Categories: Romans

C’était écrit

C’était écrit

de Wilkie Collins

Chapitre 1

En 1881, par une matinée brumeuse et peu après le lever du soleil, Denis Howmore fut réveillé en sursaut par ces mots prononcés à voix haute à travers la porte :

« Le patron veut vous parler sur-le-champ. »

L’individu chargé de ce message connaissait à coup sûr les lieux, car, arrivé en haut de l’escalier, il s’était arrêté droit devant la chambre à coucher de Denis Howmore, premier clerc de sir Giles Montjoie, banquier à Ardoon, jolie petite ville d’Irlande.

Il se lève aussitôt, s’habille en deux temps,prend ses jambes à son cou et se dirige vers le faubourg où demeure son patron.

La physionomie de sir Giles trahissait les soucis et même l’anxiété. Sur son lit, l’on voyait une lettre ouverte ; son casque à mèche, posé de travers sur sa tête,témoignait d’une grande agitation ; oubliant, dans sa précipitation, jusqu’aux règles ordinaires de la politesse, sir Giles se borna à répondre au « Bonjour, monsieur », du maître clerc :

« Denis, je vais vous charger d’une chose qui exige autant de promptitude que de discrétion.

– S’agit-il d’une affaire à traiter,monsieur ?

– Sotte question ! interrompit sir Giles en faisant un haussement d’épaules. Il faut que vous ayez perdu la tête, ma parole d’honneur, pour supposer qu’on puisse s’occuper d’affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : la première borne milliaire, sur la route de Garvan,vous est-elle connue ?

– Oui, monsieur.

– Parfait. Eh bien ! fit-il d’unevoix brève, transportez-vous là, et après vous être assuré quepersonne ne surveille vos faits et gestes, regardez derrière cetteborne et, si vous y découvrez un objet qui paraisse avoir étélaissé là intentionnellement, apportez-le-moi au plus vite ;rappelez-vous que j’attends votre retour avec une impatience sanségale. »

Pas un mot ne fut ajouté à ces étrangesrecommandations.

Aussitôt dit, le maître clerc détalerapidement. Les tendances nationales de l’Irlande aux conspirationset même aux assassinats, servaient de thème à ses réflexions. SirGiles, pensait-il, ne jouit pas d’une grande popularité ; l’onsait qu’il paie ses impôts sans récriminer et, autre circonstanceaggravante, qu’il cite même avec complaisance, ce que l’Angleterrea fait en faveur de l’Irlande depuis cinquante ans. Il se disaitencore, chemin faisant, que, si l’objet en question semblaitsuspect, il aurait soin de se garer sur la route, des coups defusil dont on pourrait le saluer au passage.

Arrivé à la borne milliaire, il aperçoit parterre, un tesson. Un instant, Denis hésite. Il se livre à descalculs et tire des conclusions. Une babiole d’aussi minceimportance pouvait-elle avoir le moindre rapport avec lesinstructions de son patron ? D’autre part, l’ordre qu’il avaitreçu, était aussi péremptoire dans le fond que dans la forme. Bref,tout pesé, il ne vit qu’une seule chose à faire : se résignerà l’obéissance passive, au risque d’être reçu par sir Giles commeun chien dans un jeu de quilles, lorsqu’il le verrait arriver cetesson à la main.

Or, cette crainte ne se réalisa point et aprèsl’avoir tourné et retourné, sir Giles avertit Denis qu’il allait lecharger d’une autre mission, sans condescendre sur cetteénigme.

« Si je ne me trompe, ajouta-t-il, lesportes de la bibliothèque publique ouvrent à neuf heures. Soyez-y àl’heure tapante. » Puis, il fit une pause, considéra la lettreouverte sur son lit et dit : « Vous demanderez letroisième volume de Gibbon sur la chute de l’empire romain, vousl’ouvrirez à la page 78 et, au moment où le gardien aura le dostourné, si vous avisez un morceau de papier entre cette feuille etla suivante, vous me l’apporterez. Rappelez-vous que je me meursd’impatience jusqu’à votre retour. »

D’ordinaire, le maître clerc n’avait garded’insister sur les égards dus à sa personne, mais comme ce maîtreclerc était doublé d’un galant homme, ayant conscience de laconsidération à laquelle sa situation lui donnait droit, il perditpatience. Le mutisme blessant de son patron, qu’aucun mot d’excusene vint compenser, lui arracha la protestation suivante :

« Il m’est très pénible, sir Giles, je nevous le cache pas, de voir que vous ne me tenez plus dans la mêmeestime ; après avoir été chargé par vous de la surveillance devos clercs et de la direction de vos affaires, je me croyais endroit de mériter votre confiance pleine etentière ! »

Le banquier à son tour, piqué au jeu,riposta :

« D’accord ! je suis le premier àrespecter vos droits, lorsqu’il s’agit de votre autorité dans monétude, mais, à l’époque où nous vivons, époque de lutte ouverteentre le patron et l’employé, il est une chose, cependant, quecelui-là n’entend pas abandonner à celui-ci : c’est leprivilège de garder pour lui-même ses propres secrets. Je ne sachepas que ma conduite envers vous justifie en rien vosplaintes ! »

Sur ce, Denis, remis à sa place, salue ets’esquive.

Cette humilité apparente impliquait-elle queDenis se soumettait ? Non, puisqu’il en était arrivé, aucontraire, à cette conclusion, qu’un jour ou l’autre, le secret desir Giles Montjoie cesserait d’être un mystère pour lui.

Chapitre 2

 

Se conformant ponctuellement aux instructionsde son patron, Denis consulte le troisième volume de l’importantehistoire de Gibbon et trouve effectivement entre les pages 78 et79, une feuille de papier de fabrication raffinée, perforée d’unequantité de petits trous de différentes dimensions. S’étant emparésubrepticement de ce curieux document, Denis se mit à réfléchir. Unmorceau de papier percé d’une façon inintelligible, était enlui-même chose suspecte. Or, en Irlande, avant la suppression de laligue agraire, qu’est-ce que ce fait devait suggérer à un espritinvestigateur, sinon l’idée de la police ?

Avant de rentrer chez son patron, Denis allavoir l’un de ses vieux amis, journaliste de profession, hommed’expérience et de grande érudition. Il le pria d’examiner lesingulier morceau de papier et de découvrir avec quel instrument onl’avait pu perforer de la sorte. Ce lettré se montra digne, en toutpoint, de la confiance qu’on lui témoignait, si bien qu’en quittantles bureaux du journal, Denis, bien et dûment éclairé, était prêt àfournir des informations à sir Giles. Poussant un soupir desoulagement, il s’écria d’une façon irrévérencieuse :maintenant, je le tiens !

Le banquier, ébaubi, tournait la tête dedroite à gauche, les yeux fixés tantôt sur le maître clerc, tantôtsur le morceau de papier. Soudain, il dit :

« Ma foi, je n’y comprends rien, etvous ? »

Denis, tout en conservant un air humble,demanda la permission de considérer un instant le document. Peuaprès, il prononça ces mots :

« Attendez encore un ou deux jours et lemystère sera probablement éclairci. »

Le lendemain, aucun fait ne se produisit, maisle surlendemain, une seconde lettre vint mettre la patience, déjàtrès ébranlée de sir Giles Montjoie, à une épreuve nouvelle.

L’enveloppe même présentait une énigme. Letimbre portait : Ardoon. Autrement dit, lecorrespondant, ou son complice, s’était servi du facteur comme d’uncommissionnaire, attendu que le bureau de poste n’était distant qued’une minute de marche de la maison de banque.

Cette fois, les caractères illisiblessemblaient tracés par la main d’un fou. Les mots mutilés d’unefaçon barbare et les phrases incohérentes n’avaient ni queue nitête. Vaincu par la force des circonstances, sir Giles fit enfin àson clerc l’honneur de ses confidences.

« Commençons par le commencement, dit-il.Voilà la lettre que vous avez vue sur mon lit, quand je vous aimandé pour la première fois. Je l’ai trouvée sur ma table à monréveil, et j’ignore qui l’y a mise. Veuillez en prendreconnaissance. »

Denis lut ce qui suit :

« Sir Giles Montjoie, j’ai à vous faireune communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membresde votre famille ; mais avant de rien révéler, il me faut unegarantie de votre bonne foi. En conséquence, je vous prie deremplir les conditions suivantes et cela au plus vite. Je n’osevous donner ni mon adresse, ni signer mon nom, car la moindreimprudence de ma part pourrait avoir des conséquences fatales pourl’ami dévoué qui écrit ces lignes. Si vous dédaignez de prendre cetavis en considération, vous le regretterez toute votrevie. »

Inutile de rappeler les conditions auxquellesla lettre faisait allusion ; elles avaient été remplies lejour de la découverte de l’objet cité plus haut. Primo : letesson derrière la borne milliaire ; secondo : la feuilleperforée entre les pages de l’histoire de Gibbon !

Sir Giles, un nuage au front, avait déjàconclu qu’il s’agissait d’un complot contre sa vie et peut-êtreaussi contre sa caisse. Le maître clerc en homme avisé, désignantdu doigt le papier perforé et le grimoire illisible reçu le matin,s’écria :

« Ah ! si nous pouvions réussir àdéchiffrer le tout, vous seriez mieux fondé à débrouiller leschoses et à les tirer au clair.

– C’est juste ; mais qui peut êtreassez habile pour cela ? dit le banquier.

– En tout cas, j’essaierai, monsieur, sivous m’autorisez à tenter la chose. »

Sans sonner mot, sir Giles fit un signe detête affirmatif. Trop prudent pour dévoiler d’emblée l’informationqu’il avait préalablement obtenue, Denis ne se décida qu’aprèsplusieurs tentatives à faire sa communication à qui de droit.

Prenant la feuille perforée, il la plaçadélicatement sur la page couverte de caractères illisibles :mots et phrases parurent alors au travers des trous, trèscorrectement écrits et orthographiés. Voici en quels termesl’expéditeur s’adressait à sir Giles : « Je tiens à vousremercier, monsieur, de vous être conformé aux conditions que jevous ai dictées. Désormais, je ne saurais suspecter votre bonnefoi. Toutefois, il est possible que vous hésitiez à accorder votreconfiance à quelqu’un qui ne peut vous mettre dans le secret de sesconfidences. La position périlleuse où je suis placé m’oblige àattendre encore deux ou trois jours avant de vous fixer unrendez-vous. Surtout, prenez patience et, sous aucun prétexte, nedemandez aide et protection à la police. »

« Ces derniers mots, déclara sir Giles,sont concluants. En réalité, plus tôt je serai sous la protectionde la loi, mieux cela vaudra. Portez ma carte aux bureaux de lapolice.

– Puis-je auparavant vous dire un mot,monsieur ?

– Quoi ? cela signifie que vous nepartagez pas mon opinion ?

– Parfaitement.

– En conscience, Denis, vous êtes entêtécomme un casque et votre obstination augmente tous les jours.Voyons, tâchons d’éclaircir l’affaire. Quelle est, d’après vous, lapersonne que désignent ces diablesses de lettres ? »

Le maître clerc lut la phrase ducommencement : « sir Giles Montjoie, j’ai à vous faireune communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membresde votre famille ». Denis répéta ces mots d’un ton emphatiqueet en articulant bien chaque syllabe : l’un des membres devotre famille ? Son patron, l’air ébahi, fixait sur lui desyeux hagards.

« L’un des membres de ma famille ?répétait-il de son côté. Que diable ! je suis un vieuxcélibataire endurci et je ne me connais pas de famille.

– Mais vous avez un frère,monsieur ?

– Il est en France, loin, bien loin desmisérables qui me poursuivent de leurs menaces. Ah ! que nesuis-je avec lui plutôt qu’ici !

– Il ne faut pourtant pas, non plus, sirGiles, oublier les deux fils de votre frère, dit le clerc d’un toncalme.

– Même de ce côté, rien ne peut, je lesais, me donner la moindre inquiétude. Mon neveu Hugues est àLondres et n’a reçu, que je sache, aucune mission politique.J’espère apprendre prochainement son mariage, si la plus jolie etla plus excentrique des misses anglaises consent à agréer sesvœux ; en somme, tout cela ne me semble paseffrayant ?

– J’entends seulement parler, monsieur,de votre autre neveu. »

Sir Giles fit un mouvement de corps enarrière, s’esclaffa de rire, puis s’écria :

« Allons donc ! Arthur endanger ! lui, le garçon le plus inoffensif du monde. Le seulreproche qu’on lui puisse adresser, c’est de perdre son argent àfaire de l’agriculture à Kerney.

– Mais, je vous ferai remarquer, se hâtade dire Denis, qu’à l’heure qu’il est, personne ne voudraitrecevoir de l’argent de sa main. J’ai rencontré hier au marché desamis de M. Arthur. Votre neveu estboycotted !

– Ma foi, tant mieux ! s’écrial’obstiné banquier ; cela le guérira de faire de l’agricultureenvers et contre tous. C’est par trop bête ! De guerre lasse,vous verrez qu’il finira par venir occuper la place que je luidestine dans mon bureau.

– Que le ciel vous entende ! »s’écria Denis avec chaleur.

Cette exclamation produisit sur sir Giles ungrand effet. Regardant son interlocuteur avec étonnement, il repritd’un ton interrogateur :

« Pour l’amour de Dieu, avez-vous apprisquelque chose que vous m’ayez caché ?

– Non pas, mais je me rappelle simplementun fait que vous avez, je crois – pardonnez la liberté grande, –totalement oublié.

« Le dernier fermier à Kerney est partien mettant la clef sous la porte. En conséquence, M. Arthur adû prendre une ferme evicted. J’ai donc la conviction bienarrêtée, poursuivit le maître clerc en s’échauffant, que lapersonne qui vous a écrit ces lettres, connaît M. Arthur, saitpertinemment que votre neveu court des dangers, et essaie de luisauver la vie – en faisant appel à votre influence, – au risque decompromettre sa propre sécurité. »

Secouant la tête, sir Giles reprit :

« Voilà ce que j’appelle chercher midi àquatorze heures ! Si ce que vous dites est vrai, pourquoil’auteur de ces lettres anonymes ne s’est-il pas adressé à Arthurplutôt qu’à moi ? Cet individu apparemment le connaît.

– C’est juste. Eh bienalors ? »

Sans se rebuter, Denis reprit :

« Quand on connaît le pèlerin, l’on saitque, bien que doué de toutes sortes de bonnes qualités, le jeunehomme est un braque ; de plus, il est têtu et téméraire commepas un et si quelqu’un prétend qu’il est en péril dans sa ferme,c’est une raison pour qu’il s’y incruste ! Vous, monsieur,vous avez au contraire la réputation bien établie d’être prudent,clairvoyant et discret. » À cette énumération flatteuse, ilaurait encore pu ajouter : poltron, entêté, obtus etoutrecuidant. Or, l’espèce de culte qu’il rendait depuis des annéesà son supérieur, avait fini par envelopper son jugement d’un voileépais. Si un homme naît avec le cœur d’un lion, un autre peutnaître avec l’esprit d’une mule ; or, le patron de Denisappartenait à l’une de ces deux catégories…

« Très bien parlé ! répondit sirGiles en se rengorgeant. Le temps nous apprendra si un individud’aussi peu d’importance que mon neveu court ou non le risqued’être assassiné ! Tout beau, Denis ! Cette allusion àl’un des membres de ma famille, n’est qu’un biais destiné à mejeter sur une fausse piste. Le rang, l’influence sociale, et mesprincipes inébranlables, ont fait de moi un homme de notoriétépublique. Allez, je vous prie, de ce pas, demander au chef de lapolice qu’il m’envoie tout de suite un policeman ayant déjà faitses preuves. »

Le bon Denis Howmore se dirigea alors du côtéde la porte. Avant qu’il eût atteint l’autre extrémité de la pièce,l’un des employés de la banque vint prévenir sir Giles que missHenley désirait le voir.

Agréablement surpris, le banquier se lèveallègrement, les deux mains tendues vers la jeune fille.

Chapitre 3

 

Quand Iris Henley viendra à mourir, ellelaissera, selon toute probabilité, des amis qui se la rappellerontet aimeront à en parler.

Les femmes, en particulier, seront prises decuriosité en entendant discourir sur cette étrange créature, maispersonne ne pourra leur en donner une idée nette et précise. Soncharme principal consiste en une mobilité d’impression qui reflètetoutes les sensations d’une nature féminine, délicate, douce,sensible, vague, flottante, ondoyante et diverse !

Par cela seul, il ne saurait exister lamoindre ressemblance entre les différents portraits d’Iris Henley.Seuls, les amis intimes du peintre consentent, par condescendancepour son talent, à convenir de la ressemblance. À Londres et enprovince, on l’a photographiée en maintes occasions. Or, cesimages, toutes dissemblables, ont l’insigne honneur de rappelersous ce rapport, les portraits de Shakespeare, lesquels offrentcette particularité singulière, d’être tous absolument différents.Le souvenir qu’Iris laissera à ceux qui l’ont connue, sera de mêmerempli de contradictions. Quel charmant visage ! Somme toute,un peu banal. – Ah ! le joli ovale ! – Mais avec un teintmédiocre, blafard et pourtant transparent, son regard trahissaitune nature emportée, un cœur tendre, une volonté ferme, unesensibilité maladive, une bonne foi inébranlable, et hélas !aussi, un entêtement phénoménal !

Elle était peut-être un peu brève detaille ? Non pas ; ni trop grande ni trop petite ;élégante, quoique habillée pauvrement. Dites plutôt, d’unesimplicité voulue, recherchée, théâtrale parfois, avec l’intentionvisible de se distinguer toujours du commun des martyrs.

Au demeurant, ce frêle spécimen descontradictions humaines excitait-il, oui ou non, lasympathie ? l’on pouvait répondre affirmativement au nom dusexe masculin, mais, toutefois, en faisant des réserves : luitémoigner plus d’affection eut été une conduite cruelle. Quand lapauvre enfant s’est mariée (s’est-elle réellement mariée ?) enest-il parmi nous à avoir assisté à la cérémonie ? non, pas unseul. Quand elle est morte, combien l’ont regrettée ? tous,sans exception. Quoi ! toutes les divergences d’opinion sesont-elles donc écroulées devant sa tombe ? Oui, et que Dieuen soit béni !

Retournons en arrière et laissons la parole àIris, alors que, encore dans la fleur de l’âge, elle avait devantelle une carrière orageuse à fournir.

Chapitre 4

 

Sir Giles, parrain de miss Henley, pouvaitpasser pour un être privilégié. Posant ses mains velues sur lesépaules de sa filleule, il l’embrassa sur les deux joues. Après cesdémonstrations de tendresse, il demanda par suite de quellescombinaisons extraordinaires elle s’était décidée à quitterLondres, pour venir lui rendre visite à sa maison de banqued’Ardoon ?

« J’avais la volonté bien arrêtée dem’éloigner de la maison paternelle, répondit Iris Henley ;n’ayant personne à aller voir, j’ai pensé à mon parrain, et mevoilà.

– Toute seule ? s’écria sirGiles.

– Non pas, avec ma femme de chambre.

– Rien qu’elle, hein ? Vous avezsûrement des camarades parmi les jeunes filles de votrerang ?

– Des connaissances, oui, des amies,non.

– Votre père a-t-il approuvé votreplan ? demanda le banquier en regardant attentivement soninterlocutrice.

– Voulez-vous m’accorder une faveur,parrain ?

– Oui, si c’est chose possible.

– Eh bien ! n’insistez pas sur cepoint délicat », répondit-elle.

La légère coloration, qui s’était répandue surle visage de la jeune fille au moment de son entrée dans la pièce,s’était dissipée tout à coup. Ses lèvres serrées révélaient cettevolonté inébranlable qui provient, le plus souvent, du sentiment deses torts. En somme, elle paraissait avoir dix ans de plus que sonâge.

Sir Giles la comprit, il se lève, arpente lachambre de long en large, puis soudain, il s’arrête. Enfonçant sesmains dans ses poches, il dit d’un ton interrogateur, endévisageant sa filleule.

« Je gage que vous aurez eu une nouvellequerelle avec votre père ?

– Je n’en disconviens pas, répondit lajeune Iris.

– Qui a tort de vous deux ?

– La femme a toujours tort,répondit-elle, un sourire triste effleurant ses lèvres.

– Est-ce votre père qui vous a ditcela ?

– Mon père s’est borné à me rappeler quej’ai atteint ma majorité depuis quelques mois et que je suis libred’agir à ma guise, je l’ai pris au mot, et me voilà.

– Vous comptez retourner sous le toitpaternel, hein ?

– Ah ! quant à cela, je n’en saisrien », dit miss Henley d’un ton sérieux.

Sir Giles recommença alors à marcher de longen large. Sa physionomie atrabilaire révélait les luttes et lesépreuves de son existence.

« Hugues, dit-il, m’avait promis dem’écrire, mais il n’a pas tenu sa promesse. Je sais ce qu’il fautinférer de son silence, et pourquoi et comment, vous avez faitsortir votre père des gonds, mon neveu a demandé votre main pour laseconde fois et pour la seconde fois vous l’avezéconduit ! »

Le visage d’Iris se détendit, un air dejeunesse et de grâce l’embellit de nouveau.

« Vous l’avez dit », fit-elle d’unton triste et soumis.

Sir Giles, perdant patience,s’écria :

« Que diable avez-vous donc à reprocher àHugues ?

– C’est bien là ce que mon père m’ademandé et presque en termes identiques. Quand j’ai essayé de luidonner les raisons qui m’ont décidée à l’éconduire, il s’estemporté, or, je ne veux pas risquer de vous mettre en colère àvotre tour. »

Sans paraître écouter la jeune fille, sonparrain poursuivit :

« Voyons, Hugues n’est-il pas unexcellent garçon, au cœur affectueux et aux noblessentiments ? Et un bel homme par-dessus le marché !

– Tout cela est l’exacte vérité ;j’avoue qu’il m’inspire de la sympathie, voire del’admiration ; je dois à sa bonté pour moi, je le reconnais,quelques-uns des meilleurs jours de ma triste existence et je luien ai une profonde reconnaissance.

– Parlez-vous sérieusement ? demandasir Giles.

– Très sérieusement.

– Alors votre décision est inexcusable.Je déteste qu’une jeune femme fasse le mal pour le mal. Pourquoi,diable, n’épousez-vous pas Hugues ?

– Ah ! que ne pouvez-vous, enregardant dans votre âme, lire dans la mienne. Hélas ! Huguesne peut m’inspirer d’amour ! »

Le timbre de la voix d’Iris était plusexpressif que ses paroles mêmes.

Le mystère douloureux de sa vie était connuégalement de son père et de son parrain.

« Enfin, nous y voilà ! fit lebanquier d’un ton rébarbatif ; vous convenez que vous nepouvez aimer mon neveu, mais sans dire le motif de votredétermination ; la douceur de votre nature répugne à l’idéed’exciter ma colère. Tenez, Iris, sans y aller par quatre chemins,je vais vous dire le nom de son heureux rival : c’est lordHarry ! »

La jeune personne s’observa si bien, que rienen elle ne vint confirmer les paroles de son parrain ; elle seborna à incliner la tête et à croiser les mains. Une résignationinébranlable à tout supporter, semblait lui raidir le corps, maisc’était tout.

Sir Giles, résolu à ne pas épargner sapupille, poursuivit :

« Que diantre ! il est avéré quevous n’avez pas encore triomphé de votre folie pour ce vagabond quivous a ensorcelée. Où qu’il aille, soit dans les lieux mal famés,soit avec des gens de sac et de corde, votre cœur le suit partout.Malheureuse enfant ! n’êtes-vous pas honteuse d’un attachementpareil ?

– Que Harry soit un pilier de tripot, unpanier percé, que sa conduite à l’avenir soit pire que dans lepassé, c’est très possible. Je me décharge sur ses ennemis du soinde mesurer la profondeur de l’abîme où l’ont précipité sa mauvaiseéducation et la mauvaise société qu’il a fréquentée ; mais jecertifie qu’il a des qualités qui rachètent ses défauts.Malheureusement, les gens de votre acabit, fit Iris d’un tondédaigneux, ne sont pas assez bons chrétiens pour être bons juges.Grâce à Dieu ! il lui reste des amis qui sont moins sévèresque vous. Votre neveu est de ce nombre ; les lettres queArthur m’écrit en font foi. Accablez lord Harry de reproches, sibon vous semble : dites qu’il est un gaspilleur de temps etd’argent, moi, je répéterai, de mon côté, qu’il est capable derepentir et un jour – trop tard malheureusement – il justifiera mespronostics. Nous sommes séparés pour toujours probablement. Je nesaurais songer à devenir sa femme. Eh bien ! c’est le seulhomme que j’aie jamais aimé et que j’aimerai jamais ! Si cetétat d’esprit vous semble impliquer que je suis aussi perverse quelui, ce n’est pas moi qui vous contredirai. Existe-t-il unecréature humaine qui ait conscience de ses défauts ?

« Avez-vous eu des nouvelles de Harrydepuis peu, mon parrain ? »

Cette transition soudaine d’un chaleureuxplaidoyer en faveur d’un jeune homme, à une question banale sur soncompte, causa une singulière impression à sir Giles. Pour lemoment, il ne trouvait rien à dire, Iris lui avait donné amplematière à réflexion. Qu’une jeune femme ait assez d’empire surelle-même, pour arriver à dominer ses sentiments les plus violents,juste au moment où ils menacent de l’emporter, c’est une chose peucommune. Comment parvenir à avoir de l’influence sur elle ?C’était là un problème compliqué, qu’une volonté patiente etattentive pouvait seule résoudre. Par obstination plutôt que parconviction, le banquier se flattait, qu’après avoir été déjàéconduit deux fois par Iris, son neveu finirait par avoir villegagnée.

Venue le trouver à son bureau et cela de sonpropre mouvement, elle n’avait point oublié les jours de sonenfance, alors qu’elle trouvait chez son parrain plus de sympathieque chez son père. Sir Giles sentit qu’il avait fait fausse route.Par intérêt pour Hugues, il résolut d’essayer, dorénavant, de ladouceur, des égards et de l’affection. Dès qu’il s’aperçut qu’elleavait laissé sa femme de chambre et ses bagages à l’hôtel, iloffrit gracieusement de les faire prendre, disant :« Tant que vous serez à Ardoon, Iris, j’entends que vous vousconsidériez chez moi comme chez vous ».

D’une part, l’empressement avec lequel elleaccepta l’invitation plut à sir Giles, mais, d’autre part, laquestion relative à Harry ne laissa pas de l’ennuyer ; il seborna à répondre sèchement :

« Je suis absolument sans nouvelles delui, et vous ?

– Pour moi, j’espère de toute mon âme quemes informations sont fausses ; je les tiens d’un journalirlandais ; à en croire cette feuille, lord Harry fait partied’une société secrète, ou plutôt d’une bande d’assassins connuesous ce nom : Les Invincibles. »

Au moment où Iris prononce le nom de cetteassociation formidable la porte s’ouvre, Denis paraît, il vientprévenir sir Giles qu’un sergent attend ses instructions.

Chapitre 5

 

Iris voulut se retirer, mais son parrain laretint avec courtoisie.

« Attendez ici que j’aie expédié lesergent que l’on vient de m’annoncer. Pour tout ce qui est dépenseà l’hôtel, mon clerc se chargera de régler le compte. Il me semble,ma chère enfant, que vous n’avez pas l’air satisfait. Maproposition vous aurait-elle déplu ?

– Comment ça,… je vous en ai, aucontraire, une grande reconnaissance, mais vos rapports avec lapolice me font craindre que quelque danger ne vous menace. Aprèstout, il ne s’agit peut-être que d’une bagatelle ? »

Une bagatelle ! se dit à part lui sirGiles. Il était doué de trop de pénétration, pour ne s’être pasaperçu que l’une des lacunes de l’étrange nature de sa filleule,consistait à ne pas tenir en assez haute estime la situationsociale de son parrain. À preuve, la désinvolture avec laquelleelle venait de parler du complot en question. Or, exciter chez soninsensible filleule des sentiments d’inquiétude, voired’admiration, en jouant le rôle d’un homme de grande importanceétait une tentation à laquelle la vanité du banquier ne pouvaitrésister.

Il s’avisa donc, avant de s’éloigner,d’enjoindre à son maître clerc de mettre Iris au fait de lasituation, afin qu’elle pût juger par elle-même s’il avait tort ounon d’être en éveil au sujet d’un péril qu’elle traitait sicavalièrement de bagatelle.

Denis Howmore entama son récit ; ilaurait fallu être dépouillé de toute faiblesse humaine, pour livrerles faits dont il avait eu connaissance, sans leur imprimer lereflet de ses propres impressions. Il constata, non sans surprise,que le visage de son interlocutrice changeait d’expressionlorsqu’elle lui entendait prononcer le nom de Arthur Montjoie.

« Vous connaissez doncM. Arthur ? interrogea-t-il.

– Ah ! si je le connais ! nousétions camarades de jeux aux jours de notre enfance et je lui aiconservé une affection fraternelle ; dites-moi sanscirconlocutions si sa vie court réellement desdangers ? » Sur ce, Denis répéta textuellement à la jeunefille ce qu’il avait dit à sir Giles.

Miss Iris, qui partageait les alarmes dumaître clerc, se promit d’avertir Arthur du complot ourdi contrelui. Or, le village voisin de sa ferme était dénué de tout réseautélégraphique. Il ne restait donc à la jeune fille d’autre parti àprendre que d’écrire, c’est ce qu’elle fit immédiatement ;ajoutons que ses craintes provenaient de certains sentiments quil’empêchaient de communiquer sa lettre à Denis. Connaissant delongue date l’étroite amitié qui unissait lord Harry et ArthurMontjoie, et aussi la nouvelle donnée par la feuille irlandaiserelativement à l’affiliation de lord Harry à la société desInvincibles, elle en inféra que le noble vagabond devaitêtre l’auteur de la lettre anonyme qui avait si sérieusementéveillé les inquiétudes de son parrain.

Lorsque sir Giles revint chercher sa filleule,ce qu’il lui raconta de sa conversation avec le sergent, ne fit queraviver les appréhensions de son interlocutrice. Le lendemain pasde lettre ! À quatre jours de là, il arriva à sir Giles defaire grasse matinée. Son courrier lui fut donc apporté de labanque chez lui, à l’heure du déjeuner. Après avoir prisconnaissance de l’une des lettres, il envoya en toute hâte requérirla police.

« Tenez, Iris, lisez ces lignes »,dit-il à sa filleule, en lui passant la lettre dont voici lateneur :

« Des événements imprévus me décident, aurisque même de courir un véritable péril, à vous demander unrendez-vous nocturne à la première borne milliaire sur la route deGarvan. Veuillez vous y trouver au lever de la lune, sur le coup dedix heures du soir. L’obscurité est mon seul espoir de salut encette dangereuse occurrence. Inutile de prononcer votre nom. Le motde passe est Fidélité. »

– Comptez-vous y aller, monparrain ?

– Autant me demander si je veux offrir magorge au couteau des assassins ? s’écria sir Giles sur le tond’un homme dont la bile commence à s’échauffer ; ma chèreenfant, il faudrait parler avec plus de circonspection.Pardieu ! le sergent ira à ma place !

– Et fera arrêter l’individu qui vous aécrit ? demanda Iris d’une voix perplexe.

– Certainement. »

Cette réponse stupéfiante une fois lancée, lebanquier s’esquiva rapidement, afin d’aller conférer avec l’agentde police dans la pièce voisine. Iris se laissa tomber sur le siègele plus proche. Le tour que cette affaire venait de prendre larévoltait au plus haut degré.

Peu après, sir Giles reparaissait calme etsouriant. On était convenu qu’aux lieu et place du banquier, lesergent, revêtu d’un costume civil, se rendrait à la bornemilliaire à l’heure indiquée et donnerait le mot de passe. Deuxagents de police, prêts à lui prêter main-forte, auraient l’oreilleaux écoutes, l’œil au guet.

« Je tiens à considérer le misérablelorsqu’il aura les menottes, fit le banquier en se frottant lesmains ; il est entendu que le policeman passera à ma banqueavec son gibier de potence. »

Iris ne voyait qu’un moyen de sauver lemalheureux qui, après avoir évoqué les sentiments d’honneur dubanquier, était déjà bel et bien trahi par lui ! Jamais encoreelle n’avait aimé lord Harry – le transfuge qu’on lui avaitjustement interdit d’épouser – comme elle l’aimait en cemoment ! Au risque d’encourir un châtiment exemplaire, cettefemme d’énergie décida que le sergent ne serait pas seul à serendre au rendez-vous et à donner le mot de passe. Lord Harry avaitun ami dévoué en qui il pouvait avoir pleine et entière confiance,et cet ami, c’était Iris !

Dès que sir Giles eût installé sa filleulechez lui, il retourna à sa maison de banque. De son côté, Irisattendait patiemment que la cloche ait sonné le souper desdomestiques, pour se diriger vers le cabinet de toilette de sonparrain. Elle ouvrit la garde-robe, y trouva un vieux manteauespagnol aux amples plis et un chapeau de feutre aux larges bordsqu’il portait à la campagne. L’obscurité aidant, ces deux objetssuffiraient à la rendre méconnaissable. Toutefois, avant des’esquiver, elle s’avisa d’une mesure de prudence que lui dicta sonesprit fécond en ressources. Sans perdre un instant, elle avertitsa femme de chambre qu’elle avait des emplettes à faire et sortit.Dès qu’elle fut dans la rue, elle demanda la route de Garvan à lapremière personne respectable qu’elle rencontra. Son but était depousser une reconnaissance jusqu’à la première bornemilliaire ; il lui suffisait d’y aller une fois, pour être enétat de la retrouver facilement. En effet, en reprenant ladirection de la maison de son parrain, elle observa différentspoints de repère qu’elle eut soin de garder présents à sa mémoire.À mesure que le moment de l’arrestation approchait, sir Giles enproie à une agitation trop grande pour rester patiemment chez lui,se rendit au bureau de police, se demandant si les autoritésn’auraient point déjà eu vent de quelque nouveau complot.

À cette époque de l’année, le jour tombait dèshuit heures du soir. Les gens de service se rendaient à l’office, àneuf heures, en attendant le moment du souper.

Une chose s’imposait à Iris : précéderl’agent de police au lieu du rendez-vous. En conséquence, elles’équipa de son accoutrement de fantaisie et, à neuf heuresprécises, elle réussit à sortir de chez son parrain sans éveillerl’attention de personne. La lune, à son déclin, ne faisait que derares trouées au milieu des nuages, lorsque la jeune Iris gagna lechemin de Garvan. Bientôt la brise s’élève et les échancrures desnuages s’élargissent très grandes !

Pendant un moment, les lueurs de la lunemourante blanchissent la terre du chemin. Iris estime qu’elle afranchi plus de la moitié de la distance qui sépare la petite villede la borne milliaire. Peu après, les arbres, les bâtisses,prennent des teintes confuses et quelques gouttes d’eaurafraîchissent la température. À la faveur des observations faitespar Iris pendant la journée, elle sait que la borne milliaire setrouve à droite de la route, mais la couleur grise de la pierrefait qu’il est difficile de rien distinguer. Elle craint un instantd’avoir dépassé le but ; elle constate en regardant le cielque toute menace de pluie a disparu ; pour l’instant, la luneblême jette ses dernières clartés sur la terre engourdie. DevantIris, la route se déroule à perte de vue et c’est tout ;enfin, la jeune fille n’est plus qu’à quelques pas de la bornemilliaire. Un mur de pierres brutes borde les deux côtés du chemin.Une brèche, fermée partiellement par une claie, est visibleprécisément derrière la fameuse borne. Un petit aqueduc à moitié enruine, jeté sur le fossé, à sec pour l’instant, conduit à un champ.Les agents de police n’avaient-ils pas déjà choisi cet endroitcomme refuge ? Un sentier et au delà la masse sombre d’unbouquet de bois, étaient tout ce que l’œil pouvait percevoir.

Au moment que Iris faisait ces découvertes, lapluie recommença à tomber ; les nuages se rapprochèrent enbloc et la lune se cacha ; c’est alors qu’une difficulté, quela jeune imprévoyante n’avait pas prévue, se présenta à sonesprit.

Lord Harry pouvait arriver à la bornemilliaire par trois voies différentes, l’une venant de la ville,l’autre de la campagne et enfin la troisième aboutissait au petitaqueduc et au champ dont nous avons parlé ; surveiller à lafois ces trois débouchés par une nuit noire était chose impossible.En pareil cas, un homme guidé simplement par la raison, avantd’arriver à une décision satisfaisante, eût pu perdre un tempsprécieux en tergiversations ; au contraire, une femme,obéissant au sentiment de l’amour, résolut en un instant leproblème. Elle prit le parti de se poster bravement près de laborne milliaire et d’attendre là, de pied ferme, que les agents lavissent et l’arrêtassent. Eh bien ! en supposant que lordHarry fût exact au rendez-vous, il se ferait alors un tel tumulte,qu’il en profiterait pour s’éloigner. Iris allait prendre position,quand elle avisa sur le champ voisin une tache noire ; puiselle observa que cette ombre marchait. Elle courut dans cettedirection et put se convaincre que c’était un homme. En effet, unevoix masculine lui demanda d’un ton mystérieux le mot de passe.« Fidélité », répondit-elle.

L’obscurité ne permettait pas de distinguerles traits du survenant, mais Iris l’avait reconnu à sa hautestature et aussi à son accent. Se figurant à tort avoir affaire àun homme, il recula d’un pas. Sir Giles Montjoie avait une tailleau-dessus de la moyenne et l’individu enveloppé d’un manteau étaitgrand plutôt que petit :

« Sûrement, dit-il, vous n’êtes pas celuique je croyais rencontrer ici. Qui donc êtes-vous ? »

La tentation de se faire reconnaître de lordHarry et de lui révéler l’acte de dévouement qu’elle venaitd’accomplir afin de lui sauver la vie, débordait du cœur d’Iris,mais un bruit de pas l’empêcha de trahir son secret. Elle n’eut quele temps de lui dire à mi-voix :

« Sauvez-vous…

– Merci, qui que vous soyez ! »répondit-il.

Sur ce, il disparaît en courant à toutesjambes.

L’idée vint alors à Iris de se réfugier sousl’arche de l’aqueduc, là où le sol était à sec ; se dirigeantprestement de ce côté, elle allait arriver au but, lorsqu’unelourde main lui prend le bras :

« Je vous fais prisonnier », crial’individu.

Sur quoi, on l’obligea à faire volte-face. Lesergent qui venait de faire cette capture donna un coup de siffletd’avertissement et aussitôt arrivèrent ses deux acolytes cachésdans le champ.

« De la lumière, camarades, fit-il, etvoyons quel genre d’oiseau nous avons capturé. »

Le jet d’une lanterne sourde fut alors projetésur le visage du prisonnier ; les agents frappés de stupeur nesoufflaient mot.

En véritable Irlandais qu’il était, l’édifiantsergent s’écria : « Jésus-Maria ! c’est unefemme ! »

Les sociétés secrètes d’Irlande enrôlent-ellesdonc les femmes maintenant ? Serait-elle une nouvelle Judith,écrivant des lettres anonymes et préméditant d’assommer unHolopherne banquier ? Quelle explication allait-elle pouvoirfournir ? Comment se trouvait-elle seule en cet endroitsolitaire par une nuit pluvieuse ? Elle se borna àrépondre : « Conduisez-moi chez sirGiles ! »

Le sergent muni des menottes se disposait àles fixer aux poignets de sa prisonnière, mais ayant constaté lafinesse de ses attaches, il remit l’instrument de torture au fondde sa poche. S’adressant d’un air d’importance à ses subalternes,il leur dit : « À coup sûr, c’est une vraiedame ».

Les deux satellites suivaient d’un œilnarquois les faits et gestes de leur chef. Il faut dire que laliste des vertus pieuses du sergent, comprenait un faible pour lebeau sexe et une propension à mitiger les rigueurs de la justicelorsqu’il s’agissait d’une criminelle en jupons. « Nous allonsvous reconduire chez sir Giles », dit-il, en présentant sonbras et non les menottes à la jeune captive.

Iris comprit et accepta. Les agents de policeétaient positivement ébaubis du silence profond dans lequel lajeune fille s’opiniâtrait en regagnant la ville. Bien qu’ilsl’entendissent pousser des soupirs bruyants, ils étaient à centlieues de soupçonner ce qui se passait en son esprit. Dame !ses réflexions n’étaient pas couleur de rose. Une fois qu’elle futassurée que lord Harry avait la vie sauve, sa pensée, libre detoute anxiété, se tourna vers Arthur Montjoie. Il était évident quele rendez-vous donné à sir Giles à la borne milliaire, n’avait pourbut que de détourner le péril qui menaçait les jours du malheureuxjeune homme. Un poltron est toujours plus ou moins méchant. Defait, l’embûche, combinée par l’égoïsme perfide et cruel de sirGiles, avait empêché la réalisation du plan de lord Harry. À lavérité, il était possible, horriblement possible, que ArthurMontjoie n’eût pu être préservé du sort fatal qui l’attendait, qu’àla seule condition de mettre le temps à profit. Surexcitée par sesperplexités, Iris se mit à marcher avec une telle rapidité que sonescorte avait peine à la suivre au pas de course.

Sir Giles et son clerc, Denis Howmore,attendaient de pied ferme les nouvelles à la banque. Le sergententra seul dans le cabinet du banquier, afin de lui faire le récitde ce qui s’était passé. Or, la porte étant restée entr’ouverte,Iris put entendre la conversation. Sir Giles, se tournant vers lesergent, demanda vivement :

« Vous êtes-vous emparé de votreprisonnier ?

– Oui, monsieur.

– Et vous n’avez pas négligé de luimettre les menottes, hein ?

– Faites excuse, monsieur, reprit l’agentd’un ton mal assuré, mais ce n’est pas un homme.

– Vous plaisantez ! fit le banquieravec un mouvement de surprise. Que diable ! ce ne peut être unenfant.

– En effet, monsieur, car c’est unefemme !

– Comment ?

– Oui, une femme, reprit l’agent depolice, et une femme jeune, s’il vous plaît ! Elle a demandé àvous parler.

– Faites-la entrer », dit lebanquier.

Iris n’était pas de ces personnes quiattendent qu’on les introduise ; donc, elle entra de proposdélibéré.

Chapitre 6

 

« Que Dieu me confonde ! s’écria sirGiles. Comment, Iris mon manteau jeté sur l’épaule ! monchapeau à la main ! Sergent, vous avez été le jouet d’unefatale erreur. C’est ma filleule…, miss Henley.

– Nous l’avons trouvée à la bornemilliaire, monsieur, mais personne autre. »

Sir Giles, s’adressant alors personnellement àIris, dit :

« Parlez ! Que celasignifie-t-il ? »

Au lieu de répondre, la jeune fille dirige sesregards vers le sergent, lequel ayant conscience de laresponsabilité qui lui incombait, tenait ses yeux braqués sur lebanquier. Du reste, sa physionomie, où perçait une pointe deraillerie, prouvait que la réputation de gens indisciplinablesfaite aux Irlandais, était justifiée, en ce qui le concernait, maisen même temps il ne montrait aucune intention de lâcher pied.S’avisant que Iris, elle aussi, était déterminée à ne fourniraucune explication en présence de l’agent de police, sir Gilesdit :

« Inutile d’attendre ici plus longtemps,sergent, veuillez vous retirer.

– Que dois-je faire du prisonnier, s’ilvous plaît, monsieur ? »

Le banquier éluda cette question superflue,d’un geste de la main, il sentait que sa responsabilité étaittriplement engagée : 1° comme chevalier ;2° comme banquier ; 3° comme magistrat.

« C’est moi, dit-il, qui me chargerai demener miss Henley devant le magistrat si sa présence est requise.Bonsoir. »

Une fois sa responsabilité à couvert, lesergent fit le salut militaire, après avoir, toutefois, salué lajeune fille avec une galanterie mêlée de respect ; puis il sedirigea vers la porte.

« Maintenant, reprit sir Giles, puis-jeespérer recevoir de vous l’explication de votre conduite et savoirpourquoi vous êtes venue à la borne milliaire ; que signifiece manque de convenance et quel était votre dessein ?

– Sauver la vie de celui qui vous avaitdonné rendez-vous, répondit Iris d’une voix très ferme. Pourpréserver votre neveu des dangers dont il était menacé, cet hommen’a pas craint, sachez-le, de risquer ses jours. Ah ! sirGiles, vous avez fait une bien mauvaise action en lui refusantvotre confiance ! »

Au lieu d’excuses faites d’un ton humble etconfus, excuses auxquelles sir Giles s’attendait, sa nièce luijetait des reproches d’un ton indigné, la rougeur au front et leslarmes aux yeux. Sir Giles, du haut de son orgueil blessé, levantla voix, s’écria :

« À quel individu faites-vous allusion,mademoiselle, et quelle est votre excuse, s’il vous plaît, pourvous être transportée à la borne milliaire dans cet accoutrementgrotesque ?

– De grâce, mon parrain, ne perdons pasde temps en questions oiseuses ; il vous appartient de pouvoirréparer encore le mal que vous avez fait, en vous rendantimmédiatement à la ferme de votre neveu. C’est, notez bien ceci,poursuivit-elle d’une voix émue, votre seul moyen de lesauver. »

En ce moment, sir Giles affecta, en parlant àsa filleule, un ton de modération et d’obséquiosité ironiques.

« Puis-je me permettre, dit-iltimidement, de hasarder une observation ? daignerez-vousm’écouter, Iris ?

– Sachez que je ne veux entendre à rien,répondit-elle. Il faut que vous partiez tout de suite.

– Voyons, ne savez-vous donc pas que ledernier train a filé depuis plus de deux heures ?

– Qu’importe ! poursuivit Iris enjetant à son parrain un regard indigné. Vous êtes assez riche pourpayer un train spécial. »

Bref, fatigué de jouer cette comédie, sirGiles se détermina à reprendre son ton habituel. Tirant unvigoureux coup de sonnette, il dit à Denis Howmore :

« Veuillez prendre la peine d’accompagnermiss Henley à la maison », puis se tournant du côté d’Iris, ilajouta : « Je sens que la nuit porte conseil ; jecompte sur vos excuses demain matin. »

Or, quelle ne fut pas sa déception, lelendemain, quand, à neuf heures, il se trouva seul àtable !

À l’heure du déjeuner, la servante touteffarée vint raconter qu’étant montée chez miss Henley, elle avaitconstaté qu’elle était partie, accompagnée de sa femme de chambre.Néanmoins, les lits étaient défaits ; sur les bagages, onlisait ces mots : « Remettre ces malles au porteur quidoit venir les chercher de l’hôtel ». C’était là tout l’adieuformulé par Iris. On alla à l’hôtel et d’après l’interrogatoire quel’on fit subir au maître de l’établissement et à ses gens, ilrésultait que miss Henley et sa camériste avaient fait uneapparition dans la matinée, qu’elles portaient des sacs de voyage àla main et que miss Henley avait confié au directeur del’établissement, la garde de ses bagages jusqu’à son retour. Quantà savoir la direction qu’elles avaient prise, personne ne laconnaissait.

Si sir Giles eût été moins en colère, il sefût rappelé ce que sa filleule lui avait dit la veille et il auraitsu le motif de son départ. « Que diantre ! se dit-il, sonpère s’en est débarrassé ; ma foi ! j’ai bien le droitd’en faire autant. » Sur ce, il donna l’ordre à ses gens derefuser sa porte à miss Henley, si son audace l’entraînait àvouloir en franchir le seuil.

Chapitre 7

 

Dans l’après-midi du même jour, Iris atteignitle village situé près de la ferme d’Arthur Montjoie.

La fièvre politique, c’est-à-dire la haine del’Angleterre, sévissait jusque sur ce coin de terre. À la porte dela petite chapelle, un prêtre, un simple paysan, haranguait sesconcitoyens. Tout Irlandais, disait-il, qui paye son propriétairese rend coupable de lèse-patrie. Un Irlandais qui affirme son droitde naissance sur le sol qu’il foule, est un patriote éclairé. Telsétaient les principes que le révérend développait devant unauditoire attentif. Désirait-on qu’il fût plus explicite, cechrétien modèle leur citait, à l’appui, Arthur Montjoie, mis àl’index sur toute la ligne : « Ne lui achetez rien, nelui vendez rien, évitez tout contact avec lui, en un mot, forcez-led’abandonner la place ; enfin, sans qu’il soit nécessaire devous dire brutalement ma pensée, vous la comprenez, n’est-il pasvrai ?… »

Écouter cette péroraison sans protester, étaitune terrible épreuve pour Iris et, de plus, après ce qu’elle venaitd’entendre, elle était convaincue qu’Arthur était perdu si l’ontardait à le secourir. Elle jette une pièce blanche à un gaminloqueteux et pieds nus, à qui elle demande le chemin de la ferme.Le petit Irlandais ébaubi s’empresse de se rendre utile à lagénéreuse étrangère, en se mettant à marcher devant elle : aubout d’une demi-heure, on arrive à destination. Ne voyant à laporte, ni heurtoir, ni timbre, ni sonnette, signes probants decivilisation, il frappa plusieurs petits coups secs. Dès qu’ilentend le bruit d’un grincement de serrure, il décampe. Ah !c’est que pour rien au monde, il n’eût voulu qu’on le surprît,parlant à l’un des habitants de la ferme évictée.

Une femme d’âge très respectable demande d’unaccent anglais prononcé :

« Qu’y a-t-il pour votreservice ?

– M. Arthur Montjoie ?

– Il n’est pas ici, répondit-elle enessayant de refermer la porte.

– Attendez un moment, reprit Iris ;sans doute les années vous ont peu changée, mais il y a en vousquelque chose qui ne m’est pas complètement inconnu. Êtes-vousmadame Lewson ? »

Après un signe affirmatif, la personnerépliqua :

« Comment se fait-il alors, que voussoyez une étrangère pour moi ?

– Si vous êtes depuis longtemps auservice de M. Arthur Montjoie, vous devez lui avoir entenduparler de miss Henley ? »

À ces mots, le visage deMme Lewson s’illumine. Poussant un crid’allégresse, elle ouvre la porte toute grande :

« Entrez ! miss, entrez !Miséricorde ! je suis toute saisie de vous voir en cetendroit. Oui, j’étais, en effet, la servante chargée de surveillervos jeux enfantins, lorsque vous et vos petits compagnons,MM. Arthur et Hugues, vous vous amusiez à jouerensemble. »

En ce disant, les regards de la vieille femmese reposaient avec joie sur celle qui était naguère sa préférée.Miss Henley comprit l’expression de ce regard et tendit sa joue àbaiser à la pauvre servante, dont les yeux se remplirent delarmes ; au demeurant, elle crut devoir s’excuser de cemouvement d’attendrissement.

« Ah ! je me demande commentj’aurais pu oublier cet heureux temps, alors que vous vous ensouvenez encore ! »

Une fois Iris entrée dans le parloir, lepremier objet qui frappa ses regards fut sa lettre à ArthurMontjoie. Le cachet n’en n’avait pas été rompu.

« Donc, il est sûr et certain qu’il estparti ? demanda la jeune fille avec un sentiment desoulagement.

– Oui, il a quitté la ferme depuis unesemaine au plus, répondit son interlocutrice.

– Ciel ! Dois-je en conclure qu’il aété invité par une lettre, à chercher le salut dans lafuite ? »

À ces mots, la physionomie deMme Lewson exprima une si réelle stupeur que soninterlocutrice se crut obligée de lui expliquer les motifs quil’avaient déterminée à venir jusqu’à la ferme. Elle s’informaensuite d’un ton anxieux si véritablement ce bruit qu’Arthurcourait de grands périls méritait créance ?

« Hélas ! à coup sûr, l’on en veut àsa vie ; mais vous devez assez connaître M. Arthur, poursavoir qu’alors même que tous les land leagueurs seraientligués contre lui il ne broncherait pas ! sa manière à lui,c’est de braver le danger et non de le fuir ; de tenir tête àl’ennemi et non de lui tourner le dos. Il a quitté sa ferme pouraller voir des amis établis dans le voisinage. De fait, jesoupçonne même une jeune personne qui demeure chez eux, d’êtrel’attache qui retient aussi longtemps M. Arthur dans cesparages. En tout cas, ajouta-t-elle, il doit revenir demain. Jevoudrais qu’il fît plus attention à lui et qu’il allât chercherrefuge en Angleterre pendant que cela se peut. Ah ! si lessauvages qui nous entourent doivent tuer quelqu’un, eh bien !je suis là. Mon temps sera bientôt fini, ils peuventm’expédier !

– Arthur est-il en sûreté chez sesamis ? interrogea Iris.

– Dame ! je ne saurais vous le dire.Tout ce que je sais, c’est que, s’il persiste à revenir ici, ilcourt de réels dangers,… on peut l’assassiner sur la route !Oh ! le pauvre jeune homme, il n’ignore pas plus que moi cequi l’attend, mais que voulez-vous, avec des hommes comme lesland leagueurs, il n’y a rien à faire, rien ! Il sepromène à cheval tous les jours, malgré mes remontrances ; iln’a garde, naturellement, d’écouter les avis d’une femmed’expérience comme votre servante. Quant aux amis dont il pourraitprendre conseil, le seul, pour notre malheur, qui ait franchi leseuil de notre porte, est un coquin qui eût mieux fait de restezchez lui ; vous n’êtes probablement pas sans avoir entenduparler de ce bandit. Son père, de son vivant, était connu sous unnom odieux. Or, le fils justifie le proverbe : tout chienchasse de race.

– Ce n’est pas de lord Harry qu’ils’agit ? »

La camériste, tout en écoutant en silence cedialogue, ne laissa pas d’observer l’agitation à laquelle miss Irisétait alors en proie.

D’autre part, la femme de charge, loin dedissimuler sa pensée, s’adressa en ces termes à missHenley :

« Il n’est pas de Dieu possible que cebandit soit l’une de vos connaissances ? Vous le confondezprobablement avec son frère aîné, homme très honorable,paraît-il. »

Miss Henley se dispensa de répondre à cesquestions, mais l’intérêt que lui inspirait l’homme qu’elle aimait,perçait malgré elle ; Iris reprit :

« Les liens d’amitié qui unissent votremaître avec lord Harry font-ils courir des risques aubanquier ?

– Il n’a rien à redouter des misérablesqui infestent le pays ; le seul danger qui le menace, est lapolice et ses agents, si ce que l’on dit de lui, est vrai. Toujoursest-il, que lors de sa dernière visite à M. Arthur, il estvenu ici la nuit, subrepticement, comme un voleur. J’ai entendu monmaître reprocher à son ami une certaine action qu’il avait faite,mais laquelle ? je l’ignore. Ah ! miss Henley, de grâce,brisons là, et qu’il ne soit plus question de lord Harry entrenous. Toutefois, j’ai une prière à vous adresser :Tenez ! en supposant que je vous garantisse confort etsécurité sous notre toit, consentiriez-vous à y venir demain, afind’avoir un entretien avec M. Arthur ? ah ! s’il estune personne qui puisse avoir de l’influence sur lui, c’estvous. »

Iris acquiesça volontiers à ce désir. Elle fitla remarque que tout en vaquant à ses occupations,Mme Lewson semblait très préoccupée.

« Voyons, Rhoda, ne commencez-vous pas àvous repentir de m’avoir suivie dans ce lieu retiré ? »demanda miss Henley à sa femme de chambre. D’une nature calme etaimable, cette dernière ébaucha un timide sourire, etreprit :

« Oh ! non ; je songeais, àl’instant même, à un gentleman de haute naissance, tout comme celuidont a parlé Mme Lewson ; il a mené,paraît-il, la vie la plus dissolue, la plus scandaleuse du monde.C’est du moins ce que j’ai lu dans le journal avant notre départ deLondres. »

Chapitre 8

 

Rhoda fit, ainsi qu’il suit, le récit de cequ’elle venait de lire :

« Un vieux comte irlandais avait deuxfils, dit-elle. Le plus jeune était connu mystérieusement sous lesobriquet du sauvage lord.On accusait le comte de n’avoirpoint été un bon père et même on disait qu’il s’était montré cruelenvers ses enfants ; le cadet, abandonné à lui-même, eut unejeunesse des plus aventureuses ; sa première prouesse fut des’évader du collège ; puis, il réussit à être embarqué commemousse ; il apprit vite le métier et se fit bien voir ducapitaine et de l’équipage, mais le contremaître, homme brutal s’ilen fut, infligea au jeune matelot des punitions corporelles qui nonseulement l’humilièrent, mais le décidèrent à aller chercher dameFortune à terre. Là, une troupe de comédiens ambulants sel’adjoignit et bientôt, il obtint de véritables succès sur lesplanches ; or, le contact perpétuel des acteurs et l’autoritéd’un directeur, lui firent prendre le métier en grippe ; d’unenature emportée et indépendante, il se jeta après cela dans lejournalisme, mais une malheureuse affaire d’amour le fit renoncer àla presse.

« À peu de temps de là, il fut reconnucomme maître d’hôtel d’un paquebot transatlantique, faisant leservice entre Liverpool et New-York. Puis, il donna des séances demédium ; or, le médium d’outre-mer abusait étrangement del’irrésistible ascendant que les sciences occultes exercent à notreépoque, sur certains esprits faibles. Bref, pendant un certaintemps, on n’entendit plus parler de lui. Enfin, un jour l’on appritqu’un voyageur égaré dans les prairies du Far West, avaitété trouvé moitié mort de faim : c’était le sauvagelord ! Il ne tarda pas à avoir maille à partir avec lesIndiens et il se vit abandonné par eux à son malheureux sort.

« Ainsi finirent ses équipées.

« Dès qu’il eut recouvré la santé, ilécrivit à son frère aîné, que la mort du comte venait de mettre enpossession du titre et de la fortune, lui disant qu’il voulaitmettre un terme à la vie de bohème qu’il avait menéejusque-là ; il ajoutait qu’on ne pouvait mettre en doute sondésir de s’amender. Or, le voyageur qui lui avait sauvé la vie,disait qu’il se faisait garant de sa bonne foi et de sasincérité.

« Par l’entremise de son notaire, lenouveau lord fit savoir à son frère, qu’il lui envoyait un chèquede 25 000 francs, somme qui représentait intégralement le legsqui lui revenait de son père. Il lui faisait savoir en outre, ques’il s’avisait jamais de lui écrire, ses lettres resteraient nonouvertes. En un mot, fatigué des frasques de ce vagabond, iln’entendait plus avoir de rapport avec lui.

« Après s’être vu traité de cette façoncruelle, le sauvage lord parut avoir à cœur de ne plus tenter aucunrapprochement avec sa famille. Il reprit ses anciens errements, selança dans de nouveaux paris avec les bookmakers. D’entréede jeu, dame Fortune sembla le favoriser ; or, avecl’infatuation habituelle des gens qui risquent le tout pour letout, il usa et abusa de sa chance ; bref, une nouvelle sautede vent le laissa sans un sou vaillant ! Alors, il revint enAngleterre où il fit l’exhibition de l’un de ces bateauxmicroscopiques sur lequel son compagnon et lui avaient accompli latraversée de l’Atlantique. À quelqu’un qui lui adressa uneobservation à ce sujet, il répondit qu’il avait espéré fairenaufrage et commettre ainsi un suicide en rapport avec la vieabracadabrante qu’il avait menée jusque-là. De toutes les versionsqui circulaient sur son compte, aucune ne semblait digne de foi. Àtout prendre, il y avait gros à parier que les nihilistesaméricains n’eussent englobé le sauvage lord dans les filets d’uneconspiration politique. »

La femme de chambre, lorsqu’elle eut fini sonrécit, put constater chez sa maîtresse une émotion qui ne laissapas de la surprendre. D’un air de bonté attristée, elle félicitaRhoda de sa bonne mémoire, puis garda le silence.

Des bribes de conversations avaient déjà mismiss Henley au fait des folies de lord Harry, mais ce compte rendudétaillé d’une vie dégradante, lui fit comprendre que son pèreavait eu raison de lui enjoindre de résister à cet attachementfatal. Or, il est un sentiment plus fort que le respect del’autorité paternelle, plus fort que les lois impérieuses dudevoir : c’est l’amour ! Oui, c’est une passionmaîtresse, souveraine, toute-puissante, qu’aucune influenceartificielle ne détermine et qui ne reconnaît de suprématie quedans la loi même de sa propre existence ! Cependant, si Irisne se reprochait en rien l’acte héroïque accompli par elle à laborne militaire, elle n’en reconnaissait pas moins la supérioritéde Hugues Montjoie sur ce cerveau brûlé ! Cependant son cœur,son misérable cœur restait fidèle à son premier amour, en dépit detout ! Elle s’excusa brièvement et alla se promener seule dansle jardin.

Il y avait un jeu de cartes à la ferme, aussiles trois femmes essayèrent-elles, mais en vain, d’en faire unmoyen de distraction.

Le sort d’Arthur pesait lourdement surl’esprit de Mme Lewson et de miss Iris ; mêmela jeune camériste, qui l’avait seulement vu lors de son dernierséjour à Londres, prétendait qu’elle désirait vivement que lajournée du lendemain fût déjà passée. Le caractère doux, la belletête, l’aimable enjouement d’Arthur, disposaient tout le monde ensa faveur. Mme Lewson s’était donc décidée àquitter sa bonne installation en Angleterre, pour devenir femme decharge chez lui, alors qu’il était décidé à prendre une ferme enIrlande.

Iris donna la première le signal de laretraite. Le silence pastoral du lieu avait quelque chose desinistre ; ses craintes au sujet d’Arthur n’en étaient queplus poignantes ; elles éveillaient même dans son esprit descraintes de trahison ; tantôt elle entendait le bruit deballes sifflant dans l’air ; tantôt, les cris déchirants d’unblessé et ce blessé était… Iris frémissait à la pensée seule de cenom ! Ayant eu un moment de vertige, elle ouvre aussitôt lafenêtre afin de respirer l’air frais de la nuit et aperçoit unindividu à cheval rôder autour de la maison. Ciel ! était-ceArthur ? Non, la couleur claire de la livrée que portait legroom était facile à reconnaître ; avant même qu’il eût frappéà la porte, un homme de haute taille s’avança à Iris versl’obscurité et demanda :

« Êtes-vous Miles ? »

Iris reconnut aussitôt la voix de lordHarry.

Chapitre 9

 

Donc, au moment qu’Iris était le plus résignéeà ne jamais revoir le lord irlandais, et à l’oublier, il s’offritinopinément à sa vue, réveillant les premiers souvenirs de leuramour et de leurs aveux mutuels. La crainte de se trahir, l’intérêtque lui inspirait lord Harry la retenaient dissimulée derrière lerideau.

« Tout va bien à Rathco ? demanda lesurvenant en faisant allusion à sir Arthur.

– Parfaitement, milord :M. Montjoie nous quittera demain.

– Compte-t-il revenir à laferme ?

– Oui, malheureusement.

– Savez-vous s’il a fixé le jour de sondépart pour son voyage ?

– Oui, milord, répondit Miles enfouillant avec ardeur les profondeurs de ses poches. Il a écrit unbillet à Mme Lewson pour l’en informer et m’arecommandé de le lui remettre en allant au village. »

Mais, que diable ! cet homme allait-ilfaire à cette heure nocturne ? Chercher en hâte un médicamentpour l’un des chevaux malades de son maître ? Tout en parlant,il finit par retrouver la petite note de sir Arthur.

Iris vit Miles passer à lord Harry la lettredestinée à Mme Lewson.

Celui-ci riposta d’un ton plaisant :

« Ah ! çà, croyez-vous que j’aie ledon de lire à tâtons ? »

Sur ce, Miles détache de sa ceinture, unepetite lanterne sourde.

« Quand il fait nuit noire, certainesparties de la route sont loin d’offrir de la sécurité »,fit-il observer en soulevant l’abat-jour à charnière de lalanterne.

Alors le sauvage lord prend la lettre, l’ouvreet la parcourt sans se presser : « Ma bonne vieille,attendez-moi demain à dîner à trois heures. Bien à vous. »

Après une courte pause, lord Arthurreprit :

« Y a-t-il des étrangers à Rathco,Harry ?

– Oui, deux ouvriers qui travaillent aujardin. »

Un nouveau silence suivit ce court dialogue.Puis, lord Harry murmure ces mots : « Comment puis-je leprotéger ? »

Évidemment, il soupçonnait les deux inconnus(des espions sans doute) d’avoir déjà fait savoir à leurs affiliésl’heure à laquelle partirait Arthur Montjoie. Enfin, Miles sehasarde à dire :

« J’espère, toutefois, milord, que vousne m’en voulez pas ?

– En voilà une bêtise ! Voyons, mesuis-je jamais fâché contre vous, au temps où j’étais assez richepour vous avoir à mon service ?

– Ah ! milord, vous étiez lemeilleur des maîtres, s’écria Miles avec conviction, aussi nepuis-je me résigner à vous voir exposer votre précieuse vie commevous le faites.

– Ma précieuse vie ? répéta lordHarry d’un ton désinvolte ; c’est à celle de M. Montjoieque vous pensez en parlant ainsi. Il mérite assurément d’êtresauvé, nous verrons bien. Mais quant à moi !… »

Sur ce, il se mit à siffloter, comme le seulmoyen d’exprimer le peu de cas qu’il faisait de sa propreexistence.

« Milord, milord ! reprit Miles avecobstination. Les Invincibles n’ont plus autant confianceen vous. Si l’un d’eux vous apercevait rôdant autour de la ferme deM. Montjoie, il vous tirerait un coup de fusil à bout portant,quitte à se demander après ça, s’il a eu tort ou raison de vousenvoyer ad patres. »

Après avoir héroïquement sauvé lord Harry duguet-apens de la borne milliaire, apprendre que votre vie ne tientplus qu’à un fil, était une épreuve au-dessus des forces d’Iris.Une fois de plus l’amour l’emporta sur la prudence. Donc, uninstant encore et miss Henley eût joint ses instances à celles deMiles, si lord Harry ne l’en eût inopinément empêchée, en usantd’un procédé auquel elle était loin de s’attendre.

« Éclairez-moi, dit-il, et je vais écrireun mot à M. Montjoie. »

Il déchire alors la feuille blanche du billetadressé à Mme Lewson, et trace à la hâte les lignessuivantes :

« Je vous exhorte à changer l’heure fixéepour votre départ de Rathco, et à ne communiquer à âme qui vive vosnouveaux plans. Ayez soin de seller vous-même votrecheval. »

(Comme de juste, les mots étaient tracés d’uneécriture déguisée.)

« Remettez ce billet à Montjoie enpersonne ; s’il demande le nom de celui qui l’a écrit,n’hésitez pas à répondre que vous l’ignorez ; d’autre part, sile destinataire s’avise que l’enveloppe a été ouverte et veutsavoir par qui, mentez encore. Bonsoir, Miles, et surtout pasd’imprudence sur la route. »

Le groom referme précipitamment la lanterne etMiles s’empresse alors de se servir du manche de son fouet, pourfrapper à la porte :

« Une lettre de M. Arthur »,s’écria-t-il.

Mme Lewson prend la missive,l’examine à la lueur d’une chandelle, puis, montrant au porteurl’enveloppe déchirée, elle dit :

« Quelqu’un l’a déjà lue, ça se voit,mais qui ça ? »

Fidèle à la consigne qu’il vient de recevoir,Miles répond :

« Je l’ignore. »

Sur ce, il pique des deux et décampe.

Avant même que la porte fût refermée, Irisdescend l’escalier, si bien que Mme Lewsons’empresse de lui exhiber la lettre d’Arthur, et de dire :

« J’ai le plus grand désir de répondre àcette lettre et d’inviter M. Arthur Montjoie à se garer deshommes armés jusqu’aux dents ; ils pourraient lui jouer unmauvais tour sur la route ; mais la difficulté, c’est de mefaire comprendre. Ah ! que vous seriez bonne de me venir enaide. »

Iris accéda volontiers à ce désir : unelettre de cette femme au cœur chaud, tendre et dévoué, ne pouvaitque consolider l’effet produit par la lettre de lord Harry àArthur. Il fallait inférer de la sienne, qu’il serait de retour àtrois heures. De plus, la question adressée au groom par lordHarry : « Y a-t-il des étrangers à Rathco ? »et sa réponse : « Oui, deux ouvriers qui travaillent aujardin », se présentèrent instantanément à l’esprit d’Iris.Elle en conclut, comme lord Harry, que le mieux était de conseillerà Mme Lewson d’écrire à Arthur Montjoie, en leconjurant de changer l’heure de son départ, sans en rien laissertranspirer, bien entendu, et de quitter Rathco à la muette.

Mme Lewson approuva en toutpoint le plan proposé par Iris et sans perdre de temps, elle vas’enfermer dans le parloir, afin d’y griffonner la missive enquestion. Elle pria même miss Henley d’attendre, pour remonter chezelle, que la lettre fût terminée. Le fond de la pensée de la bravedame, c’était qu’Iris pût prendre connaissance de l’épître, avantqu’elle fût adressée au destinataire.

Restée seule dans le hall, Iris, la porteouverte devant elle, les yeux levés vers le ciel, songeait.

La vie des deux êtres qui lui inspiraient leplus vif intérêt, quoique à des titres très différents, étaitégalement menacée. Pour l’instant, celui qui courait les dangersles plus réels, c’était lord Harry, ce réprouvé, cet insurgé, cerévolté, dont le passé ne pouvait être facilement percé à jour,mais, disons-le à sa décharge, qui était prêt à risquer sa vie poursauver celle de son ami. Au cas où lord Harry voudrait courir leschamps à l’aventure, en ce voisinage dangereux de la ferme, sanssoucis des assassins qui pouvaient être postés derrière les haies,Iris, seule, se targuait de posséder assez d’influence sur lui pourle décider à fuir ces parages, très loin ! Lorsqu’elle étaitvenue rejoindre Mme Lewson dans le hall, c’était laréflexion à laquelle elle s’était livrée. L’instant d’après, sarésolution étant prise, elle sortit déterminée à mettre son plan àexécution.

Iris commença par faire le tour des bâtiments,poussant à travers l’obscurité, tantôt une pointe par-ci, tantôtune pointe par-là, tantôt enfin balbutiant le nom de lord Harry.Pas une créature vivante ne parut ; aucun bruit de pas netroubla le calme de la nuit. Évidemment, lord Harry s’était éloignéde ces lieux redoutables.

Ce fait inespéré mit au cœur de la jeune filleune douce sécurité et une grande joie !

Tout en regagnant la maison, elle sereprésenta, chemin faisant, combien l’acte généreux qu’elle venaitd’accomplir était téméraire et insensé !

Ah ! si lord Harry et elle s’étaientrencontrés, aurait-elle eu la force de nier le tendre intérêt qu’illui inspirait ? N’aurait-il donc pu inférer de sa conduite,qu’elle lui avait pardonné ses erreurs, ses égarements, ses vices,et qu’il était d’ores et déjà autorisé à lui rappeler leursengagements et à demander sa main ? Elle tremblait en songeantaux concessions qu’il eût pu lui arracher ! En résumé, si lehasard les eût rapprochés, sa responsabilité n’y eût eu aucunepart. Iris était rentrée à la ferme, et même elle avait eu le tempsde relire sa lettre à Arthur, quand l’horloge sonna l’heure d’allerse coucher ; mais, cette nuit-là, Mme Lewsonet miss Henley dormirent mal. Le lendemain de grand matin, l’onchargea l’un des deux journaliers restés fidèles àM. Montjoie, d’aller à cheval porter la lettre deMme Lewson et d’attendre la réponse. Y compris letemps nécessaire pour faire reposer sa bête, on calcula que cethomme serait de retour avant midi.

Chapitre 10

 

C’était une belle journée inondée de soleil etde lumière ; Mme Lewson commençait à recouvrersa bonne humeur.

« J’ai la superstition du beau temps,disait-elle. J’y ai toujours vu un signe d’heureux augure pourvu,bien entendu, que ce ne soit pas un vendredi. Or, c’est aujourd’huimercredi… Allons, allons, miss Henley, confiance etcourage ! »

Effectivement, l’express rapporta une réponsesatisfaisante ; M. Arthur était gai comme pinson.

« Je me suis bien donné de garde,avait-il dit, d’attacher de l’importance à une lettre qui n’étaitqu’une affaire de chantage. Quant à cette bonneMme Lewson, c’est une autre affaire, je meconformerai à son avis. Dites-lui que je suis décidé à retarder dedeux heures mon départ ; elle peut compter sur moi pourdîner.

– Où donc était M. Arthur, lorsqu’ilvous a fait cette réponse ?

– À l’écurie, où j’étais en train dedesseller mon cheval. Au même moment, tous les palefrenierscausaient et riaient à se tordre. »

Iris était aux regrets qu’Arthur eût donné uneréponse de vive voix, plutôt qu’écrite. En cela, elle partageaitencore la manière de voir du sauvage lord et sa crainte desmouchards. Le temps marcha lentement, jusqu’à quatre heures ;à ce moment, Iris, n’y tenant plus, proposa àMme Lewson de profiter de ce bel après-midi, pouraller au-devant de sir Arthur ; la femme de charge opina dubonnet. Toutefois, au bout d’un instant, elle demanda à sa compagnede s’asseoir un moment sur un tronc d’arbre. Iris s’enquit si cettehalte n’était pas motivée par une considération particulière. Defait, plusieurs routes bifurquaient à cet endroit, y compris unpetit sentier tracé sous bois, que les piétons et les cavaliersprenaient souvent pour couper au plus court. Arthur en profiteraitprobablement ; cependant, au cas où le hasard lui feraitprendre la grande route, il fallait donc, pour ne pas manquer lecavalier, se placer de façon à commander les deux voies.

Trop agitée pour se soumettre à une attentepassive, Iris témoigna le désir de longer pendant un certain tempsle sentier sous bois, puis de rebrousser chemin si ellen’apercevait personne.

« Madame Lewson, veuillez m’attendre ici,fit-elle.

– Surtout, ne quittez pas le sentierbattu », lui crie la vieille dame.

Iris s’engagea alors sous bois. L’espoir derencontrer sir Arthur lui fit considérablement prolonger sapromenade, mais dès qu’elle voit la ligne blanche de la granderoute, elle rebrousse chemin. Peu après, elle avise, à main gauche,une ruine qu’elle n’avait jamais remarquée ; elle s’enrapproche, et constate que les murs, en partie écroulés,ressemblent, en réalité, à ceux d’une maison ordinaire. Or, si uneruine n’est revêtue de la patine du temps, elle n’offre riend’agréable à l’œil, au contraire !

Arrivée au tournant de la route, Iris avise unhomme qui émerge de l’intérieur des ruines ; elle pousse uncri d’alarme ! Ciel ! Devait-elle croire à son étoile ouà la fatalité du sort ! Le sauvage lord, celui-là même qu’elles’était juré de ne jamais revoir, le maître de son cœur, pour toutdire d’un mot, peut-être celui de son avenir, était-il donc là,devant elle ?

Tout autre mortel eût demandé à quel heureuxhasard il devait cette rencontre inespérée,… mais, lui, tout aubonheur de revoir la femme aimée, s’écrie éperdu : « Monange descendu du ciel, que le ciel soit béni ! »

S’approchant d’Iris, lord Harry l’enlace deses bras caressants ; de son côté, elle cherche à se dégagerde son étreinte, pendant qu’il promène un regard investigateurautour de lui. « Je ne vous cache pas, fit-il, que nous sommesenvironnés de dangers. Je suis venu ici pour veiller sur Arthur. Degrâce, Iris, laissez-moi vous embrasser, ou je suis un hommemort ! »

Comme il s’inclinait pour couvrir de baisersle front et les cheveux d’Iris, trois hommes embusqués sortent desbranchages ; qui sait, ils ont peut-être reçu le mot d’ordrede le traquer et de le mettre à mort ! Déjà, ils tiennentleurs pistolets braqués droit. Or, voilà qu’à la place du traîtrequ’on a dénoncé, ils se trouvent en face d’un couple de jeunesamoureux ! Bref, honteux et confus, les trois gaillardss’écrient : « Faites excuse et n’ayezcrainte ! » Après quoi, ils pouffent de rire.

Pour la seconde fois, Iris avait sauvé lordHarry d’un péril imminent !

« Laissez-moi, de grâce… »fit-elle avec l’anxiété vague d’une femme qui perd confiance enelle-même.

Enfin, l’étreignant convulsivement sur sapoitrine, lord Harry reprit :

« Ô ma bien-aimée ! ne me refusezpas la dernière chance de m’amender… d’être digne de vous !…Je m’y engage pour serment. »

Enfin, les bras du sauvage lord lâchent prise.Une détonation retentit… puis une seconde… puis l’on distingue lebruit des pas d’un cheval lancé à bride abattue ; mais bientôtl’on aperçoit la monture sans cavalier. On s’élance à sa poursuiteet bientôt on la saisit. Une petite pochette en cuir est attachée àla selle. Lord Harry adjure Iris de s’en emparer. Elle en retire unflacon d’argent ; le nom gravé dessus lui révèle l’horriblevérité.

Alors, poussant un cri aigu, Iris s’écrie d’unton navré :

« Ils l’ont assassiné ! »

Chapitre 11

 

Pendant que l’on discutait le tracé du nouveauchemin de fer entre Culm et Everill, l’ingénieur provoquaune discussion entre les bailleurs de fonds, jadis directeurs de lacompagnie, en leur demandant s’ils avaient ou non le projet defaire une station à Honey Buzzard ?

Depuis des années, disons-le, le commerce ypériclitait de même que la population. D’un autre côté, desartistes peintres considéraient cette curieuse petite ville dumoyen âge, comme une mine à exploiter au point de vue de l’art. Lesarchéologues ne laissaient pas de flatter le recteur, ens’inscrivant sur la liste de souscription qu’il faisait circulerpour la restauration de la Tour.

De petits commerçants, qui n’étaient pas fousà lier, firent néanmoins la folie d’ouvrir des boutiques à HoneyBuzzard, tentative qui n’eut d’autre résultat que de fricasserleurs petites économies. Après quoi, ils fermèrent boutique etdécampèrent. L’on voyait encore, parfois, un charbonnier déchargerdes sacs de charbon sur le quai, ou bien, un bateau vide embarquerdu foin ; le propriétaire d’une maison délabrée avait cédé àla tentation de suspendre un écriteau pour annoncer un appartementà louer, mais personne ne s’était présenté. Le seul et uniquemédecin de cette modeste localité, y trouvant l’existenceintolérable, ne rêvait que d’y céder sa clientèle à un confrèrepour un morceau de pain, comme on dit, puis déguerpir !Toujours est-il que les administrateurs du chemin de fer et lesingénieurs finirent par décréter qu’il y aurait une station dechemin de fer à Honey Buzzard.

Par un après-midi brumeux d’automne et déjàsur le tard, le train omnibus laissa un voyageur à lastation ; il descendait d’une voiture de première classe,portait à la main un parapluie et une valise. Il s’informa près duchef de gare, quelle était la meilleure auberge de l’endroit ;après avoir reçu l’information qu’il désirait, le voyageurs’engagea dans de petites rues tortueuses et finit par arriver àdestination. En attendant qu’on lui serve à souper, il demande del’encre et du papier.

La fille de l’aubergiste n’eut rien de pluspressé que de questionner sa mère sur le survenant ; celle-cirepartit : « Ma foi, il est grand, beau et bienbâti ; il porte la barbe longue et a l’air mélancolique. Iln’a certes pas l’air d’un casseur d’assiettes. Le nom inscrit surson sac de voyageur est : Hugues Montjoie. Quel vin a-t-ildemandé ? Ah ! si l’on pouvait lui colloquer unebouteille de notre vin français qui est sur, quelleveine ! »

Au même instant, la sonnette se fit entendreet la fille de l’aubergiste, comme on le peut penser, s’empressa deprofiter de la circonstance qui lui était offerte de se former uneopinion personnelle sur ledit M. Montjoie. Bientôt, ellereparut une lettre à la main, déjà rongeant son frein, de n’êtrepas mieux née !

« Ah ! ma mère, fit-elle, sij’appartenais à une classe huppée de la société, je sais maintenantde qui je voudrais être la femme. »

Parfaitement indifférente à ces aspirationsromanesques, la brave aubergiste demanda à examiner la suscriptionde l’enveloppe écrite par M. Montjoie.

L’individu chargé de la porter au destinatairedevait attendre la réponse. L’adresse portait ces mots :« Miss Henley, aux soins de Clarence Vimpany, Esquire, HoneyBuzzard ». La fille de l’aubergiste, très surexcitée, conçutun vif désir de voir miss Henley. De son côté, sa mère ne laissaitpas d’être fort intriguée.

Comment M. Montjoie a-t-il écrit cettelettre puisque miss Henley habite chez le docteur ? N’était-ilpas cent fois plus simple de l’aller voir ? Après avoir faitces réflexions, l’aubergiste rendit la lettre à sa filledisant : « Le garçon d’écurie qui n’a rien à faire peutla porter.

– Non, ma mère, non ; ah !vraiment, ce serait un sacrilège de confier cette lettre à desmains aussi sales. Je ferai la commission moi-même. Qui sait !Cela me permettra peut-être d’apercevoir miss Henley. »

Telle était l’impression que l’arrivée deM. Montjoie avait inconsciemment produite sur cette jeunepersonne romanesque, condamnée par la destinée à tourner dans lecercle étroit et vulgaire d’une auberge de village.

La maîtresse d’hôtel monta elle-même aupremier étage le dîner du voyageur. Le menu se composait decôtelettes et de pommes de terre, aussi mal cuites qu’il estpossible à une cuisinière anglaise de le faire.

La brave femme, qui ne perdait pas de vuel’éventualité de débarrasser son cellier d’une bouteille de vinaigrelet, hasarda cette question :

« Quel vin monsieur veut-ilboire ?

– Un vin français quelconque »,fit-il avec indifférence.

Dès que le domestique revint à la cuisine,l’aubergiste lui demanda comment le voyageur avait trouvé levin ?

« Il demande à vous parler »,répondit le garçon.

Convaincue qu’il y avait de l’orage dansl’air, elle demanda s’il s’était plaint ?

« Ouache ! il a bu à rougebord ! »

La brave femme, les yeux ronds de surprise,exhale un soupir de soulagement. Quelle veine ! Un voyageurbuvant et payant le susdit vin français sans se plaindre !

À cette pensée, elle débordait de joie.Lorsqu’elle entra dans la salle à manger, M. Montjoie, leverre à la main, humait le bouquet du vin avec recueillement.

« Pardon, madame, de vous déranger de vosoccupations, fit-il, d’un ton de condescendance aimable, maispuis-je savoir l’origine de ce vin ?

– C’est tout ce que nous avons pu tirer,retirer, soutirer d’une mauvaise créance de défunt mon mari ;il avait eu le tort de prêter de l’argent à un Français.

– C’est un vin exquis, savez-vous ?riposta le voyageur.

– Ah ! vous le trouvez bon,monsieur ?

– Assurément, c’est une tête deBordeaux ! »

La maîtresse d’hôtel craignait qu’il ne secachât une pointe d’aigreur sous ces louanges. Un doute s’empara deson esprit. En réalité, ce voyageur ne se donnait-il pas le malinplaisir de lui tendre un piège ?

Elle résolut de garder à carreau etriposta :

« Je vous avoue, monsieur, que vous êtesle premier voyageur à ne pas vous plaindre de notre vinfrançais.

– Alors, vous n’auriez peut-être pasd’objection à vous en défaire ?

– De bonne foi, qui en pourrait êtrepreneur ?

– Moi ; combien le vendez-vous labouteille ? »

À cette question, l’aubergiste, convaincuequ’elle avait affaire à un esprit détraqué, résolut de profiter dela circonstance pour doubler le prix de sa marchandise.

« Sept francs cinquante la bouteille,répondit-elle sans sourciller.

– Je crois être raisonnable en vous enoffrant six francs », dit-il.

Or, comme l’appétit vient en mangeant, lamaîtresse d’hôtel reprit :

« Toute réflexion faite, je ne céderaipas à moins de douze francs.

– J’espère pour vous que vous trouverezun acheteur ayant une bourse plus replète que la mienne.

– Tenez, prenez-le pour le prix que vousen voudrez donner », dit cette femme parfaitement respectablequoique peu scrupuleuse.

À cet instant, la fille de la maîtressed’hôtel ouvrit la porte disant :

« J’ai porté moi-même votre lettre,monsieur, et voici la réponse. » (Elle avait vu miss Henley etla tenait pour une personne fort ordinaire.) Après l’avoirremerciée, en des termes qu’une personne aussi romanesque nepouvait oublier, Montjoie rompit le cachet.

Évidemment, c’était une réponse conforme à sesdésirs, car il prit vivement son chapeau, demandant qu’on luiindiquât le chemin du logis du Dr Vimpany. Comme ilne voulait pas prendre Iris par surprise, il lui écrivit del’auberge pour lui annoncer sa visite. Comment miss Henleyrecevrait-elle l’ami dévoué dont elle avait par deux fois refusé lamain ?

Chapitre 12

 

Dans une rue écartée et solitaire de HoneyBuzzard, s’élevait la maison du docteur ; les fenêtresdonnaient sur le cimetière, perspective peu encourageante chez undisciple d’Esculape. Une servante ouvre la porte, regarde d’un airsoupçonneux et, avant même que Montjoie ait articulé un mot, répondque le docteur est sorti. Le visiteur décline son nom et demandemiss Henley. À cet instant, la physionomie de la servantes’épanouit comme par enchantement. Elle l’introduit aussitôt dansun petit salon à l’ameublement pauvre ; des gravures malencadrées et même assez déplacées chez un médecin, ornaient lesmurs. C’étaient des portraits d’actrices célèbres du commencementdu siècle. Plusieurs volumes de pièces de théâtre remplissaient unpetit rayon au-dessus de la cheminée.

« Qui diantre peut lire ces comédies, sedit Montjoie, et d’où vient qu’Iris soit ici ? »

Au même instant, miss Henley apparaît ;elle avait le visage pâle et défait ; les yeux remplis delarmes.

L’arrivée de Hugues évoquait plusdouloureusement encore le souvenir de la mort tragique d’ArthurMontjoie. Iris se sentit prise en sa présence d’une émotion trèsvive. D’un geste spontané et avec la familiarité d’une sœur, elletendit à Montjoie son front à baiser.

« Connaissant les sentimentsd’attachement qui vous unissent à votre frère, fit-elle, je medéclare incapable de vous dire toute la part que je prends à votredouleur.

– Il n’est pas besoin de paroles,répondit son interlocuteur ; votre sympathie parled’elle-même. » Sur ce, il la conduisit du côté du sofa, pritplace à côté d’elle, et dit :

« Ce n’est pas votre père qui m’envoievers vous, mais il m’a montré les deux lettres que vous lui avezécrites : l’une portant le timbre de Dublin, l’autre, de HoneyBuzzard ; je sais à quel péril vous vous êtes exposée poursauver les jours de mon malheureux frère. Ce me serait du moins uneconsolation de pouvoir vous rendre, en une certaine mesure, ce quevous avez fait pour lui.

« Non, poursuivit-il, en renonçant pourl’instant à exprimer sa reconnaissance : votre père, certes,ne m’a jamais envoyé vers vous. Seulement, il sait, d’une part, quej’ai quitté Londres uniquement pour vous venir voir et, d’autrepart, quel est le but de ma démarche. Oserais-je vous dire quelleréponse j’ai obtenue de M. Henley quand je lui ai demandé si,véritablement, il n’avait plus ni confiance, ni foi en safille ? D’une voix de tonnerre, il s’est écrié :« Mon parti est irrévocablement pris ; je ne saurais plusavoir ni foi ni confiance en ma fille, tant que le sauvage lordsera de ce monde ».

« De telles dispositions à votre égard etsurtout de la part d’un père, m’offensent au delà de tout. Oui,j’en conviens, il est emporté et bourru, mais on peut, je crois,l’amener à résipiscence. J’entends qu’il vous rende justice.Maintenant, puis-je me permettre de vous entretenir de lordHarry ?

– Certes, oui, répliqua miss Henley.

– C’est pour moi, vous le sentez bien, unsujet fort délicat à traiter…

– Et pour moi, un sujet de confusion, ditIris avec amertume : autant comparer un démon à un ange que decomparer lord Harry avec vous, Hugues. Je me déclare indigne de labonne opinion que vous avez de moi. Je reconnais que pour aimer lesauvage lord comme je l’aime, il faut avoir l’âme perverse et desgoûts dépravés ! Tenez, donnez-moi des coups de canne si bonvous semble,… je les mérite ! »

Montjoie connaissait trop bien le cœur fémininpour essayer de calmer par les raisonnements et les remontrancescette explosion de sentiments extravagants.

« Votre père, poursuivit-il, n’est pashomme à se laisser toucher par les choses du cœur, mais un exposéplus détaillé des faits, une exposition sincère de la situation,peuvent éveiller chez lui le sentiment de la justice. Enfin,aidez-moi, de grâce, à l’éclairer au sujet de lord Harry, plusefficacement que vous ne pouvez le faire par lettre. En trois mots,je désirerais que vous me missiez au courant de ce qui s’est passé,depuis le moment où les circonstances vous ont réunis vous et lejeune lord à Ardoon, jusqu’au jour où vous le laissâtes en Irlandeaprès la mort de mon frère. S’il vous semble que c’est trop exigerde vous, veuillez vous rappeler que mon unique souci est de vousservir. »

Tel fut l’appel que Hugues adressa à Iris.Pour le faire court, disons qu’elle répondit à ce désir enracontant ce qui suit :

« Lord Harry m’a fourni volontiers deséclaircissements, mais non, toutefois, sans y apporter certainesréserves, spécialement lorsque je lui eus révélé le nom del’individu posté à la borne milliaire. « Je vous supplie de mepardonner, avait-il dit, si je me refuse d’entrer dans des détailsplus circonstanciés. J’eus lieu de m’applaudir d’avoir fait appel àl’influence politique du banquier, en vue d’assurer la sécuritéd’Arthur. La nature de sir Giles, nature méprisable s’il en fut, nem’inspirait, je dois le dire, qu’une médiocre confiance, mais parcontre, je faisais fond sur mon influence personnelle. Ah !Iris, si ce financier avait eu seulement la dixième partie de votrecourage, me dit-il, Arthur serait encore de ce monde et jouirait enAngleterre d’une parfaite sécurité. Tenez, je renonce à en diredavantage ; ma tête s’égare rien que d’y penser ! »Après une pause, il continua à captiver mon attention, par le récitpathétique d’événements récents. Comme membre de l’association desInvincibles,association qui n’était qu’un outrage à laraison et à la société, ainsi qu’il l’avouait lui-même, il avait pupénétrer et même détourner les projets homicides dont il avait euconnaissance. Le jour qu’Iris l’aperçut dans le sentier sous bois,il faisait le guet, persuadé que son ami déboucherait par là. Ildemeurait convaincu, d’ailleurs, que s’il parvenait à prévenirArthur du danger qui le menaçait, ses affiliés lui feraient payerde sa vie cet acte de félonie. Bref, le meurtre commis sur lagrande route, et la disparition de l’assassin, furent suivis de larupture de miss Henley et de lord Harry. Irrévocablement décidée àlui rendre sa parole, elle revint en Angleterre, refusant tous lesrendez-vous auxquels il l’avait suppliée de se rendre. »

À cet endroit du récit, l’idée vint à Montjoiede poser à Iris plusieurs questions plus explicatives encore. Quisait si la jeune fille, aveuglée par son amour, n’était pas encore,à l’heure présente, sous le charme de lord Harry ?

« S’est-il soumis volontiers à votrearrêt ? demanda Montjoie.

– Pas du tout d’abord, riposta Iris.

– Dites-moi, Iris, s’est il résigné àvous rendre votre parole et à renoncer à tout espoir de vousépouser ?

– Nullement.

– Dites-moi, reprit Montjoie, a-t-il faitallusion à la promesse que vous lui aviez faite jadis ?

– Assurément, il m’a dit qu’il s’ycramponnait comme à la meilleure et à la seule espérance de sa vie,répondit Iris.

– À cela, qu’avez-vous répondu ?

– Je l’exhortai à ménager masensibilité.

– Ne lui avez-vous rien dit de pluspositif que cela ?

– En réalité, je ne pouvais oublier cequ’il avait fait pour sauver Arthur, mais décidée à partir, jepartis.

– Avez-vous souvenance des dernièresparoles qu’il vous a adressées au moment de vous quitter ?interrogea Montjoie.

– Il m’a dit : « Je vousaimerai jusqu’à mon dernier « soupir ».

En répétant ces mots, le timbre de la voixd’Iris prit une expression de tendresse involontaire.

« Il faut, reprit Montjoie d’un tongrave, que je sois bien fixé sur ce que je dois dire à votre père.Puis-je l’assurer, par exemple en toute sûreté de conscience, quevous ne reverrez jamais lord Harry ?

– Je me suis juré de ne plus le revoir,dit Iris d’un ton ferme, mais parfois je crains qu’une force pluspuissante que ma volonté ne m’empêche de rester fidèle à monserment.

– Ciel ! que voulez-vous dire ?questionna Montjoie.

– Je préfère m’abstenir de parler,riposta Iris.

– Quelle singulière réponse ! repritson interlocuteur.

– La bonne opinion que vous avez de moi,Hugues, m’est si précieuse que je ne voudrais pour rien au mondem’exposer à la perdre.

– N’ayez crainte, car elle estinébranlable », répondit Montjoie avec courtoisie.

Iris le considéra un instant avec uneattention particulière, puis, peu à peu, l’expression de douterépandue sur sa physionomie s’effaça. Convaincue de lui inspirer untrès grand amour, elle résolut donc de lui faire l’honneur de sesconfidences, et s’exprima aussitôt en ces termes :

« Mon ami, sachez que depuis que j’aiquitté l’Irlande, je suis, je ne sais pourquoi, sous le coup d’unesuperstition craintive. Oui, je crois à une fatalité qui, en dépitde moi-même, me ramènera à revoir Harry. Déjà, depuis que je mesuis éloignée de la maison paternelle, j’ai pu deux fois lui sauverla vie : premièrement à la borne milliaire, secondement, auxruines dans le bois. Si mon père m’accuse encore d’être éprise d’unaventurier, vous pouvez lui répondre en toute assurance qu’ilm’inspire au contraire un véritable effroi. L’idée d’une troisièmerencontre m’épouvante. J’ai tout fait pour éviter cet homme etalors que je croyais enfin y avoir réussi, la destinée me ramène àlui ! Qui sait si, caché dans cette malheureuse petite ville,je ne suis pas encore sur son chemin ! Oh ! de grâce,épargnez-moi votre mépris !

– Ma chère Iris, je vous porte l’intérêtle plus profond, le plus sincère. La destinée a une grandeinfluence sur notre pauvre vie mortelle, je n’en disconviens pas,sans accepter, toutefois, les conclusions que vous en tirez ;ni vous, ni moi, n’avons droit à prétendre connaître ce quel’avenir nous réserve ; l’espèce humaine, en présence de cegrand mystère, doit se résigner à l’ignorance. Attendez, Iris,attendez. »

À cela, la jeune fille répondit avec ladocilité d’un enfant :

« Je ferai ce que vous medirez. »

Par le fait, Montjoie aimait trop tendrementIris, pour l’entretenir plus longtemps, ce jour-là, de lord Harry.Son plus grand désir était, au contraire, d’aborder un sujet deconversation qui ne pût la surexciter. L’ayant trouvée établie dansla maison du docteur, il était naturellement anxieux de recueillirdes informations sur son hôtesse,… la femme du docteur.

Chapitre 13

 

Hugues Montjoie entra en matière en faisantallusion à la seconde lettre d’Iris à son père et, à certainpassage où elle parlait de Mme Vimpany en termesaussi enthousiastes que reconnaissants, Hugues reprit :

« Ne pouvez-vous m’apprendre quelquechose de plus sur votre compagne de voyage devenue votrehôtesse ? Alors, vous l’avez rencontrée pour la première foisen chemin de fer ?

– Oui, elle voyageait dans le train deDublin, comme moi et ma femme de chambre, mais non dans le mêmecompartiment, répondit Iris ; nous avons lié conversationpendant la traversée de Dublin à Holyhead. La mer était si mauvaiseet Rhoda si malade, que je n’étais rien moins que rassurée. Lafemme de chambre du bord ne savait à qui entendre ; tout lemonde réclamait ses services ; je me demande même ce que jeserais devenue, si Mme Vimpany ne m’avait proposéses bons offices. Elle savait si bien soigner les malades, que jene laissai pas de m’en étonner. « Je suis la femme d’undocteur, me répondit-elle, et, en somme, je ne fais que ce que j’aivu faire à mon mari en pareille occurrence. »

« Quand nous débarquâmes à Holyhead,Rhoda était trop malade pour songer à la mener en chemin de fer.C’est la meilleure servante du monde, et j’y suis très attachée,comme vous savez. Si j’eusse été seule, j’aurais fait appeler unmédecin ; mais ma compagne, toujours empressée et serviable,me dit :

« L’état de votre femme de chambre, n’estque la conséquence d’une faiblesse extrême ; faites-luiprendre du vin frappé et du repos. Sous peu, elle pourra continuerà voyager sans inconvénient. N’ayez nulle crainte à sonsujet ; si vous permettez, nous la veillerons toutes les deuxce soir. » Or, ce qui fut dit, fut fait.

« Hein ! Hugues, connaissez-vousbeaucoup de femmes à en faire autant ?

– J’en connais très peu,hélas ! »

Le ton de Montjoie trahissaitl’inquiétude ; le dévouement de l’inconnue lui inspirait, eneffet, certains doutes, auxquels un galant homme répugnetoujours.

« Mme Vimpany, repritIris, finit par me persuader de poursuivre mon voyage jusqu’à laprochaine station qui était la sienne. « Mon mari, dit-elle,prescrira à votre malade un traitement qui, j’en ai la conviction,la remettra vite sur pieds. » J’acceptai sa proposition avecreconnaissance.

– Dites-moi, que comptiez-vous faire, aucas où Rhoda eût été en état de continuer ? demandaMontjoie.

– Aller à Londres et me réfugier dans unlodging. J’espérais que mon père finirait par venir àrésipiscence. Toujours est-il que cette rencontre de genscharitables, humains, dévoués comme M. etMme Vimpany, était une bénédiction pour moi etRhoda. Je désire vous faire faire la connaissance de cetteexcellente femme ; peut-être est-elle un peu guindée aupremier abord ; à ça près, je crois qu’elle vousplairait. »

Tout en parlant, Iris s’aperçut que Huguespromenait autour de lui des regards étonnés.

« Ah ! oui, mes nouveaux amis sontpauvres, effroyablement pauvres ; pourtant, ils n’ont consentià accepter ma quote-part des dépenses journalières, que sur mesmenaces de m’aller installer à l’auberge ; mais, dites-moi,Hugues, d’où vient votre air troublé et sombre ? Auriez-vousdes objections à me voir prolonger mon séjour ici ? »

Au moment qu’Iris prononçait ces dernièresparoles, la porte s’ouvrit et l’on vit entrer une dame d’âge moyen.Avisant un étranger dans la pièce, elle dit en manièred’excuse :

« Pardon ; j’ignorais que vouseussiez un visiteur. »

La voix bien timbrée, l’articulation claire,l’ensemble de la personne étaient empreints d’un charmeparticulier. Bref, la bonne grâce de cette dame prêtait même à unephrase banale, un cachet de distinction. Comme elle se disposait às’éloigner, Iris reprit :

« Permettez-moi de vous présenter monexcellent ami, M. Hugues Montjoie, à qui, du reste, j’ai déjàraconté toutes vos bontés pour moi et pour Rhoda. »

Le premier mouvement de Hugues fut non pas dese borner à un salut formaliste, mais de tendre la main à lasurvenante. Mme Vimpany, de son côté, répondit àcette avance avec une onction de geste, assez rare à notre époquede mouvements brusques et sans façons. L’art avait si parfaitementamélioré son teint, que l’on pouvait le croire naturel, bien queses joues amaigries eussent perdu la fermeté de la jeunesse ;sa chevelure, grâce peut-être aussi à de légers artifices, nelaissait percer aucuns fils blancs. Personne ne pouvait voir sansse récrier d’admiration, ses grands yeux noirs, un peu troprapprochés peut-être de son nez aquilin ; ses mains effilées,éburnéennes et décharnées, avaient conservé une élégancerare ; sa toilette recherchée jadis, fanée aujourd’hui,n’avait rien cependant de dépenaillé ; une dentelle usée,froncée en guise de collerette, retombait en jabot étriqué sur sapoitrine.

Elle prit un siège près de Hugues.

« Je ne saurais vous dire, monsieur,combien j’ai été heureuse d’offrir mes modestes services à missHenley ; sa présence égaye tant notre petitemaison ! »

Le compliment fut rehaussé par tout ce quepeuvent y ajouter les caresses de la voix et du sourire. Pourminaudière qu’elle fût, Mme Vimpany n’en éveillaitpas moins la sympathie. Disposé d’abord à la juger défavorablement,Montjoie revint bientôt de sa première impression. Il se demandaitcurieusement, ce que cette femme énigmatique avait bien pu être,alors qu’elle était dans tout l’éclat de sa beauté ?

Les regards de Hugues se portèrent tour àtour, sur les portraits de femmes, sur les pièces de théâtre etenfin sur la maîtresse du logis, pendant que cette dernière parlaitavec Iris. En réalité, se disait-il, il y a gros à parier que c’estune ancienne actrice !

Il résolut d’éclaircir ce mystère, en lançantinsidieusement une allusion flatteuse à ces portraits.

« Mes souvenirs, comme habitué desthéâtres, ne remontent pas à de longues années, dit-il, mais jen’en suis pas moins en état d’apprécier l’intérêt historique de vosbelles gravures. »

Sur ce, Mme Vimpany s’inclinasans souffler mot.

« Il est rare, poursuivit Hugues, qu’unemaison anglaise offre une pareille collection de portraitsd’actrices célèbres. »

Elle se borna à répondre :

« J’ai eu dans ma jeunesse d’agréablesrapports avec le théâtre. »

Montjoie croyait, mais à tort, que ce premiermembre de phrase serait suivi d’un autre plus explicite ;peut-être ne plaisait-il pas à sa taciturne interlocutrice deremonter le cours des années, ou bien avait-elle des raisonsparticulières pour l’abandonner à ses propres perceptions.

Iris prit la balle au bond ; assisedevant la seule table de la pièce et placée de façon à voir justedevant elle, la gravure représentant Mme Siddons enMelpomène, elle dit d’un air malin en pointant du doigt ceportrait :

« Je me demande siMme Siddons était réellement aussi belle que sonimage. Sir Josuah Reinolds passe pour avoir flatté sesmodèles. »

Soudain, les yeux deMme Vimpany s’animent et brillent d’un viféclat ; le nom de la célèbre actrice paraît lagalvaniser ; mais, au moment d’exprimer sa pensée, « ellegarde de Conrart le silence prudent ».

Déçu dans son attente, Montjoie se résigne àrépondre en s’adressant à Iris :

« Il ne nous appartient ni à l’un ni àl’autre, de trancher la question de savoir si le pinceau de sirJosuah s’est rendu coupable de flatterie. » Puis, se tournantdu côté de Mme Vimpany, il prit un autre moyen desonder le terrain en disant :

« Lorsque vous avez eu l’avantage,madame, de faire la connaissance de miss Henley, vous voyagiez enIrlande, n’est-ce pas vrai ? Était-ce votre première visite àcet infortuné pays ?

– Je suis allée plusieurs fois enIrlande… »

Or, à cet instant, une circonstance imprévuevint l’aider à démasquer les embûches de son interlocuteur. Lefacteur en faisant sa tournée, avait remis pourMme Vimpany un petit paquet cacheté et unimprimé.

« C’est un pli recommandé, madame, dit laservante. Veuillez signer cette feuille, le facteurattend. »

Après avoir griffonné vivement son nom,Mme Vimpany examine l’enveloppe de la lettre, puiselle la pose sur la table sans l’ouvrir, tout en s’excusant des’absenter un instant.

À peine la porte refermée, Iris bondit hors deson siège et se rapprochant de Hugues, elle dit d’une voix briséepar l’émotion :

« J’ai reconnu l’écriture de la lettrequand la servante est entrée.

– Bon Dieu ! Iris, à propos de quoicet effroi ?

– Parlez moins haut,Mme Vimpany nous écoute peut-être, quisait ! » reprit miss Henley.

Sur quoi, Montjoie s’écrie avec un grand aird’ébahissement :

« Comment ! votre amie,Mme Vimpany ?

– Il est évident, reprit Iris, qu’ellen’ose ouvrir ce paquet en votre présence. Comment ne l’avez-vouspas deviné ? Ah ! cette écriture ne m’est que tropconnue,… je sais, à n’en pas douter, qui a tracé ces lignes.

– Eh bien ! qui est-ce,parlez ? »

Alors se penchant vers Hugues, elle lui dit debouche à oreille : lord Harry !

Chapitre 14

 

Interdit de surprise, Hugues Montjoie restasilencieux. Iris comprit la signification du regard qu’il attachaitsur elle, et y répondit en disant :

« Je suis tout à fait sûre de ce quej’avance, Hugues. »

Son interlocuteur qui, avec son bon senshabituel, hésitait à tirer une conclusion aussi péremptoire,reprit :

« À coup sûr, vous croyez être dans levrai, mais quand il s’agit de calligraphie, il est facile de seméprendre. » Par le fait, Iris avait les nerfs tellementsurexcités, qu’elle en voulait certainement à Hugues de croirequ’elle s’était mis le doigt dans l’œil, comme on dit trèsvulgairement.

« Enfin, vous connaissez l’écriture delord Harry ? fit-elle ; et vous devez admettre qu’on nepeut confondre cette grosse et grasse anglaise, avec une cursiveordinaire. Ne suis-je donc pas assez malheureuse, sans que vousacheviez de me faire perdre la tête, en doutant de la vérité de mesparoles ? Ciel ! quand je songe qu’une femme si bonne, sicharmante, n’ayant rien d’une créature astucieuse, m’ait pu tromperainsi ! » Notez qu’il n’y avait jusqu’alors aucune raisond’interpréter de cette façon, la conduite deMme Vimpany. Montjoie, très doucement,s’interposa :

« Permettez, dit-il, nous ne pouvonsaffirmer qu’elle ait obéi aux instructions de lord Harry. Attendezun peu avant de lui attribuer l’étrange rôle que vous lui faitesjouer. »

Iris, l’esprit de plus en plus monté, répliquaindignée :

« Pourquoi ne m’a-t-elle jamais ditqu’elle connaissait lord Harry ? Ce silence me paraîtsuspect. »

Montjoie sourit et riposta :

« Avez-vous dit àMme Vimpany que vous connaissez lordHarry ? »

Iris ne souffla mot.

« Eh bien ! poursuivit Montjoie,dois-je inférer de votre silence que vous êtes capable detrahison ? Je n’ai garde, bien entendu, de prétendre que cesoit là une découverte rassurante ; toutefois, avant de mettretout au pire, il faut savoir si, en réalité, un noir complot a étéourdi contre votre liberté ? Il faut voir venir cettefemme. »

À de nombreuses qualités féminines, missHenley joignait des défauts qui sont aussi le lot du sexe faible.S’acharnant à son idée, elle reprit :

« Quel fond peut-on faire, je vous ledemande, sur quelqu’un qui vous a déjà trompé ? Tenez, vousêtes un homme désespérant ! »

Montjoie donna, en cette circonstance, unenouvelle preuve de son inaltérable patience.

« Tout à l’heure, quandMme Vimpany va venir, je glisserai dans laconversation le nom de lord Harry ; si elle dit le connaître,il n’y aura plus, ce me semble, aucune raison de lui refuser nivotre confiance ni votre amitié.

– Mais enfin, ajouta Iris, en se grattantle menton, supposons que Mme Vimpany feignel’ignorance et fasse comme si elle entendait ce nom pour lapremière fois ?

– Alors, il y aura une preuve acquisecontre moi, répondit Hugues, et il ne me restera plus qu’à implorermon pardon. »

À cet instant, le bon et généreux côté de lanature d’Iris reparut subitement.

« C’est plutôt à moi de m’excuser, dit lajeune fille, en lui jetant un regard implorant. J’aurais dûréfléchir avant de me montrer insolente,… emportée,… mais, enfin,voyons, si la suite me donne raison, que ferez-vous,Hugues ?

– J’estimerai qu’il est de mon devoir devous emmener d’ici, vous et votre camériste, et de faire entendre àvotre père que les raisons les plus sérieuses… »

À ce moment, ayant aperçuMme Vimpany, Hugues interrompit la phrasecommencée. Souriante, courtoise et en parfaite possessiond’elle-même, la femme du docteur dit du ton le plus naturel, ens’adressant à Hugues Montjoie :

« Je vous ai laissé en si bonne compagnieque je crois superflu de vous adresser mes excuses, à moins,toutefois, que je n’aie interrompu un entretienconfidentiel. »

Qui sait si Iris ne s’était pas trahie,lorsque l’enveloppant d’un regard Mme Vimpanyl’avait surprise à examiner la suscription d’une lettre !Cette allusion à un entretien confidentiel eût ouvert les yeux à lapersonne même la moins expérimentée en l’art de feindre ; or,Montjoie était, sous ce rapport, aussi innocent que l’enfant quivient de naître.

« Vous n’avez interrompu aucuneconfidence, fit-il vivement, comme pour rassurer la femme dudocteur ; nous parlions d’un jeune écervelé de notreconnaissance ; au surplus, si ce que l’on m’a dit est vrai,son nom vous est peut-être connu, les journaux ayant ébruité sesaventures. »

À cet instant, Mme Vimpany, aulieu de justifier les prévisions de Hugues, en s’informant de quiil s’agit, garde un silence poli. Alors, s’avisant avec la vivacitéd’impulsion de sa nature féminine, que Montjoie avait parlé d’unemanière prématurée, Iris se rendit coupable de la même maladresse,en cherchant à lui tendre la perche.

« Vous me parliez à l’instant, Hugues,des aventures de votre ami ; pourriez-vous vous exposervous-même à en avoir une aussi désagréable, pour le moins, si vousprenez une chambre cette nuit à l’hôtel ! Je n’ai, de ma vie,vu une maison d’aussi chiche apparence. »

Entre autres mérites,Mme Vimpany avait celui de ne point négligerl’occasion de mettre tout le monde à l’aise.

« Non,… non,… chère miss Henley, sehâta-t-elle de répondre, l’hôtel est réellement plus propre et plusconfortable que vous ne le croyez. En somme, un lit dur et unenourriture insuffisante sont les pires épreuves que votre amipuisse avoir à craindre. Savez-vous, reprit-elle en s’adressant àMontjoie, que le souvenir de l’un de mes amis s’est présenté tout àl’heure à mon esprit, lorsque vous avez parlé d’un jeune écervelédont les aventures courent les gazettes. S’agissait-il du frère ducomte de Norland, un Irlandais jeune et superbe dont j’ai fait laconnaissance il y a de longues années ? Bref, ne me trompé-jepas en supposant que vous et miss Henley parliez de lordHarry ? »

Qu’est-ce qu’un esprit dépourvu de préjugépouvait demander de plus ? La manière si naturelle dontMme Vimpany s’était disculpée, détruisait toutsoupçon. Iris, à cet instant, jeta un coup d’œil rapide à Montjoie,qui repartit vivement :

« C’est précisément de ce personnage quenous parlions à l’instant. »

Sur ce, il se lève et prend congé.

Après ce qui était arrivé, Iris voulait àtoute force se ménager un tête-à-tête avec Montjoie. La distanceéloignée de l’auberge offrait justement le prétexte désiré. Prenantla parole, elle dit :

« À travers le labyrinthe des rues de lavieille ville, vous courez risque de vous égarer ;attendez-moi une minute, et je vais vous servir deguide. »

Mme Vimpany protesta ens’écriant :

« Ma servante accompagneraM. Montjoie. »

Iris répliqua très gaiement qu’ellen’entendait pas de cette oreille-là, et courut mettre son chapeau.En réalité, Mme Vimpany comprit qu’il fallait degré ou de force renoncer à son plan, ce qu’elle fit de la meilleuregrâce du monde.

« Quelle charmante jeune personne quemiss Henley ! fit remarquer l’aimable femme du docteur, dèsqu’elle fut seule avec Montjoie. Si j’étais un homme, j’entomberais amoureux fou ! » En prononçant ces mots, elleregardait intentionnellement son interlocuteur, mais il restaitbouche close. Mme Vimpany poursuivit :« Miss Henley doit avoir eu maintes occasions de se marier,mais the rightman, l’homme qu’il faut, ne s’est sans doutepas encore présenté. »

Elle braque alors un coup d’œil significatifsur Montjoie, qui ne se départ pas de son silence.

Or, l’impénétrable Mme Vimpanyne lâcha pas prise ; elle ajouta en s’adressant à Montjoied’un ton humble :

« Nous dînons à trois heures, faites-nousle plaisir d’être des nôtres demain ; ce sera pour moil’occasion de vous présenter mon mari. »

De fait, Hugues Montjoie avait des raisonspour désirer voir le docteur. Au moment qu’il acceptaitl’invitation, Iris reparut armée de pied en cape pour sortir.

Dès qu’ils eurent franchi le seuil de laporte, la jeune fille posa à son compagnon l’inévitablequestion :

« Eh bien ! que dites-vous deMme Vimpany ? »

Il répliqua sans sourciller :

« Je demeure convaincu que c’est uneancienne actrice, et qu’elle met à profit dans la vie, sonexpérience de la scène.

– Que comptez-vous faire ?

– Attendre et voir demain le mari deMme Vimpany, reprit Hugues.

– Pourquoi ça ? demanda Iris.

– Il est possible, répondit Hugues, quele mari ne soit pas aussi indéchiffrable que la femme ; entout cas, j’essaierai de le percer à jour.

– J’espère que vous n’y réussirezpas », dit Iris en poussant un soupir.

Montjoie, fort intrigué par cette remarque,n’essaie pas de cacher sa surprise et reprend :

« Je me figurais que vous n’aviez qu’unbut : la vérité !

– Après tout, le doute vaut peut-êtremieux pour moi que la certitude, répliqua Iris d’un ton triste. Unmauvais sentiment m’a inspiré une opinion contraire à lavôtre ; mais espérons que mes yeux ne tarderont pas à sedessiller. Vous aviez sans doute raison en m’engageant à réservermon jugement ; il est plus que probable que j’ai été injusteenvers Mme Vimpany. Oui, j’aurais dû rester sonamie, j’en ai si peu ! En outre, il est encore une chose queje ne saurais vous cacher : lorsque je me rappelle ledévouement héroïque dont lord Harry a fait preuve en vue de sauverles jours du pauvre Arthur, d’une part, je ne puis croire qu’il sesoit soumis à la rupture que je lui ai imposée et, d’autre part, jen’admets pas qu’il me fasse espionner. Est-il sous la calotte descieux, une seule personne à pouvoir expliquer une chosepareille ? »

Arthur Montjoie reprit :

« Je m’en chargerais volontiers, si vousvouliez bien m’en donner le temps. De prime abord, je vous diraique vous êtes dans l’erreur.

– Comment cela ?

– Vous allez le comprendre, Iris. Onchercherait en vain, ici-bas, une créature humaine n’offrant pas decontradictions avec elle-même et, chose curieuse, personne n’en aconscience !

« Lord Harry, j’en conviens, s’est montréhéroïque en cherchant à sauver la vie de son frère Arthur, au périlde la sienne ! De ceci, il résulte à vos yeux, qu’en toutechose, il devrait se montrer un modèle d’honneur ! Ehbien ! je vous le répète, c’est un mortel en chair et en os,incapable, en un mot, de faire une résistance à la tentation et,partant, capable de toutes les folies !

« Ah ! je vois, Iris, que vous vousinsurgez contre mes assertions ; si lord Harry était un hommetout d’une pièce, comme on en voit dans les romans, ce serait, j’enconviens, infiniment plus agréable.

« Le bon lecteur se prend de sympathiepour l’homme, pour la femme, et pour l’enfant que le romancier debonne volonté lui présente comme un type de toutes les perfections.Peu importe, en réalité, que ce soit ou non une peinture exacte del’humanité : si l’auteur s’avisait jamais d’une chosepareille, ce serait la condamnation de son talent. Au cas où unromancier présenterait au lecteur un être sans défauts, le susditlecteur ne découvrirait même pas l’imperfection de cette étudepsychologique.

« Loin de chercher à vous décourager, jevous exhorte, au contraire, à ne pas vous attrister outre mesure,le jour où vous découvrirez qu’une personne à qui vous prêteztoutes les vertus est affligée de tous les défauts. Dites-voussimplement ceci : elle a été induite en tentation ;prenez patience. Le temps vous fournira peut-être la preuve quel’influence du mal est de courte durée et, enfin, de votredésespoir renaîtra votre foi. En thèse générale, l’humanité n’estni parfaitement bonne, ni parfaitement mauvaise. Acceptez-la tellequ’elle est ! Est-ce donc, en réalité, un conseil si difficileà suivre ? Pourquoi ne pas faire ce que les autres font enpareil cas ? Écoutez aujourd’hui cette vérité pénible, machère amie, et n’y pensez plus demain. »

Arrivés à la porte de l’hôtel, ils seséparèrent.

Chapitre 15

 

M. Vimpany (membre de l’École dechirurgie) était un homme corpulent, bâti à chaux et à sable. Sonœil rond vous dévisageait, d’ordinaire, avec une expression degaieté impudente. Ajoutez à cela une tête large et des joueshâlées, une redingote grise aux amples pans, un gilet à carreaux,des molletières en cuir, et cet ensemble caractéristique offrira untype que tout étranger prendra indubitablement pour un fermier dela vieille école. Il était fier de produire cette impressionfallacieuse. « La nature m’avait créé pour faire de moi unfermier, disait-il souvent, mais ma pauvre vieille mère, qui avaitdu sang d’aristocrate dans les veines, tenait à ce que son filsexerçât une profession quelconque. N’ayant aucune aptitude pour labasoche, manquant d’argent pour la carrière des armes et pas assezenclin à la vertu pour entrer dans les ordres, je suis simplemédecin de campagne, autrement dit, le dernier représentant del’esclavage du XIXe siècle ! Vous me croirez ounon, mais je vous affirme que je ne vois pas un cultivateur à côtéde sa charrue, sans envier son sort. »

Tel était l’époux de la femme quintessenciéedont nous avons parlé plus haut ; il accueillit Montjoie avecun : « Enchanté de vous voir, monsieur », accompagnéd’une poignée de main qui faillit lui arracher un cri de douleur.Acharné à découper une énorme pièce de bœuf, il dit, en s’adressantà son invité :

« C’est dur comme du bois et qui plusest, c’est tout votre dîner, avec un plum-pudding et un verre d’unvieux vin de Xérès dont vous me direz des nouvelles. Miss Henleyest assez indulgente, pour ne pas proférer une plainte… Ma femmenon plus ; j’espère donc, monsieur, que vous serez aussicontent que ces dames, si votre aimable physionomie n’est pastrompeuse. À votre santé, dit-il, en faisant un simulacre desalut. »

Il s’aperçut, chose curieuse, que sonamphitryon se délectait d’un vin qui ne valait pas le diable.Hugues en conclut que le docteur représentait dans l’espèce,l’exception qui confirme la règle, c’est-à-dire un médecinincapable de distinguer le vin fin de la piquette.

Il tardait extrêmement àMme Vimpany et à Iris, de savoir commentM. Montjoie se trouvait à son hôtel.

« La vérité, c’est que je n’ai à meplaindre de rien », répondit Hugues aux questions empresséesde ces dames.

« Ah ! bah ! s’écria le docteuren s’esclaffant de rire, vous nous la baillez belle ! Et levin aigre donc ! je suis certain que vous n’y avez pascoupé.

– Voulez-vous parler d’un certain vin deBordeaux ? demanda Hugues.

– Fichtre ! ce n’est pas moi quivoudrais y tremper les lèvres. Pour qui me prenez-vous,monsieur ? »

Montjoie resta coi. L’ignorance et lespréjugés du docteur en fait de vin, prouvèrent à son convive que cefils d’Esculape était peu connaisseur.

Ici, chacun se tut.

Le docteur, qui lisait clairement sur levisage de sa femme, le mécontentement et la désapprobation, sedécida à dire à Montjoie en manière d’excuse :

« Vous ne m’en voulez pas, hein ?C’est dans ma nature d’appeler un chat un chat et Rollet un fripon.Ah ! pardieu ! si je pouvais prendre des mitaines enparlant, j’aurais de la clientèle à revendre. Je suis ce qu’onappelle un diamant brut. Vous ne me gardez pas rancune,hein ?

– Moi vous garder rancune ? pas lemoins du monde, monsieur Vimpany.

 

– Allons, un autre verre de xérès »,reprit le docteur.

Tout en acceptant la proposition, Montjoieparaît dépourvu d’entrain. Iris en est stupéfaite ; il est sipeu dans la nature de Hugues de prendre la mouche, surtout au sujetd’un vin quelconque. Le docteur voyait qu’il faisait des frais enpure perte ; s’adressant à son nouveau convive, il reprit enregardant miss Henley :

« Il m’a fallu éperonner mon chevaljusqu’au sang, pour être ici à l’heure du dîner. Souvent lesmalades ont le grand tort de vouloir s’administrer eux-mêmes desdrogues avant l’arrivée du médecin : aujourd’hui, c’est unvieillard raseur qui a mis ma patience à l’épreuve ; or, commeil est riche, très riche même, force m’était de l’écouter.

– Va-t-il mieux ? demandeMme Vimpany.

– Mieux ? Sa seule maladie, c’est lagloutonnerie ; il s’est avisé d’aller à Londres consulter unprince de la science, qui l’a bientôt envoyé à tous les diables,c’est-à-dire qu’il lui a ordonné d’aller en pays étranger,s’échauder dans une piscine d’eau thermale plus ou moinsbouillante. Rentré malade chez lui, il me fait appeler. Je letrouve le dos au feu, le ventre à table, faisant honneur à un repaspantagruélique. Ma foi, je dois dire que ses vins manquent debouquet. Ah ! cette remarque vous rappelle un certain petitvin de l’hôtel, monsieur Montjoie. Alors, voilà ce que j’aiconseillé à ce vieux goinfre : « Nettoyez-moi tout celaavec de l’émétique ». Bref, s’il se campe encore uneindigestion, il me fera appeler et me paiera bien, en sorte que jene suis pas en reste avec lui ! À la tête que fait ma femme,je comprends qu’elle blâme mes épanchements, qu’elle en esthumiliée ! En tout, mon cher, il faut sauver lesapparences ! Voilà sa sempiternelle rengaine… Sauver lesapparences ? Moi, je n’entends pas de cette oreille-là ;…je suis pauvre,… je n’en fais mystère à personne… De grâce,Arabella, ne prenez pas cet air piteux. Voyez-vous la nature n’apas créé votre mari pour en faire un médecin et voilà pourquoivotre fille est muette ! Un autre verre de vin de Xérès,monsieur Montjoie ? »

Mme Vimpany ayant le respectde tous les usages reçus, y compris celui qui oblige le sexe faibleà abandonner la table au sexe fort après dîner, sortit de la salleà manger avec Iris ; jetant un coup d’œil à Hugues, celle-cifut frappée de son air méditatif. Le joyeux docteur, poussant autravers de la table la bouteille à son convive, s’écria en luioffrant de gros cigares :

« Maintenant, allons-y gaiement, et vivele jus de la vigne ! »

M. Vimpany venait de remplir son verre etde frotter une allumette, quand la domestique, après avoir frappé àla porte, entre et remet un pli au docteur.

Chacun de nous a une manière particulièred’exprimer son indignation ; celle du docteur se traduisit parces mots :

« Ventrebleu ! c’est en vain quel’on chercherait sur le continent noir, un nègre aussi esclavequ’un médecin. Il n’a pas heure du jour ou de la nuit qui luiappartienne en propre. Jugez plutôt ! Juste au moment que jecomptais jouir de mon ami et de mon dîner, voilà qu’une vieillesotte atteinte d’un asthme chronique, s’avise d’avoir une attaqueet me mande à son chevet ! Ma foi, j’ai presque envie de n’ypoint aller !

– Oh ! vous n’y pensez pas, docteur,et l’humanité donc !

– Oh ! monsieur Montjoie, vous n’ypensez pas, et l’argent donc ! répondit le facétieuxamphitryon en ricanant. La vieille dame est la mère de notre maire.On dirait, le diable m’emporte ! que vous ne comprenez pas lecalembour, mais soyez tranquille… Je vais aller traire ma vache àlait… Ah !… ah !… ah ! »

Dès qu’il eut tourné les talons, Hugues poussaun soupir de soulagement.

« Dieu merci ! s’écria-t-il enarpentant la pièce à pas accélérés, me voilà libre enfin de melivrer à mes réflexions. »

Le sujet qui servait de thème à ses pensées,était l’influence de l’ivresse sur les faiblesses et les vices decaractère d’un homme, alors qu’il est dégagé du frein qu’ils’impose quand il n’est pas encore en état d’ivresse. À coup sûr,la nature du docteur présentait des côtés faibles et même vicieux.Sa jactance, sa gaieté débordante, le ton tranchant de sa voix,l’expression de son regard, tout révélait chez lui le blagueurfieffé. Si l’on parvenait à le griser subrepticement, et à luiravir par cela même, tout pouvoir de dissimulation, rien ne seraitplus facile, en le faisant causer après boire, que de pénétrer lemystère des relations de Mme Vimpany et de lordHarry. À cette fin, Hugues résolut d’inviter le docteur à dîner àl’hôtel et, là, de lui verser à plein verre du fameux vin deBordeaux. Pour exquis qu’il fût, il n’en était pas moins des pluscapiteux. Le serait-il assez, cependant, pour griser cette fortetête ?

En tout cas, Hugues se proposait d’en fairel’expérience.

Le docteur ne tarda pas à rentrer. Se frottantles mains, il dit d’un air de satisfaction :

« Ma foi ! la mère du maire a toutlieu de vous avoir une vive reconnaissance. Vrai, si vous nem’aviez chassé par les épaules, c’en serait fait d’elle !quelle lutte acharnée, miséricorde ! entre la vie, la mort etle docteur ! mais la victoire est restée à laFaculté. »

Il le considère un instant etpoursuit :

« Que diable avez-vous pu faire pendantque je n’étais pas là ? Je croyais être obligé de descendre àla cave et je m’aperçois que nous n’avons rien bu,… rien,… pas unegoutte… C’est un peu fort, qu’est-ce que cela signifie ?

– Je ne suis pas à la hauteur de votrexérès ; les vins d’Espagne sont trop excitants pour moi.

– Je comprends,… vous regrettez levinaigre de votre hôtel ? fit-il, en poussant des éclats derire moqueur.

– C’est ma foi vrai ! Je tiens àvous dire, pour votre gouverne, docteur, que ce susdit vinaigren’est ni plus ni moins que du château-margaux, comme on n’en verraplus ; mais les rustres qui s’en abreuvent ne sont pas en étatde l’apprécier.

– Et il va de soi que vous avez acheté cevin extraordinaire ? dit le docteur d’un ton gouailleur.

– Vous l’avez dit. »

Pour la première fois de sa vie,M. Vimpany resta court ; il regardait avec stupeur soninvité. Or, il accepta avec empressement l’invitation de Hugues, àvenir dîner le lendemain à l’hôtel. Seulement, il y mit unecondition, disant :

« Comme je n’apprécie nullement ce vin dechâteau…, comment dites-vous ? Vous me permettez, n’est-il pasvrai, d’envoyer chercher chez moi une bouteille dexérès ? »

Les journées du docteur étant absorbées parses visites aux malades, miss Henley proposa, en conséquence, deconduire Montjoie à l’église. Mme Vimpany voulutleur servir de cicérone, par politesse pour l’ami d’Iris.Saisissant la première occasion qui lui est offerte de parlerconfidentiellement avec Hugues, miss Henley s’empresse de fairel’éloge de la femme du docteur :

« J’ai hâte de vous dire que j’aicomplètement modifié mon opinion sur elle », reprit-elle àmi-voix. Tout en ayant deviné qu’elle n’a pas vos sympathies, ellen’en parle pas moins de vous avec une parfaite bienveillance.

Hugues savait que la vivacité d’impressiond’Iris pouvait, parfois, fausser son jugement, mais il ne lui enfit pas l’observation. Quant à l’opinion défavorable qu’il avait deMme Vimpany, elle restait la même et il ne tenaitnullement à en parler avec Iris. Sur ce, Hugues prend le parti derentrer à l’hôtel afin d’écrire à M. Henley ; il avait àcœur de savoir s’il autoriserait sa fille à réintégrer le domicilepaternel. Il terminait son épître en demandant un oui ou un non,par le télégraphe.

Chapitre 16

 

Le lendemain arriva le télégrammeattendu ; Henley consentait à recevoir sa fille, mais souscondition ! Sa réponse ainsi conçue : oui, mais àl’essai, portait l’empreinte du caractère de cepersonnage ; elle ne causa à Montjoie ni mécontentement, nisurprise ; les opérations habiles au moyen desquelles cebrasseur d’affaires avait quintuplé sa fortune, ne laissaient pasde lui avoir fait beaucoup d’ennemis, d’où certains bruits fâcheux,toujours en circulation. Trop perspicace pour ne pas s’apercevoirque la plupart de ses anciens amis lui battaient froid, il en étaitcruellement blessé dans son amour-propre ; aussi ses jugementssur les hommes et sur les événements se ressentaient-ils del’âcreté de son humeur. Si un malheureux, pourvu de référencesexceptionnelles, faisait appel à sa charité, le banquier refusaitnet ; mais, au contraire, si un pauvre diable sans aucunrépondant s’adressait à lui, il l’assistait généreusement. À ceuxqui lui demandaient des explications sur cette singulière manièred’agir, il disait : « Ma foi ! quand on n’a passoi-même une trop bonne réputation, on sympathise naturellementavec ceux qui en ont une mauvaise ».

Le docteur Vimpany arriva à l’hôtel à l’heurefixée par Montjoie ; sa physionomie sombre reflétait lesdispositions de son esprit ; il s’exprima en cestermes :

« Encore un jour de travaux forcés commecelui-ci, monsieur Montjoie, et je succombe à la peine. Ah !il est grand temps que je trouve moyen de sortir de cet enfer.Londres, ou le voisinage de Londres, voilà ce qui convient à unhomme comme moi. Eh bien ! et ce vin merveilleux ? Jesuis un saint Jean bouche d’or : si votre piquette françaisene me va pas, je le dirai carrément. »

Les verres à vin de Bordeaux étant inconnus àl’hôtel, on se servit sans façon de grands verres comme pour le vinordinaire.

Tout d’abord, M. Vimpany prouva qu’ilétait initié aux formalités d’usage pour la dégustation du vin. Ilremplit son verre, le présenta à la lumière afin d’en considérer lacouleur, puis il implique à son verre un petit mouvement derotation, en hume le parfum à plusieurs reprises et, avec autant deprécaution que s’il se fût agi d’un toxique, il finit par y tremperses lèvres.

Puis d’un trait, il vide le verre et, prenanten considération l’impatience de son hôte, il prononce le fameuxverdict :

« Vous estimez ce vin beaucoup trophaut ; c’est un petit bordeaux passable, naturel etinoffensif, voilà tout ! J’espère que vous ne l’avez pas payétrop cher. »

Jusque-là, Hugues avait conscience d’être entrain de perdre la partie engagée, mais les dernières paroles dudocteur lui donnaient enfin l’espoir d’être en possession de lacarte maîtresse !

Le piètre dîner fut bientôt expédié : depotage, point ; le poisson d’une fraîcheur plus quecontestable, le rumpsteak coriace, comme du caoutchouc ; despommes de terre bonnes, tout au plus, pour la gent porcine ;un pudding à décourager la gourmandise d’un enfant ; dufromage, dit anglais et qui, par parenthèse, vient d’Amérique etemporte le palais ; mais le vin seul eût suffi à faire passertout le reste. M. Vimpany, en ingurgitant verre sur verre,persistait à dire que ce n’était, en somme, rien de merveilleux. Enréalité, dans son for intérieur, il ne pardonnait pas à Hugues delui offrir aussi maigre pitance.

« Le diable m’emporte, s’écria-t-il, lacuisine du bord vaut encore mieux que celle d’ici ! J’en parleen connaissance de cause, puisque j’étais naguère médecin à bordd’un paquebot. Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai perduma position ?

– Je suis tout oreilles, docteur.

– Figurez-vous que le capitaine a faitdes plaintes sur mon compte au directeur de la compagnie, toutsimplement parce que je ne voulais pas m’astreindre à aller tousles matins frapper à la porte des cabines occupées par lespassagères, pour m’informer comment elles avaient passé lanuit ? Ma foi ! c’était bien plutôt à elles de me faireappeler, si elles avaient besoin de mes conseils. Voilà de quellefaçon j’ai été mis à pied. Veuillez me passer la bouteille. Puisquenous sommes sur le chapitre des femmes, dites-moi donc un peu ceque vous pensez de la mienne. Voyons, avouez-le, il vous a étédonné rarement de rencontrer une personne d’une si parfaitedistinction. Tenez, voyez-vous, mon ami, je me suis pris d’unevéritable sympathie pour vous. Allons, une bonne poignée de mainpour finir. Mais auparavant causons comme une paire d’amis,dites ? Voyons, où vous imaginez-vous que ma femme ait prisses grandes manières et ses grâces ? Parbleu ! mon bon,sur la scène et comme tragédienne s’il vous plaît ! Ah !si vous l’aviez vue en lady Macbeth, elle vous aurait fait courirle frisson dans les moelles ! Vous voyez en moi un homme qui,en épousant une actrice, a donné la preuve qu’il est au-dessus despréjugés de ses confrères ; seulement, notez bien ceci, c’estque nous passons ce détail sous silence, car à Honey Buzzard lesgens sont si bêtes, qu’à cause de cela, à coup sûr, ils meretireraient leur confiance ! Mille tonnerres ! labouteille est vide. Deo gratias ! en voilà une autrepleine. Bravo, mon cher, bravo. L’on ne saurait mieux traiter uninvité, un ami… Allons ! donnez-moi la main, et jurez-moi surl’honneur que vous ne trahirez pas mon secret,… le secret de mafemme,… monsieur ! Tiens,… tiens,… il me semble que je vous aivu sourire. Ah ! dame, si l’homme à qui je viens d’ouvrir moncœur est en train de se ficher de moi, je le souffletteraivolontiers même à sa propre table ; mais non,… je me trompe,…je vous fais mes excuses, une poignée de main et n’en parlons plus…À votre santé ! Qu’est-ce que je disais donc ?

– Vous étiez en train, répondit Huguessans perdre la tramontane, de me faire les honneurs de vosconfidences. »

Le regard du docteur, déjà quelque peutroublé, annonçait un état d’ébriété très prononcé.

« Vous alliez me dire unsecret ! »

M. Vimpany comprit enfin et, avisant laporte, il dit à mi-voix :

« Les murs ont des oreilles, voussavez ;… que voulais-je vous raconter ?… Chut… non,… jeme trompe… Eh bien ? Ma foi, je n’y suis plus. »

Montjoie répliqua vivement :

« Il s’agissait deMme Vimpany, je crois. »

Le docteur, à cet instant, se renversant dansson fauteuil, tire un mouchoir de sa poche et se met à pleurer.

« Ah ! quel traître !murmura-t-il ; m’inviter à dîner et profiter de ma situationpour insulter ma femme ! la plus jolie, la plus douce, la plusinnocente des femmes ! Oh ! Arabellaadorée ! »

Sur ce, il jette son mouchoir à l’autreextrémité de la pièce, pousse des éclats de rire sonores, etpoursuit :

« Ah ! Montjoie, quel triple sotvous êtes pour ne pas vous être aperçu de la comédie que jejoue ! Croyez-vous donc que je me soucie de ma femme ?C’était jadis une belle créature, mais à l’heure d’aujourd’hui cen’est plus qu’un paquet de loques. Pourtant, je le reconnais, ellea ses mérites. À propos, il est une chose que je désireraissavoir : au nombre de vos connaissances, comptez-vous unlord ? »

Montjoie, devenu plus prudent, réponditsimplement :

« Oui.

– Voilà une réponse bien laconique,monsieur, pour un homme comme moi. Si vous voulez que j’ajoute foià vos paroles, veuillez bien me dire le nom de votre ami.

– Il s’appelle lord Harry. »

M. Vimpany, en entendant ce nom, frappala table si fort, que les verres en sautèrent.

« Quelle coïncidence, dit-il, ou plutôtquel hasard ! d’ailleurs, providence et hasard, c’est tout un,pour les esprits bien équilibrés… N’allez pas dire le contraire…Oui, je le répète, bien équilibrés,… je parle sérieusement,…Montjoie,… mon cher Montjoie. Eh bien ! le lord de ma femme,c’est lord Harry. Halte-là ! ne m’en versez pas davantage,…versez encore,… versez toujours,… je ne veux pas vous faire uneimpolitesse, en refusant de vous tenir compagnie… Allons !passez-moi la bouteille,… l’amour de bouteille… Tudieu ! quevous avez là une belle bague ! Vous l’estimez naturellement ungrand prix. Eh bien ! on ne peut pas plus la comparer à cellede ma femme, qu’une lanterne au soleil. Par exemple, si jamais noustombons dans la dèche, ce serait pour nous une ressource,… unepoire pour la soif,… qui sait ! Mais, je crains d’avoir ététrop libre avec vous, trop familier,… je gage que je vous aurais,pour un peu, appelé « mon vieux ». Excusez-moi ;vous savez le dicton : où il y a de la gêne, il n’y a pas deplaisir ;… donc, je vous ai dit, n’est-ce pas ? que cediamant est un présent fait à ma femme. Or, c’est faux, archifaux,…nous ne sommes redevables à personne de ce bijou de prix… Ma femme,mon admirable femme, reçoit un beau matin par la poste, une petiteboîte recommandée ; le même courrier lui apportait une lettrede lord Harry. Pénétré de reconnaissance pour les services qu’elleavait pu lui rendre (vous saurez plus tard ce dont il s’agissait),il répugnait, disait-il, à lui offrir de l’argent, mais il lapriait d’accepter une bague de famille comme témoignage de sareconnaissance pour son dévouement. Je ne suis fichtre pasjaloux ! libre à lui morbleu ! si cela lui fait plaisir,de faire la cour à Mme Vimpany, ridée, raffalée,vieille… Tiens,… tiens,… tiens, seriez-vous tenté aussi deflirter avec elle ? Crénom ! Je me sens uneforte envie de vous jeter cette bouteille à la tête… Non, par mafoi ! ce serait un péché de perdre ainsi ce vin délicieux…Vrai,… il est exquis. Que vous êtes aimable de m’en offrir à boucheque veux-tu ! Diantre ! qui donc êtes-vous ? Je vousdirai que je n’aime pas rompre le pain avec un étranger… Dites-moi,un peu, ne connaîtriez-vous pas quelques-uns de mes amis,… un nomméMontjoie, par exemple ? et même deux individus du même nom,…l’un est mort, assassiné par de misérables bandits ;… commentles appelez-vous ? »

Soudain, la tête du docteur retombe sur sapoitrine, sa voix s’éteint, ses yeux se ferment, puis se rouvrentet il poursuit :

« Aimeriez-vous faire la connaissance delord Harry ? Je peux même vous tracer son portrait, avant devous le présenter ;… entre nous, c’est un coquin fieffé.Pourriez-vous me dire pourquoi il tient à s’occuper de ma femme, demon admirable femme ? Convenez avec moi qu’il aurait mieuxfait de s’occuper de la sienne. Nous l’avons recueillie sous notretoit,… c’est une charmante personne,… mais je vous avoue que cen’est pas mon type ;… comme médecin, j’estime qu’elle manquede tempérament… Lord Harry n’a qu’à venir chez nous, s’il désire lavoir ;… qu’est-ce donc qui le retient tant en Irlande, lesavez-vous ? Moi je l’ai oublié, j’oublie tout,… je commence àme croire menacé d’un ramollissement du cerveau. Or, le seul moyende remédier à cette maladie, au dire des docteurs, c’est deremonter la machine avec de bon vin : si ce bordeaux ne vautpas 25 francs comme un liard, je veux bien être pendu !Surtout, n’allez pas éventer la mèche… Avez-vous jamais entenduparler d’un fou aussi fou que… : voilà que son nomm’échappe ;… qu’importe ! ce lord, mon ami, s’éternise àchasser en Irlande. Le renard ? me direz-vous. Vous me labaillez belle ; c’est un gibier autrement relevé après lequelil court… Il chasse, dit-on, les assassins,… seulement il sera tuépar eux, vous verrez ! Voulez-vous parier avec moi, tenez cinqcontre un, qu’il sera mort et enterré avant la fin de lasemaine ? Au fait, quand donc commence la semaine ?mardi, mercredi, samedi,… c’est le sabbat, alors, dimanche !mais non, nous sommes juifs et non chrétiens,… je veuxdire… »

Sur ce, sa langue s’embarrasse, son œil seferme de nouveau, il se laisse aller comme un paquet mal ficelé ets’endort.

À ce moment, Montjoie sent pertinemment queses appréhensions sont bien au-dessous de la réalité ;… il estclair que lorsque le docteur n’est pas pris de boisson, il mentcomme un arracheur de dents qu’il est ! Par contre, dès qu’ilest ivre, la vérité sort de sa bouche inconsciemment. En somme,l’explication qu’il avait donnée du séjour de lord Harry enIrlande, n’avait rien que de plausible. La nature exubérante dupersonnage étant donnée, il devait avoir à cœur de venger à toutprix la mort d’Arthur ; mais était-il nécessaire d’affligerIris outre mesure, en la mettant au fait de la vérité ?certes, non !

Ensuite, était-il besoin de lui révéler queMme Vimpany n’était qu’une espionne et, qui plusest, une espionne stipendiée ? Dans l’état d’esprit d’Iris,elle se refuserait assurément à y ajouter créance !

Tout en se laissant aller à ces réflexions,Hugues considérait le docteur dormir et ronfler ; toutefois,il ne regrettait ni le temps, ni la patience qu’il avait dépenséspour mener son plan à bonne fin.

Après ce qu’il venait d’entendre, et grâce auxqualités expansives du vin de Château-Margaux, Montjoie résolut defaire partir Iris au plus vite de chez le docteur.

Là-dessus, Hugues quitte l’auberge sanstambour ni trompette, et se rend en toute hâte près d’Iris, afin dela décider à retourner à Londres avec lui, le soir même.

Chapitre 17

 

Arrivé chez le docteur, Hugues fut informé quemiss Henley était sortie ; mais comme elle prévoyait sonretour, elle l’avait fait prier de l’attendre.

Tout en dirigeant ses pas du côté du salon,Montjoie crut reconnaître la voix deMme Vimpany ; elle semblait lire touthaut ; par la porte entre-bâillée, il l’aperçut arpentant lapièce un livre à la main, déclamant d’un ton majestueux, bien qu’iln’y ait personne ni pour l’entendre, ni pour l’applaudir. D’aprèsle renseignement que l’on avait communiqué à Hugues, il en conclutqu’elle jouait pour sa satisfaction personnelle l’un des rôles deson répertoire, auxquels son mari avait fait allusion. À la vue deMontjoie, elle reprit possession d’elle-même avec l’aisance d’unepersonne maîtresse consommée en son art.

« Veuillez m’excuser, fit-elle, en luimontrant le livre qu’elle tenait à la main, mais Shakespeare metransporte. Une étincelle de son génie poétique brûle sans doutechez son humble admiratrice. Puis-je espérer que je me suis faitcomprendre ? Puis-je compter sur la sympathie que m’exprimentvos regards ? »

Montjoie fit un effort pour ne la pasdétromper ; mais, en cela, il ne réussit qu’à prouver quelmauvais acteur il eût été !

Sous cette influence réfrigérente,Mme Vimpany descendit des hauteurs du lyrisme auterre à terre de la prose la plus humble.

« Revenons à nos moutons, fit-elle d’unton protecteur ; dites-moi, a-t-on réussi à vous servir undîner passable à l’auberge ?

– Peuh ! on a fait pour le mieux.Faute de grives, on se contente de merles !

– Mon mari est-il revenu avecvous ? »

Montjoie, qui regrettait profondément de nepas avoir attendu miss Henley dans la rue, répondit avecconfusion :

« Je suis revenu seul, madame.

– Tiens, mais où donc est mon mari ?dit-elle d’une voix tremblante.

– À l’auberge ou à l’hôtel, si vous aimezmieux.

– Et que fait-il là, s’il vousplaît ? » reprit-elle avec un geste d’impatience.

Son interlocuteur hésite à répondre. Sur ce,Mme Vimpany, reprenant son essor vers les hautessphères de la poésie tragique, s’avance du côté de Montjoie,qu’elle semble confondre avec Macbeth.

« Ah ! je ne comprends que trop ceque signifie votre silence, déclare-t-elle d’une voix pathétique.Allez ! les vices de mon misérable mari ne me sont que tropconnus ! M. Vimpany est gris ! »

Hugues, essayant de tirer le meilleur parti dela situation, répondit :

« Il dort, voilà tout ! »

Mme Vimpany fixe de nouveausur lui un regard digne de la reine Catherine d’Aragon, dévisageantle cardinal Wolsey.

« Pardon, madame, reprit Hugues ;j’ai une course à faire, adieu ! »

À cinq minutes de là, penché à sa fenêtre, ilaperçoit non pas Iris, mais la femme du docteur sortant d’unepharmacie ; elle tenait à la main un flacon enveloppé dupapier bleu traditionnel ; puis, il la perd de vue.

Peu après, elle reparaît et demande au garçonde l’hôtel si M. Vimpany est toujours là.

« M’est avis, madame, que vous devezl’entendre ronfler, sauf votre respect. »

Sur ce, Mme Vimpany n’a riende plus pressé que de s’informer de quel vin M. Montjoie et ledocteur ont bu à leur dîner ?

« Du vin de Bordeaux, répond leserviteur.

– Et c’est tout ?

– C’est bien assez, pour ne pas diretrop, répondit le facétieux domestique.

– D’accord ! mais l’intérêt desclients et l’intérêt du patron font deux, remarquaMme Vimpany.

– Permettez, madame, le bordeaux que cesmessieurs boivent n’est pas marqué sur la carte.

– Comment cela ?

– C’est simple comme bonjour :M. Montjoie a acheté contenant et contenu ! »

À ces mots, la physionomie deMme Vimpany change. Elle soupçonnait déjà le beaujeune homme de s’être secrètement pris de passion pour miss Henley,mais un autre soupçon bien autrement grave se glisse dans sonesprit. Elle monte l’escalier, ouvre et ferme la porte avecbruit ; elle se dit que c’est le moyen le plus efficace defaire sortir son mari de son sommeil de plomb, mais il ne bougeapas plus qu’une souche. En proie à un véritable dégoût, elles’arrêta un moment à le considérer à travers la table.

Voilà donc l’homme auquel elle est rivée pardes lois religieuses et civiles ! Sans passer le temps àformuler des imprécations, elle considère avec curiosité un peu devin resté au fond du verre de son mari. Faudrait-il donc attribuerl’état où est le docteur à une cause particulière ? Elletrempe ses lèvres dans ce vin sans y trouver rien d’anormal ;néanmoins, il a agi sur le cerveau du docteur, comme un toxiqueénergique.

Tel était le stratagème employé parl’amphitryon pour apprendre de son convive, ce que le tact et laprudence d’une femme avaient si bien su lui cacher. Ah ! quelssecrets n’avait-il pas dû trahir avant d’être en état completd’ébriété ?

Exaspérée, Mme Vimpany secoueson mari comme un prunier, il s’éveille et fixe sur elle des yeuxinjectés de sang ; il la menace du poing.

D’une main, elle saisit la tête du docteur etde l’autre elle approche le flacon de son nez, disant :

« C’est le remède que vous prescrivezvous-même aux abominables compagnons de vos plaisirs. »

Rassuré sur l’innocuité de la mixture, ilavale le liquide d’un trait.

Mme Vimpany, étonnanted’énergie, force le docteur à se lever, le pousse dans la pièce àcôté et l’instant d’après, il était couché. Elle regarde samontre : l’expérience lui avait appris combien il fallait detemps à un contre-stimulant, pour produire son effet. Ensuite, ellese fait apporter du thé. Tout en le sirotant, elle dressait sesplans et se proposait deux choses : se venger de Montjoie etl’obliger à déguerpir avant d’avoir pu rencontrer Iris. Tout àcoup, elle fut tirée de ses réflexions par la voix rauque de sonmari, qui appelait quelqu’un près de lui. Qui sait ? Peut-êtreétait-il enfin en état de comprendre les questions qu’elle allaitlui adresser et par ses réponses, elle découvrirait enfin lavérité ; mais il se borne à demander à boire à cor et àcri.

Une ou deux gorgées de soda déblayèrent vitele cerveau du docteur, après quoi, Mme Vimpanyrecommence à donner des coups de sonde dans la conscience de cetincurable ivrogne.

« Voyons, dit-elle, avez-vous parlé detelle et telle chose ?

– Peut-être.

– Le nom de lord Harry a-t-il étéprononcé ? »

À cet instant, une lueur d’intelligencejaillit des yeux énormes de son interlocuteur.

« Oui,… oui, en effet,… nous nous sommesquerellés, disputés, empoignés, à son sujet ; je crois merappeler que j’ai lancé une bouteille à la tête deM. Montjoie.

– Avez-vous prononcé aussi le nom de missHenley ?

– Naturellement.

– Et qu’en avez-vous dit ? demandaMme Vimpany.

– Est-ce que je sais moi ! fit-il enfixant sur sa femme un regard vide de tout souvenir. Crénom !C’est révoltant à la fin,… jusqu’à quand va-t-elle me tirbouchonnerainsi l’esprit !

– Écoutez bien ce que je vais vousdire : il faut, coûte que coûte, empêcher lord Harry (s’ilvient chez nous) de voir miss Henley avant que je lui aieparlé.

– Pourquoi ça ? riposta ledocteur.

– Il me faut le temps de lui expliquerque je l’ai trompée ; je ne puis espérer mon pardon qu’à cettecondition.

– Quelle folie ! Ah ! lesfemmes ! si je fais ce que vous me demandez, dites-moi ce quej’y gagnerai ?

– Le moment est venu d’aller rejoindrecelui qui vous a grisé pour le besoin de sa cause, ditMme Vimpany.

– Ah ! que le diable m’emporte si jene lui romps pas les os ! En somme, si j’ai trop bu, Montjoielui-même était soûl comme un Templier. Que faire ?

– Tenez-vous à vous venger de ce tristepersonnage ?

– Je crois bien que j’y tiens !répondit le docteur.

– Rappelez-vous ma recommandation ausujet de lord Harry. »

M. Vimpany, après avoir tiré son carnetde sa poche, pria sa femme d’écrire ses instructions, ce qu’ellefit d’une main rapide « Empêchez lord Harry de se trouver enprésence de miss Henley, avant qu’il m’ait été donné de lavoir. »

« À présent, dit-elle en se rapprochantdu docteur, vous verrez quelle femme intelligente et habile est lavôtre. »

Chapitre 18

 

Montjoie regardait à la fenêtre pour ladixième fois, cherchant à apercevoir Iris, lorsqu’il la vit enfinarriver du côté de la maison de l’air le plus naturel, elle luiprésenta Rhoda.

« Voyez un peu la mine de ma caméristepeut-on croire qu’elle soit arrivée ici avec des joues pâles etémaciées ? À ça près qu’elle s’égare tous les jours dans lesrues de la ville, nous ne pouvons que nous féliciter d’être ici. Ledocteur est le bon génie de Rhoda, comme sa femme mon bonange ! »

La femme de chambre ayant quitté la pièce,Iris fit savoir à Hugues à quel point elle était surprise desrelations amicales établies entre lui et le docteur par la table,cette entremetteuse de bonne amitié.

« Le seul fait de l’avoir invité à dîneravec vous, dit-elle, le connaissant à peine pour ainsi dire, mesurpasse. Vrai, Hugues, vos politesses, vos sympathies subites nelaissent pas de m’étonner ! Longtemps j’ai cru M. Vimpanyindigne de sa femme, mais, surtout, n’allez pas en conclure que jeressens de l’ingratitude envers le docteur, loin de là, car lessoins qu’il a donnés à ma femme de chambre, lui ont acquis toute mareconnaissance, seulement, j’avoue ne pas comprendre à quoitiennent vos égards pour lui. »

Iris continua sur ce ton enjoué et persifleur,sans se douter des questions brûlantes qu’elle remuait.

Montjoie essaya, mais en vain, de rompre leschiens.

« Non,… non,… poursuivit-elle, avec uneobstination malicieuse, le sujet a trop d’intérêt pour y renoncer.Je voudrais bien savoir sur quoi la conversation a roulé pendantvotre dîner ? Dites-moi, d’abord, si votre convive n’a pas buplus que de raison ? Il me semble l’entendre d’ici vous prierde lui passer et repasser la bouteille en disant : faitesexcuses… »

Hugues très surexcité reprit :

« De grâce, Iris, parlons d’autre chose.J’ai à vous transmettre des nouvelles de chez vous. »

Ces paroles produisirent sur la gaieté de soninterlocutrice, l’effet d’une douche d’eau glacée.

« Des nouvelles de mon père !demanda Iris d’un ton anxieux.

– Vous l’avez dit.

– Doit-il venir ici ? ajouta lajeune fille.

– Non pas, mais il m’a écrit, réponditMontjoie.

– Une lettre ?

– Non, il m’a répondu par un télégramme.Je crois que nous avons ville gagnée.

– Quoi,… il a consenti à uneréconciliation ? »

Après avoir passé le télégramme à Iris,Montjoie poursuivit :

« Sachez que j’ai demandé àM. Henley, s’il consentirait à vous recevoir, de répondresimplement par un oui ou par un non, à ma question. Il eût pu,certes, me communiquer sa décision d’une manière plus aimable,mais, enfin, elle vous est favorable. »

Dépliant le télégramme, elle le lut ets’écria :

« Il faut convenir que l’on chercheraiten vain de par le monde, un autre père capable de répondre à safille, qui le prie et le supplie de l’autoriser à l’aller voir, parces mots : Oui, mais sous condition.

– Vous n’en êtes pas offensée, aumoins ? »

Hochant la tête avec amertume, Irisreprit :

« Hélas ! je le connais trop bienpour lui en vouloir. Quoi qu’il arrive, je resterai l’esclave demes devoirs filiaux. Maintenant, je n’ose espérer que vous restiezà Honey Buzzard aussi longtemps que moi. Je me rendrai près de monpère seulement la semaine prochaine. Je vous serais même trèsobligée de vouloir bien lui écrire mes intentions.

– Excusez-moi si j’insiste, reprit Huguesd’un ton impassible, mais je tiens à vous faire remarquer que cetajournement n’a pas sa raison d’être : moins vous tarderez àretourner près de votre père, plus vous aurez de chance dereconquérir son affection. Mon projet, sachez-le, était de vousreconduire par le premier train, aujourd’hui même.

– Vous ne parlez passérieusement ?

– Si fait. Quel motif pouvez-vous avoirpour vous éterniser ici ?

– Ah ! Hugues, combien vousm’étonnez ! Que sont devenus les sentiments de justice et debonté dont je vous ai toujours vu animé pour autrui ? Et machère bonne madame Vimpany donc ?

– Que diantre ! s’écria soninterlocuteur, Mme Vimpany a-t-elle à voir làdedans ? »

D’une voix fâchée et frappant du pied, Irisreprit en s’échauffant :

« Comment, ce qu’elle a à voir làdedans ? Après ma promesse de l’accompagner dans desexcursions aux environs, vous me conseillez de la planter là, commeun vieux vêtement hors d’usage. Il me paraît, Hugues, dit-elled’une bouche frémissante, qu’après les jugements téméraires quej’ai portés sur elle, une telle conduite de ma part seraitinqualifiable. »

Tout d’abord. Montjoie eut quelque peine à secontraindre, mais devant une telle explosion de colère, il compritqu’il devait taire encore à Iris le rôle odieux que jouait en cemoment l’ancienne actrice : insister sur les devoirs filiauxd’Iris était la seule ressource qui lui restât !

Hugues reprit :

« La vivacité de vos impressions. Iris,peut seule expliquer un pareil emportement. Des considérationsd’aussi peu d’importance que des excursions champêtres en compagnied’une personne que vous connaissez à peine, doivent disparaîtredevant la nécessité de retourner au plus vite près de votrepère ; toute autre décision n’aurait pas le sens commun ;mais, chut ! voici Mme Vimpany enpersonne ! »

L’instant d’après, elle rentra dans lesalon ; elle revenait de l’hôtel, où elle était allée faire lascène que nous savons à son mari. La physionomie surexcitée d’Irisn’échappa pas aux yeux clairvoyants, profonds et lucides, de lasurvenante. Dissimulant son anxiété sous ce sourire perpétuel qui,à la scène, sert de refuge à tant d’importants secrets, elleprononça quelques mots d’excuses et attribua à des motifs sansimportance l’agitation de miss Henley. D’après les calculs deMme Vimpany, il était matériellement impossible queM. Montjoie eût eu le temps de communiquer à Iris le secretqu’il venait d’apprendre.

En cet état de choses, Hugues proposatraîtreusement à cette dame de la faire juge du différend survenuentre Iris et lui.

« C’est un cas des plus simples, fit-il.Le père de miss Henley la rappelle près de lui après une brouillequi les tenait éloignés depuis quelque temps. En pareil cas, desengagements antérieurs peuvent-ils, suivant vous, s’opposer à laréalisation de ce projet ? Bref, est-il à craindre qu’Irisplaide en vain près de vous le bénéfice des circonstancesatténuantes, en vous priant d’excuser ce départprécipité ? »

Se tournant du côté de miss Henley, ellerépondit :

« Croyez, ma chère Iris, que je feraitoujours passer vos intérêts avant les miens ; partez ;maintenant, c’est moi qui vous y engage. »

En prononçant ces paroles,Mme Vimpany versa quelques larmes, des larmesd’actrice, les plus seyantes de toutes ! Ses poses étudiées etdramatiques lui donnaient l’air d’une statue duSacrifice !

« Je me propose même de vous rendreencore quelques petits services, en vous aidant à faire vospréparatifs de départ. »

Se rapprochant de miss Henley,Mme Vimpany la remercia par un chaleureuxbaiser ; elle ajouta :

« Restez persuadée, ma chère enfant, quele souvenir de votre bonté et de votre affection me rendradorénavant ma solitude moins pénible à supporter.

– Mais j’espère que notre séparationn’est que momentanée, reprit Iris, et que nous nous retrouverons àLondres, à moins que le docteur ne renonce à son projet de quitterHoney Buzzard.

– La détermination de mon mari estirrévocable, il veut tenter la chance à Londres, comme ondit ; vous me donnerez votre adresse, n’est-cepas ? »

Iris accéda à son désir immédiatement.

En réalité, aux yeux de Montjoie, le véritabledanger, pour miss Henley, était l’éventualité de rencontrer lordHarry sous le toit du docteur, si elle s’obstinait à y prolongerson séjour. Aussi résolut-il de jeter séance tenante à la face mêmede Mme Vimpany, l’accusation de n’être quel’espionne stipendiée d’un grand seigneur dévoyé. Sur ce, il lasomme de montrer la lettre recommandée et le diamant qu’elle a reçuen présent.

Pendant que la délicatesse de Hugues hésitaitencore à infliger un tel affront à une femme, la conversation entreMme Vimpany et Iris avait pris fin. L’ancienneactrice s’alla mettre à la fenêtre, tenant ostensiblement unmouchoir à la main. Était-ce un signal convenu ?

De son côté, miss Henley, touchée aux larmesde la longanimité dont Hugues avait fait preuve à son égard,s’avance vers lui, disant d’une voix émue et empreinted’inquiétude :

« Je vous fais mes excuses ; vous nem’en voulez pas, j’espère, de la vivacité avec laquelle je vous aiparlé tout à l’heure ? vous avez toujours été pour moi d’unebonté extrême ; puis-je encore faire fonds sur votreindulgence et croire que vos dispositions à mon égard resteront lesmêmes que par le passé ? »

En ce disant, Iris tend la main à Montjoie, etil la porte à ses lèvres. Au même moment, la porte du salon s’ouvrebrusquement. De tous les hommes habitant le globe terrestre, celuidont Iris redoutait le plus la présence, se trouvait là en faced’elle. La victime du château-margaux avait obéi scrupuleusement àl’ordre de faire le guet dans la rue, jusqu’au signal du mouchoir àla fenêtre. Bien et dûment seriné, chapitré et endoctriné par sonhabile moitié, on pouvait supposer, sans lui faire tort, qu’ilavait le désir de retourner dîner à l’hôtel avec HuguesMontjoie.

Chapitre 19

 

La démarche assurée et ferme du docteur netrahissait point l’état déplorable des trop copieuses libationsauxquelles il venait de se livrer. En entrant dans le salon, à lavue de M. Montjoie, il se rengorge et relève fièrement latête ; pour être juste, il paraissait complètement maître delui-même ; avait-il donc déjà recouvré ses esprits ?

Sa femme, souriant de son éternel sourire,s’approche de lui et d’un air aussi satisfait qu’étonné,dit :

« Quelle surprise agréable de vous voirrentrer d’aussi bonne heure ! Avez-vous donc moins de maladesque de coutume ?

– Non pas ; ce qui m’amène c’estl’obligation de remplir un devoir impérieux et pénible. »

Le ton sentencieux du docteur fit comprendre àIris qu’elle ne le connaissait qu’imparfaitement.Mme Vimpany, cette protectrice des voyageuses endétresse, resta coite en attendant que son mari trouvât bon des’expliquer.

Il fit une pause et dit :

« S’il est un poison qui attaque la vie àsa source même, c’est l’alcool ; s’il est un vice qui dégradel’homme, c’est l’alcoolisme. Monsieur Montjoie, avez-vousconscience que c’est à vous que je m’adresse ?

– Parfaitement ; mais sans tropcomprendre l’allusion », répondit son interlocuteur.

Après la scène qui s’était passée à l’hôtel,comment garder son sérieux en écoutant M. Vimpany s’emportercontre le vice de l’intempérance ! Hugues sourit. La majestémorale du docteur s’en offensant, il reprit :

« Ma parole d’honneur, c’est un peufort ! vous devriez au moins m’écouter sans rire.

– C’est facile à dire », ripostaHugues, qui commençait à soupçonner le mari et la femme d’être deconnivence dans cette comédie.

Le docteur exaspéré s’écria :

« Permettez-moi, monsieur, de vousdemander ce que vous avez fait de votre conscience ? cesilencieux agent est-il mort en vous ? après m’avoir offert unabominable repas, vous avez le front de me demander uneexplication ! Ah ! s’il en est ainsi,… vous allezvoir ! »

Sur ce, il se dirige à grands pas vers laporte, l’ouvre toute grande et salue Montjoie d’un airnarquois.

Cette insolence n’échappe pas à Iris ;son visage s’empourpre ; ses yeux s’enflamment.

« Quelle explication donnez-vous à laconduite de votre mari ? demanda-t-elle àMme Vimpany.

– Moi, mais je n’y comprends absolumentrien. »

Prenant alors Iris par la main, elleajouta :

« Si nous nous retirions dans machambre ?

– Non, à moins que M. Montjoie ne mele conseille.

– Ah ! certes non, s’écria Hugues,je vous prie au contraire de rester ici ; votre présencem’aidera à garder mon sang-froid. »

D’un bond, il se rapproche du docteur, restéinerte comme un terme, lui demande pour quelle raison il a ouvertla porte ?

Le docteur, qui était un coquin, mais non unpoltron, dit :

« Je sais ce que je fais ; c’estl’indulgence qui m’a fait agir.

– Quoi ! de l’indulgence envers moi,Hugues Montjoie ?

– Allons, je vois que vous m’avezcompris ; c’est déjà une satisfaction de se faire comprendre.Vrai, mon intention est de n’offenser personne, mais,diantre ! je ne puis continuer à voir un homme qui… ;vrai, les circonstances sont accablantes contre vous… vous vousêtes conduit à mon égard d’une façon infâme !

– Voyons, précisez ! demande Huguesd’une voix brève.

– Sous prétexte de donner le plusexécrable dîner qui se soit jamais fait… », répondit ledocteur.

Mme Vimpany lui ayant enjointpar signe de se taire, il continua comme si de rien n’était.

« Assez,… assez ! lui cria-t-elled’un ton péremptoire.

– Eh bien ! alors, empêchez-le de meregarder comme s’il me croyait ivre », riposta le docteurfurieux ; s’adressant directement à Iris, il ajouta :

« Voilà l’homme qui a essayé de megriser, miss Henley, mais grâce à mes habitudes de sobriété, c’estlui-même qui a été pris dans ses propres filets et s’est misdedans… Ah !… ah ! ah ! ami Montjoie, avez-vouscompris ? Voilà la porte, monsieur ! »

Estimant que cette insulte dépassait toutesles bornes, Mme Vimpany se dit que si une tentativequelconque n’était faite sur-le-champ pour atténuer cette offense,Iris serait capable – son visage enflammé parlait pour elle – dequitter la maison avec M. Montjoie. Saisissant avec force lebras du docteur, elle s’écria :

« Brute que vous êtes,… vous venez detout compromettre… Ah ! çà, voyons, faites directement desexcuses à M. Montjoie.

– Ah ! par exemple,non ! » fit-il.

L’expérience avait appris àMme Vimpany comment faire céder son seigneur etmaître. Elle murmura :

« Et mon épingle en diamant l’avez-vousoubliée ? »

À ces mots, le docteur jette à sa femme unregard effaré ; il appréhendait qu’elle n’eût perdul’épingle.

« Dites-moi, qu’est devenue cetteépingle ? demanda M. Vimpany.

– Je l’ai envoyée estimer à Londres.Faites vos excuses à M. Montjoie, car autrement votre silencevous coûtera cher. Je mettrai l’argent à la banque et vous n’entoucheriez rien de rien. »

Entre temps, les craintes deMme Vimpany au sujet d’Iris se réalisèrent ;l’insulte faite à Hugues Montjoie l’avait mise hors desgonds ; elle était dans un état d’exaspération telle qu’ellene pouvait articuler un mot. Sans se départir de son calmeimperturbable, Hugues ajouta :

« N’ayez crainte, Iris ; je nem’abaisserai pas à me quereller avec le docteur. Mon seul but envenant ici, est de savoir quels sont vos projets : allez-vousencore me répondre que c’est uniquement àMme Vimpany que vous pensez ?

– Moi ! ô mon ami, je penseuniquement à vous, à vous seul ;… sans moi, vous n’auriezjamais mis le pied dans cette galère ;… je suis, croyez-le,plus sensible que vous à l’insulte qui vous a été faite ;… monseul désir, c’est de retourner immédiatement à Londres ;… jevais prévenir Rhoda de tout préparer en vue de notre prochaindépart… Vous m’enverrez chercher de l’hôtel et je serai prête àpartir par le premier train. »

À cet instant, Mme Vimpanytire son mari par la manche et l’entraîne de force vers Montjoie.Alors, d’un ton penaud, le docteur balbutie ces mots :

« Je regrette de vous avoir offensé,monsieur, et je vous prie d’agréer mes excuses. »

Or, la bassesse flagrante de M. Vimpanyparaissait plus révoltante encore que son insolence.

« Cela suffit », répondit Montjoie,sèchement.

Il s’incline ensuite devantMme Vimpany ; très fière d’avoir donné lapreuve de l’ascendant qu’elle exerçait sur le docteur, elle fait unsalut automatique.

Au moment où Montjoie va quitter la pièce, ledocteur lui ouvre poliment la porte. Toujours préoccupé del’épingle en brillants, il comptait sur son acte de soumission pouramener Arabella à composition.

Que de fois il arrive à une femme (même fortintelligente) de se tromper, lorsqu’elle a l’esprit monté ou lesnerfs surexcités !

En s’adressant à celle qu’elle avait sihabilement trompée dès leur première rencontre, la voix deMme Vimpany trahissait un véritable embarras ;d’un air triste, elle reprit :

« Il m’est impossible de vous direcombien je suis peinée de votre prochain départ, je m’étais faitune si douce habitude de vous voir, ma bien chère Iris !

– La conduite de M. Vimpany m’adécidée à vous quitter, quoi qu’il m’en puisse coûter, réponditIris.

– De grâce, épargnez-moi l’humiliationd’entendre parler de mon mari : c’est si pénible pourmoi !

– Je ne vous rends pas responsable de laconduite du docteur et je me souviendrai toujours, au contraire,que vous l’avez obligé à faire des excuses à M. Montjoie.Ah ! combien de femmes mariées à un tel individu se seraientlaissé influencer par son mauvais exemple ! »

Mme Vimpany se borna àformuler la réponse que la plus stupide des femmes eût puexprimer : merci !

Sur ce mot, prononcé d’un ton emphatique, lesdeux amies restèrent muettes. À la faveur de ce silence, l’on putentendre le bruit de roues dans la rue. L’instant d’après, unevoiture s’arrêtait à la porte même du docteur.

Chapitre 20

 

Montjoie venait-il donc chercher Iris avantque ses préparatifs de départ fussent achevés ? Les deuxfemmes, tout en se précipitant à la fenêtre, arrivèrent pourtanttrop tard pour voir le visiteur, car déjà il frappait à la porte,caché par la véranda. L’instant d’après, l’on entendit une voixd’homme dans le hall demander miss Henley ; ce timbre clair,sonore, modulé, trahissait un accent irlandais prononcé ;quiconque l’avait entendu une fois, ne s’y pouvait méprendre. Lesurvenant était lord Harry en personne !

En cette conjoncture embarrassante,Mme Vimpany, conservant toute sa présence d’esprit,se dirige vivement vers la porte pour empêcher le visiteur d’entrerau salon ; mais Iris, l’ayant entendu demander miss Henley,comprit l’iniquité dont la femme du docteur s’était renduecoupable ; comme elle était plus jeune, plus vive, plusalerte, elle lui barra le passage et mettant avec promptitude lamain sur la clef de la porte, elle s’écria :

« Attendez une minute, degrâce ! »

Or, devant cette injonction,Mme Vimpany hésite ; incapable pour lapremière fois de sa vie de formuler sa pensée, elle se borne àfaire à Iris signe de se retirer, mais celle-ci s’y refuse, luiadressant à brûle-pourpoint cette terrible question :

« Comment lord Harry sait-il que je suisici ? »

Tout en entendant distinctement le bruit depas d’homme sur l’escalier, cette méprisable créature voulait àtout prix s’épargner la honte d’être convaincue d’une perfidieaussi criante à l’égard d’Iris. Du reste, le sens moral étaittellement oblitéré chez Mme Vimpany, qu’il n’yavait point de déclaration mensongère devant laquelle elle reculât,pour empêcher miss Henley de découvrir la vérité. Or, prise pourainsi dire la main dans le sac, la trompeuse ne se déconcerta paset, avec une scandaleuse effronterie, elle résolut de persévérerdans sa comédie d’artifice et d’hypocrisie.

« Hé ! ma chère, fit-elle, qu’est-cequi vous prend ? Pourquoi m’empêcher de me retirer dans monappartement ? »

Dévisageant son interlocutrice, Iris s’écriad’un air étonné et de profond mépris :

« Auriez-vous, par impossible,l’impudence de prétendre que je n’ai pas découvert vos menéessecrètes ? »

Toujours est-il, queMme Vimpany puisait dans sa situation désespérée,un nouvel élément de courage. Devant l’incrédulité pleine de méprisd’Iris, elle jouait son rôle comme jadis elle l’avait joué sur lascène, en dépit des sifflets d’un public hostile.

« Miss Henley, fit-elle, d’un air desuprême dédain, vous vous oubliez !

– À l’expression de votre physionomie,pensez-vous que je n’aie pas deviné que vous avez entendu cet hommecomme je viens de l’entendre. Veuillez répondre à ma question.

– Moi ? mais je n’ai rien entendu,riposta avec aplomb la femme du docteur.

– Ah ! traîtresse ! s’écriaIris.

– N’oubliez pas, miss Henley, que vousparlez à une vraie dame !

– Je parle à l’espionne de lord Harry, etje prends pour fausse monnaie toutes vos paroles. »

Les voix glapissantes de ces deux femmess’élevaient à un diapason assourdissant, en sorte qu’il étaitimpossible de percevoir le roulement de la voiture qui s’éloignait.Personne ne parut à la porte du salon. Connaissant très bien lanature emportée de lord Harry, Mme Vimpany voulaittemporiser coûte que coûte !

Sans doute, une autre personne avait dûreconnaître la voix de lord Harry : c’était évidemment ledocteur. S’était-il rappelé le service qu’elle lui avait demandé,et pouvait-on faire fonds sur sa discrétion ?

Comme elle se posait ces différentesquestions, le désir de savoir la vérité l’emporta sur toute autreconsidération.

Pour la seconde fois.Mme Vimpany chercha à quitter le salon avantIris ; mais, cette fois, la plus jeune des deux réussit àavoir barre sur la plus âgée.

Chapitre 21

 

La femme du docteur suivit miss Henley jusquesur le palier de l’escalier ; arrivée là, elle s’arrêtesoudain ; il lui suffira d’être quelques instants aux écoutes,pour savoir si lord Harry est oui ou non dans la maison.

De son côté, miss Henley va jusque dans lasalle à manger ; n’y voyant personne, elle se rend dans lecabinet du docteur, pièce située au rez-de-chaussée. Elle frappe,entre et trouve M. Vimpany en train d’ingurgiter un grog et defumer, alternativement.

Alors, Iris, d’une voix mal assurée, prononceces mots :

« Où est lord Harry, le savez-vous,docteur ?

– En Irlande, je suppose »,répond-il avec calme.

Miss Henley n’a garde de se répandre enquestions inutiles et s’éloigne.

Où le sauvage lord pouvait-il être en cemoment ?

Iris plongée dans ses réflexions cherche lasolution du mystère qui l’intrigue si fort. Dès qu’elle aperçoitRhoda, elle la presse d’aller terminer les malles et ajoute qu’elley mettra la main elle-même pour accélérer les choses.

En réalité, l’aplomb avec lequelMme Vimpany nie jusqu’à l’évidence, indispose Iriscontre elle. Incapable, pour l’instant, de raisonner avec calme,elle ne peut calculer les conséquences que produirait une rencontreentre lord Harry et elle, après leurs récents adieux en Irlande.Elle n’entend pas que Mme Vimpany soit la premièreà s’entretenir avec le mystérieux personnage et à l’englober dansson audacieux déni. Au cas où, en quittant la maison, il auraitcédé à de perfides insinuations, se voyant berné, il ne tarderaitpas à y revenir, pensait-elle.

La vérité nous fait un devoir de déclarer quela conduite du docteur avait été en tout point digne de laconfiance de sa femme ; néanmoins, le souvenir du diamantenvoyé à Londres chez un expert, continuait à l’obséder. À l’idéede l’argent, ce vil métal, il devenait le mari le plus soumis detoute l’Angleterre. Au moment où la voiture de lord Harrys’arrêtait devant la porte, le docteur s’emparait d’un flacon devieux cognac serré dans une cave à liqueurs. Regardant par lafenêtre, il reconnaît le visiteur ; aussitôt, il se met àfeuilleter son memorandum-book, mais déjà la servante a ouvert laporte, et il s’avance pour lui barrer le passage.

En réalité, sa mémoire est, pour l’instant,encore plus lente que d’habitude à le servir.

Bref, tout ce qu’il se rappelle, c’est qu’onlui a recommandé d’empêcher qu’une rencontre fortuite pût réunirlord Harry et miss Iris. Le docteur donne alors l’ordre de fairepasser le visiteur dans son cabinet de consultation. Là, installédans son fauteuil professionnel, il reçoit le survenant.

Le fougueux Irlandais demande immédiatementmiss Henley.

« Partie ! réponditM. Vimpany.

– Partie, pour aller où ? interrogeale sauvage lord.

– À Londres.

– Toute seule ?

– Non, avec Hugues Montjoie. »

Saisissant le docteur par les épaules, lordHarry lui dit en le secouant de toute sa force :

« Vous n’entendez pas dire que Montjoiedoit l’épouser, hein ? »

Le secouant à son tour avec violence, ledocteur riposta :

« J’ignore s’il est marié ou non, mais jem’en moque !

– Que le diable vous emporte, avec votreobstination ! repartit lord Harry. Ah ! çà, dites-moi,quand ont-ils décampé ?

– Que le diable vous emporte, vous-même,répéta-t-il, vous et vos questions ;… ils sont partis depuislongtemps déjà.

– Puis-je les rejoindre à lastation ?

– Oui, certes, si l’on vous y conduitprestement. »

Voilà comme quoi et comment le docteur seconforma aux recommandations de sa femme, sans se rappeler,toutefois, les conditions qu’elle lui avait faites. En se rendant àla gare lord Harry passa devant l’hôtellerie et, à la faveur de laporte entre-bâillée, il aperçut Montjoie qui payait sa note ;instantanément, il fait arrêter la voiture. Alors ces deux hommes,bien qu’ils ne fussent rien moins que camarades, échangèrent unsalut cérémonieux.

« On m’a dit que je vous trouverais à lastation, avec miss Henley, dit lord Harry.

– Qui vous a donné cerenseignement ?

– Le docteur Vimpany.

– Il doit pourtant savoir que le trainn’arrivera pas à la station avant une heure, repartit Montjoie.

– Ce gredin m’aurait-il trompé ? unmot encore ; miss Henley est-elle à l’hôtel ? demandalord Harry.

– Non, elle n’y est pas.

– Comptez-vous l’emmener avec vous àLondres ?

– Miss Henley seule le sait.

– Enfin où est-elle, monsieur ?

– Tout a un terme en ce monde, monsieur,même ma patience à vous répondre. »

L’Anglais et l’Irlandais se dévisagèrentgravement : celui-ci, le teint empourpré et l’œil enfeu ; celui-là, l’air froid et impénétrable. Ils se fussent, àcoup sûr, pris de querelle, si la perspicacité native du sauvagelord ne lui était venue en aide. On se souvient que lorsqu’il avaitdemandé à voir miss Henley, le docteur, toujours inventif, s’étaitdébarrassé de lui à l’aide d’un mensonge. Que fallait-il enaugurer ? qu’il voulait à tout prix l’empêcher de voirIris.

Sur ce, le sauvage lord quitte Montjoie, serend chez le docteur et donne l’ordre au cocher de faire stationnerla voiture sur la route, puis met pied à terre. Il veut pénétrerdans la place à la muette ; en effet, M. Vimpany n’aentendu ni le bruit de la voiture, ni celui du heurtoir. Or, aumoment où il jette un coup d’œil dans le hall, il voit miss Henleyqui ouvre doucement la porte.

Surpris de se trouver en présence d’Iris, lordHarry en oublie les considérations qui auraient dû se présenter àson esprit à ce moment critique. S’avançant vers elle, avec entrainet bonne humeur, il lui tend les deux mains chaleureusement ;aussitôt, elle lui fait signe de se reculer et elle lui adresse laparole avec une inflexion de voix intentionnellement plus basse.Après avoir désigné du doigt la porte du docteur, elle s’exprima ences termes :

« La seule et unique raison qui me décideà vous voir, c’est de me garer à l’avenir de toute autredéconvenue ; j’ai eu connaissance de votre déplorable conduiteet de vos folies sans nombre. Partez, dit-elle d’une voix brève,partez ; allez prendre conseil de votreespionne ! »

Le sauvage lord ne proféra pas un motd’excuse.

Du palier de l’escalier,Mme Vimpany, immobile, distinguait la voix de missHenley, mais non les paroles qu’elle prononçait ; il luisemblait, d’ailleurs, qu’elle ne recevait aucune réponse.Soupçonnant vaguement une trahison domestique, elle se met endemeure de quitter son poste d’observation et de descendreplusieurs marches en se penchant sur la rampe pour mieux voir.Arrivée au tournant qui dominait l’intérieur du hall, la vue demiss Henley et de lord Harry produit sur elle l’effet d’unfoudroiement.

Par contre, l’arrivée deMme Vimpany semblait causer un véritablesoulagement au sauvage lord. Il gravit plusieurs marches pour lasaluer, mais cette fois encore, il ne rencontra qu’un accueilfarouche et un regard froid comme l’acier.

Quel contraste offraient ces deuxpersonnes ! D’un côté, une femme émaciée et pâle rongée desoucis ; de l’autre côté, un beau jeune homme dans toute laforce de l’âge et de l’intelligence, à la belle prestance, auxgrands yeux à la prunelle bleue, au sourire séduisant, aux grâcesnaturelles, bref, ayant tous les dons propices aux bonnesfortunes ; cet explorateur fanatique des voies scabreuses, cetêtre extravagant, en rébellion ouverte contre toutes les lois,appelé par les membres respectables de la société, le banditirlandais, ne laissait pas, néanmoins, d’attirer aussi bienl’attention des hommes que des femmes. Son visage au typearistocratique, contrairement à l’usage, ne portait ni favoris, nimoustaches ; aussi se demandait-on si lord Harry était unacteur ou un prêtre catholique ? ou si, enfin, sa vieaventureuse ne rendait pas ce déguisement nécessaire en plus d’unepartie du monde ? Parfois même, on lui faisait cette questionà brûle-pourpoint. L’Irlandais, comme on sait, est souvent porté àdes flambées de colère dans ses moments de surexcitation, mais, parcontre, quand il est au calme, on remarque chez lui une grandeaménité de caractère.

Loin d’être désarçonné par le coup d’œilfuribond de Mme Vimpany, il dit d’un ton humble etembarrassé :

« Si j’ai eu le malheur de vous offenser,madame, je vous en demande sincèrement pardon. Dites-moi, Arabella,pourquoi me gardez-vous rancune ; pourquoi refuser la main àun vieil ami ?

– J’ai été discrète et j’ai rempli de monmieux votre odieuse besogne, riposta Mme Vimpany.En résumé, quelle est ma récompense ? Vous pourrez apprendrede miss Henley comment votre sottise irlandaise m’a fait perdre sonestime. Moi ? vous serrer la main, y pensez-vous !fit-elle en haussant les épaules. Quelleplaisanterie ! »

Elle n’eut garde de lever les yeux sur soninterlocuteur ; ses regards restaient attachés sur Iris. Dumoment qu’elle avait surpris ensemble le sauvage lord et missHenley, elle n’ignorait pas que tout était fini pour elle. Nier lavérité lorsqu’on est en face de preuves irrécusables, est choseinutile. Le passé était irréparable, il ne restait àMme Vimpany qu’à se soumettre. Donc, s’adressant àmiss Henley, elle reprit :

« Si le chagrin et la honte d’une femmevous inspirent quelque pitié, permettez-moi de solliciter de vousun moment d’entretien particulier. »

L’expression triste et malheureuse répanduesur la physionomie de Mme Vimpany, ne laissa pas detoucher miss Henley ; elles commençaient à gravir toutes deuxl’escalier, lorsque, se retournant, la femme du docteur dit ausauvage lord qui les suit :

« Voulez-vous donc que je vous ferme laporte au nez ? »

Sans cesser de rester en parfaite possessionde soi-même, lord Harry reprit :

« Permettez-moi, seulement, de m’asseoirlà, sur une marche ; je veux attendre l’issue de votreentretien avec miss Henley, après quoi vous aurez la bonté dem’appeler. En tout cas, ne soyez pas surprise, si vous entendez lachute d’un corps ; car si le gredin, que vous avez le malheurd’avoir pour mari, osait se montrer, je me ferais un devoir de lejeter du haut en bas de l’escalier. »

Sur ce, Mme Vimpany ferme laporte. Elle s’adresse alors à Iris, du ton respectueux que l’onprend en parlant à quelqu’un dont la situation est supérieure à lavôtre.

« Je tiens à vous rappeler, miss Henley,que c’est évidemment la dernière occasion que nous aurons de nousrevoir jamais. La première fois que je vous ai vue – permettez-moide vous dire enfin la vérité, – oui, j’ai ressenti un malin plaisirà vous tromper. Mais à quoi bon vous cacher désormais que ma vien’est qu’une comédie jouée dans un détestable milieu ? Il enest résulté que j’ai empilé mensonges sur mensonges, inventions surinventions, trahisons sur trahisons ! J’aurais nié la lumièredu jour, plutôt que de m’avilir à vos yeux. Hélas, maintenant jesens que tout est fini,… je ne cherche pas même à me disculper… jene vous demande qu’une chose au monde, c’est dem’oublier ! »

La physionomie, empreinte d’un sombredésespoir, disait aussi clairement que des paroles l’eussent pufaire : « Je ne suis pas digne d’une réponse ». Lagénéreuse Iris poursuivit :

« Vous regrettez sincèrement, je le sens,ce que vous avez fait. Je ne pourrai ni oublier votre repentir, nivous oublier vous-même. »

Et ce disant, elle lui tend la main, mais lepassé pesait trop lourdement sur la conscience deMme Vimpany, pour lui permettre de répondre à cetteinvite. Une espionne n’est pas nécessairement dépourvue decœur ; les yeux de la malheureuse femme étaient remplis delarmes, en jetant à Iris un regard attendri et confus.

Chapitre 22

 

À peu de temps de là, la porte du salons’ouvre de nouveau ; avant d’en franchir le seuil, le sauvagelord, immobile, demande s’il doit entrer. À cette question, Irisrépond d’un ton glacial :

« Je ne suis pas ici chez moi,… je vouslaisse juge de la question. »

Il traverse la pièce et, arrivé près de soninterlocutrice, il reste un moment sans mot dire ; mais, ensomme, la physionomie de la jeune fille n’indique pas qu’il y aitdétente dans son ressentiment contre lui. Enfin, d’une voix piteuseet humble, il reprend :

« Je me demande s’il vous serait agréablede me voir m’éloigner ? »

Comme il n’est pas une femme au cœur assez durpour prononcer un arrêt aussi cruel, Iris lui fit signe de venirprendre un siège près d’elle.

Pénétré de reconnaissance, il cherche à sefaire pardonner sa conduite, en disant :

« Il est une chose que je veux absolumentétablir, c’est que je ne vous ai pas trompée tout d’abord ;tant que vous avez eu l’œil sur moi, Iris, je suis resté fidèle auxlois de l’honneur… »

Ce singulier système de défense réduisit soninterlocutrice au silence. Est-il un autre homme, sous la calottedes cieux, à implorer son pardon en pareils termes ? Sur unsigne de tête affirmatif de son interlocutrice, lord Harrys’exprime en ces termes :

« Nous allons donc nous dire adieu sur lesol de la verte Erin ! Vous m’accorderez bien, n’est-il pasvrai, que je n’ai pas cherché à vous faire revenir sur votredécision, alors que vous avez dit que vous ne sauriez jamais êtrela femme d’un homme ayant mené une vie aussi orageuse que lamienne ? rappelez-vous en outre, ma chère Iris, que je me suissoumis à vous voir retourner en Angleterre, sans proférer uneplainte. C’était chose facile, tant que j’entendais votre voix,tant que je considérais votre gracieuse personne et que j’imploraisun dernier baiser – baiser que vous avez eu la honte de me donner.Il est des hommes respectables qui parlent de la chute d’Adam àtout propos. Sans vouloir me lancer dans ce verbiage embrouillé, jeme borne à dire que le serpent tentateur qui tenta Ève, s’étaitenroulé autour d’un arbre ; moi, je l’ai trouvé blotti dansmon fauteuil, faisant des combinaisons pour m’emprunter del’argent. Autrement dit, Mme Vimpany doit vousavoir donné une triste opinion de votre serviteur ? »

Iris, qui n’aimait à faire parade, ni de sacharité, ni de son indulgence, répondit :

« En résumé, je ne partage pas l’opinionque vous avez de Mme Vimpany. »

Pour la première fois depuis son entrée dansla pièce, la physionomie de lord Harry s’épanouit.

« Pardieu ! s’écria-t-il, j’auraisdû m’en douter ! quand on possède un caractère bien équilibrécomme le vôtre, on sait atténuer les rigueurs de la justice, parles douceurs de l’indulgence. Il faut bien en arriver à vous direque la susdite Mme Vimpany n’a pas toujours eu desjours filés d’or et de soie. Mettez-vous à sa place un instant, etjugez vous-même : par exemple, figurez-vous qu’étant enIrlande, force vous soit de rentrer en Angleterre, sans avoir dequoi payer la traversée ? figurez-vous qu’étant mariée, votreseigneur et maître vous force à quitter le toit conjugal, afin detirer à son profit tout le parti possible de vos talentsdramatiques ? figurez-vous enfin, que vous êtes dansl’obligation d’aller trouver l’un de vos anciens directeurs dethéâtre, à la fortune duquel vous avez puissamment contribué jadis,et qu’au lieu de vous réengager, il vous objecte que la perte devotre beauté le met dans l’impossibilité de vous enrôler dans satroupe ? Voici les faits dans toute leur brutalité :d’une part, ma vieille amie Arabella, empressée à me servir, et,d’autre part, un pauvre garçon prêt à mourir de douleur s’ilperdait jamais la trace de vos pas ! Hein, quellesituation ! comme on dit au théâtre. Ah ! que ne puis-jerecourir en plaidant ma cause aux arguments sans réplique dont jeme sers pour défendre Mme Vimpany ; plaçons enpremière ligne le goût inné de la plupart des femmes pour latromperie, l’astuce et l’hypocrisie ! »

Aussitôt, Iris protesta contre un code demorale qui octroyait si généreusement aux femmes des compromissionsténébreuses ; lord Harry, avec toute la souplesse dudilettantisme irlandais, se rallia immédiatement à l’opinion demiss Henley et se tint pour battu.

« À Dieu ne plaise, dit-il, que jesollicite votre indulgence au sujet de ma conduite ; aucontraire, je vous demande de laisser retomber sur moi toute laresponsabilité de ce honteux stratagème. Tout le premier, jereconnais que l’espionnage est un procédé inqualifiable, surtoutpour un gentleman, mais, hélas ! depuis le jour où j’ai quittéle toit paternel, je n’ai plus aucun droit à ce titre !

« En me commettant avec des gens de sacet de corde, j’ai contracté jusqu’à leur déplorable manière des’exprimer. Aujourd’hui, ma bien-aimée, je suis de nouveau à laveille de faire un nouveau voyage sur mer et je vous demande sansphrases, si vous m’accorderez votre pardon avant mon départ, ouseulement à mon retour, en admettant que je reviennejamais ? »

Sur ce, il se jette aux genoux d’Iris etcouvre de baisers passionnés les deux mains de la jeunefille ; puis, il s’écrie avec emportement :

« N’importe où que j’aille, n’importe oùque je sois, que je vive ou que je meure, ce me sera uneconsolation infinie de me rappeler que j’ai imploré votre pardon etque vous me l’avez peut-être accordé ! »

À peine avait-il achevé de prononcer ces mots,qu’Iris prit la parole en ces termes :

« Oui,… je vous pardonne. »

Voilà comment l’acte d’humilité et les accentspassionnés du sauvage lord triomphèrent de la résolution d’Iris.Toutefois, elle comprit qu’il importait de ne pas encouragerouvertement ses espérances. Le point essentiel pour y parvenir,était d’éviter qu’il n’interprétât son silence comme unencouragement, si bien qu’elle lui adressa tout de suite, en guisede correctif, une question banale au sujet de son départ :

« Dites-moi, où comptez-vous aller enquittant l’Angleterre ?

– Oh ! c’est tout simple ! làoù l’on peut gagner de l’argent. Chercher des diamants, parexemple, ou bien exploiter une mine d’or. »

Iris avait trop de perspicacité féminine pourne pas s’étonner de cette réponse évasive et bizarre.

« Permettez-moi de vous faire observer,dit-elle, que vos plans sont un peu bien vagues. Présumez-vous, dumoins, l’époque probable de votre retour ? »

À cet instant, il s’était emparé de l’une desmains d’Iris, et, tout en causant, il considérait une opale sur lechaton de l’une de ses bagues.

« Que vois-je, dit-il, un pierre demauvais augure ! »

Sans crainte de renouveler sa question. Irisreprit :

« Tout à l’heure, je vous ai demandél’époque probable de votre retour ?

– Pour vous répondre, ma bien chère Iris,il faudrait être sûr de revenir ! » répliqua lord Harryen riant aux éclats, mais pourtant d’un rire moins franc qued’habitude ; il reprit :

« Parfois, la mer nous engloutit ;parfois, nous servons de cible aux flèches empoisonnées dessauvages ; ma foi, j’ai eu tant de chance jusqu’ici, que jecommence à craindre de l’avoir épuisée. »

Puis, cherchant à rompre les chiens, ilreprit :

« Au cas où vous auriez, un jour oul’autre, le désir de faire un autre voyage en Irlande, jem’estimerais trop heureux de mettre (en mon absence, bien entendu)mon cottage à votre disposition ; je me souviens qu’il vousplaisait naguère ; tout est resté en parfait état.

– Qui en prend soin ? » demandaIris.

À cette question lord Harry hésite, fait uneffort et répond :

« L’ancienne femme de charge… »

Alors la voix lui manqua,… impossible à luid’articuler le nom de la ferme d’Arthur.

Ne doutant pas que ce ne fût deMme Lewson qu’il s’agissait et se souvenant que lestermes dont elle s’était servie, en parlant du sauvage lord,témoignaient de fortes préventions contre lui, Irispoursuivit :

« N’avez-vous pas rencontré certainesdifficultés pour lui faire accepter d’être gardienne chezvous ?

– Parbleu, je crois bien ! Là, commeailleurs, j’ai été desservi par ma mauvaise réputation ;Mme Lewson elle-même m’a bel et bien marchandé sonestime ; elle m’a jeté à la tête que je n’étais qu’ungredin ; sur quoi je lui ai répondu que le devoir des bonsétait de réformer les méchants ! Bref, je lui ai dit qu’étantà la veille d’entreprendre un long voyage, je la laissaissouveraine maîtresse et gardienne de ma maison. Toujours est-il queMme Lewson s’est rendue à mes raisons. Le meilleurmoyen pour amadouer les femmes âgées, c’est de leur témoigner ungrand respect. Il est une raison, paraît-il, qui l’attire dans levoisinage de ma demeure ; incurieux comme je le suis desaffaires des autres, je ne lui ai demandé aucune explication.

– Sans réfléchir beaucoup, reprit Iris,il vous serait aisé de trouver le mot de l’énigme : lesouvenir d’Arthur est gravé dans le cœur de la fidèleMme Lewson. Or, sa tombe, comme vous savez, estsituée près de votre habitation.

– Pour l’amour de Dieu ! ne meparlez pas d’Arthur », s’écria lord Harry avec animation.

Puis, la considérant avec étonnement, ilreprit d’une voix plus douce :

« Ah ! vous qui l’avez aimé, commentpouvez-vous en parler avec calme ! Lui, le meilleur, le plusnoble, le plus doux des hommes ! Lui, lâchement assassiné,alors que son agresseur jouit encore de la vie et de laliberté ! ô justice, tu n’es qu’un mot ! Croyez-vous quesa mort ne soit pas vengée ? que le coupable ne soit paspuni ? »

En prononçant ces paroles, lord Harry n’étaitplus le même conquérant à l’air aimable, joyeux et séduisant, tel,en un mot, qu’Iris l’avait connu et aimé ! Les passionsviolentes de la race celtique allumaient, pour l’instant, lesprunelles du sauvage lord et répandaient sur son visage,naturellement coloré, une pâleur livide ; regardant Iris, ils’écria :

« Mon caractère emporté, ma naturebizarre, diabolique même, parfois, j’en conviens, tout a tournécontre moi. Comment m’étonner que l’on ressente de l’aversion pourun braque dominé, comme je le suis, par sespassions ! »

Puis, frémissant, il fait un bond et pousse uncri horrible à entendre !

Une compassion surnaturelle eut alors raisonde la terreur bien naturelle que ressentait Iris. Posant doucementsa main sur l’épaule de lord Harry, elle reprit :

« Vous vous trompez, Harry ; non,certes, je ne vous hais pas ; j’ai seulement le cœur ravagé dechagrin à cause de vous et à cause d’Arthur. »

Alors, le sauvage lord pressa soninterlocutrice contre sa poitrine et exhala dans un baiserpassionné, sa reconnaissance, son repentir et son dernieradieu ! C’était là un moment d’émotion violente, dont l’un etl’autre devaient garder toute leur vie le souvenir.

Avant qu’Iris ait pu articuler un mot, lordHarry avait disparu ; à travers la porte ouverte elle lerappelle, mais il ne tourne pas la tête, ni ne répond. Elles’élance à la fenêtre, l’ouvre vivement et le cou tendu, ellel’aperçoit faisant en hâte un signe au cocher ; après quoi, ilsaute en voiture. Le plan du sauvage lord (plan qui consistaitcertainement à retrouver les traces de l’assassin et à lui fairesubir la loi du talion) inspirait à Iris tant d’horreur, tantd’appréhension, que ce sentiment lui donne la force de lerappeler.

« Venez, lui criait-elle, je veux vousparler. »

Il ne répondit que par un geste désespéré,pendant que, d’une voix de stentor, il clame au cocher :

« Allons,… filez,… filez… »

Alarmé par le ton impératif et par le regardeffaré du voyageur, l’automédon demande de quel côté se diriger. Lesauvage lord désigne la route qui se déroule devant lui ets’écrie :

« Allez,… allez audiable ! »

Chapitre 23

 

Un peu plus de quatre mois se sont écoulésdepuis le retour d’Iris à la maison paternelle, mais force nousest, pour la clarté du récit, de mettre le lecteur au courant dufait important qui venait de se produire.

On n’a pas oublié, sans doute, que la jeunefille étant retournée à la gare, y avait trouvé Hugues Montjoie.Dès qu’ils furent dans un wagon, il fut frappé de l’agitation de sacompagne de voyage. Alors elle commença le récit de son entrevueinopinée avec lord Harry, sans passer sous silence, bien entendu,ce qu’il lui avait confié relativement à sa résolution d’allertenter fortune sur les côtes de l’Afrique méridionale. Iris rappelaà Hugues les révélations que le docteur Vimpany, encore dans lesdouces fumées du vin de Château-Margaux, lui avait faites etcomment l’expatriation devenait une nécessité pour lord Harry.

Avant de répondre à Iris, Montjoie fit unsérieux effort pour chasser de son esprit ses prétentions, bienfondées, d’ailleurs, contre son rival. Quand il se fut calmé, iltint conseil avec lui-même : s’avisant en homme prudent que cen’était peut-être, après tout, qu’un expédient pour tranquilliserIris, ou pour pallier ses torts, Montjoie résolut de mettre tout enœuvre pour savoir si ce mécréant était de bonne foi ou non.

À cet effet, il achète un journal à la gare,afin de chercher, aux nouvelles maritimes, le départ des paquebotsen destination pour le sud de l’Afrique, ce pays, comme l’on sait,des mines d’or et de diamants.

Il apprit ainsi que le premier bateau enpartance pour le Cap, devait lever l’ancre en quarante-huit heures.La chose importante, maintenant, c’est de ne pas laisser échapperle susdit voyageur. Pour cela, Hugues donnerait l’ordre à son valetde chambre (qui lui était dévoué comme pas un) de se mettre envedette sur les docks de Londres.

« Dites-moi, fit Iris, comme pourrecueillir ses idées, quel résultat favorable espérez-vous retirerde votre combinaison ?

– Croyez-moi, reprit Hugues avecconfiance, le seul moyen de se tirer de là, c’est de forcer Harry àrenoncer à son plan. Vous lui écrirez et lui représenterez commentil s’est trahi lui-même, en sorte que vous renoncez à tout rapportavec lui, s’il persiste à mettre à exécution son odieuse résolutionde vengeance. »

Telle fut la tentative désespérée qu’inspiraalors à Montjoie son dévouement illimité pour sa chère Iris.

En conséquence, le serviteur chargé de lalettre de miss Henley alla se poster en sentinelle ;l’éventualité sur laquelle on ne fondait qu’une faible espérance,devint bientôt une réalité.

Lord Harry était, en effet, l’un des passagersdu paquebot. Après avoir remis la lettre au voyageur, le porteurlui demande s’il doit attendre la réponse. Le sauvage lord parcourtle billet d’un œil anxieux ; sa physionomie secontracte ; il est hésitant et incapable d’exprimer sa pensée.Enfin, il reprend :

« Dites à miss Henley que je donnerai demes nouvelles, dès que le paquebot fera escale à Madère. »

Sans cesser de suivre lord Harry des yeux, leserviteur le voit monter à bord ; à cet instant, il fait laremarque que le passager retourne la tête, comme s’il eût craintd’être espionné, puis il descend aussitôt dans sa cabine.

Le paquebot ne leva l’ancre que longtempsaprès, mais le sauvage lord ne reparut plus sur le pont !

La réponse ambiguë du voyageur mordit Iris aucœur ; une perspective de plusieurs semaines d’angoissess’ouvrait devant elle ; autre circonstance aggravante :Montjoie, appelé inopinément près de son père malade dans le midide la France, ne pourrait ni la consoler, ni lui prêcherrésignation et courage dans ses moments d’épreuve. Toujours est-ilque, pour triste que fût l’existence de miss Henley, saréconciliation avec son père exerçait pourtant une heureuseinfluence sur sa vie ; au demeurant, l’accueil paternel avaitété bienveillant, sinon affectueux.

« Si chacun de nous est bien déterminé,avait dit M. Henley à sa fille, à ne pas imposer sa volonté àl’autre, nous jouirons de la paix intérieure. Croyez, ma chèreIris, que je suis fort aise de vous revoir. »

Il n’y avait là rien de bien affectueux, mais,de la part de M. Henley, c’était déjà beaucoup.

Le docteur de Londres ayant déclaré qu’unséjour aux champs était indispensable au complet rétablissement deRhoda, Iris s’avisa de solliciter de son père, l’autorisationd’envoyer sa fidèle camériste dans une de leurs fermes, au nord del’Angleterre.

Le vif intérêt qu’Iris portait à sa servante,ne laissait pas d’être un grand sujet d’étonnement pourM. Henley, mais craignant les tracasseries, il n’en céda pasmoins au désir de sa fille. Cette concession obtenue, il ne sepassait guère plus d’une semaine, sans qu’elle n’allât près deMuswell Hill.

D’autre part, Montjoie se montrait uncorrespondant assidu. La maladie de son père pourrait être delongue durée, disait le médecin, mais il était douteux qu’il pûtjamais guérir. Dans ces tristes conditions, Hugues avait unecorrespondance suivie avec Iris ; les détails qu’elle luicommuniquait sur l’emploi de son temps, apportaient un grandadoucissement aux préoccupations de Montjoie. Désireuse de luicomplaire, en le tenant au courant de tout ce qui se produisaitjournellement, y compris les embarras domestiques auxquels elleétait réduite par suite du départ de Rhoda, elle fit savoir à soncorrespondant qu’elle avait gagé une jeune servante dont on disaitmerveille. On ne lui avait pourtant pas caché qu’elle avait étévictime de son amour pour un misérable qui, après lui avoir promismariage, l’avait lâchement abandonnée ; si la personne chezqui elle avait servi, n’avait écouté que ses propres sentiments,elle eût, certes, gardé Fanny Mire à son service, l’ayant seulementcongédiée, par égard pour son personnel ; elle ne pouvait,disait-elle, en donner que les meilleurs renseignements.

Voici la lettre que reçut un beau matin missHenley, lettre si impatiemment attendue depuis longtemps !

« Je crains, mon ange, de vous avoiroffensée ; d’ici, il me semble vous entendre dire :Ah ! ce misérable Harry pourrait pourtant m’écrire deuxlignes ! que fait-il ? sa réponse verbale n’avait aucunesignification ! La vérité, voyez-vous, mon adorée, c’est quemon embarras était grand ; valait-il mieux ou dissimuler ouparler avec franchise ? Or, il m’a fallu cinq jours pour mefixer, pour sortir de mes perplexités et arriver enfin à laconclusion que tout honnête homme doit à une femme loyale.Personne, que je sache, n’a traité Brutus et Charlotte Corday devils assassins ! Pourquoi me traitez-vous avec plus derigueur ? Je tiens celui qui a ravi l’existence d’ArthurMontjoie, pour le plus horrible scélérat qui, depuis Caïn, aitfoulé le sol fangeux de la terre !

« Oui, je le répète, je le répéteraitoujours, ce meurtre crie vengeance. Voilà, ma bien-aimée, ce queje voulais vous dire. Ma réponse est sans réplique ; j’ai laconscience parfaitement tranquille de ce côté. Il me restemaintenant à calmer vos scrupules si faire se peut. Sachez doncque, lorsque je vous ai aperçue à la fenêtre de la maison Vimpany,je courais à la gare, voulant poursuivre jusque dans sesretranchements, l’assassin que je supposais caché au bord de lamer. Or, il avait déjà détalé ! Étant parvenu à découvrir sapiste, je suis de nouveau reparti comme un trait pour Londres.Malheureusement, un traître irlandais ayant eu vent de mon plan,l’infâme m’a derechef échappé ! Il n’était pas à bord, etavait pris passage sur un autre paquebot. Où allait-il ?Oh ! mais je finirai bien par le découvrir ; le jour duchâtiment viendra pour lui et, à son tour, il mourra d’une morttragique. Ainsi soit-il !… Ainsi soit-il !

« À quelles fins, me direz-vous, êtreparti pour l’Afrique méridionale, du moment que vous saviez qu’iln’était pas à bord ? Je vous jure, ma bien-aimée, qu’en cefaisant, votre pensée seule a dirigé mes actes. Pourquoi, medisais-je, n’aurais-je pas la chance de faire fortune comme tantd’autres et de revenir mes poches bourrées d’or et dediamants ? Pourquoi, enfin, ne deviendrais-je pas un hommerangé et sage ? Les deux objections que vous et votre pèreopposez à la réalisation de mes plans les plus chers,s’évanouiraient alors, comme par enchantement.

« Transmettez, je vous prie, cette partiede ma missive à M. Henley, en même temps que mes souvenirs. Jeprétends que l’effet en sera irrésistible et tel que je le puissouhaiter.

« Adieu, ma chère Iris, que je me plais àappeler par anticipation lady Harry. Partagez ma confiance enl’avenir, et ne soyez pas surprise si mon retour devance le délaique vous supposez. Croyez-moi, jusqu’à la mort et au delà, votreami le plus dévoué.

« HARRY. »

En lisant les lignes ci-dessus, Iris, commecelui qui les avait tracées, se sentait partagée entre deuxcourants d’idées diamétralement opposés. Certaines parties de cetteépître lui inspiraient plus que de la sympathie ; certes,l’avenir du sauvage lord ne laissait pas d’être gros d’orages, detempêtes et pis encore ! soit qu’il réussisse dans sonentreprise, soit qu’il échoue, la vengeance ou l’échafaud luiréservaient une fin tragique !

Tressaillant d’épouvante, elle chasse de sonesprit ses pensées lugubres, pour n’envisager que la perspective duretour de lord Harry, innocent de tout crime et n’ayant, en somme,à redouter ni mort violente, ni châtiment infamant. Et pourtant, ilne sera pas dit pour cela, qu’elle consente à épouser un homme qui,en dépit des promesses qu’il fait de s’amender, a sur la conscienceautant d’équipées que lui ! une lettre inoubliable et, enfin,un pareil plan de vengeance ! Non, une femme douée de quelquebon sens doit renoncer à l’idée de porter le nom d’un telhomme !

Elle ouvre son bureau ; après y avoirserré la lettre de Harry, elle ressent cette même impressiond’épouvante qu’une fois déjà elle avait éprouvée et dont elle avaitmême encore le souvenir trop présent à la mémoire.

Elle se laisse choir sur un siège. Ah !que n’avait-elle près d’elle quelqu’un à qui se confier !quelqu’un à qui demander conseil et capable de tempérer sonanxiété !… Mais, non, Hugues était déjà loin !

En ce moment, elle n’avait près d’elle queFanny Mire ; qui sait ? peut-être serait-elle l’âmecompatissante après laquelle elle soupirait !

Après s’être regardée au miroir, elle pousseun éclat de rire amer, en observant sa physionomie hagarde.

Chapitre 24

 

Se former de prime abord un jugement définitifsur Fanny Mire, était chose malaisée.

S’il est vrai qu’en Turquie, la beauté de lafemme consiste en la perfection des formes, plutôt qu’en celle duvisage, alors, on a tout lieu de croire que l’extérieur de FannyMire eût excité à Constantinople plus d’enthousiasme qu’àLondres.

La sveltesse et la souplesse de sa tailleattiraient le regard des hommes et même aussi ceux des femmes quimarchaient derrière elle, mais si on finissait par la dévisagerl’admiration cessait presque aussitôt. C’était une blonde au teintexsangue, aux cheveux filasse, aux yeux bleus porcelaine etéteints. Pourtant, ajoutons que cette pâleur extrême, que cettetransparence pour ainsi dire, ne semblait pas être l’indice d’unétat maladif ; au contraire, cette étrange personne suggéraitl’idée d’une force physique rare ; sous cet extérieur calme,on devinait la faculté d’agir avec promptitude et courage si besoinen était ; pourtant, le caractère de la physionomie restait,quand même, essentiellement passif.

Oui, c’était assurément une femme résolue eténergique, douée de qualités qui ne se montraient pas à lasurface ; toutefois, savoir si ses qualités étaient bonnes oumauvaises, était un mystère que les circonstances seules pouvaientrévéler à l’occasion. Avant de s’épancher avec elle, Iris lui tintà peu près ce langage :

« Vous savez que votre ancienne maîtressem’a révélé le motif qui l’a décidée à se séparer de vous ; jevous affirme, toutefois, que j’ignore les circonstances de vosmalheurs.

– Pardon, miss, mais je ne crains pas devous faire savoir que c’est la vanité qui m’a perdue ! Si peuprobante que soit mon excuse, je vous la donne dans toute lasincérité de mon âme ! »

Sur cet aveu dépouillé d’artifice, Iris pensaque son interlocutrice devait être une femme d’exception ; sonrespect de la vérité en était la meilleure garantie. Pourquoi nepas lui tendre une main amie ?

« Je vous comprends et je vous plains,dit Iris ; puis, abordant vivement un autre sujet, elleajoute : avez-vous encore vos parents ?

– Mon père et ma mère sont morts,miss.

– Avez-vous de la famille ?

– Oui, mais elle est trop pauvre pour mevenir en aide. Perdue de réputation, je dois me suffire à moi-même,et je n’ignore pas que l’on meurt de faim, l’aiguille à la main, ousur le trottoir, ou en se jetant à l’eau !

« Qui sait ! lasse de me laisserronger par la faim, il se peut qu’un jour, j’aie recours à cedernier moyen pour en finir avec l’existence !

« Personne ne me donnera ni souvenir, niregret. Puis, d’après des articles que j’ai lus, l’asphyxie n’estpas une mort très pénible. »

Fanny prononça ces derniers mots avec autantde sang-froid, que si elle eût parlé simplement de détails deménage.

« Pauvre femme ! s’écria Iris. Qu’ilm’est douloureux de vous entendre tenir ce langage désespéré ;je vous plains sincèrement.

– Merci, miss.

– Pensez donc que votre situation peuts’améliorer d’un jour à l’autre. Tout à l’heure, vous parliezd’articles que vous avez lus ; je vois que vous vous exprimezcorrectement, en sorte que l’on doit croire que vous avez reçu del’instruction.

– Effectivement, j’ai été à l’école.Seulement, j’ai une raison particulière pour détester cette époquede ma vie, époque dont je n’aime pas à parler.

– Savez-vous à quoi je pense ? ditIris avec un sourire plein de bonté.

– Ô mon Dieu, non ! réponditFanny.

– Je me demande si, au cas où je vousprendrais pour confidente, je n’aurais pas lieu de le regretter unjour ?

– Je vous jure que non ! »répondit la camériste d’une voix vibrante.

Voilà comment Iris parvint, par quelquesbonnes paroles, à rendre à une pauvre créature désemparée espoir etcourage !

Chapitre 25

 

La constitution forte de M. Henley leprotégeait, comme une enceinte fortifiée, des invasions de lamaladie. Pourtant, de temps à autre, il se laissait envahir par descraintes imaginaires sur son état de santé.

Vers cette époque donc, se figurant ressentirdes symptômes alarmants, il crut devoir quitter la ville pour lacampagne. Iris se prêta avec bonheur à la prompte exécution desplans paternels, car les épreuves et les fatigues l’avaientsérieusement éprouvée au physique et au moral.

Or, une semaine passée à jouir de la beautésereine des bois, à respirer l’air pur à pleins poumons et enfin àse livrer au plaisir du jardinage, voire à l’inspection de lalaiterie, suffit à calmer ses nerfs et ses esprits.

Fanny Mire justifiait en tout point le choixde miss Henley, sans être démonstrative, elle ne s’en montrait pasmoins pleine de reconnaissance et elle s’acquittait de ses devoirsavec intelligence et dévouement.

Il y avait à peine un mois que M. Henleyet sa fille étaient installés à la campagne, lorsque Montjoie fitsavoir qu’il ne tarderait pas à rallier l’Angleterre. La mort deson père entraînait comme conséquence l’obligation de régler lesaffaires de la succession et le forçait à faire un séjour àLondres. Il avait fait savoir aussi à Iris, l’ardent désir qu’iléprouvait de la revoir dès qu’il en aurait le loisir.

En apprenant cette nouvelle, M. Henley sereprit avec obstination au projet de mariage entre sa fille etHugues (projet qui avait déjà échoué deux fois) et, afin d’enavancer la réalisation il l’invita à venir les voir à lacampagne.

M. Henley fit à Hugues Montjoie unaccueil particulièrement cordial et il sut lui ménager de fréquentstête-à-tête avec Iris. Malgré tout, les choses n’avançaient pas augré des désirs paternels, car, en réalité, les sentiments queHugues et Iris avaient l’un pour l’autre, ne dépassaient pas lesbornes de l’amitié pure et simple.

Les tristes mois que Montjoie avait passés auchevet de son père, l’avaient laissé sous une impression demélancolie profonde. Iris comprit cette disposition d’esprit avectoute la sympathie d’un cœur aimant.

Tout d’abord, Hugues ne sut trop que penser dela nouvelle camériste « Je suis porté à avoir confiance enelle, disait-il et pourtant j’hésite encore, sans savoirpourquoi. »

En quittant M. Henley et sa fille, Huguesse dirigea vers l’Écosse. Au milieu des terres qu’il avait héritéesde son père, s’élevait une habitation ayant un besoin urgent deréparations. Mais, avant de rien décider il voulait se rendrecompte de la dépense à laquelle cela l’entraînerait.

Après le départ de Hugues Montjoie,M. Henley, toujours acharné à son idée, causant un matin avecsa fille sur le ton du badinage, lui demanda si la maison de Huguesserait en état de les recevoir pour la lune de miel ? Laréponse d’Iris si tempérée qu’elle fût, n’en eut pas moins poureffet de mettre le vieillard hors des gonds. Son mécontentement setraduisait non seulement par de la brusquerie, mais par desbouderies sans fin ! Bien mieux encore, persuadé qu’ellepréférait la campagne à la ville, il résolut de retournerimmédiatement à Londres.

Iris se soumit sans récriminations, se disant,à part elle, que déjà elle avait dû s’éloigner de son père etqu’elle pourrait peut-être bientôt le quitter encore.

Elle était loin de se douter, cependant, à lasuite de quels événements elle allait réaliser ce projet !

Chapitre 26

 

M. Henley et sa fille étaient réinstallésà Londres depuis peu, lorsqu’un beau jour, un domestique remit unecarte à miss Iris, ajoutant qu’un monsieur demandait à luiparler.

Elle jeta machinalement un regard sur lacarte ; en lisant le nom de M. Vimpany, elle eut untressaillement, et fut même sur le point de dire qu’elle étaitempêchée, mais, se ravisant, elle donna l’ordre de faire entrer. Onn’a pas oublié que les derniers mots adressés parMme Vimpany à Iris, lui avaient causé uneimpression fort pénible. Parfois, miss Henley se demandait cequ’elle était devenue ? continuait-elle à mener une existenceinsipide dans une petite localité, ou bien avait-elle fini parvaincre la résistance d’un directeur de théâtrerécalcitrant ?

En tout cas, le rustre qui avait eul’impudence de lui faire tenir sa carte, saurait satisfaire sacuriosité à cet égard. Elle trouve le visiteur dans le salon ;sa tenue noire, très correcte, et ensuite l’intérêt avec lequel illisait un roman français posé sur la table la surprit.

« Vous paraissez fort étonnée, missHenley, de me voir un ouvrage français entre les mains ?

– Oui, en effet, riposta soninterlocutrice ; je ne me doutais pas que vos connaissancesfussent si variées.

– Ayant fait mes études médicales àParis, j’ai fréquenté forcément les carabins et je suis arrivé àbaragouiner passablement leur langue. J’ai constaté avec plaisirque ma mémoire est moins vagabonde que je ne le pensais. Votresanté est parfaite, ce me semble ? »

Sur un signe de tête affirmatif de missHenley, le docteur lui présenta de nouveau une de ses cartes et luimontra du doigt ces mots : 5, Redburn-road-Hampsteadheath. Après avoir d’un coup d’œil passé l’inspection de satenue, il reprit :

« J’ai dû dépouiller le vieil homme,acheter des vêtements neufs et m’habiller de noir, en un mot,adopter la tenue strictement traditionnelle d’unmédecin. »

Iris, cédant au désir d’apprendre ce qu’elleavait le plus à cœur de savoir, demanda des nouvelles deMme Vimpany.

« Comment se trouve-t-elle dans sanouvelle installation ? ajouta-t-elle.

– Je l’ignore, riposta sèchement ledocteur.

– Ah ! je comprends, elle s’estdispensée de vous le dire.

– Ma parole d’honneur ! ce serait lapremière fois de sa vie, ajouta M. Vimpany, que ma femme seserait fait une loi du silence. Je dois vous apprendre que nousavons pris le parti de nous séparer. Oh ! mais ne prenez pascet air consterné ; vrai, cela n’en vaut pas la peine ;…incompatibilité d’humeur, voilà tout ; nous avons fait lachose sans bruit, à la douce : puis, chacun de son côté apoussé un ouf ! de soulagement. »

Choquée du ton dégagé du docteur, Iris luilaisse voir ce qu’elle pense et dit d’une voix brève :

« Puis-je savoir l’adresse deMme Vimpany ?

– Je suis aux regrets de ne pouvoir vousdonner satisfaction, reprit le docteur, d’un air jovial, c’eststupéfiant ; mais, c’est comme cela ! Tout ce que je puisvous dire, c’est qu’après votre départ, elle est tombée dans unétat de profond accablement,… elle ne parlait de rien moins que demesures à prendre pour sauver son âme !

« Pour vous dire le fond de ma pensée, jedois vous avouer qu’elle est, je crois, garde-malade.

– Garde-malade ? répéta Iris du tonde la surprise,… mais garde-malade de qui ?

– De tout le monde, et c’est là uneoccupation parfaitement respectable ;… en un mot, elle estDiaconesse, ou quelque chose comme cela ; en conséquence, ellea revêtu le costume épouvantable de ces femmes dévouées ; dumoins, je le tiens de lord Harry.

– Comment ! lord Harry est àLondres ? s’écria Iris éperdue, en dépit de ses efforts pourparaître calme.

– Oui, il est descendu à l’hôtelParker.

– Depuis quand est-il deretour ?

– Seulement depuis quelques jours.Ah ! ah ! Dame Fortune l’ayant pris sous sa protection,il est revenu richissime de là-bas, richissime, entendez-vouscela ? Diable, j’ai eu la langue trop longue,… je n’aurais dûrévéler ce secret à personne et à vous moins qu’à toutautre ;… enfin, il vous réserve une grande surprise ;…n’allez pas me vendre… Nous sommes pour l’instant les meilleursamis du monde. Après avoir eu une prise de bec ensemble à HoneyBuzzard, nous avons fait la paix. Bigre ! je ne voudrais paslui faire tort. »

Iris, avec un calme mal contenu, promit à soninterlocuteur de garder le secret et dit :

« Il est une chose qui me tient surtoutau cœur. J’ai toutes les raisons de croire que lord Harry a quittél’Angleterre avec l’intention d’accomplir un projet homicide et jetremble qu’il ne l’ait mis à exécution.

– Soyez tranquille, répliqua le docteur,aucun acte de violence n’a été commis par lui, attendu quel’individu qu’il poursuivait de sa haine avait déjà décampé ;maintenant, il faut que je m’éloigne, afin de ne pas vous livrer unnouveau secret. »

Enfin, se rapprochant d’Iris, il lui murmure àl’oreille d’un ton mystérieux :

« Si vous voulez bien me recommander àvos amis, je vais vous faire une autre confidence : vousverrez lord Harry dès son retour des courses, c’est-à-dire dans unou deux jours ; adieu ! »

Les courses, ciel ! qu’allait-il yfaire ?

Chapitre 27

 

En se remémorant l’amère déconvenue éprouvéepar lord Harry, au sujet d’un projet d’alliance entre elle etMontjoie, Iris comprit qu’il fallait à tout prix empêcher lordHarry de franchir le seuil de la maison. Donc, son premier soin futde lui écrire et d’adresser sa lettre à l’hôtel indiqué par ledocteur Vimpany ; elle suppliait le sauvage lord de renoncer àla pensée de la venir voir. Toutefois, comme elle supposait qu’il ypersisterait quand même, elle lui proposa une entrevue secrète.L’espoir de voir le fugitif revenir innocent du crime qu’il avaitcomploté, remplissait l’âme de la jeune fille d’une immensejoie.

Toutefois, il est juste de dire qu’elle n’ensongeait pas moins à Hugues Montjoie. Elle regrettait d’être loinde lui et, par cela même, privée de ses conseils. Qui sait ?il lui eût peut-être donné celui de brûler sa lettre au sauvagelord. Puis, elle poussa un soupir, et donna la missive à porter àla poste.

Une pluie torrentielle empêcha miss Henleyd’aller faire le lendemain sa visite habituelle à Rhoda Bennet,mais trois jours après, le temps s’étant rasséréné, elle donnal’ordre d’atteler la voiture découverte. Tout en s’habillant poursortir, elle fit la remarque que Fanny, ce matin-là, était encoreplus pâle que d’habitude ; par intérêt pour la santé de sacamériste et sans penser à elle-même, Iris lui dit de se préparer àl’accompagner.

En arrivant à la ferme, les deux femmesaperçurent la fermière qui se livrait à des commentaires prolixesavec l’un des médecins de la localité.

« Eh quoi ? docteur, viendriez-vouspour Rhoda ? demanda Iris d’une voix ; empreinted’inquiétude.

– Rassurez-vous, miss ; le soleil etle repos sont les seuls remèdes nécessaires. Pour le moment, elleest assise dans le jardin. Seulement, dit le docteur avec autorité,je défends qu’elle se fatigue à recevoir des visites ; maispar contre, j’autorise la vôtre ; elle ne peut que lui fairedu bien. Je tiens à vous dire qu’il serait bon de la pourvoir devêtements plus chauds ; les convalescents ont toujours unepropension fâcheuse à s’enrhumer. »

Se conformant en tous points à l’avis dumédecin, Iris entra seule à la ferme, laissant Fanny Mire dans lavoiture. À dix minutes de là, elle reparut portant, au lieu d’uneriche casaque en loutre, un imperméable à moitié usé.

« Que dites-vous de ce nouveaumanteau ? demanda-t-elle à Fanny.

– Je n’ose me permettre d’exprimer monopinion, miss.

– Voyons : ce changement de costumene peut manquer d’intriguer une fille d’Ève ; je vais doncvous raconter comment la chose s’est produite : j’ai trouvéRhoda dehors, insuffisamment vêtue pour la saison, en sorte que,malgré sa résistance, je lui ai mis mon manteau de fourrure sur lesépaules. Je regrette sincèrement que vous n’ayez pu la voir ;mais puisque vous appréciez comme moi les beaux paysages et lesgrands horizons, nous reviendrons par Highgate etHampstead.

– Pourvu que vous ne soyez pas victime devotre bonne action ! s’écria Fanny Mire ; l’air est trèsfrais, en voiture découverte surtout.

– C’est vrai ; alors rentrons àpied, reprit Iris, la marche nous réchauffera. »

Sur quoi, miss Henley donna au cocher l’ordrede rentrer.

Devant une auberge portant pourenseigne : Aux Espagnols,deux femmes, en regardantpasser Iris, échangèrent un regard malicieux.

« Vous voyez, miss, dit sa compagne,combien votre singulier accoutrement excite les remarquesdésobligeantes de tout le monde. Ce chapeau si élégant et cemanteau si pauvre font un si drôle d’effet !

– Pourquoi ne me l’avoir pas faitobserver plus tôt ? »

Là, Iris fait une pause, réfléchit, puis,suivie de sa camériste, elle s’engage dans un sentier qui aboutit àun bois de pins, d’où l’on embrasse une vue d’une étenduesurprenante.

« Maintenant, reprit Iris d’un tonenjoué, nous allons faire en sorte que le chapeau soit mieuxassorti au manteau ; mais, j’y pense ! on pourrait nousapercevoir de la route et nous prendre pour deux folles en mevoyant occupée à déplumer mon couvre-chef ! Suivez-moi sousl’épaisseur du fourré et marchons jusqu’au remblai, qui nouspréservera des regards des passants. »

Ce qui fut dit, fut fait.

Après avoir parcouru un bon bout de chemin, endescendant la pente rapide qui aboutit à la vallée, les regardsd’Iris et de sa camériste furent frappés d’épouvante. À leurs piedsgisait un être inanimé, couché sur le côté, le visage contre terreet un rasoir ouvert près de lui. Iris se baissa pour considérer deplus près le malheureux, dont le sang coulait à flots, d’une largeblessure à la gorge. Instinctivement, les yeux de la belle missHenley se ferment, puis, soudain, elle les rouvre, et reconnaîtlord Harry !

Le cri perçant qu’elle pousse, est entendu dedeux hommes occupés sur la route. L’un est un maçon, l’autre, mieuxvêtu, a l’air d’un contremaître ; celui-ci arrive le premierprès des deux pauvres femmes.

« Je comprends votre effroi, dit-ilpoliment. Tout porte à croire que c’est un cas de suicide.

– Au nom du ciel ! aidez-nous àporter secours à la victime,… je la reconnais », fit Irisd’une voix entrecoupée.

Se servant de son mouchoir et de celui de samaîtresse en guise de bandage, Fanny parvient à arrêter lesang.

Iris tâte le pouls au suicidé, pendant que, deson côté, le contremaître fouille les poches du malheureux.

« Dieu soit loué ! le pouls n’a pascessé de battre ! s’écria miss Henley d’une voix vibrante. Neconnaissez-vous pas un médecin dans le voisinage ? »

Au même instant, elle déchiffre son propre nomsur la suscription d’une lettre trouvée dans le calepin de lordHarry : il y en avait une seconde, adressée à la personne quidécouvrirait son cadavre.

Briser le cachet, retirer de l’enveloppe unecarte de M. Vimpany, lire les mots suivants, tracés au crayon,fut l’affaire d’un moment :

« Prière de me transporter chezM. Vimpany, à qui j’accorde toute liberté de me faire enterrerou de me disséquer. »

Iris s’informe s’il est possible de trouverune voiture à louer pour transporter le blessé. Sur la réponsenégative, Fanny qui ne perdait pas la carte, même dans lescirconstances les plus dramatiques, propose d’aller à son tour auxinformations, mais Iris s’en charge. Au moment où elle débouche surla route, elle avise une voiture à quatre roues et hèle lecocher :

« Il s’agit d’une courte distance àfranchir, s’écrie-t-elle, de grâce, arrêtez-vous ! »

En prononçant ces mots, elle se cramponne à lavoiture ; bientôt, le lugubre cortège s’avance lentement. Enapercevant un homme couvert de sang, le cocher se dispose à cinglerd’un vigoureux coup de cravache les flancs de son haridelle, maisdéjà une pièce d’or que miss Henley fait briller à ses yeux,l’arrête ; il reprend :

« Parfait, miss, parfait… Ah ! lepauvre monsieur ! je vous demande seulement, miss, de faireattention aux coussins. »

Après avoir chaleureusement remercié les deuxbraves gens qui lui avaient prêté aide et secours avec tantd’obligeance, Iris monte en voiture, pendant que Fanny Miresoutient de ses mains la tête du blessé. Dès qu’ils sont tous troisen fiacre, le cocher les conduit à une allure modérée et régulièrechez le docteur Vimpany.

Chapitre 28

 

Au moment où la voiture approchait dun° 5 de Redburn-road,le docteur Vimpany, penché à lafenêtre, bâillait démesurément ! Sur un signe d’Iris, ilavance la tête et s’écrie :

« Bon Dieu ! que vous est-ilarrivé ? » D’un premier coup d’œil, il comprend de quoiil s’agit et ajoute : « C’est une aventureextraordinaire, même pour lord Harry ! »

Après quoi, il donna des ordres spéciaux pourle faire transporter dans l’une des pièces les plus accessibles durez-de-chaussée.

Après avoir raconté d’une voix émue commentles choses s’étaient passées, Iris demande s’il y a quelque espoirde sauver le malheureux.

« Patience, donnez-moi le tempsd’examiner la blessure ; il est clair qu’il a dû perdrebeaucoup de sang. Veuillez vous retirer quelques instants, missHenley », ajouta-t-il en mettant la main sur une petite boîteen acajou qui contenait les instruments nécessaires pour recoudrela gorge de milord.

Là-dessus, Iris quitte la pièce suivie de safemme de chambre, laquelle n’était guère plus expansive dans songenre, que le docteur dans le sien.

« Puis-je me permettre de rappeler à missHenley qu’elle n’a pas encore pris connaissance de la secondelettre de lord Harry ? dit Fanny Mire, non sans quelquehésitation.

– C’est juste » dit-elle en brisantle cachet et en lisant ce qui suit :

« Pardon, ma bien chère Iris, pardon pourla dernière fois… Ces lignes vous apprendront que j’aurai cesséd’être pour vous un sujet de chagrin en ce monde. Quant àl’autre, nous n’en pouvons rien savoir. J’ai rapporté delà-bas beaucoup d’or – une fortune, – plus que votre père n’eûtexigé de moi pour me laisser devenir son gendre. À peine de retouren Angleterre, une occasion de décupler mon capital sur le turfs’offrit à votre serviteur, inutile d’ajouter que j’avais destuyaux pour guider mes opérations. Finalement, je croisinutile de vous raconter les friponneries dont j’ai été victime.N’ayant plus ni sou ni maille, sans espoir de mener une vierespectable pour échapper à un avenir à jamais compromis, j’aicompris que le suicide seul me reste. Déterminé à perpétrer monsinistre dessein loin des brumes de Londres, j’irai en pleinecampagne, je choisirai un lieu paisible dont la verdure merappellera ma chère vieille Irlande. Quand il vous arrivera depenser à moi, dites-vous : ce malheureux m’a passionnémentaimée. Les fleurs et les bonnes paroles que vous me ferez l’aumônede répandre sur ma tombe me la rendront plus légère.

« LORD HARRY. »

Ce singulier adieu pour enfantin et bizarrequ’il fût, n’en déchira pas moins le cœur d’Iris. Elle plaça lalettre dans son corsage. Témoin de la douleur de miss Henley, Fannylui proposa d’aller prendre des nouvelles du blessé.

« C’est inutile, je dois me résigner àattendre. Fanny, il est une chose que je tiens à vous demanderpendant que nous sommes seules ; il y a assez de temps quevous êtes à mon service pour savoir si, réellement, vous ressentezde l’intérêt pour moi ?

– Miss peut en être sûre et certaine,répondit la femme de chambre.

– Puis-je compter sur vous, comme j’aicompté sur Rhoda ?

– Oui, miss.

– Vous engagez-vous à ne jamais vousimmiscer dans mes affaires de cœur ; ne trahirez-vous pas maconfiance ?

– Je considère comme un impérieux devoirde respecter les secrets de miss. »

Pour toute réponse, rien qu’une froidepromesse de fidélité, brève, mais éloquente dans sonlaconisme ; le cœur de Fanny avait-il donc été paralysé, à lasuite du désastre qui avait enténébré son existence ? D’autrepart, elle avait montré tant d’émotion vraie lors de sa premièreentrevue avec Iris, que l’on devait sans doute en inférer que, chezcet être énigmatique, l’effluve de la reconnaissance seule pouvaitlui desserrer les lèvres.

Qui sait, mon Dieu ! Elle étaitpeut-être, après tout, la victime d’une réserve qui, parfois,ressemblait au mutisme ; l’habitude n’est-elle pas une secondenature ?

Au bout d’une demi-heure, le docteur paraît.Il tenait sa montre à la main. À son œil pensif et réfléchi, ondevinait qu’il était occupé à constater un fait important au pointde vue pathologique. Après un intervalle de silence, ildit :

« En comptant le temps passé à fairereprendre au blessé l’usage de ses sens, à lui ingurgiter unegoutte d’eau-de-vie et enfin à me laver les mains, je n’ai pas mis,en réalité, plus de vingt minutes à lui arranger la gorge. C’estaller aussi vite que possible en besogne, n’est-il pas vrai, missHenley ?

– Parlez-moi plutôt de l’état de lordHarry, répondit Iris avec toute la vivacité de sa nature ardente.De grâce ! dites-moi si vous conservez l’espoir de lesauver ? s’écria-t-elle d’une voix lamentable.

– Parbleu, oui ! il faut trancher lemot, lord Harry est né sous une bonne étoile, et savez-vous,lorsqu’on a une fois empaumé la veine…

– La veine ? répéta Iris d’un toninterrogateur.

– Jugez vous-même, répondit le facétieuxdocteur : sa première chance, c’est de vous avoir rencontréesur son chemin ; la seconde, c’est que le docteur fût chezlui ; troisième chance : c’est que lord Harry n’ait passu se couper la gorge selon les règles de l’art. Je parlesérieusement ; il est rare de rater son coup avec unrasoir ; cela prouve simplement qu’il est dépourvu de toutenotion d’anatomie. Au lieu de se trancher l’artère, il s’estattaqué à la partie charnue de la gorge. Enfin, je me résume :grâce à son ignorance, grâce à vous et grâce à moi, il a la viesauve. Il est fort heureux pour lui, par exemple, que pas unegoutte du fameux vin de M. Montjoie n’ait humecté mes lèvresaujourd’hui. Vous comprenez ce que je veux dire, hein ? Bon,voilà encore que l’on vient réclamer mes soins, dit-il, enapercevant Fanny Mire. S’adressant alors à la nouvelle arrivée, ilajouta : Ma parole d’honneur, vous êtes blanche comme unefeuille de papier : si vous croyez avoir une syncope,donnez-moi le temps d’aller chercher un flacon d’eau-de-vie.Ah ! vous faites un signe négatif : alors, c’est toutsimplement l’épaisseur de l’épiderme qui obstrue la circulation dusang. » Puis, s’adressant à Iris, il ajouta :« C’est sans doute une de vos amies ? »

Fanny, sans se troubler le moins du monde,répondit :

« Je suis simplement la femme de chambrede miss Henley.

– Bah ! riposteM. Vimpany ; qu’est-ce que Rhoda est donc devenue ?Ah ! je me rappelle vaguement qu’elle est au vert dans une devos fermes, dit le docteur en s’adressant à Iris. Certes, j’auraispu la guérir complètement, si j’avais eu le temps de la soumettre àun traitement sérieux et régulier. Spécialiste hors de pair, pourles maladies de femmes, je suis surpris de ne pas les voir arriveren foule dans mon antichambre ; mais j’habite un quartier peuélégant et je ne suis pas baronnet ! Le diablem’emporte ! s’il n’y a pas là de quoi perdre patience. Direpourtant que, depuis trois jours, personne n’a franchi le seuil dema porte ! Je désirerais vous entretenir en particulier, missHenley ; il s’agit, bien entendu, de l’ami qui est aurez-de-chaussée.

– Voyons, docteur, quand puis-je espérerqu’il ira tout à fait bien ?

– Dans trois semaines au minimum, dans unmois au maximum. Or, ma servante ne peut suffire à cet excédent debesogne et il nous faudra une infirmière des hôpitaux ; enoutre, le blessé et la garde-malade exigeront une nourriture richeet abondante ; comme je n’ai pas des mille et des cent, missIris, je vous demanderai, à cette occasion et vu ma gêne extrême,de vouloir bien me prêter un peu d’argent. »

Miss Henley s’empressa de lui passer sabourse. Son visage pâle témoignait de ses inquiétudes ; leregard implorant qu’elle attachait sur le docteur, tout en serapprochant doucement de la porte du malade, était plus éloquentque les paroles.

La physionomie de Fanny trahissait lemécontentement que lui faisait éprouver la longueur des tête-à-têtede miss Henley avec le docteur. Quoi ! subir l’invinciblecharme jeté par l’un de ces traîtres que l’on appelle leshommes ! Ah ! quelle faiblesse !

Pour l’instant, le docteur mis en belle humeurpar le poids rassurant de la bourse de miss Henley, fit à part soice raisonnement, qu’il avait bien droit à une rémunérationquelconque. En conséquence, il lui proposa d’un ton d’aménitécaustique, de la laisser pénétrer près de lord Harry, à condition,bien entendu, de respecter la consigne : « ni parler, nipleurer ».

Elle entra doucement dans la chambre dublessé, alors assoupi ; l’une de ses mains retombaitinerte ; son visage blême avait presque l’immobilité de lamort. Tel était celui que ses dédains réitérés avaient poussé àcette résolution extrême ; pour la troisième fois, ellel’avait sauvé du péril. Ah ! dérision amère ! Est-il doncpossible de cesser d’aimer celui qui meurt pour vous ! Cettepensée seule pouvait suffire à ranimer dans toute leur violence,les sentiments d’Iris pour le beau jeune homme, pour le noble lorddoublé, hélas ! d’un coureur d’aventures !

« Ah ! j’espérais que vous aviezplus d’empire sur vous-même, reprit le docteur ; surtout, pasde syncope ! Vous reviendrez demain, miss Henley, et je necrains pas d’affirmer que l’état de lord Harry sera sensiblementamélioré. »

Par suite de l’épreuve qu’elle vient de subir,Iris, envahie par un besoin extrême de sympathie, dit àFanny :

« Comme c’est triste, n’est-il pasvrai ?

– Oh ! pas pour moi !miss !

– Comment, vous avez donc une pierre à laplace du cœur ?

– J’espère que non ; seulement, jegarde ma pitié pour le sexe faible. »

Iris comprit ce que cette confession avaitd’amer. Ah ! combien Rhoda Bennet lui manquait !

Chapitre 29

 

Durant l’espace d’un mois, Montjoie resta dansson cottage sur le bord de la mer, à surveiller les réparationsdevenues urgentes. Sa correspondance avec Iris, pour régulièrequ’elle fût, lui causait, pourtant, un véritable désappointement.Les lettres qu’il recevait d’elle dénotaient un changement étrangedans sa manière d’écrire, changement qui s’accentuait davantage àmesure que le temps s’écoulait. Comment ! après lui avoirraconté avec tant d’effusion, tout dernièrement encore, ses joieset ses chagrins, elle se bornait, maintenant, à des allusionsvagues et réservées !

Les variations atmosphériques, le départ deson père pour le continent et les inquiétudes ressenties par lui ausujet des valeurs étrangères qu’il avait en portefeuille,remplissaient ses lettres, avec de nombreuses questions au sujet dela nouvelle demeure de Hugues ; en somme, tout cela était ditd’une façon diffuse et ondoyante. Bref, il finit par deviner le motde l’énigme ; en proie à une jalousie qui le torture, il nepeut se méprendre sur l’ardeur des sentiments que lui inspire missHenley. Sous cette impression, il prend la résolution d’abandonnerla surveillance de sa bâtisse à un homme digne de confiance etd’aller en personne, porter cette fois sa réponse à Iris.

Le lendemain, il se rend à Londres ; ilva immédiatement chez miss Henley ; là, il apprend qu’elle estsortie et que l’on ignore même l’heure de son retour ; bienmécompté, il multiplie ses questions. Entre temps, la porte de labibliothèque s’ouvre, et la voix de M. Henley se faitentendre.

« Est-ce vous, monsieur Montjoie ?demande-t-il vivement ; entrez, entrez, j’ai à vousparler. »

Le père d’Iris, homme petit, trapu, vigoureux,aux lèvres minces, aux yeux verts, faux, n’appartenait point, àcoup sûr, à la catégorie fort nombreuse, d’ailleurs, des gens sanscœur qui, d’entrée de jeu, inspirent la défiance. Loin de faire unaccueil aimable au nouvel arrivant, M. Henley arpente la pièced’un air distrait, en marmottant des paroles incohérentes. Pourcelui qui connaissait le pèlerin, il était clair qu’il ruminait etcombinait de tirer les écrevisses de leur trou, avec la patted’autrui. Montjoie était donc tout indiqué pour remplir cetoffice ; haussant la voix, M. Henley articule les motssuivants :

« Pourriez-vous me dire si vous savez cequi arrive à ma fille ? »

Le regardant fixement, Montjoierépondit :

« Moi ? mais vous ne parlez passérieusement, je suppose. Je viens de passer un mois en Écosse,loin du monde et de mes amis.

– C’est possible ; cela n’empêchepas que vous êtes en correspondance avec Iris, n’est-il pasvrai ?

– Oui, monsieur.

– Ne vous a-t-elle pas dit…

– Pardon, monsieur, de vous interrompre,mais elle ne m’a absolument rien dit.

– Vous savez, jeune homme, poursuivit soninterlocuteur, en fixant les yeux sur la bibliothèque pleine delivres richement reliés (mais jamais ouverts), que lorsque vousétiez mon hôte à la campagne, je me flattais de voir votre séjourchez moi se terminer par des fiançailles. Or, vous et Iris, vousm’avez causé, cette fois-là encore, une véritable déconvenue. Or,toutes les jeunes filles sont plus ou moins des girouettes ;Iris peut vouloir demain, ce qu’elle a refusé hier.

– Pourquoi nous livrer à toutes cessuppositions ?

– Du moins, trouvez bon que je m’informesi ma fille vous inspire quelque intérêt ?

– Oui, l’intérêt le plus vrai, le pluspassionné ! riposta Hugues.

– À la bonne heure ! s’écria soninterlocuteur dont la physionomie s’éclairait à l’idée du succès deson projet matrimonial. Votre déclaration péremptoire m’autorise àm’épancher avec vous. Écoutez-moi : de retour depuis quelquesjours seulement, d’un voyage d’affaires sur le continent, je mesuis aperçu de prime abord que ma fille n’était point dans sonassiette ; tout le monde aurait pu en être frappé ; maisà quoi bon la questionner ! pensais-je. Elle se gaussera demoi et me répondra qu’elle se porte comme un charme. Alors, j’aifait subir un interrogatoire à sa femme de chambre, grande fillepâle comme un concombre et menteuse comme une oraison funèbre,mais, là encore, je n’ai pu rien obtenir. Or, c’est fort humiliantd’être pris pour dupe ! Résolu à avoir le dernier mot, j’aimis la femme de chambre sur la sellette et j’en ai conclu qu’elle aune propension marquée à la malveillance. « Ah ! oui,certainement, m’a-t-elle répondu, on a bien des choses à dire àMonsieur,… les domestiques jasent de miss Iris à motscouverts ; ils ont même observé qu’elle se promène chaque jourrégulièrement dans l’après-midi et toujours dans la mêmedirection ; au lieu d’encourager les camarades dans leurspotins,je leur ai dit que miss Henley faisait une simplepromenade. – Une promenade ! se sont-ils écriés en riant à setordre les côtes : sur ce, je les ai invités à a setaire. »

« Voyons, avouez que les allées et venuesde ma fille sont suspectes ? »

Montjoie reprit de l’air le plus naturel dumonde :

« J’en conclus qu’elle va chez uneamie !

– Toujours chez la même amie,alors ? De guerre lasse, j’ai pris pour confident, ledomestique que j’ai chargé de faire votre service quand vous étiezchez moi ; j’ai déjà plusieurs fois utilisé son flair. Donc,hier, au moment où Iris sortait, je lui ai dit de la suivre ;elle s’est arrêtée, paraît-il, dans un misérable quartiernommé : Redburn-road.Parvenue au numéro 5, elle tirale cordon de la sonnette. À sa manière d’entrer dans la maison, ondevinait qu’elle en connaissait toutes les issues. D’après lesrenseignements que mon domestique a fini par se procurer, c’est lademeure d’un docteur appelé M. Vimpany.

Montjoie éprouva comme une secousseélectrique.

« Voyons, dites-moi, en homme d’honneur,si cette conduite n’a pas lieu de paraître insolite ?Ah ! vous vous taisez ; eh bien ! je vais vous diretoute ma pensée.

– Parlez, monsieur, le moment desexplications est arrivé.

– Sachez donc que, lorsque Iris est chezmoi et que je sens du trouble dans l’air, je suspecte naturellementlord Harry d’y être pour quelque chose ; j’ai mes raisons pourcela, vous savez. J’étais sur le point de faire atteler et d’allerchez le docteur, afin de savoir de visu quel genre dedistraction sa maison offre à ma fille, quand j’ai reconnu votrevoix. Or, du moment que vous m’avez déclaré qu’Iris vous inspire unintérêt passionné, vous êtes tout indiqué pour servir mesdesseins.

– Et de quelle façon, s’il vousplaît ?

– Pardieu ! en cherchant à provoquerses épanchements. Sans doute, elle vous fera l’honneur de sesconfidences, plutôt qu’à moi. Il m’importe extrêmement de savoir sielle veut épouser lord Harry. Éclairez-moi sur ce point, et je metiendrai pour satisfait. Quant au reste, je m’en soucie comme del’an quarante ! »

D’indignation, Montjoie fit un sursaut.Quoi ! s’insinuer dans les bonnes grâces d’Iris, pour latrahir près de son père ! Sur ce, il bondit hors de sonfauteuil et, oubliant ses habitudes de politesse, il s’avance ducôté de la porte. Alors le vieillard, le rappelant,s’écria :

« Est-ce un refus, monsieur ?

– Assurément », riposta Montjoie ens’éloignant à toutes jambes.

Chapitre 30

 

À partir du jour mémorable où Iris avaitdéclaré à Hugues, qu’elle serait toujours pour lui une amie, maisjamais sa femme, il s’était juré d’exercer un vigoureux contrôlesur ses propres sentiments. À Dieu ne plaise qu’il crût tuerl’amour dans son cœur, il savait au contraire, que ses sentimentsseraient finalement vaincus dès que le hasard des circonstances lerapprocherait d’Iris.

C’était dans toute la sincérité de son âme,que Hugues entendait rester l’ami d’Iris, mais il existe dans lanature de l’homme, même du plus loyal et du plus ferme, unefaiblesse incorrigible, lorsqu’une femme est en jeu.

Puis, à l’insu de Montjoie, un poison subtils’insinuait en son âme, y exerçant ses ravages usuels chaque foisqu’il avait à prendre une détermination au sujet d’Iris. En un motil était jaloux de lord Harry. Sans avoir conscience du mobileauquel il obéissait, Hugues trouvait déplorable que M. Henleysoupçonnât sa fille d’une intrigue secrète, avec celui-là mêmequ’elle déclarait indigne de l’amour qu’elle avait le malheur deressentir pour lui.

De certains épisodes dont Montjoie avait ététémoin à Honey-Buzzard, il inféra que les visites de miss Henleychez M. Vimpany pouvaient être attribués à l’affectioncompatissante et dévouée que lui inspirait la femme du docteur. Quisait si depuis lors, des revers humiliants n’étaient pas venusrépandre leurs flots d’amertume sur la vie conjugale de cetteintéressante victime et la rendre, par cela même, encore plus chèreà Iris ? D’autre part, Montjoie ignorait que la vie en communétant devenue impossible à M. Vimpany et à sa femme, ils enétaient arrivés à casser les vitres, voire à se séparer, or, ilrésolut de se rendre compte de la situation, en allant prendre desnouvelles de Mme Vimpany, 5, Redburn-road.

La lenteur ne saurait être l’attribut d’unenature spontanée et de premier mouvement. Donc impossible à HuguesMontjoie d’attendre jusqu’au lendemain pour exécuter son plan. Ilhèle un fiacre et se rend à Hampstead. Toutefois, afin de ne pasattirer l’attention, il fait arrêter la voiture à une certainedistance, et franchit à pied le bout de chemin qui le sépare dun° 5 de Redburn-road. Là, il s’informe siMme Vimpany est chez elle. À cette question, laservante, pétrifiée d’étonnement, reste muette. Puis, de ce tonfamilier que prennent aujourd’hui en Angleterre les gens de maison,d’une catégorie inférieure, elle répond :

« C’est bien Mme Vimpanyque vous avez dit, hein ?

– Oui, reprit le visiteur.

– Elle n’habite pas ici.

– Comment !Mme Vimpany ne demeure pas dans cettemaison ?

– Non, pour sûr.

– Êtes-vous certaine de ne pas faireerreur ?

– Certaine comme je le suis que deux etdeux font quatre. Le docteur m’a prise à son service depuis qu’il aloué cette maison.

– Puis-je le voir ? poursuivitHugues, déterminé à savoir le mot de l’énigme.

– Le docteur est sorti ; la servantefit une pause, puis reprit : mais, dites-moi, est-ce bienMme Vimpany que vous demandez ? Nous avons iciune jeune personne du nom de miss Henley.

– Serait-elle ici en ce moment ?

– Oui ; seulement vous ne pouvez lavoir, parce qu’elle est occupée pour le quart d’heure.

– C’est inconcevable ! se ditHugues. En réalité, elle ne peut être avecMme Vimpany qui n’habite pas ici, ni avec ledocteur, puisqu’il est sorti ; alors, quecroire ? »

Hugues avise alors au portemanteau un chapeaud’homme et un pardessus, lesquels, vu leur nuance, ne sauraientappartenir au maître du logis.

Si révoltante que fût l’hypothèse émise parM. Henley, à savoir que la conduite de sa fille ne pouvaits’expliquer que par l’influence néfaste que lord Harry exerçait surelle, cette hypothèse, dis-je, ne s’en présenta pas moins àl’esprit de Hugues. En vain, il veut lutter contre le troubledouloureux, poignant, qui lui remplit le cœur ; sans toutefoisse rendre compte de cette angoisse opiniâtre, il est déterminé àdissiper l’obscurité de la situation, en s’expliquant de vive voixavec Iris. N’ayant plus une seule carte de visite dans son calepin,Montjoie fit passer à miss Henley une enveloppe à lui adressée.

Entre temps, il entend résonner au-dessus, àtravers les minces cloisons de la bicoque, le bruit sourd des pasd’un homme qui marche de long en large, et une voix masculinetrahissant les accents de la colère.

Iris aurait-elle donc déjà donné à soninterlocuteur le droit de lui adresser des reproches ?

Il se rappelle alors, la scène qui avait eulieu jadis entre miss Henley et lord Harry, le jour qu’il lui avaitdéclaré être prêt à partir pour aller venger Arthur et sedébarrasser à tout prix du meurtrier ; en outre, il a présentà la mémoire le concours qu’il avait eu la faiblesse de prêter àson amie pour l’aider à communiquer par lettre, avec l’homme dontle fatal ascendant sur Iris le torturait jour et nuit. Le bruitqu’il entendait, était-il donc une conséquence des services qu’ilavait rendus à miss Henley ?

À quelques minutes de là, la caméristerapporte cette réponse : « Miss Iris ne peut vous voir ence moment, elle vous prie de l’excuser ; elle compte vousécrire ». La lettre annoncée ressemblerait-elle à celles qu’ilavait reçues en Écosse ?

Montjoie se dit qu’en souvenir du passé etd’une amitié naguère plus vive, il devait attendre et voirvenir.

Au moment où il hèle son fiacre et pendant quel’automédon remonte sur son siège, une voiture croise la sienne, ets’arrête devant la maison n° 5, Redburn-road :c’est M. Henley qui en descend !

Chapitre 31

 

La soirée s’avançait et déjà des bougiesallumées éclairaient le salon occupé par Montjoie à l’hôtel. Sonimpatient désir de recevoir une lettre d’Iris, augmentait à l’idéeque la visite de M. Henley à sa fille avait dû fatalementcoïncider avec l’entrevue de celle-ci avec lord Harry. Quand ilsongeait à la situation de cette infortunée, placée entre deuxennemis aussi acharnés que M. Henley et le sauvage lord –égoïste et violent, – un sentiment de grande et tendre pitiéfaisait taire en son cœur les rancunes et les rages de la jalousie.Il n’avait pas quitté l’hôtel de tout l’après-midi, dans l’espoirqu’Iris lui ferait tenir une lettre par un messager. Or, sonattente ayant été trompée, il reportait son espoir sur le courrierdu soir, lorsqu’un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Ungarçon d’hôtel survint.

« Une lettre ? demande vivementMontjoie.

– Non, monsieur, c’est unedame. »

Il avait reconnu miss Henley avant mêmequ’elle eût eu le temps de lever son voile ; l’œil fixe,l’attitude contrainte, elle eût pu poser pour une statue duDécouragement ; sa main était restée froide et inerte danscelle de Hugues ; il l’invite à s’asseoir près de la cheminée,mais elle fait un signe négatif. Puis, comme une femme qui craintd’être importune, elle revient tomber sur un siège à l’autreextrémité de la pièce.

« Je comptais vous écrire, mais cela m’aété littéralement impossible, fit-elle d’un air si abattu queHugues ne put s’empêcher de la considérer avec une certaineanxiété. Mon ami, poursuivit-elle, je ne suis pas digne del’intérêt que vous m’avez témoigné naguère. Votre pitié,hélas ! est tout ce que je puis espérer ! »

Voyant qu’il est inutile d’opposer desraisonnements à l’état d’esprit de son interlocutrice, ilrépondit :

« Mon Dieu ! aurais-je eu le malheurde vous offenser ?

– Oh, certes non, riposta missHenley.

– Alors, de grâce, donnez-moil’explication de ce mystère ?

– J’ai perdu tout droit à votrecommisération, répliqua Iris, d’un accent toujoursimperturbable ; mon père me repousse et vous ne tarderez pas àfaire de même. Ah ! ne vous ai-je pas juré de n’être jamais lafemme de lord Harry ! Eh bien, je suis sur le point del’épouser.

– Je ne puis, ni ne veux lecroire », dit Hugues d’une voix ferme.

Alors, Iris lui passe la lettre par laquellele sauvage lord se déclarait prêt, par désespoir d’amour, à mourirpour elle.

« Le courage lui a-t-il doncmanqué ? demande Hugues du ton du plus profond dédain, enremettant la missive à qui de droit.

– Il se serait porté le coup de la mort,monsieur, si…

– Comment, Iris, interrompit Montjoie,vous m’appelez monsieur !

– Je vous appellerai Hugues, si vous ytenez, bien que le temps de notre intimité soit à jamais passé. Unjour, au retour d’une promenade, j’ai trouvé sur un point isolé àHampstead-heath, lord Harry, baigné dans une mare de sang,gisant à terre ; il n’y avait âme qui vive dans ces parages.Ainsi donc, pour la troisième fois, il m’appartenait de lui sauverla vie et de lui tendre une main amie. Comment ne serais-je pasimpressionnée par cette persistance du destin à me faire intervenirprès de lui au moment où la situation est pour ainsi diredésespérée ! Loin de vouloir me soustraire au rôle d’être sonbon ange ici-bas, j’ai accepté celui que nul autre n’aurait vouluaccepter. Le voyant seul, malade et malheureux, j’ai cherché à leréconforter au moral, à le soutenir par de bonnes paroles et à ledisputer à la mort ; cette tâche accomplie, tâche de douceuret de patience, j’ai entendu sa voix verser dans mon oreille desparoles… ; mais n’attendez pas que je vous les répète,…lui-même ne pourrait les redire… Après des années de résistance, mavolonté a fléchi… Sachez que mon but, en me rendant chez le docteurVimpany, était de prévenir une querelle entre mon père etHarry ; au fait, je vous prie de m’excuser, j’aurais dû direlord Harry. Quand mon père est arrivé à Redburn-road, j’aiinsisté pour avoir immédiatement un entretien avec lui. Je lui aidit ce que je viens de vous dire : « Vous devez opter,m’a-t-il répondu, entre lord Harry et moi ; réfléchissez avantde prendre une résolution ; si vous vous décidez à épouser cethomme, vous vivrez et mourrez sans recevoir de ma main un rougeliard. » Il mit sa montre sur la table entre nous, et me donnacinq minutes pour prendre une décision. Au bout de ces cinqminutes, qui me parurent interminables, il me demande s’il devaitlaisser son testament tel qu’il l’avait fait, ou aller chez sonnotaire et en faire un autre ? « Vous ferez ce qui vousconviendra. » Telle fut ma réponse. Surtout, ne croyez pas queje l’aie faite à la légère ;… je savais la portée de madétermination. J’entrevoyais l’avenir aussi clairement que je vousvois maintenant. »

Ne pouvant supporter plus longtempsl’expression de morne désespoir d’Iris, Hugues, le regard cuisant,s’écria :

« Non, vous ne voyez pas votre avenircomme je le vois ; de grâce, écoutez-moi, pendant qu’il en esttemps encore…

– Il est déjà trop tard, vous dis-je,reprit Iris avec animation.

– Soyez persuadée, reprit Montjoie, quemes conseils partent d’un cœur ulcéré… Je vous ai tellementaimée ! Laissez-moi vous demander si, en cas d’une ruptureavec lord Harry, je puis conserver, moi, l’espoir de vousépouser ? Vous vous figurez, Iris, voir clair dans votreavenir, alors que vous avez des écailles dans les yeux ; vousparlez comme une personne résignée à souffrir… Mais, bonDieu ! efforcez-vous de ne pas perdre le sens moral ;êtes-vous décidée à mener la vie d’une déclassée et, qui pis est,n’en auriez-vous plus conscience ?

– Continuez, Hugues.

– Oh ! vous ne me découragerez pas,ma très chère amie ! Plein de l’espoir de vous aider àretrouver votre vraie nature, je tiens à ne rien exagérer parrapport à lord Harry. Oui, je veux espérer que la misérable vie quecet être d’exception a menée, n’a pas détruit en lui, lessentiments respectables ; mais les chevaliers d’industrie, lesbandits qu’il fréquente, le rendent très dangereux. Il sera unmauvais mari, j’en ai la conviction. Si dure que soit la tâche queje remplis, je tiens à vous dire que rien n’est pire pour une femmeaimante et dévouée, que l’influence ravageante d’un époux indigned’elle ! Les pensées, les opinions, les goûts de celui-ci,s’infiltrent peu à peu en l’esprit de sa compagne et l’obligent àdes concessions dégradantes. De fait, le sens moral de la femmefinit par s’émousser, s’oblitérer et, sans en avoir conscience,elle tombe au niveau de son mari. M’en voulez-vous de cet horoscopelugubre ?

– Moi, vous en vouloir ? vous avezpeut-être raison, fit-elle tristement.

– Le croyez-vous sérieusement, dites, machère amie ?

– Hélas, oui, je le crois ! réponditmiss Henley d’une voix émue.

– Alors, pour l’amour de Dieu !réfléchissez à la détermination que vous allez prendre etpermettez-moi de parler à votre père.

– Ce serait peine perdue,… répondit lajeune fille avec un ineffable sourire ; rien de ce que vouspourrez lui dire ne saurait avoir de l’influence sur sonesprit.

– En tout cas, j’essaierai, repritMontjoie avec insistance.

– Vous dirai-je maintenant que, lorsqueje suis rentrée à la maison, j’ai vu mes caisses dans le hall etappris que mon père avait donné l’ordre à ma femme de chambre detout préparer pour mon départ ? Je dois quitter la maison,a-t-il dit, et aller vivre ailleurs.

– Ma pauvre chère Iris ! dit HuguesMontjoie avec sympathie.

– Ma femme de chambre, reprit missHenley, est une étrange créature ; très renfermée enelle-même, elle s’est bornée à me dire : « Je suis votrefidèle servante, miss : où miss ira, j’irai ». Rien detout cela ne m’a étonnée ; je suis sans doute condamnée àvivre dans l’isolement ; j’ai des connaissances parmi lesfemmes qui viennent rendre visite à mon père, mais, hélas, pointd’amies ! D’après ce que j’ai appris, la famille de ma mèreaurait vu d’un mauvais œil, son mariage avec un homme dans lecommerce et qui plus est ayant une réputation douteuse. J’ignoremême où vivent mes parents. En somme, l’alliance de lord Harry estpour moi le meilleur mariage possible. Lorsque j’envisage ma tristesituation, il est tout naturel que mon langage soit empreintd’amertume. Il y a pourtant dans cet amour, dont on me fait uncrime, une chose qui ne laisse pas de soutenir mon courage. C’estqu’en réalité il est le seul refuge qui s’offre à une malheureuseépave repoussée de tout le monde ! »

Montjoie protesta. Il ne pouvait entendre direà Iris que toute affection lui manquait ici-bas.

« Oh ! s’écria-t-il avec feu, quevous ai-je donc fait pour me témoigner tant de dureté,d’injustice ! Pouvez-vous mettre en doute, que tant quej’aurai un souffle de vie, il vous restera un ami ? »

Vaincue par tant de sympathie et degénérosité, Iris répondit, les larmes aux yeux et un sourire émusur les lèvres :

« Mon pauvre Hugues, qu’il faut que voussoyez bon pour ne pas voir que votre intervention pourrait vouscompromettre ! Juste ciel ! Que ne dirait-on pas de votredévouement à me servir ? Vous me plaindrez, en apprenant quevos tristes prédictions sur ma déchéance morale se sontréalisées ; vous me plaindrez encore plus, quand vousconnaîtrez ma triste fin…

– Merci, Iris, merci, de compter sur masollicitude et sur mon amitié inaltérables. »

À cet instant, Iris se jette dans les bras deMontjoie et lui donne un baiser, en murmurant :« Adieu ! »

Puis, elle chancelle, blêmit et se laissechoir sur un fauteuil. La voyant si défaite, il juge qu’elle vas’évanouir et court chercher un flacon de sels. Tout en ouvrant unnécessaire de voyage, il entend la porte s’ouvrir et le pênecraquer sous la clef, puis le mot : adieu, prononcé à mi-voixà l’autre extrémité du corridor.

Iris avait pris le parti de brusquer ainsileur séparation.

Chapitre 32

 

Hugues Montjoie, pour l’instant seul dans sachambre, tire vivement le cordon de sonnette ; mais avant quele domestique eût ouvert la porte, il n’était déjà plus temps decourir à la poursuite de miss Henley.

Le propre d’un honnête homme étant de chercherdans l’activité et le travail, un dérivatif aux penséesdouloureuses, Hugues résolut d’écrire à Iris, puis d’aller ensuitechez M. Henley. Sur l’enveloppe, il avait tracé cesmots : Confiée aux soins de M. Vimpany, faire suivre.

Il se rend après ça chez M. Henley, qu’iltrouve confortablement assis à table. Hugues, sans préambule,prononce un chaleureux plaidoyer en faveur d’Iris, mais, comme ellel’avait prédit, son ami n’eut pas gain de cause.

Après s’être plaint en termes assez vifs de lafaçon dont le visiteur venait de forcer la consigne, M. Henleyfait savoir à Montjoie qu’il vient d’ajouter un codicille à sontestament, afin de frustrer sa fille de tout droit à son héritage.À cette nouvelle imprévue, Hugues sent la colère lui empourprer lesjoues ; il est clair que son interlocuteur, insensible auxmenaces et aux prières, a un cœur de pierre. L’insuccès deMontjoie, en cherchant à servir les intérêts d’Iris, ne faitqu’ajouter à son désir de triompher des difficultés. Il se disaitqu’après tout, il était peut-être encore temps de retarder, sinond’empêcher ce mariage. Il lui parut qu’il n’avait qu’une chose àfaire, aller trouver lord Harry et lui communiquer la fatalerésolution de M. Henley ; soit que le sauvage lordconsidérât seulement ses propres intérêts, soit qu’il fûtvéritablement dévoué à ceux d’Iris, les conséquences formidables deleur union lui feraient, sans nul doute, faire un retour surlui-même.

La lumière qui brûlait encore, 5, Redburnroad, donnait bon espoir que lord Harry habitait encore lamaison.

Effectivement, Montjoie trouva le docteur etson ami tranquilles comme deux cerfs au ressui ; mis en bonnehumeur par l’absorption de trois grogs (trois seulement), le maîtrede la maison saisit avec empressement cette occasion de mettre finà un malentendu survenu naguère entre Montjoie et lui, à la suitede certaines libations à l’hôtellerie de Honey-Buzzard, et ils’écria :

« Oubli et pardon, voilà ma devise !Inutile, n’est-il pas vrai, de vous présenter, monsieurMontjoie ? Très bien ; voyons, prenez un siège, dit-il ens’adressant au survenant ; je suis pauvre, c’est vrai, maistant que j’aurai un toit pour protéger ma tête, un ami fidèle seratoujours le bienvenu chez moi. J’ai tout lieu de croire que leconfrère qui m’a vendu sa clientèle est un fripon fieffé ! monargent a filé et les clients ne viennent pas ; ce n’est pas àdire pourtant que je sois à la dernière extrémité – financièrementparlant. – Puis-je vous offrir un grog ? tenez, préparez-levous-même. »

Après s’être excusé courtoisement, Hugues faitsavoir que sa visite avait pour but de solliciter un momentd’entretien avec lord Harry.

À ces mots, le docteur, fort mécontent d’êtretenu en suspicion, change de couleur. D’autre part, le sauvage lordparaît hésiter. Il demande d’abord s’il s’agit de missHenley ? Hugues répond que oui ; sur quoi, soninterlocuteur objecte qu’il est plus prudent de n’en pas parler. Àcela, Montjoie réplique que la chose est de la plus hauteimportance, à telle enseigne, qu’il s’est décidé à partir deLondres fort tard dans la soirée, pour venir àHampstead.

Lord Harry se lève et passe devant Montjoiepour lui montrer le chemin. Furieux du peu de confiance qu’on luitémoigne, M. Vimpany tient d’autant plus à affirmer sonautorité de maître de maison ; s’adressant à lord Harry, ilcrie d’une voix forte :

« Faites entrer M. Montjoie dans lamême pièce que celle-ci, à l’étage supérieur ; vous êtes icichez moi. »

Les deux jeunes gens pénètrent alors dans unsalon meublé d’une façon sommaire : une table boiteuse etquelques méchants sièges ; lord Harry et Montjoie restentdebout, chacun prévoyant que l’entrevue ne devait être ni calme, nisilencieuse. Sans perdre de temps en périphrases, Hugues s’exprimede la manière suivante :

« Ayant eu connaissance d’un projet demariage entre vous et miss Henley, je me suis fait un devoir devous demander si vous êtes instruit des dispositions queM. Henley a prises à l’égard de sa fille, au cas où votreespoir se réaliserait ? Eh bien, sachez qu’il a l’intention dela déshériter !

– Permettez, répliqua Harry en l’arrêtantcourt et en se redressant : faites-vous là de simplesconjectures ?

– Je quitte à l’instant M. Henley etc’est de sa propre bouche que j’ai recueilli le renseignement queje viens de vous donner. »

Lord Harry garde un instant le silence ;Hugues se figure avoir provoqué par là un obstacle à la célébrationimmédiate du mariage ; mais il est bientôt détrompé dans sesprévisions. L’amour que le sauvage lord ressentait pour Iris étaittrop ardent pour tenir compte des considérations pécuniaires. Ilprotesta, disant :

« Vous exagérez les choses :permettez-moi de vous représenter que miss Henley n’est point dansla dépendance de son père, autant que vous semblez le croire. Laconduite de M. Henley, tout odieuse quelle soit, resteétrangère à la question. Et, bon Dieu ! je ne me déchargeraisur personne, du devoir de nourrir et de vêtir ma femme. Je ne suispas sans ressources. Sachez que je m’estimerai très heureux defaire participer à ma fortune, quelle qu’elle soit, celle quiportera mon nom. Je peux entrer dans les détails, si vous ledésirez ; j’ai vendu mon cottage en Irlande…

– Un bon prix ? demanda Hugues.

– Il vous doit suffire de savoir qu’ilest vendu. Puisque nous en sommes à parler finance, sujet qu’ilm’est toujours pénible d’aborder, surtout quand il s’agit de lafemme la plus séduisante que je connaisse, j’ajouterai pourtant,que miss Henley a une fortune personnelle qu’elle a hérité de samère ; vous me connaissez assez pour savoir que je suisincapable d’y toucher ?

– Assurément, riposta Montjoie, mais,aussi, nous savons tous que les dividendes baissent, que lescompagnies s’effondrent, que…

– Allons, allons, admettons un instantque le portefeuille de miss Henley soit aussi vide que ses poches,qu’a-t-elle à craindre, je vous le demande, si elle devient mafemme ?

– À craindre ? de rester sansressources parbleu ! si vous veniez à mourir.

– Ma parole d’honneur ! c’est à quoije n’ai pas pensé… Voyons, que puis-je faire ? »s’écria-t-il avec désespoir et en ayant l’air de se consulter.

Montjoie s’aperçut alors qu’une émotionprofonde de découragement, était peinte sur les traits de lordHarry.

Ce coureur d’aventures, qui avait maintes foisexposé sa vie, ne pouvait-il donc entrevoir le spectre de la mortsans frémir ? Non, une telle hypothèse ne tenait pas debout.Sûrement, quelque chose qu’il ne voulait communiquer à personnepesait sur son esprit et menaçait son avenir. Le fait est, qu’aprèsle meurtre d’Arthur, il avait rompu avec l’association desInvincibles. Toujours est-il qu’on l’avait prévenu que, s’ilrentrait en Angleterre après cette défection, cela lui pourraitcoûter cher, très cher. Si jamais la nouvelle de son retour du sudde l’Afrique arrivait à la connaissance des frères et amis, ceux-cilui feraient expier cette audace en prononçant sa sentence de mort.Son sort dépendait, en somme, de son plus ou moins de sécurité chezle docteur Vimpany.

Hugues attachait sur lord Harry un regardétonné, lorsque une inspiration soudaine sembla sortir du cerveaude cet extravagant personnage. S’élançant d’un bond vers Montjoie,il s’écria en lui tendant la main avec effusion :

« Je vous tiens, mon cher monsieur, pourmon meilleur ami.

– À quoi dois-je cet honneur ?répondit ironiquement le flegmatique Anglais.

– Quel service immense vous venez de merendre, en me rappelant que je puis faire un sort à ma futurefemme ! Vous avez raison : le plus tôt sera le mieux.Notre ami, le docteur, me servira de répondant.

– Parlez-vous sérieusement ? repritMontjoie, dont l’esprit était aussi prompt à saisir les obstaclesau mariage de lord Harry avec Iris que rebelle à en accepter leschances.

– Pourquoi cet air de doute ?riposta l’irascible Irlandais, avec un geste d’impatience.

– Vrai, je ne comprends pas…

– Tâchez d’abord de n’être plus jaloux,dit lord Harry, et vous me comprendrez… Je suis de votre avis,… jedois assurer l’avenir de ma femme,… de ma veuve et cela au moyend’une assurance sur ma vie. »

Chapitre 33

 

Après son entrevue avec lord Harry, Montjoieattendit en vain pendant quarante-huit heures une lettre d’Iris enréponse à celle qu’il lui avait adressée. M. Vimpany aurait-ildonc été capable de détenir la lettre confiée à sessoins ?

Au bout de trois jours, Hugues écrivit pourdemander explication de la chose.

En retournant le pli en question à Montjoie,le docteur se plaignait dans sa réponse qu’on ne l’eût pas traitéavec assez d’égards. Au surplus, miss Henley s’était dispensée delui donner sa nouvelle adresse à Londres et, d’autre part, lordHarry l’avait quitté inopinément, laissant seulement pour lui,quelques mots d’excuses banales ; il ajoutait que seshonoraires comme médecin avaient été payés, mais, en réalité,l’amitié n’a-t-elle pas aussi des droits à faire valoir ?« Lorsqu’un homme a été reçu chez vous à titre d’ami, peut-ildonc vous traiter comme un étranger ? Si vous m’en croyez, lemieux c’est de ne plus nous occuper ni d’elle ni de lui. »

Montjoie jeta la lettre au panier. Il sedisait que sa seule chance d’empêcher le mariage d’Iris était decommuniquer avec elle ; le pauvre garçon craignait qu’elle nefût aussi totalement perdue pour lui que si elle eût quitté cemonde à jamais ! Sans doute, il serait parvenu à découvrir laretraite de miss Henley, en observant les mouvements de lord Harry,mais, hélas ! il avait disparu de l’horizon sans laisser detrace. Au total, les heures s’égrenaient comme un collier de perlesprécieuses et Hugues ne savait plus, en réalité, à quel saint sevouer. Torturé d’inquiétude, malheureux, découragé, il se dit qu’ilva du même coup tout abandonner et se sent attiré versl’Écosse ; tantôt, il redoute de recevoir une lettre d’Iris,tantôt il se sent froissé jusqu’au fond de l’âme de son silence.Était-elle près ou loin ? en Angleterre ou sur lecontinent ? Mystère !

Enfin, après plusieurs jours passés dans unepénible attente, Montjoie reçoit une lettre d’une écriture à luiinconnue et portant le timbre de Paris.

La signature lui révéla que son correspondantétait lord Harry ! Son premier mouvement était de jeter lalettre au feu ; or, pourrait-il endurer le martyre d’apprendrele mariage d’Iris de la main même de son mari ? Jamais !jamais ! Malgré tout, il brise nerveusement le cachet, etparcourt la missive signée de lord Harry ; celui-ci luiexprimait, dans les termes de la plus scrupuleuse politesse, sesregrets de n’avoir pu prendre congé de lui avant de quitterl’Angleterre. Mais à la suite de la conversation qu’ils avaient euechez M. Vimpany, son devoir est de l’informer que vu lesconditions où il avait pu placer l’aléa de sa propre destinée, ilavait réussi à mettre sa femme en meilleure situation, en ce quiconcernait son avenir. C’est ce qu’il a stipulé au cas où elle luisurvivrait. Il terminait sa lettre en disant, que lady Harry nevoulait pas être oubliée près de son ancien et digne ami ; illui envoyait pour sa part l’assurance de ses sentimentsdévoués.

L’entête de la lettre ne portait pour toutrenseignement que le mot : Paris. Il était clair qu’àl’avenir, toute communication écrite ou verbale serait supprimée.L’instant d’après, Hugues brûlait la lettre ! Sa surprise futgrande quand, à deux jours de là, il en reçut une d’Iris. Elleregrettait d’avoir quitté l’Angleterre si précipitamment, ajoutantqu’elle ne devait, cependant, s’en prendre qu’à elle-même.

Elle avait compris, d’une parole échappée àHarry au cours de la conversation, qu’il avait tout à craindre decertains conspirateurs politiques, avec lesquels il s’étaitcompromis. À force de prières, elle avait obtenu des aveux completsde son mari. Jugeant enfin, qu’il n’y avait de sécurité pour euxque dans la fuite, ils avaient mis le cap sur Paris. D’ailleurs,lord Harry avait des amis, dont l’influence pourrait être fortutile à ses intérêts pécuniaires.

Iris terminait sa lettre par des remerciementschaleureux, en souvenir des preuves d’affection qu’il lui avaitdonnées. Bref, elle exprimait l’espoir que tous les deux pourraients’écrire de temps en temps. Impossible dans les circonstancesprésentes, d’anticiper sur le plaisir de recevoir sa visite, maiselle espérait qu’il n’aurait pas d’objection à lui adresser deslettres poste restante.

Le post-scriptum concernait M. Vimpany.Elle priait Hugues de se dispenser de répondre aux questions quecet intrigant lui poserait au sujet de lord Harry et d’elle-même. Àcoup sûr, elle avait été reconnaissante des soins que le docteuravait donnés à Rhoda Benett ; mais, depuis lors, sa conduiteavec sa femme et les opinions violentes qu’il avait expriméesdevant lord Harry, avaient modifié son opinion surM. Vimpany ; elle ajoutait que si elle conservait lamoindre influence sur Hugues, elle le déciderait à rompre avec ledocteur.

Cette lettre n’eut d’autre effet que d’irriterMontjoie encore davantage, à la pensée du mariage d’Iris avec lordHarry.

En cet état de choses, il soupçonna à tort ouà raison lady Harry d’avoir écrit cette lettre sous la dictée deson mari : certaines phrases, suivant lui, visaientparticulièrement l’ami jaloux de sa femme. Hugues résolut, enconséquence, de ne répondre à Iris, que lorsqu’ils pourraientcorrespondre librement ensemble sans le contrôle de lord Harry.

Il eut, derechef, une velléité d’allers’enfouir en Écosse, pour surveiller ses maçons : mais laperspective de vivre sans voisins, sans amis, le fit renoncer à ceprojet champêtre. Il se décida, au contraire, à chercher dans letourbillon mondain de Londres un dérivatif aux anxiétés quil’assiégeaient, ce qu’il fit.

Reçu à bras ouverts par ses amis etconnaissances, il allait tous les soirs dîner en ville, auspectacle, au bal : les mères ayant des nièces à marier, lechoyaient à l’envi.

Il retourna aussi à son club. Y trouvait-ildonc quelque distraction, quelque plaisir ou quelquesoulagement ? aucun ! Il jouait simplement un rôle etcomprenait qu’il est malaisé de sauver les apparences et de sedonner le change à soi-même. Bref, après un intervalle très court,quelque chose comme le passage d’un météore, il renonça au monde.Encore qu’il se fût promis de ne pas répondre à Iris, la meilleuresoirée qu’il avait passée à Londres fut celle où, changeant d’avis,il lui écrivit une longue lettre.

Chapitre 34

 

Le jour suivant, en voyant apparaître chez luila dernière personne sur laquelle il comptât, Hugues croyaitrêver : malgré l’invraisemblance de la chose, c’étaitMme Vimpany ! mais qu’elle étaitvieillie ! Après avoir renoncé à faire usage du fard, sonteint était couleur citron et sa peau craquelée comme une potichejaponaise ; sa chevelure, autrefois teinte en noir, trahissaitaujourd’hui les ravages de l’âge. C’étaient bien les mêmes traits,mais grossis ; le même ovale, mais épaissi ; les mêmesyeux, mais sans flamme. Vêtue naguère avec élégance, elle portait,ce jour-là, une méchante robe brune, fripée, qui laissait pourtantvoir encore la beauté de sa taille et la grâce de ses mouvements.D’entrée de jeu, en voyant Montjoie, elle dit :

« N’avez-vous pas d’objection à échangeravec moi une poignée de main ?

– Certes, non ; pourquoi ?

– Je ne peux me flatter, hélas ! devous avoir laissé de bien bons souvenirs, repritMme Vimpany. Vous n’ignorez plus, je suppose, queje suis séparée de mon mari ? Connaissant M. Vimpanycomme vous le faites, vous pouvez deviner ce que j’ai souffert etpourquoi je l’ai quitté. Si vous revoyez jamais le docteur, évitezavec soin de lui donner l’adresse de lady Harry.

– De grâce ! appelez-la Iris toutcourt, comme je le fais moi-même, dit Montjoie.

– Je sais pertinemment, repritMme Vimpany avec ce sourire affecté des gens dethéâtre, à quelle date elle s’est mariée ; ce qui perd lesfemmes, voyez-vous, c’est de ne connaître les hommes que trop tard,ou même de ne pas les connaître du tout. Sans vouloir désespérer deson sort, je sens pourtant que la crainte l’emporte sur l’espéranceet, je l’avoue, mes inquiétudes sont grandes ! Iris m’inspireune si profonde affection. Si, en réalité, je me suis amendée,c’est bien grâce à elle. Ah ! sans elle, je n’eusse pointsenti le besoin d’expier mon passé par le dévouement et la charité.Je me demande seulement, si toutes les pécheresses trouvent aussidifficile de faire peau neuve !

– Est-il indiscret de vous demandercomment vous vous êtes libérée de cette servitude ? demandaMontjoie.

– Mes débuts dans la bonne voie ont été,j’en conviens, très malheureux. À peine entrée au couvent, jerésolus d’en sortir, trouvant médiocrement édifiantes leschamailleries incessantes des nonnes au sujet des officesreligieux, des prêtres, des ornements d’église, des cierges, quesais-je ? Là, je pus me convaincre que la charité chrétienneétait en réalité plus grande chez les médecins, que chez les bonnessœurs ; si je vous parle ainsi de moi, c’est que j’ai mesraisons pour cela. Au nombre des malades faisant partie de monservice, il y avait une femme âgée que je dus accompagner dans lemidi de la France ; à mon retour, je voulus étudier à Parisles progrès accomplis dans le service des hôpitaux. C’est à cetteépoque que le hasard me fit rencontrer Iris.

– Le hasard ? répéta Montjoie.

– J’en suis encore à me demander commentune rencontre si extraordinaire peut se produire. Lord Harry etIris, attablés devant un café du boulevard, regardaient passer leflot humain. C’est au moment où je frôlais Iris que, d’un coupd’œil rapide, elle me reconnaît. De l’air le plus naturel du monde,lord Harry vient à moi, me ramène près de sa femme et tous deuxm’invitent à être leur commensale. En pénétrant dans leur intérieuret en vivant dans leur intimité, j’ai pu me rendre compte de leurvie privée et de la douceur de leur lune de miel. »

Montjoie l’invite à continuer ce récit, remplid’intérêt pour lui.

« Vraiment ? repritMme Vimpany, même si je vous apprends qu’elle estparfaitement heureuse ?

– Eh, mon Dieu, oui ! fit-il enpoussant un soupir d’exilé qui songe à sa patrie.

– Alors, je continue. D’abord, je déclareque lord Harry est un homme aimable, charmant et irrésistible, mêmeaux yeux d’une vieille femme comme moi ; l’agrément de sonesprit et la rondeur de ses manières m’ont ravie. Sans doute, sonentrain endiablé serait taxé de folie par les fils de laflegmatique Albion, boutonnés d’ordinaire jusqu’au menton, peuimporte ! L’une des idées les plus cocasses de cet êtrebizarre, c’est de vivre lui et sa femme comme un étudiant et uneétudiante du quartier latin. Dînent-ils au restaurant, il leur fautun cabinet particulier ; vont-ils à un bal public, il faitdanser Iris toute la nuit. S’il lui arrive de prendre part à undéjeuner de garçon, il en revient les poches pleines de friandisesvolées au dessert pour sa jeune femme, pour son ange, comme ill’appelle. Je l’ai entendu dire à Iris : « Si j’ai unepointe d’ivresse, ma chérie, il ne faut vous en prendre qu’àvous ; j’ai étonné tout le monde par le nombre exorbitant deverres de vin de Champagne que j’ai sablés à votre santé ;mais, à partir d’aujourd’hui, je refuserai toute invitation quidevra me priver de la société de ma petite femme adorée ». Or,avec lord Harry, autant en emporte le vent !

– Comment ai-je pu entendre parler silongtemps de ce bohème, riposta Montjoie avec vivacité.

– J’ai mes raisons pour vous faire subircette épreuve, répondit Mme Vimpany ; je merésume : lord Harry va continuer à s’aboucher avec des gensméprisables, à brûler la chandelle par les deux bouts et enfin,j’ai la conviction qu’il en arrivera à faire des choses dont ilrougirait aujourd’hui. Bref, quand j’envisage l’avenir, je trembleet j’ai peur ! »

Hugues reprit d’une voix malassurée :

« Tant que je conserverai un peud’influence sur Iris, j’ai bon espoir qu’elle saura tenir tête auxbourrasques de l’existence. Voulez-vous me donner sonadresse ?

– Oui, mais seulement en échange d’unepromesse ?

– Laquelle ?

– C’est que vous n’irez la trouver qu’encas d’urgence.

– Comment pourrais-je connaître lavérité ? demanda Hugues.

– Vous la connaîtrez par moi. Iris m’aécrit que s’il survenait quelque chose qu’elle ne pût confier aupapier, sa femme de chambre me l’apprendra à coup sûr.

– Peut-on compter sur Fanny Mire ?objecta Montjoie.

– Son extérieur impénétrable ne parle pasen sa faveur. Après avoir causé longuement avec elle, je reste,toutefois, persuadée que cette étrange créature a la reconnaissancela plus profonde pour sa maîtresse. À coup sûr, elle sauram’avertir à temps. Toutes ces considérations réunies, vousdécideront-elles à me venir voir avant votre départ pourParis ? Allons, pas de tergiversations…, dites oui ounon ?

– Eh bien ! c’est oui »,répondit Hugues.

Cet entretien terminé,Mme Vimpany lui donna, sous le sceau du secret,l’adresse d’Iris et s’engagea même à transmettre à l’occasion à soninterlocuteur des nouvelles de leur intéressante amie.

Cela dit, ils se séparèrent.

Chapitre 35

 

Les semaines s’effritaient lentement :Mme Vimpany tenait scrupuleusement la promessequ’elle avait faite à Montjoie ; dès qu’elle recevait unelettre d’Iris, elle s’empressait de la lui communiquer avec prièrede la retourner aussitôt qu’il en aurait pris connaissance ;les détails de la vie du jeune couple, détails qui semblaientappelés à justifier les craintes de Mme Vimpany,étaient racontés par Iris avec un badinage jeune et charmant :mais combien il était attristant de constater que sa brillanteintelligence était inhabile à concevoir des soupçons qui auraientpu frapper même l’ingénuité d’un enfant ! Une fois.Mme Vimpany écrivit à Montjoie les lignessuivantes : « Je crois inutile de vous faire tenir ladernière lettre d’Iris, tant le contenu en est insignifiant etsuccinct ; par contre, vous trouverez, ci-jointe, unecirculaire dont je vous prie de prendre connaissance. Allez auxinformations et tâchez d’éclaircir la chose. Lord Harry rêve, àcoup sûr, un coup de fortune, dont sa femme n’envisage pas encoreles conséquences. »

Ce prospectus annonçait la publicationprochaine d’un journal hebdomadaire, publié en français et enanglais, à Paris. Cette feuille devait faire concurrence auGalignani. La liste des collaborateurs comprenait les nomsde littérateurs jouissant d’une notoriété incontestable ; lespersonnes qui désiraient des informations sur les garanties quepouvait offrir cette affaire, devaient s’adresser au comitéd’administration, composé d’hommes cotés très haut dans le mondefinancier. Les renseignements obtenus par Hugues et les promessesde la circulaire ne différaient pas d’un iota ; mais, parcontre, la question des dividendes souleva de grandesrécriminations. Hugues le fit savoir à qui de droit ; Iriscomprit.

Après un intervalle plus long qu’àl’ordinaire, elle fit savoir à son amie que son mari avait loué àPassy une sorte de chalet qui leur permettrait de vivre pluséconomiquement qu’à Paris, de cultiver un joli jardin et derespirer l’air pur du bois ; mais, aucune allusion à lapublication du nouveau journal. Sur le verso,Mme Vimpany avait écrit les lignes suivantes :« Il m’arrive à l’instant une communication fort inquiétanteau sujet de mon mari ; je n’en puis dire davantage ; ilest possible, après tout, que ce bruit ne soit pas fondé ».Or, à quelques jours de là, cette nouvelle fut confirmée de lafaçon la plus imprévue, par l’arrivée de M. Vimpany enpersonne ! Sa physionomie, son maintien, sa parole,exprimaient la fatuité et l’outrecuidance.

« Comment ça va ? s’écria-t-il d’unton épanoui et joyeux. Quel beau temps, hein ! pour cetteépoque de l’année ! Ma foi ! je ne vous demande pas devos nouvelles, tant vous avez l’air en bonne santé. Me trouvez-voustrès changé ? fit-il en levant la tête.

– À parler franc, votre entrain m’étonne,repartit Hugues d’un ton indifférent, et sans plus bouger qu’unecariatide.

– Voyez-vous, reprit-il, c’est que j’aipour principe de faire bonne mine à mauvais jeu. Les gémisseursm’assomment ! Plus j’ai vent contraire, moins je me laisseabattre. Regardez-moi droit : eh bien ! vous avez devantles yeux un homme à l’esprit cultivé, un homme exerçant uneprofession des plus honorables, un homme aimant les arts, un hommeayant foi dans la marche ascendante de la civilisation et nepossédant littéralement que les hardes qu’il a sur le corps !Serrez cette main, monsieur Montjoie ; c’est celle d’un hommepauvre, qui ne peut plus faire face à ses affaires !

– Vous prenez ça bienphilosophiquement !

– Bien sûr ! à quoi bon m’enémouvoir ? Ma conscience ne me reproche rien, absolument rien.Ai-je perdu de l’argent dans des spéculations véreuses ? pasun rouge liard ! ai-je parié aux courses ? mes ennemisles plus acharnés n’oseraient répondre affirmativement ;qu’ai-je donc fait ? Ah ! j’ai été trop serviable, tropcharitable, trop dévoué ! Allons, bon ! voussouriez ! Ah ! il n’y a pas là, cependant, de quoirire ! Quand un médecin a pour mobile l’amour del’humanité ; quand il ne vise qu’à soulager les souffrancesd’autrui, n’appelez-vous pas cela de la vertu, du dévouement, del’abnégation. J’ajoute même que si, par hasard, je vois arriver unclient, souvent il est trop pauvre pour payer. J’ai fait desvisites de quartier chez les clients de mon prédécesseur pour lesrelancer, bref, je me suis donné un mal de cinq cents diables pourréussir, mais personne n’a réclamé mes soins. Hommes, femmes,enfants, jouissent d’une santé impitoyable ! Que le diable lesemporte ! n’est-il pas révoltant que quelqu’un de ma valeursoit réduit à la pauvreté, voire à la misère ! »

Avisant une cave à liqueurs, il s’excuse de laliberté grande et se sert un verre de cognac dont il sedélecte.

Hugues, qui n’en était plus à se reprocher dene pas avoir brusquement mis le docteur à la porte, s’empressed’aller fermer à clef la cave à liqueurs. On peut s’imaginerl’exaspération de M. Vimpany ! il rougit jusqu’au blancdes yeux et son désappointement allait se traduire par une bordéede jurons peu parlementaires : mais, l’instant d’après, ilpartit d’un éclat de rire satanique : à coup sûr, il venait enquêteur d’aumônes.

« C’est exquis, ce cognac ! finitpar dire le docteur ; il est bien supérieur au fameux vin deBordeaux de l’auberge de Honey-Buzzard.Vous ensouvient-il, hein ? Je reviens à mon insolvabilité…

– Permettez ! s’écria Hugues, qui enavait assez des doléances de son interlocuteur, je ne suis pas aunombre de vos créanciers.

– En êtes-vous bien sûr ? répliquale docteur : un peu de patience, s’il vous plaît.

– Quoi ! seriez-vous venu ici pourm’emprunter de l’argent ?

– Nom d’un petit bonhomme !laissez-moi au moins le temps de m’expliquer. Il n’est pas questiond’une affaire à bâcler en cinq minutes.

– Alors, expliquez-vous ?

– Je me flatte d’avoir un esprit fertileen ressources ; la dernière fois que mes créanciers m’ontforcé à rendre gorge, je n’ai pas jeté pour cela le manche après lacognée. Du tout ! à quoi bon se butter contre le soleil !La médecine bourgeoise et honnête, ne m’ayant occasionné que desdéboires, j’ai tenté la chance comme empirique ;… en un mot,j’ai inventé un médicament merveilleux,… un spécifique,… un élixirde vie ; mais la seule chose qui m’ait manqué, c’estl’argent ; il en faut tant pour les frais de presse, pour lesréclames, en un mot, pour lancer la chose ! Or, savez-vous quel’argent est le nerf des annonces et du succès. Au total, lespersonnes auxquelles je me suis adressé pour avoir des fonds m’ontenvoyé promener.

– Je comprends, riposte soninterlocuteur.

– J’ai alors changé mon fusil d’épaule.Que diable ! le gosier ne peut se contenter d’eauclaire ! Je me suis dit que notre siècle est le siècle desécrivains, des acteurs, des peintres, des artistes, pour tout dired’un mot. Ma partie, à moi, c’est la photographie. Avez-vousremarqué les épreuves appendues aux murs de mon cabinet ?c’est mon œuvre, mon cher, ou plutôt mon chef-d’œuvre ; maisje n’en ai soufflé mot, car le gros public aurait déclaré qu’il y aincompatibilité entre la médecine et la photographie ! Je merésume en disant que, pour me remettre à flot, je compte publierune biographie des médecins éminents de Londres ; lapublication mensuelle, à 12 fr. 50 le numéro, sera ornéede portraits photographiés. Bien entendu, je prendrai un nom deguerre ;… dame ! après ça, si je ne fais pas fortune, ilfaut renoncer à l’idée de réussir jamais ! Qu’enpensez-vous ?

– J’avoue que je ne saisis pasbien ;… je me demande pourquoi vous me mettez ainsi dans lesecret de votre destinée ?

– Comment donc ! mais je vousconsidère comme mon meilleur ami.

– Vous devez cependant, riposta Montjoie,en avoir de plus anciens que moi, docteur.

– Pas un seul qui m’inspire autant deconfiance, mon ami, et je vais vous en donner la preuve.

– Voyons, il s’agit d’argent, pourappuyer votre combinaison ? demanda Hugues en écrasant ledocteur d’un regard de mépris.

– Êtes-vous donc résolu à me dire deschoses blessantes ? fit M. Vimpany avec un gested’humeur.

– Moi ? Parbleu, non ;continuez.

– Merci ; un petit encouragementproduit toujours un grand effet sur moi. Je désirerais vous fairevoir mon manuscrit, avant de le confier au libraire que j’aicommissionné pour le publier ; c’est un vrai service à merendre.

– Je suis fort occupé ;… bien lebonsoir !

– Vous dites ?

– Que je me refuse à être votre bailleurde fonds, car c’est là où vous en voulez venir. »

La physionomie de M. Vimpany prit uneexpression sinistre, il s’écria :

« Réfléchissez qu’il en est tempsencore.

– Pensez-vous donc m’effrayer ?Mettez-vous bien dans l’esprit que ma résolution est prise et querien ne peut la modifier. »

Sur ce, le docteur prend son chapeau ;les yeux braqués sur Hugues, il s’écrie :

« Le temps est proche où vous vousrepentirez de m’avoir refusé ; à l’avantage,monsieur ! »

Par quel moyen désespéré ou audacieux cebanqueroutier réussirait-il à remplir sa bourse vide ? s’ileût renoué des relations avec lord Harry, chose assez plausible,après tout, car la fatalité de leur nature les faisait toujours serejoindre, ils s’entendraient comme deux larrons en foire pourbattre monnaie. Envisageant les complications qui menaçaientl’avenir d’Iris, Hugues résolut d’aller en conférer avecMme Vimpany.

Dans les circonstances présentes, n’était-ilpas opportun que Montjoie se rendît à Paris ?

Chapitre 36

 

Informée de la démarche du docteur par unelettre de Hugues, Mme Vimpany comprit que lasituation empirait ; mais, à vrai dire, elle ne voyait pas lanécessité pour lui de traverser le détroit.

« Restez à Londres, écrivait-elle àHugues ; au cas qu’Iris ne m’écrive pas ces jours-ci, FannyMire me tiendra au courant de ce qui se passe et je vousretournerai aussitôt sa lettre. »

Le samedi de la même semaine, la femme dudocteur faisait son entrée chez Hugues Montjoie, une lettre deFanny à la main.

« Madame, disait-elle, comme j’ai prisl’engagement de vous instruire de la situation lorsqu’elleoffrirait des dangers, le moment est venu de tenir ma promesse.M. Vimpany est ici, depuis hier ; lady Harry n’écrit, nine parle ; alors, je me suis décidée à vous écrire ces lignes.Votre humble servante. F. »

Cette lettre, pour laconique qu’elle fût, nelaissa pas de causer à Hugues de vives anxiétés.

« Pourquoi Iris ne vous a-t-elle pasécrit elle-même ? disait-il àMme Vimpany ; c’est d’autant plusincompréhensible que, jusqu’ici, elle s’est expliquée avec unegrande franchise sur le compte du docteur.

– C’est juste, mais c’est dissimulationde sa part, répondit Mme Vimpany d’un tongrave.

– Vous figurez-vous pourquoi ?demanda Hugues curieusement.

– Je crains que oui, riposta soninterlocutrice. Iris se fait une loi de complaire à son seigneur etmaître ; en outre, elle lui donne tout l’argent qu’il veut.J’entrevois que plus son mari prendra d’influence sur elle, moinselle s’épanchera avec moi.

– Le moment de me rendre près d’elleest-il arrivé ? dit Montjoie.

– Assurément, répondit vivementMme Vimpany, vous n’avez pas de temps à perdre.Pourvu, toutefois, que vous conserviez une pleine et entièrepossession de vous-même.

– Ah ! s’écria Hugues, quand ils’agit d’Iris, je suis capable de tous les héroïsmes. »

Le lendemain de son arrivée à Paris, il sedemande s’il ne devrait pas écrire à Iris, pour prendre unrendez-vous à Paris, ou aller tout simplement chez elle, à Passy.Persuadé que cette dernière combinaison était celle qui lui offraitle plus de chance de prendre lord Harry et le docteur par surprise,il s’arrêta à ce parti.

Hugues se rendit donc à Passy. Le chalet avaitce je ne sais quoi de français, de coquet, de riant, d’où se dégagela gaieté : rideaux relevés par des rubans roses ;jalousies peintes en vert ; jardin tout en fleurs ;Montjoie sonne ; Fanny Mire lui ouvre la porte. En lereconnaissant, elle semble pétrifiée !

« Êtes-vous attendu ? dit-elle.

– Quelle idée ! répond Hugues du tonle plus naturel du monde. Lord et lady Harry sont-ils chezeux ? demande-t-il à voix basse.

– On vient de finir de déjeuner.

– Vous rappelez-vous mon nom ? ditMontjoie.

– Oui, monsieur.

– Alors, annoncez-moi. »

Sur ce, elle ouvre une porte durez-de-chaussée. Puis, comme si elle faisait effort pour parler,elle dit : « Monsieur Montjoie ! »

Lord Harry et son commensal fumaient à lafenêtre ; Iris était occupée à arroser des pots defleurs ; à l’arrivée de l’intrus, elle leva des yeuxd’angoisse vers son mari ; la physionomie épanouie decelui-ci, témoignait de sa belle humeur.

« Quelle agréable surprise ! fit-il,en serrant la main de Montjoie. »

Rassurée par la cordialité de cette réception,Iris se sentit renaître ; son sang reflua à ses joues et unsourire effleura ses lèvres. Or à cet instant, une vive contrariétéempourpra le visage de M. Vimpany ; il semblaitdécontenancé. Iris s’en aperçut et en parut désagréablementimpressionnée. Quant à lord Harry, il partit d’un grand éclat derire et dit à Iris :

« Ah ! ah ! ah ! regardezdonc un peu la bonne tête du docteur. Le diable m’emporte, c’estbien la première fois de sa vie que ce blagueur-là estintimidé. »

La bonne humeur du maître de céans étaitirrésistible ; le rire argentin d’Iris fit écho au sien.

Au même instant, M. Vimpany émergea ducoin où il était bloqué et s’adressant à Hugues Montjoie, il ditd’un ton paterne :

« Je regrette, monsieur, ce qui s’estpassé entre nous, lors de notre dernière entrevue ; vous nem’en voulez pas, dites ? Allons, une poignée demain ! »

Subissant l’entrain invincible de son mari,Iris se mit à singer le docteur avec espièglerie. Lord Harry, sefrottant les mains, s’écria en riant :

« Ah ! vous voyez, monsieurMontjoie, que le mariage ne l’a rendue ni plus triste, ni plussérieuse. Peut-on vous offrir à déjeuner ? le couvert estencore mis…

– Je vous garantis, riposta le docteur,que votre estomac s’en trouvera bien. »

Se rappelant les recommandations deMme Vimpany, Hugues refusa.

Lord Harry avait un rendez-vous d’affaires,mais, avant de s’y rendre, il tient à demander au nouvel arrivants’il connaissait le Continental Herald.

« Il tire déjà à 40 000 ! Moncher, votre serviteur est l’un des principaux propriétaires de cejournal ; allons, Vimpany, venez. Au fait, je dois prendre letemps de vous raconter que le gousset de notre ami commun ledocteur présente un cas de consomption très caractérisé… ou plutôtd’inanition, en sorte que je l’ai attaché à la rédaction du nouveaujournal ; il devra nous fournir un éreintement de la médecineet des médecins, en bonne et due forme, moyennant finance, bienentendu…, et il s’y entend !

« Iris, tâchez de retenirM. Montjoie jusqu’à notre retour ; à tout àl’heure ! » fit-il avec un shake handà toutcasser.

Mme Vimpany avaitraison : lord Harry était irrésistible ; mais la matinéeréservait à Montjoie bien d’autres surprises encore !

Chapitre 37

 

Les circonstances permirent donc à Hugues, cejour-là, de rester seul avec Iris ; en dépit de l’affrontqu’elle lui avait infligé, en épousant lord Harry, elle exerçaittoujours sur lui le même charme. Dès que le maître du logis et sonami se furent éloignés, Iris parut avoir à cœur de prouver àMontjoie qu’elle était réellement parfaitement heureuse.

« Laissez-moi vous dire, ajouta-t-elle,que lorsque je me rappelle votre zèle à me dissuader d’épouser lordHarry et à me prédire que je pouvais m’attendre à tout, lorsque jeserais sa femme, vous voyant ici, je n’en puis croire mes yeux. Ehbien ! cher bon ami, sachez que, d’une part, je n’ai point àme repentir de l’acte que j’ai accompli et que, d’autre part, jen’ai jamais eu plus de plaisir à vous voirqu’aujourd’hui. »

Malgré tout, il semblait à Montjoie quel’enthousiasme d’Iris manquait de sincérité et que son regardn’était plus aussi libre. Bref, soit prévention rétrospective, soitce sens divinatoire que l’on appelle clairvoyance, toujours est-ilqu’Iris était triste et qu’elle voulait avoir l’air content. Soninterlocuteur en ressentit un trouble singulier, ilreprit :

« À coup sûr, votre mémoire a parfois desdéfaillances, Iris.

– Qu’ai-je donc oublié ? demanda lajeune femme.

– En fouillant le passé, vousdécouvririez que jadis l’idée d’épouser lord Harry ne vous plaisaitguère plus qu’à moi-même.

– Cela prouve tout bonnement que je ne leconnaissais pas comme je le connais aujourd’hui, répondit Iris avecsérénité.

– Une vieille habitude est difficile àdéraciner, vous savez ; j’ai conservé si longtemps celle devous donner des conseils, que je suis tenté de continuer. Il esturgent, croyez-moi, de vous débarrasser du docteur Vimpany.

– Ah ! moi qui comptais sur vouspour le caser ; le Continental Herald nous impose detels sacrifices, que nous ne pouvons venir en aide au docteur.

– Il est déjà venu me relancer pour cela,mais je l’ai refusé net. Quant à moi, il m’est impossible decomprendre votre revirement d’opinion au sujet deM. Vimpany.

– Mais vous avez grand tort de le juger àla rigueur, repartit Iris d’un ton grave. Lord Harry connaîtMme Vimpany et il dit : « Si le ménage sedétraque, c’est elle seule « qui en est cause. »

Hugues se contenta de tourner silencieusementsa langue dans sa bouche bien que, résolu à aborder un sujet d’unintérêt plus direct pour lui, il finit par dire :

« J’estime que ma vieille affection pourvous m’autorise à vous demander si lord Harry ne vous a pas priéede lui avancer une forte somme pour mettre à flot leContinental Herald ?

– Non seulement mon mari n’a fait aucunappel à ma fortune privée, mais en souscrivant à mon profit unepolice d’assurance en cas de mort, il prélève chaque année unesomme considérable sur ses revenus, aux seules fins de m’assurerune existence confortable, si j’ai le malheur de lui survivre.Comment n’être pas touchée d’un procédé aussi désintéressé, aussichevaleresque ? Dernièrement, un lot considérable d’actions dujournal s’étant trouvé à prendre, je n’ai pas eu l’ingratitude delaisser perdre à lord Harry cette chance de faire fortune ;j’ai donc insisté pour avancer la somme nécessaire ; il arefusé, j’ai insisté, mais, comme toujours, il a fini par céder àmes désirs. »

À cet instant, si Hugues Montjoie eût dit lefin mot de sa pensée, il eût jeté les hauts cris. Il se borna àdemander à Iris, si tout son avoir avait été englobé dansl’affaire. En faisant cette question, il était résolu, s’il enétait temps encore, à sauver le reste du naufrage. Puis, comme parune impulsion soudaine, il ajouta :

« Pourquoi n’achèteriez-vous pas uneannuité ? D’abord, savez-vous ce que c’est ?

– Je ne m’en doute même pas ! »répondit lady Harry.

Alors il expliqua aussi nettement que possiblece dont il s’agissait et demanda à son interlocutrice de quellesomme elle pouvait disposer.

Iris hésite, puis garde le silence ; àcoup sûr, elle recule devant l’humiliation d’un aveu.

« Iris, dit Montjoie, pourquoidétournez-vous les yeux quand je vous parle ?

– Je redoute ce que vous m’allez dire,répliqua-t-elle d’un ton glacial.

– Une fois, reprit-il, en m’écrivant,vous m’avez déclaré que j’étais entêté comme un casque ; vousavez eu cent fois raison. Ne soyez donc pas surprise si je persisteà vouloir être votre homme d’affaires,… à acheter cetteannuité…

– Si touchée que je sois des marquesd’intérêt d’affection et de dévouement que je reçois de vous, moncher Hugues, je ne veux pourtant point que ma reconnaissance soitde celles dont on a à rougir. Quant à ce qui est de l’argent, mafierté le repousse par une fin de non-recevoirinsurmontable. »

Hugues parut si navré de ces dernièresparoles, que lady Harry en fut sérieusement alarmée.

« Ah ! malheureuse que jesuis ! dire que c’est moi qui le fais souffrirainsi ! » pensait Iris à part elle.

Voyant le trouble où elle était, Hugues, émude compassion, la supplia de se calmer… Elle commence alors parbalbutier quelques paroles incohérentes ; puis, surexcitée,elle parle avec une volubilité telle, que son interlocuteur ne putplacer un mot. Tour à tour, pleurant ou éclatant de rire, elles’écria :

« Croyez-m’en, si vous rêvez le bonheurdans le mariage, n’aimez point autant une femme que vous m’avezaimée… Ah ! poursuivit-elle l’œil en feu, vous auriez grandtort de galvauder votre noble cœur avec des créatures dont pas uneseule n’est digne d’un amour sérieux ! Hilton a dit que lafemme est le plus beau défaut de la nature ; moi-même, tout àl’heure, je viens de mentir impunément,… monstrueusement,…honteusement… Mon Dieu ! que je suis malheureuse !… Oui,je dois vous faire ma confession…

– Je ne tiens pas à entendre votreconfession, ma chère amie.

– Si,… si, vous devez l’entendre jusqu’aubout. Vous jouirez de mon humiliation… de mes larmes… Tenez, prenezle contre-pied de tout ce que je vous ai dit au sujet de ce gredinqui se nomme le docteur Vimpany… Quelle saute de vent, allez-vousdire. Hélas ! depuis quarante-huit heures, je suis comme uneboussole affolée et cela à cause de mon mari, que j’aime de toutemon âme… Oui, Harry est la droiture personnifiée ; il esttoujours de bonne foi, mais il a l’humeur changeante. Il semblaitavoir oublié ce misérable docteur, lorsque j’ai appris, il y a deuxjours, qu’il allait devenir notre commensal, que je devais luifaire bon visage et même oublier l’impression de dégoût qu’il m’alaissée ! Or j’ai cru ce qu’il me disait et je le croiraismême encore, si vous ne m’aviez invitée à me méfier… De grâce,Hugues, cessez de me regarder avec des yeux qui ne savent pasmentir ; ne continuez pas à me parler de cette voix qui nesait dire que la vérité vraie. Dieu du ciel ! supposez-vousdonc que je vous permettrai de croire que mon mari est un bandit,et que mon mariage est une calamité,… un désastre,… un abîme sansfond ?… Non, jamais ! Après tout, s’il me répugne dem’asseoir à la même table que le docteur, je n’en dois accuser quemon manque d’indulgence ; si vous alléguez, pour me confondre,que lui et Harry s’entendent comme larrons en foire et que rienn’est plus louche que leurs micmacs, je vous répondrai que je suisheureuse, très heureuse,… parfaitement heureuse… C’est choseentendue, n’est-il pas vrai ? »

Après quoi, Iris éclate en sanglots ; lavoix lui manque ; puis, après avoir traversé la pièce commeune flèche, elle referme bruyamment la porte, ens’écriant :

« Il ne me reste plus qu’à cacher mahonte et mon désespoir ! »

Chapitre 38

 

Quoique les paroles d’Iris eussent ravivétoutes les craintes de Montjoie, néanmoins, il se refusait encore àdésespérer de sa malheureuse amie.

Sans doute, la déchéance morale, accusée parles mensonges et les perfidies de la jeune femme, eût justifié lesplus sombres prévisions, si sa confession spontanée, sesdésespoirs, ses emportements, n’étaient venus démontrer combienl’absence de sens moral de son entourage révoltait les instincts desa droite nature.

Or, comment réagir contre cette influencenéfaste ? La présence détestée du docteur Vimpany, était pourelle une occasion perpétuelle de lutte ; d’une part, elleéprouvait de la répulsion pour ce misérable ; d’autre part,elle devait condescendre aux idées despotiques de lord Harry.

En réalité, une chose restait à faire :délivrer Iris de l’autorité de son mari, sans porter atteinte à sesprérogatives.

Hugues était en train de chercher par quellecombinaison il atteindrait ce but, quand il entend frapper à laporte : ce n’était ni Iris, ni lord Harry, ni le docteur, maisla taciturne et étrange Fanny Mire !

« Puis-je parler à monsieur ?demanda-t-elle.

– Certainement ; de quois’agit-il ? répondit Montjoie.

– Voulez-vous bien me donner votreadresse ?

– Oui. »

Hugues s’empressa alors de lui remettre unecarte avec le nom de l’hôtel où il était descendu à Paris.L’observant en silence, il constate qu’elle attache sur lui unregard d’une intensité extraordinaire de perscrutation ; puiselle se dirige vers la porte, l’ouvre, réfléchit et finalementrevient sur ses pas.

« J’aurais encore autre chose à vousdire, monsieur ; n’avez-vous pas d’objection à écouter unepauvre servante ?

– Du tout, je suis tout oreille.

– Vous portez, ce me semble, une grandeaffection à ma maîtresse : elle m’a prise à son service, alorsque tant d’autres m’eussent fermé leur porte brutalement. Ayantperdu tout titre à la considération, abandonnée, je n’inspiraisplus le moindre intérêt à personne et elle seule, monsieur, m’atendu une main secourable ; je déteste l’humanité toutentière, hormis lady Harry ! La situation d’infériorité d’uneservante m’interdit de dire que je l’aime ; fussé-je sonégale, je n’en modifierais probablement pas pour cela monlangage ; aimer est un vain mot ! Dites-moi, monsieur, ledocteur est-il de vos amis ?

– Certes non.

– Est-il votre ennemi ?

– Ma foi, je ne saurais non plus direcela. »

Après avoir gardé un instant le silence, ellepoursuivit d’un air pensif :

« Ah ! si je pouvais vous dire toutce que j’ai sur le cœur ! mais j’ai peur que vous ne preniezpas au sérieux la première chose que je vais vous dire ;êtes-vous bon nageur ? »

Si étrange que fût la question, même formuléepar Fanny Mire, Montjoie n’en répondit pas moins sérieusement queoui.

« Avez-vous jamais eu la joie de sauverla vie à l’un de vos semblables ?

– Oui, deux fois, répondit Montjoie aveccalme.

– Si jamais vous voyiez le docteur endanger de se noyer, dites-moi, vous jetteriez-vous à l’eau pour lesauver ? Moi, non.

– Lui avez-vous donc voué une haineimplacable ? »

Sans répondre clairement à cette question,Fanny Mire poursuivit :

« Voyons, supposons qu’il soiten votre pouvoir de débarrasser lady Harry de ce monstre,reculeriez-vous devant une violence matérielle ?

– Non.

– Merci, monsieur ; maintenant, jesuis tranquille. Sachez que le docteur est le fléau de la vie delady Harry. Je ne puis être plus longtemps témoin de cet état dechoses ; si nous ne pouvons pas la délivrer de sa présence, jene réponds plus de moi. Il m’arrive de me dire, par exemple, quandje sers à table, et que je le vois prendre son couteau, nepourrais-je le lui arracher des mains et le frapper d’un coupmortel ? Un instant, j’ai cru que milord le mettrait à laporte, à la suite d’une querelle qu’ils ont eue ensemble, mais unhomme comme lord Harry a nécessairement pitié de ses semblables.Pour l’amour de Dieu ! monsieur, s’écria-t-elle d’une voixforte, venez au secours de ma maîtresse, ou indiquez-moi ce que jedois faire pour la sauver !

– Comment savez-vous que lord Harry et ledocteur se sont disputés ? » demanda Hugues vivement.

Sans manifester le moindre embarras, Fannyrépondit :

« Tout bonnement en collant mon oreillecontre la serrure ; mais monsieur n’a probablement jamais faitusage de ce moyen ?

– Non, jamais.

– Pourtant, s’il s’agissait de servir lesintérêts de ma maîtresse ?

– Je m’y refuserais également.

– À quoi bon, alors, vous dire sonami ? Ah ! que ne puis-je vous émouvoir par le récit desdangers qu’elle coure. Vrai, si vous saviez ce qui se passe, vousn’hésiteriez pas à lui prêter aide et secours… Si vous saviez lavérité, que ne redouteriez-vous pas pour milady !

– Alors, il faut me mettre au fait de cequi se passe », dit Hugues avec bonté : le dévouement dela servante pour sa maîtresse l’avait touché.

Voici le récit de Fanny Mire : lord Harryet le docteur s’entretenaient de leur besoin d’argent, d’arriéré àsolder. Lord Harry parlait d’hypothéquer son assurance sur la vie.Le docteur lui démontra que cela était impraticable et ajouta qu’ilavait un expédient meilleur. Après cela, il a dit quelques mots debouche à oreille à lord Harry, qui fit un sursaut ens’écriant : « Croyez-vous qu’après cela, je puisseregarder ma femme en face ;… réfléchissez donc, si elle venaità découvrir le pot aux roses. – Parbleu ! fit le docteur d’unton persifleur, elle en apprendra bien d’autres dont elle ne sedoutait pas avant son mariage ! » Lord Harryreprit : « Écoutez-moi ; j’ai fait tout ce que j’aipu pour modifier l’opinion d’Iris à votre sujet, mais, ma paroled’honneur, je finirai par partager sa manière de voir. – Ta, ta,ta, a repris le docteur, il faudra bien que vous en passiez par là,quand votre dernier billet de banque aura filé. » Quedites-vous de cela ? monsieur, reprit Fanny Mire, enredressant la tête et en le regardant droit.

– Je conviens que vous venez de me rendreun très grand service, dit Hugues d’un ton convaincu.

– Lequel ?

– Celui de m’avoir demandé commentparvenir à délivrer votre maîtresse de cet infâmechenapan ! »

À ces mots, Fanny ne put se contenir ;ses yeux brillent d’un éclat étrange ;… on eût dit du marbrequi prend feu.

« Bénie soit votre main ! »s’écria-t-elle en la portant à ses lèvres. L’instant d’après, uneombre livide passe sur son visage. Frappé de ce changement subit,son interlocuteur lui demande ce qu’elle ressent.

« Rien, fit Fanny Mire, en hochant latête ;… mais depuis le jour fatal… je ne me suis permis cetteprivauté avec personne… Merci,… merci, monsieur, etadieu. »

Pendant qu’elle parlait encore, un claquementde porte se fait entendre : c’était lord Harry qui rentraitchez lui.

Chapitre 39

 

Le docteur ayant suivi lord Harry dans lesalon, celui-ci prononça ces mots d’une voix anxieuse :

« Où donc est ma femme ?

– Lady Harry est dans sa chambre »,riposta Fanny Mire.

Tout en suivant le sauvage lord, qui sedisposait à quitter la pièce, elle dit à l’oreille de Hugues :« C’est le moment de vous débarrasser du docteur ».

Vimpany, les mains dans les poches, le frontsoucieux, se tenait accoudé sur le rebord de la fenêtre ouverte.Montjoie, voulant saisir l’occasion de mettre son plan à exécution,l’aborde en disant :

« Vous paraissez accablé, docteur.

– On le serait à moins, réponditM. Vimpany, la figure crispée de tristesse et de haine.Allez ! vous ne seriez pas plus gai que moi si vous étiez dansma peau. Lord Harry m’avait leurré de l’espoir que j’allais êtreattaché à la rédaction du Continental Herald et l’on vientde lui faire savoir qu’il y a pléthore de collaborateurs. On aajouté qu’à la prochaine vacance,… qu’au premier décès ;…bref, je reviens gros Jean comme devant ; il eût suffi audirecteur de dire : je veux ! mais quoi, il m’a lâché,…lâchement, en se rendant aux raisons d’un subalterne.

– Si je pouvais vous aider à sortir dedifficulté, je suis entièrement à votre disposition, repritHugues.

– Mon Dieu ! après la façon dontvous m’avez congédié lors de notre dernière entrevue, votrebienveillance a de quoi m’étonner ; vrai, les bras m’entombent ; ce n’est pas croyable ! »

Hugues répliqua :

« Je me suis laissé aller à un mouvementd’humeur ; votre jactance m’avait indisposé contre vous, jel’avoue. Les menaces que vous avez proférées en partant, m’ontnaturellement exaspéré.

– Voulez-vous donc me faire rougir dehonte ? demanda le docteur avec emportement.

– Moi ? nullement. Croyez qu’il merépugne autant qu’à vous de manquer aux égards que l’on se doitmutuellement ; nous ne nous sommes pas compris, voilàtout.

– Permettez, reprit Vimpany ; jetiens absolument à revenir sur ce grief rétrospectif qui, à coupsûr, vous a laissé une graisse de cœur contre moi ; sachezdonc, qu’à peine la porte refermée, je me suis repenti de monemportement ; j’étais même tenté en descendant l’escalier dele remonter aussitôt pour vous faire mes excuses. Si je l’avaisfait, qu’en serait-il advenu ?

– Vous m’auriez trouvé, en somme, mieuxdisposé que vous ne le supposiez », ajouta Hugues.

L’axiome : la fin justifie les moyens,lui inspirait une sainte horreur, et bien que les intérêts d’Irisfussent en jeu, il croyait entendre une voix lui reprocher cettecapitulation de sa conscience. En d’autres circonstances,l’hésitation de Montjoie, si légère qu’elle fût, eût dû éveillerles soupçons de son interlocuteur, mais, pour le moment, ce derniern’y vit que le prodrome d’un avenir doré qui l’aveugla.

« Sans doute, dit le docteur d’un airhumble et obséquieux, vous ne voulez pas la mort du pêcheur, maisqu’il vive ! »

Hugues reprit d’un ton discret :

« En admettant que vous eussiez del’argent, qu’en feriez-vous ? »

Avec un homme de cette espèce, inutile, eneffet, de prendre des gants.

« Je retournerais à Londres et j’ypublierais le premier volume du grand ouvrage dont je vous aiparlé.

– Vous quitteriez lord Harry ?

– Lord Harry ne m’est d’aucune utilité,voilà la vérité ; il est presque aussi désargenté que moi. Ilm’avait mandé afin d’avoir les conseils de mon expérience, mais, àcette heure, il les dédaigne. C’est un homme d’affaires par tropchimérique, il faut bien qu’on mange !

– Avez-vous sur vous votre projet detraité avec votre éditeur ?

– Le voici », répondit le docteurvivement.

Même pour un homme riche comme Hugues, lasomme demandée n’était rien moins qu’exorbitante. Lorsque Vimpanyvit Montjoie la plume en main, il eut comme un vertige ;c’était à se demander si les yeux n’allaient pas lui sortir de latête.

« Voyons, si je vous prêtais del’argent…, insinua le tentateur.

– Je vous en aurais une reconnaissanceéternelle, répondit le tenté.

– Je n’y mets qu’une seule condition.

– Laquelle ?

– C’est que la chose restera entre nousdeux.

– Je vous le jure ! » réponditle docteur avec aplomb.

Après quoi, Hugues lui remit un pli, surlequel il venait d’apposer sa signature.

« Tenez, dit Hugues Montjoie, voici unchèque destiné à votre éditeur et à régler votre compte àl’hôtel.

– Ô mon ami, mon bienfaiteur ! monbon génie ! »

Le docteur allait continuer cette antienne,mais son interlocuteur arrête ce torrent d’enthousiasme, en luimontrant du doigt la pendule.

« Si vous avez réellement besoin d’argentaujourd’hui, riposta Montjoie, vous n’avez que le temps de courir àla banque, avant la fermeture des guichets. »

Or Vimpany avait besoin d’argent, très grandbesoin même ! Il allait tâcher d’exprimer ses sentiments dereconnaissance, au moment où Hugues, d’un geste, lui indique dudoigt la direction de la gare.

M. Vimpany venait de faire son derniersacrifice, après quoi il disparut prestement.

La porte était restée entrebâillée.

« Est-il parti ? demande une voix defemme.

– Entrez, Fanny, entrez, répond Montjoie.Le docteur sera à Londres demain.

– Je vais aller m’assurer à la station,s’il prend un billet,… s’il monte en wagon… enfin si le trainfile », dit Fanny.

À peine était-elle partie, que la portes’ouvre toute grande ; lord Harry paraît et dit :

« Je désirerais vous dire un mot.

– À quel propos ? demande Huguesd’un ton interloqué.

– À propos de ma femme », repritlord Harry d’une voix forte.

Chapitre 40

 

Quand les relations entre deux individusparaissent tendues, plus elles sont de nature superficielle, moinsil y a de risques que les choses s’enveniment. En cetteconjoncture, l’intérêt personnel et les lois de la politesserégissent nos actes, maintiennent notre sang-froid, préviennent lesprovocations qui déterminent une rupture. S’agit-il d’amisvéritables, alors, c’est autre chose. L’affection n’est point unearmure intérieure ; on ne saurait frapper un point plussensible que le cœur ; si bien que notre souffrance engendrela colère et aucune considération n’est capable, en certainsmoments, d’étouffer nos cris de douleur et de rage. Donc, ceux quise sont le plus aimés deviennent les pires ennemis ! Pour endonner la preuve, disons que l’échange de phrases sèches etlaconiques entre Hugues et le sauvage lord (tous les deux, à vraidire, indifférents l’un pour l’autre) n’amena aucun conflitsérieux : celui-ci se reprocha d’avoir été trop prompt et serappela les égards qu’il devait à son hôte ; celui-là s’envoulut d’avoir été trop raide et il se souvint des titres de lordHarry à sa considération. En fin de compte, il accepta le siège quele noble Irlandais lui offrit avec une grande courtoisie. Milordouvrit ainsi l’entretien :

« Je vous prie de m’excuser, si jecontinue à arpenter la pièce de long en large ; mais lemouvement m’est nécessaire chaque fois que j’éprouve de l’embarrasà formuler ma pensée. Pour arriver à comprendre à fond certaineschoses, et certaines situations, je dois tourner et retournermaintes fois le problème dans mon esprit ;… de confusesévidences entrevues obscurcissent mon intellect. Dites-moi,comptez-vous faire un long séjour à Paris ?

– Cela dépend des circonstances, réponditHugues.

– Vous n’y êtes pas venu fréquemment, jesuppose ; ne pensez-vous pas que Paris respire la mélancolie,l’ennui ?

– Pas le moins du monde », réponditHugues d’un ton convaincu, sans avoir deviné l’embûche que luitendait son interlocuteur.

– Cependant tout le monde reconnaît queParis n’est plus ce qu’il a été ; les pièces de théâtre sontassommantes ; les restaurants, des gargotes ; les acteursdéclinent. Les étrangers n’y font pas long feu. »

Pour la première fois, Hugues soupçonna lesauvage lord d’être jaloux.

« Vous trouvez ma conversation insipide,c’est tout clair.

– Moi ? j’attends simplement deséclaircissements, riposta Hugues.

– À quoi bon ! vous lisez dans mapensée comme dans un livre ouvert. Mon cœur et mon caractère sontrarement d’accord ;… l’hésitation est l’un de mes défauts.S’agit-il d’une vérité désagréable à dire, ou je la lance àbrûle-pourpoint, ou bien je me dérobe. »

Après un instant de silence, le sauvage lords’exprime en ces termes :

« Pardon, arrivons au fait. Jesuis sorti ce matin avec Vimpany ; je ne le trouve plus lemême ;… la pauvreté l’a aigri ;… mon plus grand désir,c’est qu’il reprenne le chemin de Londres. Ce matin, je vous ailaissé en tête à tête avec lady Harry ;… il est si doux à desamis de parler du temps passé… Mais, quand je suis rentré, vousétiez seul dans cette pièce ; je me suis empressé d’allerrejoindre Iris dans sa chambre ; qu’ai-je vu ? Ses grandsyeux, les plus beaux du monde, rougis, gonflés par leslarmes ! À mes questions pressantes pour savoir ce qui s’étaitpassé, elle s’est bornée à me répondre : « Ce n’est rien,mon ami ». J’en ai conclu, comme tout autre l’eût fait à maplace, que vous aviez probablement eu une scène ensemble.

– De mon côté, j’en tire une conclusiontout autre, répondit Hugues.

– Parbleu, naturellement ! moi, jejuge la chose à mon point de vue irlandais ;… un Anglais nepeut la voir sous le même jour, cela suffit !

– En supposant que je me suis querelléavec lady Harry, vous êtes dans l’erreur la plus complète.

– Pouvez-vous en faire le serment surl’honneur ?

– Oui, sur l’honneur, répéta Hugues d’unevoix ferme.

– Vrai, vous me surprenez…

– Je vous surprends,dites-vous ? »

À cet instant, le beau visage du sauvage lordfut bouleversé par les ravages de la jalousie, son large front sesillonna d’une grosse veine précurseur de l’orage, et son langagetémoigna de sa fréquentation avec des gens vulgaires : jurantsacrant, il paraissait hors de lui.

« Morbleu ! je n’en suis plus àm’apercevoir que vous êtes l’ami de ma femme et non seulement sonami, mais quelque chose de plus encore ! Vous l’avez aiméedans le passé, vous l’aimez dans le présent. Bien obligé de votrevisite, comte Almaviva ! mais prière de ne la pasrenouveler ! »

Stupéfié par ces façons extraordinaires,Hugues fit une pause, puis reprit d’un ton grave et poli :

« Le respect que je porte à lady Harryest trop sincère pour que je réponde à votre insinuation.Seulement, je me bornerai à vous remercier de m’avoir rappelé quej’ai fait une folie en venant ici, sans y avoir été invité parvous. Plus tôt je réparerai cette sottise, mieux celavaudra. », sur ce, il s’éloigna.

En rentrant à son hôtel, il se rappellel’avertissement que Mme Vimpany lui a donné :« N’oubliez pas, avait-elle dit, que lady Harry sera toujoursl’obstacle qui se dressera entre vous et son mari ».

De fait, cette prédiction semblait seréaliser.

Désormais toute entrevue entre Iris et luiétait chose impossible ; un échange de lettres, surtout,offrait des dangers réels. Il fallait donc, à l’avenir, éviter toutce qui pourrait éveiller la jalousie de lord Harry.

Hugues ne put clore l’œil de la nuit, tant ilétait occupé du sort de l’infortunée Iris. Il ne fallait pas joueravec le danger : il était urgent qu’il repartît sur le champpour l’Angleterre.

Chapitre 41

 

Le lendemain, Hugues Montjoie vit arriver chezlui Fanny Mire vers onze heures du matin. Les nouvelles qu’ellevenait lui apprendre n’étaient rien moins que rassurantes. Elles’exprima en ces termes : J’étais présente lorsque le docteuravait pris congé de ses hôtes, la veille au soir ; desaffaires urgentes, disait-il, le rappelaient à Paris. Soit que lordHarry ajoutât foi ou non aux paroles de M. Vimpany, toujoursest-il qu’il avait l’air enchanté de se débarrasser de lui. LadyHarry, elle, envisageait la chose autrement, elle vit dans cedépart la preuve de la libéralité du plus généreux des mortels.

« Notre ami, dit-elle, à sonépoux, aura reçu de l’argent de mon ami. »

Entendre sa femme parler ainsi de Montjoieexaspérait le sauvage lord qui, peu après, s’éloigna ; aprèsquoi, Fanny Mire se rendit à la gare au pas de course, là même oùelle avait vu le docteur prendre le train de marée. Au retour, ellealla directement chez lady Harry ; mais, ayant entendu unbruit de voix, elle s’était ravisée et avait attendu qu’on lasonnât, fait qui ne se produisit qu’après un long intervalle. LadyHarry paraissait agitée, préoccupée, anxieuse. Fanny se permitalors de lui demander s’il lui était arrivé quelque ennui ?mais de réponse point ! Sans insister, la femme de chambre seborna à dévêtir sa maîtresse, puis, elles se souhaitèrentmutuellement le bonsoir.

Le lendemain matin, c’est-à-dire quelquesheures seulement avant le moment où nous parlons, Fanny Mire avaitconstaté que lady Harry était, à son réveil, moins surexcitée quela veille et plus disposée à s’épancher.

« Je pense que vous éprouvez de lasympathie pour M. Montjoie, avait-elle dit à sacamériste ; tout le monde l’aime. Eh bien ! vous saurezque c’en est fait du plaisir de le revoir ici ! »

Cela dit, elle fit une pause.

Elle paraissait avoir sur le cœur quelquechose qui lui pesait beaucoup ; prête à pleurer, elle surmontepourtant l’émotion qui la gagne et finit par dire :

« Je n’ai ni sœur ni amie à qui confiermes tourments. Ce n’est peut-être pas correct de vous prendre pourconfidente de mes peines, mais une femme peut seule comprendre uneautre femme, compatir à ses douleurs et soigner sesblessures : je suis si seule ! Je me demande si vous avezde la compassion pour mon état ? »

Fanny répondit que oui ; au cas qu’elleeût cru pouvoir se le permettre, combien la camériste se fût sentiesoulagée, en disant que c’était à milord qu’il fallait s’enprendre, que le sexe fort tout entier était dur et cruel envers lesexe faible ; que tous les hommes étaient des tyrans, desscélérats ; mais elle eut le bon sens d’attendre que samaîtresse ouvrît le feu.

Et, en effet, celle-ci raconta la scènepénible qui s’était passée la veille au soir entre elle et sonmari, lequel, au nom de Montjoie, avait verdi et tressailli decolère : ses yeux s’étaient allumés d’un feu étrange, desidées sinistres semblaient s’être emparées de lui. Pressé des’expliquer, sa réponse témoigna de la défiance la plus injurieusecontre elle. Son mari était jaloux ! son mari lasoupçonnait ; cette insulte empoisonnerait le reste de savie ! jamais elle n’eût pensé qu’une idée pareille puttraverser la tête d’un homme ! Accuser Hugues de perfidie, detrahison, lui, dont la conscience rigide ne transigeaitjamais ! quel affreux soupçon ! quelleindignité !

Iris reprit avec émotion :

« Si l’entrée de la maison lui estinterdite, quelles que puissent être les conséquences de madémarche, je tiens à lui aller dire un dernier adieu ! Oui, jeveux exprimer de vive voix à cet incomparable ami le prix quej’attache à son affection. Fanny, ne feriez-vous pas de même à maplace ? »

Arrivée à cet endroit de son monologue, lajeune camériste regardant droit son interlocuteur prononce trèsvite les mots suivants :

« Veuillez rester ici ce soir, monsieur,lady Harry est décidée à venir chez vous et je l’accompagnerai.

– Y pensez-vous ? s’écria Montjoie,avez-vous donc perdu la tête !

– Nullement, réplique-t-elle, d’un airdégagé, mais je suis bien aise de satisfaire mon impérieux besoinde me venger de votre sexe. Lord Harry ignorera tout et il fautconvenir que sa conduite excuse notre audace ! »

Soucieux de détourner Iris de cette aventure,Montjoie traça à la hâte quelques mots pour lui dire qu’elle avaitaffaire à un jaloux et que la jalousie se croit tout permis jusqu’àl’espionnage. Quand Hugues remit ce pli à Fanny, elle hocha la têteet déclara qu’elle était capable de déchirer la lettre en quatre etd’en jeter les morceaux par la portière du wagon.

Hugues essaya d’un autre expédient :

« Dites simplement à lady Harry que jedois repartir ce soir.

– Baste ! Vous n’oseriezpas ! » s’écria l’indisciplinable Fanny d’un tonsardonique.

Voyant qu’il n’y a pas moyen de lui faireentendre raison, Montjoie donne l’ordre à son fidèle valet deguetter l’arrivée d’une dame : il faut l’empêcher de sonner,de façon à échapper à l’œil vigilant du concierge.

L’esprit tranquille, Montjoie se disaitqu’après tout, les chances étaient contre lord Harry. Sur la scène,le mari jaloux arrive toujours à temps pour couper la retraite augalant, mais dans la vie ordinaire, les choses se passentautrement.

À peine avait-il eu le temps de se livrerquelques instants à ses réflexions, qu’il entend ouvrir la porte dusalon avec précaution et Iris entre au grand ébahissement deHugues, qui l’attendait seulement quelques heures plus tard.

Chapitre 42

 

Lady Harry lève son voile et attache surHugues un regard implorant.

« Êtes-vous fâché contre moi ?demanda la survenante.

– Je devrais l’être, répondit Montjoie.Ce que vous faites est très imprudent.

– D’accord ; c’est même plusqu’imprudent, c’est un acte insensé ! Inutile à vous de medire que j’aurais dû agir avec plus de circonspection, car il ne semêle aucun regret à ma démarche. Je ne saurais vous laisser partirsans vous serrer la main, vous qui m’avez témoigné tantd’affection. Asseyez-vous à côté de moi sur ce sofa. Après la scènequi s’est passée entre vous et mon mari, il est probable, pour nepas dire certain, que nous ne nous reverrons plus. Je n’ose meflatter que vous en ressentiez un regret aussi déchirant que celuique j’éprouve. Votre patience et même votre bonté doivent en avoirassez de la malheureuse Iris !

– Si vous pensiez un mot de ce que vousdites, mon amie, vous ne seriez pas ici en ce moment ; tantque vous et moi appartenons au monde des vivants, il y a espoir denous revoir. Tout passe, tout casse, tout lasse, à commencer par lajalousie. J’ai appris de lord Harry lui-même qu’il est de natureondoyante. Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir.

– Vous imaginez-vous que mon mari estbrutal avec moi ? Fanny a-t-elle… »

S’apercevant alors pour la première fois quela camériste n’est pas là, Hugues interrompit Iris etreprit :

« J’avais compris que vous ne deviez pasvenir seule. »

En effet, ce fait aurait pu être des plusgraves à relever contre lady Harry, au cas où l’on aurait découvertsa présence à l’hôtel.

« Fanny m’attend dans la voiture ;le cocher a ordre de monter et descendre la rue, jusqu’au moment oùje lui ferai signe d’approcher ; ne vous préoccupez pas decela. À propos, j’ai une chose à vous dire relativement àFanny ; il faut se mettre en garde contre ses exagérations.Quand elle parle de mes chagrins, elle s’imagine qu’il s’agit dessiens ; avec elle, un moucheron devient un éléphant.Puisse-t-elle, au moins, n’avoir pas noirci et calomnié lord Harry.Sans doute la passion de la jalousie est indigne d’un galanthomme ; les soupçons de mon mari m’ont cruellement offensée,mais il y a bien pis que lui. J’ai entendu parler de maris quijouent dans leur intérieur le rôle d’espions et qui ne confieraientpas ceci à leur femme, fit-elle en montrant la clef du cottage.Harry, du moins, n’a pas de ces méfiances révoltantes ; puis,il faut être juste : s’il est très prompt à dégainer, ildésarme aussi vivement. Il y a deux hommes en lui ; je l’aivu, en larmes, se prosterner à mes genoux et témoigner le plus vifrepentir de ses fougues irréfléchies. Notez qu’il ne sait pasfeindre. Chez lui, la jalousie monte et descend comme levent ; hier soir, au moment où son emportement était à soncomble, il m’a dit ceci : « Iris, si vous avez souci demon bonheur, n’encouragez pas M. Montjoie à rester àParis ».

– Désirez-vous que je parte ? ditHugues vivement.

– Ah ! je ne mérite pas cela,s’écria lady Harry ; tenez-vous donc à me faire de lapeine ? »

En prononçant ces mots, Iris se rapproche deMontjoie d’une façon que son seigneur et maître eût, à coup sûr,trouvée suspecte.

« Je me demande simplement, reprit soninterlocuteur, si mon départ rendrait votre vie plustolérable ? Si oui, je quitterai Paris demain. »

Iris offrit alors sa joue à baiser àMontjoie ; il l’embrasse longuement. Il est vrai qu’elle futla première à se reculer et à reprendre le fil de son discours.

« Tout à l’heure, reprit lady Harry,quand je vous entendais parler de ma situation par rapport à monmari, vous m’avez rappelé les services que vous m’avez rendus etles preuves de sympathie que vous m’avez données ; je vous engarderai une éternelle reconnaissance. »

Elle lui représente ensuite combien la vied’aventures de son mari avait creusé d’abîmes autour de lui ;elle en était plus convaincue que jamais ; il avait les nerfsétrangement montés et l’imagination exaltée ; c’était sansdoute l’action réflexe d’une lettre qu’il avait reçue d’Irlande,peu de jours auparavant, et qui contenait la nouvelle quel’assassin d’Arthur Montjoie était à Londres où il se faisaitappeler Carigeen. »

Hugues inféra de ce fait que la fascinationirrésistible qu’exerçait sur le sauvage lord l’idée de venger lemeurtre de Montjoie (laquelle d’ailleurs l’avait entraîné une foisdéjà à partir pour le sud de l’Afrique) agissait de nouveau surlui. Il n’avait pas dissimulé devant Iris que si cette nouvelle seconfirmait, il fallait s’attendre à le voir s’éloigner un jour oul’autre. Inutile, en tout cas, de rappeler à ce cerveau brûlé lesreprésailles terribles qui l’attendaient de la part desInvincibles, s’il remettait jamais le pied en Angleterre. Laseule chance qu’Iris pût avoir de retenir son époux sur cette pentefatale, c’était de condescendre à ses caprices, ou plutôt à sesexigences, à ses lubies. Montjoie se déciderait-il à partir dès lelendemain, alors que lord Harry exigeait comme une faveur del’inciter à décamper sur-le-champ ?

« Eh bien ! je serai demain àLondres, répondit Hugues ; mais n’est-il pas encore une autrechose que je puisse faire pour vous ? Si votre influence estinsuffisante à ébranler la résolution de lord Harry, n’existe-t-ildonc pas quelque mystérieuse puissance, qui puisse atteindreindirectement mon but ?

– Oui, cette mystérieuse puissance,répéta Iris, c’est Mme Vimpany. Non seulement, elleconnaît les circonstances de la vie du sauvage lord, mais aussiplusieurs de ses relations. Au cas où elle parviendrait à découvrirl’auteur de cette malencontreuse lettre, elle réussirait peut-êtreà empêcher ce mauvais plaisant d’écrire de nouveau à lord Harry. Decette façon, il se verrait dans l’obligation d’attendre la missiveannoncée, laquelle ne parviendrait jamais au destinataire, et pourcause ! Dans cette alternative, il ne saurait ni où aller, nique faire. D’une nature versatile, il est inconstant dans sesrésolutions et peu porté à la patience. »

Hugues comptait cette dernière chance pour peude chose, sinon pour rien ; cependant, passant son calepin àIris, il la pria d’y écrire le nom du correspondant de lord Harry.En ce faisant, il comptait demander à Mme Vimpanysi elle connaissait cet individu et lui présenter en même temps lesexcuses de lady Harry au sujet de son long silence.

Iris le remercia et écrivit le nom enquestion. À cet instant, la pendule sonne ; Iris se lève,comme mue par un ressort ; elle baisse d’abord son voile, puisle relève et dit :

« Hugues, veuillez me pardonner si jepleure, mais c’est le plus triste, le plus douloureux, le pluscruel adieu dont j’aie souvenir. Adieu, Hugues,… mon cher Hugues,adieu ! »

Si la loi du devoir est une grande loi, il enest une autre plus ancienne encore, c’est celle de l’amour ;celle-là a des droits plus impérieux, c’est incontestable. Durantles longues années de leur amitié, Hugues et Iris ne s’étaientjamais séparés comme ils allaient le faire. Donc, pour la premièrefois, leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser d’adieu ;mais l’instant d’après, la voix de la conscience les rappela àleurs devoirs. De nouveau, ils n’étaient plus que des amis. EnsuiteIris baissa silencieusement son voile sans souffler mot ;Hugues l’accompagna jusqu’à sa voiture, c’est-à-dire à l’extrémitéde la rue. Au moment de se séparer, il lui dit : « Aurevoir » ; et elle répondit d’une voix émue :« Ne m’oubliez pas ! »

Peu après, Montjoie se dirige vers sonhôtel ; mais à peine a-t-il franchi une courte distance, qu’ilvoit un homme traverser la rue : c’est lord Harry ;s’avançant dans la direction de Hugues, il l’aborde,disant :

« Avant de retourner à Passy, je voudraisvous dire un mot, monsieur Montjoie ; voulez-vous fairequelques pas avec moi ? »

Hugues, sans desserrer les dents, répondit parun signe de tête affirmatif. Il se demandait, à part lui, ce quiserait advenu, si lady Harry avait différé son départ de quelquesminutes, ou si sa voiture était restée à stationner à la porte del’hôtel. En tout cas, Iris l’avait échappé belle ! Lord Harrypoursuivit :

« Il n’est pas dans la nature del’Irlandais de respecter la loi ; toutefois, les devoirs del’hospitalité font exception à la règle ; aussi, depuis hier,ma conduite envers vous fait que je m’adresse de sérieux reproches,il s’ensuit que je viens vous faire mes excuses. À Dieu neplaise ! que je vous demande de renouer des relationsamicales ; je suis d’avis que moins nous nous verrons àl’avenir, mieux cela vaudra. Je ne doute pas que vous ne partagiezma manière de voir, mais enfin, je vous prie de croire à tous mesregrets de vous avoir parlé comme je l’ai fait hier soir.

– J’accepte vos excuses et je suis touchéde votre sincérité ; à partir de ce moment, en ce qui meconcerne, tout est oublié.

– Voilà qui est parler en galanthomme ! s’écria lord Harry, je vous remercie. »

Après quoi, ils échangèrent un salut et seséparèrent.

En somme, « simple formalité », sedit Hugues en faisant volte-face. Il avait mal jugé le sauvagelord : mais beaucoup d’eau devait couler sous le pont, commeon dit, avant qu’il pût s’apercevoir de son erreur.

Chapitre 43

 

En arrivant à Londres, Montjoie allas’informer à l’établissement des gardes-malades, si l’on peutparler à Mme Vimpany. On lui répondit qu’elle étaitprès d’un malade dont le nom et l’adresse n’étaient connus que dela directrice qui s’était engagée à ne les communiquer à âme quivive. Par surcroît, il s’agissait d’un cas de scarlatine aveclequel il n’y avait pas à plaisanter.

En réalité, les circonstances qui avaientamené Mme Vimpany près du malade, étaient fortextraordinaires. Sur la demande spéciale du patient, unegarde-malade, entrée depuis peu dans l’établissement, avait étéchargée de lui donner ses soins : il prétendait, en outre,qu’il y avait entre eux des liens de parenté plus ou moinséloignés. Au moment de se rendre près du malade, un télégrammeannonça à cette dame que sa mère était en danger de mort.Mme Vimpany, de nature obligeante et dévouée,offrit de remplacer sa camarade. Alors, un fait étrange seproduisit. Le malade en question fit demander à la directrice de lamaison si sa future garde-malade était Irlandaise. Sur la réponsequ’elle était d’origine anglaise, il accepta immédiatement sesservices.

Un détail rendait la chose plus mystérieuseencore, c’est qu’il était lui-même Irlandais.

Ses préjugés contre les Irlandais éveillèrentles soupçons de la directrice. Ne semblait-il pas que desévénements regrettables pesassent sur la vie de cet homme ? Lefait de recevoir les soins de l’une de ses compatriotes nepouvait-il lui créer de graves embarras en cas d’enquête ?D’un air solennel, la directrice adjure Mme Vimpanyde renoncer à soigner le patient irlandais, mais tous sesraisonnements furent inutiles.

« Tout ce que je sais, répondit sonimpassible interlocutrice, c’est que je ne peux revenir sur mapromesse.

Montjoie se préparait à repartir sans avoirrien obtenu, lorsque la directrice lui proposa un compromis :elle se chargerait de faire tenir une lettre àMme Vimpany, s’il voulait se contenter de ce moyende communication avec elle. Après avoir délibéré, Montjoie prit leparti d’accepter cet expédient ; au demeurant, il n’y avaitpas de temps à perdre pour éviter que le sauvage lord ne reçût uneautre lettre de son correspondant irlandais. Séance tenante, ilécrivit les lignes suivantes :

« Chère madame,

« Voudriez-vous avoir la bonté de mefaire savoir si le nom de X… (nom indiqué par Iris) vous estconnu ? Si oui, l’intérêt de lady Harry exige que vousm’accordiez un entretien immédiat.

« Votre respectueux et dévoué

« H. MONTJOIE. »

P. -S. – « Je suis en parfaitesanté et n’ai cure de la contagion. »

Le courrier du soir lui apporta la réponsesuivante :

« Cher monsieur Montjoie,

« Je me fais conscience de consentir àvous voir en ce moment, le danger de la contagion est tel, dans lascarlatine, que je n’ose ni vous écrire, ni même me servir depapier pris dans la chambre de mon malade ; ce n’est pas uneexagération de ma part ; à telle enseigne que le docteur m’acité hier un cas de scarlatine transmis par l’usage d’un morceau deflanelle encore infectieuse, après une année écoulée. Je fais doncappel à votre bon sens pour accepter mes raisons dilatoires. Enattendant le moment de causer avec vous, et cela sans vous exposerà courir de risques, je vous dirai que lord Harry m’a présenté lapersonne dont le nom est inscrit dans votre lettre ; j’ai eul’occasion depuis lors de la revoir plusieurs fois.

« Toute vôtre,

« A. VIMPANY. »

Montjoie fut indigné de cette réponse à lafois sèche et prudente ; c’était l’occasion ou jamais demettre lord Harry au pied du mur et de l’empêcher de commettre uncrime !

Voilà donc anéantie la chance inouïe qu’iln’eût osé escompter en faveur d’Iris ! Voilà donc réduite àrien l’occasion unique de condamner lord Harry à l’inaction !L’entretien sur lequel Hugues avait fait fonds lui était bel etbien refusé et cela par suite d’une crainte pusillanime provoquéepar des mensonges absurdes, au sujet d’un morceau deflanelle !

Il ramassa le malencontreux pli jeté par luisur le sol et il allait le déchirer, lorsqu’il aperçoit impriméeune adresse sur la feuille blanche : donc, ou l’on n’avait pasvu que cette feuille était mal pliée, ou l’on s’était dispensé derecopier cette lettre. Remis de bonne humeur par ce hasardprovidentiel. Hugues prit la résolution d’aller le lendemainsurprendre Mme Vimpany ; mais pendant lasoirée, ses réflexions lui suggèrent qu’un formidable obstacles’opposait à l’exécution de ce plan.

Soit qu’il décline son nom ou qu’il le cache,elle refusera sûrement de recevoir sa visite ; la seulepersonne, avec laquelle il puisse s’entretenir de la situation, estson vieux et fidèle serviteur. Cet homme qui avait appartenusuccessivement à l’armée, à la police et à un établissementscolaire, se livra durant toute la matinée du lendemain à desinvestigations préliminaires. En ce faisant, il obtint deuxrenseignements précieux : le premier, c’est queMme Vimpany demeurait dans la maison où la lettreavait été écrite ; le second, c’est qu’un petit groom, auquelon devait donner congé, était très disposé, moyennant finance, àfaire le guet pour servir les intérêts de Montjoie, et cela àpartir de deux heures de l’après-midi ; il devait indiquer lapièce où Mme Vimpany prenait ses repas. Ce qui futdit fut fait. D’une main discrète, le groom indiqua une porte dusecond étage, et de l’autre, il empocha un bon pourboire, puisdisparut.

À l’instant où Montjoie pénètre chezMme Vimpany, elle s’écrie d’une voix sombre etfatidique :

« Êtes-vous fou ! Comment avez-vouspu pénétrer ici, qu’y venez-vous faire ? Ciel ! nem’approchez pas ! »

Elle essaye, en vain, de faire sortirMontjoie ; mais, la saisissant par le bras, il l’oblige à serasseoir, puis il prononce ces mots :

« Iris est dans la peine ; il est envotre pouvoir de la secourir.

– La fièvre, la contagion, la mort !dit Mme Vimpany sans vouloir entendre à rien ;éloignez-vous de moi ! »

Elle chercha de nouveau à le pousser dehorspar les épaules.

« La fièvre ou pas de fièvre, lacontagion ou pas de contagion, peu m’importe ! Je ne sortiraid’ici que lorsque vous saurez ce qui m’amène. Lord Harry esthorriblement jaloux ; la situation de sa malheureuse femme estdes plus critiques.

– Quoi, c’est pour me dire cela que vousrisquez de prendre une maladie des plus dangereuses ? Il y alongtemps que je sais à quoi m’en tenir là-dessus. Tenez, si vousne partez immédiatement, je sonne.

– Sonnez si bon vous semble, mais jetiens à vous dire qu’il est urgent que nous nous entendions en vuedes événements à venir ; on dit que l’assassin de mon frèreest à Londres et que lord Harry en a été informé.

– Juste ciel ! s’écrieMme Vimpany en jetant un regard d’épouvante àMontjoie ; je vous jure que je ne fais pas partie de laconspiration ourdie pour sauver ce misérable ;… je ne leconnaissais pas plus que vous, lorsque j’ai offert de lui donnermes soins ;… je dois dire que les paroles qui lui sontéchappées pendant son délire m’ont révélé la vérité. »

Cela dit, une autre porte s’ouvre et unevieille femme toute tremblante paraît et s’écrie :

« Venez au plus vite, venez ou je neréponds de rien ; le délire a repris de plusbelle ! »

Inquiète et agitée,Mme Vimpany se dirige vers la piècevoisine :

« Restez ici et écoutez, dit-elle àMontjoie.

À cet effet, elle laisse la porteentre-bâillée.

Voici ce qu’il entendit :

« À qui donc est échue la tâched’assassiner le traître ? à moi ? Qui donc l’a tué sur laroute avant qu’il ait pu pénétrer dans le bois ? Moi !Arthur Montjoie coupable de trahison enversl’Irlande ! Voilà, amis, l’épitaphe qu’il faut fairegraver sur sa tombe. Enfin, il est un patriote parmi nous et cepatriote, c’est moi. La Providence m’a pris sous sa protection…Ah ! my lord Harry, vous aurez beau chercher sur la terre etsur l’onde, le patriote est hors de votre atteinte. Le docteur estconvaincu que je n’en ai plus pour longtemps, que la fièvre vam’emporter. J’attends la mort avec calme, du moment que ce n’estpas la main de lord Harry qui me frappe. Ouvrez les portes, il fautque tout le monde m’entende, je meurs avec l’auréole d’un saint,oui, du plus grand des saints, celui-là même qui a débarrassé laterre d’un affreux traître. J’ai chaud,… j’ai soif,… à boire,… àboire… »

Le malheureux pousse après cela des crislamentables, c’était plus que Montjoie n’en pouvait supporter,aussi quitte-t-il cette sinistre demeure le cœur navré.

Au bout de dix jours, Iris reçoit une lettred’une écriture à elle inconnue, en voici la teneur :

« Le devoir qui incombe à toutegarde-malade lui rend sacré l’individu confié à ses soins, au casmême où elle viendrait à découvrir qu’il s’agit d’un bandit voué àl’assassinat, ce fait l’excuserait-il si elle venait àl’abandonner, ou si elle s’acquittait moins scrupuleusement de satâche ? Nullement, la garde-malade, pas plus que le médecin,ne doit s’enquérir si son patient est digne ou non de ses soins.Elle consacre tout ce qu’elle a d’expérience, de dévouement etd’intelligence à sauver les jours de celui à qui elle refuserait lamain dès qu’il sera revenu à la santé. Il s’en est peu fallu que lamaladie ne ravisse à lord Harry l’objet de sa vengeance, mais lamort, après avoir rodé longtemps autour du malade, est vaincue parla forte constitution du patient et par les soins attentifs de sagarde-malade. Il était en pleine convalescence, lorsque des amis àlui, accompagnés d’un médecin, vinrent demander M. Carigeen,nom par lequel le malade se faisait appeler ; on le fit sortirde la maison avec des précautions infinies et, à cet instant, on setrouve en face d’un mystère impénétrable. Vers quel pointl’avait-on dirigé ? Dans cette obscurité, une seule choserestait claire, c’est que la piste du susdit Carigeen étaitperdue !

P. -S. – La greffe malsaine de lacontagion a pris sur le pauvre mortel, qui en avait siaudacieusement bravé les effets pernicieux. Hugues Montjoie,victime à son tour de l’homme qui a tué son frère, est atteintd’une scarlatine infectieuse.

Heureusement qu’une garde-malade dévouée lesoigne jour et nuit.

Chapitre 44

 

« Cher docteur et vieil ami,

« Je viens vous soumettre un caspathologique des plus intéressants : un malade d’esprit !Étudiez-le et tâchez de le guérir. Il y a longtemps, trèslongtemps, que nous nous connaissons. Eh bien ! en passant larevue de ces longues années, vous constaterez que je ne vous aijamais témoigné une confiance illimitée. Or, maintenant que mavieille expérience me démontre plus clairement encore qu’autrefois,quel être énigmatique vous êtes, je vais cependant vous fairel’honneur de mes confidences. Je ne sais que faire, quedevenir ? Je suis comme un homme frappé de la foudre. Aprèsavoir reçu avis qu’on avait vu l’assassin d’Arthur Montjoie àLondres et avoir entrevu l’imminence de la vengeance, j’ai, en mêmetemps, appris sa maladie, sa guérison et sa disparition !C’est le cas de répéter que l’on a raison de se défier del’inattendu. Une maladie, qui cloue dans leurs cercueils desmilliers de créatures, a épargné un assassin. Peut-êtrereposera-t-il tranquillement dans un cimetière aux ombragespaisibles, entouré des dépouilles mortelles d’honnêtes gens ?Je suis navré… je ne m’en consolerai jamais…

« Ajoutez à cela les préoccupations queme donne ma femme ; les réclamations incessantes de mescréanciers et vous conviendrez qu’avec tant de choses sur l’esprit,il est difficile que je conserve la faculté d’écrire le mot justeet avec suite.

« Je désire savoir, docteur, si votre artou votre science, si vous le préférez, peut venir au secours de maraison en désordre, alors que ma santé ne laisse rien à désirer.Vous m’avez dit souvent que tout est possible à la médecine ;le moment est venu de le prouver. Je suis sur une pente qui aboutitfatalement au suicide ou au crime. Délivrez-moi, je vous ensupplie, de la fièvre de mon intelligence en travail ! En touscas, promettez-moi de lire ces élucubrations de mon esprit, enconservant votre sérieux.

« Je commencerai par confesser que ledémon de la jalousie m’a mordu au cœur : la tranquillité de mavie conjugale est en question. Iris n’a pas vos sympathies, je lesais, et elle vous le rend bien. Donc, je vous demande de faire vosefforts pour rendre justice à ma femme, comme je le fais moi-même.Du reste, je dois ajouter que pas une étincelle de certitude neconfirme mes soupçons ; la vérité vraie est que je l’aimetoujours aussi passionnément ; mais reste à savoir si elle aencore pour moi la même affection ?

« Vous étiez déjà marié quand moi,j’avais à peine quelques brins de poil follet au menton. Pour quevous puissiez vous former un jugement exact de la situation, jevais vous raconter comment ma femme s’est comportée toutdernièrement, dans une circonstance fort critique.

« Nous étions en train de déjeuner,lorsque Iris apprit par une lettre que Hugues était dangereusementmalade ; elle a paru stupéfaite, m’a passé la missive et aquitté la table sans desserrer les dents. Eh bien ! l’hommepour qui l’argent n’est rien, l’homme dont le sang-froid est àtoute épreuve, l’homme, enfin, qui prétend n’être que l’ami de mafemme, alors qu’il l’adore en secret, est ma bête noire. Parfois,je me demande, ce qui pourrait advenir pour moi, de sa vie ou de samort ; en réalité, si j’avais un intérêt quelconque à lachose, le plateau de la balance pencherait plutôt de ce derniercôté. Toujours est-il que le savoir en danger m’a alarmé. Il y adans ce flegmatique Anglais je ne sais quelle grâce qui parle pourlui, alors même qu’on le déteste. Donc, je me prenais à désirer sonrétablissement, tout en le haïssant au fond du cœur. Il me sembled’ici vous entendre dire : « Ma parole d’honneur !mon ami l’Irlandais a perdu la tête ».

« Maintenant, revenons à nos moutons, jeveux dire à ma femme. Après un certain temps, elle a reparu et adit : « Je suis innocente, quoique coupable, de ce quiarrive à M. Montjoie. Si je l’eusse chargé d’une lettre pourMme Vimpany, il n’aurait pas insisté pour la voiret, en conséquence, il n’eût point été exposé à la contagion. Ledanger, en ce qui me concerne, est hors de question ; lapersonne avec qui je dois correspondre, demeurant dans un autrequartier que Mme Vimpany, il n’y a plus rien àcraindre. Bref, m’autoriserez-vous, mon cher Harry, à recevoirchaque jour des nouvelles de Hugues Montjoie, tant qu’il sera endanger de mort ? – J’y consens volontiers », ai-jerépondu. Il m’a semblé de mauvais augure qu’elle m’adressât cetterequête les yeux secs, car elle a dû pleurer en apprenant qu’il y apeu de chance de sauver le malade. Pourquoi alors me dissimuler seslarmes ? L’extrême pâleur répandue sur son visage dénotaitseule le trouble de son âme. Après tout, elle a pu oublier quej’étais jaloux, puisque je m’efforçais de le cacher ? Qu’enpensez-vous, mon cher Vimpany ? Enfin, je demeure convaincuque le fond de sa pensée était d’aller à Londres, remplir, demoitié avec votre femme, le rôle de garde-malade près de Montjoieet mourir avec lui, s’il meurt.

« Toujours est-il que chaque jour Irisrecevait une lettre et que chaque fois elle me la communiquait.Après cette concession faite à ma jalousie, je refusai de prendreconnaissance des bulletins signés des médecins. Or, un matin, aumoment où Iris ouvre sa lettre quotidienne, un éclair intensejaillit de ses yeux ; sur sa physionomie je vois laréverbération d’un bonheur aussi grand, que si elle eût appris lerétablissement de Hugues. J’aime à répéter qu’Iris possède uncharme indescriptible et, en cet instant, l’éclat de sa beautél’enveloppa tout entière ! Qui sait ? hélas ! cephénomène ne se reproduira peut-être que le jour où ma mort, endélivrant Iris d’un mari, lui permettra d’épouser un amant !Alors, il en sera ébloui.

« Je ne disais mot ; ma femmeattachait sur moi un regard interrogateur : je me décidai àprononcer les mots suivants : « Je me félicite queMontjoie soit hors de danger ». Sur ce, elle se jette dans mesbras et m’embrasse follement ; vrai, je ne la croyais pascapable de donner de pareils baisers.

« Maintenant, fit-elle, que je suisassurée de votre sympathie pour lui, mon bonheur estcomplet. » Dites, ne croyez-vous pas que l’honneur de cetteexplosion de tendresse appartenait à un autre homme plutôt qu’àmoi !… Non,… je repousse un tel soupçon… Qui sait,pourtant ? Vais-je continuer à écrire ou terminerai-je cettelongue épître ? Le sort en est jeté, je continue.

« Iris et moi, nous éprouvons en facel’un de l’autre un véritable embarras. Ma jalousie seule n’est pascause de cet état de chose. Parfois, il me semble que nous nousdemandons tous les deux quelle attitude nous garderons vis-à-vis deMontjoie et, le plus grave, c’est que nous n’osons nous en fairel’aveu. Parfois encore, j’en accuse, et peut-être non sans raison,nos préoccupations financières. J’attends qu’Iris aborde ce sujetavec moi, de même qu’elle compte sur mes explications.

« Vertu de ma vie ! j’aspire àchanger de place, à m’étourdir,… à vivre inconnu sur une terreétrangère,… à me jeter, comme autrefois, tête baissée au milieu desdangers,… des aventures. Du reste, il me reste la chance deretourner en Angleterre et de fournir aux Invinciblescelle de me mettre à mort, comme ayant trahi la causeirlandaise ; mais ma femme, je le sais, n’entendrait pas decette oreille-là.

« Ouf ! parlons d’autre chose.

« Vous ne serez pas fâché d’apprendre quevous connaissez aussi bien la loi que la médecine. J’avais envoyél’ordre à mon notaire d’hypothéquer mon assurance sur la vie ;or votre prédiction à ce sujet s’est pleinement confirmée ;impossible de trouver à emprunter un centime sur le capital énormedont la compagnie sera redevable après ma mort.

« Pour ce qui est du ContinentalHerald, j’entrevois là encore un nouveau mécompte : onm’assure que le succès est incontestable, mais quand j’aborde laquestion du dividende, on me répond qu’il faut attendre un tirageplus considérable, « Précisez l’époque ? » dis-je,mais on reste bouche close.

« Je ne fermerai ma lettre que plustard ; il se peut que j’aie un événement favorable à voussignaler.

*

**

« Ma situation s’est empirée au lieu des’améliorer. Pour remplir ma bourse vide, force m’a été de signerun billet à ordre sur papier timbré. Que deviendrai-je quand lequart d’heure de Rabelais arrivera ? Pour l’instant, je suistranquille ; à chaque jour suffit sa peine. Si votre projet depublication ne réussit pas mieux que le ContinentalHerald, je puis vous prêter quelques livres sterling.

« Que diriez-vous, mon cher, de venirreprendre votre ancien quartier général à Passy et de répondre devive voix, plutôt que par écrit aux questions que je vouspose ?

« Allons, allons, venez donc ausculter mabourse et regarder ma langue. Qui sait ce que l’avenir nousréserve ? Dans un an, je puis être comme vous séparé de mafemme, non sur sa demande mais sur la mienne ;… serai-jeenfermé dans une geôle ? ou dans un asile d’aliénés ? etvous, mon cher, où vous logera-t-on ?

« Que dites-vous de maproposition ? »

Chapitre 45

 

« Suppliez lady Harry de ne pas m’écrire,chose que je tremble qu’elle ne fasse, en apprenant qu’on a toutespoir de sauver M. Montjoie. D’où qu’il vienne, touttémoignage de reconnaissance me gênerait. Mon unique but, enassumant le rôle de garde-malade, est de tâcher d’expier ma viepassée. Je fais les vœux les plus ardents pour le bonheur d’Iris,que cette assurance lui suffise, jusqu’au jour où je pourrai luiécrire. »

« Voici en quels termes, femme modèle dedévouement et de bonté, on m’a transmis votre recommandation !Croyez que je ressens pour vous autant d’admiration que derespect ; vos désirs sont pour moi des ordres, mais, de fait,le seul soulagement que je trouve aux craintes que m’inspirel’avenir, c’est de les confier à une oreille sympathique.

« Du moment que je me bornerai à neparler que de moi, non seulement mes lettres n’aggraveront pas masituation, mais elles l’adouciront beaucoup.

« J’espère que les jours charmants quevous avez passés avec nous à Paris au commencement de notremariage, ne sont point sortis de votre souvenir. Vous rappelez-vousqu’un soir où nous causions ensemble de divers sujets, vous m’avezrecommandé d’éviter tout ce qui pourrait exciter la jalousie de monmari. Depuis lors, vos appréhensions, hélas ! ne se sont quetrop justifiées ; vous ne pouvez savoir combien il m’estdifficile de conserver mon calme. Il est si pénible à une femme quiaime réellement son mari d’arriver à comprendre les luttes, lestristesses et les doutes par lesquels il passe avant de douterd’elle ! J’ai découvert que la jalousie a des phasesdiverses : laissez-moi vous expliquer ma pensée. Pendant lelaps de temps que la vie de notre cher Hugues a été menacée, monmari paraissait absorbé et taciturne ; le jour où je lui aidit qu’il était hors de danger, j’ai été frappée du changement quis’opérait chez Harry. Peut-être avait-il fait la même observation àmon sujet ; toujours est-il que ses regards exprimaient unesympathie si tendre en me regardant, que ses paroles témoignaientpour le convalescent un intérêt si affectueux, que je ne pusm’empêcher de lui en exprimer ma reconnaissance par une pluie debaisers. Alors, son front se rembrunit, son regard lance la foudre,sa physionomie contractée exprime le soupçon ; on eût dit quece témoignage de tendresse lui était suspect. Ah ! que leshommes sont d’incompréhensibles créatures ! Les romanciersnous les montrent parfois, comme étant dominés par les femmes…Ah ! que ne suis-je une de ces charmeuses ? Criblés dedettes et dans la dèche comme nous le sommes, je suistorturée d’inquiétudes ;… j’avais espéré que Harrys’épancherait avec moi ; or il persiste à se renfermer dans unimpénétrable silence. S’abstient-il de ne me rien dire, parce qu’ila d’autres préoccupations ? S’abstient-il de m’en parler parceque c’est pour lui un sujet d’humiliation ? Hier, n’y tenantplus, je lui ai dit : « Mon cher Harry, nos embarraspécuniaires s’aggravent de jour en jour ; les brèchesdeviennent terriblement profondes dans notre budget ;avez-vous cherché un moyen de les réparer ? – Le payement desdettes, m’a-t-il répondu avec désinvolture, est un problème que jesuis trop pauvre pour résoudre. L’autre jour, pourtant, j’ai cru enavoir trouvé la solution. Eh bien ! je me suis dit que lachose serait facile si l’on pouvait faire sortir de l’or ducoffre-fort de ses amis riches. À propos, comment va votre amimalade, avez-vous reçu de ses nouvelles ? – Sa convalescences’accentue de jour en jour ? – D’où je conclus, qu’il a déjàune velléité de revenir à Paris et que la réalisation de ce plann’est qu’une question de jours. C’est un aimable garçon ; jeme demande s’il nous viendra voir ? »

« Ces paroles me parurent tellementfabuleuses dans sa bouche, que je me trouvai dans l’impossibilitéde formuler une réponse.

« Ma stupéfaction parut le divertir.« J’aurais dû vous raconter, reprit-il avec entrain, queMontjoie et moi, nous nous sommes pris de bec un soir, pendant quevous étiez dans votre chambre. Je ne lui ai pas mâché les mots, jelui en ai même lancé de si durs que, après avoir retrouvé mesesprits, j’ai cru devoir lui faire mes excuses ; l’aménité, labonne grâce avec lesquelles il les a reçues, a produit sur moi lameilleure impression. » Comment se figurer, après cela, qu’ilétait jaloux de celui-là même dont il parlait en de telstermes !

« Il est cependant deux manièresd’expliquer la chose : d’abord, par la sympathie qu’éveillentchez tout le monde les dons physiques et intellectuels que Hugues areçus en partage ; ensuite, par la variété des impressions demon mari ; j’espère que telle sera aussi votre manière devoir. En tout cas, veuillez avoir la bonté de faire lire à Huguesle passage suivant :

« Encouragée tout naturellement parl’espoir d’une réconciliation entre Hugues et Harry, je saisis avecempressement l’occasion de mettre la conversation sur notre ami.Après la contrainte que je me suis si longtemps imposée, il m’étaitdoux d’en parler librement, mais une circonstance fâcheuse ainterrompu notre entretien. On nous apportait une facture àsolder ; comme on en réclamait immédiatement le montant, ledernier billet de banque de Harry a filé de cette façon !« Juste ciel ! qu’allons-nous devenir ! »m’écriai-je, dès que le fâcheux eut refermé la porte. Lord Harry,après avoir allumé un cigare, pousse des éclats de rirediaboliques. « Ah ! l’argent est un bon serviteur, maisun méchant maître ! Savez-vous, Iris, ce que c’est de faire unbillet ? – Mon père me l’a appris, répondis-je. – Votre père,répliqua-t-il, payait comptant ? – Comme tout le monde,n’est-il pas vrai ? » repartis-je naïvement, sur quoi ils’esclaffa de rire, puis il me dit d’envoyer Fanny chercher unefeuille de papier timbré. Dès qu’elle se fut acquittée de cettecommission, Harry me pria de passer avec lui dans le petit salon decorrespondance. « Eh bien ! ma chère, me dit-il, vousallez voir combien c’est facile de battre monnaie avec ce chiffonde papier. »

Note ajoutée parMme Vimpany : « Il faudrait avoir saraison tout à fait en désordre pour montrer à Hugues la lettred’Iris. Pauvre femme ! quelle illusion elle se fait !Ah ! quel terrible et fatal mariage ! »

« Je regardai par-dessus son épaule. Ils’agissait ni plus ni moins de 10 000 francs ! – « Ypensez-vous ! m’écriai-je. Comment ferez-vous honneur à votresignature ? – C’est bien simple ; d’ici là, leContinental Herald doublera son tirage. Des affairesmagnifiques et d’énormes dividendes me mettront en état de payermes dettes. »

« Cela dit, nous allâmes prendre lechemin de fer de Ceinture et mon mari parvint à échanger sa feuillede papier timbré contre des rouleaux d’or.

« Dès que son porte-monnaie fut bienbourré de valeurs, sa gaieté ne connut plus de bornes, en sortequ’après tant de semaines d’anxiétés, cet après-midi était, enréalité, comme une vision du Paradis ! Mais ma félicité,hélas ! ne fut pas de longue durée. Le lendemain je vis venirà moi Fanny Mire, une lettre à la main ; elle la tenait defaçon à laisser voir la suscription. J’avisai qu’elle était del’écriture de lord Harry et adressée au docteur Vimpany à sonoffice de publicité, à Londres.

« Ensuite, elle retournal’enveloppe. « Regardez ceci », reprit-elle. Un largecachet y était apposé : deux initiales, H. P. (Harry Porland)surmontées d’une étoile – son heureuse étoile ! comme il avaiteu l’amabilité de le dire, le jour de notre mariage. Soudain, cesouvenir me traversa l’esprit et Fanny Mire fit la remarque que jeconsidérais le cachet avec mélancolie, mais elle se méprittotalement sur le sens de mes pensées. « Milady n’a qu’àparler et je brise le cachet », fit-elle. Je la regardai droitet je ne remarquai chez elle aucune confusion, elle ajouta :« Rien n’est plus facile que de refaire le cachet avec un peude cire ; M. Vimpany sera probablement trop gris pours’en apercevoir. – Savez-vous, Fanny, que vous me faites là unetrès mauvaise proposition. – Du moment qu’il s’agit de rendreservice à milady, je ne recule devant rien. De grâce, milady,ordonnez-moi d’ouvrir cette lettre. – D’abord, comment est-elletombée entre vos mains, Fanny ? – Mon maître m’a donné l’ordrede la mettre à la poste. – Alors, faites ce qu’il vous a dit. – Ilva de soi que lorsque lord Harry écrit une lettre cachetée audocteur, milady peut en connaître le contenu. Je vois là une armedirigée contre la tranquillité de milady ;… la chambre àdonner étant inoccupée, il se peut que le docteur vienne s’yinstaller ; milady le souhaiterait-elle ? Non, non, je nedois pas mettre cette lettre à la poste, avant de l’avoir ouverte.– Avant tout, Fanny, vous devez obéir aux ordres que vous avezreçus. »

« Essayant alors d’un autre moyen depersuasion, elle reprit : « Si le docteur vients’installer ici, milady voudra-t-elle bien me permettre de laquitter, dès que le moment me semblera propice ? – Vraiment,Fanny, je ne vous reconnais plus ! – Eh bien, je n’hésite plusà demander à milady de prendre une autre femme de chambre. – Commebon vous semblera », répondis-je, les nerfs montés par sesinsinuations alarmantes. Elle reprit : « La vérité, c’estque je ne quitterai milady qu’à ma mort ! Mais, j’ajoute que,pour le moment, ses intérêts exigent que je la quitte pendant uncertain temps ; je dois espionner le docteur. –Pourquoi ? – Parce qu’il est votre ennemi. – Qu’ai-je àcraindre de lui ? – Loin de moi l’idée d’énumérer à milady lesméfaits dont il peut se rendre coupable ; je me bornerai àdire à milady que je ferai tout au monde pour combattre sesdesseins. » D’un ton très respectueux, elle ajouta :« Je vais mettre la lettre de milord à la poste ».

« Que penser de Fanny Mire ?Fallait-il repousser ses offres de dévouement, comme je m’étaisrefusée à décacheter la lettre ? J’en étais incapable. Troptouchée de ses paroles, je ne pouvais la mortifier par un nouveaurefus. En somme, son antipathie contre le docteur n’est que tropjustifiée et je sais combien il m’est précieux d’avoir pour alliéeune femme énergique et dévouée. J’espère, du moins, que si lemalheur veut que M. Vimpany redevienne notre hôte, je recevraiune lettre de votre propre main. Votre pauvre amie a tant besoin devos conseils ! Ne m’oubliez pas, je vous en conjure, près devotre malade ; faites-vous l’écho de ce que je vous dis.Surtout rappelez-vous que je serais inconsolable si j’apprenais,par exemple, que des préoccupations à mon sujet entravent saguérison. Cachez-lui, je vous en prie, les points noirs qui sont àl’horizon. Il est sûr que si j’avais plus d’indifférence pourHarry, je serais moins à plaindre !

« Il me semble que vous me comprendrez endépit de l’ambiguïté de cette dernière phrase.

« Votre amie dévouée.

« IRIS. »

Chapitre 46

 

Le lendemain du jour où lord Harry avaitconfié au papier une longue analyse de son état d’esprit, unindividu se présentait chez MM. Boldside frères etCie et demandait M. Boldside aîné. Lacarte qu’il tira de son calepin portait le nom deM. Vimpany.

M. Boldside aîné demanda audocteur :

« À quelle heureuse circonstance,monsieur, dois-je l’honneur de votre visite ?

– Je désire savoir où en est la vente demon ouvrage, répondit M. Vimpany.

– Vous faites erreur, monsieur, c’est àmon frère qu’il faut vous adresser.

– Comment, n’avez-vous pas signé letraité ?

– Si fait ; je signerai également lechèque lorsqu’il s’agira de régler. »

Cela dit, M. Boldside tire le cordon dela sonnette et donne l’ordre à un employé d’introduireM. Vimpany chez M. Paul. La ressemblance entre les deuxfrères était aussi grande qu’entre une seconde édition et lapremière ; à ce moment, M. Paul était en train defeuilleter une revue. Au nom de M. Vimpany, il fit un sursautet s’écria :

« Parbleu ! vous arrivez bien !quelle singulière coïncidence ! j’avais à l’instant même votrenom sous les yeux. Il va de soi que le directeur de cette revue nepeut se refuser à insérer votre réponse dans les colonnes de sonjournal, hein ?

– Pardon, mais, vrai, je ne comprendspas, fit le nouvel arrivant d’un air déconcerté.

– Voyons, est-il croyable que vous, unhomme du métier, vous ignoriez ce qui s’imprime sur votre compte.Tenez, lisez cela », fit-il, en passant à son interlocuteur unnuméro de la revue en question.

Le docteur lut les lignes suivantes :« Le médecin dont M. Vimpany a prétendu écrire labiographie proteste contre ce récit de fantaisie. Il se fait un casde conscience de mettre le public en garde contre une publicationdont le premier fascicule, en ce qui le concerne personnellement,n’est qu’un tissu de mensonges et de scandaleuses inventions.

« S’il vous est loisible de répondre àcette lettre, le plus tôt sera le mieux, dit l’éditeur avecconviction.

– La lettre ! répéta le docteur avecdédain, je m’en moque de la lettre ; l’important, pour moi,c’est la vente.

– Vous en parlez bien à votre aise,riposta M. Paul, un procès en diffamation va nous être intentépar une célébrité médicale et vous prétendez vous moquer de lalettre ; halte-là !

– Non seulement je l’ai dit, mais je lerépète. Ce qui m’occupe bien autrement, c’est le chiffre del’argent que j’aurai à palper sur le produit de la vente.

– Apportez-moi le compte deM. Vimpany », téléphona l’éditeur au bureau de lacomptabilité. Puis, il poursuivit :

« Il me paraît clair comme deux et deuxfont quatre, que vous n’avez ni excuse, ni explication à fairevaloir ; charité bien ordonnée commence par soi-même :diable ! notre maison a sa réputation à conserver, aussi dèsque j’en aurai conféré avec mon frère, nous nous verrons dans lanécessité…

– Tenez, écoutez ceci : le portraitdu médecin en question est celui d’une âne coiffé d’un bonnet dedocteur ; pour ce genre d’articles, tout le monde sait que desmatériaux sont nécessaires ; ceux que j’ai reçus sont d’unebanalité désespérante : l’année de la naissance, l’année dumariage, l’année de ceci, l’année de cela ! Voilà qui est égalau public ! il faut l’amorcer par des choses piquantes,croustillantes, inconnues ! C’est ce que j’ai fait. »

À cet instant, l’employé remit gravement àM. Paul un cahier peu volumineux, attaché par des ficellesrouges. La colonne du doit et avoir se soldait par une différencede 70 fr. 95. Le docteur, d’un air à porter le diable enterre, déchire le cahier en morceaux, et pour finir, il le lance auvisage de M. Paul, en prononçant d’une voix forte ce seulmot :

« Voleur ! »

Si en colère que fut l’éditeur, il sut modérerses vivacités et se borna à dire :

« Vous entendrez parler de nous par notrehomme d’affaires, monsieur le diffamateur !

– Que le diable vous emporte vous etvotre boutique ! » s’écria le docteur en refermant surlui la porte avec fracas.

Il alla de ce pas dans un café voisin, boire,fumer et ruminer. Puis, soudain, croyant avoir trouvé son chemin deDamas, il sort et se dirige vers un square spacieux, entouré debelles habitations. Devant l’une d’elles, un élégant coupéstationne : le docteur sonne. Le laquais, qui vient ouvrir,semble le connaître d’ancienne date.

« Sir James va sortir à l’instant,dit-il.

– Je ne le retiendrai pas plus d’une oudeux minutes, répondit le docteur qui s’avance son chapeau sur latête, son stéthoscope à la main.

– Mille regrets, mon cher Vimpany,… maisje suis attendu.

– Quoi ? ne pouvez-vous m’accorderun instant, un seul ?

– Alors, passons dans mon cabinet etpresto.

– Je venais vous prier de me donner unelettre d’introduction pour l’un de vos confrères de Paris. Votrenom également célèbre des deux côtés du détroit m’ouvrira toutesles portes…

– Quelles portes ? demanda vivementsir James.

– Celles d’un hôpital, pardieu !

– S’agit-il d’un but professionnel, d’unequestion thérapeutique ?

– Parfaitement. Sur le point de découvrirle microbe de la tuberculose, je veux empêcher les Français demettre leur pain devant ma rôtie,… si je puis me servir de cettelocution. »

Sir James prend une plume,… puis, hésite. Ledocteur et lui ont fait leurs études médicales ensemble, aprèsquoi, ils se sont presque totalement perdus de vue : l’un apris la voie droite qui conduit au succès, à la fortune, à larenommée ; l’autre a suivi la voie oblique qui aboutitpiteusement à la misère. Le célèbre praticien se demande l’usageque cet espèce de charlatan va faire de son nom. Pourtant, il estlui-même à la fois médecin célèbre et homme de cœur. Les souvenirsd’antan plaident la cause de la camaraderie. Bref, le docteurVimpany quitte la maison de son célèbre ami, muni d’une lettred’introduction pour le médecin en chef de l’Hôtel-Dieu deParis.

Sur ce, les deux anciens camarades seséparent. Pendant que le coupé du prince de la science l’emportedans la direction de la maison d’un client millionnaire, le docteurVimpany se dirige à pied vers le bureau télégraphique. Là ilcherche la formule la plus économique et s’arrête àcelle-ci :

« Attendez-moi demain. »

Le lecteur a déjà deviné que le destinataireest lord Harry.

Chapitre 47

 

Le lendemain dans la matinée, lord Harry reçutle télégramme du docteur. Iris n’étant pas encore levée, ce fut lemaître de maison qui donna l’ordre de préparer une chambre pourM. Vimpany. Devinant quelque anguille sous roche, cette finemouche de Fanny posa à lord Harry la question suivante :

« S’agit-il d’une femme ou d’un homme,monsieur ?

– Cela ne vous regarde pas »,répondit-il brusquement.

Bien qu’il se montrât en général bon enfantavec ses inférieurs, il avait pris cette femme en grippe dès lepremier jour. Sa pâleur maladive, sa maigreur, offusquaient lesidées irlandaises de lord Harry touchant la beauté féminine.

« Le seul mérite que je reconnaisse àvotre femme de chambre, c’est d’être la preuve vivante de votre boncaractère. »

L’heure du déjeuner réunit lord et lady Harryà la même table ; la physionomie d’Iris trahissait unemélancolie inaccoutumée depuis qu’elle habitait Passy ; elledit d’un ton préoccupé :

« Est-il vrai que nous allons recevoir unde vos amis ? en tout cas, j’espère qu’il ne s’agit pas dudocteur Vimpany ?

– Pourquoi, ma chère Iris, mon fidèle amine remettrait-il pas les pieds ici ?

– De grâce, ne donnez pas à ce pleutre letitre d’ami. Faites un effort de mémoire et vous vous souviendrezm’avoir dit quand il est retourné en Angleterre : « Enbonne conscience, je me félicite de son départ tout autant quevous. »

Lord Harry reprit :

« Ce n’est pas la dernière fois,croyez-le, que je ferai le même aveu à ma jolie prêcheuse. Vousoubliez toujours que la nature de votre époux se rapproche de celledu caméléon : il est de certains moments où j’en ai de Vimpanypar-dessus la tête ; il en est d’autres, où je ressens pourlui une véritable sympathie. Permettez-moi de vous dire, Iris, quevotre physionomie sombre fait que votre beau front est strié derides ; il n’est ni juste ni généreux à vous de vous montrersi sévère pour un ami malheureux », fit lord Harry enregardant sa femme d’un air froid et dur. Il fut un temps où elles’en fût émue, mais cette fois, elle ne parut y faire aucuneattention.

« L’avez-vous réellement invité ?reprit-elle.

– Comment pourrait-il se permettre devenir chez moi, s’il en était autrement ?

– J’ai beau chercher, ajouta Iris, je nevois pas la raison qui a pu vous décider à inviter de nouveau cegredin.

– Dites-moi, êtes-vous malade ? fitlord Harry en posant sur la table la tasse qu’il était en train deporter à ses lèvres.

– Pas le moins du monde, répondit ladyHarry avec calme.

– Aurais-je dit quelque chose qui vousait déplu ?

– Du tout. »

À ce coup, la colère le prit.

« Quand le diable y serait, fit-il d’unevoix vibrante, expliquez-vous. Je crois comprendre que vos parolesimpliquent des soupçons sur mon compte et aussi sur celui de monami.

– Vous n’avez qu’à moitié raison, Harry,en disant cela ; le docteur m’en inspire, mais pas vous.

– Et sur quoi sont-ils fondés, s’il vousplaît ?

– Sur mes observations pendant qu’ilétait notre hôte ; c’est une âme fuyante, oblique, perverse,que sais-je encore ?

« Si votre influence a, un moment,modifié mon jugement sur lui, ce n’était que par déférence pourvous, voilà la vérité. Après l’avoir étudié, de visu j’aiacquis l’inébranlable conviction que vous êtes la dupe d’unmisérable. C’est l’ami le plus dangereux que vous puissiez avoir,surtout quand vous êtes, comme aujourd’hui, dans des embarrasd’argent. »

Il regarda un instant Iris, etrépondit :

« Mon admiration pour vous, ma chèrefemme, augmente en proportion de votre éloquence, mais, de grâce,ne faites plus allusion à mes embarras pécuniaires.

– Ai-je tort, reprit lady Harry d’un tontrès doux, d’espérer que l’amour me donne encore de l’influence survous ? Les femmes, est-il besoin de le dire, mon ami, sont descréatures pétries de vanité. J’avoue que je ne fais pas exception àla règle commune et que j’attache une très grande importance à mesidées ; ceci dit, j’ai bon espoir que vous n’imposerez pointune défaite à ma vanité. Dites-moi, est-il temps encore detélégraphier au docteur ? Je surprends dans votre regard uneréponse négative… Hélas ! qu’allons-nous devenir ? Sivous gardez encore un peu souci de ma destinée, faites en sorte quece misérable ne couche pas sous notre toit. La pensée seule de saprésence me glace d’effroi. Je saurai trouver un prétexte, unedéfaite ;… je louerai une chambre pour lui s’il le faut dansle voisinage,… n’importe où… Non Harry, de grâce ! nel’abritons pas sous notre toit !

– Ma parole d’honneur, Iris, avec vosidées baroques, vous me mettez la cervelle à l’envers, réponditlord Harry sur le ton de la plaisanterie. D’ici peu de temps,j’aurai un motif de plus d’être fier de vous : vous allez vousrévéler comme poète, écrire des mélodies irlandaises à l’instar deThomas Moore et qui sait, vous le surpasserez peut-être. En outre,vous vous enrichirez, car je me suis laissé dire par ungribouilleur de papier, qu’il n’y a rien qui rapporte autant debénéfices que la poésie.

– Est-ce là, tout ce que vous avez à medire ?

– À quoi bon en dirais-je plus ?Vous n’espérez pas, sérieusement, que je me prête à vos petitescombinaisons ?

– Pourquoi pas ? demanda Iris.

– Parce qu’il est aussi impossibled’envoyer Vimpany loger dans un hôtel meublé qu’à la belle étoile,quand moi, son ami, j’ai ici une chambre inoccupée ! Sansdoute, le joyeux docteur a un faible trop prononcé pourl’alcool ; sans doute, il n’est pas le modèle des maris, maisque diable ! il ne faut pas vous figurer que les ménages commeles nôtres fourmillent sur terre, comme les étoiles au ciel !Quand vous prétendez que Vimpany est un misérable et un amidangereux, je m’en prends naturellement à votre imagination, à lafolle du logis, comme disent les gens vieux jeu,… il me semble quevous nagez dans le bleu, que vous y cherchez sans cesse desinspirations poétiques… Vous ne mangez plus ; véritablement,mon amie, ma très chère amie, êtes-vous malade ?

– Merci, j’ai fini de déjeuner.

– Et vous vous disposez à me planterlà ?

– Oui, je vais monter dans machambre.

– Que vous êtes pressée de mequitter ! À Dieu ne plaise que j’aie idée de vous chercherquerelle ; mais, dites, qu’allez-vous faire ? »

Iris reprit d’un ton pleind’amertume :

« Cultiver mon imagination.

– Il y a là-dessous quelque malice que jene m’explique pas ? fit lord Harry en roulant les yeux. Est-ceune déclaration de guerre ? »

Iris se passa alors la main sur le front etdit avec calme :

« Non, Harry, mais seulement l’effet d’unterrible désappointement ! »

Sur ce, elle sortit en hâte de la pièce. LordHarry continua à expédier son repas, mais l’aiguillon de lajalousie ayant traversé son cœur de part en part, il ne mangea quedu bout des dents.

« Il est clair, se dit-il, qu’elle mecompare à l’ami absent et regrette de n’avoir pas épousé Montjoie,le séduisant Montjoie ! »

Voilà comment se termina la première querellede lord Harry et de sa femme : Vimpany y avait joué le rôle deboutefeu.

Chapitre 48

 

Arrivé chez lord Harry à l’heure indiquée pourle dîner, le docteur Vimpany promène ses regards autour dusalon.

« Où est lady Harry ? »dit-il.

Son hôte répond qu’un vent d’orage a soufflésur son horizon conjugal ; rentré à l’instant d’une longuepromenade à cheval, il sait que sa femme ne tardera pas àdescendre.

Fanny Mire apporte le potage.

« Lady Harry, dit-elle, prise d’unviolent mal de tête est empêchée de quitter sa chambre, elle faitprier lord Harry de l’excuser. »

Le nouvel arrivé avait assez l’expérience dela vie conjugale pour savoir quel cas faire des défaites de cegenre. À l’effet de se mettre bien dans les papiers de lady Harry,il charge Fanny Mire de lui présenter ses respectueux complimentset de lui faire savoir qu’il n’avait pas voulu quitter Londres sansprendre des nouvelles de Hugues Montjoie. En somme, son état étaitfort amélioré, et s’il conservait encore sa garde-malade près delui, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas encore complètementrecouvré ses forces.

Il murmure ensuite à mi-voix à lordHarry :

« J’ai voulu par là me faire bien voir delady Harry, j’espère qu’elle ne nous tiendra pas rigueur demain.Passez-moi le xérès. »

Au souvenir de sa première querelle avec safemme, lord Harry était morose, il ne desserrait guère les dentsque pour manger et s’il lui arrivait de parler, c’était desdifficultés de sa situation pécuniaire.

À un certain moment, comme le service exigeaitla présence de Fanny à la cuisine, le docteur jeta une boulette demie de pain au plafond en manière de plaisanterie. Pardieu !il avait trouvé, dit-il un truc pour boucher les trous à la lune,il s’expliquerait plus clairement quand le moment serait venu. Surce, lord Harry allègue que si la présence de Fanny gêne sesépanchements, il va lui donner l’ordre de rester à la cuisine.

De son côté, la femme de chambre, en entrantchez lady Harry, s’exprima ainsi :

« Je croyais qu’il ne s’agissait qued’une simple défaite, ciel ! milady serait-ellesouffrante ?

– Je suis découragée, voilàtout. »

Après avoir servi le thé, Fanny se dirigeantvers la porte, s’écria :

« Moi aussi je suis triste, bientriste !

– Pauvre Fanny ! dit lady Harry,qu’avez-vous donc ?

– J’ai… j’ai que le docteur m’a déjà jouéun tour de sa façon.

– Quel tour ?

– Il a, paraît-il, une chose trèsimportante à dire à lord Harry, mais il n’entend pas lui faire sesconfidences pendant que je rôde dans la maison.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il me suspecte de regarder parle trou de la serrure, d’écouter aux portes ; je ne jureraispas que milady elle-même ne lui inspirât des suspicions. « Mapropre expérience m’a appris, a-t-il dit à lord Harry, quelorsqu’il y a des femmes dans une maison, les murs ont desoreilles. Quels sont vos projets pour demain ? » LordHarry a répondu qu’il devait assister le lendemain, à trois heures,à une réunion du Continental Herald ; sur quoi ledocteur a repris : « Le bureau du journal n’étant pasloin du Luxembourg, je vous donne rendez-vous à la porte du palais,à quatre heures ; nous causerons en arpentant la grande alléedevant le château, en évitant de nous rapprocher des arbresderrière lesquels les curieux peuvent se dissimuler. – Que diablepouvez-vous avoir à me dire ? demanda lord Harry en segrattant l’oreille. – Patience,… patience, jusqu’à demain »,répliqua le docteur en riant ; mais moi, poursuivit Fanny, jeme dis qu’il m’est impossible d’aller errer dans le Luxembourg sansêtre reconnue ; voilà, milady, le tour pendable que le docteurm’a joué ! Et c’est milady qui en sera la victime !

– Cela n’est pas prouvé, Fanny.

– Mon Dieu ! que je suismalheureuse ! » s’écria la femme de chambre, haletante.Le seul motif d’attendrissement que pût avoir cette pauvre créaturelaissait-il donc insensible celle qui lui avait témoigné indulgenceet bonté ?

« Asseyez-vous près de la fenêtre, Fanny,dit lady Harry, tout à l’heure, quand vous serez plus calme, jevous dirai quelque chose.

– De grâce, milady, parlez !

– Je ne comprends pas comment vous avezpu découvrir ce qui s’est passé entre mon mari et le docteur ;pourtant, ils n’ont pu parler devant vous de leurs affairesprivées ?

– Vrai, comme je le dis à milady, ils nese sont pas entretenus d’autre chose tant que le dîner a duré.

– En votre présence ?

– Le moment est venu, milady de meconfesser à vous : d’une part, je vous ai trompée et j’en suishonteuse : d’autre part, j’ai usé de finasserie avec ledocteur, je l’ai mis dedans et je m’en frotte les mains ; ilfaut vous dire que je comprends le français aussi bien quelui !

– Pourquoi alors m’avoir dit lecontraire ? Pourquoi cette tromperie ?

– Je m’explique. Lorsque je laissaismilady me traduire en anglais les commissions dont elle mechargeait, je me rappelais un conseil qui m’avait été donnépar…

– Par un ami ? interrompit ladyHarry.

– Par le pire de mes ennemis »,fit-elle avec un sourire amer.

Iris comprit l’allusion et se garda biend’insister. Fanny se dit qu’elle devait à sa maîtresse uneexplication voire une réparation. Reprenant le récit de sesmalheurs, elle poursuivit :

« Ce misérable était professeur demusique à une école dont je suivais le cours. C’était unFrançais ; le langage qu’il parlait était une autre musiquepour moi. Pendant que je faisais des gammes, il me murmurait descompliments à l’oreille, puis des déclarations, puis une promessede mariage. Impossible de résister à ses désirs ; ilm’enleva ; tant que dura son caprice, il s’amusa à m’enseignerle français. Le jour qu’il m’abandonna à mon malheureux sort, voicila lettre qu’il m’adressa. « Je vous recommande de ne révélerà personne votre connaissance de la langue française. À la faveurde l’atout que j’ai mis entre vos mains, vous pourrez, un jour oul’autre, surprendre les secrets dont il ne tiendra qu’à vous detirer grand profit. C’est en réalité la seule ressource surlaquelle vous puissiez faire fonds, puisque je n’ai pas un rougeliard à vous offrir, rappelez-vous qu’il est des conseils quivalent de l’or en barre. »

La vérité, c’est que Fanny méprisait trop ceprofesseur dans l’art de la perfidie pour se laisser pervertirdavantage par ses conseils. Une des amies de la camériste, ayantréussi à lui trouver une situation, la personne qui l’avait gagée,s’informa si elle savait lire, écrire et comprendre lefrançais ; l’ambiguïté des réponses de Fanny Mire lui inspirades soupçons et on la congédia sans autre forme de procès. À partirde cette époque, elle se fit une loi de cacher son savoir, comme unavare cache son trésor ; si l’occasion s’en fût présentée,sans doute elle n’en eût pas fait mystère ; or, pour êtrejuste aussi, jamais elle n’avait été encouragée à s’épancher.Lorsque miss Iris était devenue lady Harry, les choses avaient prisun autre tour.

Par le seul fait d’appartenir au sexe fort,lord Harry et le docteur Vimpany excitèrent les soupçons de FannyMire et c’est alors qu’elle se souvint du conseil du professeur demusique ; un secret pressentiment l’avertissait qu’ellepourrait, en le mettant en pratique, servir les intérêts de ladyHarry ; mais pour cela, il fallait que sa bienfaitrice se fîtune loi de la discrétion. À cet instant, Iris arrête sur Fanny unregard froid et objecte que tant de dissimulation n’est pasadmissible entre mari et femme. Fanny Mire reprend avecanimation :

« Si vous faites savoir ce qui en est àlord Harry, il me renverra sur l’heure. Tout vaut mieux que cetteéventualité. »

Iris hésitait ; en réalité, la seulepersonne sur le dévouement de qui elle pût compter n’était-elle pasFanny ? Avant son mariage, elle eût considéré comme au-dessousd’elle d’accepter un service de ce genre d’une auxiliairesalariée ; mais déjà l’atmosphère morale dans laquelle vivaitlady Harry exerçait sur elle, à son insu, une influence indirecte.Un observateur du cœur humain n’a-t-il pas dit : « Ilreste toujours dans la conscience quelques-uns des sophismes qu’ony a semés » ; elle en garda l’arrière-goût comme d’uneliqueur mauvaise.

La malheureuse femme finit par dire :

« Trompez le docteur si vous le croyeznécessaire à ma sécurité, mais du moins respectez lord Harry sivous voulez que je garde votre secret. Je me résume et vous défendsd’écouter demain ce que mon mari dira à M. Vimpany.

– Je le voudrais, milady, que je ne lepourrais pas ; mais enfin, je puis épier le docteur ; jeme demande ce qu’il fera avant de rejoindre lord Harry ; jetiens absolument à filer ce misérable et, pour cela, jeprierai milady de m’envoyer demain faire des emplettes à Paris.

– Mais vous vous exposeriez à unvéritable péril ?

– Permettez, milady, ça, c’est monaffaire.

– Allons, c’est entendu ! » fitlady Harry en fronçant douloureusement le sourcil.

Chapitre 49

 

Le lendemain matin, lord Harry quitte lecottage, accompagné du docteur. Puis après un certain laps detemps, il rentre seul. Le changement qui s’était opéré en luijustifiait en tout point les appréhensions que sa femme avaitconçues depuis son entretien avec Fanny.

L’air abattu, les yeux injectés de sang, laphysionomie hagarde de lord Harry, accusaient une lutte intérieure,effet de la colère.

« Je n’en puis plus, dit-il en rentrantchez lui, donnez-moi un verre de xérès ? »

Sa femme mit à le servir une obéissanceempressée ; elle comptait que ce stimulant réparateur luirendrait les forces dont il avait besoin. Les petites querelles quiabaissent l’humanité, ne se font guère sentir que dans le calmemonotone de la vie ordinaire, mais cessent aussitôt que de fortesémotions provoquent l’orage. En cet instant, nous voyons Iris,prise d’épouvante à l’idée que lord Harry a été exposé à unetentation grave, et lui tremblant que sa physionomie ne trahisse letrouble qui le torture. Les yeux baissés, Iris répond :

« Je crains que vous n’ayez appris demauvaises nouvelles ?

– Oui, au bureau du journal »,riposta lord Harry d’un ton triste.

Elle comprit qu’il dissimulait quelque chosede grave ; tous deux gardèrent le silence ; lord Harryparaissait complètement absorbé par ses préoccupations. Tous deuxétaient assis côte à côte, unis par la plus intime des relationshumaines et, néanmoins, étrangers l’un à l’autre !

Les minutes s’écoulaient lentement, trèslentement, sans que la situation changeât. Lord Harry redresseenfin la tête, regarde sa femme d’un air triste et passionné. Irisobéissant aux impulsions du cœur, les seules qui ne trompent pas,rompit le silence.

« Que je voudrais pouvoir soulager vostourments, dit-elle simplement. Je ne résiste pas à vous demanders’il n’y a rien que je ne puisse faire pour vous ?

– Venez ici, ma chère Iris. »

Alors, elle se rapproche de lui ; ill’attire contre son cœur et finit par dire :

« Embrassez-moi, ma chèrefemme. »

Et elle l’embrassa tendrement. Il poussa unprofond soupir, la regardant d’un air implorant qu’elle ne luiavait jamais vu.

« D’où vient votre hésitation à meconfier vos chagrins, mon cher Harry ; hélas ! je devineà quel point vous êtes préoccupé…

– Oui, répondit lord Harry, il est unechose que je regrette vivement.

– Laquelle ?

– C’est d’avoir prié Vimpany de revenirchez nous. »

Une joie avait saisi Iris ; elle regardason mari avec attendrissement ; une rougeur de satisfaction serépandit sur le visage de la jeune femme. Cette fois encore,l’amour lui fit découvrir la vérité ! Le docteur avait dûlaisser voir le bout de l’oreille pendant leur mystérieuxentretien, et, de fait, son cynisme avait paru révoltant à lordHarry. Heureuse de découvrir qu’il lui accordait de nouveau saconfiance, Iris reprit :

« Après la communication que vous venezde me faire, je saisis avec joie l’occasion de vous dire que jesuis aise de vous voir rentrer seul. »

La réponse de son mari la glaça.

« Vimpany est resté à Paris seulement letemps de remettre une lettre d’introduction à qui de droit ;dans un moment, il sera ici.

– Vraiment ! dit Iris avec uneremontée d’amertume, quand cela ?

– Pour dîner, je suppose. »

Iris était encore sur les genoux de son mari,lorsqu’il lui demanda :

« J’espère, ma belle, que vous dînerezavec nous ce soir ?

– Oui, si tel est votre désir ?

– Vous n’en pouvez douter. J’avoue qu’ilme déplairait singulièrement de me trouver en tête à tête avecVimpany. De plus, un dîner sans vous, ici, n’est pas undîner. »

D’un regard aimable, Iris le remercia de cepetit compliment, mais, au fond, elle était ennuyée de laperspective de revoir le docteur. Prenant son courage à deux mains,elle poursuivit :

« Doit-il dîner avec noussouvent ?

– J’espère que non. »

Si, d’un côté, lord Harry eut pu faire uneréponse plus positive, d’un autre côté, sans doute, il ne voulaitpas s’expliquer : il prit une porte échappatoire, en abordantun autre sujet, plus agréable pour lui, et s’exprima en cestermes :

« Ma chère Iris, du moment que vous avezexprimé le désir de me venir en aide dans mes anxiétés, je vaisvous en fournir l’occasion. Je dois écrire tout à l’heure unelettre importante pour vos intérêts et pour les miens. Vous voudrezbien en prendre connaissance et m’en dire votre sentiment. Cettelettre très importante pour moi, comme je viens de vous le dire,m’oblige à une grande tension d’esprit, aussi vais-je allerm’isoler dans ma chambre. »

L’esprit plein de ces pensées, Irisréfléchissait à tout ce qui s’était passé, lorsque Fanny Mireentra ; elle venait raconter à lady Harry le résultat de sonexpédition à Paris.

Elle avait combiné son départ de façon àprécéder l’arrivée de lord Harry et de M. Vimpany ; tousdeux s’étaient rendus en causant de la gare au bureau du journal.Fanny avait réussi à les suivre en fiacre. Grâce à la voiletteépaisse qu’elle portait pour voir sans être vue, elle put se rendrecompte que le docteur prenait ensuite le chemin duLuxembourg ; il fut rejoint par lord Harry et tous deux sedirigèrent dans la partie la plus isolée du jardin. L’entretienfini, lord Harry sortit par une des portes de la grille, et son airbouleversé, sa démarche agitée, ne laissèrent pas de frapper FannyMire. M. Vimpany étant venu à passer près d’elle, les mainsenfoncées dans ses poches, elle put constater qu’un singuliersourire errait sur ses lèvres ; de méchantes penséesrenforçaient à coup sûr sa gaieté de mauvais aloi !

Fidèle à sa première idée d’espionnage, ellevoit le docteur prendre la direction de l’Hôtel-Dieu et lesuit de loin. Arrivé à la porte, il tire une lettre de son calepinet la remet au concierge. Peu après, un individu s’empresse àsaluer poliment le docteur, qu’il conduit dans l’intérieur del’hôpital. Fanny Mire guette sa sortie pendant plus d’une heure.Quel pouvait être son dessein en venant dans un hôpitalfrançais ? Quel but poursuivait-il en y restant silongtemps ? Découragée par ces mystères insondables, harasséede fatigue, Fanny s’en revint à Passy, très anxieuse de communiquerces nouvelles à lady Harry ; mais, au moment où elle allait lefaire, lord Harry entre dans la pièce, une lettre à la main. Il vade soi que l’on congédia brusquement Fanny.

Chapitre 50

 

Le sauvage lord désirait dire un mot à Iris,avant de lui remettre sa fameuse lettre ; sans périphrase, ilexposa la situation en ces termes :

« Voici les embarras qui surgissent, à lasuite de la réunion à laquelle je viens d’assister. Il s’agiraitd’arrêter les conditions d’un nouvel emprunt, rendu nécessaire pardes dépenses imprévues du Continental Herald. Après unelongue discussion, on a décidé qu’il incombait aux propriétaires defournir la somme nécessaire, d’où mes derniers billets de banquevont fondre comme beurre au soleil. L’espoir fondé sur lesdividendes est un leurre ! tous les comptes sont changés enmécomptes !

Désillusionné, il se voyait dans l’odieusedèche, s’il ne parvenait à se forger des ressources, enattendant les résultats gigantesques que le ContinentalHerald ne pouvait manquer de produire d’ici six mois enfin,aux misères excessives, les résolutions désespérées !

« Je me suis adressé à mon frère,dit-il.

– À votre frère ! répéta Iris d’unton découragé. Je me rappelle vous avoir entendu dire que vous luiaviez déjà écrit une lettre dithyrambique à ce sujet, lettre àlaquelle il vous a fait répondre de la façon la plus insolente parson homme d’affaires. Jugez un peu !

– Vos souvenirs ne vous trompent pas,Iris, mais cette fois-ci, le hasard semble nous servir et c’est debon augure. Mon frère est sur le point de se marier, sa fiancée,richissime héritière, est une adorable créature qu’il suffit devoir, dit-on pour admirer et pour aimer, cette heureusecirconstance ne saurait manquer de produire une influenceémolliente même sur le cœur le plus dur. Tenez, Iris, lisez ce quej’ai écrit et dites moi tout franchement votre manière devoir. »

Sur ce, lady Harry prit connaissance de laprose de son époux, l’impression qu’elle en éprouva mit un baumesur l’âme ulcérée de son mari.

L’épître en question fut jetée à la poste cemême jour.

Si la gaieté d’un convive suffit à le rendreagréable à ses hôtes, celle du docteur, ce jour-là, atteignitfacilement ce but, d’une galanterie exquise avec lady Harry, ilraconte anecdote sur anecdote, tout en faisant honneur au vin deChablis de son amphitryon et aux mets affriolants de la cuisinefrançaise. Il mit successivement la conversation sur les finances,le sport et la littérature, mais lord Harry, loin d’y mordre, setenait silencieux comme une carpe, au dessert, le convive entamaavec entrain une question d’horticulture avec lady Harry, mais ilémit une opinion si saugrenue au sujet d’une plantation à fairedans le jardin, que pour le confondre, Iris va chercher un manuelde jardinage. Dès que le docteur eut réussi à faire déguerpir lamaîtresse de maison, se retournant brusquement vers lord Harry, ildit d’un ton à la fois insolent et obséquieux :

« Eh bien ! avez-vous pris unedécision depuis notre entrevue au Luxembourg ? Êtes vous enfinrésolu à user du moyen que je vous ai proposé pour lester votrebourse et vous remplumer ?

– Non, certes, je le repousserai, aucontraire, ce moyen tant qu’il me restera un souffle de vie.

– Je m’en doutais ! fit le docteuravec un sourire de pitié. D’où je conclus, que vous avez un autretruc pour gonfler votre ballon dégonflé ? Et quel est-il, s’ilvous plaît ?

– Je vous demande de patienter jusqu’à lafin de la semaine.

– Alors vous me direz quel remède vousavez trouvé ?

– Je vous l’ai promis, docteur, et jen’ai qu’une parole. »

On entendit à cet instant la portes’ouvrir :

« Chut ! » s’écria lordHarry.

Iris rentre un livre à la main et met sous lesyeux du docteur le passage qui doit l’éclairer ; sur ce, ils’incline le plus galamment du monde et s’avoue vaincu.

Les jours se suivent avec lenteur etM. Vimpany continue à se montrer aussi facile à vivre quesouple et poli. Il décampe tous les matins et tous les matinsl’astucieuse Fanny suit sa piste comme un limier, celle d’unrenard. Après de longues courses faites dans Paris, il dirigeinvariablement ses pas vers l’un des hôpitaux de la capitale, où,sur une lettre qu’il présente, on le fait entrer.

Quel but poursuivait le docteur ?Mystérieux problème, secret insondable !

Le dernier jour de la semaine, au matin, l’onremit à lord Harry la lettre si impatiemment attendue. Pressée d’enconnaître le contenu, Iris arrive aussitôt chez son mari, mais déjàles fragments de la missive jonchent le sol ; à coup sûr,cette réponse est une fin de non-recevoir.

Iris, entourant de ses bras le cou de sonmari, lui dit de sa voix la plus caressante :

« Oh ! mon pauvre ami, qu’allez-vousfaire ?

– Rien.

– Quoi ! n’y a-t-il personne quivous puisse venir en aide ?

– Personne, si ce n’est vous, Iris,reprit-il en lui passant la main sur le front.

– Alors, dites-moi vite, de grâce, enquoi et comment ?

– Écrivez à Montjoie et demandez-lui deme faire un prêt d’argent. Iris eut un haut-le-corps. Quellehonte ! quelle dégradation. Surprise, indignée, outrée, elles’éloigne de son mari et pousse un cri de dégoût !

– Vous refusez ? » fit-il.

D’un air égaré et les larmes étouffant savoix, Iris reprit :

« Me feriez-vous l’insulte d’endouter ! »

Sur ce, le sauvage lord tire la sonnette avecfurie et disparaît ; sa femme l’entend s’informer dans levestibule où est le docteur.

« Mylord, le docteur est aujardin », répondit Fanny.

M. Vimpany, en effet, savourait à la foisle bon air de Passy et un excellent cigare. Lord Harry s’avance àpas de géant dans la direction de son ami et l’aborde en articulantun juron.

« Tout beau ! s’écrie le docteurd’un air folâtre, à quoi bon vous emballer pareillement.Est-ce oui,… est-ce non ?

– C’est oui ! Infernale canaille,répond son interlocuteur.

– Tous mes compliments, fit le docteurd’un air gouailleur.

– Vos compliments, de quoi ? ripostelord Harry d’un ton d’humeur rancunière.

– Parbleu ! d’être un aussi vilgredin que moi ! » s’écria le docteur d’une voixrogue.

Chapitre 51

 

Le plan indigne, proposé par lord Harry à Irispour faire venir l’eau au moulin, avait eu de sérieusesconséquences. La plus grave de toutes, sans contredit, était lerefroidissement du mari et de la femme.

Lady Harry vivait renfermée dans sesappartements ; lord Harry passait la moitié des journées horsde chez lui, tantôt en compagnie du docteur, tantôt avec d’autresamis. Iris souffrait cruellement de la situation que son orgueilblessé et son ressentiment lui imposaient. Elle n’avait aucun ami àqui demander conseil ; elle n’était même plus d’accord avecFanny qui, n’ayant en vue que les intérêts de sa maîtresse,s’avisait qu’une séparation de corps pouvait seule tirer lady Harryde ce bourbier. Plus le sauvage lord s’acharnait à conserver sousson toit cette franche canaille de docteur, plus fatal pouvaitdevenir l’empire que prenait sur lui un homme à qui tous les moyensétaient bons pour arriver à ses fins.

Autant que sa situation pouvait le luipermettre, Fanny s’efforçait de creuser l’abîme qui séparait lemari et la femme. Tandis que la pauvre servante soumettait à samaîtresse des idées qui ne réussissaient qu’à l’irriter davantageencore, Vimpany, de son côté, dépensait jusqu’à son derniersyllogisme, pour démontrer à son hôte qu’il devait repousser toutetentative de réconciliation qui lui viendrait directement ouindirectement de sa femme ; causant avec lui, ildisait :

« Lady Harry cache sous les apparences dela douceur, une âme vindicative. Profitez donc tout de suite desavantages que vous offrent les circonstances, en acceptant, si telest le désir de Lady Harry, une séparation à l’amiable, laquelle,vous le savez aussi bien que moi, vous permettra de forcer votrefemme à réintégrer le domicile conjugal.

– Permettez-moi de vous dire que ce n’estpas très loyal, répondit lord Harry en hochant la tête.

– Loyal ou non, reprit le docteur,l’essentiel est de pouvoir la rappeler quand sa présence seranécessaire à la réussite de notre fameux projet,… complot,…expédient,… comment dire ? disons canaillerie ! Il fautlui épargner – voyez comme je suis prudent – d’être mise dans lesecret de la chose ; sa rigide moralité pourrait en êtrerévoltée, d’où toute l’affaire irait à vau-l’eau. Vous comprenez,…passez-moi la bouteille, please, et nous reparlerons decela plus tard. »

Le jour suivant, une circonstance fortuitedémolit le plan par lequel Iris devait être éloignée de la scèned’action. Lord Harry et sa femme se trouvèrent par hasard sur lepalier de l’escalier.

Redoutant l’émotion que trahiraient sesregards, si elle venait à rencontrer ceux de son mari, Iris, lespaupières entrecloses, serre la muraille afin de s’esquiver ;lord Harry croit à tort que sa femme, en détournant les yeux, luitémoigne du mépris ; le rouge de la colère lui monte auxjoues ; il se décide à mettre en pratique les conseils deVimpany ; ouvrant la porte de la salle à manger déserte, ildit à Iris qu’il désirait avoir avec elle un moment d’entretien.L’instant d’après, il raconte que le docteur lui a fait lamorale : « Aux grands maux, les grandsremèdes ! » avait-il dit.

Quand la vie en commun est devenueintolérable, il n’y a qu’une chose à faire : aller chacun deson côté. C’était là, une méchante action ; la jeune femme enressentit comme une décharge électrique ; pour la premièrefois depuis leur brouille, elle se décida à parler à son mari.

« Ce que vous dites là, est-ilsérieux ? » interrogea-t-elle.

Sa voix dénotait une émotion extrême ;Iris semblait revivre les jours heureux du passé. L’amour blesséfaisait trembler ses lèvres nerveuses ; elle sentait undéchirement de tout son être. À cette minute, lord Harry sentit sacolère se fondre, mais son orgueil offensé ne se courba pas pourcela, et il garda le silence.

« En somme, si vous êtes réellementfatigué de moi, poursuivit-elle, séparons-nous. Je m’éloigneraisans vous adresser ni prières ni reproches ; quelle que soitla douleur qui m’oppresse, je vous en épargnerai lecontre-coup. »

Un instant, le sang-froid d’Iris faillitl’abandonner ; sa poitrine gonflée haletait ; elletremblait de céder à l’amour, à cet amour aveugle, qui l’avait sicruellement déçue ! Enfin, reprenant possession d’elle-même,elle dit avec calme :

« Dois-je interpréter votre silence commeun arrêt d’expulsion ? »

Tout homme éprouvant pour Iris les sentimentsqu’elle inspirait à son mari, n’eût pu résister à des paroles sidignes ; elle restait là, debout, immobile, extrêmement pâle.Soudain, il lui tend les bras, elle s’y précipite et sans qu’un motfût échangé entre eux, la fatale réconciliation était un faitaccompli.

Ce jour-là, à dîner, une grande surpriseattendait le docteur ; ses lèvres ébauchèrent un sourirediabolique, quand il constata que lady Harry occupait à table saplace habituelle. Mais il n’en perdit pas pour cela un coup de dentet se montra même singulièrement gai. Dès qu’Iris se fut retirée,lord Harry, débarrassé d’un poids sur la conscience, but denombreux verres de xérès en l’honneur de sa dame. Ledocteur, sans intervenir dans les affaires d’autrui et outré de ladéraison de lord Harry, se borna à verser dans le gilet de sonamphitryon les confidences de sa vie conjugale.

« Palsambleu ! s’écrie-t-il en riantd’un mauvais rire, si j’avais mis de côté une pièce d’or, chaquefois que je me suis brouillé avec ma femme, ma foi ! je seraisun Crésus aujourd’hui ! Et vous, mon cher, de combien degrandes scènes avec lady Harry avez-vous gardé lesouvenir ?

– Deux, en tout et pour tout, réponditson interlocuteur d’un ton convaincu et en se frottant lesmains.

– Pas possible ! deux en tout etpour tout ! répéta le docteur, car de ma vie, je n’airencontré deux êtres aussi dissemblables, aussi peu faits pours’entendre que vous et lady Harry ! Vous haussez les épaules.Pardieu ! c’est une habitude invétérée chez vous, de mecontredire. En dépit de votre sécurité, je vous parie un panier devin de Champagne (première marque) que d’ici un an, vous ne vousentendrez plus du tout, mais du tout, avec votre moitié.

– Topez là ! » reprit lordHarry et, sur ce, il propose à son convive de boire à la santé delady Harry : « D’ici un an, docteur, ce sera à son tourde boire à votre santé avec du vin de Champagne que vous aurezpayé ! »

Le lendemain matin, le facteur remit deuxlettres au chalet de Passy ; l’une, adressée à lady Harry,portant le timbre de Londres, était deMme Vimpany ; quelques lignes de Hugues s’ytrouvaient annexées, les voici :

« Les forces me reviennent lentement,écrivait-il, mais ma garde-malade, toujours bonne et dévouée,m’affirme que toute crainte de contagion a disparu. Vous pouvezdonc encore écrire à votre vieil ami, si lord Harry n’y fait pasobjection et cela sans courir aucun danger ; une fois de plus,ma main, encore faible, commence à trembler. Il est superflud’ajouter, n’est-il pas vrai, combien je serai heureux de recevoirbientôt de vos nouvelles. »

Dans sa joie, Iris proposa à son mari de luidonner communication de cette lettre, mais il se borna à répondretout en ouvrant son journal :

« Je suis heureux d’apprendre la guérisonde Hugues Montjoie. »

Il prononça ces mots d’un ton glacial, enjetant sur Iris un regard implacable, car il ne pouvait maîtrisersa jalousie, circonstance aggravante, que sa femme avaitoubliée.

Le même jour, Iris répondit à Hugues du ton deconfiance et d’affection qu’elle avait eues avec lui avant d’êtrelady Harry. Elle avait fermé sa lettre et mis la suscription, quandelle constata que sa petite provision de timbres-poste étaitépuisée. Au moment où elle en demandait un à Fanny Mire, le docteurVimpany qui passait, entendit la camériste répondre :

« J’en manque également. »

Sur ce, avec une politesse extracourtoise, ilpropose à lady Harry de lui rendre ce léger service et, après cela,il fixe lui-même le timbre sur l’enveloppe.

Dès qu’elle fut seule avec sa maîtresse. Fannyjoignant les deux mains, l’œil ardent et très tourmentée de ce quivenait de se passer, s’écria :

« Si ce n’est pas pitoyable ! Voilàce goujat qui a réussi à savoir à qui milady aécrit ! »

Entre temps, le docteur était descendu aujardin, afin de prendre connaissance d’une lettre qu’il avait reçuele matin même. Blottie dans la serre, où elle était occupée àarroser de frêles verdures, Fanny put aisément observerM. Vimpany. Celui-ci, après avoir lu et relu l’épître enquestion, ayant avisé la camériste, la pria d’aller dire à lordHarry qu’il désirait lui parler. Le sauvage lord arrive aussitôt aujardin ; lui aussi prend connaissance de la lettre, aprèsquoi, il la rend au docteur : tous deux s’acheminent alorsvers la maison ; Vimpany prononce quelques mots qui semblentmal pris par son compagnon ; malgré tout, il tient bon etsemble, à la fin, avoir gain de cause ; ils consultent unindicateur sur la table du salon, et s’empressent de partir pour lagare de la Muette. Fanny Mire va de nouveau dans la serre. Quel butpoursuivait le docteur ? Pourquoi tenait-il à être accompagnépar lord Harry ? Il fut un temps où Fanny eût pu trouverfacilement la solution du problème, en montant, elle aussi, enchemin de fer. Encore qu’elle eût pardonné à sa camériste soningérence dans ses affaires privées, Iris n’admettait pas, parexemple, qu’elle commentât la conduite de lord Harry. À lui seul ledevoir de protéger sa femme, si jamais la chose étaitnécessaire.

« Je me plais à reconnaître vos qualités,avait-elle dit à Fanny avec sa bonne grâce habituelle envers sesinférieurs ; mais, une fois pour toutes, je ne désire plusvous entendre parler ni du docteur, ni des soupçons que vousconcevez sur lui. »

Fanny crut remarquer un changement de conduitenon équivoque chez lady Harry ; elle l’attribuait à ladéplorable influence du mari sur la femme, mais son dévouementresta le même et elle attendit avec résignation le temps où lesinquiétudes que lui inspiraient lord Harry et M. Vimpanyseraient justifiées. Condamnée à l’inaction, elle arpentait laserre d’un pas trépidant. Soudain, elle entend résonner à traversla mince cloison du cottage, le son argentin de la petite horlogede la salle à manger.

« Je me demande, pensa-t-elle, si ledocteur et son ami ont déjà franchi le seuil d’unhôpital ? »

Par le fait, elle était dans le vrai ;entre temps, ils se rapprochaient de l’Hôtel-Dieu ;ils y furent reçus par un médecin français, lequel les présenta auxautorités médicales attachées à l’établissement. Il leur tint à peuprès ce langage :

« Le docteur Vimpany appartient à l’Écolede médecine de Londres. Le président de cette École, dontM. Vimpany est le confrère et l’ami, lui a donné une lettre derecommandation pour le médecin en chef del’Hôtel-Dieu. »

Cela dit, M. Vimpany s’incline etcommence à exposer son nouveau traitement pour la tuberculose.Après avoir fait ses études à Paris, la reconnaissance lui imposaitle devoir de se placer sous la protection des princes de lascience, pratiquant à Paris. Donc, dans l’une des salles de cethôpital, et après maintes recherches dans d’autres établissementshospitaliers, il avait trouvé un malade dont l’état se prêtaitparticulièrement au remède combiné par lui ; mais, d’un autrecôté, un air plus pur que celui d’une grande ville, une chambre nonpartagée avec d’autres phtisiques, étaient des conditionsindispensables au succès de sa découverte. Or, ces avantagesexceptionnels et d’autres encore, lui étaient offerts par son nobleami lord Harry Norland.

M. Vimpany, d’ailleurs, se prêtavolontiers à répondre aux questions que les chefs del’établissement et ses aides trouvèrent à propos de lui poser.

Ces explications ayant paru parfaitementsatisfaisantes à tout le personnel, les médecins et les internesentourèrent le docteur. Le patient qui excitait à un haut degrél’intérêt de ce membre de la faculté anglaise, se nommait Oxbye,Danois d’origine, et exerçait dans son pays la professiond’instituteur primaire. Puis, il s’était décidé à venir chercher àParis une position plus lucrative et moins fatigante pour un hommede faible constitution. À la faveur de sa parfaite connaissance deslangues française et anglaise, il avait pu obtenir un emploi decopiste et de traducteur ; c’était le pain quotidien, maisrien à mettre dessus. Peu à peu il s’anémia ; bref, on auraitpu voir le jour à travers ses os ! Quand il entra à l’hôpital,les microbes, introduits par la misère, s’étaient développés en luisans être contrariés ; le docteur, chargé de lui donner sessoins, communiqua par écrit ses impressions à son collègue anglais,disant que les remèdes qu’il avait prescrits restaient sanseffet ; les autres praticiens opinèrent du bonnet ; d’uncommun accord, le cas fut considéré comme désespéré : oncommunique alors au pauvre Danois la proposition du docteur Vimpanyet de son généreux ami ; enfin, on lui posa cettequestion : « Que préférez-vous : rester ici, ouprofiter de l’offre que l’on vous fait ? » D’entrée dejeu, tenté par la perspective d’un changement d’air, par l’idéed’occuper une chambre à soi, dans une maison agréable, chez unAnglais riche, avec un jardin à sa disposition et des fleurs pourréjouir ses yeux, il accepta avec enthousiasme.

« De grâce, disait-il, signez mon exeatet je guérirai ! »

Avant de lui donner l’autorisation qu’ilsouhaitait, on l’invita à réfléchir pendant quelques heures. Entretemps, les médecins furent frappés d’une certaine ressemblanceentre le patient poitrinaire et le philanthrope milord. En réalité,ils ont le tact de ne pas dire tout haut ce qu’ils pensent toutbas. D’autre part, dès que le docteur Vimpany se trouve en tête àtête avec le sauvage lord, il demande à brûle-pourpoint :

« Avez-vous considéré leDanois ?

– Assurément.

– N’avez-vous pas été frappé de laressemblance…

– Moi ? Oh ! pas dutout », interrompit vivement lord Harry.

L’éclat de rire retentissant poussé par ledocteur fit retourner les gens qui passaient en ce moment.

« Que la foudre m’écrase ! Ah !fit-il, voici une nouvelle preuve que l’on ne se connaît passoi-même ?

– Alors, vous en êtes extrêmement frappé,vous ? demanda lord Harry d’une voix triste.

– En bonne conscience, me serais-je donnétant de mal pour arriver à mon but, si cette ressemblance n’avaitété aussi frappante ? »

Le lord irlandais se tut. Quand le docteur luidemanda pourquoi il gardait le silence, il répondit d’un tonsec :

« Ce sujet de conversation me déplaîtsouverainement. »

Chapitre 52

 

Dans la soirée de ce même jour, Fanny Mire, enapportant le café dans la salle à manger, y avise lord Harry et ledocteur en tête à tête ; à son entrée, ils commencent à parlerfrançais ; elle s’arrange de façon à rester dans la pièce,sous le prétexte apparent de serrer différents objets dans lebuffet. Le sauvage lord tient le dé de la conversation ; ils’informe si le docteur avait réussi à se procurer une chambre prèsdu cottage ; son interlocuteur répond que non seulement il ena loué une, mais qu’il s’est, en outre, acheté un appareil dephotographie.

« Nous sommes donc en mesure de recevoirnotre intéressant Danois.

– Et quel jour viendra-t-il ?interrogea lord Harry, que dois-je dire à ma femme ? queva-t-elle penser en apprenant qu’un malade d’hôpital occupe votrechambre, que vous lui donnez vos soins et que tout cet arrangementa reçu mon approbation ? »

Le docteur, après avoir siroté son café,reprit avec un sourire abominable :

« Les autorités médicales ont bien admisl’histoire que nous avons forgée ; faites-la de même gober àvotre femme, pardieu !

– Ah ! vous ne la connaissezguère !

– Après tout, c’est votre faute si elleest encore ici, riposta le docteur après avoir allumé un cigare ets’être assuré de sa bonne qualité. Si vous m’aviez écouté, nousserions déjà débarrassés de la présence de lady Harry ;toutefois, je peux arranger l’affaire si vous m’y autorisez.L’important c’est de trouver une garde-malade pour notre jeunephtisique ; là gît la difficulté. »

À cet instant. Fanny est tellement absorbéepar ce qu’elle entend, qu’elle oublie son rôle, reste bouche bée etécoute. À la faveur du sens d’observation dont est doué le docteur,il s’aperçoit de la chose et dit en anglais en s’adressant àelle :

« Some fresh water, if youplease[1] ? »

Dès que la femme de chambre a quitté la pièce,il reprend, en français, cette fois :

« Nous sommes dans de jolis draps, moncher ! Le diable m’étrangle ! Fanny Mire comprend lefrançais !

– Allons donc, que dites-vous là,docteur !

– Tenez, vous allez voir ce qui en estdans un instant.

– À quel expédient allez-vousrecourir ?

– Je vais lui lancer de but en blanc uneinsulte à la tête. »

L’instant d’après, Fanny rentre tenant unecarafe d’eau qu’elle va placer devant le docteur. Alors, saisissantpar le bras la servante, il la dévisage et l’apostrophe endisant :

« Vous nous avez mis dedans,drôlesse ! »

La physionomie bouleversée de la camériste,son expression de stupeur et de colère, la trahissentinstantanément ; elle a l’air défait d’une condamnée devantses juges !

Lord Harry veut la mettre tout de suite à laporte de chez lui ; le docteur intervient.

« Non, non, il ne faut pas priverinopinément lady Harry d’une servante aussi accomplie, d’une femmede chambre sachant le français, mais qui est trop modeste pour enconvenir. »

Exaspérée de se voir prise la main dans lesac, Fanny veut quand même avoir le dernier mot ; ellereprit :

« Grâce à la connaissance que j’ai de lalangue française, je vous ai entendu dire, docteur, que vous avezbesoin d’une garde-malade pour soigner un jeune poitrinaire.Supposons que milord me prenne à l’essai ? »

L’insolence de la servante dépassait toutesles bornes. Lord Harry, hors des gonds, lui intime carrémentl’ordre de sortir immédiatement de chez lui.

Le docteur s’interpose et reprend d’un tonmielleux :

« Patience et longueur de temps font plusque force et que rage », puis s’adressant à Fanny, il dit avecun sourire hypocrite :

« Je vous ferai savoir dimanche prochain,si nous avons besoin de vos services. »

Lord Harry, sans désarmer, fait signe à Fannyde passer la porte ; puis, considérant le docteur avec effroi,bouleversé, il s’écrie :

« Cré nom ! avez-vous perdu laraison ?

– Du calme, du calme ; veuillezd’abord répondre à ma question : n’avez-vous pas quelquesgouttes de sang anglais dans les veines ?

– Si fait, force m’est d’en convenir,répondit le lord irlandais, ma grand’mère était Anglaise.

– Tant mieux, mon cher, cela me faitespérer qu’il y a en vous quelques grains de bon sens. Et bien,écoutez ceci : Fanny Mire est trop intelligente pour êtretraitée comme une simple servante ; je ne serais pas éloignéde croire que c’est une espionne stipendiée par lady Harry. Que jeme trompe ou non, le seul moyen dont je dispose pour me garer desgriffes du chat, c’est de la prendre comme garde-malade. Voyons,mon état mental vous inspire-t-il encore des craintes ?

– Oui, plus que jamais ! réponditson interlocuteur d’un ton animé.

– Vertu de ma vie ! Vous n’avez riende votre grand’mère. Alors, admettons que Fanny Mire veuille noustrahir ; cela ne nous fera ni chaud ni froid, comme on ditvulgairement. Que sait-elle de nos affaires, en réalité ?Qu’a-t-elle appris, je vous le demande ? Qu’un malade doitvenir ici ; mais à quelles fins ? Pourquoi ? Ellel’ignore totalement, puisque nous n’en avons soufflé mot. Sansdoute, elle nous aura entendu dire que lady Harry est un obstacle ànos projets, où est le mal ? Avons-nous jamais divulgué lesecret que nous sommes intéressés à cacher à votre femme ? Pasle moins du monde. Si cette rusée coquine devient la garde-maladed’Oxbye, elle s’associera sans doute à l’idée que nous poursuivons,c’est-à-dire la mort du Danois. Vous frissonnez ! Ma paroled’honneur, vous avez l’air de porter le diable en terre ! Cen’est pourtant pas d’un crime qu’il s’agit, mais d’une mortnaturelle, la consomption, la phtisie, les tubercules et lesmicrobes, par-dessus le marché ! le tout produira le résultatdésiré. Mon noble ami ! que votre conscience se rassure :où il n’y a pas de crime, il n’y a pas de mal ! »

Le lord irlandais, assis alors près de lafenêtre, recule vivement sa chaise.

« Si, dans ma famille, la race irlandaisen’est pas absolument pure de sang anglais, je vous affirme,Vimpany, que Satan, par contre, doit être quelque peu votrecousin.

– En tous cas, un cousinage diabolique mesemble préférable à un cousinage irlandais ! » s’écria lesatané docteur.

Il venait de lancer cette insolence, quandFanny, ouvrant la porte, le prévint qu’un employé de l’hôpital,attaché au secrétariat, désirait lui parler et lui faire savoir quele Danois acceptait l’hospitalité qui lui était offerte ; lecorps médical, de son côté, n’y mettait qu’une condition :c’est qu’une garde-malade compétente serait attachée à la personnedu Danois. Si la personne proposée à cet effet par M. ledocteur était en état de répondre avec succès à l’examen qu’onallait lui faire subir, le patient serait aussitôt transporté à sanouvelle demeure. Le lendemain, un événement domestique de premièreimportance, dépassant de beaucoup les prévisions humaines, seproduisit : M. Vimpany et Fanny Mire franchirent ensemblela distance qui sépare Passy de Paris !

Chapitre 53

 

Lady Harry garda de pénibles souvenirs du jouroù le docteur avait emmené Fanny Mire à l’Hôtel-Dieu, pour luifaire passer des examens de garde-malade.

Ayant sonné sa femme de chambre, Iris voitapparaître la cuisinière ; laquelle s’excuse, disant que Fannyest sortie.

Plus chagrinée encore que contrariée de cemanque de déférence à ses ordres, lady Harry se borne àdire :

« Dès qu’elle sera rentrée, prévenez-laque j’ai à lui parler. »

Deux heures plus tard, la fugitivereparut.

« Je vous ai refusé tantôt la permissionde sortir, articula lady Harry, et voici deux heures d’horloge quevous êtes dehors ! Vous auriez pu me faire savoir directementque vous avez le désir de quitter mon service.

– Grand Dieu ! une pareilledétermination est à cent lieues de mon esprit, répondit Fanny d’unton respectueux.

– Que signifie votre conduite ?

– Cela signifie, milady, qu’un devoir àremplir m’a mise dans l’obligation d’enfreindre vos ordres.

– Quoi, une affairepersonnelle ?

– Pardon, milady, il ne s’agissait pas demoi.

– De qui alors ?

– De milady. »

Au même instant, lord Harry fait irruptiondans la pièce ; la présence de Fanny le décide à battre enretraite et il dit à sa femme :

« Je vous croyais seule ici, Iris ;je reviendrai plus tard, pardon. »

Une pareille concession faite à une servanteétait tellement en dehors des habitudes du sauvage lord, que safemme, jetant un regard significatif du côté de Fanny celle-ci seretire immédiatement, et Iris s’empresse de le rappeler.

« Vrai, je tombe des nues ! dit-elleà lord Harry, dès qu’ils furent seuls ; à quoipensez-vous ? »

Alarmée de l’expression hagarde de son mari,elle ajouta :

« Est-il arrivé un événement si grave, siimprévu, si terrifiant que vous n’osiez me le dire ?

Il s’assit près d’Iris, lui prit la main et laregarda d’une manière qui impressionna beaucoup la jeune femme.C’était de la défiance plutôt que de l’amour, mais pourtant avec uncertain désir de conciliation.

« Je crains de vous causer une nouvellesurprise, balbutia-t-il.

– Qu’est-ce à dire ?… De grâce,…parlez ?

– Il s’agit de Vimpany »,répondit-il en grimaçant un sourire.

Alors, Iris retirant sa main, reprit :« Ah ! je comprends… vous avez à me faire unecommunication qui menace de mettre ma patience à l’épreuve.

– Encore une fois, Iris, votreimagination va vous faire prendre des mouches pour des éléphants,comme on dit. Au total, ce n’est rien d’aussi grave que vous lepensez, il s’agit tout simplement d’un petit changement…

– Un petit changement, vous dites ?demanda Iris avec vivacité.

– Eh bien, ma chérie… »

Il y eut un moment de silence, soninterlocuteur dut prendre sur lui avant d’ajouter :

« Je veux dire que les plans de Vimpanyse sont modifiés, en ce sens, qu’il renonce à avoir sa chambreici.

– Ouf ! s’écria Iris, les veuxbrillants de joie. Quelle délivrance, enfin ! Ce n’est pas unemauvaise plaisanterie, autrement, je me fâche sérieusement.Ah ! quel plaisir j’aurai à aller aérer, ce soir, la chambredu docteur après son départ ! »

À cet instant, lord Harry se lève et se dirigedu côté de la fenêtre. Iris sait, par expérience, que c’est, chezlui, l’indice d’un certain embarras ; elle le suit ;évidemment il n’a pas tout dit ! D’un ton d’amère résignation,elle reprend :

« Continuez, Harry.

– Ce soir, ma chère, ce seraimpossible…

– Pourquoi cela ?

– Par la raison que cette même chambresera occupée.

– Ah ! par l’un de vos amis sansdoute ?

– Vrai, je suis ici comme un homme devantun juge d’instruction, habile à fouiller la conscience d’autrui.Non, mon beau juge ; il ne s’agit d’aucun de mes amis.

– Alors de ceux du docteur ? »interrogea Iris.

Pour rompre les chiens, lord Harry reprit avecvolubilité :

« Quelle belle journée ! si nousdescendions dans le jardin ?

– Remarquez que vous avez omis derépondre à ma question ? dit lady Harry avec insistance.

– Excusez-moi, ma chère, mais je pensaisà autre chose. J’étais sorti, comme on ditaujourd’hui. »

Sans changer de place, Iris reprit :

« Je veux savoir si, oui ou non, lachambre de M. Vimpany doit être de nouveau occupée ;veuillez répondre catégoriquement à ma question ?

– Eh bien ! si je vous disaisqu’elle doit être occupée par l’un de ses clients, vous sauriez lavérité, riposta le sauvage lord du ton de l’impatience.

– Allons donc ! fit-elle de l’air leplus naturel du monde. Un vrai malade ?

– Oui, et même très malade.

– Un homme, une femme ? interrompitIris.

– Un homme.

– Un Anglais ?

– Il sort de l’Hôtel-Dieu ;votre interrogatoire est-il fini ? »

Iris fait quelques pas, puis elle se laissechoir dans un fauteuil. L’étrange communication que son mari vientde lui faire, l’a frappée de stupeur. Son amour pour lord Harry, saconnaissance intime de son caractère, sa faculté de percer à jourses pensées, auraient dû faire deviner à Iris la vérité ;spéculant, raisonnant, doutant, elle le considère avecangoisse.

Le sauvage lord, immobile à la fenêtre, lesbras croisés, le dos tourné au jardin, regarde sa femme avec desyeux comme illuminés par l’attente. Que va-t-elle dire ?

« Je ne comprends pas, je l’avoue, repritla jeune femme, la concession que vous faites à M. Vimpany,encore un coup, veuillez vous expliquer ? »

Mais lord Harry se demande si sa femme,connaissant le docteur comme elle le connaît ajoutera foi auxcontes qu’il a réussi à imposer à la crédulité des médecins del’Hôtel-Dieu. Toujours est-il que lord Harry se décide àtenter l’expérience, le résultat, quel qu’il puisse être, mettra unterme à la responsabilité qui lui incombe en ce moment, et quil’écrase. Au contraire, s’il échoue, il n’aura plus rien à dire,rien à faire, ce sera fini. Un sourire éclaire son visage, il faitune pose, puis, tout à coup, il s’écrie :

« Quelle femme extraordinaire vousêtes ! Je viens ici avec l’intention bien arrêtée de vous direquelque chose et il faut que ce soit vous qui remettiez de l’ordredans ma mémoire ; c’est trop fort ! Voyons, donnez-moi unbaiser et je commence mes explications, veuillez seulement ne pasoublier que c’est de Vimpany qu’il s’agit. »

Enfin, le moment terrible de tout dire estarrivé. Lord Harry s’exécute. Il raconte l’histoire inventée par ledocteur, histoire qui produit sur son interlocutrice un effetauquel il était à cent lieues de s’attendre. À mesure qu’Irisl’écoute, son visage prend une expression plus douloureuse, le sangparaît se figer dans ses veines, quand il a fini, elle garde unsilence mortel. La voyant changer de couleur, il comprend qu’unpressentiment sinistre l’envahit.

Si la cervelle de lord Harry n’eût été aussilégère que celle d’un oiseau, s’il eût eu conscience de la relationentre les effets et les causes, et l’impression ressentie par safemme ne l’eût rien moins que surpris.

Prétendre lui faire croire à elle, qu’uncharlatan sans foi ni loi comme Vimpany avait fait en médecine unedécouverte de la plus haute importance, prétendre lui faire croire,à elle, qu’un des malades de l’Hôtel-Dieuallait devenirsans motif plausible l’hôte de lord Harry, prétendre, enfin, luifaire croire à elle que c’était une concession faite au docteur parpure amitié, après que lord Harry avait exprimé à Iris tous sesregrets de l’avoir invité à descendre chez lui une seconde fois,c’était trop fort ! Comment s’imaginer qu’une femmeintelligente prendrait ainsi au pied de la lettre cette fablemonstrueuse.

Soudain, la crainte d’un noir complot s’étaitemparée de l’esprit de lady Harry ; son attitude trahissaitses sombres pensées.

« Si cet exposé de la situation voussuffit, Iris, n’en parlons plus, ajoute lord Harry d’un tonpenaud.

– C’est convenu », dit-elle d’unevoix grave.

En ce moment, l’idée de se trouver dans lamême pièce et de respirer le même air, qu’un individu aussieffrontément menteur que son mari, causa une sorte de nausée à ladyHarry. Puis, se rappelant l’invitation qu’il lui avait faite dedescendre dans le jardin, elle reprit :

« Allons respirer l’odeur desfleurs ; vous me l’avez demandé, j’accepte. »

Tous deux arpentent les allées et se rongentle cœur ; elle d’effroi, en regardant cet imposteur ; luide crainte, en lisant son secret dans les yeux de sa femme. Pendantqu’Iris regarde une fougère, au feuillage flétri, lord Harrys’esquive et le docteur, marchant à la muette, s’approche comme unvoleur de lady Harry.

Chapitre 54

 

« Où est lord Harry ? demande Irisau survenant.

– C’est à moi qu’il incombe de vousapprendre, milady, ce qu’il n’a pas eu le courage de vous direlui-même.

– Permettez, je ne comprends pas !riposta lady Harry intriguée.

– Vous regardiez là une pauvre plantedélicate, reprit le docteur, vous demandant comment la fairevivre ; l’intérêt que vous témoignez à tout ce qui souffre surla terre, milady, excite ma curiosité et ma sympathie ; jeveux vous faire savoir que, moi aussi, j’ai entrepris de disputerune plante délicate à la mort ! Inversement à vous, j’exercemon jardinage en chambre. Or c’est un spectacle qu’il est bond’épargner à une jeune femme comme vous. Pardonnez ma franchise,mais je suis un saint Jean bouche d’or ! lord Harry a trouvébon de temporiser, de mettre des mitaines et d’attendre ; lemieux, voyez-vous, c’est d’arriver au fait.

– Que prétendez-vous dire ? demandaIris.

– Moi, je n’y vais pas par quatrechemins. Lord Harry devait vous prier de faire vos préparatifs dedépart ?

– Mais de quel droit vous ingérez-vousdans nos affaires ? s’écria lady Harry avec une sorted’emportement. Voilà une impertinence dont j’ai le droit d’êtrefâchée !

– Oserais-je vous rappeler que la colèreest mauvaise conseillère.

– C’est inutile », répondit Irispiquée.

Le docteur va-t-il donc me prendre pourconfidente ? pensait-elle ; or elle le connaissait tropbien, en réalité, pour croire que cela fût possible. Elleajouta :

« Mais enfin, quel sujet d’inquiétudepuis-je avoir ? Pourquoi m’éloignerais-je ?

– Mon Dieu ! fit M. Vimpany,sur ce petit théâtre du monde, notre vie n’est qu’une lutte et,dans cette lutte, l’homme que j’ai la prétention de sauver peutfort bien, malgré tous mes efforts, être le vaincu. Une mort lenteest ce qu’il y a de plus triste au monde, si le patient s’acharne àvivre, il peut prendre son lit en horreur et alors il suffit d’unmoment où l’on a le dos tourné, pour qu’il descende dans le jardin,criant, toussant ;… de pareilles scènes pourraient avoir undéplorable effet sur votre santé, sur votre système nerveux, et àvotre place je partirais sur-le-champ.

– Je vous interdis, monsieur, de medonner un conseil, dit-elle en se redressant de toute sahauteur.

– Loin de moi la pensée de donner unconseil à milady, mais…

– C’est assez, vous dis-je.

– Un mot encore… Lord Harry m’a informéque Hugues Montjoie est en voie de guérison. En mettant, l’autrejour, un timbre sur une lettre de vous, j’ai appris que vous êtesen correspondance. Eh bien ! pourquoi n’iriez-vous pas àLondres suivre et hâter les progrès de la convalescence d’unami ? Harry,… pardon, lord Harry, ne le trouverait pasmauvais, j’en suis convaincu. Pour vous,… pour lui… cela serait lameilleure des combinaisons. Dès que les circonstances lepermettront, lord Harry vous priera de réintégrer le domicileconjugal. Ne me ferez-vous pas l’honneur d’un mot deréponse ?

– J’en chargerai mon mari. »

Après quoi, lady Harry tourne le dos à soninterlocuteur, et cherche lord Harry dans toutes les pièces de lamaison, mais en vain. De propos délibéré, il était sorti pourl’éviter. Elle comprit que tous les deux, ligués contre elle,jouaient le même jeu. À ce moment, prise de spasme, sans courage,sans forces, elle tombe en syncope.

Après un laps de temps dont elle est incapablede mesurer la durée, la porte s’ouvre doucement. Son mari pris depitié pour elle serait-il revenu ?

« Entrez, dit-elle vivement,entrez. »

Chapitre 55

 

La personne qui venait de frapper était FannyMire. Iris, l’esprit toujours tourmenté par la même idée,demande :

« Savez-vous où est lord Harry ?

– Je l’ai vu sortir ; mais je nesaurais dire à milady de quel côté il s’est dirigé », réponditFanny. Cela, d’ailleurs, m’est bien égal, aurait-elle puajouter ; toutefois, elle s’en dispensa.

Puis, la courageuse femme poursuivit d’un tonrésolu :

« Hier et aujourd’hui, certaines chosessont venues à ma connaissance, qu’il est de mon devoir de ne pasgarder pour moi seule ; s’il est permis à une servante de direà sa maîtresse qu’elle n’a jamais encore été si véritablement sonamie, milady peut me croire sur parole. Je prie lady Harry dem’excuser. »

Elle prononça ces mots simplement, mais sansfamiliarité.

Iris, qui se sentait alors, si l’on peut ainsidire, abandonnée de Dieu et des hommes, fut touchée aux larmes.Elle tendit la main à Fanny qui la pressa chaleureusement dans lasienne : une femme plus démonstrative l’eût porté à seslèvres ; mais elle se borna à dire :

« Merci, milady. »

Ensuite, elle raconta toute la conversationentre lord Harry et son convive. Le docteur s’était bel et bienaperçu pendant le dîner qu’elle comprenait le français et que leursecret n’en était plus un pour elle. Or M. Vimpany s’étaitinterposé en sa faveur, alors que lord Harry, lui, la voulaitcongédier sur l’heure ; il fallait une garde-malade pour lepauvre jeune Danois : le docteur Vimpany lui offre de remplircet emploi et elle espère que milady l’excusera.

« Ce mystère devient plus impénétrableque jamais, repartit Iris. Ciel et terre ! Le docteurserait-il donc un plus grand misérable encore que je ne lepensais !

– Assurément, répondit Fanny avec unaccent de profonde conviction. Quant à savoir où il en veut venir,je l’apprendrai un jour ou l’autre ; ma sortie avait pour but,ce matin, de faire la connaissance du malade auquel je dois donnermes soins. J’avoue qu’une fois arrivée à l’hôpital avecM. Vimpany, l’aspect livide de cet individu, qui m’a parun’avoir plus la force de tuer une mouche, comme on dit, m’abouleversée : sa ressemblance frappante avec quelqu’un que jeconnais est extraordinaire.

– Vous dites ?

– Oui, une ressemblance surprenante avecla personne que milady connaît le mieux, je veux dire lordHarry.

– Allons donc, est-ce possible !s’écria Iris.

– C’est vrai, comme je le dis àmilady ; mais j’avoue que je considère cette ressemblanceentre le Danois et milord comme une chose déplorable ;j’ignore pourquoi, mais cette circonstance me déplaîtsingulièrement. Je me mets martel en tête pour voir clair dans toutcela. En outre, je me demande pourquoi l’on se cache de milady…Quand le moment du danger sera venu, milady peut compter sur moipour l’avertir…

– Qui sait ! Fanny, vous courezpeut-être encore plus de risques que moi !

– Du moment que je reste au service demilady, répondit la femme de chambre, sans se départir de soncalme, je ne redoute rien.

– En somme, Fanny, vous êtes à monservice et je ne compte pas vous laisser passer à celui du docteurVimpany. Plantez-le là et tout sera dit.

– C’est ce que je ferai, dès que j’auraidémasqué ses plans.

– De mon côté, je désire avoir l’avisd’un tiers et consulter à ce sujet l’une de mes amies, personne decœur et de bon sens.

– Je gage que c’est deMme Vimpany qu’il s’agit ?

– C’est à elle-même que je pensais.

– Quand milady peut-elle espérer uneréponse ? demanda Fanny.

– S’il lui suffit de quelques mots pourexprimer sa pensée, je recevrai un télégramme. »

À cet instant, l’on frappe vigoureusement à laporte de la pièce. Les doigts fins et aristocratiques de lord Harryn’eussent pu produire un pareil bruit ; ce détail éveillantles soupçons de lady Harry, elle s’écria :

« Qui est là ?

– Puis-je dire un mot à FannyMire », répond la grosse voix du docteur.

La camériste ouvre la porte ; elle sents’appesantir sur son bras une lourde main, qui l’entraîne hors dela pièce.

À peu d’instants de là, Fanny rapporte lesnouvelles suivantes : un commissionnaire avait remis un pli audocteur, lequel l’avait chargée de le faire tenir ou non à samaîtresse, suivant qu’elle le jugerait à propos. Lord Harry était àParis. Des amis à lui, l’avaient invité à aller au théâtre et àsouper ; s’il rentrait tard, il était désireux que milady nes’en tourmentât pas. Du moment qu’il avait chargé M. Vimpanyde mettre milady au fait de la situation, il était clair qu’il nevoulait plus avoir lui-même d’autre entretien avec elle ;restée seule, Iris se laissa aller à ses réflexions ; ellesavait à présent que Fanny avait reçu du docteur l’ordre depréparer la chambre du Danois.

Chapitre 56

 

Un fait certain, c’est que le malade futtransporté à Passy, tard, dans la soirée. Un sentiment d’orgueilplus fort que la curiosité, joint à une poignante horreur deVimpany, retint lady Harry dans sa chambre. Le bruit de pas lourdset réguliers lui apprit que l’on transportait le patient à l’étagequ’elle occupait elle-même. Plus tard, Fanny lui raconta comme quoiet comment, le docteur avait baissé le gaz dans le corridor avantl’arrivée du malade, afin d’empêcher lady Harry de voir lesurvenant et de constater sa ressemblance avec lord Harry.

Les heures s’écoulent ; le train-train dela maison se ralentit peu à peu ; tout le monde se couche,Iris exceptée. La pensée de son malheureux sort s’impose plusencore à son esprit pendant le silence de la nuit que durant lejour. Des mystères, pronostics de dangers à venir, obscurcissenttout autour d’elle. Ce joli cottage où la lune de miel s’étaitécoulée si doucement, allait-il devenir le théâtre d’événements quila forceraient à se séparer pour toujours de lord Harry ?Était-ce là l’effet de l’imagination surexcitable d’une femmehystérique ? Le fait que lord Harry et le docteur luicachaient la vérité, ne justifiait-il pas toutes sescraintes ? Le premier avait essayé de la tromper ; lesecond de l’effrayer ; eussent-ils agi pareillement sansmotif ? certes, non ! L’aube commençait à poindre, maisIris, l’oreille tendue, n’avait pas encore entendu les pas de lordHarry ; brisée de fatigue, elle se jette sur son lit ets’endort.

Elle s’éveille tard et sonne Fanny. Lord Harryvenait de rentrer : il faisait dire à sa femme qu’il avaitmanqué le dernier train de banlieue et plutôt que de payer unecourse de fiacre, il avait accepté un lit chez l’un de sesamis ; il était dans la salle à manger et il espérait que ladyHarry viendrait déjeuner avec lui. Peu après, sa femme va lerejoindre ; jamais, y compris même les jours ensoleillés etenivrants qui suivirent leur union, lord Harry ne s’était montréplus aimable, avec un revif de grâce, plus séduisant que pendantcette mémorable matinée. Ses excuses, pétillantes d’esprit et sesremarques sur la pièce du Théâtre-Français, observations de finecritique s’il en fut jamais, eurent le don de distraire et decharmer Iris. Il fût un temps, où elle n’aurait pas hésité àrappeler à son interlocuteur les droits qu’elle avait à sesconfidences : il fut un temps, où elle eût combattu avec forcel’influence néfaste du docteur ; il fut un temps enfin, oùelle eût fait appel à tout son amour, pour briser les liensd’amitié qui attachaient lord Harry à ce chenapan ! Mais,depuis lors, Iris Henley était devenue lady Harry. Donc, tous lesjours, comme Mme Vimpany l’avait prédit, lord Harrydescendait d’un cran dans l’estime de sa femme. Tout en étant sousle charme, elle projetait de lui river son clou à la premièreoccasion, occasion qui se présenta de la façon suivante :

« À présent, ma chère Iris, que vous avezentendu le récit de mon escapade, faites-moi vos confidences àvotre tour ? Avez-vous déjà aperçu le pauvre diable queVimpany veut disputer aux microbes ! » demande-t-il,anxieux de savoir si la ressemblance entre Oxbye et lui-mêmel’avait frappée d’entrée de jeu.

« Non, je ne l’ai pas encore vu, réponditIris en regardant droit lord Harry. Le docteur a-t-il quelqueespoir de le guérir ? »

Alors tirant son étui à cigares, le sauvagelord en choisit un, le tourne et le retourne entre ses doigts et,faisant un effort pour rester calme, dit :

« Oh ! quant à ça, il n’y a rien àcraindre, M. Oxbye est entre bonnes mains.

– On a vu des malades s’en allersubitement et des médecins se tromper », ajoute Iris.

Tout en parlant, elle observe que son maritremble, et qu’il cherche en vain, à frotter une allumette. Enfin,il y réussit et pendant qu’il envoie des tourbillons de fuméeautour de lui, son interlocutrice ajoute :

« Dans le cas présent, cela pourraitproduire de déplorables résultats, savez-vous ?

– Enfin, où en voulez-vous venir ?dit lord Harry avec emportement.

– À mon tour, je me demande ce que j’aidit ou fait pour provoquer votre colère ? Je me suis bornée àexprimer une opinion,… une crainte… »

À ce moment, Fanny entre dans la pièce avec untélégramme à la main.

« C’est pour milady », fit-elle enlui remettant le pli bleu.

Iris l’ouvre. Le télégramme, signé parMme Vimpany, contient ces mots :

« Votre père dangereusement malade :votre présence est urgente.

– Y a-t-il quelque chose qui meconcerne ? » demande le sauvage lord.

Iris passe le télégramme à son mari et luidit :

« Avez-vous une objection à mondépart ?

– Certes non », répond-ilvivement.

Elle se dirige alors vers la porte ; ilsuit sa femme et ajoute :

« Surtout ne prenez pas ma réponse commeune marque de mon indifférence. Vous avez parfaitement raisond’aller voir votre père, voilà ce que je voulais dire. »

Très reconnaissante de ces simples mots, Irisétait sur le point de le prier, derechef, de lui faire l’honneur deses confidences, quand, reparaissant, il l’invite à ne pas manquerle chemin de fer ; sa voix trahit l’émotion qui l’oppresse etavant qu’Iris ait pu le voir, il détourne la tête et sort.

Fanny attendait encore dans la salle à manger,anxieuse de connaître le contenu du télégramme. L’ayant lu deuxfois, elle dit :

« Avouez, milady, qu’il est rare de voirles choses tourner ainsi ; vu les circonstances, c’est presquetrop de chance ! Si milady veut bien, j’irai faire ses malles,pendant que je puis disposer de quelques instants :M. Oxbye dort. »

En attendant l’heure du départ, Iriss’abandonne à ses réflexions ! Elle se décide à faire unedernière tentative, afin d’inciter lord Harry auxépanchements ; mais le temps passe, et il ne reparaît pas.Force lui est donc de dîner seule ! Pour la seconde fois, il acapitulé devant l’influence qu’elle exerce encore sur lui. Le cœurrempli de tristesse, découragée, malheureuse, elle se prépare àpartir par le train du soir.

Les devoirs d’une garde-malade obligeant Fannyà rester à son poste, Iris se demande ce que va devenir samalheureuse camériste ? elle tremble à l’idée du sort quiattend cette créature d’exception. Au moment de s’éloigner, ladyHarry l’embrasse affectueusement ; elle, de son côté, leslarmes aux yeux, serre sa maîtresse dans ses bras,disant :

« Je devine les pensées de milady,…permettez-moi d’aller voir s’il ne serait pas dans sachambre ? »

Iris promène ses regards autour de la pièce,dans l’espoir de découvrir une lettre, mais de lettre point !Fanny monte l’escalier quatre à quatre et redescend de même, unpapier froissé à la main :

« Mes vilains yeux bleus, dit-elle, sontmeilleurs que ceux de milady. Le vent aura emporté ce papier par lafenêtre ouverte. »

Iris lut ce qui suit :

« Je suis d’avis qu’il vaut mieux quevous me quittiez, mais seulement pour peu de temps ; pardon,ma très chère, le courage de vous dire adieu me manque. »

C’était tout ! Sa femme, de son côté, luirépond en hâte :

« Vous m’avez épargné une cruelleépreuve : puis-je espérer retrouver quand je reviendrai,l’homme à qui j’ai voué confiance, respect et amour !Adieu ! »

Où et comment devaient-ils seretrouver ?

Chapitre 57

 

En ce moment, il ne restait plus chez lordHarry, qu’une seule personne dont la présence fut gênante et ilfallait à tout prix s’en débarrasser. C’était la cuisinière ;on lui fit un pont d’or et elle partit sur-le-champ, déclarant trèshaut que lord Harry avait une noble nature !

Revenons au bon Danois et disons que lecompatriote d’Hamlet mettait la patience de Fanny Mire à une rudeépreuve en protestant contre les sentiments de mépris que sagarde-malade affectait à l’endroit du sexe fort. Les souffranceslaissaient-elles à Oxbye un moment de répit, aussitôt l’expressionpénétrante de ses yeux et son sourire séduisant rappelaientconfusément lord Harry ; c’était le même ovale mince et lemême visage sans barbe ; par contre, la physionomie del’étranger ne trahissait jamais l’expression vindicative etemportée que l’on remarquait en certaines occasions chez lordHarry. En réalité, Fanny se trouvait en rapports continuels avec unêtre doux et attachant qui, entre les intervalles de sessouffrances aiguës, composait de jolis petits poèmes à la louangede sa garde-malade, ou des bouquets pour elle avec les fleurs dujardin. Se laissait-elle aller à quelque raillerie à son endroit,il s’en montrait très affecté ; venait-elle à oublier de luidonner un bonbon après une potion amère, il lui embrassait la mainquand même ! Ce pauvre malade aimait lord Harry, aimaitVimpany, aimait jusqu’à sa tigresse de garde-malade ! Pourobstinée qu’elle fût à lui cacher l’histoire de sa vie, ilpersistait à penser qu’elle était victime d’un amourmalheureux ; il aimait à croire que dans le monde des esprits,ils vivraient ensemble et chanteraient des hymnes éternelles,balancés sur les nuages. Parfois, il lui disait :

« Vous êtes d’une pâleur extrême, vousmourrez bientôt ; moi, je me briserai un vaisseau dans unaccès de toux, et ne tarderai pas à vous suivre, quelrêve ! »

La souffrance provoquait parfois chez lui,comme chez un enfant, des accès de larmes : mais dès quec’était passé, il riait et s’agitait. Si sa garde-malade, vrai typede femme pratique, avait l’air de s’en fâcher et luidisait :

« Ah ! quel homme vous êtes !Si je vous avais connu plus tôt, vous n’auriez jamais eu mes soins,jamais ! »

Alors, il répondait :

« Ah ! ma bonne, remercions Dieu quevous ne m’ayez pas connu ! »

La garde-malade prenait seule soin de lui etpréparait ses repas. Lord Harry et le docteur faisaient venir lesleurs d’un restaurant de la grande rue de Passy.

Cherchant sans cesse des indices qui pussentl’éclairer, Fanny observait attentivement ce qui se passait. Chaquematin, après le déjeuner, lord Harry se présentait dans la chambredu pauvre malade et lui adressait invariablement la mêmequestion : « Comment vous trouvez-vous ? » Àcela, tantôt il répondait qu’il allait mieux, ou qu’il allait plusmal ; tantôt, il avouait qu’il avait un vague espoir deguérison. Son interlocuteur exprimait alors ou des félicitations,ou des regrets, puis parlait de la pluie et du beau temps ets’éloignait. Les questions de politesse adressées par lord Harry aumalade étaient faites à contre-cœur. Il arriva un jour que Fanny,n’y tenant plus, lâcha la bonde à sa curiosité et dit :

« M’est avis que milord conserve peud’espoir de voir M. Oxbye se rétablir ?

– Mêlez-vous de ce qui vousregarde », répondit brutalement le sauvage lord.

Après cette rebuffade, Fanny se jurad’employer un autre moyen, pour pénétrer la pensée de lord Harry.Le voyant errer de chambre en chambre, aller et venir dans lesallées du jardin comme une âme en peine, monter à cheval durant desheures, ou partir dare-dare en chemin de fer pour Paris, où ilrestait jusqu’au soir, elle redoubla de surveillance. Elle fit laremarque que lorsqu’il arrivait à son maître de prendre du repos,il se réfugiait dans la chambre de sa femme, s’asseyait sur unmoelleux fauteuil et restait là, plongé dans ses réflexions. Quisait ! il la regrettait peut-être ! Mais quel pouvaitêtre le motif de sa conduite envers M. Oxbye ? Pourquoicherchait-il à éviter M. Vimpany ? D’autre part, commentcomprendre que le docteur, en voyant qu’on lui faisait grise mine,ne se montrait ni moins goguenard, ni de moins bonnecomposition ?

Enfin, la chose qui déplaisait souverainementà Fanny, c’était la manière d’être de M. Vimpany avec sonmalade, car il ne semblait éprouver ni compassion, ni sympathiepour lui, alors qu’il l’avait fait sortir de l’hôpital, sous leprétexte de le sauver ! Par manière d’acquit, il écoutait lerécit de ses souffrances ; d’un air bourru, il lui tâtait lepouls, lui faisant montrer la langue et tirait lui-même desconclusions qui ne modifiaient en rien le traitement. Lorsque Fannylui faisait part de ses observations, il hochait la tête,paraissant douter de sa véracité. Par contre, la douceur infinie duDanois par rapport au docteur avait quelque chose detouchant :

« Il faut être juste, disait-il, je metssa patience à rude épreuve. Est-il rien au monde de plus énervantqu’un espoir toujours renaissant et toujours trompé ? Maiscela n’ébranle pas ma confiance en lui. »

Fanny se gardait de dire au malade ce qu’ellepensait de son sacripant d’Esculape. En l’observant de plus près,les doutes qu’il lui inspirait, se changeaient en certitudes. L’unedes occupations favorites du docteur, c’était la photographie, ilprenait des instantanés tantôt dans l’intérieur, tantôt àl’extérieur du chalet. Un beau matin, à la grande mystification deFanny, il fit même le portrait du Danois endormi, on pouvait serendre compte qu’une légère amélioration s’était produite dans sonétat depuis plusieurs jours, la garde-malade demanda la permissionde voir l’épreuve, mais Vimpany la déchira en quatre.

« Je n’en suis pas satisfait »,fit-il, ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

Ensuite, il se laisse tomber sur une chaise dejardin, comme un homme torturé par ses pensées. Au cas où l’état dupatient se fût aggravé, et où l’absorption des médicaments,prescrits par le docteur, eût amené la diminution des forcesd’Oxbye, les soupçons de Fanny eussent eu leur raison d’être, aucontraire, le visage du Danois témoignait d’un retour évident à lasanté, les creux de ses joues se remplissaient, le ton brun de sonvisage faisait ressortir le léger incarnat des pommettes. Bref,toute personne à qui il eût été donné de voir l’hôte de lord Harry,après une quinzaine de jours passés sous son toit, eût été d’avisque le traitement ordonné par le docteur et l’air vif de Passyfaisaient merveille.

Chapitre 58

 

Lady Harry et Fanny Mire entretenaient unecorrespondance suivie, c’était au tour de celle-ci de prendre laplume, mais elle attendait pour écrire à avoir lu à tête reposée lapremière lettre de sa maîtresse, lettre annonçant son arrivée enAngleterre et l’étrange surprise qui l’y attendait.

Avant de quitter Paris, lady Harry avaittélégraphié à Mme Vimpany de la venir attendre à lagare. Les premières paroles de la voyageuse furent pour s’informerde la santé de son père. Sur la réponse qu’il ne s’était jamaismieux porté, Iris fut aussi heureuse qu’étonnée d’apprendre que ledanger fût si vite conjuré. Mme Vimpany s’empressade donner les explications suivantes :

« La maladie de M. Henley, dit-elle,n’a jamais présenté l’ombre d’un danger. J’ai lu dans un journalqu’il avait eu un accès de goutte, rien de plus. Je reconnais quec’est mal, très mal à moi, de vous avoir induite en erreur, maispour fâcheuse que fût la nouvelle, elle avait cependant sa raisond’être. Entre l’alternative de sauver sa conscience ou de voir ladyHarry à la merci de ceux qui semblaient acharnés contre elle,l’hésitation n’était plus possible. Oh ! ne repartez pas, degrâce », dit-elle d’une voix émue.

Iris s’empressa de la rassurer, ajoutantqu’elle n’avait point l’intention de retourner à Passy tant que ledocteur et son malade y séjourneraient. La compassion deMme Vimpany, son regret d’avoir jonglé avec lavérité, sa contrition, en un mot, touchèrent le cœur de lady Harry,qui avait horreur du mensonge.

Fanny Mire relut avec une attention extrême lepassage de la lettre où lady Harry racontait sa première entrevueavec Montjoie, et sa très vive satisfaction en revoyant l’ami deson enfance fit penser, à Fanny, qu’il passerait bien de l’eau sousle pont avant que sa maîtresse revînt à Passy ; elle en inféraque les actions de Montjoie étaient en hausse et celles de lordHarry en baisse ! En réalité, lady Harry se bornait à demanderà Fanny s’il était toujours en aussi bons rapports avec cerastaquouère de Vimpany. Après tout, lady Harry pouvait sedispenser de confier à une simple servante les sentiments vraisqu’elle éprouvait pour son mari. Tout compte fait, la santé duDanois paraissait justifier les prévisions optimistes du docteur etde son complice.

Or Fanny, sans démordre de ses craintes, etplus résolue que jamais à tenir lady Harry à l’écart, gardait ausujet de la santé de M. Oxbye « de Conrart le silenceprudent ».

Chapitre 59

 

« Décidément Vimpany, vous avez eu desremords et vos plans sont à vau-l’eau, hein ? dit un jour lordHarry à brûle-pourpoint à son mauvais génie.

– Moi ! des remords ! s’écriale docteur. Mille tonnerres ! pour qui meprenez-vous ?

– L’état de votre malade s’améliore tousles jours, nous ne pouvons plus nous dissimuler qu’il va guérir. Jecraignais, je pensais, veux-je dire, que vous ne voulussiezl’empoisonner ? dit-il en baissant la voix.

– Ainsi donc vous me croyiez capable decommettre un crime inutile et bête. Que faire, bon Dieu ! avecune garde-malade soupçonneuse comme une chatte, clairvoyante commeun lynx ! L’amélioration qui s’est produite renverse tous mescalculs. Après avoir vu les forces du malade revenir, Fannys’empressera d’attester qu’il a reçu les meilleurs soins. Vous nevoyez donc pas, que c’est nous, au contraire, qui lapincerons !

– Vous êtes prodigieux, Vimpany ! Jedirai même que vous l’êtes trop pour moi, parfois. Et, qui sait,peut-être trop aussi pour vous.

– Merci, mon cher, merci et trêve decompliments. Maintenant, après tout ce que j’ai vu, la premièrechose à faire est de nous débarrasser de Fanny. Ce gredin de Danoisreprend du poil de la bête,… il faudra que ça finisse… Mon prochainmalade sera milord lui-même,… oui, milord, en chair et en os !comprenez-vous ?

– En partie.

– Suffit. Avant d’exécuter mon nouveauplan, vous en saisirez toutes les phases successivement ;…bref, la première chose à faire, je le répète, c’est de nousdébarrasser de Fanny ; convenu, adieu ! »

Sur ce dernier mot, l’on se sépare. De toutcela il ressort, que c’est au docteur d’agir. Quel est son rôle àlui, lord Harry,… un rôle secondaire,… un rôle muet,… un rôle decomparse !… Toutefois, ce complot, cet homme mourant ou à peuprès, cette substitution, chiffonnent singulièrement sa conscience.Il éprouve le besoin de relire le passage suivant de la dernièrelettre de sa femme :

« Puis-je espérer, à mon retour,retrouver en vous celui à qui j’ai voué amour, confiance etrespect ? »

Cinquante fois par jour, il tirait de sa pochece petit morceau de papier : après tout, se disait-il, cen’est pas mon affaire, mais celle du docteur.

Puis, il songeait à Hugues Montjoie et sedisait avec effroi qu’Iris allait faire la comparaison entre sonmari et son ami, laquelle serait sans nul doute à son désavantagepersonnel ; une pareille réflexion le troublait jusqu’au fondde l’âme. Sans doute, cet homme se faisait adorer par son respect,son dévouement et son amour !

Puis, sans Iris, sa maison lui semblait d’unetristesse poignante. Il résolut d’écrire à sa femme et voici enquels termes il épancha son cœur, mais non sa conscience.

« À moi seul incombe la responsabilité denotre séparation. Hélas ! c’est mon abominable conduite qui enest cause. Pardonnez-moi, ma bonne et chère Iris, je vous en prie,si je vous ai rendu la vie en commun intolérable, sans vous, ellem’est odieuse. Je suis plus puni que je ne saurais le dire. Lamaison est mortellement triste, les heures mortellement longues, lavie mortellement pénible ! Une chose augmente encorel’amertume de ma peine, c’est que je n’ai pas le droit de meplaindre. Au contraire, je devrais me réjouir à la pensée que cetteséparation a été pour vous une délivrance. Je n’ose vous demanderde revenir (il avait de bonnes raisons pour cela), mais je veuxespérer contre toute espérance que l’avenir me réserve des joursmeilleurs. Le pardon sied aux grandes âmes ;… puissiez-vouscroire à mon repentir. »

Il adresse cette lettre à lady Harry Norland,aux soins de M. Hugues Montjoie à son hôtel à Londres ;il eut soin de transformer son écriture. De cette façon, la lettreparviendrait à sa destinataire et il va sans dire qu’il espéraitrecevoir une réponse selon ses vœux. Ce pli jeté à la poste, lesauvage lord rentre chez lui, le cœur soulagé d’un grandpoids : bientôt sa femme lui reviendrait.

Il entre dans la chambre du malade ;Oxbye assis sur son lit, devisait gaiement : c’était, à coupsûr, la meilleure journée qu’il eût eue depuis fortlongtemps ; le docteur occupait une chaise près de lui ;Fanny debout, calme, sérieuse, était tout yeux, tout oreilles.

« Vous allez décidément mieux, dit ledocteur en s’adressant à Oxbye et d’ici un ou deux jours, vousaurez la clef des champs. »

Sur ce, il ausculte son malade avec uneattention extrême, puis, déclare que l’amélioration a dépassétoutes ses espérances. Il prend des notes et ajoute d’un tondoctoral : « Il faudra bien qu’ils se rendent àl’évidence, là-bas,… à l’Hôtel-Dieu !

– Comment vous exprimer toute mareconnaissance, docteur, pour les bons soins dont vous m’avezcomblé ! les paroles me manquent, balbutia le patient.

– Un médecin n’est bon qu’à cela, monami ; la science s’est faite homme pour veiller à votrechevet ; vous n’êtes pas Oxbye, vous êtes un cas et un castrès intéressant, une machine détraquée qu’il faut remettre enétat. Pour cela, nous examinons chaque pièce une à une, à la loupepour ainsi dire. Croyez-vous qu’il puisse se tenir debout ?demanda-t-il en s’adressant à la garde-malade. Si nous le levionspour le mettre à même d’essayer ses forces ? »

Le docteur aide le malade à sortir de sonlit ; puis il le soutient sous l’aisselle ; Oxbyeparvient, avec quelques bronchades, à jeter un coup d’œil au jardinpar la fenêtre.

« Cela suffit, pour aujourd’hui, ditVimpany d’un ton paternel. Demain, il se lèvera tout seul. Ehbien ! Fanny, vous rendez-vous à l’évidence ? »

Sa façon d’interpeller la garde-maladelaissait sous-entendre :

« Vous avez voulu donner vos soins à cethomme pour percer à jour mes menées diaboliques et déjouer mescalculs. Or, qu’avez-vous à me reprocher ? »

Fanny répondit que M. Oxbye allait à coupsûr beaucoup mieux et qu’il avait repris bonne mine depuis sonarrivée à Passy.

Le ton de ces paroles était dépourvu deconviction ; donc, on pouvait douter que le diagnostic dudocteur eût éclairé ou non la garde-malade. Il lisait dans sespensées comme dans un livre ouvert. Toujours est-il qu’elledemeurait convaincue qu’on lui cachait quelque chose,… quelquechose, en effet, qu’elle ne devait pas savoir. L’histoire d’uneexpérience à tenter, en amenant le Danois à Passy, l’avait toujourslaissée incrédule ; elle s’attendait à le voir mouririmmédiatement, pour ainsi parler, et en cela, elle se trompait. Aucontraire, il s’acheminait vers la guérison ! Avant peu, ilaurait recouvré force et santé. Quelle part revenait au docteurdans cette cure ? était-il vrai qu’une expérience scientifiquefût le seul but que l’on poursuivait ? s’il se fût agi d’unautre individu que le docteur Vimpany, c’eût été tout différent.Mais il est des natures que l’on juge à la rigueur en touteoccasion et pour cause. Si les faits parlent en leur faveur, onsuspecte quand même leurs intentions. Nombre de femmes connaissentou s’imaginent connaître un homme qui semble être, comme ledocteur, foncièrement mauvais. Que pouvaient se dire lord Harry etle docteur, pendant leurs longs tête-à-tête se parlant de bouche àoreille. Ce soir-là, le tentateur dit à l’autre que le moment étaitvenu de faire maison nette ; la santé du Danois s’améliorantrapidement, une garde-malade devenait inutile. À quoi bon laconserver ? elle n’a aucune raison de concevoir dessoupçons ; maintenant qu’elle a constaté les bons effets demon traitement, sur un homme condamné par la Faculté, elle sait àquoi s’en tenir. Parbleu ! que demander de plus ?rien !

« Est-ce bien là tout ce qu’elle aura àdire à ma femme ? demanda lord Harry.

– Absolument tout, repartit vivement ledocteur. Elle est horriblement désappointée de n’en savoir pasdavantage. Elle me déteste, mais sa colère est encore plus fortepar rapport à vous.

– Pourquoi ça ?

– Parce que lady Harry vous aimeencore ; or une femme de cette nature veut monopoliser toutel’affection de sa maîtresse. Vous hochez la tête. Notez bien,cependant, que c’est une personne vulgaire et de basse extraction.Comment peut-elle, dans ces conditions, concevoir une amitié ou,pour mieux dire, une passion pour un être qui lui est sisupérieur ? Pourtant, c’est un fait, et rien n’est brutalcomme un fait. Que de servantes de ce tempérament ressentent uneaffection désespérée, mêlée de jalousie à l’égard de leurmaîtresse ! La vérité vraie, voyez-vous, c’est que Fanny Mireest jalouse et jalouse de vous. Oui, croyez-le, c’est une aversioninsurmontable qu’elle ressent contre vous ! Elle donneraittout au monde, pour avoir en main la preuve que vous avez trempédans des actes répréhensibles.

– D’accord, c’est un démon, dit lesauvage lord, mais peu m’importe qu’une servante me haïsse ounon !

– On reconnaît bien làl’aristocrate ! s’écria le docteur ; rappelez-vous quepour être servante on n’en est pas moins femme !Parbleu ! ceux qui vous ont élevé, ont eu à cœur de vousprouver que les gens à gages ne sont ni hommes ni femmes. Erreur,Fanny Mire est une femme, bien femme, mais de race inférieure. Quelest l’être, en ce bas monde, qui ne soit capable de faire dumal ? C’est une puissance que l’on nous a octroyée à tous, et,en réalité, c’est la seule égalité qui existe. Qu’est-ce àdire ? soit une détonation dans l’obscurité ; soit uneallumette que l’on frotte ; soit une accusation fausse ;soit la diffamation ; soit le vitriol, rien n’est plusdangereux que la haine d’une femme ; ah ! c’est bienautre chose que celle d’un homme ! Oui, l’excellente et fidèleFanny, toute dévouée qu’elle soit à lady Harry, ressent plus demépris pour vous, que la charmante Mme Vimpany n’ena pour moi. Cela suffit. Demain, ce sera fini ; lagarde-malade laissera le Danois en bonne voie de guérison. Dumoins, tel sera le rapport qu’elle fera et l’impression qu’elleemportera. »

Le docteur entra le lendemain de meilleureheure que de coutume chez son malade.

« Vrai, dit M. Vimpany après lesquestions d’usage, cela va encore mieux que je ne le pensais. Vousêtes de force à vous lever ; vous pouvez vous habillerseul ; maintenant, dit-il, en se tournant du côté de Fanny,vos services ne sont plus nécessaires. Je vous remercie, pour mapart, des bons soins que vous avez donnés à M. Oxbye. Si vousdésirez jamais devenir garde-malade de profession, vous pouvezcompter sur mon appui. J’ajoute même qu’une partie du succès del’expérience que j’ai tentée vous revient.

– Quand dois-je quitter la maison ?demanda Fanny.

– Dans d’autres circonstances, je vousaurais dit de prendre du temps. Mais lady Harry, après avoirregretté de vous voir partir, sera très satisfaite de jouir de vosservices le plus tôt possible. Quand serez-vous prête àpartir ?

– Dans dix minutes s’il le faut ?répondit Fanny.

– C’est-à-dire que vous pouvez prendre letrain du soir, via Dieppe et Newhaven, à 9 heures 50minutes. Il suffira que vous partiez d’ici vers 7 heures. Vous vousinformerez, bien entendu, près de lord Harry, s’il a descommissions pour sa femme.

– Avec votre permission, je partirai aucontraire sur-le-champ, de façon à avoir une journée entière àpasser à Paris.

– Comme vous voudrez,… comme vousvoudrez », répéta le docteur, intrigué de savoir ce que cettefemme pouvait avoir à y faire.

Le fait est que le malade n’était pour riendans cette décision.

Le docteur, après avoir promis à M. Oxbyede revenir dans deux heures, va s’asseoir au jardin, non loin de laporte cochère, de façon à ne pas manquer le départ de FannyMire ; bientôt, en effet, elle reparaît son bagage à lamain.

« Adieu, Fanny, je vous réitèremes remerciements, car vos bons soins ont déjà reçu une récompensequi dépasse tout ce que l’on pouvait espérer.

– Merci, docteur ; M. Oxbye esthors d’affaire, je le crois comme vous, et il peut en effet sepasser de moi.

– Cette valise est trop pesante pourvous, Fanny ; je suis fort comme un Turc, têtu comme une muleet j’entends porter votre petit bagage jusqu’à la gare. »

Inutile de refuser, se dit Fanny, il tient às’assurer de mon départ.

Le docteur, de son côté, pensait à partlui :

« Le moment est enfin arrivé de mettremon plan à exécution. »

Oui, désormais il avait le champ libre.

Le lendemain, à onze heures, lorsque lordHarry entra dans la salle à manger pour déjeuner, le docteurl’aborda en disant :

« Quelle délivrance, elle estpartie !

– Partie ? répéta soncomplice ; me voilà seul dans cette maison avec vous et…

– Le malade,… qui n’est autre quevous-même comme vous savez, milord. »

Chapitre 60

 

Le docteur faisait erreur ; Fanny Mireétait revenue sans tambour ni trompette ! Son état d’espritconstituait un réel danger chez une femme douée, comme elle, d’unerare énergie. Disons donc que le sexe faible, éprouvant le besoinde comprendre les choses à fond, a les énigmes en horreur ;or, jusque-là, Fanny ne comprenait, ni ce que l’on avait fait, nioù on en voulait venir. À quelles fins, en réalité, s’était-onprocuré un sujet malade, un mourant ; était-ce en vued’expériences médicales ?

Une amélioration s’étant produite, le docteuren suit les progrès l’œil éteint, l’oreille basse ; pour toutdire, le succès de son traitement le démonte complètement :enfin, le jour de rendre la liberté à son malade étant arrivé, ledocteur affecte d’en ressentir une grande joie et félicite Oxbye desa guérison. À ce moment, il ne reste plus que trois personnes dansla maison : lord Harry, le docteur et le Danois.

L’homme chasse les bêtes et la femme chassel’homme. Fanny était née avec les instincts de ce sportétrange ; on l’avait congédiée pour se préserver de son flair,mais elle était revenue pour surprendre les cerfs au ressui. Rienne l’arrête, au contraire ! l’espoir de découvrir un noircomplot stimule ses facultés ; elle ne soupçonnait pas combienétait profonde l’affection de sa maîtresse pour lord Harry. Ellecroyait à tort, qu’elle l’aimait comme une esclave aime son maîtreet que ce sentiment la déciderait quand même à réintégrer ledomicile conjugal, n’eût-elle eu sous les yeux la preuve flagrantede l’indignité de son seigneur et maître. Après avoir pesé le pouret le contre, Fanny se met en quête d’un costume nouveau ;elle s’équipe de pied en cap, achète une voilette épaisse pourmasquer son visage aux regards des curieux, mais non de ceux dudocteur ; n’importe, sa résolution est prise ; elle arésolu de surprendre la pie au nid.

Chaque jour, à onze heures précises, onapportait du restaurant le déjeuner de lord Harry ; chaquejour, ce repas fini, le docteur montait près de son malade ;ces deux raisons décidèrent Fanny à arriver en omnibus à Passy versonze heures ; de cette façon, elle espérait pénétrer encatimini dans la citadelle.

La chambre du malade, située aurez-de-chaussée, à côté de la salle à manger, communiquait avec lejardin par des portes-fenêtres et par un petit perron. Fanny suitavec précaution le sentier qui aboutit à la porte du jardin ;n’apercevant âme qui vive, elle ouvre discrètement la grille etentre. Les volets de la chambre du malade sont fermés àl’intérieur. Personne n’a donc encore pénétré chez lui. Lesfenêtres de la salle à manger ouvrent de l’autre côté de lamaison ; après avoir longé subrepticement la façadepostérieure, elle trouve là une porte ouverte ; d’où elle estpostée, Fanny entend la voix du docteur et de lord Harry et aussiun bruit de fourchettes. Les deux amis déjeunent.

Elle se demandait ce qu’elle allait pouvoirdire à Oxbye ; quel prétexte donner à son retour ?Comment lui persuader de taire sa présence ? Alors, ausouvenir de la passion qu’il ressentait pour elle, une idée luitraversa l’esprit.

Elle prétexta être revenue près de lui paraffection, afin de le soigner à l’insu du docteur et de partir aveclui lorsque son état de santé le permettrait. L’âme candide et pured’Oxbye se prêterait volontiers à cette supercherie. C’était pourelle le seul moyen de rester dans la maison invisible etprésente.

Elle pénètre dans la chambre du malade ;il dort paisiblement non dans son lit, mais sur un sofa avec unecouverture sur les genoux.

Le lit occupe une alcôve, comme cela est assezfréquent en France ; de lourdes tentures l’abritent contre levent ; un espace d’un pied environ reste libre entre le lit etla muraille. Fanny se dissimule de son mieux derrière le rideau,prend des ciseaux, fait une incision dans l’étoffe, afin de voirsans être vue et attend en sécurité les événements.

Elle reste là une demi-heure, sans rienentendre de plus que la respiration régulière du Danois et l’échode la conversation des deux convives dans la salle à manger :elle constate une pause, et en conclut qu’ils allument des cigares,boivent leur café, après quoi, ils feront leur entrée.

Les choses se passent, en effet, comme Fannyl’a prévu. Par suite des nombreuses rasades absorbées pendant etaprès le repas, le visage de lord Harry est enduit d’une rougeurinaccoutumée.

Le docteur se jette dans un fauteuil, secroise les jambes et regarde son malade avec un sourireméphistophélique. Lord Harry, le corps penché en avant,dit :

« Il va de mieux en mieux,savez-vous ?

– Je n’y contredis pas.

– Chaque jour, ajouta lord Harry, ilprend de l’embonpoint : il en résulte qu’il me ressemble demoins en moins.

– C’est pourtant vrai, riposte ledocteur, en le regardant en dessous.

– Alors je me demande ce que diable nousallons faire de lui ?

– N’ayez crainte, rétorque le docteur.Que diantre ! un peu de patience, s’il vous plaît. »

Fanny, cachée derrière le rideau, respiraitdifficilement.

« Qu’est-ce à dire ? s’écria lesauvage lord. Vous prétendez que cet homme…

– Attendons, vous dis-je, reprit vivementle docteur.

– Dites-moi, poursuivit son interlocuteuravec insistance, vous ne vous trompez pas ?

– Voyons, sérieusement, qui donc de nousdeux a reçu le bonnet de docteur ?

– Vous, pardi !

– En ma qualité de médecin, je vous diraique les apparences sont souvent trompeuses : que les maladieslatentes sont quelquefois les pires ; par exemple, cemalheureux demeure convaincu qu’il va recouvrer la santé ; ilse sent plus fort ; il a beaucoup d’appétit. En outre, sagarde-malade est partie, persuadée que je vais lever les arrêts etqu’il va prochainement courir les champs.

– Eh bien ? demande lord Harrycurieusement.

– Eh bien, je veux vous prendre pourconfident, encore que, d’ordinaire, nous autres médecins nousgardions pour nous nos pronostics, et découvrions des symptômes quirestent inaperçus des autres mortels. Je vous dis que cet homme esttrès bas ; j’ai constaté certains prodromes qui ne noustrompent jamais, fit-il en montrant son cahier de notes.

– En vérité ? » répliqua lordHarry.

Un frisson lui courait sous la peau, seslèvres tremblaient ; il était plus mort que vif ; ilsentait que la terrible chose à laquelle il s’était prêté (à soncorps défendant), prenait une mauvaise tournure. Ilajouta :

« Quand ça, docteur ?

– Quand ça ? répéta Vimpany d’un tonindifférent ; peut-être aujourd’hui, peut-être dans huitjours ;… parfois la nature déjoue les calculs de la science,…je ne puis préciser.

– Si le pauvre diable est si près de safin, il me paraît imprudent de rester ici sans servante et sansgarde-malade, en un mot, abandonnés de Dieu et deshommes !

– Me prenez-vous donc pour un internesans prévoyance ? rassurez-vous, je suis déjà pourvu ;j’attends aujourd’hui même, une nouvelle garde-malade ; or,d’ici qu’elle arrive, il n’y a pas péril en la demeure. »

Lord Harry blêmit et reprit :

« Mais cette femme n’aura ni informationspréalables, ni renseignements sur le malade ?

– C’est ce qui vous trompe ; elleest prévenue qu’il s’appelle Harry Norland et qu’il est Irlandais.Elle-même est étrangère, titre qui prime tout à mes yeux, dans lecas présent. Quant à vous, je me demande quelle sera votrenationalité ? Tenez, on vous fera passer pour monpensionnaire, Anglais d’origine ; c’est là ce que l’onrépondra quand la Compagnie d’assurances sur la vie enverra prendredes informations – comme il y a à parier qu’elle le fera – letémoignage de la garde-malade pourra nous être fortutile. »

Cela dit, le docteur se lève, ouvre lesfenêtres et les jalousies. Ni l’air frais, ni la grande lumière, netirent le malheureux de son sommeil de plomb. Ensuite Vimpanyconsulte sa montre et reprend :

« Le moment de lui faire prendre sapotion est arrivé. Vous l’éveillerez pendant que je vais aller lapréparer.

– Vous n’entendez pas le réveiller deforce, j’espère ? demanda lord Harry en changeant decouleur.

– Encore un coup, éveillez-le, vousdis-je : secouez-le par le bras. Veuillez m’obéir sansréplique. Ah ! Pardieu ! il se rendormira ! L’un desavantages de mon traitement est d’exciter mes malades au sommeil.C’est un calmant comme il y en a peu, comme il n’y en a pas !Vous savez, il faudra l’éveiller ! »

Il s’avance alors du côté d’une petite armoirequi contient des fioles. Entre temps, lord Harry soulève sansdifficulté le pauvre malade ; ouvrant péniblement les yeux, ildemande pourquoi on le réveille ?

« Buvez cela, mon ami, dit le docteur,après quoi on vous laissera reposer tranquillement ; je vousl’affirme. »

Le battant de l’armoire empêche l’espionne dese rendre compte de ce que le docteur vient de manigancer.Seulement, elle constate qu’il remplit le verre avec précaution etlenteur ; le fait n’échappe pas non plus à lord Harry et, dansson trouble, il laisse retomber la tête du pauvre Danois.

« Que faites-vous donc là ? demandele sauvage lord d’une voix étranglée par l’émotion, en regardantpar-dessus l’épaule du docteur.

– Ce que je fais là ne vous regardepas : pour vous, tout est mystère en médecine… »

L’interrompant, lord Harry reprit :

« Il est naturel que je cherche à merenseigner. »

En apercevant le visage livide du malade, lordHarry, pris d’effroi, se laissa choir sur son fauteuil et restecomme frappé de mutisme. Une sueur froide lui coulait du front.

« Maintenant, mon ami, dit le docteur aupatient, buvez ceci d’un trait,… sans simagrée ;… bravo !À la bonne heure ! bientôt vous serez mieux. Commenttrouvez-vous cela ? »

Oxbye hoche la tête en faisant une grimace dedégoût.

« C’est horrible, lit-il avec unhaut-le-corps… c’est très différent de l’autre.

– Que dites-vous là ! c’est toujoursla même chose, seulement un peu modifiée. »

Au même instant, Oxbye secoua la tête et seplaint d’avoir la gorge en feu ; il dit qu’il souffre lemartyre.

« Patience,… patience, riposte le docteuravec persistance, rappelez-vous que mal passé n’est qu’un songe. Jevais vous recoucher sur le sofa et vous dormirez immédiatement…C’est si bon le sommeil ! »

Le pauvre Oxbye ferme les yeux, puis lesouvre ; il promène autour de lui le regard étrange dequelqu’un qui éprouve des souffrances qu’il n’a encore jamaisressenties ; il secoue la tête, ses paupières s’abaissent,… ilest mort !

Le docteur Vimpany le considère d’un airgrave ; lord Harry contemple celui qui vient de passer de vieà trépas ; il est lui-même d’une pâleur effrayante, iltremble !

Tous deux fixent sur le malheureux Danois desyeux hagards et font la remarque que sa tête retombe un peu de côtéet que sa bouche, grande ouverte, reste béante.

« A-t-il perdu connaissance ?demande lord Harry.

– Non, il dort ; n’avez-vous doncjamais vu un homme dormir la bouche ouverte ? »

Là, il y eut une pause. Le docteur et lordHarry se turent.

Au bout d’un instant, Vimpany rompt lesilence, disant :

« Ce matin, la lumière est trèsfavorable à la photographie, j’ai envie de faire celle duDanois. »

En ce disant, le docteur se rapproche d’Oxbyeet lui serre vigoureusement la mâchoire avec un mouchoir ; ily met toute sa force, mais rien ne peut tirer le malheureux de cesommeil inexorable. La question, maintenant, est de savoir si laphotographie aura bien l’air d’une épreuve postmortem.

Après avoir été chercher son appareil dans lapièce à côté, le docteur se mit en demeure de commencerl’opération. À dix minutes de là, il frotte l’épreuve contre lemanche de drap noir de son veston et déclare à haute voix qu’iln’en est que médiocrement satisfait ; pourtant, il pensequ’elle gagnera à être développée.

« Néanmoins, dit-il en s’adressant à lordHarry, elle n’est pas suffisamment réussie, pour être envoyée tellequelle à une Compagnie d’assurances, comme étant votre portrait.Quiconque a l’honneur de vous connaître ne s’y laisserait certespas prendre. Nous verrons demain,… cela réussira peut-êtremieux. »

Lord Harry l’écoutait sans desserrer lesdents. Pâle et défait, il ne concevait plus de doutes ni sur lesintentions, ni sur le crime commis par le docteur ; il n’osaitni remuer, ni parler. Au même instant, un vigoureux coup desonnette retentit. Lord Harry fit un sursaut et pousse un cri deterreur.

« C’est la nouvelle garde-malade,…l’étrangère », dit le docteur.

En même temps, il enlève le mouchoir de sur levisage du mort et s’assure d’un regard que tout est à sa place dansla pièce. Ensuite, il va en hâte ouvrir la porte de la chambre.

Lord Harry bondit hors de son siège. En proieà une profonde émotion, il passe la main sur le visage du Danois etmurmure attendri :

« Est-ce fini ? Est-il possible quecet être jeune soit empoisonné et déjà mort,… déjà,… là, devant mesyeux ! »

Il veut tâter le pouls d’Oxbye, mais ledocteur s’y oppose.

La garde-malade est une vieille Française, àl’aspect vulgaire.

« Voici votre malade, lui dit Vimpanyd’un ton dégagé ; il dort profondément pour le moment et voussavez, chat qui dort… Il a pris sa dernière potion il y a un quartd’heure. Ne craignez pas de venir me trouver ; je vais de cepas dans le jardin. Venez, mon ami », dit-il à lord Harryqu’il prend par le bras en l’entraînant hors de la pièce.

Fanny Mire, l’œil au guet, l’oreille auxécoutes, se demande comment elle sortira de là.

La garde-malade, restée seule, considère lepauvre Oxbye. « Quel étrange sommeil, murmure-t-elle ;mais, à coup sûr, le docteur sait à quoi s’en tenir. »

Vrai ! c’est un étrange sommeil, se ditFanny de son côté. À cet instant, elle est tentée de sortir de sacachette et de faire des révélations complètes, mais la penséequ’elle va compromettre lord Harry la cloue sur place. Elle a tropde répugnance à mettre lady Harry au fait des événements, et à luiapprendre la complicité de son mari dans le plus abominable et leplus lâche des crimes !

La garde-malade enlève son châle et sonchapeau avec précaution ; procède ensuite à l’inspection de lapièce. En bonne ménagère, elle commence par l’examen de la literie.Mon Dieu ! que va-t-il advenir si elle relève lesrideaux ? Fanny se verrait alors dans la nécessité de dire cequ’elle sait ; mais si le docteur venait à découvrir la chose,il l’endormirait peut-être elle-même, d’un irréparable sommeil,celui qu’il avait infligé au Danois !

La garde-malade va du lit à l’armoire dontl’un des battants est resté ouvert ; elle considère chaquefiole avec une curiosité professionnelle, les débouche, en flairele contenu et les replace en bon ordre. Elle va ensuite à laporte-fenêtre, descend les marches conduisant au jardin, regardeautour d’elle et aspire l’air pur : puis, elle revient etparaît tentée d’examiner le lit ; son attention est bientôtattirée par un album de photographies ; elle les considère uneà une avec attention, assise sur le bras d’un fauteuil. Combientout cela devait-il durer ?

Au bout d’une demi-heure, elle dépose lelivre, bâille à avaler des mouches et ferme les yeux. Ah !miséricorde ! si elle pouvait à son tour être prise desomnolence et permettre par là à Fanny de s’évader !

Or, parfois, il arrive qu’au moment que l’on ypense le moins, un incident imprévu vient troubler les meilleuresdispositions à s’endormir. Soudain, la pensée de ses devoirss’impose à son esprit. Elle se frappe le front, se rapproche de sonmalade et se demande : respire-t-il encore ? Elle luiprend le poignet pour s’assurer si le pouls bat ;… elle a unfrémissement ; éperdue, elle s’élance de la chambre dans lejardin, court à l’encontre du docteur et crie d’une voixstridente :

« Docteur, docteur, venez vite, il estmort ! »

Au même instant, quittant sa cachette, FannyMire se dirige vers la porte derrière la maison et s’enfuit ensuivant deux ou trois rues, sans rien voir ni sans rien dire ;mais elle espère cependant être à l’abri des menées diaboliques dudocteur.

Elle a été témoin du crime ; mais elle enignorait encore le mobile.

Chapitre 61

 

Qu’allait-elle faire de ce terriblesecret ?

D’abord, il fallait informer le chef de lapolice ; or, à cela, il y avait deux objections : lapremière, c’est que la garde-malade pouvait s’être trompée, encroyant Oxbye passé de vie à trépas ; la seconde, qu’elle,Fanny Mire, avait été seule à le soigner jusqu’à la veille de samort. En somme, qui est-ce qui empêcherait le docteur de faireretomber sur elle la responsabilité du crime ? Elle fit laréflexion que le Danois était resté seul dans la matinée ; laveille, un mieux sensible s’était déclaré : puis, l’obligationd’avouer qu’elle s’était cachée dans la ruelle lui coûtaitterriblement !

N’avait-on pas déjà administré du poison àl’infortuné Danois, quand elle avait entendu le bruit des pas dudocteur ? Étant d’une profonde ignorance sur les symptômes etles effets des toxiques, elle se disait qu’au total, l’ensemble desfaits impliquerait des choses écrasantes contre elle. Enconséquence, elle résolut de rester tranquillement à Paris, cejour-là, et de ne prendre le train pour Dieppe que le soir. Ellevoulait mettre tout d’abord Mme Vimpany et HuguesMontjoie dans le secret. Quant à savoir ce qu’elle dirait à ladyHarry, elle s’en rapporterait à l’avis des autres.

Arrivée à Londres, elle se rendit directementà l’hôtel de M. Montjoie. Il sommeillait doucement :Mme Vimpany était près de lui dans le salon. Dèsqu’elle aperçut Fanny, elle lui dit :

« Quelque nouvelle que vous ayez à luicommuniquer, évitez pour l’instant de le réveiller. Sa complèteguérison dépend de son repos physique et du calme de son esprit.Voilà, fit-elle, en montrant du doigt une table, une lettre demilady. Hélas ! j’ai peur d’en avoir deviné lecontenu !

– Que peut-elle avoir à dire àM. Hugues Montjoie ? demanda Fanny.

– Toujours est-il que ce matin même, jesuis passée chez elle, et qu’elle était partie.

– Quoi, partie… milady… Ciel ! oùest-elle allée ?

– Où supposez-vous qu’elle puisse êtreallée ?

– Chez lord Harry ; non, je merefuse à croire une chose pareille ; oh ! c’est tellementplus terrible, plus effroyable que tout ce que l’on peut sefigurer !

– Expliquez-vous de grâce. Ce que jesais, c’est que le cocher a dû conduire milady à VictoriaStation. Voilà tout ! À coup sûr, elle va rejoindre lordHarry ; depuis qu’elle est ici, elle est préoccupée etvisiblement malheureuse, M. Montjoie s’est montré, commetoujours, d’une bonté parfaite, bonté qui n’a pas réussi cependantà chasser de l’esprit de lady Harry les papillons noirs, comme ondit. Je me demande, savez-vous, si elle regrette lord Harry, oubien si elle fait, entre lui et M. Montjoie, des comparaisonstoutes à l’avantage de ce dernier. Bref, depuis qu’elle a quitté laFrance, elle n’a jamais retrouvé son entrain. Au fond, elle se serafait des reproches d’avoir quitté son mari, sans avoir pour celades raisons suffisamment graves.

– Des raisons suffisamment graves !répéta Fanny. Ah ! elle en a plus qu’il n’en faut pour planterlà une centaine de maris !

– Rien au monde ne pouvait dissiper satristesse, reprit Mme Vimpany, je l’ai, une fois,accompagnée à une ferme où demeure son ancienne femme de chambre,Rhoda ; cette personne est sur le point d’épouser le frère dufermier de lord Harry. Milady a écouté, mais d’une oreilledistraite, les récits de la fiancée, et enfin, au moment derepartir, elle lui a fait présent d’une bague. Malgré tout, ilétait évident qu’elle avait l’esprit ailleurs ;… bien sûr,elle songeait tout le temps à lord Harry. Pour mon compte, j’aitoujours cru que les choses finiraient ainsi… Mais que diraM. Montjoie quand il ouvrira la lettre de milady ?

– Mon Dieu, que faire, que devenir !s’écria Fanny.

– Je voudrais avoir votre avis sur lasituation.

– Mon désir eût été de parler d’abord àM. Montjoie. Enfin, je vais vous en dire la raison,quoique…

– Oh ! je devine qu’il s’agit de monmari, reprit Mme Vimpany d’un ton animé. Je vousjure que cette considération ne doit pas vous arrêter ;…parlez. »

Fanny raconte alors le drame et toutes sesépouvantables péripéties depuis le commencement jusqu’à la fin.

« Grand Dieu ! Quelle chance quevous m’ayez fait ces révélations plutôt qu’àM. Montjoie ! Il importe extrêmement de les lui cacher,de même que votre présence ici ; s’il se doutait del’effroyable vérité, rien ne saurait l’empêcher de partir pour laFrance, c’est-à-dire pour Passy. Il ne reculera devant aucunefatigue, devant aucune démarche, pour retirer lady Harry du guêpieroù elle s’est fourrée. Pour le moment, il est encore trop faiblepour entreprendre un voyage et pour tenir tête à mon coquin demari.

– Que faire alors ? demandaFanny.

– N’importe quoi, plutôt que de laisserM. Hugues Montjoie intervenir entre le mari et la femme.

– Ah ! si vous saviez ce qu’est cemari, Mme Vimpany, dit Fanny d’une voix vibrante.Il était présent quand le pauvre Danois a été empoisonné ;… ille savait,… il restait là immobile, pâle comme un marbre… etmuet ! Oh ! si j’avais pu lui arracher des mains ce fatalbreuvage ! Lord Harry, lui, n’a pas bougé ! c’esthorrible,… horrible !

– Ne comprenez-vous pas ce que vous avezà faire, Fanny ? »

Observant le silence de son interlocutrice.Mme Vimpany ajouta :

« Notez bien que mon mari et lord Harry,ignorent encore que vous avez été témoin du crime. Vous pouvez doncretourner à Passy sans courir le moindre risque, en sorte que, quoiqu’il arrive, vous serez là pour protéger lady Harry. En votrequalité de femme de chambre, il vous sera possible de rester prèsd’elle jour et nuit, tandis que M. Montjoie ne pourrait lavoir que de temps à autre, et encore à la condition de ne se pasquereller avec lord Harry.

– Ce que vous dites là est juste,répondit Fanny. Alors, vous êtes d’avis que je retourne àPassy ?

– Oui, immédiatement. Lady Harry étantpartie hier soir, vous serez près d’elle vingt-quatre heures aprèsson arrivée à Passy.

– Alors, je pars, dit Fanny en se levant.Ah ! qu’il est pénible de rentrer dans cette horrible maison,avec cet homme que je méprise ! Pourtant, je n’hésite pas uninstant ; ce qui doit arriver arrivera. Tout en ayant laconviction que mon voyage est inutile, je le ferai et je prendraile premier train.

– Vous m’écrirez dès votre arrivée,Fanny ?

– Je vous le promets,adieu ! »

Sur ce, Mme Vimpany resta prèsde Montjoie qui continuait à dormir du sommeil du juste. Quand ilaura recouvré force et santé, pensait-elle, on pourrait luiapprendre la vérité. Puis, même alors que l’on est la femme du plusexécrable des maris, l’on ne peut entendre de sang-froid l’histoireque Fanny Mire venait de raconter.

Chapitre 62

 

« Il est mort ! dit le docteur entâtant le pouls du Danois. C’est absolument fini, ajouta-t-il aprèsavoir soulevé la paupière de sa malheureuse victime. Je ne croyaispas, je l’avoue, que les choses iraient aussi vite ; il y a àpeine une heure que je l’ai quitté et il respiraittranquillement ; a-t-il eu conscience qu’il allaitpasser ? a-t-il éprouvé des appréhensions ? demandaVimpany à la nouvelle garde.

– Non, docteur ; je l’ai trouvémort.

– Ce matin encore, il paraissait gai etplein de confiance ; ces dénouements inopinés sont assezfréquents dans la tuberculose ; je l’ai souvent constatépendant le cours de ma carrière. Au dernier moment, quand la mortva se jeter sur sa proie, le malade se montre plein d’espoir etmanifeste l’intention de se lever sous peu ; il prétend,parfois, qu’il ne s’est jamais senti aussi vigoureux depuis samaladie. Puis, soudain, la mort le frappe et il tombe. (Il prononçaces derniers mots d’une voix lugubre.) Il n’y a plus rien à fairequ’à constater la cause de la mort et à remplir les formalitésd’usage. Je m’en charge. Ce malheureux jeune homme appartient à unefamille des plus distinguées ; je vais écrire à ses parents etleur envoyer les papiers ; il est encore une chose que je peuxfaire pour les siens, c’est de le photographier sur son lit demort. »

De son côté, lord Harry se tient près de laporte ; il lui répugne d’entrer dans la chambremortuaire ; il se demande avec effroi quelle part deresponsabilité lui incombe, dans cet appel fait avant l’heure, àl’ange de la mort. Rien n’est plus vrai, hélas ! Oxbye estmort ! Mais comment est-il mort ? Quel rôle, enfin,a-t-il joué, lui, lord Harry, dans cette sombre tragédie ?Tout aussi bien que le docteur, ne savait-il pas que le malade del’Hôtel-Dieu ne devait quitter Passy que les pieds enavant ? comme on dit. Puis, le dénouement se faisant tropattendre au gré des désirs du docteur, il s’était décidé à leprovoquer. Il fallait bien qu’il meure, le jeune Danois, une foisFanny congédiée. Quoi ! n’avait-il pas vu Vimpany présenterson horrible drogue au malade ? N’avait-il pas entendu lemourant se plaindre d’avoir la gorge en feu ; ne l’avait-ilpas vu, hélas ! s’endormir comme s’il eût aspiré duchloroforme ? Que pouvait donc être ce fatal breuvage ?Une indignation le prit contre lui-même. Il sort pendant une heureet demie ; marche sur la grande route à pas pressés, puis faitvolte-face ; une clarté subite se fait dans son esprit. Quisait ? Le docteur est peut-être sous le coup d’un mandatd’amener. Et lui-même ? Il se voit déjà traduit en courd’assises ; mais ces craintes sont sans fondement, caraussitôt le sauvage lord avise le docteur assis dans le salon,entouré de papiers d’affaires et de lettres. « Décidément,fit-il, en jetant un regard au survenant, la mort de ce pauvreOxbye est une triste chose ; j’ai fini par savoir le nom deson notaire et je viens de lui écrire. J’ai notifié aussi la mortde mon malade à son frère aîné, chef de la famille. J’ai trouvé, enoutre, dans ses papiers, une police d’assurances sur la vie et j’aidû communiquer aussi la nouvelle de sa mort à cettecompagnie ; les autorités sont prévenues. Elles ont reçu àtemps les papiers nécessaires aux constatations d’usage. Bref, lesobsèques auront lieu demain.

– Ah ! vraiment, aussitôt quecela ? demanda le sauvage lord, comme étourdi par unecommotion.

– Quand il s’agit de la mort d’untuberculeux, il est urgent, hygiéniquement parlant, de procédersans retard à l’inhumation.

« La coutume française est, sous cerapport, plus rationnelle que la nôtre. Pourtant, elle a aussi sesinconvénients.

« La crémation en a peut-être moins,hormis au cas où la mort a été provoquée par le poison ; maiscette dernière circonstance est fort rare, et elle n’échappe guèreà l’œil vigilant des médecins. Pour ma part,… mais, dites-moi,êtes-vous donc tombé si bas, qu’un fait aussi simple que la mortd’un tuberculeux vous émeuve à ce point ! Ma paroled’honneur ! vous avez une mine de déterré ! Laissez-moivous prescrire un cordial quelconque,… un verre d’eau-de-vie sansl’addition de rien autre. »

Le docteur passe ensuite dans la salle àmanger et revient un verre à la main.

« Prenez-moi cela », dit-il à lordHarry.

Puis, il continue à exposer ses théories surles différentes méthodes d’inhumations, tant au point de vuehygiénique que scientifique, sans paraître être sous le poids d’unhorrible remords !

Il raconte d’incroyables anecdotes de mortsoudaine à l’hôpital et affecte un calme parfait.

Peu après, l’on entend un bruit de pas lourds.Le docteur se lève et quitte la pièce ; à quelques minutes delà, il rentre et dit :

« Ce sont les croque-morts ; aidésde la garde-malade, ils vont mettre le cadavre en bière, besognerépulsive, s’il en fût, aux yeux des vivants ; pour eux, c’estla chose la plus naturelle du monde ; tout est affaired’habitude ! À propos, j’ai pris la photographie d’Oxbye,malheureusement, tenez, regardez donc… »

Lord Harry s’en défend, disant d’un airégaré :

« Le diable m’emporte ! Je ne tienspas à voir la photographie d’un homme mort… Mais, Vimpany, vousoubliez que j’étais là.

– Voyons, pas d’absurdité ;… soyezsans crainte,… il ne s’agit pas de perdre la tête,… ducalme ;… allez, personne ne pourra trouver la moindreressemblance entre le Danois et vous ;… je ne nie pas, jel’avoue, qu’elle n’existât à son arrivée ici, mais depuis qu’il estmort, il n’en reste plus trace. Comment ai-je pu oublier que laressemblance disparaît avec la vie ; venez le voir, venez, quediable !

– Non, vous dis-je.

– Quelle faiblesse ! on diraitvraiment, que c’est une affaire personnelle ! s’écria ledocteur… Vous n’êtes pas sans savoir que la mort rend à chacun denous son individualité. Après s’être ressemblé pendant le cours dela vie, on devient dissemblable après la mort. Bref, voici où j’enveux venir. Écoutez bien ceci ; il est convenu que nousenterrons demain lord Harry Norland et que voici sa photographiepost mortem, prise sur son lit de mort.

– Et après ? demande lord Harry avecun frisson.

– D’abord, remontez chez vous et je voussuis avec mon appareil. »

Deux heures plus tard, passant un verre sur lamanche de son veston, Vimpany d’un air de triomphe,s’écriait :

« Admirable ! la joue un peudéprimée… les ombres,… l’ajustement,… les yeux fermés, c’estparfait, mon cher ! Qui donc a dit que l’homme ne peut fairementir le soleil, et c’est vrai ! »

Vimpany met cinquante minutes à développerl’épreuve, puis la fait voir ensuite à lord Harry. Après avoircollé le portrait sur une carte de visite et écrit dessus le nom dumort et la date de son décès, le docteur met derechef l’épreuvesous les yeux du sauvage lord, qui reprend d’une voixtremblante :

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vousauriez pu du moins m’épargner le souvenir de cette horriblemort !

– Allons donc ! ne posez donc paspour la sensibilité ; vous oubliez, milord, que nous avionsbesoin d’un cadavre. Bah ! il fallait bien enterrerquelqu’un,… autant Oxbye qu’un autre. »

Chapitre 63

 

Mme Vimpany avait ditvrai : lady Harry était venue rejoindre son mari. Arrivée à lanuit tombante, au moment où les sens sont le plus sensibles auxperceptions des sons, aux craquements des meubles et aux brusqueschangements des choses, elle ouvre la porte et entre.Personne ; la maison semble déserte. Elle passe de la salle àmanger au salon ; partout la même solitude, le même silence.Elle appelle son mari ; pas de réponse. Elle appelle lacuisinière, mais aucune voix ne répond à sa voix. Fort heureusementpour elle, elle ne pénètre pas dans la chambre d’ami, car elle sefut trouvée en présence d’un cadavre ! Elle gravit l’escalieret entre chez lord Harry. Il n’est pas dans la pièce, elle aviseune photographie qui traîne sur la table,… elle la saisit,… blêmit,pousse un cri et tombe évanouie sur le sol ; c’est l’imagemême de son mari dans le lugubre appareil de sa dernière toilette,les mains jointes, les yeux fermés, le visage rigide d’unmort ! Lord Harry entend du jardin un cri ; monte quatreà quatre l’escalier et transporte sa femme sur un lit ; laproximité de la photographie lui révèle clairement ce qui vient dese passer. Iris recouvre ses sens ; elle jette à son mari unregard de stupeur, raconte ce qu’elle vient de voir, pousse ungémissement et retombe en syncope.

« Ciel ! s’écrie lord Harry, quedevenir ! que dire ! que faire ! de secourspoint ! La garde-malade est sortie ; le docteur est à lamairie à faire inscrire le mort sous le nom de lord Harry Norland.Pour tout dire d’un mot, la maison est vide. »

Peu après, Iris se redresse, promène sesregards anxieux autour de la pièce.

« Où suis-je ? dit-elle.

– Chez vous, répond lord Harry, chezvotre mari », et en se disant, il la presse contre son cœur etcouvre son visage de longs baisers.

« Vous,… mon Harry… vivant,… mon vraiHarry ? demande Iris en regardant droit son mari.

– Certainement, votre Harry. Qui donccela pourrait-il être si ce n’était pas votre mari ?

– Mais alors que signifie cette horriblephotographie ?

– Rien,… absolument rien,… une bêtise,…une farce du docteur. Quel drôle d’homme. Dieu merci, vous voyezque je n’ai pas l’air d’un spectre ! »

Il retourne la photographie à l’envers, sur latable, mais le regard d’Iris exprime, malgré tout, une sorte decrainte.

« Pourquoi, mon Dieu ! cetteplaisanterie macabre ; c’est un amusement idiot. Non, on nefait pas, par manière de rire, la photographie d’un vivant enmort !

Pourquoi s’y prêter,… elle ne comprenait pascela…

« Mais vous, ma chère Iris, dites-moicomment vous vous trouvez ici,… par quel hasard,… à quellescirconstances dois-je ce bonheur ? racontez-moi tout et nepensez plus à cette stupide photographie.

– J’ai reçu votre lettre, mon ami…

– Ma lettre ? Enfin vous avezcompris que votre mari vous aime toujours ? reprit lord Harryavec vivacité.

– Ah ! je ne pouvais vivre pluslongtemps loin de vous, mon bon Harry ;… le jour, je pensais àvous,… la nuit, je ne rêvais que de vous,… alors, je suis revenue,…j’ai peut-être eu tort,… vous ne m’en voulez pas, dites ?

– Moi, vous en vouloir ? mabien-aimée ! » s’écria-t-il en embrassant sa femme avecpassion.

Toutefois, cette pluie de baisers ne pouvaitdurer toujours : l’embarras de lord Harry commençait à leserrer de près.

De fait, quand bien même il ferait des aveux,Iris le questionnerait encore. Il se sentait perdu ! Mais ilne connaissait pas la nature de sa femme. Il l’entoure à deuxbras ; ses baisers plaident pour lui et Iris sent desremontées de tendresse pour son mari,… elle était prête à toutcroire,… à tout accepter,… en un mot, à sacrifier à lord Harryjusqu’à sa conscience et enfin à devenir sans le savoir la compliced’un crime. Plutôt que de quitter lord Harry, elle consentirait àtout. De son côté, il se disait qu’il fallait apporter la plusgrande circonspection dans ses aveux. Et le meurtre duDanois ? Quoique le docteur n’eût jamais mis les points surles i, il ne savait que trop bien la vérité !

« J’ai une foule de choses à vous dire,mon amie, fit-il en prenant les mains d’Iris, dans lessiennes ; mais il faut vous armer de patience, je vouspréviens. Préparez-vous d’avance à éprouver une effroyablesurprise, bien qu’en y réfléchissant, on voie clairement qu’il n’yavait pas d’autre parti à prendre…

– Allons, parlez, Harry, dites-moi tout,ne me cachez rien.

– Je vous dirai absolument tout, ma trèschère, et sans vous dorer la pilule.

– Dites-moi d’abord, où est le pauvrehomme, que le docteur Vimpany a amené ici, celui à qui Fanny étaitchargée de donner ses soins ?

– Le pauvre homme, reprit lord Harry d’unton indifférent, s’est remis si vite qu’il a quitté la maison enprenant ses jambes à son cou. Il tenait à aller prouver lui-mêmeaux médecins de l’Hôtel-Dieu l’efficacité merveilleuse dutraitement qu’il a subi ; l’orgueil robuste de Vimpany nemanquera pas d’emboucher la trompette de la renommée. Il estcertain que si tout ce qu’il dit est vrai, il fera faire un grandpas au traitement de la tuberculose. »

Cela laissait, en somme, Iris assezindifférente ; elle adresse cette question à sonmari :

« Où donc est Fanny ?

– Elle est partie… mercredi dernier, sije ne me trompe. Sa présence était devenue inutile ici et, enoutre, elle avait un grand désir de vous aller retrouver. Comme jeviens de vous le dire, elle est partie mercredi matin, se proposantde prendre, dans la soirée, le bateau de Dieppe et Newhaven. Ellese sera sans doute arrêtée en route.

– Peut-être est-elle allée d’abord chezMme Vimpany, c’est là que je vais lui écrire.

– C’est ça ; votre lettre luiparviendra sûrement.

– Eh bien, Harry, est-ce làtout ?

– Non, certes, reprit lord Harry ;il faut vous dire que la photographie qui vous a causé tantd’effroi a été prise par Vimpany pour une raison particulière.

– Laquelle ? »

Enfin, il éclata :

« Il est des circonstances, fit-il, où cequi peut arriver de plus heureux à un homme, c’est qu’on le croiemort. Or c’est précisément mon cas. N’allez pas en inférer quej’aie intérêt à cacher un méfait quelconque, dont je redoute lesconséquences : je suis insolvable, voilà tout, en sorte quej’ai dû faire mon paquet, avant d’avoir reçu mon congé en bonne etdue forme. Si vous n’étiez pas revenue, ma toute belle, une lettredu docteur vous aurait annoncé mon décès. Il serait resté muetcomme la tombe, en attendant que la vérité vous soit révélée parl’effet du hasard. Je regrette sincèrement qu’il ait laissé traînerla photographie sur la table.

– Eh bien, vrai, je ne comprends pas,…vous prétendez que vous êtes mort ? repartit Iris les yeuxgrands ouverts.

– Oui, il me faut de l’argent ; maseule ressource pour battre monnaie, c’est de faire le mort.

– En quoi cela peut-il vous enrichir,dites, Harry ?

– En vertu d’une assurance sur la vie quej’ai eu l’esprit de prendre et dont je ne puis, comme de juste,toucher la prime qu’après ma mort. Comprenez-vous ?

– Donc, il ne faut rien moins pour vousprocurer de l’argent, comment dirais-je, qu’une fraude ?

– Dites fraude si vous voulez. Du momentque je ne pouvais faire autrement, vous savez, nécessité faitloi.

– Mais, en réalité, c’est bien plusqu’une…

– Permettez. Du moment que les gens deloi disent fraude, à quoi bon exagérer ?

– Pour moi, Harry, c’est un crime ;c’est une chose passible d’une terrible condamnation ! s’écriaIris suffoquée.

– Bien entendu ; mais il faut pourcela qu’on découvre la fraude. À Londres, c’est un fait qui seproduit tous les jours ; mais là, les maris ne prennent pasleurs femmes pour confidentes. Pour moi, j’y suis contraint etforcé… Vous allez le comprendre.

– Dites-moi, d’abord, qui a eu le premierl’idée de cette monstrueuse conception ?

– Belle question ! Vimpany,parbleu ! c’est un malin ! c’est indéniable ; j’aitout d’abord refusé d’obtempérer à ce plan, mais quand la misèrevous empoigne, on se soumet à tout, voyez-vous, ma belle, pouréchapper à ses serres. D’ailleurs, comme je me fais fort de vous leprouver, ce n’est réellement pas une fraude, c’est une anticipationde quelques années. En outre, il y avait encore une autre raisond’agir ainsi.

– Est-ce pour être en mesure de payervotre billet à ordre au moment de l’échéance ? demande ladyHarry.

– Ma bonne Iris, soit que vous l’oubliezou non,… soit que vous juriez ou non de n’en jamais parler, il estun fait que je me reprocherai éternellement, c’est d’avoir dissipévotre avoir dans des spéculations hasardeuses. Or il n’en reste pasun traître liard ! Dire que j’en suis arrivé là, après avoirjuré de n’y pas toucher. Ah ! Iris ! fit-il en parcourantla pièce dans un état de violente agitation ; je me seraissoumis à la prison pour dettes,… à être ruiné, à être abandonné deDieu et des hommes, mais non à vous voir ruinée, vous ! c’estplus que je n’en puis supporter !

– Quoi ! avez-vous donc oublié quetout ce qui est à vous est à moi ;… quand je me suis donnée àvous, je n’ai fait aucune restriction,… vous n’avez à craindre, dema part, ni reproche, ni regret, ni allusions pénibles.

– À ma mort, vous serez riche ;…mais d’ici là ! hélas ! je ne suis pas âgé,… j’aipeut-être encore de longues années devant moi… Comment puis-jeattendre la mort, lorsqu’un coup de canif ou un bout de cordesuffisent pour réparer ma faute !…

– Votre faute ? mais ce seraitl’aggraver et non la réparer.

– Enfin cet argent m’appartient… dansl’avenir, il reviendra à mes héritiers, aussi sûrement que lesoleil se lèvera demain ; tôt ou tard, ce capital vousreviendra ;… en réalité, c’est escompter l’avenir, voilàtout ! L’assurance n’y perdra, en définitive, qu’un modiqueintérêt, jusqu’à la fin de mes jours. Je me sens bien plus coupableenvers vous, ma tendre amie, qu’envers les actionnaires. »

Sur ce, il se précipite aux genoux de safemme, et lui jure, dans une étreinte passionnée, qu’il n’adésormais en vue que son bonheur.

« Est-il trop tard, demande-t-elle d’unevoix émue, pour revenir sur ce qui est fait ?

– Hélas ! oui,… tout est fini,répond lord Harry, en pensant, à part lui, à Oxbye.

– Comment nous tirer de cette impasse,…comment allons-nous pouvoir vivre, Harry ? »

C’était tout clair : Iris acceptait lasituation avec toutes ses difficultés et ses dangers, plutôt que dequitter ce mari ! L’amour qu’elle ressentait toujours pour sonseigneur et maître, avait raison de tous ses scrupules. Enfin, elleaccepterait des choses qui, jusque-là, lui avaient paruinacceptables, comme il arrive fatalement dans une société, où lamorale est sans cesse prête à capituler, et qu’une femme d’unesprit élevé subit l’influence d’un homme dont les sentiments sontmoins nobles que les siens.

Il y a peu de mois encore, Iris aurait rejetéd’un ton résolu ces raisonnements subtils ;… aujourd’hui, elleacceptait jusqu’à des indélicatesses.

« Je comprends, fit-elle, vous êtes tombéentre les mains du docteur. Prions Dieu qu’il n’en advienne rien depire !

Oh ! mon pauvre Harry, croyez à l’amourpassionné de votre malheureuse femme ! »

Iris se jette au cou de son mari, elle leregarde d’une façon câline. Bref, elle pardonne tout, et acceptetout ! À partir de ce moment, elle va devenir l’instrumentaveugle que tiennent en leurs mains les deux conspirateurs.

Chapitre 64

 

« La première chose à faire, c’est decacher cette horrible photographie », dit lord Harry ens’emparant de l’épreuve.

Il ouvre un tiroir pour l’y déposer ;puis, comme frappé d’une inspiration soudaine, ils’écrie :

« Ah ! voici mon testament. C’estvous, ma chère femme, que j’ai constituée ma légataireuniverselle,… je vous laisse tout, absolumenttout ! »

Passant le document à Iris, il poursuivit.

« Il vaut mieux, du reste, qu’il soit dèsà présent entre vos mains, puisque, de fait, vous êtes monexécutrice testamentaire.

Sans souffler mot, Iris prend l’enveloppecachetée.

La lumière s’était faite en son esprit :c’était à elle que reviendrait l’obligation d’agir,… de toucherl’argent. Du même coup, la fraude lui était révélée et elle s’enfaisait la complice.

L’arrivée intempestive d’Iris imposait à lordHarry la nécessité de combiner un nouveau plan ; voici celuiauquel il s’arrêta. Puisque Iris savait tout, il ne lui restaitplus qu’à quitter Passy, avant que personne eût eu vent de saprésence en cette petite localité. Ils passeraient tous deux enpays étranger, en Belgique, changeraient de nom et habiteraient unpetit trou, inconnu des Anglais. Le docteur Vimpany, cet hommeunique au monde, se chargerait de régler les affaires. N’avait-ilpas déjà notifié le décès de son sosie à la Compagnie d’assurances,à l’aîné de la famille et au notaire ! Chaque minute quis’écoulait multipliait pour lord Harry les occasions d’êtrereconnu. Une fois qu’ils auraient passé la frontière, ils vivraientpour eux seuls, morts au reste du monde. Ils allaient donc enfin,heureux et contents, filer des jours d’or et de soie ! MaisIris acceptait-elle cette combinaison ?

« Tout ce que vous ferez sera bien fait,répondit-elle d’un ton grave.

– Au bout d’un laps de temps très court,reprit lord Harry, il sera urgent que vous retourniez enAngleterre, munie de mon testament ; vous y toucherez la primed’assurance, puis vous reviendrez rejoindre votre mari, WilliamLinville, et pour déjouer tout soupçon, vous passerez auparavantplusieurs semaines à Londres. »

Iris poussa un profond soupir ; puis,elle fixa ses regards sur son mari, qui la considérait avec un airde doute ; elle sourit et dit :

« En toute chose, Harry, je suis votreservante. Quand partons-nous ?

– Immédiatement ; je n’ai plusqu’une lettre à écrire au docteur. Ce sac de voyage contiendra toutvotre bagage ? Laissez-moi m’assurer, d’abord, que personne nerôde autour de la maison ? Avez-vous mon testament ? Oui,il est dans le sac de cuir ;… alors, tout est bien ;c’est moi-même qui le porterai jusqu’à la gare. »

Le sauvage lord descend quatre à quatre, puisrevient vivement.

« La garde-malade, dit-il, est dans lachambre d’ami.

– Quelle garde-malade ? demande Irisà mi-voix.

– Celle qui a remplacé Fanny. Vimpany apréféré avoir une garde jusqu’à la fin. »

Son interlocuteur parlait à mots pressés, maisIris n’en conçut pas l’ombre d’un soupçon.

« Sortez vite, poursuivit-il, partez parla porte de derrière, elle ne vous verra pas. »

Iris obéit ; elle détale subrepticementde chez elle comme une voleuse. Ils étaient convenus de seretrouver sur la route. Elle traverse le jardin en courant commeFanny l’avait fait avant elle.

Voici la lettre que lord Harry écrivitd’arrache-pied au docteur :

« Cher ami, pendant que vous remplissezles formalités nécessaires à l’inhumation de X…, un événement desplus imprévus, des plus extraordinaires, s’est produit. L’inattenduseul arrive ! Le retour de ma femme à Passy en est bien lameilleure preuve ! Heureusement, elle n’est pas entrée dans lachambre mortuaire ; d’ailleurs, maintenant, il n’y a plusaucun risque à courir de ce côté, ma femme est repartie. Ayantaperçu sur la table, la première épreuve que vous avez tirée de monsosie, elle a été prise d’un saisissement tel, qu’elle a perduconnaissance. J’ai été contraint de la mettre au courant de lasituation, mais non du dernier acte du drame. Dieu sait tous lesbeaux raisonnements que je lui ai faits, pour la disposer àaccepter l’invention, la fourberie de mon décès et tout ce quis’ensuit ! Une fois la chose entendue et bien que, au fond,Iris fût médiocrement édifiée de cette petite combinaison, elle s’yest prêtée et a déguerpi sans coup férir. Âme qui vive ne l’avue ; la garde-malade comprise. Je l’ai instruite des serviceseffectifs qu’elle aura à me rendre, en se présentant munie de montestament, à la Compagnie d’assurances et en palpant la prime àtoucher après ma mort.

« Elle a consenti à tout, par dévouement,par amour pour moi ; satisfait de ce résultat, je me suis dit,à part moi, que la séduction irrésistible de votre serviteur n’ajamais été plus justifiée. D’une part, considérant combien ilimportait qu’elle s’éloignât sans se douter du spectacle qu’offrela chambre d’ami ; d’autre part, combien il était urgent queje pusse filer avant que la Compagnie d’assurances ait envoyé icises agents, vous m’approuverez, j’espère, d’avoir quitté Paris,voire Passy aujourd’hui même. Adressez-moi vos lettres : àWilliam Linville, poste restante, Louvain, Belgique. Veuillezdéchirer ce pli aussitôt que vous en aurez pris connaissance.

« Louvain, petit endroit paisible,n’offre aucune attraction aux touristes en général, et aux Anglaisen particulier ; l’on peut y vivre à très bon compte, loin desdistractions mondaines. Vu le peu d’argent dont je puis disposer,vous voudrez bien en dépenser le moins possible. Je ne sais pas aujuste à quelle époque la prime pourra être soldée, deux mois, sixmois peut-être ! Or, d’ici là, il faudra se réduire à laportion congrue. Dès que lady Harry sera à Londres, elle pourraobtenir des avances du notaire de la famille, avances hypothéquéessur la prime, bien entendu. Je regrette de laisser tomber sur voustoute la charge des obsèques d’Oxbye et de la correspondance avecsa famille. Peut-être même serez-vous forcé d’aller en Angleterrepour tout expliquer aux parents. Je vous conseille d’adresser à laveuve du défunt la note de vos honoraires.

« Un mot encore : Fanny Mire est àLondres, mais elle n’a pu voir lady Harry ; croyez bienqu’aussitôt qu’elle apprendra que sa maîtresse a quittél’Angleterre, elle partira pour Passy comme un dard. Elle peut yarriver à chaque instant. À votre place, je la recevrais dans lejardin et je l’éconduirais au plus tôt. Ce serait une complicationfâcheuse, si elle survenait avant les obsèques…

« Adieu, mon cher docteur, votreprudence, votre intelligence et votre sagesse, me font espérer queje peux dormir sur les deux oreilles.

« Votre ami anglais. »

Lord Harry lut et relut son épître ; iln’y avait pas, en effet, le moindre danger d’être découvert, etcependant une certaine appréhension lui tenait l’esprit en suspens.Il fallait bien mettre le docteur au fait des derniers événementset faire partir sa femme à la douce.

Après avoir fermé la lettre, il boucle samalle, se rend à la gare et quitte Paris pour toujours.

Le lendemain, la dépouille mortelle de lordHarry Norland était conduite à sa dernière demeure.

Chapitre 65

 

Le samedi dans l’après-midi, le corps dusoi-disant jeune Irlandais reposait dans le cimetière où le docteuravait acheté une concession à perpétuité. Le nom du défunt avaitété bien et dûment inscrit sur le registre de l’état civil. Lacause de la mort avait également été déclarée à la mairie.

Le docteur suivait seul le convoi, convoimodeste, qui passa inaperçu par les rues. Un monument très simple,devait être élevé plus tard à la mémoire de lord Harry Norland.Vimpany rentre ensuite au cottage de Passy, règle le compte de lagarde-malade et se débarrasse d’elle au plus vite ; il pritaussi son adresse, au cas où il aurait l’occasion de la recommanderà l’un de ses riches clients ; ensuite, il a soin de mettretout en état, avant de rendre la clef à la propriétaire del’immeuble. Faire disparaître les fioles de l’armoire, jeter lesboîtes aux ordures, allumer un grand feu et y précipiter deuxpetites fioles de verre bleu, contenant à coup sûr les mystères dela science furent la première occupation du docteur. Dès que leverre se fut fusionné en une petite boule, le docteur se mit àfureter dans les papiers restés à traîner sur les tables ;parfois, les lettres sont des révélatrices accablantes ;parfaitement rassuré, le docteur se mit à écrire derechef, à lafamille et au notaire.

Il était en train de le faire, lorsque,soudain, il entend dans le jardin le bruit du sable qui grince sousles pieds d’un intrus ; il se lève et, sans se troubler, ouvrela porte. Lord Harry n’avait prédit que trop vrai ! c’était lapremière garde-malade,… celle qui avait tout vu, toutentendu ! Sa physionomie anxieuse laissait deviner qu’ellevoulait tout savoir. Elle allait franchir la porte de la maison,mais la grosse personne du docteur a barre sur elle.

« Tiens, c’est vous ! fit-il d’unair d’indifférence. Qui donc vous a demandé de revenir ?

– Lady Harry est-elle ici ?

– Non, elle n’y est pas, répondit-il sansbroncher.

– Alors je vais entrer etl’attendre. »

Vimpany restait aussi impassible qu’une barrefixe.

« Quand doit-elle revenir ? demandaFanny.

– Vous a-t-elle écrit ?

– Non pas.

– Vous a-t-elle du moins laissé l’ordrede la venir retrouver ici ?

– Pas du tout,… mais je pensais…

– Les serviteurs ne devraient jamaispenser ; ils devraient se contenter d’obéir.

– Je connais mes devoirs, monsieurVimpany, sans que vous preniez soin de me les rappeler. Voulez-vousme permettre de passer ?

– Entrez, si ma société peut vous êtreagréable, dit le docteur, en se reculant pour la laisser passer. Àcoup sûr, vous ne trouverez personne ici.

– Mais alors où donc est milady ?dit Fanny stupéfaite.

– Vous l’auriez appris, si vous étiezrestée un ou deux jours de plus en Angleterre ; aujourd’hui,votre démarche est inutile, ajouta son interlocuteur.

– Elle n’est pas venue ici ? demandaFanny.

– Elle n’est pas venue ici, répéta ledocteur.

– Je ne crois pas un mot de vos paroles,s’écria Fanny hors des gonds. Je suis sûre et certaine, moi, quelady Harry est ici. Qu’en avez-vous fait, parlez ? »

Le docteur s’incline et reprend :

« Alors vous ne croyez pas ce que je vousdis… C’est fâcheux, très fâcheux.

– Moquez-vous, si bon vous semble. Oùest-elle ?

– Où est-elle ? répéta le docteurd’un ton interrogateur.

– Oui, elle a quitté Londres pour venirrejoindre milord. Où est-elle ?

– Il faudrait être plus malin que je nele suis, pour vous le dire, répondit Vimpany.

– Enfin, puis-je voir lord Harry ?demanda Fanny d’une voix ferme.

– Lui, lord Harry ? il est partitout seul pour un long voyage.

– J’attendrai son retour ici, dans cettemaison, dit Fanny Mire d’un ton décidé.

– C’est ce que nous verrons, riposta ledocteur.

– Je demeure convaincue que milady estici. Ciel ! l’auriez-vous enfermée ?

– Ah ! la belle histoire ?

– Vous êtes capable de tout ;…tenez, de ce pas, je vais prévenir la police.

– Vous n’y allez pas par quatre chemins,Fanny !

– De grâce ! dites-moi où elleest ?

– Décidément, vous êtes une servantecomme on n’en voit guère, comme on n’en voit pas ! Visitez lamaison de la cave au grenier ; entrez, voyez, examinez, aprèstout ! Qu’est-ce qui vous fait peur ? voyons, contentezvotre curiosité maligne et jugez par vous-même. »

Sans se le faire dire deux fois, Fannyobéit ; elle passe du salon dans la salle à manger :personne. Elle monte au premier étage, pénètre dans la chambre delady Harry : déserte. Pas une épingle à cheveux, pas un rubanne trahit la présence d’une femme. Elle passe dans l’appartement delord Harry, elle ouvre les armoires, regarde derrière les portes,rien, rien, rien ! Elle redescend l’escalier, se demandant ceque cela signifie. Persuadée qu’elle allait recevoir un refus dudocteur, elle dit :

« Puis-je pénétrer dans la chambred’ami ?

– Certainement, répond le docteur,certainement. Vous connaissez le chemin ;… si vous avisezquelque objet ayant appartenu à lady Harry, veuillez leprendre.

– Et comment va M. Oxbye ?

– Il est parti.

– Parti, et où est-il allé ? demandela camériste avec intérêt.

– Il est parti hier vendredi : c’estun bon garçon et si reconnaissant ! Il serait à désirer qu’ily eût un plus grand nombre de ces reconnaissantes créatures et deces fidèles serviteurs en ce bas monde ! Son intention étaitd’aller à Londres, afin de vous remercier de vive voix. Quel bravecœur !

– Comment ! c’est le jeudi que jel’ai vu… »

Puis elle se mord les lèvres et n’achève pasla phrase commencée.

« Mercredi,… c’est mercredi que vousvoulez dire, reprit le docteur ; ce jour-là, il allait déjàsensiblement mieux.

– Je n’en disconviens pas, reprit Fanny,mais il était beaucoup trop faible pour entreprendre un voyage.

– À coup sûr, je ne l’y eusse pasautorisé, au cas où j’eusse pensé qu’il commettait uneimprudence », ajouta M. Vimpany.

Fanny garda le silence ; elle avait vuson pauvre malade couché immobile et livide ! elle avaitentendu l’autre garde-malade s’écrier qu’il était mort !Maintenant, au contraire, on affirmait qu’il se portait comme lePont-Neuf et même qu’il était parti. Toujours est-il qu’ellen’avait pas de temps à perdre en réflexions inutiles.

Fanny avait été sur le point de demander cequ’était devenue la nouvelle garde-malade, mais elle réfléchitqu’il était préférable, dans les circonstances présentes, de ne paséveiller les soupçons. Ouvrant la porte de la chambre d’Oxbye, ellela parcourut des yeux ; il ne restait aucune trace de saprésence ; tout était rangé dans un ordre parfait ; lesbattants du buffet ouverts, le lit fait, les rideaux relevés, lachaise longue poussée contre le mur, la fenêtre ouverte et le mortdécampé ! Après tout, ses soupçons ne l’avaient-ils pasinduite en erreur ? N’était-il pas endormi plutôt que mort,n’était-ce pas une hallucination ?

Dans le vestibule, le docteur attend,souriant, grimaçant, hideux !

Elle se rappelle que son but était deretrouver lady Harry et non le Danois ; alors, elle referme laporte.

« Eh bien ! dit Vimpany, avez-vousfait une découverte quelconque ? La maison est déserte, vousapprendrez bientôt pourquoi. Et que comptez-vous faire à la suitede votre perquisition ; retournez-vous à Londres ?

– Non, certes ; je veux retrouvermilady, répondit Fanny.

– Si vous étiez venue ici dans d’autresdispositions d’esprit, je vous aurais épargné cette peine ;mais votre visage porte le reflet de vos soupçons. Vous n’avezcessé d’épier, de commenter, d’analyser tout ce que l’on faisaitici ; c’était, je le sais, par dévouement pour ladyHarry ; sachez donc qu’elle n’est pas ici : quant à sonmari, vous entendrez parler de lui en temps opportun. En réalité,j’ai presque envie de vous donner l’adresse de votre maîtresse.

– Oh ! oui, de grâce.

– Elle a dû traverser Paris il y a deuxjours, en se rendant en Suisse : elle m’a laissé son adresse àBerne, à l’hôtel ;… mais qu’est-ce qui me dit qu’elle réclamevos services ?

– Je suis sûre qu’elle a besoin de moi,vous dis-je.

– Après tout, c’est votre affaire. Elleest descendue : hôtel d’Angleterre. Faut-il que je vousl’écrive ? Vous ne l’oublierez pas, surtout ? Lady Harrycompte séjourner à Berne une quinzaine de jours seulement. Aprèscela, je ne sais ce qu’elle a l’intention de faire. Moi-même, jesuis sur le point de partir et il est plus que probable que jen’entendrai plus parler de lady Harry.

– Oh ! je dois l’allerrejoindre ! riposta Fanny, ne serait-ce que pour m’assurer quepersonne ne lui veut de mal et qu’aucun danger ne la menace.

– C’est votre affaire, répondit ledocteur : pour ma part, je ne lui connais aucun ennemi.

– Pourriez-vous me dire si milord estavec elle ?

– Je n’en vois pas la nécessité : jevous ai dit qu’il est parti ; si vous allez à Berne, voussaurez bientôt à quoi vous en tenir. »

Le ton du docteur, en prononçant ces mots,déplut à la femme de chambre ; pourtant, sa physionomie ne latrahit pas.

« Voyons, que comptez-vous faire ?poursuivit-il, il faut prendre vivement votre décision, soit quevous alliez en Suisse, soit que vous retourniez en Angleterre. Vousne pouvez rester ici : je suis en train de tout ranger avantde quitter la maison à mon tour : les factures sontsoldées ; je remettrai la clef au propriétaire, puis jefilerai.

– Je ne comprends pas,… murmura Fannytrès bas, je me demande ce que M. Oxbye est devenu ? non,vrai, je ne comprends pas, dit-elle d’un ton plus accentué.

– Voilà qui m’est égal ! ripostabrutalement le docteur. Je viens de vous dire que milady est àBerne, si cela vous convient de la suivre à Berne, c’est votreaffaire et non la mienne. Si, au contraire, vous préférez aller àLondres. Eh bien, allez à Londres. Avez-vous quelque autre chose àdire ?

– Non, rien, riposta Fanny en prenant savalise.

– Décidez-vous, que diantre ! oùallez-vous ?

– Je vais me rendre par le chemin deceinture à la gare de Lyon ; là, je prendrais le premier trainomnibus pour Berne.

– Bon voyage ! » dit le docteurgaiement, puis, il referma la porte.

Le trajet de Paris à Berne est long, même enprenant l’express, si l’on peut prétendre, toutefois, que seizeheures de locomotion soient un long voyage ; mais pour celuiqui prend un train omnibus (ces trains qui n’ont rien dans lesveines), c’est à n’en pas finir, avec des arrêts à toutes lesstations du parcours ; pourtant, tout a une fin, même les pluslongs voyages.

Une fois à Berne, Fanny descend sa valise à lamain ; elle est tranquille ; elle va enfin revoir samaîtresse ! Elle demande l’hôtel d’Angleterre ?

Un agent de la police fixe sur elle un regardébahi et reste bouche cousue ; elle réitère sa question.

« L’hôtel d’Angleterre, connaispas ! dit-il.

– Si,… si,… riposte Fanny avecinsistance. Il y a pour sûr à Berne un hôtel d’Angleterre,… je suisla femme de chambre d’une dame qui y est descendue.

– Vous faites erreur ; il n’y a pasd’hôtel d’Angleterre à Berne ; il y a l’hôtelBernerhoff. »

Sur ce, Fanny exhibe l’adresse écrite de lamain du docteur : Lady Harry Norland, hôtel d’Angleterre.

« Je connais l’hôtel de Bellevue, duFaucon, Victoria, Schweizerfof, Schradel, Schneider, la pensionSimkin. »

Au premier moment, Fanny Mire ne mettait pasen doute que sa maîtresse ne fût à Berne, mais elle supposait quele docteur avait eu une distraction en écrivant. Elle se décidealors à aller dans tous les hôtels de la ville ; mais sesrecherches étant infructueuses, elle se rend à la poste et demandesi l’on peut lui donner l’adresse de lady Harry. On lui répondqu’aucune dame portant ce nom, n’est venue réclamer ses lettres.Fanny finit par tirer de tout cela, les conclusionssuivantes :

C’est que le docteur Vimpany l’avait induiteen erreur volontairement. Pour se débarrasser d’elle, il l’avaitexpédiée sur Berne. Elle avait été refaite au même. Elle compta sonargent et vit qu’il ne lui restait que 30 francs en tout et pourtout ! Enfin, elle se dirige du côté de la pension le meilleurmarché (et aussi la plus sale), raconte sa déconvenue… à safaçon : elle venait à Berne retrouver sa maîtresse, et devaitl’y attendre jusqu’à l’arrivée d’instructions nouvelles.Voudrait-on bien la recevoir jusqu’à l’arrivée de milady ?Certainement, lui fut-il répondu, moyennant 5 francs par jour,payés d’avance chaque matin. Calculant que 33 francs suffisaientpour sept jours, elle écrit aussitôt àMme Vimpany ; à cinq jours de là, elle auraitsa réponse. Après avoir accepté les conditions ci-dessus, elle payeles 5 francs convenus : on lui fait voir sa chambre et onl’informe que le dîner est à 6 heures. Comme elle avait du tempsdevant elle, elle se décide à écrire deux lettres : l’une àMme Vimpany et l’autre à M. Montjoie. Elle lesmet l’un et l’autre au courant de toutes les péripéties parlesquelles elle vient de passer ; elle raconte que lord Harryet sa femme ont quitté Passy et que le docteur se disposait à fairede même : il s’était indignement joué d’elle, en l’envoyant àBerne, où elle se voyait dans l’impossibilité de retourner chezelle. En écrivant à Mme Vimpany, elle ajoutait cedétail important, que le malade auquel elle avait vu administrer dupoison et rendre le dernier soupir le jeudi matin, était bel etbien parti le samedi, son bagage à la main, résolu à se rendre àLondres, afin d’y revoir sa première garde-malade ; comprenezcela si vous pouvez, mais, pour moi, je jette ma langue auxchiens.

Dans sa lettre à M. Montjoie, elle lepriait de lui envoyer l’argent nécessaire pour se replier surLondres. Lady Harry s’empresserait assurément de le lui rendre.

Elle jette elle-même ses deux lettres à laposte et attend impatiemment les réponses. Le retour du courrierlui apporta celle de Mme Vimpany : nous latranscrivons ici :

« Ma chère Fanny,

« J’ai lu votre lettre avec l’intérêt leplus vif. Je ne crois pas, je l’avoue, qu’il y ait anguille sousroche ; espérons que lady Harry se tirera de là, sans ylaisser pied ou aile ! Vous apprendrez avec satisfaction queM. Montjoie va de mieux en mieux. Dès qu’il sera de force àsupporter une vive émotion, je lui remettrai la lettre de ladyHarry. Je me félicite de la lui avoir cachée jusqu’ici, car il fautménager la sensibilité d’un convalescent par crainte d’une rechute.À mon avis, c’est insensé à une femme de retourner avec son indignemari, tant qu’il n’a pas fait amende honorable. Que signifient lesprotestations, les lettres, les regrets ! Le repentir seprouve par des actes et non par des paroles. Il a écrit à ladyHarry une lettre dont il m’a priée de prendre connaissance, medemandant si je croyais qu’elle en puisse être offensée ? Jelui répondis que je ne le pensais pas. Il l’avertissait des risquestrès graves de dégradation morale (peut-être même pire que cela)auxquels elle s’exposerait en retournant avec lord Harry. Au cas oùelle refuserait de suivre son conseil, M. Montjoieinterpréterait son silence comme une réponse négative. Jusqu’àprésent, il n’a rien reçu de lady Harry, pas un mot, pas un seulmot ; donc, on doit en inférer qu’elle refuse net !

« Je vous engage à revenir viaParis, bien que le trajet soit plus long que par Bâle et Laon.M. Montjoie, j’en ai la certitude, vous enverra l’argentnécessaire pour le voyage. « Désormais, m’a ditM. Montjoie, où que lady Harry soit, cela ne me regardeplus ; ce n’est pas à dire, toutefois, que je puisse medésintéresser de son sort ; mais puisque sa femme de chambrefait preuve d’un si grand dévouement pour sa maîtresse, je luiferai tenir une certaine petite somme, non comme un prêt, maiscomme un don. » N’hésitez donc pas à rester une huitaine àParis et tâchez d’approfondir ce mystère. Ne pouvez-vous retrouverla garde-malade qui vous a succédé près du Danois et savoir parelle ce qui est réellement arrivé ? Avec tout ce que voussavez déjà, il serait étrange que nous ne connaissions pas lavérité vraie ; on peut s’adresser aussi aux fournisseurs, parexemple, à la blanchisseuse, au pharmacien. Vous les connaissezdéjà, vous pouvez les aller voir, les interroger et pressentir leurimpression. Quant à retourner près de lady Harry, vous n’avez àrecevoir les conseils de personne que de vous-même. Je vous attendsdans une semaine ; un événement quelconque peut se produired’ici là : nous en causerons de vive voix.

« Toute votre

« VIMPANY. »

Or les conseils de la femme du docteurcoïncidaient exactement avec les idées de Fanny. M. Vimpanyavait à coup sûr quitté Passy ; ce charmant faubourg, siplaisant qu’il soit, devait paraître monotone à un homme dutempérament du docteur. Elle y séjournerait 24 heures ou 48 heures,selon qu’elle le jugerait nécessaire.

La lettre de M. Montjoie lui fut remisedans la même journée, seulement un peu tard. Il répétait ce qu’ilavait dit à Mme Vimpany : il lui adressait 125francs par la poste, disant qu’il était trop heureux de pouvoirl’aider à donner à lady Harry Norland de nouvelles preuves dedévouement effectif. Quant à lui, il renonçait désormais à se mêleren rien des affaires de lord et de lady Harry. Fanny Mire quittaBerne, le même jour, un samedi. Le dimanche soir, elle s’installaitdans une pension de Passy. Elle s’adressa tout d’abord aupropriétaire de la maison occupée par lord et lady Harry, c’étaitun rentier, ayant fait une petite fortune dans la charcuterie.

Fanny entama la conversation, disant qu’elleétait femme de chambre chez lady Harry pendant son séjour à Passyet qu’elle désirait connaître son adresse.

« Mon Dieu ! vous m’en demandezbeaucoup, mademoiselle, répondit son interlocuteur. La femme demilord ressentait tant d’affection pour son époux, qu’elle n’a rieneu de plus pressé que de le planter là, tout net, pendant samaladie : elle n’a même pas reparu depuis la mort de milord…Voilà une femme ! Je ne sais pas si c’est la mode enAngleterre, mais en France, cela paraît louche.

– Lord Harry mort ! s’écria Fannyéperdue,… mort ! quand ça ?

– Milord a rendu l’esprit jeudi matin,c’est-à-dire il y a un peu plus de huit jours. Pour moi, voussavez, il n’a pas été emporté par une maladie de poitrine. On l’aenterré à Auteuil ; tiens, vous paraissez toutébaubie !

– En effet, monsieur, je n’en revienspas, répondit Fanny.

– Eh bien, mademoiselle, vous pouvezaller vous en assurer vous-même, car on a déjà gravé sur sa tombeune plaque com… mé… morative ;… vrai, les Anglais ont de beauxsentiments, quand ils arrivent à les pouvoir exprimer. Quant àtrouver la veuve Lachaise, rien n’est plus aisé. »

Munie de l’adresse en question, Fanny remerciele charcutier et s’éloigne. Grâce à lui, elle vient d’apprendre unechose capitale : la mort simulée de lord Harry ! Il estbon de dire que la veuve Lachaise, après avoir fait bon accueil àl’étrangère, lui raconta par le menu, et sans y entendre malice,tout ce qu’elle savait ou croyait savoir. On l’avait priée dedonner ses soins à un jeune lord Irlandais phtisique au dernierdegré et dont la vie, en réalité, ne tenait plus qu’à un fil. Ledocteur prétendait qu’il connaissait des cas où le dénouement fataln’arrivait qu’après des mois.

À midi, elle arriva au chalet, comme c’étaitconvenu ; le docteur l’avait introduite dans la chambre dumalade, qui dormait d’un sommeil paisible, couché sur un sofa, lelit n’ayant pas encore été refait ; après avoir indiqué lesdrogues à faire prendre au patient qui dormait profondément, ledocteur avait quitté la pièce.

– Êtes-vous sûre qu’il n’était pasmort ? demanda Fanny.

– Mademoiselle, j’ai acquis une longueexpérience des malades ; je sais mon affaire. Dès que ledocteur eut tourné les talons, je n’ai rien eu de plus pressé quede tâter le pouls du malade, observer sa respiration ; toutétait en bon ordre et fonctionnait régulièrement. »

Fanny reste bouche close ; il lui étaitimpossible de rappeler à cette respectable garde-malade qu’ellel’avait vue passant l’inspection des fioles du buffet, des tiroirs,voire de l’album de photographies. La veuve poursuivit :

« Je me mis en mesure de tout préparerpour le prochain réveil de mon malade ; je tirai les rideauxpour aérer le lit ; je secouai les oreillers et fis tout cequi est de mon métier, guettant toujours le moment d’administrer lapotion. Enfin, l’heure de la lui donner ayant sonné, je cherchai àle réveiller tout doucement. Eh bien ! oui, madame, celui dontje venais de constater la respiration régulière et forte et lepouls bien battant avait cessé de vivre !

– En êtes-vous absolument sûre ?

– Absolument, mademoiselle ;croyez-vous donc que c’était la première fois de ma vie que je metrouvais en face d’un trépassé ? J’appelle le docteur,simplement par acquit de conscience, puisque je savais pertinemmentque le pauvre Irlandais n’était plus qu’un cadavre.

– Et alors ?

– Il examine le pouls, le cœur, les yeux,et le déclare mort.

– Et après cela ?

– Après ? dame ! quand on estmort, c’est fini, vous savez, impossible de nous ressusciter !Alors le docteur braque son appareil photographique sur le pauvrejeune homme, et tire des épreuves pour ses parents, ses amis…

– Ah ! vraiment etpourquoi ?

– Comme je viens de vous le dire pour sesparents et ses amis. »

L’étonnement qu’éprouvait Fanny n’avait plusde bornes ! Elle ne réussissait pas à comprendre à quellesfins le docteur voulait montrer la photographie du Danois aux amisde lord Harry ; personne ne pouvait donner dans le panneau etprendre un portrait post mortem d’Oxbye pour celui de lordHarry !

Sans plus tarder, Fanny se rend au cimetièred’Auteuil. Elle avise facilement la tombe qu’elle cherche et y litces mots, gravés en anglais :

« À la mémoire de lord Harry Norland,fils cadet du marquis de Malven. » Puis la date et l’âge, pasun mot de plus. Fanny s’assied sur un banc ; attachant un longregard sur cette plaque mensongère, elle se dit :

« Une grande amélioration a dû seproduire dans l’état du malade quand je l’ai quitté ; c’estbien pour cela que l’on m’a congédiée. Persuadé que je lui avaislaissé le champ libre, le lendemain le docteur lui aura administréun poison. Je l’ai vu de mes yeux perpétrer son crime ; lagarde-malade à laquelle ou avait fait croire qu’il était endormi,n’a pas tardé à découvrir la vérité ; on lui avait dit,préalablement, que le tuberculeux était un jeune Irlandais. Il estenterré sous le nom de lord Harry. Voilà pourquoi j’ai trouvé ledocteur seul… Et lady Harry où est-elle ? Ciel ! oùpeut-elle être ! »

Chapitre 66

 

Fanny Mire se décida ensuite à retourner àLondres ; la modicité de ses ressources ne lui permettait pasde faire autrement et, en outre, elle était persuadée qu’elle avaitappris tout ce qu’elle pourrait apprendre ; en conséquence,prolonger son séjour était inutile.

Elle possédait encore 37 fr. 50 dudon de M. Montjoie ; après avoir loué très bon marché unepetite chambre chez des gens à l’air respectable, elle se rend chezM. Montjoie, car il lui tarde extrêmement de narrer ce qu’ellea appris à Mme Vimpany.

Chacun sait que l’un des plus grandsdésagréments que l’on puisse éprouver, c’est de ne pas rencontrerchez elle la personne que l’on a le plus d’intérêt à voir. Or forceest à Fanny de rengainer soupçons, confidences, renseignements etle reste ! Or un désappointement presque égal à celui qu’elleavait eu à Berne, l’attendait à Londres : M. Montjoieétait parti !

La maîtresse d’hôtel, qui connaissait Fanny,lui apprit ce qui était arrivé.

« Il allait mieux, dit-elle, quoiqueassez faible encore ; le médecin l’a envoyé en Écosse ;Mme Vimpany l’accompagne ; il doit voyager parétapes, courtes ou longues, suivant l’état de sa santé. J’ai sonadresse et je vais vous la remettre ; tenez, précisément, lavoici. À propos, Mme Vimpany m’a chargée d’unecommission pour vous ; quand vous écrirez, m’a-t-elle dit,c’est à elle qu’il faut adresser la lettre et non àM. Montjoie. Elle n’est pas entrée dans plusd’explications. »

Fanny revint chez elle, profondémentdécouragée ; rejetée encore une fois dans toutes sesperplexités, par le secret terrible qu’elle avait découvert ;elle en était obsédée. Le seul homme de qui elle pût prendreconseil en cette occurrence était absent ! Elle ignoraittotalement ce que lady Harry était devenue ? Que faire,désormais ? cette responsabilité lui pesait terriblement.

Il ressortait clairement pour elle del’entretien qu’elle avait eu avec la vieilleMme Lachaise, que l’homme enterré dans le cimetièred’Auteuil sous le nom de lord Harry Norland et le phtisique del’Hôtel-Dieu,celui qu’elle avait vu rendre le derniersoupir, n’était bien qu’une même et seule personne ! Elletenait pour non moins certain que le docteur, au vu et au su delord Harry, l’avait empoisonné. Donc, lady Harry était au pouvoirde ces deux scélérats ! ils n’avaient pas reculé, lesmisérables, à ajouter un meurtre à tous les crimes qu’ils avaientdéjà commis ! Quant à elle, elle se trouvait sans ami, sans lesou ! D’ici peu de jours, si elle faisait des révélations,tout était à craindre. Saisissant une plume pour écrire à sameilleure amie, elle se sentait paralysée et incapable d’expliquerce qui était arrivé.

« J’ai des raisons de croire,disait-elle, dans sa lettre, après tout ce que j’ai vu et entendu,que lord Harry n’est pas mort ! Lorsque vous m’aurez répondu,vous en apprendrez bien d’autres encore ! Aujourd’hui, ilm’est impossible d’en dire plus ; je suis trop accablée ;j’ai peur de dire trop. En outre, je n’ai plus le sou ; ilfaut que j’avise à me créer des ressources ? Pourtant, bontédivine ! ce n’est pas mon propre sort qui m’inquiète ;j’ai la conviction que milady ne m’abandonnera pas. Son avenir seulest la cause de mes tourments. Le terrible secret que j’ai apprisne me laisse ni paix, ni trêve ! »

Il se passa plusieurs jours, avant que laréponse à cette lettre arrivât ; réponse qui, comme on leverra du reste, ne lui apprit rien de bon.

« Je viens vous dire, ma chère Fanny, queM. Montjoie continue à être très peu vaillant ; quel quepuisse être le secret auquel vous faites allusion, je vous demandede le lui celer, car vous saurez qu’en apprenant que lady Harry estretournée près de son mari, il est entré dans un violent accès decolère et de larmes. Après cette mortifiante nouvelle, il a déclarévouloir rompre toute relation d’amitié avec elle. Le séjour deLondres lui était désormais insupportable, tout rappelant ladyHarry à son souvenir ; il résolut donc, malgré l’état précairede sa santé, de s’établir dans sa villa d’Écosse. Oh ! quelleaffaire ce fut d’arriver à destination ! Il s’affaissait surlui-même comme un linge mouillé. J’ai fait appeler le médecin de lalocalité ; il a découvert, tout de suite, que ce n’était pasau moyen de drogues, que l’on pouvait guérir une âme siprofondément ulcérée. Avant tout, il lui fallait du repos moral ets’abstenir même de lire les journaux ; par le fait, chose fortheureuse, car en les parcourant, il eut pu apprendre la nouvelle dela mort de lord Harry et, que par conséquent, lady Harry étaitveuve, événement des plus importants pour lui. Vous comprenez,n’est-il pas vrai, à quelles fins je vous ai fait prier de ne pasécrire à M. Montjoie et pourquoi surtout je ne lui ai pasmontré votre lettre. Je me suis bornée à dire que vous n’aviez puretrouver lady Harry. « De grâce, ne me parlez plus de ladyHarry », m’a-t-il répondu d’un ton irrité. Je n’ai eu garded’enfreindre sa recommandation. Quant à ce qui est la questiond’argent, je vous fais passer une centaine de francs que j’ai misde côté. Vous me les rendrez un jour ou l’autre. J’ai pensédernièrement que lady Harry ne peut manquer de jeter les yeux surle Continental Herald, journal fondé par son mari. À votreplace, voici ce que je ferais : par un avertissement insérédans cette feuille, lady Harry apprendrait que je désire avoir sonadresse. Vous indiquerez tel bureau que bon vous semblera posterestante. »

Voici la rédaction à laquelle elles’arrêta : Fanny M. à L. H. Impossible de me procurervotre adresse. Veuillez écrire poste restante, Hunter street,Londres. W. C.

Elle paye l’insertion de cet avertissementpour trois samedis, puis rentre chez elle ; la satisfactionqu’elle éprouve d’avoir fait un pas en avant, la met en dispositiond’écrire, par le même courrier, le compte rendu de tout ce qu’ellea appris. Chose étrange ! les soupçons que lui inspiraitVimpany l’aident à se tenir dans les bornes de la stricte vérité,or il ne s’agissait de s’armer ni des sévérités d’un censeur, nides accusations d’un juge, mais de tracer unnarregraphique, d’où chacun pût tirer la même conclusionqu’elle.

Elle exposa d’abord, comment elle était venueà savoir que lord Harry et le docteur Vimpany s’entendaient commelarrons en foire pour l’exécution d’un plan mystérieux, comment saconnaissance de la langue française l’avait mise à même desurprendre leurs secrets, comment ils s’étaient promis de tromperlady Harry de la même façon qu’ils avaient trompé les médecins del’Hôtel Dieu, comment le docteur s’y était pris pourdécider lady Harry à quitter Paris, comment ils l’avaient choisie,elle Fanny Mire, pour être la garde-malade du Danois. Puis, elledéclara les avoir soupçonnés d’entrée de jeu, de vouloir profiterde la mort du patient, lequel offrait une certaine ressemblanceavec lord Harry. Bref elle déroula son câble, jusqu’à la mort duphtisique, en terminant par son dernier entretien avec la mèreLachaise. Les jours, les dates, tout était consciencieusementconsigné, les noms seuls étaient désignés par des lettresalphabétiques. Elle en prit un duplicata. La lettre cachetée,recommandée, fut adressée à Mme Vimpany.

Entre temps, la nouvelle de la mort de lordHarry se répand dans le monde, et ceux qui connaissent l’histoirede la famille, devisent à l’envi de l’événement.

« C’est, en effet ce que ce garnementavait de mieux à faire, déclare l’un, – c’est fort heureux pour lessiens, reprend l’autre, – c’est un chenapan de moins, disaitcelui-ci, quelle chance pour sa femme ? s’écriait celui-là –c’est un de ces coureurs d’aventures qui a fait tout et lereste ! Quel dommage de ne pouvoir écrire la biographie d’untel homme ! »

Voilà les réflexions auxquelles on se livrait.Tel aujourd’hui vivant, demain oublié ! autant en emporte levent !

Chapitre 67

 

Il est peu d’Anglais, en voyage, qui fassentun crochet pour visiter Louvain, bien que cette localité possède unHôtel de Ville plus remarquable même que celui de Bruxelles, cetteville, où bruissent toutes les voix de la jeunesse et du plaisir.Si, d’aventure, on y rencontre des fils de la perfide Albion, commeon dit sur le continent, ils n’y font, certes, pas grande figure,étant sûrement venus s’y fixer pour des raisons analogues à cellesqui avaient décidé M. et Mme Linville à ydresser leur tente. Le nombre de gens qui ne redoutent rien tant aumonde que de rencontrer des visages de connaissance, est beaucoupplus considérable qu’on ne le pense.

M. Linville avait loué là, une petitemaison meublée, à l’instar du pavillon de Passy, maison discrètepar excellence, avec cour également plantée en manière de jardin.Le personnel, se composait d’une cuisinière et d’une femme dechambre.

Inutile de demander si Iris était heureuse.Hélas ! elle ne l’avait jamais été depuis son mariage ;vivre en se cachant n’est pas une condition favorable aubonheur ! Le temps lui manquait, du reste, pour fouillerl’avenir. Ce couple, jeune encore, se voyait condamné non seulementà vivre à l’étranger pour le reste de ses jours, mais à évitertoute relation et rencontre avec des compatriotes ; à nejamais plus leur adresser la parole dans leur langue maternelle.Qui donc a dit que parler sa langue maternelle c’est avoir sapatrie sur ses lèvres ? Dans ces conditions, le mari vivraitreplié sur lui-même et la femme traînerait des heures de dégoût etde lassitude, évitant de regarder en face.

Pendant que l’un finirait fatalement parl’abus de la boisson, l’autre, absolument dégrisée, envisagerait lasituation sans aucune illusion. Fatalité ! fatalité ! Lesauvage lord, ruminant, baillant, fumant, pesamment assis sur unsiège, se disant que, décidément, son grand dessein avait réussi,que son grand coup avait frappé juste ! Et après ? Pourl’instant, il ne s’aventurait à sortir de chez lui que le soir à labrune ;… la nuit tous les chats sont gris… Cette vievégétative était dure à traîner pour un casse-cou habitué aumouvement, à la société et au bruit.

La monotonie de leur existence, ne futtroublée que par l’arrivée de la lettre de Hugues, laquelle leuravait été retournée de Passy avec d’autres documents. Iris la lutet la relut, cherchant à en pénétrer le sens : après quoi,elle la déchira en morceaux.

« Ah ! s’il avait su,… s’il s’étaitdouté, dit-elle à son mari, il n’aurait pas pris la peine d’écrirecette lettre. Que répondre ? rien. Il ne s’agit plus pour moide conseils à suivre, mais d’ordres à recevoir ;… je suisl’affiliée d’une conspiration, la complice d’uneescroquerie… »

À deux jours de là, l’on reçut une lettre dudocteur : elle ne contenait ni nouvelles de Fanny, ni de sonséjour à Berne.

« Tout va bien jusqu’à présent : lemonde a appris par la voix de la presse que lord Harry est mort etenterré. La question maintenant est de faire rendre gorge à laCompagnie d’assurances. À cet effet, la veuve, étant légataireuniverselle et exécutrice testamentaire, devra se présenter chez lenotaire, lui remettre le testament et la police d’assurances, afinque l’on puisse remplir les formalités exigées par la loi. Il yaura des signatures à donner ; le certificat médicalconstatant la mort du défunt, les pièces de l’administration despompes funèbres relatives à la cérémonie, de l’inhumation, sontdéjà entre les mains du notaire. Plus tôt la veuve sera à Londres,mieux cela vaudra. Elle préviendra d’avance le notaire de sonarrivée et (faites attention) elle écrira de Paris, comme si ellefût restée dans cette ville depuis la mort de son époux.

« Il ne me reste plus, mon cher Linville,qu’à vous rappeler que vous m’êtes redevable d’une grosse somme età vous prier de m’adresser un chèque lorsque vous aurez palpé votreprime. Envoyez-moi ce billet doux à l’Hôtel Continental.

« Naturellement, je me tiens aux ordresde la compagnie, pour lui fournir les renseignements qu’on pourraitdésirer. »

Lord Harry passa cette missive à sa femme, quise borna à s’écrier :

« Juste ciel ! est-cepossible !

– Il n’y a pas à tergiverser. Donc, vousn’étiez pas à Passy, entendez-vous, lors de la mort de votre mari,vous étiez à Londres,… à Bruxelles,… je ne sais où ; à votrearrivée chez vous, tout était fini, il ne vous restait plus qu’àpleurer sur sa tombe ;… il a reçu les soins du docteurVimpany ;… vous le saviez souffrant, mais d’un simple malaise.Vous vous présentez chez le notaire avec votre testament ; ilaura reçu la police d’assurances et fera tout ce qu’il y aura àfaire. La seule chose qui vous regarde personnellement, c’estd’avoir un costume ad hoc : robe de crêpe, voileépais… Personne ne vous adressera une question. Les circonstancesétant données, vous vous dispenserez bien entendu d’aller voir âmequi vive. »

Un tel programme à exécuter fit frémir Iris dehonte et d’épouvante.

« Oh ! Harry, reprit-elle, c’estm’imposer le mensonge et le vol,… moi mentir ;… moivoler !

– Vos scrupules arrivent troptard ;… à quoi sert de pleurnicher.

– Harry, reprit-elle, en se jetant auxgenoux de son mari,… épargnez-moi… ordonnez à une autre femme defaire ce que vous me demanderez… d’aller à ma place… de se fairepasser pour votre veuve… moi, j’irai cacher ma honte au bout dumonde, je fuirai…

– Vous tenez des propos insensés,répondit-il d’un ton brutal ; il est trop tard.

– Je n’irai pas ! cria Iris dans unsanglot.

– Vous irez, palsambleu !

– Moi, je vous déclare que je n’irai pas,fit-elle en se redressant de toute sa hauteur ;… je nem’avilirai pas davantage ; encore un coup, jerefuse. »

Le sauvage lord se lève lui aussi ; ilattache ses regards sur sa femme, puis baisse les yeux. Il comprendqu’un tel rôle est dégradant.

« Alors, comme vous voudrez ! dit-ild’une voix contenue. Vous laisserez retomber sur moi la conséquencede mes actes et de ma propre honte. Retournez en Angleterre. Je nevous demande dorénavant qu’une chose ; ne révélez à personnece que vous savez ;… puisqu’il en est ainsi, je vais forgerune lettre de vous…

– Forger une lettre de moi ? répétaIris d’une voix anxieuse.

– C’est la seule façon de permettre aunotaire d’agir ; à cette lettre sera annexé le testament…Qu’arrivera-t-il ensuite, je l’ignore ? À présent, vous pouvezme quitter, Iris ;… je sens que je ne puis que creuser sousvos pieds l’abîme de la honte.

– Pourquoi cette lettre,… pourquoi cettenouvelle fraude encore,… pourquoi ne pas fuir avec moi quelquepart,… le monde est si grand ;… nous pouvons recommencer unenouvelle vie ;… nous n’avons pas beaucoup d’argent, c’estvrai,… mais je puis vendre mes bracelets, mes chaînes, mes bagues.Oh ! Harry, de grâce, laissez-vous guider par moi ;écoutez-moi ; nous vivrons d’une façon modeste et nouspourrons encore être heureux ? Si vous vous êtes fait passerpour mort, eh bien, cela n’a encore fait tort à personne, ni àrien.

– Vous parlez à tort et à travers, Iris.Vous figurez-vous donc que le docteur va lâcher prise et qu’il nem’obligera pas à régler mon compte avec lui !

– Quel compte ?

– C’est bien simple ; par le fait,sans lui, rien n’aurait marché. Or ce n’est pas un homme àtravailler pour le roi de Prusse !

– C’est juste ; vous me disiez celadans votre lettre, fit-elle, en pensant que d’aussi terriblessituations sont du ressort des romanciers ou des magistrats.

– Certainement, reprit lord Harry, ilm’enfoncera d’une forte somme.

– Combien,… une vingtaine de millefrancs ?

– Nous sommes convenus qu’il toucheraitle quart de la prime, environ 50 000 francs. C’est bien payerses services !

– Fraude sur fraude ; vol survol ; trahison sur trahison ! ciel ! faut-il quevous l’ayez connu ! dit Iris d’un air navré.

– D’accord ! mais, voyez-vous, unhomme comme moi doit fatalement faire de ces rencontres-là, ripostale sauvage lord. Quand l’agent propulseur est un scélérat d’uneénergie peu commune, qui met en mouvement une machine d’uneobéissance passive, comme votre serviteur, les résultats de lacombinaison doivent être déplorables. À Dieu ne plaise que jeveuille jeter la pierre au docteur !… non, non, cela nem’appartient pas.

– C’est juste, riposta Iris, en baissantla tête avec confusion.

– À qui le dites-vous ! désormaisvous connaissez la situation à fond,… vous êtes libre de mequitter. Alors, je n’aurai d’autre alternative que de recommencerla partie, avec un enjeu bien autrement effroyable, mais je ne voustraînerai pas à ma suite comme le remorqueur un chaland… Mon partiest pris ! plutôt la mort pour moi que le déshonneur pourvous ! »

Iris était de nouveau vaincue.

« Harry, s’écria-t-elle, permettez,j’irai ! »

Chapitre 68

 

À trois jours de là, un fiacre s’arrête devantl’étude du notaire de la famille Norland ; une jeune femme engrand deuil et voilée de crêpe descend du véhicule ; elleredoutait un accueil à la fois formaliste et soupçonneux, car ellene se faisait plus illusion sur la vie que menait son mari depuislongtemps ; le frère aîné de lord Harry, savait également àquoi s’en tenir, en sorte que sa répulsion morale paralysait lessentiments d’affection. Puis des rumeurs vagues survenues par suitede certains faits, ne laissaient pas de faire craindre unecatastrophe imminente. L’officier ministériel au lieu de recevoirla jeune veuve d’un air aussi solennel que Thémis, et aussirébarbatif qu’un président de Cour d’assises, l’accueillit en luitendant la main et paraît prendre une part très sincère à sespeines ; il murmure :

« Ma chère lady Harry,… ma chère ladyHarry,… quelle épreuve terrible pour vous ! »

Elle tressaille ; ciel !qu’allait-il dire après cela ? Il poursuivit :

« Il doit vous être si pénible, en unpareil moment, de vous occuper d’affaires !

– Je vous apporte le testament de monmari, répond-elle simplement.

– Si vous le permettez, j’en prendraiimmédiatement connaissance… Ah ! ce ne sera pas long,… jevois,… il n’y a que deux lignes. Je ne crois pas, à vrai dire,qu’en dehors de la Compagnie d’assurances, il vous reviennegrand’chose.

– Rien, absolument rien : mon mari atoujours été impécunieux, vous savez ; au moment de sa mort,il a laissé si peu d’argent, que je me trouve dans un embarrasréel.

– C’est tout simple ; vous n’avezqu’à tirer un billet à ordre sur nous : nous avons étéinstruits de la mort de lord Harry par le docteur Vimpany, quiparaît être l’un de ses amis en même temps que son médecin.

– Le docteur était le commensal de monmari au moment fatal ; moi, j’avais dû revenir à Londresdepuis plusieurs semaines. À la première nouvelle du danger, jesuis partie comme une flèche. À mon arrivée à Passy, Harry étaitnon seulement mort, mais enterré.

– La brouille entre le défunt et lesautres membres de sa famille (notez que je n’approfondis rien)rendent les circonstances de sa mort plus regrettables encore.

– Il avait près de lui le docteurVimpany ! s’écrie-t-elle vivement. Le ton sur lequel elleprononça ces mots, donna à penser au notaire que le docteur enquestion inspirait à lady Harry antipathie et jalousie. »

L’officier ministériel reprit :

« Il reste désormais à prouverl’authenticité du testament, et vos droits à la primed’assurance : lord Harry était assuré pour 375 000francs. On ne peut compter qu’une somme pareille puisse être payéeen une fois. La compagnie demandera probablement à se libérer paracomptes en un délai de trois mois : mais, comme je vous l’aidéjà dit, notre caisse est ouverte à lady Harry.

– Êtes-vous certain que la compagniepayera ?

– Il faut bien qu’elle paye,pardieu !

– Je pensais qu’une aussi fortesomme…

– 375 000 francs ne sont pas la merà boire ! dit le notaire en souriant, si une Compagnied’assurances refusait de remplir ses engagements envers les ayantsdroit, c’en serait fait d’elle !

– Oui,… je comprends… Seulement le décèsde mon mari ayant eu lieu à l’étranger, je pensais que celapourrait susciter certaines difficultés.

– S’il était mort au Cap, passeencore ! mais à Passy, un faubourg de Paris ! sous lerégime de la loi française, plus méticuleuse, plus précise encoreque la nôtre, cela ne fera pas un pli. Nous avons, outre les piècesde la mairie, des pompes funèbres et le certificat du médecin, unephotographie du défunt, épreuve admirable – le soleil ne peutmentir – une photographie du monument mortuaire, toutes piècesjustificatives dont la compagnie tiendra compte assurément. Dumoment que vous êtes la seule héritière de lord Harry, cela suffità détruire tout soupçon au sujet de sa mort ; s’il eût étéentouré de gens intéressés à le voir disparaître, on aurait puémettre des doutes sur leurs intentions, mais vous, madame, c’estdifférent. Vous n’avez aucune inquiétude à concevoir.

– C’est un grand soulagement pour moi,répondit Iris.

– J’ai déjà mandé ici le directeur de lacompagnie. La maladie dont est mort lord Harry n’a pas laissé del’étonner, la tuberculose n’ayant pas de précédents dans la familleNorland. Je lui ai objecté que la vie qu’il avait menée avait puruiner sa constitution. »

Iris donna au notaire son adresse à Londres.Celui-ci lui remit un chèque de 2 500 francs. Dès qu’elle eneut touché le montant, elle adressa la moitié de la susdite somme àM. Linville à Louvain, poste restante. À six semaines de là,étant toujours à Londres, elle fut avisée que la compagnie avaitpayé au banquier la somme de 375 000 francs. Iris écrivit audocteur Vimpany pour lui fixer un rendez-vous. Son œuvred’escroquerie et de mensonge était accomplie !

D’autre part, elle écrivit à M. Linvilleles lignes suivantes :

« Les choses n’ont présenté aucunedifficulté ; la compagnie a trouvé tout simple et tout naturelde payer la prime ; je commence à respirer ! Pourvu quece coquin fieffé de docteur ne nous cause pas d’ennuis ! Il nenous reste plus qu’à aller vivre en Amérique, ce refuge de tous lesdécavés. Par mesure de prudence, je vous conseille de laissercroître votre barbe et de teindre vos cheveux. Oh ! qu’il metarde de fuir les lieux, les personnes, tout, en un mot, ce quipeut réveiller le souvenir du passé ! Si nous pouvions un jourrecouvrer la paix, la douce paix des anciens jours… et aussi lerespect de nous-mêmes, hélas ! »

Iris était à cent lieues de penser qu’elleavait creusé sous ses pieds un abîme qui n’en finissait pas.

Chapitre 69

 

L’avertissement que Fanny Mire avaitfait insérer dans le Continental Herald, finit par tombersous les yeux d’Iris. Son premier mouvement fut de tancer sacamériste, mais, toute réflexion faite, elle y renonça. Lady Harryavait conscience de s’être rendue coupable d’un acte passible dereprésailles graves. À quoi bon risquer sa sécurité et celle de sonmari, en se mettant à la merci d’une femme, dont la fidélitépourrait ne pas résister au choc d’une remontrance ou d’unfroissement d’amour-propre imaginaire ? La situation de lordHarry était donc cent fois plus à ménager encore !

Elle écrivit à Fanny les lignessuivantes :

« Vous trouverez ci-inclus un billet de250 francs. L’idée m’est venue de faire un voyage pendant lequel,malheureusement, je suis forcée par les circonstances de me priverdes services d’une femme de chambre. Je traverserai certainementBruxelles d’ici quelques mois : si vous désirez me faire unecommunication quelconque, adressez-moi votre lettre poste restante.Bien que je ne puisse vous rappeler près de moi, n’inférez pas dece fait que j’aie oublié vos bons et loyaux services. Prenezpatience. »

« Mon Dieu ! quel tissu demystères ! se dit Fanny après avoir pris connaissance de lalettre qui précède. Si lady Harry est réellement à Londres,pourquoi ne me donne-t-elle pas son adresse ? Si elle est àl’étranger, pourquoi ne pas me le dire ? Il va de soi queFanny n’avait aucun soupçon du motif qui retenait lady Harry àLondres, ni du rôle qu’elle devait jouer dans cet étrange complot.Comme d’habitude, Fanny eut recours àMme Vimpany ; elle lui adressa la lettre delady Harry, avec prière de la communiquer à M. Montjoie et defaire appel à ses conseils ; la réponse ne se fit pasattendre.

« Je m’empresserai de mettreM. Montjoie au courant de la situation, dès que je jugerai lachose opportune. Je n’attends pour cela que le retour complet deses forces ; rappelez-vous le proverbe : qui n’apatience, n’a rien. Surtout tenez-vous en garde contre l’effarementde l’imagination.

« Cependant je ne puis m’empêcher deconvenir que des événements graves se trament dans l’ombre ;j’ai lu et relu votre récit des faits qui se sont passés sous mesyeux. Il me paraît évident que mon mari et votre maître ontcomploté de faire passer lord Harry pour mort ; il ne nousappartient pas de révéler ces machinations infernales.Attendons. »

À trois jours de là, Fanny Mire reçut unenouvelle lettre de Mme Vimpany.

« L’occasion que j’attendais est enfinarrivée. Ce matin, voyant que M. Montjoie était pleind’entrain, je lui ai demandé si je pouvais me hasarder à luicommuniquer une lettre dont le contenu ne laisserait pas del’intéresser vivement. »

« S’agit-il de lady Harry ? m’a-t-ildit.

« – Oui, indirectement, ai-jerépondu.

« – S’agit-il aussi de sonmari ?

« – Non seulement de son mari, mais dumien. »

Après avoir fait une pause, ilreprit :

« Je me suis promis de me désintéresserdes affaires de lady Harry Norland. Désirez-vous encore que jeprenne connaissance de ce pli ?

« – Assurément, répondis-je. Je vousprierai, également, de me dire ce que vous en pensez.

« – Qui l’a écrit ?

« – Fanny Mire.

« – Veuillez considérer, repritM. Montjoie, que si c’est seulement pour me dire que lordHarry est un misérable, c’est du superflu.

« – Il s’agit, repris-je, de préserverlady Harry d’un danger.

« – Alors, donnez-moi ce papier »,fit-il.

Tout d’abord je lui mis sous les yeux unjournal annonçant la mort de lord Harry.

« Est-ce possible ? s’écria-t-iléperdu… Iris est libre !

« – Lisez plutôt », dis-je en luipassant la lettre et en refermant sur moi la porte de lachambre.

« À une demi-heure de là, je revins chezM. Montjoie. Un changement à vue s’était fait en sa personne,il paraissait en proie à la plus violente agitation. Pâle comme unspectre, il s’écria :

« Madame Vimpany, je suis sûr que l’hommeenterré sous le nom de lord Harry n’est autre que l’infortunéDanois, Oxbye, et qu’il a été mis à mort par ces deux monstres.

« – Par mon mari ?questionnai-je.

« – Oui, votre mari. Il est clair quelord Harry avait connaissance du crime, alors même qu’il n’y a pasparticipé. Comprenez-vous la situation ? Mesurez-vous lesconséquences de cet acte criminel, accompli sourdement, à lasape ? Les voilà dans de beaux draps !

« – J’y pense avec terreur jour et nuit,repris-je, mais ce n’est pas à moi cependant d’attacher le grelot.Fanny se gardera de faire des révélations, et sans son témoignagepersonne ne peut découvrir l’horrible vérité. Néanmoins, ils n’ontqu’à se bien tenir !

« – Croyez-vous que lady Harry ait dessoupçons ?

« –Non, lui dis-je, elle était absente aumoment du crime ; rappelez-vous les dates : le mercredi,Fanny a été congédiée ; le jeudi matin, elle s’est introduitesubrepticement dans la maison et a été témoin du meurtre. Ce mêmejeudi, lady Harry prenait le paquebot de Southampton. Lesurlendemain, samedi, Fanny Mire revint au pavillon de Passy ettrouva visage de bois. Les voisins lui racontèrent queM. Oxbye était parti, que lady Harry voyageait enSuisse ;… mieux que personne, elle savait que sa maîtressen’avait point été présente au crime : mais jusqu’à quel pointfallait-il croire à l’hypothèse de la culpabilité de ladyHarry ? »

« Après s’être torturé l’intellectpendant quelque temps, M. Montjoie m’annonça qu’il étaitrésolu à partir pour Londres le soir même ; c’est donc danscette ville, ma chère Fanny, que je termine cette lettre commencéeen Écosse. Venez nous voir à l’hôtel ; vous ne sauriez y êtreplus impatiemment attendue que par votre dévouéserviteur. »

Enfin, il y avait un homme dans les conseilsduquel on pouvait avoir confiance ! Pour la première fois,Fanny remercie Dieu d’avoir créé Adam ! Même aux yeux de lafemme la moins bien disposée en faveur du sexe fort, il est descirconstances où elle est forcée d’admettre que l’homme a dubon.

Montjoie, dès qu’il se trouva en présence deFanny, s’écria :

« À Dieu ne plaise ! que je mette endoute votre véracité ; je tiens pour certains tous les détailsde votre récit.

– Vous ne vous trompez pas,monsieur ; c’est l’exacte vérité. Je n’ai rien amplifié, bienque je fusse tentée de noircir le docteur.

– Comment, ciel ! auriez-vous puajouter quelque chose à la réalité ? c’est le plus abominablecrime qu’on ait jamais commis. Il est une chose, toutefois, àlaquelle je ne comprends rien, c’est à la présence de lord Harryaprès la perpétration du meurtre,… a-t-il vu le docteur luiadministrer le contenu de la fiole,… qu’a-t-il dit ?

– Il est devenu hâve et a tremblé lorsquele docteur l’a prévenu que le Danois passerait de vie à trépas cejour-là ou le lendemain. Il avait l’air d’un déterré pendant queM. Vimpany photographiait sa victime ;… m’est avis, quelord Harry savait tout, mais qu’au moment de mettre le planinfernal du docteur à exécution, il a eu peur, et si cela n’avaitdépendu que de lui, Oxbye serait encore de ce monde.

– De tout cela, il appert cependant,qu’il a laissé faire. Pour le moment, Fanny, votre devoir est derester muette comme la tombe. Gardez-vous de causer de cetévénement avec Mme Vimpany, les murs peuvent avoirdes oreilles. Pour moi, je vais faire des démarches près desCompagnies d’assurances ; l’intérêt de lady Harry exige quej’agisse ouvertement : m’enquérir de son adresse est unprétexte tout trouvé. »

Quand des banques, des Compagniesd’assurances, des notaires, sont intéressés dans une affaire, il nefaut jamais désespérer de rien. Effectivement, ce fut l’avoué quidécouvrit le pot aux roses !

Par lui, Hugues Montjoie apprit que lady Harryétait restée deux mois à Londres ; après quoi, elle avait eul’idée d’aller faire un tour en Suisse. Dès que sa cliente luiaurait envoyé son adresse, il lui ferait parvenir les lettres donton le chargerait pour elle.

« Il est clair que lady Harry est venue àLondres pour régler les affaires de la succession, dit-il.

– Naturellement.

– Sa fortune personnelle était peu dechose… 495 000 francs, je crois, reprit Hugues.

– En pareil cas, la fortune du survivantn’est pas, comme vous savez, l’élément capital.

– C’est juste ; je suppose,d’ailleurs, que lady Harry a un trustee, mais, c’est unesimple hypothèse ; ce que je sais, c’est que lord Harry étaitdans une position des plus embarrassées ; avait-il uneassurance ?

– Oui, autrement sa succession eût été unleurre.

– La prime a-t-elle été payée ?

– Oui, et déposée chez le banquier delady Harry.

– Je vous remercie, monsieur ; avecvotre permission, je vous enverrai un pli à l’adresse de ladyHarry : je vous serai obligé de le lui faire tenir à lapremière occasion. »

À part lui, Hugues pensait :

« Iris ne reviendra jamais plus àLondres : son mari lui a imposé un rôle dans cet affreuxdrame… Juste ciel ! dire qu’elle est devenue la complice d’uneescroquerie,… d’un vol,… ce n’est pas croyable,… c’esthorrible ! »

Dès qu’il fut rentré chez lui, Hugues écrività lady Harry, qu’il avait découvert une chose de la plus hauteimportance pour elle ; mais sans rien préciser, de peurd’éveiller les soupçons ; ensuite, il la conjurait de luiaccorder un rendez-vous, n’importe où, en déclarant qu’un refus desa part pourrait compromettre la sécurité de son avenir.« Croyez, disait-il, en finissant, que je n’ai d’autre but quevotre bonheur et que je reste comme par le passé votre ami le plusdévoué et le plus fidèle. »

C’était tout ce qu’il pouvait faire ;toutefois, il avait conscience que c’était donner un coup d’épéedans l’eau. Le plus raisonnable pour Iris n’était-il pas de vivrecachée avec son odieux mari, en attendant que la mort l’aitdébarrassée de ce prétendu défunt ? Des considérationsmajeures les décideraient sans doute à dresser leur tente sur unpoint où ils n’auraient nulle occasion de rencontrer personne lesayant connus avant qu’ils eussent mis le doigt dans cet horriblepâté.

De plus, il se demandait si Iris avait euconnaissance du meurtre ? Il se rappela les instructionsdonnées par elle à Fanny. En conséquence, il lui dicta les lignessuivantes :

« J’ai reçu la lettre que milady a eu labonté de m’écrire et le mandat de 250 francs qu’elle a eu lagénérosité de m’adresser. J’en remercie milady de tout mon cœur. Meconformant aux recommandations de milady, j’adresse cette lettre àBruxelles, poste restante. M. Montjoie, forcé de rester enÉcosse un certain temps, par suite des alternatives de la maladie,a pu enfin revenir à Londres ; il me charge de dire à milady,qu’il a eu un entretien avec l’un de ses hommes d’affaires et qu’illui a fait tenir une lettre pour elle. Il désirerait, en outre,faire à lady Harry une communication de la plus hauteimportance.

« Depuis que je suis revenue de Passy, ilm’a semblé qu’il était de mon devoir de raconter tous les faits quise sont passés sous mes yeux. M. Montjoie a pris connaissancede ce récit et il émet l’avis que je dois en faire tenir une copiesans délai à milady ; au lieu d’écrire les noms propres entoutes lettres, j’ai mis seulement les initiales et je crois quemilady n’aura aucune difficulté à trouver la clef.

« Je me permets d’offrir à miladyl’expression de l’attachement inaltérable de son humble et trèsreconnaissante servante.

« FANNY MIRE. »

Telle était la missive qui attendait Iris àBruxelles. Ah ! combien elle était loin de penser auxtourments que lui devait causer sa réponse à l’avertissement insérépar sa femme de chambre dans le ContinentalHerald !

Chapitre 70

 

Iris revint de Londres à Louvain par Paris. Illui fallait régler avec le docteur, qui s’empressa de répondre àl’appel de la jeune femme. L’abordant de l’air le plus dégagé, ildit en se frottant les mains :

« Eh bien ! lady Harry, nous avonsfini par avoir ville gagnée !

– Je désire, docteur, vous remettre lasomme convenue d’avance ; inutile de parler de l’affaire et derevenir sur ce sujet, répondit-elle.

– Quand on pense, reprit-il, en poussantde gros éclats de rire, que lady Harry a fini par entrer dans notrejeu ! Pour moi, je l’avoue, la grande difficulté était de sefaire payer et de palper des billets de banque. Ma foi, je ne saispas comment nous aurions pu faire sans votre coopération ?fit-il, en coulant à la jeune femme un regard oblique. Cela n’a pasprésenté la moindre difficulté, hein ?

– Pas la moindre, répondit Iris d’un tonsec.

– Je dois toucher la moitié de la prime,vous savez ?

– Voici 30 000 francs que j’ai àvous remettre.

– Vous estimez, j’espère, que je ne lesai pas volés ?

– Il est certaines choses qu’on ne peutcoter,… la dégradation d’un homme par exemple.

– Il en est de même de celle d’unehonnête femme, convenez-en !

– Oui, il en est de même d’une honnêtefemme, répéta Iris en baissant les yeux ; mais, un jour oul’autre, vous recevrez pour vos bons offices la récompensepromise.

– Si ma récompense peut se présenter sousla forme de banknotes, je me tiendrai pour satisfait. En bonnechrétienne, vous pouvez compter certainement recevoir aussi lavôtre ?

– Je l’ai déjà subie ! réponditIris, le cœur brisé. Ce que je veux, à l’heure qu’il est, c’estvous payer votre dû et me débarrasser de votre présence. »

Le docteur compta la liasse de billets etl’ensevelit ensuite dans son portefeuille.

« Merci, lady Harry ; nous avonséchangé suffisamment d’aménités au sujet de cette affaire.

– Puissé-je ne jamais vous revoir !s’écria-t-elle.

– C’est ce que je ne sauraisgarantir ; il est des hasards si singuliers ! desrencontres si imprévues, surtout entre gens qui ont des motifsparticuliers de s’éviter et de rester cachés dans la coulisse.

– Assez,… assez,… vous dis-je.

– Les coulisses offrent beaucoupd’intérêt,… la société y est piquante,… il va de soi que vous yjouez votre rôle sous un autre nom.

– C’est possible, mais n’en ayezcure.

– Ta,… ta,… ta !… je finirai bienpar tout découvrir ! à mesure que les eaux baissent, la misèremonte et nous envahit…

– Je ne saisis pas bien », fitIris.

Son interlocuteur partit d’un éclat de rire etreprit :

« Votre mari étant un panier percéfricassera en un rien de temps ses 100 000 francs. Moi, de moncôté, qui connais la valeur de l’argent, je compte me dédommager demes années de privations en faisant la noce ; de tout cela, ilrésulte, que nous sommes destinés d’ici fort peu de temps àredevenir désastreusement pauvres. Or, vous savez leproverbe : quand il n’y a plus de foin à l’écurie, les chevauxse mangent. Ce n’est pas tout, qui sait ! Un beau jour, onpeut nous dépister et découvrir dans notre comédie d’innocence desfaits qui jettent un jour nouveau sur l’affaire, d’où une enquêtejudiciaire et le reste ! Sur ce, je souhaite bonne chance àlord Harry et à sa digne moitié ! »

Cela dit, le docteur s’éloigne et Iris perdenfin de vue cet infâme gredin. Les conjectures auxquelles il s’estlivré n’en restent pas moins gravées dans l’esprit de la jeunefemme, et ce fut le cœur gros d’angoisses et de pressentimentslugubres qu’elle repartit pour Louvain.

Par suite, une vie de dissimulation coupableet de tromperies commença pour le ménage. Iris quitta le deuil,bien entendu, mais elle ne sortait jamais sans un voileépais : sachant qu’il se trouve par-ci par-là, des Anglais quiviennent de Bruxelles à Louvain, visiter l’Hôtel de Ville,M. Linville ne s’aventurait à franchir le seuil de sa maisonqu’après le soleil couché. Ils ne voyaient naturellement personne.Leur maison, sise dans la partie la moins fréquentée de la vieillecité et entourée de murs élevés, était triste comme un cachot. Ceuxqui l’habitaient, taciturnes et sombres, passaient des journéesentières, chacun dans sa chambre. Quand lord Harry quittait lasienne, c’était pour arpenter le jardin pendant des heures, de longen large, comme un ours dans sa fosse. Ils prenaient leurs repasensemble, mais sans mot dire, tant il y avait entre eux dequestions réservées. Le mari lisait dans les yeux de sa femme unepitié méprisante et sur ses lèvres des reproches qu’elle n’osaitformuler !

Un matin, elle rangeait son bureau, sesvieilles lettres, ses photographies,… maints autres souvenirsd’antan,… fanfioles de son enfance, de sa jeunesse qui luifaisaient revivre des jours d’innocence que rien n’empoisonnait.Elle se revit jeune fille, puis jeune femme, toujours parée del’aurore d’une vie sans reproches, puis emportée dans un torrent defange… Alors les écailles de l’amour aveugle tombèrent de sesyeux,… elle ne vit plus qu’une chose : la chaîne qui la rivaità un misérable ! Elle voyait les choses telles qu’ellesétaient, mais, en réalité, elle avait mordu trop tard au fruit dela science !

Pour lord Harry, lui, loin de réagir,abdiquait toute activité intellectuelle et physique : ilrestait à boire et à fumer, les yeux morts, la tête lourde, lalangue épaisse. Une ou deux fois, il se hasarda dans un café,blotti contre le mur, son chapeau baissé sur ses yeux, mais queljeu dangereux ! Le plus souvent, il errait dans les rues à lanuit, sans proférer une parole ! L’hiver succéda àl’automne ; la nuit comme le jour, la pluie sonnait commegrêle sur les carreaux de vitres ; les allées étaienttransformées en ruisseaux, les rues en égouts.

Dans ces conditions, lord Harry restaitenfermé chez lui, sans qu’Iris osât lui adresser la parole. Unjour, poussé à bout, il finit par dire :

« Combien cela durera-t-il ?

– Qu’est-ce à dire ? cela, quoi,cela ?

– Cette misérable vie de silence et desolitude ; c’est assez clair !

– Jusqu’à notre mort, répondit-elle. Nousavons vendu notre liberté au prix de cette vie d’irrémédiableoubli…

– Pour moi, je ne puis la supporter pluslongtemps.

– Mais, vous êtes jeune encore ;vous avez au moins une quarantaine d’années de cette existence àtraîner.

– Je vous jure, Iris, que je ne sauraism’y soumettre.

– Vraiment ! Rêvez-vous donc deretourner à Londres ? de reparaître dans le beau monde,… dereprendre la grande vie,… de faire florès dans les salons dePiccadilly ?

– Que vous importe ?

– Trêve aux reproches, Harry ; il nem’appartient pas plus de vous en adresser qu’à vous de m’enfaire.

– Vos regards parlent sinon vos lèvres.J’aurais cru que le moment de changer d’existence était arrivé.

– Libre à vous.

– Je vous déclare que si cela devaitcontinuer, j’en perdrais la tête…

– Et moi aussi. Or vous savez que lesfous oublient,… voilà d’où vient que nous croyons pouvoir êtreheureux, en changeant de place.

– Fou ou non, je suis résolu, Iris, àquitter Louvain.

– Il existe, à coup sûr, une autre villesur le territoire français ou belge, où nous pourrions découvrirune autre maison entourée de murs élevés et y vivre cachés.

– Non, je n’entends plus me cacher, j’enai assez, riposta lord Harry.

– Continuez, quel est votre plan ?dois-je être la veuve d’un autre ?

– J’ai envie d’aller vivre enAmérique ; en fait de maison nous n’aurons que l’embarras duchoix ; là, personne ne viendra nous relancer. Je voudraisacheter une petite ferme, cultiver ma terre ; je ne luidemanderais pas de gros rendements ;… plus tard, enfin, vousme pardonnerez peut-être un acte qui n’a été prémédité et accomplique pour vous !

– Que pour moi !… de grâce, nerépétez pas cet odieux mensonge. Hélas ! je ne puis plus nivous respecter ni me respecter moi-même ; l’amour ne peutsurvivre à l’estime.

– Voulez-vous m’accompagner en Amériqueavec ou sans amour. J’en ai de Louvain et de la vie que j’y mènepar-dessus la tête.

– J’irai partout où vous voudrez :je n’aimerais pas, cependant, à courir trop de risques. Il en estencore d’aucuns que cela peinerait d’apprendre que lady Harry esten butte à une accusation d’où il appert qu’elle s’est renduecoupable, avec deux autres individus, de mensonge etd’escroquerie.

– Je ne voudrais pas, à votre place,parler aussi ouvertement de ces éventualités-là ; ayezconfiance et j’arrangerai tout pour le mieux. Nous prendrons letrain de nuit de Bruxelles à Calais, puis la ligne d’Amiens auHavre, et enfin le paquebot pour New-York. Il n’y a pas d’Anglais às’embarquer au Havre. Une fois en Amérique, nous nous dirigeronsvers le Kentucky ou ailleurs, bref, là où l’on peut vivre ignoréset tranquilles à la face du ciel, et sortir en plein midi. Ce serafini pour toujours des aventures de votre mari, qu’enpensez-vous ?

– Je ferai tout ce que vousvoudrez ; cela m’est égal, répondit froidement lady Harry.

– Parfait ! Alors, partons bredibreda. J’étouffe, je suffoque ici. Nous achèterons à Bruxelles unBradshaw ou un Bædeker pour nous renseigner sur les jours de départdu paquebot, le prix du passage, etc., etc. Nous prendrons de l’orsur nous. Il faudra écrire à votre banquier, Iris. Nous pourronsnous faire envoyer facilement des traites sur New-York et placer làvotre avoir sous mon nouveau nom. Nous n’avons pas besoin de nousembarrasser de lourds bagages ;… allons, enfant, fit-il, enlui serrant la main d’une douce étreinte, puis-je espérer vous voirencore sourire et être heureuse ?

– C’en est fait à jamais pour moi dusourire et du bonheur !

– Si fait,… si fait… Quand nous en auronsfini avec cette odieuse manière de vivre,… quand nous pourronsfréquenter nos semblables, nous oublierons cette petite affaire quin’était après tout qu’une malheureuse nécessité.

– Oh ! comment pourrais-je chasserde mon souvenir…

– De nouveaux intérêts nous absorberont,même au cas où vous n’essayeriez pas de réagir, vous me permettrezau moins de respirer une atmosphère plus saine.

– Je partirai dès que vous voudrez,… parle prochain train.

– Il y a celui de deux heures et quart,…de cinq heures ;… prenons l’express de nuit ; il emmèneracertainement des Anglais, mais ils ne sauraient nous reconnaître.Nous atteindrons Calais à une heure du matin ; serez-vousprête ?

– Parfaitement. Je suppose que nouspouvons laisser la maison en payant un dédit.

– Allons, c’est convenu, nous partons cesoir ?

– Si vous voulez.

– Permettez, toute réflexion faite, il mesemble préférable de fixer notre départ à demain soir ; nousaurions l’air de voleurs qui décampent. Iris, nous pourrons encoreêtre heureux, je vous le jure ! Je vous serai obligé d’aller àBruxelles prendre des renseignements précis pour notre départ etm’acheter différents objets. Vous reviendrez pour l’heure dudîner.

– C’est entendu », répondit Iris enquittant la pièce.

L’entrain du mari donna une lueur d’espoir àla femme, mais impossible d’oublier le passé ; tant qu’il luifaudrait recueillir, sous forme de dividendes solides, le fruit deleurs menées criminelles !

Le paquebot de la Compagnie transatlantiquepartait tous les jours ; ils prendraient cette ligne. Oui, sonmari avait raison ; son plan leur offrait le seul moyen desortir de leur geôle. Ce serait un changement dans leurexistence ; peut-être, en somme, pourraient-ils faire d’autresrelations. Quelle situation abominable après tout ! Vivreexilés, cachés, et dire que chaque courrier, qui allait leurapporter de l’argent, les rendrait responsables d’une nouvelleviolation du septième commandement de Dieu !

Quand Iris eut achevé de faire ses achats àBruxelles, il lui restait encore deux heures avant de reprendre letrain ; elle fit de petites emplettes sans importance, achetaplusieurs volumes de l’édition Tauchnitz. Puis elle se rappelle,soudain, ses instructions à Fanny ; elle se demande si cettedernière lui a écrit. Elle s’informe du bureau de poste ; enmarchant d’un bon pas, elle avait encore le temps de s’y rendre. Eneffet, une lettre, ou plutôt un paquet gros comme un livrel’attendait.

Elle le prit et retourna ensuite à la gare.Une fois dans le train, elle s’amuse à parcourir les romansanglais, se réservant de lire plus tard la lettre de Fanny Mire.Pendant le repas, les deux époux firent la conversation. Lord Harryétait en verve :

« J’en ai assez de vivre comme un ermite,disait-il. Mettez-moi au milieu de cannibales, et je réussirai àm’en faire des amis ; mais vivre seul ! Oh ! non,autant la mort. Demain, nous prendrons notre vol vers d’autreslieux. »

Après dîner, il alluma un cigare et parla del’avenir ; Iris se souvint du paquet de la poste. Ellel’ouvre ; il contient un cahier, dont toutes les pages sontcouvertes de caractères d’écriture ; plus une lettre. Elle lalit d’abord, puis la replie et enfin elle ouvre le manuscrit.

Chapitre 71

 

« J’aimerais à me faire planteur, ditlord Harry, pendant qu’Iris ouvrait le cahier envoyé par Fanny et,après toutes mes aventures, me livrer à l’agriculture. Les jours demarché, nous irions en ville ensemble, dans une carriole :vous avec un panier de beurre frais et de fromage à la crème ;moi avec des échantillons de grain. Ce serait l’idéal ! Nousdînerions à table d’hôte après quoi, tout en fumant ma pipe, jediscuterais le prix des céréales, les chances de beau temps ou depluie. On finirait bien, je pense, par nous oublier et nouscontinuerions à vivre, tout en passant pour morts et enterrés. Dansles romans, les gens ressuscitent longtemps après qu’on les croitnoyés, disparus, expatriés ; mais nous, ma chère petite femme,nous reviendrons au pays natal, quand nous serons vieux. Quelbonheur de pouvoir faire encore des projets !

« Je me sens tout heureux ce soir, Iris,plus heureux que je ne l’ai été depuis des mois. Je n’aime pas à meplaindre, mais vrai, je me suis ennuyé ici à avaler ma langue.

« Je sais que vous êtes pessimiste ;moi, par contre, je suis optimiste. Soyez tranquille, Iris, toutest engouffré dans l’abîme sans fond du passé… Non,… non, ce qui aété fait, ne saurait être découvert. Pas une âme ne connaît ledocteur et, entre lui et nous, nous élèverons une digue d’or… Maisciel ! Qu’avez-vous donc, ma chère ? »

En effet, elle était devenue hâve, en écoutantle monologue de son mari ; le papier qu’elle tenait tremblaitdans sa main. Elle jette sur lord Harry un regard d’horreur.

« Qu’est-ce à dire ?s’écrie-t-il.

– Oh ! est-ce possible !… MonDieu ! mon Dieu !

– Quoi ? fit lord Harry en se levantdroit. Est-ce découvert ?

– Oui, tout est découvert !

– Par qui ? Passez-moi lemanuscrit ; que sait-on, dites ? »

Il veut prendre le cahier des mains de safemme, mais elle recule sa chaise comme pour fuir le contact d’unêtre immonde.

Il lit le manuscrit d’un bout à l’autre, puisle rejette.

« Eh bien ! fit-il sans lever lesyeux.

– Le Danois a été empoisonné… »,murmure Iris.

Lord Harry reste muet ; ellepoursuit :

« Vous étiez présent,… vous avez laisséfaire,… vous n’avez pas protesté,… vous êtes un criminel.

– Je n’ai pas pris part au crime,…j’ignorais que ce fût du poison…

– Vous saviez tout,… la victime étaitsous votre toit,… vos mains étaient rouges de sang… Ciel !lorsque vous m’avez renvoyée de chez vous, c’était pour me… Là,elle s’arrête suffoquée.

– Je n’avais pas de certitudespositives,… il est venu ici malade,… je le croyais mourant. Or sonétat, au lieu de s’aggraver, s’améliorait tous les jours. Après ledépart de Fanny, au moment où le docteur donna une potion aumalade, je fus seulement pris de doutes ;… quand il mourut,mes soupçons augmentèrent encore,… je l’accusai,… il n’eut garde dese disculper. Croyez, Iris, que je ne suis pour rien dans cettehorrible combinaison, et que j’ignorais les desseins criminels dece chenapan.

– Vous avez laissé faire ;…autrement, vous eussiez menacé le meurtrier de le dénoncer, au casque le Danois viendrait à mourir… Vous avez compté tirer parti ducrime, et vous n’avez même pas reculé à faire de moi votrecomplice ! Oui, j’ai participé à un meurtre,…horreur !

– Non,… Iris, rien ne peut établir quevous y avez participé, ni préméditation, ni antérieurement, nisubsidiairement, ni postérieurement ; personne ne peut vousimpliquer dans cette affaire.

– Vous ne comprenez pas : c’est unepartie de l’accusation que je me fais à moi-même.

– Quant au récit de cette femme, repritlord Harry, je n’ai garde de le nier. Cachée derrière le rideau,elle a pu tout voir, tout entendre. Oh ! si Vimpany l’eûtpincée ! Il avait raison, il n’est rien d’aussi dangereuxqu’une femme ;… au demeurant, elle n’a fait que raconter lavérité. Nous aurions dû la congédier, pardieu ! et changer nosplans. Voilà l’inconvénient d’être par trop habile.

« Le docteur tenait à toute force que leDanois meure. Il espérait, nous espérions qu’il mourrait d’une mortnaturelle, toutes nos prévisions ont été déçues. Or, sans lecadavre, nous avions les mains liées. Désormais, Iris, je ne vouscacherai jamais rien,… rien. Je savais que son existence, n’étaitqu’une question de temps ; soudain, il a paru aller mieux, sesforces revenaient,… je me demandais, la mort dans l’âme, commentcela finirait, sachant pertinemment que le docteur ne consentiraitpas à lâcher sa proie… Où se serait-il procuré un autrecadavre ? On ne peut ni en voler ni en fabriquer ? Lamort ne saurait être confirmée que par la mort. Je savais, ajoutale sauvage lord, d’une voix sinistre, qu’il devait mourir ; aucas où Oxbye eût recouvré la santé, il n’y avait plus d’argent pourtenter une nouvelle expérience. Puis, arriva un moment, où je fussaisi d’une terreur mortelle ;… j’aurais tout donné, je vousl’affirme, pour voir le malade se lever et s’en aller,… mais ilétait trop tard !

« J’ai vu le docteur préparer la potionfinale et le patient la porter à ses lèvres ; j’ai lu dans lesyeux du criminel que c’était le coup de la mort… Voilà, maconfession, Iris, vous savez tout.

– Je sais tout ! mon Dieu, ayezpitié de moi ! Je comprends ce que j’ai à faire, fit-elle, lesyeux hagards, les mains crispées, le visage livide.

– De grâce, Iris, ne modifions pas nosplans ;… partons ensemble,… oublions le passé,… dit le sauvagelord d’un ton suppliant.

– Moi partir ? partir avecvous ! » articula Iris avec un frisson, puis elle seprend le front à deux mains, comme dans une grande détresse.

« Je vous ai tout dit,… je deviendrai fousi cela continue,… ayez pitié de ma faiblesse,… pardonnez-moi.

– Vous pardonner ! Il n’est pasquestion de pardon. D’abord, qu’est donc le pardon d’unemalheureuse comme moi ? Un crime horrible, abominable,exécrable a été commis… Un de ces crimes qui font que non seulementon se demande, en en lisant le compte rendu dans les journaux,comment il se trouve des bêtes féroces pour les commettre, maisaussi à quelle espèce d’êtres appartiennent les femmes quipartagent la vie de ces monstres ; or mon mari est un homicideet je suis sa digne moitié ! Quelle honte ! C’estseulement maintenant, que je sens que l’amour aveugle m’aperdue ? Je vous ai aimé passionnément, Harry, et c’est là monmalheur ! Je vous ai épousé contre la volontépaternelle ; je reçois, à l’heure qu’il est, la récompense dema folie. Ah ! que l’on a raison de dire que la vérité est unequestion d’années ;… quelle est notre vie ? celle demisérables dont la conscience est bourrelée de remords. Si l’onvenait à nous découvrir, nous serions pendus haut et court !Dire que la potence est la fin qui attend lord et ladyHarry !

– Je n’ai jamais joué le rôle d’unhypocrite près de vous, Iris, je n’ai jamais prétendu à des vertusque je ne possède pas,… loin de là !

– Désormais, je vous interdis dem’adresser la parole ;… moi j’ai encore une chose à vousdire,… ma raison s’égare,… attendez… »

Sur ce, elle se laisse tomber sur un sofa etéclate en sanglots convulsifs. Puis, elle se lève, essuie seslarmes du revers de la main et reprend :

« Ah ! j’aurai le temps de pleurerquand tout sera fini. Harry, écoutez-moi, ce sont mes dernièresparoles : vous n’entendrez jamais plus parler de moi… vousêtes libre de vivre où bon vous semblera,… l’exigence la plusinsensée ne saurait m’imposer de rester sous votre joug,… jeretournerai en Angleterre,… seule,… je renoncerai à votre nom pourreprendre le mien ou un autre. Quant à l’argent que j’ai touchépour vous indûment, je le restituerai à la compagnie…intégralement.

– Mais on vous poursuivra,… ah ! cesont là des mots, des phrases, vides de sens,… il n’y a pas deréparation possible, quand il y a du sang versé. Parlez-voussérieusement ? demanda Harry d’un ton bref.

– Très sérieusement.

– Vous comptez réellement faire ce quevous dites ?

– Certainement. Je ne dirai rien quipuisse vous trahir, mais cet argent que je peux rendre, je lerendrai.

– C’est là tout ce que vous aviez à medire ?

– Tout.

– Alors, laissez-moi une fois encoreconsidérer votre visage… Oui, Iris, je vous ai aimée,…passionnément aimée ; mais il eût mieux valu pour vous êtrefoudroyée que de devenir lady Harry. Après tout, vous avez raison,Iris, votre devoir vous est clairement tracé ;… moi jeréfléchirai, je verrai où est le mien ;… adieu. Les lèvresd’un criminel ne sauraient effleurer le bord de vos vêtements.Adieu ! »

Ceci dit, il s’éloigne… Elle entend ouvrir etfermer la porte. Jamais plus elle ne devait revoir son mari. Ellerentre dans sa chambre, enfouit dans un sac de nuit les chosesnécessaires à son départ, appelle la servante et la prévientqu’elle est obligée de partir pour l’Angleterre d’abord, et pourBruxelles ensuite. Un commissionnaire porte les bagages à la gareet Iris quitte Louvain et son mari pour toujours.

Chapitre 72

 

À une réunion de la Compagnie d’assurances surla vie, l’Unicorn,convoquée extraordinairement, ledirecteur eut à faire une communication des plus étranges.

« Messieurs, dit-il, je prie lesecrétaire de vous donner connaissance d’une lettre sur laquellenous sommes appelés à statuer : tel est l’objet de notreprésente réunion.

– La lettre, reprit le secrétaire, estdatée de Paris, il y a deux jours.

– Il y a deux jours seulement, reprit leprésident d’un air de mystère ; cela, du reste, n’a pasd’importance, puisque depuis lors l’auteur a eu tout le temps dechanger de résidence. Il peut être à Londres. Continuez, s’il vousplaît, vous avez la parole.

– Messieurs, reprit le secrétaire, il y amaintenant trois mois que nous avons été informés par des gens deloi, de la mort de lord Harry Norland et mis en demeure de payer àses héritiers la somme de 375 000 francs.

– À quelques semaines de là, dit leprésident, la prime était payée intégralement ; c’est unesomme considérable, mais il semblait qu’il n’y eût aucun doute àavoir sur l’authenticité de la réclamation des ayants droit.Monsieur le secrétaire, veuillez commencer la lecture de lalettre. »

Après avoir toussé pour s’éclaircir la voix,le secrétaire lut ce qui suit :

« Le but de cette lettre est de vousinformer que vous avez été indignement mis dedans, vu que lordHarry, loin d’être mort, était alors plein de vie et l’estencore. »

À cette communication, chacun redresse latête, tend l’oreille, écarquille les yeux.

Le président s’exprime en cestermes :

« Je vous ferai observer, messieurs, quel’auteur de cette lettre n’est autre que lord Harry lui-même.Veuillez continuer », dit-il au secrétaire.

« D’abord nous fîmes avec quelqu’un, unecombinaison qui permettrait de toucher immédiatement ma primed’assurances sur la vie, sans la désagréable nécessité de mourirauparavant, puis d’être enterré. D’autres gens ont tenté la chose,je pense, mais sans succès ; mon plan, au contraire, a ététracé avec une dextérité, une habileté, une précisionextraordinaires. Comme vous serez naturellement curieux deconnaître le dessous des cartes d’une partie perdue pour vousmomentanément, je n’ai aucune objection à vous en révéler lesfinesses. Il ne suffît pas d’informer la compagnie que tel individuest mort ; on doit être prêt à en fournir la preuve. Enconséquence, il faut commencer par chercher un mourant, nous avonspu nous en procurer un à l’Hôtel-Dieu, c’était unphtisique qui paraissait n’avoir plus qu’un souffle de vie. Moncomplice était un médecin anglais, pourvu d’une lettre derecommandation de l’un des plus éminents médecins de la faculté deLondres ; il prétendait avoir découvert un remède contre latuberculose ; nous avons soigné le patient au vu et au su detout le monde. Pendant les derniers jours de son existence, nous lefîmes passer pour lord Harry Norland. Il est mort : son actemortuaire porte le nom de lord Harry Norland, il a été enterré dansle cimetière d’Auteuil, près de Paris ; sur sa tombe est gravéson nom ; c’est une concession à perpétuité, achetée parmoi.

« Le docteur se chargea d’apprendre àlord Malvern la perte qu’il venait de faire en la personne de sonfrère cadet, lord Harry Norland, et la maladie à laquelle il avaitsuccombé. Sa mort a été également annoncée aux journaux. Lesdifficultés pour arriver à ses fins, dans de telles conditions,sont si grandes, qu’il est superflu de craindre que pareilletentative ne se renouvelle jamais. Quel est le mortel quiconsentirait à prêter son propre cadavre ? C’est un fait inouïd’avoir sous la main un malade, un étranger, sans parents, sansamis, dont on n’ait à redouter ni la curiosité, ni l’intérêt, etenfin, de se procurer un auxiliaire sans scrupule. »

« Ma foi ! s’écrie l’un desadministrateurs, cette lettre dépasse tout ce que l’on a jamais puentendre ; excusez-moi, continuez. »

Le secrétaire poursuivit :

« Au début, tout marcha bien ; nousenterrâmes notre sujet, sous le nom de lord Harry Norland. Ensuite,il fallut aviser au moyen de faire toucher la prime par l’héritieren personne. Pour cela, il aurait à se présenter, muni bien entendudu testament du défunt et d’un acte notarié. Marié, sans enfant, etbrouillé avec ma famille, il était tout naturel de nommer ladyHarry ma légataire universelle et mon exécutrice testamentaire. Ilparaissait également indiqué qu’elle dût aller faire en personneune démarche près de mes avoués.

« En cet état de choses, je dus mettrelady Harry au courant de la situation ou, du moins, de tout cequ’il était nécessaire qu’elle sût. De même que la plupart de sescongénères, elle est douée de toutes les vertus et, en outre, d’undévouement illimité pour son mari. Quand les intérêts de son épouxsont en jeu, rien ne l’arrête, pas même les scrupules deconscience !

« Il va de soi que j’ai fait valoir tousles arguments qui peuvent décider une honnête femme à se faire lacomplice d’une escroquerie monstrueuse ! Elle a consenti à yprêter la main, convaincue que, si elle s’y refusait, le secretserait divulgué.

« L’affaire a donc été menée par moi avecun succès complet ; vous avez payé la prime rubis sur l’ongle.Il me restait 375 000 francs et la conviction d’être un escrocaussi habile que pas un, par-dessus le marché. Malheureusement, laconscience de ma femme lui a fait sentir qu’elle n’aurait ni paixni trêve, qu’elle n’ait restitué tout l’argent indûment palpé. Ellem’a fait part, un certain jour, qu’elle voulait vous rendreimmédiatement la somme déjà déposée en son propre nom chez sonbanquier, à savoir 125 000 francs. J’aime à croire qu’il vousrépugnerait de dénoncer à la justice une femme qui ne demande qu’àrevenir à ses sentiments de probité naturelle ; c’est à ceteffet que j’écris cette lettre. De mon côté, désireux que ma femmeretrouve une tranquillité d’esprit absolue, je suis résolu, pourm’assurer de votre silence, à vous faire tenir immédiatement lemontant de la prime d’assurance, moins 50 000 francs dontj’espère pouvoir me libérer plus tard.

« Pour ce qui me concerne, je me hâteraide faire les démarches nécessaires dès que vous m’aurezrépondu.

« Quant à mon complice, le mieux est dene pas vous en occuper. Vous trouverez ci-incluse l’adresse oùvotre lettre pourra me parvenir. Inutile de faire faire le guetautour de la maison : on trouverait visage de bois.

« Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur,

« HARRY NORLAND »

« Je commence à comprendre, s’écria lesecrétaire, la provenance des 125 000 francs que j’ai reçus cematin ; la suscription portait ce mot :restitution. »

Les administrateurs échangèrent des regardsétonnés. C’était, en effet, une chose sans précédent.

« Messieurs, reprit le président, vousavez entendu la lecture de cette lettre ; vous savez de quoiil s’agit. Je vous prie de vouloir bien me donner votre avis.

– Si nous voulons rentrer dans nos fonds,dit l’un des administrateurs, le mieux sera de nous taire.

– S’il s’agissait de lord Harry seul, jedirais de le dénoncer à la justice ; mais à cause de sa femme,c’est différent. Si tout ce que l’on raconte de lui est vrai, c’estun être pendable. Après s’être enfui tout jeune de la maisonpaternelle, il s’est fait mousse, acteur, est parti pourl’Amérique, a servi comme maître d’hôtel sur un paquebot, a étébookmaker…

– Du moment que nous rentrons dans nosfonds, le reste importe peu ; nous n’aurions jamais découvertla fraude…

– La compagnie ne peut entrer encomposition avec un voleur, reprit le président d’un tonsolennel.

– Bien entendu ! mais à quoi bonexposer une noble maison à un scandale public ?

– Ça, vous l’admettrez, c’est sonaffaire, dit un administrateur radical ; le tout est de savoirce que l’on gagnerait à poursuivre une femme bonne et charmante,née Iris Henley ; son père jouit d’une réputation des plushonorables, j’ai entendu parler de tout cela dans le temps. Elle enétait folle… Une triste histoire après tout ! Monsieur leprésident, mon avis, c’est de renoncer à toute poursuite contrecette malheureuse, qui s’est empressée de restituer le bien malacquis.

– La compagnie ne peut entrer encomposition avec un voleur, répéta le président.

– Sans doute, reprit son interlocuteur,sans doute, mais il va de soi que la femme de cet escroc a changéde nom et, en somme, il ne nous appartient pas de la livrer à lajustice.

– Une action judiciaire nous entraîneraità des frais considérables. Comment arriver à prouver que cettefameuse lettre n’est pas apocryphe ? Naturellement, ilfaudrait exhumer le cadavre ; dans quel état leretrouvera-t-on au bout de trois mois ? Considérez ceci :d’un côté, beaucoup d’argent à dépenser ; d’un autre côté, ungrand scandale à divulguer… et tout cela en pure perte ! Jesuis contre toute idée d’enquête. Autre chose ; supposons parexemple, que l’homme existe encore et qu’il vienne à mourir ;nous nous trouverons derechef dans l’obligation de payer uneprime.

– De ce côté-là, j’estime, après avoirentendu la lecture de cette lettre, qu’il n’y a aucune crainte àconcevoir, mais, je le répète, nous ne pouvons entrer encomposition avec des escrocs.

– J’admets, monsieur le président, ditl’un des administrateurs qui n’avait pas encore pris la parole(c’était pourtant un avocat) que la compagnie mette lady Norlandhors de cause ; alors, elle se trouverait avoir affaire avecla banque Erskine, Mansfield, Denham et Cie, maison desplus respectables et des plus solides.

– C’est parler d’or ! »

À cet instant l’on apporte une carte, c’étaitcelle du directeur de la maison de banque en question,M. Erskine lui-même ; il entre. C’est un homme à l’airrespectable, mais découragé.

« Messieurs, dit-il d’une voixtremblante d’émotion, je m’empresse de vous faire une communicationdes plus extraordinaires : ce n’est rien moins qu’uneconfession d’un individu que j’avais tout lieu de croiremort : c’est de lord Harry Norland en personne !Voulez-vous, monsieur le président, m’autoriser à vous donnerconnaissance de cette lettre ?

– Certainement, répondit le président, ens’inclinant. Il ne me paraît pas probable qu’elle nous apprennerien de nouveau. »

M. Erskine déplia la lettre et lut ce quisuit :

« Messieurs, vous serez désagréablementsurpris d’apprendre que je ne suis pas mort ; au contraire, jejouis d’une robuste santé et il n’y a pas de raison pour que je nevive pas jusqu’à cent ans. Je déclare que la prime réclamée à laSociété d’assurances sur la vie n’était qu’une tromperie indigne,résultat d’un plan tramé avec une habileté méphistophélique. Vousêtes devenus, de ce fait, les complices inconscients d’un volabominable. Ma femme, qui sait toute la vérité, n’a qu’une pensée,qu’un désir, se libérer de la somme placée en son nom : lereste vous sera rendu par moi sous certaines conditions.

« En annonçant au chef de notre familleque j’appartiens encore au monde des vivants, veuillez l’informeraussi que je renonce à la somme de 7 500 francs qu’il mefaisait tenir annuellement. Ce sera, pour lui, une légèrecompensation au regret d’apprendre que le nom de lord Harry estporté par un si triste sire ! Si je viens à mourir avant quele prochain terme de la pension soit échu, j’enjoins à meshéritiers de ne rien réclamer à l’avenir.

Je reste, messieurs, votre très obéissantserviteur.

« HARRY NORLAND. »

Un homme de loi s’écria :

« La vérité, c’est que lord Harry atoujours été un sujet de honte et de chagrin pour sa famille. Quelaventurier ! quel casse-cou ! Toutefois, cette lettredénote encore la trace de certaines lueurs de conscience.

– Il ne se laissera pas prendre, je vousle garantis, observa le président ; le sang-froid de cettelettre indique que son auteur a dû se ménager une retraitesûre ; mais j’oublie que c’est de lady Harry qu’il s’agit,…faut-il la poursuivre ou non ?

– Considérez, je vous prie, repritl’homme de loi, que, dès que cette malheureuse femme a euconnaissance du vol commis, elle s’est hâtée de faire larestitution.

– Avez-vous vu lady Harry ? demandale banquier.

– Non, pas encore, mais j’ai la certitudequ’elle ne tardera pas à se présenter chez moi.

– Il serait très regrettable à mes yeuxque lady Harry fût condamnée à la prison avec son mari.

– Pour l’honneur d’une noble famille,espérons qu’il n’y seront condamnés ni l’un ni l’autre !

– Savez-vous qui a pris l’initiative decette vaste escroquerie ?

– Je m’en doute, mais je n’en suis passûr.

– Ce qui serait surtout à désirer, repritle président, ce serait de mettre la main sur le coupable ;…il est à présumer qu’il n’appartient pas à une noble famillecelui-là.

– Pour la troisième fois, je répète quenous ne pouvons entrer en compromission avec des voleurs, dit leprésident. Vous avez cent fois raison… il faut reconnaître,toutefois, que les hypothèses sont très vagues et, à moins que lespreuves ne soient suffisamment établies,… il y a un complot. Nousserons peut-être forcés un jour d’intenter un procès à la banqueErskine,… Quant à lady Harry, si elle est coupable, alors…

– Non,… non,… elle a pu être induite enerreur », dit Erskine avec feu.

Sur ce, le président plie la lettre et laremet au secrétaire.

« Nous vous sommes très obligés de cettecommunication, mais de la part de la maison Erskine etCie le procédé n’a rien qui doive nous étonner. En mêmetemps, ne perdez pas de vue que vous avez reçu l’argent,… j’iraicauser avec vous d’ici peu de jours. »

Conformément au vœu général, le secrétaires’occupe d’écrire une réponse ; le lendemain, la compagnierecevait un chèque de 200 000 francs, signé William Linville.Le secrétaire eut ensuite une autre entrevue avec M. Erskine àla suite de laquelle il eut à toucher le reste de la somme due.

Chaque étude de notaire a des secretsimpénétrables. En conséquence, nous ne devons pas nous enquérir parqui cette forte somme a été payée. Toujours est-il, qu’à quelquesjours de là, M. Hugues Montjoie se présenta à l’étude et,qu’après une longue conversation avec le patron, il lui laissaentre les mains un chèque très important.

Les administrateurs n’eurent donc plus aucuneraison de s’occuper de cette affaire, mais elle n’en continue pasmoins encore à servir de thème aux conversations particulières.

On était unanime à penser que cetteescroquerie qu’on n’eût jamais découverte, n’étaient les scrupulesde conscience d’une femme, serait traitée plus sévèrement par lescompagnies frustrées, si jamais pareil cas se présentait.Aujourd’hui, le monde est si méchant, qu’il est inutile de luiapprendre à le devenir davantage encore !

En résumé, moins on en parlera, mieux celavaudra. D’ailleurs, l’événement tragique, qui se produisit à un oudeux jours de là, mit fin à toute discussion, et, comme une feuilleemportée par l’orage, le souvenir de l’escroquerie disparutbientôt !

Chapitre 73

 

C’était fini ! Iris avait restituél’argent en son nom. Elle habitait désormais une petite maison avecFanny qu’elle appelait sa cousine ; elle ne sortait pour ainsidire jamais. Tout était devenu pour elle un sujet d’effroi. Elletremblait d’entendre un cri poussé derrière elle, de lire unjournal, d’apprendre que lord Harry était arrêté sous inculpationde vol.

Or, un jour, elle entend des pas d’hommerésonner sur les marches de l’escalier ; à ce bruit, elledevient blême ;… elle s’attendait à voir paraître un agent depolice. Rien de ce genre ne la menaçait, mais la voix de laconscience l’avait rendue peureuse.

C’était Montjoie !

« J’ai découvert le lieu de votre refuge,dit-il, grâce à Fanny Mire, qui savait qu’aucune indiscrétionn’était à craindre de ma part lorsqu’il s’agit de vous. Pourquoivous cachez-vous, Iris ?

– Vous ne savez pas tout, Hugues,autrement vous ne m’auriez pas adressé cette question,hélas !

– Je sais tout, Iris, absolument tout,aussi suis-je venu vous demander de quitter ce logis,… de reprendrevotre nom… Vous n’avez pas lieu de vous cacher. Vous avez quittéPassy avant que cet acte criminel eût été perpétré. Vous êtesrevenue après les obsèques ; vous êtes allée chez l’avouéchargé de faire vos affaires. Or vous n’avez absolument rien àcraindre. »

Nous ferons observer au lecteur que Huguesn’avait pas eu connaissance de la lettre écrite au conseild’administration de la Compagnie d’assurances sur la vie, dont il aété question, plus haut.

« Savez-vous quelque chose relativement àl’argent ? demanda Iris.

– Certainement ; vous avez restituétout ce que vous pouviez : 125 000 francs, cela suffit àétablir votre innocence.

– Hugues, vous savez que je suiscoupable ?

– Écoutez-moi, le monde sera d’un autreavis ; en tout cas, vous pouvez aller et venir sans crainte.Dites-moi quels sont vos plans ?

– Je n’en ai aucun. Tout ce que jesouhaite, c’est de me faire oublier.

– Nous parlerons de cela tout àl’heure ; sachez, d’abord, que je vous apporte desnouvelles.

– Ciel ! quellesnouvelles ?

– Des nouvelles excellentes, destinées àvous causer une vive surprise.

– Je ne sache pas qu’il puisse y avoir debonnes nouvelles pour moi.

– Votre mari a restitué la somme encoredue à la Compagnie.

– Quoi ! que dites-vous ?s’écrie Iris.

– Tout est payé. Il a écrit deux lettres,l’une aux avoués l’autre à la compagnie. Celle-ci ayant accepté lerecouvrement, vous êtes à l’abri des poursuites. La seule chose quel’on puisse faire, c’est de s’en prendre à la maison Erskine. Toutela question est là. Une fraude a été commise, mais par qui ?Je ne me rends pas bien compte de la chose, ni des conséquencesqu’elle peut avoir. Seulement, les gens compétents m’ont assuré quenous n’avions absolument rien à craindre. Tout estfini ! »

Iris pousse un profond soupir etmurmure :

« Alors, il est en sûreté ?

– Oh ! s’écria Hugues avec jalousie,c’est à lui que vous pensez d’abord, oui, il est en sûreté,… loinde l’Angleterre où il ne doit jamais plus remettre les pieds. Quantau docteur Vimpany, dont je ne peux prononcer le nom avec calme, ilest destiné à subir un jour ou l’autre le sort qui attend sespareils : n’importe où qu’il aille, il ne cessera de tremblerpour sa vie.

– Vous me dites que pour mon proprecompte je n’ai rien à redouter, reprit Iris, et que l’opinionpublique m’absout ; mais moi je sais que je devrais rentrersous terre de honte ;… en ce disant, elle se couvrit le visagede ses mains.

– Iris, nous savons les raisons qui vousont décidée à accepter le rôle que vous avez joué. À quoi bon enparler davantage. À partir de maintenant, c’est une question àjamais fermée entre nous. Il nous reste à décider ce que vousvoulez faire et où vous souhaitez demeurer ?

– Je l’ignore absolument. Fanny est avecmoi et Mme Vimpany ne demande qu’à venir se joindreà nous. Je suis riche, du moment que je puis compter sur ledévouement de deux femmes et d’un ami.

– Si vous estimez ainsi vos richesses, machère Iris, vous êtes assurée de rouler toujours sur l’or et surl’argent. Je tiens à vous dire que je possède une villa, loin deLondres, en Écosse. C’est une vraie solitude, mais la maison estjolie, le jardin agréable et l’on y jouit d’une vue de mer superbe.Je vous offre cette villa,… dites oui et passez tout le temps quevous voudrez.

– Non,… non… je ne puis accepter votreoffre généreuse.

– Ma chère Iris, il le faut, je vous ledemande comme une preuve d’amitié et rien autre ;… il n’y aqu’une chose que je redoute pour vous, c’est la solitude.

– Hélas ! je dois m’y habituer.

– Vous n’aurez là aucun voisin, aucunesociété…

– De la société ? Ciel ! c’estfini pour moi.

– Parfois, je m’installe dans levoisinage, pour la pêche au saumon ; vous me permettrez biende venir prendre de vos nouvelles ?

– Qui donc a autant de droit que vous àfaire visite à la pauvre ermite.

– Alors vous acceptez ?

– Oui, je sens que je le dois etj’accepte votre proposition avec la plus vivereconnaissance. »

Le lendemain, Iris partait pour l’Écosse parle train de nuit, emmenant avec elle Mme Vimpany etFanny Mire.

Chapitre 74

 

Lord Harry s’embarque pour Dublin ;arrivé là, il se rend à un petit hôtel fréquenté uniquement par desIrlandais américains qu’on soupçonnait d’être le rendez-vousdes Invincibles. Sans chercher à dissimuler son nom, ilentre dans l’hôtel, salue d’un air gai le maître d’hôtel et même ledomestique, ordonne son dîner sans faire attention aux regardssombres et de mauvais aloi que lui jettent une demi-douzained’individus qui causent à voix basse.

Après avoir passé la nuit à l’hôtel, lordHarry se dit qu’il n’a rien à craindre ni de l’Irlande ni del’Angleterre et se dirige vers la gare ; prend un billet sansprêter la moindre attention à ce qui aurait frappé tout le monde, àsavoir qu’il est suivi par un homme de la police. Dès qu’il eut sonbillet, deux individus en prennent à leur tour pour la mêmelocalité que lui ; il se rend dans cette partie du Kerry oùles Invincibles avaient assassiné Arthur Montjoie.

Les deux voyageurs qui montent dans le mêmecompartiment que lord Harry, étaient membres de l’associationdes Invincibles, laquelle avait décrété que celui qui,après avoir fait partie de cette société, en désertait les rangs,ou désobéissait à ses statuts, à ses lois, ou révélait ses secrets,était puni de mort.

Aussitôt l’on convoque une réunion des membresde l’association alors présents à Dublin ; à l’unanimité, l’onvote de faire disparaître le traître. On tire au sort, et, ôsurprise ! l’individu désigné pour accomplir la terriblebesogne est un obligé de lord Harry ! Il se fut volontiersrécusé, mais les règlements sont inexorables !

L’un des articles de la société ordonne defaire suivre celui qui doit perpétrer le crime, afin de s’assurerqu’il accomplit sa tâche.

Une heure environ avant le coucher du soleil,le train arrive à la station où lord Harry descend ; le chefde gare le reconnaît et le salue : les deux autres voyageursle suivent et le sauvage lord pâlit.

« Je laisserai ma valise, dit lord Harry,dans la salle des bagages ; on viendra la prendre. »

Le chef de gare se rappela plus tard cedétail. Lord Harry ne dit pas : je viendrai maison viendra la prendre ; paroles fatidiques !

Une pluie froide tombe ; le jourbaisse : lord Harry quitte la gare ; il longe, d’un pasaccéléré, une route déserte et boueuse.

Les deux individus le suivent ; l’un detrès près, l’autre à une certaine distance ; le chef de gareles regarde aussi longtemps que son service le lui permet, puis ilsecoue la tête et rentre dans son bureau. Lord Harry sait qu’il estfilé : bientôt il a conscience que l’un de cesespions presse le pas : lui, continue à marcher à la mêmeallure, mais sa pâleur ne fait que croître ; il sait qu’il vaà la mort ! Il ne tourne pas la tête ; il se senttraqué.

« Micky O’Flynn ! s’écrie lord Harryà l’individu qui l’a rattrapé.

– Traître ! riposte l’autre.

– Ce sont les frères et amis desInvincibles, qui vous ont dit cela. Croyez-vous que je ne saispas à quelles fins vous êtes ici ? Je suis sans armes ;vous, vous avez un revolver ; pourquoi ce temps d’arrêt ?allons ! faites feu !

– Je ne puis…

– Il le faut. Micky O’Flynn,… il le faut,ou vous serez tué ! Pourquoi, bon Dieu !hésitez-vous ?

– Je ne puis », répéta-t-il les yeuxécarquillés. Puis, soudain, il fait un sursaut et s’écrie :« Regardez,… regardez derrière vous, milord ». Celui-cise retourne et s’écrie :

« Le meurtrier d’Arthur Montjoie !Une, deux détonations retentissent, les employés de la garetressaillent, ils ont compris la signification de ces coups de feu.Il y a un meurtre de plus sur la conscience de l’Irlande !

Lord Harry est étendu sans vie au milieu de laroute. Le second individu porte nerveusement la main à sa gorge ets’écrie :

« Le diable m’emporte ! si je ne mesuis pas cru étranglé. Allons Mick, aide-moi à le porter sur lebord de la route. »

Ce qui fut dit fut fait. Après quoi ilss’éloignèrent, les larges bords de leur chapeau baissés sur lesyeux. Une heure plus tard, deux agents de police arrivent àcheval ; ils avisent le cadavre gisant sur le sol ; ilss’approchent, fouillent ses poches, y trouvent, outre plusieurspièces d’or, un portrait de la femme de la victime, une enveloppecachetée avec cette suscription : Hugues Montjoie esq, HôtelX, à Londres, plus un calepin.

« Harry Norland ! dit l’un.Ah ! le sauvage lord a enfin trouvé la mort ! »

Voici le contenu de sa lettre àIris :

« Adieu ! je ne saurais échapper àla haine des Invincibles. Ils ont décrété la mort de celuiqui a déserté leurs rangs. Hélas ! il est une autre plus noblecause que j’ai trahie également ! Puisse la fin qui m’attendservir d’expiation à mon passé ! Pardonnez-moi, Iris, pensez àmoi avec indulgence. N’oubliez pas que l’on accorde toujourssatisfaction aux paroles d’un mourant : Eh bien ! je vousdemande de ne pas porter le deuil de celui qui a tout fait pourempoisonner votre vie et perdre votre âme ! »

Voici le contenu de la secondelettre :

« Je connais l’affection que vous aveztoujours témoignée à Iris ; je ne sais si elle jugera à proposde vous parler de son mari. En tout cas, dites-vous que c’est unscélérat et vous serez encore au-dessous de la vérité. Ce qu’elle afait, je lui ai fait faire : je suis seul coupable. C’est vousqu’elle aurait dû épouser, et non le sauvage lord !

« Une mort imminente m’attend ;… lesdeux individus chargés de me ravir l’existence sont sous le mêmetoit que moi ;… peut-être me tueront-ils cette nuit ici ouailleurs… En présence de la mort, je m’élève au-dessus desmisérables sentiments de jalousie que jadis j’ai ressentis contrevous. Je vous prie de ne pas m’en garder rancune :efforcez-vous de faire oublier à Iris le seul acte de sa vie quidoive lui inspirer des remords.

« Quand vous lui aurez pardonné,pardonnez-moi. Me fiant à votre délicatesse et à votre chaudeamitié pour elle, je termine en disant : rendez-la heureuse,et chassez de votre souvenir le malheureux.

« LORD HARRY. »

Chapitre 75ÉPILOGUE

Deux ans se sont écoulés depuis la mort delord Harry. En acceptant la villa que Hugues Montjoie avait mise àsa disposition en Écosse, Iris était résolue à mener une vieignorée et cachée ; trop de gens connaissaient sa tristehistoire. Puis il paraissait plus que probable que lesadministrateurs de la Compagnie d’assurances ne se priveraient pasde deviser sur un scandale aussi extraordinaire. Même au cas oùl’on n’accuserait pas lady Harry de complicité, l’on raconterait lachose dans les plus grands détails avec toutes ses péripétiesémouvantes. Bref, lady Harry n’entendait plus reparaître dans lemonde.

Hugues Montjoie vint voir la jeune veuve dèsque les convenances le lui permirent ; elle comprit fortclairement le but de sa visite ; anticipant sur les desseinsde Hugues, elle l’avertit qu’elle ne consentirait jamais à seremarier après le rôle qu’elle avait joué dans certaine affaireténébreuse. Hugues se borna à incliner la tête, mais il n’encontinua pas moins à vivre dans le voisinage, à faire de fréquentesvisites à Iris, sans jamais, cependant, lui adresser unedéclaration ; toutefois, elle trouvait à sa présence un charmeextrême et les visites de l’après-midi se prolongeaient jusqu’ausoir ; bref, elle finit par prononcer le mot suprême aprèslequel ils ne devaient plus se séparer jamais !

Bien résolus à ne voir personne, ilshabitaient une villa située dans le nord de l’Écosse, non loin del’embouchure de l’Annan, mais sur la rive opposée à la ville quiporte ce nom.

Derrière la maison, s’étend un largejardin ; la façade domine la plage à marée basse et à maréehaute. La bibliothèque est vaste et bien fournie, Iris s’occupe àcultiver des fleurs, promène ses rêveries le long de la mer, lit,travaille, et jouit d’une vie calme, presque somnolente. Elle etson mari causent peu ; ils arpentent les allées du jardin,Hugues un bras passé autour de la taille de sa femme. Ce fut aumilieu de cette vie de repos et d’oubli, que se produisit ledernier événement de cette histoire. Un jour, le facteur remet unelettre à l’adresse de Mme Vimpany ; ellereconnaît l’écriture, tressaille et la cache dans son corsage. Dèsqu’elle est seule, elle en prend connaissance :

« Bonne et tendre créature, je suisparvenu à savoir votre adresse ; pour cela, il m’a suffit dedécouvrir celle de M. Montjoie, je vous félicite de votrehabileté à vous tirer d’affaire. J’en suis moi-même aussi heureuxque si j’y étais pour quelque chose.

« Mon intention n’est point de criermisère, mais nécessité ne connaît pas de loi ; vous mecomprendrez quand je vous dirai que je suis au bout de monrouleau ; la façon dont j’ai dépensé mon argent ne me cause àla vérité aucun regret ; je ne suis sensible qu’à celui den’en plus avoir. Voilà ce qui me déchire le cœur. J’ai égalementappris que lord Harry de triste mémoire et dont j’ai, d’ailleurs,maintes raisons très sérieuses de déplorer la mort, m’a joué untour pendable par rapport à un certain traité que nous avons passéensemble ; il prétendait que sa prime d’assurance était de200 000 francs, tandis qu’elle se monte en réalité à375 000 francs. En retour de certain service que je lui airendu, dans un moment critique, il était entendu qu’il meremettrait la moitié de la prime. Or j’ai touché seulement50 000 francs ! en conséquence, j’ai encore droit àrecevoir 137 000 francs. C’est une grosse somme, mais je saisque M. Montjoie est fort riche. Veuillez lui communiquer cettelettre en tout ou en partie et lui faire savoir que j’entends qu’ilfasse droit à ma demande ; s’il hésite, vous lui objecterezqu’une escroquerie a été commise et que je suis décidé à toutrévéler à la justice. Lorsque mon malade est mort, et sur lesprières pressantes de lord Harry, j’ai consenti à faire à la mairieune déclaration par laquelle c’était lord Harry lui-même qui étaitdécédé et non l’autre ; sur ce, je pris la résolution de fuircet homme infernal et de n’avoir plus rien à faire avec ses plansmachiavéliques.

« Le meurtre de lord Harry, arrivé peuaprès, a suspendu les poursuites auxquelles les administrateurs dela compagnie étaient sur le point de se livrer. Je compte leurfaire savoir l’adresse de la veuve et mettre mon témoignage à leurdisposition. Quoi qu’il arrive, je tiendrai le public au courant detout ce qui s’est passé. Après cela, qu’un procès soit intenté ounon, M. Montjoie et sa femme ne sauraient plus se montrer enpublic. Dites à M. Montjoie que je parle sérieusement, et quedemain je me présenterai chez lui ; il peut donc se préparer àdonner satisfaction à mes réclamations.

« A. V. »

Mme Vimpany laisse tombercette lettre avec dégoût. Il y avait deux ans qu’elle n’avaitentendu parler de son mari. Elle espérait qu’il vivait caché dansun pays éloigné ; or, les progrès de la civilisation ontsupprimé les distances. Des montagnes Rocheuses même l’on revienten train express et en paquebot. La vérité, c’est que le docteurétait en Écosse ; que la pauvre Iris allait-elledevenir ? quel parti M. Montjoie se déciderait-il àprendre ? Elle relut la lettre avec un effroi croissant.

Il était clair que celui qui l’avait écrite,ignorait le fait de la restitution et les armes terribles dontFanny Mire pouvait encore disposer. D’un mot, il lui était possiblede le faire arrêter comme meurtrier. De tout ce qui précède, elleconclut qu’elle devait cacher à ce misérable le nom du témoin dontil avait tant à redouter la déposition. Elle lui exposerait lasituation avec calme, le mettrait en demeure ou de se taire, oud’en subir les conséquences, mais elle se disait aussi, lamalheureuse, que c’en était fait de sa propre tranquillité et qu’ilreviendrait un jour ou l’autre.

Ce fut pour Mme Vimpany laplus triste journée qu’elle eût jamais passée ; elle voyait lebonheur de ce jeune ménage à jamais détruit. Comment les chosesallaient-elles se passer ?

Mme Vimpany était dans sachambre avec Fanny. Soudain, celle-ci lui demande :

« À quoi pensez-vous ?

– À mon mari, répond la femme du docteurd’une voix étranglée,… je tremble pour M. Montjoie… »

Fanny Mire reprend vivement :

« M’autorisez-vous à parler, à dire ceque j’ai vu, ce que j’ai entendu ?

– Certainement, à cause de ladyHarry ; autrefois, j’aurais volontiers défendu celui dont jeporte le nom, mais aujourd’hui, je sais à quoi m’en tenir ;c’est un chenapan, un triple scélérat,… un assassin…

– Vous avez reçu une lettre de lui cematin, dites ? j’ai reconnu l’écriture.

– Chut ! oui, c’est vrai, il m’aécrit ; il a besoin d’argent. Il viendra ici demain siM. Montjoie refuse de faire droit à sa demande ; cegredin est capable de tout ! Il faudra persuader à lady Harryde garder la chambre et même le lit, coûte que coûte,… voussavez !

– Il ignore que j’ai tout vu, repritFanny. Accusez-le d’avoir empoisonné le Danois ; dites-lui,poursuivit-elle, les lèvres parcheminées, que s’il ose jamaisrevenir ici,… s’il ne s’éloigne au plus vite, une plainte seradéposée contre lui et il sera arrêté sous inculpation demeurtre…

– Oui, Fanny, ma résolution est prise.Oh ! qui nous délivrera de ce monstre ! »

Au dehors, le vent souffle avec force ;les branches des cyprès se tordent et se détordent ; lesvagues déferlent avec fureur sur la plage. Pendant la tempête, unmoment d’accalmie vint, enfin, à se produire, puis, le vent et lamer se taisent tout à coup, soudain, comme un écho à la question deFanny, l’on entend un homme pousser un cri de détresse.

Les deux femmes se précipitent à la fenêtre etl’ouvrent, de nouveau, la pluie et le vent font rage, les forces dela nature semblent être à l’état de révolte, pas une voix humainene domine ce bruit effroyable et sinistre. Minuit était passédepuis longtemps, lorsque les deux amies songèrent à refermer lesfenêtres et à s’aller coucher. L’une d’elles resta éveillée toutela nuit, la voix de l’ouragan ne menaçait-elle pas lady Harry de lacolère du ciel ? Elle se trompait, la colère du ciel menaçaitseul le vrai coupable, le lendemain matin le flux apporta sur lagrève le cadavre de Vimpany.

Soit qu’il revînt d’Annan, soit qu’il vînt àla villa, personne ne pouvait le dire. À la vue de son cadavre, safemme pleura non de chagrin, mais de soulagement, on enterra lecadavre comme étant celui d’un inconnu, sur l’avis de Hugues,Mme Vimpany jeta la lettre au feu. À quoi bon,assombrir d’une ombre nouvelle la vie d’Iris ? mais à quelquesjours de là, cependant, Mme Vimpany arbora lebonnet des veuves. Au regard interrogateur d’Iris elle se borna àrépondre :

« J’ai appris dernièrement sa mort…heureusement pour lui, il ne peut plus commettre de mauvaisesactions. Il ne peut plus, juste ciel ! jeter le trouble dansaucune âme humaine, dans aucun ménage, il estmort ! »

Iris garda le silence, oui, il valait mieuxqu’il fût mort. Mais, elle ignora toujours comment elle avait étédélivrée de ce misérable et quel sinistre dessein il avait surelle. Il est une chose – une seule – qu’elle n’a jamais dite à sonmari au fond d’un tiroir à secret, Iris conserve une boucle decheveux de lord Harry. Pourquoi ? Hélas ! parce quel’amour aveugle ne s’efface, ni ne s’éteint, ni nes’oublie !

FIN

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