgueilleuse ! Mais oùva-t-elle ? Où ? Ah ! toi, tu es bon ! maispourquoi t’a-t-elle refusé ? C’est stupide ! Tu devraislui plaire ! Pourquoi ne lui plais-tu pas ? Mais répondsdonc, pour l’amour de Dieu ! Qu’as-tu à resterainsi ?

– Pardonnez-moi, mon oncle : que répondre à de pareillesquestions ?

– Mais c’est impossible ! Tu dois… tu dois l’épouser !Ce n’est que pour cela que je t’ai dérangé et que je t’ai faitvenir de Pétersbourg. Tu dois faire son bonheur. On veut la chasserd’ici, mais quand elle sera ta femme, ma propre nièce, on ne lachassera pas. Où veut-elle aller ? Que fera-t-elle ? Elleprendra une place de gouvernante ? Mais, c’est idiot !Comment vivra-t-elle en attendant de trouver une place ? Levieux a sur les bras neuf enfants qui meurent de faim. Ellen’acceptera pas un sou de moi, si elle s’en va avec son père àcause de ces méchants commérages. Et qu’elle s’en aille ainsi,c’est terrible ! Ici, ce sera un scandale ; je le sais.Tout ce qu’elle a pu toucher d’argent a été mangé au fur et àmesure ; c’est elle qui les nourrit… Je pourrais lui trouverune place de gouvernante dans une famille honnête et distinguée,avec ma recommandation ? Mais où les prendre, les vraiesfamilles honnêtes et distinguées ? C’est dangereux ; àqui se fier ? De plus la jeunesse est toujours susceptible.Elle se figure aisément qu’on veut lui faire payer le pain qu’ellemange par des humiliations. Elle est fière ; on l’offensera,et alors ? Et, avec cela, pour peu qu’une canaille deséducteur se rencontre, qui jette les yeux sur elle… Je sais bienqu’elle lui crachera au visage, mais il ne l’en aura pas moinsoffensée, le misérable ! et la voilà soupçonnée,déshonorée ? et alors ? Mon Dieu ! la tête m’entourne !

– Mon oncle, lui dis-je avec solennité, j’ai à vous adresser unequestion ; ne vous en fâchez pas. Comprenez qu’elle peutrésoudre bien des difficultés ; je suis même en droit d’exigerde vous une réponse catégorique.

– Quoi ? Fais ta question.

– Dites-le moi franchement, sincèrement : ne vous sentez-vouspas amoureux de Nastassia Evgrafovna et ne désirez-vous pasl’épouser ? N’oubliez pas que c’est là le seul motif despersécutions qu’elle subit ici.

Mon oncle eut un geste d’impatience à la fois énergique etfébrile.

– Moi ? Amoureux d’elle ? Mais ils sont tous fous, oubien c’est un véritable complot. Mais pourquoi donc t’aurais-jefait venir sinon pour leur prouver qu’ils ont tous perdu laraison ? Pourquoi chercherais-je à te la faire épouser ?Moi ? Amoureux ? Amoureux d’elle ? Mais ils ont tousperdu la tête ; voilà tout !

– Quoi qu’il en soit, mon oncle, laissez-moi vous parler à cœurouvert. Très sérieusement, je n’ai rien à dire contre un pareilprojet. Au contraire, si vous l’aimez, j’y verrais sonbonheur ? Alors que le Seigneur vous l’accorde et vous donneamour et prospérité !

– Mais enfin, que dis-tu ? cria mon oncle avec une émotionqui ressemblait à de l’horreur. Je suis stupéfait que tu puissesparler ainsi de sang-froid… tu as toujours l’air presséd’arriver ; je l’ai déjà remarqué… Mais c’est insensé, ce quetu dis là. Voyons, comment pourrais-je épouser celle que je regardecomme ma fille et que j’aurais honte de considérer autrement, carce serait un véritable péché ! Je suis un vieillard, et elle,c’est une fleur. Foma me l’a parfaitement expliqué en se servant deces mêmes termes. Mon cœur déborde pour elle d’affectionpaternelle, et tu viens me parler de mariage ? Il seraitpossible qu’elle ne me refusât pas par reconnaissance, mais, par lasuite, elle me mépriserait pour en avoir profité. Je la mènerais àsa perte et je perdrais son affection ! Oui, je lui donneraisbien volontiers mon âme, à la chère enfant ! Je l’aime autantque Sacha, peut-être davantage, je l’avoue. Sacha est ma fille depar la force des choses ; Nastia l’est devenue par affection.Je l’ai prise pauvre ; je l’ai élevée. Mon ange défunt, machère Katia l’aimait ; elle me l’a léguée pour fille. Je luiai fait donner de l’instruction : elle parle français ; ellejoue du piano ; elle a des livres et tout ce qu’il lui faut…Quel sourire elle a !… L’as-tu remarqué, Serge ? Ondirait qu’elle veut se moquer, mais elle ne se moque point ;elle est très tendre au contraire… Je me figurais que tu allaisarriver et te déclarer et qu’ils comprendraient tous que je n’aiaucune vue sur elle, qu’ils cesseraient de faire courir ces vilainsbruits. Alors, elle pourrait vivre en paix avec nous et comme nousserions heureux ! Vous êtes tous deux orphelins et tous deuxmes enfants que j’ai élevés… Je vous aurais tant aimés ! Jevous aurais consacré ma vie ; je ne vous aurais jamaisquittés ; je vous aurais suivi partout ! Ah !pourquoi les hommes sont-il méchants ? pourquoi sefâchent-ils ? pourquoi se haïssent-ils ? Oh ! quej’aurais voulu pouvoir leur expliquer cela ! Je leur auraisouvert mon cœur ! Mon Dieu !

– Mon oncle, tout cela est très joli ; mais il y a unmais ; elle m’a refusé !

– Elle t’a refusé ! Hum ! j’en avais presque lepressentiment, qu’elle te refuserait ! fit-il tout pensif.Puis il reprit : – Mais non ; tu as mal compris ; tu assans doute été maladroit ; tu l’as peut-être froissée ;tu lui auras débité des fadaises… Allons, Serge, raconte-moi encorecomment ça c’est passé !

Je recommençais mon récit circonstancié. Quand j’en fus à luidire que Nastenka voulait s’éloigner pour le sauver de TatianaIvanovna, il sourit amèrement.

– Me sauver ! dit-il, me sauver jusqu’à demainmatin !

– Vous ne voulez pas me faire entendre que vous allez épouserTatiana Ivanovna ? m’écriai-je, très effrayé.

– Et comment donc aurais-je obtenu que Nastia ne fut pasrenvoyée demain ? Je dois faire ma demande demain ; j’enai fait la promesse formelle.

– Vous êtes fermement décidé, mon oncle ?

– Hélas ! mon ami. Cela me brise le cœur, mais marésolution est prise. Demain je présenterai ma demande ; lanoce sera simple ; il vaut mieux que tout se passe en famille.Tu pourrais être garçon d’honneur. J’en ai déjà touché deux motspour qu’on ne te fît pas partir. Que veux-tu, mon ami ? Ilsdisent que cela grossira l’héritage des enfants et que ne ferait-onpas pour ses enfants ? On marcherait sur la tête, pour eux, etce n’est que justice. Il faut bien que je fasse quelque chose pourma famille. Je ne puis rester toute ma vie un inutile.

– Mais, mon oncle, c’est une folle ! m’écriai-je,m’oubliant. Mon cœur se serrait douloureusement.

– Allons ! pas si folle que ça. Pas folle du tout, maiselle a eu des malheurs… Que veux-tu, mon ami, je serais heureuxd’en prendre une qui aurait sa raison… Cependant, il en est qui,avec toute leur raison… Et si tu savais comme elle est bonne ;quelle noblesse de sentiments !

– Oh ! mon Dieu ! voilà donc qu’il se soumet !m’écriai-je avec désespoir.

– Mais que veux-tu que j’y fasse ? On me le conseille pourmon bien et puis, j’ai toujours eu le pressentiment que, tôt outard, je ne pourrais l’éviter et que je serais contraint à cemariage. Cela vaut encore mieux que de continuelles disputes et, jete le dirai franchement, mon cher Serge, j’en suis même bien aise.Ma résolution est prise ; c’est une affaire entendue et unembarras de moins… et je suis plus tranquille. Vois-tu, quand jesuis venu te trouver ici, j’étais tout à fait calme, mais voilàbien ma chance ! À cette combinaison, je gagnais que Nastassiarestât avec nous ; c’est à cette seule condition que j’avaisconsenti et voici qu’elle veut s’enfuir ! Mais cela ne serapas ! – Il frappa du pied et ajouta d’un air résolu : –Écoute, Serge, attends-moi ici ; ne t’éloigne pas ; jereviens à l’instant.

– Où allez-vous, mon oncle ?

– Je vais peut-être la voir, Serge ; touts’arrangera ; crois-moi : tout s’expliquera et… et… tul’épouseras ; je t’en donne ma parole.

Il sortit et descendit dans le jardin. De la fenêtre, je lesuivis des yeux.

Chapitre 12La catastrophe

Je restai seul. Ma situation était intolérable : mon oncleprétendait me marier à toute force avec une femme qui ne voulaitpas de moi ! Ma tête se perdait dans un tumulte de pensées. Jene cessais de songer à ce que m’avait dit Mizintchikov. Il fallaità tout prix sauver mon oncle. J’avais même envie d’aller trouverMizintchikov pour tout lui dire.

Mais où donc était allé mon oncle ? Parti dans l’intentionde se mettre à la recherche de Nastassia, il s’était dirigé vers lejardin !… L’idée d’un rendez-vous clandestin s’empara de moi,me causant un désagréable serrement de cœur. Je me rappelail’allusion de Mizintchikov à la possibilité d’une liaison secrète…Mais, après un instant de réflexion, j’écartai cette pensée avecindignation. Mon oncle était incapable d’un mensonge ; c’étaitévident…

Mais mon inquiétude grandissait. Presque inconsciemment, jesortis et me dirigeais vers le fond du jardin en suivant l’allée aubout de laquelle je l’avais vu disparaître. La lune selevait ; je connaissais parfaitement le parc et ne craignaispas de m’égarer.

Arrivé à la vieille tonnelle, au bord de l’étang mal soigné etvaseux, dans un endroit fort isolé, je m’arrêtai soudain : un bruitde voix sortait de la tonnelle. Je ne saurais dire l’étrangesentiment de contrariété qui m’envahit. Je ne doutai pas que cesvoix ne fussent celles de mon oncle et de Nastassia et je continuaià m’approcher, cherchant à calmer ma conscience par cetteconstatation que je n’avais pas changé mon pas et que je neprocédais point furtivement.

Tout à coup, je perçus nettement le bruit d’un baiser, puisquelques paroles prononcées avec animation, puis un perçant cri defemme. Une dame en robe blanche s’enfuit de la tonnelle et glissaprès de moi comme une hirondelle. Il me sembla même qu’elle cachaitsa figure dans ses mains pour ne pas être reconnue. Évidemmentj’avais été vu de la tonnelle.

Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reconnus que lecavalier sorti à la suite de la dame effrayée n’était autrequ’Obnoskine, lequel était parti depuis longtemps déjà, au dire deMizintchikov. De son côté, il parut fort troublé à ma vue ;toute son insolence avait disparue.

– Excusez-moi ; mais je ne m’attendais nullement à vousrencontrer, fit-il en bégayant avec un sourire gêné.

– Ni moi non plus, répondis-je d’une voix moqueuse, d’autantplus qu’on vous croyait parti.

– Mais non, Monsieur ; j’ai seulement fait un bout deconduite à ma mère. Mais permettez-moi de vous parler comme àl’homme le plus généreux…

– À quel sujet ?

– Il est, dans la vie, certaines circonstances où l’hommevraiment généreux est obligé de s’adresser à toute la générosité desentiment d’un autre homme vraiment généreux… J’espère que vous mecomprenez ?

– N’espérez pas. Je n’y comprends rien.

– Vous avez vu la dame qui se trouvait avec moi dans cettetonnelle ?

– Je l’ai vue, mais je ne l’ai pas reconnue.

– Ah ! vous ne l’avez pas reconnue ? Bientôt jel’appellerai ma femme.

– Je vous en félicite. Mais en quoi puis-je vous êtreutile ?

– En une seule chose : en me gardant le plus profond secret.

– Je me demandais quelle pouvait bien être cette damemystérieuse. N’était-ce pas… ?

– Vraiment, je ne sais pas… lui répondis-je. J’espère que vousm’excuserez, mais je ne puis vous promettre…

– Non, je vous en prie, a nom du ciel ! suppliaitObnoskine. Comprenez ma situation : c’est un secret. Il pourraitvous arriver, à vous aussi, d’être fiancé ; alors, de moncôté…

– Chut ! Quelqu’un vient !

– Où donc ?

– C’est… c’est sûrement Foma Fomitch, chuchota Obnoskine,tremblant de tout son corps, je l’ai reconnu à sa démarche… MonDieu ! encore des pas de l’autre côté !Entendez-vous ?… Adieu ; je vous remercie… et je voussupplie…

Obnoskine disparut, et un instant après mon oncle était devantmoi.

– Est-ce toi ? me cria-t-il tout frémissant ? Tout estperdu, Serge ; tout est perdu !

– Qu’y a-t-il de perdu, mon oncle ?

– Viens ! me dit-il, haletant et, me saisissant la mainavec force, il m’entraîna à sa suite. Pendant tout le parcours quinous séparait du pavillon il ne prononça pas une parole et ne melaissa pas non plus parler. Je m’attendais à quelque chosed’extraordinaire, et je ne me trompais pas. À peine fûmes-nousentrés qu’il se trouva mal. Il était pâle comme un mort. Jel’aspergeai d’eau froide en me disant qu’il s’était certainementpassé quelque chose d’affreux pour qu’un pareil hommes’évanouit.

– Mon oncle, qu’avez-vous ? lui demandai-je.

– Tout est perdu, Serge. Foma vient de me surprendre dans lejardin, avec Nastenka, au moment où je l’embrassais.

– Vous l’embrassiez… au jardin ! m’écriai-je en leregardant avec stupeur.

– Au jardin, mon ami. J’ai été entraîné au péché. J’y étais allépour la rencontrer. Je voulais lui parler, lui faire entendreraison à ton sujet, certainement ! Elle m’attendait depuis uneheure derrière l’étang, près du banc cassé… Elle y vient souvent,quand elle a besoin de causer avec moi.

– Souvent, mon oncle ?

– Souvent, mon ami ! Pendant ces derniers temps, nous nousy sommes rencontrés presque chaque nuit. Mais ils nous ontindubitablement espionnés ; je sais qu’ils nous ont guettés etque c’est l’ouvrage d’Anna Nilovna. Nous avions interrompu nosrencontres depuis quatre jours, mais, aujourd’hui, il fallait bieny aller ; tu l’as vu ! comment aurais-je pu lui parlerautrement ? Je suis allé au rendez-vous dans l’espoir de l’ytrouver. Elle m’y attendait depuis une heure : j’avais besoin delui communiquer certaines choses…

– Mon Dieu ! quelle imprudence ! Vous saviez bienqu’on vous surveillait !

– Mais, Serge, la circonstance était critique ; nous avionsdes choses importantes à nous dire. Le jour, je n’ose même pas laregarder ; elle fixe son regard sur un coin, et moi, jeregarde obstinément dans le coin opposé, comme si j’ignoraisjusqu’à son existence. Mais la nuit, nous nous retrouvions et nouspouvions nous parler à notre aise…

– Eh bien, mon oncle ?

– Eh bien, je n’ai pas eu le temps de dire deux mots,vois-tu ; mon cœur battait à éclater, les larmes me jaillirentdes yeux… Je commençais à essayer de la convaincre de t’épouserquand elle me dit : « Mais vous ne m’aimez donc pas ? Bien sûrque vous ne voyez rien ! » Et soudain, voilà qu’elle se jetteà mon cou, qu’elle m’entoure de ses bras et qu’elle fond en larmesavec des sanglots !… « Je n’aime que vous, me dit-elle, et jen’épouserai personne. Je vous aime depuis longtemps, mais je nevous épouserai pas non plus et, dès demain, je pars pour m’enfermerdans un couvent. »

– Mon Dieu ! elle a dit cela !… Après, mon oncle,après ?

– Tout à coup, je vois Foma devant nous ! D’oùvenait-il ? S’était-il caché derrière un buisson pour paraîtreau bon moment ?

– Le lâche !

– Le cœur me manqua. Nastenka prit la fuite et Foma Fomitchpassa près de moi en silence et me menaçant du doigt. Comprends-tu,Serge, comprends-tu le scandale que cela va faire demain ?

– Si je le comprends !

– Tu le comprends ! s’écria mon oncle au désespoir, en selevant de sa chaise. Tu le comprends, qu’ils veulent la perdre, ladéshonorer, la vouer au mépris ; ils ne cherchaient qu’unprétexte pour la noter faussement d’infamie et pouvoir la chasser.Le prétexte est trouvé. On a dit qu’elle avait avec moi dehonteuses relations ; on a dit aussi qu’elle en avait avecVidopliassov ! C’est Anna Nilovna qui a lancé ces bruits.Qu’arrivera-t-il à présent ? Que se passera-t-il demain ?Est-il possible que Foma parle ?

– Il parlera, mon oncle, sans aucun doute !

– Mais s’il parle, s’il parle seulement !… murmura-t-il, semordant les lèvres et serrant les poings… Mais non ; je nepuis le croire. Il ne dira rien ; c’est un cœur vraimentgénéreux ; il aura pitié d’elle…

– Qu’il ait pitié d’elle ou non, répondis-je résolument, votredevoir est, en tout cas, de demander demain même la main deNastassia Evgrafovna. – Et comme il me regardait, immobile, jerepris : – Comprenez, mon oncle, que si cette aventure s’ébruite,la jeune fille est déshonorée. Il vous faut donc prévenir le mal auplus vite. Vous devez regarder les gens en face, hardiment etfièrement, faire votre demande sans tergiverser, vous moquer de cequ’ils pourront dire et écraser ce Foma, s’il a l’audace desouffler mot contre elle.

– Mon ami ! s’écria mon oncle, j’y avais déjà pensé envenant ici.

– Et qu’aviez-vous résolu ?

– Cela même ! Ma décision était prise avant que j’eussecommencé mon récit.

– Bravo, mon oncle ! et je me jetai à son cou.

Nous causâmes longtemps. Je lui exposai la nécessité,l’obligation absolue où il était d’épouser Nastenka et qu’ilcomprenait d’ailleurs mieux que moi. Mon éloquence touchait auparoxysme. J’étais bien heureux pour mon oncle. Quel bonheur que ledevoir le poussât ! Sans cela, je ne sais s’il eût jamais pus’éveiller. Mais il était l’esclave du devoir. Cependant, je nevoyais pas comment l’affaire pourrait bien s’arranger. Je savais,je croyais aveuglément que mon oncle ne faillirait jamais à cequ’il aurait reconnu être son devoir, mais je me demandais où ilprendrait la force de lutter contre sa famille. Aussim’efforçais-je de le pousser le plus possible, et je travaillais àle diriger de toute ma juvénile ardeur.

– D’autant plus… d’autant plus, disais-je, que, maintenant, toutest décidé, et que vos derniers doutes sont dissipés. Ce que vousn’attendiez pas s’est produit, mais tout le monde avait remarquédepuis longtemps que Nastassia vous aime. Permettriez-vous donc quecet amour si pur devint pour elle une source de honte et dedéshonneur ?

– Jamais ! Mais, mon ami, un pareil bonheur m’est-il doncréservé ? cria-t-il en se jetant à mon cou. Pourquoim’aime-t-elle, pour quel motif ? Cependant, il n’y a en moirien qui… Je suis vieux en comparaison d’elle… Je ne pouvaism’attendre… Cher ange ! cher ange !… Écoute, Serge, tu medemandais tout à l’heure, si j’étais amoureux d’elle. Est-ce que tuavais quelque arrière-pensée ?

– Mon oncle, je voyais que vous l’aimiez autant qu’il estpossible d’aimer ; vous l’aimiez sans le savoir vous-même.Songez donc : vous me faites venir et vous voulez me marier avecelle, dans l’unique but de l’avoir pour nièce et sans cesse près devous.

– Et toi, Serge, me pardonnes-tu ?

– Oh ! mon oncle !

Nous nous embrassâmes encore. J’insistai :

– Faites bien attention, mon oncle, qu’ils sont tous contrevous, qu’il faut vous armer de courage et foncer sur eux tous, pasplus tard que demain !

– Oui… oui, demain ! répéta-t-il tout pensif. Sais-tu, ilfaut faire cela avec courage, avec une vraie générosité, avecfermeté, oui, avec fermeté.

– Ne vous intimidez pas, mon oncle !

– Je ne m’intimiderai pas, Serge. Mais voilà, je ne sais par oùcommencer !

– N’y songez pas. Demain décidera de tout. Pour aujourd’hui,appliquez-vous à reprendre votre calme. Inutile de réfléchir ;cela ne vous soulagera pas. Si Foma parle, il faut le chassersur-le-champ et l’anéantir.

– Il serait peut-être possible de ne pas le chasser. Mon ami,voilà ce que j’ai décidé. Demain, je me rendrai chez lui de fortbonne heure. Je lui dirai tout, comme je viens de te le dire. Il mecomprendra, car il est généreux ; c’est l’homme le plusgénéreux qu’il puisse exister. Une seule chose m’inquiète, ma mèren’aurait-elle pas prévenu Tatiana Ivanovna de la demande que jevais faire demain ? C’est cela qui serait fâcheux !

– Ne vous tourmentez pas au sujet de Tatiana Ivanovna, mononcle ! – et je lui racontai alors la scène sous la tonnelleavec Obnoskine, mais sans souffler mot de Mizintchikov. Mon oncles’en trouva très étonné.

– Quelle créature fantasque ! véritablementfantasque ! s’écria-t-il ! On veut la circonvenir à lafaveur de sa simplicité ! Ainsi, Obnoskine… Mais il étaitparti ! Oh ! que c’est bizarre ! follementbizarre ! Serge, j’en suis abasourdi… Il faudrait faire uneenquête et prendre des mesures… Mais es-tu bien sûr que ce soitTatiana Ivanovna ?

Je répondis que, d’après tous les indices, cela devait êtreTatiana Ivanovna, bien que je n’eusse pu voir son visage.

– Hum ! ne serait-ce pas plutôt une intrigue avecquelqu’une de la ferme que tu aurais prise pour Tatiana ? Cepourrait très bien être Dasha, la fille du jardinier, une coquineavérée ; c’est pourquoi je t’en parle ; elle estconnue ; Anna Nilovna l’a guettée… Mais non ! puisqu’ildisait vouloir épouser la personne !… C’est étrange !

Nous nous séparâmes enfin en nous embrassant et je lui souhaitaibonne chance.

– Demain, demain ! me répétait-il, tout sera décidé avantmême que tu sois levé. J’irai chez Foma, j’agirai noblement, je luidécouvrirai tout mon cœur, toutes mes pensées, comme à un frère.Adieu, Serge, va te reposer, tu es fatigué. Quant à moi, il estprobable que je ne fermerai pas l’œil de la nuit !

Il sortit et je me couchai tout aussi tôt, extrêmement fatigué,anéanti, car la journée avait été pénible. J’avais les nerfs briséset avant de réussir à m’endormir complètement, j’eus plusieursréveils en sursaut. Mais, si singulières que fussent mesimpressions de ce jour, je ne me doutais pas, en m’endormant,qu’elles n’étaient rien en comparaison de ce que mon réveil dulendemain me préparait.

Partie 2

Chapitre 1La poursuite

Je dormais profondément et sans rêves. Soudain, je sentis unpoids énorme m’écraser les jambes et je m’éveillai en poussant uncri. Il faisait grand jour ; et un ardent soleil inondait lachambre. Sur mon lit, ou plutôt sur mes jambes se trouvait M.Bakhtchéiev.

Pas de doute possible, c’était bien lui. Dégageant mes jambes,tant bien que mal, je m’assis dans mon lit avec l’air hébété del’homme qui vient de se réveiller.

– Et il me regarde ! cria le gros homme. Qu’as-tu àm’examiner ainsi ? Lève-toi, mon petit père, lève-toi !Voici une demi-heure que je suis occupé à t’éveiller ; allons,ouvre tes lucarnes !

– Qu’y a-t-il donc ? Quelle heure est-il ?

– Oh ! il n’est pas tard, mais notre Dulcinée n’a pasattendu le jour pour filer à l’anglaise. Lève-toi, nous allonscourir après elle !

– Quelle Dulcinée ?

– Mais notre seule Dulcinée, l’innocente ! Elle s’estsauvée avant le jour ! Je ne crois venir que pour un instant,le temps de vous éveiller, mon petit père, et il faut que ça meprenne deux heures ! Levez-vous, votre oncle vous attend. Envoilà une histoire !

Il parlait d’une voix irritée et malveillante.

– De quoi et de qui parlez-vous ? demandai-je avecimpatience, mais commençant déjà à deviner ce dont il s’agissait.Ne serait-il pas question de Tatiana Ivanovna ?

– Mais sans doute, il s’agit d’elle ! Je l’avais bien ditet prédit : on ne voulait pas m’entendre. Elle nous a souhaité unebonne fête ! Elle est folle d’amour. L’amour lui tient toutela tête ! Fi donc ! Et lui, qu’en dire avec sabarbiche…

– Serait-ce Mizintchikov ?

– Le diable t’emporte ! Allons, mon petit père, frotte-toiles yeux et tâche de cuver ton vin, ne fût-ce qu’en l’honneur decette fête. Il faut croire que tu t’en es donné hier à souper, pourque ce ne soit pas encore passé. Quel Mizintchikov ? Il s’agitd’Obnoskine. Quant à Ivan Ivanovitch Mizintchikov, qui est un hommede bonne vie et mœurs, il se prépare à nous accompagner dans cettepoursuite.

– Que dites-vous ? criai-je en sautant à bas de mon lit,est-il possible que ce soit avec Obnoskine ?

– Diable d’homme ! fit le gros père en trépignant surplace, je m’adresse à lui comme à un homme instruit ; je luifait part d’une nouvelle et il se permet d’avoir des doutes !Allons, mon cher, assez bavardé ; nous perdons un tempsprécieux ; si tu veux venir avec nous, dépêche-toi d’enfilerta culotte !

Et il sortit, indigné. Tout à fait surpris, je m’habillais auplus vite, et descendis en courant. Croyant que j’allais trouvermon oncle en cette maison où tout semblait dormir dans l’ignorancedes événements, je gravis l’escalier avec précaution et, sur lepalier, je rencontrai Nastenka vêtue à la hâte d’une matinée ;sa chevelure était en désordre, et il était évident qu’elle venaitde quitter le lit pour guetter quelqu’un.

– Dites-moi, est-ce vrai que Tatiana Ivanovna est partie avecObnoskine ? demanda-t-elle avec précipitation. Sa voix étaitentrecoupée ; elle était très pâle et paraissait effrayée.

– On le dit. Je cherche mon oncle. Nous allons nous mettre à sapoursuite.

– Oh ! ramenez-la ! ramenez-la bien vite ! Sivous ne la rattrapez pas, elle est perdue !

– Mais où donc est mon oncle ?

– Il doit être là-bas, près des écuries où l’on attelle leschevaux à la calèche. Je l’attendais ici. Écoutez : dites-lui de mapart que je tiens absolument à partir aujourd’hui ; j’y suisrésolue. Mon père m’emmènera. S’il est possible, je pars àl’instant. Maintenant, tout est perdu ; tout estmort !

Ce disant, elle me regardait, éperdue, et, tout à coup, ellefondit en larmes. Je crus qu’elle allait avoir une attaque denerfs.

– Calmez-vous ! suppliai-je. Tout ira pour le mieux. Vousverrez… Mais qu’avez-vous donc, Nastassia Evgrafovna ?

– Je… je ne sais… ce que j’ai…, dit-elle en me pressantinconsciemment les mains. Dites-lui…

Mais il se fit un bruit derrière la porte ; elle abandonnames mains et, tout apeurée, elle s’enfuit par l’escalier sansterminer sa phrase.

Je retrouvai toute la bande : mon oncle, Bakhtchéiev etMizintchikov, dans la cour des communs, près des écuries. On avaitattelé des chevaux frais à la calèche de Bakhtchéiev, et tout étaitprêt pour le départ ; on n’attendait plus que moi.

– Le voilà ! cria mon oncle en m’apercevant. Eh bien !mon ami, t’a-t-on dit ?… ajouta-t-il avec une singulièreexpression sur le visage. Il y avait dans sa voix, dans son regardet dans tous ses mouvements de l’effroi, du trouble, et aussi unelueur d’espoir. Il comprenait qu’un revirement important seproduisait dans sa destinée.

Je pus enfin obtenir quelques détails. À la suite d’une trèsmauvaise nuit, M. Bakhtchéiev était sorti de chez lui dès l’aurorepour se rendre à la première messe du couvent situé à cinq verstesenviron de sa propriété. Comme il quittait la grande route pourprendre le chemin de traverse conduisant au monastère, il vitsoudain filer au triple galop un tarantass contenant Tatiana etObnoskine. Tout effrayée, les yeux rougis de larmes, TatianaIvanovna aurait poussé un cri et tendu les bras vers Bakhtchéiev,comme pour le supplier de prendre sa défense. C’était du moins cequ’il prétendait.

– Et lui, le lâche, avec sa barbiche, ajoutait-il, il nebougeait pas plus qu’un cadavre : il se cachait ; mais comptelà-dessus, mon bonhomme ; tu ne nous échapperas pas !

Sans plus de réflexions, Stéphane Alexiévitch avait repris lagrande route et gagné à toute vitesse Stépantchikovo, où il avaitaussitôt fait éveiller mon oncle, Mizintchikov et moi. On s’étaitdécidé pour la poursuite.

– Obnoskine ! Obnoskine ! disait mon oncle, les yeuxfixés sur moi comme s’il eût voulu en même temps me faire entendreautre chose. Qui l’eût cru ?

– On peut s’attendre à toutes les infamies de la part de cemisérable ! cria Mizintchikov avec indignation, mais endétournant la tête pour éviter mon regard.

– Eh bien ! partons-nous ? Allons-nous rester làjusqu’à ce soir, à raconter des sornettes ? interrompit M.Bakhtchéiev en montant dans la calèche.

– En route ! en route ! reprit mon oncle.

– Tout va pour le mieux, mon oncle ! lui glissai-je toutbas. Voyez donc comme cela s’arrange !

– Assez là-dessus, mon ami ; ce serait péché de se réjouir…Ah ! vois-tu, c’est maintenant qu’ils vont la chasser purementet simplement, pour la punir de leur déconvenue ! Je neprévois que d’affreux malheurs !

– Allons, Yégor Ilitch, quand vous aurez fini de chuchoter, nouspartirons ! cria encore M. Bakhtchéiev. À moins que vous nepréfériez faire dételer et nous offrir une collation ! Qu’enpensez-vous ? Un petit verre d’eau de vie ?

Cela fut dit d’un ton tellement furibond qu’il était impossiblede ne point déférer sur le champ au désir de M. Bakhtchéiev. Nousmontâmes séance tenante dans la calèche, et les chevaux partirentau galop.

Pendant quelque temps, tout le monde garda le silence. L’oncleme regardait d’un air entendu, mais ne voulait point parler devantles autres. Parfois, il s’absorbait dans ses réflexions, puis iltressaillait comme un homme qui s’éveille et regardait autour delui avec agitation. Mizintchikov semblait calme et fumait soncigare dans l’extrême dignité de l’honneur injustement offensé.

Mais Bakhtchéiev s’emportait pour tout le monde. Il grognaitsourdement, couvait les hommes et les choses d’un œil franchementindigné, rougissait, soufflait, crachait sans cesse de côté et nepouvait prendre sur lui de se tenir tranquille.

– Êtes-vous bien sûr, Stépane Alexiévitch, qu’ils soient partispour Michino ? s’enquit soudain mon oncle. Et, se tournantvers moi, il ajouta : – C’est à une vingtaine de verstes d’ici, monami, un petit village d’une trentaine d’âmes qu’un employé enretraite du chef-lieu vient d’acheter à l’ancien propriétaire.C’est un chicanier comme on en voit peu. Du moins, on lui a faitcette réputation, peut-être injustement. Stépane Alexiévitch assureque telle est précisément la direction prise par Obnoskine, etl’employé retraité serait son complice.

– Parbleu ! cria Bakhtchéiev, tout ragaillardi. Je vous disque c’est à Michino ! Seulement, il est bien possible qu’iln’y soit plus, votre Obnoskine. Nous avons perdu trois heures àbavarder !

– Ne vous inquiétez pas, interrompit Mizintchikov. Nous leretrouverons.

– Oui, c’est ça ; nous le retrouverons ; mais biensûr ! En attendant, il tient sa proie et il peutcourir !

– Calme-toi, Stépane Alexiévitch, calme-toi ; nous lesrattraperons, dit mon oncle. Ils n’ont pas eu le temps de rienorganiser. Tu verras.

– Pas le temps de rien organiser ! répéta Bakhtchéiev d’unevoix furieuse. Oui, elle n’aura eu le temps de rien organiser, avecson apparence si douce ! « Elle est si douce ! dit-on, sidouce ! » – fit-il d’une voix fluttée qui voulait évidemmentcontrefaire quelqu’un. – « Elle a eu des malheurs ! » Maiselle nous a tourné les talons, la pauvre malheureuse. Allez donccourir après elle sur les grandes routes, dès l’aube, en tirant lalangue ! On n’a pas seulement eu le temps de direconvenablement ses prières à l’occasion de la belle fête ! Fidonc !

– Cependant, remarquai-je, ce n’est pas une enfant, elle n’estplus en tutelle. On ne peut la faire revenir si elle ne le veutpas. Alors, comment ferons-nous ?

– Tu as raison, dit mon oncle, mais elle consentira, je tel’assure. Elle se laisse faire en ce moment… mais, aussitôt qu’ellenous aura vus, elle reviendra, je t’en réponds. Mon ami, c’estnotre devoir de ne pas l’abandonner, de ne pas la sacrifier.

– Elle n’est plus en tutelle ! s’écria Bakhtchéiev en setournant vers moi. C’est une sotte, mon petit père, une sotteaccomplie et il importe peu qu’elle ne soit pas en tutelle. Hier,je ne voulais même pas t’en parler, mais, dernièrement, m’étanttrompé de porte, j’entrai dans sa chambre par mégarde. Eh bien,debout devant sa glace et les poings sur les hanches, elle dansaitl’écossaise ! Elle était mise à ravir, comme une gravure demode. Je ne pus que cracher et m’en aller. Et, dès ce moment, j’eusle pressentiment de la chose aussi nettement que si je l’avaislue !

– Mais pourquoi la juger aussi sévèrement ? insistai-je,non sans une certaine timidité. Il est connu que Tatiana Ivanovnane jouit pas… d’une santé parfaite… enfin… elle a des manies… Il mesemble que le seul coupable est Obnoskine.

– Elle ne jouit pas d’une santé parfaite ? Allonsdonc ! répartit le gros homme tout rouge de colère. Tu as juréde me faire enrager ! Tu l’as juré depuis hier ! Elle estsotte, mon petit père, je te le répète, absolument sotte ! Ilne s’agit pas de savoir si elle jouit ou non d’une santé parfaite :elle est folle de Cupidon depuis sa plus tendre enfance et vousvoyez où Cupidon l’a conduite. Quant à l’autre, avec sa barbiche,il n’y faut même plus penser. Il galope sa troïka, drelin !drelin ! drelin ! sonnez clochettes ! et comme ildoit rire, avec l’argent dans sa poche !

– Croyez-vous donc qu’il l’abandonnerait toutaussitôt ?

– Tiens ! Tu te figures qu’il irait promener avec lui unpareil trésor ? Qu’est-ce qu’il en ferait ? Il ladépouillera et puis il la laissera sous quelque buisson, au bord dela route : bonsoir la compagnie ! Il ne lui restera plus quel’abri de son buisson et le parfum des fleurs.

– À quoi bon t’emporter, Stépane ? Cela n’avancera pas lesaffaires ! s’écria mon oncle. Qu’as-tu à te fâcher ? Tum’abasourdis. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

– Y-t-il un cœur dans ma poitrine, oui ou non ? J’ai beaune lui être qu’un étranger, cela m’irrite. C’est peut-être aussipar affection que je le dis… Hé ! que le diablem’emporte ! Quel besoin avais-je de revenir chez vous ?Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Qu’est-ce que ça peutbien me faire ?

Ainsi s’agitait M. Bakhtchéiev ; mais je ne l’écoutaisplus, plongé que j’étais dans une profonde méditation au sujet decelle que nous poursuivions. Voici brièvement la biographie deTatiana Ivanovna, telle que j’eus l’occasion de la recueillir parla suite, d’une source certaine. Il faut la connaître pourcomprendre ses aventures.

Pauvre orpheline élevée dès l’enfance dans une maison étrangèreet peu hospitalière, puis jeune fille pauvre, puis demoisellepauvre, enfin vieille fille pauvre, Tatiana Ivanovna, dans toute sapauvre vie, avait bu jusqu’à la lie la coupe amère du chagrin, del’isolement, de l’humiliation et des reproches. Elle connut, sansque rien ne lui en fût épargné, tout ce que le pain d’autruiapporte avec lui de rancœurs. La nature l’avait douée d’uncaractère enjoué, très impressionnable et léger. Dans les débuts,elle supportait tant bien que mal sa triste destinée et trouvaitencore à rire son rire insouciant et puéril. Mais le sort en eutraison avec le temps.

Peu à peu, elle pâlit, maigrit, devint irritable et d’unesusceptibilité maladive et finit par tomber en une rêverieinterminable, seulement interrompue par des crises de larmes et desanglots convulsifs. Seule l’imagination la consolait, la ravissaitd’autant plus que la réalité lui apportait moins de bienstangibles. Ces rêves, qui jamais ne se réalisaient, luiapparaissaient d’autant plus charmants que ses espoirs de terrestrebonheur s’évanouissaient plus complètement et sans retour. Cen’était plus en songe, mais les yeux grands ouverts, qu’elle rêvaitde richesses incalculables, d’éternelle beauté, de prétendantsriches, nobles et élégants, princes ou fils de généraux qui luigardaient leurs cœurs dans une pureté virginale et expiraient à sespieds, d’amour infini, jusqu’à ce qu’il apparût, lui, l’être d’unebeauté idéale, réunissant en soi toutes les perfections, affectueuxet passionné, artiste, poète, fils de général, le tout à la fois ousuccessivement. Sa raison faiblissait sous l’action dissolvante decet opium de rêveries secrètes et incessantes, lorsque, tout àcoup, la destinée lui joua un dernier tour.

Demoiselle de compagnie chez une vieille dame aussi hargneusequ’édentée, elle se trouvait réduite au dernier degré del’humiliation, confinée dans le terre-à-terre le plus lugubre et leplus écœurant, accusée de toutes les infamies, à la merci desoffenses du premier venu, sans personne pour la défendre, abrutiepar cette vie atroce et en même temps ravie dans l’artificielparadis de ses songes follement ardents, quand elle apprit soudainla mort d’un parent éloigné dont tout les proches avaient disparudepuis longtemps. Dans sa légèreté, elle ne s’en était jamaispréoccupée. C’était un homme bizarre qui avait vécu enfermé, dansun lieu lointain, solitaire, morne, craignant le bruit, s’occupantde phrénologie et d’usure.

Une énorme fortune lui tombait du ciel comme par miracle et serépandait à ses pieds en longue coulée d’or : elle était l’uniquehéritière de l’oublié. Cette ironie du sort l’acheva. Comment cecerveau affaibli ne se fût-il pas aveuglément fié à ses visions,alors qu’une partie s’en vérifiait ? La malheureuse y laissasa dernière lueur de bon sens. Défaillante de félicité, elle seperdit définitivement dans le monde charmant des fantaisiesinsaisissables et des fantômes séducteurs. Foin des scrupules, desdoutes, des barrières qu’élève la réalité et de ses loisrigoureuses et fatales !

Elle avait trente-cinq ans, rêvait de beauté éblouissante et,dans le froid de son triste automne, elle sentait derrière elle lesrichesses d’un coffre inépuisable ; tout cela se confondaitsans lutte dans son être. Si l’un de ses rêves s’était fait vie,pourquoi pas les autres ! Pourquoi n’apparaîtrait-ilpas ? Tatiana Ivanovna ne raisonnait point ; elle secontentait de croire. Et, tout en attendant l’idéal, elle vit jouret nuit défiler devant elle une armée de postulants, décorés ounon, civils ou militaires, appartenant à l’armée ou à la garde,grands seigneurs ou poètes, ayant vécu à Paris ou seulement àMoscou, avec ou sans barbiches, avec ou sans royales, espagnols ouautres, mais surtout espagnols, cohue innombrable etinquiétante ; un pas de plus et elle était mûre pour la maisonde fous. Enivrés d’amour, ces jolis fantômes se serraient autourd’elle en une foule brillante et ces créations fantasmagoriques,elle les transportait dans la vie de chaque jour. Tout homme dontelle rencontrait le regard était amoureux d’elle ; le premierpassant venu se voyait promu espagnol et, si quelqu’un mourait,c’était d’amour pour elle.

Cela se confirmait à ses yeux de ce que des Obnoskine, desMizintchikov et tant d’autres se mirent à la courtiser, et tousdans le même but. On l’entourait de petits soins ; ons’efforçait de lui plaire, de la flatter. La pauvre Tatiana nevoulut même pas soupçonner que toutes ces manœuvres n’avaient pasd’autre objectif que son argent, convaincue que, par ordresupérieur, les hommes, corrigés, étaient devenus gais, aimables,charmants et bons. Il ne paraissait pas encore, mais, sans nuldoute, il allait bientôt paraître et la vie était fort supportable,si attrayante, si pleine d’amusements et de délices que l’onpouvait bien patienter.

Elle mangeait des bonbons, cueillait des fleurs, recherchait lesplaisirs et lisait des romans. Mais la lecture surexcitait sonimagination et elle abandonnait le livre dès la seconde page,s’envolant dans ses rêveries à la plus légère allusion amoureuse, àla description d’une toilette, d’une localité, d’une pièce. Sanscesse elle faisait venir de nouvelles parures, des dentelles, deschapeaux, des coiffures, des rubans, des échantillons, des patrons,des dessins de broderies, des bonbons, des fleurs, des petitschiens. Trois femmes de chambre passaient leurs journées à coudredans la lingerie et la demoiselle ne cessait d’essayer ses corsageset ses falbalas et, du matin jusqu’au soir, parfois même la nuit,elle restait à se tourner devant sa glace. Depuis sa subitefortune, elle avait rajeuni et embelli. Je ne me rappelle pas quellointain degré de parenté l’unissait à feu le général Krakhotkineet fus toujours persuadé que cette consanguinité n’avait jamaisexisté que dans l’imagination inventive de la générale, désireused’accaparer la riche Tatiana et de la marier au colonel de gré oude force. M. Bakhtchéiev avait raison de dire que Cupidon avaitbrouillé la tête à Tatiana, et l’oncle était fort raisonnable de lapoursuivre et de la ramener, fût-ce malgré elle. Elle n’eût puvivre sans tutelle, la pauvrette ; elle eût péri, à moinsqu’elle ne fût devenue la proie de quelque coquin.

Nous arrivâmes à Michino vers dix heures. C’était un misérabletrou de village à environ trois verstes de la grande route. Six ousept cabanes de paysans, enfumées, à peine couvertes de chaume, yregardaient le passant d’un air morne et assez peu hospitalier.

On ne voyait pas un jardin, pas un buisson à un quart de versteà la ronde. Un vieux cytise endormi laissait piteusement pendre sesbranches au-dessus d’une mare verdâtre qu’on appelait l’étang.Quelle fâcheuse impression ne devait pas produire un tel lieud’habitation sur Tatiana Ivanovna ! Triste mise enménage !

La maison du maître était nouvellement construite en bois,étroite, longue, percée de six fenêtres alignées et hâtivementcouvertes de chaume, car l’employé-propriétaire était en train des’installer. La cour n’était pas encore complètement entourée etl’on voyait, sur un seul côté, une barrière de branchages de noyersentrelacés dont les feuilles desséchées n’avaient pas eu le tempsde tomber. Le long de cette haie était rangé le tarantassd’Obnoskine. Nous tombions tout à fait inopinément sur lescoupables et, par une fenêtre ouverte, on entendait des cris et despleurs.

Nous entrâmes dans le vestibule, d’où un gamin nu-pieds s’enfuità notre aspect. Nous passâmes dans la première pièce. Sur un longdivan turc, recouvert de perse, Tatiana était assise, tout éplorée.En nous voyant, elle poussa un cri et se couvrit le visage de sesmains. Près d’elle siégeait Obnoskine, effrayé et confus à fairepitié. Il était à ce point troublé qu’il se précipita pour nousserrer la main comme s’il eût été grandement réjoui de notrearrivée. Par la porte ouverte qui donnait dans la pièce suivante,on pouvait apercevoir un pan de robe : quelqu’un nous guettait etécoutait par une imperceptible fente. Les habitants de la maison nese montrèrent pas ; il semblait qu’ils fussent absents. Ilss’étaient tous cachés.

– La voilà, la voyageuse ! Elle se cache la figure dans lesmains ! cria M. Bakhtchéiev en pénétrant à notre suite.

– Calmez vos transports, Stépane Alexiévitch ! C’estindécent à la fin ! Seul, ici, Yégor Ilitch a le droit deparler ; nous autres, nous ne sommes que des étrangers, fitMizintchikov d’un ton acerbe.

Mon oncle jeta sur M. Bakhtchéiev un regard sévère ; puis,feignant de ne pas s’apercevoir de la présence d’Obnoskine qui luitendait la main, il s’approcha de Tatiana Ivanovna dont la figurerestait toujours cachée et, de sa voix la plus douce, avec le plussincère intérêt, il lui dit :

– Tatiana Ivanovna, nous avons pour vous tant d’affection ettant d’estime, que nous avons voulu venir nous-mêmes afin deconnaître vos intentions. Voulez-vous rentrer avec nous àStépantchikovo ? C’est la fête d’Ilucha. Ma mère vous attendavec impatience et Sacha et Nastia ont dû bien vous pleurer toutela matinée…

Tatiana Ivanovna releva timidement la tête, le regarda autravers de ses doigts et, soudain, fondant en larmes, elle se jetaà son cou.

– Ah ! Emmenez-moi ! Emmenez-moi vite !criait-elle à travers ses sanglots. Au plus vite !

– Elle a fait une sottise, et elle le regrette à présent !siffla Bakhtchéiev en me poussant.

– Alors, l’affaire est terminée, dit sèchement mon oncle àObnoskine sans presque le regarder. Tatiana Ivanovna, votre main etpartons !

Il se fit un frou-frou derrière la porte qui grinça et s’ouvritun peu plus.

– Cependant, fit Obnoskine, surveillant avec inquiétude la porteentr’ouverte, il me semble qu’à un certain point de vue… jugezvous-même, Yégor Ilitch… votre conduite chez moi… enfin, je voussalue et vous ne daignez même pas me voir… Yégor Ilitch…

– Votre conduite chez moi fut une vilaine conduite, Monsieur,répondit mon oncle en regardant sévèrement Obnoskine et ici, vousn’êtes même pas chez vous. Vous avez entendu ? TatianaIvanovna ne désire pas rester ici une minute de plus. Que vousfaut-il encore ? Pas un mot, entendez-vous ? Pas un motde plus ; je vous en prie ! Je désire éviter touteexplication complémentaire et ce sera d’ailleurs beaucoup plusavantageux pour vous.

Mais Obnoskine perdit courage à un tel point qu’il se mit àlâcher les bêtises les plus inattendues.

– Ne me méprisez pas, Yégor Ilitch, dit-il à voix basse etpleurant presque de honte, mais se retournant sans cesse vers laporte comme s’il eût craint qu’on l’entendît. Ce n’est pas ma faute: c’est maman. Je ne l’ai pas fait par intérêt, Yégor Ilitch : jel’ai fait… tout simplement… Bien sûr, je l’ai aussi fait parintérêt… mais, dans un noble but, Yégor Ilitch. J’aurais employé cecapital d’une façon utile ; j’aurais fait du bien, Monsieur.Je voulais aider aux progrès de l’instruction publique et jesongeais à fonder une bourse dans une Faculté… Voilà à quel emploije destinais ma fortune, Yégor Ilitch ; ce n’était pas pourautre chose, Yégor Ilitch…

Nous sentîmes tous la confusion nous envahir. Mizintchikovlui-même rougit et se détourna et le trouble de mon oncle fut telqu’il ne savait plus que dire.

– Allons, allons ; assez, assez ! balbutia-t-il enfin.Calme-toi Paul Sémionovitch. Qu’y faire ?… Si tu veux, viensdîner, mon ami… Je suis très content, très content…

Mais M. Bakhtchéiev agit tout autrement.

– Créer une bourse ! rugit-il furieusement. Cela t’iraitbien, de créer des bourses ! Tu serais surtout fort heureux dechiper celles que tu pourrais… Tu n’as pas seulement de culottes ettu te mêles de créer des bourses ! Chiffonnier, va ! Tut’imaginais subjuguer ce tendre cœur ! Mais où donc est-elle,ton espèce de mère ? Se serait-elle cachée ? Je pariequ’elle n’est guère loin… derrière le paravent… à moins qu’elle nese soit fourrée sous son lit, de venette !

– Stépane ! Stépane ! cria mon oncle.

Obnoskine rougit et voulut protester, mais avant qu’il eût eu letemps d’ouvrir la bouche, la porte s’ouvrit et, rouge de colère,les yeux dardant des éclairs, Anfissa Pétrovna, en personne, fitirruption dans la pièce.

– Qu’est-ce que cela signifie ? cria-t-elle. Qu’est-cequ’il se passe ici, Yégor Ilitch ? vous vous introduisez avecvotre bande dans une maison respectable ; vous effrayez lesdames ; vous commandez en maître !… De quoi ça a-t-ill’air ? J’ai encore toute ma raison, grâce à Dieu ! Ettoi, lourdaud, continua-t-elle en se tournant vers son fils, tu asdonc baissé pavillon devant eux ? On insulte ta mère dans tamaison et tu restes là, bouche bée ! Tu fais un jolicoco ! Tu n’es plus un homme ; tu n’es qu’unechiffe !

Il ne s’agissait plus de délicatesses, ni de manièresdistinguées, ni de maniement de face-à-main, comme la veille.Anfissa Pétrovna ne se ressemblait plus. C’était une véritablefurie, une furie qui avait jeté son masque de grâce. Dès que mononcle l’aperçut, il prit Tatiana sous le bras et se dirigea vers laporte. Mais Anfissa Pétrovna lui barra le chemin.

– … Vous ne sortirez pas ainsi, Yégor Ilitch, reprit-elle. Dequel droit emmenez-vous Tatiana Ivanovna par force ? Il vouscontrarie qu’elle ait échappé aux vils calculs que vous aviezmanigancés avec votre mère et l’idiot Foma Fomitch ! C’estvous qui vouliez vous marier par intérêt. Excusez-nous, Monsieur,si nous avons ici des idées plus nobles. C’est en voyant ce qui setramait contre elle que Tatiana Ivanovna se confia d’elle-même àPavloucha, pour s’arracher à sa perte. Car elle l’a supplié de latirer de vos filets et c’est pour cela qu’elle dut s’enfuirnuitamment de chez vous. Voilà, Monsieur, comment vous l’avezpoussée à bout. N’est-il pas vrai, Tatiana Ivanovna ? Alorscomment osez-vous faire irruption dans une noble et respectablemaison, à la tête d’une bande et faire violence à une dignedemoiselle, malgré ses cris et ses larmes ? Je ne lepermettrai pas ! Je ne le permettrai pas ! Je ne suis pasfolle ! Tatiana restera, parce qu’elle le veut ainsi !…Allons, Tatiana Ivanovna, ne les écoutez pas ; ce sont vosennemis ; ce ne sont pas vos amis ! N’ayez paspeur ; venez et je vais les mettre sur le champ à laporte !

– Non ! non ! cria Tatiana avec effroi. Je ne veuxpas ! Je ne veux pas. Il n’est pas mon mari ! Je ne veuxpas épouser votre fils ! Il n’est pas mon mari !

– Vous ne voulez pas ? glapit Anfissa Pétrovna, étouffantde colère. Vous ne voulez pas ? Vous êtes venue jusqu’ici etvous ne voulez pas ? Mais alors, comment avez-vous osé noustromper ainsi ? Alors, comment avez-vous osé lui promettrevotre main et vous sauver de nuit avec lui ? Vous vous êtesjetée à sa tête et vous nous avez engagés dans la dépense et dansles ennuis ! Et il se pourrait qu’à cause de vous mon filsperdit un beau parti ! des dots de plusieurs dizaines de milleroubles ! Non, Mademoiselle, vous payerez cela ; vousdevez le payer ; nous avons des preuves ; vous vous êtesenfuie avec lui, la nuit…

Mais nous n’écoutions plus cette tirade. D’un commun accord,nous nous groupâmes autour de mon oncle et nous avançâmes vers leperron en marchant droit sur Anfissa Pétrovna. La calècheavança.

– Il n’y a que de malhonnêtes gens qui soient capables d’unepareille conduite ! Tas de lâches ! criait AnfissaPétrovna du haut du perron. Elle était hors d’elle. – Je vaisporter plainte… Tatiana Ivanovna, vous allez dans une maisoninfâme ! Vous ne pouvez pas épouser Yégor Ilitch ; ilentretient sous vos yeux cette institutrice !…

Mon oncle tressaillit, pâlit, se mordit les lèvres et courutinstaller Tatiana Ivanovna dans la voiture. Je fis le tour de lacalèche et, le pied sur le marchepied, j’attendais le moment demonter, quand Obnoskine surgit tout à coup près de moi. Il mesaisit la main.

– Au moins, ne me retirez pas votre amitié ! dit-il en laserrant fortement. Son visage avait une expression désespérée.

– Mon amitié ? fis-je en mettant le pied sur lemarchepied.

– Mais voyons, Monsieur ! Hier encore, je reconnus en vousl’homme supérieurement instruit. Ne me condamnez pas. C’est ma mèrequi m’a induit en tentation, mais je n’ai aucune responsabilitélà-dedans. J’aurais plutôt le goût de la littérature ! Je vousassure que c’est ma mère qui a tout fait.

– Eh bien, répondis-je, je vous crois ; adieu !

Nous partîmes au galop, poursuivis longtemps encore par les criset les malédictions d’Anfissa Pétrovna, cependant que toutes lesfenêtres de la maison se garnissaient subitement de visagesinconnus qui nous regardaient avec une curiosité sauvage.

Nous étions cinq dans la calèche. Mizintchikov était monté surle siège, à côté du cocher, pour laisser sa place à M. Bakhtchéievqui se trouvait maintenant en face de Tatiana Ivanovna. Elle étaittrès contente que nous l’emmenions, mais continuait à pleurer. Mononcle la consolait de son mieux. Il était triste et pensif ;on voyait que les infamies vomies par Anfissa Pétrovna sur lecompte de Nastenka l’avaient péniblement affecté. Cependant, notreretour se fût effectué sans encombre sans la présence de M.Bakhtchéiev.

Assis vis-à-vis de Tatiana Ivanovna, il se trouvait assez mal àl’aise et ne pouvait garder son sang-froid ; il ne tenait pasen place, rougissait, roulait des yeux farouches et, quand mononcle entreprenait de consoler Tatiana, le gros homme, positivementhors de lui, grognait comme un bouledogue qu’on taquine. Mon onclelui jetait des coups d’œil inquiets. Enfin, devant cesextraordinaires manifestations de l’état d’âme de son vis-à-vis,Tatiana Ivanovna se prit à l’examiner avec attention, puis ellenous regarda, sourit et, soudain, du manche de son ombrelle, ellefrappa légèrement l’épaule de M. Bakhtchéiev.

– Insensé ! dit-elle avec le plus charmant enjouement, etelle se cacha aussitôt derrière son éventail.

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

– Quoi ? rugit-il. Qu’est-ce à dire, Madame ? Alors,c’est sur moi que tout va retomber, maintenant ?

– Insensé ! insensé ! répétait Tatiana Ivanovnaéclatant de rire et battant des mains.

– Arrête ! cria Bakhtchéiev au cocher. Halte !

On s’arrêta. Bakhtchéiev ouvrit la portière et sortit en hâte dela voiture.

– Mais qu’as-tu donc ? Stépane Alexiévitch ? Oùvas-tu ? criait mon oncle stupéfait.

– Non ; j’en ai assez ! clamait le gros père, touttremblant d’indignation. Que le diable vous emporte ! Je suistrop vieux, Madame, pour qu’on me fasse des avances. Je préfèreencore mourir sur la grand’route !

Et, ajoutant en français : « Bonjour, Madame, comment vousportez-vous ? » il s’en fut à pied, en effet. La calèche lesuivait. À la fin, mon oncle perdit patience et s’écria :

– Stépane Alexiévitch, ne fais pas l’imbécile ! En voilàassez ! Monte donc ; il est temps de rentrer.

– Laissez-moi ! répliqua Stépane Alexiévitch tout haletant,car son embonpoint le gênait pour marcher.

– Au galop ! ordonna Mizintchikov au cocher.

– Que dis-tu ? Que dis-tu ? Arrête !… voulutcrier mon oncle ; mais la calèche était déjà lancée.Mizintchikov avait calculé juste ? Il obtint tout de suite lerésultat qu’il avait escompté.

– Halte ! halte ! cria derrière nous une voixdésespérée. Arrête, scélérat ! arrête, misérable !

Le gros homme parut enfin, brisé de fatigue, respirant àpeine ; d’innombrables gouttes de sueur perlaient à sonfront ; il dénoua sa cravate et retira sa casquette. Trèssombre, il monta dans la voiture sans souffler mot. Cette fois, jelui cédai ma place de façon qu’au moins il ne se trouvât pas enface de Tatiana Ivanovna, qui, pendant toute cette scène, n’avaitcessé de se tordre de rire et de battre des mains ; elle neput plus le regarder de sang-froid de tout le reste du voyage.Mais, jusqu’à ce qu’on fut arrivé à la maison, il ne dit pas un motet garda les yeux fixés sur la roue de derrière.

Il était midi quand nous réintégrâmes Stépantchikovo. Je merendis directement au pavillon et, tout aussitôt, je vis apparaîtreGavrilo avec le thé. J’allais le questionner, mais mon oncle entraderrière lui et le renvoya.

Chapitre 2Nouvelles

– Mon ami, me dit-il précipitamment, je ne viens que pour uninstant ; il me tarde de te communiquer… Je me suis informé.Personne de la maison n’a été à la messe, excepté Ilucha, Sacha etNastenka. Il paraîtrait que ma mère serait tombée en attaque denerfs et qu’on aurait eu grand’peine à la faire reprendre ses sens.Il est décidé que l’on va se réunir chez Foma et on me prie de m’yrendre. Je ne sais seulement si je dois ou non lui souhaiter safête, à Foma, et c’est là un point important. Enfin, je me demandel’effet qu’aura produit toute cette histoire ; Serge, j’ai lepressentiment que cela va être affreux !

– Au contraire, mon oncle, me hâtai-je de lui répondre, touts’arrange admirablement. Il vous est dès à présent impossibled’épouser Tatiana Ivanovna ; ce serait monstrueux. Je voulaisvous l’expliquer en voiture.

– Oui, oui, mon ami. Mais ce n’est pas tout… Dans tout cela, onvoit clairement apparaître le doigt de Dieu… Mais je veux parlerd’autre chose… Pauvre Tatiana Ivanovna ! Quelleaventure ! Quel misérable que cet Obnoskine ! Jel’appelle misérable et j’étais tout prêt à en faire tout autant quelui en épousant Tatiana Ivanovna… Bon ! ce n’est pas ce que jevoulais te dire… As-tu entendu ce que criait ce matin cettemalheureuse Anfissa Pétrovna au sujet de Nastia ?

– Je l’ai entendu, mon oncle. J’espère que vous avez enfincompris qu’il faut vous presser.

– Absolument. Je dois précipiter les choses à tout prix,répondit mon oncle. Le moment solennel est arrivé. Mais voici, monami, il est une chose que nous n’avons pas envisagée hier, et,cette nuit, je n’en ai pas fermé l’œil : consentira-t-elle àm’épouser ?

– De grâce, mon oncle ! puisqu’elle vous dit qu’elle vousaime !

– Mon ami, elle ajoute aussitôt : mais je ne vous épouserai pourrien au monde.

– Eh ! mon oncle, on dit cela… Mais les circonstances ontchangé aujourd’hui même.

– Tu crois ? Non, mon cher Serge, c’est délicat, trèsdélicat ! Croirais-tu pourtant que, malgré mes ennuis, moncœur m’en faisait souffrir de bonheur ! Allons, au revoir. Ilfaut que je m’en aille ; on m’attend et je suis déjà enretard. Je ne voulais que te dire un mot en passant. Ah ! monDieu ! s’écria-t-il en revenant sur ses pas, j’oublie leprincipal. Voilà : j’ai écrit à Foma !

– Quand donc ?

– Cette nuit. Il faisait à peine jour, ce matin, quand je luifis porter ma lettre par Vidopliassov. En deux feuilles, je lui aitout raconté très sincèrement ; en un mot, je lui dis que jedois, que je dois absolument demander la main de Nastenka.Comprends-tu ? Je le supplie de ne pas ébruiter notrerendez-vous dans le jardin et je fais appel à sa générosité pourintercéder auprès de ma mère. Sans doute j’écris fort mal, mon ami,mais cela, je l’ai écrit du fond de mon cœur, en arrosant le papierde mes larmes.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Il ne m’a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nousallions partir, je l’ai rencontré dans le vestibule, en vêtementsde nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu’avec unbonnet de coton ; il allait vers le jardin. Il ne me dit pasun mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et duhaut en bas, mais rien !

– Mon oncle, ne comptez pas sur lui ; il ne vous fera quedes misères.

– Non, non, mon ami ; ne dis pas cela ! criait mononcle avec de grands gestes. J’ai confiance. D’ailleurs, c’est mondernier espoir. Il saura comprendre ; il saura apprécier lescirconstances. Il est hargneux, capricieux, je ne dis pas lecontraire, mais, quand il s’agira de générosité, il brillera commeun diamant… oui, comme un diamant. Tu en parles comme tu le faisparce que tu ne l’as jamais vu dans ses moments de générosité…Mais, mon Dieu ! s’il allait parler de ce qu’il a vu hier,alors, vois-tu, Serge, je ne sais ce qu’il pourrait arriver !À qui se fier, alors ? Non, il est incapable d’une pareillelâcheté. Je ne vaux pas la semelle de ses bottes ! Ne hochepas la tête, mon ami, c’est la pure vérité, je ne la vaux pas.

– Yégor Ilitch, votre maman désire vous voir ! glapit d’enbas la voix désagréable de la Pérépélitzina. Elle avaitcertainement eu le temps d’entendre toute notre conversation par lafenêtre. – On vous cherche vainement dans toute la maison.

– Mon Dieu ! me voilà en retard. Quel ennui ! fitprécipitamment mon oncle. De grâce, mon ami, habille-toi. Jen’étais venu que pour te demander de m’y accompagner. J’yvais ! j’y vais ! Anna Nilovna, j’y vais !

Resté seul, je me rappelai ma rencontre avec Nastenka et je mefélicitai de ne pas en avoir parlé à mon oncle ; cela n’auraitservi qu’à le troubler davantage. Je prévoyais un orage etn’imaginais point comment mon oncle parviendrait à se tirerd’affaire et à faire sa demande à Nastenka. Je le répète : en dépitde ma foi en sa loyauté, je ne pouvais m’empêcher de douter dusuccès.

Cependant, il fallait se hâter. Je me considérais comme obligéde l’aider et me mis aussitôt à ma toilette, mais j’avais beau medépêcher, je ne faisais que perdre du temps. Mizintchikoventra.

– Je viens vous chercher, dit-il ; Yégor Ilitch vousdemande tout de suite.

– Allons ! – J’étais prêt ; nous partîmes. Cheminfaisant, je lui demandai : – Quoi de neuf ?

– Ils sont tous au grand complet chez Foma qui ne boude pasaujourd’hui ; mais il semble absorbé et marmotte entre sesdents. Il a même embrassé Ilucha, ce qui a ravi Yégor Ilitch.Préalablement, il avait fait dire par la Pérépélitzina qu’il nedésirait pas qu’on lui souhaita sa fête et n’en avait parlé quepour éprouver votre oncle… La vieille respire des sels, mais elles’est calmée parce que Foma est calme. On ne parle pas plus denotre aventure de ce matin que s’il n’était rien arrivé ; onse tait parce que Foma se tait. De toute la matinée il n’a voulurecevoir qui que ce fût et ne s’est pas dérangé bien que la vieillel’ait fait supplier au nom de tous les saints de venir la voir,parce qu’elle avait à le consulter ; elle a même frappé enpersonne à sa porte, mais il est resté enfermé, répondant qu’ilpriait pour l’humanité ou quelque chose d’approchant. Il doitmijoter un mauvais coup ; cela se voit à sa figure. Mais YégorIlitch est incapable de lire sur ce visage et il se félicite de ladouceur de Foma Fomitch. C’est un véritable enfant… Ilucha apréparé je ne sais quels vers et on m’envoie vous chercher.

– Et Tatiana Ivanovna ?

– Eh bien ?

– Est-ce qu’elle est avec eux ?

– Non ; elle est dans sa chambre, répondit sèchementMizintchikov. Elle se repose et pleure. Peut-être est-ellehonteuse. Je crois que cette… institutrice lui tient compagnie ence moment… Tiens ! Qu’est-ce donc ? On dirait qu’ils’amasse un orage. Voyez-moi donc ce ciel !

– En effet, répondis-je, je crois bien que c’est l’orage.

Un nuage montait qui noircissait tout un coin de ciel. Nousétions arrivés à la terrasse.

– Eh bien, que pensez-vous d’Obnoskine, hein ?continuai-je, ne pouvant me retenir de questionner Mizintchikov surcette aventure.

– Ne m’en parlez pas ! Ne me parlez plus de cemisérable ! cria-t-il en s’arrêtant subitement, rouge decolère. Il frappa du pied. – Imbécile ! Imbécile ! Gâterune affaire aussi bonne, une pensée si lumineuse ! Écoutez :je ne suis qu’un âne de n’avoir pas surveillé ses manigances ;je l’avoue franchement et peut-être désiriez-vous cet aveu ?Mais, je vous le jure, s’il avait su jouer son jeu, je lui auraissans doute pardonné. Le sot ! le sot ! Comment peut-onsouffrir des êtres pareils dans une société ! Il faudrait lesexiler en Sibérie ! les mettre aux travaux forcés !… Maisils n’auront pas le dernier mot ! J’ai encore un moyen à madisposition et nous verrons bien qui l’emportera. J’ai conçuquelque chose de nouveau… Convenez qu’il serait absurde de renoncerà une idée parce qu’un imbécile vous l’a volée et n’a pas sul’employer. Ce serait trop injuste. Et puis cette Tatiana est faitepour se marier ; c’est sa destinée et si on ne l’a pas encoreenfermée dans une maison de santé, c’est qu’on peut l’épouser. Vousallez connaître mon nouveau projet…

– Oui, mais plus tard ! interrompis-je. Nous voiciarrivés.

– Bien, bien, plus tard ! répondit-il, la bouche tordue parun sourire convulsif. Mais, où allez-vous donc ? Je vous dis :tout droit chez Foma Fomitch ! Suivez-moi ; vous neconnaissez pas encore le chemin. Vous allez en voir une comédie… Çaprend une vraie tournure de comédie…

Chapitre 3La fête d’Ilucha

Foma occupait deux grandes et belles pièces, les mieux meubléesde la maison. Le grand homme était entouré de confort. Latapisserie fraîche et claire, les rideaux en soie de couleur quigarnissaient les fenêtres, les tapis, la psyché, la cheminée, lesmeubles élégants et commodes, tout témoignait des soins attentifsque lui prodiguaient les maîtres de la maison. Les fenêtres étaientgarnies de fleurs et il y en avait aussi sur des guéridons placésdans les embrasures.

Au milieu du cabinet de travail s’étalait une grande tablerecouverte de drap rouge, chargée de livres, de manuscrits, aumilieu desquels se détachaient un superbe encrier de bronze et untas de plumes commis aux soins de Vidopliassov, le tout destiné àtémoigner de l’importance des travaux intellectuels de FomaFomitch.

À ce propos, je dirai qu’après huit ans environ, passés danscette maison, Foma n’avait rien produit qui méritât mention, etplus tard, quand il eût quitté cette terre pour un monde meilleur,nous examinâmes ses manuscrits : le tout ne valait rien.

Nous trouvâmes le commencement d’un roman historique se passantau VII° siècle, à Novgorod, un monstrueux poème en vers blancs :L’Anachorète au cimetière, ramassis de divagations insensées sur lapropriété rurale, l’importance du moujik et la façon de le traiter,et enfin une nouvelle mondaine également inachevée : La ComtesseVlonskaïa. C’était tout et, cependant, Foma Fomitch imposait chaqueannée à mon oncle une énorme dépense en livres et revues dontbeaucoup furent retrouvés intacts. Par la suite, il m’était souventarrivé de surprendre notre Foma plongé dans la lecture d’un Paul deKock aussitôt dissimulé…

Une porte vitrée donnait du cabinet de travail dans la cour.

On nous attendait. Foma Fomitch était assis dans un confortablefauteuil, toujours sans cravate, mais vêtu d’une longue redingotequi lui descendait jusqu’aux talons. Il était en effet silencieuxet absorbé. Quand nous entrâmes, il releva légèrement les sourcilset me regarda d’un œil scrutateur. Je le saluai, il me répondit parun salut peu marqué, mais néanmoins fort poli. Ma grand’mère,voyant que Foma m’avait témoigné de la bienveillance, m’adressa unsigne de tête et un sourire. La pauvre femme ne s’était nullementattendue à voir son favori accueillir avec autant de calme la fuguede Tatiana Ivanovna, et cela l’avait rendue très gaie, malgré sescrises de nerfs et ses faiblesses du matin.

La demoiselle Pérépélitzina se trouvait derrière sa chaise, àson poste ordinaire ; les lèvres pincées, souriant avec uneaigre malice, elle frottait ses mains osseuses. Près de la généraleétaient deux vieilles et silencieuses personnes qu’elle protégeaitcomme étant de bonnes familles. Il y avait aussi une religieuse entournée, arrivée du matin, et une dame du voisinage, fort âgée etne parlant guère, qui était venue après la messe pour souhaiter lafête de la générale. Ma tante Prascovia Ilinitchna se morfondaitdans un coin tout en considérant Foma Fomitch et sa mère avec uneévidente inquiétude.

Mon oncle était assis dans un fauteuil ; une joie intensebrillait dans ses yeux. Devant lui se tenait Ilucha, joli comme unamour avec ses cheveux frisés et sa blouse de fête en soie rouge.Sacha et Nastenka lui avaient appris des vers en cachette, pour quele plaisir de son père en ce jour fût encore augmenté par lesprogrès de son fils.

L’oncle était prêt à pleurer de bonheur ; la douceurinattendue de Foma, la gaieté de la générale, la fête d’Ilucha, lesvers, tout cela l’avait absolument réjoui et il avaitsolennellement demandé l’autorisation de m’envoyer chercher, afinque j’entendisse les vers et que je prisse ma part de lasatisfaction générale. Sacha et Nastenka, entrées après nous,s’étaient assises à côté d’Ilucha. Sacha riait à chaque instant,heureuse comme une enfant et, bien que pâle et languissante,Nastenka finissait par sourire de la voir. Seule, elle avait étéaccueillir Tatiana au retour de son expédition et ne l’avait plusquittée depuis ce moment.

L’espiègle Ilucha regardait ses deux institutrices comme s’iln’eût pu se retenir de rire. Ils devaient avoir tous trois préparéune très amusante plaisanterie qu’ils s’apprêtaient à mettre enœuvre.

J’avais complètement oublié Bakhtchéiev. Assis sur une chaise,toujours rouge et fâché, il ne soufflait mot et boudait, semouchait, dressant une silhouette lugubre au milieu de cette fêtede famille. Éjévikine s’empressait auprès de lui. Il étaitd’ailleurs aux petits soins pour tout le monde, baisait les mainsde la générale et de son hôtesse, chuchotait quelques mots àl’oreille de Mlle Pérépélitzina, faisait sa cour à FomaFomitch ; en un mot, il se multipliait. Tout en attendant lesvers d’Ilucha, il se précipita à ma rencontre avec forcesalutations en témoignage de son estime et de son dévouement. On nel’eût guère cru venu à Stépantchikovo pour prendre la défense de safille et l’emmener définitivement.

– Le voilà ! s’écria joyeusement mon oncle à ma vue. Ilucham’a fait la surprise d’apprendre une poésie ; oui, c’est unevéritable surprise. J’en suis très ému, mon ami, et je t’ai envoyéchercher tout exprès… Assieds-toi à côté de moi et écoutons !Foma Fomitch, mon cher, avoue donc que c’est toi qui leur a inspirécette idée pour me faire plaisir. J’en jurerais !

Du moment que mon oncle s’exprimait ainsi et sur un pareil ton,on pouvait supposer que tout allait bien. Mais comme l’avait ditMizintchikov, le malheur était que mon oncle ne savait pasdéchiffrer les physionomies. À l’aspect de Foma, je compris quel’ancien hussard avait eu le coup d’œil juste et qu’il fallait eneffet s’attendre à quelque coup de théâtre.

– Ne faites pas attention à moi, colonel, répondit-il d’une voixdébile, d’une voix d’homme qui pardonne à ses ennemis. Je ne puisque louer cette surprise qui prouve la sensibilité et la sagesse devos enfants. Les vers sont fort utiles, ne fût-ce que pourl’exercice d’articulation qu’ils comportent… Mais, ce matin,colonel, je ne me préoccupais pas de poésie ; j’étais tout àmes prières, vous le savez. Je n’en suis pas moins prêt à écouterces vers.

Pendant ce temps, j’embrassais Ilucha et lui faisais messouhaits.

– C’est juste, Foma, reprit mon oncle, j’avais oublié, mais jet’en demande pardon, tout en étant très sûr de ton amitié,Foma !… Embrasse-le donc encore une fois, Sérioja etregarde-moi ce gamin ! Allons, commence, Ilucha. De quois’agit-il ? Ce doit être une ode solennelle… de Lomonossov,sans doute ?

Et mon oncle se redressait, ne pouvant tenir en place, tant ilétait impatient et joyeux.

– Non, petit père, ce n’est pas de Lomonossov, dit Sachenka,contenant à peine son hilarité, mais, comme vous êtes un anciensoldat et que vous avez combattu les ennemis, Ilucha a appris unepoésie militaire : « Le siège de Pamba », petit père.

– « Le siège de Pamba » ! Ah ! je ne me rappelle pasce qu’était cette Pamba… Connais-tu ça, Sérioja ? Sûrement, ila dû se passer là quelque chose d’héroïque, et mon oncle seredressa encore.

– Récite, Ilucha, ordonna Sachenka.

Ilucha commença sa récitation d’une voix grêle, claire et égale,sans s’arrêter aux points ni aux virgules, suivant la coutume desenfants qui débitent des poésies apprises par cœur.

Depuis neuf ans, Pedro Gomez

Assiège le château de Pamba,

Ne se nourrissant que de lait.

Et toute l’armée de don Pedro,

Au nombre de neuf mille Castillans,

Obéit au vœu prononcé,

Ne mange même pas de pain

Et ne boit que du lait.

– Comment ? Qu’est-ce ? Qu’est-ce que ce lait ?s’exclama mon oncle en me regardant avec étonnement.

– Continue à réciter ! fit Sachenka.

Chaque jour, don Pedro Gomez

Déplore son impuissance

En se voilant la face.

Déjà commence la dixième année ;

Et les méchants Maures triomphent,

Car, de l’armée de don Pedro,

Il ne reste plus que dix-neuf hommes…

– Mais ce sont des sottises ! s’écria mon oncle avecinquiétude. C’est impossible ! Il ne reste que dix-neuf hommesde toute une armée auparavant très considérable. Qu’est-ce quecela, mon ami ?

Mais Sacha n’y tint plus et partit d’un franc éclat de rire degamine et, bien que la pièce n’eût rien de bien drôle, il étaitimpossible de la regarder sans partager son hilarité.

– C’est une poésie comique, papa ! s’écria-t-elle, toutejoyeuse de son idée enfantine. L’auteur ne l’a composée que pourfaire rire, papa !

– Ah ! c’est une poésie comique ! fit mon oncle dontle visage s’éclaira, une poésie comique ! C’est ce que jepensais… Parbleu ! parbleu ! c’est une poésiecomique ! Et elle est très drôle : ce Gomez qui ne donnait quedu lait à toute son armée pour tenir un vœu ? C’était malin,un vœu pareil !… C’est très spirituel ; n’est-ce pas,Foma ? Voyez-vous, ma mère, les auteurs s’amusent parfois àécrire des poésies fantaisistes ; n’est-ce pas Serge ?C’est très drôle ! Voyons, Ilucha, continue.

Il ne reste plus que dix-neuf hommes !

Don Pedro les réunit

Et leur dit : « O mes dix-neuf !

Déployons nos étendards,

Sonnons de nos cors,

Et nous laisserons là Pamba.

Il est vrai que nous n’avons pas pris la place,

Mais nous pouvons jurer

Sur notre conscience et notre honneur,

Que nous n’avons pas

Trahi une seule fois notre vœu,

Depuis neuf ans que nous n’avons

Rien mangé, absolument rien

Que du lait !

– Quel imbécile ! Il se console facilement !interrompit encore mon oncle, parce qu’il a bu du lait pendant neufans ! La belle affaire ! Il eût mieux fait de manger unmouton à lui seul et de laisser manger ses hommes ! C’est trèsbien ; c’est magnifique ! Je comprends ; jecomprends à présent : c’est une satire ou… comment appelle-t-onça ?… une allégorie, quoi ! Ça pourrait bien visercertain guerrier étranger ? ajouta-t-il en se tournant versmoi, les sourcils froncés et clignant de l’œil, hein ? Qu’enpenses-tu ? Seulement, c’est une satire inoffensive qui nepeut blesser personne ! C’est très beau ! trèsbeau ! et c’est d’une grande noblesse ! Voyons, continue,Ilucha ! Ah ! les polissonnes ! lespolissonnes ! et il regardait avec attendrissement Sachenka etplus furtivement Nastenka qui souriait en rougissant.

Encouragés par ce discours,

Les dix-neuf Castillans

Vacillant sur leurs selles,

Crièrent d’une voix faible :

« Santo Yago Compostello !

Honneur et gloire à Don Pedro !

Honneur et gloire au Lion de Castille ! »

Et le chapelain Diego

Se dit entre ses dents :

« Si c’eût été moi le commandant,

J’aurais fait vœu de ne manger

Que de la viande et de ne boire que du vin ».

– Eh bien, qu’est-ce que je disais ? s’écria mon oncle,très content. Le seul homme intelligent de toute cette arméen’était autre que le chapelain. Qu’est-ce que cela, Serge ?Leur capitaine ? quoi ?

– Un aumônier, mon oncle, un ecclésiastique !

– Ah ! oui, oui ! Chapelain ! Je sais : je merappelle ! J’ai lu quelque chose là-dessus dans Radcliffe. Ily en a de différents ordres… Des bénédictins, je crois ?… Ya-t-il des Bénédictins ?

– Mais oui, mon oncle.

– Hem ! C’est ce qu’il me semblait. Voyons, Ilucha,continue. Très bien ! très bien !

Et, en entendant cela, Don Pedro

Dit avec un rire bruyant,

« Je lui dois bien un mouton,

Car il a trouvé là une bonne plaisanterie. »

– C’était bien le moment de rire ! Quel imbécile ! Unmouton ! S’il y avait là des moutons, pourquoi n’enmangeait-il pas lui-même ? Continue, Ilucha. Très bien !C’est magnifique ! C’est mordant !

– C’est fini, petit père.

– Ah ! c’est fini ? Au fait, que restait-il àfaire ? N’est-ce pas, Serge ? Très bien, Ilucha !C’est merveilleusement bien ! Embrasse-moi, mon chéri, monpigeonneau ! Mais qui lui a suggéré cette idée ? C’esttoi, Sacha ?

– Non ; c’est Nastenka. Nous avions lu ces vers, il y aquelques temps. Alors, elle avait dit : « C’est très amusant ;il faut le faire apprendre à Ilucha pour le jour de sa fête ;ce qu’on rira ! »

– Ah ! c’est vous Nastenka ? Je vous remercie beaucoupmarmotta mon oncle en rougissant comme un enfant. Embrasse-moiencore une fois, Ilucha ! Embrasse-moi aussi,polissonne ! fit-il en prenant sa fille dans ses bras et en laregardant avec amour. Et il ajouta, comme si, de contentement, iln’eût su quoi dire : – Attends un peu, Sachourka, ta fête va aussivenir bientôt.

Je demandai à Nastenka de qui était cette poésie.

– Ah ! oui ; de qui est-elle, cette poésie ?s’empressa d’insister mon oncle. En tout cas, c’est d’un gaillardintelligent ; n’est-ce pas, Foma ?

– Hem ! grommela Foma, dont un sourire sardonique n’avaitpas quitté les lèvres pendant tout le temps de la récitation.

– Je ne me souviens plus, répondit Nastenka en regardanttimidement Foma Fomitch.

– Elle est de M. Kouzma Proutkov, petit père ; nous l’avonsvue dans le Contemporain, dit Sachenka.

– Kouzma Proutkov ? Je ne le connais pas, fit mon oncle. Jeconnais Pouchkine !… Du reste, on voit que c’est un poète demérite, n’est-ce pas, Serge ? Et, par-dessus le marché, onsent qu’il ne nourrit que les plus nobles sentiments. C’estpeut-être un militaire. Je l’apprécie hautement. Ce Contemporainest une superbe revue. Je vais m’y abonner si elle a d’aussi bonspoètes pour collaborateurs… J’aime les poètes ; ce sont derudes gaillards. Te rappelles-tu, Serge, j’ai vu chez toi, àPétersbourg, un homme de lettres. Il avait un nez d’une forme trèsparticulière… en vérité… Que dis-tu, Foma ?

– Non, rien… rien… fit celui-ci en feignant de contenir sonenvie de rire. Continuez, Yégor Ilitch, continuez ! Je diraimon mot plus tard… Stépane Alexiévitch écoute également avec leplus grand plaisir votre discours sur les hommes de lettrespétersbourgeois…

Bakhtchéiev, qui se tenait à l’écart, absorbé dans ses pensées,releva vivement la tête en rougissant et s’agita sur sonfauteuil.

– Foma, laisse-moi tranquille ! dit-il en fixant sur soninterlocuteur le regard méchant de ses petits yeux injectés desang. Qu’ai-je à faire de la littérature ? Que Dieu me donnela santé ! – conclut-il en grommelant – et que tous cesécrivains… des voltairiens, et rien de plus !

– Les écrivains ne sont que des voltairiens ? fit Éjévikines’approchant aussitôt de M. Bakhtchéiev. Vous dites là une grandevérité. L’autre jour, Valentine Ignatich disait la même chose. Ilm’avait aussi qualifié de voltairien ; je vous le jure. Etpourtant, j’ai si peu écrit ! tout le monde le sait… C’estvous dire que, si un pot de lait tourne, c’est la faute àVoltaire ! Il en est toujours ainsi chez nous.

– Mais non ! riposta gravement mon oncle, c’est uneerreur ! Voltaire était un écrivain qui raillait lessuperstitions d’une façon fort mordante ; mais il ne futjamais voltairien ! Ce sont ses ennemis qui l’ont calomnié.Pourquoi vouloir tout faire retomber sur ce malheureux ?

Le méchant ricanement de Foma se fit de nouveau entendre. Mononcle lui jeta un regard inquiet et se troubla visiblement.

– Non, Foma, vois-tu, je parle des journaux, fit-il avecconfusion et dans l’espoir de se justifier. Tu avais raison de medire qu’il fallait s’abonner. Je suis de ton avis. Hum !… lesrevues propagent l’instruction ! On ne serait pour la patriequ’un bien triste enfant si l’on ne s’abonnait pas. N’est-ce pas,Serge ?… Hum !… Oui… Prenons, par exemple, leContemporain… Mais, tu sais, Sérioja, les plus forts articlesscientifiques se publient dans cette grosse revue… commentl’appelles-tu ?… avec une couverture jaune…

– Les Mémoires de la Patrie, petit père.

– C’est cela ! Et quel beau titre ! n’est-ce pas,Serge ? C’est pour ainsi dire toute la patrie qui prend desnotes !… Quel but sublime ! Une revue des plusutiles ! Et ce qu’elle est volumineuse ! Allez doncéditer un pareil ballot ! Et ça vous contient des articles àvous tirer les yeux de l’orbite… L’autre fois j’arrive, je vois unlivre. Je le prends, je l’ouvre par curiosité et j’en lis troispages d’un trait. Mon cher, je restai bouche bée ! On parlaitde tout là-dedans : du balai, de la bêche, de l’écumoire, de lahappe. Pour moi, une happe n’est qu’une happe. Eh bien pas du tout,mon cher. Les savants y voient un emblème, ou une mythologie ;est-ce que je sais ? quelque chose en tout cas… Voilà !On sait tout à présent !

Je ne sais trop ce qu’allait faire Foma en présence de cettenouvelle sortie de mon oncle, mais, à ce moment précis, Gavriloapparut et, la tête basse, il s’arrêta au seuil de la porte. Fomalui jeta un regard significatif.

– Tout est-il prêt, Gavrilo ? s’enquit-il d’une voixfaible, mais résolue.

– Tout est prêt, répondit tristement Gavrilo dans un soupir.

– Tu as mis le petit paquet dans le chariot ?

– Je l’y ai mis.

– Alors, je suis prêt ! dit Foma.

Il se leva lentement de son fauteuil. Mon oncle le regardait,ébahi. La générale quitta sa place et jeta autour d’elle un coupd’œil circulaire et étonné.

– À présent, colonel, commença Foma avec une extrême dignité,permettez-moi d’implorer de vous l’abandon momentané de ce thème siintéressant des happes littéraires ; il vous sera loisibled’en poursuivre le développement sans moi. Mais, vous faisant unéternel adieu, je désirerais vous dire encore quelques mots…

La terreur et l’étonnement s’emparèrent de tous lesassistants.

– Foma ! Foma ! Mais qu’as-tu ? Où veux-tu donct’en aller ? s’écria enfin mon oncle.

– Je me prépare à quitter votre maison, colonel ! posa Fomad’une voix calme. J’ai décidé d’aller où le vent me poussera etc’est dans ce but que j’ai loué un simple chariot à mes frais. Monpetit baluchon s’y trouve maintenant ; il n’est pas gros :quelques livres préférés, de quoi changer deux fois de linge etc’est tout ! Je suis pauvre, Yégor Ilitch, mais, pour rien aumonde je n’accepterais votre or, comme vous avez pu vous enconvaincre hier même !

– Mais, Foma, au nom de Dieu, qu’est-ce que cela signifie ?supplia mon oncle, plus blanc qu’un linge.

La générale poussa un cri et, les bras tendus vers Foma Fomitch,le contempla avec désespoir, cependant que la demoisellePérépélitzina s’élançait pour la soutenir. Les damespique-assiettes restèrent clouées sur leurs sièges et M.Bakhtchéiev se leva lourdement.

– Allons, bon ! voilà que ça commence ! murmura prèsde moi Mizintchikov.

On entendit à ce moment les lointains roulements dutonnerre ; l’orage approchait.

Chapitre 4L’exil

– Il me semble, colonel, que vous me demandez ce que cela veutdire ? déclama emphatiquement Foma, certainement ravi de laconfusion générale. Votre question m’étonne ! Expliquez-moidonc à votre tour comment vous pouvez me regarder en face ?Expliquez-moi encore ce problème psychologique du manque de pudeurchez certains hommes et je m’en irai alors, enrichi d’une nouvelleconnaissance relative à la corruption du genre humain.

Mais mon oncle était incapable de répondre ; anéanti,épouvanté, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il ne pouvaitdétourner son regard de celui de Foma.

– Mon Dieu ! que d’horreurs ! gémit la demoisellePérépélitzina.

– Comprenez-vous, colonel, que vous devez me laisser partir sansautres questions ? Car vraiment, tout homme et âgé que jesois, je commençais à craindre sérieusement pour ma moralité !Croyez-moi : laissez vos questions ; elles ne pourraient avoird’autres résultats que votre propre honte !

– Foma ! Foma !… s’écria mon oncle, et des gouttes desueur perlèrent sur son front.

– Permettez-moi donc, sans plus d’explications, de vous direquelques mots d’adieu et de vous donner quelques derniers conseils.Ce seront mes ultimes paroles dans votre maison, Yégor Ilitch. Lefait est consommé et il est impossible de le réparer. J’espère quevous savez à quel fait je fais en ce moment allusion. Mais, je vousen supplie à deux genoux, si la dernière étincelle de moralitén’est pas encore éteinte au fond de votre cœur, réprimez l’élan devos passions ! Si ce feu perfide n’a pas encore embrasé toutl’édifice, éteignez l’incendie !

– Foma, je t’assure que tu te trompes ! protesta mon oncle,se reprenant peu à peu et pressentant avec terreur ledénouement.

– Maîtrisez vos passions ! poursuivit Foma avec la mêmepompe, comme si mon oncle n’eût rien dit. Luttez contre vous-même :« Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincretoi-même ! » Tel est mon principe. Propriétaire foncier, vousdevez briller comme un diamant sur vos domaines ; et quelabominable exemple ne donnez-vous pas à vos subordonnés !Pendant des nuits entières, je priais pour vous, m’efforçant dedécouvrir votre bonheur. Je n’ai pu le trouver, car le bonheurn’est que dans la vertu…

– Mais c’est impossible, Foma ! interrompit encore mononcle. Tu te méprends ; tu parles hors de propos…

– Rappelez-vous donc que vous êtes un seigneur, continua Fomasans prêter plus d’attention que devant aux paroles de mon oncle.Ne croyez pas que la paresse et la volupté soient les seuls buts dupropriétaire terrien. C’est là une idée néfaste. Ce n’est pas àl’incurie qu’il se doit, mais au souci, au souci devant Dieu,devant le tsar et devant la patrie ! Un seigneur doittravailler, travailler comme le dernier de ses paysans !

– Bon ! vais-je donc labourer aux lieu et place de mespaysans ! grommela Bakhtchéiev. Et cependant, je suis unseigneur…

– Je m’adresse à vous, maintenant, fit-il en se tournant versGavrilo et Falaléi qui venaient d’apparaître près de la porte.Aimez vos maîtres et obéissez-leur avec douceur etempressement ; ils vous aimeront en retour… Et vous, colonel,soyez bon et compatissant pour eux. Ce sont aussi des êtres humainscréés à l’image de Dieu, des enfants qui vous sont confiés par letsar et par la patrie. Plus le devoir est grand, plus est grand lemérite !

– Foma Fomitch ! mon ami, que veux-tu donc faire ?cria la générale avec désespoir. Elle était prête à tomber enpamoison, tant son appréhension était violente.

– Je crois qu’en voilà assez ? conclut Foma sans daignerremarquer la générale. Maintenant, passons aux détails ; cesont de petites choses, mais indispensables, Yégor Ilitch. Le foinde la prairie de Khariline n’est pas encore fauché. Ne vous laissezpas mettre en retard ; faites-le couper et le plus tôt sera lemieux ; c’est là mon premier conseil.

– Mais, Foma…

– Vous projetez d’abattre une partie de la forêt de Zyrianovski,je le sais. Abstenez-vous en ; c’est mon deuxième conseil.Conservez les forêts ; elles gardent la terre humide… Il estbien dommage que vous ayez fait aussi tard les semences deprintemps, beaucoup trop tard !

– Mais, Foma…

– Mais trêve de paroles ; je ne pourrai tout dire et letemps me manque. Je vous enverrai mes instructions par écrit. Ehbien, adieu ! adieu à tous ! Dieu soit avec vous et qu’ilvous bénisse ! Je te bénis, aussi, mon enfant, – dit-il àIlucha – Dieu te préserve du poison de tes futures passions. Je tebénis aussi, Falaléi, oublie la Kamarinskaïa ! Et vous… voustous, souvenez-vous de Foma… Allons, Gavrilo ! Aide-moi àmonter dans ce chariot, vieillard.

Et Foma se dirigea vers la porte. Poussant un cri aigu, lagénérale se précipita vers lui.

– Non, Foma ! je ne te laisserai pas partir ainsi !s’écria mon oncle et, le rejoignant, il le prit par la main.

– Vous voulez donc employer la force ? demanda l’autre avecarrogance.

– Oui, Foma, s’il le faut, j’emploierai la force ! réponditmon oncle tremblant d’émotion. Tu en as trop dit : il fautt’expliquer. Tu as mal compris ma lettre, Foma !

– Votre lettre ? hurla Foma en s’enflammant instantanément,comme s’il n’eût attendu que ces paroles pour faire explosion. –Votre lettre ! La voici, votre lettre ! la voici !Je la déchire, cette lettre ! Je la piétine, votrelettre ! et, ce faisant, j’accomplis le plus sacré devoir del’humanité ! Voilà ce que je fais, puisque vous me contraignezà des explications. Voyez ! voyez ! voyez !

Et les fragments de la lettre s’éparpillèrent dans lachambre.

– Foma, criait mon oncle en pâlissant de plus en plus, je terépète que tu ne m’as pas compris. Je veux me marier, je cherchemon bonheur…

– Vous marier ! Vous avez séduit cette demoiselle et vousmentez en parlant de mariage, car je vous ai vu hier soir sous lesbuissons du jardin !

La générale fit un cri, et s’affaissa dans son fauteuil. Untumulte effrayant s’ensuivit. L’infortunée Nastenka restaitimmobile sur son siège, comme morte. Sachenka, effrayée et qu’oneut dite en proie à un accès de fièvre, tremblait de tous sesmembres en serrant Ilucha dans ses bras.

– Foma, criait furieusement mon oncle, si tu as le malheur dedivulguer ce secret, tu commettras la plus basse action dumonde !

– Je vais le divulguer, votre secret ! hurlait Foma, etj’accomplirai la plus noble des actions ! Je suis envoyé parDieu lui-même pour flétrir les ignominies des hommes. Je monteraisur le toit de chaume d’un paysan et je crierai votre acte ignobleà tous les propriétaires voisins, à tous les passants !… Oui,sachez tous, tous ! que, cette nuit, je l’ai surpris dans leparc, dans les taillis, avec cette jeune fille à l’air siinnocent !

– Quelle horreur ! minauda la demoiselle Pérépélitzina.

– Foma ! tu cours à ta perte ! criait mon oncle lespoings serrés et les yeux étincelants. Mais Foma continuait àbrailler :

– Et lui, épouvanté d’avoir été vu, il a osé tenter de meséduire, moi, honnête, loyal, par une lettre menteuse, afin de mefaire approuver son crime… Oui, son crime ! car, d’une jeunefille pure jusqu’alors, vous avez fait une…

– Encore un seul mot outrageant à son adresse, Foma, et je jureque je te tue !

– Ce mot, je le dis, oui, de la jeune fille la plus innocentejusqu’alors, vous êtes parvenu à faire la dernière desdépravées.

Foma n’avait pas encore prononcé ce dernier mot, que mon onclel’empoignait et, le faisant pirouetter comme un fétu de paille leprécipitait à toute volée contre la porte vitrée qui donnait sur lacour. Le coup fut si rude que la porte céda, s’ouvrit largement etque nous vîmes Foma, dégringolant les sept marches du perron, allers’écraser dans la cour au milieu d’un grand fracas de vitresbrisées.

– Gavrilo ! ramasse-moi ça ! cria mon oncle plus pâlequ’un mort, mets-le dans le chariot et que, dans deux minutes, çaait quitté Stépantchikovo !

Quelle que fût la trame ourdie par Foma, il est assez probablequ’il était loin de s’attendre à un pareil dénouement.

Je ne saurais m’engager à décrire la scène qui suivit cettecatastrophe : gémissement déchirant de la générale qui s’écrouladans son fauteuil, ébahissement de la Pérépélitzina devant cetinattendu coup d’énergie d’un homme toujours si docile jusque là,les oh ! et les ah ! des dames pique-assiettes, l’effroide Nastenka qui faillit s’évanouir et autour de qui s’empressaitmon oncle, trépignant à travers la pièce en proie à une indicibleémotion devant sa mère sans connaissance, Sachenka folle de peur,les pleurs de Falaléi, tout cela formait un tableau impossible àrendre. Ajoutez qu’un orage formidable éclata juste à cemoment ; les éclats du tonnerre se succédaient constammenttandis qu’une pluie furieuse fouettait les vitres.

– En voilà une fête ! grommela Bakhtchéiev baissant la têteet écartant les bras.

– Ça va mal ! murmurai-je, fort troublé à mon tour, mais,au moins, voilà Foma dehors et il ne rentrera plus !

– Ma mère ! avez-vous repris vos sens ? Voussentez-vous mieux ? Pouvez-vous enfin m’écouter ? demandamon oncle, s’arrêtant devant le fauteuil de la vieille dame quireleva la tête et attacha un regard suppliant sur ce fils qu’ellen’avait jamais vu dans une telle colère.

– Ma mère, reprit-il, la coupe vient de déborder ; vousl’avez vu. Je voulais vous exposer cette affaire tout autrement età loisir ; mais le temps presse et je ne puis plus reculer.Vous avez entendu la calomnie, écoutez à présent la justification.Ma mère, j’aime cette noble jeune fille, je l’aime depuis longtempset je l’aimerai toujours. Elle fera le bonheur de mes enfants etsera pour vous la fille la plus respectueuse ; en présence detous mes parents et amis, je dépose à vos pieds ma demande, et jeprie mademoiselle de me faire l’immense honneur de devenir mafemme.

Nastenka tressaillit. Son visage s’empourpra. Elle se leva avecprécipitation. Cependant, la générale ne quittait pas des yeux levisage de son fils ; elle semblait en proie à une sorted’ahurissement, et, soudain, avec un sanglot déchirant, elle sejeta à ses genoux devant lui. Elle criait :

– Yégorouchka ! mon petit pigeon ! fais revenir FomaFomitch ! Envoie-le chercher tout de suite ou je mourrai avantce soir !

Mon oncle fut atterré de voir agenouillée devant lui, sa vieillemère si tyrannique et si capricieuse. Une expression de souffrancepassa sur son visage. Enfin, revenu de son étonnement, il seprécipita pour la relever et l’installer dans le fauteuil.

– Fais revenir Foma Fomitch, Yégorouchka ! continuait àgémir la générale, fais-le revenir, le cher homme, je ne peux vivresans lui !

– Ma mère ! exclama douloureusement mon oncle, n’avez-vousdonc rien entendu de ce que je vous ai dit ? Je ne peux fairerevenir Foma, comprenez-le ! Je ne le puis pas et je n’en aipas le droit après la basse et lâche calomnie qu’il a jetée sur cetange d’honnêteté et de vertu. Comprenez, ma mère, que l’honneurm’ordonne de réparer le tort causé à cette jeune fille ! Vousavez entendu : je demande sa main et je vous supplie de bénir notreunion.

La générale se leva encore de son fauteuil et alla se jeter àgenoux devant Nastenka.

– Petite mère ! ma chérie ! criait-elle, ne l’épousepas ! Ne l’épouse pas et supplie-le de faire revenir FomaFomitch ! Mon ange ! chère Nastassia Evgrafovna ! Jete donnerai, je te sacrifierai tout si tu ne l’épouses pas. Je n’aipas dépensé tout ce que je possédais ; il me reste encorequelque argent de mon défunt mari. Tout est à toi ; je tecomblerai de biens ; Yégorouchka aussi ! mais ne me metspas vivante au cercueil ! demande-lui de ramener FomaFomitch !

La vieille dame aurait poursuivi ses lamentations et sesdivagations si, indignées de la voir à genoux devant uneinstitutrice à gages, la Pérépélitzina et les autres femmes nes’étaient précipitées pour la relever au milieu des cris et desgémissements. L’émotion de Nastenka était telle qu’elle ne pouvaitqu’à peine se tenir debout. La Pérépélitzina se mit à pleurer dedépit.

– Vous allez tuer votre mère ! criait-elle à mononcle ; on va la tuer. Et vous, Nastassia Evgrafovna, commentpouvez-vous brouiller une mère avec son fils ? Dieu ledéfend !

– Anna Nilovna, dit mon oncle, retenez votre langue ! j’aiassez souffert !

– Et moi, ne m’avez-vous pas fait souffrir aussi ? Pourquoime reprochez-vous ma situation d’orpheline ? Je ne suis pasvotre esclave ; je suis la fille d’un lieutenant-colonel et jene remettrai jamais le pied dans votre maison que je vais quitteraujourd’hui même !

Mais mon oncle ne l’écoutait pas. Il s’approcha de Nastenka etlui prit dévotement la main.

– Vous avez entendu ma demande, Nastassia Evgrafovna ? luidemanda-t-il avec une anxiété désolée.

– Non, Yégor Ilitch, non ! Laissons cela !répondit-elle, à son tour découragée. Tout cela est bieninutile ! et, lui pressant les mains, elle fondit en larmes.Vous ne faites cette demande qu’en raison de l’incident d’hier…Mais vous voyez bien que ça ne se peut pas. Nous nous sommestrompés, Yégor Ilitch !… Je me souviendrai toujours que vousfûtes mon bienfaiteur et je prierai toujours pour vous…toujours ! toujours !

Les larmes étouffèrent sa voix. Mon pauvre oncle pressentaitcette réponse. Il ne pensa même pas à répliquer, à insister… Ill’écoutait, penché vers elle et lui tenant la main, dans un silencenavré. Ses yeux se mouillèrent. Nastia continua :

– Hier encore, je vous disais que je ne pouvais être votrefemme. Vous le voyez : les vôtres ne veulent pas de moi ; jele sentais depuis longtemps. Votre mère ne nous donnera pas sabénédiction… les autres non plus. Vous êtes trop généreux pour vousrepentir plus tard, mais vous serez malheureux à cause de moi…victime de votre bon cœur.

– Oh ! c’est bien vrai, Nastenka ! C’est un boncœur…acquiesça Éjévikine qui se tenait de l’autre côté du fauteuil,c’est cela, ma fille, c’est justement le mot qu’il fallaitdire !

– Je ne veux pas être une cause de dissentiments dans votremaison, continua Nastenka. Ne vous inquiétez pas de mon sort, YégorIlitch, personne ne me fera de tort, personne ne m’insultera… Jeretourne aujourd’hui même chez mon père. Il faut nous dire adieu,Yégor Ilitch…

La pauvrette fondit encore en larmes.

– Nastassia Evgrafovna, est-ce votre dernier mot ? fit mononcle en la regardant avec une détresse indicible, dites une seuleparole et je vous sacrifie tout !

– C’était le dernier mot, le dernier ! dit Éjévikine, etelle vous a si bien dit tout cela que j’en suis moi-même surpris.Yégor Ilitch, vous êtes le meilleur des hommes et vous nous avezfait grand honneur ! beaucoup d’honneur ! tropd’honneur !… Cependant, elle n’est pas ce qu’il vous faut,Yégor Ilitch. Il vous faut une fiancée riche, de grande famille, desuperbe beauté, avec une belle voix et qui s’avancerait dans votremaison parée de diamants et de plumes d’autruche. Il se pourraitalors que Foma Fomitch fit une concession et qu’il vous bénît. Carvous ferez revenir Foma Fomitch ! Vous avez eu tort de lemaltraiter ainsi. C’est l’ardeur excessive de sa vertu qui l’a faitparler de la sorte… Vous serez le premier à dire par la suite que,seule, la vertu le guidait ; vous verrez. Autant le fairerevenir tout de suite, puisqu’il faut qu’il revienne…

– Fais-le revenir ! Fais-le revenir ! cria lagénérale. C’est la vérité qu’il te dit, mon petit.

– Oui, continua Éjévikine, votre mère se désole bieninutilement… Faites-le revenir. Quant à moi et à Nastia, nousallons partir.

– Attends, Evgraf Larionitch ! s’écria mon oncle. Je t’ensupplie ! J’ai encore un mot à dire, Evgraf, un seul mot…

Cela dit, il s’écarta, s’assit dans un fauteuil et, baissant latête, il se couvrit les yeux de ses mains, emporté dans une ardenteméditation.

Un épouvantable coup de tonnerre éclata presque au-dessus de lamaison qui en fut toute secouée. Hébétées de peur, les femmespoussèrent des cris aigus et se signèrent. Bakhtchéiev en fitautant. Plusieurs voix murmurèrent :

– Petit père, le prophète Élie !

Au coup de tonnerre succéda une si formidable averse qu’on eûtdit qu’un lac se déversait sur Stépantchikovo.

– Et Foma Fomitch, que devient-il dans les champs ? fitPérépélitzina.

– Yégorouchka, rappelle-le ! s’écria désespérément lagénérale en se précipitant comme une folle vers la porte. Mais lesdames pique-assiettes la retinrent et, l’entourant, la consolaient,criaient, pleurnichaient. C’était un tumulte indescriptible.

– Il est parti avec une redingote ; il n’a même pas prisson manteau ! continua la Pérépélitzina. Il n’a pas non plusde parapluie. Il va être foudroyé !

– C’est sûr ! fit Bakhtchéiev, et trempé jusqu’auxos !

– Vous feriez aussi bien de vous taire ! lui dis-je à voixbasse.

– C’est un homme, je pense ! répartit le gros homme avecemportement. Ce n’est pas un chien ! Est-ce que tu sortiraismaintenant, toi ? Va donc te baigner, si tu aimes tantcela !

Pressentant et redoutant le dénouement, je m’approchai de mononcle, resté immobile dans son fauteuil.

– Mon oncle, fis-je en me baissant à son oreille, allez-vousconsentir au retour de Foma Fomitch ? Comprenez donc que ceserait le comble de l’indécence, au moins tant que Nastenka seradans cette maison.

– Mon ami, répondit mon oncle en relevant la tête et meregardant résolument dans les yeux, je viens de prononcer monjugement et je sais maintenant ce qu’il me reste à faire. Net’inquiète pas, aucune offense ne sera faite à Nastenka ; jem’arrangerai pour cela.

Il se leva et s’approcha de sa mère.

– Ma mère, dit-il, calmez-vous. Je vais faire revenir FomaFomitch. On va le rattraper ; il ne peut encore être loin.Mais je jure qu’il ne rentrera ici que sous une seule condition :c’est que, devant tous ceux qui furent témoins de l’outrage, ilreconnaîtra sa faute et demandera solennellement pardon à cettedigne jeune fille. Je l’obtiendrai de lui ; je l’y forcerai.Autrement, il ne franchira pas le seuil de cette maison. Mais jevous jure, ma mère, que, s’il consent à le faire de bon gré, jesuis prêt à me jeter à ses pieds, et à lui donner tout ce que jepuis lui donner sans léser mes enfants. Quant à moi, dèsaujourd’hui je me retire. L’étoile de mon bonheur s’est éteinte. Jequitte Stépantchikovo. Vivez-y tous heureux et tranquilles. Moi, jeretourne au régiment pour finir ma triste existence dans lestourmentes de la guerre, sur quelque champ de bataille… C’en estassez ; je pars !

À ce moment, la porte s’ouvrit et Gavrilo apparut, trempé,crotté au-delà du possible.

– Qu’y a-t-il ? D’où viens-tu ? Où est Foma ?s’écria mon oncle en se précipitant vers lui. Tout le monde entourale vieillard avec une avide curiosité, interrompant à chaqueinstant son récit larmoyant par toutes sortes d’exclamations.

– Je l’ai laissé près du bois de bouleaux, à une verste et demied’ici. Effrayé par le coup de tonnerre, le cheval pris de peurs’était jeté dans le fossé.

– Eh bien ? interrogea mon oncle.

– Le chariot versa…

– Eh bien… et Foma ?

– Il tomba dans le fossé…

– Mais va donc, bourreau !

– S’étant fait mal au côté, il se mit à pleurer. Je dételai lecheval et je revins ici vous raconter l’affaire.

– Et Foma, il est resté là-bas ?

– Il s’est relevé et il a continué son chemin en s’appuyant sursa canne.

Ayant dit, Gavrilo soupira et baissa la tête. Je renonce àdécrire les larmes et les sanglots de ces dames.

– Qu’on m’amène Polkan ! cria mon oncle en se précipitantdans la cour.

Polkan fut amené ; mon oncle s’élança dessus, à poil et,une minute plus tard, le bruit déjà lointain des sabots du chevalnous annonçait qu’il était à la poursuite de Foma. Il n’avait mêmepas pris de casquette.

Les dames se jetèrent aux fenêtres ; les ah ! et lesgémissements s’entremêlaient de conseils. On parlait de bain chaud,de thé pectoral et de frictions à l’alcool pour ce Foma Fomitch «qui n’avait pas mangé une miette de pain depuis le matin ! »La demoiselle Pérépélitzina ayant mis la main, par hasard, sur leslunettes de l’exilé, la trouvaille produisit une sensationextraordinaire. La générale s’en saisit avec des pleurs et desgémissements, et se colla de nouveau le nez contre la fenêtre, lesyeux anxieusement fixés sur le chemin. L’émotion était à soncomble… Dans un coin, Sachenka s’efforçait de consoler Nastia ettoutes deux pleuraient enlacées. Nastenka tenait Ilucha par la mainet l’embrassait coup sur coup, faisant ses adieux à son élève quipleurait à chaudes larmes sans trop savoir pourquoi. Éjévikine etMizintchikov s’entretenaient à l’écart. Je crus bien queBakhtchéiev allait suivre l’exemple des jeunes filles et se mettreà pleurer, lui aussi. Je m’approchai de lui.

– Non, mon petit père, me dit-il, Foma Fomitch s’en irapeut-être d’ici, mais le moment n’en est pas encore arrivé ;on n’a pas trouve de bœufs à corne d’or pour tirer sonchariot ! Soyez tranquille, il fera partir les maîtres ets’installera à leur place.

L’orage passé, M. Bakhtchéiev avait changé d’idées.

Soudain, des cris se firent entendre : « On l’amène ! levoici ! » et les dames s’élancèrent vers la porte en poussantdes cris de paon. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis ledépart de mon oncle. Une telle promptitude paraîtraitinvraisemblable si l’on n’avait connu plus tard la très simpleexplication de cette énigme.

Après le départ de Gavrilo, Foma Fomitch était en effet parti ens’appuyant sur sa canne, mais, seul au milieu de la tempêtedéchaînée, il eut peur, rebroussa chemin, et se mit à courir aprèsle vieux domestique. Mon oncle l’avait retrouvé dans levillage.

On avait arrêté un chariot ; les paysans accourus y avaientinstallé Foma Fomitch devenu plus doux qu’un mouton, et c’est ainsiqu’il fut amené dans les bras de la générale qui faillit devenirfolle de le voir en cet équipage, encore plus trempé, plus crottéque Gavrilo.

Ce fut un grand remue-ménage. Les uns voulaient l’emmener toutde suite dans sa chambre pour l’y faire changer de linge ;d’autres préconisaient bruyamment diverses tisanesréconfortantes ; tout le monde parlait à la fois… Mais Fomasemblait ne rien voir, ne rien entendre.

On le fit entrer en le soutenant sous les bras. Arrivé à sonfauteuil, il s’y affala lourdement et ferma les yeux. Quelqu’uncria qu’il se mourait et des hurlements éclatèrent, cependant queFalaléi, beuglant plus fort que les autres, s’efforçait d’arriverjusqu’à Foma pour lui baiser la main.

Chapitre 5Foma Fomitch arrange le bonheur général

– Où suis-je ? murmura Foma d’une voix d’homme mourant pourla vérité ?

– Maudit chenapan ! murmura près de moi Mizintchikov. Commes’il ne le voyait pas ! Il va nous en faire des siennes àprésent !

– Tu es chez nous, Foma : tu es parmi les tiens ! s’écriamon oncle. Allons, du courage ! calme-toi ! Vraiment,Foma, tu ferais bien de changer de vêtements ; tu vas tombermalade… Veux-tu prendre quelque chose pour te remettre ? Unpetit verre te réchauffera.

– Je prendrais bien un peu de malaga ! gémit Foma qui fermaencore les yeux.

– Du malaga ! J’ai peur qu’il n’y en ait plus, dit mononcle en interrogeant sa sœur d’un œil anxieux.

– Mais si ! fit-elle. Il en reste quatre bouteilles. Et,faisant sonner ses clefs, elle s’encourut à la recherche du malaga,poursuivie par les cris de toutes ces dames qui se pressaientautour de Foma comme des mouches autour d’un pot de confitures.L’indignation de M. Bakhtchéiev ne fut pas mince.

– Voilà qu’il lui faut du malaga ! grommela-t-il presque àvoix haute. Il lui faut un vin dont personne ne boit !Dites-moi maintenant à qui l’on donnerait du malaga si ce n’est àune canaille comme lui ? Pouah ! Les tristes sires !Mais qu’est-ce que je fais ici ? qu’est-ce quej’attends ?

– Foma, commença mon oncle haletant et constamment obligé des’interrompre, maintenant que te voilà reposé, que te voilà revenuavec nous… c’est-à-dire, Foma, je pense, qu’ayant offensé uneinnocente créature…

– Où ? où est-elle, mon innocence ? fit Foma, commedans un délire de fièvre. Où sont mes jours heureux ? Oùes-tu, mon heureuse enfance, quand, innocent et beau, jepoursuivais à travers les champs le papillon printanier ? Oùest-il ce temps ? Rendez-moi mon innocence ! Rendez-lamoi !…

Et, les bras écartés, Foma s’adressait successivement à chacundes assistants, comme si quelqu’un d’eux l’eût eue en poche, cetteinnocence. Je crus que Bakhtchéiev allait éclater de colère.

– Mais pourquoi pas ? grognait-il furieusement. Rendez-luidonc son innocence et qu’ils s’embrassent ! J’ai bien peurqu’étant gamin, il ne fût déjà aussi fripouille qu’il l’estactuellement. J’en jurerais !

– Foma !… reprit mon oncle.

– Où sont-ils ces jours bénis où je croyais à l’amour et oùj’aimais l’homme ? geignait Foma, alors que je le prenais dansmes bras et que je pleurais sur son cœur ? Et à présent, oùsuis-je ? où suis-je ?

– Tu es chez nous ; calme-toi ! s’écria mon oncle.Voici ce que je voulais te dire, Foma…

– Si vous vous taisiez un peu ? siffla la Pérépélitzina,dardant sur lui ses méchants yeux de serpent.

– Où suis-je ? reprenait Foma. Qu’est-ce donc qui estautour de moi ? Ce sont des taureaux et des bœufs qui memenacent de leurs cornes. Vie ! qu’es-tu donc ? Visbafoué, humilié, battu et ce n’est qu’une fois la tombe comblée queles hommes, se ressaisissant, écraseront tes pauvres os sous lepoids d’un monument magnifique !

– Il parle de monument, mes aïeux ! fit Éjévikine enclaquant des mains.

– Oh ! ne m’érigez pas de monuments ! gémissait Foma.Je n’ai que faire de vos monuments ! Je ne convoite demonument que celui que vous pourriez m’ériger dans voscœurs !

– Foma ! interrompit mon oncle, en voilà assez ;calme-toi ! Il ne s’agit pas de monuments. Écoute-moi…Vois-tu, Foma, je comprends que, tantôt, tu pouvais brûler d’unenoble flamme en me faisant des reproches. Mais tu avais dépassé lalimite qu’eût dû te montrer ta vertu ; Foma, tu t’es trompé,je te le jure !

– Non, mais finirez-vous ? piaula de nouveau laPérépélitzina. Voulez-vous donc profiter que ce pauvre homme estentre vos mains pour le tuer ?

La générale et toute sa suite s’émurent et toutes ces mainsgesticulèrent pour imposer silence à mon oncle.

– Taisez-vous vous-même, Anna Nilovna, je sais ce que jedis ! répondit mon oncle avec fermeté. Cette affaire estsacrée ; il s’agit d’honneur et de justice ! Foma, tu esun homme raisonnable ; tu dois immédiatement demander pardon àla noble fille que tu as injustement outragée.

– Que dites-vous ? Quelle jeune fille ai-je outragée ?s’informa Foma en promenant ses regards étonnés sur l’assistance,comme s’il eût perdu tout souvenir de ce qui s’était passé et necomprit plus de quoi il s’agissait.

– Oui, Foma, et, si tu reconnais volontairement ta faute, je tejure que je me prosternerai à tes pieds et que…

– Qui donc ai-je outragé ? hurlait Foma. Quelledemoiselle ? Où est-elle, cette jeune fille ?Rappelez-moi donc quelques particularités sur elle…

En ce moment, troublée et pleine de peur, Nastenka s’approcha demon oncle et le tira par la manche.

– Non, Yégor Ilitch, laissez-le ; je n’ai pas besoind’excuses. À quoi bon tout cela ? dit-elle d’une voixsuppliante. Laissez donc !

– Ah ! je me rappelle, à présent ! s’écria Foma. MonDieu ! je me rappelle ! Oh ! aidez-moi, à meressouvenir ! Dites : est-ce donc vrai que l’on m’a chasséd’ici comme un chien galeux ? Est-ce vrai que la foudre m’afrappé ? Est-ce vrai que l’on m’a jeté du haut de ceperron ? Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?

Les sanglots et les gémissements de ces dames lui répondirentéloquemment.

– Oui, oui ; je me souviens qu’après ce coup de foudre,après ma chute, je revins en courant vers cette maison pour yremplir mon devoir et disparaître à jamais. Soulevez-moi ; sifaible que je sois, je dois accomplir mon devoir.

On le souleva. Il prit une pose d’orateur et, tendant lesmains.

– Colonel ! clama-t-il, me voici de nouveau en pleinepossession de moi-même. La foudre n’a pas oblitéré mes facultésintellectuelles. Je ne ressens plus qu’une surdité dans l’oreilledroite, résultat probable de ma chute sur le perron… Maisqu’importe ? qu’importe l’oreille droite de Foma ?

Il sut communiquer à ces derniers mots tant d’ironie amère etles accompagner d’un sourire si triste que les gémissements desdames reprirent de plus belle. Toutes, elles attachaient sur mononcle des regards de reproche et de haine. Mizintchikov cracha ets’en fut vers la fenêtre. Bakhtchéiev me poussa furieusement lecoude ; il avait peine à tenir en place.

– À présent, écoutez tous ma confession ! gémit Foma,parcourant l’assistance d’un regard fier et résolu et vous, YégorIlitch, décidez du sort du malheureux Opiskine ! Depuislongtemps, je vous observais ; je vous observais, l’angoisseau cœur et je voyais tout, tout ! alors que vous ne pouviezencore vous douter que je vous observais. Colonel, je me trompaispeut-être, mais je connaissais et votre égoïsme, et votre orgueilsans limites, et votre luxure phénoménale. Et qui donc pourraitm’accuser si j’ai tremblé pour l’honneur de la plus innocentecréature ?

– Foma ! Foma !… n’en dis pas trop, Foma !s’écria mon oncle en surveillant avec inquiétude l’expressiondouloureuse qui envahissait le visage de Nastia.

– Ce n’était pas tant l’innocence et la confiance de cettepersonne qui me troublaient que son inexpérience, continua Foma,sans paraître avoir entendu l’avertissement de mon oncle. Je voyaisqu’un tendre sentiment était en train d’éclore dans son cœur, commeune rose au printemps et je me remémorais involontairement cettepensée de Pétrarque que « l’innocence est souvent à un cheveu de laperdition ». Je soupirais ; je gémissais et, pour cette jeunefille plus pure qu’une perle, j’aurais volontiers donné tout monsang. Mais qui eût pu répondre de vous, Yégor Ilitch ?Connaissant l’impétuosité de vos passions, sachant que vous seriezprêt à tout sacrifier à leur satisfaction d’un moment, je mesentais plongé dans un abîme d’épouvante et de crainte sur le sortde la plus honnête jeune fille…

– Foma, comment as-tu pensé des choses pareilles ? s’écriamon oncle.

– Je vous observais la mort dans l’âme. Si vous voulez savoir àquel point j’ai souffert, interrogez Shakespeare ; il vousrépondra dans son Hamlet ; il vous dira l’état de mon âme.J’étais devenu méfiant et farouche. Dans mon inquiétude, dans monindignation, je voyais tout au pire. Voilà pourquoi vous avez puremarquer mon désir de la faire quitter cette maison : je voulaisla sauver. Voilà pourquoi, tous ces derniers temps, vous me voyieznerveux et courroucé contre tout le genre humain. Oh ! qui meréconciliera désormais avec l’humanité ? Je comprends que jefus peut-être exigeant et injuste envers vos hôtes, envers votreneveu, envers M. Bakhtchéiev, en exigeant de lui une connaissanceapprofondie de l’astronomie. Mais qui ne me pardonnerait enconsidération de ce que souffrait alors mon âme ? Je citeencore Shakespeare et je dis que je me représentais alors l’avenircomme un abîme insondable au fond duquel était tapi un crocodile.Je sentais que mon devoir était de prévenir ce malheur, que jen’avais pas d’autre raison de vivre. Mais quoi ? Vous necomprîtes pas ces nobles mouvements de mon âme, et vous ne mepayâtes que d’ingratitudes, de railleries, d’humiliations…

– Foma ! s’il en est ainsi, je comprends bien deschoses ! s’écria mon oncle en proie à une extrême émotion.

– Du moment que vous comprenez si bien, colonel, daignez doncm’écouter sans m’interrompre. Je continue. Conséquemment, toute mafaute consistait en mon souci du bonheur et du sort à venir decette enfant, car, auprès de vous, c’est une enfant. Mon extrêmeamour de l’humanité avait fait de moi un démon de colère et devengeance. Je me sentais prêt à me jeter sur les hommes pour lestourmenter. Et savez-vous, Yégor Ilitch, comme par un fait exprès,chacun de vos actes ne faisait que me confirmer en mes soupçons.Savez-vous qu’hier, lorsque vous vouliez me combler de votre orpour acheter ma désertion, je me disais : « C’est sa consciencequ’il éloigne en ma personne, pour faciliter la perpétration de soncrime ! »

– Foma ! Foma ! Ainsi, c’était là ce que tu pensaishier ? s’écria mon oncle terrifié. Mon Dieu ! et moi quine soupçonnais rien !

– Le ciel lui-même m’avait inspiré ces craintes, poursuivitFoma. Alors, dites vous-même ce que je pus penser quand l’aveuglehasard m’eut amené vers ce banc fatal ; dites ce que je puspenser à ce moment ! – oh ! mon Dieu ! – en voyantde mes propres yeux tous mes soupçons réalisés d’une si éclatantemanière ? Mais il me restait encore un espoir, un faibleespoir, il est vrai, mais quand même un espoir, et voici que vousle détruisez vous-même par cette lettre où vous me déclarez votreintention de vous marier et me suppliez de ne pas divulguer ce quej’ai vu… « Mais, pensai-je, pourquoi m’écrit-il seulement alors queje l’ai surpris, quand il aurait si bien pu le faire avant ?Pourquoi n’est-il pas accouru vers moi, heureux et beau, carl’amour embellit le visage ? pourquoi ne s’est-il pas jetédans mes bras ? pourquoi n’est-il pas venu pleurer sur mapoitrine les larmes de son immense bonheur ? pourquoi nem’a-t-il pas tout raconté, tout ? » Suis-je donc le crocodilequi vous aurait dévoré au lieu de vous donner un bon conseil ?Suis-je donc un répugnant cancrelat qui vous eût mordu au lieud’aider à votre bonheur ? Je ne pus que me poser cettequestion : « Suis-je son ami ou le plus dégoûtant desinsectes ? » Et je pensais : « Pourquoi, enfin, a-t-il faitvenir son neveu de la capitale dans le but prétendu d’en fairel’époux de cette jeune fille, sinon pour nous tromper tous, ycompris ce neveu trop léger, et poursuivre en secret son criminelprojet ? » Non, colonel, si quelqu’un a ancré en moi laconviction que votre amour était coupable, c’est vous, vousseul ! Ce n’est pas tout : vous êtes également coupable àl’égard de cette jeune fille que vous avez exposée à la calomnie,aux plus déshonorant soupçons, elle, pure et sage, par votreégoïsme méfiant et maladroit.

La tête basse, mon oncle se taisait. L’éloquence de Foma avaitévidemment éteint toutes ses velléités de défense et il sereconnaissait pleinement coupable. La générale et sa courécoutaient Foma dans un silence dévot et la Pérépélitzinacontemplait la pauvre Nastenka avec un air de triomphefielleux.

– Surpris, énervé, abattu, continua Foma, je m’étais enferméchez moi pour prier Dieu de m’inspirer des pensées judicieuses. Jefinis par me décider à vous éprouver publiquement pour la dernièrefois. Peut-être y ai-je apporté trop d’ardeur ; peut-être mesuis-je par trop abandonné à mon indignation ; mais, enrécompense des plus nobles intentions, vous m’avez jeté par lafenêtre. Et, tout en tombant, je me disais : « Voici comme onrécompense la vertu ! » Puis je me brisai sur le sol et je neme souviens plus de ce qu’il arriva par la suite.

À ce tragique souvenir, des cris perçants et des sanglotsinterrompirent Foma. Armée de la bouteille de malaga qu’elle venaitd’arracher aux mains de Prascovia Ilinichna, la générale voulutcourir à lui, mais Foma écarta majestueusement du même coup et lemalaga et la générale.

– Silence ! s’écria-t-il, il faut que je termine. Je nesais ce qu’il m’arriva après ma chute. Ce que je sais, c’est que jesuis trempé, sous le coup de la fièvre et uniquement préoccupéd’arranger votre bonheur. Colonel ! d’après différents indicessur lesquels je ne m’étendrai pas pour le moment me voici enfinconvaincu que votre amour est pur et élevé, s’il est aussi trèsméfiant. Battu, humilié, soupçonné d’outrage à une jeune fille pourl’honneur de laquelle je suis prêt, tel un chevalier du moyen âge,à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang, je me décide àvous montrer comment Foma Fomitch Opiskine venge les insultes qu’onlui fait. Tendez-moi votre main, colonel !

– Avec plaisir, Foma ! exclama mon oncle. Et, comme tuviens de t’expliquer favorablement à l’honneur de la plus noblepersonne… alors… certainement… je suis heureux de te tendre la mainet de te faire part de mes regrets…

Et mon oncle lui tendit chaleureusement la main sans se douterde ce qu’il allait advenir de tout cela.

– Donnez aussi votre main, continua Foma d’une voix faible,écartant la foule de dames qui l’entourait et s’adressant àNastenka, qui se troubla et leva sur lui un regard timide.Continuant à tenir la main de mon oncle dans les siennes, il reprit: – Approchez-vous, approchez-vous, ma chère enfant, cela estindispensable pour votre bonheur.

– Qu’est-ce qu’il médite ? fit Mizintchikov.

Peureuse et tremblante, Nastia s’approcha lentement et tendit àFoma sa petite main. Foma la prit et la mit dans celle de mononcle.

– Je vous unis et je vous bénis ! prononça-t-il d’un tonsolennel ; si la bénédiction d’un martyr frappé par le malheurvous peut être de quelque utilité. Voilà comment se venge FomaFomitch Opiskine ! Hourra !

La surprise générale fut immense. Ce dénouement tant inattendulaissait les spectateurs abasourdis. La générale était bouche béeavec sa bouteille de malaga dans les mains, Pérépélitzina pâlit etse prit à trembler de rage. Les dames pique-assiettes frappèrentdes mains, puis restèrent comme figées sur place. Frémissant de latête aux pieds, mon oncle voulut dire quelque chose mais ne put.Nastia avait pâli affreusement en murmurant d’une voix faible que «cela ne se pouvait pas… » Mais il était trop tard. Il faut rendrecette justice à Bakhtchéiev que, le premier, il répondit au hourrade Foma. Puis ce fut moi. Puis, de toute la force de sa voixargentine, ce fut Sachenka qui s’élança vers son père pourl’embrasser, puis Ilucha, puis Éjévikine et le dernier de tous,Mizintchikov.

– Hourra ! répéta Foma, hourra ! Et maintenant,enfants de mon cœur, à genoux devant la plus tendre des mères.Demandez-lui sa bénédiction et, s’il le faut, je vais m’agenouilleravec vous.

N’ayant pas encore eu le temps de se regarder et ne comprenantpas encore bien ce qui leur arrivait, mon oncle et Nastia tombèrentà genoux devant la générale et tout le monde se groupa autourd’eux, tandis que la vieille dame restait indécise, ne sachant quefaire. Ce fut encore Foma qui dénoua la situation en seprosternant, lui aussi, devant sa bienfaitrice, dont il résolutainsi l’indécision. Fondant en larmes, elle donna son consentement.Mon oncle se releva et serra Foma dans ses bras.

– Foma ! Foma ! fit-il. Mais sa voix s’étrangla et ilne put continuer.

– Du champagne ! hurla Stépane Alexiévitch.Hourra !

– Non, pas de champagne ! protesta Pérépélitzina qui avaiteu le temps de se remettre et de calculer la valeur de chaquecirconstance et de toutes ses suites, mais allumons un cierge,faisons une prière devant l’icône avec laquelle on les bénira commeil se fait chez les gens pieux.

On s’empressa d’obtempérer à cette sage objurgation. StépaneAlexiévitch monta sur une chaise pour placer le cierge devant lasainte image, mais la chaise craqua et il n’eut que le temps desauter à terre où il se reçut fort bien sur ses pieds et, de lameilleure grâce du monde, il céda avec déférence la place à lamince Pérépélitzina qui alluma le cierge.

La religieuse et les dames pique-assiettes commencèrent à sesigner pendant qu’on décrochait l’image du Sauveur et qu’onl’apportait à la générale. Mon oncle et Nastia se mirent de nouveauà genoux et la cérémonie eut son cours sous la haute direction dela Pérépélitzina : « Saluez votre mère jusqu’à terre ! Baisezl’icône ! Baisez la main de votre mère ! » Après lesfiancés, M. Bakhtchéiev crut devoir baiser successivement l’icôneet la main de la générale, il était fou de joie.

– Hourra ! cria-t-il. À présent, il faut duchampagne !

Tout le monde était ravi, du reste. La générale pleurait, maisc’étaient des larmes de bonheur, l’union bénie par Foma devenantimmédiatement pour elle et convenable et sacrée. Elle comprenaitsurtout que Foma avait su se distinguer de telle sorte qu’elleétait désormais sûre de le conserver auprès d’elle à jamais.

Mon oncle se mettait par instant à genoux devant sa mère pourlui baiser les mains, puis il se précipitait pour m’embrasser, puisBakhtchéiev, Mizintchikov, Éjévikine. Il faillit étouffer Iluchadans ses bras. Sacha embrassait Nastenka et Prascovia Ilinitchnaversait un déluge de larmes, ce qu’ayant remarqué, M. Bakhtchéievs’approcha d’elle et lui baisa la main. Pénétré d’attendrissementle vieil Éjévikine pleurait dans un coin en s’essuyant les yeuxd’un mouchoir malpropre. Dans un autre coin, Gavrilo pleurnichaitaussi en dévorant Foma d’un regard admiratif, tandis que Falaléisanglotait à haute voix et, s’approchant de chacun des assistants,lui baisait dévotement la main. Tous étaient accablés sous le poidsd’une ivresse sentimentale. On se disait que le fait était accompliet irrévocable et que tout cela était l’ouvrage de FomaFomitch.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’on vit apparaîtreTatiana Ivanovna. Quel instinct, quel flair l’avertit aussirapidement, au fond de sa chambre, de ces événements d’amour et demariage ? Elle entra, légère, le visage rayonnant et les yeuxmouillés de larmes joyeuses, vêtue d’une ravissante toilette (elleavait eu le temps d’en changer !) et se précipita pourembrasser Nastenka.

– Nastenka ! Nastenka ! Tu l’aimais et je ne le savaispas ! Mon Dieu ! ils s’aimaient, ils souffraient ensilence, en secret ! On les persécutait ! Quelroman ! Nastia, mon ange, dis-moi toute la vérité, aimes-tuvraiment ce fou ?

Pour toute réponse Nastia l’embrassa.

– Dieu ! quel charmant roman ! et Tatiana battit desmains. Écoute, Nastia, mon ange, tous les hommes, sans exception,sont des ingrats, des méchants qui ne valent pas notre amour. Maispeut-être celui-ci est-il meilleur que les autres. Approche-toi,mon fou ! s’écria-t-elle en s’adressant à mon oncle. Tu esdonc vraiment amoureux ? Tu es donc capable d’aimer ?Regarde-moi, je veux voir tes yeux, savoir s’ils sontmenteurs ? Non, non ! ils ne mentent pas, ils reflètentbien l’amour ! Oh ! que je suis heureuse ! Nastenka,mon amie, tu n’es pas riche, je veux te donner trente milleroubles ! Accepte-les, pour l’amour de Dieu ! Je n’en aipas besoin, tu sais, il m’en reste encore beaucoup. Non, non,non ! – cria-t-elle avec de grands gestes en voyant Nastiaprête à refuser. – Taisez-vous aussi, Yégor Ilitch, cela ne vousregarde pas. Non, Nastia, je veux te faire ce cadeau, il y alongtemps que j’avais l’intention de te donner cette somme, maisj’attendais ton premier amour… Je me mirerai dans votre bonheur. Tume feras beaucoup de chagrin si tu n’acceptes pas, je vais pleurer.Nastia ! Non, non et non !

Tatiana était dans un tel ravissement qu’il eût été cruel de lacontrarier, en ce moment du moins. On remit donc l’affaire à plustard. Elle se précipita pour embrasser la générale, laPérépélitzina, tout le monde. Bakhtchéiev s’approcha d’elle et luibaisa la main.

– Ma petite mère ! ma tourterelle ! Pardonne à unvieil imbécile, je n’avais pas compris ton cœur d’or !

– Quel fou ! Je te connais depuis longtemps, moi ! fitTatiana pleine d’enjouement. Elle lui donna de son gant une tapesur le nez et passa, plus légère qu’un zéphyr, en le frôlant de sarobe luxueuse, pendant que le gros homme faisait place avecdéférence.

– Quelle digne demoiselle ! fit-il attendri. Puis, meregardant joyeusement dans le blanc des yeux, il me chuchota enconfidence : – On a pu recoller le nez de l’Allemand !

– Quel nez ? quel Allemand ? demandai-je ?demandai-je étonné.

– Mais le nez de l’Allemand que j’avais fait venir de lacapitale… qui baise la main de son Allemande pendant qu’elle essuieune larme avec son mouchoir. Evdokime l’a raccommodé hier ; jel’ai fait prendre par un courrier. On va l’apporter tout à l’heure…un jouet superbe !

– Foma ! criait mon oncle au comble de la joie, tu esl’auteur de mon bonheur ! Comment pourrai-je jamais terevaloir cela ?

– Ne vous préoccupez pas de cela, colonel ! répondit Fomad’un air sombre ; continuez à ne faire aucune attention à moiet soyez heureux sans Foma.

Il était évidemment fort froissé de ce qu’au milieu de la joiegénérale on semblât l’avoir oublié.

– C’est que nous sommes en extase, Foma ! cria mon oncle.Je ne sais plus où je me trouve ! Écoute, Foma, je t’ai faitde la peine. Toute ma vie, tout mon sang ne suffiront pas àracheter cela ; aussi, je me tais et je ne cherche même pas àm’excuser. Mais, si jamais tu as besoin de ma tête, s’il te faut mavie, s’il est nécessaire que je me précipite dans un gouffre béant,ordonne seulement, et tu verras ! Je ne t’en dis pas plus,Foma !

Et mon oncle fit un geste exprimant l’impossibilité où il étaitde découvrir une expression plus énergique de sa pensée ; pourle surplus, il se contenta d’attacher sur Foma des yeux brillantsde larmes reconnaissantes.

– Voilà l’ange qu’il est ! piaula la Pérépélitzina comme uncantique de louanges à Foma.

– Oui, oui ! fit à son tour Sachenka. Je ne me doutais pasque vous fussiez aussi brave homme, Foma Fomitch, et soyez sûr que,désormais, je vous aimerai de tout mon cœur. Vous ne pouvez vousimaginer à quel point je vous estime !

– Oui, Foma ! fit Bakhtchéiev, daigne aussi me pardonner.Je ne te connaissais pas ! je ne te connaissais pas !Toute ma maison est à ton service ! Ce qui serait tout à faitbien, c’est que tu viennes me voir après-demain, avec la mèregénérale et les fiancés… et toute la famille. Je vous ferai servirun de ces dîners ! Je ne veux pas me vanter, mais je crois queje vous offrirai quelque chose ! Je vous en donne maparole !

Au milieu de ces actions de grâces, Nastenka s’approcha de FomaFomitch et, sans plus de paroles, l’embrassa de toutes sesforces.

– Foma Fomitch, dit-elle, vous êtes notre bienfaiteur ;vous nous avez rendus si heureux que je ne sais comment nouspourrons jamais le reconnaître ; ce que je sais, c’est que jeserai pour vous la plus tendre, la plus respectueuse des sœurs…

Elle ne put aller plus loin ; les sanglots étranglèrent savoix. Foma la baisa sur le front. Il avait aussi les larmes auxyeux.

– Enfants de mon cœur, s’écria-t-il, vivez, épanouissez-vous et,aux moments de bonheur, souvenez-vous du pauvre exilé ! À monsujet, laissez-moi vous dire que l’adversité est peut-être la mèrede la vertu. C’est Gogol qui l’a dit, je crois. Cet écrivainn’était pas fort sérieux, mais, parfois, on rencontre en son œuvredes idées fécondes. Or l’exil est un malheur ! Désormais, jeserai le pèlerin parcourant la terre appuyé sur son bâton et, quisait ? il se peut qu’après tant de souffrances, je devienneencore plus vertueux ! et cette pensée sera mon uniqueconsolation.

– Mais… où vas-tu donc, Foma ? s’écria mon oncleeffrayé.

Tous les assistants tressaillirent et se précipitèrent versFoma.

– Mais, puis-je rester dans votre maison après la façon dontvous m’avez traité, colonel ? interrogea Foma avec la plusextraordinaire dignité.

On ne le laissa point parler. Les cris de tous couvrirent savoix. On l’avait mis dans le fauteuil et on le suppliait ; etl’on pleurait ; je ne sais ce qu’on n’eût pas fait. Il n’estpas douteux qu’il ne songeait nullement à quitter cette maison, pasplus qu’il n’y avait songé la veille, ni quand il bêchait lepotager. Il savait que, désormais, on le retiendrait dévotement,qu’on s’accrocherait à lui, maintenant surtout qu’il avait fait lebonheur général, que son culte était restauré, que chacun étaitprêt à le porter sur son dos et s’en fût trouvé fort honoré.Peut-être un assez piteux retour ne laissait-il pas de blesser sonorgueil et exigeait-il quelques exploits héroïques. Mais, avanttout, l’occasion de poser était exceptionnelle, l’occasion de direde si belles choses et de s’étendre, et de faire son propreéloge ! Comment résister à pareille tentation ?

Aussi n’essaya-t-il pas d’y résister. Il s’arrachait des mainsqui le retenaient ; il exigeait son bâton ; il suppliaitqu’on lui rendit sa liberté, qu’on le laissât partir aux quatrecoins du monde. Il avait été déshonoré et battu dans cette maisonoù il n’était revenu que pour arranger le bonheur de tous !Mais pouvait-il rester dans « la maison d’ingratitude ? »Pouvait-il manger des « stchis » qui, « bien que nourrissants,n’étaient assaisonnés que de coups ? » Mais, à la fin, sarésistance mollissait sensiblement. On l’avait de nouveau installédans le fauteuil où son éloquence ne tarissait pas.

– Que j’ai eu à souffrir ici ! criait-il. Est-ce qu’on neme tirait pas la langue ? Et vous-même, colonel, nem’avez-vous pas fait la nique à toute heure, tel un enfant desrues ? Oui, colonel, je tiens à cette comparaison, car, sivous ne m’avez pas proprement fait la nique, c’était une incessanteet bien plus pénible nique morale. Je ne parle pas des horions…

– Foma ! Foma ! s’écria mon oncle. Ne rappelle pas cesouvenir qui me tue ! Je t’ai déjà dit que tout mon sang nesuffirait pas à laver cette offense. Sois magnanime !oublie ; pardonne et reste pour contempler ce bonheur qui estton œuvre…

– Je veux aimer l’homme ! criait Foma, et on me leprend ! On m’empêche d’aimer l’homme ! on m’arrachel’homme ! Donnez, donnez-moi l’homme que j’aime ! Oùest-il, cet homme ? Où s’est-il caché ? Pareil à Diogèneavec sa lanterne, je l’ai cherché pendant toute mon existence, etje ne peux pas le trouver et je ne pourrai aimer personne tant queje n’aurai pas trouvé cet homme ! Malheur à celui qui a faitde moi un misanthrope ! Je crie : donnez-moi l’homme que jel’aime et l’on me pousse Falaléi ! Aimerais-je Falaléi ?Voudrais-je aimer Falaléi ? Pourrai-je enfin aimer Falaléi,alors même que je le voudrais ? Non ! Pourquoi ?Parce qu’il est Falaléi ! Pourquoi je n’aime pasl’humanité ? Mais parce que tout ce qui est au monde estFalaléi ou lui ressemble ! Je ne veux pas de Falaléi ! Jehais Falaléi ! Je crache sur Falaléi ! J’écraseraiFalaléi ! et, s’il eût fallu choisir, j’eusse préféré Asmodéeà Falaléi. Viens, viens ici, mon éternel bourreau ; viensici ! cria-t-il tout à coup à l’infortuné Falaléi qui setenait innocemment derrière la foule groupée autour de Foma Fomitchet, tirant par la main le pauvre garçon à moitié fou de peur, ilcontinua : – Viens ici !… Colonel ! je vous prouverai lavéracité de mes dires, la réalité de ces continuelles railleriesdont je me plaignais ! Dis-moi, Falaléi (et dis lavérité !), de quoi as-tu rêvé cette nuit ? Vous allezvoir, colonel, les fruits de votre politique ! Voyons, parle,Falaléi !

Tremblant d’effroi, le malheureux enfant jetait autour de luides regards désespérés qui cherchaient un appui ; mais tousattendaient sa réponse en frissonnant.

– Eh bien, Falaléi, j’attends !

Pour toute réponse, Falaléi fit une affreuse grimace, ouvrit unebouche immense et se mit à pleurer comme un veau.

– Eh bien, colonel, vous voyez cet entêtement ? Est-cenaturel ? Pour la dernière fois, Falaléi, je te demande dequoi tu as rêvé cette nuit ?

– De…

– Dis que tu as rêvé de moi ! lui souffla Bakhtchéiev.

– De vos vertus ! lui souffla Éjévikine dans l’autreoreille.

Falaléi se tournait alternativement de chaque côté, puis :

– De vos… de vos ver… du bœuf blanc ! beugla-t-il enfin, etil fondit en larmes.

Il y eut un ah ! horrifié. Mais Foma Fomitch était enhumeur de générosité :

– Je me plais du moins à reconnaître ta franchise, Falaléi,déclara-t-il, une franchise que je ne trouve pas chez biend’autres. Que Dieu soit avec toi ! Si tu me taquinesvolontairement à l’instigation de ces autres, Dieu vousrécompensera tous ensemble. S’il en est autrement, je te félicitepour ton inestimable franchise, car, même dans le dernier deshommes (et tu l’es), j’ai pour habitude de voir encore l’image deDieu… Je te pardonne, Falaléi… Mes enfants, embrassez-moi ; jereste !

– « Il reste ! » s’écrièrent d’une seule voix tous lesassistants ravis.

– Je reste et je pardonne. Colonel, donnez du sucre àFalaléi ; il ne faut pas qu’il pleure dans un pareil jour debonheur !

Une telle générosité fut naturellement trouvée extraordinaire.Se préoccuper de ce Falaléi et dans un tel moment ! Mon onclese précipita pour exécuter l’ordre donné et, tout aussitôt, unsucrier d’argent se trouva comme par enchantement dans les mains dePrascovia Ilinitchna. D’une main tremblante, mon oncle réussit à enextraire deux morceaux de sucre, puis trois, qu’il laissa tomber,l’émotion l’ayant mis dans l’impossibilité de rien faire.

– Eh ! cria-t-il, pour un pareil jour ! – Et il donnaà Falaléi tout le contenu du sucrier, ajoutant : – Tiens Falaléi,voilà pour ta franchise !

– Monsieur Korovkine ! annonça soudainement Vidopliassovapparu sur le seuil de la porte.

Il se produisit une petite confusion. La visite de Korovkinetombait évidemment fort mal à propos. Tous les regardsinterrogèrent mon oncle, qui s’écria un peu confus :

– Korovkine ! Mais j’en suis à coup sûr enchanté ! etil regarda timidement Foma. Seulement, je ne sais s’il estconvenable de le recevoir en un pareil moment. Qu’en penses-tu,Foma ?

– Mais ça ne fait rien ! ça ne fait rien ! réponditFoma avec la plus grande amabilité. Recevez donc Korovkine, etqu’il prenne part à la félicité générale.

En un mot Foma Fomitch était d’une humeur angélique.

– J’ose respectueusement vous annoncer, remarqua Vidopliassov,que M. Korovkine n’est pas dans un état normal.

– Comment ? Il n’est pas dans un état normal !Qu’est-ce que tu nous chantes là ? s’écria mon oncle.

– Mais il est ivre…

Et, avant que mon oncle ait eu le temps de rougir, d’ouvrir labouche, de se troubler, nous connûmes le mot de cette énigme. Dansla porte s’encadra Korovkine en personne ; il s’efforçaitd’écarter Vidopliassov pour se mieux révéler à la sociétésurprise.

C’était un homme de petite taille, mais râblé, d’une quarantained’années, aux cheveux noirs grisonnants et taillés en brosse, auvisage rouge et plein, aux petits yeux injectés de sang. Il avaitune haute cravate de crin et portait un frac extrêmement usé,déchiré sous l’aisselle et tout couvert de duvet et de foin, unimpossible pantalon et une crasseuse casquette qu’il tenait à lamain. Il était abominablement ivre. Parvenu au milieu de la pièce,il s’arrêta, vacillant, et parut un instant plongé dans uneprofonde méditation d’ivrogne ; puis sa figure s’épanouit enun large sourire.

– Excusez, Messieurs et Mesdames ! Je crois que je suis unpeu… (ici, il s’appliqua une tape sur la tête).

La générale se couvrit d’une expression de dignité offensée.Toujours assis dans son fauteuil, Foma toisait avec ironiel’excentrique visiteur que Bakhtchéiev contemplait avec unétonnement où il y avait de la compassion. La confusion de mononcle était immense. Il souffrait le martyre pour Korovkine.

– Korovkine, commença-t-il, écoutez…

– Attendez que je me présente, interrompit Korovkine. Je meprésente, interrompit Korovkine. Je me présente : l’enfant de lanature… Mais que vois-je ? Des dames !… Et tu ne dis pas,canaille, que tu as des dames ? – ajouta-t-il en guignant mononcle avec un sourire malin. –. Ça ne fait rien, courage ! Onva se présenter aussi au beau sexe… Charmantes dames ! –commença-t-il d’une langue péniblement pâteuse et en s’arrêtant àchaque mot, – vous voyez devant vous un malheureux qui… en un mot…et cætera… J’aurais peine à dire le reste… Musiciens ! unepolka !

– N’auriez-vous pas envie de vous reposer un peu ? s’enquitl’aimable Mizintchikov en s’approchant placidement deKorovkine.

– Me reposer ? C’est pour m’insulter que vous ditesça ?

– Nullement, mais ça fait tant de bien après un voyage…

– Jamais ! répondit Korovkine avec indignation. Tu croisque je suis saoul ? Eh bien, pas du tout !… Du reste, oùest-ce qu’on repose, ici ?

– Venez, je vais vous y conduire.

– Oui, tu vas me conduire à l’écurie ? À d’autres, moncher ! Je viens d’y passer la nuit… Et puis d’ailleurs,mène-moi-z’y… Pourquoi ne pas aller avec un brave homme ?Inutile de m’apporter un oreiller ! Un militaire n’a pasbesoin d’oreiller !… Prépare-moi un canapé… un canapé… Puis,écoute… Je vois que tu n’es pas méchant… Prépare-moi donc aussi… tucomprends ?… Du rhum, quoi !… Un tout petit verre, pourchasser la mouche, rien que pour chasser la mouche !

– Entendu… parfait ! répondait Mizintchikov.

– Bien, mais… attends donc. Il faut que je prenne congé… Adieu,mesdames et mesdemoiselles ! Vous m’avez, pour ainsi dire…transpercé le cœur… Mais bon ! je ferai ma déclaration plustard… Réveillez-moi seulement vers le commencement, ne fût-ce quecinq minutes avant le commencement… Mais ne commencez pas sansmoi ; vous entendez !

Et le joyeux gaillard sortit en compagnie de Mizintchikov.

Tout le monde se taisait. L’étonnement ne se dissipait pas.Enfin, Foma se mit à ricaner doucement et peu à peu, son rire sefit plus franc, ce que voyant, la générale commença à s’égayeraussi, malgré que son visage ne perdit rien de son air de dignitéoutragée. Le rire gagnait de tous côtés. Mais mon oncle restait surplace, comme assommé, rougissant aux larmes et n’osant plusprononcer un mot.

– Mon Dieu ! fit-il enfin, qui eût pu se douter… ?Mais aussi… aussi… cela peut arriver à tout le monde. Foma, jet’assure que c’est un très honnête homme, et très lettré, Foma… tuverras !

– Je vois ! je vois ! répétait Foma en se tordant derire, très lettré ! tout à fait lettré !

– Et comme il parle sur les chemins de fer ! fit à mi-voixle perfide Éjévikine.

– Foma !… s’écria mon oncle.

Mais un rire général couvrit ses paroles. Foma se tordait et…mon oncle fit tout bonnement comme les autres.

– Eh bien, quoi ! – reprit-il. – Tu es généreux,Foma ; tu as une grande âme ; tu as fait monbonheur ; tu pardonneras aussi à Korovkine !

Seule, Nastenka ne riait pas. Elle couvait son fiancé d’unregard plein d’amour qui disait clairement :

– Que tu es donc charmant et bon ! et quel noble cœur tues ! et que je t’aime !

Chapitre 6Conclusion

Le triomphe de Foma fut aussi complet que définitif car, sanslui, rien ne se fût arrangé et le fait accompli primait toutes lesréserves, toutes les objections. Mon oncle et Nastenka lui vouèrentune gratitude illimitée et j’avais beau vouloir leur expliquer lesmotifs réels de son consentement, ils ne voulaient rien entendre.Sachenka clamait : « Oh ! le bon, le bon Foma Fomitch !Je vais lui broder un coussin ! » et je crois bien que lenouveau converti, Stépane Alexiévitch, m’eût étranglé à la premièreparole irrespectueuse envers Foma. Il se tenait constamment auprèsde lui, le contemplait avec dévotion et répondait à chaque motprononcé par le maître : « Tu es le plus brave des hommes,Foma ! Tu es un savant, Foma ! »

Pour ce qui est d’Éjévikine, il était au septième ciel. Depuislongtemps le vieillard voyait que Nastenka avait tourné la tête àYégor Ilitch et il n’avait cessé de rêver nuit et jour à cemariage. Il avait traîné l’affaire tant qu’il avait pu et n’y avaitrenoncé que lorsqu’il n’y avait plus eu moyen de ne pas y renoncer.Foma avait tout réparé. Quel que fût d’ailleurs son ravissement, levieillard connaissait à fond son Foma, voyait clairement qu’ilavait réussi à s’ancrer pour toujours dans cette maison et que satyrannie n’aurait plus de fin.

Tout le monde sait que les gens les plus capricieux et les plusdésagréables se calment toujours, ne fût-ce que pour quelque temps,alors qu’ils obtiennent satisfaction. Au contraire, Foma Fomitchn’en devint que plus stupidement arrogant. Avant le dîner, quand ileût changé de linge et de vêtements, il s’assit dans son fauteuil,appela mon oncle et, devant toute la famille, lui entama un nouveausermon :

– Colonel ! vous allez vous marier. Comprenez-vous ledevoir…

Et ainsi de suite. Imaginez-vous un discours tenant dix pages duJournal des Débats, mais dix pages composées avec les plus petitscaractères et remplies des plus folles sottises, sans un mot surces devoirs, mais débordant de louanges éhontées à l’intelligence,à la bonté, à la magnanimité, au courage et au désintéressementd’un certain Foma Fomitch. Tout le monde mourait de faim et brûlaitd’envie de se mettre à table ; mais personne n’osaitinterrompre et on écouta ses bêtises jusqu’à la fin. Il n’y eut pasjusqu’à Bakhtchéiev, qui, malgré son formidable appétit, ne luiprêtât une oreille attentive et déférente.

Enchanté de sa propre faconde, Foma Fomitch donna libre cours àsa gaieté et se grisa même à table en portant les toasts les plussaugrenus. Il en vint à plaisanter les fiancés et certaines de sesplaisanteries furent tellement obscènes et peu voilées queBakhtchéiev lui-même en fut honteux. Si bien qu’à la fin, Nastenkase leva de table et s’enfuit, ce qui transporta Foma Fomitch. Il seressaisit aussitôt et, en termes brefs, mais expressifs, ilesquissa l’éloge des qualités de l’absente et lui porta un toast.Mon oncle était près de l’embrasser pour ces paroles.

En général, les fiancés semblaient un peu gênés et je remarquaique, depuis l’instant de la bénédiction, ils n’avaient pas échangéun seul mot et qu’ils évitaient de se regarder. Au moment où l’onse leva de table, mon oncle avait subitement disparu. En lecherchant, je passai sur la terrasse où, assis dans un fauteuildevant une tasse de café, Foma pérorait, fortement stimulé par laboisson. Il n’avait autour de lui qu’Éjévikine, Bakhtchéiev etMizintchikov. Je m’arrêtai pour écouter.

– Pourquoi, criait Foma, pourquoi suis-je prêt à aller sur lebûcher pour mes opinions ? Et pourquoi personne de vousn’est-il capable d’en faire autant ? Pourquoi ?Pourquoi ?

– Mais il serait fort inutile de monter sur le bûcher, FomaFomitch, raillait Éjévikine. Quelle utilité ? D’abord, ça faitsouffrir, et puis on serait brûlé ; queresterait-il ?

– Ce qu’il resterait ? Des cendres sacrées ! Mais,comment peux-tu me comprendre ? Comment peux-tum’apprécier ? Pour vous, il n’est pas de grands hommes horscertains Césars et autres Alexandres de Macédoine. Qu’ont-ils fait,tes Césars ? Qui ont-ils rendu heureux ? Qu’a-t-il fait,ton fameux Alexandre de Macédoine ! Il a conquis toute laterre ? Bon ! donne-moi une armée comme la sienne et j’enferai autant, et toi aussi, et lui aussi… Mais il a assassiné levertueux Clitus, tandis que moi, je ne l’ai pas assassiné… Quelvoyou ! quelle canaille ! Il n’a guère mérité que lesverges et non la gloire que dispense l’histoire universelle… Jen’en dirai pas moins de César !

– Épargnez au moins César, Foma Fomitch !

– Certes non ! je n’épargnerai pas cet imbécile !criait Foma.

– Tu as raison, ne les épargne pas ! appuyait ardemmentStépane Alexiévitch, fanatisé par des libations tropabondantes ; il ne faut pas les rater ! Tous ce gens-làne sont que des sauteurs qui ne pensent qu’à tourner àcloche-pied ! Tas de mangeurs de saucisses ! Il y en a unqui voulait fonder une bourse ! Qu’est-ce que çasignifie ? Le diable le sait. Mais je parie que c’est encorequelque cochonnerie ! Et l’autre qui vient tituber dans unesociété choisie et y réclamer du rhum ! Je dis ceci : pourquoine pas boire ? Le tout est de savoir s’arrêter à temps… À quoibon les épargner ? Ce sont tous des canailles ! Toi seul,Foma, es un savant !

Quand Bakhtchéiev se donnait à quelqu’un, il se donnait toutentier, sans restrictions, sans arrière-pensée.

Je trouvai mon oncle au fond du parc, au bord de l’étang, dansl’endroit le plus isolé. Il était en compagnie de Nastenka. À mavue elle s’enfuit dans les taillis comme une coupable. Toutrayonnant, mon oncle vint à ma rencontre ; ses yeux brillaientde larmes joyeuses. Il me prit les deux mains et les pressa avecforce.

– Mon ami, dit-il, je ne puis encore croire à mon bonheur… etNastia est comme moi. Nous restons stupéfaits et nous louons leTrès-Haut. Nous pleurions tout à l’heure. Me croiras-tu si je tedis que je ne puis encore revenir à moi ? je suis tout troublé: je crois et je ne crois pas. Pourquoi m’arrive-t-il un telbonheur ? Qu’ai-je fait pour le mériter ?

– Si quelqu’un l’a mérité, mon bon oncle, lui dis-je avecchaleur, c’est bien vous. Vous êtes l’homme le plus honnête, leplus noble, le meilleur que j’aie jamais vu.

– Non, Sérioja, non ; c’est trop, – fit-il avec une sortede regret – le malheur est justement que nous ne sommes bons(c’est-à-dire, je ne parle que de moi !) que dans le bonheuren dehors duquel nous ne voulons rien entendre. Nous en causionsavec Nastia, il n’y a qu’un instant. Ainsi, Foma avait beauétinceler devant mes yeux, le croirais-tu ? jusqu’à ce jour,je n’avais qu’une faible confiance en sa perfection, malgré que jecherchasse à m’en persuader. Hier même, je ne croyais pas en luiquand il refusait cette grosse somme. Je le dis à ma grande honteet mon cœur tremble encore au souvenir de ce qui s’est passé. Maisje ne me contenais plus !…

– Il me semble, mon oncle, que votre conduite était toutenaturelle !

D’un geste, mon oncle m’imposa silence.

– Non, non, mon cher, ne dis rien ! Tout cela ne provientque de ma nature vicieuse, de ce que je suis un ténébreux égoïsteet que je lâche la bride à mes passions. D’ailleurs, Foma le ditaussi. (Qu’aurais-je pu répondre à cela !) Tu ne peuxt’imaginer, Sérioja, combien de fois je fus grincheux, impitoyable,injuste, arrogant, et non pas seulement avec Foma. Tout cela m’estrevenu en tête et j’ai honte de n’avoir rien fait jusqu’ici qui merende digne d’un pareil bonheur. Nastia le disait aussi tout àl’heure, mais, en vérité, je vois pas les péchés qu’elle peut bienavoir commis, car c’est un ange. Elle vient de me dire que noussommes de grands débiteurs devant Dieu, qu’il nous faut tâcher dedevenir meilleurs, de faire beaucoup de bien. Si tu avais entenduavec quelle chaleur, en quels termes elle disait tout cela. MonDieu ! Quelle délicieuse jeune fille !

Il s’arrêta un instant sous le coup de l’émotion. Puis il reprit:

– Nous avons décidé d’être aux petits soins pour Foma, pour mamère et pour Tatiana Ivanovna. Quelle noble créature aussi quecelle-là ! Oh ! je suis coupable envers tous ; jesuis coupable envers toi !… Malheur à celui qui oserait fairedu tort à Tatiana Ivanovna… oh ! alors !… Bon ! Maisil faudrait aussi faire quelque chose pour Mizintchikov.

– Mon oncle, j’ai changé d’opinion sur le compte de TatianaIvanovna. Il est impossible de ne pas l’estimer et de ne pascompatir à ses agitations.

– Précisément ! précisément ! reprit mon oncle avecchaleur, on ne peut pas ne pas l’estimer… Un autre exemple de cecas est Korovkine. Bien sûr que tu te moques de lui ? – et ilme regarda timidement. – Tout le monde rit de lui et je sais bienque son attitude n’était guère pardonnable… C’est peut-être un desmeilleurs hommes qui existent, mais… la destinée… les malheurs… Tune me crois pas et, pourtant, il en peut être ainsi.

– Mais, mon oncle, pourquoi ne vous croirais-je pas ?

Et je me mis à proclamer fougueusement que, les plus noblessentiments humains peuvent se conserver en tout être déchu, que laprofondeur de notre âme est insondable et que l’on n’a pas le droitde mépriser ceux qui sont tombés. Au contraire, il faut lesrechercher pour les relever ; la mesure admise du bien et dela morale n’est pas équitable… etc., etc. ; en un mot, jem’enflammai jusqu’à lui parler de l’école réaliste et j’en vins àdéclamer la célèbre poésie :

Quand, des ténèbres du péché…

Mon oncle fut transporté, ravi.

– Mon ami, mon ami ! – s’écria-t-il avec émotion – tu mecomprends admirablement et tu m’as dit tout ce que j’aurais vouludire, mais mieux que je ne l’eusse fait. Oui ! oui !Dieu ! pourquoi l’homme est-il méchant ? Pourquoi suis-jesi souvent méchant quand il est si beau, si bien d’être bon ?Nastia le disait aussi… Mais regarde, quel coin charmant,ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard enchanté. Quellenature ! Cet arbre, c’est à peine si un homme pourraitl’entourer de ses bras. Quelle sève ! quel feuillage !Quel beau soleil ! Comme tout est devenu frais et riant aprèsl’orage !… Quand je pense qu’il se peut que les arbres aientune conscience, qu’ils sentent et qu’ils jouissent de l’existence…Ne le crois-tu pas ? Qu’en penses-tu ?

– Cela se peut fort bien, mon oncle. Mais ils sentiraient à leurmanière, naturellement.

– Bien sûr ! Oh ! l’admirable, l’admirableCréateur !… Tu dois bien te rappeler ce jardin, Sérioja, où tucourais, où tu jouais, étant petit. Je me souviens du temps où tuétais petit. – (Il me regarda avec amour, avec bonheur) – On tedéfendait seulement de t’approcher par trop de l’étang. As-tuoublié que la défunte Katia t’appela un soir et qu’elle tecaressait… Tu avais couru toute la journée et tu étais tout roseavec tes cheveux blonds et bouclés… Elle joua avec tes boucles etme dit : « Nous avons bien fait de prendre chez nous cet orphelin». T’en souviens-tu ?

– À peine, mon oncle.

– C’était vers le soir ; le soleil vous baignait tous deux,et moi, dans un coin, je fumais ma pipe en vous regardant… Jevisite sa tombe chaque mois (et sa voix se fit plus basse ettremblante de sanglots refoulés). J’en ai parlé à Nastia qui m’arépondu que nous irions tous les deux.

Mon oncle se tut, combattant son émotion. À ce moment,Vidopliassov s’approcha de nous.

– Vidopliassov ! – cria mon oncle avec animation. – Tuviens de la part de Foma Fomitch ?

– Non ; je viens plutôt pour mon propre compte.

– C’est parfait, en tout cas, car tu vas nous donner desnouvelles de Korovkine. Je voulais lui en demander ce tantôt, carje l’ai chargé de surveiller le dormeur. De quoi s’agit-il,Vidopliassov ?

– De mon changement de nom. Vous m’avez promis votre hauteprotection contre les insultes dont on ne cesse de m’abreuverchaque jour.

– Encore ce nom ! fit mon oncle, effrayé.

– Que faire ? Ce sont des insultes de toutes lesheures…

– Ah ! Vidopliassov ! Vidopliassov ! Je ne saisque devenir avec toi, gémit mon oncle avec tristesse. Voyons, quelstorts peux-tu avoir à supporter ? Tu vas devenir fou et tufiniras tes jours dans une maison d’aliénés.

– Il me semble cependant que mon intelligence… – commençaVidopliassov.

– Bon ! bon ! mon cher, répartit mon oncle. Je ne discela que pour ton bien et non pour te faire de la peine.Raconte-moi donc tes griefs : je parie que ce ne sont quebagatelles.

– La vie m’est devenue impossible.

– Par la faute de qui ?

– Par celle de tout le monde, mais spécialement de Matriona, quifait le malheur de mon existence. Toutes les personnes de marquequi ont pu me voir depuis mon enfance, ont toujours dit que j’avaisl’air d’un étranger, surtout par les traits de mon visage, c’estconnu. Et voilà, Monsieur, que je ne puis plus faire un pas sansque tout le monde me crie toutes sortes de vilains mots. Tenez,comme je me rendais près de vous, on m’en a crié encore. Je n’enpeux plus ! Protégez-moi, Monsieur, de par votre hauteautorité.

– Voyons, Vidopliassov ; qu’est-ce qu’on te dit donc ?Sans doute quelque bêtise à laquelle il ne faut pas faireattention.

– Il serait indécent de vous le dire.

– Mais quoi donc ?

– J’aurais honte de le prononcer.

– Dis quand même !

– Voici : Grichka le Hollandais a mangé une orange !

– Hou ! quel homme tu fais ! Je me figurais Dieu saitquoi ! N’y fais pas attention et poursuis ton chemin.

– J’ai essayé, mais ils ne crient que de plus belle.

– Écoutez, mon oncle ; il se plaint qu’on ne veut pas lelaisser tranquille dans cette maison, renvoyez-le donc pour quelquetemps à Moscou, chez son calligraphe, puisqu’il était au serviced’un calligraphe.

– Hélas ! mon cher, le calligraphe aussi a finitragiquement.

– Et comment ?

– Il eut le malheur de s’approprier ce qui ne lui appartenaitpas. C’est pourquoi il fut mis en prison malgré tout son talent etil est irrémédiablement perdu.

Puis, s’adressant au valet :

– C’est bien, c’est bien, Vidopliassov, calme-toi ; je tepromets d’arranger tout cela… Voyons, que fait Korovkine ? Ildort ?

– Non, il vient de partir ; je venais seulement pour vousl’annoncer.

– Comment ? Il vient de partir ! Pourquoi l’as-tulaissé faire ?

– Par pure bonté de cœur. Il faisait peine à voir. Une foisréveillé, quand il se rappela tout ce qui s’est passé, il se bourrala tête de coups et se mit à hurler.

– À hurler ?

– Pour m’exprimer avec plus de respect, je dirai qu’il se mit àpousser des gémissements variés. Il criait : « Comment pourrai-jeme présenter désormais au beau sexe ? » Puis il ajouta : « Jesuis la honte de l’humanité ! » Il disait tout cela avec tantde tristesse et en des termes si heureusement choisis !

– Je te le disais que c’est un homme distingué, Serge… Mais,pourquoi l’as-tu laissé partir, puisque je te l’avais confié ?ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

– Par sensibilité. Il m’avait prié de ne rien dire. Son cocheravait donné à manger aux chevaux et les avait attelés. Quant à lasomme que vous lui avez prêtée il y a trois jours, il m’a ordonnéde vous en remercier respectueusement et de vous dire qu’il vousl’enverrait par un des prochains courriers.

– Quelle somme, mon oncle ?

– Il a parlé de vingt-cinq roubles, fit Vidopliassov.

– C’est, mon cher, de l’argent que je lui avait prêté l’autrefois à la station où nous nous étions rencontrés. Il était sortisans argent. Naturellement, il me l’enverra par le premiercourrier… Mon Dieu ! que je regrette son départ ! Sij’envoyais courir après lui, Sérioja ?

– Non, mon cher oncle, ne le faites pas.

– Je suis de ton avis. Vois-tu, Sérioja, je ne suis pas unphilosophe, mais je crois que tout homme est beaucoup meilleurqu’il ne le paraît. Il en est de même avec Korovkine : il n’a paspu supporter cette honte… Mais allons donc auprès de Foma !Voilà trop longtemps que nous sommes ici ; il pourrait sesentir blessé de notre ingratitude, de notre manque d’attentions…Allons ! Ah ! Korovkine ! Korovkine !

Mon récit est terminé. Les amants sont réunis et le génie de laBonté s’est définitivement établi dans la maison, sous lesapparences de Foma Fomitch. Nous pourrions nous livrer à denombreux commentaires, mais ne sont-ils pas dès à présentsuperflus ? Tel est, du moins, mon avis.

Je suppléerai à ces commentaires par quelques mots sur le sortde mes héros, car on sait qu’un roman ne saurait finirautrement ; c’est formellement interdit par la tradition.

On unit les heureux époux quelque six semaines après lesévénements que je viens de rapporter. Tout se passa en famille,sans bruit, sans grand apparat, sans innombrables invités. J’étaisle garçon d’honneur de Nastenka ; Mizintchikov était celui demon oncle. Il y avait bien quelques invités, mais le principalpersonnage de la cérémonie fut naturellement Foma Fomitch. Iladvint bien qu’on l’oublia une fois en versant le champagne. Ce futune grave affaire, accompagnée de reproches, de gémissements, decris. Foma s’était réfugié dans sa chambre et, s’y étant enfermé,il clamait qu’on le dédaignait, que des « gens nouveaux » s’étaientintroduits dans la famille et qu’il était tout au plus un copeaubon à jeter dehors. Mon oncle était désolé. Nastenkapleurait ; la générale, selon sa coutume en pareil cas, avaitune crise de nerfs… La fête ressemblait plutôt à unenterrement.

Cette vie se prolongea pour mon oncle, et, pour la pauvre petiteNastia, pendant sept ans de cohabitation avec Foma Fomitch quimourut l’an dernier. Jusqu’au jour de sa mort, il ne fit que dessiennes, sans parvenir jamais à lasser l’adoration de « ceux dontil avait fait le bonheur ». Tout au contraire, elle ne fit quecroître de jour en jour et proportionnellement à l’extravagance deses caprices.

Yégor Ilitch et Nastenka étaient si heureux qu’ils tremblaientpour une félicité dont Dieu s’était montré par trop prodigue, àleur gré. Ils ne pouvaient se reconnaître dignes de pareilsbienfaits et étaient persuadés qu’il leur faudrait les payer plustard par des souffrances.

On pense bien que, dans cette douce maison, Foma faisait lapluie et le beau temps. Et que ne fit-il pas pendant ces septans ? On ne saurait même imaginer jusqu’à quelles fantaisiesextrêmes le mena parfois son âme oisive et repue, et ce qu’il sutinventer de caprices raffinés, de friandises morales.

Trois ans après le mariage de mon oncle, ma grand’mèretrépassait et l’on vit Foma, devenu orphelin, en proie au plusviolent désespoir. Même après un si long temps passé, ce n’estqu’avec une véritable épouvante qu’on parle chez mon oncle de sonétat à ce moment.

La tombe à moitié comblée, il s’y précipita, exigeant qu’onl’enterrât aussi et, pendant tout un mois, on ne put lui laisser nifourchette ni couteau. Une fois même, il fallut se mettre à quatrepour lui ouvrir la bouche et en extraire une épingle. Un desspectateurs de cette scène dramatique n’avait pu s’empêcher deremarquer que Foma eût eu mille fois le temps d’avaler cetteépingle, si tel eût été son caprice ; pourtant, il s’en étaitabstenu. Une telle appréciation n’en fut pas moins repoussée avecindignation par tous les assistants et le malencontreux observateurse vit convaincu de malveillance et d’insensibilité.

Seule, Nastenka avait gardé le silence et ce n’avait pas étésans inquiétude que mon oncle avait surpris sur son visage unimperceptible sourire. Il faut d’ailleurs remarquer que, malgré lesinvraisemblables caprices auxquels Foma s’abandonna dans la maisonde Yégor Ilitch, il ne s’était plus permis les sermons despotiquesni l’arrogance d’antan.

Il se plaignait, pleurait, faisait des reproches, mais ne selaissait plus aller à des créations dans le genre de « VotreExcellence » et je crois bien que tout l’honneur de ce changementrevenait à Nastenka. Insensiblement, elle avait contraint Foma dese plier devant certaines nécessités. Ne voulant pas assister àl’humiliation de son mari, elle était arrivée à faire respecter savolonté.

Foma voyait très clairement qu’elle l’avait presque deviné. Jedis : presque, parce que Nastenka ne cessa point de le dorloter etde faire chorus avec son mari chaque fois qu’il chantait leslouanges du grand homme. Elle voulait que chacun respectât mononcle en toutes choses, et c’est pourquoi elle approuvait à hautevoix son attachement à Foma Fomitch.

Mais je suis bien sûr que le cœur d’or de Nastenka avait suoublier les outrages et qu’une fois que Foma l’eut unie à mononcle, elle lui avait tout pardonné. De plus, je crois qu’elleavait accepté de tout son cœur l’opinion de mon oncle, qu’on nepouvait trop exiger d’un martyr et d’un ex-bouffon, qu’on devaitménager sa susceptibilité. La pauvre Nastenka avait appartenu à lacatégorie des « humiliés » et elle s’en souvenait.

Au bout d’un mois, Foma s’était calmé. Il était même devenu douxet bon, mais, en revanche, on vit d’autres accidents se manifesterchez lui : il tombait soudain en une sorte de catalepsie quiplongeait tous les assistants dans la plus folle épouvante.

Brusquement, alors que le martyr parlait d’abondance ou mêmequ’il riait, on le voyait devenir soudain comme figé, pétrifié dansla posture même où il se trouvait au moment de l’accès. Supposonsqu’il ait ri : alors, il conservait le sourire aux lèvres.Tenait-il une fourchette ? l’objet restait en sa main levée.Puis, la main s’abaissait d’elle-même, mais Foma Fomitch ne sesouvenait de rien, n’avait rien senti. Il restait assis, battantdes paupières, mais n’entendant rien, ne comprenant rien, ne disantrien. Et cela durait parfois une heure entière.

Bien entendu, tous les habitants de la maison se mouraient depeur, marchaient sur la pointe des pieds, pleuraient. À la fin,Foma se réveillait, accusant une extrême fatigue et assurant que detout ce temps, il n’avait rien vu, rien entendu. Faut-il doncprétendre que cet homme eût la passion de poser jusqu’à supporterdes heures entières de volontaire martyre, dans le but unique depouvoir dire ensuite : « Voyez donc si mes sentiments sont plusnobles que les vôtres ? »

Il advint un jour qu’ayant maudit mon oncle « pour les offensesdont il l’abreuvait à toute heure et ses manques de respect », Fomase transporta chez M. Bakhtchéiev, qui, depuis le mariage, s’étaitmaintes fois querellé avec Foma, mais n’avait jamais manqué de luidemander pardon. Cette fois, Stépane Alexiévitch s’était employéavec une ardeur extraordinaire. Il avait reçu Foma avec le plusgrand enthousiasme, l’avait gavé de victuailles, et s’était engagéà dire son fait à mon oncle et même à déposer une plainte contrelui, car il existait entre leurs deux propriétés une parcelle deterrain contestable et dont ils n’avaient jamais discuté, mon oncleen laissant la jouissance à Stépane Alexiévitch sans la moindreprotestation.

Négligeant de l’aviser, M. Bakhtchéiev faisait atteler, gagnaitla ville au galop, y formulait une demande de jugement luiattribuant formellement la propriété de ce lopin, à charge pour mononcle de payer tous frais et dommages-intérêts que de droit enpunition de son arbitraire et de son accaparement. Mais, dès lelendemain, Foma, s’ennuyant chez Bakhtchéiev, pardonnait à mononcle venu pour lui offrir sa tête coupable et regagnaitStépantchikovo en sa compagnie.

Quand, à son retour de la ville, il n’avait plus retrouvé Foma,la colère de Stépane Alexiévitch avait été terrible ; mais,trois jours plus tard, il se rendait à Stépantchikovo où, leslarmes aux yeux, il avait demandé pardon à mon oncle et déchiré saplainte. De son côté, mon oncle l’avait réconcilié le jour mêmeavec Foma Fomitch et, de nouveau, on avait vu Stépane Alexiévitchsuivre Foma avec la fidélité d’un chien, répondant à chacune de sesparoles : « Tu es un homme intelligent, Foma ! Tu es unsavant, Foma ! »

Foma Fomitch dort à présent dans sa tombe, à côté de lagénérale, sous un précieux mausolée en marbre blanc où l’on peutlire quantité de citations attendries et de formules louangeuses.Souvent, après la promenade, Nastenka et Yégor Ilitch pénètrentpieusement dans l’enclos de l’église pour prier sur les restes dugrand homme.

Il n’en peuvent parler sans une douce mélancolie et serappellent chacune de ses paroles, et ce qu’il mangeait, et cequ’il aimait. Ses vêtements sont conservés comme de précieusesreliques.

Seuls tous deux, mon oncle et sa femme ne s’en sont attachés quedavantage. Dieu ne leur a pas envoyé d’enfants ; mais, bienqu’ils en souffrent, ils n’osent se plaindre. Sachenka est depuislongtemps la femme d’un homme charmant, et Ilucha fait ses études àMoscou, de sorte que les deux époux vivent seuls.

Ils s’adorent. La préoccupation que chacun d’eux a de l’autreest véritablement touchante. Nastia ne cesse de prier pour sonmari. Il me semble que si l’un d’eux venait à mourir, l’abandonnéne pourrait survivre huit jours. Mais que Dieu leur donne longuevie !

Ils reçoivent avec une charmante amabilité et sont toujoursprêts à partager leur avoir avec les malheureux. Nastenka aime àlire la Vie des Saints et prétend que les œuvres ordinaires ne sontpas suffisantes, qu’il faudrait tout donner aux indigents et vivreheureux dans la pauvreté. Si ce n’était le souci d’Ilucha et deSachenka, il y aurait longtemps que mon oncle l’aurait écoutée, caril est en tout de l’avis de sa femme.

Prascovia Ilinitchna vit avec eux et fait ses délices de leurconsentement. C’est toujours elle qui tient la maison. Peu de tempsaprès le mariage de mon oncle, M. Bakhtchéiev lui avait offert samain, mais elle avait refusé carrément. On en avait conclu qu’elleallait se retirer dans un couvent ; mais cette supposition nese réalisa pas. Prascovia possède une singulière propriété decaractère : elle ne peut que s’anéantir devant ceux qu’elle aime,elle les mange des yeux, plie devant leurs moindres caprices, lessuit pas à pas et les sert. Depuis la mort de sa mère, elleconsidéra que son devoir était de rester avec son frère et toutfaire pour contenter Nastenka.

Le vieux Éjévikine est encore en vie et, depuis ces dernierstemps, il fréquente de plus en plus sa fille ; mais, aucommencement, il désolait mon oncle par le soin qu’il apportait àécarter de Stépantchikovo et sa personne et sa marmaille (c’estainsi qu’il qualifiait ses enfants). Les invitations de mon onclen’avaient aucune prise sur lui : c’est un homme aussi fier quesusceptible, et cette susceptibilité a même quelque chose demaladif.

À cette seule pensée que, pauvre, il serait reçu par générositédans une riche maison, qu’il pourrait être considéré comme unimportun, il s’affolait. Il refusa souvent l’aide de Nastenka etn’accepta jamais que l’indispensable. Il ne voulait jamais rienprendre de mon oncle. Nastenka s’était grandement trompée en medisant dans le jardin que c’était pour elle que son père jouait unrôle de bouffon.

Certes, il souhaitait ardemment de marier sa fille, mais, s’ilbouffonnait, c’était tout simplement par un besoin intérieur detrouver une issue aux colères accumulées qui l’étouffaient. Lanécessité de railler et de donner cours à de méchants proposfaisait partie de sa nature. Il se présentait comme le plus vilflatteur, tout en laissant entendre qu’il ne cajolait les gens quepar pose, et plus basse était sa flatterie, plus mordante était saraillerie. Il était ainsi !

Mon oncle avait réussi à placer tous ses enfants dans lesmeilleurs établissements de Moscou et de Pétersbourg, mais levieillard ne s’était laissé faire que lorsque Nastenka lui eûtprouvé que tout cela se faisait à ses frais personnels,c’est-à-dire avec les trente mille roubles donnés par TatianaIvanovna.

À la vérité, on n’avait jamais accepté cet argent, mais on avaitassuré à Tatiana Ivanovna, pour la consoler, qu’on aurait recours àelle au premier besoin d’argent et, pour mieux la convaincre, onlui avait par deux fois emprunté des sommes considérables. MaisTatiana mourut il y a trois ans, et Nastia dut bien recevoir sestrente mille roubles. La mort de la pauvre demoiselle fut subite.Toute la famille se préparait à se rendre au bal chez des voisins,et Tatiana n’avait pas eu le temps de mettre sa robe de bal et dese poser sur les cheveux une magnifique couronne de roses blanchesque, prise d’un malaise, elle s’était laissée tomber dans unfauteuil, où elle n’avait pas tardé à expirer.

On l’enterra avec sa couronne de bal. Nastia en éprouva un grandchagrin, car elle avait l’habitude de choyer Tatiana et de lasoigner comme une enfant. Elle avait étonné tout le monde par lasagesse de son testament. À part les trente mille roubles qu’ellelaissait à Nastenka, le reste, trois cent mille environ, devaitêtre consacré à l’éducation de fillettes orphelines et à les doterà leur sortie des établissements scolaires.

C’est l’année de sa mort que se maria la demoisellePérépélitzina, qui était restée chez mon oncle après le trépas dela générale, dans l’espoir de gagner les bonnes grâces de TatianaIvanovna. Sur ces entrefaites, un fonctionnaire des environs étaitdevenu veuf. C’était le possesseur de Michino, le petit village oùs’était enfui Obnoskine en compagnie de Tatiana Ivanovna.

Terrible chicanier, ce fonctionnaire, qui avait six enfants d’unpremier lit, soupçonna que la Pérépélitzina possédait quelqueargent, et il présenta sa demande, qui fut immédiatement acceptée.Mais elle était plus pauvre qu’un rat d’église. Elle ne possédaiten tout et pour tout que les trois cents roubles que Nastenka luidonna en cadeau de mariage.

Actuellement, le mari et la femme se battent du matin au soir.Elle passe son temps à tirer les cheveux de ses enfants, à leurdistribuer des taloches et à griffer la figure de son mari (dumoins à ce qu’on dit), en lui reprochant à tout instant sa qualitéde fille d’un lieutenant-colonel.

Mizintchikov aussi s’est casé. Ayant sagement abandonné ses vuessur Tatiana Ivanovna, il se mit à étudier l’agriculture. Mon onclele recommanda à un comte, riche propriétaire qui possédait troismille âmes à environ quatre-vingt verstes de Stépantchikovo, et quivenait parfois visiter ses biens. Frappé des capacités deMizintchikov et prenant en considération la recommandation de mononcle, le comte proposait à l’ancien hussard la gérance de sesdomaines, après en avoir, au préalable, chassé l’intendantallemand, qui le volait de son mieux, en dépit de la fameusehonnêteté allemande.

Cinq ans plus tard, la propriété du comte était devenueméconnaissable ; les paysans étaient riches ; les revenusavaient doublé ; en un mot, le nouvel intendant s’étaitdistingué, et il était devenu célèbre par ses capacités dans toutle gouvernement. Aussi, quelle ne fut pas la surprise et la douleurdu comte lorsque, au bout de cinq ans, et malgré toute les prièreset les offres d’augmentation de traitement, Mizintchikovdémissionna.

Le comte s’imaginait qu’il avait été séduit par d’autrespropriétaires de quelque gouvernement voisin. Mais tout le mondefut bien étonné quand, deux mois après sa retraite, Ivan IvanovitchMizintchikov se rendit acquéreur d’une magnifique propriété de centâmes situées à quarante verstes du domaine du comte, et appartenantà un ancien hussard ruiné qui avait été son camarade au régiment.Il avait aussitôt engagé ces cent âmes et, un an après, il enrachetait soixante autres aux environs. Il est actuellement un grospropriétaire. Tout le monde se demande avec étonnement où il atrouvé de l’argent. Il en est qui hochent la tête. Mais IvanIvanovitch est fort tranquille, et sa conscience ne lui fait aucunreproche.

Il a fait venir de Moscou cette sœur qui lui avait donné sesderniers trois roubles pour s’acheter des chaussures quand il étaitparti pour Stépantchikovo. Une charmante fille, d’ailleurs, bienque n’étant plus de la première jeunesse, douce, aimante,instruite, un peu timide. Elle vivait à Moscou comme demoiselle decompagnie, chez je ne sais quelle bienfaitrice. Elle est à genouxdevant son frère, dont elle respecte la volonté à l’égal de la loi,tient son ménage et se trouve heureuse. Mizintchikov ne la gâte paset la néglige un peu, mais elle ne s’en aperçoit pas.

Elle est fort aimée à Stépantchikovo, et l’on dit que M.Bakhtchéiev n’est pas indifférent à ses charmes. Il la demanderaitbien en mariage, mais il craint un refus. Du reste, nous espéronspouvoir nous occuper plus spécialement de M. Bakhtchéiev dans unprochain récit.

Je crois que j’ai passé en revue tous mes personnages !…Ah ! j’oublie : Gavrilo est devenu très vieux et il acomplètement désappris le français. Falaléi a fait un cocher fortprésentable et, pour ce qui est du malheureux Vidopliassov, il y abeau jour qu’il fut enfermé dans une maison de fous où il est mort,autant que je me souviens. Un de ces jours, j’irai faire un tour àStépantchikovo, et je m’en enquerrai auprès de mon oncle.

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