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Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

Cinq-Mars (Une conjuration sous Louis XIII)

d’ Alfred de Vigny

 

Le Roi était tacitement le chef de cette conjuration. Le grand écuyer Cinq-Mars en était l’âme ; le nom dont on se servait était celui du duc d’Orléans, frère unique du Roi, et leur conseil était le duc de Bouillon. La Reine sut l’entreprise et les noms des conjurés…

Mémoires d’Anne d’Autriche,

par Mme de MOTTEVILLE.

Qui trompe-t-on donc ici ?

Barbier de Séville

 

 

RÉFLEXIONS – SUR – LA VÉRITÉ DANS L’ART

L’étude du destin général des sociétés n’est pas moins nécessaire aujourd’hui dans les écrits que l’analyse du cœur humain. Nous sommes dans un temps où l’on veut tout connaître et où l’on cherche la source de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l’Histoire et le Drame, parce que l’une retrace les vastes destinées de l’HUMANITÉ, et l’autre le sort particulier de l’HOMME. C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu’il appartient d’aller plus loin que la vie, au delà des temps, jusqu’à l’éternité.

Dans ces dernières années (et c’est peut-être une suite de nos mouvements politiques), l’Art s’est empreint d’histoire plus fortement que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses, nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse et de ses erreurs. Il adonc fallu doubler l’INTÉRÊT en y ajoutant le SOUVENIR.

Comme la France allait plus loin que lesautres nations dans cet amour des faits et que j’avais choisi uneépoque récente et connue, je crus aussi ne pas devoir imiter lesétrangers, qui, dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizonles hommes dominants de leur histoire ; je plaçai les nôtressur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cettetragédie dans laquelle j’avais dessein de peindre les trois sortesd’ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d’elles, la beautédu sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur lachute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure dela France au XVIIe siècle, sur la question des alliancesavec les armes étrangères, sur la justice aux mains des parlementsou des commissions secrètes et sur les accusations de sorcellerie,n’eût pas été lu peut-être ; le roman le fut.

Je n’ai point dessein de défendre ce derniersystème de composition plus historique, convaincu que le germe dela grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble des idées et dessentiments d’un homme et non pas dans le genre qui leur sert deforme. Le choix de telle époque nécessitera cette MANIÈRE, telleautre la devra repousser ; ce sont là des secrets du travailde la pensée qu’il n’importe point de faire connaître. À quoi bonqu’une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés ?Nous entendons les sons de la harpe ; mais sa forme élégantenous cache les ressorts de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvéque ce livre a en lui quelque vitalité[1], je ne puism’empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doitavoir l’imagination d’enlacer dans ses nœuds formateurs toutes lesfigures principales d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble àleurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l’IDÉEque chacun d’eux doit représenter aux yeux de la postérité ;enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de l’Art et leVRAI du Fait.

De même que l’on descend dans sa consciencepour juger des actions qui sont douteuses pour l’esprit, nepourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sentimentprimitif qui donne naissance aux formes de la pensée, toujoursindécises et flottantes ? Nous trouverions dans notre cœurplein de trouble, où rien n’est d’accord, deux besoins qui semblentopposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une sourcecommune ; l’un est l’amour du VRAI, l’autre l’amour duFABULEUX. Le jour où l’homme a raconté sa vie à l’homme, l’Histoireest née. Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si cen’est à servir d’exemple de bien ou de mal ? Or les exemplesque présente la succession lente des événements sont épars etincomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpableet visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusionmorale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre dumonde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vastetragédie qu’elle y joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu,jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme.Toutes les philosophies se sont en vain épuisées à l’expliquer,roulant sans cesse leur rocher, qui n’arrive jamais et retombe surelles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres etle voyant crouler à son tour. Il me semble donc que l’homme, aprèsavoir satisfait à cette première curiosité des faits, désiraquelque chose de plus complet, quelque groupe, quelque réduction àsa portée et à son usage des anneaux de cette vaste chaîned’événements que sa vue ne pouvait embrasser ; car il voulaitaussi trouver, dans les récits, des exemples qui pussent servir auxvérités morales dont il avait la conscience ; peu de destinéesparticulières suffisaient à ce désir, n’étant que les partiesincomplètes du TOUT insaisissable de l’histoire du monde ;l’une était pour ; dire un quart, l’autre une moitié depreuve ; l’imagination fit le reste et les compléta. De là,sans doute, sortit la fable. – L’homme la créa vraie, parce qu’ilne lui est pas donné de voir autre chose que lui-même et la naturequi l’entoure ; mais il la créa VRAIE d’une VÉRITÉ touteparticulière.

Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle,que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j’ose icidistinguer le nom de celui du VRAI, pour me mieux faire entendre,est comme l’âme de tous les arts. C’est un choix du signecaractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs duVRAI visible ; mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux quelui ; c’est un ensemble idéal de ses principales formes, uneteinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baumeenivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de sessucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plusmélodieux ; enfin c’est une somme complète de toutes se leurs.À cette seule VÉRITÉ doivent prétendre les œuvres de l’Art qui sontune représentation morale de la vie, les œuvres dramatiques. Pourl’atteindre, il faut sans doute commencer par connaître tout leVRAI de chaque siècle, être imbu profondément de son ensemble et deses détails ; ce n’est là qu’un pauvre mérite d’attention, depatience et de mémoire ; mais ensuite il faut choisir etgrouper autour d’un centre inventé : c’est là l’œuvre del’imagination et de ce grand BON SENS qui est le génielui-même.

À quoi bon les Arts s’ils n’étaient que leredoublement et la contre-épreuve de l’existence ? Eh !bon Dieu, nous ne voyons que trop autour de nous la triste etdésenchanteresse réalité : la tiédeur insupportable desdemi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, des amoursirrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, desdoctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leurbaisse, des opinions qui s’évaporent ; laissez-nous rêver queparfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furentdes bons ou des méchants plus résolus ; cela fait du bien. Sila pâleur de votre VRAI nous poursuit dans l’Art, nous fermeronsensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer deuxfois. Ce que l’on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômesd’hommes, c’est, je le répète, le spectacle philosophique del’homme profondément travaillé par les passions de son caractère etde son temps ; c’est donc la VÉRITÉ, de cet homme et de ceTEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéalequi en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette VÉRITÉ,dans les œuvres de la pensée, comme l’on se récrie sur laressemblance d’un portrait dont on n’a jamais vu l’original ;car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant.

Pour achever de dissiper sur ce point lesscrupules de quelques consciences littérairement timorées que j’aivues saisies d’un trouble tout particulier en considérant lahardiesse avec laquelle l’imagination se jouait des personnages lesplus graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu’àavancer que, non dans son entier, je ne l’oserais dire, mais dansbeaucoup de ses pages qui ne sont peut-être pas les moins belles,L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE PEUPLE EST L’AUTEUR. – L’esprithumain ne me semble se soucier du VRAI que dans le caractèregénéral d’une époque ; ce qui lui importe surtout, c’est lamasse des événements et les grands pas de l’humanité qui emportentles individus ; mais, indifférent sur les détails, il les aimemoins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.

Examinez de près l’origine de certainesactions, de certains cris héroïques qui s’enfantent on ne saitcomment : vous les verrez sortir tout faits des ON DIT et desmurmures de la foule, sans avoir en eux-mêmes autre chose qu’uneombre de vérité ; et pourtant ils demeureront historiques àjamais. – Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, lavoix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leurvivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus,s’en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant degloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée.N’importe, on n’admet point leurs réclamations ; qu’ils lescrient, qu’ils les écrivent, qu’ils les publient, qu’ils signent,on ne veut pas les écouter, leurs paroles sont sculptées dans lebronze, les pauvres gens demeurent historiques et sublimes malgréeux. Et je ne vois pas que tout cela se soit fait seulement dansles âges de barbarie, cela se passe à présent encore, et accommodel’Histoire de la veille au gré de l’opinion générale, musetyrannique et capricieuse qui conserve l’ensemble et se joue dudétail. Eh ! qui de vous n’a assisté à sestransformations ! Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalidedu FAIT prendre par degré les ailes de la FICTION ? – Formé àdemi par les nécessités du temps, un FAIT est enfoui tout obscur etembarrassé, tout naïf, tout rude, quelquefois mal construit, commeun bloc de marbre non dégrossi ; les premiers qui le déterrentet le prennent en main le voudraient autrement tourné, et lepassent à d’autres mains déjà un peu arrondi ; d’autres lepolissent en le faisant circuler ; en moins de rien il arriveau grand jour transformé en statue impérissable. Nous nousrécrions ; les témoins oculaires et auriculaires entassentréfutations sur explications ; les savants fouillent,feuillettent et écrivent ; on ne les écoute pas plus que leshumbles héros qui se renient ; le torrent coule et emporte letout sous la forme qu’il lui a plu de donner à ces actionsindividuelles. Qu’a-t-il fallu pour toute cette œuvre ? Unrien, un mot ; quelquefois le caprice d’un journalistedésœuvré. Et y perdons-nous ? Non. Le fait adopté est toujoursmieux composé que le vrai, et n’est même adopté que parce qu’il estplus beau que lui ; c’est que l’HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin queses destinées soient pour elle-même une suite de leçons ; plusindifférente qu’on ne pense sur la RÉALITÉ DES FAITS, elle chercheà perfectionner l’événement pour lui donner une grandesignification morale ; sentant bien que la succession desscènes qu’elle joue sur la terre n’est pas une comédie, et que,puisqu’elle avance, elle marche à un but dont faut chercherl’explication au delà de ce qui se voit.

Quant à moi, j’avoue que je sais bon gré à lavoix publique d’en agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie setrouvent des taches bizarres et des défauts d’accord qui me fontpeine lorsque je les aperçois. Si un homme me paraît un modèleparfait d’une grande et noble faculté de l’âme, et que l’on viennem’apprendre quelque ignoble trait qui le défigure, je m’enattriste, sans le connaître, comme d’un malheur qui me seraitpersonnel, et je voudrais presque qu’il fût mort avant l’altérationde son caractère.

Aussi, lorsque la MUSE (et j’appelle ainsil’Art tout entier, tout ce qui est du domaine de l’imagination, àpeu près comme les anciens nommaient MUSIQUE l’éducation entière),lorsque la MUSE vient raconter, dans ses formes passionnées, lesaventures d’un personnage que je sais avoir vécu, et qu’ellerecompose ses événements, selon la plus grande idée de vice ou devertu que l’on puisse concevoir de lui, réparant les vides, voilantles disparates de sa vie et lui rendant cette unité parfaite deconduite que nous aimons à voir représentée même dans le mal ;si elle conserve d’ailleurs la seule chose essentielle àl’instruction du monde, le génie de l’époque, je ne pourquoi l’onserait plus difficile avec elle qu’avec cette voix des peuples quifait subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations.

Cette liberté, les anciens la portaient dansl’histoire même ; ils n’y voulaient voir que la marchegénérale et le large mouvement des sociétés et des nations, et, surces grands fleuves déroulés dans un cours bien distinct et bienpur, ils jetaient quelques figures colossales, symboles d’un grandcaractère et d’une haute pensée. On pourrait presque calculergéométriquement que, soumise à la double composition de l’opinionet de l’écrivain, leur histoire nous arrive de troisième main, etéloignée de deux degrés de la vérité du fait.

C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi étaitune œuvre de l’Art ; et, pour avoir méconnu que c’est là sanature, le monde chrétien tout entier a encore à désirer unmonument historique, pareil à ceux qui dominent l’ancien monde etconsacrent la mémoire de ses destinées, comme ses pyramides, sesobélisques, ses pylônes et ses portiques dominent encore la terrequi lui fut connue, et y consacrent la grandeur antique.

Si donc nous trouvons partout les traces de cepenchant à déserter le POSITIF, pour apporter L’IDÉAL jusque dansles annales, je crois qu’à plus forte raison l’on doit s’abandonnerà une grande indifférence de la réalité historique pour juger lesœuvres dramatiques, poëmes, romans ou tragédies, qu’empruntent àl’histoire des personnages mémorables. L’ART ne doit jamais êtreconsidéré que dans ses rapports avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut ledire, ce qu’il y a de VRAI n’est que secondaire, c’est seulementune illusion de plus dont il s’embellit, un de nos penchants qu’ilcaresse. Il pourrait s’en passer, car la VÉRITÉ dont il doit senourrir est la vérité d’observation surla nature humaine, etnon l’authenticité du fait. Lesnoms des personnages ne font rien à la chose.

L’Idée est tout. Le nom propre n’estrien que l’exemple et la preuve de l’idée.

Tant mieux pour la mémoire de ceux que l’onchoisit pour représenter des idées philosophiques ou morales ;mais, encore une fois, la question n’est pas là :l’imagination fait d’aussi belles choses sans eux ; elle estune puissance toute créatrice ; les êtres fabuleux qu’elleanime sont doués de vie autant que les êtres réels qu’elle ranime.Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monumentest à Westminster ; à Lovelace et à Clarisse autant qu’à Paulet à Virginie, dont les tombes sont à l’Île de France. C’est dumême œil qu’il faut voir jouer ces personnages et ne demander à laMUSE que sa VÉRITÉ plus belle que le VRAI ; soit que,rassemblant les traits d’un CARACTÈRE épars dans mille individuscomplets, elle en compose un TYPE dont le nom seul estimaginaire ; soit qu’elle aille choisir sous leur tombe ettoucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandeschoses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, augrand jour, où dans le cercle qu’a tracé cette fée ils reprennent àregret leurs passions d’autrefois et recommencent par-devant leursneveux le triste drame de la vie.

Écrit en 1827.

Chapitre 1LES ADIEUX

Fare thee well, and if for ever,
Still for ever faro thee well.

LORD BYRON.

Adieu ! et, si c’est pour toujours,
pour toujours encore adieu…

Connaissez-vous cette contrée que l’on asurnommée le jardin de la France, ce pays où l’on respire un air sipur dans les plaines verdoyantes arrosées par un grandfleuve ? Si vous avez traversé, dans les mois d’été, la belleTouraine, vous aurez longtemps suivi la Loire paisible avecenchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir déterminer, entreles deux rives, celle où vous choisirez votre demeure, pour youblier les hommes auprès d’un être aimé. Lorsque l’on accompagnele flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse de perdre sesregards dans les riants détails de la rive droite. Des vallonspeuplés de jolies maisons blanches qu’entourent des bosquets, descoteaux jaunis par les vignes, ou blanchis par les fleurs ducerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, desjardins de roses d’où sort tout à coup une tour élancée, toutrappelle la fécondité de la terre ou l’ancienneté de ses monuments,et tout intéresse dans les œuvres de ses habitants industrieux.Rien ne leur a été inutile : il semble que, dans leur amourd’une aussi belle patrie, seule province de France que n’occupajamais l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le moindre espacede son terrain, le plus léger grain de son sable. Vous croyez quecette vieille tour démolie n’est habitée que par les oiseaux hideuxde la nuit ? Non. Au bruit de vos chevaux, la tête rianted’une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous lapoussière de la grande route si vous gravissez un coteau hérissé deraisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu’une cheminéeest à vos pieds ; c’est que le rocher même est habité, et desfamilles de vignerons respirent dans ses profonds souterrains,abritées dans la nuit par la terre nourricière qu’elles cultiventlaborieusement pendant le jour. Les bons Tourangeaux sont simplescomme leur vie, doux comme l’air qu’ils respirent, et forts commele sol puissant qu’ils fertilisent. On ne voit sur leurs traitsbruns ni la froide immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière duMidi ; leur visage a, comme leur caractère, quelque chose dela candeur du vrai peuple de saint Louis ; leurs cheveuxchâtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles commeles statues de pierre de nos rois ; leur langage est le pluspur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent ; leberceau de la langue est là, près du berceau de la monarchie.

Mais la rive gauche de la Loire se montre plussérieuse dans ses aspects : ici c’est Chambord que l’onaperçoit de loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses petitespôles, ressemble à une grande ville de l’Orient ; làChanteloup, suspendant au milieu de l’air son élégante pagode. Nonloin de ces palais un bâtiment plus simple attire les yeux duvoyageur par sa position magnifique et sa masse imposante ;c’est le château de Chaumont. Construit sur la colline la plusélevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec seshautes murailles et ses énormes tours ; de longs clochersd’ardoise les élèvent aux yeux, et donnent à l’édifice cet air decouvent, cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, quiimprime un caractère plus grave aux paysages de la plupart de nosprovinces. Des arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cetancien manoir, et de loin ressemblent à ces plumes quienvironnaient le chapeau du roi Henry ; un joli villages’étend au pied du mont, sur le bord de la rivière, et l’on diraitque ses maisons blanches sortent du sable doré ; il est lié auchâteau, qui le protège par un étroit sentier qui circule dans lerocher ; une chapelle est au milieu de la colline ; lesseigneurs descendaient et les villageois montaient à sonautel : terrain d’égalité, placé comme une ville neutre entrela misère et la grandeur, qui se sont trop souvent fait laguerre.

Ce fut là que, dans une matinée du mois dejuin 1639, la cloche du château ayant sonné à midi, selon l’usage,le dîner de la famille qui l’habitait, il se passa dans cetteantique demeure des choses qui n’étaient pas habituelles. Lesnombreux domestiques remarquèrent qu’en disant la prière du matin àtoute la maison assemblée la maréchale d’Effiat avait parlé d’unevoix moins assurée et les larmes dans les yeux, qu’elle avait paruvêtue d’un deuil plus austère que de coutume. Les gens de la maisonet les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui s’était alorsretirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise despréparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique dumaréchal d’Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes,qu’il avait juré précédemment d’abandonner pour toujours. Ce bravehomme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la familledans les guerres et dans ses travaux de finance ; il avait étéson écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres ;il était revenu d’Allemagne depuis peu de temps, apprendre à lamère et aux enfants les détails de la mort du maréchal, dont ilavait reçu les derniers soupirs à Luzzelstein ; c’était un deces fidèles serviteurs dont les modèles sont devenus trop rares enFrance, qui souffrent des malheurs de la famille et se réjouissentde ses joies, désirent qu’il se forme des mariages pour avoir àélever de jeunes maîtres, grondent les enfants et quelquefois lespères, s’exposent à la mort pour eux, les servent sans gages dansles révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les tempsprospères, les suivent et disent : « Voilà nosvignes » en revenant au château. Il avait une figure sévèretrès-remarquable, un teint fort cuivré, des cheveux gris argentés,et dont quelques mèches, encore noires comme ses sourcils épais,lui donnaient un air dur au premier aspect ; mais un regardpacifique adoucissait cette première impression. Cependant le sonde sa voix était rude. Il s’occupait beaucoup ce jour-là de hâterle dîner, et commandait à tous les gens du château, vêtus de noircomme lui.

– Allons, disait-il, dépêchez-vous deservir pendant que Germain, Louis et Etienne vont seller leurschevaux ; M. Henry et nous, il faut que nous soyons loind’ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs les Italiens,avez-vous averti votre jeune princesse ? Je gage qu’elle estallée lire avec ses dames au bout du parc ou sur les bords del’eau. Elle arrive toujours après le premier service, pour fairelever tout le monde de table.

– Ah ! mon cher Grandchamp, dit àvoix basse une jeune femme de chambre qui passait et s’arrêta, nefaites pas songer à la duchesse ; elle est bien triste, et jecrois qu’elle restera dans son appartement. SanctaMaria ! je vous plains de voyager aujourd’hui, partirun vendredi, le 13 du mois, et le jour de saint Gervais et saintProtais, le jour des deux martyrs. J’ai dit mon chapelet toute lamatinée pour M. de Cinq-Mars ; mais en vérité jen’ai pu m’empêcher de songer à tout ce que je vous dis ; mamaîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame qu’elleest ; ainsi n’ayez pas l’air d’en rire.

En disant cela, la jeune Italienne se glissacomme un oiseau à travers la grande salle à manger, et disparutdans un corridor, effrayée de voir ouvrir les doubles battants desgrandes portes du salon.

Grandchamp s’était à peine aperçu de cequ’elle avait dit, et semblait ne s’occuper que des apprêts dudîner ; il remplissait les devoirs importants de maîtred’hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur les domestiques,pour voir s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant lui-mêmederrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous leshabitants du château entrèrent successivement dans la salle :onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. Lamaréchale avait passé la dernière, donnant le bras à un beauvieillard vêtu magnifiquement, qu’elle fit placer à sa gauche. Elles’assit dans un grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont laforme était un carré long. Un autre siège un peu plus orné était àsa droite, mais il resta vide. Le jeune marquis d’Effiat, placé enface de sa mère, devait l’aider à faire les honneurs ; iln’avait pas plus de vingt ans, et son visage était assezinsignifiant ; beaucoup de gravité et des manières distinguéesannonçaient pourtant un naturel sociable, mais rien de plus. Sajeune sœur de quatorze ans, deux gentilshommes de la province,trois jeunes seigneurs Italiens de la suite de Marie de Gonzague(duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie, gouvernante dela jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage, vieux et fortsourd, composaient l’assemblée. Une place à gauche du fils aînérestait vacante encore.

La maréchale, avant de s’asseoir, fit le signede la croix, et dit le Benedicite à haute voix : toutle monde y répondit en faisant le signe entier, ou sur la poitrineseulement. Cet usage s’est conservé en France dans beaucoup defamilles jusqu’à la Révolution de 1789 ; quelques-unes l’ontencore, mais plus en province qu’à Paris, et non sans quelqueembarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps,accompagnés d’un sourire d’excuse, quand il se présente unétranger : car il est trop vrai que le bien a aussi sarougeur.

La maréchale était une femme d’une tailleimposante, dont les yeux grands et bleus étaient d’une beautéremarquable. Elle ne paraissait pas avoir atteint encorequarante-cinq ans ; mais, abattue par le chagrin, ellemarchait avec lenteur et ne parlait qu’avec peine, fermant les yeuxet laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un moment,lorsqu’elle avait été forcée d’élever la voix. Alors sa mainappuyée sur son sein montrait qu’elle ressentait une vive douleur.Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à gauche,s’emparant, sans en être prié par personne, du dé de laconversation, le tint avec un sang-froid imperturbable pendant toutle repas. C’était le vieux maréchal de Bassompierre ; il avaitconservé sous ses cheveux blancs un air de vivacité et de jeunessefort étrange à voir ; ses manières nobles et polies avaientquelque chose d’une galanterie surannée comme son costume, car ilportait une fraise à la Henry IV et les manches tailladées àla manière du dernier règne, ridicule impardonnable aux yeux desbeaux de la cour. Cela ne nous paraît pas plus singulierqu’autre chose à présent ; mais il est convenu que dans chaquesiècle on rira de l’habitude de son père, et je ne vois guère queles Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal.

L’un des gentilshommes italiens avait à peinefait une question au maréchal sur ce qu’il pensait de la manièredont le Cardinal traitait la fille du duc de Mantoue, que celui-cis’écria dans son langage familier :

– Et corbleu ! monsieur, à quiparlez-vous ? Puis-je rien comprendre à ce régime nouveau souslequel vit la France ? Nous autres vieux compagnons d’armes dufeu roi, nous entendons mal la langue que parle la cour nouvelle,et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je ? on n’en parleaucune dans ce triste pays, car tout le monde s’y tait devant leCardinal ; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme devieux portraits de famille, et de temps en temps il en retranche latête ; mais la devise y reste toujours, heureusement. N’est-ilpas vrai, mon cher Puy-Laurens ?

Ce convive était à peu près du même âge que lemaréchal ; mais, plus grave et plus circonspect que lui, ilrépondit quelques mots vagues, et fit un signe à son contemporainpour lui faire remarquer l’émotion désagréable qu’il avait faitéprouver à la maîtresse de la maison en lui rappelant la mortrécente de son mari, et en parlant ainsi du ministre son ami ;mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du signe dedemi-approbation, vida d’un trait un fort grand verre de vin,remède qu’il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la pesteet la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autrede son écuyer, s’établit plus carrément que jamais sur sa chaise etdans ses idées favorites.

– Oui, nous sommes tous de tropici : je le dis l’autre jour à mon cher duc de Guise, qu’ilsont ruiné. On compte les minutes qui nous restent à vivre, et l’onsecoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le Cardinal-ducvoit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures qui nequittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu’il ne peut pasmouvoir ces statues de fer, et qu’il y fallait la main du grandhomme ; il passe vite et n’ose pas se mêler à nous, qui ne lecraignons pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l’heurequ’il est, on dit qu’il est question de me mettre à laBastille.

– Eh ! monsieur le maréchal,qu’attendez-vous pour partir ? dit l’Italien ; je ne voisque la Flandre qui vous puisse être un abri.

– Ah ! monsieur, vous ne meconnaissez guère ; au lieu de fuir, j’ai été trouver le roiavant son départ, et je lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût pasla peine de me chercher, et que si je savais où il veut m’envoyer,j’irais moi-même sans qu’on m’y menât. Il a été aussi bon que jem’y attendais, et m’a dit : « Comment, vieil ami,aurais-tu la pensée que je le voulusse faire ? Tu sais bienque je t’aime. »

– Ah ! mon cher maréchal, je vousfais compliment, dit madame d’Effiat d’une voix douce, je reconnaisla bonté du roi à ce mot-là : il se souvient de la tendresseque le roi son père avait pour vous : il me semble même qu’ilvous a accordé tout ce que vous vouliez pour les vôtres,ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la voie del’éloge et le tirer du mécontentement qu’il avait entamé sihautement.

– Certes, madame, reprit-il, personne nesait mieux reconnaître ses vertus que François deBassompierre ; je lui serai fidèle jusqu’à la fin, parce queje me suis donné corps et biens à son père dans un bal ; et jejure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille nemanquera à son devoir envers le roi de France. Quoique lesBestein soient étrangers et Lorrains, mordieu ! unepoignée de main de Henry IV nous a conquis pourtoujours : ma plus grande douleur a été de voir mon frèremourir au service de l’Espagne, et je viens d’écrire à mon neveuque je le déshériterais s’il passait à l’empereur, comme le bruiten a couru.

Un des gentilshommes, qui n’avait rien ditencore, et que l’on pouvait remarquer à la profusion des nœuds derubans et d’aiguillettes qui couvraient son habit, et à l’ordre deSaint-Michel dont le cordon noir ornait son cou, s’inclina endisant que c’était ainsi que tout sujet fidèle devait parler.

– Pardieu, monsieur de Launay, vous voustrompez fort, dit le maréchal, en qui revint le souvenir de sesancêtres ; les gens de notre sang sont sujets par le cœur, carDieu nous a fait naître tout aussi bien seigneurs de nos terres quele roi l’est des siennes. Quand je suis venu en France, c’étaitpour me promener, et suivi de mes gentilshommes et de mes pages. Jem’aperçois que plus nous allons, plus on perd cette idée, etsurtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien àpropos pour m’entendre.

La porte s’ouvrit en effet, et l’on vit entrerun jeune homme d’une assez belle taille ; il était pâle, sescheveux étaient bruns, ses yeux noirs, son air triste etinsouciant : c’était Henry d’Effiat, marquis de CINQ-MARS (nomtiré d’une terre de famille) ; son costume et son manteaucourt étaient noirs ; un collet de dentelle tombait sur soncou jusqu’au milieu de sa poitrine ; de petites bottes fortestrès-évasées et ses éperons faisaient assez de bruit sur les dallesdu salon pour qu’on l’entendît venir de loin. Il marcha droit à lamaréchale d’Effiat en la saluant profondément, et lui baisa lamain. – Eh bien ! Henry, lui dit-elle, vos chevaux sont-ilsprêts ? À quelle heure partez-vous ? – Après le dîner,sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa mère avec lecérémonieux respect du temps. Et, passant derrière elle, il futsaluer M. de Bassompierre, avant de s’asseoir à la gauchede son frère aîné.

– Eh bien, dit le maréchal tout en dînantde fort bon appétit, vous allez partir, mon enfant ; vousallez à la cour ; c’est un terrain glissant aujourd’hui. Jeregrette pour vous qu’il ne soit pas resté ce qu’il était. La courautrefois n’était autre chose que le salon du roi, où il recevaitses amis naturels ; les nobles des grandes maisons, ses pairs,qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement et leuramitié, jouaient leur argent avec lui et l’accompagnaient dans sesparties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que lapermission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête aveceux pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualiténe l’enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse ;j’ai vendu une terre à chaque grade que j’ai reçu ; le titrede colonel général des Suisses m’a coûté quatre cent mille écus, etle baptême du roi actuel me fit acheter un habit de cent millefrancs.

– Ah ! pour le coup, vousconviendrez, dit en riant la maîtresse de la maison, que rien nevous y forçait : nous avons entendu parler de la magnificencede votre habit de perles ; mais je serais très-fâchée qu’ilfût encore de mode d’en porter de pareils.

– Ah ! madame la marquise, soyeztranquille, ce temps de magnificence ne reviendra plus. Nousfaisions des folies sans doute, mais elles prouvaient notreindépendance ; il est clair qu’alors on n’eût pas enlevé auroi des serviteurs que l’amour seul attachait à lui, et dont lescouronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que sacouronne fermée. Il est visible aussi que l’ambition ne pouvaits’emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses nepouvaient sortir que des mains riches, et que l’or ne vient que desmines. Les grandes maisons que l’on détruit avec tant d’acharnementn’étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi dugouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids,existaient de leur propre être, et disaient comme l’uned’elles : Prince ne daigne,Rohan je suis. Il en était de même detoute famille noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roirelevait lui-même en écrivant à l’un de mes amis :L’argent n’est pas chosecommune entre gentilshommescomme vous et moi.

– Mais, monsieur le maréchal, interrompitfroidement et avec beaucoup de politesse M. de Launay,qui peut-être avait dessein de l’échauffer, cette indépendance aproduit aussi bien des guerres civiles et des révoltes comme cellesde M. de Montmorency.

– Corbleu ! monsieur, je ne puisentendre parler ainsi ! dit le fougueux maréchal en sautantsur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres, monsieur, n’ôtaientrien aux lois fondamentales de l’État, et ne pouvaient pas plusrenverser le trône que ne le ferait un duel. De tous ces grandschefs de parti il n’en est pas un qui n’eût mis sa victoire auxpieds du roi s’il eût réussi, sachant bien que tous les autresseigneurs aussi grands que lui l’eussent abandonné ennemi dusouverain légitime. Nul ne s’est armé que contre une faction et noncontre l’autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fûtrentré dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en nous écrasant ?vous avez cassé les bras du trône et ne mettrez rien à leur place.Oui, je n’en doute plus à présent, le Cardinal-duc accomplira sondessein en entier, la grande noblesse quittera et perdra sesterres, et, cessant d’être la grande propriété, cessera d’être unepuissance ; la cour n’est déjà plus qu’un palais où l’onsollicite : elle deviendra plus tard une antichambre, quandelle ne se composera plus que des gens de la suite du roi ;les grands noms commenceront par ennoblir des charges viles ;mais, par une terrible réaction, ces charges finiront par avilirles grands noms. Étrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plusrien que par les emplois qu’elle aura reçus, et si les peuples, surlesquels elle n’aura plus d’influence, veulent se révolter…

– Que vous êtes sinistre aujourd’hui,maréchal ! interrompit la marquise. J’espère que ni moi ni mesenfants ne verrons ces temps-là. Je ne reconnais plus votrecaractère enjoué à toute cette politique ; je m’attendais àvous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien ! Henry,qu’avez-vous donc ? vous êtes bien distrait.

Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grandecroisée de la salle à manger, regardait avec tristesse lemagnifique paysage qu’il avait sous les yeux. Le soleil était danstoute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les arbreset les gazons d’or et d’émeraude ; le ciel était d’azur, lesflots d’un jaune transparent, les îles d’un vert pleind’éclat ; derrière leurs têtes arrondies, on voyait s’éleverles grandes voiles latines des bateaux marchands comme une flotteen embuscade. – Ô nature, nature ! se disait-il, belle nature,adieu ! Bientôt mon cœur ne sera plus assez simple pour tesentir, et tu ne plairas plus qu’à mes yeux ; ce cœur est déjàbrûlé par une passion profonde, et le récit des intérêts des hommesy jette un trouble inconnu : il faut donc entrer dans celabyrinthe ; je m’y perdrai peut-être, mais pour Marie…

Se réveillant alors au mot de sa mère, etcraignant de montrer un regret trop enfantin de son beau pays et desa famille :

– Je songeais, madame, à la route que jevais prendre pour aller à Perpignan, et aussi à celle qui meramènera chez vous.

– N’oubliez pas de prendre celle dePoitiers et d’aller à Loudun voir votre ancien gouverneur, notrebon abbé Quillet ; il vous donnera d’utiles conseils sur lacour, il est fort bien avec le duc de Bouillon ; et,d’ailleurs, quand il ne vous serait pas très-nécessaire, c’est unemarque de déférence que vous lui devez bien.

– C’est donc au siège de Perpignan quevous vous rendez, mon ami ? répondit le vieux maréchal, quicommençait à trouver qu’il était resté bien longtemps dans lesilence. Ah ! c’est bien heureux pour vous. Peste ! unsiège ! c’est un joli début : j’aurais donné bien deschoses pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sacour ; j’aurais mieux aimé m’y faire arracher les entraillesdu ventre qu’à un tournoi, comme je fis. Mais on était en paix, etje fus obligé d’aller faire le coup de pistolet contre les Turcsavec le Rosworm des Hongrois, pour ne pas affliger ma famille parmon désœuvrement. Du reste, je souhaite que Sa Majesté vous reçoived’une manière aussi aimable que son père me reçut. Certes, le roiest brave et bon ; mais on l’a habitué malheureusement à cettefroide étiquette espagnole qui arrête tous les mouvements ducœur ; il contient lui-même et les autres par cet abordimmobile et cet aspect de glace : pour moi, j’avoue quej’attends toujours l’instant du dégel, mais en vain. Nous étionsaccoutumés à d’autres manières par ce spirituel et simple Henry, etnous avions du moins la liberté de lui dire que nous l’aimions.

Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux deBassompierre, comme pour se contraindre lui-même à faire attentionà ses discours, lui demanda quelle était la manière de parler dufeu roi.

– Vive et franche, dit-il. Quelque tempsaprès mon arrivée en France, je jouais avec lui et la duchesse deBeaufort à Fontainebleau ; car il voulait, disait-il, megagner mes pièces d’or et mes belles portugaises. Il me demanda cequi m’avait fait venir dans ce pays. « Ma foi, sire, luidis-je franchement, je ne suis point venu à dessein de m’embarquerà votre service, mais bien pour passer quelque temps à votre cour,et de là à celle d’Espagne ; mais vous m’avez tellementcharmé, que, sans aller plus loin, si vous vouiez de mon service,je m’y voue jusqu’à la mort. » Alors il m’embrassa, etm’assura que je n’eusse pu trouver un meilleur maître, qui m’aimâtplus ; hélas !… je l’ai bien éprouvé… et moi je lui aitout sacrifié, jusqu’à mon amour, et j’aurais fait plus encore,s’il se pouvait faire plus que de renoncer àMlle de Montmorency.

Le bon maréchal avait les yeuxattendris ; mais le jeune marquis d’Effiat et les Italiens, seregardant, ne purent s’empêcher de sourire en pensant qu’alors laprincesse de Condé n’était rien moins que jeune et jolie. Cinq-Marss’aperçut de ces signes d’intelligence, et rit aussi, mais d’unrire amer. – Est-il donc vrai, se disait-il, que les passionspuissent avoir la destinée des modes, et que peu d’années puissentfrapper du même ridicule un habit et un amour ? Heureux celuiqui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emportedans la tombe tout son trésor !

Mais, rompant encore avec effort le coursmélancolique de ses idées, et voulant que le bon maréchal ne lûtrien de déplaisant sur le visage de ses hôtes :

– On parlait donc alors avec beaucoup deliberté au roi Henry ? dit-il. Peut-être aussi au commencementde son règne avait-il besoin d’établir ce ton-là ; mais,lorsqu’il fut le maître, changea-t-il ?

– Jamais, non, jamais notre grand roi necessa d’être le même jusqu’au dernier jour ; il ne rougissaitpas d’être un homme, et parlait à des hommes avec force etsensibilité. Eh ! mon Dieu ! je le vois encore embrassantle duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort ; ilm’avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc luidit : « Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommesdu monde, et notre destin portait que nous fussions l’un àl’autre ; car, si vous n’eussiez été qu’un homme ordinaire, jevous aurais pris à mon service, à quelque prix que c’eût été ;mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi, il fallait bienque je fusse à vous. » Ah ! grand homme ! tu l’avaisbien dit, s’écria Bassompierre les larmes aux yeux, et peut-être unpeu animé par les fréquentes rasades qu’il se versait :« Quand vous m’aviezperdu, vous connaîtrez ceque je valais. »

Pendant cette sortie les différentspersonnages de la table avaient pris des attitudes diverses, selonleurs rôles dans les affaires publiques. L’un des Italiensaffectait de causer et de rire tout bas avec la jeune fille de lamaréchale ; l’autre prenait soin du vieux abbé sourd, qui,mettant une main derrière son oreille pour mieux entendre, était leseul qui eût l’air attentif ; Cinq-Mars avait repris sadistraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme onregarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume, jusqu’à cequ’elle revienne ; son frère aîné faisait les honneurs de latable avec le même calme ; Puy-Laurens regardait avec soin lamaîtresse de la maison : il était tout au duc d’Orléans etcraignait le Cardinal ; pour la maréchale, elle avait l’airaffligé et inquiet ; souvent des mots rudes lui avaientrappelé ou la mort de son mari ou le départ de son fils ; plussouvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même qu’ilne se compromît, et l’avait poussé plusieurs fois en regardantM. de Launay, qu’elle connaissait peu, et qu’elle avaitquelque raison de croire dévoué au premier ministre ; maisavec un homme de ce caractère, de tels avertissements étaientinutiles ; il eut l’air de n’y point faire attention ;et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses regards hardis etdu son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui et de luiadresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un aird’indifférence et de politesse consentante qu’il ne quitta pasjusqu’au moment où, les deux battants étant ouverts, on annonçamademoiselle la duchesse deMantoue.

Les propos que nous venons de transcrirelonguement furent pourtant assez rapides, et le dîner n’était pas àla moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague fit lever tout lemonde. Elle était petite, mais fort bien faite, et quoique ses yeuxet ses cheveux fussent très-noirs, sa fraîcheur était éblouissantecomme la beauté de sa peau. La maréchale fit le geste de se leverpour son rang, et l’embrassa sur le front pour sa bonté et son belâge.

– Nous vous avons attendue longtempsaujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle en la plaçant prèsd’elle ; vous me restez heureusement pour remplacer un de mesenfants qui part.

La jeune duchesse rougit, et baissa la tête etles yeux pour qu’on ne vît pas leur rougeur, et dit d’une voixtimide : – Madame, il le faut bien, puisque vous remplacez mamère auprès de moi. Et un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre boutde la table.

Cette arrivée changea la conversation ;elle cessa d’être générale, et chacun parla bas à son voisin. Lemaréchal seul continuait à dire quelques mots de la magnificence del’ancienne cour, et de ses guerres en Turquie, et des tournois, etde l’avarice de la cour nouvelle ; mais, à son grand regret,personne ne relevait ses paroles, et on allait sortir de table,lorsque l’horloge ayant sonné deux heures, cinq chevaux parurentdans la grande cour : quatre seulement étaient montés par desdomestiques en manteaux et bien armés ; l’autre cheval, noiret très-vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp :c’était celui de son jeune maître.

– Ah ! ah ! s’écriaBassompierre, voilà notre cheval de bataille tout sellé etbridé ; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieuxMarot :

Adieu la Court, adieu les dames !

Adieu les filles et les femmes !

Adieu vous dy pour quelque temps ;

Adieu vos plaisans passe-temps ;

Adieu le bal, adieu la dance,

Adieu mesure, adieu cadance,

Tabourins, Hauts-bois, Violons,

Puisqu’à là guerre nous allons.

Ces vieux vers et l’air du maréchal faisaientrire toute la table hormis trois personnes.

– Jésus-Dieu ! il me semble,continua-t-il, que je n’ai que dix-Sept ans comme lui ; il vanous revenir tout brodé, madame, il faut laisser son fauteuilvacant.

Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit detable en fondant en larmes, et tout le monde se leva avecelle : elle ne put faire que deux pas et retomba assise sur unautre fauteuil. Ses fils et sa fille et la jeune duchessel’entourèrent avec une vive inquiétude, et démêlèrent parmi desétouffements et des pleurs qu’elle voulait retenir : –Pardon !… mes amis… c’est une folie… un enfantillage… mais jesuis si faible à présent, que je n’en ai pas été maîtresse. Nousétions treize à table, et c’est vous qui en avez été cause, machère duchesse. Mais c’est bien mal à moi de montrer tant defaiblesse devant lui. Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front àbaiser, et que Dieu vous conduise ! Soyez digne de votre nomet de votre père.

Puis, comme a dit Homère, riantsous les pleurs, elle se leva en lepoussant et disant : – Allons, que je vous voie à cheval, belécuyer !

Le silencieux voyageur baisa les mains de samère et la salua ensuite profondément ; il s’inclina aussidevant la duchesse sans lever les yeux ; puis, embrassant sonfrère aîné, serrant la main au maréchal et baisant le front de sajeune sœur presque à la fois, il sortit et dans un instant fut àcheval. Tout le monde se mit aux fenêtres qui donnaient sur lacour, excepté madame d’Effiat, encore assise et souffrante.

– Il part au galop ; c’est bonsigne, dit en riant le maréchal.

– Ah ! Dieu ! cria la jeuneprincesse en se retirant de la croisée.

– Qu’est-ce donc ? dit la mère.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, ditM. de Launay : le cheval de monsieur votre filss’est abattu sous la porte, mais il l’a bientôt relevé de lamain : tenez, le voilà qui salue de la route.

– Encore un présage funeste ! dit lamarquise en se retirant dans ses appartements.

Chacun l’imita en se taisant ou en parlantbas.

La journée fut triste et le souper silencieuxau château de Chaumont.

Quand vinrent dix heures du soir, le vieuxmaréchal, conduit par son valet de chambre, se retira dans la tourdu nord, voisine de la porte et opposée à la rivière. La chaleurétait extrême ; il ouvrit la fenêtre, et, s’enveloppant d’unevaste robe de soie, plaça un flambeau pesant sur une table etvoulut rester seul. Sa croisée donnait sur la plaine, que la lunedans son premier quartier n’éclairait que d’une lumièreincertaine ; le ciel se chargeait de nuages épais, et toutdisposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n’eût rien derêveur dans le caractère, la tournure qu’avait prise laconversation du dîner lui revint à la mémoire, et il se mit àrepasser en lui-même toute sa vie, et les tristes changements quele nouveau règne y avait apportés, règne qui semblait avoir soufflésur lui un vent d’infortune : la mort d’une sœur chérie, lesdésordres de l’héritier de son nom, les pertes de ses terres et desa faveur, la fin récente de son ami, le maréchal d’Effiat, dont iloccupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un soupirinvolontaire ; il se mit à la fenêtre pour respirer.

En ce moment, il crut entendre du côté du boisla marche d’une troupe de chevaux ; mais le vent qui vint àaugmenter le dissuada de cette première pensée, et, tout bruitcessant tout à coup, il l’oublia. Il regarda encore quelque tempstous les feux du château, qui s’éteignirent successivement aprèsavoir serpenté dans les ogives des escaliers et rôdé dans les courset les écuries ; retombant ensuite sur son grand fauteuil detapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra profondémentà ses réflexions ; et bientôt après tirant de son sein unmédaillon qu’il y cachait suspendu à un ruban noir : – Viens,mon bon et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi commetu fis si souvent ; viens, grand roi, oublier ta cour pour lerire d’un ami véritable ; viens, grand homme, me consulter surl’ambitieuse Autriche ; viens, inconstant chevalier, me parlerde la bonhomie de ton amour et de la bonne foi de toninfidélité ; viens, héroïque soldat, me crier encore que jet’offusque au combat ; ah ! que ne l’ai-je fait dansParis ! que n’ai-je reçu ta blessure ! Avec ton sang, lemonde a perdu les bienfaits de ton règne interrompu…

Les larmes du maréchal troublaient la glace dularge médaillon, et il les effaçait par de respectueux baisers,quand sa porte ouverte brusquement le fit sauter sur son épée.

– Qui va là ? cria-t-il dans sasurprise. Elle fut bien plus grande quand il reconnutM. de Launay, qui, le chapeau à la main, s’avança jusqu’àlui, et lui dit avec embarras :

– Monsieur le maréchal, c’est le cœurnavré de douleur que je me vois forcé de vous dire que le roi m’acommandé de vous arrêter. Un carrosse vous attend à la grille avectrente mousquetaires de M. le Cardinal-duc.

Bassompierre ne s’était point levé, et avaitencore le médaillon dans la main gauche et l’épée dans l’autremain ; il la tendit dédaigneusement à cet homme, et luidit :

– Monsieur, je sais que j’ai vécu troplongtemps, et c’est à quoi je pensais ; c’est au nom de cegrand Henry que je remets paisiblement cette épée à son fils.Suivez-moi.

Il accompagna ces mots d’un regard si ferme,que de Launay fut atterré et le suivit en baissant la tête, commesi lui-même eût été arrêté par le noble vieillard, qui, saisissantun flambeau, sortit de la cour et trouva toutes les portes ouvertespar des gardes à cheval, qui avaient effrayé les gens du château,au nom du roi, et ordonné le silence. Le carrosse était préparé etpartit rapidement, suivi de beaucoup de chevaux. Le maréchal, assisà côté de M. de Launay, commençait à s’endormir, bercépar le mouvement de la voiture, lorsqu’une voix forte cria aucocher : Arrête ! et, comme il poursuivait, uncoup de pistolet partit… Les chevaux s’arrêtèrent. – Je déclare,monsieur, que ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre.Puis, mettant la tête à la portière, il vit qu’il se trouvait dansun petit bois et un chemin trop étroit pour que les chevaux pussentpasser à droite ou à gauche de la voiture, avantage très-grand pourles agresseurs, puisque les mousquetaires ne pouvaientavancer ; il cherchait à voir ce qui se passait, lorsqu’uncavalier, ayant à la main une longue épée dont il parait les coupsque lui portait un garde, s’approcha de la portière encriant : Venez, venez, monsieurle maréchal.

– Eh quoi ! c’est vous, étourdid’Henry, qui faites de ces escapades ? Messieurs, messieurs,laissez-le, c’est un enfant.

Et de Launay ayant crié aux mousquetaires dele quitter, on eut le temps de se reconnaître.

– Et comment diable êtes-vous ici ?reprit Bassompierre ; je vous croyais à Tours, et même bienplus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous voilà revenupour faire une folie ?

– Ce n’était point pour vous que jerevenais seul ici, c’est pour affaire secrète, dit Cinq-Mars plusbas ; mais, comme je pense bien qu’on vous mène à la Bastille,je suis sûr que vous n’en direz rien ; c’est le temple de ladiscrétion. Cependant, si vous aviez voulu, continua-t-iltrès-haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans ce bois oùun cheval ne pouvait remuer ; à présent il n’est plus temps.Un paysan m’avait appris l’insulte faite à nous plus qu’à vous parcet enlèvement dans la maison de mon père.

– C’est par ordre du roi, mon enfant, etnous devons respecter ses volontés ; gardez cette ardeur pourson service ; je vous en remercie cependant de bon cœur ;touchez là, et laissez-moi continuer ce joli voyage.

De Launay ajouta : – Il m’est permisd’ailleurs de vous dire, monsieur de Cinq-Mars, que je suis chargépar le roi même d’assurer monsieur le maréchal qu’il est fortaffligé de ceci, mais que c’est de peur qu’on ne le porte à malfaire qu’il le prie de demeurer quelques jours à laBastille[3].

Bassompierre reprit en riant très-haut :– Vous voyez, mon ami, comment on met les jeunes gens entutelle ; ainsi prenez garde à vous.

– Eh bien, soit, partez donc, dit Henry,je ne ferai plus le chevalier errant pour les gens malgré eux. Et,rentrant dans le bois pendant que la voiture repartait au grandtrot, il prit par des sentiers détournés le chemin du château.

Ce fut au pied de la tour de l’ouest qu’ils’arrêta. Il était seul en avant de Grandchamp et de sa petiteescorte et ne descendit point de cheval ; mais s’approchant dumur de manière à y coller sa botte, il souleva la jalousie d’unefenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de herse, comme on envoit encore dans quelques vieux bâtiments.

Il était alors plus de minuit, et la lunes’était cachée. Tout autre que le maître de la maison n’eût jamaissu trouver son chemin par une obscurité si grande. Les tours et lestoits ne formaient qu’une masse noire qui se détachait à peine surle ciel un peu plus transparent ; aucune lumière ne brillaitdans toute la maison endormie. Cinq-Mars, caché sous un chapeau àlarges bords et un grand manteau, attendait avec anxiété.

Qu’attendait-il ? qu’était-il revenuchercher ? Un mot d’une voix qui se fit entendre très-basderrière la croisée :

– Est-ce vous, monsieur deCinq-Mars ?

– Hélas ! qui serait-ce ? quireviendrait comme un malfaiteur toucher la maison paternelle sans yrentrer et sans dire encore adieu à sa mère ? qui reviendraitpour se plaindre du présent, sans rien attendre de l’avenir, si ceétait moi ?

La voix douce se troubla, et il fut aiséd’entendre que des pleurs accompagnaient sa réponse : –Hélas ! Henry, de quoi vous plaignez-vous ? n’ai-je pasfait plus et bien plus que je ne devais ? Est-ce ma faute simon malheur voulu qu’un prince souverain fût mon père ?peut-on choisir son berceau ? et dit-on : « Jenaîtrai bergère ? » Vous savez bien quelle est toutel’infortune d’une princesse : on lui ôte son cœur en naissant,toute la terre est avertie de son âge, un traité la cède comme uneville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que je vous connais,que n’ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur et m’éloignerdes trônes ! Depuis deux ans j’ai lutté en vain contre mamauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui medétournez de mes devoirs. Vous savez bien, j’ai désiré qu’on mecrût morte ; que dis-je ? j’ai presque souhaité desrévolutions ! J’aurais peut-être béni le coup qui m’eût ôtémon rang, comme j’ai remercié Dieu lorsque mon père futrenversé ; mais la cour s’étonne, la reine me demande ;nos rêves sont évanouis, Henry, notre sommeil a été troplong ; réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deuxbelles années : oubliez tout pour ne vous souvenir que denotre grande résolution ; n’ayez qu’une seule pensée, soyezambitieux par… ambitieux pour moi…

– Faut-il donc oublier tout, ôMarie ? dit Cinq-Mars avec douceur.

Elle hésita…

– Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même,reprit-elle. Puis un instant après elle continua avecvivacité :

– Oui, oubliez nos jours heureux, noslongues soirées, et même nos promenades de l’étang et dubois ; mais souvenez-vous de l’avenir ; partez. Votrepère était maréchal, soyez plus, connétable, prince. Partez, vousêtes jeune, noble, riche, brave, aimé…

– Pour toujours ? dit Henry.

– Pour la vie et l’éternité.

Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main,s’écria :

– Eh bien ! j’en jure par la Viergedont vous portez le nom, vous serez à moi, Marie, ou ma têtetombera sur l’échafaud.

– Ô ciel ! que dites-vous !s’écria-t-elle en prenant sa main avec une main blanche qui sortitde la fenêtre. Non, vos efforts ne seront jamais coupables,jurez-le moi ; vous n’oublierez jamais que le roi de Franceest votre maître ; aimez-le plus que tout, après cellepourtant qui vous sacrifiera tout, et vous attendra en souffrant.Prenez cette petite croix d’or ; mettez-la sur votre cœur,elle a reçu beaucoup de mes larmes. Songez que si jamais vous étiezcoupable envers le roi, j’en verserais de bien plus amères.Donnez-moi cette bague que je vois briller à votre doigt. ÔDieu ! ma main et la vôtre sont toutes rouges desang !

– Qu’importe ! il n’a pas coulé pourvous ; n’avez-vous rien entendu il y a une heure ?

– Non ; mais à présentn’entendez-vous rien vous-même ?

– Non, Marie, si ce n’est un oiseau denuit sur la tour.

– On a parlé de nous, j’en suis sûre.Mais d’où vient donc ce sang ? Dites vite, et partez.

– Oui, je pars ; voici un nuage quinous rend la nuit. Adieu, ange céleste, je vous invoquerai. L’amoura versé l’ambition dans mon cœur comme un poison brûlant ;oui, je le sens pour la première fois, l’ambition peut êtreennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma destinée.

– Adieu ! mais songez à lamienne.

– Peuvent-elles se séparer ?

– Jamais, s’écria Marie, que par lamort !

– Je crains plus encore l’absence, ditCinq-Mars.

– Adieu ! je tremble ;adieu ! dit la voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentementsur les deux mains encore unies.

Cependant le cheval noir ne cessait de piafferet de s’agiter en hennissant ; son maître inquiet lui permitde partir au galop, et bientôt ils furent rendus dans la ville deTours, que les clochers de Saint-Gatien annonçaient de loin.

Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avaitattendu son jeune seigneur, et gronda de voir qu’il ne voulait passe coucher. Toute l’escorte partit, et cinq jours après entra dansla vieille cité de Loudun en Poitou silencieusement et sansévénement.

Chapitre 2LA RUE

Jem’avançais d’un pas pénible et mal assuré
vers le but de ce convoi tragique.

CH.NODIER, Smarra.

Ce règne dont nous vous voulons peindrequelques années, règne de faiblesse qui fut comme une éclipse de lacouronne entre les splendeurs de Henry IV et de Louis leGrand, afflige les yeux qui le contemplent par quelques souilluressanglantes. Elles ne furent pas toute l’œuvre d’un homme, de grandscorps y prirent part. Il est triste de voir que, dans ce siècleencore désordonné, le clergé, pareil à une grande nation, eut sapopulace, comme il eut sa noblesse ; ses ignorants et sescriminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce temps,ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne deLouis XIV, et ce qu’il eut de corruption fut lavé dans le sangdes martyrs qu’il offrit à la Révolution de 1793. Ainsi, par unedestinée toute particulière, perfectionné par la monarchie et larépublique, adouci par l’une, châtié par l’autre, il nous estarrivé ce qu’il est aujourd’hui, austère et rarement vicieux.

Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêterun moment à cette pensée avant d’entrer dans le récit des faits quenous offre l’histoire de ces temps, et, malgré cette consolanteobservation, nous n’avons pu nous empêcher d’écarter les détailstrop odieux en gémissant encore sur ce qui reste de coupablesactions, comme en racontant la vie d’un vieillard vertueux onpleure sur les emportements de sa jeunesse passionnée ou lespenchants corrompus de son âge mur.

Lorsque la cavalcade entra dans les ruesétroites de Loudun, un bruit étrange s’y faisait entendre, ellesétaient remplies d’une foule immense ; les cloches de l’égliseet du couvent sonnaient de manière à faire croire à un incendie, ettout le monde, sans nulle attention aux voyageurs, se pressait versun grand bâtiment attenant à l’église. Il était facile dedistinguer sur les physionomies des traces d’impressions fortdifférentes et souvent opposées entre elles. Des groupes et desattroupements nombreux se formaient, le bruit des conversations ycessait tout à coup, et l’on n’y entendait plus qu’une voix quisemblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de quelquesexclamations pieuses s’élevaient de tous côtés ; le groupe sedissipait, et l’on voyait que l’orateur était un capucin ou unrécollet, qui, tenant à la main un crucifix de bois, montrait à lafoule le grand bâtiment vers lequel elle se dirigeait. –Jésus Maria ! s’écriait une vieille femme,qui aurait jamais cru que le malin esprit eût choisi notre bonneville pour demeure ?

– Et que les bonnes Ursulines eussent étépossédées ? disait l’autre.

– On dit que le démon qui agite lasupérieure se nomme Légion, disait une troisième.

– Que dites-vous, ma chère ?interrompit une religieuse ; il y en a sept dans son pauvrecorps, auquel sans doute elle avait attaché trop de soin à cause desa grande beauté ; à présent, il est réceptacle del’enfer ; M. le prieur des Carmes, dans l’exorcismed’hier, a fait sortir de sa bouche le démon Eazas, et lerévérend père Lactance a chassé aussi le démon Beherit.Mais les cinq autres n’ont pas voulu partir, et, quand les saintsexorcistes, que Dieu soutienne ! les ont sommés, en latin, dese retirer, ils ont dit qu’ils ne le feraient pas qu’ils n’eussentprouvé leur puissance, dont les huguenots et les hérétiques ontl’air de douter ; et le démon Elimi, qui est le plusméchant, comme vous savez, a prétendu qu’aujourd’hui il enlèveraitla calotte de M. de Laubardemont, et la tiendraitsuspendue en l’air pendant un Miserere.

– Ah ! sainte Vierge !reprenait la première, je tremble déjà de tout mon corps. Et quandje pense que j’ai été plusieurs fois demander des messes à cemagicien d’Urbain !

– Et moi, dit une jeune fille en sesignant, moi qui me suis confessée à lui il y a dix mois, j’auraisété sûrement possédée sans la relique de sainte Geneviève quej’avais heureusement sous ma robe, et…

– Et, sans reproche, Martine, interrompitune grosse marchande, vous étiez restée assez longtemps, pour cela,seule avec le beau sorcier.

– Eh bien, la belle, il y a maintenant unmois que vous seriez dépossédée, dit un jeune soldat qui vint semêler au groupe en fumant sa pipe.

La jeune fille rougit, et ramena sur sa joliefigure le capuchon de sa pelisse noire. Les vieilles femmesjetèrent un regard de mépris sur le soldat, et, comme elles setrouvaient alors près de la porte d’entrée encore fermée, ellesreprirent leurs conversations avec plus de chaleur que jamais,voyant qu’elles étaient sûres d’entrer les premières, et,s’asseyant sur les bornes et les bancs de pierre, elles sepréparèrent par leurs récits au bonheur qu’elles allaient goûterd’être spectatrices de quelque chose d’étrange, d’une apparition,ou au moins d’un supplice.

– Est-il vrai, ma tante, dit la jeuneMartine à la plus vieille, que vous ayez entendu parler lesdémons ?

– Vrai comme je vous vois, et tous lesassistants en peuvent dire autant, ma nièce ; c’est pour quevotre âme soit édifiée que je vous ai fait venir avec moiaujourd’hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez véritablement lapuissance de l’esprit malin.

– Quelle voix a-t-il, ma chèretante ? continua la jeune fille, charmée de réveiller uneconversation qui détournait d’elle les idées de ceux quil’entouraient.

– Il n’a pas d’autre voix que la voixmême de la supérieure, à qui Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvrejeune femme, je l’ai entendue hier bien longtemps : celafaisait peine de la voir se déchirer le sein et tourner ses piedset ses bras en dehors et les réunir tout à coup derrière son dos.Quand le saint père Lactance est arrivé et a prononcé le nomd’Urbain Grandier, l’écume est sortie de sa bouche, et elle a parlélatin comme si elle lisait la Bible. Aussi je n’ai pas biencompris, et je n’ai retenu que Urbanus magicusrosas diabolica ; ce qui voulait dire que lemagicien Urbain l’avait ensorcelée avec des roses que le diable luiavait données, et il est sorti de ses oreilles et de son cou desroses couleur de flamme, qui sentaient le soufre au point queM. le lieutenant criminel a crié que chacun ferait bien defermer ses narines et ses yeux, parce que les démons allaientsortir.

– Voyez-vous cela ! crièrent d’unevoix glapissante et d’un air de triomphe toutes les femmesassemblées en se tournant du côté de la foule, et particulièrementvers un groupe d’hommes habillés en noir, parmi lesquels setrouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées en passant.

– Voilà encore ces vieilles folles qui secroient au sabbat, dit-il, et qui font plus de bruit quelorsqu’elles y arrivent à cheval sur un manche à balai. Jeunehomme, jeune homme, dit un bourgeois d’un air triste, ne faites pasde ces plaisanteries en plein air : le vent deviendrait deflamme pour vous, par le temps qu’il fait.

– Ma foi, je me moque bien de tous cesexorcistes, moi ! reprit le soldat ; je m’appelleGrand-Ferré, et il n’y en a pas beaucoup qui aient un goupilloncomme le mien.

Et, prenant la poignée de son sabre d’unemain, il retroussa de l’autre sa moustache blonde et regarda autourde lui en fronçant le sourcil ; mais comme il n’aperçut dansla foule aucun regard qui cherchât à braver le sien, il partitlentement en avançant le pied gauche le premier, et se promena dansles rues étroites et noires avec cette insouciance parfaite d’unmilitaire qui débute, et un mépris profond pour tout ce qui neporte pas son habit.

Cependant huit ou dix habitants raisonnablesde cette petite ville se promenaient ensemble et en silence àtravers la foule agitée ; ils semblaient consternés de cetteétonnante et soudaine rumeur, et s’interrogeaient du regard àchaque nouveau spectacle de folie qui frappait leurs yeux. Cemécontentement muet attristait les hommes du peuple et les nombreuxpaysans venus de leurs campagnes, qui tous cherchaient leur opiniondans les regards des propriétaires, leurs patrons pour laplupart ; ils voyaient que quelque chose de fâcheux sepréparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre lesujet ignorant et trompé : la résignation et l’immobilité.

Néanmoins le paysan de France a dans lecaractère certaine naïveté moqueuse dont il se sert avec ses égauxsouvent, et toujours avec ses supérieurs. Il fait des questionsembarrassantes pour le pouvoir, comme le sont celles de l’enfancepour l’âge mûr ; il se rapetisse à l’infini pour que celuiqu’il interroge se trouve embarrassé dans sa propreélévation ; il redouble de gaucherie dans les manières et degrossièreté dans les expressions, pour mieux voir le but secret desa pensée ; tout prend, malgré lui cependant, quelque chosed’insidieux et d’effrayant qui le trahit ; et son souriresardonique, et la pesanteur affectée avec laquelle il s’appuie surson long bâton, indiquent trop à quelles espérances il se livre, etquel est le soutien sur lequel il compte.

L’un des plus âgés s’avança suivi de dix oudouze jeunes paysans, ses fils et neveux ; ils portaient tousle grand chapeau et cette blouse bleue, ancien habit des Gauloisque le peuple de France met encore sur tous ses autres vêtements,et qui convient si bien à son climat pluvieux et à ses laborieuxusages. Quand il fut à portée des personnages dont nous avonsparlé, il ôta son chapeau, et toute sa famille en fit autant :on vit alors sa figure brune et son front nu et ridé, couronné decheveux blancs fort longs ; ses épaules étaient voûtées parl’âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de satisfactionet presque de respect par un homme très-grave du groupe noir, qui,sans se découvrir, lui tendit la main.

– Eh bien, mon père Guillaume Leroux, luidit-il, vous aussi, vous quittez votre ferme de la Chênaie pour laville quand ce n’est pas jour de marché ? C’est comme si vosbons bœufs se dételaient pour aller à la chasse aux étourneaux, etabandonnaient le labourage pour voir forcer un pauvre lièvre.

– Ma fine, monsieur le comte du Lude,reprit le fermier, quelquefois le lièvre se vient jeter devanticeux ; il m’est advis qu’on veut nous jouer, et je v’nonsvoir un peu comment.

– Brisons là, mon ami, reprit lecomte ; voici M. Fournies l’avocat, qui ne vous tromperapas, car il s’est démis de sa charge de procureur du roi hier ausoir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu’à sa noblepensée : vous l’entendrez peut-être aujourd’hui ; mais jele crains autant pour lui que je le souhaite pour l’accusé.

– N’importe, monsieur, la vérité est unepassion pour moi, dit Fournier.

C’était un jeune homme d’une extrême pâleur,mais dont le visage était plein de noblesse et d’expression ;ses cheveux blonds, ses yeux bleus, mobiles et très-clairs, samaigreur et sa taille mince lui donnaient d’abord l’air d’être plusjeune qu’il n’était ; mais son visage pensif et passionnéannonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce del’âme que donnent l’étude et l’énergie naturelle. Il portait unhabit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et,sous son bras gauche, un rouleau de papiers, qu’en parlant ilprenait et serrait convulsivement de la main droite, comme unguerrier en colère saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu’ilvoulait le dérouler et en faire sortir la foudre sur ceux qu’ilpoursuivait de ses regards indignés. C’étaient trois capucins et unrécollet qui passaient dans la foule.

– Père Guillaume, poursuivit M. duLude, pourquoi n’avez-vous amené que vos enfants mâles avec vous,et pourquoi ces bâtons ?

– Ma fine, monsieur, c’est que jen’aimerions pas que nos filles apprinssent à danser comme lesreligieuses ; et puis, pa’ l’ temps qui court, les garçonssavont mieux se remuer que les femmes.

– Ne nous remuons pas, mon vieuxami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous tous plutôt pour voir laprocession qui vient à nous, et souvenez-vous que vous avezsoixante et dix ans.

– Ah ! ah ! dit le vieux père,tout en faisant ranger ses douze enfants comme des soldats, j’avonsfait la guerre avec le feu roi Henry, et j’savons jouer du pistolettout aussi bien que les ligneux faisiont. Et il branla latête et s’assit sur une borne, son bâton noueux entre les jambes,ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche par-dessusses mains. Là, il ferma à demi les yeux comme s’il se livrait toutentier à ses souvenirs d’enfance.

On voyait avec étonnement son habit rayé commedu temps du roi béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dansles derniers temps de sa vie, quoique ses cheveux eussent étéprivés par le poignard de cette blancheur que ceux du paysanavaient paisiblement acquise. Mais un grand bruit de cloches attiral’attention vers l’extrémité de la grande rue de Loudun.

On voyait venir de loin une longue processiondont la bannière et les piques s’élevaient au-dessus de la foulequi s’ouvrit en silence pour examiner cet appareil à moitiéridicule et à moitié sinistre.

Des archers à barbe pointue, portant de largeschapeaux à plumes, marchaient d’abord sur deux rangs avec delongues hallebardes, puis, se partageant en deux files de chaquecôté de la rue, renfermaient dans cette double ligne deux lignespareilles de pénitents gris ; du moins donnerons-nous ce nom,connu dans quelques provinces du midi de la France, à des hommesrevêtus d’une longue robe de cette couleur, qui leur couvreentièrement la tête en forme de capuchon, et dont le masque de lamême étoffe se termine en pointe sous le menton comme une longuebarbe, et n’a que trois trous pour les yeux et le nez. On voitencore de nos jours quelques enterrements suivis et honorés par descostumes semblables, surtout dans les Pyrénées. Les pénitents deLoudun avaient des cierges énormes à la main, et leur marche lente,et leurs yeux qui semblaient flamboyants sous le masque, leurdonnaient un air de fantômes qui attristait involontairement.

Les murmures en sens divers commencèrent dansle peuple.

– Il y a bien des coquins cachés sous cemasque, dit un bourgeois.

– Et dont la figure est plus laide encoreque lui, reprit un jeune homme.

– Ils me font peur ! s’écriait unejeune femme.

– Je ne crains que pour ma bourse,répondit un passant.

– Ah ! Jésus ! voilà donc nossaints frères de la Pénitence, disait une vieille en écartant samante noire. Voyez-vous quelle bannière ils portent ? quelbonheur qu’elle soit avec nous ! certainement elle noussauvera : voyez-vous dessus le diable dans les flammes, et unmoine qui lui attache une chaîne au cou ? Voici actuellementles juges qui viennent : ah ! les honnêtes gens !voyez leurs robes rouges, comme elles sont belles ! Ah !sainte Vierge ! qu’on les a bien choisis !

– Ce sont les ennemis personnels du curé,dit tout bas le comte du Lude à l’avocat Fournier, qui prit unenote.

– Les reconnaissez-vous bien tous ?continua la vieille en distribuant des coups de poing à sesvoisines, et en pinçant le bras à ses voisins jusqu’au sang pourexciter leur attention : voici ce bon M. Mignon qui parletout bas à messieurs les conseillers au présidial dePoitiers ; que Dieu répande sa sainte bénédiction sureux !

– C’est Roatin, Richard et Chevalier, quivoulaient le faire destituer il y a un an, continuait à demi-voixM. du Lude au jeune avocat, qui écrivait toujours sous sonmanteau, entouré et caché par le groupe noir des bourgeois.

– Ah ! voyez, voyez, rangez-vousdonc ! voici M. Barré, le curé de Saint-Jacques deChinon, dit la vieille.

– C’est un saint, dit un autre.

– C’est un hypocrite, dit une voixd’homme.

– Voyez comme le jeûne l’a rendumaigre !

– Comme les remords le rendentpâle !

– C’est lui qui fait fuir lesdiables.

– C’est lui qui les souffle.

Ce dialogue fut interrompu par un crigénéral : – Qu’elle est belle !

La supérieure des Ursulines s’avançait suiviede toutes ses religieuses ; son voile blanc était relevé. Pourque le peuple pût voir les traits des possédées, on voulut que celafût ainsi pour elle et six autres sœurs. Rien ne la distinguaitdans son costume qu’un immense rosaire à grains noirs tombant deson cou à ses pieds, et se terminant par une croix d’or ; maisla blancheur éclatante de son visage, que relevait encore lacouleur brune de son capuchon, attirait d’abord tous lesregards ; ses yeux noirs semblaient porter l’empreinte d’uneprofonde et brûlante passion ; ils étaient couverts par lesarcs parfaits de deux sourcils que la nature avait dessinés avecautant de soin que les Circassiennes en mettent à les arrondir avecle pinceau ; mais un léger pli entre eux deux révélait uneagitation forte et habituelle dans les pensées. Cependant elleaffectait un grand calme dans tous ses mouvements et dans tout sonêtre ; ses pas étaient lents et cadencés ; ses deuxbelles mains étaient réunies, aussi blanches et aussi immobiles quecelles des statues de marbre qui prient éternellement sur lestombeaux.

– Oh ! remarquez-vous, ma tante, ditla jeune Martine, sœur Agnès et sœur Claire qui pleurent auprèsd’elle ?

– Ma nièce, elles se désolent d’être laproie du démon.

– Ou se repentent, dit la même voixd’homme, d’avoir joué le ciel.

Cependant un silence profond s’établitpartout, et nul mouvement n’agita le peuple ; il sembla glacétout à coup par quelque enchantement, lorsque à la suite desreligieuses parut, au milieu des quatre pénitents qui le tenaientenchaîné, le curé de l’église de Sainte-Croix, revêtu de la robe dupasteur ; la noblesse de son visage était remarquable et rienn’égalait la douceur de ses traits ; sans affecter un calmeinsultant, il regardait avec bonté et semblait chercher à droite età gauche s’il ne rencontrerait pas le regard attendri d’unami ; il le rencontra, il le reconnut, et ce dernier bonheurd’un homme qui voit approcher son heure dernière ne lui fut pasrefusé : il entendit même quelques sanglots ; il vit desbras s’étendre vers lui, et quelques-uns n’étaient pas sansarmes ; mais il ne répondit à aucun signe ; il baissa lesyeux, ne voulant pas perdre ceux qui l’aimaient, et leurcommuniquer par un coup d’œil la contagion de l’infortune. C’étaitUrbain Grandier.

Tout à coup la procession s’arrêta à un signedu dernier homme qui la suivait et qui semblait commander à tous.Il était grand, sec, pâle, revêtu d’une longue robe noire, la têtecouverte d’une calotte de même couleur ; il avait la figured’un Basile, avec le regard de Néron. Il fit signe aux gardes del’entourer, voyant avec effroi le groupe noir dont nous avonsparlé, et que les paysans se serraient de près pourl’écouter ; les chanoines et les capucins se placèrent près delui, et il prononça d’une voix glapissante ce singulierarrêt :

« Nous, sieur de Laubardemont, maître desrequêtes étant envoyé et subdélégué, revêtu du pouvoirdiscrétionnaire relativement au procès du magicien UrbainGrandier, pour le juger sur tous les chefs d’accusation,assisté des révérends pères Mignon, chanoine ;Barré, curé de Saint-Jacques de Chinon ; du pèreLactance et de tous les juges appelés à juger iceluimagicien ; avons préalablement décrété ce qui suit :Primo, la prétendue assemblée de propriétaires nobles,bourgeois de la ville et des terres environnantes est cassée, commetendant à une sédition populaire ; ses actes seront déclarésnuls, et se prétendue lettre au roi contre nous, juges, interceptéeet brûlée en place publique, comme calomniant les bonnes Ursulineset les révérends pères et juges. Secundo, il sera défendude dire publiquement ou en particulier que les susdites religieusesne sont point possédées du malin esprit, et de douter du pouvoirdes exorcistes, à peine de vingt mille livres d’amende et punitioncorporelle.

« Les baillis et échevins s’yconformeront. Ce 18 juin de l’an de grâce 1639. »

À peine eut-il fini cette lecture, qu’un bruitdiscordant de trompettes partit avant la dernière syllabe de sesparoles, et couvrit, quoique imparfaitement, les murmures qui lepoursuivaient ; il pressa la marche de la procession, quientra précipitamment dans le grand bâtiment qui tenait à l’église,ancien couvent dont les étages étaient tous tombés en ruine, et quine formait plus qu’une, seule et immense salle propre à l’usagequ’on en voulait faire, Laubardemont ne se crut en sûreté quelorsqu’il y fut entré, et qu’il entendit les lourdes et doublesportes se refermer en criant sur la foule qui hurlait encore.

Chapitre 3LE BON PRÊTRE

L’homme de paix me parla ainsi.

VICAIRE SAVOYARD.

À présent que la procession diabolique estentrée dans la salle de son spectacle, et tandis qu’elle arrange sasanglante représentation, voyons ce qu’avait fait Cinq-Mars aumilieu des spectateurs en émoi. Il était naturellement doué debeaucoup de tact, et sentit qu’il ne parviendrait pas facilement àson but de trouver l’abbé Quillet dans un moment où la fermentationdes esprits était à son comble. Il resta donc à cheval avec sesquatre domestiques dans une petite rue fort obscure qui donnaitdans la grande, et d’où il put voir facilement tout ce qui s’étaitpassé. Personne ne fit d’abord attention à lui ; mais, lorsquela curiosité publique n’eut pas d’autre aliment, il devint le butde tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants levoyaient avec assez de mécontentement, et se demandaient àdemi-voix si c’était encore un exorciseur qui leur arrivait :quelques paysans même commençaient à trouver qu’il embarrassait larue avec ses cinq chevaux. Il sentit qu’il était temps de prendreson parti, et choisissant sans hésiter les gens les mieux mis,comme ferait chacun à sa place, il s’avança avec sa suite et lechapeau à la main vers le groupe noir dont nous avons parlé, et,s’adressant au personnage qui lui parut le plusdistingué :

– Monsieur, dit-il, où pourrais-je voirM. l’abbé Quillet ?

À ce nom, tout le monde le regarda avec un aird’effroi, comme s’il eût prononcé celui de Lucifer. Cependantpersonne n’en eut l’air offensé ; il semblait, au contraire,que cette demande fit naître sur lui une opinion favorable dans lesesprits. Du reste le hasard l’avait bien servi dans son choix. Lecomte du Lude s’approcha de son cheval en le saluant :

– Mettez pied à terre, monsieur, luidit-il, et je vous pourrai donner sur son compte d’utilesrenseignements.

Après avoir parlé fort bas, tous deux sequittèrent avec la cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Marsremonta sur son cheval noir, et, passant dans plusieurs petitesrues, fut bientôt hors de la foule avec sa suite.

– Que je suis heureux ! disait-ilchemin faisant : je vais voir du moins un instant ce bon etdoux abbé qui m’a élevé ; je me rappelle encore ses traits,son air calme et sa voix pleine de bonté.

Comme il pensait tout ceci avecattendrissement, il se trouva dans une petite rue fort noire qu’onlui avait indiquée ; elle était si étroite, que lesgenouillères de ses bottes touchaient aux deux murs. Il trouva aubout une maison de bois à un seul étage, et, dans son empressement,frappa à coups redoublés.

– Qui va là ? cria une voixfurieuse.

Et presque aussitôt la porte s’ouvrant laissavoir un petit homme gros, court et tout rouge, portant une calottenoire, une immense fraise blanche, des bottes à l’écuyère quiengloutissaient ses petites jambes dans leurs énormes tuyaux, etdeux pistolets d’arçon à sa main.

– Je vendrai chèrement ma vie !cria-t-il, et…

– Doucement, l’abbé, doucement, lui ditson élève en lui prenant le bras : ce sont vos amis.

– Ah ! mon pauvre enfant, c’estvous ! dit le bonhomme, laissant tomber ses pistolets, queramassa avec précaution un domestique armé aussi jusqu’aux dents.Eh ! que venez-vous faire ici ? L’abomination y estvenue, et j’attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vouset vos gens ; je vous ai pris pour les archers deLaubardemont, et, ma foi, j’allais sortir un peu de mon caractère.Vous voyez ces chevaux ; je vais en Italie rejoindre notre amile duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite la grande portepar-dessus ces braves domestiques, et recommandez-leur de ne pasfaire trop de bruit, quoiqu’il n’y ait pas d’habitation près decelle-ci.

Grandchamp obéit à l’intrépide petit abbé, quiembrassa quatre fois Cinq-Mars en s’élevant sur la pointe de sesbottes pour atteindre le milieu de sa poitrine. Il le conduisitbien vite dans une étroite chambre, qui semblait un grenierabandonné, et, s’asseyant avec lui sur une malle de cuir noir, illui dit avec chaleur :

– Eh ! mon enfant, oùallez-vous ? À quoi pense madame la maréchale de vous laisservenir ici ? Ne voyez-vous pas bien tout ce qui se fait contreun malheureux qu’il faut perdre ? Ah ! bon Dieu !était-ce là le premier spectacle que mon cher élève devait avoirsous les yeux ? Ah ! ciel ! quand vous voilà à cetâge charmant où l’amitié, les tendres affections, la douceconfiance, devaient vous entourer, quand tout devait vous donnerune bonne opinion de votre espèce, à votre entrée dans lemonde ! quel malheur ! ah ! mon Dieu ! pourquoiêtes-vous venu ?

Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrantaffectueusement les deux mains du jeune voyageur dans ses mainsrouges et ridées, son élève eut enfin le temps de luidire :

– Mais ne devinez-vous pas, mon cherabbé, que c’est parce que vous étiez à Loudun que j’y suisvenu ? Quant à ces spectacles dont vous parlez, ils ne m’ontparu que ridicules, et je vous jure que je n’en aime pas moinsl’espèce humaine, dont vos vertus et vos bonnes leçons m’ont donnéune excellente idée ; et parce que cinq ou six folles…

– Ne perdons pas de temps ; je vousdirai cette folie, je vous l’expliquerai. Mais répondez, oùallez-vous ? que faites-vous ?

– Je vais à Perpignan, où le Cardinal-ducdoit me présenter au roi.

Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle,et, marchant ou plutôt courant de long en large dans la chambre enfrappant du pied :

– Le Cardinal ! le Cardinal !répéta-t-il en étouffant, devenant tout rouge et les larmes dansles yeux, pauvre enfant ! ils vont le perdre ! Ah !mon Dieu ! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là ? quelui veulent-ils ? Ah ! qui vous gardera, mon ami, dans cepays dangereux ? dit-il en se rasseyant et reprenant les deuxmains de son élève dans les siennes avec une sollicitudepaternelle, et cherchant à lire dans ses regards.

– Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars enregardant au plafond, je pense que ce sera le Cardinal deRichelieu, qui était l’ami de mon père.

– Ah ! mon cher Henry, vous mefaites trembler, mon enfant ; il vous perdra si vous n’êtespas son instrument docile. Ah ! que ne puis-je aller avecvous ! Pourquoi faut-il que j’aie montré une tête de vingt ansdans cette malheureuse affaire ?… Hélas ! non, je vousserais dangereux ; au contraire, il faut que je me cache. Maisvous aurez M. de Thou près de vous, mon fils, n’est-cepas ? dit-il en cherchant à se calmer ; c’est votre amid’enfance, un peu plus âgé que vous ; écoutez-le, monenfant ; c’est un sage jeune homme : il a réfléchi, il ades idées à lui.

– Oh ! oui, mon cher abbé, comptezsur mon tendre attachement pour lui ; je n’ai pas cessé del’aimer…

– Mais vous avez sûrement cessé de luiécrire, n’est-ce pas ? reprit en souriant un peu le bonabbé.

– Je vous demande pardon, mon bonabbé ; je lui ai écrit une fois, et hier pour lui annoncer quele Cardinal m’appelle à la cour.

– Quoi ! lui-même a voulu vousavoir !

Alors Cinq-Mars montra la lettre duCardinal-duc à sa mère, et peu à peu son ancien gouverneur se calmaet s’adoucit.

– Allons, allons, disait-il tout bas,allons, ce n’est pas mal, cela promet : capitaine aux gardes àvingt ans, ce n’est pas mal.

Et il sourit.

Et le jeune homme, transporté de voir cesourire qui s’accordait enfin avec tous les siens, sauta au cou del’abbé et l’embrassa comme s’il se fût emparé de tout un avenir deplaisir, de gloire et d’amour.

Cependant, se dégageant avec peine de cettechaude embrassade, le bon abbé reprit sa promenade et sesréflexions. Il toussait souvent et branlait la tête, et Cinq-Mars,sans oser reprendre la conversation, le suivait des yeux etdevenait triste en le voyant redevenu sérieux.

Le vieillard se rassit enfin, et commença d’unton grave le discours suivant :

– Mon ami, mon enfant, je me suis livréen père à vos espérances ; je dois pourtant vous dire, et cen’est point pour vous affliger, qu’elles me semblent excessives etpeu naturelles. Si le Cardinal n’avait pour but que de témoigner àvotre famille de l’attachement et de la reconnaissance, il n’iraitpas si loin dans ses faveurs ; mais il est probable qu’il ajeté les yeux sur vous. D’après ce qu’on lui aura dit, vous luisemblez propre à jouer tel ou tel rôle impossible à deviner, etdont il aura tracé l’emploi dans le repli le plus profond de sapensée. Il veut vous y élever, vous y dresser, passez-moi cetteexpression en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement quandle temps en viendra. Mais n’importe, je crois qu’au point où ensont les choses vous feriez bien de suivre cette veine ; c’estainsi que de grandes fortunes ont commencé ; il s’agitseulement de ne point se laisser aveugler et gouverner. Tachez queles faveurs ne vous étourdissent pas, mon pauvre enfant, et quel’élévation ne vous fasse pas tourner la tête ; ne vouseffarouchez pas de ce soupçon, c’est arrivé à de plus vieux quevous. Écrivez-moi souvent ainsi qu’à votre mère ; voyezM. de Thou, et nous tâcherons de vous bien conseiller. Enattendant, mon fils, ayez la bonté de fermer cette fenêtre, d’où ilme vient du vent sur la tête, et je vais vous conter ce qui s’estpassé ici.

Henry, espérant que la partie morale dudiscours était finie, et ne voyant plus dans la seconde qu’unrécit, ferma vite la vieille fenêtre tapissée de toilesd’araignées, et revint à sa place sans parler.

– À présent que j’y réfléchis mieux, jepense qu’il ne vous sera peut-être pas inutile d’avoir passé parici, quoique ce soit une triste expérience que vous y devieztrouver ; mais elle suppléera à ce que je ne vous ai pas ditautrefois de la perversité des hommes ; j’espère d’ailleursque la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que nous avonsécrite au roi aura le temps d’arriver.

– J’ai entendu dire qu’elle étaitinterceptée, dit Cinq-Mars.

– C’en est fait alors, dit l’abbéQuillet ; le curé est perdu. Mais écoutez-moi bien.

» À Dieu ne plaise, mon enfant, que cesoit moi, votre ancien instituteur, qui veuille attaquer mon propreouvrage et porter atteinte à votre foi. Conservez-la toujours etpartout, cette foi simple dont votre noble famille vous a donnél’exemple, que nos pères avaient plus encore que nous-mêmes, etdont les plus grands capitaines de nos temps ne rougissent pas. Enportant votre épée, souvenez-vous qu’elle est à Dieu. Mais aussi,lorsque vous serez au milieu des hommes, tâchez de ne pas vouslaisser tromper par l’hypocrite ; il vous entourera, vousprendra, mon fils, par le côté vulnérable de votre cœur naïf, enparlant à votre religion ; et, témoin des extravagances de sonzèle affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui, vous croirezque votre conscience parle contre vous-même ; mais ce ne serapas sa voix que vous entendrez. Quels cris elle jetterait, combienelle serait plus soulevée contre vous, si vous aviez contribué àperdre l’innocence en appelant contre elle le ciel même en fauxtémoignage !

– Ô mon père ! est-cepossible ? dit Henry d’Effiat en joignant les mains.

– Que trop véritable, continual’abbé ; vous en avez vu l’exécution en partie ce matin. Dieuveuille que vous ne soyez pas témoin d’horreurs plus grandes !Mais écoutez bien : quelque chose que vous voyiez se passer,quelque crime que l’on ose commettre, je vous en conjure, au nom devotre mère et de tout ce qui vous est cher, ne prononcez pas uneparole, ne faites pas un geste qui manifeste une opinion quelconquesur cet événement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenezdu maréchal votre père ; modérez-le, ou vous êtes perdu ;ces petites colères du sang procurent peu de satisfaction etattirent de grands revers ; je vous y ai vu trop enclin ;si vous saviez combien le calme donne de supériorité sur leshommes ! Les anciens l’avaient empreint sur le front de laDivinité, comme son plus bel attribut, parce que l’impassibilitéattestait l’être placé au-dessus de nos craintes, de nosespérances, de nos plaisirs et de nos peines. Restez donc aussiimpassible dans les scènes que vous allez voir, mon cherenfant ; mais voyez-les, il le faut ; assistez à cejugement funeste ; pour moi, je vais subir les conséquences dema sottise d’écolier. La voici : elle vous montrera qu’avecune tête chauve on peut être encore enfant comme sous vos beauxcheveux châtains.

Ici l’abbé Quillet lui prit la tête dans sesdeux mains et continua ainsi :

– Oui, j’ai été curieux de voir lesdiables des Ursulines tout comme un autre, mon cher fils ; etsachant qu’ils s’annonçaient pour parler toutes les langues, j’aieu l’imprudence de quitter le latin et de leur faire quelquesquestions en grec ; la supérieure est fort jolie, mais ellen’a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan a faittout haut l’observation qu’il était surprenant que le démon, quin’ignorait rien, fît des barbarismes et des solécismes, et ne pûtrépondre en grec. La jeune supérieure, qui était alors sur son litde parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout basau père Barré : Monsieur ! jen’y tiens plus ; je le répétai touthaut, et je mis en fureur tous les exorcistes : ilss’écrièrent que je devais savoir qu’il y avait des démons plusignorants que des paysans, et dirent que pour leur puissance etleur force physique nous n’en pouvions douter, puisque les espritsnommés Grésil des Trônes, Amandes puissances et Asmodée avaient promisd’enlever la calotte de M. de Laubardemont. Ils s’ypréparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant etprobe, mais assez moqueur, s’avisa de tirer un fil qu’il découvritattaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté demanière à retomber, sans être vu, fort près du maître desrequêtes ; cette fois on l’appela huguenot, et je crois que sile maréchal de Brézé n’était son protecteur il s’en tirerait mal.M. le comte du Lude s’est avancé alors avec son sang-froidordinaire, et a prié les exorcistes d’agir devant lui. Le pèreLactance, ce capucin dont la figure est si noire et le regard sidur, s’est chargé de la sœur Agnès et de la sœur Claire ; il aélevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderaitdeux colombes, et a crié d’une voix terrible : Quiste misit, Diabole ? et les deuxfilles ont dit parfaitement ensemble : Urbanus. Ilallait continuer, quand M. du Lude, tirant d’un air decomponction une petite boîte d’or, a dit qu’il tenait là unerelique laissée par ses ancêtres, et que, ne doutant pas de lapossession, il voulait l’éprouver. Le père Lactance, ravi, s’estsaisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché le front des deuxfilles, qu’elles ont fait des sauts prodigieux, se tordant lespieds et les mains ; Lactance hurlait ses exorcismes, Barré sejetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et lesjuges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans êtrefoudroyé !) le signe de la croix. Quand, M. du Ludereprenant sa boîte, les religieuses sont restées paisibles : –Je ne crains pas, a ditfièrement Lactance, que vous doutiezde la vérité de vosreliques !

» – Pas plusque de celle de lapossession, a répondu M. du Lude en ouvrant saboîte.

» Elle était vide.

» – Messieurs, vous vous moquez denous, a dit Lactance.

» J’étais indigné de ces momeries et luidis :

» – Oui, monsieur, comme vous vousmoquez de Dieu et des hommes.

» C’est pour cela que vous me voyez, moncher ami, des bottes de sept lieues, si lourdes et si grosses, quime font mal aux pieds, et de longs pistolets ; car notre amiLaubardemont m’a décrété de prise de corps, et je ne veux point lelui laisser saisir, tout vieux qu’il est.

– Mais, s’écria Cinq-Mars, est-il donc sipuissant ?

– Plus qu’on ne le croit et qu’on ne peutle croire ; je sais que l’abbesse possédée est sa nièce, etqu’il est muni d’un arrêt du conseil qui lui ordonne de juger, sanss’arrêter à tous les appels interjetés au parlement, à qui leCardinal interdit connaissance de la cause d’Urbain Grandier.

– Et enfin quels sont ses torts ?dit le jeune homme déjà puissamment intéressé.

– Ceux d’une âme forte et d’un géniesupérieur, une volonté inflexible qui a irrité la puissance contrelui, et une passion profonde qui a entraîné son cœur et lui a faitcommettre le seul péché mortel que je croie pouvoir lui êtrereproché ; mais ce n’a été qu’en violant le secret de sespapiers, qu’en les arrachant à Jeanne d’Estièvre, sa mèreoctogénaire, qu’on a su et publié son amour pour la belle Madeleinede Brou ; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier, etvoulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché lespectacle d’aujourd’hui ! L’éloquence de Grandier et sa beautéangélique ont souvent exalté des femmes qui venaient de loin pourl’entendre parler ; j’en ai vu s’évanouir durant sessermons ; d’autres s’écrier que c’était un ange, toucher sesvêtements et baiser ses mains lorsqu’il descendait de la chaire. Ilest certain que, si ce n’est sa beauté, rien n’égalait la sublimitéde ses discours, toujours inspirés : le miel pur des Évangiless’unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des prophéties,et l’on sentait au son de sa voix un cœur tout plein d’une saintepitié pour les maux de l’homme, et tout gonflé de larmes prêtes àcouler sur nous.

Le bon prêtre s’interrompit, parce quelui-même avait des pleurs dans la voix et dans les yeux ; safigure ronde et naturellement gaie était plus touchante qu’uneautre dans cet état, car la tristesse semblait ne pouvoirl’atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main sansrien dire, de crainte de l’interrompre. L’abbé tira un mouchoirrouge, s’essuya les yeux, se moucha et reprit :

– Cette effrayante attaque de tous lesennemis d’Urbain est la seconde ; il avait déjà été accuséd’avoir ensorcelé les religieuses et examiné par de saints prélats,par les magistrats éclairés, par des médecins instruits, quil’avaient absous, et qui, tous indignés, avaient imposé silence àces démons de fabrique humaine. Le bon et pieux archevêque deBordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de cesprétendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes ettaire leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats,honteux de voir Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu’ilfut se jeter à ses pieds à Paris, ils ont compris que, s’iltriomphait, ils étaient perdus et regardés comme desimposteurs ; déjà le couvent des Ursulines ne semblait plusêtre qu’un théâtre d’indignes comédies ; les religieuses, desactrices déhontées ; plus de cent personnes acharnées contrele curé s’étaient compromises dans l’espoir de le perdre ;leur conjuration, loin de se dissoudre, a repris des forces par sonpremier échec : voici les moyens que ses ennemis implacablesont mis en usage.

» Connaissez-vous un homme appelél’Éminence grise, ce capucin redouté que le Cardinal emploie àtout ; consulte souvent et méprise toujours ? c’est à luique les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de ce payset du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire àla reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l’attacha àson service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle duCardinal, vous savez qu’Anne d’Autriche etM. de Richelieu se sont quelque temps disputé la faveurdu roi, et que, de ces deux soleils, la France ne savait jamais lesoir lequel se lèverait le lendemain. Dans un moment d’éclipse duCardinal, une satire parut, sortie du système planétaire de laReine ; elle avait pour titre la Cordonnièrede la reine mère ; elleétait bassement écrite et conçue, mais renfermait des choses siinjurieuses sur la naissance et la personne du Cardinal, que lesennemis de ce ministre s’en emparèrent et lui donnèrent une voguequi l’irrita. On y révélait, dit-on, beaucoup d’intrigues et demystères qu’il croyait impénétrables ; il lut cet ouvrageanonyme et voulut en savoir l’auteur. Ce fut dans ce temps même queles capucins de cette petite ville écrivirent au père Joseph qu’unecorrespondance continuelle entre Grandier et la Hamon ne leurlaissait aucun doute qu’il ne fût l’auteur de cette diatribe. Envain avait-il publié précédemment des livres religieux de prièreset de méditations dont le style seul devait l’absoudre d’avoir misla main à un libelle écrit dans le langage des halles ; leCardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n’a voulu voir quelui de coupable : on lui a rappelé que lorsqu’il n’étaitencore que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le pritmême avant lui : je suis bien trompé si ce pas ne met son pieddans la tombe…

Un triste sourire accompagna ce mot sur leslèvres du bon abbé.

– Quoi ! vous croyez que cela irajusqu’à la mort ?

– Oui, mon enfant, oui, jusqu’à lamort ; déjà on a enlevé toutes les pièces et les sentencesd’absolution qui pouvaient lui servir de défense, malgrél’opposition de sa pauvre mère, qui les conservait comme lapermission de vivre donnée à son fils ; déjà on a affecté deregarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans sespapiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable,sans doute, et l’amour qui l’a dicté, quelque pur qu’il puisseêtre, est une faute énorme dans l’homme qui est consacré à Dieuseul ; mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir encouragerl’hérésie, et c’était, dit-on, pour apaiser les remords demademoiselle de Brou qu’il l’avait composé. On a si bien vu que cesfautes véritables ne suffisaient pas pour le faire mourir qu’on aréveillé l’accusation de sorcellerie assoupie depuis longtemps, etque, feignant d’y croire, le Cardinal a établi dans cette ville untribunal nouveau, et enfin mis à sa tête Laubardemont ; c’estun signe de mort. Ah ! fasse le ciel que vous ne connaissiezjamais ce que la corruption des gouvernements appellecoups d’État.

En ce moment un cri horrible retentit au delàd’un petit mur de la cour ; l’abbé effrayé se leva, Cinq-Marsen fit autant.

– C’est un cri de femme, dit levieillard.

– Qu’il est déchirant ! dit le jeunehomme. Qu’est-ce ? cria-t-il à ses gens qui étaient toussortis dans la cour.

Ils répondirent qu’on n’entendait plusrien.

– C’est bon, c’est bon ! crial’abbé, ne faites plus de bruit.

Il referma la fenêtre et mit ses deux mainssur ses yeux.

– Ah ! quel cri ! mon enfant,dit-il (et il était fort pâle), quel cri ! il m’a percél’âme ; c’est quelque malheur. Ah ! mon Dieu ! ilm’a troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il queje l’aie entendu quand je vous parlais de votre destinée ! Moncher enfant, que Dieu vous bénisse ! Mettez-vous à genoux.

Cinq-Mars fit ce qu’il voulait, et fut avertipar un baiser sur ses cheveux que le vieillard l’avait béni, et lerelevait en disant :

– Allez vite, mon ami, l’heures’avance ; on pourrait vous trouver avec moi, partez ;laissez vos gens et vos chevaux ici ; enveloppez-vous dans unmanteau, et partez. J’ai beaucoup à écrire avant l’heure oùl’obscurité me permettra de prendre la route d’Italie. Ilss’embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, etHenry s’éloigna. L’abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre,lui cria : – Soyez bien sage, quelque chose qui arrive ;et lui envoya encore une fois sa bénédiction paternelle endisant : – Pauvre enfant !

Chapitre 4LE PROCÈS

Oh ! vendetta di Dio, quanto tu dei
Esser temuta da ciascun che legge
Cio, che fu manifesto agli occhi miei !

DANTE.

Ôvengeance de Dieu, combien tu
dois être redoutable à quiconque va lire
ceci, qui se manifesta sous mes yeux.

Malgré l’usage des séances secrètes, alors misen vigueur par Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient vouluque la salle fût ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s’enrepentir. Mais d’abord ils crurent en avoir assez imposé à lamultitude par leurs jongleries, qui durèrent près de sixmois ; ils étaient tous intéressés à la perte d’UrbainGrandier, mais ils voulaient que l’indignation du pays sanctionnâten quelque sorte l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ilsavaient ordre de porter, comme l’avait dit le bon abbé à sonélève.

Laubardemont était une espèce d’oiseau deproie que le Cardinal envoyait toujours quand sa vengeance voulaitun agent sûr et prompt, et, en cette occasion, il justifia le choixqu’on avait fait de sa personne. Il ne fit qu’une faute, celle depermettre la séance publique, contre l’usage ; il avaitl’intention d’intimider et d’effrayer ; il effraya, mais fithorreur.

La foule que nous avons laissée à la porte yétait restée deux heures, pendant qu’un bruit sourd de marteauxannonçait que l’on achevait dans l’intérieur de la grande salle despréparatifs inconnus et faits à la hâte. Des archers firent tournerpéniblement sur leurs gonds les lourdes portes de la rue, et lepeuple avide s’y précipita. Le jeune Cinq-Mars fut jeté dansl’intérieur avec le second flot, et, placé derrière un pilier fortlourd de ce bâtiment, il y resta pour voir sans être vu. Ilremarqua avec déplaisir que le groupe noir des bourgeois était prèsde lui ; mais les grandes portes, en se refermant, laissèrenttoute la partie du local où était le peuple dans une telleobscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître. Quoique l’on ne fût qu’aumilieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaientpresque tous placés à l’extrémité, où s’élevait l’estrade desjuges, rangés derrière une table fort longue ; les fauteuils,les tables, les degrés, tout était couvert de drap noir et jetaitsur les figures de livides reflets. Un banc réservé à l’accuséétait placé sur la gauche, et sur le crêpe qui le couvrait on avaitbrodé en relief des flammes d’or, pour figurer la cause del’accusation. Le prévenu y était assis, entouré d’archers, ettoujours les mains attachées par des chaînes que deux moinestenaient avec une frayeur simulée, affectant de s’écarter au plusléger de ses mouvements, comme s’ils eussent tenu en laisse untigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s’attacher à leursvêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pûtvoir sa figure.

Le visage impassible deM. de Laubardemont paraissait dominer les juges de sonchoix ; plus grand qu’eux presque de toute la tête, il étaitplacé sur un siège plus élevé que les leurs ; chacun de sesregards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtud’une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait sescheveux ; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu’ilfaisait passer aux juges et circuler dans leurs mains. Lesaccusateurs, tous ecclésiastiques, siégeaient à droite desjuges ; ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles ; ondistinguait le père Lactance à la simplicité de son habit decapucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. Dans unetribune était caché l’évêque de Poitiers ; d’autres tribunesétaient pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une fouleignoble de femmes et d’hommes de la lie du peuple s’agitaitderrière six jeunes religieuses des Ursulines dégoûtées de lesapprocher ; c’étaient les témoins.

Le reste de la salle était plein d’une fouleimmense, sombre, silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes,aux poutres, et pleine d’une terreur qui en donnait aux juges, carcette stupeur venait de l’intérêt du peuple pour l’accusé. Desarchers nombreux, armés de longues piques, encadraient ce lugubretableau d’une manière digne de ce farouche aspect de lamultitude.

Au geste du président on fit retirer lestémoins, auxquels un huissier ouvrit une porte étroite. On remarquala supérieure des Ursulines, qui, en passant devantM. de Laubardemont, s’avança, et dit assez haut : –Vous m’avez trompée, monsieur. Il demeura impassible : ellesortit.

Un silence profond régnait dansl’assemblée.

Se levant avec gravité, mais avec un troublevisible, un des juges, nommé Houmain, lieutenant crimineld’Orléans, lut une espèce de mise en accusation d’une voixtrès-basse et si enrouée, qu’il était impossible d’en saisir aucuneparole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce qu’il avait àdire devait frapper l’esprit du peuple. Il divisa les preuves duprocès en deux sortes : les unes résultant des dépositions desoixante-douze témoins ; les autres, et les plus certaines,des exorcismes des révérends pères ici présents, s’écria-t-il enfaisant le signe de la croix.

Les pères Lactance, Barré et Mignons’inclinèrent profondément en répétant aussi ce signe sacré. – Oui,messeigneurs, dit-il en s’adressant aux juges, on a reconnu etdéposé devant vous ce bouquet de roses blanches et ce manuscritsigné du sang du magicien, copie du pacte qu’il avait fait avecLucifer, et qu’il était forcé de porter sur lui pour conserver sapuissance. On lit encore avec horreur ces paroles écrites au bas duparchemin : La minute estaux enfers, dans lecabinet de Lucifer.

Un éclat de rire qui semblait sortir d’unepoitrine forte s’entendit dans la foule. Le président rougit, etfit signe à des archers, qui essayèrent en vain de trouver leperturbateur. Le rapporteur continua :

– Les démons ont été forcés de déclarerleurs noms par la bouche de leurs victimes. Ces noms et leurs faitssont déposés sur cette table : ils s’appellent Astaroth, del’ordre des Séraphins ; Easas, Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée,de l’ordre des Trônes ; Alex, Zabulon, Cham, Uriel et Achas,des Principautés, etc. ; car le nombre en était infini. Quantà leurs actions, qui de nous n’en fut témoin ?

Un long murmure sortit de l’assemblée ;on imposa silence, quelques hallebardes s’avancèrent, tout setut.

– Nous avons vu avec douleur la jeune etrespectable supérieure des Ursulines déchirer son sein de sespropres mains et se rouler dans la poussière ; les autressœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe pardes gestes passionnés ou des rires immodérés. Lorsque des impiesont voulu douter de la présence des démons, et que nous-mêmes avonssenti notre conviction ébranlée, parce qu’ils refusaient des’expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en arabe, lesrévérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer que,la malice des mauvais esprits étant extrême, il n’était passurprenant qu’ils eussent feint cette ignorance pour être moinspressés de questions ; qu’ils avaient même fait, dans leursréponses, quelques barbarismes, solécismes et autres fautes, pourqu’on les méprisât, et que par dédain les saints docteurs leslaissassent en repos ; et que leur haine était si forte, que,sur le point de faire un de leurs tours miraculeux, ils avaientfait suspendre une corde au plancher pour faire accuser desupercherie des personnages aussi révérés, tandis qu’il a étéaffirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais iln’y eut de corde en cet endroit.

Mais, messieurs, tandis que le ciels’expliquait ainsi miraculeusement par ses saints interprètes, uneautre lumière nous est venue tout à l’heure : à l’instant mêmeoù les juges étaient plongés dans leurs profondes méditations, ungrand cri a été entendu près de la salle du conseil ; et, nousétant transportés sur les lieux, nous avons trouvé le corps d’unejeune demoiselle d’une haute naissance ; elle venait de rendrele dernier soupir dans la voie publique, entre les mains durévérend père Mignon, chanoine ; et nous avons su de ce mêmepère, ici présent, et de plusieurs autres personnages graves, que,soupçonnant cette demoiselle d’être possédée, à cause du bruit quis’était répandu dès longtemps de l’admiration d’Urbain Grandierpour elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver, et lui dit tout àcoup en l’abordant : Grandier vientd’être mis à mort ; surquoi elle ne poussa qu’un seul grand cri, et tomba morte, privéepar le démon du temps nécessaire pour les secours de notre saintemère l’Église catholique.

Un murmure d’indignation s’éleva dans lafoule, où le mot d’assassin fut prononcé ; leshuissiers imposèrent silence à haute voix ; mais le rapporteurle rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité généraletriompha.

– Chose infâme, messeigneurs,continua-t-il, cherchant à s’affermir par des exclamations, on atrouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main d’Urbain Grandier.

Et il tira de ses papiers un livre couvert enparchemin.

– Ciel ! s’écria Urbain de sonbanc.

– Prenez garde ! s’écrièrent lesjuges aux archers qui l’entouraient.

– Le démon va sans doute se manifester,dit le Lactance d’une voix sinistre ; resserrez ses liens.

On obéit.

Le lieutenant criminel continua : – Ellese nommait Madeleine de Brou, âgée de dix-neuf ans.

– Ciel ! ô ciel ! c’en esttrop ! s’écria l’accusé, tombant évanoui sur le parquet.

L’assemblée s’émut en sens divers ; il yeut un moment de tumulte. – Le malheureux ! il l’aimait,disaient quelques-uns. Une demoiselle si bonne ! disaient lesfemmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de l’eau froide surGrandier sans le faire sortir, et on l’attacha sur la banquette. Lerapporteur continua :

– Il nous est enjoint de lire le début dece livre à la cour. Et il lut ce qui suit :

« C’est pour toi, douce et belleMadeleine, c’est pour mettre en repos ta conscience troublée, quej’ai peint dans un livre une seule pensée de mon âme. Elles sonttoutes à toi, fille céleste, parce qu’elles y retournent comme aubut de toute mon existence ; mais cette pensée que je t’envoiecomme une fleur vient de toi, n’existe que par toi, et retourne àtoi seule.

« Ne sois pas triste parce que tum’aimes ; ne sois pas affligée parce que je t’adore. Les angesdu ciel, que font-ils ? et les âmes des bienheureux, que leurest-il promis ? Sommes-nous moins purs que les anges ?nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu’après lamort ? Ô Madeleine ! qu’y a-t-il en nous dont le regarddu Seigneur s’indigne ? Est-ce lorsque nous prions ensemble,et que, le front prosterné dans la poussière devant ses autels,nous demandons une mort prochaine qui nous vienne saisir durant lajeunesse et l’amour ? Est-ce au temps où, rêvant seuls sousles arbres funèbres du cimetière, nous cherchions une double tombe,souriant à notre mort et pleurant sur notre vie ? Serait-celorsque tu viens t’agenouiller devant moi-même au tribunal de lapénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne peux rientrouver de mal à me révéler, tant j’ai soutenu ton âme dans lesrégions pures du ciel ? Qui pourrait donc offenser notreCréateur ? Peut-être, oui, peut-être seulement, je le croîs,quelque esprit du ciel aurait pu m’envier ma félicité, lorsqu’aujour de Pâques je te vis prosternée devant moi, épurée par delongues austérités du peu de souillure qu’avait pu laisser en toila tache originelle. Que tu étais belle ! ton regard cherchaitton Dieu dans le ciel, et ma main tremblante l’apporta sur teslèvres pures que jamais lèvre humaine n’osa effleurer. Êtreangélique, j’étais seul à partager les secrets du Seigneur, ouplutôt l’unique secret de la pureté de ton âme ; je t’unissaisà ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein. Hymenineffable dont l’Éternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seulpermis entre la Vierge et le Pasteur ; la seule volupté dechacun de nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pourl’autre, et de respirer ensemble les parfums du ciel, de prêterdéjà l’oreille à ses concerts, et d’être sûrs que nos âmesdévoilées à Dieu seul et à nous étaient dignes de l’adorerensemble.

« Quel scrupule pèse encore sur ton âme,ô ma sœur ? Ne crois-tu pas que j’aie rendu un culte tropgrand à ta vertu ? crains-tu qu’une si pure admiration nem’ait détourné de celle du Seigneur ?… »

Houmain en était là quand la porte parlaquelle étaient sortis les témoins s’ouvrit tout à coup. Lesjuges, inquiets, se parlèrent à l’oreille. Laubardemont, incertain,fit signe aux pères pour savoir si c’était quelque scène exécutéepar leur ordre ; mais, étant placés à quelque distance de lui,et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui faire entendre que cen’était point eux qui avaient préparé cette interruption.D’ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés, l’on vit,à la grande stupéfaction de l’assemblée, trois femmes en chemise,pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s’avancer jusqu’aumilieu de l’estrade. C’était la supérieure, suivie des sœurs Agnèset Claire. Toutes deux pleuraient ; la supérieure était fortpâle, mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis :elle se mit à genoux ; ses compagnes l’imitèrent ; toutfut si troublé que personne ne songea à l’arrêter, et d’une voixclaire et ferme, elle prononça ces mots, qui retentirent dans tousles coins de la salle :

– Au nom de la très-sainte Trinité, moi,Jeanne de Belfiel, fille du baron de Cose, moi, supérieure indignedu couvent des Ursulines de Loudun, je demande pardon à Dieu et auxhommes du crime que j’ai commis en accusant l’innocent UrbainGrandier. Ma possession était fausse, mes paroles suggérées, leremords m’accable…

– Bravo ! s’écrièrent les tribuneset le peuple en frappant des mains. Les juges se levèrent ;les archers, incertains, regardèrent le président : il frémitde tout son corps, mais resta immobile.

– Que chacun se taise ! dit-il d’unevoix aigre ; archers, faites votre devoir !

Cet homme se sentait soutenu par une main sipuissante, que rien ne l’effrayait, car la pensée du ciel ne luiétait jamais venue.

– Mes pères, que pensez-vous ?dit-il en faisant signe aux moines.

– Que le démon veut sauver son ami…Obmutesce, Satanas ! s’écria le pèreLactance d’une voix terrible, ayant l’air d’exorciser encore lasupérieure.

Jamais le feu mis à la poudre ne produisit uneffet plus prompt que celui de ce seul mot. Jeanne de Belfiel seleva subitement, elle se leva dans toute sa beauté de vingt ans,que sa nudité terrible augmentait encore ; on eût dit une âmeéchappée de l’enfer apparaissant à son séducteur ; ellepromena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa lessiens ; elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dontles talons firent retentir fortement l’échafaudage ; soncierge semblait, dans sa main, le glaive de l’ange.

– Taisez-vous, imposteur ! dit-elleavec énergie, le démon qui m’a possédée, c’est vous : vousm’avez trompée, il ne devait pas être jugé ; d’aujourd’huiseulement je sais qu’il l’est ; d’aujourd’hui j’entrevois samort ; je parlerai.

– Femme, le démon vous égare !

– Dites que le repentir m’éclaire :filles aussi malheureuses que moi, levez-vous ; n’est-il pasinnocent ?

– Nous le jurons ! dirent encore àgenoux les deux jeunes sœurs laies en fondant en larmes, parcequ’elles n’étaient pas animées par une résolution aussi forte quecelle de la supérieure. Agnès même eut à peine dit ce mot que, setournant du côté du peuple : – Secourez-moi,s’écria-t-elle ; ils me puniront, ils me feront mourir !Et, entraînant sa compagne, elle se jeta dans la foule, qui lesaccueillit avec amour ; mille voix leur jurèrent protection,des imprécations s’élevèrent, les hommes agitèrent leurs bâtonscontre terre ; on n’osa pas empêcher le peuple de les fairesortir de bras en bras jusqu’à la rue.

Pendant cette nouvelle scène, les jugesinterdits chuchotaient, Laubardemont regardait les archers et leurindiquait les points où leur surveillance devait se porter ;souvent il montra du doigt le groupe noir. Les accusateursregardèrent à la tribune de l’évêque de Poitiers, mais ils netrouvèrent aucune expression sur sa figure apathique. C’était un deces vieillards dont la mort s’empare dix ans avant que le mouvementcesse tout à fait en eux ; sa vue semblait voilée par undemi-sommeil ; sa bouche béante ruminait quelques parolesvagues et habituelles de piété qui n’avaient aucun sens ; illui était resté assez d’intelligence pour distinguer le plus fortparmi les hommes et lui obéir, ne songeant même pas un moment àquel prix. Il avait donc signé la sentence des docteurs de Sorbonnequi déclarait les religieuses possédées, sans en tirer seulement laconséquence de la mort d’Urbain ; le reste lui semblait une deces cérémonies plus ou moins longues auxquelles il ne prêtaitaucune attention, accoutumé qu’il était à les voir et à vivre aumilieu de leurs pompes, en étant même une partie et un meubleindispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cetteoccasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble etnul.

Cependant le père Lactance, ayant eu un momentpour se remettre de sa vive attaque, se tourna vers le président etdit :

– Voici une preuve bien claire que leciel nous envoie sur la possession, car jamais madame la supérieuren’avait oublié la modestie et la sévérité de son ordre.

– Que tout l’univers n’est-il ici pour mevoir ! dit Jeanne de Belfiel, toujours aussi ferme. Je ne puisêtre assez humiliée sur la terre, et le ciel me repoussera, carj’ai été votre complice.

La sueur ruisselait sur le front deLaubardemont. Cependant, essayant de se remettre : – Quelconte absurde ! et qui vous y força donc, ma sœur ?

La voix de la jeune fille devint sépulcrale,elle en réunit toutes les forces, appuya la main sur son cœur,comme si elle eût voulu l’arracher, et, regardant Urbain Grandier,elle répondit : – L’amour !

L’assemblée frémit ; Urbain, qui, depuisson évanouissement, était resté la tête baissée et comme mort, levalentement ses yeux sur elle et revint entièrement à la vie poursubir une douleur nouvelle. La jeune pénitente continua :

– Oui, l’amour qu’il a repoussé, qu’iln’a jamais connu tout entier, que j’avais respiré dans sesdiscours, que mes yeux avaient puisé dans ses regards célestes, queses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange,mais bon comme l’homme qui a aimé ; je ne le savais pas qu’ileût aimé ! C’est vous, dit-elle alors plus vivement, montrantLactance, Barré et Mignon, et quittant l’accent de la passion pourcelui de l’indignation, c’est vous qui m’avez appris qu’il aimait,vous qui ce matin m’avez trop cruellement vengée en tuant ma rivalepar un mot ! Hélas ! je ne voulais que les séparer.C’était un crime ; mais je suis Italienne par ma mère ;je brûlais, j’étais jalouse ; vous me permettiez de voirUrbain, de l’avoir pour ami et de le voir tous les jours…

Elle se tut ; puis, criant : –Peuple, il est innocent ! Martyr, pardonne-moi !j’embrasse tes pieds ! Elle tomba aux pieds d’Urbain, et versaenfin des torrents de larmes.

Urbain éleva ses mains liées étroitement, et,lui donnant sa bénédiction, dit d’une voix douce, maisfaible :

– Allez, ma sœur, je vous pardonne au nomde Celui que je verrai bientôt ; je vous l’avais ditautrefois, et vous le voyez à présent, les passions font bien dumal quand on ne cherche pas à les tourner vers le ciel.

La rougeur monta pour la seconde fois sur lefront de Laubardemont : – Malheureux ! dit-il, tuprononces les paroles de l’Église.

– Je n’ai pas quitté son sein, ditUrbain.

– Qu’on emporte cette fille ! dit leprésident.

Quand les archers voulurent obéir, ilss’aperçurent qu’elle avait serré avec tant de force la cordesuspendue à son cou, qu’elle était rouge et presque sans vie.L’effroi fit sortir toutes les femmes de l’assemblée, plusieursfurent emportées évanouies ; mais la salle n’en fut pas moinspleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaientdans l’intérieur.

Les juges épouvantés se levèrent, et leprésident essaya de faire vider la salle ; mais le peuple secouvrant, demeura dans une effrayante immobilité ; les archersn’étaient plus assez nombreux, il fallut céder, et Laubardemont,d’une voix troublée, dit que le conseil allait se retirer pour unedemi-heure. Il leva la séance ; le public, sombre, demeuradebout.

Chapitre 5LE MARTYRE

Latorture interroge et la douleur répond.

Les Templiers.

L’intérêt non suspendu de ce demi-procès, sonappareil et ses interruptions, tout avait tenu l’esprit public siattentif, que nulle conversation particulière n’avait pu s’engager.Quelques cris avaient été jetés, mais simultanément, mais sansqu’aucun spectateur se doutât des impressions de son voisin, oucherchât même à les deviner ou à communiquer les siennes.Cependant, lorsque le public fut abandonné à lui-même, il se fitcomme une explosion de paroles bruyantes. On distinguait plusieursvoix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit général, comme unchant de trompettes domine la basse continue d’un orchestre.

Il y avait encore à cette époque assez desimplicité primitive dans les gens du peuple pour qu’ils fussentpersuadés par les mystérieuses fables des agents qui lestravaillaient, au point de n’oser porter un jugement d’aprèsl’évidence, et la plupart attendirent avec effroi la rentrée desjuges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un certain airde mystère et d’importance qui sont ordinairement le cachet de lasottise craintive :

– On ne sait qu’en penser,monsieur ! – Vraiment, madame, voilà des chosesextraordinaires qui se passent !

– Nous vivons dans un temps biensingulier ? – Je me serais bien douté d’une partie de toutceci ; mais, ma foi, je n’aurais pas prononcé, et je ne leferais pas encore !

– Qui vivra verra, etc. ; discoursidiots de la foule, qui ne servent qu’à montrer qu’elle est aupremier qui la saisira fortement. Ceci était la basse continue,mais du côté du groupe noir on entendait d’autres choses : –Nous laisserons-nous faire ainsi ? Quoi ! pousserl’audace jusqu’à brûler notre lettre au Roi ! Si le Roi lesavait ! – Les barbares ! les imposteurs ! avecquelle adresse leur complot est formé ! le meurtres’accomplira-t-il sous nos yeux ? aurons-nous peur de cesarchers ? – Non, non, non. C’étaient les trompettes et ledessus de ce bruyant orchestre.

On remarquait le jeune avocat, qui, monté surun banc, commença par déchirer en mille pièces un cahier depapier ; ensuite élevant la voix : – Oui, s’écria-t-il,je déchire et jette au vent le plaidoyer que j’avais préparé enfaveur de l’accusé ; on a supprimé les débats : il nem’est pas permis de parler pour lui ; je ne peux parler qu’àvous, peuple, et je m’en applaudis ; vous avez vu ces jugesinfâmes : lequel peut encore entendre la vérité ? lequelest digne d’écouter l’homme de bien ? lequel osera soutenirson regard ? Que dis-je ? ils la connaissent toutentière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable ;elle ronge leur cœur comme un serpent ; ils tremblent dansleur repaire, où ils dévorent sans doute leur victime ; ilstremblent parce qu’ils ont entendu les cris de trois femmesabusées. Ah ! qu’allais-je faire ? j’allais parler pourUrbain Grandier ! Quelle éloquence eût égalé celle de cesinfortunées ? quelles paroles vous eussent fait mieux voir soninnocence ? Le ciel s’est armé pour lui en les appelant aurepentir et au dévouement, le ciel achèvera son ouvrage.

– Vade retro,Satanas ! prononcèrent des voix entendues par unefenêtre assez élevée.

Fournier s’interrompit un moment :

– Entendez-vous, reprit-il, ces voix quiparodient le langage divin ? Je suis bien trompé, ou cesinstruments d’un pouvoir infernal préparent par ce chant quelquenouveau maléfice.

– Mais, s’écrièrent tous ceux quil’entouraient, guidez-nous : que ferons-nous ? qu’ont-ilsfait de lui ?

– Restez ici, soyez immobiles, soyezsilencieux, répondit le jeune avocat : l’inertie d’un peupleest toute puissante, c’est là sa sagesse, c’est là sa force.Regardez en silence, et vous ferez trembler.

– Ils n’oseront sans doute pasreparaître, dit le comte du Lude.

– Je voudrais bien revoir ce grand coquinrouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait rien perdu de tout ce qu’ilavait vu.

– Et ce bon monsieur le curé, murmura levieux père Guillaume Leroux en regardant tous ses enfants irritésqui se parlaient bas en mesurant et comptant les archers. Ils semoquaient même de leur habit, et commençaient à les montrer audoigt.

Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrièrelequel il s’était placé d’abord, toujours enveloppé dans sonmanteau noir, dévorait des yeux tout ce qui se passait, ne perdaitpas un mot de ce qu’on disait et remplissait son cœur de fiel etd’amertume ; de violents désirs de meurtre et de vengeance,une envie indéterminée de frapper, le saisissaient malgrélui : c’est la première impression que produise le mal surl’âme d’un jeune homme ; plus tard, la tristesse remplace lacolère ; plus tard, c’est l’indifférence et le mépris ;plus tard encore, une admiration calculée pour les grands scélératsqui ont réussi ; mais c’est lorsque, des deux éléments del’homme, la boue l’emporte sur l’âme.

Cependant, à droite de la salle, et près del’estrade élevée pour les juges, un groupe de femmes semblait fortoccupé à considérer un enfant d’environ huit ans, qui s’était aviséde monter sur une corniche à l’aide des bras de sa sœur Martine quenous avons vue plaisantée à toute outrance par le jeune soldatGrand-Ferré. Cet enfant, n’ayant plus rien à voir après la sortiedu tribunal, s’était élevé, à l’aide des pieds et des mains,jusqu’à une petite lucarne qui laissait passer une lumièretrès-faible, et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles ouquelque autre trésor de son âge ; mais, quand il se fut bienétabli les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachéesaux barreaux d’une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût vouluêtre bien loin et cria :

– Oh ! ma sœur, ma sœur, donne-moila main pour descendre !

– Qu’est-ce que tu vois donc ?s’écria Martine.

– Oh ! je n’ose pas le dire ;mais je veux descendre. Et il se mit à pleurer.

– Reste, reste, dirent toutes les femmes,reste, mon enfant, n’aie pas peur, et dis-nous bien ce que tuvois.

– Eh bien, c’est qu’on a couché le curéentre deux grandes planches qui lui serrent les jambes, et il y acordes autour des planches.

– Ah ! c’est la question, dit unhomme de la ville. Regarde bien, mon ami, que vois-tuencore ?

L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne avecplus de confiance, et, retirant sa tête, il reprit :

– Je ne vois plus le curé, parce que tousles juges sont autour de lui à le regarder, et que leurs grandesrobes m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins qui sepenchent pour lui parler tout bas.

La curiosité assembla plus de monde aux piedsdu jeune garçon, et chacun fit silence, attendant avec anxiété sapremière parole, comme si la vie de tout le monde en eûtdépendu.

– Je vois, reprit-il, le bourreau quienfonce quatre morceaux de bois entre les cordes, après que lescapucins ont béni les marteaux et les clous… Ah ! monDieu ! ma sœur, comme ils ont l’air fâché contre lui, parcequ’il ne parle pas… Maman, maman, donne-moi la main, je veuxdescendre.

Au lieu de sa mère, l’enfant, en seretournant, ne vit plus que des visages mâles qui le regardaientavec avidité triste et lui faisaient signe de continuer. Il n’osapas descendre, et se remit à la fenêtre en tremblant.

– Oh ! je vois le père Lactance etle père Barré qui enfoncent eux-mêmes d’autres morceaux de bois quilui serrent les jambes. Oh ! comme il est pâle ! il al’air de prier Dieu ; mais voilà sa tête qui tombe en arrièrecomme s’il mourait. Ah ! ôtez-moi de là…

Et il tomba dans les bras du jeune avocat, deM. du Lude et de Cinq-Mars, qui s’étaient approchés pour lesoutenir.

– Deus stetitin synagoga deorum : inmedio autem Deus dijudicat…chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cettepetite fenêtre ; elles continuèrent longtemps un plain-chantde psaumes entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernalqui marquait la mesure des chants célestes. On aurait pu se croireprès de l’antre d’un forgeron ; mais les coups étaient sourdset faisaient bien sentir que l’enclume était le corps d’unhomme.

– Silence ! dit Fournier, ilparle ; les chants et les coups s’interrompent.

Une faible voix en effet dit lentement :– Ô mes pères ! adoucissez la rigueur de vos tourments, carvous réduiriez mon âme au désespoir, et je chercherais à me donnerla mort.

Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtesl’explosion des cris du peuple ; les hommes, furieux, sejettent sur l’estrade et l’emportent d’assaut sur les archersétonnés et hésitants ; la foule sans armes les pousse, lespresse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sansmouvement ; ses flots se précipitent sur les portes quiconduisent à la chambre de la question, et, les faisant crier sousleur poids, menacent de les enfoncer ; l’injure retentit parmille voix formidables et va épouvanter les juges.

– Ils sont partis, ils l’ontemporté ! s’écrie un homme. Tout s’arrête aussitôt, et,changeant de direction, la foule s’enfuit de ce lieu détestable ets’écoule rapidement dans les rues. Une singulière confusion yrégnait.

La nuit était venue pendant la longue séance,et des torrents de pluie tombaient du ciel. L’obscurité étaiteffrayante ; les cris des femmes glissant sur le pavé ourepoussées par le pas des chevaux des gardes, les cris sourds etsimultanés des hommes rassemblés et furieux, le tintement continueldes cloches qui annonçaient le supplice avec les coups répétés del’agonie, les roulements d’un tonnerre lointain, tout s’unissaitpour le désordre. Si l’oreille était étonnée, les yeux ne l’étaientpas moins ; quelques torches funèbres allumées au coin desrues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés età cheval qui passaient au galop en écrasant la foule : ilscouraient se réunir sur la place de Saint-Pierre ; des tuilesles frappaient quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvantatteindre le coupable éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisininnocent. La confusion était extrême, et devint plus grande encorelorsque, débouchant par toutes les rues sur cette place nomméeSaint-Pierre-le-Marché, le peuple la trouva barricadée de touscôtés et remplie de gardes à cheval et d’archers. Des charrettesliées aux bornes des rues en fermaient toutes les issues, et dessentinelles armées d’arquebuses étaient auprès. Sur le milieu de laplace s’élevait un bûcher composé de poutres énormes posées lesunes sur les autres de manière à former un carré parfait ; unbois plus blanc et plus léger les recouvrait ; un immensepoteau s’élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de rougeet tenant une torche baissée était debout près de cette sorte demât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôleà cause de la pluie, était à ses pieds.

À ce spectacle la terreur ramena partout unprofond silence ; pendant un instant on n’entendit plus que lebruit de la pluie qui tombait par torrents, et du tonnerre quis’approchait.

Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. duLude et Fournier, et de tous les personnages les plus importants,s’était mis à l’abri de l’orage sous le péristyle de l’église deSainte-Croix, élevée sur vingt degrés de pierre. Le bûcher était enface, et de cette hauteur on pouvait voir la place dans toute sonétendue. Elle était entièrement vide, et l’eau seule des largesruisseaux la traversait ; mais toutes les fenêtres des maisonss’éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir en noir les têtesd’hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons. Le jeuned’Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil ;élevé dans les sentiments d’honneur, et bien loin de toutes cesnoires pensées que la haine et l’ambition peuvent faire naître dansle cœur de l’homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût êtrefait sans quelque motif puissant et secret ; l’audace d’unetelle condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté mêmecommençait à la justifier à ses yeux ; une secrète horreur seglissa dans son âme, la même qui faisait taire le peuple ; iloublia presque l’intérêt que le malheureux Urbain lui avaitinspiré, pour chercher s’il n’était pas possible que quelqueintelligence secrète avec l’enfer eût justement provoqué de siexcessives rigueurs ; et les révélations publiques desreligieuses et les récits de son respectable gouverneurs’affaiblirent dans sa mémoire, tant le succès est puissant, mêmeaux yeux des êtres distingués ! tant la force en impose àl’homme, malgré la voix de sa conscience ! Le jeune voyageurse demandait déjà s’il n’était pas probable que la torture eûtarraché quelque monstrueux aveu à l’accusé, lorsque l’obscuritédans laquelle était l’église cessa tout à coup ; ses deuxgrandes portes s’ouvrirent, et à la lueur d’un nombre infini deflambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourésde gardes ; au milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé ouplutôt porté par six hommes vêtus en pénitents noirs, car sesjambes unies et entourées de bandages ensanglantés semblaientrompues et incapables de le soutenir. Il y avait tout au plus deuxheures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et cependant il eut peine àreconnaître la figure qu’il avait remarquée à l’audience :toute couleur, tout embonpoint en avaient disparu, une pâleurmortelle couvrait une peau jaune et luisante comme l’ivoire ;le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines ; il nerestait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenusdeux fois plus grands, et dont il promenait les regardslanguissants autour de lui ; ses cheveux bruns étaient éparssur son cou et sur une chemise blanche qui le couvrait toutentier ; cette sorte de robe à larges manches avait une teintejaunâtre et portait avec elle une odeur de soufre ; une longueet forte corde entourait son cou et tombait sur son sein. Ilressemblait à un fantôme, mais à celui d’un martyr.

Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté sur lepéristyle de l’église : le capucin Lactance lui plaça dans lamain droite et y soutint une torche ardente, et lui dit avec unedureté inflexible : – Fais amende honorable, et demande pardonà Dieu de ton crime de magie.

Le malheureux éleva la voix avec peine, etdit, les yeux au ciel :

– Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne àtrois ans, Laubardemont, juge prévaricateur ! On a éloigné monconfesseur, et j’ai été réduit à verser mes fautes dans le sein deDieu même, car mes ennemis m’entourent : j’en atteste ce Dieude miséricorde, je n’ai jamais été magicien ; je n’ai connu demystères que ceux de la religion catholique, apostolique etromaine, dans laquelle je meurs : j’ai beaucoup péché contremoi, mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur…

– N’achève pas ! s’écria le capucin,affectant de lui fermer la bouche avant qu’il prononçât le nom duSauveur ; misérable endurci, retourne au démon qui t’aenvoyé !

Il fit signe à quatre prêtres, qui,s’approchant avec des goupillons à la main, exorcisèrent l’air quele magicien respirait, la terre qu’il touchait et le bois quidevait le brûler. Pendant cette cérémonie, le lieutenant criminellut à la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore dans les pièces de ceprocès, en date du 18 août 1639, déclarant UrbainGrandier dûment atteint etconvaincu du crime demagie, maléfice, possession, èspersonnes d’aucunes religieusesursulines de Loudun, etautres, séculiers, etc.

Le lecteur, ébloui par un éclair, s’arrêta uninstant, et, se tournant du côté de M. de Laubardemont,lui demanda si, vu le temps qu’il faisait, l’exécution ne pouvaitpas être remise au lendemain, celui-ci répondit :

– L’arrêt porte exécution dans lesvingt-quatre heures : ne craignez point ce peuple incrédule,il va être convaincu…

Tous les personnages les plus considérables etbeaucoup d’étrangers étaient sous le péristyle et s’avancèrent,Cinq-Mars parmi eux.

– Le magicien n’a jamais pu prononcer lenom du Sauveur et repousse son image.

Lactance sortit en ce moment du milieu despénitents, ayant dans sa main un énorme crucifix de fer qu’ilsemblait tenir avec précaution et respect ; il l’approcha deslèvres du patient, qui effectivement se jeta en arrière, et,réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras qui fit tomberla croix des mains du capucin.

– Vous le voyez, s’écria celui-ci, il arenversé le crucifix !

Un murmure s’éleva dont le sens étaitincertain.

– Profanation ! s’écrièrent lesprêtres.

On s’avança vers le bûcher.

Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière unpilier, avait tout observé d’un œil avide ; il vit avecétonnement que le crucifix, en tombant sur les degrés, plus exposéà la pluie que la plate-forme, avait fumé et produit le bruit duplomb fondu jeté dans l’eau. Pendant que l’attention publique seportait ailleurs, il s’avança et y porta une main qu’il sentitvivement brûlée. Saisi d’indignation et de toute la fureur d’uncœur loyal, il prend crucifix avec les plis de son manteau,s’avance vers Laubardemont, et le frappant au front :

– Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marquede ce fer rougi !

La foule entend ce mot et se précipite.

– Arrêtez cet insensé ! dit en vainl’indigne magistrat.

Il était saisi lui-même par des mains d’hommequi criaient : – Justice ! au nom du Roi !

– Nous sommes perdus ! dit Lactance,au bûcher ! bûcher !

Les pénitents traînent Urbain vers la place,tandis que les juges et les archers rentrent dans l’église et sedébattent contre les citoyens furieux ; le bourreau, sansavoir le temps d’attacher la victime, se hâta de la coucher sur lebois et d’y mettre la flamme. Mais la pluie tombait par torrents,et chaque poutre à peine enflammée, s’éteignait en fumant. En vainLactance et les autres chanoines eux-mêmes excitaient le foyer,rien ne pouvait vaincre l’eau qui tombait du ciel.

Cependant le tumulte qui avait lieu aupéristyle de l’église s’était étendu tout autour de la place. Lecri de justice se répétait et circulait avec le récit dece qui s’était découvert ; deux barricades avaient étéforcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers étaientrepoussés peu à peu vers le centre de la place. En vainfaisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressaitde ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte,où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu’elle cachait en seresserrant.

– Avançons, avançons, disait un homme,nous le délivrerons ; ne frappez pas les soldats, mais qu’ilsreculent : voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il meure. Le bûchers’éteint ; amis, encore un effort. – Bien. – Renversez cecheval. – Poussez, précipitez-vous.

La garde était rompue et renversée de toutesparts, le peuple se jette en hurlant sur le bûcher ; maisaucune lumière n’y brillait plus : tout avait disparu, même lebourreau. On arrache, on disperse les planches : l’une d’ellesbrûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de cendre et deboue sanglante une main noircie, préservée du feu par un énormebracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage del’ouvrir ; les doigts serraient une petite croix d’ivoire etune image de sainte Madeleine.

– Voilà ses restes, dit-elle enpleurant.

– Dites les reliques du martyr, réponditun homme.

Chapitre 6LE SONGE

Lebien de la fortune est un bien périssable,
Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable
Plus on est eslevé, plus on court de dangers.
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste…

RACAN.

Lesvergers languissants, altérés de chaleurs,
Balancent des rameaux dépourvus de feuillage
Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.

Maria, JULES LEFÈVRE.

Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée queson emportement avait provoquée, s’était senti saisir le brasgauche par une main aussi dure que le fer, qui, le tirant de lafoule jusqu’au bas des degrés, le jeta derrière mur de l’église, etlui fit voir la figure noire du vieux Grandchamp, qui dit d’unevoix brusque : – Monsieur, ce n’était rien que d’attaquertrente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que nous étionsà quelques pas de vous sans que vous l’ayez su, que nous vousaurions aidé au besoin et que d’ailleurs vous aviez affaire à desgens d’honneur ; mais ici c’est différent. Voici vos chevauxet vos gens au bout de la rue : je vous prie de monter àcheval et de sortir de la ville, ou bien de me renvoyer chez madamela maréchale, parce que je suis responsable de vos bras et de vosjambes, que vous exposez bien lestement.

Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cettemanière brusque de rendre service, ne fut pas fâché de sortird’affaire ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au désagrémentqu’il y aurait d’être reconnu pour ce qu’il était après avoirfrappé le chef de l’autorité judiciaire, et l’agent du Cardinalmême qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu’ils’était assemblé autour de lui une foule de gens de la lie dupeuple, parmi lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit doncsans raisonner son vieux domestique, et trouva en effet les troisautres serviteurs qui l’attendaient. Malgré la pluie et le vent, ilmonta à cheval et fut bientôt sur la grand’route avec son escorte,ayant pris le galop pour ne pas être poursuivi.

À peine sorti de Loudun, le sable du chemin,sillonné par de profondes ornières que l’eau remplissaitentièrement, le força de ralentir le pas. La pluie continuait àtomber par torrents, et son manteau était presque traversé. Il ensentit un plus épais recouvrir ses épaules ; c’était encoreson vieux valet de chambre qui l’approchait et lui donnait cessoins maternels.

– Eh bien, Grandchamp, à présent que nousvoilà hors de cette bagarre, dis-moi donc comment tu t’es trouvélà, dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné de rester chez l’abbé.– Parbleu ! monsieur, répondit d’un air grondeur le vieuxserviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus qu’à M. lemaréchal ? Quand feu mon maître me disait de rester dans satente et qu’il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il nese plaignait pas, parce qu’il avait un cheval de rechange quand lesien était tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion. Il est vraique pendant quarante ans que je l’ai servi, je ne lui ai jamaisrien vu faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinzejours que je suis avec vous. Ah ! ajouta-t-il en soupirant,nous allons bien, et, si cela continue, je suis destiné à en voirde belles, à ce qu’il paraît.

– Mais sais-tu, Grandchamp, que cescoquins avaient fait rougir le crucifix, et qu’il n’y a pasd’honnête homme qui ne se fût mis en fureur comme moi ?

– Excepté M. le maréchal, votrepère, qui n’aurait point fait ce que vous faites, monsieur.

– Et qu’aurait-il donc fait ?

– Il aurait laissé brûlertrès-tranquillement ce curé par les autres curés, et m’auraitdit : « Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient del’avoine, et qu’on ne la retire pas ; » ou bien :« Grandchamp, prends bien garde que la pluie ne fasse rouillermon épée dans le fourreau et ne mouille l’amorce de mespistolets ; » car M. le maréchal pensait à tout, etne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C’était songrand principe ; et, comme il était, Dieu merci, aussi bonsoldat que général, il avait toujours soin de ses armes comme lepremier lansquenet venu, et il n’aurait pas été seul contre trentejeunes gaillards avec une petite épée de bal.

Cinq-Mars sentait fort bien les pesantesépigrammes du bonhomme, et craignait qu’il ne l’eût suivi plus loinque le bois de Chaumont ; mais il ne voulait pas l’apprendre,de peur d’avoir des explications à donner, ou un mensonge àfaire ; ou le silence à ordonner, ce qui eût été un aveu etune confidence, il prit le parti de piquer son cheval et de passerdevant son vieux domestique ; mais celui-ci n’avait pas fini,et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sagauche et continua la conversation.

– Croyez-vous, monsieur, par exemple, queje me permette de vous laisser aller où vous voulez sans voussuivre ? Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme le respectque je dois à madame la marquise pour me mettre dans le cas dem’entendre dire : « Grandchamp, mon fils a été tué d’uneballe ou d’un coup d’épée ; pourquoi n’étiez-vous pas devantlui ? » ou bien : « Il a reçu un coup de styletd’un Italien, parce qu’il allait la nuit sous la fenêtre d’unegrande princesse ; pourquoi n’avez-vous pas arrêtél’assassin ? » Cela serait fort désagréable pour moi,monsieur, et jamais on n’a rien eu de ce genre à me reprocher. Unefois M. le maréchal me prêta à son neveu, M. le comte,pour faire une campagne dans les Pays-Bas, parce que je saisl’espagnol ; eh bien, je m’en suis tiré avec honneur, comme jele fais toujours. Quand M. le comte reçut son boulet dans lebas-ventre, je ramenai moi seul ses chevaux, ses mulets, sa tenteet tout son équipage sans qu’il manquât un mouchoir,monsieur ; et je puis vous assurer que les chevaux étaientaussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que siM. le comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussin’ai-je reçu que des compliments et des choses agréables de toutela famille, comme j’aime à m’en entendre dire.

– C’est très-bien, mon ami, dit Henryd’Effiat, je te donnerai peut-être un jour des chevaux àramener ; mais, en attendant, prends donc cette grande boursed’or que j’ai pensé perdre deux ou trois fois, et tu payeras pourmoi partout ; cela m’ennuie tant !…

– M. le maréchal ne faisait pascela, monsieur. Comme il avait été surintendant des finances, ilcomptait son argent de sa main ; et je crois que vos terres neseraient pas en si bon état et que vous n’auriez pas tant d’or àcompter vous-même s’il eût fait autrement ; ayez donc la bontéde garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement pas le contenuexactement.

– Ma foi, non !

Grandchamp fit entendre un profond soupir àcette exclamation dédaigneuse de son maître.

– Ah ! monsieur le marquis !monsieur le marquis ! quand je pense que le grand roi Henry,devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de chamois parce quela pluie les gâtait ; quand je pense que M. de Rosnylui refusait de l’argent, quand il en avait trop dépensé ;quand je pense…

– Quand tu penses, tu es bien ennuyeux,mon ami, interrompit son maître, et tu ferais mieux de me dire ceque c’est que cette figure noire qui me semble marcher dans la bouederrière nous.

– Je crois que c’est quelque pauvrepaysanne qui veut demander l’aumône ; elle peut nous suivreaisément, car nous n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncentles chevaux jusqu’aux jarrets. Nous irons peut-être aux Landes unjour, monsieur, et vous verrez alors un pays comme celui-ci, dessables, et de grands sapins tout noirs ; c’est un cimetièrecontinuel à droite et à gauche de la route ; et en voici unpetit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé, et qu’ony voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plainesans un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nouspasserons la nuit ; mais, si monsieur me croit, nous couperonsdes branches d’arbres, et nous bivaquerons ; vous verrez commeje sais faire une baraque avec un peu de terre : on a chaudlà-dessous comme dans un bon lit.

– J’aime mieux continuer jusqu’à cettelumière que j’aperçois à l’horizon, dit Cinq-Mars ; car je mesens, je crois, un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais va-t’enderrière, je veux marcher seul ; rejoins les autres, etsuis-moi.

Grandchamp obéit, et se consola en donnant àGermain, Louis et Etienne des leçons sur la manière de reconnaîtrele terrain la nuit.

Cependant son jeune maître était accablé defatigue. Les émotions violentes de la journée avaient remuéprofondément son âme ; et ce long voyage à cheval, ces deuxderniers jours presque sans nourriture, à cause des événementsprécipités, la chaleur du soleil, le froid glacial de la nuit, toutcontribuait à augmenter son malaise, à briser son corps délicat.Pendant trois heures il marcha en silence devant ses gens, sans quela lumière qu’il avait vue à l’horizon parût s’approcher ; ilfinit par ne plus la suivre des yeux, et sa tête, devenue pluspesante, tomba sur sa poitrine ; il abandonna les rênes à soncheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand’route, et, croisantles bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de soncompagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros caillouxjetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix desdomestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître.Ce jeune homme s’abandonna librement à l’amertume de sespensées ; il se demanda si le but éclatant de ses espérancesne le fuirait pas dans l’avenir et de jour en jour, comme cettelumière phosphorique le fuyait dans l’horizon de pas en pas.Était-il probable que cette jeune princesse, rappelée presque deforce à la cour galante d’Anne d’Autriche, refusât toujours lesmains, peut-être royales, qui lui seraient offertes ? Quelleapparence qu’elle se résignât à renoncer au trône pour attendrequ’un caprice de la fortune vînt réaliser des espérancesromanesques et saisir un adolescent presque dans les derniers rangsde l’armée, pour le porter à une telle élévation avant que l’âge del’amour fût passé ! Qui l’assurait que les vœux mêmes de Mariede Gonzague eussent été bien sincères ? – Hélas ! sedisait-il, peut-être est-elle parvenue à s’étourdir elle-même surses propres sentiments ; la solitude de la campagne avaitpréparé son âme à recevoir des impressions profondes. J’ai paru,elle a cru que j’étais celui qu’elle avait rêvé ; notre âge etmon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à la cour elle aura mieuxappris, par l’intimité de la Reine, à contempler de bien haut lesgrandeurs auxquelles j’aspire, et que je ne vois encore que de bienbas ; quand elle se verra tout à coup en possession de toutson avenir, et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr le chemin qu’ilme faut faire ; quand elle entendra, autour d’elle, prononcerdes serments semblables aux miens par des voix qui n’auraient qu’unmot à dire pour me perdre et détruire celui qu’elle attend pour sonmari, pour son seigneur, ah ! insensé que j’ai été ! elleverra toute sa folie et s’irritera de la mienne.

C’était ainsi que le plus grand malheur del’amour, le doute, commençait à déchirer son cœur malade ; ilsentait son sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir ;souvent il tombait sur le cou de son cheval ralenti, et undemi-sommeil accablait ses yeux ; les sapins noirs quibordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres quipassaient à ses côtés ; il vit ou crut voir la même femmevêtue de noir qu’il avait montrée à Grandchamp s’approcher de luijusqu’à toucher les crins de son cheval, tirer son manteau ets’enfuir en ricanant ; le sable de la route lui parut unerivière qui coulait sur lui en voulant remonter vers sasource ; cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis ;il les ferma et s’endormit sur son cheval.

Bientôt il se sentit arrêté, mais le froidl’avait saisi. Il entrevit des paysans, des flambeaux, une masure,une grande chambre où on le transportait, un vaste lit dontGrandchamp fermait les lourds rideaux, et se rendormit étourdi parla fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.

Des songes plus rapides que les grains depoussière chassés par le vent tourbillonnaient sous sonfront ; il ne pouvait les arrêter et s’agitait sur sa couche.Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes, son gouverneur armé,Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui faisant un signed’adieu ; il porta la main sur sa tête en dormant et fixa lerêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau desable mouvant.

Une place publique couverte d’un peupleétranger, un peuple du Nord qui jetait des cris de joie, mais descris sauvages ; une haie de gardes, de soldatsfarouches ; ceux-ci étaient Français.

– Viens avec moi, dit d’une voix douceMarie de Gonzague en lui prenant la main. Vois-tu, j’ai undiadème ; voici ton trône, viens avec moi.

Et elle l’entraînait, et le peuple criaittoujours.

Il marcha, il marcha longtemps.

– Pourquoi donc êtes-vous triste, si vousêtes reine ? disait-il en tremblant. Mais elle était pâle, etsourit sans parler. Elle monta et s’élança sur les degrés, sur untrône, et s’assit : – Monte, disait-elle en tirant sa mainavec force.

Mais ses pieds faisaient crouler toujours delourdes solives, et il ne pouvait monter.

– Rends grâce à l’amour, reprit-elle.

Et la main, plus forte, le souleva jusqu’enhaut. Le peuple cria.

Il s’inclinait pour baiser cette mainsecourable, cette main adorée… c’était celle du bourreau !

– Ô ciel ! cria Cinq-Mars enpoussant un profond soupir.

Et il ouvrit les yeux : une lampevacillante éclairait la chambre délabrée de l’auberge ; ilreferma sa paupière, car il avait vu assise sur son lit une femme,une religieuse, si jeune, si belle ! Il crut rêver encore,mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux brûlantset les fixa sur cette femme.

– Ô Jeanne de Bel fiel ! est-cevous ? La pluie a mouillé votre voile et vos cheveuxnoirs : que faites-vous ici, malheureuse femme ?

– Tais-toi, ne réveille pas monUrbain ; il est dans la chambre voisine qui dort avec moi.Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds, regarde-les, mes piedsétaient si blancs autrefois ! Vois comme la boue les asouillés. Mais j’ai fait un vœu, je ne les laverai que chez le Roi,quand il m’aura donné la grâce d’Urbain. Je vais à l’armée pour letrouver ; je lui parlerai, comme Grandier m’a appris à luiparler, et il lui pardonnera ; mais, écoute, je lui demanderaiaussi ta grâce ; car j’ai lu sur ton visage que tu es condamnéà mort. Pauvre enfant ! tu es bien jeune pour mourir, tescheveux bouclés sont beaux ; mais cependant tu es condamné,car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais. L’homme quetu as frappé te tuera. Tu t’es trop servi de la croix, c’est là cequi te porte malheur ; tu as frappé avec elle, et tu la portesau cou avec des cheveux… Ne cache pas ta tête sous tes draps !T’aurais-je dit quelque chose qui t’afflige ? ou bien est-ceque vous aimez, jeune homme ? Ah ! soyez tranquille, jene dirai pas tout cela à votre amie ; je suis folle, mais jesuis bonne, bien bonne, et il y a trois jours encore que j’étaisbien belle. Est-elle belle aussi ? Oh ! comme ellepleurera un jour ! Ah ! si elle peut pleurer, elle serabien heureuse.

Et Jeanne se mit tout à coup à réciterl’office des morts d’une voix monotone, avec une volubilitéincroyable, toujours assise sur le lit, et tournant dans ses doigtsles grains d’un long rosaire.

Tout à coup la porte s’ouvre ; elleregarde et s’enfuit par une entrée pratiquée dans une cloison.

– Que diable est-ce que ceci ?Est-ce un lutin ou un ange qui dit la messe des morts sur vous,monsieur ? vous voilà sous vos draps comme dans unlinceul.

C’était la grosse voix de Grandchamp, qui futsi étonné, qu’il laissa tomber un verre de limonade qu’ilapportait. Voyant que son maître ne lui répondait pas, il s’effrayaencore plus et souleva les couvertures. Cinq-Mars était fort rougeet semblait dormir ; mais son vieux domestique jugeait que lesang lui portant à la tête l’avait presque suffoqué, et, s’emparantd’un vase plein d’eau froide, il le lui versa tout entier sur lefront. Ce remède militaire manque rarement son effet, et Cinq-Marsrevint à lui en sautant.

– Ah ! c’est toi, Grandchamp !quels rêves affreux je viens de faire !

– Peste ! monsieur, vos rêves sontfort jolis au contraire : j’ai vu la queue du dernier, vouschoisissez très-bien.

– Qu’est-ce que tu dis, vieuxfou ?

– Je ne suis pas fou, monsieur ;j’ai de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu. Mais certainementétant malade comme vous l’êtes, monsieur le maréchal ne…

– Tu radotes, mon cher ; donne-moi àboire, car la soif me dévore. Ô ciel ! quelle nuit ! jevois encore toutes ces femmes.

– Toutes ces femmes, monsieur ? Etcombien y en a-t-il ici ?

– Je te parle d’un rêve, imbécile !Quand tu resteras là immobile au lieu de me donner àboire !

– Cela me suffit, monsieur ; je vaisdemander d’autre limonade.

Et s’avançant à la porte, il cria du haut del’escalier :

– Eh ! Germain ! Etienne !Louis !

L’aubergiste répondit d’en bas :

– On y va, monsieur, on y va ; c’estqu’ils viennent de m’aider à courir après la folle.

– Quelle folle ? dit Cinq-Marss’avançant hors de son lit.

L’aubergiste entra, et, ôtant son bonnet decoton, dit avec respect :

– Ce n’est rien, monsieur lemarquis ; c’est une folle qui est arrivée à pied ici cettenuit, et qu’on avait fait coucher près de cette chambre ; maiselle vient de s’échapper : on n’a pas pu la rattraper.

– Comment, dit Cinq-Mars, comme revenantà lui et passant la main sur ses yeux, je n’ai donc pas rêvé ?Et ma mère, où est-elle ? et le maréchal, et… Ah ! c’estun songe affreux. Sortez tous.

En même temps il se retourna du côté du mur,et ramena encore les couvertures sur sa tête.

L’aubergiste, interdit, frappa trois fois desuite sur son front avec le bout du doigt en regardant Grandchamp,comme pour lui demander si son maître était aussi en délire.

Celui-ci fit signe de sortir en silence ;et, pour veiller pendant le reste de la nuit près de Cinq-Mars,profondément endormi, il s’assit seul dans un grand fauteuil detapisserie, en exprimant des citrons dans un verre d’eau, avec unair aussi grave et aussi sévère qu’Archimède calculant les flammesde ses miroirs.

Chapitre 7LE CABINET

Leshommes ont rarement le courage d’être
tout à fait bons ou tout à fait méchants.

MACHIAVEL.

Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôtil va suivre en paix une grande et belle route. Puisque nous avonsla liberté de promener nos yeux sur tous les points de la carte,arrêtons-les sur la ville de Narbonne.

Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin delà, ses flots bleuâtres sur des rives sablonneuses. Pénétrez danscette cité semblable à celle d’Athènes ; mais pour trouvercelui qui y règne, suivez cette rue inégale et obscure, montez lesdegrés du vieux archevêché, et entrons dans la première et la plusgrande des salles.

Elle était fort longue, mais éclairée par unesuite de hautes fenêtres en ogive, dont la partie supérieureseulement avait conservé les vitraux bleus, jaunes et rouges, quirépandaient une lueur mystérieuse dans l’appartement. Une tableronde énorme la remplissait dans toute sa largeur, du côté de lagrande cheminée ; autour de cette table, couverte d’un tapisbariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient assis etcourbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier deslettres qu’on leur passait d’une table plus petite. D’autres hommesdebout rangeaient les papiers dans les rayons d’une bibliothèque,que les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, etils marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle étaitgarnie.

Malgré cette quantité de personnes réunies, oneût entendu les ailes d’une mouche. Le seul bruit qui s’élevâtétait celui des plumes qui couraient rapidement sur le papier, etune voix grêle qui dictait, en s’interrompant pour tousser. Ellesortait d’un immense fauteuil à grands bras, placé au coin du feu,allumé en dépit des chaleurs de la saison et du pays. C’était un deces fauteuils qu’on voit encore dans quelques vieux châteaux, etqui semblent faits pour s’endormir en lisant, sur eux, quelquelivre que ce soit, tant chaque compartiment est soigné : uncroissant de plumes y soutient les reins ; si la tête sepenche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts desoie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu’ilest permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pèresavaient pour but d’éviter que le livre ne fît du bruit et ne lesréveillât en tombant.

Mais quittons cette digression pour parler del’homme qui s’y trouvait et qui n’y dormait pas. Il avait le frontlarge et quelques cheveux fort blancs, des yeux grands et doux, unefigure pâle et effilée à laquelle une petite barbe blanche etpointue donnait cet air de finesse que l’on remarque dans tous lesportraits du siècle de Louis XIII. Une bouche presque sanslèvres, et nous sommes forcé d’avouer que Lavater regarde ce signecomme indiquant la méchanceté à n’en pouvoir douter ; unebouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petitesmoustaches grises et par une royale, ornement alors à lamode, et qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Cevieillard avait sur la tête une calotte rouge et était enveloppédans une vaste robe de chambre et portait des bas de soie pourprée,et n’était rien moins qu’Armand Duplessis, cardinal deRichelieu.

Il avait très près de lui, autour de la pluspetite table dont il a été question, quatre jeunes gens de quinze àvingt ans : ils étaient pages ou domestiques, selonl’expression du temps, qui signifiait alors familier, ami de lamaison. Cet usage était un reste de patronage féodal demeuré dansnos mœurs. Les cadets gentilshommes des plus hautes famillesrecevaient des gages des grands seigneurs, et leur étaientdévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le premiervenu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous parlonsrédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné lasubstance ; et, après un coup d’œil du maître, ils lespassaient aux secrétaires, qui les mettaient au net. LeCardinal-duc, de son côté, écrivait sur son genou des notessecrètes sur de petits papiers, qu’il glissait dans presque tousles paquets avant de les fermer de sa propre main. Il y avaitquelques instants qu’il écrivait, lorsqu’il aperçut, dans une glaceplacée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant quelqueslignes interrompues, sur une feuille d’une taille inférieure àcelle du papier ministériel ; il se hâtait d’y mettre quelquesmots, puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu’ilétait chargé de remplir à son grand regret ; mais, placéderrière le Cardinal, il espérait que sa difficulté à se retournerl’empêcherait de s’apercevoir du petit manège qu’il semblaitexercer avec assez d’habitude. Tout à coup, Richelieu, luiadressant la parole sèchement, lui dit :

– Venez ici, monsieur Olivier.

Ces deux mots furent comme un coup de foudrepour ce pauvre enfant, qui paraissait n’avoir que seize ans. Il seleva pourtant très-vite, et vint se placer debout devant leministre, les bras pendants et la tête baissée.

Les autres pages et les secrétaires neremuèrent pas plus que des soldats lorsque l’un d’eux tombe frappéd’une balle, tant ils étaient accoutumés à ces sortes d’appels.Celui-ci pourtant s’annonçait d’une manière plus vive que lesautres.

– Qu’écrivez-vous là ?

– Monseigneur… ce que votre Éminence medicte.

– Quoi ?

– Monseigneur… la lettre à don Juan deBragance.

– Point de détours, monsieur, vous faitesautre chose.

– Monseigneur, dit alors le page leslarmes aux yeux, c’était un billet à une de mes cousines.

– Voyons-le.

Alors un tremblement universel l’agita, et ilfut obligé de s’appuyer sur la cheminée en disant àdemi-voix :

– C’est impossible.

– Monsieur le vicomte Olivierd’Entraigues, dit le ministre sans marquer la moindre émotion, vousn’êtes plus à mon service. Et le page sortit ; il savait qu’iln’y avait pas à répliquer ; il glissa son billet dans sapoche, et, ouvrant la porte à deux battants, justement assez pourqu’il y eût place pour lui, il s’y glissa comme un oiseau quis’échappe de sa cage.

Le ministre continua les notes qu’il traçaitsur son genou.

Les secrétaires redoublaient de silence etd’ardeur, lorsque, la porte s’ouvrant rapidement de chaque côté, onvit paraître debout, entre les deux battants, un capucin qui,s’inclinant les bras croisés sur la poitrine, semblait attendrel’aumône ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint rembruni,profondément sillonné par la petite vérole ; des yeux assezdoux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils quise joignaient au milieu du front ; une bouche dont le sourireétait rusé, malfaisant et sinistre ; une barbe plate et rousseà l’extrémité, et le costume de l’ordre de Saint-François danstoute son horreur, avec des sandales et des pieds nus quiparaissaient fort indignes de s’essuyer sur un tapis.

Tel qu’il était, ce personnage parut faire unegrande sensation dans toute la salle ; car, sans achever laphrase, la ligne ou le mot commencé, chaque écrivain se leva etsortit par la porte, où il se tenait toujours debout, les uns lesaluant en passant, les autres détournant la tête, les jeunes pagesse bouchant le nez, mais par derrière lui, car ils paraissaient enavoir peur en secret. Lorsque tout le monde eut défilé, il entraenfin, faisant une profonde révérence, parce que la porte étaitencore ouverte ; mais sitôt qu’elle fut fermée, marchant sanscérémonie, il vint s’asseoir auprès du Cardinal, qui, l’ayantreconnu au mouvement qui se faisait, lui fit une inclination detête sèche et silencieuse, le regardant fixement comme pourattendre une nouvelle, et ne pouvant s’empêcher de froncer lesourcil, comme à l’aspect d’une araignée ou de quelque autre animaldésagréable.

Le Cardinal n’avait pu résister à ce mouvementde déplaisir, parce qu’il se sentait obligé, par la présence de sonagent, à rentrer dans ces conversations profondes et pénibles dontil s’était reposé pendant quelques jours dans un pays dont l’airpur lui était favorable, et dont le calme avait un peu ralenti lesdouleurs de sa maladie ; elle s’était changée en une fièvrelente ; mais ses intervalles étaient assez longs pour qu’ilpût oublier, pendant son absence, qu’elle devait revenir. Donnantdonc un peu de repos à son imagination jusqu’alors infatigable, ilattendait sans impatience, pour la première fois de ses jourspeut-être, le retour des courriers qu’il avait fait partir danstoutes les directions, comme les rayons d’un soleil qui donnaitseul la vie et le mouvement à la France. Il ne s’attendait pas à lavisite qu’il recevait alors, et la vue d’un de ces hommes qu’iltrempait dans le crime, selonsa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes habituellesde sa vie plus présentes, sans dissiper entièrement le nuage demélancolie qui venait d’obscurcir ses pensées.

Le commencement de sa conversation futempreint de la couleur sombre de ses dernières rêveries ; maisbientôt il en sortit plus vif et plus fort que jamais, quand lavigueur de son esprit rentra forcément dans le monde réel.

Son confident, voyant qu’il devait rompre lesilence le premier, le fit ainsi assez brusquement :

– Eh bien ! monseigneur, à quoipensez-vous ?

– Hélas ! Joseph, à quoi devons-nouspenser tous tant que nous sommes, sinon à notre bonheur futur dansune vie meilleure que celle-ci ? Je songe, depuis plusieursjours, que les intérêts humains m’ont trop détourné de cette uniquepensée ; et je me repens d’avoir employé quelques instants deloisir à des ouvrages profanes, tels que mes tragédiesd’Europe et de Mirame, malgré la gloire que j’enai tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandradans l’avenir.

Le père Joseph, plein des choses qu’il avait àdire, fut d’abord surpris de ce début ; mais il connaissaittrop son maître pour en rien témoigner, et, sachant bien par où ille ramènerait à d’autres idées, il entra dans les siennes sanshésiter.

– Le mérite en est pourtant bien grand,dit-il avec un air de regret, et la France gémira de ce que cesœuvres immortelles ne sont pas suivies de productionssemblables.

– Oui, mon cher Joseph, c’est en vain quedes hommes tels que Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, etsurtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces tragédies les plusbelles de toutes celles que les temps présents et passés ont vureprésenter ; je me les reproche, je vous jure, comme un vraipéché mortel, et je ne m’occupe, dans mes heures de repos, que dema Méthode des controverses, et du livresur la Perfection du chrétien. Je songeque j’ai cinquante-six ans et une maladie qui ne pardonneguère.

– Ce sont des calculs que vos ennemisfont aussi exactement que Votre Éminence, dit le père, à qui cetteconversation commençait à donner de l’humeur, et qui voulait ensortir au plus vite.

Le rouge monta au visage du Cardinal.

– Je le sais, je le sais bien, dit-il, jeconnais toute leur noirceur, et je m’attends à tout. Mais qu’ya-t-il donc de nouveau ?

– Nous étions convenus déjà, monseigneur,de remplacer mademoiselle d’Hautefort ; nous l’avons éloignéecomme mademoiselle de La Fayette, c’est fort bien ; mais saplace n’est pas remplie, et le Roi…

– Eh bien ?

– Le Roi a des idées qu’il n’avait paseues encore.

– Vraiment ? et qui ne viennent pasde moi ? Voilà qui va bien, dit le ministre avec ironie.

– Aussi, monseigneur, pourquoi laissersix jours entiers la place de favori vacante ? Ce n’est pasprudent, permettez que je le dise.

– Il a des idées, des idées !répétait Richelieu avec une sorte d’effroi ; etlesquelles ?

– Il a parlé de rappeler la Reine mère,dit le capucin à voix basse, de la rappeler de Cologne.

– Marie de Médicis ! s’écria leCardinal en frappant sur les bras de son fauteuil avec ses deuxmains. Non, par le Dieu vivant ! elle ne rentrera pas sur lesol de France, d’où je l’ai chassée pied par pied !L’Angleterre n’a pas osé la garder exilée par moi ; laHollande a craint de crouler sous elle, et mon royaume larecevrait ! Non, non, cette idée n’a pu lui venir parlui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère, quelleperfidie ! non, il n’aurait jamais osé y penser…

Puis, après avoir rêvé un instant, il ajoutaen fixant un regard pénétrant et encore plein du feu de sa colèresur le père Joseph :

– Mais… dans quels termes a-t-il expriméce désir ? Dites-moi les mots précis.

– Il a dit assez publiquement, et enprésence de Monsieur : « Je sens bien que l’un despremiers devoirs d’un chrétien est d’être bon fils, et je nerésisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience. »

– Chrétien ! conscience ! ce nesont pas ses expressions ; c’est le père Caussin, c’est sonconfesseur qui me trahit ! s’écria le Cardinal. Perfidejésuite ! je t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette ;mais je ne te passerais pas tes conseils secrets. Je ferai chasserce confesseur, Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le vois bien.Mais aussi j’ai agi avec négligence depuis quelques jours ; jen’ai pas assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat, qui réussirasans doute : il est bien fait et spirituel, dit-on. Ah !quelle faute ! je méritais une bonne disgrâce moi-même.Laisser près du Roi ce renard de jésuite, sans lui avoir donné mesinstructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélitéà mes ordres ! quel oubli ! Joseph, prenez une plume, etécrivez vite ceci pour l’autre confesseur que nous choisironsmieux. Je pense au père Sirmond…

Le père Joseph se mit devant la grande table,prêt à écrire, et le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvellenature, que, peu de temps après, il osa faire remettre au Roi, quiles reçut, les respecta, et les apprit par cœur comme lescommandements de l’Église. Ils nous sont demeurés comme un monumenteffrayant de l’empire qu’un homme peut arracher à force de temps,d’intrigues et d’audace :

I. Un prince doit avoir un premier ministre,et ce premier ministre trois qualités : 1° qu’il n’ait pasd’autre passion que son prince ; 2° qu’il soit habile etfidèle ; 3° qu’il soit ecclésiastique.

II. Un prince doit parfaitement aimer sonpremier ministre.

III. Ne doit jamais changer son premierministre.

IV. Doit lui dire toutes choses.

V. Lui donner libre accès auprès de sapersonne.

VI. Lui donner une souveraine autorité sur lepeuple.

VII. De grands honneurs et de grandsbiens.

VIII. Un prince n’a pas de plus riche trésorque son premier ministre.

IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à cequ’on dit contre son premier ministre, ni se plaire à en entendremédire.

X. Un prince doit révéler à son premierministre tout ce qu’on a dit contre lui, quandmême on aurait exigédu prince qu’il garderaitle secret.

XI. Un prince doit non-seulement préférer lebien de son État, mais son premier ministre à tous ses parents.

Tels étaient les commandements du dieu de laFrance, moins étonnants encore que la terrible naïveté qui lui faitléguer lui-même ses ordres à la postérité, comme si elle aussidevait croire en lui.

Tandis qu’il dictait son instruction, en lalisant sur un petit papier écrit de sa main, une tristesse profondeparaissait s’emparer de lui à chaque mot ; et, lorsqu’il futau bout, il tomba au fond de son fauteuil, les bras croisés et latête penchée sur son estomac.

Le père Joseph, interrompant son écriture, seleva, et allait lui demander s’il se trouvait mal, lorsqu’ilentendit sortir du fond de sa poitrine ces paroles lugubres etmémorables :

– Quel ennui profond ! quellesinterminables inquiétudes ! Si l’ambitieux me voyait, ilfuirait dans un désert. Qu’est-ce que ma puissance ? Unmisérable reflet du pouvoir royal ; et que de travaux pourfixer sur mon étoile ce rayon qui flotte sans cesse ! Depuisvingt ans je le tente inutilement. Je ne comprends rien à cethomme ! il n’ose pas me fuir ; mais on me l’enlève :il me glisse entre les doigts… Que de choses j’aurais pu faire avecses droits héréditaires, si je les avais eus ! Mais employertant de calculs à se tenir en équilibre ! que reste-t-il degénie pour les entreprises ? J’ai l’Europe dans ma main, et jesuis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu’ai-je affaire de portermes regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sontrenfermés dans son étroit cabinet ? Ses six pieds d’espace medonnent plus de peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc cequ’est un premier ministre ! Enviez-moi mes gardes àprésent !

Ses traits étaient décomposés de manière àfaire craindre quelque accident, et il lui prit une toux violenteet longue, qui finit par un léger crachement de sang. Il vit que lepère Joseph, effrayé, allait saisir une clochette d’or posée sur latable, et se levant tout à coup avec la vivacité d’un jeune homme,il l’arrêta et lui dit :

– Ce n’est rien, Joseph, je me laissequelquefois aller au découragement ; mais ces moments sontcourts, et j’en sors plus fort qu’avant. Pour ma santé, je saisparfaitement où j’en suis ; mais il ne s’agit pas de cela.Qu’avez-vous fait à Paris ? Je suis content de voir le Roiarrivé dans le Béarn comme je le voulais : nous le veilleronsmieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir ?

– Une bataille à Perpignan.

– Allons, ce n’est pas mal. Eh bien, nouspouvons, la lui arranger ; autant vaut cette occupation qu’uneautre à présent. Mais la jeune Reine, la jeune Reine, quedit-elle ?

– Elle est encore furieuse contre vous.Sa correspondance découverte, l’interrogatoire que vous lui fîtessubir !

– Bah ! un madrigal et un moment desoumission lui feront oublier que je l’ai séparée de sa maisond’Autriche et du pays de son Buckingham. Mais quefait-elle ?

– D’autres intrigues avec Monsieur. Mais,comme toutes ses confidences sont à nous, en voici les rapportsjour par jour.

– Je ne me donnerai pas la peine de leslire : tant que le duc de Bouillon sera en Italie, je necrains rien de là ; elle peut rêver de petites conjurationsavec Gaston au coin du feu ; il s’en tient toujours auxaimables intentions qu’il a quelquefois, et n’exécute bien que sessorties du royaume ; il en est à la troisième. Je luiprocurerai la quatrième quand il voudra ; il ne vaut pas lecoup de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvrecomte n’avait cependant guère plus d’énergie.

Ici le Cardinal, se rasseyant dans sonfauteuil, se mit à rire assez gaiement pour un homme d’État.

– Je rirai toute ma vie de leurexpédition d’Amiens. Ils me tenaient là tous les deux. Chacun avaitbien cinq cents gentilshommes autour de lui, armés jusqu’aux dents,et tout prêts à m’expédier comme Concini ; mais le grand Vitryn’était plus là ; ils m’ont laissé parler une heure forttranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni l’unni l’autre n’a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nousavons su depuis par Chavigny qu’ils attendaient depuis deux moiscet heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien dutout, si ce n’est ce petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdaitautour de moi, et avait l’air de cacher quelque chose dans samanche ; ce fut ce qui me fit monter en carrosse.

– À propos, monseigneur, la Reine veut lefaire coadjuteur absolument.

– Elle est folle ! il la perdra sielle s’y attache : c’est un mousquetaire manqué, un diable ensoutane ; lisez son Histoire deFiesque, vous l’y verrez lui-même. Il ne sera rien tantque je vivrai.

– Eh quoi ! vous jugez si bien, etvous faites venir un autre ambitieux de son âge ?

– Quelle différence ! Ce sera unepoupée, mon ami, une vraie poupée, que ce jeune Cinq-Mars ; ilne pensera qu’à sa fraise et à ses aiguillettes ; sa jolietournure m’en répond, et je sais qu’il est doux et faible. Je l’aipréféré pour cela à son frère aîné ; il fera ce que nousvoudrons.

– Ah ! monseigneur, dit le père d’unair de doute, je ne me suis jamais fié aux gens dont les formessont si calmes, la flamme intérieure en est plus dangereuse.Souvenez-vous du maréchal d’Effiat, son père.

– Mais, encore une fois, c’est un enfant,et je l’élèverai ; au lieu que le Gondi est déjà un factieuxaccompli, un audacieux que rien n’arrête ; il a osé medisputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela ? est-cecroyable, à moi ? un petit prestolet, qui n’a d’autre méritequ’un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que lemari a pris soin lui-même de l’éloigner.

Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux sonmaître lorsqu’il parlait de ses bonnes fortunes que de ses vers,fit une grimace qu’il voulait rendre fine et qui ne fut que laideet gauche : il s’imagina que l’expression de sa bouche tordue,comme celle d’un singe, voulait dire : Ah !qui peut résister amonseigneur ? mais monseigneur y lut :Je suis un cuistre quine sais rien du grandmonde, et, sans transition, il dit tout à coup, en prenantsur la table une lettre de dépêches :

– Le duc de Rohan est mort, c’est unebonne nouvelle ; voilà les huguenots perdus. Il a eu bien dubonheur : je l’avais fait condamner par le parlement deToulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt tranquillementsur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu’importe ? lerésultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre !Comme elles sont tombées depuis celle de Montmorency ! Je n’envois plus guère qui ne s’inclinent devant moi. Nous avons déjà àpeu près puni toutes nos dupes de Versailles ; certes, on n’arien à me reprocher : j’exerce contre eux la loi du talion, etje les traite comme ils ont voulu me faire traiter au conseil de laReine mère. Le vieux radoteur de Bassompierre en sera quitte pourla prison perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal de Vitry, carils n’avaient voté que cette peine pour moi. Quant au Marillac, quiconseilla la mort, je la lui réserve au premier faux pas, et terecommande, Joseph, de me le rappeler ; il faut être justeavec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, àqui son Sedan donne de l’orgueil ; mais je le lui ferai bienrendre. C’est une chose merveilleuse que leur aveuglement !ils se croient tous libres de conspirer, et ne voient pas qu’ils nefont que voltiger au bout des fils que je tiens d’une main, et quej’allonge quelquefois pour leur donner de l’air et de l’espace. Etpour la mort de leur cher duc, les huguenots ont-ils bien criécomme un seul homme ?

– Moins que pour l’affaire de Loudun, quis’est pourtant terminée heureusement.

– Quoi !heureusement ? J’espère que Grandier estmort ?

– Oui ; c’est ce que je voulaisdire. Votre Éminence doit être satisfaite ; tout a été finidans les vingt-quatre heures ; on n’y pense plus. SeulementLaubardemont a fait une petite étourderie, qui était de rendre laséance publique ; c’est ce qui a causé un peu detumulte ; mais nous avons les signalements des perturbateursque l’on suit.

– C’est bien, c’est très-bien. Urbainétait un homme trop supérieur pour le laisser là ; il tournaitau protestantisme ; je parierais qu’il aurait fini parabjurer ; son ouvrage contre le célibat des prêtres me l’afait conjecturer ; et, dans le doute, retiens ceci,Joseph : il vaut toujours mieux couper l’arbre avant que lefruit soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont une vraierépublique dans l’État : si une fois ils avaient la majoritéen France, la monarchie serait perdue ; ils établiraientquelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.

– Et quelles peines profondes ils causenttous les jours a notre saint-père le pape ! dit Joseph.

– Ah ! interrompit le Cardinal, jete vois venir : tu veux me rappeler son entêtement à ne pas tedonner le chapeau. Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui aunouvel ambassadeur que nous envoyons. Le maréchal d’Estréesobtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans, que noust’avons nommé au cardinalat ; je commence aussi à trouver quela pourpre t’irait bien, car les taches de sang ne s’y voientpas.

Et tous deux se mirent à rire, l’un comme unmaître qui accable de tout son mépris le sicaire qu’il paye,l’autre comme un esclave résigné à toutes les humiliations parlesquelles on s’élève.

Le rire qu’avait excité la sanglanteplaisanterie du vieux ministre durait encore lorsque la porte ducabinet s’ouvrit, et un page annonça plusieurs courriers quiarrivaient à la fois de divers points ; le père Joseph seleva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre le mur, comme unemomie égyptienne, ne laissa plus paraître sur son visage qu’unestupide contemplation. Douze messagers entrèrent successivement,revêtus de déguisements divers : l’un semblait un soldatsuisse ; un autre un vivandier ; un troisième, un maîtremaçon ; on les faisait entrer dans le palais par un escalieret un corridor secrets, et ils sortaient du cabinet par une porteopposée à celle qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer nise communiquer rien de leurs dépêches. Chacun d’eux déposait unpaquet de papiers roulés ou plies sur la grande table, parlait uninstant au Cardinal dans l’embrasure d’une croisée, et partait.Richelieu s’était levé brusquement dès l’entrée du premiermessager, et, attentif à tout faire par lui-même, il les reçuttous, les écouta et referma de sa main sur eux la porte de sortie.Il fit signe au père Joseph quand le dernier fut parti, et, sansparler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent les paquets desdépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des lettres.

– Le duc de Weimar poursuit sesavantages ; le duc Charles est battu ; l’esprit de notregénéral est assez bon ; voici de bons propos qu’il a tenus àdîner. Je suis content.

– Monseigneur, le vicomte de Turenne arepris les places de Lorraine ; voici ses conversationsparticulières…

– Ah ! passez, passez cela ;elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce sera toujours un bon ethonnête homme, ne se mêlant point de politique ; pourvu qu’onlui donne une petite armée à disposer comme une partie d’échecs,n’importe contre qui, il est content ; nous serons toujoursbons amis.

– Voici le long Parlement qui dure encoreen Angleterre. Les Communes poursuivent leur projet : voicides massacres en Irlande… Le comte de Strafford est condamné àmort.

– À mort ! quelle horreur !

– Je lis : « Sa Majesté CharlesIer n’a pas eu le courage de signer l’arrêt, mais il adésigné quatre commissaires… »

– Roi faible, je t’abandonne. Tu n’aurasplus notre argent. Tombe, puisque tu es ingrat !… Ô malheureuxWentworth !

Et une larme parut aux yeux deRichelieu ; ce même homme qui venait de jouer avec la vie detant d’autres pleura un ministre abandonné de son prince. Lerapport de cette situation à la sienne l’avait frappé, et c’étaitlui-même qu’il pleurait dans cet étranger. Il cessa de lire à hautevoix les dépêches qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Ilparcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapportsdétaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes detout personnage un peu important ; rapports qu’il faisaittoujours joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. Onattachait ces rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaienttoutes passer par les mains du Cardinal, et être soigneusementrepliées, pour arriver au prince épurées et telles qu’on voulaitles lui faire lire. Les notes particulières furent toutes brûléesavec soin par le Père, quand le Cardinal en eut prisconnaissance ; et celui-ci cependant ne paraissait pointsatisfait : il se promenait fort vite en long et en large dansl’appartement avec des gestes d’inquiétude, lorsque la portes’ouvrit, et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avaitl’air d’un enfant de quatorze ans à peine ; il tenait sous lebras un paquet cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinalqu’un petit billet sur lequel un regard dérobé de Joseph ne putentrevoir que quatre mots. Le Duc tressaillit, le déchira en millepièces, et, se courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla assezlongtemps sans réponse ; tout ce que Joseph entendit fut,lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle :Fais-y bien attention,pas avant douze heuresd’ici.

Pendant cet aparté du Cardinal,Joseph s’était occupé à soustraire de sa vue un nombre infini delibelles qui venaient de Flandre et d’Allemagne, et que le ministrevoulait voir, quelque amers qu’ils fussent pour lui. Il affectait acet égard une philosophie qu’il était loin d’avoir, et, pour faireillusion à ceux qui l’entouraient, il feignait quelquefois detrouver que ses ennemis n’avaient pas tout à fait tort, et de rirede leurs plaisanteries ; cependant ceux qui avaient uneconnaissance plus approfondie de son caractère démêlaient une rageprofonde sous cette apparente modération et savaient qu’il n’étaitsatisfait que lorsqu’il avait fait condamner par le Parlement lelivre ennemi à être brûlé en place de Grève, commeinjurieux au Roi en lapersonne de son ministrel’illustrissime Cardinal, comme on le voit dansles arrêts du temps, et que son seul regret était que l’auteur nefût pas à la place de l’ouvrage : satisfaction qu’il sedonnait quand il le pouvait, comme il le fit pour UrbainGrandier.

C’était son orgueil colossal qu’il vengeaitainsi sans se l’avouer à lui-même, et travaillant longtemps, un anquelquefois, à se persuader que l’intérêt de l’État y était engagé.Ingénieux à rattacher ses affaires particulières à celles de laFrance, il s’était convaincu lui-même qu’elle saignait desblessures qu’il recevait. Joseph, très-attentif à ne pas provoquersa mauvaise humeur dans ce moment, mit à part et déroba un livreintitulé : Mystères politiques duCardinal de la Rochelle ;un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre était :Questions quolibétiques, ajustéesau temps présent, etImpiété sanglante du dieuMars. L’honnête avocat Aubery, qui nous a transmis une desplus fidèles histoires de l’éminentissime Cardinal, esttransporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, ets’écrie que le grand ministre eutbien sujet de seglorifier que ces ennemis,inspirés contre leur grédu même enthousiasme quia fait rendre desoracles à l’ânesse deBalaam, à Caïphe etautres qui semblaient plusindignes du don de laprophétie, l’appelaient à bontitre Cardinal de laRochelle, puisqu’il avait,trois ans après leursécrits, réduit cetteville ; de même queScipion a été nommél’Africain pour avoir subjuguécette PROVINCE. Peu s’en fallut que le père Joseph, quiétait nécessairement dans les mêmes idées, n’exprimât dans lesmêmes termes son indignation ; car il se rappelait avecdouleur la part de ridicule qu’il avait prise dans le siège de laRochelle, qui, tout en n’étant pas une province commel’Afrique, s’était permis de résister à l’éminentissimeCardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupespar un égout, se piquant d’être assez habile dans l’art des sièges.Cependant il se contint, et eut encore le temps de cacher lelibelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que leministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porteà la table.

– Le départ, Joseph, le départ !dit-il. Ouvre les portes à toute cette cour qui m’assiège, etallons trouver le Roi, qui m’attend à Perpignan ; je le tienscette fois pour toujours.

Le capucin se retira, et bientôt les pages,ouvrant les doubles portes dorées, annoncèrent successivement lesplus grands seigneurs de cette époque, qui avaient obtenu du Roi lapermission de le quitter pour venir saluer le ministre ;quelques-uns même, sous prétexte de maladie ou d’affaires deservice, étaient partis à la dérobée pour ne pas être les derniersdans son antichambre, et le triste monarque s’était trouvé presquetout seul, comme les autres rois ne se voient d’ordinaire qu’à leurlit de mort ; mais il semblait que le trône fût sa couchefunèbre aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, etson ministre un successeur menaçant.

Deux pages des meilleures maisons de France setenaient près de la porte où des huissiers annonçaient chaquepersonnage qui, dans le salon précédent, avait trouvé le pèreJoseph. Le Cardinal, toujours assis dans son grand fauteuil,restait immobile pour le commun des courtisans, faisait uneinclination de tête aux plus distingués, et pour les princesseulement s’aidait de ses deux bras pour se souleverlégèrement ; chaque courtisan allait le saluer profondément,et, se tenant debout devant lui près de la cheminée, attendaitqu’il lui adressât la parole : ensuite, selon le signe duCardinal, il continuait à faire le tour du salon pour sortir par lamême porte par où l’on entrait, restait un moment à saluer le pèreJoseph, qui singeait son maître, et que l’on avait pour cela nommél’Éminence grise, et sortait enfin du palais, ou bien se rangeaitdebout derrière son fauteuil, si le ministre l’y engageait, ce quiétait une marque de la plus grande faveur.

Il laissa passer d’abord quelques personnagesinsignifiants et beaucoup de mérites inutiles, et n’arrêta cetteprocession qu’au maréchal d’Estrées, qui, partant pour l’ambassadede Rome, venait lui faire ses adieux : tout ce qui suivaitcessa d’avancer. Ce mouvement avertit dans le salon précédentqu’une conversation plus longue s’engageait, et le père Joseph,paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui voulait dired’une part : Souvenez-vous de la promesse que vous venez de mefaire ; de l’autre : Soyez tranquille. En même tempsl’adroit capucin fit voir à son maître qu’il tenait sous le brasune de ses victimes qu’il préparait à être un docileinstrument : c’était un jeune gentilhomme qui portait unmanteau vert très-court, et une veste de même couleur, un pantalonrouge fort serré, avec de brillantes jarretières d’or dessous,habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait bien ensecret, mais point dans le sens de son maître ; il ne pensaitqu’à être cardinal, et se préparait d’autres intelligences en casde défection de la part du premier ministre.

– Dites à Monsieur qu’il ne se fie pasaux apparences, et qu’il n’a pas de plus fidèle serviteur que moi.Le Cardinal commence à baisser ; et je crois de ma conscienced’avertir de ses fautes celui qui pourrait hériter du pouvoir royalpendant la minorité. Pour donner à votre grand prince une preuve dema bonne foi, dites-lui qu’on veut faire arrêter Puy-Laurens, quiest à lui, qu’il le fasse cacher, ou bien le Cardinal le mettraaussi à la Bastille.

Tandis que le serviteur trahissait ainsi sonmaître, le maître ne restait pas en arrière et trahissait leserviteur. Son amour-propre et un reste de respect pour les chosesde l’Église le faisaient souffrir à l’idée de voir le méprisableagent couvert du même chapeau qui était une couronne pour lui, etassis aussi haut que lui-même, à cela près de l’emploi passager deministre. Parlant donc à demi voix au maréchal d’Estrées :

– Il n’est pas nécessaire, lui dit-il, depersécuter plus longtemps Urbain VIII en faveur de ce capucinque vous voyez là-bas ; c’est bien assez que Sa Majesté aitdaigné le nommer au cardinalat, nous concevons les répugnances deSa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre romaine.

Puis, passant de cette idée aux chosesgénérales :

– Je ne sais vraiment pas ce qui peutrefroidir Saint-Père à notre égard ; qu’avons-nous fait qui nefût pour la gloire de notre sainte mère l’Église catholique ?J’ai dit moi-même la première messe à la Rochelle, et vous le voyezpar vos yeux, monsieur le maréchal, notre habit est partout, etmême dans vos armées ; le cardinal de La Valette vient decommander glorieusement dans le Palatinat.

– Et vient de faire une très-belleretraite, dit le maréchal, appuyant légèrement sur le motretraite.

Le ministre continua, sans faire attention àce petit mot de jalousie de métier et en élevant la voix :

– Dieu a montré qu’il ne dédaignait pasd’envoyer l’esprit de victoire à ses Lévites, car le duc de Weimarn’aida pas plus puissamment à la conquête de la Lorraine que cepieux cardinal, et jamais une armée navale ne fut mieux commandéeque par notre archevêque de Bordeaux à la Rochelle.

On savait que dans ce moment le ministre étaitassez aigri contre ce prélat, dont la hauteur était telle et lesimpertinences si fréquentes, qu’il avait eu deux affaires assezdésagréables dans Bordeaux. Il y avait quatre ans, le ducd’Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, suivi de tous sesgentilshommes et de ses troupes, le rencontrant au milieu de sonclergé dans une procession, l’appela insolent, et lui donna deuxcoups de canne très-vigoureux ; sur quoi l’archevêquel’excommunia ; et tout récemment encore, malgré cette leçon,il avait eu une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avaitreçu vingt coups de canneou de bâton, comme ilvous plaira, écrivait le Cardinal-Duc au cardinalde La Valette, et je croisqu’il veut remplir laFrance d’excommuniés. En effet, il excommuniaencore le bâton du maréchal, se souvenant qu’autrefois le papeavait forcé le duc d’Épernon à lui demander pardon ; maisVitry, qui avait fait assassiner le maréchal d’Ancre, était tropbien en cour pour cela, et l’archevêque fut battu, et de plusgrondé par le ministre.

M. d’Estrées pensa donc avec assez detact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie dans la manière dont leCardinal vantait les talents guerriers et maritimes del’archevêque, et lui répondit avec un sang-froidinaltérable :

– En effet, monseigneur, personne ne peutdire que ce soit sur mer qu’il ait été battu.

Son Éminence ne put s’empêcher de sourire,mais, voyant que l’impression électrique de ce sourire en avaitfait naître d’autres dans la salle, et des chuchotements et desconjectures, il reprit toute sa gravité sur-le-champ, et prenant lebras familièrement au maréchal :

– Allons, allons, monsieur l’ambassadeur,dit-il, vous avez la repartie bonne. Avec vous, je ne craindraispas le cardinal Albornos, ni tous les Borgia du monde, ni tous lesefforts de leur Espagne près du Saint-Père.

Puis, élevant la voix et regardant tout autourde lui comme pour s’adresser au salon silencieux etcaptivé :

– J’espère, continua-t-il, qu’on ne nouspersécutera plus comme l’on fit autrefois pour avoir fait une justealliance avec l’un des plus grands hommes de nos temps ; maisGustave-Adolphe est mort, le roi catholique n’aura plus de prétextepour solliciter l’excommunication du roi très-chrétien. N’êtes-vouspas de mon avis, mon cher seigneur ? dit-il en s’adressant aucardinal de La Valette qui s’approchait, et n’avait heureusementrien entendu sur son compte. Monsieur d’Estrées, restez près denotre fauteuil : nous avons encore bien des choses à vousdire, et vous n’êtes pas de trop dans toutes nos conversations, carnous n’avons point de secrets, notre politique est franche et augrand jour : l’intérêt de Sa Majesté et de l’État, voilàtout.

Le maréchal fit un profond salut, se rangeaderrière le siège du ministre, et laissa sa place au cardinal de LaValette, qui, ne cessant de se prosterner, et de flatter et dejurer dévouement et totale obéissance au Cardinal, comme pourexpier la roideur de son père, le duc d’Épernon, n’eut aussi de luique quelques mots vagues et une conversation distraite et sansintérêt, pendant laquelle il ne cessa de regarder à la porte quellepersonne lui succédait. Il eut même le chagrin de se voirinterrompu brusquement par le Cardinal-Duc, qui s’écria, au momentle plus flatteur de son discours mielleux :

– Ah ! c’est donc vous enfin, moncher Fabert ! Qu’il me tardait de vous voir pour vous parlerdu siège !

Le général salua d’un air brusque et assezgauchement le Cardinal généralissime, et lui présenta les officiersvenus du camp avec lui. Il parla quelque temps des opérations dusiège, et le Cardinal semblait lui faire, en quelque sorte, la courpour le préparer à recevoir plus tard ses ordres sur le champ debataille même ; il parla aux officiers qui le suivaient, lesappelant par leurs noms, et leur faisant des questions sur lecamp.

Ils se rangèrent tous pour laisser approcherle duc d’Angoulême ; ce Valois, après avoir lutté contreHenry IV, se prosternait devant Richelieu. Il sollicitait uncommandement qu’il n’avait eu qu’en troisième au siège de laRochelle. À sa suite parut le jeune Mazarin, toujours souple etinsinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.

Le duc d’Halluin vint après eux : leCardinal interrompit les compliments qu’il leur adressait pour luidire à haute voix :

– Monsieur le duc, je vous annonce avecplaisir que le Roi a créé en votre faveur un office de maréchal deFrance ; vous signerez Schomberg, n’est-il pas vrai ? ÀLeucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. Mais pardon, voiciM. de Montauron qui a sans doute quelque chosed’important à me dire.

– Oh ! mon Dieu, non, monseigneur,je voulais seulement vous dire que ce pauvre jeune homme, que vousavez daigné regarder comme à votre service, meurt de faim.

– Ah ! comment, dans ce moment-ci,me parlez-vous de choses semblables ! Votre petit Corneille neveut rien faire de bon ; nous n’avons vu que leCid et les Horaces encore ; qu’iltravaille, qu’il travaille, on sait qu’il est à moi, c’estdésagréable pour moi-même. Cependant, puisque vous vous yintéressez, je lui ferai une pension de cinq cents écus sur macassette.

Et le trésorier de l’épargne se retira, charméde la libéralité du ministre, et fut chez lui recevoir, avec assezde bonté, la dédicace de Cinna, où le grand Corneillecompare son âme à celle d’Auguste, et le remercie d’avoir faitl’aumône à quelques Muses.

Le Cardinal, troublé par cette importunité, sele disant que la matinée s’avançait, et qu’il était temps de partirpour aller trouver le Roi.

En cet instant même, et comme les plus grandsseigneurs s’approchaient pour l’aider à marcher, un homme en robede maître des requêtes s’avança vers lui en saluant avec un sourireavantageux et confiant qui étonna tous les gens habitués au grandmonde ; il semblait dire : Nous avonsdes affaires secrètesensemble ; vous allez voircomme il sera bienpour moi ; je suischez moi dans soncabinet. Sa manière lourde et gauche trahissait pourtantun être très-inférieur : c’était Laubardemont.

Richelieu fronça le sourcil en le voyant enface de lui, et lança un regard de feu à Joseph ; puis, setournant vers ceux qui l’entouraient, il dit avec un rireamer :

– Est-ce qu’il y a quelque criminelautour de nous ?

Puis, lui tournant le dos, le Cardinal lelaissa plus rouge que sa robe ; et, précédé de la foule despersonnages qui devaient l’escorter en voiture ou à cheval, ildescendit le grand escalier de l’archevêché.

Tout le peuple de Narbonne et ses autoritésregardèrent avec stupéfaction ce départ royal.

Le Cardinal seul entra dans une ample etspacieuse litière de forme carrée, dans laquelle il devait voyagerjusqu’à Perpignan, ses infirmités ne lui permettant ni d’aller envoiture, ni de faire toute cette route à cheval. Cette sorte dechambre nomade renfermait un lit, une table, et une petite chaisepour un page qui devait écrire ou lui faire la lecture. Cettemachine, couverte de damas couleur de pourpre, fut portée pardix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient ; ilsétaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce serviced’honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie.Le duc d’Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d’Estrées, Fabertet d’autres dignitaires étaient à cheval aux portières. Ondistinguait le cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plusempressés, ainsi que Chavigny et le maréchal de Vitry, quicherchait à éviter la Bastille, dont il était menacé,disait-on.

Deux carrosses suivaient pour les secrétairesdu Cardinal, ses médecins et son confesseur ; huit voitures àquatre chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre mulets pourses bagages ; deux cents mousquetaires à pied l’escortaient detrès près ; sa compagnie de gens d’armes de la garde et seschevau-légers, tous gentilshommes, marchaient devant et derrière cecortège, sur de magnifiques chevaux.

Ce fut dans cet équipage que le premierministre se rendit en peu de jours à Perpignan. La dimension de lalitière obligea plusieurs fois de faire élargir des chemins etabattre les murailles de quelques villes etvillages où elle ne pouvait entrer ; en sorte, disentles auteurs des manuscrits du temps, tout pleins d’une sincèreadmiration pour ce luxe, en sorte qu’ilsemblait un conquérant quientre par la brèche. Nous avonscherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit despropriétaires ou habitants des maisons qui s’ouvraient à sonpassage où la même admiration fut témoignée, et nous avouons nel’avoir pu trouver.

Chapitre 8L’ENTREVUE

Mongénie étonné tremble devant le sien.

Le pompeux cortège du Cardinal s’était arrêtéà l’entrée du camp ; toutes les troupes sous les armes étaientrangées dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit du canon et dela musique successive de chaque régiment que la litière traversaune longue haie de cavalerie et d’infanterie, formée depuis lapremière tente jusqu’à celle du ministre, disposée à quelquedistance du quartier royal, et que la pourpre dont elle étaitcouverte faisait reconnaître de loin. Chaque chef de corps obtintun signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente,congédia sa suite, s’y enferma, attendant l’heure de se présenterchez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son escorte s’yétait porté individuellement, et, sans entrer dans la demeureroyale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes decoutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez leprince. Les courtisans s’y rencontraient et se promenaient pargroupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaientavec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ilsappartenaient. D’autres chuchotaient longtemps et donnaient dessignes d’étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, quimontraient que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer.Un singulier dialogue, entre mille autres, s’éleva dans un coin dela galerie principale.

– Puis-je savoir, monsieur l’abbé,pourquoi vous me regardez d’une manière si assurée ?

– Parbleu ! monsieur de Launay,c’est que je suis curieux de voir ce que vous allez faire. Tout lemonde abandonne votre Cardinal-Duc depuis votre voyage enTouraine ; vous n’y pensez pas, allez donc causer un momentavec les gens de Monsieur ou de la Reine ; vous êtes en retardde dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vientde toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feucomte de Soissons, que je pleurerai toute ma vie.

– Voilà qui est bien, monsieur de Gondi,je vous entends assez, c’est un appel que vous me faites l’honneurde m’adresser.

– Oui, monsieur le comte, reprit le jeuneabbé en saluant avec toute la gravité du temps ; je cherchaisl’occasion de vous appeler au nom de M. d’Attichi, mon ami,avec qui vous eûtes quelque chose à Paris.

– Monsieur l’abbé, je suis à vos ordres,je vais chercher mes seconds, cherchez les vôtres.

– Ce sera à cheval, avec l’épée et lepistolet, n’est-il pas vrai ? ajouta Gondi, avec le même airdont on arrangerait une partie de campagne, en époussetant lamanche de sa soutane avec le doigt.

– Si tel est votre bon plaisir, repritl’autre.

Et ils se séparèrent pour un instant en sesaluant avec grande politesse et de profondes révérences.

Une foule brillante de jeunes gentilshommespassait et repassait autour d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrentpour chercher leurs amis. Toute l’élégance des costumes du tempsétait déployée par la cour dans cette matinée : les petitsmanteaux de toutes les couleurs, en velours ou en satin, brodésd’or ou d’argent, des croix de Saint-Michel et du Saint-Esprit, lesfraises, les plumes nombreuses des chapeaux, les aiguillettes d’or,les chaînes qui suspendaient de longues épées, tout brillait, toutétincelait, moins encore que le feu des regards de cette jeunesseguerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels et éclatants.Au milieu de cette assemblée passaient lentement des personnagesgraves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreuxgentilshommes.

Le petit abbé de Gondi, qui avait la vuetrès-basse, se promenait parmi la foule, fronçant les sourcils,fermant à demi les yeux pour mieux voir, et relevant sa moustache,car les ecclésiastiques en portaient alors. Il regardait chacunsous le nez pour reconnaître ses amis, et s’arrêta enfin à un jeunehomme d’une fort grande taille, vêtu de noir de la tête aux pieds,et dont l’épée même était d’acier bronzé fort noir. Il causait avecun capitaine des gardes, lorsque l’abbé de Gondi le tira àpart :

– Monsieur de Thou, lui dit-il, j’auraibesoin de vous pour second dans une heure, à cheval, avec l’épée etle pistolet, si vous voulez me faire cet honneur…

– Monsieur, vous savez que je suis desvôtres tout à fait et à tout venant. Où noustrouverons-nous ?

– Devant le bastion espagnol, s’il vousplaît.

– Pardon si je retourne à uneconversation qui m’intéressait beaucoup ; je serai exact aurendez-vous.

Et de Thou le quitta pour retourner à soncapitaine. Il avait dit tout ceci avec une voix fort douce, le plusinaltérable sang-froid, et même quelque chose de distrait.

Le petit abbé lui serra la main avec une vivesatisfaction, et continua sa recherche.

Il ne lui fut pas si facile de conclure lemarché avec les jeunes seigneurs auxquels il s’adressa, car ils leconnaissaient mieux que M. de Thou, et, du plus loinqu’ils le voyaient venir, ils cherchaient à l’éviter, ou riaient delui-même avec lui, et ne s’engageaient point à le servir.

– Eh ! l’abbé, vous voilà encore àchercher ; je gage que c’est un second qu’il vous faut ?dit le duc de Beaufort.

– Et moi, je parie, ajoutaM. de La Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un duCardinal-Duc.

– Vous avez raison tous deux,messieurs ; mais depuis quand riez-vous des affairesd’honneur ?

– Dieu m’en garde ! repritM. de Beaufort ; des hommes d’épée comme nous sommesvénèrent toujours tierce, quarte et octave ; mais, quant auxplis de la soutane, je n’y connais rien.

– Parbleu, monsieur, vous savez bienqu’elle ne m’embarrasse pas le poignet, et je le prouverai à quivoudra. Je ne cherche du reste qu’à jeter ce froc aux orties.

– C’est donc pour le déchirer que vousvous battez si souvent ? dit La Rochefoucauld. Maisrappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes dessous.

Gondi tourna le dos en regardant à une penduleet ne voulant pas perdre plus de temps à de mauvaisesplaisanteries ; mais il n’eut pas plus de succès ailleurs,car, ayant abordé deux gentilshommes de la jeune Reine, qu’ilsupposait mécontents du Cardinal, et heureux par conséquent de semesurer avec ses créatures, l’un lui dit fort gravement :

– Monsieur de Gondi, vous savez ce quivient de se passer ? Le Roi a dit tout haut : « Quenotre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve de Henry leGrand ne restera pas plus longtemps exilée. »Impérieux, monsieur l’abbé, sentez-vous cela ? Le Roin’avait encore rien dit d’aussi fort contre lui.Impérieux ! c’est une disgrâce complète. Vraiment,personne n’osera plus lui parler ; il va quitter la couraujourd’hui certainement.

– On m’a dit cela, monsieur ; maisj’ai une affaire…

– C’est heureux pour vous, qu’il arrêtaittout court dans votre carrière.

– Une affaire d’honneur…

– Au lieu que Mazarin est pour vous…

– Mais voulez-vous, ou non,m’écouter ?

– Ah ! s’il est pour vous, vosaventures ne peuvent lui sortir de la tête, votre beau duel avecM. de Coutenan et la jolie petite épinglière ; il ena même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous sommes fortpressés ; adieu, adieu…

Et reprenant le bras de son ami, le jeunepersifleur, sans écouter un mot de plus, marcha vite dans lagalerie et se perdit dans la multitude des passants.

Le pauvre abbé restait donc fort mortifié dene pouvoir trouver qu’un second, et regardait tristement s’écoulerl’heure et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune gentilhomme qui luiétait inconnu, assis près d’une table et appuyé sur son coude d’unair mélancolique. Il portait des habits de deuil qui n’indiquaientaucun attachement particulier à une grande maison ou à uncorps ; et, paraissant attendre sans impatience le momentd’entrer chez le Roi, il regardait d’un air insouciant ceux quil’entouraient et semblait ne les pas voir et n’en connaîtreaucun.

Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda sanshésiter.

– Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’aipas l’honneur de vous connaître ; mais une partie d’escrime nepeut jamais déplaire à un homme comme il faut ; et, si vousvoulez être mon second, dans un quart d’heure nous serons sur lepré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé M. de Launay,qui est au Cardinal, fort galant homme d’ailleurs.

L’inconnu, sans être étonné de cetteapostrophe, lui répondit sans changer d’attitude :

– Et quels sont ses seconds ?

– Ma foi, je n’en sais rien ; maisque vous importe qui le servira ? on n’en est pas plus malavec ses amis pour leur avoir donné un petit coup de pointe.

L’étranger sourit nonchalamment, resta uninstant à passer sa main dans ses longs cheveux châtains, et luidit enfin avec indolence et regardant à une grosse montre rondesuspendue à sa ceinture :

– Au fait, monsieur, comme je n’ai riende mieux à faire et que je n’ai pas d’amis ici, je vous suis :j’aime autant faire cela qu’autre chose.

Et, prenant sur la table son large chapeau àplumes noires, il partit lentement, suivant le martial abbé, quiallait vite devant lui et revenait le hâter, comme un enfant quicourt devant son père, ou un jeune carlin qui va et revient vingtfois avant d’arriver au bout d’une allée.

Cependant deux huissiers, vêtus des livréesroyales, ouvrirent les grands rideaux qui séparaient la galerie dela tente du Roi, et le silence s’établit partout. On commença àentrer successivement et avec lenteur dans la demeure passagère duprince. Il reçut avec grâce toute sa cour, et c’était lui-même quile premier s’offrait à la vue de chaque personne introduite.

Devant une très-petite table entourée defauteuils dorés, était debout le Roi Louis XIII, environné desgrands officiers de la couronne ; son costume était fortélégant : une sorte de veste de couleur chamois, avec lesmanches ouvertes et ornées d’aiguillettes et de rubans bleus, lecouvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausses large et flottantne lui tombait qu’aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rougeétait ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, nes’élevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville dupied, étaient doublées d’une telle profusion de dentelles, et silarges, qu’elles semblaient les porter comme un vase porte desfleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix duSaint-Esprit était brodée, couvrait le bras gauche du Roi, appuyésur le pommeau de son épée.

Il avait la tête découverte, et l’on voyaitparfaitement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que lehaut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue quel’on portait alors augmentait encore la maigreur de son visage,mais en accroissait aussi l’expression mélancolique ; à sonfront élevé, à son profil antique, à son nez aquilin, onreconnaissait un prince de la grande race des Bourbons ; ilavait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard : sesyeux semblaient rougis par des larmes et voilés par un sommeilperpétuel, et l’incertitude de sa vue lui donnait l’air un peuégaré.

Il affecta en ce moment d’appeler autour delui et d’écouter avec attention les plus grands ennemis duCardinal, qu’il attendait à chaque minute, en se balançant un peud’un pied sur l’autre, habitude héréditaire de sa famille ; ilparlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant pour faire unsigne de tête gracieux ou un geste de la main à ceux qui passaientdevant lui en le saluant profondément.

Il y avait deux heures pour ainsi dire quel’on passait devant le Roi sans que le Cardinal eût paru ;toute la cour était accumulée et serrée derrière le prince et dansles galeries tendues qui se prolongeaient derrière sa tente ;déjà un intervalle de temps plus long commençait à séparer les nomsdes courtisans que l’on annonçait.

– Ne verrons-nous pas notre cousin leCardinal ? dit le Roi en se retournant et regardant Montrésor,gentilhomme de Monsieur, comme pour l’encourager à répondre.

– Sire, on le croit fort malade en cetinstant, repartit celui-ci.

– Et je ne vois pourtant que VotreMajesté qui le puisse guérir, dit le duc de Beaufort.

– Nous ne guérissons que les écrouelles,dit le Roi ; et les maux du Cardinal sont toujours simystérieux, que nous avouons n’y rien connaître.

Le prince s’essayait ainsi de loin à braverson ministre, prenant des forces dans la plaisanterie pour rompremieux son joug insupportable, mais si difficile à soulever. Ilcroyait presque y avoir réussi, et, soutenu par l’air de joie detout ce qui l’environnait, il s’applaudissait déjà intérieurementd’avoir su prendre l’empire suprême et jouissait en ce moment detoute la force qu’il se croyait. Un trouble involontaire au fond ducœur lui disait bien que, cette heure passée, tout le fardeau del’État allait retomber sur lui seul ; mais il parlait pours’étourdir sur cette pensée importune, et, se dissimulant lesentiment intime qu’il avait de son impuissance à régner, il nelaissait plus flotter son imagination sur le résultat desentreprises, se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibleschemins qui peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaientsur ses lèvres.

– Nous allons bientôt prendre Perpignan,disait-il de loin à Fabert. – Eh bien, Cardinal, la Lorraine est ànous, ajoutait-il pour La Valette.

Puis, touchant le bras de Mazarin :

– Il n’est pas si difficile que l’oncroit de mener tout un royaume, n’est-ce pas ?

L’Italien, qui n’avait pas autant de confianceque le commun des courtisans dans la disgrâce du Cardinal, réponditsans se compromettre :

– Ah ! Sire, les derniers succès deVotre Majesté, au dedans et au dehors, prouvent assez combien elleest habile à choisir ses instruments et à les diriger, et…

Mais le duc de Beaufort, l’interrompant aveccette confiance, cette voix élevée et cet air qui lui méritèrentpar la suite le surnom d’Important, s’écria tout haut desa tête :

– Pardieu, Sire, il ne faut que levouloir ; une nation se mène comme un cheval avec l’éperon etla bride ; et comme nous sommes tous de bons cavaliers, on n’aqu’à prendre parmi nous tous.

Cette belle sortie du fat n’eut pas le tempsde faire son effet, car deux huissiers à la fois crièrent : –Son Éminence !

Le Roi rougit involontairement, comme surprisen flagrant délit ; mais bientôt, se raffermissant, il prit unair de hauteur résolue qui n’échappa point au ministre.

Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costumede cardinal, appuyé sur deux jeunes pages et suivi de son capitainedes gardes et de plus de cinq cents gentilshommes attachés à samaison, s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant à chaque pas,comme éprouvant des souffrances qui l’y forçaient, mais en effetpour observer les physionomies qu’il avait en face. Un coup d’œillui suffit.

Sa suite resta à l’entrée de la tente royale,et de tous ceux qui la remplissaient pas un n’eut l’assurance de lesaluer ou de jeter un regard sur lui ; La Valette mêmefeignait d’être fort occupé d’une conversation avecMontrésor ; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta dele saluer légèrement et de continuer un aparté à voixbasse avec le duc de Beaufort.

Le Cardinal fut donc forcé, après le premiersalut, de s’arrêter et de passer du côté de la foule descourtisans, comme s’il eût voulu s’y confondre ; mais sondessein était de les éprouver de plus près : ils reculèrenttous comme à l’aspect d’un lépreux ; le seul Fabert s’avançavers lui avec l’air franc et brusque qui lui était habituel, etemployant dans son langage les expressions de son métier :

– Eh bien, monseigneur, vous faites unebrèche au milieu d’eux comme un boulet de canon ; je vous endemande pardon pour eux.

– Et vous tenez ferme devant moi commedevant l’ennemi, dit le Cardinal-Duc ; vous n’en serez pasfâché par la suite, mon cher Fabert.

Mazarin s’approcha aussi, mais avecprécaution, du Cardinal, et, donnant à ses traits mobilesl’expression d’une tristesse profonde, lui fit cinq ou sixrévérences fort basses et tournant le dos au groupe du Roi, desorte que l’on pouvait les prendre de là pour ces saluts froids etprécipités que l’on fait à quelqu’un dont on veut se défaire, et ducôté du Duc pour des marques de respect, mais d’une discrète etsilencieuse douleur.

Le ministre, toujours calme, sourit avecdédain ; et, prenant ce regard fixe et cet air de grandeur quiparaissait en lui dans les dangers imminents, il s’appuya denouveau sur ses pages, et, sans attendre un mot ou un regard de sonsouverain, prit tout à coup son parti et marcha directement verslui en traversant la tente dans toute sa longueur. Personne nel’avait perdu de vue, tout en faisant paraître le contraire, ettout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi ; tous lescourtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.

Louis XIII étonné se retourna, et, laprésence d’esprit lui manquant totalement, il demeura immobile etattendit avec un regard glacé, qui était sa seule force, forced’inertie très-grande dans un prince.

Le Cardinal, arrivé près du monarque, nes’inclina pas ; mais, sans changer d’attitude, les yeuxbaissés et les deux mains posées sur l’épaule des deux enfants àdemi courbés, il dit :

– Sire, je viens supplier Votre Majestéde m’accorder enfin une retraite après laquelle je soupire depuislongtemps. Ma santé chancelle ; je sens que ma vie est bientôtachevée ; l’éternité s’approche pour moi, et, avant de rendrecompte au Roi éternel, je vais le faire au roi passager. Il y adix-huit ans, Sire, que vous m’avez remis entre les mains unroyaume faible et divisé ; je vous le rends uni et puissant.Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie. Jedemande à Votre Majesté la permission de me retirer à Cîteaux, oùje suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière et laméditation.

Le Roi, choqué de quelques expressionshautaines de ces paroles, ne donna aucun des signes de faiblessequ’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait vus toutes les foisqu’il l’avait menacé de quitter les affaires. Au contraire, sesentant observé par toute sa cour, il le regarda en roi et ditfroidement :

– Nous vous remercions donc de vosservices, monsieur le Cardinal, et nous vous souhaitons le reposque vous demandez.

Richelieu fut ému au fond, mais d’un sentimentde colère qui ne laissa nulle trace sur ses traits. « Voilàbien cette froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle tulaissas mourir Montmorency ; mais tu ne m’échapperas pasainsi. » Il reprit la parole en s’inclinant :

– La seule récompense que je demande demes services, est que Votre Majesté daigne accepter de moi, en purdon, le Palais-Cardinal, élevé de mes deniers dans Paris.

Le Roi étonné fit un signe de tête consentant.Un murmure de surprise agita un moment la cour attentive.

– Je me jette aussi aux pieds de VotreMajesté pour qu’elle veuille m’accorder la révocation d’une rigueurque j’ai provoquée (je l’avoue publiquement), et que je regardaipeut-être trop à la hâte comme utile au repos de l’État. Oui, quandj’étais de ce monde, j’oubliais trop mes plus anciens sentiments derespect et d’attachement pour le bien général ; à présent queje jouis déjà des lumières de la solitude, je vois que j’ai eutort ; et je me repens.

L’attention redoubla, et l’inquiétude du Roidevint visible.

– Oui, il est une personne, Sire, quej’ai toujours aimée, malgré ses torts envers vous et l’éloignementque les affaires du royaume me forcèrent à lui montrer ; unepersonne à qui j’ai dû beaucoup, et qui vous doit être chère,malgré ses entreprises à main armée contre vous-même ; unepersonne enfin que je vous supplie de rappeler de l’exil : jeveux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.

Le Roi laissa échapper un cri involontaire,tant il était loin de s’attendre à ce nom. Une agitation tout àcoup réprimée parut sur toutes les physionomies. On attendait ensilence les paroles royales. Louis XIII regarda longtemps sonvieux ministre sans parler, et ce regard décida « du destin dela France. Il se rappela en un moment tous les servicesinfatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, sasurprenante capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en séparer ;il se sentit profondément attendri à cette demande, qui allaitchercher sa colère au fond de son cœur pour l’en arracher, et luifaisait tomber des mains la seule arme qu’il eût contre son ancienserviteur ; l’amour filial amena le pardon sur ses lèvres etles larmes dans ses yeux ; heureux d’accorder ce qu’ildésirait le plus au monde, il tendit la main au Duc avec toute lanoblesse et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal s’inclina, la baisaavec respect ; et son cœur, qui aurait dû se briser derepentir, ne se remplit que de la joie d’un orgueilleuxtriomphe.

Le prince touché, lui abandonnant sa main, seretourna avec grâce vers sa cour, et dit d’une voixtrès-émue :

– Nous nous trompons souvent, messieurs,et surtout pour connaître un aussi grand politique quecelui-ci ; il ne nous quittera jamais, j’espère, puisqu’il aun cœur aussi bon que sa tête.

Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara dubas du manteau du Roi pour le baiser avec l’ardeur d’un amant, etle jeune Mazarin en fit presque autant au Duc de Richelieului-même, prenant un visage rayonnant de joie et d’attendrissementavec l’admirable souplesse italienne. Deux flots d’adulateursfondirent, l’un sur le Roi, l’autre sur le ministre : lepremier groupe, non moins adroit que le second, quoique moinsdirect, n’adressait au prince que les remercîments que pouvaitentendre le ministre, et brûlait aux pieds de l’un l’encens qu’ildestinait à l’autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe detête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, etse plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Unétranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.– Le maréchal d’Estrées et tous les ambassadeurs, le ducd’Angoulême, le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillonet tous les grands officiers de l’armée et de la couronnel’entouraient, et chacun d’eux attendait impatiemment que lecompliment des autres fût achevé pour apporter le sien, craignantqu’on ne s’emparât du madrigal flatteur qu’il venait d’improviser,ou de la formule d’adulation qu’il inventait. Pour Fabert, ils’était retiré dans un coin de la tente, et ne semblait pas avoirfait grande attention à toute cette scène. Il causait avecMontrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis jurés duCardinal, parce que, hors de la foule qu’il fuyait, il n’avaittrouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite eût été d’une extrêmemaladresse dans tout autre moins connu ; mais on sait que,tout en vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours sesintrigues ; et on disait qu’il revenait d’une bataille gagnéecomme le cheval du Roi de la chasse, laissant les chiens caresserleur maître et se partager la curée, sans chercher à rappeler lapart qu’il avait eue au triomphe.

L’orage semblait donc entièrement apaisé, etaux agitations violentes de la matinée succédait un calme fortdoux ; un murmure respectueux interrompu par des riresagréables, et l’éclat des protestations d’attachement, étaient toutce qu’on entendait dans la tente. La voix du Cardinal s’élevait detemps à autre pour s’écrier : – Cette pauvre Reine ! nousallons donc la revoir ! je n’aurais jamais osé espérer cebonheur avant de mourir ! Le Roi l’écoutait avec confiance etne cherchait pas à cacher sa satisfaction : – C’est vraimentune idée qui lui est venue d’en haut, disait-il ; ce bonCardinal, contre lequel on m’avait tant fâché, ne songeait qu’àl’union de ma famille ; depuis la naissance du Dauphin, jen’ai pas goûté de plus vive satisfaction qu’en ce moment. Laprotection de la sainte Vierge est visible pour le royaume.

En ce moment un capitaine des gardes vintparler à l’oreille du prince.

– Un courrier de Cologne ? dit leRoi ; qu’il m’attende dans mon cabinet.

Puis, n’y tenant pas : – J’y vais, j’yvais, dit-il. Et il entra seul dans une petite tente carréeattenante à la grande. On y vit un jeune courrier tenant unporte-feuille noir, et les rideaux s’abaissèrent sur le Roi.

Le Cardinal, resté seul maître de la cour, enconcentrait toutes les adorations ; mais on s’aperçut qu’il neles recevait plus avec la même présence d’esprit, il demandaplusieurs fois quelle heure il était, et témoigna un trouble quin’était pas joué ; ses regards durs et inquiets se tournaientvers le cabinet : il s’ouvrit tout à coup ; le Roireparut seul, et s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’àl’ordinaire et tremblait de tout son corps ; il tenait à lamain une large lettre couverte de cinq cachets noirs.

– Messieurs, dit-il avec une voix hautemais entrecoupée, la Reine mère vient de mourir à Cologne, et jen’ai peut-être pas été le premier à l’apprendre, ajouta-t-il enjetant un regard sévère sur le Cardinal impassible ; mais Dieusait tout. Dans une heure, à cheval, et l’attaque des lignes.Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.

Et il tourna le dos brusquement, et rentradans son cabinet avec eux.

La cour se retira après le ministre, qui, sansdonner un signe de tristesse ou de dépit, sortit aussi gravementqu’il était entré, mais en vainqueur.

Chapitre 9LE SIÈGE

Ilpapa alzato le mani e fattomi un patente
crocione sopra la mia figura, mi disse, che
mi benediva e che mi perdonava tutti gli
omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli
che mai io farei in servizio della Chiesa
apostolica.

BENVENUTO CELLINI.

Il est des moments dans la vie où l’onsouhaite avec ardeur les fortes commotions pour se tirer despetites douleurs ; des époques où l’âme, semblable au lion dela fable, et fatiguée des atteintes continuelles de l’insecte,souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers de toute lapuissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cettedisposition d’esprit, qui naît toujours d’une sensibilité maladivedes organes et d’une perpétuelle agitation du cœur. Las deretourner sans cesse en lui-même les combinaisons d’événementsqu’il souhaitait et celles qu’il avait à redouter ; lasd’appliquer à des probabilités tout ce que sa tête avait de forcepour les calculs, d’appeler à son secours tout ce que son éducationlui avait fait apprendre de la vie des hommes illustres pour lerapprocher de sa situation présente ; accablé de ses regrets,de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes et detout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant sonvoyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réelpresque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritablesrendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout sonêtre.

Depuis la scène nocturne de son auberge prèsde Loudun, il n’avait pu reprendre assez d’empire sur son espritpour s’occuper d’autre chose que de ses chères et douloureusespensées ; et une sorte de consomption s’emparait déjà de lui,lorsque heureusement il arriva au camp de Perpignan, etheureusement encore eut occasion d’accepter la proposition del’abbé de Gondi ; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars dansla personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et simélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pourtémoin.

Il avait fait établir sa tente commevolontaire dans la rue du camp assignée aux jeunes seigneurs quidevaient être présentés au Roi et servir comme aides de camp desgénéraux ; il s’y rendit promptement, fut bientôt armé, àcheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait encore alors, etpartit seul pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. Il s’ytrouva le premier, et reconnut qu’un petit champ de gazon caché parles ouvrages de la place assiégée avait été fort bien choisi par lepetit abbé pour ses projets homicides ; car, outre quepersonne n’eût soupçonné des officiers d’aller se battre sous laville même qu’ils attaquaient, le corps du bastion les séparait ducamp français, et devait les voiler comme un immense paravent. Ilétait bon de prendre ces précautions, car il n’en coûtait pas moinsque la tête alors pour s’être donné la satisfaction de risquer soncorps.

En attendant ses amis et ses adversaires,Cinq-Mars eut le temps d’examiner le côté du sud de Perpignan,devant lequel il se trouvait. Il avait entendu dire que ce n’étaitpas ces ouvrages que l’on attaquerait, et cherchait en vain à serendre compte de ces projets. Entre cette face méridionale de laville, les montagnes de l’Albère et le col du Perthus, on aurait putracer des lignes d’attaque et des redoutes contre le pointaccessible ; mais pas un soldat de l’armée n’y étaitplacé ; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord dePerpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de briquenommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vitqu’un terrain en apparence marécageux, mais très-solide, conduisaitjusqu’au pied du bastion espagnol ; que ce poste était gardéavec toute la négligence castillane, et ne pouvait avoir cependantde force que par ses défenseurs, car ses créneaux et sesmeurtrières étaient ruinés et garnis de quatre pièces de canon d’unénorme calibre, encaissées dans du gazon, et par là renduesimmobiles et impossibles à diriger contre une troupe qui seprécipiterait rapidement au pied du mur.

Il était aisé de voir que ces énormes piècesavaient ôté aux assiégeants l’idée d’attaquer ce point, et auxassiégés celle d’y multiplier les moyens de défense. Aussi, d’uncôté, les postes avancés et les vedettes étaient fortéloignés ; de l’autre, les sentinelles étaient rares et malsoutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue escopette avec safourche suspendue à son côté, et la mèche fumante dans la maindroite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et s’arrêta àconsidérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des fossés et dumarais.

– Señor Caballero, lui dit-il,est-ce que vous voulez prendre le bastion à vous seul et à cheval,comme don Quixote-Quixada de la Mancha ?

Et en même temps il détacha la fourche ferréequ’il avait au côté, la planta en terre, et y appuyait le bout deson escopette pour ajuster, lorsqu’un grave Espagnol plus âgé,enveloppé dans un sale manteau brun, lui dit dans salangue :

– Ambrosio de demonio, nesais-tu pas bien qu’il est défendu de perdre la poudre inutilementjusqu’aux sorties ou aux attaques, pour avoir le plaisir de tuer unenfant qui ne vaut pas ta mèche ! C’est ici même queCharles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle endormie.Fais ton devoir, ou je l’imiterai.

Ambrosio remit son fusil sur son épaule, sonbâton fourchu à son côté, et reprit sa promenade sur lerempart.

Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce gestemenaçant, et s’était contenté d’élever les rênes de son cheval etde lui approcher les éperons, sachant que d’un saut de ce légeranimal il serait transporté derrière un petit mur d’une cabane quis’élevait dans le champ où il se trouvait, et serait à l’abri dufusil espagnol avant que l’opération de la fourche et de la mèchefût terminée. Il savait d’ailleurs qu’une convention tacite desdeux armées empêchait que les tirailleurs ne fissent feu sur lessentinelles, ce qui eût été regardé comme un assassinat de chaquecôté. Il fallait même que le soldat qui s’était disposé ainsi àl’attaque fût dans l’ignorance des consignes pour l’avoir fait. Lejeune d’Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent ; etlorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, ilreprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliersqui se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent auplus grand galop ne le saluèrent pas ; mais, s’arrêtantpresque sur lui, se jetèrent à terre, et il se trouva dans les brasdu conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, tandis que lepetit abbé de Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait :

– Voici encore un Oreste qui retrouve sonPylade, et au moment d’immoler un coquin qui n’est pas de lafamille du Roi des rois, je vous assure !

– Eh quoi ! c’est vous, cherCinq-Mars ! s’écriait de Thou ; quoi ! sans quej’aie su votre arrivée au camp ! Oui, c’est bien vous ;je vous reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous étémalade, cher ami ? Je vous ai écrit bien souvent ; carnotre amitié d’enfance m’est demeurée bien avant dans le cœur.

– Et moi, répondit Henry d’Effiat, j’aiété bien coupable envers vous : mais je vous conterai tout cequi m’étourdissait ; je pourrai vous en parler, et j’avaishonte de vous l’écrire. Mais que vous êtes bon ! votre amitiéne s’est point lassée.

– Je vous connais trop bien, reprenait deThou ; je savais qu’il ne pouvait y avoir d’orgueil entrenous, et que mon âme avait un écho dans la vôtre.

Avec ces paroles, ils s’embrassaient les yeuxhumides de ces larmes douces que l’on verse si rarement dans lavie, et dont il semble cependant que le cœur soit toujours chargé,tant elles font de bien en coulant.

Cet instant fut court ; et, pendant cepeu de mots, Gondi n’avait cessé de les tirer par leur manteau endisant :

– À cheval ! à cheval !messieurs. Eh ! pardieu, vous aurez le temps de vousembrasser, si vous êtes si tendres ; mais ne vous faites pasarrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis quiarrivent. Nous sommes dans une vilaine position, avec ces troisgaillards-là en face ; les archers pas loin d’ici, et lesEspagnols là-haut ; il faut tenir tête à trois feux.

Il parlait encore lorsqueM. de Launay, se trouvant à soixante pas de là avec sesseconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les partisans duCardinal, embarqua son cheval au petit galop, selon les termes dumanège, et, avec toute la précision des leçons qu’on y reçoit,s’avança de très-bonne grâce vers ses jeunes adversaires et lessalua gravement.

– Messieurs, dit-il, je crois que nousferions bien de nous choisir et de prendre du champ ; car ilest question d’attaquer les lignes et il faut que je sois à monposte.

– Nous sommes prêts, monsieur, ditCinq-Mars ; et, quant à nous choisir, je serai bien aise de metrouver en face de vous ; car je n’ai point oublié le maréchalde Bassompierre et le bois de Chaumont ; vous savez mon avissur votre insolente visite chez ma mère.

– Vous êtes jeune, monsieur ; j’airempli chez madame votre mère les devoirs d’homme du monde ;chez le maréchal, ceux de capitaine des gardes ; ici, ceux degentilhomme avec monsieur l’abbé qui m’a appelé ; et ensuitej’aurai cet honneur avec vous.

– Si je vous le permets, dit l’abbé déjàà cheval.

Ils prirent soixante pas de champ, et c’étaittout ce qu’offrait d’étendue le pré qui les renfermait ;l’abbé de Gondi fut placé entre de Thou et son ami, qui se trouvaitle plus rapproché des remparts, où deux officiers espagnols et unevingtaine de soldats se placèrent, comme au balcon, pour voir ceduel de six personnes, spectacle qui leur était assez habituel. Ilsdonnaient les mêmes signes de joie qu’à leurs combats de taureaux,et riaient de ce rire sauvage et amer que leur physionomie tient dusang arabe.

À un signe de Gondi, les six chevaux partirentau galop, et se rencontrèrent sans se heurter au milieu del’arène ; à l’instant six coups de pistolet s’entendirentpresque ensemble, et la fumée couvrit les combattants.

Quand elle se dissipa, on ne vit, des sixcavaliers et des six chevaux, que trois hommes et trois animaux enbon état. Cinq-Mars était à cheval, donnant la main à sonadversaire aussi calme que lui ; à l’autre extrémité, de Thous’approchait du sien, dont il avait tué le cheval, et l’aidait à serelever ; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait plus nil’un ni l’autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, aperçuten avant le cheval de l’abbé qui sautait et caracolait, traînant àsa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans l’étrier etjurait comme s’il n’eût jamais étudié autre chose que le langagedes camps : il avait le nez et les mains tout en sang de sachute et de ses efforts pour s’accrocher au gazon, et voyait avecassez d’humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgrélui, se diriger vers le fossé rempli d’eau qui entourait lebastion, lorsque heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord dumarécage et le cheval, le saisit par la bride et l’arrêta.

– Eh bien ! mon cher abbé, je voisque vous n’êtes pas bien malade, car vous parlez énergiquement.

– Par la corbleu ! criait Gondi ense débarbouillant de la terre qu’il avait dans les yeux, pour tirerun coup de pistolet à la figure de ce géant, il a bien fallu mepencher en avant et m’élever sur l’étrier ; aussi ai-je un peuperdu l’équilibre ; mais je crois qu’il est parterreaussi.

– Vous ne vous trompez guère, monsieur,dit de Thou, qui arriva ; voilà son cheval qui nage dans lefossé avec son maître, dont la cervelle est emportée ; il fautsonger à nous évader.

– Nous évader ? c’est assezdifficile, messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars survenant,voici le coup de canon, signal de l’attaque ; je ne croyaispas qu’il partît sitôt : si nous retournons, nousrencontrerons les Suisses et les lansquenets qui sont en bataillesur ce point.

– M. de Fontrailles a raison,dit de Thou ; mais, si nous ne retournons pas, voici desEspagnols qui courent aux armes, et nous feront siffler des ballessur la tête.

– Eh bien ! tenons conseil, ditGondi ; appelez donc M. de Montrésor, qui s’occupeinutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous nel’avez pas blessé, monsieur de Thou ?

– Non, monsieur l’abbé, tout le monde n’apas la main si heureuse que la vôtre, dit amèrement Montrésor, quivenait boitant un peu à cause de sa chute ; nous n’aurons pasle temps de continuer avec l’épée.

– Quant à continuer, je n’en suis pas,messieurs, dit Fontrailles ; M. de Cinq-Mars en aagi trop noblement avec moi : mon pistolet avait fait longfeu, et, ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, j’en sens encorele froid ; il a eu la bonté de l’ôter et de tirer enl’air ; je ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à la vie età la mort.

– Il ne s’agit pas de cela, messieurs,interrompit Cinq-Mars ; voici une balle qui m’a sifflé àl’oreille ; l’attaque est commencée de toutes parts, et noussommes enveloppés par les amis et les ennemis.

En effet, la canonnade était générale ;la citadelle, la ville et l’armée étaient couvertes de fumée ;le bastion seul qui leur faisait face n’était pas attaqué ; etses gardes semblaient moins se préparera le défendre qu’à examinerle sort des autres fortifications.

– Je crois que l’ennemi a fait unesortie, dit Montrésor, car la fumée a cessé dans la plaine, et jevois des masses de cavaliers qui chargent pendant que le canon dela place les protège.

– Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avaitcessé d’observer les murailles, nous pourrions prendre unparti : ce serait d’entrer dans ce bastion mal gardé.

– C’est très-bien dit, monsieur, ditFontrailles ; mais nous ne sommes que cinq contre trente aumoins, et nous voilà bien découverts et faciles à compter.

– Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, ditGondi : il vaut mieux être fusillé là-haut que pendu là-bas,si l’on vient à nous trouver ; car ils doivent déjà s’êtreaperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et toutela cour sait notre affaire.

– Parbleu ! messieurs, ditMontrésor, voilà du secours qui nous vient.

Une troupe nombreuse à cheval, mais fort endésordre, arrivait sur eux au plus grand galop ; des habitsrouges les faisaient voir de loin ; ils semblaient avoir pourbut de s’arrêter dans le champ même où se trouvaient nos duellistesembarrassés, car à peine les premiers chevaux y furent-ils, que lescris de halte se répétèrent et se prolongèrent par la voixdes chefs mêlés à leurs cavaliers.

– Allons au-devant d’eux, ce sont lesgens d’armes de la garde du Roi, dit Fontrailles ; je lesreconnais à leurs cocardes noires. Je vois aussi beaucoup dechevaux légers avec eux ; mêlons-nous à leur désordre, car jecrois qu’ils sont ramenés.

Ce mot est un terme honnête qui voulait direet signifie encore en déroute dans le langage militaire.Tous les cinq s’avancèrent vers cette troupe vive et bruyante, etvirent que cette conjecture était très-juste. Mais, au lieu de laconsternation qu’on pourrait attendre en pareil cas, ils netrouvèrent qu’une gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent quedes éclats de rire de ces deux compagnies.

– Ah ! pardieu, Cahuzac, disaitl’un, ton cheval courait mieux que le mien ; je crois que tul’as exercé aux chasses du Roi.

– C’est pour que nous soyons plus tôtralliés que tu es arrivé le premier ici, répondait l’autre.

– Je crois que le marquis de Coislin estfou de nous faire charger quatre cents contre huit régimentsespagnols.

– Ah ! ah ! ah ! Locmaria,votre panache est bien arrangé ! il a l’air d’un saulepleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l’enterrement.

– Eh ! messieurs, je vous l’ai ditd’avance, répondait d’assez mauvaise humeur ce jeuneofficier ; j’étais sûr que ce capucin de Joseph, qui se mêlede tout, se trompait en nous disant de charger de la part duCardinal.

– Mais auriez-vous été contents si ceuxqui ont l’honneur de vous commander avaient refusé lacharge ?

– Non ! non ! non !répondirent tous ces jeunes gens en reprenant rapidement leursrangs.

– J’ai dit, reprit le vieux marquis deCoislin, qui, avec ses cheveux blancs, avait encore le feu de lajeunesse dans les yeux, que si l’on vous ordonnait de monter àl’assaut à cheval, vous le feriez.

– Bravo ! bravo ! crièrent tousles gens d’armes en battant des mains.

– Eh bien, monsieur le marquis, ditCinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion d’exécuter ce que vousavez promis ; je ne suis qu’un simple volontaire, mais il y adéjà un instant que ces messieurs et moi examinons ce bastion, etje crois qu’on en pourrait venir à bout.

– Monsieur, au préalable, il faudraitsonder le gué pour…

En ce moment, une balle partie du rempart mêmedont on parlait vint casser la tête au cheval du vieuxcapitaine.

– Locmaria, de Mouy, prenez lecommandement, et l’assaut, l’assaut ! crièrent les deuxcompagnies nobles, le croyant mort.

– Un moment, un moment, messieurs, dit levieux Coislin en se relevant, je vous y conduirai, s’il vousplaît ; guidez-nous, monsieur le volontaire, car les Espagnolsnous invitent à ce bal, et il faut répondre poliment.

À peine le vieillard fut-il sur un autrecheval, que lui amenait un de ses gens, et eut-il tiré son épée,que, sans attendre son commandement, toute cette ardente jeunesse,précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont les chevaux étaientpoussés en avant par les escadrons, se jeta dans les marais, où, àson grand étonnement et à celui des Espagnols, qui comptaient tropsur sa profondeur, les chevaux ne s’enfoncèrent que jusqu’auxjarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus grossespièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon, aupied des remparts à demi-ruinés. Dans l’ardeur du passage,Cinq-Mars et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurschevaux sur le rempart même ; mais une vive fusillade tua etrenversa ces trois animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.

– Pied à terre, messieurs ! cria levieux Coislin ; le pistolet et l’épée, et en avant !abandonnez vos chevaux.

Tous obéirent rapidement, et vinrent se jeteren foule à la brèche.

Cependant de Thou, que son sang-froid nequittait jamais non plus que son amitié, n’avait pas perdu de vueson jeune Henry, et l’avait reçu dans ses bras lorsque son chevalétait tombé. Il le remit debout, lui rendit son épée échappée, etlui dit avec le plus grand calme, malgré les balles qui pleuvaientde tout côté :

– Mon ami, ne suis-je pas bien ridiculeau milieu de toute cette bagarre, avec mon habit de conseiller auParlement ?

– Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait,voici l’abbé qui vous justifie bien.

En effet, le petit Gondi, repoussant descoudes les Chevau-légers, criait de toutes ses forces : –Trois duels et un assaut ! J’espère que j’y perdrai masoutane, enfin !

Et, en disant ces mots, il frappait d’estoc etde taille sur un grand Espagnol.

La défense ne fut pas longue. Les soldatscastillans ne tinrent pas longtemps contre les officiers français,et pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse de recharger sonarme.

– Messieurs, nous raconterons cela à nosmaîtresses, à Paris ! s’écria Locmaria en jetant son chapeauen l’air.

Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy,Londigny, officiers des compagnies rouges, et tous ces jeunesgentilshommes, l’épée dans la main droite, le pistolet dans lagauche, se heurtant, se poussant et se faisant autant de mal àeux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, débordèrent enfinsur la plate-forme du bastion, comme l’eau versée d’un vase dontl’entrée est trop étroite jaillit par torrent au dehors.

Dédaignant de s’occuper des soldats vaincusqui se jetaient à leurs genoux, ils les laissèrent errer dans lefort sans même les désarmer, et se mirent à courir dans leurconquête comme des écoliers en vacances, rient de tout leur cœurcomme après une partie de plaisir.

Un officier espagnol, enveloppé dans sonmanteau brun, les regardait d’un air sombre.

– Quels démons est-ce là, Ambrosio ?disait-il à un soldat. Je ne les ai pas connus autrefois en France.Si Louis XIII a toute une armée ainsi composée, il est bienbon de ne pas conquérir l’Europe.

– Oh ! je ne les crois pas biennombreux ; il faut que ce soit un corps de pauvres aventuriersqui n’ont rien à perdre, et tout à gagner par le pillage.

– Tu as raison, dit l’officier ; jevais tâcher d’en séduire un pour m’échapper.

Et, s’approchant avec lenteur, il aborda unjeune chevau-léger, d’environ dix-huit ans, qui était à l’écartassis sur le parapet ; il avait le teint blanc et rose d’unejeune fille, sa main délicate tenait un mouchoir brodé dont ilessuyait son front et ses cheveux d’un blond d’argent ; ilregardait l’heure à une grosse montre ronde couverte de rubisenchâssés et suspendue à sa ceinture par un nœud de rubans.

L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne l’eût vurenverser ses soldats, il ne l’aurait cru capable que de chanterune romance couché sur un lit de repos. Mais prévenu par les idéesd’Ambrosio, il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé ces objets deluxe au pillage des appartements d’une femme ; et, l’abordantbrusquement, lui dit :

– Hombre ! je suisofficier ; veux-tu me rendre la liberté et me faire revoir monpays ?

Le jeune Français le regarda avec l’air douxde son âge, et, songeant à sa propre famille, lui dit :

– Monsieur, je vais vous présenter aumarquis de Coislin, qui vous accordera sans doute ce que vousdemandez ; votre famille est-elle de Castille oud’Aragon ?

– Ton Coislin demandera une autrepermission encore, et me fera attendre une année. Je te donneraiquatre mille ducats si tu me fais évader.

Cette figure douce, ces traits enfantins, secouvrirent de la pourpre de la fureur ; ces yeux bleuslancèrent des éclairs, et, en disant : De l’argent, àmoi ! va-t’en, imbécile ! le Jeune homme donna sur lajoue de l’Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter,tira un long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras duFrançais, crut le lui plonger facilement dans le cœur ; mais,leste et vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même le bras droit,et, l’élevant avec force au-dessus de sa tête, le ramena avec lefer sur celle de l’Espagnol frémissant de rage.

– Eh ! eh ! eh !doucement, Olivier ! Olivier ! crièrent de toutes partsses camarades accourant : il y a assez d’Espagnols, parterre.

Et ils désarmèrent l’officier ennemi.

– Que ferons-nous de cet enragé ?disait l’un.

– Je n’en voudrais pas pour mon valet dechambre, répondait l’autre.

– Il mérite d’être pendu, disait untroisième ; mais, ma foi, messieurs, nous ne savons paspendre ; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui passe dansla plaine.

Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant denouveau dans son manteau, se mit en marche de lui-même, suivid’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, poussé par les épauleset hâté par cinq ou six de ces jeunes fous.

Cependant la première troupe d’assiégeants,étonnée de son succès, l’avait suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars,conseillé par le vieux Coislin, avait fait le tour du bastion, etils virent tous deux avec chagrin qu’il était entièrement séparé dela ville, et que leur avantage ne pouvait se poursuivre. Ilsrevinrent donc sur la plate-forme, lentement et en causant,rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, qu’ils trouvèrent riant avecles jeunes Chevau-légers.

– Nous avions avec nous la Religion et laJustice, messieurs, nous ne pouvions pas manquer de triompher.

– Comment donc ? mais c’est qu’ellesont frappé aussi fort que nous !

Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, etrestèrent un instant à chuchoter et à demander son nom ; puistous l’entourèrent et lui prirent la main avec transport.

– Messieurs, vous avez raison, dit levieux capitaine ; c’est, comme disaient nos pères, le mieuxfaisant de la journée. C’est un volontaire qui doit être présentéaujourd’hui au Roi par le Cardinal.

– Par le Cardinal ! nous leprésenterons nous-mêmes ; ah ! qu’il ne soit pasCardinaliste[4], il est trop brave garçon pour cela,disaient avec vivacité tous ces jeunes gens.

– Monsieur, je vous en dégoûterai bien,moi, dit Olivier d’Entraigues en s’approchant, car j’ai été sonpage, et je le connais parfaitement. Servez plutôt dans lesCompagnies Rouges ; allez, vous aurez de bons camarades.

Le vieux marquis évita l’embarras de laréponse à Cinq-Mars en faisant sonner les trompettes pour rallierses brillantes Compagnies. Le canon avait cessé de se faireentendre, et un Garde était venu l’avertir que le Roi et leCardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de lajournée ; il fit passer tous les chevaux par la brèche ;ce qui fut assez long, et ranger les deux compagnies à cheval enbataille dans un lieu où il semblait impossible qu’une autre troupeque l’infanterie eût jamais pu pénétrer.

Chapitre 10LES RÉCOMPENSES

LAMORT

Ah ! comme du butin ces guerriers trop jaloux
Courent bride abattue au-devant de mes coups.
Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.
Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.

N.LEMERCIER, Panhypocrisiade.

« Pour assouvir le premier emportement duchagrin royal, avait dit Richelieu ; pour ouvrir une sourced’émotions qui détourne de la douleur cette âme incertaine, quecette ville soit assiégée, j’y consens ; que Louis parte, jelui permets de frapper quelques pauvres soldats des coups qu’ilvoudrait et n’ose me donner ; que sa colère s’éteigne dans cesang obscur, je le veux ; mais ce caprice de gloire nedérangera pas mes immuables desseins, cette ville ne tombera pasencore, elle ne sera française pour toujours que dans deuxans ; elle viendra dans mes filets seulement au jour marquédans ma pensée. Tonnez, bombes et canons ; méditez vosopérations, savants capitaines ; précipitez-vous, jeunesguerriers ; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets,avorter vos efforts ; tout finira par une vaine fumée, et jevais vous conduire pour vous égarer. »

Voilà à peu près ce que roulait sous sa têtechauve le Cardinal-Duc avant l’attaque dont on vient de voir unepartie. Il s’était placé à cheval au nord de la ville sur une desmontagnes de Salces ; de ce point il pouvait voir la plaine duRoussillon devant lui, s’inclinant jusqu’à la Méditerranée ;Perpignan, avec ses remparts de brique, ses bastions, sa citadelleet son clocher, y formait une masse ovale et sombre sur des préslarges et verdoyants, et les vastes montagnes l’enveloppaient avecla vallée comme un arc énorme courbé du nord au sud, tandis que,prolongeant sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer semblait en êtrela corde argentée. À sa droite s’élevait ce mont immense que l’onappelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux rivières dans laplaine. La ligne française s’étendait jusqu’au pied de cettebarrière de l’occident. Une foule de généraux et de grandsseigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingtpas de distance et dans un silence profond. Il avait commencé parsuivre au plus petit pas la ligne d’opérations, et ensuite étaitrevenu se placer immobile sur cette hauteur, d’où son œil et sapensée planaient sur les destinées des assiégeants et des assiégés.L’armée avait les yeux sur lui, et de tout point on pouvait levoir. Chaque homme portant les armes le regardait comme son chefimmédiat, et attendait son geste pour agir. Dès longtemps la Franceétait ployée à son joug, et l’admiration avait exclu de toutes sesactions le ridicule auquel un autre eût été quelquefois soumis.Ici, par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun homme de sourire oumême de s’étonner que la cuirasse revêtit un prêtre, et la sévéritéde son caractère et de son aspect réprima toute idée derapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses. Ce jour-làle Cardinal parut revêtu d’un costume entièrement guerrier :c’était un habit couleur de feuille morte, bordé en or ; unecuirasse couleur d’eau ; l’épée au côté, des pistolets àl’arçon de sa selle, et un chapeau à plumes qu’il mettait rarementsur sa tête, où il conservait toujours la calotte rouge. Deux pagesétaient derrière lui : l’un portait ses gantelets, l’autre soncasque, et le capitaine de ses gardes était à son côté.

Comme le Roi l’avait nouvellement nommégénéralissime de ses troupes, c’était à lui que les générauxenvoyaient demander des ordres ; mais lui, connaissant tropbien les secrets motifs de la colère actuelle de son maître,affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient avoir unedécision de sa bouche. Il arriva ce qu’il avait prévu, car ilréglait et calculait les mouvements de ce cœur comme ceux d’unehorloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensationsil avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais ilvint comme vient l’élève adolescent forcé de reconnaître que sonmaître a raison. Son air était hautain et mécontent, ses parolesétaient brusques et sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il futremarquable que le Roi employait, en consultant, les paroles ducommandement, conciliant ainsi sa faiblesse et son pouvoir, sonirrésolution et sa fierté, son impéritie et ses prétentions, tandisque son ministre lui dictait ses lois avec le ton de la plusprofonde obéissance.

– Je veux que l’on attaque bientôt,Cardinal, dit le prince en arrivant ; c’est-à-dire,ajouta-t-il avec un air d’insouciance, lorsque tous vos préparatifsseront faits et à l’heure dont vous serez convenu avec nosmaréchaux.

– Sire, si j’osais dire ma pensée, jevoudrais que Votre Majesté eût pour agréable d’attaquer dans unquart d’heure, car, la montre en main, il suffit de ce temps pourfaire avancer la troisième ligne.

– Oui, oui, c’est bon, monsieur leCardinal ; je le pensais aussi ; je vais donner mesordres moi-même ; je veux faire tout moi-même. Schomberg,Schomberg ! dans un quart d’heure je veux entendre le canon dusignal, je le veux !

En partant pour commander la droite del’armée, Schomberg ordonna, et le signai fut donné.

Les batteries disposées depuis longtemps parle maréchal de La Meilleraie commencèrent à battre en brèche, maismollement, parce que les artilleurs sentaient qu’on les avaitdirigés sur deux points inexpugnables, et qu’avec leur expérience,et surtout le sens droit et la vue prompte du soldat français,chacun d’eux aurait pu indiquer la place qu’il eût falluchoisir.

Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.

– La Meilleraie, dit-il avec impatience,voici des batteries qui ne vont pas ; vos canonniersdorment.

Le maréchal, les mestres de camp d’artillerieétaient présents, mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaientjeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait immobile comme unestatue équestre, et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre que lafaute n’était pas aux soldats, mais à celui qui avait ordonné cettefausse disposition de batteries, et c’était Richelieu lui-même qui,feignant de les croire plus utiles où elles se trouvaient, avaitfait taire les observations des chefs.

Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignantd’avoir commis, par cette question, quelque erreur grossière dansl’art militaire, rougit légèrement, et, se rapprochant du groupedes princes qui l’accompagnaient, leur dit pour prendrecontenance :

– D’Angoulême, Beaufort, c’est bienennuyeux, n’est-il pas vrai ? nous restons là comme desmomies.

Charles de Valois s’approcha et dit :

– Il me semble, Sire, que l’on n’a pasemployé ici les machines de l’ingénieur Pompée-Targon.

– Parbleu, dit le duc de Beaufort enregardant fixement Richelieu, c’est que nous aimions beaucoup mieuxprendre la Rochelle que Perpignan, dans le temps où vint cetItalien. Ici pas une machine préparée, pas une mine, un pétard sousces murailles, et le maréchal de La Meilleraie m’a dit ce matinqu’il avait proposé d’en faire approcher pour ouvrir la tranchée.Ce n’était ni le Castillet, ni ces six grands bastions del’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait attaquer. Si nous allonsce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous montrera lepoing longtemps encore.

Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas uneseule parole, il fit seulement signe à Fabert de s’approcher,celui-ci sortit du groupe qui le suivait, et rangea son chevalderrière celui de Richelieu, près du capitaine de ses gardes.

Le duc de La Rochefoucauld, s’approchant duRoi, prit la parole :

– Je crois, Sire, que notre peu d’actionà ouvrir la brèche donne de l’insolence à ces gens-là, car voiciune sortie nombreuse qui se dirige justement vers VotreMajesté ; les régiments de Biron et de Ponts se replient enfaisant leurs feux.

– Eh bien, dit le Roi tirant son épée,chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins chez eux ;lancez la cavalerie avec moi, d’Angoulême. Où est-elle,Cardinal ?

– Derrière cette colline, Sire, sont encolonne six régiments de dragons et les carabins de La Roque ;vous voyez en bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers, dont jesupplie Votre Majesté de se servir, car ceux de sa garde sontégarés en avant par le marquis de Coislin, toujours trop zélé.Joseph, va lui dire de revenir.

Il parla bas au capucin, qui l’avaitaccompagné affublé d’un habit militaire qu’il portait gauchement,et qui s’avança aussitôt dans la plaine.

Cependant les colonnes serrées de la vieilleinfanterie espagnole sortaient de la porte Notre-Dame comme uneforêt mouvante et sombre, tandis que par une autre porte unecavalerie pesante sortait aussi et se rangeait dans la plaine.L’armée française, en bataille au pied de la colline du Roi, surdes forts de gazon et derrière des redoutes et des fascines, vitavec effroi les Gens d’armes et les Chevau-légers pressés entre cesdeux corps dix fois supérieurs en nombre.

– Sonnez donc la charge ! criaLouis XIII, ou mon vieux Coislin est perdu.

Et il descendit la colline avec toute sasuite, aussi ardente que lui ; mais, avant qu’il fût au bas età la tête de ses Mousquetaires, les deux Compagnies avaient prisleur parti ; lancées avec la rapidité de la foudre et au cride vive le Roi ! elles fondirent sur la longuecolonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancsd’un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrentau travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol,comme nous l’avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés,qu’ils ne songèrent qu’à se reformer et non à les poursuivre.

L’armée battit des mains ; le Roi étonnés’arrêta ; il regarda autour de lui, et vit dans tous les yeuxle brûlant désir de l’attaque ; toute la valeur de sa raceétincela dans les siens ; il resta encore une seconde comme ensuspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant etsavourant l’odeur de la poudre ; il semblait reprendre uneautre vie et redevenir Bourbon ; tous ceux qui le virent alorsse crurent commandés par un autre homme, lorsque, élevant son épéeet ses yeux vers le soleil éclatant, il s’écria :

– Suivez-moi, braves amis ! c’estici que je suis roi de France !

Sa cavalerie, se déployant, partit avec uneardeur qui dévorait l’espace, et, soulevant des flots de poussièredu sol qu’elle faisait trembler, fut dans un instant mêlée à lacavalerie espagnole, engloutie comme elle dans un nuage immense etmobile.

– À présent, c’est à présent !s’écria de sa hauteur le Cardinal avec une voix tonnante :qu’on arrache ces batteries à leur position inutile. Fabert, donnezvos ordres : qu’elles soient toutes dirigées sur cetteinfanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez,sauvez le Roi !

Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable,s’agite en tous sens ; les généraux donnent leurs ordres, lesaides de camp disparaissent et fondent dans la plaine, où,franchissant les fossés, les barrières et les palissades, ilsarrivent à leur but presque aussi promptement que la pensée qui lesdirige et que le regard qui les suit. Tout à coup les éclairs lentset interrompus qui brillaient sur les batteries découragéesdeviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant pas deplace à la fumée qui s’élève jusqu’au ciel en formant un nombreinfini de couronnes légères et flottantes ; les volées ducanon, qui semblaient de lointains et faibles échos, se changent enun tonnerre formidable dont les coups sont aussi rapides que ceuxdu tambour battant la charge ; tandis que, de trois pointsopposés, les rayons larges et rouges des bouches à feu descendentsur les sombres colonnes qui sortaient de la ville assiégée.

Cependant Richelieu, sans changer de place,mais l’œil ardent et le geste impératif, ne cessait de multiplierles ordres en jetant sur ceux qui les recevaient un regard qui leurfaisait entrevoir un arrêt de mort s’ils n’obéissaient pas assezvite.

– Le Roi a culbuté cette cavalerie ;mais les fantassins résistent encore ; nos batteries n’ontfait que tuer et n’ont pas vaincu. Trois régiments d’infanterie enavant, sur-le-champ, Gassion, La Meilleraie et Lesdiguières !qu’on prenne les colonnes par le flanc. Portez l’ordre au reste del’armée de ne plus attaquer et de restée sans mouvement sur toutela ligne. Un papier ! que j’écrive moi-même à Schomberg.

Un page mit pied à terre et s’avança tenant uncrayon et du papier. Le ministre, soutenu par quatre hommes de sasuite, descendit de cheval péniblement et en jetant quelques crisinvolontaires que lui arrachaient ses douleurs ; mais il lesdompta et s’assit sur l’affût d’un canon ; le page présentason épaule comme pupitre en s’inclinant, et le Cardinal écrivit àla hâte cet ordre, que les manuscrits contemporains nous onttransmis, et que pourront imiter les diplomates de nos jours, quisont plus jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir parfaitement enéquilibre sur la limite de deux pensées que de chercher cescombinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant legénie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche.

« Monsieur le maréchal, ne hasardez rien,et méditez bien avant d’attaquer. Quand on vous mande que le Roidésire que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que Sa Majesté vousdéfende absolument de combattre, mais son intention n’est pas quevous donniez un combat général, si ce n’était avec une notableespérance de gain pour l’avantage qu’une favorable situation vouspourrait donner, la responsabilité du combat devant naturellementretomber sur vous. »

Tous ces ordres donnés, le vieux ministre,toujours assis sur l’affût, appuyant ses deux bras sur la lumièredu canon, et son menton sur ses bras, dans l’attitude de l’hommequi ajuste et pointe une pièce, continua en silence et en repos àregarder le combat du Roi, comme un vieux loup qui, rassasié devictimes et engourdi par l’âge, contemple dans la plaine le ravagedu lion sur un troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer ; detemps en temps son œil se ranime, l’odeur du sang lui donne de lajoie, et pour n’en pas perdre le goût, il passe une langue ardentesur sa mâchoire démantelée.

Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs(c’étaient à peu près tous ceux qui l’approchaient) que, depuis sonlever jusqu’à la nuit, il ne prit aucune nourriture, et tendittellement toute l’application de son âme sur les événementsnécessaires à conduire, qu’il triompha des douleurs de son corps,et sembla les avoir détruites à force de les oublier. C’était cettepuissance d’attention et cette présence continuelle de l’esprit quile haussaient presque jusqu’au génie. Il l’aurait atteint s’il nelui eût manqué l’élévation native de l’âme et la sensibilitégénéreuse du cœur.

Tout s’accomplit sur le champ de bataillecomme il l’avait voulu, et sa fortune du cabinet le suivit près ducanon. Louis XIII prit d’une main avide la victoire que luifaisait son ministre, et y ajouta seulement cette part de grandeuret de bravoure qu’un homme apporte dans son triomphe.

Le canon avait cessé de frapper lorsque lescolonnes de l’infanterie furent rejetées brisées dansPerpignan ; le reste avait eu le même sort, et l’on ne vitplus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi qui lesuivaient en se reformant.

Il revenait au pas et contemplait avecsatisfaction le champ de bataille entièrement nettoyéd’ennemis ; il passa fièrement sous le feu même des piècesespagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une secrèteconvention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi deFrance, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dixpieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp etajouter à sa réputation de bravoure.

Cependant à chaque pas qu’il faisait vers labutte où l’attendait Richelieu, sa physionomie changeait d’aspectet se décomposait visiblement ; il perdait cette rougeur ducombat, et la noble sueur du triomphe tarissait sur son front. Àmesure qu’il s’approchait, sa pâleur accoutumée s’emparait de sestraits comme ayant droit de siéger seule sur une tête royale ;son regard perdait ses flammes passagères, et enfin, lorsqu’ill’eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement glacé sonvisage. Il retrouva le Cardinal comme il l’avait laissé. Remonté àcheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s’inclina, et,après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis poursuivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis queles princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière àquelque distance, formaient comme un nuage autour d’eux.

L’habile ministre eut soin de ne rien dire etde ne faire aucun geste qui pût donner le soupçon qu’il eût lamoindre part aux événements de la journée, et il fut remarquableque de tous ceux qui vinrent rendre compte, il n’y en eut pas unqui ne semblât deviner sa pensée et ne sût éviter de compromettresa puissance occulte par une obéissance démonstrative ; toutfut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc, à côté de ceprince, la droite du camp qu’il n’avait pas eue sous les yeux de lahauteur où il s’était placé, et vit avec satisfaction queSchomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme lemaître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères,et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d’inaction, etpas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduitecharma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l’amour-proprecaressait l’idée d’avoir vaincu seul dans la journée. Il voulutmême se persuader et faire croire que tous les efforts de Schombergavaient été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en voulait pas,qu’il venait d’éprouver par lui-même qu’il avait en face desennemis moins méprisables qu’on ne l’avait cru d’abord.

– Pour vous prouver que vous n’avez faitque gagner à nos yeux, ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier denos ordres et nous vous donnons les grandes et petites entrées prèsde notre personne.

Le Cardinal lui serra affectueusement la mainen passant, et le maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivitle prince la tête baissée, comme un coupable, ayant besoin pours’en consoler de se rappeler toutes les actions d’éclat qu’il avaitfaites durant sa carrière, et qui étaient demeurées dans l’oubli,leur attribuant mentalement ces récompenses non méritées, pour seréconcilier avec sa conscience.

Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quandle duc de Beaufort, le nez au vent et l’air étonné,s’écria :

– Mais, Sire, ai-je encore du feu dansles yeux, ou suis-je devenu fou d’un coup de soleil ? Il mesemble que je vois sur ce bastion des cavaliers en habits rougesqui ressemblent furieusement à vos Chevau-légers que nous avonscrus morts.

Le Cardinal fronça le sourcil.

– C’est impossible, monsieur,dit-il ; l’imprudence de M. de Coislin a perdu lesGens d’armes de Sa Majesté et ces cavaliers ; c’est pourquoij’osais dire au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait ces corpsinutiles il pourrait en résulter de grands avantages, militairementparlant.

– Pardieu, Votre Éminence me pardonnera,reprit le duc de Beaufort, mais je ne me trompe point, et en voicisept ou huit à pied qui poussent devant eux des prisonniers.

– Eh bien, allons donc visiter ce point,dit le Roi avec nonchalance ; si j’y retrouve mon vieuxCoislin, j’en serai bien aise.

Il fallut suivre.

Ce fut avec de grandes précautions que leschevaux du Roi et de sa suite passèrent à travers le marais et lesdébris, mais ce fut avec un grand étonnement qu’on aperçut en hautles deux Compagnies Rouges en bataille comme un jour de parade.

– Vive Dieu ! cria Louis XIII,je crois qu’il n’en manque pas un. Eh bien, marquis, vous tenezparole, vous prenez des murailles à cheval.

– Je crois que ce point a été mal choisi,dit Richelieu d’un air de dédain ; il n’avance en rien laprise de Perpignan, et a dû coûter du monde.

– Ma foi, vous avez raison, dit le Roi(adressant pour la première fois la parole au Cardinal avec un airmoins sec, depuis l’entrevue qui suivit la nouvelle de la mort dela Reine), je regrette le sang qu’il a fallu verser ici.

– Il n’y a eu, Sire, que deux de nosjeunes gens blessés à cette attaque, dit le vieux Coislin, et nousy avons gagné de nouveaux compagnons d’armes dans les volontairesqui nous ont guidés.

– Qui sont-ils ? dit le prince.

– Trois d’entre eux se sont retirésmodestement, Sire ; mais le plus jeune, que vous voyez, étaitle premier à l’assaut, et m’en a donné l’idée. Les deux Compagniesréclament l’honneur de le présenter à Votre Majesté.

Cinq-Mars, à cheval derrière le vieuxcapitaine, ôta son chapeau, et découvrit sa jeune et pâle figure,ses grands yeux noirs, et ses longs cheveux bruns.

– Voilà des traits qui me rappellentquelqu’un, dit le Roi ; qu’en dites-vous, Cardinal ?

Celui-ci avait déjà lancé un coup d’œilpénétrant sur le nouveau venu, et dit :

– Je me trompe, ou ce jeune hommeest…

– Henry d’Effiat, dit à haute voix levolontaire en s’inclinant.

– Comment donc, Sire, c’est lui-même quej’avais annoncé à Votre Majesté, et qui devait lui être présenté dema main ; le second fils du maréchal.

– Ah ! dit Louis XIII avecvivacité, j’aime à le voir présenté par ce bastion. Il y a bonnegrâce, mon enfant, à l’être ainsi quand on porte le nom de notrevieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous avons beaucoup àvous dire. Mais que vois-je ! vous ici, monsieur deThou ? qui êtes-vous venu juger ?

– Je crois, Sire, répondit Coislin, qu’ila plutôt condamné à mort quelques Espagnols, car il est entré lesecond dans la place.

– Je n’ai frappé personne, monsieur,interrompit de Thou en rougissant ; ce n’est point monmétier ; ici je n’ai aucun mérite, j’accompagnaisM. de Cinq-Mars, mon ami.

– Nous aimons votre modestie autant quecette bravoure, et nous n’oublierons pas ce trait. Cardinal, n’ya-t-il pas quelque présidence vacante ?

Richelieu n’aimait pasM. de Thou ; et, comme ses haines avaient toujoursune cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement ;elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motifd’inimitié était une phrase des Histoires du président deThou, père de celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité ungrand-oncle du Cardinal, moine d’abord, puis apostat, souillé detous les vices humains.

Richelieu se penchant à l’oreille de Joseph,lui dit :

– Tu vois bien cet homme, c’est lui dontle père a mis mon nom dans son histoire ; eh bien ! jemettrai le sien dans la mienne.

En effet, il l’inscrivit plus tard avec dusang. En ce moment, pour éviter de répondre au Roi, il feignit dene pas avoir entendu sa question et d’appuyer sur le mérite deCinq-Mars et le désir de le voir placé à la cour.

– Je vous ai promis d’avance de le fairecapitaine dans mes gardes, dit le prince ; faites-le nommerdès demain. Je veux le connaître davantage, et je lui réserve mieuxque cela par la suite, s’il me plaît. Retirons-nous ; lesoleil est couché, et nous sommes loin de notre armée. Dites à mesdeux bonnes Compagnies de nous suivre.

Le ministre, après avoir fait donner cetordre, dont il eut soin de supprimer l’éloge, se mit à la droite duRoi, et toute l’escorte quitta le bastion, confié à la garde desSuisses, pour retourner au camp.

Les deux Compagnies Rouges défilèrentlentement par la trouée qu’elles avaient faite avec tant depromptitude ; leur contenance était grave et silencieuse.

Cinq-Mars s’approcha de son ami.

– Voici des héros bien mal récompensés,lui dit-il ; pas une faveur, pas une questionflatteuse !

– En revanche, répondit le simple deThou, moi qui vins un peu malgré moi, je reçois des compliments.Voilà les cours et la vie ; mais le vrai juge est en haut, quel’on n’aveugle pas.

– Cela ne nous empêchera pas de nousfaire tuer demain s’il le faut, dit le jeune Olivier en riant.

Chapitre 11LES MÉPRISES

Quand vint le tour de saint Guilin,
Il jeta trois dés sur la table.
Ensuite il regarda le diable,
Et lui dit d’un air très-malin :
Jouons donc cette vieille femme !
Qui de nous deux aura son âme !

Anciennes légendes.

Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avaitété forcé de monter le cheval de l’un des Chevau-légers blessésdans l’affaire, ayant perdu le sien au pied du rempart. Pendantl’espace de temps assez long qu’exigea la sortie des deuxCompagnies, il se sentit frapper sur l’épaule et vit en seretournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fortbeau.

– Monsieur le marquis veut-il bien monterun cheval qui lui appartienne ? dit-il. Je lui ai mis la selleet la housse de velours brodée en or qui étaient restées dans lefossé. Hélas ! mon Dieu ! quand je pense qu’un Espagnolaurait fort bien pu la prendre, ou même un Français ; car,dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent tout ce qu’ilstrouvent comme leur appartenant ; et puis, comme dit leproverbe : Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ilsauraient pu prendre aussi, quand j’y pense, ces quatre cents écusen or que monsieur le marquis, soit dit sans reproche, avaitoubliés dans les fontes de ses pistolets. Et les pistolets, quelspistolets ! Je les avais achetés en Allemagne, et les voiciencore aussi bons et avec une détente aussi parfaite que dans cetemps-là. C’était bien assez d’avoir fait tuer le pauvre petitcheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que je le suis àTours en Touraine ; fallait-il encore exposer des objetsprécieux à passer à l’ennemi ?

Tout en faisant ces doléances, ce brave hommeachevait de seller le cheval gris ; la colonne était longue àdéfiler, et, ralentissant ses mouvements, il fit une attentionscrupuleuse à la longueur des sangles et aux ardillons de chaqueboucle de la selle, se donnant par là le temps de continuer sesdiscours.

– Je vous demande bien pardon, monsieur,si je suis un peu long, c’est que je me suis foulé tant soit peu lebras en relevant M. de Thou, qui lui-même relevaitmonsieur le marquis pendant la grande culbute.

– Comment ! tu es venu là, vieuxfou ! dit Cinq-Mars : ce n’est pas ton métier ; jet’ai dit de rester au camp.

– Oh ! quant à ce qui est de resterau camp, c’est différent, je ne sais pas rester là ; et, quandil se tire un coup de mousquet, je serais malade si je n’en voyaispas la lumière. Pour mon métier, c’est bien le mien d’avoir soin devos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous que, si jel’avais pu, je n’aurais pas sauvé les jours de cette pauvre petitebête noire qui est là-bas dans le fossé ? Ah ! comme jel’aimais, monsieur ! un cheval qui a gagné trois prix decourse dans sa vie ! Quand j’y pense, cette vie-là a été tropcourte pour tous ceux qui savaient l’aimer comme moi. Il ne selaissait donner l’avoine que par son Grandchamp, et il me caressaitavec sa tête dans ce moment-là ; et la preuve, c’est le boutde l’oreille gauche qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre ami ;mais ce n’était pas qu’il voulût me faire du mal, au contraire. Ilfallait voir comme il hennissait de colère quand un autrel’approchait ; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, cebon animal ; je l’aimais tant ! Aussi, quand il esttombé, je le soutenais d’une main, M. de Locmaria del’autre. J’ai bien cru d’abord que lui et ce monsieur allaient serelever ; mais malheureusement il n’y en a qu’un qui soitrevenu en vie, et c’était celui que je connaissais le moins. Vousavez l’air d’en rire, de ce que je dis sur votre cheval,monsieur ; mais vous oubliez qu’en temps de guerre le chevalest l’âme du cavalier, oui, monsieur, son âme ; car, quiest-ce qui épouvante l’infanterie ? c’est le cheval. Ce n’estcertainement pas l’homme qui, une fois lancé, n’y fait guère plusqu’une botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des actions qu’onadmire ? c’est encore le cheval ! Et quelquefois sonmaître voudrait être bien loin, qu’il se trouve malgré luivictorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n’y gagne quedes coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course ? c’estle cheval, qui ne soupe guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis queson maître met l’or dans sa poche, et il est envié de ses amis etconsidéré de tous les seigneurs comme s’il avait couru lui-même.Qui est-ce qui chasse le chevreuil et qui n’en met pas un pauvrepetit morceau sous sa dent ? c’est encore le cheval !tandis qu’il arrive quelquefois qu’on le mange lui-même, ce pauvreanimal ; et, dans une campagne avec M. le maréchal, ilm’est arrivé… Mais qu’avez-vous donc, monsieur le marquis ?vous pâlissez…

– Serre-moi la jambe avec quelque chose,un mouchoir, une courroie, ou ce que tu voudras, car j’y sens unedouleur brûlante ; je ne sais ce que c’est.

– Votre botte est coupée, monsieur, et cepourrait bien être quelque balle ; mais le plomb est amide l’homme.

– Il me fait cependant bienmal !

– Ah ! qui aime bien châtiebien, monsieur : ah ! le plomb ! il ne faut pasdire du mal du plomb ; qui est-ce qui…

Tout en s’occupant de lier la jambe deCinq-Mars au-dessous du genou, le bonhomme allait commencerl’apologie du plomb aussi sottement qu’il avait fait celle ducheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, de prêterl’oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs soldatssuisses restés très-près d’eux après le départ de toutes lestroupes ; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, etsemblaient s’occuper de deux hommes que l’on voyait au milieu detrente soldats environ.

D’Effiat, tendant toujours son pied à sondomestique et appuyé sur la selle de son cheval, chercha, enécoutant attentivement, à comprendre leurs paroles ; mais ilignorait absolument l’allemand, et ne put rien deviner de leurquerelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et écoutait aussitrès-sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout son cœur,se tenant les côtés, ce qu’on ne lui avait jamais vu faire.

– Ah ! ah ! monsieur, voilàdeux sergents qui se disputent pour savoir lequel on doit pendredes deux Espagnols qui sont là ; car vos camarades rouges nese sont pas donné la peine de le dire ; l’un de ces Suissesprétend que c’est l’officier ; l’autre assure que c’est lesoldat, et voilà un troisième qui vient de les mettre d’accord.

– Et qu’a-t-il dit ?

– Il a dit de les pendre tous lesdeux.

– Doucement ! doucement !s’écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour marcher.

Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe.

– Mets-moi à cheval, Grandchamp.

– Monsieur, vous n’y pensez pas, votreblessure…

– Fais ce que je te dis, et montes-ytoi-même ensuite.

Le vieux domestique, tout en grondant, obéitet courut, d’après un autre ordre très-absolu, arrêter les Suisses,déjà dans la plaine, prêts à suspendre leurs prisonniers à unarbre, ou plutôt à les laisser s’y attacher ; car l’officier,avec le sang-froid de son énergique nation, avait passé lui-mêmeautour de son cou le nœud coulant d’une corde, et montait, sans enêtre prié, à une petite échelle appliquée à l’arbre pour y nouerl’autre bout. Le soldat, avec le même calme insouciant, regardaitles Suisses se disputer autour de lui, et tenait l’échelle.

Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, senomma au bas-officier suisse, et, prenant Grandchamp pourinterprète, dit que ces deux prisonniers étaient à lui, et qu’ilallait les faire conduire à sa tente ; qu’il était capitaineaux gardes, et s’en rendait responsable. L’Allemand, toujoursdiscipliné, n’osa répliquer ; il n’y eut de résistance que dela part du prisonnier. L’officier, encore au haut de l’échelle, seretourna, et parlant de là comme d’une chaire, dit avec un riresardonique :

– Je voudrais bien savoir ce que tu viensfaire ici ? Qui t’a dit que j’aime à vivre ?

– Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars,peu m’importe ce que vous deviendrez après ; je veux dans cemoment empêcher un acte qui me paraît injuste et cruel. Tuez-vousensuite si vous voulez.

– C’est bien dit, reprit l’Espagnolfarouche ; tu me plais, toi. J’ai cru d’abord que tu venaisfaire le généreux pour me forcer d’être reconnaissant, ce que jedéteste. Eh bien, je consens à descendre ; mais je te haïraiautant qu’auparavant, parce que tu es Français, je t’en préviens,et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t’acquitter enversmoi : c’est moi-même qui t’ai empêché ce matin d’être tué parce jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n’a jamais manquéun isard dans les montagnes de Léon.

– Soit, dit Cinq-Mars, descendez.

Il entrait dans son caractère d’être toujoursavec les autres tel qu’ils se montraient dans leurs relations aveclui, et cette rudesse le rendit de fer.

– Voilà un fier gaillard, monsieur, ditGrandchamp ; à votre place certainement M. le maréchall’aurait laissé sur son échelle. Allons, Louis, Etienne, Germain,venez garder les prisonniers de monsieur et les conduire ;voilà une jolie acquisition que nous faisons là ; si cela nousporte bonheur, j’en serai bien étonné.

Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement deson cheval, se mit en marche assez lentement pour ne pas dépasserces hommes à pied ; il suivit de loin la colonne desCompagnies qui s’éloignaient à la suite du Roi, et songeait à ceque ce prince pouvait lui vouloir dire. Un rayon d’espoir lui fitvoir l’image de Marie de Mantoue dans l’éloignement, et il eut uninstant de calme dans les pensées. Mais tout son avenir était dansce seul mot : plaire au Roi ; il se mit àréfléchir à tout ce qu’il a d’amer.

En ce moment il vit arriver son amiM. de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était resté enarrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour le secourirs’il l’eût fallu.

– Il est tard, mon ami, la nuits’approche ; vous vous êtes arrêté bien longtemps ; j’aicraint pour vous. Qui amenez-vous donc ? Pourquoi vousêtes-vous arrêté ? le Roi va vous demander bientôt.

Telles étaient les questions rapides du jeuneconseiller, que l’inquiétude avait fait sortir de son calmeaccoutumé, ce que n’avait pu faire le combat.

– J’étais un peu blessé ; j’amène unprisonnier, et je songeais au Roi. Que peut-il me vouloir, monami ? Que faut-il faire s’il veut m’approcher du trône ?il faudra plaire. À cette idée, vous l’avouerai-je ? je suistenté de fuir, et j’espère que je n’aurai pas l’honneur fatal devivre près de lui. Plaire ! que ce mot est humiliant !obéir ne l’est pas autant. Un soldat s’expose à mourir, et tout estdit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que decompositions avec sa conscience, que de dégradations de sa penséedans la destinée d’un courtisan ! Ah ! de Thou, mon cherde Thou ! je ne suis pas fait pour la cour, je le sens,quoique je ne l’aie vue qu’un instant ; j’ai quelque chose desauvage au fond du cœur, que l’éducation n’a poli qu’à la surface.De loin, je me suis cru propre à vivre dans ce monde tout-puissant,je l’ai même souhaité, guidé par un projet bien chéri de moncœur ; mais je recule au premier pas ; la vue du Cardinalm’a fait frémir ; le souvenir du dernier de ses crimes auquelj’assistai m’a empêché de lui parler ; il me fait horreur, jene le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi quim’épouvante, comme si elle devait m’être funeste.

– Je suis heureux de vous voir ceteffroi : il vous sera salutaire peut-être, reprit de Thou encheminant. Vous allez entrer en contact et en commerce avec laPuissance ; vous ne la sentirez pas, vous allez latoucher ; vous verrez ce qu’elle est, et par quelle main lafoudre est portée. Hélas ! fasse le ciel qu’elle ne vous brûlepas ! Vous assisterez peut-être à ces conseils où se règle ladestinée des nations ; vous verrez, vous ferez naître cescaprices d’où sortent les guerres sanglantes, les conquêtes et lestraités ; vous tiendrez dans votre main la goutte d’eau quienfante les torrents. C’est d’en haut qu’on apprécie bien leschoses humaines, mon ami ; il faut avoir passé sur les pointsélevés pour connaître la petitesse de celles que nous y voyonsgrandes.

– Eh ! si j’en étais là, j’ygagnerais du moins cette leçon dont vous parlez, mon ami ;mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir une obligation,cet homme que je connais trop par son œuvre, que sera-t-il pourmoi ?

– Un ami, un protecteur sans doute,répondit de Thou.

– Plutôt la mort mille fois que sonamitié ! J’ai tout son être et jusqu’à son nom même enhaine ; il verse le sang des hommes avec la croix duRédempteur.

– Quelles horreurs dites-vous, moncher ! Vous vous perdrez si vous montrez au Roi ces sentimentspour le Cardinal.

– N’importe, au milieu de ces sentierstortueux, j’en veux prendre un nouveau, la ligne droite. Ma penséeentière, la pensée de l’homme juste, se dévoilera aux regards duRoi même s’il l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je l’ai vuenfin ce Roi, que l’on m’avait peint si faible ; je l’ai vu,et son aspect m’a touché le cœur malgré moi ; certes, il estbien malheureux, mais il ne peut être cruel, il entendrait lavérité…

– Oui, mais il n’oserait la fairetriompher, répondit le sage de Thou. Garantissez-vous de cettechaleur de cœur qui vous entraîne souvent par des mouvements subitset bien dangereux. N’attaquez pas un colosse tel que Richelieu sansl’avoir mesuré.

– Vous voilà comme mon gouverneur, l’abbéQuillet ; mon cher et prudent ami, vous ne me connaissez nil’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien je suis las demoi-même, et jusqu’où j’ai jeté mes regards. Il me faut monter oumourir.

– Quoi ! déjà ambitieux !s’écria de Thou avec une extrême surprise.

Son ami inclina la tête sur ses mains enabandonnant les rênes de son cheval, et ne répondit pas.

– Quoi ! cette égoïste passion del’âge mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, Henry !L’ambition est la plus triste des espérances.

– Et cependant elle me possède à présenttout entier, car je ne vis que par elle, tout mon cœur en estpénétré.

– Ah ! Cinq-Mars, je ne vousreconnais plus ! que vous étiez différent autrefois ! Jene vous le cache pas, vous me semblez bien déchu : dans cespromenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort deSocrate faisaient couler de nos yeux des larmes d’admiration etd’envie ; lorsque, nous élevant jusqu’à l’idéal de la plushaute vertu, nous désirions pour nous dans l’avenir ces malheursillustres, ces infortunes sublimes qui font les grandshommes ; quand nous composions pour nous des occasionsimaginaires de sacrifices et de dévouement ; si la voix d’unhomme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot seuld’ambition, nous aurions cru toucher un serpent…

De Thou parlait avec la chaleur del’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars continuait à marcher sansrien répondre, et la tête dans ses mains ; après un instant desilence, il les ôta et laissa voir des yeux pleins de généreuseslarmes ; il serra fortement la main de son ami et lui dit avecun accent pénétrant :

– Monsieur de Thou, vous m’avez rappeléles plus belles pensées de ma première jeunesse ; croyez queje ne suis pas déchu, mais un secret espoir me dévore que je nepuis confier même à vous : je méprise autant que vousl’ambition qui paraîtra me posséder ; la terre entière lecroira, mais que m’importe la terre ? Pour vous, noble ami,promettez-moi que vous ne cesserez pas de m’estimer, quelque choseque vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sontpures comme lui.

– Eh bien, dit de Thou, je jure par luique je vous en crois aveuglément ; vous me rendez lavie !

Ils se serraient encore la main avec effusionde cœur, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils étaient arrivés presquedevant la tente du Roi.

Le jour était entièrement tombé, mais onaurait pu croire qu’un jour plus doux se levait, car la lunesortait de la mer dans toute sa splendeur ; le cieltransparent du Midi ne se chargeait d’aucun nuage, et semblait unvoile d’un bleu pâle semé de paillettes argentées : l’airencore enflammé n’était agité que par le rare passage de quelquesbrises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé sur laterre. L’armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feuxmarquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du mêmesommeil ; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout desarmes des sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou lefeu errant des rondes de nuit ; on n’entendait que quelquescris sombres et prolongés de ces gardes qui s’avertissaient de nepas dormir.

C’était seulement autour du Roi que toutveillait, mais à une assez grande distance de lui. Ce prince avaitfait éloigner toute sa suite ; il se promenait seul devant satente, et, s’arrêtant quelquefois à contempler la beauté du ciel,il paraissait plongé dans une mélancolique méditation. Personnen’osait l’interrompre, et ce qui restait de seigneurs dans lequartier royal s’était approché du Cardinal, qui, à vingt pas duRoi, était assis sur un petit tertre de gazon façonné en banc parles soldats ; là, il essuyait son front pâle ; fatiguédes soucis du jour et du poids inaccoutumé d’une armure, ilcongédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs etpolis, ceux qui venaient le saluer en se retirant ; il n’avaitdéjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. LeCardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce princene lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars sefit entendre ; les gardes du Cardinal le questionnèrent et lelaissèrent s’avancer, sans suite, et seulement avec de Thou.

– Vous êtes arrivé trop tard, jeunehomme, pour parler au Roi, dit d’une voix aigre leCardinal-Duc ; on ne fait pas attendre Sa Majesté.

Les deux amis allaient se retirer, lorsque lavoix même de Louis XIII se fit entendre. Ce prince était en cemoment dans une de ces fausses positions qui firent le malheur desa vie entière. Irrité profondément contre son ministre, mais ne sedissimulant pas qu’il lui devait le succès de la journée, ayantd’ailleurs besoin de lui annoncer son intention de quitter l’arméeet de suspendre le siège de Perpignan, il était combattu entre ledésir de lui parler et la crainte de faiblir dans sonmécontentement ; de son côté, le ministre n’osait lui adresserla parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dansla tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, maisne pouvant non plus se décider à se retirer ; tous deux setrouvaient précisément dans la situation de deux amants brouillésqui voudraient avoir une explication, lorsque le Roi saisit avecjoie la première occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal auministre ; voilà à quoi tiennent ces destinées qu’on appellegrandes.

– N’est-ce pasM. de Cinq-Mars ? dit le Roi d’une voix haute ;qu’il vienne, je l’attends.

Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval, et àquelques pas du Roi voulut mettre pied à terre ; mais à peinesa jambe eut-elle touché le gazon qu’il tomba à genoux.

– Pardon, Sire, dit-il, je crois que jesuis blessé.

Et le sang sortit violemment de sa botte.

De Thou l’avait vu tomber, et s’était approchépour le soutenir ; Richelieu saisit cette occasion des’avancer aussi avec un empressement simulé.

– Ôtez ce spectacle des yeux du roi,s’écria-t-il ; vous voyez bien que ce jeune homme semeurt.

– Point du tout, dit Louis, le soutenantlui-même, un roi de France sait voir mourir, et n’a point peur dusang qui coule pour lui. Ce jeune homme m’intéresse ; qu’on lefasse porter près de ma tente, et qu’il ait auprès de lui mesmédecins ; si sa blessure n’est pas grave, il viendra avec moià Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j’en aivu assez. D’autres affaires m’appellent au centre du royaume ;je vous laisserai ici commander en mon absence ; c’est ce queje voulais vous dire.

À ces mots, le Roi rentra brusquement dans satente, précédé par ses pages et ses officiers tenant desflambeaux.

Le pavillon royal était fermé, Cinq-Marsemporté par de Thou et ses gens, que le duc de Richelieu, immobileet stupéfait, regardait encore la place où cette scène s’étaitpassée ; il semblait frappé de la foudre et incapable de voirou d’entendre ceux qui l’observaient.

Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaiseréception de la veille, n’osait lui dire un mot, et Joseph avaitpeine à reconnaître en lui son ancien maître ; il sentit unmoment le regret de s’être donné à lui, et crut que son étoilepâlissait ; mais, songeant qu’il était haï de tous les hommeset n’avait de ressource qu’en Richelieu, il le saisit par le bras,et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avecrudesse :

– Allons donc, monseigneur, vous êtes unepoule mouillée ; venez avec nous.

Et, comme s’il l’eût soutenu par le coude,mais en effet l’entraînant malgré lui, aidé de Laubardemont, il lefit rentrer dans sa tente comme un maître d’école fait coucher unécolier pour lequel il redoute le brouillard du soir. Ce vieillardprématuré suivit lentement les volontés de ses deux acolytes, et lapourpre du pavillon retomba sur lui.

Chapitre 12LA VEILLÉE

O coward conscience, how dost thou afflict me !
– The lights burn blue. – It is now dead midnight
Cold fearful drops stand on my trembling flesh.
– What do I fear ? myself ?…
– Ilove myself !…

SHAKSPEARE.

À peine le Cardinal fut-il dans sa tente qu’iltomba, encore armé et cuirassé, dans un grand fauteuil ; etlà, portant son mouchoir sur sa bouche et le regard fixe, ildemeura dans cette attitude, laissant ses deux noirs confidentschercher si la méditation ou l’anéantissement l’y retenait. Ilétait mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait sur sonfront. En l’essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en arrièresa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât, etretomba la bouche sur ses mains. Le capucin d’un côté, le sombremagistrat de l’autre, le considéraient en silence, et semblaient,avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d’unmourant.

Le religieux, tirant du fond de sa poitrineune voix qui semblait plus propre à dire l’office des morts qu’àdonner des consolations, parla cependant le premier :

– Si monseigneur veut se souvenir de mesconseils donnés à Narbonne, il conviendra que j’avais un justepressentiment des chagrins que lui causerait un jour ce jeunehomme.

Le maître des requêtes reprit :

– J’ai su, par le vieil abbé sourd quiétait à dîner chez la maréchale d’Effiat, et qui a tout entendu,que ce jeune Cinq-Mars montrait plus d’énergie qu’on nel’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le maréchal deBassompierre. J’ai encore le rapport détaillé du sourd, qui atrès-bien joué son rôle ; l’éminentissime Cardinal doit enêtre satisfait.

– J’ai dit à monseigneur, recommençaJoseph, car ces deux séides farouches alternaient leurs discourscomme les pasteurs de Virgile ; j’ai dit qu’il serait bon dese défaire de ce petit d’Effiat, et que je m’en chargerais, si telétait son bon plaisir ; il serait facile de le perdre dansl’esprit du Roi.

– Il serait plus sûr de le faire mourirde sa blessure, reprit Laubardemont ; si Son Éminence avait labonté de m’en donner l’ordre, je connais intimement le médecin ensecond, qui m’a guéri d’un coup au front, et qui le soigne. C’estun homme prudent, tout dévoué à monseigneur le Cardinal-Duc, etdont le brelan a un peu dérangé les affaires.

– Je crois, repartit Joseph avec un airde modestie mêlé d’un peu d’aigreur, que si Son Éminence avaitquelqu’un à employer à ce projet utile, ce serait plutôt sonnégociateur habituel, qui a eu quelque succès autrefois.

– Je crois pouvoir en énumérerquelques-uns assez marquants, reprit Laubardemont, ettrès-nouveaux, dont la difficulté était grande.

– Ah ! sans doute, dit le père avecun demi-salut et un air de considération et de politesse, votremission la plus hardie et la plus habile fut le jugement d’UrbainGrandier, le magicien. Mais, avec l’aide de Dieu, on peut faired’aussi bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans quelque mérite,par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux comme une jeunefille, d’extirper vigoureusement une branche royale de Bourbon.

– Il n’était pas bien difficile ;reprit avec amertume le maître des requêtes, de choisir un soldataux gardes pour tuer le comte de Soissons ; mais présider,juger…

– Et exécuter soi-même, interrompit lecapucin échauffé, est moins difficile certainement que d’élever unhomme, dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir de grandes chosesavec discrétion, et de supporter, s’il le fallait, toutes lestortures pour l’amour du ciel, plutôt que de révéler le nom de ceuxqui l’ont armé de leur justice, ou de mourir courageusement sur lecorps de celui qu’on a frappé, comme l’a fait celui quej’envoyai ; il ne jeta pas un cri au coup d’épée de Riquemont,l’écuyer du prince ; il finit comme un saint : c’étaitmon élève.

– Autre chose est d’ordonner ou de courirles dangers.

– Et n’en ai-je pas couru au siège de laRochelle ?

– D’être noyé dans un égout, sansdoute ? dit Laubardemont.

– Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ilsété de vous prendre les doigts dans les instruments detorture ? et tout cela parce que l’abbesse des Ursulines estvotre nièce.

– C’était bon pour vos frères deSaint-François, qui tenaient les marteaux ; mais moi, je fusfrappé au front par ce même Cinq-Mars, qui guidait une populaceeffrénée.

– En êtes-vous bien sûr ? s’écriaJoseph charmé ; osa-t-il bien aller ainsi contre les ordres duRoi ?

La joie qu’il avait de cette découverte luifaisait oublier sa colère.

– Impertinents ! s’écria leCardinal, rompant tout à coup le silence et ôtant de ses lèvres sonmouchoir taché de sang, je punirais votre sanglante dispute si ellene m’avait appris bien des secrets d’infamie de votre part. On adépassé mes ordres : je ne voulais point de torture,Laubardemont ; c’est votre seconde faute ; vous me ferezhaïr pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pasles détails de cette émeute où fut Cinq-Mars ; cela peutservir par la suite.

– J’ai tous les noms et signalements, ditavec empressement le juge secret, inclinant jusqu’au fauteuil sagrande taille et son visage olivâtre et maigre, que sillonnait unrire servile.

– C’est bon, c’est bon, dit le ministre,le repoussant ; il ne s’agit pas encore de cela. Vous, Joseph,soyez à Paris avant ce jeune présomptueux qui va être favori, j’ensuis certain ; devenez son ami, tirez-en parti pour moi, ouperdez-le ; qu’il me serve ou qu’il tombe. Mais, surtout,envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me rendre compteverbalement ; jamais d’écrits à l’avenir. Je suistrès-mécontent de vous, Joseph ; quel misérable courrieravez-vous choisi pour venir de Cologne ! Il ne m’a pas sucomprendre ; il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà encoreavec une disgrâce à combattre. Vous avez manqué me perdreentièrement. Vous allez voir ce qu’on va faire à Paris ; on netardera pas à y tramer une conspiration contre moi ; mais cesera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libresd’agir. Sortez tous deux et envoyez-moi mon valet de chambre dansdeux heures seulement : je veux être seul.

On entendait encore les pas de ces deuxhommes, et Richelieu, les yeux attachés sur l’entrée de sa tente,semblait les poursuivre de ses regards irrités.

– Misérables ! s’écria-t-illorsqu’il fut seul, allez encore accomplir quelques œuvressecrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes, ressorts impursde mon pouvoir ! Bientôt le Roi succombera sous la lentemaladie qui le consume ; je serai régent alors, je serai roide France moi-même ; je n’aurai plus à redouter les capricesde sa faiblesse ; je détruirai sans retour les racesorgueilleuses de ce pays ; j’y passerai un niveau terrible etla baguette de Tarquin ; je serai seul sur eux tous, l’Europetremblera, je…

Ici le goût du sang qui remplissait de nouveausa bouche le força d’y porter son mouchoir.

– Ah ! que dis-je ? malheureuxque je suis ! Me voilà frappé à mort ; je me dissous, monsang s’écoule, et mon esprit veut travailler encore ! Pourquoi ? pour qui ? Est-ce pour la gloire, c’est un motvide ; est-ce pour les hommes ? je les méprise. Pour quidonc, puisque je vais mourir avant deux, avant trois anspeut-être ? Est-ce pour Dieu ? quel nom !… je n’aipas marché avec lui, il a tout vu…

Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine,et ses yeux rencontrèrent la grande croix d’or qu’il portait aucou ; il ne put s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’aufond du fauteuil ; mais elle le suivait ; il la prit, et,la considérant avec des regards fixes et dévorants : – Signeterrible ! dit-il tout bas, tu me poursuis ! Vousretrouverai-je encore ailleurs… divinité et supplice ! quesuis-je ? qu’ai-je fait ?…

Pour la première fois, une terreur singulièreet inconnue le pénétra ; il trembla, glacé et brûlé par unfrisson invincible ; il n’osait lever les yeux, de crainte derencontrer quelque vision effroyable ; il n’osait appeler, depeur d’entendre le son de sa propre voix ; il demeuraprofondément enfoncé dans la méditation de l’éternité, si terriblepour lui, et il murmura cette sorte de prière :

– Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moidonc, mais ne m’isole pas pour me juger. Regarde-moi entouré deshommes de mon siècle ; regarde l’ouvrage immense que j’avaisentrepris ; fallait-il moins qu’un énorme levier pour remuerces masses ? et si ce levier écrase en tombant quelquesmisérables inutiles, suis-je bien coupable ? Je sembleraiméchant aux hommes ; mais toi, juge suprême, me verras-tuainsi ? Non ; tu sais que c’est le pouvoir sans borne quirend la créature coupable envers la créature ; ce n’est pasArmand de Richelieu qui fait périr, c’est le premier ministre. Cen’est pas pour ses injures personnelles, c’est pour suivre unsystème. Mais un système… qu’est-ce que ce mot ? M’était-ilpermis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder comme desnombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être ? Jerenverse l’entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais sesfondements et hâtais sa chute ! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’aséduit. Ô dédale ! ô faiblesse de la pensée humaine !…Simple foi ! pourquoi ai-je quitté ta voie ?… pourquoi nesuis-je pas seulement un simple prêtre ? Si j’osais rompreavec l’homme et me donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendraitencore dans mes songes !

En ce moment son oreille fut frappée d’ungrand bruit qui se faisait au dehors ; des rires de soldats,des huées féroces et des jurements se mêlaient aux paroles, assezlongtemps soutenues, d’une voix faible et claire ; on eût ditle chant d’un ange entrecoupé par des rires de démons. Il se levaet ouvrit une sorte de fenêtre en toile pratiquée sur un des côtésde sa tente carrée. Un singulier spectacle se présentait à savue ; il resta quelques instants à le contempler, attentif auxdiscours qui se tenaient.

– Écoute, écoute, La Valeur, disait unsoldat à un autre, la voilà qui recommence à parler et àchanter ; fais-la placer au milieu du cercle, entre nous et lefeu.

– Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disaitun autre, voici Grand-Ferré qui dit qu’il la connaît.

– Oui, je te dis que je la connais, et,par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais que je l’ai vue dans monvillage quand j’étais en congé, et c’était à une affaire où ilfaisait chaud, mais dont on ne parle pas, surtout à un Cardinalistecomme toi.

– Et pourquoi n’en parle-t-on pas, grandnigaud ? reprit un vieux soldat en relevant sa moustache.

– On n’en parle pas parce que cela brûlela langue, entends-tu cela ?

– Non, je ne l’entends pas.

– Eh bien ! ni moi non plus ;mais ce sont les bourgeois qui me l’ont dit.

Ici un éclat de rire générall’interrompit.

– Ah ! ah ! est-il bête !disait l’un ; il écoute ce que disent les bourgeois.

– Ah bien ! si tu les écoutesbavarder, tu as du temps à perdre, reprenait un autre.

– Tu ne sais donc pas ce que disait mamère, blanc-bec ? reprenait gravement le plus vieux enbaissant les yeux d’un air farouche et solennel pour se faireécouter.

– Eh ! comment veux-tu que je lesache, la Pipe ? Ta mère doit être morte de vieillesse avantque mon grand-père fût au monde.

– Eh bien ! blanc-bec, je vais te ledire. Tu sauras d’abord que ma mère était une respectableBohémienne, aussi attachée au régiment des Carabins de la Roque quemon chien Canon que voilà ; elle portait l’eau-de-vieà son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le premier de cheznous ; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et mortssur le champ de bataille.

– Voilà ce qui s’appelle une femme !interrompirent les soldats pleins de respect.

– Et jamais de sa vie elle ne parla à unbourgeois, si ce n’est pour lui dire en arrivant au logement :« Allume-moi une chandelle, et fais chauffer masoupe. »

– Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait tamère ? dit Grand-Ferré.

– Si tu es si pressé, tu ne le sauraspas, blanc-bec ; elle disait habituellement dans saconversation : Un soldat vaut mieux qu’un chien ;mais un chien vaut mieux qu’un bourgeois.

– Bravo ! bravo ! c’est biendit ! crièrent les soldats pleins d’enthousiasme à ces bellesparoles.

– Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré,que les bourgeois qui m’ont dit que ça brûlait la langue avaientraison ; d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des bourgeois,car ils avaient des épées, et ils étaient fâchés de ce qu’onbrûlait un curé, et moi aussi.

– Et qu’est-ce que cela te faisait qu’onbrûlât ton curé, grand innocent ? reprit un sergent debataille appuyé sur la fourche de son arquebuse ; après lui unautre ; tu aurais pu prendre à sa place un de nos généraux,qui sont tous curés à présent ; moi qui suis Royaliste, je ledis franchement.

– Taisez-vous donc ! cria laPipe ; laissez parler cette fille. Ce sont tous ces chiens deRoyalistes qui viennent nous déranger quand nous nous amusons.

– Qu’est-ce que tu dis ? repritGrand-Ferré ; sais-tu seulement ce que c’est que d’êtreRoyaliste, toi ?

– Oui, dit la Pipe, je vous connais bientous, allez : vous êtes pour les anciens soi-disant Princes dela paix, avec les Croquants, contre le Cardinal et lagabelle ; là ! ai-je raison ou non ?

– Eh bien, non, vieux Bas-rouge ! unRoyaliste est celui qui est pour un roi : voilà ce que c’est.Et comme mon père était valet des émerillons du Roi, je suis pourle Roi ; voilà. Et je n’aime pas les Bas-rouges, c’est toutsimple.

– Ah ! tu m’appellesBas-rouge ! reprit le vieux soldat : tu m’en feras raisondemain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu neparlerais pas comme ça ; et si tu avais vu l’Éminence sepromener sur sa digue de la Rochelle, avec le vieux marquis deSpinola, pendant qu’on lui envoyait des volées de canon, tu nedirais rien des Bas-rouges, entends-tu ?

– Allons, amusons-nous au lieu de nousquereller, dirent les autres soldats.

Les braves qui discouraient ainsi étaientdebout autour d’un grand feu qui les éclairait plus que la lune,toute belle qu’elle était ; et au milieu d’eux se trouvait lesujet de leur attroupement et de leurs cris. Le Cardinal distinguaune jeune femme vêtue de noir et couverte d’un long voileblanc ; ses pieds étaient nus : une corde grossièreserrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son coupresque jusqu’aux pieds, ses mains délicates et blanches commel’ivoire en agitaient les grains et les faisaient tournoyerrapidement sous ses doigts. Les soldats, avec une joie barbare,s’amusaient à préparer de petits charbons sur son chemin pourbrûler ses pieds nus ; le plus vieux prit la mèche fumante deson arquebuse, et, l’approchant du bas de sa robe, lui dit d’unevoix rauque :

– Allons, folle, recommence-nous tonhistoire, ou bien je te remplirai de poudre, et je te ferai sautercomme une mine ; prends-y garde, parce que j’ai déjà joué cetour-là à d’autres que toi dans les vieilles guerres des Huguenots.Allons, chante !

La jeune femme, les regardant avec gravité, nerépondit rien et baissa son voile.

– Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré avecun rire bachique ; tu vas la faire pleurer, tu ne sais pas lebeau langage de la cour ; je vais lui parler, moi.

Et lui prenant le menton :

– Mon petit cœur, lui dit-il, si tuvoulais, ma mignonne, recommencer la jolie petite historiette quetu racontais tout à l’heure à ces messieurs, je te prierais devoyager avec moi sur le fleuve de Tendre, comme disent les grandesdames de Paris, et de prendre un verre d’eau-de-vie avec tonchevalier fidèle, qui t’a rencontrée autrefois à Loudun quand tujouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable…

La jeune femme croisa ses bras, et regardantautour d’elle d’un air impérieux, s’écria :

– Retirez-vous, au nom du Dieu desarmées : retirez-vous, hommes impurs ! il n’y a rien decommun entre nous. Je n’entends pas votre langue, et vousn’entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes dela terre à tant d’oboles par jour, et laissez-moi accomplir mamission. Conduisez-moi vers le Cardinal…

Un rire grossier l’interrompit.

– Crois-tu, dit un Carabin de Maurevert,que Son Éminence le généralissime te reçoive chez lui avec tespieds nus ? Va les laver !

– Le Seigneur a dit : Jérusalem,lève ta robe et passe les fleuves, répondit-elle les bras toujoursen croix. Que l’on me conduise chez le Cardinal !

Richelieu cria d’une voix forte :

– Qu’on m’amène cette femme, et qu’on lalaisse en repos !

Tout se tut ; on la conduisit auministre. – Pourquoi, dit-elle en le voyant, m’amener devant unhomme armé ? On la laissa seule devant lui sans répondre. LeCardinal avait l’air soupçonneux en la regardant.

– Madame, dit-il, que faites-vous au campà cette heure ; et, si votre esprit n’est pas égaré, pourquoices pieds nus ?

– C’est un vœu, c’est un vœu, répondit lajeune religieuse avec un air d’impatience en s’asseyant près de luibrusquement ; j’ai fait aussi celui de ne pas manger que jen’aie rencontré l’homme que je cherche.

– Ma sœur, dit le Cardinal étonné etradouci en s’approchant pour l’observer, Dieu n’exige pas de tellesrigueurs dans un corps faible, et surtout à votre âge, car vous mesemblez fort jeune.

– Jeune ? oh ! oui, j’étaisbien jeune il y a peu de jours encore ; mais depuis j’ai passédeux existences au moins, j’ai tant pensé et tant souffert :regardez mon visage.

Et elle découvrit une figure parfaitementbelle ; des yeux noirs très-réguliers y donnaient lavie ; mais sans eux on aurait cru que ces traits étaient ceuxd’un fantôme, tant elle était pâle ; ses lèvres étaientviolettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le chocde ses dents.

– Vous êtes malade, ma sœur, dit leministre ému en lui prenant la main, qu’il sentit brûlante. Unesorte d’habitude d’interroger sa santé et celle des autres lui fittoucher le pouls sur son bras amaigri : il sentit les artèressoulevées par les battements d’une fièvre effrayante.

– Mais, continua-t-il avec plusd’intérêt, vous vous êtes tuée avec des rigueurs plus grandes queles forces humaines ; je les ai toujours blâmées, et surtoutdans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter ? est-ce pourme le confier que vous êtes venue ! Parlez avec calme et soyezsûre d’être secourue.

– Se confier aux hommes ! reprit lajeune femme, oh ! non, jamais ! Ils m’ont toustrompée ; je ne me confierais à personne, pas même àM. de Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir.

– Comment ! dit Richelieu enfronçant le sourcil, mais avec un rire amer ; comment !vous connaissez ce jeune homme ? est-ce lui qui a fait vosmalheurs ?

– Oh ! non, il est bien bon, et ildéteste les méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs, dit-elleen prenant tout à coup un air dur et sauvage, les hommes sontfaibles, et il y a des choses que les femmes doivent accomplir.Quand il ne s’est plus trouvé de vaillants dans Israël, Déborahs’est levée.

– Eh ! comment savez-vous toutes cesbelles choses ? continua le Cardinal en lui tenant toujours lamain.

– Oh ! cela, je ne puis vousl’expliquer, reprit avec un air de naïveté touchante et une voixtrès-douce la jeune religieuse, vous ne me comprendriez pas ;c’est le démon qui m’a tout appris et qui m’a perdue.

– Eh ! mon enfant, c’est toujourslui qui nous perd ; mais il nous instruit mal, dit Richelieuavec l’air d’une protection paternelle et d’une pitié croissante.Quelles ont été vos fautes ? dites-les-moi ; je peuxbeaucoup.

– Ah ! dit-elle d’un air de doute,vous pouvez beaucoup sur des guerriers, sur des hommes braves etgénéreux ; sous votre cuirasse doit battre un noblecœur ; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien des rusesdu crime.

Richelieu sourit, cette méprise leflattait.

– Je vous ai entendu demander leCardinal ; que lui voulez-vous enfin ? Qu’êtes-vous venuechercher ?

La religieuse se recueillit et mit un doigtsur son front.

– Je ne m’en souviens plus, dit-elle,vous m’avez trop parlé… J’ai perdu cette idée, c’était pourtant unegrande idée… C’est pour elle que je suis condamnée à la faim qui metue ; il faut que je l’accomplisse : ou je vais mouriravant. Ah ! dit-elle en portant la main sous sa robe dans sonsein, où elle parut prendre quelque chose, la voilà, cetteidée…

Elle rougit tout à coup, et ses yeuxs’ouvrirent extraordinairement ; elle continua en se penchantà l’oreille du Cardinal :

– Je vais vous le dire, écoutez :Urbain Grandier, mon amant Urbain, m’a dit cette nuit que c’étaitRichelieu qui l’avait fait périr ; j’ai pris un couteau dansune auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il est.

Le Cardinal, effrayé et surpris, reculad’horreur. Il n’osait appeler ses gardes, craignant les cris decette femme et ses accusations ; et cependant un emportementde cette folie pouvait lui devenir fatal.

– Cette histoire affreuse me poursuivradonc partout ! s’écria-t-il en la regardant fixement,cherchant dans son esprit le parti qu’il devait prendre.

Ils demeurèrent en silence l’un en face del’autre dans la même attitude, comme deux lutteurs qui secontemplent avant de s’attaquer, ou comme le chien d’arrêt et savictime pétrifiés par la puissance du regard.

Cependant Laubardemont et Joseph étaientsortis ensemble, et, avant de se séparer, ils se parlèrent unmoment devant la tente du Cardinal, parce qu’ils avaient besoin dese tromper mutuellement ; leur haine venait de prendre desforces dans leur querelle ; et chacun avait résolu de perdreson rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que chacund’eux avait préparé en se prenant le bras, comme d’un seul et mêmemouvement :

– Ah ! révérend père, que vousm’avez affligé en ayant l’air de prendre en mauvaise part quelqueslégères plaisanteries que je vous ai faites tout àl’heure !

– Eh ! mon Dieu, non, cher seigneur,je suis bien loin de là. La charité, où serait la charité ?J’ai quelque fois une sainte chaleur dans le propos, pour ce quiest du bien de l’État et de monseigneur, à qui je suis toutdévoué.

– Ah ! qui le sait mieux que moi,révérend père ? mais vous me rendez justice, vous savez aussicombien je le suis à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel je doistout. Hélas ! je n’ai mis que trop de zèle à le servir,puisqu’il me le reproche.

– Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vousen veut pas ; je le connais bien, il conçoit qu’on fassequelque chose pour sa famille ; il est fort bon parentaussi.

– Oui, c’est cela, reprit Laubardemont,voilà mon affaire à moi ; ma nièce était perdue tout à faitavec son couvent si Urbain eût triomphé ; vous sentez celacomme moi, d’autant plus qu’elle ne nous avait pas bien compris, etqu’elle a fait l’enfant quand il a fallu paraître.

– Est-il possible ? en pleineaudience ! Ce que vous me dites là me fâche véritablement pourvous ! Que cela dut être pénible !

– Plus que vous ne l’imaginez ! Elleoubliait tout ce qu’on lui disait dans la possession, faisait millefautes de latin que nous avons raccommodées comme nous avonspu ; et même elle a été cause d’une scène désagréable le jourdu procès ; fort désagréable pour moi et pour les luges :un évanouissement, des cris. Ah ! je vous jure que je l’auraisbien chapitrée, si je n’eusse été forcé de quitter précipitammentcette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simpleque j’y tienne, c’est ma plus proche parente ; car mon fils amal tourné, on ne sait ce qu’il est devenu depuis quatre ans. Lapauvre petite Jeanne de Belfiel ! je ne l’avais faitereligieuse, et puis abbesse, que pour conserver tout à ce mauvaissujet-là. Si j’avais prévu sa conduite, je l’aurais réservée pourle monde.

– On la dit d’une fort grande beauté,reprit Joseph ; c’est un don très-précieux pour unefamille ; on aurait pu la présenter à la cour, et le Roi…Ah ! ah !… Mlle de La Fayette…Eh !… eh !… MIIe d’Hautefort… vous entendez… il seraitmême possible encore d’y penser.

– Ah ! que je vous reconnais bienlà… monseigneur, car nous savons qu’on vous a nommé aucardinalat ; que vous êtes bon de vous souvenir du plus dévouéde vos amis !

Laubardemont parlait encore à Joseph,lorsqu’ils se trouvèrent au bout de la rue du camp qui conduisaitau quartier des volontaires.

– Que Dieu vous protège et sa sainte Mèrependant mon absence, dit Joseph s’arrêtant ; je vais partirdemain pour Paris ; et, comme j’aurai affaire plus d’une foisà ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d’avance et savoir desnouvelles de sa blessure.

– Si l’on m’avait écouté, ditLaubardemont, à l’heure qu’il est vous n’auriez pas cettepeine.

– Hélas ! vous avez bienraison ! répondit Joseph avec un soupir profond et levant lesyeux au ciel ; mais le Cardinal n’est plus le mêmehomme ; il n’accueille pas les bonnes idées, il nous perdras’il se conduit ainsi.

Et, faisant une profonde révérence au juge, lecapucin entra dans le chemin qu’il lui avait montré.

Laubardemont le suivit quelque temps des yeux,et, quand il fut bien sûr de la route qu’il avait prise, il revintou plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.

– Le Cardinal l’éloigne, s’était-ildit ; donc il s’en dégoûte ; je sais des secrets quipeuvent le perdre. J’ajouterai qu’il est allé faire sa cour aufutur favori ; je remplacerai ce moine dans la faveur duministre. L’instant est propice, il est minuit ; il doitencore rester seul pendant une heure et demie. Courons.

Il arrive à la tente des gardes qui précède lepavillon.

– Monseigneur reçoit quelqu’un, dit lecapitaine hésitant ; on ne peut pas entrer.

– N’importe, vous m’avez vu sortir il y aune heure ; il se passe des choses dont je dois rendrecompte.

– Entrez, Laubardemont, cria le ministre,entrez vite et seul !

Il entra. Le Cardinal, toujours assis, tenaitles deux mains d’une religieuse dans une des siennes, et de l’autrefit signe de garder le silence à son agent stupéfait, qui restasans mouvement, ne voyant pas encore le visage de cettefemme ; elle parlait avec volubilité, et les choses étrangesqu’elle disait contrastaient horriblement avec la douceur de savoix. Richelieu semblait ému.

– Oui, je le frapperai avec uncouteau ; c’est un couteau que le démon Béhérith m’a donné àl’auberge ; mais c’est le clou de Sisara. Il a un manched’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup pleuré dessus. N’est-ce passingulier, mon bon général ?… Je le retournerai dans la gorgede celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de le faire, etensuite je brûlerai le corps, c’est la peine du talion, la peineque Dieu a permise à Adam… Vous avez l’air étonné, mon bravegénéral… mais vous le seriez bien plus si je vous disais sachanson… la chanson qu’il m’a chantée encore hier au soir, quand ilest venu me voir à l’heure du bûcher, vous savez bien ?…l’heure où il pleut, l’heure où mes mains commencent à brûler commeà présent ; il m’a dit : « Ils sont bien trompés,les magistrats, les magistrats rouges… j’ai onze démons à mesordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne… sous un daisde velours pourpré, avec des torches, des torches de résine quinous éclairent ; ah ! c’est de toute beauté ! »Voilà, voilà ce qu’il chante.

Et, sur l’air du De profundis, ellechanta elle-même :

Je vais être prince d’Enfer,

Mon sceptre est un marteau de fer,

Ce sapin brûlant est mon trône.

Et ma robe est de soufre jaune ;

Mais je veux t’épouser demain :

Viens, Jeanne, donne-moi la main.

N’est-ce pas singulier, mon bon général ?Et moi je lui réponds tous les soirs ; écoutez bien ceci,oh ! écoutez bien…

Le juge a parlé dans la nuit,

Et dans la tombe on me conduit.

Pourtant j’étais ta fiancée !

Viens… la pluie est longue et glacée ;

Mais tu ne dormiras pas seul,

Je te prêterai mon linceul.

Ensuite il parle, et parle comme les espritset comme les prophètes. Il dit : « Malheur, malheur àcelui qui a versé le sang ! Les juges de la terre sont-ils desdieux ? Non, ce sont des hommes qui vieillissent et souffrent,et cependant ils osent dire à haute voix : Faites mourir cethomme ! La peine de mort ! la peine de mort ! Qui adonné à l’homme le droit de l’exercer sur l’homme ? Est-ce lenombre deux ?… Un seul serait assassin, vois-tu ! Maiscompte bien, un, deux, trois… Voilà qu’ils sont sages et justes,ces scélérats graves et stipendiés ! Ô crime ! l’horreurdu ciel ! Si tu les voyais d’en haut, comme moi, Jeanne,combien tu serais plus pâle encore ! La chair, détruire lachair ! elle qui vit de sang faire couler le sang !froidement et sans colère ! comme Dieu qui acréé ! »

Les cris que jetait la malheureuse fille endisant rapidement ces paroles épouvantèrent Richelieu etLaubardemont au point de les tenir immobiles longtemps encore.Cependant le délire et la fièvre l’emportaient toujours.

– Les juges ont-ils frémi ? m’a ditUrbain Grandier, frémissent-ils de se tromper ? On agite lamort du juste. – La question ! – On serre ses membres avec descordes pour le faire parler ; sa peau se coupe, s’arrache etse déroule comme un parchemin ; ses nerfs sont à nu, rouges etluisants ; ses os crient ; la moelle en jaillit… Mais lesjuges dorment. Ils rêvent de fleurs et de printemps. Que lagrand’salle est chaude ! dit l’un en s’éveillant ; cethomme n’a point voulu parler ! Est-ce que la torture estfinie ? Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. Lamort ! seule crainte des vivants ! la mort ! lemonde inconnu ! il y jette avant lui une âme furieuse quil’attendra. Oh ! ne l’a-t-il jamais vu, le tableauvengeur ! ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, leprévaricateur écorché ?

Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et lechagrin, le Cardinal, saisi d’horreur et de pitié,s’écria :

– Ah ! pour l’amour de Dieu !finissons cette affreuse scène ; emmenez cette femme, elle estfolle !

L’insensée se retourna, et jetant tout à coupde grands cris :

– Ah ! le juge, le juge, lejuge !… dit-elle en reconnaissant Laubardemont.

Celui-ci, joignant les mains et s’humiliantdevant le ministre, disait avec effroi :

– Hélas ! monseigneur,pardonnez-moi, c’est ma nièce qui a perdu la raison ;j’ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuislongtemps. Jeanne, Jeanne… allons, madame, à genoux ; demandezpardon à monseigneur le Cardinal-Duc…

– C’est Richelieu ! cria-t-elle. Etl’étonnement sembla entièrement paralyser cette jeune etmalheureuse beauté ; la rougeur qui l’avait animée d’abord fitplace à une mortelle pâleur, ses cris à un silence immobile, sesregards égarés à une fixité effroyable de ses grands yeux, quisuivaient constamment le ministre attristé.

– Emmenez vite cette malheureuse enfant,dit celui-ci hors de lui-même ; elle est mourante et moiaussi ; tant d’horreurs me poursuivent depuis cettecondamnation, que je crois que tout l’enfer se déchaîne contremoi !

Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel,toujours silencieuse et stupéfaite, les yeux hagards, la boucheouverte, la tête penchée en avant, était restée sous le coup de sadouble surprise, qui semblait avoir éteint le reste de sa raison etde ses forces. Au mouvement du Cardinal, elle frémit de se voirentre lui et Laubardemont, regarda tour à tour l’un et l’autre,laissa échapper de sa main le couteau qu’elle tenait, et se retiralentement vers la sortie de la tente, se couvrant tout entière deson voile, et tournant avec terreur ses yeux égarés derrière elle,sur son oncle qui la suivait, comme une brebis épouvantée qui sentdéjà sur son dos l’haleine brûlante du loup prêt à la saisir.

Ils sortirent tous deux ainsi, et, à peine enplein air, le juge furieux s’empara des mains de sa victime, leslia par un mouchoir, et l’entraîna facilement, car elle ne poussapas un cri, pas un soupir, mais le suivit, la tête toujours baisséesur son sein, et comme plongée dans un profond somnambulisme.

Chapitre 13L’ESPAGNOL

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.

LAFONTAINE.

Cependant une scène d’une autre nature sepassait sous la tente de Cinq-Mars ; les paroles du Roi,premier baume de ses blessures, avaient été suivies des soinsempressés des chirurgiens de la cour ; une balle morte,facilement extraite, avait causé seule son accident : levoyage lui était permis, tout était prêt pour l’accomplir. Lemalade avait reçu jusqu’à minuit des visites amicales etintéressées ; dans les premières furent celles du petit Gondiet de Fontrailles, qui se disposaient aussi à quitter Perpignanpour Paris ; l’ancien page Olivier d’Entraigues s’était jointà eux pour complimenter l’heureux volontaire que le Roi semblaitavoir distingué ; la froideur habituelle du prince envers toutce qui l’entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui en furentinstruits, le peu de mots qu’il avait dits comme des signes assurésd’une haute faveur, tous étaient venus le féliciter.

Enfin il était seul, sur son lit decamp ; M. de Thou, près de lui, tenait sa main, etGrandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes les visites quiavaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour un longvoyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants decalme et d’espoir qui viennent en quelque sorte rafraîchir l’âme enmême temps que le sang ; la main qu’il ne donnait pas à sonami pressait en secret la croix d’or attachée sur son cœur, enattendant la main adorée qui l’avait donnée, et qu’il allaitbientôt presser elle-même. Il n’écoutait qu’avec le regard et lesourire les conseils du jeune magistrat, et rêvait au but de sonvoyage, qui était aussi le but de sa vie. Le grave de Thou luidisait d’une voix calme et douce :

– Je vous suivrai bientôt à Paris. Jesuis heureux plus que vous-même de voir le Roi vous y mener aveclui ; c’est un commencement d’amitié qu’il faut ménager, vousavez raison. J’ai réfléchi bien profondément aux causes secrètes devotre ambition, et je crois avoir deviné votre cœur. Oui, cesentiment d’amour pour la France, qui le faisait battre dans votrepremière jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes ;vous voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre enaction ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée estvaste et digne de vous ! Je vous admire ; jem’incline ! Abordez le monarque avec le dévouementchevaleresque de nos pères, avec un cœur plein de candeur et prêt àtous les sacrifices. Recevoir les confidences de son âme, verserdans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins du Roi enlui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les plaiesdu peuple en les découvrant à son maître, et, par l’entremise devotre faveur, rétablir ainsi ce commerce d’amour du père auxenfants, qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme aucœur de marbre ; s’exposer pour cette noble entreprise àtoutes les horreurs de sa vengeance, et bien plus encore braver lescalomnies perfides qui poursuivent le favori jusque sur les marchesdu trône : ce songe était digne de vous. Poursuivez, mon ami,ne soyez jamais découragé ; parlez hautement au Roi du mériteet des malheurs de ses plus illustres amis que l’on écrase ;dites-lui sans crainte que sa vieille Noblesse n’a jamais conspirécontre lui ; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu’à cetaimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre, etjamais le monarque ; dites-lui que les vieilles races deFrance sont nées avec sa race, qu’en les frappant il remue toute lanation, et que, s’il les éteint, la sienne en souffrira, qu’elledemeurera seule exposée au souffle du temps et des événements,comme un vieux chêne frissonne et s’ébranle au vent de la plaine,lorsque l’on a renversé la forêt qui l’entoure et le soutient. –Oui, s’écria de Thou en s’animant, ce but est noble et beau ;marchez dans votre route d’un pas inébranlable, chassez même cettehonte secrète, cette pudeur qu’une âme noble éprouve avant de sedécider à flatter, à faire ce que le monde appelle sacour. Hélas ! les rois sont accoutumés à ces parolescontinuelles de fausse admiration pour eux ; considérez-lescomme une langue nouvelle qu’il faut apprendre, langue bienétrangère à vos lèvres jusqu’ici, mais que l’on peut parlernoblement, croyez-moi, et qui saurait exprimer de belles etgénéreuses pensées.

Pendant le discours enflammé de son ami,Cinq-Mars ne put se défendre d’une rougeur subite, et il tourna sonvisage sur l’oreiller, du côté de la tente, et de manière à ne pasêtre vu. De Thou s’arrêta :

– Qu’avez-vous, Henry ? vous ne merépondez pas ; me serais-je trompé !

Cinq-Mars soupira profondément et se tutencore.

– Votre cœur n’est-il pas ému de cesidées que je croyais devoir le transporter !

Le blessé regarda son ami avec moins detrouble et lui dit :

– Je croyais, cher de Thou, que vous nedeviez plus m’interroger, et que vous vouliez avoir une aveugleconfiance en moi. Quel mauvais génie vous pousse donc à vouloirsonder ainsi mon âme ? Je ne suis pas étranger à ces idées quivous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie pas conçues !Qui vous dit que je n’aie pas formé la ferme résolution de lespousser plus loin dans l’action que vous n’osez le faire même dansles paroles ! L’amour de la France, la haine vertueuse del’ambitieux qui l’opprime et brise ses antiques mœurs avec la hachedu bourreau, la ferme croyance que la vertu peut être aussi habileque le crime, voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais,quand vous voyez un homme à genoux dans une église, luidemandez-vous quel saint ou quel ange protège et reçoit saprière ? Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied desautels que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr, s’il lefaut ? Eh ! lorsque nos pères s’acheminaient pieds nusvers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s’informait-on du vœusecret qui les conduisait à la Terre sainte ? Ils frappaient,ils mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n’endemandaient pas plus ; le pieux capitaine qui les guidait nefaisait point dépouiller leurs corps pour voir si la croix rouge etle cilice ne cachaient pas quelque autre signe mystérieux ;et, dans le ciel, sans doute, ils n’étaient pas jugés avec plus derigueur pour avoir aidé la force de leurs résolutions sur la terrepar quelque espoir permis au chrétien, quelque seconde et secrètepensée, plus humaine et plus proche du cœur mortel.

De Thou sourit et rougit légèrement enbaissant les yeux.

– Mon ami, reprit-il avec gravité, cetteagitation peut vous faire mal ; ne continuons pas sur cesujet ; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos discours, parceque cela n’est pas bien ; et mettez vos draps sur votreépaule, parce qu’il fait froid cette nuit. Je vous promets,ajouta-t-il en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel,je vous promets de ne plus vous mettre en colère par mesconseils.

– Ah ! s’écria Cinq-Mars malgré ladéfense de parler, moi je vous jure, par cette croix d’or que vousvoyez, et par sainte Marie, de mourir plutôt que de renoncer à ceplan même que vous avez tracé le premier ; vous serezpeut-être un jour forcé de me prier de m’arrêter ; mais il nesera plus temps.

– C’est bon, c’est bon, dormez, répéta leconseiller ; si vous ne vous arrêtez pas, alors je continueraiavec vous, quelque part que cela me conduise.

Et, prenant dans sa poche un livre d’heures,il se mit à le lire attentivement ; un instant après, ilregarda Cinq-Mars, qui ne dormait pas encore ; il fit signe àGrandchamp de changer la lampe de place pour la vue dumalade ; mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux ;celui-ci, les yeux toujours ouverts, s’agitait sur sa coucheétroite.

– Allons, vous n’êtes pas calme, dit deThou en souriant ; je vais faire quelque lecture pieuse quivous remette l’esprit en repos. Ah ! mon ami, c’est là qu’ilest le repos véritable, c’est dans ce livre consolateur ! car,ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez d’un côtél’homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse : laprière et l’incertitude de sa destinée ; et, de l’autre, Dieului parlant lui-même de ses infirmités. Quel magnifique et célestespectacle ! quel lien sublime entre le ciel et la terre !la vie, la mort et l’éternité sont là : ouvrez-le auhasard.

– Ah ! oui, dit Cinq-Mars, se levantencore avec une vivacité qui avait quelque chose d’enfantin, je leveux bien, laissez-moi l’ouvrir ; vous savez la vieillesuperstition de notre pays ? quand on ouvre un livre de messeavec une épée, la première page que l’on trouve à gauche est ladestinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il afini doit influer puissamment sur l’avenir du lecteur.

– Quel enfantillage ! Mais je leveux bien. Voici votre épée ; prenez la pointe… voyons…

– Laissez-moi lire moi-même, ditCinq-Mars, prenant du bord de son lit un côté du livre. Le vieuxGrandchamp avança gravement sa figure basanée et ses cheveux grissur le pied du lit pour écouter. Son maître lut, s’interrompit à lapremière phrase, mais, avec un sourire un peu forcé peut-être,poursuivit jusqu’au bout :

I. Or c’était dans la cité de Mediolanumqu’ils comparurent.

II. Le grand prêtre leur dit :Inclinez-vous et adorez les dieux.

III. Et le peuple était silencieux, regardantleurs visages, qui parurent comme les visages des anges.

IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais,s’écria, levant les yeux au ciel, et tout rempli duSaint-Esprit :

V. Ô mon frère ! je vois le Fils del’homme qui nous sourit ; laisse-moi mourir le premier.

VI. Car si je voyais ton sang, je craindraisde verser des larmes indignes du Seigneur notre Dieu.

VII. Or Protais lui répondit cesparoles :

VIII. Mon frère, il est juste que je périsseaprès toi, car j’ai plus d’années et des forces plus grandes pourte voir souffrir.

IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaientdes dents contre eux.

X. Et, les soldats les ayant frappés, leurstêtes tombèrent ensemble sur la même pierre.

XI. Or c’est en ce lieu même que lebienheureux saint Ambroise trouva la cendre des deux martyrs, quirendit la vue à un aveugle.

– Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant sonami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous à cela ?

– La volonté de Dieu soit faite ;mais nous ne devons pas la sonder.

– Ni reculer dans nos dessins pour un jeud’enfant, reprit d’Effiat avec impatience et s’enveloppant d’unmanteau jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que nous récitionsautrefois : Justam et tenacem proposili virum… cesmots de fer se sont imprimés dans ma tête. Oui, que l’universs’écroule autour de moi, ses débris m’emporteront inébranlable.

– Ne comparons pas les pensées de l’hommeà celles du ciel, et soumettons-nous, dit de Thou gravement.

– Amen, dit le vieux Grandchamp,dont les yeux s’étaient remplis de larmes qu’il essuyaitbrusquement.

– De quoi te mêles-tu, vieuxsoldat ? tu pleures ! lui dit son maître.

– Amen, dit à la porte de latente une voix nasillarde.

– Parbleu, monsieur, faites plutôt cettequestion à l’Éminence grise qui vient chez vous, répondit le fidèleserviteur en montrant Joseph, qui s’avançait les bras croisés ensaluant d’un air caressant.

– Ah ! ce sera donc lui !murmura Cinq-Mars.

– Je viens peut-être mal à propos ?dit Joseph doucement.

– Fort à propos, peut-être, dit Henryd’Effiat en souriant avec un regard à de Thou. Qui peut vousamener, mon père, à une heure du matin ? Ce doit être quelquebonne œuvre ?

Joseph se vit mal accueilli ; et, commeil ne marchait jamais sans avoir au fond de l’âme cinq ou sixreproches à se faire vis-à-vis des gens qu’il abordait, et autantde ressources dans l’esprit pour se tirer d’affaire, il crut icique l’on avait découvert le but de sa visite, et sentit que cen’était pas le moment de la mauvaise humeur qu’il fallait prendrepour préparer l’amitié. S’asseyant donc assez froidement près dulit :

– Je viens, dit-il, monsieur, vous parlerde l’a part du Cardinal généralissime des deux prisonniersespagnols que vous avez faits ; il désire avoir desrenseignements sur eux le plus promptement possible ; je doisles voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous trouverveillant encore ; je voulais seulement les recevoir de vosgens.

Après un échange de politesses contraintes, onfit entrer dans la tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avaitpresque oubliés. Ils parurent, l’un jeune et montrant à découvertune physionomie vive et un peu sauvage : c’était lesoldat ; l’autre, cachant sa taille sous un manteau brun, etses traits sombres, mais ambigus dans leur expression, sous l’ombrede son chapeau à larges bords, qu’il n’ôta pas : c’étaitl’officier ; il parla seul et le premier :

– Pourquoi me faites-vous quitter mapaille et mon sommeil ? est-ce pour me délivrer ou mependre ?

– Ni l’un ni l’autre, dit Joseph.

– Qu’ai-je à faire avec toi, homme àlongue barbe ? je ne t’ai pas vu à la brèche.

Il fallut quelque temps, d’après cet exordeaimable, pour faire comprendre à l’étranger les droits qu’avait uncapucin à l’interroger.

– Eh bien, dit-il enfin, queveux-tu ?

– Je veux savoir votre nom et votrepays.

– Je ne dis pas mon nom ; et quant àmon pays, j’ai l’air d’un Espagnol ; mais je ne le suispeut-être pas, car un Espagnol ne l’est jamais.

Le père Joseph, se retournant vers les deuxamis, dit :

– Je suis bien trompé, ou j’ai entendu ceson de voix quelque part : cet homme parle français sansaccent ; mais il me semble qu’il veut nous donner des énigmescomme dans l’Orient.

– L’Orient ? c’est cela, dit leprisonnier, un Espagnol est un homme de l’Orient, c’est un Turccatholique ; son sang languit ou bouillonne, il est paresseuxou infatigable ; l’indolence le rend esclave ; l’ardeur,cruel ; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sasuperstition, il ne veut qu’un livre religieux, qu’un maîtretyrannique ; il obéit à la loi du bûcher, il commande parcelle du poignard, il s’endort le soir dans sa misère sanglante,cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui est-ce là,messieurs ? est-ce l’Espagnol ou le Turc ? devinez.Ah ! ah ! vous avez l’air de trouver que j’ai de l’espritparce que je rencontre un rapport. Vraiment, messieurs, vous mefaites bien de l’honneur, et cependant l’idée pourrait se pousserplus loin, si l’on voulait ; si je passais à l’ordre physique,par exemple, ne pourrais-je pas vous dire : Cet homme a lestraits graves ou allongés, l’œil noir et coupé en amande, lessourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues basanées,maigres et ridées ; sa tête est rasée, et il la couvre d’unmouchoir noué en turban ; il passe un jour entier couché oudebout sous un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumantun tabac qui l’enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol ?Êtes-vous contents, messieurs ? Vraiment, vous en avez l’air,vous riez ; et de quoi riez-vous ? Moi qui vous aiprésenté cette seule idée, je n’ai pas ri ; voyez, mon visageest triste. Ah ! c’est peut-être parce que le sombreprisonnier est devenu tout à coup bavard, et parle vite ?Ah ! ce n’est rien ; je pourrais vous en dire d’autres,et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si je me mettaisdans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que je connaisun prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques avant dedire la messe, et qui, furieux d’être interrompu à l’autel durantle saint-sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient sesordres : Tuez tout ! tuez tout !ririez-vous bien tous, messieurs ? Non, pas tous.Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.Oh ! il est vrai qu’il pourrait répondre qu’il a faitsagement, et qu’on avait tort d’interrompre sa pure prière. Mais sij’ajoutais qu’il s’est caché pendant une heure derrière la toile devotre tente, monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, etqu’il est venu pour vous faire quelque perfidie, et non pour moi,que dirait-il ? Maintenant, messieurs, êtes-vouscontents ? Puis-je me retirer après cette parade ?

Le prisonnier avait débité tout ceci avec larapidité d’un vendeur d’orviétan, et avec une voix si haute, queJoseph en fut tout étourdi. Il se leva indigné à la fin, ets’adressant à Cinq-Mars :

– Comment souffrez-vous, monsieur, luidit-il, qu’un prisonnier qui devait être pendu vous parleainsi ?

L’Espagnol, sans daigner s’occuper de luidavantage, se pencha vers d’Effiat, et lui dit àl’oreille :

– Je ne vous importe guère, donnez-moi maliberté, j’ai déjà pu la prendre, mais je ne l’ai pas voulu sansvotre consentement ; donnez-la-moi, ou faites-moi tuer.

– Partez si vous le pouvez, lui réponditCinq-Mars, je vous jure que j’en serai fort aise.

Et il fit dire à ses gens de se retirer avecle soldat, qu’il voulut garder à son service.

Ce fut l’affaire d’un moment ; il nerestait plus dans la tente que les deux amis, le père Josephdécontenancé et l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son chapeau,montra une figure française, mais féroce : il riait, etsemblait respirer plus d’air dans sa large poitrine.

– Oui, je suis Français, dit-il àJoseph ; mais je hais la France, parce qu’elle a donné le jourà mon père, qui est un monstre, et à moi, qui le suis devenu, etqui l’ai frappé une fois ; je hais ses habitants parce qu’ilsm’ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés et tuésdepuis ; j’ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus deFrançais ; mais à présent je hais encore plus l’Espagne ;on ne saura jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nationdésormais ; tous les hommes sont mes ennemis. Continue,Joseph, et tu me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu autrefois,continua-t-il en le poussant violemment par la poitrine et lerenversant… je suis Jacques de Laubardemont, fils de ton digneami.

À ces mots, sortant brusquement de la tente,il disparut comme une apparition s’évanouirait. De Thou et leslaquais, accourus à l’entrée, le virent s’élancer en deux bondspar-dessus un soldat surpris et désarmé, et courir vers lesmontagnes avec la vitesse d’un cerf, malgré plusieurs coups demousquets inutiles. Joseph profita du désordre pour s’évader enbalbutiant quelques mots de politesse, et laissa les deux amisriant de son aventure et de son désappointement, comme deuxécoliers riraient d’avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue,et s’apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoinl’un et l’autre, et qu’ils trouvèrent bientôt, le blessé dans sonlit, et le jeune conseiller dans son fauteuil.

Pour le capucin, il s’acheminait vers satente, méditant comment il tirerait parti de tout ceci pour lameilleure vengeance possible, lorsqu’il rencontra Laubardemonttraînant par ses mains liées la jeune insensée. Ils se racontèrentleurs mutuelles et horribles aventures.

Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner lepoignard dans la plaie de son cœur en lui apprenant le sort de sonfils.

– Vous n’êtes pas précisément heureuxdans votre intérieur, ajouta-t-il ; je vous conseille de faireenfermer votre nièce et pendre votre héritier, si par bonheur vousle retrouvez.

Laubardemont rit affreusement : – Quant àcette petite imbécile que voilà, je vais la donner à un ancien jugesecret, à présent contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron :il la fera ce qu’il voudra, servante dans sa posada, parexemple ; je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur ne puissejamais en entendre parler.

Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donnaaucun signe d’intelligence ; toute lueur de raison étaitéteinte en elle ; un seul mot lui était resté sur les lèvres,elle le prononçait continuellement : – Le juge ! lejuge ! le juge ! dit-elle tout bas. Et elle se tut. Sononcle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, surun des chevaux qu’amenèrent deux domestiques ; Laubardemont enmonta un, et se disposa à sortir du camp, voulant s’enfoncer dansles montagnes avant le jour.

– Bon voyage ! dit-il à Joseph,faites bien vos affaires à Paris ; je vous recommande Oresteet Pylade.

– Bon voyage ! répondit celui-ci. Jevous recommande Cassandre et Œdipe.

– Oh ! il n’a ni tué son père niépousé sa mère…

– Mais il est en bon chemin pour cesgentillesses.

– Adieu, mon révérend père !

– Adieu, mon vénérable ami !dirent-ils tout haut ; – mais tout bas :

– Adieu, assassin à robe grise : jeretrouverai l’oreille du Cardinal en ton absence.

– Adieu, scélérat à robe rouge : vadétruire toi-même ta famille maudite ; achève de répandre tonsang dans les autres ; ce qui en restera en toi, je m’encharge… Je pars à présent. Voilà une nuit bien remplie !

Chapitre 14L’ÉMEUTE

Ledanger, Sire, est pressant et universel,
et au delà de tous les calculs de la prudence humaine.

MIRABEAU, Adresse au Roi.

« Que d’une vitesseégale à celle de lapensée, la scène volesur une aile imaginaire, »s’écrie l’immortel Shakspeare avec le chœur de l’une de sestragédies, « figurez-vous leroi sur l’Océan, suivide sa belle flotte ;voyez-le, suivez-le. »Avec ce poétique mouvement il traverse le temps et l’espace, ettransporte à son gré l’assemblée attentive dans les lieux de sessublimes scènes.

Nous allons user des mêmes droits sans avoirle même génie, nous ne voulons pas nous asseoir plus que lui sur letrépied des unités, et jetant les yeux sur Paris et sur le vieux etnoir palais du Louvre, nous passerons tout à coup l’espace de deuxcents lieues et le temps de deux années.

Deux années ! que de changements ellespeuvent apporter sur le front des hommes, dans leurs familles, etsurtout dans cette grande famille si troublée des nations, dont unjour brise les alliances, dont une naissance apaise les guerres,dont une mort détruit la paix ! Nos yeux ont vu des roisrentrer dans leur demeure un jour de printemps ; ce jour-làmême un vaisseau partit pour une traversée de deux ans ; lenavigateur revint ; ils étaient sur leur trône : rien nesemblait s’être passé dans son absence ; et pourtant Dieu leuravait ôté cent jours de règne.

Mais rien n’était changé pour la France en1642, époque à laquelle nous passons, si ce n’était ses craintes etses espérances. L’avenir seul avait changé d’aspect. Avant derevoir nos personnages, il importe de contempler en grand l’état duroyaume.

La puissante unité de la monarchie était plusimposante encore par le malheur des États voisins ; lesrévoltes de l’Angleterre et celles de l’Espagne et du Portugalfaisaient admirer d’autant plus le calme dont jouissait laFrance ; Strafford et Olivarès renversés ou ébranlésgrandissaient l’immuable Richelieu.

Six armées formidables, reposées sur leursarmes triomphantes, servaient de rempart au royaume ; cellesdu Nord, liguées avec la Suède, avaient fait fuir les Impériaux,poursuivis encore par l’ombre de Gustave-Adolphe ; celles quiregardaient l’Italie recevaient dans le Piémont les clefs desvilles qu’avait défendues le prince Thomas ; et celles quiredoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la Catalognerévoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu’il ne leurétait pas permis de prendre. L’intérieur n’était pas heureux, maistranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu cecalme ; car le Roi, mortellement malade, languissait àSaint-Germain près d’un jeune favori ; et le Cardinal,disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques morts pourtanttrahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes tombaient commefrappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la puissanceinvisible.

Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu,venait de porter sa tête de fer[5] sur l’échafaud, sanshonte ni peur, comme il le dit en ymontant.

Cependant la France semblait gouvernée parelle-même ; car le prince et le ministre étaient séparésdepuis longtemps : et, de ces deux malades, qui se haïssaientmutuellement, l’un n’avait jamais tenu les rênes de son État,l’autre n’y faisait plus sentir sa main ; on ne l’entendaitplus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans legouvernement, s’effaçait partout ; il dormait comme l’araignéeau centre de ses filets.

S’il s’était passé quelques événements etquelques résolutions durant ces deux années, ce devait donc êtredans les cœurs ; ce devait être quelques-uns de ceschangements occultes, d’où naissent, dans les monarchies sans base,des bouleversements effroyables et de longues et sanglantesdissensions.

Pour en être éclaircis, portons nos yeux surle vieux et noir bâtiment du Louvre inachevé, et prêtons l’oreilleaux propos de ceux qui l’habitent et qui l’environnent.

On était au mois de décembre ; un hiverrigoureux avait attristé Paris, où la misère et l’inquiétude dupeuple étaient extrêmes ; cependant sa curiositél’aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que luidonnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu’ilcontemplait les agitations de la richesse ; ses larmes moinsamères à la vue des combats de la puissance ; et le sang desgrands, qui arrosait ses rues et semblait alors le seul digned’être répandu, lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelquesscènes tumultueuses, quelques assassinats éclatants, avaient faitsentir l’affaiblissement du monarque, l’absence et la fin prochainedu ministre, et, comme une sorte de prologue à la sanglante comédiede la Fronde, venaient aiguiser la malice et même allumer lespassions des Parisiens. Ce désordre ne leur déplaisait pas ;indifférents aux causes des querelles, fort abstraites pour eux,ils ne l’étaient point aux individus, et commençaient déjà àprendre les chefs de parti en affection ou en haine, non à cause del’intérêt qu’ils leur supposaient pour le bien-être de leur classe,mais tout simplement parce qu’ils plaisaient ou déplaisaient commedes acteurs.

Une nuit surtout, des coups de pistolet et defusil avaient été entendus fréquemment dans la Cité ; lespatrouilles nombreuses des Suisses et des gardes du corps venaientmême d’être attaquées et de rencontrer quelques barricades dans lesrues tortueuses de l’île Notre-Dame ; des charrettesenchaînées aux bornes, et couvertes de tonneaux, avaient empêchéles cavaliers d’y pénétrer, et quelques coups de mousquet avaientblessé des chevaux et des hommes. Cependant la ville dormaitencore, excepté le quartier qui environnait le Louvre, habité dansce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d’Orléans. Là, toutannonçait une expédition nocturne d’une nature très-grave.

Il était deux heures du matin ; ilgelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un nombreux rassemblements’arrêta sur le quai, à peine pavé alors, et occupa lentement etpar degrés le terrain sablé qui descendait en pente jusqu’à laSeine. Deux cents hommes, à peu près, semblaient composer cetattroupement ; ils étaient enveloppés de grands manteaux,relevés par le fourreau des longues épées à l’espagnole qu’ilsportaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ilssemblaient attendre les événements plutôt que les chercher.Beaucoup d’entre eux s’assirent, les bras croisés, sur les pierreséparses du parapet commencé ; ils observaient le plus grandsilence. Après quelques minutes cependant, un homme, qui paraissaitsortir d’une porte voûtée du Louvre, s’approcha lentement avec unelanterne sourde, dont il portait les rayons au visage de chaqueindividu, et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il cherchaitentre tous : il lui parla de cette façon, à demi-voix, en luiserrant la main :

– Eh bien, Olivier, que vous a ditM. le Grand[6] ? Cela va-t-il bien ?

– Oui, oui, je l’ai vu hier àSaint-Germain ; le vieux chat est bien malade à Narbonne, ilva s’en aller ad patres ; mais il faut menernos affaires rondement, car ce n’est pas la première fois qu’ilfait l’engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cherFontrailles ?

– Soyez tranquille, Montrésor va veniravec une centaine de gentilshommes de MONSIEUR ; vous lereconnaîtrez ; il sera déguisé en maître maçon, une règle à lamain. Mais n’oubliez pas surtout les mots d’ordre ; lessavez-vous bien tous, vous et vos amis ?

– Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi, quin’est pas arrivé encore ; mais, Dieu me pardonne, je crois quele voilà lui-même. Qui diable l’aurait reconnu ?

En effet, un petit homme sans soutane, habilléen soldat des gardes françaises, et portant de très-noires etfausses moustaches, se glissa entre eux. Il sautait d’un pied surl’autre avec un air de joie, et se frottait les mains.

– Vive Dieu ! tout va bien ;mon ami Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant sur la pointedes pieds pour frapper sur l’épaule d’Olivier : – Savez-vousque, pour un homme qui sort presque des pages, vous ne vousconduisez pas mal, sire Olivier d’Entraigues ? vous serez dansnos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est bienorganisé, vous arrivez à point ; ni plus tôt, ni plus tard,comme un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin,je vous le prédis. Mais dépêchons-nous ; il nous viendra dansdeux heures des paroissiens de mon oncle l’archevêque deParis ; je les ai bien échauffés, et ils crieront :Vive Monsieur ! vive laRégence ! et plus deCardinal ! comme des enragés. Ce sont de bonnesdévotes, tout à moi, qui leur ont monté la tête. Le Roi est fortmal. Oh ! tout va bien, très-bien. Je viens deSaint-Germain ; j’ai vu l’ami Cinq-Mars ; il est bon,très-bon, toujours ferme comme un roc. Ah ! voilà ce quej’appelle un homme ! Comme il les a joués avec son airmélancolique et insouciant ! Il est le maître de la cour àprésent. C’est fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair ;il en est fortement question ; mais il hésite encore : ilfaut décider cela par notre mouvement de ce soir : levœu du peuple ! il faut fairele vœu du peupleabsolument ; nous allons le faire entendre. Ce sera la mort deRichelieu, savez-vous ? Surtout c’est la haine pour lui quidoit dominer dans les cris, car c’est là l’essentiel. Cela décideraenfin notre Gaston, qui flotte toujours, n’est-ce pas ?

– Eh ! que peut-il faire autrechose ? dit Fontrailles ; s’il prenait une résolutionaujourd’hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.

– Et pourquoi ?

– Parce que nous serions bien sûrs quedemain, au jour, il serait contre.

– N’importe, reprit l’abbé, la reine a dela tête.

– Et du cœur aussi, dit Olivier ;cela me donne de l’espoir pour Cinq-Mars, qui me semble avoir oséfaire le boudeur quelquefois en la regardant.

– Enfant que vous êtes ! que vousconnaissez encore mal la cour ! Rien ne peut le soutenir quela main du roi, qui l’aime comme son fils ; et, pour la reine,si son cœur bat, c’est de souvenir et non d’avenir. Mais il nes’agit pas de ces fadaises-là ; dites-moi, moucher, êtes-vousbien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là ?pense-t-il bien ?

– Parfaitement ; c’est un excellentRoyaliste ; il jetterait le Cardinal à la rivière tout àl’heure : d’ailleurs c’est Fournier, de Loudun, c’est toutdire.

– Bien, bien ; voilà comme nous lesaimons. Mais garde à vous, messieurs : on vient de la rueSaint-Honoré.

– Qui va là ? crièrent les premiersde la troupe à des hommes qui venaient. Royalistes ouCardinalistes ?

– Gaston et leGrand, répondirent tout bas les nouveaux venus.

– C’est Montrésor avec les gens deMONSIEUR, dit Fontrailles ; nous pourrons bientôtcommencer.

– Oui, par la corbleu ! ditl’arrivant ; car les Cardinalistes vont passer à troisheures ; on nous en a instruits tout à l’heure.

– Où vont-ils ? dit Fontrailles.

– Ils sont plus de deux cents pourconduire M. de Chavigny, qui va voir le vieux chat àNarbonne, dit-on ; ils ont cru plus sûr de longer leLouvre.

– Eh bien, nous allons leur faire pattede velours, dit l’abbé.

Comme il achevait, un bruit de carrosses et dechevaux se fit entendre. Plusieurs hommes à manteaux roulèrent uneénorme pierre au milieu du pavé. Les premiers cavaliers passèrentrapidement à travers la foule et le pistolet à la main, se doutantbien de quelque chose ; mais le postillon qui guidait leschevaux de la première voiture s’embarrassa dans la pierre ets’abattit.

– Quel est donc ce carrosse qui écraseles piétons ? crièrent à la fois tous les hommes en manteau.C’est bien tyrannique ! Ce ne peut être qu’un ami du Cardinalde la Rochelle[7].

– C’est quelqu’un qui ne craint pas lesamis du petit le Grand, s’écria une voix à laportière ouverte, d’où un homme s’élança sur un cheval.

– Rangez ces Cardinalistes jusque dans larivière ! dit une voix aigre et perçante.

Ce fut le signal des coups de pistolet quis’échangèrent avec fureur de chaque côté, et qui prêtèrent unelumière à cette scène tumultueuse et sombre ; le cliquetis desépées et le piétinement des chevaux n’empêchaient pas de distinguerles cris, d’un côté : À bas le ministre ! vive leroi ! vive MONSIEUR et monsieur le Grand ! à bas lesbas rouges ! de l’autre : Vive SonÉminence ! vive le grand Cardinal ! mort auxfactieux ! vive le Roi ! car le nom du Roi présidait àtoutes les haines comme à toutes les affections, à cette étrangeépoque.

Cependant les hommes à pied avaient réussi àplacer les deux carrosses à travers du quai, de manière à s’enfaire un rempart contre les chevaux de Chavigny, et de là, entreles roues, par les portières et sous les ressorts, les accablaientde coups de pistolet et en avaient démonté plusieurs. Le tumulteétait affreux, lorsque les portes du Louvre s’ouvrirent tout àcoup, et deux escadrons des Gardes du corps sortirent autrot ; la plupart avaient des torches à la main pour éclairerceux qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea. Àmesure que les gardes arrivaient à l’un des hommes à pied, onvoyait cet homme s’arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaîtreet se nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant,d’autres fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses deChavigny fut donc à peu près inutile et ne servit qu’à augmenter laconfusion. Les Gardes du corps, comme pour l’acquit de leurconscience, parcouraient la foule des duellistes en disantmollement : – Allons, messieurs, de la modération.

Mais, lorsque deux gentilshommes avaient bienengagé le fer et se trouvaient bienacharnés, le garde qui les voyait s’arrêtait pour juger les coups,et quelquefois même favorisait celui qu’il pensait être de sonopinion ; car ce corps, comme toute la France, avait sesRoyalistes et ses Cardinalistes.

Les fenêtres du Louvre s’éclairaient peu àpeu, et l’on y voyait beaucoup de têtes de femmes derrière lespetits carreaux en losanges, attentives à contempler le combat.

De nombreuses patrouilles de Suisses sortirentavec des flambeaux ; on distinguait ces soldats à leur étrangeuniforme. Ils portaient le bras droit rayé de bleu et de rouge, etle bas de soie de leur jambe droite était rouge ; le côtégauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas blanc et rouge. Onavait espéré, sans doute, au château royal, que cette troupeétrangère pourrait dissiper l’attroupement ; mais on setrompa. Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement etsans les dépasser, les ordres qu’on leur avait donnés, circulèrentavec symétrie entre les groupes armés qu’ils divisaient un moment,vinrent se réunir devant la grille avec une précision parfaite, etrentrèrent en ordre comme à la manœuvre, sans s’informer si lesennemis à travers lesquels ils étaient passés s’étaient rejoints ounon.

Mais le bruit, un moment apaisé, redevintgénéral à force d’explications particulières. On entendait partoutdes appels, des injures et des imprécations ; il ne semblaitpas que rien pût faire cesser ce combat que la destruction de l’undes deux partis, lorsque des cris, ou plutôt des hurlementsaffreux, vinrent mettre le comble au tumulte. L’abbé de Gondi,alors occupé à tirer un cavalier par son manteau pour le fairetomber, s’écria : – Voilà mes gens ! Fontrailles, vousallez en voir de belles ; voyez, voyez déjà comme celacourt ! c’est charmant, vraiment !

Et il lâcha prise et monta sur une pierre pourconsidérer les manœuvres de ses troupes, croisant ses bras avecl’importance d’un général d’armée. Le jour commençait à poindre, etl’on vit que du bout de l’île Saint-Louis accourait en effet unefoule d’hommes, de femmes et d’enfants de la lie du peuple,poussant au ciel et vers le Louvre d’étranges vociférations. Desfilles portaient de longues épées, des enfants traînaientd’immenses hallebardes et des piques damasquinées du temps de laLigue ; des vieilles en haillons tiraient après elles, avecdes cordes, des charrettes pleines d’anciennes armes rouillées etrompues ; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour laplupart, les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances,des pelles, des torches, des pieux, des crocs, des leviers, dessabres et des broches aiguës ; ils chantaient et hurlaienttour à tour, contrefaisant avec des rires atroces les miaulementsdu chat, et portant, comme un drapeau, un de ces animaux pendu aubout d’une perche et enveloppé dans un lambeau rouge, figurantainsi le Cardinal, dont le goût pour les chats était connugénéralement. Des crieurs publics couraient, tout rouges ethaletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur lesparapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, delongues histoires satiriques en petits vers, faites sur lespersonnages du temps ; des garçons bouchers et des mariniersportant de larges coutelas battaient la charge sur des chaudrons,et traînaient dans la boue un porc nouvellement égorgé, coiffé dela calotte rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et vigoureuxdrôles, vêtus en femmes et enluminés d’un grossier vermillon,criaient d’une voix forcenée : Nous sommesdes mères de familleruinées par Richelieu :mort au Cardinal ! Ils portaientdans leurs bras des nourrissons de paille qu’ils faisaient le gestede jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.

Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé lesquais de ses milliers d’individus infernaux, elle produisit uneffet étrange sur les combattants, et tout à fait contraire à cequ’en attendait leur patron. Les ennemis de chaque factionabaissèrent leurs armes et se séparèrent. Ceux de MONSIEUR et deCinq-Mars furent révoltés de se voir secourus par de telsauxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du Cardinal àremonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter lesblessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversairespour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digned’eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignoblestroupes qu’ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour lapremière fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques,et voyant quel était le limon qu’ils venaient de remuer, ils sedivisèrent pour se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges surleurs yeux, jetant leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutantle jour.

– Vous avez tout dérangé, mon cher abbé,avec cette canaille, dit Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi,qui se trouvait assez interdit ; votre bonhomme d’oncle a làde jolis paroissiens !

– Ce n’est pas ma faute, reprit cependantGondi d’un ton mutin ; c’est que ces idiots sont arrivés uneheure trop tard ; s’ils fussent venus à la nuit, on ne lesaurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le vrai (car j’avoueque le grand jour leur fait tort), et on n’aurait entendu que lavoix du peuple : Vox populi, voxDei. D’ailleurs, il n’y a pas tant de mal ; ils vontnous donner, par leur foule, les moyens de nous évader sans êtrereconnus, et, au bout du compte, notre tâche est finie ; nousne voulions pas la mort du pécheur : Chavigny et les sienssont de braves gens que j’aime beaucoup ; s’il n’est qu’un peublessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon,qui arrive d’Italie.

– Olivier, dit Fontrailles, partez doncpour Saint-Germain avec Fournier et Ambrosio ; je vais rendrecompte à MONSIEUR, avec Montrésor.

Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gensbien élevés ce que la force n’avait pu faire.

Ainsi se termina cette échauffourée, quisemblait pouvoir enfanter de grands malheurs ; personne n’yfut tué ; les cavaliers, avec quelques égratignures de plus,et quelques-uns avec leurs bourses de moins, à leur grandesurprise, reprirent leur route près des carrosses par des ruesdétournées ; les autres s’évadèrent, un à un, à travers lapopulace qu’ils avaient soulevée. Les misérables qui lacomposaient, dénués de chefs de troupes, restèrent encore deuxheures à pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que leur vin fût cuvé,et que le froid éteignît ensemble le feu de leur sang et de leurenthousiasme. On voyait aux fenêtres des maisons du quai de la Citéet le long des murs le sage et véritable peuple de Paris, regardantd’un air triste et dans un morne silence ces préludes dedésordre ; tandis que le corps des marchands, vêtu de noir,précédé de ses échevins et de ses prévôts, s’acheminait lentementet courageusement, à travers la populace, vers le Palaisde Justice où devait s’assembler le parlement, etallait lui porter plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.

Cependant les appartements de Gaston d’Orléansétaient dans une grande rumeur. Ce prince occupait alors l’aile duLouvre parallèle aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d’un côtésur la cour, et de l’autre sur un amas de petites maisons et derues étroites qui couvraient la place presque en entier. Il s’étaitlevé précipitamment, réveillé en sursaut par le bruit des armes àfeu, avait jeté ses pieds dans de larges mules carrées, àhauts talons, et, enveloppé dans une vaste robe de chambre de soiecouverte de dessins d’or brodés en relief, se promenait en long eten large dans sa chambre à coucher, envoyant, de minute en minute,un laquais nouveau pour demander ce qui se passait, et décriantqu’on courût chercher l’abbé de La Rivière, son conseilaccoutumé ; mais, par malheur, il était sorti de Paris. Àchaque coup de pistolet ce prince timide courait aux fenêtres, sansrien voir autre chose que quelques flambeaux que l’on portait encourant ; on avait beau lui dire que les cris qu’il entendaitétaient en sa faveur, il ne cessait de se promener par lesappartements, dans le plus grand désordre, ses longs cheveux noirset ses yeux bleus ouverts et agrandis par l’inquiétude etl’effroi ; il était moitié nu lorsque Montrésor et Fontraillesarrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant la poitrine etrépétant mille fois : Mea culpa,mea culpa.

– Eh bien, arrivez donc ! leurcria-t-il de loin, courant au-devant d’eux ; arrivez doncenfin ! que se passe-t-il ? que fait-on là ? quelssont ces assassins ? quels sont ces cris ?

– On crie : VIVE MONSIEUR !

Gaston, sans faire semblant d’entendre, ettenant un instant la porte de sa chambre ouverte pour que sa voixpénétrât jusque dans les galeries où étaient les gens de sa maison,continua en criant de toute sa force et en gesticulant :

– Je ne sais rien de tout ceci et n’airien autorisé ; je ne veux rien entendre, je ne veux riensavoir ; je n’entrerai jamais dans aucun projet ; ce sontdes factieux qui font tout ce bruit : ne m’en parlez pas sivous voulez être bien vus ici ; je ne suis l’ennemi depersonne, je déteste de telles scènes…

Fontrailles, qui savait à quel homme il avaitaffaire, ne répondit rien, et entra avec son ami, mais sans sepresser, afin que MONSIEUR eût le temps de jeter son premierfeu ; et, quand tout fut dit et la porte fermée avec soin, ilprit la parole :

– Monseigneur, dit-il, nous venons vousdemander mille pardons de l’impertinence de ce peuple, qui ne cessede crier qu’il veut la mort de votre ennemi, et qu’il voudrait mêmevous voir Régent si nous avions le malheur de perdre samajesté ; oui, le peuple est toujours libre dans sespropos ; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n’ontpu le contenir : c’était le cri du cœur dans toute savérité ; c’était une explosion d’amour que la froide raisonn’a pu réprimer, et qui sortait de toutes les règles.

– Mais enfin que s’est-il passé ?reprit Gaston un peu calmé : qu’ont-ils fait depuis quatreheures que je les entends ?

– Cet amour, continua froidementMontrésor, comme M. de Fontrailles a l’honneur de vous ledire, sortait tellement des règles et des bornes, qu’il nous aentraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de cetenthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR,et qui nous a portés à des choses que nous n’avions paspréméditées.

– Mais enfin, qu’avez-vous fait ?reprit le prince…

– Ces choses, reprit Fontrailles, dontM. de Montrésor a l’honneur de parler à MONSIEUR, sontprécisément de celles que je prévoyais ici même hier au soir, quandj’eus l’honneur de l’entretenir.

– Il ne s’agit pas de cela, interrompitGaston ; vous ne pourrez pas dire que j’aie rien ordonné niautorisé ; je ne me mêle de rien, je n’entends rien augouvernement…

– Je conviens, poursuivit Fontrailles,que votre Altesse n’a rien ordonné ; mais elle m’a permis delui dire que je prévoyais que cette nuit serait troublée vers lesdeux heures, et j’espérais que son étonnement serait moinsgrand.

Le prince, se remettant peu à peu, et voyantqu’il n’effrayait pas les deux champions ; ayant d’ailleursdans sa conscience et lisant dans leurs yeux le souvenir duconsentement qu’il leur avait donné la veille, s’assit sur le bordde son lit, croisa les bras, et, les regardant d’un air de juge,leur dit encore avec une voix imposante :

– Mais enfin, qu’avez-vous doncfait ?

– Eh ! presque rien, monseigneur,dit Fontrailles ; le hasard nous a fait rencontrer dans lafoule quelques-uns de nos amis qui avaient eu querelle avec lecocher de M. de Chavigny qui les écrasait, il s’en estsuivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un peubrusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin aucarrosse, et voilà tout.

– Absolument tout, répéta Montrésor.

– Comment, tout ! s’écria Gastontrès-ému et sautant dans la chambre ; et n’est-ce donc rienque d’arrêter la voiture d’un ami du Cardinal-Duc ? Je n’aimepoint les scènes, je vous l’ai déjà dit ; je ne hais point leCardinal ; c’est un grand politique certainement, untrès-grand politique ; vous me compromettezhorriblement ; on sait que Montrésor est à moi ; si onl’a reconnu, on dira que je l’ai envoyé…

– Le hasard, répondit Montrésor, m’a faittrouver cet habit du peuple que MONSIEUR peut voir sous monmanteau, et que j’ai préféré à tout autre par ce motif.

Gaston respira.

– Vous êtes bien sûr qu’on ne vous a pasreconnu ? dit-il ; c’est que vous sentez, mon cher ami,combien ce serait pénible… convenez-en vous-même…

– Si j’en suis sûr, ô ciel ! s’écriale gentilhomme du prince : je gagerais ma tête et ma part duParadis que personne n’a vu mes traits et ne m’a appelé par monnom.

– Eh bien, continua Gaston, se rasseyantsur son lit et prenant un air plus calme, et même où brillait unelégère satisfaction, contez-moi donc un peu ce qui s’est passé.

Fontrailles se chargea du récit, où, commel’on pense, le peuple jouait un grand rôle, et les gens de MONSIEURaucun ; et, dans sa péroraison, il ajouta, entrant dans lesdétails : – On a pu voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur,de respectables mères de famille, poussées par le désespoir, jeterleurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.

– Ah ! c’est épouvantable !s’écria le prince indigné en feignant de l’être et de croire à cesexcès. Il est dore bien vrai qu’il est détesté sigénéralement ? mais il fait convenir qu’il le mérite !Quoi ! son ambition et son avarice ont réduit là ces bonshabitants de Paris que j’aime tant !

– Oui, monseigneur, repritl’orateur ; et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est laFrance entière qui vous supplie avec nous de vous décider à ladélivrer de ce tyran ; tout est prêt ; il ne faut qu’unsigne de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tentél’abaissement de la maison royale elle-même.

– Hélas ! Dieu m’est témoin que jelui pardonne cette injure, reprit Gaston en levant les yeux ;mais je ne puis entendre plus longtemps les cris du peuple ;oui, j’irai à son secours !…

– Ah ! nous tombons à vosgenoux ! s’écria Montrésor s’inclinant…

– C’est-à-dire, reprit le prince enreculant, autant que ma dignité ne sera pas compromise, et que l’onne verra nulle part mon nom.

– Et c’est justement lui que nousvoudrions ! s’écria Fontrailles, un peu plus à son aise…Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à mettre à la suitedu vôtre, et qui ne craignent pas de s’inscrire ; je vous lesdirai sur-le-champ si vous voulez…

– Mais, mais, mais,… dit le duc d’Orléansavec un peu d’effroi, savez-vous que c’est une conjuration que vousme proposez là tout simplement ?…

– Fi donc ! fi donc !monseigneur, des gens d’honneur comme nous ! uneconjuration ! ah ! du tout ! une ligue, tout auplus, un petit accord pour donner la direction au vœu unanime de lanation et de la cour : voilà tout !

– Mais… mais cela n’est pas clair, carenfin cette affaire ne serait ni générale ni publique : doncce serait une conjuration ; vous n’avoueriez pas que vous enêtes ?

– Moi, monseigneur ? pardonnez-moi,à toute la terre, puisque tout le royaume en est déjà, et je suisdu royaume. Eh ! qui ne mettrait son nom après celui deMM. de Bouillon et de Cinq-Mars ?…

– Après, peut-être, mais avant ? ditGaston en fixant ses regards sur Fontrailles, et plus finementqu’il ne s’y attendait.

Celui-ci sembla hésiter un moment…

– Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je luidisais des noms après lesquels il pût mettre le sien ?

– Ah ! ah ! voilà qui estplaisant, reprit le prince en riant ; savez-vous qu’au-dessusdu mien il n’y en a pas beaucoup ? Je n’en vois qu’un.

– Enfin, s’il y en a un, monseigneur nouspromet-il de signer celui de Gaston au-dessous ?

– Ah ! parbleu, de tout mon cœur, jene risque rien, car je ne vois que le Roi, qui n’est sûrement pasde la partie.

– Eh bien, à dater de ce moment,permettez, dit Montrésor, que nous vous prenions au mot, etveuillez bien consentir à présent à deux choses seulement :voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grandécuyer chez le Roi.

– Tope ! dit MONSIEUR gaiement etfrappant l’épaule de Montrésor, j’irai dès aujourd’hui à latoilette de ma belle-sœur, et je prierai mon frère de venir courreun cerf à Chambord avec moi.

Les deux amis n’en demandaient pas plus, etfurent surpris eux-mêmes de leur ouvrage ; jamais ilsn’avaient vu tant de résolution à leur chef. Aussi, de peur de lemettre sur une voie qui pût le détourner de la route qu’il venaitde prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation sur d’autressujets, et se retirèrent charmés, en laissant pour derniers motsdans son oreille qu’ils comptaient sur ses dernières promesses.

Chapitre 15L’ALCÔVE

Lesreines ont été vues pleurant comme de simples femmes.

CHATEAUBRIAND

Qu’il est doux d’être belle alors qu’on est aimée !

DELPHINE GAY.

Tandis qu’un prince était ainsi rassuré avecpeine par ceux qui l’entouraient, et leur laissait voir un effroiqui pouvait être contagieux pour eux, une princesse, plus exposéeaux accidents, plus isolée par l’indifférence de son mari, plusfaible par sa nature et par la timidité qui vient de l’absence dubonheur, donnait de son côté l’exemple du courage le plus calme etde la plus pieuse résignation, et raffermissait sa suiteeffrayée : c’était la Reine. À peine endormie depuis uneheure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes et lesépaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes defaire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppéedans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de sonlit, suivie de quatre dames d’atours et de trois femmes de chambre.Ses pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu’elles’était blessée en courant ; elle criait, en pleurant comme unenfant, qu’un coup de pistolet avait brisé ses volets et sescarreaux, et l’avait blessée ; qu’elle suppliait la Reine dela renvoyer en exil, où elle se trouvait plus tranquille que dansun pays où l’on voulait l’assassiner, parce qu’elle était l’amie deSa Majesté. Elle avait ses cheveux dans un grand désordre ettombant jusque ses pieds : c’était sa principale beauté, et lajeune Reine pensa qu’il y avait dans cette toilette moins de hasardqu’on ne l’eût pu croire.

– Eh ! ma chère, qu’arrive-t-ildonc ? lui dit-elle avec assez de sang-froid ; vous avezl’air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant le repentir. Ilest probable que si l’on en veut à quelqu’un ici, c’est àmoi ; tranquillisez-vous.

– Non, madame, sauvez-moi,protégez-moi ! c’est ce Richelieu qui me poursuit, j’en suiscertaine.

Le bruit des pistolets, qui s’entendit alorsplus distinctement, convainquit la Reine que les terreurs de madamede Chevreuse n’étaient pas vaines.

– Venez m’habiller, madame deMotteville ! cria-t-elle.

Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement,et, ouvrant un de ces immenses coffres d’ébène qui servaientd’armoire alors, en tirait une cassette de diamants de la princessepour la sauver, et ne l’écoutait pas. Les autres femmes avaient vusur une fenêtre la lueur des torches, et, s’imaginant que le feuétait au palais, précipitaient les bijoux, les dentelles, les vasesd’or, et jusqu’aux porcelaines, dans des draps qu’elles voulaientjeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint madame deGuéménée un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse, maisayant pris la chose plus au tragique encore ; l’effroi qu’elleavait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieuxet paisible qu’on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâlecomme un spectre, et dit avec volubilité :

– Madame, il est temps de nousconfesser ; on attaque le Louvre, et tout le peuple arrive dela Cité, m’a-t-on dit.

La stupeur fit taire et rendit immobile toutela chambre.

– Nous allons mourir ! cria laduchesse de Chevreuse, toujours à genoux. Ah ! mon Dieu !que ne suis-je restée en Angleterre ! Oui,confessons-nous ; je me confesse hautement : j’ai aimé,…j’ai été aimée de…

– C’est bon, c’est bon, dit la Reine, jene me charge pas d’entendre jusqu’à la fin ; ce ne seraitpeut-être pas le moindre de mes dangers, dont vous ne vous occupezguère.

Le sang-froid d’Anne d’Autriche et cetteseconde réponse sévère rendirent pourtant un peu de calme à cettebelle personne, qui se releva confuse, et s’aperçut du désordre desa toilette, qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put dans uncabinet voisin.

– Dona Stephania, dit la Reine à une deses femmes, la seule Espagnole qu’elle eût conservée auprès d’elle,allez chercher le capitaine des gardes : il est temps que jevoie des hommes, enfin, et que j’entende quelque chose deraisonnable.

Elle dit ceci en espagnol, et le mystère decet ordre, dans une langue que ces dames ne comprenaient pas, fitrentrer le bon sens dans la chambre.

La camériste disait son chapelet ; maiselle se leva du coin de l’alcôve où elle s’était réfugiée, etsortit en courant pour obéir à sa maîtresse.

Cependant les signes de la révolte et lessymptômes de la terreur devenaient plus distincts au-dessous etdans l’intérieur. On entendait dans la grande cour du Louvre lepiétinement des chevaux de la garde, les commandements des chefs,le roulement des carrosses de la Reine, qu’on attelait pour fuirs’il le fallait, le bruit des chaînes de fer que l’on traînait surle pavé pour former les barricades en cas d’attaque, les pasprécipités, le choc des armes, des troupes d’hommes qui couraientdans les corridors, les cris sourds et confus du peuple quis’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient et se rapprochaientcomme le bruit des vagues et des vents.

La porte s’ouvrit encore, et cette foisc’était pour introduire un charmant personnage.

– Je vous attendais ; chère Marie,dit la Reine, tendant les bras à la duchesse de Mantoue : vousavez eu plus de bravoure que nous toutes, vous venez parée pourêtre vue de toute la cour.

– Je ne m’étais pas couchée,heureusement, répondit la princesse de Gonzague en baissant lesyeux, j’ai vu tout ce peuple par mes fenêtres. Oh ! madame,madame, fuyez ! je vous supplie de vous sauver par lesescaliers secrets, et de nous permettre de rester à votreplace ; on pourra prendre l’une de nous pour la Reine, et,ajoutât-elle en versant une larme, je viens d’entendre des cris demort. Sauvez-vous, madame ! je n’ai pas de trône àperdre ! vous êtes fille, femme et mère de rois, sauvez-vous,et laissez-nous ici.

– Vous avez à perdre plus que moi, monamie, en beauté, en jeunesse, et, j’espère, en bonheur, dit laReine avec un sourire gracieux et lui donnant sa belle main àbaiser. Restez dans mon alcôve, je le veux bien, mais nous y seronsdeux. Le seul service que j’accepte de vous, belle enfant, c’est dem’apporter ici dans mon lit cette petite cassette d’or que mapauvre Motteville a laissée par terre, et qui contient ce que j’aide plus précieux.

Puis, en la recevant, elle ajouta à l’oreillede Marie :

– S’il m’arrivait quelque malheur,jure-moi que tu la prendras pour la jeter dans la Seine.

– Je vous obéirai, madame, comme à mabienfaitrice et à ma seconde mère, dit-elle en pleurant.

Cependant le bruit du combat redoublait surles quais, et les vitraux de la chambre réfléchissaient souvent lalueur des coups de feu dont on entendait l’explosion. Le capitainedes Gardes et celui des Suisses firent demander des ordres par donaStephania.

– Je leur permets d’entrer, dit laprincesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames ; je suis hommedans ce moment, et je dois l’être.

Puis, soulevant les rideaux de son lit, ellecontinua en s’adressant aux deux officiers : – Messieurs,souvenez-vous d’abord que vous répondez sur votre tête de la viedes princes mes enfants, vous le savez, monsieur deGuitaut ?

– Je couche en travers de leur porte,madame ; mais ce mouvement ne menace ni eux ni VotreMajesté.

– C’est bien, ne pensez à moi qu’aprèseux, interrompit la Reine, et protégez indistinctement tous ceuxque l’on menace. Vous m’entendez aussi, vous, monsieur deBassompierre ; vous êtes gentilhomme ; oubliez que votreoncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près despetits-fils du feu Roi son ami.

C’était un jeune homme d’un visage franc etouvert.

– Votre Majesté, dit-il avec un légeraccent allemand, peut voir que je n’oublie que ma famille, et nonla sienne.

Et il montra sa main gauche, où il manquaitdeux doigts qui venaient d’être coupés.

– J’ai encore une autre main, dit-il ensaluant et se retirant avec Guitaut.

La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré lesprières de la princesse de Guéménée, les pleurs de Marie deGonzague et les cris de Mme de Chevreuse,voulut se mettre à la fenêtre et l’entr’ouvrit, appuyée surl’épaule de la duchesse de Mantoue.

– Qu’entends-je ? dit-elle ; eneffet, on crie : Vive le Roi !… Vive la Reine !

Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla decris en ce moment, et l’on entendit : À bas le Cardinal !Vive M. le Grand !

Marie tressaillit.

– Qu’avez-vous ! lui dit la Reine enl’observant.

Mais, comme elle ne répondait pas et tremblaitde tout son corps, cette bonne et douce princesse ne parut pas s’enapercevoir, et, prêtant la plus grande attention aux cris du peupleet à ses mouvements, elle exagéra même une inquiétude qu’ellen’avait plus depuis le premier nom arrivé à son oreille. Une heureaprès, lorsqu’on vint lui dire que la foule n’attendait qu’un gestede sa main pour se retirer, elle le donna gracieusement et avec unair de satisfaction ; mais cette joie était loin d’êtrecomplète, car le fond de son cœur était troublé par bien des choseset surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle sepenchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait lesscènes révoltantes que le jour naissant n’éclairait que trop :l’effroi rentrait dans son cœur à mesure qu’il lui devenait plusnécessaire de paraître calme et confiante, et son âme s’attristaitde l’enjouement de ses paroles et de son visage. Exposée à tous cesregards, elle se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuplequ’elle aurait peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjàdemander la mort de quelqu’un et appeler ses Reines.

Elle salua donc.

Cent cinquante ans après, ce salut a étérépété par une autre princesse, comme elle née du sang d’Autriche,et Reine de France. La monarchie, sans base, telle que Richelieul’avait faite, naquit et mourut entre ces deux comparutions.

Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtreset se hâta de congédier sa suite timide. Les épais rideauxretombèrent sur les vitres bariolées, et la chambre ne fut pluséclairée par un jour qui lui était odieux ; de gros flambeaux,de cire blanche brûlaient dans les candélabres en forme de brasd’or qui sortaient des tapisseries encadrées et fleurdelisées dontle mur était garni. Elle voulut rester seule avec Marie de Mantoue,et, rentrée avec elle dans l’enceinte que formait la balustraderoyale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée de son courage etde ses sourires, et se mita fondre en larmes, le front appuyécontre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied de velours,tenait l’une de ses mains dans les siennes, et, sans oser parler lapremière, y appuyait sa tête en tremblant ; car, jusque-là,jamais on n’avait vu une larme dans les yeux de la Reine.

Elles restèrent ainsi pendant quelquesminutes. Après quoi la princesse, se soulevant péniblement, luiparla ainsi :

– Ne t’afflige pas, mon enfant,laisse-moi pleurer ; cela fait tant de bien quand onrègne ! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu’il me donnela force de ne pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout, et quiperdra la famille royale de France et la monarchie par son ambitiondémesurée ; je le reconnais encore dans ce qui vient de sepasser, je le vois dans ces tumultueuses révoltes.

– Eh quoi ! madame, n’est-il pas àNarbonne ? car c’est le Cardinal dont vous parlez, sansdoute ? et n’avez-vous pas entendu que ces cris étaient pourvous et contre lui ?

– Oui, mon amie, il est à trois centslieues de nous, mais son génie fatal veille à cette porte. Si cescris ont été jetés, c’est qu’il les a permis ; si ces hommesse sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas atteint l’heure qu’il amarquée pour les perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai payécher la science de cette âme perverse ; il m’en a coûté toutela puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les affectionsde ma famille, et jusqu’au cœur de mon mari ; il m’a isolée dumonde entier ; il m’enferme à présent dans une barrièred’honneurs et de respects ; et naguère il a osé, au scandalede la France entière, me mettre en accusation moi-même ; on avisité mes papiers, on m’a interrogée ; on m’a fait signer quej’étais coupable et demander pardon au Roi d’une faute quej’ignorais ; enfin, j’ai dû au dévouement et à la prison,peut-être éternelle, d’un fidèle domestique[8], laconservation de cette cassette que tu m’as sauvée. Je vois dans tesregards que tu me crois trop effrayée ; mais ne t’y trompepas, comme toute la cour le fait à présent, ma chère fille ;sois sûre que cet homme est partout, et qu’il sait jusqu’à nospensées.

– Quoi ! madame, saurait-il tout cequ’ont crié ces gens sous vos fenêtres et le nom de ceux qui lesenvoient ?

– Oui, sans doute, il le sait d’avance oule prévoit ; il le permet, il l’autorise, pour me compromettreaux yeux du Roi et le tenir éternellement séparé de moi ; ilveut achever de m’humilier.

– Mais cependant le Roi ne l’aime plusdepuis deux ans ; c’est un autre qu’il aime.

La Reine sourit ; elle contempla quelquesinstants en silence les traits naïfs et purs de la belle Marie, etson regard plein de candeur qui se levait sur ellelanguissamment ; elle écarta les boucles noires qui voilaientce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant cetteinnocence ravissante exprimée sur un visage si beau ; ellebaisa sa joue et reprit :

– Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, unetriste vérité ; c’est que le Roi n’aime personne, et que ceuxqui paraissent le plus en faveur sont les plus près d’êtreabandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit et dévoretout.

– Ah ! mon Dieu ! que medites-vous ?

– Sais-tu combien il en a perdu ?poursuivit la Reine d’une voix plus basse et regardant ses yeuxcomme pour y lire toute sa pensée et y faire entrer lasienne ; sais-tu la fin de ses favoris ? T’a-t-on contél’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent deMlle de La Fayette, la honte deMme de Hautefort, la mort deM. de Chalais, un enfant, le plus jeune et le premier detous ceux qui furent suppliciés, proscrits ou emprisonnés, tous ontdisparu sous son souffle, par un seul ordre de Richelieu à sonmaître, et, sans cette faveur que tu prends pour de l’amitié, leurvie eût été paisible ; mais cette faveur est mortelle, c’estun poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représenteSémélé ; les favoris de Louis XIII ressemblent à cettefemme : son attachement dévore comme ce feu qui l’éblouit etla brûle.

Mais la jeune duchesse n’était plus en étatd’entendre la Reine ; elle continuait à fixer sur elle degrands yeux noirs, qu’un voile de larmes obscurcissait ; sesmains tremblaient dans celles d’Anne d’Autriche, et une agitationconvulsive faisait frémir ses lèvres.

– Je suis bien cruelle, n’est-ce pas,Marie ? poursuivit la Reine avec une voix d’une douceurextrême et en la caressant comme un enfant dont on veut tirer unaveu ; oh ! oui, sans doute, je suis bien méchante, notrecœur est bien gros ; vous n’en pouvez plus, mon enfant.Allons, parlez-moi ; où en êtes-vous avecM. de Cinq-Mars.

À ce mot, la douleur se fit un passage, et,toujours à genoux aux pieds de la Reine, Marie versa à son tour surle sein de cette bonne princesse un déluge de pleurs avec dessanglots enfantins et des mouvements si violents dans sa tête etses belles épaules, qu’il semblait que son cœur dût se briser. LaReine attendit longtemps la fin de ce premier mouvement en laberçant dans ses bras comme pour apaiser sa douleur, et répétantsouvent : – Ma fille, allons, ma fille, ne t’afflige pasainsi !

– Ah ! madame, s’écria-t-elle, jesuis bien coupable envers vous ; mais je n’ai pas compté surce cœur-là ! J’ai eu bien tort, j’en serai peut-être bienpunie ! Mais, hélas ! comment aurais-je osé vous parler,madame ? Ce n’était pas d’ouvrir mon âme qui m’étaitdifficile ; c’était de vous avouer que j’avais besoin d’yfaire lire.

La Reine réfléchit un moment, comme pourrentrer en elle-même, en mettant son doigt sur ses lèvres.

– Vous avez raison, reprit-elle ensuite,vous avez bien raison, Marie, c’est toujours le premier mot qu’ilest difficile de nous dire, et cela nous perd souvent : maisil le faut, et, sans cette étiquette, on serait bien près demanquer de dignité. Ah ! qu’il est difficile de régner !Aujourd’hui, voilà que je veux descendre dans votre cœur, etj’arrive trop tard pour vous faire du bien.

Marie de Mantoue baissa la tête sansrépondre.

– Faut-il vous encourager à parler ?reprit la Reine ; faut-il vous rappeler que je vous ai presqueadoptée comme ma fille aînée ; qu’après avoir cherché à vousfaire épouser le frère du Roi je vous préparais le trône dePologne ? faut-il plus, Marie ? Oui, il faut plus ;je le ferai pour toi : si ensuite tu ne me fais pas connaîtretout ton cœur, je t’ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassetted’or : voici la clef ; ouvre-la hardiment, ne tremble pascomme moi.

La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, etvit dans ce petit coffre ciselé un couteau d’une forme grossière,dont la poignée était de fer et la lame très-rouillée ; ilétait posé sur quelques lettres ployées avec soin sur lesquellesétait le nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, Anned’Autriche l’arrêta.

– Ne cherche pas autre chose, luidit-elle ; c’est là tout le trésor de la Reine… C’en est un,car c’est le sang d’un homme qui né vit plus, mais qui a vécu pourmoi : il était le plus beau, le plus brave, le plus illustredes grands de l’Europe ; il se couvrit des diamants de lacouronne d’Angleterre pour me plaire ; il fit naître uneguerre sanglante et arma des flottes, qu’il commanda lui-même, pourle bonheur de combattre une fois celui qui était mon mari ; iltraversa les mers pour cueillir une fleur sur laquelle j’avaismarché, et courut le risque de la mort pour baiser et tremper delarmes les pieds de ce lit, en présence de deux femmes de ma cour.Dirai-je plus ? oui, je te le dis à toi, je l’ai aimé, jel’aime encore » dans le passé plus qu’on ne peut aimerd’amour. Eh bien, il ne l’a jamais su, jamais deviné : cevisage, ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon cœurbrûlait et se brisait de douleur ; mais j’étais Reine deFrance…

Ici Anne d’Autriche serra fortement le bras deMarie.

– Ose te plaindre à présent,continua-t-elle, si tu n’as pas pu me parler d’amour ; et osete taire quand je viens de te dire de telles choses !

– Ah ! oui, madame, j’oserai vousconfier ma douleur, puisque vous êtes pour moi…

– Une amie, une femme, interrompit laReine ; j’ai été femme par mon effroi, qui t’a fait savoir unsecret inconnu au monde entier ; j’ai été femme, tu le vois,par un amour qui survit à l’homme que j’aimais… Parle, parle-moi,il est temps…

– Il n’est plus temps au contraire,reprit Marie avec un sourire forcé ; M. de Cinq-Marset moi nous sommes unis pour toujours.

– Pour toujours ! s’écria laReine ; y pensez-vous ? et votre rang, votre nom, votreavenir, tout est-il perdu ? Réserveriez-vous ce désespoir àvotre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague ?

– Depuis plus de quatre ans j’y pense, etj’y suis résolue ; et depuis dix jours nous sommesfiancés…

– Fiancés ! s’écria la Reine enfrappant ses mains ; on vous a trompée, Marie. Qui l’eût osésans l’ordre du Roi ? C’est une intrigue que je veuxsavoir ; je suis sûre qu’on vous a entraînée et trompée.

Marie se recueillit un moment etdit :

– Rien ne fut plus simple, madame, quenotre attachement. J’habitais, vous le savez, le vieux château deChaumont, chez la maréchale d’Effiat, mère deM. de Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour pleurer monpère, et bientôt il arriva qu’il eut lui-même à regretter le sien.Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur quifût aussi profonde que la mienne : tout ce qu’il disait jel’avais déjà pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nospeines, nous les trouvâmes toutes semblables. Comme j’avais été lapremière malheureuse, je me connaissais mieux en tristesse, etj’essayais de le consoler en lui disant ce que j’avais souffert, desorte qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut le commencement denotre amour, qui, vous le voyez, naquit presque entre deuxtombeaux.

– Dieu veuille, ma chère, qu’il ait unefin heureuse ! dit la Reine.

– Je l’espère, madame, puisque vous priezpour moi, poursuivit Marie ; d’ailleurs, tout me sourit àprésent ; mais alors j’étais bien malheureuse ! Lanouvelle arriva un jour au château que le Cardinal appelaitM. de Cinq-Mars à l’armée ; il me sembla que l’onm’enlevait encore une fois l’un des miens, et pourtant nous étionsétrangers. Mais M. de Bassompierre ne cessait de parlerde batailles et de mort ; je me retirais chaque soir toutetroublée, et je pleurais dans la nuit. Je crus d’abord que meslarmes coulaient encore pour le passé ; mais je m’aperçus quec’était pour l’avenir, et je sentis bien que ce ne pouvait plusêtre les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.

Quelque temps se passa dans l’attente de cedépart ; je le voyais tous les jours et je le plaignais departir, parce qu’il me disait à chaque instant qu’il aurait vouluvivre éternellement, comme dans ce temps-là, dans son pays et avecnous. Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour de son départ, parcequ’il ne savait pas s’il était… je n’ose dire à Votre Majesté…

Marie, rougissant, baissait des yeux humidesen souriant…

– Allons ! dit la Reine, s’il étaitaimé, n’est-ce pas ?

– Et le soir, madame, il partitambitieux.

– On s’en est aperçu en effet. Mais enfinil partit, dit Anne d’Autriche soulagée d’un peud’inquiétude ; mais il est revenu depuis deux ans et vousl’avez vu ?…

– Rarement, madame, dit la jeune duchesseavec un peu de fierté, et toujours dans une église et en présenced’un prêtre, devant qui j’ai promis de n’être qu’àM. de Cinq-Mars.

– Est-ce bien là un mariage ? a-t-onbien osé le faire ? je m’en informerai. Mais, bon Dieu !que de fautes, que de fautes, mon enfant, dans le peu de mots quej’entends ! Laissez-moi y rêver.

Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reinepoursuivit, les yeux et la tête baissés, dans l’attitude de laréflexion :

– Les reproches sont inutiles et cruelssi le mal est fait : le passé n’est plus à nous, pensons aureste du temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spirituel,profond même dans ses idées ; je l’ai observé, il a fait endeux ans bien du chemin, et je vois que c’était pour Marie… Il seconduit bien ; il est digne, oui, il est digne d’elle à mesyeux ; mais, à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il s’élèvedavantage encore : la princesse de Mantoue ne peut pas avoirépousé moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le fût. Pour moi, jen’y peux rien ; je ne suis point la Reine, je suis la femmenégligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, l’éternel Cardinal… etil est son ennemi, et peut-être cette émeute…

– Hélas ! c’est le commencement dela guerre entre eux, je l’ai trop vu tout à l’heure.

– Il est donc perdu ! s’écria laReine en embrassant Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire lecœur ; mais nous devons tout voir et tout direaujourd’hui ; oui, il est perdu s’il ne renverse lui-même ceméchant homme, car le Roi n’y renoncera pas ; la forceseule…

– Il le renversera, madame ; il lefera si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité de laFrance ; oh ! je vous en conjure ! protégez l’angecontre le démon ; c’est votre cause, celle de votre royalefamille, celle de toute votre nation…

La Reine sourit.

– C’est ta cause surtout, ma fille,n’est-il pas vrai ? et c’est comme telle que je l’embrasseraide tout mon pouvoir ; il n’est pas grand, je te l’aidit ; mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier :pourvu cependant que cet ange ne descende pas jusqu’à despéchés mortels, ajouta-t-elle avec un regard plein definesse ; j’ai entendu prononcer son nom cette nuit par desvoix bien indignes de lui.

– Oh ! madame, je jurerais qu’iln’en savait rien !

– Ah ! mon enfant, ne parlons pasd’affaires d’État, tu n’es pas bien savante encore ;laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l’heure de matoilette ; j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussipeut-être.

En disant ces mots, l’aimable Reine pencha satête sur son oreiller, qui couvrait la cassette, et bientôt Mariela vit s’endormir à force de fatigue. Elle se leva alors, et,s’asseyant sur un grand fauteuil de tapisserie à bras et de formecarrée, joignit les mains sur ses genoux et se mit à rêver à sasituation douloureuse : consolée par l’aspect de sa douceprotectrice, elle reportait souvent ses yeux sur elle poursurveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes lesbénédictions que l’amour prodigue toujours à ceux qui leprotègent ; baisant quelquefois les boucles de ses cheveuxblonds, comme si, par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l’âmetoutes les pensées favorables à sa pensée continuelle.

Le sommeil de la Reine se prolongeait, etMarie pensait et pleurait. Cependant elle se souvint qu’à dixheures elle devait paraître à la toilette royale devant toute lacour ; elle voulut cesser de réfléchir pour arrêter seslarmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une tablemarquetée d’émail et de médaillons : c’était l’Astrée deM. d’Urfé, ouvrage de bellegalanterie, adoré des belles prudes de la cour. L’espritnaïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces amourspastorales ; elle était trop simple pour comprendre lesbergers du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leur discours,et trop passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grandevogue de ce roman lui en imposait tellement qu’elle voulut seforcer à y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement chaquefois qu’elle éprouvait l’ennui qu’exhalaient les pages de sonlivre, elle le parcourut avec impatience pour trouver ce qui devaitlui plaire et la transporter : une gravure l’arrêta ;elle représentait la bergère Astrée avec des talons hauts, uncorset et un immense vertugadin, s’élevant sur la pointedu pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, quise noyait du désespoir d’avoir été reçu un peu froidement dans lamatinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et desfaussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant roulerles pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention ;elle vit celui de druide. – Ah ! voilà un grandcaractère, se dit-elle ; je vais voir sans doute un de cesmystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on dit, conserveencore les pierres levées ; mais je le verrai sacrifiant deshommes : ce sera un spectacle d’horreur ; cependantlisons.

En se disant cela, Marie lut avec répugnance,en fronçant le sourcil et presque en tremblant ce quisuit :

« [9]Le druideAdamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamont etClidamant arrivés tout nouvellement de Calais : Cette aventurene peut finir, leur dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit,lorsqu’il aime, se transforme en l’objet aimé ; c’est pourfigurer ceci que mes enchantements agréables vous font voir, danscette fontaine, la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Legrand prêtre Amasis va venir de Montbrison, et vous expliquera ladélicatesse de cette idée. Allez donc, gentils bergers ; sivos désirs sont bien réglés, ils ne vous causeront point detourments ; et, s’ils ne le sont pas, vous en serez punis pardes évanouissements semblables à ceux de Céladon et de la bergèreGalatée, que le volage Hercule abandonna dans les montagnesd’Auvergne, et qui donna son nom au tendre pays des Gaules ;ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, commele fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait unenchantement… »

L’enchantement de la grandenymphe fut complet sur la princesse, qui eut à peine assezde force pour chercher d’une main défaillante, vers la fin dulivre, que le druide Adamas était une ingénieuseallégorie, figurant le lieutenant général deMontbrison, de la familledes Papon : ses yeux fatigués se fermèrent,et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au coussin de velours oùs’appuyaient ses pieds, et où reposèrent mollement la belle Astréeet le galant Céladon, moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincuepar eux et profondément endormie.

Chapitre 16LA CONFUSION

Ilfaut, en France, beaucoup de fermeté et
une grande étendue d’esprit pour se passer
des charges et des emplois, et consentir ainsi
à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne,
presque, n’a assez de mérite pour jouer ce rôle
avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le
vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle
les affaires.

Ilne manque cependant à l’oisiveté du sage
qu’un meilleur nom, et que méditer, parler,
lire et être tranquille, s’appelât travailler.

LABRUYÈRE.

Pendant cette même matinée dont nous avons vules effets divers chez Gaston d’Orléans et chez la Reine, le calmeet le silence de l’étude régnaient dans un cabinet modeste d’unegrande maison voisine du Palais de Justice. Une lampe de cuivred’une forme gothique y luttait avec le jour naissant, et jetait salumière rougeâtre sur un amas de papiers et de livres quicouvraient une grande table ; elle éclairait le buste deL’Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l’historien,et du roi Louis XIII ; une cheminée assez haute pourqu’un homme pût y entrer, et même s’y asseoir, était remplie par ungrand feu brûlant sur d’énormes chenets de fer. Sur l’un de ceschenets était appuyé le pied du studieux de Thou, qui, déjà levé,examinait avec attention les œuvres nouvelles de Descartes et deGrotius ; il écrivait, sur son genou, ses notes sur ces livresde philosophie et de politique qui faisaient alors le sujet detoutes les conversations ; mais en ce moment lesMéditations métaphysiques absorbaient toute sonattention ; le philosophe de la Touraine enchantait le jeuneconseiller. Souvent, dans son enthousiasme, il frappait sur lelivre en jetant des cris d’admiration ; quelquefois il prenaitune sphère placée près de lui, et, la tournant longtemps sous sesdoigts, s’enfonçait dans les plus profondes rêveries de lascience ; puis, conduit par leur profondeur à une élévationplus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le crucifixplacé sur la cheminée, parce qu’aux bornes de l’esprit humain ilavait rencontré Dieu. En d’autres instants, il s’enfonçait dans lesbras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur ledos, et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa têtela trace des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée dela première méditation :

« Supposons que nous sommes endormis, etque toutes ces particularités, savoir : que nous ouvrons lesyeux, remuons la tête, étendons le bras, ne sont que de faussesillusions… »

Jusqu’à cette sublime conclusion de latroisième :

« Il ne reste à dire qu’une chose :c’est que, semblable à l’idée de moi-même, celle de Dieu est née etproduite avec moi dès lors que j’ai été créé. Et, certes, on nedoit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moicette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur sonouvrage. »

Ces pensées occupaient entièrement l’âme dujeune conseiller, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sous sesfenêtres ; il crut que le feu d’une maison excitait ces crisprolongés, et se hâta de regarder vers l’aile du bâtiment occupépar sa mère et ses sœurs ; mais tout y paraissait dormir, etles cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui attestâtle réveil des habitants : il en bénit le ciel ; et,courant à une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissonsles exploits se presser vers les rues étroites qui mènent au quai.Après avoir examiné cette cohue de femmes et d’enfants, l’enseigneridicule qui les guidait, et les grossiers travestissements deshommes : « C’est quelque fête populaire ou quelquecomédie de carnaval, » se dit-il ; et, s’étant placé denouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la tableet se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait cejour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant auquatrième jour de ce mois le nom de sainte Barbe,il se rappela qu’il venait de voir passer des espèces de petitscanons et caissons, et, parfaitement satisfait de l’explicationqu’il se donnait à lui-même, se hâta de chasser l’idée qui venaitde le distraire, et se renfonça dans sa douce étude, se levantseulement quelquefois pour aller prendre un livre aux rayons de sabibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, une ligne ouseulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou sur leparquet, encombré ainsi de papiers qu’il se gardait bien de mettreà leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.

Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquementla porte, un nom qu’il avait distingué parmi tous ceux du barreau,et un homme que ses relations dans la magistrature lui avaient faitconnaître particulièrement.

– Eh ! par quel hasard, à cinqheures du matin, vois-je entrer M. Fournier ?s’écria-t-il ; y a-t-il quelques malheureux à défendre,quelques familles à nourrir des fruits de son talent ? a-t-ilquelque erreur à détruire parmi nous, quelque vertu à réveillerdans nos cœurs ? car ce sont là de ses œuvres accoutumées.Vous venez peut-être m’apprendre quelque nouvelle humiliation denotre parlement ; hélas ! les chambres secrètes del’Arsenal sont plus puissantes que l’antique magistraturecontemporaine de Clovis ; le parlement s’est mis à genoux,tout est perdu, à moins qu’il ne se remplisse tout à coup d’hommessemblables à vous.

– Monsieur, je ne mérite pas vos éloges,dit l’avocat en entrant accompagné d’un homme grave et âgé,enveloppé comme lui d’un grand manteau ; je mérite aucontraire tout votre blâme, et j’en suis presque au repentir, ainsique M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demanderasile pour la journée.

– Asile ! et contre qui ? ditde Thou en le faisant asseoir.

– Contre le plus bas peuple de Paris, quinous veut pour chefs, et que nous fuyons ; il estodieux : la vue, l’odeur, l’ouïe et le contact surtout sontpar trop blessés, dit M. du Lude avec une gravitécomique : c’est trop fort.

– Ah ! ah ! vous dites donc quec’est trop fort ? dit de Thou très-étonné, mais ne voulant pasen faire semblant.

– Oui, reprit l’avocat ; vraiment,entre nous, M. le Grand va trop loin.

– Oui, il pousse trop vite leschoses ; il fera avorter nos projets, ajouta soncompagnon.

– Ah ! ah ! vous dites doncqu’il va trop loin ? répondit, en se frottant le menton, deThou toujours plus surpris.

Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars nel’était venu voir, et lui, sans s’inquiéter beaucoup, le sachant àSaint-Germain, fort en faveur, et ne quittant pas le Roi, étaittrès-reculé pour les nouvelles de la cour. Livré à ses gravesétudes, il ne savait jamais les événements publics que lorsqu’onl’y obligeait à force de bruit ; il n’était au courant de lavie qu’à la dernière extrémité, et donnait souvent un spectacleassez divertissant à ses amis intimes par ses étonnements naïfs,d’autant plus que, par un petit amour-propre mondain, il voulaitavoir l’air de s’entendre aux choses publiques, et tentait decacher la surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle. Cette fois ilétait encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait celuide l’amitié ; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars yeût manqué à son égard, et, pour l’honneur même de son ami, voulaitparaître instruit de ses projets.

– Vous savez bien où nous ensommes ? continua l’avocat.

– Oui, sans doute ; poursuivez.

– Lié comme vous l’êtes avec lui, vousn’ignorez pas que tout s’organise depuis un an…

– Certainement… tout s’organise… maisallez toujours…

– Vous conviendrez avec nous, monsieur,que M. le Grand est dans son tort…

– Ah ! ah ! c’est selon ;mais expliquez-vous, je verrai…

– Eh bien, vous savez de quoi on étaitconvenu à la dernière conférence dont il vous a renducompte ?

– Ah ! c’est-à-dire… pardonnez-moi,je vois bien à peu près ; mais remettez-moi sur la voie.

– C’est inutile ; vous n’avez pasoublié sans doute ce que lui-même nous recommanda chez MarionDelorme ?

– De n’ajouter personne à notre liste,dit M. du Lude.

– Ah ! oui, oui, j’entends, dit deThou ; cela me semble raisonnable, fort raisonnable, envérité.

– Eh bien, poursuivit Fournier, c’estlui-même qui a enfreint cette convention ; car, ce matin,outre les drôles que ce furet de Gondi nous a amenés, on a vu je nesais quel vagabond capitan qui, pendant la nuit, frappaità coups d’épée et de poignard des gentilshommes des deux partis encriant à tue-tête : À moi, d’Aubijoux ! tu m’as gagnétrois mille ducats, voilà trois coups d’épée. À moi, LaChapelle ! j’aurai dix gouttes de ton sang en échange de mesdix pistoles ; et je l’ai vu de mes yeux attaquer cesmessieurs et plusieurs autres encore des deux partis, assezloyalement, il est vrai, car il ne les frappait qu’en face et bienen garde, mais avec beaucoup de bonheur et une impartialitérévoltante.

– Oui, monsieur, et j’allais lui en diremon avis, reprit du Lude, quand je l’ai vu s’évader dans la foulecomme un écureuil, et riant beaucoup avec quelques inconnus àfigures basanées ; je ne doute pas cependant queM. de Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait desordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnierespagnol, ce vaurien qu’il a pris pour domestique. Ma foi, je suisdégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu aveccette canaille.

– Ceci, monsieur, reprit Fournier, estfort différent de l’affaire de Loudun. Le peuple ne fit que sesoulever, sans se révolter réellement : dans ce pays, c’étaitla partie saine et estimable de la population, indignée d’unassassinat, et non animée par le vin et l’argent. C’était un crijeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l’organehonorablement, et non pas ces hurlements de l’hypocrisie factieuseet d’un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomispar ses égouts. J’avoue que je suis très-las de ce que je vois, etje suis venu aussi pour vous prier d’en parler à M. leGrand.

De Thou était fort embarrassé pendant ces deuxdiscours, et cherchait en vain à comprendre ce que Cinq-Marspouvait avoir à démêler avec le peuple, qui lui avait semblé seréjouir : d’un autre côté, il persistait à ne pas vouloirfaire l’aveu de son ignorance ; elle était totale cependant,car, la dernière fois qu’il avait vu son ami, il ne parlait que deschevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et del’importance du grand veneur dans les affaires de l’État, ce qui nesemblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer.Enfin il se hasarda timidement à leur dire :

– Messieurs, je vous promets de fairevotre commission ; en attendant, je vous offre ma table et deslits pour le temps que vous voudrez. Mais pour vous dire mon avisdans cette occasion, cela m’est difficile. Ah çà, dites-moi un peu,on n’a donc pas fêté, la Sainte-Barbe ?

– La Sainte-Barbe ! ditFournier.

– La Sainte-Barbe ! dit du Lude.

– Oui, oui, on a brûlé de lapoudre ; c’est ce que veut dire M. de Thou, repritle premier en riant. Ah ! c’est fort drôle ! fortdrôle ! Oui, effectivement, je crois que c’est aujourd’hui laSainte-Barbe.

Cette fois de Thou fut confondu de leurétonnement et réduit au silence ; pour eux, voyant qu’ils nes’entendaient pas avec lui, ils prirent le parti de se taire demême.

Ils se taisaient encore, lorsque la portes’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars, l’abbé Quillet, quientra en boitant un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait rienconservé de son ancienne gaieté dans son air et ses propos ;seulement son regard était vif et sa parole très-brusque.

– Pardon, pardon, mon cher de Thou, si jevous trouble si tôt dans vos occupations ; c’est étonnant,n’est-ce pas de la part d’un goutteux ? Ah ! c’est que letemps s’avance ; il y a deux ans je ne boitais pas ;j’étais au contraire fort ingambe lors de mon voyage enItalie : il est vrai que la peur donne des jambes.

En disant cela, il se jeta au fond d’unecroisée, et, faisant signe à de Thou d’y venir lui parler, ilcontinua tout bas :

– Que je vous dise, mon ami, à vous quiêtes dans leurs secrets ; je les ai fiancés il y a quinzejours, comme ils vous l’ont raconté.

– Oui, vraiment ! dit le pauvre deThou, tombant de Charybde en Scylla dans un autre étonnement.

– Allons, faites donc le surpris ?vous savez bien qui, continua l’abbé. Mais, ma foi, je crainsd’avoir eu trop de complaisance pour eux, quoique ces deux enfantssoient vraiment intéressants par leur amour. J’ai peur de lui plusque d’elle ; je crois qu’il fait des sottises, d’aprèsl’émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.

– Mais, dit de Thou très-gravement, je nesais pas, d’honneur, ce que vous voulez dire. Qui donc fait dessottises ?

– Allons donc, mon cher !voulez-vous faire encore le mystérieux avec moi ? C’estinjurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.

– Non, vraiment ! Mais qui avez-vousfiancé ?

– Encore ! fi donc,monsieur !

– Mais quelle est donc cette émeute de cematin ?

– Vous vous jouez de moi. Je sors, ditl’abbé en se levant.

– Je vous jure que je ne comprends rien àtout ce qu’on me dit aujourd’hui. Est-ceM. de Cinq-Mars ?

– À la bonne heure, monsieur, vous metraitez en Cardinaliste ; eh bien, quittons-nous, dit l’abbéQuillet furieux.

Et il reprit sa canne à béquille et sortittrès-vite, sans écouter de Thou, qui le poursuivit jusqu’à savoiture en cherchant à l’apaiser, mais sans y réussir, parce qu’iln’osait nommer son ami sur l’escalier devant ses gens et ne pouvaits’expliquer. Il eut le déplaisir de voir s’en aller son vieux abbéencore tout en colère, et lui cria : – À demain ! pendantque le cocher partait, et sans qu’il y répondît.

Il lui fut utile, cependant, d’être descendujusqu’au bas des degrés de sa maison, car il vit des groupes hideuxde gens du peuple qui revenaient du Louvre, et fut à même alors dejuger de l’importance de leur mouvement dans la matinée ; ilentendit des voix grossières crier comme en triomphe :

– Elle a paru tout de même, la petiteReine ! – Vive le bon duc de Bouillon, qui nous arrive !Il a cent mille hommes avec lui, qui viennent en radeau sur laSeine. Le vieux Cardinal de la Rochelle est mort. – Vive leRoi ! vive M. le Grand !

Les cris redoublèrent à l’arrivée d’unevoiture à quatre chevaux, dont les gens portaient la livrée du roi,et qui s’arrêta devant la porte du conseiller. Il reconnutl’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio descendit ouvrir les grandsrideaux, comme les avaient les carrosses de cette époque. Le peuples’était jeté entre le marchepied et les premiers degrés de laporte, de sorte qu’il lui fallut de véritables efforts pourdescendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui voulaientl’embrasser en criant :

– Te voilà donc, mon cœur, mon petitami ! Tu arrives donc, mon mignon ! Voyez comme il estjoli, c’t amour avec sa grande collerette ! Ça ne vaut-il pasmieux que c’t autre avec sa moustache blanche ? Viens, monfils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.

Henry d’Effiat serra, en rougissant, la mainde son ami, qui se hâta de faire fermer ses portes. – Cette faveurpopulaire est un calice qu’il faut boire, dit-il en entrant…

– Il me semble, répondit gravement deThou, que vous le buvez même jusqu’à la lie.

– Je vous expliquerai ce bruit, réponditCinq-Mars un peu embarrassé. À présent, si vous m’aimez,habillez-vous pour m’accompagner à la toilette de la Reine.

– Je vous ai promis bien del’aveuglement, dit le conseiller ; cependant il ne peut seprolonger plus longtemps, en bonne foi…

– Encore une fois, je vous parlerailonguement en revenant de chez la Reine. Mais dépêchez-vous, il estdix heures bientôt.

J’y vais avec vous, dit de Thou en le faisantentrer dans son cabinet, où se trouvaient le comte du Lude etFournier. Et il passa lui-même dans un autre appartement.

Chapitre 17LA TOILETTE

Nous allons chercher, comme dans les abîmes,
les anciennes prérogatives de cette Noblesse
qui, depuis onze siècles, est couverte de
poussière, de sang et de sueur.

MONTESQUIEU.

La voiture du grand Écuyer roulait rapidementvers le Louvre, lorsque, fermant les rideaux dont elle étaitgarnie, il prit la main de son ami, et lui dit avecémotion :

– Cher de Thou, j’ai gardé de grandssecrets sur mon cœur, et croyez qu’ils y ont été bienpesants ; mais deux craintes m’ont forcé au silence :celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.

– Vous savez cependant bien, dit de Thou,que je méprise les premiers, et je pensais que vous ne méprisiezpas les autres.

– Non ; mais je les redoutais, jeles crains encore ; je ne veux point être arrêté. Ne parlezpas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure, avant d’avoir entenduet vu ce qui va se passer. Je vous ramène chez vous en sortant duLouvre ; là, je vous écoute, et je pars pour continuer monouvrage, car rien ne m’ébranlera, je vous en avertis ; je l’aidit à ces messieurs chez vous tout à l’heure.

Cinq-Mars n’avait rien dans son accent de larudesse que supposeraient ces paroles : sa voix étaitcaressante, son regard doux, amical et affectueux, son airtranquille et déterminé dès longtemps ; rien n’annonçait lemoindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en gémit.

– Hélas ! dit-il en descendant de savoiture avec lui. Et il le suivit, en soupirant, dans le grandescalier du Louvre.

Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine, annoncéspar des huissiers vêtus de noir et portant une verge d’ébène, elleétait assise à sa toilette. C’était une sorte de table d’un boisnoir, plaquée d’écaillé, de nacre et de cuivre incrustés, etformant une infinité de dessins d’assez mauvais goût, mais quidonnaient à tous les meubles un air de grandeur qu’on y admireencore ; un miroir arrondi par le haut, et que les femmes dumonde trouveraient aujourd’hui petit et mesquin, était seulementposé au milieu de la table ; des bijoux et des colliers éparsla couvraient. Anne d’Autriche, assise devant et placée sur ungrand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d’or, restaitimmobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania etMme de Motteville donnaient de chaque côtéquelques coups de peigne fort légers, comme pour achever lacoiffure de la Reine, qui était cependant en fort bon état, et déjàentremêlée de perles tressées avec ses cheveux blonds. Sa longuechevelure avait des reflets d’une beauté singulière, quiannonçaient qu’elle devait avoir au toucher la finesse et ladouceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son front ;il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque égalpar sa surprenante blancheur, qu’elle se plaisait à faire brillerainsi ; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands etréguliers, et sa bouche, très-fraîche, avait cette lèvre inférieuredes princesses d’Autriche, un peu avancée et fendue légèrement enforme de cerise, que l’on peut remarquer encore dans tous lesportraits de cette époque. Il semble que leurs peintres aient prisà tâche d’imiter la bouche de la Reine, pour plaire peut-être auxfemmes de sa suite, dont la prétention devait être de luiressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors par la cour et dontla forme fut même fixée par un édit, relevaient encore l’ivoire deses bras, découverts jusqu’au coude et ornés d’une profusion dedentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses perlespendaient à ses oreilles et un bouquet d’autres perles plus grandesse balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. Telétait l’aspect de la Reine en ce moment. À ses pieds, sur deuxcoussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petitcanon qu’il brisait : c’était le Dauphin, depuisLouis XIV. La duchesse Marie de Mantoue était assise à sadroite sur un tabouret, la princesse de Guéménée, la duchesse deChevreuse et Mlle de Montbazon,Mlle de Guise, de Rohan et de Vendôme, toutesbelles ou brillantes de jeunesse, étaient placées derrière laReine, et debout. Dans l’embrasure d’une croisée, MONSIEUR, lechapeau sous le bras, causait à voix basse avec un homme d’unetaille élevée, assez gros, rouge de visage et l’œil fixe ethardi : c’était le duc de Bouillon. Un officier, d’environvingt-cinq ans, d’une tournure svelte et d’une figure agréable,venait de remettre plusieurs papiers au prince ; le duc deBouillon paraissait les lui expliquer.

M. de Thou, après avoir salué laReine, qui lui dit quelques mots, aborda la princesse de Guéménéeet lui parla à demi-voix avec une intimité affectueuse, maispendant cet aparté, attentif à surveiller tout ce qui touchait sonami, et tremblant en secret que sa destinée ne fût confiée à unêtre moins digne qu’il ne l’eût désiré, il examina la princesseMarie avec cette attention scrupuleuse, cet œil scrutateur d’unemère sur la jeune personne qu’elle choisirait pour compagne de sonfils ; car il pensait qu’elle n’était pas étrangère auxentreprises de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure,extrêmement brillante, semblait lui donner plus de vanité que celan’eût dû être pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait dereplacer sur son front et d’entremêler avec ses boucles de cheveuxles rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient pas l’éclat et lescouleurs animées de son teint : elle regardait souventCinq-Mars, mais c’était plutôt le regard de la coquetterie quecelui de l’amour, et souvent ses yeux étaient attirés vers lesglaces de la toilette, où elle veillait à la symétrie de sa beauté.Ces observations du conseiller commencèrent à lui persuader qu’ils’était trompé en faisant tomber ses soupçons sur elle, et surtoutquand il vit qu’elle semblait éprouver quelque plaisir à s’asseoirprès de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout derrièreelle, et qu’elle les regardait souvent avec hauteur. – Dans ce cœurde dix-neuf ans, se dit-il, l’amour serait seul, et aujourd’huisurtout : donc… ce n’est pas elle.

La Reine fit un signe de tête presqueimperceptible à Mme de Guéménée après que lesdeux amis eurent parlé à voix basse un moment avec chacun ; età ce signe toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, sortirentde l’appartement sans parler, avec de profondes révérences, commesi c’eût été convenu d’avance. Alors la Reine, retournant sonfauteuil elle-même, dit à MONSIEUR :

– Mon frère, je vous prie de vouloir bienvenir vous asseoir près de moi. Nous allons nous consulter sur ceque je vous ai dit. La princesse Marie ne sera point de trop, jel’ai priée de rester. Nous n’aurons aucune interruption à redouterd’ailleurs.

La Reine semblait plus libre dans ses manièreset dans son langage ; et, ne gardant plus sa sévère etcérémonieuse immobilité, elle fit aux autres assistants un gestequi les invitait à s’approcher d’elle.

Gaston d’Orléans, un peu inquiet de ce débutsolennel, vint nonchalamment s’asseoir à sa droite, et dit avec undemi-sourire et un air négligent, jouant avec sa fraise et lachaîne du Saint-Esprit pendante à son cou :

– Je pense bien, madame, que nous nefatiguerons pas les oreilles d’une si jeune personne par une longueconférence ; elle aimerait mieux entendre parler de danse etde mariage, d’un Électeur ou du roi de Pologne, par exemple.

Marie prit un air dédaigneux ; Cinq-Marsfronça le sourcil.

– Pardonnez-moi, répondit la Reine en laregardant, je vous assure que la politique du moment l’intéressebeaucoup. Ne cherchez pas à nous échapper, mon frère, ajouta-t-elleen souriant, je vous tiens aujourd’hui ! C’est bien la moindrechose que nous écoutions M. de Bouillon.

Celui-ci s’approcha, tenant par la main lejeune officier dont nous avons parlé.

– Je dois d’abord, dit-il, présenter àVotre Majesté le baron de Beauvau, qui arrive d’Espagne.

– D’Espagne ? dit la Reine avecémotion ; il y a du courage à cela. Vous avez vu mafamille ?

– Il vous en parlera, ainsi que ducomte-duc d’Olivarès. Quant au courage, ce n’est pas la premièrefois qu’il en montre ; vous savez qu’il commandait lescuirassiers du comte de Soissons.

– Comment ! si jeune,monsieur ! vous aimez bien les guerres politiques !

– Au contraire, j’en demande pardon àVotre Majesté, répondit-il, car je servais avec lesprinces de la Paix.

Anne d’Autriche se rappela le nom qu’avaientpris les vainqueurs de la Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon,saisissant le moment d’entamer la grande question qu’il avait envue, quitta Cinq-Mars, auquel il venait de donner la main avec uneeffusion d’amitié, et, s’approchant avec lui de la Reine : –Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette époque fasseencore jaillir de son sein quelques grands caractères commeceux-ci ; et il montra le grand Écuyer, le jeune Beauvau etM. de Thou : ce n’est qu’en eux que nous pouvonsespérer désormais, ils sont à présent bien rares, car le grandniveleur a passé sur la France une longue faux.

– Est-ce du Temps que vous voulez parler,dit la Reine, ou d’un personnage réel ?

– Trop réel, trop vivant, trop longtempsvivant, madame, répondit le duc plus animé ; cette ambitiondémesurée, cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se supporter. Toutce qui porte un grand cœur s’indigne de ce joug, et dans ce moment,plus que jamais, on entrevoit toutes les infortunes de l’avenir. Ilfaut le dire, madame ; oui, ce n’est plus le temps desménagements : la maladie du Roi est très-grave ; lemoment de penser et de résoudre est arrivé, car le temps d’agirn’est pas loin.

Le ton sévère et brusque deM. de Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche ; maiselle l’avait toujours trouvé plus calme, et fut un peu émue del’inquiétude qu’il témoignait : aussi, quittant le ton de laplaisanterie qu’elle avait d’abord voulu prendre :

– Eh bien, quoi ? que craignez-vous,et que voulez-vous faire ?

– Je ne crains rien pour moi, madame, carl’armée d’Italie ou Sedan me mettront toujours à l’abri ; maisje crains pour vous-même, et peut-être pour les princes vosfils.

– Pour mes enfants, monsieur le duc, pourles fils de France ? L’entendez-vous, mon frère,l’entendez-vous ? et vous ne paraissez pas étonné ?

La Reine était fort agitée en parlant.

– Non, madame, dit Gaston d’Orléans fortpaisiblement ; vous savez que je suis accoutumé à toutes lespersécutions ; je m’attends à tout de la part de cethomme ; il est le maître, il faut se résigner…

– Il est le maître ! reprit laReine ; et de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est duRoi ? et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s’il vousplaît ! qui l’empêchera de retomber dans le néant ?sera-ce vous ou moi ?

– Ce sera lui-même, interrompitM. de Bouillon, car il veut se faire nommer régent, et jesais qu’à l’heure qu’il est il médite de vous enlever vos enfants,et demande au roi que leur garde lui soit confiée.

– Me les enlever ! s’écria la mère,saisissant involontairement le Dauphin et le prenant dans sesbras.

L’enfant, debout entre les genoux de la Reine,regarda les hommes qui l’entouraient avec une gravité singulière àcet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, mit la main sur lapetite épée qu’il portait.

– Ah ! monseigneur, dit le duc deBouillon en se baissant à demi pour lui adresser ce qu’il voulaitfaire entendre à la princesse, ce n’est pas contre nous qu’il fauttirer votre épée, mais contre celui qui déracine votre trône ;il vous prépare une grande puissance, sans doute ; vous aurezun sceptre absolu ; mais il a rompu le faisceau d’armes qui lesoutenait. Ce faisceau-là, c’était votre vieille Noblesse, qu’il adécimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j’en ai lepressentiment ; mais vous n’aurez que des sujets et pointd’amis, car l’amitié n’est que dans l’indépendance et une sorted’égalité qui naît de la force. Vos ancêtres avaient leurspairs, et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu voussoutienne alors, monseigneur, car les hommes ne le pourront pasainsi sans les institutions. Soyez grand ; mais surtoutqu’après vous, grand homme, il en vienne toujours d’aussiforts ; car, en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche,toute la monarchie s’écroulera.

Le duc de Bouillon avait une chaleurd’expression et une assurance qui captivaient toujours ceux quil’entendaient : sa valeur, son coup d’œil dans les combats, laprofondeur de ses vues politiques, sa connaissance des affairesd’Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois lerendaient l’un des hommes les plus capables et les plus imposantsde son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc.La Reine l’écoutait toujours avec confiance, et lui laissaitprendre une sorte d’empire sur elle. Cette fois elle fut plusfortement émue que jamais.

– Ah ! plût à Dieu, s’écria-t-elle,que mon fils eût l’âme ouverte à vos discours et le bras assez fortpour en profiter ! Jusque-là pourtant j’entendrai, j’agiraipour lui ; c’est moi qui dois être et c’est moi qui serairégente, je n’abandonnerai ce droit qu’avec la vie : s’il fautfaire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté lahonte et l’effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujetcouronné ! Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement lebras du jeune Dauphin ; oui, mon frère, et vous, messieurs,conseillez-moi : parlez, où en sommes-nous ? Faut-il queje parte ? dites-le ouvertement. Comme femme, comme épouse,j’étais prête à pleurer, tant ma situation était douloureuse ;mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas ; je suisprête à vous donner des ordres s’il le faut !

Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé si bellequ’en ce moment, et cet enthousiasme qui paraissait en elleélectrisa tous les assistants, qui ne demandaient qu’un mot de sabouche pour parler. Le duc de Bouillon jeta un regard rapide surMONSIEUR, qui se décida à prendre la parole.

– Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré,si vous donnez des ordres, ma sœur, je veux être votre capitainedes gardes, sur mon honneur ; car je suis las aussi destourments que m’a causés ce misérable, qui ose encore me poursuivrepour rompre mon mariage, et tient toujours mes amis à la Bastille,ou les fait assassiner de temps en temps ; et d’ailleurs jesuis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux d’un airsolennel, je suis indigné de la misère du peuple.

– Mon frère, reprit vivement laprincesse, je vous prends au mot, car il faut faire ainsi avecvous, et j’espère qu’à nous deux nous serons assez forts ;faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuitesurvivez à votre victoire ; rangez-vous avec moi comme vousfîtes avec M. de Montmorency, mais sautez le fossé.

Gaston sentit l’épigramme ; il se rappelason trait trop connu, lorsque l’infortuné révolté de Castelnaudaryfranchit presque seul un large fossé et trouva de l’autre côtédix-sept blessures, la prison et la mort, à la vue de MONSIEUR,immobile comme son armée. Dans la rapidité de la prononciation dela Reine, il n’eut pas le temps d’examiner si elle avait employécette expression proverbialement ou avec intention ; mais,dans tous les cas, il prit le parti de ne pas la relever, et en futempêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars.

– Mais, avant tout, pas de terreurpanique : sachons bien où nous en sommes. Monsieur le Grand,vous quittez le Roi, avons-nous de telles craintes ?

D’Effiat n’avait pas cessé d’observer Marie deMantoue, dont la physionomie expressive peignait pour lui toutesses idées plus rapidement et aussi sûrement que la parole ; ily lut le désir de l’entendre parler, l’intention de faire déciderMONSIEUR et la Reine ; un mouvement d’impatience de son piedlui donna l’ordre d’en finir et de régler enfin toute laconjuration. Son front devint pâle et plus pensif ; il serecueillit un moment, car il sentait que là étaient toutes sesdestinées. De Thou le regarda et frémit, parce, qu’il leconnaissait ; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot ;mais Cinq-Mars avait déjà relevé la tête et parla ainsi :

– Je ne crois point, madame, que le Roisoit aussi malade qu’on vous l’a pu dire ; Dieu nousconservera longtemps encore ce prince, je l’espère, j’en suiscertain même. Il souffre, il est vrai, il souffre beaucoup ;mais son âme surtout est malade, et d’un mal que rien ne peutguérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait pas à son plus grandennemi et qui le ferait plaindre de tout l’univers si on leconnaissait. Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de savie, ne lui sera pas donnée encore de longtemps. Sa langueur esttoute morale ; il se fait dans son cœur une granderévolution ; il voudrait l’accomplir et ne le peut pas :il a senti depuis longues années s’amasser en lui les germes d’unejuste haine contre un homme auquel il croit devoir de lareconnaissance, et c’est ce combat intérieur entre sa bonté et sacolère qui le dévore. Chaque année qui s’est écoulée a déposé à sespieds, d’un côté les travaux de cet homme, et de l’autre sescrimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent dans labalance ; le Roi voit et s’indigne : il veut punir ;mais tout à coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si vous pouviezle contempler ainsi, madame, il vous ferait pitié. Je l’ai vusaisir la plume qui devait tracer son exil, la noircir d’une mainhardie, et s’en servir, pourquoi ? Pour le féliciter par unelettre. Alors il s’applaudit de sa bonté comme chrétien ; ilse maudit comme juge souverain ; il se méprise commeRoi ; il cherche un refuge dans la prière et se plonge dansles méditations de l’avenir ; mais il se lève épouvanté, parcequ’il a entrevu les flammes que mérite cet homme, et que personnene sait aussi bien que lui les secrets de sa damnation. Il fautl’entendre en cet instant s’accuser d’une coupable faiblesse ets’écrier qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas su le punir !On dirait quelquefois qu’il y a des ombres qui lui ordonnent defrapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l’oragegronde dans son cœur, mais ne brûle que lui ; la foudre n’enpeut pas sortir.

– Eh bien, qu’on la fasse donc éclater,s’écria le duc de Bouillon.

– Celui qui la touchera peut en mourir,dit MONSIEUR.

– Mais quel beau dévouement ! dit laReine.

– Que je l’admirerais ! dit Marie àdemi-voix.

– Ce sera moi, dit Cinq-Mars.

– Ce sera nous, dit M. de Thouà son oreille.

Le jeune Beauvau s’était rapproché du duc deBouillon.

– Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous lasuite ?

– Non, pardieu, je ne l’oublie pas !répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant à la Reine : –Acceptez, madame, l’offre de M. le Grand ; il est àportée de décider le Roi plus que vous et nous ; maistenez-vous prête à tout, car le Cardinal est trop habile pours’endormir. Je ne crois pas à sa maladie ; je ne crois point àson silence et à son immobilité, qu’il veut nous persuader depuisdeux ans ; je ne croirais point à sa mort même, que je n’eusseporté sa tête dans la mer, comme celle du géant de l’Arioste.Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur toutes choses. J’ai faitmontrer mes plans à MONSIEUR tout à l’heure ; je vais vous enfaire l’abrégé : je vous offre Sedan, madame, pour vous etmesseigneurs vos fils. L’armée d’Italie est à moi ; je la faisrentrer s’il le faut. M. le grand Écuyer est maître de lamoitié du camp de Perpignan ; tous les vieux huguenots de laRochelle et du Midi sont prêts au premier signe à le venirtrouver : tout est organisé depuis un an par mes soins en casd’événements.

– Je n’hésite point, dit la Reine, à memettre dans vos mains pour sauver mes enfants s’il arrivait quelquemalheur au Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez Paris.

– Il est à nous par tous lespoints : le peuple par l’archevêque, sans qu’il s’en doute, etpar M. de Beaufort, qui est son roi ; les troupespar vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s’il leveut bien.

– Moi ! moi ! oh ! cela nese peut pas absolument ! je n’ai pas assez de monde, et il mefaut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.

– Mais elle suffit à la Reine, repritM. de Bouillon.

– Ah ! cela peut bien être, mais masœur ne risque pas autant qu’un homme qui tire l’épée. Savez-vousque c’est très-hardi ce que nous faisons là ?

– Quoi ! même ayant le roi pournous ? dit Anne d’Autriche.

– Oui, madame, oui, on ne sait pascombien cela peut durer : il faut prendre ses sûretés, et jene fais rien sans le traité avec l’Espagne.

– Ne faites donc rien, dit la Reine enrougissant ; car certes je n’en entendrai jamais parler.

– Ah ! madame, ce serait pourtantplus sage, et MONSIEUR a raison, dit le duc de Bouillon ; carle comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept mille hommes devieilles troupes et cinq cent mille écus comptants.

– Quoi ! dit la Reine étonnée, on aosé aller jusque-là sans mon consentement ! déjà des accordsavec l’étranger !

– L’étranger, ma sœur ! devions-noussupposer qu’une princesse d’Espagne se servirait de ce mot ?répondit Gaston.

Anne d’Autriche se leva en prenant le dauphinpar la main, et s’appuyant sur Marie :

– Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suisEspagnole ; mais je suis petite-fille de Charles-Quint, et jesais que la patrie d’une reine est autour de son trône. Je vousquitte, messieurs ; poursuivez sans moi ; je ne sais plusrien désormais.

Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyantMarie tremblante et inondée de larmes, elle revint.

– Je vous promets cependantsolennellement un inviolable secret, mais rien de plus.

Tous furent un peu déconcertés, hormis le ducde Bouillon, qui, ne voulant rien perdre de ses avantages, lui diten s’inclinant avec respect :

– Nous sommes reconnaissants de cettepromesse, madame, et nous n’en voulons pas plus, persuadés qu’aprèsle succès vous serez tout à fait des nôtres.

Ne voulant plus s’engager dans une guerre demots, la Reine salua un peu sèchement, et sortit avec Marie, quilaissa tomber sur Cinq-Mars un de ces regards qui renferment à lafois toutes les émotions de l’âme. Il crut lire dans ses beaux yeuxle dévouement éternel et malheureux d’une femme donnée pourtoujours, et il sentit que, s’il avait jamais eu la pensée dereculer dans son entreprise, il se serait regardé comme le dernierdes hommes. Sitôt qu’on quitta les deux princesses :

– Là, là, là, je vous l’avais bien dit,Bouillon, vous fâchez la Reine, dit MONSIEUR ; VOUS avez ététrop loin aussi. On ne m’accusera pas certainement d’avoir faiblice matin ; j’ai montré, au contraire, plus de résolution queje n’aurais dû.

– Je suis plein de joie et dereconnaissance pour Sa Majesté, répondit M. de Bouillond’un air triomphant ; nous voilà sûrs de l’avenir.Qu’allez-vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars ?

– Je vous l’ai dit, monsieur, je nerecule jamais ; quelles qu’en puissent être les suites pourmoi, je verrai le Roi ; je m’exposerai à tout pour arracherses ordres.

– Et le traité d’Espagne !

– Oui, je le…

– De Thou saisit le bras de Cinq-Mars,et, s’avançant tout à coup, dit d’un air solennel :

– Nous avons décidé que ce serait aprèsl’entrevue avec le Roi qu’on le signerait ; car, si la justesévérité de Sa Majesté envers le Cardinal vous en dispense, il vautmieux, avons-nous pensé, ne pas s’exposer à la découverte d’un sidangereux traité.

M. de Bouillon fronça lesourcil.

– Si je ne connaissaisM. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour unedéfaite ; mais de sa part…

– Monsieur, reprit le conseiller, jecrois pouvoir m’engager sur l’honneur à faire ce que feraM. le Grand ; nous sommes inséparables.

Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna de voirsur sa figure douce l’expression d’un sombre désespoir ; il enfut si frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire.

– Il a raison, messieurs, dit-ilseulement avec un sourire, froid, mais gracieux, le Roi nousépargnera peut-être bien des choses ; on est très-fort aveclui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc, ajouta-t-ilavec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais jerecule ; j’ai brûlé tous les ponts derrière moi : il fautque je marche en avant ; la puissance du Cardinal tombera ouce sera ma tête.

– C’est singulier ! fortsingulier ! dit MONSIEUR ; je remarque que tout le mondeici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.

– Point du tout, MONSIEUR, dit le duc deBouillon ; on n’a préparé que ce que vous voudrez accepter.Remarquez qu’il n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez qu’à parlerpour que rien n’existe et n’ait existé ; selon votre ordre,tout ceci sera un rêve ou un volcan.

– Allons, allons, je suis content,puisqu’il en est ainsi, dit Gaston ; occupons-nous de chosesplus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un peu de temps devantnous : moi j’avoue que je voudrais que tout fût déjàfini ; je ne suis point né pour les émotions violentes, celaprend sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du bras deM. de Beauvau : dites-nous plutôt si les Espagnolessont toujours jolies, jeune homme. On vous dit fort galant.Tudieu ! je suis sûr qu’on a parlé de vous là-bas. On dit queles femmes portent des vertugadins énormes ! Eh bien, je n’ensuis pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied pluspetit et plus joli ; je suis sûr que la femme de don Louis deHaro n’est pas plus belle que Mme de Guéménée,n’est-il pas vrai ? Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elleavait l’air d’une religieuse. Ah !… vous ne répondez pas, vousêtes embarrassé… elle vous a donné dans l’œil… ou bien vouscraignez d’offenser notre ami M. de Thou en la comparantà la belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages : le roi a unnain charmant, n’est-ce pas ? on le met dans un pâté. Qu’ilest heureux le roi d’Espagne ! je n’en ai jamais pu trouver uncomme cela. Et la Reine, on la sert à genoux toujours, n’est-il pasvrai ? oh ! c’est un bon usage ; nous l’avonsperdu ; c’est malheureux, plus malheureux qu’on ne croit.

Gaston d’Orléans eut le courage de parler surce ton près d’une demi-heure de suite à ce jeune homme, dont lecaractère sérieux ne s’accommodait point de cette conversation, etqui, tout rempli encore de l’importance de la scène dont il venaitd’être témoin et des grands intérêts qu’on avait traités, nerépondit rien à ce flux de paroles oiseuses : il regardait leduc de Bouillon d’un air étonné, comme pour lui demander si c’étaitbien là cet homme que l’on allait mettre à la tête de la plusaudacieuse entreprise conçue depuis longtemps, tandis que leprince, sans vouloir s’apercevoir qu’il restait sans réponses, lesfaisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en sepromenant, et l’entraînant avec lui dans la chambre. Il craignaitque l’un des assistants ne s’avisât de renouer la conversationterrible du traité ; mais aucun n’en était tenté, sinon le ducde Bouillon, qui, cependant, garda le silence de la mauvaisehumeur. Pour Cinq-Mars, il fut entraîné par de Thou, qui lui fitfaire sa retraite à l’abri de ce bavardage, sans que MONSIEUR eûtl’air de l’avoir vu sortir.

Chapitre 18LE SECRET

Etprononcés ensemble, à l’amitié fidèle
Nos deux noms fraternels serviront de modèle.

A.SOUMET, Clytemnestre.

De Thou était chez lui avec son ami, lesportes de sa chambre refermées avec soin, et l’ordre donné de nerecevoir personne et de l’excuser auprès des deux réfugiés s’il leslaissait partir sans les revoir ; et les deux amis nes’étaient encore adressé aucune parole.

Le conseiller était tombé dans son fauteuil etméditait profondément. Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute,attendait d’un air sérieux et triste la fin de ce silence, lorsquede Thou, le regardant fixement et croisant les bras, lui dit d’unevoix sombre :

– Voilà donc où vous en êtes venu !voilà donc les conséquences de votre ambition ! Vous allezfaire exiler, peut-être tuer un homme, et introduire en France unearmée étrangère ; je vais donc vous voir assassin et traître àvotre patrie ! Par quels chemins êtes-vous arrivéjusque-là ? par quels degrés êtes-vous descendu sibas ?

– Un autre que vous ne me parlerait pasainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars ; mais je vousconnais, et j’aime cette explication ; je la voulais et jel’ai provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon âme tout entière, je leveux. J’avais eu d’abord une autre pensée, une pensée meilleurepeut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de l’amitié,l’amitié, qui est la seconde chose de la terre.

Il élevait les yeux au ciel en parlant, commes’il y eût cherché cette divinité.

– Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulaisrien dire ; c’était une tâche pénible, mais jusqu’ici j’yavais réussi. Je voulais tout conduire sans vous, et ne vousmontrer cette œuvre qu’achevée ; je voulais toujours voustenir hors du cercle de mes dangers ; mais, vous avouerai-jema faiblesse ? j’ai craint de mourir mal jugé par vous, sij’ai à mourir : à présent je supporte bien l’idée de lamalédiction du monde, mais non celle de la vôtre : c’est cequi m’a décidé à vous avouer tout.

– Quoi ! et sans cette pensée vousauriez eu le courage de vous cacher toujours de moi !Ah ! cher Henry, que vous ai-je fait pour prendre ce soin demes jours ? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre,si vous mouriez ? Vous avez eu la force de me tromper durantdeux années entières ; vous ne m’avez présenté de votre vieque ses fleurs ; vous n’êtes entré dans ma solitude qu’avec unvisage riant, et chaque fois paré d’une faveur nouvelle !ah ! il fallait que ce fût bien coupable ou bienvertueux !

– Ne voyez dans mon âme que ce qu’ellerenferme. Oui, je vous ai trompé ; mais c’était la seule joiepaisible que j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir dérobé cesmoments à ma destinée, hélas ! si brillante. J’étais heureuxdu bonheur que vous me supposiez ; je faisais le vôtre avec cesonge ; et je ne suis coupable qu’aujourd’hui en venant ledétruire et me montrer tel que j’étais. Écoutez-moi, je ne seraipas long : c’est toujours une histoire bien simple que celled’un cœur passionné. Autrefois, je m’en souviens, c’était sous latente, lorsque je fus blessé : mon secret fut près dem’échapper ; c’eût été un bonheur peut-être. Cependant quem’auraient servi des conseils ? je ne les aurais passuivis ; enfin, c’est Marie de Gonzague que j’aime.

– Quoi ! celle qui va être reine dePologne ?

– Si elle est reine, ce ne peut êtrequ’après ma mort. Mais écoutez : pour elle je fuscourtisan ; pour elle j’ai presque régné en France, et c’estpour elle que je vais succomber, et peut-être mourir.

– Mourir ! succomber ! quand jevous reprochais votre triomphe ! quand je pleurais sur latristesse de votre victoire !

– Ah ! que vous me connaissez mal sivous croyez que je sois dupe de la Fortune quand elle mesourit ; si vous croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond demon destin ! Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, jele sens ; j’ai entrepris une tâche au-dessus des forceshumaines, je succomberai.

– Eh ! ne pouvez-vous vousarrêter ? À quoi sert l’esprit dans les affaires dumonde ?

– À rien, si ce n’est pourtant à seperdre avec connaissance de cause, à tomber au jour qu’on avaitprévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face un ennemi telque ce Richelieu, il faut le renverser ou en être écrasé. Je vaisfrapper demain le dernier coup ; ne m’y suis-je pas engagédevant vous tout à l’heure ?

– Et c’est cet engagement même que jevoulais combattre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vouslivrez ainsi votre vie ? N’avez-vous pas lu leurs penséessecrètes ?

– Je les connais toutes ; j’ai luleur espérance à travers leur feinte colère ; je sais qu’ilstremblent en menaçant ; je sais qu’ils sont déjà prêts à faireleur paix en me livrant comme gage ; mais c’est à moi de lessoutenir et de décider le Roi : il le faut, car Marie est mafiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.

C’est volontairement, c’est avec connaissancede tout mon sort que je me suis placé ainsi entre l’échafaud et lebonheur suprême. Il me faut l’arracher des mains de la Fortune, oumourir. Je goûte en ce moment le plaisir d’avoir rompu touteincertitude ; eh quoi ! vous ne rougissez pas de m’avoircru ambitieux par un vil égoïsme comme ce Cardinal ? ambitieuxpar le puéril désir d’un pouvoir qui n’est jamais satisfait ?Je le suis, ambitieux, mais parce que j’aime. Oui, j’aime, et toutest dans ce mot. Mais je vous accuse à tort ; vous avezembelli mes intentions secrètes, vous m’avez prêté de noblesdesseins (je m’en souviens), de hautes conceptionspolitiques ; elles sont belles, elles sont vastes,peut-être ; mais, vous le dirai-je ? ces vagues projetsdu perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramperencore bien loin au-dessous du dévouement de l’amour. Quand l’âmevibre tout entière, pleine de cette unique pensée, elle n’a plus deplace à donner aux plus beaux calculs des intérêts généraux ;car les hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous du ciel.

De Thou baissa la tête.

– Que vous répondre ? dit-il. Je nevous comprends pas ; vous raisonnez le désordre, vous pesez laflamme, vous calculez l’erreur.

– Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruiremes forces, ce feu intérieur les a développées ; vous l’avezdit, j’ai tout calculé ; une marche lente m’a conduit au butque je suis près d’atteindre. Marie me tenait par la main,aurais-je reculé ? Devant un monde je ne l’aurais pas fait.Tout était bien jusqu’ici : mais une barrière invisiblem’arrête : il faut la rompre, cette barrière ; c’estRichelieu. Je l’ai entrepris tout à l’heure devant vous ; maispeut-être me suis-je trop hâté : je le crois à présent. Qu’ilse réjouisse ; il m’attendait. Sans doute il a prévu que ceserait le plus jeune qui manquerait de patience ; s’il en estainsi, il a bien joué. Cependant, sans l’amour qui m’a précipité,j’aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.

Ici, un changement presque subit se fit surles traits de Cinq-Mars ; il rougit et pâlit deux fois, et lesveines de son front s’élevaient comme des lignes bleues tracées parune main invisible.

– Oui, ajouta-t-il en se levant ettordant ses mains avec une force qui annonçait un violent désespoirconcentré dans son cœur, tous les supplices dont l’amour peuttorturer ses victimes, je les porte dans mon sein. Cette jeuneenfant timide, pour qui je remuerais des empires, pour qui j’aitout subi, jusqu’à la faveur d’un prince (et qui peut-être n’a passenti tout ce que j’ai fait pour elle), ne peut encore être à moi.Elle m’appartient devant Dieu, et je lui parais étranger ; quedis-je ? il faut que j’entende discuter chaque jour, devantmoi, lequel des trônes de l’Europe lui conviendra le mieux, dansdes conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir uneopinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et danslesquelles on dédaigne pour elle les princes de sang royal quimarchent encore devant moi. Il faut que je me cache comme uncoupable pour entendre à travers les grilles la voix de celle quiest ma femme ; il faut qu’en public je m’incline devantelle ! son amant et son mari dans l’ombre, son serviteur augrand jour ! C’en est trop ; je ne puis vivreainsi ; il faut faire le dernier pas, qu’il m’élève ou meprécipite.

– Et, pour votre bonheur personnel, vousvoulez renverser un État !

– Le bonheur de l’État s’accorde avec lemien. Je le fais en passant, si je détruis le tyran du Roi.L’horreur que m’inspire cet homme est passée dans mon sang.Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai sur mes pas son plusgrand crime, l’assassinat et la torture d’Urbain Grandier ; ilest le génie du mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai :j’aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII ;c’était une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais jecrois que je ne triompherai pas dans l’âme tourmentée du Roi.

– Sur quoi comptez-vous donc ? ditde Thou.

– Sur un coup de dés. Si sa volonté peutcette fois durer quelques heures, j’ai gagné ; c’est undernier calcul auquel est suspendue ma destinée.

– Et celle de votre Marie !

– L’avez-vous cru ! ditimpétueusement Cinq-Mars. Non, non ! s’il m’abandonne, jesigne le traité d’Espagne et la guerre.

– Ah ! quelle horreur ! dit leconseiller : quelle guerre ! une guerre civile ! etl’alliance avec l’étranger !

– Oui, un crime, reprit froidementCinq-Mars, eh ! vous ai-je prié d’y prendre part ?

– Cruel ! ingrat ! reprit sonami, pouvez-vous me parler ainsi ? Ne savez-vous pas, ne vousai-je pas prouvé que l’amitié tenait dans mon cœur la place detoutes les passions ? Puis-je survivre non-seulement à votremort, mais même au moindre de vos malheurs ! Cependantlaissez-moi vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. Ômon ami ! mon seul ami ! je vous en conjure à genoux, nesoyons pas ainsi parricides, n’assassinons pas notre patrie !Je dis nous, car jamais je ne me séparerai de vos actions ;conservez-moi l’estime de moi-même, pour laquelle j’ai tanttravaillé ; ne souillez pas ma vie et ma mort que je vous aivouées.

De Thou était tombé aux genoux de son ami, etcelui-ci, n’ayant plus la force de conserver sa froideur affectée,se jeta dans ses bras en le relevant, et, le serrant contre sapoitrine, lui dit d’une voix étouffée :

– Eh ! pourquoi m’aimer autant,aussi ? Qu’avez-vous fait, ami ? Pourquoi m’aimer ?vous qui êtes sage, pur et vertueux ; vous que n’égarent pasune passion insensée et le désir de la vengeance ; vous dontl’âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoim’aimer ? Que vous a donné mon amitié ? que desinquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu’elle fasse peserdes dangers sur vous ? Séparez-vous de moi, nous ne sommesplus de la même nature ; vous le voyez, les cours m’ontcorrompu : je n’ai plus de candeur, je n’ai plus debonté ; je médite le malheur d’un homme, je sais tromper unami. Oubliez-moi, dédaignez-moi ; je ne vaux plus une de vospensées, comment serai-je digne de vos périls !

– En me jurant de ne pas trahir le Roi etla France, reprit de Thou. Savez-vous qu’il y va de partager votrepatrie ? savez-vous que si vous livrez nos places fortes, onne vous les rendra jamais ? savez-vous que votre nom seral’horreur de la postérité ? savez-vous que les mèresfrançaises le maudiront, quand elles seront forcées d’enseigner àleurs enfants une langue étrangère ? le savez-vous ?Venez.

Et il l’entraîna vers le buste deLouis XIII.

– Jurez devant lui (et il est votre amiaussi !), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.

Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec uneinébranlable ténacité, répondit, quoique en rougissant :

– Je vous l’ai dit : si l’on m’yforce, je signerai.

De Thou pâlit et quitta sa main ; il fitdeux tours dans sa chambre, les bras croisés, dans une inexprimableangoisse. Enfin il s’avança solennellement vers le buste de sonpère, et ouvrit un grand livre placé au pied ; il chercha unepage déjà marquée, et lut tout haut :

– Je pense donc queM. de Lignebœuf fut justement condamné à mort par leparlement de Rouen pour n’avoir pas révélé la conjuration deCatteville contre l’État.

Puis, gardant le livre avec respect ouvertdans sa main et contemplant l’image du président de Thou, dont iltenait les Mémoires :

– Oui, mon père, continua-t-il, vousaviez bien pensé, je vais être criminel, je vais mériter lamort ; mais puis-je faire autrement ? Je ne dénonceraipas ce traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu’il est monami, et qu’il est malheureux.

Puis, s’avançant vers Cinq-Mars et lui prenantde nouveau la main :

– Je fais beaucoup pour vous en cela, luidit-il ; mais n’attendez rien de plus de ma part, monsieur, sivous signez ce traité.

Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du cœur decette scène, parce qu’il sentait tout ce que devait souffrir sonami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui d’arrêterune larme qui s’échappait de ses yeux, et répondit enl’embrassant :

– Ah ! de Thou, je vous trouvetoujours aussi parfait ; oui, vous me rendez service en vouséloignant de moi, car, si votre sort eût été lié au mien, jen’aurais pas osé disposer de ma vie, et j’aurais hésité à lasacrifier s’il le faut ; mais je le ferai assurément àprésent ; et, je vous le répète, si l’on m’y force, jesignerai le traité avec l’Espagne.

Chapitre 19LA PARTIE DE CHASSE

Ona bien des grâces à rendre à son étoile
quand on peut quitter les hommes sans
être obligé de leur faire du mal et de se
déclarer leur ennemi.

CH.NODIER, Jean Sbogar.

Cependant la maladie du Roi jetait la Francedans un trouble que ressentent toujours les États mal affermis auxapproches de la mort des princes. Quoique Richelieu fût le centrede la monarchie, il ne régnait pourtant qu’au nom deLouis XIII, et comme enveloppé de l’éclat de ce nom qu’ilavait agrandi. Tout absolu qu’il était sur son maître, il lecraignait néanmoins ; et cette crainte rassurait la nationcontre ses désirs ambitieux, dont le Roi même était l’immuablebarrière. Mais, ce prince mort, que ferait l’impérieuxministre ? où s’arrêterait cet homme qui avait tant osé ?Accoutumé à manier le sceptre, qui l’empêcherait de le portertoujours, et d’inscrire son nom seul au bas des lois que seul ilavait dictées ? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Lepeuple cherchait en vain sur toute la surface du royaume cescolosses de la Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de semettre à l’abri dans les orages politiques, il ne voyait plus queleurs tombeaux récents ; les Parlements étaient muets, et l’onsentait que rien ne s’opposerait au monstrueux accroissement de cepouvoir usurpateur. Personne n’était déçu complètement par lessouffrances affectées du ministre : nul n’était touché decette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé l’espoirpublic, et l’éloignement n’empêchait pas de sentir peser partout ledoigt de l’effrayant parvenu.

L’amour du peuple se réveillait aussi pour lefils d’Henry IV ; on courait dans les églises, on priait,et même on pleurait beaucoup. Les princes malheureux sont toujoursaimés. La mélancolie de Louis et sa douleur mystérieuseintéressaient toute la France, et, vivant encore, on le regrettaitdéjà, comme si chacun eût désiré de recevoir la confidence de sespeines avant qu’il n’emportât avec lui le grand secret de ce quesouffrent ces hommes placés si haut, qu’ils ne voient dans leuravenir que leur tombe.

Le Roi, voulant rassurer la nation entière,fit annoncer le rétablissement momentané de sa santé, et voulut quela cour se préparât à une grande partie de chasse donnée àChambord, domaine royal où son frère, le duc d’Orléans, le priaitde revenir.

Ce beau séjour était la retraite favorite duRoi, sans doute parce que, en harmonie avec sa personne, ilunissait comme elle la grandeur à la tristesse. Souvent il ypassait des mois entiers sans voir qui que ce fût, lisant etrelisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des chosesinconnues, qu’il enfermait dans un coffre de fer dont lui seulavait le secret. Il se plaisait quelquefois à n’être servi que parun seul domestique, à s’oublier ainsi lui-même par l’absence de sasuite, et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre oucomme un citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou lapersécution pour respirer de la royauté. Un autre jour, changeanttout à coup de pensée, il voulait vivre dans une solitude plusabsolue ; et, lorsqu’il avait interdit son approche à toutêtre humain, revêtu de l’habit d’un moine, il courait s’enfermerdans la chapelle voûtée ; là, relisant la vie deCharles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-mêmecette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois surla tête de l’empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et deces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi etdistrait par des images contraires. Jamais le monde et la vie nelui avaient paru plus beaux que dans la solitude et près de latombe. Entre ses yeux et les pages qu’il s’efforçait de lire,passaient de brillants cortèges, des armées victorieuses, despeuples transportés d’amour ; il se voyait puissant,combattant, triomphateur, adoré ; et, si un rayon du soleil,échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant tout à coupdu pied de l’autel, il se sentait emporté par une soif du jour oudu grand air qui l’arrachait de ces lieux sombres etétouffés ; mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût etl’ennui, car les premiers hommes qu’il rencontrait lui rappelaientsa puissance par leurs respects. C’était alors qu’il croyait àl’amitié et l’appelait à ses côtés ; mais à peine était-il sûrde sa possession véritable, qu’un grand scrupule s’emparait tout àcoup de son âme : c’était celui d’un attachement trop fortpour la créature qui le détournait de l’adoration divine, ou, plussouvent encore, le reproche secret de s’éloigner trop des affairesd’État ; l’objet de son affection momentanée lui semblaitalors un être despotique, dont la puissance l’arrachait à sesdevoirs ; il se créait une chaîne imaginaire et se plaignaitintérieurement d’être opprimé ; mais, pour le malheur de sesfavoris, il n’avait pas la force de manifester contre eux sesressentiments par une colère qui les eût avertis ; et,continuant à les caresser, il attisait, par cette contrainte, lefeu secret de son cœur, et le poussait jusqu’à la haine ; il yavait des moments où il était capable de tout contre eux.

Cinq-Mars connaissait parfaitement lafaiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se tenir ferme dans aucuneligne, et la faiblesse de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer ni haïrcomplètement ; aussi la position du favori, enviée de laFrance entière, et l’objet de la jalousie même du grand ministre,était-elle si chancelante et si douloureuse, que, sans son amourpour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or avec plus de joie qu’unforçat n’en ressent dans son cœur lorsqu’il voit tomber le dernieranneau qu’il a limé pendant deux années avec un ressort d’aciercaché dans sa bouche. Cette impatience d’en finir avec le sortqu’il voyait de si près hâta l’explosion de cette mine patiemmentcreusée, comme il l’avait avoué à son ami ; mais sa situationétait alors celle d’un homme qui, placé à côté du livre de vie,verrait tout le jour y passer la main qui doit tracer sa damnationou son salut. Il partit avec Louis XIII pour Chambord, décidéà choisir la première occasion favorable à son dessein. Elle seprésenta.

Le matin même du jour fixé pour la chasse, leRoi lui fit dire qu’il l’attendait à l’escalier du Lis ; il nesera peut-être pas inutile de parler de cette étonnanteconstruction.

À quatre lieues de Blois, à une heure de laLoire, dans une petite vallée fort basse, entre des marais fangeuxet un bois de grands chênes, loin de toutes les routes, onrencontre tout à coup un château royal, ou plutôt magique. Ondirait que, contraint par quelque lampe merveilleuse, un génie del’Orient l’a enlevé pendant une des mille nuits, et l’a dérobé auxpays du soleil pour le cacher dans ceux du brouillard avec lesamours d’un beau prince. Ce palais est enfoui comme untrésor ; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets,arrondis sur de larges murs ou élancés dans l’air, à ses longuesterrasses qui dominent les bois, à ses flèches légères que le ventbalance, à ses croissants entrelacés partout sur les colonnades, onse croirait dans les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si lesmurs noircis, leur tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâleet mélancolique du ciel, n’attestaient un pays pluvieux. Ce futbien un génie qui éleva ces bâtiments ; mais il vint d’Italieet se nomma le Primatice ; ce fut bien un beau prince dont lesamours s’y cachèrent ; mais il était Roi, et se nommaitFrançois Ier. Sa salamandre y jette ses flammespartout ; elle étincelle mille fois sur les voûtes, et ymultiplie ses flammes comme les étoiles d’un ciel ; ellesoutient les chapiteaux avec sa couronne ardente ; elle coloreles vitraux de ses feux ; elle serpente avec les escalierssecrets, et partout semble dévorer de ses regards flamboyants lestriples croissants d’une Diane mystérieuse, cette Diane dePoitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces boisvoluptueux.

Mais la base de cet étrange monument est commelui pleine d’élégance et de mystère : c’est un double escalierqui s’élève en deux spirales entrelacées depuis les fondements lesplus lointains de l’édifice jusqu’au-dessus des plus hautsclochers, et se termine par une lanterne ou cabinet à jour,couronnée d’une fleur de lis colossale, aperçue de bien loin ;deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.

Cet escalier lui seul semble un petit templeisolé ; comme nos églises, il est soutenu et protégé par lesarcades de ses ailes minces, transparentes, et, pour ainsi dire,brodées à jour. On croirait que la pierre docile s’est ployée sousle doigt de l’architecte ; elle paraît, si l’on peut le dire,pétrie selon les caprices de son imagination. On conçoit à peinecomment les plans en furent tracés, et dans quels termes les ordresfurent expliqués aux ouvriers ; cela semble une penséefugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup uncorps durable ; c’est un songe réalisé.

Cinq-Mars montait lentement les larges degrésqui devaient le conduire auprès du Roi, et s’arrêtait pluslentement sur chaque marche à mesure qu’il approchait, soit dégoûtd’aborder ce prince, dont il avait à écouter les plaintes nouvellestous les jours, soit pour rêver à ce qu’il allait faire, lorsque leson d’une guitare vint frapper son oreille. Il reconnutl’instrument chéri de Louis et sa voix triste, faible ettremblante, qui se prolongeait sous les voûtes ; il semblaitessayer l’une de ces romances qu’il composait lui-même, et répétaitplusieurs fois d’une main hésitante un refrain imparfait. Ondistinguait mal les paroles, et il n’arrivait à l’oreille quequelques mots d’abandon, d’ennui dumonde et de belle flamme.

Le jeune favori haussa les épaules enécoutant :

– Quel nouveau chagrin te domine ?dit-il ; voyons, lisons encore une fois dans ce cœur glacé quicroit désirer quelque chose.

Il entra dans l’étroit cabinet.

Vêtu de noir, à demi-couché sur une chaiselongue, et les coudes appuyés sur des oreillers, le prince touchaitlanguissamment les cordes de sa guitare ; il cessa defredonner en apercevant le grand Écuyer, et, levant ses grands yeuxsur lui d’un air de reproche, balança longtemps sa tête avant deparler ; puis, d’un ton larmoyant et un peuemphatique :

– Qu’ai-je appris, Cinq-Mars ? luidit-il ; qu’ai-je appris de votre conduite ? Que vous mefaites de peine en oubliant tous mes conseils ! vous avez nouéune coupable intrigue ; était-ce de vous que je devaisattendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu,m’avaient tant attaché !

Plein de la pensée de ses projets politiques,Cinq-Mars se vit découvert et ne put se défendre d’un moment detrouble ; mais, parfaitement maître de lui-même, il réponditsans hésiter :

– Oui, Sire, et j’allais vous ledéclarer ; je suis accoutumé à vous ouvrir mon âme. – Me ledéclarer ! s’écria Louis XIII en rougissant et pâlissantcomme sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mesoreilles de ces affreuses confidences, monsieur ! et vous êtessi calme en parlant de vos désordres ! Allez, vous mériteriezd’être condamné aux galères comme un Rondin ; c’est un crimede lèse-majesté que vous avez commis par votre manque de foivis-à-vis de moi. J’aimerais mieux que vous fussiez faux monnayeurcomme le marquis de Coucy, ou à la tête des Croquants, que de fairece que vous avez fait ; vous déshonorez votre famille et lamémoire du maréchal votre père.

Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleurecontenance qu’il put, et dit avec un air résigné :

– Eh bien, Sire, envoyez-moi donc jugeret mettre à mort ; mais épargnez-moi vos reproches.

– Vous moquez-vous de moi, petit hobereaude province ? reprit Louis ; je sais très-bien que vousn’avez pas encouru la peine de mort devant les hommes, mais c’estau tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.

– Ma foi, Sire, reprit l’impétueux jeunehomme, que l’injure avait choqué, que ne me laissiez-vous retournerdans ma province que vous méprisez tant, comme j’en ai été tentécent fois ? Je vais y aller, je ne puis supporter la vie queje mène près de vous ; un ange n’y tiendrait pas. Encore unefois, faites-moi juger si je suis coupable, ou laissez-moi mecacher en Touraine. C’est vous qui m’avez perdu en m’attachant àvotre personne ; si vous m’avez fait concevoir des espérancestrop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute àmoi ? Et pourquoi m’avez-vous fait grand Écuyer, si je nedevais pas aller plus loin ? Enfin, suis-je votre ami ounon ? et si je le suis, ne puis-je pas être duc, pair et mêmeconnétable, aussi bien que M. de Luynes, que vous aveztant aimé parce qu’il vous a dressé des faucons ? Pourquoi nesuis-je pas admis au conseil ? j’y parlerais aussi bien quetoutes vos vieilles têtes à collerettes ; j’ai des idéesneuves et un meilleur bras pour vous servir. C’est votre Cardinalqui vous a empêché de m’y appeler, et c’est parce qu’il vouséloigne de moi que je le déteste, continua Cinq-Mars en montrant lepoing comme si Richelieu eût été devant lui ; oui, je letuerais de ma main s’il le fallait !

D’Effiat avait les yeux enflammés de colère,frappait du pied en parlant, et tourna le dos au Roi comme unenfant qui boude, s’appuyant contre l’une des petites colonnes dela lanterne.

Louis, qui reculait devant toute résolution,et que l’irréparable épouvantait toujours, lui prit la main.

Ô faiblesse du pouvoir ! caprice du cœurhumain ! c’était par ces emportements enfantins, par cesdéfauts de l’âge, que ce jeune homme gouvernait un roi de France àl’égal du premier politique du temps. Ce prince croyait, et avecquelque apparence de raison, qu’un caractère si emporté devait êtresincère, et ses colères mêmes ne le fâchaient pas. Celle-ci,d’ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et il luipardonnait de haïr le Cardinal. L’idée même de la jalousie de sonfavori contre le ministre lui plaisait, parce qu’elle supposait del’attachement, et qu’il ne craignait que son indifférence.Cinq-Mars le savait et avait voulu s’échapper par là, préparantainsi le Roi à considérer tout ce qu’il avait fait comme un jeud’enfant, comme la conséquence de son amitié pour lui ; maisle danger n’était pas si grand ; il respira quand le princelui dit :

– Il ne s’agit point du Cardinal, et jene l’aime pas plus que vous ; mais c’est votre conduitescandaleuse que je vous reproche et que j’aurai bien de la peine àvous pardonner. Quoi ! monsieur, j’apprends qu’au lieu de vouslivrer aux exercices de piété auxquels je vous ai habitué, quand jevous crois au Salut ou à l’Angélus, vous partezde Saint-Germain, et vous allez passer une partie de la nuit… chezqui ? oserai-je le dire sans péché ? chez une femmeperdue de réputation, qui ne peut avoir avec vous que des relationspernicieuses au salut de votre âme, et qui reçoit chez elle desesprits forts ; Marion Delorme, enfin ! Qu’avez-vous àrépondre ? Parlez.

Laissant sa main dans celle du Roi, maistoujours appuyé contre la colonne, Cinq-Mars répondit :

– Est-on donc si coupable de quitter desoccupations graves pour d’autres plus graves encore ? Si jevais chez Marion Delorme, c’est pour entendre la conversation dessavants qui s’y rassemblent. Rien n’est plus innocent que cetteassemblée ; on y fait des lectures qui se prolongentquelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuventqu’élever l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs vous nem’avez jamais ordonné de vous rendre compte de tout ; il y alongtemps que je vous l’aurais dit si vous l’aviez voulu.

– Ah ! Cinq-Mars, Cinq-Mars !où est la confiance ? N’en sentez-vous pas le besoin ?C’est la première condition d’une amitié parfaite, comme doit êtrela nôtre, comme celle qu’il faut à mon cœur.

La voix de Louis était plus affectueuse, et lefavori, le regardant par-dessus l’épaule, prit un air moins irrité,mais seulement ennuyé et résigné à l’écouter.

– Que de fois vous m’avez trompé !poursuivit le Roi ; puis-je me fier à vous ? ne sont-cepas des galants et des damerets que vous voyez chez cettefemme ? N’y a-t-il pas d’autres courtisanes !

– Eh ! mon Dieu, non, Sire ;j’y vais souvent avec un de mes amis, un gentilhomme de Touraine,nommé René Descartes.

– Descartes ! je connais cenom-là ; oui, c’est un officier qui se distingua au siège dela Rochelle, et qui se mêle d’écrire ; il a une bonneréputation de piété, mais il est lié avec Des Barreaux, qui est unesprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens quine sont point de bonne compagnie pour vous ; beaucoup dejeunes gens sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu’yavez-vous vu la dernière fois ?

– Mon Dieu ! je me rappelle à peineleurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant les yeux en l’air ;quelquefois, je ne les demande pas… C’était d’abord un certainmonsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un Hollandais.

– Je sais cela, un ami deBarneveldt ; je lui fais une pension. Je l’aimais assez, maisle Card… mais on m’a dit qu’il était religionnaire exalté…

– Je vis aussi un Anglais, nommé JohnMilton, c’est un jeune homme qui vient d’Italie et retourne àLondres ; il ne parle presque pas.

– Inconnu, parfaitement inconnu ;mais je suis sûr que c’est encore quelque religionnaire. Et lesFrançais, qui étaient-ils ?

– Ce jeune homme qui a fait leCinna, et qu’on a refusé trois fois à l’Académieéminente ; il était fâché que Du Ryer y fût à saplace. Il s’appelle Corneille…

– Eh bien, dit le Roi en croisant lesbras et en le regardant d’un air de triomphe et de reproche, jevous le demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce dans unpareil cercle que l’on devrait vous voir ?

Cinq-Mars fut interdit à cette observationdont souffrait son amour-propre, et dit en s’approchant duRoi :

– Vous avez bien raison, Sire, mais, pourpasser une heure ou deux à entendre d’assez bonnes choses, cela nepeut pas faire de tort ; d’ailleurs, il y va des hommes de lacour, tels que le duc de Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte deBrion, le cardinal de La Valette, MM. de Montrésor,Fontrailles ; et des hommes illustres dans les sciences, commeMairet, Colletet, Desmarets, auteur de l’Ariane ;Faret, Doujat, Charpentier, qui a écrit la belleCyropédie ; Giry, Bessons et Baro, continuateur del’Astrée, tous académiciens.

– Ah ! à la bonne heure, voilà deshommes d’un vrai mérite, reprit Louis ; à cela il n’y a rien àdire ; on ne peut que gagner. Ce sont des réputations faites,des hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, touchez là,enfant. Je vous permettrai d’y aller quelquefois, mais ne metrompez plus ; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.

En disant ces mots, le Roi tira d’un coffre defer, placé contre le mur, d’énormes cahiers de papier barbouilléd’une écriture très-fine. Sur l’un était écrit Baradas,sur l’autre, d’Hautefort, sur un troisième, LaFayette, et enfin Cinq-Mars. Il s’arrêtaà celui-là, et poursuivit :

– Voyez combien de fois vous m’aveztrompé ! Ce sont des fautes continuelles dont j’ai tenuregistre moi-même depuis deux ans que je vous connais ; j’aiécrit jour par jour toutes nos conversations. Asseyez-vous.

Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut lapatience d’écouter pendant deux longues heures un abrégé de ce queson maître avait eu la patience d’écrire pendant deux années. Ilmit plusieurs fois sa main devant sa bouche durant lalecture ; ce que nous ferions tous certainement s’il fallaitrapporter ces dialogues, que l’on trouva parfaitement en ordre à lamort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu’ilfinit ainsi :

– Enfin, voici ce que vous avez fait le 7décembre, il y a trois jours : je vous parlais du vol del’émerillon et des connaissances de vénerie qui vousmanquent ; je vous disais, d’après la Chasseroyale, ouvrage du roi Charles IX, qu’après que le veneura accoutumé son chien à suivre une bête, il doit penser qu’il aenvie de retourner au bois, et qu’il ne faut ni le tancer ni lefrapper pour qu’il donne bien dans le trait ; et que, pourapprendre à un chien à bien se rabattre, il ne faut laisser passerni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y mettre le nez.Voilà ce que vous m’avez répondu (et d’un ton d’humeur, remarquezbien cela) : « Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt desrégiments à conduire que des oiseaux et des chiens. Je suis sûrqu’on se moquerait de vous et de moi si on savait de quoi nous nousoccupons. » Et le 8… attendez, oui, le 8, tandis que nouschantions vêpres ensemble dans ma chambre, vous avez jeté votrelivre dans le feu avec colère, ce qui était une impiété ; etensuite vous m’avez dit que vous l’aviez laissé tomber :péché, péché mortel ; voyez, j’ai écrit dessous :mensonge, souligné. On ne me trompe jamais, je vous ledisais bien.

– Mais, Sire…

– Un moment, un moment. Le soir vous avezdit du Cardinal qu’il avait fait brûler un homme injustement et parhaine personnelle.

– Et je le répète, et je le soutiens, etje le prouverai, Sire ; c’est le plus grand crime de cet hommeque vous hésitez à disgracier et qui vous rend malheureux. J’aitout vu, tout entendu moi-même à Loudun : Urbain Grandier futassassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque vous avez là cesmémoires de votre main, relisez toutes les preuves que je vous endonnai alors.

Louis, cherchant la page indiquée et remontantau voyage de Perpignan à Paris, lut tout ce récit avec attention ens’écriant :

– Quelles horreurs ! commentavais-je oublié tout cela ? Cet homme me fascine, c’estcertain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelleshorreurs ! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes leslettres de la Noblesse et de tous les notables du pays d’arriver àmoi. Brûler, brûler vivant ! sans preuves ! parvengeance ! Un homme, un peuple ont invoqué mon nominutilement, une famille me maudit à présent ! Ah ! queles rois sont malheureux !

Le prince en finissant jeta ses papiers etpleura.

– Ah ! Sire, elles sont bien bellesles larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars avec une sincèreadmiration : que toute la France n’est-elle ici avecmoi ! elle s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait peine àcroire.

– S’étonnerait ! la France ne meconnaît donc pas ?

– Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise,personne ne vous connaît ; et moi-même je vous accuse souventde froideur et d’une indifférence générale contre tout lemonde.

– De froideur ! quand je meurs dechagrin ; de froideur ! quand je me suis immolé à leursintérêts ? Ingrate nation ! je lui ai tout sacrifié,jusqu’à l’orgueil, jusqu’au bonheur de la guider moi-même, parceque j’ai craint pour elle ma vie chancelante ; j’ai donné monsceptre à porter à un homme que je hais, parce que j’ai cru sa mainplus forte que la mienne ; j’ai supporté le mal qu’il mefaisait à moi-même, en songeant qu’il faisait du bien à mespeuples : j’ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs ;et je vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne lecroyais, car ils ne l’ont pas aperçu ; ils m’ont cru incapableparce que j’étais timide, et sans forces parce que je me défiaisdes miennes ; mais n’importe, Dieu me voit et me connaît.

– Ah ! Sire, montrez-vous à laFrance tel que vous êtes ; reprenez votre pouvoirusurpé ; elle fera par amour pour vous ce que la crainten’arrachait pas d’elle ; revenez à la vie et remontez sur letrône.

– Non, non, ma vie s’achève, cherami ; je ne suis plus capable des travaux du pouvoirsuprême.

– Ah ! Sire, cette persuasion seulevous ôte vos forces. Il est temps enfin que l’on cesse de confondrele pouvoir avec le crime et d’appeler leur union génie. Que votrevoix s’élève pour annoncer à la terre que le règne de la vertu vacommencer avec votre règne ; et dès lors ces ennemis que levice a tant de peine à réduire tomberont devant un mot sorti devotre cœur. On n’a pas encore calculé tout ce que la bonne foi d’unroi de France peut faire de son peuple, ce peuple que l’imaginationet la chaleur de l’âme entraînent si vite vers tout ce qui estbeau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le Roivotre père nous conduisait par un sourire ; que ne ferait pasune de vos larmes ! il ne s’agit que de nous parler.

Pendant ce discours, le Roi surpris rougitsouvent, toussa et donna des signes d’un grand embarras, commetoutes les fois qu’on voulait lui arracher une décision ; ilsentait aussi l’approche d’une conversation d’un ordre trop élevé,dans laquelle la timidité de son esprit l’empêchait de sehasarder ; et, mettant souvent la main sur sa poitrine enfronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essayade se tirer par la maladie de la gêne de répondre ; mais, soitemportement, soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Marspoursuivit sans se troubler avec une solennité qui en imposait àLouis. Celui-ci, forcé dans ses derniers retranchements, luidit :

– Mais, Cinq-Mars, comment se défaired’un ministre qui depuis dix-huit ans m’a entouré de sescréatures ?

– Il n’est pas si puissant, reprit legrand Écuyer ; et ses amis seront ses plus cruels adversaires,si vous faites un signe de tête. Toute l’ancienne ligue desprinces de la Paix existeencore, Sire, et ce n’est que le respect dû au choix de VotreMajesté qui l’empêche d’éclater.

– Ah ! bon Dieu ! tu peux leurdire qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi ; je ne les gêne point,ce n’est pas moi qu’on accusera d’être Cardinaliste. Si mon frèreveut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de tout moncœur.

– Je crois, Sire, qu’il vous parleraaujourd’hui de M. le duc de Bouillon ; tous lesRoyalistes le demandent.

– Je ne le hais point, dit le Roi enarrangeant l’oreiller de son fauteuil, je ne le hais point du tout,quoique un peu factieux. Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (etil mit à celle expression favorite plus d’abandon qu’àl’ordinaire) ? sais-tu qu’il descend de saint Louis de père enfils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc de Montpensier ?sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans sa maison, etque huit de la sienne, dont l’une a été reine, ont été mariées àdes princes du sang ? Oh ! je ne le hais point dutout ; je n’ai jamais dit cela, jamais.

– Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avecconfiance, MONSIEUR et lui vous expliqueront, pendant la chasse,comment tout est préparé, quels sont les hommes que l’on pourramettre à la place de ses créatures, quels sont les mestres de campet les colonels sur lesquels on peut compter contre Fabert et tousles Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que le ministre a bienpeu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse et lesParlements sont de notre parti ; et c’est une affaire faitedès que Votre Majesté ne s’oppose plus. On a proposé de fairedisparaître Richelieu comme le maréchal d’Ancre, qui le méritaitmoins que lui.

– Comme Concini ! dit le Roi.Oh ! non, il ne le faut pas… je ne le veux vraiment pas… Ilest prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. Mais, s’il y aune autre manière, je le veux bien : tu peux en parler à tesamis, j’y songerai de mon côté.

Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna à sonressentiment, comme s’il venait de le satisfaire, et comme si lecoup eût déjà été porté. Cinq-Mars en fut fâché, parce qu’ilcraignait que sa colère, se répandant ainsi, ne fût pas de longuedurée. Cependant il crut à ses dernières paroles, surtout lorsqueaprès des plaintes interminables Louis ajouta :

– Enfin, croirais-tu que depuis deux ansque je pleure ma mère, depuis ce jour où il me joua si cruellementdevant toute ma cour en me demandant son rappel quand il savait samort, depuis ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse inhumer enFrance avec mes pères ? Il a exilé jusqu’à sa cendre.

En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruitsur l’escalier ; le Roi rougit un peu.

– Va-t’en, dit-il, va vite te préparerpour la chasse ; tu seras à cheval près de mon carrosse ;va vite, je le veux, va.

Et il poussa lui-même Cinq-Mars versl’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit.

Le favori sortit ; mais le trouble de sonmaître ne lui était point échappé.

Il descendait lentement et en cherchait lacause en lui-même, lorsqu’il crut entendre le bruit de deux piedsqui montaient la double partie de l’escalier à vis, tandis qu’ildescendait l’autre ; il s’arrêta, on s’arrêta ; ilremonta, il lui sembla qu’on descendait ; il savait qu’on nepouvait rien voir entre les jours de l’architecture, et se décida àsortir, impatienté de ce jeu, mais très-inquiet. Il eût voulupouvoir se tenir à la porte d’entrée pour voir qui paraîtrait. Maisà peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle desgardes, qu’une foule de courtisans qui l’attendait l’entoura, etl’obligea de s’éloigner pour donner les ordres de sa charge ou derecevoir des respects, des confidences, des sollicitations, desprésentations, des recommandations, des embrassades, et ce torrentde relations graduelles qui entourent un favori, et pour lesquellesil faut une attention présente et toujours soutenue, car unedistraction peut causer de grands malheurs. Il oublia ainsi à peuprès cette petite circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire,et, se livrant aux douceurs d’une sorte d’apothéose continuelle,monta à cheval dans la grande cour, servi par de nobles pages, etentouré des plus brillants gentilshommes.

Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, etune heure ne s’était pas écoulée, que le Roi parut, pâle,languissant et appuyé sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant pied àterre, l’aida à monter dans une sorte de petite voiture fort basse,que l’on appelait brouette, et dont Louis XIIIconduisait lui-même les chevaux très-dociles et très-paisibles. Lespiqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens enlaisse ; au bruit du cor, des centaines de jeunes gensmontèrent à cheval, et tout partit pour le rendez-vous de lachasse.

C’était à une ferme nommée l’Ormage que le Roil’avait fixé, et toute la cour, accoutumée à ses usages,se répandit dans les allées du parc, tandis que le Roi suivaitlentement un sentier isolé ayant à sa portière le Grand écuyer etquatre personnages auxquels il avait fait signe de s’approcher.

L’aspect de cette partie de plaisir étaitsinistre : l’approche de l’hiver avait fait tomber presquetoutes les feuilles des grands chênes du parc, et les branchesnoires se détachaient sur un ciel gris comme les branches decandélabres funèbres ; un léger brouillard semblait annoncerune pluie prochaine ; à travers le bois éclairci et lestristes rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrossesde la cour, remplis de femmes vêtues de noir uniformément[10] et condamnées à attendre le résultatd’une chasse qu’elles ne voyaient pas ; les meutes donnaientdes voix éloignées, et le cor se faisait entendrequelquefois comme un soupir ; un vent froid et piquantobligeait chacun à se couvrir ; et quelques femmes, mettantsur leur visage un voile ou un masque de velours noir pour sepréserver de l’air que n’arrêtaient pas les rideaux de leurscarrosses (car ils n’avaient point de glaces encore), semblaientporterie costume que nous appelons domino.

Tout était languissant et triste. Seulementquelques groupes de jeunes gens, emportés par la chasse,traversaient comme le vent l’extrémité d’une allée en jetant descris ou donnant du cor ; puis tout retombait dans le silence,comme, après la fusée du feu d’artifice, le ciel paraît plussombre.

Dans un sentier parallèle à celui que suivaitlentement le Roi, s’étaient réunis quelques courtisans enveloppésdans leur manteau. Paraissant s’occuper fort peu du chevreuil, ilsmarchaient à cheval à la hauteur de la brouette du Roi, et ne laperdaient pas de vue. Ils parlaient à demi-voix.

– C’est bien, Fontrailles, c’estbien ; victoire ! Le Roi lui prend le bras à tout moment.Voyez-vous comme il lui sourit ? Voilà M. le Grand quidescend de cheval et monte sur le siège à côté de lui. Allons,allons, le vieux matois est perdu cette fois !

– Ah ! ce n’est rien encore quecela ! n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché la main àMONSIEUR ? Il vous a fait signe, Montrésor ; Gondi,regardez donc.

– Eh ! regardez ! c’est bienaisé à dire ; mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi ;je n’ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien, qu’est-ce qu’ilsfont ? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse.Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font ?

Montrésor reprit :

– Voici le Roi qui se penche à l’oreilledu duc de Bouillon et qui lui parle… Il parle encore, il gesticule,il ne cesse pas. Oh ! il va être ministre.

– Il sera ministre, dit Fontrailles.

– Il sera ministre, dit le comte duLude.

– Ah ! ce n’est pas douteux, repritMontrésor.

– J’espère que celui-là me donnera unrégiment, et j’épouserai ma cousine ! s’écria Olivierd’Entraigues d’un ton de page.

L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant auciel, se mit à chanter un air de chasse :

Les étourneaux ont le vent bon,

Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

… Je crois, messieurs, que vous y voyezplus trouble que moi, ou qu’il se fait des miracles dans l’an degrâce 1642 ; car M. de Bouillon n’est pas plus prèsd’être premier ministre que moi, quand le Roi l’embrasserait. Il ade grandes qualités, mais il ne parviendra pas, parce qu’il esttout d’une pièce ; cependant j’en fais grand cas pour sa vasteet sotte ville de Sedan ; c’est un foyer, c’est un bon foyerpour nous.

Montrésor et les autres étaient trop attentifsà tous les gestes du prince pour répondre, et ilscontinuèrent :

– Voilà M. le Grand qui prend lesrênes des chevaux et qui conduit.

L’abbé reprit sur le même air :

Si vous conduisez ma brouette,

Ne versez pas, beau postillon,

Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.

– Ah ! l’abbé, vos chansons merendront fou ! dit Fontrailles ; vous avez donc des airspour tous les événements de la vie ?

– Je vous fournirai aussi des événementsqui iront sur tous les airs, reprit Gondi.

– Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît,répondit Fontrailles plus bas ; je ne serai pas obligé parMONSIEUR de porter à Madrid son diable de traité, et je n’en suispoint fâché ; c’est une commission assez scabreuse : lesPyrénées ne se passent point si facilement qu’il le croit, et leCardinal est sur la route.

– Ah ! ah ! ah ! s’écriaMontrésor.

– Ah ! ah ! dit Olivier.

– Eh bien, quoi ? ah !ah ! dit Gondi ; qu’avez-vous donc découvert de sibeau ?

– Ma foi, pour le coup, le Roi a touchéla main de MONSIEUR ; Dieu soit loué, messieurs ! Nousvoilà défaits du Cardinal : le vieux sanglier est forcé. Quise chargera de l’expédier ? Il faut le jeter dans la mer.

– C’est trop beau pour lui, ditOlivier ; il faut le juger.

– Certainement, dit l’abbé ; commentdonc ! nous ne manquerons pas de chefs d’accusation contre uninsolent qui a osé congédier un page ; n’est-il pasvrai ?

Puis, arrêtant son cheval et laissant marcherOlivier et Montrésor, il se pencha du côté de M. du Lude, quiparlait à deux personnages plus sérieux, et dit :

– En vérité, je suis tenté de mettre monvalet de chambre aussi dans le secret ; on n’a jamais vutraiter une conjuration aussi légèrement. Les grandes entreprisesveulent du mystère ; celle-ci serait admirable si l’on s’endonnait la peine. Notre partie est plus belle qu’aucune que j’aielue dans l’histoire ; il y aurait là de quoi renverser troisroyaumes si l’on voulait, et les étourderies gâteront tout. C’estvraiment dommage ; j’en aurais un regret mortel. Par goût, jesuis porté à ces sortes d’affaires, et je suis attaché de cœur àcelle-ci, qui a de la grandeur ; vraiment, on ne peut pas lenier. N’est-ce pas, d’Aubijoux ? n’est-il pas vrai,Montmort ?

Pendant ces discours, plusieurs grands etpesants carrosses, à six et quatre chevaux, suivaient la même alléeà deux cents pas de ces messieurs ; les rideaux étaientouverts du côté gauche pour voir le Roi. Dans le premier était laReine ; elle était seule dans le fond, vêtue de noir etvoilée. Sur le devant était la maréchale d’Effiat, et aux pieds dela Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur untabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaientappuyés sur un marchepied doré, car il n’y avait point deportières, comme nous l’avons déjà dit ; elle cherchait à voiraussi, à travers les arbres, les gestes du Roi, et se penchaitsouvent, importunée du passage continuel des chevaux du princePalatin et de sa suite.

Ce prince du Nord était envoyé par le roi dePologne pour négocier de grandes affaires en apparence, mais, aufond, pour préparer la duchesse de Mantoue à épouser le vieux roiUladislas VI, et il déployait à la cour de France tout le luxede la sienne, appelée alors barbare et scythe àParis, et justifiait ces noms par des costumes étranges etorientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait,ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la têterasée à la turque, et couverte d’un bonnet fourré, une veste courteet enrichie de diamants et de rubis ; son cheval était peinten rouge et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie degardes polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grandsmanteaux à manches longues qu’ils laissaient pendre négligemmentsur l’épaule. Les seigneurs polonais qui l’escortaient étaientvêtus de brocart d’or et d’argent, et l’on voyait flotter derrièreleur tête rasée une seule mèche de cheveux qui leur donnait unaspect asiatique et tartare aussi inconnu de la cour deLouis XIII que celui des Moscovites. Les femmes trouvaienttout cela un peu sauvage et assez effrayant.

Marie de Gonzague était importunée des salutsprofonds et des grâces orientales de cet étranger et de sa suite.Toutes les fois qu’il passait devant elle, il se croyait obligé delui adresser un compliment à moitié français, où il mêlaitgauchement quelques mots d’espérance et de royauté. Elle ne trouvad’autre moyen de s’en défaire que de porter plusieurs fois sonmouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine :

– En vérité, madame, ces messieurs ontune odeur sur eux qui fait mal au cœur.

– Il faudra bien raffermir votre cœur,cependant, et vous accoutumer à eux, répondit Anne d’Autriche unpeu sèchement.

Puis tout à coup, craignant de l’avoiraffligée :

– Vous vous y accoutumerez comme nous,continua-t-elle avec gaieté ; et vous savez qu’en fait d’odeurje suis fort difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour que mapunition en purgatoire serait d’en respirer de mauvaises, et decoucher dans des draps de toile de Hollande.

Malgré quelques mots enjoués, la Reine futcependant fort grave, et retomba dans le silence. S’enfonçant dansson carrosse, enveloppée de sa mante, et ne prenant en apparenceaucun intérêt à tout ce qui se passait autour d’elle, elle selaissait aller au balancement de la voiture. Marie, toujoursoccupée du Roi, parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat ;toutes deux cherchaient à se donner des espérances qu’ellesn’avaient pas, et se trompaient par amitié.

– Madame, je vous félicite ;M. le Grand est assis près du Roi ; jamais on n’a été siloin, disait Marie.

Puis elle se taisait longtemps, et la voitureroulait tristement sur des feuilles mortes et desséchées.

– Oui, je le vois avec une grandejoie ; le Roi est si bon ! répondait la maréchale.

Et elle soupirait profondément.

Un long et morne silence succéda encore ;toutes deux se regardèrent et se trouvèrent mutuellement les yeuxen larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et Marie, baissant latête, ne vit plus que la terre brune et humide qui fuyait sous lesroues. Une triste rêverie occupait son âme ; et, quoiqu’elleeût sous les yeux le spectacle de la première cour de l’Europe auxpieds de celui qu’elle aimait, tout lui faisait peur, et de noirspressentiments la troublaient involontairement.

Tout à coup un cheval passa devant elle commele vent ; elle leva les yeux, et eut le temps de voir levisage de Cinq-Mars. Il ne la regardait pas ; il était pâlecomme un cadavre, et ses yeux se cachaient sous ses sourcilsfroncés et l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le suivit du regarden tremblant ; elle le vit s’arrêter au milieu du groupe descavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent lechapeau bas. Un moment après, il s’enfonça dans un taillis avecl’un d’entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu’àce que la voiture fût passée ; puis il lui sembla qu’ildonnait à cet homme un rouleau de papiers en disparaissant dans lebois. Le brouillard qui tombait l’empêcha de le voir plus loin.C’était une de ces brumes si fréquentes aux bords de la Loire. Lesoleil parut d’abord comme une petite lune sanglante, enveloppéedans un linceul déchiré, et se cacha en une demi-heure sous unvoile si épais, que Marie distinguait à peine les premiers chevauxdu carrosse, et que les hommes qui passaient à quelques pas luisemblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur glacée devint unepluie pénétrante et en même temps un nuage d’une odeur fétide. LaReine fit asseoir la belle princesse près d’elle et voulutrentrer ; on retourna vers Chambord en silence et au pas.Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaientles meutes égarées, des chasseurs passaient rapidement près de lavoiture, cherchant leur chemin dans le brouillard, et s’appelant àhaute voix. Marie ne voyait souvent que la tête d’un cheval ou uncorps sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait envain à distinguer quelques paroles : Cependant son cœurbattit ; on appelait M. de Cinq-Mars :Le Roi demande M. leGrand, répétait-on ; où peutêtre allé M. le grandÉcuyer ? Une voix dit en passant près d’elle :Il s’est perdu tout àl’heure. Et ces paroles bien simples la firent frissonner,car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette penséela suivit jusqu’au château et dans ses appartements, où elle couruts’enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi etde MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont onne voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroitsvitraux ; ils semblaient tendus au dehors d’un drap blanc quiôtait le jour.

Cependant à l’extrémité de la forêt, versMontfrault, s’étaient égarés deux cavaliers ; fatigués dechercher la route du château dans la monotone similitude des arbreset des sentiers, ils allaient s’arrêter près d’un étang, lorsquehuit ou dix hommes environ, sortant des taillis, se jetèrent sureux, et, avant qu’ils eussent le temps de s’armer, se pendirent àleurs jambes, à leurs bras et à la bride de leurs chevaux, demanière à les tenir immobiles. En même temps une voix rauque,partant du brouillard, cria :

– Êtes-vous Royalistes ouCardinalistes ? Criez : Vive le Grand ! ou vous êtesmorts.

– Vils coquins ! répondit le premiercavalier en cherchant à ouvrir les fontes de ses pistolets, je vousferai pendre pour abuser de mon nom !

– Dios etSeñor ! cria la même voix.

Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proieet s’enfuirent dans les bois ; un éclat de rire sauvageretentit, et un homme seul s’approcha de Cinq-Mars.

– Amigo, ne me reconnaissez-vouspas ? C’est une plaisanterie de Jacques, le capitaineespagnol.

Fontrailles se rapprocha et dit tout bas augrand Écuyer :

– Monsieur, voilà un gaillardentreprenant ; je vous conseille de l’employer ; il nefaut rien négliger.

– Écoutez-moi, reprit Jacques deLaubardemont, et parlons vite. Je ne suis pas un faiseur de phrasescomme mon père, moi. Je me souviens que vous m’avez rendu quelquesbons offices, et dernièrement encore vous m’avez été utile, commevous l’êtes toujours, sans le savoir ; car j’ai un peu réparéma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je puis vousrendre un important service ; je commande quelques braves.

– Quels services ? ditCinq-Mars ; nous verrons.

– Je commence par un avis. Ce matin,pendant que vous descendiez de chez le Roi par un côté del’escalier, le père Joseph y montait par l’autre.

– Ô ciel ! voilà donc le secret deson changement subit et inexplicable ! Se peut-il ? unRoi de France ! et il nous a laissés lui confier tous nosprojets !

– Eh bien ! voilà tout ! vousne me dites rien ? Vous savez que j’ai une vieille affaire àdémêler avec le capucin.

– Que m’importe ?

Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverieprofonde.

– Cela vous importe beaucoup, puisque, sivous dites un mot, je vous déferai de lui avant trente-six heuresd’ici, quoiqu’il soit à présent bien près de Paris. Nous pourrionsy ajouter le Cardinal, si l’on voulait.

– Laissez-moi : je ne veux point depoignards, dit Cinq-Mars.

– Ah ! oui, je vous comprends,reprit Jacques, vous avez raison : vous aimez mieux qu’on ledépêche à coups d’épée. C’est juste, il en vaut la peine, on doitcela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands seigneursqui s’en chargent, et que celui qui l’expédiera soit en passed’être maréchal. Moi je suis sans prétention ; il ne faut pasavoir trop d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse avoir dans saprofession : je ne dois pas loucher au Cardinal, c’est unmorceau de Roi.

– Ni à d’autres, dit le grand Écuyer.

– Ah ! laissez-nous le capucin,reprit en insistant le capitaine Jacques.

– Si vous refusez cette offre, vous aveztort, dit Fontrailles ; on n’en fait pas d’autres tous lesjours. Vitry a commencé sur Concini, et on l’a fait maréchal. Nousvoyons des gens fort bien en cour qui ont tué leurs ennemis de leurpropre main dans les rues de Paris, et vous hésitez à vous défaired’un misérable ! Richelieu a bien ses coquins, il faut quevous ayez les vôtres ; je ne conçois pas vos scrupules.

– Ne le tourmentez pas, lui dit Jacquesbrusquement ; je connais cela, j’ai pensé comme lui étantenfant, avant de raisonner. Je n’aurais pas tué seulement unmoine ; mais je vais lui parler, moi. Puis, se tournant ducôté de Cinq-Mars :

– Écoutez : quand on conspire, c’estqu’on veut la mort ou tout au moins la perte de quelqu’un…Hein ?

Et il fit une pause.

– Or, dans ce cas-là, on est brouilléavec le bon Dieu et d’accord avec le diable… Hein ?

Secundo, comme on dit à la Sorbonne,il n’en coûte pas plus, quand on est damné, de l’être pour beaucoupque pour peu… Hein ?

Ergo, il est indifférent d’en tuermille ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre à cela.

– On ne peut pas mieux dire, docteur enestoc, répondit Fontrailles en riant à demi, et je vois que vousserez un bon compagnon de voyage. Je vous mène avec moi en Espagne,si vous voulez.

– Je sais bien que vous y allez porter letraité, reprit Jacques, et je vous conduirai dans les Pyrénées pardes chemins inconnus aux hommes ; mais je n’en aurai pas moinsun chagrin mortel de n’avoir pas tordu le cou, avant de partir, àce vieux bouc que nous laissons en arrière, comme un cavalier aumilieu d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur,continua-t-il d’un air de componction en s’adressant de nouveau àCinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusezplus ; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens,Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu’on peut tuer encachette son ennemi, puisque l’on évite par ce moyen deuxpéchés : celui d’exposer sa vie, et celui de se battre enduel. C’est d’après ce grand principe consolateur que j’ai toujoursagi.

– Laissez-moi, laissez-moi, dit encoreCinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur ; je pense àd’autres choses.

– À quoi de plus important ? ditFontrailles ; cela peut être d’un grand poids dans la balancede nos destins.

– Je cherche combien y pèse le cœur d’unRoi, reprit Cinq-Mars.

– Vous m’épouvantez moi-même, répondit legentilhomme ; nous n’en demandons pas tant.

– Je n’en dis pas tant non plus que vouscroyez, monsieur, continua d’Effiat d’une voix sévère ; ils seplaignent quand un sujet les trahit : c’est à quoi je songe.Eh bien, la guerre ! la guerre ! Guerres civiles, guerresétrangères, que vos fureurs s’allument ! puisque je tiens laflamme, je vais l’attacher aux mines. Périsse l’État, périssentvingt royaumes s’il le Faut ! il ne doit pas arriver desmalheurs ordinaires lorsque le Roi trahit le sujet.Écoutez-moi.

Et il emmena Fontrailles à quelques pas.

– Je ne vous avais chargé que de préparernotre retraite et nos secours en cas d’abandon de la part du Roi.Tout à l’heure je l’avais pressenti à cause de ses amitiés forcées,et je m’étais décidé à vous faire partir, parce qu’il a fini saconversation par nous annoncer son départ pour Perpignan. Jecraignais Narbonne ; je vois à présent qu’il y va se rendrecomme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ.J’ajoute aux lettres que je vous ai données le traité quevoici ; il est sous des noms supposés, mais voici lacontre-lettre ; elle est signée de MONSIEUR, du duc deBouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès ne désire que cela.Voici encore des blancs du duc d’Orléans que vousremplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vousattends à Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept milleEspagnols sortis de Flandre.

Puis marchant vers l’aventurier quil’attendait :

– Pour vous, mon brave, puisque vousvoulez faire le capitan, je vous charge d’escorter cegentilhomme jusqu’à Madrid ; vous en serez récompensélargement. Jacques, frisant sa moustache, lui répondit :

– Vous n’êtes pas dégoûté enréemployant ! vous faites preuve de tact et de bon goût.Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m’a faitdemander, et voulait m’avoir près d’elle en qualité d’homme deconfiance ? Elle a été élevée au son du canon par leLion du Nord, Gustave-Adolphe, son père.Elle aime l’odeur de la poudre et les hommes courageux : maisje n’ai pas voulu la servir parce qu’elle est huguenote et que j’aide certains principes, moi, dont je ne m’écarte pas. Ainsi, parexemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire passermonsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement quedans ces bois, et de le défendre contre le diable s’il le faut,ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache niune déchirure. Pour les récompenses, je n’en veux point ; jeles trouve toujours dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçoisjamais d’argent, car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sonttrès-anciens et très-bons.

– Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars,partez. Après avoir serré la main à Fontrailles, il s’enfonça engémissant dans les bois pour retourner au château de Chambord.

Chapitre 20LA LECTURE

Lescirconstances dévoilent pour ainsi dire
la royauté du génie, dernière ressource des
peuples éteints. Les grands écrivains…, ces
rois qui n’en ont pas le nom, mais qui règnent
véritablement par la force du caractère et la
grandeur des pensées, sont élus par les événements
auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres et
sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie,
ils disparaissent, en laissant à l’avenir des ordres
qu’il exécutera fidèlement.

F.DE LAMENNAIS.

À peu de temps de là, un soir, au coin de laplace Royale, près d’une petite maison assez jolie, on vits’arrêter beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent une petiteporte où l’on montait par trois degrés de pierre. Les voisins semirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour se plaindre du bruitqui se faisait encore à cette heure de la nuit, malgré la craintedes voleurs, et les gens du guet s’étonnèrent et s’arrêtèrentsouvent, ne se retirant que lorsqu’ils voyaient auprès de chaquevoiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant destorches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra endemandant mademoiselle de Lorme ; il portait une longuerapière ornée de rubans roses ; d’énormes nœuds de la mêmecouleur, placés sur ses souliers à talons hauts, cachaient presqueentièrement ses pieds, qu’il tournait fort en dehors, selon lamode. Il retroussait souvent une petite moustache frisée, etpeignait, avant d’entrer, sa barbe légère et pointue. Ce ne futqu’un cri lorsqu’on l’annonça.

– Enfin le voilà donc ! s’écria unevoix jeune et éclatante ; il s’est bien fait attendre, cetaimable Desbarreaux. Allons, vite un siège, placez-vous près decette table, et lisez.

Celle qui parlait était une femme devingt-quatre ans environ, grande, belle, malgré des cheveux noirstrès-crépus et un teint olivâtre. Elle avait dans les manièresquelque chose de mâle qu’elle semblait tenir de son cercle, composéd’hommes uniquement ; elle leur prenait le bras assezbrusquement en parlant avec une liberté qu’elle leur communiquait.Ses propos étaient animés plutôt qu’enjoués ; souvent ilsexcitaient le rire autour d’elle, mais c’était à force d’espritqu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut s’exprimer ainsi) ;car sa figure, toute passionnée qu’elle était, semblait incapablede se ployer au sourire ; et ses yeux grands et bleus, sousdes cheveux de jais, lui donnaient d’abord un aspect étrange.

Desbarreaux lui baisa la main d’un air galantet cavalier ; puis il fit avec elle, en lui parlant toujours,le tour d’un salon assez grand où étaient assemblés trentepersonnages à peu près ; les uns assis sur de grandsfauteuils, les autres debout sous la voûte de l’immense cheminée,d’autres causant dans l’embrasure des croisées, sous de largestapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort illustres àprésent ; les autres, des hommes illustres, fort obscurs pournous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondémentMM. d’Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d’autresgentilshommes très-brillants, qui se trouvaient là pourjuger ; serra la main tendrement et avec estime àMM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro,Gombauld, et d’autres savants, presque tous appelés grands hommesdans les annales de l’Académie, dont ils étaient fondateurs, etnommée elle-même alors tantôt l’Académie desbeaux esprits, tantôt l’Académieéminente. Mais M. Desbarreaux fit à peine un signe detête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avecun étranger et un adolescent qu’il présentait à la maîtresse de lamaison sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambretapissier, du Roi. L’un était Molière, et l’autre Milton[11].

Avant la lecture que l’on attendait du jeunesybarite, une grande contestation s’éleva entre lui et d’autrespoëtes ou prosateurs du temps ; ils parlaient entre eux avecbeaucoup de facilité, échangeant de vives répliques, un langageinconcevable pour un honnête homme qui fût tombé tout à coup parmieux sans être initié, se serrant vivement la main avec d’affectueuxcompliments et des allusions sans nombre à leurs ouvrages.

– Ah ! vous voilà donc, illustreBaro ! s’écria le nouveau venu ; j’ai lu votre derniersixain. Ah ! quel sixain ! comme il est poussé dans legalant et le tendre !

– Que dites-vous du Tendre ?interrompit Marion de Lorme. Avez-vous jamais connu ce pays ?Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit et à celui deJolis-Vers, mais vous n’avez pas été plus loin. Si monsieur legouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde veut nous montrer sa nouvellecarte, je vous dirai où vous en êtes.

Scudéry se leva d’un air fanfaron etpédantesque, et, déroulant sur la table une sorte de cartegéographique ornée de rubans bleus, il démontra lui-même les lignesd’encre rose qu’il y avait tracées.

– Voici le plus beau morceau de laClélie, dit-il ; on trouve généralement cette cartefort galante, mais ce n’est qu’un simple enjouement de l’esprit,pour plaire à notre petite cabale littéraire. Cependant,comme il y a d’étranges personnes par le monde, j’appréhende quetous ceux qui la verront n’aient pas l’esprit assez bien tournépour l’entendre. Ceci est le chemin que l’on doit suivre pour allerde Nouvelle Amitié à Tendre ; etremarquez, messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie,Cumes sur la mer Tyrrhène, on diraTendre-sur-Inclination,Tendre-sur-Estime etTendre-sur-Reconnaissance. Il faudracommencer par habiter les villages de Grand-Cœur,Générosité, Exactitude,Petits-Soins, Billet-Galant,puis Billetdoux !…

– Oh ! c’est du dernieringénieux ! criaient Vaugelas, Colletet et tous lesautres.

– Et remarquez, poursuivait l’auteur,enflé de ce succès, qu’il faut passer par Complaisance etSensibilité, et que, si l’on ne prend cette route, oncourt le risque de s’égarer jusqu’à Tiédeur,Oubli, et l’on tombe dans le lacd’Indifférence.

– Délicieux ! délicieux !galant au suprême ! s’écriaient tous lesauditeurs. On n’a pas plus de génie !

– Eh bien, madame, reprenait Scudéry, jele déclare chez vous : cet ouvrage, imprimé sous mon nom, estde ma sœur ; c’est elle qui a traduit Sapho d’unemanière si agréable. Et, sans en être prié, il déclama d’un tonemphatique des vers qui finissaient par ceux-ci :

L’amour est un mal agréable[12]

Dont mon cœur ne saurait guérir ;

Mais quand il serait guérissable,

Il est bien plus doux d’en mourir.

– Comment ! cette Grecque avait tantd’esprit que cela ? Je ne puis le croire ! s’écria Marionde Lorme ; combien Mlle de Scudéry luiétait supérieure ! Cette idée lui appartient ; qu’elleles mette dans Clélie, je vous en prie, ces verscharmants ; que cela figurera bien dans cette histoireromaine !

– À merveille ! c’est parfait,dirent tous les savants : Horace, Arunce et l’aimable Porsennasont des amants si galants !

Ils étaient tous penchés sur la carte deTendre, et leurs doigts se croisaient et se heurtaient en suivanttous les détours des fleuves amoureux. Le jeune Poquelin osa éleverune voix timide et son regard mélancolique et fin, et leurdit :

– À quoi cela sert-il ? est-ce àdonner du bonheur ou du plaisir ? Monsieur ne me semble pasbien heureux, et je ne me sens pas bien gai.

Il n’obtint pour réponse que des regards dedédain, et se consola en méditant les Précieusesridicules.

Desbarreaux se préparait à lire un sonnetpieux qu’il s’accusait d’avoir fait dans sa maladie ; ilparaissait honteux d’avoir songé un moment à Dieu en voyant letonnerre, et rougissait de cette faiblesse ; la maîtresse dela maison l’arrêta :

– Il n’est pas temps encore de dire vosbeaux vers, vous seriez interrompu ; nous attendons M. legrand Écuyer et d’autres gentilshommes ; ce serait un meurtreque de laisser parler un grand esprit pendant ce bruit et cesdérangements. Mais voici un jeune Anglais qui vient de voyager enItalie et retourne à Londres. On m’a dit qu’il composait un poëme,je ne sais lequel ; il va nous en dire quelques vers. Beaucoupde ces messieurs de la Compagnie Éminente savent l’anglais ;et, pour les autres, il a fait traduire, par un ancien secrétairedu duc de Buckingham, les passages qu’il nous lira, et en voici descopies en français sur cette table.

En parlant ainsi, elle les prit et lesdistribua à tous ses érudits. On s’assit, et l’on fit silence. Ilfallut quelque temps pour décider le jeune étranger à parler et àquitter l’embrasure de la croisée, où il semblait s’entendre fortbien avec Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil placé prèsde la table ; il semblait d’une santé faible, et tomba sur cesiège plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son coude sur la table,et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, mais à demi ferméset rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses fragments demémoire ; ses auditeurs défiants le regardaient d’un air dehauteur ou du moins de protection ; d’autres parcouraientnonchalamment la traduction de ses vers.

Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par lecours même de son harmonieux récit ; le souffle del’inspiration poétique l’enleva bientôt à lui-même, et son regard,élevé au ciel, devint sublime comme celui du jeune évangélistequ’inventa Raphaël, car la lumière s’y réfléchissait encore. Ilannonça dans ses vers la première désobéissance de l’homme, etinvoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un cœursimple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance duTemps.

Un profond silence accueillit ce début, et unléger murmure s’éleva après la dernière pensée. Il n’entendait pas,il ne voyait qu’à travers un nuage, il était dans le monde de sacréation ; il poursuivit.

Il dit l’esprit infernal attaché dans un feuvengeur par des chaînes de diamants ; le Temps partageant neuffois le jour et la nuit aux mortels pendant sa chute ;l’obscurité visible des prisons éternelles et l’océan flamboyant oùflottaient les anges déchus ; sa voix tonnante commença lediscours du prince des démons : « Es-tu, disait-il, es-tucelui qu’entourait une lumière éblouissante dans les royaumesfortunés du jour ? Oh ! combien tu es déchu !… Viensavec moi… Et qu’importe ce champ de nos célestes batailles ?tout est-il perdu ? Une indomptable volonté, l’esprit immuablede la vengeance, une haine mortelle, un courage qui ne sera jamaisployé, conserver cela, n’est-ce pas une victoire ? »

Ici un laquais annonça d’une voix éclatanteMM. de Montrésor et d’Entraigues. Ils saluèrent,parlèrent, dérangèrent les fauteuils, et s’établirent enfin. Lesauditeurs en profitèrent pour entamer dix conversationsparticulières ; on n’y entendait guère que des paroles deblâme et des reproches de mauvais goût ; quelques hommesd’esprit engourdis par la routine s’écriaient qu’ils necomprenaient pas, que c’était au-dessus de leur intelligence (necroyant pas dire si vrai), et par cette fausse humilités’attiraient un compliment, et au poëte une injure : doubleavantage. Quelques voix prononcèrent même le mot deprofanation.

Le poëte, interrompu, mit sa tête dans sesdeux mains et ses coudes sur la table pour ne pas entendre tout cebruit de politesses et de critiques. Trois hommes seuls serapprochèrent de lui : c’était un officier, Poquelin etCorneille ; celui-ci dit à l’oreille de Milton :

– Changez de tableau, je vous leconseille ; vos auditeurs ne sont pas à la hauteur decelui-ci.

L’officier serra la main du poëte anglais, etlui dit :

– Je vous admire de toute la puissance demon âme.

L’Anglais, étonné, le regarda et vit un visagespirituel, passionné et malade.

Il lui fit un signe de tête, et chercha à serecueillir pour continuer. Sa voix reprit une expression très-douceà l’oreille et un accent paisible ; il parlait du bonheurchaste des deux plus belles créatures ; il peignit leurmajestueuse nudité, la candeur et l’autorité de leur regard, puisleur marche au milieu des tigres et des lions qui se jouaientencore à leurs pieds ; il dit aussi la pureté de leur prièrematinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leurjeunesse et l’amour de leurs propos si douloureux au prince desdémons.

De douces larmes bien involontaires coulaientdes yeux de la belle Marion de Lorme : la nature avait saisison cœur malgré son esprit ; la poésie la remplit de penséesgraves et religieuses dont l’enivrement des plaisirs l’avaittoujours détournée, l’idée de l’amour dans la vertu lui apparutpour la première fois avec toute sa beauté, et elle demeura commefrappée d’une baguette magique et changée en une pâle et bellestatue.

Corneille, son jeune ami et l’officier étaientpleins d’une silencieuse admiration qu’ils n’osaient exprimer, cardes voix assez élevées couvrirent celle du poëte surpris.

– On n’y tient pas ! s’écriaitDesbarreaux : c’est d’un fade à faire mal au cœur !

– Et quelle absence de gracieux, degalant et de belle flamme ! disait froidement Scudéry.

– Ce n’est pas là notre immorteld’Urfé ! disait Baro le continuateur.

– Où est l’Ariane ? où estl’Astrée ? s’écriait en gémissant Godeaul’annotateur.

Toute l’assemblée se soulevait ainsi avecd’obligeantes remarques, mais faites de manière à n’être entenduesdu poëte que comme un murmure dont le sens était incertain pourlui ; il comprit pourtant qu’il ne produisait pasd’enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une autre cordede sa lyre.

En ce moment on annonça le conseiller de Thou,qui, saluant modestement, se glissa en silence derrière l’auteur,près de Corneille, de Poquelin et du jeune officier. Milton repritses chants.

Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste dansles jardins d’Eden comme une seconde aurore au milieu dujour ; secouant les plumes de ses ailes divines, ilremplissait les airs d’une odeur ineffable, et venait révéler àl’homme l’histoire des cieux ; la révolte de Lucifer revêtud’une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme lesoleil, gardé par d’étincelants chérubins, et marchant contrel’Éternel. Mais Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, etles deux mille tonnerres de sa main droite roulent jusqu’à l’enfer,avec un bruit épouvantable, l’armée maudite confondue sous lesimmenses décombres du ciel démantelé.

Cette fois on se leva, et tout fut interrompu,car les scrupules religieux étaient venus se liguer avec le fauxgoût ; on n’entendait que des exclamations qui obligèrent lamaîtresse de la maison à se lever aussi pour s’efforcer de lescacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, car il était toutentier absorbé par la hauteur de ses pensées ; son génien’avait plus rien de commun avec la terre dans ce moment ; et,quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouvaprès de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux entendreque celle de l’assemblée.

Corneille lui dit cependant :

– Écoutez-moi. Si vous voulez la gloireprésente, ne l’espérez pas d’un aussi bel ouvrage. La poésie pureest sentie par bien peu d’âmes ; il faut, pour le vulgaire deshommes, qu’elle s’allie à l’intérêt presque physique du drame.J’avais été tenté de faire un poëme de Polyeucte ;mais je couperai ce sujet : j’en retrancherai les cieux, et cene sera qu’une tragédie.

– Que m’importe la gloire dumoment ! répondit Milton ; je ne songe point ausuccès : je chante parce que je me sens poëte ; je vaisoù l’inspiration m’entraîne ; ce qu’elle produit est toujoursbien. Quand on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort,je les ferais toujours.

– Ah ! moi, je les admire avantqu’ils ne soient écrits, dit le jeune officier ; j’y vois leDieu dont j’ai trouvé l’image innée dans mon cœur.

– Qui me parle donc d’une manière siaffable ? dit le poëte.

– Je suis René Descartes, repritdoucement le militaire.

– Quoi ! monsieur ! s’écria deThou, seriez-vous assez heureux pour appartenir à l’auteur desPrincipes ?

– J’en suis l’auteur, dit-il.

– Vous, monsieur ! mais… cependant…pardonnez-moi… mais… n’êtes-vous pas homme d’épée ? dit leconseiller rempli d’étonnement.

– Eh ! monsieur, qu’a de commun lapensée avec l’habit du corps ? Oui, je porte l’épée, etj’étais au siège de La Rochelle ; j’aime la profession desarmes, parce qu’elle soutient l’âme dans une région d’idées noblespar le sentiment continuel du sacrifice de la vie ; cependantelle n’occupe pas tout un homme ; on ne peut pas y appliquerses pensées continuellement : la paix les assoupit. D’ailleurson a aussi à craindre de les voir interrompues par un coup obscurou un accident ridicule et intempestif ; et si l’homme est tuéau milieu de l’exécution de son plan, là postérité conserve de luil’idée qu’il n’en avait pas, ou en avait conçu un mauvais ; etc’est désespérant.

De Thou sourit de plaisir en entendant celangage simple de l’homme supérieur, celui qu’il aimait le mieuxaprès le langage du cœur ; il serra la main du jeune sage dela Touraine, et l’entraîna dans un cabinet voisin avec Corneille,Milton et Molière, et là ils eurent de ces conversations qui fontregarder comme perdu le temps qui les précéda et le temps qui doitles suivre.

Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaientde leurs discours, lorsque le bruit de la musique, des guitares etdes flûtes, qui jouaient des menuets, des sarabandes, desallemandes et des danses espagnoles que la jeune Reine avait misesà la mode, le passage continuel des groupes de jeunes femmes etleurs éclats de rire, tout annonça qu’un bal commençait. Unetrès-jeune et belle personne, tenant un grand éventail comme unsceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur petitsalon retiré, avec sa cour brillante, qu’elle dirigeait comme unereine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.

– Adieu, messieurs : dit deThou : je cède la place à mademoiselle de Lenclos et à sesmousquetaires.

– Vraiment, messieurs, dit la jeuneNinon, vous faisons-nous peur ? vous ai-je troublés ?vous avez l’air de conspirateurs !

– Nous le sommes peut-être plus que cesmessieurs, tout en dansant ! dit Olivier d’Entraigues qui luidonnait la main.

– Oh ! votre conjuration est contremoi, monsieur le page, répondit Ninon, tout en regardant un autrechevau-léger et abandonnant à un troisième le bras qui lui restait,tandis que les autres cherchaient à se placer sur le chemin de sesœillades errantes ; car elle promenait sur eux ses regardsbrillants comme la flamme légère que l’on voit courir surl’extrémité des flambeaux qu’elle allume tour à tour.

De Thou s’esquiva sans que personne songeât àl’arrêter, et descendait le grand escalier, lorsqu’il y vit monterle petit abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et essoufflé, quil’arrêta brusquement avec un air animé et joyeux.

– Eh bien ! eh bien ! où allez-vousdonc ? laissez aller les étrangers et les savants, vous êtesdes nôtres. J’arrive un peu tard, mais notre belle Aspasie mepardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous ? est-ce que toutest fini ?

– Mais il paraît que oui ; puisquel’on danse, la lecture est faite.

– La lecture, oui ; mais lesserments ? dit tout bas l’abbé.

– Quels serments ? dit de Thou.

– M. le Grand n’est-il pasvenu ?

– Je croyais le voir ; mais je pensequ’il n’est pas venu ou qu’il est parti.

– Non, non, venez avec moi, ditl’étourdi, vous êtes des nôtres, parbleu ! Il est impossibleque vous n’en soyez pas, venez.

De Thou, n’osant refuser et avoir l’air derenier ses amis, même pour des parties de plaisir qui luidéplaisaient, le suivit, ouvrit deux cabinets et descendit un petitescalier dérobé. À chaque pas qu’il faisait, il entendait plusdistinctement des voix d’hommes assemblés. Gondi ouvrit la porte.Un spectacle inattendu s’offrit à ses yeux.

La chambre où il entrait, éclairée par undemi-jour mystérieux, semblait l’asile des plus voluptueuxrendez-vous ; on voyait d’un côté un lit doré, chargé d’undais de tapisseries, empanaché de plumes, couvert de dentelles etd’ornements ; tous les meubles, ciselés et dorés, étaientd’une soie grisâtre richement brodée, des carreaux de velourss’étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d’épais tapis. Depetits miroirs, unis l’un à l’autre par des ornements d’argent,simulaient une glace entière, perfection alors inconnue, etmultipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruitextérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices ; maisles gens qu’il rassemblait paraissaient bien éloignés des penséesqu’il pouvait donner. Une foule d’hommes, qu’il reconnut pour despersonnages de la cour ou des armées, se pressaient à l’entrée decette chambre et se répandaient dans un appartement voisin quiparaissait plus vaste ; attentifs, ils dévoraient des yeux lespectacle qu’offrait le premier salon. Là, dix jeunes gens deboutet tenant à la main leurs épées nues, dont la pointe était baisséevers la terre, étaient rangés autour d’une table : leursvisages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient delui adresser leur serment ; le grand Écuyer était seul, devantla cheminée, les bras croisés et l’air profondément absorbé dansses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave,recueillie, semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.

Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il seprécipita vers la porte qu’il ouvrait, en jetant un regard irrité àGondi, et saisit de Thou par les deux bras en l’arrêtant sur ledernier degré :

– Que faites-vous ici ? lui dit-ild’une voix étouffée, qui vous amène ? que mevoulez-vous ? vous êtes perdu si vous entrez.

– Que faites-vous vous-même ? quevois-je dans cette maison ?

– Les conséquences de ce que voussavez ; retirez-vous, vous dis-je ; cet air estempoisonné pour tous ceux qui sont ici.

– Il n’est plus temps, on m’a déjàvu ; que dirait-on si je me retirais ? je lesdécouragerais, vous seriez perdu.

Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix etprécipitamment ; au dernier mot, de Thou, poussant son ami,entra, et d’un pas ferme traversa l’appartement pour aller vers lacheminée.

Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendresa place, baissa la tête, se recueillit, et, relevant bientôt unvisage plus calme, continua un discours que l’entrée de son amiavait interrompu :

– Soyez donc des nôtres, messieurs :mais il n’est plus besoin de tant de mystères ; souvenez-vousque lorsqu’un esprit ferme embrasse une idée, il doit la suivredans toutes ses conséquences. Vos courages vont avoir un plus vastechamp que celui d’une intrigue de cour. Remerciez-moi : enéchange d’une conjuration, je vous donne une guerre.M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de sonarmée d’Italie ; dans deux jours, et avant le Roi, je quitteParis pour Perpignan ; venez-y tous, les Royalistes de l’arméenous y attendent.

Ici, il jeta autour de lui des regardsconfiants et calmes ; il vit des éclairs de joie etd’enthousiasme dans tous les yeux de ceux qui l’entouraient. Avantde laisser gagner son propre cœur par la contagieuse émotion quiprécède les grandes entreprises, il voulut s’assurer d’eux encore,et répéta d’un air grave :

– Oui, la guerre, messieurs, songez-y,une guerre ouverte. La Rochelle et la Navarre se préparent au grandréveil de leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera d’un côté,le frère du Roi viendra nous joindre de l’autre : l’homme seraentouré, vaincu, écrasé. Les Parlements marcheront à notrearrière-garde, apportant leur supplique au Roi, arme aussi forteque nos épées ; et, après la victoire, nous nous jetterons auxpieds de Louis XIII, notre maître, pour qu’il nous fasse grâceet nous pardonne de l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire etde hâter sa résolution.

Ici, regardant autour de lui, il vit encoreune assurance croissante dans les regards et l’attitude de sescomplices.

– Quoi ! reprit-il, croisant sesbras et contenant encore avec effort sa propre émotion, vous nereculez pas devant cette résolution qui paraîtrait une révolte àd’autres hommes qu’à vous ? Ne pensez-vous pas que j’aie abusédes pouvoirs que vous m’aviez remis ? J’ai porté loin leschoses ; mais il est des temps où les rois veulent être serviscomme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrirases portes, et nous sommes assurés de l’Espagne.

Douze mille hommes de vieilles troupesentreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune place pourtant ne seralivrée à l’étranger ; elles auront toutes garnison française,et seront prises au nom du Roi.

– Vive le Roi ! vive l’Union !la nouvelle Union, la sainte Ligue ! s’écrièrent tous lesjeunes gens de rassemblée.

– Le voici venu, s’écria Cinq-Mars avecenthousiasme, le voici, le plus beau jour de ma vie ! Ôjeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante et légère desiècle en siècle ! de quoi t’accuse-t-on aujourd’hui ?Avec un chef de vingt-deux ans s’est conçue, mûrie, et vas’exécuter la plus vaste, la plus juste, la plus salutaire desentreprises. Amis, qu’est-ce qu’une grande vie, sinon une pensée dela jeunesse exécutée par l’âge mûr ? La jeunesse regardefixement l’avenir avec son œil d’aigle, y trace un large plan, yjette une pierre fondamentale ; et tout ce que peut fairenotre existence entière, c’est d’approcher de ce premier dessein.Ah ! quand pourraient naître les grands projets, sinon lorsquele cœur bat fortement dans la poitrine ? L’esprit n’ysuffirait pas, il n’est rien qu’un instrument.

Une nouvelle explosion de joie suivait cesparoles, lorsqu’un vieillard à barbe blanche sortit de lafoule.

– Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà levieux chevalier de Guise qui va radoter et nous refroidir.

En effet, le vieillard, serrant la main deCinq-Mars, dit lentement et péniblement, après s’être placé près delui :

– Oui, mon enfant, et vous, mes enfants,je vois avec joie que mon vieil ami Bassompierre sera délivré parvous, et que vous allez venger le comte de Soissons et le jeuneMontmorency… Mais il convient à la jeunesse, tout ardente qu’elleest, d’écouter ceux qui ont beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mesenfants, et je vous dis que vous ne pourrez pas prendre cette fois,comme on fit alors, le titre de sainte Ligue,sainte Union, de Protecteurs desaint Pierre et Piliers del’Église, parce que je vois que vous comptez sur l’appuides huguenots ; vous ne pourrez pas non plus mettresur votre grand sceau de cire verte un trône vide, puisqu’il estoccupé par un roi.

– Vous pouvez dire par deux, interrompitGondi en riant.

– Il est pourtant d’une grandeimportance, poursuivait le vieux Guise au milieu de ces jeunes gensen tumulte, il est pourtant d’une grande importance de prendre unnom auquel s’attache le peuple ; celui de Guerredu bien public a été pris autrefois,Princes de la Paixdernièrement ; il faudrait en trouver un…

– Eh bien, la Guerre duRoi, dit Cinq-Mars…

– Oui, c’est cela ! Guerredu Roi, dirent Gondi et tous les jeunes gens.

– Mais, reprit encore le vieux ligueur,il serait essentiel aussi de se faire approuver par la Facultéthéologique de Sorbonne, qui sanctionna autrefois même leshaut-gourdierset les sorgueurs[13], et remettre en vigueur sa deuxièmeproposition : qu’il est permis au peuple de désobéir auxmagistrats et de les pendre.

– Hé ! chevalier, s’écria Gondi, ilne s’agit plus de cela ; laissez parler M. leGrand ; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent qu’àvotre saint Jacques Clément.

On rit, et Cinq-Mars reprit :

– J’ai voulu, messieurs, ne vous riencacher des projets de MONSIEUR, de ceux du duc de Bouillon et desmiens, parce qu’il est juste qu’un homme qui joue sa vie sache àquel jeu ; mais je vous ai mis sous les yeux les chances lesplus malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé nos forces, parcequ’il n’est pas un de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à vous,messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, que j’apprendrai lesrichesses que MONSIEUR met à notre disposition ? Est-ce àvous, monsieur d’Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai combien dejeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre à vos compagnies de gensd’armes et de chevau-légers, pour combattre lesCardinalistes ? combien en Touraine et dans l’Auvergne, oùsont les terres de la maison d’Effiat, et d’où vont sortir deuxmille seigneurs avec leurs vassaux ? Baron de Beauvau, vousferai-je redire le zèle et la valeur des cuirassiers que vousdonnâtes au malheureux comte de Soissons, dont la cause était lanôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu de son triomphe parcelui qu’il avait vaincu avec vous ? Dirai-je à ces messieursla joie du Comte-Duc[14] à lanouvelle de nos dispositions, et les lettres du Cardinal-Infant auduc de Bouillon ? Parlerai-je de Paris à l’abbé de Gondi, àd’Entraigues, et à vous, messieurs, qui voyez tous les jours sonmalheur, son indignation et son besoin d’éclater ? Tandis quetous les royaumes étrangers demandent la paix, que le Cardinal deRichelieu détruit toujours par sa mauvaise foi (comme il l’a faiten rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres de l’Étatgémissent de ses violences et redoutent cette colossale ambition,qui ne tend pas moins qu’au trône temporel et même spirituel de laFrance.

Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars.On se tut un moment, et l’on entendit le son des instruments à ventet le trépignement mesuré du pied des danseurs.

Ce bruit causa un instant de distraction etquelques rires dans les plus jeunes gens de rassemblée.

Cinq-Mars en profita, et levant lesyeux :

– Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il,amours, musique, danses joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nosloisirs ! que n’êtes-vous nos seules ambitions ! Qu’ilnous faut de ressentiments pour que nous venions faire entendre noscris d’indignation à travers les éclats de la joie, nos redoutablesconfidences dans l’asile des entretiens du cœur, et nos serments deguerre et de mort au milieu de l’enivrement des fêtes de lavie !

Malheur à celui qui attriste la jeunesse d’unpeuple ! Quand les rides sillonnent le front de l’adolescent,on peut dire hardiment que le doigt d’un tyran les a creusées. Lesautres peines du jeune âge lui donnent le désespoir, et non laconsternation. Voyez passer en silence, chaque matin, ces étudiantstristes et mornes, dont le front est jauni, dont la démarche estlente et la voix basse ; on croirait qu’ils craignent de vivreet de faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il donc en France ?Un homme de trop.

Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant deuxannées la marche insidieuse et profonde de son ambition. Sesétranges procédures, ses commissions secrètes, ses assassinatsjuridiques, vous sont connus : princes, pairs, maréchaux, touta été écrasé par lui ; il n’y a pas une famille de France quine puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. S’ilnous regarde tous comme ennemis de son autorité, c’est qu’il neveut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingtans, qu’un des plus petits fiefs du Poitou.

Les Parlements humiliés n’ont plus devoix ; les présidents de Mesmes, de Novion, de Bellièvre, vousont-ils révélé leur courageuse mais inutile résistance pourcondamner à mort le duc de La Valette ?

Les présidents et conseils des courssouveraines ont été emprisonnés, chassés, interdits, choseinouïe ! lorsqu’ils ont parlé pour le Roi ou pour lepublic.

Les premières charges de justice, qui lesremplit ? des hommes infâmes et corrompus qui sucent le sanget l’or du pays. Paris et les villes maritimes taxées ; lescampagnes ruinées et désolées par les soldats, sergents et gardesdu scel ; les paysans réduits à la nourriture et à la litièredes animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en paysétranger : tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice. Il estvrai que ces dignes agents ont fait battre monnaie à l’effigie duCardinal-Duc. Voici de ses pièces royales.

Ici le grand Écuyer jeta sur le tapis unevingtaine de doublons en or où Richelieu était représenté. Unnouveau murmure de haine pour le Cardinal s’éleva dans la salle. –Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent ? Non.Les évêques ont été jugés contre les lois de l’État et le respectdû à leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d’Algercommandés par un archevêque. Des gens de néant ont été élevés aucardinalat. Le ministre même, dévorant les choses les plus saintes,s’est fait élire général des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré,jetant dans les prisons les religieux qui lui refusaient leursvoix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins ont étéforcés d’élire en France des vicaires généraux pour ne pluscommuniquer à Rome avec leurs propres supérieurs, parce qu’il veutêtre patriarche en France et chef de l’Église gallicane.

– C’est un schismatique, unmonstre ! s’écrièrent plusieurs voix.

– Sa marche est donc visible,messieurs ; il est prêt à saisir le pouvoir temporel etspirituel ; il s’est cantonné, peu à peu, contre le Roi même,dans les plus fortes places de la France ; saisi desembouchures des principales rivières, des meilleurs ports del’Océan, des salines et de toutes les sûretés du royaume ;c’est donc le Roi qu’il faut délivrer de cette oppression.Le Roi et la Paix seranotre cri. Le reste à la Providence.

Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée etde Thou lui-même par ce discours. Personne ne l’avait entendujusque-là parler longtemps de suite, même dans les conversationsfamilières ; et jamais il n’avait laissé entrevoir par un seulmot la moindre aptitude à connaître les affaires publiques ;il avait au contraire affecté une insouciance très-grande aux yeuxmême de ceux qu’il disposait à servir ses projets, ne leur montrantqu’une indignation vertueuse contre les violences du ministre, maisaffectant de ne mettre en avant aucune de ses propres idées, pourne pas faire voir son ambition personnelle comme but de sestravaux. La confiance qu’on lui témoignait reposait sur sa faveuret sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causerun moment de silence ; ce silence fut bientôt rompu par tousces transports communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu’onleur présente un avenir de combats, quel qu’il soit.

Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main dujeune chef de parti, l’abbé de Gondi bondissait comme unchevreau.

– J’ai déjà enrôlé mon régiment !cria-t-il, j’ai des hommes superbes !

Puis, s’adressant à Marion de Lorme :

– Parbleu, mademoiselle, je veux portervos couleurs ; votre ruban gris de lin et votre ordre del’Allumette. La devise en est charmante :

Nous ne brûlons que pour brûler les autres,

et je voudrais que vous pussiez voir tout ceque nous ferons de beau, si par bonheur on en vient aux mains.

La belle Marion, qui l’aimait peu, se mit àparler par-dessus sa tête à M. de Thou, mortification quiexaspérait toujours le petit abbé ; aussi la quitta-t-ilbrusquement en se redressant et relevant dédaigneusement samoustache.

Tout à coup un mouvement de silence subit sefit dans l’assemblée : un papier roulé avait frappé le plafondet était venu tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le ramassa et ledéplia, après avoir regardé vivement autour de lui ; onchercha en vain d’où il pouvait être venu ; tous ceux quis’avancèrent n’avaient sur le visage que l’expression del’étonnement et d’une grande curiosité.

– Voici mon nom mal écrit, dit-ilfroidement.

ÀCINQ-MARCS.

CENTURIE DE NOSTRADAMUS[15].

Quand bonnet rouge passera par la fenêtre,

À quarante onces on coupera la tête,

Et tout finira.

Il y a un traître parmi nous, messieurs,ajouta-t-il en jetant ce papier. Mais que nous importe ! Nousne sommes pas gens à nous effrayer de ces sanglants jeux demots.

– Il faut le chercher et le jeter par lafenêtre ! dirent les jeunes gens.

Cependant rassemblée avait éprouvé unesensation fâcheuse, on ne se parlait plus qu’à l’oreille, et chacunregardait son voisin avec méfiance. Quelques personnes seretirèrent : la réunion s’éclaircit. Marion de Lorme necessait de dire à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui seulsdevaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna dans cetinstant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases dudiscours de Cinq-Mars laissaient aussi de l’incertitude sur lesintentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peuébranlé les caractères les moins fermes.

Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.

– Écoutez, lui dit-il tout bas :croyez-moi, j’ai étudié avec soin les conspirations et lesassemblées ; il y a des choses purement mécaniques qu’il fautsavoir ; suivez mon avis ici : je suis vraiment devenuassez fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, etemployez l’esprit de contradiction ; cela réussit toujours enFrance ; vous les réchaufferez ainsi. Ayez l’air de ne pasvouloir les retenir malgré eux, ils resteront.

Le grand Écuyer trouva la recette bonne, ets’avançant vers ceux qu’il savait les plus engagés, leurdit :

– Du reste, messieurs, je ne veux forcerpersonne à me suivre ; assez de braves nous attendent àPerpignan, et la France entière est de notre opinion. Si quelqu’unveut s’assurer une retraite, qu’il parle ; nous lui donneronsles moyens de se mettre dès à présent en sûreté.

Nul ne voulut entendre parler de cetteproposition, et le mouvement qu’elle occasionna fit renouveler lesserments de haine contre le Cardinal-Duc.

Cinq-Mars continua pourtant à interrogerquelques personnes qu’il choisissait bien, car il finit parMontrésor, qui cria qu’il se passerait son épée à travers le corpss’il en avait eu la seule pensée, et par Gondi, qui, se dressantfièrement sur les talons, dit :

– Monsieur le grand Écuyer, ma retraite àmoi, c’est l’archevêché de Paris et l’île Notre-Dame ; j’enferai une place assez forte pour qu’on ne m’enlève pas.

– La vôtre ? dit-il à de Thou.

– À vos côtés, répondit celui-cidoucement en baissant les yeux, ne voulant pas même donner del’importance à sa résolution par la fermeté du regard.

– Vous le voulez ? eh bien,j’accepte, dit Cinq-Mars ; mon sacrifice est plus grand que levôtre en cela.

Puis, se retournant versl’assemblée :

– Messieurs, dit-il, je vois en vous lesderniers hommes de la France ; car, après les Montmorency etles Soissons, vous, seuls osez encore lever une tête libre et dignede notre vieille franchise. Si Richelieu triomphe, les antiquesmonuments de la monarchie crouleront avec nous ; la courrégnera seule à la place des Parlements, antiques barrières et enmême temps puissants appuis de l’autorité royale ; mais soyonsvainqueurs, et la France nous devra la conservation de sesanciennes mœurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il seraitfâcheux de gâter un bal pour cela ; vous entendez lamusique ; ces dames vous attendent ; allons danser.

– Le Cardinal payera les violons, ajoutaGondi.

Les jeunes gens applaudirent en riant, et tousremontèrent vers la salle de danse comme ils auraient été sebattre.

Chapitre 21LE CONFESSIONNAL

C’est pour vous, beauté fatale, que
je viens dans ce lieu terrible !

LEWIS, Le Moine.

C’était le lendemain de l’assemblée qui avaiteu lieu chez Marion de Lorme. Une neige épaisse couvrait les toitsde Paris, et fondait dans ses rues et dans ses larges ruisseaux, oùelle s’élevait en monceaux grisâtres, sillonnés par les roues dequelques chariots.

Il était huit heures du soir et la nuit étaitsombre ; la ville du tumulte était silencieuse à cause del’épais tapis que l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre lebruit des roues sur la pierre, et celui des pas du cheval ou del’homme. Dans une rue étroite qui serpente autour de la vieilleéglise de Saint-Eustache, un homme, enveloppé dans son manteau, sepromenait lentement, et cherchait à distinguer si rien neparaissait au détour de la place ; souvent il s’asseyait surl’une des bornes de l’église, se mettant à l’abri de la fonte desneiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent du toitde ce temple, et s’allongent presque de toute la largeur de laruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s’abattre, ontreployé leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau,frappait ses bras contre sa poitrine en les croisant et lesétendant rapidement pour se réchauffer, ou bien soufflait dans sesdoigts, que garantissait mal du froid une paire de gants de bufflemontant jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une petite ombre qui sedétachait sur la neige et glissait contre la muraille.

– Ah ! santa Maria ! quelsvilains pays que ceux du Nord ! dit une petite voix entremblant. Ah ! le duzè di Mantoue !que ze voudrais y être encore, mon vieux Grandchamp !

– Allons ! allons ! ne parlezpas si haut, répondit brusquement le vieux domestique ; lesmurs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout les églises.Votre maîtresse est-elle entrée ? mon maître l’attendait à laporte.

– Oui, oui, elle est entrée dansl’église.

– Taisez-vous, dit Grandchamp, le son del’horloge est fêlé, c’est mauvais signe.

– Cette horloge a sonné l’heure d’unrendez-vous.

– Pour moi elle sonne une agonie. Mais,taisez-vous, Laura, voici trois manteaux qui passent.

Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamples suivit, s’assura du chemin qu’ils prenaient, et revints’asseoir ; il soupira profondément.

– La neige est froide, Laura, et je suisvieux. M. le Grand aurait bien pu choisir un autre de ses genspour rester en sentinelle comme je fais pendant qu’il fait l’amour.C’est bon pour vous de porter des poulets et des petits rubans, etdes portraits et autres fariboles pareilles ; pour moi, ondevrait me traiter avec plus de considération, et M. lemaréchal n’aurait pas fait cela. Les vieux domestiques fontrespecter une maison.

– Votre maître est-il arrivé depuislongtemps, caro amico ?

– Et cara ! caro !laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que nous gelions quandvous êtes arrivées toutes les deux ; j’aurais eu le temps defumer trois pipes turques, Faites votre affaire, et allez voir auxautres entrées de l’église s’il rôde quelqu’un de suspect ;puisqu’il n’y a que deux vedettes, il faut qu’elles battent lechamp.

– Ah ! SignorJesu ! n’avoir personne à qui dire une parole amicalequand il fait si froid ! Et ma pauvre maîtresse ! venir àpied depuis l’hôtel de Nevers. Ah ! Amorequi regna, amore !

– Allons ! Italienne, faisvolte-face, te dis-je ; que je ne t’entende plus avec talangue de musique.

– Ah ! Jésus ! la grosse voix,cher Grandchamp ! vous étiez bien plus aimable à Chaumont,dans la Turena, quand vous me parliez de mieiocchi noirs.

– Tais-toi, bavarde ! encore unefois, ton italien n’est bon qu’aux baladins et aux danseurs decorde, pour amuser les chiens savants.

– Ah ! Italiamia ! Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez lelangage de la Divinité. Si vous étiez un galant uomo,comme celui qui a fait ceci pour une Laura comme moi…

Et elle se mit à chanter àdemi-voix :

Lieti fiori e felici, e ben nate erbe

Che Madona pensanda premer sole ;

Piaggia ch’ ascolti su dolci parole

E del bel piedo alcun vestigio serbe[16].

Le vieux soldat était peu accoutumé à la voixd’une jeune fille ; et, en général, lorsqu’une femme luiparlait, le ton qu’il prenait en lui répondant était toujoursflottant entre une politesse gauche et la mauvaise humeur.Cependant, cette fois, en faveur de la chanson italienne, il semblas’attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui était chez lui unsigne d’embarras et de détresse ; il fit entendre même unbruit rauque assez semblable au rire, et dit :

– C’est assez gentil, mordieu ! celame rappelle le siège de Casai ; mais tais-toi, petite ;je n’ai pas encore entendu venir l’abbé Quillet ; celam’inquiète ; il faut qu’il soit arrivé avant nos deux jeunesgens, et depuis longtemps…

Laura, qui avait peur d’être envoyée seule surla place Saint-Eustache, lui dit qu’elle était bien sûre que l’abbéétait entré tout à l’heure, et continua :

Ombrose selve, ove percote il sole

Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.

– Hon ! dit en grommelant lebonhomme, j’ai les pieds dans la neige et une gouttière dansl’oreille ; j’ai le froid sur la tête et la mort dans le cœur,et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes et del’amour : tais-toi !

Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive dutemple, il laissa tomber sa vieille tête et ses cheveux blanchissur ses deux mains, pensif et immobile. Laura n’osa plus luiparler.

Mais pendant que sa femme de chambre étaitallée trouver Grandchamp, la jeune et tremblante Marie avaitpoussé, d’une main timide, la porte battante de l’église :elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout, déguisé, et attendantavec inquiétude. À peine l’eut-elle reconnu qu’elle marcha d’un pasprécipité dans le temple, tenant son masque de velours sur sonvisage, et courut se réfugier dans un confessionnal, tandis queHenry refermait avec soin la porte de l’église qu’elle avaitfranchie. Il s’assura qu’on ne pouvait l’ouvrir du dehors, et vintaprès elle s’agenouiller, comme d’habitude, dans le lieu de lapénitence. Arrivé une heure avant elle avec son vieux valet, ilavait trouvé cette porte ouverte, signe certain et convenu quel’abbé Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa place accoutumée.Le soin qu’il avait d’empêcher toute surprise le fit resterlui-même à garder cette entrée jusqu’à l’arrivée de Marie :heureux de voir l’exactitude du bon abbé, il ne voulut pourtant pasquitter son poste pour l’en aller remercier. C’était un second pèrepour lui, à cela près de l’autorité, et il agissait avec ce bonprêtre sans beaucoup de cérémonie.

La vieille paroisse de Saint-Eustache étaitobscure ; seulement, avec la lampe perpétuelle, brûlaientquatre flambeaux de cire jaune, qui, attachés au-dessus desbénitiers, contre les principaux piliers, jetaient une lueur rougesur les marbres bleus et noirs de la basilique déserte. La lumièrepénétrait à peine dans les niches enfoncées des ailes du pieuxbâtiment. Dans l’une de ces chapelles, et la plus sombre, était ceconfessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée deplanches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et lacroix de bois. Là s’agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars etMarie de Mantoue ; ils ne se voyaient qu’à peine, ettrouvèrent que, selon son usage, l’abbé Quillet, assis entre eux,les avait attendus depuis longtemps. Ils pouvaient entrevoir, àtravers les petits grillages, l’ombre de son camail. Henry d’Effiats’était approché lentement ; il venait arrêter et régler, pourainsi dire, le reste de sa destinée. Ce n’était plus devant son Roiqu’il allait paraître, mais devant une souveraine plus puissante,devant celle pour laquelle il avait entrepris son immense ouvrage.Il allait éprouver sa foi et tremblait.

Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée futagenouillée en face de lui ; il frémit parce qu’il ne puts’empêcher, à l’aspect de cet ange, de sentir tout le bonheur qu’ilpourrait perdre ; il n’osa parler le premier, et demeuraencore un instant à contempler sa tête dans l’ombre, cette jeunetête sur laquelle reposaient toutes ses espérances. Malgré sonamour, toutes les fois qu’il la voyait, il ne pouvait se garantirde quelque effroi d’avoir tant entrepris pour une enfant dont lapassion n’était qu’un faible reflet de la sienne, et qui n’avaitpeut-être pas apprécié tous les sacrifices qu’il avait faits, soncaractère ployé pour elle aux complaisances d’un courtisan,condamné aux intrigues et aux souffrances de l’ambition, livré auxcombinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres etviolents travaux d’un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrèteset chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle deses progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d’unenfant, mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas sipesants que l’on fait vers les honneurs, et lui demandant toujoursavec naïveté quand il serait Connétable enfin, et quand ils semarieraient, comme si elle eût demandé quand il viendrait auCarrousel, et si le temps était serein. Jusque-là, il avait souride ces questions et de cette ignorance, pardonnable à dix-huit ansdans une jeune fille née sur un trône et accoutumée à des grandeurspour ainsi dire naturelles, et trouvées autour d’elle en venant àla vie ; mais à cette heure, il fit de plus sérieusesréflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque del’assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous lesordres du royaume, son oreille, où résonnaient encore les voixmâles qui avaient juré d’entreprendre une vaste guerre, fut frappéedes premières paroles de celle pour qui elle était commencée, ilcraignit, pour la première fois, que cette sorte d’innocence ne fûtde la légèreté et ne s’étendît jusqu’au cœur : il résolut del’approfondir.

– Dieu ! que j’ai peur, Henry !dit-elle en entrant dans le confessionnal ; vous me faitesvenir sans gardes, sans carrosses ; je tremble toujours d’êtrevue de mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers. Faudra-t-il doncme cacher encore longtemps comme une coupable ? La Reine n’apas été contente lorsque je le lui ai avoué ; si elle m’enparle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, etqui me fait toujours pleurer : j’ai bien peur. Elle se tut, etCinq-Mars ne répondit que par un profond soupir. – Quoi ! vousne me parlez pas ! dit-elle.

– Sont-ce bien là toutes vosterreurs ? dit Cinq-Mars avec amertume.

– Dois-je en avoir de plus grandes ?Ô mon ami ! de quel ton, avec quelle voix meparlez-vous ! êtes-vous fâché parce que je suis venue troptard ?

– Trop tôt madame, beaucoup trop tôt,pour les choses que vous devez entendre, car je vous en vois bienéloignée.

Marie, affligée de l’accent sombre et amer desa voix, se prit à pleurer.

– Hélas ! mon Dieu ! qu’ai-jedonc fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez madame et me traitiezsi durement ?

– Ah ! rassurez-vous, repritCinq-Mars, mais toujours avec ironie. En effet, vous n’êtes pascoupable ; mais je le suis, je suis seul à l’être ; cen’est pas envers vous, mais pour vous.

– Avez-vous donc fait du mal ?Avez-vous ordonné la mort de quelqu’un ? Oh ! non, j’ensuis bien sûre, vous êtes si bon !

– Eh quoi ! dit Cinq-Mars,n’êtes-vous pour rien dans mes projets ? ai-je mal comprisvotre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine ? nesais-je plus lire dans vos yeux ? le feu qui les animaitétait-ce un grand amour pour Richelieu ? cette admiration quevous promettiez à celui qui oserait tout dire au Roi, qu’est-elledevenue ? Est-ce un mensonge que tout cela ?

Marie fondait en larmes.

– Vous me parlez toujours d’un aircontraint, dit-elle ; je ne l’ai point mérité. Si je ne vousdis rien de cette conjuration effrayante, croyez-vous que jel’oublie ? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse ?avez-vous besoin de voir mes pleurs ? les voilà. J’en verseassez en secret, Henry ; croyez que si j’ai évité, dans nosdernières entrevues, ce terrible sujet, c’était de crainte d’entrop apprendre : ai-je une autre pensée que celle de vosdangers ? ne sais-je pas bien que c’est pour moi que vous lescourez ? Hélas ! si vous combattez pour moi, n’ai-je pasaussi à soutenir des attaques non moins cruelles ? Plusheureux que moi, vous n’avez à combattre que la haine, tandis queje lutte contre l’amitié : le Cardinal vous opposera deshommes et des armes ; mais la Reine, la douce Anne d’Autriche,n’emploie que de tendres conseils, des caresses, et quelquefois deslarmes.

– Touchante et invincible contrainte, ditCinq-Mars avec amertume, pour vous faire accepter un trône. Jeconçois que vous ayez besoin de quelques efforts contre de tellesséductions ; mais avant, madame, il importe de vous délier devos serments.

– Hélas ! grand Dieu ! qu’ya-t-il contre nous ?

– Il y a Dieu sur nous et contre nous,reprit Henry d’une voix sévère ; le Roi m’a trompé.

L’abbé s’agita dans le confessionnal. Maries’écria :

– Voilà ce que je pressentais ;voilà le malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi qui l’aicausé ?

– Il m’a trompé en me serrant la main,poursuivit Cinq-Mars ; il m’a trahi par le vil Joseph qu’onm’offre de poignarder.

L’abbé fit un mouvement d’horreur qui ouvrit àdemi la porte du confessionnal.

– Ah ! mon père, ne craignez rien,continua Henry d’Effiat ; votre élève ne frappera jamais detels coups. Ils s’entendront de loin, ceux que je prépare, et legrand jour les éclairera ; mais il me reste un devoir àremplir, un devoir sacré : voyez votre enfant s’immoler devantvous. Hélas ! je n’ai pas vécu longtemps pour lebonheur ; je viens le détruire peut-être, par votre main, lamême qui l’avait consacré.

Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillagequi le séparait de son vieux gouverneur ; celui-ci, gardanttoujours un silence surprenant, avança le camail sur son front.

– Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix moinsferme, rendez cet anneau nuptial à la duchesse de Mantoue ; jene puis le garder qu’elle ne me le donne une seconde fois, car jene suis plus le même qu’elle promit d’épouser.

Le prêtre saisit brusquement la bague et lapassa au travers des losanges du grillage opposé ; cettemarque d’indifférence étonna Cinq-Mars.

– Eh quoi ! mon père, dit-il,êtes-vous aussi changé ? Cependant Marie ne pleuraitplus ; mais élevant sa voix angélique qui éveilla un faibleécho le long des ogives du temple, comme le plus doux soupir del’orgue, elle dit :

– Ô mon ami ! ne soyez plus encolère, je ne vous comprends pas ; pouvons-nous rompre ce queDieu vient d’unir, et pourrais-je vous quitter quand je vous saismalheureux ! Si le Roi ne vous aime plus, du moins vous êtesassuré qu’il ne viendra pas vous faire du mal, puisqu’il n’en a pasfait au Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous croyez-vous perduparce qu’il n’aura pas voulu peut-être se séparer de son vieuxserviteur ? Eh bien, attendons le retour de son amitié ;oubliez ces conspirateurs qui m’effrayent. S’ils n’ont plusd’espoir, j’en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous.Qu’avez-vous donc, mon ami, et pourquoi nous affligerinutilement ? La Reine nous aime, et nous sommes tous deuxbien jeunes, attendons. L’avenir est beau, puisque nous sommes uniset sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le Roi vous disait àChambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu ! quecette partie de chasse fut triste pour moi !

– Il m’a trahi ! vous dis-je,répondit Cinq-Mars ; et qui l’aurait pu croire, lorsque vousl’avez vu nous serrant la main, passant de son frère à moi et auduc de Bouillon, qu’il se faisait instruire des moindres détails dela conjuration, du jour même où l’on arrêterait Richelieu à Lyon,fixait le lieu de son exil (car ils voulaient sa mort ; maisle souvenir de mon père me fit demander sa vie) ? Le Roidisait que lui-même dirigerait tout à Perpignan ; et cependantJoseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys ! ÔMarie ! vous l’avouerai-je ? au moment où je l’ai appris,mon âme a été bouleversée ; j’ai douté de tout, et il m’asemblé que le centre du monde chancelait en voyant la véritéquitter le cœur d’un roi. Je voyais s’écrouler tout notreédifice : une heure encore, et la conjurations’évanouissait ; je vous perdais pour toujours ; un moyenme restait, je l’ai employé.

– Lequel ? dit Marie.

– Le traité d’Espagne était dans ma main,je l’ai signé.

– Ô ciel ! déchirez-le.

– Il est parti.

– Qui le porte ?

– Fontrailles.

– Rappelez-le.

– Il doit avoir déjà dépassé les défilésd’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant debout. Tout est prêt àMadrid ; tout à Sedan ; des armées m’attendent,Marie ; des armées ! et Richelieu est au milieud’elles ! Il chancelle, il ne faut plus qu’un seul coup pourle renverser, et vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Marstriomphant !

– À Cinq-Mars rebelle, dit-elle engémissant.

– Eh bien, oui, rebelle, mais non plusfavori ! Rebelle, criminel, digne de l’échafaud, je lesais ! s’écria ce jeune homme passionné en retombant àgenoux : mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que monépée va conquérir enfin tout entière.

– Hélas ! l’épée que l’on trempedans le sang des siens n’est-elle pas un poignard ?

– Arrêtez, par pitié, Marie ! Quedes rois m’abandonnent, que des guerriers me délaissent, j’en seraiplus ferme encore ; mais je serai vaincu par un mot de vous,et encore une fois le temps de réfléchir est passé pour moi ;oui, je suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à me croire encoredigne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet anneau.

– Je ne le puis, dit-elle, car je suisvotre femme, quel que vous soyez.

– Vous l’entendez, mon père, ditCinq-Mars, transporté de bonheur ; bénissez cette secondeunion, c’est celle du dévouement, plus belle encore que celle del’amour. Qu’elle soit à moi tant que je vivrai !

Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte duconfessionnal, sortit brusquement, et fut hors de l’église avantque Cinq-Mars eût le temps de se lever pour le suivre.

– Où allez-vous ?qu’avez-vous ? s’écria-t-il.

Mais personne ne paraissait et ne se faisaitentendre.

– Ne criez pas, au nom du ciel ! ditMarie, ou je suis perdue ! il a sans doute entendu quelqu’undans l’église.

Mais, troublé et sans lui répondre, d’Effiat,s’élança sous les arcades et cherchant en vain son gouvernement,courut à une porte qu’il trouva fermée ; tirant son épée, ilfit le tour de l’église, et, arrivant à l’entrée que devait garderGrandchamp, il l’appela et écouta.

– Lâchez-le à présent, dit une voix aucoin de la rue.

Et des chevaux partirent au galop.

– Grandchamp, répondras-tu ? criaCinq-Mars.

– À mon secours, Henry, mon cherenfant ! répondit la voix de l’abbé Quillet.

– Eh ! d’où venez-vous donc ?Vous m’exposez ! dit le grand Écuyer s’approchant de lui.

Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur,sans chapeau, sous la neige qui tombait, n’était pas en état de luirépondre.

– Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il,les scélérats ! les assassins ! ils m’ont empêchéd’appeler, ils m’ont serré les lèvres avec un mouchoir.

À ce bruit Grandchamp survint enfin, sefrottant les yeux comme un homme qui se réveille. Laura,épouvantée, courut dans l’église près de sa maîtresse ; tousrentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et entourèrent levieil abbé.

– Les scélérats ! ils m’ont attachéles mains comme vous voyez, ils étaient plus de vingt ; ilsm’ont pris la clef de cette porte de l’église.

– Quoi ! tout à l’heure ? ditCinq-Mars ; et pourquoi nous quittez-vous ?

– Vous quitter ! Il y a plus de deuxheures qu’ils me tiennent !

– Deux heures ! s’écria Henryeffrayé.

– Ah ! malheureux vieillard que jesuis ! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant le danger de monmaître ! c’est la première fois !

– Vous n’étiez donc pas avec nous dans leconfessionnal ? poursuivit Cinq-Mars avec anxiété, tandis queMarie tremblante se pressait contre son bras.

– Eh quoi ! dit l’abbé, n’avez-vouspas vu le scélérat à qui ils ont donné ma clef ?

– Non ! qui ? dirent-ils tous àla fois.

– Le père Joseph ! répondit le bonprêtre.

– Fuyez ! vous êtes perdu !s’écria Marie.

Chapitre 22L’ORAGE

Blow, blow, thou winter wind ;
Thou art not so unkind
As man’s ingratitude :
Thy touth is not so keen,
Because thou art not seen
Altho’ thy breath be rude.
Heig-ho ! sing, heig-ho ! unto the green holly,
Most friendship is feigning ; most loving merefolly.

SHAKSPEARE.

Souffle, souffle, vent d’hiver,
Tu n’es pas si cruel
Que l’ingratitude de l’homme ;
Ta dent n’est pas si pénétrante,
Car tu es invisible.
Quoique ton souffle soit rude,
Hé, ho, hé ! chante ; hé, ho, hé ! dans le houxvert ;
La plupart des amis sont faux, les amants fous.

Au milieu de cette longue et superbe chaînedes Pyrénées qui forme l’isthme crénelé de la Péninsule, au centrede ces pyramides bleues chargées de neige, de forêts et de gazons,s’ouvre un étroit défilé, un sentier taillé dans le lit desséchéd’un torrent perpendiculaire ; il circule parmi les rocs, seglisse sous les ponts de neige épaissie, serpente au bord desprécipices inondés, pour escalader les montagnes voisines d’Urdozet d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos inégal, laboure leurcime nébuleuse ; pays nouveau qui a encore ses monts et sesprofondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend enEspagne. Jamais le fer relevé de la mule n’a laissé sa trace dansces détours ; l’homme peut à peine s’y tenir debout, il luifaut la chaussure de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle dubâton ferré qui s’enfonce dans les fentes des rochers.

Dans les beaux mois de l’été, lepastour, vêtu de sa cape brune, et le bélier noir à lalongue barbe, y conduisent des troupeaux dont la laine tombantebalaye le gazon. On n’entend plus dans ces lieux escarpés que lebruit des grosses clochettes que portent les moutons, et dont lestintements inégaux produisent des accords imprévus, des gammesfortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur bergersauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois deseptembre, un linceul de neige se déroule de la cime des montsjusqu’à leur base, et ne respecte que ce sentier profondémentcreusé, quelques gorges ouvertes par les torrents, et quelques rocsde granit qui allongent leur forme bizarre comme les ossements d’unmonde enseveli.

C’est alors qu’on voit accourir de légerstroupeaux d’isards qui, renversant sur leur dos leurs cornesrecourbées, s’élancent de rocher en rocher, comme si le vent lesfaisait bondir devant lui, et prennent possession de leur désertaérien ; des volées de corbeaux et de corneilles tournent sanscesse dans les gouffres et les puits naturels, qu’ellestransforment en ténébreux colombiers, tandis que l’ours brun, suivide sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur laneige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas.Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruelshabitants que ramène l’hiver dans ces montagnes ; lecontrebandier rassuré se hasarde jusqu’à se construire une demeurede bois sur la barrière même de la nature et de la politique ;là des traités inconnus, des échanges occultes, se font entre lesdeux Navarres, au milieu des brouillards et des vents.

Ce fut dans cet étroit sentier, sur leversant de la France, qu’environ deux mois après lesscènes que nous avons vues se passer à Paris, deux voyageurs venantd’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués et pleins d’épouvante. Onentendait des coups de fusil dans la montagne. – Les coquins !comme ils nous ont poursuivis ! dit l’un d’eux ; je n’enpuis plus ! sans vous j’étais pris.

– Et vous le serez encore, ainsi que cedamné papier, si vous perdez votre temps en paroles ; voilà unsecond coup de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle ; ilsnous croient partis par la côte du Limaçon ; mais, en bas, ilss’apercevront du contraire. Descendez. C’est une ronde, sans doute,qui chasse les contrebandiers. Descendez !

– Eh ! comment ? je n’y voispas.

– Descendez toujours, et prenez-moi lebras.

– Soutenez-moi ; je glisse avec mesbottes, dit le premier voyageur, s’accrochant aux pointes du rocpour s’assurer de la solidité du terrain avant d’y poser lepied.

– Allez donc, allez donc ! lui ditl’autre en le poussant ; voilà un de ces drôles qui passentsur notre tête.

En effet, l’ombre d’un homme armé d’un longfusil se dessina sur la neige. Les deux aventuriers se tinrentimmobiles. Il passa ; ils continuèrent à descendre.

– Ils nous prendront ! dit celui quisoutenait l’autre, nous sommes tournés. Donnez-moi votre diable deparchemin ; je porte l’habit des contrebandiers, et je meferai passer pour tel en cherchant asile chez eux ; mais vousn’auriez pas de ressource avec votre habit galonné.

– Vous avez raison, dit son compagnon ens’arrêtant sur une pointe de roc.

Et, restant suspendu au milieu de la pente, illui donna un rouleau de bois creux.

Un coup de fusil partit, et une balle vints’enterrer en sifflant et en frissonnant dans la neige à leurspieds.

– Averti ! dit le premier. Roulez enbas ; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez la route. À gauchedu Gave est Sainte-Marie ; mais tournez à droite, traversezOloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. Allons,roulez !

En parlant, il poussa son camarade, et, sansdaigner le regarder, ne voulant ni monter ni descendre, se mit àsuivre horizontalement le front du mont, en s’accrochant auxpierres, aux branches, aux plantes même, avec une adresse de chatsauvage, et bientôt se trouva sur un tertre solide, devant unepetite case de planches à jour, à travers lesquelles on voyait unelumière. L’aventurier tourna tout autour comme un loup affaméautour d’un parc, et, appliquant son œil à l’une des ouvertures,vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans hésiter, ilpoussa la porte chancelante, que ne fermait pas même un faibleloquet. La case entière s’ébranla au coup de poing qu’il avaitdonné ; il vit alors qu’elle était divisée en deux cellulespar une cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait lapremière ; là, une jeune fille, pâle et d’une effroyablemaigreur, était accroupie dans un coin sur la terre humide oùcoulait la neige fondue sous les planches de la chaumière. Descheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, mais très-longs,tombaient en désordre sur son vêtement de bure brune ; lecapuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules ;elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée àsa ceinture. L’entrée d’un homme ne la troubla pas.

– Eh ! eh ! lamoza[17], lève-toi et donne-moi à boire ;je suis las et j’ai soif.

La jeune fille ne répondit pas, et, sans leverles yeux, continua de filer avec application.

– Entends-tu ? dit l’étranger lapoussant avec le pied ; va dire au patron, que j’ai vu là,qu’un ami vient le voir, et donne-moi à boire avant. Je coucheraiici.

Elle répondit d’une voix enrouée en filanttoujours :

– Je bois la neige qui fond sur lerocher, ou l’écume verte qui nage sur l’eau des marais ; mais,quand j’ai bien filé, on me donne l’eau de la source de fer.

Quand je dors, le lézard froid passe sur monvisage ; mais lorsque j’ai bien lavé une mule, on jette lefoin ; le foin est chaud ; le foin est bon etchaud ; je le mets sur mes pieds de marbre.

– Quelle histoire me fais-tu là ?dit Jacques ; je ne parle pas de toi.

Elle poursuivit :

– On me fait tenir un homme pendant qu’onle tue. Oh ! que j’ai eu du sang sur les mains ! Que Dieuleur pardonne si cela se peut. Ils m’ont fait tenir sa tête et lebaquet rempli d’une eau rouge. Ô ciel ! moi qui étais l’épousede Dieu ! on jette leurs corps dans l’abîme de neige ;mais le vautour les trouve ; il tapisse son nid avec leurscheveux. Je te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant,pâle et mort.

L’aventurier, haussant les épaules, se mit àsiffler en entrant, et poussa la seconde porte ; il trouval’homme qu’il avait vu par les fentes de la cabane : ilportait le berret[18] bleu desBasques sur l’oreille, et, couvert d’un ample manteau, assis sur unbât de mulet, courbé sur un large brasier de fonte, fumait uncigare et vidait une outre placée à son côté. La lueur de la braiseéclairait son visage gras et jaune, ainsi que la chambre où étaientrangées des selles de mulet autour du brasero comme dessièges. Il souleva la tête sans se déranger.

– Ah ! ah ! c’est toi,Jacques ? dit-il, c’est bien toi ? Quoiqu’il y ait quatreans que je ne t’aie vu, je te reconnais, tu n’es pas changé,brigand ; c’est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toilà et buvons un coup.

– Oui, me voilà encore ici ; maiscomment diable y es-tu, toi ? Je te croyais juge,Houmain !

– Et moi, donc, je te croyais biencapitaine espagnol, Jacques !

– Ah ! je l’ai été quelque temps,c’est vrai, et puis prisonnier ; mais je m’en suis tiré assezjoliment, et j’ai repris l’ancien état, l’état libre, la bonnevieille contrebande.

– Viva ! viva !jaleo ! s’écria Houmain ; nous autres braves,nous sommes bons à tout. Ah çà ! mais… tu as donc toujourspassé par les autres ports[19] ?car je ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le métier.

– Oui, oui, j’ai passé par où tu nepasseras pas, va ! dit Jacques.

– Et qu’apportes-tu ?

– Une marchandise inconnue ; mesroules viendront demain.

– Sont-ce les ceintures de soie, lescigares ou la laine ?

– Tu le sauras plus tard, amigo, dit lespadassin ; donne-moi l’outre, j’ai soif.

– Tiens, bois, c’est du vraivaldepenas ! Nous sommes si heureux ici, nous autresbandoleros ! Aï ! jaleo ! jaleo[20] ! bois donc, les amis vontvenir.

– Quels amis ? dit Jacques laissantretomber l’outre.

– Ne t’inquiète pas, bois toujours ;je vais te conter ça, et puis nous chanterons la Tirana[21] andalouse !

L’aventurier prit l’outre et fit semblant deboire tranquillement.

– Quelle est donc cette grande diablesseque j’ai vue à ta porte ? reprit-il ; elle a l’air àmoitié morte.

– Non, non ; elle n’est quefolle ; bois toujours, je te conterai ça. »

Et, prenant à sa ceinture rouge le longpoignard dentelé de chaque côté en manière de scie, Houmain s’enservit pour retourner et enflammer la braise, et dit d’un airgrave :

– Tu sauras d’abord, si tu ne le saispas, que là-bas (il montrait le côté de la France) ce vieux loup deRichelieu les mène tambour battant.

– Ah ! ah ! dit Jacques.

– Oui ; on l’appelle le roidu Roi. Tu sais ? Cependant il y a un petitjeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu’on appelleM. le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l’arméede Perpignan dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a unmois ; mais le vieux est toujours à Narbonne, et il est bienfin. Pour le Roi, il est tantôt comme ci, tantôt comme ça (enparlant, Houmain retournait sa main sur le dos et du côté de lapaume) ; oui, entre le zist et le zest. Mais en attendantqu’il se décide, moi je suis pour le zist, c’est-à-direCardinaliste, et j’ai toujours fait les affaires de monseigneurdepuis la première qu’il me donna il y a bientôt trois ans. Je vaiste la conter.

Il avait besoin de gens de caractère etd’esprit pour une petite expédition, et me fit chercher pour êtrelieutenant criminel.

– Ah ! ah ! c’est un joliposte, on me l’avait dit.

– Oui, c’est un trafic comme le nôtre, oùl’on vend la corde au lieu du fil ; c’est moins honnête, caron tue plus souvent, mais aussi c’est plus solide : chaquechose a son prix.

– C’est juste, dit Jacques.

– Me voilà donc en robe rouge ; jeservis à en donner une jaune en soufre à un grand beau garçon quiétait curé à Loudun, et qui était dans un couvent de nonnes commeun loup dans la bergerie : aussi il lui en cuit.

– Ah ! ah ! ah ! c’estfort drôle ! s’écria Jacques en riant.

– Bois toujours, continua Houmain. Oui,je t’assure, Jago, que je l’ai vu, après l’affaire, réduit enpetits tas noirs comme ce charbon, tiens, ce charbon-là au bout demon poignard. Ce que c’est que de nous ! voilà comme nousserons chez le diable.

– Oh ! pas de cesplaisanteries-là ! dit l’autre très-gravement ; voussavez bien que moi j’ai de la religion.

– Ah ! je ne dis pas non : celapeut être, reprit Houmain du même ton, Richelieu est bienCardinal ! mais enfin, n’importe. Tu sauras que, comme j’étaisrapporteur, cela me rapporta…

– Ah ! de l’esprit,coquin !

– Oui, toujours un peu ! Je dis doncque cela me rapporta cinq cents piastres ; car ArmandDuplessis paye bien son monde ; il n’y a rien à dire, si cen’est que l’argent n’est pas à lui ; mais nous faisons touscomme cela. Alors, ma foi, j’ai voulu placer cet argent dans notreancien négoce ; je suis revenu ici. Le métier va bien,heureusement : il y a peine de mort contre nous, et lamarchandise renchérit.

– Qu’est-ce que je vois là ? s’écriaJacques ; un éclair dans ce mois-ci !

– Oui, les orages vont commencer :il y en a déjà eu deux. Nous sommes dans le nuage ; entends-tules roulements ? Mais ce n’est rien ; va, bois toujours.Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l’outre et lanuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec notreprésident, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si tule connais.

– Oui, oui, un peu, dit Jacques ;c’est un fier avare, mais c’est égal ; parle.

– Eh bien, comme nous n’avions rien decaché l’un pour l’autre, je lui dis mes petits projets de commerce,et lui recommandai, quand l’occasion des bonnes affaires seprésenterait, de penser à son camarade du tribunal. Il n’y a pasmanqué, je n’ai pas à me plaindre.

– Ah ! ah ! dit Jacques. Etqu’a-t-il fait ?

– D’abord il y a deux ans qu’il m’a amenélui-même, en croupe, sa nièce, que tu as vue à la porte.

– Sa nièce ! dit Jacques en selevant, et tu la traites comme une esclave !Demonio !

– Bois toujours, continua Houmain enattisant doucement la braise avec son poignard ; c’estlui-même qui l’a désiré. Rassieds-toi.

Jacques se rassit.

– Je crois, poursuivit le contrebandier,qu’il n’aurait pas même été fâché de la savoir… tu m’entends. Ilaurait mieux aimé la savoir sous la neige que dessus, mais il nevoulait pas l’y mettre lui-même, parce qu’il est bon parent, commeil le dit.

– Et comme je le sais, dit le nouveauvenu, mais va…

– On conçoit qu’un homme comme lui, quivit à la cour, n’aime pas avoir une nièce folle chez lui. C’esttout simple. Si j’avais continué aussi mon rôle d’homme de robe,j’en aurais fait autant en pareil cas. Mais ici nous nereprésentons pas, comme tu vois, et je l’ai prise pourcriada[22] : elle a montré plus de bonsens que je n’aurais cru, quoiqu’elle n’ait presque jamais ditqu’un seul mot, et qu’elle ait fait la délicate d’abord. À présent,elle brosse un mulet comme un garçon. Elle a un peu de fièvredepuis quelques jours cependant ; mais ça finira de manière oud’autre. Ah çà ! ne va pas dire à Laubardemont qu’elle vitencore : il croirait que c’est par économie que je l’ai gardéepour servante.

– Comment ! est-ce qu’il estici ? s’écria Jacques.

– Bois toujours, reprit le flegmatiqueHoumain, qui donnait lui-même un grand exemple de cette leçon, saphrase favorite, et commençait à fermer à demi les yeux d’un airtendre. C’est, vois-tu, la seconde affaire que j’ai avec ce petitbon Lombard dimon, démon, des monts, comme tu voudras. Je l’aimecomme mes yeux, et je veux que nous buvions à sa santé ce petit vinde Jurançon que voici ; c’est le vin d’un luron, du feu roiHenry. Que nous sommes heureux ici ! L’Espagne dans la maindroite, la France dans la gauche, entre l’outre et labouteille ! La bouteille ! j’ai quitté tout pourelle !

Et il fit sauter le goulot d’une bouteille deVin blanc. Après en avoir pris de longues gorgées, il continua,tandis que l’étranger le dévorait des yeux :

– Oui, il est ici, et il doit avoir froidaux pieds, car il court la montagne depuis la fin du jour avec desgardes à lui et nos camarades, tu sais, nos bandoleros,les vrais contrabandistas.

– Et pourquoi courent-ils ? ditJacques.

– Ah ! voilà le plaisant del’affaire ! dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux coquins quiveulent apporter ici soixante mille soldats espagnols en papierdans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot,croquant ! hein ? eh bien, c’est pourtant comme je tedis, dans leur propre poche !

– Si, si, je comprends ! dit Jacquesen tâtant son poignard dans sa ceinture et regardant la porte.

– Eh bien, enfant du diable, chantons laTirana, prends ta bouteille, jette ton cigare, et chante.

À ces mots, l’hôte chancelant, se mit àchanter en espagnol, entrecoupant ses chants de rasades qu’iljetait dans son gosier en se renversant, tandis que Jacques,toujours assis, le regardait d’un œil sombre à la lueur du brasier,et méditait ce qu’il allait faire.

Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur derien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur moi-même, et on merespecte[23].

Ai, ai, ai,jaleo ! Jeunes filles, jeunes filles, qui veutm’acheter du fil noir ?

La lueur d’un éclair entra par une petitelucarne, et remplit la chambre d’une odeur de soufre ; uneeffroyable détonation le suivit de près : la cabane trembla,et une poutre tomba en dehors.

– Oh ! eh ! la maison !s’écria le buveur ; le diable est chez nous ! les amis neviennent donc pas ?

– Chantons, dit Jacques en rapprochant lebât sur lequel il était assis de celui de Houmain.

Celui-ci but pour se raffermir, etreprit :

« Jaleo !jaleo ! mon cheval est fatigué ! et moi jemarche en courant près de lui.

« Aï ! aï ! aï ! la rondevient et la fusillade s’élève dans la montagne.

« Aï ! aï ! aï ! mon petitcheval, tire-moi de ce danger.

« Vive ! vive mon cheval ! moncheval qui a le chanfrein blanc !

« Jeunes filles, jaleo !jeunes filles, achetez-moi du fil noir !

En achevant il sentit son siège vaciller, ettomba à la renverse ; Jacques, après s’en être débarrasséainsi, s’élançait vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et sonvisage se heurta contre la figure pâle et glacée de la folle. Ilrecula.

– Le juge ! dit-elle en entrant.

Et elle tomba étendue sur la terre froide.

Jacques avait déjà passé un pied par-dessuselle ; mais une autre figure apparut, livide et surprise,celle d’un homme de grande taille, couvert d’un manteau ruisselantde neige. Il recula encore, et rit d’horreur et de rage. C’étaitLaubardemont suivi d’hommes armés ; ils se regardèrent.

– Eh ! eh ! ca… a… ma… ra… decoquin ! dit Houmain, se relevant avec peine, serais-turoyaliste, par hasard ?

Mais lorsqu’il vit ces deux hommes quisemblaient pétrifiés l’un par l’autre, il se tut comme eux, ayantla conscience de son ivresse, et s’approcha en trébuchant pourrelever la folle, toujours étendue entre le juge et le capitaine.Le premier prit la parole.

– N’êtes-vous pas celui que nouspoursuivions tout à l’heure ?

– C’est lui, dirent les gens de sa suitetout d’une voix, l’autre est échappé.

Jacques recula jusqu’aux planches fendues quiformaient le mur chancelant de la case, s’enveloppant dans sonmanteau comme un ours acculé contre un arbre par une meutenombreuse, et voulant faire diversion et s’assurer un moment deréflexion, il répondit avec une voix forte et sombre :

– Le premier qui passera ce brasier et lecorps de cette fille est un homme mort !

Et il tira un long poignard de son manteau. Ence moment, Houmain, agenouillé, retourna la tête de la jeunefemme ; les yeux en étaient fermés ; il l’approcha dubrasier, dont la lueur l’éclaira.

– Ah ! grand Dieu ! s’écriaLaubardemont s’oubliant par effroi, Jeanne encore !

– Soyez tranquille, mon… on… seigneur,dit Houmain en essayant de soulever les longues paupières noiresqui retombaient, et la tête qui se renversait comme un linmouillé ; soi… yez tranquille ; ne… e… vou… ous fâchezpas, elle est bien morte, très-morte.

Jacques posa le pied sur ce corps comme surune barrière, et, se courbant avec un rire féroce sous le visage deLaubardemont, lui dit à demi-voix :

– Laisse-moi passer, et je ne tecompromettrai pas, courtisan ; je ne te dirai pas qu’elle futta nièce et que je suis ton fils.

Laubardemont se recueillit, regarda ses gensqui se pressaient autour de lui avec des carabines avancées, et,leur faisant signe de se retirer à quelques pas, il répondit d’unevoix très-basse :

– Livre-moi le traité, et tupasseras.

– Le voilà dans ma ceinture ; maissi l’on y touche, je t’appellerai mon père tout haut. Que dira tonmaître ?

– Donne-le-moi, et je te pardonnerai tavie.

– Laisse-moi passer, et je te pardonneraide me l’avoir donnée.

– Toujours le même, brigand ?

– Oui, assassin !

– Que t’importe un enfant quiconspire ? dit le juge.

– Que t’importe un vieillard quirègne ? répondit l’autre.

– Donne-moi ce papier ; j’ai faitserment de l’avoir.

– Laisse-le-moi, j’ai juré de lereporter.

– Quel peut être ton serment et tonDieu ? dit Laubardemont.

– Et le tien, reprit Jacques, est-ce lecrucifix de fer rouge ?

Mais, se levant entre eux, Houmain riant etchancelant, dit au juge en lui frappant sur l’épaule :

– Vous êtes bien longtemps à vousexpliquer, l’… ami ; est-ce que vous le connaîtriez d’anciennedate ? C’est… est un bon garçon.

– Moi ! non ! s’écriaLaubardemont à haute voix, je ne l’ai jamais vu.

Pendant cet instant, Jacques, que protégeaientl’ivrogne et la petitesse de la chambre embarrassée, s’élança avecviolence contre les faibles planches qui formaient le mur, d’uncoup de talon en jeta deux dehors et passa par l’espace qu’ellesavaient laissé. Tout ce côté de la cabane fut brisé, elle chancelatout entière ; le vent y entra avec violence.

– Eh ! eh ! Demonio !santo Demonio ! où vas-tu ? s’écria lecontrebandier ; tu casses ma maison ! et c’est le côté duGave.

Tous s’approchèrent avec précaution,arrachèrent les planches qui restaient, et se penchèrent surl’abîme. Ils contemplèrent un spectacle étrange : l’orageétait dans toute sa force, et c’était un orage des Pyrénées,d’immenses éclairs partaient ensemble des quatre points del’horizon, et leurs feux se succédaient si vite, qu’on n’en voyaitpas l’intervalle, et qu’ils paraissaient immobiles etdurables ; seulement la voûte flamboyante s’éteignaitquelquefois tout à coup, puis reprenait ses lueurs constantes. Cen’était plus la flamme qui semblait étrangère à cette nuit, c’étaitl’obscurité. L’on eût dit que dans ce ciel naturellement lumineux,il se faisait des éclipses d’un moment, tant les éclairs étaientlongs et tant leur absence était rapide. Les pics allongés et lesrochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge comme des blocsde marbre sur une coupole d’airain brûlant et simulant au milieudes frimas les prodiges du volcan ; les eaux jaillissaientcomme des flammes, les neiges s’écoulaient comme une laveéblouissante.

Dans leur amas mouvant se débattait un homme,et ses efforts le faisaient entrer plus en avant dans le gouffretournoyant et liquide ; ses genoux ne se voyaient déjàplus ; en vain il tenait embrassé un énorme glaçon pyramidalet transparent, que les éclairs faisaient briller comme un rocherde cristal ; ce glaçon même fondait par sa base et glissaitlentement sur la pente du rocher. On entendait sous la nappe deneige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, entombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu lesauver encore ; l’espace de quatre pieds à peine le séparaitde Laubardemont.

– J’enfonce ! s’écria-t-il ;tends-moi quelque chose et tu auras le traité.

– Donne-le-moi, et je te tendrai cemousquet, dit le juge.

– Le voilà, dit le spadassin, puisque lediable est pour Richelieu.

Et lâchant d’une main son glissant appui, iljeta un rouleau de bois dans la cabane. Laubardemont y rentra, seprécipitant sur le traité comme un loup sur sa proie. Jacques avaiten vain étendu son bras ; on le vit glisser lentement avec lebloc énorme et dégelé qui croulait sur lui, et s’enfoncer sansbruit dans les neiges.

– Ah ! misérable ! tu m’astrompé ! s’écria-t-il ; mais on ne m’a pas pris letraité… je te l’ai donné… entends-tu… mon père !

Il disparut sous la couche épaisse et blanchede la neige ; on ne vit plus à sa place que cette nappeéblouissante que sillonnait la foudre en s’y éteignant ; onn’entendit plus que les roulements du tonnerre et le sifflement deseaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les hommesgroupés autour d’un cadavre et d’un scélérat, dans la cabane à demibrisée, se taisaient glacés par l’horreur, et craignaient, que Dieune vînt à diriger la foudre[24].

Chapitre 23L’ABSENCE

L’absence est le plus grand des maux,

Nonpas pour vous cruelle !

LAFONTAINE.

Qui de nous n’a trouvé du charme à suivre desyeux les nuages du ciel ? qui ne leur a envié la liberté deleurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse parles vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblementcomme une flotte de sombres navires dont la proue seraitdorée ; soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissentavec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de passage,transparents comme de vastes opales détachées du trésor des cieux,ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts queles vents emportent sur leurs ailes ? L’homme est un lentvoyageur qui envie ces passagers rapides ; rapides moinsencore que son imagination ; ils ont vu pourtant, en un seuljour, tous les lieux qu’il aime par le souvenir ou l’espérance,ceux qui furent témoins de son bonheur ou de ses peines, et cespays si beaux que l’on ne connaît pas, et où l’on croit toutrencontrer à la fois. Il n’est pas un endroit de la terre, sansdoute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avecindifférence, qui n’ait été consacré dans la vie d’un homme et nese peigne dans ses souvenirs ; car, pareils à des vaisseauxdélabrés, avant de trouver l’infaillible naufrage, nous laissons undébris de nous-mêmes sur tous les écueils.

Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cetorage des Pyrénéen ? C’est le vent d’Afrique qui les poussedevant lui avec une haleine enflammée ; ils volent, ilsroulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux,comme leurs flambeaux, et laissent prendre à leur suite une longuetraînée de pluie comme une robe vaporeuse. Dégagés avec efforts desdéfilés de rochers qui avaient un moment arrêté leur course, ilsarrosent, dans le Béarn, le pittoresque patrimoine deHenry IV ; en Guienne, les conquêtes deCharles VII ; dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine,celles de Charles V et de Philippe-Auguste, et, seralentissant enfin au-dessus du vieux domaine de Hugues Capet,s’arrêtèrent en murmurant sur les tours de Saint-Germain.

– Oh ! madame, disait Marie deMantoue à la Reine, voyez-vous quel orage vient du Midi ?

– Vous regardez souvent de ce côté, machère, répondit Anne d’Autriche, appuyée sur le balcon.

– C’est le côté du soleil, madame.

– Et des tempêtes, dit la Reine, vous levoyez ; croyez-en mon amitié, mon enfant, ces nuages nepeuvent avoir rien vu d’heureux pour vous. J’aimerais mieux vousvoir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. Regardez à quelbeau peuple vous pourriez commander.

En ce moment, pour éviter la pluie quicommençait, le prince Palatin passait rapidement sous les fenêtresde la Reine avec une suite nombreuse de jeunes Polonais àcheval ; leurs vestes turques, couvertes de boutons dediamants, d’émeraudes et de rubis, leurs manteaux verts et gris delin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air d’aventure lesfaisaient briller d’un singulier éclat auquel la cour s’étaithabituée sans peine. Ils s’arrêtèrent un moment, et le prince saluadeux fois, pendant que le léger animal qu’il montait marchait decôté, tournant toujours le front vers les princesses ; secabrant et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblaitsaluer en mettant sa tête entre ses jambes ; toute sa suiterépéta cette même évolution en passant. La princesse Marie s’étaitd’abord jetée en arrière, de peur que l’on ne distinguât les larmesde ses yeux ; mais ce spectacle brillant et flatteur la fitrevenir sur le balcon, et elle ne put s’empêcher des’écrier :

– Que le Palatin monte avec grâce ce jolicheval ! Il semble n’y pas songer.

La Reine sourit :

– Il songe à celle qui serait sa reinedemain si elle voulait faire un signe de tête et laisser tomber surce trône un regard de ses grands yeux noirs en amande, au lieud’accueillir toujours ces pauvres étrangers avec ce petit airboudeur, et en faisant la moue comme à présent.

Anne d’Autriche donnait en parlant un petitcoup d’éventail sur les lèvres de Marie, qui ne put s’empêcher desourire aussi ; mais à l’instant elle baissa la tête en se lereprochant, et se recueillit pour reprendre sa tristesse quicommençait à lui échapper. Elle eut même besoin de contemplerencore les gros nuages qui planaient sur le château.

– Pauvre enfant, continua la Reine, tufais tout ce que tu peux pour être bien fidèle et te bien maintenirdans la mélancolie de ton roman ; tu te fais mal en ne dormantplus pour pleurer, et en cessant de manger à table ; tu passesla nuit à rêver ou à écrire ; mais, je t’en avertis, tu neréussiras à rien, si ce n’est à maigrir, à être moins belle et àn’être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s’estperdu.

Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoirpour pleurer encore, Anne d’Autriche rentra un moment dans sachambre en la laissant au balcon, et feignit de s’occuper àchercher des bijoux dans sa toilette ; elle revint bientôtlentement et gravement se remettre à la fenêtre ; Marie étaitplus calme, et regardait tristement la campagne, les collines del’horizon, et l’orage qui s’étendait peu à peu.

La Reine reprit avec un ton plusgrave :

– Dieu a eu plus de bonté pour vous quevos imprudences ne le méritaient peut-être, Marie ; il vous asauvée d’un grand péril ; vous aviez voulu faire de grandssacrifices, mais heureusement ils ne sont pas accomplis comme vousl’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de l’amour ; vous êtescomme une personne qui, croyant se donner un poison mortel,n’aurait pris qu’une eau pure et sans danger.

– Hélas ! Madame, que voulez-vous medire ? ne suis-je pas assez malheureuse ?

– Ne m’interrompez pas, dit laReine ; vous allez voir avec d’autres yeux votre positionprésente. Je ne veux point vous accuser d’ingratitude envers leCardinal ; j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer ! j’aimoi-même vu naître la conjuration. Cependant vous pourriez, machère, vous rappeler qu’il fut le seul en France à vouloir, contrel’avis de la Reine mère et de la cour, la guerre du duché deMantoue, qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne et rendit au ducde Nevers votre père ; ici, dans ce château même deSaint-Germain, fut signé le traité qui renversait le duc deGuastalla[25]. Vous étiez bien jeune alors… On a dûvous l’apprendre pourtant. Voici toutefois que, par amouruniquement (je veux le croire comme vous), un jeune homme devingt-deux ans est prêt à le faire assassiner…

– Oh ! madame, il en estincapable ! Je vous jure qu’il l’a refusé…

– Je vous ai priée, Marie, de me laisserparler. Je sais qu’il est généreux et loyal ; je veux croireque, contre l’usage de notre temps, il ait assez de modération pourne pas aller jusque-là, et le tuer froidement, comme le chevalierde Guise a tué le vieux baron de Luz, dans la rue. Mais sera-t-ille maître de l’empêcher s’il le fait prendre à force ouverte ?C’est ce que nous ne pouvons savoir plus que lui ! Dieu seulsait l’avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il l’attaque, et,pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate peut-être àl’heure même où nous parlons, une guerre sans succès ! Dequelque manière qu’elle tourne, il ne peut réussir qu’à faire dumal, car MONSIEUR va abandonner la conjuration.

– Quoi ! Madame…

– Écoutez-moi, vous dis-je, j’en suiscertaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage. Que fera legrand Écuyer ? Le Roi, il l’a bien jugé, est allé consulter leCardinal. Le consulter, c’est lui céder ; mais le traitéd’Espagne a été signé : s’il est découvert, que fera seulM. de Cinq-Mars ? Ne tremblez pas ainsi, nous lesauverons, nous sauverons ses jours, je vous le promets ; ilen est temps… j’espère…

– Ah ! Madame ! vousespérez ! je suis perdue ! s’écria Marie affaiblie ets’évanouissant à moitié.

– Asseyons-nous, dit la Reine.

Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée de lachambre, elle poursuivit :

– Sans doute MONSIEUR traitera pour tousles conjurés en traitant pour lui, mais l’exil sera leur moindrepeine, l’exil perpétuel. Voilà donc la duchesse de Nevers et deMantoue, la princesse Marie de Gonzague, femme de M. Henryd’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé !

– Eh bien, Madame ! je le suivraidans l’exil : c’est mon devoir, je suis sa femme !…s’écria Marie en sanglotant ; je voudrais déjà l’y savoir ensûreté.

– Rêves de dix-huit ans ! dit laReine en soutenant Marie. Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous,il le faut ; je ne veux nier aucune des qualités deM. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un espritvaste, un grand courage ; mais il ne peut plus être rien pourvous, et heureusement vous n’êtes ni sa femme ni même safiancée.

– Je suis à lui, madame, à lui seul…

– Mais sans bénédiction, reprit Anned’Autriche, sans mariage enfin : aucun prêtre ne l’eûtosé ; le vôtre même ne l’a pas fait, et me l’a dit.Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur labouche de Marie, taisez-vous ! Vous allez me dire que Dieu aentendu vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vosdestinées sont inséparables, que la mort seule peut briser votreunion : propos de votre âge, délicieuses chimères d’un momentdont vous sourirez un jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurertoute votre vie. De toutes ces jeunes femmes si brillantes que vousvoyez autour de moi, à la cour, il n’en est pas une qui n’ait eu, àvotre âge, quelque beau songe d’amour comme le vôtre, qui n’aitformé de ces liens que l’on croit indissolubles, et n’ait fait ensecret d’éternels serments. Eh bien, ces songes sont évanouis, cesnœuds rompus, ces serments oubliés ; et pourtant vous lesvoyez femmes et mères heureuses, entourées des honneurs de leurrang, elles viennent rire et danser tous les soirs… Je devineencore ce que vous voulez me dire… Elles n’aimaient pas autant quevous, n’est-ce pas ? Eh bien, vous vous trompez, ma chèreenfant ; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins.Mais c’est ici que je dois vous apprendre à connaître ce grandmystère qui fait votre désespoir, parce que vous ignorez le mal quivous dévore. Notre existence est double, mon amie : notre vieintérieure, celle de nos sentiments, nous travaille avec violence,tandis que la vie extérieure nous domine malgré nous. On n’estjamais indépendante des hommes, et surtout dans une conditionélevée. Seule, on se croit maîtresse de sa destinée ; mais lavue de trois personnes qui surviennent nous rend toutes nos chaînesen nous rappelant notre rang et notre entourage. Que dis-je ?soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous ferontnaître de résolutions courageuses et extraordinaires, voussuggéreront de sacrifices merveilleux, il suffira d’un laquais quiviendra vous demander vos ordres pour rompre le charme et vousrappeler votre existence réelle. C’est ce combat entre vos projetset votre position qui vous tue ; vous vous en voulezintérieurement, vous vous faites d’amers reproches.

Marie détourna la tête.

– Oui, vous vous croyez bien criminelle.Pardonnez-vous, Marie : tous les hommes sont des êtrestellement relatifs et dépendants les uns des autres, que je ne saissi les grandes retraites du monde, que nous voyons quelquefois, nesont pas faites pour le monde même : le désespoir a sarecherche et la solitude sa coquetterie. On prétend que les plussombres ermites n’ont pu se retenir de s’informer de ce qu’ondisait d’eux. Ce besoin de l’opinion générale est un bien, en cequ’il combat presque toujours victorieusement ce qu’il y a dedéréglé dans notre imagination, et vient à l’aide des devoirs quel’on oublie trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j’espère,en reprenant son sort tel qu’il doit être, après le sacrifice de cequi détournait de la raison, la satisfaction d’un exilé qui rentredans sa famille, d’un malade qui revoit le jour et le soleil aprèsune nuit troublée par le cauchemar. C’est ce sentiment d’un êtrerevenu, pour ainsi dire, à son état naturel, qui donne le calme quevous voyez dans bien des yeux qui ont eu leurs larmes aussi ;car il est peu de femmes qui n’aient connu les vôtres. Vous voustrouveriez parjure en renonçant à Cinq-Mars ? Mais rien nevous lie ; vous vous êtes plus qu’acquittée envers lui enrefusant, durant plus de deux années, les mains royales qui vousétaient présentées. Eh ! qu’a-t-il fait, après tout, cet amantsi passionné ? Il s’est élevé pour vous atteindre ; maisl’ambition, qui vous semble ici avoir aidé l’amour, nepourrait-elle pas s’être aidée de lui ? Ce jeune homme mesemble être bien profond, bien calme dans ses ruses politiques,bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans ses monstrueusesentreprises, pour que je le croie uniquement occupé de satendresse. Si vous n’aviez été qu’un moyen au lieu d’un but, quediriez-vous ?

– Je l’aimerais encore, répondit Marie.Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, Madame.

– Mais tant que je vivrai, moi, dit laReine avec fermeté, je m’y opposerai.

À ces derniers mots, la pluie et la grêletombèrent sur le balcon avec violence ; la Reine en profitapour quitter brusquement la porte et rentrer dans les appartements,où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, Mme deGuéménée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. LaReine marcha au-devant d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près d’unrideau, afin qu’on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle nevoulut point d’abord se mêler à la conversation trop enjouée ;cependant quelques mots attirèrent son attention. La Reine montraità la princesse de Guéménée des diamants qu’elle venait de recevoirde Paris.

– Quant à cette couronne, elle nem’appartient pas, le Roi a voulu la faire préparer pour la futureReine de Pologne ; on ne sait qui ce sera.

Puis, se tournant vers le princePalatin :

– Nous vous avons vu passer,prince ; chez qui donc alliez-vous ?

– Chez Mlle la duchessede Rohan, répondit le Polonais.

L’insinuant Mazarin, qui profitait de toutpour chercher à deviner les secrets et à se rendre nécessaire pardes confidences arrachées, dit en s’approchant de laReine :

– Cela vient à propos quand nous parlionsde la couronne de Pologne.

Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce motdevant elle, et dit à Mme de Guéménée, qui était àses côtés :

– Est-ce que M. de Chabot estroi de Pologne ?

La Reine entendit ce mot, et se réjouit de celéger mouvement d’orgueil. Pour en développer le germe, elleaffecta une attention approbative pour la conversation qui suivitet qu’elle encourageait.

La princesse de Guéménée serécriait :

– Conçoit-on un semblable mariage ?on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, cette mêmeMlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière,après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le ducde Nemours, n’épouser qu’un gentilhomme ! cela fait pitié, envérité ! Où allons-nous ? on ne sait ce que celadeviendra.

Mazarin ajoutait d’un ton équivoque :

– Eh quoi ! est-ce bien vrai ?aimer ! à la cour ! un amour véritable, profond !cela peut-il se croire ?

Pendant ceci, la Reine continuait à fermer etrouvrir, en jouant, la nouvelle couronne.

– Les diamants ne vont bien qu’auxcheveux noirs, dit-elle ; voyons, donnez votre front, Marie…Mais elle va à ravir, continua-t-elle.

– On la croirait faite pour madame laprincesse, dit le Cardinal.

– Je donnerais tout mon sang pour qu’elledemeurât sur ce front, dit le prince Palatin.

Marie laissa voir, à travers les larmesqu’elle avait encore sur les joues, un sourire enfantin etinvolontaire, comme un rayon de soleil à travers la pluie ;puis, tout à coup, devenant d’une excessive rougeur, elle se sauvaen courant dans les appartements.

On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit,donna sa main à baiser à l’ambassadeur polonais, et se retira pourécrire une lettre.

Chapitre 24LE TRAVAIL

Peud’espérance doivent avoir les pauvres
et menues gens au fait de ce monde, puisque
si grand Roy y a tant souffert et tant travaillé.

PHILIPPE DE COMINES.

Un soir, devant Perpignan, il se passa unechose inaccoutumée. Il était dix heures, et tout dormait. Lesopérations lentes et presque suspendues du siège avaient engourdile camp et la ville. Chez les Espagnols on s’occupait peu desFrançais, toutes les communications étant libres vers la Catalogne,comme en temps de paix ; et dans l’armée française tous lesesprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui annonceles grands événements. Cependant tout était calme enapparence ; on n’entendait que le bruit des pas mesurés dessentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre, que la petitelumière rouge de la mèche toujours fumante de leurs fusils, lorsquetout à coup les trompettes des Mousquetaires, des Chevau-légers etdes Gens d’armes sonnèrent presque en même temps leboute-selle et à cheval. Tous lesfactionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents debataille, portant des flambeaux, aller de tente en tente une longuepique à la main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne etles compter. De longs pelotons marchaient dans un sombre silence,circulaient dans les rues du camp et venaient prendre leur place debataille ; on entendait le choc des bottes pesantes et lebruit du trot des escadrons, annonçant que la cavalerie faisait lesmêmes dispositions. Après une demi-heure de mouvement, les bruitscessèrent, les flambeaux s’éteignirent et tout rentra dans lecalme, seulement l’armée était debout.

Des flambeaux intérieurs faisaient brillercomme une étoile l’une des dernières tentes du camp ; ondistinguait, en approchant, cette petite pyramide blanche ettransparente ; sur sa toile se dessinaient deux ombres quiallaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à chevalattendaient ; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.

À voir ainsi levé et armé à cette heure lepieux et sage de Thou, on l’aurait pris pour un des chefs de larévolte. Mais en examinant de plus près sa contenance sévère et sesregards mornes, on aurait compris bientôt qu’il la blâmait et s’ylaissait conduire et compromettre par une résolution extraordinairequi l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait de l’entreprise enelle-même. Depuis le jour où Henry d’Effiat lui avait ouvert soncœur et confié tout son secret, il avait vu clairement que touteremontrance était inutile auprès d’un jeune homme aussi fortementrésolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars nelui avait dit, et il avait vu dans l’union secrète de son ami avecla princesse Marie un de ces liens d’amour dont les fautesmystérieuses et fréquentes, les abandons voluptueux etinvolontaires, ne peuvent être trop tôt épurés par les publiquesbénédictions. Il avait compris ce supplice impossible à supporterplus longtemps d’un amant, maître adoré de cette jeune personne, etqui chaque jour était condamné à paraître devant elle en étrangeret à recevoir les confidences politiques des mariages que l’onpréparait pour elle. Le jour où il avait reçu son entièreconfession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d’allerdans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère. Il avait évoqué lesplus graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autrerésultat que de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolutioninvincible de son ami. Cinq-Mars, on s’en souvient, lui avait ditdurement : Eh ! vousai-je prié de prendrepart à la conjuration ? etlui, il n’avait voulu promettre que de ne pas le dénoncer, et ilavait rassemblé toutes ses forces contre l’amitié pour dire :N’attendez rien de plusde ma part si voussignez ce traité. Cependant Cinq-Marsavait signé le traité ; et de Thou était encore là, près delui.

L’habitude de discuter familièrement lesprojets de son ami les lui avait peut-être rendus moinsodieux ; son mépris pour les vices du Cardinal-Duc, sonindignation de l’asservissement des Parlements, auxquels tenait safamille, et de la corruption de la justice ; les nomspuissants et surtout les nobles caractères des personnages quidirigeaient l’entreprise, tout avait contribué à adoucir sapremière et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secretà M. de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvantaccepter en détail toutes les confidences secondaires ; et,depuis l’événement fortuit qui l’avait compromis chez Marion deLorme parmi les conjurés, il se regardait comme lié par l’honneuravec eux, et engagé à un silence inviolable. Depuis ce temps ilavait vu, MONSIEUR, le duc de Bouillon et Fontrailles ; ilss’étaient accoutumés à parler devant lui sans crainte, et lui à lesentendre sans colère. À présent les dangers de son amil’entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. Ilsouffrait dans sa conscience ; mais il suivait Cinq-Marspartout où il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive,hasarder désormais une seule réflexion qui eût pu ressembler à unecrainte personnelle. Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugéindigne de tous deux de faire signe de la vouloir reprendre.

Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse,armé, et chaussé de larges bottes. Un énorme pistolet était posésur sa table entre deux flambeaux avec sa mèche allumée ; unemontre pesante dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. De Thou,couvert d’un manteau noir, se tenait immobile, les brascroisés ; Cinq-Mars se promenait les bras derrière le dos,regardant de temps à autre l’aiguille trop lente à son gré ;il entr’ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint :

– Je ne vois pas mon étoile en haut,dit-il, mais n’importe ! elle est là, dans mon cœur.

– Le temps est sombre, dit de Thou.

– Dites que le temps s’avance. Il marche,mon ami, il marche ; encore vingt minutes, et tout sera fait.L’armée attend le coup de ce pistolet pour commencer.

De Thou tenait à la main un crucifix d’ivoire,et portait ses regards tantôt sur la croix, tantôt au ciel.

– Voici l’heure, disait-il, d’accomplirle sacrifice ; je ne me repens pas, mais que la coupe du péchéa d’amertume pour mes lèvres ! J’avais voué mes jours àl’innocence et aux travaux de l’esprit, et me voici prêt àcommettre le crime et a saisir l’épée.

Mais prenant avec force la main deCinq-Mars :

– C’est pour vous, c’est pour vous,ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément dévoué ; jem’applaudis de mes erreurs si elles tournent à votre gloire, je nevois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi un moment deretour vers les idées habituelles de toute ma vie.

Cinq-Mars le regardait fixement, et une larmecoulait lentement sur sa joue.

– Vertueux ami, dit-il, puisse votrefaute ne retomber que sur ma tête ! Mais espérons que Dieu,qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous ; car noussommes criminels : moi par amour, et vous par amitié.

Mais tout à coup, regardant, la montre, ilprit le long pistolet dans ses mains, et considéra la mèche fumanted’un air farouche. Ses longs cheveux tombaient sur son visage commela crinière d’un jeune lion.

– Ne le consume pas, s’écria-t-il, brûlelentement ! Tu vas allumer un incendie que toutes les vaguesde l’Océan ne sauraient éteindre ; la flamme va bientôtéclairer la moitié d’un monde, il se peut qu’elle aille jusqu’aubois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, les vents quit’agiteront sont violents et redoutables : l’amour et lahaine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouverades échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du roi.Brûle, brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et lafoudre.

De Thou, tenant toujours la petite croixd’ivoire, disait à voix basse :

– Seigneur, pardonnez-nous le sang quisera versé ; nous combattrons le méchant et l’impie !

Puis, élevant la voix :

– Mon ami, la cause de la vertutriomphera, dit-il, elle triomphera seule. C’est Dieu qui a permisque le traité coupable ne nous parvint pas : ce qui faisait lecrime est anéanti sans doute ; nous combattrons sansl’étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas ; Dieuchangera le cœur du roi.

– Voici l’heure, voici l’heure ! ditCinq-Mars les yeux attachés sur la montre avec une sorte de ragejoyeuse : encore quatre minutes, et les Cardinalistes du campseront écrasés ; nous marcherons sur Narbonne, il est là…Donnez ce pistolet.

À ces mots, il ouvrit brusquement sa tente, etprit la mèche du pistolet.

– Courrier de Paris ! courrier de lacour ! cria une voix au dehors.

Et un homme couvert de sueur, haletant defatigue, se jeta en bas de son cheval, entra, et remit une petitelettre à Cinq-Mars.

– De la Reine, Monseigneur, dit-il.

Cinq-Mars pâlit, et lut :

« MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS,

« Je vous fais cette lettre pour vousconjurer et prier de rendre à ses devoirs notre bien-aimée filleadoptive et amie, la princesse Marie de Gonzague, que votreaffection détourne seule du trône de Pologne à elle offert. J’aisondé son âme ; elle est bien jeune encore, et j’ailieu de croire qu’elle accepterait lacouronne avec moins d’efforts etde douleur que vous nele pensez peut-être.

« C’est pour elle que vous avez entreprisune guerre qui va mettre à feu et à sang mon beau et cher pays deFrance ; je vous conjure et supplie d’agir en gentilhomme, etde délier noblement la duchesse de Mantoue des promesses qu’elleaura pu vous faire. Rendez ainsi le repos à son âme et la paix ànotre cher pays.

« La reine, qui se jette à vos pieds,s’il le faut.

« ANNE. »

Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur latable : son premier mouvement avait fait tourner le canoncontre lui-même ! cependant il le remit, et, saisissant viteun crayon, écrivit sur le revers de la même lettre :

« MADAME,

« Marie de Gonzague, étant ma femme, nepeut être reine de Pologne qu’après ma mort ; je meurs.

« CINQ-MARS. »

Et comme s’il n’eût pas voulu se donner uninstant de réflexion, la mettant de force dans la main ducourrier :

– À cheval ! à cheval ! luidit-il d’un ton furieux : si tu demeures un instant de plus,tu es mort.

Il le vit partir et rentra.

Seul avec son ami, il resta un instant debout,mais pâle, mais l’œil fixe et regardant la terre comme un insensé.Il se sentit chanceler.

– De Thou ! s’écria-t-il.

– Que voulez-vous, ami, cher ami ?je suis près de vous. Vous venez d’être grand, bien grand !sublime !

– De Thou ! cria-t-il encore d’unevoix étouffée.

Et il tomba la face contre terre, comme tombeun arbre déraciné.

Les vastes tempêtes prennent différentsaspects, selon les climats où elles passent ; celles quiavalent une étendue terrible dans les pays du nord se rassemblent,diton, en un seul nuage sous la zone torride, d’autant plusredoutables qu’elles laissent à l’horizon toute sa pureté, et queles vagues en fureur réfléchissent encore l’azur du ciel en seteignant du sang de l’homme. Il en est de même des grandespassions : elles prennent d’étranges aspects, selon noscaractères ; mais qu’elles sont terribles dans les cœursvigoureux qui ont conservé leur force sous le voile des formessociales ! Quand la jeunesse et le désespoir viennent à seréunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils se porteront, ouquelle sera leur résignation subite ; on ne sait si le volcanva faire éclater la montagne, ou s’il s’éteindra tout à coup dansses entrailles.

De Thou épouvanté releva son ami, le sangruisselait par ses narines et ses oreilles ; il l’aurait crumort si des torrents de larmes n’eussent coulé de ses yeux ;c’était le seul signe de sa vie : mais tout à coup il rouvritses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de téléextraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de savolonté.

– Je suis en présence des hommes, dit-il,il faut en finir avec eux. Mon ami, il est onze heures etdemie ; l’heure du signal est passée ; donnez pour moil’ordre de rentrer dans les quartiers ; c’était une faussealerte que j’expliquerai ce soir même.

De Thou avait déjà senti l’importance de cetordre : il sortit et revint sur-le-champ ; il retrouvaCinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire disparaître le sang deson visage.

– De Thou, dit-il en le regardantfixement, retirez-vous, vous me gênez.

– Je ne vous quitte pas, réponditcelui-ci.

– Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées nesont pas loin. Je ne sais plus parler longtemps, même pourvous ; mais si vous restez avec moi vous mourrez, je vous enavertis.

– Je reste, dit encore de Thou.

– Que Dieu vous préserve donc !reprit Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien, ce moment passé. Je vouslaisse ici. Appelez Fontrailles et tous les conjurés,distribuez-leur ces passe-ports, qu’ils s’enfuientsur-le-champ : dites-leur que tout est manqué et que je lesremercie. Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous ledemande ; mais, quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne mesuivez pas. Je vous jure de ne point me frapper moi-même.

À ces mots, serrant la main de son ami sans leregarder, il s’élança brusquement hors de sa tente.

Cependant à quelques lieues de là se tenaientd’autres discours. À Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmesautrefois Richelieu régler avec Joseph les intérêts de l’État,étaient encore assis ces deux hommes, à peu près les mêmes ;le ministre, cependant, fort vieilli par trois ans de souffrances,et le capucin aussi effrayé du résultat de ses voyages que sonmaître était tranquille.

Le Cardinal, assis dans sa chaise longue etles jambes liées et entourées d’étoffes chaudes et fourrées, tenaitsur ses genoux trois jeunes chats qui se roulaient et seculbutaient sur sa robe rouge ; de temps en temps il enprenait un, et le plaçait sur les autres pour perpétuer leursjeux ; il riait en les regardant ; sur ses pieds étaitcouchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrurevivante.

Joseph, assis près de lui, renouvelait lerécit de tout ce qu’il avait entendu dans le confessionnal ;pâlissant encore du danger qu’il avait couru d’être découvert outué par Jacques, il finit par ces paroles :

– Enfin, monseigneur, je ne puism’empêcher d’être troublé jusqu’au fond du cœur lorsque je merappelle les périls qui menaçaient et menacent encore VotreÉminence. Des spadassins s’offraient pour vous poignarder ; jevois en France toute la cour soulevée contre vous, la moitié del’armée, et deux provinces ; à l’étranger, l’Espagne etl’Autriche prêtes à fournir des troupes ; partout des piègesou des combats, des poignards ou des canons !…

Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser sonjeu, et dit :

– C’est un bien joli animal qu’unchat ! c’est un tigre de salon : quelle souplesse !quelle finesse extraordinaire ! Voyez ce petit jaune qui faitsemblant de dormir pour que l’autre rayé ne prenne pas garde à lui,et tombe sur son frère ? et celui-là, comme il ledéchire ! voyez comme il lui enfonce ses griffes dans lecôté ! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, s’il étaitplus fort ! C’est très-plaisant ! quels jolisanimaux !

Il toussa, éternua assez longtemps, puisreprit :

– Messire Joseph, je vous ai fait dire dene me parler d’affaires qu’après mon souper ; j’ai faimmaintenant, et ce n’est pas mon heure ; mon médecin Chicot m’arecommandé la régularité, et j’ai ma douleur au côté. Voici quellesera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge : à neufheures, nous réglerons les affaires de M. le Grand ; àdix, je me ferai porter autour du jardin pour prendre l’air auclair de la lune ; ensuite je dormirai une heure oudeux ; à minuit, le Roi viendra, et à quatre heures vouspourrez repasser pour prendre les divers ordres d’arrestations,condamnations ou autres que j’aurai à vous donner pour lesprovinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.

Richelieu dit tout ceci avec le même son devoix et une prononciation uniforme, altérée seulement parl’affaiblissement de sa poitrine et la perte de plusieursdents.

Il était sept heures du soir ; le capucinse retira. Le Cardinal soupa avec la plus grande tranquillité, etquand l’horloge frappa huit heures et demie, il fit appeler Joseph,et lui dit lorsqu’il fut assis près de la table :

– Voilà donc tout ce qu’ils ont pu fairecontre moi pendant plus de deux années ! Ce sont de pauvresgens, en vérité ! Le duc de Bouillon même, que je croyaisassez capable, se perd tout à fait dans mon esprit par cetrait ; je l’ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-ilfait un pas digne d’un véritable homme d’État ? Le Roi,MONSIEUR, et tous les autres, n’ont fait que se monter la têteensemble contre moi, et ne m’ont seulement pas enlevé un homme. Iln’y a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la suite dans lesidées ; tout ce qu’il a fait était conduit d’une manièresurprenante : il faut lui rendre justice, il avait desdispositions ; j’en aurais fait mon élève sans la roideur deson caractère ; mais il m’a rompu en visière, j’en suis bienfâché pour lui. Je les ai tous laissés nager plus de deux ans enpleine eau ; à présent tirons le filet.

– Il en est temps, monseigneur, ditJoseph, qui souvent frémissait involontairement en parlant :savez-vous que de Perpignan à Narbonne le trajet est court ?savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos troupes ducamp sont faibles et incertaines ? que cette jeune noblesseest furieuse, et que le Roi n’est pas sûr ?

Le Cardinal regarda l’horloge.

– Il n’est encore que huit heures etdemie, mons Joseph ; je vous ai déjà dit que je nem’occuperais de cette affaire qu’à neuf heures. En attendant, commeil faut que justice se fasse, vous allez écrire ce que j’ai à vousdicter, car j’ai la mémoire fort bonne. Il reste encore au monde,je le vois sur mes notes, quatre des juges d’Urbain Grandier ;c’était un homme d’un vrai génie que cet Urbain Grandier(ajouta-t-il avec méchanceté ; Joseph mordit seslèvres) ; tous ses autres juges sont mortsmisérablement ; il reste Houmain, qui sera pendu commecontrebandier ; nous pouvons le laisser tranquille : maisvoici cet horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon.Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque dePoitiers :

« MONSEIGNEUR,

« Le bon plaisir de Sa Majesté est queles pères Barré et Mignon soient remplacés dans leurs cures, etenvoyés dans le plus court délai dans la ville de Lyon, ainsi quele pore Lactance, capucin, pour y être traduits devant un tribunalspécial, comme prévenus de quelques criminelles intentions enversl’État. »

Joseph écrivait aussi froidement qu’un Turcfait tomber une tête au geste de son maître. Le Cardinal lui dit ensignant la lettre :

– Je vous ferai savoir comment je veuxqu’ils disparaissent ; car il est important d’effacer toutesles traces de cet ancien procès. La Providence m’a bien servi enenlevant tous ces hommes ; j’achève son ouvrage. Voici tout cequ’en saura la postérité.

Et il lut au capucin cette page de sesMémoires où il raconte la possession et les sortilèges dumagicien[26].

Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvaits’empêcher de regarder l’horloge.

– Il te tarde d’en venir à M. leGrand, dit enfin le Cardinal ; eh bien, pour te faire plaisir,passons-y. Tu crois donc que je n’ai pas mes raisons pour êtretranquille ? Tu crois que j’ai laissé aller ces pauvresconspirateurs trop loin ? Non. Voici de petits papiers qui lerassureraient si tu les connaissais. D’abord, dans ce rouleau debois creux est le traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je suistrès-satisfait de Laubardemont : c’est un habilehomme !

Le feu d’une féroce jalousie brilla sous lesépais sourcils de Joseph.

– Ah ! monseigneur, dit-il, ignore àquel homme il l’a arraché ; il est vrai qu’il l’a laissémourir, et sous ce rapport on n’a pas à se plaindre ; maisenfin il était l’agent de la conjuration : c’était sonfils.

– Dites-vous la vérité ? dit leCardinal d’un air sévère ; oui, car vous n’oseriez pas mentiravec moi. Comment l’avez-vous su ?

– Par les gens de sa suite,monseigneur ; voici leurs rapports ; ilscomparaîtront.

Le Cardinal examina ces papiers nouveaux etajouta :

– Donc nous allons l’employer encore àjuger nos conjurés, et ensuite vous en ferez ce que vous voudrez,je vous le donne.

Joseph, joyeux, reprit ses précieusesdénonciations et continua :

– Son Éminence parle de juger des hommesencore armés et à cheval ?

Ils n’y sont pas tous. Lis cette lettre deMONSIEUR à Chavigny ; il demande grâce, il en a assez. Iln’osait même pas s’adressera moi le premier jour, et n’élevait passa prière plus haut que les genoux d’un de mes serviteurs[27].

Mais le lendemain il a repris courage et m’aenvoyé celle-ci à moi-même[28] et unetroisième pour le Roi.

Son projet l’étouffait, il n’a pas pu legarder. Mais on ne m’apaise pas à si peu de frais, il me faut uneconfession détaillée, ou bien je le chasserai du royaume. Je le luiai fait écrire ce matin[29].

Quant au magnifique et puissant duc deBouillon, seigneur souverain de Sedan et général en chef des annéesd’Italie, il vient d’être saisi par ses officiers au milieu de sessoldats, et s’était caché dans une botte de paille. Il reste doncencore seulement mes deux jeunes voisins. Ils s’imaginent avoir lecamp tout entier à leurs ordres, et il ne leur demeure attaché queles Compagnies rouges ; tout le reste, étant à MONSIEUR,n’agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant j’ai permisqu’on eût l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal à onzeheures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roime les livrera ce soir… N’ouvre pas tes yeux étonnés ; il vame les livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez quetout s’est fait sans vous, Joseph ; nous nous en passons fortbien, et, pendant ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçude grands services de vous ; vous vous négligez.

– Ah ! monseigneur, si vous saviezce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir le chemin des messagersdu traité ! Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre ces deuxjeunes gens…

Ici le Cardinal se mit à rire d’un air moqueurdu fond de son fauteuil.

– Tu devais être bien ridicule et avoirbien peur dans cette boîte, Joseph, et je pense que c’est lapremière fois de ta vie que tu aies entendu parler d’amour.Aimes-tu ce langage-là, père Joseph ? et, dis-moi, lecomprends-tu bien clairement ? Je ne crois pas que tu t’enfasses une idée très-belle.

Richelieu, les bras croisés, regardait avecplaisir son capucin interdit, et poursuivit du ton persifleur d’ungrand seigneur qu’il prenait quelquefois, se plaisant à fairepasser les plus nobles expressions par les lèvres les plusimpures :

– Voyons, Joseph, fais-moi une définitionde l’amour selon tes idées. Qu’est-ce que cela peut être ?car, enfin, tu vois que cela existe ailleurs que dans les romans.Ce bon jeune homme n’a fait toutes ces petites conjurations que paramour. Tu l’as entendu toi-même de tes oreilles indignes. Voyons,qu’est-ce que l’amour ? Moi, d’abord, je n’en sais rien.

Cet homme fut anéanti et regarda le parquetavec l’œil stupide de quelque animal ignoble. Après avoir cherchélongtemps, il répondit enfin d’une voix traînante etnasillarde :

– Ce doit être quelque fièvre maligne quiégare le cerveau ; mais, en vérité, monseigneur, je vous avoueque je n’y avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours étéembarrassé pour parler à une femme ; je voudrais qu’on put lesretrancher de la société, car je ne vois pas à quoi elles servent,si ce n’est à faire découvrir des secrets, comme la petite duchesseou comme Marion de Lorme, que je ne puis trop recommander à VotreImminence. Elle a pensé à tout, et a jeté avec beaucoup d’adressenotre petite prophétie au milieu de ces conspirateurs. Nous n’avonspas manqué le merveilleux[30], cettefois, comme pour le siège d’Hesdin ; il ne s’agira plus que detrouver une fenêtre par laquelle vous passerez le jour del’exécution.

– Voilà encore de vos sottises,monsieur ? dit le Cardinal : vous me rendrez aussiridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop fort pour meservir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous occupez quedes gens que je vous donne : je vous ai fait votre part tout àl’heure. Quand le grand Écuyer sera pris, vous le ferez juger etexécuter à Lyon. Je neveux plus m’en mêler, cette affaire est troppetite pour moi : c’est un caillou sous mes pieds, auquel jen’aurais pas dû penser si longtemps.

Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cethomme qui, entouré d’ennemis armés, parlait de l’avenir comme d’unprésent à sa disposition, et du présent comme d’un passé qu’il necraignait plus. Il ne savait s’il devait le croire fou ou prophète,inférieur ou supérieur à l’humanité.

Sa surprise redoubla lorsque Chavignyentra précipitamment, et, heurtant ses bottes fortes contre letabouret du Cardinal, de manière à courir les risques de tomber,s’écria d’un air fort troublé :

– Monseigneur, un de vos domestiquesarrive de Perpignan, et il y a vu le camp en rumeur et vos ennemisà cheval…

– Ils mettront pied à terre, monsieur,répondit Richelieu en replaçant son tabouret ; vous meparaissez manquer de calme.

– Mais… mais… monseigneur, ne faut-il pasavertir M. de Fabert ?

– Laissez-le dormir, et allez vouscoucher vous-même, ainsi que Joseph.

– Monseigneur, une autre choseextraordinaire : le Roi vient !

– En effet, c’est extraordinaire, dit leministre en regardant l’horloge ; je ne l’attendais que dansdeux heures. Sortez tous deux.

Bientôt on entendit un bruit de bottes etd’armes qui annonçait l’arrivée du prince. On ouvrit les deuxbattants ; les gardes du Cardinal frappèrent trois fois leurspiques sur le parquet, et le Roi parut.

Il marchait en s’appuyant sur une canne dejonc d’un côté, et de l’autre sur l’épaule de son confesseur, lepère Sirmond, qui se retira et le laissa avec le Cardinal. Celui-cis’était levé avec la plus grande peine et ne put faire un pasau-devant du Roi, parce que ses jambes malades étaient enveloppées.Il fit le geste d’aider le prince à s’asseoir près du feu, en facede lui. Louis XIII tomba dans un grand fauteuil garnid’oreillers, demanda et but un verre d’élixir préparé pour lefortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait samaladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, etseul avec Richelieu, lui parla d’une voix languissante :

– Je m’en vais, mon cher Cardinal ;je sens que je m’en vais à Dieu : je m’affaiblis de jour enjour, ni l’été ni l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces.

– Je précéderai Votre Majesté, réponditle ministre ; la mort a déjà conquis mes jambes, vous levoyez ; mais tant qu’il me restera la tête pour penser et lamain pour écrire, je serai bon pour votre service.

– Et je suis sûr que votre intentionétait d’ajouter : le cœur pour m’aimer, dit le Roi.

– Votre Majesté en peut-elledouter ? répondit le Cardinal en fronçant le sourcil et semordant les lèvres par l’impatience que lui donnait ce début.

– Quelquefois j’en doute, reprit leprince ; tenez, j’ai besoin de vous parler à cœur ouvert, etde me plaindre de vous à vous-même. Il y a deux choses que j’ai surla conscience depuis trois ans : jamais je ne vous en aiparlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si quelque choseeût été capable de me faire consentir à des propositions contrairesà vos intérêts, c’eût été ce souvenir.

C’était là de cette sorte de franchise propreaux caractères faibles, qui se dédommagent ainsi, en inquiétantleur dominateur, du mal qu’ils n’osent pas lui faire complètement,et se vengent de la sujétion par une controverse puérile. Richelieureconnut à ces paroles qu’il avait couru un grand danger ;mais il vit en même temps le besoin de confesser, pour ainsi dire,toute sa rancune ; et, pour faciliter l’explosion de cesimportants aveux, il accumula les protestations qu’il croyait lesplus propres à impatienter le Roi.

– Non, non, s’écria enfin celui-ci, je necroirai rien tant que vous ne m’aurez pas expliqué ces deux chosesqui me reviennent toujours à l’esprit, et dont on me parlaitdernièrement encore, et que je ne puis justifier par aucunraisonnement : je veux dire le procès d’Urbain Grandier, dontje ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre haine pourma malheureuse mère, et même contre sa cendre.

– N’est-ce que cela, Sire ? ditRichelieu. Sont-ce là mes seules fautes ? Elles sont faciles àexpliquer. La première affaire devait être soustraite aux regardsde Votre Majesté par ses détails horribles et dégoûtants descandale. Il y eut, certes, un art qui ne peut être regardé commecoupable à nommer magie des crimes dont le nom révolte lapudeur, dont le récit eût révélé à l’innocence de dangereuxmystères ; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux despeuples ces impuretés…

– Assez, c’en est assez, Cardinal, ditLouis XIII, détournant la tête et baissant les yeux enrougissant ; je ne puis en entendre davantage ; je vousconçois, ces tableaux m’offenseraient ; j’approuve vos motifs,c’est bon. On ne m’avait pas dit cela ; on m’avait caché cesvices affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de cescrimes ?

– Je les eus toutes entre les mains,Sire ; et quant à la glorieuse Reine Marie de Médicis, je suisétonné que Votre Majesté oublie combien je lui fus attaché. Oui, jene crains pas de l’avouer, c’est à elle que je dus toute monélévation ; elle daigna la première jeter les yeux surl’évêque de Luçon, qui n’avait alors que vingt-deux ans, pourl’approcher d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle me força dela combattre dans l’intérêt de Votre Majesté ! Mais, comme cesacrifice fut fait pour vous, je n’en eus et n’en aurai jamaisaucun scrupule.

– Vous, à la bonne heure ; mais moi,dit le prince avec amertume.

– Eh ! Sire, s’écria le Cardinal, leFils de Dieu[31] lui-même vous en donnal’exemple ; c’est sur le modèle de toutes les perfections quenous réglâmes nos avis ; et si les monuments dus aux précieuxrestes de votre mère ne sont pas encore élevés, Dieu m’est témoinque ce fut dans la crainte d’affliger votre cœur et de vousrappeler sa mort, que nous en retardâmes les travaux. Mais bénisoit ce jour où il m’est permis de vous en parler ! je diraimoi-même la première messe à Saint-Denis, quand nous l’y verronsdéposée, si la Providence m’en laisse la force.

Ici le Roi prit un visage un peu plus affable,mais toujours froid, et le Cardinal, jugeant qu’il n’irait pas plusloin pour ce soir dans la persuasion, se résolut tout à coup afaire la plus puissante des diversions, et à attaquer l’ennemi enface. Continuant donc à regarder fixement le Roi, il ditfroidement :

– Est-ce donc pour cela que vous avezpermis ma mort ?

– Moi ! dit le Roi : on vous atrompé ; j’ai bien entendu parler de conjuration, et jevoulais vous en dire quelque chose ; mais je n’ai rien ordonnécontre vous.

– Ce n’est pas ce que disent lesconjurés, Sire ; cependant j’en dois croire Votre Majesté, etje suis bien aise pour elle que l’on se soit trompé. Mais quelsavis daignez-vous me donner ?

– Je… voulais vous dire franchement etentre nous que vous feriez bien de prendre garde à MONSIEUR…

– Ah ! Sire, je ne puis le croire àprésent, car voici une lettre qu’il vient de m’envoyer pour vous,et il semblerait avoir été coupable envers Votre Majesté même.

Le Roi, étonné, lut :

« MONSEIGNEUR,

« Je suis au désespoir d’avoir encoremanqué à la fidélité que je dois à Votre Majesté ; je lasupplie très-humblement d’agréer que je lui en demande un millionde pardons, avec un compliment de soumission et de repentance.

« Votre très-humble sujet,

« GASTON. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’écria Louis ; osaient-ils s’armer contre moi-mêmeaussi ?

– Aussi ! dit tout bas leCardinal, se mordant les lèvres ; puis il reprit : – Oui,Sire, aussi ; c’est ce que me ferait croire jusqu’à un certainpoint ce petit rouleau de papiers.

Et il tirait, en parlant, un parchemin rouléd’un morceau de bois de sureau creux, et le déployait sous les yeuxdu Roi. – C’est tout simplement un traité avec l’Espagne, auquel,par exemple, je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vouspouvez en voir les vingt articles bien en règle[32]Tout est prévu, la place de sûreté, le nombre des troupes, lessecours d’hommes et d’argent.

– Les traîtres ! s’écria Louisagité, il faut les faire saisir : mon frère renonce et serepent ; mais faites arrêter le duc de Bouillon…

– Oui, Sire.

– Ce sera difficile au milieu de sonarmée d’Italie.

– Je réponds de son arrestation sur matête, Sire : mais ne reste-t-il pas un autre nom ?

– Lequel ?… quoi ?…Cinq-Mars ? dit le Roi en balbutiant.

– Précisément, Sire, dit le Cardinal.

– Je le vois bien… mais je crois que l’onpourrait…

– Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieud’une voix tonnante, il faut que tout finisse aujourd’hui. Votrefavori est à cheval à la tête de son parti ; choisissez entrelui et moi. Livrez l’enfant à l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’ya pas de milieu.

– Eh ! que voulez-vous donc si jevous favorise ? dit le Roi.

– Sa tête et celle de son confident.

– Jamais… c’est impossible ! repritle Roi avec horreur et tombant dans la même irrésolution où ilétait avec Cinq-Mars contre Richelieu. Il est mon ami aussi bienque vous ; mon cœur souffre de l’idée de sa mort. Pourquoiaussi n’étiez-vous pas d’accord tous les deux ? pourquoi cettedivision ? C’est ce qui l’a amené jusque-là. Vous avez faitmon désespoir : vous et lui, vous me rendez le plus malheureuxdes hommes !

Louis cachait sa tête dans ses deux mains enparlant et peut-être versait-il des larmes ; mais l’inflexibleministre le suivait des yeux comme on regarde sa proie, et, sanspitié, sans lui accorder un moment pour respirer, profita aucontraire de ce trouble pour parler plus longtemps.

– Est-ce ainsi, disait-il avec une paroledure et froide, que vous vous rappelez les commandements que Dieumême vous a faits par la bouche de votre confesseur ? Vous medites un jour que l’Église vous ordonnait expressément de révéler àvotre premier ministre tout ce que vous entendriez contre lui, etje n’ai jamais rien su par vous de ma mort prochaine. Il a falluque des amis plus fidèles vinssent m’apprendre laconjuration ; que les coupables eux-mêmes, par un coup de laProvidence, se livrassent à moi pour me faire l’aveu de leursfautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résisteencore ; et c’est lui qui a tout conduit, c’est lui qui livrela France à l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage de mesvingt années, soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tousles ordres de l’État, ressuscite des prétentions écrasées, etrallume enfin la ligue éteinte par votre père ; car c’estelle, ne vous y trompez pas, c’est elle qui relève toutes ses têtescontre vous. Êtes-vous prêt au combat ? où donc est votremassue ?

Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachaittoujours sa tête dans ses mains. Le Cardinal, inexorable, croisales bras et poursuivit :

– Je crains qu’il ne vous vienne àl’esprit que c’est pour moi que je parle. Croyez-vous vraiment queje ne me juge pas, et qu’un tel adversaire m’importebeaucoup ? En vérité, je ne sais à quoi il tient que je vouslaisse faire, et mettre cet immense fardeau de l’État dans la mainde ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans que jeconnais votre cour je ne suis pas sans m’être assuré quelqueretraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas,achever les six mois peut-être qu’il me reste de vie. Ce serait uncurieux spectacle pour moi que celui d’un tel règne ! Querépondrez-vous, par exemple, lorsque tous ces petits potentats, serelevant dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suitede votre frère vous dire, comme ils l’osèrent à Henry IV surson trône : « Partagez-nous tous les grands gouvernementsà titres héréditaires et souveraineté, nous seronscontents ![33] » Vous le ferez, je n’en doutepas, et c’est la moindre chose que vous puissiez accorder à ceuxqui vous auront délivré de Richelieu ; et ce sera plus heureuxpeut-être, car pour gouverner l’Île de France, qu’ils vouslaisseront sans doute comme domaine originaire, votre nouveauministre n’aura pas besoin de tant de papiers. »

En parlant, il poussa avec colère la vastetable qui remplissait presque la chambre, et que surchargeaient despapiers et des portefeuilles sans nombre.

Louis fut tiré de son apathique méditation parl’excès d’audace de ce discours ; il leva la tête et sembla uninstant avoir pris une résolution par crainte d’en prendre uneautre.

– Eh bien, monsieur, je répondrai que jeveux régner par moi seul.

– À la bonne heure, dit Richelieu, maisje dois vous prévenir que les affaires du moment sont difficiles.Voici l’heure où l’on m’apporte mon travail ordinaire.

– Je m’en charge, reprit Louis ;j’ouvrirai les porte-feuilles, je donnerai mes ordres.

– Essayez donc, dit Richelieu ; jeme retire, si quelque chose vous arrête, vous m’appellerez.

Il sonna : à l’instant même et commes’ils eussent attendu le signal, quatre vigoureux valets de piedentrèrent et emportèrent son fauteuil et sa personne dans un autreappartement ; car, nous l’avons dit, il ne pouvait plusmarcher. En passant dans la chambre où travaillaient lessecrétaires, il dit à haute voix :

– Qu’on prenne les ordres de SaMajesté.

Le Roi resta seul. Fort de sa nouvellerésolution, et fier d’avoir une fois résisté, il voulutsur-le-champ se mettre à l’ouvrage politique. Il fit le tour del’immense table, et vit autant de portefeuilles que l’on comptaitalors d’Empires, de Royaumes et de cercles dans l’Europe ; ilen ouvrit un et le trouva divisé en cases, dont le nombre égalaitcelui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné.Tout était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parceque chaque note ne renfermait que la quintessence de chaqueaffaire, si l’on peut parler ainsi, et ne touchait que le pointjuste des relations du moment avec la France. Ce laconisme était àpeu près aussi énigmatique pour Louis que les lettres en chiffresqui couvraient la table. Là, tout était confusion : sur desédits de bannissement et d’expropriation des Huguenots de laRochelle se trouvaient jetés les traités avec Gustave-Adolphe etles Huguenots du Nord contre l’Empire ; des notes sur legénéral Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert,étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dansla cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijouxqu’ils renfermaient et la double interprétation qu’on eût pu donnerà chaque phrase de ses billets. Sur la marge de l’un d’eux étaientces mots : Sur quatre lignesde l’écriture d’un homme,on peut lui faire unprocès criminel. Plus loin étaient entassées lesdénonciations contre les Huguenots, les plans de république qu’ilsavaient arrêtés ; la division de la France en Cercles, sous ladictature annuelle d’un chef ; le sceau de cet État projeté yétait joint représentant un ange appuyé sur une croix, et tenant ala main la Bible, qu’il élevait sur son front. À côté était uneliste des cardinaux que le Pape avait nommés autrefois le même jourque révoque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se trouvait le marquisde Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.

Louis XIII épuisait en vain ses forcessur des détails d’une autre époque, cherchant inutilement lespapiers relatifs à la conjuration, et propres à lui montrer sonvéritable nœud et ce que l’on avait tenté contre lui-même,lorsqu’un petit homme d’une figure olivâtre, d’une taille courbée,d’une démarche contrainte et dévote, entra dans le cabinet :c’était un secrétaire d’État, nommé Desnoyers ; il s’avança ensaluant :

– Puis-je parler à Sa Majesté desaffaires du Portugal ? dit-il.

– D’Espagne, par conséquent, ditLouis ; le Portugal est une province d’Espagne.

– De Portugal, insista Desnoyers. Voicile manifeste que nous recevons à l’instant. Et il lut :

« Don Juan, par la grâce de Dieu, roi dePortugal, des Algarves, royaumes deçà l’Afrique, seigneur de laGuinée, conqueste, navigation et commerce de l’Esthiopie, Arabie,Perse et des Indes… »

– Qu’est-ce que tout cela ? dit leRoi ; qui parle donc ainsi ?

– Le duc de Bragance, roi de Portugal,couronné il y a déjà une… il y a quelque temps, Sire, par un hommeappelé Pinto. À peine remonté sur le trône, il tend la main à laCatalogne révoltée.

– La Catalogne se révolte aussi ! Leroi Philippe IV n’a donc plus pour premier ministre leComte-duc ?

– Au contraire, Sire, c’est parce qu’ill’a encore. Voici la déclaration des États-Généraux catalans à SaMajesté Catholique, contenant que tout le pays prend les armescontre ses troupes sacrilèges et excommuniées. Leroi de Portugal…

– Dites le duc de Bragance, repritLouis ; je ne reconnais pas un révolté.

– Le duc de Bragance donc, Sire, ditfroidement le conseiller d’État, envoie à la PRINCIPAUTÉ deCatalogne son neveu, D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer de laprotection de ce pays (et de sa souveraineté peut-être, qu’ilvoudrait ajouter à celle qu’il vient de reconquérir). Or, lestroupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.

– Eh bien, qu’importe ? dit Louis. –Les Catalans ont le cœur plus français que portugais, Sire, et ilest encore temps d’enlever cette tutelle au roi de… au duc dePortugal.

– Moi, soutenir des rebelles ! vousosez !

– C’était le projet de Son Éminence,poursuivit le secrétaire l’État ; l’Espagne et la France sonten pleine guerre d’ailleurs, et M. d’Olivarès n’a pas hésité àtendre la main de Sa Majesté Catholique à nos Huguenots.

– C’est bon ; j’y penserai, dit leRoi ; laissez-moi.

– Sire, les États-Généraux de Catalognesont pressés, les troupes d’Aragon marchent contre eux…

– Nous verrons… Je me déciderai dans unquart d’heure, répondit Louis XIII.

Le petit secrétaire d’État sortit avec un airmécontent et découragé. À sa place, Chavigny se présenta, tenant unportefeuille aux armes britanniques.

– Sire, dit-il, je demande à VotreMajesté des ordres pour les affaires d’Angleterre. Lesparlementaires, sous le commandement du comte d’Essex, viennent defaire lever le siège de Glocester ; le prince Rupert a livré àNewbury une bataille désastreuse et peu profitable à Sa MajestéBritannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui les grandesvilles, les ports et toute la population presbytérienne. Le roiCharles Ier demande des secours, que la Reine netrouve plus en Hollande.

– Il faut envoyer des troupes à mon frèred’Angleterre, dit Louis.

Mais il voulut voir les papiers précédents,et, en parcourant les notes du Cardinal, il trouva que, sur unepremière demande du Roi d’Angleterre, il avait écrit de samain :

« Faut réfléchir longtemps etattendre : – les Communes sont fortes ; – le Roi Charlescompte sur les Écossais ; ils le vendront.

« Faut prendre garde. Il y a là un hommede guerre qui est venu voir Vincennes, et a dit qu’on nedevrait jamais frapper lesprinces qu’à la tête.REMARQUABLE, » ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé cemot, y substituant : « REDOUTABLE. »

Et plus bas :

« Cet homme domine Fairfax ; – ilfait l’inspiré ; ce sera un grand homme. – Secoursrefusé ; – argent perdu. »

Le Roi dit alors : – Non, non, neprécipitez rien, j’attendrai.

– Mais, Sire, dit Chavigny, lesévénements sont rapides ; si le courrier retarde d’une heure,la perte du roi d’Angleterre peut s’avancer d’un an.

– En sont-ils là ? demandaLouis.

– Dans le camp des Indépendants, onprêche la République la Bible à la main ; dans celui desRoyalistes, on se dispute le pas, et l’on rit.

– Mais un moment de bonheur peut toutsauver !

– Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire,reprit Chavigny respectueusement, mais sur un ton qui laissaitbeaucoup à penser.

– Laissez-moi, dit le Roi d’un tond’humeur. Le secrétaire d’État sortit lentement.

Ce fut alors que Louis XIII se vit toutentier, et s’effraya du néant qu’il trouvait en lui-même. Ilpromena d’abord sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait,passant de l’un à l’autre, trouvant partout des dangers et ne lestrouvant jamais plus grands que dans les ressources mêmes qu’ilinventait. Il se leva et, changeant de place, se courba ou plutôtse jeta sur une carte géographique de l’Europe ; il y trouvatoutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de sonroyaume ; les révolutions lui apparaissaient comme desEuménides ; sous chaque contrée, il crut voir fumer unvolcan ; il lui semblait entendre les cris de détresse desrois qui l’appelaient, et les cris de fureur des peuples ; ilcrut sentir la terre de France craquer et se fendre sous sespieds ; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête maladefut saisie d’un vertige qui refoula le sang vers son cœur.

– Richelieu ! cria-t-il d’une voixétouffée en agitant une sonnette : qu’on appelle leCardinal !

Et il tomba évanoui dans un fauteuil.

Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé parles odeurs fortes et les sels qu’on lui avait mis sur les lèvres etles tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôtqu’il eut entr’ouvert ses paupières, et se retrouva seul avec leCardinal. L’impassible ministre avait fait poser sa chaise longuecontre le fauteuil du Roi, comme le siège d’un médecin près du litde son malade, et fixait ses yeux étincelants et scrutateurs sur levisage pâle de Louis. Sitôt qu’il put l’entendre, il reprit d’unevoix sombre son terrible dialogue :

– Vous m’avez rappelé, dit-il, que mevoulez-vous ?

Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvritles yeux et le regarda, puis se hâta de les refermer. Cette têtedécharnée, armée de deux yeux flamboyants et terminée par une barbeaiguë et blanchâtre ; cette calotte et ces vêtements de lacouleur du sang et des flammes, tout lui représentait un espritinfernal.

– Régnez, dit-il d’une voix faible.

– Mais me livrez-vous Cinq-Mars et deThou ? poursuivit l’implacable ministre en s’approchant pourlire dans les yeux éteints du prince, comme un avide héritierpoursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs de la volontéd’un mourant.

– Régnez, répéta le Roi en détournant latête.

– Signez donc, reprit Richelieu, cepapier porte : “Ceci est ma volonté, de les prendre morts ouvifs.”

Louis, toujours la tête renversée sur ledossier du fauteuil, laissa tomber sa main sur le papier fatal, etsigna.

– Laissez-moi, par pitié ! jemeurs ! dit-il.

– Ce n’est pas tout encore, continuacelui qu’on appelle le grand politique ; je ne suis pas sûr devous ; il me faut dorénavant des garanties et des gages.Signez encore ceci et je vous quitte.

« Quand le Roi ira voir le Cardinal, lesgardes de celui-ci ne quitteront pas les armes ; et quand leCardinal ira chez le Roi, ses gardes partageront le poste avec ceuxde Sa Majesté[34]. »

De plus :

« Sa Majesté s’engage à remettre les deuxPrinces ses fils en otage entre les mains du Cardinal, commegarantie de la bonne foi de son attachement[35]. »

– Mes enfants ! s’écria Louisrelevant sa tête, vous osez…

– Aimez-vous mieux que je meretire ? dit Richelieu.

Le Roi signa.

– Est-ce donc fini ? dit-il avec unprofond gémissement.

Ce n’était pas fini : une autre douleurlui était réservée. La porte s’ouvrit brusquement, et l’on vitentrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, le Cardinal qui trembla.

– Que voulez-vous, monsieur ? dit-ilen saisissant la sonnette pour appeler.

Le grand Écuyer était d’une pâleur égale àcelle du Roi ; et sans daigner répondre à Richelieu, ils’avança d’un air calme vers Louis XIII. Celui-ci le regardacomme regarde un homme qui vient de recevoir sa sentence demort.

– Vous devez trouver, Sire, quelquedifficulté à me faire arrêter, car j’ai vingt mille hommes à moi,dit Henry d’Effiat avec la voix la plus douce.

– Hélas ! Cinq-Mars, dit Louisdouloureusement, est-ce toi qui as fait de telles choses ?

– Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vousapporte mon épée, car vous venez sans doute de me livrer, dit-il enla détachant et la posant aux pieds du Roi, qui baissa les yeuxsans répondre.

Cinq-Mars sourit avec tristesse et sansamertume, parce qu’il n’appartenait déjà plus à la terre. Ensuite,regardant Richelieu avec mépris :

– Je me rends parce que je veux mourir,dit-il ; mais je ne suis pas vaincu.

Le Cardinal serra les poings par fureur ;mais il se contraignit.

– Et quels sont vos complices ?dit-il.

Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement, etentr’ouvrit les lèvres pour parler… Le Roi baissa la tête, etsouffrit en cet instant un supplice inconnu à tous les hommes.

– Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars,ayant pitié du prince.

Et il sortit de l’appartement.

Il s’arrêta dès la première galerie, où tousles gentilshommes et Fabert se levèrent en le voyant. Il marchadroit à celui-ci et lui dit :

– Monsieur, donnez ordre à cesgentilshommes de m’arrêter.

Tous se regardèrent sans oser l’approcher.

– Oui, monsieur, je suis votreprisonnier… oui, messieurs, je suis sans épée, et, je vous lerépète, prisonnier du Roi.

– Je ne sais ce que je vois, dit legénéral ; vous êtes deux qui venez vous rendre, et je n’ail’ordre d’arrêter personne.

– Deux ? dit Cinq-Mars, ce nepeut-être que M. de Thou ; hélas ! à cedévouement je le devine.

Eh ! ne t’avais-je pas aussideviné ? s’écria celui-ci en se montrant et se jetant dans sesbras.

Chapitre 25LES PRISONNIERS

J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.

PICHALD, Léonidas.

Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

ANDRÉ CHÉNIER.

Parmi ces vieux châteaux dont la France sedépouille à regret chaque année, comme des fleurons de sa couronne,il y en avait un d’un aspect sombre et sauvage sur la rive gauchede la Saône. Il semblait une sentinelle formidable placée à l’unedes portes de Lyon, et tenait son nom de l’énorme rocher dePierre-Encise, qui s’élève à pic comme une sorte de pyramidenaturelle, et dont la cime, recourbée sur la route et penchéejusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, à d’autresroches que l’on voit sur la rive opposée, formant comme l’archenaturelle d’un pont ; mais le temps, les eaux et la main deshommes n’ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servaitde piédestal à la forteresse, détruite aujourd’hui. Les archevêquesde Lyon l’avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de laville, et y faisaient leur résidence ; depuis, elle devintplace de guerre, et, sous Louis XIII, une prison d’État. Uneseule tour colossale, où le jour ne pouvait pénétrer que par troislongues meurtrières, dominait l’édifice ; et quelquesbâtiments irréguliers l’entouraient de leurs épaisses murailles,dont les lignes et les angles suivaient les formes de la rocheimmense et perpendiculaire.

Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avarede sa proie, voulut bientôt incarcérer et conduire lui-même sesjeunes ennemis. Laissant Louis le précéder à Paris, il les enlevade Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son derniertriomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à sonembouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que leshommes ont osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux desdeux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteursur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et deses couleurs, couché dans la première, et remorquant ses deuxvictimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne.

Souvent le soir, lorsque la chaleur étaitpassée, les deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, etl’on voyait dans l’une Richelieu, pâle et décharné, assis sur lapoupe ; dans celle qui suivait, les deux jeunes prisonniers,debout, le front calme, appuyés l’un sur l’autre, et regardants’écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les soldats de César,qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir l’inflexiblebatelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor etPollux : des chrétiens n’eurent pas même l’audace de réfléchiret d’y voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau :c’était le premier ministre qui passait.

En effet, il passa, les laissant en garde àcette ville même où les conjurés avaient proposé de le faire périr.Il aimait à se jouer ainsi, en face, de la destinée, et à planterun trophée où elle avait voulu mettre sa tombe.

« Il se faisait tirer, dit un journalmanuscrit de cette année, contre-mont la rivière du Rhône, dans unbateau où l’on avait bâti une chambre de bois, tapissée de veloursrouge cramoisi à feuillages, le fond étant d’or. Dans le mêmebateau, il y avait une antichambre de même façon ; à la proueet à l’arrière du bateau, il y avait quantité de soldats de sesgardes portant la casaque écarlate, en broderie d’or, d’argent etde soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son Éminenceétait dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur leCardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartresy étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes en d’autresbateaux. Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte despassages ; et après montait un autre bateau chargéd’arquebusiers et d’officiers pour les commander. Lorsqu’onabordait en quelque île, on mettait des soldats en icelle, pourvoir s’il y avait des gens suspects ; et n’y en rencontrantpoint, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux bateauxqui suivaient eussent passé ; ils étaient remplis de noblesseet de soldats bien armés.

« En après venait le bateau de SonÉminence, à la queue duquel était attaché un petit bateau danslequel étaient MM. de Thou et de Cinq-Mars ; gardéspar un exempt des gardes du roi et douze gardes de Son Éminence.Après les bateaux venaient trois barques où étaient les bardes etla vaisselle d’argent de Son Éminence, avec plusieurs gentilshommeset soldats.

« Sur le bord du Rhône, en Dauphiné,marchaient deux compagnies de chevau-légers, et autant sur le borddu côté du Languedoc et Vivarais ; il y avait un très-beaurégiment de gens de pied qui entrait dans les villes où SonÉminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir d’ouïr lestrompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de celles duVivarais, et les redits des échos de nos rochers ; on eût ditque tout jouait à mieux faire. »

*

**

Au milieu d’une nuit du mois de septembre1642, tandis que tout semblait sommeiller dans l’inexpugnable tourdes prisonniers, la porte de leur première chambre tourna sansbruit sur ses gonds, et sur le seuil parut un homme vêtu d’une robebrune ceinte d’une corde, ses pieds chaussés de sandales, et unpaquet de grosses clefs à la main : c’était Joseph. Il regardaavec précaution sans avancer, et contempla en silence l’appartementdu grand Écuyer. D’épais tapis, de larges et splendides tenturesvoilaient les murs de la prison ; un lit de damas rouge étaitpréparé, mais le captif n’y était pas ; assis près d’une hautecheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d’une longue robe grise dela forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés surune petite croix d’or, à la lueur tremblante d’une lampe, il étaitabsorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut leloisir d’approcher jusqu’à lui et de se placer debout face à facedu prisonnier avant qu’il s’en aperçût. Enfin il leva la tête ets’écria :

– Que viens-tu faire ici,misérable ?

– Jeune homme, vous êtes emporté,répondit d’une voix très-basse le mystérieux visiteur ; deuxmois de prison auraient pu vous calmer. Je viens pour vous dired’importantes choses : écoutez-moi ; j’ai beaucoup penséà vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les momentssont précieux : je vous dirai tout en peu de mots. Dans deuxheures on va venir vous interroger, vous juger et vous mettre àmort avec votre ami : cela ne peut manquer, parce qu’il fautque tout se termine le même jouir.

– Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’ycompte.

– Eh bien ! je puis encore voustirer d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi, comme je vous l’aidit, et je viens vous proposer des choses qui vous serontagréables. Le Cardinal n’a pas six mois à vivre ; ne faisonspas les mystérieux, entre nous il faut être francs : vousvoyez où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là dupoint où je le conduirai pour vous si vous voulez ; nouspouvons lui retrancher ces six mois qui lui restent. Le Roi vousaime et vous rappellera près de lui avec transport quand il voussaura vivant ; vous êtes jeune, vous serez longtemps heureuxet puissant ; vous me protégerez, vous me ferez cardinal.

L’étonnement rendit muet le jeune prisonnier,qui ne pouvait comprendre un tel langage et semblait avoir de lapeine à y descendre de la hauteur de ses méditations. Tout ce qu’ilput dire fut :

– Votre bienfaiteur !Richelieu !

Le capucin sourit, et poursuivit tout bas ense rapprochant de lui :

– Il n’y a point de bienfaits enpolitique, il y a des intérêts, voilà tout. Un homme employé par unministre ne doit pas être plus reconnaissant qu’un cheval monté parun écuyer ne l’est d’être préféré aux autres. Mon allure lui aconvenu, j’en suis bien aise. À présent, il me convient de le jeterà terre.

» Oui, cet homme n’aime quelui-même ; il m’a trompé, je le vois bien, en reculanttoujours mon élévation ; mais encore une fois, j’ai des moyenssûrs de vous faire évader sans bruit ; je peux tout ici. Jeferai mettre, à la place des hommes sur lesquels il compte,d’autres hommes qu’il destinait à la mort, et qui sont ici près,dans la tour du Nord, la tour des oubliettes, qui s’avance là-basau-dessus de l’eau. Ses créatures iront remplacer ces gens-là.J’envoie un médecin, un empirique qui m’appartient, au glorieuxCardinal, que les plus savants de Paris ont abandonné ; sivous vous entendez avec moi, il lui portera un remède universel etéternel.

– Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi,religieux infernal ! aucun homme n’est semblable à toi ;tu n’es pas un homme ! tu marches d’un pas furtif etsilencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles pourprésider à des crimes secrets ; tu te places entre les cœursdes amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu ? turessembles à l’âme tourmentée d’un damné.

– Romanesque enfant ! ditJoseph ; vous auriez eu de grandes qualités sans vos idéesfausses. Il n’y a peut-être ni damnation ni âme. Si celles desmorts revenaient se plaindre, j’en aurais mille autour de moi, etje n’en ai jamais vu, même en songe.

– Monstre ! dit Cinq-Mars àdemi-voix.

– Voilà encore des mots, repritJoseph ; il n’y a point de monstre ni d’homme vertueux. Vouset M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous nommezvertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommespeut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis queRichelieu et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, endétail, et la nuit, pour fonder un grand pouvoir. Quand on veutrester pur, il ne faut point se mêler d’agir sur les hommes, ouplutôt ce qu’il y a de plus raisonnable est de voir ce qui est, etde se dire comme moi : Il est possible que l’âme n’existepas : nous sommes les fils du hasard ; mais, relativementaux autres hommes, nous avons des passions qu’il fautsatisfaire.

– Je respire ! s’écria Cinq-Mars, ilne croit pas en Dieu !

Joseph poursuivit :

– Or, Richelieu, vous et moi, sommes nésambitieux ; il fallait donc tout sacrifier à cetteidée !

– Malheureux ! ne me confondez pasavec vous !

– C’est la vérité pure cependant, repritle capucin ; et seulement vous voyez à présent que notresystème valait mieux que le vôtre.

– Misérable ! c’était par amour…

– Non ! non ! non !non !… Ce n’est point cela. Voici encore des mots ; vousl’avez cru peut-être vous-même, mais c’était pour vous ; jevous ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu’àvous-mêmes tous les deux ; vous ne vous aimiez ni l’un nil’autre : elle ne songeait qu’à son rang, et vous à votreambition. C’est pour s’entendre dire qu’on est parfait et se voiradorer qu’on veut être aimé, c’est encore et toujours là le saintégoïsme qui est mon Dieu.

– Cruel serpent ! dit Cinq-Mars,n’était-ce pas assez de nous faire mourir ? pourquoi viens-tujeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes ! quel démon t’aenseigné ton horrible analyse des cœurs !

– La haine de tout ce qui m’estsupérieur, dit Joseph avec un rire bas et faux, et le désir defouler aux pieds tous ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux etingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il y a un ver quirampe au cœur de tous ces beaux fruits.

– Grand Dieu ! l’entends-tu !s’écria Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras vers le ciel.

La solitude de sa prison, les pieusesconversations de son ami, et surtout la présence de la mort, quivient comme la lumière d’un astre inconnu donner d’autres couleursà tous les objets accoutumés de nos regards ; les méditationsde l’éternité, et (le dirons-nous ?) de grands efforts pourchanger ses regrets déchirants en espérances immortelles et pourdiriger vers Dieu toute cette force d’aimer qui l’avait égaré surla terre ; tout avait fait en lui-même une étrangerévolution ; et, semblable à ces épis que mûrit subitement unseul coup de soleil, son âme avait acquis de plus vives lumières,exaltée par l’influence mystérieuse de la mort.

– Grand Dieu ! répéta-t-il, sicelui-ci et son maître sont des hommes, suis-je un hommeaussi ? Contemple, contemple deux ambitions réunies, l’uneégoïste et sanglante, l’autre dévouée et sans tache ; la leursoufflée par la haine, la nôtre inspirée par l’amour. Regarde,Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes biencriminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle onne donne qu’un nom sur la terre, quel que soit le but où elleconduise.

Joseph l’interrompit durement en frappant dupied.

– Quand vous aurez fini votre prière,dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez m’aider, et je voussauverai à l’instant.

– Jamais, scélérat impur, jamais, ditHenry d’Effiat, je ne m’associerai à toi et à un assassinat !Je l’ai refusé quand j’étais puissant, et sur toi-même.

– Vous avez eu tort : vous seriezmaître à présent.

– Eh ! quel bonheur aurais-je de monpouvoir, partagé qu’il serait avec une femme qui ne me comprit pas,m’aima faiblement et me préféra une couronne ? Après sonabandon, je n’ai pas voulu devoir ce qu’on nomme l’Autorité à lavictoire ; juge si je la recevrai du crime !

– Inconcevable folie ! dit lecapucin en riant.

– Tout avec elle, rien sans elle :c’était là toute mon âme.

– C’est par entêtement et par vanité quevous persistez ; c’est impossible ! reprit Joseph :ce n’est pas dans la nature.

– Toi qui veux nier le dévouement, repritCinq-Mars, comprends-tu du moins celui de mon ami ?

– Il n’existe pas davantage ; il avoulu vous suivre parce que…

Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha uninstant.

– Parce que… parce que… il vous a formé,vous êtes son œuvre… Il tient à vous par amour-propre d’auteur… Ilétait habitué à vous sermonner, et il sent qu’il ne trouverait plusd’élève si docile à l’écouter et à l’applaudir… La coutumeconstante lui a persuadé que sa vie tenait à la vôtre… c’estquelque chose comme cela… il vous accompagne par routine…D’ailleurs, ce n’est pas fini… nous verrons la suite etl’interrogatoire ; il niera sûrement qu’il ait su laconjuration.

– Il ne le niera pas ! s’écriaimpétueusement Cinq-Mars.

– Il la savait donc ? vous l’avouez,dit Joseph triomphant ; vous n’en aviez pas encore dit silong.

– Ô ciel ! qu’ai-je fait ?soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.

– Calmez-vous : il est sauvé malgrécet aveu, si vous acceptez mon offre.

D’Effiat fut quelque temps sans répondre… lecapucin poursuivit :

– Sauvez votre ami… la faveur du Roi vousattend, et peut-être l’amour égaré un moment…

– Homme, ou qui que tu sois, si tu asquelque chose en toi de semblable à un cœur, répondit leprisonnier, sauve-le ; c’est le plus pur des êtres créés. Maisfais-le emporter loin d’ici pendant son sommeil, car, s’ils’éveille, tu ne le pourras pas.

– À quoi cela me serait-il bon ? diten riant le capucin ; c’est vous et votre faveur qu’il mefaut.

L’impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissantle bras de Joseph, qu’il regardait d’un air terrible :

– Je l’abaissais en te priant pourlui : viens, scélérat ! dit-il en soulevant unetapisserie qui séparait l’appartement de son ami du sien ;viens et doute du dévouement et de l’immortalité des âmes… Comparel’inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassessede ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veillesanglante au sommeil du juste !

Une lampe solitaire éclairait de Thou. Cejeune homme était à genoux encore devant un prie-Dieu surmonté d’unvaste crucifix d’ébène ; il semblait s’être endormi enpriant ; sa tête, penchée en arrière, était élevée encore versla croix ; ses lèvres souriaient d’un sourire calme et divin,et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin dusiège.

– Jésus ! comme il dort ! ditle capucin stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux propos le nomcéleste qu’il prononçait habituellement chaque jour.

Puis tout à coup il se retira brusquement, enportant la main à ses yeux, comme ébloui par une vision duciel.

– Brou… brr… brr… dit-il en secouant latête et se passant la main sur le visage… Tout cela est unenfantillage : cela me gagnerait si j’y pensais… Ces idées-làpeuvent être bonnes, comme l’opium, pour calmer…

– Mais il ne s’agit pas de cela :dites oui ou non.

– Non, dit Cinq-Mars, le jetant à laporte par l’épaule, je ne veux point de la vie et ne me repens pasd’avoir perdu une seconde fois de Thou, car il n’en aurait pasvoulu au prix d’un assassinat ; et quand il s’est livré àNarbonne, ce n’était pas pour reculer à Lyon.

– Réveillez-le donc, car voici les juges,dit d’une voix aigre et riante le capucin furieux.

En ce moment entrèrent, à la lueur desflambeaux et précédés par un détachement de garde écossaise,quatorze juges vêtus de leurs longues robes, et dont on distinguaitmal les traits. Ils se rangèrent et s’assirent en silence à droiteet à gauche de la vaste chambre ; c’étaient les commissairesdélégués par le Cardinal-Duc pour cette sombre et solennelleaffaire. – Tous hommes sûrs et de confiance pour leCardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis etinscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyonlui-même, pour éviter, dit-il dans lesinstructions ou ordres qu’il envoie au Roi Louis XIII parChavigny, « pour éviter toutesles accroches qui arriveronts’il n’y est point.M. de Marillac, ajoutait-il, futà Nantes au procès deChalais. M. de Château-Neuf, à Toulouse, à lamort de M. de Montmorency ; etM. de Rellièvre, à Paris, au procès deM. de Biron. L’autorité et l’intelligence qu’ont cesmessieurs des formes de justice est tout à faitnécessaire. »

Le chancelier Séguier vint donc à lahâte ; mais en ce moment on annonça qu’il avait ordre de nepoint paraître, de peur d’être influencé par le souvenir de sonancienne amitié pour le prisonnier, qu’il ne vit que seul à seul.Les commissaires et lui avaient d’abord, et rapidement, reçu leslâches dépositions du duc d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais,puis à Vivey[36], à deuxlieues de Lyon, où ce triste prince avait eu ordre de se rendre,tout suppliant et tremblant au milieu de ses gens, qu’on luilaissait par pitié, bien surveillé par les Gardes françaises etsuisses. Le Cardinal avait fait dicter à Gaston son rôle et sesréponses mot pour mot ; et, moyennant cette docilité, onl’avait exempté en forme des confrontations trop pénibles avecMM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et lescommissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts deleur travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids surles deux jeunes coupables que l’on ne voulait pas sauver. –L’histoire ne nous a conservé que les noms des conseillers d’Étatqui accompagnèrent Pierre Séguier, mais non ceux des autrescommissaires, dont il est seulement dit qu’ils étaient six duParlement de Grenoble et deux présidents. Le rapporteur conseillerd’État Laubardemont, qui les avait dirigés en tout, était à leurtête. Joseph leur parla souvent à l’oreille avec une politesserévérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec uneironie féroce.

Il fut convenu que le fauteuil servirait desellette, et l’on se tut pour écouter la réponse du prisonnier.

Il parla d’une voix douce et calme.

– Dites à M. le chancelier quej’aurais le droit d’en appeler au parlement de Paris et de récusermes juges, parce qu’il y a parmi eux deux de mes ennemis, et à leurtête un de mes amis, M. Séguier lui-même, que j’ai conservédans sa charge ; mais je vous épargnerai bien des peines,Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la conjuration,par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir. Je n’aidonc rien à ajouter pour moi ; mais, si vous voulez êtrejustes, vous laisserez la vie à celui que le roi même a nommé leplus honnête homme de France, et qui ne meurt que pour moi.

– Qu’on l’introduise, ditLaubardemont.

Deux gardes entrèrent chezM. de Thou, et ramenèrent.

Il entra et salua gravement avec un sourireangélique sur les lèvres, et embrassant Cinq-Mars :

– Voici donc enfin le jour de notregloire ! dit-il ; nous allons gagner le ciel et lebonheur éternel.

– Nous apprenons, monsieur, ditLaubardemont, nous apprenons par la bouche même deM. de Cinq-Mars que vous avez su la conjuration.

De Thou répondit à l’instant et sans aucuntrouble, toujours avec un demi-sourire et les yeux baissés : –Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et jesais que le témoignage d’un accusé ne peut condamner l’autre. Jepourrais répéter aussi ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’auraitpas cru si j’avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyezdonc que ma vie et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsquej’ai bien envisagé l’une et l’autre, j’ai connu clairement que, dequelque vie que je puisse jamais jouir, elle ne pourrait être quemalheureuse après la perte de M. de Cinq-Mars ;j’avoue donc et confesse que j’ai su sa conspiration ; j’aifait mon possible pour l’en détourner.

– Il m’a cru son ami unique et fidèle, etje ne l’ai pas voulu trahir, c’est pourquoi je me condamne par leslois qu’a rapportées mon père lui-même, qui me pardonne,j’espère.

À ces mots, les deux amis se jetèrent dans lesbras l’un de l’autre.

Cinq-Mars s’écriait :

– Ami ! ami ! que je regretteta mort que j’ai causée ! Je t’ai trahi deux fois, mais tusauras comment.

Mais de Thou, l’embrassant et le consolant,répondait en levant les yeux en haut :

– Ah ! que nous sommes heureux definir de la sorte ! Humainement parlant, je pourrais meplaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je vousaime ! Qu’avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyreet le bonheur de mourir ensemble ?

Les juges n’étaient pas préparés à cettedouceur, et se regardaient avec surprise.

– Ah ! si l’on me donnait seulementune pertuisane, dit une voix enrouée (c’était le vieux Grandchamp,qui s’était glissé dans la chambre, et dont les yeux étaient rougesde fureur), je déferais bien monseigneur de tous ces hommesnoirs ! disait-il.

Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès delui en silence ; il se tut, et, pour se consoler, se mit à unefenêtre du côté de la rivière où le soleil ne se montrait pasencore, et il sembla ne plus faire attention à ce qui se passaitdans la chambre.

Cependant Laubardemont, craignant que lesjuges ne vinssent à s’attendrir, dit à haute voix :

– Actuellement, d’après l’ordre demonseigneur le Cardinal, on va mettre ces deux messieurs à la gêne,c’est-à-dire à la question ordinaire et extraordinaire.

Cinq-Mars rentra dans son caractère parindignation, et, croisant les bras, fit, vers Laubardemont etJoseph, deux pas qui les épouvantèrent. Le premier portainvolontairement la main à son front.

– Sommes-nous ici à Loudun ? s’écriale prisonnier, Mais de Thou, s’approchant, lui prit la main et laserra.

Il se tut, et reprit d’un ton calme enregardant les juges :

– Messieurs, cela me semble bienrude ; un homme de mon âge et de ma condition ne devrait pasêtre sujet à toutes ces formalités. J’ai tout dit et je dirai toutencore. Je prends la mort à gré et de grand cœur : la questionn’est donc point nécessaire. Ce n’est point à des âmes comme lesnôtres que l’on peut arracher des secrets par les souffrances ducorps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté et àl’heure marquée par nous-mêmes ; nous avons dit seulement cequ’il vous fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien deplus ; nous avons ce que nous voulons.

– Que faites-vous, ami ? interrompitde Thou ?… Il se trompe, messieurs ; nous ne refusons pasle martyre que Dieu nous offre, nous le demandons.

– Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vousbesoin de ces tortures infâmes pour conquérir le ciel ? vous,martyr déjà, martyr volontaire de l’amitié ! Messieurs, moiseul je puis avoir d’importants secrets : c’est le chef d’uneconjuration qui la connaît ; mettez-moi seul à la question, sinous devons être ici traités comme les plus vils malfaiteurs.

– Par charité, messieurs, reprenait deThou, ne me privez pas des mêmes douleurs que lui ; je ne l’aipas suivi si loin pour l’abandonner à cette heure précieuse, et nepas faire tous mes efforts pour l’accompagner jusque dans leciel.

Pendant ce débat, il s’en était engagé unautre entre Laubardemont et Joseph ; celui-ci, craignant quela douleur n’arrachât le récit de son entretien, n’était pas d’avisde donner la question ; l’autre, ne trouvant pas son triomphecomplété par la mort, l’exigeait impérieusement. Les jugesentouraient et écoutaient ces deux ministres secrets du grandministre ; cependant, plusieurs choses leur ayant faitsoupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celuidu juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l’humanitéquand il finit par ces paroles prononcées à voix basse :

– Je connais leurs secrets ; nousn’avons pas besoin de les savoir, parce qu’ils sont inutiles etqu’ils vont trop haut. M. le Grand n’a à dénoncer que le Roi,et l’autre la Reine ; c’est ce qu’il vaut mieux ignorer.D’ailleurs, ils ne parleraient pas ; je les connais, ils setairaient, l’un par orgueil, l’autre par piété. Laissons-les :la torture les blessera ; ils seront défigurés et ne pourrontplus marcher ; cela gâtera toute la cérémonie ; il fautles conserver pour paraître.

Cette dernière considération prévalut :les juges se retirèrent pour aller délibérer avec le chancelier. Ensortant, Joseph dit à Laubardemont :

– Je vous ai laissé assez de plaisirici : maintenant vous allez avoir encore celui de délibérer,et vous irez interroger trois prévenus dans la tour du Nord.

C’étaient les trois juges d’UrbainGrandier.

Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier,poussant devant lui le maître des requêtes ébahi.

À peine le sombre tribunal eut-il défilé, queGrandchamp, délivré de ses deux estafiers, se précipita vers sonmaître, et, lui saisissant la main, lui dit :

– Au nom du ciel, venez sur la terrasse,monseigneur, je vous montrerai quelque chose ; au nom de votremère, venez…

Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé Quilletpresque dans le même instant.

– Mes enfants ! mes pauvresenfants ! criait le vieillard en pleurant ; hélas !pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer qu’aujourd’hui ? CherHenry, votre mère, votre frère, votre sœur, sont ici cachés…

– Taisez-vous, monsieur l’abbé, disaitGrandchamp ; venez sur la terrasse, monseigneur.

Mais le vieux prêtre retenait son élève enl’embrassant.

– Nous espérons, nous espérons beaucoupla grâce.

– Je la refuserais, dit Cinq-Mars.

– Nous n’espérons que les grâces de Dieu,reprit de Thou.

– Taisez-vous, interrompit encoreGrandchamp, les juges viennent.

En effet, la porte s’ouvrit encore à lasinistre procession, où Joseph et Laubardemont manquaient.

– Messieurs, s’écria le bon abbés’adressant aux commissaires, je suis heureux de vous dire que jeviens de Paris, que personne ne doute de la grâce de tous lesconjurés. J’ai vu, chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même, et quant auduc de Bouillon, son interrogatoire n’est pas défav…

– Silence ! ditM. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.

Et les quatorze commissaires rentrèrent et serangèrent de nouveau dans la chambre.

M. de Thou, entendant que l’onappelait le greffier criminel du présidial de Lyon pour prononcerl’arrêt, laissa éclater involontairement un de ces transports dejoie religieuse qui ne se virent jamais que dans les martyrs et lessaints aux approches de la mort ; et s’avançant au-devant decet homme, il s’écria :

– Quam speciosi pedesevangelizantium pacem, evangelizantium bona !

Puis, prenant la main de Cinq-Mars, il se mità genoux et tête nue pour entendre l’arrêt, ainsi qu’il étaitordonné. D’Effiat demeura debout, mais on n’osa le contraindre.

L’arrêt leur fut prononcé en cesmots :

« Entre le procureur général du Roi,demandeur en cas de crime de lèse-majesté, d’une part ;

« Et messire Henry d’Effiat de Cinq-Mars,grand Écuyer de France, âgé de vingt-deux ans ; etFrançois-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller du Roien ses conseils ; prisonniers au château de Pierre-Encise deLyon, défendeurs et accusés, d’autre part ;

« Vu le procès extraordinairement fait àla requête dudit procureur général du Roi, à rencontre desditsd’Effiat et de Thou, informations, interrogations, confessions,dénégations et confrontations, et copies reconnues du traité faitavec l’Espagne ; considérant, la chambre déléguée :

« 1° Que celui qui attente à la personnedes ministres, des princes est regardé par les lois anciennes etconstitutions des Empereurs comme criminel delèse-majesté ;

« 2° Que la troisième ordonnance du roiLouis XI porte peine de mort contre quiconque ne révèle pasune conjuration contre l’État ;

« Les commissaires députés par Sa Majestéont déclaré lesdits d’Effiat et de Thou atteints et convaincus decrime de lèse-majesté, savoir :

« Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour lesconspirations et entreprises, ligues et traités faits par lui avecles étrangers contre l’État ;

« Et ledit de Thou, pour avoir euconnaissance desdites entreprises ;

« Pour réparation desquels crimes, lesont privés de tous honneurs et dignités, et les ont condamnés etcondamnent à avoir la tête tranchée sur un échafaud, qui, pour ceteffet, sera dressé en la place des Terreaux de cetteville ;

« Ont déclaré et déclarent tous et unchacun de leurs biens, meubles et immeubles, acquis et confisquésau Roi ; et iceux par eux tenus immédiatement de la couronne,réunis au domaine d’icelle ; sur iceux préalablement prise lasomme de 60,000 livres applicables à œuvres pies. »

Après la prononciation de l’arrêt,M. de Thou dit à haute voix :

– Dieu soit béni ! Dieu soitloué !

– La mort ne m’a jamais fait peur, ditfroidement Cinq-Mars.

Ce fut alors que, suivant les formes,M. de Ceton, le lieutenant des Gardes écossaises,vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion qu’il remettaitles prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt desmarchands du Lyonnais, prit congé d’eux, et ensuite tous lesgardes-du-corps, silencieux et les larmes aux yeux.

– Ne pleurez point, leur disaitCinq-Mars, les larmes sont inutiles ; mais plutôt priez Dieupour nous, et assurez-vous que je ne crains pas la mort.

Il leur serrait la main, et de Thou lesembrassait. Après quoi ces gentilshommes sortirent les yeux humidesde larmes et se couvrant le visage de leurs manteaux.

– Les cruels ! dit l’abbé Quillet,pour trouver des armes contre eux, il leur a fallu fouiller dansl’arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser entrer en cemoment ?…

– Comme confesseur, monsieur, dit à voixbasse un commissaire ; car, depuis deux mois, aucun étrangern’a eu permission d’entrer ici…

*

**

Dès que les grandes portes furent refermées etles portières abaissées :

– Sur la terrasse, au nom du ciel !s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna son maître et de Thou.Le vieux gouverneur les suivit en boitant.

– Que nous veux-tu dans un momentsemblable ? dit Cinq-Mars avec une gravité pleined’indulgence.

– Regardez les chaînes de la ville, ditle fidèle domestique.

Le soleil naissant colorait le ciel depuis uninstant à peine. Il paraissait à l’horizon une ligne éclatante etjaune, sur laquelle les montagnes découpaient durement leurs formesd’un bleu foncé ; les vagues de la Saône et les chaînes de laville, tendues d’un bord à l’autre, étaient encore voilées par unelégère vapeur qui s’élevait aussi de Lyon, et dérobait à l’œil letoit des maisons. Les premiers jets de la lumière matinale necoloraient encore que les points les plus élevés du magnifiquepaysage. Dans la cité, les clochers de l’hôtel de ville et deSaint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères desCarmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière dePierre-Encise, étaient dorés de tous les feux de l’aurore. Onentendait le bruit des carillons joyeux des villages. Les mursseuls de la prison étaient silencieux.

– Eh bien, dit Cinq-Mars, que nousfaut-il voir ? est-ce la beauté des plaines ou la richesse desvilles ? est-ce la paix de ces villages ? Ah ! mesamis, il y a partout là des passions et des douleurs comme cellesqui nous ont amenés ici !

Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent surle parapet de la terrasse pour regarder du côté de la rivière.

– Le brouillard est trop épais : onne voit rien encore, dit l’abbé.

– Que notre dernier soleil est lent àparaître ! disait de Thou.

– N’apercevez-vous pas en bas, au pieddes rochers, sur l’autre rive, une petite maison blanche entre laporte d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean ? ditl’abbé.

– Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars,qu’un amas de murailles grisâtres.

– Ce maudit brouillard est épais !reprenait Grandchamp toujours penché en avant, comme un marin quis’appuie sur la dernière planche d’une jetée pour apercevoir unevoile à l’horizon.

– Chut ! dit l’abbé, on parle prèsde nous.

En effet, un murmure confus, sourd etinexplicable, se faisait entendre dans une petite tourelle adosséeà la plate-forme de la terrasse. Comme elle n’était guère plusgrande qu’un colombier, les prisonniers l’avaient à peine remarquéejusque-là.

– Vient-on déjà nous chercher, ditCinq-Mars.

– Bah ! bah ! réponditGrandchamp, ne vous occupez pas de cela ; c’est la tour desoubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, et j’ai vutomber du monde de là dans l’eau, au moins une fois par semaine.Pensons à notre affaire : je vois une lumière à la fenêtrelà-bas.

Une invincible curiosité entraîna cependantles deux prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgrél’horreur de leur situation. Elle s’avançait, en effet, en dehorsdu rocher à pic et au-dessus d’un gouffre rempli d’une eau vertebouillonnante, sorte de source inutile, qu’un bras égaré de laSaône formait entre les rocs à une profondeur effrayante. On yvoyait tourner rapidement la roue d’un moulin abandonné depuislongtemps. On entendit trois fois un craquement semblable à celuid’un pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait tout à coupcomme par ressort en frappant contre la pierre des murs : ettrois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l’eau et lafaire rejaillir en écume à une grande hauteur.

– Miséricorde ! seraient-ce deshommes ? s’écria l’abbé en se signant.

– J’ai cru voir des robes brunes quitourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp ; ce sont des amisdu Cardinal.

Un cri terrible partit de la tour avec unjurement impie.

La lourde trappe gémit une quatrième fois.L’eau verte reçut avec bruit un fardeau qui fit crier l’énorme rouedu moulin, un de ses laides rayons fut brisé, et un hommeembarrassé dans les poutres vermoulues parut hors de l’écume, qu’ilcolorait d’un sang noir, tourna deux fois en criant, ets’engloutit. C’était Laubardemont.

Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Marsrecula.

– Il y a une Providence, ditGrandchamp : Urbain Grandier l’avait ajourné à trois ans.Allons, allons, le temps est précieux ; messieurs, ne restezpas là immobiles ; que ce soit lui où non, je n’en serais pasétonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats.Mais tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. ViveDieu ! je vois le signal ! nous sommes sauvés ; toutest prêt ; accourez de ce côté-ci, monsieur l’abbé. Voilà lemouchoir blanc à la fenêtre ; nos amis sont préparés.

L’abbé saisit aussitôt la main de chacun desdeux amis, et les entraîna du côté de la terrasse où ils avaientd’abord attaché leurs regards.

– Écoutez-moi tous deux, leurdit-il : apprenez qu’aucun des conjurés n’a voulu de laretraite que vous leur assuriez ; ils sont tous accourus àLyon, travestis et en grand nombre ; ils ont versé dans laville assez d’or pour n’être pas trahis ; ils veulent tenterun coup de main pour vous délivrer. Le moment choisi est celui oùl’on vous conduira au supplice ; le signal sera votre chapeauque vous mettrez sur votre tête quand il faudra commencer.

Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriantpar espoir, raconta que, lors de l’arrestation de son élève, ilétait accouru à Paris ; qu’un tel secret enveloppait toutesles actions du Cardinal, que personne n’y savait le lieu de ladétention du grand Écuyer ; beaucoup le disaient exilé ;et, lorsque l’on avait su l’accommodement de MONSIEUR et du duc deBouillon avec le Roi, on n’avait plus douté que la vie des autresne lut assurée, et l’on avait cessé de parler de cette affaire, quicompromettait peu de personnes, n’ayant pas eu d’exécution. Ons’était même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville deSedan et son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettresd’abolition accordées à M. de Bouillon reconnuinnocent, comme MONSIEUR ; que le résultat de tous lesarrangements avait fait admirer l’habileté du Cardinal et saclémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, avaient voulu samort. On faisait même courir le bruit qu’il avait fait évaderCinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement de leur retraite enpays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement aumilieu du camp de Perpignan.

À cet endroit du récit, Cinq-Mars ne puts’empêcher d’oublier sa résignation ; et, serrant la main deson ami :

– Arrêter !s’écria-t-il ; faut-il renoncer même à l’honneur de nous êtrelivrés volontairement ? Faut-il tout sacrifier, jusqu’àl’opinion de la postérité ?

– C’était encore là une vanité, reprit deThou en mettant le doigt sur sa bouche ; mais chut !écoutons l’abbé jusqu’au bout.

Le gouverneur, ne doutant pas que le calme deces deux jeunes gens ne vînt de la joie qu’ils ressentaient de voirleur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à peine encoredissipé les vapeurs du matin, se livra sans contrainte à ce plaisirinvolontaire qu’éprouvent les vieillards en racontant desévénements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il leur dittoutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de sonélève, ignorée de la cour et de la ville, où l’on n’osait pas mêmeprononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n’avaitappris l’emprisonnement à Pierre-Encise que par la reine elle-même,qui avait daigné le faire venir et le charger d’en avertir lamaréchale d’Effiat et tous les conjurés, afin qu’ils tentassent uneffort désespéré pour délivrer leur jeune chef. Anne d’Autricheavait même osé envoyer beaucoup de gentilshommes d’Auvergne et dela Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.

– La bonne reine ! dit-il, ellepleurait beaucoup lorsque je la vis, et disait qu’elle donneraittout ce qu’elle possède pour vous sauver ; elle se faisaitbeaucoup de reproches d’une lettre, je ne sais quelle lettre. Elleparlait du salut de la France, mais ne s’expliquait pas. Elle medit qu’elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, nefût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remordséternels.

– N’a-t-elle rien dit de plus,interrompit de Thou, qui soutenait Cinq-Mars pâlissant.

– Rien de plus, dit le vieillard.

– Et personne ne vous a parlé demoi ? répondit le grand Écuyer.

– Personne, dit l’abbé.

– Encore, si elle m’eût écrit ! ditHenry à demi-voix.

– Souvenez-vous donc, mon père, que vousêtes envoyé ici comme confesseur, reprit de Thou.

Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux deCinq-Mars et le tirant par ses habits de l’autre côté de laterrasse, lui criait d’une voix entrecoupée :

– Monseigneur… mon maître… mon bonmaître… les voyez-vous ? les voilà… ce sont eux, ce sontelles… elles toutes.

– Eh ! qui donc, mon vieilami ? disait son maître.

– Qui ? grand Dieu ! Regardezcette fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas ? Votre mère, vossœurs, votre frère.

En effet, le jour entièrement venu lui fitvoir dans l’éloignement des femmes qui agitaient des mouchoirsblancs : l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses bras versla prison, se retirait de la fenêtre comme pour reprendre desforces, puis, soutenue par les autres, reparaissait et ouvrait lesbras, ou posait la main sur son cœur.

Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, etses forces le quittèrent un moment. Il pencha la tête sur le seinde son ami, et pleura.

– Combien de fois me faudra-t-il doncmourir ? dit-il. Puis, répondant du haut de la tour par ungeste de sa main à ceux de sa famille :

– Descendons vite, mon père, répondit-ilau vieil abbé ; vous allez me dire au tribunal de lapénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie vaut encore que jefasse verser du sang pour la conquérir.

Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce quelui seul et Marie de Mantoue ont connu de leurs secrètes etmalheureuses amours. « Il remit à son confesseur, dit leP. Daniel, un portrait d’une grande dame tout entouré dediamants, lesquels durent être vendus, pour l’argent être employéen œuvres pieuses. »

Pour M. de Thou, après s’être aussiconfessé, il écrivit une lettre[37] :« Après quoi (selon le récit de son confesseur) il medit : Voilà la dernièrepensée que je veuxavoir pour ce monde :parlons en paradis. Et se promenant dansla chambre à grands pas, il récitoit à haute voix le psaume :Miserere met, Deus, etc., avec uneardeur d’esprit incroyable, et des tressaillements de tout soncorps si violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit pas la terre etqu’il alloit sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à cespectacle, qui les faisait tous frémir de respect etd’horreur. »

*

**

Cependant tout était calme le 12 du même moisde septembre 1642 dans la ville de Lyon, lorsque, au grandétonnement de ses habitants, on vit arriver dès le point du jour,par toutes ses portes, des troupes d’infanterie et de cavalerie quel’on savait campées et cantonnées fort loin de là. Les Gardesfrançaises et suisses, les régiments de Pompadour, les Gens d’armesde Maurevert et les Carabins de La Roque, tous défilèrent ensilence ; la cavalerie, portant le mousquet appuyé sur lepommeau de la selle, vint se ranger autour du château dePierre-Encise ; l’infanterie forma la haie sur les bords de laSaône, depuis la porte du fort jusqu’à la place des Terreaux.Celait le lieu ordinaire des exécutions.

Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, quel’on appelle Pennonnage, faisant environ onze ou douzecents hommes, « furent rangées, dit le journal de Montrésor,au milieu de la place des Terreaux, en sorte qu’elles enfermoientun espace d’environ quatre-vingts pas de chaque côté, dans lequelon ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui étoientnécessaires.

« Au milieu de cet espace fut dressé unéchafaud de sept pieds de haut et environ neuf pieds en quarré, aumilieu duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit un poteau de lahauteur de trois pieds ou environ, devant lequel on coucha un blocde la hauteur d’un demi-pied, si que la principale façade ou ledevant de l’échafaud regardoit vers la boucherie des Terreaux, ducôté de la Saône : contre lequel échafaud on dressa une petiteéchelle de huit échelons du côté des Dames deSaint-Pierre. »

Rien n’avait transpiré dans la ville sur lenom des prisonniers, les murs inaccessibles de la forteresse nelaissaient rien sortir ni rien pénétrer que dans la nuit, et lescachots profonds avaient quelquefois renfermé le père et le filsdurant des années entières, à quatre pieds l’un de l’autre, sansqu’ils s’en doutassent. La surprise fut extrême à cet appareiléclatant, et la foule accourut, ne sachant s’il s’agissait d’unefête ou d’un supplice.

Ce même secret qu’avaient gardé les agents duministre avait été aussi soigneusement caché par les conjurés, carleur tête en répondait.

Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau,Olivier d’Entraigues, Gondi, le comte du Lude et l’avocat Fournier,déguisés en soldats, en ouvriers et en baladins, armés de poignardssous leurs habits, avaient jeté et partagé dans la foule plus decinq cents gentilshommes et domestiques déguisés comme eux ;des chevaux étaient préparés sur la route d’Italie, et des barquessur le Rhône avaient été payées d’avance. Le jeune marquisd’Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcouraitla foule, allait et venait, sans cesse de la place des Terreaux àla petite maison où sa mère et sa sœur étaient enfermées avec laprésidente de Pontac, sœur du malheureux de Thou. Il les rassurait,leur donnait un peu d’espérance, et revenait trouver les conjuréset s’assurer que chacun d’eux était disposé à l’action.

Chaque soldat formant la haie avait à sescôtés un homme prêt à le poignarder.

La foule innombrable entassée derrière laligne des gardes les poussait en avant, débordait leur alignement,et leur faisait perdre du terrain. Ambrosio, domestique espagnol,qu’avait conservé Cinq-Mars, s’était chargé du capitaine despiquiers, et, déguisé en musicien catalan, avait entamé une disputeavec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer de la vielle.Chacun était à son poste.

L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues et lemarquis d’Effiat étaient au milieu d’un groupe de poissardes etd’écaillères qui se disputaient et jetaient de grands cris. Ellesdisaient des injures à l’une d’elles, plus jeune et plus timide queses mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars approcha pour écouterleur querelle.

– Eh ! pourquoi, disait-elle auxautres, voulez-vous que Jean Le Roux, qui est un honnête homme,aille couper la tête à deux chrétiens, parce qu’il est boucher deson état ? Tant que je serai sa femme, je ne le souffriraipas, j’aimerais mieux…

– Eh bien, tu as tort, répondaient sescompagnes ; qu’est-ce que cela te fait que la viande qu’ilcoupe se mange ou ne se mange pas ? Il n’en est pas moins vraique tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois enfants àneuf. T’es trop heureuse d’être l’épouse d’un boucher.Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t’envoie par la grâce deSon Éminence.

– Laissez-moi tranquille, reprenait lapremière, je ne veux pas accepter. J’ai vu ces beaux jeunes gens àla fenêtre, ils ont l’air doux comme des agneaux.

– Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas tesagneaux et tes veaux ? reprenait la femme Le Bon. Qu’il arrivedonc du bonheur à une petite femme comme ça ! Quellepitié ! quand c’est de la part du révérend capucin,encore !

– Que la gaieté du peuple esthorrible ! s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment.

Toutes ces femmes l’entendirent, etcommencèrent à murmurer contre lui.

– Du peuple !disaient-elles ; et d’où est donc ce petit maçon avec ceplâtre sur ses habits ?

– Ah ! interrompit une autre, tu nevois pas que c’est quelque gentilhomme déguisé ? Regarde sesmains blanches : ça n’a jamais travaillé.

– Oui, oui, c’est quelque petitconspirateur dameret ; j’ai bien envie d’aller chercherM. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.

L’abbé de Gondi sentit tout le danger de cettesituation, et, se jetant d’un air de colère sur Olivier, avectoutes les manières d’un menuisier dont il avait pris le costume etle tablier, il s’écria en le saisissant au collet :

– Vous avez raison : c’est un petitdrôle qui ne travaille jamais. Depuis deux ans que mon père l’a misen apprentissage, il n’a fait que peigner ses cheveux blonds pourplaire aux petites filles. Allons, rentre à la maison !

Et, lui donnant des coups de latte, il lui fitpercer la foule et revint se placer sur un autre point de la haie.Après avoir tancé le page étourdi, il lui demanda la lettre qu’ildisait avoir à remettre à M. de Cinq-Mars quand il seraitévadé. Olivier l’avait depuis deux mois dans sa poche, et la luidonna.

– C’est d’un prisonnier à un autre,dit-il ; car le chevalier de Jars, en sortant de la Bastille,me l’a envoyée de la part d’un de ses compagnons de captivité.

– Ma foi ! dit Gondi, il peut yavoir quelque secret important pour notre ami ; je ladécacheté, vous auriez dû y penser plus tôt.

– Ah ! bah ! c’est du vieuxBassompierre. Lisons :

« MON CHER ENFANT,

« J’apprends du fond de la Bastille, oùje suis encore, que vous voulez conspirer contre ce tyran deRichelieu, qui ne cesse d’humilier notre bonne vieille Noblesse lesParlements, et de saper dans ses fondements l’édifice sur lequelreposait l’État. J’apprends que les Nobles sont mis à la Taille, etcondamnés par de petits juges contre les privilèges de leurcondition, forcés à l’arrière-ban contre les pratiquesanciennes… »

– Ah ! le vieux radoteur !interrompit le page en riant aux éclats.

– Pas si sot que vous croyez ;seulement il est un peu reculé pour notre affaire…

« Je ne puis qu’approuver ce généreuxprojet, et je vous prie de me bailler advis de tout… »

– Ah ! le vieux langage du dernierrègne ! dit Olivier ; il ne sait pas écrire :me faire expert detoutes choses, comme on dit à présent.

– Laissez-moi lire, pour Dieu ! ditl’abbé ; dans cent ans on se moquera ainsi de nos phrases.

Il poursuivit :

« Je puis bien vous conseiller,nonobstant mon grand âge, en vous racontant ce qui m’advint en1560. »

– Ah ! ma foi, je n’ai pas le tempsde m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin…

« Quand je me rappelle mon dîner chezmadame la maréchale d’Effiat, votre mère, et que je me demande ceque sont devenus tous les convives, je m’afflige véritablement. Monpauvre Puy-Laurens est mort à Vincennes, de chagrin d’être oubliépar MONSIEUR dans cette prison ; de Launay tué en duel, etj’en suis marri ; car, malgré que je fusse mal satisfait demon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je l’ai toujourstenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef jusqu’à lafin de la vie de M. le Cardinal ; aussi, mon enfant, nousétions treize à table : il ne faut pas se moquer des vieillescroyances. Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il nesoit pas arrivé malencontre… »

– Encore un à-propos ! dit Olivieren riant de tout son cœur ; et cette fois, l’abbé de Gondi neput tenir son sérieux malgré ses efforts.

Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pasprolonger encore la détention du pauvre maréchal si elle étaittrouvée, et se rapprochèrent de la place des Terreaux et de la haiede gardes qu’ils devaient attaquer lorsque le signal du chapeauserait donné par le jeune prisonnier.

Ils virent avec satisfaction tous leurs amis àleur poste, et prêts à jouer des couteaux, selon leur propreexpression. Le peuple, en se pressant autour d’eux, les favorisaitsans le vouloir. Il survint près de l’abbé une troupe de jeunesdemoiselles vêtues de blanc et voilées ; elles allaient àl’église pour communier, et les religieuses qui les conduisaient,croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné à rendreles honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de montersur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats. Làelles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt bellesstatues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales quel’antiquité conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs.Elles se parlaient à l’oreille en regardant autour d’elles, riaientet rougissaient ensemble, comme font les enfants.

L’abbé de Gondi vit avec humeur qu’Olivierallait encore oublier son rôle de conspirateur et son costume demaçon pour leur lancer des œillades et prendre un maintien tropélégant et des gestes trop civilisés pour l’état qu’on devait luisupposer : il commençait déjà à s’approcher d’elles enbouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque Fontrailles etMontrésor survinrent par bonheur sous un habit de soldatssuisses ; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers,les suivait avec des bâtons ferrés à la main ; ils avaient surle visage une pâleur qui n’annonçait rien de bon. On entendit unemarche sonnée par des trompettes.

– Restons ici, dit l’un d’eux à sasuite ; c’est ici.

L’air sombre et le silence de ces spectateurscontrastaient singulièrement avec les regards enjoués et curieuxdes jeunes filles et leurs propos enfantins.

– Ah ! le beau cortège !criaient-elles : voilà au moins cinq cents hommes avec descuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux ; ils ontdes plumes jaunes sur leurs grands chapeaux. – Ce sont desétrangers, des Catalans, dit un garde-française. – Quiconduisent-ils donc ? – Ah ! voici un beau carrossedoré ! mais il n’y a personne dedans.

– Ah ! je vois trois hommes àpied : où vont-ils ?

– À la mort ! dit Fontrailles d’unevoix sinistre qui fit taire toutes les voix. On n’entendit plus queles pas lents des chevaux, qui s’arrêtèrent tout à coup par un deces retards qui arrivent dans la marche de tous cortèges. On vitalors un douloureux et singulier spectacle. Un vieillard à la têtetonsurée marchait avec peine en sanglotant, soutenu par deux jeunesgens d’une figure intéressante et charmante, qui se donnaient unemain derrière ses épaules voûtées, tandis que de l’autre chacund’eux tenait l’un de ses bras. Celui qui marchait à sa gauche étaitvêtu de noir ; il était grave et baissait les yeux. L’autre,beaucoup plus jeune, était revêtu d’une parure éclatante[38] : un pourpoint de drap deHollande, couvert de larges dentelles d’or et portant des manchesbouffantes et brodées, le couvrait du cou à la ceinture,habillement assez semblable au corset des femmes ; le reste deses vêtements en velours noir brodé de palmes d’argent, desbottines grisâtres à talons rouges, où s’attachaient des éperonsd’or ; un manteau d’écarlate chargé de boutons d’or, toutrehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait àdroite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.

Un vieux domestique, avec des moustaches etune barbe blanches, suivait, le front baissé, tenant en main deuxchevaux de bataille caparaçonnés.

Les jeunes demoiselles se taisaient ;mais elles ne purent retenir leurs sanglots en les voyant.

– C’est donc ce pauvre vieillard qu’onmène à la mort ? s’écrièrent-elles ; ses enfants lesoutiennent.

– À genoux ! mesdames, dit unereligieuse, et priez pour lui.

– À genoux ! cria Gondi, et prionsque Dieu les sauve. Tous les conjurés répétèrent : – Àgenoux ! à genoux ! et donnèrent l’exemple au peuple, quiles imita en silence.

– Nous pouvons mieux voir ses mouvementsà présent, dit tout bas Gondi à Montrésor : levez-vous ;que fait-il ?

– Il est arrêté et parle de notre côté ennous saluant : je crois qu’il nous reconnaît.

Toutes les maisons, les fenêtres, lesmurailles, les toits, les échafauds dressés, tout ce qui avait vuesur la place était chargé de personnes de toute condition et detout âge.

Le Silence le plus profond régnait sur lafoule immense ; on eût entendu les ailes du moucheron desfleuves, le souille du moindre vent, le passage des grains depoussière qu’il soulève ; mais l’air était calme, le soleilbrillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoulait. On était pioche dela place des Terreaux ; on entendit les coups de marteau surdes planches, puis la voix de Cinq-Mars.

Un jeune chartreux avança sa tête pâle entredeux gardes ; tous les conjurés se levèrent au-dessus dupeuple à genoux, chacun d’eux portant la main à sa ceinture ou dansson sein et serrant de près le soldat qu’il devait poignarder.

– Que fait-il ? dit lechartreux ; a-t-il son chapeau sur la tête ?

– Il jette son chapeau à terre loin delui, dit paisiblement l’arquebusier qu’il interrogeait.

Chapitre 26LA FÊTE

MonDieu ! qu’est-ce que ce monde ?

Dernières paroles deM. Cinq-Mars.

Le jour même du cortège sinistre de Lyon, etdurant les scènes que nous venons de voir, une fête magnifique sedonnait à Paris, avec tout le luxe et le mauvais goût du temps. Lepuissant Cardinal avait voulu remplir à la fois de ses pompes lesdeux premières villes de France.

Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal, onannonça cette fête donnée au Rai et à toute la cour. Maître del’empire par la force, il voulut encore l’être des esprits par laséduction, et, las de dominer, il espéra plaire. La tragédie deMirame allait être représentée dans une salle construiteexprès pour ce grand jour : ce qui éleva les frais de cettesoirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.

La garde entière du premier ministre[39] était sous les armes ; ses quatrecompagnies de Mousquetaires et de Gens d’armes étaient rangées enhaie sur les vastes escaliers et à l’entrée des longues galeries duPalais-Cardinal[40]. Ce brillant Pandémonium,où les péchés mortels ont un temple à chaque étage, n’appartint cejour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait de haut en bas. Sur chaquemarche était posté l’un des arquebusiers de la garde du Cardinal,tenant une torche à la main et une longue carabine dansl’autre ; la foule de ses gentilshommes circulait entre cescandélabres vivants, tandis que dans le grand jardin, entouréd’épais marronniers, remplacés aujourd’hui par les arcades, deuxcompagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au poing, setenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de leurmaître.

Le Cardinal, porté et suivi par sestrente-huit pages, vint se placer dans sa loge tendue de pourpre,en face de celle où le Roi était couché à demi, derrière desrideaux verts qui le préservaient de l’éclat des flambeaux. Toutela cour était entassée dans les loges, et se leva lorsqu’ilparut ; la musique commença une ouverture brillante, et l’onouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l’armée quise présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s’yprécipitèrent, et le remplirent en un instant ; ils étaientdebout et tellement pressés, que le mouvement d’un bras suffisaitpour causer sur toute la foule le balancement d’un champ de blé. Onvit tel homme dont la tête décrivait ainsi un cercle assez étendu,comme celle d’un compas, sans que ses pieds eussent quitté le pointoù ils étaient fixés, et on emporta quelques jeunes gens évanouis.Le ministre, contre sa coutume, avança sa tête décharnée hors de satribune, et salua l’assemblée d’un air qui voulait être gracieux.Cette grimace n’obtint de réponse qu’aux loges, le parterre futsilencieux. Richelieu avait voulu montrer qu’il ne craignait pas lejugement public pour son ouvrage et avait permis que l’onintroduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient. Ilcommençait à s’en repentir, mais trop tard. En effet, cetteimpartiale assemblée fut aussi froide que latragédie-pastorale l’était elle-même ; envain les bergères du théâtre, couvertes de pierreries,exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des doigts deshoulettes ornées de rubans, et suspendant des guirlandes de fleurssur leurs robes que soulevaient les vertugadins, semouraient d’amour en longue tirade de deux cents verslangoureux ; en vain des amants parfaits(car c’était le beau idéal de l’époque) se laissaient dépérir defaim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avecemphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleurfavorite de leur belle ; en vain les femmes de la courdonnaient des signes de ravissement, penchées au bord de leursloges, et tentaient même l’évanouissement le plus flatteur :le morne parterre ne donnait d’autre signe de vie que lebalancement perpétuel des têtes noires à longs cheveux. Le Cardinalmordait ses lèvres et faisait le distrait pendant le premier acteet le second ; le silence avec lequel s’écoulèrent letroisième et le quatrième fit une telle blessure à son cœurpaternel, qu’il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, danscette incommode et ridicule attitude, faisait signe à ses amis dela cour de remarquer les plus beaux endroits, et donnait le signaldes applaudissements ; on y répondait de quelques loges, maisl’impassible parterre était plus silencieux que jamais ;laissant la scène se passer entre le théâtre et les régionssupérieures, il s’obstinait à demeurer neutre. Le maître del’Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur cepetit amas d’hommes qui osaient ne pas admirer son œuvre, sentitdans son cœur le vœu de Néron, et pensa un moment combien il seraitheureux qu’il n’y eût là qu’une tête.

Tout à coup cette masse noire et immobiles’anima, et des salves interminables d’applaudissements éclatèrent,au grand étonnement des loges, et surtout du ministre. Il sepencha, saluant avec reconnaissance ; mais il s’arrêta enremarquant que les battements de mains interrompaient les acteurstoutes les fois qu’ils voulaient recommencer. Le roi fit ouvrir lesrideaux de sa loge, fermés jusque-là, pour voir ce qui excitaittant d’enthousiasme ; toute la cour se pencha hors descolonnes : on aperçut alors dans la foule des spectateurs,assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui venait dese placer avec peine ; tous les regards se portaient sur lui.Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de sonpetit manteau noir trop court. LeCid !le Cid ! cria leparterre, ne cessant d’applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dansles coulisses, et tout retomba dans le silence.

Le Cardinal, hors de lui, fit fermer lesrideaux de sa loge et se fit emporter dans ses galeries.

Ce fut là que s’exécuta une autre scènepréparée dès longtemps par les soins de Joseph, qui avait sur cepoint endoctriné les gens de sa suite avant de quitter Paris. Lecardinal Mazarin, s’écriant qu’il était plus prompt de faire passerSon Éminence par une longue fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’àdeux pieds de terre, et conduisait de sa loge aux appartements, lafit ouvrir, et les pages y tirent passer le fauteuil. Aussitôt centvoix s’élevèrent pour dire et proclamer l’accomplissement de lagrande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix : Lebonnet rouge, c’est Monseigneur ;quarante onces, c’est Cinq-Mars ;tout finira, c’était de Thou : quel heureux coup duciel ! Son Éminence règne sur l’avenir comme sur leprésent !

Il s’avançait ainsi sur son trône ambulantdans de longues et resplendissantes galeries, écoutant ce douxmurmure d’une flatterie nouvelle ; mais, insensible à ce bruitdes voix qui divinisaient son génie, il eût donné tous leurs propospour un seul mot, un seul geste de ce public immobile etinflexible, quand même ce mot eût été un cri de haine ; car onétouffe les clameurs, mais comment se venger du silence ? Onempêche un peuple de frapper, mais qui l’empêcherad’attendre ? Poursuivi par le fantôme importun de l’opinionpublique, le sombre ministre ne se crut en sûreté qu’arrivé au fondde son palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dontles adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommesavaient osé ne pas l’admirer. Il se fit placer comme un roi aumilieu de ses vastes appartements, et, regardant autour de lui, semit à compter attentivement les hommes puissants et soumis quil’entouraient : il les compta et s’admira. Les chefs de toutesles grandes familles, les princes de l’Église, les présidents detous les parlements, les gouverneurs des provinces, les maréchauxet les généraux en chef des armées, le nonce, les ambassadeurs detous les royaumes, les députés et les sénateurs des républiques,étaient immobiles, soumis et rangés autour de lui, comme attendantses ordres. Plus un regard qui osât soutenir son regard, plus uneparole qui osât s’élever sans sa volonté, plus un projet qu’on osâtformer dans le repli le plus secret du cœur, plus une pensée qui neprocédât de la sienne. L’Europe muette l’écoutait parreprésentants. De loin en loin il élevait une voix impérieuse, etjetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle pompeux, commeun denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors reconnaître,à l’orgueil qui s’allumait dans ses regards et à la joie de sacontenance, celui des princes sur qui venait de tomber une tellefaveur ; celui-là se trouvait même transformé tout à coup enun autre homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchiedes pouvoirs, tant on entourait d’adorations inespérées et desoudaines caresses ce fortuné courtisan, dont le Cardinaln’apercevait pas même le bonheur obscur. Le frère du Roi et le ducde Bouillon étaient debout dans la foule, d’où le ministre nedaigna pas les tirer ; seulement il affecta de dire qu’ilserait bon de démanteler quelques places fortes, parla longuementde la nécessité des pavés et des quais dans les rues de Paris, etdit en deux mots à Turenne qu’on pourrait l’envoyer à l’arméed’Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton demaréchal.

Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans sesmains puissantes les plus grandes et les moindres choses del’Europe, au milieu d’une fête bruyante dans son magnifique palais,on avertissait la Reine au Louvre que l’heure était venue de serendre chez le Cardinal, où le Roi l’attendait après la tragédie.La sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à aucun spectacle ;mais elle n’avait pu refuser la fête du premier ministre. Elleétait dans son oratoire, prête à partir et couverte de perles, saparure favorite ; debout près d’une grande glace avec Marie deMantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeuneprincesse, qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait elle-mêmeavec attention, mais un peu d’ennui et d’un air boudeur, l’ensemblede sa toilette.

La Reine considérait son propre ouvrage dansMarie, et, plus troublée qu’elle, songeait avec crainte au momentoù cesserait cette éphémère tranquillité, malgré la profondeconnaissance qu’elle avait du caractère sensible mais léger deMarie. Depuis la conversation de Saint-Germain, depuis la lettrefatale, elle n’avait pas quitté un seul instant la jeune princesse,et avait donné tous ses soins à conduire son esprit dans la voiequ’elle avait tracée d’avance ; car le trait le plus prononcédu caractère d’Anne d’Autriche était une invincible obstinationdans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous lesévénements et toutes les passions avec une exactitude géométrique,et c’est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l’ondoit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponsede Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché àla princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait étéun mouvement d’amour-propre et un instant d’oubli. Cependant laReine était bonne, et s’était amèrement repentie de saprécipitation à écrire de si décisives paroles, dont lesconséquences avaient été si graves ; et tous ses effortsavaient tendu à en atténuer les suites. En envisageant son actiondans ses rapports avec le bonheur de la France, elles’applaudissait d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d’uneguerre civile qui eût ébranlé l’État jusque dans sesfondements ; mais, lorsqu’elle s’approchait de sa jeune amieet considérait cet être charmant qu’elle brisait dans sa fleur, etqu’un vieillard sur un trône ne dédommagerait pas de la pertequ’elle avait faite pour toujours ; quand elle songeait àl’entier dévouement, à cette totale abnégation de soi-même qu’ellevenait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, d’un si grandcaractère et presque maître du royaume, elle plaignait Marie, etadmirait du fond de l’âme l’homme qu’elle avait si mal jugé.

Elle aurait voulu du moins faire connaîtretout ce qu’il valait à celle qu’il avait tant aimée, et qui ne lesavait pas ; mais elle espérait encore en ce moment que tousles conjurés, réunis à Lyon, parviendraient à le sauver, et, unefois le sachant en pays étranger, elle pourrait alors tout dire àsa chère Marie.

Quant à celle-ci, elle avait d’abord redoutéla guerre ; mais, entourée de gens de la Reine, qui n’avaientlaissé parvenir jusqu’à elle que des nouvelles dictées par cetteprincesse, elle avait su ou cru savoir que la conjuration n’avaitpas eu d’exécution ; que le Roi et le Cardinal étaient d’abordrevenus à Paris presque ensemble ; que MONSIEUR, éloignéquelque temps, avait reparu à la cour ; que le duc deBouillon, moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré engrâce ; et que, si le grand Écuyer ne paraissait pas encore,le motif en était la haine plus prononcée du Cardinal contre lui etla grande part qu’il avait dans la conjuration. Mais le simple bonsens et le sentiment naturel de la justice disaient assez que,n’ayant agi que sous les ordres du frère du Roi, son pardon devaitsuivre celui du prince. Tout avait donc calmé l’inquiétude premièrede son cœur, tandis que rien n’avait adouci une sorte deressentiment orgueilleux qu’elle avait contre Cinq-Mars, assezindifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa retraite,ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu’elle n’avaitsongé qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d’ailleurs, les balset les carrousels s’étaient si rapidement succédé, et tant dedevoirs impérieux l’avaient entraînée, qu’il lui restait àpeine, pour s’attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, oùelle était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cetteréflexion générale sur l’ingratitude et l’inconstance des hommes,pensée profonde et nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper la têted’une jeune personne à l’âge du premier amour ; mais lesommeil ne lui permettait jamais de l’achever ; et la fatiguede la danse fermait ses grands yeux noirs avant que ses idéeseussent trouvé le temps de se classer dans sa mémoire, et de luiprésenter des images bien nettes du passé. Dès son réveil, elle sevoyait entourée des jeunes princesses de la cour, et, à peine enétat de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine, oùl’attendaient les éternels mais moins désagréables hommages duprince Palatin ; les Polonais avaient eu le temps d’apprendreà la cour de France cette réserve mystérieuse et ce silenceéloquent qui plaisent tant aux femmes, parce qu’ils accroissentl’importance des secrets toujours cachés, et rehaussent les êtresque l’on respecte assez pour ne pas oser même souffrir en leurprésence. On regardait Marie comme accordée au roi Uladislas ;et elle-même, il faut le confesser, s’était si bien faite à cetteidée, que le trône de Pologne occupé par une autre reine lui eûtparu une chose monstrueuse : elle ne voyait pas avec bonheurle moment d’y monter, mais avait cependant pris possession deshommages qu’on lui rendait d’avance. Aussi, sans se l’avouer àelle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Marsque la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.

– Vous êtes fraîche comme les roses de cebouquet, dit la Reine ; allons, ma chère enfant, êtes-vousprête ? Quel est ce petit air boudeur ? Venez, que jereferme cette boucle d’oreilles… N’aimez-vous pas cestopazes ? Voulez-vous une autre parure ?

– Oh ! non, madame, je pense que jene devrais pas me parer, car personne ne sait mieux que vouscombien je suis malheureuse. Les hommes sont bien cruels enversnous ! Je réfléchis encore à tout ce que vous m’avez dit, ettout m’est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien vrai qu’il nem’aimait pas ; car enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eûtrenoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme je lelui avais dit ; je me rappelle même, ce qui est bien plusfort, ajouta-t-elle d’un air important et même solennel, que je luidis qu’il serait rebelle ; oui, madame, rebelle, jele lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois que Votre Majesté avaitbien raison : je suis bien malheureuse ! il avait plusd’ambition que d’amour.

Ici une larme de dépit s’échappa de ses yeuxet roula vite et seule sur sa joue, comme une perle sur unerose.

– Oui, c’est bien certain…continua-t-elle en attachant ses bracelets ; et la plus grandepreuve, c’est que depuis deux mois qu’il a renoncé à son entreprise(comme vous m’avez dit que vous l’aviez fait sauver), il auraitbien pu me faire savoir où il s’est retiré. Et moi, pendant cetemps-là, je pleurais, j’implorais toute votre puissance en safaveur ; je mendiais un mot qui m’apprit une de sesactions ; je ne pensais qu’à lui ; et encore à présent jerefuse tous les jours le trône de Pologne, parce que je veuxprouver jusqu’à la fin que je suis constante, que vous-même nepouvez me faire manquer à mon attachement, bien plus sérieux que lesien, et que nous valons mieux que les hommes ; mais, dumoins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête,puisque ce n’est pas un bal.

– Oui, oui, ma chère enfant, venez vite,dit la Reine, voulant faire cesser ce langage enfantin quil’affligeait, et dont elle avait causé les erreurs ingénues ;venez, vous verrez l’union qui règne entre les princes et leCardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnesnouvelles.

Elles partirent.

Lorsque les deux princesses entrèrent dans leslongues galeries du Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluéesfroidement par le Roi et le ministre, qui, entourés et pressés parune foule de courtisans silencieux, jouaient aux échecs sur unetable étroite et basse. Toutes les femmes qui entrèrent avec laReine, ou après elle, se répandirent dans les appartements, etbientôt une musique fort douce s’éleva dans l’une des salles, commeun accompagnement à mille conversations particulières quis’engagèrent autour des tables de jeu.

Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deuxjeunes et nouveaux mariés, l’heureux Chabot et la belle duchesse deRohan ; ils semblaient éviter la foule et chercher à l’écartle moment de se parler d’eux-mêmes. Tout le monde les accueillaiten souriant et les voyait avec envie : leur félicité se lisaitsur le visage des autres autant que sur le leur.

Marie les suivit des yeux : – Ils sontheureux pourtant, dit-elle à la Reine, se rappelant le blâme quel’on avait voulu jeter sur eux.

Mais, sans lui répondre, Anne d’Autrichecraignant que, dans la foule, un mot inconsidéré ne vînt apprendrequelque funeste événement à sa jeune amie, se plaça derrière le Roiavec elle. Bientôt MONSIEUR, le prince Palatin et le duc deBouillon vinrent lui parler d’un air libre et enjoué. Cependant lesecond, jetant sur Marie un regard sévère et scrutateur, luidit : « Madame la princesse, vous êtes ce soir d’unebeauté et d’une gaieté surprenantes. »

Elle fut interdite de ces paroles, et de levoir s’éloigner d’un air sombre ; elle parla au duc d’Orléans,qui ne répondit pas et sembla ne pas entendre. Marie regarda laReine, et crut remarquer de la pâleur et de l’inquiétude sur sestraits. Cependant personne n’osait approcher le Cardinal-Duc, quiméditait lentement ses coups d’échecs ; Mazarin seul, appuyésur le bras de son fauteuil, et suivant les coups avec uneattention servile, faisait des gestes d’admiration toutes les foisque le Cardinal avait joué. L’application sembla dissiper un momentle nuage qui couvrait le front du ministre : il venaitd’avancer une tour qui mettait le roi deLouis XIII dans cette fausse position qu’on nommePat, situation où ce roi d’ébène, sans être attaquépersonnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucunsens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et semit à sourire d’un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-êtres’interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeuxéteints et la figure mourante du prince, il se pencha à l’oreillede Mazarin, et lui dit :

– Je crois, ma foi, qu’il partira avantmoi ; il est bien changé.

En même temps, il lui prit une longue etviolente toux ; souvent il sentait en lui cette douleur aiguëet persévérante ; à cet avertissement sinistre il porta à saboucha un mouchoir qu’il en retira sanglant ; mais, pour lecacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant sévèrementautour de lui, comme pour défendre l’inquiétude.

Louis XIII, parfaitement insensible, nefit pas le plus léger mouvement, et rangea ses pièces pour uneautre partie avec une main décharnée et tremblante. Ces deuxmourants semblaient tirer au sort leur dernière heure.

En cet instant une horloge sonna minuit. LeRoi leva la tête :

– Ah ! ah ! dit-il froidement,ce matin, à la même heure, M. le Grand, notre cher ami, apassé un mauvais moment.

Un cri perçant partit auprès de lui ; ilfrémit et se jeta de l’autre côté, renversant le jeu. Marie deMantoue, sans connaissance, était dans les bras de la Reine ;celle-ci, pleurant amèrement, dit à l’oreille du Roi :

– Ah ! Sire, vous avez une hache àdeux tranchants !

Elle donnait ensuite des soins et des baisersmaternels à la jeune princesse, qui, entourée de toutes les femmesde la cour, ne revint de son évanouissement que pour verser destorrents de larmes. Sitôt qu’elle rouvrit les yeux :

– Hélas ! oui, mon enfant, lui ditAnne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous êtes reine de Pologne.

*

**

Il est arrivé souvent que le même événementqui faisait couler des larmes dans le palais des rois a répandul’allégresse au dehors ; car le peuple croit toujours que lajoie habite avec les fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissancespour le retour du ministre, et chaque soir, sous les fenêtres duPalais-Cardinal et sous celles du Louvre, se pressaient leshabitants de Paris ; les dernières émeutes les avaient, pourainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics ; ilscouraient d’une rue à l’autre avec une curiosité quelquefoisinsultante et hostile, tantôt marchant en processions silencieuses,tantôt poussant de longs éclats de rire ou des huées prolongéesdont on ignorait le sens. Des bandes de jeunes hommes se battaientdans les carrefours, et dansaient en rond sur les places publiques,comme pour manifester quelque espérance inconnue de plaisir etquelque joie insensée qui serrait le cœur. Il était remarquable quele silence le plus triste régnait justement dans les lieux que lesordres du ministre avaient préparés pour les réjouissances, et quel’on passait avec dédain devant les façades illuminées de sonpalais. Si quelques voix s’élevaient, c’était pour lire et reliresans cesse avec ironie les légendes et les inscriptions dontl’idiote flatterie de quelques écrivains obscurs avait entouré lesportraits du Cardinal-Duc. L’une de ces images était gardée par desarquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres que luilançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait leCardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. Onlisait au-dessus :

Grand duc ! c’est justement que la Francet’honore :

Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore[41].

Ces belles choses ne persuadaient pas aupeuple qu’il fut heureux ; et en effet il n’adorait pas plusle Cardinal que le dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à titrede désordre. Tout Paris était en rumeur, et des hommes à longuebarbe, portant des torches, des pots remplis de vin, et des verresd’étain qu’ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous le bras,et chantaient à l’unisson, avec des voix rudes et grossières, uneancienne ronde de la Ligue :

Reprenons la danse,

Allons, c’est assez :

Le printemps commence,

Les Rois sont passés.

Prenons quelque trêve,

Nous sommes lassés ;

Les Rois de la fève

Nous ont harassés.

Allons, Jean du Mayne,

Les Rois sont passés[42].

Les bandes effrayantes qui hurlaient cesparoles traversèrent les quais et le Pont-Neuf, froissant, contreles hautes maisons qui les couvraient alors, quelques bourgeoispaisibles, attirés par la curiosité. Deux jeunes gens enveloppésdans des manteaux furent jetés l’un contre l’autre et sereconnurent à la lueur d’une torche placée au pied de la statue deHenry IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils setrouvaient.

– Quoi ! encore à Paris,monsieur ? dit Corneille à Milton ; je vous croyais àLondres.

– Entendez-vous ce peuple,monsieur ? l’entendez-vous ? quel est ce refrainterrible :

Les Rois sont passés ?

– Ce n’est rien encore, monsieur ;faites attention à leurs propos.

– Le Parlement est mort, disait l’un deshommes, les seigneurs sont morts : dansons, nous sommes lesmaîtres ; le vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que le Roiet nous.

– Entendez-vous ce misérable,monsieur ? reprit Corneille ; tout est là, toute notreépoque est dans ce mot.

– Eh quoi ! est-ce là l’œuvre de ceministre que l’on appelle grand parmi vous, et même chezles autres peuples ? Je ne comprends pas cet homme.

– Je vous l’expliquerai tout à l’heure,lui répondit Corneille : mais, avant cela, écoutez la fin decette lettre que j’ai reçue aujourd’hui. Approchons-nous de cettelanterne, sous la statue du feu roi… Nous sommes seuls, la fouleest passée, écoutez :

« … C’est par l’une de ces imprévoyancesqui empêchent l’accomplissement des plus généreuses entreprises quenous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nouseussions dû penser que, préparés à la mort par de longuesméditations, ils refuseraient nos secours ; mais cette idée nevint à aucun de nous ; dans la précipitation de nos mesures,nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer dans la foule,ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution subite. J’étaisplacé, pour mon malheur, près de l’échafaud, et je vis s’avancerjusqu’au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre abbéQuillet, destiné à voir mourir son élève, qu’il avait vu naître. Ilsanglotait et n’avait que la force de baiser les mains des deuxamis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardesau signal convenu ; mais je vis avec douleurM. de Cinq-Mars jeter son chapeau loin de lui d’un air dedédain. On avait remarqué notre mouvement, et la garde catalane futdoublée autour de l’échafaud. Je ne pouvais plus voir ; maisj’entendais pleurer. Après les trois coups de trompette ordinaires,le greffier criminel de Lyon, étant à cheval assez près del’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni l’un ni l’autren’écoutèrent. M. de Thou dit àM. de Cinq-Mars : – Eh bien ! cher ami, quimourra le premier ? Vous souvient-il de saint Gervais et desaint Protais ?

« – Ce sera celui que vous jugerez àpropos, répondit Cinq-Mars.

« Le second confesseur, prenant laparole, dit à M. de Thou : – Vous êtes le plusâgé.

« – Il est vrai, ditM. de Thou, qui, s’adressant à M. le Grand, luidit : – Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien memontrer le chemin de la gloire du ciel ?

« – Hélas ! dit Cinq-Mars, je vousai ouvert celui du précipice ; mais précipitons-nous dans lamort généreusement, et nous surgirons dans la gloire et le bonheurdu ciel.

« Après quoi il l’embrassa et montal’échafaud avec une adresse et une légèreté merveilleuses. Il fitun tour sur l’échafaud, et considéra haut et bas toute cette grandeassemblée, d’un visage assuré et qui ne témoignait aucune peur, etd’un maintien grave et gracieux ; puis il fit un autre tour,saluant le peuple de tous côtés, sans paraître reconnaître aucun denous, mais avec une face majestueuse et charmante ; puis il semit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et luirecommandant sa fin : comme il baisait le crucifix, le pèrecria au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrantles bras, joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit lamême demande au peuple. Puis il s’alla jeter de bonne grâce àgenoux devant le bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, levales yeux au ciel, et demanda au confesseur : – Mon père,serai-je bien ainsi ? Puis, tandis que l’on coupait sescheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en soupirant : – MonDieu, qu’est-ce que ce monde ? mon Dieu, je vous offre monsupplice en satisfaction de mes péchés.

« – Qu’attends-tu ? que fais-tulà ? dit-il ensuite à l’exécuteur qui était là, et n’avait pasencore tiré son couperet d’un méchant sac qu’il avait apporté. Sonconfesseur, s’étant approché, lui donna une médaille ; et lui,d’une tranquillité d’esprit incroyable, pria le père de tenir lecrucifix devant ses yeux, qu’il ne voulut point avoir bandés.J’aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé Quillet, quiélevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et pure commecelle d’un ange entonna l’Ave, marisStella. Dans le silence universel, je reconnus la voix deM. de Thou, qui attendait au pied de l’échafaud ; lepeuple répéta le chant sacré. M. de Cinq-Mars embrassaplus étroitement le poteau, et je vis s’élever une hache faite à lafaçon des haches d’Angleterre. Un cri effroyable du peuple, jeté dela place, des fenêtres et des tours, m’avertit qu’elle étaitretombée et que la tête avait roulé jusqu’à terre ; j’eusencore la force, heureusement, de penser à son âme et de commencerune prière pour lui ; je la mêlai avec celle que j’entendaisprononcer à haute voix par notre malheureux et pieux ami de Thou.Je me relevai, et le vis s’élancer sur l’échafaud avec tant depromptitude, qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui récitèrentles psaumes ; il les disait avec une ardeur de séraphin, commesi son âme eût emporté son corps vers le ciel ; puis,s’agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme celui d’unmartyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu voulutlui accorder cette grâce : mais je vis avec horreur lebourreau, effrayé sans doute du premier coup qu’il avait porté, lefrapper sur le haut de la tête, où le malheureux jeune homme portala main ; le peuple poussa un long gémissement, et s’avançacontre le bourreau : ce misérable, tout troublé, lui porta unsecond coup, qui ne fit encore que l’écorcher et l’abattre sur lethéâtre, où l’exécuteur se roula sur lui pour l’achever. Unévénement étrange effrayait le peuple autant que l’horriblespectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, tenantson cheval comme à un convoi funèbre, s’était arrêté au pied del’échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maîtrejusqu’à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache,tomba mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.

« Je vous écris à la hâte ces tristesdétails à bord d’une galère de Gênes, où Fontrailles, Gondi,d’Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et tous les conjurés, sommesretirés. Nous allons en Angleterre attendre que le temps aitdélivré la France du tyran que nous n’avons pu détruire.J’abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous atrahis.

« MONTRÉSOR. »

– Telle vient d’être, poursuivitCorneille, la fin de ces deux jeunes gens que vous vîtes naguère sipuissants. Leur dernier soupir a été celui de l’anciennemonarchie ; il ne peut plus régner ici qu’une courdorénavant ; les Grands et les Sénats sont anéantis[43].

– Et voilà donc ce prétendu grandhomme ! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu faire ? Il veutdonc créer des républiques dans l’avenir, puisqu’il détruit lesbases de votre monarchie ?

– Ne le cherchez pas si loin, ditCorneille ; il n’a voulu que régner jusqu’à la fin de sa vie.Il a travaillé pour le moment, et non pour l’avenir ; il acontinué l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni l’autre n’ont suce qu’ils faisaient.

L’Anglais se prit à rire.

– Je croyais, dit-il, je croyais que levrai génie avait une autre marche. Cet homme a ébranlé ce qu’ildevait soutenir, et on l’admire ! Je plains votre nation.

– Ne la plaignez pas ! s’écriavivement Corneille ; un homme passe, mais un peuple serenouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d’une immortelle énergieque rien ne peut éteindre : souvent son imaginationl’égarera ; mais une raison supérieure finira toujours pardominer ses désordres.

Les deux jeunes et déjà grands hommes sepromenaient en parlant ainsi sur cet emplacement qui sépare lastatue de Henry IV de la place Dauphine, au milieu de laquelleils s’arrêtèrent un moment.

– Oui, monsieur, poursuivit Corneille, jevois tous les soirs avec quelle vitesse une pensée généreuseretentit dans les cœurs français, et tous les soirs je me retireheureux de l’avoir vu. La reconnaissance prosterne les pauvresdevant cette statue d’un bon roi ; qui sait quel autremonument élèverait une autre passion auprès de celui-ci ? quisait jusqu’où l’amour de la gloire conduirait notre peuple ?qui sait si, au lieu même où nous sommes, ne s’élèvera pas unepyramide arrachée à l’Orient ?

– Ce sont les secrets de l’avenir, ditMilton ; j’admire, comme vous, votre peuple passionné ;mais je le crains pour lui-même ; je le comprends mal aussi,et je ne reconnais pas son esprit, quand je le vois prodiguer sonadmiration à des hommes tels que celui qui vous gouverne. L’amourdu pouvoir est bien puéril, et cet homme en est dévoré sans avoirla force de le saisir tout entier. Chose risible ! il esttyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vientd’être presque renversé sous le doigt d’un enfant. Est-ce là legénie ? non, non ! Lorsqu’il daigne quitter ses hautesrégions pour une passion humaine, du moins doit-il l’envahir.Puisque ce Richelieu ne voulait que le pouvoir, que ne l’a-t-ildonc pris par le sommet au lieu de l’emprunter à une faible tête deRoi qui tourne et qui fléchit ? Je vais trouver un homme quin’a pas encore paru, et que je vois dominé par cette misérableambition ; mais je crois qu’il ira plus loin. Il se nommeCromwell.

Écrit en 1826.

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