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Cinq semaines en ballon

Cinq semaines en ballon

de Jules Verne

 

Chapitre 1

 

La fin d’un discours très applaudi. – Présentation du docteur Samuel Fergusson. – « Excelsior. » – Portrait en pied du docteur. – Un fataliste convaincu. – Dîner au « Traveller’s club ».– Nombreux toasts de circonstance.

 

Il y avait une grande affluence d’auditeurs, le 14 janvier 1862,à la séance de la Société royale géographique de Londres, Waterlooplace, 3. Le président, Sir Francis M…, faisait à ses honorables collègues une importante communication dans un discours fréquemment interrompu par les applaudissements.

Ce rare morceau d’éloquence se terminait enfin par quelques phrases ronflantes dans lesquelles le patriotisme se déversait à pleines périodes :

« L’Angleterre a toujours marché à la tête des nations (car, onl’a remarqué, les nations marchent universellement à la tête les unes des autres), par l’intrépidité de ses voyageurs dans la voiedes découvertes géographiques. (Assentiments nombreux.) Ledocteur Samuel Fergusson, l’un de ses glorieux enfants, ne faillirapas à son origine. (De toutes parts : Non !non !) Cette tentative, si elle réussit (elleréussira !) reliera, en les complétant, les notionséparses de la cartologie africaine (véhémenteapprobation), et si elle échoue (jamais !jamais !), elle restera du moins comme l’une des plusaudacieuses conceptions du génie humain ! (Trépignementsfrénétiques.)

– Hourra ! hourra ! fit l’assemblée, électrisée parces émouvantes paroles.

– Hourra pour l’intrépide Fergusson ! » s’écria l’un desmembres les plus expansifs de l’auditoire.

Des cris enthousiastes retentirent. Le nom de Fergusson éclatadans toutes les bouches, et nous sommes fondés à croire qu’il gagnasingulièrement à passer par des gosiers anglais. La salle desséances en fut ébranlée.

Ils étaient là pourtant, nombreux, vieillis, fatigués, cesintrépides voyageurs que leur tempérament mobile promena dans lescinq parties du monde ! Tous, plus ou moins, physiquement oumoralement, ils avaient échappé aux naufrages, aux incendies, auxtomahawks de l’Indien, aux casse-tête des sauvages, au poteau dusupplice, aux estomacs de la Polynésie ! Mais rien ne putcomprimer les battements de leurs cœurs pendant le discours de SirFrancis M…, et, de mémoire humaine, ce fut là certainement le plusbeau succès oratoire de la Société royale géographique deLondres.

Mais, en Angleterre, l’enthousiasme ne s’en tient pas seulementaux paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancierde « the Royal Mint[1] . » Uneindemnité d’encouragement fut votée, séance tenante, en faveur dudocteur Fergusson, et s’éleva au chiffre de deux mille cinq centslivres[2] . L’importance de la somme seproportionnait à l’importance de l’entreprise.

L’un des membres de la Société interpella le président sur laquestion de savoir si le docteur Fergusson ne serait pasofficiellement présenté.

« Le docteur se tient à la disposition de l’assemblée, réponditSir Francis M…

– Qu’il entre ! s’écria-t-on, qu’il entre ! Il est bonde voir par ses propres yeux un homme d’une audace aussiextraordinaire !

– Peut-être cette incroyable proposition, dit un vieux commodoreapoplectique, n’a-t-elle eu d’autre but que de nousmystifier !

– Et si le docteur Fergusson n’existait pas ! cria une voixmalicieuse.

– Il faudrait l’inventer, répondit un membre plaisant de cettegrave Société.

– Faites entrer le docteur Fergusson », dit simplement SirFrancis M…

Et le docteur entra au milieu d’un tonnerre d’applaudissements,pas le moins du monde ému d’ailleurs.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille et deconstitution ordinaires ; son tempérament sanguin setrahissait par une coloration foncée du visage ; il avait unefigure froide, aux traits réguliers, avec un nez fort, le nez enproue de vaisseau de l’homme prédestiné aux découvertes ; sesyeux fort doux, plus intelligents que hardis, donnaient un grandcharme à sa physionomie ; ses bras étaient longs, et ses piedsse posaient à terre avec l’aplomb du grand marcheur.

La gravité calme respirait dans toute la personne du docteur, etl’idée ne venait pas à l’esprit qu’il put être l’instrument de laplus innocente mystification.

Aussi, les hourras et les applaudissements ne cessèrent qu’aumoment où le docteur Fergusson réclama le silence par un gesteaimable. Il se dirigea vers le fauteuil préparé pour saprésentation ; puis, debout, fixe, le regard énergique, illeva vers le ciel l’index de la main droite, ouvrit la bouche etprononça ce seul mot :

« Excelsior ! »

Non ! jamais interpellation inattendue de MM. Bright etCobden, jamais demande de fonds extraordinaires de lord Palmerstonpour cuirasser les rochers de l’Angleterre, n’obtinrent un pareilsuccès. Le discours de Sir Francis M… était dépassé, et de haut. Ledocteur se montrait à la fois sublime, grand, sobre etmesuré ; il avait dit le mot de la situation :

« Excelsior ! »

Le vieux commodore, complètement rallié à cet homme étrange,réclama l’insertion « intégrale » du discours Fergusson dansthe Proceedings of the Royal Geographical Society ofLondon[3] .

Qu’était donc ce docteur, et à quelle entreprise allait-il sedévouer ?

Le père du jeune Fergusson, un brave capitaine de la marineanglaise, avait associé son fils, dès son plus jeune âge, auxdangers et aux aventures de sa profession. Ce digne enfant, quiparaît n’avoir jamais connu la crainte, annonça promptement unesprit vif, une intelligence de chercheur, une propensionremarquable vers les travaux scientifiques ; il montrait, enoutre, une adresse peu commune à se tirer d’affaire ; il nefut jamais embarrassé de rien, pas même de se servir de sa premièrefourchette, à quoi les enfants réussissent si peu en général.

Bientôt son imagination s’enflamma à la lecture des entrepriseshardies, des explorations maritimes ; il suivit avec passionles découvertes qui signalèrent la première partie du XIXesiècle ; il rêva la gloire des Mungo-Park, des Bruce, desCaillié, des Levaillant, et même un peu, je crois, celle deSelkirk, le Robinson Crusoé, qui ne lui paraissait pas inférieure.Que d’heures bien occupées il passa avec lui dans son île de JuanFernandez ! Il approuva souvent les idées du matelotabandonné ; parfois il discuta ses plans et ses projets ;il eût fait autrement, mieux peut-être, tout aussi bien, à coupsûr ! Mais, chose certaine, il n’eût jamais fui cettebienheureuse île, où il était heureux comme un roi sanssujets… ; non, quand il se fût agi de devenir premier lord del’amirauté !

Je vous laisse à penser si ces tendances se développèrentpendant sa jeunesse aventureuse jetée aux quatre coins du monde.Son père, en homme instruit, ne manquait pas d’ailleurs deconsolider cette vive intelligence par des études sérieuses enhydrographie, en physique et en mécanique, avec une légère teinturede botanique, de médecine et d’astronomie.

À la mort du digne capitaine, Samuel Fergusson, âgé devingt-deux ans, avait déjà fait son tour du monde ; ils’enrôla dans le corps des ingénieurs bengalais, et se distingua enplusieurs affaires ; mais cette existence de soldat ne luiconvenait pas ; se souciant peu de commander, il n’aimait pasà obéir. Il donna sa démission, et, moitié chassant, moitiéherborisant, il remonta vers le nord de la péninsule indienne et latraversa de Calcutta à Surate. Une simple promenade d’amateur.

De Surate, nous le voyons passer en Australie, et prendre parten 1845 à l’expédition du capitaine Sturt, chargé de découvrircette mer Caspienne que l’on suppose exister au centre de laNouvelle-Hollande.

Samuel Fergusson revint en Angleterre vers 1850, et, plus quejamais possédé du démon des découvertes, il accompagna jusqu’en1853 le capitaine Mac Clure dans l’expédition qui contourna lecontinent américain du détroit de Behring au cap Farewel.

En dépit des fatigues de tous genres, et sous tous les climats,la constitution de Fergusson résistait merveilleusement ; ilvivait à son aise au milieu des plus complètes privations ;c’était le type du parfait voyageur, dont l’estomac se resserre ouse dilate à volonté, dont les jambes s’allongent ou seraccourcissent suivant la couche improvisée, qui s’endort à touteheure du jour et se réveille à toute heure de la nuit.

Rien de moins étonnant, dès lors, que de retrouver notreinfatigable voyageur visitant de 1855 à 1857 tout l’ouest du Tibeten compagnie des frères Schlagintweit, et rapportant de cetteexploration de curieuses observations d’ethnographie.

Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut lecorrespondant le plus actif et le plus intéressant du DailyTelegraph, ce journal à un penny, dont le tirage monte jusqu’àcent quarante mille exemplaires par jour, et suffit à peine àplusieurs millions de lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, cedocteur, quoiqu’il ne fût membre d’aucune institution savante, nides Sociétés royales géographiques de Londres, de Paris, de Berlin,de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, ni du Club des Voyageurs, nimême de Royal Polytechnic Institution, où trônait son amile statisticien Kokburn.

Ce savant lui proposa même un jour de résoudre le problèmesuivant, dans le but de lui être agréable : Étant donné le nombrede milles parcourus par le docteur autour du monde, combien sa têteen a-t-elle fait de plus que ses pieds, par suite de la différencedes rayons ? Ou bien, étant connu ce nombre de millesparcourus par les pieds et par la tête du docteur, calculer sataille exacte à une ligne près ?

Mais Fergusson se tenait toujours éloigné des corps savants,étant de l’Église militante et non bavardante ; il trouvait letemps mieux employé à chercher qu’à discuter, à découvrir qu’àdiscourir.

On raconte qu’un Anglais vint un jour à Genève avec l’intentionde visiter le lac ; on le fit monter dans l’une de cesvieilles voitures où l’on s’asseyait de côté comme dans les omnibus: or il advint que, par hasard, notre Anglais fut placé de manièreà présenter le dos au lac ; la voiture accomplit paisiblementson voyage circulaire, sans qu’il songeât à se retourner une seulefois, et il revint à Londres, enchanté du lac de Genève.

Le docteur Fergusson s’était retourné, lui, et plus d’une foispendant ses voyages, et si bien retourné qu’il avait beaucoup vu.En cela, d’ailleurs, il obéissait à sa nature, et nous avons debonnes raisons de croire qu’il était un peu fataliste, mais d’unfatalisme très orthodoxe, comptant sur lui, et même sur laProvidence ; il se disait poussé plutôt qu’attiré dans sesvoyages, et parcourait le monde, semblable à une locomotive, qui nese dirige pas, mais que la route dirige.

« Je ne poursuis pas mon chemin, disait-il souvent, c’est monchemin qui me poursuit. »

On ne s’étonnera donc pas du sang-froid avec lequel ilaccueillit les applaudissements de la Société Royale ; ilétait au-dessus de ces misères, n’ayant pas d’orgueil et encoremoins de vanité ; il trouvait toute simple la propositionqu’il avait adressée au président Sir Francis M… et ne s’aperçutmême pas de l’effet immense qu’elle produisit.

Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller’sclub, dans Pall Mall ; un superbe festin s’y trouvaitdressé à son intention ; la dimension des pièces servies futen rapport avec l’importance du personnage, et l’esturgeon quifigura dans ce splendide repas n’avait pas trois pouces de moins enlongueur que Samuel Fergusson lui-même.

Des toasts nombreux furent portés avec les vins de France auxcélèbres voyageurs qui s’étaient illustrés sur la terre d’Afrique.On but à leur santé ou à leur mémoire, et par ordre alphabétique,ce qui est très anglais : à Abbadie, Adams, Adamson, Anderson,Arnaud, Baikie, Baldwin, Barth, Batouda, Beke, Beltrame, du Berba,Bimbachi, Bolognesi, Bolwik, Bolzoni, Bonnemain, Brisson, Browne,Bruce, Brun-Rollet, Burchell, Burckhardt, Burton, Caillaud,Caillié, Campbell, Chapman, Clapperton, Clot-Bey, Colomieu,Courval, Cumming, Cuny, Debono, Decken, Denham, Desavanchers,Dicksen, Dickson, Dochard, Duchaillu, Duncan, Durand, Duroulé,Duveyrier, Erhardt, d’Escayrac de Lauture, Ferret, Fresnel,Galinier, Galton, Geoffroy, Golberry, Hahn, Halm, Harnier,Hecquart, Heuglin, Hornemann, Houghton, Imbert, Kaufmann,Knoblecher, Krapf, Kummer, Lafargue, Laing, Lajaille, Lambert,Lamiral, Lamprière, John Lander, Richard Lander, Lefebvre, Lejean,Levaillant, Livingstone, Maccarthie, Maggiar, Maizan, Malzac,Moffat, Mollien, Monteiro, Morrisson, Mungo-Park, Neimans, Overwey,Panet, Partarrieau, Pascal, Pearse, Peddie, Peney, Petherick,Poncet, Prax, Raffenel, Rath, Rebmann, Richardson, Riley, Ritchie,Rochet d’Héricourt, Rongäwi, Roscher, Ruppel, Saugnier, Speke,Steidner, Thibaud, Thompson, Thornton, Toole, Tousny, Trotter,Tuckey, Tyrwitt, Vaudey, Veyssière, Vincent, Vinco, Vogel,Wahlberg, Warington, Washington, Werne, Wild, et enfin au docteurSamuel Fergusson qui, par son incroyable tentative, devait relierles travaux de ces voyageurs et compléter la série des découvertesafricaines.

Chapitre 2

 

Un article du « Daily Telegraph ». – Guerre de journauxsavants. – M. Petermann soutient son ami le docteur Fergusson. –Réponse du savant Koner. – Paris engagés. – Diverses propositionsfaites au docteur.

 

Le lendemain, dans son numéro du 15 janvier, le DailyTelegraph publiait un article ainsi conçu :

« L’Afrique va livrer enfin le secret de ses vastessolitudes ; un Oedipe moderne nous donnera le mot de cetteénigme que les savants de soixante siècles n’ont pu déchiffrer.Autrefois, rechercher les sources du Nil, fontes Niliquaerere, était regardé comme une tentative insensée, uneirréalisable chimère.

« Le docteur Barth, en suivant jusqu’au Soudan la route tracéepar Denham et Clapperton ; le docteur Livingstone, enmultipliant ses intrépides investigations depuis le cap deBonne-Espérance jusqu’au bassin du Zambezi ; les capitainesBurton et Speke, par la découverte des Grands Lacs intérieurs, ontouvert trois chemins à la civilisation moderne ; leur pointd’intersection, où nul voyageur n’a encore pu parvenir, est le cœurmême de l’Afrique. C’est là que doivent tendre tous lesefforts.

« Or, les travaux de ces hardis pionniers de la science vontêtre renoués par l’audacieuse tentative du docteur SamuelFergusson, dont nos lecteurs ont souvent apprécié les bellesexplorations.

« Cet intrépide découvreur (discoverer) se propose detraverser en ballon toute l’Afrique de l’est à l’ouest. Si noussommes bien informés, le point de départ de ce surprenant voyageserait l’île de Zanzibar, sur la côte orientale. Quant au pointd’arrivée, à la Providence seule il est réservé de leconnaître.

« La proposition de cette exploration scientifique a été faitehier officiellement à la Société Royale de Géographie ; unesomme de deux mille cinq cents livres est votée pour subvenir auxfrais de l’entreprise.

« Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette tentative, quiest sans précédent dans les fastes géographiques. »

Comme on le pense, cet article eut un énormeretentissement ; il souleva d’abord les tempêtes del’incrédulité, le docteur Fergusson passa pour un être purementchimérique, de l’invention de M. Barnum, qui, après avoir travailléaux États-Unis, s’apprêtait à « faire » les Îles Britanniques.

Une réponse plaisante parut à Genève dans le numéro de févrierdes Bulletins de la Société Géographique ; elleraillait spirituellement la Société Royale de Londres, leTraveller’s club et l’esturgeon phénoménal.

Mais M. Petermann, dans ses Mittheilungen, publiés àGotha, réduisit au silence le plus absolu le journal de Genève. M.Petermann connaissait personnellement le docteur Fergusson, et serendait garant de l’intrépidité de son audacieux ami.

Bientôt d’ailleurs le doute ne fut plus possible ; lespréparatifs du voyage se faisaient à Londres ; les fabriquesde Lyon avaient reçu une commande importante de taffetas pour laconstruction de l’aérostat ; enfin le gouvernement britanniquemettait à la disposition du docteur le transport leResolute, capitaine Pennet.

Aussitôt mille encouragements se firent jour, millefélicitations éclatèrent. Les détails de l’entreprise parurent toutau long dans les Bulletins de la Société Géographique deParis ; un article remarquable fut imprimé dans lesNouvelles Annales des voyages, de la géographie, de l’histoireet de l’archéologie de M. V.-A. Malte-Brun ; un travailminutieux publié dans Zeitschrift für Allgemeine Erdkunde,par le docteur W. Koner, démontra victorieusement la possibilité duvoyage, ses chances de succès, la nature des obstacles, lesimmenses avantages du mode de locomotion par la voieaérienne ; il blâma seulement le point de départ ; ilindiquait plutôt Masuah, petit port de l’Abyssinie, d’où JamesBruce, en 1768, s’était élancé à la recherche des sources du Nil.D’ailleurs il admirait sans réserve cet esprit énergique du docteurFergusson, et ce cœur couvert d’un triple airain qui concevait ettentait un pareil voyage.

Le North American Review ne vit pas sans déplaisir unetelle gloire réservée à l’Angleterre ; il tourna laproposition du docteur en plaisanterie, et l’engagea à pousserjusqu’en Amérique, pendant qu’il serait en si bon chemin.

Bref, sans compter les journaux du monde entier, il n’y eut pasde recueil scientifique, depuis le Journal des Missionsévangéliques jusqu’à la Revue algérienne etcoloniale, depuis les Annales de la propagation de lafoi jusqu’au Church Missionnary Intelligencer, qui nerelatât le fait sous toutes ses formes.

Des paris considérables s’établirent à Londres et dansl’Angleterre : 1° sur l’existence réelle ou supposée du docteurFergusson ; 2° sur le voyage lui-même, qui ne serait pas tentésuivant les uns, qui serait entrepris suivant les autres ; 3°sur la question de savoir s’il réussirait ou s’il ne réussiraitpas ; 4° sur les probabilités ou les improbabilités du retourdu docteur Fergusson. On engagea des sommes énormes au livre desparis, comme s’il se fût agi des courses d’Epsom.

Ainsi donc, croyants, incrédules, ignorants et savants, touseurent les yeux fixés sur le docteur ; il devint le lion dujour sans se douter qu’il portât une crinière. Il donna volontiersdes renseignements précis sur son expédition. Il fut aisémentabordable et l’homme le plus naturel du monde. Plus d’un aventurierhardi se présenta, qui voulait partager la gloire et les dangers desa tentative ; mais il refusa sans donner de raisons de sonrefus.

De nombreux inventeurs de mécanismes applicables à la directiondes ballons vinrent lui proposer leur système. Il n’en voulutaccepter aucun. À qui lui demanda s’il avait découvert quelquechose à cet égard, il refusa constamment de s’expliquer, ets’occupa plus activement que jamais des préparatifs de sonvoyage.

Chapitre 3

 

L’ami du docteur. – D’où datait leur amitié. – Dick Kennedyà Londres. – Proposition inattendue, mais point rassurante. –Proverbe peu consolant. – Quelques mots du martyrologue africain –Avantages d’un aérostat. – Le secret du docteur Fergusson.

 

Le docteur Fergusson avait un ami. Non pas un autre lui-même, unalter ego ; l’amitié ne saurait exister entre deuxêtres parfaitement identiques.

Mais s’ils possédaient des qualités, des aptitudes, untempérament distincts, Dick Kennedy et Samuel Fergusson vivaientd’un seul et même cœur, et cela ne les gênait pas trop. Aucontraire.

Ce Dick Kennedy était un Écossais dans toute l’acception du mot,ouvert, résolu, entêté. Il habitait la petite ville de Leith, prèsd’Édimbourg, une véritable banlieue de la « VieilleEnfumée[4] ». C’était quelquefois un pêcheur, maispartout et toujours un chasseur déterminé ; rien de moinsétonnant de la part d’un enfant de la Calédonie, quelque peucoureur des montagnes des Highlands. On le citait comme unmerveilleux tireur à la carabine ; non seulement il tranchaitdes balles sur une lame de couteau, mais il les coupait en deuxmoitiés si égales, qu’en les pesant ensuite on ne pouvait y trouverde différence appréciable.

La physionomie de Kennedy rappelait beaucoup celle de HalbertGlendinning, telle que l’a peinte Walter Scott dans LeMonastère ; sa taille dépassait six piedsanglais[5] ; plein de grâce et d’aisance, ilparaissait doué d’une force herculéenne ; une figure fortementhâlée par le soleil, des yeux vifs et noirs, une hardiessenaturelle très décidée, enfin quelque chose de bon et de solidedans toute sa personne prévenait en faveur de l’Écossais.

La connaissance des deux amis se fit dans l’Inde, à l’époque oùtous deux appartenaient au même régiment ; pendant que Dickchassait au tigre et à l’éléphant, Samuel chassait à la plante et àl’insecte ; chacun pouvait se dire adroit dans sa partie, etplus d’une plante rare devint la proie du docteur, qui valut àconquérir autant qu’une paire de défenses en ivoire.

Ces deux jeunes gens n’eurent jamais l’occasion de se sauver lavie, ni de se rendre un service quelconque. De là une amitiéinaltérable. La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie lesréunit toujours.

Depuis leur rentrée en Angleterre, ils furent souvent séparéspar les lointaines expéditions du docteur ; mais, de retour,celui-ci ne manqua jamais d’aller, non pas demander, mais donnerquelques semaines de lui-même à son ami l’Écossais.

Dick causait du passé, Samuel préparait l’avenir : l’unregardait en avant, l’autre en arrière. De là un esprit inquiet,celui de Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy.

Après son voyage au Tibet, le docteur resta près de deux anssans parler d’explorations nouvelles ; Dick supposa que sesinstincts de voyage, ses appétits d’aventures se calmaient. Il enfut ravi. Cela, pensait-il, devait finir mal un jour oul’autre ; quelque habitude que l’on ait des hommes, on nevoyage pas impunément au milieu des anthropophages et des bêtesféroces ; Kennedy engageait donc Samuel à enrayer, ayant assezfait d’ailleurs pour la science, et trop pour la gratitudehumaine.

À cela, le docteur se contentait de ne rien répondre ; ildemeurait pensif, puis il se livrait à de secrets calculs, passantses nuits dans des travaux de chiffres, expérimentant même desengins singuliers dont personne ne pouvait se rendre compte. Onsentait qu’une grande pensée fermentait dans son cerveau.

« Qu’a-t-il pu ruminer ainsi ? » se demanda Kennedy, quandson ami l’eut quitté pour retourner à Londres, au mois dejanvier.

Il l’apprit un matin par l’article du DailyTelegraph.

« Miséricorde ! s’écria-t-il. Le fou !l’insensé ! traverser l’Afrique en ballon ! Il nemanquait plus que cela ! Voilà donc ce qu’il méditait depuisdeux ans ! »

À la place de tous ces points d’exclamation, mettez des coups depoing solidement appliqués sur la tête, et vous aurez une idée del’exercice auquel se livrait le brave Dick en parlant ainsi.

Lorsque sa femme de confiance, la vieille Elspeth, voulutinsinuer que ce pourrait bien être une mystification :

« Allons donc ! répondit-il, est-ce que je ne reconnais pasmon homme ? Est-ce que ce n’est pas de lui ? Voyager àtravers les airs ! Le voilà jaloux des aiglesmaintenant ! Non, certes, cela ne sera pas ! je sauraibien l’empêcher ! Eh ! si on le laissait faire, ilpartirait un beau jour pour la lune ! »

Le soir même, Kennedy, moitié inquiet, moitié exaspéré, prenaitle chemin de fer à General Railway station, et le lendemain ilarrivait à Londres.

Trois quarts d’heure après, un cab le déposait à la petitemaison du docteur, Soho square, Greek street ; il en franchitle perron, et s’annonça en frappant à la porte cinq coupssolidement appuyés.

Fergusson lui ouvrit en personne.

« Dick ? fit-il sans trop d’étonnement.

– Dick lui-même, riposta Kennedy.

– Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chassesd’hiver ?

– Moi, à Londres.

– Et qu’y viens-tu faire ?

– Empêcher une folie sans nom !

– Une folie ? dit le docteur.

– Est-ce vrai ce que raconte ce journal, répondit Kennedy entendant le numéro du Daily Telegraph.

– Ah ! c’est de cela que tu parles ! Ces journaux sontbien indiscrets ! Mais assois-toi donc, mon cher Dick.

– Je ne m’assoirai pas. Tu as parfaitement l’intentiond’entreprendre ce voyage ?

– Parfaitement ; mes préparatifs vont bon train, et je…

– Où sont-ils, que je les mette en pièces, tespréparatifs ? Où sont-ils que j’en fasse des morceaux. »

Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère.

« Du calme, mon cher Dick, reprit le docteur. Je conçois tonirritation. Tu m’en veux de ce que je ne t’ai pas encore appris mesnouveaux projets.

– Il appelle cela de nouveaux projets !

– J’ai été fort occupé, reprit Samuel sans admettrel’interruption, j’ai eu fort à faire ! Mais sois tranquille,je ne serais pas parti sans t’écrire…

– Eh ! je me moque bien…

– Parce que j’ai l’intention de t’emmener avec moi. »

L’Écossais fit un bond qu’un chamois n’eût pas désavoué.

« Ah ça ! dit-il, tu veux donc qu’on nous renferme tous lesdeux à l’hôpital de Betlehem[6] !

– J’ai positivement compté sur toi, mon cher Dick, et je t’aichoisi à l’exclusion de bien d’autres. »

Kennedy demeurait en pleine stupéfaction.

« Quand tu m’auras écouté pendant dix minutes, répondittranquillement le docteur, tu me remercieras.

– Tu parles sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Et si je refuse de t’accompagner ?

– Tu ne refuseras pas.

– Mais enfin, si je refuse ?

– Je partirai seul.

– Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Dumoment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l’ondiscute.

– Discutons en déjeunant, si tu n’y vois pas d’obstacle, moncher Dick. »

Les deux amis se placèrent l’un en face de l’autre devant unepetite table, entre une pile de sandwichs et une théièreénorme.

« Mon cher Samuel, dit le chasseur, ton projet estinsensé ! il est impossible ! il ne ressemble à rien desérieux ni de praticable !

– C’est ce que nous verrons bien après avoir essayé.

– Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c’estd’essayer.

– Pourquoi cela, s’il te plaît ?

– Et les dangers, et les obstacles de toute nature !

– Les obstacles, répondit sérieusement Fergusson, sont inventéspour être vaincus ; quant aux dangers, qui peut se flatter deles fuir ? Tout est danger dans la vie ; il peut êtretrès dangereux de s’asseoir devant sa table ou de mettre sonchapeau sur sa tête ; il faut d’ailleurs considérer ce quidoit arriver comme arrivé déjà, et ne voir que le présent dansl’avenir, car l’avenir n’est qu’un présent un peu plus éloigné.

– Que cela ! fit Kennedy en levant les épaules. Tu estoujours fataliste !

– Toujours, mais dans le bon sens du mot. Ne nous préoccuponsdonc pas de ce que le sort nous réserve, et n’oublions jamais notrebon proverbe d’Angleterre : L’homme né pour être pendu ne serajamais noyé ! »

Il n’y avait rien à répondre, ce qui n’empêcha pas Kennedy dereprendre une série d’arguments faciles à imaginer, mais trop longsà rapporter ici.

« Mais enfin, dit-il après une heure de discussion, si tu veuxabsolument traverser l’Afrique, si cela est nécessaire à tonbonheur, pourquoi ne pas prendre les routes ordinaires ?

– Pourquoi ? répondit le docteur en s’animant ; parceque jusqu’ici toutes les tentatives ont échoué ! Parce quedepuis Mungo-Park assassiné sur le Niger jusqu’à Vogel disparu dansle Wadaï, depuis Oudney mort à Murmur, Clapperton mort à Sackatou,jusqu’au Français Maizan coupé en morceaux, depuis le major Laingtué par les Touaregs jusqu’à Roscher de Hambourg massacré aucommencement de 1860, de nombreuses victimes ont été inscrites aumartyrologue africain ! Parce que lutter contre les éléments,contre la faim, la soif, la fièvre, contre les animaux féroces etcontre des peuplades plus féroces encore, est impossible !Parce que ce qui ne peut être fait d’une façon doit être entreprisd’une autre ! Enfin parce que, là où l’on ne peut passer aumilieu, il faut passer à côté ou passer dessus !

– S’il ne s’agissait que de passer dessus ! répliquaKennedy ; mais passer par-dessus !

– Eh bien ! reprit le docteur avec le plus grand sang-froiddu monde, qu’ai-je à redouter ! Tu admettras bien que j’aipris mes précautions de manière à ne pas craindre une chute de monballon ; si donc il vient à me faire défaut, je me retrouveraisur terre dans les conditions normales des explorateurs ; maismon ballon ne me manquera pas, il n’y faut pas compter.

– Il faut y compter, au contraire.

– Non pas, mon cher Dick. J’entends bien ne pas m’en sépareravant mon arrivée à la côte occidentale d’Afrique. Avec lui, toutest possible ; sans lui, je retombe dans les dangers et lesobstacles naturels d’une pareille expédition ; avec lui, ni lachaleur, ni les torrents, ni les tempêtes, ni le simoun, ni lesclimats insalubres, ni les animaux sauvages, ni les hommes ne sontà craindre ! Si j’ai trop chaud, je monte, si j’ai froid, jedescends ; une montagne, je la dépasse ; un précipice, jele franchis ; un fleuve, je le traverse ; un orage, je ledomine ; un torrent, je le rase comme un oiseau ! Jemarche sans fatigue, je m’arrête sans avoir besoin de repos !Je plane sur les cités nouvelles ! Je vole avec la rapidité del’ouragan, tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds dusol, et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grandatlas du monde ! »

Le brave Kennedy commençait à se sentir ému, et cependant lespectacle évoqué devant ses yeux lui donnait le vertige. Ilcontemplait Samuel avec admiration, mais avec crainte aussi ;il se sentait déjà balancé dans l’espace.

« Voyons, fit-il, voyons un peu, mon cher Samuel, tu as donctrouvé le moyen de diriger les ballons ?

– Pas le moins du monde. C’est une utopie.

– Mais alors tu iras…

– Où voudra la Providence ; mais cependant de l’est àl’ouest.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je compte me servir des vents alizés, dont ladirection est constante.

– Oh ! vraiment ! fit Kennedy en réfléchissant : lesvents alizés… certainement… on peut à la rigueur… il y a quelquechose…

– S’il y a quelque chose ! non, mon brave ami, il y a tout.Le gouvernement anglais a mis un transport à ma disposition ;il a été convenu également que trois ou quatre navires iraientcroiser sur la côte occidentale vers l’époque présumée de monarrivée. Dans trois mois au plus, je serai à Zanzibar, oùj’opérerai le gonflement de mon ballon, et de là nous nousélancerons.

– Nous ! fit Dick.

– Aurais-tu encore l’apparence d’une objection à me faire ?Parle, ami Kennedy.

– Une objection ! j’en aurais mille ; mais, entreautres, dis-moi : si tu comptes voir le pays, si tu comptes monteret descendre à ta volonté, tu ne le pourras faire sans perdre tongaz ; il n’y a pas eu jusqu’ici d’autres moyens de procéder,et c’est ce qui a toujours empêché les longues pérégrinations dansl’atmosphère.

– Mon cher Dick, je ne te dirai qu’une seule chose : je neperdrai pas un atome de gaz, pas une molécule.

– Et tu descendras à volonté ?

– Je descendrai à volonté.

– Et comment feras-tu ?

– Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devisesoit la tienne : Excelsior !

– Va pour Excelsior ! » répondit le chasseur, qui ne savaitpas un mot de latin.

Mais il était bien décidé à s’opposer, par tous les moyenspossibles, au départ de son ami. Il fit donc mine d’être de sonavis et se contenta d’observer. Quant à Samuel, il alla surveillerses apprêts.

Chapitre 4

 

Explorations africaines. – Barth, Richardson, Overweg,Werne, Brun-Rollet, Peney, Andrea Debono, Miani, Guillaume Lejean,Bruce, Krapf et Rebmann, Maizan, Roscher, Burton et Speke.

 

La ligne aérienne que le docteur Fergusson comptait suivren’avait pas été choisie au hasard ; son point de départ futsérieusement étudié, et ce ne fut pas sans raison qu’il résolut des’élever de l’île de Zanzibar. Cette île, située près de la côteorientale d’Afrique, se trouve par 6° de latitude australe,c’est-à-dire à quatre cent trente milles géographiques au-dessousde l’équateur[7] .

De cette île venait de partir la dernière expédition envoyée parles Grands Lacs à la découverte des sources du Nil.

Mais il est bon d’indiquer quelles explorations le docteurFergusson espérait rattacher entre elles. Il y en a deuxprincipales : celle du docteur Barth en 1849, celle des lieutenantsBurton et Speke en 1858.

Le docteur Barth est un Hambourgeois qui obtint pour soncompatriote Overweg et pour lui la permission de se joindre àl’expédition de l’Anglais Richardson ; celui-ci était chargéd’une mission dans le Soudan.

Ce vaste pays est situé entre 15° et 10° de latitude nord,c’est-à-dire que, pour y parvenir, il faut s’avancer de plus dequinze cent milles[8] dansl’intérieur de l’Afrique.

Jusque-là, cette contrée n’était connue que par le voyage deDenham, de Clapperton et d’Ouduey, de 1822 à 1824. Richardson,Barth et Overweg, jaloux de pousser plus loin leurs investigations,arrivent à Tunis et à Tripoli, comme leurs devanciers, etparviennent à Mourzouk, capitale du Fezzan.

Ils abandonnent alors la ligne perpendiculaire et font uncrochet dans l’ouest vers Ghât, guidés, non sans difficultés, parles Touaregs. Après mille scènes de pillage, de vexations,d’attaques à main armée, leur caravane arrive en octobre dans levaste oasis de l’Asben. Le docteur Barth se détache de sescompagnons, fait une excursion à la ville d’Aghadès, et rejointl’expédition, qui se remet en marche le 12 décembre. Elle arrivedans la province du Damerghou ; là, les trois voyageurs seséparent, et Barth prend la route de Kano, où il parvient à forcede patience et en payant des tributs considérables.

Malgré une fièvre intense, il quitte cette ville le 7 mars,suivi d’un seul domestique. Le principal but de son voyage est dereconnaître le lac Tchad, dont il est encore séparé par trois centcinquante milles. Il s’avance donc vers l’est et atteint la villede Zouricolo, dans le Bornou, qui est le noyau du grand empirecentral de l’Afrique. Là il apprend la mort de Richardson, tué parla fatigue et les privations. Il arrive à Kouka, capitale duBornou, sur les bords du lac. Enfin, au bout de trois semaines, le14 avril, douze mois et demi après avoir quitté Tripoli, il atteintla ville de Ngornou.

Nous le retrouvons partant le 29 mars 1851, avec Overweg, pourvisiter le royaume d’Adamaoua, au sud du lac ; il parvientjusqu’à la ville d’Yola, un peu au-dessous du 9° degré de latitudenord. C’est la limite extrême atteinte au sud par ce hardivoyageur.

Il revient au mois d’août à Kouka, de là parcourt successivementle Mandara, le Barghimi, le Kanem, et atteint comme limite extrêmedans l’est la ville de Masena, située par 17° 20’ de longitudeouest[9] .

Le 25 novembre 1852, après la mort d’Overweg, son derniercompagnon, il s’enfonce dans l’ouest, visite Sockoto, traverse leNiger, et arrive enfin à Tembouctou, où il doit languir huit longsmois, au milieu des vexations du cheik, des mauvais traitements etde la misère. Mais la présence d’un chrétien dans la ville ne peutêtre plus longtemps tolérée ; les Foullannes menacent del’assiéger. Le docteur la quitte donc le 17 mars 1854, se réfugiesur la frontière, où il demeure trente-trois jours dans ledénuement le plus complet, revient à Kano en novembre, rentre àKouka, d’où il reprend la route de Denham, après quatre moisd’attente ; il revoit Tripoli vers la fin d’août 1855, etrentre à Londres le 6 septembre, seul de ses compagnons.

Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth.

Le docteur Fergusson nota soigneusement qu’il s’était arrêté à4° de latitude nord et à 17° de longitude ouest.

Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Spekedans l’Afrique orientale.

Les diverses expéditions qui remontèrent le Nil ne purent jamaisparvenir aux sources mystérieuses de ce fleuve. D’après la relationdu médecin allemand Ferdinand Werne, l’expédition tentée en 1840,sous les auspices de Mehemet-Ali, s’arrêta à Gondokoro, entre les4° et 5° parallèles nord.

En 1855, Brun-Rollet, un Savoisien, nommé consul de Sardaignedans le Soudan oriental, en remplacement de Vaudey, mort à lapeine, partit de Karthoum, et sous le nom de marchand Yacoub,trafiquant de gomme et d’ivoire, il parvint à Belenia, au-delà du4e degré, et retourna malade à Karthoum, où il mourut en 1857.

Ni le docteur Peney, chef du service médical égyptien, qui surun petit steamer atteignit un degré au-dessous de Gondokoro, etrevint mourir d’épuisement à Karthoum, – ni le Vénitien Miani, qui,contournant les cataractes situées au-dessous de Gondokoro,atteignit le 2e parallèle, – ni le négociant maltais Andrea Debono,qui poussa plus loin encore son excursion sur le Nil – ne purentfranchir l’infranchissable limite.

En 1859, M. Guillaume Lejean, chargé d’une mission par legouvernement français, se rendit à Karthoum par la mer Rouge,s’embarqua sur le Nil avec vingt et un hommes d’équipage et vingtsoldats ; mais il ne put dépasser Gondokoro, et courut lesplus grands dangers au milieu des nègres en pleine révolte.L’expédition dirigée par M. d’Escayrac de Lauture tenta égalementd’arriver aux fameuses sources.

Mais ce terme fatal arrêta toujours les voyageurs ; lesenvoyés de Néron avaient atteint autrefois le 9e degré delatitude ; on ne gagna donc en dix-huit siècles que 5 ou 6degrés, soit de trois cents à trois cent soixante millesgéographiques.

Plusieurs voyageurs tentèrent de parvenir aux sources du Nil, enprenant un point de départ sur la côte orientale de l’Afrique.

De 1768 à 1772, l’Écossais Bruce partit de Masuah, port del’Abyssinie, parcourut le Tigre, visita les ruines d’Axum, vit lessources du Nil où elles n’étaient pas, et n’obtint aucun résultatsérieux.

En 1844, le docteur Krapf, missionnaire anglican, fondait unétablissement à Monbaz sur la côte de Zanguebar, et découvrait, encompagnie du révérend Rebmann, deux montagnes à trois cents millesde la côte ; ce sont les monts Kilimandjaro et Kenya, que MM.de Heuglin et Thornton viennent de gravir en partie.

En 1845, le Français Maizan débarquait seul à Bagamayo, en facede Zanzibar, et parvenait à Deje-la-Mhora, où le chef le faisaitpérir dans de cruels supplices.

En 1859, au mois d’août, le jeune voyageur Roscher, de Hambourgparti avec une caravane de marchands arabes, atteignait le lacNyassa, où il fut assassiné pendant son sommeil.

Enfin, en 1857, les lieutenants Burton et Speke, tous deuxofficiers à l’armée du Bengale, furent envoyés par la Société deGéographie de Londres pour explorer les Grands Lacsafricains ; le 17 juin ils quittèrent Zanzibar ets’enfoncèrent directement dans l’ouest.

Après quatre mois de souffrances inouïes, leurs bagages pillés,leurs porteurs assommés, ils arrivèrent à Kazeh, centre de réuniondes trafiquants et des caravanes ; ils étaient en pleine terrede la Lune ; là ils recueillirent des documents précieux surles mœurs, le gouvernement, la religion, la faune et la flore dupays ; puis ils se dirigèrent vers le premier des Grands Lacs,le Tanganayika situé entre 3° et 8° de latitude australe ; ilsy parvinrent le 14 février 1858, et visitèrent les diversespeuplades des rives, pour la plupart cannibales.

Ils repartirent le 26 mai, et rentrèrent à Kazeh le 20 juin. Là,Burton épuisé resta plusieurs mois malade ; pendant ce temps,Speke fit au nord une pointe de plus de trois cents milles,jusqu’au lac Oukéréoué, qu’il aperçut le 3 août ; mais il n’enput voir que l’ouverture par 2° 30’ de latitude.

Il était de retour à Kazeh le 25 août, et reprenait avec Burtonle chemin de Zanzibar, qu’ils revirent au mois de mars de l’annéesuivante. Ces deux hardis explorateurs revinrent alors enAngleterre, et la Société de Géographie de Paris leur décerna sonprix annuel.

Le docteur Fergusson remarqua avec soin qu’ils n’avaient franchini le 2e degré de latitude australe, ni le 29e degré de longitudeest.

Il s’agissait donc de réunir les explorations de Burton et Spekeà celles du docteur Barth ; c’était s’engager à franchir uneétendue de pays de plus de douze degrés.

Chapitre 5

 

Rêves de Kennedy. – Articles et pronoms au pluriel. –Insinuations de Dick. – Promenade sur la carte d’Afrique – Ce quireste entre les deux pointes du compas. – Expéditions actuelles. –Speke et Grant. – Krapf, de Decken, de Heuglin.

 

Le docteur Fergusson pressait activement les préparatifs de sondépart ; il dirigeait lui-même la construction de sonaérostat, suivant certaines modifications sur lesquelles il gardaitun silence absolu.

Depuis longtemps déjà, il s’était appliqué à l’étude de lalangue arabe et de divers idiomes mandingues ; grâce à sesdispositions de polyglotte, il fit de rapides progrès.

En attendant, son ami le chasseur ne le quittait pas d’unesemelle ; il craignait sans doute que le docteur ne prît sonvol sans rien dire ; il lui tenait encore à ce sujet lesdiscours les plus persuasifs, qui ne persuadaient pas SamuelFergusson, et s’échappait en supplications pathétiques, dontcelui-ci se montrait peu touché. Dick le sentait glisser entre sesdoigts.

Le pauvre Écossais était réellement à plaindre ; il neconsidérait plus la voûte azurée sans de sombres terreurs ; iléprouvait, en dormant, des balancements vertigineux, et chaque nuitil se sentait choir d’incommensurables hauteurs.

Nous devons ajouter que, pendant ces terribles cauchemars, iltomba de son lit une fois ou deux. Son premier soin fut de montrerà Fergusson une forte contusion qu’il se fit à la tête.

« Et pourtant, ajouta-t-il avec bonhomie, trois pieds dehauteur ! pas plus ! et une bosse pareille ! Jugedonc ! »

Cette insinuation, pleine de mélancolie, n’émût pas ledocteur.

« Nous ne tomberons pas, fit-il.

– Mais enfin, si nous tombons ?

– Nous ne tomberons pas. »

Ce fut net, et Kennedy n’eut rien à répondre.

Ce qui exaspérait particulièrement Dick, c’est que le docteursemblait faire une abnégation parfaite de sa personnalité, à luiKennedy ; il le considérait comme irrévocablement destiné àdevenir son compagnon aérien. Cela n’était plus l’objet d’un douteSamuel faisait un intolérable abus du pronom pluriel de la premièrepersonne.

« Nous » avançons…, « nous » serons prêts le…, « nous »partirons le…

Et de l’adjectif possessif au singulier :

« Notre » ballon…, « notre » nacelle…, « notre »exploration…

Et du pluriel donc !

« Nos » préparatifs…, « nos » découvertes…, « nos »ascensions…

Dick en frissonnait, quoique décidé à ne point partir ;mais il ne voulait pas trop contrarier son ami. Avouons même que,sans s’en rendre bien compte, il avait fait venir tout doucementd’Édimbourg quelques vêtements assortis et ses meilleurs fusils dechasse.

Un jour, après avoir reconnu qu’avec un bonheur insolent, onpouvait avoir une chance sur mille de réussir, il feignit de serendre aux désirs du docteur ; mais, pour reculer le voyage,il entama la série des échappatoires les plus variées. Il se rejetasur l’utilité de l’expédition et sur son opportunité. Cettedécouverte des sources du Nil était-elle vraimentnécessaire ?… Aurait-on réellement travaillé pour le bonheurde l’humanité ?… Quand, au bout du compte, les peuplades del’Afrique seraient civilisées, en seraient-elles plusheureuses ?… Était-on certain, d’ailleurs, que la civilisationne fût pas plutôt là qu’en Europe – Peut-être. – Et d’abord nepouvait-on attendre encore ?… La traversée de l’Afrique seraitcertainement faite un jour, et d’une façon moins hasardeuse… Dansun mois, dans dix mois, avant un an, quelque explorateur arriveraitsans doute…

Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leurbut, et le docteur frémissait d’impatience.

« Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, quecette gloire profite à un autre ? Faut-il donc mentir à monpassé ? reculer devant des obstacles qui ne sont passérieux ? reconnaître par de lâches hésitations ce qu’ont faitpour moi, et le gouvernement anglais, et la Société Royale deLondres ?

– Mais…, reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cetteconjonction.

– Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doitconcourir au succès des entreprises actuelles ? Ignores-tu quede nouveaux explorateurs s’avancent vers le centre del’Afrique ?

– Cependant…

– Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte.»

Dick les jeta avec résignation.

« Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.

– Je le remonte, dit docilement l’Écossais.

– Arrive à Gondokoro.

– J’y suis. »

Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage… surla carte.

« Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, etappuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peinedépassée.

– J’appuie.

– Et maintenant cherche sur la côte l’île de Zanzibar, par 6° delatitude sud.

– Je la tiens.

– Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.

– C’est fait.

– Remonte par le 33° degré de longitude jusqu’à l’ouverture dulac Oukéréoué, à l’endroit où s’arrêta le lieutenant Speke.

– M’y voici ! Un peu plus, je tombais dans le lac.

– Eh bien ! sais-tu ce qu’on a le droit de supposer d’aprèsles renseignements donnés par les peuplades riveraines ?

– Je ne m’en doute pas.

– C’est que ce lac, dont l’extrémité inférieure est par 2° 30’de latitude, doit s’étendre également de deux degrés et demiau-dessus de l’équateur.

– Vraiment !

– Or, de cette extrémité septentrionale s’échappe un cours d’eauqui doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n’est le Nillui-même.

– Voilà qui est curieux.

– Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémitédu lac Oukéréoué.

– C’est fait, ami Fergusson.

– Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes ?

– À peine deux.

– Et sais-tu ce que cela fait, Dick ?

– Pas le moins du monde.

– Cela fait à peine cent vingt milles[10] ,c’est-à-dire rien.

– Presque rien, Samuel.

– Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment ?

– Non, sur ma vie !

– Eh bien ! le voici. La Société de Géographie a regardécomme très importante l’exploration de ce lac entrevu par Speke.Sous ses auspices, le lieutenant, aujourd’hui capitaine Speke,s’est associé le capitaine Grant, de l’armée des Indes ; ilsse sont mis à la tête d’une expédition nombreuse et largementsubventionnée ; ils ont mission de remonter le lac et derevenir jusqu’à Gondokoro ; ils ont reçu un subside de plus decinq mille livres, et le gouverneur du Cap a mis des soldatshottentots à leur disposition ; ils sont partis de Zanzibar àla fin d’octobre 1860. Pendant ce temps, l’Anglais John Petherick,consul de Sa Majesté à Karthoum, a reçu du Foreign-office septcents livres environ ; il doit équiper un bateau à vapeur àKarthoum, le charger de provisions suffisantes, et se rendre àGondokoro ; là il attendra la caravane du capitaine Speke etsera en mesure de la ravitailler.

– Bien imaginé, dit Kennedy.

– Tu vois bien que cela presse, si nous voulons participer à cestravaux d’exploration. Et ce n’est pas tout ; pendant que l’onmarche d’un pas sûr à la découverte des sources du Nil, d’autresvoyageurs vont hardiment au cœur de l’Afrique.

– À pied, fit Kennedy.

– À pied, répondit le docteur sans relever l’insinuation. Ledocteur Krapf se propose de pousser dans l’ouest par le Djob,rivière située sous l’équateur. Le baron de Decken a quitté Monbaz,a reconnu les montagnes de Kenya et de Kilimandjaro, et s’enfoncevers le centre.

– À pied toujours ?

– Toujours à pied, ou à dos de mulet.

– C’est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy.

– Enfin, reprit le docteur, M. de Heuglin, vice-consuld’Autriche à Karthoum, vient d’organiser une expédition trèsimportante, dont le premier but est de rechercher le voyageurVogel, qui, en 1853, fut envoyé dans le Soudan pour s’associer auxtravaux du docteur Barth. En 1856, il quitta le Bornou, et résolutd’explorer ce pays inconnu qui s’étend entre le lac Tchad et leDarfour. Or, depuis ce temps, il n’a pas reparu. Des lettresarrivées en juin 1860 à Alexandrie rapportent qu’il fut assassinépar les ordres du roi du Wadaï ; mais d’autres lettres,adressées par le docteur Hartmann au père du voyageur, disent,d’après les récits d’un fellatah du Bornou, que Vogel seraitseulement retenu prisonnier à Wara ; tout espoir n’est doncpas perdu. Un comité s’est formé sous la présidence du duc régentde Saxe-Cobourg-Gotha ; mon ami Petermann en est lesecrétaire ; une souscription nationale a fait les frais del’expédition, à laquelle se sont joints de nombreux savants ;M. de Heuglin est parti de Masuah dans le mois de juin, et en mêmetemps qu’il recherche les traces de Vogel, il doit explorer tout lepays compris entre le Nil et le Tchad, c’est-à-dire relier lesopérations du capitaine Speke à celles du docteur Barth. Et alorsl’Afrique aura été traversée de l’est à l’ouest[11].

– Eh bien ! reprit l’Écossais, puisque tout cela s’emmanchesi bien, qu’allons-nous faire là-bas ? »

Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausserles épaules.

Chapitre 6

 

Un domestique impossible. – Il aperçoit les satellites deJupiter. – Dick et Joe aux prises. – Le doute et la croyance. – Lepesage. – Joe Wellington. – Il reçoit une demi-couronne.

 

Le docteur Fergusson avait un domestique ; il répondaitavec empressement au nom de Joe ; une excellente nature ;ayant voué à son maître une confiance absolue et un dévouement sansbornes ; devançant même ses ordres, toujours interprétés d’unefaçon intelligente ; un Caleb pas grognon et d’une éternellebonne humeur ; on l’eût fait exprès qu’on n’eût pas mieuxréussi. Fergusson s’en rapportait entièrement à lui pour lesdétails de son existence, et il avait raison. Rare et honnêteJoe ! un domestique qui commande votre dîner, et dont le goûtest le vôtre, qui fait votre malle et n’oublie ni les bas ni leschemises, qui possède vos clefs et vos secrets, et n’en abusepas !

Mais aussi quel homme était le docteur pour ce digne Joe !avec quel respect et quelle confiance il accueillait ses décisions.Quand Fergusson avait parlé, fou qui eût voulu répondre. Tout cequ’il pensait était juste ; tout ce qu’il disait, sensé ;tout ce qu’il commandait, faisable ; tout ce qu’ilentreprenait, possible ; tout ce qu’il achevait, admirable.Vous auriez découpé Joe en morceaux, ce qui vous eût répugné sansdoute, qu’il n’aurait pas changé d’avis à l’égard de sonmaître.

Aussi, quand le docteur conçut ce projet de traverser l’Afriquepar les airs, ce fut pour Joe chose faite ; il n’existait plusd’obstacles ; dès l’instant que le docteur Fergusson avaitrésolu de partir, il était arrivé – avec son fidèle serviteur, carce brave garçon, sans en avoir jamais parlé, savait bien qu’ilserait du voyage.

Il devait d’ailleurs y rendre les plus grands services par sonintelligence et sa merveilleuse agilité. S’il eut fallu nommer unprofesseur de gymnastique pour les singes du Zoological Garden, quisont bien dégourdis cependant, Joe aurait certainement obtenu cetteplace. Sauter, grimper, voler, exécuter mille tours impossibles, ils’en faisait un jeu.

Si Fergusson était la tête et Kennedy le bras, Joe devait êtrela main. Il avait déjà accompagné son maître pendant plusieursvoyages, et possédait quelque teinture de science appropriée à safaçon ; mais il se distinguait surtout par une philosophiedouce, un optimisme charmant ; il trouvait tout facile,logique, naturel, et par conséquent il ignorait le besoin de seplaindre ou de maugréer.

Entre autres qualités, il possédait une puissance et une étenduede vision étonnantes ; il partageait avec Moestlin, leprofesseur de Képler, la rare faculté de distinguer sans lunettesles satellites de Jupiter et de compter dans le groupe des Pléiadesquatorze étoiles, dont les dernières sont de neuvième grandeur. Ilne s’en montrait pas plus fier pour cela ; au contraire : ilvous saluait de très loin, et, à l’occasion, il savait joliment seservir de ses yeux.

Avec cette confiance que Joe témoignait au docteur, il ne fautdonc pas s’étonner des incessantes discussions qui s’élevaiententre Kennedy et le digne serviteur, toute déférence gardéed’ailleurs.

L’un doutait, l’autre croyait ; l’un était la prudenceclairvoyante, l’autre la confiance aveugle ; le docteur setrouvait entre le doute et la croyance ! je dois dire qu’il nese préoccupait ni de l’une ni de l’autre.

« Eh bien ! monsieur Kennedy ? disait Joe.

– Eh bien ! mon garçon ?

– Voilà le moment qui approche. Il paraît que nous nousembarquons pour la lune.

– Tu veux dire la terre de la Lune, ce qui n’est pas tout à faitaussi loin ; mais sois tranquille, c’est aussi dangereux.

– Dangereux ! avec un homme comme le docteurFergusson !

– Je ne voudrais pas t’enlever tes illusions, mon cherJoe ; mais ce qu’il entreprend là est tout bonnement le faitd’un insensé : il ne partira pas.

– Il ne partira pas ! Vous n’avez donc pas vu son ballon àl’atelier de MM. Mittchell, dans le Borough[12].

– Je me garderais bien de l’aller voir.

– Vous perdez là un beau spectacle, monsieur ! Quelle bellechose ! quelle jolie coupe ! quelle charmantenacelle ! Comme nous serons à notre aise là-dedans !

– Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître ?

– Moi, répliqua Joe avec conviction, mais je l’accompagnerai oùil voudra ! Il ne manquerait plus que cela ! le laisseraller seul, quand nous avons couru le monde ensemble ! Et quile soutiendrait donc quand il serait fatigué ? qui luitendrait une main vigoureuse pour sauter un précipice ? qui lesoignerait s’il tombait malade ? Non, monsieur Dick, Joe seratoujours à son poste auprès du docteur, que dis-je, autour dudocteur Fergusson.

– Brave garçon !

– D’ailleurs, vous venez avec nous, reprit Joe.

– Sans doute ! fit Kennedy ; c’est-à-dire je vousaccompagne pour empêcher jusqu’au dernier moment Samuel decommettre une pareille folie ! Je le suivrai même jusqu’àZanzibar, afin que là encore la main d’un ami l’arrête dans sonprojet insensé.

– Vous n’arrêterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votrerespect. Mon maître n’est point un cerveau brûlé ; il méditelonguement ce qu’il veut entreprendre, et quand sa résolution estprise, le diable serait bien qui l’en ferait démordre.

– C’est ce que nous verrons !

– Ne vous flattez pas de cet espoir. D’ailleurs, l’important estque vous veniez. Pour un chasseur comme vous, l’Afrique est un paysmerveilleux. Ainsi, de toute façon, vous ne regretterez point votrevoyage.

– Non, certes, je ne le regretterai pas, surtout si cet entêtése rend enfin à l’évidence.

– À propos, dit Joe, vous savez que c’est aujourd’hui lepesage.

– Comment, le pesage ?

– Sans doute, mon maître, vous et moi, nous allons tous troisnous peser.

– Comme des jockeys !

– Comme des jockeys. Seulement, rassurez-vous, on ne vous ferapas maigrir si vous êtes trop lourd. On vous prendra comme vousserez.

– Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l’Écossais avecfermeté.

– Mais, monsieur, il paraît que c’est nécessaire pour samachine.

– Eh bien ! sa machine s’en passera.

– Par exemple ! et si, faute de calculs exacts, nousn’allions pas pouvoir monter !

– Eh parbleu ! je ne demande que cela !

– Voyons, monsieur Kennedy, mon maître va venir à l’instant nouschercher.

– Je n’irai pas.

– Vous ne voudrez pas lui faire cette peine.

– Je la lui ferai.

– Bon ! fit Joe en riant, vous parlez ainsi parce qu’iln’est pas là ; mais quand il vous dira face à face : “Dick(sauf votre respect), Dick, j’ai besoin de connaître exactement tonpoids”, vous irez, je vous en réponds.

– Je n’irai pas. »

En ce moment le docteur rentra dans son cabinet de travail où setenait cette conversation ; il regarda Kennedy, qui ne sesentit pas trop à son aise.

« Dick, dit le docteur, viens avec Joe ; j’ai besoin desavoir ce que vous pesez tous les deux.

– Mais…

– Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. Viens. »

Et Kennedy y alla.

Ils se rendirent tous les trois à l’atelier de MM. Mittchell, oùl’une de ces balances dites romaines avait été préparée. Il fallaiteffectivement que le docteur connût le poids de ses compagnons pourétablir l’équilibre de son aérostat. Il fit donc monter Dick sur laplate-forme de la balance ; celui-ci, sans faire derésistance, disait à mi-voix :

« C’est bon ! c’est bon ! cela n’engage à rien.

– Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant cenombre sur son carnet.

– Suis-je trop lourd ?

– Mais non, monsieur Kennedy, répliqua Joe ; d’ailleurs, jesuis léger, cela fera compensation. »

Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place duchasseur ; il faillit même renverser la balance dans sonemportement ; il se posa dans l’attitude du Wellington quisinge Achille à l’entrée d’Hyde-Park, et fut magnifique, même sansbouclier.

« Cent vingt livres, inscrivit le docteur…

– Eh ! eh ! » fit Joe avec un sourire de satisfaction.Pourquoi souriait-il ? Il n’eut jamais pu le dire.

« À mon tour, dit Fergusson, et il inscrivit cent trente-cinqlivres pour son propre compte.

– À nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre centslivres.

– Mais, mon maître, reprit Joe, si cela était nécessaire pourvotre expédition, je pourrais bien me faire maigrir d’une vingtainede livres en ne mangeant pas.

– C’est inutile, mon garçon, répondit le docteur ; tu peuxmanger à ton aise, et voilà une demi-couronne pour te lester à tafantaisie. »

Chapitre 7

 

Détails géométriques. – Calcul de la capacité du ballon. –L’aérostat double. – L’enveloppe. – La nacelle. – L’appareilmystérieux. – Les vivres. – L’addition finale.

 

Le docteur Fergusson s’était préoccupé depuis longtemps desdétails de son expédition. On comprend que le ballon, cemerveilleux véhicule destiné à le transporter par air, fût l’objetde sa constante sollicitude.

Tout d’abord, et pour ne pas donner de trop grandes dimensions àl’aérostat, il résolut de le gonfler avec du gaz hydrogène, qui estquatorze fois et demie plus léger que l’air. La production de cegaz est facile, et c’est celui qui a donné les meilleurs résultatsdans les expériences aérostatiques.

Le docteur, d’après des calculs très exacts, trouva que, pourles objets indispensables à son voyage et pour son appareil, ildevait emporter un poids de quatre mille livres ; il fallutdonc rechercher quelle serait la force ascensionnelle capabled’enlever ce poids, et, par conséquent, quelle en serait lacapacité.

Un poids de quatre mille livres est représenté par undéplacement d’air de quarante-quatre mille huit cent quarante-septpieds cubes[13] , ce qui revient à dire quequarante-quatre mille huit cent quarante-sept pieds cubes d’airpèsent quatre mille livres environ.

En donnant au ballon cette capacité de quarante-quatre millehuit cent quarante-sept pieds cubes et en le remplissant, au lieud’air, de gaz hydrogène, qui, quatorze fois et demie plus léger, nepèse que deux cent soixante seize livres, il reste une ruptured’équilibre, soit une différence de trois mille sept centvingt-quatre livres. C’est cette différence entre le poids du gazcontenu dans le ballon et le poids de l’air environnant quiconstitue la force ascensionnelle de l’aérostat.

Toutefois, si l’on introduisait dans le ballon lesquarante-quatre mille huit cent quarante pieds cubes de gaz dontnous parlons, il serait entièrement rempli ; or cela ne doitpas être, car à mesure que le ballon monte dans les couches moinsdenses de l’air, le gaz qu’il renferme tend à se dilater et netarderait pas à crever l’enveloppe. On ne remplit donc généralementles ballons qu’aux deux tiers.

Mais le docteur, par suite de certain projet connu de lui seul,résolut de ne remplir son aérostat qu’à moitié, et puisqu’il luifallait emporter quarante-quatre mille huit cent quarante-septpieds cubes d’hydrogène, de donner à son ballon une capacité à peuprès double.

Il le disposa suivant cette forme allongée que l’on sait êtrepréférable ; le diamètre horizontal fut de cinquante pieds etle diamètre vertical de soixante-quinze[14] ;il obtint ainsi un sphéroïde dont la capacité s’élevait en chiffresronds à quatre-vingt-dix mille pieds cubes.

Si le docteur Fergusson avait pu employer deux ballons, seschances de réussite se seraient accrues ; en effet, au cas oùl’un vient à se rompre dans l’air, on peut en jetant du lest sesoutenir au moyen de l’autre. Mais la manœuvre de deux aérostatsdevient fort difficile, lorsqu’il s’agit de leur conserver uneforce d’ascension égale.

Après avoir longuement réfléchi, Fergusson, par une dispositioningénieuse, réunit les avantages de deux ballons sans en avoir lesinconvénients ; il en construisit deux d’inégale grandeur etles renferma l’un dans l’autre. Son ballon extérieur, auquel ilconserva les dimensions que nous avons données plus haut, encontint un plus petit, de même forme, qui n’eût que quarante-cinqpieds de diamètre horizontal et soixante-huit pieds de diamètrevertical. La capacité de ce ballon intérieur n’était donc que desoixante-sept mille pieds cubes ; il devait nager dans lefluide qui l’entourait ; une soupape s’ouvrait d’un ballon àl’autre et permettait au besoin de les faire communiquer entreeux.

Cette disposition présentait cet avantage que, s’il fallaitdonner issue au gaz pour descendre, on laisserait échapper d’abordcelui du grand ballon ; dût-on même le vider entièrement, lepetit resterait intact ; on pouvait alors se débarrasser del’enveloppe extérieure, comme d’un poids incommode, et le secondaérostat, demeuré seul, n’offrait pas au vent la prise que donnentles ballons à demi dégonflés.

De plus, dans le cas d’un accident, d’une déchirure arrivée auballon extérieur, l’autre avait l’avantage d’être préservé.

Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé deLyon enduit de gutta-percha. Cette substance gommo-résineuse jouitd’une imperméabilité absolue ; elle est entièrementinattaquable aux acides et aux gaz. Le taffetas fut juxtaposé endouble au pôle supérieur du globe, où se fait presque toutl’effort.

Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un tempsillimité. Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. Or, lasurface du ballon extérieur étant d’environ onze mille six centspieds carrés, son enveloppe pesa six cent cinquante livres.L’enveloppe du second ayant neuf mille deux cents pieds carrés desurface ne pesait que cinq cent dix livres : soit donc, en tout,onze cent soixante livres.

Le filet destiné à supporter la nacelle fut fait en corde dechanvre d’une très grande solidité ; les deux soupapesdevinrent l’objet de soins minutieux, comme l’eut été le gouvernaild’un navire.

La nacelle, de forme circulaire et d’un diamètre de quinzepieds, était construite en osier, renforcée par une légère armurede fer, et revêtue à la partie inférieure de ressorts élastiquesdestinés à amortir les chocs. Son poids et celui du filet nedépassaient pas deux cent quatre vingt livres.

Le docteur fit construire, en outre, quatre caisses de tôle dedeux lignes d’épaisseur ; elles étaient réunies entre ellespar des tuyaux munis de robinets ; il y joignit un serpentinde deux pouces de diamètre environ qui se terminait par deuxbranches droites d’inégale longueur, mais dont la plus grandemesurait vingt-cinq pieds de haut, et la plus courte quinze piedsseulement.

Les caisses de tôle s’emboîtaient dans la nacelle de façon àoccuper le moins d’espace possible ; le serpentin, qui nedevait s’ajuster que plus tard, fut emballé séparément, ainsiqu’une très forte pile électrique de Bunsen. Cet appareil avait étési ingénieusement combiné qu’il ne pesait pas plus de sept centslivres, en y comprenant même vingt-cinq gallons d’eau contenus dansune caisse spéciale.

Les instruments destinés au voyage consistèrent en deuxbaromètres, deux thermomètres, deux boussoles, un sextant, deuxchronomètres, un horizon artificiel et un altazimuth pour releverles objets lointains et inaccessibles. L’Observatoire de Greenwichs’était mis à la disposition du docteur. Celui-ci d’ailleurs ne seproposait pas de faire des expériences de physique ; ilvoulait seulement reconnaître sa direction, et déterminer laposition des principales rivières, montagnes et villes.

Il se munit de trois ancres en fer bien éprouvées, ainsi qued’une échelle de soie légère et résistante, longue d’unecinquantaine de pieds.

Il calcula également le poids exact de ses vivres ; ilsconsistèrent en thé, en café, en biscuits, en viande salée et enpemmican, préparation qui, sous un mince volume, renferme beaucoupd’éléments nutritifs. Indépendamment d’une suffisante réserved’eau-de-vie, il disposa deux caisses à eau qui contenaient chacunevingt-deux gallons[15] .

La consommation de ces divers aliments devait peu à peu diminuerle poids enlevé par l’aérostat. Car il faut savoir que l’équilibred’un ballon dans l’atmosphère est d’une extrême sensibilité. Laperte d’un poids presque insignifiant suffit pour produire undéplacement très appréciable.

Le docteur n’oublia ni une tente qui devait recouvrir une partiede la nacelle, ni les couvertures qui composaient toute la literiede voyage, ni les fusils du chasseur, ni ses provisions de poudreet de balles.

 

Voici le résumé de ses différents calculs :

Fergusson… 135 livres.

Kennedy… 153 livres.

Joe… 120 livres.

Poids du premier ballon… 650 livres.

Poids du second ballon… 510 livres.

Nacelle et filet. 280 livres.

Ancres, instruments, fusils, couvertures, tente, ustensilesdivers… 190 livres.

Viande, pemmican, biscuits, thé, café, eau-de-vie… 386livres.

Eau… 400 livres.

Appareil… 700 livres.

Poids de l’hydrogène… 276 livres.

Lest… 200 livres.

Total… 4000 livres.

 

Tel était le décompte des quatre mille livres que le docteurFergusson se proposait d’enlever ; il n’emportait que deuxcents livres de lest, « pour les cas imprévus seulement »,disait-il, car il comptait bien n’en pas user, grâce à sonappareil.

Chapitre 8

 

Importance de Joe. – Le commandant du « Resolute ». –L’arsenal de Kennedy. – Aménagements. – Le dîner d’adieu. – Ledépart du 21 février. – Séances scientifiques du docteur. –Duveyrier, Livingstone. – Détails du voyage aérien. – Kennedyréduit au silence.

 

Vers le 10 février, les préparatifs touchaient à leur fin, lesaérostats renfermés l’un dans l’autre étaient entièrementterminés ; ils avaient subi une forte pression d’air refoulédans leurs flancs ; cette épreuve donnait bonne opinion deleur solidité, et témoignait des soins apportés à leurconstruction.

Joe ne se sentait pas de joie ; il allait incessamment deGreek street aux ateliers de MM. Mittchell, toujours affairé, maistoujours épanoui, donnant volontiers des détails sur l’affaire auxgens qui ne lui en demandaient point, fier entre toutes chosesd’accompagner son maître. Je crois même qu’à montrer l’aérostat, àdévelopper les idées et les plans du docteur, à laisser apercevoircelui-ci par une fenêtre entrouverte, ou à son passage dans lesrues, le digne garçon gagna quelques demi-couronnes ; il nefaut pas lui en vouloir ; il avait bien le droit de spéculerun peu sur l’admiration et la curiosité de ses contemporains.

Le 16 février, le Resolute vint jeter l’ancre devantGreenwich. C’était un navire à hélice du port de huit centstonneaux, bon marcheur, et qui fut chargé de ravitailler ladernière expédition de Sir James Ross aux régions polaires. Lecommandant Pennet passait pour un aimable homme, il s’intéressaitparticulièrement au voyage du docteur, qu’il appréciait de longuedate. Ce Pennet faisait plutôt un savant qu’un soldat, celan’empêchait pas son bâtiment de porter quatre caronades, quin’avaient jamais fait de mal à personne, et servaient seulement àproduire les bruits les plus pacifiques du monde.

La cale du Resolute fut aménagée de manière à logerl’aérostat ; il y fut transporté avec les plus grandesprécautions dans la journée du 18 février ; on l’emmagasina aufond du navire, de manière à prévenir tout accident ; lanacelle et ses accessoires, les ancres, les cordes, les vivres, lescaisses à eau que l’on devait remplir à l’arrivée, tout fut arrimésous les yeux de Fergusson.

On embarqua dix tonneaux d’acide sulfurique et dix tonneaux devieille ferraille pour la production du gaz hydrogène. Cettequantité était plus que suffisante, mais il fallait parer auxpertes possibles. L’appareil destiné à développer le gaz, etcomposé d’une trentaine de barils, fut mis à fond de cale.

Ces divers préparatifs se terminèrent le 18 février au soir.Deux cabines confortablement disposées attendaient le docteurFergusson et son ami Kennedy. Ce dernier, tout en jurant qu’il nepartirait pas, se rendit à bord avec un véritable arsenal dechasse, deux excellents fusil à deux coups, se chargeant par laculasse, et une carabine à toute épreuve de la fabrique de PurdeyMoore et Dickson d’Édimbourg ; avec une pareille arme lechasseur n’était pas embarrassé de loger à deux mille pas dedistance une balle dans l’œil d’un chamois ; il y joignit deuxrevolvers Colt à six coups pour les besoins imprévus ; sapoudrière, son sac à cartouches, son plomb et ses balles, enquantité suffisante, ne dépassaient pas les limites de poidsassignées par le docteur.

Les trois voyageurs s’installèrent à bord dans la journée du 19février ; ils furent reçus avec une grande distinction par lecapitaine et ses officiers, le docteur toujours assez froid,uniquement préoccupé de son expédition, Dick ému sans trop vouloirle paraître, Joe bondissant, éclatant en propos burlesques ;il devint promptement le loustic du poste des maîtres, où un cadrelui avait été réservé.

Le 20, un grand dîner d’adieu fut donné au docteur Fergusson età Kennedy par la Société royale de Géographie. Le commandant Pennetet ses officiers assistaient à ce repas, qui fut très animé et trèsfourni en libations flatteuses ; les santés y furent portéesen assez grand nombre pour assurer à tous les convives uneexistence de centenaires. Sir Francis M… présidait avec une émotioncontenue, mais pleine de dignité.

À sa grande confusion, Dick Kennedy eut une large part dans lesfélicitations bachiques. Après avoir bu « à l’intrépide Fergusson,la gloire de l’Angleterre », on dut boire « au non moins courageuxKennedy, son audacieux compagnon ».

Dick rougit beaucoup, ce qui passa pour de la modestie : lesapplaudissements redoublèrent, Dick rougit encore davantage.

Un message de la reine arriva au dessert ; elle présentaitses compliments aux deux voyageurs et faisait des vœux pour laréussite de l’entreprise.

Ce qui nécessita de nouveau toasts « à Sa Très GracieuseMajesté. »

À minuit, après des adieux émouvants et de chaleureuses poignéesde mains, les convives se séparèrent.

Les embarcations du Resolute attendaient au pont deWestminster ; le commandant y prit place en compagnie de sespassagers et de ses officiers, et le courant rapide de la Tamiseles porta vers Greenwich.

À une heure, chacun dormait à bord.

Le lendemain, 21 février, à trois heures du matin, les fourneauxronflaient ; à cinq heures, on levait l’ancre, et sousl’impulsion de son hélice, le Resolute fila versl’embouchure de la Tamise.

Nous n’avons pas besoin de dire que les conversations du bordroulèrent uniquement sur l’expédition du docteur Fergusson. À levoir comme à l’entendre, il inspirait une telle confiance quebientôt, sauf l’Écossais, personne ne mit en question le succès deson entreprise.

Pendant les longues heures inoccupées du voyage, le docteurfaisait un véritable cours de géographie dans le carré desofficiers. Ces jeunes gens se passionnaient pour les découvertesfaites depuis quarante ans en Afrique ; il leur raconta lesexplorations de Barth, de Burton, de Speke, de Grant, il leurdépeignit cette mystérieuse contrée livrée de toutes part auxinvestigations de la science. Dans le nord, le jeune Duveyrierexplorait le Sahara et ramenait à Paris les chefs Touareg. Sousl’inspiration du gouvernement français, deux expéditions sepréparaient, qui, descendant du nord et venant à l’ouest, secroiseraient à Tembouctou. Au sud, l’infatigable Livingstones’avançait toujours vers l’équateur, et depuis mars 1862, ilremontait, en compagnie de Mackensie, la rivière Rovoonia. Le XIXesiècle ne se passerait certainement pas sans que l’Afrique n’eûtrévélé les secrets enfouis dans son sein depuis six mille ans.

L’intérêt des auditeurs de Fergusson fut excité surtout quand illeur fit connaître en détail les préparatifs de son voyage ;ils voulurent vérifier ses calculs ; ils discutèrent, et ledocteur entra franchement dans la discussion.

En général, on s’étonnait de la quantité relativement restreintede vivres qu’il emportait avec lui. Un jour, l’un des officiersinterrogea le docteur à cet égard.

« Cela vous surprend, répondit Fergusson.

– Sans doute.

– Mais quelle durée supposez-vous donc qu’aura mon voyage ?Des mois entiers ? C’est une grande erreur ; s’il seprolongeait, nous serions perdus, nous n’arriverions pas. Sachezdonc qu’il n’y a pas plus de trois mille cinq cents, mettez quatremille milles[16] de Zanzibar à la côte du Sénégal.Or, à deux cent quarante milles[17] pardouze heures, ce qui n’approche pas de la vitesse de nos chemins defer, en voyageant jour et nuit, il suffirait de sept jours pourtraverser l’Afrique.

– Mais alors vous ne pourriez rien voir, ni faire de relèvementsgéographiques, ni reconnaître le pays.

– Aussi, répondit le docteur, si je suis maître de mon ballon,si je monte ou descends à ma volonté, je m’arrêterai quand bon mesemblera, surtout lorsque des courants trop violents menaceront dem’entraîner.

– Et vous en rencontrerez, dit le commandant Pennet ; il ya des ouragans qui font plus de deux cent quatre milles àl’heure.

– Vous le voyez, répliqua le docteur, avec une telle rapidité,on traverserait l’Afrique en douze heures ; on se lèverait àZanzibar pour aller se coucher à Saint-Louis.

– Mais, reprit un officier, est-ce qu’un ballon pourrait êtreentraîné par une vitesse pareille ?

– Cela s’est vu, répondit Fergusson.

– Et le ballon a résisté ?

– Parfaitement. C’était à l’époque du couronnement de Napoléonen 1804. L’aéronaute Garnerin lança de Paris, à onze heures dusoir, un ballon qui portait l’inscription suivante tracée enlettres d’or : “Paris, 25 frimaire an XIII, couronnement del’empereur Napoléon par S. S. Pie VII.” Le lendemain matin, à cinqheures, les habitants de Rome voyaient le même ballon planerau-dessus du Vatican, parcourir la campagne romaine, et allers’abattre dans le lac de Bracciano. Ainsi, messieurs, un ballonpeut résister à de pareilles vitesses.

– Un ballon, oui ; mais un homme, se hasarda à direKennedy.

– Mais un homme aussi ! Car un ballon est toujours immobilepar rapport à l’air qui l’environne ; ce n’est pas lui quimarche, c’est la masse de l’air elle-même ; aussi, allumez unebougie dans votre nacelle, et la flamme ne vacillera pas. Unaéronaute montant le ballon de Garnerin n’aurait aucunementsouffert de cette vitesse. D’ailleurs, je ne tiens pas àexpérimenter une semblable rapidité, et si je puis m’accrocherpendant la nuit à quelque arbre ou quelque accident de terrain, jene m’en ferai pas faute. Nous emportons d’ailleurs pour deux moisde vivres, et rien n’empêchera notre adroit chasseur de nousfournir du gibier en abondance quand nous prendrons terre.

– Ah ! monsieur Kennedy ! vous allez faire là descoups de maître, dit un jeune midshipman en regardant l’Écossaisavec des yeux d’envie.

– Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doubléd’une grande gloire.

– Messieurs, répondit le chasseur, je suis fort sensible à voscompliments… mais il ne m’appartient pas de les recevoir…

– Hein ! fit-on de tous côtés vous ne partirezpas ?

– Je ne partirai pas.

– Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson ?

– Non seulement je ne l’accompagnerai pas, mais je ne suis icique pour l’arrêter au dernier moment. »

Tous les regards se dirigèrent vers le docteur.

« Ne l’écoutez pas, répondit-il avec son air calme. C’est unechose qu’il ne faut pas discuter avec lui ; au fond il saitparfaitement qu’il partira.

– Par saint Patrick ! s’écria Kennedy, j’atteste…

– N’atteste rien, ami Dick ; tu es jaugé, tu es pesé, toi,ta poudre, tes fusils et tes balles ; ainsi n’en parlons plus.»

Et de fait, depuis ce jour jusqu’à l’arrivée à Zanzibar, Dickn’ouvrit plus la bouche ; il ne parla pas plus de cela qued’autre chose. Il se tut.

Chapitre 9

 

On double le cap. – Le gaillard d’avant – Cours decosmographie par le professeur Joe. – De la direction des ballons.– De la recherche des courants atmosphériques. – E?????.

 

Le Resolute filait rapidement vers le cap deBonne-Espérance ; le temps se maintenait au beau, quoique lamer devint plus forte.

Le 30 mars, vingt-sept jours après le départ de Londres, lamontagne de la Table se profila sur l’horizon ; la ville duCap, située au pied d’un amphithéâtre de collines, apparut au boutdes lunettes marines, et bientôt le Resolute jeta l’ancredans le port. Mais le commandant n’y relâchait que pour prendre ducharbon ; ce fut l’affaire d’un jour ; le lendemain, lenavire donnait dans le sud pour doubler la pointe méridionale del’Afrique et entrer dans le canal de Mozambique.

Joe n’en était pas à son premier voyage sur mer ; iln’avait pas tardé à se trouver chez lui à bord. Chacun l’aimaitpour sa franchise et sa bonne humeur. Une grande part de lacélébrité de son maître rejaillissait sur lui. On l’écoutait commeun oracle, et il ne se trompait pas plus qu’un autre.

Or, tandis que le docteur poursuivait le cours de sesdescriptions dans le carré des officiers, Joe trônait sur legaillard d’avant, et faisait de l’histoire à sa manière, procédésuivi d’ailleurs par les plus grands historiens de tous lestemps.

Il était naturellement question du voyage aérien. Joe avait eude la peine à faire accepter l’entreprise par des espritsrécalcitrants ; mais aussi, la chose une fois acceptée,l’imagination des matelots, stimulée par le récit de Joe, ne connutplus rien d’impossible.

L’éblouissant conteur persuadait à son auditoire qu’après cevoyage-là on en ferait bien d’autres. Ce n’était que lecommencement d’une longue série d’entreprises surhumaines.

« Voyez-vous, mes amis, quand on a goûté de ce genre delocomotion, on ne peut plus s’en passer ; aussi, à notreprochaine expédition, au lieu d’aller de côté, nous irons droitdevant nous, en montant toujours.

– Bon ! dans la lune alors, dit un auditeur émerveillé.

– Dans la lune ! riposta Joe ; non, ma foi, c’est tropcommun ! tout le monde y va dans la lune. D’ailleurs, il n’y apas d’eau, et on est obligé d’en emporter des provisions énormes,et même de l’atmosphère en fioles, pour peu qu’on tienne àrespirer.

– Bon ! si on y trouve du gin ! dit un matelot fortamateur de cette boisson.

– Pas davantage, mon brave. Non ! point de lune ; maisnous nous promènerons dans ces jolies étoiles, dans ces charmantesplanètes dont mon maître m’a parlé si souvent. Ainsi, nouscommencerons par visiter Saturne…

– Celui qui a un anneau ? demanda le quartier-maître.

– Oui ! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ceque sa femme est devenue !

– Comment ! vous iriez si haut que cela ? fit unmousse stupéfait. C’est donc le diable, votre maître ?

– Le diable ! il est trop bon pour cela !

– Mais après Saturne ? demanda l’un des plus impatients del’auditoire.

– Après Saturne ? Eh bien, nous rendrons visite àJupiter ; un drôle de pays, allez, où les journées ne sont quede neuf heures et demie, ce qui est commode pour les paresseux, etoù les années, par exemple, durent douze ans, ce qui est avantageuxpour les gens qui n’ont plus que six mois à vivre. Ça prolonge unpeu leur existence !

– Douze ans ? reprit le mousse.

– Oui, mon petit ; ainsi, dans cette contrée-là, tutéterais encore ta maman, et le vieux là-bas, qui court sur sacinquantaine, serait un bambin de quatre ans et demi.

– Voilà qui n’est pas croyable ! s’écria le gaillardd’avant d’une seule voix.

– Pure vérité, fit Joe avec assurance. Mais quevoulez-vous ? quand on persiste à végéter dans ce monde-ci, onn’apprend rien, on reste ignorant comme un marsouin. Venez un peudans Jupiter et vous verrez ! Par exemple, il faut de la tenuelà-haut, car il a des satellites qui ne sont pas commodes !»

Et l’on riait, mais on le croyait à demi ; et il leurparlait de Neptune où les marins sont joliment reçus, et de Mars oùles militaires prennent le haut du pavé, ce qui finit par devenirassommant. Quant à Mercure, vilain monde, rien que des voleurs etdes marchands, et se ressemblant tellement les uns aux autres qu’ilest difficile de les distinguer. Et enfin il leur faisait de Vénusun tableau vraiment enchanteur.

« Et quand nous reviendrons de cette expédition-là, ditl’aimable conteur, on nous décorera de la croix du Sud, qui brillelà-haut à la boutonnière du bon Dieu.

– Et vous l’aurez bien gagnée ! » dirent les matelots.

Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées dugaillard d’avant. Et pendant ce temps, les conversationsinstructives du docteur allaient leur train.

Un jour, on s’entretenait de la direction des ballons, etFergusson fut sollicité de donner son avis à cet égard.

« Je ne crois pas, dit-il, que l’on puisse parvenir à dirigerles ballons. Je connais tous les systèmes essayés ouproposés ; pas un n’a réussi, pas un n’est praticable. Vouscomprenez bien que j’ai dû me préoccuper de cette question quidevait avoir un si grand intérêt pour moi ; mais je n’ai pu larésoudre avec les moyens fournis par les connaissances actuelles dela mécanique. Il faudrait découvrir un moteur d’une puissanceextraordinaire, et d’une légèreté impossible ! Et encore, onne pourra résister à des courants de quelque importance !Jusqu’ici, d’ailleurs, on s’est plutôt occupé de diriger la nacelleque le ballon. C’est une faute.

– Il y a cependant, répliqua-t-on, de grands rapports entre unaérostat et un navire, que l’on dirige à volonté.

– Mais non, répondit le docteur Fergusson, il y en a peu oupoint. L’air est infiniment moins dense que l’eau, dans laquelle lenavire n’est submergé qu’à moitié, tandis que l’aérostat plongetout entier dans l’atmosphère, et reste immobile par rapport aufluide environnant.

– Vous pensez alors que la science aérostatique a dit sondernier mot ?

– Non pas ! non pas ! Il faut chercher autre chose,et, si l’on ne peut diriger un ballon, le maintenir au moins dansles courants atmosphériques favorables. À mesure que l’on s’élève,ceux-ci deviennent beaucoup plus uniformes, et sont constants dansleur direction ; ils ne sont plus troublés par les vallées etles montagnes qui sillonnent la surface du globe, et là, vous lesavez, est la principale cause des changements du vent et del’inégalité de son souffle. Or, une fois ces zones déterminées, leballon n’aura qu’à se placer dans les courants qui luiconviendront.

– Mais alors, reprit le commandant Pennet, pour les atteindre,il faudra constamment monter ou descendre. Là est la vraiedifficulté, mon cher docteur.

– Et pourquoi, mon cher commandant ?

– Entendons-nous : ce ne sera une difficulté et un obstacle quepour les voyages de long cours, et non pas pour les simplespromenades aériennes.

– Et la raison, s’il vous plaît ?

– Parce que vous ne montez qu’à la condition de jeter du lest,vous ne descendez qu’à la condition de perdre du gaz, et à cemanège-là, vos provisions de gaz et de lest seront viteépuisées.

– Mon cher Pennet, là est toute la question. Là est la seuledifficulté que la science doive tendre à vaincre. Il ne s’agit pasde diriger les ballons ; il s’agit de les mouvoir de haut enbas, sans dépenser ce gaz qui est sa force, son sang, son âme, sil’on peut s’exprimer ainsi.

– Vous avez raison, mon cher docteur, mais cette difficultén’est pas encore résolue, ce moyen n’est pas encore trouvé.

– Je vous demande pardon, il est trouvé.

– Par qui ?

– Par moi !

– Par vous ?

– Vous comprenez bien que, sans cela, je n’aurais pas risquécette traversée de l’Afrique en ballon. Au bout de vingt-quatreheures, j’aurais été à sec de gaz !

– Mais vous n’avez pas parlé de cela en Angleterre !

– Non. Je ne tenais pas à me faire discuter en public. Cela meparaissait inutile. J’ai fait en secret des expériencespréparatoires, et j’ai été satisfait ; je n’avais donc pasbesoin d’en apprendre davantage.

– Eh bien ! mon cher Fergusson, peut-on vous demander votresecret ?

– Le voici, messieurs, et mon moyen est bien simple. »

L’attention de l’auditoire fut portée au plus haut point, et ledocteur prit tranquillement la parole en ces termes :

Chapitre 10

 

Essais antérieurs. – Les cinq caisses du docteur. – Lechalumeau à gaz. – Le calorifère. – Manière de manœuvrer. – Succèscertain.

 

« On a tenté souvent, messieurs, de s’élever ou de descendre àvolonté, sans perdre le gaz ou le lest d’un ballon. Un aéronautefrançais, M. Meunier, voulait atteindre ce but en comprimant del’air dans une capacité intérieure. Un belge, M. le docteur vanHecke, au moyen d’ailes et de palettes, déployait une forceverticale qui eut été insuffisante dans la plupart des cas. Lesrésultats pratiques obtenus par ses divers moyens ont étéinsignifiants.

« J’ai donc résolu d’aborder la question plus franchement. Etd’abord je supprime complètement le lest, si ce n’est pour les casde force majeure, tels que la rupture de mon appareil, oul’obligation de m’élever instantanément pour éviter un obstacleimprévu.

« Mes moyens d’ascension et de descente consistent uniquement àdilater ou à contracter par des températures diverses le gazrenfermé dans l’intérieur de l’aérostat. Et voici comment j’obtiensce résultat.

« Vous avez vu embarquer avec la nacelle plusieurs caisses dontl’usage vous est inconnu. Ces caisses sont au nombre de cinq.

« La première renferme environ vingt-cinq gallons d’eau, àlaquelle j’ajoute quelques gouttes d’acide sulfurique pouraugmenter sa conductibilité, et je la décompose au moyen d’uneforte pile de Bunsen. L’eau, comme vous le savez, se compose dedeux volumes en gaz hydrogène et d’un volume en gaz oxygène.

« Ce dernier, sous l’action de la pile, se rend par son pôlepositif dans une seconde caisse. Une troisième, placée au-dessus decelle-ci, et d’une capacité double, reçoit l’hydrogène qui arrivepar le pôle négatif.

« Des robinets, dont l’un a une ouverture double de l’autre,font communiquer ces deux caisses avec une quatrième, qui s’appellecaisse de mélange. Là, en effet, se mélangent ces deux gazprovenant de la décomposition de l’eau. La capacité de cette caissede mélange est environ de quarante et un pieds cubes[18] .

« À la partie supérieure de cette caisse est un tube en platine,muni d’un robinet.

« Vous l’avez déjà compris, messieurs : l’appareil que je vousdécris est tout bonnement un chalumeau à gaz oxygène et hydrogène,dont la chaleur dépasse celle des feux de forge.

« Ceci établi, je passe à la seconde partie de l’appareil.

« De la partie inférieure de mon ballon, qui est hermétiquementclos, sortent deux tubes séparés par un petit intervalle. L’unprend naissance au milieu des couches supérieures du gaz hydrogène,l’autre au milieu des couches inférieures.

« Ces deux tuyaux sont munis de distance en distance de fortesarticulations en caoutchouc, qui leur permettent de se prêter auxoscillations de l’aérostat.

« Ils descendent tous deux jusqu’à la nacelle, et se perdentdans une caisse de fer de forme cylindrique, qui s’appelle caissede chaleur. Elle est fermée à ses deux extrémités par deux fortsdisques de même métal.

« Le tuyau parti de la région inférieure du ballon se rend danscette boîte cylindrique par le disque du bas ; il y pénètre,et affecte alors la forme d’un serpentin hélicoïdal dont lesanneaux superposés occupent presque toute la hauteur de la caisse.Avant d’en sortir, le serpentin se rend dans un petit cône, dont labase concave, en forme de calotte sphérique, est dirigée enbas.

« C’est par le sommet de ce cône que sort le second tuyau, et ilse rend, comme je vous l’ai dit, dans les couches supérieures duballon.

« La calotte sphérique du petit cône est en platine afin de nepas fondre sous l’action du chalumeau. Car celui-ci est placé surle fond de la caisse en fer, au milieu du serpentin hélicoïdal, etl’extrémité de sa flamme viendra légèrement lécher cettecalotte.

« Vous savez, messieurs, ce que c’est qu’un calorifère destiné àchauffer les appartements. Vous savez comment il agit. L’air del’appartement est forcé de passer par les tuyaux, et il estrestitué avec une température plus élevée. Or, ce que je viens devous décrire là n’est, à vrai dire, qu’un calorifère.

« En effet, que se passera-t-il ? Une fois le chalumeauallumé, l’hydrogène du serpentin et du cône concave s’échauffe, etmonte rapidement par le tuyau qui le mène aux régions supérieuresde l’aérostat. Le vide se fait en dessous, et il attire le gaz desrégions inférieures qui se chauffe à son tour, et estcontinuellement remplacé ; il s’établit ainsi dans les tuyauxet le serpentin un courant extrêmement rapide de gaz, sortant duballon, y retournant et se surchauffant sans cesse.

« Or, les gaz augmentent de 1/480 de leur volume par degré dechaleur. Si donc je force la température de dix-huitdegrés[19] , l’hydrogène de l’aérostat se dilaterade 18/480, ou de seize cent quatorze pieds cubes[20] ,il déplacera donc seize cent soixante-quatorze pieds cubes d’air deplus, ce qui augmentera sa force ascensionnelle de cent soixantelivres. Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. Sij’augmente la température de cent quatre-vingt degrés[21] , le gaz se dilatera de 180/480 : ildéplacera seize mille sept cent quarante pieds cubes de plus, et saforce ascensionnelle s’accroîtra de seize cents livres.

« Vous le comprenez, messieurs, je puis donc facilement obtenirdes ruptures d’équilibre considérables. Le volume de l’aérostat aété calculé de telle façon, qu’étant à demi gonflé, il déplace unpoids d’air exactement égal à celui de l’enveloppe du gaz hydrogèneet de la nacelle chargée de voyageurs et de tous ses accessoires. Àce point de gonflement, il est exactement en équilibre dans l’air,il ne monte ni ne descend.

« Pour opérer l’ascension, je porte le gaz à une températuresupérieure à la température ambiante au moyen de monchalumeau ; par cet excès de chaleur, il obtient une tensionplus forte, et gonfle davantage le ballon, qui monte d’autant plusque je dilate l’hydrogène.

« La descente se fait naturellement en modérant la chaleur duchalumeau, et en laissant la température se refroidir. L’ascensionsera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. Maisc’est là une heureuse circonstance ; je n’ai jamais d’intérêtà descendre rapidement, et c’est au contraire par une marcheascensionnelle très prompte que j’évite les obstacles. Les dangerssont en bas et non en haut.

« D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, j’ai une certaine quantitéde lest qui me permettra de m’élever plus vite encore, si celadevient nécessaire. Ma soupape, située au pôle supérieur du ballon,n’est plus qu’une soupape de sûreté. Le ballon garde toujours samême charge d’hydrogène ; les variations de température que jeproduis dans ce milieu de gaz clos pourvoient seules à tous sesmouvements de montée et de descente.

« Maintenant, messieurs, comme détail pratique, j’ajouteraiceci.

« La combustion de l’hydrogène et de l’oxygène à la pointe duchalumeau produit uniquement de la vapeur d’eau. J’ai donc muni lapartie inférieure de la caisse cylindrique en fer d’un tube dedégagement avec soupape fonctionnant à moins de deux atmosphères depression ; par conséquent, dès qu’elle a atteint cettetension, la vapeur s’échappe d’elle-même.

« Voici maintenant des chiffres très exacts.

« Vingt-cinq gallons d’eau décomposée en ses élémentsconstitutifs donnent deux cents livres d’oxygène et vingt-cinqlivres d’hydrogène. Cela représente, à la tension atmosphérique,dix-huit cent quatre-vingt-dix pieds cubes[22] dupremier, et trois mille sept cent quatre-vingts piedscubes[23] du second, en tout cinq mille six centsoixante-dix pieds cubes du mélange[24] .

« Or, le robinet de mon chalumeau, ouvert en plein, dépensevingt-sept pieds cubes[25] àl’heure avec une flamme au moins six fois plus forte que celle desgrandes lanternes d’éclairage. En moyenne donc, et pour memaintenir à une hauteur peu considérable, je ne brûlerai pas plusde neuf pieds cubes à l’heure[26] ;mes vingt-cinq gallons d’eau me représentent donc six cent trenteheures de navigation aérienne, ou un peu plus de vingt-sixjours.

« Or, comme je puis descendre à volonté, et renouveler maprovision d’eau sur la route, mon voyage peut avoir une duréeindéfinie.

« Voilà mon secret, messieurs, il est simple, et, comme leschoses simples, il ne peut manquer de réussir. La dilatation et lacontraction du gaz de l’aérostat, tel est mon moyen, qui n’exige niailes embarrassantes, ni moteur mécanique. Un calorifère pourproduire mes changements de température, un chalumeau pour lechauffer, cela n’est ni incommode, ni lourd. Je crois donc avoirréuni toutes les conditions sérieuses de succès. »

Le docteur Fergusson termina ainsi son discours, et fut applaudide bon cœur. Il n’y avait pas une objection à lui faire ; toutétait prévu et résolu.

« Cependant, dit le commandant, cela peut être dangereux.

– Qu’importe, répondit simplement le docteur, si cela estpraticable ? »

Chapitre 11

 

Arrivée à Zanzibar, – Le consul anglais. – Mauvaisesdispositions des habitants. – L’île Koumbeni. – Les faiseurs depluie – Gonflement du ballon. – Départ du 18 avril. – Dernieradieu. – Le « Victoria ».

 

Un vent constamment favorable avait hâté la marche duResolute vers le lieu de sa destination. La navigation ducanal de Mozambique fut particulièrement paisible. La traverséemaritime faisait bien augurer de la traversée aérienne. Chacunaspirait au moment de l’arrivée, et voulait mettre la dernière mainaux préparatifs du docteur Fergusson.

Enfin le bâtiment vint en vue de la ville de Zanzibar, situéesur l’île du même nom, et le 15 avril, à onze heures du matin,laissa tomber l’ancre dans le port.

L’île de Zanzibar appartient à l’iman de Mascate, allié de laFrance et de l’Angleterre, et c’est à coup sûr sa plus bellecolonie. Le port reçoit un grand nombre de navires des contréesavoisinantes.

L’île n’est séparée de la côte africaine que par un canal dontla plus grande largeur n’excède pas trente milles[27] .

Elle fait un grand commerce de gomme, d’ivoire, et surtoutd’ébène, car Zanzibar est le grand marché d’esclaves. Là vient seconcentrer tout ce butin conquis dans les batailles que les chefsde l’intérieur se livrent incessamment. Ce trafic s’étend aussi surtoute la côte orientale, et jusque sous les latitudes du Nil, et M.G. Lejean y a vu faire ouvertement la traite sous pavillonfrançais.

Dès l’arrivée du Resolute, le consul anglais deZanzibar vint à bord se mettre à la disposition du docteur, desprojets duquel, depuis un mois, les journaux d’Europe l’avaienttenu au courant. Mais jusque-là, il faisait partie de la nombreusephalange des incrédules.

« Je doutais, dit-il en tendant la main à Samuel Fergusson, maismaintenant je ne doute plus. »

Il offrit sa propre maison au docteur, à Dick Kennedy, etnaturellement au brave Joe.

Par ses soins, le docteur prit connaissance de diverses lettresqu’il avait reçues du capitaine Speke. Le capitaine et sescompagnons avaient eu à souffrir terriblement de la faim et dumauvais temps avant d’atteindre le pays d’Ugogo ; ils nes’avançaient qu’avec une extrême difficulté et ne pensaient pluspouvoir donner promptement de leurs nouvelles.

« Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter »,dit le docteur.

Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maisondu consul. On se disposait à débarquer le ballon sur la plage deZanzibar ; il y avait près du mât des signaux un emplacementfavorable, auprès d’une énorme construction qui l’eut abrité desvents d’est. Cette grosse tour, semblable à un tonneau dressé sursa base, et près duquel la tonne d’Heidelberg n’eut été qu’unsimple baril, servait de fort, et sur sa plate-forme veillaient desBeloutchis armés de lances, sorte de garnisaires fainéants etbraillards.

Mais, lors du débarquement de l’aérostat, le consul fut avertique la population de l’île s’y opposerait par la force. Rien deplus aveugle que les passions fanatisées. La nouvelle de l’arrivéed’un chrétien qui devait s’enlever dans les airs fut reçue avecirritation ; les nègres, plus émus que les Arabes, virent dansce projet des intentions hostiles à leur religion ; ils sefiguraient qu’on en voulait au soleil et à la lune. Or, ces deuxastres sont un objet de vénération pour les peuplades africaines.On résolut donc de s’opposer à cette expédition sacrilège.

Le consul, instruit de ces dispositions, en conféra avec ledocteur Fergusson et le commandant Pennet. Celui-ci ne voulait pasreculer devant des menaces ; mais son ami lui fit entendreraison à ce sujet.

« Nous finirons certainement par l’emporter, lui dit-il ;les garnisaires mêmes de l’iman nous prêteraient main-forte aubesoin ; mais, mon cher commandant, un accident est vitearrivé ; il suffirait d’un mauvais coup pour causer au ballonun accident irréparable, et le voyage serait compromis sansremise ; il faut donc agir avec de grandes précautions.

– Mais que faire ? Si nous débarquons sur la côted’Afrique, nous rencontrerons les mêmes difficultés ! Quefaire ?

– Rien n’est plus simple, répondit le consul. Voyez ces îlessituées au-delà du port ; débarquez votre aérostat dans l’uned’elles, entourez-vous d’une ceinture de matelots, et vous n’aurezaucun risque à courir.

– Parfait, dit le docteur, et nous serons à notre aise pourachever nos préparatifs.

Le commandant se rendit à ce conseil. Le Resolutes’approcha de l’île de Koumbeni. Pendant la matinée du 16 avril, leballon fut mis en sûreté au milieu d’une clairière, entre lesgrands bois dont le sol est hérissé.

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placés à unepareille distance l’un de l’autre ; un jeu de poulies fixées àleur extrémité permit d’enlever l’aérostat au moyen d’un câbletransversal ; il était alors entièrement dégonflé. Le ballonintérieur se trouvait rattaché au sommet du ballon extérieur demanière à être soulevé comme lui.

C’est à l’appendice inférieur de chaque ballon que furent fixésles deux tuyaux d’introduction de l’hydrogène.

La journée du 17 se passa à disposer l’appareil destiné àproduire le gaz ; il se composait de trente tonneaux, danslesquels la décomposition de l’eau se faisait au moyen de ferrailleet d’acide sulfurique mis en présence dans une grande quantitéd’eau. L’hydrogène se rendait dans une vaste tonne centrale aprèsavoir été lavé à son passage, et de là il passait dans chaqueaérostat par les tuyaux d’introduction. De cette façon, chacund’eux se remplissait d’une quantité de gaz parfaitementdéterminée.

Il fallut employer, pour cette opération, dix-huit centsoixante-six gallons[28] d’acidesulfurique, seize mille cinquante livres de fer[29] etneuf cent soixante-six gallons d’eau[30] .

Cette opération commença dans la nuit suivante, vers troisheures du matin ; elle dura près de huit heures. Le lendemain,l’aérostat, recouvert de son filet, se balançait gracieusementau-dessus de la nacelle, retenu par un grand nombre de sacs deterre. L’appareil de dilatation fut monté avec un grand soin, etles tuyaux sortant de l’aérostat furent adaptés à la boîtecylindrique.

Les ancres, les cordes, les instruments, les couvertures devoyage, la tente, les vivres, les armes, durent prendre dans lanacelle la place qui leur était assignée ; la provision d’eaufut faite à Zanzibar. Les deux cents livres de lest furentréparties dans cinquante sacs placés au fond de la nacelle, maiscependant à portée de la main.

Ces préparatifs se terminaient vers cinq heures du soir ;des sentinelles veillaient sans cesse autour de l’île, et lesembarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les Nègres continuaient à manifester leur colère par des cris,des grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient lesgroupes irrités, en soufflant sur toute cette irritation ;quelques fanatiques essayèrent de gagner l’île à la nage, mais onles éloigna facilement.

Alors les sortilèges et les incantations commencèrent ; lesfaiseurs de pluie, qui prétendent commander aux nuages, appelèrentles ouragans et les « averses de pierres[31] » à leursecours ; pour cela, ils cueillirent des feuilles de tous lesarbres différents du pays ; ils les firent bouillir à petitfeu, pendant que l’on tuait un mouton en lui enfonçant une longueaiguille dans le cœur. Mais, en dépit de leurs cérémonies, le cieldemeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leursgrimaces.

Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgies, s’enivrantdu « tembo », liqueur ardente tirée du cocotier, ou d’une bièreextrêmement capiteuse appelée « togwa ». Leurs chants, sans mélodieappréciable, mais dont le rythme est très juste, se poursuivirentfort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs àla table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personnen’interrogeait plus, murmurait tout bas des parolesinsaisissables ; il ne quittait pas des yeux le docteurFergusson.

Ce repas d’ailleurs fut triste. L’approche du moment suprêmeinspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinéeà ces hardis voyageurs ? Se retrouveraient-ils jamais aumilieu de leurs amis, assis au foyer domestique ? Si lesmoyens de transport venaient à manquer, que devenir au sein depeuplades féroces, dans ces contrées inexplorées, au milieu dedéserts immenses ?

Ces idées, éparses jusque-là, et auxquelles on s’attachait peu,assiégeaient alors les imaginations surexcitées. Le docteurFergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses etd’autres ; mais en vain chercha-t-il à dissiper cettetristesse communicative ; il ne put y parvenir.

Comme on craignait quelques démonstrations contre la personne dudocteur et de ses compagnons, ils couchèrent tous les trois à borddu Resolute. À six heures du matin, ils quittaient leurcabine et se rendaient à l’île de Koumbeni.

Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l’est.Les sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingtmatelots. Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à cedépart solennel.

En ce moment, Kennedy alla droit au docteur, lui prit la main etdit :

« Il est bien décidé, Samuel, que tu pars ?

– Cela est très décidé, mon cher Dick.

– J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher cevoyage ?

– Tout.

– Alors j’ai la conscience tranquille à cet égard, et jet’accompagne.

– J’en étais sûr », répondit le docteur, en laissant voir surses traits une rapide émotion.

L’instant des derniers adieux arrivait. Le commandant et sesofficiers embrassèrent avec effusion leurs intrépides amis, sans enexcepter le digne Joe, fier et joyeux. Chacun des assistants voulutprendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson.

À neuf heures, les trois compagnons de route prirent place dansla nacelle : le docteur alluma son chalumeau et poussa la flamme demanière à produire une chaleur rapide. Le ballon, qui se maintenaità terre en parfait équilibre, commença à se soulever au bout dequelques minutes. Les matelots durent filer un peu des cordes quile retenaient. La nacelle s’éleva d’une vingtaine de pieds.

« Mes amis, s’écria le docteur debout entre ses deux compagnonset ôtant son chapeau, donnons à notre navire aérien un nom qui luiporte bonheur ! qu’il soit baptisé le Victoria !»

Un hourra formidable retentit :

« Vive la reine ! Vive l’Angleterre ! »

En ce moment, la force ascensionnelle de l’aérostats’accroissait prodigieusement. Fergusson, Kennedy et Joe lancèrentun dernier adieu à leurs amis.

« Lâchez tout ! s’écria le docteur. »

Et le Victoria s’éleva rapidement dans les airs, tandisque les quatre caronades du Resolute tonnaient en sonhonneur.

Chapitre 12

 

Traversée du détroit. – Le Mrima. – Propos de Dick etproposition de Joe. – Recette pour le café. – L’Uzaramo. –L’infortuné Maizan. – Le mont Duthumi. – Les cartes du docteur –Nuit sur un nopal.

 

L’air était pur, le vent modéré ; le Victoriamonta presque perpendiculairement à une hauteur de 1500 pieds, quifut indiquée par une dépression de deux pouces moins deuxlignes[32] dans la colonne barométrique.

À cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon versle sud-ouest. Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux desvoyageurs !

L’île de Zanzibar s’offrait tout entière à la vue et sedétachait en couleur plus foncée, comme sur un vasteplanisphère ; les champs prenaient une apparenced’échantillons de diverses couleurs ; de gros bouquetsd’arbres indiquaient les bois et les taillis.

Les habitants de l’île apparaissaient comme des insectes. Leshourras et les cris s’éteignaient peu à peu dans l’atmosphère, etles coups de canon du navire vibraient seuls dans la concavitéinférieure de l’aérostat.

« Que tout cela est beau ! » s’écria Joe en rompant lesilence pour la première fois.

Il n’obtint pas de réponse. Le docteur s’occupait d’observer lesvariations barométriques et de prendre note des divers détails deson ascension.

Kennedy regardait et n’avait pas assez d’yeux pour toutvoir.

Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension dugaz augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de 2500pieds.

Le Resolute apparaissait sous l’aspect d’une simplebarque, et la côte africaine apparaissait dans l’ouest par uneimmense bordure d’écume.

« Vous ne parlez pas ? fit Joe.

– Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunettevers le continent.

– Pour mon compte, il faut que je parle.

– À ton aise ! Joe, parle tant qu’il te plaira. »

Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d’onomatopées.Les oh ! les ah ! les hein ! éclataient entre seslèvres.

Pendant la traversée de la mer, le docteur jugea convenable dese maintenir à cette élévation ; il pouvait observer la côtesur une plus grande étendue ; le thermomètre et le baromètre,suspendus dans l’intérieur de la tente entrouverte, se trouvaientsans cesse à portée de sa vue ; un second baromètre, placéextérieurement, devait servir pendant les quarts de nuit.

Au bout de deux heures, le Victoria, poussé avec unevitesse d’un peu plus de huit milles, gagna sensiblement la côte.Le docteur résolut de se rapprocher de terre ; il modéra laflamme du chalumeau, et bientôt le ballon descendit à 300 pieds dusol.

Il se trouvait au-dessus du Mrima, nom que porte cette portionde la côte orientale de l’Afrique ; d’épaisses bordures demangliers en protégeaient les bords ; la marée basse laissaitapercevoir leurs épaisses racines rongées par la dent de l’océanIndien. Les dunes qui formaient autrefois la ligne côtières’arrondissaient à l’horizon ; et le mont Nguru dressait sonpic dans le nord-ouest.

Le Victoria passa près d’un village que, sur sa carte,le docteur reconnut être le Kaole. Toute la population rassembléepoussait des hurlements de colère et de crainte ; des flèchesfurent vainement dirigées contre ce monstre des airs, qui sebalançait majestueusement au-dessus de toutes ces fureursimpuissantes.

Le vent portait au sud, mais le docteur ne s’inquiéta pas decette direction ; elle lui permettait au contraire de suivrela route tracée par les capitaines Burton et Speke.

Kennedy était enfin devenu aussi loquace que Joe ; ils serenvoyaient mutuellement leurs phrases admiratives.

« Fi des diligences ! disait l’un.

– Fi des steamers ! disait l’autre.

– Fi des chemins de fer ! ripostait Kennedy, avec lesquelson traverse les pays sans les voir !

– Parlez-moi d’un ballon, reprenait Joe ; on ne se sent pasmarcher, et la nature prend la peine de se dérouler à vosyeux !

– Quel spectacle ! quelle admiration ! quelleextase ! un rêve dans un hamac !

– Si nous déjeunions ? fit Joe, que le grand air mettait enappétit.

– C’est une idée, mon garçon.

– Oh ! la cuisine ne sera pas longue à faire ! dubiscuit et de la viande conservée.

– Et du café à discrétion, ajouta le docteur. Je te permetsd’emprunter un peu de chaleur à mon chalumeau ; il en a dereste. Et de cette façon nous n’aurons point à craindred’incendie.

– Ce serait terrible, reprit Kennedy. C’est comme une poudrièreque nous avons au-dessus de nous.

– Pas tout à fait, répondit Fergusson ; mais enfin, si legaz s’enflammait, il se consumerait peu à peu, et nous descendrionsà terre, ce qui nous désobligerait ; mais soyez sans crainte,notre aérostat est hermétiquement clos.

– Mangeons donc, fit Kennedy.

– Voilà, messieurs, dit Joe, et, tout en vous imitant, je vaisconfectionner un café dont vous me direz des nouvelles.

– Le fait est, reprit le docteur, que Joe, entre mille vertus, aun talent remarquable pour préparer ce délicieux breuvage ; ille compose d’un mélange de diverses provenances, qu’il n’a jamaisvoulu me faire connaître.

– Eh bien ! mon maître, puisque nous sommes en plein air,je peux bien vous confier ma recette. C’est tout bonnement unmélange en parties égales de moka, de bourbon et de rio-nunez.»

Quelques instants après, trois tasses fumantes étaient servieset terminaient un déjeuner substantiel assaisonné par la bonnehumeur des convives ; puis chacun se remit à son posted’observation.

Le pays se distinguait par une extrême fertilité. Des sentierssinueux et étroits s’enfonçaient sous des voûtes de verdure. Onpassait au-dessus des champs cultivés de tabac, de maïs, d’orge, enpleine maturité ; çà et là de vastes rizières avec leurs tigesdroites et leurs fleurs de couleur purpurine. On apercevait desmoutons et des chèvres renfermés dans de grandes cages élevées surpilotis, ce qui les préservait de la dent du léopard. Unevégétation luxuriante s’échevelait sur ce sol prodigue. Dans denombreux villages se reproduisaient des scènes de cris et destupéfaction à la vue du Victoria, et le docteur Fergussonse tenait prudemment hors de la portée des flèches ; leshabitants, attroupés autour de leurs huttes contiguës,poursuivaient longtemps les voyageurs de leurs vainesimprécations.

À midi, le docteur en consultant sa carte, estima qu’il setrouvait au-dessus du pays d’Uzaramo[33] . Lacampagne se montrait hérissée de cocotiers, de papayers, decotonniers, au-dessus desquels le Victoria paraissait sejouer. Joe trouvait cette végétation toute naturelle, du momentqu’il s’agissait de l’Afrique. Kennedy apercevait des lièvres etdes cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup defusil ; mais c’eût été de la poudre perdue, attendul’impossibilité de ramasser le gibier.

Les aéronautes marchaient avec une vitesse de douze milles àl’heure, et se trouvèrent bientôt par 38° 20’ de longitudeau-dessus du village de Tounda.

« C’est là, dit le docteur, que Burton et Speke furent pris defièvres violentes et crurent un instant leur expédition compromise.Et cependant ils étaient encore peu éloignés de la côte, mais déjàla fatigue et les privations se faisaient rudement sentir. »

En effet, dans cette contrée règne une malariaperpétuelle ; le docteur n’en put même éviter les atteintesqu’en élevant le ballon au-dessus des miasmes de cette terrehumide, dont un soleil ardent pompait les émanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un «kraal » en attendant la fraîcheur du soir pour reprendre sa route.Ce sont de vastes emplacements entourés de haies et de jungles, oùles trafiquants s’abritent non seulement contre les bêtes fauves,mais aussi contre les tribus pillardes de la contrée. On voyait lesindigènes courir, se disperser à la vue du Victoria.Kennedy désirait les contempler de plus près ; mais Samuels’opposa constamment à ce dessein.

« Les chefs sont armés de mousquets, dit-il, et notre ballonserait un point de mire trop facile pour y loger une balle.

– Est-ce qu’un trou de balle amènerait une chute ? demandaJoe.

– Immédiatement, non ; mais bientôt ce trou deviendrait unevaste déchirure par laquelle s’envolerait tout notre gaz.

– Alors tenons-nous à une distance respectueuse de cesmécréants. Que doivent-ils penser à nous voir planer dans lesairs ? Je suis sûr qu’ils ont envie de nous adorer.

– Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. On ygagne toujours. Voyez, le pays change déjà d’aspect ; lesvillages sont plus rares ; les manguiers ont disparu ;leur végétation s’arrête à cette latitude. Le sol devient montueuxet fait pressentir de prochaines montagnes.

– En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelqueshauteurs de ce côté.

– Dans l’ouest…, ce sont les premières chaînes d’Ourizara, lemont Duthumi, sans doute, derrière lequel j’espère nous abriterpour passer la nuit. Je vais donner plus d’activité à la flamme duchalumeau : nous sommes obligés de nous tenir à une hauteur de cinqà six cents pieds.

– C’est tout de même une fameuse idée que vous avez eue là,monsieur, dit Joe ; la manœuvre n’est ni difficile nifatigante, on tourne un robinet, et tout est dit.

– Nous voici plus à l’aise, fit le chasseur lorsque le ballon sefut élevé ; la réflexion des rayons du soleil sur ce sablerouge devenait insupportable.

– Quels arbres magnifiques ! s’écria Joe ; quoiquetrès naturel, c’est très beau ! Il n’en faudrait pas unedouzaine pour faire une forêt.

– Ce sont des baobabs, répondit le docteur Fergusson ;tenez, en voici un dont le tronc peut avoir cent pieds decirconférence. C’est peut-être au pied de ce même arbre que péritle Français Maizan en 1845, car nous sommes au-dessus du village deDeje la Mhora, où il s’aventura seul ; il fut saisi par lechef de cette contrée, attaché au pied d’un baobab, et ce Nègreféroce lui coupa lentement les articulations, pendant queretentissait le chant de guerre ; puis il entama la gorge,s’arrêta pour aiguiser son couteau émoussé, et arracha la tête dumalheureux avant qu’elle ne fût coupée ! Ce pauvre Françaisavait vingt-six ans !

– Et la France n’a pas tiré vengeance d’un pareil crime ?demanda Kennedy.

– La France a réclamé ; le saïd de Zanzibar a tout faitpour s’emparer du meurtrier, mais il n’a pu y réussir.

– Je demande à ne pas m’arrêter en route, dit Joe ;montons, mon maître, montons, si vous m’en croyez.

– D’autant plus volontiers, Joe, que le mont Duthumi se dressedevant nous. Si mes calculs sont exacts, nous l’aurons dépasséavant sept heures du soir.

– Nous ne voyagerons pas la nuit ? demanda le chasseur.

– Non, autant que possible ; avec des précautions et de lavigilance, on le ferait sans danger, mais il ne suffit pas detraverser l’Afrique, il faut la voir.

– Jusqu’ici nous n’avons pas à nous plaindre, mon maître, Lepays le plus cultivé et le plus fertile du monde, au lieu d’undésert ! Croyez donc aux géographes !

– Attendons, Joe, attendons ; nous verrons plus tard. »

Vers six heures et demie du soir, le Victoria se trouvaen face du mont Duthumi ; il dut, pour le franchir, s’élever àplus de trois mille pieds, et pour cela le docteur n’eut à éleverla température que de dix-huit degrés[34] . Onpeut dire qu’il manœuvrait véritablement son ballon à la main.Kennedy lui indiquait les obstacles à surmonter, et leVictoria volait par les airs en rasant la montagne.

À huit heures, il descendait le versant opposé, dont la penteétait plus adoucie ; les ancres furent lancées au dehors de lanacelle, et l’une d’elles, rencontrant les branches d’un nopalénorme, s’y accrocha fortement. Aussitôt Joe se laissa glisser parla corde et l’assujettit avec la plus grande solidité. L’échelle desoie lui fut tendue, et il remonta lestement. L’aérostat demeuraitpresque immobile, à l’abri des vents de l’est.

Le repas du soir fut préparé ; les voyageurs, excités parleur promenade aérienne, firent une large brèche à leursprovisions.

« Quel chemin avons-nous fait aujourd’hui ? » demandaKennedy en avalant des morceaux inquiétants.

Le docteur fit le point au moyen d’observations lunaires, etconsulta l’excellente carte qui lui servait de guide ; elleappartenait à l’atlas der Neuester Entedekungen in Afrika,publié à Gotha par son savant ami Petermann, et que celui-ci luiavait adressé. Cet atlas devait servir au voyage tout entier dudocteur, car il contenait l’itinéraire de Burton et Speke auxGrands Lacs, le Soudan d’après le docteur Barth, le bas Sénégald’après Guillaume Lejean, et le delta du Niger par le docteurBaikie.

Fergusson s’était également muni d’un ouvrage qui réunissait enun seul corps toutes les notions acquises sur le Nil, et intitulé :The sources of the Nil, being a general surwey of the basin ofthat river and of its heab stream with the history of the Niloticdiscovery by Charles Beke, th. D.

Il possédait aussi les excellentes cartes publiées dans lesBulletins de la Société de Géographie de Londres, et aucunpoint des contrées découvertes ne devait lui échapper.

En pointant sa carte, il trouva que sa route latitudinale étaitde deux degrés, ou cent vingt milles dans l’ouest[35] .

Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. Maiscette direction satisfaisait le docteur, qui voulait, autant quepossible, reconnaître les traces de ses devanciers.

Il fut décidé que la nuit serait divisée en trois quarts, afinque chacun pût à son tour veiller à la sûreté des deux autres. Ledocteur dut prendre le quart de neuf heures, Kennedy celui deminuit et Joe celui de trois heures du matin.

Donc, Kennedy et Joe, enveloppés de leurs couvertures,s’étendirent sous la tente et dormirent paisiblement, tandis queveillait le docteur Fergusson.

Chapitre 13

 

Changement de temps, – Fièvre de Kennedy. – La médecine dudocteur – Voyage par terre. – Le bassin d’Imengé. – Le mont Rubeho.– À six mille pieds. – Une halte de jour.

 

La nuit fut paisible ; cependant le samedi matin, en seréveillant, Kennedy se plaignit de lassitude et de frissons defièvre. Le temps changeait ; le ciel couvert de nuages épaissemblait s’approvisionner pour un nouveau déluge. Un triste paysque ce Zungomero, où il pleut continuellement, sauf peut-êtrependant une quinzaine de jours du mois de janvier.

Une pluie violente ne tarda pas à assaillir les voyageurs ;au-dessous d’eux, les chemins coupés par des « nullahs », sortes detorrents momentanés, devenaient impraticables, embarrassésd’ailleurs de buissons épineux et de lianes gigantesques. Onsaisissait distinctement ces émanations d’hydrogène sulfuré dontparle le capitaine Burton.

« D’après lui, dit le docteur, et il a raison, c’est à croirequ’un cadavre est caché derrière chaque hallier.

– Un vilain pays, répondit Joe, et il me semble que monsieurKennedy ne se porte pas trop bien pour y avoir passé la nuit.

– En effet, j’ai une fièvre assez forte, fit le chasseur.

– Cela n’a rien d’étonnant, mon cher Dick, nous nous trouvonsdans l’une des régions les plus insalubres de l’Afrique. Mais nousn’y resterons pas longtemps. En route. »

Grâce à une manœuvre adroite de Joe, l’ancre fut décrochée, et,au moyen de l’échelle, Joe regagna la nacelle. Le docteur dilatavivement le gaz, et le Victoria reprit son vol, poussé parun vent assez fort.

Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de cebrouillard pestilentiel. Le pays changeait d’aspect. Il arrivefréquemment en Afrique qu’une région malsaine et de peu d’étendueconfine à des contrées parfaitement salubres.

Kennedy souffrait visiblement, et la fièvre accablait sa naturevigoureuse.

« Ce n’est pourtant pas le cas d’être malade, fit-il ens’enveloppant de sa couverture et se couchant sous la tente.

– Un peu de patience, mon cher Dick, répondit le docteurFergusson, et tu seras guéri rapidement.

– Guéri ! ma foi ! Samuel, si tu as dans ta pharmaciede voyage quelque drogue qui me remette sur pied, administre-la-moisans retard. Je l’avalerai les yeux fermés.

– J’ai mieux que cela, ami Dick, et je vais naturellement tedonner un fébrifuge qui ne coûtera rien.

– Et comment feras-tu ?

– C’est fort simple. Je vais tout bonnement monter au-dessus deces nuages qui nous inondent, et m’éloigner de cette atmosphèrepestilentielle. Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène.»

Les dix minutes n’étaient pas écoulées que les voyageurs avaientdépassé la zone humide.

« Attends un peu, Dick, et tu vas sentir l’influence de l’airpur et du soleil.

– En voilà un remède ! dit Joe. Mais c’estmerveilleux !

– Non ! c’est tout naturel.

– Oh ! pour naturel, je n’en doute pas.

– J’envoie Dick en bon air, comme cela se fait tous les jours enEurope, et comme à la Martinique je l’enverrais aux Pitons[36] pour fuir la fièvre jaune.

– Ah ça ! mais c’est un paradis que ce ballon, dit Kennedydéjà plus à l’aise.

– En tout cas, il y mène, répondit sérieusement Joe. »

C’était un curieux spectacle que celui des masses de nuagesagglomérées en ce moment au-dessous de la nacelle ; ellesroulaient les unes sur les autres, et se confondaient dans un éclatmagnifique en réfléchissant les rayons du soleil. LeVictoria atteignit une hauteur de quatre mille pieds. Lethermomètre indiquait un certain abaissement dans la température.On ne voyait plus la terre. À une cinquantaine de milles dansl’ouest, le mont Rubeho dressait sa tête étincelante ; ilformait la limite du pays d’Ugogo par 36° 20’ de longitude. Le ventsoufflait avec une vitesse de vingt milles à l’heure, mais lesvoyageurs ne sentaient rien de cette rapidité ; ilsn’éprouvaient aucune secousse, n’ayant pas même le sentiment de lalocomotion.

Trois heures plus tard, la prédiction du docteur se réalisait.Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvre, et déjeuna avecappétit.

« Voilà qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avecsatisfaction.

– Précisément, fit Joe, c’est ici que je me retirerai pendantmes vieux jours. »

Vers dix heures du matin, l’atmosphère s’éclaircit. Il se fitune trouée dans les nuages, la terre reparut ; leVictoria s’en approchait insensiblement. Le docteurFergusson cherchait un courant qui le portât plus au nord-est, etil le rencontra à six cents pieds du sol. Le pays devenaitaccidenté, montueux même. Le district du Zungomero s’effaçait dansl’est avec les derniers cocotiers de cette latitude.

Bientôt les crêtes d’une montagne prirent une saillie plusarrêtée. Quelques pics s’élevaient çà et là. Il fallut veiller àchaque instant aux cônes aigus qui semblaient surgirinopinément.

« Nous sommes au milieu des brisants, dit Kennedy.

– Sois tranquille, Dick, nous ne toucherons pas.

– Jolie manière de voyager, tout de même ! » répliquaJoe.

En effet, le docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleusedextérité.

« S’il nous fallait marcher sur ce terrain détrempé, dit-il,nous nous traînerions dans une boue malsaine. Depuis notre départde Zanzibar, la moitié de nos bêtes de somme seraient déjà mortesde fatigue. Nous aurions l’air de spectres, et le désespoir nousprendrait au cœur. Nous serions en lutte incessante avec nosguides, nos porteurs, exposés à leur brutalité sans frein. Le jour,une chaleur humide, insupportable, accablante ! La nuit, unfroid souvent intolérable, et les piqûres de certaines mouches,dont les mandibules percent la toile la plus épaisse, et quirendent fou ! Et tout cela sans parler des bêtes et despeuplades féroces !

– Je demande à ne pas en essayer, répliqua simplement Joe.

– Je n’exagère rien, reprit le docteur Fergusson, car, au récitdes voyageurs qui ont eu l’audace de s’aventurer dans ces contrées,les larmes vous viendraient aux yeux. »

Vers onze heures, on dépassait le bassin d’Imengé ; lestribus éparses sur ces collines menaçaient vainement leVictoria de leurs armes ; il arrivait enfin auxdernières ondulations de terrain qui précèdent le Rubeho ;elles forment la troisième chaîne et la plus élevée des montagnesde l’Usagara.

Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de laconformation orographique du pays. Ces trois ramifications, dont leDuthumi forme le premier échelon, sont séparées par de vastesplaines longitudinales ; ces croupes élevées se composent decônes arrondis, entre lesquels le sol est parsemé de blocserratiques et de galets. La déclivité la plus roide de cesmontagnes fait face à la côte de Zanzibar ; les pentesoccidentales ne sont guère que des plateaux inclinés. Lesdépressions de terrain sont couvertes d’une terre noire et fertile,où la végétation est vigoureuse. Divers cours d’eau s’infiltrentvers l’est, et vont affluer dans le Kingani, au milieu de bouquetsgigantesques de sycomores, de tamarins, de calebassiers et depalmyras.

« Attention ! dit le docteur Fergusson. Nous approchons duRubeho, dont le nom signifie dans la langue du pays : “Passage desvents”. Nous ferons bien d’en doubler les arêtes aiguës à unecertaine hauteur. Si ma carte est exacte, nous allons nous porter àune élévation de plus de cinq mille pieds.

– Est-ce que nous aurons souvent l’occasion d’atteindre ceszones supérieures ?

– Rarement ; l’altitude des montagnes de l’Afrique paraîtêtre médiocre relativement aux sommets de l’Europe et de l’Asie.Mais, en tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrasséde les franchir. »

En peu de temps, le gaz se dilata sous l’action de la chaleur,et le ballon prit une marche ascensionnelle très marquée. Ladilatation de l’hydrogène n’offrait rien de dangereux d’ailleurs,et la vaste capacité de l’aérostat n’était remplie qu’aux troisquarts ; le baromètre, par une dépression de près de huitpouces, indiqua une élévation de six mille pieds.

« Irions-nous longtemps ainsi ? demanda Joe.

– L’atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises,répondit le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. C’est cequ’ont fait MM. Brioschi et Gay-Lussac ; mais alors le sangleur sortait par la bouche et par les oreilles. L’air respirablemanquait. Il y a quelques années, deux hardis Français, MM. Barralet Bixio, s’aventurèrent aussi dans les hautes régions ; maisleur ballon se déchira…

– Et ils tombèrent ? demanda vivement Kennedy.

– Sans doute ! mais comme doivent tomber des savants, sansse faire aucun mal.

– Eh bien ! messieurs, dit Joe, libre à vous de recommencerleur chute ; mais pour moi, qui ne suis qu’un ignorant, jepréfère rester dans un milieu honnête, ni trop haut, ni trop bas.Il ne faut point être ambitieux. »

À six mille pieds, la densité de l’air a déjà diminuésensiblement ; le son s’y transporte avec difficulté, et lavoix se fait moins bien entendre. La vue des objets devientconfuse. Le regard ne perçoit plus que de grandes masses assezindéterminées ; les hommes, les animaux, deviennent absolumentinvisibles : les routes sont des lacets, et les lacs, desétangs.

Le docteur et ses compagnons se sentaient dans un étatanormal ; un courant atmosphérique d’une extrême vélocité lesentraînait au-delà des montagnes arides, sur le sommet desquellesde vastes plaques de neige étonnaient le regard ; leur aspectconvulsionné démontrait quelque travail neptunien des premiersjours du monde.

Le soleil brillait au zénith, et ses rayons tombaient d’aplombsur ces cimes désertes. Le docteur prit un dessin exact de cesmontagnes, qui sont faites de quatre croupes distinctes, presque enligne droite, et dont la plus septentrionale est la plusallongée.

Bientôt le Victoria descendit le versant opposé duRubeho, en longeant une côte boisée et parsemée d’arbres d’un verttrès sombre ; puis vinrent des crêtes et des ravins, dans unesorte de désert qui précédait le pays d’Ugogo ; plus bass’étalaient des plaines jaunes, torréfiées, craquelées, jonchées çàet là de plantes salines et de buissons épineux.

Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirentl’horizon. Le docteur s’approcha du sol, les ancres furent lancées,et l’une d’elles s’accrocha bientôt dans les branches d’un vastesycomore.

Joe, se glissant rapidement dans l’arbre ; assujettitl’ancre avec précaution ; le docteur laissa son chalumeau enactivité pour conserver à l’aérostat une certaine forceascensionnelle qui le maintint en l’air. Le vent s’était presquesubitement calmé.

« Maintenant, dit Fergusson, prends deux fusils, ami Dick, l’unpour toi, l’autre pour Joe, et tâchez, à vous deux, de rapporterquelques belles tranches d’antilope. Ce sera pour notre dîner.

– En chasse ! » s’écria Kennedy.

Il escalada la nacelle et descendit. Joe s’était laissédégringoler de branche en branche et l’attendait en se détirant lesmembres. Le docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, putéteindre entièrement son chalumeau.

« N’allez pas vous envoler, mon maître, s’écria Joe.

– Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. Jevais mettre mes notes en ordre. Bonne chasse et soyez prudents.D’ailleurs, de mon poste, j’observerai le pays, et, à la moindrechose suspecte, je tire un coup de carabine. Ce sera le signal deralliement.

– Convenu », répondit le chasseur.

Chapitre 14

 

La forêt de gommiers. – L’antilope bleue. – Le signal deralliement. – Un assaut inattendu. – Le Kanyemé. – Une nuit enplein air. – Le Mabunguru. – Jihoue-la-Mkoa. – Provision d’eau. –Arrivée à Kazeh.

 

Le pays, aride, desséché, fait d’une terre argileuse qui sefendillait à la chaleur, paraissait désert ; çà et là,quelques traces de caravanes, des ossements blanchis d’hommes et debêtes, à demi-rongés, et confondus dans la même poussière.

Après une demi-heure de marche, Dick et Joe s’enfonçaient dansune forêt de gommiers, l’œil aux aguets et le doigt sur la détentedu fusil. On ne savait pas à qui on aurait affaire. Sans être unrifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu.

« Cela fait du bien de marcher, monsieur Dick, et cependant ceterrain là n’est pas trop commode », fit-il en heurtant lesfragments de quartz dont il était parsemé.

Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s’arrêter.Il fallait savoir se passer de chiens, et, quelle que fût l’agilitéde Joe, il ne pouvait avoir le nez d’un braque ou d’un lévrier.

Dans le lit d’un torrent où stagnaient encore quelques mares, sedésaltérait une troupe d’une dizaine d’antilopes. Ces gracieuxanimaux, flairant un danger, paraissaient inquiets ; entrechaque lampée, leur jolie tête se redressait avec vivacité, humantde ses narines mobiles l’air au vent des chasseurs.

Kennedy contourna quelques massifs, tandis que Joe demeuraitimmobile ; il parvint à portée de fusil et fit feu. La troupedisparut en un clin d’œil ; seule, une antilope mâle, frappéeau défaut de l’épaule, tombait foudroyée. Kennedy se précipita sursa proie.

C’était un blawe-bock, un magnifique animal d’un bleu pâletirant sur le gris, avec le ventre et l’intérieur des jambes d’uneblancheur de neige.

« Le beau coup de fusil ! s’écria le chasseur. C’est uneespèce très rare d’antilope, et j’espère bien préparer sa peau demanière à la conserver.

– Par exemple ! y pensez-vous, monsieur Dick ?

– Sans doute ! Regarde donc ce splendide pelage.

– Mais le docteur Fergusson n’admettra jamais une pareillesurcharge.

– Tu as raison, Joe ! Il est pourtant fâcheux d’abandonnertout entier un si bel animal !

– Tout entier ! non pas, monsieur Dick ; nous allonsen tirer tous les avantages nutritifs qu’il possède, et, si vous lepermettez, je vais m’en acquitter aussi bien que le syndic del’honorable corporation des bouchers de Londres.

– À ton aise, mon ami ; tu sais pourtant qu’en ma qualitéde chasseur, je ne suis pas plus embarrassé de dépouiller une piècede gibier que de l’abattre.

– J’en suis sûr, monsieur Dick ; alors ne vous gênez paspour établir un fourneau sur trois pierres ; vous aurez dubois mort en quantité, et je ne vous demande que quelques minutespour utiliser vos charbons ardents.

– Ce ne sera pas long », répliqua Kennedy.

Il procéda aussitôt à la construction de son foyer, qui flambaitquelques instants plus tard.

Joe avait retiré du corps de l’antilope une douzaine decôtelettes et les morceaux les plus tendres du filet, qui setransformèrent bientôt en grillades savoureuses.

« Voilà qui fera plaisir à l’ami Samuel, dit le chasseur.

– Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick ?

– Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks.

– Pas le moins du monde. Je pense à la figure que nous ferionssi nous ne retrouvions plus l’aérostat.

– Bon ! quelle idée ! tu veux que le docteur nousabandonne ?

– Non ; mais si son ancre venait à se détacher ?

– Impossible. D’ailleurs Samuel ne serait pas embarrassé deredescendre avec son ballon ; il le manœuvre assezproprement.

– Mais si le vent l’emportait, s’il ne pouvait revenir versnous.

– Voyons, Joe, trêve à tes suppositions ; elles n’ont riende plaisant.

– Ah ! monsieur, tout ce qui arrive en ce monde estnaturel ; or, tout peut arriver, donc il faut tout prévoir…»

En ce moment un coup de fusil retentit dans l’air.

« Hein ! fit Joe.

– Ma carabine ! je reconnais sa détonation.

– Un signal !

– Un danger pour nous !

– Pour lui peut-être, répliqua Joe.

– En route ! »

Les chasseurs avaient rapidement ramassé le produit de leurchasse, et ils reprirent leur chemin en se guidant sur des briséesque Kennedy avait faites. L’épaisseur du fourré les empêchaitd’apercevoir le Victoria, dont ils ne pouvaient être bienéloignés.

Un second coup de feu se fit entendre.

« Cela presse, fit Joe.

– Bon ! encore une autre détonation.

– Cela m’a l’air d’une défense personnelle.

– Hâtons-nous. »

Et ils coururent à toutes jambes. Arrivés à la lisière du bois,ils virent tout d’abord le Victoria à sa place, et ledocteur dans la nacelle.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Kennedy.

– Grand Dieu ! s’écria Joe.

– Que vois-tu ?

– Là-bas, une troupe de Nègres qui assiègent le ballon !»

En effet, à deux milles de là, une trentaine d’individus sepressaient en gesticulant, en hurlant, en gambadant au pied dusycomore. Quelques-uns, grimpés dans l’arbre, s’avançaient jusquesur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent.

« Mon maître est perdu, s’écria Joe.

– Allons, Joe, du sang-froid et du coup d’œil. Nous tenons lavie de quatre de ces moricauds dans nos mains. En avant !»

Ils avaient franchi un mille avec une extrême rapidité, quand unnouveau coup de fusil partit de la nacelle ; il atteignit ungrand diable qui se hissait par la corde de l’ancre. Un corps sansvie tomba de branches en branches, et resta suspendu à unevingtaine de pieds du sol, ses deux bras et ses deux jambes sebalançant dans l’air.

« Hein ! fit Joe en s’arrêtant, par où diable se tient-ildonc, cet animal ?

– Peu importe, répondit Kennedy, courons !courons !

– Ah ! monsieur Kennedy, s’écria Joe, en éclatant de rire :par sa queue ! c’est par sa queue ! Un singe ! ce nesont que des singes.

– Ça vaut encore mieux que des hommes », répliqua Kennedy en seprécipitant au milieu de la bande hurlante.

C’était une troupe de cynocéphales assez redoutables, féroces etbrutaux, horribles à voir avec leurs museaux de chien. Cependantquelques coups de fusil en eurent facilement raison, et cette hordegrimaçante s’échappa, laissant plusieurs des siens à terre.

En un instant, Kennedy s’accrochait à l’échelle ; Joe sehissait dans les sycomores et détachait l’ancre ; la nacelles’abaissait jusqu’à lui, et il y rentrait sans difficulté. Quelquesminutes après, le Victoria s’élevait dans l’air et sedirigeait vers l’est sous l’impulsion d’un vent modéré.

« En voilà un assaut ! dit Joe.

– Nous t’avions cru assiégé par des indigènes.

– Ce n’étaient que des singes, heureusement ! répondit ledocteur.

– De loin, la différence n’est pas grande, mon cher Samuel.

– Ni même de près, répliqua Joe.

– Quoi qu’il en soit, reprit Fergusson, cette attaque de singespouvait avoir les plus graves conséquences. Si l’ancre avait perduprise sous leurs secousses réitérées, qui sait où le vent m’eûtentraîné !

– Que vous disais-je, monsieur Kennedy ?

– Tu avais raison, Joe ; mais, tout en ayant raison, à cemoment-là tu préparais des beefsteaks d’antilope, dont la vue memettait déjà en appétit.

– Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d’antilope estexquise.

– Vous pouvez en juger, monsieur, la table est servie.

– Sur ma foi, dit le chasseur, ces tranches de venaison ont unfumet sauvage qui n’est point à dédaigner.

– Bon ! je vivrais d’antilope jusqu’à la fin de mes jours,répondit Joe la bouche pleine, surtout avec un verre de grog pouren faciliter la digestion. »

Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avecrecueillement.

« Jusqu’ici cela va assez bien, dit-il.

– Très bien, riposta Kennedy.

– Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoiraccompagnés ?

– J’aurais voulu voir qu’on m’en eût empêché ! » réponditle chasseur avec un air résolu.

Il était alors quatre heures du soir ; le Victoriarencontra un courant plus rapide ; le sol montaitinsensiblement, et bientôt la colonne barométrique indiqua unehauteur de mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Ledocteur fut alors obligé de soutenir son aérostat par unedilatation de gaz assez forte, et le chalumeau fonctionnait sanscesse.

Vers sept heures, le Victoria planait sur le bassin deKanyemé ; le docteur reconnut aussitôt ce vaste défrichementde dix milles d’étendue, avec ses villages perdus au milieu desbaobabs et des calebassiers. Là est la résidence de l’un dessultans du pays de l’Ugogo, où la civilisation est peut-être moinsarriérée, on y vend plus rarement les membres de sa famille ;mais, bêtes et gens, tous vivent ensemble dans des huttes rondessans charpente, et qui ressemblent à des meules de foin.

Après Kanyemé, le terrain devint aride et rocailleux ;mais, au bout d’une heure, dans une dépression fertile, lavégétation reprit toute sa vigueur, à quelque distance du Mdaburu.Le vent tombait avec le jour, et l’atmosphère semblait s’endormir.Le docteur chercha vainement un courant à différenteshauteurs ; en voyant ce calme de la nature, il résolut depasser la nuit dans les airs, et pour plus de sûreté, il s’éleva de1000 pieds environ. Le Victoria demeurait immobile. Lanuit magnifiquement étoilée se fit en silence.

Dick et Joe s’étendirent sur leur couche paisible, ets’endormirent d’un profond sommeil pendant le quart dudocteur ; à minuit, celui-ci fut remplacé par l’Écossais.

« S’il survenait le moindre incident, réveille-moi, luidit-il ; et surtout ne perds pas le baromètre des yeux. C’estnotre boussole, à nous autres ! »

La nuit fut froide, il y eut jusqu’à vingt-sept degrés[37] de différence entre sa température etcelle du jour. Avec les ténèbres avait éclaté le concert nocturnedes animaux, que la soif et la faim chassent de leursrepaires ; les grenouilles firent retentir leur voix desoprano, doublée du glapissement des chacals, pendant que la basseimposante des lions soutenait les accords de cet orchestrevivant.

En reprenant son poste le matin, le docteur Fergusson consultasa boussole, et s’aperçut que la direction du vent avait changépendant la nuit. Le Victoria dérivait dans le nord-estd’une trentaine de milles depuis deux heures environ ; ilpassait au-dessus du Mabunguru, pays pierreux, parsemé de blocs desyénite d’un beau poli, et tout bosselé de roches en dosd’âne ; des masses coniques, semblables aux rochers de Karnak,hérissaient le sol comme autant de dolmens druidiques ; denombreux ossements de buffles et d’éléphants blanchissaient çà etlà ; il y avait peu d’arbres, sinon dans l’est, des boisprofonds, sous lesquels se cachaient quelques villages.

Vers sept heures, une roche ronde, de près de deux millesd’étendue, apparut comme une immense carapace.

« Nous sommes en bon chemin, dit le docteur Fergusson. VoilàJihoue-la-Mkoa, où nous allons faire halte pendant quelquesinstants. Je vais renouveler la provision d’eau nécessaire àl’alimentation de mon chalumeau, essayons de nous accrocher quelquepart.

– Il y a peu d’arbres, répondit le chasseur.

– Essayons cependant ; Joe, jette les ancres. »

Le ballon, perdant peu à peu de sa force ascensionnelle,s’approcha de terre ; les ancres coururent ; la patte del’une d’elles s’engagea dans une fissure de rocher, et leVictoria demeura immobile.

Il ne faut pas croire que le docteur pût éteindre complètementson chalumeau pendant ses haltes. L’équilibre du ballon avait étécalculé au niveau de la mer ; or le pays allait toujours enmontant, et se trouvant élevé de 600 à 700 pieds, le ballon auraiteu une tendance à descendre plus bas que le sol lui-même ; ilfallait donc le soutenir par une certaine dilatation du gaz. Dansle cas seulement où, en l’absence de tout vent, le docteur eûtlaissé la nacelle reposer sur terre, l’aérostat, alors délesté d’unpoids considérable, se serait maintenu sans le secours duchalumeau.

Les cartes indiquaient de vastes mares sur le versant occidentalde Jihoue-la-Mkoa. Joe s’y rendit seul avec un baril, qui pouvaitcontenir une dizaine de gallons ; il trouva sans peinel’endroit indiqué, non loin d’un petit village désert, fit saprovision d’eau, et revint en moins de trois quarts d’heure ;il n’avait rien vu de particulier, si ce n’est d’immenses trappes àéléphant ; il faillit même choir dans l’une d’elles, où gisaitune carcasse à demi-rongée.

Il rapporta de son excursion une sorte de nèfles, que des singesmangeaient avidement. Le docteur reconnut le fruit du « mbenbu »,arbre très abondant sur la partie occidentale de Jihoue-la-Mkoa.Fergusson attendait Joe avec une certaine impatience, car un séjourmême rapide sur cette terre inhospitalière lui inspirait toujoursdes craintes.

L’eau fut embarquée sans difficulté, car la nacelle descenditpresque au niveau du sol ; Joe put arracher l’ancre, etremonta lestement auprès de son maître. Aussitôt celui-ci raviva saflamme, et le Victoria reprit la route des airs.

Il se trouvait alors à une centaine de milles de Kazeh,important établissement de l’intérieur de l’Afrique, où, grâce à uncourant de sud-est, les voyageurs pouvaient espérer de parvenirpendant cette journée ; ils marchaient avec une vitesse dequatorze milles à l’heure ; la conduite de l’aérostat devintalors assez difficile ; on ne pouvait s’élever trop haut sansdilater beaucoup le gaz, car le pays se trouvait déjà à une hauteurmoyenne de trois mille pieds. Or, autant que possible, le docteurpréférait ne pas forcer sa dilatation ; il suivit donc fortadroitement les sinuosités d’une pente assez roide, et rasa de prèsles villages de Thembo et de Tura-Wels. Ce dernier fait partie del’Unyamwezy, magnifique contrée où les arbres atteignent les plusgrandes dimensions, entre autres les cactus, qui deviennentgigantesques.

Vers deux heures, par un temps magnifique, sous un soleil de feuqui dévorait le moindre courant d’air, le Victoria planaitau-dessus de la ville de Kazeh, située à trois cent cinquantemilles de la côte.

« Nous sommes partis de Zanzibar à neuf heures du matin, dit ledocteur Fergusson en consultant ses notes, et après deux jours detraversée nous avons parcouru par nos déviations près de cinq centsmilles géographiques[38] . Lescapitaines Burton et Speke mirent quatre mois et demi à faire lemême chemin ! »

Chapitre 15

 

Kazeh. – Le marché bruyant. – Apparition du « Victoria ». –Les Wanganga. – Les fils de la lune. – Promenade du docteur. –Population. – Le tembé royal. – Les femmes du sultan. – Une ivresseroyale. – Joe adoré. – Comment on danse dans la lune. – Revirement.– Deux lunes au firmament. – Instabilité des grandeursdivines.

 

Kazeh, point important de l’Afrique centrale, n’est point uneville ; à vrai dire, il n’y a pas de ville à l’intérieur.Kazeh n’est qu’un ensemble de six vastes excavations. Là sontrenfermées des cases, des huttes à esclaves, avec de petites courset de petits jardins, soigneusement cultivés ; oignons,patates, aubergines, citrouilles et champignons d’une saveurparfaite y poussent à ravir.

L’Unyamwezy est la terre de la Lune par excellence, le parcfertile et splendide de l’Afrique ; au centre se trouve ledistrict de l’Unyanembé, une contrée délicieuse, où viventparesseusement quelques familles d’Omani, qui sont des Arabesd’origine très pure.

Ils ont longtemps fait le commerce à l’intérieur de l’Afrique etdans l’Arabie ; ils ont trafiqué de gommes, d’ivoire,d’indienne, d’esclaves ; leurs caravanes sillonnaient cesrégions équatoriales ; elles vont encore chercher à la côteles objets de luxe et de plaisir pour ces marchands enrichis, etceux-ci, au milieu de femmes et de serviteurs, mènent dans cettecontrée charmante l’existence la moins agitée et la plushorizontale, toujours étendus, riant, fumant ou dormant.

Autour de ces excavations, de nombreuses cases d’indigènes, devastes emplacements pour les marchés, des champs de cannabis et dedatura, de beaux arbres et de frais ombrages, voilà Kazeh.

Là est le rendez-vous général des caravanes : celles du Sud avecleurs esclaves et leurs chargements d’ivoire ; celles del’Ouest, qui exportent le coton et les verroteries aux tribus desGrands Lacs.

Aussi, dans les marchés, règne-t-il une agitation perpétuelle,un brouhaha sans nom, composé du cri des porteurs métis, du son destambours et des cornets, des hennissements des mules, du braimentdes ânes, du chant des femmes, du piaillement des enfants, et descoups de rotin du Jemadar[39] , quibat la mesure dans cette symphonie pastorale.

Là s’étalent sans ordre, et même avec un désordre charmant, lesétoffes voyantes, les rassades, les ivoires, les dents derhinocéros, les dents de requins, le miel, le tabac, lecoton ; là se pratiquent les marchés les plus étranges, oùchaque objet n’a de valeur que par les désirs qu’il excite.

Tout d’un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tombasubitement. Le Victoria venait d’apparaître dans lesairs ; il planait majestueusement et descendait peu à peu,sans s’écarter de la verticale. Hommes, femmes, enfants, esclaves,marchands, Arabes et Nègres, tout disparut et se glissa dans les «tembés » et sous les huttes.

« Mon cher Samuel, dit Kennedy, si nous continuons à produire depareils effets, nous aurons de la peine à établir des relationscommerciales avec ces gens-là.

– Il y aurait cependant, dit Joe, une opération commercialed’une grande simplicité à faire. Ce serait de descendretranquillement et d’emporter les marchandises les plus précieuses,sans nous préoccuper des marchands. On s’enrichirait.

– Bon ! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur aupremier moment. Mais ils ne tarderont pas à revenir parsuperstition ou par curiosité.

– Vous croyez, mon maître ?

– Nous verrons bien ; mais il sera prudent de ne point troples approcher, le Victoria n’est pas un ballon blindé nicuirassé ; il n’est donc à l’abri ni d’une balle, ni d’uneflèche.

– Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avecces Africains ?

– Si cela se peut, pourquoi pas ? répondit ledocteur ; il doit se trouver à Kazeh des marchands arabes plusinstruits, moins sauvages. Je me rappelle que MM. Burton et Speken’eurent qu’à se louer de l’hospitalité des habitants de la ville.Ainsi, nous pouvons tenter l’aventure.

Le Victoria, s’étant insensiblement rapproché de terre,accrocha l’une de ses ancres au sommet d’un arbre près de la placedu marché. Toute la population reparaissait en ce moment hors deses trous ; les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs« Waganga », reconnaissables à leurs insignes de coquillagesconiques, s’avancèrent hardiment ; c’étaient les sorciers del’endroit. Ils portaient à leur ceinture de petites gourdes noiresenduites de graisse, et divers objets de magie, d’une malpropretéd’ailleurs toute doctorale.

Peu à peu, la foule se fit à leurs côtés, les femmes et lesenfants les entourèrent, les tambours rivalisèrent de fracas, lesmains se choquèrent et furent tendues vers le ciel.

« C’est leur manière de supplier, dit le docteurFergusson ; si je ne me trompe, nous allons être appelés àjouer un grand rôle.

– Eh bien ! monsieur, jouez-le.

– Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.

– Eh ! monsieur, cela ne m’inquiète guère, et l’encens neme déplait pas. »

En ce moment, un des sorciers, un « Myanga », fit un geste, ettoute cette clameur s’éteignit dans un profond silence. Il adressaquelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n’ayant pas compris, lança à tout hasardquelques mots d’arabe, et il lui fut immédiatement répondu danscette langue.

L’orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, trèsécoutée ; le docteur ne tarda pas à reconnaître que leVictoria était tout bonnement pris pour la Lune enpersonne, et que cette aimable déesse avait daigné s’approcher dela ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oubliédans cette terre aimée du Soleil.

Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune faisaittous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le besoinde se montrer de plus près à ses adorateurs ; il les priaitdonc de ne pas se gêner et d’abuser de sa divine présence pourfaire connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le « Mwani »,malade depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, etil invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l’invitation à ses compagnons.

« Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre ? dit lechasseur.

– Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés ;l’atmosphère est calme ; il n’y a pas un souffle devent ! Nous n’avons rien à craindre pour leVictoria.

– Mais que feras-tu ?

– Sois tranquille, mon cher Dick ; avec un peu de médecineje m’en tirerai. »

Puis, s’adressant à la foule :

« La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants del’Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu’il se prépareà nous recevoir ! »

Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, ettoute cette vaste fourmilière de têtes noires se remit enmouvement.

« Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut toutprévoir ; nous pouvons, à un moment donné, être forcés derepartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, aumoyen du chalumeau, il maintiendra une force ascensionnellesuffisante. L’ancre est solidement assujettie ; il n’y a rienà craindre. Je vais descendre à terre. Joe m’accompagnera ;seulement il restera au pied de l’échelle.

– Comment ! tu iras seul chez ce moricaud ? ditKennedy.

– Comment ! monsieur Samuel, s’écria Joe, vous ne voulezpas que je vous suive jusqu’au bout !

– Non ; j’irai seul ; ces braves gens se figurent queleur grande déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suisprotégé par la superstition ; ainsi, n’ayez aucune crainte, etrestez chacun au poste que je vous assigne.

– Puisque tu le veux, répondit le chasseur.

– Veille à la dilatation du gaz.

– C’est convenu. »

Les cris des indigènes redoublaient ; ils réclamaienténergiquement l’intervention céleste.

« Voilà ! voilà ! fit Joe. Je les trouve un peuimpérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. »

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre,précédé de Joe. Celui-ci grave et digne comme il convenait, s’assitau pied de l’échelle, les jambes croisées sous lui à la façonarabe, et une partie de la foule l’entoura d’un cerclerespectueux.

Pendant ce temps, le docteur Fergusson, conduit au son desinstruments, escorté par des pyrrhiques religieuses, s’avançalentement vers le « tembé royal », situé assez loin hors de laville ; il était environ trois heures, et le soleilresplendissait ; il ne pouvait faire moins pour lacirconstance.

Le docteur marchait avec dignité ; les « Waganga »l’entouraient et contenaient la foule. Fergusson fut bientôtrejoint par le fils naturel du sultan, jeune garçon assez bientourné, qui, suivant la coutume du pays, était le seul héritier desbiens paternels, à l’exclusion des enfants légitimes ; il seprosterna devant le Fils de la Lune ; celui-ci le releva d’ungeste gracieux.

Trois quarts d’heure après, par des sentiers ombreux, au milieude tout le luxe d’une végétation tropicale, cette processionenthousiasmée arriva au palais du sultan, sorte d’édifice carré,appelé Ititénya, et situé au versant d’une colline. Une espèce devéranda, formée par le toit de chaume, régnait à l’extérieur,appuyée sur des poteaux de bois qui avaient la prétention d’êtresculptés. De longues lignes d’argile rougeâtre ornaient les murs,cherchant à reproduire des figures d’hommes et de serpents, ceux-cinaturellement mieux réussis que ceux-là. La toiture de cettehabitation ne reposait pas immédiatement sur les murailles, etl’air pouvait y circuler librement ; d’ailleurs, pas defenêtres, et à peine une porte.

Le docteur Fergusson fut reçu avec de grands honneurs par lesgardes et les favoris, des hommes de belle race, des Wanyamwezi,type pur des populations de l’Afrique centrale, forts et robustes,bien faits et bien portants. Leurs cheveux divisés en un grandnombre de petites tresses retombaient sur leurs épaules ; aumoyen d’incisions noires ou bleues, ils zébraient leurs jouesdepuis les tempes jusqu’à la bouche. Leurs oreilles, affreusementdistendues, supportaient des disques en bois et des plaques degomme copal ; ils étaient vêtus de toiles brillammentpeintes ; les soldats, armés de la sagaie, de l’arc, de laflèche barbelée et empoisonnée du suc de l’euphorbe, du coutelas,du « sime », long sabre à dents de scie, et de petites hachesd’armes.

Le docteur pénétra dans le palais. Là, en dépit de la maladie dusultan, le vacarme déjà terrible redoubla à son arrivée. Ilremarqua au linteau de la porte des queues de lièvre, des crinièresde zèbre, suspendues en manière de talisman. Il fut reçu par latroupe des femmes de Sa Majesté, aux accords harmonieux de «l’upatu », sorte de cymbale faite avec le fond d’un pot de cuivre,et au fracas du « kilindo », tambour de cinq pieds de haut creusédans un tronc d’arbre, et contre lequel deux virtuosess’escrimaient à coups de poing.

La plupart de ces femmes paraissaient fort jolies, et fumaienten riant le tabac et le thang dans de grandes pipes noires ;elles semblaient bien faites sous leur longue robe drapée avecgrâce, et portaient le « kilt » en fibres de calebasse, fixé autourde leur ceinture.

Six d’entre elles n’étaient pas les moins gaies de la bande,quoique placées à l’écart et réservées à un cruel supplice. À lamort du sultan, elles devaient être enterrées vivantes auprès delui, pour le distraire pendant l’éternelle solitude.

Le docteur Fergusson, après avoir embrassé tout cet ensembled’un coup d’œil, s’avança jusqu’au lit de bois du souverain. Il vitlà un homme d’une quarantaine d’années, parfaitement abruti par lesorgies de toutes sortes et dont il n’y avait rien à faire. Cettemaladie, qui se prolongeait depuis des années, n’était qu’uneivresse perpétuelle. Ce royal ivrogne avait à peu près perduconnaissance, et toute l’ammoniaque du monde ne l’aurait pas remissur pied.

Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaientpendant cette visite solennelle. Au moyen de quelques gouttes d’unviolent cordial, le docteur ranima un instant ce corpsabruti ; le sultan fit un mouvement, et, pour un cadavre quine donnait plus signe d’existence depuis quelques heures, cesymptôme fut accueilli par un redoublement de cris en l’honneur dumédecin.

Celui-ci, qui en avait assez, écarta par un mouvement rapide sesadorateurs trop démonstratifs et sortit du palais. Il se dirigeavers le Victoria. Il était six heures du soir.

Joe, pendant son absence, attendait tranquillement au bas del’échelle ; la foule lui rendait les plus grands devoirs. Envéritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Pour une divinité,il avait l’air d’un assez brave homme, pas fier, familier même avecles jeunes Africaines, qui ne se lassaient pas de le contempler. Illeur tenait d’ailleurs d’aimables discours.

« Adorez, mesdemoiselles, adorez, leur disait-il ; je suisun bon diable, quoique fils de déesse ! »

On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposésdans les « mzimu » ou huttes-fétiches. Cela consistait en épisd’orge et en « pombé ». Joe se crut obligé de goûter à cette espècede bière forte ; mais son palais, quoique fait au gin et auwiskey, ne put en supporter la violence. Il fit une affreusegrimace, que l’assistance prit pour un sourire aimable.

Et puis les jeunes filles, confondant leurs voix dans unemélopée traînante, exécutèrent une danse grave autour de lui.

« Ah ! vous dansez, dit-il, eh bien ! je ne serai pasen reste avec vous, et je vais vous montrer une danse de mon pays.»

Et il entama une gigue étourdissante, se contournant, sedétirant, se déjetant, dansant des pieds, dansant des genoux,dansant des mains, se développant en contorsions extravagantes, enposes incroyables, en grimaces impossibles, donnant ainsi à cespopulations une étrange idée de la manière dont les dieux dansentdans la Lune.

Or, tous ces Africains, imitateurs comme des singes, eurentbientôt fait de reproduire ses manières, ses gambades, sestrémoussements ; ils ne perdaient pas un geste, ilsn’oubliaient pas une attitude ; ce fut alors un tohu-bohu, unremuement, une agitation dont il est difficile de donner une idée,même faible. Au plus beau de la fête, Joe aperçut le docteur.

Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d’une foule hurlanteet désordonnée. Les sorciers et les chefs semblaient fort animés.On entourait le docteur ; on le pressait, on le menaçait.Étrange revirement ! Que s’était-il passé ? Le sultanavait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecincéleste ?

Kennedy, de son poste, vit le danger sans en comprendre lacause. Le ballon, fortement sollicité par la dilatation du gaz,tendait sa corde de retenue, impatient de s’élever dans lesairs.

Le docteur parvint au pied de l’échelle. Une craintesuperstitieuse retenait encore la foule et l’empêchait de se porterà des violences contre sa personne ; il gravit rapidement leséchelons, et Joe le suivit avec agilité.

« Pas un instant à perdre, lui dit son maître. Ne cherche pas àdécrocher l’ancre ! Nous couperons la corde !Suis-moi !

– Mais qu’y a-t-il donc ? demanda Joe en escaladant lanacelle.

– Qu’est-il arrivé ? fit Kennedy, sa carabine à lamain.

– Regardez, répondit le docteur en montrant l’horizon.

– Eh bien ! demanda le chasseur.

– Eh bien ! la lune ! »

La lune, en effet, se levait rouge et splendide, un globe de feusur un fond d’azur. C’était bien elle ! Elle et leVictoria !

Ou il y avait deux lunes, ou les étrangers n’étaient que desimposteurs, des intrigants, des faux dieux !

Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. De làle revirement.

Joe ne put retenir un immense éclat de rire. La population deKazeh, comprenant que sa proie lui échappait, poussa des hurlementsprolongés ; des arcs, des mousquets furent dirigés vers leballon.

Mais un des sorciers fit un signe. Les armess’abaissèrent ; il grimpa dans l’arbre, avec l’intention desaisir la corde de l’ancre, et d’amener la machine à terre.

Joe s’élança une hachette à la main.

« Faut-il couper ? dit-il.

– Attends, répondit le docteur.

– Mais ce nègre… ?

– Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j’y tiens. Ilsera toujours temps de couper. »

Le sorcier, arrivé dans l’arbre, fit si bien qu’en rompant lesbranches il parvint à décrocher l’ancre ; celle-ci, violemmentattirée par l’aérostat, attrapa le sorcier entre les jambes, etcelui-ci, à cheval sur cet hippogriffe inattendu, partit pour lesrégions de l’air.

La stupeur de la foule fut immense de voir l’un de ses Wagangas’élancer dans l’espace.

« Hurrah ! s’écria Joe pendant que le Victoria,grâce à sa puissance ascensionnelle, montait avec une granderapidité.

– Il se tient bien, dit Kennedy ; un petit voyage ne luifera pas de mal.

– Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d’un coup ?demanda Joe.

– Fi donc ! répliqua le docteur ! nous le replaceronstranquillement à terre, et je crois qu’après une telle aventure,son pouvoir de magicien s’accroîtra singulièrement dans l’esprit deses contemporains.

– Ils sont capables d’en faire un dieu », s’écria Joe.

Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille piedsenviron. Le Nègre se cramponnait à la corde avec une énergieterrible. Il se taisait, ses yeux demeuraient fixes. Sa terreur semêlait d’étonnement. Un léger vent d’ouest poussait le ballonau-delà de la ville.

Une demi-heure plus tard, le docteur, voyant le pays désert,modéra la flamme du chalumeau, et se rapprocha de terre. À vingtpieds du sol, le Nègre prit rapidement son parti ; ils’élança, tomba sur les jambes, et se mit à fuir vers Kazeh, tandisque, subitement délesté, le Victoria remontait dans lesairs.

Chapitre 16

 

Symptômes d’orage. – Le pays de la Lune. – L’avenir ducontinent africain. – La machine de la dernière heure. – Vue dupays au soleil couchant – Flore et Faune. – L’orage. – La zone defeu. – Le ciel étoilé.

 

« Voilà ce que c’est, dit Joe, de faire les Fils de la Lune sanssa permission ! Ce satellite a failli nous jouer là un vilaintour ! Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriezcompromis sa réputation par votre médecine.

– Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan deKazeh ?

– Un vieil ivrogne à demi-mort, répondit le docteur, et dont laperte ne se fera pas trop vivement sentir. Mais la morale de ceci,c’est que les honneurs sont éphémères, et il ne faut pas trop yprendre goût.

– Tant pis, répliqua Joe. Cela m’allait ! Être adoré !faire le dieu à sa fantaisie ! Mais que voulez-vous ! laLune s’est montrée, et toute rouge, ce qui prouve bien qu’elleétait fâchée ! »

Pendant ces discours et autres, dans lesquels Joe examinal’astre des nuits à un point de vue entièrement nouveau, le ciel sechargeait de gros nuages vers le nord, de ces nuages sinistres etpesants. Un vent assez vif, ramassé à trois cents pieds du sol,poussait le Victoria vers le nord-nord-est. Au-dessus delui, la voûte azurée était pure, mais on la sentait lourde.

Les voyageurs se trouvèrent, vers huit heures du soir, par 32°40’ de longitude et 4° 17’ de latitude ; les courantsatmosphériques, sous l’influence d’un orage prochain, lespoussaient avec une vitesse de trente-cinq milles à l’heure. Sousleurs pieds passaient rapidement les plaines ondulées et fertilesde Mfuto. Le spectacle en était admirable, et fut admiré.

« Nous sommes en plein pays de la Lune, dit le docteurFergusson, car il a conservé ce nom que lui donna l’Antiquité, sansdoute parce que la lune y fut adorée de tout temps. C’est vraimentune contrée magnifique, et l’on rencontrerait difficilement unevégétation plus belle.

– Si on la trouvait autour de Londres, ce ne serait pas naturel,répondit Joe ; mais ce serait fort agréable ! Pourquoices belles choses-là sont-elles réservées à des pays aussibarbares ?

– Et sait-on, répliqua le docteur, si quelque jour cette contréene deviendra pas le centre de la civilisation ? Les peuples del’avenir s’y porteront peut-être, quand les régions de l’Europe seseront épuisées à nourrir leurs habitants.

– Tu crois cela ? fit Kennedy.

– Sans doute, mon cher Dick. Vois la marche desévénements ; considère les migrations successives des peuples,et tu arriveras à la même conclusion que moi. L’Asie est lapremière nourrice du monde, n’est-il pas vrai ? Pendant quatremille ans peut-être, elle travaille, elle est fécondée, elleproduit, et puis quand les pierres ont poussé là où poussaient lesmoissons dorées d’Homère, ses enfants abandonnent son sein épuiséet flétri. Tu les vois alors se jeter sur l’Europe, jeune etpuissante, qui les nourrit depuis deux mille ans. Mais déjà safertilité se perd ; ses facultés productrices diminuent chaquejour ; ces maladies nouvelles dont sont frappés chaque annéeles produits de la terre, ces fausses récoltes, ces insuffisantesressources, tout cela est le signe certain d’une vitalité quis’altère, d’un épuisement prochain. Aussi voyons-nous déjà lespeuples se précipiter aux nourrissantes mamelles de l’Amérique,comme à une source non pas inépuisable, mais encore inépuisée. Àson tour, ce nouveau continent se fera vieux, ses forêts viergestomberont sous la hache de l’industrie ; son sol s’affaiblirapour avoir trop produit ce qu’on lui aura trop demandé ; là oùdeux moissons s’épanouissaient chaque année, à peine unesortira-t-elle de ces terrains à bout de forces. Alors l’Afriqueoffrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis dessiècles dans son sein. Ces climats fatals aux étrangers s’épurerontpar les assolements et les drainages ; ces eaux éparses seréuniront dans un lit commun pour former une artère navigable. Etce pays sur lequel nous planons, plus fertile, plus riche, plusvital que les autres, deviendra quelque grand royaume, où seproduiront des découvertes plus étonnantes encore que la vapeur etl’électricité.

– Ah ! monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela.

– Tu t’es levé trop matin, mon garçon.

– D’ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fortennuyeuse époque que celle où l’industrie absorbera tout à sonprofit ! À force d’inventer des machines, les hommes se ferontdévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernierjour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée àtrois milliards d’atmosphères fera sauter notre globe !

– Et j’ajoute, dit Joe, que les Américains n’auront pas été lesderniers à travailler à la machine !

– En effet, répondit le docteur, ce sont de grandschaudronniers ! Mais, sans nous laisser emporter à desemblables discussions, contentons-nous d’admirer cette terre de laLune, puisqu’il nous est donné de la voir. »

Le soleil, glissant ses derniers rayons sous la masse des nuagesamoncelés, ornait d’une crête d’or les moindres accidents du sol :arbres gigantesques, herbes arborescentes, mousses à ras de terre,tout avait sa part de cette effluve lumineuse ; le terrain,légèrement ondulé, ressautait çà et là en petites collinesconiques ; pas de montagnes à l’horizon ; d’immensespalissades broussaillées, des haies impénétrables, des junglesépineuses séparaient les clairières où s’étalaient de nombreuxvillages ; les euphorbes gigantesques les entouraient defortifications naturelles, en s’entremêlant aux branchescoralliformes des arbustes.

Bientôt le Malagazari, principal affluent du lac Tanganayika, semit à serpenter sous les massifs de verdure ; il donnait asileà ces nombreux cours d’eau, nés de torrents gonflés à l’époque descrues, ou d’étangs creusés dans la couche argileuse du sol. Pourdes observateurs élevés, c’était un réseau de cascades jeté surtoute la face occidentale du pays.

Des bestiaux à grosses bosses pâturaient dans les prairiesgrasses et disparaissaient sous les grandes herbes ; lesforêts, aux essences magnifiques, s’offraient aux yeux comme devastes bouquets ; mais dans ces bouquets, lions, léopards,hyènes, tigres, se réfugiaient pour échapper aux dernières chaleursdu jour. Parfois un éléphant faisait ondoyer la cime des taillis,et l’on entendait le craquement des arbres cédant à ses cornesd’ivoire.

« Quel pays de chasse ! s’écria Kennedy enthousiasmé ;une balle lancée à tout hasard, en pleine forêt, rencontrerait ungibier digne d’elle ! Est-ce qu’on ne pourrait pas en essayerun peu ?

– Non pas, mon cher Dick ; voici la nuit, une nuitmenaçante, escortée d’un orage. Or les orages sont terribles danscette contrée, où le sol est disposé comme une immense batterieélectrique.

– Vous avez raison, monsieur, dit Joe, la chaleur est devenueétouffante, le vent est complètement tombé, on sent qu’il seprépare quelque chose.

– L’atmosphère est surchargée d’électricité, répondit ledocteur ; tout être vivant est sensible à cet état de l’airqui précède la lutte des éléments, et j’avoue que je n’en fusjamais imprégné à ce point.

– Eh bien ! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas dedescendre ?

– Au contraire, Dick, j’aimerais mieux monter. Je crainsseulement d’être entraîné au-delà de ma route pendant cescroisements de courants atmosphériques.

– Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuisla côte.

– Si cela m’est possible, répondit Fergusson, je me porteraiplus directement au nord pendant sept à huit degrés ;j’essaierai de remonter vers les latitudes présumées des sources duNil ; peut-être apercevrons-nous quelques traces del’expédition du capitaine Speke, ou même la caravane de M. deHeuglin. Si mes calculs sont exacts, nous nous trouvons par 32° 40’de longitude, et je voudrais monter droit au-delà del’équateur.

– Vois donc ! s’écria Kennedy en interrompant soncompagnon, vois donc ces hippopotames qui se glissent hors desétangs, ces masses de chair sanguinolente, et ces crocodiles quiaspirent bruyamment l’air !

– Ils étouffent ! fit Joe. Ah ! quelle manièrecharmante de voyager, et comme on méprise toute cette malfaisantevermine ! Monsieur Samuel ! monsieur Kennedy ! voyezdonc ces bandes d’animaux qui marchent en rangs pressés ! Ilssont bien deux cents ; ce sont des loups.

– Non, Joe, mais des chiens sauvages ; une fameuse race,qui ne craint pas de s’attaquer aux lions. C’est la plus terriblerencontre que puisse faire un voyageur. Il est immédiatement mis enpièces.

– Bon ! ce ne sera pas Joe qui se chargera de leur mettreune muselière, répondit l’aimable garçon. Après ça, si c’est leurnaturel, il ne faut pas trop leur en vouloir. »

Le silence se faisait peu à peu sous l’influence del’orage ; il semblait que l’air épaissi devint impropre àtransmettre les sons ; l’atmosphère paraissait ouatée et,comme une salle tendue de tapisseries, perdait toute sonorité.L’oiseau rameur, la grue couronnée, les geais rouges et bleus, lemoqueur, les moucherolles disparaissaient dans les grands arbres.La nature entière offrait les symptômes d’un cataclysmeprochain.

À neuf heures du soir, le Victoria demeurait immobileau-dessus de Mséné, vaste réunion de villages à peine distinctsdans l’ombre ; parfois la réverbération d’un rayon égaré dansl’eau morne indiquait des fossés distribués régulièrement, et, parune dernière éclaircie, le regard put saisir la forme calme etsombre des palmiers, des tamarins, des sycomores et des euphorbesgigantesques.

« J’étouffe ! dit l’Écossais en aspirant à pleins poumonsle plus possible de cet air raréfié ; nous ne bougeonsplus ! Descendrons-nous ?

– Mais l’orage ? fit le docteur assez inquiet.

– Si tu crains d’être entraîné par le vent, il me semble que tun’as pas d’autre parti à prendre.

– L’orage n’éclatera peut-être pas cette nuit, reprit Joe ;les nuages sont très hauts.

– C’est une raison qui me fait hésiter à les dépasser ; ilfaudrait monter à une grande élévation, perdre la terre de vue, etne savoir pendant toute la nuit si nous avançons et de quel côténous avançons.

– Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse.

– Il est fâcheux que le vent soit tombé, reprit Joe ; ilnous eût entraînés loin de l’orage.

– Cela est regrettable, mes amis, car les nuages sont un dangerpour nous ; ils renferment des courants opposés qui peuventnous enlacer dans leurs tourbillons, et des éclairs capables denous incendier. D’un autre côté, la force de la rafale peut nousprécipiter à terre, si nous jetons l’ancre au sommet d’unarbre.

– Alors que faire ?

– Il faut maintenir le Victoria dans une zone moyenneentre les périls de la terre et les périls du ciel. Nous avons del’eau en quantité suffisante pour le chalumeau, et nos deux centslivres de lest sont intactes. Au besoin, je m’en servirais.

– Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur.

– Non, mes amis ; mettez les provisions à l’abri etcouchez-vous ; je vous réveillerai si cela est nécessaire.

– Mais, mon maître, ne feriez-vous pas bien de prendre du reposvous-même, puisque rien ne nous menace encore ?

– Non, merci, mon garçon, je préfère veiller. Nous sommesimmobiles, et si les circonstances ne changent pas, demain nousnous trouverons exactement à la même place.

– Bonsoir, monsieur.

– Bonne nuit, si c’est possible. »

Kennedy et Joe s’allongèrent sous leurs couvertures, et ledocteur demeura seul dans l’immensité.

Cependant le dôme de nuages s’abaissait insensiblement, etl’obscurité se faisait profonde. La voûte noire s’arrondissaitautour du globe terrestre comme pour l’écraser.

Tout d’un coup un éclair violent, rapide, incisif, rayal’ombre ; sa déchirure n’était pas refermée qu’un effrayantéclat de tonnerre ébranlait les profondeurs du ciel.

« Alerte ! » s’écria Fergusson.

Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, setenaient à ses ordres.

« Descendons-nous ? fit Kennedy.

– Non ! le ballon n’y résisterait pas. Montons avant queces nuages ne se résolvent en eau et que le vent ne sedéchaîne ! »

Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spiralesdu serpentin.

Les orages des tropiques se développent avec une rapiditécomparable à leur violence. Un second éclair déchira la nue, et futsuivi de vingt autres immédiats. Le ciel était zébré d’étincellesélectriques qui grésillaient sous les larges gouttes de lapluie.

« Nous nous sommes attardés, dit le docteur. Il nous fautmaintenant traverser une zone de feu avec notre ballon rempli d’airinflammable !

– Mais à terre ! à terre ! reprenait toujoursKennedy.

– Le risque d’être foudroyé serait presque le même, et nousserions vite déchirés aux branches des arbres !

– Nous montons, monsieur Samuel !

– Plus vite ! plus vite encore. »

Dans cette partie de l’Afrique, pendant les orages équatoriaux,il n’est pas rare de compter de trente à trente-cinq éclairs parminute. Le ciel est littéralement en feu, et les éclats du tonnerrene discontinuent pas.

Le vent se déchaînait avec une violence effrayante dans cetteatmosphère embrasée ; il tordait les nuagesincandescents ; on eut dit le souffle d’un ventilateur immensequi activait tout cet incendie.

Le docteur Fergusson maintenait son chalumeau à pleinechaleur ; le ballon se dilatait et montait ; à genoux, aucentre de la nacelle, Kennedy retenait les rideaux de la tente. Leballon tourbillonnait à donner le vertige, et les voyageurssubissaient d’inquiétantes oscillations. Il se faisait de grandescavités dans l’enveloppe de l’aérostat ; le vent s’yengouffrait avec violence, et le taffetas détonait sous sapression. Une sorte de grêle, précédée d’un bruit tumultueux,sillonnait l’atmosphère et crépitait sur le Victoria.Celui-ci, cependant, continuait sa marche ascensionnelle ; leséclairs dessinaient des tangentes enflammées à sacirconférence ; il était plein feu.

« À la garde de Dieu ! dit le docteur Fergusson ; noussommes entre ses mains ; lui seul peut nous sauver.Préparons-nous à tout événement, même à un incendie ; notrechute peut n’être pas rapide. »

La voix du docteur parvenait à peine à l’oreille de sescompagnons ; mais ils pouvaient voir sa figure calme au milieudu sillonnement des éclairs ; il regardait les phénomènes dephosphorescence produits par le feu Saint-Elme qui voltigeait surle filet de l’aérostat.

Celui-ci tournoyait, tourbillonnait, mais il montaittoujours ; au bout d’un quart d’heure, il avait dépassé lazone des nuages orageux, les effluences électriques sedéveloppaient au-dessous de lui, comme une vaste couronne de feuxd’artifices suspendus à sa nacelle.

C’était là l’un des plus beaux spectacles que la nature pûtdonner à l’homme. En bas, l’orage. En haut, le ciel étoilé,tranquille, muet, impassible, avec la lune projetant ses paisiblesrayons sur ces nuages irrités.

Le docteur Fergusson consulta le baromètre ; il donna douzemille pieds d’élévation. Il était onze heures du soir.

« Grâce au ciel, tout danger est passé, dit-il ; il noussuffit de nous maintenir à cette hauteur.

– C’était effrayant ! répondit Kennedy.

– Bon, répliqua Joe, cela jette de la diversité dans le voyage,et je ne suis pas fâché d’avoir vu un orage d’un peu haut. C’est unjoli spectacle ! »

Chapitre 17

 

Les montagnes de la Lune. – Un océan de verdure. – On jettel’ancre. – L’éléphant remorqueur. – Feu nourri. – Mort dupachyderme. – Le four de campagne. – Repas sur l’herbe. – Une nuità terre.

 

Vers six heures du matin, le lundi, le soleil s’élevaitau-dessus de l’horizon ; les nuages se dissipèrent, et un jolivent rafraîchit ces premières lueurs matinales.

La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. Leballon, tournant sur place au milieu des courants opposés, avait àpeine dérivé ; le docteur, laissant se contracter le gaz,descendit afin de saisir une direction plus septentrionale.Longtemps ses recherches furent vaines ; le vent l’entraînadans l’ouest, jusqu’en vue des célèbres montagnes de la Lune, quis’arrondissent en demi-cercle autour de la pointe du lacTanganayika ; leur chaîne, peu accidentée, se détachait surl’horizon bleuâtre ; on eut dit une fortification naturelle,infranchissable aux explorateurs du centre de l’Afrique ;quelques cônes isolés portaient la trace des neiges éternelles.

« Nous voilà, dit le docteur, dans un pays inexploré ; lecapitaine Burton s’est avancé fort avant dans l’ouest ; maisil n’a pu atteindre ces montagnes célèbres ; il en a même niél’existence, affirmée par Speke son compagnon ; il prétendqu’elles sont nées dans l’imagination de ce dernier ; pournous, mes amis, il n’y a plus de doute possible.

– Est-ce que nous les franchirons ? demanda Kennedy.

– Non pas, s’il plaît à Dieu ; j’espère trouver un ventfavorable qui me ramènera à l’équateur ; j’attendrai même,s’il le faut, et je ferai du Victoria comme d’un navirequi jette l’ancre par les vents contraires. »

Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à seréaliser. Après avoir essayé différentes hauteurs, leVictoria fila dans le nord-est avec une vitessemoyenne.

« Nous sommes dans la bonne direction, dit-il en consultant saboussole, et à peine à deux cents pieds de terre, toutescirconstances heureuses pour reconnaître ces régionsnouvelles ; le capitaine Speke, en allant à la découverte dulac Ukéréoué, remontait plus à l’est, en droite ligne au-dessus deKazeh.

– Irons-nous longtemps de la sorte ? demanda Kennedy.

– Peut-être ; notre but est de pousser une pointe du côtédes sources du Nil, et nous avons plus de six cents milles àparcourir, jusqu’à la limite extrême atteinte par les explorateursvenus du Nord.

– Et nous ne mettrons pas pied à terre, fit Joe, histoire de sedégourdir les jambes ?

– Si, vraiment ; il faudra d’ailleurs ménager nos vivres,et, chemin faisant, mon brave Dick, tu nous approvisionneras deviande fraîche.

– Dès que tu le voudras, ami Samuel.

– Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. Qui saitsi nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides. On nesaurait donc prendre trop de précautions. »

À midi, le Victoria se trouvait par 29° 15’ delongitude et 3° 15’ de latitude. Il dépassait le village d’Uyofu,dernière limite septentrionale de l’Unyamwezi, par le travers dulac Ukéréoué, que l’on ne pouvait encore apercevoir.

Les peuplades rapprochées de l’équateur semblent être un peuplus civilisées, et sont gouvernées par des monarques absolus, dontle despotisme est sans bornes ; leur réunion la plus compacteconstitue la province de Karagwah.

Il fut décidé entre les trois voyageurs qu’ils accosteraient laterre au premier emplacement favorable. On devait faire une halteprolongée, et l’aérostat serait soigneusement passé en revue ;la flamme du chalumeau fut modérée ; les ancres lancées audehors de la nacelle vinrent bientôt raser les hautes herbes d’uneimmense prairie ; d’une certaine hauteur, elle paraissaitcouverte d’un gazon ras, mais en réalité ce gazon avait de sept àhuit pieds d’épaisseur.

Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber,comme un papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. C’étaitcomme un océan de verdure sans un seul brisant.

« Nous pourrons courir longtemps de la sorte, dit Kennedy ;je n’aperçois pas un arbre dont nous puissions nousapprocher ; la chasse me paraît compromise.

– Attends, mon cher Dick ; tu ne pourrais pas chasser dansces herbes plus hautes que toi ; nous finirons par trouver uneplace favorable. »

C’était en vérité une promenade charmante, une véritablenavigation sur cette mer si verte, presque transparente, avec dedouces ondulations au souffle du vent. La nacelle justifiait bienson nom, et semblait fendre des flots, à cela près qu’une voléed’oiseaux aux splendides couleurs s’échappait parfois des hautesherbes avec mille cris joyeux ; les ancres plongeaient dans celac de fleurs, et traçaient un sillon qui se refermait derrièreelles, comme le sillage d’un vaisseau.

Tout à coup, le ballon éprouva une forte secousse ; l’ancreavait mordu sans doute une fissure de roc cachée sous ce gazongigantesque.

« Nous sommes pris, fit Joe.

– Eh bien ! jette l’échelle », répliqua le chasseur.

Ces paroles n’étaient pas achevées, qu’un cri aigu retentit dansl’air, et les phrases suivantes, entrecoupées d’exclamations,s’échappèrent de la bouche des trois voyageurs.

« Qu’est cela ?

– Un cri singulier !

– Tiens ! nous marchons !

– L’ancre a dérapé.

– Mais non ! elle tient toujours, fit Joe, qui halait surla corde.

– C’est le rocher qui marche ! »

Un vaste remuement se fit dans les herbes, et bientôt une formeallongée et sinueuse s’éleva au-dessus d’elles.

« Un serpent ! fit Joe.

– Un serpent ! s’écria Kennedy en armant sa carabine.

– Eh non ! dit le docteur, c’est une trompe d’éléphant.

– Un éléphant, Samuel ! »

Et Kennedy, ce disant, épaula son arme.

« Attends, Dick, attends !

– Sans doute ! L’animal nous remorque.

– Et du bon côté, Joe, du bon côté. »

L’éléphant s’avançait avec une certaine rapidité ; ilarriva bientôt à une clairière, où l’on put le voir toutentier ; à sa taille gigantesque, le docteur reconnut un mâled’une magnifique espèce ; il portait deux défensesblanchâtres, d’une courbure admirable, et qui pouvaient avoir huitpieds de long ; les pattes de l’ancre étaient fortement prisesentre elles.

L’animal essayait vainement de se débarrasser avec sa trompe dela corde qui le rattachait à la nacelle.

« En avant ! hardi ! s’écria Joe au comble de la joie,excitant de son mieux cet étrange équipage. Voilà encore unenouvelle manière de voyager ! Plus que cela de cheval !un éléphant, s’il vous plaît.

– Mais où nous mène-t-il ? demanda Kennedy, agitant sacarabine qui lui brûlait les mains.

– Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick ! Unpeu de patience !

– « Wig a more ! Wig a more ! » comme disent lespaysans d’Écosse, s’écriait le joyeux Joe. En avant ! enavant ! »

L’animal prit un galop fort rapide ; il projetait sa trompede droite et de gauche, et, dans ses ressauts, il donnait deviolentes secousses à la nacelle. Le docteur, la hache à la main,était prêt à couper la corde s’il y avait lieu.

« Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu’audernier moment. »

Cette course, à la suite d’un éléphant, dura près d’une heure etdemie ; l’animal ne paraissait aucunement fatigué ; cesénormes pachydermes peuvent fournir des trottes considérables, et,d’un jour à l’autre, on les retrouve à des distances immenses,comme les baleines dont ils ont la masse et la rapidité.

« Au fait, disait Joe, c’est une baleine que nous avonsharponnée, et nous ne faisons qu’imiter la manœuvre des baleinierspendant leurs pêches. »

Mais un changement dans la nature du terrain obligea le docteurà modifier son moyen de locomotion.

Un bois épais de camaldores apparaissait au nord de la prairieet à trois milles environ ; il devenait dès lors nécessaireque le ballon fût séparé de son conducteur.

Kennedy fut donc chargé d’arrêter l’éléphant dans sacourse ; il épaula sa carabine ; mais sa position n’étaitpas favorable pour atteindre l’animal avec succès ; unepremière balle, tirée au crâne, s’aplatit comme sur une plaque detôle ; l’animal n’en parut aucunement troublé ; au bruitde la décharge, son pas s’accéléra, et sa vitesse fut celle d’uncheval lancé au galop.

« Diable ! dit Kennedy.

– Quelle tête dure ! fit Joe.

– Nous allons essayer de quelques balles coniques au défaut del’épaule », reprit Dick en chargeant sa carabine avec soin, et ilfit feu.

L’animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle.

« Voyons, dit Joe en s’armant de l’un des fusils, il faut que jevous aide, monsieur Dick, ou cela n’en finira pas. »

Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête.

L’éléphant s’arrêta, dressa sa trompe, et reprit à toute vitessesa course vers le bois ; il secouait sa vaste tête, et le sangcommençait à couler à flots de ses blessures.

« Continuons notre feu, monsieur Dick.

– Et un feu nourri, ajouta le docteur, nous ne sommes pas àvingt toises du bois ! »

Dix coups retentirent encore, l’éléphant fit un bondeffrayant ; la nacelle et le ballon craquèrent à faire croireque tout était brisé ; la secousse fit tomber la hache desmains du docteur sur le sol.

La situation devenait terrible alors ; le câble de l’ancrefortement assujetti ne pouvait être ni détaché, ni entamé par lescouteaux des voyageurs ; le ballon approchait rapidement dubois, quand l’animal reçut une balle dans l’œil au moment où ilrelevait la tête ; il s’arrêta, hésita ; ses genouxplièrent ; il présenta son flanc au chasseur.

« Une balle au cœur », dit celui-ci, en déchargeant une dernièrefois la carabine.

L’éléphant poussa un rugissement de détresse et d’agonie ;il se redressa un instant en faisant tournoyer sa trompe, puis ilretomba de tout son poids sur une de ses défenses qu’il brisa net.Il était mort.

« Sa défense est brisée ! s’écria Kennedy. De l’ivoire quien Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les centlivres !

– Tant que cela, fit Joe, en s’affalant jusqu’à terre par lacorde de l’ancre.

– À quoi servent tes regrets, mon cher Dick ? répondit ledocteur Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquantsd’ivoire ? Sommes-nous venus ici pour faire fortune ?»

Joe visita l’ancre ; elle était solidement retenue à ladéfense demeurée intacte. Samuel et Dick sautèrent sur le sol,tandis que l’aérostat à demi dégonflé se balançait au-dessus ducorps de l’animal.

« La magnifique bête ! s’écria Kennedy. Quelle masse !Je n’ai jamais vu dans l’Inde un éléphant de cettetaille !

– Cela n’a rien d’étonnant, mon cher Dick ; les éléphantsdu centre de l’Afrique sont les plus beaux. Les Anderson, lesCumming les ont tellement chassés aux environs du Cap, qu’ilsémigrent vers l’équateur, où nous les rencontrerons souvent entroupes nombreuses.

– En attendant, répondit Joe, j’espère que nous goûterons un peude celui-là ! Je m’engage à vous procurer un repas succulentaux dépens de cet animal. M. Kennedy va chasser pendant une heureou deux, M. Samuel va passer l’inspection du Victoria, et,pendant ce temps, je vais faire la cuisine.

– Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. Fais à taguise.

– Pour moi, dit le chasseur, Je vais prendre les deux heures deliberté que Joe a daigné m’octroyer.

– Va, mon ami ; mais pas d’imprudence. Ne t’éloignepas.

– Sois tranquille. »

Et Dick, armé de son fusil, s’enfonça dans le bois.

Alors Joe s’occupa de ses fonctions. Il fit d’abord dans laterre un trou profond de deux pieds ; il le remplit debranches sèches qui couvraient le sol, et provenaient des trouéesfaites dans le bois par les éléphants dont on voyait les traces. Letrou rempli, il entassa au-dessus un bûcher haut de deux pieds, etil y mit le feu.

Ensuite il retourna vers le cadavre de l’éléphant, tombé à dixtoises du bois à peine ; il détacha adroitement la trompe quimesurait près de deux pieds de largeur à sa naissance ; il enchoisit la partie la plus délicate, et y joignit un des piedsspongieux de l’animal ; ce sont en effet les morceaux parexcellence, comme la bosse du bison, la patte de l’ours ou la huredu sanglier.

Lorsque le bûcher fut entièrement consumé à l’intérieur et àl’extérieur, le trou, débarrassé des cendres et des charbons,offrit une température très élevée ; les morceaux del’éléphant, entourés de feuilles aromatiques, furent déposés aufond de ce four improvisé, et recouverts de cendres chaudes ;puis, Joe éleva un second bûcher sur le tout, et quand le bois futconsumé, la viande était cuite à point.

Alors Joe retira le dîner de la fournaise ; il déposa cetteviande appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repasau milieu d’une magnifique pelouse ; il apporta des biscuits,de l’eau-de-vie, du café, et puisa une eau fraîche et limpide à unruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir, et Joe pensait,sans être trop fier, qu’il ferait encore plus de plaisir àmanger.

« Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. Unrepas à ses heures ! un hamac perpétuel ! qu’est-ce quel’on peut demander de plus ? Et ce bon M. Kennedy qui nevoulait pas venir ! »

De son côté, le docteur Fergusson se livrait à un examen sérieuxde l’aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de latourmente ; le taffetas et la gutta-percha avaientmerveilleusement résisté ; en prenant la hauteur actuelle dusol, et en calculant la force ascensionnelle du ballon, il vit avecsatisfaction que l’hydrogène était en même quantité ;l’enveloppe jusque-là demeurait entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quittéZanzibar ; le pemmican n’était pas encore entamé ; lesprovisions de biscuit et de viande conservée suffisaient pour unlong voyage ; il n’y eut donc que la réserve d’eau àrenouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfaitétat ; grâce à leurs articulations de caoutchouc, ilss’étaient prêtés à toutes les oscillations de l’aérostat.

Son examen terminé, le docteur s’occupa de mettre ses notes enordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagneenvironnante, avec la longue prairie à perte de vue, la forêt decamaldores, et le ballon immobile sur le corps du monstrueuxéléphant.

Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet deperdrix grasses, et un cuissot d’oryx, sorte de gemsbok,appartenant à l’espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargeade préparer ce surcroît de provisions.

« Le dîner est servi », s’écria-t-il bientôt de sa plus bellevoix.

Et les trois voyageurs n’eurent qu’à s’asseoir sur la pelouseverte ; les pieds et la trompe d’éléphant furent déclarésexquis ; on but à l’Angleterre comme toujours, et de délicieuxhavanes parfumèrent pour la première fois cette contréecharmante.

Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre ; il étaitenivré ; il proposa sérieusement à son ami le docteur des’établir dans cette forêt, d’y construire une cabane de feuillage,et d’y commencer la dynastie des Robinsons africains.

La proposition n’eut pas autrement de suite, bien que Joe se fûtproposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquille, si déserte, que le docteurrésolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feux,barricade indispensable contre les bêtes féroces ; les hyènes,les couguars, les chacals, attirés par l’odeur de la chaird’éléphant, rodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieursreprises décharger sa carabine sur des visiteurs tropaudacieux ; mais enfin la nuit s’acheva sans incidentfâcheux.

Chapitre 18

 

Le Karagwah. – Le lac Ukéréoué. – Une nuit dans une île. –L’Équateur. – Traversée du lac. – Les cascades. – Vue du pays. –Les sources du Nil. – L’île Benga. – La signature d’Andrea Debono.– Le pavillon aux armes d’Angleterre.

 

Le lendemain, dès cinq heures, commençaient les préparatifs dudépart. Joe, avec la hache qu’il avait heureusement retrouvée,brisa les défenses de l’éléphant. Le Victoria, rendu à laliberté, entraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitessede dix-huit milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteurdes étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40’ delatitude au-dessous de l’équateur, soit à cent soixante millesgéographiques ; il traversa de nombreux villages sans sepréoccuper des cris provoqués par son apparition ; il pritnote de la conformation des lieux avec des vues sommaires ; ilfranchit les rampes du Rubemhé, presque aussi roides que lessommets de l’Ousagara, et rencontra plus tard, à Tenga, lespremiers ressauts des chaînes de Karagwah, qui, selon lui, dériventnécessairement des montagnes de la Lune. Or, la légende anciennequi faisait de ces montagnes le berceau du Nil s’approchait de lavérité, puisqu’elles confinent au lac Ukéréoué, réservoir présumédes eaux du grand fleuve.

De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperçutenfin à l’horizon ce lac tant cherché, que le capitaine Spekeentrevit le 3 août 1858.

Samuel Fergusson se sentait ému, il touchait presque à l’un despoints principaux de son exploration, et, la lunette à l’œil, il neperdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regarddétaillait ainsi :

Au-dessous de lui, une terre généralement effritée ; àpeine quelques ravins cultivés ; le terrain, parsemé de cônesd’une altitude moyenne, se faisait plat aux approches du lac ;les champs d’orge remplaçaient les rizières ; là croissaientce plantain d’où se tire le vin du pays, et le « mwani », plantesauvage qui sert de café. La réunion d’une cinquantaine de huttescirculaires, recouvertes d’un chaume en fleurs, constituait lacapitale du Karagwah.

On apercevait facilement les figures ébahies d’une race assezbelle, au teint jaune brun. Des femmes d’une corpulenceinvraisemblable se traînaient dans les plantations, et le docteurétonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpoint,très apprécié, s’obtenait par un régime obligatoire de laitcaillé.

À midi, le Victoria se trouvait par 1° 45’ de latitudeaustrale ; à une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyanza[40]Victoria par le capitaine Speke. En cet endroit, ilpouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur ; à sonextrémité méridionale, le capitaine trouva un groupe d’îles, qu’ilnomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu’àMuanza, sur la côte de l’est, où il fut bien reçu par le sultan. Ilfit la triangulation de cette partie du lac, mais il ne put seprocurer une barque, ni pour le traverser, ni pour visiter lagrande île d’Ukéréoué ; cette île, très populeuse, estgouvernée par trois sultans, et ne forme qu’une presqu’île à maréebasse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grandregret du docteur, qui aurait voulu en déterminer les contoursinférieurs. Les bords, hérissés de buissons épineux et debroussailles enchevêtrées, disparaissaient littéralement sous desmyriades de moustiques d’un brun clair ; ce pays devait êtreinhabitable et inhabité ; on voyait des troupes d’hippopotamesse vautrer dans des forêts de roseaux, ou s’enfuir sous les eauxblanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut, offrait vers l’ouest un horizon si largequ’on eut dit une mer ; la distance est assez grande entre lesdeux rives pour que des communications ne puissent s’établir ;d’ailleurs les tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les ventsfont rage dans ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger ; il craignaitd’être entraîné vers l’est ; mais heureusement un courant leporta directement au nord, et, à six heures du soir, leVictoria s’établit dans une petite île déserte, par 0° 30’de latitude, et 32° 2’ de longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s’accrocher à un arbre, et, le vent s’étantcalmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre.On ne pouvait songer à prendre terre ; ici, comme sur lesbords du Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d’unnuage épais. Joe, même, revint de l’arbre couvert de piqûres ;mais il ne se fâcha pas, tant il trouvait cela naturel de la partdes moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste, fila le plus de cordequ’il put, afin d’échapper à ces impitoyables insectes quis’élevaient avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de lamer, telle que l’avait déterminée le capitaine Speke, soit troismille sept cent cinquante pieds.

« Nous voici donc dans une île ! dit Joe, qui se grattait àse rompre les poignets.

– Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et,sauf ces aimables insectes, on n’y aperçoit pas un être vivant.

– Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteurFergusson, ne sont, à vrai dire, que des sommets de collinesimmergées ; mais nous sommes heureux d’y avoir rencontré unabri, car les rives du lac sont habitées par des tribus féroces.Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille.

– Est-ce que tu n’en feras pas autant, Samuel ?

– Non ; je ne pourrais fermer l’œil. Mes penséeschasseraient tout sommeil. Demain, mes amis, si le vent estfavorable, nous marcherons droit au nord, et nous découvrironspeut-être les sources du Nil, ce secret demeuré impénétrable. Siprès des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir. »

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques netroublaient pas à ce point, ne tardèrent pas à s’endormirprofondément sous la garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatreheures du matin par un ciel grisâtre ; la nuit quittaitdifficilement les eaux du lac, qu’un épais brouillard enveloppait,mais bientôt un vent violent dissipa toute cette brume. LeVictoria fut balancé pendant quelques minutes en sensdivers et enfin remonta directement vers le nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

« Nous sommes en bon chemin ! s’écria-t-il. Aujourd’hui oujamais nous verrons le Nil ! Mes amis, voici que nousfranchissons l’équateur ! nous entrons dans notrehémisphère !

– Oh ! fit Joe ; vous pensez, mon maître, quel’équateur passe par ici ?

– Ici même, mon brave garçon !

– Eh bien ! sauf votre respect, il me paraît convenable del’arroser sans perdre de temps.

– Va pour un verre de grog ! répondit le docteur enriant ; tu as une manière d’entendre la cosmographie qui n’estpoint sotte. »

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord duVictoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l’ouest la côtebasse et peu accidentée ; au fond, les plateaux plus élevés del’Uganda et de l’Usoga. La vitesse du vent devenait excessive :près de trente milles à l’heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme lesvagues d’une mer. À certaines lames de fond qui se balançaientlongtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lacdevait avoir une grande profondeur. À peine une ou deux barquesgrossières furent-elles entrevues pendant cette rapidetraversée.

« Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa positionélevée, le réservoir naturel des fleuves de la partie orientaled’Afrique ; le ciel lui rend en pluie ce qu’il enlève envapeurs à ses effluents. Il me paraît certain que le Nil doit yprendre sa source.

– Nous verrons bien », répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l’ouest se rapprocha ; elleparaissait déserte et boisée. Le vent s’éleva un peu vers l’est, etl’on put entrevoir l’autre rive du lac. Elle se courbait de manièreà se terminer par un angle très ouvert, vers 2° 40’ de latitudeseptentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides àcette extrémité du Nyanza ; mais entre elles une gorgeprofonde et sinueuse livrait passage à une rivièrebouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinaitle pays d’un regard avide.

« Voyez ! s’écria-t-il, voyez, mes amis ! les récitsdes Arabes étaient exacts ! Ils parlaient d’un fleuve parlequel le lac Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuveexiste, et nous le descendons, et il coule avec une rapiditécomparable à notre propre vitesse ! Et cette goutte d’eau quis’enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flotsde la Méditerranée ! C’est le Nil !

– C’est le Nil ! répéta Kennedy, qui se laissait prendre àl’enthousiasme de Samuel Fergusson.

– Vive le Nil ! » dit Joe, qui s’écriait volontiers vivequelque chose quand il était en joie.

Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cettemystérieuse rivière. L’eau écumait ; il se faisait des rapideset des cataractes qui confirmaient le docteur dans ses prévisions.Des montagnes environnantes se déversaient de nombreux torrents,écumants dans leur chute ; l’œil les comptait par centaines.On voyait sourdre du sol de minces filets d’eau éparpillés, secroisant, se confondant, luttant de vitesse, et tous couraient àcette rivière naissante, qui se faisait fleuve après les avoirabsorbés.

« Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction.L’origine de son nom a passionné les savants comme l’origine de seseaux ; on l’a fait venir du grec, du copte, dusanscrit[41] ; peu importe, après tout,puisqu’il a dû livrer enfin le secret de ses sources !

– Mais, dit le chasseur, comment s’assurer de l’identité decette rivière et de celle que les voyageurs du nord ontreconnue !

– Nous aurons des preuves certaines, irrécusables, infaillibles,répondit Fergusson, si le vent nous favorise une heure encore.»

Les montagnes se séparaient, faisant place à des villagesnombreux, à des champs cultivés de sésame, de dourrah, de cannes àsucre. Les tribus de ces contrées se montraient agitées,hostiles ; elles semblaient plus près de la colère que del’adoration ; elles pressentaient des étrangers, et non desdieux. Il semblait qu’en remontant aux sources du Nil on vint leurvoler quelque chose. Le Victoria dut se tenir hors de laportée des mousquets.

« Aborder ici sera difficile, dit l’Écossais.

– Eh bien ! répliqua Joe, tant pis pour cesindigènes ; nous les priverons du charme de notreconversation.

– Il faut pourtant que je descende, répondit le docteurFergusson, ne fût-ce qu’un quart d’heure. Sans cela, je ne puisconstater les résultats de notre exploration.

– C’est donc indispensable, Samuel ?

– Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrionsfaire le coup de fusil !

– La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine.

– Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant aucombat.

– Ce ne sera pas la première fois, répondit le docteur, que l’onaura fait de la science les armes à la main ; pareille choseest arrivée à un savant français, dans les montagnes d’Espagne,quand il mesurait le méridien terrestre.

– Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardes ducorps.

– Y sommes-nous, monsieur ?

– Pas encore. Nous allons même nous élever pour saisir laconfiguration exacte du pays. »

L’hydrogène se dilata, et, en moins de dix minutes, leVictoria planait à une hauteur de deux mille cinq centspieds au-dessus du sol.

On distinguait de là un inextricable réseau de rivières que lefleuve recevait dans son lit ; il en venait davantage del’ouest, entre les collines nombreuses, au milieu de campagnesfertiles.

« Nous ne sommes pas à quatre-vingt-dix milles de Gondokoro, ditle docteur en pointant sa carte, et à moins de cinq milles du pointatteint par les explorateurs venus du nord. Rapprochons-nous deterre avec précaution. »

Le Victoria s’abaissa de plus de deux mille pieds.

« Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard.

– Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe.

– Bien ! »

Le Victoria marcha bientôt en suivant le lit du fleuve,et à cent pieds à peine. Le Nil mesurait cinquante toises en cetendroit, et les indigènes s’agitaient tumultueusement dans lesvillages qui bordaient ses rives. Au deuxième degré, il forme unecascade à pic de dix pieds de hauteur environ, et par conséquentinfranchissable.

« Voilà bien la cascade indiquée par M. Debono », s’écria ledocteur.

Le bassin du fleuve s’élargissait, parsemé d’îles nombreuses queSamuel Fergusson dévorait du regard ; il semblait chercher unpoint de repère qu’il n’apercevait pas encore.

Quelques Nègres s’étant avancés dans une barque au-dessous duballon, Kennedy les salua d’un coup de fusil, qui, sans lesatteindre, les obligea à regagner la rive au plus vite.

« Bon voyage ! leur souhaita Joe ; à leur place, je neme hasarderai pas à revenir ! j’aurais singulièrement peurd’un monstre qui lance la foudre à volonté. »

Mais voici que le docteur Fergusson saisit soudain sa lunette etla braqua vers une île couchée au milieu du fleuve.

« Quatre arbres ! s’écria-t-il ; voyez, là-bas !»

En effet, quatre arbres isolés s’élevaient à son extrémité.

« C’est l’île de Benga ! c’est bien elle !ajouta-t-il.

– Eh bien, après ? demanda Dick.

– C’est là que nous descendrons, s’il plaît à Dieu !

– Mais elle paraît habitée, monsieur Samuel !

– Joe a raison ; si je ne me trompe, voilà un rassemblementd’une vingtaine d’indigènes.

– Nous les mettrons en fuite ; cela ne sera pas difficile,répondit Fergusson.

– Va comme il est dit », répliqua le chasseur.

Le soleil était au zénith. Le Victoria se rapprocha del’île.

Les Nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent descris énergiques. L’un d’eux agitait en l’air son chapeau d’écorce.Kennedy le prit pour point de mire, fit feu, et le chapeau vola enéclats.

Ce fut une déroute générale. Les indigènes se précipitèrent dansle fleuve et le traversèrent à la nage ; des deux rives, ilvint une grêle de balles et une pluie de flèches, mais sans dangerpour l’aérostat dont l’ancre avait mordu une fissure de roc. Joe selaissa couler à terre.

« L’échelle ! s’écria le docteur. Suis-moi,Kennedy !

– Que veux-tu faire ?

– Descendons ; il me faut un témoin.

– Me voici.

– Joe, fais bonne garde.

– Soyez tranquille, monsieur, je réponds de tout.

– Viens, Dick ! » dit le docteur en mettant pied àterre.

Il entraîna son compagnon vers un groupe de rochers qui sedressaient à la pointe de l’île ; là, il chercha quelquetemps, fureta dans les broussailles, et se mit les mains ensang.

Tout d’un coup, il saisit vivement le bras du chasseur.

« Regarde, dit-il.

– Des lettres ! » s’écria Kennedy.

En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient danstoute leur netteté. On lisait distinctement :

A. D.

« A. D., reprit le docteur Fergusson ! Andrea Debono !La signature même du voyageur qui a remonté le plus avant le coursdu Nil !

– Voilà qui est irrécusable, ami Samuel.

– Es-tu convaincu maintenant !

– C’est le Nil ! nous n’en pouvons douter. »

Le docteur regarda une dernière fois ces précieuses initiales,dont il prit exactement la forme et les dimensions.

« Et maintenant, dit-il, au ballon !

– Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent àrepasser le fleuve.

– Peu nous importe maintenant ! Que le vent nous poussedans le nord pendant quelques heures, nous atteindrons Gondokoro,et nous presserons la main de nos compatriotes ! »

Dix minutes après, le Victoria s’enlevaitmajestueusement, pendant que le docteur Fergusson, en signe desuccès, déployait le pavillon aux armes d’Angleterre.

Chapitre 19

 

Le Nil. – La montagne tremblante. – Souvenir du pays. – Lesrécits des Arabes. – Les Nyam-Nyam. – Réflexions sensées de Joe. –Le « Victoria » court des bordées. – Les ascensions aérostatiques.– Madame Blanchard.

 

« Quelle est notre direction ? demanda Kennedy en voyantson ami consulter la boussole.

– Nord-nord-ouest.

– Diable ! mais ce n’est pas le nord, cela !

– Non, Dick, et je crois que nous aurons de la peine à gagnerGondokoro ; je le regrette, mais enfin nous avons relié lesexplorations de l’est à celles du nord ; il ne faut pas seplaindre. »

Le Victoria s’éloignait peu à peu du Nil.

« Un dernier regard, fit le docteur, à cette infranchissablelatitude que les plus intrépides voyageurs n’ont jamais pudépasser ! Voilà bien ces intraitables tribus signalées parMM. Petherick, d’Arnaud, Miani, et ce jeune voyageur, M. Lejean,auquel nous sommes redevables des meilleurs travaux sur le hautNil.

– Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d’accord avec lespressentiments de la science.

– Tout à fait d’accord. Les sources du fleuve Blanc, duBahr-el-Abiad, sont immergées dans un lac grand comme unemer ; c’est là qu’il prend naissance ; la poésie y perdrasans doute ; on aimait à supposer à ce roi des fleuves uneorigine céleste ; les anciens l’appelaient du nom d’Océan, etl’on n’était pas éloigné de croire qu’il découlait directement dusoleil ! Mais il faut en rabattre et accepter de temps entemps ce que la science nous enseigne ; il n’y aura peut-êtrepas toujours des savants, il y aura toujours des poètes.

– On aperçoit encore des cataractes, dit Joe.

– Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés delatitude. Rien n’est plus exact ! Que n’avons-nous pu suivrependant quelques heures le cours du Nil !

– Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j’aperçois le sommetd’une montagne.

– C’est le mont Logwek, la montagne tremblante des Arabes ;toute cette contrée a été visitée par M. Debono, qui la parcouraitsous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sontennemies et se font une guerre d’extermination. Vous jugez sanspeine des périls, qu’il a dû affronter. »

Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest.Pour éviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plusincliné.

« Mes amis, dit le docteur à ses deux compagnons, voici que nouscommençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu’ici nousavons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nouslancer dans l’inconnu désormais. Le courage ne nous fera pasdéfaut ?

– Jamais, s’écrièrent d’une seule voix Dick et Joe.

– En route donc, et que le ciel nous soit en aide ! »

À dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forêts, desvillages dispersés, les voyageurs arrivaient au flanc de lamontagne tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.

En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche dequinze heures, ils avaient, sous l’impulsion d’un vent rapide,parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles[42] .

Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous uneimpression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Ledocteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes ? Sesdeux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu derégions inconnues ? Il y avait de tout cela, sans doute, mêléà de plus vifs souvenirs de l’Angleterre et des amis éloignés. Joeseul montrait une insouciante philosophie, trouvant tout naturelque la patrie ne fût pas là du moment qu’elle était absente ;mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de DickKennedy.

À dix heures du soir, le Victoria « mouillait » par letravers de la montagne tremblante[43] ;on prit un repas substantiel, et tous s’endormirent successivementsous la garde de chacun.

Le lendemain, des idées plus sereines revinrent au réveil ;il faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon côté ;un déjeuner, fort égayé par Joe, acheva de remettre les esprits enbelle humeur.

La contrée parcourue en ce moment est immense ; elleconfine aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour ;quelque chose de grand comme l’Europe.

« Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l’onsuppose être le royaume d’Usoga ; des géographes ont prétenduqu’il existait au centre de l’Afrique une vaste dépression, unimmense lac central. Nous verrons si ce système a quelque apparencede vérité.

– Mais comment a-t-on pu faire cette supposition ? demandaKennedy.

– Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurs,trop conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou auxGrands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ilsles ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de cesdocuments divers, et en ont déduit des systèmes. Au fond de toutcela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on nese trompait pas sur l’origine du Nil.

– Rien de plus juste, répondit Kennedy.

– C’est au moyen de ces documents que des essais de cartes ontété tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l’une d’elles, etla rectifier au besoin.

– Est-ce que toute cette région est habitée ? demandaJoe.

– Sans doute, et mal habitée.

– Je m’en doutais.

– Ces tribus éparses sont comprises sous la dénominationgénérale de Nyam-Nyam, et ce nom n’est autre chose qu’uneonomatopée ; il reproduit le bruit de la mastication.

– Parfait, dit Joe ; nyam ! nyam !

– Mon brave Joe, si tu étais la cause immédiate de cetteonomatopée, tu ne trouverais pas cela parfait.

– Que voulez-vous dire ?

– Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.

– Cela est-il certain ?

– Très certain ; on avait aussi prétendu que ces indigènesétaient pourvus d’une queue comme de simples quadrupèdes ;mais on a bientôt reconnu que cet appendice appartenait aux peauxde bête dont ils sont revêtus.

– Tant pis ! une queue est fort agréable pour chasser lesmoustiques.

– C’est possible, Joe ; mais il faut reléguer cela au rangdes fables, tout comme les têtes de chiens que le voyageurBrun-Rollet attribuait à certaines peuplades.

– Des têtes de chiens ? Commode pour aboyer et même pourêtre anthropophage !

– Ce qui est malheureusement avéré, c’est la férocité de cespeuples, très avides de la chair humaine qu’ils recherchent avecpassion.

– Je demande, dit Joe, qu’ils ne se passionnent pas trop pourmon individu.

– Voyez-vous cela ! dit le chasseur.

– C’est ainsi, monsieur Dick. Si jamais je dois être mangé dansun moment de disette, je veux que ce soit à votre profit et à celuide mon maître ! Mais nourrir ces moricauds, fi donc !j’en mourrais de honte !

– Eh bien ! mon brave Joe, fit Kennedy, voilà qui estentendu, nous comptons sur toi à l’occasion.

– À votre service, messieurs.

– Joe parle de la sorte, répliqua le docteur, pour que nousprenions soin de lui, en l’engraissant bien.

– Peut-être ! répondit Joe ; l’homme est un animal siégoïste ! »

Dans l’après-midi, le ciel se couvrit d’un brouillard chaud quisuintait du sol ; l’embrun permettait à peine de distinguerles objets terrestres ; aussi, craignant de se heurter contrequelque pic imprévu, le docteur donna vers cinq heures le signald’arrêt.

La nuit se passa sans accident, mais il avait fallu redoubler devigilance par cette profonde obscurité.

La mousson souffla avec une violence extrême pendant la matinéedu lendemain ; le vent s’engouffrait dans les cavitésinférieures du ballon ; il agitait violemment l’appendice parlequel pénétraient les tuyaux de dilatation ; on dut lesassujettir par des cordes, manœuvre dont Joe s’acquitta fortadroitement.

Il constata en même temps que l’orifice de l’aérostat demeuraithermétiquement fermé.

« Ceci a une double importance pour nous, dit le docteurFergusson ; nous évitons d’abord la déperdition d’un gazprécieux ; ensuite, nous ne laissons point autour de nous unetraînée inflammable, à laquelle nous finirions par mettre lefeu.

– Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe.

– Est-ce que nous serions précipités à terre ? demandaDick.

– Précipités, non ! Le gaz brûlerait tranquillement, etnous descendrions peu à peu. Pareil accident est arrivé à uneaéronaute française, madame Blanchard ; elle mit le feu à sonballon en lançant des pièces d’artifice, mais elle ne tomba pas, etelle ne se serait pas tuée, sans doute, si sa nacelle ne se fûtheurtée à une cheminée, d’où elle fut jetée à terre.

– Espérons que rien de semblable ne nous arrivera, dit lechasseur ; jusqu’ici notre traversée ne me paraît pasdangereuse, et je ne vois pas de raison qui nous empêche d’arriverà notre but.

– Je n’en vois pas non plus, mon cher Dick ; les accidents,d’ailleurs, ont toujours été causés par l’imprudence des aéronautesou par la mauvaise construction de leurs appareils. Cependant, surplusieurs milliers d’ascensions aérostatiques, on ne compte pasvingt accidents ayant causé la mort. En général, ce sont lesatterrissements et les départs qui offrent le plus de dangers.Aussi, en pareil cas, ne devons-nous négliger aucuneprécaution.

– Voici l’heure du déjeuner, dit Joe ; nous nouscontenterons de viande conservée et de café, jusqu’à ce que M.Kennedy ait trouvé moyen de nous régaler d’un bon morceau devenaison. »

Chapitre 20

 

La bouteille céleste. – Les figuiers-palmiers. – Les «mammouth trees ». – L’arbre de guerre. – L’attelage ailé. – Combatsde deux peuplades. – Massacre. – Intervention divine.

 

Le vent devenait violent et irrégulier. Le Victoriacourait de véritables bordées dans les airs. Rejeté tantôt dans lenord, tantôt dans le sud, il ne pouvait rencontrer un souffleconstant.

« Nous marchons très vite sans avancer beaucoup, dit Kennedy, enremarquant les fréquentes oscillations de l’aiguille aimantée.

– Le Victoria file avec une vitesse d’au moins trentelieues à l’heure, dit Samuel Fergusson. Penchez-vous, et voyezcomme la campagne disparaît rapidement sous nos pieds. Tenez !cette forêt a l’air de se précipiter au-devant de nous !

– La forêt est déjà devenue une clairière, répondit lechasseur.

– Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instantsplus tard. Voilà-t-il des faces de Nègres assez ébahies !

– C’est bien naturel, répondit le docteur. Les paysans deFrance, à la première apparition des ballons, ont tiré dessus, lesprenant pour des monstres aériens ; il est donc permis à unNègre du Soudan d’ouvrir de grands yeux.

– Ma foi ! dit Joe, pendant que le Victoria rasaitun village à cent pied du sol, je m’en vais leur jeter unebouteille vide, avec votre permission mon maître ; si ellearrive saine et sauve, ils l’adoreront ; si elle se casse ilsse feront des talismans avec les morceaux ! »

Et, ce disant, il lança une bouteille, qui ne manqua pas de sebriser en mille pièces, tandis que les indigènes se précipitaientdans leurs hutte rondes, en poussant de grands cris.

Un peu plus loin, Kennedy s’écria :

« Regardez donc cet arbre singulier ! il est d’une espècepar en haut, et d’une autre par en bas.

– Bon ! fit Joe ; voilà un pays où les arbres poussentles uns sur les autres.

– C’est tout simplement un tronc de figuier, répondit ledocteur, sur lequel il s’est répandu un peu de terre végétale. Levent un beau jour y a jeté une graine de palmier, et le palmier apoussé comme en plein champ.

– Une fameuse mode, dit Joe, et que j’importerai enAngleterre ; cela fera bien dans les parcs de Londres ;sans compter que ce serait un moyen de multiplier les arbres àfruit ; on aurait des jardins en hauteur ; voilà qui seragoûté de tous les petits propriétaires. »

En ce moment, il fallut élever le Victoria pourfranchir une forêt d’arbres hauts de plus de trois cents pieds,sortes de banians séculaires.

« Voilà de magnifiques arbres, s’écria Kennedy ; je neconnais rien de beau comme l’aspect de ces vénérables forêts. Voisdonc, Samuel.

– La hauteur de ces banians est vraiment merveilleuse, mon cherDick ; et cependant elle n’aurait rien d’étonnant dans lesforêts du Nouveau-Monde.

– Comment ! il existe des arbres plus élevés ?

– Sans doute, parmi ceux que nous appelons les « mammouth trees.» Ainsi, en Californie, on a trouvé un cèdre élevé de quatre centcinquante pieds, hauteur qui dépasse la tour du Parlement, et mêmela grande pyramide d’Égypte. La base avait cent vingt pieds detour, et les couches concentriques de son bois lui donnaient plusde quatre mille ans d’existence.

– Eh ! monsieur, cela n’a rien d’étonnant alors !Quand on vit quatre mille ans, quoi de plus naturel que d’avoir unebelle taille ? »

Mais, pendant l’histoire du docteur et la réponse de Joe, laforêt avait déjà fait place à une grande réunion de huttescirculairement disposées autour d’une place. Au milieu croissait unarbre unique, et Joe de s’écrier à sa vue :

« Eh bien ! s’il y a quatre mille ans que celui-là produitde pareilles fleurs, je ne lui en fais pas mon compliment. »

Et il montrait un sycomore gigantesque dont le troncdisparaissait en entier sous un amas d’ossements humains. Lesfleurs dont parlait Joe étaient des têtes fraîchement coupées,suspendues à des poignards fixés dans l’écorce.

« L’arbre de guerre des cannibales ! dit le docteur. LesIndiens enlèvent la peau du crâne, les Africains la têteentière.

– Affaire de mode », dit Joe.

Mais déjà le village aux têtes sanglantes disparaissait àl’horizon ; un autre plus loin offrait un spectacle non moinsrepoussant ; des cadavres à demi dévorés, des squelettestombant en poussière, des membres humains épars çà et là, étaientlaissés en pâture aux hyènes et aux chacals.

« Ce sont sans doute les corps des criminels ; ainsi quecela se pratique dans l’Abyssinie, on les expose aux bêtes féroces,qui achèvent de les dévorer à leur aise, après les avoir étranglésd’un coup de dent.

– Ce n’est pas beaucoup plus cruel que la potence, ditl’Écossais. C’est plus sale, voilà tout.

– Dans les régions du sud de l’Afrique, reprit le docteur, on secontente de renfermer le criminel dans sa propre hutte, avec sesbestiaux, et peut-être sa famille ; on y met le feu, et toutbrûle en même temps. J’appelle cela de la cruauté, mais j’avoueavec Kennedy que, si la potence est moins cruelle, elle est aussibarbare. »

Joe, avec l’excellente vue dont il se servait si bien, signalaquelques bandes d’oiseaux carnassiers qui planaient àl’horizon.

« Ce sont des aigles, s’écria Kennedy, après les avoir reconnusavec la lunette, de magnifiques oiseaux dont le vol est aussirapide que le nôtre.

– Le ciel nous préserve de leurs attaques ! dit ledocteur ; ils sont plutôt à craindre pour nous que les bêtesféroces ou les tribus sauvages.

– Bah ! répondit le chasseur, nous les écarterions à coupsde fusil.

– J’aime autant, mon cher Dick, ne pas recourir à tonadresse ; le taffetas de notre ballon ne résisterait pas à unde leurs coups de bec ; heureusement, je crois ces redoutablesoiseaux plus effrayés qu’attirés par notre machine.

– Eh mais ! une idée, dit Joe, car aujourd’hui les idées mepoussent par douzaines ; si nous parvenions à prendre unattelage d’aigles vivants, nous les attacherions à notre nacelle,et ils nous traîneraient dans les airs !

– Le moyen a été sérieusement proposé, répondit ledocteur ; mais je le crois peu praticable avec des animauxassez rétifs de leur naturel.

– On les dresserait, reprit Joe ; au lieu de mors, on lesguiderait avec des œillères qui leur intercepteraient la vue ;borgnes, ils iraient à droite ou à gauche ; aveugles, ilss’arrêteraient.

– Permets-moi, mon brave Joe, de préférer un vent favorable àtes aigles attelés ; cela coûte moins cher à nourrir, et c’estplus sûr.

– Je vous le permets, monsieur, mais je garde mon idée. »

Il était midi ; le Victoria, depuis quelque temps,se tenait à une allure plus modérée ; le pays marchaitau-dessous de lui, il ne fuyait plus.

Tout d’un coup, des cris et des sifflements parvinrent auxoreilles des voyageurs ; ceux-ci se penchèrent et aperçurentdans une plaine ouverte un spectacle fait pour les émouvoir.

Deux peuplades aux prises se battaient avec acharnement etfaisaient voler des nuées de flèches dans les airs. Lescombattants, avides de s’entre-tuer, ne s’apercevaient pas del’arrivée du Victoria ; ils étaient environ trois cents,se choquant dans une inextricable mêlée ; la plupart d’entreeux, rouges du sang des blessés dans lequel ils se vautraient,formaient un ensemble hideux à voir.

À l’apparition de l’aérostat, il y eut un temps d’arrêt ;les hurlements redoublèrent ; quelques flèches furent lancéesvers la nacelle, et l’une d’elles assez près pour que Joe l’arrêtâtde la main.

« Montons hors de leur portée ! s’écria le docteurFergusson ! Pas d’imprudence ! cela ne nous est paspermis. »

Le massacre continuait de part et d’autre, à coups de haches etde sagaies ; dès qu’un ennemi gisait sur le sol, sonadversaire se hâtait de lui couper la tête ; les femmes,mêlées à cette cohue, ramassaient les têtes sanglantes et lesempilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souventelles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.

« L’affreuse scène ! s’écria Kennedy avec un profonddégoût.

– Ce sont de vilains bonshommes ! dit Joe. Après cela,s’ils avaient un uniforme, ils seraient comme tous les guerriers dumonde.

– J’ai une furieuse envie d’intervenir dans le combat, reprit lechasseur en brandissant sa carabine.

– Non pas, répondit vivement le docteur, non pas !mêlons-nous de ce qui nous regarde ! Sais-tu qui a tort ouraison, pour jouer le rôle de la Providence ? Fuyons au plustôt ce spectacle repoussant ! Si les grands capitainespouvaient dominer ainsi le théâtre de leurs exploits, ilsfiniraient peut-être par perdre le goût du sang et desconquêtes ! »

Le chef de l’un de ces partis sauvages se distinguait par unetaille athlétique, jointe à une force d’hercule. D’une main ilplongeait sa lance dans les rangées compactes de ses ennemis, et del’autre y faisait de grandes trouées à coups de hache. À un moment,il rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur unblessé dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’unemain, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleines dents.

« Ah ! dit Kennedy, l’horrible bête ! je n’y tiensplus ! »

Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba enarrière.

À sa chute, une profonde stupeur s’empara de sesguerriers ; cette mort surnaturelle les épouvanta en ranimantl’ardeur de leurs adversaires, et en une seconde le champ debataille fut abandonné de la moitié des combattants.

« Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit ledocteur. Je suis écœuré de ce spectacle. »

Mais il ne partit pas si vite qu’il ne pût voir la tribuvictorieuse, se précipitant sur les morts et les blessés, sedisputer cette chair encore chaude, et s’en repaître avidement.

« Pouah ! fit Joe, cela est repoussant ! »

Le Victoria s’élevait en se dilatant ; leshurlements de cette horde en délire le poursuivirent pendantquelques instants ; mais enfin, ramené vers le sud, ils’éloigna de cette scène de carnage et de cannibalisme.

Le terrain offrait alors des accidents variés, avec de nombreuxcours d’eau qui s’écoulaient vers l’est ; ils se jetaient sansdoute dans ces affluents du lac Nû ou du fleuve des Gazelles, surlequel M. Guillaume Lejean a donné de si curieux détails.

La nuit venue, le Victoria jeta l’ancre par 27° delongitude, et 4° 20’ de latitude septentrionale, après unetraversée de cent cinquante milles.

Chapitre 21

 

Rumeurs étranges. – Une attaque nocturne. – Kennedy et Joedans l’arbre. – Deux coups de feu. – « À moi ! à moi ! »– Réponse en français. – Le matin. – Le missionnaire. – Le plan desauvetage.

 

La nuit se faisait très obscure. Le docteur n’avait pureconnaître le pays ; il s’était accroché à un arbre fortélevé, dont il distinguait à peine la masse confuse dansl’ombre.

Suivant son habitude, il prit le quart de neuf heures, et àminuit Dick vint le remplacer.

« Veille bien, Dick, veille avec grand soin.

– Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau ?

– Non ! cependant j’ai cru surprendre de vagues rumeursau-dessous de nous ; je ne sais trop où le vent nous aportés ; un excès de prudence ne peut pas nuire.

– Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages.

– Non ! cela m’a semblé tout autre chose ; enfin, à lamoindre alerte, ne manque pas de nous réveiller.

– Sois tranquille. »

Après avoir écouté attentivement une dernière fois, le docteur,n’entendant rien, se jeta sur sa couverture et s’endormitbientôt.

Le ciel était couvert d’épais nuages, mais pas un soufflen’agitait l’air. Le Victoria, retenu sur une seule ancre,n’éprouvait aucune oscillation.

Kennedy, accoudé sur la nacelle de manière à surveiller lechalumeau en activité, considérait ce calme obscur ; ilinterrogeait l’horizon, et, comme il arrive aux esprits inquiets ouprévenus, son regard croyait parfois surprendre de vagueslueurs.

Un moment même il crut distinctement en saisir une à deux centspas de distance ; mais ce ne fut qu’un éclair, après lequel ilne vit plus rien.

C’était sans doute l’une de ces sensations lumineuses que l’œilperçoit dans les profondes obscurités.

Kennedy se rassurait et retombait dans sa contemplationindécise, quand un sifflement aigu traversa les airs.

Était-ce le cri d’un animal, d’un oiseau de nuit ?Sortait-il de lèvres humaines ?

Kennedy, sachant toute la gravité de la situation, fut sur lepoint d’éveiller ses compagnons ; mais il se dit qu’en toutcas, hommes ou bêtes se trouvaient hors de portée ; il visitadonc ses armes, et, avec sa lunette de nuit, il plongea de nouveauson regard dans l’espace.

Il crut bientôt entrevoir au-dessous de lui des formes vaguesqui se glissaient vers l’arbre ; à un rayon de lune qui filtracomme un éclair entre deux nuages, il reconnut distinctement ungroupe d’individus s’agitant dans l’ombre.

L’aventure des cynocéphales lui revint à l’esprit ; il mitla main sur l’épaule du docteur.

Celui-ci se réveilla aussitôt.

« Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse.

– Il y a quelque chose ?

– Oui, réveillons Joe. »

Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu’il avaitvu.

« Encore ces maudits singes ? dit Joe.

– C’est possible ; mais il faut prendre sesprécautions.

– Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l’arbrepar l’échelle.

– Et pendant ce temps, répartit le docteur, je prendrai mesmesures de manière à pouvoir nous enlever rapidement.

– C’est convenu.

– Descendons, dit Joe.

– Ne vous servez de vos armes qu’à la dernière extrémité, dit ledocteur ; il est inutile de révéler notre présence dans cesparages. »

Dick et Joe répondirent par un signe. Ils se laissèrent glissersans bruit vers l’arbre, et prirent position sur une fourche defortes branches que l’ancre avait mordue.

Depuis quelques minutes, ils écoutaient muets et immobiles dansle feuillage. À un certain froissement d’écorce qui se produisit,Joe saisit la main de l’Écossais.

« N’entendez-vous pas ?

– Oui, cela approche.

– Si c’était un serpent ? Ce sifflement que vous avezsurpris…

– Non ! il avait quelque chose d’humain.

– J’aime encore mieux des sauvages, se dit Joe. Ces reptiles merépugnent.

– Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instantsaprès.

– Oui ! on monte, on grimpe.

– Veille de ce côté, je me charge de l’autre.

– Bien. »

Ils se trouvaient tous les deux isolés au sommet d’une maîtressebranche, poussée droit au milieu de cette forêt, qu’on appelle unbaobab ; l’obscurité accrue par l’épaisseur du feuillage étaitprofonde ; cependant Joe, se penchant à l’oreille de Kennedyet lui indiquant la partie inférieure de l’arbre, dit :

« Des Nègres. »

Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu’auxdeux voyageurs.

Joe épaula son fusil.

« Attends », dit Kennedy.

Des sauvages avaient en effet escaladé le baobab ; ilssurgissaient de toutes parts, se coulant sur les branches comme desreptiles, gravissant lentement, mais sûrement ; ils setrahissaient alors par les émanations de leurs corps frottés d’unegraisse infecte.

Bientôt deux têtes apparurent aux regards de Kennedy et de Joe,au niveau même de la branche qu’ils occupaient.

« Attention, dit Kennedy, feu ! »

La double détonation retentit comme un tonnerre, et s’éteignitau milieu des cris de douleur. En un moment, toute la horde avaitdisparu.

Mais, au milieu des hurlements, il s’était produit un criétrange, inattendu, impossible ! Une voix humaine avaitmanifestement proféré ces mots en français :

« À moi ! à moi ! »

Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plusvite.

« Avez-vous entendu ? leur dit le docteur.

– Sans doute ! ce cri surnaturel : À moi ! àmoi !

– Un Français aux mains de ces barbares !

– Un voyageur !

– Un missionnaire, peut-être !

– Le malheureux, s’écria le chasseur, on l’assassine, on lemartyrise ! »

Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion.

« On ne peut en douter, dit-il. Un malheureux Français est tombéentre les mains de ces sauvages. Mais nous ne partirons pas sansavoir fait tout au monde pour le sauver. À nos coups de fusil, ilaura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle.Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votreavis ?

– C’est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t’obéir.

– Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nouschercherons à l’enlever.

– Mais comment écarterons-nous ces misérables Nègres ?demanda Kennedy.

– Il est évident pour moi, dit le docteur, à la manière dont ilsont déguerpi, qu’ils ne connaissent pas les armes à feu ; nousdevrons donc profiter de leur épouvante ; mais il fautattendre le jour avant d’agir, et nous formerons notre plan desauvetage d’après la disposition des lieux.

– Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car…

– À moi ! à moi ! répéta la voix plus affaiblie.

– Les barbares ! s’écria Joe palpitant. Mais s’ils le tuentcette nuit ?

– Entends-tu, Samuel, reprit Kennedy en saisissant la main dudocteur, s’ils le tuent cette nuit ?

– Ce n’est pas probable, mes amis ; ces peuplades sauvagesfont mourir leurs prisonniers au grand jour ; il leur faut dusoleil !

– Si je profitais de la nuit, dit l’Écossais, pour me glisservers ce malheureux ?

– Je vous accompagne, monsieur Dick.

– Arrêtez mes amis ! arrêtez ! Ce dessein fait honneurà votre cœur et à votre courage ; mais vous nous exposerieztous, et vous nuiriez plus encore à celui que nous voulonssauver.

– Pourquoi cela ? reprit Kennedy. Ces sauvages sonteffrayés, dispersés ! Ils ne reviendront pas.

– Dick, je t’en supplie, obéis-moi ; j’agis pour le salutcommun ; si, par hasard, tu te laissais surprendre, toutserait perdu !

– Mais cet infortuné qui attend, qui espère ! Rien ne luirépond ! Personne ne vient à son secours ! Il doit croireque ses sens ont été abusés, qu’il n’a rien entendu !…

– On peut le rassurer », dit le docteur Fergusson.

Et debout, au milieu de l’obscurité, faisant de ses mains unporte-voix, il s’écria avec énergie dans la langue de l’étranger:

« Qui que vous soyez, ayez confiance ! Trois amis veillentsur vous ! »

Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute laréponse du prisonnier.

« On l’égorge ! on va l’égorger ! s’écria Kennedy.Notre intervention n’aura servi qu’à hâter l’heure de sonsupplice ! Il faut agir !

– Mais comment, Dick ! Que prétends-tu faire au milieu decette obscurité ?

– Oh ! s’il faisait jour ! s’écria Joe.

– Eh bien, s’il faisait jour ? demanda le docteur d’un tonsingulier.

– Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. Jedescendrais à terre et je disperserais cette canaille à coups defusil.

– Et toi, Joe ? demanda Fergusson.

– Moi, mon maître, j’agirais plus prudemment, en faisant savoirau prisonnier de s’enfuir dans une direction convenue.

– Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis ?

– Au moyen de cette flèche que j’ai ramassée au vol, et àlaquelle j’attacherais un billet, ou tout simplement en lui parlantà voix haute, puisque ces Nègres ne comprennent pas notrelangue.

– Vos plans sont impraticables, mes amis ; la difficulté laplus grande serait pour cet infortuné de se sauver, en admettantqu’il parvint à tromper la vigilance de ses bourreaux. Quant à toi,mon cher Dick, avec beaucoup d’audace, et en profitant del’épouvante jetée par nos armes à feu, ton projet réussiraitpeut-être ; mais s’il échouait, tu serais perdu, et nousaurions deux personnes à sauver au lieu d’une. Non, il faut mettretoutes les chances de notre côté et agir autrement.

– Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur.

– Peut-être ! répondit Samuel en insistant sur ce mot.

– Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper cesténèbres !

– Qui sait, Joe ?

– Ah ! si vous faites une chose pareille, je vous proclamele premier savant du monde. »

Le docteur se tut pendant quelques instants ; ilréfléchissait. Ses deux compagnons le considéraient avecémotion ; ils étaient surexcités par cette situationextraordinaire. Bientôt Fergusson reprit la parole :

« Voici mon plan, dit-il. Il nous reste deux cents livres delest, puisque les sacs que nous avons emportés sont encore intacts.J’admets que ce prisonnier, un homme évidemment épuisé par lessouffrances, pèse autant que l’un de nous ; il nous resteraencore une soixantaine de livres à jeter afin de monter plusrapidement.

– Comment comptes-tu donc manœuvrer ? demanda Kennedy.

– Voici, Dick : tu admets bien que si je parviens jusqu’auprisonnier, et que je jette une quantité de lest égale à son poids,je n’ai rien changé à l’équilibre du ballon ; mais alors, sije veux obtenir une ascension rapide pour échapper à cette tribu deNègres, il me faut employer des moyens plus énergiques que lechalumeau ; or, en précipitant cet excédant de lest au momentvoulu, je suis certain de m’enlever avec une grande rapidité.

– Cela est évident.

– Oui, mais il y a un inconvénient ; c’est que, pourdescendre plus tard, je devrai perdre une quantité de gazproportionnelle au surcroît de lest que j’aurai jeté. Or, ce gazest chose précieuse ; mais on ne peut en regretter la perte,quand il s’agit du salut d’un homme.

– Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour lesauver !

– Agissons donc, et disposez ces sacs sur le bord de la nacelle,de façon à ce qu’ils puissent être précipités d’un seul coup.

– Mais cette obscurité ?

– Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu’ilsseront terminés. Ayez soin de tenir toutes les armes à portée denotre main. Peut-être faudra-t-il faire le coup de feu ; ornous avons pour la carabine un coup, pour les deux fusils quatre,pour les deux revolvers douze, en tout dix-sept, qui peuvent êtretirés en un quart de minute. Mais peut-être n’aurons-nous pasbesoin de recourir à tout ce fracas. Êtes-vous prêts ?

– Nous sommes prêts », répondit Joe.

Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état.

« Bien, fit le docteur. Ayez l’œil à tout. Joe sera chargé deprécipiter le lest, et Dick d’enlever le prisonnier ; mais querien ne se fasse avant mes ordres. Joe, va d’abord détacherl’ancre, et remonte promptement dans la nacelle. »

Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout dequelques instants. Le Victoria rendu libre flottait dansl’air, à peu près immobile.

Pendant ce temps, le docteur s’assura de la présence d’unesuffisante quantité de gaz dans la caisse de mélange pour alimenterau besoin le chalumeau sans qu’il fût nécessaire de recourirpendant quelque temps à l’action de la pile de Bunsen ; ilenleva les deux fils conducteurs parfaitement isolés qui servaientà la décomposition de l’eau ; puis, fouillant dans son sac devoyage, il en retira deux morceaux de charbon taillés en pointe,qu’il fixa à l’extrémité de chaque fil.

Ses deux amis le regardaient sans comprendre, mais ils setaisaient ; lorsque le docteur eut terminé son travail, il setint debout au milieu de la nacelle ; il prit de chaque mainles deux charbons, et en rapprocha les deux pointes.

Soudain, une intense et éblouissante lueur fut produite avec uninsoutenable éclat entre les deux pointes de charbon ; unegerbe immense de lumière électrique brisait littéralementl’obscurité de la nuit.

« Oh ! fit Joe, mon maître !

– Pas un mot », dit le docteur.

Chapitre 22

 

La gerbe de lumière. – Le missionnaire. – Enlèvement dans unrayon de lumière. – Le prêtre Lazariste. – Peu d’espoir. – Soins dudocteur. – Une vie d’abnégation. – Passage d’un volcan.

 

Fergusson projeta vers les divers points de l’espace sonpuissant rayon de lumière et l’arrêta sur un endroit où des crisd’épouvante se firent entendre. Ses deux compagnons y jetèrent unregard avide.

Le baobab au-dessus duquel se maintenait le Victoriapresque immobile s’élevait au centre d’une clairière ; entredes champs de sésame et de cannes à sucre, on distinguait unecinquantaine de huttes basses et coniques autour desquellesfourmillait une tribu nombreuse.

À cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau. Au piedde ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trenteans au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre,ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur lapoitrine, comme le Christ en croix. Quelques cheveux plus ras surle sommet du crâne indiquaient encore la place d’une tonsure à demieffacée.

« Un missionnaire ! un prêtre ! s’écria Joe.

– Pauvre malheureux ! répondit le chasseur.

– Nous le sauverons, Dick ! fit le docteur, nous lesauverons ! »

La foule des Nègres, en apercevant le ballon, semblable à unecomète énorme avec une queue de lumière éclatante, fut prise d’uneépouvante facile à concevoir. À ses cris, le prisonnier releva latête. Ses yeux brillèrent d’un rapide espoir, et sans tropcomprendre ce qui se passait, il tendit ses mains vers ces sauveursinespérés.

« Il vit ! il vit ! s’écria Fergusson ; Dieu soitloué ! Ces sauvages sont plongés dans un magnifiqueeffroi ! Nous le sauverons ! Vous êtes prêts, mesamis.

– Nous sommes prêts Samuel.

– Joe, éteins le chalumeau. »

L’ordre du docteur fut exécuté. Une brise à peine saisissablepoussait doucement le Victoria au-dessus du prisonnier, enmême temps qu’il s’abaissait insensiblement avec la contraction dugaz. Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu desondes lumineuses. Fergusson plongeait sur la foule son faisceauétincelant qui dessinait çà et là de rapides et vives plaques delumière. La tribu, sous l’empire d’une indescriptible crainte,disparut peu à peu dans ses huttes, et la solitude se fit autour dupoteau. Le docteur avait donc eu raison de compter sur l’apparitionfantastique du Victoria qui projetait des rayons de soleildans cette intense obscurité.

La nacelle s’approcha du sol. Cependant quelques Nègres, plusaudacieux, comprenant que leur victime allait leur échapper,revinrent avec de grands cris. Kennedy prit son fusil, mais ledocteur lui ordonna de ne point tirer.

Le prêtre, agenouillé, n’ayant plus la force de se tenir debout,n’était pas même lié à ce poteau, car sa faiblesse rendait desliens inutiles. Au moment où la nacelle arriva près du sol, lechasseur, jetant son arme et saisissant le prêtre à bras-le-corps,le déposa dans la nacelle, à l’instant même où Joe précipitaitbrusquement les deux cents livres de lest.

Le docteur s’attendait à monter avec une rapidité extrême ;mais, contrairement à ses prévisions, le ballon, après s’être élevéde trois à quatre pieds au-dessus du sol, demeuraimmobile !

« Qui nous retient ? » s’écria-t-il avec l’accent de laterreur.

Quelques sauvages accouraient en poussant des cris féroces.

« Oh ! s’écria Joe en se penchant au dehors. Un de cesmaudits Noirs s’est accroché au-dessous de la nacelle !

– Dick ! Dick ! s’écria le docteur, la caisse àeau ! »

Dick comprit la pensée de son ami, et soulevant une des caissesà eau qui pesait plus de cent livres, il la précipita par-dessus lebord.

Le Victoria, subitement délesté, fit un bond de troiscents pieds dans les airs, au milieu des rugissements de la tribu,à laquelle le prisonnier échappait dans un rayon d’une éblouissantelumière.

« Hurrah ! » s’écrièrent les deux compagnons dudocteur.

Soudain le ballon fit un nouveau bond, qui le porta à plus demille pieds d’élévation.

« Qu’est-ce donc ? demanda Kennedy qui faillit perdrel’équilibre.

« Ce n’est rien ! c’est ce gredin qui nous lâche »,répondit tranquillement Samuel Fergusson.

Et Joe, se penchant rapidement, put encore apercevoir lesauvage, les mains étendues, tournoyant dans l’espace, et bientôtse brisant contre terre. Le docteur écarta alors les deux filsélectriques, et l’obscurité redevint profonde. Il était une heuredu matin.

Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux.

« Vous êtes sauvé, lui dit le docteur.

– Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvéd’une mort cruelle ! Mes frères, je vous remercie ; maismes jours sont comptés, mes heures même, et je n’ai plus beaucoupde temps à vivre ! »

Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement.

« Il se meurt, s’écria Dick.

– Non, non, répondit Fergusson en se penchant sur lui, mais ilest bien faible ; couchons-le sous la tente. »

Ils étendirent doucement sur leurs couvertures ce pauvre corpsamaigri, couvert de cicatrices et de blessures encore saignantes,où le fer et le feu avaient laissé en vingt endroits leurs tracesdouloureuses. Le docteur fit, avec un mouchoir, un peu de charpiequ’il étendit sur les plaies après les avoir lavées ; cessoins, il les donna adroitement avec l’habileté d’un médecin ;puis, prenant un cordial dans sa pharmacie, il en versa quelquesgouttes sur les lèvres du prêtre.

Celui-ci pressa faiblement ses lèvres compatissantes et eut àpeine la force de dire : « Merci ! merci ! »

Le docteur comprit qu’il fallait lui laisser un reposabsolu ; il ramena les rideaux de la tente, et revint prendrela direction du ballon.

Celui-ci, en tenant compte du poids de son nouvel hôte, avaitété délesté de près de cent quatre-vingts livres ; il semaintenait donc sans l’aide du chalumeau. Au premier rayon du jour,un courant le poussait doucement vers l’ouest-nord-ouest. Fergussonalla considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi.

« Puissions-nous conserver ce compagnon que le ciel nous aenvoyé ! dit le chasseur. As-tu quelque espoir ?

– Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur.

– Comme cet homme a souffert ! dit Joe avec émotion.Savez-vous qu’il faisait là des choses plus hardies que nous, envenant seul au milieu de ces peuplades !

– Cela n’est pas douteux », répondit le chasseur.

Pendant toute cette journée, le docteur ne voulut pas que lesommeil du malheureux fut interrompu ; c’était un longassoupissement, entrecoupé de quelques murmures de souffrance quine laissaient pas d’inquiéter Fergusson.

Vers le soir, le Victoria demeurait stationnaire aumilieu de l’obscurité, et pendant cette nuit, tandis que Joe etKennedy se relayaient aux côtés du malade, Fergusson veillait à lasûreté de tous.

Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivédans l’ouest. La journée s’annonçait pure et magnifique. Le maladeput appeler ses nouveaux amis d’une voix meilleure. On releva lesrideaux de la tente, et il aspira avec bonheur l’air vif dumatin.

« Comment vous trouvez-vous ? lui demanda Fergusson.

– Mieux peut-être, répondit-il. Mais vous, mes amis, je ne vousai encore vus que dans un rêve ! À peine puis-je me rendrecompte de ce qui s’est passé ! Qui êtes-vous, afin que vosnoms ne soient pas oubliés dans ma dernière prière ?

– Nous sommes des voyageurs anglais, répondit Samuel ; nousavons tenté de traverser l’Afrique en ballon, et, pendant notrepassage, nous avons eu le bonheur de vous sauver.

– La science a ses héros, dit le missionnaire.

– Mais la religion a ses martyrs, répondit l’Écossais.

– Vous êtes missionnaire ? demanda le docteur.

– Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. Le ciel vous aenvoyés vers moi, le ciel en soit loué ! Le sacrifice de mavie était fait ! Mais vous venez d’Europe. Parlez-moi del’Europe, de la France ! Je suis sans nouvelles depuis cinqans.

– Cinq ans, seul, parmi ces sauvages ! s’écria Kennedy.

– Ce sont des âmes à racheter, dit le jeune prêtre, des frèresignorants et barbares, que la religion seule peut instruire etciviliser. »

Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire,l’entretint longuement de la France.

Celui-ci l’écoutait avidement et des larmes coulèrent de sesyeux. Le pauvre jeune homme prenait tour à tour les mains deKennedy et de Joe dans les siennes, brûlantes de fièvre ; ledocteur lui prépara quelques tasses de thé qu’il but avecplaisir ; il eut alors la force de se relever un peu et desourire en se voyant emporté dans ce ciel si pur !

« Vous êtes de hardis voyageurs, dit-il, et vous réussirez dansvotre audacieuse entreprise ; vous reverrez vos parents, vosamis, votre patrie, vous !… »

La faiblesse du jeune prêtre devint si grande alors, qu’ilfallut le coucher de nouveau. Une prostration de quelques heures letint comme mort entre les mains de Fergusson. Celui-ci ne pouvaitcontenir son émotion ; il sentait cette existence s’enfuir.Allaient-ils donc perdre si vite celui qu’ils avaient arraché ausupplice ? Il pansa de nouveau les plaies horribles du martyret dut sacrifier la plus grande partie de sa provision d’eau pourrafraîchir ses membres brûlants. Il l’entoura des soins les plustendres et les plus intelligents. Le malade renaissait peu à peuentre ses bras, et reprenait le sentiment, sinon la vie.

Le docteur surprit son histoire entre ses parolesentrecoupées.

« Parlez votre langue maternelle, lui avait-il dit ; je lacomprends, et cela vous fatiguera moins. »

Le missionnaire était un pauvre jeune du village d’Aradon, enBretagne, en plein Morbihan ; ses premiers instinctsl’entraînèrent vers la carrière ecclésiastique ; à cette vied’abnégation il voulut encore joindre la vie de danger, en entrantdans l’ordre des prêtres de la Mission, dont saint Vincent de Paulfut le glorieux fondateur ; à vingt ans, il quittait son payspour les plages inhospitalières de l’Afrique. Et de là peu à peu,franchissant les obstacles, bravant les privations, marchant etpriant, il s’avança jusqu’au sein des tribus qui habitent lesaffluents du Nil supérieur ; pendant deux ans, sa religion futrepoussée, son zèle fut méconnu, ses charités furent malprises ; il demeura prisonnier de l’une des plus cruellespeuplades du Nyambarra, en butte à mille mauvais traitements. Maistoujours il enseignait, il instruisait, il priait. Cette tribudispersée et lui laissé pour mort après un de ces combats sifréquents de peuplade à peuplade, au lieu de retourner sur ses pas,il continua son pèlerinage évangélique. Son temps le plus paisiblefut celui où on le prit pour un fou, il s’était familiarisé avecles idiomes de ces contrées ; il catéchisait. Enfin, pendantdeux longues années encore, il parcourut ces régions barbares,poussé par cette force surhumaine qui vient de Dieu ; depuisun an, il résidait dans cette tribu des Nyam-Nyam, nommée Barafri,l’une des plus sauvages. Le chef étant mort il y a quelques jours,ce fut à lui qu’on attribua cette mort inattendue ; on résolutde l’immoler ; depuis quarante heures déjà durait sonsupplice ; ainsi que l’avait supposé le docteur, il devaitmourir au soleil de midi. Quand il entendit le bruit des armes àfeu, la nature l’emporta : « À moi ! à moi ! »s’écria-t-il, et il crut avoir rêvé, lorsqu’une voix venue du ciellui lança des paroles de consolation.

« Je ne regrette pas, ajouta-t-il, cette existence qui s’en va,ma vie est à Dieu !

– Espérez encore, lui répondit le docteur ; nous sommesprès de vous ; nous vous sauverons de la mort comme nous vousavons arraché au supplice.

– Je n’en demande pas tant au ciel, répondit le prêtrerésigné ! Béni soit Dieu de m’avoir donné avant de mourircette joie de presser des mains amies, et d’entendre la langue demon pays. »

Le missionnaire s’affaiblit de nouveau. La journée se passaainsi entre l’espoir et la crainte, Kennedy très ému et Joes’essuyant les yeux à l’écart.

Le Victoria faisait peu de chemin, et le vent semblaitvouloir ménager son précieux fardeau.

Joe signala vers le soir une lueur immense dans l’ouest. Sousdes latitudes plus élevées, on eût pu croire une vaste auroreboréale ; le ciel paraissait en feu. Le docteur vint examinerattentivement ce phénomène.

« Ce ne peut être qu’un volcan en activité, dit-il.

– Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy.

– Eh bien ! nous le franchirons à une hauteur rassurante.»

Trois heures après, le Victoria se trouvait en pleinesmontagnes ; sa position exacte était par 24° 15’ de longitudeet 4° 42’ de latitude ; devant lui, un ciel embrasé déversaitdes torrents de lave en fusion, et projetait des quartiers deroches à une grande élévation ; il y avait des coulées de feuliquide qui retombaient en cascades éblouissantes. Magnifique etdangereux spectacle, car le vent, avec une fixité constante,portait le ballon vers cette atmosphère incendiée.

Cet obstacle que l’on ne pouvait tourner, il fallut lefranchir ; le chalumeau fut développé à toute flamme, et leVictoria parvint à six mille pieds, laissant entre levolcan et lui un espace de plus de trois cents toises.

De son lit de douleur, le prêtre mourant put contempler cecratère en feu d’où s’échappaient avec fracas mille gerbeséblouissantes.

« Que c’est beau, dit-il, et que la puissance de Dieu estinfinie jusque dans ses plus terribles manifestations ! »

Cet épanchement de laves en ignition revêtait les flancs de lamontagne d’un véritable tapis de flammes ; l’hémisphèreinférieur du ballon resplendissait dans la nuit ; une chaleurtorride montait jusqu’à la nacelle, et le docteur Fergusson euthâte de fuir cette périlleuse situation.

Vers dix heures du soir, la montagne n’était plus qu’un pointrouge à l’horizon, et le Victoria poursuivaittranquillement son voyage dans une zone moins élevée.

Chapitre 23

 

Colère de Joe. – La mort d’un juste. – La veillée du corps.– Aridité. – L’ensevelissement. – Les blocs de quartz. –Hallucination de Joe. – Un lest précieux. – Relèvement desmontagnes aurifères. – Commencement des désespoirs de Joe.

 

Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. Le prêtres’endormit dans une prostration paisible.

« Il n’en reviendra pas, dit Joe ! Pauvre jeunehomme ! trente ans à peine !

– Il s’éteindra dans nos bras ! dit le docteur avecdésespoir. Sa respiration déjà si faible s’affaiblit encore, et jene puis rien pour le sauver !

– Les infâmes gueux ! s’écriait Joe, que ces subitescolères prenaient de temps à autre. Et penser que ce digne prêtre atrouvé encore des paroles pour les plaindre, pour les excuser, pourleur pardonner !

– Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuitpeut-être. Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu’unpaisible sommeil. »

Le mourant prononça quelques paroles entrecoupées ; ledocteur s’approcha ; la respiration du malade devenaitembarrassée ; il demandait de l’air ; les rideaux furententièrement retirés, et il aspira avec délices les souffles légersde cette nuit transparente ; les étoiles lui adressaient leurtremblante lumière, et la lune l’enveloppait dans le blanc linceulde ses rayons.

« Mes amis, dit-il d’une voix affaiblie, je m’en vais ! Quele Dieu qui récompense vous conduise au port ! qu’il vous payepour moi ma dette de reconnaissance !

– Espérez encore, lui répondit Kennedy. Ce n’est qu’unaffaiblissement passager. Vous ne mourrez pas ! Peut-on mourirpar cette belle nuit d’été.

– La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais !Laissez-moi la regarder en face ! La mort, commencement deschoses éternelles, n’est que la fin des soucis terrestres.Mettez-moi à genoux, mes frères, je vous en prie ! »

Kennedy le souleva ; ce fut pitié de voir ses membres sansforces se replier sous lui.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’apôtre mourant, ayezpitié de moi ! »

Sa figure resplendit. Loin de cette terre dont il n’avait jamaisconnu les joies, au milieu de cette nuit qui lui jetait ses plusdouces clartés, sur le chemin de ce ciel vers lequel il s’élevaitcomme dans une assomption miraculeuse, il semblait déjà revivre del’existence nouvelle.

Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’unjour. Et il retomba dans les bras de Kennedy, dont le visage sebaignait de grosses larmes.

« Mort ! dit le docteur en se penchant sur lui, mort !»

Et d’un commun accord les trois amis s’agenouillèrent pour prieren silence.

« Demain matin, reprit bientôt Fergusson, nous l’ensevelironsdans cette terre d’Afrique arrosée de son sang. »

Pendant le reste de la nuit, le corps fut veillé tour à tour parle docteur, Kennedy, Joe, et pas une parole ne troubla ce religieuxsilence ; chacun pleurait.

Le lendemain, le vent venait du sud, et le Victoriamarchait assez lentement au-dessus d’un vaste plateau demontagnes ; là des cratères éteints, ici des ravinsincultes ; pas une goutte d’eau sur ces crêtesdesséchées ; des rocs amoncelés, des blocs erratiques, desmarnières blanchâtres, tout dénotait une stérilité profonde.

Vers midi, le docteur, pour procéder à l’ensevelissement ducorps, résolut de descendre dans un ravin, au milieu de rochesplutoniques de formation primitive, les montagnes environnantesdevaient l’abriter et lui permettre d’amener sa nacelle jusqu’ausol, car il n’existait aucun arbre qui pût lui offrir un pointd’arrêt.

Mais, ainsi qu’il l’avait fait comprendre à Kennedy, par suitede sa perte de lest lors de l’enlèvement du prêtre, il ne pouvaitdescendre maintenant qu’à la condition de lâcher une quantitéproportionnelle de gaz ; il ouvrit donc la soupape du ballonextérieur. L’hydrogène fusa, et le Victoria s’abaissatranquillement vers le ravin.

Dès que la nacelle toucha à terre, le docteur ferma sasoupape ; Joe sauta sur le sol, tout en se retenant d’une mainau bord extérieur, et de l’autre, il ramassa un certain nombre depierres qui bientôt remplacèrent son propre poids ; alors ilput employer ses deux mains, et il eut bientôt entassé dans lanacelle plus de cinq cents livres de pierres ; alors ledocteur et Kennedy purent descendre à leur tour. LeVictoria se trouvait équilibré, et sa force ascensionnelleétait impuissante à l’enlever.

D’ailleurs, il ne fallut pas employer une grande quantité de cespierres, car les blocs ramassés par Joe étaient d’une pesanteurextrême, ce qui éveilla un instant l’attention de Fergusson. Le solétait parsemé de quartz et de roches porphyriteuses.

« Voilà une singulière découverte », se dit mentalement ledocteur.

Pendant ce temps, Kennedy et Joe allèrent à quelques pas choisirun emplacement pour la fosse. Il faisait une chaleur extrême dansce ravin encaissé comme une sorte de fournaise. Le soleil de midi yversait d’aplomb ses rayons brûlants.

Il fallut d’abord déblayer le terrain des fragments de roc quil’encombraient ; puis une fosse fut creusée assez profondémentpour que les animaux féroces ne pussent déterrer le cadavre.

Le corps du martyr y fut déposé avec respect.

La terre retomba sur ces dépouilles mortelles, et au-dessus degros fragments de roches furent disposés comme un tombeau.

Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans sesréflexions. Il n’entendait pas l’appel de ses compagnons, il nerevenait pas avec eux chercher un abri contre la chaleur dujour.

« À quoi penses-tu donc, Samuel ? lui demanda Kennedy.

– À un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet duhasard. Savez-vous dans quelle terre cet homme d’abnégation, cepauvre de cœur a été enseveli ?

– Que veux-tu dire, Samuel ? demanda l’Écossais.

– Ce prêtre, qui avait fait vœu de pauvreté, repose maintenantdans une mine d’or !

– Une mine d’or ! s’écrièrent Kennedy et Joe.

– Une mine d’or, répondit tranquillement le docteur. Ces blocsque vous foulez aux pieds comme des pierres sans valeur sont duminerai d’une grande pureté.

– Impossible ! impossible ! répéta Joe.

– Vous ne chercheriez pas longtemps dans ces fissures de schisteardoisé sans rencontrer des pépites importantes. »

Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. Kennedyn’était pas loin de l’imiter.

« Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître.

– Monsieur, vous en parlez à votre aise.

– Comment ! un philosophe de ta trempe…

– Eh ! monsieur, il n’y a pas de philosophie quitienne.

– Voyons ! réfléchis un peu. À quoi nous servirait toutecette richesse ? nous ne pouvons pas l’emporter.

– Nous ne pouvons pas l’emporter ! par exemple !

– C’est un peu lourd pour notre nacelle ! J’hésitais même àte faire part de cette découverte, dans la crainte d’exciter tesregrets.

– Comment ! dit Joe, abandonner ces trésors ! Unefortune à nous ! bien à nous ! la laisser !

– Prends garde, mon ami. Est-ce que la fièvre de l’or teprendrait ? est-ce que ce mort, que tu viens d’ensevelir, net’a pas enseigné la vanité des choses humaines ?

– Tout cela est vrai, répondit Joe ; mais enfin, del’or ! Monsieur Kennedy, est-ce que vous ne m’aiderez pas àramasser un peu de ces millions ?

– Qu’en ferions-nous, mon pauvre Joe ? dit le chasseur quine put s’empêcher de sourire. Nous ne sommes pas venus ici chercherla fortune, et nous ne devons pas la rapporter.

– C’est un peu lourd, les millions, reprit le docteur, et celane se met pas aisément dans la poche.

– Mais enfin, répondit Joe, poussé dans ses derniersretranchements, ne peut-on, au lieu de sable, emporter ce mineraipour lest ?

– Eh bien ! j’y consens, dit Fergusson ; mais tu neferas pas trop la grimace, quand nous jetterons quelques milliersde livres par-dessus le bord.

– Des milliers de livres ! reprenait Joe, est-il possibleque tout cela soit de l’or !

– Oui, mon ami ; c’est un réservoir où la nature a entasséses trésors depuis des siècles ; il y a là de quoi enrichirdes pays tout entiers ! Une Australie et une Californieréunies au fond d’un désert !

– Et tout cela demeurera inutile !

– Peut-être ! En tout cas, voici ce que je ferai pour teconsoler.

– Ce sera difficile, répliqua Joe d’un air contrit.

– Écoute. Je vais prendre la situation exacte de ce placer, jete la donnerai, et, à ton retour en Angleterre, tu en feras part àtes concitoyens, si tu crois que tant d’or puisse faire leurbonheur.

– Allons, mon maître, je vois bien que vous avez raison ;je me résigne, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.Emplissons notre nacelle de ce précieux minerai. Ce qui restera àla fin du voyage sera toujours autant de gagné. »

Et Joe se mit à l’ouvrage ; il y allait de bon cœur ;il eut bientôt entassé près de mille livres de fragments de quartz,dans lequel l’or se trouve renfermé comme dans une gangue d’unegrande dureté.

Le docteur le regardait faire en souriant ; pendant cetravail, il prit ses hauteurs, trouva pour le gisement de la tombedu missionnaire 22° 23’ de longitude, et 4° 55’ de latitudeseptentrionale.

Puis, jetant un dernier regard sur ce renflement du sol souslequel reposait le corps du pauvre Français, il revint vers lanacelle.

Il eût voulu dresser une croix modeste et grossière sur cetombeau abandonné au milieu des déserts de l’Afrique ; maispas un arbre ne croissait aux environs.

« Dieu le reconnaîtra », dit-il.

Une préoccupation assez sérieuse se glissait aussi dans l’espritde Fergusson ; il aurait donné beaucoup de cet or pour trouverun peu d’eau ; il voulait remplacer celle qu’il avait jetéeavec la caisse pendant l’enlèvement du Nègre, mais c’était choseimpossible dans ces terrains arides ; cela ne laissait pas del’inquiéter ; obligé d’alimenter sans cesse son chalumeau, ilcommençait à se trouver à court pour les besoins de la soif ;il se promit donc de ne négliger aucune occasion de renouveler saréserve.

De retour à la nacelle, il la trouva encombrée par les pierresde l’avide Joe ; il y monta sans rien dire, Kennedy prit saplace habituelle, et Joe les suivit tous deux, non sans jeter unregard de convoitise sur les trésors du ravin.

Le docteur alluma son chalumeau ; le serpentin s’échauffa,le courant d’hydrogène se fit au bout de quelques minutes, le gazse dilata, mais le ballon ne bougea pas.

Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot.

« Joe », fit le docteur.

Joe ne répondit pas.

« Joe, m’entends-tu ? »

Joe fit signe qu’il entendait, mais qu’il ne voulait pascomprendre.

« Tu vas me faire le plaisir, reprit Fergusson, de jeter unecertaine quantité de ce minerai à terre.

– Mais, monsieur, vous m’avez permis…

– Je t’ai permis de remplacer le lest, voilà tout.

– Cependant…

– Veux-tu donc que nous restions éternellement dans cedésert ! »

Joe jeta un regard désespéré vers Kennedy ; mais lechasseur prit l’air d’un homme qui n’y pouvait rien.

« Eh bien, Joe ?

– Votre chalumeau ne fonctionne donc pas ? repritl’entêté.

– Mon chalumeau est allumé, tu le vois bien ! mais leballon ne s’enlèvera que lorsque tu l’auras délesté un peu. »

Joe se gratta l’oreille, prit un fragment de quartz, le pluspetit de tous, le pesa, le repesa, le fit sauter dans sesmains ; c’était un poids de trois ou quatre livres ; ille jeta.

Le Victoria ne bougea pas.

« Hein ! fit-il, nous ne montons pas encore.

– Pas encore, répondit le docteur. Continue. »

Kennedy riait. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballondemeurait toujours immobile. Joe pâlit.

« Mon pauvre garçon, dit Fergusson, Dick, toi et moi, nouspesons, si je ne me trompe, environ quatre cents livres ; ilfaut donc te débarrasser d’un poids au moins égal au nôtre,puisqu’il nous remplaçait.

– Quatre cents livres à jeter ! s’écria Joepiteusement.

– Et quelque chose avec pour nous enlever. Allons,courage ! »

Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délesterle ballon. De temps en temps il s’arrêtait :

« Nous montons ! disait-il.

– Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu.

– Il remue, dit-il enfin.

– Va encore, répétait Fergusson.

– Il monte ! j’en suis sûr.

– Va toujours », répliquait Kennedy.

Alors Joe, prenant un dernier bloc avec désespoir, le précipitaen dehors de la nacelle. Le Victoria s’éleva d’unecentaine de pieds, et, le chalumeau aidant, il dépassa bientôt lescimes environnantes.

« Maintenant, Joe, dit le docteur, il te reste encore une joliefortune, si nous parvenons à garder cette provision jusqu’à la findu voyage, et tu seras riche pour le reste de tes jours. »

Joe ne répondit rien et s’étendit moelleusement sur son lit deminerai.

« Vois, mon cher Dick, reprit le docteur, ce que peut lapuissance de ce métal sur le meilleur garçon du monde. Que depassions, que d’avidités, que de crimes enfanterait la connaissanced’une pareille mine ! Cela est attristant. »

Au soir, le Victoria s’était avancé de quatre-vingt-dixmilles dans l’ouest ; il se trouvait alors en droite ligne àquatorze cents milles de Zanzibar.

Chapitre 24

 

Le vent tombe. – Les approches du désert. – Le décompte dela provision d’eau. – Les nuits de l’équateur. – Inquiétudes deSamuel Fergusson. – La situation telle qu’elle est. – Énergiquesréponses de Kennedy et de Joe. – Encore une nuit.

 

Le Victoria, accroché à un arbre solitaire et presquedesséché, passa la nuit dans une tranquillité parfaite ; lesvoyageurs purent goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient sigrand besoin ; les émotions des journées précédentes leuravaient laissé de tristes souvenirs.

Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sachaleur. Le ballon s’éleva dans les airs ; après plusieursessais infructueux, il rencontra un courant, peu rapide d’ailleurs,qui le porta vers le nord-ouest.

« Nous n’avançons plus, dit le docteur ; si je ne metrompe, nous avons accompli la moitié de notre voyage à peu près endix jours ; mais, au train dont nous marchons, il nous faudrades mois pour le terminer. Cela est d’autant plus fâcheux que noussommes menacés de manquer d’eau.

– Mais nous en trouverons, répondit Dick ; il estimpossible de ne pas rencontrer quelque rivière, quelque ruisseau,quelque étang, dans cette vaste étendue de pays.

– Je le désire.

– Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notremarche ? »

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon ; il lefaisait d’autant plus volontiers, qu’il avait un instant éprouvéles hallucinations de Joe ; mais, n’en ayant rien faitparaître, il se posait en esprit fort ; le tout en riant, dureste.

Joe lui lança un coup d’œil piteux. Mais le docteur ne réponditpas. Il songeait, non sans de secrètes terreurs, aux vastessolitudes du Sahara ; là, des semaines se passant sans que lescaravanes rencontrent un puits où se désaltérer. Aussisurveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindresdépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblementmodifié la disposition d’esprit des trois voyageurs ; ilsparlaient moins ; ils s’absorbaient davantage dans leurspropres pensées.

Le digne Joe n’était plus le même depuis que ses regards avaientplongé dans cet océan d’or ; il se taisait ; ilconsidérait avec avidité ces pierres entassées dans la nacelle sansvaleur aujourd’hui, inestimables demain.

L’aspect de cette partie de l’Afrique était inquiétantd’ailleurs. Le désert se faisait peu à peu. Plus un village, pasmême une réunion de quelques huttes. La végétation se retirait. Àpeine quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreuxde l’Écosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierresde feu, quelques lentisques et des buissons épineux. Au milieu decette stérilité, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant enarêtes de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d’ariditédonnaient à penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu’une caravane eût jamais affronté cettecontrée déserte ; elle aurait laissé des traces visibles decampement, les ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes.Mais rien. Et l’on sentait que bientôt une immensité de sables’emparerait de cette région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer ; il fallait aller enavant ; le docteur ne demandait pas mieux ; il eutsouhaité une tempête pour l’entraîner au-delà de ce pays. Et pas unnuage au ciel ! À la fin de cette journée, leVictoria n’avait pas franchi trente milles.

Si l’eau n’eut pas manqué ! Mais il en restait en touttrois gallons[44] ! Fergusson mit de côté ungallon destiné à étancher la soif ardente qu’une chaleur dequatre-vingt-dix degrés[45] rendaitintolérable ; deux gallons restaient donc pour alimenter lechalumeau ; ils ne pouvaient produire que quatre centquatre-vingts pieds cubes de gaz ; or le chalumeau endépensait neuf pieds cubes par heure environ ; on ne pouvaitdonc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures. Tout celaétait rigoureusement mathématique.

« Cinquante-quatre heures ! dit-il à ses compagnons. Or,comme je suis bien décidé à ne pas voyager la nuit, de peur demanquer un ruisseau, une source, une mare, c’est trois jours etdemi de voyage qu’il nous reste, et pendant lesquels il fauttrouver de l’eau à tout prix. J’ai cru devoir vous prévenir decette situation grave, mes amis, car je ne réserve qu’un seulgallon pour notre soif, et nous devrons nous mettre à une rationsévère.

– Rationne-nous, répondit le chasseur ; mais il n’est pasencore temps de se désespérer ; nous avons trois jours devantnous, dis-tu ?

– Oui, mon cher Dick.

– Eh bien ! comme nos regrets ne sauraient qu’y faire, danstrois jours il sera temps de prendre un parti ; jusque-làredoublons de vigilance. »

Au repas du soir, l’eau fut donc strictement mesurée ; laquantité d’eau-de-vie s’accrut dans les grogs ; mais ilfallait se défier de cette liqueur plus propre à altérer qu’àrafraîchir.

La nacelle reposa pendant la nuit sur un immense plateau quiprésentait une forte dépression. Sa hauteur était à peine de huitcents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette circonstancerendit quelque espoir au docteur ; elle lui rappela lesprésomptions des géographes sur l’existence d’une vaste étendued’eau au centre de l’Afrique. Mais, si ce lac existait, il yfallait parvenir ; or, pas un changement ne se faisait dans leciel immobile.

À la nuit paisible, à sa magnificence étoilée, succédèrent lejour immuable et les rayons ardents du soleil ; dès sespremières lueurs, la température devenait brûlante. À cinq heuresdu matin, le docteur donna le signal du départ, et pendant un tempsassez long le Victoria demeura sans mouvement dans uneatmosphère de plomb.

Le docteur aurait pu échapper à cette chaleur intense ens’élevant dans des zones supérieures ; mais il fallaitdépenser une plus grande quantité d’eau, chose impossible alors. Ilse contenta donc de maintenir son aérostat à cent pieds dusol ; là, un courant faible le poussait vers l’horizonoccidental.

Le déjeuner se composa d’un peu de viande séchée et de pemmican.Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelquesmilles.

« Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. Nous necommandons pas, nous obéissons.

– Ah ! mon cher Samuel, dit le chasseur, voilà une de cesoccasions où un propulseur ne serait pas à dédaigner.

– Sans doute, Dick, en admettant toutefois qu’il ne dépensât pasd’eau pour se mettre en mouvement, car alors la situation seraitexactement la même ; jusqu’ici, d’ailleurs, on n’a rieninventé qui fût praticable. Les ballons en sont encore au point oùse trouvaient les navires avant l’invention de la vapeur. On a missix mille ans à imaginer les aubes et les hélices ; nous avonsdonc le temps d’attendre.

– Maudite chaleur ! fit Joe en essuyant son frontruisselant.

– Si nous avions de l’eau, cette chaleur nous rendrait quelqueservice, car elle dilate l’hydrogène de l’aérostat et nécessite uneflamme moins forte dans le serpentin. Il est vrai que si nousn’étions pas à bout de liquide, nous n’aurions pas à l’économiser.Ah ! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieusecaisse !

– Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel ?

– Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné àune mort horrible. Mais les cent livres d’eau que nous avons jetéesnous seraient bien utiles ; c’étaient encore douze ou treizejours de marche assurés, et de quoi traverser certainement cedésert.

– Nous avons fait au moins la moitié du voyage ? demandaJoe.

– Comme distance, oui ; comme durée, non, si le vent nousabandonne. Or il a une tendance à diminuer tout à fait.

– Allons, monsieur, reprit Joe, il ne faut pas nousplaindre ; nous nous en sommes assez bien tirés jusqu’ici, et,quoi que je fasse, il m’est impossible de me désespérer. Noustrouverons de l’eau, c’est moi qui vous le dis. »

Le sol, cependant, se déprimait de mille en mille ; lesondulations des montagnes aurifères venaient mourir sur laplaine ; c’étaient les derniers ressauts d’une nature épuisée.Les herbes éparses remplaçaient les beaux arbres de l’est ;quelques bandes d’une verdure altérée luttaient encore contrel’envahissement des sables ; les grandes roches tombées dessommets lointains, écrasées dans leur chute, s’éparpillaient encailloux aigus, qui bientôt se feraient sable grossier, puispoussière impalpable.

« Voici l’Afrique, telle que tu te la représentais, Joe ;j’avais raison de te dire : Prends patience !

– Eh bien, monsieur, répliqua Joe, voilà qui est naturel, aumoins ! de la chaleur et du sable ! il serait absurde derechercher autre chose dans un pareil pays. Voyez-vous, ajouta-t-ilen riant, moi je n’avais pas confiance dans vos forêts et vosprairies ; c’est un contresens ! ce n’est pas la peine devenir si loin pour rencontrer la campagne d’Angleterre. Voici lapremière fois que je me crois en Afrique, et je ne suis pas fâchéd’en goûter un peu. »

Vers le soir, le docteur constata que le Victorian’avait pas gagné vingt milles pendant cette journée brûlante. Uneobscurité chaude l’enveloppa dès que le soleil eut disparu derrièreun horizon tracé avec la netteté d’une ligne droite.

Le lendemain était le 1er mai, un jeudi ; mais les jours sesuccédaient avec une monotonie désespérante ; le matin valaitle matin qui l’avait précédé ; midi jetait à profusion sesmêmes rayons toujours inépuisables, et la nuit condensait dans sonombre cette chaleur éparse que le jour suivant devait léguer encoreà la nuit suivante. Le vent, à peine sensible, devenait plutôt uneexpiration qu’un souffle, et l’on pouvait pressentir le moment oùcette haleine s’éteindrait elle-même.

Le docteur réagissait contre la tristesse de cettesituation ; il conservait le calme et le sang-froid d’un cœuraguerri. Sa lunette à la main, il interrogeait tous les points del’horizon ; il voyait décroître insensiblement les dernièrescollines et s’effacer la dernière végétation ; devant luis’étendait toute l’immensité du désert.

La responsabilité qui pesait sur lui l’affectait beaucoup, bienqu’il n’en laissât rien paraître. Ces deux hommes, Dick et Joe,deux amis tous les deux, il les avait entraînés au loin, presquepar la force de l’amitié ou du devoir. Avait-il bien agit ?N’était-ce pas tenter les voies défendues ? N’essayait-il pasdans ce voyage de franchir les limites de l’impossible ? Dieun’avait-il pas réservé à des siècles plus reculés la connaissancede ce continent ingrat !

Toutes ces pensées, comme il arrive aux heures de découragement,se multiplièrent dans sa tête, et, par une irrésistible associationd’idées, Samuel s’emportait au-delà de la logique et duraisonnement. Après avoir constaté ce qu’il n’eût pas dû faire, ilse demandait ce qu’il fallait faire alors. Serait-il impossible deretourner sur ses pas ? N’existait-il pas des courantssupérieurs qui le repousseraient vers des contrées moins arides.Sûr du pays passé, il ignorait le pays à venir ; aussi, saconscience parlant haut, il résolut de s’expliquer franchement avecses deux compagnons ; il leur exposa nettement lasituation ; il leur montra ce qui avait été fait et ce quirestait à faire ; à la rigueur on pouvait revenir, le tenterdu moins ; quelle était leur opinion ?

« Je n’ai d’autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe.Ce qu’il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui. Où ilira, j’irai.

– Et toi, Kennedy !

– Moi, mon cher Samuel, je ne suis pas homme à medésespérer ; personne n’ignorait moins que moi les périls del’entreprise ; mais je n’ai plus voulu les voir du moment quetu les affrontais. Je suis donc à toi corps et âme. Dans lasituation présente, mon avis est que nous devons persévérer, allerjusqu’au bout. Les dangers, d’ailleurs, me paraissent aussi grandspour revenir. Ainsi donc, en avant, tu peux compter sur nous.

– Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému.Je m’attendais à tant de dévouement ; mais il me fallait cesencourageantes paroles. Encore une fois, merci. »

Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion.

« Écoutez-moi, reprit Fergusson. D’après mes relèvements, nousne sommes pas à plus de trois cents milles du golfe deGuinée ; le désert ne peut donc s’étendre indéfiniment,puisque la côte est habitée et reconnue jusqu’à une certaineprofondeur dans les terres. S’il le faut, nous nous dirigerons verscette côte, et il est impossible que nous ne rencontrions pasquelque oasis, quelque puits où renouveler notre provisiond’eau.

« Mais ce qui nous manque, c’est le vent, et, sans lui, noussommes retenus en calme plat au milieu des airs.

– Attendons avec résignation », dit le chasseur.

Mais chacun à son tour interrogea vainement l’espace pendantcette interminable journée ; rien n’apparut qui pût fairenaître une espérance. Les derniers mouvements du sol disparurent ausoleil couchant, dont les rayons horizontaux s’allongèrent enlongues lignes de feu sur cette plate immensité. C’était ledésert.

Les voyageurs n’avaient pas franchi une distance de quinzemilles, ayant dépensé, ainsi que le jour précédent, cent trentepieds cube de gaz pour alimenter le chalumeau, et deux pintes d’eausur huit durent être sacrifiées à l’étanchement d’une soifardente.

La nuit se passa tranquille, trop tranquille ! Le docteurne dormit pas.

Chapitre 25

 

Un peu de philosophie. – Un nuage à l’horizon. – Au milieud’un brouillard. – Le ballon inattendu. – Les signaux. – Vue exactedu Victoria. – Les palmiers. – Traces d’une caravane. – Le puits aumilieu du désert.

 

Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité del’atmosphère. Le Victoria s’éleva jusqu’à une hauteur decinq cents pieds ; mais c’est à peine s’il se déplaçasensiblement dans l’ouest.

« Nous sommes en plein désert, dit le docteur. Voici l’immensitéde sable ! Quel étrange spectacle ! Quelle singulièredisposition de la nature ! Pourquoi là-bas cette végétationexcessive, ici cette extrême aridité, et cela, par la mêmelatitude, sous les mêmes rayons de soleil !

– Le pourquoi, mon cher Samuel, m’inquiète peu, réponditKennedy ; la raison me préoccupe moins que le fait. Cela estainsi, voilà l’important.

– Il faut bien philosopher un peu, mon cher Dick ; cela nepeut pas faire de mal.

– Philosophons, je le veux bien ; nous en avons letemps ; à peine si nous marchons. Le vent a peur de souffler,il dort.

– Cela ne durera pas, dit Joe, il me semble apercevoir quelquesbandes de nuages dans l’est.

– Joe a raison, répondit le docteur.

– Bon, fit Kennedy, est-ce que nous tiendrions notre nuage, avecune bonne pluie et un bon vent qu’il nous jetterait auvisage !

– Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien.

– C’est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie desvendredis.

– Eh bien ! j’espère qu’aujourd’hui même tu reviendras detes prétentions.

– Je le désire, monsieur. Ouf ! fit-il en s’épongeant levisage, la chaleur est une bonne chose, en hiver surtout ;mais en été, il ne faut pas en abuser.

– Est-ce que tu ne crains pas l’ardeur du soleil pour notreballon ? demanda Kennedy au docteur.

– Non ; la gutta-percha dont le taffetas est enduitsupporte des températures beaucoup plus élevées. Celle à laquelleje l’ai soumise intérieurement au moyen du serpentin a étéquelquefois de cent cinquante-huit degrés[46] etl’enveloppe ne paraît pas avoir souffert.

– Un nuage ! un vrai nuage ! » s’écria en ce momentJoe, dont la vue perçante défiait toutes les lunettes.

En effet, une bande épaisse et maintenant distincte s’élevaitlentement au-dessus de l’horizon ; elle paraissait profonde etcomme boursouflée ; c’était un amoncellement de petits nuagesqui conservaient invariablement leur forme première, d’où ledocteur conclut qu’il n’existait aucun courant d’air dans leuragglomération.

Cette masse compacte avait paru vers huit heures du matin, et àonze heures seulement, elle atteignait le disque du soleil, quidisparut tout entier derrière cet épais rideau ; à ce momentmême, la bande inférieure du nuage abandonnait la ligne del’horizon qui éclatait en pleine lumière.

« Ce n’est qu’un nuage isolé, dit le docteur, il ne faut pastrop compter sur lui. Regarde, Dick, sa forme est encore exactementcelle qu’il avait ce matin.

– En effet, Samuel, il n’y a là ni pluie ni vent, pour nous dumoins.

– C’est à craindre, car il se maintient à une très grandehauteur.

– Eh bien ! Samuel, si nous allions chercher ce nuage quine veut pas crever sur nous ?

– J’imagine que cela ne servira pas à grand-chose, répondit ledocteur ; ce sera une dépense de gaz et par conséquent d’eauplus considérable. Mais, dans notre situation, il ne faut riennégliger ; nous allons monter. »

Le docteur poussa toute grande la flamme du chalumeau dans lesspirales du serpentin ; une violente chaleur se développa, etbientôt le ballon s’éleva sous l’action de son hydrogènedilaté.

À quinze cents pieds environ du sol, il rencontra la masseopaque du nuage, et entra dans un épais brouillard, se maintenant àcette élévation ; mais il n’y trouva pas le moindre souffle devent ; ce brouillard paraissait même dépourvu d’humidité, etles objets exposés à son contact furent à peine humectés. LeVictoria, enveloppé dans cette vapeur, y gagna peut-êtreune marche plus sensible, mais ce fut tout.

Le docteur constatait avec tristesse le médiocre résultat obtenupar sa manœuvre, quand il entendit Joe s’écrier avec les accents dela plus vive surprise :

« Ah ! par exemple !

– Qu’est-ce donc, Joe ?

– Mon maître ! monsieur Kennedy ! voilà qui estétrange !

– Qu’y a-t-il donc ?

– Nous ne sommes pas seuls ici ! il y a desintrigants ! On nous a volé notre invention !

– Devient-il fou ? » demanda Kennedy.

Joe représentait la statue de la stupéfaction ! Il restaitimmobile.

« Est-ce que le soleil aurait dérangé l’esprit de ce pauvregarçon ? dit le docteur en se tournant vers lui. Mediras-tu ?… dit-il.

– Mais voyez, monsieur, dit Joe en indiquant un point dansl’espace.

– Par saint Patrick ! s’écria Kennedy à son tour, cecin’est pas croyable ! Samuel, Samuel, vois donc !

– Je vois, répondit tranquillement le docteur.

– Un autre ballon ! d’autres voyageurs comme nous !»

En effet, à deux cents pieds, un aérostat flottait dans l’airavec sa nacelle et ses voyageurs ; il suivait exactement lamême route que le Victoria.

« Eh bien ! dit le docteur, il ne nous reste qu’à lui fairedes signaux ; prends le pavillon, Kennedy, et montrons noscouleurs.

Il paraît que les voyageurs du second aérostat avaient eu aumême moment la même pensée, car le même drapeau répétaitidentiquement le même salut dans une main qui l’agitait de la mêmefaçon.

« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le chasseur.

– Ce sont des singes, s’écria Joe, ils se moquent denous !

– Cela signifie, répondit Fergusson en riant, que c’est toi-mêmequi te fais ce signal, mon cher Dick ; cela veut dire quenous-mêmes nous sommes dans cette seconde nacelle, et que ce ballonest tout bonnement notre Victoria.

– Quant à cela, mon maître, sauf votre respect, dit Joe, vous neme le ferez jamais croire.

– Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. »

Joe obéit : il vit ses gestes exactement et instantanémentreproduits.

« Ce n’est qu’un effet de mirage, dit le docteur, et pas autrechose ; un simple phénomène d’optique ; il est dû à laréfraction inégale des couches de l’air, et voilà tout.

– C’est merveilleux ! répétait Joe, qui ne pouvait serendre et multipliait ses expériences à tour de bras.

– Quel curieux spectacle ! reprit Kennedy. Cela faitplaisir de voir notre brave Victoria ! Savez-vousqu’il a bon air et se tient majestueusement !

– Vous avez beau expliquer la chose à votre façon, répliqua Joe,c’est un singulier effet tout de même. »

Mais bientôt cette image s’effaça graduellement ; lesnuages s’élevèrent à une plus grande hauteur, abandonnant leVictoria, qui n’essaya plus de les suivre, et, au boutd’une heure, ils disparurent en plein ciel.

Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. Le docteurdésespéré se rapprocha du sol.

Les voyageurs, que cet incident avait arrachés à leurspréoccupations, retombèrent dans de tristes pensées, accablés parune chaleur dévorante.

Vers quatre heures, Joe signala un objet en relief sur l’immenseplateau de sable et il put affirmer bientôt que deux palmierss’élevaient à une distance peu éloignée.

« Des palmiers ! dit Fergusson, mais il y a donc unefontaine, un puits ? »

Il prit une lunette et s’assura que les yeux de Joe ne letrompaient pas.

« Enfin, répéta-t-il, de l’eau ! de l’eau ! et noussommes sauvés, car, si peu que nous marchions, nous avançonstoujours et nous finirons par arriver !

– Eh bien, monsieur ! dit Joe, si nous buvions enattendant ? L’air est vraiment étouffant.

– Buvons, mon garçon. »

Personne ne se fit prier. Une pinte entière y passa, ce quiréduisit la provision à trois pintes et demie seulement.

« Ah ! cela fait du bien ! fit Joe. Que c’estbon ! Jamais bière de Perkins ne m’a fait autant deplaisir.

– Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur.

– Ils sont faibles, en somme, dit le chasseur, et quand jedevrais ne jamais éprouver de plaisir à boire de l’eau, j’yconsentirais à la condition de n’en être jamais privé. »

À six heures, le Victoria planait au-dessus despalmiers.

C’étaient deux maigres arbres, chétifs, desséchés, deux spectresd’arbres sans feuillage, plus morts que vivants. Fergusson lesconsidéra avec effroi.

À leur pied, on distinguait les pierres à demi rongées d’unpuits ; mais ces pierres, effritées sous les ardeurs dusoleil, semblaient ne former qu’une impalpable poussière. Il n’yavait pas apparence d’humidité. Le cœur de Samuel se serra, et ilallait faire part de ses craintes à ses compagnons, quand lesexclamations de ceux-ci attirèrent son attention.

À perte de vue dans l’ouest s’étendait une longue ligned’ossements blanchis ; des fragments de squelettes entouraientla fontaine ; une caravane avait poussé jusque-là, marquantson passage par ce long ossuaire ; les plus faibles étaienttombés peu à peu sur le sable ; les plus forts, parvenus àcette source tant désirée, avaient trouvé sur ses bords une morthorrible.

Les voyageurs se regardèrent en pâlissant.

« Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideuxspectacle ! Il n’y a pas là une goutte d’eau à recueillir.

– Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autantpasser la nuit ici qu’ailleurs. Nous fouillerons ce puits jusqu’aufond ; il y a eu là une source ; peut-être en reste-t-ilquelque chose. »

Le Victoria prit terre ; Joe et Kennedy mirentdans la nacelle un poids de sable équivalent au leur et ilsdescendirent. Ils coururent au puits et pénétrèrent à l’intérieurpar un escalier qui n’était plus que poussière. La sourceparaissait tarie depuis de longues années. Ils creusèrent dans unsable sec et friable, le plus aride des sables ; il n’y avaitpas trace d’humidité.

Le docteur les vit remonter à la surface du désert, suants,défaits, couverts d’une poussière fine, abattus, découragés,désespérés.

Il comprit l’inutilité de leurs recherches ; il s’yattendait, il ne dit rien. Il sentait qu’à partir de ce moment ildevrait avoir du courage et de l’énergie pour trois.

Joe rapportait les fragments d’une outre racornie, qu’il jetaavec colère au milieu des ossements dispersés sur le sol.

Pendant le souper, pas une parole ne fut échangée entre lesvoyageurs ; ils mangeaient avec répugnance.

Et pourtant, ils n’avaient pas encore véritablement enduré lestourments de la soif, et ils ne se désespéraient que pourl’avenir.

Chapitre 26

 

Cent treize degrés. – Réflexions du docteur. – Recherchedésespérée. – Le chalumeau s’éteint. Cent vingt-deux degrés. – Lacontemplation du désert. – Une promenade dans la nuit. – Solitude.– Défaillance. – Projets de Joe. – Il se donne un jourencore.

 

La route parcourue par le Victoria pendant la journéeprécédente n’excédait pas dix milles, et, pour se maintenir, onavait dépensé cent soixante-deux pieds cubes de gaz.

Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ.

« Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. Sidans six heures nous n’avons découvert ni un puits, ni une source,Dieu seul sait ce que nous deviendrons.

– Peu de vent ce matin, maître ! dit Joe, mais il se lèverapeut-être, ajouta-t-il en voyant la tristesse mal dissimulée deFergusson. »

Vain espoir ! Il faisait dans l’air un calme plat, un deces calmes qui dans les mers tropicales enchaînent obstinément lesnavires. La chaleur devint intolérable, et le thermomètre àl’ombre, sous la tente, marqua cent treize degrés[47] .

Joe et Kennedy, étendus l’un près de l’autre, cherchaient sinondans le sommeil, au moins dans la torpeur, l’oubli de la situation.Une inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs. L’homme estplus à plaindre qui ne peut s’arracher à sa pensée par un travailou une occupation matérielle ; mais ici, rien àsurveiller ; à tenter, pas davantage ; il fallait subirla situation sans pouvoir l’améliorer.

Les souffrances de la soif commencèrent à se faire sentircruellement ; l’eau-de-vie, loin d’apaiser ce besoinimpérieux, l’accroissait au contraire, et méritait bien ce nom de «lait de tigres » que lui donnent les naturels de l’Afrique. Ilrestait à peine deux pintes d’un liquide échauffé. Chacun couvaitdu regard ces quelques gouttes si précieuses, et personne n’osait ytremper ses lèvres. Deux pintes d’eau, au milieu d’undésert !

Alors le docteur Fergusson, plongé dans ses réflexions, sedemanda s’il avait prudemment agi. N’aurait-il pas mieux valuconserver cette eau qu’il avait décomposée en pure perte pour semaintenir dans l’atmosphère ? Il avait fait un peu de cheminsans doute, mais en était-il plus avancé ! Quand il setrouverait de soixante milles en arrière sous cette latitude,qu’importait, puisque l’eau lui manquait en ce lieu ? Le vent,s’il se levait enfin, soufflerait là-bas comme ici, moins vite icimême, s’il venait de l’est ! Mais l’espoir poussait Samuel enavant ! Et cependant, ces deux gallons d’eau dépensés en vain,c’était de quoi suffire à neuf jours de halte dans ce désert !Et quels changements pouvaient se produire en neuf jours !Peut-être aussi, tout en conservant cette eau, eut-il dû s’éleveren jetant du lest, quitte à perdre du gaz pour redescendreaprès ! Mais le gaz de son ballon, c’était son sang, c’étaitsa vie !

Ces mille réflexions se heurtaient dans sa tête qu’il prenaitdans ses mains, et pendant des heures entières il ne la relevaitpas.

« Il faut faire un dernier effort ! se dit-il vers dixheures du matin. Il faut tenter une dernière fois de découvrir uncourant atmosphérique qui nous emporte ! Il faut risquer nosdernières ressources. »

Et, pendant que ses compagnons sommeillaient, il porta à unehaute température l’hydrogène de l’aérostat ; celui-cis’arrondit sous la dilatation du gaz et monta droit dans les rayonsperpendiculaires du soleil. Le docteur chercha vainement un soufflede vent depuis cent pieds jusqu’à cinq milles ; son point dedépart demeura obstinément au-dessous de lui ; un calme absolusemblait régner jusqu’aux dernières limites de l’airrespirable.

Enfin l’eau d’alimentation s’épuisa ; le chalumeaus’éteignit faute de gaz ; la pile de Bunsen cessa defonctionner, et le Victoria, se contractant, descenditdoucement sur le sable à la place même que la nacelle y avaitcreusée.

Il était midi ; le relèvement donna 19° 35’ de longitude et6° 51’ de latitude, à près de cinq cents milles du lac Tchad, àplus de quatre cents milles des côtes occidentales del’Afrique.

En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesantetorpeur.

« Nous nous arrêtons, dit l’Écossais.

– Il le faut », répondit Samuel d’un ton grave.

Ses compagnons le comprirent. Le niveau du sol se trouvait alorsau niveau de la mer, par suite de sa constante dépression ;aussi le ballon se maintint-il dans un équilibre parfait et uneimmobilité absolue.

Le poids des voyageurs fut remplacé par une charge équivalentede sable, et ils mirent pied à terre ; chacun s’absorba dansses pensées, et, pendant plusieurs heures, ils ne parlèrent pas.Joe prépara le souper, composé de biscuit et de pemmican, auquel ontoucha à peine ; une gorgée d’eau brûlante compléta ce tristerepas.

Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit. Lachaleur fut étouffante. Le lendemain, il ne restait plus qu’unedemi-pinte d’eau ; le docteur la mit en réserve, et on résolutde n’y toucher qu’à la dernière extrémité.

« J’étouffe, s’écria bientôt Joe, la chaleur redouble !Cela ne m’étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre,cent quarante degrés[48] !

– Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s’il sortaitd’un four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu ! C’est àdevenir fou !

– Ne nous désespérons pas, dit le docteur ; à ces grandeschaleurs succèdent inévitablement des tempêtes sous cette latitude,et elles arrivent avec la rapidité de l’éclair ; malgrél’accablante sérénité du ciel, il peut s’y produire de grandschangements en moins d’une heure.

– Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelqueindice !

– Eh bien ! dit le docteur, il me semble que le baromètre aune légère tendance à baisser.

– Le ciel t’entende ! Samuel, car nous voici cloués à cesol comme un oiseau dont les ailes sont brisées.

– Avec cette différence pourtant, mon cher Dick, que nos ailessont intactes, et j’espère bien nous en servir encore.

– Ah ! du vent ! du vent ! s’écria Joe ! Dequoi nous rendre à un ruisseau, à un puits, et il ne nous manquerarien ; nos vivres sont suffisants, et avec de l’eau nousattendrons un mois sans souffrir ! Mais la soif est unecruelle chose. »

La soif, mais aussi la contemplation incessante du désert,fatiguait l’esprit ; il n’y avait pas un accident de terrain,pas un monticule de sable, pas un caillou pour arrêter le regard.Cette planité écœurait et donnait ce malaise qu’on appelle le maldu désert. L’impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jauneimmense du sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphèreincendiée, la chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d’unfoyer incandescent ; l’esprit se désespérait à voir ce calmeimmense, et n’entrevoyait aucune raison pour qu’un tel état dechoses vint à cesser, car l’immensité est une sorte d’éternité.

Aussi les malheureux, privés d’eau sous cette températuretorride, commencèrent à ressentir des symptômesd’hallucination ; leurs yeux s’agrandissaient, leur regarddevenait trouble.

Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cettedisposition inquiétante par une marche rapide ; il voulutparcourir cette plaine de sable pendant quelques heures, non pourchercher, mais pour marcher.

« Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera dubien.

– Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.

– J’aime encore mieux dormir, fit Joe.

– Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis.Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. »

Le docteur ne put rien obtenir d’eux, et il partit seul aumilieu de la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pasfurent pénibles, les pas d’un homme affaibli et déshabitué de lamarche ; mais il reconnut bientôt que cet exercice lui seraitsalutaire ; il s’avança de plusieurs milles dans l’ouest, etson esprit se réconfortait déjà, lorsque, tout d’un coup, il futpris de vertige ; il se crut penché sur un abîme ; ilsentit ses genoux plier ; cette vaste solitudel’effraya ; il était le point mathématique, le centre d’unecirconférence infinie, c’est-à-dire, rien ! LeVictoria disparaissait entièrement dans l’ombre. Ledocteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l’impassible,l’audacieux voyageur ! Il voulut revenir sur ses pas, mais envain ; il appela, pas même un écho pour lui répondre, et savoix tomba dans l’espace comme une pierre dans un gouffre sansfond. Il se coucha défaillant sur le sable, seul, au milieu desgrands silences du désert.

À minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèleJoe ; celui-ci, inquiet de l’absence prolongée de son maître,s’était lancé sur ses traces nettement imprimées dans laplaine ; il l’avait trouvé évanoui.

« Qu’avez-vous eu, mon maître ? demanda-t-il.

– Ce ne sera rien, mon brave Joe ; un moment de faiblesse,voilà tout.

– Ce ne sera rien, en effet, monsieur ; maisrelevez-vous ; appuyez-vous sur moi, et regagnons leVictoria. »

Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu’il avaitsuivie.

« C’était imprudent, monsieur, on ne s’aventure pas ainsi. Vousauriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, monsieur,parlons sérieusement.

– Parle, je t’écoute !

– Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peutpas durer plus de quelques jours encore, et si le vent n’arrivepas, nous sommes perdus. »

Le docteur ne répondit pas.

« Eh bien ! il faut que quelqu’un se dévoue au sort commun,et il est tout naturel que ce soit moi !

– Que veux-tu dire ? quel est ton projet ?

– Un projet bien simple : prendre des vivres, et marchertoujours devant moi jusqu’à ce que j’arrive quelque part, ce qui nepeut manquer. Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un ventfavorable, vous ne m’attendrez pas, vous partirez. De mon côté, sije parviens à un village, je me tirerai d’affaire avec les quelquesmots d’arabe que vous me donnerez par écrit, et je vous ramèneraidu secours, ou j’y laisserai ma peau ! Que dites-vous de mondessein ?

– Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela estimpossible, tu ne nous quitteras pas.

– Enfin, monsieur, il faut tenter quelque chose ; cela nepeut vous nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous nem’attendrez pas, et, à la rigueur, je puis réussir !

– Non, Joe ! non ! ne nous séparons pas ! ceserait une douleur ajoutée aux autres. Il était écrit qu’il enserait ainsi, et il est très probablement écrit qu’il en seraautrement plus tard. Ainsi, attendons avec résignation.

– Soit, monsieur, mais je vous préviens d’une chose : je vousdonne encore un jour ; je n’attendrai pas davantage ;c’est aujourd’hui dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heuredu matin ; si mardi nous ne partons pas, je tenterail’aventure ; c’est un projet irrévocablement décidé. »

Le docteur ne répondit pas ; bientôt il rejoignait lanacelle, et il y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci étaitplongé dans un silence absolu qui ne devait pas être lesommeil.

Chapitre 27

 

Chaleur effrayante. – Hallucinations. – Les dernièresgouttes d’eau. – Nuit de désespoir. – Tentative de suicide. – Lesimoun. – L’oasis. – Lion et lionne.

 

Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter lebaromètre. C’est à peine si la colonne de mercure avait subi unedépression appréciable.

« Rien ! se dit-il, rien ! »

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps ; mêmechaleur, même dureté, même implacabilité.

« Faut-il donc désespérer ? » s’écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant sonprojet d’exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitationinquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et seslèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d’eau ; chacun lesavait, chacun y pensait et se sentait attiré vers elles ;mais personne n’osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec desyeux hagards, avec un sentiment d’avidité bestiale, qui se décelaitsurtout chez Kennedy ; sa puissante organisation succombaitplus vite à ces intolérables privations ; pendant toute lajournée, il fut en proie au délire ; il allait et venait,poussant des cris rauques, se mordant les poings, prêt à s’ouvrirles veines pour en boire le sang.

« Ah ! s’écria-t-il, pays de la soif ! tu serais biennommé pays du désespoir ! »

Puis il tomba dans une prostration profonde ; on n’entenditplus que le sifflement de sa respiration entre ses lèvresaltérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d’un commencement defolie ; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un étangimmense, avec des eaux claires et limpides ; plus d’une foisil se précipita sur ce sol enflammé pour boire à même, et il serelevait la bouche pleine de poussière.

« Malédiction ! dit-il avec colère ! c’est de l’eausalée ! »

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sansmouvement, il fut saisi par l’invincible pensée d’épuiser lesquelques gouttes d’eau mises en réserve. Ce fut plus fort quelui ; il s’avança vers la nacelle en se traînant sur lesgenoux, il couva des yeux la bouteille où s’agitait ce liquide, ily jeta un regard démesuré, il la saisit et la porta à seslèvres.

En ce moment, ces mots : « À boire ! à boire ! »furent prononcés avec un accent déchirant.

C’était Kennedy qui se traînait près de lui ; le malheureuxfaisait pitié, il demandait à genoux, il pleurait.

Joe, pleurant aussi, lui présenta la bouteille, et jusqu’à ladernière goutte, Kennedy en épuisa le contenu.

« Merci », fit-il.

Mais Joe ne l’entendit pas ; il était comme lui retombé surle sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l’ignore. Maisle mardi matin, sous ces douches de feu que versait le soleil, lesinfortunés sentirent leurs membres se dessécher peu à peu. QuandJoe voulut se lever, cela lui fut impossible ; il ne putmettre son projet à exécution.

Il jeta les yeux autour de lui. Dans la nacelle, le docteuraccablé, les bras croisés sur la poitrine, regardait dans l’espaceun point imaginaire avec une fixité idiote. Kennedy étaiteffrayant ; il balançait la tête de droite et de gauche commeune bête féroce en cage.

Tout d’un coup, les regards du chasseur se portèrent sur sacarabine dont la crosse dépassait le bord de la nacelle.

« Ah ! » s’écria-t-il en se relevant par un effortsurhumain.

Il se précipita sur l’arme, éperdu, fou, et il en dirigea lecanon vers sa bouche.

« Monsieur ! monsieur ! fit Joe, se précipitant surlui.

– Laisse-moi ! va-t-en », dit en râlant l’Écossais.

Tous les deux luttaient avec acharnement.

« Va-t-en, ou je te tue », répéta Kennedy.

Mais Joe s’accrochait à lui avec force ; ils se débattirentainsi, sans que le docteur parût les apercevoir, et pendant prèsd’une minute ; dans la lutte, la carabine partitsoudain ; au bruit de la détonation, le docteur se relevadroit comme un spectre ; il regarda autour de lui.

Mais, tout d’un coup, voici que son regard s’anime, sa mains’étend vers l’horizon, et, d’une voix qui n’avait plus riend’humain, il s’écrie :

« Là ! là ! là-bas ! »

Il y avait une telle énergie dans son geste, que Joe et Kennedyse séparèrent, et tous deux regardèrent.

La plaine s’agitait comme une mer en fureur par un jour detempête ; des vagues de sable déferlaient les unes sur lesautres au milieu d’une poussière intense ; une immense colonnevenait du sud-est en tournoyant avec une extrême rapidité ; lesoleil disparaissait derrière un nuage opaque dont l’ombredémesurée s’allongeait jusqu’au Victoria ; les grains desable fin glissaient avec la facilité de molécules liquides, etcette marée montante gagnait peu à peu.

Un regard énergique d’espoir brilla dans les yeux deFergusson.

« Le simoun ! s’écria-t-il.

– Le simoun ! répéta Joe sans trop comprendre.

– Tant mieux, s’écria Kennedy avec une rage désespérée !tant mieux ! nous allons mourir !

– Tant mieux ! répliqua le docteur, nous allons vivre aucontraire ! »

Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait lanacelle.

Ses compagnons le comprirent enfin, se joignirent à lui, etprirent place à ses côtés.

« Et maintenant, Joe, dit le docteur, jette-moi en dehors unecinquantaine de livres de ton minerai ! »

Joe n’hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme unregret rapide. Le ballon s’enleva.

« Il était temps », s’écria le docteur.

Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. Unpeu plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti.L’immense trombe allait l’atteindre ; il fut couvert d’unegrêle de sable.

« Encore du lest ! cria le docteur à Joe.

– Voilà », répondit ce dernier en précipitant un énorme fragmentde quartz.

Le Victoria monta rapidement au-dessus de latrombe ; mais, enveloppé dans l’immense déplacement d’air, ilfut entraîné avec une vitesse incalculable au-dessus de cette merécumante.

Samuel, Dick et Joe ne parlaient pas ; ils regardaient, ilsespéraient, rafraîchis d’ailleurs par le vent de ce tourbillon.

À trois heures, la tourmente cessait ; le sable, enretombant, formait une innombrable quantité de monticules ; leciel reprenait sa tranquillité première.

Le Victoria, redevenu immobile, planait en vue d’uneoasis, île couverte d’arbres verts et remontée à la surface de cetocéan.

« L’eau ! l’eau est là ! » s’écria le docteur.

Aussitôt, ouvrant la soupape supérieure, il donna passage àl’hydrogène, et descendit doucement à deux cents pas del’oasis.

En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace dedeux cent quarante milles[49] .

La nacelle fut aussitôt équilibrée, et Kennedy, suivi de Joe,s’élança sur le sol.

« Vos fusils ! s’écria le docteur, vos fusils, et soyezprudents. »

Dick se précipita sur sa carabine, et Joe s’empara de l’un desfusils. Ils s’avancèrent rapidement jusqu’aux arbres et pénétrèrentsous cette fraîche verdure qui leur annonçait des sourcesabondantes ; ils ne prirent pas garde à de largespiétinements, à des traces fraîches qui marquaient çà et là le solhumide.

Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d’eux.

« Le rugissement d’un lion ! dit Joe.

– Tant mieux ! répliqua le chasseur exaspéré, nous nousbattrons ! On est fort quand il ne s’agit que de sebattre.

– De la prudence, monsieur Dick, de la prudence ! de la viede l’un dépend la vie de tous. »

Mais Kennedy ne l’écoutait pas ; il s’avançait, l’œilflamboyant, la carabine armée, terrible dans son audace. Sous unpalmier, un énorme lion à crinière noire se tenait dans une postured’attaque. À peine eut-il aperçu le chasseur qu’il bondit ;mais il n’avait pas touché terre qu’une balle au cœur lefoudroyait ; il tomba mort.

« Hourra ! hourra ! » s’écria Joe.

Kennedy se précipita vers le puits, glissa sur les marcheshumides, et s’étala devant une source fraîche, dans laquelle iltrempa ses lèvres avidement ; Joe l’imita, et l’on n’entenditplus que ces clappements de langue des animaux qui sedésaltèrent.

« Prenons garde, monsieur Dick, dit Joe en respirant. N’abusonspas ! »

Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. Il plongeait sa têteet ses mains dans cette eau bienfaisante ; il s’enivrait.

« Et M. Fergusson ? » dit Joe.

Ce seul mot rappela Kennedy à lui-même ! il remplit unebouteille qu’il avait apportée, et s’élança sur les marches dupuits.

Mais quelle fut sa stupéfaction ! Un corps opaque, énorme,en fermait l’ouverture. Joe, qui suivait Dick, dut reculer aveclui.

« Nous sommes enfermés !

– C’est impossible ! qu’est-ce que cela veut dire ?…»

Dick n’acheva pas ; un rugissement terrible lui fitcomprendre à quel nouvel ennemi il avait affaire.

« Un autre lion ! s’écria Joe.

– Non pas, une lionne ! Ah ! maudite bête, attends »,dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine.

Un instant après, il faisait feu, mais l’animal avaitdisparu.

« En avant ! s’écria-t-il.

– Non, monsieur Dick, non, vous ne l’avez pas tuée ducoup ; son corps eut roulé jusqu’ici ; elle est là prêteà bondir sur le premier d’entre nous qui paraîtra, et celui-là estperdu !

– Mais que faire ? Il faut sortir ! Et Samuel qui nousattend !

– Attirons l’animal ; prenez mon fusil, et passez-moi votrecarabine.

– Quel est ton projet ?

– Vous allez voir. »

Joe, retirant sa veste de toile, la disposa au bout de l’arme etla présenta comme appât au-dessus de l’ouverture. La bête furieusese précipita dessus ; Kennedy l’attendait au passage, et d’uneballe il lui fracassa l’épaule. La lionne rugissante roula surl’escalier, renversant Joe. Celui-ci croyait déjà sentir lesénormes pattes de l’animal s’abattre sur lui, quand une secondedétonation retentit, et le docteur Fergusson apparut à l’ouverture,son fusil à la main et fumant encore.

Joe se releva prestement, franchit le corps de la bête, et passaà son maître la bouteille pleine d’eau.

La porter à ses lèvres, la vider à demi fut pour Fergussonl’affaire d’un instant, et les trois voyageurs remercièrent du fonddu cœur la Providence qui les avait si miraculeusement sauvés.

Chapitre 28

 

Soirée délicieuse. – La cuisine de Joe. – Dissertation surla viande crue. – Histoire de James Bruce. – Le bivac. – Les rêvesde Joe. – Le baromètre baisse. – Le baromètre remonte. –Préparatifs de départ. – L’ouragan.

 

La soirée fut charmante et se passa sous de frais ombrages demimosas, après un repas réconfortant ; le thé et le grog n’yfurent pas ménagés.

Kennedy avait parcouru ce petit domaine dans tous les sens, ilen avait fouillé les buissons ; les voyageurs étaient lesseuls êtres animés de ce paradis terrestre ; ils s’étendirentsur leurs couvertures et passèrent une nuit paisible, qui leurapporta l’oubli des douleurs passées.

Le lendemain, 7 mai, le soleil brillait de tout son éclat, maisses rayons ne pouvaient traverser l’épais rideau d’ombrage. Commeil avait des vivres en suffisante quantité, le docteur résolutd’attendre en cet endroit un vent favorable.

Joe y avait transporté sa cuisine portative, et il se livrait àune foule de combinaisons culinaires, en dépensant l’eau avec uneinsouciante prodigalité.

« Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs !s’écria Kennedy ; cette abondance après cette privation !ce luxe succédant à cette misère ! Ah ! j’ai été bienprès de devenir fou !

– Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais paslà en train de discourir sur l’instabilité des choses humaines.

– Brave ami ! fit Dick en tendant la main à Joe.

– Il n’y a pas de quoi, répondit celui-ci. À charge de revanche,monsieur Dick, en préférant toutefois que l’occasion ne se présentepas de me rendre la pareille !

– C’est une pauvre nature que la nôtre ! reprit Fergusson.Se laisser abattre pour si peu !

– Pour si peu d’eau, voulez-vous dire, mon maître ! Il fautque cet élément soit bien nécessaire à la vie !

– Sans doute, Joe, et les gens privés de manger résistent pluslongtemps que les gens privés de boire.

– Je le crois ; d’ailleurs, au besoin, on mange ce qui serencontre, même son semblable, quoique cela doive faire un repas àvous rester longtemps sur le cœur !

– Les sauvages ne s’en font pas faute, cependant, ditKennedy.

– Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habitués à mangerde la viande crue ; voilà une coutume qui merépugnerait !

– Cela est assez répugnant, en effet, reprit le docteur, pourque personne n’ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs enAfrique ; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades senourrissaient de viande crue, et on refusa généralement d’admettrele fait. Ce fut dans ces circonstances qu’il arriva une singulièreaventure à James Bruce.

– Contez-nous cela, monsieur ; nous avons le temps de vousentendre, dit Joe en s’étalant voluptueusement sur l’herbefraîche.

– Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté deStirling, qui, de 1768 à 1772, parcourut toute l’Abyssinie jusqu’aulac Tyana, à la recherche des sources du Nil ; puis, il revinten Angleterre, où il publia ses voyages en 1790 seulement. Sesrécits furent accueillis avec une incrédulité extrême, incrédulitéqui sans doute est réservée aux nôtres. Les habitudes desAbyssiniens semblaient si différentes des us et coutumes anglais,que personne ne voulait y croire. Entre autres détails, James Bruceavait avancé que les peuples de l’Afrique orientale mangeaient dela viande crue. Ce fait souleva tout le monde contre lui. Ilpouvait en parler à son aise ! on n’irait point voir !Bruce était un homme très courageux et très rageur. Ces doutesl’irritaient au suprême degré. Un jour, dans un salon d’Édimbourg,un Écossais reprit en sa présence le thème des plaisanteriesquotidiennes, et à l’endroit de la viande crue, il déclaranettement que la chose n’était ni possible ni vraie. Bruce ne ditrien ; il sortit, et rentra quelques instants après avec unbeefsteak cru, saupoudré de sel et de poivre à la mode africaine. «Monsieur, dit-il à l’Écossais, en doutant d’une chose que j’aiavancée, vous m’avez fait une injure grave ; en la croyantimpraticable, vous vous êtes complètement trompé. Et, pour leprouver à tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteak cru,ou vous me rendrez raison de vos paroles. » L’Écossais eut peur, etil obéit non sans de fortes grimaces. Alors, avec le plus grandsang-froid, James Bruce ajouta : « En admettant même que la chosene soit pas vraie, monsieur, vous ne soutiendrez plus, du moins,qu’elle est impossible. »

– Bien riposté, fit Joe. Si l’Écossais a pu attraper uneindigestion, il n’a eu que ce qu’il méritait. Et si, à notre retouren Angleterre, on met notre voyage en doute…

– Eh bien ! que feras-tu ? Joe.

– Je ferai manger aux incrédules les morceaux duVictoria, sans sel et sans poivre ! »

Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa dela sorte, en agréables propos ; avec la force revenaitl’espoir ; avec l’espoir, l’audace. Le passé s’effaçait devantl’avenir avec une providentielle rapidité.

Joe n’aurait jamais voulu quitter cet asile enchanteur ;c’était le royaume de ses rêves ; il se sentait chezlui ; il fallut que son maître lui en donnât le relèvementexact, et ce fut avec un grand sérieux qu’il inscrivit sur sestablettes de voyage : 15° 43’ de longitude et 8° 32’ delatitude.

Kennedy ne regrettait qu’une seule chose, de ne pouvoir chasserdans cette forêt en miniature ; selon lui, la situationmanquait un peu de bêtes féroces.

« Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oubliespromptement. Et ce lion, et cette lionne ?

– Ça ! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l’animalabattu ! Mais, au fait, leur présence dans cette oasis peutfaire supposer que nous ne sommes pas très éloignés de contréesplus fertiles.

– Preuve médiocre, Dick ; ces animaux-là, pressés par lafaim ou la soif, franchissent souvent des distancesconsidérables ; pendant la nuit prochaine, nous ferons mêmebien de veiller avec plus de vigilance et d’allumer des feux.

– Par cette température, fit Joe ! Enfin, si cela estnécessaire, on le fera. Mais j’éprouverai une véritable peine àbrûler ce joli bois, qui nous a été si utile.

– Nous ferons surtout attention à ne pas l’incendier, réponditle docteur, afin que d’autres puissent y trouver quelque jour unrefuge au milieu du désert !

– On y veillera, monsieur ; mais pensez-vous que cetteoasis soit connue ?

– Certainement. C’est un lieu de halte pour les caravanes quifréquentent le centre de l’Afrique, et leur visite pourrait bien nepas te plaire, Joe.

– Est-ce qu’il y a encore par ici de ces affreuxNyam-Nyam ?

– Sans doute, c’est le nom général de toutes ces populations,et, sous le même climat, les mêmes races doivent avoir deshabitudes pareilles.

– Pouah ! fit Joe ! Après tout, cela est biennaturel ! Si des sauvages avaient les goûts des gentlemen, oùserait la différence ? Par exemple, voilà des braves gens quine se seraient pas fait prier pour avaler le beefsteak del’Écossais, et même l’Écossais par-dessus le marché. »

Sur cette réflexion très sensée, Joe alla dresser ses bûcherspour la nuit, les faisant aussi minces que possible. Cesprécautions furent heureusement inutiles, et chacun s’endormit tourà tour dans un profond sommeil.

Le lendemain, le temps ne changea pas encore ; il semaintenait au beau avec obstination. Le ballon demeurait immobile,sans qu’aucune oscillation ne vînt trahir un souffle de vent.

Le docteur recommençait à s’inquiéter : si le voyage devaitainsi se prolonger, les vivres seraient insuffisants. Après avoirfailli succomber faute d’eau, en serait-on réduit à mourir defaim ?

Mais il reprit assurance en voyant le mercure baisser trèssensiblement dans le baromètre ; il y avait des signesévidents d’un changement prochain dans l’atmosphère ; ilrésolut donc de faire ses préparatifs de départ pour profiter de lapremière occasion ; la caisse d’alimentation et la caisse àeau furent entièrement remplies toutes les deux.

Fergusson dut rétablir ensuite l’équilibre de l’aérostat, et Joefut obligé de sacrifier une notable partie de son précieux minerai.Avec la santé, les idées d’ambition lui étaient revenues ; ilfit plus d’une grimace avant d’obéir à son maître ; maiscelui-ci lui démontra qu’il ne pouvait enlever un poids aussiconsidérable ; il lui donna à choisir entre l’eau oul’or ; Joe n’hésita plus, et il jeta sur le sable une fortequantité de ses précieux cailloux.

« Voilà pour ceux qui viendront après nous, dit-il ; ilsseront bien étonnés de trouver la fortune en pareil lieu.

– Eh ! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient àrencontrer ces échantillons ?…

– Ne doute pas, mon cher Dick, qu’il n’en soit fort surpris etqu’il ne publie sa surprise en nombreux in-folios ! Nousentendrons parler quelque jour d’un merveilleux gisement de quartzaurifère au milieu des sables de l’Afrique.

– Et c’est Joe qui en sera la cause. »

L’idée de mystifier peut-être quelque savant consola le bravegarçon et le fit sourire.

Pendant le reste de la journée, le docteur attendit vainement unchangement dans l’atmosphère. La température s’éleva et, sans lesombrages de l’oasis, elle eut été insoutenable. Le thermomètremarqua au soleil cent quarante-neuf degrés[50] . Unevéritable pluie de feu traversait l’air. Ce fut la plus hautechaleur qui eut encore été observée.

Joe disposa comme la veille le bivouac du soir, et, pendant lesquarts du docteur et de Kennedy, il ne se produisit aucun incidentnouveau.

Mais, vers trois heures du matin, Joe veillant, la températures’abaissa subitement, le ciel se couvrit de nuages, et l’obscuritéaugmenta.

« Alerte ! s’écria Joe en réveillant ses deuxcompagnons ! alerte ! voici le vent.

– Enfin ! dit le docteur en considérant le ciel, c’est unetempête ! Au Victoria ! auVictoria ! »

Il était temps d’y arriver. Le Victoria se courbaitsous l’effort de l’ouragan et entraînait la nacelle qui rayait lesable. Si, par hasard, une partie du lest eut été précipitée àterre, le ballon serait parti, et tout espoir de le retrouver eutété à jamais perdu.

Mais le rapide Joe courut à toutes jambes et arrêta la nacelle,tandis que l’aérostat se couchait sur le sable au risque de sedéchirer. Le docteur prit sa place habituelle, alluma sonchalumeau, et jeta l’excès de poids.

Les voyageurs regardèrent une dernière fois les arbres del’oasis qui pliaient sous la tempête, et bientôt, ramassant le ventd’est à deux cents pieds du sol, ils disparurent dans la nuit.

Chapitre 29

 

Symptômes de végétation. – Idée fantaisiste d’un auteurfrançais. – Pays magnifique. – Royaume d’Adamova. – Lesexplorations de Speke et Burton reliées à celles de Barth. – Lesmonts Atlantika. – Le fleuve Benoué. – La ville d’Yola. – LeBagelé. – Le mont Mendif.

 

Depuis le moment de leur départ, les voyageurs marchèrent avecune grande rapidité ; il leur tardait de quitter ce désert quiavait failli leur être si funeste.

Vers neuf heures un quart du matin, quelques symptômes devégétation furent entrevus, herbes flottant sur cette mer de sable,et leur annonçant, comme à Christophe Colomb, la proximité de laterre ; des pousses vertes pointaient timidement entre descailloux qui allaient eux-mêmes redevenir les rochers de cetOcéan.

Des collines encore peu élevées ondulaient à l’horizon ;leur profil, estompé par la brume, se dessinait vaguement ; lamonotonie disparaissait. Le docteur saluait avec joie cette contréenouvelle, et, comme un marin en vigie, il était sur le point des’écrier :

« Terre ! terre ! »

Une heure plus tard, le continent s’étalait sous ses yeux, d’unaspect encore sauvage, mais moins plat, moins nu, quelques arbresse profilaient sur le ciel gris.

« Nous sommes donc en pays civilisé ? dit le chasseur.

– Civilisé, monsieur Dick ? c’est une manière deparler ; on ne voit pas encore d’habitants.

– Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nousmarchons.

– Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des Nègres,monsieur Samuel ?

– Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes.

– Des Arabes, monsieur, de vrais Arabes, avec leurschameaux ?

– Non, sans chameaux ; ces animaux sont rares, pour ne pasdire inconnus dans ces contrées ; il faut remonter quelquesdegrés au nord pour les rencontrer.

– C’est fâcheux.

– Et pourquoi, Joe ?

– Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nousservir.

– Comment ?

– Monsieur, c’est une idée qui me vient : on pourrait lesatteler à la nacelle et se faire remorquer par eux. Qu’endites-vous ?

– Mon pauvre Joe, cette idée, un autre l’a eue avant toi ;elle a été exploitée par un très spirituel auteur français[51] … dans un roman, il est vrai. Desvoyageurs se font traîner en ballon par des chameaux ; arriveun lion qui dévore les chameaux, avale la remorque, et traîne àleur place ; ainsi de suite. Tu vois que tout ceci est de lahaute fantaisie, et n’a rien de commun avec notre genre delocomotion.

Joe, un peu humilié à la pensée que son idée avait déjà servi,chercha quel animal aurait pu dévorer le lion ; mais il netrouva pas et se remit à examiner le pays.

Un lac d’une moyenne étendue s’étendait sous ses regards, avecun amphithéâtre de collines qui n’avaient pas encore le droit des’appeler des montagnes ; là, serpentaient des valléesnombreuses et fécondes, et leurs inextricables fouillis d’arbresles plus variés ; l’élaïs dominait cette masse, portant desfeuilles de quinze pieds de longueur sur sa tige hérissée d’épinesaiguës ; le bombax chargeait le vent à son passage du finduvet de ses semences ; les parfums actifs du pendanus, ce «kenda » des Arabes, embaumaient les airs jusqu’à la zone quetraversait le Victoria ; le papayer aux feuillespalmées, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le baobab etles bananiers complétaient cette flore luxuriante des régionsintertropicales.

« Le pays est superbe, dit le docteur.

– Voici les animaux, fit Joe ; les hommes ne sont pasloin.

– Ah ! les magnifiques éléphants ! s’écria Kennedy.Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de chasser un peu ?

– Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant decette violence ? Non, goûte un peu le supplice deTantale ! Tu te dédommageras plus tard. »

Il y avait de quoi, en effet, exciter l’imagination d’unchasseur ; le cœur de Dick bondissait dans sa poitrine, et sesdoigts se crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage sevautrait dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait toutentier ; des éléphants gris, noirs ou jaunes, de la plusgrande taille, passaient comme une trombe au milieu des forêts,brisant, rongeant, saccageant, marquant leur passage par unedévastation ; sur le versant boisé des collines suintaient descascades et des cours d’eau entraînés vers le nord ; là, leshippopotames se baignaient à grand bruit, et des lamantins de douzepieds de long, au corps pisciforme, s’étalaient sur les rives, endressant vers le ciel leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C’était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuse, oùdes oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à traversles plantes arborescentes.

À cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superberoyaume d’Adamova.

« Nous empiétons, dit-il, sur les découvertes modernes ;j’ai repris la piste interrompue des voyageurs ; c’est uneheureuse fatalité, mes amis ; nous allons pouvoir rattacherles travaux des capitaines Burton et Speke aux explorations dudocteur Barth ; nous avons quitté des Anglais pour retrouverun Hambourgeois, et bientôt nous arriverons au point extrêmeatteint par ce savant audacieux.

– Il me semble, dit Kennedy, qu’entre ces deux explorations, ily a une vaste étendue de pays, si j’en juge par le chemin que nousavons fait.

– C’est facile à calculer ; prends la carte et vois quelleest la longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteintepar Speke.

– Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

– Et la ville d’Yola, que nous relèverons ce soir, et à laquelleBarth parvint, comment est-elle située ?

– Sur le douzième degré de longitude environ.

– Cela fait donc vingt-cinq degrés ; à soixante milleschaque, soit quinze cents milles[52] .

– Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraientà pied.

– Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujoursvers l’intérieur ; le Nyassa, qu’ils ont découvert, n’est pastrès éloigné du lac Tanganayka, reconnu par Burton ; avant lafin du siècle, ces contrées immenses seront certainement explorées.Mais, ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette quele vent nous porte tant à l’ouest ; j’aurais voulu remonter aunord. »

Après douze heures de marche, le Victoria se trouva surles confins de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre,des Arabes Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastessommets des monts Atlantika passaient par-dessus l’horizon,montagnes que nul pied européen n’a encore foulées, et dontl’altitude est estimée à treize cents toises environ. Leur penteoccidentale détermine l’écoulement de toutes les eaux de cettepartie de l’Afrique vers l’Océan ; ce sont les montagnes de laLune de cette région.

Enfin, un vrai fleuve apparut aux yeux des voyageurs, et, auximmenses fourmilières qui l’avoisinaient, le docteur reconnut leBénoué, l’un des grands affluents du Niger, celui que les Indigènesont nommé la « Source des eaux ».

« Ce fleuve, dit le docteur à ses compagnons, deviendra un jourla voie naturelle de communication avec l’intérieur de laNigritie ; sous le commandement de l’un de nos bravescapitaines, le steamboat La Pléiade l’a déjà remontéjusqu’à la ville d’Yola ; vous voyez que nous sommes en paysde connaissance. »

De nombreux esclaves s’occupaient des champs, cultivant lesorgho, sorte de millet qui forme la base de leuralimentation ; les plus stupides étonnements se succédaient aupassage du Victoria, qui filait comme un météore. Le soir,il s’arrêtait à quarante milles d’Yola, et devant lui, mais auloin, se dressaient les deux cônes aigus du mont Mendif.

Le docteur fit jeter les ancres, et s’accrocha au sommet d’unarbre élevé ; mais un vent très dur ballottait leVictoria jusqu’à le coucher horizontalement, et rendaitparfois la position de la nacelle extrêmement dangereuse. Fergussonne ferma pas l’œil de la nuit, souvent il fut sur le point decouper le câble d’attache et de fuir devant la tourmente. Enfin latempête se calma, et les oscillations de l’aérostat n’eurent plusrien d’inquiétant.

Le lendemain, le vent se montra plus modéré, mais il éloignaitles voyageurs de la ville d’Yola, qui, nouvellement reconstruitepar les Foullannes, excitait la curiosité de Fergusson ;néanmoins il fallut se résigner à s’élever dans le nord, et même unpeu dans l’est.

Kennedy proposa de faire une halte dans ce pays de chasse ;Joe prétendait que le besoin de viande fraîche se faisaitsentir ; mais les mœurs sauvages de ce pays, l’attitude de lapopulation, quelques coups de fusil tirés dans la direction duVictoria, engagèrent le docteur à continuer son voyage. Ontraversait alors une contrée, théâtre de massacres et d’incendies,où les luttes guerrières sont incessantes, et dans lesquelles lessultans jouent leur royaume au milieu des plus atrocescarnages.

Des villages nombreux, populeux, à longues cases, s’étendaiententre les grands pâturages, dont l’herbe épaisse était semée defleurs violettes ; les huttes, semblables à de vastes ruches,s’abritaient derrière des palissades hérissées. Les versantssauvages des collines rappelaient les « glen » des hautes terresd’Écosse, et Kennedy en fit plusieurs fois la remarque.

En dépit de ses efforts, le docteur portait en plein dans lenord-est, vers le mont Mendif, qui disparaissait au milieu desnuages ; les hauts sommets de ces montagnes séparent le bassindu Niger du bassin du lac Tchad.

Bientôt apparut le Bagelé, avec ses dix-huit villages accrochésà ses flancs, comme toute une nichée d’enfants au sein de leurmère, magnifique spectacle pour des regards qui dominaient etsaisissaient cet ensemble ; les ravins se montraient couvertsde champs de riz et d’arachides.

À trois heures, le Victoria se trouvait en face du montMendif. On n’avait pu l’éviter, il fallut le franchir. Le docteur,au moyen d’une température qu’il accrut de cent quatre-vingtsdegrés[53] , donna au ballon une nouvelle forceascensionnelle de près de seize cents livres ; il s’éleva àplus de huit mille pieds. Ce fut la plus grande élévation obtenuependant le voyage, et la température s’abaissa tellement que ledocteur et ses compagnons durent recourir à leurs couvertures.

Fergusson eut hâte de descendre, car l’enveloppe de l’aérostatse tendait à rompre ; il eut le temps de constater cependantl’origine volcanique de la montagne, dont les cratères éteints nesont plus que de profonds abîmes. De grandes agglomérations defientes d’oiseaux donnaient aux flancs du Mendif l’apparence deroches calcaires, et il y avait là de quoi fumer les terres de toutle Royaume-Uni.

À cinq heures, le Victoria, abrité des vents du sud,longeait doucement les pentes de la montagne, et s’arrêtait dansune vaste clairière éloignée de toute habitation ; dès qu’ileut touché le sol, les précautions furent prises pour l’y retenirfortement, et Kennedy, son fusil à la main, s’élança dans la plaineinclinée ; il ne tarda pas à revenir avec une demi-douzaine decanards sauvages et une sorte de bécassine, que Joe accommoda deson mieux. Le repas fut agréable, et la nuit se passa dans un reposprofond.

Chapitre 30

 

Mosfeia. – Le cheik. – Denham, Clapperton, Oudney. – Vogel.– La capitale du Loggoum. – Toole. – Calme au-dessus du Kernak. –Le gouverneur et sa cour. – L’attaque. – Les pigeonsincendiaires.

 

Le lendemain, 1er mai, le Victoria reprit sa courseaventureuse ; les voyageurs avaient en lui la confiance d’unmarin pour son navire.

D’ouragans terribles, de chaleurs tropicales, de départsdangereux, de descentes plus dangereuses encore, il s’était partoutet toujours tiré avec bonheur. On peut dire que Fergusson leguidait d’un geste ; aussi, sans connaître le point d’arrivée,le docteur n’avait plus de craintes sur l’issue du voyage.Seulement, dans ce pays de barbares et de fanatiques, la prudencel’obligeait à prendre les plus sévères précautions ; ilrecommanda donc à ses compagnons d’avoir l’œil ouvert à tout venantet à toute heure.

Le vent les ramenait un peu plus au nord, et vers neuf heures,ils entrevirent la grande ville de Mosfeia, bâtie sur une éminenceencaissée elle-même entre deux hautes montagnes ; elle étaitsituée dans une position inexpugnable ; une route étroiteentre un marais et un bois y donnait seule accès.

En ce moment, un cheik, accompagné d’une escorte à cheval,revêtu de vêtements aux couleurs vives, précédé de joueurs detrompette et de coureurs qui écartaient les branches sur sonpassage, faisait son entrée dans la ville.

Le docteur descendit, afin de contempler ces indigènes de plusprès ; mais, à mesure que le ballon grossissait à leurs yeux,les signes d’une profonde terreur se manifestèrent, et ils netardèrent pas à détaler de toute la vitesse de leurs jambes ou decelles de leurs chevaux.

Seul, le cheik ne bougea pas ; il prit son long mousquet,l’arma et attendit fièrement. Le docteur s’approcha à centcinquante pieds à peine, et, de sa plus belle voix, il lui adressale salut en arabe.

Mais, à ces paroles descendues du ciel, le cheik mit pied àterre, se prosterna sur la poussière du chemin, et le docteur neput le distraire de son adoration.

« Il est impossible, dit-il, que ces gens-là ne nous prennentpas pour des êtres surnaturels, puisque, à l’arrivée des premiersEuropéens parmi eux, ils les crurent d’une race surhumaine. Etquand ce cheik parlera de cette rencontre, il ne manquera pasd’amplifier le fait avec toutes les ressources d’une imaginationarabe. Jugez donc un peu de ce que les légendes feront de nousquelque jour.

– Ce sera peut-être fâcheux, répondit le chasseur ; aupoint de vue de la civilisation, il vaudrait mieux passer pour desimples hommes ; cela donnerait à ces Nègres une bien autreidée de la puissance européenne.

– D’accord, mon cher Dick ; mais que pouvons-nous yfaire ? Tu expliquerais longuement aux savants du pays lemécanisme d’un aérostat, qu’ils ne sauraient te comprendre, etadmettraient toujours là une intervention surnaturelle.

– Monsieur, demanda Joe, vous avez parlé des premiers Européensqui ont exploré ce pays ; quels sont-ils donc, s’il vousplaît ?

– Mon cher garçon, nous sommes précisément sur la route du majorDenham ; c’est à Mosfeia même qu’il fut reçu par le sultan duMandara ; il avait quitté le Bornou, il accompagnait le cheikdans une expédition contre les Fellatahs, il assista à l’attaque dela ville, qui résista bravement avec ses flèches aux balles arabeset mit en fuite les troupes du cheik ; tout cela n’était queprétexte à meurtres, à pillages, à razzias ; le major futcomplètement dépouillé, mis à nu, et sans un cheval sous le ventreduquel il se glissa et qui lui permit de fuir les vainqueurs parson galop effréné, il ne fût jamais rentré dans Kouka, la capitaledu Bornou.

– Mais quel était ce major Denham ?

– Un intrépide Anglais, qui de 1822 à 1824 commanda uneexpédition dans le Bornou en compagnie du capitaine Clapperton etdu docteur Oudney. Ils partirent de Tripoli au mois de mars,parvinrent à Mourzouk, la capitale du Fezzan, et, suivant le cheminque plus tard devait prendre le docteur Barth pour revenir enEurope, ils arrivèrent le 16 février 1823 à Kouka, près du lacTchad. Denham fit diverses explorations dans le Bornou, dans leMandara, et aux rives orientales du lac ; pendant ce temps, le15 décembre 1823, le capitaine Clapperton et le docteur Oudneys’enfonçaient dans le Soudan jusqu’à Sackatou, et Oudney mourait defatigue et d’épuisement dans la ville de Murmur.

– Cette partie de l’Afrique, demanda Kennedy, a donc payé unlarge tribut de victimes à la science ?

– Oui, cette contrée est fatale ! Nous marchons directementvers le royaume de Barghimi, que Vogel traversa en 1856 pourpénétrer dans le Wadaï, où il a disparu. Ce jeune homme, àvingt-trois ans, était envoyé pour coopérer aux travaux du docteurBarth ; ils se rencontrèrent tous deux le 1er décembre1854 ; puis Vogel commença les explorations du pays ;vers 1856, il annonça dans ses dernières lettres son intention dereconnaître le royaume du Wadaï, dans lequel aucun Européen n’avaitencore pénétré ; il paraît qu’il parvint jusqu’à Wara, lacapitale, où il fut fait prisonnier suivant les uns, mis à mortsuivant les autres, pour avoir tenté l’ascension d’une montagnesacrée des environs ; mais il ne faut pas admettre légèrementla mort des voyageurs, car cela dispense d’aller à leurrecherche ; ainsi, que de fois la mort du docteur Barthn’a-t-elle pas été officiellement répandue, ce qui lui a causésouvent une légitime irritation ! Il est donc fort possibleque Vogel soit retenu prisonnier par le sultan du Wadaï, qui espèrele rançonner. Le baron de Neimans se mettait en route pour leWadaï, quand il mourut au Caire en 1855. Nous savons maintenant queM. de Heuglin, avec l’expédition envoyée de Leipzig, s’est lancésur les traces de Vogel. Ainsi nous devrons être prochainementfixés sur le sort de ce jeune et intéressant voyageur[54] . »

Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l’horizon. LeMandara développait sous les regards des voyageurs son étonnantefertilité avec les forêts d’acacias, de locustes aux fleurs rouges,et les plantes herbacées des champs de cotonniers etd’indigotiers ; le Shari, qui va se jeter quatre-vingts millesplus loin dans le Tchad, roulait son cours impétueux.

Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes deBarth.

« Vous voyez, dit-il, que les travaux de ce savant sont d’uneextrême précision ; nous nous dirigeons droit sur le districtdu Loggoum, et peut-être même sur Kernak, sa capitale. C’est là quemourut le pauvre Toole, à peine âgé de vingt-deux ans : c’était unjeune Anglais, enseigne au 80e régiment, qui avait depuis quelquessemaines rejoint le major Denham en Afrique, et il ne tarda pas à yrencontrer la mort. Ah ! l’on peut appeler justement cetteimmense contrée le cimetière des Européens ! »

Quelques canots, longs de cinquante pieds, descendaient le coursdu Shari ; le Victoria, à mille pieds de terre,attirait peu l’attention des indigènes ; mais le vent, quijusque-là soufflait avec une certaine force, tendit à diminuer.

« Est-ce que nous allons encore être pris par un calmeplat ? dit le docteur.

– Bon, mon maître ! nous n’aurons toujours ni le manqued’eau ni le désert à craindre.

– Non, mais des populations plus redoutables encore.

– Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville.

– C’est Kernak. Les derniers souffles du vent nous y portent,et, si cela nous convient, nous pourrons en lever le planexact.

– Ne nous rapprocherons-nous pas ? demanda Kennedy.

– Rien n’est plus facile, Dick ; nous sommes droitau-dessus de la ville ; permets-moi de tourner un peu lerobinet du chalumeau, et nous ne tarderons pas à descendre. »

Le Victoria, une demi-heure après, se maintenaitimmobile à deux cents pieds du sol.

« Nous voici plus près de Kernak, dit le docteur, que ne leserait de Londres un homme juché dans la boule de Saint-Paul. Ainsinous pouvons voir à notre aise.

– Quel est donc ce bruit de maillets que l’on entend de touscôtés ? »

Joe regarda attentivement, et vit que ce bruit était produit parles nombreux tisserands qui frappaient en plein air leurs toilestendues sur de vastes troncs d’arbres.

La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout sonensemble, comme sur un plan déroulé ; c’était une véritableville, avec des maisons alignées et des rues assez larges ; aumilieu d’une vaste place se tenait un marché d’esclaves ; il yavait grande affluence de chalands, car les mandaraines, aux piedset aux mains d’une extrême petitesse, sont fort recherchées et seplacent avantageusement.

À la vue du Victoria, l’effet si souvent produit sereproduisit encore : d’abord des cris, puis une stupéfactionprofonde ; les affaires furent abandonnées, les travauxsuspendus, le bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans uneimmobilité parfaite et ne perdaient pas un détail de cettepopuleuse cité ; ils descendirent même à soixante pieds dusol.

Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, déployantson étendard vert, et accompagné de ses musiciens qui soufflaient àtout rompre, excepté leurs poumons, dans de rauques cornes debuffle. La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergussonvoulut se faire entendre ; il ne put y parvenir.

Cette population au front haut, aux cheveux bouclés, au nezpresque aquilin, paraissait fière et intelligente ; mais laprésence du Victoria la troublait singulièrement ; onvoyait des cavaliers courir dans toutes les directions ;bientôt il devint évident que les troupes du gouverneur serassemblaient pour combattre un ennemi si extraordinaire. Joe eutbeau déployer des mouchoirs de toutes les couleurs, il n’obtintaucun résultat.

Cependant le cheik, entouré de sa cour, réclama le silence etprononça un discours auquel le docteur ne put riencomprendre ; de l’arabe mêlé de baghirmi ; seulement ilreconnut, à la langue universelle des gestes, une invitationexpresse de s’en aller ; il n’eut pas mieux demandé, mais,faute de vent, cela devenait impossible. Son immobilité exaspéra legouverneur, et ses courtisans se prirent à hurler pour obliger lemonstre à s’enfuir.

C’étaient de singuliers personnages que ces courtisans, avecleurs cinq ou six chemises bariolées sur le corps ; ilsavaient des ventres énormes, dont quelques-uns semblaientpostiches. Le docteur étonna ses compagnons en leur apprenant quec’était la manière de faire sa cour au sultan. La rotondité del’abdomen indiquait l’ambition des gens. Ces gros hommesgesticulaient et criaient, un d’entre eux surtout, qui devait êtrepremier ministre, si son ampleur trouvait ici-bas sa récompense. Lafoule des Nègres unissait ses hurlements aux cris de la cour,répétant ses gesticulations à la manière des singes, ce quiproduisait un mouvement unique et instantané de dix mille bras.

À ces moyens d’intimidation qui furent jugés insuffisants, s’enjoignirent d’autres plus redoutables. Des soldats armés d’arcs etde flèches se rangèrent en ordre de bataille ; mais déjà leVictoria se gonflait et s’élevait tranquillement hors deleur portée. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, ledirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillait, et, d’uneballe de sa carabine, il brisa l’arme dans la main du cheik.

À ce coup inattendu, ce fut une déroute générale ; chacunrentra au plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, laville demeura absolument déserte.

La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre àrester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillaitdans l’ombre ; il régnait un silence de mort. Le docteurredoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège.

Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la villeparut comme embrasée ; des centaines de raies de feu secroisaient comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes deflamme.

« Voilà qui est singulier ! fit le docteur.

– Mais, Dieu me pardonne ! répliqua Kennedy, on dirait quel’incendie monte et s’approche de nous. »

En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations desmousquets, cette masse de feu s’élevait vers le Victoria.Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoirl’explication de ce phénomène.

Des milliers de pigeons, la queue garnie de matièrescombustibles, avaient été lancés contre le Victoria ;effrayés, ils montaient en traçant dans l’atmosphère leurs zigzagsde feu. Kennedy se mit à faire une décharge de toutes ses armes aumilieu de cette masse ; mais que pouvait-il contre uneinnombrable armée ! Déjà les pigeons environnaient la nacelleet le ballon dont les parois, réfléchissant cette lumière,semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n’hésita pas, et précipitant un fragment de quartz,il se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendantdeux heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit ;puis peu à peu leur nombre diminua, et ils s’éteignirent.

« Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit ledocteur.

– Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe.

– Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pourincendier les chaumes des villages ; mais cette fois, levillage volait encore plus haut que leurs volatilesincendiaires !

– Décidément un ballon n’a pas d’ennemis à craindre, ditKennedy.

– Si fait, répliqua le docteur.

– Lesquels, donc ?

– Les imprudents qu’il porte dans sa nacelle ; ainsi, mesamis, de la vigilance partout, de la vigilance toujours. »

Chapitre 31

 

Départ dans la nuit. – Tous les trois. – Les instincts deKennedy. – Précautions. – Le cours du Shari. – Le lac Tchad. –L’eau du lac. – L’hippopotame. – Une balle perdue.

 

Vers trois heures du matin, Joe, étant de quart, vit enfin laville se déplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait samarche. Kennedy et le docteur se réveillèrent.

Ce dernier consulta la boussole, et reconnut avec satisfactionque le vent les portait vers le nord-nord-est.

« Nous jouons de bonheur, dit-il ; tout nous réussit ;nous découvrirons le lac Tchad aujourd’hui même.

– Est-ce une grande étendue d’eau ? demanda Kennedy.

– Considérable, mon cher Dick ; dans sa plus grandelongueur et sa plus grande largeur, ce lac peut mesurer cent vingtmilles.

– Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur unenappe liquide.

– Mais il me semble que nous n’avons pas à nous plaindre ;il est très varié, et surtout il se passe dans les meilleuresconditions possibles.

– Sans doute, Samuel ; sauf les privations du désert, nousn’auront couru aucun danger sérieux.

– Il est certain que notre brave Victoria s’esttoujours merveilleusement comporté. C’est aujourd’hui le 12mai ; nous sommes partis le 18 avril ; c’est doncvingt-cinq jours de marche. Encore une dizaine de jours, et nousserons arrivés.

– Où ?

– Je n’en sais rien ; mais que nous importe ?

– Tu as raison, Samuel ; fions-nous à la Providence du soinde nous diriger et de nous maintenir en bonne santé, comme nousvoilà ! On n’a pas l’air d’avoir traversé les pays les pluspestilentiels du monde !

– Nous étions à même de nous élever, et c’est ce que nous avonsfait.

– Vivent les voyages aériens ! s’écria Joe. Nous voici,après vingt-cinq jours, bien portants, bien nourris, bien reposés,trop reposés peut-être, car mes jambes commencent à se rouiller, etje ne serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine demilles.

– Tu te donneras ce plaisir-là dans les rues de Londres,Joe ; mais, pour conclure, nous sommes partis trois commeDenham, Clapperton, Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et,plus heureux que nos devanciers, tous trois nous nous retrouvonsencore ! Mais il est bien important de ne pas nous séparer. Sipendant que l’un de nous est à terre, le Victoria devaits’enlever pour éviter un danger subit, imprévu, qui sait si nous lereverrions jamais ! Aussi, je le dis franchement à Kennedy, jen’aime pas qu’il s’éloigne sous prétexte de chasse.

– Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passerencore cette fantaisie ; il n’y a pas de mal à renouveler nosprovisions ; d’ailleurs, avant notre départ, tu m’as faitentrevoir toute une série de chasses superbes, et jusqu’ici j’aipeu fait dans la voie des Anderson et des Cumming.

– Mais, mon cher Dick, la mémoire te fait défaut, ou ta modestiet’engage à oublier tes prouesses ; il me semble que, sansparler du menu gibier, tu as déjà une antilope, un éléphant et deuxlions sur la conscience.

– Bon ! qu’est-ce que cela pour un chasseur africain quivoit passer tous les animaux de la création au bout de sonfusil ? Tiens ! tiens ! regarde cette troupe degirafes !

– Ça, des girafes ! fit Joe, elles sont grosses comme lepoing !

– Parce que nous sommes à mille pieds au-dessus d’elles ;mais, de près, tu verrais qu’elles ont trois fois ta hauteur.

– Et que dis-tu de ce troupeau de gazelles ? repritKennedy, et ces autruches qui fuient avec la rapidité duvent ?

– Ça ! des autruches ! fit Joe, ce sont des poules,tout ce qu’il y a de plus poules !

– Voyons, Samuel, ne peut-on s’approcher ?

– On peut s’approcher, Dick, mais non prendre terre. À quoi bon,dès lors, frapper ces animaux qui ne te seront d’aucuneutilité ? S’il s’agissait de détruire un lion, un chat-tigre,une hyène, je le comprendrais ; ce serait toujours une bêtedangereuse de moins ; mais une antilope, une gazelle, sansautre profit que la vaine satisfaction de tes instincts dechasseur, cela n’en vaut vraiment pas la peine. Après tout, monami, nous allons nous maintenir à cent pieds du sol, et si tudistingues quelque animal féroce, tu nous feras plaisir en luienvoyant une balle dans le cœur. »

Le Victoria descendit peu à peu, et se maintintnéanmoins à une hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage ettrès peuplée, il fallait se défier de périls inattendus.

Les voyageurs suivaient directement alors le cours duShari ; les bords charmants de ce fleuve disparaissaient sousles ombrages d’arbres aux nuances variées ; des lianes et desplantes grimpantes serpentaient de toutes parts et produisaient decurieux enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s’ébattaient enplein soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité delézard ; en se jouant, ils accostaient les nombreuses îlesvertes qui rompaient le courant du fleuve.

Ce fut ainsi, au milieu d’une nature riche et verdoyante, quepassa le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, ledocteur Fergusson et ses amis atteignaient enfin la riveméridionale du lac Tchad.

C’était donc là cette Caspienne de l’Afrique, dont l’existencefut si longtemps reléguée au rang des fables, cette mer intérieureà laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et deBarth.

Le docteur essaya d’en fixer la configuration actuelle, biendifférente déjà de celle de 1847 ; en effet, la carte de celac est impossible à tracer ; il est entouré de marais fangeuxet presque infranchissables, dans lesquels Barth pensa périr ;d’une année à l’autre, ces marais, couverts de roseaux et depapyrus de quinze pieds, deviennent le lac lui-même ; souventaussi, les villes étalées sur ses bords sont à demi submergées,comme il arriva à Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotameset les alligators plongent aux lieux mêmes où s’élevaient leshabitations du Bornou.

Le soleil versait ses rayons éblouissants sur cette eautranquille, et au nord les deux éléments se confondaient dans unmême horizon.

Le docteur voulut constater la nature de l’eau, que longtemps oncrut salée ; il n’y avait aucun danger à s’approcher de lasurface du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinqpieds de distance.

Joe plongea une bouteille, et la ramena à demi pleine ;cette eau fut goûtée et trouvée peu potable, avec un certain goûtde natron.

Tandis que le docteur inscrivait le résultat de son expérience,un coup de fusil éclata à ses côtés. Kennedy n’avait pu résister audésir d’envoyer une balle à un monstrueux hippopotame ;celui-ci, qui respirait tranquillement, disparut au bruit de ladétonation, et la balle conique du chasseur ne parut pas letroubler autrement.

« Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe.

– Et comment ?

– Avec une de nos ancres. C’eût été un hameçon convenable pourun pareil animal.

– Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée…

– Que je vous prie de ne pas mettre à exécution ! répliquale docteur. L’animal nous aurait vite entraînés où nous n’avons quefaire.

– Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité del’eau du Tchad. Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, monsieurFergusson ?

– Ton poisson, Joe, est tout bonnement un mammifère du genre despachydermes ; sa chair est excellente, dit-on, et fait l’objetd’un grand commerce entre les tribus riveraines du lac.

– Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n’ait pasmieux réussi.

– Cet animal n’est vulnérable qu’au ventre et entre lescuisses ; la balle de Dick ne l’aura pas même entamé. Mais, sile terrain me paraît propice, nous nous arrêterons à l’extrémitéseptentrionale du lac ; là, Kennedy se trouvera en pleineménagerie, et il pourra se dédommager à son aise.

– Eh bien ! dit Joe, que monsieur Dick chasse un peu àl’hippopotame ! Je voudrais goûter la chair de cet amphibie.Il n’est vraiment pas naturel de pénétrer jusqu’au centre del’Afrique pour y vivre de bécassines et de perdrix comme enAngleterre ! »

Chapitre 32

 

La capitale du Bornou. – Les îles des Biddiomahs. – LesGypaètes. – Les inquiétudes du docteur. – Ses précautions. – Uneattaque au milieu des airs. – L’enveloppe déchirée. – La chute. –Dévouement sublime. – La côte septentrionale du lac.

 

Depuis son arrivée au lac Tchad, le Victoria avaitrencontré un courant qui s’inclinait plus à l’ouest ; quelquesnuages tempéraient alors la chaleur du jour ; on sentaitd’ailleurs un peu d’air sur cette vaste étendue d’eau ; mais,vers une heure, le ballon, ayant coupé de biais cette partie dulac, s’avança de nouveau dans les terres pendant l’espace de septou huit milles.

Le docteur, un peu fâché d’abord de cette direction, ne pensaplus à s’en plaindre quand il aperçut la ville de Kouka, la célèbrecapitale du Bornou ; il put l’entrevoir un instant, ceinte deses murailles d’argile blanche ; quelques mosquées assezgrossières s’élevaient lourdement au-dessus de cette multitude dedés à jouer qui forment les maisons arabes. Dans les cours desmaisons et sur les places publiques poussaient des palmiers et desarbres à caoutchouc, couronnés par un dôme de feuillage large deplus de cent pieds. Joe fit observer que ces immenses parasolsétaient en rapport avec l’ardeur des rayons solaires, et il en tirades conclusions fort aimables pour la Providence.

Kouka se compose réellement de deux villes distinctes, séparéespar le « dendal », large boulevard de trois cents toises, alorsencombré de piétons et de cavaliers. D’un côté se carre la villeriche avec ses cases hautes et aérées ; de l’autre se pressela ville pauvre, triste assemblage de huttes basses et coniques, oùvégète une indigente population, car Kouka n’est ni commerçante niindustrielle.

Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un Édimbourg quis’étalerait dans une plaine, avec ses deux villes parfaitementdéterminées.

Mais à peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d’œil, car,avec la mobilité qui caractérise les courants de cette contrée, unvent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant unequarantaine de milles sur le Tchad.

Ce fut alors un nouveau spectacle ; ils pouvaient compterles îles nombreuses du lac, habitées par les Biddiomahs, piratessanguinaires très redoutés, et dont le voisinage est aussi craintque celui des Touareg du Sahara. Ces sauvages se préparaient àrecevoir courageusement le Victoria à coups de flèches etde pierres, mais celui-ci eut bientôt fait de dépasser ces îles,sur lesquelles il semblait papillonner comme un scarabéegigantesque.

En ce moment, Joe regardait l’horizon, et, s’adressant àKennedy, il lui dit :

« Ma foi, monsieur Dick, vous qui êtes toujours à rêver chasse,voilà justement votre affaire.

– Qu’est-ce donc, Joe ?

– Et, cette fois, mon maître ne s’opposera pas à vos coups defusil.

– Mais qu’y a-t-il ?

– Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigentsur nous ?

– Des oiseaux ! fit le docteur en saisissant salunette.

– Je les vois, répliqua Kennedy ; ils sont au moins unedouzaine.

– Quatorze, si vous voulez bien, répondit Joe.

– Fasse le ciel qu’ils soient d’une espèce assez malfaisantepour que le tendre Samuel n’ait rien à m’objecter !

– Je n’aurai rien à dire, répondit Fergusson, mais j’aimeraismieux voir ces oiseaux-là loin de nous !

– Vous avez peur de ces volatiles ! fit Joe.

– Ce sont des gypaètes, Joe, et de la plus grande taille ;et s’ils nous attaquent…

– Eh bien ! nous nous défendrons, Samuel ! Nous avonsun arsenal pour les recevoir ! je ne pense pas que cesanimaux-là soient bien redoutables !

– Qui sait ? » répondit le docteur.

Dix minutes après, la troupe s’était approchée à portée defusil ; ces quatorze oiseaux faisaient retentir l’air de leurscris rauques ; ils s’avançaient vers le Victoria,plus irrités qu’effrayés de sa présence.

« Comme ils crient ! fit Joe ; quel tapage ! Celane leur convient probablement pas qu’on empiète sur leurs domaines,et que l’on se permette de voler comme eux ?

– À la vérité, dit le chasseur, ils ont un air assez terrible,et je les croirais assez redoutables s’ils étaient armés d’unecarabine de Purdey Moore !

– Ils n’en ont pas besoin », répondit Fergusson qui devenaittrès sérieux.

Les gypaètes volaient en traçant d’immenses cercles, et leursorbes se rétrécissaient peu à peu autour duVictoria ; ils rayaient le ciel dans une fantastiquerapidité, se précipitant parfois avec la vitesse d’un boulet, etbrisant leur ligne de projection par un angle brusque et hardi.

Le docteur, inquiet, résolut de s’élever dans l’atmosphère pouréchapper à ce dangereux voisinage ; il dilata l’hydrogène duballon, qui ne tarda pas à monter.

Mais les gypaètes montèrent avec lui, peu disposés àl’abandonner.

« Ils ont l’air de nous en vouloir », dit le chasseur en armantsa carabine.

En effet, ces oiseaux s’approchaient, et plus d’un, arrivant àcinquante pieds à peine, semblait braver les armes de Kennedy.

« J’ai une furieuse envie de tirer dessus, dit celui-ci.

– Non, Dick, non pas ! Ne les rendons point furieux sansraison ! Ce serait les exciter à nous attaquer.

– Mais j’en viendrai facilement à bout.

– Tu te trompes, Dick.

– Nous avons une balle pour chacun d’eux.

– Et s’ils s’élancent vers la partie supérieure du ballon,comment les atteindras-tu ? Figure-toi donc que tu te trouvesen présence d’une troupe de lions sur terre, ou de requins en pleinOcéan ! Pour des aéronautes, la situation est aussidangereuse.

– Parles-tu sérieusement, Samuel ?

– Très sérieusement, Dick.

– Attendons alors.

– Attends. Tiens-toi prêt en cas d’attaque, mais ne fais pas feusans mon ordre. »

Les oiseaux se massaient alors à une faible distance ; ondistinguait parfaitement leur gorge pelée tendue sous l’effort deleurs cris, leur crête cartilagineuse, garnie de papillesviolettes, qui se dressait avec fureur. Ils étaient de la plusforte taille ; leur corps dépassait trois pieds en longueur,et le dessous de leurs ailes blanches resplendissait ausoleil ; on eut dit des requins ailés, avec lesquels ilsavaient une formidable ressemblance.

« Ils nous suivent, dit le docteur en les voyant s’élever aveclui, et nous aurions beau monter, leur vol les porterait plus hautque nous encore !

– Eh bien, que faire ? » demanda Kennedy.

Le docteur ne répondit pas.

« Écoute, Samuel, reprit le chasseur : ces oiseaux sontquatorze ; nous avons dix-sept coups à notre disposition, enfaisant feu de toutes nos armes. N’y a-t-il pas moyen de lesdétruire ou de les disperser ? Je me charge d’un certainnombre d’entre eux.

– Je ne doute pas de ton adresse, Dick ; je regardevolontiers comme morts ceux qui passeront devant ta carabine ;mais, je te le répète, pour peu qu’ils s’attaquent à l’hémisphèresupérieur du ballon, tu ne pourras plus les voir ; ilscrèveront cette enveloppe qui nous soutient, et nous sommes à troismille pieds de hauteur ! »

En cet instant, l’un des plus farouches oiseaux piqua droit surle Victoria, le bec et les serres ouvertes, prêt à mordre,prêt à déchirer.

« Feu ! feu ! » s’écria le docteur.

Il avait à peine achevé, que l’oiseau, frappé à mort, tombait entournoyant dans l’espace.

Kennedy avait saisi l’un des fusils à deux coups. Joe épaulaitl’autre.

Effrayés de la détonation, les gypaètes s’écartèrent uninstant ; mais ils revinrent presque aussitôt à la charge avecune rage extrême. Kennedy d’une première balle coupa net le cou duplus rapproché. Joe fracassa l’aile de l’autre.

« Plus que onze », dit-il.

Mais alors les oiseaux changèrent de tactique, et d’un communaccord ils s’élevèrent au-dessus du Victoria, Kennedyregarda Fergusson.

Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pale.Il y eut un moment de silence effrayant. Puis un déchirementstrident se fit entendre comme celui de la soie qu’on arrache, etla nacelle manqua sous les pieds des trois voyageurs.

« Nous sommes perdus », s’écria Fergusson en portant les yeuxsur le baromètre qui montait avec rapidité.

Puis il ajouta : « Dehors le lest, dehors ! »

En quelques secondes tous les fragments de quartz avaientdisparu.

« Nous tombons toujours !… Videz les caisses à eau !…Joe ! entends-tu ?… Nous sommes précipités dans lelac ! »

Joe obéit. Le docteur se pencha. Le lac semblait venir à luicomme une marée montante ; les objets grossissaient à vued’œil ; la nacelle n’était pas à deux cents pieds de lasurface du Tchad.

« Les provisions ! les provisions ! » s’écria ledocteur.

Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l’espace.

La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaienttoujours !

« Jetez ! jetez encore ! s’écria une dernière fois ledocteur.

– Il n’y a plus rien, dit Kennedy.

– Si ! » répondit laconiquement Joe en se signant d’unemain rapide.

Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle.

« Joe ! Joe ! » fit le docteur terrifié.

Mais Joe ne pouvait plus l’entendre. Le Victoriadélesté reprenait sa marche ascensionnelle, remontait à mille piedsdans les airs, et le vent s’engouffrant dans l’enveloppe dégonfléel’entraînait vers les côtes septentrionales du lac.

« Perdu ! dit le chasseur avec un geste de désespoir.

– Perdu pour nous sauver ! » répondit Fergusson.

Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes coulerde leurs yeux. Ils se penchèrent, en cherchant à distinguer quelquetrace du malheureux Joe, mais ils étaient déjà loin.

« Quel parti prendre ? demanda Kennedy.

– Descendre à terre, dès que cela sera possible, Dick, et puisattendre. »

Après une marche de soixante milles, le Victorias’abattit sur une côte déserte, au nord du lac. Les ancress’accrochèrent dans un arbre peu élevé, et le chasseur lesassujettit fortement.

La nuit vint, mais ni Fergusson ni Kennedy ne purent trouver uninstant de sommeil.

Chapitre 33

 

Conjectures. – Rétablissement de l’équilibre du « Victoria». – Nouveaux calculs du docteur Fergusson. – Chasse de Kennedy. –Exploration complète du lac Tchad. – Tangalia. – Retour. –Lari.

 

Le lendemain, 13 mai, les voyageurs reconnurent tout d’abord lapartie de la côte qu’ils occupaient. C’était une sorte d’île deterre ferme au milieu d’un immense marais. Autour de ce morceau deterrain solide s’élevaient des roseaux grands comme des arbresd’Europe et qui s’étendaient à perte de vue.

Ces marécages infranchissables rendaient sûre la position duVictoria ; il fallait seulement surveiller le côté dulac ; la vaste nappe d’eau allait s’élargissant, surtout dansl’est, et rien ne paraissait à l’horizon, ni continent ni îles.

Les deux amis n’avaient pas encore osé parler de leur infortunécompagnon. Kennedy fut le premier à faire part de ses conjecturesau docteur.

« Joe n’est peut-être pas perdu, dit-il. C’est un garçon adroit,un nageur comme il en existe peu. Il n’était pas embarrassé detraverser le Frith of Forth à Édimbourg. Nous le reverrons, quandet comment, je l’ignore ; mais, de notre côté, ne négligeonsrien pour lui donner l’occasion de nous rejoindre.

– Dieu t’entende, Dick, répondit le docteur d’une voix émue.Nous ferons tout au monde pour retrouver notre ami !Orientons-nous d’abord. Mais, avant tout, débarrassons leVictoria de cette enveloppe extérieure, qui n’est plusutile ; ce sera nous délivrer d’un poids considérable, sixcent cinquante livres, ce qui en vaut la peine. »

Le docteur et Kennedy se mirent à l’ouvrage ; ilséprouvèrent de grandes difficultés ; il fallut arrachermorceau par morceau ce taffetas très résistant, et le découper enminces bandes pour le dégager des mailles du filet. La déchirureproduite par le bec des oiseaux de proie s’étendait sur unelongueur de plusieurs pieds.

Cette opération prit quatre heures au moins ; mais enfin leballon intérieur, entièrement dégagé, parut n’avoir aucunementsouffert. Le Victoria était alors diminué d’un cinquième.Cette différence fut assez sensible pour étonner Kennedy.

« Sera-t-il suffisant ? demanda-t-il au docteur.

– Ne crains rien à cet égard, Dick ; je rétablirail’équilibre, et si notre pauvre Joe revient, nous saurons bienreprendre avec lui notre route accoutumée.

– Au moment de notre chute, Samuel, si mes souvenirs sontexacts, nous ne devions pas être éloignés d’une île.

– Je me le rappelle en effet ; mais cette île, comme toutescelles du Tchad, est sans doute habitée par une race de pirates etde meurtriers ; ces sauvages auront été certainement témoinsde notre catastrophe, et si Joe tombe entre leurs mains, à moinsque la superstition ne le protège, que deviendra-t-il ?

– Il est homme à se tirer d’affaire, je te le répète ; j’aiconfiance dans son adresse et son intelligence.

– Je l’espère. Maintenant, Dick, tu vas chasser aux environs,sans t’éloigner toutefois ; il devient urgent de renouvelernos vivres, dont la plus grande partie a été sacrifiée.

– Bien, Samuel ; je ne serai pas longtemps absent. »

Kennedy prit un fusil à deux coups et s’avança dans les grandesherbes vers un taillis assez rapproché ; de fréquentesdétonations apprirent bientôt au docteur que sa chasse seraitfructueuse.

Pendant ce temps, celui-ci s’occupa de faire le relevé desobjets conservés dans la nacelle et d’établir l’équilibre du secondaérostat ; il restait une trentaine de livres de pemmican,quelques provisions de thé et de café, environ un gallon et demid’eau-de-vie, une caisse à eau parfaitement vide ; toute laviande sèche avait disparu.

Le docteur savait que, par la perte de l’hydrogène du premierballon, sa force ascensionnelle se trouvait réduite de neuf centslivres environ ; il dut donc se baser sur cette différencepour reconstituer son équilibre. Le nouveau Victoriacubait soixante-sept mille pieds et renfermait trente trois millequatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz ; l’appareil dedilatation paraissait être en bon état ; ni la pile ni leserpentin n’avaient été endommagés.

La force ascensionnelle du nouveau ballon était donc de troismille livres environ ; en réunissant les poids de l’appareil,des voyageurs, de la provision d’eau, de la nacelle et de sesaccessoires, en embarquant cinquante gallons d’eau et cent livresde viande fraîche, le docteur arrivait à un total de deux millehuit cent trente livres. Il pouvait donc emporter cent soixante-dixlivres de lest pour les cas imprévus, et l’aérostat se trouveraitalors équilibré avec l’air ambiant.

Ses dispositions furent prises en conséquence, et il remplaça lepoids de Joe par un supplément de lest. Il employa la journéeentière à ces divers préparatifs, et ceux-ci se terminaient auretour de Kennedy. Le chasseur avait fait bonne chasse ; ilapportait une véritable charge d’oies, de canards sauvages, debécassines, de sarcelles et de pluviers. Il s’occupa de préparer cegibier et de le fumer. Chaque pièce, embrochée par une mincebaguette, fut suspendue au-dessus d’un foyer de bois vert. Quand lapréparation parut convenable à Kennedy, qui s’y entendaitd’ailleurs, le tout fut emmagasiné dans la nacelle.

Le lendemain, le chasseur devait compléter sesapprovisionnements.

Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. Leursouper se composa de pemmican, de biscuits et de thé. La fatigueaprès leur avoir donné l’appétit, leur donna le sommeil. Chacunpendant son quart interrogea les ténèbres, croyant parfois saisirla voix de Joe ; mais, hélas, elle était bien loin, cette voixqu’ils eussent voulu entendre !

Aux premiers rayons du jour, le docteur réveilla Kennedy.

« J’ai longuement médité, lui dit-il, sur ce qu’il convient defaire pour retrouver notre compagnon.

– Quel que soit ton projet, Samuel, il me va ; parle.

– Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles.

– Sans doute ! Si ce digne garçon allait se figurer quenous l’abandonnons !

– Lui ! il nous connaît trop ! Jamais pareille idée nelui viendrait à l’esprit ; mais il faut qu’il apprenne où noussommes.

– Comment cela ?

– Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nousélever dans l’air.

– Mais si le vent nous entraîne ?

– Il n’en sera rien, heureusement. Vois, Dick ; la brisenous ramène sur le lac, et cette circonstance, qui eut été fâcheusehier, est propice aujourd’hui. Nos efforts se borneront donc à nousmaintenir sur cette vaste étendue d’eau pendant toute la journée.Joe ne pourra manquer de nous voir là où ses regards doivent sediriger sans cesse. Peut-être même parviendra-t-il à nous informerdu lieu de sa retraite.

– S’il est seul et libre, il le fera certainement.

– Et s’il est prisonnier, reprit le docteur, l’habitude desindigènes n’étant pas d’enfermer leurs captifs, il nous verra etcomprendra le but de nos recherches.

– Mais enfin, reprit Kennedy, – car il faut prévoir tous lescas, – si nous ne trouvons aucun indice, s’il n’a pas laissé unetrace de son passage, que ferons-nous ?

– Nous essayerons de regagner la partie septentrionale du lac,en nous maintenant le plus en vue possible ; là, nousattendrons, nous explorerons les rives, nous fouillerons ces bords,auxquels Joe tentera certainement de parvenir, et nous nequitterons pas la place sans avoir tout fait pour le retrouver.

– Partons donc », répondit le chasseur.

Le docteur prit le relèvement exact de ce morceau de terre fermequ’il allait quitter ; il estima, d’après sa carte et sonpoint, qu’il se trouvait au nord du Tchad, entre la ville de Lariet le village d’Ingemini, visités tous deux par le major Denham.Pendant ce temps, Kennedy compléta ses approvisionnements de viandefraîche. Bien que les marais environnants portaient des marques derhinocéros, de lamantins et d’hippopotames, il n’eut pas l’occasionde rencontrer un seul de ces énormes animaux.

À sept heures du matin, non sans de grandes difficultés dont lepauvre Joe savait se tirer à merveille, l’ancre fut détachée del’arbre. Le gaz se dilata et le nouveau Victoria parvint àdeux cents pieds dans l’air. Il hésita d’abord en tournant surlui-même ; mais enfin, pris dans un courant assez vif, ils’avança sur le lac et bientôt fut emporté avec une vitesse devingt milles à l’heure.

Le docteur se maintint constamment à une hauteur qui variaitentre deux cents et cinq cents pieds. Kennedy déchargeait souventsa carabine. Au-dessus des îles, les voyageurs se rapprochaientmême imprudemment, fouillant du regard les taillis, les buissons,les halliers, partout où quelque ombrage, quelque anfractuosité deroc eût pu donner asile à leur compagnon. Ils descendaient près deslongues pirogues qui sillonnaient le lac. Les pécheurs, à leur vue,se précipitaient à l’eau et regagnaient leur île avec lesdémonstrations de crainte les moins dissimulées.

« Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures derecherches.

– Attendons, Dick, et ne perdons pas courage ; nous nedevons pas être éloignés du lieu de l’accident. »

À onze heures, le Victoria s’était avancé dequatre-vingt-dix milles ; il rencontra alors un nouveaucourant qui, sous un angle presque droit, le poussa vers l’estpendant une soixantaine de milles. Il planait au-dessus d’une îletrès vaste et très peuplée que le docteur jugea devoir être Farram,où se trouve la capitale des Biddiomahs. Il s’attendait à voir Joesurgir de chaque buisson, s’échappant, l’appelant. Libre, on l’eutenlevé sans difficulté ; prisonnier, en renouvelant lamanœuvre employée pour le missionnaire, il aurait bientôt rejointses amis ; mais rien ne parut, rien ne bougea ! C’était àse désespérer.

Le Victoria arrivait à deux heures et demie en vue deTangalia, village situé sur la rive orientale du Tchad, et quimarqua le point extrême atteint par Denham à l’époque de sonexploration.

Le docteur devint inquiet de cette direction persistante duvent. Il se sentait rejeté vers l’est, repoussé dans le centre del’Afrique, vers d’interminables déserts.

« Il faut absolument nous arrêter, dit-il, et même prendreterre ; dans l’intérêt de Joe surtout, nous devons revenir surle lac ; mais, auparavant, tâchons de trouver un courantopposé. »

Pendant plus d’une heure, il chercha à différentes zones. LeVictoria dérivait toujours sur la terre ferme ; mais,heureusement, à mille pieds un souffle très violent le ramena dansle nord-ouest.

Il n’était pas possible que Joe fût retenu sur une des îles dulac ; il eût certainement trouvé moyen de manifester saprésence ; peut-être l’avait-on entraîné sur terre. Ce futainsi que raisonna le docteur, quand il revit la riveseptentrionale du Tchad.

Quant à penser que Joe se fût noyé, c’était inadmissible. Il yeut bien une idée horrible qui traversa l’esprit de Fergusson et deKennedy : les caïmans sont nombreux dans ces parages ! Mais nil’un ni l’autre n’eut le courage de formuler cette appréhension.Cependant elle vint si manifestement à leur pensée, que le docteurdit sans autre préambule :

« Les crocodiles ne se rencontrent que sur les rives des îles oudu lac ; Joe aura assez d’adresse pour les éviter ;d’ailleurs, ils sont peu dangereux, et les Africains se baignentimpunément sans craindre leurs attaques. »

Kennedy ne répondit pas ; il préférait se taire à discutercette terrible possibilité.

Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures dusoir. Les habitants travaillaient à la récolte du coton devant descabanes de roseaux tressés, au milieu d’enclos propres etsoigneusement entretenus. Cette réunion d’une cinquantaine de casesoccupait une légère dépression de terrain dans une vallée étendueentre de basses montagnes. La violence du vent portait plus avantqu’il ne convenait au docteur ; mais il changea une secondefois et le ramena précisément à son point de départ, dans cettesorte d’île ferme où il avait passé la nuit précédente. L’ancre, aulieu de rencontrer les branches de l’arbre, se prit dans despaquets de roseaux mêlés à la vase épaisse du marais et d’unerésistance considérable.

Le docteur eut beaucoup de peine à contenir l’aérostat ;mais enfin le vent tomba avec la nuit, et les deux amis veillèrentensemble, presque désespérés.

Chapitre 34

 

L’ouragan. – Départ forcé. – Perte d’une ancre. – Tristesréflexions. – Résolution prise. – La trombe. – La caravaneengloutie. – Vent contraire et favorable. – Retour au sud. –Kennedy à son poste.

 

À trois heures du matin, le vent faisait rage, et soufflait avecune violence telle que le Victoria ne pouvait demeurerprès de terre sans danger ; les roseaux froissaient sonenveloppe, qu’ils menaçaient de déchirer.

« Il faut partir, Dick, fit le docteur ; nous ne pouvonsrester dans cette situation.

– Mais Joe, Samuel ?

– Je ne l’abandonne pas ! non certes ! et dûtl’ouragan m’emporter à cent milles dans le nord, jereviendrai ! Mais ici nous compromettons la sûreté detous.

– Partir sans lui ! s’écria l’Écossais avec l’accent d’uneprofonde douleur.

– Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pascomme à toi ? Est-ce que je n’obéis pas à une impérieusenécessité ?

– Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. Partons. »

Mais le départ présentait de grandes difficultés. L’ancre,profondément engagée, résistait à tous les efforts, et le ballon,tirant en sens inverse, accroissait encore sa tenue. Kennedy ne putparvenir à l’arracher ; d’ailleurs, dans la position actuelle,sa manœuvre devenait fort périlleuse, car le Victoriarisquait de s’enlever avant qu’il ne l’eût rejoint.

Le docteur, ne voulant pas courir une pareille chance, fitrentrer l’Écossais dans la nacelle, et se résigna à couper la cordede l’ancre. Le Victoria fit un bond de trois cents piedsdans l’air, et prit directement la route du nord.

Fergusson ne pouvait qu’obéir à cette tourmente ; il secroisa les bras et s’absorba dans ses tristes réflexions.

Après quelques instants d’un profond silence, il se retournavers Kennedy non moins taciturne.

« Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. Il n’appartenait pasà des hommes d’entreprendre un pareil voyage ! »

Et un soupir de douleur s’échappa de sa poitrine.

« Il y a quelques jours à peine, répondit le chasseur, nous nousfélicitions d’avoir échappé à bien des dangers ! Nous nousserrions la main tous les trois !

– Pauvre Joe ! bonne et excellente nature ! cœur braveet franc ! Un moment ébloui par ses richesses, il faisaitvolontiers le sacrifice de ses trésors ! Le voilà maintenantloin de nous ! Et le vent nous emporte avec une irrésistiblevitesse !

– Voyons, Samuel, en admettant qu’il ait trouvé asile parmi lestribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ontvisitées avant nous, comme Denham, comme Barth ? Ceux-là ontrevu leur pays.

– Eh ! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de lalangue ! Il est seul et sans ressources ! Les voyageursdont tu parles ne s’avançaient qu’en envoyant aux chefs de nombreuxprésents, au milieu d’une escorte, armés et préparés pour cesexpéditions. Et encore, ils ne pouvaient éviter des souffrances etdes tribulations de la pire espèce ! Que veux-tu que deviennenotre infortuné compagnon ? C’est horrible à penser, et voilàl’un des plus grands chagrins qu’il m’ait été donné deressentir !

– Mais nous reviendrons, Samuel.

– Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner leVictoria, quand il nous faudrait regagner à pied le lacTchad, et nous mettre en communication avec le sultan duBornou ! Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvaissouvenir des premiers Européens.

– Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tupeux compter sur moi ! Nous renoncerons plutôt à terminer cevoyage ! Joe s’est dévoué pour nous, nous nous sacrifieronspour lui ! »

Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deuxhommes. Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit touten œuvre pour se jeter dans un courant contraire qui pût lerapprocher du Tchad ; mais c’était impossible alors, et ladescente même devenait impraticable sur un terrain dénudé et par unouragan de cette violence.

Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous ;il franchit le Belad el Djérid, désert épineux qui forme la lisièredu Soudan, et pénétra dans le désert de sable, sillonné par delongues traces de caravanes ; la dernière ligne de végétationse confondit bientôt avec le ciel à l’horizon méridional, non loinde la principale oasis de cette partie de l’Afrique, dont lescinquante puits sont ombragés par des arbres magnifiques ;mais il fut impossible de s’arrêter. Un campement arabe, des tentesd’étoffes rayées, quelques chameaux allongeant sur le sable leurtête de vipère, animaient cette solitude ; mais leVictoria passa comme une étoile filante, et parcourutainsi une distance de soixante milles en trois heures, sans queFergusson parvînt à maîtriser sa course.

« Nous ne pouvons faire halte ! dit-il, nous ne pouvonsdescendre ! pas un arbre ! pas une saillie deterrain ! allons-nous donc franchir le Sahara ?Décidément le ciel est contre nous ! »

Il parlait ainsi avec une rage de désespéré, quand il vit dansle nord les sables du désert se soulever au milieu d’une épaissepoussière, et tournoyer sous l’impulsion des courants opposés.

Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravaneentière disparaissait sous l’avalanche de sable ; les chameauxpêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables ;des cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant.Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vivesdans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scènede destruction.

Bientôt le sable s’accumula en masses compactes, et là oùnaguère s’étendait la plaine unie, s’élevait une colline encoreagitée, tombe immense d’une caravane engloutie.

Le docteur et Kennedy, pâles, assistaient à ce terriblespectacle ; ils ne pouvaient plus manœuvrer leur ballon, quitournoyait au milieu des courants contraires et n’obéissait plusaux différentes dilatations du gaz. Enlacé dans ces remous del’air, il tourbillonnait avec une rapidité vertigineuse ; lanacelle décrivait de larges oscillations ; les instrumentssuspendus sous la tente s’entrechoquaient à se briser, les tuyauxdu serpentin se courbaient à se rompre, les caisses à eau sedéplaçaient avec fracas ; à deux pieds l’un de l’autre, lesvoyageurs ne pouvaient s’entendre, et d’une main crispées’accrochant aux cordages ; ils essayaient de se maintenircontre la fureur de l’ouragan.

Kennedy, les cheveux épars, regardait sans parler ; ledocteur avait repris son audace au milieu du danger, et rien neparut sur ses traits de ses violentes émotions, pas même quand,après un dernier tournoiement, le Victoria se trouvasubitement arrêté dans un calme inattendu ; le vent du nordavait pris le dessus et le chassait en sens inverse sur la route dumatin avec une rapidité non moins égale.

« Où allons-nous ? s’écria Kennedy.

– Laissons faire la Providence, mon cher Dick ; j’ai eutort de douter d’elle ; ce qui convient, elle le sait mieuxque nous, et nous voici retournant vers les lieux que nousn’espérions plus revoir. »

Le sol si plat, si égal pendant l’aller, était alors bouleversécomme les flots après la tempête ; une suite de petitsmonticules à peine fixés jalonnaient le désert ; le ventsoufflait avec violence, et le Victoria volait dansl’espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de cellequ’ils avaient prise le matin ; aussi vers les neuf heures, aulieu de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le déserts’étendre devant eux.

Kennedy en fit l’observation.

« Peu importe, répondit le docteur ; l’important est derevenir au sud ; nous rencontrerons les villes de Bornou,Wouddie ou Kouka, et je n’hésiterai pas à m’y arrêter.

– Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur ;mais fasse le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser ledésert comme ces malheureux Arabes ! Ce que nous avons vu esthorrible.

– Et se reproduit fréquemment, Dick. Les traversées du désertsont autrement dangereuses que celles de l’Océan ; le désert atous les périls de la mer, même l’engloutissement, et de plus, desfatigues et des privations insoutenables.

– Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer ;la poussière des sables est moins compacte, leurs ondulationsdiminuent, l’horizon s’éclaircit.

– Tant mieux, il faut l’examiner attentivement avec la lunette,et que pas un point n’échappe à notre vue !

– Je m’en charge, Samuel, et le premier arbre n’apparaîtra passans que tu n’en sois prévenu. »

Et Kennedy, la lunette à la main, se plaça sur le devant de lanacelle.

Chapitre 35

 

L’histoire de Joe. – L’île des Biddiomahs. – L’adoration. –L’île engloutie. – Les rives du lac. – L’arbre aux serpents. –Voyage à pied. – Souffrances. – Moustiques et fourmis. – La faim. –Passage du « Victoria ». – Disparition du « Victoria ». –Désespoir. – Le marais. – Un dernier cri.

 

Qu’était devenu Joe pendant les vaines recherches de sonmaître ?

Lorsqu’il se fut précipité dans le lac, son premier mouvement àla surface fut de lever les yeux en l’air ; il vit leVictoria, déjà fort élevé au-dessus du lac, remonter avecrapidité, diminuer peu à peu, et, pris bientôt par un courantrapide, disparaître vers le nord. Son maître, ses amis étaientsauvés.

« Il est heureux, se dit-il, que j’aie eu cette pensée de mejeter dans le Tchad ; elle n’eût pas manqué de venir àl’esprit de M. Kennedy, et certes il n’aurait pas hésité à fairecomme moi, car il est bien naturel qu’un homme se sacrifie pour ensauver deux autres. C’est mathématique. »

Rassuré sur ce point, Joe se mit à songer à lui ; il étaitau milieu d’un lac immense, entouré de peuplades inconnues, etprobablement féroces. Raison de plus pour se tirer d’affaire en necomptant que sur lui ; il ne s’effraya donc pas autrement.

Avant l’attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s’étaientconduits comme de vrais gypaètes, il avait avisé une île àl’horizon ; il résolut donc de se diriger vers elle, et se mità déployer toutes ses connaissances dans l’art de la natation,après s’être débarrassé de la partie la plus gênante de sesvêtements ; il ne s’embarrassait guère d’une promenade de cinqou six milles ; aussi, tant qu’il fut en plein lac, il nesongea qu’à nager vigoureusement et directement.

Au bout d’une heure et demie, la distance qui le séparait del’île se trouvait fort diminuée.

Mais à mesure qu’il s’approchait de terre, une pensée d’abordfugitive, tenace alors, s’empara de son esprit. Il savait que lesrives du lac sont hantées par d’énormes alligators, et ilconnaissait la voracité de ces animaux.

Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce monde, ledigne garçon se sentait invinciblement ému ; il craignait quela chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodiles, etil ne s’avança donc qu’avec une extrême précaution, l’œil auxaguets. Il n’était plus qu’à une centaine de brasses d’un rivageombragé d’arbres verts, quand une bouffée d’air chargé de l’odeurpénétrante du musc arriva jusqu’à lui.

« Bon, se dit-il ! voilà ce que je craignais ! lecaïman n’est pas loin. »

Et il plongea rapidement, mais pas assez pour éviter le contactd’un corps énorme dont l’épiderme écailleux l’écorcha aupassage ; il se crut perdu, et se mit à nager avec une vitessedésespérée ; il revint à la surface de l’eau, respira etdisparut de nouveau. Il eut là un quart d’heure d’une indicibleangoisse que toute sa philosophie ne put surmonter, et croyaitentendre derrière lui le bruit de cette vaste mâchoire prête à lehapper. Il filait alors entre deux eaux, le plus doucementpossible, quand il se sentit saisir par un bras, puis par le milieudu corps.

Pauvre Joe ! il eut une dernière pensée pour son maître, etse prit à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers lefond du lac, ainsi que les crocodiles ont l’habitude de faire pourdévorer leur proie, mais à la surface même.

À peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu’il se vitentre deux Nègres d’un noir d’ébène ; ces Africains letenaient vigoureusement et poussaient des cris étranges.

« Tiens ! ne put s’empêcher de s’écrier Joe ! desNègres au lieu de caïmans ! Ma foi, j’aime encore mieuxcela ! Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dansces parages ! »

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoupde Noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d’alligators,sans se préoccuper de leur présence ; les amphibies de ce lacont particulièrement une réputation assez mérité de sauriensinoffensifs.

Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans unautre ? C’est ce qu’il donna aux événements à décider, etpuisqu’il ne pouvait faire autrement, il se laissa conduirejusqu’au rivage sans montrer aucune crainte.

« Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu leVictoria raser les eaux du lac comme un monstre desairs ; ils ont été les témoins éloignés de ma chute, et ils nepeuvent manquer d’avoir des égards pour un homme tombé duciel ! Laissons-les faire ! »

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieud’une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutescouleurs. Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’unnoir superbe. Il n’eut même pas à rougir de la légèreté de soncostume ; il se trouvait « déshabillé » à la dernière mode dupays.

Mais avant qu’il eut le temps de se rendre compte de sasituation, il ne put se méprendre aux adorations dont il devintl’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire deKazeh lui revînt à la mémoire.

« Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lunequelconque ! Eh bien, autant ce métier-là qu’un autre quand onn’a pas le choix. Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. Si leVictoria vient à repasser, je profiterai de ma nouvelleposition pour donner à mes adorateurs le spectacle d’une ascensionmiraculeuse. »

Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, la foule seresserrait autour de lui ; elle se prosternait, elle hurlait,elle le palpait, elle devenait familière ; mais, au moins,elle eut la pensée de lui offrir un festin magnifique, composé delait aigre avec du riz pilé dans du miel ; le digne garçon,prenant son parti de toutes choses, fit alors un des meilleursrepas de sa vie et donna à son peuple une haute idée de la façondont les dieux dévorent dans les grandes occasions.

Lorsque le soir fut arrivé, les sorciers de l’île le prirentrespectueusement par la main, et le conduisirent à une espèce decase entourée de talismans ; avant d’y pénétrer, Joe jeta unregard assez inquiet sur des monceaux d’ossements qui s’élevaientautour de ce sanctuaire ; il eut d’ailleurs tout le temps deréfléchir à sa position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuit, il entendit deschants de fête, les retentissements d’une espèce de tambour et unbruit de ferraille bien doux pour des oreilles africaines ;des chœurs hurlés accompagnèrent d’interminables danses quienlaçaient la cabane sacrée de leurs contorsions et de leursgrimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers lesmurailles de boue et de roseau de la case ; peut-être, entoute autre circonstance, eût-il pris un plaisir assez vif à cesétranges cérémonies ; mais son esprit fut bientôt tourmentéd’une idée fort déplaisante. Tout en prenant les choses de leur boncôté, il trouvait stupide et même triste d’être perdu dans cettecontrée sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageursavaient revu leur patrie, de ceux qui osèrent s’aventurer jusqu’àces contrées. D’ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont ilse voyait l’objet ! Il avait de bonnes raisons de croire à lavanité des grandeurs humaines ! Il se demanda si, dans cepays, l’adoration n’allait pas jusqu’à manger l’adoré !

Malgré cette fâcheuse perspective, après quelques heures deréflexion, la fatigue l’emporta sur les idées noires, et Joe tombadans un sommeil assez profond, qui se fût prolongé sans doutejusqu’au lever du jour, si une humidité inattendue n’eût réveilléle dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bienque Joe en eut jusqu’à mi-corps.

« Qu’est-ce là ? dit-il, une inondation ! unetrombe ! un nouveau supplice de ces Nègres ! Ma foi, jen’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou ! »

Et ce disant, il enfonça la muraille d’un coup d’épaule et setrouva où ? en plein lac ! D’île, il n’y en avaitplus ! Submergée pendant la nuit ! À sa place l’immensitédu Tchad !

« Triste pays pour les propriétaires ! » se dit Joe, et ilreprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avaitdélivré le brave garçon ; plus d’une île a disparu ainsi, quiparaissait avoir la solidité du roc, et souvent les populationsriveraines durent recueillir les malheureux échappés à cesterribles catastrophes.

Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas fauted’en profiter. Il avisa une barque errante et l’accosta rapidement.C’était une sorte de tronc d’arbre grossièrement creusé. Une pairede pagaies s’y trouvait heureusement, et Joe, profitant d’uncourant assez rapide, se laissa dériver.

« Orientons-nous, dit-il. L’étoile polaire, qui fait honnêtementson métier d’indiquer la route du nord à tout le monde, voudra bienme venir en aide. »

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers larive septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deuxheures du matin, il prenait pied sur un promontoire couvert deroseaux épineux qui parurent fort importuns, même à unphilosophe ; mais un arbre poussait là tout exprès pour luioffrir un lit dans ses branches. Joe y grimpa pour plus de sûreté,et attendit là, sans trop dormir, les premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régionséquatoriales, Joe jeta un coup d’œil sur l’arbre qui l’avait abritépendant la nuit ; un spectacle assez inattendu le terrifia.Les branches de cet arbre étaient littéralement couvertes deserpents et de caméléons ; le feuillage disparaissait sousleurs entrelacements ; on eût dit un arbre d’une nouvelleespèce qui produisait des reptiles ; sous les premiers rayonsdu soleil, tout cela rampait et se tordait. Joe éprouva un vifsentiment de terreur mêlé de dégoût, et s’élança à terre au milieudes sifflements de la bande.

« Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire », dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogelavaient fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où lesreptiles sont plus nombreux qu’en aucun pays du monde. Après cequ’il venait de voir, Joe résolut d’être plus circonspect àl’avenir, et, s’orientant sur le soleil, il se mit en marche en sedirigeant vers le nord-est. Il évitait avec le plus grand soincabanes, cases, huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servirde réceptacle à la race humaine.

Que de fois ses regards se portèrent en l’air ! Il espéraitapercevoir le Victoria, et bien qu’il l’eut vainementcherché pendant toute cette journée de marche, cela ne diminua passa confiance en son maître ; il lui fallait une grande énergiede caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. Lafaim se joignait à la fatigue, car à le nourrir de racines, demoelle d’arbustes, tels que le « mélé », ou des fruits du palmierdoum, on ne refait pas un homme ; et cependant, suivant sonestime, il s’avança d’une trentaine de milles vers l’ouest. Soncorps portait en vingt endroits les traces des milliers d’épinesdont les roseaux du lac, les acacias et les mimosas sont hérissés,et ses pieds ensanglantés rendaient sa marche extrêmementdouloureuse. Mais enfin il put réagir contre ses souffrances, et,le soir venu, il résolut de passer la nuit sur les rives duTchad.

Là, il eut à subir les atroces piqûres de myriades d’insectes :mouches, moustiques, fourmis longues d’un demi-pouce y couvrentlittéralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas àJoe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient ; lesinsectes avaient tout dévoré ! Ce fut une nuit terrible, quine donna pas une heure de sommeil au voyageur fatigué ;pendant ce temps, les sangliers, les buffles sauvages, l’ajoub,sorte de lamantin assez dangereux, faisaient rage dans les buissonset sous les eaux du lac ; le concert des bêtes férocesretentissait au milieu de la nuit. Joe n’osa remuer. Sa résignationet sa patience eurent de la peine à tenir contre une pareillesituation.

Enfin le jour revint ; Joe se releva précipitamment, et quel’on juge du dégoût qu’il ressentit en voyant quel animal immondeavait partagé sa couche : un crapaud ! mais un crapaud de cinqpouces de large, une bête monstrueuse, repoussante, qui leregardait avec des yeux ronds. Joe sentit son cœur se soulever, et,reprenant quelque force dans sa répugnance, il courut à grands passe plonger dans les eaux du lac. Ce bain calma un peu lesdémangeaisons qui le torturaient, et, après avoir mâché quelquesfeuilles, il reprit sa route avec une obstination, un entêtementdont il ne pouvait se rendre compte ; il n’avait plus lesentiment de ses actes, et néanmoins il sentait en lui unepuissance supérieure au désespoir.

Cependant une faim terrible le torturait ; son estomac,moins résigné que lui, se plaignait ; il fut obligé de serrerfortement une liane autour de son corps ; heureusement, sasoif pouvait s’étancher à chaque pas, et, en se rappelant lessouffrances du désert, il trouvait un bonheur relatif à ne passubir les tourments de cet impérieux besoin.

« Où peut être le Victoria ? se demandait-il… Levent souffle du nord ! Il devrait revenir sur le lac !Sans doute M. Samuel aura procédé à une nouvelle installation pourrétablir l’équilibre ; mais la journée d’hier a dû suffire àces travaux ; il ne serait donc pas impossible qu’aujourd’hui…Mais agissons comme si je ne devais jamais le revoir. Après tout,si je parvenais à gagner une des grandes villes du lac, je metrouverais dans la position des voyageurs dont mon maître nous aparlé. Pourquoi ne me tirerais-je pas d’affaire comme eux ? Ily en a qui en sont revenus, que diable !… Allons !courage ! »

Or, en parlant ainsi et en marchant toujours, l’intrépide Joetomba en pleine forêt au milieu d’un attroupement desauvages ; il s’arrêta à temps et ne fut pas vu. Les Nègress’occupaient à empoisonner leurs flèches avec le suc de l’euphorbe,grande occupation des peuplades de ces contrées, et qui se faitavec une sorte de cérémonie solennelle.

Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d’unfourré, lorsqu’en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage,il aperçut le Victoria, le Victoria lui-même, sedirigeant vers le lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui.Impossible de se faire entendre ! impossible de se fairevoir !

Une larme lui vint aux yeux, non de désespoir, mais dereconnaissance : son maître était à sa recherche ! son maîtrene l’abandonnait pas ! Il lui fallut attendre le départ desNoirs ; il put alors quitter sa retraite et courir vers lesbords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel.Joe résolut de l’attendre : il repasserait certainement ! Ilrepassa, en effet, mais plus à l’est. Joe courut, gesticula, cria…Ce fut en vain ! Un vent violent entraînait le ballon avec uneirrésistible vitesse !

Pour la première fois, l’énergie, l’espérance manquèrent au cœurde l’infortuné ; il se vit perdu ; il crut son maîtreparti sans retour ; il n’osait plus penser, il ne voulait plusréfléchir.

Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marchapendant toute cette journée et une partie de la nuit. Il setraînait, tantôt sur les genoux, tantôt sur les mains ; ilvoyait venir le moment où la force lui manquerait et où il faudraitmourir.

En avançant ainsi, il finit par se trouver en face d’un marais,ou plutôt de ce qu’il sut bientôt être un marais, car la nuit étaitvenue depuis quelques heures ; il tomba inopinément dans uneboue tenace ; malgré ses efforts, malgré sa résistancedésespérée, il se sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrainvaseux ; quelques minutes plus tard il en avait jusqu’àmi-corps.

« Voilà donc la mort ! se dit-il ; et quellemort !… »

Il se débattit avec rage ; mais ces efforts ne servaientqu’à l’ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux secreusait lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l’arrêter, pas unroseau pour le retenir !… Il comprit que c’en était fait delui !… Ses yeux se fermèrent.

« Mon maître ! mon maître ! à moi !… »s’écria-t-il.

Chapitre 36

 

Un rassemblement à l’horizon. – Une troupe d’Arabes. – Lapoursuite. – C’est lui ! – Chute de cheval. – L’Arabeétranglé. – Une balle de Kennedy. – Manœuvre. – Enlèvement au vol.– Joe sauvé.

 

Depuis que Kennedy avait repris son poste d’observation sur ledevant de la nacelle, il ne cessait d’observer l’horizon avec unegrande attention.

Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit:

« Si je ne me trompe, voici là-bas une troupe en mouvement,hommes ou animaux ; il est encore impossible de lesdistinguer. En tout cas, ils s’agitent violemment, car ilssoulèvent un nuage de poussière.

– Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, unetrombe qui viendrait nous repousser au nord ? »

Il se leva pour examiner l’horizon.

« Je ne crois pas, Samuel, répondit Kennedy ; c’est untroupeau de gazelles ou de bœufs sauvages.

– Peut-être, Dick ; mais ce rassemblement est au moins àneuf ou dix milles de nous, et pour mon compte, même avec lalunette, je n’y puis rien reconnaître.

– En tout cas, je ne le perdrai pas de vue ; il y a làquelque chose d’extraordinaire qui m’intrigue ; on diraitparfois comme une manœuvre de cavalerie. Eh ! je ne me trompepas ! ce sont bien des cavaliers ! regarde ! »

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

« Je crois que tu as raison, dit-il, c’est un détachementd’Arabes ou de Tibbous ; ils s’enfuient dans la même directionque nous ; mais nous avons plus de vitesse et nous les gagnonsfacilement. Dans une demi-heure, nous serons à portée de voir et dejuger ce qu’il faudra faire. »

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. Lamasse des cavaliers se faisait plus visible ; quelques-unsd’entre eux s’isolaient.

« C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou unechasse.

– On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Jevoudrais bien savoir ce qui en est.

– Patience, Dick. Dans peu de temps nous les rattraperons etnous les dépasserons même, s’ils continuent de suivre cetteroute ; nous marchons avec une rapidité de vingt milles àl’heure, et il n’y a pas de chevaux qui puissent soutenir un pareiltrain. »

Kennedy reprit son observation, et, quelques minutes après, ildit :

« Ce sont des Arabes lancés à toute vitesse. Je les distingueparfaitement. Ils sont une cinquantaine. Je vois leurs burnous quise gonflent contre le vent. C’est un exercice de cavalerie ;leur chef les précède à cent pas, et ils se précipitent sur sestraces.

– Quels qu’ils soient, Dick, ils ne sont pas à redouter, et, sicela est nécessaire, je m’élèverai.

– Attends ! attends encore, Samuel !

« C’est singulier, ajouta Dick après un nouvel examen, il y aquelque chose dont je ne me rends pas compte ; à leurs effortset à l’irrégularité de leur ligne, ces Arabes ont plutôt l’air depoursuivre que de suivre.

– En es-tu certain, Dick ?

– Évidemment. Je ne me trompe pas ! C’est une chasse, maisune chasse à l’homme ! Ce n’est point un chef qui les précède,mais un fugitif.

– Un fugitif ! dit Samuel avec émotion.

– Oui !

– Ne le perdons pas de vue et attendons. »

Trois ou quatre milles furent promptement gagnés sur cescavaliers qui filaient cependant avec une prodigieuse vélocité.

« Samuel ! Samuel ! s’écria Kennedy d’une voixtremblante.

– Qu’as-tu, Dick ?

– Est-ce une hallucination ? est-ce possible ?

– Que veux-tu dire ?

– Attends. »

Et le chasseur essuya rapidement les verres de la lunette et seprit à regarder.

« Eh bien ? fit le docteur.

– C’est lui, Samuel !

– Lui ! » s’écria ce dernier.

« Lui » disait tout ! Il n’y avait pas besoin de lenommer !

« C’est lui à cheval ! à cent pas à peine de sesennemis ! Il fuit !

– C’est bien Joe ! dit le docteur en pâlissant.

– Il ne peut nous voir dans sa fuite !

– Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme deson chalumeau.

– Mais comment ?

– Dans cinq minutes nous serons à cinquante pieds du sol ;dans quinze, nous serons au-dessus de lui.

– Il faut le prévenir par un coup de fusil !

– Non ! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé.

– Que faire alors ?

– Attendre.

– Attendre ! Et ces Arabes ?

– Nous les atteindrons ! Nous les dépasserons ! Nousne sommes pas éloignés de deux milles, et pourvu que le cheval deJoe tienne encore.

– Grand Dieu ! fit Kennedy.

– Qu’y a-t-il ? »

Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipitéà terre. Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait des’abattre.

« Il nous a vus, s’écria le docteur ; en se relevant ilnous a fait signe !

– Mais les Arabes vont l’atteindre ! qu’attend-il !Ah ! le courageux garçon ! Hourra ! » fit lechasseur qui ne se contenait plus.

Joe, immédiatement relevé après sa chute, à l’instant où l’undes plus rapides cavaliers se précipitait sur lui, bondissait commeune panthère, l’évitait par un écart, se jetait en croupe,saisissait l’Arabe à la gorge, de ses mains nerveuses, de sesdoigts de fer, il l’étranglait, le renversait sur le sable, etcontinuait sa course effrayante.

Un immense cri des Arabes s’éleva dans l’air ; mais, toutentiers à leur poursuite, ils n’avaient pas vu le Victoriaà cinq cents pas derrière eux, et à trente pieds du sol àpeine ; eux-mêmes, ils n’étaient pas à vingt longueurs decheval du fugitif.

L’un d’eux se rapprocha sensiblement de Joe, et il allait lepercer de sa lance, quand Kennedy, l’œil fixe, la main ferme,l’arrêta net d’une balle et le précipita à terre.

Joe ne se retourna pas même au bruit. Une partie de la troupesuspendit sa course, et tomba la face dans la poussière à la vue duVictoria ; l’autre continua sa poursuite.

« Mais que fait Joe ? s’écria Kennedy, il ne s’arrêtepas !

– Il fait mieux que cela, Dick ; je l’ai compris ! ilse maintient dans la direction de l’aérostat. Il compte sur notreintelligence ! Ah ! le brave garçon ! Nousl’enlèverons à la barbe de ces Arabes ! Nous ne sommes plusqu’à deux cents pas.

– Que faut-il faire ? demanda Kennedy.

– Laisse ton fusil de côté.

– Voilà, fit le chasseur en déposant son arme.

– Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres delest ?

– Plus encore.

– Non, cela suffira. »

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre lesbras de Kennedy.

« Tiens-toi à l’arrière de la nacelle, et sois prêt à jeter celest d’un seul coup. Mais, sur ta vie ! ne le fais pas avantmon ordre !

– Sois tranquille !

– Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu !

– Compte sur moi ! »

Le Victoria dominait presque alors la troupe descavaliers qui s’élançaient bride abattue sur les pas de Joe. Ledocteur, à l’avant de la nacelle, tenait l’échelle déployée, prêt àla lancer au moment voulu. Joe avait maintenu sa distance entre sespoursuivants et lui, cinquante pieds environ. Le Victoriales dépassa.

« Attention ! dit Samuel à Kennedy.

– Je suis prêt.

– Joe ! garde à toi ! » cria le docteur de sa voixretentissante en jetant l’échelle, dont les premiers échelonssoulevèrent la poussière du sol.

À l’appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s’étaitretourné ; l’échelle arriva près de lui, et au moment où ils’y accrochait :

« Jette, cria le docteur à Kennedy.

– C’est fait »

Et le Victoria, délesté d’un poids supérieur à celui deJoe, s’éleva à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l’échelle pendant les vastesoscillations qu’elle eut à décrire ; puis faisant un gesteindescriptible aux Arabes, et grimpant avec l’agilité d’un clown,il arriva jusqu’à ses compagnons qui le reçurent dans leursbras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitifvenait de leur être enlevé au vol, et le Victorias’éloignait rapidement.

« Mon maître ! monsieur Dick ! » avait dit Joe.

Et succombant à l’émotion, à la fatigue, il s’était évanoui,pendant que Kennedy, presque en délire, s’écriait :

« Sauvé ! sauvé !

– Parbleu ! » fit le docteur, qui avait repris satranquille impassibilité.

Joe était presque nu ; ses bras ensanglantés, son corpscouvert de meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Ledocteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verred’eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joen’étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu,il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt àraconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retombadans un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique versl’ouest. Sous les efforts d’un vent excessif, il revit la lisièredu désert épineux, au-dessus des palmiers courbés ou arrachés parla tempête ; et, après avoir fourni une marche de près de deuxcents milles depuis l’enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir ledixième degré de longitude.

Chapitre 37

 

La route de l’ouest. – Le réveil de Joe. – Son entêtement. –Fin de l’histoire de Joe. – Tagelel. – Inquiétudes de Kennedy. –Route au Nord. – Une nuit près d’Aghadès.

 

Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, etle Victoria demeura paisiblement au sommet d’un grandsycomore ; le docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôle, etJoe en profita pour dormir vigoureusement et tout d’un sommependant vingt-quatre heures.

« Voilà le remède qu’il lui faut, dit Fergusson ; la naturese chargera de sa guérison. »

Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux ; il sejetait brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, leVictoria fut entraîné vers l’ouest.

Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume duDamerghou, terrain onduleux d’une grande fertilité, avec les huttesde ses villages faites de longs roseaux entremêlés des branchagesde l’asclepias ; les meules de grains s’élevaient, dans leschamps cultivés, sur de petits échafaudages destinés à lespréserver de l’invasion des souris et des termites.

Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à savaste place des exécutions ; au centre se dresse l’arbre demort ; le bourreau veille au pied, et quiconque passe sous sonombre est immédiatement pendu !

En consultant la boussole, Kennedy ne put s’empêcher de dire:

« Voilà que nous reprenons encore la route du nord !

– Qu’importe ? Si elle nous mène à Tembouctou, nous ne nousen plaindrons pas ! Jamais plus beau voyage n’aura étéaccompli en de meilleures circonstances !…

– Ni en meilleure santé, riposta Joe, qui passait sa bonnefigure toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

– Voilà notre brave ami ! s’écria le chasseur, notresauveur ! Comment cela va-t-il ?

– Mais très naturellement, monsieur Kennedy, trèsnaturellement ! Jamais je ne me suis si bien porté ! Rienqui vous rapproprie un homme comme un petit voyage d’agrémentprécédé d’un bain dans le Tchad ! n’est-ce pas, monmaître ?

– Digne cœur ! répondit Fergusson en lui serrant la main.Que d’angoisses et d’inquiétudes tu nous a causées !

– Eh bien, et vous donc ! Croyez-vous que j’étaistranquille sur votre sort ? Vous pouvez vous vanter de m’avoirfait une fière peur !

– Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les chosesde cette façon.

– Je vois que sa chute ne l’a pas changé, ajouta Kennedy.

– Ton dévouement a été sublime, mon garçon, et il nous asauvés ; car le Victoria tombait dans le lac, et unefois là, personne n’eût pu l’en tirer.

– Mais si mon dévouement, comme il vous plaît d’appeler maculbute, vous a sauvés, est-ce qu’il ne m’a pas sauvé aussi,puisque nous voilà tous les trois en bonne santé ? Parconséquent, dans tout cela, nous n’avons rien à nous reprocher.

– On ne s’entendra jamais avec ce garçon-là, dit lechasseur.

– Le meilleur moyen de s’entendre, répliqua Joe, c’est de neplus parler de cela. Ce qui est fait est fait ! Bon oumauvais, il n’y a pas à y revenir.

– Entêté ! fit le docteur en riant. Au moins tu voudrasbien nous raconter ton histoire ?

– Si vous y tenez beaucoup ! Mais, auparavant, je vaismettre cette oie grasse en état de parfaite cuisson, car je voisque Dick n’a pas perdu son temps.

– Comme tu dis, Joe.

– Eh bien ! nous allons voir comment ce gibier d’Afrique secomporte dans un estomac européen. »

L’oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peuaprès, dévorée. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n’apas mangé depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogs, il mitses compagnons au courant de ses aventures ; il parla avec unecertaine émotion, tout en envisageant les événements avec saphilosophie habituelle. Le docteur ne put s’empêcher de lui presserplusieurs fois la main, quand il vit ce digne serviteur pluspréoccupé du salut de son maître que du sien ; à propos de lasubmersion de l’île des Biddiomahs, il lui expliqua la fréquence dece phénomène sur le lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongédans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.

« Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes penséess’adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment ? je nevous le dirai pas ; j’étais bien décidé à ne pas me laisserengloutir sans discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue,quoi ? un bout de corde fraîchement coupée ; je mepermets de faire un dernier effort, et, tant bien que mal, j’arriveau câble ; je tire ; cela résiste ; je me hale, etfinalement me voilà en terre ferme ! Au bout de la corde jetrouve une ancre !… Ah ! mon maître ! j’ai bien ledroit de l’appeler l’ancre du salut, si toutefois vous n’y voyezpas d’inconvénient. Je la reconnais ! une ancre duVictoria ! vous aviez pris terre en cetendroit ! Je suis la direction de la corde qui me donne votredirection, et, après de nouveaux efforts, je me tire de lafondrière. J’avais repris mes forces avec mon courage, et jemarchai pendant une partie de la nuit, en m’éloignant du lac.J’arrivai enfin à la lisière d’une immense forêt. Là, dans unenclos, des chevaux paissaient sans songer à mal. Il y a desmoments dans l’existence où tout le monde sait monter à cheval,n’est-il pas vrai ? Je ne perds pas une minute à réfléchir, jesaute sur le dos de l’un de ces quadrupèdes, et nous voilà filantvers le nord à toute vitesse. Je ne vous parlerai point des villesque je n’ai pas vues, ni des villages que j’ai évités. Non. Jetraverse les champs ensemencés, je franchis les halliers,j’escalade les palissades, je pousse ma bête, je l’excite, jel’enlève ! J’arrive à la limite des terres cultivées.Bon ! le désert ! cela me va ; je verrai mieuxdevant moi, et de plus loin. J’espérais toujours apercevoir leVictoria m’attendant en courant des bordées. Mais rien. Aubout de trois heures, je tombai comme un sot dans un campementd’Arabes ! Ah ! quelle chasse !… Voyez-vous,monsieur Kennedy, un chasseur ne sait pas ce qu’est une chasse,s’il n’a été chassé lui-même ! Et cependant, s’il le peut, jelui donne le conseil de ne pas en essayer ! Mon cheval tombaitde lassitude ; on me serre de près ; je m’abats ; jesaute en croupe d’un Arabe ! Je ne lui en voulais pas, etj’espère bien qu’il ne me garde pas rancune de l’avoirétranglé ! Mais je vous avais vus !… et vous savez lereste. Le Victoria court sur mes traces, et vous meramassez au vol, comme un cavalier fait d’une bague. N’avais-je pasraison de compter sur vous ? Eh bien ! monsieur Samuel,vous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel aumonde ! Je suis prêt à recommencer, si cela peut vous rendreservice encore ! et, d’ailleurs, comme je vous le disais, monmaître, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

– Mon brave Joe ! répondit le docteur avec émotion. Nousn’avions donc pas tort de nous fier à ton intelligence et à tonadresse !

– Bah ! monsieur, il n’y a qu’à suivre les événements, eton se tire d’affaire ! Le plus sûr, voyez-vous, c’est encored’accepter les choses comme elles se présentent. »

Pendant cette histoire de Joe, le ballon avait rapidementfranchi une longue étendue de pays. Kennedy fit bientôt remarquer àl’horizon un amas de cases qui se présentait avec l’apparence d’uneville. Le docteur consulta sa carte, et reconnut la bourgade deTagelel dans le Damerghou.

« Nous retrouvons ici, dit-il, la route de Barth. C’est là qu’ilse sépara de ses deux compagnons Richardson et Overweg. Le premierdevait suivre la route de Zinder, le second celle de Maradi, etvous vous rappelez que, de ces trois voyageurs, Barth est le seulqui revit l’Europe.

– Ainsi, dit le chasseur, en suivant sur la carte la directiondu Victoria, nous remontons directement vers lenord ?

– Directement, mon cher Dick.

– Et cela ne t’inquiète pas un peu ?

– Pourquoi ?

– C’est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus dugrand désert.

– Oh ! nous n’irons pas si loin, mon ami ; du moins,je l’espère.

– Mais où prétends-tu t’arrêter ?

– Voyons, Dick, ne serais-tu pas curieux de visiterTembouctou.

– Tembouctou ?

– Sans doute, reprit Joe. On ne peut pas se permettre de faireun voyage en Afrique sans visiter Tembouctou !

– Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cetteville mystérieuse !

– Va pour Tembouctou !

– Alors laisse-nous arriver entre le dix-septième et ledix-huitième degré de latitude, et là nous chercherons un ventfavorable qui puisse nous chasser vers l’ouest.

– Bien, répondit le chasseur, mais avons-nous encore une longueroute à parcourir dans le nord ?

– Cent cinquante milles au moins.

– Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu.

– Dormez, monsieur, répondit Joe ; vous-même, mon maître,imitez M. Kennedy ; vous devez avoir besoin de repos, car jevous ai fait veiller d’une façon indiscrète. »

Le chasseur s’étendit sous la tente ; mais Fergusson, surqui la fatigue avait peu de prise, demeura à son posted’observation.

Au bout de trois heures, le Victoria franchissait avecune extrême rapidité un terrain caillouteux, avec des rangées dehautes montagnes nues à base granitique ; certains pics isolésatteignaient même quatre mille pieds de hauteur ; les girafes,les antilopes, les autruches bondissaient avec une merveilleuseagilité au milieu des forêts d’acacias, de mimosas, de souahs et dedattiers ; après l’aridité du désert, la végétation reprenaitson empire. C’était le pays des Kailouas qui se voilent le visageau moyen d’une bande de coton, ainsi que leurs dangereux voisinsles Touareg.

À dix heures du soir, après une superbe traversée de deux centcinquante milles, le Victoria s’arrêta au-dessus d’uneville importante ; la lune en laissait entrevoir une partie àdemi ruinée ; quelques pointes de mosquées s’élançaient çà etlà frappées d’un blanc rayon de lumière ; le docteur prit lahauteur des étoiles, et reconnut qu’il se trouvait sous la latituded’Aghadès.

Cette ville, autrefois le centre d’un immense commerce, tombaitdéjà en ruines à l’époque où la visita le docteur Barth.

Le Victoria, n’étant pas aperçu dans l’ombre, pritterre à deux milles au-dessus d’Aghadès, dans un vaste champ demillet. La nuit fut assez tranquille et disparut vers les cinqheures du matin, pendant qu’un vent léger sollicitait le ballonvers l’ouest, et même un peu au sud.

Fergusson s’empressa de saisir cette bonne fortune. Il s’enlevarapidement et s’enfuit dans une longue traînée des rayons dusoleil.

Chapitre 38

 

Traversée rapide. – Résolutions prudentes. – Caravanes. –Averses continuelles. – Gao. – Le Niger. – Golberry, Geoffroy,Gray. – Mungo-Park. – Laing. – René Caillié. – Clapperton. – Johnet Richard Lander.

 

La journée du 17 mai fut tranquille et exempte de toutincident ; le désert recommençait ; un vent moyenramenait le Victoria dans le sud-ouest ; il nedéviait ni à droite ni à gauche ; son ombre traçait sur lesable une ligne rigoureusement droite.

Avant son départ, le docteur avait renouvelé prudemment saprovision d’eau ; il craignait de ne pouvoir prendre terre surces contrées infestées par les Touareg Aouelimminien. Le plateau,élevé de dix-huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer, sedéprimait vers le sud. Les voyageurs, ayant coupé la routed’Aghadès à Mourzouk, souvent battue par le pied des chameaux,arrivèrent au soir par 16° de latitude et 4° 55’ de longitude,après avoir franchi cent quatre-vingts milles d’une longuemonotonie.

Pendant cette journée, Joe apprêta les dernières pièces degibier, qui n’avaient reçu qu’une préparation sommaire ; ilservit au souper des brochettes de bécassines fort appétissantes.Le vent étant bon, le docteur résolut de continuer sa route pendantune nuit que la lune, presque pleine encore, faisaitresplendissante. Le Victoria s’éleva à une hauteur de cinqcents pieds, et, pendant cette traversée nocturne de soixantemilles environ, le léger sommeil d’un enfant n’eût même pas ététroublé.

Le dimanche matin, nouveau changement dans la direction duvent ; il porta vers le nord-ouest ; quelques corbeauxvolaient dans les airs, et, vers l’horizon, une troupe de vautours,qui se tint fort heureusement éloignée.

La vue de ces oiseaux amena Joe à complimenter son maître surson idée des deux ballons.

« Où en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe ? Cesecond ballon, c’est comme la chaloupe d’un navire ; en cas denaufrage, on peut toujours la prendre pour se sauver.

– Tu as raison, mon ami ; seulement ma chaloupe m’inquièteun peu ; elle ne vaut pas le bâtiment.

– Que veux-tu dire ? demanda Kennedy.

– Je veux dire que le nouveau Victoria ne vaut pasl’ancien ; soit que le tissu en ait été trop éprouvé, soit quela gutta-percha se soit fondue à la chaleur du serpentin, jeconstate une certaine déperdition de gaz ; ce n’est pas grandchose jusqu’ici, mais enfin c’est appréciable ; nous avons unetendance à baisser, et, pour me maintenir, je suis forcé de donnerplus de dilatation à l’hydrogène.

– Diable ! fit Kennedy, je ne vois guère de remède àcela.

– Il n’y en a pas, mon cher Dick ; c’est pourquoi nousferions bien de nous presser, en évitant même les haltes denuit.

– Sommes-nous encore loin de la côte ? demanda Joe.

– Quelle côte, mon garçon ? Savons-nous donc où le hasardnous conduira ; tout ce que je puis te dire, c’est queTembouctou se trouve encore à quatre cents milles dans l’ouest.

– Et quel temps mettrons-nous à y parvenir ?

– Si le vent ne nous écarte pas trop, je compte rencontrer cetteville mardi vers le soir.

– Alors, fit Joe en indiquant une longue file de bêtes etd’hommes qui serpentait en plein désert, nous arriverons plus viteque cette caravane. »

Fergusson et Kennedy se penchèrent et aperçurent une vasteagglomération d’êtres de toute espèce ; il y avait là plus decent cinquante chameaux, de ceux qui pour douze mutkalsd’or[55] vont de Tembouctou à Tafilet avec unecharge de cinq cents livres sur le dos ; tous portaient sousla queue un petit sac destiné à recevoir leurs excréments, seulcombustible sur lequel on puisse compter dans le désert.

Ces chameaux des Touareg sont de la meilleure espèce ; ilspeuvent rester de trois à sept jours sans boire, et deux jours sansmanger ; leur vitesse est supérieure à celle des chevaux, etils obéissent avec intelligence à la voix du khabir, le guide de lacaravane. On les connaît dans le pays sous le nom de « mehari.»

Tels furent les détails donnés par le docteur, pendant que sescompagnons considéraient cette multitude d’hommes, de femmes,d’enfants, marchant avec peine sur un sable à demi mouvant, à peinecontenu par quelques chardons, des herbes flétries et des buissonschétifs. Le vent effaçait la trace de leurs pas presqueinstantanément.

Joe demanda comment les Arabes parvenaient à se diriger dans ledésert, et à gagner les puits épars dans cette immensesolitude.

« Les Arabes, répondit Fergusson, ont reçu de la nature unmerveilleux instinct pour reconnaître leur route ; là où unEuropéen serait désorienté, ils n’hésitent jamais ; une pierreinsignifiante, un caillou, une touffe d’herbe, la nuance différentedes sables, leur suffit pour marcher sûrement ; pendant lanuit, ils se guident sur l’étoile polaire ; ils ne font pasplus de deux milles à l’heure, et se reposent pendant les grandeschaleurs de midi ; ainsi jugez du temps qu’ils mettent àtraverser le Sahara, un désert de plus de neuf cents milles. »

Mais le Victoria avait déjà disparu aux yeux étonnésdes Arabes, qui devaient envier sa rapidité. Au soir, il passaitpar 2° 20’ de longitude[56] , et,pendant la nuit, il franchissait encore plus d’un degré.

Le lundi, le temps changea complètement ; la pluie se mit àtomber avec une grande violence ; il fallut résister à cedéluge et à l’accroissement de poids dont il chargeait le ballon etla nacelle ; cette perpétuelle averse expliquait les marais etles marécages qui composaient uniquement la surface du pays ;la végétation y reparaissait avec les mimosas, les baobabs et lestamarins.

Tel était le Sonray avec ses villages coiffés de toits renverséscomme des bonnets arméniens ; il y avait peu de montagnes,mais seulement ce qu’il fallait de collines pour faire des ravinset des réservoirs, que les pintades et les bécassines sillonnaientde leur vol ; çà et là un torrent impétueux coupait lesroutes ; les indigènes le traversaient en se cramponnant à uneliane tendue d’un arbre à un autre ; les forêts faisaientplace aux jungles dans lesquels remuaient alligators, hippopotameset rhinocéros.

« Nous ne tarderons pas à voir le Niger, dit le docteur ;la contrée se métamorphose aux approches des grands fleuves. Ceschemins qui marchent, suivant une juste expression, ont d’abordapporté la végétation avec eux, comme ils apporteront lacivilisation plus tard. Ainsi, dans son parcours de deux mille cinqcents milles, le Niger a semé sur ses bords les plus importantescités de l’Afrique.

– Tiens, dit Joe, cela me rappelle l’histoire de ce grandadmirateur de la Providence ; qui la louait du soin qu’elleavait eu de faire passer les fleuves au milieu des grandesvilles ! »

À midi, le Victoria passa au-dessus d’une bourgade,d’une réunion de huttes assez misérables, qui fut autrefois unegrande capitale.

« C’est là, dit le docteur, que Barth traversa le Niger à sonretour de Tembouctou ; voici ce fleuve fameux dansl’Antiquité, le rival du Nil, auquel la superstition païenne donnaune origine céleste ; comme lui, il préoccupa l’attention desgéographes de tous les temps ; comme celle du Nil, et plusencore, son exploration a coûté de nombreuses victimes. »

Le Niger coulait entre deux rives largement séparées ; seseaux roulaient vers le sud avec une certaine violence ; maisles voyageurs entraînés purent à peine en saisir les curieuxcontours.

« Je veux vous parler de ce fleuve, dit Fergusson, et il estdéjà loin de nous ! Sous les noms de Dhiouleba, de Mayo,d’Egghirreou, de Quorra, et autres encore, il parcourt une étendueimmense de pays, et lutterait presque de longueur avec le Nil. Cesnoms signifient tout simplement « le fleuve », suivant les contréesqu’il traverse.

– Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route ? demandaKennedy.

– Non, Dick ; en quittant le lac Tchad, il traversa lesvilles principales du Bornou et vint couper le Niger à Say, quatredegrés au-dessous de Gao ; puis il pénétra au sein de cescontrées inexplorées que le Niger renferme dans son coude, et,après huit mois de nouvelles fatigues, il parvint àTembouctou ; ce que nous ferons en trois jours à peine, avecun vent aussi rapide.

– Est-ce qu’on a découvert les sources du Niger ? demandaJoe.

– Il y a longtemps, répondit le docteur. La reconnaissance duNiger et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et jepuis vous indiquer les principales. De 1749 à 1758, Adamsonreconnaît le fleuve et visite Gorée ; de 1785 à 1788, Golberryet Geoffroy parcourent les déserts de la Sénégambie et remontentjusqu’au pays des Maures, qui assassinèrent Saugnier, Brisson,Adam, Riley, Cochelet, et tant d’autres infortunés. Vient alorsl’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter Scott, Écossais comme lui.Envoyé en 1795 par la Société africaine de Londres, il atteintBambarra, voit le Niger, fait cinq cents milles avec un marchandd’esclaves, reconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterreen 1797, il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson,Scott le dessinateur et une troupe d’ouvriers ; il arrive àGorée, s’adjoint un détachement de trente-cinq soldats, revoit leNiger le 19 août ; mais alors, par suite des fatigues, desprivations, des mauvais traitements, des inclémences du ciel, del’insalubrité du pays, il ne reste plus que onze vivants dequarante Européens : le 16 novembre, les dernières lettres deMungo-Park parvenaient à sa femme, et, un an plus tard, onapprenait par un trafiquant du pays qu’arrivé à Boussa, sur leNiger, le 23 décembre, l’infortuné voyageur vit sa barque renverséepar les cataractes du fleuve, et que lui-même fut massacré par lesindigènes.

– Et cette fin terrible n’arrêta pas les explorateurs ?

– Au contraire, Dick ; car alors on avait non seulement àreconnaître le fleuve, mais à retrouver les papiers du voyageur.Dès 1816, une expédition s’organise à Londres, à laquelle prendpart le major Gray ; elle arrive au Sénégal, pénètre dans leFouta-Djallon, visite les populations foullahs et mandingues, etrevient en Angleterre sans autre résultat. En 1822, le major Laingexplore toute la partie de l’Afrique occidentale voisine despossessions anglaises, et ce fut lui qui arriva le premier auxsources du Niger ; d’après ses documents, la source de cefleuve immense n’aurait pas deux pieds de largeur.

– Facile à sauter, dit Joe.

– Eh ! eh ! facile ! répliqua le docteur. Si l’ons’en rapporte à la tradition, quiconque essaie de franchir cettesource en la sautant est immédiatement englouti ; qui veut ypuiser de l’eau se sent repoussé par une main invisible.

– Et il est permis de ne pas en croire un mot ? demandaJoe.

– Cela est permis. Cinq ans plus tard, le major Laing devaits’élancer au travers du Sahara, pénétrer jusqu’à Tembouctou, etmourir étranglé à quelques milles au-dessus par les Oulad-Shiman,qui voulaient l’obliger à se faire musulman.

– Encore une victime ! dit le chasseur.

– C’est alors qu’un courageux jeune homme entreprit avec sesfaibles ressources et accomplit le plus étonnant des voyagesmodernes ; je veux parler du Français René Caillié. Aprèsdiverses tentatives en 1819 et en 1824, il partit à nouveau, le 19avril 1827, du Rio-Nunez ; le 3 août, il arriva tellementépuisé et malade à Timé, qu’il ne put reprendre son voyage qu’enjanvier 1828, six mois après ; il se joignit alors à unecaravane, protégé par son vêtement oriental, atteignit le Niger le10 mars, pénétra dans la ville de Jenné, s’embarqua sur le fleuveet le descendit jusqu’à Tembouctou, où il arriva le 30 avril. Unautre Français, Imbert, en 1670, un Anglais, Robert Adams, en 1810,avaient peut-être vu cette ville curieuse ; mais René Cailliédevait être le premier Européen qui en ait rapporté des donnéesexactes ; le 4 mai, il quitta cette reine du désert ; le9, il reconnut l’endroit même où fut assassiné le majorLaing ; le 19, il arriva à El-Araouan et quitta cette villecommerçante pour franchir, à travers mille dangers, les vastessolitudes comprises entre le Soudan et les régions septentrionalesde l’Afrique ; enfin il entra à Tanger, et, le 28 septembre,il s’embarqua pour Toulon ; en dix-neuf mois, malgré centquatre-vingts jours de maladie, il avait traversé l’Afrique del’ouest au nord. Ah ! si Caillié fût né en Angleterre, onl’eut honoré comme le plus intrépide voyageur des temps modernes, àl’égal de Mungo-Park. Mais, en France, il n’est pas apprécié à savaleur[57] .

– C’était un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu’est-ildevenu ?

– Il est mort à trente-neuf ans, des suites de sesfatigues ; on crut avoir assez fait en lui décernant le prixde la Société de géographie en 1828 ; les plus grands honneurslui eussent été rendus en Angleterre ! Au reste, tandis qu’ilaccomplissait ce merveilleux voyage, un Anglais concevait la mêmeentreprise et la tentait avec autant de courage, sinon autant debonheur. C’est le capitaine Clapperton, le compagnon de Denham. En1829, il rentra en Afrique par la côte ouest dans le golfe deBénin ; il reprit les traces de Mungo-Park et de Laing,retrouva dans Boussa les documents relatifs à la mort du premier,arriva le 20 août à Sakcatou où, retenu prisonnier, il rendit ledernier soupir entre les mains de son fidèle domestique RichardLander.

– Et que devint ce Lander ? demanda Joe fort intéressé.

– Il parvint à regagner la côte et revint à Londres, rapportantles papiers du capitaine et une relation exacte de son proprevoyage ; il offrit alors ses services au gouvernement pourcompléter la reconnaissance du Niger ; il s’adjoignit sonfrère John, second enfant de pauvres gens des Cornouailles, et tousles deux, de 1829 à 1831, ils redescendirent le fleuve depuisBoussa jusqu’à son embouchure, le décrivant village par village,mille par mille.

– Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun ?demanda Kennedy.

– Oui, pendant cette exploration du moins, car en 1833 Richardentreprit un troisième voyage au Niger, et périt frappé d’une balleinconnue près de l’embouchure du fleuve. Vous le voyez donc, mesamis, ce pays, que nous traversons, a été témoin de noblesdévouements, qui n’ont eu trop souvent que la mort pourrécompense ! »

Chapitre 39

 

Le pays dans le coude du Niger. – Vue fantastique des montsHombori. – Kabra. – Tembouctou. – Plan du docteur Barth. –Décadence. – Où le ciel voudra.

 

Pendant cette maussade journée du lundi, le docteur Fergusson seplut à donner à ses compagnons mille détails sur la contrée qu’ilstraversaient. Le sol assez plat n’offrait aucun obstacle à leurmarche. Le seul souci du docteur était causé par ce maudit vent dunord-est qui soufflait avec rage et l’éloignait de la latitude deTembouctou.

Le Niger, après avoir remonté au nord jusqu’à cette ville,s’arrondit comme un immense jet d’eau et retombe dans l’océanAtlantique en gerbe largement épanouie ; dans ce coude, lepays est très varié, tantôt d’une fertilité luxuriante, tantôtd’une extrême aridité ; les plaines incultes succèdent auxchamps de maïs, qui sont remplacés par de vastes terrains couvertsde genêts ; toutes les espèces d’oiseaux d’humeur aquatique,pélicans, sarcelles, martins-pêcheurs, vivent en troupes nombreusessur les bords des torrents et des marigots.

De temps en temps apparaissait un camp de Touareg, abrités sousleurs tentes de cuir, tandis que les femmes vaquaient aux travauxextérieurs, trayant leurs chamelles et fumant leurs pipes à grosfoyer.

Le Victoria, vers huit heures du soir, s’était avancéde plus de doux cents milles à l’ouest, et les voyageurs furentalors témoins d’un magnifique spectacle.

Quelques rayons de lune se frayèrent un chemin par une fissuredes nuages, et, glissant entre les raies de pluie, tombèrent sur lachaîne des monts Hombori. Rien de plus étrange que ces crêtesd’apparence basaltique ; elles se profilaient en silhouettesfantastiques sur le ciel assombri ; on eut dit les ruineslégendaires d’une immense ville du Moyen Âge, telles que, par lesnuits sombres, les banquises des mers glaciales en présentent auregard étonné.

« Voilà un site des Mystères d’Udolphe, dit ledocteur ; Ann Radcliff n’aurait pas découpé ces montagnes sousun plus effrayant aspect.

– Ma foi ! répondit Joe, je n’aimerais pas à me promenerseul le soir dans ce pays de fantômes. Voyez-vous, mon maître, sice n’était pas si lourd, j’emporterais tout ce paysage en Écosse.Cela ferait bien sur les bords du lac Lomond, et les touristes ycourraient en foule.

– Notre ballon n’est pas assez grand pour te permettre cettefantaisie. Mais il me semble que notre direction change. Bon !les lutins de l’endroit sont fort aimables ; ils noussoufflent un petit vent de sud-est qui va nous remettre en bonchemin. »

En effet, le Victoria reprenait une route plus au nord,et le 20, au matin, il passait au-dessus d’un inextricable réseaude canaux, de torrents, de rivières, tout l’enchevêtrement completdes affluents du Niger. Plusieurs de ces canaux, recouverts d’uneherbe épaisse, ressemblaient à de grasses prairies. Là, le docteurretrouva la route de Barth, quand celui-ci s’embarqua sur le fleuvepour le descendre jusqu’à Tembouctou. Large de huit cents toises,le Niger coulait ici entre deux rives riches en crucifères et entamarins ; les troupeaux bondissants des gazelles mêlaientleurs cornes annelées aux grandes herbes, entre lesquellesl’alligator les guettait en silence.

De longues files d’ânes et de chameaux, chargés des marchandisesde Jenné, s’enfonçaient sous les beaux arbres ; bientôt unamphithéâtre de maisons basses apparut à un détour du fleuve ;sur les terrasses et les toits était amoncelé tout le fourragerecueilli dans les contrées environnantes.

« C’est Kabra, s’écria joyeusement le docteur ; c’est leport de Tembouctou ; la ville n’est pas à cinq millesd’ici !

– Alors vous êtes satisfait, monsieur ? demanda Joe.

– Enchanté, mon garçon.

– Bon, tout est pour le mieux. »

En effet, à deux heures, la reine du désert, la mystérieuseTembouctou, qui eut, comme Athènes et Rome, ses écoles de savantset ses chaires de philosophie, se déploya sous les regards desvoyageurs.

Fergusson en suivait les moindres détails sur le plan tracé parBarth lui-même, il en reconnut l’extrême exactitude.

La ville forme un vaste triangle inscrit dans une immense plainede sable blanc ; sa pointe se dirige vers le nord et perce uncoin du désert ; rien aux alentours ; à peine quelquesgraminées, des mimosas nains et des arbrisseaux rabougris.

Quant à l’aspect de Tembouctou, que l’on se figure unentassement de billes et de dés à jouer ; voilà l’effetproduit à vol d’oiseau ; les rues, assez étroites, sontbordées de maisons qui n’ont qu’un rez-de-chaussée, construites enbriques cuites au soleil, et de huttes de paille et de roseaux,celles-ci coniques, celles-là carrées ; sur les terrasses sontnonchalamment étendus quelques habitants drapés dans leur robeéclatante, la lance ou le mousquet à la main ; de femmespoint, à cette heure du jour.

« Mais on les dit belles, ajouta le docteur. Vous voyez lestrois tours des trois mosquées, restées seules entre un grandnombre. La ville est bien déchue de son ancienne splendeur !Au sommet du triangle s’élève la mosquée de Sankore avec sesrangées de galeries soutenues par des arcades d’un dessin assezpur ; plus loin, près du quartier de Sane-Gungu, la mosquée deSidi-Yahia et quelques maisons à deux étages. Ne cherchez ni palaisni monuments. Le cheik est un simple trafiquant, et sa demeureroyale un comptoir.

– Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demirenversés.

– Ils ont été détruits par les Foullannes en 1826 ; alorsla ville était plus grande d’un tiers, car Tembouctou, depuis leXIe siècle, objet de convoitise générale, a successivementappartenu aux Touareg, aux Sourayens, aux Marocains, auxFoullannes ; et ce grand centre de civilisation, où un savantcomme Ahmed-Baba possédait au XVIe siècle une bibliothèque de seizecents manuscrits, n’est plus qu’un entrepôt de commerce del’Afrique centrale. »

La ville paraissait livrée, en effet, à une grandeincurie ; elle accusait la nonchalance épidémique des citésqui s’en vont ; d’immenses décombres s’amoncelaient dans lesfaubourgs et formaient avec la colline du marché les seulsaccidents du terrain.

Au passage du Victoria, il se fit bien quelquemouvement, le tambour fut battu ; mais à peine si le derniersavant de l’endroit eut le temps d’observer ce nouveauphénomène ; les voyageurs, repoussés par le vent du désert,reprirent le cours sinueux du fleuve, et bientôt Tembouctou ne futplus qu’un des souvenirs rapides de leur voyage.

« Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il luiplaira !

– Pourvu que ce soit dans l’ouest ! répliqua Kennedy.

– Bah ! fit Joe, il s’agirait de revenir à Zanzibar par lemême chemin, et de traverser l’Océan jusqu’en Amérique, cela nem’effrayerait guère !

– Il faudrait d’abord le pouvoir, Joe.

– Et que nous manque-t-il pour cela !

– Du gaz, mon garçon ; la force ascensionnelle du ballondiminue sensiblement, et il faudra de grands ménagements pour qu’ilnous porte jusqu’à la côte. Je vais même être forcé de jeter dulest. Nous sommes trop lourds.

– Voilà ce que c’est que de ne rien faire, mon maître ! Àrester toute la journée étendu comme un fainéant dans son hamac, onengraisse et l’on devient pesant. C’est un voyage de paresseux quele nôtre, et, au retour, on nous trouvera affreusement gros etgras.

– Voilà bien des réflexions dignes de Joe, répondit lechasseur ; mais attends donc la fin ; sais-tu ce que leciel nous réserve ? Nous sommes encore loin du terme de notrevoyage. Où crois-tu rencontrer la côte d’Afrique, Samuel ?

– Je serais fort empêché de te répondre, Dick ; nous sommesà la merci de vents très variables ; mais enfin je m’estimeraiheureux si j’arrive entre Sierra-Leone et Portendick ; il y alà une certaine étendue de pays où nous rencontrerons des amis.

– Et ce sera plaisir de leur serrer la main ; maissuivons-nous, au moins, la direction voulue ?

– Pas trop, Dick, pas trop ; regarde l’aiguilleaimantée ; nous portons au sud, et nous remontons le Nigervers ses sources.

– Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si ellesn’étaient déjà connues. Est-ce qu’à la rigueur on ne pourrait paslui en trouver d’autres ?

– Non, Joe ; mais sois tranquille, j’espère bien ne pasaller jusque-là. »

À la nuit tombante, le docteur jeta les derniers sacs delest ; le Victoria se releva, le chalumeau, quoiquefonctionnant à pleine flamme, pouvait à peine le maintenir ;il se trouvait alors à soixante milles dans le sud de Tembouctou,et, le lendemain, il se réveillait sur les bords du Niger, non loindu lac Debo.

Chapitre 40

 

Inquiétudes du docteur Fergusson. – Direction persistantevers le sud. – Un nuage de sauterelles. – Vue de Jenné. – Vue deSégo. – Changement de vent. – Regrets de Joe.

 

Le lit du fleuve était alors partagé par de grandes îles enbranches étroites d’un courant fort rapide. Sur l’une d’entre elless’élevaient quelques cases de bergers ; mais il fut impossibled’en faire un relèvement exact, car la vitesse du Victorias’accroissait toujours. Malheureusement, il inclinait encore plusau sud et franchit en quelques instants le lac Debo.

Fergusson chercha à diverses élévations, en forçant extrêmementsa dilatation, d’autres courants dans l’atmosphère, mais en vain.Il abandonna promptement cette manœuvre, qui augmentait encore ladéperdition de son gaz, en le pressant contre les parois fatiguéesde l’aérostat.

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstinationdu vent à le rejeter vers la partie méridionale de l’Afriquedéjouait ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoicompter. S’il n’atteignait pas les territoires anglais ou français,que devenir au milieu des barbares qui infestaient les côtes deGuinée ? Comment y attendre un navire pour retourner enAngleterre ? Et la direction actuelle du vent le chassait surle royaume de Dahomey, parmi les peuplades les plus sauvages, à lamerci d’un roi qui, dans les fêtes publiques, sacrifiait desmilliers de victimes humaines ! Là, on serait perdu.

D’un autre côté, le ballon se fatiguait visiblement, et ledocteur le sentait lui manquer ! Cependant, le temps se levantun peu, il espéra que la fin de la pluie amènerait un changementdans les courants atmosphériques.

Il fut donc désagréablement ramené au sentiment de la situationpar cette réflexion de Joe :

« Bon ! disait celui-ci, voici la pluie qui va redoubler,et cette fois, ce sera le déluge, s’il faut en juger par ce nuagequi s’avance !

– Encore un nuage ! dit Fergusson.

– Et un fameux ! répondit Kennedy.

– Comme je n’en ai jamais vu, répliqua Joe, avec des arêtestirées au cordeau.

– Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n’estpas un nuage.

– Par exemple ! fit Joe.

– Non ! c’est une nuée !

– Eh bien ?

– Mais une nuée de sauterelles.

– Ça, des sauterelles !

– Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays commeune trombe, et malheur à lui, car si elles s’abattent, il seradévasté !

– Je voudrais bien voir cela !

– Attends un peu, Joe ; dans dix minutes, ce nuage nousaura atteints et tu en jugeras par tes propres yeux. »

Fergusson disait vrai ; ce nuage épais, opaque, d’uneétendue de plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant,promenant sur le sol son ombre immense, c’était une innombrablelégion de ces sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets.À cent pas du Victoria, elles s’abattirent sur un paysverdoyant ; un quart d’heure plus tard, la masse reprenait sonvol, et les voyageurs pouvaient encore apercevoir de loin lesarbres, les buissons entièrement dénudés, les prairies commefauchées. On eut dit qu’un subit hiver venait de plonger lacampagne dans la plus profonde stérilité.

« Eh bien, Joe !

– Eh bien ! monsieur, c’est fort curieux, mais fortnaturel. Ce qu’une sauterelle ferait en petit, des milliards lefont en grand.

– C’est une effrayante pluie, dit le chasseur, et plus terribleencore que la grêle par ses dévastations.

– Et il est impossible de s’en préserver, réponditFergusson ; quelquefois les habitants ont eu l’idéed’incendier des forêts, des moissons même pour arrêter le vol deces insectes ; mais les premiers rangs, se précipitant dansles flammes, les éteignaient sous leur masse, et le reste de labande passait irrésistiblement. Heureusement, dans ces contrées, ily a une sorte de compensation à leurs ravages ; les indigènesrecueillent ces insectes en grand nombre et les mangent avecplaisir.

– Ce sont les crevettes de l’air », dit Joe, qui, « pours’instruire », ajouta-t-il, regretta de n’avoir pu en goûter.

Le pays devint plus marécageux vers le soir ; les forêtsfirent place à des bouquets d’arbres isolés ; sur les bords dufleuve, on distinguait quelques plantations de tabac et des maraisgras de fourrages. Dans une grande île apparut alors la ville deJenné, avec les deux tours de sa mosquée de terre, et l’odeurinfecte qui s’échappait de millions de nids d’hirondelles accumuléssur ses murs. Quelques cimes de baobabs, de mimosas et de dattiersperçaient entre les maisons ; même à la nuit, l’activitéparaissait très grande. Jenné est en effet une ville fortcommerçante ; elle fournit à tous les besoins deTembouctou ; ses barques sur le fleuve, ses caravanes par leschemins ombragés, y transportent les diverses productions de sonindustrie.

« Si cela n’eût pas dû prolonger notre voyage, dit le docteur,j’aurais tenté de descendre dans cette ville ; il doit s’ytrouver plus d’un Arabe qui a voyagé en France ou en Angleterre, etauquel notre genre de locomotion n’est peut-être pas étranger. Maisce ne serait pas prudent.

– Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe enriant.

– D’ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une légèretendance à souffler de l’est ; il ne faut pas perdre unepareille occasion. »

Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des bouteillesvides et une caisse de viande qui n’était plus d’aucun usage ;il réussit à maintenir le Victoria dans une zone plusfavorable à ses projets. À quatre heures du matin, les premiersrayons du soleil éclairaient Sego, la capitale du Bambarra,parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, àses mosquées mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs quitransportent les habitants dans les divers quartiers. Mais lesvoyageurs ne furent pas plus vus qu’ils ne virent ; ilsfuyaient rapidement et directement dans le nord-ouest, et lesinquiétudes du docteur se calmaient peu à peu.

« Encore deux jours dans cette direction, et avec cette vitessenous atteindrons le fleuve du Sénégal.

– Et nous serons en pays ami ? demanda le chasseur.

– Pas tout à fait encore ; à la rigueur, si leVictoria venait à nous manquer, nous pourrions gagner desétablissements français ! Mais puisse-t-il tenir pendantquelques centaines de milles, et nous arriverons sans fatigues,sans craintes, sans dangers, jusqu’à la côte occidentale.

– Et ce sera fini ! fit Joe. Eh bien, tant pis ! Si cen’était le plaisir de raconter, je ne voudrais plus jamais mettrepied à terre ! Pensez-vous qu’on ajoute foi à nos récits, monmaître ?

– Qui sait, mon brave Joe ? Enfin, il y aura toujours unfait incontestable ; mille témoins nous auront vu partir d’uncôté de l’Afrique ; mille témoins nous verront arriver àl’autre côté.

– En ce cas, répondit Kennedy, il me paraît difficile de direque nous n’avons pas traversé !

– Ah ! monsieur Samuel ! reprit Joe avec un grossoupir, je regretterai plus d’une fois mes cailloux en ormassif ! Voilà qui aurait donné du poids à nos histoires et dela vraisemblance à nos récits. À un gramme d’or par auditeur, je meserais composé une jolie foule pour m’entendre et même pourm’admirer ! »

Chapitre 41

 

Les approches du Sénégal. – Le « Victoria » baisse de plusen plus. – On jette, on jette toujours. – Le marabout Al-Hadji. –MM. Pascal, Vincent, Lambert. – Un rival de Mahomet. – Lesmontagnes difficiles. – Les armes de Kennedy. – Une manœuvre deJoe. – Halte au-dessus d’une forêt.

 

Le 27 mai, vers neuf heures du matin, le pays se présenta sousun nouvel aspect : les rampes longuement étendues se changeaient encollines qui faisaient présager de prochaines montagnes ; onaurait à franchir la chaîne qui sépare le bassin du Niger du bassindu Sénégal et détermine l’écoulement des eaux soit au golfe deGuinée, soit à la baie du cap Vert.

Jusqu’au Sénégal, cette partie de l’Afrique est signalée commedangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les récits de sesdevanciers ; ils avaient souffert mille privations et courumille dangers au milieu de ces Nègres barbares ; ce climatfuneste dévora la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park.Fergusson fut donc plus que jamais décidé à ne pas prendre pied surcette contrée inhospitalière.

Mais il n’eut pas un moment de repos ; le Victoriabaissait d’une manière sensible ; il fallut jeter encore unefoule d’objets plus ou moins inutiles, surtout au moment defranchir une crête. Et ce fut ainsi pendant plus de cent vingtmilles ; on se fatigua à monter et à descendre ; leballon, ce nouveau rocher de Sisyphe, retombait incessamment ;les formes de l’aérostat peu gonflé s’efflanquaient déjà ; ils’allongeait, et le vent creusait de vastes poches dans sonenveloppe détendue.

Kennedy ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

« Est-ce que le ballon aurait une fissure ? dit-il.

– Non, répondit le docteur ; mais la gutta-percha s’estévidemment ramollie ou fondue sous la chaleur, et l’hydrogène fuità travers le taffetas.

– Comment empêcher cette fuite ?

– C’est impossible. Allégeons-nous ; c’est le seulmoyen ; jetons tout ce qu’on peut jeter.

– Mais quoi ? fit le chasseur en regardant la nacelle déjàfort dégarnie.

– Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assezconsidérable. »

Joe, que cet ordre concernait, monta au-dessus du cercle quiréunissait les cordes du filet ; de là, il vint facilement àbout de détacher les épais rideaux de la tente, et il les précipitaau dehors.

« Voilà qui fera le bonheur de toute une tribu de Nègres,dit-il ; il y a là de quoi habiller un millier d’indigènes,car ils sont assez discrets sur l’étoffe. »

Le ballon s’était relevé un peu, mais bientôt il devint évidentqu’il se rapprochait encore du sol.

« Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l’on peut faire àcette enveloppe.

– Je te le répète, Dick, nous n’avons aucun moyen de laréparer.

– Alors comment ferons-nous ?

– Nous sacrifierons tout ce qui ne sera pas complètementindispensable ; je veux à tout prix éviter une halte dans cesparages ; les forêts dont nous rasons la cime en ce moment nesont rien moins que sûres.

– Quoi ! des lions, des hyènes ? fit Joe avecmépris.

– Mieux que cela, mon garçon, des hommes, et des plus cruels quisoient en Afrique.

– Comment le sait-on ?

– Par les voyageurs qui nous ont précédés ; puis lesFrançais, qui occupent la colonie du Sénégal, ont eu forcément desrapports avec les peuplades environnantes ; sous legouvernement du colonel Faidherbe, des reconnaissances ont étépoussées fort avant dans le pays ; des officiers, tels que MM.Pascal, Vincent, Lambert, ont rapporté des documents précieux deleurs expéditions. Ils ont exploré ces contrées formées par lecoude du Sénégal, là où la guerre et le pillage n’ont plus laisséque des ruines.

– Que s’est-il donc passé ?

– Le voici. En 1854, un marabout du Fouta sénégalais, Al-Hadji,se disant inspiré comme Mahomet, poussa toutes les tribus à laguerre contre les infidèles, c’est-à-dire les Européens. Il portala destruction et la désolation entre le fleuve Sénégal et sonaffluent la Falémé. Trois hordes de fanatiques guidées par luisillonnèrent le pays de façon à n’épargner ni un village ni unehutte, pillant et massacrant ; il s’avança même dans la valléedu Niger, jusqu’à la ville de Sego, qui fut longtemps menacée. En1857, il remontait plus au nord et investissait le fort de Médine,bâti par les Français sur les bords du fleuve ; cetétablissement fut défendu par un héros, Paul Holl, qui pendantplusieurs mois, sans nourriture, sans munitions presque, tintjusqu’au moment où le colonel Faidherbe vint le délivrer. Al-Hadjiet ses bandes repassèrent alors le Sénégal, et revinrent dans leKaarta continuer leurs rapines et leurs massacres ; or, voiciles contrées dans lesquelles il s’est enfui et réfugié avec seshordes de bandits, et je vous affirme qu’il ne ferait pas bontomber entre ses mains.

– Nous n’y tomberons pas, dit Joe, quand nous devrions sacrifierjusqu’à nos chaussures pour relever le Victoria.

– Nous ne sommes pas éloignés du fleuve, dit le docteur ;mais je prévois que notre ballon ne pourra nous porter au-delà.

– Arrivons toujours sur les bords, répliqua le chasseur, ce seracela de gagné.

– C’est ce que nous essayons de faire, dit le docteur ;seulement, une chose m’inquiète.

– Laquelle ?

– Nous aurons des montagnes à dépasser, et ce sera difficile,puisque je ne puis augmenter la force ascensionnelle de l’aérostat,même en produisant la plus grande chaleur possible.

– Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors.

– Pauvre Victoria ! fit Joe, je m’y suis attachécomme le marin à son navire ; je ne m’en séparerai pas sanspeine ! Il n’est plus ce qu’il était au départ, soit !mais il ne faut pas en dire du mal ! Il nous a rendu de fiersservices, et ce sera pour moi un crève-cœur de l’abandonner.

– Sois tranquille, Joe ; si nous l’abandonnons, ce seramalgré nous. Il nous servira jusqu’à ce qu’il soit au bout de sesforces. Je lui demande encore vingt-quatre heures.

– Il s’épuise, fit Joe en le considérant, il maigrit, sa vies’en va. Pauvre ballon !

– Si je ne me trompe, dit Kennedy, voici à l’horizon lesmontagnes dont tu parlais, Samuel.

– Ce sont bien elles, dit le docteur après les avoir examinéesavec sa lunette ; elles me paraissent fort élevées, nousaurons du mal à les franchir.

– Ne pourrait-on les éviter ?

– Je ne pense pas, Dick ; vois l’immense espace qu’ellesoccupent : près de la moitié de l’horizon !

– Elles ont même l’air de se resserrer autour de nous, ditJoe ; elles gagnent sur la droite et sur la gauche.

– Il faut absolument passer par-dessus. »

Ces obstacles si dangereux paraissaient approcher avec unerapidité extrême, ou, pour mieux dire, le vent très fortprécipitait le Victoria vers des pics aigus. Il fallaits’élever à tout prix, sous peine de les heurter.

« Vidons notre caisse à eau, dit Fergusson ; ne réservonsque le nécessaire pour un jour.

– Voilà ! dit Joe.

– Le ballon se relève-t-il ? demanda Kennedy.

– Un peu, d’une cinquantaine de pieds, répondit le docteur, quine quittait pas le baromètre des yeux. Mais ce n’est pas assez.»

En effet, les hautes cimes arrivaient sur les voyageurs à fairecroire qu’elles se précipitaient sur eux ; ils étaient loin deles dominer ; il s’en fallait de plus de cinq cents piedsencore. La provision d’eau du chalumeau fut également jetée audehors ; on n’en conserva que quelques pintes ; mais celafut encore insuffisant.

« Il faut pourtant passer, dit le docteur.

– Jetons les caisses, puisque nous les avons vidées, ditKennedy.

– Jetez-les.

– Voilà ! fit Joe. C’est triste de s’en aller morceau parmorceau.

– Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l’autrejour ! Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne pas nous quitter.

– Soyez tranquille, mon maître, nous ne nous quitterons pas.»

Le Victoria avait regagné en hauteur une vingtaine detoises, mais la crête de la montagne le dominait toujours. C’étaitune arête assez droite qui terminait une véritable muraille coupéeà pic. Elle s’élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessusdes voyageurs.

« Dans dix minutes, se dit le docteur, notre nacelle sera briséecontre ces roches, si nous ne parvenons pas à lesdépasser !

– Eh bien, monsieur Samuel ? fit Joe.

– Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toutecette viande qui pèse. »

Le ballon fut encore délesté d’une cinquantaine de livres ;il s’éleva très sensiblement, mais peu importait, s’il n’arrivaitpas au-dessus de la ligne des montagnes. La situation étaiteffrayante ; le Victoria courait avec une granderapidité ; on sentait qu’il allait se mettre en pièces ;le choc serait terrible en effet.

Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle.

Elle était presque vide.

« S’il le faut, Dick, tu te tiendras prêt à sacrifier tesarmes.

– Sacrifier mes armes ! répondit le chasseur avecémotion.

– Mon ami, si je te le demande, c’est que ce seranécessaire.

– Samuel ! Samuel !

– Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nouscoûter la vie.

– Nous approchons ! s’écria Joe, nous approchons !»

Dix toises ! La montagne dépassait le Victoria dedix toises encore.

Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. Sans enrien dire à Kennedy, il lança également plusieurs sacs de balles etde plomb.

Le ballon remonta, il dépassa la cime dangereuse, et son pôlesupérieur s’éclaira des rayons du soleil. Mais la nacelle setrouvait encore un peu au-dessous des quartiers de rocs, contrelesquels elle allait inévitablement se briser.

« Kennedy ! Kennedy ! s’écria le docteur, jette tesarmes, ou nous sommes perdus.

– Attendez, monsieur Dick ! fit Joe, attendez ! »

Et Kennedy, se retournant, le vit disparaître au dehors de lanacelle.

« Joe ! Joe ! cria-t-il.

– Le malheureux ! » fit le docteur.

La crête de la montagne pouvait avoir en cet endroit unevingtaine de pieds de largeur, et de l’autre côté, la penteprésentait une moindre déclivité. La nacelle arriva juste au niveaude ce plateau assez uni ; elle glissa sur un sol composé decailloux aigus qui criaient sous son passage.

« Nous passons ! nous passons ! nous sommespassés ! » cria une voix qui fit bondir le cœur deFergusson.

L’intrépide garçon se soutenait par les mains au bord inférieurde la nacelle ; il courait à pied sur la crête, délestantainsi le ballon de la totalité de son poids ; il était mêmeobligé de le retenir fortement, car il tendait à lui échapper.

Lorsqu’il fut arrivé au versant opposé, et que l’abîme seprésenta devant lui, Joe, par un vigoureux effort du poignet, sereleva, et s’accrochant aux cordages, il remonta auprès de sescompagnons.

« Pas plus difficile que cela, fit-il.

– Mon brave Joe ! mon ami ! dit le docteur aveceffusion.

– Oh ! ce que j’en ai fait ; répondit celui-ci, cen’est pas pour vous ; c’est pour la carabine de M. Dick !Je lui devais bien cela depuis l’affaire de l’Arabe ! J’aime àpayer mes dettes, et maintenant nous sommes quittes, ajouta-t-il enprésentant au chasseur son arme de prédilection. J’aurais eu tropde peine à vous voir vous en séparer. »

Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire unmot.

Le Victoria n’avait plus qu’à descendre ; cela luiétait facile ; il se retrouva bientôt à deux cents pieds dusol, et fut alors en équilibre. Le terrain semblaitconvulsionné ; il présentait de nombreux accidents fortdifficiles à éviter pendant la nuit avec un ballon qui n’obéissaitplus. Le soir arrivait rapidement, et, malgré ses répugnances, ledocteur dut se résoudre à faire halte jusqu’au lendemain.

« Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêter,dit-il.

– Ah ! répondit Kennedy, tu te décides enfin ?

– Oui, j’ai médité longuement un projet que nous allons mettre àexécution ; il n’est encore que six heures du soir, nousaurons le temps. Jette les ancres, Joe. »

Joe obéit, et les deux ancres pendirent au-dessous de lanacelle.

« J’aperçois de vastes forêts, dit le docteur ; nous allonscourir au-dessus de leurs cimes, et nous nous accrocherons àquelque arbre. Pour rien au monde, je ne consentirais à passer lanuit à terre.

– Pourrons-nous descendre ? demanda Kennedy.

– À quoi bon ? Je vous répète qu’il serait dangereux denous séparer. D’ailleurs, je réclame votre aide pour un travaildifficile. »

Le Victoria, qui rasait le sommet de forêts immenses,ne tarda pas à s’arrêter brusquement ; ses ancres étaientprises ; le vent tomba avec le soir, et il demeura presqueimmobile au-dessus de ce vaste champ de verdure formé par la cimed’une forêt de sycomores.

Chapitre 42

 

Combat de générosité. – Dernier sacrifice. – L’appareil dedilatation. – Adresse de Joe. – Minuit. – Le quart du docteur. – Lequart de Kennedy. – Il s’endort. – L’incendie. – Les hurlements. –Hors de portée.

 

Le docteur Fergusson commença par relever sa position d’après lahauteur des étoiles ; il se trouvait à vingt-cinq milles àpeine du Sénégal.

« Tout ce que nous pouvons faire, mes amis, dit-il après avoirpointé sa carte, c’est de passer le fleuve ; mais comme il n’ya ni pont ni barques, il faut à tout prix le passer enballon ; pour cela, nous devons nous alléger encore.

– Mais je ne vois pas trop comment nous y parviendrons, réponditle chasseur qui craignait pour ses armes ; à moins que l’un denous se décide à se sacrifier, de rester en arrière… et, à montour, je réclame cet honneur.

– Par exemple ! répondit Joe ; est-ce que je n’ai pasl’habitude…

– Il ne s’agit pas de se jeter, mon ami, mais de regagner à piedla côte d’Afrique ; je suis bon marcheur, bon chasseur…

– Je ne consentirai jamais ! répliqua Joe.

– Votre combat de générosité est inutile, mes braves amis, ditFergusson ; j’espère que nous n’en arriverons pas à cetteextrémité ; d’ailleurs, s’il le fallait, loin de nous séparer,nous resterions ensemble pour traverser ce pays.

– Voilà qui est parlé, fit Joe ; une petite promenade nenous fera pas de mal.

– Mais auparavant, reprit le docteur, nous allons employer undernier moyen pour alléger notre Victoria.

– Lequel ? fit Kennedy ; je serais assez curieux de leconnaître.

– Il faut nous débarrasser des caisses du chalumeau, de la pilede Bunsen et du serpentin ; nous avons là près de neuf centslivres bien lourdes à traîner par les airs.

– Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation dugaz ?

– Je ne l’obtiendrai pas ; nous nous en passerons.

– Mais enfin…

– Écoutez-moi, mes amis ; j’ai calculé fort exactement cequi nous reste de force ascensionnelle ; elle est suffisantepour nous transporter tous les trois avec le peu d’objets qui nousrestent ; nous ferons à peine un poids de cinq cents livres,en y comprenant nos deux ancres que je tiens à conserver.

– Mon cher Samuel, répondit le chasseur, tu es plus compétentque nous en pareille matière ; tu es le seul juge de lasituation ; dis-nous ce que nous devons faire, et nous leferons.

– À vos ordres, mon maître.

– Je vous répète, mes amis, quelque grave que soit cettedétermination, il faut sacrifier notre appareil.

– Sacrifions-le ! répliqua Kennedy.

– À l’ouvrage ! » fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail ; il fallut démonterl’appareil pièce par pièce ; on enleva d’abord la caisse demélange, puis celle du chalumeau, et enfin la caisse où s’opéraitla décomposition de l’eau ; il ne fallut pas moins de la forceréunie des trois voyageurs pour arracher les récipients du fond dela nacelle dans laquelle ils étaient fortement encastrés ;mais Kennedy était si vigoureux, Joe si adroit, Samuel siingénieux, qu’ils en vinrent à bout ; ces diverses piècesfurent successivement jetées au dehors, et elles disparurent enfaisant de vastes trouées dans le feuillage des sycomores.

« Les Nègres seront bien étonnés, dit Joe, de rencontrer depareils objets dans les bois ; ils sont capables d’en fairedes idoles ! »

On dut ensuite s’occuper des tuyaux engagés dans le ballon, etqui se rattachaient au serpentin. Joe parvint à couper à quelquespieds au-dessus de la nacelle les articulations decaoutchouc ; mais quant aux tuyaux, ce fut plus difficile, carils étaient retenus par leur extrémité supérieure et fixés par desfils de laiton au cercle même de la soupape.

Ce fut alors que Joe déploya une merveilleuse adresse ; lespieds nus, pour ne pas érailler l’enveloppe, il parvint à l’aide dufilet, et malgré les oscillations, à grimper jusqu’au sommetextérieur de l’aérostat ; et là, après mille difficultés,accroché d’une main à cette surface glissante, il détacha lesécrous extérieurs qui retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors sedétachèrent aisément, et furent retirés par l’appendice inférieur,qui fut hermétiquement refermé au moyen d’une forte ligature.

Le Victoria, délivré de ce poids considérable, seredressa dans l’air et tendit fortement la corde de l’ancre.

À minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, auprix de bien des fatigues ; on prit rapidement un repas faitde pemmican et de grog froid, car le docteur n’avait plus dechaleur à mettre à la disposition de Joe.

Celui-ci, d’ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.

« Couchez-vous et dormez, mes amis, leur dit Fergusson ; jevais prendre le premier quart ; à deux heures, je réveilleraiKennedy ; à quatre heures, Kennedy réveillera Joe ; à sixheures, nous partirons, et que le ciel veille encore sur nouspendant cette dernière journée ! »

Sans se faire prier davantage, les deux compagnons du docteurs’étendirent au fond de la nacelle, et s’endormirent d’un sommeilaussi rapide que profond.

La nuit était paisible ; quelques nuages s’écrasaientcontre le dernier quartier de la lune, dont les rayons indécisrompaient à peine l’obscurité. Fergusson, accoudé sur le bord de lanacelle, promenait ses regards autour de lui ; il surveillaitavec attention le sombre rideau de feuillage qui s’étendait sousses pieds en lui dérobant la vue du sol ; le moindre bruit luisemblait suspect, et il cherchait à s’expliquer jusqu’au légerfrémissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d’esprit que la solituderend plus sensible encore, et pendant laquelle de vagues terreursvous montent au cerveau. À la fin d’un pareil voyage, après avoirsurmonté tant d’obstacles, au moment de toucher le but, lescraintes sont plus vives, les émotions plus fortes, le pointd’arrivée semble fuir devant les yeux.

D’ailleurs, la situation actuelle n’offrait rien de rassurant,au milieu d’un pays barbare, et avec un moyen de transport qui, endéfinitive, pouvait faire défaut d’un moment à l’autre. Le docteurne comptait plus sur son ballon d’une façon absolue ; le tempsétait passé où il le manœuvrait avec audace parce qu’il était sûrde lui.

Sous ces impressions, le docteur put saisir parfois quelquesrumeurs indéterminées dans ces vastes forêts ; il crut mêmevoir un feu rapide briller entre les arbres ; il regardavivement, et porta sa lunette de nuit dans cette direction ;mais rien n’apparut, et il se fit même comme un silence plusprofond.

Fergusson avait sans doute éprouvé une hallucination ; ilécouta sans surprendre le moindre bruit ; le temps de sonquart étant alors écoulé, il réveilla Kennedy, lui recommanda unevigilance extrême, et prit place aux côtés de Joe qui dormait detoutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant sesyeux, qu’il avait de la peine à tenir ouverts ; il s’accoudadans un coin, et se mit à fumer vigoureusement pour chasser lesommeil.

Le silence le plus absolu régnait autour de lui ; un ventléger agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelle,invitant le chasseur à ce sommeil qui l’envahissait malgrélui ; il voulut y résister, ouvrit plusieurs fois lespaupières, plongea dans la nuit quelques-uns de ces regards qui nevoient pas, et enfin, succombant à la fatigue, il s’endormit.

Combien de temps fut-il plongé dans cet état d’inertie ? Ilne put s’en rendre compte à son réveil, qui fut brusquementprovoqué par un pétillement inattendu.

Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense seprojetait sur sa figure. La forêt était en flammes.

« Au feu ! au feu ! s’écria-t-il », sans tropcomprendre l’événement.

Ses deux compagnons se relevèrent.

« Qu’est-ce donc ? demanda Samuel.

– L’incendie ! fit Joe… Mais qui peut… »

En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillageviolemment illuminé.

« Ah ! les sauvages ! s’écria Joe. Ils ont mis le feuà la forêt pour nous incendier plus sûrement !

– Les Talibas ! les marabouts d’Al-Hadji, sans doute !» dit le docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria ; lescraquements du bois mort se mêlaient aux gémissements des branchesvertes ; les lianes, les feuilles, toute la partie vivante decette végétation se tordait dans l’élément destructeur ; leregard ne saisissait qu’un océan de flammes ; les grandsarbres se dessinaient en noir dans la fournaise, avec leursbranches couvertes de charbons incandescents ; cet amasenflammé, cet embrasement se réfléchissait dans les nuages, et lesvoyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.

« Fuyons ! s’écria Kennedy ! à terre ! c’estnotre seule chance de salut ! »

Mais Fergusson l’arrêta d’une main ferme, et, se précipitant surla corde de l’ancre, il la trancha d’un coup de hache. Les flammes,s’allongeant vers le ballon, léchaient déjà ses paroisilluminées ; mais le Victoria, débarrassé de sesliens, monta de plus de mille pieds dans les airs.

Des cris épouvantables éclatèrent sous la forêt, avec deviolentes détonations d’armes à feu ; le ballon, pris par uncourant qui se levait avec le jour, se porta vers l’ouest.

Il était quatre heures du matin.

Chapitre 43

 

Les Talibas. – La poursuite. – Un pays dévasté. – Ventmodéré. – Le « Victoria » baisse – Les dernières provisions. – Lesbonds du « Victoria ». – Défense à coups de fusil. – Le ventfraîchit. – Le fleuve du Sénégal. – Les cataractes de Gouina. –L’air chaud. – Traversée du fleuve.

 

« Si nous n’avions pas pris la précaution de nous alléger hiersoir, dit le docteur, nous étions perdus sans ressources.

– Voilà ce que c’est que de faire les choses à temps, répliquaJoe ; on se sauve alors, et rien n’est plus naturel.

– Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson.

– Que crains-tu donc ? demanda Dick. Le Victoriane peut pas descendre sans ta permission, et quand ildescendrait ?

– Quand il descendrait ! Dick, regarde ! »

La lisière de la forêt venait d’être dépassée, et les voyageurspurent apercevoir une trentaine de cavaliers, revêtus du largepantalon et du burnous flottant ; ils étaient armés, les unsde lances, les autres de longs mousquets ; ils suivaient aupetit galop de leurs chevaux vifs et ardents la direction duVictoria, qui marchait avec une vitesse modérée.

À la vue des voyageurs, ils poussèrent des cris sauvages, enbrandissant leurs armes ; la colère et les menaces se lisaientsur leurs figures basanées, rendues plus féroces par une barberare, mais hérissée ; ils traversaient sans peine ces plateauxabaissés et ces rampes adoucies qui descendent au Sénégal.

« Ce sont bien eux ! dit le docteur, les cruels Talibas,les farouches marabouts d’Al-Hadji ! J’aimerais mieux metrouver en pleine forêt, au milieu d’un cercle de bêtes fauves, quede tomber entre les mains de ces bandits.

– Ils n’ont pas l’air accommodant ! fit Kennedy, et ce sontde vigoureux gaillards !

– Heureusement, ces bêtes-là, ça ne vole pas, réponditJoe ; c’est toujours quelque chose.

– Voyez, dit Fergusson, ces villages en ruines, ces huttesincendiées ! voilà leur ouvrage ; et là où s’étendaientde vastes cultures, ils ont apporté l’aridité et ladévastation.

– Enfin, ils ne peuvent nous atteindre, répliqua Kennedy, et sinous parvenons à mettre le fleuve entre eux et nous, nous serons ensûreté.

– Parfaitement, Dick ; mais il ne faut pas tomber, réponditle docteur en portant ses yeux sur le baromètre.

– En tout cas, Joe, reprit Kennedy, nous ne ferons pas mal depréparer nos armes.

– Cela ne peut pas nuire, monsieur Dick ; nous noustrouverons bien de ne pas les avoir semées sur notre route.

– Ma carabine ! s’écria le chasseur, j’espère ne m’enséparer jamais. »

Et Kennedy la chargea avec le plus grand soin ; il luirestait de la poudre et des balles en quantité suffisante.

« À quelle hauteur nous maintenons-nous ? demanda-t-il àFergusson.

– À sept cent cinquante pieds environ ; mais nous n’avonsplus la faculté de chercher des courants favorables, en montant ouen descendant ; nous sommes à la merci du ballon.

– Cela est fâcheux, reprit Kennedy ; le vent est assezmédiocre, et si nous avions rencontré un ouragan pareil à celui desjours précédents, depuis longtemps ces affreux bandits seraienthors de vue.

– Ces coquins-là nous suivent sans se gêner, dit Joe, au petitgalop ; une vraie promenade.

– Si nous étions à bonne portée, dit le chasseur, je m’amuseraisà les démonter les uns après les autres.

– Oui-da ! répondit Fergusson ; mais ils seraient àbonne portée aussi, et notre Victoria offrirait un buttrop facile aux balles de leurs longs mousquets ; or, s’ils ledéchiraient, je te laisse à juger quelle serait notre situation.»

La poursuite des Talibas continua toute la matinée. Vers onzeheures du matin, les voyageurs avaient à peine gagné une quinzainede milles dans l’ouest.

Le docteur épiait les moindres nuages à l’horizon. Il craignaittoujours un changement dans l’atmosphère. S’il venait à être rejetévers le Niger, que deviendrait-il ! D’ailleurs, il constataitque le ballon tendait à baisser sensiblement ; depuis sondépart, il avait déjà perdu plus de trois cents pieds, et leSénégal devait être éloigné d’une douzaine de milles ; avec lavitesse actuelle, il lui fallait compter encore trois heures devoyage.

En ce moment, son attention fut attirée par de nouveauxcris ; les Talibas s’agitaient en pressant leurs chevaux.

Le docteur consulta le baromètre, et comprit la cause de ceshurlements :

« Nous descendons, fit Kennedy.

– Oui, répondit Fergusson.

– Diable ! » pensa Joe. »

Au bout d’un quart d’heure, la nacelle n’était pas à centcinquante pieds du sol, mais le vent soufflait avec plus deforce.

Les Talibas enlevèrent leurs chevaux, et bientôt une décharge demousquets éclata dans les airs.

« Trop loin, imbéciles ! s’écria Joe ; il me paraîtbon de tenir ces gredins-là à distance. »

Et, visant l’un des cavaliers les plus avancés, il fitfeu ; le Talibas roula à terre ; ses compagnonss’arrêtèrent et le Victoria gagna sur eux.

« Ils sont prudents, dit Kennedy.

– Parce qu’ils se croient assurés de nous prendre, répondit ledocteur ; et ils y réussiront, si nous descendonsencore ! Il faut absolument nous relever !

– Que jeter ? demanda Joe.

– Tout ce qui reste de provision de pemmican ! C’est encoreune trentaine de livres dont nous nous débarrasserons !

– Voilà, monsieur ! » fit Joe en obéissant aux ordres deson maître.

La nacelle, qui touchait presque le sol, se releva au milieu descris des Talibas ; mais, une demi-heure plus tard, leVictoria redescendait avec rapidité ; le gaz fuyaitpar les pores de l’enveloppe.

Bientôt la nacelle vint raser le sol ; les Nègresd’Al-Hadji se précipitèrent vers elle ; mais, comme il arriveen pareille circonstance, à peine eut-il touché terre, que leVictoria se releva d’un bond pour s’abattre de nouveau unmille plus loin.

« Nous n’échapperons donc pas ! fit Kennedy avec rage.

– Jette notre réserve d’eau-de-vie, Joe, s’écria le docteur, nosinstruments, tout ce qui peut avoir une pesanteur quelconque, etnotre dernière ancre, puisqu’il le faut ! »

Joe arracha les baromètres, les thermomètres ; mais toutcela était peu de chose, et le ballon, qui remonta un instant,retomba bientôt vers la terre. Les Talibas volaient sur ses traceset n’étaient qu’à deux cents pas de lui.

« Jette les deux fusils ! s’écria le docteur.

– Pas avant de les avoir déchargés, du moins », répondit lechasseur.

Et quatre coups successifs frappèrent dans la masse descavaliers ; quatre Talibas tombèrent au milieu des crisfrénétiques de la bande.

Le Victoria se releva de nouveau ; il faisait desbonds d’une énorme étendue, comme une immense balle élastiquerebondissant sur le sol. Étrange spectacle que celui de cesinfortunés cherchant à fuir par des enjambées gigantesques, et qui,semblables à Antée, paraissaient reprendre une force nouvelle dèsqu’ils touchaient terre ! Mais il fallait que cette situationeut une fin. Il était près de midi. Le Victorias’épuisait, se vidait, s’allongeait ; son enveloppe devenaitflasque et flottante ; les plis du taffetas distendugrinçaient les uns sur les autres.

« Le Ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber !»

Joe ne répondit pas, il regardait son maître.

« Non ! dit celui-ci, nous avons encore plus de centcinquante livres à jeter.

– Quoi donc ? demanda Kennedy, pensant que le docteurdevenait fou.

– La nacelle ! répondit celui-ci. Accrochons-nous aufilet ! Nous pouvons nous retenir aux mailles et gagner lefleuve ! Vite ! vite ! »

Et ces hommes audacieux n’hésitèrent pas à tenter un pareilmoyen de salut. Ils se suspendirent aux mailles du filet, ainsi quel’avait indiqué le docteur, et Joe, se retenant d’une main, coupales cordes de la nacelle ; elle tomba au moment où l’aérostatallait définitivement s’abattre.

« Hourra ! hourra ! » s’écria-t-il, pendant que leballon délesté remontait à trois cents pieds dans l’air.

Les Talibas excitaient leurs chevaux ; ils couraient ventreà terre ; mais le Victoria, rencontrant un vent plusactif, les devança et fila rapidement vers une colline qui barraitl’horizon de l’ouest. Ce fut une circonstance favorable pour lesvoyageurs, car ils purent la dépasser, tandis que la horded’Al-Hadji était forcée de prendre par le nord pour tourner cedernier obstacle.

Les trois amis se tenaient accrochés au filet ; ils avaientpu le rattacher au-dessous d’eux, et il formait comme une pocheflottante.

Soudain, après avoir franchi la colline, le docteur s’écria:

« Le fleuve ! le fleuve ! le Sénégal ! »

À deux milles, en effet, le fleuve roulait une masse d’eau fortétendue ; la rive opposée, basse et fertile, offrait une sûreretraite et un endroit favorable pour opérer la descente.

« Encore un quart d’heure, dit Fergusson, et nous sommessauvés ! »

Mais il ne devait pas en être ainsi ; le ballon videretombait peu à peu sur un terrain presque entièrement dépourvu devégétation. C’étaient de longues pentes et des plainesrocailleuses ; à peine quelques buissons, une herbe épaisse etdesséchée sous l’ardeur du soleil.

Le Victoria toucha plusieurs fois le sol et sereleva ; ses bonds diminuaient de hauteur et d’étendue ;au dernier, il s’accrocha par la partie supérieure du filet auxbranches élevées d’un baobab, seul arbre isolé au milieu de ce paysdésert.

« C’est fini, fit le chasseur.

– Et à cent pas du fleuve », dit Joe.

Les trois infortunés mirent pied à terre, et le docteur entraînases deux compagnons vers le Sénégal.

En cet endroit, le fleuve faisait entendre un mugissementprolongé ; arrivé sur les bords, Fergusson reconnut les chutesde Gouina ! Pas une barque sur la rive ; pas un êtreanimé.

Sur une largeur de deux mille pieds, le Sénégal se précipitaitd’une hauteur de cent cinquante, avec un bruit retentissant. Ilcoulait de l’est à l’ouest, et la ligne de rochers qui barrait soncours s’étendait du nord au sud. Au milieu de la chute sedressaient des rochers aux formes étranges, comme d’immensesanimaux antédiluviens pétrifiés au milieu des eaux.

L’impossibilité de traverser ce gouffre était évidente ;Kennedy ne put retenir un geste de désespoir.

Mais le docteur Fergusson, avec un énergique accent d’audace,s’écria :

« Tout n’est pas fini !

– Je le savais bien », fit Joe avec cette confiance en sonmaître qu’il ne pouvait jamais perdre.

La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur uneidée hardie. C’était la seule chance de salut. Il ramena rapidementses compagnons vers l’enveloppe de l’aérostat.

« Nous avons au moins une heure d’avance sur ces bandits,dit-il ; ne perdons pas de temps, mes amis, ramassez unegrande quantité de cette herbe sèche ; il m’en faut centlivres au moins.

– Pourquoi faire ? demanda Kennedy.

– Je n’ai plus de gaz ; eh bien ! je traverserai lefleuve avec de l’air chaud !

– Ah ! mon brave Samuel ! s’écria Kennedy, tu esvraiment un grand homme ! »

Joe et Kennedy se mirent au travail, et bientôt une énorme meulefut empilée près du baobab.

Pendant ce temps, le docteur avait agrandi l’orifice del’aérostat en le coupant dans sa partie inférieure ; il eutsoin préalablement de chasser ce qui pouvait rester d’hydrogène parla soupape ; puis il empila une certaine quantité d’herbesèche sous l’enveloppe, et il y mit le feu.

Il faut peu de temps pour gonfler un ballon avec de l’airchaud ; une chaleur de cent quatre-vingts degrés[58] suffit à diminuer de moitié lapesanteur de l’air qu’il renferme en le raréfiant ; aussi leVictoria commença à reprendre sensiblement sa formearrondie ; l’herbe ne manquait pas ; le feu s’activaitpar les soins du docteur, et l’aérostat grossissait à vued’œil.

Il était alors une heure moins le quart.

En ce moment, à deux milles dans le nord, apparut la bande desTalibas ; on entendait leurs cris et le galop des chevauxlancés à toute vitesse.

« Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy.

– De l’herbe ! de l’herbe, Joe ! Dans dix minutes nousserons en plein air !

– Voilà, monsieur. »

Le Victoria était aux deux tiers gonflé.

« Mes amis ! accrochons-nous au filet, comme nous l’avonsfait déjà.

– C’est fait », répondit le chasseur.

Au bout de dix minutes, quelques secousses du ballon indiquèrentsa tendance à s’enlever. Les Talibas approchaient ; ilsétaient à peine à cinq cents pas.

« Tenez-vous bien, s’écria Fergusson.

– N’ayez pas peur, mon maître ! n’ayez pas peur !»

Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantitéd’herbe.

Le ballon, entièrement dilaté par l’accroissement detempérature, s’envola en frôlant les branches du baobab.

« En route ! » cria Joe.

Une décharge de mousquets lui répondit ; une balle même luilaboura l’épaule ; mais Kennedy, se penchant et déchargeant sacarabine d’une main, jeta un ennemi de plus à terre.

Des cris de rage impossibles à rendre accueillirent l’enlèvementde l’aérostat, qui monta à plus de huit cents pieds. Un vent rapidele saisit, et il décrivit d’inquiétantes oscillations, pendant quel’intrépide docteur et ses compagnons contemplaient le gouffre descataractes ouvert sous leurs yeux.

Dix minutes après, sans avoir échangé une parole, les intrépidesvoyageurs descendaient peu à peu vers l’autre rive du fleuve.

Là, surpris, émerveillé, effrayé, se tenait un groupe d’unedizaine d’hommes qui portaient l’uniforme français. Qu’on juge deleur étonnement quand ils virent ce ballon s’élever de la rivedroite du fleuve. Ils n’étaient pas éloignés de croire à unphénomène céleste. Mais leurs chefs, un lieutenant de marine et unenseigne de vaisseau, connaissaient par les journaux d’Europel’audacieuse tentative du docteur Fergusson, et ils se rendirenttout de suite compte de l’événement.

Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardisaéronautes retenus à son filet ; mais il était douteux qu’ilput atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans lefleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au momentoù le Victoria s’abattait à quelques toises de la rivegauche du Sénégal.

« Le docteur Fergusson ! s’écria le lieutenant.

– Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deuxamis. »

Les Français emportèrent les voyageurs au-delà du fleuve, tandisque le ballon à demi dégonflé, entraîné par un courant rapide, s’enalla comme une bulle immense s’engloutir avec les eaux du Sénégaldans les cataractes de Gouina.

« Pauvre Victoria ! » fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme ; il ouvrit ses bras,et ses deux amis s’y précipitèrent sous l’empire d’une grandeémotion.

Chapitre 44

 

Conclusion. – Le procès-verbal. – Les établissementsfrançais. – Le poste de Médine. – Le « Basilic ». – Saint-Louis. –La frégate anglaise. – Retour à Londres.

 

L’expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait étéenvoyée par le gouverneur du Sénégal ; elle se composait dedeux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d’infanterie de marine,et Rodamel, enseigne de vaisseau ; d’un sergent et de septsoldats. Depuis deux jours, ils s’occupaient de reconnaître lasituation la plus favorable pour l’établissement d’un poste àGouina, lorsqu’ils furent témoins de l’arrivée du docteurFergusson.

On se figure aisément les félicitations et les embrassementsdont furent accablés les trois voyageurs. Les Français, ayant pucontrôler par eux mêmes l’accomplissement de cet audacieux projet,devenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d’abord de constaterofficiellement son arrivée aux cataractes de Gouina.

« Vous ne refuserez pas de signer au procès-verbal ?demanda-t-il au lieutenant Dufraisse.

– À vos ordres », répondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur lebord du fleuve ; ils y trouvèrent les soins les plus attentifset des provisions en abondance. Et c’est là que fut rédigé en cestermes le procès-verbal qui figure aujourd’hui dans les archives dela Société géographique de Londres :

« Nous, soussignés, déclarons que ledit jour nous avons vuarriver suspendus au filet d’un ballon le docteur Fergusson et sesdeux compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson[59] ; lequel ballon est tombé àquelques pas de nous dans le lit même du fleuve, et, entraîné parle courant, s’est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi dequoi nous avons signé le présent procès-verbal, contradictoirementavec les susnommés, pour valoir ce que de droit. – Fait auxcataractes de Gouina, le 24 mai 1862.

« SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON, DUFRAISSE,lieutenant d’infanterie de marine ; RODAMEL, enseigne devaisseau ; DUFAYS, sergent ; FLIPPEAU, MAYOR, PÉLISSIER,LOROIS, RASCAGNET, GUILLON, LEBEL, soldats. »

Ici finit l’étonnante traversée du docteur Fergusson et de sesbraves compagnons, constatée par d’irrécusables témoignages ;ils se trouvaient avec des amis au milieu de tribus plushospitalières et dont les rapports sont fréquents avec lesétablissements français.

Ils étaient arrivés au Sénégal le samedi 24 mai, et, le 27 dumême mois, ils atteignaient le poste de Médine, situé un peu plusau nord sur le fleuve.

Là les Français les reçurent à bras ouverts, et déployèrentenvers eux toutes les ressources de leur hospitalité ; ledocteur et ses compagnons purent s’embarquer presque immédiatementsur le petit bateau à vapeur Le Basilic, qui descendait leSénégal jusqu’à son embouchure.

Quatorze jours après, le 10 juin, ils arrivèrent à Saint-Louis,où le gouverneur les reçut magnifiquement ; ils étaientcomplètement remis de leurs émotions et de leurs fatigues.D’ailleurs Joe disait à qui voulait l’entendre :

« C’est un piètre voyage que le nôtre, après tout, et siquelqu’un est avide d’émotions, je ne lui conseille pas del’entreprendre ; cela devient fastidieux à la fin, et, sansles aventures du lac Tchad et du Sénégal, je crois véritablementque nous serions morts d’ennui ! »

Une frégate anglaise était en partance ; les troisvoyageurs prirent passage à bord ; le 26 juin, ils arrivaientà Portsmouth, et le lendemain à Londres.

Nous ne décrirons pas l’accueil qu’ils reçurent à la Sociétéroyale de Géographie, ni l’empressement dont ils furentl’objet ; Kennedy repartit aussitôt pour Édimbourg avec safameuse carabine ; il avait hâte de rassurer sa vieillegouvernante.

Le docteur Fergusson et son fidèle Joe demeurèrent les mêmeshommes que nous avons connus. Cependant il s’était fait en eux unchangement à leur insu.

Ils étaient devenus deux amis.

Les journaux de l’Europe entière ne tarirent pas en éloges surles audacieux explorateurs, et le Daily Telegraph fit untirage de neuf cent soixante-dix-sept mille exemplaires le jour oùil publia un extrait du voyage.

Le docteur Fergusson fit en séance publique à la Société royalede Géographie le récit de son expédition aéronautique, et il obtintpour lui et ses deux compagnons la médaille d’or destinée àrécompenser la plus remarquable exploration de l’année 1862.

Le voyage du docteur Fergusson a eu tout d’abord pour résultatde constater de la manière la plus précise les faits et lesrelèvements géographiques reconnus par MM. Barth, Burton, Speke etautres. Grâce aux expéditions actuelles de MM. Speke et Grant, deHeuglin et Munzinger, qui remontent aux sources du Nil ou sedirigent vers le centre de l’Afrique, nous pourrons avant peucontrôler les propres découvertes du docteur Fergusson dans cetteimmense contrée comprise entre les quatorzième et trente-troisièmedegrés de longitude.

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