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Champavert- Contes immoraux

Champavert- Contes immoraux

de Pétrus Borel

NOTICE SUR CHAMPAVERT

C’est toujours un pénible emploi que celui de détrompeur,c’est toujours une pénible corvée que celle devenir enlever au public ses douces erreurs, ses mensonges auxquels il s’est fait, auxquels il a donné sa foi ; rien n’est plus dangereux que de faire un vide dans le cœur de l’homme. Jamais je ne me hasarderai à une aussi scabreuse mission. Croyez, croyez,abusez-vous, soyez abusés !… L’erreur est presque toujours aimable et consolatrice. Malgré tout cet éloignement, ma religieuse sincérité, aujourd’hui, me fait un devoir de démasquer une supercherie, heureusement sans importance, une pseudonymie. De grâce, veuillez bien ne point vous emporter, comme vous le faites de coutume, quand on vient vous dire que la Clotilde de Surville n’a pas été, que son livre est apocryphe ; que la correspondance de Ganganelli et Carlino est apocryphe ; que Joseph Delorme est un pseudographe et sa biographie un mythe. De grâce, de grâce ! je vous en supplie, ne vous emportez point !…

Pétrus Borel s’est tué ce printemps :prions Dieu pour lui, afin que son âme, à laquelle il ne croyait plus, trouve merci devant Dieu qu’il niait, afin que Dieu ne frappe pas l’erreur du même bras que le crime.

Pétrus Borel, le rhapsode, le lycanthrope, s’est tué, ou pour dire la vérité que nous avons promise, le pauvre jeune homme qui se recelait sous ce sobriquet, qu’il s’était donné à peine au sortir de l’enfance ; aussi, peu de ses camarades connurent-ils son véritable nom ; aucun ne sut jamais la cause de ce travestissement ; le fit-il par nécessité ou par bizarrerie ? c’est ce qu’on ignore entièrement. Autrefois ce même nom avait été illustré en littérature et en sciences, par Pétrus Borel de Castres, profond docteur, antiquaire, médecin de Louis XIV et fils du poète Jacques Borel. Descendait-ilmaternellement de cette famille, avait-il voulu reprendre le nomd’un de ses aïeux ? c’est ce qu’on ignore entièrement et quesans doute on ignorera toujours.

Ainsi que nous l’avons rétabli en titre de celivre, son vrai nom était Champavert.

Il n’est pas de plus doux plaisir que celui dedescendre dans l’intimité d’un être sensible, c’est-à-diresupérieur, qui s’est éteint ; c’est une indiscrétion bienlouable que celle de vouloir s’initier au secret de la vie d’ungrand artiste ou d’un malheureux. On aime bien l’écrivain qui secomplaît à étaler comme des tapisseries l’existence, souvent trèsocculte, des hommes qui nous sont chers. Quoique celle du jeune etfatal poète qui nous occupe n’excite pas en vous un aussi hautintérêt, je pense cependant que vous ne les auriez pas malaccueillis si j’avais pu déterrer quelques détails et quelquescirconstances de cette vie anormale ; mais regrettablement onen sait bien peu de chose. Champavert était peu parleur delui-même ; il tombait généralement dans le monde comme uneapparition, sans antécédents connus, sans avenir présumé.

On a quelques raisons de croire, qu’originairedes Hautes-Alpes, il était né dans l’antique Ségusie,souvent, lui ayant entendu maudire son père, descendu desMontagnes, et nommer avec fierté comme ses compatriotes,Philibert Delorme, Martel-Ange, Servandoni, Audran, Stella,Coisevox, Coustou, Ballanche !… Mais, jeune, il avaitlaissé sa patrie.

Il montrait au plus vingt à vingt-deux ans àceux qui l’approchaient, mais ses traits graves, de prime abord, levieillissaient beaucoup.

Il était assez grand et svelte, peut-être mêmefrêle ; il avait le teint brun, le profil caractéristique,l’œil grand, blanc et noir, et quelque chose dans le regard quifatiguait lorsqu’il était fixé, comme l’œil convoiteux du serpentqui attire une proie.

Contre l’usage de notre époque, de même queLéonardo da Vinci, contrairement à celui de la sienne, il portaitla barbe longue depuis l’âge de dix-sept ans ; jamais les plusinstantes prières ne purent le contraindre à l’abattre. En cetteétrangeté, il devança de quatre ans les apôtres de HenriSaint-Simon. L’idée la plus juste qu’on puisse en donner, c’est dedire qu’il avait beaucoup de l’aspect de saint Bruno.

Sa voix et ses façons étaient douces, à lagrande surprise de ceux qui le voyaient pour la première fois, etqui, par ses écrits, ses poésies, se l’étaient figuré un ogreeffroyable. Il était bon, doux, affable, fier, opiniâtre,serviable, bienveillant, son cœur aimant, amoroso con lossuyos, divine expression espagnole, n’avait point encore étégâté par l’égoïsme et l’or. Mais quand on le blessait à fond, sahaine devenait, comme son amour, implacable.

Lorsqu’on l’entraînait dans le monde, il yapportait un air de souffrante mélancolie, comme un cerf lancé horsde son hallier.

Quant à des particularités sur son enfance, onne sait presque rien : on ne sait que ce que lui-même en avoulu dire à ses intimes. La volonté était développée chez lui auplus haut point, hardi, têtu, impérieux, le mépris des usages etcoutumes était inné en lui, il ne s’y ploya jamais, même en sonplus bas âge. Il avait en horreur les habits, et passa sespremières années entièrement nu ; ce n’est qu’assez tard qu’onparvint à lui faire endosser les vêtements les plusnécessaires.

On a encore quelques soupçons vagues que soninstruction avait été confiée à des prêtres, son irréligionviendrait assez à l’appui de cette opinion. Il n’est pas de hérospour le valet de chambre, il n’est pas de Dieu pour qui habite letemple.

Il se plaisait souvent à conter avec uneespèce de joie qu’il avait été toujours fatigant pour ses maîtres,toujours redouté par eux, sans trop savoir pourquoi :peut-être les mettait-il souvent à quia par ses questionsà La Condamine, et flairant leur ignorance crasseuse, lestraitait-il avec mépris et dégoût ! Il disait aussi avecorgueil qu’il avait été chassé de toute école.

Comme l’étude était sa seule passion et que laseule langue latine n’étanchait pas sa soif de savoir, ils’entourait toujours de cinq à six grammaires d’idiomes anciens etmodernes, et d’ouvrages savants qu’il se procurait avec peine, etque ses maîtres honteux lui brûlaient à mesure.

Déjà, en ce temps, il portait en lui unetristesse, un chagrin indéfini, vague et profond, la mélancolieétait déjà son idiosyncrisie[1]. De sesanciens condisciples se rappellent l’avoir vu passer très souventdes jours entiers à verser des larmes amèrement, sans causesconnues ou apparentes, lui-même plus tard n’a jamais pu définir cesdésolations. Assurément la vie en communauté forcée l’avait jetédans cet état chronique de souffrance, et cette souffrance, cetennui exaltaient ses organes sensitifs et aiguillonnaient sachagrine irritabilité.

Le cours de sa brève carrière fut semblable aucours de ces torrents dont on ignore la source, qui tantôt inondentles vallées, et tantôt coulent souterrainement.

À partir de cette première époque de sa vievient une série d’années sur lesquelles nous n’avons pu rencontrerle moindre renseignement ; seulement, nous avons retrouvé dansses papiers deux petites notes, que voici ; elles fontprésumer que son père l’avait placé contre son gré chez un artisteou un artisan.

Novembre 1823.

« Hier mon père m’a dit : Tu esgrand maintenant, il faut dans ce monde une profession ;viens, je vais t’offrir à un maître qui te traitera bien, tuapprendras un métier qui doit te plaire, à toi qui charbonnes lesmurailles, qui fais si bien les peupliers, les hussards, lesperroquets, tu apprendras un bon état. Je ne savais ce que toutcela voulait dire ; je suivis mon père, et il me vendit pourdeux ans. »

Janvier 1824.

« Voilà donc ce que c’est qu’un état, unmaître, un apprenti. Je ne sais si je comprends bien ; mais jesuis triste et je pense à la vie ; elle me semble biencourte ! Sur cette terre de passage, alors pourquoi tant desoucis, tant de travaux pénibles, à quoi bon ?… Maintenant, jeris quand je vois un homme qui se case, se caser !… Quefaut-il donc à l’homme pour faire sa vie ? une peau d’ours etquelques substances.

» Si j’ai rêvé une existence, ce n’estpas celle-là, ô mon père ! si j’ai rêvé une existence, c’estchamelier au désert, c’est muletier andalou, c’estOtahïtien ! »

Il est probable que cet homme chez lequel ilfaisait son apprentissage était architecte : car quelquesannées plus tard, on se rappelle l’avoir vu travailler dansl’atelier d’architecture d’Antoine Garnaud ; dureste, nous n’avons rien pu apprendre sur sa vie, à cettephase ; sans doute, il luttait corps à corps avec la misère,et, dans les intervalles que lui laissaient ses travaux stupides etla faim, il s’abandonnait à l’étude. On a trouvé dans sespaperasses des dessins d’architecture et des poésies portant mêmesdates. Son assiduité à l’atelier d’Antoine Garnaud devintplus réservée peu à peu, et il en disparut entièrement. Sonaversion pour l’architecture antique qu’on y enseignait àl’exclusion fut cause à coup sûr de cet éloignement. Il rentra dansl’ombre pour se livrer à ses études d’affection ; on ne le vitplus reparaître que de loin en loin, dirigeant quelquesconstructions, ou dans l’atelier de quelque habile peintre dont ilavait conquis l’amitié. C’est aussi vers ce temps, deux ans environavant sa mort, vers la fin de 1829, qu’il se groupa à l’entour delui quelques jeunes et timides artistes, afin d’être plus forts enfaisceau, afin de n’être pas brisé et renversé à l’entrée dans lemonde ; il fut même regardé par beaucoup comme le grand prêtrede cette camaraderie du bousingo, dont on fit grand scandale, etdont on a par méchanceté et par ignorance perverti les intentionset le titre. Mais n’anticipons pas, Champavert, dans un ouvragecollectif qui doit incessamment paraître, a rétabli la véracité desfaits, et éclairé le public que les journaux ont abusé.

Ses derniers compagnons, dont les noms sontcités dans les Rhapsodies,qui l’ont connu dans la plusgrande intimité, auraient pu donner sur lui des renseignementsexacts et positifs ; mais, comme il n’approuva pas cettepublication, ils nous ont fermé leurs portes.

Ce fut vers la fin de 1831 que parurent lesessais poétiques de Champavert, sous le titre de Rhapsodies,par Pétrus Borel. Jamais petit livre n’avait fait plus grandscandale, du reste, scandale que fera toujours toute œuvre écriteavec l’âme et le cœur, sans politesse pour un temps où l’on fait del’art et de la passion avec la tête et la main, et en se battantles flancs à tant la page. Pour juger ces poésies, nous sommes tropfavorablement disposés, on ne nous croirait pas impartiaux ;or, nous dirons seulement qu’elles nous semblent abruptes,souffertes, senties, pleines de feu, et, qu’on nous passel’expression, quelquefois fleurette, mais bien plussouvent barre de fer ; c’est un livretempreigné[2] de fiel et de douleur, c’est le préludedu drame qui le suivit, et que les plus simples avaientpressenti ; une œuvre comme celle-là n’a pas de secondtome : son épilogue, c’est la mort.

Nous allons, pour nos lecteurs qui ne lesconnaîtraient point, en donner quelques extraits, à l’appui de ceque nous venons d’avancer.

Voici la pièce qui ouvre le recueil ;nous la citons préférablement parce qu’elle est pleine de douleuret d’une franchise rare, et qu’elle contient quelques circonstancesde sa vie dont nous n’avons pu parler ; elle est adressée à unami qui lui avait donné l’hospitalité, à ce qu’il paraîtrait, dansun temps où, comme Métastase, il n’avait pour abri que le ciel etle pavé.

Quand ton Pétrus ou ton Pierre

N’avait pas même une pierre

Pour se poser, l’œil tari ;

Un clou sur un mur avare

Pour suspendre sa guitare :

Tu me donnas un abri.

Tu me dis : – Viens, mon Rhapsode,

Viens chez moi finir ton ode ;

Car ton ciel n’est pas d’azur,

Ainsi que le ciel d’Homère

Ou du provençal trouvère ;

L’air est froid, le sol est dur.

Paris n’a point de bocage ;

Viens donc, je t’ouvre ma cage,

Où, pauvre, gaîment je vis ;

Viens, l’amitié nous rassemble,

Nous partagerons ensemble

Quelques grains de chènevis.

– Tout bas, mon âme honteuse

Bénissait ta voix flatteuse

Qui caressait son malheur ;

Car toi seul, au sort austère

Qui m’accablait solitaire,

Léon, tu donnas un pleur.

Quoi ! ma franchise te blesse ?

Voudrais-tu que, par faiblesse,

On voilât sa pauvreté ?

Non ! non ! nouveau Malfilâtre,

Je veux, au siècle parâtre,

Étaler ma nudité !

Je le veux, afin qu’on sache

Que je ne suis point un lâche,

Car j’eus deux parts de douleur

À ce banquet de la terre,

Car, bien jeune, la misère

N’a pu briser ma verdeur.

Je le veux, afin qu’on sache

Que je n’ai que ma moustache,

Ma guitare, et puis mon cœur

Qui se rit de la détresse ;

Et que mon âme maîtresse

Contre tout surgit vainqueur.

Je le veux, afin qu’on sache

Que, sans toge et sans rondache,

Ni chancelier, ni baron,

Je ne suis point gentilhomme,

Ni commis à maigre somme,

Parodiant lord Byron.

À la cour, dans ses orgies,

Je n’ai point fait d’élégies,

Point d’hymne à la déité ;

Sur le flanc d’une duchesse,

Barbotant dans la richesse

De lai sur ma pauvreté.

Voici encore quelques autres vers et quelquesfragments pris pour ainsi dire au hasard, tous pleins pareillementde chagrin et de fiel, et de la pensée qui le minait sourdement etqui, peu de temps plus tard, devait le perdre.

DOLÉANCE

 

Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,

Parle, que me veux-tu ?

Viens-tu dans mon grenier pour insulter encore

Àce cœur abattu ?

Son joyeux, ne viens plus ; verse à d’autresl’ivresse ;

Leur vie est un festin

Que je n’ai point troublé ; tu troubles ma détresse,

Mon râle clandestin !

Indiscret, d’où viens-tu ? Sans doute une main blanche,

Un beau doigt prisonnier

Dans de riches joyaux, a frappé sur ton anche

D’ivoire et d’ébénier ;

Accompagnerais-tu d’une enfant angélique,

La timide leçon ?

Si le rythme est bien sombre et l’air mélancolique,

Trahis-moi sa chanson.

Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,

Dans un salon étroit ;

Elle vogue en tournant, par la walse[3]exaltée,

Ébranlant mur et toit.

Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,

Fleurs, esclaves, flambeaux ;

Le riche épand sa joie et les pauvres gémissent,

Honteux sous leurs lambeaux !

Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,

Biens, somptueuses nuits,

Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde,

Pauvre et souffrant je suis

Comme entouré des grands, du roi, du saint office,

Sur le quémadero,

Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,

Un juif au brazero !

Car tout m’accable enfin : néant, misère, envie,

Vont morcelant mes jours !

Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie,

Désormais plus d’amours.

Pauvre fille ! c’est moi qui t’avais entraînée

Au sentier de douleur ;

Mais, d’un poison plus fort, avant qu’il t’eût fanée,

Tu tuas le malheur !

Eh ! moi, plus qu’une enfant, capon, flasque, gavache,

De ce fer acéré

Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche

Mon poitrail ulcéré !

Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie

D’un regret coutumier.

Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…

Pauvre Job au fumier.

HYMNE AU SOLEIL

 

Là, dans ce sentier creux, promenoir solitaire

De mon clandestin mal,

Je viens tout souffreteux, et je me couche à terre

Comme un brute animal.

Je viens couver ma faim, la tête sur la pierre

Appeler le sommeil,

Pour étancher un peu ma brûlante paupière ;

Je viens user mon écot de soleil !

Là-bas, dans la cité, l’avarice sordide

Du roi, sur tout Champart,

Au mouton-peuple, on vend le soleil et le vide ;

J’ai payé ; j’ai ma part !

Mais sur tous, tous égaux devant toi, soleil juste,

Tu verses tes rayons,

Qui ne sont pas plus doux au front d’un prince auguste,

Qu’au sale front d’une gueuse en haillons.

Fragment de la pièce intitulée HEUR ETMALHEUR

 

……  …  …  …  …  …  …  …

C’est un oiseau, le barde ! il doitrester sauvage ;

La nuit sous la ramure, il gazouille sonchant ;

Le canard tout boueux se pavane au rivage,

Saluant tout soleil, ou levant oucouchant.

C’est un oiseau, le barde ! il doitvieillir austère,

Sobre, pauvre, ignoré, farouche, soucieux,

Ne chanter pour aucun, et n’avoir rien surterre,

Qu’une cape trouée, un poignard et lescieux !

Mais le barde aujourd’hui, c’est une voix defemme,

Un habit bien collant, un minois relavé,

Un perroquet juché, chantonnant pourmadame,

Dans une cage d’or, un canari privé ;

C’est un gras merveilleux, versant de chaudeslarmes

Sur des maux obligés après un long repas,

Portant un parapluie, et jurant par sesarmes,

Et, l’élixir en main, évoquant le trépas.

Joyaux, bal, fleur, cheval, château, finemaîtresse,

Sont les matériaux de ses poëmeslourds :

Rien pour la pauvreté, rien pour l’humble endétresse ;

Toujours les souffletant de ses vers develours.

Par merci ! voilez-nous vos airsautocratiques ;

Heureux si vous cueillez les biens à pleinssillons !

Mais ne galonnez pas comme vosdomestiques,

Vos vers qui font rougir nos fronts ceints dehaillons.

Eh ! vous, de ces soleils, moutonnierparélie !

De cacher vos lambeaux ne prenez tant desoin,

Ce n’est qu’à leur abri que l’esprit sedélie ;

Le barde ne grandit qu’enivré debesoin !

J’ai caressé la mort, riant au suicide,

Souvent et volontiers, quand j’étais plusheureux ;

Maintenant je la hais, et d’elle suispeureux,

Misérable et miné par la faim homicide.

MISÈRE

 

À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,

Vous me croyez heureux, doux, azyme et sansfièvre,

Vivant, au jour le jour, sans nulleambition,

Ignorant le remords, vierged’affliction ;

À travers les parois d’une haute poitrine,

Voit-on le cœur qui sèche et le feu qui lemine ?

Dans une lampe sourde on ne sauraitpuiser,

Il faut, comme le cœur, l’ouvrir ou labriser.

Aux bourreaux, pauvre André ! quand tuportais ta tête,

De rage tu frappais ton front sur lacharrette,

N’ayant pas assez fait pour l’immortalité,

Pour ton pays, sa gloire et pour saliberté.

Que de fois, sur le roc qui borde cettevie,

Ai-je frappé du pied, heurté du frontd’envie,

Criant contre le ciel mes longs tourmentssoufferts

Je sentais ma puissance, et je sentais desfers !

Puissance,… fers,… quoi donc ? –Rien ! encore un poète

Qui ferait du divin, mais sa muse estmuette,

Sa puissance est aux fers : –Allons ! on ne croit plus

En ce siècle voyant qu’aux talentsrévolus ;

Travaille, on ne croit plus aux futuresmerveilles. –

Travaille !… Eh ! le besoin qui mehurle aux oreilles,

Étouffant tout penser qui se dresse en monsein !

Aux accords de mon luth que répondre ?…J’ai faim !

Ah ! tout cela fait saigner lecœur !… Passons.

Son allure indépendante, son amour violent dela liberté, l’avaient fait désigner comme républicain redoutable.Il crut devoir répondre à cette accusation dans la préface de sesRhapsodies : – Je suis républicain, dit-il, commel’entendrait un loup cervier : mon républicanisme, c’est de lalycanthropie ! – Si je parle de république, c’est parce que cemot me représente la plus large indépendance que puissent laisserl’association et la civilisation. Je suis républicain parce que jene puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme deliberté : la république me la donnera-t-elle ? Je n’aipas l’expérience pour moi. Mais, quand cet espoir sera déçu commetant d’autres, il me restera le Missouri !…

De là, les journaux appelèrent ces verslycanthropiques, lui lycanthrope, et son inclination d’espritlycanthropisme. L’épithète eut grand succès par le monde et luiresta ; lui-même se plaisait à l’entendre ; aussi,avons-nous cru qu’il était de notre respect de ne point luiarracher ce pavillon caractéristique.

Au milieu de toutes les critiques haineusesqui jonglèrent sur lui, et qui auraient saturé une âme moinsabreuvée que la sienne, il ne douta pas un seul instant de saforce, et reçut dans le secret de bien douces consolations,quelques applaudissements sincères, et des conseils vrais.

Entre autres, nous allons rapporter ici unelettre et des vers qui lui furent adressés à ce propos, et qu’onvient de retrouver parmi ses manuscrits.

« Monsieur,

« Pardonnez-moi d’avoir autant tardé àvous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de vospoésies. M. Gérard ne m’a donné votre adresse que depuisquelques jours.

« Si le métal bouillonnant a rejeté sesscories, ces scories font bien présumer du métal, et, dussiez-vousvous irriter contre moi de trop présumer de votre avenir, j’aime àcroire qu’il sera remarquable. J’ai été jeune aussi, Monsieur,jeune et mélancolique, comme vous je m’en suis souvent pris àl’ordre social des angoisses que j’éprouvais : j’ai conservételle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où j’exprime levœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance dans ladivinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers un peuraisonnables l’attesteraient ; ils ne valent pas les vôtres,mais, je vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreuxrapports ; je vous dis cela pour que vous jugiez du plaisirtriste, mais profond, que m’ont fait les vôtres. J’ai d’autantmieux sympathisé avec quelques-unes de vos idées, que si madestinée a éprouvé un grand changement, je n’ai ni oublié mespremières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette société queje maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai plus à meplaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains quand jerencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec dutalent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée ;vous triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route estsemée ; si cela arrive, comme je le souhaite, conservez bientoujours l’heureuse originalité de votre esprit et vous aurez lieude bénir la providence des épreuves qu’elle aura fait subir à votrejeunesse.

« Vous ne devez pas aimer leséloges ; je n’en ajouterai pas à ce que je viens de vous dire.J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître les réflexionsque votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien que ce n’estpas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.

« Recevez, Monsieur, avec mes sincèresremerciements, l’assurance de ma considération et du plus vifintérêt.

« BÉRANGER. »

« 16 février 1832. »

 

ÀPÉTRUS BOREL

Brave Pierre, pourquoi cette mélancolie

Qui règne dans tes vers ; pourquoi sur l’avenir

Ce regard douloureux suivi d’un long soupir,

Pourquoi ce dégoût de la vie ?

Elle est belle pourtant : regarde l’horizon

Qui s’ouvre devant nous, éclatant de lumières…

Va, nous saurons franchir ces débiles barrières

Qui nous tiennent comme en prison.

Qu’importe un peu de peine au matin de la vie,

Ou le nuage obscur errant à ton zénith ?

Le nom qu’on a gravé sur le rude granit

Échappe à l’ongle de l’envie.

Et quand viendra le soir, nous aurons le repos,

Nous trouverons la gloire au bout de la carrière,

Et l’amour sera là, séduisante chimère !

Versant son baume sur nos maux.

Regarde autour de nous ces masses immobiles

Ignorant de l’amour les doux embrassements,

Ou de l’ambition les beaux emportements,

Êtres incomplets et débiles !

N’ont-ils pas plus que nous droit d’accuser le ciel,

Ceux qui, jetés tous nus sur cette route aride,

De leurs lèvres de feu, pressent la coupe vide,

Ou n’y rencontrent que du fiel ?

Et toi, tu te plaindrais (quand, tout plein de jeunesse,

Tu bondis libre et fort comme un brave coursier),

De quelques jours de deuil que te font oublier

Les doux baisers d’une maîtresse.

Que veux-tu donc de plus demander pour ta part ?

Amour, gloire, amitié, t’échoiront en partage,

N’est-ce donc pas assez pour charmer le voyage ?

La fortune viendra plus tard !

En avant, en avant ! courage, brave Pierre !

Porte ta lourde croix par les vilains chemins,

Sans montrer aux regards tes genoux et tes mains,

Meurtris sur les angles de pierre.

Car la gloire est marâtre à ses pauvres enfants !…

Devant les lauréats le monde entier s’incline ;

Mais il ne doit pas voir la couronne d’épine

Qui déchire leurs fronts brûlants.

Ces vers portent la signature d’un grandartiste dont s’honore la France, nous aurions bien voulu pouvoir lalivrer à la publicité, mais nous avons craint d’effaroucher samodestie, et de paraître par trop indiscret en décelant la sourced’une poésie naïve, toute d’intimité, d’intimitéconfidentielle.

En faisant deux parts, l’une des aboiements etl’autre des nobles et amitieux[4] conseils,on verra, en ce cas, comme en tous, que ce n’est que du bas étageque sort la sale critique.

Voici tout ce que nous avons pu recueillir surla vie matérielle de Champavert : quant à l’histoire de sonâme, elle est tout entière dans ses écrits ; nous renverrons,d’abord, à ce présent livre de contes, et puis auxRhapsodies dont la seconde édition va paraîtreincessamment.

Enfin, pour les détails sur son dégoût de lavie et son suicide, nous renverrons à la narration intituléeChampavert qui termine cet ouvrage.

M. Jean-Louis, son inconsolable ami, abien voulu nous confier pour les mettre en ordre, tous lesmanuscrits et petits papiers de Champavert, dont il étaitpossesseur ; et il a bien voulu aussi nous autoriser à enpublier ce que bon nous semblerait ; nous avons d’abord choisiet recueilli entre beaucoup d’autres ces nouvelles inédites.

Si le monde leur faisait un bon accueil, nousles publierions toutes successivement, ainsi que plusieurs romanset plusieurs drames que nous avons également entre les mains.

La mort prématurée de ce jeune écrivainest-elle une perte réelle et regrettable pour la France ? Nousne pouvons répondre, nous, c’est à la France à le juger, c’est à laFrance à assigner son rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiqueret à faire l’apothéose de son jeune et trop infortuné poète.

Mais nous croyons qu’il est de notre politessede prévenir les lecteurs, qui cherchent et aiment la littératurelymphatique, de refermer ce livre et de passer outre. Si,cependant, ils désiraient avoir quelques notions sur l’allured’esprit de Champavert, il leur suffirait de lire ce qui suit.

À la réception de la lettre où Champavert leprévenait de son extrême détermination, M. Jean-Louis partitsur l’heure, espérant arriver assez à temps pour le détourner deson funeste projet ; il était trop tard. Sitôt à Paris, il seprésenta au domicile de Champavert, on lui affirma qu’il était alléfaire un voyage de long cours. Dans la ville, il ne put obteniraucun renseignement. Mais, le soir, parcourant la Tribune,au café Procope, il en rencontra de cruels et de positifs. Lelendemain il fit enlever le cadavre de son ami, exposé à la morguedepuis trois jours, et le fit enterrer au cimetière duMont-Louis ; près du tombeau d’Héloïse et d’Abélard, vouspourrez voir encore une pierre brisée, moussue, sur laquelle, sepenchant, on lit avec peine ces mots : À CHAMPAVERT,JEAN-LOUIS.

Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur,et des larmes m’étant échappées pendant le récit queM. Jean-Louis en fit au café, touché, il s’approcha de moi etme dit : – L’auriez-vous connu ? – Non, Monsieur, si jel’avais connu nous serions morts ensemble. – Je conquis son amitié,et ce brave jeune homme, avant de retourner à LaChapelle-en-Vaudragon, me fit don du portefeuille trouvé surChampavert.

Voici à peu près tout ce qu’ilcontenait : quelques notes, quelques boutades, griffonnéessans ordre à la sanguine, et presque totalement illisibles,quelques vers et des lettres.

D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne cespensées.

** * * * *

On recommande toujours aux hommes de ne rienfaire d’inutile, d’accord ; mais autant vaudrait leur dire dese tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre ?… Est-il rienplus inutile que la vie ? une chose utile, c’est une chosedont le but est connu ; une chose utile doit être avantageusepar le fait et le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est unechose bonne. La vie remplit-elle une seule de cesconditions ?… le but en est ignoré, elle n’est ni avantageusepar le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle neservira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un meprouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai…

Pour moi, je suis convaincu du contraire, etje redis souvent avec Pétrarca :

Che più d’un giorno è la vita mortale

Nubilo, breve, freddo e pien di noia ;

Che può bella parer, ma nulla vale.

** * * * *

Le penser qui m’a toujours poursuiviamèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’estcelui-ci :

Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulementque du jour où le crime est découvert : que les plus infâmesscélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommeshonorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime.Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ilss’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes,d’altesses !

Oh ! ce penser est déchirant !…

Aussi, je répugne à donner des poignées demain à d’autres qu’à des intimes ; je frissonneinvolontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir,que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse,parricide !

Quand je vois un homme, malgré moi mon œil letoise et le sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bienun probe, en vérité ? ou un brigand heureux dont lesconcussions, les dilapidations, les crimes sont ignorés, et leseront à tout jamais ? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre,je suis tenté de lui tourner le dos.

Si du moins les hommes étaient classés commeles autres bêtes ; s’ils avaient des formes variées suivantleurs penchants, leur férocité, leur bonté comme les autresanimaux. – S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, commeil y en a une pour le tigre et la hyène. – S’il y en avait une pourle voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan,le loup, le renard ; du moins il serait facile de connaîtreson monde, on aimerait à bon escient, et l’on pourrait fuir lesmauvais, les chasser et les dérouter, comme on fuit et chasse lapanthère et l’ours, comme on aime le chien, le cerf, la brebis.

** * * * *

MARCHAND ET VOLEUR EST SYNONYME.

Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindreobjet est envoyé au bagne ; mais les marchands, avecprivilège, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pourdétrousser les passants qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là, n’ontni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, desregistres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire jeviens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à lalongue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, –propriétaires insolents ! Au moindre mouvement politique, ilss’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’envont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie.Stupides brocanteurs ! c’est bien à vous de parler depropriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à voscomptoirs !… défendez donc vos propriétés ! mauvaisrustres ! qui, désertant les campagnes, êtes venus vousabattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loupsaffamés, pour en sucer la charogne ; défendez donc vospropriétés !… Sales maquignons, en auriez-vous sans vosbarbares pilleries ? en auriez-vous ?… si vous ne vendiezdu laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin ?empoisonneurs !

** * * * *

Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche àmoins d’être féroce, un homme sensible n’amassera jamais.

Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée,une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tasd’or ; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut êtreusurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier !maltraiter surtout les faibles et les petits ! Et, quand cettemontagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut dusommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérablesqu’on a faits.

** * * * *

Le haut commerce détrousse le négociant, lenégociant détrousse le marchand, le marchand détrousse lechambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurtde faim.

Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mainsqui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.

** * * * *

Sur le livret étaient griffonnés ces vers, queje présume être de lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulleautre part.

ÀCERTAIN DÉBITANT DE MORALE

Il est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,

Se prélassant d’un ris moqueur,

Pour festonner sa phrase et guillocher son prône

De ne point mentir à son cœur !

Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,

Morigéner mœurs et bon goût,

De ne point s’en aller puiser ses paraboles

Dans le corps-de-garde ou l’égout !

Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre

Du manteau de l’apostolat,

De ne point tirailler par un balcon du Louvre,

Sur une populace à plat !

Frères, mais quel est donc ce rude anachorète ?

Quel est donc ce moine bourru ?

Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,

Qui vient nous remontrer si dru ?

Quel est donc ce bourreau ? de sa gueule canine,

Lacérant tout, niant le beau,

Salissant l’art, qui dit que notre âge décline

Et n’est que pâture à corbeau.

Frères, mais quel est-il ?… Il chante les mains sales,

Pousse le peuple et crie haro !

Au seuil des lupanars débite ses morales,

Comme un bouvier crie ahuro !

** * * * *

Je ne dirai rien de la peine de mort, assez devoix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie : mais jem’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, jele couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin àcharge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité quidonne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il unebarbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage àcharge ?…

** * * * *

Dans Paris il y a deux cavernes, l’une devoleurs, l’autre de meurtriers ; celle de voleurs c’est labourse, celle de meurtriers c’est le Palais de Justice.

Partie 1
MONSIEUR DE L’ARGENTIÈRE L’Accusateur

 

Aussi pourquoi vouloir, avec une pensée,

Enfant ! moraliser cette Rome lassée

De ses rhéteurs de Grèce, et tirée entretous

Comme un morceau de chair aux dents de chiensjaloux ?

Pourquoi ne pas laisser cette reine dumonde,

Se débattre à loisir dans sa gadoueimmonde,

Et lui montrer la bourbe au fond des flotsvermeils,

Et troubler, par des mots graves, ses longssommeils ?

……  …  …  …  …  …  …  …

– Pouvais-tu pas chanter Damœtas etPhyllis

Et Tityrus pleurant la mortd’Amaryllis ?

Ou, laissant de côté ses contesbucoliques,

Élever ton génie aux nobles Géorgiques,

Dire en vers de six pieds Énée et sesvaisseaux

Sauvé par Neptunus de la fureur deseaux ?

– N’avais-tu pas la voix de ta maîtresseblonde,

Et sa gorge lascive et souple commel’onde,

Et cette Ibérienne encore aux grands yeuxnoirs

Qui chantait, comme on chante à Corduba, lessoirs ?

BARTHÉLEMY HAURÉAU.

S’ils sont rouges de sang, ils rougirontencore !

ANDRÉ BOREL.

Chapitre 1Roccoco

 

Une seule bougie placée sur une petite tableéclairait faiblement une salle vaste et haute ; sans quelqueschocs de verres et d’argenterie, sans quelques rares éclats devoix, elle aurait semblé la veilleuse d’un mort. En fouillant avecsoin dans ce clair-obscur, comme on fouille du regard dans leseaux-fortes de Rembrandt, on déchiffrait la décoration d’une salleà manger, de l’époque caractéristique de Louis XV, que lesclassiques inepto-romains appellent malicieusement Roccoco. Il estvrai que la corniche encadrant le plafond était nervée et profiléeen bandeau et à gorge, sans la moindre parenté avec l’entablementde l’Eresichtœum, du temple d’Antoninus et Faustina ou de l’arc deDrusus ; il est vrai qu’elle était sans saillie, larmier,coupe-lame et mouchette chassant et rejetant la pluie qui ne pleutpas. Il est vrai que les portes n’étaient point surmontées d’uncouronnement, dit attique, pour chasser les eaux de la pluie qui nepleut pas. Il est vrai que les arcades n’avaient point en hauteurleur largeur deux fois et demie. Il est vrai qu’on n’avait eu aucunégard aux spirituels modules de l’illustrissimo signor JacopoBarrozio da Vignola, et qu’on avait ri au nez descinq-ordres.

Mais il est vrai aussi et du devoir de dire,que cet intérieur n’était point un ignoble pastiche del’architecture butorde de Pœstum, de l’architecture d’Athènes,glacée, nue, constante, rabâcheuse, de l’architecture singe etjumart de Rome ; celle-là avait son aspect à elle, sa tournureà elle, sa coquetterie à elle ; expression exacte de sonépoque, elle lui convenait en tout point ; et sa physionomieest tellement unique, qu’après la plus longue série de siècles, onreconnaîtra de prime abord ce Roccoco Louis XIV et Louis XV ;avantage que n’auront pas les funestes et ignorantes copies del’antique de nos faiseurs contemporains, qui n’impriment aucuncachet à leur époque et n’en reçoivent aucun, si bien que les tempsà venir prendront leurs œuvres pour de mauvais antiquesdépaysés.

Les grands panneaux des lambris étaientcouverts de peintures de nature morte digne de Venninx, mais d’unemain inconnue ; et les impostes de pastorales d’opéra, defêtes galantes, de bergères-camargo de l’immortel et délicieuxWatteau. Les compositions en étaient gracieuses et délicates, lecoloris suave et cristallin, suivant l’usage de ce grand maître quela France ignare et ingrate doit réhabiliter et revendiquer commeune de ses plus belles gloires. Gloire donc à Watteau ! gloireà Lancret ! gloire à Carle Vanloo ! gloire àLenôtre !… gloire à Hyacinthe Rigault ! gloire àBoucher ! gloire à Edelinck !… gloire à Oudry !…

Et, s’il faut tout dire, j’avouerai quej’éprouve une sensation presque aussi rêveuse, un plaisir aussi àl’aise, dans ces vastes logis du dix-septième et dix-huitièmesiècles que dans une salle capitulaire bizantine[5], oudans un cloître roman. Tout ce qui fait ressouvenir de nos pères ànous, de nos aïeux trépassés sur notre France, jette dans le cœurune religieuse mélancolie. Honte à celui qui n’a pas tressailli,dont la poitrine n’a pas palpité en entrant dans une vieillehabitation, dans un manoir délabré, dans une égliseveuve !

Autour de la table qui portait la bougie deuxhommes étaient assis.

Le plus jeune tenait baissée une figure blême,sur laquelle pleuvaient des cheveux roux ; ses yeux étaientcaverneux et faux, son nez long et en fer de lance ; vous direque ses favoris étaient taillés carrément sur ses joues comme dessous-pieds, c’est vous dire que la scène se passait sous l’Empire,aux abords de 1810.

 

Le plus âgé, trapu, était le prototype desFrancs-Comtois de la plaine ; sa chevelure, moisson épaisse,était suspendue, comme les jardins de Babylone, sur sa face largeet plate en oiseau de nuit.

Ils étaient goulûment penchés sur la table,semblant deux loups se disputant une carcasse ; mais leursinterlocutions sourdes et brouillées par la sonorité de la sallecontrefaisaient les grognements d’un porc.

L’un était moins qu’un loup, c’était unaccusateur public. L’autre plus qu’un porc, c’était un préfet.

Le préfet venait de recevoir sa nominationpour un chef-lieu de province, et partait le lendemain.L’accusateur exerçait depuis assez long-temps cette fonction à lacour d’assises de Paris ; et joyeux, avait offert un dînerd’adieu à son ami.

Tous deux, vêtus de noir, portaient, comme lesmédecins, le deuil de leurs assassinats.

Comme ils parlaient assez bas, et souvent labouche pleine, le nègre qui se tenait à l’entrée – car le jeuneaccusateur de l’Argentière faisait nègre et jouait l’aristocraterentré – ne put attraper au vol que quelques lambeaux de phrasesdans ce genre-ci.

– Mon cher Bertholin, que j’ai fait hierun bon dîner chez notre ami Arnauld de Royaumont !… De sonappartement, qui donne sur la Grève, j’ai vu exécuter ces septconspirateurs que nous avions condamnés il y a quelquesjours : quel délicieux repas ! à chaque bouchée, j’allaisvoir tomber une tête !…

– Pauvres béjaunes ! croire encore àla patrie ! ces messieurs voulaient faire les Brutus !les Hempden !…

– N’ont-ils pas eu l’effronterie devouloir parler au peuple du haut de l’échafaud ;morbleu ! comme on leur a vite coupé la parole et latête ! ce qui ne les a pas empêchés préliminairement de hurlerà tout rompre : Vive la patrie ! vive la France !mort au tyran !… mort au tyran !… Pauvres bêtes !…Il ne faut pas de ménagement avec ces brigands ; zeste !il faut expédier ça au bourreau : sans cela, mais,corbleu ! sa majesté l’Empereur ne pourrait dormir tranquilleune seule nuit.

À en juger par ces bribes, la conversationn’aurait pas laissé que d’être très édifiante, et il est bienregrettable pour l’honneur de la magistrature que ce maudit nègren’ait pu en recueillir davantage.

Mais, au dessert, le vin de Corse ayantremonté d’une tierce la gamme de la conversation devenue bruyanteet rieuse à pleine gorge, il eût été facile de sténographier ce quisuit :

– À propos, toi, mon cher l’Argentière,habile en subterfuges et en échappatoires, comment te tirerais-tude cette perplexité ? Je dois partir absolument demain matin,et j’ai pour demain soir un rendez-vous très alléchant.

– Le cas est simple, mon ami, jepartirais sans aller au rendez-vous, ou j’irais au rendez-vous etje ne partirais pas.

– Mauvaise robinerie.

– Si tu veux du plus grave : apriori, renseigne-moi mieux que cela sur la matière. Quel estce rendez-vous ? est-il du genre masculin ou féminin ?est-ce pour affaires commerciales ou paillardes ?

– Du féminin et tournant au paillard.

– Tonnerre du père Duchêne ! si tune tiens à l’unité de lieu aristotélique, le problème est facile àrésoudre. J’emmènerais avec moi la princesse, et, demainsoir, je serais au rendez-vous à Auxerre.

– Et si la bégueule faisait laLucrèce ?

– Ventrebleu ! Je ferais le petitJupiter et de bon ou de maugré je forcerais la belle Europe à mesuivre.

– Et le lendemain qu’enferais-tu ?

– Je n’en ferais rien : je lalaisserais à Auxerre pleine de mon souvenir !

– Et, à son tour, que ferait cettemalheureuse ?

– Malheureuse !… bienheureuse aucontraire que je lui aie créé une industrie !… Elle n’auraitqu’à prendre le coche et venir ici chercher des nourrissons.

– L’Argentière, tu fais le roué !…Non, mon ami, non, ce n’est point une fille digne d’un traitementaussi hussard, c’est une jeune enfant infortunée !

– Allons, de la sensiblerie ; c’estcela, vite une scène de mouchoir.

– C’est un prestige qui éblouit, unehamadryade, un lutin dont le charme entraîne…

– Au précipice.

– Je le suivrai… qui l’a vue l’aime, quila verra l’aimera.

– Peste soit de l’amoureuxtransi !

– Tu aurais beau te forger un cœur defer, il serait bientôt bossué.

– Dans quel cimetière, vieil ours, as-tudéterré cette chair fraîche ? Mais comment diable as-tu pugagner les faveurs de cette curiosité ?

– Quant à ses faveurs, je ne me suisjamais vanté de cela, je mentirais : et quant à la trouvaille,elle est sans mérite.

Depuis long-temps cette pauvre Apolline habitela même maison que moi ; je l’ai connue toute petite ;elle me faisait la révérence avec tant de gracieuseté, quand elleme rencontrait ; sa mise était toujours riche et soignée. Quesa vue me mit souvent du sombre dans l’âme ! Je maudissais moncélibat et mon isolement ; j’enviais toute la joie d’un père,possesseur d’une aussi belle créature ; alors la paternité,comme dans ma jeunesse, ne se présentait plus à mon esprit sous unaspect comique. Son père, en ce temps-là, sous le Consulat,occupait un assez haut emploi qui versait l’abondance dans cettepetite famille ; mais, s’étant, je ne sais comment, trouvécompromis dans quelque machination, quelque prétendue conjuration,un beau matin, la police du Consul vint l’éveiller, et, sans autrejugement, depuis cette fois il est claquemuré comme prisonnierd’État. Sa majesté l’Empereur est rancunière. L’opulence de lamaison tomba avec le père. Apolline grandissait chaque année enmisère et en beauté ; arrivée à l’âge où la coquetterie et lebesoin de parure se fait sentir vivement, elle n’avait plus pours’attifer que quelques lambeaux de toilette, dorures effacées,lambris en ruines ; mais il lui restait quelque chose deroyal, une erre impérieuse. Hélas ! que c’était triste de voirune si belle personne, honteuse et fuyant le jour, enveloppée dansun cachemire troué et des savates aux pieds, descendre acheter degrossiers légumes au marché voisin ! Mon cœur en a souventsaigné ! Quoi de plus poignant et de plus amer ?

Si tu veux rire, l’Argentière, ris au moins demoi, car ce serait féroce que de rire d’elle !

– Je ris, Bertholin, d’entendre sortir deta bouche des paroles si contraires à ta coutume ; toi,célibataire dogmatique, par principe haineux des femmes, sommetoute, bon homme rassis ! C’est mal choisir l’heure d’êtreamoureux : poursuis ton rôle de père Cassandre, pour celuid’Arlequin il est trop tard.

– Aurais-tu l’intention de meblesser ?

– De plus en plus ridicule ;décidément, tu es amoureux !

– Eh bien, oui ! je suisamoureux ! et ne rougirai pas d’un amour sage, d’un amourengendré de la pitié, et je bénis le ciel…

– Ou tu ne bénis rien !…

– … Qui m’a conservé libre jusqu’à cejour, afin que je puisse être tutélaire à cette orpheline.

– Tu as souscrit au Chateaubriand, est-cepas ?

– Afin que je devienne l’ange gardien decette vierge abandonnée, que le besoin pourrait tuer ou corrompre.Elle est aujourd’hui tout à fait isolée : sa pauvre mère,affaiblie par tant d’années de privations et minée plus encore parles souffrances de sa fille, est morte il y a trois mois. Quand lescris d’Apolline m’apprirent qu’elle venait d’expirer, ému, jemontai la consoler et lui offrir mes services en cette horriblecirconstance. Je me chargeai des démarches funèbres, et la fisenterrer par la mairie. Pour la première fois, je parlais àApolline : dire le coup qui me frappa, quand j’entrai danscette chambre dénuée, en désordre, quand cette fille me baisant lesmains, la voix pleine de larmes, me remercia, j’étais hors de moi,je ne sais pas, je ne me rappelle rien, je pleurais !… Elle,égarée, à genoux contre un lit de sangles, était accoudée sur lecorps de sa mère, qu’elle appelait.

Cette heure a usé dix ans de mavie !…

Et c’est de tant de pitié, qu’est sorti tantd’amour.

Quelques jours après, je fus la visiter :tout le temps que je causai avec elle, je lui remarquai un airembarrassé ; elle se tenait toujours assise et ses deux brastoujours étaient posés sur son giron : quand elle se leva pourme reconduire, je vis que sa robe, par-devant, était déchirée ettrouée et que sous ses petites mains elle avait tâché de dissimulersa misère.

Après quelque temps d’assiduité, séduit parson esprit doux et triste, épris de sa beauté rare, éperdu comme unjeune homme, je lui fis l’aveu de ma passion. Elle me réponditqu’elle avait une trop haute estime de moi pour présumer que jevoulusse exploiter son dénuement ; qu’elle croyait sincèrementà la noblesse et à la pureté de mes sentiments ; mais,qu’ayant résolu de quitter le monde, où elle avait tant souffert,elle venait d’écrire à la supérieure du couvent de Saint-Thomasafin d’y être admise en noviciat. J’eus beaucoup de peine à ladétourner de ce projet : je lui fis sentir qu’assurément ellese tuerait en embrassant une vie austère après toutes les douleursqui l’avaient affaiblie. Enfin, elle se rendit.

Je ne m’abuse point assez sur moi-même, pourcroire que cette douce Apolline ait un amour vif pour moi :elle me chérit comme son père ; je suis pour elle un tuteurgénéreux, un ami compatissant. Elle est d’autant plus attachée àmoi, que jusque-là elle n’avait rencontré que des êtres égoïstes etféroces. Elle est bonne, sensible, bienveillante, sans folie, quepourrais-je demander de plus ? Tous les dons que j’ai voulului offrir, tous les présents que je lui ai portés, noblement ellea tout refusé : il est de son devoir, dit-elle, d’agir ainsi,et qu’une fille d’honneur ne saurait rien accepter que de sonépoux. Aussi lui ai-je promis que nous serions unis avantpeu ; cette pensée l’a remplie de joie. Je lui avais doncdemandé pour demain soir, à neuf heures, un rendez-vous chez elle,pour nous entretenir des préparatifs de notre mariage, etpeut-être… Tu vois, je ne mens pas, voici sa lettre en réponse.

« Mon cher Bertholin,

« Je présume que de grandes occupationsdans la journée, vous ont fait choisir une heure aussiavancée : mais que la volonté de mon époux soit faite, saservante l’attendra. J’éteindrai ma lampe pour prévenir toutsoupçon de mes méchants et indiscrets voisins. Venez avecmystère.

« Votre amie et épouse de cœur. »

Tout résolu, je partirai sans l’avertir, pournous épargner de pénibles adieux ; si je la revoyais, je sensque je n’aurais plus le cœur de m’éloigner. Arrivé là-bas, je luiécrirai ; aussitôt que je serai installé dans ma préfecture,je reviendrai l’épouser clandestinement, et puis, je l’emmènerai desuite et la présenterai à mes administrés comme étant depuislong-temps ma compagne, afin de trancher court aux bons mots.

Décidément, je partirai demain matin ;mais il faut que je lui fasse remettre quelque argent, incognito,pour que cette pauvre fille ne meure pas de faim en monabsence.

Déjà, onze heures !… Adieu, adieul’Argentière !

Bertholin, en disant ces derniers mots,s’était levé et se retirait du côté de la porte :M. l’accusateur, qui avait écouté ce récit avec une attentionfroide, morne, soutenue, le poursuivit en le questionnant jusqu’aubas de l’escalier.

– Tu dis, Bertholin, que cette Apollineest belle ?

– Ô mon ami, j’ai beaucoup vécu etbeaucoup vu, mais jamais je n’avais rencontré de femme aussiséduisante : figure-toi l’Eucharis de Bertin, l’Éléonore deParny, une nymphe, Égérie, Diane !… Elle est grande, élancée,gracieuse ; elle est blême et mélancolique comme unemalade ; ses cheveux, qu’elle porte en bandeau sur le front,achèvent son aspect virginal, et, sous des sourcils noirs et épais,ses grands yeux bleus languissent.

– Et, tu dis qu’elle habite la mêmemaison que toi ?

– La même, au fond du corridor au-dessusde mon logis.

Alors l’Argentière se jeta au cou de Bertholinet l’embrassa comme une patène : gentillesse étrange de sapart, lui, si dédaigneux et si froid !

Chapitre 2Was ist das ?

 

Neuf heures sonnaient aux Carmes, auLuxembourg, à Saint-Sulpice, à l’Abbaye-au-Bois, àSaint-Germain-des-Prés, et semblaient donner un charivari à la nuittombante.

En ce moment, rue Cassette, un homme seglissait dans une maison de riche apparence, et montait l’escalierà pas de loup ; tout en haut, il entra et s’arrêta dans uncorridor sombre ; à travers les ais d’une porte une voixs’échappait ; il appuya l’oreille contre la serrure ;cette voix douce récitait une prière du soir. Il heurta légèrementdu doigt.

– Qui est là ?

– Ouvrez, Apolline, c’est moi !

– Qui vous ?

– Bertholin !

Aussitôt elle entrouvrit sa maudite porte quicraquait comme des escarpins, et dont les gonds grinçaient commeune girouette.

– Bonsoir, mon ami.

– Bonsoir, toute belle.

– Pardon, si je vous reçois siinconvenablement, sans flambeau, c’est que, misérable, je n’ai pasde rideaux à ma croisée, et du vis-à-vis on plonge et distinguetout chez moi. Aussi, pourquoi choisir une heure siavancée ?

– Le jour j’ai la tête bourrelée par lesaffaires, et, d’ailleurs, le plein soleil prédispose peu auxépanchements ; qu’est-ce donc l’amour sans la nuit ?qu’est-ce donc l’amour sans mystère ?

– J’aurais mauvaise façon à vous blâmerde cela, car je n’aime jamais tant Dieu que la nuit, dans uneéglise bien sombre. – Vous toussez, mon ami ?

– Oui, faisant le pied de grue à la portedu ministre, j’ai maraudé un rhume et un enrouement qui mefatiguent beaucoup.

– C’est cela que je vous trouvais la voixrauque et changée. Mais causons sérieusement ; mon cher petit,à quoi bon, dis-moi, retarder plus long-temps notre union ? Sile monde venait à s’apercevoir de notre liaison, on dirait bien dumal de moi.

– Patience, ma bonne, patience !aujourd’hui, j’ai reçu ma nomination officielle à la préfecture duMont-Blanc et je dois partir demain ; sitôt mon installationfaite et mon administration réformée, je te jure que je reviendraicélébrer notre mariage clandestin ; nous quitterons Paris surl’heure, et je te présenterai là-bas à mes sujets comme uneancienne épouse.

– Ô mon ami, que je suis heureuse !…mais ton absence ne sera pas longue, n’est-ce pas ? Seule,ici, je souffrirais trop dans l’expectative.

– Petite pédante ! si tu comprenaiscombien je t’aime !

– Mais, Bertholin, quefaites-vous ?… Ne m’embrassez donc pas comme cela !…

– Amie !…

– Vous me traitez ce soir biencavalièrement, monsieur !…

– Non, amie ! je vous traite enépouse.

– En épouse… la suis-je,monsieur ?

– Quand deux êtres qui s’aiment se sontfait un serment, a-t-il besoin pour être sacré d’être visé par lemunicipal ? La loi ne fait que ratifier. Nous nous aimons àtoujours, nous nous le sommes jurés, nous sommes époux : et sinous sommes époux, à quoi bon ?…

– Toute liaison sans la sanctification deDieu est péché.

– Dieu, comme la loi, ne fait queratifier.

– Je ne puis lutter avec vous, je ne suispas subtile en controverse, je ne décline pas ma faiblesse, maissoyez généreux !

– Je le suis !

– Mais laissez-moi, Bertholin, vous êtesindigne de vous ce soir ! que me voulez-vous ?… Ah !c’est mal, une pauvre fille !… Bourreau ! pouvez-vousbien me torturer de la sorte ?…

J’appelle !…

– Appelle !

– Je frappe au plancher et fais montervos domestiques.

– Ils ne monteront pas.

– Hélas ! hélas ! c’est mal,Bertholin !

……  …  …  …  …  …  …  …

……  …  …  …  …  …  …  …

Maintenant, mon ami, tu vas me dédaigner, tuvas me repousser, tu ne voudras plus pour compagne d’une fille sipeu fidèle à son devoir, d’une fille sans honneur ?

– Ne parle pas ainsi, Apolline, tu meblesses ! Il faut que tu m’estimes bien lâche et bien bas.Moi, t’abuser ? oh ! non, jamais ! cela te rehausseencore en mon cœur.

– Tu m’aimes encore ?

– À toujours !

– Mais ta voix vient de changersubitement, ciel ! est-ce bien toi, Bertholin ? Folle queje suis… fatal pressentiment !… oh ! si j’étaistrompée !… C’est bien toi, Bertholin, réponds-moi ? jet’en prie, parle-moi, est-ce toi Bertholin ? est-cetoi ?…

Laisse-moi toucher ta figure, Bertholin n’apas de barbe ; oh ! si j’étais trompée !…

– La belle, dit alors l’énigme à pleinevoix, la morale de ceci est qu’il ne faut pas recevoir ses amantssans flambeau.

À cet accent inconnu, Apolline tomba de sahauteur sur le plancher.

Quand, revenue à son anéantissement, elle eutrecueilli ses esprits et ses forces, elle se trama sans bruitjusqu’à la croisée, un rayon de la lune glissant dans la chambreéclairait la tête de l’homme qui dormait profondément dans unfauteuil. Apolline, tremblante, le considéra : il était vêtude noir, portait baissée une tête blême, où pleuvaient des cheveuxroux ; ses yeux étaient caverneux, son nez long et en fer delance, ses joues étaient accoutrées de favoris rouges, tailléscarrément comme des sous-pieds.

– Quel est cet homme ? se disaitcette malheureuse enfant. Oh ! l’infâme Bertholin, c’est luiqui m’a fait cette abomination !… à qui croire ?ah ! c’est affreux que de tromper ainsi !…

Sur la poitrine de l’inconnu elle sentit unportefeuille ; tout au monde elle aurait donné pour pouvoir lesoustraire, espérant par là découvrir son suborneur ; maisc’était impossible, son habit était croisé et boutonné jusqu’enhaut.

En cette fatale angoisse elle maudissaitBertholin et Dieu. Enfin, accablée par le chagrin, le sommeil, elles’accroupit de nouveau et s’assoupit sur le plancher trempé de seslarmes. Quand elle s’éveilla, il faisait grand jour, le fauteuilétait vide, elle était seule, face à face avec sa honte.

Chapitre 3Mater dolorosa

 

Le portier monta dans la journée chez Apollinepour lui remettre un sac d’argent : c’était la somme queBertholin devait lui faire parvenir incognito après sondépart ; car il redoutait qu’avant son retour, cettemalheureuse, sans ressource, ne succombât sous le besoin.

– De quelle part ? demandaApolline.

– Je ne sais, mademoiselle, un inconnuvient de me l’apporter pour vous, sans dire plus.

– Remportez cet argent !

– Je ne puis, on m’a bien dit : pourmademoiselle Apolline.

– Remportez-le, vous dis-je !

Le bon homme était tout interdit.

Apolline, fière et noble, le repoussaitd’autant plus durement, qu’elle présumait en son cœur que c’étaitle prix de son déshonneur, que l’homme de la nuit tarifait pourl’humilier encore et l’avilir plus bas.

Mais le portier, tout en s’excusant, jeta lesac sur la table et se retira précipitamment.

Tout le jour, Apolline fut aux aguets ;elle écouta si elle n’entendrait point, au-dessous, dansl’appartement de Bertholin, quelque bruit, marcher, remuer desmeubles, ouvrir les portes ou les fenêtres, mais vainement. Ainsi,elle épia plusieurs jours de suite, sans plus de succès. Enfin ellese hasarda, un soir, de descendre heurter ; pas deréponse : Bertholin avait emmené ses domestiques avec lui.

L’ambroglio[6] secompliquait, et la pauvre Apolline y perdait la tête : –A-t-il déménagé ? se disait-elle, mais je l’auraisentendu ; aurait-il quitté Paris ? et, avant son départ,aurait-il comploté avec un de ses intimes l’affreuse fourberie… Ohnon ! c’est impossible. Il serait donc bien faux et bienméchant ! Oh non ! Bertholin est un homme sensible etvrai… Qui m’expliquera tout cela ? Elle allait, dans saperplexité, jusqu’à douter d’elle-même, et se demander si sonregard ne l’avait point trompée dans les ténèbres et si ce n’étaitpas Bertholin lui-même qui s’était offert étranger à sonimagination frappée. – Pourtant ce n’étaient point sestraits ; je ne rêvais pas : pourtant ce n’était pas savoix, pourtant ce n’étaient pas ses manières élégantes ; ohnon ! ce n’était point lui.

Une semaine environ après cette mésaventure,Apolline reçut une lettre datée du Mont-Blanc ; elle était deBertholin, et s’exprimait ainsi :

« Pardon, ma belle future, si je suisparti sans vous avoir baisé les mains ; j’ai voulu nousépargner des adieux pénibles. Appelé à la préfecture du Mont-Blanc,je suis allé prendre possession de mon royaume. J’espère, avantquinze jours, revoler près de vous consacrer notre unionsecrètement, et aussitôt repartir pour ce pays qui, je pense, nevous déplaira point. Vous n’avez pas eu sans doute la maladroitefierté de repousser la faible somme qu’on doit vous avoir remised’une part invisible ; vous êtes mon épouse, et je souffriraistrop de vous savoir des privations. »

Cette lettre ne fit qu’accroître l’embarrasd’Apolline : après tant de belles démonstrations, elle n’osaitplus accuser Bertholin de noire perfidie ; et cependant, àl’heure dite du rendez-vous, bien informé, un autre était venu enson nom la violenter. Mystère inextricable ! la raison la plusplausible était que son billet avait pu s’être égaré entre lesmains d’un étranger.

Quelque temps après cette première lettre deBertholin, elle en reçut une autre, où il lui annonçait que,surchargé de travaux imprévus, il était forcé de retarder sondépart.

À cette époque, Apolline commença à ressentirun malaise général. Dégoûtée de tout aliment, il lui prenaitsouvent des tranchées et des vomissements ; son inquiétudedevint grande. Un médecin lui conseilla l’usage du safran, quin’eut aucun résultat ; alors il la déclara tout net engrossesse. À cette nouvelle, Apolline tomba dans la consternationet le désespoir.

Nuit et jour, elle pleurait amèrement. Saposition devenait bien cruelle. Bertholin lui avait enfin annoncéson retour ; et, d’heure en heure, elle s’attendait à lerevoir. Que faire en cette fatale conjoncture ? Lui cacher etle duper était chose difficile et malhonnête ; lui déclarertout franchement, c’était tout perdre, et cependant sa délicatessene lui laissait que ce parti. Aussi résolut-elle de lui confessersans déguisement dès son arrivée, et peut-être espérait-elle que sagénérosité lui pardonnerait une faute désespérante, commise pourlui et par lui.

Enfin, Bertholin reparut : dès l’abord,il remarqua un grand changement en elle, une tristesse, un airguindé à son vis-à-vis, une altération et un amaigrissement dansses beaux traits. Il la comblait de tant de caresses et de tantd’amour, que, malgré sa résolution ferme, Apolline n’osait entamerson aveu : vingt fois le premier mot expira sur ses lèvrestremblantes ; elle n’osait jeter un si grand désenchantement àun homme si grandement épris. Bertholin s’inquiétait aussi, et nesavait à quoi attribuer tant de larmes.

L’heure de frapper le coup sonna : lespréparatifs et les démarches légales étaient faits ; lemariage était fixé au samedi suivant ; c’était àSaint-Sulpice, à minuit, que, devant deux ou trois témoins, ilsdevaient, en grand négligé, recevoir la bénédiction nuptiale, pourpartir le matin même.

Le jeudi soir, Bertholin invita Apolline àdescendre en son appartement, et joyeux, la conduisit dans lesalon : le guéridon et le sopha étaient couverts d’étoffes, dechâles, de parures, de bijoux.

– Voici, ma belle, quelques présents quevous offre votre humble époux, puissent-ils vous êtreagréables.

Apolline se prit tout à coup à sangloter, etresta morne à l’entrée.

– Qu’avez-vous, mon amie ?Approchez, tout cela est à vous ! Aimez-vous cette robe develours bleu Marie-Louise, cette Jeannette d’or, ces bracelets decorail, ce cachemire boiteux ?…

Alors Apolline tomba de sa hauteur sur lesgenoux.

– Ô Bertholin ! Bertholin ! sivous saviez ?…

– Qu’avez-vous, mon enfant ?

– Si vous saviez combien je suis indignede tout cela ! N’est-ce pas, ô mon Dieu ! qu’il faut toutlui dire ? Je ne sais pas tromper, Bertholin ! Oh !si vous saviez ? vous chasseriez du pied celle que vousappelez votre épouse !

Il était pétrifié.

– Écoutez ! peut-être êtes-vouscoupable de mon crime ? Regardez ! ! !

Disant cela elle arrachait son châle et sarobe plissée qui voilaient sa grossesse.

– Regardez donc !… Faudra-t-il queje dise ma honte ?…

– Abomination !… Vous enceinte,Apolline ? Ah ! c’est infâme que d’avoir abusé ainsi unvieillard généreux !

Voilà donc l’épouse ! la vierge !que par pitié j’avais choisie ! fille de rien ! que jevoulais grandir !… prostituée ! ! !

– Mille fois mourir plutôt !… criaitApolline se traînant à ses pieds.

Écoutez-moi, au nom de Dieu ! vous metuerez après ! Écoutez-moi donc, ô mon père ! écoutez lavérité.

– Te tairas-tu, effrontée ?…

– Dieu voit mon innocence et votre crime,car j’étais pure avant de vous connaître…

– Infâme !…

– Car j’étais pure quand vous m’avez éluevotre épouse, c’est vous qui m’avez perdue ;écoutez !

Avant votre départ, vous me demandâtesrendez-vous, un soir, chez moi, je l’accordai. À neuf heures onheurte à ma porte, j’ouvre et reçois dans l’obscurité ; jecroyais que c’était vous, mon Bertholin ! Ce démoncontrefaisait votre voix et me trompa. Après un long combat, jesuccombai, croyant m’abandonner à vous… Il me viola !…

– Apolline, vous en avezmenti !…

– Quand ce monstre eut consommé sur moison attentat, lui-même il m’arracha de mon erreur. À la lueur de lalune, je distinguai ses traits : il était blême, avait lescheveux roux, les favoris rouges, les yeux caverneux ; ilétait grand et vêtu de noir.

– Apolline, vous en avezmenti !…

– Ô mon père, croyez-moi !…

– Vous en avez menti !…

– Je le jure par ce Christ, par ma mèrequi m’entend là-haut !

– Vous en avez menti !…

– C’est à vous que je croyais abandonnermes caresses, et vous me traitez ainsi !… C’est vous quim’avez perdue !…

– Vous en avez menti !…

– Vous avez égaré ma lettre : cedevait être quelqu’un de vos amis…

– Vous en avez menti !…

– Ô mon père !

– Sortez de devant moi !

Il t’en cuit, pauvre Bertholin ; àcinquante ans, de t’être dépouillé de ta haine, pour allert’abaisser aux genoux d’une fille ! Cruelle leçon ! Maisc’est infâme ! Quand j’y pense !… – Va-t-en, va-t-en, ouje te foule aux pieds comme ces écrins ! Va-t-en, si tu veuxm’épargner un meurtre ! Va-t-en, gueuse,prostituée ! ! !

Apolline râlait sur le carreau.

Bertholin la saisit par les pieds, la traînaet la jeta dehors, et sur-le-champ même il repartit.

Chapitre 4Moïse sauvé des eaux

 

Rien n’est plus démoralisant que l’injustice,rien ne jette plus d’amertume et plus de haine au cœur. Bertholinsemblait injuste à Apolline, Apolline semblait coupable àBertholin, elle l’aurait semblée aux yeux de toute la terre. Il nefaut qu’un concours de circonstances pour faire du plus innocent uncoupable. Ce n’est que sur du probable et de l’apparent que peuventjuger les hommes avec leurs courtes antennes. On pourrait comparerles crimes à des ballots bien clos : c’est par l’enveloppe quele juge estime le contenu, et quand, par sa sentence, il l’adéclaré taré et à l’index, et fait jeter à la mer, le ballot, danssa chute, se brise et s’ouvre sur une roche ; tout ce qu’ilrecelait remonte à fleur d’eau et paraît en pleine lumière ;la balourdise du tribunal devient patente, la foule en ricaneamèrement ; alors le juge se drape et se hausse, et s’écrie,avec son ton archiépiscopal risible : Je suisinfaillible !

 

Rongée par un chagrin mortel, Apolline seminait sourdement et se consumait chaque jour.

Elle, quelques mois plus tôt, si belle encore,amaigrie, phtisique, comme un spectre, ne sortait qu’à la nuitnoire pour éviter les regards méchants.

Le voisinage l’aurait crue morte, si, de tempsen temps, elle n’avait touché un piano délabré et servant de table,triste ruine de son ancienne opulence. On avait même remarqué etretenu cette strophe que souvent elle psalmodiait langoureusement,et qu’elle semblait affectionner par-dessus toutes.

Bourreaux, arrêtez ma torture !

Le mal a fait mon cœur mauvais :

Haine à toi Dieu, monde, nature,

Haine à tout ce que je rêvais !…

Avant mon corps, sur cette roue

Où le sort le tient garrotté,

Mon âme expire, et je la voue

À Satan, pour l’éternité !…

Ce seul refrain nous montre la dispositiond’esprit d’Apolline, et combien la souffrance et le malheur peuventpervertir la plus belle âme ; elle, douce, bonne, fervente,aimante, religieuse, n’avait plus que du fiel dans la poitrine etdu venin à la bouche. Elle haïssait tout, jusqu’à son créateur àqui elle reniait sa foi ; elle se vengeait en abandonnant àson tour Dieu qui l’avait abandonnée. Quand un être a été maltraitéà ce point, il n’a plus qu’un rire d’enfer sur sa lèvredédaigneuse, tout ce qui est, lui fait pitié, et provoque sondégoût ; plus une chose est sainte et sacrée, plus elle estrévérée de tous, plus il trouve de joie à la profaner, à la fouleraux pieds. Pour le malheureux le blasphème est unevolupté !

Le terme de sa grossesse approchait et samisère devenait profonde. Les huit premiers mois elle avait vécu dela maigre somme de Bertholin. Il ne lui restait plus rien. Le soirelle allait arracher des herbes sauvages le long des cheminsdéserts, mais cette nourriture d’âne, si contraire à sadélicatesse, l’avait tellement affaiblie, que, vers la fin duneuvième mois, il lui fut presque impossible de descendre. Cejeûne, pour ainsi dire absolu, lui avait donné des éblouissements,et une céphalalgie chronique qui par instant dégénérait en folie.Sa démence était sombre. Elle avait des déchirements atrocesd’estomac, et souvent il lui prenait des spasmes épileptiques.Quand elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement, il yavait deux jours passés qu’elle n’avait pris aucun aliment :étendue sur son grabat, dévorée par la faim, elle rongeait labasane d’un vieux livre, privée de raison, exténuée…

 

À la vue de son enfant, sa sombre folie seréveilla, et retrempa ses forces : dressée sur ses pieds, ellel’embrassait et le frappait tour à tour ; elle lui donnait sesmamelles vides ; elle le jetait à terre, pleurait, et secouchait sur lui.

Enfin, l’ayant enveloppé dans une toile et missous son bras comme un paquet, elle descendit en se traînant.

Il était nuit.

 

Sur les deux heures du matin, Erman Busembaum,cultivateur à Vaugirard, se rendant à la halle, perché sur sacharrette et sifflant un noël, descendait la rue du Four. Enapprochant d’une des ruelles sales et immondes qui s’y débouchent,il entendit les vagissements d’un enfant nouveau né, brusquement ilinterrompt son sifflet, lâche un ahuro accentué à la provençale, etécoute : les cris se prolongeaient et paraissaient sortir d’unégout voisin. Il saute à bas, prête l’oreille à l’embouchure, etrecule épouvanté.

Il court aussitôt avertir de cet étrangeévénement le corps-de-garde de la prison de l’Abbaye. Lecommissaire, par hasard, s’y trouvait à verbaliser sur deux fillesde joie, arrêtées pour quelques coups de couteau donnés à unclient. Vite, il se mit en tête d’une patrouille ; ErmanBusembaum guidait le caporal portant une lanterne. Arrivés en hâteà l’égout, il y régnait un profond silence, sauf le clapotement desruisseaux. Le soldat, né malin, brocardait déjà Busembaum sur saprétendue audition, attribuée à la peur ; l’autorité enécharpe, était prête à invectiver contre le maladroit goujat quil’avait déplacée inutilement ; quand les cris reprirent deplus belle. La patrouille en vibra, et les capucines en sonnèrent.L’anspessade qui portait le falot l’approcha de l’ouverture ducloaque, et, se penchant, aperçut à l’entrée un paquet blanc d’oùsortaient des gémissements. Un des gardes l’enleva à la baïonnetteet le tira hors. Alors Busembaum et le commissaire, faisant lafille de Pharaon, développèrent la toile et découvrirent un enfanttout nouveau né.

– Mille bons dieux ! voilà unconscrit qui en réchappe d’une sévère ! s’écria lapatrouille.

– Pauvre petit môme, répétait, l’âmeattendrie, le vieux père Busembaum.

– C’est ici le cas où les enfants sontvraiment malheureux d’avoir des parents, murmura l’agréablecaporal.

– Messieurs, dit alors le commissaireperspicace, et prenant une pose de calife, un crime a été commis,explorons !… Il se prit à examiner le marmot qui n’avaitaucune blessure grave.

Au grand contentement de l’armée, après desrecherches consciencieuses et dignes d’être entérinées parl’académie, il fut proclamé, à la majorité, du genre masculin ouneutre ; un sourire de satisfaction se promena sur les lèvresdu père Busembaum.

– Que voulez-vous faire de ce petitmarmouset ? dit-il alors au commissaire ; ma femme en cemoment est en gésine, voilà trois fois, qu’à son grand crève-cœur,cette brave mère ne fait que des mort-nés. Si vous voulez me leconfier, je vais sur-le-champ le lui porter en compensation, elleen prendra bien soin et nous l’adopterons.

Au moment où il enlevait l’enfant pour lemonter dans sa charrette, il se raidit et expira : et lecommissaire aperçut des gouttes de sang ; approchant le falotet voyant que ses traces se dirigeaient vers le haut de la rue, ilordonna à la patrouille de le suivre. Ces gouttes, quoique semées àd’assez longues distances, suffisaient cependant pour les diriger.Arrivés à la rue Beurrière, elles disparurent, mais ils lesretrouvèrent dans cette ruelle débouchant rue duVieux-Colombier ; et, suivant toujours attentivement, ilsremontèrent jusqu’à la rue Cassette, où les vestiges seprolongeaient encore ; enfin, les traces de sang s’arrêtèrentcontre une porte.

– C’est ici, messieurs, cria lecommissaire, entrons ! Il heurta plusieurs coups dumarteau.

– Au nom de la loi, ouvrez ! répétale caporal en frappant de la crosse de son fusil. Le portier toutéperdu obéit : – Au nom de Dieu, messieurs, quel train !Que voulez-vous ?

– Guidez-nous, nous allons faireperquisition. Tenez, voici le sang qui reparaît !suivez-moi.

Ils montèrent l’escalier et entrèrent, enhaut, dans un corridor ; là, les traces de sang s’arrêtaientencore à une porte.

– Qui demeure là, monsieur leportier ?

– Une jeune fille, bonne et sage.

– Ouvrez donc, au nom de la loi !…Caporal, faites enfoncer la porte !

Aussitôt elle s’ouvrit sous le choc descrosses, et les regards avides pénétrant dans la chambre, virent, àla lueur du falot, étendue sur le plancher et baignée dans une marede sang, une jeune femme pâle et desséchée.

On la releva ; elle était tièdeencore.

À son retour, sans doute, Apolline s’étaitabattue de faiblesse, épuisée par une aussi grande perte de sang etpar un aussi long trajet.

On la transporta, sur un brancard, à l’hospicede la Maternité, nommé vulgairement la Bourbe.

Chapitre 5Very well

 

Le lendemain, dans tout Paris, il n’étaitquestion que d’un enfant jeté dans un égout, et les crieurs publicss’en allaient processionnellement par la ville, hurlant et vendantpour un sou le détail exact de l’horrible infanticide commis, aufaubourg Saint-Germain, par une fille de grande maison.

Cet événement avait jeté l’effroi parmi labourgeoisie, qui brûlait déjà de voir l’affaire à la courd’assises, pour la connaître tout à fond ; et qui, rancunière,jouissait, par avance, du spectacle rare d’une fille noble sur lasellette et l’échafaud.

À l’hospice, on avait d’abord désespéré desjours d’Apolline, mais on l’entoura de tant de soins, sur larecommandation de Messieurs de la justice, qui redoutaient que lamort ne tranchât la question sans eux et n’empiétât sur leursdroits et sur ceux du bourreau. Au bout d’une semaine environ, ellecommença à recouvrer quelques forces, et la connaissance luirevint.

Son étonnement fut grand et douloureux quandelle se vit dans une salle d’hôpital. Elle n’avait aucunesouvenance de ce qu’elle avait fait, ni de ce qui s’étaitpassé : ainsi qu’un ivrogne au réveil ne conserve aucune idéedes folies de son ivresse. Elle questionna, on ne lui répondit quevaguement.

Quand elle fut parfaitement rétablie, on vintlui annoncer qu’on allait la transférer à la prison de laForce.

– À la Force ! s’écria-t-elle,eh ! pourquoi ?

– Sous prévention d’infanticide.

– Moi ! Oh non, vous êtesfous !…

– Vous avez jeté votre enfant dans unégout.

Alors, Apolline, consternée, porta ses mains àson flanc, et, semblant sortir en soubresaut d’un sommeil et serappeler subitement, tomba froide sur le pavé.

Quand elle reprit ses esprits, elle était dansun cachot étroit et sombre.

Son procès s’instruisit longuement ; et,après quatre mois de détention et de contact avec tout ce qu’il y ade plus fétide et de plus croupi dans la mare sociale, ellecomparut à la cour d’assises. Le grand scandale avait attiré unefoule innombrable de curieux qui voulaient voir la belle marâtre dufaubourg Saint-Germain. On lui avait fait une réputation de beautéégale à celle de sa férocité. Les vitres des marchands d’estampesétaient garnies de prétendus portraits de la belle Apolline, aussiauthentiques que ceux d’Héloïse ou de Jeanne d’Arc : l’unrappelait madame de la Vallière, l’autre Charlotte Corday, l’autreJoséphine, mais le public, qui veut être dupé à tous prix, en étaitfort satisfait. Le palais était aussi encombré que si la basocheeût dû jouer un mystère sur la table de marbre. Un murmure généralde désappointement s’éleva quand les huissiers annoncèrent que letribunal ordonnait huis clos pour ce jugement.

Bientôt Apolline fut introduite dans lasalle : sa jeunesse, sa vénusté, son air triste et candide, savoix suave et son maintien impressionnèrent vivement la courblasée.

Pour ne pas compromettre Bertholin, elle avaitdéclaré qu’un homme, à elle tout à fait inconnu, et qu’elle n’avaitjamais revu, un soir, s’étant glissé chez elle, l’avait forcée avecviolence. Quant au crime qu’on lui imputait, elle avouait qu’ilpouvait être, mais qu’il ne lui en restait nul souvenirpositif ; et que n’ayant pris aucun aliment depuis plusieursjours, quand les douleurs de l’enfantement lui étaient survenues,elle devait avoir été assurément dans un état complet dedémence.

Sur cinq médecins appelés à constater quelavait pu être son état moral lors de son accouchement, un seulavait affirmé l’aliénation, et quatre l’avaient niée.

Au moment où l’accusateur public,M. de l’Argentière, se leva et entonna sa déclamation,Apolline, frappée comme à un accent connu, tourna ses regards surlui, jeta un cri perçant, et se renversa sans connaissance.

Jamais réquisitoire ne fut plus violent etplus inhumain : il n’est rien que M. de l’Argentièrene mit en jeu pour accabler l’accusée. Il poussa sa rageextravagante jusqu’à la comparer à Saturne, qui dévorait sesenfants, et se résuma en demandant sa tête. – Ne vous laissez pointséduire, criait-il, par les beaux dehors de cette mère dénaturée,le laurier-rose contient un venin subtil, la beauté n’est souventque le voile de la perfidie ; ne vous laissez point faiblir,messieurs, il faut un exemple absolument, pour arrêterl’infanticide en son cours. Messieurs, soyez inexorables, vousserez justes !

L’avocat d’Apolline, avec un rare talent,s’acquitta de sa défense ; son plaidoyer aurait arraché deslarmes à des tigres, le tribunal resta froid ; et l’accusateurcommença sa sauvage réplique.

Quand la pauvre Apolline eut recueilli sesesprits, elle se leva brusquement, et montrant du poingl’accusateur, M. de l’Argentière :

– C’est lui ! criait-elle, c’estlui ! je reconnais sa voix, c’est lui ! cet homme-là quiparle ! c’est lui que j’ai vu aux rayons de la lune, blême etrouge, l’œil caverneux… Puis, fondant en larmes, elle jetait deshurlements.

– Cette enfant est égarée, dit froidementM. de l’Argentière, dont la morne physionomie n’avait paslaissé paraître la plus légère émotion.

– Emmenez l’accusée ; et nous,messieurs, passons dans la salle de délibération, ordonna leprésident.

Au bout d’un quart d’heure, la cour rentra enséance : le jury ayant répondu affirmativement à toutes lesquestions posées, le président fit lecture de la sentence, quicondamnait Apolline à la peine capitale.

Elle écouta son arrêt avec dignité, et ditseulement, se tournant du côté de l’accusateur public : – Ceuxqui envoient au bourreau sont ceux-là mêmes qui devraient y êtreenvoyés !

Son défenseur, égaré, pleurant et se heurtantle front, se jeta dans ses bras, et l’embrassa, au grand scandalede la cour, qui demanda si elle voulait se pourvoir en cassation. –Oui, répondit Apolline, mais au tribunal de Dieu.

 

Le matin du jour, on lui envoya un prêtre pourse préparer ; il ne sortit plus d’auprès d’elle. Apolline luiayant naïvement raconté son histoire, le pauvre homme, convaincu deson innocence, pleurait désespéré ; celui qui était venu laconsoler était plus faible qu’elle et plus inconsolable. – Pauvremartyr ! l’appelait-il, en lui baisant les pieds comme onbaise une châsse sainte. Il n’osait lui parler de son Dieu juste etbon ; sa providence était trop compromise par cette viefatale.

À quatre heures, le geôlier monta l’avertir.Sa toilette achevée, elle descendit, soutenant son confesseur.

Aussitôt la charrette se mit en marche. Ilsemblait que toute la population de Paris s’était encaquée dupalais à la Grève. De haut en bas, les maisons étaient chargées despectateurs avides : jamais supplice n’avait attiré plus demonde. – La voilà ! – la voilà ! répétait-on de rang enrang.

Qu’elle était belle du haut de son tombereau,cette infortunée Apolline ! quelle dignité ! quellerésignation ! Son teint était plus blanc que le peignoir quil’enveloppait, et sa chevelure plus noire que le prêtre quipleurait à ses côtés. Elle promenait sur la foule son regardlangoureux ; les commères lui montraient le poing, et lesjeunes hommes attendris lui envoyaient des baisers. Enfin, lacharrette déboucha sur la Grève. En montant à l’échelle, Apollineaperçut, à une croisée, M. de l’Argentière qui la fixaitfroidement ; elle en jeta un long cri d’horreur, et tombafaible entre les bras d’un valet de guillotine. Il se fit alors unbrouhaha général et une fluctuation dans la foule. Ilpleuvait : – À bas les parapluies, on ne voit pas !criait-on de toutes parts ; – à bas les parapluies !répétaient des voix de femmes ; – soyez galants, messieurs, onne voit pas !

Toute la tourbe, le cou tendu, était sur lapointe du pied.

Quand le coutelas tomba, il se fit une sourderumeur ; et un Anglais, penché sur une fenêtre qu’il avaitlouée 500 francs, fort satisfait, cria un long very wellen applaudissant des mains.

Partie 2
JAQUEZ BARRAOU Le charpentier La Havane

 

Car amour est fort comme la mort,

Et jalousie est dure comme enfer.

LABIBLE.

 

Je suis noire, mais je suis belle comme lestabernacles de Cédar, comme les peaux de Salomon.

LABIBLE.

 

Eh ! pourquoi cette jalousie ?…

P.L. JACOB, Bibliophile.

Chapitre 1Pesadumbre y conjuracion

 

C’était le jour de Dieu : assezl’indiquaient le calme des campagnes, l’air jovial et le lingeblanc des esclaves qui passaient au loin sans râler sous d’énormesfardeaux, hommes infortunés ! auxquels il ne manque plus qu’ungrelot de mulet. Le soleil dardait à l’heure de la sieste ;cependant le charpentier Jaquez Barraou, noir membru etgigantesque, vint s’asseoir à la porte de sa case engoncée, pourainsi dire, dans une crique, où se trouvaient amarrées deuxpinasses et une balancelle en radoubs. Le sol était jonché çà et làde bois en grume, de billots et de madriers.

Jaquez Barraou avait encore sa chemise rayéeet ses vêtements de travail ; pourtant, lui, si religieux,n’avait point travaillé, car c’eût été péché mortel. Il était piedsnus. Dans toute sa personne régnait un nonchaloir qui contrastaitavec son maintien énergique. Sous sa laine crépue et noireroulaient deux gros yeux blancs : souvent, il les promenaitsur la mer et sur le terroir environnant ; souvent, il lessoulevait aux cieux, puis les reportait fixement sur La Havane,sourcillant et lançant avec mépris des bouffées d’une fumée bleuequ’il aspirait d’un long cigare.

Il eût été difficile de s’expliquer lesmouvements et les brusques soupirs de cet homme ; son regard,chagrin et menaçant, qu’il arrêtait tantôt sur la vaste mer desAntilles, dont il semblait mesurer l’étendue, et que tantôt iljetait sur la ville, aurait pu faire penser qu’il était abîmé dansdes rêves nostalgiques ; que son cœur était meurtri par le maldu pays, cet amour violent de la patrie absente que rien ne sauraitabattre, qui fait encore trouver des larmes aux vieillardscanadiens courbés sous le joug infamant de l’Anglais, rien qu’auseul nom de leur ancienne patrie, et qui leur fait parfoisrepousser avec dégoût les jeunes enfants de leur race, quifatiguent leurs oreilles de la rude langue des vainqueurs. Ilparaissait toiser la distance de son Afrique à cette riveaméricaine, et maudire les Européens barbares qui l’y avaienttransplanté après l’avoir échangé contre une scie ou un sabre à sesravisseurs.

On aurait bien pu se plonger dans le fiel detous ces pensers, et pourtant rien de tout cela n’agitait Barraou,car c’était un fils de Cuba qui n’avait d’africain que les traitset l’âme. Tout à coup il jette loin de lui son cigare inachevé, selève et s’assied lourdement, entrecoupant, dans ses dents, derauques monosyllabes semblables à des jurons grossiers. Il faisaitclaquer sa mâchoire, et se heurtait du derrière de la tête sur lamuraille ; enfin, paraissant se calmer, il répéta d’une voixpleurante :

– Jalousie ! jalousie ! que tume fais de mal ! que tu dévores, jalousie !… Maudit soitde moi, maudit soit de Jaquez Barraou ! Ma poitrine est plusbrûlante que si j’avais avalé du cubèbe et du piment.Jalousie ! tu me mâches le cœur avec une dent plus incisiveque la dent du serpent ! Quand je veux te repousser, c’estalors que tu m’assièges ? Te repousser ? Au fait, etcomment ?… Ils ne m’ont pas même laissé le doute ; car,l’autre soir, quand je revenais de la ville, pour la troisième foisje l’ai surpris fuyant près de la case ; il en sortait à coupsûr… Oui, je l’ai vu, infâme Juan Cazador, que venais-tu tenterauprès de mon Amada ? Tenter… que je suis bon !…Eh ! qui m’a répondu d’Amada ? Oh non ! mon Amada,tu es pure, oui !… cependant dois-je le croire ?… lesfemmes sont si fourbes. Cruel sort ! horribleincertitude ! bientôt j’en sortirai ou de la vie. Ami faux,toi que j’appelais mon Juanito ; toi qui m’as connu plus petitque cette chèvre ; toi qui, tant de fois, avec moi, t’endormisivre mort sur la même natte, bien avant dans la nuit ; nuitd’épanchements et de rêves plus doux que ceux apportés par lesommeil ! Que de tafia ! que decigaritos !… Ces temps sont déjà bien loin, pauvreBarraou ! Tu fêtoyas ta jeunesse ; et maintenant que tut’inclines comme ton père, il te faudra pleurer.

Que les hommes sont injustes ! Ai-jejamais convoité leurs épouses ? Donc, pourquoi me fraude-t-onla mienne ? Je suis pauvre ; je n’ai rien, je n’avaisqu’Amada. Je ne pourrai donc rien posséder, misérable, sur cetteterre, sans qu’on en lève la dîme ? rien ! pas même celleque j’ai choisie entre mille. Ah ! je suis trop crédule aumal !… Un stratagème, une embûche pourraient toutm’éclaircir : si c’est erreur, si je me suis trompé, jerentrerai dans la paix ! et si… alors vengeance !…Santa Virgen ! sois à mon aide, et demain tout serafait.

Soudain il s’interrompit, se penchant etprêtant l’oreille, comme s’il eût entendu quelque bruit ; ilse rajustait et prenait un air de roideur pour singer le calme,quand sortit follement de la case une jeune femme qui, se laissantaller à lui, s’appuya sur son épaule.

Oh ! qu’elle me parut belle et digne detoute la violence de Barraou ! Je ne sais si j’étais aveuglépar cet amour préjugé, cette propension sympathique qui toujoursm’entraîne aux femmes de couleur, qui, toujours dans mes songes, melivre une beauté africaine ; qui, tout enfant, me faisaitrechercher les embrassements des noires, et rester froid auxcaresses de nos blanches créoles. Oh ! qu’elle me parutbelle ! elle était svelte, joyeuse et riante ; son teintétait celui d’une sang mêlé, que méprisamment vous appelezmulâtresse ; ses traits étaient fins et profilés comme ceuxd’une Arlésienne et son œil vif en amande. Autour de sa tête elleavait roulé avec grâce un turban de mousseline ; des pendantsde corail se balançaient à ses oreilles ; un collier de raminade Venise faisait une base d’or au galbe de son beau cou ; sesdoigts effilés étaient prisonniers dans des anneaux précieux ;sa courte saya de cotonnade blanche découvrait ses jambesrondelettes et ses pieds de Cendrillon que ne chaussaient pourtantque de rustiques esparteñas espagnoles.

– Que fais-tu là ? lui dit-elle enrelevant de sa main sa longue chevelure, et collant ses lèvres aufront déprimé de Barraou. Toi, aujourd’hui, à cette heure, encoreen pareil désordre ? tu me tourmentes, mon Jaquez, tu sembleschagrin, qu’as-tu donc ? partage-moi ta moindre peine, parle,sois confiant !

– Je n’ai rien, franchement, peut-êtreest-ce la chaleur qui m’accable ?

– Non, tu te caches ; même enparlant tu rêves encore, et tu sembles engolfado :d’ailleurs ne t’ai-je pas entendu ? tout à l’heure tu parlais,querellais et plaignais hautement.

– Corazon mio ! tu t’estrompée, je fredonnais, pensant que tu reposais, je chantonnaisdoucement cet air, ton favori.

Paxarito que vienes herido

Por las balas del cruel Cazador,

Cesa, cesa tu triste gemido.

Mientras duerme mi dulce amor !

– Oh ! que vous êtes bon, monJaquez, pour votre Amada ! daignez songer à elle.

– Vous daignâtes bien m’aimer ; maistrêve de cela. Ta grâce voudrait-elle bien préparer, pour ce soir,un souper copieux ? bonne chère ! J’ai l’intention deconvier Cazador.

– Cet homme… Eh !pourquoi ?

– Pourquoi ? sotte question !Que trouves-tu d’extraordinaire ; est-ce la première fois quecet ami partage ma table ?…

– Rien ! mais vous êtes si maussade,je veux dire si triste, qu’assurément vous lui ferez froideréception.

– Qu’importe, il aura les bonnes grâcesde l’hôtesse ! Dis à Pablo de venir ; il doit être prèsdu chantier, je l’ai vu tantôt jouant avec ton vieux chienSpalestro ; va et fais.

Mes funestes pressentiments viennent encore dese corroborer. Comme elle a rougi à son seul nom ; quelembarras, quelle surprise ! Et cette ruse de femme, recevoiravec froideur une nouvelle qui lui met la joie au cœur !

– Patron, votre grâce me faitmander ; me voici, que faut-il ?

– Écoute bien, Pablo ; tu vasprendre dans le bahut un paquet de tabac, puis, tu iras trouverJuan Cazador chez son maître, Gédéon Robertson, et, lui offrant dema part, tu le convieras à venir souper, ce soir même, chez son amiJaquez Barraou ; sois prompt, ne reviens pas sans lui. Pars,béni soit ton chemin.

Chapitre 2El corazon no es traydor

 

Quand le pequeno Pablo fut éloigné, Barraourentra dans la case. Amada préparait la cène ; lui selava et s’endimancha. Décrochant ensuite l’escopette suspendue à lamuraille, au-dessus de quelques figurines et images de saintJacques de Galice et de Madones caparaçonnées, il se prit à lanettoyer avec une espèce de joie sombre : Amada leremarquait.

– À quel propos, lui demanda-t-elle,t’occuper de cette escopette ?

– Pour rien, mon amie, seulement pourenlever la rouille qui la ronge.

– Ah ! seulement pour enlever larouille ; à quoi bon alors mettre cette pierre neuve ?Hélas ! Santa Virgen ! que fais-tu là ? dela poudre ! des balles ! voudrais-tu la charger ?C’est imprudence, non, je t’en prie ; il arrivera malheur,cette arme est à la portée de tout venant.

– Il arrivera malheur…peut-être !…

– Mais à quoi bon ? réponds-moi.

– À quoi bon ? tu veux savoir ?– Eh bien ! demain, je dois partir pour l’intérieur desterres, j’ai à faire des achats de bois ; des bandes demarrons infestent les routes ; je pense qu’il est bon de nepoint marcher sans armes. – Amada, où est donc moncuchillo ? il était là, je ne le retrouve plus.

– Le voici, mon bon, mais qu’avez-vousbesoin de ce poignard sur vous ?… est-ce pour les marrons dedemain ?…

– Plaise à Dieu !…

Après la bourrasque de Barraou, Amada, sansdire mot, acheva sa cuisine et prépara la table de lacène. Pour lui, se promenant à grands pas devant la case,de temps en temps il regardait au loin avec un air d’impatience.Tout en s’occupant du ménage, Amada, intérieurement agitée etbouleversée, avait l’âme meurtrie de cent pensées diverses ;elle jetait cent conjectures, la plupart étranges et absurdes. Elleaurait donné sa plus belle nuitée de plaisir, ou son chapelet d’orindulgencié pour être au lendemain, ou pour lire au plus petit coindu cœur de Barraou. Souventes fois, elle laissait tomber de grossoupirs.

– Alma de Dios ! protégezvotre servante. Mon bon ange, arrêtez le bras de Barraou, commevous retîntes le bras de notre père Abraham !…

Pablo trouva Juan Cazador prêt à partir pourla danse, et tirant avec transport quelques sons nasillards d’unemandoline fêlée.

– Mon maître m’envoie à votre grâce, luidit-il, pour lui offrir ce tabac de la plantation royale, et pourl’inviter à souper ; il m’est enjoint de ne point repartirsans elle.

Cazador, joyeux et surpris, remercia Pablo desa bonne visite, et se mit en route.

Chemin faisant, il ne pouvait contenir sonhilarité, et, se questionnant en lui-même : – Qui, disait-il,a pu porter Jaquez à me faire pareille politesse ? lui, siombrageux, qui depuis si long-temps fait tout pourm’éloigner ; ce ne peut être qu’Amada ? Mais, si c’étaitsous son influence ? oh ! non, cela ne se peut !Elle aurait donc quelque amour pour moi ? de l’amour…, del’amour…, non, je suis trop malheureux !

Chapitre 3Traycion y traycion

 

Quand Juan approcha de la case, Jaquez, quitoujours chevalait de long en large, l’aperçut de fort loin, vintau-devant et le salua amicalement, le comblant de courtoisiesauxquelles Cazador répondit avec effusion. Au moment où ilsentrèrent, Amada fit un sursaut, et, sans être vue, levant les yeuxcomme pour implorer la miséricorde du bon Dieu, se signaprécipitamment ; puis se retournant avec calme :

 

– Doy a usted la bienvenida,dit-elle à Juan Cazador. Vos grâces peuvent prendre place, tout estprêt.

– Bien esta, querida, repritBarraou plaçant Juan à sa droite.– Compagnero ! il y a long-temps quej’ai eu le bonheur de souper avec toi ; il faut signaler etcélébrer dignement ce repas ; faisons sauter quelques vieillesbouteilles ; tâchons, mon vieil ami, de nous redonner le fumetde ces vieilles fêtes de garçons, qui n’étaient point embellies parnotre bonne Amada. Sera tenu pour couard et gavache, celui quirenoncera !…

 

– Bravo ! bravo ! soit, soit,dit Cazador, j’y consens, et le perdant paiera une amende ;gare à toi, Barraou !

– Compadre ! garde tasollicitude pour ton compte : Juanito, combien de fois t’ai-jeenterré ; gare à toi, cobarde !

En disant ces derniers mots, Barraourenfonçait le manche de son cuchillo qui mettait le nez àla fenêtre ; à ce mouvement, Amada, qui le suivait des yeux,poussa un cri d’horreur : tous deux aussitôt la reçurent dansleurs bras, la questionnèrent sur son mal et lui prodiguèrent millesoins ; revenant bientôt, elle les remercia. – Ce n’est rien,assurait-elle, une vive palpitation de cœur m’a seule arraché cecri.

– Tu m’as fait bien peur, dit Jaquez.

– Vous m’avez tourné la tête et le cœur,murmura Cazador.

– Ah ! ah ! Juanito, ceci estune finesse ; l’aveu est adroit.

– Je l’ai dit sans malice et n’en veuxnul mérite.

– Qu’en penses-tu, notre Amada ?

– Vrai Dieu ! Barraou, vous êtesbien fatigant !

– Plaisanterie, mes amis, qu’il n’en soitplus question ; dexadas las burlas ; allonsrasade par-dessus ! Amada, tu devrais bien aller cherchercette outre de vin de Xérès, dans le fond du caveau ? Non, nete dérange pas, j’irai moi-même, tu ne saurais trouver. Permets,Juanito, et tu m’en donneras de bonnes nouvelles.

– Sans perdre de temps, Amada de moncœur ! nous sommes seuls ici, vite, dites-moi si c’est à vousque je dois ce bonheur.

– Eh ! quel bonheur ?

– De partager votre…

– Non, non, vous ne me devez rien ;ce n’est pas à moi, loin de là !…

– Vous êtes donc pour moi toujours aussirude ? Oh ! laissez-moi dérober ce baiser que vous merefusâtes l’autre soir.

– Non ! je vous abhorre, je vousexècre… et cependant je prends pitié de vous.

– Ô bonheur !

– Écoutez, le péril ici vous environne,veillez et priez Dieu qu’il veille aussi sur vous.

– Expliquez-vous !…

– Je ne sais rien de plus ;taisez-vous ou vous nous perdez, Juan ; taisez-vous, jel’entends…

 

– Le voilà ce fameux Xérès ! tonverre, Juan, et goûte ça.

– Visa usted ! es un ambre,il est délicieux.

– Allons, compadre !redoublons : fais-tu pas la petite bouche ? as-tu peurd’être le gavache ?

– Juan Cazador n’est pas si novice ;je crois bien, par exemple, Barraou, que tu pourrais apprêter tonamende, car ton œil commence à reluire.

– Eh ! que fais-tu donc ?prends garde, on te dirait assis sur une escarpolette.

En effet, Barraou commençait à passer del’entrain à l’ivresse. Il chantait en se berçant, s’emportait etfrappait sur la table, riant aux éclats, récitant des prières et degrossières farces, semblables à ces espèces d’improvisations desarriéros Biscaïens qui vont, lorsqu’ils ont la tête enbelle humeur, juchés sur leurs mulets, chantant et amalgamant laBible et le Nouveau Testament d’une manière tant soit peuaffriandée.

Après s’être long-temps combattu, et avoirlancé mille propos graveleux qui dégoûtaient Amada, il se penchasur la table et s’assoupit.

 

– Nous ne pouvons le laisser en cet état,aidez-moi, Cazador, à le coucher sur cette natte ; il y seramieux pour passer son vin. Oh ! le vilain ivrogne !…

Barraou se laissa transporter.

– Cazador, ôtez-lui soncuchillo, là, de ce côté, il pourrait se blesser. Jetonssur lui cette cape : – Que faites-vous ? Cazador, ne luicouvrez point la face, vous l’étoufferiez ! Non, non, ne luicouvrez pas, je vous le dis.

– Que vous êtes sotte !…

Ah ! pardonnez ce mot à monemportement ; Amada, que le hasard me sert bien ! grâce àson ivresse, nous sommes délivrés de son regard inquisiteur, etc’est lui-même qui m’a facilité ce tête-à-tête. Laissez-moi couvrirde baisers cette main qui me repousse. Amada, sois moinsfarouche.

– Taisez-vous !…

– Moins farouche pour celui qui t’aimeplus que son affranchissement !

– Arrêtez, Cazador, je suis la femme deJaquez Barraou, votre ami !

– Toujours serez-vous de rocher ?…Dans nos dernières entrevues, vous m’avez laissé me rouler à vospieds, plutôt que d’accorder la plus basse faveur à ce malheureuxamant. Vous m’irritez, Amada !… craignez maviolence !…

– Alma de Dios,sauvez-moi !… Arrêtez, Juan !… J’appelleBarraou !…

– Réveille-le, si tu l’oses ; quem’importe, appelle-le donc, ton mari ; il est soûl !

À ces mots, Jaquez Barraou, rejetant la cape,se dressa subitement.

– Carajo, cobarde !… Tucrois donc, rufian !qu’on soûle Barraou comme onsoûlerait Cazador ? Infâme ! tu es pris au piège ;meurs !…

Il saisit alors son escopette, couche en joueCazador qui fuit à la porte. Amada, suspendue à cette arme, criegrâce, et l’arrête.

Il s’en délivre, saisit un couteau sur latable, lève le bras pour frapper Juan qui saute dehors, et rejettela porte ; la lame entre profondément dans les ais. Barraou,écumant, le poursuit en mugissant des jurons infernaux.

– Arrête ! arrête ! Jaquez,arrête ! c’est Amada qui t’en prie ; sois généreux,laisse fuir cet homme !

Mais lui, sans l’entendre, suivait, plusprompt qu’une rafale, son agile ennemi qui s’enfonçait dans lestouffes des plantations voisines.

Défaillante, Amada se traînait dans lacase ; elle s’accusait de la mort de Juan, et pleuraitbeaucoup.

Cependant Amada était irréprochable ;elle n’avait bercé Juan d’aucun espoir, elle avait repoussé bienloin ses projets d’amour ; enfin elle ne l’aimait point.

Mais quand l’être, pour lequel une femme estla moins sympathique, souffre malheureux pour elle, rien ne peut ladéfendre d’un doux sentiment qui s’épanouit en son âme ; ellen’a point d’amour, il est vrai, mais elle a bien de lapitié !… À peine concevait-elle l’espoir qu’il échapperait àla fureur de son époux, que l’explosion d’une arme à feu éclata auxenvirons.

– Il n’est plus de doute sur son sort…Santa Virgen ! s’écria-t-elle, affaissée et tombantsur les genoux : Virgen Maria, ayez pitié denous ! Jesu Cristo, qui avez racheté les hommes, ayezpitié de lui ! Buon Dios, Dios de mi Corazon,faites-lui miséricorde à votre tribunal !… Et, sa voixs’éteignant peu à peu, elle resta abîmée dans sa douleur.

 

Tout à coup, au-dehors, elle entendit des pasprécipités : Barraou rentra tout haletant, l’œil hagard, ettraînant lâchement son escopette par la bandoulière.

– Lève-toi, Amada, tu prieras plustard ; donne-moi de l’eau.

Tremblante, elle s’approche, lui présentantune aiguière, Barraou retrousse les manches de sa carmagnole ;Amada voyant ses deux mains trempées de sang, laisse tomber lebassin qui se brise.

– Ô mon Jaquez, vous l’aveztué !…

– Ce n’est rien : non,malheureusement, Dieu ne m’en a pas fait la grâce, je le croyaislorsqu’il tomba, je courais sus l’achever quand il se releva ets’échappa de mes griffes ; sa blessure était légère. Je jurepar tous les saints que j’aurai sa vie ! rien ne pourra lesoustraire à ma rage ! – Amada, je suis las, n’es-tu pasfatiguée ?… Couchons-nous, je retrouverai peut-être dans tesbras du calme, du repos.

 

– Jaquez, changez au moins cette chemisetachée ; vous exhalez le sang !

Chapitre 4 Alas oraciones

 

Le lendemain, lundi, dès l’aube du jour, Amadadormait encore, Barraou vint à La Havane.

On le vit tout le jour dans le quartierqu’habitait Gédéon Robertson.

Quatre jours et quatre nuits il rôda dans laville sans succès ; sans doute, la blessure de Juan le tenaitalité.

Enfin, le fatal vendredi, Barraou l’aperçutsur le port, et le suivit de près ; lorsqu’il fut entré dansune ruelle déserte, derrière le grand fort :

– Arrête, bandit ! lui cria-t-il, jete cherchais !

– Vous me cherchiez ? me voici.

– C’est bien, défends-toi si tupeux !

 

En disant ces mots, il se jetait sur lui commeune hyène, pour le frapper de son coutelas ; Juan esquiva lecoup, et, tirant vite son couteau, il pourfendit l’avant-bras deBarraou, qui le saisit à la ceinture en lui poignardant le côté.Juan, désespéré, se laissa tomber sur lui, le mordit à la joue,déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire ;Barraou lui cracha aux yeux du sang et de l’écume.

À cet instant huit heures et lasoraciones sonnent au couvent prochain ; les deux furieuxse séparent et tombent à genoux.

BARRAOU

L’ange du Seigneur a annoncé à Marie, et ellea conçu par l’opération du Saint-Esprit.

JUAN

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, leSeigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes lesfemmes, et Jésus, le fruit de votre ventre, est béni.

Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous,pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsisoit-il.

BARRAOU

Voilà la servante du Seigneur, qu’il me soitfait selon votre parole.

JUAN

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, leSeigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes lesfemmes, et Jésus, le fruit de votre ventre, est béni.

Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous,pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsisoit-il.

BARRAOU

Et le Verbe s’est fait chair, et il a habitéparmi nous.

JUAN

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, leSeigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, etJésus, le fruit de votre ventre, est béni.

Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous,pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsisoit-il.

 

– Allons ! debout, Cazador ;que fais-tu encore à genoux ?

– Je priais pour votre âme.

– Il n’est besoin ; j’ai prié pourla tienne : en garde !

Aussitôt, il lui crève la poitrine, le sangjaillit au loin ; Juan pousse un cri et tombe sur un genou,saisissant à la cuisse Barraou qui lui arrache les cheveux, et lefrappe, à coups redoublés, dans les reins ; d’un coup derevers, il lui étripe le ventre. Terrassés tous deux, ils roulentdans la poussière ; tantôt Jaquez est dessus, tantôtJuan : ils rugissent et se tordent.

L’un lève le bras et brise sa lame sur unepierre du mur, l’autre lui cloue la sienne dans la gorge.Sanglants, tailladés, ils jettent des râlements affreux, et nesemblent plus qu’une masse de sang qui flue et se caille.

Déjà des milliers de moucherons et descarabées impurs entrent et sortent de leurs narines et de leursbouches, et barbotent dans l’aposthume de leurs plaies.

 

Vers la nuit, un marchand heurta du pied leurscadavres et dit :

– Ce ne sont que des nègres, et passaoutre.

Partie 3
DON ANDRÉA VÉSALIUS L’Anatomiste Madrid

 

Cette nouvelle d’Andréa Vésalius étantterminée, elle fut portée à la Revue de Paris et offerte àM. Amédée Pichot, comme traduite du danois d’un supposé IsaïeWagner ; sa forme ne convenait point à ce magasin littéraire,M. Amédée Pichot ne put l’insérer ; mais en ayant payé latraduction prétendue, il se servit du même héros pour broder lecharmant conte anatomique qu’assurément vous avez lu dans cerecueil. Du reste, ce conte n’ayant aucun rapport de détail aveccelui-ci, nous ne venons donc réclamer pour Champavert que prioritéet trouvaille.

Chapitre 1Chalybarium

 

À cette heure de nuit et de paix, où les citéssemblent des nécropoles, une seule ruelle tortueuse de Madrid,artère obscure, battait encore et d’un pouls violent etfébrile ; cette ruelle somnambule de cette ville endormie,c’était la Callejuela casa del Campo ; à l’une de sesextrémités s’élevait une riche demeure, habitée par un étranger, unFlamand. Les vitraux des croisées resplendissaient des feux del’intérieur, qui les projetaient obliquement, et les découpaientsur la face noirâtre de la maison vis-à-vis, apparaissant dansl’ombre semée de gueules de fournaises, de résilles ardentes et defiloches d’or.

La porte de cet hôtel était grande ouverte, etlaissait voir un vaste porche à voûte d’arête, à clef pendante, aupied d’un grand escalier de pierre, à balustrades taillées à jourcomme l’ivoire d’un éventail et tout parsemé de fleursodorantes.

C’était, pour plaisamment dire, le carnavaldes murailles, toutes leurs parois étaient travesties et masquéessous des tapisseries, des velours et des lampadairesétincelants.

Quelques hallebardiers chevalaient de long enlarge à l’entrée.

 

Quand les cris de la foule, ameutée au-dehors,s’apaisaient par intervalles, on distinguait une symphonie douce etdansante qui descendait le long de l’escalier et faisait parler lavoûte sonore.

Tout le palais était fêtoyant, mais une tourbede basses gens hurlait, et se ruait à la porte ; c’étaient lesorgues du temple, et tout au bas les truans[7] sur ladalle du parvis.

Tantôt des hourras affreux, tantôt desricanements et des bruits de cuivre, qui se prolongeaient de groupeen groupe dans l’obscurité, et s’affaiblissaient comme des riressataniques que promènent des nuées.

 

– Le docteur a bien choisi son jour denoces, un samedi, fête du sabbat, un sorcier ne pourrait mieuxfaire, dit une vieille édentée, blottie dans l’ébrasement d’unguichet.

– C’est vrai, ma mie ; et sur Dieuque j’adore ! si tous ses clients défunts s’y rendaient, laronde ferait le tour de Madrid.

– Mais, que serait-ce donc ? repritla première vieille, si tous ces pauvres Castillans que ce bourreaude mort a épluchés, que Dieu les en dédommage ! venaient luiréclamer leur peau ?

– On m’a assuré, dit un petit hommebarbu, enfoui dans la foule et se haussant sur la pointe du pied,qu’il déjeûne souvent avec des côtelettes de chair qui ne vient pasde la boucherie.

– C’est vrai ! c’est vrai !

– Non, non, c’est faux ! criait ungrand jeune homme, accolé au treillis d’une croisée, c’estfaux ! demandez à Rivadeneyra, le boucher.

– Silence ! te tairas-tu ?criait plus haut encore, un homme embossé dans une capebrune et le sombrero sur les yeux, ne le reconnaissez-vouspas ? c’est Henrique Zapata, l’apprenti écorcheur ! c’estjuste, Verdugo et Ahorcador se soutiennent. Jegage que si on fouillait sous son pourpoint, on trouverait quelquemain ou quelque jambe.

– Quelle idée ! ce vieux mange-mortprendre une jeune femme ! répliqua la vieille ; sij’étais le roi Philippe, j’empêcherais bien cet ogre…

– Oh ! bien oui, dit l’inconnu encape brune, Philippe II le protège, ce chien de Flamand ;encore hier, Torrijo, le boulanger de la Cebada, a disparu, à coupsûr pour le pâté de noces ; c’est une horreur ! il fauten finir !

– Le roi a beau le protéger, murmurait lepeuple, il faut le brûler vif.

– Chrétiens ! cet homme est unhérétique ! un nécroman ! un Flamand ! Il mérite lamort ! dirent alors bénignement quelques moines du couvent deNuestra Señora de Atocha, nouvellement fondé par les pèresGarcia de Loaysa, inquisiteur général, archevêque de Séville, etFray Juan Hurtado de Mendoza, confesseur de l’empereur Carlos V,auxquels se joignirent en masse les religieux du couvent royal deSan Geronymo.

– À mort ! criait la foule, querepoussaient les hallebardiers, lui jurant à la face.

– À mort ! répétait le cavalieremmantelé.

– À mort ! hurlaient les moines qui,crucifix au poing, attisaient la populace. À mort ! mettons lefeu !

 

Tout à coup, l’imminent orage éclata. Des crisde rage et de mort pleuvaient ; la tourbe se ruait dans leporche, un moine brandissait une torche sur sa tête ; mais,les hallebardiers, secourus par Henrique Zapata et plusieurs autresécoliers, résistèrent vigoureusement et firent battre en retraite àcette canaille déchaînée, ce qu’elle fit en mugissant ; enrevanche le vacarme redoubla : elle frappait sur des cloches,des lames, des chaudières ; c’était un tonnerre cinglant,abasourdissant, une symphonie presque homicide.

Chapitre 2Saltatio, turba, mors

 

Dans les salons, une hilarité cordiale ougoguenarde régnait : on ne s’occupait nullement du bruitextérieur, l’usage étant de faire pareille cérémonie lorsqu’unvieillard épousait une jeune fille.

Une cape brune était suspendue à l’entrée dela galerie qui servait de vestiaire. La mariée dansait avec un beaucavalier qu’on n’avait encore qu’entrevu dans la soirée ; ilsparaissaient plus occupés de leurs chuchotements que de leur danse.Le marié, à l’autre angle du salon, courtisait une fillette de saparenté.

La grande salle se terminait par une logeouverte sur un préau ; elle était couverte de conviés, dames,cavaliers, vieux, duègnes, qui, sous prétexte de respirer l’airfrais de la nuit, venaient donner libre essor à leur satire, à leurméchanceté. C’était un conflit d’incidences,d’interlocutions ; un orchestre de voix flûtées, sourdes,éraillées, chevrotantes ; une collection de minois et de minesridées par le gros rire ou avivées par un sourire malin, trahissantdes claviers d’ivoire, ou des bouches crénelées comme un donjon, oudenticulées comme la corniche de la voûte.

– Quelle est donc le beau cavalier aveclequel minaude l’épousée ?

– Señorita, vous êtesméchante !

– Ha ! ha ! ha ! regardezdonc là-bas don Vésalius, échâssé dans ses calzas bermijaset son pourpoint noir ; par Mahom ! ses jambes dans sesbottines ne vous semblent-elles pas des plumes dans unencrier ? Voyez-le donc sauter avec Amalia de Cardenas,rondelette, fraîche et rose ; ne vous semble-t-il pasmonseigneur Saturnus ?

– Ou la mort qui fait danser la vie.

– La danse d’Holbein.

– Dites donc, Olivares, que fera-t-ilcon su Machacha ?

– Une leçon d’anatomie.

– La conversation.

– Merci pour la Novia !

– Voici la sarabande terminée, voyez-lebaiser la main de notre cousine Amalia.

– Ce n’est point une noce bourgeoise, unsaraguete,mais bien un brillant sarao.

– Où donc est l’épousée ?

– Où donc est le beau cavalier ?

– Don Vésalius la cherche, touteffaré ; busca, busca, perro viejo !

– Va donc lui demander,Olivares, à lui, qui passe pour sorcier, ce que fait Maria en cemoment.

– Ami ! ne mettons pas le doigtentre le marteau et l’enclume.

 

La danse reprit ; Vésalius réinvitaAmalia de Cardenas, qui fit une plaisante moue, et lui riait audos.

La mariée n’était plus au salon, ni la capebrune au vestiaire, et, dans un corridor obscur, on entendait despas et ceci :

– Couvre-toi de cette cape, Maria, vite,partons !

– Alderan, je ne puis.

– Moi, te laisser la proie de ceVésalius ? non pas, tu m’appartiens ! En mon absence tume trahis, je l’apprends, j’arrive en hâte, ce matin même, je memêle à la fête, je te tiens seule, à l’écart, et je te dis partons,et tu refuserais ? Oh ! non pas, Maria, tut’abuses ! viens ; il est temps encore, romps ce lienignominieux, nous serons heureux : je serai tout à toi, à toiseule et pour toujours ! Viens, Maria !…

– Alderan, ma famille m’a imposé ce joug,je le subirai. Mais, tu seras toujours mon amant ! je seraitoujours ton amante ! Qu’importe cet homme ?qu’est-ce ? un valet de plus, une tenture qui voilera notremystérieux amour. Laisse-moi, laisse-moi, adieu !

– Ainsi, tu ne veux pas, Maria, c’estbien ! va te salir à cet homme ! Accomplis ta volonté,j’accomplirai la mienne ; va !… Et, la repoussant de sesbras, elle s’enfuit brusquement de la galerie au salon.

Alderan resta comme abîmé quelquesinstants ; il blasphémait, il heurtait du pied, puis,subitement, il disparut dans la profondeur.

 

Pendant ce temps, la foule s’était accruecomme un étang par un orage. Le tumulte devenait de plus en plusintense et le bacchanal terrifiant. La populace avait repris sapremière audace, et s’étant rapprochée peu à peu, elle riait sousla barbe des hallebardiers. Des imprécations, des cris de mortgrondaient de nouveau ; on lançait des pierres dans lesvitrages, on barbouillait les murs de sang de bœuf et defiente ; quand, tout à coup, les groupes s’ouvrirent pourfaire passage à une femme échevelée, qui hurlait comme un chien àla lune ; c’était la Torrija, la boulangère, qui venaitréclamer son époux, et demander vengeance.

– C’est la Torrija, la boulangère,disait-on de toutes parts ; puis, la meute attendrie fit unlong silence, et la Torrija sanglotait et poussait desrugissements.

Alors, l’homme en cape brune montant sur lesdegrés, cria d’une voix forte : – Amis ! faisonsjustice ! lâche, qui ne suivra point ! Vengeance !mort à Vésalius ! mort au nécroman !

La réplique fut une grêle de pierres dans lesfenêtres et sur les hallebardiers qui rétrogradèrent jusqu’àl’escalier. La tourbe se vomit dans le porche, se jette sur lespiques en arrêt, qu’elle arrache et brise ; elle gravissait lamontée et pourfendait la porte du salon, quand, au loin, un galopse fit entendre. – Sauve qui peut, ce sont les alguazils ! –Saisie d’une terreur panique, elle redescend l’escalier, seprécipite dans les corridors ou par les fenêtres ; quelquesbraves, seuls, attendent de pied ferme.

– De par le roi, retirez-vous !

– Le roi punit de mort les meurtriers,les hérétiques, les sorciers ! à mort le Flamand !

– Au nom du roi, retirez-vous !

Alors les alguazils entrent à cheval dans leporche ; une pluie de meubles les accueille, ils ripostent parune mousqueterie qui renverse les plus audacieux. L’homme en capebrune, poussant un cri, porte la main à son flanc. Sains et blessésprennent la fuite, cinq cadavres seulement restent sur lecarreau.

Soudain, le palais et la rue devinrent mornes.Le guet enlevait les corps des vaincus ; les conviés,tremblants, s’échappaient par l’arrière. Les portes severrouillèrent, les lampes s’éteignirent, après une scène de vie,une scène de mort. Seulement, en aile, dans le logis de Vésalius,deux fenêtres flamboyaient dans l’obscurité.

Chapitre 3Quod legi non potest

 

À travers les panneaux effondrés de la portedu salon, Maria avait aperçu l’homme en cape brune, atteint d’uncoup de feu ; à son cri déchirant, elle s’étaitévanouie ; on l’avait transportée dans sa chambre sur uncanapé, où elle était depuis long-temps étendue négligemment ;Vésalius, à genoux auprès d’elle, larmoyant et tremblant, luibaisotait les mains et le front.

– Comment te trouves-tu, Maria, monamour ?

– Mieux ; mais tout est-ilapaisé ?

– Oui ! cette laide populace a étémise à la raison. Conçoit-on ce que ces bonnes gens ont contremoi ? moi, paisible et retiré, passant obscurément mes joursdans la sombre étude de l’anatomie, pour le bien de l’humanité,pour le progrès de la science, pour la gloire de Dieu ! Cesbonnes gens demandent ma tête, ils me croient sorcier ; tousceux qui disparaissent de la ville, c’est moi, Vésalius, qui lesfais enlever pour mes expériences. La masse sera donc toujourslaide et bête ! bête et ingrate ! Voilà donc le sort quisera réservé à tous ceux qui se dévoueront pour elle ! à tousceux qui viendront lui annoncer une route, une parole neuves. Ellea crucifié Jésus de Nazareth, et ri à la face de ChristophusColombus. La masse sera donc toujours laide et bête ! bête etingrate !

– Chassez ces pensers noirs,Vésalius ; mais, franchement, cette échauffourée n’est pasfaite pour conquérir son amour.

– Oh ! que m’importe, après tout,l’amour de cette populace, pourvu que j’aie le tien, Maria !Oh ! tu m’aimes, est-ce pas ? tu m’aimes unpeu ?

– Pouvez-vous bien encore me fairepareille question ?

– Je sais, Maria, que je suis vieux, etquand on est vieux, on doute ; je sais que je suis sansgalanterie, cassé par les veilles, amaigri, et presque pareil auxsquelettes de mon ouvroir ; mais mon cœur est jeune etchaleureux ! Vois-tu, la passion que je ressens pour toi n’estpoint une passion rancie ; sous une vieille enveloppe, c’estune âme neuve que je t’apporte ; j’ai bien rencontré desfemmes dans ma vie, mais nulle, je te le jure, n’alluma en moipareil feu. Fatalité ! fallait-il donc arriver à ladécrépitude pour connaître l’amour et ses violences ? Maria,habitue tes regards au coffre grossier emprisonnant ma jeuneâme ; la sève bout sous l’aubier du chêne centenaire.

Maria lui jeta un bras autour du cou, passantsa bouche sur son crâne chauve et sa barbe blanchie ; Vésaliuspleurait de joie.

Heure du coucher ! heure si délirante, sipalpitante de pudeur et de volupté ! heure qui confond desêtres, qui avive et qui noie le désir ! heure du coucher,trahissant mensonges ou beautés ! heure, trop souvent, depénibles contrastes ! heure parfois bien fatale !…

L’épousée rejetait gracieusement sa robenuptiale et ses joyaux ; la rose semblait se dépouiller de sespérianthes ; c’était une beauté castillane comme on en voitdans les rêves !…

Vésalius rejetait gauchement ses vêtements defête et dévoilait sa laide charpente ; c’était une momiedéveloppant ses bandelettes !

 

La lampe soufflée brusquement, les anneaux descourtines crièrent sur leurs tringles ; il se fit un calmeprofond, çà et là tumultueusement interrompu ; pourtant onn’entendit point Maria jeter le cri…

Mais, fort avant dans la nuit, des caresses etdes baisers sans réponse, puis des murmures et des malepestes, etle savant professeur d’anatomie qui répétait tremblant :

– Oh ! ne va pas croire que ce soitfaiblesse, Maria ! c’est la violence de mon amour qui mebrise, tes beautés me font tout honteux, il me semble quej’attouche à quelque chose de bénit, je t’aime tant, Maria, jet’aime tant ! Mais ne va pas croire que ce soitfaiblesse ! Demain, au jour, je te ferai voir dans vingtauteurs, tu verras dans Mundinus, dans Galianus, dans GonthierusAndernaci, mon maître, et premier médecin de FrançoisIer de France, tu verras qu’au contraire c’estpuissance, excès d’amour, je t’aime tant, Maria !

Il faut croire que cet excès d’amour nes’apaisa point, car à peine quelques jours s’étaient écoulés, queMaria occupait dans une autre aile un appartement isolé, avec uneancienne gouvernante du professeur qui lui était toute vendue, etqu’il avait métamorphosée en duègne pour son épouse. Le hibou nevoyait plus sa tourterelle qu’aux heures du repas ; ils setraitaient avec toute la froideur et la politesse serrée d’étrangerà étranger.

Vésalius s’était de nouveau fiancé àl’étude ; engoncé dans ses recherches, il passait dulaboratoire à l’amphithéâtre et de l’amphithéâtre aulaboratoire.

Pubères et nubiles, voici l’enseignement quevous pouvez trouver en ceci : c’est qu’il ne faut pas, autantque faire se peut, si vous avez les passions ardentes, épouser undocteur des facultés, un membre de l’académie des Inscriptions etBelles-Lettres, et par-dessus tout un immortel de l’académie desQuarante Fauteuils et du dictionnaire inextinguible.

Chapitre 4Nidus adulteratus

 

Environ une olympiade après toutes ces choses,la dona Maria, qui, contre la coutume, n’avait point paru à tabledepuis quelques jours, fit appeler Vésalius, son mari. Aussitôt ilse rendit près d’elle ; blême, défaite, yeux cernés, voixéteinte, elle était étendue sur son lit. Vésalius, approchant unfauteuil, s’assit, et se pencha pour écouter. Maria, sentant unsouffle chaud glisser sur son front, souleva sa paupière plissée,reconnut Andréa Vésalius, et, soupirant, se prit à dire d’un tonagonisant :

– Vous êtes monseigneur et maîtreAndréa ! Je me sens faiblir à chaque instant ; bientôt jeserai aux pieds de Dieu, juge austère ; et je suisimpure ! j’ai tant péché contre vous ! Mais la pécheresseimplore son pardon. Ne vous emportez point ; vous êtes unhomme sage, vous êtes mon bon époux et mon maître ! laissezque je vous mette mon âme tout à jour.

– Señora, vous n’êtes pointaussi bas que vous paraissez le croire ; votre esprit s’estfrappé.

– Nul ne sent mieux son mal que lepatient. Quelque chose crie en moi, que ma fin est proche. Vousêtes mon époux et mon bon seigneur : écoutez, etpardonnez ; peut-être même serai-je excusable en quelquespoints.

Nous avions fait tous deux un serment àl’autel ; tous deux, nous y avons été infidèles ; moi,parce que j’étais jeune et surabondante de vie, et vous, parce quevos cheveux étaient blanchis par l’étude, et votre corps brisé parle travail. Malheur ! malheur ! que d’en être à maudiresa jeunesse ! Ô Vésalius, si vous saviez ce que c’est d’êtrejeune femme, si vous saviez tout ce qui se passe en elle, ôVésalius, vous me pardonneriez !

Écoutez froidement :

Or donc, je dis que je suis adultère, que jevous ai trompé lâchement. Je suis bien criminelle, Andréa !j’ai introduit dans votre demeure mes amants, je les ai enivrés devotre vin, je les ai gorgés à votre table ; et, pendant quevous étiez plongé dans l’étude ou dans le sommeil, avec eux jeriais de vous ; notre sale iniquité se jouait de votrebonhomie ; vous étiez l’aliment de nos risées, est-cepas ? c’est bien infâme !… Ce lit même, là, sur lequel jemeurs, est encore frémissant de nos lascivetés ; et Dieum’appelle à lui ! et je meurs !… Oh ! si vous merepoussiez…

Sa voix alors s’étouffa dans lessanglots ; puis, après un moment de silence, elle repritdistinctement :

– Déjà, j’ai été bien amèrement punie,bien atrocement ! Il faut qu’une femme adultère soit bienrepoussante ! il faut qu’elle traîne bien du dégoût avecelle ! J’ai eu, depuis notre alliance, trois amants ;mais, en vérité, tous trois, je ne les possédai qu’une seule fois.Quand, après de longues cours, je cédais à leur obsession ;quand je leur livrais mon corps, une part de ce lit… Oui, il fautqu’une femme coupable soit bien repoussante !… Au jour, quandje m’éveillais, j’étais seule ! et je ne les revis jamais,jamais ! Peut-on être plus sévèrement châtié ? Le crimeest lié à la peine : le crime appelle le supplice ; ets’il faut tout dire, pour obtenir rémission, vous êtesmiséricordieux, Andréa ! Le dernier, je l’ai aimé éperdument,d’un amour sans bornes, voyez-vous ! Sa perte m’a tuée,moi ; délaissée par lui, j’en meurs !… Maintenant, j’aitout dit : au nom de Nuestra Señora de Atocha, au nomde san Isidro Labrador, au nom de san Andres,votre patron, au nom de mon père, votre Tocayo, votreColombroño, pardonnez à la faible femme qui vous a tantoffensé ; que votre bénédiction la purifie ; oh !pardonnez-lui, elle meurt…

Et, lui prenant la main, elle la couvrit delarmes et de baisers ; Vésalius la retira rudement, repoussason siège, et lui dit d’une voix concentrée :

– Levez-vous, Maria ;suivez-moi.

– Je suis défaillante, et ne puis.

– Je vous ai dit de me suivre.

Maria, se dressant avec peine, s’enveloppad’un peignoir, et suivit, chancelante, Vésalius qui descendit legrand escalier, traversa le préau, ouvrit une porte basse, percéede barbacanes, qui donnait entrée dans un petit bâtiment éclairépar de grandes baies à croisées de pierre. Cette espèce de guichetse referma sur eux, et les verrous à l’intérieur grincèrent dansleurs vervelles.

Chapitre 5Opificina

 

Nous voici dans l’ouvroir ou laboratoire deVésalius : une grande salle carrée, en arc de cloître, àmurailles et dalles de pierre. Quelques tables de bois sales etgraisseuses, quelques établis, deux ou trois cuviers, un bahut etdes armoires formaient tout l’ameublement. Quelques chaudronsétaient épars à l’entour d’une cheminée, dont le manteau évasédescendait de la voûte ; à sa crémaillère, était suspendue unechaudière qui bouillonnait sur un feu ardent. Les établis étaientchargés de cadavres entamés ; on foulait aux pieds deslambeaux de chairs, des membres amputés, et sous les sandales duprofesseur se broyaient des muscles et des cartilages. Sur la porteétait appendu un squelette, qui, lorsqu’elle était agitée,bruissait comme ces bougies de bois que les chandeliers suspendentpour enseigne, quand elles sont remuées par la bise. La voûte etles parois étaient couvertes d’ossements, de râbles, de squelettes,de carcasses, quelques-uns humains, mais le plus grand nombre desinges et de porcs, animaux les plus approchants, par leurcharpente, de l’ostéologie humaine, ayant servi aux études d’AndréaVésalius, le premier, pour ainsi dire, qui fit de l’anatomie unescience réelle, qui osa disséquer des cadavres, même de chrétiensorthodoxes, et travailler sur eux publiquement. Ce n’est pas que,bien avant, vers 1315, Mundinus, professeur à Bologne, avait offertle spectacle nouveau de trois squelettes humains disséqués.L’audacieux scandale ne fut point répété, l’Église le prohibaitformellement comme un sacrilège. Effrayé lui-même de l’édit encorechaud de Boniface VII, Mundinus ne tira point grand avantage de sesrecherches. Le contact ou le simple aspect d’un cadavre, chez lesanciens, imprimait une souillure que force ablutions lustrales etautres expiations pouvaient à peine effacer. Dans le Moyen Âge, ladissection d’une créature faite à l’image de Dieu passaitpour une impiété digne de l’échafaud.

Chapitre 6Enodatio

 

– Maintenant, ici, dans celaboratoire, que me voulez-vous, Vésalius ? répétait Mariapleurante : que me voulez-vous ? Je ne puis rester,l’odeur putride de ces corps me suffoque, ouvrez que je sorte, jesouffre horriblement !

– Non, que m’importe ! Écoutez àvotre tour : Vous avez eu trois amants, est-ce pas ?

– Oui ! monseigneur.

– Vous les enivriez de mon vin, est-cepas ?

– Oui ! monseigneur.

– Eh bien, ce vin n’était pas pur, votreduègne y versait un narcotique, de l’opium, et vous dormiezlong-temps et profondément, est-ce pas ?

– Oui ! monsieur, et au réveilj’étais seule.

– Seule, est-ce pas ?

– Oui ! monseigneur, et je ne lesrevis jamais.

– Jamais ! C’est bien ! Maisvenez donc !…

Et l’étreignant par un bras, il l’entraîna aufond de la salle ; là il ouvrit une armoire dans laquelleétait accroché un squelette complet avec ses articulationsnaturelles, et d’une blancheur d’ivoire.

– Reconnais-tu cet homme ?

– Quoi ! ces ossements ?…

– Reconnais-tu ce pourpoint, cette capebrune ?

– Oui ! monseigneur, c’est la capedu cavalier Alderan !

– Regardez donc bien,señora ; et reconnaissez aussi ce beau cavalier quiportait cette cape, avec lequel vous dansâtes si galamment à nosnoces ?

– Alderan !… – Maria jeta un cri quieût évoqué des morts.

– Au moins, doña, vous voyez que tout estprofit à la science, lui dit-il, se retournant vers elle d’un airfroid ; vous le voyez, la science vous a de grandesobligations.

Puis, ricanant, il l’emmena vers une espèce dechâsse ou de cage garnie de verrières, qui laissaient voir unsquelette humain conservé prodigieusement ; les artèresétaient insufflées d’une liqueur rouge, et les veines d’une liqueurbleue ; cette charpente osseuse semblait enveloppée de réseauxde soie ; l’étude en était facile ; quelques touffes debarbe et de cheveux adhéraient encore.

– Celui-ci, doña, le remettez-vous envotre mémoire ? Voyez sa belle barbe et sa blondechevelure.

– Fernando ! ! ! Vousl’avez tué ?…

– Jusqu’ici, n’ayant point encoredisséqué de corps vivants, on n’avait eu que de vagues etimparfaites notions sur la circulation du sang, sur lalocomotion ; mais, grâce à vous, señora ! Vésalius a levébien des voiles, et s’est acquis une gloire éternelle.

Alors, la saisissant par la chevelure, iltraîna Maria vers un énorme bahut, dont il souleva le couvercleavec peine ; par les cheveux il la penchait surl’ouverture.

– Enfin, regarde encore ceci ! c’estton dernier, est-ce pas ?

Le bahut contenait des bocaux pleinsd’essences où trempaient des portions de chair et de cadavre.

– Pedro ! Pedro !… vous l’avezdonc tué aussi ?

– Oui ! aussi !…

Alors avec un râle affreux, Maria tombamassivement sur la dalle.

Le lendemain un convoi sortit de l’hôtel.

Les fossoyeurs qui descendirent la bière dansles caveaux de Santa Maria la Mayor remarquèrent entreeux, qu’elle était lourde et sonore, et qu’un bruit s’était faitdans sa chute, qui n’était pas le bruit d’un corps.

Et la nuit suivante, à travers les barbacanesde la porte, on aurait pu voir Andréa Vésalius, dans sonlaboratoire, disséquant sur son établi un beau cadavre de femme,dont les cheveux blonds tombaient jusqu’à terre.

Chapitre 7Affabulatio

 

À cette opulente cour de Madrid, gorgée detous les trésors du monde de Christophe Colomb, et qui dominaitpuissamment toute l’Europe, Andréa Vésalius se reposait dans sagloire, riche et hautement considéré. Entre l’Inquisition etPhilippe II, il favorisait autant qu’il était possible l’étude del’anatomie, quand une accusation vint le précipiter dansd’horribles malheurs.

Faisant en public l’autopsie du cadavre d’ungentilhomme, le cœur parut palpiter sous le tranchant du scalpel.La rancunière Inquisition, l’accusant d’homicide, demanda la mortdu savant, et Philippe II obtint très difficilement que la peinefût commuée en un pèlerinage en Terre sainte. Vésalius s’acheminavers la Palestine avec Malatesta, chef des troupes vénitiennes.

 

Après avoir bravé bien des dangers dans cescabreux voyage, il fut à son retour jeté par la tempête sur lescôtes de Zante, où il mourut de faim, le 15 octobre 1564.

 

La République de Venise l’appelait alors àl’université de Padoue, veuve prématurément cette même année, deGabriel Falloppe, son élève.

 

S’il faut en croire Bœrhave et Albinus, AndréaVésalius périt victime de ses éternelles goguenarderies surl’ignorance, le costume et les mœurs des moines espagnols, et del’Inquisition, qui saisit avidement l’occasion de se défaire de cesavant fort incommode.

 

La grande anatomie d’Andréa Vésalius, DeCorporis humani Fabrica, parut à Bâle, en 1562, ornée defigures attribuées au Tiziano, son ami.

Partie 4
THREE FINGERED JACK L’Obi La Jamaïque

 

… Tous nés sur cette terre,

Portez comme des chiens la chaînehéréditaire,

Demeurez en hurlant…

Pour Jacoub, il est libre, il retourne audésert.

ALEXANDRE DUMAS.

 

When fortune means to men mostgood,

The louks upon them with a threat’ningeye.

SHAKESPEARE.

 

Ambitieux à jalouse, corsaire à corsaire etdemi.

ANDRÉ BOREL.

Chapitre 1Next night, at the three palm-trees

 

– Abigail, Abigail, contez-nous,contez-nous un conte !… criait une troupe d’enfants à peaud’ébène, d’ivoire, de buis ou de cuivre, qui, suçant de longuescannes à sucre, jouaient sur le gravier, aux pieds d’une jeunenoire, naïvement belle, parée d’une simple toile. Abigail – c’étaitle nom que lui avait imposé son maître puritain –, assise à terre àla porte d’une riche habitation, portait, juchée sur son jolidoigt, un haras[8] blanc qu’elle caressait ; tantôt,lui fredonnant cet air créole des Antilles françaises, dontassurément elle ignorait le sens :

Mounché Béqué li un boun blan,

Quand li coqué li payé comptant,

Résonnablement !

tantôt, calme, mélancolique, la tête penchéesur l’épaule, elle paraissait enfouie dans les rêves intuitifs d’unbonheur à venir, dont se bercent toutes jeunes femmes.

– Abigail ! mais contez-nous donc unconte, criait toujours la marmaille : nous serons bien sages,nous ne battrons plus le petit John Blackheat !

La jeune fille fut arrachée à sa douceméditation.

– Mais, enfants, que mevoulez-vous ?

– Un conte, Abigail !

– Un conte, je n’en sais pas, petitsamis.

– Si, si, si, celui despikarouns, tu sais ?… qui t’emportaient, et oùl’obi, tu sais ?…

Alors Abigail, tout en passant les doigts dansles plumes de son haras, commença d’une voix lente, et toute lamarmaille ouvrit de grands yeux noirs et de grandes bouches àquenottes blanches.

En ce temps-là, on était en guerre, et lespikarouns de Hispaniola – San Domingo – la nuit faisaientsouvent des descentes dans l’île ; ils enlevaient les noirsendormis dans leurs cases, pour les revendre au marché de leurpays. Cette fois, malgré la vigilance des seize bâtimentsgarde-côtes, ils s’étaient glissés dans une crique, et aventurésjusqu’aux abords de Sainte-Anne. Arrivés ici, tous armés jusqu’auxdents, ils s’introduisirent à pas de loup dans la plantation ;ils avaient déjà emporté une centaine de noirs dans leurs sloops,quand ils arrivèrent à la case où dormait Abigail, votre bonne, quivous aime quand vous êtes gentils ; plusieurs hommes quiressemblaient à des monstres dans l’ombre s’y précipitèrent, mesaisirent toute sommeillante, me lièrent les bras, etm’entraînèrent vers le rivage.

 

Remarquez bien, petits amis, que ces hommesméchants étaient blancs, mais, quoique blancs, ils ne parlaient pascomme les blancs d’ici, leurs mots qu’ils grondaient comme deschiens, finissaient tous en o ou en a. Les sloopschargés de pauvres noirs qui pleuraient et criaient malgré leursbâillons, voguaient au large, et moi-même j’étais dans un canotavec les derniers pikarouns restés en vigie ; à peinefut-il démarré et lancé à quelques verges de la côte, que nousentendîmes comme le bruit d’un corps tombant dans l’eau, etaussitôt nous distinguâmes un noir qui nageait en hâte vers nous. –Que biba ?… crièrent les pikarouns,ce quiveut dire sans doute en leur baragouin : gare à nous.

L’homme nageait impétueusement entre deuxeaux, et s’étant approché du canot dont il avait saisi le bordd’une main, un de ces sauvages leva une hache pour le frapper alorsque, sortant à demi de la mer et donnant de tout son poids unesecousse à la barque, il la renversa sur lui, la faisant chavireret submergeant tous ceux qui la montaient.

Je reparus bientôt à la surface, et,soudainement, je me sentis étreinte par le milieu du corps. Portéepour ainsi dire sur la rive par le grand noir qui avait faitchavirer le canot, là, j’étais étendue, suffoquée, ce brave jeunehomme me prodiguait des soins, il essuyait ma figure et mes cheveuxtrempés.

– Vous m’avez sauvée, oh ! je vousdois la vie ! lui dis-je revenant à moi.

– Peu de gens me la doivent,répliqua-t-il sourdement.

– Mais laissez-moi que je baise vosmains, dites au moins votre nom que je le bénisse.

– Mon nom… vous frémiriez !…

 

Tout à coup il se redressa au bruit demousqueteries et de pas et de cris approchants : c’étaient lescolons voisins et les gens de l’habitation, qui, éveillés par letumulte des pikarouns, les cris des noirs embarqués,accouraient tardivement à leur secours.

– Adieu, adieu, dit tout bas l’inconnuserrant mes doigts qui craquaient dans sa rude main,adieu !…

– Mais votre nom, de grâce ? Je suisAbigail, moi, fille de John Fox !

– Moi, je suis pour les hommes moinsqu’un chatpart[9] qu’on chasse : je suis ThreeFingered Jack du Libanus.

– ThreeFingered Jack l’obiman ?

– Oui,l’obiman !

Je poussai un cri de terreur ; ildisparut dans l’obscurité, et je restai anéantie comme si j’étaistombée du soleil. Sitôt, tous les colons arrivèrent sur le rivage,nulle barque n’y était amarrée pour pouvoir chasser en mer, furieuxils firent plusieurs fusillades qui ne portaient qu’à demi. Lespikarouns les saluèrent par des ricanements lointains etdes chants féroces qui étouffaient les hurlements des pauvres noirsentassés.

 

Et la marmaille ouvrait de grands yeux noirset de grandes bouches à quenottes blanches ; et, en ce moment,un sang mêlé sortit de derrière la case, passa près, et dit :– Abigail, cette nuit aux trois palmiers de la fontaine.

Chapitre 2Voices in the desert

 

Il était nuit avancée, tout était replongédans le néant du sommeil, air, ciel et terre faisaientsilence ; et l’on n’entendait épatement dans l’île, sur lesmontagnes, que les mélodieuses euphonies des petits oiseaux qui nechantent que lorsque la terre est assourdie et que le ciel écoute,et, sous les trois palmiers de la fontaine, une voix mâledisant :

– Abigail, trêve un instant :Amour ! amour ! C’est bien !… mais je suisambitieux. Je t’ai conviée cette nuit, vois-tu, pour te faire desadieux pour quelque temps, et t’avouer un projet que j’accomplis.Je suis ambitieux, t’ai-je dit, car sous un dehors frivole je cacheun cœur qui se ronge. Dans mes veines ruisselle un sang qui meravale, et ce front qui pense, et ces reins puissants se courbentsous le fouet d’êtres stupides et féroces à peau blanche, quisavourent mes sueurs, qui s’égaient au râle que m’arrache lafatigue. J’ai assez souffert ! cette lâche vie me tue, il m’enfaut une autre ! L’esclave veut se redresser et briser sesgarrots. Je suis fier, vois-tu, je suis ambitieux, quelque chose enmoi me pousse, moi esclave, à la domination ; enfant, jerêvais royauté, je rêvais habits d’or, long sabre, cheval…

Pauvre Quasher ! ta royauté, c’est lemalheur !

Or donc, une occasion, un hasard se présente,je puis devenir riche, grand ; je puis être gorgé d’or !Ceux qui me repoussent aujourd’hui bientôt me tendront la main, àmon tour je leur cracherai à la face !

– Ô mon Quasher, restons pauvres, larichesse rend méchant.

– La tête de l’obiman, Three FingeredJack, est mise à prix, la somme est énorme !… Jel’aurai !…

– Vous êtes fou, Quasher ! vousattaquer à Three Fingered Jack, un obi, vous êtesfou !…

– Je sais que Jack et son obisont forts, mais Quasher et son cœur sont forts aussi ;d’ailleurs, suis-je pas résigné à la mort, plus de vie ou vielibre !

– Non, non, Quasher, je t’en prie, gardebien ta vie ; si tu m’aimes restons pauvres, les pauvres seulssont heureux, plus heureux que leurs maîtres ; restons où lafatalité nous a jetés !…

– Eh ! pourquoi resterpauvres ?…

– Ah ! pourquoi !pourquoi ! Quasher, tu le comprends trop bien !

– Que peux-tu redouter, Abigail ? jete rachèterai, je me rachèterai, nous serons libres ; nousaurons notre habitation à nous, nous aurons nos esclaves à nous,nous pourrons nous aimer tout le jour, être seuls à tous deux, àtoute heure, partout où il nous plaira ; conçois-tu ?…être libre !…

– Mon Quasher, vous êtes ambitieux, vousme le disiez, vous vous en vantiez tantôt : quand vous serezriche, vous repousserez du pied cette pauvre négresse qui vous aimetant, vous voudrez une blanche d’Europe, je sens bien que je vousperds.

– Écoute, Abigail, une femme qui amollitun homme fort, c’est une basse femme ! Crois-tu que tescharmes soient assez puissants pour me clouer à toi ? crois-tuque je varierai à des larmes ? Non ! tes embrassementssont vains ! Je veux, Quasher a dit : Je veux ! soisconfiante en lui, il t’a donné son amour, il t’est resté fidèle,sur Dieu et sa parole, il est à toi pour la vie. Ne sois nisoupçonneuse, ni jalouse, et c’est à tes pieds qu’il viendradéposer cet or… Pleure, pleure, n’espère pas m’amollir.Adieu !…

Chapitre 3Hatsarmaveth, Abraham, Westmacot

 

Restée seule, Abigail se leva brusquement, muepar une profonde jalousie et l’intime sentiment de la perte de sonamant. Elle redoutait, et sans doute avec raison, connaissant safière ambition et son audace, ou qu’il perdît la vie dans un pareilcombat, ou que, vainqueur, recevant la grosse somme promise, il nese livrât à tous ses goûts effrénés, à ses penchants glorieux, etque, tuméfié d’orgueil et d’opulence, il ne détournât la tête à sonappel ; qu’il ne la repoussât de sa case neuve, elle pauvreesclave noire et bonne, pour ces grandes dames à beaux dehors quicolportent des cœurs secs, des âmes basses et vénales, chez tousles jeunes hommes dont elles convoitent le bien, comme le scorpionsa proie, ou que, plus sage, il ne se hâtât de faire choix parmiles filles fortunées pour s’engraisser encore de quelque largepatrimoine, de quelque large dot. Cette pauvre enfant voyait sonabandon inévitable, et cette pensée déchirante l’accablait.

 

Au lieu de reprendre la route qui ramenait àl’habitation, comme après une soudaine résolution, elle s’enfonçadans les savanes, marchant sans cesse, se dirigeant vers lesmontagnes, se cachant à l’approche des insulaires, évitant surtoutla rencontre des marrons et des cudjos. Ce péniblepèlerinage par les monts, les fondrières, les ravines, les boisvierges, la harassait. Ses pieds endoloris par la marche refusaientde toucher le sol. Elle n’avait pris pour toute nourriture quequelques pommes des acajous couvrant ses montagnes, et bu de l’eaudes torrents où elle baignait ses jolies jambes enflées par lamarche sur ces terres brûlantes.

 

Le troisième jour, vers cette heure del’après-midi appelée solennellement crépuscule par les faiseurs deromances à fortépiano, et simplement entre chien et louppar madame de Sévigné : à cette heure à laquelle la natures’assombrit, et, mystérieuse, se voile comme une belle dame quiabat le tulle de son chapeau, et rend sa beauté douteuse auxregards avides, à cette heure où les couleurs s’évanouissent et lescontours se découpent nettement comme des ombres phantasmagoriquessur une haute lice azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordéeou plutôt embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée surune branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs,qu’on voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œiléteint l’enseigne consolatrice d’une auberge ; la sueurruisselait sur son front ; elle soupirait violemment, etjetait quelquefois des plaintes quand son pied heurtait descailloux. Ce sentier montait droit à une roche ardue qu’ilpourtournait ; au sommet de ce rocher, quelqu’un moins lassé,moins pensif, aurait remarqué un corps allongé, noirâtre, immobile,semblant le mât rompu d’un navire coulé, ou plutôt, un peulvandruidique des dunes armoricaines de la vieille Gaule. Abigail étaità peine à trois cents pas de cet être mystérieux, quandsoudainement il fut éclairé par un phosphore accompagné d’unedétonation semblable à celle d’une arme à feu, qui grondalong-temps dans les plaines ; elle poussa un cri lamentable ettomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité d’un lévrierqui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le gnomenoir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail ;à son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : –Une femme ! – Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il lasouleva et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement unnoir d’une haute stature, portant une longue carabine comme lesBédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture.

– Femme, femme ! vous êtesblessée ! répétait-il, tâchant d’adoucir la raucité de savoix.

Mais Abigail restait muette en sadouleur ; la balle l’avait frappée dans les chairs de lajambe. Le noir, écartant sa robe, et accolant ses lèvres sur laplaie, pompait le sang épanché. Un voyageur témoin de cette scènesi effroyable en apparence, sans doute, aurait pensé voir unvampire se repaissant d’une femme. Puis ensuite il versal’eau-de-vie de sa gourde sur des feuillages, ceignit cettecompresse sur la blessure, et lui frotta les tempes du reste de laliqueur. Bientôt, Abigail rouvrit les yeux et les égara autourd’elle.

– Femme, n’ayez peur, l’homme que vousavez près de vous est votre ami.

– C’est vous qui m’avez tuée cependant,répondit-elle, se soulevant et s’adossant contre un arbre.

– Ne m’en voulez pas, femme ! Jack atant d’ennemis, qu’il ne peut laisser aborder sa retraite. Lafaible lueur du couchant m’a trompé, j’ai cru frapper un homme.Pardonnez-moi, ce sont les hommes que je hais, parce qu’ils sontlâches et féroces, d’autant plus féroces qu’ils sont d’autant pluslâches. Consolez-vous, la blessure n’est pas grave.

– N’avez-vous pas nom Jack ThreeFingered ?… Oh ! béni soit Dieu ! je voustrouve enfin, je vous cherchais.

– Eh ! pourquoi ?

– Je suis Abigail, avez-vous souvenanced’elle ?

– Non.

– Vous rappelez-vous cette femme que voussauvâtes, il y a deux ans, des pikarouns quil’emportaient ?

– Quoi, c’est vous !

– Jack, votre tête est à prix.

– Je le sais.

– Je vous dois la vie, et si je suisvenue dans ces montagnes vous chercher, c’est pour acquitter cettedette ; tenez-vous sur vos gardes, Quasher, pour remporter leprix de votre sang, viendra ces jours-ci vous pourchasser et voustuer.

– Me tuer… redit froidement Jack.

– Évitez-le bien, mais ne me le tuez pas,je vous prie !

– Femme, je te remercie, oublie le malque je t’ai fait malgré mon cœur.

– Oh ! si je vous pardonne ! nevous dois-je pas la vie ? Vous avez disposé de votre bien.

– Femme, maintenant, que veux-tu que jefasse de toi ? Veux-tu venir reposer dans monrepaire ?

– Il y a trois jours que j’ai quittél’habitation de mon maître, il doit être bien inquiet ; si jen’étais blessée…

– Oh ! si ce n’est que cela, repritJack, tiens, prends cela en souvenir de moi, porte-le toujours surtoi, avec cela, tu seras forte. – C’était un sachet obien.– Et, levant doucement Abigail, il la chargea sur ses épaulesrobustes, descendit le sentier et disparut sous les acajous.

 

Le jour commençait à poindre, cependant toutdormait encore aux environs de Sainte-Anne, quand parut, devantl’habitation, Three Fingered Jack chargé d’Abigail. Il laportait aussi légèrement qu’une jeune fille porte son urne à lafontaine. S’étant approché de la case, il la déposa à l’entrée.

– Adieu, Abigail !

– Adieu, Jack, veillez bien survous !

L’obi heurta rudement la porte de soncoutelas et s’enfuit prompt comme un cerf.

Hatsarmaveth Abraham Westmacot sortitaccompagné, rencontrant du pied cette femme étendue et sanglante,il jeta un cri d’effroi.

– Calmez-vous, n’ayez peur, monmaître ; c’est votre servante Abigail !

– Abigail !…

– Oui !… des marrons, après m’avoirblessée, m’avaient emmenée dans les montagnes, et m’ont rejetée àvotre porte.

Chapitre 4Tiresome chapter

 

Avant d’aller plus avant, comme j’ai déjàparlé d’obi, d’obiman,et de sachetobien, il est bon que je dise à vous autres Européens ceque c’est qu’un obi.

Quant aux érudits qui croiront le savoir, ouqui auront lu ce qui suit dans le docteur Mosely, ils n’auront qu’àpasser ce chapitre pédantesque et académiquement fastidieux.

Le docteur Mosely, auquel je dois cettehistoire jamaïcaine, prétend gravement, dans son Traité duSucre, Treatise of Sugar, que l’obi et la filouterieou le jeu sont les seuls exemples qu’il ait pu découvrir chez lesnatifs de la terre d’Afrique, dans lesquels un effort decombinaisons d’idées ait jamais été démontré.

Ah ! master doctor Mosely, vous n’étiezpas négrophile !

Pauvre bon homme ! il ne se doutaitguère, en écrivant à la Jamaïque sur ses cannes à sucre, qu’il sefaisait une postérité, et qu’il serait question de lui, de sonTreatise of Sugar, et de son récit de Jack, en 1832. Ôincompréhensible encatenation des événements ! Il afallu pour en venir là qu’un montagnard alpestre naquît, descendît,et cherchant à user sa vigueur parmi les hommes de la plaine, seprît à farfouiller un bouquin anglais.

 

Généralement, le mot obi désignedoublement la magie et le magicien ; cependant, dans lescolonies anglaises, on dit un obiman. Je n’offriraid’autres probabilités étymologiques, sur l’origine et lasignification de ce mot importé d’Afrique par les noirs dans lemonde de Christophe Colomb, que celle-ci :nobi[10] en arabe, veut dire prophète, et,certes, il y a un grand rapport entre ces deux mots ;retranchez par corruption au singulier la nasale initiale comme lesArabes le pratiquent pour le pluriel, et vous aurez le motpareil ; je ne donne pas cela comme article de foi :cependant, je crois être, modestie à part, assez agréableétymologiste ; ayant fait force recherches paléographiques etpaléologiques, entre autres, à l’âge innocent de seize ans, un grosin-folio, digne des bénédictins de Saint-Maur, sur l’origine desnoms propres d’hommes et de lieux, petit puits artésien de scienceet d’érudition ; je n’avais plus que quinze années de travailpour arriver à son parachèvement, et pour éditeur, en perspective,que l’imprimerie royale qui n’imprime pas, quand je l’abandonnaipour des œuvres plus digérées et beaucoup plus en harmonie avecnotre époque vernissée, que l’étude de Pasquier, Fauchet, Ménage etP. Borel, etc., etc.

Après tout, je crois sincèrement que cetteétymologie en vaut bien d’autres, même celles de M. Arouet deVoltaire qui prétend que boulevart[11] vient dece qu’on y jouait aux boules, et que c’était vert. Voir sonDictionnaire philosophique, au mot philosophiqueBoulevart.

 

La science de l’obi est très étendue,plus étendue que la pharmacologie et la pharmacochimie, et, s’il yavait un examen à passer pour être reçu obi, plus d’un denos brillants pharmacopoles aurait le nez cassé et serait boutéhors ; je ne connais de profondément dignes, queM. Roux avec son paraguai[12],maître Guérin avec sa mixture, et le parabolainLabarraque avec son chlore ; tous trois passésmaîtres en obi, et que pourtant d’ignares envieuxvoudraient voir précipiter, pierre au cou, dans le protoxided’hydrogène séquanique.

L’obi, qui a pour butl’ensorcellement du pauvre monde, ou la consomption par desmaladies de langueur, le spleen, se fait de boue de fosse, decheveux, de dents de requins et d’autres créatures, de sang, deplumes, de coquilles d’œufs, de figures de cire, de cœursd’oiseaux, de racines puissantes, d’herbes et de ronces inconnuesencore aux Européens, que les anciens employaient aux mêmes usages.Certains mélanges de ces ingrédients sont calcinés, ou enfoncéstrès profondément dans la terre, ou appendus à la cheminée, ouplacés sous le seuil de la porte de celui qui doit subir le charme,avec accompagnement d’incantations et d’imprécations, proférées àminuit, ayant égard aux phases et aspects de la lune.

Un nègre qui se croit ensorcelé parl’obi, s’adresse à un obiman ouobiwoman, de même qu’un malade, malade par son médecin,s’adresse à un apothicaire.

Des lois doucereuses ont été échafaudées dansles Indes occidentales pour punir de mort les pratiquesobiennes ; elles sont restées sans effet. Stupideslégislateurs ! ce ne sont pas vos lois de sang faites dans vosIndes, qui sauront anéantir l’effet d’idées, dont l’origine estdans le centre de l’Afrique où vous allez moissonner vosesclaves !

Notre vieux docteur Mosely, et toujours dansson Traité du Sucre, Treatise of Sugar, dit avoir vul’obi du fameux nègre, voleur comme il l’appelle,Three Fingered Jack, terreur de la Jamaïque en 1780 et1781, et que les marrons qui l’avaient tué, lui apportèrent. Cetobiconsistait en un bout de corne de bouc, remplie d’unecompotion de poussière de tombeau, de sang d’un chat noir et degraisse humaine, le tout broyé en manière de pâte – ce n’estqu’après une savante et longue analyse, qu’il a pu formuler ainsice programme. Un crapaud desséché, une patte de chat, égalementnoir, une queue de porc, une bande de parchemin de peau dechevreau, sur laquelle étaient tracés des caractères avec du sang,se trouvaient aussi dans son sac obien.

Ces choses, avec un sabre émoulu et deuxfusils comme Robinson Crusoé, composaient tout son obi,avec lequel et son courage, en vrai highlander,ildescendait dans les basses terres dévaster et piller, pour subvenirà ses besoins. Son habileté à se retraiter dans les fourrésdifficiles dominant le seul accès où personne n’osait le suivre,terrifia les habitants, et défia pendant deux ans le pouvoir civilet la milice des cantons voisins.

Il n’eut jamais de complice nid’associé ; dans les bois, aux environs du montLibanus, lieu de sa retraite, se trouvaient quelquesnègres fugitifs ; les ayant marqués au front avec sonobi, ils ne pouvaient le trahir. Il ne se fiait àpersonne, il dédaignait toute assistance, il volait seul, ilsoutenait seul ses combats, tuait toujours ceux qui lepoursuivaient, et le seul il grimpa plus haut que le montSpartacus.

Par sa magie, il était non seulement l’effroides noirs, mais il y avait beaucoup de blancs qui lui croyaientquelque pouvoir surnaturel. Dans les climats chauds, les femmes semarient fort jeunes et souvent avec une grande disparitéd’âge ; Jack passait pour l’auteur des discordes et destroubles ; car en ce temps, comme en tout temps, commeaujourd’hui, les unions malheureuses, l’adultère, quesais-je ? foisonnaient.

Donnez à un chien un mauvais renom, etpendez-le, dit le proverbe anglais : Give a dog an illname, and hang him. Clameurs, clameurs sur clameurss’élevèrent contre le cruel sorcier ; et presque toutes lesmésaventures conjugales étaient attribuées aux sortilèges jetés parThree Fingered Jack le jour des noces.

Dieu sait ! Ce pauvre Jack avait assez deses péchés à lui, sans le charger de ceux des autres.

Il aurait plutôt fait une chaudièremédéenne pour toute l’île, dit le docteur Mosely, et toujoursdans son Traité du Sucre, Treatise of Sugar, que troublerle bonheur d’une seule femme. J’avouerai franchement que, pour moncompte, je ne sais trop ce que c’est qu’une chaudièremédéenne ; âne en mythologie, puritain n’ayant jamaistouché, même du pied, le dictionnaire du païen Chompré. Quoi qu’ilen soit, assurément ce n’est pas l’occasion qui lui manqua, etcependant, malgré sa haine pour les blancs, jamais on n’a ouï direqu’il eût fait le moindre mal à un enfant, ou violenté unefemme.

Chapitre 5Hound’s fee

 

Mais Jack était destiné à la mort. Alléchéspar les récompenses promises par le gouverneur Dalling, dans uneproclamation datée du 12 octobre 1780, et la résolution priseensuite par l’assemblée coloniale – house of assembly –,deux hommes de couleur, Quasher, que vous connaissez déjà, et Sam,fils du capitaine Davy, qui avait tué Master Thomason, pilote d’unvaisseau londrin, dans la rade de Old-Harbour, tous deuxde Scotshall,ville marronne – maroon town –, avecune partie de leurs concitoyens allèrent à sa recherche.

Quasher, avant de partir pour cetteexpédition, se fit baptiser, et changea son nom en celui de JamesReeder.

L’expédition commença, et tout le parti battitles bois pendant trois semaines, ayant pour ainsi dire bloqué, maisen vain, les plus profondes retraites de la partie la plusinaccessible de l’île où Jack résidait, tout à fait éloigné detoute société humaine.

Jack était une de ces organisations fortes, unde ces cerveaux puissants, nés pour dominer, qui manquant d’airdans l’étroite cage où le sort les a jetés, dans cette société quiveut tout courber, tout rapetisser à la taille vulgaire, rompent àtout jamais avec les hommes qu’ils exècrent s’ils ne rompent avecla vie. Three Fingered Jack était unlycanthrope !

 

Reeder et Sam, fatigués de ce mode deguerroyer, résolurent d’aller le chercher dans son repaire même, del’y prendre d’assaut ou de périr dans l’entreprise.

Ils prirent avec eux un jeune garçon d’un boncourage et bon tireur, et laissèrent le reste du parti. Ces troisintrépides, que le vieux docteur Mosely se flatte d’avoir bienconnus, venaient à peine de se remettre en route, que leurs yeuxrusés découvrirent par le froissement des herbes et des halliersque quelqu’un peu auparavant avait passé par là. Ils suivirent toutdoucement ces empreintes, sans faire le moindre bruit, bientôt ilsaperçurent de la fumée.

Alors ils se préparèrent au combat, et avantque Jack ait pu les entrevoir ils étaient sur lui : Il faisaitrôtir des bananes – plantains – sur un petit feu, à terre,à la bouche d’une caverne.

Ce fut là une scène où des acteursextraordinaires jouèrent un rôle extraordinaire.

Les regards de Jack étaient farouches etterribles, il leur dit qu’il les tuerait. Au lieu de tirer sur lui,Reeder répondit que son obi n’avait aucun pouvoir de luinuire, car il était baptisé, et qu’il n’avait plus nom Quasher.Jack connaissait Reeder, et comme paralysé, il laissa ses deuxfusils à terre et ne prit que son coutelas.

Ces deux hommes, plusieurs années auparavant,avaient eu, dans les bois, un combat désespéré ; dans cettelutte, Jack perdit deux doigts, et cette perte fut l’origine de sonnom, Three Fingered, qui veut dire trois-doigtier. Alorsil vainquit Reeder et l’aurait tué ainsi que ceux qui lesecouraient, s’ils n’avaient pris la fuite.

À rendre justice à Three FingeredJack, il aurait tué facilement, s’il eut voulu, Reeder et Sam,car de prime abord, ils s’étaient effrayés de son aspect et del’épouvantable son de sa voix.

Et il le pouvait avec raison, et d’autant plusqu’ils n’avaient d’ailleurs aucun moyen de salut et devaient envenir aux mains avec l’homme le plus fort et le plus féroce. Jackétait stupéfait, car il avait lui-même prophétisé que l’obiblanc prévaudrait sur lui, et par expérience, il savait que lecharme ne perdrait rien de sa force entre les mains de Reeder.

Sans autre pourparler, Jack, son coutelas à lamain, se jeta au fond d’un précipice derrière la caverne. Le fusilde Reeder fit long feu, mais Sam l’atteignit à l’épaule. Semblableà un bull-dog, Reeder, sans regarder et le coutelas aupoing, se précipita à corps perdu après Jack ; la descentepresque perpendiculaire avait environ trente mètres deprofondeur ; tous deux dans leur chute avaient conservé leurcoutelas.

Ce fut là le théâtre où les deux plus robustescœurs qui aient jamais été encerclés par des côtes, commencèrentleurs sanglantes luttes.

Le jeune garçon, auquel on avait enjoint de setenir à l’arrière et hors d’attaque, parut au haut du gouffre, et,durant le combat, frappa Jack d’une balle au ventre.

Sam était rusé ; il prit froidement undétour pour descendre au champ de bataille : lorsqu’il futarrivé au lieu où elle avait commencé, Jack et Reeder s’étaientpris au corps et avaient roulé ensemble au bas d’un autre précipicesur le flanc de la montagne ; dans cette chute, ils avaienttous deux perdu leurs armes. Sam, en se glissant après eux, perditaussi son coutelas parmi les arbres et les buissons. Quand ilarriva auprès d’eux, quoique sans armes, il ne resta pas oisif, et,heureusement pour Reeder, la blessure de Jack était profonde etgrave ; il était dans une violente agonie.

Sam tomba juste à temps pour sauver Reeder,car Jack l’avait saisi à la gorge avec son étreinte de géant ;Reeder avait la main presque tranchée, et Jack ruisselait le sangpar l’épaule et le ventre ; ils étaient couverts tous deux desang caillé, de balafres et d’estafilades. En cet état, Sam devintl’arbitre du combat, et décida du sort ; il abattit Jack avecun fragment de rocher. Quand le lion fut renversé, les deux tigreslui écrasèrent la tête à coups de pierres.

Bientôt après, le jeune garçon trouva lesentier pour parvenir jusqu’à eux ; il avait son coutelas aveclequel ils tranchèrent la tête de Jack et sa main à trois doigts,qu’ils portèrent à Morantbay ; là, ils mirent leurstrophées dans un baquet de guildive ; et, suivis d’une fouleimmense de noirs qui ne craignaient plus l’obi de Jack,ils les portèrent à Spanishtown – San-Yago de la Véga –, àKingstown, pour réclamer la récompense promise par laroyale proclamation et l’assemblée coloniale.

Chapitre 6Blood’s reward

 

Quand Reeder et Sam passèrent, j’étais àSpanishtown chez deux très vieilles bonnes femmes, deuxsœurs presque centenaires, filles de colons espagnols, et néeslong-temps après la prise de l’île sur les Espagnols par l’amiralPen, aidé d’un grand nombre de flibustiers anglais et français, en1655. Seul et double monument de la domination espagnole sur cesterres ; espèce de cippes incarnés, attestant encore leurpassage, comme les dolmens druidiques sont là pour nous faireressouvenir de nos dieux les Gaulois, qui forment maintenant lacouche végétative qui couvre comme un engrais le sol de la France.Ces saintes douairières, quoique recevant une pension dugouvernement, mortellement haineuses, n’avaient jamais voulu parlerla langue des conquérants, passées, sans contact, à traversplusieurs générations, ces bonne vieilles hablaienttoujours la divine langue castillane.

Pèlerin religieux de toutes ruines, j’étaisvenu les saluer : ma visite les avait emplies de joie, lesavait rajeunies de près d’un siècle, avait éveillé en leur âmemille souvenirs tendres et douloureux ; elles m’avaient retenupour quelques jours ; j’étais pour elles comme un fils ;elles me racontaient toutes ces vieilles choses que plus qu’ellessavaient au monde, étalant au grand jour et pour la dernière fois,sans doute, les lambeaux dorés de leur mémoire, secouant les pagespoussiéreuses de ce livre du gai-savoir, que le temps ronge commeun rat stupide, et qui allait bientôt se fermer avec leur vie dansla tombe.

Nous étions assis près d’une croisée et nousdevisions, quand nous entendîmes un tumulte lointain et desdécharges de mousquets. Nous nous levâmes et nous penchant à lafenêtre nous vîmes Reeder et Sam, nos héros, marchanttriomphalement, portant, au bout d’une pique, la tête et la main dumalheureux Jack. Ils étaient suivis d’un concours formidablesurtout de cudjos de Maroon town, vêtus d’une braye etd’une veste de grosse toile que le gouvernement leur donnait chaqueannée, ainsi qu’un fusil tous les cinq ans, en paiement desservices qu’ils rendaient à la colonie. Ces braves gens faisaientpresque la police de l’île comme une maréchaussée ; ilsarrêtaient et ramenaient les nègres fugitifs, les vagabonds qui seretiraient dans les montagnes et les prisonniers de guerre échappésde Port-Royal. C’était un ramassis d’hommes de touteorigine, de vrais Klephtes, avec lesquels les Anglaisavaient été forcés de faire une capitulation toute à leur avantage,n’ayant jamais pu les dompter. Le surnom de cudjos leurvenait du nom d’un de leurs vaillants capitaines. Ne pouvant plusguerroyer, ils s’étaient adonnés à l’éducation des bestiaux, qu’ilsvenaient vendre aux marchés de l’île. La plupart de ces montagnardsétaient remarquables par leur belle et haute stature, leur force etleur adresse.

Non loin de la maison de mes vieilles, unejeune noire, qui paraissait blessée à la jambe, était assise surune pierre, pensive, la tête abattue sur son sein ; éveilléebrusquement par les décharges d’armes à feu que faisaient les noirsen signe de joie, elle tourna la face du côté d’où venait letumulte, et resta immobile comme une louve qui flaire saproie ; quand Reeder passa, elle l’appela plusieurs fois, –Quasher ! Quasher !… – Reeder qui l’avait aperçue deloin, enorgueilli, détournait la tête. – Quasher !Quasher ! as-tu déjà oublié Abigail ?… Il ne répondit paset sembla précipiter sa marche.

La jeune négresse se rassit sur la pierre,tournant le dos au chemin, ainsi elle resta toute la soirée. Avantde me mettre au lit, rôdant, pour respirer un peu, aux environs dela maison, à la lueur de la lune je distinguai un corps étendu surle sol contre la pierre de la route, je m’approchai, elledormait.

Le lendemain à l’aube, je fus réveillé par unvacarme semblable à celui de la veille, je sortis parcuriosité ; c’était Reeder et Sam qui, ayant reçu la primepromise par la proclamation royale et l’assemblée coloniale,repassaient avec leurs compatriotes.

Cette tourbe poussait des hourras, des cris debêtes fauves, chantait en chœur des paroles inconnues, dansait auson des balafos, et de cette espèce d’instrument dont le nom ne merevient pas, assez usité parmi les noirs, composé d’une mâchoire decheval qu’ils font vibrer en passant une baguette sur le râtelier.La plupart étaient ivres et dans un état complet et repoussant dedésordre. Ils avaient passé la nuit en orgies, et traînaient aveceux quelques sales femmes de la ville, accourues à l’odeur del’argent.

En avant, quatre nègres portaient, dans despaniers embrochés par une perche, le prix du sang, écorné déjà parla bacchanale de la nuit. Reeder les précédait, soûl presque àtomber, et donnant le bras à une fille soûle et décharnée.

Arrivés vers notre demeure, la jeune négresse,couchée près de la pierre, se dressa subitement à la vue deReeder ; puis, tout à coup, se précipitant sur lui comme unetigresse : – Quasher ! tu es un lâche et un traître,cria-t-elle, lui enfonçant un couteau dans la poitrine.

Au cri de Reeder, les nègres accoururent etcernèrent Abigail, mais brandissant sur sa tête son couteaupleurant le sang, et l’obi que Jack lui avait donné, elleles terrifia, et les fit tomber la face contre terre ;s’ouvrant ainsi un passage sur leurs corps, elle s’envola dans lesmontagnes.

** * * * *

Quand j’ai dit que j’étais àSpanishtown lorsque Sam et Reeder passèrent, ce n’est pasvrai, j’en ai menti par ma gorge !…

Mais, qu’on ne m’accuse point de m’être compludans l’horrible, c’est de l’histoire ! j’en atteste le docteurMosely et son Treatise of Sugar, c’est del’histoire ! que je n’ai point osé émonder comme le pèreJouvenci émondait les classiques latins ad usumscholarum.

Au moment où j’écrivais ceci, 6 janvier 1832,la population noire de la Jamaïque s’étant imaginée que le roiavait signé l’affranchissement des esclaves, une révolte éclataitdans les paroisses de Saint-James et deTrelawney ; dans la première, quinze propriétés ontété détruites.

À Montego-Bay, de Westmoreland, laloi martiale a été promulguée par sirWilloughby-Cotton.

Trois missionnaires anabaptistes ont été jetésdans les fers, comme fauteurs et instigateurs de cetteinsurrection.

Un tribunal militaire est établi àMontego-Bay, et des récompenses sont promises pourl’arrestation de plusieurs chefs.

À cette heure, sans doute, quelques-uns de cesbraves Africains penchent la tête sur le billot, et, au nom del’égalité chrétienne, la hache anglaise se retrempe dans le sangdes esclaves.

Partie 5
DINA La belle juive Lyon

 

Lecteur, sans hyperbole elle était vraimentbelle ;

– Très belle ! – C’est-à-dire elleparaissait telle,

Et c’est la même chose. – Il suffit que lesyeux

Soient trompés, et toujours ils le sont quandon aime :

Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est lemême

Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Êtreheureux,

Qu’est-ce ? Sinon le croire…

THÉOPHILE GAUTIER.

 

Rosa mystica.

Turris Davidica.

Turris eburnea.

Domus aurea.

Fœderis arca.

Janua cœli.

Stella matutina.

Regina virginum.

Litanies de la Sainte Vierge.

 

Dépêche-toi de céder ; tu auras beaufaire, mignonne, c’est reculer pour mieux sauter ! Ô lamâtine, mord-elle ? Allons, calmons-nous, mademoiselle.Sacrrr !

P.L. JACOB, Vertu et Tempérament.

Chapitre 1Amour é râsco, rëgardo par ountë s’atâco

 

Làoù il n’y a point de haye, l’héritage sera gastée : et là oùil n’y a point de femme, l’indigent gémit. À qui croit celuy quin’a point de nid ?

LABIBLE.

 

Le couvre-feu sonnait, les ponts-levis sehissaient, quelques bourgeois attardés s’empressaient, Lyon laRiche, assise entre ses deux fleuves s’endormait, ceinte dans sesmurailles comme un guerrier dans son armure de fer.

Par un quai étroit et désert, deux hommes, unjouvenceau, un vieillard, allaient précédés d’un laquais portant unfalot.

Quand je dis un quai, je ne suis pasexact ; car en ces vieux temps, clos par une double haie demaisons, la plupart des quais étaient semblables à des rues ;les soubassements des masures qui ourlaient la rivière trempaientdans l’eau ; suspendues sur pilotis ou fondées dans la vase,ces demeures amphibies avaient pignon sur voie et pignon se mirantaux flots, et par le bas un escalier de pierre, rampant et profond,qui descendait à l’eau comme une citerne espagnole, tantôt séparédu courant par un détroit de terre, tantôt inondé jusqu’àmi-degrés.

De combien de crimes ces pierres ont dû êtretémoin ! que de meurtres ont dû faire tressaillir cesmurailles ! Enfer ! avec quelle aisance on se délivraitd’un ennemi, d’un rival, d’une femme abusée, d’un père vivace, onle poussait du haut de la montée, on ouvrait un châssis, tout étaitfait… Au plus, on entendait le bruit d’un corps tombant dans lesflots dont le roulis étouffait le râlement. Oh ! si ces ruinesconfidentes parlaient !…

Le jeune, enveloppé d’un manteau blanchâtre,abrité sous un feutre abattu sur ses moustaches, était long etsvelte ; à son allure cavalière et minaudée, au cliquetis deses éperons, à sa flamberge retroussant l’orée de son mantelet, onflairait aisément le gentilhomme.

Le vieux, enchevêtré dans sa robe noire,coiffé d’un mortier noir, juché sur sa tignasse grisonnante, et,parchemins au poing, exhalait à une portée d’arquebuse le docteurde la loi.

Capitoul ou conseiller au parlement,procureur, juge ou tabellion, cet oiseau de proie rompitbrusquement le silence.

– Seigneur Aymar, croassa-t-il, sansindiscrétion, la mineure sur laquelle je vais instrumenter, si j’enpréjuge par votre goût exquis, est belle, est-ce pas ?

– Oh ! si elle est belle !…maître, je l’avoue. Cette question me froisse, il me semble quequiconque doit avoir la prescience de sa beauté. Ô ma Dina, on medemande si tu es belle !… maître, elle est plus belle que laplus belle Sarazine du Soudan ! C’est une tourelled’ivoire ! c’est une buire d’argent !

– Au moins, seigneur Aymar, vousn’exigerez point, j’espère, la prescience de sa richesse ;a-t-elle de l’or ?

– Vous demandez si l’or a de l’or, si lesoleil est radieux : oui ! maître, elle a assez d’or pourécraser sous le poids de sa dot la plus forte haquenée.

– Vous êtes jeune, seigneur Aymar, quipeut donc vous pousser sitôt aux épousailles ? croyez à maprud’homie, il faut user dans les guérets le feu du poulainemporté, il faut courir et beaucoup faire par le monde avant decloîtrer son amour en une femme ; c’est chose grave qued’engager foi éternelle. Tenez, moi, j’entrai dans la confrérie àquarante ans, c’est pardieu ! le bel âge ; on commence àredescendre la vie, il faut un appui, il faut au pèlerin qui sevoûte un bâton, une hôtesse qui le soigne ; on choisit alorsfemme douce et bonne, ayant un patrimoine alléchant ; c’estainsi que j’ai fait, on ne saurait mieux faire. La jeunesse,voyez-vous, doit se passer dans l’orage et le bruit ; quand jesonge à ma vie de Paris, à ma vie de vingt ans, de clerc de labasoche !… Aussi, y fis-je époque, y suis-je resté enproverbe, y sers-je d’ère pour supporter le temps : on ditencore au Palais du temps joyeux de Bonaventure Chastelart ;et, levant son mortier et s’inclinant, le joconde tabellionricanait et croassait, tout triomphant, de ces vieilles folies,peut-être de ses turpitudes.

– Sans vous heurter, maître BonaventureChastelart, vous me permettrez de vous dire que vos conseils mesemblent peu nobles, mais je puis vous affirmer que quant à moi ilsne seront point pernicieux.

– Jeune homme, vous êtes péremptoire,pour cela je ne me crois point débarré et je m’en réfère à lasagesse de Pierre Charron, Parisien, docteur-ez-droicts.Le Saint Sacrement de mariage n’est pas chose valable en soi ;écoutez, voici au juste, ce qu’il en dit en un certain malicieuxchapitre de ses trois livres de sagesse, dont, vie durante, j’aifait mon oraison.

– Combien que l’état de mariage soitcomme la fontaine de la Société humaine, prima societas inconjugio est, quod principium urbis, seminarium reipublicae,si est ce qu’il est désestimé et décrié par plusieurs grandspersonnages, qui l’ont jugé indigne de gens de cœur et d’esprit etont dressé ces objets contre lui.

Son lien est une injuste et durecaptivité ; que s’il advient d’avoir mal rencontré, s’êtreméconté au choix et au marché, et qu’on ait pris plus d’or que dechair, on demeure misérable toute sa vie. Quelle iniquité pourraitêtre plus grande, que pour une heure de fol marché, pour une fautefaite sans malice et par mégarde, et bien souvent pour obéir,suivre l’avis d’autrui, l’on soit obligé à une peineperpétuelle ! Il vaudrait mieux se mettre la corde au col, etse jeter en la mer la tête la première pour finir ses joursbientôt, que de souffrir sans cesse à son côté la tempête d’unerage et manie, d’une bêtise opiniâtre et autres misérablesconditions.

Celui qui a inventé le nœud du mariage atrouvé un bel et spécieux expédient, pour se venger des humains,une chausse-trappe ou un filet pour attraper les bêtes ; etpuis les faire languir à petit feu.

Le mariage est une corruption et unabâtardissement des bons et rares esprits ; d’autant que lesmignardises de la partie que l’on aime, l’affection des enfants, lesoin de la maison et l’avancement de la famille, relâchent,détrempent, ramollissent la vigueur du plus généreux esprit quipuisse être ; témoins, Samson, Salomon, Marc-Antoine ; aupis-aller, il ne faudrait marier que ceux qui ont plus de viandeque d’âme, leur bailler la charge des choses petites et bassesselon leur portée. Mais ceux qui, faibles de corps ont l’espritgrand, est-ce pas grand dommage de les enferrer et garrotter à lachair, comme l’on fait des bestiaux à l’étable ?

L’utile peut bien être du côté du mariage,mais l’honnêteté est de l’autre.

Il empêche de voyager parmi le monde, soitpour apprendre à se faire sage ou pour enseigner les autres àl’être, et publier ce qu’on sait ; il apoltronit et accroupitles bons esprits au giron d’une femme et autour des petitsenfants.

– Assez, assez, maître Chastelart, assez,s’il vous plaît !

– C’est du tout un grand mal…

– Assez, assez, vous dis-je, maîtreChastelart, vous m’étourdissez !… finissez cettecapucinade !

– Humeurs débauchées, âmes turbulentes etdétraquées, ne sont point propres à ce marché…

– Assez, assez, maître, je vous prie.Maudite loquacité !

– Ne vous emportez point, beaucavalier ; au moins vous ne m’accuserez pas, moi, tabellion,moi, notaire royal, de prêcher pour mon saint.

– Cela est bel et bon, peut-être mêmeorthodoxe, maître Bonaventure Chastelart, mais non pas de règleabsolue. Vous disiez tantôt qu’il faut jeter son feu,d’accord : mais celui dont l’âme est vive, chaleureuse,aimante, qui fuit les tavernes, qui hait les dez et les ribaudes,pour celui-là, une femme aimée, avenante, un intérieur paisible,une troupe d’enfantelets, c’est le bonheur ! Je suisbouillant, mais pur, mon cœur ardent a besoin d’étreindre quelqueêtre de son amour chaste et tranquille. J’avais d’abord donné cetamour aux arts libéraux, je voulais dépenser avec eux mon activité,leur consacrer ma vigueur, mais mon père, qui tranche du châtelain,qui nomme les artistes gueux et les artisans gueusards ! abrisé mon chevalet et brûlé mes études sur Philibert Delorme.Oisive, ennuyée, mon âme est sortie errante comme la colombe del’arche, cherchant un rameau vert pour se poser ; elle atrouvé un myrte fleurissant, elle s’y pose… S’il est des Dalila quitondent la force de leurs amants et les vendent, il en est d’autresaussi qui les réconfortent, et qui épandent autour d’eux un aromatede bonheur et qui versent du benjoin sur leurs maux.

– Ah ! ah ! seigneur Aymar, quede roses paraboles ! l’amour vous met en délire et nousbattons la campagne. Or, voilà un long-temps que nous cheminons,n’adviendrons-nous pas bientôt ? Par saint Polycarpe ! oùdiantre me conduisez-vous ?

– À votre tour ne vous impatientez point,Chastelart, nous approchons fort, la Juiverie doit être peuéloignée maintenant.

– La Juiverie !

– Oui ! la Juiverie où nous sommesattendus.

– Votre future est donc unehérétique ? une juiferesse ?

– Une Israélite, maître.

– Jésus-Dieu ! la mesure est comble,j’espère !… et vous voudriez m’entraîner, à cette heure, chezces mécréants, merci !… Voudriez-vous me faire présider unsanhédrin ou chômer un sabbat ? merci !… Je n’ai nulleenvie de faire commerce avec ces damnés ; c’est uneconspiration, pour me faire endosser la chemise soufrée et me faireroussir en place des Terreaux, par maître Carnifex, rôtisseur debrucolaques ! merci !…

– Que craignez-vous, Bonaventure ?vous êtes en la compagnie d’un féal gentilhomme. Il ne s’agit icini de sabbat, ni de sanhédrin, il s’agit simplement de dresser uncontrat.

– Enfant ! me prenez-vous pour letabellion de l’enfer ?… vous pourriez, ce me semble, faire vospactes vous-même ! Bonsoir !

– Tu vas me suivre, te dis-je, ou sinon,je te pourfends et te cloue à cette porte comme unchat-huant ! Butor ! ânier en pourpoint de docteur, tuvas me suivre et faire ton devoir, puis après, je te jetterai cettebourse à la face et ma bottine en croupe, marche !

– Cavalier, je ferai tout votre bonplaisir, mais remettez votre flamberge en son lieu !

Le bon homme grelottait de peur.

– Je vous supplie, calmez-vous ; jesuis votre serviteur le plus humble.

– Cafard !…

Aymar remit son olinde au fourreau, et,silencieux, tous deux ils reprirent leur route. Après un moment demarche, Bonaventure Chastelart, licencié ès bavarderies, rompitl’abstinence pour la seconde fois.

– Vous me permettrez, seigneur Aymar deRochegude, de vous manifester mon étonnement sur votre allianceavec une hérétique ; en ma qualité de prud’homme et de robin,vous me permettrez de vous dire qu’il est messéant et dangereuxd’épouser une juiferesse.

– Juif toi-même !

– Juif moi-même !…

– Oui ! ânier que vous êtes !Qu’êtes-vous donc, sinon un pauvre juif ?

– Moi, Bonaventure Chastelart, filslégitime de Claude Chastelart, imprimeur privilégié de l’égliseprimatiale de Lyon, et de dame Anne-Pétronille-Maguelonne deSaint-Marcelin, ma mère, que Dieu les garde en son giron ! etfrère puîné de Pantaléon Chastelart, chamarier[13] duchapitre de Saint-Paul, moi ! je suis un Hébreu, unhérétique ! Allons donc, cavalier, votre têtegalope !

– Moins qu’un juif fidèle, docteur !Voyez la source ; ne sommes-nous pas tous païens ou juifsréformés, retapés, hébreux-huguenots, de la secte de Jésus deNazareth, infidèles, déserteurs, renégats de la loi mosaïque, dusabéisme, du saducéisme, du polythéisme, pour le protestantisme dupaysan de Bethléem. Monstrueux que nous sommes ! nousvoudrions raser la roche d’où découle notre torrent. Bâtards !nous voudrions égorger notre aïeul. Nous brûlons les Hébreux, etnous baisons leurs livres ; stupidité ! nous les brûlons,parce qu’ils sont fidèles à leur loi, à leur dieu, et nous chantonsautour de leurs bûchers les psaumes de leur roi David, poussantjusqu’aux cieux des Hozanna in excelsis ! Mascaradesanglante !…

– N’arriverons-nous pas bientôt, seigneurAymar ?

– Bientôt.

– Comment ? par Beelzébuth, princedes démons ! comment, diantre, avez-vous déniché cettehirondelle ?

– Le hasard.

– Le hasard ?…

Chapitre 2Aco’s la canson dë l’Agnel Blan

 

Macolombe, qui es és pertuis de la pierre, és cachettes de lamuraille, monstre-moy ta face, que ta voix sonne en mesoreilles ; car ta voix est douce, et ta face est belle.

LABIBLE.

 

Oui ! tous les ans, je descendais deMontélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, pardésœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que jepromenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, jefus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, etje tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie auBoulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville,les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, lessonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voixet d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous unfirmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche etsereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé,ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste !Oh ! surtout, quel transport ! alors qu’on entonnaitquelque chant glorieux, quelque romance en suave langueprovençale ; ou quand, dans les solennités religieuses, lesjours saints, on chantait de la musique sacrée, ces hymnesspirituelles, ces proses graves, funèbres, ces psaumes majestueux,ce Stabatlangoureux et sonore, ce sépulcral Diesirae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de lacathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme lacontemplation solitaire et nocturne de l’immensité.

Ainsi que dans un carrousel, les damoiselleset les dames étaient assises en cercle aux places d’honneur ;leurs bons époux et leurs tenants, postés derrière elles, toutentiers aux petits soins, échangeaient force courtoisies, épiant lemoindre geste du doigt, la moindre œillade, signe de satisfactionet de plaisir, pour applaudir galamment le motet ou le ménétrierqui charmait leur amie.

Or, ce soir-là, je remarquai près de moi,isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’unvieillard, une toute jeune fille.

Je me tournai, surpris, et la contemplai.

Dès lors, la musique ne me toucha plus ;je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’àmoi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais quedire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont lapoitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; ellem’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peintepar Barthélemy Murillo ou Diego de SylvaVélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point desœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes,ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, niaux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondesBrabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin,d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs,gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous unepaupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple,mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, sesoreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.

Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie,assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.

Ainsi depuis long-temps je la considérais,quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; sesdeux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, mefrappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’unefemme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaientvoluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé etbrûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaientreflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leurvolonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ;pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour lapremière fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amourque j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme untonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ;l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passionsera éternelle.

Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, jeprofitai du repos des ménétriers et m’approchant duvieillard :

– Messire, lui dis-je, en le saluantrévérencieusement, vous permettrez de trouver messéant à uncavalier, qu’une aussi noble damoiselle que celle que voici, soit àl’écart de la sérénade dont elle ferait la gloire ; si vous ledésirez, messire, je vais faire ouvrir un passage à la foule pourque vous puissiez l’accompagner sans méfait jusqu’au cercle desdames.

– Monsieur, je ne puis profiter de votreoffre aimable, et vous dis merci de tout cœur.

– Vous êtes excellent, messire,répliquai-je, mais ma damoiselle d’aussi loin ne peut bien entendrela sérénade.

À ce moment, cette noble fille, vermeille,s’inclina pour me remercier, je me troublai et balbutiai quelquessyllabes.

– Monsieur, me dit alors le vieillard,Dina, ma fille, est bien sensible à votre politesse, je vousremercie franchement, mais cela pour nous est impossible, noussommes d’une ruche étrangère, et cette abeille ne saurait sansavanie se mêler à ce guêpier.

Je me retirai tout leste, et joyeuxintérieurement de mon effronterie. Mais je m’éloignai seulement dequelques pas guettant et épiant pour les suivre à leur départjusqu’à leur demeure, afin d’obtenir des renseignements sur cettebelle inconnue, de la voir à son balcon en passant, de pénétrerjusqu’à elle ou de lui faire parvenir un message. Je me berçais deces flatteurs pensers, j’arrangeais tout cela dans ma tête, jesavais sa demeure, je passais sous sa croisée, elle y étaitpenchée, je la saluais d’un sourire et du chapeau, j’épiais sasortie, je gagnais sa duègne ; ou bien, je la suivais àl’église, et comme par hasard je la rencontrais au bénitier,j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt,qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaienttoucher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour,elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père ; ainsi,je nageais dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans cesillusions. Cependant, parfois, j’étais tourmenté par le sensmystérieux de ces paroles que m’avait dites le vieillard :Nous sommes d’une ruche étrangère et cette abeille ne sauraitsans avanie se mêler à ce guêpier.

Je faisais mille conjectures qui tour à tourme semblaient bien trouvées ; de minute en minute je lesmétamorphosais ; je leur donnais pour patrie, l’Espagne, laBohême, la Bosnie, Venise, Cerigo… j’en faisais des Hospodars, desBoïards, des princes voyageant incognito, des proscrits, puistoutes ces interprétations me semblaient folles ; en effet,tout cela n’était pas raison pour se tenir à l’écart et craindreune avanie. Puis le nom de Dina me persécutait, ce nom ne m’étaitpas inconnu, j’avais un souvenir vague de l’avoir ouï, quand et où,je ne pouvais me le remembrer. Un bruit lointain qui me fitsoubresauter fustigea toutes ces rêveries : je me trouvaidebout appuyé contre une palissade, seul sur le rempartdésert ; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Jeheurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction ; toutmon bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passionnée ex abrupto tombait de même.

 

Ah ! c’est bien grande souffrance que larencontre d’un être sympathique qui vous capte, qui vous incline àlui ! On l’a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l’église,on lui a jeté un regard, on a reçu une œillade, on l’a touché de lamain, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, ons’est déjà façonné un avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amourenraciné ; le temps de pousser un soupir, ou de regarder leciel, cet être s’est envolé comme un oiseau, l’apparition s’estéteinte, et l’on reste atterré, anéanti par la commotion. Pour moi,cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis,cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche ; que deuxexistences, faites l’une pour l’autre, pour être adouées, pour êtreheureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamaisécartées, et se traîneront peut-être malheureuses sans plusretrouver jamais d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leurtaille ; pour moi, cette pensée est profondémentdouloureuse.

J’errais long-temps sur le rempart,invectivant contre ma fatale chance et la dérision du sort, quim’avait, archer infernal, décoché une femme au cœur, pour m’y faireune plaie mortelle.

J’errais et m’emplissais de solitude et decalme, troublé souvent par l’image de Dina, qui repassait devantmoi, qui descendait sur mon front et me replongeait dans detumultueuses tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans unefièvre délirante de volupté.

À l’instant où je rentrai chez moi, l’horlogetinta une heure, une heure du matin : dans mon insomnie,pourpensant à toutes ces choses, je me rappelai que le nom de Dina,qui ne me semblait point inconnu, était dans la sainte Bible ;je rallumai ma lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée surma table, auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvaiau chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, lafille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les fillesdu pays. 2. Et Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vitet l’enleva, et coucha avec elle et la força, etc., etc., etc.Cette découverte me remplit de joie ; et j’en conjecturai que,portant un nom hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Sestraits orientaux corroboraient cette opinion, et, par là,j’expliquais le sens énigmatique des paroles que m’avait dites sonvieux père. Réconforté par cette découverte, enhardi par ce légersuccès, je repris espoir de découvrir sa retraite et je juraigravement de tout oser pour arriver à bonne fin.

Dès le matin-jour, je parcourus laville ; présumant qu’ils devaient être des étrangers enpassage, je commençai par visiter les hôtelleries ; j’allai dela Croix d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu de France aux Trois Maures,du Lion d’Argent à Saint-Vidal, m’enquérant partout aux hôtes s’ilne se trouvait point en leurs logis, un vieillard à barbe blanche,accompagné de sa jeune fille nommée Dina. Partout, je ne reçus quedes réponses négatives. J’allai trouver le rabbin sans plus desuccès.

Alors, sans me décourager, je rôdais par laville, j’allais aux promenoirs, aux remparts, sur les places, auxéglises, à la synagogue, je ne manquais aucune sérénade et jevisitais les environs ; vainement, je n’obtins pas le plusléger indice. Après quinze jours de recherches assidues etpénibles, je renonçai : l’activité m’avait soutenu, je tombai,soudain, dans l’ennui et l’abattement ; je ne sortais plus, jerestais alité une partie du jour, ma sainte Bible ouverte près demoi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais la page oùbrillait le nom de Dina.

Avignon m’était devenu insipide, je lehaïssais, je haïssais tout ; tout me semblait puant ou fade,et le néant venait toujours s’interposer entre le monde etmoi ; je caressais l’idée de mon anéantissement, idée quej’avais toujours portée en croupe. Ma bonne hôtesse me conseillad’aller passer quelques semaines chez mon père, afin de medistraire et de sortir de ce malaise, que cette brave femmeattribuait au renouveau de la saison.

Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’ysuivit : depuis long-temps j’avais le désir de visiter labelle cité de Lyon, je partis inopinément.

Chapitre 3Lou gal rëmëno l’alo

 

Jete prendrai, et t’amènerai en la maison de ma mère, et en lachambre de celle qui m’a engendré. Illec tu m’enseigneras, et je tedonnerai à boire du vin confict, et du moust de mes pommes degrenade.

LABIBLE.

 

Il y avait à peine quelques journées quej’étais ici, où l’ennui m’avait poursuivi, où mon inclination àrompre avec la vie de plus en plus se décidait, au détour de lasombre et majestueuse cathédrale de Saint-Jean, j’aperçus une jeunefille qui se hâtait, je crus reconnaître son erre, je m’approchai,c’était Dina ! Cependant, je n’osais me l’affirmer, nil’accoster cavalièrement. Je la suivis à quelques pas en arrière etl’appelant plusieurs fois, à demi-voix, Dina ! Dina !elle se retourna et me salua sans me reconnaître, je l’abordaitremblant : – Noble damoiselle, vous rappelez-vous, luidis-je, ce jeune homme qui, à Avignon sur le rempart, un soir desérénade, adressa la parole à messire votre père et que vousremerciâtes de son accortise ?

– Quoi ! c’est vous ?…dit-elle, émue, posant sa main sur mon bras, le front rouge etbaissé, fixant les dalles du parvis.

– Ô belle Dina, que je suis heureux devous rencontrer ! ne me repoussez pas, laissez-moi épanchertout ce qui s’est amassé de souffrances en mon cœur depuis l’heureoù je vous vis, où je perdis tout repos ; vous avez faitjaillir en moi un amour subit, une passion violente.

J’épiai la fin de la sérénade pour vous suivrejusqu’à votre demeure, dans l’espoir de pouvoir un jour vous avouermon amour ; j’attendais dans le trouble de l’heure dudépart ; mais vous m’aviez si bien frappé au cœur, que peu àpeu je tombai dans une profonde cogitation, et quand je m’éveillaij’étais seul sur le rempart ; je vous cherchai long-temps, jevaguai par la ville, sans succès ; désespéré, un ennui mortels’était saisi de moi, et vous le voyez, belle dame, j’étais venu letraîner ici ! Oh ! béni soit le ciel, si c’est lui qui mefait ce bonheur de vous revoir ! vous êtes, Dina, maîtresse dema vie, je suis à vos genoux, si vous me repoussiez, vous metueriez !…

– Monsieur, il n’est pas bien qu’unejeune fille s’arrête ainsi à causer avec un cavalier ; ne meretenez pas, je vous prie ; calmez-vous, voyez comme lespassants nous regardent.

– De grâce alors, entrons dans cettesombre église, là, sous une voûte noire, nous pourrons deviserd’amour loin des regards mauvais.

– Oh ! non, monsieur, je ne puisentrer dans ce temple où demeure l’ennemi de mon Dieu ;j’affligerais trop mon vieux père si jamais il l’apprenait.

– Quel est donc votre Dieu ?…

– Le Dieu d’Israël !

– Je l’avais deviné, car j’ai lu votrenom dans la Genèse. S’il en est ainsi, soyez ma sœur, permettez queje vous accompagne, et nous parlerons.

– Je mets ma confiance en vous,monsieur.

– Depuis long-temps habitez-vousLyon ?

– J’y suis née, monsieur.

– Votre beauté aurait dû mel’apprendre : mais depuis quand quittâtes-vousAvignon ?

– Le lendemain que vous me vîtes à lasérénade. C’est peut-être mal d’être franche ainsi, mais je ne puismentir ; à votre vue je me sentis touchée et assaillie d’unsentiment nouveau ; je m’étais aperçue de votre trouble etj’interprétai votre courtoisie. Quand nous nous levâmes au départ,vous étiez debout appuyé contre une palissade ; vous étieztellement absorbé que nous passâmes près de vous et que mon pèrevous salua sans que vous l’aperçussiez ; je me retournaiplusieurs fois en chemin et je ne vis personne. C’est peut-êtremesséant d’avouer tout cela ; mais cependant, c’est la vérité.Votre souvenir m’agita toute la nuit. Je fis tous mes efforts pourretarder le départ de mon père, dans l’espoir de vous revoir auxsérénades, mais ce fut en vain : mon père, qui fait lecommerce des pierreries, était venu à Avignon pour affaires et setrouvait par elles impérieusement rappelé à Lyon. J’ai biensouffert aussi depuis ce temps !…

La pauvre enfant essuyait quelques larmes.

– Hélas ! je ne pouvais mefamiliariser avec cette pensée qui me disait : Tu ne lereverras jamais. Pourtant, je devais dans quelques mois retourner àAvignon, et j’espérais…

– Ô Dina, Dina, que je suisheureux ! Oh ! combien je vous aime ! oh ! quevotre esprit me plaît ! Je vous adore, croyez-moi, vous êtesma Rachel, vous êtes mon bon ange visible ! Dina, jusqu’àl’heure où vous m’apparûtes, j’étais passé fier et dédaigneux parmiles femmes, et j’embrasse vos pieds !

– Oh ! si tout ce que j’éprouve pourvous… Mais dites-moi donc votre joli nom, que je vous nommeaussi.

– Aymar de Rochegude.

– Oh ! si tout ce que j’éprouve pourvous, mon Aymar, si tout ce que je ressens est de l’amour, croyezque j’en ai bien, de l’amour !

 

Dans ces épanchements mutuels, nous arrivâmesau seuil de la maison de Dina ; alors, je lui demandai unrendez-vous prochain.

– Eh ! pourquoi ? medit-elle.

– Pour nous voir et nous parlerd’amour !

– Aymar, il n’est besoin derendez-vous : Vous êtes un cavalier distingué, vous m’aimez,je crois bien que je vous aime ; venez chez mon père quandvous voudrez, si vous désirez même, montons de suite. Je dirai àmon père, voici venir le jeune cavalier qui vous parla, un soir desérénade, sur le rempart d’Avignon ; lereconnaissez-vous ? Je viens de le rencontrer, étranger encette ville ; il m’aime beaucoup, je l’aime aussi… Et mon pèrevous saluera et vous aimera pour l’amour de moi.

Je montai ; ce bon vieillard, Judas, mereçut avec aménité et me présenta à sa compagne Léa ; et,depuis ce temps, il y a bien dix mois, j’ai, pour ainsi dire, passétous mes loisirs en sa maison.

Mon amour pour Dina n’a fait que s’accroîtrepar une intimité chaste et délicieuse, comblant de soins et de touségards possibles le vieux Judas qui me chérit, et sa Léa qui mefait oublier ma mère que je perdis enfant.

Chapitre 4Ploujhas dë Marselha

 

Comme la pluie en la toison, et comme les gouttières dégouttantessur la terre.

LABIBLE.

 

À ce moment, ils détournèrent une rue.

– Maître Bonaventure Chastelart, ditalors Rochegude, bâillez moins fort, je vous prie, vous faites unbruit à réveiller toute la ville et faire venir le guet.

– Seigneur Aymar, c’est que…

– C’est bon, c’est bon, consolez-vous,c’est fini ; et, d’ailleurs, nous voici arrivés, c’est ici laJuiverie.

– Jésus-Dieu ! ici laJuiverie !… s’écria le vieux tabellion tout transi, faisantforce signes de croix.

– Oui, maître, c’est bien ici ;voici, là, à l’encoignure, cette belle maison à tourelle entrompillon, bâtie pour votre illustre compatriote, PhilibertDelorme.

– Philibert Delorme !… un sorcier,est-ce pas ? un astrologue ?… Hélas ! monseigneurAymar, je vous en prie, couvrez-moi un peu de votre manteau, j’aiune peur d’enfer ! Il me semble qu’il me choit quelque chosesur la tête ; j’ai toujours ouï dire qu’il était périlleux detraverser la nuit les juiveries, qu’il y pleuvait des chaudières etdes matras, des chats noirs, des mandragores, des chauves-souris,des feux grégeois…

– Pouvez-vous bien, à votre âge, croirepareilles balivernes ? Un homme de loi ! undocteur ! vous faites pitié !

Maître Bonaventure, par mon honneur ! jepuis vous attester que si la nuit il pleut en ce quartier, à coupsûr, ce ne sont ni des mandragores, ni des chats noirs.

Chapitre 5Melh ës nocëiar që ëssër usclat

 

Celui qui trouve une bonne femme, il trouve un bien, et puisera uneliesse du Seigneur.

LABIBLE.

 

Le valet, qui portait en avant le falot,s’arrêta vers le milieu de la rue, auprès d’une haute maison, dontles croisées étaient vitrées tout bonnement de papier huilé auxcinquième, sixième, septième, huitième et neuvième étages, sansdoute occupés par des ouvriers en étoffes d’or et de soie, quirecherchent un jour doux et pâle. La baie d’entrée était basse etétroite ; Aymar la dépassait de la tête : la porte, debois massif, et dont le parement était découpé en losanges, étaitornée et consolidée par de larges clous rivés à tête ronde commeune cuirasse de Milan. Un marmouset, de cuivre ciselé, pendait surle milieu et servait de heurtoir ; et, au-dessus du linteau depierre, l’imposte à jour était armée de croisillons.

Aymar de Rochegude heurta deux fois le cul dumarmouset sur la porte, et aussitôt on entendit, au second étage,un châssis grincer dans ses coulisses, et une voix doucecrier : – C’est vous, seigneur Aymar, je descends. – La cagede l’escalier s’éclaira subitement, et la lumière descendant sereflétait par de grandes fenêtres obliques sur le mur vis-à-vis. Laporte poussa un long gémissement, et s’ouvrit : Dina apparutdans toute sa splendeur, se dessinant sur le fond noir de l’allée,et vêtue d’une robe courte de brocatelle, et, selon sa coutume,chargée de bijoux et de joyaux. Sa figure blanche rayonnait dansl’obscurité, on aurait dit l’ange de l’annonciation. Sa petite maineffilée portait un chandelier de fer, à jour, et tourné en spirale,comme le serpentin d’un hermétique.

Chastelard, en apercevant cette belle femme,stupéfait, ouvrit de grands yeux, et recula de plusieurs pas, sigrande est la puissance de la vénusté ! Aymar s’approchad’elle, lui prit la main, et la baisa au front sur saféronière[14].

– Vous venez tard, dit-elle d’un tonaigre-doux.

– Il est vrai : j’ai été retardémalgré moi ; ne me grondez pas, je vous prie ; je nepouvais revenir, vous le savez, sans le notaire que voici.

À ce mot, Bonaventure Chastelart ôta sonmortier, et fit force salamalecs aux genoux de Dina ; puis ilsgrimpèrent un petit escalier de pierre, en vis, à l’aide d’unecorde servant d’écuyer et luisante par le frottement, comme lahaste d’une pertuisane. Durant la montée, Bonaventure tirait Aymarpar son manteau, et lui répétait à l’oreille :

– Qu’elle est belle, cettehérétique ! Oh ! vous n’avez pas menti,Rochegude !

– Mon père, cria Dina joyeuse et dumilieu du palier, c’est Aymar et son notaire ! – ils passèrentpar une galerie en encorbellement sur la cour, et entrèrent dansune grande salle éclairée par une girandole placée sur une torchèrede bois doré. Les parois étaient couvertes de tentures en basanedorée, gaufrée et nervée comme le dos d’un livre. Au fond de lapièce, dans une vaste niche, un buffet de palixandre marqueté,incrusté d’ivoire et de nacre, couronné d’une tablette en marbregriotte de Suisse creusée en coquille comme un bénitier, portaitune urne épanchant de l’eau ; et à droite et à gauche unegrande cruche d’étain, ventrue comme une amphore, et semblable àcelles que portent encore aujourd’hui les servantes quand ellesvont quérir de l’eau aux pompes publiques.

Sur une des murailles était adossé un meublevitré dont les rayons étaient chargés de cébiles de bois emplies deturquoises, d’améthistes[15], deberyls, d’onix[16], de cornalines, de cabochons derubis, d’émeraudes, d’aventurines, de topazes, de sydoines[17], de diamants, de lapis, de marcassites,de camaïeux et de mille autres pierreries ; contre lesverrières étaient suspendus quelques colliers de grenat, d’ambre,de baroques, de corail, etc., etc., objets de négoce de Judas lelapidaire, qui, enfoncé dans son pourpoint noir et son fauteuil,devant une table couverte d’une tapisserie de Bergame, sur laquelleétait posée une bible in-folio, garnie de fermoirs, lisaithautement et solennellement un passage de l’Exode.

Léa, son épouse, vêtue de ses plus beauxatours était à sa gauche ; la peau brune de son cou et de sesmains se confondait presque avec sa robe de moire Cap deMore ; ses cils et ses sourcils alezans, drus et longs,voilaient ses yeux qui étincelaient comme à travers untreillis ; son nez en bec de corbin formait un promontoireanguleux qui morcelait en deux lots la superficie de sa face enlame de coutelas ; mais après tout, dans sa personne, ilrégnait un air digne et affable, et le son de sa voix doux etmelliflu captivait.

Non loin d’elle, était un groupe d’hommes etde femmes ; leur costume semi-oriental, leurs têtescaractéristiques coiffées de turbans bâtards, sentaient fort laMésopotamie. C’étaient les proches et alliés de Judas venus pourassister aux fiançailles et signer au contrat. Je ne sais s’ilsétaient talmudistes ou caraïtes, mais, en revanche, je puisaffirmer qu’ils prétendaient appartenir, d’après la tradition defamille, à la tribu d’Aaron. Quand Aymar entra, ils s’inclinèrentet le saluèrent d’un Dieu soit avec vous, auquel il répondit par unbaise-main ; et retirant son feutre et sa cape :

– Pardon, mes bons parents, si je vous aifait attendre, c’est la faute du notaire, maître BonaventureChastelart, que j’ai l’honneur de vous présenter. Impérieusementforcé par mon père de retourner à Montélimart et de partir demain,sous menaces d’exhérédation, comme vous ne l’ignorez pas, toutrépit était impossible.

– Judith, dit Judas, à une servante quise tenait à l’entrée, approchez maintenant cette table et cetescabeau, apportez une écritoire, afin que M. le tabellionpuisse entamer son ministère.

À la droite de son père, Dina souriaitd’intelligence avec Rochegude de l’embarras et de la mine paniquede Bonaventure qui froissait un chapelet dans ses mains ; pourle rassurer, Rochegude l’étreignit violemment par le bras, feignantun air de douceur : – Bouvier stupide, lui gronda-t-il àl’oreille, l’asseyant devant la table comme on asseoirait unmannequin.

– Si vous êtes prêt, monsieur letabellion, vous pouvez commencer la teneur d’usage, dit Judas,interrogez, et nous répondrons.

– Monsieur, avec votre gendre, mon clerca préparé la minute du contrat, bégaya maître Bonaventure, tirantun parchemin de son carnet ; je réclame l’attention, nousallons procéder à la lecture.

Écoutez :

« Théodebert de Chantemerle, chevalier,seigneur de Roche-cardon, Gorge-de-Loup, et autres lieux, sénéchalde Lyon, savoir faisons que :

« Par devant les conseillers du roi,notaire à Lyon, soussignés.

« Furent présents, sieur Carloman, Aymarde Rochegude, à Lyon, où il habite, hôtel de la Cornemuse, rue desQuatre-Chapeaux, paroisse Saint-Nizier, fils légitime de sieurTiburce Aymar, chevalier de Rochegude, habitant au lieu ditDieulefit, près Montélimart en Dauphiné, et de défunteMadeleine Garnaud, de Rémusat près Nyons ; époux avenir d’unepart ;

« Et damoiselle Dina, fille légitimed’Israël Judas, de Tripoli de Syrie, négociant lapidaire en cetteville, et de dame Léa Baruch, de Damas, demeurant auprès de sespère et mère, domiciliés rue de la Juiverie, paroisseSaint-Paul ; épouse avenir, d’autre part.

« Lesquels procédant, l’époux futur commemajeur, libre et maître de ses droits, après trois sommationsrespectueuses et révérencielles faites à son père, et après décèsde sa mère ; dont et du tout il justifiera lors de labénédiction nuptiale ; et l’épouse future de l’autorité etagrément desdits sieur et dame ses père et mère, tous ici présents,ont promis de se prendre en vrai et légitime mariage, et à ceteffet de se présenter à l’église…

– Non, non, monsieur Bonaventure, mettezs’il vous plaît, à la synagogue, s’écria Rochegude.

– À la synagogue, au diable si vousvoulez ! murmura le tabellion.

– Monsieur le notaire royal, vous êtesimpoli ! et salissez votre ministère.

« Et à cet effet, de se présenter à lasynagogue, pour y recevoir la, la… malédic… la bénédictionnuptiale, sur la première invitation de l’un à l’autre.

« En faveur duquel mariage, ledit sieurIsraël Judas, a donné et constitué en dot et avancement d’hoirie àl’épouse future sa fille, la somme de quinze mille écus, qu’il a cejourd’hui remise et délivrée en deniers et espèces du coursès-mains du sieur époux futur, ainsi qu’il le reconnaît et dont enconséquence, tant lui que l’épouse future de lui autorisée secontentent, quittent et remercient le sieur Israël Judas.

« En même faveur, l’épouse future s’estconstituée en dot tous les autres biens et droits qui pourrontci-après lui…

– C’est bon, c’est bon, maîtreChastelart, passez outre, nous connaissons la teneur obligée.

 

– Alors, ta ta ta ta ta ta ta… Ah !c’est cela. Nous y sommes…

« Déclarant, l’époux futur que ses biensprésents provenant de défunte sa mère, se composent :premièrement, de deux métairies et dépendances, situées au lieu ditRémusat, près Nyons, estimées, évaluées vingtmille livres ; secondement, d’une bastide sise au même lieu,jugée, évaluée trente-deux mille livres ; troisièmement, d’unemaison à location, à l’enseigne du Bras d’Or, sise à Montélimart,prisée, évaluée neuf mille livres ; et, en outre, d’une sommeespèces, n’excédant pas cinq cents pistoles ; et l’épousefuture déclarant qu’elle n’en a pas d’autres que les quinze milleécus à elle ci-dessus constitués.

« Ainsi convenu réciproquement, acceptéet promis être observé à peine de tous dépens, dommages etintérêts, par obligation de biens, affectation, imposition de dotet accessoires, à la forme du droit et usage de cette ville, auxlois et usages qui s’y observent ; les parties se soumettentet renoncent en conséquence expressément à toutes autres lois etcoutumes qui peuvent y être contraires, soumissions, renonciationset clauses. Fait et passé audit Lyon, dans le domicile du sieurIsraël Judas susdésigné, après le vêpre, le 28 juin 1661.

 

« En présence du sieur Abraham Baruch,marchand mercier, frère d’Israël Judas, et de sieur Gédéon Tobie,parfumeur à Grasse en Provence, qui signeront ci-dessous avec lesparties. »

– Maintenant veuillez approcher etsigner, vous d’abord, monsieur Aymar de Rochegude, ensuitemademoiselle, vous ensuite, messieurs.

En ce moment, Judith la servante, apportaitsur la table deux énormes bassins remplis de dragées defiançailles, et plusieurs corbillons, coffrets et valises.

Quand les parents et témoins eurent signé,maître Bonaventure, usant du droit et coutume, baisa sur les deuxjoues Dina, qui lui présentait un des bassins dans lequel plongeantsa main croche, il retira une grosse provision de dragées. Dina etAymar se jetèrent dans les bras de Léa et de Judas qui pleuraientde joie, puis ils embrassèrent tous leurs alliés ; alorsJudith promena les dragées devant l’assemblée, chacun y puisa sanscérémonie et à pleine main ; les deux époux offrirent auxfemmes et filles d’Abraham Baruch et de Tobie, leurs tantes,cousines et amies, les coffrets de bonbons et d’objets précieux detoilette dont ils leur faisaient gracieusement cadeau, selonl’usage de la ville.

La cérémonie achevée et les félicitations, lesprotestations d’amour et d’amitié éternels faites, les bons parentsse levèrent pour se retirer ; il était tard.

– Adieu, mes amis, leur dit Rochegude,adieu, mes bonnes amies, je pars demain pour Montélimart, mon pèrem’y rappelle tyranniquement, j’espère le fléchir par des instancesfaites de vive voix à ses genoux, j’espère obtenir son consentementet peut-être revenir bientôt avec lui célébrer comme il convient,notre mariage et nos noces. À bientôt, que Dieu vous garde la santédu corps et de l’esprit.

– Adieu, seigneur Aymar, adieu, monami ! adieu, cousin, adieu, neveu ! chanceheureuse !

– Adieu !

– Vous, maître Bonaventure, attendez-moi,nous partirons ensemble.

 

– Mes bons père et mère, dit alors Aymar,comme je ne puis demain, avec Dina, faire nos visites defiançailles, vous voudrez bien m’excuser auprès de nos amis, etleur faire parvenir les dragées et les présents qui leur sontdestinés. – Maintenant, il me reste à vous presser sur mon cœur,ainsi que ma Dina, que j’aime tant !

– Ah ! pourquoi faut-il que vousnous quittiez, Aymar, restez, restez encore quelquesjours !

– Ne pleure pas, Dina, je reviendraibientôt et je ne te quitterai plus, à tout jamais !

– Reste, reste avec moi ! j’ai defunestes pressentiments.

– Folie ! ma chère enfant.

– Non, je ressens quelque chose delointain, de douloureux, qui me fatigue ; oh ! le ciel nement pas à ce point !

– Console-toi, ma bonne fille, disaitJudas, qu’est-ce ? quelques jours d’attente. Songe à notrepère Jacob, qui, chez Laban, son oncle, attendit sept années Rachelqu’il aimait ; injustement, au bout de sept années, il nel’obtint pas ; et, sans murmurer, il attendit encore septautres années ; ce n’est qu’après quatorze ans de désirs, depromesses et de labeurs, qu’il reçut le prix de sa constance. Aiecourage, ma fille !

– Courage, ma chère ! répéta Léa,qui la tenait embrassée et lui baisait ses beaux yeux enlarmes.

– Mon père, dit Aymar en s’agenouillantdevant Judas, mon père, donnez-moi votre bénédiction !

Judas, imposant alors ses deux mains sur latête de son gendre, lut plusieurs passages de la sainte Bible,récita plusieurs prières en hébreu, puis ajouta d’une voixhaute : – Mon fils, je te bénis au nom du Dieu d’Israël, je tebénis comme Isaac et Esaü ; que ta postérité soit nombreuse,que ta postérité soit un peuple, et que le Très-Haut, Seigneur Dieud’Israël, habite en toi et ta postérité !

Lève-toi, mon fils, tu ne dévieras point, carDieu t’obombrera et marchera avec toi.

Aymar pleurait : il couvrit de baisersles mains et la barbe blanche de Judas, s’arracha des bras de Dinaet de Léa qui sanglotaient.

Aymar n’y tenait plus.

– Adieu ! adieu !… Partons,Chastelart ; vite, partons !…

Sur le quai, à la faveur du falot que portaitle laquais, on vit briller quelques écus dans la main deRochegude ; puis, à la faveur du silence, on entendits’échapper de l’escarcelle de maître Bonaventure Chastelart, ungros soupir, sincopé[18],argentin.

Chapitre 6Langhimën

 

Ôtrès belle entre les femmes, où est allé ton amy ? où s’estescarté ton bien-aimé, et nous le chercherons avec toy ?

LABIBLE.

 

La fin de juillet approchait : il y avaitenviron un mois qu’Aymar de Rochegude était parti à Montélimart, ethabitait chez son père le domaine de Dieulefit. Il avaitpromis à sa fiancée de revenir avant peu, et rien pourtantn’annonçait à Dina son prochain retour. Depuis son absence, ellen’avait reçu, en mémoire de lui, qu’un seul message, une boîte denougat de Montélimart, un coffret de mannes de mélèzes etd’amusettes ou pignons de pins de Briançon et un cabas dedélicieuses gimblettes de la foire de Sainte-Madeleine deBeaucaire. Dans le cabas, s’était trouvé un billet ainsiconçu :

 

Aymar de Rochegude à Dina

« Ma belle fiancée, ne vous fâchez pointsi je vous traite comme une enfant, car je vous aime comme uneenfant ! Que cet éloignement m’est douloureux ! Oh !si du moins vous étiez près de moi, combien cette grande etprimitive nature qui m’environne, qui ce jourd’hui, me semblelourde et insipide, s’animerait, bondirait comme un bélier,tressaillirait comme un agneau, oh ! je l’aimerais, je lacomprendrais mieux, si votre regard ouvrait mon âme qui seconcentre comme un hérisson, si votre voix épanouissait mon cœur,si j’avais votre main dans ma main, si le maëstral de cesmontagnes, se fourvoyant dans vos longs cheveux roux, m’inondait dunard qu’ils exhalent ! joyeux, nous parcourrions cette bellepatrie, nous gravirions au plus haut pic, et tous deux, sous lemême manteau, perdus dans les brumes, nous verrions sous nos piedsdes planchers de nuages, et nous saluerions l’immensité, etl’esprit du Dieu d’Israël qui habite les hauts lieux, nousvisiterait !… Pardon, pardon, la souffrance m’égare… Mais,cependant, n’est-ce pas, tout cela serait beau ? Nousvaguerions depuis la grotte de Balme jusqu’à Briançon, aired’aigle ; depuis les ours de Saint-Jean-de-Maurienne jusqu’auchâteau fort de Viviers, posé comme un chapeau sur la cime d’uneroche hautaine.

« Un montagnard du Monestier,dernièrement, m’a vendu un jeune aigle, je l’élève pour medistraire ; vous ne vous fâcherez point, si pour rediresouvent votre nom balsamique, je l’ai nommé Dina. Mon père et tousles gens qui me visitent s’étonnent de ce nom et m’interrogent pouren connaître la source, je ne sais que leur répondre, j’allègue mafantaisie. Ces braves Dauphinois aimeraient mieux sans doute que jel’appelasse Margot.

« Depuis que je suis arrivé àDieulefit, j’ai eu plusieurs explications et entretiensavec mon père ; ces entretiens ont tourné en altercations, etces explications n’ont rien expliqué, comme tu le penses. Mon pèreest toujours bardé et crénelé dans sa volonté, rien ne peut fléchirsa sauvage fermeté. Sa violente irritabilité ne fait ques’accroître ; cependant, depuis quelques jours, il feint, pourme gagner, sans doute, une douceur mielleuse qu’il n’a pasaccoutumé de distiller. Le matin de mon arrivée, j’ai étéhorriblement maltraité : cet homme fier avait sur le cœur mestrois sommations révérencielles ; ma volonté persévérante leheurtait, il m’a couvert de tout son fiel, il a blasphémé, etinvectivé contre moi ; je gardais le silence, et vois jusqu’oùvont ses emportements, moi jeune, ce vieillard m’a jeté à terre,j’embrassais ses genoux, il m’a frappé du pied.

« Après ces accès, où il dépense tant devie, la faiblesse et le froid s’emparent de lui, souvent il s’aliteplusieurs jours.

« Il ne veut en aucune manière entendreparler de mon alliance avec toi, avec une hérétique, une Bohèmecomme il t’appelle ; les Israélites pour lui sont deshérétiques et des voleurs. Non seulement, aujourd’hui il me menacede me déshériter, mais, pis encore, de me faire claquemurer dansune prison d’État, à Pierre-Encise, à la Bastille, je ne sais où,peut-être à la Grande-Chartreuse. J’ai perdu à peu près l’espoir dele fléchir, cependant j’essaierai prochainement une nouvelletentative, et quoi qu’il advienne, je serai bientôt près de toibéni ou maudit.

« Embrasse bien Léa ma mère, embrassebien mon père Judas, j’ai besoin plus que jamais de leurbénédiction.

« Pour toi, ma Dina, je t’adore, et monâme te contemple comme une arche sainte.

« Si tu trouvais le loisir de m’écrireune consolation, adresse-moi ce billet, non à Dieulefit, àcause de mon père, mais à Montélimart à l’enseigne du Bras d’Or,elle me parviendra. »

 

Cette lettre emplit de joie et navraDina : cette bonne fille s’accusait des malheurs d’Aymar, etse regardait coupable des mauvais traitements et des tempêtes queson amour pour elle lui faisait essuyer. Elle ne pouvait comprendrece vieux Rochegude, le père de son fiancé ; pour elle, douce,sans malignité aucune, ignorante du mal, sa cruauté le faisaitapparaître à ses yeux sous une forme inhumaine, sous les dehorsd’un ogre ; elle ne pouvait croire que de la poitrine d’unhomme il pût sortir tant de barbarie. Cette heureuse enfant nesavait pas que la société pervertit tout, que le fanatisme de lapossession et de la religion endurcit et donne la soif dusang ; que l’homme bon dans l’état naturel, civilisé devientsoldat, propriétaire, prêtre, juge, bourreau ; elle ignoraitque pendant son bas âge, son aïeul avait été rôti en place de Grèveà Paris, et que bien avant, pour éviter la mort, son père, accuséde magie, s’était enfui de cette cité imbue de sang humain.

Six semaines étaient passées, Rocheguden’arrivait point, la pauvre Dina s’attristait de jour en jour, sagaieté s’effeuillait ; que l’attente lui semblait dure !Le temps s’allongeait derrière elle et l’avenir était sombre à sesyeux. Elle se disait : – Aymar en ce moment est peut-êtreaccroupi en un cachot humide, m’appelant d’une voix mourante, à sesgémissements l’écho rauque d’un souterrain répond seul, et sonfront, quand il se dresse, se déchire aux stalactites de la voûte.Ou peut-être, a-t-il été égorgé sur la route par des bandits.

 

Voici les roses pensers dont elle se berçait.L’ennui la minait sourdement. Elle si parleuse, restait oisive ettaciturne, assise auprès d’une fenêtre qu’elle affectionnait. Samélancolie navrait sa mère et le vieux Judas qu’elle ne caressaitplus comme d’usage, ou dont elle ne baisait le front que pour lemouiller de ses larmes. Dépravée par la douleur, elle recherchaitardemment tout ce qui irritait ses nerfs, tout ce qui titillait etéveillait son apathie ; elle se chargeait des fleurs les plusodorantes ; elle s’entourait de vases pleins de syringa, dejasmin, de verveines, de roses, de lys, de tubéreuses ; ellefaisait fumer de l’encens, du benjoin ; elle épandait autourd’elle de l’ambre, du cinnamome, du storax, du musc. Souvent elleétait violemment agitée, allait, venait dans le logis, semblantavoir l’esprit égaré ; quelquefois même, elle disparaissaitplusieurs heures ; cette absence alarmait la maison, on volaiten vain à sa recherche par la ville, puis elle rentraittranquille.

– Je souffrais enfermée, disait-elle,j’ai été voir le ciel, je me sens mieux.

À cette époque de l’année où tout renaît, oùtout s’avive, où l’être le plus froid se sent remué, où l’onéprouve un besoin impérieux d’épanchements, où le plusmysantrope[19] se dépouille de sa haine et de sonaustérité et voudrait faire de la courtoisie ; à cette époque,où un sentiment sympathique nous incline à l’amour, à cet amourjeune qui tourmente même ceux qui l’ignorent et les jette dans lemalaise et dans la langueur ; à cette époque, Dina qui, depuisune année, avait auprès d’elle, à ses genoux, un ami, un compagnonqui l’obombrait sous ses ailes, avec lequel elle passait ses joursdans des conversations qui la ravissaient, dans des lectures de laBible, dans de saints aveux, dans des rêves illusoires ; Dina,soumise et confiante, habituée à ne plus penser, à ne plus songerque par l’homme dont elle aimait la volonté, dont le contact luiavait épanoui l’âme et dont elle avait plus besoin quejamais ; Dina se trouvait fatalement isolée, le bras qui lasoutenait, la main qui la dirigeait, la bouche qui lui soufflait lavolonté, l’amour, la haine, tout lui manquait ; la pauvrefille, accablée, s’affaissait éperdue dans son trouble, et parsurcroît, la crainte, la timeur intime d’avoir perdu ou de perdreson bien-aimé la tuait.

Rien ne pouvait l’arracher à sescogitations : cependant ses sensibles parents faisaient toutpour la distraire. On lui achetait mille choses dont elle n’avaitnulle envie ; comme une enfant malade qui repousse ses jouets,elle regardait à peine ces fanfreluches, ces bijoux qui, quelquetemps auparavant, l’auraient emplie d’allégresse. Souvent on lamenait aux promenoirs de la ville, souvent on la menait parcourirles campagnes, à l’Île-Barbe, à Roche-Taillée,dans les bois de Tassin ou de Roche-Cardon, à latour de la Belle-Allemande, sur les rivages de la Saône etdu Rhône, mais rien ne lui plaisait ; elle restait muette sousson voile abattu.

Un jour, elle demanda à sa mère Léa lapermission d’écrire un billet à son fiancé, le voici :

« Aymar, si vous aimez Dina, comme Dinavous aime ! revenez de suite, je vous supplie, si vous êteslibre encore. Si vous ne l’êtes plus, rompez vos fers, où que vousalliez, j’irai ! Ou dites-moi seulement où est votre cachot,que j’y meure avec vous ! Votre absence me cause tant de mal,je suis tellement affaiblie que je ne puis tenir ma plume, nirassembler plus d’idées.

« Revenez mon fiancé ! »

Six jours après, Dina reçut cetteréponse :

« Console-toi, ma fiancée,console-toi ! je pars, demain, à l’aube du jour. Pardon si jet’ai fait tant de mal, mais je souffre bien aussi. Pour étouffer masouffrance, j’ai chassé l’ours dans les montagnes, et toi, pourchasser l’ennui, ours qui t’étouffe dans ses bras de plomb,qu’as-tu fait ?… Croyant revenir de jour en jour, j’ai tardé àte faire réponse, je voulais te l’apporter ; j’espéraisattendrir mon père, il est plus inflexible que les Alpes. Ce soir,je lui annoncerai mon départ, prévois-tu quelle bourrasque ?…Prie Dieu que l’ouragan ne me brise pas !

« Salue Judas et Léa, adieu ! Danstrois jours je heurterai à ta porte. »

Chapitre 7Oustâou pairolaou

 

Disant au bois, tu es mon père, à la pierre, tu m’as engendré.

Ilmettra sa bouche en la poudre, pour voir s’il y a espoir.

LABIBLE.

 

En effet, le soir même où partit ce message,après la collation, Aymar suivit son père qui se retirait dans sachambre à coucher. Et, tremblant, parla ainsi :

– Mon père, pardon si je viens encorevous troubler, vous me voyez à vos pieds, ne vous emportezpoint ; souvenez-vous que toute sa vie, votre humble fils vousa été soumis ; une seule fois, il lui arrive d’avoir unevolonté, et cette volonté lui est fatale. Vous le savez, l’amour nese commande point, l’amour vrai ne s’arrache pas, vous le savez,car vous avez aimé ma mère, est-ce pas ?…

À ce mot, Rochegude tressaillit, comme accablépar d’affreux souvenirs, et fit d’affreuses contorsions pourrassereiner[20] sa figure.

– Est-ce ma faute, reprit Aymar, si lafemme que le ciel m’a envoyée, s’est trouvée Israélite ? sicette femme choisie, s’est trouvée du peuple choisi de Dieu ?Est-ce ma faute, si elle est du même sang que votre Christ ?…Elle est belle, elle est pure, elle est vierge, je l’adore !elle m’adore, elle vous adorerait aussi, mon père ! N’est-cedonc rien que l’amour d’une bru ? Sa joie égaierait votrevieillesse ; vous ne me répondez pas, mais dites-moi doncenfin, quelle bru voulez-vous ?…

– Jamais, monsieur Aymar, je nepermettrai que le sang chrétien des Rochegude se mêle au sang impurd’une Bohémienne ! d’une basse hérétique ! d’unebagasse !…

– D’une bagasse… Ô mon père, vous êtesbien injuste !… Tenez, lisez ce contrat, car elle est mafiancée ! Tenez, lisez ce contrat qui n’attend plus que votresignature, vous le voyez, elle n’est pas sans fortune, elle estriche, cette enfant, si c’est de l’or qu’il vous faut ?…

Rochegude lui arracha des mains.

– Damnation ! Quel pacteinfernal !…

Et, sans le regarder, il le rompit et le jetaà la face d’Aymar en lui donnant des soufflets.

– Tiens, voilà tes fiançailles !Nous verrons, infâme ! si tu déshonoreras tafamille !

– Mon père, vous me frappez, parce quevous savez que je ne vous frapperai point : pourtant, je suisjeune et fort ; pourtant, j’ai du sang qui bout ;pourtant, j’ai un cœur qui fracasse ma poitrine !… Tenez, jevous briserais, vieillard, comme je brise cette porte !…

Et la porte, effondrée, tomba sous le chocavec un bruit épouvantable. Rochegude, atterré, blêmi, se renversadans son fauteuil.

– Assez, assez, mon père ! tout celame tue ! Vous êtes de roche, je serai de fer ! jepartirai demain, adieu !

– Vous ne partirez point !entends-tu ?…

– Mon père, je partirai : mais,terre et ciel ! qu’a donc cette union de si fatal ?Dites-moi ce qui vous rend si farouche ?

– Une Bohémienne !… unedamnée !… Le sang des Rochegude est chrétien !

– Ô mon Dieu ! vous faites sonnerbien haut votre sang chrétien : que vous importe chrétien oumore ? n’êtes-vous pas si religieux, n’avez-vous pas tant defoi !… Je suis sûre que vous ne croyez pas en Dieu ;est-ce pas que vous n’y croyez pas, en Dieu ?…

Rochegude, à ce mot, se dressasubitement ; saisi d’une fureur démoniaque, il étreignit uncouteau par la lame, et, la main teinte de sang, il frappait dumanche sur la table.

– Va-t-en, va-t-en, brigand, je temaudis ! Et de l’autre main, saisissant la chevelure de sonfils, il le traîna, par terre, au long du corridor, et le précipitapar l’escalier.

Chapitre 8Bënëzets los maldisors dë vos

 

Sonrugissement est comme celui du lion.

Etles posteaux avec le surseuil furent esmeuz.

LABIBLE.

 

Le lendemain, à l’aurore, Aymardescendit : les valets à cheval, accompagnés de son moreau etde la pouliche qu’il destinait à Dina, et de plusieurs mulets,chargés de valises, déjà l’attendaient.

Éveillé par le hennissement des chevaux,Rochegude ouvrit précipitamment la croisée de sa chambre, fitclaquer les volets sur la muraille, et, stupéfait, cria d’une voixforte à Aymar :

– Tu ne partiras pas, ou je te déshériteet maudis !…

– Je pars, mon père, répondit Aymar, etpour le reste qu’il soit fait selon votre volonté ; mon autrepère, là-bas, me bénira.

– Tu ne partiras point, je tecrie !…

Rochegude disparut de la croisée.

Aymar et sa caravane se mit en route ; àpeine était-il au milieu de l’avenue, que Rochegude reparut sur leperron, à demi nu, une arquebuse en main.

– Arrête, parricide ! arrête, je temaudis !… Que la foudre t’écrase ! que l’enfert’engouffre ! T’arrêteras-tu, te dis-je ? je te maudis ette chasse ! C’est ton père qui te maudit et le ciel en esttémoin !… Tu ne partiras pas !

Il frappait sur la dalle et se heurtait latête aux piliers du porche, la maison tressaillait ; c’étaitaffreux à voir. Aymar, en silence, s’éloignait toujours ;quand il fut près du détour de l’avenue, perdant espoir de leramener, Rochegude redoubla de fureur.

– Va-t-en, va-t-en, parricide, monstre, àjamais !…

Et, ajustant son arquebuse, une détonationéclata, Aymar jeta un cri, et Rochegude tomba raide sur les degrésdu porche.

Chapitre 9Bourdëscâdo

 

Carje languis d’amour.

LABIBLE.

 

Depuis que Dina avait reçu la lettre d’Aymar,elle était moins inquiète, mais non moins agitée ; et, lelendemain, sur le vêpre, elle dit à son père :

– Je sors visiter Élisabeth, monamie ; je reviendrai bientôt. Cette sotte mentait, car elleétait peu disposée à la société, à la causerie ; pour songer àson aise et voir le ciel comme elle disait, seule, elle s’en futerrer sur les rives de la Saône ; imprudente !…

Son futur devait arriver après deux ou troisjours. Que de jolis rêves ne dut-elle pas faire, qui bercent plusque la solitude !

Un peu en deçà de l’Ile-Barbe, unpasseur était assis sur la proue de sa bèche, espèce debarque abritée sous des toiles ou pavois, comme une gondole.

Une fantaisie s’empara subitement de Dina.

– Batelier, dit-elle en s’approchant,j’ai bien envie de voguer sur cette belle eau, mais je suisseule.

– Belle dame, qu’importe ?…

– Batelier, voici un écu pour monpassage, et voici ma bourse pour que vous respectiez une jeunemalade.

Le batelier prit l’écu et la bourse ;Dina sauta dans la bèche, et disparut sous la tente.

Déjà la barque voguait au loin.

Tout à coup on entendit une symphonie douce,éloignée, qui glissait sur la surface de l’eau, et l’on vit poindreune autre bèche, qui ramait fort, et d’où partaientsouvent des rires inextinguibles. Elle était chargée de jeuneshommes et de jeunes filles qui étaient venus faire de la musique ets’ébattre à la fraîcheur du soir ; ils ramèrent pours’approcher de la barque de Dina, et passèrent tout auprès, sepenchant pour voir sous la tente silencieuse ; mais le passeurpressa son aviron en amont, et ces indiscrets filèrent en aval sansrien distinguer.

La bèche de Dina remontait ets’éloignait toujours, et pourtant la nuit noire était tombée, etpourtant elle avait demandé au batelier à ne voguer qu’une heure auplus.

Et le batelier quittant son banc, se glissasous la tente ; un cri s’échappa de la bèche quidisparut à l’horizon.

Chapitre 10Escumergamën

 

Lescheveux de ton chef sont comme la pourpre du roi.

Ôfille de prince, combien sont beaux tes pas en chaussures !Les joinctures de tes cuisses sont comme joyaux, lesquelles sontforgées de la main de l’ouvrier. Tes deux mamelles sont comme deuxbichelots gémeaux de la biche.

LABIBLE.

 

– Eh bien ! l’homme, quefaites-vous ? Restez donc à votre banc, et ramez en courant.Redescendons ; vous voyez bien qu’il est déjà tard. Nem’approchez pas !…

– Vous êtes belle, madamoiselle !

– Vous êtes fou !

– C’est vous qui m’avez mis cette folieen tête.

– Retirez-vous ; mais enfin ne metouchez pas ! Que me voulez-vous ?

– Rien, seulement ce que M. lesénéchal a voulu à ma sœur il y a trois mois.

– M. le sénéchal… vous lecalomniez.

– Je le calomnie… c’est le ventre de masœur qui le calomnie… Oh ! les douces mains ! j’en ai peutouché d’aussi douces. Quel bonheur d’être caressé par des mainsblanches et mignonnes ! le joli pied !… et la jambe,voyons !

– Au secours ! au secours !Laissez-moi donc, grossier !

– Tout beau, tout beau, la donzelle… nenous égosillons pas… Ah ! la jambe est divine !

– Au secours ! àl’assassin !…

– À l’assassin, non pas encore ;vous allez vite en besogne. Allons, calmons-nous, que je baise cesbeaux yeux ; soyons sage, la petite, on ne vous veut pas demal ; laissez donc, que je baise ce beau cou !

– Ah ! que je meure… Holà ! ausecours ! à l’assassin !

– Vous appelez en vain, personne neviendra ; et, d’ailleurs, puis-je pas vous faire taire ?J’ai là une provision de cordes et de quoi faire des bâillons.

– Traître ! lâche !tuez-moi !

– Je ne m’effraie pas pour si peu ;j’ai l’habitude de cela, moi ; ce qu’on obtient de gré pourmoi est sans valeur, c’est le viol que j’aime !… Aussi, à ladernière guerre d’Allemagne, m’étais-je enrôlé volontaire ;et, Dieu sait ! que j’y ai semé plus de Français que je n’y aitué d’Allemands. Vous avez beau vous débattre, la belle, on n’estpas forte ! Je ne m’effraie pas, vous dis-je, j’ai l’habitudede cela ; je viole une fille comme vous touchez de l’épinette,et je tue, au besoin, comme vous brodez une fraise.

– Ô mon pauvre fiancé !…

– Ah ! ah ! à ce qu’il paraît,nous sommes fiancée ?… Très bien, la nuit est sereine,causons : vous êtes fiancée, ma belle vierge ?… Votrefiancé s’en passera : ce n’est pas toujours le pêcheur quimange l’alose ; c’est ainsi qu’en ce monde, on ne peut comptersur rien ; Guillot bat, et c’est Charlot qui engraine.Oh ! que vous êtes charmante, noble dame ! que je vousaime ! Quelle joie de vous presser dans mes bras ! moi,Jean Ponthu, un passeur, un manant, une noble dame !…Oh ! si vous vouliez m’aimer !… Voyons, les bellesbagues ! jolies et de prix, n’est-ce pas ? même main quema Marion. Béni soit Dieu ! laissez donc faire, je luioffrirai de votre part…

– Vous me déchirez les doigts !…

– Souvent, quand j’étais soldat, et lanuit en védette, je réfléchissais, et je me disais : – Nousautres paysans, nos sœurs, nos filles et nos femmes sont toujourspour MM. les seigneurs, les nobles, les bourgeois ; cesont eux qui violentent nos amies, et nous autres bétas[21] nous ne faisons jamais rien à leursfemmes, à leurs filles ; cela n’est pas juste. Je me disaisaussi : – Pourquoi donc nous autres que nous sommes pauvres,et eux autres sont-ils riches ?… Ah ! par exemple, cela,je n’ai jamais pu me l’expliquer ; ce n’est pas juste, est-cepas ? Pour former un garçon et le rendre malin, il n’y a telque la guerre.

Le charmant collier, les gentilles perlesfines ! Ma Marion a juste le même cou que vous. Béni soitDieu ! cela se trouve bien. Je lui offrirai de votre part,est-ce pas ?…

Vraiment, je suis désolé de dégarnir d’aussimignonnes oreilles ; que je les baise pour la peine !Mais, ma Marion n’a pas de pendants sortables pour lavogue prochaine, et vous sentez bien… Allons, ne pleurezpas, je lui offrirai de votre part aussi. Mais avec une toiletteaussi simple, maintenant, vous ne pouvez garder ces épingles d’oren vos cheveux ; je me vois forcé de vous décoiffer… Oh !vous êtes cent fois plus belle échevelée !

Maintenant, nous n’avons plus rien à perdre, àmoins…

– Au secours ! au secours !laissez-moi, je vous en supplie, ou tuez-moi à l’instant.

– Nous nous débattrons donctoujours ?… Maudite ! donnez ces petites mains que je leslie.

– À l’assassin ! personne ne viendradonc ?…

– Vous vous tairez, voici un bandeau quivous apaisera ; allons, levez la tête, que je noue cebâillon.

– De grâce, de grâce ! laissez-moi,au nom de Dieu ! oh lâchez-moi ! Que voulez-vous, del’argent ? que voulez-vous !… vous l’aurez !…

Ah ! vous me torturez par trop,bourreau ! brigand !

Haie !… haie !… je suis perdue…

Alors, on n’entendit plus dans la barque quedes plaintes sourdes, des cris étouffés, et des râlements quis’éteignirent.

Une heure après, environ, Jean Ponthu, lebatelier, sortit de dessous la tente, traînant Dina par lescheveux ; au moment où il la jeta dans la Saône, son bâillonse défit, et, d’une voix brisée, elle appela Aymar.

Et Jean Ponthu, à la proue de sa barque, unharpon à la main, penché, refoulait et renfonçait sous l’eau lecorps de Dina, chaque fois qu’il remontait à la surface.

Chapitre 11Dòou

 

Seigneur, les morts ne vous loueront point.

Mavertu est séchée comme un test, et ma langue s’est affichée à monpalais, et m’a amené en la poudre de mort.

LABIBLE.

 

Toute la nuit, on chercha vainement Dina parla ville.

Au point du jour, les paysans qui descendaientleur lait et leurs denrées à la ville, aperçurent, en traversant lepont de pierre, un cadavre de jeune femme, arrêté par ses longscheveux roux sur les rochers et les brisants, qui, en cet endroit,effleurent la surface de la Saône.

Jean Ponthu, le batelier, le recueillit danssa barque et l’apporta sur le rivage au lieu nommé la Mort quitrompe ; le peuple s’ameuta à l’entour, tout plein deregrets ; il contemplait sa fatale beauté ; ses deuxpetites mains, meurtries, étaient liées sur le dos par une grossecorde.

Tout à coup, une voix, partie de la foule,cria :

– Ne la reconnaissez-vous pas ?c’est Dina, la rousse ! Dina la belle juive ! la fille deJudas, le lapidaire, qui demeure là derrière, dans la Juiverie.

 

Toute la journée, il y eut foule dans lamaison d’Israël Judas. Dina était exposée sur son lit, vêtue de sesvêtements de fête, et parée de ses joyaux, suivant le rituelhébraïque. Léa, sa pauvre mère, mourante, était assise au pied dulit, jetant des hurlements ; Judas, accoudé dans son fauteuil,son pourpoint lacéré et la tête couverte de cendres, muet, dévoraitsa douleur.

Un rabbin priait.

Chapitre 12Goudoumar ! Goullamas !

 

Quiest celui qui enveloppe sentence de paroles sansscience ?…

LABIBLE.

 

Sur le midi, à la maison de ville, sous levestibule, à la porte d’un bureau des échevins, un homme hâlé ettrapu, portant le costume des patrons du port, tempêtait et battaitdes valets qui voulaient le repousser.

– Holà ! messieurs les garçons, quelbruit faites-vous donc à cette porte ? cria une voix del’intérieur.

– Messire, c’est un patron, un batelier,qui veut forcément entrer, malgré votre consigne !

– Eh ! oui, margobleu ! c’estJean Ponthu, le passeur ! Voilà deux heures qu’on me faitattendre ; je crois qu’on se fiche de la procession de Genève,milledieux !

Alors, distribuant quelques coups de poings,Jean Ponthu repoussa la valetaille, ouvrit brutalement la porte, etse jeta dans le bureau.

– Monsieur le batelier, vous êtes uncroquant, un maroufle ! Faire un pareil vacarme en cet hôtel,vous mériteriez que je vous envoyasse coucher à la cave.

– Monseigneur…

– C’est bien, que mevoulez-vous ?

– Je viens faire déclaration d’un noyéque j’ai pêché ce matin au pont de pierre, et réclamer les deuxpistoles de récompense.

– Le cadavre a-t-il étéreconnu ?

– Oui, messire, c’est une jeune fille,nommée Dina, enfant d’un nommé Israël Judas, un lapidaire.

– Une juive ?

– Oui, messire, une hérétique, unehuguenote… une juive…

– Une juive !… Tu vas pêcher desjuifs, maroufle ! et tu as le front, après cela, de venirdemander récompense ? – Holà ! valets ! holà !Martin ! holà ! Lefabre !… mettez-moi ce butor à laporte, ce paltoquet !

Qui pêche un hérétique, monsieur le batelier,pêche un chien.

Chapitre 13Golgotha

 

Etl’ensevelit en la vallée de la terre de Moab contre Phogor, et nuln’a cogneu son sépulchre jusques aujourd’hui.

LABIBLE.

 

Vers deux heures du matin, un cercueil blanc,porté par quatre hommes, et suivi d’un convoi peu nombreux,silencieusement traversait la ville.

De loin en loin, on entendait quelques châssisse hisser, le grincement des birloirs et le bruit des cadoles, etl’on voyait quelques têtes empaquetées se pencher sur la rue.

C’étaient de bons bourgeois ou des commèresqui, éveillés par le bruit des pas, accouraient aux fenêtres etjetaient des propos en l’air.

– Qu’est-ce donc, mon épouse, unenterrement d’hérétique, si je ne me trompe ? Il me semblevoir un cercueil blanc ?… – C’est à coup sûr une jeune fille,pauvre enfant, sitôt !… – Heureux ! qui meurt avantd’avoir connu le monde.

Puis ces bons bourgeois poussaient de grossoupirs, et rebaissaient leurs châssis.

– Maître Bonaventure Chastelart, n’est-cepas un convoi de huguenots qui passe ?

– Non, voisin, car il n’y a ni torches niflambeaux, et d’ailleurs ce n’est point ici la route pour aller àl’hôpital ; ce n’est rien, sinon que quelque chienne dejuiferesse qu’on traîne à la Madeleine ou àBêchevilain.

Dès que le jour poignit, on distingua, sur larive gauche du Rhône, au-delà de la plaine, une caravane quichevauchait ; un jeune homme allait en tête, accompagné dequelques fringants cavaliers ; les valets et les muletschargés de valises se tenaient à l’arrière.

Arrivés vers un champ nommé laMadeleine, sépulture des suppliciés, Golgotha desIsraélites, le cavalier qui caracolait en avant dit à un vieillardqui creusait une fosse :

– Brave homme, quelle heure peut-il êtremaintenant ?

– Trois heures environ ; vous êtesaux portes de la ville.

– Merci, mon brave ! Mais pour quidonc cette fosse que vous creusez si matin avec tant dehâte ?

– Seigneur, c’est pour enterrer une belleenfant retrouvée hier dans la Saône.

– Bien jeune ?

– Dix-sept ans, seigneur.

– Mais ce champ, brave homme, n’est pasune terre sainte ?

– Seigneur, c’est vrai, mais c’est lecimetière des meurtriers et des juifs.

– Des Israélites !… Sauriez-vous lenom de cette jeune femme ?

– Si je ne me trompe, c’est Dina, filled’un nommé Israël Judas, lapidaire.

– Dina !… enfer ! mafiancée ! ! !…

– Au reste, seigneur, voici le convoi,là-bas, qui s’avance ; voyez-vous ce cercueil blanc ?

Aymar resta un moment morne et froid !puis appelant un des cavaliers : – Carle, mon ami, lui dit-il,tout à l’heure tu prendras mon manteau, et le porteras à mon père,comme on porta la robe sanglante de Joseph à son père Jacob ;tu lui diras que tu as vu ma fiancée ; car la voici quis’avance, regardez !…

Eh ! toi, vieillard, élargis cettefosse !…, dit-il en jetant sa bourse au fossoyeur ; puisil cria contre le ciel, et d’une voix retentissante :

– Dina !… Israël !…éternité !…

Et se déchargea dans la tête les pistolets deses arçons.

Partie 6
PASSEREAU L’Écolier Paris

 

… – Le mur

Le soutien ; à le voir, on dirait à coupsûr

Une pierre de plus, sur les pierresgothiques

Qu’agitent les falots en spectresfantastiques.

Il attend. –

ALFRED DE MUSSET.

 

… – Et qu’elle meure, comme

Il est vrai qu’elle va causer la mort d’unhomme.

ALFRED DE MUSSET.

 

Amour, fléau du monde, exécrable folie,

Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,

Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à ladouleur,

Si jamais, par les yeux d’une femme sanscœur,

Tu peux m’entrer au ventre et m’empoisonnerl’âme,

Ainsi que d’une plaie on arrache une lame,

– Plutôt que comme un lâche on me voit enguérir –

Je l’en arracherai, quand j’en devraismourir.

ALFRED DE MUSSET.

 

Et comment le faut-il cet or,Mademoiselle ? le faut-il taché de sang, ou taché delarmes ? faut-il le voler en gros avec un poignard ? ouen détail, avec une charge, une place, ou une boutique ?

GÉRARD.

Chapitre 1Carabins

 

L’un y croit, l’autre n’y croit pas. –Trouvailles d’Albert chez Estelle. – Le vicomte de Bagneux immoralpar hygiène. – Il déjeûne aux frais de la noblesse. – Autrecontroverse, même thèse. – Philogène. – Inventaire des deuxcarabins.

 

– Heureusement, mon cher Passereau, queje ne crois point à la vertu des femmes : – Sans cela,d’honneur ! j’aurais eu un nez de carton d’une bellecorpulence.

– Que tu es lycéen, mon cherAlbert !

– Déjà, j’avais eu quelques lointainssoupçons : ma vierge ne me paraissait pas trèsimmaculée ; sa respectable mère m’avait tout le faux air d’uneappareilleuse ; et puis j’avais remarqué que le frontal oucoronal de son crâne était peu développé ou déprimé, que ladistance occipitale de ses oreilles était énorme, et que soncervelet, siège certain de l’amour physique, comme tu sais, formaitune protubérance extraordinaire : elle avait en outre les yeuxfendus à la manière des Vénus antiques, et les narines ouvertes etarquées, infaillible signalement de luxure.

C’était donc ce matin, à sept heures ;après avoir tambouriné fort long-temps sur la porte, on m’ouvre,effarée, et l’on se jette dans mes bras et l’on me couvre la figurede caresses : tout cela m’avait fort l’air d’un bandeau deColin-Maillard dont on voulait voiler mes yeux. – En entrant, unfumet de gibier bipède m’avait saisi l’olfactif. – Corbleu !ma toute belle, quel balai faites-vous donc rissoler ? il y aici une odeur masculine !…

– Que dis-tu, ami ? ce n’est rien,l’air renfermé de la nuit peut-être ! Je vais ouvrir lescroisées.

– Et ce cigarre[22]entamé ?… Vous fumez le cigarre ?… Depuis quandfaites-vous l’Espagnole ?

– Mon ami, c’est mon frère, hier soir,qui l’oublia.

– Ah ! ah ! ton frère, il estprécoce, fumer au berceau, quel libertin ! passer tour à tourdu cigarre à la mamelle ; bravo !

– Mon frère aîné, te dis-je !

– Ah ! très bien. Mais, tu portesdonc maintenant une canne à pommeau d’or ? La mode estsurannée ?

– C’est le bâton de mon père qu’hier iloublia.

– À ce qu’il paraîtrait, hier, toute lafamille est venue ? – Des bottes à la russe !… Ton pauvrepère, sans doute hier aussi les oublia, et s’en est retourné piedsnus ? le pauvre homme !…

À ce dernier coup, cette noble fille se jeta àmes genoux, pleurant, baisant mes mains, et criant :

– Oh ! pardonne-moi !écoute-moi, je t’en prie ! Mon bon, je te dirai tout ; net’emporte point !

– Je ne m’emporte point, madame, j’aitout mon calme et mon sang-froid ; pourquoi pleurez-vousdonc ?… Votre petit frère fume, votre père oublie sa canne etses bottes, tout cela n’est que très naturel ; pourquoivoulez-vous que je m’emporte, moi ? Non, croyez-moi, je suiscalme, très calme.

– Albert, que vous êtes cruel ! Degrâce, ne me repoussez pas sans m’entendre, si vous saviez ? –J’étais pure quand j’étais sans besoin. – Si vous saviez jusqu’oùpeut vous pousser la faim et la misère ?…

– Et la paresse, madame.

– Albert, que vous êtes cruel !

À ce moment, dans un cabinet voisin, partit unéternûment formidable.

– Ma belle louve, est-ce votre père quioublia hier cet éternûment, dites-moi ? – De grâce, ayezpitié, il fait froid, il s’enrhume, ouvrez-lui donc !

– Albert, Albert, je t’en supplie, nefais pas de bruit dans la maison ; on me renverrait ; jepasserais pour une Ceci ! je t’en prie, ne me faispas de scène.

– Calmez-vous, señora : –Ne craignez pas de scène : quand je fais du drame, je choisismes héros. – Mais ce cher collaborateur doit avoir froid, c’estimpoli, laissez-moi lui ouvrir ? – Monsieur l’aventurier,rentrez, je vous prie, que je ne vous gêne en rien ! À resterainsi tout nu, dans une pièce froide, par un temps d’épizootie,morbleu ! monsieur, il y a de quoi gagner letrousse-galant.

– De quel droit, monsieur le carabin,venez-vous dès l’aurore troubler les gens honnêtes ?

– Dès l’aurore…, au doigt de roses ;monsieur fait de la poésie, un peu classique, dommage ! Dequel droit, disiez-vous ?… J’allais vous le demander. – Mais,en tout cas, vous êtes fort heureux de sortir aussi vif de cettetour de Nesle.

– Barbedieu ! quedites-vous ?

– Rien.

– Albert, vous êtes un infâme de metraiter ainsi !

– La belle, vous êtes ce matin assez malembouchée. – Or donc, monsieur l’intrus, sans craintehabillez-vous : tout à l’heure, vous me demandiez quij’étais ; dites-moi d’abord qui je suis, et je vous dirai àtous deux qui vous êtes ? Notre trinité n’a pas la mine trèssainte ; et nous avons tous trois, quoique très honnêtes aufond, l’air de fort mauvais drôles. – Vous, d’un coureur de nuit,madame d’une catin, et moi, de ce qu’à la cour on nomme uncourtisan, et Shakespeare un Pandarus. Mais, pour vous rassurer,quant à moi, n’en croyez rien : je suis comme Lindor, unsimple bachelier, Albert de Romorantin, ma famille est connue.J’avais cru que madame avait quelque pudeur au front, je lui avaisapporté de l’amour ; mais je me suis trompé, c’est de l’orqu’il lui faut, n’est-ce pas ?

Ce brave inconnu n’était qu’un petit hommelaid et grisonnant, l’air peu terrible, et, sur ma foi, très biencouvert.

– Mon cher jeune homme, me dit-il alors,votre franchise me plaît, vos manières sont distinguées, je voisque vous êtes de famille : quoique en droit, vous m’avez bientraité, soyons amis ; je suis, moi, murmura-t-il bas à monoreille, le vicomte de Bagneux. Hier, j’ai rencontré madame et l’aisuivie, et je suis monté chez elle. Je ne l’aurais pas fait, vieuxcomme je suis, si mon docteur Lisfranc ne m’avait spécialementordonné l’accointance pour dissiper une oppression et descongestions sanguines.

– Le docteur Lisfranc, mon professeur declinique, ah ! bravo ! – Madame, je le remercierai devotre part ; c’est lui, vous le voyez, qui vous envoie sinoble clientelle[23]. – Ainsidonc, monsieur, vous préfériez l’amour aux eaux deBarège ?

– Oui, pour cette saison. – Mais, moncher étudiant, sans doute, comme moi, vous êtes encore àjeun ; voulez-vous accepter à déjeûner au Palais-Royal ?je vous l’offre de tout cœur !

– À un galant homme je ne sauraisrefuser, monsieur, je suis votre commensal.

Estelle pleurait.

– Partons de suite, mon jeune ami.

– Mais avez-vous soldé madame ? –Sur les ponts publics on ne paie pas, en femmes, c’est lecontraire, ce sont les banales qu’on paie.

– Albert, vous êtes infâme !

– Adieu, ma petite concubine, je ne vousen veux pas de l’aventure, dit le vicomte à Estelle d’un air deprotection.

– Adieu, bouton de rose ! lui dis-jeà mon tour ; adieu, vierge sans tache, ange de candeur et defranchise ; adieu, timide jouvencelle ; adieu, belle denuit !

– Riez, foulez-moi sous vos pieds,Albert ! je suis bien coupable ; mais soyez généreux,vous reviendrez ce soir, est-ce pas ? je vous conterai tout,je vous dirai pourquoi…

– Peste soit !

– Vous reviendrez, Albert, je vous enprie !

– Mon ange, quand j’aurai quelque argent,dites-moi votre tarif ?

Alors, Estelle tomba sans connaissance :nous sortîmes.

– Que j’ai fait un déjeûner délicieuxavec ce galant homme ! j’en suis encore tout égrillard, jesens encore ma raison endommagée par le vin d’Espagne.

– Albert, tu t’adresses à la premièrefille, tu vas chercher l’amour dans la rue, et puis, tu teplaindrais ?

– Non, non, je ne me plains pas, mon cherPassereau !

– Je ne suis plus étonné de ta méchanteopinion sur les femmes, si tu les juges toutes par de pareilles…C’est absolument comme si on estimait le beau climat de la Francepar le ciel pleurnicheur de Paris.

– Non, non ! ce n’est point par desparticularités que j’ai arrêté dans mon esprit leur valeurintrinsèque, c’est par des études en masse ; je sais à quoim’en tenir. J’en ai connu, comme toi, de pyramidalementvertueuses ; je sais de quelle étoffe est la vertu, j’enconnais la chaîne et la trame ; j’en ai fait de lacharpie.

– Si je pouvais penser que tu crussestout cela, je me fâcherais ! mais tu parles des lèvres, ou, dumoins, c’est ton déjeûner qui parle. Puis, c’est du bon ton defaire le roué ; c’est un vieil usage de calomnier les femmes,on les calomnie. – Charles IX haïssait les chatsantipathiquement : alors, courtisans, valets, pas jusqu’auplus mince bourgeois qui, pour se donner un air royal, une pente,un galbe de cour, ne se trouvât mal à l’aspect d’un matou. Puis,les chats sont traîtres, infidèles, assassins, que sais-je ?dit l’adage, devenu populaire comme le capitaine Guilheri, ouMarlboroug. – Henri III déteste le sexe, il lui faut desmignons ! Vite, tout le monde comme il faut veut aussi desmignons, cela sied bien ; tous, jusqu’au porte-faix qui, ledimanche, a le sien et crie contre les filles ; mais HenriIII, c’est déjà loin et vieux. La calomnie contre les femmes, commele madrigal, est passée de mode, cela sent la province,vois-tu ?

– Ô illusions ! illusions ! Monpauvre Passereau, que tu es novice : pauvre garçon, cela mefait de la peine. La moindre truande que tu rencontres, aussitôt tuen fais un astre, une perle, une fleur ! tu la purifies, tu lasanctifies. Tu es vraiment bien amusant. Ô illusions !illusions !

– Quand ce seraient des illusions, je tesupplierais de ne pas me les enlever, ce serait me tuer !Eh ! qu’est-ce donc la vie sans cela ? une épongepressée, un squelette à jour, un néant douloureux.

– Goguenard !

– Vois-tu ? ce sont les premièresliaisons à l’entrée de la vie qui donnent pour toujours ladirection à notre cœur, à nos pensers. Tu méprises les femmes,parce que tu n’as connu que des femmes méprisables, ou qui t’ontparu telles. Le ciel a voulu que je ne rencontrasse partout sur monchemin que des âmes choisies, pleines de gloire et de vertu ;je juge l’inconnu par le connu. Si je m’abuse, est-ce un mal ?Laisse-moi mon erreur : mais franchement, tiens,dis-le-moi ; crois-tu que ma Philogène ne soit pas unepersonne simple et naïve, une amie dévouée, une amantefidèle ? Oh ! je mettrais ma main au feu…

– Non, non, Passereau, ne mets rien aufeu ! Depuis combien de temps es-tu lié avecPhilogène ?

– Depuis deux mois environ.

– Bien, je te donne encore un mois, et tum’en diras de bonnes ; c’est la durée ordinaire, troismois.

– Albert, tu m’offenses.

– Adieu, Passereau, dans unmois !…

 

Toute cette conversation, mot à mot, avait ététenue, en descendant la rue Saint-Jacques, par deux écoliers ;non pas des capettes de Montaigu, mais deux fringants jeuneshommes, vêtus élégamment, gros livre sous le bras, sortant del’amphithéâtre.

L’un, Passereau, celui le bien pensant, avaitl’air rêveur et calme, et portait un costume imité des étudiantsd’Allemagne : les cheveux longs comme Clodion de Chevelu, lapetit casquette, le col renversé, la fine et courte redingotenoire, les éperons et la pipe de Nuremberg ; l’autre, Albertle Bavard, l’expansif, le gesticulateur ; son chapeau gris surl’oreille, son foulard rouge autour du cou, sa lévite de veloursnoir, à boutons de métal, sa fleur à la bouche et sa marchebalancée lui donnaient cet aspect, cette tournure, cet air crâne etgracieux, qu’on appelle cancan, et que possèdent à unpoint merveilleux les majos andalous.

Chapitre 2Mariette

 

Passereau rencontre une salamandre. –Morale de la salamandre ; elle prouve que les femmes perdentles jeunes hommes, et en font des saltimbanques. – Mariette lasuivante. – Passereau fait le gentil. – Lourdes plaisanteriesscolastiques. – Premiers soupçons. – Message du colonel Vogtland. –Altercation avec un portefaix très ému. – Autre morale.

 

Les deux écoliers se séparèrent brusquement dela sorte : par raison inverse, tous deux se prenaient, au fonddu cœur, en pitié, et réciproquement se traitaient de fou ;chacun s’en allait par son chemin, la larme à l’œil, pourl’aveuglement de son ami ; tous deux, ils étaient de bonnefoi, chose rare par la saison !

Sur le quai, Passereau sauta dans un cabrioletpublic.

– Où allez-vous, monsieur ?

– Rue de Ménilmontant.

– Baste ! la course estloin !

– Moins loin queSaint-Jacques-de-Compostelle.

– Ou Notre-Dame-du-Pilier.

Alors faisant claquer son fouet pour ledépart, le cocher se mit à fredonner ces deux vers du bolero duContrabandista :

– Tengo yo un caballo bayo

Que se muere por la yegua,

Aussitôt, Passereau ajouta les deuxsuivants :

– Y yo como soy su amo

Me muero por la mozuela

Le cocher resta surpris de laréplique :

– Señor, vous êtes Espagnol ?

– Non.

– Vous en avez tout l’air.

– On me le dit souvent.

Passereau avait l’aspect étrange et le teintméridional ; la garde bourgeoise lui trouvait même l’airdangereux pour une monarchie ; et, dans les temps de troublescivils, plusieurs fois il avait été arrêté et emprisonné pour crimede promenade et port illégal de tête basanée.

– Au moins, señor, vous avez habitél’Espagne, vous hâblezcastillan.

– Ni l’un ni l’autre.

– Qui n’a pas vu l’Espagne est aveugle,qui l’a vue est aveuglé. – Señor, avez-vous le désir d’y faire unvoyage ?

– J’en brûle, mon brave, mais jen’ose : j’ai peur d’y laisser le reste de ma raison, j’ai peurd’y tuer l’amour de la patrie. Je sens qu’après avoir été l’hôte deCordoue, de Séville, de Grenade, je ne pourrai plus vivre ailleurs.España ! España ! España ! comme la tarentule, tamorsure rend fou !…

Mais, vous, mon brave, vous êtes Espagnol, etvous avez quitté l’Espagne ?

– Non, señor, je suis donMartinez de Cuba.

Ce Martinez, c’était l’homme incombustible,qu’au jardin de Tivoli on avait, pendant quelque temps, montré dansun four. Après avoir promptement rassasié la curiosité de la ville,il fallait vivre ; le pauvre homme s’était fait conducteur decarrosse.

Et Passereau se trouva fort émerveillé derencontrer en si mauvais point cette célèbre salamandre.

– Pardonnez mon indiscrétion, mais,señor estudiante, vous paraissez penseur et triste commeun amoureux. Votre figure est empreinte d’un chagrin plus profondque celle du caballero desamorado. Vous me navrez de vousvoir ainsi.

– Amour ! amour ! – Memuero por la Mozuela !

– Prenez garde, mon cher jeunehomme, prenez garde ! écoutez-moi : les conseils d’unmisérable sont quelquefois bons à suivre. Sur une chose aussifragile, aussi mobile, aussi perfide que la femme, ne mettez pastrop d’amour, vous vous perdriez ! Ne laissez point prendre envotre cœur la haute place à cette passion, vous vousperdriez ! ne la construisez point des ruines des autres, vousvous perdriez ! ne faites pour elle abnégation de rien de cequi peut vous charmer et vous attacher à la vie, au premier chocvous tomberiez à plat. Les femmes ne valent pas de sacrifice. –Aimez comme vous chantez, comme vous montez à cheval, comme vousjouez, comme vous lisez, mais pas plus. Ne comptez sur elles pourrien de stable, de noble et de pur, vous seriez trop amèrementdéçu. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela : ce n’est paspour arracher vos illusions de jeunesse et vous faire vieux etblasé, c’est pour vous sauver bien des traverses, bien des abîmes.En ce cas, les conseils d’un misérable sont souvent dignes d’êtreentendus et suivis, surtout quand ce misérable a été fait misérablepar celles en qui vous déposez votre seule foi et votre vie ;on se fait son destin. – Comme vous, j’ai cru, je me suis donné, jeme suis perdu ! j’ai été jeune et brillant comme vous :prenez garde ! ce sont elles qui m’ont fait exilé, bateleur etvalet.

– Oh ! ne craignez pas cela pourmoi, mon brave : quand l’amour, seul câble qui amarre encorema barque au rivage, sera rompu, tout sera dit ; je metuerai !…

– Ami, arrêtez ! arrêtez ! nousallons passer la maison : C’est ici, là, à cette porte,s’écria alors Passereau, glissant un écu dans la main del’incombustible et se jetant hors du cabriolet.

 

– Viva Dios ! Señor estudiante,es V. m. d. muy dadivoso, muy liberal ! Dios os guarde muchosaños.

Caballero, vous vous souviendrez biende Martinez le Caleseroet du numéro de soncarrosse ?

– Si, si !

Le seigneur étudiant entra dans la maisondésignée, et Martinez, tout jovial, s’en retournait chantant moitiécastillan, moitié gitano, ce bizarre couplet :

Cuando mi caballo entró en Cadiz

Entró con capa y sombrero,

Salieron a recibirlo

Los perros del matadero.

Ay jaleo ! muchachas,

Quien mi compra un jilo negro.

Mi caballo esta cansado…

Yo me voy corriendo.

Avec la gravité d’un sénateur ou d’un huissieragréé près le tribunal, Passereau, tête baissée, montal’escalier.

– Ah ! c’est vous, beaucarabin !

– Bonjour, ma petite Mariette.

– Bonjour.

– Ta maîtresse est sortie ?

– Ma maîtresse, n’est-elle pas un peu lavôtre ? Dites notre maîtresse : elle part à l’instant,vous avez du malheur.

– Où va-t-elle donc à cetteheure ?

– Au manège, prendre sa leçon.

– La belle est écuyère ?j’ignorais.

– Elle monte à ravir, dit-on.

– Tu ris, mauvaise ! tu feras donctoujours la soubrette de comédie ?

– Du reste, mon bel ami, elle ne tarderapas, sans doute, à rentrer ; sa leçon d’hier a été longue,celle d’aujourd’hui, je présume, sera courte. – Entrez l’attendredans le boudoir.

– D’accord ; mais viens m’y fairecompagnie, seul je m’ennuierais fort dans un boudoir, et puis,c’est anti-canonique. – Mais viens donc, coquette ! qu’as-tupeur ?

– Vous êtes un carabin.

– Les carabins sont connus pour leurphilogynie ; je n’ai jamais mangé de femme vivante.

– Pouah !

– Assieds-toi plus près, je t’enprie ; à la bonne heure ! causons : tu sais qu’il ya long-temps que je raffole de toi.

– Honneur sans profit : madame al’usufruit de cet amour.

– Vois-tu, Mariette, après l’Europe,l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie et Philogène ta maîtresse,c’est toi, la septième partie du monde, que je préfère.

– Honneur sans profit : la septièmepartie du monde aurait grand besoin aussi d’un ChristopheColomb.

– Éhontée ! – Mais, laisse donc queje baise ta belle épaule, ton épaule d’ivoire ! et ton sein,vrai Parnasse à double cime, mais Parnasse romantique.

– Monsieur, c’est en vain qu’auParnasse un téméraire…

– Comment, mademoiselle, nous savonsnotre anti-phlogistique Boileau !… Mais, laisse donc, quecrains-tu ? puérilité ! Ma bonne amie, tu n’ignores pascombien j’aime ta maîtresse ? sache donc que lorsque j’aimeune femme, qu’elle a reçu mon amour, que j’ai reçu sa foi, etqu’ainsi que Philogène elle m’est fidèle…

– Ou qu’elle prend sa leçon aumanège…

– Je lui garde la stricte fidélitéqu’elle me garde.

– Ah ! ah ! ceci n’est pasrassurant. Ô mon honneur ! ô ma vertu ! au secours !laissez-moi ! – Monsieur Passereau, je descends uninstant ; si quelqu’un venait à sonner, veuillez ouvrir etfaire attendre.

– J’ouvrirai ; serait-ce le tonnerreen personne.

Sitôt seul, la physionomie de l’écolierchangea subitement d’expression ; elle redevint grave etsombre suivant sa coutume, mais plus grave et plus sombreencore ; sans doute, les malignités que Mariette, tout enfolâtrant, avait lancées sur sa maîtresse, l’avaient blessé au vif,et, malgré lui, éveillé le soupçon en son esprit confiant. – Jamaistombe n’avait contenu un corps plus morne que ce boudoir. –Soudain, s’arrachant à cette immobile concentration, à cette vieinterne, paraissant chasser de la main quelque chose invisible quil’obsédait, il se leva, le fantôme ! et sa figure s’illuminasubitement, comme une lanterne sourde qu’on ouvre tout à coup dansla nuit. Alors, il se précipita dans le salon, courut à uneminiature de femme, appendue au miroir, et la couvrit de baisers.Après avoir long-temps arpenté le parquet à grands pas, enfin ils’arrêta au piano, se prit à préluder avec frénésie et à chanter, àdemi-voix, l’Estudiantina :

Estudiante soy señora,

Estudiante y no me pesa,

Por que de la Estudiantina

Sale toda la nobleza.

Ay si, ay no M

Morena te quiero yo,

Ay no, ay si

Morena muero por ti !

¿ Rosita del mes de mayo

Quien te ha quitado el color ?

Un estudiante pulido,

Con un besito de amor

Ay si, ay no Morena te quieroyo,

Ay no, ay si Morena muero porti !

Con los estudiantes,madre !

No quiero ir a paseo,

Porque al medio del camino

Suelen tender el manteo.

Ay si, ay no Morena te quieroyo,

Ay no, ay si Moreno muero porti !

Bahoum ! bahoum !bahoum !…

– Carajo ! quel butor enfonce ainsila porte ?

Brave homme, quel charivari faites-vousdonc ? ne voyez-vous pas la sonnette ?

– Monsieur, j’ai sonné dix minutes.

– Fable ! mon ami, je n’ai rienentendu.

– Pour moi, j’ai fort bien ouï que vouschantiez du latin. – Est-ce vous, monsieur, qui êtes mademoisellePhilogène ? c’est que c’est une lettre de la part du colonelVogtland.

– Du colonel Vogtland ? donne-moicela !

– On m’a bien recommandé de ne laremettre qu’à elle-même.

– Ivrogne !

– Ivrogne ? c’est possible. – Mais,je suis Français, département du Calvados ; je suis pasdécoré, mais j’ai de l’honneur. Zuth et bran pour lesPrussiens ! et voilà !

– Va-t-en, mauvais drôle.

– Ah ! faut pas faire ici samarchande de mode ! pas d’esbroufe, ou je repasse dutabac !

– Va-t-en !

– Ce que j’en dis, c’est parhypothèque ; seulement, tâchez d’avoir un peu plus decirconcision dans vos paroles, et n’oubliez pas le pourboire ducélibataire.

– Un pourboire ?… malheureux !pour aller te mettre encore l’estomac en couleur, ou te parcheminerles intestins ? – Va-t-en, tu es soûl.

Chapitre 3Perfide comme l’onde

 

Doute. – Angoisse. – Passion. –Indiscrétion. – Plus de doute ! – Ce pauvre Passereau avaitpris pour une fille angélique une fille entretenue. – Il étaitl’ami du cœur et Vogtland le payeur général. – Torture. – Lalimpidité n’est que de la bourbe. – Abomination.

 

Voilà Passereau seul, la mort dans l’âme et lalettre fatale à la main : que va-t-il faire ? Le doute etle soupçon l’assaillent ; tout est perdu ! – Laconviction est comme un vieil édifice, elle s’écroule dès qu’on ymet la hache. – Le colonel Vogtland, quel est-il ? quelleliaison a-t-il avec Philogène ? pourquoi ce message ?… –Après une longue indécision, une longue lutte, pour sortir de sonangoisse, il va briser le cachet de cette lettre qui contient lacondamnation sans appel ou l’acquittement solennel de sa maîtresse,ignominieusement suspectée, flétrie sous le poids d’une infâmeaccusation au secret tribunal de son cœur.

– Moi, briser ce cachet ?… Mais nonje suis fou ! s’écrie-t-il ; une fois ouverte, qu’enferais-je si Philogène en sortait glorieuse ? Je m’aviliraistrop à ses yeux, moi jaloux, indiscret, traître ! Car c’estune trahison que de venir rompre un sceau pour entrer botté,éperonné, dans une pudibonde confidence. – Oui, mais si j’étaistrompé ! qui me le dira ?… qui me dira que je ne suis pasla grossière dupe d’une dévergondée ? Faudra-t-il quej’attende qu’on me le crie dans la rue ? que j’entende riresur les portes quand je passerai avec elle à mon bras ? quej’entende murmurer autour de moi : – C’est aujourd’hui sonétudiant. – Je le préfère à son avant-dernier. – Il faut être sanspudeur, un jeune homme bien né, sortir en plein jour avec unepareille catin, fi donc. – Ah ! ce serait atroce ! Ilfaut que je sache ce qu’il en est ; il faut que je sache enfinen qui croire !…

– Voyons : – Mais non !n’est-ce pas démence que de vouloir approfondir ? – Qui creuseles choses, creuse sa tombe.

Car si cette lettre allait me défendre d’avoirde l’amour, de l’estime pour cette femme ; si elle allaitm’enjoindre, d’une voix haute, de la fouler aux pieds, de lahaïr ! ah ! quel réveil affreux ! j’enmourrais !… Car j’ai besoin de ma Philogène, car j’ai besoinde son amour pour ma vie ! c’est toute l’huile de malampe ; la renverser, c’est l’éteindre ! c’est metuer !…

 

Passereau, Passereau ! que tu es ingratet cruel pour cette femme ! – Pourquoi l’accuser, pourquoi lasouiller, pourquoi ?… Sais-tu ce que contient ce billet ?– Non ! – De quel droit, alors ?… – La passionm’égare…

Oh ! non, bien sûr, cette amie douce,bonne, naïve, cette candide enfant, qui m’accable sans cessed’amour et de serments, que je comble de soins, de joie, debonheur, à qui j’ai voué ma jeunesse, ma vie, à qui j’ai jurééternelle foi ; oh ! non, bien sûr ; elle nesaurait, elle n’oserait tromper ! Non, non, Philogène, tu espure et fidèle !

Alors Passereau, s’approchant d’une croisée,fit bâiller la lettre sous ses doigts, et promena dans l’intérieurson œil enflammé, son regard avide. – À chaque mot qu’ildéchiffrait, il frappait du pied et poussait de profondsgémissements.

– Grand Dieu ! les pressentimentssont donc ta voix, car ta voix seule ne ment jamais !…

Horreur ! horreur !… Ah !Philogène, c’est bien atroce !… Moi qui, ce matin encore,aurais répondu de toi sur ma tête et ma vie ; moi, qui auraisdémenti Dieu ! si Dieu t’avait accusée. Ah ! c’estabominable ! ah ! c’est infâme ! Mais, prenezgarde ! on ne sait pas ce qui reste en mon cœur, quand l’amourn’y est plus. Prenez garde !

C’est bon vous, monsieur le colonel ;c’est bon, monsieur Vogtland, j’y serai aussi, aurendez-vous ! nous y serons tous trois !…

Épuisé, il se laissa choir de sa hauteur surle canapé, et, la tête cachée dans ses mains, il pleurait à chaudeslarmes.

Voici mot à mot ce que contenait ce billetfuneste :

« Ma chère Philogène,

« Une mutinerie des sous-officiers de monrégiment me rappelle à l’heure même à Versailles ; ne comptepas sur moi pour cette nuit. Il ne me sera pas possible de reveniravant deux ou trois jours : ainsi, dimanche, trouve-toi versles cinq heures aux Tuileries, sous les marronniers, au sanglier demarbre : sitôt descendu de voiture, je courrai t’y rejoindre,et nous irons dîner ensemble. Trois jours sans te voir, c’est bienlong et bien cruel ! mais le devoir est là. Aime-moi comme jet’aime.

« Adieu, je te couvre partout debaisers,

« VOGTLAND. »

Est-il possible de trouver rien de moinsambigu et de plus accablant ? Après un doute angoisseux,Passereau retrouva une conviction. Il était convaincu !…

Mais ce n’était pas assez que toutes cessouffrances, mais ce n’était pas assez que de savoir et parjure, etbasse, et vile celle qu’il avait entourée de soins délicats, etchargée du plus pur amour. Il était destiné, en ce jour, à tomberde chute en chute plus terrible, à tout perdre, à tout jamais, sansretour. Celle qu’il avait crue chaste, innocente, pudique ;celle qu’il n’avait abordée qu’en tremblant, celle dont il sefaisait un crime de l’avoir arrachée à sa virginité, d’avoirtroublé la limpidité de sa belle âme, devait enfin paraître à sesyeux dans toute sa hideur : libertine, sale, lascive,immonde !

Voulant lui laisser un mot, et fouillant untiroir pour trouver un encrier, il découvrit : ciel, j’aihonte à le dire ! maroquiné, doré, enluminé, unArétin !…

Je vous laisse à penser qu’elle fut saconsternation. Il était anéanti. Ses lèvres, retroussées, enfléeset pendantes, exprimaient le plus profond dégoût, et sa poitrine,oppressée, jetait des hoquets de vomissement.

Mariette en cet instant rentra, Passereaurengaina sa douleur.

– Madame n’est pas encorerentrée ?

– Non, ma chère.

– L’équitation lui plaît…

– Elle en raffole.

– Hélas ! votre rire fait peine,vous êtes bien chagrin, bien agité ; mon cher maître,croyez-moi, si vous souffrez, ne souffrez point pour elle ;pauvre jeune homme, si vous saviez ?…

Mais quelqu’un est-il venu en monabsence ?

– Non : ah ! seulement, on aapporté cette lettre de la part du colonel Vogtland.

– Du colonel Vogtland !… Je nem’étonne plus du trouble où je vous vois. Pauvre jeune homme, quevous vous êtes trompé grossièrement !

– Adieu, adieu, Mariette !

– Je vous en prie, prenez courage, vousme fendez le cœur ! Lui dirai-je que vous êtes venu ?

– Oui, mais pas plus !

Honteux, il se glissa furtivement hors de lamaison, comme un paillard qui s’échappe d’un mauvais lieu.

Sur le boulevart, à la station des cabriolets,il retrouva Martinez, se jeta à son cou et l’embrassa au grandétonnement des promeneurs.

– Ô mon ami, tu disais vrai : –Perfide comme l’onde ! – Partons, partons ! fouette,fouette, ventre à terre ! j’ai besoin de m’étourdir.

Chapitre 4Albert patrocine

 

Notre écolier a décidément le spleen. –Splénalgie. – Il se fait un climat artificiel, un soleil et duponche. – Son imagination n’attachant aucune crainte aux approchesni aux suites de la mort ne lui donne pas une sensibilité factice.– Ratiocination. – Arétologie. – Il s’endort.

 

Rentré chez lui, Passereau retomba dans unetorpeur froide et muette. Habituellement, sa belle figure portaitl’empreinte d’une mélancolie profonde, mais bienveillante ;ici, ce n’est plus cela : son œil, devenu hagard, est engloutisous des sourcils froncés, sa bouche, qui rit d’un rire d’agonie,est close par ses mâchoires qui claquent et s’enchevêtrent ;ses nerfs se crispent ; il va, il vient ; ses doigtscrochus tenaillent et brisent tout ce qu’ils rencontrent ; ilse voûte et se ramasse sur lui-même comme une bête fauveblessée ; sa tête, pendante, hoche sans cesse d’une épaule àl’autre, comme la tête de l’aigle presbyte qui cherche à voir laproie qu’il étouffe ; toute sa mimique est infernale etfarouche.

Soudain, il ouvre les croisées, s’y précipiteet s’y penche, ferme brutalement les persiennes, referme lesfenêtres et les volets à l’intérieur : le voilà dans lesténèbres profondes, il éclate de joie. Alors, il allume des lampes,des lustres, des girandoles, des flambeaux, des bougies, malgré lachaleur fait un énorme feu dans la cheminée, et sonne. Un desdomestiques de l’hôtel accourt.

– Laurent, vous allez faire monter unbol, du sucre, des citrons, du thé et cinq ou six bouteilles derhum ou d’eau-de-vie ; et partez de suite chez mon ami Albertle prier de se rendre aussitôt ici, chez moi ; dites-luisimplement que je suis dans mon jour à néant.

Ce domestique ne parut point étonné de toutcet apprêt, cette illumination, cette hâte ; il fit tout cequi lui était ordonné, comme une chose d’un service journalier,ordinaire.

Effectivement, tout ceci n’avait rien deneuf : c’était une des mille bizarreries de Passereau, etcelle qui se répétait le plus souvent. D’une organisation nerveuse,impressionnable, irritable, dès que l’atmosphère n’était pasélevée, le ciel serein, le soleil éclatant et chaleureux, ilsouffrait profondément. C’était un climat chaud, un air pur, un solbrûlant qui lui convenaient : c’était Marseille, Nice,Antibes, un soleil espagnol, une vie italienne !… Aussi, sechagrinait-il d’être contraint à habiter la ville capitalementbrumeuse, aqueuse, boueuse, froide, sale, infecte, morfondue, etn’aspirait-il qu’à recevoir ses grades pour l’abandonner à toutjamais ; son rêve était de s’expatrier, et d’aller s’établir àla Colombie, à Panama.

Or donc, les jours pluvieux, lourds et bas,les temps de bise, de brouillard, de bruine, il tombait dans lemarasme, il soupirait vaguement, il s’ennuyait, il pleurait, dansune apathie désespérante ; tout son refrain était :la vie est bien amère et la tombe est sereine ; à basla vie !…

C’est alors qu’il appelait le néant à cor et àcri. – Il n’y a que trois choses à faire, disait-il, en ce moment,trois choses qui, toutes trois, anéantissent : s’enivrer àmort, dormir sans rêve ou se tuer : enivrons-nous et dormons.Pour se tuer, il faudrait faire plus d’efforts que je ne suisdisposé à en faire à cette heure ; nous verrons plus tard. –Je ne veux plus de ce jour stupide ; fermons volets etfenêtres, du feu ! des lumières ! du maryland et duponche !… – Laurent, vous m’entretiendrez de vivres, etviendrez me voir de temps en temps. Sitôt que le soleil reparaîtra,et que la vie sera belle, vous viendrez ouvrir mes croisées etm’avertir.

Quelquefois, le mauvais temps ayant étécontinu, il était resté près d’un mois ainsi cloîtré, entouréperpétuellement de lampes, de flambeaux, inondé d’un jour splendideartificiel ; lisant, écrivant parfois, mais, le plus souvent,dans l’ivresse et le sommeil. Sa porte était condamnée, sauf àAlbert, qui, assez volontiers, venait se coffrer avec lui ;non pas mu par le même délire, la même souffrance, la mêmedésolation, mais pour l’originalité du fait, pour prendre un peu lavie à rebrousse-poil et parodier celle bourgeoise rectiligne ;et par-dessus tout, alléché par le ponche et le cigarret, pourlesquels Albert avait une foi religieuse, une conviction profonde,une considération très distinguée.

Les jours à néant de Passereaun’étaient pas toujours l’effet de brume, de pluie et de tempsnoir ; souvent, comme en ce cas, ils provenaient d’ennui, decontrariété et de chagrin.

Tout à coup, des pas précipités, des roulades,des éclats de rire dans l’escalier annoncèrent la venued’Albert.

– Bonjour, mon vieux Passereau, noussommes donc dans un jour à néant ? Ce matin, jel’avais pressenti à ta sombre mine : en somme, cela me vaassez bien ; car, à te dire franchement, quoiqu’il soit dansmon usage de prendre tout assez légèrement, j’ai encore surl’estomac l’aventure de ce matin ; je ne suis pas fâché de lasubmerger un peu.

– Ah ! mon pauvre Albert, si tu asl’aventure de ce matin qui te pèse, moi, j’ai celle de cetteaprès-midi qui me tue !…

– Que veux-tu dire ?

– Tu m’avais donné un mois, tusais ? Merci ! je te rends trente jours.

– Oh ! la délicieuse charge !…Que penses-tu enfin de la vertu des femmes ? que dis-tu de tasainte Philogène ? Oh ! délicieux ! délicieux !conte-moi cette bouffonnerie.

– Hélas ! ne parlons plus de cela,tu me fais mal ! Verse-moi du ponche, et toujours !

– Sais-tu, Passereau, que tu n’es pasgalant ? Tu aurais bien pu m’attendre, au lieu de boireseul ; voilà près d’un bol que tu as humé solitairement commeun anachorète.

– La vie est bien amère et la tombesereine. À boire, à boire ! verse donc, je t’en prie,j’ai encore ma raison, je pense encore, je souffre… Verse donc,Albert !

– Tu m’affligerais, d’honneur, mon ami,si j’étais affligeable, de te voir prendre les choses si àcœur ; après tout, qu’est-ce donc ? Une méchantemésaventure, vulgaire, rebattue ! Tu veux absolumentaimer ; renonces-y, je t’en prie ; partout tu netrouveras que des êtres méprisables ; partout, sous un émailde candeur, un argile vil et grossier ; jeune, des maîtressesdécevantes, infidèles, sordides ; vieux, des épouses adultèreset marâtres. Ne va jamais rôder autour des femmes pour tisser dusentiment, mais seulement par raison joyeuse ou sanitaire ;encore, seulement, quand la nature t’y poussera par lesépaules.

– Albert, à l’aridité de ton âme, qui nereconnaîtrait un médecin ! Prends ton scalpel, parle muscle etphlébotomie, ou tais-toi, tu me fais pitié !

– En outre, vois-tu ? à raisonnerrationnellement, c’est absurde que d’exiger d’une femme de lafidélité, de la constance ; c’est absurde que d’appeler vertutout ce qui est antipathique et impossible à sa constitution. Ilest dans la nature de la femme d’être légère, volage, étourdie,changeante, elle doit l’être, il le faut, et c’est bien. Il ne fautpas qu’elle s’appesantisse, qu’elle analyse, qu’elle pense, qu’ellealambique ; il faut qu’elle soit toujours et toujoursétourdie, entraînée d’une chose à l’autre, pour passer légèrementsur les souffrances départies à sa misérable condition et pourqu’elle n’entrevoie pas l’abjection où l’a refoulée la société.

– La vie est bien amère et la tombesereine ! Verse à boire, Albert, verse, enfin jechancelle ; verse, je sens la réalité qui s’en va.

– Tu seras toujours un bien malheureuxsire, si tu ne veux jamais t’arrêter aux superficies ; si tuveux toujours creuser et fouiller. Les excavations de la pensée etde la raison sont funestes, elles sont toujours suiviesd’éboulement. On ne peut vivre et penser, il faut renoncer à l’unou à l’autre. Qui pourrait supporter l’existence, si, comme toi, ilréfléchissait éternellement ? car il en faut si peu pourpousser à la mort, regarder le ciel, une étoile, se demander ce quec’est : alors notre misère, notre bassesse, notreintelligence, plate et bornée, paraissent dans toute leursplendeur. On se prend en pitié, en dégoût ; las et honteux desoi, dont on était stupidement orgueilleux, on appelle à sonsecours le néant, plus incompréhensible encore…

Il faut s’arranger de manière à ce que toutpasse sur soi comme sur une cuirasse. Il faut prendre toutgaiement, il faut rire.

– De pitié !

– Il faut rire de tout, voler de fleur enfleur, de plaisir en plaisir, de joie en joie…

– Qu’est-ce d’abord qu’une joie et qu’unplaisir ? je ne sais pas.

– Il faut satisfaire sa fantaisie.

– Je la satisferai !

– Jouer, dépenser, paillarder, mentir,être insouciant, paresseux, charlatan.

– Du ponche, du ponche, Albert !verse donc ! – Assez, assez de morales ! – Crois-moi, lamort habite dans mon sein ; je ne suis pas fait pour lavie.

– Mais, n’est-ce pas pitié que de voir unjeune homme au plus brillant de sa carrière, doué d’uneintelligence supérieure, dont la pensée peut embrasser le monde etses sciences, s’abâtardir, s’accroupir, s’abrutir, s’anéantir, àpropos d’une coquinerie de fille, n’est-ce pas une pitié ?Réveille-toi donc, Passereau !

– La mort habite dans mon sein, je nesuis pas fait pour la vie, t’ai-je dit.

– Manque-t-il de filles pour tevenger ? manque-t-il de places sur la terre, si tu es mal encelle-ci ? Va-t-en, voyage, vois tout, entends tout, effleuretout, goûte de tout, et si dans ta course tu n’as rien trouvé quit’allèche, pas de ciel qui t’agrée, pas d’être qui te charme ett’attache, si tu n’as pas trouvé une plage belle où déployer tatente, reviens ; alors, seulement, il sera temps det’anéantir, tu feras bien, j’applaudirai !

– La vie est bien amère et la tombesereine ! Verse, Albert ! du ponche ! duponche ! que je dorme ! encore un verre de néant. Ai-jetoujours ma tenace raison, dis-le-moi ?

– Pas aux yeux des hommes.

– Enfin !…

Alors Passereau se traîna tant bien que maljusqu’à son lit et s’y abattit lourdement ; Albert parachevaun bol entamé et se retira en faisant des enjambées diagonales, etse colportant raide et perpendiculaire comme la tour de Pise ou laflèche de Saint-Séverin.

Chapitre 5Incongruité

 

Réveil. – Le bon roi Dagobert mettait saculotte à l’envers. – C’est une chose infâme qu’un parapluie !– De torrente in viâ bibet. – Su majestad christianisima elverdugo. – Absurdités ! – Autres absurdités. – Encore desabsurdités. – Toujours des absurdités !

 

Le lendemain matin, de très bonne heure,quelques bougies brûlaient encore d’une façon sinistre ; blêmeet décomposé, Passereau pestait et jurait sur son lit, pendu aucordon de la sonnette.

– Tubœuf ! ce malencontreux nemontera pas ! – S’il lui faut des aubades, on lui endonnera ! – Mais, tubœuf, est-il défunt ? suis-je leclocheteur des trépassés ? – Tribunal de Dieu ! lemaroufle fait l’amour dans les bras de quelque dinde !

En criant ainsi, comme un fanatique,zingh ! zingh ! zingh ! il tirait à tour de bras lasonnette, tant et si bien que le fil d’archal en péta, et que lecordon lui resta à la main comme un tronçon d’épée à la main d’unchampion.

– Mon Dieu, monsieur Passereau, quelleimpatience ce matin !

– Laurent, tu me fais damner, tribunal deDieu ! depuis trois heures que je sonne, que faisais-tu ?attendais-tu la résurrection de la potence ? – Vite, préparemes vêtements, il faut que je sorte.

– Je ne vous aurais pas cru si matinal,après la cérémonie d’hier soir. Il fait un très mauvais temps, ilpleut à seaux, vous ne pouvez sortir.

– Mes vêtements, te dis-je, il faut queje m’en aille ! ferait-il un temps à ne pas mettre lamythologie à la porte.

Laurent fut obligé d’habiller Passereau, ilétait tellement absorbé, préoccupé, qu’il ne voyait ce qu’ilfaisait.

– Je vous demande pardon, monsieur, mais,comme votre tête, votre pantalon me semble à l’envers.

– C’est une distraction royale etmérovingienne !

– Hélas ! mon cher maître, vous mefâchez, vous avez l’air plus triste et plus inquiet que jamais.Vous êtes dans vos humeurs noires.

– Très foncées.

– Rentrerez-vous déjeûner,monsieur ?

– Je ne sais trop.

– Je vous atteste qu’il fait une gibouléeà donner une pleurésie à l’univers.

– Qu’il en crève !

– Attendez un peu, ou prenez au moins unevoiture ou un parapluie.

– Un parapluie !… Laurent, tum’insultes. Un parapluie ! sublimé-doux de la civilisation,blason parlant, incarnation, quintessence et symbole de notreépoque ! Un parapluie !… misérable transsubstantiation dela cape et de l’épée ! – Un parapluie !… Laurent, tum’insultes ! Adieu !

Battu par un grain de vent et par une pluietombant sans interruption, vrai stoch-fisch détrempé aux frais duciel, voilà notre carabin, heurtant à l’huis clos d’une maisonbordant la ruelle étriquée et déserte de Saint-Jean ouSaint-Nicolas, en contrebas des boulevarts Saint-Martin. Le pauvrediable ruisselait l’eau comme un pot qu’on renverse. Il avaittraversé la ville, lui, si hydrophobe, tête basse, sans faire nulleattention aux douches qui l’arrosaient. Les passants riaient auxéclats de le voir ainsi patrouiller, avec la componction etl’impassibilité d’un derviche, il n’entendait rien ; iltraversait à pied ferme les torrents et les gaves qui se trouvaienten son itinéraire, quitte à en avoir jusqu’à la bifurcation dutorse, et quelquefois, il déclamait avec transport ces vers siconnus d’Hernani :

Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dansnos têtes,

Quand notre cœur se gonfle et s’emplit detempêtes,

Qu’importe ce que peut un nuage des airs

Nous jeter en passant de tempête etd’éclairs !

Après qu’il eut eu une assez longue entrevueavec la porte, on ouvrit enfin.

– Que demande monsieur ?

– El señor Verdugo.

– Plaît-il ?

– Ah ! pardon ; M. Sansonest-il visible ?

– Oui, il est à déjeûner, entrez.

– Monsieur, agréez mes salutations.

– Je suis votre serviteur. Quelle affaireurgente vous amène près de moi par un ouragan pareil ?

– Urgente, vous l’avez dit !

– Voyons ?

– Je vous demande bien pardon de lahardiesse que je prends de venir moi-même vous troubler en votreretraite, et vous demander un service dans la dépendance de vosfonctions.

– Dans la dépendance de mes fonctions,monsieur ? je n’en rends que de cruels.

– Cruels aux lâches, doux auxforts !

– Au fait.

– Je venais vous prier, mais c’est bienexigeant de ma part, moi, à vous tout à fait inconnu ; dureste, je suis prêt à payer le coût et les épices qui vous serontdus.

– Expliquez-vous enfin ?

– Je venais vous prier humblement, jeserais très sensible à cette condescendance, de vouloir bien mefaire l’honneur et l’amitié de me guillotiner.

– Qu’est cela ?

– Je désirerais ardemment que vous meguillotinassiez !

– C’est pousser loin laplaisanterie ; êtes-vous venu, jeune homme, m’insulter jusquechez moi ?

– Loin, bien loin cette pensée : jevous en prie, écoutez-moi, la démarche que je fais auprès de vousest grave et sérieuse.

– Si je ne craignais d’être impoli, jevous dirais tout cru que vous me semblez en démence.

– Je le semblerais à beaucoup d’autres,monsieur. Je jure par toutes vos œsophagotomies que j’ai mes saineset entières facultés ; seulement, le service que je vous priede me rendre n’est point dans nos mœurs, c’est-à-dire dans lesmœurs de la foule, et quiconque ne fait pas strictement ce que faitla foule est un fou.

– Vous êtes honnête, je le vois. Je veuxbien croire que vous n’avez eu nulle intention de m’insulter, ni deme faire ressouvenir de ma fatale mission que j’oubliais. – Je veuxbien croire que vous n’êtes point en démence.

– Vous me rendez justice.

– N’êtes-vous pas artiste ? À votrecostume…

– Je le suis si vous l’êtes, car noussommes un peu confrères : mes études ne sont pas sans denombreux rapports avec les vôtres ; comme vous, je suischirurgien, mais vous êtes mon maître en amputation ; mesopérations sont moins solennelles et moins sûres que les vôtres, etc’est ce qui m’amène auprès de vous.

– Vous me faites honneur.

– Non, car de vous à moi, il y a ladistance et le rapport d’une filature à une quenouille :j’opère naïvement de mes mains, et vous, monsieur, grandindustriel, vous amputez à la mécanique.

– Vous me faites honneur. Mais, enfin, enquoi puis-je être votre serviteur ?

– Je désirerais, comme j’ai déjà pris lalicence de vous le dire, que vous me guillotinassiez.

– Allons, parlons sérieusement, nerevenez plus là-dessus, c’est une mauvaise pasquinade !

– Veuillez croire que c’est le motifunique et sérieux de ma visite.

– Plaisant original !

– Sans plus d’exorde, voilà le cas.Depuis long-temps je voulais trancher mon existence qui me lasse etm’importune, mon leurre était encore acharné de quelque espoir, jeremettais de jour en jour ; enfin, misérable portefaix desmisères humaines, je romps sous le fardeau, et viens ledéposer.

– Vous, sitôt las de la vie ! etpourquoi, mon ami ?

– La vie est facultative, on peut latolérer à certaines conditions, à la condition du bonheur, et l’onpeut, certes, à bon droit, la trancher quand elle ne nous apporteque souffrances ; on m’a imposé l’existence sans mon gré,comme on m’a imposé le baptême ; j’ai abjuré le baptême ;aujourd’hui, je revendique le néant.

– Seriez-vous isolé, sansparents ?

– J’en ai trop.

– Êtes-vous sans fortune ?

– Le veau d’or n’est pas mon Dieu.

– N’avez-vous pas quelque amour pour lascience ?

– La science n’a que de faux-semblants,la science est vaine.

– Vous n’avez donc ni passion, niamie ?

– À tout jamais, j’ai perdu l’un etl’autre.

– Ce n’est pas à vingt ans qu’on perdl’amour, et la perte d’une amie, quelque grande qu’elle soit, n’estpas irréparable.

– Je suis blasé.

– Votre œil luit et votre cœur bat, vousne l’êtes pas.

– J’ai vu tout au clair.

– L’amour même ?

– L’amour ! – Mais qu’est-ce doncque l’amour ? – On l’a poétisé à l’usage des niais. – Ungrossier besoin périodique, une loi criarde de la nature, de lanature éternelle qui reproduit et multiplie, un penchant brutal, uncharnel croisement de sexe, un spasme ! rien de plus !Passion, tendresse, honneur, sentiment, tout se résume en cela.

– Quel odieux langage !

– Hier, je ne parlais pas ainsi ;hier, j’étais encore abusé, mais bien des voiles sont tombés de monfront depuis hier ; personne n’a été plus que moi pleind’illusions et de croyances, personne n’a été plus sentimental quemoi. – Plus le rêve a été grand et beau, plus le plat réveil estdouloureux. – Hier j’étais sensible, aujourd’hui je suis féroce. –J’aimais de toutes les puissances de mon être une femme. Je croyaisqu’elle avait pour moi de l’amour, elle me jouait ! Je lacroyais candide, elle était vile et basse ! Je la croyaisnaïve, céleste, pure, elle était prostituée ! ô rage ! Etl’amour seul, l’amour pour cette femme me retenait en cemonde !

– Je conçois votre chagrin, mais toutcela n’a rien de grave. C’est une des mille aventures de jeunehomme qui vous arriveront ; ne prenez pas l’habitude de voustuer à chaque. Je ne vois rien là-dedans qui puisse vous entraînerau suicide. Je sais qu’une déception est souvent biendouloureuse ; mais un jeune homme, fort et penseur comme vous,doit surmonter de plus grandes adversités. Ceci n’est qu’unenfantillage, et si l’on doit revivre après cette vie de ce mondeéteinte, assurément, vous seriez très honteux, quand vous auriezretrouvé l’existence et le sang-froid, de vous être sacrifié poursi bas et pour si peu.

– Comme je vous le disais tout à l’heure,ce n’est pas seulement depuis cette catastrophe que j’ai résolu dequitter la vie ; l’amour seulement retardait l’accomplissementde mon dessein. Je ne dis pas même que si j’eusse mieux rencontré,que si j’eusse trouvé une femme digne et fidèle, que mon projet nese serait pas à la longue évanoui. Mais, aujourd’hui, tout estchangé, j’ai juré d’en finir ; un serment est irrévocable.

– Vous voyez bien que j’avais raison devous croire en démence.

– En démence !… Dites-moi doncalors, vous qui avez la raison en partage, ce que nous faisons surcette terre ? à quoi bon ? pourquoi y sommes-nous ?et que sommes-nous, nous-mêmes, misérables orgueilleux ? sinonles passibles moyens de la reproduction et de la destruction.

– Vous êtes en démence !

– Mais tout ceci n’est que digression,revenons au sujet de ma visite : – Je vous supplie donc denouveau d’obtempérer à ma demande, je vous tiendrai compte de tousvos frais.

– Quelle demande ? Décidément quedésirez-vous ?

– Peu de chose, je voudrais simplementque vous me guillotinassiez.

– Jamais, mon ami, ceci est pureextravagance. Alors même que je le voudrais, je ne le pourrais. –Hélas ! que Dieu me garde de vous faire jamais la moindreécorchure.

– Pourquoi cela, n’avez-vous pas le droitet la liberté de faire ce que bon vous semble ? La sociétévous a donné un instrument, n’en êtes-vous pas l’absoluménétrier ? Peut-elle vous défendre de rendre service à unami ?

– Il est vrai que la société m’a donnéhéréditairement un échafaud, ou plutôt que mon père m’a légué uneguillotine pour tout meuble et immeuble patrimonial ; mais lasociété m’a dit : – Tu ne joueras de ton instrument que pourceux que nous t’enverrons.

– C’est elle qui m’envoie.

– Non pas.

– Si, c’est mon dégoût pour elle.

– Vous venez droit à moi, mon cher, cen’est pas cela ; vous avez pris la grande route au lieu duchemin de traverse ; retournez-vous-en et passez par lesgendarmes, les cachots, les geôliers et les juges.

– Décidément, vous ne voulez pas me fairecette amitié ? vous êtes malgracieux pour moi. Mais, tribunalde Dieu ! je ne demande pas absolument que vous me fassiezcela en plein jour, en plein Paris, en pleine Grève : que cesoit une affaire privée, un tripot de ménage ; là, dans uncoin de votre jardin, n’importe, où vous voudrez. Vous le voyez, jesuis accommodant.

– Non, c’est impossible : tuer uninnocent !

– Mais n’est-ce point l’usage ?

– Je ne suis point un assassin.

– Que vous êtes cruel de refuser unechose qui vous coûte si peu !

– Je ne suis point un meurtrier.

– Peut-être vous ai-je offensé, maisc’est bien malgré moi : vous n’êtes point un coupe-jarret, jele sais ; votre humanité, votre philanthropie sontcélèbres.

– Si vous désiriez sincèrement la mort,le suicide est facile ; la première arme venue, un pistolet,votre scalpel…

– Non, je n’aime pas cela, on n’est pasassez garanti du succès : le bras peut se déranger et frappermaladroitement ; on se défigure, on se charcute ; enfin,on rate son coup, comme on dit.

– J’en suis fâché.

– Mais votre moyen est si prompt et sisûr ; je vous en prie, en compensation de tant de gens quevous décollez de force, je vous en supplie, décapitez-moiamicalement.

– Je ne puis.

– Mais c’est absurde.

– Ne soyez pas injurieux !

– C’est bien ! vous ne voulez pas debon gré, vous me tuerez de force ! S’il ne faut que passer parles gendarmes et les juges, j’y passerai !

– Alors, je serai votre serviteur trèshumble.

– Vous ne voulez pas, c’est bien ! –Pourquoi ? – Parce que je suis innocent : belle raisoninfirmante ! – Après tout, si ce n’est qu’un crime qu’ilfaut ! un crime, c’est chose facile et simple. – C’estbien !… – Nous ne manquons pas de Kotzbue en France,ce sont les Carle Sand qui manquent !

Gloire à Carle Sand !…

Monsieur l’exécuteur des hautes œuvres,jusqu’au revoir, dans un mois au plus tard. – Tenez-vous prêt,faites refourbir le coutelas par le taillandier, je n’aimerais pasqu’on me manquât.

– Dieu vous garde de moi, jeunehomme !

– Si la France a ses plats écrivainsvendus à l’étranger, ses plats détracteurs de sa jeune génération,ses Kotzbue !… elle aura aussi son vengeur, sonCarle Sand.

Gloire àSand ! ! !

Chapitre 6Autre incongruité

 

Passereau écrit à Philogène. – Pétition àla Chambre. – Il propose l’établissement d’une usine. – Avantageque tirerait le gouvernement de ce nouveau monopole. – Passereauest-il en démence, ou possède-t-il encore sa raison ? –Problème à résoudre.

 

– Laurent, mettez de suite cette lettre àla petite poste. – Pourra-t-elle être parvenue avant cinqheures ?

– Non, monsieur, il est trop tard.

– Alors, fais-la porter par un homme depeine.

– À mademoiselle, mademoisellePhilogène, rue de Ménilmontant.– Mademoiselle Philogène !j’avais deviné juste à votre air, vous êtes amoureux, mon chermaître !

– Finot !… très amoureux.

Tiens, tu feras porter en même temps celle-cià la chambre des Communes, je veux dire des Députés, pour ladéposer au secrétariat.

– Pressée aussi ?

– Très pressée.

Dans la première, Passereau invitait Philogèneà ne point sortir après son dîner, son intention étant d’aller lavisiter sur la sixième heure du soir.

L’autre était une pétition à la Chambre dontvoici à peu près la substance.

 

À MESSIEURS, MESSIEURS LES DÉPUTÉS.

« Messieurs,

« Vous voudrez bien ne point trouverimpudent qu’un jeune mousse comme moi, à fond de cale, prenne laliberté d’adresser un très humble conseil aux vieux pilotes duvaisseau à trois ponts du gouvernement représentatif.

« Dans un moment où la nation est dans lapénurie et le trésor phtisique au troisième degré, dans un momentoù les délicieux contribuables ont vendu jusqu’à leurs bretellespour solder les taxes, surtaxes, contre-taxes, re-taxes,super-taxes, archi-taxes, impôts et contre-impôts, tailles etretailles, capitations, archi-capitations et avanies ; dans unmoment où votre monarchie obérée et votre souverain piriformebranlent dans le manche, il est du devoir de tout bon citoyen devenir à son secours, soit par des dons et des paraguantesvolontaires, soit par des conseils judicieux. N’étant point encoremajeur, c’est par ce dernier et unique moyen que je puis essayerd’accourir à votre aide.

– Aide-toi, le ciell’aidera. –

« Je viens donc vous proposer un nouvelimpôt qui n’achèvera pas la nation ; un nouvel impôt qui nepèsera pas plus sur les classes de race pure, hidalgues etarchiépiscopales, que sur la canaille. Un nouvel impôt quin’empêchera pas la populace de manger quelque chose avec son pain,quand elle en a ; un nouvel impôt très moral, un impôtphénomène, ne bénéficiant ni sur les brelans, ni sur les loteries,ni sur le suif, ni sur les filles de joie, ni sur le tabac, ni surles juges, ni sur les vivants, ni sur les morts ; enfin, unnouvel impôt ne spéculant que sur les moribonds. Il faut, autantque possible, faire tomber les taxes sur les choses de luxe.

« Depuis quelques années, le suicide,inoculé à nos mœurs, est devenu d’un usage général : quelquesméchants, sans doute des carlistes ou des républicains, ontattribué son accroissement rapide aux malheurs du temps. Ce sontdes imbéciles ! Je disais donc que le suicide est devenu trèsà la mode, presque aussi à la mode qu’au troisième siècle de l’èrechrétienne. Comme le duel le suicide est indécrottable, au lieu dele laisser aller en pure perte, il serait plus habile, ce mesemble, d’en faire une vache à lait, et d’en traire un revenu trèsbutireux.

« Voici donc, en deux mots, ce que jepropose. Le gouvernement ferait établir à Paris et dans chaquechef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue parl’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, àl’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent sesuicider. Le corps et la tête tombant dans un panier sans fond etaussitôt emportés par le courant du fleuve, éviteraient des fraisde tombereaux et de fossoyeurs. Dans les pays secs, on pourraitadapter l’appareil à un moulin à vent. La machine serait surveilléeet manœuvrée par le bourreau de l’endroit qui y habiterait, commeun curé son presbytère, sans augmentations d’émoluments.

« Il se suicide régulièrement, calculsfaits et compensés, l’un dans l’autre, dix personnes par jour danschaque département, ce qui fait 3 650 par an et 3 660pour les années bissextiles ; somme totale, pour la France,année commune, 302 950 et 303 780 pour les autres. Jesuppose qu’on mette à 100 francs le prix ordinaire à payer – car onpourrait avoir pour les aristocrates des cabinets particuliers quiiraient progressant de valeur comme les chapelles d’une église pourles bénédictions nuptiales. – 302 950 à 100 francs par tête,produisent 30 295 000 ; certes, rapport trèsalléchant et très potelé, qui soulagerait moult le trésor public.Cet établissement satisferait à toutes les exigences sociales, à lasalubrité, à la morale, aux besoins de l’État ; 1° à lasalubrité, parce que l’air vital ne serait plus vicié par lesmiasmes putrides, les exhalaisons pestilentielles, s’émanant descadavres des suicidés, semés et putréfiés sur les chemins. On separerait ainsi du typhus ; 2° comme agréments, parce que lescitoyens ne seraient plus exposés à se heurter la face dans lesjambes des pendus aux arbres des promenoirs et jardins publics, ouà être écrasés par la chute de ceux qui plongent par lesfenêtres ; 3° pour les suicidants, parce qu’ils auraient lagarantie certaine du succès doux et commode de leurs tentatives, etparce que le pays serait préservé de gens hideux, estropiés,défigurés par de maladroits essais ; 4° la morale y gagnerait,d’abord, parce que cela se ferait légalement et dans le secret leplus profond ; et, qu’en outre, le suicide, devenant uneaffaire bourgeoise et industrielle, tomberait promptement endésuétude ; témoin les comédiens qui sont en décadence depuisqu’ils sont citoyens et non plus des parias en dehors de la sociétéet des lois ; 5° aux besoins de l’État, parce qu’il verseraitdes sommes énormes dans ses caisses percées.

« La civilisation, messieurs, –comme dit l’éloquent Constitutionnel, votre feuille –, marche àpas de géant ; et c’est la France, messieurs, qui est letambour-major de cette civilisation à bottes de sept lieues. C’estdonc à la France à donner au monde l’exemple de l’initiative entoutes améliorations sociales, en tous progrès, en tousétablissements philanthropiques ; et c’est à vous, messieurs,les représentants de cette France glorieuse, vous les lanternes dece siècle de lumière – comme dit le Constitutionnel, votrefeuille –, à accueillir généreusement cet important projet. Cefaisant, vous verserez l’abondance dans le trésor, et la joie dansle cœur des suicidés, qui ne seront plus réduits, comme je le suismoi-même aujourd’hui, à s’étriper ignoblement avec un couteau, às’écarquiller la cervelle avec une arquebuse, ou, enfin, às’asphyxier à leur espagnolette.

« J’ai l’honneur d’être, messieurs, avectoutes les considérations qui vous sont dues,

« Votre très humble et très soumisadmirateur,

« PASSEREAU,

« Étudiant en médecine, rue Saint-Dominique d’Enfer,7. »

 

La Commission des pétitions fera sans douteson rapport sur celle-ci dans une des prochaines séances. Il seraitbien regrettable si elle n’était point prise en considération, etsi la Chambre passait à l’ordre du jour.

Chapitre 7Ah ! c’est mal !

 

Visite de Passereau à Philogène. –Passereau dissimule et persifle. – Ils vont se promener dans lesmarais. – Passereau, comme par hasard, rencontre la maison de sonpère nourricier et fait entrer Philogène dans un jardin inculte. –Est-il une plus douce chose que la solitude ? – Passereaulaisse entrevoir ses soupçons, Philogène proteste. – Il dissimuleet persifle. – L’heure du crime approche, prions Dieu ! – Sousles tilleuls, remarquez s’il vous plaît que ceci n’est point unroman qui enfonce Jean-Jacques et Richardson.

 

Juste à l’heure dite, arriva Passereau. En luiouvrant la porte, Mariette avec un air surpris s’écria : –Quoi ! c’est vous, mon bel écolier ! Hélas ! bienque j’aie grand plaisir à vous voir, je vous croyais homme de cœur,et j’espérais beaucoup que vous ne remettriez plus les piedsici ; vous l’aimez donc par-dessus tout ? vous ne pouvezdonc vous en dépêtrer ?

– J’espère, pour le moins, mon amie, quetu ne lui as rien dit me touchant, qui ait pu lui faire soupçonnerchez moi le plus léger changement à son égard ?

– Rien !

– Tu ne lui as pas dit que je me trouvaisici à l’arrivée du billet du colonel ?

– Non, je ne le devais pas.

– Y est-elle ?

– Je devrais vous dire non. Mon Dieu, monDieu ! que vous avez peu de noblesse dans l’âme ! ou quevous êtes à plaindre d’être si malheureusement épris de bel amourpour une… Vous êtes joué et vous ne l’ignorez pas !

– Pour m’accuser ainsi, sais-tu leserment que j’ai fait, sais-tu ce que j’ai dans le cœur ?…Réserve tes reproches, Mariette.

– Entrez, elle est dans son boudoir.

Philogène sortait de table, couchée sur sonsopha, elle ruminait son dîner, repue et enflée comme une vache quia trop mangé de triolet.

– Ah ! vous voilà donc, monsieur levolage, vous vous ferez couper les ailes ! Depuis troisgigantesques jours, votre amie ne vous a point vu.

– Vous me faites volage à peu de frais,ma chère ; quand je viens, personne ; madame est àcheval, en ville.

– L’équitation est-ce un mal ? vousavez l’air de m’en faire un reproche.

– Loin de là.

– Allons, venez que je vous baise aufront, que la paix soit faite ; venez donc ! Ce pauvreami, il me semble qu’il y a une éternité !…

– Vous n’étudiez pas seulementl’équitation au manège, n’est-ce pas, vous devez avoir des traitésthéoriques ?

– Oui, je crois avoir celui…

– À quelle volte en êtes-vous ? àquelle pose ?

– Pourquoi ne me tutoies-tu pasaujourd’hui ? Ce gros vous me fait mal ; il sembleraitque vous êtes fâché ?

– Fâché ! et de quoi ?

– Que sais-je !…

– N’es-tu pas toujours la même pourmoi ? n’es-tu pas toujours bonne, aimante, sincère ?

– Toujours ! tu me blesserais d’endouter.

– Moi, douter de toi ? tu me blessesà mon tour.

– Que je suis heureuse, je vois que tum’aimes toujours ! Je t’aime bien aussi, monPassereau !

– Comment pourrais-je ne past’adorer ? belle de corps, belle de cœur ! pourrais-jeaimer plus digne que toi ? Oh ! non pas, Dieu lesait !

– Que tu es généreux, mon chéri, taparole m’exalte.

– Heureux, bienheureux le jeune hommed’honneur à qui le ciel envoie, comme à moi, une femme pure etfidèle !

– Heureuse, bienheureuse la femme pure àqui le ciel envoie un ami noble et doux !

– La vie leur sera facile et légère.

– Tu souris, tout bas,Passereau ?

– Vois-tu pas que c’estd’enivrement ? Tu ris, ma belle ?

– Vois-tu pas que c’est dejoie ?

Ne me repousse donc pas comme cela, monchéri ; qu’aujourd’hui tu es froid et triste près de moi, toisi caressant et si amoureux des caresses !

– Que veux-tu que je te fasse ?

– Je ne te demande rien, Passereau ;mais c’est à peine si je puis t’embrasser. Quand je touche à teslèvres tu recules, et tes yeux me fixent et me font peur !Es-tu malade, souffres-tu ?

– Oui, je souffre !…

– Pauvre ami ! veux-tu prendre duthé ?

– Non, j’ai besoin de respirer et demarcher : sortons.

– Il fait nuit, il est bien tard.

– Tant mieux.

– Je ne suis pas disposée.

– Alors, à ton aise.

– Non, non ! ne te fâche pas, jeferai tout ton bon vouloir.

Ils sortirent. – Passereau, muet, traînait samaîtresse à son bras, comme un époux contrit traîne son épouseaprès la lune de miel.

– Mais pourquoi veux-tu donc absolumentaller par-là, dans ces chemins laids et déserts ? Viens plutôtsur les boulevarts Beaumarchais.

– Ma chère, j’ai besoin de solitude etd’obscurité.

– Quelle route me fais-tu prendre dansces marais ? le chemin des Amandiers qui mène au cimetière, meconduirais-tu à la tombe ?

– J’aime beaucoup le calme de cesquartiers, où j’ai passé mon bas âge chez la femme d’un maraîcher,ma nourrice. – Tiens, vois-tu, là-bas, à droite, cette espèce dehutte ? c’est le louvre de mon père nourricier. – Il y a déjàplusieurs jours que je n’ai serré la main de ce brave homme. – Quetout cela éveille en moi de sereins souvenirs ! – S’il n’étaitsi tard, j’entrerais les embrasser ; mais ces bonnes gens sansvices et sans ambition se couchent avec le soleil et se lèvent aveclui, contrairement à la corruption qui veut des longues nuitsqu’elle abrège, et qui, comme le hibou, se tapit durant le jour. –Tiens, regarde ces beaux jardins, ces potagers si bien garnis, toutceci est à eux. Voici, là-bas, l’avenue où j’ai marché pour lapremière fois. – Voici un champ, presque inculte, jadis c’était uneriche pépinière ; il appartient à un jeune homme mineur. –Voici un passage dans la haie, entrons nous promener un moment sousces tilleuls.

– Quelle étrange idée ! Ne crains-tupas qu’on nous prenne pour des larrons de nuit ?

– N’aie pas peur, mon amie, personne ence lieu ne veille. D’ailleurs, je suis connu du voisinage et dumaître de ce champ où je venais assez souvent, ce printemps, fairedes promenades solitaires.

– Comme il fait noir : si je n’étaisavec toi, Passereau, j’aurais peur.

– Enfant !

– Comme on pourrait égorger, à son aise,dans ce quartier perdu !

– Est-ce pas ?

– Qui viendrait à notre aide ? vousauriez beau crier.

– Crier, ce serait peine vaine.

– Passereau, prenons cette allée deframboisiers ?

– Non, non, allons sous lestilleuls !

– Passereau, tu me fais trotter comme unemule. Je suis très fatiguée.

– Asseyons-nous. – Est-il un plus grandbonheur que tu saches que le désert à deux, surtout la nuit ?N’entendre rien dans les ténèbres qui vous environnent ;n’avoir que des broussailles et des pierres autour de soi ;et, dans ce silence profond, écouter les palpitations d’un cœur quirépond aux battements du vôtre, d’un cœur qui ne palpite que pourvous ! Au milieu de toute cette morne et indifférente naturepresser dans ses bras un être tout de feu, pour lequel on a oubliétous les autres, qui vous enivre des baisers de sa bouche amère etcondamnée à tout autre ! qui vous endort sous ses caressesmagnétiques !

– Ô mon Passereau, c’est unepâmoison ! J’ignorais tout le charme du silence deschamps ; c’est la première fois que, sous le ciel, je caused’amour avec celui que j’aime. – Tu sais, nous nous tenionstoujours enfermés ; oh ! que cela vaut mieux que quatremurailles !

– Si l’un à l’autre fidèles nousvieillissons, quand nous serons proches de la tombe, avec quellejoie nous compterons cette nuit dans nos belles souvenances ;car notre liaison n’est pas une liaison d’un jour.

– Union, constance pour la vie !

– Avant peu, mon oncle, mon tuteur, va merendre compte de mes biens et m’émanciper : aussitôt, mabelle, que je serai libre, nous irons demander à la loi qu’ellenous unisse, et si ma parenté venait à s’enquérir de ta dot,j’énumérerai tes vertus.

– Tu me combles de joie ! que degénérosité pour une pauvre femme qui ne sait que t’aimer ! –Oh ! que ce jour vienne tôt ! Il me tarde que noushabitions ensemble. – Ne me caresse pas ainsi, Passereau, je memeurs, tu vas me tuer !

– Te tuer, belle homicide ! ceserait grand dommage.

– Oui, car c’est une chose rare qu’unefemme qui vous aime pour vous, rien que pour vous.

– Comme toi, est-ce pas ?

– Épargne ma modestie.

– Car c’est une chose rare qu’une femmesincère, naïve et fidèle comme toi.

– Tu me ferais rougir.

– Prends garde, on ne rougit que depudeur ou de honte !

– Mon Dieu ! que ce soir tu metraites brusquement ; quelle politesse brutale, quelleréserve ! – Quand je t’embrasse, ou quand je te caresse, c’estcomme si je te touchais d’un fer rouge, tu frissonnes. – Peut-êtreas-tu quelque chose contre moi ? ai-je pu te blesser, ai-je pute déplaire, mon amour ? Il faut parler, il faut dire ce quetu as sur le cœur ; épanche ton chagrin ; je suis tonamie, il ne faut rien me cacher, je te consolerai.

– Poison et orviétan, tout à lafois !

– Que veux-tu dire ! – Tu vois bienque tu te caches de moi ; je te fais souffrir, je te gêne. –Mon Dieu, quel mystère ! – Parle-moi, parle-moi, je t’enprie ! dis ma faute, je la réparerai, dussé-je enmourir ! – Tu m’en veux ? – On m’aura calomniée, il y ades gens si pervers !…

– Oui, c’est vrai, mon amie, ce n’est pasque je le croie, on t’a calomniée. Des méchants t’ont noircie, ilsont dit que tu me jouais, que tu m’étais joyeusement infidèle. Maisje t’affirme que je ne les crois point, c’est un infâmemensonge !

– Bien infâme !… Il faut que tu aiesbien peu de confiance en moi, il faut que tu aies de moi unemisérable estime, pour que quelques paroles qu’on aura débitées techangent tant et si subitement à mon égard, et te jettent dans unpareil trouble.

– On m’a dit que tu étais volage, mais jet’affirme que cela ne me trouble point.

– C’est peu libéral de ta part. Onviendrait faire sur toi les rapports les plus admissibles, commeles plus honteux, je ne voudrais pas même les entendre. Tu n’as pasde confiance en moi, Passereau !

– Si, si, ma belle, je t’apprécie.

– Moi, ton amie, moi te tromper,jamais ! mais je t’aime, je t’aime au-dessus de tout !Passereau, tu es mon Dieu ! Nous sommes liés l’un à l’autrepar un serment plus sacré que tous les serments faits à la face deshommes ; et je trahirais ce serment, moi ! peux-tu croirecela, Passereau ? Ingrat ; injuste, tu m’outrages !– Que t’ai-je donc fait ? qui a pu m’avilir à tes yeux ?je suis une femme d’honneur, Passereau, saches-le ! Mais quelinfâme a pu m’accuser de libertinage !… Moi, cloîtrée,retirée, n’usant pas de la liberté que généreusement tu melaisses ; non, non, Passereau, crois-moi, je suis digne detoi, je suis innocente ! j’en prends le ciel à témoin !Forte de ma conscience, je ne chercherai pas à me laver de cettesale calomnie. – Si tu savais combien je t’aime, si tu comprenaisl’étendue de mon amour pour toi ? Je t’aime tant, je t’aimetant ! plutôt que de trahir mon devoir et ma foi, plutôt quede te trahir, je me tuerais !

– Oui ! plutôt la mort quel’ignominie.

– Oh ! tu m’effraies, ne me regardepas ainsi ! Tes yeux, comme des prunelles de tigre, roulentdans l’ombre.

– Ma bonne, voudrais-tu venir avec moi,j’ai bien envie de faire un voyage ? je suis ennuyé deParis.

– Quand cela ?

– Au plus tôt. – Partons demain si tuveux ? allons à Genève.

– Demain, dimanche ? je ne puis.

– Pourquoi, qui te retient ?

– Rien, seulement j’ai promis d’allerdîner chez un parent, si je manquais il s’en fâcheraitbeaucoup.

– Partons lundi, partons dans lasemaine.

– Non, mon ami, je suis bien fâchée, maisje ne puis encore ; j’ai promis à des parents d’aller passerquelques jours chez eux, aux environs de Paris. Je ne puis m’endispenser sous quelques prétextes que ce soit.

– Tu ne veux pas ?

– Je ne puis. – Mon Passereau, ta figuredevient épouvantable ! Pourquoi me froisses-tu le cou commecela ? tu me frappes, tu me fais mal !

– Pardon, pardon, je m’oubliais ; cesont des crispations ; je souffre, j’ai soif !

– Retournons à la maison, je t’en prie. –Si tu venais à tomber en défaillance, que ferais-je de toi,ici ? Quel serait mon embarras !

– Tiens, mon amie, avant de partir, pourme désaltérer, va me cueillir quelques fruits à ces espaliers quicouvrent ce mur, là-bas, au bout de cette allée de framboisiers, tume feras bien plaisir.

– Mon Dieu ! Passereau, comme tutrembles en me parlant ; tu souffres donc beaucoup ?

– Oui !…

– N’est-ce pas cette allée ?

– Oui, va droit et sans crainte.

À peine Philogène eut-elle fait quelques pasqu’elle disparut dans les ténèbres. – Passereau s’étendit de toutson long, prêtant l’oreille contre terre, écoutant dans uneeffroyable anxiété. – Tout à coup Philogène jeta un cri déchirant,et l’on entendit un bruit sourd comme celui d’un corps humain quifait une chute, un grand bruissement d’eau agitée et desgémissements qui semblaient souterrains. – Alors Passereau se levaavec les convulsions d’un démoniaque et se précipita à toutesjambes dans l’allée de framboisiers. – À mesure qu’il approchait,les cris devenaient plus distincts. – Au secours ! ausecours ! – Brusquement il s’arrête, s’agenouille et se pencherez terre sur un large puits. – L’eau, tout au fond, étaitremuée ; de temps en temps, quelque chose de blancreparaissait à sa surface, et des plaintes épuisées s’échappaient.– Au secours, au secours, Passereau, je me noie ! – Courbé,silencieux, il écoutait sans répondre, comme penché sur un balcon,on écoute une lointaine mélodie. – Les gémissements peu à peus’éteignaient. – Alors, avec une voix forte, grossie encore parl’écho du puits, Passereau hurla : – Tu veux du secours, mabelle ? c’est bien, attends ! je vais dire au colonelVogtland qu’il t’apporte un Arétin !

Philogène répondit par une plainte râléeaffreusement. – Elle flottait encore à la superficie, déchirant deses ongles la muraille ruinée : – Passereau, alors, avec ungrand effort, détacha et fit tomber sur elle, une à une, lespierres brisées de la margelle.

Tout redevint silencieux, et morne comme unevision funèbre ; toute la nuit, il passa et repassa sous lestilleuls.

Chapitre 8Fin très naturelle

 

Chapitre qui peut paraître surabondant, etdont aurait pu se passer le lecteur ; quand je dis lecteur, jeparle hypothétiquement, car il serait présomptueux à moi de penseren avoir un seul, fût-ce même un Russe ? Mais sans lui,l’histoire de Passereau aurait été immorale ; il faut toujoursque le crime reçoive un châtiment.

 

Le petit homme rouge avait sonné cinq heureset demie à l’horloge du château des Tuileries, car le petit hommerouge a reparu depuis peu avec le nouvel hôte et son maistredes maçonneries. Passereau se promenait sous la forêt demarronniers : pour tuer l’attente, il avait pâturé deux outrois grands journaux fort indigestes. Notre bel écolier s’ennuyaitconsidérablement en ce damné lieu, continuellement assailli parcertains schismatiques et forcé d’essuyer les déclarations d’amourde ces bourgeois de Gomorre. Enfin il vit un homme accourir entoute hâte au piédestal du sanglier de marbre, puis le tourner etle pourtourner tendant le cou et regardant de tous côtés avec unair maussade et capot.

Ce quidam, grand et gros, enveloppé d’unehouppelande bleue, orné d’une figure insignifiante coupée en deuxpar une énorme moustache, portait des éperons qu’il faisait sonnerd’impatience et une longue cravache dont il se caressait les os desjambes. Passereau l’ayant considéré un instant et toisé du regardcomme un cheval en foire, s’approcha de lui et le salua :

– Vous attendez quelqu’un,monsieur ?

– Que vous importe, jeunehomme !

– Il m’importe beaucoup.

– Vous exercez une profession peuhonorable, monsieur, croyez-vous que je ne vous ai point aperçutout à l’heure me moucharder ?

– Vous attendez une femme, n’est-cepas ?

– Non, monsieur, un hermaphrodite.

– Vous faites à contretemps le jolicœur.

– Gringalet !

– Il est vrai, monsieur, que macorpulence n’égale pas la vôtre, et que dans la balance d’unboucher vous pèseriez plus que moi : mais votre grosse voix etvos grands ossements ne m’épouvantent pas. Croyez-moi, la seuledomination est celle de l’intelligence, et la vôtre, monsieur, mesemble fort mal confectionnée.

– Quel est ce doux ramage ?

– Convenez-en, le fait n’a rien dehonteux, vous attendez une fille, mademoiselle Philogène, mais vousattendez en vain, à moins d’un miracle, et les miracles sont passésde mode, elle ne viendra pas, c’est moi qui, sur ma tête et monsang, vous l’affirme.

– En tout cas, ce n’est pas vous qui l’enempêcheriez !

– Ne jurez de rien, monsieur le colonelVogtland.

– Qui vous a dit mon nom ? Tripleescadron ! ceci me surpasse.

– Vous comptiez ne trouver ici qu’unsanglier de marbre, et vous en trouvez deux, dont un vif, prêt àvous faire bonne guerre ?

– Non, monsieur, je ne trouve qu’unsanglier et un porc.

– Vous me donnez le choix des armes.

– Vous aussi vous avez un pointd’honneur ? Tout s’en mêle. Vous jouez au soldat ; monenfant, vous voulez faire le ferrailleur. Vous tombez mal et bien,vous ferez avec moi un rude apprentissage !

– Assez de ce ton de protectorat, vous mefaites pitié, tout sabreur que vous êtes.

– Triple escadron ! le calicots’insurrectionne.

– Ne m’approchez pas, monsieur lecarabinier, vous puez l’écurie !

– Gringalet ! si je ne me retenais àquatre, je te souffletterais de ma botte !

– Regardez-moi bien, croyez-vous que jetremble ? Un homme vaut un homme ; ignorez-vous ce quepeut la volonté ? – Votre empereur, dont frissonnant vousbaisiez les semelles, comme moi, vous allait au nombril ! –Oh ! nous ne sommes plus au temps où le soudard primait dansle monde et calottait le citoyen, au temps où l’on ôtait sa pipedevant un recru[24] en sentinelle. – Vous vous battrezavec moi !

– Vous le voulez, je me battrai :c’est-à-dire, traduction littérale, je vous tuerai.

– Qui sait ? ce sont les mauvaisbarbiers qui balafrent. – À demain matin ; quelrendez-vous ? Boulogne ou Montmartre ?

– Montmartre.

– Quelle heure ?

– La vôtre.

– Huit heures.

– Soit. – Quoique tout homme vaille sonhomme, comme vous disiez fort élégamment tantôt, je n’aime pas lesanonymes : serait-il possible de savoir qui vousêtes ?

– Passereau.

– Votre état ?

– Écolier.

– Triple escadron ! la maigresolde !

– Si nous ne devions nous battre à mort,j’apporterais ma trousse et vous offrirais mes services pour votrepansement ; mais si vous désiriez par hasard qu’après votretrépas je vous ouvrisse et je vous embaumasse, veuillez me regardercomme, honorifiquement, votre serviteur dévoué.

– Monsieur est médecin ? nous sommesconfrères.

– Je le suis de beaucoup de gens.

– Monsieur est carabin ?

– Monsieur est carabinier ?

– Mais, triple escadron ! elle neviendra pas, la donzelle !

– Je ne présume pas.

– Peut-être ai-je eu tort de m’emportersitôt ? Peut-être étiez-vous envoyé de Philogène pourm’avertir qu’elle ne pouvait se trouver au rendez-vous ?Peut-être est-elle malade ?

– Très malade.

– Peut-être êtes-vous sonmédecin ?

– Oui, son médecin.

– Je vous demande mille pardons de vousavoir si mal traité, j’ignorais…

– Demain matin, à huit heures, àMontmartre !

– Mais, de grâce, dites-moi, commentva-t-elle ! Que lui est-il arrivé ? est-elle en grandpéril ?

– Quelle arme prendrons-nous ?

– Je vous supplie, répondez-moi, vousêtes cruel, vous, son médecin ! Pour une insulte faite sansconnaître, pour une insulte dont je vous demande pardon ;répondez-moi, est-elle en danger de mort ? est-elle àl’agonie ? Que je cours… Répondez-moi donc ! si voussaviez combien je l’aime !…

– Si vous saviez combien j’en suisaimé !

– C’est ma maîtresse.

– C’est ma maîtresse !

– Elle, Philogène ?

– Elle, Philogène.

– Triple escadron !

– Tribunal de Dieu !

– J’en suis anéanti !…

– J’en suis émerveillé. – Ayantintercepté votre agréable poulet, je viens, en son lieu, vousdemander de quel droit, depuis trois mois qu’elle était à moi, maseule amie, vous êtes survenu dans mes amours ?

– Dites-moi, d’abord, depuis deux ans queje l’entretiens, de quel droit vous survenez dans lesmiennes ?

– Quoi, vous l’entreteniez ?

– Oui ! de beaux et bons écus ayantcours.

– Ah ! l’infâme… – J’ai bienfait…

– Qu’avez-vous fait ?

– Rien.

– Jurez-moi, car il faut que je sache àquoi m’en tenir, que vous êtes depuis trois mois son amantheureux.

– Je le jure par le Christ ! – Maisjurez-moi aussi que depuis deux ans vous êtes son entreteneurheureux.

– Je le jure par Martin Luther !

– Calomnie !

– C’est vous qui mentez !

– Je ne dis pas que vous n’ayez pas tentél’escalade, mais vous avez été débouté.

– Je ne dis pas non plus que vous n’ayezbattu en brèche, mais assurément vous en avez été pour vos frais desiège.

– Quelle arme choisissons-nous,décidément ?

– Décidément vous voulez vousbattre ? – À coup sûr, pour vous venger de sesrigueurs ?

– Non, de ses faveurs.

– Gascon !

– Mirliflore ! – Vous croyez doncqu’on peut impunément venir arracher de mes bras mabien-aimée ? Oh ! vous vous abusez fort, monsieur lecéladon tardif ! – Vous étiez venu semer de l’ivraie dans monchamp. – Vous étiez venu, sans doute, mendier de l’amour pour del’or. – Cette femme est à moi, je la garderai, je la veux, j’en aibesoin, je la défendrai contre tout agresseur, je lamaintiendrai ! Mort à quiconque viendra, comme vous, braconnersur ma terre ! – Vous vous battrez, monsieur lecolonel !

– Je vous tuerai.

– Nous connaissons votre réputationfunestement célèbre. Mais comme je ne sais pas manier l’épée et qued’ailleurs je suis myope et ne puis tirer le pistolet, je vousprierai de vouloir bien vous en remettre au hasard !

– À votre aise : d’autant plus queje n’aime pas l’assassinat et ce serait vous assassiner : quelque soit votre courage, la lutte serait inégale ; que fairecontre une adresse infaillible ? – Le hasard peut seulbalancer les chances, je m’en réfère au hasard. – Maisréfléchissez, mon cher ami, il me déplaît d’aller sur le terrainpour un léger motif : je vous dirai, franchement, que je n’aipoint de véhément désir de vengeance ; je ne vous hais point,et si vous voulez simplement m’assurer que vous renoncez à jamais àtoutes poursuites d’amour auprès de Philogène et à venir troublerma possession, je m’en fie à votre parole d’honneur, car je voisque vous êtes un homme d’honneur, tout sera dit, tout serafait : voulez-vous ?

– Vous goguenardez. – Jamais ! noussommes deux cavaliers pour une cavale : qu’elle soit ausurvivant.

Plus tard vous ne m’accuserez point ;comme vous, je vais avoir une volonté immuable, et ne demandez pasgrâce et miséricorde, je serai féroce.

– Qu’elle soit au survivant !Voulez-vous tirer au blanc et au noir, un pistolet chargé etl’autre pas ?

– Je n’aime pas cela.

– À pile ou face ?

– C’est par trop écolier.

– Savez-vous quelque jeu ?

– Non.

– Ni moi non plus, alors la chance estégale, jouons notre vie.

– Bravo ! mais auquel ?

– Aux dames ou aux dominos ?

– Soit. Allons au prochain café.

– Non, à demain.

– Demain, demain ! on ne doit jamaisremettre cette sorte d’affaire.

– Il faut que j’aille dîner.

– Je ne puis vous laisser partir, jem’attache à vos pas. Vous iriez maltraiter Philogène. Vidons desuite la querelle.

– Il faut que j’aille dîner.

– Allons dîner, où allez-vous ? Jevous suivrai.

– Au premier restaurant, là, au coin, rueCastiglione. Voulez-vous accepter ?

– Merci, chacun son écot.

 

Là-dessus, se dirigèrent vers la rue deRivoli, notre écolier et notre soldat, ou notre soldat et notreécolier, je laisse à chacun la faculté de donner la préséance à quibon lui semblera suivant son goût et sa prédilection. Vit-on jamaiscouple d’hyménée mieux assorti entrer chez un traiteur, faisantnopces et festins ? Un gros ossu, d’une staturehyperbolique – qui aurait pu servir d’observatoire, Dieu en soitloué ! à feu Mathieu Lemsberg –, un tueur par l’épée ;c’est l’époux d’une part. – Un petit minois, enfantin et joliet,qui aurait pu faire un charmant docteur à l’usage des dames, untueur par Broussais ; c’est l’époux d’autre part. – Comme pourune partie fine ils s’enfermèrent dans un cabinet très particulier,je suis sûr qu’il en vint de mauvaises pensées dans l’esprit dugarçon. Ceci nous montre qu’il ne faut point s’arrêter auxapparences. Gardons-nous de jugements téméraires, il est si facilede prendre, ainsi que dans cette occurrence, des gens qui vont secouper la gorge, pour des gens qui vont se l’embrasser.

– Ce repas, pour l’un de nous deux, serale dernier, sera le viatique, dit alors Passereau ; ilconvient de le faire copieux, sans nul égard pour les ordonnancessomptuaires de feu très constant roi Henri deuxième, que lui-mêmesans doute outrepassa souventefois en l’honneur de madame Diane, etqu’à plus solide raison, nous pouvons bien enfreindre en l’honneurde madame la mort.

– Je comprends, vous voulez, comme on dità la caserne, que nous fassions un mâchon soigné, cela mechausse assez bien : j’y tope. – Pour vous préparer au grandacte qui va suivre, pour vous procurer de l’aplomb et de l’audace,vous voulez vous salpêtrer le cerveau, c’est très adroit !C’est comme je pratiquais à ma première campagne ; quand lajournée devait être chaude, je me reconsolidais avec une armureinterne de champagne mousseux.

– Non, ce n’est pas pour cela, car jesuis résigné à quitter la vie ; je serais même chagriné s’iladvenait que je gagnasse.

– Moi de même.

– Et je vous demanderai, si le cas échoiten votre faveur, de ne point me faire de politesse et de me tuersans remords.

– Moi de même. – Car la vie, à vous direvrai, commence à me peser constitutionnellement. Le troupier sansguerre, c’est la désolation des désolations ; c’est un médecinsans épidémies ; c’est un Coitier sous Louis XI.

– Voulez-vous bien, s’il vous plaît, nousdispenser de barbarisme et laisser le c de maîtreCoictier.

– Coictier ! Ah ! par exemple,c’est cela un barbarisme ! mon cher ami, il faudrait avoir unegueule de fer blanc pour prononcer ce nom si cruellementgaulois ; d’ailleurs, Casimir Delavigne, dans sa tragédie encinq actes et en vers français, a dit partout Coitier.

– Belle autorité ! que votre rimeurdu Hâvre de Grâce !

– Morveux ! – Taisez-vous, vousm’insultez en la personne de ce nourrisson chéri des neuf sœurs,des neuf muses, des Piérides !

 

Hélas ! pour l’honneur du corps, il étaittemps que le carabinier achevât son festin ; sa conversationprolixe et volubile devenait presque aussi claire que le VictorCousin, presque aussi savante que le Raoul Rochette, presque aussichinoise que le Rémusat, presque aussi anglaise que le Guizot,presque aussi chronologique que le Roger de Beauvoir, presque aussiartiste que le de Lécluse, et pour l’immoralité en bas de soie,c’était du scribouillage tout pur !

Il s’était, outre mesure, bourré le torse,langage d’atelier.

Le fait est qu’il avait une capacité vraimentacadémique, et sauf les représentants du peuple, il n’y a guère queles chameaux qui eussent pu, avec quelques chances, entrer en liceavec lui ; et, dans l’état où il se trouvait, il aurait puentreprendre avec sécurité la traversée du désert ; je ne dispas de Sahara, parce que je hais le pléonasme. Ceci est une facétieà l’usage de la société asiatique de Paris ; il est bon quandon fait des plaisanteries orientales de l’en prévenir ; il estbon, avec un semblable parterre, d’avertir des endroitsrisibles.

Dans un coin du cabinet qu’ils appelaient lecimetière, le carabin et le carabinier avaient empilé lesbouteilles défuntes, et Dieu sait combien avait été contagieuse lamortalité.

Les voilà ! les voilà ! par lesrues, les ruelles, les impasses, les places, les carrefours,encombrés de voitures et de passants ; les voilà ! lesvoilà ! par la boue, les pavés, les immondices, les bornes,les ruisseaux, les filles de joie, les voilà ! Comme ilsfolâtrent nos deux hommes ! Les voilà ! Ils s’en vont,compère et compagnon, et comme dirait un paveur ou un membre del’académie des Inscriptions qui ferait une docte citation, lesvoilà qui s’en vont ainsi qu’Orchestre et Pilastre. – Àpropos d’Oreste et Pilade, voulez-vous une recette pour faire unvaudeville à grand succès ; 1° il faut y parler au moinstreize fois de ces deux classiques amis ; 2° au moins une foisde la cupuncture[25] ;3° au moins trois fois de l’honneur français et de Napoléon ;4° ne pas oublier deux ou trois balourdises sur les romantiques, etsurtout ne pas manquer de leur faire dire que Jean Racine est unpolisson, et de faire des bons mots sur ce gueux de Gœthe et surChat-qu’expire ; 5° exalter Molière et Corneille, que surtouton ne doit pas avoir lus, pour s’en faire un manteau à l’aideduquel on puisse passer à la barrière du public, comme ces veauxqu’on entre en fraude, en leur mettant une blouse et une casquette.Le tout en français de M. Drouineau et en bouts rimés du vieuxmarquis de Chabannes ; si je dis le marquis de Chabannes,c’est que je sais qu’il n’est pas spadassin, et comme je n’aime pasle duel, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas à déjeûner, jefais le moins possible de personnalité dangereuse, et jamais, ainsique Boileau, je ne pousserai l’audace jusqu’à appeler un chat unchat.

Arrivés au café de la Régence, vite, ilsdemandèrent un jeu de dominos – voici le moment fatal ! –Dieu, car il n’y a pas de hasard, même aux dominos, va décider danssa sagesse qui des deux doit mourir, du carabin ou ducarabinier.

Vogtland parfois était morgue comme un caporalinstructeur, et parfois volontiers assez expansif.

– Double six, douze, 1812 ; c’estjuste l’année où j’ai eu l’avantage de perdre mon vénérablepère.

– Pas de niaiseries, colonel, jouonsgravement, grogna Passereau, et surtout ne mettez pas les dominos àl’envers.

Notre écolier était rêveur et concentré, etracorni en boule sur lui-même, comme certain poète contemporain, oucomme un petit cochon d’Inde qui a froid.

Une galerie de bourgeois s’arrondissait autourde leur table et prenait intérêt à leurs jeux. Si ces braves gensavaient pu se douter de ce qui se décidait là, certes, ils auraientété terriblement effrayés et auraient pris leur parapluie ou celuid’autrui, et se seraient enfuis à toutes jambes, s’ils n’avaientété œdémateux ou podagres.

Vogtland, comme un compagnon du devoir,habitué à boire tout au litre, qui entre par hasard au café, unjour de bamboches, avalait sa dix-septième demi-tasse quand lapartie se termina à son avantage. – Passereau à cette fin souritagréablement.

– Allons, partons de suite, dit-il, jesuis pressé d’en finir.

– Quelle mort préférez-vous ?

– Faites-moi sauter le caisson.

– Bien. Je vais entrer rue de Rohan, dansmon hôtel, pour y prendre mes pistolets. Marchez lentement, je vousrejoindrai ; où allons-nous, aux Champs-Élysées ?

Vogtland reparut bientôt ; silencieux,ils suivirent la grande avenue et passèrent la barrière del’Étoile. À quelques maisons plus loin que la taverne du napolitainGraziano, où l’on mange d’excellents macaronis, ils se détournèrentde la route et descendirent dans les prés en contrebas de lachaussée – il était grande nuit. Là, ayant longé quelque temps unmur de clôture : – Arrêtons-nous ici, dit Passereau, noussommes assez bien, ce me semble.

– Vous trouvez ?

– Oui !

– Êtes-vous prêt ?

– Oui, monsieur, armez, surtout pas dedélicatesse, vous êtes un lâche si vous tirez en l’air.

– N’ayez pas peur, je ne vous manqueraipas.

– Ajustez-moi à la tête et au cœur, s’ilvous plaît ?

– Avec plaisir : mais appuyez-voussur le mur pour ne point reculer, et comptez une, deux,trois ; à la troisième, je ferai feu.

– Une, deux ; – attendez, nous avonsjoué notre vie pour une femme ?

– Oui !

– Elle appartient au survivant ?

– Oui !

– Écoutez bien ce que je vais vous direet faites-le, je vous prie : la volonté d’un mourant estsacrée.

– Je le ferai !

– Demain matin, vous irez rue desAmandiers-Popincourt ; à l’entrée, à droite, vous verrez unchamp terminé par une avenue de tilleuls, enclos par un mur faitd’ossements d’animaux et par une haie vive, vous escaladerez lahaie, vous prendrez alors une longue allée de framboisiers, et toutau bout de cette allée vous rencontrerez un puits à rase terre.

– Après ?

– Alors, vous vous pencherez et vousregarderez au fond.

Maintenant faites votre devoir, voici lesignal, – une, deux, trois !…

Partie 7
CHAMPAVERT Le lycanthrope Paris

 

Car la société n’est qu’un marais fétide

Dont le fond, sans nul doute, est seul pur etlimpide,

Mais où ce qui se voit de plus sale, deplus

Vénéneux et puant, vient toujourspar-dessus !

Et c’est une pitié ! C’est un vraifouillis d’herbes

Jaunes, de roseaux secs épanouis engerbes,

Troncs pourris, champignons fendus etverdissants,

Arbustes épineux croisés dans tous lessens,

Fange verte, écumeuse et grouillanted’insectes,

De crapauds et de vers, qui de ridesinfectes

Le sillonnent, le tout parsemé d’animaux

Noyés, et dont le ventre apparaît noir etgros.

GÉRARD.

Chapitre 1Testament

 

À JEAN-LOUIS, LABOUREUR.

Je mourrai seul, mon cher Jean-Louis, jemourrai seul !… Pourtant j’avais reçu et fait unepromesse ; pourtant, un homme m’avait dit : – Je suis lasde la vie, tu la hais volontiers, quand tu seras prêt, nous lafuirons ensemble. Jean-Louis, je suis prêt, te dis-je, déjà j’aipris mon élan, et toi, es-tu prêt ! Toi prêt, simple que jesuis, croire à un serment ! La tête de l’homme varie.Cependant, tu ne peux l’avoir sitôt oublié, et, d’ailleurs, souventje te la rappelai cette nuit, où, après avoir erré long-temps dansla forêt, appréciant à son prix toutes choses, alambiquant,fouillant, disséquant la vie, les passions, la société, les lois,le passé et l’avenir, brisant le verre trompeur de l’optique et lalampe artificieuse qui l’éclaire, il nous prit un hoquet de dégoûtdevant tant de mensonges et de misères. Alors, si tu veux bien t’ensouvenir, nous pleurâmes ; oui ! tu pleurais !… Tamain frappa dans ma main, et nous fîmes un jurement. Si je terappelle tout cela, ce n’est pas que je veuille, nonobstant,t’entraîner à sauter le pas ; non, c’est bonnement pour que tune blâmes plus une résolution qui a été la tienne. Hélas ! tonnouveau sort, sans doute, a fait muer tes idées ; c’est lui,sans doute, qui te cloue à la vie, comme une huître au rocher. Tuas laissé la niaise profession que t’avait imposée ton père ;employé, tu as déserté ton emploi et renoncé aux sourires et auxpourboires ministériels ; dépravé que tu es, manant ! Tuas eu la grossièreté, comme on dit, poussé par l’instinct du chienqui chasse de race, tu as eu la grossièreté de quitter la ville auséjour enchanteur, – comme disent les impudents flagorneurs, lesrenards mangeant le fromage d’une bourgeoisie ignorante,orgueilleuse, qui, comme un coq d’Inde, se pavane dans sa crotte, –pour retourner au champ d’où ton aïeul était parti, s’enrôler à lacité plat valet. Tu as eu la grossièreté, comme on dit, la folie depréférer le sarreau de toile et la blouse au pantalon à lacets etsous-ventrières, au gilet à étaux, à la redingote asphyxiant par lastrangulation, croisant au cabestan, à la cravate en carcan, auxbottines savonnées de talc, aux gants glacés, éphémères ;costume d’aisance, dans lequel on est emballé commodément, pourvuqu’on n’emploie ni ses mains, ni ses pieds, qu’on ne tourne pas latête, qu’on ne se penche ni en avant ni en arrière, qu’on nes’agenouille, ni s’asseoie. Tu as échangé le grand village contrele village, le spectacle du vaudeville contre celui de la nature,les rues passantes à escarpe et contrescarpe de boutiques,grouillantes de fiacres et de tombereaux, contre des cheminsdéserts, campagnardement bordés de haies vives et de futaies ;là, rien pour badauder, ni estampes aux vitrages, ni jongleurs surla borne, ni sirènes exhalant l’eau-de-vie, rien d’urbain !L’homme, livré à lui-même, solitaire et silencieux, en est réduit àpenser.

Tu es heureux maintenant, heureux, un garçonde charrue heureux, quel scandale ! Le bonheur peut-il bien seprostituer ainsi ! Un garçon de charrue heureux !… Allezdonc dire cela à madame la banquière trois étoiles, qui s’éventelà-bas à son balcon. Fi donc ! dira-t-elle, le cœur soulevé etcrachant ; fi donc, un garçon de charrue heureux ! unbalourd ! Pour moi, sans flatteries, je vous comprends assezbien, toi et ton bonheur, bonheur s’il en est ? Bonheur, quelmot dérisoire ! Je n’ai point encore rencontré d’être assezeffronté pour s’avouer heureux.

Autrefois, j’ai peut-être aussi rêvé la vieque tu as réalisée : alors, je croyais aux champs desBucoliques, aux paysans des Idylles, aux villageois de Favart, auxbergères des impostes de Boucher : je me disais, si lafélicité n’habite point la ville, à coup sûr, on l’héberge auxchamps. Je croyais qu’alors qu’on a des sabots aux pieds, unesouquenille, un chapeau de paille, qu’on se lève avec le jour,qu’on gouverne un coutre, qu’on sarcle ou qu’on arrose une terre,qu’on suit une bourrique chargée, qu’on mange des choux, desharicots et du porc, et qu’on juche comme une poule à la tombée dujour, je croyais qu’on était bien heureux, bien délicatementheureux ! je croyais… mais, je ne crois plus…

Pourtant, si je devais rester plus long-tempsparmi ou hormis les hommes, c’est ce que tu choisis, que jechoisirais ; je me ferais rustre comme toi, mais plus sauvageencore, plus fauve ; j’irais manger du pain de châtaignes dansles montagnes du Vivarais ; j’irais me faire chasseur d’oursaux Pyrénées, charbonnier aux Ardennes, ou bûcheron aux Alpes.Mais, aujourd’hui, ce n’est plus assez ; à quoi bon ?quand j’userais ma vigueur à des travaux stupides, à manier lahache, la pioche ou la hie ; à quoi bon, quand je me ferais lecœur calleux comme les mains ? Ce n’est plus l’abrutissementqu’il me faut, c’est le néant ! Mais toi, tu ne veux plus dunéant, tu veux vivre ; vis, je mourrai seul !

Or, voici pour le serment que tu m’avais faitet que tu trahis.

Et voici pour le mien que je parjureaussi.

Le mien, c’est un serment juré à une femme, àune femme forte ; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints,confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouchemâchait et dont j’aimais à me voiler ; nous creusionsprofondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nosamours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car monamour est fatale, car je suis funeste comme un gibet ! Pauvrefille, à qui t’étais-tu donnée !… Oh ! que tu as souffertà cause de moi !… J’ai été bien injuste !…

Qu’ils viennent donc les imposteurs, que jeles étrangle ! les fourbes qui chantent l’amour, qui leguirlandent et le mirlitonnent, qui le font unenfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, lesimposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour !… pourmoi, l’amour, c’est de la haine, des gémissements, des cris, de lahonte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, desossements, des remords, je n’en ai pas connu d’autre !…Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision !mascarade amère !

Alors, cette pauvre femme, ponctuant sesphrases avec des baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie –car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nousdépasse tous –, Champavert, fais le serment de m’accorder ce que jevais te demander.

– Ma bonne, je ne puis ainsi faire unepromesse.

– Oh ! je t’en prie, promets-lemoi.

– Non, je ne puis.

– Qu’as-tu peur, crains-tu que je tesurprenne une volonté qui te serait fatale ? Oh ! tu n’espas généreux ; vois-tu, je te promettrais tout aveuglément,c’est que je t’aime ! Il n’est nulle chose au monde que je neferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh ! c’est biend’un homme…

– Bonne amie, il n’est nulle chose aumonde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien ;parle, que t’ai-je jamais refusé ?

– Je veux de toi, Champavert, jure-lemoi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais ! Le jour où tuseras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moiseulement : – Je veux en finir. Je me lèverai aussitôt et noussortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.

Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur lecœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’auraitdit : – Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pascomble : une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savaisrésolue, elle caressait ce projet depuis bien long-temps ;pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle untestament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personnede son assassinat. J’ai balancé long-temps, j’ai été long-tempsindécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et luidire : – Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens ettuons-nous.

J’aurais tant de plaisir à périr avec elle,elle en est bien digne !… Mais, cependant, je ne le veux pas,je ne le ferai pas ; le monde est si stupide, il dirait quenous nous sommes… que je me suis frappé par amour. Non, non, je nele veux pas ; le monde est si stupide, il ne peut croire quela vie soit un fardeau dont le robuste se décharge ; il nepeut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne àl’existence ; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet,une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cubetout, jusqu’à son Dieu ! Quand il apprend la fin d’un suicide,de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes,vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, unehonte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je nel’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise :ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intriguemalheureuse, contrariée, poussés au désespoir ; ce n’est pointpar désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veuxpas.

Que je suis fou, hélas ! que je suisfou ! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que jeméprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr paramour ; faiblesse ! Eh ! quand je serai anéanti, queme feront les grossières conjectures des hommes ? leursbavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est pluspuissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécillité ;faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heuresonnée… Non, je ne l’avertirai pas ; non, je me tueraiseul.

Jean-Louis, Jean-Louis, toi, tu peux vivre,puisque tu as rencontré la félicité, tu peux vivre !…Ah ! que le sort me garde bien de t’entraîner à descendre avecmoi l’escalier de la citerne de la mort. Tes plumes sont encoreengluées aux moribondes illusions, qu’ensemble nous avionspoignardées une à une ; je te croyais faucon décillé et prêt àprendre ton vol vers le néant, mais le monde te chaperonne encore.Tu attends peut-être une paix, un repos, au bout de lacarrière ! Ce qui te manque en ta jeunesse, tu espères le voirs’abattre sur toi en la décrépitude ? tu ne peux croire quel’existence ne soit que cela, ne soit que ce que tu connais :si ce n’est que cela, te dis-tu, s’il n’y avait pas quelque époquede béatitude, quelque saison de pure joie, qui venge de toutl’opprobre, comment tant d’hommes auraient-ils traîné leur carapacejusqu’au bout ? comment auraient-ils consenti à végétertoujours et misérablement, à patrouiller, jusqu’à extinction, dansl’étang croupi de la société ? Comment ?… C’est que,comme toi, la foule espère ; comme toi, elle se croit toujourssur le point d’atteindre son rêve évanoui, son fol désir ;c’est que, pareil au chat qui veut saisir ce qui passe au fond dumiroir, à l’instant où radieux il se jette sur sa proie, sur sonombre, ses griffes ne font que heurter et grincer la glace ;stupéfait, mais non pas éclairé, il s’acharne et épie, alléchécomme devant. Mais, toi, qui as passé derrière le miroir, qui asgratté l’étamage de tes ongles, qui sais que ce n’est qu’une vitreet de l’étain qui reflète, alléché, épieras-tu toujours ?…

 

Le monde, c’est un théâtre : des affichesà grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent lafoule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met sonjabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robed’indienne, et, parapluie à la main, la voilà qui part ;leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foulepaie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le censqu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie severrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci.La toile est levée, les oreilles sont ouvertes et les cous tendus,la foule écoute, car la foule écoute toujours ; l’illusionpour elle est complète, c’est de la réalité ; elle estidentifiée, elle rit, elle pleure, elle prend en haine, en amour,hurle, siffle, applaudit ; en vain, quelquefois, sent-ellequ’on l’abuse et s’arme-t-elle de sa lorgnette, elle est myope,rien ne peut détruire son illusion et sa foi qu’exploitent sigalamment les comédiens.

Mais toi, Jean-Louis, qui as pénétré dans lescoulisses, toi, qui as vu l’envers du palais, le ciel plat, ettouché le fond ; toi, qui as vu de près et à nu les rois,banquistes caparaçonnés de paillons ; toi qui as vu lacarcasse des duègnes au travers l’ocre et le plâtre dont elles sontbadigeonnées ; toi qui as frayé la jeune première, si novice,si pucelle en scène, et dont la bouche exhale la pharmacie ;toi qui sais que les génovines ne sont que des jetons ; toi,pour qui les rois, les soudards, les nobles, les belles et lesvalets ne sont que de crapuleux baladins, qui font de l’honneur, dela gloire, de la justice, selon leur rôle imposé ; Pharisiens,qui, loin des yeux de l’amphithéâtre, se traînent dans la débaucheet se baignent dans la turpitude ; toi, Jean-Louis, qui n’esplus fasciné, débarbouillé de l’erreur, écouteras-tu la farcejusqu’au bout ?… resteras-tu jusqu’au bout dans la tourbe duthéâtre, bénévole spectateur à gueule bée de cette ignoblepantalonnade ?… Ô Jean-Louis, tu serais trop déchu !

Je ne t’en veux pas, parce que maintenant tutiens à la vie certes, tu as bien le droit de vivre, puisquel’échafaud ne te réclame pas ; tu peux porter fièrement tatête sur l’épaule, ce n’est plus aujourd’hui une tête séditieuse,la fournaise ne contient plus que du mâchefer ; tu peux laporter crânement, cette tête pacifique, avec privilège du roi etautorisation de M. le maire. En outre, n’habites-tu pas leschamps ? et les champs attachent à l’existence. En vérité,quoi de plus attrayant ! Là, des vaches ; là, une meulede foin ; là, un étang qui coasse ; là, des batteurs engrange ; là, une ânesse qui brait ; là, un margouillisqui clapote ; là, un champ de betteraves. Quoi de plusentraînant ? c’est un charme irrésistible, je le sens !…Une seule chose me plairait moins peut-être, la monotonie, lasempiternelle physionomie de la nature : toujours de la pluieet du soleil, du soleil et de la pluie ; toujours le printempset l’automne, le chaud et la froidure ; toujours, à toutjamais. Rien n’est-il plus ennuyeux qu’une fixité, qu’une modeinamovible, qu’un almanach perpétuel. Tous les ans, des arbresverts et toujours des arbres verts ; Fontainebleau ! quinous délivrera des arbres verts ? Que cela m’ébête !…Pourquoi, non plus de variété ? pourquoi les feuilles neprendraient-elles pas tour à tour les couleurs del’arc-en-ciel ? Fontainebleau ! que cette verdure estsotte !

Je ne t’en veux pas, Jean-Louis, pour ce quetu tiens à la vie, non, mais pour ce que tu prétends ne pasconcevoir les raisons qui me poussent si brusquement ausuicide ; c’est toi, Jean-Louis, qui me demandescela ; fatalité ! Qui t’a changé ainsi ? qui peutdonc t’avoir ainsi rafraîchi le cœur, tandis que le miens’enfonçait dans l’amertume ? brusquement, peux-tubien dire cela ? tu n’ignores pourtant pas que la pensée de lamort est la doyenne de mes pensées ; tu ne l’ignores pas, etque, sur trois désirs, deux ont toujours été pour le néant ;tu ne l’ignores pas, toi-même tu y applaudissais. Il est trop tardmaintenant, j’en suis fâché ; mais tout ce que tu pourrais medire serait vain, j’achèverai… Mais je t’aime trop pour ne pasredouter ton blâme ; au moins qu’un ami ne me vitupèrepas ; au moins que tu dises : Il a bien fait, il a faiten brave, il s’est tué.

Chapitre 2Édura

 

Ce factum achevé, Champavert l’enveloppa, mitl’adresse : À Jean-Louis, laboureur, à LaChapelle-en-Vaudragon, et le cacheta ; puis il se relevacalme et comme soulagé, but un pot de thé, alluma une cigarrette deMaryland, s’assit sur la croisée, fumant et regardant vaguementdans l’air ; sa cigarrette achevée, il rentra dans lachambre ; et, longeant le pourtour des murailles, il baisaitles portraits de ses compagnons tour à tour, et, tour à tour, lesbrisait sur le plancher : ensuite, avec un rire goguenard ethaussant les épaules de dédain, il lacéra et jeta au feu tous seslivres ; et, s’armant d’une hache appendue en trophée, il miten pièces, l’un après l’autre, les meubles qui garnissaient sonlogis. Le carreau était couvert de débris, et le feu de la cheminées’étendait dans la chambre. Son mauvais cœur palpitait dejoie : il ne voulait rien laisser après lui qui pût êtreutile, rien ; il ne voulait pas qu’après sa mort, on separtageât, le rire sur la lèvre, ce qu’il avait possédé ;qu’un autre après lui vînt aimer un objet qu’il avait aimé ;qu’un autre promenât ses dépouilles au soleil. S’il avait eu del’or, il aurait été le jeter à l’eau ou l’enfouir, tant sonaversion pour les hommes était profonde, tant il abhorraitl’héritage. Ce n’est pas lui qui aurait fait planter des arbres sursa tombe pour abriter le voyageur lassé pendant le midi ; ilaurait plutôt fait creuser une chausse-trappe sur sa fosse pour yengloutir le voiturier égaré ou le piéton perdu dans l’herbehaute.

Satisfait de sa dévastation, il s’assit surces ruines, comme l’architecte Fontaine s’asseoirait sur lesdécombres de SaintGermain-l’Auxerrois, et, ouvrant une cassette àdemi brûlée, il en tira une petite boîte d’écaille, la porta à seslèvres avec ivresse, et la couvrit de baisers.

– Édura ! Édura ! mon premieramour et mon plus terrible, Édura ! ma Warens !…répétait-il, le front rouge et les mains crispées, broyant etfaisant craquer la boîte sous ses doigts baignés des gros pleursqui tombaient de ses yeux.

Ô Édura ! ma belle Édura !… femme,femme, que tu m’as été fatale !… Si tu l’avais voulu, tuaurais fait de moi quelque chose de grand ; je sens trop làque j’étais prédestiné, rien qu’avec un mot, un seul mot ! Tune l’as pas dit, ce mot, vilaine femme ! Que tu m’as fait demal ! tu m’as perdu : tu pouvais faire de moi unlion ; le bon de mon cœur pouvait grandir sous tescaresses ; ta voix, ta douce parole, tes baisers pouvaientexorciser le venin qui, maintenant, me déborde ; la souffrancea fait de moi un loup féroce. Tiens, que je brise ce bijou qui mevient de toi !…

Et jetant à terre cette boîte d’écaille, ilfrappa dessus du talon, et la pulvérisa.

– Meurs, meurs, tout souvenird’elle !… d’elle ! qui a fait entrer la haine en moncœur, d’elle ! qui a trempé ma jeunesse dans le fiel quandelle pouvait la faire si belle, si sublime ! C’est toi, Édura,c’est toi qui m’as aigri, qui as chassé la bonté de ma tête, lasensibilité de ma poitrine, qui m’as usé et blasé par la torture etl’envie. C’est toi qui es cause que j’ai tout haï, tu m’as perduquand ma vie s’ouvrait si riche d’avenir ; c’est toi qui l’asempoisonnée ; et, si je me tue, c’est encore par toi ;c’est toi qui as mis dans mon sein le germe de la mort, la misèrel’a fécondé.

Ô inconcevable passion ! amour, amour,qui t’expliquera ?… Édura ! ô mon Édura ! ne va pascroire après cela que je te hais. Je t’aime toujours aussifollement ; je frissonne encore à ton nom comme autrefois. Jet’aime, et c’est toi qui m’as tué, c’est toi qui m’as tourné versle néant. Tu m’as fait tant de mal, et je t’aime tant ! etcependant tu n’es plus pour moi qu’une souvenance confuse ;les ans ont passé vite, et m’ont fait jeune homme ; mais toi,ils t’ont vieillie, ternie, fanée ; tu n’es plus un boutond’or, tu es un saule creux qui penche. Les cavaliers ne teregardent plus ; tu n’as plus de cour, tu n’es plus reine. Si,alors, tu avais voulu cueillir mon amour, amaranthe immortelle, quine se flétrit point, elle t’ornerait encore. Mère, tu aurais unenfant passionné dans tes bras ; mon sang, mes baiserschaleureux rappelleraient ta vie qui s’en va ; tu aurais eujusqu’au bout un compatissant appui ; ma jeunesse auraitobombré ton âge, et mon bras puni le rieur qui aurait levé tonvoile.

Que sont-ils devenus tous tes beaux muguets,amants charnels, que sont-ils devenus ?… À peine serappelleraient-ils ton nom. Vrais cosaques à cheval, ces hommesauxquels tu t’es livrée t’ont jeté leur passion nomade ; ilst’ont butinée sur leur chemin. Pauvre femme ! insensée !voilà donc les amis que tu te préparais pour le retour. Souffre,souffre maintenant ; il est bien juste que je sois vengé, j’aitant souffert ! Maintenant, peut-être, tes joues que nulbaiser ne ravive sont mouillées de pleurs, tu languis solitaire, etcette solitude inaccoutumée te mine ; peut-être en es-turéduite, quel abaissement ! à faire des minauderies à dejeunes hommes qui te repoussent et te tournent le dos. Quand tuveux parler d’amour, on ricane. Souffre, souffre long-temps, que jesois bien vengé ! Inconcevable passion, je t’aime encore, jele sens là, je ne puis me le cacher ; je t’aime, et je te haisprofondément ; et cependant, si tu venais me prendre la main,si tu venais me dire tout bas ce mot que tu m’as toujours tu, si tuvenais me dire je t’aime, comme autrefois… car tu m’as aimé, j’ensuis sûr ; je suis sûr que tu as étouffé ton amour pour moi,que tu as repoussé le mien, parce que aimer, être aimé d’un enfantobscur n’était pas ce que voulait ton esprit orgueilleux, et jet’aime encore aussi violemment ; et pourtant, te dis-je, si tuvenais à moi, je te repousserais ; car je t’aime aujourd’huipour ce que tu as été, et non pour ce que tu es. Si tu te jetais àmes genoux, je serais sans pitié, je te frapperais ; si tut’attachais à mes pas, froid, je te traînerais, je seraisvengé.

Puis, accoudé, silencieux, ce pauvreChampavert pleurait amèrement.

– C’est le premier pas dans la vie, quidécide de la vie ; versez du vinaigre dans le vin le plusdoux, il deviendra vinaigre, murmura-t-il en ramassant les débrisde la boîte d’écaille qu’il baisait et mettait dans sa bourse.

Tout à coup, il se lève, enfonce son chapeausur son front, sort et clôt sa porte.

– Voici ma clef, dit-il en descendant auconcierge ; je pars pour un voyage lointain ; siquelqu’un venait me demander, vous voudrez bien lui dire que j’aiquitté pour long-temps cette ville.

– Iriez-vous en Espagne, que vous aimeztant ?

– Plus loin.

– En Alger ?

– Plus loin.

Il sortit.

Chapitre 3Flava

 

Vers le soir, un camarade le rencontra rueJean-Jacques-Rousseau, au moment où il sortait de la poste.

À huit heures environ, sur la hauteur deMontmartre, dans le chemin des Rosiers, il sonnait à un guichetrouge.

Une jeune fille ouvrit : ses cheveuxblonds flottaient sur sa robe blanche ; son teint pâle et sonregard soucieux, son allure langoureuse, quoique dégagée, sapoitrine rentrée et sa tête inclinée, disaient tristement que lasouffrance, comme une foudre, avait ravagé et ravageait cette bellecréature, cassée, défleurie.

En apercevant Champavert, elle jeta un cri desurprise.

– Vous, mon sauvage, à cette heure,quelle aventure !…

– Amie, si je suis venu, ce n’est pointpar aventure, c’est tout à votre intention.

– Champavert, vous me permettrez au moinsle doute.

– Mauvaise, vous voulez me blesser !– Es-tu seule ?

– Oui !

– Tout à fait seule ?

– Oui !

– Ton père ?

– Il est descendu à la ville.

– Enfin, c’est bien heureux ! Jepuis te voir et te parler à loisir, sans gros yeux qui épient etsans grandes oreilles qui espionnent.

– Qui vous change donc ainsi, monChampavert ? quel soleil a donc fondu la glace de votrecœur ? Ah ! vraiment, il vous sied bien, après deux moisd’absence, de venir jouer à l’amoureux.

– Flava, je ne joue rien ; je suispour toi ce que j’ai toujours été. J’accepte tes reproches, je saisqu’en apparence je puis en mériter ; je suis peu assidu, ilest vrai, mais tu règnes en mon cœur toujours ; tu règnescomme la patrie dans le cœur d’un proscrit ; tu règnes commela vie dans le cœur d’un condamné. L’absence ne détruit pasl’amour, tu le sais. Je suis peu assidu, c’est vrai, que veux-tuque je vienne faire ici plus souvent ? Souffrir !…Toujours gardée à vue, comme une criminelle d’État, je ne puisseulement te presser la main, te dire un mot bas à l’oreille ;à peine si nos regards peuvent s’entendre ; cela me fait tropde mal, je ne puis le supporter ! Que de fois j’ai été tentéde frapper ton père, tes geôliers, de te prendre le bras et de tedire fuyons ! Ah ! si tu étais libre, ou si du moins nouspouvions nous livrer à de douces causeries, tu ne te plaindrais pasde l’infréquence de mes visites.

– Mais, qu’importe !… puisque ta vueseule me remet tant de courage au cœur. Ah ! c’est cruel,Champavert, de haïr ainsi une femme, et puis de sortir de terrecomme un démon, deux ou trois fois l’année, pour venir lui mentir,lui dire qu’on l’aime ; ah ! c’est cruel,Champavert !

– Flava, tu me traites durement, tu metortures à plaisir ! Faudra-t-il donc toujours, comme undébutant, renouveler mes aveux d’amour ? toujours faire denouvelles protestations ? Tu devrais au moins me connaîtredepuis six ans que nous sommes liés. Si je ne suis pas assidu,suis-je pas fidèle amant ? Je sais que tu as le droit dedouter de moi ; qu’autrefois, tout enfant, j’ai été mauvais,mais ma constance n’a-t-elle pas racheté tout cela ? Jet’aime, Flava, je t’aime profondément, à tout jamais ! Veux-tuencore un serment ? je t’aime, Flava ! et te le jure surle corps…

– Silence ! Champavert,silence ! n’invoquez pas son ombre !

– Ne pleure pas, Flava ! ne pleurepas, bonne mère, tes larmes ont assez creusé tes joues, tes larmessont amères à mes lèvres ; ne pleure pas, bonne mère ! ilest plus heureux que nous, il n’est pas.

– Plus heureux que nous, il n’est pas…Champavert, tu dis vrai : que j’aime cette pensée !…Oh ! dis-moi, serais-tu prêt ?

– Non, ma toute belle, attendons encore,peut-être des jours meilleurs vont se lever pour nous ; sijeunes encore, nous avons un long avenir ! Attendons encore,nous avons bu l’absinthe avant le festin, attendons, après le deuilde la nuit, le jour et la rosée.

– Champavert, quand un arbre a étéatteint de la foudre, nul printemps ne saurait le reverdir ;il dessèche sur pied, jusqu’à ce qu’un bûcheron le renverse de sahache ; Champavert, attendrons-nous le coup de hache de lamort, tardif bûcheron ? Ce serait une lâcheté !

– Il est téméraire de préjugerl’avenir : ma belle, dépouillons-nous de cette sombreur,soyons moins élégiaques, s’il vous plaît ?

– C’est cela, à loisir, plaisantez !Vous grimacez, Champavert, votre rire n’est pas un rire qui part ducœur, c’est un rire de supplicié. Tout à l’heure vous vous êtestrahi.

Pendant ces causeries, sous la salled’ombrage, la lune était montée à l’horizon, et ses rayons, perçantau travers le feuillage vacillant des marronniers, semait le sablede nacres et l’obscurité de phalènes d’argent. Le rossignol nechantait pas encore son nocturne, et l’on n’entendait rien dansl’immensité, sinon le son amoureux de leur voix qui s’élevait commele soupir d’une gnomide.

Chapitre 4Damnation

 

– La plaine est obscure etsolitaire, lève-toi, ma grande amie, et descendons le clos ;viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a bienlong-temps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; lehoux ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être étébrouté ? Allons voir.

– Oh ! non pas, ce houx est vert ettouffu et l’herbe haute et belle ; mes pleurs sont une pluieféconde, et je les en arrose chaque nuit.

– Chaque nuit tu descends à lasource ?

– Oui, chaque nuit : quand tout dorten la maison, je me lève et descends faire ma prière sur satombe ; quand j’ai bien prié et bien pleuré sous le ciel, jeme sens plus calme. La nature semble me pardonner mon crime ;il me semble entendre dans le silence universel une voix partantdes étoiles, qui me crie : – Ton crime n’est pas le tien,faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à lasociété ! que son sang retombe sur eux et sur elle !… Jerentre avant l’aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisibleet sans rêves affreux.

– Mystérieuse ! pourquoi ne meparlas-tu jamais de tes visites nocturnes ? je m’y seraistrouvé aussi, moi, je serais venu prier et pleurer avectoi !

– Garde-t-en, Champavert, garde-t-enbien, tu me perdrais ! Plusieurs fois, mon père soupçonneuxm’a suivie, j’en suis sûre, je l’ai vu, là, caché derrière le murde la citerne, il m’écoutait ; nous nous serions trahis.Aussi, ai-je bien soin de prier bas, de peur qu’il n’entendepourquoi je prie. Il m’a demandé plusieurs fois, avec un sourired’intelligence, si je n’étais pas somnambule : j’ai feint dene pas comprendre, et, sans me déconcerter, j’ai répondu que celapouvait bien être.

Ils étaient presque au bas du sentier rapidequi conduit à la source ; la lune avait disparu, le ciel étaitnoir, quelques éclairs passaient comme des phosphores à l’horizon,Flava était appuyée sur le bras de Champavert, qui froissait danssa main une branche de verveine.

– Quelle odeur plus suave que cetteverveine des Indes ! Aimes-tu les fleurs, Flava ?

– Beaucoup.

– Toi, aimer les fleurs, Flava, c’est del’amour-propre ! aimes-tu les parfums ?

– Beaucoup.

– Pour moi, je les aime follement !on dit que cela sied mal à un homme, que m’importe ! je n’ensuis pas plus efféminé pour cela. Si je me laissais aller, jeremplirais mon logis de plantes balsamiques, je me chargerais desenteurs comme une petite maîtresse. Quand je suis accablé, unebranche de chèvrefeuille odorant est pour moi toute uneconsolation.

Bien des cavaliers montent la garde pour unebelle, à son balcon ; moi, je la monterais pour unefleur ; bien des cavaliers font de longs chemins pour causerd’amour, j’irais en Espagne pour une bergamote, en Orient pour dubenjoin ; bien des cavaliers vendent leur manteau pour enjouer le prix, moi, je troquerais le mien contre un flacond’essence de roses.

 

Mais, pour moi, par-dessus tout, Flava, tu esle flacon le plus odorant, le réséda le plus suave, le baumearabique le plus précieux ! Aussi, pour toi, je ferais plusque de guetter sous un balcon, je ferais plus qu’un pèlerinage, jeferais plus que de me dépouiller de mon manteau, je vivrais, si tul’exigeais !…

– Tu te trahis encore, Champavert,serais-tu prêt ? dis-le moi, je t’en prie, souviens-toi de tapromesse !

– Oh ! non pas cela, je veux direque si j’étais décidé au néant, et que tu voulusses que je vécusse,je vivrais.

– Champavert, tu blasphèmes en parlantainsi de néant, tu me fais mal infernalement !… Regarde doncce ciel sillonné, cette plaine, ces monts, cette majestueusenature ! regarde-moi ! et après cela, crois au néant situ peux ?

– Comme toi, Flava, j’aimais jadis lespoëmes et les phrases.

– Hélas ! si nous ne devions pasrenaître heureux pour l’éternité, ce serait bien atroce !… Unevie de souffrances et de misères et plus rien après ?…

– Le néant.

– Oh ! tu ne le crois pas !

– Si, je le crois ! C’est parlâcheté que les hommes reculent devant l’anéantissement : ilsse façonnent à leur guise une vie future, se bercent et s’enivrentde ce mensonge qu’ils se sont fait à eux-mêmes ; et, touscontents de cette trouvaille, quand ils agonisent, comme des foussur le lit de fer, avec un rire niais sur les lèvres, ils vousdisent : – Adieu ! au revoir, je pars pour un mondemeilleur, nous nous retrouverons là-haut ! et puis, avec unrire encore plus niais, les héritiers, joyeux dans le cœur,répondent : – Adieu ! bon voyage ! nous nousrejoindrons avant peu, préparez nos places dans l’hôtellerie duparadis.

Eh bien ! non ! idiots que vousêtes ! vous allez où vont toutes choses, au néant !… Etc’est face à face avec la mort, et le pied dans la fosse, lâches,que je vous dis cela ! Je ne veux pas d’une autre vie, j’en aiassez de vivre, c’est le néant que j’appelle !

– Taisez-vous, taisez-vous, Champavert,ne blasphémez pas ainsi ; si vous saviez, votre regard estaffreux ! Mais quelle serait donc, mon ami, la récompense desmalheureux torturés ici-bas ?

– Qui dédommagera le cheval de sessueurs, la forêt de la hache, de la scie et du feu ?… Sansdoute, il y a une autre vie aussi pour les chevaux et leschênes ?… Un paradis !…

– Vous êtes égaré, taisez-vous,Champavert, Dieu vous entend ; ne craignez-vous pas sontonnerre ?

– S’il était un Dieu qui lançât lafoudre, je le défierais ! Qu’il me lance donc sa foudre, ceDieu puissant qui entend tout, je le défie !… Tiens, je crachecontre le ciel ! tiens, regarde là-bas, vois-tu ce pauvretonnerre qui se perd à l’horizon ? on dirait qu’il a peur demoi. Ah ! franchement, ton Dieu n’est pas susceptible sur lepoint d’honneur : si j’étais Dieu, si j’avais des tonnerres àla main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par uninsecte, un ver de terre !

Du reste, vous autres chrétiens, vous avezpendu votre Dieu, et vous avez bien fait, car, s’il était un Dieu,il serait pendable.

– Oh ! laissez-moi fuir, la terres’entrouvre sous vos pas ! Satan, tu me fais horreur !…laissez-moi, Champavert, moi, je n’ai pas fait de pacte ; jevous en prie, taisez-vous, je suis morte si vous blasphémezplus ! Faut-il donc que je baise vos pieds ?…

– Jusqu’à cette heure, j’avais gardé monsang-froid, mais tant de misères m’enragent !… Oh ! si jetenais l’humanité comme je te tiens là, je l’étranglerais ! Sielle n’avait qu’une vie, je la frapperais de ce couteau, jel’anéantirais ! si je tenais ton Dieu, je le frapperais commeje frappe cet arbre ! si je tenais ma mère, ma mère qui m’adonné la vie, je l’éventrerais ! C’est une chose infâme qu’unemère !… Ah ! si du moins elle m’avait étouffé dans sesentrailles, comme nous avons fait de notre fils… Horreur !… Jem’égare…

Monde atroce ! il faut donc qu’une filletue son fils, sinon elle perd son honneur !… Flava ! tues une fille d’honneur, tu as massacré le tien !… tu es unevierge, Flava ! Horreur !…

Ôte-toi de dessus de cette fosse, que jecreuse la terre de mes ongles ; je veux revoir mon fils, jeveux le revoir à mon heure dernière !

– Ne troublez pas sa tombe sacrée…

– Sacrée !… Je te dis que je veuxrevoir mon fils à mon heure dernière ! laisse-moi fouillercette fosse !

La pluie tombait à flots, le tonnerremugissait, et quand les éclairs jetaient leurs nappes de flammessur la plaine, on distinguait Flava, échevelée ; sa robeblanche semblait un linceul, elle était couchée sous les touffes duhoux. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles et de sonpoignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa tenant aupoing un squelette chargé de lambeaux : – Flava !Flava ! criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ;tiens, voilà ce qu’est l’éternité !… Regarde !

– Vous me faites bien souffrir,Champavert, tuez-moi !… Tout cela pour un crime, un seul,ah ! c’en est trop…

– Loi ! vertu ! honneur !vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre proie !…Monde barbare, tu l’as voulu, tiens, regarde, c’est ton œuvre, àtoi. Es-tu content de ta victime ? es-tu content de tesvictimes ?… – Bâtard ! c’est bien effronté à vous,d’avoir voulu naître sans autorisation royale, sans bans !Eh ! la loi ? eh ! l’honneur ?…

Ne pleure pas, Flava, qu’est-ce donc ?rien : un infanticide. Tant de vierges timides en sont à leurtroisième, tant de filles vertueuses comptent leurs printemps pardes meurtres… Loi barbare ! préjugé féroce ! honneurinfâme ! hommes ! société ! tenez ! tenez votreproie… Je vous la rends ! ! !

 

En hurlant ces derniers mots, Champavert lançaau loin le cadavre qui, roulant par la pente escarpée, vint tomberet se briser sur les pierres du chemin.

– Champavert ! Champavert !achève-moi ! râlait Flava, froide et mourante ; es-tuprêt, maintenant ?…

– Oui !…

– Frappe-moi, que je meure lapremière !… Tiens, frappe là, c’est mon cœur !…Adieu ! ! !

– Au néant ! ! !

À ce dernier mot, Champavert s’agenouilla, mitla pointe du poignard sur le sein de Flava, et, appuyant la gardecontre sa poitrine, il se laissa tomber lourdement sur elle,l’étreignit dans ses bras : le fer entra froidement, et Flavajeta un cri de mort qui fit mugir les carrières.

Champavert retira le fer de la plaie, sereleva, et, tête baissée, descendit la colline et disparut dans labrume et la pluie.

Chapitre 5De profundis

 

Le lendemain, à l’aube, un roulier entendit uncraquement sous la roue de son chariot : c’était le squelettecharnu d’un enfant.

Une paysanne trouva près de la source uncadavre de femme avec un trou au cœur.

Et, aux buttes de Montfaucon, un écarisseur,en sifflant sa chanson et retroussant ses manches, aperçut, parmiun monceau de chevaux, un homme couvert de sang ; sa tête,renversée et noyée dans la bourbe, laissait voir seulement unelongue barbe noire, et dans sa poitrine un gros couteau étaitenfoncé comme un pieu.

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