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CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN » de Marguerite Yourcenar

(Voir Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar)

CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »

à G. F.

Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être.

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Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout.

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Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

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J’imaginai longtemps l’ouvrage sous forme d’une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre. Mais, quoi que je fisse, le détail primait l’ensemble ; les parties compromettaient l’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se perdait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas à organiser ce monde vu et entendu par un homme.

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La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort. » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre.

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Prendre une vie connue, achevée, fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être) par l’Histoire, de façon à embrasser d’un seul coup la courbe tout entière ; bien plus, choisir le moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, soit pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous.

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Matins à la Villa Adriana ; innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordent l’Olympéion ; va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie Mineure. Pour que je pusse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ils devinssent aussi éloignés de moi que le IIe siècle.

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Expériences avec le temps : dix-huit jours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles. Survivance immobile des statues, qui, comme la tête de l’Antinoüs Mondragone, au Louvre, vivent encore à l’intérieur de ce temps mort. Le même problème considéré en termes de générations humaines ; deux douzaines de paires de mains décharnées, quelque vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre Hadrien et nous.

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En 1937, durant un premier séjour aux États-Unis, je fis pour ce livre quelques lectures à la bibliothèque de l’Université de Yale ; j’écrivis la visite au médecin, et le passage sur le renoncement aux exercices du corps. Ces fragments subsistent, remaniés, dans la version présente.

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En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi.

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Je cesse de travailler à ce livre (sauf pour quelques jours, à Paris) entre 1937 et 1939.

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Rencontre du souvenir de T. E. Lawrence, qui recoupe en Asie Mineure celui d’Hadrien. Mais l’arrière-plan d’Hadrien n’est pas le désert, ce sont les collines d’Athènes. Plus j’y pensais, plus l’aventure d’un homme qui refuse (et d’abord se refuse) me faisait désirer présenter à travers Hadrien le point de vue de l’homme qui ne renonce pas, ou ne renonce ici que pour accepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cet ascétisme et cet hédonisme sont sur bien des points interchangeables.

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En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale, une carte de l’Empire romain à la mort de Trajan que je promenais avec moi depuis des années, et le profil de l’Antinoüs du Musée archéologique de Florence, acheté sur place en 1926, et qui est jeune, grave et doux.

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Projet abandonné de 1939 à 1948. J’y pensais parfois, mais avec découragement, presque avec indifférence, comme à l’impossible. Et quelque honte d’avoir jamais tenté pareille chose.

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Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas.

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Aux pires heures de découragement et d’atonie, j’allais revoir, dans le beau Musée de Hartford (Connecticut), une toile romaine de Canaletto, le Panthéon brun et doré se profilant sur le ciel bleu d’une fin d’après-midi d’été. Je la quittais chaque fois rassérénée et réchauffée.

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Vers 1941, j’avais découvert par hasard, chez un marchand de couleurs, à New York, quatre gravures de Piranèse, que G… et moi achetâmes. L’une d’elles, une vue de la Villa d’Hadrien, qui m’était restée inconnue jusque-là, figure la chapelle de Canope, d’où furent tirés au XVIIe siècle l’Antinoüs de style égyptien et les statues de prêtresses en basalte qu’on voit aujourd’hui au Vatican. Structure ronde, éclatée comme un crâne, d’où de vagues broussailles pendent comme des mèches de cheveux. Le génie presque médiumnique de Piranèse a flairé là l’hallucination, les longues routines du souvenir, l’architecture tragique d’un monde intérieur. Pendant plusieurs années, j’ai regardé cette image presque tous les jours, sans donner une pensée à mon entreprise d’autrefois, à laquelle je croyais avoir renoncé. Tels sont les curieux détours de ce qu’on nomme l’oubli.

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Au printemps 1947, en rangeant des papiers, je brûlai les notes prises à Yale : elles semblaient devenues définitivement inutiles.

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Pourtant, le nom d’Hadrien figure dans un essai sur le mythe de la Grèce, rédigé par moi en 1943 et publié par Caillois dans Les Lettres françaises de Buenos Aires. En 1945, l’image d’Antinoüs noyé, porté en quelque sorte sur ce courant d’oubli, remonte à la surface dans un essai encore inédit, Cantique de l’Âme libre, écrit à la veille d’une maladie grave.

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Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu’une lacune. Il n’y est pas question de ce que je faisais durant ces années difficiles, ni des pensées, ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies, ni de l’immense répercussion des événements extérieurs, ni de l’épreuve perpétuelle de soi à la pierre de touche des faits. Et je passe aussi sous silence les expériences de la maladie, et d’autres, plus secrètes, qu’elles entraînent avec elles, et la perpétuelle présence ou recherche de l’amour.

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N’importe : il fallait peut-être cette solution de continuité, cette cassure, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvée à cette époque, chacun à sa manière, et si souvent de façon bien plus tragique et plus définitive que moi, pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même.

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Utilité de tout ce qu’on fait pour soi, sans idée de profit. Pendant ces années de dépaysement, j’avais continué la lecture des auteurs antiques : les volumes à couverture rouge ou verte de l’édition LoebHeinemann m’étaient devenus une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. Durant des années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés.

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Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors.

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En décembre 1948, je reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une malle pleine de papiers de famille et de lettres vieilles de dix ans. Je m’assis auprès du feu pour venir à bout de cette espèce d’horrible inventaire après décès ; je passai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisais des liasses de lettres ; je parcourais, avant de le détruire, cet amas de correspondance avec des gens oubliés et qui m’avaient oubliée, les uns vivants, d’autres morts. Quelques-uns de ces feuillets dataient de la génération d’avant la mienne ; les noms même ne me disaient rien. Je jetais mécaniquement au feu cet échange de pensées mortes avec des Maries, des François, des Pauls disparus. Je dépliai quatre ou cinq feuilles dactylographiées ; le papier en avait jauni. Je lus la suscription : « Mon cher Marc… » Marc… De quel ami, de quel amant, de quel parent éloigné s’agissait-il ? Je ne me rappelais pas ce nom-là.

Il fallut quelques instants pour que je me souvinsse que Marc était mis là pour Marc Aurèle et que j’avais sous les yeux un fragment du manuscrit perdu. Depuis ce moment, il ne fut plus question que de récrire ce livre coûte que coûte.

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Cette nuit-là, je rouvris deux volumes parmi ceux qui venaient aussi de m’être rendus, débris d’une bibliothèque dispersée. C’étaient Dion Cassius dans la belle impression d’Henri Estienne, et un tome d’une édition quelconque de l’Histoire Auguste, les deux principales sources de la vie d’Hadrien, achetés à l’époque où je me proposais d’écrire ce livre. Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres. Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du Prince.

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Je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage.

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Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam, poète astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur, et du contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue.

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Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin, de donner, par exemple, pour axe à mon récit, au lieu d’Hadrien, Plotine. La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète. Qu’une femme se raconte, et le premier reproche qu’on lui fera est de n’être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l’intérieur d’une bouche d’homme.

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Je partis pour Taos, au Nouveau-Mexique. J’emportais avec moi les feuilles blanches sur quoi recommencer ce livre : nageur qui se jette à l’eau sans savoir s’il atteindra l’autre berge. Tard dans la nuit, j’y travaillai entre New York et Chicago, enfermée dans mon wagon-lit comme dans un hypogée. Puis, tout le jour suivant, dans le restaurant d’une gare de Chicago, où j’attendais un train bloqué par une tempête de neige. Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule dans la voiture d’observation de l’express de Santa-Fé, entourée par les croupes noires des montagnes du Colorado et par l’éternel dessin des astres. Les passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et la connaissance de l’homme furent écrits ainsi d’un seul jet. Je ne me souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus lucides.

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Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n’intéressent que les spécialistes, et sur l’élaboration d’une méthode de délire qui n’intéresserait que les insensés. Encore ce dernier mot fait-il la part trop belle au romantisme : parlons plutôt d’une participation constante, et la plus clairvoyante possible, à ce qui fut.

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Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un.

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Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi.

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Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la même matière que l’Histoire. Tout autant que La Guerre et la Paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. Le roman historique de 1830 verse, il est vrai, dans le mélo et le feuilleton de cape et d’épée ; pas plus que la sublime Duchesse de Langeais ou l’étonnante Fille aux Yeux d’Or. Flaubert reconstruit laborieusement le palais d’Hamilcar à l’aide de centaines de petits détails ; c’est de la même façon qu’il procède pour Yonville. De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.

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Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles.

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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.

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Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.

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Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. Poursuivre à travers des milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. Travailler à lire un texte du IIe siècle avec des yeux, une âme, des sens du IIe siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.

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J’ai fait diagnostiquer plusieurs fois par des médecins les brefs passages des chroniques qui se rapportent à la maladie d’Hadrien. Pas si différents, somme toute, des descriptions cliniques de la mort de Balzac.

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Utiliser pour mieux comprendre un commencement de maladie de cœur.

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Qu’est Hécube pour lui ? se demande Hamlet en présence de l’acteur ambulant qui pleure sur Hécube. Et voilà Hamlet bien obligé de reconnaître que ce comédien qui verse de vraies larmes a réussi à établir avec cette morte trois fois millénaire une communication plus profonde que lui-même avec son père enterré de la veille, mais dont il n’éprouve pas assez complètement le malheur pour être sans délai capable de le venger.

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La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’une cheville, la place d’un tendon, ou la forme d’un orteil. Mais il y a des époques où la chaussure déforme moins. Au siècle dont je parle, nous sommes encore très près de la libre vérité du pied nu.

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En prêtant à Hadrien des vues sur l’avenir, je me tenais dans le domaine du plausible, pourvu toutefois que ces pronostics restassent vagues. L’analyste impartial des affaires humaines se méprend d’ordinaire fort peu sur la marche ultérieure des événements ; il accumule au contraire les erreurs quand il s’agit de prévoir leur voie d’acheminement, leurs détails et leurs détours. Napoléon à Sainte-Hélène annonçait qu’un siècle après sa mort l’Europe serait révolutionnaire ou cosaque ; il posait fort bien les deux termes du problème ; il ne pouvait pas les imaginer se superposant l’un à l’autre. Mais, dans l’ensemble, c’est seulement par orgueil, par grossière ignorance, par lâcheté, que nous nous refusons à voir sous le présent les linéaments des époques à naître. Ces libres sages du monde antique pensaient comme nous en terme de physique ou de physiologie universelle : ils envisageaient la fin de l’homme et la mort du globe. Plutarque et Marc Aurèle n’ignoraient pas que les dieux et les civilisations passent et meurent. Nous ne sommes pas les seuls à regarder en face un inexorable avenir.

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Cette clairvoyance attribuée par moi à Hadrien n’était d’ailleurs qu’une manière de mettre en valeur l’élément presque faustien du personnage, tel qu’il se fait jour, par exemple, dans les Chants Sibyllins, dans les écrits d’Ælius Aristide, ou dans le portrait d’Hadrien vieilli tracé par Fronton. À tort ou à raison, on prêtait à ce mourant des vertus plus qu’humaines.

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Si cet homme n’avait pas maintenu la paix du monde et rénové l’économie de l’empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m’intéresseraient moins.

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On ne se livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher les textes. Le poème du trophée de chasse de Thespies, consacré par Hadrien à l’Amour et à la Vénus Ouranienne « sur les collines de l’Hélicon, au bord de la source de Narcisse », est de l’automne 124 ; l’empereur passa vers la même époque à Mantinée, où Pausanias nous apprend qu’il fit relever la tombe d’Épaminondas et y inscrivit un poème. L’inscription de Mantinée est aujourd’hui perdue, mais le geste d’Hadrien ne prend peut-être tout son sens que mis en regard d’un passage des Moralia de Plutarque qui nous dit qu’Épaminondas fut enseveli dans ce lieu entre deux jeunes amis tués à ses côtés. Si l’on accepte pour la rencontre d’Antinoüs et de l’empereur la date du séjour en Asie Mineure de 123-124, de toute façon la plus plausible et la mieux soutenue par les trouvailles des iconographes, ces deux poèmes feraient partie de ce qu’on pourrait appeler le cycle d’Antinoüs, inspirés tous deux par cette même Grèce amoureuse et héroïque qu’Arrien évoqua plus tard, après la mort du favori, lorsqu’il compara le jeune homme à Patrocle.

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Un certain nombre d’êtres dont on voudrait développer le portrait : Plotine, Sabine, Arrien, Suétone. Mais Hadrien ne pouvait les voir que de biais. Antinoüs lui même ne peut être aperçu que par réfraction, à travers les souvenirs de l’empereur, c’est-à-dire avec une minutie passionnée, et quelques erreurs.

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Tout ce qu’on peut dire du tempérament d’Antinoüs est inscrit dans la moindre de ses images. Eager and impassionated tenderness, sullen effeminacy : Shelley, avec l’admirable candeur des poètes, dit en six mots l’essentiel, là où les critiques d’art et les historiens du xIxe siècle ne savaient que se répandre en déclamations vertueuses, ou idéaliser en plein faux et en plein vague.

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Portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable au médiocre. Tous, en dépit des variations dues à l’art du sculpteur ou à l’âge du modèle, à la différence entre les portraits faits d’après le vivant et les portraits exécutés en l’honneur du mort, bouleversent par l’incroyable réalisme de cette figure toujours immédiatement reconnaissable et pourtant si diversement interprétée, par cet exemple, unique dans l’Antiquité, de survivance et de multiplication dans la pierre d’un visage qui ne fut ni celui d’un homme d’État ni celui d’un philosophe, mais simplement qui fut aimé. Parmi ces images, les deux plus belles sont les moins connues : ce sont aussi les seules qui nous livrent le nom d’un sculpteur. L’une est le bas-relief signé d’Antonianus d’Aphrodisias et retrouvé il y a une cinquantaine d’années sur une terre d’un institut agronomique, les Fundi Rustici, dans la salle du conseil d’administration duquel il est placé aujourd’hui. Comme aucun guide de Rome n’en signale l’existence dans cette ville déjà encombrée de statues, les touristes l’ignorent. L’œuvre d’Antonianus a été taillée dans un marbre italien ; elle fut donc certainement exécutée en Italie, et sans doute à Rome, par cet artiste installé de longue date dans la Ville ou ramené par Hadrien de l’un de ses voyages. Elle est d’une délicatesse infinie. Les rinceaux d’une vigne encadrent de la plus souple des arabesques le jeune visage mélancolique et penché : on songe irrésistiblement aux vendanges de la vie brève, à l’atmosphère fruitée d’un soir d’automne. L’ouvrage porte la marque des années passées dans une cave pendant la dernière guerre : la blancheur du marbre a momentanément disparu sous les taches terreuses ; trois doigts de la main gauche ont été brisés. Ainsi les dieux souffrent des folies des hommes. [Note de 1958. Les lignes ci-dessus ont paru pour la première fois il y a six ans ; entre-temps, le bas-relief d’Antonianus a été acquis par un banquier romain, Arturo Osio, curieux homme qui eût intéressé Stendhal ou Balzac. Osio a pour ce bel objet la même sollicitude qu’il a pour les animaux à l’état libre qu’il garde dans une propriété à deux pas de Rome, et pour les arbres qu’il a plantés par milliers dans son domaine d’Orbetello. Rare vertu : « Les Italiens détestent les arbres », disait déjà Stendhal en 1828, et que dirait-il aujourd’hui, où les spéculateurs de Rome tuent à coups d’injections d’eau chaude les pins parasols trop beaux, trop protégés par les règlements urbains, qui les gênent pour édifier leurs termitières ? Luxe rare aussi : combien peu d’hommes riches animent leurs bois et leurs prairies de bêtes en liberté, non pour le plaisir de la chasse, mais pour celui de reconstituer une espèce d’admirable Éden ? L’amour des statues antiques, ces grands objets paisibles, à la fois durables et fragiles, est presque aussi peu commun chez les collectionneurs à notre époque agitée et sans avenir. Sur l’avis des experts, le nouveau possesseur du bas-relief d’Antonianus vient de lui faire subir par une main habile le plus délicat des nettoyages ; une lente et légère friction du bout des doigts a débarrassé le marbre de sa rouille et de ses moisissures, rendant à la pierre son doux éclat d’albâtre et d’ivoire.] Le second de ces chefs-d’œuvre est l’illustre sardoine qui porte le nom de Gemme Marlborough, parce qu’elle appartint à cette collection aujourd’hui dispersée ; cette belle intaille semblait égarée ou rentrée sous terre depuis plus de trente ans. Une vente publique à Londres l’a remise en lumière en janvier 1952 ; le goût éclairé du grand collectionneur Giorgio Sangiorgi l’a ramenée à Rome. J’ai dû à la bienveillance de ce dernier de voir et de toucher cette pièce unique. Une signature incomplète, qu’on juge, sans doute avec raison, être celle d’Antonianus d’Aphrodisias, se lit sur le rebord. L’artiste a enfermé avec tant de maîtrise ce profil parfait dans le cadre étroit d’une sardoine que ce bout de pierre reste au même degré qu’une statue ou qu’un bas-relief le témoignage d’un grand art perdu. Les proportions de l’œuvre font oublier les dimensions de l’objet. À l’époque byzantine, le revers du chef d’œuvre a été coulé dans une gangue de l’or le plus pur. Il a passé ainsi de collectionneur inconnu en collectionneur inconnu jusqu’à Venise, où on signale sa présence dans une grande collection au XVIIe siècle ; Gavin Hamilton, l’antiquaire célèbre, l’acheta et l’apporta en Angleterre, d’où il revient aujourd’hui à son point de départ, qui fut Rome. De tous les objets encore présents aujourd’hui à la surface de la terre, c’est le seul dont on puisse présumer avec quelque certitude qu’il a souvent été tenu entre les mains d’Hadrien.

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Il faut s’enfoncer dans les recoins d’un sujet pour découvrir les choses les plus simples, et de l’intérêt littéraire le plus général. C’est seulement en étudiant Phlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’ai appris qu’on doit à ce personnage oublié la première et l’une des plus belles d’entre les grandes histoires de revenants, cette sombre et voluptueuse Fiancée de Corinthe dont se sont inspirés Gœthe, et l’Anatole France des Noces corinthiennes. Phlégon, d’ailleurs, notait de la même encre, et avec la même curiosité désordonnée pour tout ce qui passe les limites humaines, d’absurdes histoires de monstres à deux têtes et d’hermaphrodites qui accouchent. Telle était, du moins à certains jours, la matière des conversations à la table impériale.

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Ceux qui auraient préféré un Journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne.

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Dans l’absence de tout autre document, la lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien au sujet du périple de la Mer Noire suffirait à recréer dans ses grandes lignes cette figure impériale : minutieuse exactitude du chef qui veut tout savoir ; intérêt pour les travaux de la paix et de la guerre ; goût des statues ressemblantes et bien faites ; passion pour les poèmes et les légendes d’autrefois. Et ce monde, rare de tout temps, et qui disparaîtra complètement après Marc Aurèle, dans lequel, si subtiles que soient les nuances de la déférence et du respect, le lettré et l’administrateur s’adressent encore au prince comme à un ami. Mais tout est là : mélancolique retour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrète allusion aux amours perdues et aux consolations mystiques cherchées par le survivant ; hantise des pays inconnus et des climats barbares. L’évocation si profondément pré-romantique des régions désertes peuplées d’oiseaux de mer fait songer à l’admirable vase, retrouvé à la Villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m’éloigne du livre et de l’homme qui pourraient plaire. Seuls, quelques amateurs de destinée humaine comprendront.

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Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance.

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Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré pour moi seule. J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées où je m’installais dans l’intimité d’un autre temps. Les moindres mots, les moindres gestes, les nuances les plus imperceptibles étaient notés ; des scènes, que le livre tel qu’il est résume en deux lignes, passaient dans le plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes rendus eussent donné un volume de quelques milliers de pages. Mais je brûlais chaque matin ce travail de la nuit. J’écrivis ainsi un très grand nombre de méditations fort abstruses, et quelques descriptions assez obscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À de certains moments, d’ailleurs peu nombreux, il m’est même arrivé de sentir que l’empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous.

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Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous. » Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront à son appel que parce qu’elles lapent son propre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et plus dignes d’attention que ses propres cris.

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Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence.

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En un sens, toute vie racontée est exemplaire ; on écrit pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre. Il n’en est pas moins vrai que c’est par l’idéalisation ou par l’éreintement à tout prix, par le détail lourdement exagéré ou prudemment omis, que se disqualifie presque tout biographe : l’homme construit remplace l’homme compris. Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut.

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Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

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Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommes libres. En ce qui nous concerne, nous sommes peut-être déjà fort loin de ce temps-là.

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Le 26 décembre 1950, par un soir glacé, au bord de l’Atlantique, dans le silence presque polaire de l’Ile des Monts Déserts, aux États-Unis, j’ai essayé de revivre la chaleur, la suffocation d’un jour de juillet 138 à Baïes, le poids du drap sur les jambes lourdes et lasses, le bruit presque imperceptible de cette mer sans marée arrivant çà et là à un homme occupé des rumeurs de sa propre agonie. J’ai essayé d’aller jusqu’à la dernière gorgée d’eau, le dernier malaise, la dernière image. L’empereur n’a plus qu’à mourir.

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Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G. F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer. Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique ; qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse, quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue ; quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut avec nous une page incertaine ; quelqu’un qui prend pour nous sur les rayons des bibliothèques les gros tomes où nous pourrions trouver une indication utile, et s’obstine à les consulter encore, au moment où la lassitude nous les avait déjà fait refermer ; quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat ; quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles ; quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même ; quelqu’un qui nous laisse divinement libres, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes. Hospes Comesque.

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Appris en décembre 1951 la mort assez récente de l’historien allemand Wilhelm Weber, en avril 1952 celle de l’érudit Paul Graindor, dont les travaux m’ont beaucoup servi. Causé ces jours-ci avec deux personnes, G. B… et J. F…, qui connurent à Rome le graveur Pierre Gusman, à l’époque où celui-ci s’occupait à dessiner avec passion les sites de la Villa. Sentiment d’appartenir à une espèce de Gens Ælia, de faire partie de la foule des secrétaires du grand homme, de participer à cette relève de la garde impériale que montent les humanistes et les poètes se relayant autour d’un grand souvenir. Ainsi (et il en va sans doute de même des spécialistes de Napoléon, des amateurs de Dante) un cercle d’esprits inclinés par les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes se forme à travers le temps.

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Les Blazius et les Vadius existent, et leur gros cousin Basile est encore debout. Il m’est une fois, et une fois seulement, arrivé de me trouver en présence de ce mélange d’insultes et de plaisanteries de corps de garde, de citations tronquées ou déformées avec art pour faire dire à nos phrases une sottise qu’elles ne disaient pas, d’arguments captieux soutenus par des assertions à la fois assez vagues et assez péremptoires pour être crues sur parole par le lecteur respectueux de l’homme à diplômes et qui n’a ni le temps ni l’envie d’enquêter lui-même aux sources. Tout cela caractérise un certain genre et une certaine espèce, heureusement fort rares. Que de bonne volonté, au contraire, chez tant d’érudits qui pourraient si bien, à notre époque de spécialisation forcenée, dédaigner en bloc tout effort littéraire de reconstruction du passé qui semble empiéter sur leurs terres… Trop d’entre eux ont bien voulu spontanément se déranger pour rectifier après coup une erreur, confirmer un détail, étayer une hypothèse, faciliter une nouvelle recherche, pour que je n’adresse pas ici un remerciement amical à ces collaborateurs bénévoles. Tout livre republié doit quelque chose aux honnêtes gens qui l’ont lu.

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Faire de son mieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. « C’est moi-même que je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres. »

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers de vies silencieuses, furtives comme celles des bêtes, irréfléchies comme celles des plantes, bohémiens du temps de Piranèse, pilleurs de ruines, mendiants, chevriers, paysans logés tant bien que mal dans un coin de décombres, qui se sont succédé ici entre Hadrien et nous. Au bord d’une olivaie, dans un corridor antique à demi déblayé, G… et moi nous sommes trouvées en face du lit de roseaux d’un berger, de son portemanteau de fortune fiché entre deux blocs de ciment romain, des cendres de son feu à peine froid. Sensation d’humble intimité à peu près pareille à celle qu’on éprouve au Louvre, après la fermeture, à l’heure où les lits de sangle des gardiens surgissent au milieu des statues.

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[Rien à modifier en 1958 aux lignes qui précèdent ; le portemanteau du berger, sinon son lit, est encore là. G… et moi avons de nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé, parmi les violettes, à ce moment sacré de l’année où tout recommence en dépit des menaces que l’homme de nos jours fait partout peser sur le monde et lui-même. Mais la Villa a pourtant subi un insidieux changement. Point complet, certes : on n’altère pas si vite un ensemble que des siècles ont doucement détruit et formé. Mais par une erreur rare en Italie, des « embellissements » dangereux sont venus s’ajouter aux réfections et aux consolidations nécessaires. Des oliviers ont été coupés pour faire place à un indiscret parc à automobiles et à un kiosque-buvette genre champ d’exposition, qui transforment la noble solitude du Pœcile en un paysage de square ; une fontaine en ciment abreuve les passants à travers un inutile mascaron de plâtre qui joue à l’antique ; un autre mascaron, plus inutile encore, ornemente la paroi de la grande piscine agrémentée aujourd’hui d’une flottille de canards. On a copié, en plâtre aussi, d’assez banales statues de jardin gréco-romaines glanées ici dans des fouilles récentes, et qui ne méritaient ni cet excès d’honneur ni cette indignité ; ces répliques en cette vilaine matière boursouflée et molle, placées un peu au hasard sur des piédestaux, donnent au mélancolique Canope l’aspect d’un coin de studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars. Rien de plus fragile que l’équilibre des beaux lieux. Nos fantaisies d’interprétation laissent intacts les textes eux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée aux pierres, la moindre route macadamisée entamant un champ où l’herbe croissait en paix depuis des siècles, créent à jamais l’irréparable. La beauté s’éloigne ; l’authenticité aussi.]

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Lieux où l’on a choisi de vivre, résidences invisibles qu’on s’est construites à l’écart du temps. J’ai habité Tibur, j’y mourrai peut-être, comme Hadrien dans l’Ile d’Achille.

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Non. Une fois de plus, j’ai revisité la Villa, et ses pavillons faits pour l’intimité et le repos, et ses vestiges d’un luxe sans faste, aussi peu impérial que possible, de riche amateur qui s’efforce d’unir les délices de l’art aux douceurs champêtres ; j’ai cherché au Panthéon la place exacte où se posa une tache de soleil un matin du 21 avril ; j’ai refait, le long des corridors du Mausolée, la route funèbre si souvent suivie par Chabrias, Céler et Diotime, amis des derniers jours. Mais j’ai cessé de sentir de ces êtres, l’immédiate présence, de ces faits, l’actualité : ils restent proches de moi, mais révolus, ni plus ni moins que les souvenirs de ma propre vie. Notre commerce avec autrui n’a qu’un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l’œuvre accomplie. Ce que j’étais capable de dire a été dit ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d’autres travaux.

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