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Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

Chéri-Bibi et Cécily – Premières Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

de Gaston Leroux

I – «La morue à l’espagnole »

Cinq mois après les événements que nous venons de raconter, dans Les Cages flottantes, la Ficelle, qui avait six millions dans sa malle, débarquait à Palmerston, petite capitale naissante du territoire du nord, dans l’Australie septentrionale. Un bon port,quelques baraques, quelques églises et temples en bois, quelques maisons en briques ; la Ficelle ne s’arrêta point aux beauté sdu paysage. Il lui avait semblé apercevoir, au loin, sur rade, un gros navire à l’ancre qui ressemblait à l’Estrella ;cependant il n’en avait pas reconnu les dernières couleurs. Depuis son départ, le transport avait peut-être changé plusieurs fois d’habits, de pavillon, de nom. Quelles avaient été ses aventures ? Ah ! quelles nouvelles attendaient le pauvre la Ficelle ?

Après avoir déposé son bagage à l’hôtel,il courut à la poste et il en sortit avec une lettre à l’adresse qui lui avait été indiquée quand il se heurta à un gros petit homme qui lui roulait entre ses jambes :

« Petit-Bon-Dieu ! !

– La Ficelle !

– Ah ! bien, mon vieux !…On se retrouve ! Vite ! des nouvelles deChéri-Bibi !

– Parle-moi d’abord des tiennes… Çaa marché l’opération ?

– Oui, je suis paré. MaisChéri-Bibi, je te demande ?

– Du moment que tu as réussi, fitPetit-Bon-Dieu, ce sera pour nous tous une grandeconsolation.

– Chéri-Bibi, je tedemande ?

– Chéri-Bibi est mort, monpauvre vieux ! »

La Ficelle lui tomba dans les bras. Ilavait reçu le coup au cœur. Petit-Bon-Dieu lui donna des soinsénergiques et, quand il rouvrit les yeux :

« Où est tonbagage ?

– À l’hôtel !

– Et les millions ?

– À l’hôtel aussi !

– Eh bien, mon vieux, t’as paspeur !… Eh bien, quoi ! tu ne vas pas tourner de l’œil,peut-être !… T’as donc pas de sang dans lesveines ! »

Il le porta plus qu’il ne le conduisit àl’hôtel, le seul de Palmerston où pouvait descendre un voyageur quiavait, dans sa malle, des millions. Petit-Bon-Dieu eut vite fait decommander une charrette. Il ne quittait pas les malles des yeux. Lebagage fut descendu, sur son ordre, dans une chaloupe où la Ficellese laissa glisser plus mort que vif.

« Nagez ! » commandaPetit-Bon-Dieu aux matelots qui l’attendaient.

La chaloupe sortit du port et se dirigeavers la haute rade.

« T’as bien fait de pas perdre detemps. T’arriveras pour son enterrement ! » fitPetit-Bon-Dieu.

La Ficelle leva les yeux au ciel etpleura en silence.

« Son enterrement, c’est une façonde parler, dit Petit-Bon-Dieu, attendu qu’on va reprendre la merpour pouvoir le jeter tranquillement à l’eau sans que les autoritéss’en mêlent ! T’as compris ? Tu sais… on est toujoursfâché avec les autorités. De ce côté-là il n’y a rien de changé.Mais réponds-moi ! T’as pas fini de pleurer comme unveau !

– Qué malheur ! soupira laFicelle. Si je n’avais pas raté le dernier bateau à Batavia, jeserais peut-être bien arrivé pour lui fermer lesyeux !

– Non ! calme-toi… on n’a jetél’ancre sur rade que ce matin, et il avait déjàcramsé !

– Mais comment qu’il estmort ? Dis-moi quelque chose !…

– De la même maladie que lemarquis, paraît !… Seulement, le marquis, lui, il se portebien.

– C’est toujours comme ça, sanglotala Ficelle. Les bons y s’en vont et les méchants yrestent !…

– Eh bien, tu sais, nous seronsrien contents de te voir revenir avec le magot ! On commençaità s’embêter ferme à bord !

– L’as-tu vu avant demourir ?

– Oui, un peu… mais il ne disaitplus rien… On voyait bien que ça tournait mal… Tout le monde a eubien du chagrin… mais puisqu’il n’y avait rien à faire, on s’étaitrendu peu à peu à c’t’ idée-là. Fallait bien ! Le Kanak a toutfait pour le sauver !

– Oui, c’est le Kanak qui l’a tuéavec tous ses trucs !… Ah ! quelle misère !…Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… je ne lui survivrai paslongtemps, bien sûr !

– T’aurais tort, attendu que nousvoilà riches !

– Ah ! tu n’as pas de cœur,Petit-Bon-Dieu ! Quand je t’entends parler comme ça, tiens,j’aurais envie, bien sûr, de te faire passer le goût dupain !…

– Vois-tu ça !… Fallait-il quetu l’aimes !

– Plus que ma vie !… Si tusavais comme il a été bon pour moi ! Et puis, je te dis,c’était un brave homme, une bonne nature. Mais c’étaient les hommesqui l’avaient rendu méchant. Les hommes, et pis : la misère…et pis : la fatalité ! Fatalitas ! comme ildisait toujours… Ah ! malheur !… je ne l’entendrai plusdire : Fatalitas ! en montrant le poing auciel ! Où qu’on l’a mis ?

– Sur son lit de commandant. C’estsa sœur qui le veille.

– La bonne sœurSainte-Marie-des-Anges ! Comment qu’elle va, celle-là ?V’là une brave fille !…

– Elle va bien… Tout le monde vabien.

– Oui, n’y a que Chéri-Bibi qu’estmort ! Dire que j’ai fait tant de chemin pour apprendre unechose pareille ! »

La chaloupe aborda. Le temps étaitmaussade, la journée pluvieuse, les vents mal réglés. Toutapparaissait triste et même lugubre à l’esprit en deuil du pauvrela Ficelle. Combien cette journée de retour était différente decelle qu’il s’était promise après tant detribulations !

Dans son rêve, il avait toujours vu, àla coupée, l’attendant avec confiance, la figure terrible deChéri-Bibi, dont les traits savaient si bien s’adoucir pour lui. Etvoilà qu’il apercevait la face énigmatique et qu’il avait toujoursdétestée, bien qu’elle fût belle et régulière, du Kanak ! Quevenait-il faire parmi eux ? Pourquoi leur apporter la fortune,du moment qu’elle n’enrichissait pas Chéri-Bibi ? Il auraitvoulu disparaître dans les flots avec les millions qu’il traînaitavec lui !

Ces bandits, il les détestait.« Ils avaient commis mille horreurs. » Certainement, lui,la Ficelle, s’était bien rendu coupable de quelques indélicatesses,mais il fallait en accuser le malheur des temps, comme il avait ditpour Chéri-Bibi ; il avait bien tué, dans des circonstancesexcusables, semblait-il, deux « artoupans » ! Maisquoi, des artoupans, des sous-cornes, ça ne compte pas ! Çaprend tant de plaisir à soigner à coups de pied, de poing et derevolver la misère du pauvre monde ! Ainsi du moins pensait laFicelle qui faisait déjà son examen de conscience, car il sentaitqu’il ne tarderait point à rejoindre l’âme de son « poteaudéfunt », où qu’elle se trouvât, aux enfersprobablement.

Il entendit, comme dans un rêve, que leKanak lui souhaitait la bienvenue ; il serra des mains par-ci,par-là, entendit la voix de la Comtesse, celle de Gueule-de-Bois etde quelques autres auxquels il ne répondit même pas.

Et il se laissa conduire près deChéri-Bibi.

La chambre du commandant avait ététransformée en chapelle ardente. On avait jeté un grand voile noirbarré d’une croix blanche sur le corps du bandit, dont la têtereposait, toute blanche, sur l’oreiller, où elle semblait dormir.Une main pendait. La Ficelle la saisit en s’écroulant à genoux.C’était une main d’ami, celle-là ! Il l’avait eue souvent dansla sienne ! Il en reconnaissait la rudesse, les callosités,les nœuds et les cicatrices, et, sur elle, il laissa couler seslarmes.

Puis il releva la tête pour le voir unedernière fois. Il était bien là, tel qu’il l’avait connu dans sesbons moments de repos, quand on ne le poursuivait pas trop, quandil pouvait « respirer » entre deux méchants coups que luiimposait son éternelle ennemie, la fatalité. Mais la Ficelle songeajustement que Chéri-Bibi ne « respirait » plus ! Etil éclata en sanglots. Alors, il vit à côté de lui une femme quipriait, et il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges.

« Vous l’aimiez bien ! luidit-il, ma sœur. Vous l’aimiez malgré ses crimes. Moi aussi. Je nele répéterai jamais trop. Il était moins méchant qu’on ne croyait,allez ! Tout ça, c’est de la faute à lafatalitas ! »

Et il s’en alla en titubant.

Il avait commencé son panégyrique deChéri-Bibi avec Petit-Bon-Dieu, il l’avait continué avec sœurSainte-Marie-des-Anges, il l’acheva avec tout l’équipage. Il s’enallait de porte en porte, de batterie en batterie, de gaillardd’arrière en gaillard d’avant, en chantant les louanges deChéri-Bibi.

Ce jour-là, on vit bien qu’il avait tropde peine, et on ne lui parla pas affaire. Du reste, Petit-Bon-Dieuavait rassuré tout le monde. Seulement on veillait sur sesmains.

Vers le soir, il pénétra chez le Kanaket, ayant fermé la porte, il se déshabilla et sortit de ses pochesintérieures un million en billets de banque dont il s’étaitmatelassé.

« Que la volonté de Chéri-Bibi soitfaite, lui dit-il. Voilà ton million, le Kanak ! Personne n’ensaura jamais rien ! Les autres millions sont dans la mallejaune. Prends-les ! Distribue-les ! Je ne veux rien voir,rien savoir, rien avoir… Je veux seulement qu’on me fiche la paix,qu’on ne m’adresse plus la parole ! »

Et il alla s’asseoir « à la poupe,au pied du pavillon ».

Le lendemain, sur le vaisseau qui avaitrepris sa route de corsaire vers l’archipel, furent célébrées lesobsèques de Chéri-Bibi. Furent-elles civiles ? Furent-ellesreligieuses ? Dieu seul eût pu le dire, qui écoutait la prièrede sœur Sainte-Marie.

En tout cas, s’il ne fut pas accueilliau ciel, il fut bien pleuré sur le bateau. Le Kanak fit unmagnifique discours que les forçats écoutèrent avec recueillementet attendrissement. La Ficelle ne cessa point de faire entendre sadouleur. Et pendant que ses camarades retournaient à leursaffaires, il commença son pèlerinage à la cage, au cachot, à lacabine de Chéri-Bibi, à la cambuse où il s’était si bien défendu, àla marmite dans laquelle il s’était si bien caché, quitte àbouillir avec la soupe, enfin partout où Chéri-Bibi avait porté sespas.

Comme il revenait sur le pont, il seheurta à un grand diable dans lequel il reconnut immédiatement lemarquis Maxime du Touchais. Ah ! évidemment, le beaugentilhomme avait bien changé. Mais la figure, si les joues étaientmoins bombées, moins pleines qu’autrefois, était toujoursharmonieuse avec ses lignes un peu bourboniennes qui dénotaient larace. Le marquis avait surtout perdu du ventre, mais il avaitencore cette taille et ces épaules carrées qui le faisaientremarquer dans toutes les manifestations sportives. Seulement,maintenant, il marchait un peu courbé.

Du reste, il n’était point tout à faitguéri, et il continuait d’être soigné par le Kanak dans cettepartie spéciale de l’infirmerie qu’il avait partagée de si longsmois avec Chéri-Bibi. Ses amis avaient reçu l’ordre de ne le pointfatiguer, et il vivait très isolé, parlant le moins possible, trèsabattu, semblait-il, par sa mauvaise fortune et attendant avecimpatience le moment de la délivrance.

La Ficelle le regarda, passa en fermantles poings de rage. Ah ! c’est celui-là qui devrait êtremaintenant au fond de la mer !…

À ce moment, son regard croisa celui dumarquis et il tressaillit, se retint à la rampe d’une échelle pourne point tomber.

Quand l’autre eut disparu, ilmurmura :

« Bien, qu’est-ce que j’ai,moi ? Je ne peux pas regarder un marquis sans tomber enfaiblesse ! C’est vrai que son regard m’a fait mal !…C’est peut-être parce qu’il a les yeux bleus comme Chéri-Bibi… Etdame ! tout ce qui me rappelle Chéri-Bibi, ça me chavire unpeu… Tout de même, c’est pas les petits yeux ronds de l’autre quiétaient si drôles quand ils riaient avec moi !… Mais qu’est-ceque j’ai ?… Qu’est-ce que j’ai ?… Qu’est-ce quej’ai ?… »

C’était plus fort que lui. Une puissanceinconnue et à laquelle il ne pouvait résister le poussait à revoirces yeux-là !…

Et il attendit deux heures que lemarquis du Touchais, qui était enfermé avec le Kanak et lesprincipaux du bord, sortit du carré des officiers. Alors il futdéçu : le marquis avait des lunettes noires.

Voici ce que l’état-major avait décidépour la sécurité de tout l’équipage. Le marquis serait déposé surun coin de la côte de Bornéo, dans un petit village marin d’où ilne pourrait obtenir du secours par commissionnaire qu’au bout d’unevingtaine de jours.

De là, il regagnerait la ligne de Chineet rentrerait en France comme il lui plairait. En plus, le marquiss’engageait à ne rien dévoiler de son aventure avant deux mois, etcela sous peine des pires châtiments. C’était là un traitementrapide et de faveur qu’il obtenait au titre de propriétaire desmillions de la libération. Ce programme exécuté de point en point,le marquis n’aurait jamais à craindre la vindicte de la chiourme,qui, au contraire, le considérait comme l’un de sesbienfaiteurs.

Quant à tous les autres naufragés, amisde du Touchais, ancien état-major, Barrachon, de Vilène et autres,ancien équipage et anciens surveillants militaires avec leursfamilles, ils seraient débarqués dans une petite île déserte duPacifique, abritée du mauvais temps par des récifs de corail, avecdeux mois de vivres. Cette petite île était tout à fait en dehorsdes routes suivies par la navigation. Le Kanak s’arrangerait pourfaire connaître aux autorités australiennes l’existence de cettenouvelle colonie, de telle sorte qu’on vînt en temps utile à sonsecours, dans deux mois au plus tard.

Naturellement l’état-major de lachiourme n’était pas assez niais pour demander le secret à tout cemonde, et voilà bien pourquoi il lui semblait bon de prendre toutesses précautions de temps et d’espace.

Tous, du reste, se déclarèrentsatisfaits des susdits arrangements, puisqu’il n’y avait pas à yrevenir, et l’équipage, dans l’allégresse bien compréhensible où lejetait sa nouvelle fortune, ne demandait qu’à fêter un aussiheureux jour ; mais le Kanak fit observer que l’on avaitprocédé le matin même aux funérailles de Chéri-Bibi et qu’ilfallait honorer sa mémoire en retardant toutes réjouissancespubliques jusqu’au moment où l’on pourrait « s’amuser entresoi ».

Alors on vota des remerciements et unvin d’honneur à la Ficelle, qui ne voulut « riensavoir ».

On finit par respecter sadouleur.

L’Estrella avaitmis le cap sur Bornéo. Pendant ce court voyage, la Ficelle continuade vivre avec l’ombre de Chéri-Bibi. Il était comme halluciné et oncommençait, sur le bâtiment, à le considérer et à le traiter un peucomme un fou. Par moments, il parlait tout seul, ou du moins toutle monde croyait qu’il était seul, mais lui, il s’imaginait queChéri-Bibi était à ses côtés et l’entendait. Il naviguait non pointavec son souvenir, mais avec lui.

« Il est toujours à bord : jele sens, j’en suis sûr ! »

Et quand il ne croyait pas, dans sonimagination surexcitée, que Chéri-Bibi se promenait avec lui sur lepont, il le cherchait.

Il le cherchait partout, comme sil’autre lui faisait la mauvaise farce de se cacher. Il ne mangeaitguère, et, déjà si maigre, il dépérissait encore. Il semblait quela moindre brise allait le balayer du pont et le jeter aux vaguesou aux nuées. Un souffle, quoi ! Un soir, la Ficelle se laissatomber, de plus en plus lugubre, sur un banc du pont supérieur. Ilse sentait exténué, prêt à rendre l’âme. Soudain un point blanc,sur le banc, attira son attention. C’était un mouchoir que l’onavait oublié là, un mouchoir assez fin qu’il glissa machinalemententre ses doigts, mais il fut arrêté par un nœud, par un nœudénorme et de forme singulière que l’on avait fait à ce mouchoir. LaFicelle se dressa, affolé, et tremblant de tous ses membres. Ça,c’était le nœud très spécial que Chéri-Bibi faisait à ses mouchoirsquand il voulait se rappeler quelque chose. Que voulait direceci ?… Qui osait faire le nœud de Chéri-Bibi… sinonChéri-Bibi lui-même ?…

« Je te dis qu’il n’est pasmort ! Je te dis qu’il n’est pas mort ! » lui criaitquelqu’un d’invisible, mais si fort qu’il en avait les oreillespleines.

Du reste, ce n’était point la premièrefois qu’il trouvait des traces vivantes de Chéri-Bibi sur cebateau, depuis qu’on avait jeté son cadavre à la mer. Comme ilrefaisait toutes les promenades de Chéri-Bibi, il avait trouvé dansdes coins des culots de pipe encore tout chauds, aux endroitsmêmes où Chéri-Bibi aimait à s’asseoir pour fumer etrêver… dans des endroits où n’allait jamais personne, par exemple àl’avant, hors de la claire-voie, tout à fait sur la poulaine, où ilrestait là, les jambes ballantes au-dessus de la mer. Ah !mais, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?… Il ne rêvaitpas, pour sûr !… Et ce mouchoir ?… À qui doncappartenait-il, ce mouchoir qui portait le nœud deChéri-Bibi ?… On l’avait oublié là, on viendrait peut-être lerechercher… Et il se recula, alla s’adosser au bossoir de la grandechaloupe… et il attendit… il attendit.

En attendant, il pensait encore à unpetit événement de la veille au soir, auquel il avait eu bien tortde ne point attacher d’importance. Oh ! ce n’était pasgrand-chose : quelqu’un avait toussé dans le couloir despremières, et la Ficelle en avait reçu comme un coup au cœur. Ileût juré que c’était Chéri-Bibi. Il n’avait fait qu’un bond endouceur jusqu’au couloir et là avait aperçu le marquis quis’éloignait tranquillement, les mains dans les poches.

La Ficelle en eût crié de misère !Cependant il avait bien entendu Chéri-Bibi tousser. Entre mille ileût reconnu la toux de Chéri-Bibi ; et voilà que c’était cemarquis de malheur qui toussait comme un de lachiourme !…

Donc la Ficelle, dissimulé derrière sonbossoir, attendait… Le timonier piqua le quart de dix heures et unegrande ombre un peu penchée apparut… La Ficelle, pour ne pointtomber, saisit le bossoir à pleins bras… Mais tout de même, ilglissa, et s’écroula à genoux, les dents claquantes… Cette ombre-làétait Chéri-Bibi tout craché ! Il faisait un temps un peutrouble et la lune était couverte de nuées… La Ficelle se fûttrouvé nez à nez avec le fantôme hollandais volant qu’il n’eût pasété plus épouvanté… C’était Chéri-Bibi, revenu du royaume des mortset marchant comme lorsqu’il était vivant, avec les mêmes tics, lemême déhanchement, le même traînement de la jambe et la même allurechaloupée des épaules… Ah ! on ne pouvait pas setromper ! Cette fois, ce n’était pas un rêve ! Aprèsavoir vu, de ses yeux vu Chéri-Bibi mort, glissé dans un sac etjeté à l’eau avec un bon boulet au pied, il le revoyait vivant, sepromenant tranquillement sur le pont, comme s’il commandait encoreson navire !

La Ficelle cria :

« Maman ! »

L’autre, qui le touchait presquemaintenant, s’arrêta bien en face de lui, sans le moindre émoi, etla Ficelle, les yeux dessillés, à la lueur certaine de la lune, quivenait de se nettoyer de ses nuages, reconnaissait encore, toujoursle marquis !

Ce gentilhomme ne manifesta aucunétonnement de trouver la Ficelle à genoux et les dents claquantd’effroi. Un aussi mince personnage n’était évidemment pointcapable de retenir son attention. Il lui tourna le dos et continuasa promenade silencieuse, mais ce n’était plus du tout Chéri-Bibi,ni sa façon de marcher, ni de traîner la jambe, ni de chalouper.C’était bien le marquis par-derrière commepar-devant !

Dans le crâne de la Ficelle, les idéestournaient en une lamentable marmelade.

Il s’était traîné sur le pont, tel unblessé qui a perdu l’usage de ses jambes, il s’était adossé« à la muraille ». Le marquis allait, venait, comme s’iln’avait pas été là.

« Un drôle d’oiseau tout de même,pensait la Ficelle… un drôle d’oiseau que ce marquis depuis samaladie. On ne le voit plus jamais avec ses amis… il ne fréquentepersonne… il ne parle à personne… et il attend la nuit pour venirse promener sur le pont et causer avec lesétoiles ! »

À ce moment, le marquis, sans doutefatigué, s’assit sur le banc où la Ficelle avait laissé lemouchoir. Il aperçut le linge blanc, le saisit, le regarda et semoucha dedans. La Ficelle sentit que ses cheveux (qu’il portaitlongs depuis ses voyages) se dressaient sur sa tête :IL AVAIT ENTENDU SE MOUCHER CHÉRI-BIBI !

C’était trop pour cette nuit-là, ils’évanouit.

La fraîcheur du petit jour le ranima. Ilregarda autour de lui. Le marquis n’était plus là. Cette partie dupont était déserte. Il rassembla ses idées : le marquis avaitreconnu son mouchoir, puisqu’il s’était mouché dedans :c’était donc lui qui avait fait le nœud à la Chéri-Bibi. Lemarquis, quand il n’avait pas ses lunettes, avait un certain regardà la Chéri-Bibi ; le marquis, la nuit, quand il ne se croyaitpas observé, marchait comme Chéri-Bibi. On eût dit qu’il sedélassait des contraintes du jour. Mais enfin, malgré tout ça, lemarquis était le marquis et n’était pas Chéri-Bibi. Ah ! non,si c’était Chéri-Bibi, qu’est-ce qu’il aurait fait de ses oreilles,et de son nez camard, et d’un tas d’autres choses quil’enlaidissaient pour tout le monde, excepté pour la Ficelle ?Tout ça était descendu à la mer, dans le sac, avec Chéri-Bibilui-même…

Tout à coup la Ficelle eut un sursaut,comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Il revoyaitle Kanak et la Comtesse couverts de sang, sortant de la cabine oùils tenaient prisonniers Chéri-Bibi et le marquis, à cause de cetteétrange maladie qu’ils soignaient à coups de bistouri !… Ilse rappelait les cris, les gémissements, puis lessubits et longs silences comme il en règne chez les malades quel’on a endormis pour quelque opération… Il se souvenait encore detout ce qui avait été dit à propos du procès du Kanak et de laComtesse, et des lanières de chair humaine !… Eh !eh ! est-ce qu’il était sur la trace ?… Est-ceque ?… Est-ce que ?… S’ils ne les mangeaient pas, c’étaitpour quoi en faire alors ?… Ils n’avaient jamais voulu dire cequ’ils en faisaient… C’était peut-être bien, après tout, que leurtruc ne leur avait pas toujours réussi… Et la preuve c’est que, àbord de l’Estrella, un des deux malades en était mort…Ah ! mais… ah ! mais… Ça devait être dangereux de changerla peau des gens, surtout malgré l’un d’eux… Ah ! mais…ah ! mais… Était-ce possible, une chosepareille ?…

Ah ! bien, on disait que si !La Ficelle se rappelait qu’il avait bien ri, un soir, après lasoupe, quand le maître d’équipage avait lu un article du journalLe Matin dans lequel on racontait que les chirurgienspouvaient maintenant greffer sur un animal vivant tous les organesou tous les membres qu’ils voulaient et qu’ils avaient pris àd’autres animaux vivants[1].

Eh bien, ce que les chirurgiens nefaisaient encore qu’avec les bêtes, le Kanak l’avait fait avec desgens. Seulement ça avait dû lui coûter cher de gens !Voilà pourquoi, en cour d’assises, il avait préféré encaisser sesdix ans de travaux forcés et se taire…

Une aussi truculente cogitation faisaitcouler des gouttes lourdes de sueur le long des tempes del’imaginatif la Ficelle. C’était-y possible, mon Dieu !qu’on puisse comme ça changer le masque des gens !… Sanscompter que si c’était possible, ça n’avait pas dû être biendifficile, car les formes de têtes, en hauteur et en largeur, deChéri-Bibi et du marquis, étaient à peu près d’égales dimensions.Mais comment avait-on fait pour le nez… pour apporter sur le visagede Chéri-Bibi la forme du nez bourbonien du marquis ?… Onavait dû certainement scier le nez de Chéri-Bibi et greffer lecartilage du marquis. Quel ouvrage ! quelouvrage !

« Eh ben, il n’a pas peur, leKanak… admirait la Ficelle. Ah ! on dit qu’aujourd’hui leschirurgiens ne reculent devant rien, devant rien !… Et puisles mains ! Il a fait la même chose avec les mains !… Etmoi qui avais pris la main du mort… et qui pleurais dessus… Biensûr, c’était la main de Chéri-Bibi… et ce n’était plus lasienne !… Ça devait être plus douloureux que tout, lesmains… »

Il se rappelait à ce propos lesgémissements horribles de Chéri-Bibi : « Pas lesmains ! Pas les mains !… »

« Ah bien !… Ah !bien !… si on m’avait dit ça… je ne me serais pas tant fait debile, sûr ! Sacré Chéri-Bibi, va ! Il n’y a que lui pournous jouer des tours pareils ! Ça, v’là un couppour le père Bertillon ! Il peut chercher les empreintesd’épiderme, maintenant qu’on change de mains comme de gants… Et lessignes sur la peau !… C’est-y que Chéri-Bibi aurait changé depeau du haut en bas ?… Ah ! bien, je regrette qu’on aithabillé le macchabée, ça m’aurait fait plaisir de les voir unedernière fois avant qu’elles partent, toutes les « fleurs debagne » (tatouages) que Chéri-Bibi s’était fait dessiner surla peau du palpitant !… Pauv’Bertillon, va ! Quelleaffaire !… Et la longueur des oreilles ! et la hauteur dunez ! Et patati et patata !… Enfoncée,l’anthropométrie !… Ah ! là, là ! Non, c’est tropbeau, c’est trop beau ! C’est pas possible !… Je bave etje dis qu’il pleut ! »

Et il se mit à rire comme un fou, nesachant plus ce qu’il devait faire de toutes les idées baroques quilui « barbotaient dans le ciboulot ». La mort deChéri-Bibi l’avait rendu « louf », c’était sûr. Il setraîna jusqu’à sa cabine et se jeta sur sa couchette, où ilcontinua de rêver tout éveillé, et puis vers six heures du matin,il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Il dormit jusqu’au soir. On était venuprendre de ses nouvelles. On s’était montré inquiet, mais ildéclara dès son réveil qu’il ne s’était jamais si bien porté etqu’il avait une faim de loup. On lui demanda ce qu’il désiraitmanger. Il réfléchit un instant et dit :

« Ça ne vous regarde pas. Je vaisme faire une douceur moi-même… »

Il s’habilla et s’en fut à son anciennecuisine dont il avait été le dévoué mitron. Et là, il se mit àtravailler sérieusement. Il se confectionna une morue àl’espagnole, plat dont il avait la savante recette et dontjadis raffolait Chéri-Bibi.

« Le pauvre garçon, disait-onautour de lui, il s’imagine encore qu’il prépare une délicatessepour Chéri-Bibi. Comme il l’aimait !… »

De fait, la Ficelle n’avait jamaismontré autant d’application ni d’entrain au cours de toute sacarrière culinaire. Et il confectionnait sa morue à l’espagnole sicopieusement qu’on eût pu croire que Chéri-Bibi, qui mangeait commesix, allait vraiment en être.

600 grammes de moruedessalée ;

600 grammes de pommes deterre ;

500 grammes de tomates ;

100 grammes de poudre de piment rouged’Espagne (à défaut de piment rouge frais qu’il n’avait pas et dontil eût mis 400 grammes) ;

40 grammes d’oignons ;

10 grammes d’ail ;

10 grammes de farine ;

2 décigrammes de poivre fraîchementmoulu ;

Sel ;

Bouquet garni (laurier à défautdu thym et du persil) ;

Mie de pain rassis tamisée.

Ses camarades l’avaient laissé seul, carils n’ignoraient pas qu’il ne fallait point troubler la Ficellequand il faisait de la morue à l’espagnole.

Il coupa la morue en morceaux, la jetacuire dans l’eau, l’égoutta quand elle fut cuite, en retira lesarêtes et réserva 200 grammes de bouillon de cuisson. Il soupiraparce qu’il pensait avec ennui que s’il avait eu des piments frais,il les eût pelés, émincés en languettes, et les eût saupoudrés d’undécigramme de poivre, mais comme il n’en avait pas, il dut biens’en passer. Il fit revenir dans l’huile des oignons pelés ethachés, il ajouta les tomates coupées en morceaux, l’ail, lebouquet garni, le reste du poivre ; il mouilla avec lebouillon de morue réservé et laissa cuire pendant dixminutes ; il ajouta ensuite la farine pour lier la sauce, ilcontinua la cuisson pendant quelques minutes encore, retira lebouquet, goûta, fit claquer sa langue avec satisfaction, complétacependant l’assaisonnement avec un peu de sel (la morue ayant ététrop dessalée), puis il passa la sauce et la réserva.

Entre-temps, il avait fait cuire lespommes de terre à la vapeur. Alors il les pela et les coupa entranches. En suite de quoi il s’empara d’un plat allant au feu, ilétala au fond une couche de tranches de pommes de terre, il mitdessus une couche de morceaux de morue, par-dessus (à défaut delanguettes de piment) un quart de sa poudre de piment rouged’Espagne, mouilla avec un peu de sauce et répéta quatre fois lesmêmes alternances ; il saupoudra avec de la mie de pain etfinalement fit cuire au four une demi-heure environ, jusqu’à ce quele plat eût pris une de ces consistances onctueuses dont l’aspectseul fait entrer les gourmets en extase[2].

Quand il ouvrit son four, une odeuradmirable, un parfum des mille et une nuits se répandit dans lacuisine. La Ficelle ferma les yeux.

« Oh ! Chéri-Bibi, fit-il, situ étais là ! » Il rouvrit les yeux, glissa le plat surune serviette, prit deux cuillers et, par les couloirs déserts àcette heure, il gagna rapidement cet endroit du pont où lemarquis était accoutumé de venir se promener quandtous ceux qui n’étaient pas de quart dormaient déjà à bord. Et ildéposa son plat fumant et odoriférant, non point sur le banc où ils’asseyait d’ordinaire, mais à une vingtaine de pas de là, sur unegrosse poulie. Ceci fait, il se dissimula comme il l’avait fait laveille.

Le marquis ne tarda pas à arriver. Etcette fois, c’était si bien le marquis que le malheureux ettremblant la Ficelle sentit son cœur se serrer jusqu’àl’étouffement.

Le marquis s’assit à sa placehabituelle, mais soudain il leva la tête, le nez. Il semblaitaspirer, avec une certaine joie inquiète, des effluves inattendus.Et il se leva, les narines palpitantes. Il s’orienta… s’en vint,après quelques hésitations, jusqu’à cet endroit qui dégageait, parcette belle nuit étoilée, de si suaves parfums. Ô lepauvre cœur de la Ficelle ! Maintenant le marquis est à deuxpas de la poulie odoriférante. Il se penche, il est au-dessus duplat, au-dessus de la morue à l’espagnole…

Vivement, il regarde à droite et àgauche, si on ne l’aperçoit pas.

Et il se jette sur le platgloutonnement, en criant :« Fatalitas ! »

« Fatalitas !répètela voix délirante de la Ficelle… Ah ! Chéri-Bibi !Chéri-Bibi !… »

Ils sont dans les bras l’un de l’autre,ils s’embrassent, ils s’étreignent.

« Chut ! pas tant depotin !… Et puis la morue va refroidir, laFicelle ! »

Et ils mangent. Voilà qu’ils mangenttous les deux leur morue, à même le plat.

« Alors, quoi, te v’là marquismaintenant ?

– Tais-toi ! que le Kanak nese doute jamais que tu le sais !…

– Qué que ça peut lui fiche ?Je ne te lâche plus !… C’est entendu, hein ?

– Oui, oui, c’est entendu !Ah ! la bonne morue, mon vieux la Ficelle !… Tu viendrasm’en faire de temps en temps, chez moi, hein ! dans monmarquisat ?

– C’est vrai, maintenant, c’est àtoi tout ça ! Te voilà le mari deCécily ! »

Chéri-Bibi laissa tomber sa cuiller. Ilavait assez mangé de morue à l’espagnole.

« Ah ! ne me parle pas deça ! dit-il… La seule idée de ça, ça me rendfou[3] ! … »

II – Cécily

L’auto s’arrêta au haut de la côte de Dieppe,avant d’arriver au Pollet.

« Dois-je attendre monsieur lemarquis ? demanda le chauffeur.

– Non, Carolle, tu vas retourner au Tréport,et là, tu attendras mes ordres. »

Le marquis et son secrétaire descendirent del’auto.

« Eh bien, mon brave Hilaire, nous voiciau bout de nos tribulations.

– Monsieur le marquis doit être bienému ! » fit Hilaire en regardant son maître, un hommesuperbe, de grande et forte corpulence, tandis que lui, chétif,flottait dans un complet veston de voyage qui paraissait trop grandpour son étroite poitrine, pour ses membres grêles et fragiles.

« Oui, Hilaire, oui, je suis ému, tu peuxle croire, si ému que je ne suis point fâché d’arriver à la nuittombante dans un pays où chaque pierre, tu entends, chaque pavé dela route évoque pour moi un souvenir.

« Ah ! que d’années passées depuisles événements fatals qui m’en ont arraché et que tu connais !C’est là que j’ai vécu une enfance et une adolescence bienheureuses. Ô terre bénie ! sol de ma patrie ! Enfin jereviens à toi après tant d’espérances qui se sont brisées et decombats et de fatigues ! Se peut-il que le plus cher de mesvœux soit exaucé ! Ah ! mon cher Hilaire, je ne meflattais plus de mourir un jour, comme un honnête homme, dans cepays de Caux qui m’a vu naître, d’avoir un jour mon tombeau dansces lieux si chers.

« Salut donc, ô mon pays ! Je revoistes humbles demeures, les toits qui fument dans la paix du soir,les petits enfants qui se poursuivent avec des cris joyeux, et lesbonnets blancs de mes Polletaises assises au pas de leurs portespour mieux voir passer l’étranger.

« Voici derrière les fenêtres les feuxqui s’allument. Comme mon cœur bat à l’aspect de ce porche, où, sisouvent, je montai dans la diligence retentissante qui meconduisait vers Biville ou Criel et dans toute la vastecampagne ! Mon Dieu ! Hilaire, arrêtons-nous ici. Tu voiscette route dont la montée bifurque vers la falaise, c’est lechemin du Puys où j’ai connu mes premières joies et mes plusgrandes douleurs ! C’est là qu’avec ma petite sœur nousfilions comme le vent à travers les prés verts pour arriver bientôtaux grands buissons d’aubépines, tramés de chèvrefeuille etd’églantiers, qui abritaient la demeure de Cécily… Cécily !…Cécily !… Laisse-moi pleurer, Hilaire !… D’où vientqu’une invincible tristesse, en ce jour qui devrait être le plusbeau de ma vie, m’envahit, m’emplit d’un mystérieux effroi… commesi je courais au-devant d’une catastrophe fatale, d’un malheur querien ne pourra détourner de ma tête ?

– Avançons un peu, monsieur le marquis, fitHilaire… On commence à nous regarder.

– Tu as raison, mon ami, il ne faut point nousfaire remarquer. Je ne tiens pas à ce que le marquis du Touchaissoit reconnu, ni à ce que l’on salue son heureux retour avant queje n’aie goûté pleinement la joie solitaire de revoir tant dechoses et de gens qui me tiennent au cœur par des fibres sisensibles… Ah ! c’est elle !… la voici… ladevanture !… rien n’a changé, Hilaire !… rien n’achangé !… Voici la devanture de fer de la première boucherieoù je fis mon apprentissage !…

– Je vous avouerai, monsieur le marquis, ditHilaire, que je n’aime point beaucoup ces sortes de grilles qui merappellent, à moi, les plus fâcheuses heures de votre chèreexistence !… »

Et il essaya de l’entraîner en le prenantrespectueusement par le bras.

Mais le marquis se dégagea et dit :

« Le beau veau ! Regarde, Hilaire,ce veau, il est superbe ! Et cette fressure… Elle estmagnifique ! Ils ont toujours eu ici de la belle fressure,parce que jamais ils n’achetaient de viande trèfle, c’est-à-diremalade. Je n’en veux, du reste, pour preuve que ces poumons quisont tout à fait « coches », comme on dit dans la partie,c’est-à-dire excellents. C’est comme ce bœuf attaché encore autinet, il fait plaisir à voir, je t’assure !

– Monsieur le marquis, je vous en prie, ons’attroupe déjà autour de nous…

– Oui, oui, Hilaire, je viens… tu as raison,mon garçon ; mais excuse-moi, tu sais. C’est ici que j’aiappris à donner mon premier coup de couteau ! »

Ils traversèrent le pont, et encore le marquiss’arrêta pour embrasser d’un coup d’œil ce port, sur les quaisduquel il avait joué avec l’entrain de l’innocence. Il dit à sonsecrétaire en lui montrant la sombre silhouette d’unsteamer :

« Ça c’est le bateau de Newhaven. Nousassisterons à son départ demain matin. Pense ce soir à me faireregarder l’heure de la marée. Et maintenant, je vais te montrer lastatue de Duquesne. »

Ils furent arrêtés par un grand encombrementde voitures comme il s’en produit, au moment des courses, en pleinesaison (ce qui était le cas) et il dit :

« Je vois avec plaisir qu’il y a toujoursde la circulation. »

Quand ils arrivèrent sur la place où s’érigela statue du grand marin, le marquis campa Hilaire à un endroitpropice, et bien que l’ombre du soir fût déjà tombée, le secrétaireput admirer la noble attitude du héros dieppois dans ses largesbottes.

« Quand nous étions petits, ma sœur etmoi, dit le marquis, nous ne passions jamais devant cette statuesans que je fasse remarquer : « Tu vois, Jacqueline, cen’est pas du bronze, c’est Du…quesne ! »

Le marquis rappelait ces enfantillages avecattendrissement et il lui semblait qu’il était redevenu petitenfant.

« Où allons-nous dîner ? demandaHilaire qui avait faim.

– Écoute, Hilaire, si tu le veux bien, nousallons lâcher ce soir les palaces, et je vais te conduire dans unemodeste gargote du port où je me régalais quelquefois avec lescamarades, aux jours de congé, quand j’étais en apprentissage. Çanous coûtera 1, 50 F par tête, vin compris, moins lessuppléments, bien entendu, et nous aurons une excellentefriture.

– Je remarque que monsieur le marquis, fitHilaire, qui ne tenait point du tout à la gargote, devient fortéconome depuis quelque temps.

– Je n’ai jamais aimé le gaspillage, réponditle marquis, et ma foi, sans être avare, un sou est un sou.

– Monsieur le marquis comptait moins quand ilétait pauvre.

– La belle affaire de ne point compter quandon n’a point d’argent !

– C’est juste ! se rendit Hilaire.

– Mais de quoi te plains-tu ? Nousprivons-nous de quelque chose et ne vivons-nous point selon notrerang ? Ce que je n’aime point, vois-tu, Hilaire, c’est lecoulage. Il ne profite à personne. Enfin n’oublions pas que nousavons à rattraper six millions.

– Chut ! interrompit vivement Hilaire, enpinçant respectivement le bras de son maître.

– Je ne dis rien que tout le monde ne puisseentendre, continua le marquis en se frottant le bras… Je le répète,six millions, c’est de l’argent ! Que d’honnêtes gens onpourrait faire avec six millions ! »

Et il poussa sous les arcades où ils étaientrevenus, en face de la poissonnerie, la porte vitrée d’un« bistro ».

Il y avait là une douzaine de matelots et depetits employés qui dînaient assez bruyamment. Le patron del’établissement – M. Oscar, on l’appelait – flatté de voirentrer chez lui des clients aussi reluisants, se précipita. Mais lemarquis connaissait les aîtres et il n’eût point besoin de sesservices pour pénétrer dans une sorte de cabinet particulier séparéde la salle commune par des cloisons munies de vitres surlesquelles glissaient de petits rideaux sales.

« Ça sent le graillon, fit Hilairedégoûté.

– Ça sent la friture dieppoise ! fit lemarquis. Monsieur Oscar, vous nous donnerez quatre frituresdieppoises, des crabes et des crevettes et quatre portions de têtede veau à l’huile et deux carafes de cidre pourcommencer !

– Ces messieurs attendent des amis ?demanda M. Oscar, obséquieux.

– Nullement, fit le marquis. Mais je saisquelles sont les portions de la maison, et je prends mesprécautions, monsieur Oscar.

– Vous me connaissez donc, monsieur, saufvotre respect ?

– Nullement, mais j’ai vu votre nom sur votreporte. De mon temps, le patron s’appelait Lavallée.

– Il est mort, dit Oscar, et je lui aisuccédé.

– Et les affaires vont toujoursbien ?

– Que non point, monsieur, et tel que vous mevoyez, je cherche à vendre. Les palaces me font le plus grand tort.Les clients sont difficiles, et il faut maintenant faire venir lepoisson de Paris.

– Et pourquoi donc, monsieur Oscar ?

– Mais parce que les palaces achètent tout lepoisson frais de Dieppe, mon cher monsieur !

– Vous voyez bien, fit Hilaire, mélancolique,que nous aurions mieux fait d’aller dans un palace.

– Monsieur, vous n’aurez pas à vous plaindre,déclara Oscar, je cours à la cuisine ! »

Le marquis soupira :

« S’il n’y a plus moyen de manger depoisson dans les ports de mer ! »

Mais il ajouta tout de suite :

« Vois-tu, Hilaire, ça m’est bien égal.C’est le décor que je suis venu chercher.

– Il est propre ! » fit Hilaire…

Mais il mit aussitôt un frein à sa mauvaisehumeur, car une délicieuse petite bonniche venait de faire sonentrée. Jeune et coquette, le bonnet bien blanc sur l’oreille,l’œil éveillé, le sourire futé, adroite et vive, elle mit lecouvert avec tant de grâce qu’Hilaire en tomba en extase.

« Comment vous appelez-vous,mademoiselle ? demanda-t-il en rougissant.

– Virginie, monsieur, pour vousservir ! »

Hilaire, immédiatement, grava ce nom dans soncœur.

Ainsi qu’il sied aux commencements de l’amour,Hilaire resta silencieux pendant tout ce fâcheux repas et ne touchaguère à ces « horribles rogatons » comme il disait. Lemarquis, lui, parlait pour deux, rappelant vingt anecdotes de sajeunesse et cherchant beaucoup, apparemment, à s’étourdir, Hilaire,qui le connaissait bien, ne s’y méprenait pas, persuadé que tousces bavardages cachaient avec soin la seule pensée dont le marquisétait alors préoccupé et qu’il n’exprimait point.

Sur ces entrefaites, un gamin pénétra dansl’établissement en criant le titre d’un journal du soir dont lesmatelots de la salle voisine s’emparèrent.

« Mes enfants, fit entendre presqueaussitôt un lecteur, paraît qu’on en a fini avec le fameuxBayard. »

À ces mots, le marquis et Hilaire se prirentla main et écoutèrent avec une curieuse anxiété.

L’homme continuait :

« Oui, tenez, c’est dans le journal. On afini par le rattraper, depuis un an qu’on lui courait dessus, et ila été coulé.

– Lis donc, lis donc ! » crièrentles autres.

Alors l’autre lut tout haut :

« Dépêche duTimes : « Nous recevons de notrecorrespondant de Singapour une courte dépêche nous apprenant la findu fameux Bayard et de son équipage de forbans. C’est dansla mer des Moluques, près des îles Soula, que le croiseur françaisLa Gloire, qui était à sa recherche depuis un an,et auquel il avait réussi jusqu’alors à échapper à travers lesinnombrables archipels de la Malaisie, a pu le rejoindre. Un combatrapide s’est engagé, et le Bayard, canonné parLa Gloire, a sauté. Les trois quartsde l’équipage ont été noyés. Le reste, qui s’était réfugié dans deschaloupes et qui tentait de fuir, a préféré se laisser fusiller quede se rendre. La Gloire a recueilli plus de cent cadavresparmi lesquels on a pu identifier le chef des bandits, le Kanak etsa terrible épouse, la Comtesse. On sait que le Kanak avaitremplacé défunt Chéri-Bibi à la tête de ces abominables corsaires.Ainsi se termine cette effroyable aventure, qui occupe le mondeentier depuis de longs mois et qui avait terrorisé toutes les mersde Chine. »

Le lecteur avait terminé.

Dans le cabinet particulier, les deuxconvives, qui étaient plus pâles que la nappe certainement,poussaient un profond soupir en disant :« Amen ! »

Dans la salle commune, on se livrait à descommentaires touchant la veine qu’avait eue le marquis du Touchaisd’échapper à de pareils brigands.

« Ça lui a tout de même coûté cinqmillions ! fit un des matelots, car on était maintenant tout àfait au courant des événements dont le commandant Barrachon et lemarquis et bien d’autres avaient failli être victimes ; et lemarquis lui-même, à son passage à Paris, s’était laissé trèscomplètement interviewer par les reporters des plus grandsjournaux.

« On dit que le marquis va bientôtrevenir à Dieppe, fit un soupeur. C’est « la BelleDieppoise » qui va être contente ! Elle va recommencer,pour sûr, à écraser le pauvre monde, tandis que la marquise, qu’estsi bonne, va recommencer à pleurer toutes les larmes de soncorps ! Tout de même il y a des choses qu’est pasjuste !

– À ce qu’il paraît que c’est elle qui ouvre,ce soir, le bal du « Denier du pauvre marin », dit unautre, dans la grande salle du Casino.

– Oui, avec le sous-préfet, la chèredame ! C’est la première fois qu’on la revoit dans une fête decharité, depuis qu’elle a appris la mort de son frère, là-bas, enOcéanie.

– Son frère, encore un joli coco ! Il estmort de faire la noce, paraît-il, et de fumer de l’opium. Elle nedoit pas beaucoup le regretter.

– Si seulement son mari avait pu crever commeson frère, elle serait bien débarrassée, la pauvre ! Mais avecl’idée que son marquis va lui revenir un de ces quatre matins, ellene doit pas avoir le cœur à la danse ! Sans compter qu’elleétait bien tranquille sans lui ! Ah ! si j’avais été à laplace de la marquise, moi, c’est pas moi qu’aurais donné les cinqmillions pour que les brigands me rendent un oiseaupareil !

– Le marquis est riche de ses spéculations deRouen à Saint-Julien. Son notaire n’avait besoin de la permissionde personne pour le tirer de là, bien sûr !

– Enfin, je la plains !

– Vous n’avez pas vu « la BelleDieppoise » qui revenait des courses aujourd’hui ? Elleen avait une toilette « tape-à-l’œil » !

– C’est tout de même une belle femme, c’tebaronne Proskof, seulement le marquis sait ce qu’elle lui acoûté ! »

Comme les dîneurs en étaient là de leurconversation, ils durent déranger leurs chaises pour laisser passerles deux clients du cabinet particulier.

« Tiens ! fit le matelot quand lesdeux hommes furent sous les arcades, en voilà un qui ressemble aumarquis comme deux gouttes d’eau !

– Pas possible ! s’exclamèrent lesautres. Crois-tu que le marquis viendrait dîner ici ? T’es pasmalade ! »

Dehors, le marquis, qui était de plus en plusagité, regarda sa montre.

« Il n’est que huit heures etdemie ! fit-il.

– Ça ne commencera pas avant dix heures, ditHilaire.

– Le programme annonce l’ouverture du bal pourneuf heures !… Ah ! quand je pense que dans unedemi-heure… j’ai peur, Hilaire, je tremble comme un enfant… Je peuxbien te le dire maintenant… L’idée de revoir Cécily m’épouvante.Oui, d’abord ça m’a été une immense joie !… Et c’est ce quim’a fait tout souffrir, tout supporter : c’est ce qui m’afait endurer le supplice ! L’idée que je serais son mari,son maître… qu’elle m’appartiendrait… que cette femme quej’adorais, et qui était si loin, si loin de moi, allait être àmoi !… à moi !… que je pourrais vivre à ses côtés, lavoir tous les jours, la respirer, marcher dans son parfum, et,Hilaire, le soir, lui tendre les bras !… N’était-ce pas lesublime des enchantements, le paradis ?… Eh bien, Hilaire, dece paradis, voilà plus d’un an que je retarde le moment où j’enpousserai la porte !…

– Vous avez bien fait, monsieur le marquis,répondit le secrétaire, – n’eût-ce été que pour attendre ce jour oùnous apprenons la disparition de ces deux êtres qui étaient lesseuls au monde à avoir notre secret. Maintenant, nous voilàtranquilles ! Enfin, cette année vous aura profité et à moiaussi ! Vous avez voyagé, vous avez vu le monde et dumonde ! Vous avez appris bien des choses ! Vous aveztraversé « la société ». Vous savez comment on s’y tient,comme on y réussit ! Vous avez fréquenté votre notaire !Vous avez compulsé vos papiers ! Vous connaissez votrefortune ! Elle ne vous étonne plus. Vous savez parler auxfemmes : vous êtes un vrai gentilhomme. Vos manières se sontaffinées et votre langage s’est épuré. Je vous écoutais tout àl’heure saluer votre pays en des termes choisis, comme on lit dansles livres ; aucun mot vulgaire ne vous échappait plus, etbien que l’occasion s’en présentât, vous n’avez pas une seule foislaissé passer ce fatalitas ! qui, autrefois,émaillait si souvent vos discours ! Moi-même, je vous ai suivisur ce beau chemin, j’ai profité des leçons que nous avons prisesen commun et je ne me reconnais plus !

– Tu as toujours ta bonne figure pâlote, ettes bons yeux de chien fidèle, mon vieux la Ficelle.

– Ne prononcez plus ce nom-là, monsieur lemarquis ; il est mort avec toutes nos misères.

– Tu as tout à fait l’étoffe d’un parvenu, monpauvre la Ficelle, moi ça ne me déplaît point quand tu t’oublies àdire « Chéri-Bibi ! » comme autrefois, et que noussommes seuls, bien entendu !

– Ne me mécanisez point, monsieur le marquis,pria la Ficelle, blessé. Si j’ai l’air d’un parvenu, je vous trouvebien souvent maintenant celui d’un Joseph Prud’homme. Ah !bien sûr, on n’a point seulement changé que votre visage !

– Qu’importe, la Ficelle, si mon cœur esttoujours le même !

– De ce côté-là, vous n’avez point changé, ilfaut le dire. Vous aimez toujours Mme Cécily. Vous ne songezqu’à elle… Tenez, nous voici déjà au casino, qui est tout illuminé.Que comptez-vous faire ?

– Viens, la Ficelle, mon bon la Ficelle, viensfaire un tour de jetée… Nous avons le temps.

– Comme vous tremblez, monsieur lemarquis ! Vous me faites pitié. Appuyez-vous sur mon bras.

– Vois-tu, Hilaire, je suis bienmalheureux ! Comprends-moi… Cette femme… cette femme, c’esttoute ma vie !… et j’ai sur elle tous les droits… Voilà ce quiest terrible… Si j’allais la faire souffrir !… Elle ne m’aimepas… Elle est heureuse de mon absence… Si j’étais brave et sij’avais le cœur que tu dis, je m’enfuirais ce soir, sans l’avoirrevue… Conçois-tu les transes par lesquelles je passe, et pourquoi,au Tréport, nous sommes restés trois jours à ne rien faire, alorsque tout m’appelait ici ? Je ne sais où diriger mes pas…J’hésite… Je suis comme un pauvre homme dans les ténèbres… Uninstant, j’avais eu l’idée de rester là-bas, dans les Amériques… dem’y installer… Mais je n’ai pas pu, non, non… Sa pensée m’attire,comme le fer attire l’aimant.

– Comme l’aimant attire le fer, crut devoircorriger le bon Hilaire.

– Si tu veux… Alors je me suis embarqué pourl’Europe… et puis ça a été Paris… et puis toujours plus vers elle.Nous nous sommes rapprochés… et maintenant il faut que je la voie…Je vais d’abord essayer de la voir de loin… Ce bal m’a décidé…Quand j’ai su qu’elle serait à ce bal, je me suis dit :« Voilà une occasion ! »… Je pénétrerai dans lecasino, après avoir payé mon entrée, bien entendu !… Jeresterai en dehors de la salle des fêtes… Mais à travers lesgrandes fenêtres, on voit les danses… on assiste au spectacle… Jereverrai Cécily… Je brûle de savoir si elle a gardé cette beautéd’autrefois que j’ai emportée dans mon cœur !… Asseyons-nousun peu sur ce banc, mon cher Hilaire, mon bon et excellent laFicelle, mon cher, mon seul ami… Je suis heureux, vois-tu, que lorsde ton voyage aux millions, tu n’aies pas vu Cécily !

– Non ! vous savez bien, monsieur lemarquis, que c’est par l’entremise du notaire que tout a été réglé…Et je suis heureux, moi, que ce notaire soit mort ; comme ça,il ne me reconnaîtra plus !

– Maître Régime, qui l’a remplacé, est un biendigne homme, la Ficelle ; mais je te disais donc que j’étaisheureux que tu n’aies point vu Cécily, et je vais te direpourquoi : tous les hommes n’ont point les mêmes goûts… Tun’aurais peut-être pas trouvé Cécily aussi belle que je l’eussedésiré, et j’en aurais eu une grosse peine… et je t’en auraisvoulu, vois-tu, la Ficelle… Je ne puis comprendre qu’on n’admirepas Cécily ! »

« Me voilà prévenu », se dit ledévoué secrétaire.

Ils étaient sur la jetée ; la brise dularge leur apportait, en même temps que les senteurs marines, lesbruits des premiers flonflons.

« Allons-y, s’écria Chéri-Bibi, le sorten est jeté ! »

Et se levant, il entraîna rapidement laFicelle vers le Casino. Il y avait déjà foule aux grandes grillesde l’entrée, et des voitures, des autos ne cessaient d’amener unpublic des plus élégants. Nos deux hommes pénétrèrent dans la courréservée, et rapidement se dirigèrent vers l’une des hautesfenêtres de la salle de gala, près de laquelle ils s’installèrentextérieurement, dans un coin d’ombre qui les protégeait contre lesregards indiscrets. On ne les voyait point et ils voyaient.Chéri-Bibi s’était assis pour calmer ses agitations, les yeux fixéssur le salon où les groupes commençaient déjà à évoluer. Sur uneestrade, à côté de l’orchestre, on avait disposé les riches lots dela tombola qui devait être tirée à la fin de la fête. De gaiesjeunes filles, de charmantes jeunes femmes montaient etdescendaient, regardant les lots, se les passant de main en mainavec des réflexions et des sourires. Des jeunes gens, une fleur àla boutonnière, allaient de chaise en chaise, saluer ou« retenir » leurs danseuses. Quelques-uns faisaient lebeau, tendaient le jarret, prenaient des airs ridicules. Un hommequi paraissait une quarantaine d’années fit son entrée,remarquablement élégant, portant haut une tête futile et jolie ettout à fait déplaisante pour ceux qui n’aiment point les bellâtres.Chéri-Bibi qui, justement, ne les aimait pas, se leva en étouffantun vilain juron. Il reconnaissait cet homme.

« Monsieur de Pont-Marie !siffla-t-il ; en voilà un qui m’a toujoursdéplu ! »

M. de Pont-Marie donnait le bras àune vieille dame qui avait fort grand air sous ses cheveux blancset son fichu de dentelle.

« Tiens, la marquise douairière duTouchais ! dit Chéri-Bibi à la Ficelle.

– Vous la connaissez, monsieur lemarquis ? demanda la Ficelle.

– Je te crois, c’est ma mère ! »

Dans tout cela, il ne voyait pas Cécily. Sonregard plongeait dans les groupes, cherchait autour des jeunesfemmes, car pour lui, Cécily était toujours une jeune femme, bienqu’elle dût avoir maintenant dans les trente-cinq ans, « labelle âge » avait dit la Ficelle consolateur. Sans douten’était-elle pas encore arrivée. Elle n’était pas en retard puisquele sous-préfet n’était pas encore là.

Une seconde il pensa qu’elle était là,peut-être, qu’elle « lui crevait les yeux » et qu’il nela reconnaissait pas !… Une idée pareille lui faisait coulerdes gouttes de sueur, en abondance, sur le front qu’il épongeait,fébrile, fiévreux, ne tenant plus en place, le pauvregarçon !

Mais ce n’était pas possible !… Son cœurbattait à grands coups sourds dans sa poitrine qui résonnait commeun tambour… et il savait bien que, même si ses yeux n’avaient pasreconnu Cécily, son cœur en s’arrêtant, lui aurait dit :« C’est celle-là ! » car son cœur s’arrêterait, ça,c’était sûr ! Et il était bien capable d’en mourir, mafoi ! Il s’appuya sur la Ficelle qui le sentait grelotter.

À un moment, il y eut une sorte deremue-ménage dans le salon. Les groupes se retournèrent… Despersonnes qui étaient assises se levèrent… Tous les visagesparaissaient curieux… et les jeunes hommes empressés couraient à laporte où il semblait que se produisît une entréesensationnelle.

« C’est Cécily, ou lesous-préfet !… » se dit à moitié mourant Chéri-Bibi, caril ne pouvait imaginer un tel dérangement que pour sa bien-aimée oupour le représentant galonné du gouvernement. Mais ce n’était ni lesous-préfet, ni Cécily. C’était, par exemple, un couplerutilant…

La dame était admirablement empanachée. LaFicelle, qui s’était mis un peu à la littérature depuis qu’il étaitle secrétaire de Chéri-Bibi, la jugea « d’une altièrebeauté ». Grande et d’une harmonie de lignes idéale, exhalantde toute sa personne, de sa démarche, de sa façon de regarder et desourire, un charme des plus sensuels, elle arrivait là enconquérante, en véritable reine de la fête. Elle portait avecaudace une robe de princesse en bengaline jaune paille épousant detrès près les formes et barrée en sautoir par une vaste écharpe encrêpe de Chine cramoisi.

Chéri-Bibi, furieux, allait demander touthaut : « Quelle est cette péronnelle ? » quandil aperçut son « cavalier ». Son cavalier, c’était lebaron Proskof, qui, lui, était revenu en France, aussitôt qu’ill’avait pu, auprès de la baronne, « son épouse »,laquelle avait, par miracle, échappé au naufrage de laBelle-Dieppoise dans une chaloupe qui avait été recueillie parle navire abordeur.

Si Chéri-Bibi avait douté plus longtemps quecette superbe personne fût la baronne elle-même, il aurait été viterenseigné par les propos qui se tenaient autour de lui, à toutesles fenêtres. Les spectateurs du dehors murmuraient :« La Belle Dieppoise ! » Et peut-être n’eût-il pointrésisté à l’envie d’exprimer assez haut sa façon de penser àl’égard de cette effrontée. Mais il n’en eut pas le temps. Cécilyvenait d’arriver.

Comme Chéri-Bibi était monté sur une chaise,il s’effondra. La Ficelle le reçut dans ses bras, le redressa, luiglissa quelques paroles d’encouragement, auxquelles il réponditavec de vagues coups de tête, qu’il promettait d’être raisonnableet il retourna à sa vitre, contre laquelle il appuya une figure demort.

Le sous-préfet était allé au-devant de laprésidente du « Denier du pauvre marin » et maintenant illa conduisait à sa place, lui ayant offert son bras et lui parlantfort galamment. Chéri-Bibi, immédiatement, se mit à détester cesous-préfet.

Ah ! elle était d’une grâce merveilleuse,la petite marquise du Touchais, et combien paraissait touchante sanaturelle mélancolie ! Autant sa rivale répandait d’éclat surson passage, autant celle-ci plaisait par son charme modeste et sonélégance de bon ton. Car élégante, elle l’était autant que l’autre,sinon plus, si tant est que l’on doive appeler élégance cetagrément qui est inné chez certaines femmes et qui résulte de laparfaite distinction des manières, de la facilité dans lesmouvements, d’un goût sans défaillance dans la parure et de lasimplicité dans la richesse. La marquise du Touchais était habilléed’un fourreau de soie blanche recouvert de chantilly noir.

« Ciel ! commença Chéri-Bibi dans lesecret de son for intérieur, où son amour pour Cécily s’exprimaittoujours avec un lyrisme qui dépassait la vulgaire humanité…Ciel ! la voilà, la douce lumière de ma vie ! Celle qui aquatre parts dans mon cœur ! Ô cher objet de mesalarmes ! Espoir tant pleuré ! Qu’elle est belle !Ses malheurs n’ont fait que la rendre plus belle à mes yeux !Femme, elle dépasse les promesses de la jeune fille. Regardez-lamarcher, et dites-moi si les fées qui glissent dans les présfleuris ont des pas plus légers ! Regardez-la sourire, etdites-moi si la douleur qui sourit, sœur de la pitié qui pleure,n’est point la plus belle ! Ô jeunes insensés, quitourbillonnez « comme un essaim volage » autour de cettereine bourdonnante qu’est sa rivale, comment pouvez-vous l’avoir vupasser sans avoir été conquis pour toujours ? »

Là-dessus il soupira, et voilà qu’après s’êtreétonné du peu d’empressement que les amoureux de la baronnemettaient à saluer son idole, une fureur à la Chéri-Bibil’entreprit des pieds à la tête, en voyant Cécily danser avec lesous-préfet.

M. le sous-préfet avait une façon desourire à Cécily qui déplaisait souverainement à Chéri-Bibi.Celui-ci trouvait également que ce haut fonctionnaire en prenaittrop à son aise avec la taille de la marquise. Il la serraittrop ; ce n’était point convenable ; et il avait un petitair fat en la faisant tourner qui méritait des gifles. D’abord,c’était bien simple : Chéri-Bibi ne comprenait point commenton osait toucher à son idole, et il maudissait les usages du mondequi, sous prétexte de charité, ordonnaient de pareils jeux dontl’indécence le révoltait.

Il finit par ne plus regarder le sous-préfet,parce que « ça lui faisait trop mal », et il ne s’occupaplus que de la danseuse. Celle-ci glissait sans effort, le regardlointain, l’âme ailleurs. Chéri-Bibi la vit passer tout près de luiet il en reçut une commotion qui le fit s’appuyer pantelant à lamuraille. La fenêtre avait été entrouverte. Il lui parut qu’aupassage il avait respiré l’haleine de sa bien-aimée. Cette boucheaux lèvres vermeilles, ces yeux adorables, cette taille qui pliait,cette robe qui se soulevait, retenue par la main et laissant voirdes chevilles divines, les petits pieds gantés de soie fine dansles petits souliers de satin !… Ah ! c’était tout cela,sa Cécily !… Et tout cela était à lui ! à lui !… Iln’avait qu’à vouloir… Cette pensée, comme il l’avait confié tout àl’heure à la Ficelle, cette pensée, en vérité avait de quoi lefaire devenir fou… Alors demain, après-demain, enfin quand iloserait… ce soir même, s’il en avait le courage… il n’avait qu’à seprésenter et dire : « Me voilà ! »… Le maire,le curé, le bon Dieu, les gendarmes au besoin, tout le monde étaitavec lui, sur la terre et dans les cieux, pour lui apporter, pourlui donner Cécily, pour lui dire : « Prends-la… ellet’appartient !… » Il serra de ses mains crispées sonfront brûlant… Ah ! oui, il oserait, il oserait… D’abord,maintenant qu’il l’avait vue, le reste n’était plus possible… lereste, c’est-à-dire la fuite, l’abnégation, le départ pourtoujours, l’abandon de tant de beauté et de jeunesse… Il ne pouvaitplus se passer de cette femme… Quoi qu’il arrivât, il lavoulait…

La danse était terminée ; le sous-préfetavait reconduit Cécily à sa place, auprès de la marquisedouairière. Chéri-Bibi se calma un peu. Désormais, il était sûr delui, de ce qu’il ferait.

Il n’y avait plus à y revenir. Il serait lemarquis du Touchais jusqu’au bout.

Ah ! bien, si on avait dit ça au petitgarçon du Pollet, à l’enfant qui osait à peine lever les yeux surla demoiselle des Bourrelier !… Maintenant Chéri-Bibi neregrettait plus rien, absolument rien des extraordinairesévénements de sa criminelle vie, ni les années de prison, de bagne,de misère, ni son innocence méconnue par des juges aveugles, ni sesrévoltes épouvantables, ni les heures d’atroce haine contre unimplacable destin, et pour la première fois il remercia lafatalitas qui, par les chemins de trahison et de sang,l’avait conduit dans les bras de Cécily. Les bras de Cécily !…Il les voyait nus pour la première fois ! Ah ! les beauxbras !… les bras de sa femme !… sa femme !…

L’orchestre préludait aux premières mesures dela prochaine valse. Chéri-Bibi vit tout à coupM. de Pont-Marie qui, le monocle à l’œil, s’inclinaitavec un sourire idiot (pensait Chéri-Bibi) devant Cécily. Celle-cisourit au danseur, se leva et parut accepter son bras avec plaisir.Alors ils commencèrent de tourner. Ce qu’avait éprouvé Chéri-Bibien regardant la danse du sous-préfet et de Cécily n’était rienhélas ! en comparaison de la tempête qui, dans l’espace d’uninstant, lui bouleversa l’âme. La Ficelle, dont il pétrissait lesbras, se retint pour ne pas crier et crut prudent, après s’êtredégagé, d’assister d’un peu plus loin aux manifestations de l’amouret de la haine de Chéri-Bibi.

Ce M. de Pont-Marie était unpolisson. Il dansait les yeux sur Cécily, et certes il ne luisouriait pas, en dansant, comme le sous-préfet, mais toute sahaïssable physionomie de bellâtre, amateur de femmes, reflétaitl’ardeur de ses honteux sentiments intimes. Par instants, seslèvres murmuraient des mots que Chéri-Bibi bien certainementn’entendait pas, mais dont il devinait le sens. C’étaient, de touteévidence, « des paroles de flamme », alors que Cécilyrougissait et détournait la tête. Ah ! ce que Chéri-Bibisouffrait !

« Le monstre, pensait âprement Chéri-Bibiqui, dès que le couple se rapprochait, avait des envies folles desauter à la gorge du danseur, le misérable ! Il abuse de cettesoirée à laquelle la marquise a été obligée d’assister, il profitede ce que, publiquement, au milieu de ce bal, pendant cette dansequ’elle lui a aimablement accordée, Cécily ne peut pas le traitercomme il le mérite, pour lui dire des choses qui l’auraient faitjeter à la porte par les larbins s’il avait eu l’audace de lesprononcer chez elle ! »

Et les yeux de ce Pont-Marie brillaient, samain pétrissait la petite main de Cécily qui, visiblement, sedéfendait. Ah ! ce que Chéri-Bibi souffrait ! C’était àhurler de douleur et de rage impuissante !… Et elle continuaitde danser… et elle continuait de l’entendre !

Le malheureux Chéri-Bibi se rappela les proposabominables des filles à bord du Bayard quand ellesaccusaient sa Cécily de s’en laisser conter par cePont-Marie !… Si… vraiment… Allons donc !… allonsdonc !… allons donc ! Une pareille horriblepensée !… Il était bien maudit pour avoir eu une pensée aussimonstrueuse ! Il s’enfonça les ongles dans les joues et sesjoues pleurèrent des larmes de sang. Sa Cécily !… Sa pureCécily !… aimer un imbécile pareil !… Un idiot àmonocle !… (l’astigmatisme attesté par le monocle équivalaittoujours, aux yeux de Chéri-Bibi, à un brevet d’idiotie)… Maisc’était lui, Chéri-Bibi, l’idiot !… et la preuve, la preuve enétait qu’au beau milieu de la danse, la jolie marquise se dégageaitdoucement mais fermement de son danseur et lui demandait d’un tontrès net (Chéri-Bibi eut la joie surhumaine de l’entendre) de lareconduire à sa place.

Ça, par exemple, c’était bien fait !Chéri-Bibi se mit à rire comme un insensé. L’autre faisait unetête, mais une tête !… Ah !… bien ! il était remis àsa place !… Et comment !… Chéri-Bibi trépignait de joie.Il n’entendait pas autour de lui des personnes qui le considéraientavec effarement et qui disaient :

« Ce pauvre monsieur estfou ! »

La Ficelle dut le tirer par la manche pour lefaire revenir au sentiment des réalités et des convenances…Ah ! que Chéri-Bibi était heureux maintenant ! Certes, iln’eût jamais douté de sa Cécily, mais enfin, si jamais on racontaitdes choses (les hommes, et les femmes aussi, sont si méchants), ilsavait, lui, que sa Cécily n’aimait pas le Pont-Marie. Il venaitd’en avoir la preuve, bien mieux, cette scène au bal prouvait quejamais Cécily n’avait permis que Pont-Marie lui adressât le moindrepropos « volage »…

Le comble fut mis à son enthousiasme quand ilvit la jeune marquise du Touchais se pencher à l’oreille de ladouairière et la décider à quitter la place. Elles se levèrent. EtChéri-Bibi, qui se retenait d’applaudir, se disait en aparte :

« Tu as bien raison, ma chérie ! Jesuis tout à fait de ton avis ! Va, ma colombe, rentre dans tondoux nid ! Cet endroit où l’on rencontre des baronnes Proskofet des Pont-Marie n’est point fait pour toi ! »

Justement, la baronne Proskof et son mari setrouvaient près de la porte de sortie au moment où les deuxmarquises allaient la franchir, après avoir pris congé dusous-préfet et de quelques-uns de ces messieurs, sous prétexted’une grande fatigue de la douairière. La baronne avait demandétout haut au baron de la conduire un instant dans les salons dejeux, et il y eut rencontre inévitable.

La « Belle Dieppoise », avec unehauteur sans pareille, passa devant Cécily en lui coupant carrémentle chemin, et même en la bousculant un peu. Toute l’assemblées’aperçut de cela, et il y eut un léger murmure. La Ficelle euttoutes les peines du monde à retenir Chéri-Bibi qui voulait sauterpar la fenêtre et aller corriger dare-dare le baron. Une dameassise sur une banquette, non loin de Chéri-Bibi, dit touthaut :

« C’est honteux ! Mais la pauvrepetite marquise fait bien de s’en aller ! Ce n’est pas lapremière fois que cette grue lui fait des avanies ! »

Chéri-Bibi, qui traînait derrière lui laFicelle suspendu à son veston, courut au couloir de sortie et vitpasser les deux marquises qui se dirigeaient vers la grille. Il lessuivit. À la grille, par une fatalité cruelle, ces dames seheurtèrent encore à cette péronnelle de baronne, dont le mariappelait une voiture. Sans doute, du moment que Cécily quittait laplace et qu’elle n’avait plus à lui imposer d’affront,trouvait-elle la soirée terminée et avait-elle résolu d’allers’amuser ailleurs.

Les deux marquises attendaient leur auto.

Le malheur voulut encore que la pluiecommençât à tomber drue et fine, ce qui amena une légère bousculadeet de la précipitation dans le mouvement des équipages. L’auto desmarquises se présenta dans le même moment que la calèche à deuxchevaux demandée par le baron.

Aussitôt la « Belle Dieppoise »éleva la voix, pour commander au cocher de se hâter et de venir seranger près d’elle, au plus court : ce que fit le cocher,gênant l’auto des marquises, qui dut attendre et s’arrêter net, aurisque d’un accident.

La baronne en profita pour – passant sous lenez de Cécily – poser déjà le pied sur le marchepied. Mais elle dutse rejeter vite en arrière et elle poussa un cri d’effroi. Sous unepoussée irrésistible, les deux chevaux, qu’un inconnu avait saisisau mors, reculaient en hennissant et en se débattant sous deuxpoings de fer, et tout l’équipage glissa en arrière, avec unebrutalité et une rapidité inattendues.

Mais la place était dégagée et le chauffeur dela marquise put se ranger le long du trottoir. Les deux femmesmontèrent vivement pendant que l’inconnu criait d’une voixretentissante :

« Les honnêtes femmesd’abord ! »

L’auto démarra en beauté, cependant que,penchée à la portière, Cécily essayait vainement de revoir lepersonnage qui lui valait cette extraordinaire revanche. Mais ilavait déjà disparu. Et le baron Proskof, qui brandissait sa carteet qui ne savait à qui la donner, fut l’objet d’une riséegénérale.

« Il est temps de rentrer à l’hôtel, fitla Ficelle à Chéri-Bibi, après ce beau coup. Mais permettez-moi moncher marquis, de vous faire remarquer, avec toute l’amitié que j’aipour vous, que voilà revenue cette humeur batailleuse qui nous avalu déjà tant de déboires. Et puis, laissez se débrouiller entreeux chauffeurs et cochers. Prendre des chevaux au mors, fairereculer un équipage, c’est la besogne de palefrenier, monsieur lemarquis ! »

III – Un joli monsieur

Cécily jouait avec son enfant. Greuze lui-mêmen’a jamais mis plus de grâce dans les jeux maternels. Ils sepoursuivaient tous deux dans les allées ombreuses de la villa dePuys. Le petit Bernard, qui avait sept ans, était déjà un aimablegarnement qui faisait de sa mère tout ce qu’il voulait. Lesfaiblesses de Cécily s’excusaient de toutes les misères de sonfoyer.

Son enfant était tout pour elle. Ellen’éprouvait aucune joie hors de lui. Et bien qu’il fût déjà fortinsupportable, elle le trouvait le plus gentil des enfants deshommes. Il est vrai qu’il ne ressemblait point à son père.

Ce matin-là, qui était le lendemain de la fêtedu « Denier du pauvre marin », elle avait serré le petitBernard sur sa poitrine avec une émotion exceptionnelle, etl’enfant s’en était aperçu. Il avait demandé :

« Qu’as-tu, maman ? Tu as duchagrin, tu as pleuré ? »

Et comme la mère, sans lui répondre,détournait la tête, il avait cassé d’un coup de pied solide sonbeau cheval mécanique.

De quoi Cécily avait été fort touchée. Aveccet aveuglement adorable des mères, elle se disait : « Dumoment qu’il me voit du chagrin, le pauvre petit ne peut plussupporter ses jouets. »

C’était elle qui lui avait appris à lire, àécrire, à compter. Bernard, qui était extrêmement intelligent,s’était montré un écolier facile et la mère en avait conçu unorgueil incommensurable. Son fils était promis aux plus hautesdestinées. Le ciel, qui avait départi à la pauvre mère de si grandsmalheurs d’une part, lui avait, d’autre part, donné bien de laconsolation avec cet enfant-là. Elle ne souriait que lorsqu’elleétait avec lui et faisait tous ses caprices.

L’enfant, du reste, adorait sa mère, qu’iltrouvait belle, la plus belle de toutes les mamans, disait-il, etil aimait à couvrir de caresses et de baisers ses jouesharmonieuses et ses beaux bras nus, relevant à cet effet, comme unjeune amant, les manches du peignoir.

« Bernard, viens m’embrasser !

– Oh ! maman, comme tu sensbon ! »

Elle n’était coquette que pour lui et separait pour qu’il l’admirât.

Un domestique vint annoncerM. de Pont-Marie.

« Ah ! mon ami Georges ! Qu’ilvienne, qu’il vienne tout de suite !… Courons, maman,au-devant de lui ! » s’écria joyeusement le gamin dontM. de Pont-Marie avait su se faire un ami en le gâtant dejouets et de friandises (Bernard était gourmand.)

Mais, au grand étonnement de Bernard, sa mèredonna l’ordre au concierge de faire entrerM. de Pont-Marie au petit salon, et, prenant la main del’enfant, elle l’entraîna dans sa salle d’études où elle le confiaà « Miss ».

« Mais, maman, je veux voir mon amiGeorges !

– Une autre fois, mon chéri. Maintenant ilfaut travailler. Miss, je vous le confie, ne le quittezpas ! »

Et elle l’embrassa avec passion. Mais le petitla laissa partir en boudant.

Cécily était très troublée. Elle passa dansson boudoir pour donner le temps à son émoi de se calmer un peu.L’audace de M. de Pont-Marie était vraiment excessive.Revenir ce matin, après ce qui s’était passé hier !… Ellesoupira. Quelle basse engeance, en vérité, que celle deshommes !… Elle n’en avait connu qu’un, un seul qu’elle mettaitau-dessus du troupeau !… mais un cœur d’or, celui-là !…et qui n’avait vécu que pour elle !… et dont l’image,entourée, hélas ! d’un cordon de deuil, ne la quittait jamais…Cécily, à ce souvenir, ne put retenir ses larmes. Mais elle lessécha vite, car elle se rappelait que M. de Pont-Mariel’attendait.

Elle se leva, se fit un front de colère etpénétra dans le petit salon, très émue au fond, et un peu plus pâlequ’à l’ordinaire.

En face d’elle « l’ami de lafamille » se tenait incliné et fort correct, attendant ungeste d’elle comme un étranger en visite.

Cécily lui montra un fauteuil, s’assitelle-même assez loin de lui et lui dit :

« Je suis satisfaite, monsieur dePont-Marie, de vous voir ce matin. Vous saurez plus tôt ce que j’aià vous dire. Il ne faudra plus mettre les pieds ici, mon pauvreami.

– Madame ! protesta immédiatement« le pauvre ami » en se soulevant.

– Oh ! monsieur de Pont-Marie, vous êtesun homme du monde. Comment avez-vous pu vous conduire comme vousl’avez fait hier soir ?…

– Mais, madame, je vous assure que tous leshommes du monde à ma place en auraient fait autant. Vous étiez sijolie ! Ils n’auraient certainement pu résister au plaisir devous le dire… Je vous l’ai dit ; je ne vois point que moncrime soit si grand !…

– Mais, monsieur de Pont-Marie, à quoi bontout ceci ? Vous m’aimez, dites-vous ? Moi, je ne vousaime pas et ne vous aimerai jamais, et mon devoir est de ne pointvous entendre plus longtemps. Une première fois, quand vous m’avezparlé de ces choses, je vous ai pardonné. Devant la menace de maporte fermée, vous avez montré un si sincère repentir que j’ai eupitié de vous, et aussi un peu, je dois le dire pour être exacte,de moi-même… J’étais si seule, si abandonnée, je n’avais pasd’amis… mon mari me délaissait… j’étais triste à mourir… depuisquelques mois vous sembliez avoir changé complètement votre vie,vous m’entouriez de soins si touchants, et apparemment sidésintéressés, vous me plaigniez si bien et vous compreniez siparfaitement ma tristesse que j’éprouvais une réelle sympathie pourvous… je ne m’en défends pas, loin de là !… et puis, tout d’uncoup, je me suis vue en face d’un homme comme les autres, qui nedemandait qu’à profiter de la faiblesse et de l’isolement d’unepauvre femme…

« Je vous assure que j’en ai eu, alors,la plus grande peine… et je suis bien excusable de vous avoirpardonné alors, une première fois !… Vous avez su vous faireaimer de mon enfant, mon Bernard, qui montrait toujours une sigrande joie de vous revoir… de jouer, comme il disait, avec son boncamarade Georges ! Il était entendu qu’on ne reparlerait plusdu passé… que vous en feriez loyalement l’essai… et peu à peu, jeme suis laissée aller à la douceur de nos fréquentations, j’aigoûté à nouveau le calme de nos entretiens et tous les soinsassidus de votre parfaite amitié… Je vois bien aujourd’hui qu’enagissant ainsi c’est moi qui étais coupable… Eh bien, monsieur dePont-Marie, pardonnez-moi, comme je vous pardonne ces parolesenflammées et un peu ridicules que vous m’adressâtes hier… maisvous comprenez bien que l’expérience a assez duré… qu’elle estconcluante… que nous ne devons plus nous revoir… Serrons-nous lamain une dernière fois, et disons-nous adieu !

– Mais, Cécily, moi, je vous aime !

– Adieu, monsieur !

– Mais c’est impossible ! Mais vous necomprenez donc pas ! Mais vous ne voyez donc pas que je suisfou de vous ! Oui, j’ai été sage ! Oui, je ne vous ai pasadressé, pendant deux ans, une seule parole d’amour ! Oui,j’ai eu cette force incroyable de vous cacher tout le trouble demon cœur, et qu’il n’y avait pas d’amant plus passionné que moi, etque votre chère présence me ravissait… et que votre parfumm’étourdissait… et que la seule pression amicale de votre main meremplissait d’une joie ineffable… et qu’un seul de ces regards mejetait en extase ! Mais si j’ai eu ce sublime courage, c’estjustement que je savais que vous n’étiez pas une femme comme lesautres, c’est que j’avais su vous apprécier, vous mettre à votrerang, vous juger telle que vous êtes, la plus honnête et la plusdésirable et la plus digne de tous les sacrifices, et que jepensais que vous finiriez par vous apercevoir qu’on ne vit pasimpunément dans l’intimité d’une femme telle que vous, que vousfiniriez par comprendre que je vous adorais, que vous finiriezenfin par avoir pitié de ma longue abnégation et de mon respectueuxsilence, et de mon muet amour ! Je me disais que tant desouffrances cachées auraient leur récompense et que vousm’appartiendriez un jour, Cécily ! »

La jeune femme s’était levée et avait gagné ducôté de la porte, mais de Pont-Marie se plaça résolument devantelle :

« Non, madame, vous ne vous en irez pasavant que je ne vous aie dit tout ce que j’ai à vous dire, avantque je ne vous aie montré le fond de mon cœur… Cécily !Cécily ! pourquoi ne vous laisseriez-vous pas aimer ?…Pourquoi ne nous aimerions-nous pas ?… C’est votre droit,c’est notre droit… Vous pouvez m’appartenir, puisque vousn’appartenez plus à personne !… Votre mari !… Un moment,vous l’avez cru mort et vous en avez eu une grande joie… Ah !ne dites pas non !… J’étais là quand la nouvelle est arrivéede la perte de la Belle-Dieppoise… Vous avez failli vousévanouir, je le sais bien. C’est moi qui vous ai reçue dans mesbras. Minute divine !… Et ne me dites pas que ce n’était pasde bonheur que vous vous trouvâtes mal !… Car vous ledétestez, ce monstre, qui vous a pris toute votre vie, toutes vosillusions, qui a piétiné sur vos sentiments les plus sacrés… quin’a su que vous faire souffrir… et vous insulter du scandale de seshonteuses maîtresses… Oui, vous avez pu penser que vous étiezlibre… libre… Eh bien, en réalité, ne l’êtes-vous pas, je vous ledemande ?… Depuis plus d’un an qu’il est sorti de cetteétrange aventure du Bayard, vous a-t-il donné une seulefois de ses nouvelles ?… Vous a-t-il écrit ? S’est-ilpréoccupé de son fils ?… Il a écrit à son notaire, oui… il avu son notaire… et il s’est occupé de sa fortune, de ses biens, deson argent… et il continue de se promener à travers le monde ens’amusant… Mais, madame, si sa femme n’existe pas pour lui,pourquoi existerait-il pour elle ? Vous n’êtes plus liée à cethomme… vous ne lui devez plus rien… pas même une pensée… Je vousdis que vous êtes libre, madame !… Vous êtes libre et je vousaime !… Cécily !… Cécily !… Cécily !…

– Laissez-moi passer, monsieur, où j’appellemes gens ! Je vous en prie… je vous en prie, monsieur dePont-Marie, vous ne voudrez pas causer un scandale !…Allons ! laissez-moi passer !… Mais c’est affreux !…mais vous êtes fou !… »

L’autre s’était jeté à ses genoux et l’avaitprise dans l’étau de ses bras nerveux et il embrassait follementses genoux. Cécily, épouvantée et n’osant crier, essayait en vainde se dégager… Elle lui repoussait la tête de ses mains crispées,et maintenant il embrassait ses mains prisonnières.

Elle se défendait avec une sombre énergie,mais il la prit brutalement par la taille en continuant del’étourdir de son langage de fou :

« Je t’aime, je t’aime !…Cécily !… Pourquoi me repousses-tu ?… Nous pourrions êtresi heureux !… Cécily !… »

Il la serrait contre lui, l’écrasait contreson cœur pendant qu’elle commençait à gémir en renversant latête.

Mais soudain, il lâcha la pauvre femme enbondissant en arrière et en laissant échapper un cri dedouleur.

Cécily venait de lui enfoncer la pointe d’unebroche dans la joue. Il saignait. Il aurait pu être blességrièvement. Il gronda, furieux, féroce :

« Je te dégoûte donc bien ! Eh bien,ma petite, ça ne se passera pas comme ça !… Je te dis que jete veux et je t’aurai !… »

Certes, à ce moment,M. de Pont-Marie n’avait plus rien de l’homme des salons.C’était une affreuse brute bavante et rageante qui ne demandaitqu’à se venger sur sa proie !… Cécily tremblait devant luicomme un oisillon sous la chasse de l’émouchet. Il était simenaçant qu’elle n’hésita plus. Miss et son enfant étaient àquelques pas de là. D’une main affolée, elle ouvrit la fenêtre.Elle allait appeler. D’un geste terrible il la fit taire.

Elle se tut parce qu’il s’était reculé etqu’il s’était assis et qu’il lui disait, avec une voixsourde :

« Asseyez-vous !… Ne craignezrien !… Je ne vous toucherai plus !… Mais refermez lafenêtre… J’ai quelque chose à vous dire… »

Et comme elle restait là, immobile, c’est luiqui alla fermer la fenêtre. Elle eût pu s’enfuir alors par la porteet elle se dirigea en effet de ce côté, mais il la cloua sur placeavec un mot :

« Il s’agit de Bernard !

– Quoi ? Bernard ? fit-elle, déjàsur une défensive haletante.

– Oui, et vous comprenez déjà que ce que j’aià vous dire ne doit être entendu que de nous. Calmez-vous ! jevous en prie. Regardez-moi. Mon accès est passé. Maintenant, jesuis tranquille. Nous avons besoin de tout notre sang-froid.Cécily, vous avez eu tort de me traiter comme vous l’avez fait. Jen’ai plus aucune mesure à garder avec vous. J’ai essayé de vousséduire par mon amitié, mon dévouement de tous les instants…

– Par votre hypocrisie… interrompit-elle.

– Si vous voulez… nous n’en sommes plus à nousfaire des compliments. Mais, puisque l’hypocrisie n’a pas réussi,je vais vous parler avec franchise : Cécily, vous n’êtes pasune honnête femme ! »

Elle se leva :

« Misérable !… »

Mais l’autre ne se démonta point :

« Je répète : vous n’êtes point unehonnête femme !… Vous avez trompé le marquis !

– Lâche !… Lâche que vous êtes !…Vous savez bien que ce que vous dites est faux !… Vousprofitez de ce que je suis seule pour m’insulter !… Maisallez-vous-en donc !… Allez-vous-en !…

– Chassez-moi ! je vous endéfie !…

– Tout de suite, misérable !… »

Et elle avança la main vers un cordon desonnette.

« Allez donc, sonnez ! quej’apprenne à tous que votre fils n’est point celui du marquis duTouchais ! »

Elle se laissa tomber sur un fauteuil, lesyeux hagards et certainement plus morte que vive.

« Ah ! vous vous taisez !reprit de Pont-Marie avec un ricanement sec…

– Que voulez-vous que je réponde à un pareilblasphème ? balbutia-t-elle.

– Des grands mots !… Vous en aveztoujours… Vous feriez mieux d’être raisonnable, allez !… et dem’écouter gentiment. Remettez-vous, Cécily… on pourraitentrer. »

Il se leva, alla à la glace, remit en place,d’un revers de main, sa coiffure défaite, arrangea son col, tira lenœud de sa cravate, épongea, avec son mouchoir, la goutte de sangqui perlait à sa joue.

« Encore un peu, dit-il, et j’étaisdéfiguré. Ç’eût été dommage ! Je tiens beaucoup à mafigure. »

Il se retourna, la vit devant lui sitremblante, si épouvantée qu’il en eut peut-être pitié. Il s’assittout près d’elle et il commença d’une voix redevenue douce etpolicée :

« Cécily, vous avez aimé un homme, votrecousin, Marcel Garavan, capitaine au long cours, mort des fièvres,il y a quatre ans, à la Nouvelle-Orléans. Pas de protestationsinutiles ! De mon côté, je parle comme un homme qui n’a plusrien à ménager. Ce jeune homme n’avait aucune fortune, et pour rienau monde le père Bourrelier ne lui aurait accordé votre main. Jen’ai pas à vous rappeler les tristes événements qui vous ont faitela marquise du Touchais. Il y a huit ans environ, pendant que lemarquis achevait une croisière sur les côtes de Norvège, avec sesamis dont j’étais, Marcel Garavan vint à Dieppe et alla faire unevisite à sa cousine. Il la trouva à son goût. Vous l’aimieztoujours. Le reste s’entend ! »

Cécily paraissait changée en statue. Les yeuxfixes, elle regardait le misérable sans donner signe de vie. Elleattendait… Elle attendait… elle attendait la chose formidable quidevait venir, qu’elle sentait venir ! L’autre faisait unepause, jouissait visiblement du martyre qu’il imposait.

« Le séjour à Dieppe de Marcel Garavan,continua-t-il, se prolongea et puis cessa brusquement à la nouvelledu retour du marquis. Neuf mois plus tard, la marquise du Touchaismettait au monde le petit Bernard. Mais elle avait pris laprécaution d’aller faire ses couches en Angleterre. C’est ainsiqu’elle parvint à tromper sur la date de la naissance de l’enfantet que le marquis se crut père. La joie de celui-ci fut immense.Non point qu’il aimât Cécily, non point qu’il aimât sonenfant : le marquis du Touchais n’a jamais aimé que lui-mêmeet sa race ! Or sa race était sauvée ! Il avait pucraindre que sa race s’éteignît avec lui. La marquise lui donnaitun fils. Tout était pour le mieux ! Il apprit cette nouvelleaux Açores, où il abordait avec la Belle-Dieppoise, aprèsune nouvelle croisière dans les Antilles. Je vous prie de croirequ’il y eut une certaine fête à bord. Je le sais. J’y étais !…Tout ceci est-il exact, madame ?… Vous ne répondez pas !…Dois-je en conclure que nous sommes d’accord ? »

Les lèvres de la statue sedesserrèrent :

« D’accord sur quoi, monsieur ?

– Sur tout, madame, sur tout ce que je viensde vous dire et sur le reste que vous devinez !… Le reste,c’est l’ignorance nécessaire dans laquelle doit être entretenu cepauvre marquis du Touchais… car vous le connaissez, madame !…Ce monsieur n’a pas beaucoup de principes, mais il a un préjugé sivous voulez !… celui de sa race !… et il y tient !…Oui, il tient encore à être le père de son enfant et vous savezqu’il aimerait mieux vous étrangler de sa propre main plutôt que depermettre qu’un petit voleur s’introduise chez lui pour lui chiperle nom de ses ancêtres. Le jeune Bernard du Touchais n’a point unegoutte de sang des Touchais dans les veines ! Ne l’oubliezpas !… Je parlais tout à l’heure d’étranglement, c’est unebrutalité à laquelle certainement le marquis n’aurait pointrecours, parce qu’elle serait, dans la circonstance, inutile. Unbon procès en désaveu de paternité et un divorce ledébarrasseraient vite du fils et de la mère et lui permettraient,maintenant qu’il est riche, de convoler en d’autres justes noces etde faire des petits Touchais qui, cette fois, seraient bien àlui ! Concluons, madame. Voici un secret qui n’est connu quede vous et de moi. Je vous donne un conseil. Restons unis etsoyons-le plus que jamais pour le conserver, cesecret !… »

Il avait fini. Il salua et se dirigea vers laporte. Mais un appel de Cécily le fit se retourner.

« Monsieur, eut-elle encore la force delui dire, je vois bien que vous êtes capable de tout. Mais votrecrime ne vous profitera pas. Et cette infernale histoire, que vousavez inventée, personne ne la croira !

– Pas même le marquis ? demanda dePont-Marie en se rapprochant d’elle.

– Pas plus le marquis qu’un autre… à moins quevous n’ayez fabriqué des preuves, et dans ce cas, il ne seraitpoint difficile de déjouer votre fourberie !

– Je vous comprends, Cécily, j’ai toujours ditque vous étiez très intelligente. Vous voulez savoir si j’ai despreuves. Oui, j’ai des preuves ! J’ai les lettres de MarcelGaravan ! Vous voici renseignée, j’espère ?

– Les lettres ! » s’écria lamalheureuse, en s’agrippant à lui d’un geste si sauvage qu’il eutvraiment peur.

Il la repoussa :

« Oui, les lettres ! celles que vouscroyez encore dans votre tiroir secret ! Comment ! vousn’avez pas eu la curiosité de les relire depuis trois jours !Comme le cœur oublie !

– Misérable !…

– Ah ! il ne s’agit plus de s’injurier…Madame, je ne vois pas pourquoi je vous ferais attendre leprincipal détail de mon programme. J’ai loué, à deux kilomètresd’ici, à Pourville, la villa que nous avons admirée ensemble lorsde notre dernière promenade avec Bernard. J’y fais faire quelquesaménagements. Le coin est joli et discret. Tout sera prêt dans huitjours. Demain en huit, à trois heures, je vous y attendrai.

– Jamais.

– C’est bien, madame, vous réfléchirez.

– Jamais ! Je vous hais ! J’aimeraismieux la mort !

– Cela ne sauverait point votre fils,madame !… Vous ne pensez qu’à vous ! Il faut songer aussiun peu au futur marquis du Touchais !

– Mais vous n’avez donc pas pitié de moi,monsieur !

– Je vous aime, madame, c’est tout ce qu’il mereste à vous dire…

– Je me tuerai avec mon enfant !

– Vous ne ferez pas cela !… Et tenez,j’en ai assez !… Vous allez me promettre tout de suite quevous viendrez ! J’en ai assez de toutes cestergiversations ! Je vous veux ! Je veux être sûr de vousavoir !… Dites-moi que vous viendrez, ou j’exécute tout desuite ma menace ! J’envoie les lettres au marquis !

– Ah ! misérable ! misérable !misérable ! »

La pauvre femme se tordait les bras dans undésespoir effrayant… Puis elle se traîna à genoux à son tour etsupplia son bourreau d’avoir pitié, sinon d’elle, du moins de sonenfant. Elle avait des sanglots et des prières qui eussent attendriun tigre. Mais de Pont-Marie ne l’écoutait même pas. Qu’elle étaitbelle ainsi, dans son horrible détresse ! Il le luidit :

« Madame, vous êtes encore plus belleainsi qu’au bal !… Allons ! répondez ! Onvient !… Relevez-vous donc si vous ne voulez pas être surprisepar vos domestiques ! »

Il l’aida à se relever. On venait, eneffet ; on entendait des pas qui se dirigeaient vers le salon.Elle se dissimula dans une embrasure de fenêtre, ne voulant pointmontrer son désordre. Et de Pont-Marie lui souffla :

« Eh bien, vous décidez-vous ?Viendrez-vous ? »

À ce moment, un domestique entra.

« Madame, dit-il, c’est M. lemarquis qui demande si madame la marquise peut lerecevoir ?

– Quel marquis ?

– Mais M. le marquis du Touchais,madame ! »

La foudre tombant dans ce salon n’eût pointproduit plus d’effet. Il y eut un silence terrible et puis, tout àcoup, de Pont-Marie s’écria, joyeux :

« Comment ! le marquis ?…Quelle bonne surprise !… Mais dites-lui donc qu’ilentre !… N’est-il pas chez lui ?… Je vais être bienheureux de lui serrer la main !

– Faites, Jean ! » ordonna la voixd’outre-tombe de la marquise.

Le domestique disparut.

« Eh bien, c’est entendu ?interrogea fébrilement le hideux de Pont-Marie. Vousviendrez ?…

– Je viendrai !… »

Et elle jeta à de Pont-Marie, comme unefolle :

« Vous direz à mon mari que je suis alléechercher mon fils et que je reviens tout de suite. »

Elle s’enfuit, désireuse de se trouver uninstant seule pour se ressaisir l’âme et se refaire un visage.

Georges de Pont-Marie, lui, était radieux. Iltriomphait. En vérité, le marquis avait été bien bon d’arriver àune minute aussi décisive. Maintenant Cécily ne pouvait plus luirésister ! Comme il en était là de son intime jubilation,Chéri-Bibi fit son entrée.

Il avait soigné sa toilette. Jamais le marquisdu Touchais n’avait été aussi beau, aussi tiré à quatre épingles,aussi pommadé, aussi luisant, aussi verni ! Tout de même, ilétait un peu pâle. Un binocle en or, aux verres légèrement fumés,chevauchait son nez bourbonien, le nez de la race.

Il s’attendait à se trouver en face de Cécily.Il s’estima heureux qu’elle ne fût point encore là. Cela luidonnerait le temps de se remettre tout à fait, mais en apercevantde Pont-Marie qui s’avançait vers lui, la main tendue et la minejoyeuse, il ne put dissimuler une légère grimace.

« Ah ! bien, s’écriait le triomphantde Pont-Marie, en voilà une surprise !… Et une bonne !…C’est comme ça qu’on traite les amis !… On ne prévientpersonne, non !… Eh bien, Maxime, qu’est-ce que tu as ?Tu ne me serres pas la main ?

– Si, si… répondit vivement Chéri-Bibi… Maiscomment donc ! »

Et il lui toucha la main sans effusionaucune.

« Mais, parle-moi ! Dis-moi quelquechose !… s’écriait de Pont-Marie… Je te trouve toutchangé !

– Où est la marquise ? demandaChéri-Bibi.

– Répète !

– Je demande où est la marquise ?

– Ah ! bien… je ne me trompaispas !… Ta voix aussi a changé, tu sais !…

– Oui, oui !… je sais, j’ai eu pas mal debronchites là-bas… des maux de gorge… c’était très malsain.

– Je te crois facilement… À part ça, tu asbonne mine !… Toujours chic !… Toujours ohé !…ohé !… Le coffre solide ! Ma parole, on dirait que tu asforci !… Faut prendre garde, tu sais !… Un peu de bedon,ça va !… mais pas trop n’en faut !… Faut surveiller ça, ànos âges !… Moi, je me suis mis au régime.

– Dites-moi donc, monsieur dePont-Marie !…

– Quoi ? monsieur de Pont-Marie ? Tufais des cérémonies, maintenant ! Pourquoi ne m’appelles-tupas « monsieur le vicomte », comme mes domestiques ?Es-tu drôle !

– Dis donc, Georges, tu vas me rendre unservice.

– Oh ! comme tu as la voix creuse…j’aurai du mal à me faire à cette voix-là !… Et puis tu asl’air solennel ! Tu marches comme la statue ducommandeur ! Un service ? À ta disposition !Qu’est-ce que tu veux ?

– Je voudrais que tu fiches le camp !

– Tu veux que je m’en aille ?

– Oui, tu comprends, il y a si longtemps queje n’ai pas vu Cécily…

– Ah, ça !… sans compter que depuis troismois que tu es en France, tu aurais pu te souvenir que tu avais desamis à Dieppe… Enfin, je t’ai toujours connu comme ça !… Entrenous, tu as toujours été un peu louf !… Eh bien, tu as àcauser avec Cécily ?… C’est bon, je te quitte… Tu m’inviterasà déjeuner une autre fois… À bientôt, mon vieux Maxime !…

– Adieu, monsieur !…

– Hein ?

– Pardon !… je veux dire… à bientôt,Georges…

– À la bonne heure ! »

M. de Pont-Marie lui serra unedernière fois la main et s’en alla en se disant : « Unpeu glacé, le marquis. Pour sûr, on a dû lui faire des potins, luiraconter que j’avais chauffé Cécily… Et puis, je ne sais pas cequ’il a : il me paraît un peu frappé. La société du bagne nelui a pas réussi ! »

Resté seul, Chéri-Bibi s’en fut, avec gravité,devant un portrait en pied de Cécily qui avait été peint au tempsqu’elle était encore jeune fille.

Elle était habillée d’une robe de mousselineblanche et d’une rose dans les cheveux. Se rappelant la Cécily dela veille, au bal du casino, Chéri-Bibi, mentalement, établit descomparaisons et dit : « Je l’aime bien aussi commeça ! »

Une porte grinça sur ses gonds. Il tressaillitet devint pâle. Ce n’était pas elle, mais un domestique qui jetaitsur la table des journaux. Ah ! Chéri-Bibi n’était pasbrave ! Non point qu’il pût imaginer une seconde que satransformation courût un danger quelconque… l’expérience étaitfaite depuis longtemps à cet égard. Pour que quelqu’un pût sentirnaître en lui le plus vague soupçon sur la personnalité du marquisdu Touchais, il eut fallu que le marquis fût aimé de cequelqu’un-là. Or il n’avait jamais été aimé de personne. Chéri-Bibin’avait pas à craindre de la perspicacité du cœur. Non. Ilredoutait simplement de se trouver en face de sa femme.

Enfin elle parut.

Il la vit venir à lui à pas lents, glissantcomme une ombre, traînant ses petits pieds dans un kimono d’azur àfleurs d’or. Il la compara tout de suite à une princesse de rêve etresta coi, sans dire un mot, la bouche cousue, le gosier sec. Elleaussi le regardait maintenant, sans rien dire, et ils étaient làcomme deux statues ; et cela eût pu durer longtemps. Il eûtvoulu dire quelque chose. Il avait préparé des phrases. Il ne serappelait plus rien. Il aurait été incapable de dire« bonjour ». Un parfum délicat venait d’elle etl’enivrait. La tête « lui tournait ». Il pensait avecterreur qu’il allait se trouver mal. Il ne sentait plus son cœur.Il avait peur de mourir et il eût voulu se sauver.

D’un geste d’automate, elle finit par luimontrer une chaise, sur laquelle il se laissa glisser. Et elleparla. Il était temps. Il se sentait devenir fou. Elle dit, d’unevoix blanche :

« Je suis allée chercher votrefils ; je le croyais à la maison, mais il est allé sur laplage avec « miss ». Il va revenir tout à l’heure.

– Je serais très heureux de le revoir, dit-il.Votre santé est toujours bonne ? »

Elle eut une légère hésitation au son de cettevoix… mais il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait entendue… etce son nouveau ne lui était pas plus désagréable que l’autre, aucontraire. Elle répondit :

« Ma santé est excellente, merci. Cellede votre fils aussi. Je vois avec plaisir que, de votre côté, vousne semblez pas avoir trop souffert de vos malheureusesaventures.

– Elles ont été terribles, Cécily. »

Il lui avait dit, à elle : Cécily !À elle, à elle ! Il n’aurait jamais cru que c’était si facileque ça ! Il s’était dit bien souvent : « Jamais jen’oserai… lui dire… Cécily… comme ça… tout court… Il me semble quece sera plus fort que moi ; que je lui dirai encore :« Mademoiselle » comme autrefois, quand je lui apportaissa viande bien persillée. » Et il lui avait dit :« Cécily ! » comme un homme dit à sa femme,quoi !… Désormais, tout lui parut facile. Le sang recommença àcirculer librement dans ses artères glacées, et il allaits’enhardir quand « sa femme », qui était restéesilencieuse quelques secondes, fit :

« Cécily ! Cela me semble drôle quevous m’appeliez Cécily avec la voix un peu nouvelle que vousapportez de là-bas… Vous ne m’avez jamais appelée Cécily, quandnous étions seuls ! »

Ça, par exemple, pensa Chéri-Bibi, ça n’estpas de chance. Comment donc pouvaient-il s’appeler entre eux, cesgens du monde ? Monsieur ? Madame ? C’était bienridicule ! Oui, mais ils étaient fâchés ! Allons,Chéri-Bibi, c’est le moment de payer d’audace !

Et d’un léger mouvement, il se rapprocha de safemme. Ses yeux rencontrèrent, sur le bras du fauteuil, une mainexsangue qui tremblait. Alors, derrière ses verres fumés, ilregarda bien cette femme et vit ses yeux profonds, ses arcadessourcilières creusées, le cerne de douleur et de peur, et s’aperçutque toute la fraîcheur du visage était récente, fausse etmenteuse : de la poudre et du rose et du rouge, de la vieartificielle étalée sur les lèvres couleur de mort… Ses yeux semouillèrent de pitié. Il pensa : « La pauvrefemme ! » et il voulut prendre cette main, qui seretira.

Il en fut un peu décontenancé, mais sonincommensurable amour lui versait maintenant des forces. Ildit :

« C’est vrai, c’est la première fois queje vous donne votre petit nom, Cécily… et vous me permettrez,désormais de vous appeler ainsi. Si cela ne vous choque point trop,cela me fera plaisir… Bien des choses ont changé depuis que nousnous sommes vus, mon amie… (Elle ne broncha pas à « monamie ».) Oui, bien des choses… Je vous disais tout à l’heureque mes aventures avaient été terribles !…

– Je les ai connues par les journaux,monsieur… et par votre notaire… »

Ah ! elle m’a appelé« Monsieur ». C’est bien ce que je pensais ; ils sedisaient « Monsieur » et « Madame » dans leparticulier, réfléchissait Chéri-Bibi. Quel ménage !

« Oui, reprit-il, les journaux en ontparlé… et mon notaire… À ce propos, je tiens à vous remercier del’empressement que vous avez mis à seconder ses efforts pour malibération… Évidemment j’aurais pu, j’aurais dû vous écrire. Je nel’ai pas fait pour la même raison qui m’a tenu éloigné d’ici depuisplus d’un an… Cécily, je voudrais me faire comprendre… Depuislongtemps je ne mérite plus votre intérêt… Certainement je mesuis mal conduit avec vous ! »

Phrase malheureuse ! et que Chéri-Bibiregretta sur-le-champ en voyant la figure de sa femme changer toutà coup d’expression. Le masque de la politesse glacée avec lequelelle l’écoutait se transforma en une seconde, et ce fut avec unehauteur presque insultante qu’elle laissa tomber ces mots :« Vous dites, monsieur ? » (Chéri-Bibi pensa :« Tout de même, ce qu’il a dû lui en faire voir, le bougre,pour qu’elle me parle comme ça ! ») Et il baissa la têtesous le poids écrasant de la muflerie de l’autre.

Cécily, du reste, le regardait et l’écoutaitsans le comprendre, car, après l’expérience qu’elle avait faite dumarquis, elle était en droit de ne point même soupçonner lagrandeur, la beauté, la générosité des sentiments que lebienfaisant amour avait fait naître dans le cœur de cet homme quilui revenait après tant de traverses. Elle se demandaitcertainement « où il voulait en venir » et quelle épreuvenouvelle se préparait pour elle derrière cette attitude de bizarrerepentir auquel elle ne pouvait croire, bien entendu.

L’homme dont elle portait le nom l’avait dureste habituée à tout redouter. Elle n’avait jamais cessé detrembler sous son joug. Après l’effroyable tyrannie dont il l’avaitbrisée, il était vraiment le bienvenu à dire :« Certainement, je me suis mal conduit avec vous ! »Décidément, le misérable n’avait aucun sens moral. Il allaitpeut-être lui demander « d’oublier » ! C’eût été lecomble !

Or, justement, c’est ce que Chéri-Bibi nemanqua point de lui proposer, avec une diplomatie mondaine un peusommaire dont il eût été bien excusable pour tout autre que pourCécily.

Accentuant ce ton doucereux et larmoyant quicorrespondait parfaitement selon lui à la situation présente et auxsouvenirs des trahisons et méchancetés du marquis dont cette maisonétait pleine, il plaida avec une naïveté incroyable lescirconstances atténuantes ou tout au moins les raisons quipouvaient lui faire espérer, dans des temps plus ou moinsprochains, le pardon.

Il s’étendait avec une pitié alanguie sur lesdernières catastrophes qui lui avaient « ouvert lesyeux ». Il avait subi une longue captivité chez les bandits.Il avait vu la mort de près. Il sortait d’une fièvretyphoïde : bref il s’attendrissait si parfaitement sur sesmalheurs qu’il soupçonna que Cécily, dont il connaissait le boncœur, devait, pour le moins, en être touchée.

Pour s’en assurer il osa lever les yeux dutapis dont il avait humblement apprécié les dessins pendant toutela durée de son triste discours ; peu à peu son regards’enhardit jusqu’à revoir ces yeux tant aimés qui, tout à l’heure,l’avaient foudroyé de leur éclat orgueilleux : ilspleuraient !

Oui, Cécily, sa Cécily pleurait enl’écoutant ! Il avait donc su trouver le chemin de soncœur !

Pathétique et déjà ivre de sa victoire, nesachant plus beaucoup ce qu’il faisait, le malheureux Chéri-Bibi seleva en balbutiant :

« Cécily !… Vous pleurez !…(Elle ne le voyait pas, car elle avait tourné la tête.) Pourquoidétournez-vous la tête ? N’ayez point honte de ces larmes quiprouvent votre bon cœur. (Ce disant, il s’approchait en tapinois.)Regardez, Cécily… Moi aussi, je pleure… (C’était vrai qu’ilpleurait.) Cécily, laissez-moi vous embrasser… »

Il s’était vivement courbé au-dessus de cettetête adorée et déjà ses lèvres effleuraient en tremblant cettechevelure dont le parfum lourd achevait de le griser, quand, à songrand dam, Cécily, qui n’avait nullement soupçonné le mouvement del’ennemi, le repoussa avec une rudesse singulière chez un êtreaussi fragile ; mais elle avait vu « de quoi ilretournait » et ses forces en avaient été décuplées. Elles’était levée, et rouge, haletante, superbe d’indignation souscette tentative d’un chaste baiser comme sous le plus crueloutrage, belle comme jamais il ne l’avait vue belle, elles’écria :

« Vous !… Vous voulezm’embrasser !… »

Il la regardait, médusé, anéanti, consterné.Heureusement pour leurs relations futures, que la jeune femme, danssa colère, était incapable de mesurer un pareil abattement ;sans quoi, elle qui avait connu le marquis sous des aspects plutôtdominateurs, elle eût jugé qu’il était atteint maintenant par legâtisme et qu’il n’y avait plus à s’occuper d’une aussi lamentableruine.

Ah ! la colère de Cécily ! La jeunefemme tamponnait rageusement ses belles paupières gonflées encorede ces larmes qui avaient si fâcheusement inspiré Chéri-Bibi. Etelle lui criait, à travers ses sanglots rauques, qu’elle ne voulaitpoint laisser sortir devant son tyran et quil’étouffaient :

« Me laisser embrasser par vous !…Moi !… À quoi pensez-vous ?… Êtes-vous devenu fou tout àcoup ?… Avez-vous perdu la mémoire ?… Comment avez-vouspu penser que je me laisserais traiter comme l’une de ces fillesque vous payez pour qu’elles soient toujours prêtes à subir voscaprices ?… Ah ! vraiment, vous m’avez vu pleurer !…Et votre monstrueux égoïsme a pu vous faire croire que je pleuraissur vous !… C’est sur moi, monsieur, que je pleurais !…Sur toutes les douleurs que je vous dois… sur toutes les hontesdont vous m’avez abreuvée !… Quand je pense que vous n’avezpas hésité à nous chasser brutalement, votre mère et moi, de votremaison !… du château du Touchais, dont vous étiez si fier,pour le donner à cette femme qui est votre maîtresse, et qui, hierencore, en plein bal, devant cinq cents personnes, par sessourires, ses propos, toute sa grossière insolence, osaitm’outrager… Quand je pense à tout cela !… Et quand je vousvois, par je ne sais quel mystère ou dans quel dessein, tenter dem’apitoyer, je me demande si je rêve !… Et vous avez voulum’embrasser, vous ! Ah ! monsieur !… monsieur !Mais vous savez bien que c’est impossible !… Mais vous savezbien qu’il y aura toujours entre nous une chose, quoi que vousfassiez, que je ne saurais oublier jamais ! jamais !…Souvenez-vous de la nuit de votre départ pour laNorvège ! »

« Mais qu’est-ce que j’ai encore fait,cette nuit-là ? » se demandait, atterré, le pauvreChéri-Bibi.

« Certes !… vous êtes ici, chezvous !… Vous êtes le maître !… Restez, partez !…Faites ce que vous voulez… c’est votre affaire !… je n’y puisrien !… mais enfin monsieur, vous êtes un homme du monde… oudu moins, vous en affectez les manières. »

Cette dernière phrase fit rougir d’embarras etd’une certaine satisfaction le malheureux Chéri-Bibi.

« Eh bien… conduisez-vous, je vous prie,de telle sorte qu’une explication aussi superflue que celle quenous venons d’avoir ne se renouvelle plus !… C’est tout ce queje vous demande !… »

Elle était dans une agitation indescriptible.Elle répéta encore, mais cette fois en se soulageant du sanglot quil’étranglait et en s’effondrant dans son fauteuil, presquepâmée :

« M’embrasser !… m’embrasser !…Lui ! lui !… »

Soudain, elle se redressa parce qu’on avaitfrappé à la porte. Elle se tamponna vivement les yeux etdit :

« Entrez ! »

C’était le domestique, qui restait sur leseuil, assez embarrassé, comme s’il n’osait faire part d’unecommission qui le gênait.

« Eh bien, Jean ?…

– Madame la marquise, c’est le valet de piedde la baronne Proskof !… »

La marquise était devenue écarlate enentendant prononcer ce nom ; et elle fixait, avec uneattention terriblement hostile, son mari dont elle constatait lesang-froid honteux. En vérité, ce nom n’avait point le don del’émouvoir outre mesure, et l’insensé ne paraissait pas comprendreque ce nom-là, prononcé dans cette demeure, était une nouvelleinsulte pour sa femme.

« Allons ! dites, Jean… queveut-il ?… interrogea-t-elle d’une voix sifflante.

– Mme la baronne Proskof a appris leretour de M. le marquis, et elle attend M. le marquischez elle, à cause du bail.

– C’est bon ! c’est bon ! Qu’il diseà la baronne que j’y vais tout de suite… fit Chéri-Bibi avec unempressement qui lui valut une nouvelle « sortie » deCécily.

– Allez donc, monsieur !… Là-bas, on nesaurait se passer de vous ! »

Et elle s’en alla, raide comme la justice, lelaissant tout pantois. Cependant, la voyant disparaître, il eut unmouvement de révolte, et il l’arrêta pour lui dire :

« Madame, je tiens à vous prévenir que jereviens déjeuner.

– C’est comme vous voudrez, monsieur. Je vousle répète : vous êtes ici chez vous ! »

Et quand elle fut partie, il s’en alla à sontour, avec un petit geste sec de la main sur son chapeau, qu’ilavait coiffé en bataille, et en bougonnant :

« Ah ! mais si elle croit que ça vase passer comme ça ! Elle est trop méchante, à la fin !Et ce n’est pas encore elle qui me fera tourner enbourrique ! »

IV – Le duel de Chéri-Bibi

Quand Chéri-Bibi revint chez Cécily, ilparaissait calmé, fort content de lui et il mourait de faim.

De loin, il aperçut sur le perron la cornetteblanche d’une religieuse. Il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges.Il monta par une allée, tandis qu’elle descendait par une autre. Lapelouse les séparait. Il salua son passage et elle lui rendit sonsalut, puis continua son chemin. Chéri-Bibi était bien décidé àéviter autant que possible sa sœur, qui était revenue à l’hôpitalde Dieppe, et surtout à ne lui point parler. Il ne voulait pasqu’elle entendît sa voix. C’était plus prudent. Du reste, à bord,dans les derniers temps, il ne lui avait jamais adressé la parole.Il ne lui parlait pas depuis qu’il était mort… PauvreJacqueline !…

« Tout de même, songeait-il, si on nousavait dit, quand nous étions enfants, que j’entrerais ici enmarquis et qu’elle en sortirait en « bonne sœur » !…Fatalitas !… »

Il fut tiré de ses réflexions par un groupedes plus gracieux qui apparaissait sur le perron. C’étaient Cécilyet son fils.

Le petit vint au-devant de son père encourant. À la manière affectueuse dont il sauta à son cou,Chéri-Bibi vit bien que le petit ne le détestait point et queCécily n’avait rien fait pour détourner à son profit la partd’amour filial qui revenait à ce bandit de père. « Noblefemme ! se dit-il. Elle a toutes les vertus. Heureux l’hommequi sera aimé d’elle ! » Il rendit ses caresses àl’enfant, et comme l’enfant ne ressemblait pas à son défunt papa,Chéri-Bibi se dit qu’il l’aimerait beaucoup.

« Tu m’as rapporté beaucoup de jouets dechez les sauvages ?

– Oui, mon fils, une malle pleine ; maisje t’avertis tout de suite que ces messieurs se fournissent dansles meilleures maisons de la capitale. »

Chéri-Bibi, qui ne laissait point que d’êtreun peu pompeux, aimait ce terme qui désignait Paris. Il vit queCécily, qui venait au-devant d’eux, l’avait entendu et souriait. Ilen fut tout bouleversé de bonheur.

« Ah ! bien, elle pourra désormaisme faire tous les reproches qu’elle voudra ! Je courberai latête et dirai amen !La chère femme ! Cettelégère toilette d’été lui sied à ravir. Et cependant ce n’estrien : un peu de mousseline blanche sur les plus chèresépaules du monde. C’est un ange du paradis ! Je voudraisbaiser la trace de ses pas ! »

Elle marchait maintenant devant lui, en tenantson enfant par la main. Et Chéri-Bibi la suivit d’assez près pourrespirer ce parfum qu’il aimait tant. À table, il s’assit entre safemme et son fils. Il put s’imaginer qu’il s’en fallait de peuqu’il fût réellement le plus heureux des hommes. Le déjeuner avaitété servi dans la véranda, d’où l’on avait vue sur la mer. Il yavait de petites voiles blanches à l’horizon. Le ciel étaitd’azur ; une brise légère avait passé sur les fleurs dujardin. Le service était impeccable, la nappe d’une belle lingerie,le couvert éblouissant, les radis un peu poivrés et le cœur deChéri-Bibi débordant d’amour.

« Cécily, dit-il, vous avez reçu lavisite de sœur Sainte-Marie-des-Anges ?

– Oui, mon ami, elle est venue m’apporter unetriste nouvelle : la marquise, votre mère, est un peusouffrante. Hier soir, nous sommes allées toutes deux à la fête du« Denier du pauvre marin », et elle a pris froid sous lapluie, en attendant notre auto devant la grille du casino. J’iraila voir avec Bernard après déjeuner.

– Cécily, vous avez toujours été parfaite pourma mère, et je vous en remercie ; mais moi, je me suis bienmal conduit envers elle, la pauvre femme ! Sa porte m’estfermée, et ce n’est que justice. Mais puisque vous allez la voir,annoncez-lui donc une nouvelle qui ne pourra que la réjouir etaidera peut-être à la remettre sur pied ; elle va pouvoir,d’ici à huit jours, retourner s’installer d’une façon définitive auchâteau du Touchais.

– Si ce que vous dites est vrai, fit Cécily,qui ne cachait pas son étonnement, elle en pleurera de joiecertainement. Elle m’a souvent confié qu’elle n’avait point eu deplus grande peine au monde que celle de s’être vue éloignée aussi…brutalement du lieu où se rattachaient tous les souvenirs de sa vieet où elle avait espéré mourir… Mais on quitte donc lechâteau ? demanda-t-elle sans le regarder.

– Oui, Cécily, on quitte le château.

– Ils en ont assez ?

– Non, Cécily, ils n’en ont pas assez !ils quittent le château parce que je les chasse !

– Vraiment ! (Cécily pensait :« Il en a assez de la Belle Dieppoise ! Il doit avoirquelque part une nouvelle maîtresse ! ») Eh bien, monami, je ne vous cacherai point qu’en ce qui me concerne je n’ensuis pas autrement fâchée. Et si la Belle Dieppoise a cessé deplaire, tant mieux ! Oh ! simplement à cause du voisinagequi était un peu encombrant !

– Je sais ! Je sais ! Je connais unhomme qui a été bien coupable en tout ceci et qui en aura unremords éternel. »

Cécily n’en croyait pas ses oreilles. Elleregarda Chéri-Bibi, qui baissa les yeux et rougit comme un enfant.Le nez dans son assiette, il fit son mea culpa avec unegrande discrétion du reste, à cause de la présence du petitBernard.

« Quand on songe à tout ce que vous avezsouffert, Cécily, on ne mériterait point d’être assis à cettetable. »

Cécily le vit manger, cependant qu’il disaitces choses extraordinaires, avec un tel entrain qu’ellepensa : « En tout cas, le remords ne lui a pas ôtél’appétit ! »

« Cette femme, dit-elle, m’a faitsouffrir moins pour moi que pour votre mère et que pour le nom desTouchais. Mais puisqu’elle s’en va, qu’il n’en soit plusquestion : bon voyage ! Jusqu’au dernier moment, elle n’apas désarmé. Hier encore, à cette fête, elle a trouvé le moyen denous insulter, votre mère et moi, ou tout au moins de nousprovoquer, de montrer une insolence dont, au surplus, elle a étébien châtiée. Puisque vous sortez de chez elle, mon ami, elle vousa peut-être mis au courant d’un incident qui s’est produit à lagrille du Casino, devant deux cents personnes ?

– Nullement, Cécily, nullement. Elle ne m’en apoint soufflé mot !

– Évidemment elle ne s’en est pointvantée ! Sachez donc qu’au moment de partir elle a faitprendre à sa voiture la place de notre auto, sous notre nez, et simalhonnêtement qu’il y eut, autour de nous, des murmures.Heureusement un inconnu, qui venait de voir ce qui s’était passé,s’est jeté à la tête des deux chevaux de cette fille, et avec uncourage, une force inouïe, a fait reculer tout l’équipage, encriant : « Les honnêtes femmes d’abord ! », cequi fut applaudi de tout le monde. Nous pûmes ainsi partir à notrerang. La marquise en avait les larmes aux yeux de bonheur, et moij’aurais bien donné quelque chose pour savoir quel était cet hommequi avait su si bien nous faire rendre justice. J’aurais voulu leremercier, mais il avait déjà disparu. »

Le petit Bernard dit :

« Moi, si je le connaissais celui qui afait reculer les chevaux de la méchante femme, jel’embrasserais !

– Embrasse-moi donc, dit Chéri-Bibi avec unegrande simplicité.

– Comment, c’est toi papa ?

– Mais oui, mon fils, c’est moi. »

Le petit se jeta à son cou et l’embrassa avectransport cependant que Cécily, stupéfaite, assistait toutedéroutée à ces effusions.

« Et toi aussi, maman, n’est-ce pas, tuvas l’embrasser ? »

Chéri-Bibi était devenu écarlate, et c’est entremblant qu’il déposa l’enfant à sa place.

« Allons, sois sage, Bernard, faisaitCécily très troublée. Laisse ton père déjeuner tranquillement…

– Mais tu peux bien l’embrasser puisque c’estlui !

– Je t’ai déjà dit que les petits enfants nedoivent pas parler à table !… »

Maintenant elle n’osait plus regarderChéri-Bibi. Et c’est en ayant l’air très occupée de goûter un platque l’on venait d’apporter pour l’enfant qu’elle demanda :

« Alors, c’était vous ?… Vous étiezdonc à Dieppe ?

– Je venais d’arriver, Cécily, trop tard pourvous causer l’embarras de mon retour à la villa. Du reste, vousn’étiez pas prévenue et j’avais résolu de passer la nuit à l’hôtel.Avant de me coucher, je fis une courte promenade au Casino. Lehasard voulut que j’assistasse à l’incident. C’est aussi simple quecela. Vous n’avez pas à me remercier.

– Vous auriez pu vous faire écraser, monami… »

Et elle ne dit plus rien, devenue soudainsongeuse, laissant le père et l’enfant jouer et se raconter deshistoires qui les faisaient bien rire tous les deux.

Le repas touchait à sa fin quand un domestiquevint annoncer à M. le marquis que son secrétaire et maîtreRégime étaient au salon.

« Bien ! bien ! qu’ils yrestent ! Je viens tout de suite.

– Il ne faut pas que je vous dérange si vousavez à « causer affaires », mon ami, fit Cécily. Vouspouvez rejoindre ces messieurs. Je ferai servir le café ausalon.

– C’est cela ! Vous êtes parfaite !Vous songez à tout, Cécily. Excusez-moi donc… c’est, en effet, pourune petite affaire. »

Il embrassa son fils et s’en alla.

« C’est extraordinaire, je ne lereconnais vraiment plus, fit à mi-voix Cécily.

– Crois-tu qu’il est gentil, mon papa, etqu’il est brave ! Il m’a dit que tous mes joujoux allaientarriver tantôt avec son automobile. À ce qu’il paraît qu’il a uneauto épatante, papa ! Je veux qu’il m’apprenne à conduire, tusais, maman ! On s’amusera bien ensemble ! »

À ce moment, dans l’encadrement de la grandebaie ouverte de la véranda, s’offrit la figure énigmatique deM. de Pont-Marie.

« Je ne vous dérangepas ! »

Il était entré dans la propriétéfamilièrement, comme il faisait toujours… On n’annonçait plusM. de Pont-Marie. En l’apercevant, Cécily avait eu ungeste de recul et d’effroi. Cependant, elle parvint à se maîtriser.Et devant le domestique qui achevait le service, elle s’excusa desa peur et pria M. de Pont-Marie de la venir rejoindredans la véranda. Depuis l’entrevue terrible elle avait eu le tempsde réfléchir : le chantage dont elle était victime ne devaitavoir d’autre but que celui de lui faire verser de l’argent. Ellesavait Pont-Marie très gêné dans ses affaires et réduit auxderniers expédients. Elle s’était attendue même ces jours derniersà ce qu’il eût recours franchement à sa bourse et elle n’eût pointhésité à lui venir en aide, en amie. Or elle venait de se rendrecompte que le misérable, pour se tirer d’embarras, avait préparécontre elle un véritable guet-apens déguisé sous les couleurs del’amour, et précédé du cambriolage de sa correspondance la plussecrète. Il faudrait payer cher ; sans doute le sacrificeserait énorme, mais elle était décidée à tout pour rentrer enpossession des lettres, sauver l’honneur de son fils et ne pointsubir l’affreux outrage dont l’ignoble personnage l’avaitmenacée.

Du moment qu’il ne s’agissait plus que d’unequestion d’argent, il ne fallait désespérer de rien et garder toutson sang-froid pour traiter au mieux avec ce triste individu.Depuis l’absence de son mari, elle avait repris en main la gérancede sa fortune ; enfin elle avait de grandes disponibilités,depuis la mort de son frère.

Pont-Marie avait cru trouver Cécily avec lemarquis ; il se mordit les lèvres en l’apercevant toute seule,et il attendit avec curiosité ce qu’elle allait faire, car il seproposait de tirer un plus ou moins heureux pronostic de l’attitudequ’elle allait prendre. En tout cas, il pensait bien que, lesachant armé comme il l’était, elle n’aurait point l’audace de lefaire jeter à la porte.

Tout de suite, il la vit conciliante, froidesans doute, mais enfin très abordable. Elle le pria de s’asseoir enattendant le marquis, car Pont-Marie lui avait annoncé que c’étaitle marquis qu’il désirait voir.

« Il est avec son secrétaire et sonnotaire, il ne saurait tarder.

– Il vous a dit la sotte querelle ?demanda Pont-Marie.

– Il ne m’a rien dit du tout. Quelle sottequerelle ?

– S’il n’a point jugé bon de vous enentretenir, vous m’excuserez, madame, mais je préfère me taire.Dans ces sortes d’affaires, ajouta-t-il avec une maladresse voulue,le mieux est en effet de parler peu et d’agir vite.

– Vous m’en avez trop dit ou pasassez ! »

Et se tournant du côté du petit, elle lecongédia :

« Bernard, je t’en prie, mon enfant, varetrouver miss, j’irai vous rejoindre tout à l’heure. »

Et quand ils furent seuls :

« Allons, monsieur ! Nous n’ensommes plus à nous faire des cachotteries. Pour que je vous revoiesi tôt après ce qui s’est passé entre nous tout à l’heure, il fautque ce soit pour un sujet qui en vaille la peine. Quevoulez-vous ?

– Au fait, vous avez raison. Vous êtes unefemme de tête, et puis Maxime, entre nous, jusqu’à ce jour, a étébien peu intéressant. Cependant je viens me mettre à sadisposition. Il va se battre en duel. Cela ne vous bouleverse pastrop, non ?

– Non, vous l’avez dit vous-même, je suis unefemme de tête. Et à cause de quoi, ce duel ?

– Pas à cause de quoi, à cause de qui.

– Eh bien, à cause de qui ?

– À cause de vous !

– De moi ?

– Parfaitement, c’est comme cela ! Maximeest devenu la cause de tous nos étonnements. Il défend sa femmemaintenant. C’est admirable ! Il a un peu tardé, à mon avis.Mais n’est-ce pas, madame, il vaut mieux tard que jamais !Enfin, c’est très bien ce qu’il a fait !

– Mais comment puis-je être lacause ?

– Ça s’est passé chez les Proskof, où je metrouvais. La baronne s’est exprimée d’une façon peu congrue à votreégard. Elle n’était pas contente, car le marquis venait de luidonner congé, le bail étant arrivé à expiration.

– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Vous désirez le savoir ?

– Je le veux !

– Elle a dit : « C’est pourinstaller ici la fille Bourrelier ! »

– Et alors ?

– Et alors votre mari a administré une gifleformidable au baron, qui est allé rouler dans les placards encassant de la porcelaine de prix. Oh ! ça a été admirablementfait ! Maxime a toujours eu une poigne très solide. Là-dessus,il est parti en disant : « J’attends vos témoins. »Le baron m’a prié d’être son premier témoin. Je me suis récusé.J’ai toujours été beaucoup plus l’ami de Maxime que celui dubaron ; enfin, madame, je suis aussi votre ami, à vous, et jeviens offrir mes services au marquis.

– Le voilà, monsieur ! » dit Cécily,que cette confidence avait troublée beaucoup plus qu’elle ne levoulait paraître ; et elle descendit dans le jardin enappelant Bernard, mais en réalité pour se donner unecontenance.

Chéri-Bibi faisait son entrée dans la véranda.Il assista au départ précipité de Cécily et à son visible émoi. Ilaperçut Pont-Marie et grogna dans sa moustache : « Levoilà encore, celui-là ! » Du reste, la présence dePont-Marie chez lui, après ce qu’il avait vu, de ses yeux vu, laveille au soir, au bal du casino, le faisait souffrir d’une façonaiguë. Il ne pouvait comprendre que Cécily ne lui eût point fermésa porte. Il demanda assez grossièrement :

« Qu’est-ce que vous voulez,monsieur ?

– Monsieur, je viens me mettre à votredisposition. Je me suis rappelé que nous étions de bons amisautrefois. J’ignore pourquoi nous ne le sommes plus aujourd’hui,mais enfin je suis resté l’ami de la marquise.

– Je le sais, monsieur, je le sais !

– Et si vous avez besoin d’un témoin, mevoilà ! le baron va vous envoyer les siens tout de suite.

– Monsieur, je vous remercie d’avoir pensé àmoi. Bien aimable. Mais le choix de mes témoins est fait.Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre ici une seconde. J’ai unmot à dire à ma femme et je suis à vous. »

Il ne lui laissa pas le temps de répondre etcourut rejoindre Cécily, qu’il apercevait, se promenant, solitaire,sous l’allée ombreuse des tilleuls où il l’avait vue rêver sisouvent quand elle était jeune fille. Il la trouva agitée.

« Mon amie, lui dit-il en l’abordant, jeviens de voir Pont-Marie. C’est un monsieur qui me déplaîtsouverainement. Je ne vous ferais point part de mes sentiments sije ne les croyais partagés. Tout à l’heure, quand je suis entrédans la véranda, je ne sais ce qu’il vous disait, mais certainementil vous faisait de la peine, car vous êtes sortie la figuredécomposée. Je l’ai prié de m’attendre pour venir prendre votreavis : j’ai une forte envie de le reconduire par la peau ducou ! »

Chéri-Bibi, à son grand étonnement, s’aperçutvite que cette déclaration ne produisait pas tout l’effet qu’il enattendait. Cécily avait pâli, et, maintenant, ellebalbutia :

« Mais, pourquoi donc ?… Vous n’avezrien eu avec Pont-Marie, j’espère bien !… C’est un ami aveclequel je tiens à rester en excellents termes…

– Et moi, madame, je suis persuadé que cebellâtre ne mérite point toutes vos bontés, ni surtout votreindulgence ! L’autre soir, au casino, il s’est conduit avecvous d’une façon presque indécente, si bien que vous avez dû« le remettre à sa place » et regagner la vôtre. Oui,madame, j’ai vu cela ! J’ai assisté à cela ! Et ce matin,quand j’ai pénétré dans votre salon et que je l’y ai trouvé, je mesuis dit : « Tiens, voilà un petit mufle qui vientdemander son pardon. » En le revoyant tout à l’heure dans lavéranda j’ai bien été forcé de me dire : « Il l’aobtenu. » Mais en vous voyant le quitter dans cet étatd’agitation, j’ai ajouté « illico » : il ne lemérite pas ! Si jamais, madame, il vous manque de respect, ilfaut me le dire !

– Monsieur, fit entendre Cécily sur un tonqu’il ne lui avait point connu pendant toute la durée du déjeuner,vous oubliez que si j’avais dû vous attendre pour me fairerespecter, j’aurais risqué depuis longtemps de n’être plusrespectable ! Vous vous êtes étrangement mépris sur l’attitudede M. de Pont-Marie à cette soirée du Casino. Je n’airien à lui reprocher. Je me suis trouvée subitement un peusouffrante et voilà pourquoi je suis partie de si bonne heure avecvotre mère qui, elle-même, était très fatiguée. »

Chéri-Bibi souffrait mille morts enl’entendant parler ainsi. Il était sûr qu’elle mentait.

« Malheureux que je suis !gémissait-il en lui-même. Elle l’aime ! Je ne puis plus endouter ! »

Furieux, il dit :

« Je vous demande pardon, madame(maintenant, c’était lui qui lui disait : madame), de m’êtreaussi grossièrement trompé ! Faut-il l’inviter àdîner ?

– Non, mon ami, répondit-elle, subitementradoucie… mais à déjeuner pour après-demain. »

Chéri-Bibi reçut le coup et s’en alla,titubant, dans l’allée ombreuse des tilleuls.

« Après-demain, se jura-t-il, je seraimort ! »

Quant à Cécily, bien qu’elle fût en proie àmille sentiments contradictoires, elle se félicitait de l’idée decette invitation qui devait lui procurer l’occasion de causer avecPont-Marie et peut-être de s’entendre définitivement avec lui avantque les huit jours ne fussent écoulés. Elle ne tenait nullement àfaire connaissance avec la mystérieuse villa de Pourville.

Pour donner un autre cours à ses idées quidevenaient fort embrouillées à l’égard de son « nouveaumari », elle appela miss et Bernard et leur ordonna des’apprêter à sortir avec elle. Elle allait prendre des nouvelles dela vieille marquise douairière, qui serait bien stupéfaited’apprendre la chevaleresque attitude d’un fils qu’elle avaitmaudit et juré de ne plus revoir. Tous trois prirent le chemincreux qui conduisait, sous une voûte épaisse de feuillage, entredeux hauts talus, à la demeure rustique où la bonne dame avaittransporté ses pénates, aidée de Reine qui lui restait dévouéejusqu’à la mort. La marquise douairière, qui était très bonne, maistrès fière, avait préféré, au sortir de l’orgueilleux château duTouchais, cette humble maisonnette des champs à la villadémocratique des Bourrelier, où elle eût risqué, du reste, derencontrer son mécréant de fils. Cécily trouva Reine sur le pas dela porte.

« Vous faites bien de venir, madame lamarquise, dit-elle, madame n’est pas bien dutout !… »

Elle pénétra chez la douairière au moment mêmeoù passaient, remontant le chemin qu’elle venait de descendre, deuxbeaux messieurs habillés d’impeccables redingotes et chapeautés dehuit-reflets plus brillants que des sabres.

« Les témoins du baron ! » sedit-elle.

C’étaient eux, en effet. À la villaBourrelier, on les attendait. Chéri-Bibi était revenu dans lavéranda, où il avait retrouvé Pont-Marie avec ses deux témoins àlui, M. Hilaire et maître Régime, son notaire de Rouen,présentement en villégiature à Dieppe. Maître Régime était aussipâle que le plastron de sa chemise depuis qu’il savait qu’onréclamait son concours pour la rédaction d’un procès-verbal pourlequel il n’était point besoin de papier timbré. Maître Régimeétait un brave homme de loi, de figure paterne, aux mainsgrassouillettes, qui certainement n’avaient jamais tenu une épée.C’est du reste l’argument qu’il tenta de faire valoir auprès de sonclient ; mais M. de Pont-Marie répondit avec unsourire sarcastique qu’il n’avait point à se préoccuper de cettequestion, attendu qu’on se battrait presque certainement aupistolet, le baron étant l’offensé et de première force à cettearme.

« Mais, monsieur, s’écria encore lepauvre maître Régime, je n’ai, de ma vie, chargé unpistolet !

– On les fera charger parl’armurier ! » répliqua Pont-Marie d’une voixridiculement tragique.

Chéri-Bibi, agacé de cette discussion qui netendait, de la part de Pont-Marie, qu’à déconsidérer le témoinRégime, se tourna brusquement du côté du notaire :

« Enfin, monsieur, êtes-vous mon ami, ouiou non ?

– Sans doute, monsieur le marquis, sans doute,mais le caractère de ma charge…

– Oui ou non, voulez-vous être montémoin ? »

Maître Régime comprit, au ton sur lequel laquestion lui était posée, que, certainement, s’il ne voulait pasêtre le témoin du marquis, celui-ci cesserait d’être son client. Ilaccepta, avec un soupir.

« Vous croyez, demanda M. Hilaire,qui était presque aussi pâle que maître Régime, vous croyez,monsieur de Pont-Marie, que le baron choisira le pistolet ? Yest-il vraiment aussi fort que vous le dites ?

– C’est notre premier prix de tir ! Ilfait mouche presque à chaque coup !

– Tant mieux ! grogna Chéri-Bibi, enallumant un excellent cigare, ce sera plus vite fini.

– Que voulez-vous dire ? s’écria maîtreRégime, en joignant ses grasses petites mains, comme s’il allaitentrer en prières.

– Je veux dire que s’il me tue tout de suite,il n’aura pas besoin de recommencer !

– Vous désirez donc échanger plusieursballes ? demanda Pont-Marie d’une voix qui affectaitl’indifférence.

– Je ne le désire pas, répondit Chéri-Bibi enle regardant si férocement que Pont-Marie crut à quelque accès defièvre comme on en rapporte souvent de ces aventures lointaines, jene le désire pas, je le veux !… Je ne veux pas un duel pourrire, moi !… Je veux un résultat !… Vous entendez bien,vous autres, mes témoins… je veux que l’on tire jusqu’à ce qu’il yait un résultat ! » (ce résultat, pensait le désespéréChéri-Bibi, c’est la mort et la fin de mes souffrances.)

M. de Pont-Marie dit :

« Il ne faut désespérer de rien. En duel,on ne sait jamais !… C’est une chose de viser un carton et uneautre de viser sur un homme qui, lui-même, tire sur vous. Enfin,autant que je m’en souvienne, le marquis était lui-même assez fortau pistolet.

– Oh ! il est bien plus fort aurevolver » s’écria inconsciemment la Ficelle.

Et comme il ajoutait :

« Ne pourrait-on pas se battre aurevol… »

Il n’acheva pas, reculant devant le regard deChéri-Bibi, qui le foudroyait à son tour.

« Monsieur ! mon secrétairedivague… »

M. le secrétaire s’affala dans un coin etne dit plus mot. La conversation languissait, quand le domestiquevint apporter deux cartes. C’étaient les témoins du baron.Chéri-Bibi alla les recevoir au salon et les mit en rapportimmédiatement avec maître Régime et M. Hilaire. Puis il sortitet retrouva encore de Pont-Marie dans le jardin. Il ne pouvait voircet homme. Déjà, avant d’avoir reçu le mensonge de Cécily, il ledétestait, mais maintenant il le haïssait avec une force que, seul,pouvait maîtriser son malheureux amour.

L’autre, en l’apercevant, se rapprocha de lui.Chéri-Bibi, à chaque pas qu’il faisait, grinçait desdents :

« Mais il ne va donc pas ficher lecamp ! Mais il ne voit donc pas, l’imbécile, que sa seuleprésence me rend malade !

– Marquis, fit avec désinvolture Pont-Mariequi, de toute évidence, avait prit le parti de ne s’apercevoir derien, en effet… marquis, pourquoi ne m’avez-vous pas pris commetémoin ? Ces deux malheureux tremblent dans leur culotte,c’est visible ! Je vous assure que je ne vous comprendspas ! Voyons ! franchement, Maxime… qu’est-ce qu’il y aentre nous ?… Je veux le savoir !… Permets-moi de tetutoyer comme autrefois, pour te le demander. On t’a fait desracontars sur moi !… On a peut-être trouvé que je venais tropsouvent ici !… Ceux-là ne me connaissent point, Maxime… et neconnaissent pas ta femme !

– Ma femme !… Je te défends, tuentends ! je te défends de parler de ma femme !…

– Ah ! tu vois bien que tu m’enveux !… Tu vois bien que tu as quelque chose contremoi !…

– Non !… interrompit brusquementChéri-Bibi, non ! non ! je n’ai rien contre vous !Je vous demande pardon !… Je suis revenu un peu malade delà-bas… »

Et il ajouta d’une voix sourde, après unecourte hésitation :

« La preuve que je ne vous en veux pas…c’est que je vous invite à déjeuner pour après-demain… C’estdit ?

– Mais, mon cher, je ne sais vraiment pas sije peux… Alors, dis-moi que nous sommes amis comme par lepassé…

– Oui, oui !… comme par le passé…

– Et tutoie-moi comme par le passé.Dis-moi : « Accepte à déjeuner, tu me feras plaisir,Georges !… »

– Eh bien !… accepte à déjeuner, tu meferas plaisir, Georges !

– Et serre-moi la main.

– Voilà !

– Aïe ! tu me fais mal !… mais tuvas me briser le poignet ! Ouf !… Eh bien, tusais !…

– Et maintenant, au revoir, fit Chéri-Bibi quisuait à grosses gouttes.

– Oui, oui !… au revoir… À propos, tafemme sait que je viens déjeuner après-demain ?… Ça lui feraplaisir ?…

– Comment donc ! Mais comment donc si çalui fera plaisir !… »

Et Chéri-Bibi s’enfuit à grands pas, car ilsentait qu’il ne pouvait plus se contenir et qu’un malheur seraitvite arrivé. Dans la véranda, il se jeta sur les coussins ensanglotant :

« Cécily !…Cécily !… »

Il resta près d’un quart d’heure ainsi, enfouidans sa misère, et puis il se releva, un peu plus calme…

« Allons, du courage ! se dit-il.Votre pourvoi est rejeté, Chéri-Bibi !… »

Il saurait mourir !… Car il ne pensaitplus qu’à cela depuis qu’il était persuadé que Cécily aimait cebellâtre de Pont-Marie.

Ses témoins vinrent le rejoindre. Laconférence était terminée. On s’était mis d’accord sur le chiffrede quatre balles à échanger à vingt-cinq pas, au commandement etles témoins du baron avaient fait entendre que leur client feraittout son possible pour qu’il y eût un résultat. Le combat devaitavoir lieu le lendemain matin, à neuf heures, dans le parc duTouchais.

Maître Régime, dont l’émoi ne faisait quegrandir avec sa responsabilité, prit congé du marquis et s’en futse coucher, car il ne tenait plus sur ses jambes. Quant ausecrétaire du marquis, il pleurait… Il avait compris que Chéri-Bibiavait éprouvé de grands déboires du côté de Cécily et qu’il avaitrésolu de se laisser tuer comme un lapin. Chéri-Bibi le consola deson mieux en lui disant qu’il ne manquerait point de le coucher surson testament et qu’il pouvait se considérer, dès maintenant, commeà l’abri du besoin.

« Monsieur le marquis est très bon, gémitle pauvre garçon. Mais qu’il soit persuadé d’une chose, c’est queje ne lui survivrai pas ! »

La marquise et le petit Bernard arrivèrent surces entrefaites. Le petit Bernard embrassa tendrement son père, cequi redoubla la douleur du dévoué secrétaire. Cécily regardait avecétonnement ce grand dadais qui « chialait » en détournantla tête. Chéri-Bibi présenta alors M. Hilaire et demanda à safemme de bien vouloir lui faire un petit coin chez eux.

« Nous avons le pavillon avec la chambreau rez-de-chaussée. Je crois que ce sera parfait pour votresecrétaire, mon ami.

– Mais oui, le pavillon ! Cécily, vousseriez tout à fait aimable de montrer le pavillon à mon dévouésecrétaire. Je vous demande pardon, Cécily. Je ne dînerai point cesoir avec vous ; vous aurez la bonté de me faire monter unetasse de thé vers les huit heures. J’ai beaucoup àtravailler ; je vais m’enfermer dans mon bureau. »

(Le dévoué secrétaire pleure comme unefontaine.)

« Allons, Hilaire, ne fais pas l’enfant,je te prie !

– Oui, monsieur le marquis !

– Cécily, vous avez vu ma mère ! Commentva-t-elle ?

– Elle va mieux, mon ami. Elle a accueilliavec une joie si visible la bonne nouvelle que je lui ai apportée,que Reine et moi nous espérons dans une prompte guérison. Du reste,le docteur ne nous a pas caché sa satisfaction.

– Avez-vous, Cécily, présenté mes respects àma mère ?

– Non, mon ami. Elle ne me l’a pas encorepermis.

– Quelles femmes ! se dit Chéri-Bibi.Jamais je n’aurais cru que, dans la haute, on était sirancunier ! »

Et il alla s’enfermer dans son bureau, quiavait été jadis le bureau de M. Bourrelier père. Pendant cetemps, la marquise conduisait le lamentable la Ficelle à sonpavillon.

« Pourquoi qu’il pleure comme ça, lemonsieur ? » avait demandé le petit Bernard.

« Vous avez entendu mon fils, monsieurHilaire, fit Cécily, en renvoyant son enfant rejoindre miss. Ils’étonne de vous voir si désolé.

– Madame la marquise, répliqua le dévouésecrétaire, en se mouchant avec éclat, madame la marquise ne saitdonc point que mon maître a résolu de se faire tuer ?

– Je sais, monsieur Hilaire, que le marquisdoit se battre en duel demain, mais je n’ignore pas non plus qu’ilest de première force aux armes et qu’il saura se défendre.

– Vous êtes dans l’erreur, madame la marquise,sauf votre respect. Ces messieurs doivent échanger quatre balles etle marquis m’a dit qu’il tirerait en l’air (Chéri-Bibi, qui n’étaitpoint dans les grandes circonstances de la vie des pluscommunicatifs, n’avait rien dit du tout à son ami laFicelle !) ; vous voyez donc bien, madame, qu’il veut sefaire tuer ! »

Et il se remit à pleurer.

« Vous aimez bien le marquis, monsieurHilaire ?

– Ah ! madame, comment ne l’aimerais-jepas ? Il est si bon !… Ah ! je sais bien qu’il n’apas toujours été comme ça, et qu’il a eu des torts envers madame lamarquise…

– Monsieur Hilaire, fit Cécily d’une voix etsur un ton qui glacèrent le pitoyable la Ficelle, monsieur Hilaire,voici votre appartement !… Au revoir, monsieurHilaire !… »

Hilaire en resta, selon son expression,« comme deux ronds de flan ». Quand il reprit haleine, ils’écria :

« Mais comment donc qu’il faut leurparler à ces femmes-là ? On a beau être délicat, on n’arrivejamais à leur faire plaisir !… Décidément, la Cécily deChéri-Bibi a m’ fait suer ! J’aime mieuxVirginie !… »

Après s’être essuyé les yeux, il regarda« son appartement ». Il le trouva magnifique. Son cabinetde travail, sa chambre à coucher, sa salle de bains ! End’autres temps, il eût dansé une gigue joyeuse devant toutes cessplendeurs. Mais le funeste destin qui ne cessait de s’acharner surson maître l’incita à une nouvelle et profonde mélancolie. Il sedonna un coup de brosse, « étrenna » son lavabo et, aprèsavoir refait le nœud de sa cravate, redescendit tout doucement versle port en murmurant tous les dix pas :

« C’était trop beau ! »

Toutefois, l’espoir lui restait queChéri-Bibi, devant la vilaine figure du baron Proskof, reprendraitgoût à la vie et tiendrait à lui démontrer qu’il savait, lui aussi,se servir des armes à feu.

Il s’en fut, sous les arcades, au cabaret duPort, où il avait déjeuné le matin même et où il avait eu le loisirde tailler une bavette avec la charmante Virginie. Cette blondeenfant du pays de Caux lui faisait oublier les palaces et lamauvaise qualité de la friture. Cette fois, il eut la malchance detrouver le cabaret fermé, les volets sur la porte, et, sur lesvolets, cet avertissement aux clients : « Fermé pourcause de changement de propriétaire. »

« Pourvu que Virginie reste, se dit laFicelle, le propriétaire m’est bien indifférent ! »

Ainsi vont les pauvres humains ne se doutantpoint que le caillou qu’ils heurtent d’un pied indifférent sur laroute, vient quelquefois de les faire trébucher sur le mystérieuxchemin de leur destinée.

Jusqu’au soir, il resta accoudé, comme unvieux marin à la retraite, sur une pierre du quai, sans autredistraction que celle de cracher dans l’eau. Il ne dîna pas. Quandil revint, assez tard, à la villa, il aperçut de la lumière aurez-de-chaussée, « dans le bureau ».

Et il se dit avec un mornedésespoir :

« C’est M. le marquis qui fait sontestament ! »

Il ne se trompait pas. Mais depuis de longuesheures, Chéri-Bibi en avait fini avec les « dernièresdispositions » relatives au partage posthume de sa fortune.C’était son testament moral qui l’occupait, le dernier souvenirqu’il allait laisser à Cécily, son suprême adieu à la vie et àl’amour. Comme il lui parlait par-delà la tombe, en tant quemarquis du Touchais, il avait eu soin de régler en cinq sec lepassé, tout en exprimant beaucoup de regrets ; mais par lapeinture éblouissante de son amour présent, il pensait faire naîtredes remords dans le cœur impitoyable de celle qui n’avait pas supardonner !

Plus d’une fois, Chéri-Bibi dut interrompre lecours de sa brûlante confession pour laisser couler ses libreslarmes. Ainsi c’était dans le moment qu’il croyait posséder Cécilyqu’il allait la perdre pour toujours ! Quelques heures avaientsuffi pour fixer son inéluctable destin. La minute tragique allaitsonner où « la fatalité » allait écrire le mot« fin » sous son monstrueux roman. Du moins lecroyait-il ; et, les yeux humides, tout brouillés de l’imagede Cécily, le cœur gonflé de son impuissant désespoir, il se levaet dressa vers le plafond des mains suppliantes.

Là-haut, on marchait encore, malgré l’heuretardive. Là-haut, c’était la chambre de Cécily, le temple défenduoù glissaient dans « des sandales parfumées » les petitspieds de sa cruelle déesse. C’est en ces termes choisis queChéri-Bibi lui parlait pour la dernière fois. L’instructionprimaire qu’il avait reçue, complétée trop tard par la lecture desbons auteurs, qui sont les classiques, lui avait fait adopter desformules un peu surannées mais qu’il choisissait pour leurnoblesse, leur pompe et ces excès de distinction dont il avait soifau sortir de l’argot.

« Mes malheurs m’ont instruit,soupirait-il. Le sang sur ma main pâlit et s’efface. Il était écritque la souillure serait lavée par cette expiation inattendue.Aujourd’hui ma bouche est pure et Cécily est monbourreau ! »

Mais pourquoi n’était-elle pas encorecouchée ?… Pourquoi ne reposait-elle point paisiblement si lesort de son funeste époux lui était aussi indifférent qu’ellesemblait l’afficher ? Si elle en aimait un autre, netouchait-elle point à la délivrance ?

Là-haut, le bruit des chers petits pas cessaet Chéri-Bibi se laissa retomber dans son fauteuil en face de satâche inachevée. Soudain, il se redressa, le cœur bondissant. Leparfum de Cécily était autour de lui ! Il se retourna :Cécily était derrière lui. Ah ! le pâle et douloureuxfantôme ! Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle luiglissa des mains comme une ombre. Il gémit. Alors elle lui dit,avec la douce voix qu’il lui avait connue autrefois :

« Que faites-vous, mon ami ?Pourquoi ne reposez-vous pas ? C’est ce matin que vous vousbattez. N’aurez-vous point besoin de toute votre force et de toutvotre sang-froid ?

– Non, Cécily, je n’en aurai pointbesoin ! Quand je serai mort, vous lirez tout ceci que je vousécrivais, et peut-être alors trouverez-vous, Cécily, que jeméritais d’être pardonné.

– Je ne le lirai point, dit-elle, de sa voixde plus en plus douce, je ne le lirai point, car vousvivrez ! »

Et elle prit tous les papiers qui étaient surle bureau, les approcha d’une bougie et les jeta dans le foyer, oùils ne furent bientôt plus qu’un petit tas de cendres. Maisauparavant, ils avaient éclairé la pièce, et Chéri-Bibi avait étébouleversé par la vision de Cécily, dans sa troublante toilette denuit. Elle avait jeté sur son désordre un peignoir léger, quiajoutait à l’irréalité de cette charmante et inquiétanteapparition. Elle était à la fois l’image, un peu floue, de ladouleur et de l’amour. Il tomba à ses pieds. Il sentit qu’elle sepenchait au-dessus de sa tête inclinée, et, divine ivresse, instantinoubliable, minute fortunée, la fraîcheur des lèvres de Cécilyglissa sur le front formidable de Chéri-Bibi ! Il ferma lesyeux de bonheur, comme un sot. Quand il les rouvrit, elle avaitdisparu.

Alors il se releva, fort comme Hercule devantle monstre de Némée. Il vivrait. Il aimerait. Il serait aimé !Il marcha comme un insensé, dans cette pièce qui, tout à l’heure,avait vu son désespoir, et dont les glaces reflétaient maintenant,aux pâles rayons du petit jour, ses traits triomphants. La fenêtres’était ouverte sous son poing vainqueur. Il respirait l’aubenouvelle, comme si elle n’eût pu lui apporter assez d’air pourremplir sa vaste, son heureuse poitrine. Cécily luiappartiendrait ! Il n’en doutait plus ! Le ciel, laterre, les flots lointains de la mer, le monde tout entier était àlui. Le soleil, ce jour-là, se lèverait pour assister à sa gloire.Malheur à qui ne serait point avec lui sur le chemin de lavie ! Ce petit baron Proskof, qui était si adroit au pistolet,manquerait Chéri-Bibi, et Chéri-Bibi lui, qui était si adroit aurevolver – ce qui est beaucoup plus difficile – ne manquerait pasle petit baron Proskof ! Car il y a des bonheurs qui apportenttout avec eux : le beau temps, la réussite dans les affaireset la chance dans le combat. Oui, il y a des minutes où l’on nepeut pas mourir ! Chéri-Bibi, lui, étouffait presque de lajoie de vivre : il dut arracher son faux-col, sa cravate,écarter devant sa poitrine haletante la chemise qui le gênait. Etcette heureuse exaltation qu’accompagnait un désordre qu’ilexagérait dans son allégresse héroïque, il se plut à la contemplerdevant la grande glace qui surmontait cette cheminée où tout àl’heure Cécily, d’un geste, lui avait appris à ne point désespérerde l’amour !

Comme il se regardait ainsi, beau comme undemi-dieu qui se débarrasse en hâte de ses impedimenta pour courirplus vite à la victoire… soudain il pâlit, il chancela… Il porta lamain à son cœur… On eût pu croire qu’il allait tomber, d’un bloc,frappé à mort… Mais il poussa un sourd rugissement, il se redressacomme doivent se redresser les grands fauves dans la jungle, aprèsle coup qui les a momentanément abattus et que le chasseur a crumortel… Et il bondit, par la fenêtre, dans le jardin… courut d’unehaleine au petit pavillon où reposait M. Hilaire, frappa à lafenêtre de la chambre du rez-de-chaussée. La fenêtre s’ouvrit. Lemalheureux la Ficelle recula devant ces yeux hagards, ce frontblême, cette figure sinistre.

« Qu’est-ce qui se passe ? »demanda-t-il avec épouvante.

Chéri-Bibi l’avait rejoint.

« Il se passe ceci !… » s’écriaChéri-Bibi en lui montrant sa poitrine dénudée.

Alors la Ficelle lut sur la peau de son ami,outre une demi-douzaine de tatouages représentant des ancresmarines et des cœurs percés de flèches, cette phrase indélébileÀ Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi !Le malheureuxavait signé !

« Eh bien ! qu’est-ce que ça peutvous faire ? exprima l’infime la Ficelle, qui ne saisissaitpas la raison d’un tel émoi pour une chose aussi commune.

– Malheureux ! Tu ne comprends donc pasque je me bats en duel ce matin, que j’ai quatre-vingt-dix-huitchances sur cent tout au moins d’être touché, et que les témoins etle docteur peuvent être dans la nécessité d’écarter machemise !

– Ah ! là là ! » fit la Ficellesimplement.

Et il se prit la tête dans les mains d’un airégaré.

Chéri-Bibi ne disait plus rien. Il avaitrefermé sa chemise sur son secret. On entendait sa respirationcourte, son souffle rauque de bête traquée.

« Sortons d’ici ! fit-il tout àcoup. Viens !… »

Et il l’emporta, plus qu’il ne l’entraîna,dans le jardin d’abord, sur la falaise ensuite, où ils parvinrenten enjambant un petit mur que Chéri-Bibi avait souvent escaladédans sa jeunesse.

Chéri-Bibi allait vers la mer. Il lui semblaitque l’air du large lui ferait du bien, lui apporterait peut-êtredes idées. Car enfin il fallait faire quelque chose… quelquechose…

La Ficelle soupira :

« Pourquoi aussi qu’il ne vous a pasenlevé ce coin de peau-là ?

– Ah ! pourquoi ? pourquoi ? Ilest trop tard pour le lui demander, maintenant qu’il estmort !… Ah ! je lui avais assez dit de m’enlever cemorceau de peau-là, et il n’a jamais voulu sous prétexte que, surle cœur, c’était trop dangereux ! Il préférait me changer lesmains, disant que c’était plus utile. De ce côté, il avait raison,mais il aurait bien pu faire les deux. La peau du cœur n’est pasplus sensible que la peau des mains… Il devait avoir sonidée !… Je l’ai toujours pensé ; je l’ai toujourscraint ; et je n’ai vraiment été tranquille qu’en apprenantqu’on avait retrouvé son cadavre !… En attendant, nous voilàpropres !

– Oui ! obtempéra la Ficelle… Nous voilàpropres !… Ça allait trop bien !

« Pour sûr que ça allait trop bien !Mais je vous l’avais assez répété : « Monsieur lemarquis, ne faites plus de bêtises… Calmez-vous, qu’il ne nousarrive pas malheur !… » Satané duel, va !

– Il n’y a qu’un moyen, fit Chéri-Bibi, c’estque je tire tout de suite et que j’aie la chance del’abattre !…

– Et si vous ne l’abattez pas ? Et s’ilvous touche ?

– Je me tiendrai bien de profil, je nebougerai pas le bras, je tirerai l’avant-bras collé au corps. Commeça, j’ai des chances d’être touché au bras.

– La belle affaire !… Ils vous enlèverontvotre chemise tout de même.

– Ah ! misère de misère !…

– Oui, misère de misère !… Il n’y auraitqu’un moyen : c’est que vous ne vous battiez pas !

– Tu es fou !… J’aime mieux mourir que depasser pour un lâche !…

– Vous êtes bien bon ! Ah ! je vousvois d’ici blessé, pendant que les autres vous tripotent. Tout àcoup, ils reculent en poussant des cris. On accourt. On demande cequ’il y a, et tout le monde lit : À Cécily pour la vie !Chéri-Bibi !… »

Chéri-Bibi se tourna vers l’astre du jour quimontait, radieux, au firmament. S’il avait pu, comme Josué, arrêterl’heure de cette journée fatale, il n’eût certes point hésité,quitte à déchaîner mille catastrophes dans notre systèmeplanétaire. Mais, comme il ne le pouvait pas, il se contenta detendre vers l’astre ses poings irrités :

« Ô toi, qui fais rouler sur le monde leflambeau de la lumière, aie pitié de mes injustestourments !

– Ce n’est point le moment de faire leprudhomme ! Regardez devant vous, monsieur lemarquis ! »

Et la Ficelle lui montrait, tout là-bas, surle sentier qui longeait la falaise et où les deux désespéréspromeneurs venaient de s’engager, une silhouette qui se détachaitau-dessus de la ligne d’horizon des flots pâles.

Chéri-Bibi n’avait point, ce matin-là, seslunettes aux verres fumés et son regard était aussi perçant quecelui de son dévoué secrétaire.

Il eut un haut-le-corps et murmura :

« Le baron ! »

C’était lui, en effet, qui venait vers eux,les mains dans les poches, prenant l’air frais du matin. Sans doutela veillée des armes lui avait-elle été assez pénible et, nepouvant dormir, avait-il résolu de venir se détendre les nerfs,dans une promenade hygiénique, sur la falaise solitaire.

Chéri-Bibi avait ordonné à la Ficelle de neplus prononcer un mot et de continuer, à son côté, son chemin.

Le baron venait de les apercevoir à son touret de les reconnaître. Il était trop tard pour reculer. Il eûtsemblé fuir. La falaise est à tout le monde.

Le sentier par lequel ils avançaient, l’unau-devant des autres, était fort étroit, et tout près du bord de lafalaise même. Pour que le baron passât, il fallait que Chéri-Bibiou la Ficelle se déplaçassent. Chéri-Bibi, qui était le plus prèsdu bord, et qui était aussi le plus poli, le plus adapté aux usagesdu monde, fit un premier mouvement pour s’effacer. Le baron Proskofen profita pour, en ôtant son chapeau, se glisser dans l’étroitpassage qui lui était ouvert.

Malheureusement, juste à ce moment, il y eutentre le baron et Chéri-Bibi une série de faux mouvements comme ilarrive souvent à deux personnages qui se trouvent nez à nez et quiveulent se faire des politesses. Dans ces faux mouvements, il y eneut un qui fut plus faux que les autres et qui envoya le baronProskof, les quatre fers en l’air, dans l’abîme !

Chéri-Bibi et la Ficelle s’étaient arrêtés,assez émus. Ils entendirent bientôt au-dessous d’eux :floc !

« C’était un bien vilain monsieur !dit Chéri-Bibi. Allons nous coucher, la Ficelle. Si tu m’en crois,nous ne viendrons plus nous promener par ici : c’est troptentant, la falaise ! »

V – Où l’on touche au sublime

Dès huit heures du matin – car le duel étaitpour neuf heures – Chéri-Bibi et son dévoué secrétaire sepromenaient dans l’allée centrale de la propriété Bourrelier, enattendant le premier témoin, maître Régime.

Chéri-Bibi était vraiment beau à voir. Soncalme magnifique, avant le combat, la parfaite sérénité de sesmanières, son tranquille langage, sa noble attitude, en un mot,eussent étonné les plus indifférents, car il n’est point toujoursdonné aux plus braves d’être aussi maîtres de leurs nerfs quelquesminutes avant d’aller risquer leur vie.

À l’abri d’une persienne du premier étage, uneforme féminine était penchée sur cet héroïque spectacle.

C’était Cécily, qui n’avait point dormi de lanuit et qui contemplait maintenant avec une émotion grandissantecet époux qui allait se battre et peut-être se faire tuer pourelle…

Pour elle ! Depuis qu’il était revenu àDieppe, le marquis s’était conduit de telle sorte qu’il avaitcomplètement bouleversé les idées et peut-être le cœur del’adorable Cécily. Eh quoi ! c’était ce même homme qui l’avaitfait si cruellement souffrir, qui lui donnait maintenant tant desujets de satisfaction ! L’avant-veille, il avait fait reculerles chevaux de la baronne, la veille il avait chassé cettepéronnelle du château du Touchais qu’elle outrageait de saprésence, et aujourd’hui il allait se battre pour safemme !

Une main sur son sein, dont elle avait peine àcomprimer les battements inusités, Cécily commençait de se fairedes reproches ; car, au fond, elle était bien la meilleurepersonne du monde, et si elle avait accueilli avec tant de hauteurle marquis repentant, c’est que le passé, hélas ! lui avaitbien donné le droit de douter d’une pareille transformation. Ellese faisait donc des reproches ; elle se disait qu’elle avaitpeut-être été pour quelque chose dans l’ancienne conduite dumarquis ; elle se rappelait avec quelle dureté, dès le débutde son mariage, elle avait fermé la porte de sa chambre à ce hautgentilhomme, comme à un simple maître de forges, toute roturièrequ’elle était ! Puisqu’il lui montrait, à cette heure, tant demarques d’amour, c’était sans doute qu’alors il l’aimaitdéjà ! Et elle n’avait pas su le deviner !… Et celaexpliquerait bien des choses : le désordre de sa vieamoureuse, le scandale de la Belle Dieppoise et tous les événementsqui avaient suivi, jusqu’à cette atroce nuit du départ pour laNorvège, où elle voulait voir maintenant moins de désir devengeance que d’irrésistible amour chez un homme qu’après tout elleavait bafoué !

Ainsi va le cœur des femmes, c’est-à-dire auxextrêmes ! Il va tout à la haine ou tout à l’amour, glissantde l’une à l’autre et vice versa avec une rapidité querien n’arrête.

Regardez Cécily derrière sa persienne :elle est bien près d’aimer Chéri-Bibi !

D’abord la démarche qu’elle avait risquée dansla nuit, le baiser qu’elle avait accordé, l’encouragement qu’elleavait donné au marquis en brûlant devant lui son testament, autantde faits qui prouvaient, plus clair que la douce lumière de cettematinée normande, que son cœur venait de s’ouvrir aux sentimentsles plus tendres, qui sont ceux du pardon et de l’amour.

Elle l’admirait d’être si fort devant ledanger, et réellement elle trembla pour lui.

Elle redouta ce duel.

Elle frissonna à la pensée qu’on allaitpeut-être lui ramener tout à l’heure ce beau corps inanimé. Ellequi, quelques jours auparavant, avait le droit de considérer lamort du marquis comme une délivrance, ne se défendit plus contrel’angoisse d’une pareille imagination. Elle voulait maintenantqu’il vécût, et, comme elle était pieuse, elle pria pour lui.

Cependant Chéri-Bibi commençait des’impatienter. Ainsi sont les véritables héros qui veulent toujoursarriver les premiers au combat.

Chéri-Bibi craignait d’être en retard. MaîtreRégime ne se montrait pas. Le marquis dit tout haut :

« Ce tabellion va nous déshonorer !Je ne me pardonnerai point de faire attendre lebaron ! »

Or, comme il prononçait ces mots, une voitures’arrêta devant la barrière et maître Régime en descendit ;mais il n’était point seul.

En reconnaissant le personnage quiaccompagnait son premier témoin, Chéri-Bibi ne put retenir unmouvement de désagréable surprise. L’homme qui venait là, de taillecourte, mais bien prise, petite tête sur larges épaules, yeuxintelligents, cet homme était le plus redoutable de ses ennemis.C’était le fameux Costaud… l’ancien secrétaire du commissaire depolice de Dieppe, l’inspecteur actuel de la Sûreté, l’infernalJavert qui avait toujours poursuivi, avec tant d’ardeur, lemalheureux Chéri-Bibi !

Mais déjà le nouveau marquis du Touchais étaitsur la défensive.

Il venait d’entrevoir la douce image de Cécilyderrière sa persienne, et la seule idée que cette femme adoréecommençait de lui montrer un sympathique intérêt lui donnait plusde force qu’il n’en fallait pour affronter un Costaud.

En outre, il ne pouvait craindre d’êtrereconnu. En ce qui concernait sa voix, il n’avait jamais entretenude grandes conversations avec ledit Costaud, dont le rôle avaitsurtout consisté jusqu’alors à lui passer les menottes, et il yavait beau temps de cela !

Sa voix s’était modifiée depuis. D’autre part,Costaud n’avait jamais fréquenté le marquis du Touchais. Enfin,n’était-il point absurde de penser une seconde que Costaud pourraitsoupçonner Chéri-Bibi dans la peau du marquis ?

La Ficelle, lui, n’avait rien à craindre deCostaud en particulier, pas plus que de la justice en général,ayant vécu, depuis la première évasion de Chéri-Bibi, dans l’ombrede son illustre ami, sans être mêlé directement à ses coups. Jamaispris, jamais surpris, son casier judiciaire était vierge. Enfin,n’était-il pas le secrétaire de M. le marquis ?

Ils attendirent de pied ferme le représentantde l’autorité qui s’avançait en silence à côté de maître Régime.Celui-ci paraissait encore plus agité que la veille, mais unecertaine allégresse débordait de toute sa grassouillette personne.Et comme Chéri-Bibi lui reprochait de loin son peu d’empressement àarriver au rendez-vous, le notaire expliqua avec force gestesenthousiastes que la faute en était à M. l’inspecteur Costaud,qui l’avait retenu au bas de la côte du Pollet pour lui apprendreune extraordinaire nouvelle : des pêcheurs de crevettesvenaient de trouver le corps du baron Proskof au pied de lafalaise.

« Comment ! le baron est mort !s’exclama Chéri-Bibi en reculant d’un pas sous l’effet de lasurprise.

– Mort !… Mais ça n’est paspossible ! amplifia M. Hilaire. Nous nous battons cematin avec lui !

– Je le savais, messieurs, fit Costaud, que lenotaire présenta. Et je savais aussi que maître Régime était lepremier témoin de M. le marquis. En villégiature moi-même àDieppe, où j’ai débuté dans la carrière lors d’une affaire célèbrequi a eu bien du retentissement dans le monde, je fus averti cematin par un de mes collègues de la lugubre trouvaille des pêcheursde crevettes. Je m’en fus aussitôt sur les lieux et là je trouvaile corps du baron Proskof à l’endroit même où fut trouvé, il y a decela des années, celui de M. Bourrelier père, assassiné par leterrible Chéri-Bibi !

– À l’endroit même ? interrogea encoreavec les marques de la plus évidente stupéfaction M. lemarquis du Touchais.

– Oui, oui ! à l’endroit même !… maparole ! Et le corps était étendu comme l’autre… sur leventre… les bras en croix ; j’aurais pu croire que Chéri-Bibiavait encore passé par là si j’avais été de quelques années plusjeune.

« Et si Chéri-Bibi n’était pas mort,naturellement ! répéta l’inspecteur de la Sûreté… Mais aufait, monsieur le marquis, vous avez assisté à cette illustreagonie, à bord du Bayard. Je vous avouerai que j’ai luavec passion vos interviews dans la grande presse. Jusque-là, jen’avais guère cru à la mort du fameux bandit. Mais enfin, votretémoignage, ceux qui ont été récoltés auprès des survivants del’extraordinaire aventure, enfin le retour de sœurSainte-Marie-des-Anges après le décès de son frère, ont fini par meconvaincre, bien que, je ne vous le cache pas… tout au fond… j’aicomme le pressentiment que ce formidable individu fera encoreparler de lui !

– Même après sa mort ?

– Eh ! monsieur le marquis, je ne peux mefaire à l’idée de cette mort !… Chéri-Bibi, mourir de maladiecomme n’importe qui… et disparaître, aussi simplement que cela,dans le moment qu’il est le maître et qu’il n’a plus qu’àrecueillir le fruit de son incommensurable audace !… à l’heureoù il allait toucher vos millions, monsieur le marquis !…Non ! Non !… ça n’est pas possible !…

– Eh bien ! monsieur Costaud… fittranquillement Chéri-Bibi, qui paraissait se désintéresser de laquestion, mettons qu’il n’est pas mort, voilà tout !…

– Oh ! je ne dis pas cela ! je nedis pas cela !… Mais ça m’étonne plus que je ne saurais ledire ! Il nous a joué tant de tours !… Ne nous enaurait-il point ménagé là un dernier de sa façon !… Enfin,vous êtes sûr de l’avoir vu décédé, vous, monsieur lemarquis ?

– Je l’ai vu mort, monsieur Costaud, comme jevous vois vivant !

– Ah ! il faut que vous me ledisiez ! J’avais grande envie de m’entretenir de cet événementavec vous, monsieur le marquis. La mort du baron Proskof m’en afourni l’occasion, tant mieux !… Et excusez-moi d’être venuvous déranger, monsieur le marquis… Maintenant, je vais continuermon enquête sur la mort de ce pauvre baron.

– C’est une mort bien étrange ! fitremarquer Chéri-Bibi. Et elle me prive d’un bien beau duel !…Quoi qu’il en soit, messieurs, ajouta-t-il, en se tournant vers sestémoins, notre devoir est de nous rendre sur le lieu de larencontre. C’est l’heure.

– Monsieur le marquis, permettez-moi de vous yaccompagner, pria Costaud. J’aurai, en chemin, quelques questions àvous poser d’homme à homme, pour le bien de la justice…

– Je suis à votre entière disposition,monsieur… »

Ils sortirent. Chéri-Bibi, en poussant labarrière, se tourna du côté de la persienne : il vit unmouchoir qui s’agitait. Cécily n’avait rien entendu de laconversation qui venait d’avoir lieu, et par conséquent, croyaittoujours que son mari allait se battre. Du reste ce n’était passans une certaine horreur qu’elle voyait une lourde boîte depistolets entre les mains de maître Régime, lequel la portait commeun homme de loi une serviette, avec une désinvolture quis’expliquait par la certitude où il était qu’elle ne serviraitpoint.

La marquise prit le quatrième personnage,M. Costaud, pour quelque médecin en villégiature,réquisitionné par les témoins pour la circonstance. La vérité étaitque les docteurs devaient se rendre directement sur le lieu ducombat qui avait été choisi dans un bout du parc du château duTouchais, sur la falaise. Le chemin était court. On le fit à pied,par la traverse.

Tout de suite Costaud s’était rapproché deChéri-Bibi :

« J’ai quelques questions assez délicatesà vous poser, monsieur le marquis. Ne dites rien si elles vousgênent… mais dans le cas où vous pourriez me répondre, cela meserait certainement d’une grande utilité… Voici : je suis allédéjà ce matin, avant mon retour à Dieppe, comme bien vous lepensez, rendre visite à la baronne. C’est même moi qui lui aiappris le malheur, pendant que le commissaire faisait porter lecorps à la ville aux fins d’autopsie. C’est une femme de tête.Quand elle sut qu’on venait de trouver le cadavre de son mari aupied de la falaise, elle dit : « Quelimbécile !… »

– Ah ! ah ! elle a dit :« Quel imbécile !… »

– Elle a dit : « Quelimbécile !… », et cela pour moi a été comme un trait delumière. J’avais cru à un accident possible monsieur le marquis, jene crois plus maintenant à l’accident.

– Et à quoi croyez-vous donc ? demandaChéri-Bibi, très intéressé.

– Mon Dieu ! je crois à un suicide. Ilétait de notoriété publique que les affaires du baron et de labaronne étaient fort mal en point. On attendait, pour lesdébrouiller, avec une impatience de jour en jour grandissante,votre retour. Or, il paraît, s’il faut en croire les potins de laplage, il paraît que monsieur le marquis n’a réalisé aucune desespérances de l’honorable couple. Il aurait donné congé à la BelleDieppoise !… Monsieur le marquis, je vous le répète, ne voyezdans mes questions que le désir d’élucider au plut tôt un drame quime paraît des plus simples…

– Mais, monsieur Costaud, je ne vous trouvenullement indiscret. On arrive à un âge où il faut se ranger. J’aipu faire des folies dans ma jeunesse, mais jeunesse se passe. C’estce que j’ai essayé, en effet, de faire comprendre à cette dameProskof et à son baron de mari. Ils ont reçu ma communication d’unefaçon désagréable… d’où le duel !

– D’où le suicide !… Le baron vousattendait pour que vous payiez ses dettes et vous lui administrezune gifle. Il a perdu la tête. Et la Belle Dieppoise qui, elle, n’apas tout à fait désespéré de vous, le traite d’imbécile !Voilà toute l’histoire. Qu’en pensez-vous ?…

– Je pense, monsieur Costaud, que c’estpuissamment raisonné. Le baron s’est suicidé, n’en parlonsplus ! J’aime mieux cela que de l’avoir tué de ma propre mainaprès avoir été si bien reçu dans la famille ! »

Ainsi s’établit la légende du suicide du baronProskof, sur la falaise du Puys, après un rapport des pluscirconstanciés où l’inspecteur de la Sûreté Costaud se montraparticulièrement doué au point de vue psychologique. Cette premièrerencontre avec le terrible agent remplit Chéri-Bibi d’une joieineffable. Il goûta à part lui le plaisir de se voir traiter avecune grande déférence par un agent de la police, dont il avait eujadis à subir les pires brutalités.

« Décidément, se disait-il, quand on estriche tout vous réussit. On dirait que le monde entier se liguepour vous éviter le moindre ennui ; et l’agent Costaudlui-même se charge d’écarter tous ceux que j’aurais pu redouter àla suite de mon geste de l’épaule sur lafalaise. »

Il trouvait la société bien faite et Costaudlui devenait sympathique. D’humeur charmante, le marquis serra dansle parc toutes les mains autour de lui et se retint pour ne pasféliciter de la mort de leur client les témoins du baron, qui luiapportaient solennellement la sinistre nouvelle. Il remercia lesdocteurs de leur dévouement en regrettant sincèrement – dit-il –qu’ils se fussent dérangés pour rien. Enfin il demanda à présenterses hommages à la veuve.

Celle-ci ne refusa pas de le recevoir. Le bonHilaire le vit disparaître dans le château avec terreur. Il se ditque certainement la Belle Dieppoise allait le dévorer. Il ne futrassuré qu’en le voyant réapparaître quelques minutes plus tard, lesourire sur les lèvres et l’air fort gaillard. Chéri-Bibil’entraîna tout de suite, après avoir pris congé deM. Costaud, de maître Régime et de toute la société.

« Cette fille, dit-il à Hilaire en luiparlant tout de suite de la baronne, cette fille me paraîtenchantée de la mort de son mari, bien qu’elle eût cru devoir parerson visage, dès mon entrée, du plus morne désespoir. Mais j’ai mistôt fin à cette comédie en lui signant un chèque pour la fortesomme. Si je n’aime point, Hilaire, les dépenses inutiles, il estdes circonstances où je n’hésite pas à « faire dessacrifices » dès qu’il s’agit de l’honneur du marquis duTouchais et de la dignité de son épouse. Hilaire, on n’entendraplus parler de la baronne Proskof.

« Après les obsèques, auxquelles nousassisterons comme voisins de campagne, elle quittera définitivementce pays. Courons, Hilaire, courons apprendre cette bonne nouvelle ànotre Cécily ! Ah ! je bénis ce duel qui s’est siheureusement terminé ! Sans lui, la marquise ne serait pasvenue me consoler cette nuit, de son geste généreux !… Elle apermis que je l’embrasse !… Sans lui, elle ne serait pasrestée derrière sa persienne à guetter mon départ !… Douce,aimable Cécily ! Elle agitait son mouchoir ! Elle croyaitque j’allais me battre ! Hilaire, je te dis qu’elle m’aime ouqu’elle est bien près de m’aimer ! Courons calmer ses transeset mettons un terme à ses alarmes !… Si j’ai enfin touché soncœur comme je crois pouvoir l’espérer… elle doit être dans uneterrible anxiété !… »

Ils hâtèrent leur marche sans plus se parler.Chéri-Bibi arriva le premier à la barrière et ne put s’empêcher delaisser échapper un vilain, un très vilain mot : sous unetonnelle, Cécily causait d’une façon assez intime avecM. de Pont-Marie !

Chéri-Bibi, après avoir dit son vilain mot,avait poussé la barrière, et maintenant il s’avançait vers lecouple, les poings fermés, cependant que le doux la Ficelle luitirait par derrière les pans de sa redingote en murmurant d’unevoix suppliante :

« Pas de bêtises, monsieur lemarquis ! Et surtout plus de duel, au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit ! »

La conversation, sous la tonnelle, était sianimée que ni Cécily, ni Pont-Marie ne s’étaient encore aperçus del’arrivée de Chéri-Bibi. Quand ils le virent tout près d’eux, ilsse levèrent, fort embarrassés, le rouge de la confusion sur levisage.

Que pouvaient-ils se dire ? De touteévidence, ils craignaient d’avoir été surpris. Chéri-Bibi n’avaitpu saisir un mot de cet intéressant entretien, et il le regrettaitbien. Il roulait des yeux terribles. Ce fut Cécily qui retrouva, lapremière, son sang-froid. Elle dit :

« M. de Pont-Marie est venum’apporter la nouvelle de la mort du baron Proskof. Cela m’abien rassurée, mon ami. »

À ces mots, la colère de Chéri-Bibi tomba.Cécily avait dit d’une façon si simple et si gentille et en mêmetemps si significative : « Cela m’a bien rassurée, monami », qu’il eût été un monstre d’ingratitude, s’il n’en avaitété attendri jusqu’au fond du cœur. Mais il n’en continua pas moinsà garder rancune à Pont-Marie de sa présence.

Sans lui, il eût certainement joui d’unspectacle autrement intéressant dont il s’était régalé d’avance. Ilavait escompté son retour, la joie de Cécily en constatant qu’ilavait échappé aux dangers du combat ; il s’était représenté sachère petite femme se jetant dans ses bras et oubliant tout lepassé dans un sanglot d’amour.

Ainsi, sans doute, les choses seseraient-elles déroulées pour la plus grande satisfaction del’orgueilleux amoureux Chéri-Bibi. Il eût toujours été temps,pensait-il, d’apprendre à Cécily qu’il n’y avait pas eu de duel dutout : la glace n’en était pas moins, dès lors, définitivementrompue !… Et voilà que cet abominable Pont-Marie était venu semettre au travers d’un aussi heureux événement !…

Ah ! il le détestait bien,celui-là !… Et c’était un grand malheur, en vérité, qu’il nepût s’en défaire en quelque duel, à cause de ce malheureux bout depeau que le Kanak lui avait laissé sur la poitrine et qu’ilconvenait de cacher à tous, même et surtout en cas d’accident,chose qu’il fallait toujours prévoir dans un duel.

En tout cas, il ne serait pas long à luifermer la porte du domicile conjugal. Et, en attendant, il allait,le jour même, poliment lui signifier son congé. Chéri-Bibi brûlait,en effet, de rester seul avec Cécily, en tête à tête, et decontinuer, dans le cœur troublé de la malheureuse femme, cettebesogne amoureuse qu’il avait si bien commencée. Ainsi ouvrit-il labouche pour faire entendre à M. de Pont-Marie qu’onl’attendait chez la Belle Dieppoise, quand Cécily, avec son pluscharmant sourire, dit à son époux :

« Je vous avais prié d’inviter à déjeunerM. de Pont-Marie pour demain ; mais puisque levoilà, je le retiens aujourd’hui. Nous avons beaucoup de choses ànous dire ; M. de Pont-Marie est le secrétaire du« Denier du pauvre marin », j’en suis laprésidente ; nous avons des comptes à régler. Nous lesachèverons aujourd’hui ; du moins je l’espère. En attendant,mon ami, je vous prie de nous excuser. Nous allons nous plongerdans les chiffres… À tout à l’heure !… »

Et elle lui tendit la main… Il la prit sansbien savoir ce qu’il faisait. C’était à lui, Chéri-Bibi, que l’ondonnait congé… Il s’inclina sur cette main qu’il adorait, prêt àpleurer comme un enfant. Mais déjà Cécily lui avait tourné le doset gagnait son boudoir, près de la véranda, où elle s’enfermaitavec Pont-Marie.

Chéri-Bibi poussa un soupir de tromped’automobile et il s’enfuit à travers champs. Derrière lui, laFicelle courait et s’essoufflait. Enfin il le rejoignit près d’untalus contre lequel Chéri-Bibi s’était laissé glisser. Le pauvrehomme avait la tête dans les mains et pleurait.

La Ficelle respecta cette grande douleurjusqu’à l’heure du déjeuner. Alors il osa adresser la parole àM. le marquis.

« Il est midi », dit-il.

Chéri-Bibi se leva. Maintenant, il paraissaitplus calme. Il semblait avoir pris une résolution, et tout de suitela Ficelle en parut inquiet.

« Qu’est-ce qu’il va encorefaire ? » se disait le dévoué secrétaire, toujours prêt àprévoir et à éviter, autant que possible, les événementsfâcheux.

À l’approche de la villa, Chéri-Bibi avaitretrouvé toute sa correction d’homme du monde. Il s’appliqua à laconserver, en dépit du coup qu’il reçut, quand le domestique luiapprit que Mme la marquise et M. de Pont-Marieétaient toujours enfermés dans le boudoir. Il se disposa à allertroubler ce duo qui, vraiment, se prolongeait un peu trop, même aunom de la charité.

N’était-il pas le maître ?… N’était-ilpas chez lui ?… Mais la porte s’ouvrit devant lui, et il vitsortir les deux personnages. Pont-Marie avait un petit airsarcastique du plus déplaisant effet. Quant à Cécily, elle montraitun bien pauvre visage, qui était d’une extrême pâleur, avec degrands yeux inquiets qui n’osaient pas regarder son époux.

« Allons déjeuner, mon ami »,dit-elle d’une voix étrange, et elle prit le bras deChéri-Bibi.

Celui-ci, dont l’émotion était à son comble,sentit la petite main qui tremblait. Comme Pont-Marie était restéen arrière, entrepris par le petit Bernard qui jouait avec lui,Chéri-Bibi dit à sa femme, d’une voix profonde comme le dévouement,sourde comme la vengeance, rapide comme l’amour :

« Cécily, cet homme vous faitsouffrir ! Je ne veux pas savoir quelle peut en être laraison, mais voulez-vous, une fois pour toutes, que je vous endébarrasse ?

– Devenez-vous fou, mon ami ?répliqua-t-elle, hâtivement ; que croyez-vous donc ?…Nous avons eu une discussion à propos de nos comptes… Je vousraconterai tout cela plus tard !… Ça n’a aucune importance…aucune… aucune… (et la petite main tremblait de plus en plus fort).Je vous prie d’être poli avec lui pendant le déjeuner… Regardez-le.Il a déjà oublié notre différend… Il s’amuse avec Bernard… avecvotre fils… monsieur !… »

Chéri-Bibi poussa un cri. Cécily venait des’évanouir dans ses bras !

Il l’emporta, comme un enfant, dans sachambre. Les femmes de service accoururent. On fit respirer dessels à la malade. Chéri-Bibi avait cette tête pâle sur son épaule.Il était fou de terreur et d’amour. On dut dégrafer le corsage deCécily. Chéri-Bibi ferma les yeux. Ce fut le moment que Cécilychoisit pour rouvrir les siens. Elle poussa un soupir et aperçut lafigure décomposée du marquis. « Comme il m’aime ! »pensa-t-elle. Et elle frissonna en songeant à la terrible bataillequ’elle livrait à Pont-Marie et au bout de laquelle il lui faudraitpeut-être succomber.

Le petit Bernard, entrant sur ces entrefaites,elle le prit dans ses bras et le couvrit de baisers passionnés,objet de tant d’amour et de douleur ! Elle serrait sur soncœur le prix de son supplice avec une telle fougue désordonnéequ’elle ne prenait point garde qu’elle était maintenant l’objet desregards passionnés du père. Finalement celui-ci, très troublé, lalaissa aux mains des femmes et quitta la chambre en se cognant auxmeubles, la tête perdue.

Tout de suite, dans le jardin, il tomba surl’éternel Pont-Marie, qui lui demanda des nouvelles de la marquise.Il pria celui-ci de le suivre dans son bureau. Et là il mit àexécution la résolution qu’il avait prise de dire carrément àPont-Marie que sa figure avait cessé de lui plaire. Dansl’exaltation où il se trouvait, il n’y alla point par quatrechemins. La Ficelle, le cœur battant, écoutait derrière la porte.Et voici ce qu’il entendit :

« Monsieur de Pont-Marie, il faut nousexcuser de ne pas vous retenir à déjeuner dans l’état où se trouvela marquise. Mon auto, si vous le désirez, vous reconduira àDieppe. Maintenant, j’ai, personnellement, une petite prière à vousadresser : ne remettez plus jamais les pieds ici !Oh ! je vous en prie, laissez-moi parler, ce ne sera pas long.Nous avons été les meilleurs amis du monde. Nous ne le sommes plus.La cause ? Vous la connaissez, et je ne suis pas un imbécile.Vous faites la cour à ma femme. C’était peut-être votre droit dansle temps, quand je ne l’aimais pas ; mais maintenant jel’adore ! Votre attitude me déplaît donc souverainement. Maisentendons-nous bien ! Je ne vous en veux pas ! Je ne vouscherche point querelle. J’ai la plus grande confiance dans la vertude la marquise, et je sais que, en dépit de tout ce que je lui aifait souffrir, elle est incapable de me tromper. Seulement, vouscomprendrez que la situation a changé, que la place que je netenais plus ici, je suis venu l’occuper, que j’y tiens et que vousn’avez plus qu’à vous éloigner. Donnons-nous la main, Pont-Marie,et adieu ! »

M. de Pont-Marie ne serra point lamain qu’on lui tendait. Et il s’assit sur un siège qu’on ne luioffrait point.

Stupéfait, et outré de cette attitudeinattendue, Chéri-Bibi s’avança, menaçant, et la Ficelle quiregardait par le trou de la serrure, crut bien que son maîtreallait sortir l’impudent par la fenêtre. Mais Pont-Marie eut unephrase qui arrêta net Chéri-Bibi dans son élan :

« Avez-vous décidément perdu lamémoire ?… »

Chéri-Bibi en resta tout pantois.

« La mémoire ? Quelle mémoire ?balbutia-t-il.

– Oui, reprit l’autre, tranquillement, en secroisant les jambes, parce que, je vais vous dire, si vous avezperdu la mémoire à la suite de vos fièvres, ce qui, après tout, estbien possible, moi, je me charge de vous la rendre. C’est un petitservice qu’on ne saurait se refuser entre vieux copains commenous ! Et je n’aurai pas besoin de secours d’aucun docteurpour cela ! » ajouta Pont-Marie d’une voix sifflante,cependant que ses sourcils froncés, ses lèvres minces quimordillaient sa moustache, attestaient une grande fureur intime, àpeine domptée.

Et tout d’un coup, il se leva, se dressa enface de Chéri-Bibi médusé, le regarda franc dans les yeux et luidécocha une petite tape nette de la main droite sur l’épaule.

« Voyons, lui fit-il à voix basse, dis-lemoi donc que tu n’as rien oublié !… Je le veux !… Tuentends !… Je veux t’entendre me le dire aujourd’hui, c’estnécessaire ! »

Chéri-Bibi, très embarrassé, mais comprenant,à la flamme des yeux de cet homme en colère, que ce n’était pas lemoment de le contrarier, et redoutant par-dessus tout il ne savait,hélas ! quel mystérieux scandale, obtempéra enmurmurant :

« Non ! non ! je n’ai rienoublié ! »

Et il baissa la tête, consterné.

« Alors, passe-moi cent louis, celavaudra mieux !

– Cent louis ?… Les voilà !… Et tusais, si tu en veux davantage pour ne plus revenir ici…

– Jamais de la vie ! Je tiens surtout àton amitié, moi ! fit Pont-Marie en empochant les deux billetsde mille, et n’oublie jamais, au lieu de me mettre à la porte, quenous sommes gens de revue ! Mes hommages à la marquise.Dis-lui donc que je viendrai lui faire une petite visite, sur lesdeux heures, demain ou après-demain ! »

Et il quitta la pièce en sifflotant.

Chéri-Bibi était resté derrière son bureau,complètement abruti. C’est là que le rejoignit la Ficelle.

« En voilà encore une histoire !Qu’est-ce que j’ai bien pu faire avec cet animal-là ?s’interrogeait tout haut le pauvre Chéri-Bibi en se croisant lesbras.

– Pas quelque chose de très propre, pour sûr,émit d’une voix timide le dévoué secrétaire ; monsieur lemarquis a eu une jeunesse si orageuse !… »

Chéri-Bibi ne revit point Cécily de lajournée. La marquise lui fit dire qu’elle était encore un peusouffrante et qu’elle le priait de l’excuser. Il prit son mal enpatience, espérant que le lendemain viendrait remettre les chosesen ordre, c’est-à-dire au point où elles étaient quelques minutesavant l’heure fixée pour le duel, quand l’attitude de sa femmecommençait de lui permettre toutes les espérances.

Mais le lendemain l’indisposition de lamarquise se prolongea. Cécily ne quitta point la chambre ;elle avait en réalité une assez forte fièvre. Chéri-Bibi, admis uninstant, en même temps que Bernard, dans l’intimité parfumée de cenid élégant où reposait ce qu’il avait de plus cher au monde, étaitsi ému qu’il se montra sous un jour un peu stupide.

Il ne savait dire qu’une chose, c’est qu’ilfallait aller chercher un médecin.

Mais Cécily s’y opposait, affirmait qu’ellen’avait besoin que d’un peu de calme. Du reste, elle ne pouvaitsouffrir auprès d’elle d’autre docteur que le docteur Walter, unpraticien anglais qui était venu depuis quelque temps s’établirdans le pays, et qui l’avait justement quittée le jour de l’arrivéedu marquis pour aller chercher, à Marseille, sa femme, quidébarquait des Indes.

Cet homme éminent avait su rapidement se faireune clientèle dans les premières familles du pays. La vieillemarquise douairière avait été soignée par lui avec une science etun dévouement incomparable, et Cécily elle-même n’avait eu qu’à selouer de la sûreté de son diagnostic et de son tact d’homme dumonde.

Chéri-Bibi n’écoutait nullement les louangesdont Cécily, sans doute pour dire quelque chose, car elleparaissait au moins aussi troublée que son mari, se montrait siprodigue « envers un docteur que Chéri-Bibi croyait bien neconnaître ni d’Ève ni d’Adam ». Pour lui, la voix de Cécilyfaisait une douce musique, mais tant que cette voix ne lui disaitpoint : « Je vous aime », le sens des parolesprononcées lui était aussi indifférent que le docteur Walterlui-même.

En attendant il regardait, et ce qu’ilapercevait de Cécily, dans un déshabillé charmant où se précisaientles souvenirs de la veille, lui mettait des flammes au cerveau.Avec ses grands yeux que cernaient la fièvre et l’insomnie de deuxnuits passées dans l’inquiétude et peut-être dans les larmes,Cécily n’avait jamais été aussi jolie et surtout si désirable.

Il déposa un baiser craintif et maladroit surune main qui le laissa faire avec indifférence.

Encore une fois, il se sauva.Fatalitas ! Dans le jardin, il se heurta encore,toujours à l’affreux Pont-Marie ! Il lui cria :

« La marquise est malade. Impossible dela voir, mon cher. Aujourd’hui, elle ne reçoitpersonne ! »

Mais il n’avait pas plus tôt terminé cettephrase qu’une femme de chambre les rejoignait et disait :

« Madame la marquise prieM. de Pont-Marie de ne point s’éloigner sans qu’ellel’ait vu. Elle le recevra dans quelques minutes dans le petitsalon. »

Chéri-Bibi devint plus froid qu’un marbre. Ilne put prononcer une parole et il s’appuya de la main à un jeuneormeau qu’il broya en silence. Pont-Marie s’était détourné etnégligemment fouettait de son stick les herbes de la pelouse.Chéri-Bibi, grinçant des dents, s’éloigna enfin sans avoir accomplile crime qu’il avait au bout des doigts.

Mais il n’avait jamais autantsouffert !

À la barrière, il rencontra la Ficelle,radieux, qui revenait de Dieppe où il avait revu la belle Virginie,cette petite bonne du restaurant du port qui avait fait sur lui, àpremière vue, une si forte impression.

« Oh ! monsieur le marquis, murmurala Ficelle tout plein de son sujet et ne s’apercevant point dutumulte qui ravageait son maître… Oh ! monsieur le marquis,comme je vous comprends maintenant ! et que c’est beau,l’amour !

– Tu aimes donc, mon brave Hilaire ?interrogea la voix affreusement désillusionnée de Chéri-Bibi.

– Si j’aime ! fit la Ficelle, extatiqueet joignant les mains.

– Si tu aimes, malheureux, un jour viendra oùtu connaîtras la jalousie ! C’est le plus épouvantable desmaux. Il me dévore. Monsieur Hilaire, vous voyez cethomme ?

– M. de Pont-Marie ?

– Lui-même ! Eh bien, monsieur Hilaire,je le soupçonne d’être au mieux dans les bonnes grâces de lamarquise. Mais je veux en être sûr. Il va être reçu par elle tout àl’heure ! Vous allez me faire le plaisir d’écouter derrière laporte ce que ces gens disent et vous me rapporterez leurs proposici-même, dans ce petit sentier où je me promène en vous attendant.Allez ! »

M. Hilaire salua et s’éloigna pourexécuter la consigne, cependant que Chéri-Bibi levait les poingsvers un ciel implacablement bleu et réclamait l’orage. Chéri-Bibiétait revenu au temps où il aimait à envelopper ses gestes avec latempête.

De l’endroit où il se trouvait, M. lemarquis du Touchais surveillait l’entrée de la villa. Il n’eut pasà attendre un quart d’heure pour voir sortir le Pont-Marie quifrisait sa moustache d’un air fort guilleret. La Ficelle apparutbientôt à son tour et il affichait une mine que Chéri-Bibi jugeades plus pitoyables. Sans doute avait-il quelque méchante nouvelleà lui annoncer et prenait-il déjà une figure de circonstance.

Le cœur de Chéri-Bibi dansait. À mesure qu’ilse rapprochait du marquis, la Ficelle devenait de plus en plusfunèbre. L’autre n’y tint plus et fit quelques pas au-devant de sondévoué secrétaire. Avant même qu’il l’eût rejoint, il luirâla :

« Eh bien ?

– Eh bien, répondit l’autre avec un grandembarras… eh bien ! ça a été difficile d’écouter à la porte,car je craignais à chaque instant d’être surpris par lesdomestiques… »

Chéri-Bibi saisit le poignet de la Ficelledans l’étau de sa main toute puissante. La Ficelle gémit dedouleur.

« Tu vas me dire ce que tu asentendu !

– Mais oui ! Mais oui !…pleurnichait la Ficelle ; mais laissez-moi, vous me faitesmal !

– Parle !…

– Monsieur le marquis… ce Pont-Marie est unmisérable !… J’ai entendu peu de chose, mais c’est unmisérable !…

– Pas de phrases, va, je t’écoute…

– Monsieur le marquis… il voustrompe !

– Ah ! »

Chéri-Bibi reçut le coup sans bravoure etmontra tout de suite sa défaite à la Ficelle. Celui-ci aurait bienvoulu mentir pour éviter bien des complications, mais il n’avaitpas osé. En tout ceci, il avait pris garde de ne pas parler deCécily ; mais de toute évidence, puisque Pont-Marie trompaitle marquis avec Cécily, Cécily trompait le marquis avec Pont-Marie.Ce sont là de ces vérités qui n’ont pas besoin d’être démontrées,parce qu’elles sont évidentes par elles-mêmes.

Chéri-Bibi était vert.

La Ficelle, qui craignait, dans la minute, dele voir passer de la vie à trépas, murmura : « MonDieu ! Mon Dieu ! » Il suivait maintenant son maîtreen silence, son maître qui marchait le dos courbé, les jambesflageolantes, comme un pauvre homme vieilli de vingt ans.

Ainsi poursuivirent-ils jusqu’à la grève, dansun endroit désert où Chéri-Bibi se laissa tomber plus qu’il nes’assit sur un rocher. La mer était calme, le ciel pur ; unepaix exaspérante régnait sur toute la nature.

« Alors elle a un amant ? questionnale marquis d’une voix rauque.

– Dame, oui ! soupira la Ficelle…Voyez-vous, monsieur le marquis, vous avez été trop longtempsabsent.

– Je ne te demande pas tout ça ! Ne luicherche pas d’excuse, je t’en prie !… C’est unemisérable ! »

Et il sanglota. La Ficelle aussi avait lesyeux humides. Chéri-Bibi se moucha.

« Mais enfin, qu’est-ce que tu asentendu ?

– Monsieur, les domestiques passaient…

– Ah ! tu ne vas pas recommencer…

– Monsieur, je n’ai pu entendre que deux outrois phrases. Il lui disait qu’il l’aimait… qu’elle était l’amourde sa vie… des bêtises…

– Après ? Après ?

– Après, monsieur, il vaudrait peut-être mieuxque je me taise, car si je parle, ce qui est bien inutile après ceque vous savez, il pourrait arriver de grands malheurs.

– Le plus grand malheur qui pourrait arriver,la Ficelle, c’est que tu ne parles pas… »

Chéri-Bibi était si menaçant que l’autre semit à trembler.

« Monsieur ! monsieur ! nousétions si tranquilles !… Oui, oui ! je vais vous dire,monsieur… Il lui a donné un rendez-vous…

– Ah !… pour quand ?…

– Pour après-demain !… après-demain,après-midi… grelotta la Ficelle.

– Et où ça ?

– Ah ! je n’ai pas bien entendu… je vouspromets… je vous jure… »

Chéri-Bibi pencha sur la Ficelle son terribleregard, dont le malheureux n’essaya point de supporter l’éclat. Illâcha :

« Rendez-vous dans une villa de Pourvilleappelée les Mouettes, à trois heures après-demain. Elle a ditqu’elle irait. C’est tout. Je ne sais plus rien. Je n’ai eu que letemps de partir, après avoir entendu ça… »

Le soir même, M. le marquis du Touchaisannonçait la nécessité où il se trouvait de s’absenter pendantquelques jours. Il emmenait, naturellement, son secrétaire. Lesurlendemain, vers les deux heures et demie, une voiture ferméeattendait Mme la marquise du Touchais devant la villa deLaFalaise. Elle y monta, après avoir embrassé sonfils comme une folle, par-dessus la voilette épaisse qui cachait sapâleur et son désespoir.

Le coupé déposa la malheureuse dans une ruellede Dieppe, devant le portail d’une église, et s’éloigna dès qu’elley fut entrée. Si sincère, si exaltée que pût être la prière deCécily, elle n’en fut pas moins très courte, car la marquiseressortait quelques minutes plus tard par une petite porte d’oùelle se dirigea vers une limousine hermétiquement close, quisemblait l’attendre à quelques pas de là.

Cécily n’eut point à parler au chauffeur, quimit aussitôt son moteur en marche et se dirigea vers la côte dePourville.

Cette limousine, ce chauffeur inconnus, misainsi à la disposition de la marquise du Touchais, étaient uneattention délicate de ce parfait homme du monde qu’était M. levicomte de Pont-Marie, lequel avait pris sur lui de régler lesdétails de la cérémonie, de telle sorte que la réputation de Cécilyn’eût point à souffrir d’une aventure à laquelle il l’avait acculéeavec une patience et une férocité qui allaient recevoir leurprix.

Dans le moment que, pour conduiremystérieusement à la villa des Mouettes sa belle victime, ilcherchait un chauffeur étranger au pays, voici que celui-ci par unhasard qui ne se présente que pour les amoureux, s’étaitoffert : son maître, un étranger en villégiature à Dieppe,était absent pour quelques jours. Pont-Marie pouvait donc disposerdu chauffeur et de l’auto. Le chauffeur s’appelait Cadol et,moyennant une certaine somme, avait promis d’être discret.

L’auto avait gravi en vitesse la côte dePourville ; elle prit aussitôt, ralentissant un peu sonallure, un sentier privé qui aboutissait à une grille qu’elletrouva ouverte.

Elle entra dans une cour et s’arrêta devant leperron d’une villa bâtie au cœur d’un petit bois, dans le style deschalets normands.

Toutes les fenêtres de ce chalet étaientcloses, fermées de persiennes. On eût pu le croire inhabité.Cependant, au bruit que fit l’auto en se rangeant devant le perron,la porte s’entrouvrit.

Cécily descendit rapidement de voiture etgravit les marches, haletante, comme une bête peureuse et traquéequi a hâte de se ruer en quelque trou obscur où on ne la verraplus. Seulement, elle, elle savait qu’elle courait à sonsupplice.

Elle fut dans la pénombre d’un couloir, touteétourdie, les tempes battantes. Un homme était derrière elle quirefermait la porte, lui prenait une main glacée et la dirigeaitvers l’escalier. Elle se laissait conduire comme dans un cauchemar,sans force pour résister, molle, lourde au bras qui dut la souteniret se refermer sur elle comme sur une proie et l’emporter dans unechambre où brûlaient les cires d’un candélabre sur une table,auprès d’un lit. – Ainsi on éclaire les morts dans la journée. –C’était sinistre. C’était lugubre. C’était funéraire. Elle reculad’horreur. Le misérable ne lui faisait même pas la grâce de l’étaped’un salon où l’on s’explique ou de la transition d’un boudoir. Illa conduisait devant ce lit qui semblait attendre un cadavre et oùallait s’allonger son honneur mort.

Il lui dit :

« Vous êtes chez vous ! »

Et il fit un pas vers la porte, annonçantcyniquement qu’il ne serait pas long à revenir. Elle le retint.Elle étouffait dans cette chapelle. Elle s’appuyait au mur sombre.Elle réclama de l’air. L’autre secoua la tête. Tout était bienfermé, calfeutré, les épais rideaux tirés sur les fenêtres. Il nes’expliquait pas, mais il était facile de comprendre qu’il avaitpris toutes les précautions contre une dernière résistance, contreune suprême révolte. Il ne voulait pas courir le risque qu’à ladernière minute, dans un affolement qu’il fallait prévoir, elle necriât vers le dehors un appel qui pourrait être entendu. Et puis,peut-être que cela lui plaisait à cet homme d’avoir cette femme àdemi-morte, au fond de ce tombeau.

Il répéta :

« Je reviens !… Je vous apporte leslettres !… Vous me comprenez !… »

Et il sortit.

Elle se laissa tomber au coin d’une chaiselongue, ses yeux de folle grands ouverts sur le décor tragique, surcette couche funèbre, sur les deux flammes blêmes qui sereflétaient dans une glace, laquelle lui renvoyaient l’imagefantomatique de ses joues d’ivoire, au-dessus de la voilettequ’elle avait relevée pour respirer.

Elle resta ainsi sans mouvement jusqu’aumoment où il revint.

Certainement, il avait espéré que, mise enface de l’inévitable, elle aurait eu hâte d’en finir et qu’ill’aurait trouvée docile. Il ne put retenir un gested’impatience.

Il lui dit :

« Vous n’êtes pasraisonnable ! »

Elle tourna vers lui ses yeux hagards, commesi elle était étonnée de le trouver là, comme si elle nes’attendait pas à le voir, comme si elle se demandait :« Que me veut cet homme ? »

« Vous n’êtes pas raisonnable,Cécily ! reprit-il. Je vois bien qu’il faut encore parler,bien qu’entre nous, au point où nous en sommes, au point où vousavez voulu que nous en soyons, les paroles soient tout à faitinutiles. Mais au moins mettez-vous à votre aise : retirezvotre voilette, ce chapeau, je vous en prie. »

Il s’était approché. Elle cria :

« Ne me touchez pas ! Ne me touchezpas !… »

Elle avait jeté en avant ses mainstremblantes. Elle claquait des dents. Elle eût fait pitié à untigre. Lui, il était calme, sûr de lui, presque froid en face decette femme qu’il torturait et des souffrances de laquelle il serepaissait en silence. Ils restèrent quelques instants ainsi. Onn’entendait que la respiration haletante de Cécily.

« Je vous déplais donc bien ? »demanda-t-il, cynique.

Elle ne répondit pas. Il dit encore :

« Pourquoi êtes-vous venue ? Il nefallait pas venir, si vous ne vouliez pas sauver votre fils ?…l’honneur de votre fils ?… le nom de votre fils ?… Tenez,voici vos lettres ! »

Elle allongea la main d’un geste farouche etsaisit le paquet que l’autre lui tendait et qu’il lui laissaprendre. Elle eut un cri de victoire.

Pont-Marie ricana :

« Vous pouvez compter les lettres. Ellesy sont toutes. Quand je promets quelque chose, moi, je tiens !Je suis un homme d’honneur ! J’aurais pu, dans le regrettabledésarroi où vous êtes, garder par-devers moi l’un de ces petitsmorceaux de papier où vous exprimez avec tant d’enthousiasme lajoie secrète que vous avez à élever un enfant qui n’a point du sangdes du Touchais dans les veines et qui risque, par cela même, dedevenir un honnête homme, comme son père, le beau Marcel Garavan.J’aurais pu encore arracher pour mon usage personnel l’une de cespages où vous décrivez avec tant de subtilité l’apparition de cesmarques de ressemblance sur le visage et dans les manières del’enfant, marques qui vous font écrire : « Il ressemblecomme deux gouttes d’eau à son père ! Que le marquis duTouchais ne vous voie jamais, mon cher Marcel ! » Rien nem’aurait empêché, après avoir fait quelques emprunts à ces lettresqui vous ont été rendues après la mort de l’aimable capitaine aulong cours, rien, dis-je, ne m’aurait empêché de m’approprierquelques lignes amoureuses – il y en a tant – de votre amantlui-même, chère madame, où il célèbre le souvenir brûlant decertaines heures enflammées. »

Il se rapprocha d’elle et continua :

« Pourquoi vous cachez-vous levisage ? Pourquoi vous détournez-vous ? N’ayez pointhonte d’avoir donné quelques minutes de votre triste vie à l’amour.Il fut votre seule consolation. Je veux espérer qu’il continuera del’être, car vous pensez bien, chère madame, que ce n’est point pourun rapprochement passager que j’ai tant travaillé à vous amenerici. Nous nous aimerons. Je vous forcerai à m’aimer. Et après avoirété, par la faute de votre mauvaise volonté, si brutal, j’aurai letemps de me montrer si galant homme que vous me pardonnerez !Vous verrez !… Vous verrez !… Ne commencez donc point parvous écarter ainsi de moi ! C’est tout à fait inutile !…Vous êtes à moi !… et à moi pour longtemps, pour aussilongtemps que je voudrai : il faut en prendre votreparti !… Si vous avez imaginé que la restitution de toutes voslettres… de toutes, vous entendez bien, madame… si vous avezimaginé que cette restitution vous délivrerait de moi, une fois leprix payé à forfait, vous vous êtes étrangement méprise sur moncaractère d’abord, sur la force de mon amour ensuite. Ehquoi ! je ne vous aurais pas plus tôt possédée qu’il mefaudrait vous dire adieu pour toujours ! J’aurais goûté lesjoies du paradis, uniquement pour en être chassé !… Vous ne meconnaissez pas ! »

Il s’arrêta une seconde après ce longbavardage, pour jouir en silence de l’effet produit, de la nouvelleanxiété qui se lisait dans toute l’attitude de la jeune femme,laquelle, en possession de ses lettres, se demandait avec horreurpar quel insoupçonné et démoniaque artifice le misérable prétendaitla « tenir » pour toute la vie !…

Mais il ne se pressait point de s’expliquer.Ce prologue à la scène de brutal amour qu’il avait organiséesemblait lui donner des rares sensations qu’il goûtait endilettante féroce.

Son « plaisir » ne pouvait luiéchapper. Il s’en amusait d’abord. Avant d’imposer l’outrage, iltournait autour de sa victime en lui infligeant de ces petitssupplices d’attente qui décuplent l’horreur de la torturedéfinitive et aussi la joie du bourreau quand celui-ci aime sonmétier.

Et ainsi il se vengeait de tout ce qu’il avaitsouffert lui-même, à cause des longs dédains de Cécily, et il serécompensait amplement des grands travaux qu’il lui avait falluaccomplir, dans l’ombre, pour bâtir cette ténébreuse aventure.

Enfin il daigna lui faire mesurer toutel’importance de son malheur. Il dit :

« Vous avez toutes vos lettres, mais moi,j’en ai toutes les photographies. Comprenez donc que vous ne serezjamais délivrée et que ce n’est pas quelques morceaux de papierqu’il faut m’acheter, mais mon silence ! Allons, Cécily, soyezraisonnable… et mettez-vous à votre aise ! »

Elle était là, affalée sur ce canapé, commeassommée, quasi morte, ne voyant point comment elle pourraitéchapper à ce misérable. Peut-être allait-elle devenirfolle !

Elle le laissa, sans mouvement, sans unerévolte, comme si elle ne voyait point, elle le laissa retirer leslongues épingles qui retenaient son chapeau, et soulager sonopulente chevelure de ce chapeau et de la voilette.

Elle était enveloppée d’un léger manteausombre qu’il lui fit glisser des épaules.

Dans le moment, les lèvres exsangues de lamalheureuse laissèrent glisser un nom, celui de son fils :Bernard ! Fallait-il qu’elle l’aimât !… Elle évoquaitdans cette minute atroce où les bras affreux de cet homme déjàl’entouraient, faisaient autour d’elle des gestes qu’elle ne savaitpas, qu’elle ne voulait pas connaître… Bernard : le fruit desa faute ! De quel prix elle allait payer cette faute !…Et son supplice ne faisait que commencer !… Serenouvellerait-il chaque fois que cet homme le voudrait, chaquefois qu’il lui ferait un signe ?… Que ne pouvait-ellemourir ! Hélas ! sa mort ne servirait de rien et nesauverait pas le petit Bernard du sort dont Pont-Marie lemenaçait ! Celui-ci, du reste, avait charitablement averti lamère que si, dans un moment d’inconscience, elle essayait de luiéchapper par ce moyen tragique, le marquis aurait aussitôt lapreuve qu’il n’était point le père de l’enfant.

Tout à coup, elle poussa un cri et échappa auxmains agrippeuses de l’homme.

« Non ! non ! râla-t-elle. Pasça, pas ça ! De l’argent, de l’argent ! Tout l’argent quevous voudrez, mais pas ça !… Toute ma fortunepersonnelle ! Tout ce que vous voudrez, maislaissez-moi !

– Oh ! fit l’autre en grinçant des dentsde rage, car il avait bien pensé que cette fois elle s’était enfinsoumise, et il tremblait déjà de son désir de la posséder.Oh ! n’est-ce pas, nous n’allons pas recommencer ? Del’argent ? Vous savez bien que je n’en veux pas ! Si j’enai besoin, ricana-t-il d’une façon sinistre, votre mari m’endonnera !… Mais de vous, je ne veux que vous-même ! Pourqui me prenez-vous, Cécily ? Vous savez bien que je ne mêlepoint les questions d’argent aux questions d’amour !… Cécily,Cécily ! Je vous aime !…

– Misérable !… »

Il l’avait acculée dans un coin. Ses brass’enroulèrent à sa taille. Elle le griffa et lui échappaencore ; il se rua, furieux. Le désordre où il l’avait misedécuplait son désir. Elle tomba à genoux, leva vers lui des mainssuppliantes, gémit :

« Je suis une honnêtefemme ! »

Mais l’autre, déchaîné, son visage de bêteau-dessus d’elle, lui cracha :

« Tu mens ! Tu as toujoursmenti ! Tu as menti à ton mari, à tout le monde !… Tu asfait figure d’honnête femme et tu n’étais qu’une… Si tu ne cèdespas, si tu ne cesses pas cette comédie, avant ce soir on saura ceque tu es ! Tu as eu un amant ! Tu peux bien en avoirdeux ! Il n’y a que le premier pas qui coûte… »

Toujours à genoux, elle s’accrocha à ses mainsmenaçantes, parvint à l’arrêter dans sa rage, à le faire taire, et,secouée de sanglots, elle essaya une fois encore d’exciter sapitié. Elle lui dit alors une si sombre histoire que Pont-Marie,penché sur elle, resta un instant à l’écouter.

Il sut comment l’honnête Cécily était devenuela maîtresse de Marcel Garavan et de quelle horreur cette uniquefaute avait été précédée. Le marquis, jusqu’à la fameuse nuit quiavait précédée son départ pour la Norvège, n’avait eu avec sa femmeaucune relation conjugale. En vain avait-il tenté plusieurs fois dese rapprocher de sa femme, mais celle-ci qui l’avait épousé sansl’aimer, par devoir filial, et qui avait su, dès la première nuit,lui dicter les conditions de ces étranges noces, l’avait toujoursécarté, attribuant aux plus bas caprices les rares accès detendresse de son époux.

L’orgueil de Maxime du Touchais avait été mislà à une rude épreuve et le misérable avait résolu de s’en vengerde la plus ignoble façon. La veille de son voyage dans les mersseptentrionales, il avait versé à sa femme un narcotique quil’avait mise à sa disposition. Et la pauvre Cécily s’étaitréveillée dans les bras de la brute, sans force pour le repousser,mais suffisamment lucide, hélas ! pour assister à tout sonmartyre. Et puis il était parti ! Et Marcel Garavan, quelquesjours plus tard, était venu ! Elle l’aimait, celui-là. Ellelui avait accordé un bonheur qu’elle lui aurait toujours refusé sile marquis, par son horrible conduite, ne lui en avait donné tousles droits !…

Les cris, les pleurs, les supplications dontle récit de cette abominable aventure fut accompagnée auraientattendri le cœur le plus dur ; mais Pont-Marie avait-il uncœur ? Il ne trouva, dans cette histoire, que des raisons plusfortes d’aller jusqu’au bout de sa redoutable passion.

« Ce que vous me racontez là, fit-il, nem’étonne en aucune façon. Votre mari est capable de tout !Vous avez bien fait de vous venger avec ce Marcel Garavan, etpuisque Marcel Garavan est mort, vous n’avez plus qu’à vous vengeravec moi !… »

Elle jeta un sanglot déchirant. Pont-Mariel’avait soulevée dans ses bras impatients. La pauvre Cécily étaitbien perdue, quand tout à coup ce fut au tour de Pont-Marie depousser un cri de terreur. Ses bras s’ouvrirent. Cécily roula surle parquet. Pont-Marie râlait dans l’étau d’une main puissante. Unhomme était là, qui venait de sortir d’un placard comme un diablede sa boîte, et qui, tranquillement étranglait M. le vicomte.C’était le formidable Chéri-Bibi. Cécily s’était relevée au comblede l’horreur, et Chéri-Bibi beaucoup plus par pitié pour sa femme,certainement, que par compassion pour le misérable Pont-Marie, fitgrâce à ce dernier de la vie, mais en le priant assez brutalementde ne plus se retrouver sur son chemin. Il le rejeta hors de lachambre d’une façon si malheureuse pour le galant gentilhomme quecelui-ci descendit tout l’escalier sur le dos, avec un si grandfracas que le chauffeur Cadol, qui attendait patiemment dans lacour qu’on eût besoin de ses services, accourut aussitôt. Il poussala porte du vestibule, que Pont-Marie vit s’ouvrir avec unecertaine stupéfaction, car il l’avait lui-même fermée à clef, etdemanda à M. le vicomte, lequel se relevait en se frottant lescôtes, la cause d’un si grand tapage.

Dédaignant de répondre à une question aussiindiscrète, M. de Pont-Marie ordonna à celui qui laposait de mettre sans plus tarder son moteur en marche, maisl’homme répliqua, avec le plus grand sang-froid, que son maîtrevenait justement de revenir à Dieppe, qu’il se trouvait, par leplus grand des hasards, dans cette maison, et que lui, Cadol,n’avait plus d’ordre à recevoir de son client de passage.

« Je suis le chauffeur de M. lemarquis du Touchais ! »

De Pont-Marie n’en demanda point davantage. Etil s’enfuit à pied, la rage dans le cœur, la menace aux lèvres etruminant déjà quelque méchant projet de vengeance.

En haut, Chéri-Bibi et Cécily, restés seuls enface l’un de l’autre, s’étaient regardés en silence, celui-là avecdes yeux où se lisait le plus tendre amour, celle-là avec lesmarques de la plus profonde épouvante. L’arrivée du marquis, en ladébarrassant de l’odieuse entreprise de Pont-Marie, ne l’avaitpoint sauvée. Bien au contraire, puisque cette interventionapprenait, à celui qui eût dû l’ignorer toute sa vie, un secretpour lequel Cécily avait été près de donner son honneur. Lemarquis, certainement, dans son placard, avait tout entendu. Ilsavait maintenant que le petit Bernard n’était point son fils. Àl’horrible pensée que, désormais, son enfant allait supporter lepoids de sa faute, Cécily, après avoir poussé un soupir,s’évanouit…

Quand elle se réveilla, elle était dans sachambre de la villa de Puys, entourée de ses femmes, de son mari etde son fils. L’enfant, heureux de voir sa mère revenir à la vie, lacouvrait de baisers. Elle répondit à sa tendresse dans uneinquiétude inexprimable.

Docile aux soins qu’on lui prodiguait, ellen’osait toutefois regarder du côté du marquis, lequel lui parlaitavec une douceur qui la bouleversait. Elle redouta, dans son forintérieur, une pareille attitude plus que la colère, le mépris oula vengeance immédiate. Elle connaissait le formidable orgueil dumarquis et ne doutait point qu’il n’eût déjà fixé dans son espritles formes de la catastrophe qui allait, inévitablement, fondre surelle. Tant de dissimulation ne pouvait que préparer une plus grandecruauté. Sans doute voulait-il, pour qu’elle pût supporter le coupqu’il lui préparait, qu’elle eût retrouvé toutes ses forces. Ellefrissonna.

« Vous avez froid, mon amie ? »demanda Chéri-Bibi en lui prenant tendrement la main.

Cette fois, elle le regarda.

Est-ce que vraiment il ne saurait rien ?Était-il possible qu’il n’eût rien entendu ? Elle lut sur sonvisage tant de réelle bonté pour elle qu’elle put le croire. Ellele vit embrasser Bernard avec une affection si évidente qu’elle futtrompée. Mais comme, dans le même moment qu’il l’embrassait, ilpriait le petit de s’éloigner pour qu’il laissât reposer sa mère,et écartait aussi les femmes, elle fut reprise par la terreur. Ilrestait, lui. Il voulait être seul avec elle. Qu’allait-il sepasser ?

Il lui tenait toujours la main. Cette main semit à trembler, cependant qu’une indicible angoisse se répandaitsur les traits de la malheureuse.

« Cécily, prononça Chéri-Bibi d’une voixprofonde, j’ai tout entendu de ce qui a été dit dans la villa dePourville entre cet homme et vous ; mais je vous jure sur latête de cet enfant, que j’embrassais tout à l’heure, je vous jureque j’ai tout oublié ! »

Elle ne comprit pas tout d’abord. Elle nepouvait pas comprendre. Elle resta comme hébétée sous le coup decette déclaration formidable. Il fallut qu’elle s’en répétâtmentalement les termes pour qu’elle arrivât enfin à espérer. Unaussi prodigieux pardon l’anéantissait. La voyant dans cet état,Chéri-Bibi pensa qu’elle doutait encore de lui, et il n’hésitapoint à lui mesurer à nouveau l’immensité de sa générosité.

« Ne craignez rien pour vous, ni pournotre fils, Cécily. Je continuerai d’aimer cetenfant ; il continuera de porter mon nom. Bernard est innocentd’une faute que je n’aurai point l’impudeur de vous reprocher, monamie. Le véritable coupable, c’est moi. Quand on s’est conduitenvers vous comme je l’ai fait, on mérite tous les malheurs, etceux-ci ne sauraient compter auprès de la joie que j’aurais à voussavoir enfin parfaitement heureuse ! Cécily, vous l’avez bienmérité ! »

Pendant qu’il tenait ce langage, Chéri-Bibiétait vraiment beau à voir. Ses yeux brillaient d’un saintéclat ; toute son ardente physionomie disait l’allégresse dusacrifice ; la lumière des grandes actions l’auréolait. Ilétait surhumain. Il s’était vraiment mis dans la peau d’un marquisidéal, qui passait par-dessus tous les préjugés de nom et de raceet qui acceptait, malgré le plus sanglant outrage, de traiter commeun fils un enfant qui n’était pas le sien. Pas une minute, durantcette noble scène, il n’eut cette pensée basse et « terre àterre » qu’il lui était facile, à lui, Chéri-Bibi, de semontrer aussi héroïque dans une affaire où il y avait tout à gagneret rien à perdre, pas même l’honneur. Pas une seconde, il ne sedit : « Que cet enfant soit du marquis du Touchais ou dece M. Garavan, cela m’est bien indifférent puisqu’il ne peutpas être de moi ! » Non ! Non ! sur leshauteurs où il s’était placé, il était réellement l’époux offenséqui accomplit cet acte prodigieusement chrétien non seulement depardonner, mais encore de prendre sous sa protection la coupable etle fruit de la faute.

« Mon ami, vous êtessublime ! » s’écria Cécily en sanglotant.

Et elle lui jeta ses beaux bras autour du couet l’attira sur son cœur enfin conquis.

« C’est vrai que je suissublime ! » pensait Chéri-Bibi en délirant sous lepremier baiser de sa femme, et il ne lui fallait rien de moins quele sentiment de cette sublimité pour qu’il ne s’abandonnât point àde trop vulgaires démonstrations de reconnaissance pour un amourqui daignait enfin se laisser atteindre, après avoir été silongtemps poursuivi.

Chéri-Bibi sut garder sa grandeur dans cemoment redoutable. Il sut se laisser aimer ! Les douces ombresdu crépuscule propice enveloppaient déjà l’heureuse demeure… Ce futla nuit. Ils ne se dirent rien jusqu’au jour. Mais comme l’a sibien et si discrètement exprimé le poète : « Qui dirajamais ton silence, ô volupté ! Ange éternel des nuitsheureuses ! »

VI – Voyage de noces.

Le lendemain matin, Chéri-Bibi se promenaitdans les allées de son jardin, avec un petit air satisfait.

La Ficelle le rejoignit dans le moment qu’ilparlait tout seul.

« Que faites-vous donc, monsieur lemarquis ? Voilà que vous parlez tout seul,maintenant ?

– Monsieur Hilaire, répondit Chéri-Bibi, jesuis en train de me raccommoder avec le bon Dieu ! Voyez lebeau temps qu’il fait et comme cette terre est belle sous le cield’azur ! comme ces fleurs embaument ! comme l’air dumatin est frais et vivifiant ! comme on respire largement aubord de cette mer apaisée ! Je suis heureux, mon bon laFicelle, et je demande pardon au Créateur d’avoir méconnu jusqu’àce jour la douceur de ses bienfaits !

– Ah ! j’aime à vous entendre parler dela sorte, monsieur le marquis ! Je vous assure qu’hier, quandje vous ai vu prendre le chemin de Pourville avec cet air sombre,annonciateur des pires catastrophes, j’ai bien cru que c’en étaitfini de notre sécurité et de notre bonheur ! La fatalité, medisais-je, le poursuit encore, le poursuivra toujours !Chéri-Bibi retourne au crime !

– J’allais à l’amour », répliqua lemarquis.

Disant cela, Chéri-Bibi avait levé au-dessusde sa tête ses deux bras en forme de corbeille, dans un geste degracieuse exaltation qui frappa particulièrement M. Hilaire.Celui-ci se rapprocha encore de Chéri-Bibi, l’examina avec unecuriosité un peu effrontée, et lui demanda sans aucunediscrétion :

« Mais qu’est-ce que monsieur le marquisa de changé ?

– J’ai de changé que Cécily m’aime, mon cher,mon bon, mon excellent la Ficelle ! »

Et le marquis serrait les mains de sonsecrétaire avec un transport tel que celui-ci en eut les larmes auxyeux, tant cette démonstration d’une sûre, d’une impérissableamitié lui broyait les phalanges.

« Monsieur le marquis, vous me faitesmal ! osa soupirer le pauvre garçon qui était devenu blême dedouleur.

– C’est pour te punir, mon cher la Ficelle, decette déplorable manie que tu as d’écouter derrière lesportes ! Outre que ça ne se fait pas dans notre monde, cela teconduit, comme tu écoutes mal, à mal comprendre, et voilà commentj’ai pu croire une seconde que la marquise, qui est la plus puredes femmes, aimait ce Pont-Marie qu’elle a en abomination. Une foispour toutes, la Ficelle, sache que la marquise n’aime quemoi ! »

Une joie si orgueilleuse, une si truculenteallégresse étaient peintes sur l’éblouissant visage de Chéri-Bibique M. Hilaire ne douta plus que la victoire ne fûtcomplète.

Il s’inclina et dit :

« Tous mes compliments. Du reste, je doisavouer à monsieur le marquis que je n’ai jamais douté que monsieurle marquis triomphât. Les vertus de monsieur le marquis…

– Dis donc, la Ficelle, il ne faudrait past’offrir ma tête, mon ami…

– Je jure que je ne dis que ce que je pense,et même que ces expressions sont loin de rendre toute l’estime ettoute la confiance, et toute…

– C’est bon !… c’est bon !… Et toi,la Ficelle, es-tu heureux ?… Tu m’as parlé d’une certaineVirginie.

– Monsieur, je puis vous dire que tout seprésente, de ce côté, de la plus encourageante façon…

– Allons, tant mieux ; je ne suis pas unégoïste et j’aime, quand je suis heureux, à ce que tout le monde lesoit autour de moi. Et maintenant, allez-vous-en, mon ami, car jevois venir la marquise dans son charmant déshabillé dumatin. »

La Ficelle ne se le fit pas répéter et sesauva en saluant de loin Cécily, qui descendait les marches duperron, blanche et harmonieuse apparition, au seuil de cette maisondu bonheur.

Chéri-Bibi s’en fut au-devant de sa femme, lesmains tendues et le sourire reconnaissant.

Cécily, un peu rougissante, pencha son frontsur lui pour qu’il l’embrassât, mais Chéri-Bibi attira sa femme sursa vaste poitrine et voulut, un instant, l’y retenir prisonnière.Mais la marquise lui dit gentiment :

« Maxime, prenez garde auxdomestiques !

– Tu as raison, mon amour, obtempéral’obéissant époux. Notre bonheur est si en dehors de tout et detous que nous devons le garder pour nous tout seuls. Aussi, pourfuir les regards indiscrets, voici, adorée, ce que je te propose,après mûre réflexion : un petit voyage de noces. Au milieu desinconnus et voyageant incognito, nous serons plus facilement l’un àl’autre. Aucun devoir mondain ne viendra troubler le cours de notrebonheur tout neuf, car pour moi, comme pour toi, je l’espère, noussommes de tout jeunes époux et nous ne sommes mariés qued’hier.

– Mon ami, je ferai tout ce que vous voudrez,répondit Cécily avec un sourire angélique. Partout où je serai àvotre côté je serai la plus heureuse des femmes. »

Ils décidèrent vite de partir pour Paris.

Chéri-Bibi faisait le beau et le renseigné.Dans la peur qu’il avait qu’on ne le crût point assez« marquis », il exagérait les plaisirs de la capitale,tristes joies éphémères qu’il avait subies avec résignation à sonretour d’Amérique et dont il parlait, sans s’en douter, bienentendu, comme un provincial. Ce qui le sauvait, c’est que Cécilyétait, la chère femme, plus ignorante et plus simple encored’esprit que lui.

Comme dans le train qui allait les déposer surles quais de la gare Saint-Lazare, Chéri-Bibi croyait devoirreprendre avec une certaine exaltation de commande, et qu’ilestimait de bon goût, l’énumération des félicités qui lesattendaient, Cécily se blottit câlinement contre lui et lui dit enlui montrant ses beaux yeux suppliants :

« Mon Maxime, si Paris allait tereprendre ! Songes-y bien, mon ami, je n’y survivraispas !

– Ni moi non plus ! répliqua Chéri-Bibi,car je t’assure que je suis bien las et bien fatigué de cetteexistence stupide de « grand seigneur ». Aussi, tu n’asplus rien à craindre, m’amour. Il n’y a plus au monde pourMaxime que sa Cécily !… »

L’amour se plaît toujours aux propos enfantinset aime les tournures de phrases d’autant plus jeunettes que ceuxqui les échangent sont plus éloignés de leurs mois de nourrice.

Le train arrivait. Ils allèrent d’abord aubureau télégraphique de la gare envoyer une dépêche à miss et à laFicelle, qui avaient reçu tous deux la garde sacrée du petitBernard, et puis ils descendirent à pied dans Paris, sur le désirde Cécily, que la perspective de marcher sur les trottoirs et des’arrêter à la devanture des magasins amusait.

La première chose qu’aperçut Chéri-Bibi enmettant le pied sur l’asphalte parisien, où il avait mené une siéblouissante existence, fut ce bureau d’omnibus où l’inspecteurCostaud l’avait si brutalement poursuivi à la suite d’il ne savaitplus bien quel crime. Il détourna la tête.

Ayant remonté la rue Auber, ils arrivèrentdevant l’Opéra, que Chéri-Bibi fit admirer à Cécily, et n’oubliantpas de mentionner qu’autrefois il y avait eu sa loge.

« Nous irons entendreFaust ! dit-elle. Faust à l’Opéra etOedipe roi à la Comédie-Française, voilà ce que je désirevoir d’abord à Paris.

– Et puis le tombeau de l’Empereur, ajoutaChéri-Bibi.

– Tu te moques de moi, dit Cécily, avec unemoue gentille. Je sais bien que je ne suis pas Parisienne, mais jele deviendrai, si cela peut te faire plaisir.

– Jamais de la vie, ma Cécily ! Restecomme tu es, tu es un ange, la plus belle, la plus intelligente, lameilleure des femmes ! Ah ! pour rien au monde, je nevoudrais que tu devinsses comme une de ces poupées avec lesquellesj’ai gaspillé les plus belles années de ma vie ! Elles n’ontni cœur, ni cervelle, et passent leur temps à changer de toiletteet à se mettre de la poudre de riz.

– Quelle misérable vie ! soupiraCécily.

– Oui… quelle existence pour elles et pourleur mari ! Et pour leurs enfants, quand elles en ont !Ah ! quand je vois comme tu éduques notre Bernard !

– Notre Bernard ! Ah ! Maxime, commetu es bon !

– Eh bien, puisque je suis si bon que ça, nousallons voir si l’on joue Faust ce soir, et dans ce casnous n’attendrons pas plus longtemps pour contenter ton désir, machérie. »

La marquise murmura :

« Faites-lui des aveux, portez mesvœux… »

Il lui semblait vraiment qu’elle était jeunemariée, tant elle montrait de joie fraîche et un peu niaise àpropos de petits riens du tout, comme d’un chapeau à une vitrine,qui lui plut, et que ce cher Maxime lui acheta, sans mêmemarchander, bien qu’il coûtât 150 francs.

« Qu’importe le prix, disait-il, dumoment qu’il te va à ravir ! »

On ne jouait pas Faust ce soir-là, cequi était bien extraordinaire, mais ils constatèrent, en arrivantplace du Théâtre-Français, qu’ils voyageaient décidément sous lesplus heureux auspices, car l’affiche de la Comédie annonçaitjustement Mounet-Sully dans Œdipe roi, ce qui est bien laplus belle chose que l’on puisse voir au théâtre.

Aussitôt Chéri-Bibi arrêta une auto.

« Nous allons rentrer nous habiller dansnotre palace, chère amie, et puis nous irons dîner en ville, etpuis nous irons à Œdipe roi, puisque cette pièce t’amuse.Que la fête commence ! »

Chéri-Bibi avait fait envoyer les malles dansun grand hôtel de la rue de Rivoli. Il y retint un appartement dontles fenêtres s’ouvraient sur le jardin des Tuileries. Cécily lui enfut reconnaissante.

« Quelle douceur, cette verdure, cesarbres, ces pelouses, ces chants d’oiseaux et les cris joyeux desenfants, après le tumulte de la rue et l’encombrement descarrefours, dit Cécily. Ici on se croirait à la campagne.

– Déjà ! dit en riant Chéri-Bibi.Voulez-vous qu’on y retourne ?

– Pas encore, mon ami ! »

Elle lui mit ses beaux bras autour du cou etils oublièrent la campagne et la ville dans un baiser.

Après quoi, madame ayant sonné la femme dechambre, monsieur passa dans le petit salon, où il prit un journalqui traînait et dans lequel il put lire :

« On annonce le départ pour Cayenne devingt-huit jeunes filles bien constituées, tirées de la maisoncentrale de Clermont. Quelques-unes sont particulièrement belles.On se propose de les unir aux forçats qui se seront fait remarquerpar leur bonne conduite. Décidément, depuis l’aventure deChéri-Bibi, l’administration pénitentiaire ne sait plus quoiinventer pour se faire bien voir de ces messieurs de la relingue.Ayant appris à ses dépens combien les chaînes de fer comptent peupour des gaillards pareils, elle les remplace par les doux liensd’une union forcée, mais honnête. Chéri-Bibi, avant de mourir, aurabeaucoup fait pour la chiourme. Nous espérons que celle-cireconnaissante, quand elle se sera rendue maîtresse de nospénitenciers – ce qui ne saurait tarder avec le système humanitaireactuel – n’hésitera plus à lui élever un monument sur la grandplace de Nouméa et de Cayenne ! »

Chéri-Bibi, après avoir lu, jeta le journalloin de lui, avec un geste de dégoût, cependant que la marquiseentrouvrait justement la porte de sa chambre pour lui adresser sonplus joli sourire. Un peignoir léger était jeté négligemment surses belles épaules. Chéri-Bibi en loucha, mais, vive et coquette,Cécily avait déjà couru au journal, l’avait ramassé et cherchait lepassage qui avait si bien pu causer cette mauvaise humeur.

« Ce n’est rien ! protestaitChéri-Bibi ; je t’en prie, Cécily, ne lis pas ! Leschroniqueurs d’aujourd’hui n’ont plus aucun esprit, et messieursles journalistes en sont réduits à chercher midi à quatorze heurespour remplir leurs colonnes. Va vite t’habiller, ma Cécily ;si nous voulons aller au théâtre, nous ne sommes pas enavance ! »

Mais elle, mutine, voulait voir. Et elle lutle passage où il était question de Chéri-Bibi. Elle rejeta, elleaussi, le journal avec horreur.

« Toujours ce nom ! fit-elle. Je lefuis et il me poursuit partout ! C’est en vain que je voudraisl’oublier, ce monstre qui fut l’assassin de mon père et dutien ! Quand je pense aux bontés que j’ai eues pour lui dansma jeunesse, le traitant comme un petit camarade, bien qu’il fûtl’enfant de la concierge ! Ah ! je voudrais retourner àcette époque pour lui tordre le cou ! Que de catastropheseussent été ainsi évitées, et il n’aurait pas épouvantél’univers ! »

Soudain Cécily courut au marquiseffondré :

« Oh ! mon ami, qu’avez-vous ?Comme vous êtes pâle ! Allez-vous vous trouver mal ?

– Donnez-moi un verre d’eau sucrée,murmurèrent les lèvres blêmes de Chéri-Bibi : je ne me senspas, en effet, bien à mon aise !

– C’est de ma faute, sanglota, éperdue, lapauvre Cécily, en écrasant un morceau de sucre au fond d’un verre,qu’elle tendit en tremblant à son impressionnable époux. C’est dema faute ! J’avais bien besoin de faire revivre cesépouvantables souvenirs ! Comment vous trouvez-vous ?

– Merci, ça va mieux ! mais, voyez-vous,chère amie, chaque fois que l’on parle devant moi de ceChéri-Bibi…

– Cela ne m’arrivera plus, je vous le jure,Maxime !… mais pardonnez-moi pour cette fois, ce fatal retourau passé, comme je me le pardonne à moi-même, car, au moins j’auraieu une fois de plus la preuve de la sensibilité de votre cœur, monami. Vous êtes bon, et vous aimiez bien vos parents, cherMaxime !

– Si je les aimais ! soupira Chéri-Bibien levant les yeux au ciel.

– Eh bien, s’ils nous voient maintenantlà-haut, exprima Cécily avec une douce piété, ils doivent êtreheureux de notre bonheur. »

Et elle se pencha vers lui pour l’embrassersur le front, mais enivré de son parfum, l’autre tendit les bras,et il ne fallut rien de moins que l’impatience de la femme dechambre, oubliée dans la chambre à côté, pour qu’ils se souvinssentde l’heure qui marche toujours, elle, que l’on rie ou que l’onpleure, que l’on s’embrasse ou que l’on assassine.

Ils venaient de faire leur entrée dans unrestaurant du boulevard des Capucines, quand le maître d’hôtel,courant à Chéri-Bibi, avec un empressement de bon augure, montraune table « à monsieur le marquis »…

Pendant que Cécily, en laissant aller sonroyal manteau aux mains du valet de pied, concevait une légitimevanité d’être vue au bras d’un homme à la mode, « si connudans la capitale », Chéri-Bibi, dans la crainte de quelqueimpair, regrettait d’être venu dans ce restaurant où le maîtred’hôtel le connaissait si bien alors que, lui, le connaissait sipeu.

La figure de ce maître d’hôtel rayonnait d’unefaçon inquiétante. La joie qu’il avait de revoir « monsieur lemarquis » le rendait dangereux par l’abondance de sesdiscours : il s’informait de la santé de son client, seplaignait d’être resté de si longues années sans le voir et faisaitallusion à de lointains services, sortant, de la nuit des temps,des noms de compagnons, d’anciennes ripailles que Chéri-Bibientendait pour la première fois.

Décidé à couper court à cette exubérance qu’iljugeait avec raison de mauvais goût et qui le mettait au supplice àcause de la difficulté qu’il avait à y prendre part, Chéri-Bibifinit par dire d’un ton très sec, mais un peu au hasard :

« C’est bien, Henry, donnez-moi lacarte ! »

Le maître d’hôtel, devenu subitement froid etcorrect et extraordinairement réservé, attendit la commande, aprèsavoir fait remarquer cependant qu’il ne s’appelait pas Henry, maisÉmile.

Le dîner manqua un peu d’entrain à cause del’air glacé avec lequel Émile et non Henry tournait autour de latable de Chéri-Bibi, veillant au service avec un soin jaloux. Oneût dit qu’il avait peur que Chéri-Bibi se sauvât sans payer.Celui-ci en eut peut-être l’intuition, car il ne tarda pas àdemander l’addition, négligeant liqueurs et cigares.

Comme Chéri-Bibi venait de laisserostensiblement dans l’assiette un pourboire qu’il croyait excessifet qui n’était que suffisant, la figure sévère du maître d’hôtel sepencha vers lui et ses lèvres remuèrent :

« Monsieur le marquis, que je n’ai pas vudepuis tant d’années, a sans doute oublié qu’il me doit vingtfrancs ! »

Chéri-Bibi blêmit, car Cécily avait entendu.Sans tergiverser cependant il glissa deux doigts dans la poche deson gilet et jeta le louis au maître d’hôtel qui le ramassa endisant :

« Merci pour les intérêts ! Levestiaire de M. le marquis !… »

Chéri-Bibi était furieux. De blême, il étaitdevenu pâle de rage et il fut heureux de retrouver l’air frais dansun moment où il avait tant besoin de son sang-froid.

« L’idiot ! ne put-il s’empêcher des’écrier aussitôt sur le trottoir, il empruntait de l’argent auxdomestiques !

– De qui donc parlez-vous, mon ami ?demanda Cécily, inquiète de le voir dans cet état de fureurconcentrée.

– Oh ! d’un camarade de jeunesse que jechargeais de régler mes dépenses en ville et qui était assezindélicat, comme vous avez pu le constater vous-même, hélas !pour me laisser des dettes partout !

– Mon Dieu, mon cher Maxime, ça n’est pas biengrave ; mais, entre nous, vous auriez dû récompenser lacomplaisance du maître d’hôtel qui avait ainsi rendu service àvotre ami en croyant le rendre à vous-même !

– Ce laquais ne méritait pas un sou !déclara Chéri-Bibi avec force. Et puis, si je suis parfois généreuxjusqu’à la prodigalité (allusion au chapeau de 150 francs), dévouéjusqu’à l’abnégation, reconnaissant jusqu’au sacrifice, je memontre volontiers ménager jusqu’à la pingrerie avec des valets quine demandent qu’à vous voler, et rancunier jusqu’à la haine,haineux jusqu’à la vengeance, vindicatif jusqu’à l’embûche et à latrahison !

– Mon ami, vous vous calomniez !s’exclama la pauvre Cécily, vous m’avez prouvé que vous saviezpardonner !

– Tu m’avais pardonné avant moi, ange au frontvermeil, répliqua Chéri-Bibi, en serrant le bras de sa femmeapeurée.

– Mais alors pour qui ces terriblesparoles ? Pour qui avez-vous de la haine ? Pour qui de lavengeance, des embûches et de la trahison ? »

Chéri-Bibi s’essuya le front. Il était calme.Il répondit :

– Pour ce camarade qui a emprunté vingt francspour moi à Émile.

– Mon Dieu ! Maxime, tout cela est bienloin ! Jurez-moi que si, par hasard, vous rencontrez à Parisce vieux camarade, vous ne lui ferez pas de mal ?

– Je puis vous jurer cela, ma Cécily, et quema colère ne vous épouvante point : ce vieux camarade estmort ! »

Ils étaient arrivés place du Théâtre-Français,et c’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans l’auguste maison, en sefaisant les plus doux compliments, en s’adressant les plus heureuxregards, ne s’imaginant point qu’ils étaient curieusement observéspar un couple, qui loua une loge, au bureau, derrière eux, et quise trouva, comme par hasard, en face d’eux, dans la salle despectacle.

Ce fut Cécily qui les aperçut la première.

« Tiens, dit-elle, M. etMme d’Artigues !

– Où donc ? » demanda Chéri-Bibi,qui se rappela soudain le couple mondain qui lui avait été présentélorsqu’il était commandant du Bayard.

« En face, mon ami, ne les voyez-vouspoint ? Ils nous voient, eux, ils nous saluent. Répondez doncà leur salut, Maxime. »

Maxime s’inclina de mauvaise grâce.

« Je dois vous dire, chère amie, que jen’aime point beaucoup ces gens-là, fit-il. Nous sommes un peu enfroid depuis notre dernière traversée. Ils m’en ont voulu de tousleurs malheurs, et moi, de mon côté, je me suis aperçu que, sousleurs dehors mondains, ce ne sont point des gens tout à fait commeil faut.

– J’aime à vous l’entendre dire, mon ami, carc’est toujours, je vous l’avoue aujourd’hui, avec une certainerépugnance que je les recevais autrefois à notre table, mais vousme les ameniez, Maxime, et même dans ce temps-là je n’aurais pointvoulu vous contrarier en rien. Autant que possible, je leur faisaisbon visage.

– Vous êtes « le modèle desépouses », Cécily ; que dis-je, « vous êtes unesainte » !

– Les saintes attendent leur récompense duparadis, répliqua la marquise du tac au tac, mais moi, j’ai eu monbonheur sur la terre ! »

Et elle lui serra la main. Il laissa sa rudepatte dans ce petit gant blanc parfumé, qui le pressaitdélicieusement, et il enveloppa sa femme de son chaud regardd’amour. Il avait oublié tous les d’Artigues de la terre quand lerideau se leva sur les malheurs d’Œdipe.

Enfants, du vieux Cadmus jeunes postérités,

Pourquoi vers ce palais vos cris sont-ilsmontés ?

Peu à peu il s’intéressa à la pièce. Cettefatalité qui pesait sur le fils de Laïus et de Jocaste ne lui étaitpoint inconnue. Il en avait mesuré les coups. Il savait que cen’était point là un conte, une invention, une imagination de poète.Il aima et plaignit Œdipe comme un frère.

Dans un entracte, il sortit brusquement, sansrien dire à Cécily, qui en resta tout étonnée.

Il fit cinq cents pas dans la galerie desbustes, tourna en rond dans le foyer, sous le regard de Voltaire,se disant entre les dents des choses obscures qui le faisaientprendre pour un fou par ceux qui passaient près de lui.

Quand il rentra dans la loge, Cécily luidit :

« M. d’Artigues sort d’ici ; ila été extrêmement aimable. À l’entracte prochain, vous irez rendrecette politesse à Mme d’Artigues. Faites-lui entendre que noussommes de passage, que nous partons demain ; surtout éviteztoute invitation, puisque ces gens vous déplaisent autant qu’àmoi. »

Chéri-Bibi approuva de la tête et se replongeadans la terrible aventure du héros thébain. Plus le malheurenserrait celui-ci de son lien funeste et inévitable, plusChéri-Bibi montrait d’agitation. Par instants, il avait de sourdesexclamations qui surprenaient Cécily. Il marmonnait des :« C’est bien ça ! C’est bien ça ! » approuvantdu geste, enfin manifestant une telle sensibilité que la marquise,après avoir souri, finit par être touchée.

Elle dut lui répéter deux ou trois fois, à lafin de l’acte, qu’il était de son devoir d’aller présenter seshommages à Mme d’Artigues. Il y alla à son corps défendant,bien résolu à se montrer si maussade et si mal disposé à renouerdes relations qui le gênaient, que celles-ci s’en trouveraientdéfinitivement rompues.

À son entrée dans la loge, Mme d’Artiguesse tourna vers lui, avec une grâce un peu hautaine, et lui tenditla main, d’un geste de reine à sujet.

Le pauvre Chéri-Bibi en resta tout pantois. Ilavait cru trouver Mme d’Artigues avec son mari, et celui-cis’était éclipsé. Se rappelant les gentillesses qu’il avaitsurprises sur le Bayard, entre cette dame et le marquis duTouchais, Chéri-Bibi jugea sa situation assez inquiétante. Sans lesavoir, peut-être s’était-il conduit comme un mufle avec une femmedu monde, qui lui avait paru du dernier bien autrefois avec ce cherMaxime, et que celui-ci, depuis son retour en Europe, avaitcomplètement oubliée.

La femme de lettres le pria de s’asseoir, enle dévisageant curieusement, à travers son face-à-main.

« C’est drôle, fit-elle, quand je vousregarde de bien près, je ne vous reconnais plus du tout ! Deloin, c’est vous ; de près, j’en doute. Ce n’est point dureste la première fois que vous me produisez cet effet. Quand on apu enfin vous revoir à bord du Bayard, après votremaladie, je vous trouvais je ne sais quoi de changé. Je savais bienque la maladie pouvait transformer un homme, mais pas à cepoint ! »

À de tels propos, Chéri-Bibi ne répondait quepar un silence d’abruti et par l’anéantissement de tout sonindividu. Fallait-il que la malchance le poursuivit encore pourque, au début de ce voyage de noces, qu’il avait rêvé si fleuri, sidoux et si débarrassé de toute complication néfaste, il se heurtâtà cette rusée femelle dont la moindre parole lui donnait lefrisson !

Les yeux de Mme d’Artigues derrière leface-à-main lui faisaient peur. Lui, qui avait tout bravé et quin’avait point redouté l’approche de Cécily, se demandait avec uneangoisse qui lui broyait le cœur si le miracle qui avait fait delui un marquis n’allait point perdre de sa vertu devant cesyeux-là.

Elle continuait :

« Changé, vous l’avez été du tout autout, pour les autres comme pour moi ! Dès vos premièressorties, à bord du vaisseau, vous nous fuyiez !Pourquoi ? Que vous avions-nous fait ? N’étions-nouspoint vos premières victimes ? Ne vous avions-nous pas suivijusqu’au bout ? Alors qu’une autre vous quittait, ne suis-jepas restée à vos côtés, bravant la mort avec vous ? Oh !monsieur, je vous en ai beaucoup voulu de votre étrange attitude ànotre égard, à mon égard. Vous nous avez quittés, vous avez regagnél’Europe, sans plus vous occuper de nous, de moi, que si nousn’avions pas existé. Et cependant… et cependant, Maxime,rappelez-vous cette nuit terrible, la dernière nuit que nous avonspassée à bord de la Belle-Dieppoise, qui n’était plusqu’une épave, alors que vous gémissiez sur l’abandon de la baronneProskof ! Qui est-ce qui vous a consolé ?

– Oui ! oui ! je me larappelle », soupira le pauvre Chéri-Bibi, qui tenait avanttout à mettre un frein à ce flot débordant de souvenirs… et ilpensait : « Allons bon ! encore une à qui je dois dela reconnaissance et qui ne me laissera tranquille que lorsque jela lui aurai prouvée !… » Mais ce disant il recommençaitcependant à « respirer », car ces reproches assezviolents attestaient qu’il n’était point découvert et alors il serendit compte que toute la méchante impression ressentie d’unexamen qu’il avait cru dangereux lui était venue de ce face-à-main,toujours braqué sur lui.

« Madame, lui dit-il, je vous aime mieuxsans votre face-à-main. »

Elle l’abaissa et daigna lui sourire. Bienmieux, elle lui mit sa main dans la sienne et se pencha surlui ; mais fidèle comme Hector, et chaste comme Joseph, il serecula avec horreur. Elle s’en montra irritée.

« Vous voilà bien dégoûté, fit-elle.

– Mon Dieu, madame ! fit-il en se levant,je crois bien que voici la fin de l’entracte et je vais rejoindrema femme…

– Vous lui présenterez mes compliments !lui jeta la d’Artigues, outrée. Mon cher Maxime, vous ne serez pasétonné que m’ayant traitée comme une fille, je me venge comme unefille !… La marquise prendra, j’en suis sûre, un grand intérêtà la lecture de certaines lettres !…

– Quelles lettres ?… quelleslettres ?… balbutia le pauvre Chéri-Bibi.

– Eh ! vous avez la mémoirecourte !… Ces lettres que vous m’écriviez à bord de laBelle-Dieppoise, quand vous me promettiez déjà d’abandonner labaronne Proskof, et même de divorcer un jour avec votre Cécily pourépouser Mme d’Artigues, redevenue libre de soncôté ! »

« Quelles amours compliquées il avaitl’animal ! pensait pendant ce temps, avec une rage et uneffroi grandissants, Chéri-Bibi. Jamais je ne m’entirerai ! »

Et l’autre, le voyant si« dérouté », continuait, impitoyable :

« Ah ! mon cher, si vous avez lamémoire courte, vous avez l’écriture longue. Votre femme seracertainement enchantée de savoir avec quels yeux vous la jugiez àcette époque, comment vous l’appréciiez et de quelle manière vousen parliez. Une femme peut oublier les mauvais traitements, lesinfidélités, les humiliations, mais il y a certaines choses,certaines petites choses qu’elle ne pardonnera jamais. Ce sontcelles, les plus douloureuses, qui tendent à la tourner enridicule. »

Le malheureux Chéri-Bibi étouffait. Il s’étaitrejeté dans un coin de la loge. Il pensait que décidément onn’avait pas de chance, dans la famille, avec les lettres.

« Combien ? » râla-t-il.

Mais, maintenant, Mme d’Artigues riait detoutes ses dents, qu’elle avait belles. Voyant cet homme en sonpouvoir, elle s’amusait de lui, cruellement.

« Mon Dieu ! comme vous êtes devenubrutal, mon cher marquis ! fit-elle. Avez-vous oublié que lecadeau vaut moins par lui-même que par la façon dont il estdonné ? Je repousse vos présents si vous ne les offrez pointavec grâce. Mais attendez !… on frappe les trois coups :le rideau va se lever. Retournez auprès de la marquise, à laquellevous ferez mille amitiés de ma part.

– Quand vous reverrai-je ? imploraChéri-Bibi, bouleversé et en baisant humblement cette main qu’ellelui tendait et qu’il eut voulu mordre.

– Mais ce soir même.

– Ce soir même ! s’exclama Chéri-Bibi, deplus en plus troublé… Ce soir même !… Mais c’estimpossible !

– Je le veux ! répliqua cette femmeentêtée. Charles et moi allons souper à l’Abbaye de Bedlam. J’aiencore quelques petites choses à vous dire, qui ne sauraientsouffrir de retard. À tout à l’heure ! J’ycompte ! »

D’Artigues rentrait dans la loge. Chéri-Bibi,qui avait une envie folle de se jeter sur le couple et d’en fairede la chair à pâté, se sauva, les tempes battantes, le cœur entumulte, les oreilles bourdonnantes.

Il retrouva Cécily, qui était déjà toute auspectacle…

Les malheurs d’Œdipe continuaient. De plus enplus, Chéri-Bibi était conduit à faire un singulier rapprochemententre la fatalité qui avait si méchamment frappé le héros antique,et celle qui le poursuivait, lui, jusque dans cette salle despectacle.

Au fond, qu’étaient les crimes d’Œdipe, lequelavait tué son père et épousé sa mère, dans l’ignorance où il étaitresté de sa naissance, à côté de ceux de Chéri-Bibi, innombrables,tous s’engendrant les uns les autres et tous issus d’un gestegénéreux ? (Le geste qui avait tué le père de Cécily, dans unmoment où Chéri-Bibi voulait le sauver.) Et voilà que maintenantqu’il se croyait débarrassé enfin de la nécessité de tuer – aprèsavoir pris la peau d’un autre – la catastrophe rôdait de nouveauautour de lui, préparait sournoisement ses coups, venait de luifaire entrevoir sa hideuse face rouge.

Chéri-Bibi broya sournoisement la tablette dela loge sur laquelle Cécily avait disposé sa jumelle, son réticuleet ces aimables bibelots dont ne se dépare jamais une joliefemme.

Il fallait bien qu’il passât sa fureur surquelque chose.

La tablette céda. Les objets qu’elle soutenaittombèrent avec éclat. Cécily poussa un cri. Toute la salle seretourna. Des protestations s’élevèrent. En ce moment, Œdipe, quivenait de s’arracher les yeux, descendait les marches du temple, enpromenant ses mains ensanglantées sur les jeunes fronts innocentsd’Étéocle et de Polynice.

Un tel spectacle, l’émoi de la salle, le cride Cécily, la rage qui était dans son cœur, tout contribua à faireperdre la tête à ce pauvre Chéri-Bibi qui, lui, s’arracha lescheveux dans un geste sauvage, et montrant sur la scène le fils deLaïus, abandonné des dieux, s’écria :

« Voilà un type dans mon genre !…Voilà un type dans mon genre !… »

La marquise, épouvantée, croyant que son mariétait subitement devenu fou, le suppliait de se calmer, l’entouraitde ses bras tremblants et le défendait contre l’invasion de deuxgardes républicains, qui accouraient pour expulser lesperturbateurs.

« C’est bien ! c’est bien ! Pasd’histoires, dit Chéri-Bibi, nous nous en allons ! Et surtoutne me touchez pas ! Je suis le marquis du Touchais. »

À l’énoncé de ce titre, les gardes, comme debons républicains qu’ils étaient par définition, s’inclinèrent.

Alors Chéri-Bibi aida la marquise éperdue àmettre son manteau, passa son pardessus et sortit avec dignité,regrettant à part lui de n’avoir pas pu conserver son sang-froid.Derrière eux, des imprudents murmuraient : « C’est unfou ! » et cela assez haut pour que Chéri-Bibi pût lesentendre ; mais il faisait la sourde oreille, ayant hâte demettre dans sa voiture la malheureuse Cécily, qui tremblait commeune feuille agitée par le vent d’automne.

À peine furent-ils seuls, après qu’il eut jetél’adresse de l’hôtel au chauffeur, que la marquise éclata ensanglots. Chéri-Bibi la prit sur son cœur et lui dit :

« Mon adorée, calme ta peine. J’ai eu unaccès de fièvre chaude. Depuis ce fatal voyage dans les mers deMalaisie, cela m’arrive quelquefois ; mais, comme tu vois,cela ne dure pas… et je n’en avais pas eu depuis dix-huit mois. Dureste, les médecins que j’ai consultés m’ont dit que je finiraispar ne plus en avoir du tout. Que cela ne trouble point notrebonheur.

– J’ai eu bien peur », soupira Cécily,qui avait véritablement craint pour la raison de son mari.

Elle fut la première, arrivée à l’hôtel, àparler d’un repos nécessaire. Chéri-Bibi se montra sage comme uneimage et se laissa border comme un petit enfant. Mais, vers minuit,il quittait sa chambre en tapinois et ne rentrait à l’hôtel qu’àl’aurore.

Ce matin-là, quand il se présenta dans lachambre de la marquise, il avait la mine encore ravagée sous ungrand air de satisfaction.

« C’est singulier, lui dit-elle, tu asl’air à la fois content et malade !…

– Eh ! ma bonne amie ! si je suismalade, c’est que l’atmosphère de Paris ne me vaut décidément plusrien ! et si je suis content, c’est qu’avec votre permission,j’ai résolu d’en chercher une autre !

– Nous n’aurions pas dû quitter Dieppe !soupira la marquise.

– Retournons-y ! » s’écriaChéri-Bibi…

Les bagages furent vite prêts. Comme ilsquittaient l’hôtel, un camelot leur passa sous le nez enhurlant : Le double assassinat de l’île de Puteaux !Mort tragique de M. et de Mme d’Artigues !…

Le marquis et la marquise poussèrent un mêmecri d’horreur. Ils tombèrent sur ces quelques lignes en dernièreheure : On a cru d’abord que M. etMme d’Artigues s’étaient noyés en passant la Seine, cettenuit, pour se rendre dans l’île de Puteaux où ils possèdent unpavillon qui a été le théâtre de bien des petites fêtes… maisl’examen des cadavres prouve qu’ils ont été tous deux victimesd’une effroyable agression. Le cou et la gorge portent des traceshorribles de strangulation… On se croit en face d’un étrange dramepassionnel…

« Ah ! ce Paris !… ceParis ! s’écria Chéri-Bibi… je n’y remettrai plus jamais lespieds !… On rencontre un jour des amis en bonne santé ;le lendemain il n’en reste plus rien qu’un article qui lesdéshonore !… »

Cécily frémissait, muette d’épouvante.

« À Dieppe ! à Dieppe ! criaChéri-Bibi… et en vitesse !… »

VII – Où Chéri-Bibi goûte un bonheuréphémère

Neuf mois après, Chéri-Bibi était père. Ce futun grand bonheur pour tout le monde. Bien qu’il fût de notoriétépublique, à Dieppe et dans les environs, que depuis qu’il étaitrevenu de ses aventures, le marquis de Touchais « n’attachaitpoint ses souliers avec des saucisses », il y eut une grandedistribution de secours aux pauvres. Le bon la Ficelle vit sedoubler ses appointements. Heureux Chéri-Bibi ! Heureux laFicelle !

Enfin, ils y étaient entrés dans leparadis ! Rien ne venait plus troubler leur sécurité. LePont-Marie avait disparu de l’horizon. Ils aimaient et ils étaientaimés ! La jeune Virginie avait en effet répondu aux feux deM. Hilaire. Les deux compères se laissaient soigner, dorloter,vivre au cours langoureux des jours et des nuits.

Ils avaient des conversations attendrissantessur les conditions du bonheur parmi les hommes. Souvent, enremontant, de compagnie, la côte du Pollet, ils devisaient commedes sages. Le moral de Chéri-Bibi avait changé en même temps queson physique. Et maintenant, la transformation était complète. Ilse sentait beau, fort et riche. Alors il devenait bon, tout enrestant fort ménager de son bien, ce qui est le suprême de lasagesse. Ceci ne prouvait point que tous les gens qui sont beaux,forts et riches, fussent bons, mais bien que la méchancetéantérieure de Chéri-Bibi n’était qu’un accident. Et cela luisuffisait à lui-même, quand il pensait encore – le moins souventpossible – à certaines choses du passé et qu’il avait besoin des’excuser.

Quelquefois, Chéri-Bibi arrêtait la Ficelledevant une modeste maison de pêcheurs. C’était le soir ;l’homme était rentré de ses durs travaux et fumait sa pipe, sur leseuil, tandis que la femme raccommodait les filets et que lamarmaille jouait dans le ruisseau.

« Regarde-moi ce tableau, disait-il, cesgens sont pauvres mais honnêtes. Ils sont heureux ! L’argentpourrait les perdre ! Ne cherche point d’autre raison, laFicelle, à ce que tu appelles ma parcimonie, par politesse. Je nedemande pas mieux que de secourir « ceux qui ontbesoin », mais d’abord, il faudrait me prouver que ceux-ci ontbesoin de quelque chose ! »

Ainsi philosophant, ils arrivaient à la villade la falaise. Chéri-Bibi apercevait le voile blanc qu’agitaitCécily et il hâtait le pas.

« Elle m’attend, la chèrefemme ! »

Elle l’attendait en effet avec son dernier-nésur les bras, et c’était une minute bien attendrissante que cellequi réunissait le père, la mère et l’enfant. Tendresse et baisers,douces joies de la famille !

Le cœur de Chéri-Bibi se fondait à la chaleurde cet aimable foyer. Les yeux de la Ficelle se mouillaient delarmes. Le petit Bernard, adorable garnement, donnait, par sesjeux, de la gaieté à ce tableau bucolique. Gâté par « sonpère », qui ne lui refusait aucun jouet, il était le petittyran de la maison ; et Cécily, en constatant chaque jour laparfaite conduite de son mari envers celui qui avait pris une placequi ne lui appartenait pas, sentait redoubler son amour pour cethomme extraordinaire, qui l’avait autrefois tant fait souffrir etqui lui donnait aujourd’hui de si inattendus sujets desatisfaction.

Elle avait naturellement désiré que le bébéfût baptisé du nom dont elle nommait elle-même le marquis, depuisque le bonheur conjugal avait pénétré, d’une façon aussi inopinéequ’héroïque, sous le toit de la villa de la falaise.

Mais, par un entêtement étrange, le marquiss’était opposé à ce que l’on donnât à son fils le prénom de Maxime.Et l’enfant s’appelait Jacques. Le père avait dit qu’il trouvait cenom gentil. La Ficelle, qui n’ignorait point le vrai prénom deChéri-Bibi, avait surenchéri sur le charme de ces deux syllabes. Lamère avait consenti et Jacques était maintenant un gros bébé detrois mois qui ne ressemblait pas plus à son père que son frèreaîné, du reste.

Non, on ne retrouvait point dans Jacques lestraits du marquis du Touchais, mais une certaine rudesse de visageinconnue de la famille, qui enchantait d’ailleurs Chéri-Bibi, touten inquiétant un peu la mère. Il n’avait point l’air commode, lemoutard ! Et déjà, il n’en faisait qu’à sa grossetête !

Cécily avait voulu l’allaiter. QuandChéri-Bibi voyait la tête de son fils sur ce beau sein adoré, il nepouvait s’empêcher de lever vers le ciel, auquel il avait sisouvent montré le poing, des yeux reconnaissants et de remercier laProvidence de lui avoir réservé pour le milieu de ses jours, aprèstant de tribulations, un bonheur que rien désormais ne semblaitdevoir troubler.

Jamais plus il ne prononçait le mot :fatalitas ! Et il tendait à croire que les humainssont surtout des êtres bien impatients, qui ne laissent point à lasagesse divine le temps de balancer, par un apport certain defélicités, toutes les tristes épreuves par lesquelles la Providences’est plu d’abord à les faire passer, à seule fin de leur fairemieux goûter, par l’antithèse, le prix du bonheur sur la terre.

Une seule chose au sein de cette merveilleusebéatitude le chagrinait : c’était la conduite du bon laFicelle. Il la trouvait déréglée, et plus d’une fois il ne le luiavait point envoyé dire. M. Hilaire avait une maîtresse enville. Cette Virginie était une jeune fille de bonne famillenormande, c’est-à-dire de braves paysans qui avaient un petit biendans le pays de Caux.

Elle était venue servir à Dieppe parce que,avec un certain goût qu’elle avait de la coquetterie, il luidéplaisait de traire des vaches. Tant est que M. Hilairel’avait eue sage, ce dont il s’était vanté auprès de son maître,comme un sot. Il n’en avait point récolté de félicitations. Loin delà, Chéri-Bibi lui avait reproché toute l’ignominie de saconduite.

Quand on a l’honneur d’être le secrétaire deM. le marquis du Touchais – du nouveau, qui était un hommerangé, d’intérieur, bon mari, et bon père, bien-pensant, etconduisant son monde à la messe – on n’a aucune excuse de séduireles filles.

« As-tu songé, mon ami, disait certainsoir le marquis à son dévergondé secrétaire, as-tu songé à ce quipeut arriver à cette pauvre enfant ? Imagine qu’elle deviennemère… La voilà perdue par ta faute. Tu l’as déshonorée. Queferais-tu en pareil cas ? Songe à la responsabilité que tuencoures pour quelques moments de plaisir.

– Virginie est débrouillarde, répondit laFicelle. Je la connais : elle s’en tirera toujours.

– Tu raisonnes en égoïste et comme unsans-cœur. Monsieur Hilaire, vous me dégoûtez. Ne me parlez plusjamais de vos amours !

– Monsieur le marquis, il faut pourtant que jevous en parle encore. Ce que vous avez prévu n’est que troparrivé : Virginie est enceinte !

– La malheureuse ! Que vas-tufaire ? Réfléchis avant de dire une bêtise.

– J’ai réfléchi, monsieur le marquis, j’airéfléchi que Virginie s’en tirerait toujours avec une petite sommed’argent.

– Tu n’as pas le sou ! Tu dépenses toustes appointements !

– Sans doute, mais je suis certain quemonsieur le marquis, dans une occasion pareille, ne nous laisserapas dans l’embarras. Si je donne cinq mille francs à Virginie, ellesera contente et il n’y aura pas de scandale !

– Pas un franc ! tu entends, pas unsou ! Je ne veux pas encourager tes vices, et s’il y ascandale, je te chasse !

– Vous ne ferez pas ça, monsieur lemarquis !

– Je le ferai comme je le dis !

– Virginie m’arrachera les yeux !

– Beau dommage ! Tu n’as qu’à te conduirecomme il faut avec cette enfant et elle ne t’arrachera rien dutout !

– Qu’est-ce que vous voulez que jefasse ?

– Épouse-la !

– Vous parlez sérieusement, monsieur lemarquis ?

– Petit débauché, quel conseil attendais-tudonc de moi ? Pour la mère et pour l’enfant, tu doisl’épouser ! Je l’ai vue. Elle fera une excellente femme dechambre.

– Monsieur le marquis, j’avais espéré faire unbeau mariage !

– Fais d’abord un honnête homme, laFicelle ! Épouse ta Virginie et je te donne dix millefrancs !

– Ah ! monsieur le marquis, c’est encorevous qui êtes le meilleur de nous tous ! C’est vrai !Vous avez raison ! Virginie m’aime et je l’aime !Pourquoi chercher la fortune quand on a le bonheur ? Il nefaut pas avoir trop d’ambition !

– À la bonne heure ! j’aime à t’entendreparler comme un brave garçon ! Un beau mariage !Qu’espérais-tu donc ?… Songe que je t’ai tiré de rien, laFicelle… que tu n’es qu’un pauvre mitron dont j’ai fait lesecrétaire de M. le marquis du Touchais !

– Je ne l’oublierai jamais, monsieur lemarquis, jamais ! Alors, je cours apprendre cette bonnenouvelle à Virginie. Justement cela tombe bien, elle doit quittersa place aujourd’hui ou demain, au restaurant du port. Le nouveaupropriétaire arrive avec un nouveau personnel, paraît-il.

– Il change donc tout le temps depropriétaire, ton restaurant du port ? demanda Chéri-Bibi, quise rappelait que la Ficelle lui avait déjà appris, il y avait un anenviron, le départ de M. Oscar.

– Ah ! le nouveau propriétaire estattendu depuis un an ! Il devait arriver du jour au lendemain,et il y a un an que ça dure ! C’est même assez drôle !Pendant tout ce temps-là, c’est un bonhomme venu de Paris qui afait l’intérim avec Virginie.

« Heureusement qu’il avait affaire à unefille honnête, ce gérant-là, car il ne connaissait rien à larestauration, paraît-il, ni à la limonade. Et pour remercierVirginie, voilà qu’on la fiche à la porte !

– Tu l’amèneras ici, elle commencera sonservice demain, fit Chéri-Bibi.

– Ah ! monsieur le marquis !

– C’est bon, c’est bon, tu me remercieras uneautre fois, chenapan !

– Et où accouchera-t-elle, monsieur ?

– Chez moi !…

– Ah ! mon Dieu ! Et le petit, oùqu’il sera élevé ?

– Chez moi, avec le mien, laFicelle !

– Mon Dieu ! mon Dieu !… Alors ilsjoueront ensemble, ils grandiront ensemble, ils… Ah ! tenez,monsieur le marquis, il faut que je vous embrasse ! Je savaisbien, moi, que vous étiez un brave homme !

– Eh bien, embrasse-moi donc ! Et surtoutcontinue, toi, à être un brave garçon. C’est encore le meilleurmoyen d’être heureux ici bas, la Ficelle. »

M. Hilaire sortit des bras de M. lemarquis tout en larmes ; et ce fut pour courir, comme un fou,à Dieppe, pour dégringoler la côte du Pollet, au bout de laquelleil arriva essoufflé et tout en nage. Au coin du pont, il faillit sefaire écraser par une voiture qui remontait à Puys, à grandeallure.

C’était une légère voiture de maître, unélégant boggy, dans lequel se trouvait un homme qui apostrophaitavec assez de rudesse l’imprudent la Ficelle.

À cette voix, le secrétaire du marquis duTouchais tressaillit et se retourna vivement. Mais déjà le petitéquipage était parti à fond de train.

« Quelle brute ! » murmura laFicelle.

Sur le trottoir du pont, un homme, qui avaitassisté à l’incident, s’avança.

« Eh bien, vous l’avez échappébelle ! Il est pressé, le docteur Walter », fit lepassant en qui le secrétaire du marquis du Touchais reconnutM. Costaud, agent de la Sûreté générale.

M. Hilaire salua sans répondre ets’éloigna en haussant les épaules. M. Hilaire n’aimait pointla conversation de ces messieurs de la police en général, ni enparticulier celle de M. Costaud dont la figure ne lui avaitjamais beaucoup plu.

Cinq minutes plus tard, il poussait la portedu restaurant du port et était accueilli moitié figue, moitiéraisin, par la belle Virginie, qui lui fit signe aussitôt des’asseoir dans un coin, près du comptoir.

Elle était rouge comme un bouquet de cerises,les cheveux ébouriffés, le bonnet de travers et lui confiait enhaletant qu’elle avait eu à se défendre avec une certaine énergiecontre les entreprises galantes du nouveau patron qui venait enfind’arriver.

Elle l’avait, du reste, proprement giflé,avait réclamé son dû et attendait que le bonhomme redescendit dupremier étage où il était allé chercher de l’argent pour lui réglerson compte.

« Je suis bien contente de partir,expliqua-t-elle, car cet homme-là me fait peur ; il roule unventre de barrique, et vous « fusille » avec de petitsyeux de fouine. On ne sait pas, à le regarder, s’il veut rire ouvous assassiner. Quand il s’approche de vous, on se reculeinstinctivement, comme à l’approche d’un monstre. Quand j’ai vuqu’il voulait m’embrasser, j’ai crié d’horreur et je l’ai battu.J’ai cru qu’il allait me tuer. Et puis, il a ri d’une façonsinistre ».

À ce récit, M. Hilaire s’était sentientrepris par une noble indignation.

« J’arrive bien, fit-il avec solennité.D’abord Virginie, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : jet’épouse ! M. le marquis nous donne 10 000 francs pournous mettre en ménage. Tu seras femme de chambre de Mme lamarquise qui est une bien bonne personne. Notre enfant sera élevéavec le fils de la maison. Nous voilà heureux pour toute la vie,madame Hilaire.

– Mon Dieu ! est-ce bienpossible ? » s’écria Virginie qui, à l’annonce de cettefortune inespérée, changea de couleur, c’est-à-dire que de rougequ’elle était comme un bouquet de cerises, elle devint blanchecomme une fleur d’oranger.

« C’est si bien possible que je t’emmèneà l’instant et malheur désormais à celui qui voudra te faire desavanies ! Je suis un peu là pour te faire respecter ! Eten premier lieu tu vas voir comment je vais l’arranger tonpatron ! Ta malle est prête ? Oui ? Va la chercher.Fais-la descendre par la fille de cuisine. Moi je reste ici pourdire son fait à ce galapiat !

– Oh ! mon chéri ! prends garde,surtout ! C’est un homme qui m’a l’air capable de tout !Attends que nous soyons sortis pour lui crier ce que tu as à luidire ! conseilla la prudente Virginie.

– Ne crains rien, je sais ce que j’ai à faire.Et je lui apprendrai à se conduire avec les honnêtes femmes, moi, àce tonneau, quitte à le mettre en perce ! »

Virginie courut donc chercher sa malle, etpresque dans le même instant, à l’autre bout du cabaret désert,apparut le patron. Il passa dans la lumière de la porte, etM. Hilaire put le voir en plein.

M. Hilaire, qui était assis, se levacomme projeté en l’air par un ressort mécanique, et retomba sur sonsiège comme une masse inerte. Le nouveau venu, qui avait aperçucette gesticulation désordonnée, n’en parut pas autrement étonné.Il continua de rouler vers son unique client sa panse rebondie, etquand il fut près de lui, il lui tendit une horrible main flasqueau bout d’un bras trop court.

« Bonjour, la Ficelle, fit-il ;comment que ça va, mon garçon ? »

La Ficelle murmura dans un souffle :

« Petit-Bon-Dieu !…

– Eh oui ! mon bon la Ficelle :Petit-Bon-Dieu lui-même ! pour te servir, quoi ! Tu nedis rien ? Cela t’étonne de me voir ici ? Tu savaispourtant bien que le rêve de ma vie était de m’établir cabaretier.Eh bien, m’y voilà. Que veux-tu ! à mon âge, on commence à enavoir assez, des aventures ! J’ai trop traîné ma bosse àtravers le monde, je me range. Je deviens bourgeois tout comme unautre. Et toi, la Ficelle, ça va-t-il comme tuveux ? »

Le malheureux la Ficelle, qui ne savait où semettre et qui maudissait la minute où il se trouvait en face d’unfâcheux témoin du regrettable passé, le malheureux la Ficelle nesut que dire :

« Je te croyais mort !

– Tu en es bien excusable, mon bon ami,déclara Petit-Bon-Dieu en glissant un escabeau entre ses jambes eten s’attablant à côté du secrétaire du marquis du Touchais. Je doisdire que quelques-uns de mes amis et moi, nous avons fait lenécessaire pour que cette croyance fût assez généralement répandue.C’est plus prudent. Toi-même, n’as-tu pas changé de nom en suivantla fortune de M. le marquis du Touchais ? Et pourtant, tun’avais pas encore, que je sache, eu affaire à la justice de tonpays, ni à celle des autres, mais ton amitié pour défunt Chéri-Bibiet le rôle assez important que tu avais bien voulu jouer dans larévolte du Bayard… Hein ? Quoi ? Tu me dis de metaire ?

– Mon Dieu ! gémit le tremblant laFicelle, j’aimerais autant que l’on parlât d’autre chose…

– Il n’y a personne ici pour nous écouter,continua Petit-Bon-Dieu, imperturbable. Rassure-toi donc. J’aiautant d’intérêt que toi à ne point ressusciter les ombres dupassé. Il n’y a plus ici que M. Bénevent, Jean-CharlesBénevent, honnête cabaretier-restaurateur qui va se permettred’offrir un petit verre de vieux marc à son vieil ami,M. Hilaire, secrétaire de M. le marquis du Touchais. Tuvois, je suis renseigné sur ton compte. Et je te renseigne sur lemien, à seule fin qu’il n’y ait pas d’erreur.

« Calmez-vous donc, monsieurHilaire ! Ne me montrez plus cette vilaine figuredécomposée ! Nous sommes faits pour nous entendre. Je saisbien que vous préféreriez me savoir bien réellement trépassé auplaisir de trinquer avec moi…Mais, que voulez-vous ? c’est lehasard qui m’a amené à acheter ce fonds, le pur hasard que jebénis, moi, puisqu’il me vaut de me rapprocher d’un ami sifidèle ! (Petit-Bon-Dieu qui, comme nous l’avons dit, avaitété clerc d’huissier, n’avait point perdu, même en traversant lebagne, l’habitude du beau langage.) Allons ! à ta santé, laFicelle !… Goûte-moi cette vieille eau-de-vie ! Ah, ça,tu ne vas pas te trouver mal, mon garçon ?

– Non, non… C’est la surprise… l’étonnement…n’est-ce pas ?… Je ne m’attendais…

– Évidemment, tu n’étais pas préparé… Eh bien,et ton patron, il se porte toujours bien ?

– Toujours… toujours ! balbutia laFicelle, en manquant de s’étrangler avec son marc, car il avaitavalé de travers.

– Voilà un brave homme !… Moi je l’aimebeaucoup… Je lui dois tout, à ce marquis-là ! C’est avec mapart que je suis venu m’établir ici, tandis que les autres lagaspillaient là-bas, du côté de la Chine… Je ne lui souhaite que dubonheur, moi, à M. du Touchais… Inutile de le lui dire,n’est-ce pas ? Je ne te charge pas de lui faire part de monarrivée dans le pays, à lui ni à personne…

– Écoute, Petit-Bon-Dieu, interrogea laFicelle d’un air fort embarrassé, il y a une chose que je necomprends pas…

– Dis, mon petit. Je pourrai peut-êtret’expliquer.

– Eh bien, voilà… Comment que ça se fait quetu sois venu dans un pays où que tu étais sûr que tu pourraisretrouver des gens qui te reconnaîtraient ?

– Allons donc ! Me reconnaître ?Mais on me croit mort… À bord, je ne l’ai jamais beaucoupfréquenté, ton marquis… et il y a des chances pour qu’il ne viennepas déjeuner ici…

– T’as tout de même du toupet,Petit-Bon-Dieu !

– C’est vrai que ça ne m’a jamais manqué…

– C’est-y que tu rêverais de faire encore unmauvais coup ?

– Je suis rangé, que je te dis !…

– Il y a plus d’un an que tu as acheté cecabaret… Comment que ça se fait qu’on ne t’y voiequ’aujourd’hui ?

– J’vas te dire… Avant de m’établir honnêtehomme, je trouvais que ma mort était encore un peu jeune. Un an deplus dans la tombe… et une belle barbe qui pousse…

– Ça ne m’a pas empêché de te reconnaître dupremier coup.

– Parce que tu m’aimes, laFicelle !… »

Et Petit-Bon-Dieu heurta son verre contrecelui du malheureux garçon en riant d’une façon bien sinistre.

Sur ces entrefaites, Virginie arriva dans lasalle du cabaret avec sa malle. Elle trouva son fiancé en train deboire avec l’homme qui s’était si grossièrement conduit avec elletout à l’heure. Elle en resta comme anéantie, les mains ballantes.Enfin elle put prononcer avec courroux :

« Monsieur Hilaire, vous n’avez pas decœur !

– De quoi… de quoi, la petite ?… »gronda le nouveau cabaretier.

Mais déjà M. Hilaire s’était levé toutpâle ; et il dit, la voix tremblante :

« Monsieur Bénevent, je vous présenteMlle Virginie, ma fiancée.

– Ah ! ah ! fit l’autre, tous mescompliments ; vous avez là une maîtresse femme, monsieurHilaire. Je regrette bien qu’elle ne soit déjà« promise », sans quoi je lui aurais offert mamain !

– C’est moi qui vous ai mis la mienne sur lafigure, vieux polisson !

– Ne craignez rien, je ne l’ai pas oublié,répliqua Petit-Bon-Dieu avec un regard si sournois et si menaçantque le pauvre la Ficelle ne put s’empêcher de frissonner.

– Allons, la belle, continua Petit-Bon-Dieu,combien je vous dois ? »

Il la régla, lui demanda de ne point luigarder rancune, força la Ficelle à retrinquer avec lui pendantqu’on était allé chercher une voiture pour emporter la malle, et setenait encore, goguenardant cyniquement, sur le pas de sa porte,quand M. Hilaire et sa fiancée s’éloignaient à la hâte du côtédu Pollet.

Virginie était « outrée ». Laconduite de son futur époux lui apparaissait moins que reluisante,et elle menaçait, devant tant de lâcheté, « de rentrer chez samère ».

À sa grande surprise, M. Hilaire qui,jusqu’alors, ne lui avait pas répondu, retrouva l’usage de laparole pour lui exprimer qu’il était tout à fait de cet avis etqu’un immédiat séjour chez ses parents qui habitaient dans lesenvirons ne pouvait lui faire que du bien et lui procurer le reposnécessaire avant qu’elle n’entrât dans sa nouvelle place. Elle lequitta, ne comprenant rien à ce qui se passait, mais profondémentvexée.

La Ficelle ne fut pas plutôt seul qu’il courutcomme un fou jusqu’à la côte du Puys. De temps en temps, cependant,il s’arrêtait pour souffler. Alors il se prenait les cheveux àpoignée et frémissait :

« Ça allait trop bien ! ça allaittrop bien. Qu’est-ce qu’il est venu faire ici, celui-là, monDieu ! Et qu’est-ce que va dire Chéri-Bibi ? »

Puis il reprenait sa course. À la villa deLaFalaise, on lui apprit que M. le marquisvenait de sortir. On était venu le chercher de la part de sa mère,la marquise douairière, qui, paraît-il, allait plus mal…

VIII – Chéri-Bibi au chevet de lamarquise, sa mère

Ce n’est point sans une certaine anxiété queChéri-Bibi s’était rendu auprès de la vieille dame. C’était lapremière entrevue qu’il allait avoir avec sa mère. Il l’avaittoujours redoutée.

La marquise, avec l’entêtement des vieillardsqui pardonnent difficilement l’outrage fait à leurs cheveux blancs,avait refusé jusqu’alors de revoir son fils, bien que celui-ci luieût permis à nouveau, après le départ de la Belle Dieppoise, devenir se réinstaller au château du Touchais où elle désiraitmourir. Elle n’avait point cédé non plus aux prières de sabelle-fille qui lui représentait Maxime comme étant changé du toutau tout et bien à son avantage.

Même à l’occasion de la naissance du petitJacques, elle ne se laissa point attendrir par les supplications deCécily.

« Plus tard, disait-elle, plus tard, nousverrons s’il est digne de notre pitié ; l’expérience nousrenseignera sur la valeur de ces beaux sentiments dont vous meparlez et auxquels je ne puis encore croire. Ce n’est point du jourau lendemain que je puis oublier qu’il m’a chassée de chezmoi !

– Vous y voilà revenue, ma mère, insistaitCécily.

– Jusqu’au jour où il lui plaira d’y installerà nouveau une de ses créatures ! » répliquait ladouairière avec une dureté qui glaçait le cœur de sabelle-fille.

La vérité était que la vieille dame attendaitun mouvement spontané de son fils, une démarche qu’il lui devaitaprès les affronts passés, une tentative personnelle deréconciliation où elle le voyait à ses pieds, lui demandant pardonde toutes les fautes de sa jeunesse.

Tant qu’il ne se serait point de lui-mêmerésolu à cette humiliation nécessaire, elle penserait que Cécily setrompait sur les véritables sentiments de son époux. Et commeChéri-Bibi n’était point pressé d’aller embrasser les genoux deMme du Touchais mère, bien au contraire fuyait toutes lesoccasions de la rencontrer, la situation n’avait pas changé depuisun an.

Il fallait ce jour-là que la marquise fût bienmalade pour que Cécily eût fait dire à son mari de se rendre auchâteau du Touchais. Chéri-Bibi s’était dirigé vers l’augustedemeure de ses aïeux à pas comptés. Il se rappelait avoir lu dansson enfance des histoires dans lesquelles des mères aveugles ne setrompaient point sur l’identité de leur progéniture. Si marquis duTouchais qu’il fût devenu, il ne l’était peut-être pas assez pourtromper une vieille maman qui y voyait encore assez clair.

Cependant, il ne pouvait éluder l’épreuve. Ils’en consolait à l’avance avec cette pensée que si la marquiseétait la première à flairer l’incroyable phénomène, on latraiterait tout de suite de folle. Enfin il s’en remettait à sabonne étoile qui depuis un an brillait au firmament avec un éclatde première grandeur. Et il lui apparut tout d’abord qu’il n’avaitpoint tort d’espérer, car ayant rencontré dans le parc sœurSainte-Marie-des-Anges qui allait chercher un prêtre, celle-ci luidit :

« Hâtez-vous, monsieur le marquis,Mme la marquise est bien bas. Elle ne reconnaît pluspersonne…

– Allons, tant mieux ! » pensaChéri-Bibi.

Et il adressa un sourire enchanté à la bonnesœur, qui s’enfuit comme si elle avait vu le démon.

Il pénétra dans le salon sans avoir rencontréun domestique, mais il fut rejoint presque aussitôt par la vieilleReine, la dame de compagnie de la douairière, qui était aussi pâleque devait l’être la mourante.

Chaque fois qu’il apercevait Reine, Chéri-Bibine pouvait s’empêcher naturellement de se rappeler le récit de sasœur, sur le Bayard. Il se disait : « C’estelle, cette Reine, qui sait tout ! C’est par elle que l’onconnaîtra un jour la vérité sur l’assassinat du vieux marquis,c’est par elle que j’apprendrai qui est l’homme au chapeau gris,celui qui, avant de tuer le marquis avec le couteau de Chéri-Bibi,avait jeté le père Bourrelier du haut de la falaise, après luiavoir enlevé ce couteau que, bien innocemment, le pauvre Chéri-Bibiavait planté dans le dos ! » Ainsi pensait Chéri-Bibi,chaque fois qu’il rencontrait, par les chemins de Puys, lasilhouette furtive de Reine, laquelle le fuyait d’ailleurs,aussitôt qu’elle l’apercevait.

Par elle, il espérait bien un jour se vengerde l’inconnu qui avait été la cause initiale de tous ses malheurs.S’il n’avait point jusqu’à ce jour poursuivi plus âprement cedessein, c’est que le parfait bonheur du nouveau marquis duTouchais avait complètement relégué au second plan la vengeance deChéri-Bibi. Il s’avança vivement vers Reine. La bonne femme recula,en poussant un cri.

« Qu’est-ce que vous avez ? demandaChéri-Bibi ; est-ce que je vous fait peur ? »

Reine pâlit davantage encore si possible etc’est toute tremblante que, sans répondre à la question, elle luidit :

« M. le docteur Walter prieM. le marquis de ne point monter tout de suite dans la chambrede Mme la marquise. Il espère sauver Mme la marquise,mais il faut lui éviter tout émotion. »

Ces quelques mots, pourtant bien simples,furent prononcés d’une voix presque expirante. Et c’est ens’appuyant aux meubles que la vieille Reine quitta le salon, aprèsavoir jeté un singulier regard au fils de la mourante.

« Encore une qui ne pardonne point lesvilenies du marquis du Touchais ! pensa Chéri-Bibi.Décidément, il me faudra bien de la vertu pour effacer tous sespéchés. Mais je me sens, avec l’amour de Cécily, la force d’unsaint, et j’aurai cette Reine comme les autres ! Pourvu que cedocteur Walter ne rende point à mon honorable mère une trop grandelucidité. C’est tout ce qui me reste aujourd’hui à demander à laProvidence ! »

Tout au fond de sa pensée, il maudissait leretour de ce docteur de malheur qu’il ne connaissait point, quiavait quitté le pays dans le moment même que lui, Chéri-Bibi, yarrivait, et qui réapparaissait juste à temps pour accomplir lemiracle de sauver peut-être sa mère dont le trépas aurait si bienarrangé ses affaires.

Mais il ne s’avouait point une aussi vilainepensée. Il la trouvait indigne du mari de Cécily. Il arpenta lesalon, laissant faire les événements qui le gâtaient siheureusement depuis quelque temps.

Les mains derrière le dos, il s’arrêtaitparfois pour contempler une peinture, un vieux tableau. Il y avaitlà quelques-uns de ses ancêtres. Il n’était point fâché de faireleur connaissance. Il leur adressait des sourires ou desgrognements, selon que leur visage lui plaisait ou lui déplaisait.Ainsi arriva-t-il devant le portrait de son père, le marquis duTouchais, mort assassiné, soi-disant, par Chéri-Bibi.

Il ne put retenir une exclamation.

Sous le portrait et sur le cadre – objets quela marquise douairière avait emportés avec elle et rapportés auchâteau, lors de sa réinstallation – dans un écrin de velours, oùil était retenu par des fils d’or, se trouvait le couteau, lecouteau de boucher dont était mort le marquis.

Chéri-Bibi le reconnaissait bien. Ah !c’était bien son couteau ! l’arme fatale qui l’avait faitconduire jadis en cour d’assises, et condamner comme unassassin !

On avait respecté sur l’acier les taches derouille, qui n’étaient autres que des taches de sang du marquis.Que de souvenirs se rattachaient à cet objet tragique ! Quelleévocation du passé pour Chéri-Bibi !

Il ne pouvait encore en détacher ses regards,quand on vint le chercher pour le conduire au chevet de lamourante.

Il eut cette consolation d’apprendre d’unefemme de chambre qu’elle allait plus mal, malgré tous les effortsdu docteur Walter.

Quand il pénétra dans la chambre, où régnaitune douce pénombre, il vit Cécily à genoux auprès du lit. Reine setrouvait debout, à côté du docteur, au pied de la couche où lamarquise semblait déjà dormir de son dernier sommeil.

La vieille dame de compagnie sanglotait dansson mouchoir. Quant au docteur, il contemplait la malade ensilence, semblant attendre quelque chose qui ne se produisaitpas.

Ce médecin était un homme assez grand, mince,jeune encore, d’allure anglaise, avec sa lèvre rasée et ses favorisroux. Il ne prêta aucune attention à Chéri-Bibi quand celui-cientra.

Chéri-Bibi, jugeant au silence effrayant de lamalade qu’elle était quasi morte et par conséquent qu’il nerisquait rien, se jeta à genoux, à côté de Cécily, prit la mainpendante de la marquise, y déposa un baiser filial et dit, d’unevoix mouillée :

« Ma mère ! »

Or, comme si la moribonde n’attendait que cemot pour revenir à la vie, elle poussa un profond soupir, rouvritles yeux, fixa son fils, et soudain, retrouvant des forces que l’oncroyait évanouies pour toujours, elle lui retira sa main et luimontra la porte.

« Va-t’en ! » fit-elle dans unsouffle.

Aussitôt la voix du docteur Walter se fitentendre.

« Elle est sauvée »,prononça-t-il.

Mais, à ces mots, qui eussent dû remplir d’unejoie ineffable M. du Touchais fils, celui-ci releva une têted’épouvante, et, les yeux hagards, fixa l’homme qui se tenait aupied du lit, tandis que ses lèvres murmuraient pour lui seul, dansune indicible horreur :

« Le Kanak ! »

Et Chéri-Bibi s’évanouit tout comme unautre.

IX – Une ombre qui passe

Quand il se réveilla dans une petite pièceadjacente où on l’avait transporté, Chéri-Bibi se vit soigné par ledocteur Walter, cependant que Cécily penchait sur lui un visage defolle anxiété. Mais ce n’était point le visage de Cécily quil’occupait, c’était la figure de ce revenant, de cet homme quiconnaissait son terrible secret, auquel il devait tout, par lequelil pouvait tout perdre et dont il s’était cru débarrassé par lamort.

Ah ! c’était bien lui ! c’était bienlui !

Ce n’était point la nouvelle teinte de sescheveux, ni ses favoris roux qui pouvaient le tromper ! Il lereconnaissait à ne pouvoir s’y méprendre. C’était son nez, sonprofil ascétique. Il reconnaissait ses yeux bleus, ternes etglacés. Et surtout c’était la voix avec laquelle il l’encourageaitsur le Bayard à subir l’affreux supplice qui, deChéri-Bibi, avait fait un marquis du Touchais !

Qu’allait-il se passer, grands dieux ?Que voulait-il ? Pourquoi était-il revenu ?

Hélas ! comment en douter ? Son butn’était que trop facile à deviner. Il allait le fairechanter ! Combien voudrait-il ? Un, deux, trois, quatremillions ! Et après ceux-là, d’autres encore, d’autrestoujours, jusqu’à la ruine ! Qu’est-ce que Chéri-Bibi pouvaitrefuser à un pareil homme ? Rien ! Il n’avait qu’un mot àdire, et Chéri-Bibi était perdu ! Il n’y avait plus demarquis, plus de fortune, plus de Cécily ! Et son fils seraitvoué à l’opprobre pour toujours !

C’en était fini du bonheur !

Ah ! il n’avait pas été longtempsheureux ! La Providence ne l’avait pas longtemps gâté !Elle avait été rapide, la contre-passe !

La fatalité pesait à nouveau sur le pauvreChéri-Bibi, de son poids terrible que rien ne pouvait soulever,aucune force au monde. Fatalitas ! Elle étaitrevenue, la hideuse fatalitas !

Cet homme n’avait qu’à entrouvrir le vêtementdu malade, qu’à écarter sa chemise, qu’à montrer cette poitrine,cette peau, ce morceau de peau où étaient tracés les signesindélébiles de sa honte et de ses crimes, et que le chirurgienavait su si précieusement conserver pour qu’il restât entre sesmains, éternellement, sa chose, son esclave. Misère demisère ! Il y a vraiment ici-bas des gens qui ont trop dedéveine !

Chéri-Bibi, instinctivement, porta ses regardssur sa propre poitrine ; mais il constata que sa chemise étaitrestée fermée sur son acte de naissance. Évidemment, l’autren’avait aucun intérêt à le perdre tout de suite.

On lui avait simplement arraché son faux-colet entrouvert le col de sa chemise. Il regarda l’homme aux favorisroux qui lui faisait respirer des sels. La figure de ce médecinétait plutôt souriante, et la calme indifférence avec laquelle ils’exprimait, les gestes tranquilles avec lesquels il manipulaitcette pauvre chose qu’était devenu en une seconde Chéri-Bibi, loinde rassurer le patient, le fit frissonner jusqu’auxmoelles :

Le docteur disait :

« Là, c’est fini… Tout cela est de mafaute, chère madame, expliquait-il en se tournant du côté deCécily. Je n’aurais point dû annoncer à M. le marquis aveccette brutalité que sa mère était sauvée. Cela lui a retourné lessens. M. le marquis aime bien sa mère.

– Cela va mieux, mon chéri ? »demanda Cécily.

Chéri-Bibi se releva, et en silence remitl’ordre dans sa toilette. Dans la glace, il regardait sa femme etle docteur Walter. Ils étaient si « naturels » tous deux,et le médecin paraissait maintenant si peu se préoccuper de lui,Chéri-Bibi, que le marquis dut se demander s’il rêvait ou s’iln’avait pas été la victime de quelque hallucination, laquelle, dansles circonstances douloureuses qu’il traversait – la maladie de samère – eût été, ma foi, bien explicable.

Le médecin faisait maintenant desrecommandations à Cécily, relativement à l’état encore très mauvaisde la marquise douairière, et énumérait les nécessitésthérapeutiques du traitement.

« Avez-vous une plume,madame ? » demanda-t-il.

Cécily, après avoir embrassé, sans faussehonte, son mari, sortit pour aller quérir ce qu’il fallait pourécrire une ordonnance.

Resté seul avec le redoutable individu,Chéri-Bibi se retourna rapidement vers lui. Il allait ouvrir labouche, quand l’autre, qui s’était assis à une petite table, pritla parole d’un air fort tranquille :

« Monsieur le marquis, vous avez dû êtredouloureusement frappé par l’attitude que madame votre mère a priseà votre égard, au sortir de son accès. Ceci explique, autant que lajoie sincère que vous avez ressentie en apprenant qu’elle setrouvait hors de danger, l’état de faiblesse soudaine dans laquellevous êtes tombé. Il ne faut point vous étonner de cette force aveclaquelle les vieillards que l’on croit dans le coma semblentressusciter pour reprendre à point de vieilles querelles quidevaient être depuis longtemps oubliées.

« Excusez-moi, monsieur le marquis, defaire ici allusion à des dissentiments de famille que je voudraisvoir, tout le premier, effacés ; un médecin est un peu unconfesseur. Il y avait près d’une année que je soignais la marquisedouairière quand je me vis dans la nécessité de m’éloignermomentanément de ce pays, événement qui coïncide, je crois bien,avec votre retour. J’étais devenu presque un ami de la famille etje reçus de la malade certaines confidences qui me furent utilesplus d’une fois dans mon diagnostic. Le moral, en effet, influesouvent sur le physique.

« Votre mère, monsieur le marquis, asouffert plus qu’on ne saurait dire… du triste état de sesrelations avec son fils. Si vous le permettez, je m’emploierai àvous rapprocher, comme il convient, de madame la marquise. Je saisque c’est votre plus cher désir et il ne faut voir dans cetteproposition qu’en d’autres circonstances je qualifierais moi-mêmed’audacieuse, que ce qui s’y trouve en réalité : le désir devous servir et de guérir une malade pour laquelle j’ai toujoursprofessé autant de respect que d’admiration.

« Les femmes, monsieur le marquis, sontmeilleures que les hommes. Elles savent pardonner ; je n’enveux pour preuve que l’exemple que nous donne votre admirablefemme ; cependant, quand elles arrivent à un certain âge, ellene sont point exemptes de certaines petitesses de caractère quisont le propre de tous les vieillards, comme la rancune.Laissez-moi faire. Ne poussons point les choses. Mme lamarquise vous a aujourd’hui mis à la porte : bientôt elle vousouvrira ses bras.

– Si vous saviez, mon ami, comme le docteurWalter est bon ! » s’écria Cécily, qui était rentréedepuis un instant et qui avait entendu les dernières phrases dumédecin.

Chéri-Bibi, lui, paraissait avoir perdul’usage de la parole. L’homme qui venait de lui tenir cetextraordinaire langage avait montré tant de naturelle onction, etparaissait si uniquement préoccupé de ce qu’il disait, de ce qu’ilcroyait devoir dire au point de vue amical et professionnel, qu’undoute étrange et tout à fait insupportable commençait à se glisserdans l’esprit du nouveau marquis du Touchais. Cependant, c’étaitbien là le Kanak ! Il l’aurait juré !

Mais que signifiait alors cette comédie ?Il s’était trouvé seul, tout à l’heure, avec lui : comme sefaisait-il, si c’était le Kanak, que celui-ci, immédiatement, nelui eût point dit : « Tu m’as reconnu ! À nous deux,maintenant ! » ou quelque chose d’approchant…

Car, enfin, le Kanak n’aurait point pris lapeine de venir exercer son art dans la famille du Touchais,uniquement pour le plaisir de distribuer des médicaments !Mais rien, rien dans la diction, dans l’air du visage, dans lesmanières, rien dans le regard, qui se posait sur l’ancien forçatsans trouble et sans mystère, rien ne pouvait faire soupçonnerqu’il y eût là quelqu’un qui eût quelque chose à dire departiculier à M. le marquis du Touchais – ou à Chéri-Bibi.

Le docteur Walter, penché sur son papier,écrivait d’une plume rapide. Son ordonnance terminée, il la tendità Cécily en lui annonçant qu’il reviendrait dans la soirée. Puis ilse leva, s’inclina devant la jeune marquise, et tendit sa main aumarquis. Celui-ci la prit, en le regardant jusqu’au fond desprunelles. L’autre ne sourcilla pas, retira sa main sans avoir parurien remarquer d’anormal dans l’attitude du marquis, et pritcongé.

« Qu’est-ce que tu as, mon chéri ?implora Cécily. Cette scène t’a rendu bien malade, dis ?… Maisparle donc ! Tu ne prononces plus une parole !… Tu mefais peur !

– Laisse-moi, ma petite Cécily, laisse-moi… jesuis, en effet, très impressionné. »

Il ouvrit la fenêtre :

« J’ai besoin d’un peu d’air. »

En réalité, il se penchait au-dessus du parcpour apercevoir encore l’incroyable apparition. Allait-il douter deses sens ? Devenait-il fou ? Était-il réellementmalade ?

En bas il vit le docteur qui rencontrait lecuré que sœur Marie-des-Anges était allé chercher. Et il entenditces paroles prononcées joyeusement :

« Ça ne sera pas encore pour cettefois-ci, monsieur le curé ! Heureusement que je suis arrivéavant vous ! Ne donnez point d’émotion à notre chère malade,et permettez-moi de vous reconduire. »

Sur quoi, le docteur prit le bras du curé etle ramena avec lui.

« C’est lui ! C’est lui ! serépétait le malheureux Chéri-Bibi. C’est absolument sadémarche ! Une ressemblance pareille est impossible !C’est lui !

– Comment trouves-tu le docteurWalter ?… » demanda Cécily de sa voix d’ange.

Il se retourna, balbutiant :

« Hein ?… Quoi ?… Le docteurWalter ?… Oh ! très bien !… trèsbien !… »

Et, brusquement, brutalement, il la saisit àpleins bras, la pressa violemment contre sa poitrine, contre soncœur bondissant, la couvrant de baisers fous, cependant qu’effrayéede cette subite ardeur, elle essayait en vain d’échapper à sonétreinte délirante. Il criait, il sanglotait :

« Ma femme !… ma femme !… Tu esma femme !… ma petite Cécily !… mon ange !… monadorée !… Tu es à moi !… à moi !… Je t’aime !…Je t’adore !… Ah !… qu’ils y viennent !… qu’ils yviennent donc tous m’arracher à toi !… Je les tuerais !…je les tuerais comme des chiens !… j’en ferais desmorceaux !… tu entends, des morceaux !… Ma Cécily !…ma petite Cécily !… mon adorée Cécily !… N’aie paspeur !… va !… n’aie pas peur !… Je suis là !…Je t’adore !… On ne peut rien contre un amour pareil !…rien !… rien !… rien !… »

Et comme, de plus en plus affolée de le voirdans cet état que rien ne semblait justifier, elle essayait decomprendre, lui demandant des explications avec épouvante, il luidit, redevenu tout à coup le plus doux des hommes :

« Je te demande pardon !… Je ne saisplus ce que je dis !… Je ne sais plus ce que je fais !…Je t’aime tant !… je t’aime tant !… »

Et il tomba, affalé, sur un siège.

« Mon pauvre Maxime, qu’est-ce que tuas ? Mais qu’est-ce que tu as ? C’est épouvantable de tevoir dans un état pareil ! fit Cécily qui ne pouvait retenirses larmes. C’est ta mère qui t’a rendu fou !…

– Oui, oui, c’est ma mère… c’est cela… c’estma mère… Tu comprends ! Tu comprends tout !… Tu devinestout, toi !… Tu es si bonne ! Me chasser, elle, ma mère,à son lit de mort !… A-t-on jamais vu cela, c’estaffreux !…

– Affreux ! acquiesça Cécily. Elle estvraiment méchante ! Je lui ai pourtant dit combien tu étaisbon pour moi, maintenant ! combien tu m’aimais !… commetu te conduisais bien avec nous tous !… C’est incroyablequ’elle continue à te traiter ainsi ! Et cependant, il y a eudes moments où je croyais bien qu’elle allait céder, qu’elle allaitme céder, qu’elle allait me prier de t’aller chercher… Je l’ai vuepleurer plus d’une fois quand je lui parlais de toi !… Et jepouvais penser que tout allait être fini, quand, soudain, elle sereprenait, redevenait froide comme un marbre, et ne voulait plusentendre prononcer ton nom !… Écoute, Maxime, je vais te direune chose… une chose que je gardais pour moi, car, au fond, c’estune idée que j’ai et je ne suis sûre de rien.

– Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ?Parle ! fit le pauvre Chéri-Bibi qui se demandait encore cequi allait lui arriver, tant, depuis quelques instants, il étaitdevenu pusillanime.

– Tu sais bien, Reine ?

– Sa dame de compagnie ? Oui, ehbien ?

– Eh bien, je crois qu’elle ne t’aimepas !

– Ça, fit Chéri-Bibi, c’est tout naturel, sielle aime sa maîtresse… Je me suis mal conduit avec mamère !

– Oh ! il doit y avoir autre chose… J’aiessayé plus d’une fois de la mettre de mon côté, de lui fairecomprendre que je serais heureuse qu’elle joignît ses efforts auxmiens pour obtenir ton pardon… Elle a toujours accueilli maproposition avec une froideur décourageante… Je crois bien qu’ellete déteste… Elle doit détruire, auprès de ta mère, mon propreouvrage ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?… Est-cequ’autrefois tu t’en serais fait une ennemie ?

– Ah ! mon Dieu ! fit Chéri-Bibi, jene pourrais te dire. Reine comptait si peu pour moi ! Maisc’est bien possible ! Essaye de te rappeler toi-même ?Moi, depuis mes fièvres, j’ai de telles absences demémoire !…

– Mais, mon ami, je ne sais pas, moi !Enfin je te dis ce que je pense, ce que je crois avoirremarqué. »

Mais Chéri-Bibi avait autre chose à faire,dans l’instant, que de penser à Reine. Il se leva, en poussant ungros soupir :

« Reine, tu sais, ça n’a pasd’importance. Qu’elle pense de moi ce qu’elle voudra, ça n’est pasbien grave ! Il n’y a qu’une chose importante et grave :c’est que tu m’aimes. M’aimes-tu, Cécily ?

– Si je t’aime !… »

Ils unirent leurs lèvres, et, une seconde,Chéri-Bibi ne pensa plus à cet affreux Kanak.

Cependant la silhouette de l’autre revint lehanter quand, après avoir quitté Cécily qui devait rester auprès dela vieille marquise, il se retrouva sur le chemin que le docteurWalter avait parcouru tout à l’heure. Mais la soirée était douce etcalme ; l’air qui passait sur les prés embaumait ; lamusique de la mer sur la grève était caressante. Une atmosphère debonheur l’enveloppait. Comment croire que cette heure fortunéepréparait pour lui la plus terrible catastrophe ?

Le Kanak ! Mais le Kanak était mort,officiellement mort ! Celui qu’il avait aperçu tout à l’heure,n’était, ne pouvait être que sa fausse image ! Il y a eu detelles ressemblances qui firent du bruit dans le monde et furentcause des plus incroyables erreurs judiciaires ! Il y a aussibien des voix qui sont sœurs, émettant les mêmes sons, à s’ym’éprendre ! Il s’était affolé comme un enfant !

Ces réflexions le rassurèrent un peu.Toutefois, il se sentait encore bien inquiet et il tressaillit enentendant un bruit de pas précipités derrière lui. Il reconnut laFicelle qui se présentait dans un grand émoi. Il eut lepressentiment d’un nouveau malheur. Il fut vite renseigné. LaFicelle ne prit point le temps de souffler pour lui jeter en pleinefigure :

« Monsieur le marquis… je viens de voirPetit-Bon-Dieu ! »

Ils se regardèrent comme des spectres. Ils seretrouvaient tous deux comme aux pires jours des mauvaisesentreprises défendues par les lois, quand la police les traquait etque la fatalité les acculait au fond de quelque impasse.Petit-Bon-Dieu ! Après ce qui venait de lui arriver avec lesingulier docteur Walter, Chéri-Bibi se sentit bien touché. Ilchancela.

Ah ! il n’était plus fort commejadis ! Il ne défiait plus le ciel ! Il ne s’exaltaitplus de toute la griserie de son malheur, pour se ruer surl’obstacle sans compter les victimes qu’il laissait derrière lui.Autrefois, il n’avait rien à perdre, mais aujourd’hui !…

Les jambes brisées, il s’assit sur un talus aubord du chemin.

Là il se prit la tête dans les mains et écoutala Ficelle qui lui raconta son histoire. Quand la Ficelle eut fini,il resta quelques instants sans rien dire. Il réfléchissait ou toutau moins essayait de rassembler ses idées autour de ces deuxfaits : l’arrivée à Dieppe de Petit-Bon-Dieu et l’installationau Puys du Kanak.

Car maintenant, il estimait qu’il avait bienvu le Kanak. Le Kanak et Petit-Bon-Dieu devaient être de« mèche ». Qu’est-ce qu’ils allaient tenter contrelui ? Mon Dieu ! (Cette expression lui était maintenantcoutumière et il ne répugnait point, depuis qu’il allait en familleà la messe, à invoquer la divinité après l’avoir si souventmaudite.) Mon Dieu ! s’il pouvait les contenter en une fois etqu’il n’en entendît plus parler ! Il ne regarderait pas auprix !

Mais c’était là une espérance dont il eût étéimprudent de se leurrer. Le Kanak n’était-il point venu le relancerà Dieppe quelques mois après avoir touché un million ?Alors ?… Alors ?… ce serait toujours à recommencer.

Eh bien, oui… il y avait une solution devantlaquelle il n’eût point hésité autrefois. Ces deux êtres legênaient : il n’avait qu’à les supprimer !… Évidemment,c’eût été facile à Chéri-Bibi, mais après une année d’honnête vieaux côtés de l’honnête Cécily, l’idée du meurtre répugnait àM. le marquis du Touchais… Le sang, maintenant, lui faisaitpeur… Ah ! ciel ! il était si tranquille ! sitranquille !… Est-ce que, vraiment, il allait falloir seremettre à l’ouvrage ?

Sur un ton d’une lassitude infinie, quitrahissait son désarroi et son peu d’entrain à recommencerl’éternelle bataille, il révéla à son tour à la Ficelle l’inouïerésurrection du Kanak dans la personne du docteur Walter…

« Ah ! s’écria la Ficelle, c’étaitle Kanak qui passait en voiture !… Eh bien, il m’a flanqué unde ces savons !… Et je me suis dit : « Tiens, maisje connais cette voix-là, moi !… »

– N’est-ce pas, demanda Chéri-Bibi, quidécidément perdait tout espoir, n’est-ce pas, c’est bien la voix duKanak ?

– Ma foi, c’était sa voix ! Qu’est-cequ’il vous a dit ?

– Rien.

– Comment rien ?… C’est qu’il y avait dumonde, alors ?…

– Je suis resté seul un instant avec lui. Ilne m’a parlé que de la santé de ma mère.

– Enfin, il vous a fait un signe ?

– Aucun.

– Et vous, qu’est-ce que vous avez fait,qu’est-ce que vous lui avez dit, monsieur le marquis ?

– Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit.

– C’est inimaginable. Et vous vous êtesquittés comme ça ?

– Comme ça.

– Ça n’est pas bien malin !

– Je vais te dire, la Ficelle. J’étais sistupéfait de le revoir que je doutais que ce fût lui… et qu’il y aencore des moments où je me demande si c’est lui…

– Alors, vous n’êtes sûr de rien… Alors, cen’est peut-être pas lui, après tout ?

– Depuis que tu m’as dit que tu as vuPetit-Bon-Dieu, je pense qu’ils sont arrivés de compagnie… C’est leKanak qui l’aura amené, vois-tu.

– Eh ! Petit-Bon-Dieu est peut-être venuici pour soutirer quelque somme encore au marquis du Touchais… outout simplement pour faire une fin, pour s’établir, comme il leprétend… Mais Petit-Bon-Dieu ne connaît pas notre secret.Et si le Kanak est réellement mort, il n’y a rien de perdu…Monsieur le marquis, vous avez peut-être bien rêvé que c’était leKanak… Je voudrais bien le voir, moi, ce paroissien-là !

– Il est sorti d’ici avec le curé. Ils ont dûse quitter à la côte, fit Chéri-Bibi, et le docteur Walter estpeut-être rentré chez lui.

– Où habite-t-il ?

– Cécily m’a montré sa villa, un jour que nouspassions dans le chemin creux. C’est une petite villa isoléeappelée les Feuillages.

– Ah ! je vois où c’est. Écoutez,monsieur le marquis, je vais aller faire un tour par là. Il fautsavoir à quoi s’en tenir. Tout est préférable à cette incertitude.N’est-ce pas votre avis ?

– Certainement ! acquiesça l’autre. Maispour moi, tu sais, c’est bien lui !

– Excuses, monsieur le marquis, vous n’ensavez rien ! Tantôt vous dites blanc, tantôt vous dites noir.Vous êtes tout à fait désemparé. Vous faites peine à voir.Laissez-moi faire. Où que je vous retrouve, monsieur lemarquis ?

– Ah ! je ne quitte pas d’ici »,gémit Chéri-Bibi comme un tout petit garçon.

La Ficelle fut vite sur ses jambes et il prità travers prés pour gagner le chemin creux dans lequel Chéri-Bibile vit bientôt disparaître.

Celui-ci passa là une demi-heure terrible.

Enfin la Ficelle réapparut…

« Eh bien ? interrogea l’inquietmarquis du Touchais.

– Eh bien ! ça n’est pas lui !…Oh ! je le dis comme je le pense ! Ce n’est paslui !… Nous avons eu la berlue tous les deux ! Ah !certes, on pourrait s’y tromper… il a des airs du Kanak… mais leKanak n’a jamais été comme ça !… et cet homme-là, lui, n’a paschangé depuis longtemps… j’ai vu un portrait de lui du temps de sajeunesse. C’était déjà le même individu. La voix ? Eh bien,oui, la voix !… mais ce léger accent anglais, jamais le Kanakne l’a eu. Et on n’invente pas cet accent-là ! Et puis, quoi,j’ai causé avec lui !… Enfin, songez-y, monsieur le marquis,le docteur Walter est venu s’installer dans le pays il y a deuxans ! Et, à cette époque, si le Kanak n’était pas encore mort,il était toujours en Océanie, que diable !…

– Monsieur Hilaire, vous avez raison !Nous sommes toujours marquis ! conclut Chéri-Bibi en faisanteffort pour redresser un torse qui avait perdu de sa ligne, depuistantôt…

– Plus que jamais ! affirma la Ficelle.Et ce n’est point ce Petit-Bon-Dieu qui nous fera peur !… Ilne sait rien !… Si sa vue nous gêne, on pourra toujourss’arranger avec lui pour qu’il aille se faire pendreailleurs !

– Je t’en charge, monsieur Hilaire !

– Comptez sur moi, monsieur le marquis… Il nesaurait vous gêner, vous ; mais moi, sa présence m’ennuie… Jeretournerai au restaurant du port et j’arriverai bien à savoir dequoi il retourne dans sa caboche !… »

Ils rentrèrent à la villa de LaFalaise, se disant à peu près tranquillisés ;cependant ils dormirent mal l’un et l’autre.

X – Déjeuner de famille

La vie, depuis quelques jours, semblait avoirrepris son cours normal. La douairière allait de mieux en mieux.Cécily était radieuse. Après cette algarade, Chéri-Bibi s’étaitmontré de plus en plus amoureux. Il faisait tout son possible pourchasser cette idée d’un docteur Walter qui n’eût pas été le docteurWalter, quand Cécily lui apprit un beau matin qu’il devait venirdéjeuner avec eux.

La Ficelle n’était pas là. Depuis quelquetemps, on le voyait peu. Il surveillait le restaurant du port.

Chéri-Bibi, à l’annonce que lui fit Cécily, nemarqua point un contentement extrême. Ce docteur avait beau n’êtrepas le Kanak, il lui ressemblait assez pour rappeler au fauxmarquis une période de sa vie qu’il eût voulu tout à faitoublier.

« Tu ne me parais pas enchanté de moninvitation, fit Cécily. Aurais-tu quelque chose contre notreami ? (ainsi appelait-elle le docteur Walter).

– Non ! non ! ma chérie ; maisje suis si heureux quand je me trouve seul avec toi et mes enfantsque l’annonce de la présence d’un étranger n’est jamais pour moiune bonne nouvelle.

– Le docteur Walter n’est pas pour nous unétranger. Et nous devons nous conduire avec lui au moins poliment.J’ai invité également sa femme. Cela ne te contrarie pastrop ?

– Sa femme ? Le docteur a donc unefemme ?…

– Mais oui : elle est revenue des Indes.Je ne la connais pas. Et je ne savais même pas qu’elle fut arrivéeici ! Comme j’invitais le docteur à déjeuner, il se récusa enme disant justement que sa femme était aux Feuillages. Jene pouvais faire autrement que lui dire de l’amener avec lui, queje serais enchantée de faire sa connaissance.

– Bien ! bien !

– Qu’est-ce que tu as ?…

– Moi ? Rien !

– Tu me parais tout drôle !

– Tout drôle ! Pourquoi ?… Pas lemoins du monde !… Va pour le docteur Walter et son épouse…Après tout, nous ne pouvons vivre comme des sauvages !

– N’est-ce pas, mon ami… Tiens !justement, je crois que les voici !… (On sonnait à labarrière.)

– Ah ! bon, je vais aller faire un boutde toilette et embrasser le petit Jacques. À tout à l’heure,Cécily !

– À tout à l’heure ! Eh bien ! tu nem’embrasses pas ?

– Ma chérie !…

– Écoute, Maxime… tu n’es pas malade ?…Tu me parais changé depuis quelques jours, depuis tonévanouissement… Tantôt tu as des accès de tendresse… et tantôt tues distrait, distrait !…

– C’est une idée, Cécily ! C’est uneidée ! »

Et comme on entendait des pas sur le gravierdu jardin, il s’enfuit. Il courut dans son appartement et se laissatomber dans un fauteuil. Une glace était devant lui. Il vit qu’ilétait tout pâle.

« Ah ça, mais, qu’est-ce quej’ai ?… »

Il eût pu regarder par la fenêtre de sachambre ce qui se passait dans le jardin. Chose singulière, iln’osa pas. Il était sous le coup d’un grand malheur inévitable. Etfiévreusement, il regardait le moment d’acquérir la tristecertitude de l’irrémédiable catastrophe. Enfin il poussa un soupir,se raisonna, argua vis-à-vis de lui-même qu’il était stupide de semettre dans un état pareil parce qu’il allait recevoir à sa tableun docteur qui ressemblait au Kanak, lequel docteur étaitaccompagné de sa femme. Pourquoi le docteur n’aurait-il pas étémarié ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?

Il se releva, fit quelques pas, se plongea latête dans une cuvette, se traita d’imbécile, fit sa raie, tira sesmanchettes, toussa, dit tout haut : « Allons, monsieur lemarquis, ne faites pas l’enfant ! » et descendit.

Mais en approchant du salon où il entendit desvoix, il se mit à trembler sur ses jambes. Enfin il se força àpousser la porte et il se trouva en face des deux invités quis’étaient levés. Heureusement qu’il tenait encore le bouton de laporte ! Il put s’y appuyer. Il avait devant lui laComtesse !… avec des cheveux rouges acajou au lieu de sesadmirables cheveux noirs, mais la Comtesse !… et,naturellement, il ne douta plus, cette fois, de la personnalité dudocteur !

« Ah ! mon Dieu ! comme tu espâle ! » s’écria Cécily.

Ils se précipitèrent tous les trois vers luipour le soutenir. Mais déjà il s’était redressé :

« Rien ! Rien !… j’ai eu… unéblouissement… je vous demande pardon, madame… »

Il essayait de réagir, de faire le fort, defroncer les sourcils. Il eût voulu paraître, dans l’instant,redoutable. Mais il faisait plutôt pitié. Cécily se désolait,expliquait que son mari, depuis un certain temps, était très malportant ; et elle demandait au docteur de venir l’étudiersérieusement, de prescrire un régime.

Chéri-Bibi l’interrompit, assura sa voix,puisa dans l’ardente contemplation de sa femme une force nouvelleet la résolution ardente de faire face au danger.

« Ne parlons plus de cela, du moins pourle moment, docteur ! prononça-t-il. La marquise ne vous a pasinvité à déjeuner pour me donner une consultation ! Je vousdirai que je n’ai pas pris le temps de déjeuner ce matin, et de làpeut-être, est venu mon malaise. J’ai une faim de loup !J’espère, madame, que vous avez également bon appétit. Vite, àtable ! Docteur, offrez votre bras à mafemme ! »

Et il tendit le sien à la Comtesse, qui s’yappuya avec un énigmatique sourire.

Ils passèrent dans la véranda, où le couvertétait mis.

Chéri-Bibi avait à sa droite Mme Walter.Il osa la regarder. Il osa lui parler. Il la questionna sur songrand voyage, et pendant qu’elle lui décrivait avec complaisanceles splendeurs du Gange et les curiosités de Bénarès, il s’étonnaitde ce qu’elle fût restée si jeune et si belle.

Il soutenait sans broncher l’éclat de sonregard.

Il se rappelait qu’elle l’avait aimé et qu’ill’avait méprisée. Il se disait qu’elle aussi avait une vengeance àtirer de lui. Mais maintenant que le premier coup était porté, ilse sentait la force de lutter.

Une haine féroce commençait de l’entreprendrecontre ces deux êtres qui venaient l’attaquer si délibérément, enplein bonheur. Oui, oui, il allait se remettre à l’ouvrage !Puisqu’il le fallait ! Et il ne reculerait point devant labesogne ! Les misérables l’auraient voulu ! Tant pis poureux ! Chéri-Bibi leur montrerait ce qu’il était encore capablede faire, même dans la peau d’un marquis du Touchais !

Ainsi il avait à côté de lui, à sa table, danssa villa de LaFalaise, en face de sa femme, deson ange adoré, cette misérable, cette fleur de bagne, cette filleà forçats et à artoupans, qui épouvantait les plus endurcis, par saférocité, lors de la révolte du Bayard, et amusait lesplus cyniques par son extraordinaire argot.

Elle l’avait aidé, évidemment, lors de sonévasion des fers, il lui était difficile de l’oublier, mais c’étaitencore poussée par la plus vile des passions, par le vice qui luifaisait désirer tenir dans ses bras cette renommée de crimes, cettegloire de sang qu’était alors Chéri-Bibi ! Pouah !M. le marquis du Touchais en avait la nausée !

Rien qu’à la pensée qu’il avait pu jadisfrôler cette fille, et qu’il avait été dans la nécessité derepousser ses audacieuses caresses, le rouge de la honte luimontait au front ! Et cela faisait sa dame, sa mijaurée, avaitde belles manières, étonnait Cécily et le marquis du Touchaislui-même par son aplomb et son élégance et son langage choisi,précieux, presque ridicule de mignardise !

Les femmes savent dissimuler ! Toutassoiffée de vengeance qu’elle devait être contre Chéri-Bibi,contre le bonheur de Chéri-Bibi, contre cet amour qu’il avait pourune autre et qu’il lui avait refusé à elle, elle lui souriait,faisait l’aimable ! Quel monstre ! pensait M. lemarquis du Touchais.

Dans le même moment, il sentit qu’un genoufrôlait le sien. Il s’écarta un peu. Mais le genou le suivit, fitpression, et un petit pied vint se poser sur le sien.

Cette fois, Chéri-Bibi ne bougea plus, neparla plus. Il paraissait changé en statue.

Eh bien, elle en avait du toupet ! DevantCécily ! à deux pas de sa femme ! Et il était obligé desubir ce rapprochement odieux pour éviter tout scandale ! Illui parut qu’il commettait lui-même un sacrilège en acceptant cepetit pied sur le sien, sous le toit conjugal, lui honnête époux ethonnête père de famille ! Et cependant, il ne rejeta point,non seulement pour éviter des mouvements qui eussent pu donnerl’éveil à ce cher ange, mais encore parce qu’il lui venait tout àcoup à l’idée que la Comtesse l’aimait toujours et n’avait pointrenoncé à conquérir ses faveurs.

S’il en était ainsi, sa défense contre leKanak devenait plus facile. Il pourrait peut-être se faire de cettefemme une alliée, quitte à s’en délivrer selon les moyens du momentquand il se serait débarrassé de l’autre !

Ce qu’il lui convenait d’apprendre le plus tôtpossible, c’est ce qu’il avait exactement à redouter, ce que l’onavait préparé contre lui, le plan du Kanak, en un mot. La Comtesse,s’il se montrait habile, finirait peut-être par le lui dévoilertout à fait !

Il répondit à la pression de ce pied par unmouvement sympathique et il vit aussitôt que sa voisine lui enétait reconnaissante, dans le regard, dans l’inflexion de la voix,dans toute une attitude qui ne se gardait même pas assez.Heureusement que la pure Cécily était à mille lieues de se douterd’une monstruosité pareille !

Tout de même, Chéri-Bibi eut peur, et toutdoucement il retira son pied de sous celui de la Comtesse. Maiscelle-ci, dans le même moment, sans doute pour qu’il n’ignorât riende la fièvre qu’il lui communiquait, mit sa main sur celle dumarquis, sa petite main brûlante, et lui dit sur le ton le plusencourageant :

« Et vous, monsieur le marquis, vousaussi, vous avez beaucoup voyagé ? Personne n’a encore oubliécette terrible histoire du Bayard ! Vous avez étéprisonnier des forçats ! Ah ! que je voudrais vousentendre nous raconter vos aventures ! J’en ai déjà lefrisson ! »

Le docteur Walter n’hésita pas à joindre saprière à celle de sa femme et il fallut que Chéri-Bibi bon gré, malgré, s’exécutât !…

Le docteur Walter lui demanda même des détailssur le fameux Chéri-Bibi et aussi sur le Kanak !…

« Mais il y avait aussi une femme à bord,une femme que l’on appelait la Comtesse, je crois ? fitMme Walter en reprenant, d’autorité, le pied deChéri-Bibi.

– Oui, madame, répondit le marquis qui eûtvoulu pouvoir les étrangler tous deux, illico, sur place.Oui, c’était justement la femme du Kanak.

– Était-elle belle ?

– Mon Dieu ! madame, elle était, ma foi,très jolie…

– On a dit que c’était une ancienne femme dumonde ?

– On l’a dit, madame…

– On a dit aussi qu’elle aimait Chéri-Bibi.Est-ce vrai ?

– Je n’en sais rien, madame. Elle ne m’a pointfait ses confidences… Je crois cependant que Chéri-Bibi avait unecertaine sympathie pour elle. »

Remerciement du pied de Mme Walter, sousla table. Honte de Chéri-Bibi, qui n’osa plus regarder du côté deCécily et qui s’estima le dernier des hommes, le plus indigne desgoujats !… Ah ! les bandits !… Ils le lui paieraienttous deux !…

« Est-ce que Chéri-Bibi est réellementmort ? » demanda brutalement le docteur en regardant bienen face le marquis.

Celui-ci ne baissa point les yeux. Et ilrépliqua d’une voix si grave que Cécily en fut toutétonnée :

« Oui, docteur, oui… Chéri-Bibi estmort ! Je l’ai vu moi-même jeter à la mer, dans son sacfunèbre, alors que depuis quelques jours déjà il n’était plus qu’uncadavre. Sa sœur, qui habite dans le pays, a assisté comme moi auxtristes obsèques de ce célèbre bandit. Il est mort ! Et jevous prie de croire qu’il ne ressuscitera plus !

– Pourquoi dis-tu cela, mon ami ? demandaCécily, qui ne comprenait point l’importance ni l’opportunité decette affirmation…

– Parce que, Cécily, le docteur Walter sembleen douter…

– C’est, mon cher hôte, répliqua le docteuravec un sang-froid au moins égal à celui du marquis, c’est queChéri-Bibi est un être si extraordinaire qu’on a peine à s’imaginerune fin aussi… naturelle. D’autres l’ont dit avant moi.Tenez ! il y avait ici il y a deux ans – et il vient peut-êtretoujours à Dieppe – il y avait ici un inspecteur de la Sûreté…

– Un nommé Costaud sans doute ? demandaChéri-Bibi avec une candeur désarmante.

– Oui, c’est cela : Costaud. Eh bien,M. Costaud ne pouvait croire à la mort de Chéri-Bibi. On avaitbeau lui dire ce que vous nous avez répété, il répondaitinvariablement : « Chéri-Bibi n’est pas mort ! Ilavait intérêt à disparaître… Il a trompé tout le monde sur sonbateau, comme autrefois il avait trompé tout le monde au bagne. Etvous verrez, ajouta-t-il, que l’on apprendra quelque jour qu’il aéchappé à la mort comme il s’est enfui de Cayenne. Il réapparaîtrasous un autre nom ou sous une autre figure. » Et ceM. Costaud paraissait bien sûr de son affaire en disantcela.

– Tout est possible, fit la Comtesse, mais cen’est rien moins que sûr… C’est ce que nous appellerons unesupposition gratuite », ajouta-t-elle en se tournant du côtéde Chéri-Bibi et en le regardant de telle sorte que celui-ci vitbien qu’elle était déjà avec lui et qu’il ne dépendait que de luide jouer la partie avec elle contre le Kanak.

Il la remercia tout doucement, sous la table,avec son pied. Et il reprenait espoir, en dépit de l’audaceinfernale avec laquelle le docteur Walter insistait :

« Mon amie, je vous assure que l’on nesait jamais ce qui peut arriver avec ces gens-là. Qui nous dit quenous ne le côtoyons pas tous les jours, que nous ne le frôleronspas au Casino ? Costaud me disait : « Je nedésespère pas de revoir Chéri-Bibi à Dieppe. C’est son pays. Ce futle théâtre de ses premiers exploits. Il y reviendra. » Je vousavouerai que moi, qui adore les romans-feuilletons français et quime délasse dans leur lecture de mes travaux quotidiens, je vousavouerai que cela m’amuserait beaucoup… Voyez-vous qu’on l’arrête,un soir, en plein Casino ! On croyait avoir affaire à uncomte, à un baron ou à un marquis… et c’était Chéri-Bibi !

– Vous avez beaucoup d’imagination,docteur ! » fit le marquis un peu pâle.

Et il se leva. Le café était servi au jardin.Cécily et le docteur s’en furent les premiers. Assurée qu’elleétait de n’être point vue, la Comtesse fit signe à Chéri-Bibi derester un peu en arrière.

« Il en sera quitte pour sonimagination », murmura-t-elle entre les dents, maissuffisamment haut pour que le marquis l’entendit.

Comme elle avait pris son bras, Chéri-Bibi luiserra tendrement la main.

« Je t’aime toujours ! luisouffla-t-elle.

– Qu’es-tu venue faire ici, la Comtesse ?demanda Chéri-Bibi en retardant encore sa marche.

– Te sauver, Chéri-Bibi !… Te sauver situ as un peu pitié de moi ! Ils ont préparé contre toi unechose effroyable !

– Qui, ils ?

– Lui, et Petit-Bon-Dieu !

– Je m’en doutais. Les misérables !…

– Mais rien n’est perdu encore si tum’écoutes !…

– Je tuerai le Kanak, la Comtesse !

– Cela ne te sauvera pas ; il a pris sesprécautions, je le sais. C’est lui qui me l’a dit. Il a écrit touteton histoire et fait son testament dans lequel il révèle ta vraiepersonnalité et donne les moyens de s’en procurer les preuves. Letout a été mis sous enveloppe cachetée qui sera ouverte le jour desa mort.

– Alors je ne peux pas le toucher ?

– C’est pourquoi il se croit si fort !Regarde-le ! Je le déteste !

– Je suis perdu, la Comtesse !

– Faut voir !…M’aimeras-tu ? »

Chéri-Bibi n’eut pas à lui répondre. Cécilys’était retournée sur eux et les appelait. Pendant qu’elle servaitle café avec sa grâce coutumière, son mari la regardait aller etvenir sans plus dissimuler son profond accablement. Ce que venaitde lui révéler la Comtesse lui coupait bras et jambes. Il étaitdésarmé : le Kanak pouvait tout contre lui. Il serait dans sesmains comme un jouet. Le Kanak serait son maître, son tourmenteur,son bourreau, et il lui était défendu, à lui, Chéri-Bibi, de penserà s’en débarrasser. Son crime serait le signal de sa défaite, de saruine.

Ah ! le Kanak « s’était gardé àcarreau » ! Et Chéri-Bibi devrait le subir jusqu’audernier sou, jusqu’à ce qu’il l’eût dépouillé, lui et lessiens ! Pauvre Cécily ! Pauvre petit Jacques !

Chéri-Bibi avait glissé l’une de ses mainssous son gilet, sous sa chemise, et ses ongles déchiraient sapoitrine, striaient de rouge les infâmes et indélébiles marquesbleues qui faisaient de lui un Chéri-Bibi pour la vie et mêmepar-delà la mort !

Cécily et le docteur s’étaient éloignés uninstant pour juger du coup d’œil que l’on avait du haut d’un tertred’où l’on apercevait la mer.

« Mais enfin, gronda l’impuissantChéri-Bibi, quand il se vit seul à nouveau avec la Comtesse, maisenfin, combien d’argent veut-il ?

– Tout !

– Et qu’est-ce qu’il me restera àmoi ?

– C’est ce que je lui ai demandé. Il m’arépondu qu’il te resterait ton amour pour ta femme. Si tu l’aimesbien, Chéri-Bibi, te voilà consolé !… Et finalement, c’est moiqui n’aurai rien ! Oh ! je le vois bien, va, j’ai vucomme tu la regardais tout à l’heure !…

– Ne parle pas de ça, ça ne te regardepas !… »

Il lui jeta cette phrase avec tant de férocitéqu’elle lui murmura dans un extraordinaire transport :

« Ah ! je te retrouve presque commedans le temps, quand il ne t’avait pas enlevé ta gueule,Chéri-Bibi !… Eh ben, va, tout n’est pas dit entre noustrois ! Je le déteste et je t’aime ! Le reste viendra àson heure… Faut pas désespérer de la Providence !

– Enfin ! qu’est-ce que vous avezmanigancé ? Tu peux toujours bien me le dire ! Commentest-il venu il y a deux ans ? Il avait donc quitté tout desuite le Bayard ?

– Oui, tout de suite après toi ! Et noussommes revenus en France où l’on pensait bien te retrouver. Ilavait naturellement toujours pensé au grand chantage. Pour lui, lemillion ne comptait pas ! L’œuvre de sa vie, c’étaittoi ! Il l’avait ratée avec tant d’autres !… Tu pensesbien qu’il n’allait pas te lâcher, après avoir réussi tafigure ! Non ! le million ne comptait pas ! Et ill’a bien prouvé en le perdant en un mois à Monte-Carlo. C’est alorsqu’il est venu s’installer ici, croyant que tu arriveraisbientôt !

– Et toi ?

– Moi ! je partais pour les Indes avec unriche commissaire du gouvernement anglais. J’aimais mieux m’enaller. Je ne voulais pas assister à ce qui allait se passer. Ça mefaisait trop de peine. Et puis, je pensais toujours à toi. Tu m’astoujours traité comme une chienne. Mais je t’ai dans lapeau !… Ah ! ne dis rien, je ne te demande rien,Chéri-Bibi !… J’attendrai !… mon jour viendra !

– Les bandits ! » grondait enlui-même Chéri-Bibi.

Il aurait voulu avoir un couteau au bout desongles pour se l’entrer dans les chairs, pour se déchirer, pour sepunir de s’être mis ainsi, lui qui se croyait arrivé au sommet dubonheur, entre ces deux êtres qui allaient le broyer !

La Comtesse, les yeux fixés sur le Kanak et lamarquise qui discutaient encore là-haut du paysage et s’extasiaientsur le panorama, continuait sa brève histoire en phrasesrapides : « C’était le Kanak qui lui avait présenté sonlord, aux fins de « le vider », car, en attendant que legrand coup du marquis réussît, il fallait de l’argent. Et ellen’avait cessé de lui en envoyer des Indes. Cet homme la tenait àcause de leur passé commun effroyable. Le lord était mort, laissantla forte somme à la Comtesse, et le Kanak, instruit par sa police,une police internationale de bagne, la meilleure de toutes, étaitvenu la rejoindre au moment où elle espérait pouvoir s’endébarrasser. Depuis un an, on mangeait l’argent du lord. Maintenantqu’il n’y en avait plus, on reprenait le coup dumarquis. »

Et cette fois, le Kanak était bien décidé à sefaire riche pour toute sa vie !… Voilà le plan ! Il étaitsimple.

« Faudra que tu passes par tout ce qu’ilvoudra, mon pauvre Chéri-Bibi ! Ah ! tu avais pensé à letuer ! Mais tu ne peux pas le tuer !

– Je ne peux ni le tuer, ni me tuer, car jesais ce qu’il ferait après ma mort !

– Il ferait chanter ta femme, la main sur toncadavre, en lui révélant que le fils du marquis du Touchais est lefils de Chéri-Bibi…

– Ah ! tais-toi ! tais-toi !râla Chéri-Bibi… et il eut, après un silence affreux, une sorte derugissement sourd : Fatalitas !

– Prends garde ! voilà ta femme ! Jedisais à votre mari, marquise, que vous aviez une propriétécharmante. Oh ! charmante !… La vue y est adorable, etl’air y est exquis. Ça n’est pas comme aux Feuillages oùnous vivons dans une humidité pénétrante. Je ne sais pourquoi monmari est allé chercher cette masure dans le chemin creux. Ce n’estpas un chalet, chère madame, c’est une éponge !… une éponge,je vous assure ! Le docteur, qui est arthritique, m’en dirades nouvelles. Gare aux rhumatismes, mon ami !…

– Si j’étais assez riche, fit le docteur,j’achèterais au marquis sa villa de La Falaise,en admettant qu’il voulût bien la vendre. En attendant, chère amie,si tu le veux bien, nous allons prendre congé et retourner auxFeuillages, mon courrier m’attend !

– Madame, disait Cécily, chaque fois que vousvoudrez nous faire le plaisir de venir nous voir, vous serez labienvenue à la villa de LaFalaise… »

Au moment du départ, Cécily et le docteur,parlant de la santé de la marquise douairière, laissèrent seulsencore un instant Chéri-Bibi et la Comtesse. Celle-ci se pencharapidement à l’oreille du marquis.

« Je veux voir, fit-elle, si tu estoujours Chéri-Bibi ou un marquis à la manque ! Le testamentse trouve chez Petit-Bon-Dieu, au premier étage du restaurant duport, dans un vieux secrétaire en acajou ! Prends letestament d’abord ! Tue le Kanak ensuite… et nouscauserons ! »

Cécily venait à elle, lui tendant lamain :

« À bientôt, j’espère, chère madame…

– À bientôt, marquise… »

XI – Chéri-Bibi se remet à l’ouvrage

Il faisait, cette nuit-là, un temps affreux, àne pas mettre, comme on dit, un chien dehors. Le vent, la pluiefaisaient rage ; la mer déferlait sur les rochers avec uneviolence retentissante. Sur la falaise, balayée par l’orage, ilfaisait noir comme dans un four. L’ombre même des villas n’étaitpoint visible, à dix pas, dans cette obscurité opaque. Aucunelumière.

Deux heures du matin venaient de sonner à lapetite chapelle, dans l’étroite vallée. Le vent de mer semblaitacquérir, de minute en minute, plus de force. Sa voix sinistrehululait terriblement, annonciatrice d’inévitables catastrophes. Ilfallait plaindre les pauvres marins qui n’étaient point rentrés auport et aussi les malheureux terriens que leurs occupations ou lesmalheurs de la vie avaient chassés de leurs foyers pour les jeterau milieu de cette tourmente.

Mais qui donc pouvait être assez abandonné deDieu et des hommes pour se tenir dehors par un temps pareil ?La nature, moins inclémente souvent que la civilisation, offre desrefuges au plus misérable contre les colères du ciel. Il y a desgrottes, des anfractuosités, des coins de roc où les humainspeuvent se mettre à l’abri, puisque aussi bien il y a des cavernespour les bêtes.

Alors que font donc sous la pluie diluvienneet dans le vent glacial ces deux ombres courbées sous le poids del’ouragan, qui s’avancent au milieu de l’abominable nuit ?Vers quel but, peut-être plus obscur encore que les ténèbres,tendent-elles ? Vers quoi marchent-elles ? Qui lespousse ?

Fatalitas !

Oui, c’est le destin qui conduit ces deuxombres louches, la fatalité du crime qui engendre le crime et quine lâche jamais son homme dès qu’elle l’a marqué, une premièrefois, de sa main rouge, et c’est peut-être aussi le destin qui avoulu envelopper de tempête ces deux êtres qu’il a voués à desgestes tragiques.

« Fatalitas ! souffleChéri-Bibi, qui se rattrape à la Ficelle, car il vient de manquerde glisser sur la terre humide. Quel temps, mon bon laFicelle !

– Vous plaignez pas, monsieur lemarquis ; vaut mieux ce temps-là pour ce que nous avons àfaire que le clair de lune !

– Je suis trempé jusqu’aux os, et certainementje vais attraper un bon rhume.

– Mme la marquise vous soignera.

– Chère Cécily ! Elle qui me croit bienau chaud dans mon lit !

– C’est ce qu’il faut, dit la Ficelle,philosophe. Nous ne pouvions pas l’inviter.

– Ah ! là ! là ! si çacontinue, il va falloir se mettre à quatre pattes !

– Tant mieux ! Tant mieux ! Nous nerisquons point de rencontrer M. Costaud.

– La Ficelle, ta bonne humeurm’étonne !

– C’est que je me dis que ce n’est qu’unmauvais moment à passer et qu’après nous recommencerons à êtretranquilles comme devant.

– Arrêtons-nous un instant à l’abri dusémaphore.

– Nous avons tort, monsieur le marquis.

– Je ne peux plus respirer.

– Nous en avons pourtant bien vu d’autres.

– Certainement, mais j’en ai perdu l’habitude…Tiens, un instant, là. Ah ! tout de même, tu ne diras pas queça ne fait pas du bien de souffler un peu !… En vérité, jet’admire ! Alors, toi, ça ne te fait rien de te remettre à labesogne ?

– Peut-être plus qu’à vous, monsieur lemarquis, car j’ai moins à y perdre. Mais mon dévouement à monsieurle marquis me pousse à lui dire les paroles nécessaires pour qu’ilne se décourage pas… Moi, je ne suis encore qu’un pauvre hère, maisj’apprécie tout l’effort qu’il faut à un honnête homme commemonsieur le marquis pour revêtir une défroque abandonnée depuis silongtemps, s’affubler de ces vêtements rapiécés, se coiffer decette ignoble casquette…

– Tu as raison, la Ficelle. Quand, avant desortir par la fenêtre, je me suis regardé dans la glace de monarmoire, je ne cacherai pas que j’ai frissonné. Je me faisais peurà moi-même. Et enfin, quand je me suis reconnu là-dessous, je n’aipas pu m’empêcher de pleurer. Que veux-tu, la Ficelle, je n’ai plusl’habitude, je n’ai plus l’habitude ! Et puis je croyais sibien que tout cela était fini !

– Ah ! je vous en prie, monsieur lemarquis, ne vous attendrissez pas ! Ce n’est pas le moment. Ilva falloir montrer de l’énergie.

– J’en aurai… Mais laisse-moi te dire que j’aihonte d’être dehors comme un vaurien, par un temps pareil, etd’être habillé comme un ouvrier du port. Ah ! si Cécily mevoyait !…

– Évidemment, nous ne sommes pas beaux !Et je dois dire également à monsieur le marquis que si Virginieapercevait dans cet accoutrement son fiancé, nous ne serions pointprès d’aller à la noce, toute enceinte qu’elle est, la bravefille…

– As-tu bien tous les instruments ?

– Oui, là, dans le sac.

– Les clefs ? Les rossignols ? Lapince-monseigneur ? La petite lanterne sourde ? Oùt’es-tu procuré la pince-monseigneur ?

– Monsieur le marquis, je l’ai volée…Parfaitement. C’est moi qui me suis remis, comme vous voyez, lepremier à l’ouvrage… Eh bien, je n’aurais jamais cru que c’était sidur de s’approprier le bien d’autrui, une fois, comme vous dites,qu’on a perdu l’habitude… J’étais tout tremblant, tout chose… Je mesuis sauvé comme un enfant…

– Ça prouve ton bon naturel, la Ficelle.

– Oui, mais, écoutez donc, faut pas être tropenfant non plus ! Si vous l’êtes maintenant plus que moi, nousne ferons point de bonne besogne. Voilà pourquoi je fais le braveet pourquoi j’essayais de vous remonter tout à l’heure.

– C’est vrai ! il faut en finir !…Allons, viens ! »

Et ils repartirent sous la pluie, dans latempête, au fond de la nuit noire.

« Ce qu’il y a de bon maintenant,soufflait la Ficelle en manière de consolation, c’est que nousavons le vent pour nous, un bon vent arrière qui nous pousse droitvers le restaurant du port. »

Ils aperçurent bientôt les premiers réverbèresde la côte et descendirent rapidement à Dieppe ; ilstraversèrent le pont, les quais, sans rencontrer âme qui vive. Lesdouaniers étaient enfoncés dans leurs petites guérites.

Ils s’arrêtèrent un instant, à deux pas de laHalle aux poissons, et regardèrent les fenêtres dePetit-Bon-Dieu.

La maison faisait le coin du quai et avaitdeux étages. Au rez-de-chaussée, les volets sur les vitres nelaissaient passer aucune lumière. Au premier étage, ainsi qu’ausecond, pas une lueur. Tout semblait dormir ici comme dans lesmaisons voisines. Ils prirent par une petite rue et arrivèrent toutde suite sur la place où se dresse la masse sombre de la statue deDuquesne.

Ils s’adossèrent au socle, et là confondusavec l’ombre du grand marin, ils observèrent quelques minutes lesalentours, avant de risquer l’aventure, profitant de ce moment derépit pour s’entendre sur les dernières dispositions à prendre.

La maison du restaurant du port avait uneentrée sur la petite cour d’un vieil immeuble dont la façadedonnait sur la place. On pénétrait dans cette cour par une vasteporte en chêne toute consolidée de clous et de barres de fer danslaquelle se trouvait encastrée une autre petite porte dont laFicelle avait la clef.

Cette clef lui avait été donnée par Virginieau temps où la jolie Cauchoise était servante au restaurant ethabitait sous les combles de la maison. La Ficelle connaissait doncbien ce chemin. Il ne put s’empêcher de faire remarquer àChéri-Bibi :

« Monsieur le marquis, vous m’avez plusd’une fois reproché mes escapades galantes, les trouvant indignesde la situation que j’occupais près de vous, mais n’estimerez-vouspas, aujourd’hui, que nous étions déjà, en quelque sorte, servispar la Providence qui me faisait tomber amoureux d’une jeunepersonne que je ne pouvais joindre qu’en passant par un chemin dontla connaissance nous est maintenant d’une grande utilité ?

– Pas tant de phrases, la Ficelle, etagissons ! Et surtout, cesse de me donner du marquis dans uneentreprise où mon nom ne doit pas être prononcé. Je te l’ai dit.Que je n’aie pas à te le répéter !

– Bien, monsieur le marquis.

– Encore !

– Préférez-vous que je vous appelleChéri-Bibi ?

– Ne m’appelle pas du tout si tu ne veux pasrecevoir mon pied quelque part… Dis-moi… tu es sûr qu’il n’y aqu’une pièce au premier étage ?

– Oui, et le meuble en question s’y trouve.Cette pièce servait de bureau au patron et aussi quelquefois decabinet particulier pour des clients exceptionnels qui ne voulaientpoint être confondus avec le populaire d’en bas.

– Tu dis qu’il est impossible de passer par laporte du petit escalier donnant sur la cour ?

– Impossible, car elle est fermée àl’intérieur par une barre de fer cadenassée, et la cuisinière, quia la clef, à l’habitude de coucher tout près de là. Nous devonsarriver directement au premier étage par la fenêtre de la cour, enmontant à l’échelle.

– Et cette échelle est là ?

– Oui, monsieur le m…, je l’y ai toujours vue.L’affaire sera vite faite, je vous le répète. Petit-Bon-Dieu coucheau second, comme l’ancien patron, je m’en suis assuré pas plus tardqu’hier en faisant bavarder prudemment la cuisinière que j’airencontrée au marché.

– Et nous ne courons aucun danger ?

– Aucun, je crois pouvoir l’affirmer, monsieurle m… »

Cette phrase ne se termina point sans unelégère exclamation de M. Hilaire, qui venait de recevoir lepied de M. le marquis dans le derrière, comme M. lemarquis le lui avait fait prévoir pour lui apprendre à être moinspoli.

« Les gens qui habitent sur la cour, dansl’autre immeuble, ne peuvent pas nous entendre ? interrogeaChéri-Bibi, sévère.

– Dame ! nous agirons aussi prudemmentque si nous allions à un rendez-vous d’amour. Ils ne m’ont jamaisdérangé, moi, exprima l’infortuné secrétaire en se frottant le basdu dos.

– C’est que je vais te dire, la Ficelle… pourrien au monde, je ne me laisserai surprendre. Pour rien au monde,je ne permettrai à quiconque de mettre dans une fâcheuse posture lepersonnage que tu sais… Si quelqu’un se présente, ce serait bienmalheureux pour lui !…

– J’ai compris, mons… j’ai compris. Ah !nous voilà dans une bien triste histoire… Oui, ce serait bienregrettable pour ce quelqu’un-là.

– Il faudrait le régler en cinq sec, et tu t’yemploieras aussi bien que moi, n’est-ce pas, la Ficelle ?

– En cinq sec, monsieur le…, en cinqsec ! Puisqu’il le faut, on n’hésitera pas… Mais j’espère quenous n’en serons point réduits à cette terrible extrémité.

– Je l’espère au moins autant que toi, repriten soupirant Chéri-Bibi… Quelle heure est-il ?

– Trois heures moins le quart, peut-être.

– Dans une demi-heure, il faut que tout soitterminé, car il faut être au plus tôt aux Feuillages,comme c’est entendu avec la Comtesse… de telle sorte que le Kanakn’ait point le temps de refaire un nouveau testament. Mais là-basl’affaire sera vite réglée. Nous avons une amie dans la maison.

– Il est grand dommage, monsieur, que nousn’ayons point pu commencer à travailler une heure plus tôt.

– C’est toi-même qui m’as dit quePetit-Bon-Dieu ne se couchait point de bonne heure.

– Sans doute, mais je redoute le petit jourpour rentrer à la villa de La Falaise. Faitscomme nous sommes, nous ne manquerons point d’attirer la curiositédes passants si nous en rencontrons.

– Je sais un petit chemin par les haies, quinous évitera ce désagrément, répliqua Chéri-Bibi, qui paraissaitavoir pensé à tout. Allons, es-tu prêt ? Passe-moi lediamant ! Prépare ta lanterne sourde, et en avant !

– Que Dieu nous garde ! » souhaitala Ficelle.

Et c’est tout juste s’il ne fit point le signede la croix, tant il était devenu, à l’instar de son maître,bien-pensant.

Deux minutes plus tard les deux ombres étaientdans la place. La Ficelle trouva l’échelle dans le cellier etl’appliqua, avec de grandes précautions, contre le mur, de tellesorte que la tête de cette échelle vint aboutir à l’appui de lafenêtre du petit salon du premier étage.

Chéri-Bibi monta le premier.

La Ficelle, portant le sac à outils,suivait.

Chéri-Bibi commença à travailler en silence.Avec son diamant de vitrier, il découpa nettement la vitre, qu’ilreçut avec adresse et qu’il passa à la Ficelle. Après quoi ilglissa la main jusqu’à la poignée de la fenêtre, qu’iltourna ; et la fenêtre s’ouvrit.

Les deux compères furent bientôt dans lesalon, sur leurs semelles de corde, car ils s’étaient chaussésd’espadrilles de bain, pour la circonstance.

« Ouf ! fit tout bas Chéri-Bibi, ens’asseyant dans un fauteuil, car le cœur lui battait plus qu’iln’eût osé l’avouer à son second, et il avait besoin de se remettreun peu. Ouf ! nous y voilà ! Tout de même, je suis moinsrouillé que je ne l’aurais cru ! »

La Ficelle avait fait jouer sa petite lanternesourde, dont il dirigea le rayon sur un coin du salon.

Alors ils aperçurent le secrétaired’acajou.

C’était un vieux meuble qui ne paraissaitpoint bien redoutable. Chéri-Bibi se releva, fouilla avec uncertain dégoût dans le sac où la Ficelle avait accumulé tous lesobjets nécessaires à la cambriole et s’approcha du secrétaire avecune collection respectable de clefs, de rossignols, de crochets, depasse-partout.

Ils purent venir à bout ainsi de l’une desdeux serrures, mais l’autre résista à toutes leurs tentatives.

Du reste, ils tremblaient, en toute vérité. Lemoindre bruit qu’ils faisaient avec leur trousseau métallique lesimmobilisait pendant des minutes entières qu’ils passaient àécouter, la sueur au front, s’ils n’avaient pas été entendus, s’ilsn’avaient pas donné l’éveil.

Ce fut bien autre chose quand il leur fallutse servir de la pince-monseigneur. Le meuble craquait, et ilss’arrêtaient dans leur besogne, le souffle coupé, les jambesflageolantes.

Un moment, il leur sembla avoir perçu unsoupir lointain, profond, douloureux. Ils se tinrent cois…épouvantés.

« C’est quelqu’un qui bâillelà-haut ! finit par dire la Ficelle.

– Alors on est réveillé ! émitChéri-Bibi.

– Eh bien, pressons-nous, nous n’avons pas detemps à perdre !… »

Et cependant ils en perdaient, car il leuraurait fallu donner un violent effort pour faire sauter la serrurede sa gâche, et cet effort les effrayait à cause du bruit qu’ilsredoutaient.

« Ah ! je n’ai plus la main !…Je n’ai plus la main !… gémissait le pauvre Chéri-Bibi enessuyant les gouttes de sueur qui lui coulaient le long du visage.Autrefois, il y aurait eu beau temps que tout seraitfini !

– Et puis on n’a plus le cœur non plus !avoua le bon la Ficelle.

– Non, on n’a plus le cœur non plus ! Unméchant meuble de rien du tout ! je n’aurais jamais cru quej’étais devenu si feignant ! soupira Chéri-Bibi.

– Allons, monsieur… encore un peu decourage ! Songez que c’est pour votre femme, pour votre enfantque nous travaillons ! »

Ce noble rappel de la Ficelle aux devoirs defamille de M. le marquis du Touchais ne fut point perdu.Chéri-Bibi se redressa galvanisé. Et plein d’une ardeur factice etpassagère, il se remit à l’ouvrage. Il appuya de toutes ses forcessur la pince, et cette fois le meuble céda.

Le couvercle du secrétaire se rabattit surChéri-Bibi, et la Ficelle n’eut que le temps de le retenir sur sesdeux mains tendues.

Toutefois, il y avait eu un gros craquement,un gros gémissement du bois auquel avait répondu, presqueimmédiatement, un gémissement humain, là-haut !

« Bonsoir de bonsoir ! fit laFicelle, qu’est-ce qui se passe ?

– Nous nous en f… ! Allons, ouste, talanterne ! »

Chercher dans le meuble le testament,l’emporter, fuir, tout cela ne devait plus être maintenant qu’unequestion de secondes. Chéri-Bibi aurait déjà voulu être dehors.Armé de la lanterne de la Ficelle, il fouillait dans tous les coinset recoins du secrétaire, ouvrait tous les tiroirs, s’impatientait,ne trouvait rien, absolument rien : le meuble tout entierétait vide.

Il n’y avait pas un papierlà-dedans !…

Si, il y en avait un, un papier qu’il finitpar découvrir et qui était appliqué avec des punaises contre lebois du secrétaire, dans le fond, comme une pancarte. Sur cettepancarte, on avait tracé une ligne d’écriture, une phrase que lejet de lumière éclaira, syllabe par syllabe, et qui fit reculerChéri-Bibi et la Ficelle, cependant qu’ils laissaient échapper unaffreux juron.

Cette phrase venait de leur sauter aux yeux,avec ses gros caractères soulignés de points d’exclamationironiques : Petit-Bon-Dieu présente bien ses hommages àM. le marquis du Touchais.

XII – Bataille

Les deux compères s’étreignirent la main dansun mouvement où ils avaient mis tout leur désespoir.

« Nous sommes perdus ! » grondaChéri-Bibi.

Et il se traîna jusqu’à la fenêtre, suivi dela Ficelle, qui avait éteint sa lanterne. L’échelle n’y étaitplus ! Et dans la cour, où ils eussent pu tenter de sauter,quittes à se rompre le cou, ils distinguèrent deux ombres quifaisaient le guet, enveloppées de manteaux.

Ils se rejetèrent dans la chambre et s’enfurent, en s’appuyant aux murs, jusqu’à la fenêtre qui donnait surle port. Elle était grillée comme la plupart des fenêtres de cesantiques masures. Ah ! ils étaient bien pincés comme dans unesouricière !

« La garce ! » exprimaChéri-Bibi, affolé.

Cette dernière apostrophe s’adressaitcertainement à la Comtesse, qui avait su si bien le conduirejusqu’au fond de cette impasse. Elle s’était moquée de lui etl’avait eu, lui, Chéri-Bibi, comme un novice. Du moins lepensait-il.

La rage de Chéri-Bibi cependant était moinsgrande que sa peur. Comment allait-il sortir de là ? Avanttout, il convenait d’éviter tout scandale. Et il devait combattreles bandits dont il craignait d’être la proie sans donner l’éveilaux honnêtes gens. Il tournait avec précaution dans l’étroitepièce, en râlant :

« Nous voilà propres ! nous voilàpropres !

– Ça, c’est vrai, monsieur le marquis, nousvoilà propres ! » gémissait M. Hilaire, qui était del’avis de son maître, plus que jamais maintenant, et qui dutcertainement à la gravité de la situation de n’être point rappelé àl’ordre aussi brutalement que tout à l’heure.

Oui, Chéri-Bibi avait peur ! S’il avaitpu cependant, au centre d’événements aussi redoutables, gardercette juste faculté d’appréciation qui, depuis qu’il avait étépromu à une nouvelle destinée, en avait fait l’un des hommes lesplus équitables de son temps, il n’eût point manqué de juger quec’était bien son tour ! Car enfin, depuis qu’il était au mondeil avait fait souvent peur aux honnêtes gens, la nuit, pour qu’iléprouvât lui aussi, au moins une fois dans sa vie, cette sensationd’angoisse désagréable qui annihile les plus braves et les faitgrelotter comme des enfants au sein mystérieux des ténèbres.

La Ficelle n’était point plus brave. Ses mainstâtonnantes rencontrèrent une porte qu’il secoua en vain. Cetteporte conduisait à l’étage supérieur. Elle était bien fermée. Ils’en fut à l’autre porte. Il alla à la serrure. Pas de clef. Maisil tourna la clenche. La porte cédait. Il n’avait qu’à ouvrir.

« C’est la porte qui donne sur l’escalierdescendant au restaurant ! souffla-t-il tout bas à l’oreillede Chéri-Bibi, qui était penché sur lui. Nous n’avons qu’àdescendre ! Là nous ouvrirons une fenêtre et nous sauteronssur le quai. »

Mais Chéri-Bibi lui saisit lepoignet :

« N’ouvre pas !… »

Il redoutait un piège.

Il n’était point naturel que cette sortie leureût été si bénévolement ménagée. Et comme ils se tenaient là, dansun désordre absolu, ne sachant s’ils devaient avancer ou reculer,le mari de Cécily s’étreignit le front de ses doigts fébriles.

Il pensait à sa femme, à son enfant, à tout cequ’il aimait sur cette terre de malheur, et il eut une rapide etdéchirante vision de la douceur du foyer là-bas, du calme repos oùils devaient être plongés tous deux, dans le nid tiède de la villade La Falaise, pendant qu’il errait, lui, dansles couloirs de la nuit et du crime, habillé et armé comme unmalfaiteur.

« Vois-tu, dit-il à la Ficelle, quis’était accroché à lui comme un enfant aux jupes de sa mère,vois-tu, il y a des métiers où il vaut mieux ne pas avoir defamille ! »

Comme il prononçait cette parole de sagesse,il sentit sur sa main quelque chose qui coulait. C’était comme desgouttes qui tombaient une à une du plafond. Et, dans ce mêmemoment, l’affreux soupir qu’ils avaient entendu précédemmentrecommença. Cela venait encore d’en haut.

Ils perçurent un léger bruit qui se traînaitsur le plafond. Et, comme ils n’avaient point bougé et que la mainde Chéri-Bibi était restée sur son front, il sentit encore cettecoulée tiède sur sa peau brûlante.

Que se passait-il là-haut ?

Qu’allait-il se passer ici ? Qu’avait-onpréparé contre eux ? Dans quel traquenard allaient-ils sejeter au moindre geste ? Et pourquoi ce soupir ?

Chéri-Bibi s’était penché sur la Ficelle quiétouffait d’angoisse et lui avait pris sa petite lanterne. Il endévoila la lumière très prudemment et regarda sa main. Elle étaitrouge de sang !

Oui, d’en haut c’était du sang quicoulait !

Chéri-Bibi se recula, plein d’horreur. Iln’était plus habitué à cette rosée-là depuis longtemps.

Et alors, continuant à couler d’en haut, lesgouttes de sang tombaient sur le parquet avec le bruit monotone desgouttes de pluie filtrant au travers d’une gouttière mal soudée.Cette pluie rouge ajoutait intensément à leur épouvante.

Acculés dans leur coin, tous les deux, au fonddes ténèbres, le dos appuyé à cette porte qu’ils n’osaient pasfranchir, la Ficelle armé d’un couteau, Chéri-Bibi brandissant sapince-monseigneur comme une massue (ils s’étaient interdit lesarmes à feu), ils attendaient que se produisit quelque événementqui les renseignât sur l’étendue de la catastrophe qu’on avaitpréparée pour eux, cette nuit-là ! Et ils eussent préféré unefranche attaque à cette expectative lamentable, dans le noir,pendant qu’au-dessus de leur tête semblait se traîner uneagonie.

Le parquet seul était éclairé dans un étroitespace, par le jet de la lanterne qu’ils avaient déposée à leurspieds. Et, dans ce cadre de lumière, la pluie rouge continuait decouler…

Soudain, un billet blanc, un morceau depapier, tomba au même endroit…

Le billet, lui aussi, avait dû trouverl’espace nécessaire pour se glisser entre les poutrelles pourriesdu plafond. Ce papier, c’était peut-être un avertissement !C’était peut-être le salut ! C’était peut-être un nouveaupiège !… Il fallait savoir ! Chéri-Bibi s’allongeajusqu’à lui, ramassa le billet maculé de taches rouges etl’approcha de la lanterne. Il y avait là quelques mots quivenaient d’être écrits avec du sang.

« VOULU TE SAUVER… JE MEURS… PRENDSGARDE… CHÉRI-BIBI, T’ADORE… TE FAIRE TOUT SIGNER PAR TORTURE…TESTAMENT, JE CROIS… GIME… »

Des lettres avaient été tracées entre« je crois » et cette dernière syllabe« gime » ; mais elles étaient si bien mêlées au sangfrais dont le billet était tout barbouillé, qu’elles étaientdevenues illisibles.

Chéri-Bibi leva sa tête vers le plafond ;mais on ne soupirait plus là-haut. On ne se traînait plus.

« La Comtesse ! » murmura-t-il,et il arracha le papier, dont il mit les morceaux dans sapoche.

Pour lire, il s’était étendu sur le plancher,au ras de la lumière de la lanterne sourde. Il fut tout étonné,alors que son oreille était tendue vers les bruits d’en haut, versles soupirs venus du plafond qui, subitement, s’étaient tus, ilfut, disons-nous, tout étonné d’entendre distinctement un murmurede voix qui venait d’en bas.

Il colla son oreille sur le plancher.

Voilà maintenant qu’il percevait les motsrapides, échangés cependant à voix basse, dans la salle durestaurant, des mots comme ceux-ci :« Attendons ! »… « Il doit travaillerencore »… « Le coffre-fort est solide ! »… Etencore, celui-ci, qui lui dévoilait tout le plan de sesadversaires : « Faudra bien qu’ildescende ! »

Comme il l’avait redouté, l’ennemi l’attendaiten bas. C’était là qu’il avait tendu sa chausse-trape. Il sefélicita d’avoir arrêté la Ficelle au moment où il se disposait àdescendre. Tous deux seraient maintenant les prisonniers de cesbandits, tandis qu’après tout, il n’y avait rien de fait.

Peu à peu, Chéri-Bibi, malgré l’effroyablepluie de sang qui continuait à tomber de là-haut, reprenait sonsang-froid. Il savait qu’on l’attendait. Il avait le temps deréfléchir, de voir ce qu’il allait pouvoir risquer. Il n’avait plusrien à craindre d’en haut, s’il n’y allait pas, et tout à redouterd’en bas s’il descendait.

Il ne pensait point du tout à grimper àl’étage supérieur pour courir au secours de la malheureuse quiagonisait. Le rôle qu’avait joué la Comtesse dans cette affaire luiparaissait encore trop louche pour qu’il la plaignît ou qu’ilcessât de se méfier de son intervention. Ce sang, cette agonie,c’était peut-être encore une comédie ! Non, ce qu’il eût voulutout de suite savoir, c’était combien il y en avait en bas.

Or, dans le moment qu’il s’étonnait d’avoir sibien entendu la rapide conversation des complices, il s’aperçutqu’il avait collé son oreille sur une petite trappe dont l’anneauétait encastré assez exactement dans le bois du plancher.

C’était une toute petite trappe, pas plusgrande que la largeur des deux mains. Elle devait servir au patronde l’établissement, soit à surveiller le travail de ses employésquand il se trouvait en haut, soit à leur crier ses ordres, soit àse rendre compte de la qualité de la clientèle.

Chéri-Bibi fit signe à la Ficelle d’étouffer ànouveau la lumière de la lanterne, puis il parvint assez facilementà passer un doigt dans l’anneau et à soulever la planchette. Il sepencha sur le trou ainsi ouvert dans le plancher. Sa figure partitcomme éclairée d’une lointaine et mystérieuse lueur et presqueaussitôt il se rejeta en arrière en retenant une exclamation.

Si vif qu’avait pu être ce mouvement, soncompagnon avait aperçu, une seconde, le visage effaré deChéri-Bibi.

La Ficelle vint regarder à son tour, jeta uncoup d’œil au-dessus du petit cadre si étrangement lumineux, et luiaussi eut le même rejet instinctif de tout le corps en arrière.

Et puis, tous deux, retenant leur respiration,revinrent en glissant à leur observatoire et, tête-à-tête,considérèrent avec épouvante le spectacle d’en bas. Leurs mains,pendant ce temps, s’étaient encore rejointes et, par leur étreintenerveuse, ils se communiquaient l’importance de leur émoi.

C’est que ce qu’ils voyaient n’était guèrefait pour les rassurer. Éclairés d’une façon fantomatique par lalumière avare d’une petite lampe presque entièrement baissée etentourée, pour plus de précautions, d’une étroite gaine de papiersqui ne laissait point aller les rayons jusqu’aux coins restésténébreux de la salle de restaurant, des figures terrifiantes, àcause de leur quasi-résurrection, surgissaient, muettes,silencieuses, immobiles.

Autour de la table, elles étaient quatre.

Et l’on comprendra l’indicible effroi deChéri-Bibi et de la Ficelle en reconnaissant dans ces quatrefigures de fantômes Gueule-de-Bois, Boule-de-Gomme, le Rouquin etun autre relingue de la « cage des financiers », bienconnu pour sa lâche férocité : Va-Nu-Pieds.

Ainsi toute la fleur du Bayard étaitlà, qui avait suivi le Kanak dans ses pérégrinations et escompté lecoup de fortune que celui-ci leur avait sans doute promis s’ils lesecondaient dans son entreprise contre le marquis. Celui-ci avaitété une trop belle proie, la première fois, pour qu’ils netentassent point de renouveler l’aventure en grand, et aprèsl’avoir réduit à une nouvelle captivité, de le dépouiller, cettefois, « jusqu’à l’os ».

De toute évidence, le Kanak, faiblephysiquement et pusillanime, n’avait point osé risquer tout seul lecoup contre Chéri-Bibi. Et voilà la troupe qu’il amenait pour leréduire à sa merci.

« Et s’ils savent tout, si l’autre leur atout dit ? » s’interrogea avec une angoisse terriblenotre désespéré héros. S’ils savent qui ils poursuivent dans lapeau du marquis du Touchais ?

Il se rappela la façon dont Petit-Bon-Dieuvenait de le saluer si ironiquement du fond de son secrétaire.

« Ah ! les bandits ! Ils saventtout ! Ils savent tout ! râla Chéri-Bibi en entraînant laFicelle dans un coin du salon… Tu les as reconnus, dis ? Tousceux de ma cage !… Ah ! misère, c’est tout le passé quirevient !

– Monsieur le marquis, grelottait la Ficelle,qui, lui, sentait s’en aller tout son courage depuis qu’il avait vules effrayantes figures… monsieur le marquis… écoutez-moi… Nousferions mieux de nous rendre !… »

Chéri-Bibi ne lui répondit pas. Il pensait.Prodigieusement, il pensait. Entre le crime de là-haut, quicontinuait à « couler », et celui qui se préparait enbas, il parvenait cependant à penser. Oui, Petit-Bon-Dieu,Gueule-de-Bois et les autres savaient tout ! Ils n’ignoraientpoint le secret que le faux marquis du Touchais venait chercher aufond du secrétaire d’acajou, par cette nuit abominable ! Et,avec ce secret, ils allaient le pressurer, et petit à petit,jusqu’à lui faire rendre l’âme, après lui avoir pris tous sessous !

Pouvait-il traiter avec ces gens-là ?Pourrait-il vivre avec cette menace éternelle dans le dos ?Ils étaient sept maintenant à connaître le secret ! Dieu seulsavait ce qu’ils en feraient ! Sept qui se dispersaient auxquatre coins du monde du crime, et qui, de temps à autre,reviendraient lui montrer leurs figures patibulaires, en luitendant à nouveau la main ; sept qui étaient réunis, cettenuit-là, autour de lui, car il ne doutait point que le Kanak ne fûtquelque part autour de lui, surveillant l’affaire, en même tempsque l’agonie de la Comtesse, s’il était vrai que celle-ci fût entrain de mourir pour avoir voulu le sauver – ce dont il n’étaitpoint sûr. Oui, tous, tous étaient là, tous ceux qui savaient ouqui, tout au moins, étaient susceptibles de savoir ! Ilsétaient tous providentiellement là !

Ainsi tout à coup lui apparut l’affaire dansl’effroyable flambée d’idées contradictoires où se consumait soncerveau.

Alors, après toutes ses hésitations et toutesses peurs, il se retrouva le Chéri-Bibi d’autrefois, quand il seruait contre le destin, pour le vaincre une fois de plus. Maiscette fois il remercia la Fatalitas d’avoir ainsirassemblé, pour une unique et définitive besogne, les derniers deshommes qui pouvaient espérer sa perte.

Il allait tout tuer ! Il s’en sentait detaille ! La folie du meurtre galopait déjà en ses ardentesveines. Il dit à la Ficelle, qui s’arrêta de trembler en le voyant,ou plutôt en le sentant tout à coup si fort :

« Tout tuer en silence ! »

Dès cette minute, il eut son plan.

Renseigné par la petite troupe sur ce qui sepassait dans le cabaret, en bas, il avait un avantage marqué surceux d’en bas qui ne savaient point, eux, ce qui se passait enhaut, et qui finiraient bien par s’énerver, par se lasser, parmonter voir !

Eh bien, alors, on verrait ! Ils’agissait, après tout, d’en démolir d’abord deux ou trois, sipossible, en douceur.

Chéri-Bibi s’était placé debout, en retrait,près de la porte, armé de sa lourde pince.

La Ficelle était retourné à son posted’observation. Les sinistres figures n’avaient point bougé. Sur latable, il percevait vaguement le pâle éclat des verres que l’onvidait en silence.

La Ficelle cherchait en vain la silhouette duKanak et celle de Petit-Bon-Dieu, quand ce dernier sortit soudainde la nuit opaque et murmura quelque chose, sa face jaune penchée àl’oreille de Gueule-de-Bois.

La terrible figure de Gueule-de-Bois se relevavers le plafond. De toute évidence, ils parlaient de ceux qu’ilspouvaient déjà considérer comme leurs prisonniers et s’étonnaientde ne plus entendre aucun bruit. La Ficelle surprit presqueaussitôt un signe de Petit-Bon-Dieu ; et la lampe, qui déjàrépandait une assez faible lumière, fut encore baissée, puis portéetout au fond, sur un coin de la cheminée. Aussitôt la Ficellerejoignit Chéri-Bibi et le mit au courant de ce qui se passait.

Le maître le repoussa de façon à garder laliberté de tous ses mouvements et le colla contre le mur d’en faceen lui ordonnant de ne pas bouger.

À ce moment, la pluie avait cessé et, comme ilarrive souvent après de violents orages, la lune se montra entredeux gros nuages.

Chéri-Bibi crut entendre, dans le silence detoutes choses, le craquement d’une marche d’escalier.

Il pensa que Petit-Bon-Dieu, fatiguéd’attendre, se décidait à aller voir ce qui se passait au premieret il retint son souffle.

Il ne s’était pas trompé. Le bruit serenouvela et, bientôt après, on tournait la clenche de la porte,et, tout doucement, la porte s’ouvrit.

Les rayons de la lune vinrent éclairer enplein la stupéfaction de Petit-Bon-Dieu qui s’attendait à trouverles deux compères en train de travailler à l’ouverture dusecrétaire. Or, son premier regard ne rencontrait personne.

Peut-être son second regard eût-il découvertChéri-Bibi et son lieutenant, contre le mur, mais on ne lui laissapoint le temps de ce second regard-là.

Telle la bête à l’abattoir qui reçoit le coupde maillet qu’elle n’attendait pas et qui s’abat sans un soupir,tel Petit-Bon-Dieu s’étala sans dire ouf ! entre les bras dela Ficelle qui le déposa avec de grandes précautions, sur leplancher, en le tirant un peu en retrait de la porte pour que soncadavre ne gênât point les autres curieux qui, sans doute, nemanqueraient point de venir.

La pince-monseigneur de Chéri-Bibi, aprèsavoir défoncé tout à l’heure assez maladroitement le meubled’acajou, avait ouvert fort proprement le front dePetit-Bon-Dieu.

En somme, Chéri-Bibi se remettait assezpromptement à la besogne et se « refaisait la main », detelle sorte qu’il pouvait, sans trop de présomption, ne pointdésespérer du reste de l’ouvrage.

Cinq bonnes minutes se passèrent, et, par lapetite trappe, restée ouverte, on entendit un bruit de semellesremuées, quelques chuchotements et, tout d’un coup, leretentissement dans l’escalier d’un pas qui ne se dissimulaitpoint.

La porte avait été légèrement repoussée parles soins de la Ficelle.

Le pas s’arrêta à mi-étage, et, après quelquessecondes d’hésitation, la voix rauque de Gueule-de-Bois se fitentendre.

Elle demandait tout haut :

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a,Petit-Bon-Dieu ? »

Petit-Bon-Dieu ne pouvait pas répondre, etpour cause.

« Tonnerre ! glapit Gueule-de-Bois,je parie qu’ils ont décanillé ! »

Et il hurla :

« Petit-Bon-Dieu !…Petit-Bon-Dieu !… »

En arrivant à la porte, il eut le tortd’avancer le bout de son nez pour voir « de quoi ilretournait ».

La terrible pince-monseigneur s’abattit commele marteau sur l’enclume ; seulement l’enclume ne résistapas.

« Et de deux ! » comptaphilosophiquement la Ficelle en rangeant le second cadavre à côtédu premier.

Le malheur est qu’une aussi belle opération nepouvait se continuer avec une aussi magnifique ordonnance.Gueule-de-Bois avait fait, en tombant, beaucoup d’éclat. Et lesautres, les trois autres étaient accourus en se bousculant au basde l’escalier.

Chéri-Bibi et la Ficelle distinguèrentparfaitement les voix de Boule-de-Gomme, de Va-Nu-Pieds et duRouquin. Ils « jaspinaient » tous ensemble. Quant auKanak, il n’en était pas question. On ne l’avait pas vu ; onne l’entendait pas.

« Ah ! les cochons ! ils lesont butés ! ils les ont butés ! criaient ceux d’enbas.

– Vous allez fermer vos plombs ! grondaitle Rouquin à ses camarades, on ne s’entend seulement pas !S’ils ne sont pas menons (mignons) là-haut, on saura bien leurfaire passer le goût du pain !

– Laissez-moi parler, je vous en prie »,suppliait Boule-de-Gomme, le financier.

Va-Nu-Pieds criait :

« La Ficelle, soyez raisonnable,là-haut ! Voyons, la Ficelle, on ne veut pas vous faire demal ! »

En une autre occasion, les trois bandits sefussent rués au combat et seraient « entrés dedans » sansdemander la permission, mais ils semblaient avoir reçu une consignequi les embarrassait, cependant que le sort qui avait été réservé àleurs deux camarades n’était point fait pour les tranquilliser. Onavait dû leur dire :

« Surtout, pas de bruit pour levoisinage, pas de rigolos ! »

Il ne s’agissait pas pour eux de tuer lesotages, naturellement, mais de les annihiler, de les réduire àmerci, et ils étaient venus cinq contre deux, sans parler du Kanaket de la Comtesse, et encore la Ficelle, à leurs yeux, necomptait-il pas ! L’affaire devait être facilement bouclée.Aussi ils étaient stupéfaits, désemparés, devant le fait brutal quivenait de se passer et les privait de deux des meilleurs d’entreeux.

À tout hasard, devant le silence obstiné desautres, ils sortirent leurs couteaux.

S’ils avaient pu aborder l’obstacle de front,ils auraient eu beau jeu, mais avec cet étroit escalier de bois quine laissait passer qu’une seule personne à la fois, ils risquaienttous d’être saignés à tour de rôle, comme des lapins.

Voilà pourquoi Va-Nu-Pieds retenait lebouillant Rouquin et aussi pourquoi Boule-de-Gomme essayait defaire taire ses deux acolytes à seule fin d’entrer en pourparlersavec l’ennemi.

« La Ficelle, dis bien à M. lemarquis qu’on ne veut pas lui faire de mal ! Il est notreprisonnier. Il ne peut pas nous échapper, quoi qu’il fasse. Ehbien, c’est pas la peine de se faire du bobo. Il n’y a qu’às’entendre !… »

Pendant ce temps, Chéri-Bibi réfléchissaitqu’il n’avait plus en face de lui que trois hommes, dont deuxterribles, le Rouquin et Va-Nu-Pieds, doués d’une force peuordinaire. Il commençait cependant à penser que la partie devenaitégale, à moins que le Kanak ne lui eût encore, pour finir, préparéquelque tour de sa façon, qu’il ne pouvait soupçonner. Il se décidavite. Il dit à la Ficelle :

« Je te donne Boule-de-Gomme,débrouille-toi !

– Je ferai mon possible, monsieur lemarquis », répondit le jeune homme, en frissonnant, car iln’aimait point la bataille et il n’était brave que lorsqu’il lefallait absolument, et son rôle le plus souvent avait consisté àfaire le guet, lors des fameuses aventures d’autrefois.

« Écoute bien ! Je vais me jetersur eux !On roulera. Tu seras debout, t’auras l’avantage.Mais ne perds pas de temps ! »

En bas, les voix reprenaient.

« Monsieur le marquis, continuait àexpliquer Boule-de-Gomme, rendez-vous ! sinon, nous seronsdans la nécessité de pénétrer chez vous à la fois par la porte etpar la fenêtre ; vous serez pris entre deux feux et nouspourrons être poussés, si vous résistez encore, à quelqueextrémité !

– Merci de l’avertissement ! »ricana Chéri-Bibi.

Et aussitôt il y eut quelque chose deformidable qui tomba dans le groupe formé par les troishommes : une masse, un corps énorme, qui les renversa de toutson poids et les projeta, les dispersa au fond de l’ombre. Avecd’affreux jurons, les bandits se relevèrent, se cherchèrent,s’agrippèrent.

Le premier debout fut Va-Nu-Pieds ; maissaisi immédiatement à la gorge par Chéri-Bibi, il râlait bientôtsous les doigts de fer, tandis que de son autre main restée libreet armée de la pince-monseigneur, le héros du Bayard, leroi des bagnes, faisait un moulinet terrible, écartaitmomentanément le Rouquin, lequel essayait de le larder de coups decouteau.

Le Rouquin, voyant qu’il ne parvenait pas àentamer de sa lame le terrible lutteur, recula et, du fond del’ombre, arriva tête baissée, à tout risque sur Chéri-Bibi.

Les hommes, à nouveau, roulèrent.

Chéri-Bibi et le Rouquin s’entreprirent.

Pendant ce temps, la Ficelle en avait finiavec Boule-de-Gomme, ayant ouvert le ventre du financier avant quecelui-ci ne se relevât. Il l’avait si proprement tailladé que lemalheureux râlait en perdant ses entrailles. Ceci fait, le bon laFicelle était allé achever Va-Nu-Pieds, déjà à moitié mort.

Et quand ce fut fini, il se releva, le couteaulibre, pour porter secours à son maître.

Ainsi dans les duels héroïques de jadis, lesseconds, après avoir proprement mis à mal la victime que le sortdes armes ou le choix des combattants avait désignée à leurs coups,se retournaient sur les plus dangereux adversaires de leur clientet l’accablaient par-derrière.

Mais malgré sa bonne volonté, ce jeune hommen’eut pas à intervenir dans le combat de géants que se livraientsur le carreau de la salle obscure Chéri-Bibi et le redoutableRouquin.

En vérité, la Ficelle n’eût pu dire, encontemplant avec un effroi bien compréhensible la masse informeconstituée par ces deux corps qui roulaient comme s’ils n’enformaient qu’un, à qui appartenait ce bras dressé soudain en l’air,cette jambe qui ruait, ces épaules qui étouffaient.

Du haut de la cheminée, la lueur pauvre de lalampe éclairait mal et fantastiquement ces derniers sursauts ducombat.

La masse, en roulant, renversait tout sur sonpassage, chaises et tables, verres et bouteilles : telle latoupie lancée sur le plan où elle a pour mission, après s’êtreheurtée aux parois du jeu, d’abattre les quilles.

La Ficelle, pour ne pas être atteint etpeut-être brisé du coup par cette force tumultueuse etrebondissante qui sortait de l’ombre pour y retourner et enressortir presque aussitôt, avait escaladé vivement quelques degrésde l’escalier, et, penché sur la rampe, encourageait à mi-voixChéri-Bibi, en lui conseillant de ne point faire quartier à sonméchant partenaire.

« Tue, Chéri-Bibi ! disait-il.Tue ! Tue ! Mais tue-le donc ! »

Il est probable que Chéri-Bibi ne demandaitque cela, et que si la chose n’était point déjà faite, il n’y avaitpas de sa faute.

Mais l’autre se défendait.

Soudain, du fond de la nuit où la batailles’achevait, vint un soupir effrayant de douleur et de mort. Et puisplus rien !… Ce fut le silence. Qui avait poussé cesoupir-là ? La Ficelle qui tremblait d’anxiété, n’eût pu ledire, car au moment de mourir, presque toutes les voix, presquetous les râles se ressemblent. Qui était mort ? Qui attendaitque l’autre fût bien mort pour le lâcher et s’en venir ou rassurerla Ficelle, ou le « buter » à son tour ?

En dépit du silence qui se prolongeait, nousdevons rendre cette justice à la Ficelle qu’il douta peu de lavictoire de son maître.

« C’est fini, Chéri-Bibi ?demanda-t-il.

– J’attends, répondit la voix du maître, poursavoir s’il ne « triche pas » ! »

Mais le Rouquin ne trichait pas. Chéri-Bibiavait eu la chance, dans ses ébats, de rencontrer sur le parquet,sous sa main, la pince-monseigneur qui lui avait échappé dans sachute, et il avait réussi, avec un rare bonheur, à l’enfoncer dansla cervelle du Rouquin, par le chemin tout trouvé del’œil !

Le pauvre Rouquin était bien mort !

Et Chéri-Bibi n’était même pas blessé,préservé qu’il avait été du couteau par la glorieuse cotte demailles de son ancêtre, le maréchal du Touchais, qui l’avait portéeà la bataille d’Arques, aux côtés de M. de Mayenne contrece huguenot de Henri IV.

Ce délicat et solide chef-d’œuvre desarmuriers d’autrefois avait séduit notre héros dès l’abord qu’ilavait visité son château avant que d’y faire rentrer, avec tous leshonneurs dus à son rang, Madame Mère, sitôt le départ de la BelleDieppoise. Il avait mis alors la cotte de maille dans sa poche, ence disant : « Voilà qui peut toujours servir dans lescombats à l’arme blanche ! »

L’événement lui donnait raison, mais,toutefois, il n’expliqua point le mystère de son invulnérabilité aubon la Ficelle, préférant le voir s’étonner de sa chance et nevoulant point perdre de son prestige aux yeux de « satroupe ».

XIII – Quelques autres transes

Chéri-Bibi s’étant levé, pria la Ficelle, avecun soupir d’aller voir « s’il ne restait plus rien àfaire ».

La Ficelle s’en fut prendre la lampe sur lacheminée et retourna au champ de bataille, prêt à porter le derniercoup aux vaincus, s’il était nécessaire. Mais la bouche ouverte,les yeux chavirés, le souffle éteint, les trois brigands avaientbien cessé de vivre. La Ficelle l’assura à Chéri-Bibi, quidétournait la tête.

« Mon petit la Ficelle, tu as été bienbrave !… Va voir encore les deux autres là-haut », priaChéri-Bibi, qui avait de l’ordre, mais à qui ces besognessecondaires avaient toujours répugné.

Bientôt la voix de la Ficelle se faisaitentendre :

« Ils sont tous morts ! »

Et Chéri-Bibi lui répondait :

« La société en sera biendébarrassée ! »

Ainsi se décernait-il un brevet de civismedestiné au besoin à calmer de problématiques remords.

« En tout cas, ils ne parlerontplus ! exprima la Ficelle, qui décidément détestait lesbavards ; cela vaut mieux ainsi, même s’ils ignoraient votresecret, car ils connaissaient le mien ! Regrettons seulement,monsieur le marquis, que ce vilain Kanak ne figure point autableau ! »

Chéri-Bibi, qui avait rejoint son lieutenantau premier étage, ne daigna même point sourire à l’audace cyniquede ce terme cynégétique. Il ne pensait plus qu’à s’en aller.

« Allons-nous-en, la Ficelle. Nousbavarderons demain matin. Nous n’avons plus rien à faire ici.

– J’ai connu un temps où monsieur le marquiseût été plus curieux, observa le jeune homme.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que rien ne nous bouscule en cemoment, puisque la Comtesse ne nous attend plus auxFeuillages, la pauvre femme ! que nous avons toutloisir d’aller voir là-haut d’où vient ce beau sang rouge qui acoulé en bas et aussi si, par hasard, le Kanak ne se serait pointréfugié dans les combles de l’établissement !

– Tu as peut-être raison ; mais je suisbien las ! soupira Chéri-Bibi.

– Oh ! monsieur le marquis est encoresolide, objecta la Ficelle sur le ton de la plus basse flatterie.Et je suis sûr qu’avec un bon coup d’épaule, il n’aurait pas besoinde s’y reprendre à deux fois pour faire sauter cette porte quiconduit aux appartements supérieurs.

– La Ficelle, je crains quelquepiège !…

– Monsieur le marquis, après vous avoir vutout à l’heure à l’ouvrage, moi, je ne crains qu’une chose, c’estque nous laissions là-haut sans secours une malheureuse femme quipeut-être se meurt à cause de vous !

– Ton langage prouve ton bon cœur, laFicelle ; mais je ne saurais oublier que c’est cette femmequi, par son adroit mensonge, m’a attiré ici.

– Monsieur, je ne le crois pas ! Ellevous aimait… C’est elle qui aura été trompée. Le Kanak devaitsavoir qu’elle avait de la sympathie pour vous. Il s’est dit :« En lui racontant que le testament est dans le secrétaire durestaurant du port, elle le dira au marquis, qui viendra l’ychercher !… » Pour moi, voilà toute l’histoire !

– Ma foi ! c’est possible !

– Ce qui est encore possible, c’est que lapauvre femme, ayant appris au dernier moment que le testament étaitailleurs, et voyant qu’on s’était moqué d’elle, a redouté leguet-apens pour vous. Elle sera accourue, décidée à faire manquerle coup ! Et le Kanak l’aura exécutée !… Écoutez,monsieur le marquis, écoutez ! On a encore soupirélà-haut !… Le sang ne coule plus, mais on a encoresoupiré !… Elle n’est peut-être point morte… Enfin il faut sedécider, insista la Ficelle, tout étonné des hésitations de sonmaître.

– Évidemment, la conversation, à côté de cescadavres, n’est point gaie, exprima Chéri-Bibi, et quoi que nousfassions, faisons vite, pour quitter cette maison le plus tôtpossible !…

– Allons ! un bon coup d’épaule !Nous arriverons peut-être auprès de cette malheureuse assez à tempspour qu’elle nous dise, si elle le sait vraiment, cette fois, où setrouve réellement le testament…

– Allons-y donc ! Mais rappelle-toi, laFicelle, que j’ai eu bien peu de chance jusqu’à présent avec lesgens que l’on assassine et auprès des cadavres desquels on metrouve toujours quand arrivent les gendarmes !…

– Oh ! monsieur, écoutez !…écoutez !… »

Le doigt tendu, la Ficelle montrait leplafond. On entendait encore les douloureux soupirs… et le sang seremit à couler.

« À Dieu vat ! » s’écriaM. le marquis du Touchais, comme font les marins qui risquentquelque désespérée manœuvre au milieu de la tempête, et il donnason coup d’épaule.

La porte sauta. En deux bonds, les deux garsfurent à l’étage supérieur. La Ficelle ouvrit une porte surlaquelle la clef avait été tournée de l’extérieur et, au rayon dela lune, ils virent distinctement sur le plancher un long corpsétendu. Une plainte légère, un souffle venait de ce corps.

« Ta lanterne ! » commandaChéri-Bibi.

L’autre dut redescendre la chercher. Quand ilremonta, il trouva son maître penché et soutenant une tête defemme. Et c’était bien la Comtesse qui agonisait. Elle avait lagorge et la poitrine trouées de coups de couteau.

« Ah ! la pauvre ! lapauvre !… gémissait Chéri-Bibi… Qui est-ce qui a eu le cœur del’arranger d’une façon pareille ? Si c’est le Kanak, je lavengerai !… Je la vengerai !… »

La Ficelle, avec la lanterne, éclairaitl’affreuse scène. Tout ici était dans un désordre terrible. LaComtesse avait certainement essayé de se défendre… et plus tard,quand on l’avait crue morte et qu’on l’avait laissée dans cettechambre, elle était parvenue à se traîner jusqu’à ce bureau, oùelle avait pu encore, d’une main ensanglantée et qui avait laissédes traces partout, chercher une feuille sur laquelle elle avaitécrit ces derniers mots pour Chéri-Bibi, avec son sang, le derniersouvenir qu’elle lui laissait d’elle, en souhaitant de toutes lesdernières forces de son âme expirante qu’ils lui parvinssent pourqu’il ne crut point à sa trahison.

La Ficelle, qui avait découvert une cuvette etde l’eau, avait mouillé une serviette, et maintenant il la roulaitautour de la tête de la malheureuse, qui ouvrit les yeux. La mortles vitrifiait déjà. Cependant la Comtesse dut reconnaîtreChéri-Bibi, car sous la lèvre exsangue glissa le soupçon d’untriste sourire.

Se rappelant alors que cette femme l’avaitsauvé autrefois, l’avait aimé et qu’elle n’avait jamais obtenu delui la moindre tendresse, Chéri-Bibi se pencha vers elle, et, surle front, lui donna un baiser.

Le visage de la malheureuse parut rayonner…ses yeux s’ouvrirent plus grands et retrouvèrent un suprême éclat,ses lèvres remuèrent et prononcèrent un nom d’abord :« Chéri-Bibi !… » et puis, après un silence et undernier effort, un autre nom : « … GIME ».

Alors, pensant à la dernière syllabe du billetsanglant :

« Maître Régime ! s’écriaChéri-Bibi… Le testament est chez maître Régime !… LaComtesse, je te le jure, tu seras bien vengée !… »

Mais elle ne pouvait plus l’entendre. Elleétait morte.

Après être montés jusque dans les combles,avoir visité toutes les pièces et constaté qu’ils ne laissaientderrière eux que des cadavres, Chéri-Bibi et la Ficelleentrouvrirent avec précaution la porte du cabaret, fermée àl’intérieur, qui donnait sur le quai, sous les arcades.

Personne dehors !… La pluie avaitrecommencé à tomber, leur promettant la protection de son voilepropice.

Ils sortirent.

Trois quarts d’heure plus tard, ils étaientrentrés, sans autre mauvaise aventure, à la villa de LaFalaise, après s’être dépouillés de leurs défroques qu’ilscachèrent dans un trou recouvert de pierres où ils savaient pouvoirvenir les retirer, car ils prévoyaient qu’ils en auraient encorebesoin.

Mais ils avaient assez travaillé cette nuit-làet bien mérité quelque repos.

M. le marquis, pour sa part, dormitjusqu’à onze heure, heure à laquelle il sonna son valet de chambre.Il apprit de celui-ci qu’on était venu chercher dans la matinéeMme la marquise, de la part de la marquise douairière, quiavait eu une nouvelle crise. Le docteur Walter se trouvait auprèsd’elle.

« Vous en êtes sûr ? interrogeaChéri-Bibi, frappé de tant d’audace. Vous êtes sûr que le docteurWalter est au château ?

– J’en suis sûr, monsieur le marquis, c’estmoi-même qui suis allé le chercher !

– Bien ! laissez-moim’habiller !

– Monsieur le marquis ne veut pas que jel’aide ?

– Non ! fichez-moi lecamp !… »

Chéri-Bibi, pour des raisons à lui connues,s’habillait toujours tout seul et n’avait nul besoin de sondomestique pour passer sa chemise.

Dix minutes plus tard, il descendait dans levestibule et était déjà prêt à sortir quand deux gentlemen malrasés se présentèrent chez lui, le chapeau à la main :

« Monsieur le marquis du Touchais, s’ilvous plaît ?

– C’est moi, que me voulez-vous ?

– Nous sommes des agents de la Sûreté,monsieur le marquis, et nous avons mission de ne pas vous laissersortir de chez vous ! »

Chéri-Bibi, très pâle, avait reculé jusqu’aufond du vestibule.

« Qui vous a donné cette mission ?eut-il encore la force d’articuler, en domptant par un prodige devolonté l’émotion terrible qui l’étouffait.

– M. Costaud lui-même, monsieur lemarquis. Il va arriver à l’instant, du reste, et vous donnera tousles renseignements désirables.

– C’est bien, messieurs ; j’entre dansmon salon. »

Et il disparut, leur fermant la porte aunez.

Dans le salon, il s’effondra,râlant :

« Je suis perdu ! »

Cependant, Costaud allait venir. Il n’avaitpas une minute à perdre. La fenêtre du salon était ouverte. Ilsongea qu’il pouvait se sauver, tenter de s’échapper à travers leschamps. Il bondit jusque-là et déjà il s’apprêtait à enjamber lafenêtre, quand une figure se dressa devant lui, venant dujardin :

« Bonjour, monsieur lemarquis ! »

C’était Costaud !…

XIV – Encore un petit effort

Chéri-Bibi n’était pas encore revenu de soneffroi que l’inspecteur Costaud, qui était allé le rejoindre dansle salon, s’excusait de la liberté grande qu’il avait prise de lefaire surveiller d’aussi près.

« Monsieur le marquis, expliqua cethonnête policier, je n’ai point voulu que vous sortiez ce matin dechez vous sans être averti du danger qui vous menace. Un crime ouplutôt une série de crimes viennent d’être découverts à Dieppe.Chéri-Bibi est revenu ! »

Le marquis leva vers le brave Costaud unefigure d’une pâleur qui faisait pitié, et l’agent ne manqua pointde mettre sur le compte de la sinistre nouvelle qu’il apportait unémoi dont il était bien loin de soupçonner la véritable cause.

Le marquis cependant, après avoir soupiréprofondément, semblait se remettre d’une alarme si chaude. Costaudl’encourageait à se mieux porter, en lui promettant, pour ledéfendre, le concours dévoué de ses agents.

Costaud rayonnait littéralement. Unejubilation excessive émanait de sa physionomie, à l’ordinaire unpeu froide. Mais l’événement lui donnait trop raison pour qu’on luien voulût de ne point cacher plus décemment les joies du triomphe.Il avait toujours dit que Chéri-Bibi n’était point mort et quel’illustre bandit ferait encore parler de lui. Or l’assassin deM. Bourrelier et du vieux marquis du Touchais venait dereparaître sur la scène de ses premiers exploits !

« Quelle imprudence ! ne puts’empêcher de faire observer le mari de Cécily. Il ne savait doncpoint, monsieur Costaud, que vous étiez là ?

– C’est un détail, répondit sans se troublerle joyeux Costaud, c’est un détail qui ne l’a point arrêté quand ila su qu’il aurait le plaisir de vous y rencontrer ! »

Le marquis regarda Costaud de travers,redoutant qu’il ne raillât, mais l’inspecteur parlait on ne peutplus sérieusement. Du reste, il s’expliqua tout de suite :

« Car c’est vous, monsieur le marquis,qui êtes le plus menacé en tout ceci. Il n’est point douteux queles misérables sont revenus dans ces parages dans le principaldésir de vous tirer à nouveau quelque petit million. La bande àlaquelle vous avez eu affaire à bord du Bayard n’est pointsi exterminée qu’on avait bien voulu nous l’annoncer.

– Et vous êtes sûr que Chéri-Bibi est aveceux ?

– Oui, monsieur le marquis ; il avaitamené avec lui un certain Petit-Bon-Dieu, et ces autres fleurs debagne : Gueule-de-Bois, Va-Nu-Pieds, le Rouquin etBoule-de-Gomme. Rassurez-vous quant à ces derniers : ils sontmorts ! On les a tués cette nuit !

– Tués ! Et qui donc a accompli cetexploit, monsieur Costaud ?

– À mon avis, c’est Chéri-Bibi lui-même. On aretrouvé leurs cadavres dans les salles du petit restaurant du portque Petit-Bon-Dieu avait loué sous un faux nom, naturellement.C’est là sans doute qu’ils devaient perpétrer le coup qui vousramènerait dans leurs filets, car nous avons trouvé sur eux despapiers où il était question d’un guet-apens dirigé contre vous, etune pancarte, au fond d’un meuble, couverte d’une inscriptionbizarre et, à tout prendre, menaçante, par laquelle Petit-Bon-Dieuannonçait qu’il avait l’honneur de vous présenter ses hommages.

– Voyez-vous cela ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,monsieur le marquis !… Seulement, au dernier moment, ils n’ontpas dû s’entendre et ils ont voulu se débarrasser de Chéri-Bibiqu’ils jugeaient, sans doute, trop tyrannique et qui devait, bienentendu, se tailler la part du lion. Ils se sont réunis pourl’exterminer ; bien mal leur en a pris. Chéri-Bibi en a faitlittéralement de la bouillie. Il faudra que vous voyez cela,monsieur le marquis, c’est du bel ouvrage… Ah ! le bandit n’arien perdu de son entrain !

– Mais rien ne prouve dans tout celal’intervention de Chéri-Bibi ?

– Si, monsieur le marquis ; d’abord il ya ce massacre qui porte bien sa marque, comme je me fais fort de leprouver au parquet, et enfin, pour que nul n’en ignore, ce petitbout de papier ensanglanté et malheureusement arraché sur lequelvous voyez ces mots tracés avec du sang : « Prends garde,Chéri-Bibi »… Cet avertissement a dû être écrit par uncomplice qui se trouvait à l’étage supérieur et que les autres ontà moitié assassiné, car il a disparu en laissant au second et aupremier d’effroyables traces de sang. C’est peut-être Chéri-Bibilui-même qui l’a emporté, mourant, après sa victoire, ne voulantpas laisser un si bon camarade entre les mains de lajustice !

– Tout cela est bien affreux ! soupira lemarquis du Touchais.

– Si je puis vous donner mon avis, monsieur lemarquis, tout cela est surtout redoutable !…Méfiez-vous !… Gardez-vous jusqu’à ce que nous ayons mis lamain sur ce Chéri-Bibi qui ne doit rêver maintenant qu’à unechose : s’emparer d’un otage de la valeur de M. lemarquis ! Mes hommes ne vous quitteront plus ! »

Chéri-Bibi fit la grimace et, comme il était,avant tout, bon époux et bon père, il dit :

« Mon Dieu ! monsieur Costaud, je nepuis que vous remercier d’un zèle aussi louable ; cependant,pour ne point effrayer ma famille, je désirerais que cettesurveillance se fit d’assez loin et avec une certaine discrétion.Avant tout, je désire que la marquise ne puisse soupçonner que leretour de ce Chéri-Bibi de malheur me fait courir le moindredanger. Je la connais, la chère femme, elle en ferait unemaladie.

– Comptez sur mon adresse, monsieur lemarquis.

– J’y compte, monsieur Costaud. »

Costaud prit congé, car cette épouvantableaffaire allait lui donner bien de l’ouvrage, et Chéri-Bibi sedirigea illico vers le petit pavillon où le bon la Ficelledormait encore à poings fermés.

Le bruit des crimes du restaurant du ports’était répandu avec une grande rapidité, et on peut dire que, dèsmidi, toute la ville fut sur les quais. Un nom volait de bouche enbouche : Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi étaitrevenu !… Et, pour son premier coup de bienvenue, il en avaittué quatre !… Quel homme !… Lui que l’on croyaitmort !…

On racontait qu’il s’était sauvé sur lestoits, qu’il était déguisé en gendarme ; enfin, on inventaitmille histoires stupides. Les gens se taisaient brusquement,regardant autour d’eux tous les visages avec sournoiserie. On lecroyait loin et il était peut-être là, tout près, à écouter de sesdeux oreilles, et bien capable de se venger sur-le-champ de ceuxqui étaient assez imprudents pour ne point retenir leur langue.

Il y avait foule sous les arcades, à lapoissonnerie, et une cohue indescriptible, malgré le serviced’ordre, devant le restaurant du port.

Tout à coup l’intérêt et la curiosité malsainede cette multitude semblèrent se transporter au-delà du pont, à cetendroit du quai où commence le faubourg du Pollet. Il y eut unmouvement général qui fit que l’on s’écrasa au bas de la côte deDieppe. C’est que, dans ce coin du port, on venait de faire, àmarée basse, une bien sinistre trouvaille. Des matelots avaientretiré de la vase une jambe et un buste de femme.

Les affreux débris furent transportés à lamorgue au milieu d’un concert de malédictions et l’on appritbientôt que c’était là les débris d’un crime encore tout frais etremontant seulement à quelques heures. Toujours Chéri-Bibi !La figure du monstre grandit encore en horreur et beaucoup de ceuxqui étaient là rentrèrent se barricader chez eux en frissonnant.Les armuriers firent des affaires d’or, car chacun voulait êtrearmé. On s’arracha les journaux locaux de la plage qui racontaientla sanglante aventure à peu près telle que M. Costaud l’avaitconçue. L’inspecteur, interviewé, demandait à la population degarder son sang-froid et de venir lui apporter tous lesrenseignements qu’elle pouvait croire susceptibles d’aider lapolice. M. Costaud laissait entendre qu’il était déjà sur latrace du grand criminel et qu’il ne tarderait point à mettre lamain dessus, pour la troisième fois.

Les journaux du soir arrivèrent de la capitaleavec des manchettes énormes où les quatre syllabes éclatantes deChéri-Bibi se détachaient comme il convient. Les boutiquiers de laGrand-Rue fermèrent tôt leurs portes. Sur les petites plagesenvironnantes, on prit également ses précautions. À Puys et àPourville, on ne s’attarda point dans les rues ni les chemins.

Parmi les plus craintifs, nous devons citerM. et Mme Régime, en villégiature à Pourville. Ilsavaient été surpris par l’affreuse nouvelle à Dieppe même, qu’ilstraversaient dans l’intention d’aller faire une petite visite depolitesse au marquis et à la marquise du Touchais qu’ils n’avaientpoint vus depuis quelque temps. Aussitôt qu’ils furent au courantde la terrible réapparition de Chéri-Bibi, ils arrêtèrent net leurpetit voyage. On disait le marquis du Touchais menacé plus quepersonne par son ancien geôlier du Bayard et il n’étaitcertainement point prudent, comme le faisait observer en tremblantla bonne Mme Régime, d’aller se jeter « dans la gueule duloup » !

« Tu as raison, Nathalie, acquiesçamaître Régime. Rentrons chez nous. Ce sont des affaires qui ne nousregardent point. Du reste, je ne serais d’aucun secours au marquis,et on le dit bien gardé. »

Ils reprirent le chemin de Pourville etregagnèrent leur villa des Mouettes qu’ils avaient louéeassez bon marché, en fin de saison, et aussi pour la raison qu’elleétait assez isolée, non loin de la falaise et dans un petit bois.Le précédent locataire n’était autre que ceM. de Pont-Marie, qui ne l’avait point habitée et quiavait brusquement disparu du pays après s’être à peu prèsruiné.

Quand, le soir venu, ils se virent seuls avecleur vieille domestique dans cette maison trop grande pour eux, ilsregrettèrent leur isolement en ce temps de gloire renaissante deChéri-Bibi.

Le revolver au poing (un vieux revolver defamille tout rouillé que l’on ne chargeait jamais de peur qu’iln’éclatât), maître Régime, suivi de son épouse tremblante, fit letour de la propriété et s’assura par lui-même que toutes les portesétaient bien fermées. Puis ils « soupèrent », comme ondit là-bas pour désigner le repas de huit heures. Ils ne parlèrentque des anciens et des nouveaux crimes de Chéri-Bibi, mais à voixbasse, comme si le bandit était caché quelque part, tout près delà, et pouvait les entendre.

Au dessert, cette conversation les avaitréduits au plus douloureux effroi, et ils furent d’accord pourquitter Pourville et Dieppe dès le lendemain matin.

Ils montèrent se coucher, mais ayant souffléleur bougie, ils ne purent dormir. Il leur semblait, à chaqueinstant, entendre des bruits « qui n’étaient pasnaturels ». C’était cependant le souffle du vent dans laramure, une branche qui craquait au-dehors, un meuble vermoulu quigémissait au-dedans.

« Allume ! » suppliaNathalie.

La bougie fut allumée et soufflée plusieursfois. Enfin, vers minuit, ils s’assoupirent au fond des ténèbres etsous les couvertures.

Soudain, ils rouvrirent en même temps lesyeux. Il leur semblait que la bougie s’était allumée, cette fois,toute seule.

Il y avait de la lumière dans la chambre, maisune lumière bizarre, un fuseau de clarté qui se promenait sur lesmurs et sur les meubles, et qui vint, d’un coup, les illuminer enpleine figure, les aveugler, cependant qu’ils poussaient ungémissement désespéré et qu’ils se mouraient de peur.

Deux hommes avaient pénétré dans lachambre !… Maître Régime, sous son bonnet de coton, dressa unetête épouvantée, en râlant :

« Grâce ! Qui estlà ?… »

Quant à sa tremblante moitié, elle se rejetasous les draps, sans attendre la réponse.

À la question de maître Régime, une voixrépondit :

« C’est moi, Chéri-Bibi ! »

Aussitôt, on entendit au fond du lit unimmense gémissement. La tête de maître Régime retomba sur le boisde lit avec un bruit sourd et la pointe de son bonnet de coton sedressa en l’air, comme si les choses elles-mêmes prenaientconscience de l’horreur de la situation.

Cependant Chéri-Bibi essayait de rassurer cesêtres timorés. Il disait :

« Remettez-vous, maître Régime. Et vousaussi, madame. Nous ne vous tuerons que si c’est absolumentnécessaire ! »

(Nouveau sursaut du bonnet de coton, nouveaugémissement sous les couvertures.)

« Nous ne sommes point venus pour vousfaire du mal, mais pour vous demander un petit service. Nous savonsque votre ami le docteur Walter a remis entre vos mains, maîtreRégime, un pli scellé qui n’est autre que son testament. Est-ceexact ? (Le bonnet de coton fait un signe que l’on peuttraduire par l’affirmative.) Alors, donnez-nous ce testament etnous serons quittes ! »

Chéri-Bibi n’avait pas terminé sa phrase quela figure effarée de la bonne Mme Régime sortait de sous lescouvertures et criait :

« Donne-lui le testament,Polydore !… »

Maître Régime ne résistait jamais à sa femmequand elle lui donnait son doux nom de baptême, et ce n’est pointcette fois que maître Régime devait manquer à ses habitudes. Ilallongea une main tremblante au-dessus de la table de nuit etparvint, non sans difficulté, à en faire glisser le tiroir danslequel se trouvait son trousseau de clefs ; mais, comme dansce même tiroir se trouvait également le vieux revolver de lafamille, Chéri-Bibi bondit sur le malheureux et le saisit à lagorge.

Mme Régime poussa un hurlementd’épouvante, pendant que Polydore déjà râlait.

« Ah ! tu as voulu prendre tonrevolver ! Tu vas mourir ! annonça Chéri-Bibi.

– Pitié, mon bon monsieur !… il n’estpoint chargé ! il n’est point chargé ! » proclama ladélirante Mme Régime, joignant les mains.

Chéri-Bibi lâcha Polydore et le bonnet decoton retomba, flasque, sur le bord du lit. « Le bonnet decoton », après cette algarade, était incapable de prononcer unmot. Ce fut Nathalie qui prit la direction desopérations :

« Mon bon monsieur, le trousseau de clefsest dans le tiroir de la table de nuit… (et elle montrait aux deuxombres masquées qui se dressaient devant elle) là… là… et voici laclef… celle qui ouvre le meuble… là… en face de vous !… Voustrouverez le testament tout de suite, sur la première planche. On aécrit dessus : testament du docteur Walter !… Voustrouverez aussi de l’argent, quinze cents francs environ et de lamonnaie… prenez tout… nous vous donnons tout !…

– Oui, tout, fit le bonnet de coton quirevenait à la vie.

– Nous prenez-vous pour des voleurs ?demanda Chéri-Bibi.

– Non ! Non ! proclamèrent ensemblePolydore et Nathalie.

– Eh bien ! gardez votre argent !Nous vous en faisons cadeau ! »

Et Chéri-Bibi se dirigea avec le trousseau declefs vers le meuble qu’il ouvrit et dans lequel il trouva, eneffet, très facilement, le testament. À la lueur de sa lanternesourde, il en examina les cachets, puis il le fit disparaître danssa poche.

« Et maintenant, expliqua-t-il, nousn’avons plus qu’à vous dire une chose, chers monsieur et dame,c’est que si jamais vous parlez de notre petite visite, votrecompte est bon !… Un mot et vous êtes morts !… foi deChéri-Bibi !… Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?… Onne vous a pas pris le testament !

– Non ! non ! nous dirons que nousl’avons perdu, promit Nathalie.

– Si vous dites que vous l’avez perdu, deuxheures plus tard, vous êtes morts !

– Ah ! mon Dieu ! Eh bien !nous ne dirons rien du tout !

– Cela vaudra mieux pour tout le monde,conclut Chéri-Bibi… Adieu, monsieur ! adieu, madame !Nous ne vous verrons plus que pour vous couper la langue ou lagorge, à votre choix !

– Messieurs ! nous vous donnons notreparole d’honneur ! » assura le bonnet de coton…

Les deux ombres saluèrent et disparurent leplus tranquillement et le plus naturellement du monde par lesportes dont elles avaient toutes les clefs.

Penchés derrière les persiennes de leurfenêtre, Polydore et Nathalie, appuyés l’un sur l’autre, dans uneétreinte de suprême désespoir, les regardèrent s’enfoncer dans lanuit et gagner le chemin de la grève.

« Eh bien, il est moins méchant qu’on ledit ! apprécia Mme Régime.

– Pourquoi Chéri-Bibi a-t-il besoin dutestament du docteur Walter ? réfléchit tout haut maîtreRégime.

– Si tu veux me faire plaisir, Polydore, tu nele demanderas à personne !…

– À personne ! » jura maître Régime…et, sur l’instigation de Nathalie, ils tombèrent à genoux, comme autemps où ils étaient petits enfants, pour remercier le Ciel de lesavoir sauvés des griffes du terrible Chéri-Bibi, sans qu’il leur encoûtât autre chose qu’un manque au devoir professionnel.

Dehors, la nuit était tantôt sombre, tantôtclaire, suivant que les gros nuages qui roulaient au cielmasquaient ou démasquaient la lune. Chéri-Bibi et la Ficelleavançaient avec prudence. Ils arrivèrent sans encombre à la grève.La marée était basse.

Ils regagnaient Dieppe et Puys par les galets,évitant ainsi les routes où ils pouvaient se heurter aux nombreuxagents que M. Costaud avait fait venir de Paris.

La Ficelle était enchanté de l’expédition.Tout s’était admirablement passé. Seul, Chéri-Bibi montrait quelquemélancolie en songeant que sa tâche n’était pas encore terminée etqu’après avoir pris le testament, il lui restait encore à tuer letestateur.

« Ah ! le bandit ! disait laFicelle, il ne se doute pas de ce qui l’attend ! Il va avoirun joli réveil tout à l’heure dans son dodo ! Car il doitdormir tranquille, le misérable, persuadé qu’il est à l’abri detout, avec son testament qui nous liait bras et jambes !

– Oui, gronda Chéri-Bibi, il en étaitinsolent ! Malgré le massacre de ses hommes, quelques heuresaprès l’assassinat de cette pauvre Comtesse, si tu l’avais vu,l’avais entendu comme moi tantôt, chez moi !… Oui, chezmoi ! Il a osé se montrer ! parler comme si riend’extraordinaire ne s’était passé !

– Quel toupet !…

– Oh ! Il n’a honte ni peur derien !… Il est revenu du château du Touchais à la villa deLa Falaise, accompagnant la marquise, mon épouse,et la rassurant comme un brave homme sur les suites de la nouvellecrise de la douairière !… À moi, il m’a conseillé le calme…devant Cécily !… J’avais envie de lui sauter à lagorge !… et cette envie-là, il la voyait bien !… Il ensouriait, ironiquement, se sachant toujours le plus fort… depuisqu’il m’avait fait connaître, par la Comtesse, qu’il y avait untestament !… Et comme Cécily, au moment où il prenait congé,le priait de faire ses amitiés à Mme Walter, il lui a répondutranquillement, en me regardant, que Mme Walter était partiepour un petit voyage !…

– Je crois, exprima la Ficelle, que monsieurle marquis, tout à l’heure, aura du plaisir à lui faire goûterle trépas !

– Oui ! dit Chéri-Bibi, quoique je soisbien fatigué ! Mais est-ce assez horrible ce qu’il a faitlà !… La découper en morceaux ! La découper enmorceaux !

– Il a dû revenir au cabaret pour faire cebeau travail-là, car, pour moi, il s’était enfui du restaurant duport en voyant que les affaires tournaient mal… Le Kanak n’a jamaisété bien brave, expliqua la Ficelle, puis il a songé qu’on allaittrouver sa femme là-haut, reconnaître l’épouse du docteur Walter…Alors il est revenu sur ses pas… et a découpé la malheureuse enmorceaux… c’était plus facile à emporter… et moins facile àreconnaître…

– La pauvre jeune femme ! soupiraChéri-Bibi… elle m’aimait bien !

– Allons ! Allons !… ne vous énervezpas, monsieur le marquis !… Nos affaires se présentent lemieux du monde… La mort du Kanak sera encore mise sur le compte del’abominable Chéri-Bibi, tandis que les agents de M. Costaud,en continuant de veiller sur monsieur le marquis, là-haut, à laporte de la villa de La Falaise, lui créent unalibi qui le met à jamais à l’abri de tout soupçon, si tant estqu’il puisse en naître, ce que je ne crois pas.

– La Ficelle, je suis fatigué !…fatigué !…

– Asseyons-nous donc !

– Il ne s’agit pas de cela, mon ami ! Jeveux dire que je suis fatigué de tuer…

– Monsieur le marquis, quand on ne peut pasfaire autrement !… »

Et le bon la Ficelle poussa un soupir biendouloureux :

« Et tout cela, monsieur le marquis, toutcela à cause de ce damné tatouage !… Ah ! celui qui vousa tatoué n’a pas perdu son encre !…

– C’est ce que je t’ai toujours dit quand tume parlais de me faire détatouer !… Ah ! ce quej’ai essayé, la Ficelle !… Avant de me sauver, j’ai eu affaireà tous les détatoueurs du bagne ! Oui ! ilsn’ont rien pu faire !… Ils avaient beau travailler avec leuraiguille !… Et puisqu’ils n’arrivaient pas à l’effacer, cemaudit tatouage, ils avaient beau essayer de le modifier, de letransformer en y ajoutant d’autres lettres, en l’étendant, enl’enguirlandant, je t’en fiche !… Les lettres de Chéri-Bibiréapparaissaient toujours, au-dessous de tout le reste !… Montatoueur en était assez fier !… Il me l’avait assez dit !« Une encre indélébile, qui ne ressemblait à aucune autre etdont il avait seul le secret !… De l’encre faite avec lepoison des plantes de la forêt vierge !… »

– Mais lui, il aurait peut-être bien pu vousdétatouer ?

– Non !… il ne le pouvait pas !… Jelui ai offert tout ce qu’il voulait, la liberté, une part despépites de notre or dans la forêt… Tout !… Il ne pouvaitpas ! Il ne pouvait pas !… Le bon Dieu lui-même n’auraitpas pu, qu’il m’a dit… Et tiens ! pour que tu ne me reparlesplus de ça… je vais t’avouer une chose… Je suis allé à Parisl’hiver dernier, tout seul, pendant quinze jours… Eh bien, c’étaitpour ça !… pas pour autre chose… Pour essayer de me fairedétatouer… J’avais entendu parler d’électricité… de courants àhaute fréquence qui vous enlèvent ça de la peau comme si c’était dela peinture à l’eau ! J’ai essayé ! Oui, je me suis faitdarsonvaliser… plusieurs fois…

– Mais, pour ça, monsieur le marquis, il fautse mettre tout nu… Le docteur a dû vous voir… celui qui vousdarsonvalisait, comme vous dites…

– Mais non !… On ne se met pas tout nu…On garde ses vêtements… Aussi, tu penses si j’avais une émotion enretirant ma chemise à l’hôtel !… Ah ! là ! là !tous les autres tatouages, tous les enguirlandages disparaissaientau fur et à mesure… Mais celui-là, celui de Chéri-Bibi, était plusbeau que jamais ! C’était comme un sort !Fatalitas ! »

Sur ce dernier mot qui, depuis longtemps,soulignait tous les malheurs, ils continuèrent leur route ensilence.

Ils passèrent à la nage le chenal de Dieppe,sans trop de difficultés, se retrouvèrent ruisselants sur la grèvequi conduit à Puys, et bientôt entrèrent dans le village. Ilssuivaient avec mille précautions le chemin creux qui conduisait auxFeuillages, quand un bruit de voix les fit se rejetervivement dans un sentier, près d’une petite chapelle.

Ils s’arrêtèrent, dissimulés sous une haie,pour laisser passer deux ombres qui venaient à eux d’un pas assezrapide. Et ils reconnurent la voix : c’était le Kanak, etc’était Reine !… La vieille domestique de la marquisedouairière était venue chercher, au milieu de la nuit, le docteurWalter, car sa maîtresse allait plus mal.

Quand ils se furent éloignés, Chéri-Bibi,impatienté de ce contretemps, ne put retenir un juron.

« Encore une, dit-il, en parlant de lavieille marquise, encore une qui ferait bien de mourir tout à fait,une fois pour toutes !

– Monsieur le marquis ! monsieur lemarquis ! supplia la Ficelle, que dites-vous là ? C’estun sacrilège que de souhaiter la mort de sa mère ! Celapourrait nous porter malheur !

– Tu as raison, la Ficelle, touchons dubois ! »

La Ficelle devait se rappeler toute sa vie levœu malfaisant de son maître… et le regretter, hélas ! avecdes larmes sincères, car il aimait bien Chéri-Bibi.

« Et maintenant, qu’allons-nousfaire ? demanda celui-ci. Si nous allions nouscoucher ?

– Ah ! ça non ! protesta la Ficelle.Il faut en finir cette nuit, coûte que coûte ! Nous allonsnous rendre à nouveau sur la grève, au pied de la falaise, non loinde cet escalier qui monte directement au château et par lequel leKanak ne manquera point de redescendre. Il sera seul cette fois.M. le marquis n’aura qu’un geste à faire !

– Allons-y donc, mon pauvre ami !obtempéra Chéri-Bibi, et Dieu veuille que le misérable ne se fassepas trop attendre, car je gèle dans ces abominables effetsmouillés, et je suis à bout de tout !… »

Ils avaient remis, pour la besogne de cettenuit-là, les haillons de la veille… Ils étaient faits comme devrais vagabonds et ils grelottaient. Sur la plage, derrière unecabine, ils s’assirent et attendirent le retour du Kanak. Il yavait des lumières, tout là-haut, aux fenêtres du château.

« Ah ! le bandit se fait attendre,soupirait Chéri-Bibi. Quelle misère de me trouver, moi, le marquisdu Touchais, par cette triste nuit, à une heure pareille, dans cethorrible accoutrement, sur cette grève déserte, et prêt à rejouerdu couteau comme aux plus mauvais jours de mon histoire !… LaFicelle, je te l’avouerai, je suis véritablement à la fin de moncourage…

« Je n’en puis plus… Il me semble quej’ai été dégradé… et qu’il va me falloir recommencer toute ma vie,tous mes travaux pour reconquérir cette place que j’avais eu tantde mal à obtenir !… Me revoilà comme un pauvre soldat ducrime, comme un voyou sans feu, ni lieu, ni Dieu !… Tout cela,vois-tu, n’est plus de mon âge. C’est lamentable… et ce n’est pasjuste ! »

La voix de Chéri-Bibi disant ces choses étaitdevenue si triste que la Ficelle en fut apitoyé, et c’est leslarmes aux yeux qu’il répéta :

« Encore un petit effort, monsieur lemarquis, et nous serons au bout de nos peines… un tout petit effortde rien du tout !

– Oui, oui ! encore tuer !… Tuappelles ça un petit effort de rien du tout !… Je n’ai faitque ça toute ma vie… ça finit par me lasser à la longue… Décidémentla fatalité ne pardonne pas ; je continue à vivre dans unemare de sang… Il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi sur laterre, quand j’y pense… Si Cécily ne m’aimait pas autant et si jen’avais pas mon petit enfant, je me ferais sauter le caisson, biensûr !

– Monsieur le marquis ! Monsieur lemarquis !…

– Voyons, la Ficelle, sois juste… connais-tuune destinée pareille ?… Tiens ! Il y a eu des hommesà carnage forcé sur la terre et avec lesquels on a faitdes pièces, des tragédies, des drames pour célébrer leur misère…Ils ne sont rien de rien à côté de moi !

« J’en ai vu jouer de ces pièces… C’estencore le sort qui me conduit toujours à des pièces commeça !… La dernière fois que je suis allé à Paris, tiensjustement pour me faire darsonvaliser, j’ai vu jouerHamlet !… Eh bien, Hamlet, c’est atroce… Ilsmeurent tous là-dedans, noyés, égorgés, étranglés, poignardés,passés au fil de l’épée !… Mais ce n’est rien à côté de ce quis’est passé, de ce qui se passe dans ma famille… et puis aussi,l’an dernier, avec Cécily, j’ai vu Mounet-Sully, dans Œdiperoi !… Ah ! celui-là, il est encore plus malheureuxqu’Hamlet ! La fatalité n’y va pas de main morte avec lui… Ila tué son père sans le connaître !… Il a épousé sa mère sansle savoir !… Il est le frère de ses enfants !… Ils’arrache les yeux… et il devient aveugle naturellement !… Ettout cela, cependant, ça n’est pas de sa faute, c’est lafatalitas qui l’a voulu !… Comme pour moi !

« Je suis un type dans le genre d’Œdipe,moi ! Quand j’ai vu jouer ça, j’en étais malade, j’avais envied’interrompre la représentation, de bondir sur la scène, d’arrêterce Mounet-Sully et de crier : « Œdipe n’est pas celui quijoue la comédie !… c’est moi !… c’est moi !… c’estmoi !… Moi qui ai tué mon beau-père, fait tuer le mari de mafemme, moi qui suis l’assassin du père de mes enfants, moi enfinqui me suis tué moi-même pour vivre parmi les hommes sousun visage qui ne m’appartient pas ! » Je suis sortiécumant, sans m’occuper de Cécily qui courait derrière moi !On me prenait pour un fou !… Fatalitas ! Œdipeest plus malheureux qu’Hamlet, mais moins malheureux quemoi ! »

Et le pauvre Chéri-Bibi leva un poing au cielpour le maudire une fois de plus, en comparant ses malheurs à ceuxdes fils de Laïus !…

La Ficelle n’osait plus rien dire, le voyantsi accablé. Cependant il était de son devoir de ne point laisserChéri-Bibi en un état de prostration pareil dans un moment où ilallait avoir besoin de toutes ses forces pour assassiner le docteurWalter.

« Monsieur le marquis, fit-il entendretimidement, quand je considère la nature et le caractère despersonnes qui sont mortes de votre main, je ne trouve pas qu’il yait lieu de se désoler à ce point, et vous accusez bien à tort leciel qui a su si justement distribuer vos coups ! Prenons leschoses par le commencement, puisque le Kanak ne vient pas encore etqu’il vous laisse le temps de voir clair en vous-même avant de luiinfliger un châtiment qu’il a mérité mieux que tout autre. Voicid’abord le père Bourrelier, qui avait abusé de la vertu deMlle votre sœur ; oubliant tout esprit de vengeance, cequi est très chrétien, vous vous disposiez à le sauver, dansl’instant qu’il allait être précipité du haut de la falaise par unmisérable coiffé d’un chapeau gris. Seulement, au lieu de frapperle misérable au chapeau gris, c’est dans le dos deM. Bourrelier que votre couteau est entré jusqu’au manche, parinadvertance. Allez-vous le plaindre ? Non ! carM. Bourrelier avait mérité cette fin tragique et le cielveillait à ce qu’il la subît.

« Pour moi, je vois le bras de laProvidence dans tout ce qui vous est arrivé par la suite. Celle-ciavait certainement à châtier, de par le monde, une certainequantité d’autres personnages aussi peu recommandables que le pèreBourrelier, et ce n’est pas pour une autre raison qu’elle vous afait injustement condamner et poursuivre pour des crimes que vousn’aviez pas commis, à seule fin que vous deveniez, par votreirritation et les difficultés de votre exceptionnelle existence,l’aveugle instrument dont elle avait besoin.

« Songez que vous n’avez jamais tué pourle plaisir, mais acculé à la nécessité de vous défendre. Sans douteétait-il écrit que ceux que vous frappiez devaient succomber, pourla punition de leurs péchés. Sans vous, le premier mari deMme Cécily continuerait de torturer cette divinecréature ! Aussi vous n’allez point regretter le trépas dubourreau, car jamais la victime n’aurait été ici-bas récompensée deses vertus si vous n’aviez pris la place d’un homme qui ne laméritait point.

« D’autre part, s’il n’avait pas étéécrit que Petit-Bon-Dieu, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gommedussent trouver dans ce pays le terme d’une détestable carrière,croyez-vous que la fatalité, comme vous dites, se serait donné lapeine de les y amener pour qu’ils périssent tous les quatre sousvos coups ? Enfin, elle sait bien ce qu’elle fait, lafatalité, quand elle se prépare à jeter dans vos bras le Kanak,désarmé. Il n’aura pas tardé, celui-là, à expier le crime d’avoirassassiné une pauvre femme dont on commence à retrouver lesmorceaux un peu partout !

– Tes paroles me font du bien, ami la Ficelle,avoua Chéri-Bibi ; cependant, je ne puis me retrouver à cetendroit du rivage sans me reporter, par la pensée, à cette nuitnéfaste où, assis à l’endroit même que j’occupe aujourd’hui, je visapparaître, le surlendemain de la mort du père Bourrelier, surl’escalier de la falaise, conduisant au château du Touchais,l’homme au chapeau gris ! Celui-là, plus que toutautre, aurait mérité de tomber sous mes coups, et cependant il m’atoujours fui !

« Après s’être attaqué au père Bourrelierl’avant-veille, et lui avoir volé son portefeuille, il se disposaità aller assassiner le marquis du Touchais, le père, un brave hommequi n’avait fait de mal à personne, lui !… Ah ! je meverrai toujours bondissant sur les traces de ce coquin et arrivanttrop tard ! hélas, pour sauver le marquis, mais assez tôt pourêtre arrêté comme étant l’assassin !… Et tu trouves celajuste, qu’après tant d’années il ne soit pas châtié… qu’on continued’ignorer son crime et que le nom de Chéri-Bibi ne cesse de servird’épouvantail aux petits enfants ?

– Et aux grandes personnes… crut devoircorriger la Ficelle ; mais ne vous impatientez pas, monmaître… tout arrive en son temps et je suis persuadé que ce vilainhomme au chapeau gris aura son tour, tout comme un autre. Nem’avez-vous pas fait entendre que Reine en sait plus long que noussur ce chapeau-gris-là ?

– Oui, mais après avoir fait quelquesconfidences à sœur Sainte-Marie-des-Anges, elle ne veut rien dire.Il n’y a pas de raison pour qu’elle parle maintenant après s’êtretue si longtemps ! Pourquoi épargnerait-elle l’homme auchapeau gris ?… J’ai idée, vois-tu, qu’il doit être de notremonde… Elle redoute certainement le scandale… Elle, elle leconnaît… elle a dû voir son visage en plein, tandis que moi, jen’ai aperçu l’homme que de dos… d’abord sur la falaise, ensuite surl’escalier… tu vois, à cet endroit éclairé par la lune… »

Ce disant, Chéri-Bibi montrait du doigt uncoin de la falaise… et, brusquement, il se leva en tremblant sifort et avec une telle agitation que la Ficelle suivit sonmouvement et lui demanda, anxieux, ce qu’il avait.

« Tu ne vois pas ?… Tu ne voispas ?… là… là… sur la falaise… commeautrefois !… »

La Ficelle finit par découvrir la cause del’extrême émotion de Chéri-Bibi. Tout le long du roc, suivant unchemin si à pic qu’il paraissait tout à fait impraticable à un êtrehumain, une ombre se glissait et arrivait ainsi à un des paliers del’étroit escalier conduisant au château du Touchais. Et, tout àcoup, l’ombre se trouvait en pleine lumière lunaire et Chéri-Bibis’écriait :

« L’homme au chapeau gris !… Oui,oui, c’est lui ! Ce sont ses gestes !… C’est sonattitude !… sa taille !… Enfin ! il était tout àfait comme ça !… et il était inquiet commeça !… »

Ce disant, Chéri-Bibi était prêt à s’élanceret la Ficelle avait grand-peine à le retenir.

« Lâche-moi donc !… Je te dis quec’est lui !… Il a suivi le même chemin !… »

Et Chéri-Bibi bouscula brutalement la Ficelle.Dans le même moment, l’homme, là-haut, se retourna, sans doute pourregarder si la plage était bien déserte et s’il devait craindred’être aperçu d’en bas. Les deux hommes, dissimulés derrière lacabine, poussèrent la même exclamation :

« Pont-Marie ! »

Chéri-Bibi s’était jeté à quatre pattes ets’avançait déjà, la gueule en avant, comme un loup. La Ficelles’était glissé derrière lui, jusqu’au pied de la falaise.

« Laisse-moi faire !… disaitChéri-Bibi. Ah ! j’aurais dû m’en douter ! Ne crainsrien ! Son affaire est bonne à celui-là !…

– Mais, qu’est-ce qui le pousse auchâteau ?…

– Cécily couche, ce soir, au château, auprèsde la marquise… Le bandit doit avoir préparé un coup… Resteici ! Surtout ne bouge que si je t’appelle !… »

Et comme Pont-Marie s’était décidé à gravirrapidement les derniers degrés de l’escalier, Chéri-Bibi, profitantd’un nuage qui masquait la lune, s’élança.

Quand la lune reparut, il était en haut del’escalier, mais Pont-Marie avait disparu comme par enchantement.Peut-être avait-il entendu qu’il était poursuivi et s’était-ilrejeté sur la falaise, peut-être avait-il pénétré dans le châteaupar la petite porte donnant sur les jardins, qui était entrouvertetoujours comme autrefois. Le docteur Walter et Reine avaient dûpasser par là et, dans leur hâte, n’avaient point refermé laporte.

Chéri-Bibi la poussa et entra. Il regardaautour de lui. Personne ! Ah ! combien cette expéditionnocturne, qui n’était point dans son programme, remuait en lui desouvenirs !…

Il ne s’y attarda point cependant, tout àl’activité de ses recherches. Il parcourut le jardin avec milleprécautions. Pont-Marie n’était pas là. Chéri-Bibi pensa quec’était de sa faute… qu’il avait fait du bruit, qu’il s’étaitdémasqué trop tôt, et ce raisonnement était des plusplausibles.

Il s’assit sur un banc, dans les ténèbres d’unbosquet, et, en silence, continua de surveiller les choses.Pont-Marie n’avait certainement pas eu le temps de pénétrer dansl’intérieur du château, dont les portes étaient fermées.

Il y avait des lumières au premier, dansl’aile habitée par la marquise. Derrière les fenêtres, Chéri-Bibivoyait passer Cécily et Reine, très affairées. Un troisièmepersonnage vint les rejoindre et il y eut un bref conciliabulederrière les rideaux. Ce troisième personnage était le docteurWalter, qui devait faire ses dernières recommandations.

Chéri-Bibi était tellement préoccupé par ladécouverte qu’il venait de faire, et il avait le cœur si plein derage contre ce Pont-Marie, dans lequel il retrouvait l’être néfastequ’il avait cherché vainement autrefois, qu’il en oubliait que,cette nuit-là, il devait tuer le Kanak. Ce furent les événementsqui se chargèrent de le lui rappeler en lui offrant la mort duKanak, au bout des doigts.

Une lumière se montra à la tourelle del’escalier qui faisait communiquer le premier étage du château etle rez-de-chaussée. Chéri-Bibi vit distinctement Reine quidescendait, précédant le docteur Walter en l’éclairant. Bientôt ilsfurent tous deux dans le grand salon, où avait été assassiné jadisle vieux marquis du Touchais. Reine et le docteur s’arrêtèrent uninstant derrière la porte vitrée pour causer. Puis Reine tira leverrou de la porte et l’ouvrit.

« Voulez-vous que je vous accompagne,docteur ? demanda-t-elle. La petite porte du jardin estouverte.

– Non, non ; remontez tout de suiteauprès de votre maîtresse et faites bien tout ce que j’ai dit…Ah ! avez-vous du papier et de l’encre ? Je vais vousdonner tout de suite l’ordonnance pour demain matin !…

– Voila, docteur !… »

Les voix sonnaient claires et nettes dans lanuit silencieuse.

Elle le conduisit à une table où le docteurtrouva ce qu’il lui fallait pour écrire. Il s’assit, tandis queReine, appelée par Cécily, laissait sa bougie au salon et remontaitau plus vite en disant qu’elle allait redescendre tout à l’heurerefermer la porte et que le docteur n’avait qu’à laisserl’ordonnance sur la table avant de partir.

Le Kanak, la tête penchée sur la table, car ilétait un peu myope, écrivait. Il tournait le dos à la porteentrouverte. Chéri-Bibi n’avait qu’à entrer… Jamais il n’aurait unesi belle occasion… Il pouvait tuer le Kanak sur son ordonnance.

Il tira son couteau et entra.

À pas feutrés, il se dirigea vers ce dos quis’offrait à lui, et il allait bondir, l’arme haute, quand unfâcheux craquement du parquet fit se retourner le Kanak avec unerapidité qui prouvait que ce singulier docteur devait toujours être« sur ses gardes ». Si bien sur ses gardes queChéri-Bibi, dans son élan, vint se heurter le front sur unrevolver, ce qui eut pour résultat de retarder l’heure d’unassassinat qu’il avait cru déjà accompli. Une pareille faussemanœuvre n’alla point sans arracher un soupir de douleur à notrehéros, ni sans déclencher le rictus macabre du docteur.

« Sais-tu bien, fit le Kanak, que jepourrais te tuer comme un moineau !

– Tu n’as aucun intérêt à me tuer !répliqua le faux marquis du Touchais, sur un ton d’une grandelassitude, aussi je ne te crains pas.

– Moi non plus, exprima avec une ironiesuprême le Kanak. Tu sais que j’ai pris mes précautions et que mamort serait le signal de ta ruine et de la fin du marquis duTouchais et, sans doute, en même temps de celle de Chéri-Bibi.Pourquoi venais-tu avec ton couteau et dans cet accoutrement ?Tu n’aurais pas eu la bêtise de me tuer, dis ? Tu voulais mefaire peur ?

– Oui, car je veux absolument avoir avec toiune conversation. Ne fais pas le malin ; c’est moi qui aigagné la première manche, pas plus tard qu’hier, et te voilà toutseul contre moi !

– Avec ton secret !

– Combien veux-tu ?

– Je veux d’abord que tu lâches toncouteau ; je rentrerai mon revolver. Puisque nos armes sontinutiles et que nous ne pouvons nous tuer, laissons ces accessoireset causons, les mains nettes.

– Comme tu voudras ! » obtempéraChéri-Bibi qui mit son couteau dans sa poche.

Désarmés, ils se considérèrent fixement,pendant quelques instants, en silence. Ils se mesuraient,jaugeaient d’un coup d’œil ce qu’ils pouvaient bien valoir, dans lemoment, l’un contre l’autre.

Chéri-Bibi eut un brusque mouvement de reculcar on avait entendu des pas au-dessus d’eux.

« Ne crains rien ! fit le Kanak enle suivant, Reine ne descendra pas tout de suite. Je lui ai donnéde l’ouvrage ; oui, elle et ta femme ne peuvent quitter lamarquise, ta mère, en ce moment… Nous pouvons causer… »

Et il reprit en ricanant :

« Ta mère !… ta femme !…

– Ah ! bandit !… ne parle pas de mafemme !

– Comme tu voudras ! De quoiparlerons-nous donc ? Ah ! oui, tu me demandais« mon prix » ?… Sais-tu bien que tu esadmirable ?

– Pourquoi ? interrogea naïvementChéri-Bibi, toujours en reculant comme si l’air d’autorité et leregard flambant du Kanak lui en imposaient sérieusement.

– Pourquoi ? Mais, mon cher, parce qu’iln’est pas permis d’être aussi bête que toi ! Comment ! tut’étais imaginé que j’avais fait de toi le marquis du Touchais pourun million ! Et maintenant, tu me demandes mon prix ?… Tucrois sans doute pouvoir te débarrasser de moi encore avec unnouveau million ?

– Non ! répliqua Chéri-Bibi,combien ?

– Je vais te dire : j’avais pensé à teprendre tout… ou à peu près ; c’est dans cette intention quej’avais amené mon état-major…

– Ton état-major n’existe plus.Combien ? »

Ce disant, Chéri-Bibi, insensiblement,reculait toujours et le Kanak le suivait sans crainte, car, ainsi,Chéri-Bibi était acculé dans un coin du mur, ne pouvant plus faireun pas sous l’œil de son ennemi qui surveillait ses moindresgestes. Du reste, le Kanak devait être rassuré sur les intentionsde Chéri-Bibi qui avait tranquillement croisé les mains derrièreson dos.

Il ne s’agissait plus entre ces deux hommesque de diplomatie, à propos d’une question financière.

– Oui, continuait, railleur, le docteurWalter, oui, j’avais rêvé de te dépouiller, de te prendre par laforce, et, au besoin, par la torture, tout ton bien ! C’est unplan qui aurait pu réussir si tu n’avais été mis sur tes gardes parla Comtesse.

– La pauvre femme ! fit Chéri-Bibi.

– Dieu ait son âme !… fit le Kanak… Jecrois bien qu’elle m’a rendu un gros service sans s’en douter.D’abord, grâce à elle, tu m’as débarrassé d’un quatuor quicommençait à m’embarrasser ; ensuite l’événement m’a faitréfléchir : qu’est-ce que j’aurais fait de tous tesmillions ? Vos millions, monsieur le marquis, je vous leslaisse !…

– Ah !

– Oui !… pour que vous les fassiezfructifier !… Vous serez comme qui dirait mon fermier !…Cela vous va-t-il ?

– Parle toujours !…

– Tu fais la grimace ?… Tu ne comprendrasdonc jamais que tu es ma chose, mon bien, ma terre ?…et que je t’ai créé dans ta vie nouvelle uniquement pour que tutravailles pour moi ! Sois raisonnable, je le serai !… Jete laisserai de quoi vivre… Le reste, dont je te fixerai le chiffremoi-même, tu me l’apporteras aux échéances ordinaires… Et si jesuis content de toi, je te ferai un petit cadeau au terme de laSaint-Michel !… En principe, cela te va-t-il ?

– Tu es bien gentil pour moi !… réponditavec une grande froideur Chéri-Bibi… Mais j’aime mieux te prévenirtout de suite : cela ne me va pas !

– Je le regrette, mon garçon… car je n’ai pasautre chose à te dire…

– Tu te crois bien fort, le Kanak !

– Assez pour être sûr que tu réfléchiras etque nous deviendrons les meilleurs amis du monde !…

– Non !… Vois-tu, le Kanak, il y en a unde trop ici-bas, de nous deux !

– Je ne trouve pas !… Nous nouscomplétons si bien !

– Le Kanak, tu ne sais pas que j’ai juré à laComtesse de la venger !…

– Des enfantillages ! Si tu me touches,je connais quelqu’un qui ira trouver le procureur de la Républiqueavec mon testament.

– Non, il n’ira pas !

– Ah ! bah !…

– Maître Régime n’ira pas trouver le procureuravec le testament… »

En entendant prononcer ce nom, le Kanak ne puts’empêcher de marquer quelque émoi.

« D’abord, tu ne sais pas si c’est maîtreRégime qui a mon testament !

– Si, il me l’a dit ! Et il n’ira pas leporter parce qu’il ne l’a plus !

– Tu dis ! fit l’autre, soudain trèspâle…

– Je dis que c’est moi qui l’ai, tontestament !… »

Chéri-Bibi n’avais pas plutôt prononcé cesmots que le Kanak, poussant une sourde exclamation et redoutant lepire pour sa propre vie, bien que Chéri-Bibi n’eût point bougé lesmains de derrière son dos et qu’il le sût désarmé, le Kanak fouilladans sa poche pour y prendre son revolver. Mais il n’en eut pas letemps, car, d’un geste foudroyant, Chéri-Bibi avait arraché de sondos le couteau fatal qui se trouvait retenu par des fils de soie aubas du portrait du vieux marquis du Touchais, mort assassiné, et leplongeait dans la poitrine du Kanak qui tombait en râlant.

« Un coup pour moi ! » grondaitChéri-Bibi…

Et le Kanak finit de râler, car le second couplui tranchait la gorge.

« Et un coup pour laComtesse !… »

Chéri-Bibi regarda une seconde le Kanak,mort !… Puis il s’enfuit comme un fou, car ses morts,maintenant, lui faisaient peur !…

XV – Reine va parler

De ce dernier crime, Chéri-Bibi recueillit unegrande paix. Outre que la disparition du Kanak n’eût point étésusceptible de donner des remords au plus honnête homme, avec luis’en allait pour toujours la crainte que l’on connût le prodigieuxsecret. Et il y eut une période de bonheur parfait à la villa deLa Falaise. C’était pour nos deux compères, leparadis retrouvé.

Dans tout cela, il n’y avait que ce pauvreM. Costaud qui faisait peine à voir. Il cherchait toujoursChéri-Bibi, qu’il continuait de charger de tous les crimes de lacontrée. D’abord, il ne faisait point de doute pour lui que lecélèbre bandit eût assassiné de sa main et de son couteau ledocteur Walter, dont on avait retrouvé le cadavre dans le grandsalon du château du Touchais.

Du reste, toutes les traces de Chéri-Bibirelevées par le bon M. Costaud conduisaient soit au château duTouchais, soit à la villa de La Falaise, ce quiprouvait assez que Chéri-Bibi n’avait point renoncé à l’idée des’emparer du marquis.

Aussi M. Costaud veillait-il sur celui-ciavec plus de zèle que jamais, mais avec le morne désespoir d’unpolicier qui est las de poursuivre une ombre qui lui échappetoujours.

De morceau en morceau, on avait fini pardécouvrir la tête de l’épouse du docteur Walter, et cette nouvellevictime identifiée fut encore portée au compte de Chéri-Bibi.

Tant d’horreurs faisaient frissonner le paysde Caux mais ne troublaient point les digestions de M. lemarquis du Touchais non plus que de son dévoué secrétaireHilaire.

En fait Chéri-Bibi et la Ficelle n’avaientplus qu’à se laisser vivre et qu’à goûter désormais un repos biengagné. Le premier redoubla d’amour pour Cécily, le second épousaVirginie et tous deux se laissèrent soigner, dorloter, avec laconscience de n’avoir rien négligé pour atteindre à ce sommet dubonheur d’où ils avaient failli si péniblement glisser dans lemoment qu’ils croyaient l’avoir atteint.

Ils étaient – c’était le cas de le dire –comme coqs en pâte. Chéri-Bibi engraissait. Cécily, qui avaittoujours connu le marquis bel homme, le menaça, le plus gentimentdu monde, de ne plus l’aimer, s’il ne se surveillait point. Alorscet excellent époux s’astreignit à des exercices qui faisaient lajoie du petit Jacques. Il se mettait « à quatre pattes »et, le bébé sur le dos, caracolait dans les allées de son jardin, àl’instar du bon roi de la poule au pot. C’est ce qu’il appelait« faire de la gymnastique suédoise ». Semblant vouloirmettre le comble à toutes ces félicités, la vieille marquisedouairière mourut.

Chéri-Bibi s’en réjouit au-delà de touteexpression, dans le sein de la Ficelle, quoique le dévouésecrétaire ne manquât point de lui reprocher l’indécence d’uneallégresse aussi sacrilège. Mais Chéri-Bibi n’aimait point samère.

Cependant, elle ne l’avait guère gêné tantqu’elle avait vécu, et nous pouvons dire tout de suite, sansanticiper sur les événements, que cette mort tant souhaitée neporta point bonheur au tendre époux de Cécily.

Le jour des obsèques, tout Dieppe défiladerrière le corbillard et vint serrer la main du marquis qui, surles instances de la Ficelle, avait apporté un grand air dedésolation. Quelle ne fut pas la stupéfaction de Chéri-Bibi enapercevant tout à coup le vicomte de Pont-Marie qui s’avançait verslui avec la mine de circonstance et la main tendue.

« Mon cher Maxime, prononça cet hommesans vergogne, il est des heures où les anciens amis se retrouventet où il est de leur devoir de tout oublier de ce qui les séparepour ne se souvenir que de ce qui les rapproche ! »

Et comme le marquis restait devant lui« médusé » par un aussi formidable aplomb, Pont-Mariesaisit la main de Chéri-Bibi et la lui secoua avec toutes lesmarques d’un dévouement sans bornes. Sur quoi, voyant que l’autre,de plus en plus anéanti, ne lui résistait pas, le vicomte se penchaà l’oreille du marquis comme pour l’embrasser, ainsi qu’on estaccoutumé à faire dans les grandes douleurs, et lui dit toutbas :

« Donne-moi cent mille francs et tun’entendras plus parler de moi ! »

Ayant dit, il n’attendit point la réponse etpénétra dans la foule en plaignant tout haut le malheur quifrappait la maison du Touchais.

Chéri-Bibi, appuyé sur la Ficelle, le suivaitdes yeux.

Eh quoi ! il était revenucelui-là !… Il avait osé !… Ce n’est plus dans l’ombrequ’il rôdait autour de Cécily… c’est en face qu’il venait le braveret l’insulter, lui, et essayer de le faire chanter !…Pont-Marie, l’homme au chapeau gris, celui qu’il avait bien crureconnaître sur l’escalier de la falaise !… l’assassin dunoble marquis, son père !…

Tout à coup Chéri-Bibi serra fortement le brasde la Ficelle.

« Regarde ! lui siffla-t-il… Maisregarde donc !… »

La Ficelle suivit la direction du regard aigu,si aigu de son maître… Et il vit le vicomte de Pont-Marie quis’approchait de Reine, tout éplorée, toute lamentable, dans leslongs voiles de deuil et soutenue par sœur Sainte-Marie-des-Anges.Pont-Marie s’arrêta devant Reine et lui tendit la main ; maiscelle-ci poussa tout à coup un cri strident et se renversa enarrière dans les bras de la religieuse.

Le vicomte tout à fait étonné de cette criseinattendue, dit tout haut :

« La malheureuse ! elle devientfolle ! »

Et il disparut.

On s’empressait autour de Reine.

Chéri-Bibi, la cérémonie terminée, fit monterrapidement la Ficelle dans sa voiture.

« Eh bien ! lui dit-il… tu asvu ! Tu as vu lorsqu’il s’est approché de Reine… Tu as comprisce qui s’est passé… Tu as entendu le cri de Reine !… Reinesait tout !… Et Pont-Marie c’est l’assassin !…

– Eh bien, monsieur, ça ne nous regardepas !

– Tu dis !… Ça ne nous regardepas !… Veux-tu que je te brise, la Ficelle, pour un motpareil !… Tu oublies donc tout ce que ce misérable a faitsouffrir à la marquise !… Est-ce que tu crois que j’oublieraiscela, moi, si j’avais la grandeur d’âme de lui pardonner la propremisère de ma vie passée et le châtiment que j’ai enduré à saplace !…

– Vous ne devriez surtout pas oublier,monsieur, que c’est en passant par cette misère-là que vous avezacquis le bonheur présent !…

– Ne faudrait-il pas que je lui en soisreconnaissant, peut-être ?

– Pourquoi pas, monsieur !

– Tais-toi ! Tu n’es qu’ungalopin !… Comment ! voilà un monsieur qui a voulu meprendre ma femme et qui a assassiné mon père… et tu veux que je lelaisse tranquille ? Ma parole ! si je t’écoutais, jedevrais lui dire merci, et lui donner par-dessus le marché, cequ’il me demande !

– Que vous demande-t-il donc,monsieur ?

– Cent mille francs, pour que je n’entendeplus parler de lui !

– Ah ! donnez-les-lui, monsieur !…Donnez-les-lui ! Donnez-les-lui tout de suite !…

– Est-ce que tu rêves ?

– Non ! Non, monsieur le marquis, je suisbien éveillé, et c’est avec toute ma raison que je vous dis :donnez à cet homme les cent mille francs qu’il demande et ne nousoccupons plus de rien ! de rien que d’être heureux !Ah ! monsieur, nous sommes sortis de tant de vilaineshistoires, et si bien « à notre honneur », que je ne vousverrais pas sans chagrin vous embarquer dans cette nouvelleaventure ! Venger le vieux marquis du Touchais, personne n’ypense plus, monsieur ! Et rien n’est moins sûr, après tout,que M. de Pont-Marie soit un assassin ! RéhabiliterChéri-Bibi, c’est une tâche au-dessus des forces humaines !Soyons heureux, monsieur, avec nos femmes, je vous ensupplie !…

– Tu n’as pas de cœur, la Ficelle ! Non,mon garçon, tu n’as pas de cœur. Tu t’abandonnes aux délices deCapoue ! C’est bien, j’agirai tout seul ; tu peuxdescendre de voiture !

– Non, monsieur !

– Tu ne veux pas descendre devoiture ?

– Non, monsieur !… Je suis persuadé quemonsieur le marquis a tort, se ravisa immédiatement la Ficelle surun geste menaçant de son maître, mais je ferai tout ce que monsieurle marquis voudra.

– Ah ! ce n’est pas trop tôt ! Ehbien ! mon petit, il faut que Reine parle !… Je suispersuadé qu’elle n’a qu’à dire un mot et nous serons débarrassés dePont-Marie, mieux qu’avec cent mille francs dont il aura toujoursbesoin… Écoute donc ce que je vais te dire : tu vas allertrouver sœur Sainte-Marie-des-Anges.

– De votre part ?…

– Non !… je ne veux pas paraître en toutceci…

– C’est plus prudent ! fit observer laFicelle…

– Je ne veux pas paraître en tout ceci pourque l’on ne croie pas que le coup qui va frapper Pont-Marie soit lerésultat d’une vengeance quelconque de ma part !… On saitqu’il y a eu des histoires entre moi et lui, et ma femme… et je neveux point que Cécily, pas plus que moi, soyons mêlés à cetteaventure. Il sera accusé du crime parce que Reine dira qu’il est lecoupable, c’est bien simple !…

– Et moi, qu’est-ce que je dirai à sœurSainte-Marie-des-Anges ?

– Tu lui diras qu’il y a des personnes (sansles nommer) qui ont pitié d’elle, qui ne voient point sans chagrintout le bruit qui se fait, à propos des derniers crimes, sur le nomde Chéri-Bibi, que ces personnes sont persuadées, comme elle-même,que son frère, qui est réellement mort, n’est pour rien dans toutesces abominations et qu’il est aussi innocent des crimes actuels quede celui du vieux marquis du Touchais. Tu ajouteras que cespersonnes sont au courant de la confession que Reine, la dame decompagnie de la vieille marquise, lui a faite un jour, à elle, sœurSainte-Marie-des-Anges, relativement à l’innocence de Chéri-Bibi,et qu’elles estiment que le moment est venu où Reine doit dévoilerla vérité, qu’elles comprennent parfaitement qu’elle ait attendu silongtemps pour nommer le coupable, sachant que c’était un amiintime de la maison et en particulier de M. le marquis Maxime,mais que maintenant les choses sont bien changées et qu’elle n’aplus rien à redouter de personne… qu’elle sera soutenue dans sonœuvre de justice… et qu’elle ne doit plus tarder si elle ne veuxpoint laisser le temps au misérable de commettre de nouveauxméfaits… Enfin, tu laisseras entendre que les personnes quis’intéressent ainsi à la bonne Reine ont assisté à sonévanouissement, aux obsèques de la marquise douairière, en face deM. le vicomte de Pont-Marie, et qu’elles ont compris la causede son émoi !

– C’est tout ? demanda la Ficelle, d’unair fort ennuyé.

– C’est tout ! Tu vois que ce n’est pasbien compliqué. Sache seulement ce que Reine compte faire et cequ’elle répondra à sœur Sainte-Marie.

– Bien, monsieur. Et quand dois-je voir sœurSainte-Marie ?

– Tout de suite ! Cours latrouver !… Il faut battre le fer pendant qu’il estchaud ! Cadol va me déposer à la villa et te reconduira àDieppe. Là, tu iras tout de suite à l’hôpital et tu demanderas lasœur… »

Chéri-Bibi alla retrouver Cécily qui, trèsfatiguée des nuits passées au chevet de la défunte, n’avait puassister aux obsèques, suivant l’ordre du médecin. La pauvre femmejeta ses bras au cou du marquis, dès qu’il entra. Tant qu’iln’était pas là, elle vivait dans les transes, à cause toujours dece Chéri-Bibi qui, d’après M. Costaud, continuait à assassinertout le monde et lui avait tué le bon docteur Walter.

« Sais-tu, ma chérie, qui est venu meserrer la main au cimetière ? L’abominablePont-Marie !

– Il a osé ! s’écria-t-elle.

– Il a osé ! Et sais-tu ce qu’il m’ademandé pour qu’on n’entende plus parler de lui ? Cent millefrancs.

– Donne-les-lui ! fit-elle sanshésitation.

– Tiens, pensa Chéri-Bibi, elle parle comme laFicelle !

– Donne-les lui plutôt deux fois qu’une !Et qu’on ne le voie plus ! Il nous porteraitmalheur !

– J’y réfléchirai », répondit Chéri-Bibitout pensif.

Mais, une heure plus tard, la Ficelle arrivaitavec d’excellentes nouvelles.

« Monsieur le marquis, dit-il quand ilsfurent tous deux enfermés dans le bureau, c’est vous qui aviezraison ! Vous avez bien fait de ne pas donner les cent millefrancs à ce Pont-Marie ! Il est perdu ! Reine vaparler !

– C’est donc vrai ?… s’écria Chéri-Bibi,dont les yeux brillaient de joie méchante, car ce Pont-Marie, il ledétestait bien, à cause surtout de la jalousie qu’il lui avait faitautrefois endurer.

– Ah ! je n’ai pas eu de longs discours àfaire. Sœur Sainte-Marie-des-Anges a été d’abord très troublée dema communication, et puis, voyant que j’étais si bien renseigné,elle m’a dit :

« – Eh bien, monsieur, dites à ceux quivous envoient qu’ils peuvent se réjouir autant que moi ! Reineaura parlé avant quinze jours !… »

« Et elle me confia que la malheureuseReine était dans tous ses états, à la suite de ce qu’elle avait vuau cimetière, et que l’audace de Pont-Marie venant lui serrer lamain, à elle, l’avait bouleversée.

« – Le brigand, a-t-elle dit, en sortantde son évanouissement, il sera châtié de soncrime !… »

– Elle a dit ça ?

– C’est sœur Sainte-Marie qui me l’a répété.La brave petite sœur, elle ne se sent plus de joie !… Ellefait plaisir à voir, elle est toute rajeunie. Elle a dit :

« – Enfin, la justice de Dieuarrive !… Pauvre Chéri-Bibi ! »

– Elle a dit : « PauvreChéri-Bibi » ?

– Elle l’a dit !… en pleurant…

– La brave fille !

– Et je me suis sauvé, parce que, moi aussi,je sentais que j’allais pleurer.

– Et tu n’as pas demandé si Reine avait despreuves ?

– Ah ! si monsieur !… Elle ena !… il faut croire… On m’a parlé à mots couverts d’unportefeuille.

– Tu ne me le disais pas ! Pont-Marie estfichu !

– Monsieur, je le crois !…

– Eh bien ! dansons unrigodon !… »

Et, entraînant la Ficelle, Chéri-Bibi dansa,tant il est vrai que l’homme, dans l’ignorance où il est de touteschoses et surtout de son destin, après avoir pleuré souvent sur desévénements qui préparent son bonheur, se réjouit aveuglément deceux qui apprêtent sa ruine.

Les jours suivants, en attendant que Reineparlât, Chéri-Bibi prépara tout pour un petit voyage. On iraitpasser l’hiver dans le midi, bien loin d’un tas de vieilleshistoires qui seraient oubliées au printemps. Pendant l’absence dela famille, de grands travaux devaient être exécutés au château duTouchais qui allait être aménagé d’une façon digne de la nouvellefortune de cette illustre maison. La saison suivante, en effet, onquitterait la villa de La Falaise pour habiter lechâteau. On commença même tout de suite le travail detransformation dans les combles et couvertures qui avaient bienbesoin d’être réparés. Les peintres s’empressèrent de gratter lesvieilles peintures des chambres du second étage qui seraiententièrement refaites à neuf. M. le marquis du Touchais, sanssa hâte de mettre tout en train, ne quittait plus le château, nison architecte.

La vérité est qu’il cherchait dans cesurmenage volontaire un dérivatif à ses pensées, une distraction àson impatience. Reine allait-elle enfin se décider ?Qu’attendait-elle ?…

Pont-Marie n’avait pas quitté Dieppe dansl’attente de ses cent mille francs et Chéri-Bibi, qui avait dûentrer en correspondance avec ce vilain personnage, faisait traînerles choses de telle sorte qu’il ne pût s’éloigner.

Cependant, il redoutait que Pont-Marie neperdît patience. Aussi envoyait-il de temps à autre la Ficelle verssœur Sainte-Marie-des-Anges qui faisait répondre :

« Les temps sont proches ! les tempssont proches ! »

Sur ces entrefaites, M. Costaud, bienpersuadé, cette fois, que Chéri-Bibi avait de nouveau quitté lacontrée, annonça au marquis son prochain départ pour Paris et celuide ses agents.

Costaud avait montré tant de dévouement pourle marquis que celui-ci ne voulût point le laisser s’en aller sanslui donner une grande marque de sa faveur. En dépit du deuilrécent, il l’invita à dîner. Cécily, qui avait beaucoup dereconnaissance également pour M. Costaud, approuva son mariet, comme le vieil ami de la famille, maître Régime, était revenu àDieppe pour les affaires du marquis, elle l’invita également.Oh ! sans cérémonie, un modeste petit dîner d’adieux.

Pour une fois, Chéri-Bibi ne voyait pointpartir son ami Costaud sans désagrément. Il eût voulu qu’il fûtencore là au moment des révélations de Reine et que ce fût cetagent modèle qui mît la main sur Pont-Marie, comme il l’avait miseautrefois sur lui, Chéri-Bibi.

Alors, il dit à la Ficelle :

« Mon petit, il faut décider cettevieille toquée de Reine. Va retrouver sœur Sainte-Marie-des-Angeset apprends-lui que M. Costaud nous quitte, mais qu’avant sondépart, M. le marquis du Touchais l’a invité à dîner. Ce dîneraura lieu demain soir et fais-lui entendre que nul autre mieux quece M. Costaud ne semble désigné pour mettre la main sur levéritable assassin du défunt marquis, lui qui a arrêté autrefoisChéri-Bibi ! »

Grande fut la joie de M. le marquis duTouchais quand son secrétaire Hilaire revint de son expédition avecces paroles décisives :

« Les preuves que Reine avaient mises ensûreté et qu’elle attendait sont arrivées. Reine parlera demainsoir, chez M. le marquis du Touchais, devantM. l’inspecteur Costaud !

– Je n’en demande pas plus ! s’écriaChéri-Bibi. Ah bien ! on va rire !… Compte sur moi, monvieux la Ficelle !… ça va être magnifique !…

– Pourrais-je savoir ce que monsieur lemarquis entend par ces mots ? demanda timidement laFicelle.

– Ça ne te regarde pas ! Ah ! disdonc, j’y pense !… Rien n’est plus simple que d’inviter Reineà ce dîner !…

– Gardez-vous-en ! Son dessein, m’a ditla sœur, est d’arriver au dessert, sans être attendue… et elle veutque tout le monde ignore qu’elle doit venir, même monsieur lemarquis ! a-t-elle dit à sœur Sainte-Marie.

– Elle a peur, sans doute, qu’au derniermoment, je prévienne Pont-Marie, qui a été si longtemps monami !… Eh bien ! oui, la Ficelle, je vais leprévenir ! Et comment ! »

En effet, voici le mot que le soir mêmeM. le marquis du Touchais faisait parvenir à M. levicomte de Pont-Marie :

« Monsieur, je suis de votre avis. Ilfaut en finir. Trouvez-vous demain, à six heures du soir, à lapetite porte du château du Touchais donnant sur l’escalier de lafalaise. Je vous introduirai moi-même. Apportez toutes lesphotographies relatives aux lettres que vous savez. Vous medonnerez votre parole d’honneur qu’il n’en reste pas une en votrepossession, et moi je vous donne la mienne que vous toucherez lescent mille francs. »

On était au mois d’octobre. Il faisait nuitnoire, lorsqu’à six heures, le lendemain,M. de Pont-Marie se trouva à l’endroit indiqué.Chéri-Bibi lui ouvrit la porte lui-même et le précéda dans lesjardins déserts et dans le château, abandonné depuis plus d’uneheure par les ouvriers. Il le fit monter au premier étage, et commeil lui indiquait l’escalier conduisant au second, l’autre eut unmouvement d’impatience. Le marquis du Touchais se retourna, mit undoigt sur ses lèvres pour réclamer le silence et, lui montrant laporte :

« La marquise est là, réglons notreaffaire sans la déranger, si vous le voulez bien ! »

Il mentait. Mais Pont-Marie suivit, sans seméfier. Arrivé dans le couloir du second, Chéri-Bibi ditencore :

« Ici, nous sommes cheznous ! »

Et brutalement, avant que Pont-Marie ait eu letemps de dire ouf ! ni de faire un geste, il l’envoyait roulerdans un cabinet noir, se jetait sur lui, lui liait bras et jambes,comme seul Chéri-Bibi savait le faire, lui mettait un bâillon etlui vidait les poches, s’emparait du paquet de photographies, d’unrevolver, et se relevait en lui disant :

« À tout à l’heure ! »

Il fermait la porte à double tour et,tranquillement, quittait le château pour se rendre à la villa deLa Falaise.

Là, il allait trouver Cécily, l’embrassaittendrement, et lui annonçait que le dîner n’aurait point lieu à lavilla, mais au château, dans la grande salle à manger. Stupéfaite,la marquise demanda des explications, mais Chéri-Bibi ne lui endonna point. Il l’embrassa à nouveau et plus tendrement encore quetout à l’heure.

« Ma chérie, se contenta-t-il de dire,réjouissez-vous sans m’en demander la raison que vous connaîtreztout à l’heure. C’est une bonne surprise que je veux vous faire.Seulement il faut m’obéir aveuglément. Nous dînerons ce soir auchâteau du Touchais et vous mettrez trois couverts de plus, je vousen prie !

– Mais, mon ami, y songez-vous ? Nousavons déjà M. Costaud et maître Régime ! Trois couvertsde plus, cela va faire un grand dîner !… Quinze jours aprèsles obsèques de la douairière !

– Aveuglément, je vous demande de m’obéir…

– Bien, mon ami… Il sera fait comme vous ledésirez !…

– Je n’en attendais pas moins de vous, mabonne Cécily !

– Et puis-je vous demander pour qui ces troiscouverts ?

– Mais comment donc ? C’est pourM. le commissaire de police, qui nous a évité bien des ennuislors des constatations de l’assassinat du docteur Walter, pourM. le juge d’instruction, qui a été lui-même fort aimable, etpour M. le président du tribunal, qui était un grand ami de mamère !… »

Sur ces paroles, il sortit, réclamant sonauto, et Cécily resta bien cinq minutes à se demander pour quelleraison son époux bien-aimé tenait à avoir tant de magistrats, cesoir-là, autour de la table de famille. Elle ne la trouva point,mais le principal était qu’elle donnât des ordres pour le dîner auchâteau ; ce qu’elle fit, sans plus tarder.

Chéri-Bibi s’était fait conduire à Dieppe, oùil fit quelques visites. Il revint à Puys avec cinq personnagesarmés jusqu’aux dents. C’étaient M. Costaud et ses agents.

M. le marquis du Touchais avait annoncéfort mystérieusement à M. l’inspecteur de la Sûreté généralequ’il lui réservait « pour le dessert » une surprised’une nature telle qu’il l’engageait à se faire accompagner parquelques-uns de ses plus solides amis.

« Allons-nous enfin arrêterChéri-Bibi ? avait demandé immédiatement M. Costaud, quine pensait qu’à son brigand.

– Peut-être !… » avait répondu, deplus en plus énigmatique, M. le marquis du Touchais.

Les invités arrivèrent à huit heures et furenttout étonnés de se rencontrer dans un dîner aussi solennel, et quele deuil récent du marquis et de la marquise rendait inexplicable.Mais M. Costaud, clignant de l’œil comme quelqu’un qui estrenseigné, leur laissa entendre que leur amphitryon n’avait pasdérangé pour rien les plus hauts représentants de la magistraturedu pays.

Ils s’étonnèrent aussi de ce que le dîner leurfût servi non point dans la villa, mais au château, déjà toutbouleversé par les ouvriers, et qui sentait le plâtre et latérébenthine. À quoi M. Costaud répondit encore, en reclignantde l’œil, que M. le marquis « devait avoir sesraisons ».

M. Costaud avait ordonné à ses agents,sur les conseils de Chéri-Bibi, de se promener dans le parc et dese tenir prêts à accourir au premier signal. Quant à la Ficelle, ilavait été laissé à la villa de LaFalaise où ildevait attendre Reine et sœur Sainte-Marie-des-Anges pour lesconduire au château.

Pendant le dîner, la conversation fut assezlanguissante. On ne comprenait rien à ce qui se passait et chacuninterrogeait le visage de M. le marquis qui conservait sonsecret.

Chéri-Bibi ne cessait de regarder du côté duparc, comme s’il attendait quelqu’un qui tardait à venir. Enfin ilvit passer (et il fut le seul à les apercevoir dans la lumière quitombait des fenêtres), la Ficelle précédant Reine et sœurSainte-Marie-des-Anges.

Les deux femmes lui parurent d’une grandepâleur. Son secrétaire les conduisait, selon ses instructions, dansle salon qui était adjacent à la salle à manger. Alors, il se leva,s’excusa, demanda à la noble société la permission de s’absenterquelques instants, l’incita à la patience s’il tardait un peu àrevenir et monta au second étage où il retrouva, ficelé sur leparquet du petit cabinet noir, son prisonnier… Il le prit dans sesbras et s’en fût le déposer dans un fauteuil d’une chambrecontiguë. Il alluma une lampe, ôta le bâillon du prisonnier,attendit que celui-ci pût, sans contrainte, respirer tout sonsaoul, et arrêta dès leur origine les protestations indignées deM. de Pont-Marie par ces mots :

« Monsieur, j’ai vu lesphotographies ; elles y sont toutes. Vous m’aviez promis quevous n’en garderiez aucune par devers vous. J’ai cru dans votreparole et j’ai bien fait. Mais vous n’aurez point les cent millefrancs. Je payerai votre audace et vos crimes comme il convient, enfaisant arrêter immédiatement, sur le théâtre même de ses forfaits,l’assassin du marquis du Touchais, mon père ! »

XVI – Fatalitas !

« Tu dis !… hurla Pont-Marie enfaisant un bond sur son fauteuil et en usant d’une forceinsuffisante pour le délivrer de ses liens… Qu’est-ce que tudis ?…

– Je dis que tu es l’assassin de monpère !

– Eh bien, et toi ! ! !

– Comment, moi ?… interrogea Chéri-Bibi,interloqué.

– Ah ça ! gronda l’autre, qui tremblaitde rage dans son filet de cordes, et dont la face menaçante, toutela figure révoltée, se dressa contre le visage du faux marquis duTouchais… ah, ça !… tu sais qu’il ne faudrait pas jouerlongtemps ce jeu-là avec moi, mon petit !… et si tu espères tedébarrasser de ton ami Pont-Marie par ce moyen, il faut que tu aiescomplètement perdu la tête !… Hein ! ce n’est passérieux.

– C’est si sérieux, reprit l’autre, mais d’unevoix moins assurée, car il y avait dans les phrases furieuses dePont-Marie quelque chose qu’il ne comprenait pas bien… c’est sisérieux que M. Costaud est en bas avec ses agents pour temettre la main dessus et que rien ne peut plus empêcher, à cetteminute, que tu ne reçoives le châtiment que tu as bienmérité !… assassin !… maître chanteur !… »

Pont-Marie ouvrait des yeux énormes, essayantde comprendre la conduite du marquis du Touchais à son égard et leconsidérant comme un fou. Il finit par ricaner :

« Non ! non ! tu ne feras pascela !… Tu me prends pour un autre ! Et tu ne réveilleraspas une histoire pareille !… Tu ferais mieux de me donner lescent mille francs, va… et de me laisser filer !… Tu neparviendras pas à me faire peur !… Tout ton prisonnier que jesuis, je reste plus fort que toi !…

– À cause ?

– À cause que tu sais bien que je ne melaisserai pas faire !… Tu as beau avoir la mémoire courte, mongarçon… tu n’as pas oublié que lorsque j’ai donné le coup decouteau, c’est toi qui me tenais la chandelle ! »

Cette fois, ce fut le tour de Chéri-Bibi debondir, car il était sur le point de comprendre, et l’horreur d’unesituation qu’il s’était créée lui-même, sans s’en douter, faisaitdéjà que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il s’était penchésur Pont-Marie et lui soufflait, l’écume aux lèvres :

« Tu mens !… Tu mens !…

– Ça ne prend pas ! répliquait l’autre…Non !… Non !… ça ne prend pas ! Tu tairas ta g… ouje jaboterai !

– Tu mens !… continuait de râlerChéri-Bibi… Tu sais bien que tu mens !… »

Mais Pont-Marie lui lançait, de sa lèvremauvaise et rageuse :

« Si tu y tiens absolument, tout le mondesaura que le véritable assassin du marquis du Touchais, c’est sonfils ! »

Chéri-Bibi lâcha Pont-Marie et recula enfaisant entendre un rauque gémissement. Haletant, hagard, il fixaitson prisonnier, qui continuait, sombre et railleur maintenant, etsûr de lui :

« Moi, vois-tu… je n’ai jamais été queton complice ! Et tu le sais bien !… Et ce n’est que pourte sauver que j’ai donné ce coup de couteau-là !… Ce sont deschoses qui ne s’oublient pas, cher ami !… Allons, délivre-moiet reconduis-moi gentiment jusqu’à ta porte, sans casse autant quepossible… Nous reprendrons cette conversation un autre jour… Cesoir, vois-tu, mon pauvre Maxime… tu es un peumaboul ! »

Et comme l’autre, qui semblait maintenant êtrechangé en statue, ne bougeait pas, il reprit brutalement :

« Allons, dépêche-toi !… Qu’est-ceque ça signifie, une comédie pareille ?… Tu as voulum’intimider, dis ?… Tu ne veux plus raquer ?…Ah ! depuis que tu es revenu, tu es salement avare !… Ettu trouves sans doute que je t’ai déjà coûté trop cher…Imbécile !… Rappelle-toi le temps où tu étais pourri dedettes, où nous ne savions plus où trouver un billet de mille…Rappelle-toi le soir où tu m’as dit : « Le pèreBourrelier est allé toucher la forte somme, cet après-midi, àDieppe… Il a le porte-monnaie bien garni… » Rappelle-toicomme, sur tes indications toujours, je l’ai attaqué sur lafalaise… Rappelle-toi notre colère en constatant que ce fameuxportefeuille ne contenait qu’une somme insignifiante à côté de cedont nous avions besoin, si bien que je regrettais le coup pourlequel on recherchait déjà ce pauvre petit Chéri-Bibi… Rappelle-toicet autre soir – le soir suivant – où tu m’as dit :« Nous n’avons plus qu’à voler mon père ! » et où tum’as envoyé ce petit mot qui me donnait rendez-vous la nuit, dansle parc du château, en me recommandant d’apporter tout ce qu’ilfallait !…

« Bon Dieu ! tu tremblais assez,cette nuit-là, quand tu es venu me rejoindre ! Ah ! jevais te rafraîchir la mémoire, moi !… Oui, j’avais apportétout ce qu’il fallait… J’avais même apporté le couteau dont j’aifrappé ton père, quand il est venu nous surprendre au début del’opération et que tu le maintenais, et que j’ai cru que vousalliez vous étrangler tous les deux… Rappelle-toi comme je lui aifait lâcher prise… et comme il était temps !… et comme tuclaquais des dents en me cachant dans ta chambre, sous ton lit,pendant que nous écoutions les bruits de la maison et que l’onarrêtait ce Chéri-Bibi du ciel qui nous sauvait !… Eh bien,qu’est-ce que tu as !… Qu’est-ce qu’il te prend ?… Tu tetrouves mal !…

– Fatalitas ! gémissaitChéri-Bibi en s’effondrant sur le coin d’un canapé et ens’arrachant les cheveux… Fatalitas ! J’ai pris la peaud’un honnête homme, et c’était encore unassassin !… »

Il avait prononcé cette phrase bizarre àlaquelle Pont-Marie ne pouvait naturellement rien comprendre, avecune si immense désespérance, un accent de douleur si surhumain quePont-Marie crut cette fois que le marquis avait tout à fait perdul’esprit. Il le vit se dresser encore, pousser un soupir effrayant,lever au plafond des mains tremblantes aux doigts crispés sur uneinvisible proie… et crier d’une bouche de folie : « J’aitué mon père ! J’ai tué mon père !

– Eh bien ! ne le crie pas si fort !et si ça te fait tant d’effet que ça qu’on te le dise, laisse-moipartir !…

– Mon fils à un père assassin !…

– Ah ! il est tout à fait fou !…laisse-moi partir, entends-tu ?.

– Oui ! oui !… fit Chéri-Bibi tout àcoup, en se passant les mains sur le visage comme s’il voulaitchasser les ombres hideuses qui l’assiégeaient… oui… oui…va-t’en ! Il faut que tu t’en ailles !… Il ne faut pasque l’on t’arrête ! Il ne faut pas que tu parles !… Ilfaut que tu te taises pour toujours !… pourtoujours !… »

Ces deux derniers mots « pourtoujours » lui embrasèrent soudain le cerveau, semblèrent luiindiquer tout à coup le seul geste qui pût vraiment, cette fois, ledélivrer !… Ses yeux regardèrent férocement Pont-Marie !« Et si je te tuais… tu ne parlerais plus jamais !…jamais !… »

Pont-Marie le vit s’avancer sur lui si décidéqu’il pâlit atrocement et se crut perdu. Il lui jeta :

« Prends garde !… Mon cadavre pourrat’embarrasser ! Est-ce que j’ai parlé depuis silongtemps ! si longtemps !… Est-ce que je n’ai pas, commetoi, intérêt à me taire ? Personne ne sait rien !…

– Voilà ce qui te trompe ! Il y aquelqu’un qui sait !… quelqu’un qui est là !… quelqu’unqui est venu te dénoncer !… quelqu’un qui parle peut-être ence moment aux magistrats que j’ai fait venir moi-même… qui donneton signalement aux agents dont j’ai entouré moi-même cechâteau !… Quelqu’un à qui tu crieras : « J’aiassassiné le père, mais son fils était mon complice !… »Tu vois bien qu’il faut que tu meures !…

– Eh ! ce que tu dis estimpossible ! gronda sourdement Pont-Marie, impossible !…Qui est ce quelqu’un-là ?… Qu’est-ce que tu inventes encorelà ? Quelle preuve peut-il avoir ?… Il s’en serait servidepuis longtemps !…

– C’est Reine !

– Reine ! la dame de compagnie de tamère !

– Elle-même !… Rappelle-toi comme elles’est évanouie quand tu t’es avancé vers elle àl’enterrement !

– Mais, triple insensé que tu es, si elle saitque j’ai tué le marquis, elle sait également que tu m’y asaidé !…

– Le crois-tu ? demanda franchementChéri-Bibi en s’enfonçant les ongles dans les chairs de ses joues,qui en furent ensanglantées…

– Si je le crois ! Mais comprends doncque si vraiment elle sait, elle n’a attendu, pour parler, que lamort de ta mère !

– Misérable que je suis !… C’est en effetle jour de l’enterrement de la marquise qu’elle a dit qu’elleparlerait !…

– Tu vois !… s’il n’y avait eu que moi,il y a beau temps qu’elle m’eût dénoncé !… Eh bien, allons, ilfaut fuir… fuir tous les deux !…

– Attends ! quelle preuvea-t-elle ?…

– Est-ce que je sais, moi ? Avant del’amener ici et de me ficeler comme un saucisson, vois-tu, Maxime,tu aurais dû le lui demander !…

– Assez, ne raille pas !… Nous n’avonspas un instant à perdre !… Mon Dieu !réfléchissons ! Il faut… il faut que Reine ne parlepas !… Si elle a une preuve, il faut qu’elle ne la montrepas !…

– Mais enfin… toi qui es si bien renseigné, tune sais rien !… La nuit du crime, elle nous a peut-êtrevus !… mais ce n’est pas suffisant, cela ! ça n’est pasune preuve !…

– Je sais qu’il y a un… portefeuille…

– Un portefeuille ! s’écria Pont-Marie…le portefeuille du père Bourrelier !…

– Et sais-tu ce qu’il y a dans ceportefeuille ?

– Attends donc !… Oh !misère !… j’y suis… ce ne peut être que ce billet que vousavons tant cherché !… tant cherché avec le portefeuille dupère Bourrelier dans lequel je l’avais mis, pour te le rapportercomme tu me le demandais… ce billet dans lequel tu me donnaisrendez-vous pour la nuit au château du Touchais ! Oui, c’estce mot-là qu’elle a ! Ah ! nous l’avons assezcherché ! Nous avons fini par croire que je l’avais perdu enmer avec le portefeuille, car pour venir, j’avais pris à Dieppe unepetite barque… Eh bien ! c’est ce mot-là qu’elle a !C’est sous le lit de ta chambre, vois-tu, que je l’avaisperdu !… c’est là qu’elle l’a trouvé !…

– Fatalitas ! grondaChéri-Bibi.

– Eh bien ! mon vieux, nous sommesf… ! F… f… ! Ah ! coupe mes cordes, n… de D… !Il ne faut pas qu’elle parle ! ou nous sommes f… tous lesdeux !… tous les deux !… Ce n’est pas moi qu’il fauttuer, mon vieux, c’est Reine !… »

Pendant que Pont-Marie parlait, les yeux deChéri-Bibi chaviraient… il se sentait suffoquer… étouffer… il étaitperdu ! Il arracha sa cravate, fit :« han ! » et l’on n’eût pu dire s’il expirait ous’il revenait à la vie… Toutes choses autour de lui tournaient…Cette phrase dansait en lettres rouges sur le mur blanc :« Ce n’est pas moi qu’il faut tuer, c’est Reine ! »On frappa à la porte… Il tressaillit. Il avait reconnu cependant lamanière de frapper de la Ficelle. Il alla lui ouvrir : c’étaitbien lui !… Il avait une lettre à la main.

« De la part de Reine, pour monsieur lemarquis », dit-il.

Chéri-Bibi prit la lettre, et pendant que laFicelle ouvrait des yeux et une bouche énormes en apercevantPont-Marie dans un fauteuil, ficelé comme un boudin, il lui ditd’une voix sourde :

« Prie Reine de monter !…

– Bien, monsieur le marquis !…

– Tu entends ! Il faut qu’ellemonte !

– Bien, monsieur le marquis !… »

Alors Chéri-Bibi referma la porte, s’adossa aumur, et, d’une main qui tremblait comme celle d’un vieillardalcoolique, il déchira l’enveloppe. Il avait reconnu du papier dechez lui… comme il en avait sur le bureau du petit salon… Reineavait écrit ce mot à la minute même… Peut-être seravisait-elle ? Peut-être ne voulait-elle plus parlermaintenant ?… Ses yeux brouillés déchiffraient avec peinel’écriture. Enfin il lut :

« Monsieur le marquis, je connais votrecrime et celui de M. de Pont-Marie. Inutile, n’est-cepas, que je précise lequel ? Je me suis tue tant queMme votre mère a vécu, car je lui étais tellement dévouée, etje l’aimais tant, que, pour lui garder la paix et l’honneur de sesderniers jours, je crois bien lui avoir fait le sacrifice du reposde mon âme. J’ai laissé condamner sciemment un innocent. Maisl’heure de l’expiation a sonné. Je suis venue ce soir chez vous,monsieur le marquis, sachant que j’y trouverais des magistrats,dans le dessein de vous dénoncer à la justice des hommes.Cependant, en pénétrant dans ce vieux château où j’ai vécu tantd’années dans une famille respectée, mon cœur a été saisi de pitié,et je me suis dit qu’il suffirait peut-être d’aider la justice deDieu !… Monsieur le marquis, j’ai la preuve de votrecrime : je jure sur la tombe de ma chère maîtresse, votremère, que je détruirai cette preuve si vous avez le courage de vouschâtier vous-même. Il faut vous tuer, monsieur lemarquis !… »

Chéri-Bibi mit la lettre dans sa poche.

« Eh bien ! demanda Pont-Marie, quedit-elle ?

– Rien qui te regarde, répondit l’autre, trèspâle. Elle ne parle même pas de toi !…

– Qu’est-ce que je te disais ?… Ellen’attendait que la mort de la vieille, bien sûr !… Ah !la garce !… Allons, Maxime, détache-moi… mais détache-moi, n…de D… ! Tu vois bien qu’il faut se carapater !…

– Attends donc ! fit Chéri-Bibi d’unevoix effroyablement lugubre : elle va peut-êtremonter !

– C’est notre dernier espoir ?

– Oui !… »

On refrappa à la porte. C’était la Ficelle quirevenait avec la réponse de Reine.

La bonne vieille demoiselle était toujours ausalon avec sœur Sainte-Marie et déclarait qu’elle ne voulait pasmonter, qu’elle n’avait plus rien à dire à monsieur le marquis.Cependant elle avait encore écrit quelques mots qu’elle avait missous enveloppe. Chéri-Bibi se jeta dessus : « Je vousdonne une demi-heure ! » disait la nouvelle missive.C’était bref, mais significatif.

Chéri-Bibi arracha une feuille de son carnetet écrivit :

« Vous avez eu autrefois pitié de mamère, ayez aujourd’hui pitié de ma femme et de mon enfant ! Neles privez pas d’un mari et d’un père qui les adore et qui serepent amèrement de toutes les fautes d’autrefois. C’est moins mapersonne que vous frapperiez qu’une malheureuse famille innocente.Songez-y et ne soyez pas plus implacable que la justice des hommes,pour laquelle il y a prescription !… »

Il plia le mot en quatre et le donna à laFicelle, qui le regardait faire, affolé de voir sa mine défaite etses doigts tremblants.

« Ah ! mon Dieu ! que sepasse-t-il ? demanda pitoyablement le dévoué secrétaire.

– Je t’expliquerai cela tout à l’heure, fitChéri-Bibi d’une voix rauque. Va. Fais lire ça à Reine et arrachele mot ensuite ou plutôt, rapporte-le-moi, car je ne tiens pas à cequ’il s’égare !… »

La Ficelle s’esquiva, affolé.

« Bon Dieu !… jura Pont-Marie… ellene monte pas… eh bien, il faut descendre la chercher… la fairetaire coûte que coûte !…

– Pas possible, répliqua avec un calmeterrible Chéri-Bibi… elle ne quitte pas sœur Sainte-Marie…

– Eh bien ?…

– Eh bien, fit l’autre, de plus en plus froid,je ne puis pas tuer sœur Sainte-Marie !…

– À cause ?…

– Ça ne te regarde point !

– À cause que c’est une religieuse ?…

– Oui, c’est cela !… !

Alors, Pont-Marie beugla encore :

« Mais délivre-moi, n… de D… !

– Tu jures le saint nom de Dieu,Pont-Marie !… ça te portera malheur !… » fitChéri-Bibi tout pensif.

En attendant la réponse de Reine, il s’assitet se prit la tête dans les mains, n’entendant même plus lesréclamations, gémissements et malédictions de Pont-Marie. LaFicelle ne fut pas absent cinq minutes.

« Ah ! monsieur le marquis, Reine etsœur Sainte-Marie sont aussi pâles que vous, bien sûr !… Jevous avais bien dit que vous aviez tort de vous mêler d’unehistoire pareille !

– La réponse ?…

– La voici avec votre petit mot. »

Et il tendit encore une enveloppe où setrouvaient les deux papiers.

Chéri-Bibi lut : « Y a-t-ilprescription aussi pour votre dernier crime ? Etcroyez-vous que je vais avoir pitié d’un homme qui, après avoirassassiné son père, a tué, presque sous mes yeux, car je suisarrivée au moment où vous le frappiez, le malheureux docteurWalter ?… Il y a trop de sang contre vous, monsieur lemarquis… et je ne veux pas plus longtemps par mon silence êtrela complice de vos forfaits. Si, à la minute que je vous ai fixée,je ne suis point sûre de votre mort, j’apprendrai, moi, àM. Costaud, qui il doit arrêter, au lieu de chercher vainementdans l’ombre de votre première victime : du pauvreChéri-Bibi ! »

Chéri-Bibi jeta ce dernier papier dans sabouche comme il avait fait des autres. Il le mâchait d’un airbestial et tout à fait inintelligent. Il paraissait complètementhébété. Et il pleurait… Oui, des larmes silencieuses commençaientde couler le long de ses joues.

« Mais qu’est-ce qu’il y a, monsieur lemarquis ? Qu’est-ce qu’il y a ? implorait la Ficelle…

– Il y a que je vais mourir, mon bon laFicelle… Oui, on se croyait heureux, et puis, pan !…voilà que je vais mourir !… Ah ! je n’ai pas dechance !… »

Et il se reprenait à pleurer comme un enfant,s’essuyant les yeux avec sa manche.

La Ficelle, bouleversé, tomba à genou.

« Relève-toi ! fit Chéri-Bibi avecun sourire navrant… Relève-toi et aide-moi à transporter dans lecabinet noir ce monsieur qui fait trop de bruit !… Il gêne mesderniers moments… »

Pont-Marie devenait en effet insupportableavec ses mouvements de grenouille récalcitrante. Ils le portèrentdonc dans le cabinet et, comme il se reprenait à crier, ils luiremirent le bâillon ; après quoi, ils revinrent dans lachambre.

Chéri-Bibi tira de sa poche un revolver qu’ilarma avec une grande tristesse.

La Ficelle se jeta sur son bras.

« Dieu du ciel ! gémissait-il… s’ilest vrai que vous devez mourir, monsieur le marquis, tuez-moiauparavant !… Mais, sur la tête de votre enfant, dites-moi cequi vous force à vous tuer ?… Dites-le-moi… Je vous trouveraipeut-être bien un moyen de vivre !…

– Bon la Ficelle !… excellentecréature !… cœur d’or !… brave compagnon de mesalarmes ! Il n’y a plus rien à faire, crois-moi, qu’àaccomplir le dernier geste du destin !… J’ai voulu vengerChéri-Bibi, innocent de l’assassinat du marquis… mon père !…Et sais-tu qui était l’assassin de mon père ? Sais-tu qui estl’homme que Reine vient aujourd’hui dénoncer, preuves enmain ?… C’est moi ! moi, M. le marquis du Touchaisfils ! L’assassin de mon père, c’était moi !… Ah !…la Ficelle, quand je te l’ai toujours dit que je n’avais pas dechance !… Mais tout de même, une déveine pareille !… Iln’était pas distrait, le Dieu qui m’a frappé !… Il y a de quoipleurer, n’est-ce pas ? C’est vrai, je pleure comme un pauvregosse… non point parce que j’ai peur de mourir… tu sais que je n’aipas peur de la mort !… mais parce que je quitte Cécily… et moncher petit moutard que j’aimais tant !…

« Ah !… ça, oui, ça me faitchialer !… Dire que je ne les embrasserai plus jamais !…jamais !… Tiens !… viens que je t’embrasse, la Ficelle…Tu les embrasseras après, pour moi !… Et puis, tu veillerasbien sur eux !… Tu vas comprendre tout en deux mots : sije meurs, Reine ne parlera pas !… Elle me le promet, elle mele jure !… C’est encore une brave femme !… Elle me permetde sauver, par ma mort, l’honneur de mon fils !… Au moins, monfils n’aura pas un assassin pour père !… Et je me tue poureux, mon bon la Ficelle !… Mais cela, vois-tu, me relève à mesyeux et me donne du courage !… (Il regarde l’heure à samontre.) J’ai encore un bon quart d’heure… Tout de même, j’ai biendu chagrin… Ma belle Cécily !… Mon cher petitJacques !… »

La Ficelle était retombé à genoux et mêlaitses larmes à celles de Chéri-Bibi.

« Ma pauvre femme !… Elle étaitdigne de tout mon amour ! Et je l’aimais comme on nousapprenait au catéchisme que les anges aiment le bon Dieu !Oui, malgré toute ma méchante vie, mon cœur était resté comme celuid’un enfant ! Je l’avais conservé si pur pour elle, sibeau ! Je le lui ai apporté entre mes deux terribles mains, etelle ne s’y est point trompée ! Elle l’a pris, et elle m’aaimé ! Alors vois-tu, mon bon la Ficelle, j’ai tort de meplaindre : un bonheur pareil, il faut que je le paye, et lesportes de l’enfer peuvent s’ouvrir maintenant devant moi,puisqu’elle m’a aimé. »

Les deux hommes firent entendre unsanglot.

Doux allégement d’une heure mourante !…Souvenir !… Amour de Cécily !…

« Adieu, Cécily !… Adieu, mon petitJacques !… Adieu, la Ficelle !… Adieu, sœur Sainte-Marie,qui a tant prié pour moi, et qui n’a point connu mon bonheur !Adieu, vous tous que j’ai tant aimés ! »

Et Chéri-Bibi leva son revolver, mais laFicelle se précipita à nouveau, avec un grand cri, sur sonbras :

« Monsieur, monsieur, vous ne pouvez pasvous tuer !

– Pourquoi donc, la Ficelle, monami ?

– Parce que votre mort, au lieu de sauver dela honte votre femme et votre enfant, les déshonorerait pourtoujours ! »

Chéri-Bibi fut frappé de l’exaltationtriomphale de la Ficelle, mais il ne le comprenait point.

« Que veux-tu dire ?

– Monsieur le marquis a oublié les dessinsqu’il s’est fait faire sur la poitrine.

– Mes tatouages ?…

– Oui, les tatouages de Chéri-Bibi…

– Malédiction ! jura Chéri-Bibi.

– Ce serait apprendre au monde que votre filsest le fils d’un forçat ! Ce serait livrer votresecret !

– Malheureux ! malheureux ! troisfois maudit que je suis ! jeta l’homme, dans une suprêmelamentation. Je ne pouvais sauver ma femme et mon fils que par mamort, et je ne peux pas mourir !Fatalitas !… »

Ce fut au tour de Chéri-Bibi de tomber àgenoux. Il s’arrachait les chairs, il s’arrachait les cheveux àpoignées.

« Et Reine va parler, et Reine va parlersi je ne me tue pas ! Et mon enfant, mon petit ange, comme moisera maudit ! Dieu du ciel, si tu existes, accable-moi encore,toi qui m’as tant poursuivi, mais aie pitié d’un petitenfant ! Que faire, que faire, que faire ?…

– Monsieur, fit la Ficelle qui était toujoursen proie à son étrange enthousiasme, monsieur, il faut me tuer,moi !

– Que dis-tu ? Ton dévouement pour moi terend fou !…

– Ah ! puisqu’il lui faut un cadavre àcette Reine, elle l’aura !… Tuez-moi, monsieur !…Donnez-moi vos bijoux, vos bagues, votre montre !… Et quandvous m’aurez tué, brûlez-moi avec la maison !… brûlez-moi avecle château de vos ancêtres !… Mais brûlez-moi bien, qu’on neme reconnaisse plus !… Défigurez-moi !… et vous êtessauvé !… et votre femme est sauvée !… et votre enfant estsauvé !… On ne risque point, avec moi, de retrouver quelquebout de peau avec lequel l’ami Costaud saurait reconstituerChéri-Bibi !… Tuez-moi, monsieur, et sauvez-vous !…Disparaissez !… Vous veillerez de loin sur Virginie et sur lepetit que nous attendions, comme j’aurais veillé sur ceux que vousaimez si j’avais vécu !… »

Chéri-Bibi écoutait la Ficelle… l’écoutait…l’écoutait, et pendant qu’il l’écoutait, la lueur divine del’espérance commençait à embraser son regard.

« Sublime amitié !… murmura-t-il…sublime inspiration ! »

Et il se releva et il dit à la Ficelle en luimontrant la porte du petit cabinet où ils avaient enfouiM. de Pont-Marie :

« Le cadavre, nousl’avons !… »

En fait, Chéri-Bibi anticipait un peu sur lesévénements, car M. de Pont-Marie était encore vivant,mais nul doute que, dans son esprit, il le vit déjàmort !…

La Ficelle avait compris.

« Vous voyez bien ! s’écria-t-il,joyeux, vous voyez bien, monsieur le marquis, qu’il y a un BonDieu !… »

Chéri-Bibi regarda sa montre.

« Vite ! dit-il… nous n’avons pas uninstant à perdre !… »

Et il s’en fut glisser cette montre dans legousset de M. de Pont-Marie, auquel il prit lasienne.

M. de Pont-Marie avait été rapportédans la chambre par les deux hommes. Ne comprenant rien à cettesubstitution de montre, ses yeux, à défaut de sa bouche, toujoursgarnie de son bâillon, demandèrent une explication que Chéri-Bibiet la Ficelle ne jugèrent point utile de lui donner. Puis il y eutencore entre Chéri-Bibi et Pont-Marie, avec une certaine brutalité,à cause que l’on était pressé, substitution de bagues… Enfin,Chéri-Bibi commençait de se déshabiller et allait passer sesvêtements à M. de Pont-Marie, quand la Ficellel’arrêta :

« Ça n’est pas la peine !… Il serasi bien brûlé qu’il n’en restera pas grand-chose !… Je vousdemande une seconde !… »

Il s’absenta quelques instants et revint avecdes seaux, des pots et des bouteilles.

« Monsieur le marquis, j’ai pensé àl’incendie parce que ce nous sera une chose vraiment facile… Lesouvriers ont laissé tout ce qu’il fallait pour cela… Il y a despots de peinture et d’essence de térébenthine plein le couloir etle petit cabinet de débarras. La maison et le pauvreM. de Pont-Marie vont flamber comme uneallumette ! »

Ce disant, il déposa ses récipients, se sauva,revint encore avec un paquet de loques maculées et deux litres dansles bras.

« Qu’est-ce encore que ceci ?demanda Chéri-Bibi, tout en mettant ses propres souliers aux piedsde M. de Pont-Marie, pour plus de prudence…

– Ceci, répondit la Ficelle en lui jetant lesloques, c’est une blouse de peintre et une salopette que vous allezme faire le plaisir de mettre tout de suite : déguisement touttrouvé pour vous enfuir par le petit escalier de service pendantque tout commencera à brûler ici et que je m’occuperai, moi, enbas, à faire sortir Mme Cécily et vos honorables convives.

– Je te la confie, la Ficelle !

– Aie pas peur, monsieur le marquis.

– Et cette bouteille ?… Que fais-tu aveccette bouteille ?

– Vous le voyez, monsieur le marquis, j’arrosede son contenu les vêtements de M. le vicomte dePont-Marie !…

– Mais qu’est-ce que c’est ?

– C’est du pétrole, monsieur lemarquis !… »

Le prisonnier eut encore un sursaut, cependantqu’il roulait des yeux dont les globes semblaient prêts à sortirdes orbites.

« Il croit que nous allons le brûlervivant ! fit Chéri-Bibi. Il nous prend pour dessauvages ! »

Ayant dit, Chéri-Bibi s’approcha par derrièrede M. de Pont-Marie, et lui passant autour du cou sonmouchoir roulé en corde, il se mit en mesure de l’étrangler en luifaisant le moins de mal possible. Si M. de Pont-Marie,sous l’action du garrot, continuait d’ouvrir des yeux de plus enplus épouvantables, Chéri-Bibi fermait les siens, car ce métier debourreau lui répugnait plus que nous ne pourrions dire, et il eûtpeut-être, à cette heure de suprême désespoir, préféré mourirlui-même, tant il lui restait peu de courage contre les autres, quede faire trépasser de sa main un homme qui avait tous les droits àréclamer l’exécuteur officiel des hautes œuvres. Mais quoi !puisque Chéri-Bibi ne pouvait pas mourir et qu’il lui fallait uncadavre, il le fit.

« Encore un ! » gémit-il enlevant les yeux au ciel, quand ce cher vicomte ne donna plus aucunsigne de vie.

Pendant ce temps, la Ficelle continuaitd’arroser les corridors et les tentures du second étage avec ce quilui restait de pétrole. Il revint avec une seconde bouteille.

« C’est fini ? demanda-t-il.

– C’est fini ! annonça Chéri-Bibi ensoupirant.

– Il ne nous reste plus, fit la Ficelle, qu’àdéfigurer un peu, à tout hasard, monsieur levicomte ! »

Et comme il s’agenouillait auprès du vicomteet promenait soigneusement sur les traits convulsés du mort unpinceau qu’il avait préalablement trempé dans sa bouteille,Chéri-Bibi, curieux, jeta un regard sur l’étiquette. Alors, ilcomprit. Son secrétaire « peignait » le visage de l’hommeau chapeau gris avec de l’acide sulfurique.

Le vitriol accomplissait, avec une rapiditéterrible, son œuvre de transformation.

« Là, maintenant il n’y a plus de dangerque l’on ne reconnaisse pas le visage de M. le marquis duTouchais ! » exprima la Ficelle en se relevant et en seretournant du côté de son maître.

Puis, lui tendant les bras :

« Et maintenant, embrassons-nous,monsieur le marquis, il faut nous quitter… »

Ils s’embrassèrent.

« Mon bon la Ficelle !…

– Mon bon monsieur le marquis !… »reprenait la Ficelle, toujours respectueux en dépit de son immenseémotion.

Ils se séparèrent après avoir encore parlé deCécily et de l’enfant.

Chéri-Bibi se précipita dans l’escalier deservice et la Ficelle se prépara « à allumer sonfeu »…

Mais tout à coup il voyait réapparaîtreChéri-Bibi, haletant, plus hagard que jamais :

« Malheur !… l’escalier de serviceest gardé !… sur mon ordre !… Je l’avaisoublié !…

– Les agents de Costaud ! s’écria laFicelle… Ben quoi !… on passe au travers !…

– Ils me reconnaîtront !… Ils sauront quec’est le marquis qui s’est enfui !… Reine saura que je ne suispas mort… et Reine parlera !… »

Maintenant, il semblait délirer.

« Non ! s’écriait-il… Non !… lemarquis du Touchais n’est pas mort !… Il n’est pasmort ! »

Chéri-Bibi faisait pitié à voir, à cause duregard de folie qu’il promenait sur les choses, sur la face dePont-Marie, dévorée par l’eau de feu, sur la bouteille de vitriolencore à moitié pleine.

Il répéta, au comble del’exaltation :

« Le marquis du Touchais n’est pas morttant que son visage existe ! »

Enfin il s’avança d’une façon si tragique versla Ficelle que celui-ci comprit… oui, il comprit, car Chéri-Bibilui montrait le vitriol.

« Non ! non ! pas ça !…pas ça !… clama le malheureux la Ficelle.

– Si tu ne fais pas cela !… râlaChéri-Bibi, tu entends, la Ficelle !… Si tu ne me peins pas,toi aussi, le visage comme tu viens de le faire à ce misérable, tun’es pas mon ami !…

– Pas ça ! Pas ça !…

– Non ! tu n’es pas mon ami ! parceque tout ce que nous aurons fait ne servira à rien, tant que cevisage existera ! parce que je ne puis pas m’enfuir tant quece visage existera !…

– Pas ça ! Pas ça !…

– Regarde ces gens qui veillent sur cechâteau… Veux-tu qu’ils voient, s’enfuyant à la lueur del’incendie, le visage du marquis du Touchais ?… Veux-tu queReine le voie ?… Allons, du courage, la Ficelle !… ducourage, mon ami ?…

– Chéri-Bibi ! pas ça !… Pasça !… Jamais !… Jamais !… »

C’était la première fois que, depuis bienlongtemps, la Ficelle redonnait à son maître le doux nom de leursaventures d’autrefois. Il le prononça sur un ton de si lamentabledésespérance et de si profonde, de si sublime amitié, queChéri-Bibi attira la Ficelle sur son cœur :

« Embrassons-nous, et disons-nous adieu,mon bon la Ficelle ! Non ! Non !… je ne tedemanderai pas cela !… je le sais ! Tu m’aimestrop !… Non !… pas à toi !… Là, ne pleure plus, jem’arrangerai tout seul !… Écoute, j’ai tant souffert pouravoir ce visage-là que je puis bien souffrir encore un peu pour leperdre !…

– Souffrir encore un peu !… Ne fais pasça ! Chéri-Bibi ! Ne fais pas ça !… On dit que c’estl’enfer !

– L’enfer m’appartient, la Ficelle !… jem’en étais échappé… j’y retourne !… Qu’importe !… N’enai-je pas moins aimé !… et mon fils ne maudira pas mamémoire !… Adieu, mon bon ami !… va-t’en !… Il lefaut !… c’est l’heure et j’ai besoin de tout moncourage !… »

Il l’embrassa encore une fois et le portacomme un enfant sur le palier, tandis que le petit sanglotait dansses bras puissants.

« Allons ! songe à ce que je t’aidit… Va les sauver !… Dans cinq minutes j’aurai mis le feu àtout ça !… »

Et il ferma la porte du palier à clef.

La Ficelle joignit les mains, puis descenditl’escalier comme un homme ivre…

Il glissa le long des murs, passa comme uneombre devant la salle à manger où il se faisait entendre un bruitde voix tranquille. M. le président du tribunal racontait unehistoire. Il traversa le salon. Il se dirigea vers Reine, qui,appuyée au bras de sœur Sainte-Marie, avait dans ses voiles noirsune pâleur de spectre.

Il lui dit :

« Monsieur le marquis a dit que c’étaitentendu et que vous seriez contente !… »

Et il quitta cette femme pour ne point latuer.

Il pénétra dans le jardin, tourna le château,monta sur un tertre et regarda s’il pouvait distinguer quelquechose, là-haut, au second étage, où il n’y avait encore qu’unepetite lumière… Alors, il aperçut distinctement, presque collée àla vitre, la figure de M. le marquis du Touchais, sur labouche de laquelle Chéri-Bibi mettait un bâillon.

« Le malheureux ! C’est pour qu’onne l’entende pas crier ! Ah ! il n’y a pas deux hommessur la terre pour avoir un courage pareil !… Mon pauvreChéri-Bibi ! Mon pauvre Chéri-Bibi !… Et tout ça pour tongosse !… pour ta femme !… Ah ! sûr que t’es unhonnête homme !… »

Il se rappela la promesse qu’il avait faite deveiller sur ces deux chères créatures… et il retourna au château ensanglotant… Il fallait sauver Cécily ; quant aux enfants, ilsétaient restés à la villa de LaFalaise.

Dans la salle à manger, Cécily finissait parêtre tout à fait inquiète de l’absence prolongée de son mari. Elleavait beau se rappeler qu’il l’avait prévenue, elle ne parvenaitpas à masquer le trouble de son âme. Le mystère de ce repasdevenait de plus en plus inexplicable pour elle : l’attitudedes convives, les mines même de M. Costaud ajoutaient à sonangoisse. Celui-ci surtout, qui paraissait être plus au courant queles autres, lui faisait peur, au lieu de la rassurer, par son airentendu.

Costaud, sentant l’heure proche, crut pouvoirdire :

« Madame, je pense que nous allons faireun beau coup, ce soir, grâce à M. le marquis ! Mais nevous inquiétez pas… toutes nos précautions sont prises et meshommes sont là !…

– Quel coup ? demanda Cécily, de plus enplus agitée…

– Ah ! voilà !… C’est unsecret !…

– Est-ce qu’on va enfin arrêterChéri-Bibi ? demanda le président du tribunal, en manière deplaisanterie.

– Peut-être ! répliqua l’autre, biensérieusement. Mais c’est à M. le marquis qu’il faut ledemander.

– Vous m’épouvantez ! » s’écria lamalheureuse femme en se levant…

Mais elle n’en dit pas plus long et ne bougeaplus… et toutes les figures, autour d’elle, se firent, comme elle,extraordinairement attentives… car on commençait d’entendre unesorte d’hululement prolongé, lent, sourd et funèbre qui venait desétages supérieurs et qui vraiment donnait à tous « froid dansle dos ».

« Qu’est-ce que c’est que cela ?…balbutia Cécily.

– Oui ! quelle étrangeplainte ! » souffla le juge d’instruction…

– On dirait quelqu’un qui étouffe !…exprima le président.

– Oh ! mais c’est affreux ! »fit Cécily qui chancela.

Costaud était déjà debout, aussi inquiet queles autres.

« Oui, il faut voir !… »

La plainte, traversant les planchers et lesmurs, s’était faite plus forte, plus douloureuse… toute la maisonen résonnait comme une caisse sonore.

Ils se précipitèrent tous sur la porte, Cécilyen tête, mais déjà la porte s’ouvrait brutalement et la Ficelle,avec des gestes d’halluciné, apparaissait, en criant :

« Le feu ! Le feu !…Sauvez-vous !… Sauvez-vous !… »

Ce fut une bousculade inouïe… Heureusement quela Ficelle protégeait Cécily, sans quoi elle eût été piétinée…Cécily criait :

« Maxime !… Maxime !… Où est lemarquis ?… Maxime, où es-tu ?… »

Et elle essayait de s’arracher des bras de laFicelle, qui l’avait fait sortir de force du château.

Costaud criait :

« C’est Chéri-Bibi !… C’estChéri-Bibi qui a mis le feu !… »

Et il appelait ses agents qui accouraient detous les coins du parc attirés par les premières lueurs del’incendie. Le feu avait pris là-haut, au deuxième étage, et déjàles combles n’étaient plus qu’un brasier… La marche du fléau étaitfoudroyante, une flamme immense léchait la nuit noire… et lesagents eux aussi criaient :

« Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !…C’est Chéri-Bibi qui a mis le feu !… Nous l’avons vu !…Nous l’avons aperçu qui courait au dernier étage !… Il estencore dans la maison !… Vous l’entendez ! C’est lui quicrie !… Il brûle !…

– Ah ! cette fois, nous le tenons, ilfaut le prendre ou le faire griller ! » rugissaitCostaud.

Au-dessus de toutes les clameurs, des cris desdomestiques qui étaient sortis des sous-sols, des appels des agentset des magistrats qui cherchaient le marquis, au-dessus même desplaintes désespérées de Cécily qui continuait d’appeler Maxime etqui suppliait tout le monde de sauver son mari, au-dessus de toutcela grondait encore cette longue, longue, effroyable lamentationsourde…

Elle ne se tut qu’avec l’effondrement duplancher du second étage.

« Pourvu qu’il ait eu le temps de sesauver ! » murmurait la Ficelle, qui ne lâchait pasCécily, redoutant à chaque instant un acte de désespoir.

On avait beau dire à la marquise que son mariavait dû quitter le château et que c’était ainsi qu’il fallaits’expliquer sa longue absence, elle voulait retourner dans lamaison en flammes… s’assurer par elle-même qu’il n’était pas là…et, s’il était là, tenter de le sauver ou de mourir avec lui…

« Maxime ! Maxime !… »

Songeant tout à coup qu’elle pouvait encoremonter au premier étage par le petit escalier de service quin’était pas atteint par les flammes, elle repoussa brutalement laFicelle et y courut. Derrière elle, on se précipita. Les agentscriaient : « Prenez garde !… Prenez garde !…Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… nous l’avons encore vu tout àl’heure… là, à la fenêtre de la tourelle ! »

Costaud arriva à son tour, derrière Cécily,et, cette fois, ce fut un cri, un terrible cri de Cécily quidésigna à Costaud et à ses agents Chéri-Bibilui-même !…

La porte de service venait d’être poussée, etsortant d’un nuage de fumée, diaboliquement illuminé par lecrépitement des étincelles, surgissait une espèce de monstre à deminu, un être hideux, dont la figure n’était plus qu’une plaie, dontla bouche n’avait plus qu’un râle, et dont la poitrine portait,comme une enseigne, l’estampille infâme : Chéri-Bibi.Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bienlui !…

Déjà ramassé sur lui-même, il se préparait àfoncer dans la nuit à travers les agents de Costaud, quand ilaperçut Cécily devant lui qui le désignait à leurs coups et qui luibarrait le passage en criant comme une démente :« Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… ! Alors on vit lemonstre se frapper le cœur, avec un cri sauvage, et se rejeter dansla fournaise.

Sa silhouette flamboyante apparut encore çà etlà, comme le démon de cet enfer, et puis Chéri-Bibi lança dans lanuit, pour la dernière fois, son terrible cri de guerre :« Fatalitas ! »

Et puis ce fut le chaos…

… Et puis le château du Touchais finit debrûler, tranquillement, en silence… car on avait emporté Cécily,quasi morte…

Le lendemain on retrouva les restes du marquisMaxime du Touchais, que tout le monde plaignit comme la dernièrevictime de Chéri-Bibi.

… Mais on ne retrouva jamais les restes deChéri-Bibi.

Ce qui faisait dire à cet entêté deCostaud :

« Vous croyez qu’il est mort ?… Nousen reparlerons peut-être un jour ! »

FIN.

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