Categories: Romans

Clair de Lune

Clair de Lune

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Clair de lune

Il portait bien son nom de bataille, l’abbé Marignan. C’était un grand prêtre maigre, fanatique, d’âme toujours exaltée, mais droite. Toutes ses croyances étaient fixes, sans jamais d’oscillations. Il s’imaginait sincèrement connaître son Dieu,pénétrer ses desseins, ses volontés, ses intentions.

Quand il se promenait à grands pas dans l’allée de son petit presbytère de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit : « Pourquoi Dieu a-t-il fait cela ? » Et il cherchait obstinément, prenant en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce n’est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité : « Seigneur, vos desseins sont impénétrables ! » Il se disait : « Je suis le serviteur de Dieu je dois connaître ses raisons d’agir, et les deviner si je ne les connais pas. »

Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et admirable. Les « Pourquoi » et les « Parce que » se balançaient toujours. Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.

Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous lesbesoins de l’agriculture ; et jamais le soupçon n’aurait puvenir au prêtre que la nature n’a point d’intentions et que tout cequi vit s’est plié, au contraire, aux dures nécessités des époques,des climats et de la matière.

Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et laméprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ : «Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » et ilajoutait : « On disait que Dieu lui-même se sentait mécontent decette œuvre-là. » La femme était bien pour lui l’enfant douze foisimpure dont parle le poète. Elle était le tentateur qui avaitentraîné le premier homme et qui continuait toujours son œuvre dedamnation, l’être faible, dangereux, mystérieusement troublant. Etplus encore que leur corps de perdition, il haïssait leur âmeaimante.

Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bienqu’il se sût inattaquable, il s’exaspérait de ce besoin d’aimer quifrémissait toujours en elles.

Dieu, à son avis, n’avait créé la femme que pour tenter l’hommeet l’éprouver. Il ne fallait approcher d’elle qu’avec desprécautions défensives, et les craintes qu’on a des pièges. Elleétait, en effet, toute pareille à un piège avec ses bras tendus etses lèvres ouvertes vers l’homme.

Il n’avait d’indulgence que pour les religieuses que leur vœurendait inoffensives ; mais il les traitait durement quandmême, parce qu’il la sentait toujours vivante au fond de leur cœurenchaîné, de leur cœur humilié, cette éternelle tendresse quivenait encore à lui, bien qu’il fût un prêtre.

Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que lesregards des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dansleurs élans d’amour vers le Christ, qui l’indignaient parce quec’était de l’amour de femme, de l’amour charnel ; il lasentait, cette tendresse maudite, dans leur docilité même, dans ladouceur de leur voix en lui parlant, dans leurs yeux baissés, etdans leurs larmes résignées quand il les reprenait avecrudesse.

Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, etil s’en allait en allongeant les jambes comme s’il avait fui devantun danger.

Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petitemaison voisine. Il s’acharnait à en faire une sœur de charité.

Elle était jolie, écervelée et moqueuse. Quand l’abbésermonnait, elle riait ; et quand il se fâchait contre elle,elle l’embrassait avec véhémence, le serrant contre son cœur,tandis qu’il cherchait involontairement à se dégager de cetteétreinte qui lui faisait goûter cependant une joie douce, éveillantau fond de lui cette sensation de paternité qui sommeille en touthomme.

Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côtéd’elle par les chemins des champs. Elle ne l’écoutait guère etregardait le ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivrequi se voyait dans ses yeux. Quelquefois elle s’élançait pourattraper une bête volante, et s’écriait en la rapportant : «Regarde, mon oncle, comme elle est jolie ; j’ai envie del’embrasser. » Et ce besoin d’« embrasser des mouches » ou desgrains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le prêtre, quiretrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germetoujours au cœur des femmes.

Puis, voilà qu’un jour l’épouse du sacristain, qui faisait leménage de l’abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièceavait un amoureux.

Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué,avec du savon plein la figure, car il était en train de seraser.

Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, ils’écria : « Ce n’est pas vrai, vous mentez, Mélanie ! »

Mais la paysanne posa la main sur son cœur : « QueNotre-Seigneur me juge si je mens, monsieur le curé. J’ vous disqu’elle y va tous les soirs sitôt qu’ votre sœur est couchée. Ilsse retrouvent le long de la rivière. Vous n’avez qu’à y aller voirentre dix heures et minuit. »

Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcherviolemment, comme il faisait toujours en ses heures de graveméditation. Quand il voulut recommencer à se barbifier, il se coupatrois fois depuis le nez jusqu’à l’oreille.

Tout le jour, il demeura muet, gonflé d’indignation et decolère. À sa fureur de prêtre, devant l’invincible amour,s’ajoutait une exaspération de père moral, de tuteur, de chargéd’âme, trompé, volé, joué par une enfant ; cette suffocationégoïste des parents à qui leur fille annonce qu’elle a fait, sanseux et malgré eux, choix d’un époux.

Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put yparvenir ; et il s’exaspérait de plus en plus. Quand dixheures sonnèrent, il prit sa canne, un formidable bâton de chênedont il se servait toujours en ses courses nocturnes, quand ilallait voir quelque malade. Et il regarda en souriant l’énormegourdin qu’il faisait tourner, dans sa poigne solide de campagnard,en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva, et, grinçantdes dents, l’abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba surle plancher.

Et il ouvrit sa porte pour sortir ; mais il s’arrêta sur leseuil, surpris par une splendeur de clair de lune telle qu’on n’envoyait presque jamais.

Et comme il était doué d’un esprit exalté, un de ces esprits quedevaient avoir les Pères de l’Église, ces poètes rêveurs, il sesentit soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté dela nuit pâle.

Dans son petit jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbresfruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l’allée leursgrêles membres de bois à peine vêtus de verdure ; tandis quele chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalaitdes souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans lesoir tiède et clair une espèce d’âme parfumée.

Il se mit à respirer longuement, buvant de l’air comme lesivrognes boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi,émerveillé, oubliant presque sa nièce.

Dès qu’il fut dans la campagne, il s’arrêta pour contemplertoute la plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans cecharme tendre et languissant des nuits sereines. Les crapauds àtout instant jetaient par l’espace leur note courte et métallique,et des rossignols lointains mêlaient leur musique égrenée qui faitrêver sans faire penser, leur musique légère et vibrante, faitepour les baisers, à la séduction du clair de lune.

L’abbé se remit à marcher, le cœur défaillant, sans qu’il sûtpourquoi. Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup ;il avait une envie de s’asseoir, de rester là, de contempler,d’admirer Dieu dans son œuvre.

Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grandeligne de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blancheque les rayons de lune traversaient, argentaient, rendaientluisante, restait suspendue autour et au-dessus des berges,enveloppait tout le cours tortueux de l’eau d’une sorte de ouatelégère et transparente.

Le prêtre encore une fois s’arrêta, pénétré jusqu’au fond del’âme par un attendrissement grandissant, irrésistible.

Et un doute, une inquiétude vague l’envahissait ; ilsentait naître en lui une de ces interrogations qu’il se posaitparfois.

Pourquoi Dieu avait-il fait cela ? Puisque la nuit estdestinée au sommeil, à l’inconscience, au repos, à l’oubli de tout,pourquoi la rendre plus charmante que le jour, plus douce que lesaurores et que les soirs, et pourquoi cet astre lent et séduisant,plus poétique que le soleil et qui semblait destiné, tant il estdiscret, à éclairer des choses trop délicates et mystérieuses pourla grande lumière, s’en venait-il faire si transparentes lesténèbres ?

Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-ilpas comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l’ombretroublante ?

Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde ? Pourquoi cesfrissons de cœur, cette émotion de l’âme, cet alanguissement de lachair ?

Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaientpoint, puisqu’ils étaient couchés en leurs lits ? À quiétaient destinés ce spectacle sublime, cette abondance de poésiejetée du ciel sur la terre ?

Et l’abbé ne comprenait point.

Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûtedes arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent quimarchaient côte à côte.

L’homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, detemps en temps, l’embrassait sur le front. Ils animèrent tout àcoup ce paysage immobile qui les enveloppait comme un cadre divinfait pour eux. Ils semblaient, tous deux, un seul être, l’être àqui était destinée cette nuit calme et silencieuse ; et ilss’en venaient vers le prêtre comme une réponse vivante, la réponseque son Maître jetait à son interrogation.

Il restait debout, le cœur battant, bouleversé ; et ilcroyait voir quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth etde Booz, l’accomplissement d’une volonté du Seigneur dans un de cesgrands décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirentà bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les crisd’ardeur, les appels des corps, toute la chaude poésie de ce poèmebrûlant de tendresse.

Et il se dit : « Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voilerd’idéal les amours des hommes. »

Et il reculait devant ce couple embrassé qui marchait toujours.C’était sa nièce pourtant ; mais il se demandait maintenants’il n’allait pas désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il pointl’amour, puisqu’il l’entoure visiblement d’une splendeurpareille ?

Et il s’enfuit, éperdu, presque honteux, comme s’il eût pénétrédans un temple où il n’avait pas le droit d’entrer.

Chapitre 2Un Coup d’état

Paris venait d’apprendre le désastre de Sedan. La Républiqueétait proclamée. La France entière haletait au début de cettedémence qui dura jusqu’après la Commune. On jouait au soldat d’unbout à l’autre du pays.

Des bonnetiers étaient colonels faisant fonction degénéraux ; des revolvers et des poignards s’étalaient autourde gros ventres pacifiques enveloppés de ceintures rouges ; depetits bourgeois devenus guerriers d’occasion commandaient desbataillons de volontaires braillards et juraient comme descharretiers pour se donner de la prestance.

Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à systèmeaffolait ces gens qui n’avaient jusqu’ici manié que des balances,et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. Onexécutait des innocents pour prouver qu’on savait tuer ; onfusillait, en rôdant par les campagnes vierges encore de Prussiens,les chiens errants, les vaches ruminant en paix, les chevauxmalades pâturant dans les herbages.

Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Lescafés des moindres villages, pleins de commerçants en uniforme,ressemblaient à des casernes ou à des ambulances.

Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvellesde l’armée et de la capitale ; mais une extrême agitation leremuait depuis un mois, les partis adverses se trouvaient face àface.

Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieuxdéjà, légitimiste rallié à l’Empire depuis peu, par ambition, avaitvu surgir un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, groshomme sanguin, chef du parti républicain dans l’arrondissement,vénérable de la loge maçonnique du chef-lieu, président de laSociété d’agriculture et du banquet des pompiers, et organisateurde la milice rurale qui devait sauver la contrée.

En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à ladéfense du pays soixante-trois volontaires mariés et pères defamille, paysans prudents et marchands du bourg, et il lesexerçait, chaque matin, sur la place de la mairie.

Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, lecommandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, lesabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à sonmonde : « Vive la patrie ! » Et ce cri, on l’avait remarqué,agitait le petit vicomte, qui voyait là sans doute une menace, undéfi, en même temps qu’un souvenir odieux de la grandeRévolution.

Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolversur sa table, donnait une consultation à un couple de vieuxcampagnards, dont l’un, le mari, atteint de varices depuis septans, avait attendu que sa femme en eût aussi pour venir trouver lemédecin, quand le facteur apporta le journal.

M. Massarel l’ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levantles bras au ciel dans un geste d’exaltation, il se mit à vociférerde toute sa voix devant les deux ruraux affolés :

– Vive la République ! vive la République ! vive laRépublique !

Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d’émotion.

Et comme le paysan reprenait : « Ça a commencé par des fourmisqui me couraient censément le long des jambes », le docteurMassarel s’écria :

– Fichez-moi la paix ; j’ai bien le temps de m’occuper devos bêtises. La République est proclamée, l’Empereur estprisonnier, la France est sauvée. Vive la République ! Etcourant à la porte, il beugla : Céleste, vite, Céleste !

La bonne épouvantée accourut ; il bredouillait tant ilparlait rapidement.

– Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnolqui est sur ma table de nuit : dépêche-toi !

Comme le paysan obstiné, profitant d’un instant de silence,continuait :

– Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal enmarchant.

Le médecin exaspéré hurla :

– Fichez-moi donc la paix, nom d’un chien, si vous vous étiezlavé les pieds, ça ne serait pas arrivé.

Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure :

– Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triplebrute ?

Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et ilpoussa dehors le ménage abasourdi, en répétant :

– Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n’ai pas le tempsaujourd’hui.

Tout en s’équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau unesérie d’ordres urgents à sa bonne :

– Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenantPommel, et dis-leur que je les attends ici immédiatement.Envoie-moi aussi Torchebeuf avec son tambour, vite, vite !

Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant àsurmonter les difficultés de la situation.

Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtement de travail. Lecommandant, qui s’attendait à les voir en tenue, eut unsursaut.

– Vous ne savez donc rien, sacrebleu ? L’Empereur estprisonnier, la République est proclamée. Il faut agir. Ma positionest délicate, je dirai plus, périlleuse.

Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de sessubordonnés, puis reprit :

– Il faut agir et ne pas hésiter ; les minutes valent desheures dans des instants pareils. Tout dépend de la promptitude desdécisions. Vous, Picart, allez trouver le curé et sommez-le desonner le tocsin pour réunir la population que je vais prévenir.Vous, Torchebeuf, battez le rappel dans toute la commune jusqu’auxhameaux de la Cerisaie et de Salmare pour rassembler la milice enarmes sur la place. Vous, Pommel, revêtez promptement votreuniforme, rien que la tunique et le képi. Nous allons occuperensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me remettre sespouvoirs. C’est compris ?

– Oui.

– Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous,Pommel, puisque nous opérons ensemble.

Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armésjusqu’aux dents, apparaissaient sur la place juste au moment où lepetit vicomte de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour unepartie de chasse, son Lefaucheux[1] surl’épaule, débouchait à pas rapides par l’autre rue, suivi de sestrois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le fusilen bandoulière. Pendant que le docteur s’arrêtait, stupéfait, lesquatre hommes pénétrèrent dans la mairie dont la porte se refermaderrière eux. – Nous sommes devancés, murmura le médecin, il fautmaintenant attendre du renfort. Rien à faire pour le quart d’heure.Le lieutenant Picart reparut : – Le curé a refusé d’obéir,dit-il ; il s’est même enfermé dans l’église avec le bedeau etle suisse. Et, de l’autre côté de la place, en face de la mairieblanche et close, l’église, muette et noire, montrait sa grandeporte de chêne garnie de ferrures de fer. Alors, comme leshabitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou sortaient surle seuil des maisons, le tambour soudain roula, et Torchebeufapparut, battant avec fureur les trois coups précipités du rappel.Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans lechemin des champs. Le commandant tira son sabre, s’avança seul, àmoitié distance environ entre les deux bâtiments où s’étaitbarricadé l’ennemi et, agitant son arme au-dessus de sa tête, ilmugit de toute la force de ses poumons : – Vive laRépublique ! Mort aux traîtres ! Puis, il se replia versses officiers. Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets,accrochèrent leurs volets et fermèrent leurs boutiques. Seull’épicier demeura ouvert. Cependant les hommes de la milicearrivaient peu à peu, vêtus diversement et tous coiffés d’un képinoir à galon rouge, le képi constituant tout l’uniforme du corps.Ils étaient armés de leurs vieux fusils rouillés, ces vieux fusilspendus depuis trente ans sur les cheminées des cuisines, et ilsressemblaient assez à un détachement de gardes champêtres.Lorsqu’il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, enquelques mots, les mit au fait des événements ; puis, setournant vers son état-major : « Maintenant, agissons », dit-il.Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient. Ledocteur eut vite arrêté son plan de campagne : – Lieutenant Picart,vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette mairie et sommerM. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre la maisonde ville. Mais le lieutenant, un maître maçon, refusa : – Vous êtesencore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de fusilmerci. Ils tirent bien, ceux qui sont là-dedans, vous savez. Faitesvos commissions vous-même. Le commandant devint rouge. – Je vousordonne d’y aller au nom de la discipline. Le lieutenant se révolta: – Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoirpourquoi. Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent àrire. Un d’eux cria : – T’as raison, Picart, c’est pasl’moment ! Le docteur, alors, murmura : – Lâches ! Et,déposant son sabre et son revolver aux mains d’un soldat, ils’avança d’un pas lent, l’œil fixé sur les fenêtres, s’attendant àen voir sortir un canon de fusil braqué sur lui. Comme il n’étaitqu’à quelques pas du bâtiment, les portes des deux extrémitésdonnant entrée dans les deux écoles s’ouvrirent, et un flot depetits êtres, garçons par-ci, filles par-là, s’en échappèrent et semirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme untroupeau d’oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faireentendre. Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portess’étaient refermées. Le gros des marmots enfin se dispersa, et lecommandant appela d’une voix forte : – Monsieur de Varnetot ?Une fenêtre du premier étage s’ouvrit. M. de Varnetot parut. Lecommandant reprit : – Monsieur, vous savez les grands événementsqui viennent de changer la face du gouvernement. Celui que vousreprésentiez n’est plus. Celui que je représente monte au pouvoir.En ces circonstances douloureuses, mais décisives, je viens vousdemander, au nom de la nouvelle République, de remettre en mesmains les fonctions dont vous avez été investi par le précédentpouvoir. M. de Varnetot répondit : – Monsieur le docteur, je suismaire de Canneville, nommé par l’autorité compétente, et jeresterai maire de Canneville tant que je n’aurai pas été révoqué etremplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis chez moidans la mairie, et j’y reste. Au surplus, essayez de m’en fairesortir. Et il referma la fenêtre. Le commandant retourna vers satroupe. Mais, avant de s’expliquer, toisant du haut en bas lelieutenant Picart : – Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, lahonte de l’armée. Je vous casse de votre grade. Le lieutenantrépondit : – Je m’en fiche un peu. Et il alla se mêler au groupemurmurant des habitants. Alors le docteur hésita. Que faire ?Donner l’assaut ? Mais ses hommes marcheraient-ils ? Etpuis, en avait-il le droit ? Une idée l’illumina. Il courut autélégraphe dont le bureau faisait face à la mairie, de l’autre côtéde la place. Et il expédia trois dépêches : À MM. les membres dugouvernement républicain, à Paris ; À M. le nouveau préfetrépublicain de la Seine-Inférieure, à Rouen ; À M. le nouveausous-préfet républicain de Dieppe. Il exposait la situation, disaitle danger couru par la commune demeurée aux mains de l’ancien mairemonarchiste, offrait ses services dévoués, demandait des ordres etsignait en faisant suivre son nom de tous ses titres. Puis ilrevint vers son corps d’armée et, tirant dix francs de sa poche : «Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup ; laissezseulement ici un détachement de dix hommes pour que personne nesorte de la mairie. » Mais l’ex-lieutenant Picart, qui causait avecl’horloger, entendit ; il se mit à ricaner et prononça : «Pardi, s’ils sortent, ce sera une occasion d’entrer. Sans ça, je nevous vois pas encore là-dedans, moi ! » Le docteur ne réponditpas, et il alla déjeuner. Dans l’après-midi, il disposa des postestout autour de la commune, comme si elle était menacée d’unesurprise. Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison deville et de l’église sans rien remarquer de suspect ; onaurait cru vides ces deux bâtiments. Le boucher, le boulanger et lepharmacien rouvrirent leurs boutiques. On jasait beaucoup dans leslogis. Si l’Empereur était prisonnier, il y avait quelque traîtriselà-dessous. On ne savait pas au juste laquelle des républiquesétait revenue. La nuit tomba. Vers neuf heures, le docteurs’approcha seul, sans bruit, de l’entrée du bâtiment communal,persuadé que son adversaire était parti se coucher ; et, commeil se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une voixforte, celle d’un garde, demanda tout à coup : – Qui va là ?Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes. Le jour se levasans que rien fût changé dans la situation. La milice en armesoccupait la place. Tous les habitants s’étaient réunis autour decette troupe, attendant une solution. Ceux des villages voisinsarrivaient pour voir. Alors, le docteur, comprenant qu’il jouait saréputation, résolut d’en finir d’une manière ou d’une autre ;et il allait prendre une résolution quelconque, énergiqueassurément, quand la porte du télégraphe s’ouvrit et la petiteservante de la directrice parut, tenant à la main deux papiers.Elle se dirigea d’abord vers le commandant et lui remit une desdépêches ; puis, traversant le milieu désert de la place,intimidée par tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête ettrottant menu, elle alla frapper doucement à la maison barricadéecomme si elle eût ignoré qu’un parti armé s’y cachait. L’huiss’entrebâilla ; une main d’homme reçut le message, et lafillette revint, toute rouge, prête à pleurer, d’être dévisagéeainsi par le pays entier. Le docteur demanda d’une voix vibrante :– Un peu de silence, s’il vous plaît. Et comme le populaire s’étaittu, il reprit fièrement : – Voici la communication que je reçois dugouvernement. Et, élevant sa dépêche, il lut : « Ancien mairerévoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez instructionsultérieures. « Pour le sous-préfet, « SAPIN, conseiller. » Iltriomphait ; son cœur battait de joie ; ses mainstremblaient ; mais Picart, son ancien subalterne, lui criad’un groupe voisin : – C’est bon, tout ça ; mais si les autresne sortent pas, ça vous fait une belle jambe, votre papier. Et M.Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, ilfallait aller de l’avant maintenant. C’était non seulement sondroit, mais aussi son devoir. Et il regardait anxieusement lamairie, espérant qu’il allait voir la porte s’ouvrir et sonadversaire se replier. La porte restait fermée. Que faire ? Lafoule augmentait, se serrait autour de la milice. On riait. Uneréflexion surtout torturait le médecin. S’il donnait l’assaut, ilfaudrait marcher à la tête de ses hommes ; et comme, lui mort,toute contestation cesserait, c’était sur lui, sur lui seul quetireraient M. de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraientbien, très bien ; Picart venait encore de le lui répéter. Maisune idée l’illumina et, se tournant vers Pommel : – Allez viteprier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton. Lelieutenant se précipita. Il allait faire un drapeau parlementaire,un drapeau blanc dont la vue réjouirait peut-être le cœurlégitimiste de l’ancien maire. Pommel revint avec le linge demandéet un manche à balai. Au moyen de ficelles, on organisa cetétendard que M. Massarel saisit à deux mains ; et il s’avançade nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. Lorsqu’il fut enface de la porte, il appela encore : « Monsieur de Varnetot. » Laporte s’ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le seuil avecses trois gardes. Le docteur recula par un mouvementinstinctif ; puis, il salua courtoisement son ennemi etprononça, étranglé par l’émotion : « Je viens, Monsieur, vouscommuniquer les instructions que j’ai reçues. » Le gentilhomme,sans lui rendre son salut, répondit : « Je me retire, Monsieur,mais sachez bien que ce n’est ni par crainte, ni par obéissance àl’odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir. »Et, appuyant surchaque mot, il déclara : « Je ne veux pas avoir l’air de servir unseul jour la République. Voilà tout. » Massarel, interdit, nerépondit rien ; et M. de Varnetot, se mettant en marche d’unpas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de sonescorte. Alors le docteur, éperdu d’orgueil, revint vers la foule.Dès qu’il fut assez près pour se faire entendre, il cria : «Hurrah ! hurrah ! La République triomphe sur toute laligne. » Aucune émotion ne se manifesta. Le médecin reprit : « Lepeuple est libre, vous êtes libres, indépendants. Soyezfiers ! » Les villageois inertes le regardaient sans qu’aucunegloire illuminât leurs yeux. À son tour, il les contempla, indignéde leur indifférence, cherchant ce qu’il pourrait dire, ce qu’ilpourrait faire pour frapper un grand coup, électriser ce paysplacide, remplir sa mission d’initiateur. Mais une inspirationl’envahit et, se tournant vers Pommel : « Lieutenant, allezchercher le buste de l’ex-empereur qui est dans la salle desdélibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une chaise.» Et bientôt l’homme reparut portant sur l’épaule droite leBonaparte de plâtre, et tenant de la main gauche une chaise depaille. M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posapar terre, plaça dessus le buste blanc, puis se reculant dequelques pas, l’interpella d’une voix sonore : « Tyran, tyran, tevoici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange. La patrieexpirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t’a frappé. Ladéfaite et la honte se sont attachées à toi ; tu tombesvaincu, prisonnier du Prussien ; et, sur les ruines de tonempire croulant, la jeune et radieuse République se dresse,ramassant ton épée brisée… » Il attendait des applaudissements.Aucun cri, aucun battement de mains n’éclata. Les paysans effarésse taisaient ; et le buste aux moustaches pointues quidépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et bienpeigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M.Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable etmoqueur. Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise,le médecin debout, à trois pas de lui. Une colère saisit lecommandant. Mais que faire ? que faire pour émouvoir ce peupleet gagner définitivement cette victoire de l’opinion ? Samain, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous saceinture rouge, la crosse de son revolver. Aucune inspiration,aucune parole ne lui venaient plus. Alors, il tira son arme, fitdeux pas et, à bout portant, foudroya l’ancien monarque. La ballecreusa dans le front un petit trou noir, pareil à une tache,presque rien. L’effet était manqué. M. Massarel tira un secondcoup, qui fit un second trou, puis un troisième, puis, sanss’arrêter, il lâcha les trois derniers. Le front de Napoléon volaiten poussière blanche, mais les yeux, le nez et les fines pointesdes moustaches restaient intacts. Alors, exaspéré, le docteurrenversa la chaise d’un coup de poing et, appuyant un pied sur lereste du buste, dans une posture de triomphateur, il se tourna versle public abasourdi en vociférant : « Périssent ainsi tous lestraîtres ! » Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestaitencore, comme les spectateurs semblaient stupides d’étonnement, lecommandant cria aux hommes de la milice : « Vous pouvez maintenantregagner vos foyers. » Et il se dirigea lui-même à grands pas verssa maison, comme s’il eût fui. Sa bonne, dès qu’il parut, lui ditque des malades l’attendaient depuis plus de trois heures dans soncabinet. Il y courut. C’étaient les deux paysans aux varices,revenus dès l’aube, obstinés et patients. Et le vieux aussitôtreprit son explication : « Ça a commencé par des fourmis qui mecouraient censément le long des jambes… »

Chapitre 3Le Loup

Voici ce que nous raconta le vieux marquis d’Arville à la fin dudîner de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.

On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seuldes convives qui n’eût point pris part à cette poursuite, car il nechassait jamais.

Pendant toute la durée du grand repas, on n’avait guère parléque de massacres d’animaux. Les femmes elles-mêmes s’intéressaientaux récits sanguinaires et souvent invraisemblables, et lesorateurs mimaient les attaques et les combats d’hommes contre lesbêtes, levaient les bras, contaient d’une voix tonnante.

M. d’Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peuronflante, mais pleine d’effet. Il avait dû répéter souvent cettehistoire, car il la disait couramment, n’hésitant pas sur les motschoisis avec habileté pour faire image.

« Messieurs, je n’ai jamais chassé, mon père non plus, mongrand-père non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Cedernier était fils d’un homme qui chassa plus que vous tous. Ilmourut en 1764. Je vous dirai comment.

« Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui futmon trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, Françoisd’Arville, notre château de Lorraine, en pleine forêt.

« François d’Arville était resté garçon par amour de lachasse.

« Ils chassaient tous deux d’un bout à l’autre de l’année, sansrepos, sans arrêt, sans lassitude. Ils n’aimaient que cela, necomprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaientque pour cela.

« Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elleles brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de placepour rien autre.

« Ils avaient défendu qu’on les dérangeât jamais en chasse, pouraucune raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait unrenard, et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais iljura : « Nom d’un nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre aprèsl’hallali ! »

« Son frère François se montrait encore plus emporté que lui.Dès son lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis iltirait des oiseaux autour du château jusqu’au moment de partir pourforcer quelque grosse bête.

« On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, lesnobles d’alors ne faisant point, comme la noblesse d’occasion denotre temps, qui veut établir dans les titres une hiérarchiedescendante ; car le fils d’un marquis n’est pas plus comte,ni le fils d’un vicomte baron, que le fils d’un général n’estcolonel de naissance. Mais la vanité mesquine du jour trouve profità cet arrangement.

« Je reviens à mes ancêtres.

« Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus,violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l’aîné, avaitune voix tellement forte que, suivant une légende dont il étaitfier, toutes les feuilles de la forêt s’agitaient quand ilcriait.

« Et lorsqu’ils se mettaient en selle tous deux pour partir enchasse, ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géantsenfourcher leurs grands chevaux.

« Or, vers le milieu de l’hiver de cette année 1764, les froidsfurent excessifs et les loups devinrent féroces.

« Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuitautour des maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever etdépeuplaient les étables.

« Et bientôt une rumeur circula. On parlait d’un loup colossal,au pelage gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoréle bras d’une femme, étranglé tous les chiens de garde du pays etqui pénétrait sans peur dans les enclos pour venir flairer sous lesportes. Tous les habitants affirmaient avoir senti son souffle quifaisait vaciller la flamme des lumières. Et bientôt une paniquecourut par toute la province. Personne n’osait plus sortir dès quetombait le soir. Les ténèbres semblaient hantées par l’image decette bête.

« Les frères d’Arville résolurent de la trouver et de la tuer,et ils convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes dupays.

« Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller lesbuissons, on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pascelui-là. Et, chaque nuit qui suivait la battue, l’animal, commepour se venger, attaquait quelque voyageur ou dévorait quelquebétail, toujours loin du lieu où on l’avait cherché.

« Une nuit enfin, il pénétra dans l’étable aux porcs du châteaud’Arville et mangea les deux plus beaux élèves.

« Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cetteattaque comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi.Ils prirent tous leurs forts limiers habitués à poursuivre lesbêtes redoutables, et ils se mirent en chasse, le cœur soulevé defureur.

« Depuis l’aurore jusqu’à l’heure où le soleil empourprédescendit derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourréssans rien trouver.

« Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas deleurs chevaux par une allée bordée de broussailles, et s’étonnaientde leur science déjouée par ce loup, saisis soudain d’une sorte decrainte mystérieuse.

« L’aîné disait :

« – Cette bête-là n’est point ordinaire. On dirait qu’elle pensecomme un homme.

« Le cadet répondit :

« – On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousinl’évêque, ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu’ilfaut.

« Puis ils se turent.

« Jean reprit :

« – Regarde le soleil, s’il est rouge. Le grand loup va fairequelque malheur cette nuit.

« Il n’avait point fini de parler que son cheval se cabra ;celui de François se mit à ruer. Un large buisson couvert defeuilles mortes s’ouvrit devant eux, et une bête colossale, toutegrise, surgit, qui détala à travers le bois.

« Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, secourbant sur l’encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrenten avant d’une poussée de tout leur corps, les lançant d’une telleallure, les excitant, les entraînant, les affolant de la voix, dugeste et de l’éperon, que les forts cavaliers semblaient porter leslourdes bêtes entre leurs cuisses comme s’ils s’envolaient.

« Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés,coupant les ravins, grimpant les côtes, dévalant dans les gorges,et sonnant du cor à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurschiens.

« Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeulheurta du front une branche énorme qui lui fendit le crâne ;et il tomba raide mort sur le sol, tandis que son cheval affolés’emportait, disparaissait dans l’ombre enveloppant les bois.

« Le cadet d’Arville s’arrêta net, sauta par terre, saisit dansses bras son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaieavec le sang.

« Alors il s’assit auprès du corps, posa sur ses genoux la têtedéfigurée et rouge, et il attendit en contemplant cette faceimmobile de l’aîné. Peu à peu une peur l’envahissait, une peursingulière qu’il n’avait jamais sentie encore, la peur de l’ombre,la peur de la solitude, la peur du bois désert et la peur aussi duloup fantastique qui venait de tuer son frère pour se vengerd’eux.

« Les ténèbres s’épaississaient, le froid aigu faisait craquerles arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester làplus longtemps, se sentant presque défaillir. On n’entendait plusrien, ni la voix des chiens ni le son des cors, tout était muet parl’invisible horizon ; et ce silence morne du soir glacé avaitquelque chose d’effrayant et d’étrange.

« Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, ledressa et le coucha sur la selle pour le reporter au château ;puis il se remit en marche doucement, l’esprit troublé comme s’ilétait gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.

« Et, brusquement, dans le sentier qu’envahissait la nuit, unegrande forme passa. C’était la bête. Une secousse d’épouvante agitale chasseur ; quelque chose de froid, comme une goutte d’eau,lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu’un moine hanté dudiable, un grand signe de croix, éperdu à ce retour brusque del’effrayant rôdeur. Mais ses yeux retombèrent sur le corps inertecouché devant lui, et soudain, passant brusquement de la crainte àla colère, il frémit d’une rage désordonnée.

« Alors il piqua son cheval et s’élança derrière le loup.

« Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies,traversant des bois qu’il ne reconnaissait plus, l’œil fixé sur latache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.

« Son cheval aussi semblait animé d’une force et d’une ardeurinconnues. Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant auxarbres, aux rochers, la tête et les pieds du mort jeté en traverssur la selle. Les ronces arrachaient les cheveux ; le front,battant les troncs énormes, les éclaboussait de sang ; leséperons déchiraient des lambeaux d’écorce.

« Et, soudain, l’animal et le cavalier sortirent de la forêt etse ruèrent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus desmonts. Ce vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sansissue possible ; et le loup acculé se retourna.

« François alors poussa un hurlement de joie que les échosrépétèrent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval,son coutelas à la main.

« La bête hérissée, le dos rond, l’attendait ; ses yeuxluisaient comme deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, lefort chasseur, empoignant son frère, l’assit sur une roche, et,soutenant avec des pierres sa tête qui n’était plus qu’une tache desang, il lui cria dans les oreilles, comme s’il eût parlé à unsourd : « Regarde, Jean, regarde ça ! »

« Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuterune montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête levoulut mordre, cherchant à lui fouiller le ventre ; mais ill’avait saisie par le cou, sans même se servir de son arme, et ill’étranglait doucement, écoutant s’arrêter les souffles de sa gorgeet les battements de son cœur. Et il riait, jouissant éperdument,serrant de plus en plus sa formidable étreinte, criant, dans undélire de joie : « Regarde, Jean, regarde ! » Toute résistancecessa ; le corps du loup devint flasque. Il était mort.

« Alors François, le prenant à pleins bras, l’emporta et le vintjeter aux pieds de l’aîné en répétant d’une voix attendrie :“Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voilà !”

« Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l’un surl’autre ; et il se remit en route.

« Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à lanaissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe ettrépignant d’allégresse en racontant la mort de l’animal, etgémissant et s’arrachant la barbe en disant celle de son frère.

« Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, ilprononçait, les larmes aux yeux : “Si seulement ce pauvre Jeanavait pu me voir étrangler l’autre, il serait mort content, j’ensuis sûr !”

« La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l’horreur dela chasse, qui s’est transmise de père en fils jusqu’à moi. »

Le marquis d’Arville se tut. Quelqu’un demanda :

– Cette histoire est une légende, n’est-ce pas ?

Et le conteur répondit :

– Je vous jure qu’elle est vraie d’un bout à l’autre.

Alors une femme déclara d’une petite voix douce :

– C’est égal, c’est beau d’avoir des passions pareilles.

Chapitre 4L’enfant

Après avoir longtemps juré qu’il ne se marierait jamais, JacquesBourdillère avait soudain changé d’avis. Cela était arrivébrusquement, un été, aux bains de mer.

Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé àregarder les femmes sortir de l’eau, un petit pied l’avait frappépar sa gentillesse et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut,toute la personne le séduisit. De toute cette personne, il nevoyait d’ailleurs que les chevilles et la tête émergeant d’unpeignoir de flanelle blanche, clos avec soin. On le disait sensuelet viveur. C’est donc par la seule grâce de la forme qu’il futcapté d’abord ; puis il fut retenu par le charme d’un douxesprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et leslèvres.

Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d’amour.Quand il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage desable jaune, il frémissait jusqu’aux cheveux. Près d’elle, ildevenait muet, incapable de rien dire et même de penser, avec uneespèce de bouillonnement dans le cœur, de bourdonnement dansl’oreille, d’effarement dans l’esprit. Était-ce donc de l’amour,cela ?

Il ne le savait pas, n’y comprenait rien, mais demeurait, entout cas, bien décidé à faire sa femme de cette enfant.

Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaiseréputation du jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, unevieille maîtresse, une ancienne et forte liaison, une de ceschaînes qu’on croit rompues et qui tiennent toujours.

Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moinslongues, toutes les femmes qui passaient à portée de seslèvres.

Alors il se rangea, sans consentir même à revoir une seule foiscelle avec qui il avait vécu longtemps. Un ami régla la pension decette femme, assura son existence. Jacques paya, mais ne voulut pasentendre parler d’elle, prétendant désormais ignorer jusqu’à sonnom. Elle écrivit des lettres sans qu’il les ouvrît. Chaquesemaine, il reconnaissait l’écriture maladroite del’abandonnée ; et, chaque semaine, une colère plus grande luivenait contre elle, et il déchirait brusquement l’enveloppe et lepapier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachantd’avance les reproches et les plaintes contenues là dedans.

Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fit durerl’épreuve tout l’hiver, et c’est seulement au printemps que sademande fut agréée.

Le mariage eut lieu à Paris, dans les premiers jours de mai.

Il était décidé qu’ils ne feraient point le classique voyage denoce. Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne seprolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniserles fatigues de cette journée de cérémonies, les jeunes épouxdevaient passer leur première nuit commune dans la maisonfamiliale, puis partir seuls, le lendemain matin, pour la plagechère à leurs cœurs, où ils s’étaient connus et aimés.

La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ilss’étaient retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais,tendu de soies éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par lesrayons alanguis d’une grosse lanterne de couleur, pendue au plafondcomme un œuf énorme. La fenêtre entr’ouverte laissait entrerparfois des souffles frais du dehors, des caresses d’air quipassaient sur les visages, car la soirée était tiède et calme,pleine d’odeurs de printemps.

Ils ne disaient rien ; ils se tenaient les mains en se lespressant parfois de toute leur force. Elle demeurait, les yeuxvagues, un peu éperdue par ce grand changement dans sa vie, maissouriante, remuée, prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillirde joie, croyant le monde entier changé par ce qui lui arrivait,inquiète sans savoir de quoi, et sentant tout son corps, toute sonâme envahis d’une indéfinissable et délicieuse lassitude.

Lui la regardait obstinément, souriant d’un sourire fixe. Ilvoulait parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute sonardeur en des pressions de mains. De temps en temps, il murmurait :« Berthe ! » et chaque fois elle levait les yeux sur lui d’unmouvement doux et tendre ; ils se contemplaient une seconde,puis son regard à elle, pénétré et fasciné par son regard à lui,retombait.

Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissaitseuls ; mais, parfois, un couple de danseurs jetait sur eux,en passant, un coup d’œil furtif, comme s’il eût été témoin discretet confident d’un mystère.

Une porte de côté s’ouvrit, un domestique entra, tenant sur unplateau une lettre pressée qu’un commissionnaire venait d’apporter.Jacques prit en tremblant ce papier, saisi d’une peur vague etsoudaine, la peur mystérieuse des brusques malheurs.

Il regarda longtemps l’enveloppe dont il ne connaissait pointl’écriture, n’osant pas l’ouvrir, désirant follement ne pas lire,ne pas savoir, mettre en poche cela, et se dire : « À demain.Demain, je serai loin, peu m’importe ! » Mais, sur un coin,deux grands mots soulignés : TRÈS URGENT, le retenaient etl’épouvantaient. Il demanda : « Vous permettez, mon amie ? »déchira la feuille collée et lut. Il lut le papier, pâlissantaffreusement, le parcourut d’un coup et, lentement, semblal’épeler.

Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Ilbalbutia : « Ma chère petite, c’est… c’est mon meilleur ami à quiil arrive un grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi toutde suite… tout de suite… pour une affaire de vie ou de mort. Mepermettez-vous de m’absenter vingt minutes ; je reviensaussitôt ? » Elle bégaya, tremblante, effarée : « Allez, monami ! » n’étant pas encore assez sa femme pour oserl’interroger, pour exiger savoir. Et il disparut. Elle resta seule,écoutant danser dans le salon voisin.

Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessusquelconque, et il descendit en courant l’escalier. Au moment desauter dans la rue, il s’arrêta encore sous le bec de gaz duvestibule et relut la lettre.

Voici ce qu’elle disait :

« MONSIEUR,

« Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vientd’accoucher d’un enfant qu’elle prétend être à vous. La mère vamourir et implore votre visite. Je prends la liberté de vous écrireet de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien àcette femme, qui semble être très malheureuse et digne depitié.

« Votre serviteur,

« Dr BONNARD. »

Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisaitdéjà. Il ne la reconnut pas d’abord. Le médecin et deux gardes lasoignaient, et partout à terre traînaient des seaux pleins de glaceet des linges pleins de sang.

L’eau répandue inondait le parquet ; deux bougies brûlaientsur un meuble ; derrière le lit, dans un petit berceaud’osier, l’enfant criait, et, à chacun de ses vagissements, lamère, torturée, essayait un mouvement, grelottante sous lescompresses gelées.

Elle saignait ; elle saignait, blessée à mort, tuée parcette naissance. Toute sa vie coulait ; et, malgré la glace,malgré les soins, l’invincible hémorragie continuait, précipitaitson heure dernière.

Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras : elle ne putpas, tant ils étaient faibles, mais sur ses joues livides deslarmes commencèrent à glisser.

Il s’abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante etla baisa frénétiquement ; puis, peu à peu, il s’approcha toutprès, tout près du maigre visage qui tressaillait à son contact.Une des gardes, debout, une bougie à la main les éclairait, et lemédecin, s’étant reculé, regardait du fond de la chambre.

Alors d’une voix lointaine, en haletant, elle dit : « Je vaismourir, mon chéri ; promets-moi de rester jusqu’à la fin.Oh ! ne me quitte pas maintenant, ne me quitte pas au derniermoment ! »

Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Ilmurmura : « Sois tranquille, je vais rester. »

Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tantelle était oppressée et défaillante. Elle reprit : « C’est à toi,le petit. Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, jete le jure au moment de mourir. Je n’ai pas aimé d’autre homme quetoi… Promets-moi de ne pas l’abandonner. » Il essayait de prendreencore dans ses bras ce misérable corps déchiré, vidé de sang. Ilbalbutia, affolé de remords et de chagrin : « Je te le jure, jel’élèverai et je l’aimerai. Il ne me quittera pas. » Alors elletenta d’embrasser Jacques. Impuissante à lever sa tête épuisée,elle tendait ses lèvres blanches dans un appel de baiser. Ilapprocha sa bouche pour cueillir cette lamentable et suppliantecaresse.

Un peu calmée, elle murmura tout bas : « Apporte-le, que je voiesi tu l’aimes. »

Et il alla chercher l’enfant.

Il le posa doucement sur le lit, entre eux, et le petit êtrecessa de pleurer. Elle murmura : « Ne bouge plus ! » Et il neremua plus. Il resta là, tenant en sa main brûlante cette main quesecouaient des frissons d’agonie, comme il avait tenu, tout àl’heure, une autre main que crispaient des frissons d’amour. Detemps en temps, il regardait l’heure, d’un coup d’œil furtif,guettant l’aiguille qui passait minuit, puis une heure, puis deuxheures.

Le médecin s’était retiré ; les deux gardes, après avoirrôdé quelque temps, d’un pas léger, par la chambre, sommeillaientmaintenant sur des chaises. L’enfant dormait, et la mère, les yeuxfermés, semblait se reposer aussi.

Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideauxcroisés, elle tendit ses bras d’un mouvement si brusque et siviolent qu’elle faillit jeter à terre son enfant. Une espèce derâle se glissa dans sa gorge ; puis elle demeura sur le dos,immobile, morte.

Les gardes accourues déclarèrent : « C’est fini. »

Il regarda une dernière fois cette femme qu’il avait aimée, puisla pendule qui marquait quatre heures, et s’enfuit oubliant sonpardessus, en habit noir, avec l’enfant dans ses bras.

Après qu’il l’eût laissée seule, sa jeune femme avait attendu,assez calme d’abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne levoyant point reparaître, elle était rentrée dans le salon, d’un airindifférent et tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère,l’apercevant seule, avait demandé : « Où donc est ton mari ? »Elle avait répondu : « Dans sa chambre ; il va revenir. »

Au bout d’une heure, comme tout le monde l’interrogeait, elleavoua la lettre et la figure bouleversée de Jacques, et sescraintes d’un malheur.

On attendit encore. Les invités partirent ; seuls, lesparents les plus proches demeuraient. À minuit, on coucha la mariéetoute secouée de sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autourdu lit, l’écoutaient pleurer, muettes et désolées… Le père étaitparti chez le commissaire de police pour chercher desrenseignements.

À cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor ; uneporte s’ouvrit et se ferma doucement ; puis soudain un petitcri pareil à un miaulement de chat courut dans la maisonsilencieuse.

Toutes les femmes furent debout d’un bond, et Berthe, lapremière, s’élança malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de sonpeignoir de nuit.

Jacques, debout au milieu de sa chambre, livide, haletant,tenait un enfant dans ses bras.

Les quatre femmes le regardèrent effarées ; mais Berthe,devenue soudain téméraire, le cœur crispé d’angoisse, courut à lui: « Qu’y a-t-il ? dites, qu’y a-t-il ? »

Il avait l’air fou ; il répondit d’une voix saccadée : « Ily a… il y a… que j’ai un enfant, et que la mère vient de mourir… »Et il présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.

Berthe, sans dire un mot, saisit l’enfant, l’embrassa,l’étreignant contre elle ; puis, relevant sur son mari sesyeux pleins de larmes : « La mère est morte, dites-vous ? » Ilrépondit : « Oui, tout de suite… dans mes bras… J’avais rompudepuis l’été… Je ne savais rien, moi… c’est le médecin qui m’a faitvenir… »

Alors Berthe murmura : « Eh bien, nous l’élèverons ce petit.»

Chapitre 5Conte de Noël

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant àmi-voix : « Un souvenir de Noël ?… Un souvenir de Noël ?…»

Et tout à coup, il s’écria :

– Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’estune histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui, mesdames,un miracle, la nuit de Noël.

Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne croisguère à rien. Et pourtant j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu,fis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu.

En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je necrois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu’elletransporte les montagnes. Je pourrais citer bien desexemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi àamoindrir l’effet de mon histoire.

Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas été fort convaincuet converti par ce que j’ai vu, j’ai été du moins fort ému, et jevais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j’avais unecrédulité d’Auvergnat.

J’étais alors médecin de campagne, habitant le bourg deRolleville, en pleine Normandie.

L’hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre,les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait deloin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descentedes flocons commença.

En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leursrideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s’endormirsous l’accumulation de cette mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls lescorbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel,cherchant leur vie inutilement, s’abattant tous ensemble sur leschamps livides et piquant la neige de leurs grands becs.

On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cettepoussière tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arrêta. La terreavait sur le dos un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel clair, comme uncristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on auraitcrues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s’étendit surla nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblaitmort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus :seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaientla vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droitdans l’air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme sileurs membres de bois se fussent brisés sous l’écorce ; et,parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l’invinciblegelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaientéloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme onpouvait. Seul, j’essayais d’aller voir mes clients les plusproches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans quelquecreux.

Je m’aperçus bientôt qu’une terreur mystérieuse planait sur lepays. Un tel fléau, pensait-on, n’était point naturel. On prétenditqu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des crisqui passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute desoiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient enmasse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gensaffolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s’attendait àun événement extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameaud’Épivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte.Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d’allerjusqu’au village. Il resta quelques heures à causer dans les sixmaisons qui forment le centre du pays, prit son pain et desnouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.

Et il se mit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf dans laneige ; oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste dumonde. Il se pencha, c’était un œuf en effet. D’où venait-il ?Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cetendroit ? Le forgeron s’étonna, ne comprit pas ; mais ilramassa l’œuf et le porta à sa femme.

« Tiens, la maîtresse, v’là un œuf que j’ai trouvé sur laroute ! »

La femme hocha la tête :

« Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soûl, biensûr ?

– Mais non, la maîtresse, même qu’il était au pied d’une haie,et encore chaud, pas gelé. Le v’là, j’me l’ai mis sur l’estomacpour qui n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. »

L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et leforgeron se mit à raconter ce qu’on disait par la contrée.

La femme écoutait toute pâle. « Pour sûr que j’ai entendu dessifflets l’autre nuit, même qu’ils semblaient v’nir de la cheminée.»

On se mit à table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant quele mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf etl’examina d’un œil méfiant.

« Si y avait quelque chose dans c’t’œuf ?

– Qué que tu veux qu’y ait ?

– J’sais ti, mé ?

– Allons, mange-le, et fais pas la bête. »

Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bienfrais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, lereprenant. Le mari disait : « Eh bien ! qué goût qu’il a,c’t’œuf ? »

Elle ne répondit pas et elle acheva de l’avaler ; puis,soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards,affolés, leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête auxpieds, roula par terre, en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables,secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideusesconvulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de lalier.

Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable :

« J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps ! »

Je fus appelé le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connussans obtenir le moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l’obstacle deshautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de fermeen ferme : « La femme du forgeron qu’est possédée ! » Et onvenait de partout, sans oser pénétrer dans la maison ; onécoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte qu’onne les aurait pas crus d’une créature humaine.

Le curé du village fut prévenu. C’était un vieux prêtre naïf. Ilaccourut en surplis comme pour administrer un mourant et ilprononça, en étendant les mains, les formules d’exorcisme, pendantque quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante ettordue.

Mais l’esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver :

« J’ai envie, dit-il, de faire assister à l’office de cette nuitcette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en safaveur, à l’heure même où il naquit d’une femme. »

Je répondis au curé :

« Je vous approuve absolument, monsieur l’abbé. Si elle al’esprit frappé par la cérémonie (et rien n’est plus propice àl’émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. »

Le vieux prêtre murmura :

« Vous n’êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-cepas ? Vous vous chargez de l’amener ? »

Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’église semit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l’espace morne,sur l’étendue blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles aucri d’airain du clocher. La pleine lune éclairait d’une lueur viveet blafarde tout l’horizon, rendait plus visible la pâle désolationdes champs.

J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à laforge.

La possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtitproprement malgré sa résistance éperdue, et on l’emporta.

L’église était maintenant pleine de monde, illuminée etfroide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ;le serpent ronflait ; la petite sonnette de l’enfant de chœurtintait, réglant les mouvements des fidèles.

J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine dupresbytère, et j’attendis le moment que je croyais favorable.

Je choisis l’instant qui suit la communion. Tous les paysans,hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur.Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystèredivin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et les quatre aidesapportèrent la folle.

Dès qu’elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur enfeu et le tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur,qu’elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs siaiguës qu’un frisson d’épouvante passa dans l’église ; toutesles têtes se relevèrent ; des gens s’enfuirent.

Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispée et tordue en nosmains, le visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu’aux marches du chœur et puis on la tintfortement accroupie à terre.

Le prêtre s’était levé ; il attendait. Dès qu’il la vitarrêtée, il prit en ses mains l’ostensoir ceint de rayons d’or,avec l’hostie blanche au milieu, et, s’avançant de quelques pas, ill’éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentantaux regards effarés de la démoniaque.

Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objetrayonnant.

Et le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait prispour une statue.

Et cela dura longtemps, longtemps.

La femme semblait saisie de peur, fascinée ; ellecontemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de tremblementsterribles, mais passagers, et criant toujours, mais d’une voixmoins déchirante.

Et cela dura encore longtemps.

On eût dit qu’elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu’ilsétaient rivés sur l’hostie ; elle ne faisait plus quegémir ; et son corps raidi s’amollissait, s’affaissait.

Toute la foule était prosternée, le front par terre.

La possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puisles relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de sonDieu. Elle s’était tue. Et puis soudain, je m’aperçus que ses yeuxdemeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules,hypnotisée, pardon ! vaincue par la contemplation persistantede l’ostensoir aux rayons d’or, terrassée par le Christvictorieux.

On l’emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait versl’autel.

L’assistance, bouleversée, entonna le Te Deum d’action degrâces.

Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis seréveilla sans aucun souvenir de la possession ni de ladélivrance.

Voilà, mesdames, le miracle que j’ai vu.

Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d’une voix contrariée :« Je n’ai pu refuser de l’attester par écrit. »

Chapitre 6La Reine Hortense

On l’appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne nesut jamais pourquoi. Peut-être parce qu’elle parlait ferme comme unofficier qui commande ? Peut-être parce qu’elle était grande,osseuse, impérieuse ? Peut-être parce qu’elle gouvernait unpeuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins etperruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles ? Mais ellen’avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mot mignards, nices puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmessur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtesavec autorité, elle régnait.

C’était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles fillesà la voix cassante, au geste sec, dont l’âme semble dure. Elleavait toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se pliemieux aux brusques volontés. Elle n’admettait jamais nicontradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, niparesse, ni fatigue. Jamais on ne l’avait entendue se plaindre,regretter quoi que ce fût, envier n’importe qui. Elle disait «Chacun sa part » avec une conviction de fataliste. Elle n’allaitpas à l’église, n’aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu,appelant toutes les choses religieuses de la « marchandise àpleureurs ».

Depuis trente ans qu’elle habitait sa petite maison, précédéed’un petit jardin longeant la rue, elle n’avait jamais modifié seshabitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement,lorsqu’elles prenaient vingt et un ans.

Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, seschats et ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse oud’accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans uneplate-bande, au moyen d’une petite bêche, puis tassait la terredessus de quelques coups de pied indifférents.

Elle avait dans la ville quelques connaissances, des famillesd’employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. Detemps en temps, on l’invitait à venir prendre une tasse de thé lesoir. Elle s’endormait inévitablement dans ces réunions, il fallaitla réveiller pour qu’elle retournât chez elle. Jamais elle nepermit à personne de l’accompagner, n’ayant peur ni le jour ni lanuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.

Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant,jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant samaison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.

Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l’an : lesCimme et les Colombel, ses deux sœurs ayant épousé l’une unherboriste, l’autre un petit rentier. Les Cimme n’avaient pas dedescendants ; les Colombel en possédaient trois : Henri,Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept etJoseph trois ans seulement, étant venu alors qu’il semblaitimpossible que sa mère fût encore fécondée.

Aucune tendresse n’unissait la vieille fille à ses parents.

Au printemps de l’année 1882, la reine Hortense tomba maladetout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu’ellechassa. Un prêtre s’étant alors présenté, elle sortit de son lit àmoitié nue pour le jeter dehors.

La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.

Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave,que le tonnelier d’à côté, d’après le conseil du médecin, rentréd’autorité dans la maison, prit sur lui d’appeler les deuxfamilles.

Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, lesColombel ayant amené le petit Joseph.

Quand elles se présentèrent à l’entrée du jardin, ellesaperçurent d’abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre lemur.

Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d’entrée,sous une brûlante tombée de soleil ; deux chats, qu’on eûtcrus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, lesyeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.

Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins,vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petitjardin ; et une grande cage accrochée au mur, couverte demouron, contenait un peuple d’oiseaux qui s’égosillaient dans lalumière de cette chaude matinée de printemps.

Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chaletrestaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.

M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entraittoujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes,quand il le fallait, demanda :

– Eh bien ! Céleste, ça ne va donc pas ?

La petite bonne gémit à travers ses larmes :

– Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c’estla fin.

Tout le monde se regarda.

Mme Cimme et Mme Colombel s’embrassèrent instantanément, sansdire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours portédes bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires françaiséclatants comme des brasiers.

Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune etmaigre, ravagé par une maladie d’estomac, et qui boitaitaffreusement, et il prononça d’un ton sérieux :

– Bigre ! il était temps.

Mais personne n’osait pénétrer dans la chambre de la mourantesituée au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce futColombel qui se décida le premier, et il entra en se balançantcomme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sacanne.

Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma lamarche.

Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue duchien.

Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout justeles mains qui s’agitaient nerveusement, s’ouvrant et se refermantsans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eûtanimés, comme s’ils eussent signifié des choses, indiqué des idées,obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobilesous le drap. La figure anguleuse n’avait pas un tressaillement.Les yeux demeuraient fermés.

Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent àregarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respirationcourte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.

À la fin, Cimme demanda :

– Qu’est-ce que dit au juste le médecin ?

La servante balbutia :

– Il dit qu’on la laisse tranquille, qu’il n’y a plus rien àfaire.

Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent às’agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des motscachés dans cette tête de mourante ; et ses mainsprécipitaient leur mouvement singulier.

Tout à coup elle parla d’une petite voix maigre qu’on ne luiconnaissait pas, d’une voix qui semblait venir de loin, du fond dece cœur toujours fermé peut-être ?

Cimme s’en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible cespectacle. Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait,s’assit.

Les deux femmes restaient debout.

La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu’oncomprît rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup denoms, appelait tendrement des personnes imaginaires.

« Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l’aimesbien ta maman, dis, mon enfant ? Toi, Rose, tu vas veiller surta petite sœur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laissepas seule, tu m’entends ? Et je te défends de toucher auxallumettes. »

Elle se taisait quelques secondes, puis, d’un ton plus haut,comme si elle eût appelé : « Henriette ! » Elle attendait unpeu, puis reprenait : « Dis à ton père de venir me parler avantd’aller à son bureau. » Et soudain : « Je suis un peu souffranteaujourd’hui, mon chéri ; promets-moi de ne pas revenir tard.Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu’il estdangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Jevais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petitsaiment beaucoup cela. C’est Claire qui sera contente ! »

Elle se mettait à rire, d’un rire jeune et bruyant, comme ellen’avait jamais ri : « Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Ils’est barbouillé avec les confitures, le petit sale ! Regardedonc, mon chéri, comme il est drôle ! »

Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguéepar le voyage, murmura :

– Elle rêve qu’elle a des enfants et un mari, c’est l’agonie quicommence.

Les deux sœurs ne bougeaient toujours point, surprises etstupides.

La petite bonne prononça :

– Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passerdans la salle ?

Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel lessuivit en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.

Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route,les femmes s’assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre,s’étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, quise mit à le caresser.

On entendait à côté la voix de l’agonisante, vivant, à cetteheure dernière, la vie qu’elle avait attendue sans doute, vidantses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.

Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien,s’amusant beaucoup, d’une gaieté de gros homme aux champs, sansaucun souvenir de la mourante.

Mais tout à coup il rentra, et s’adressant à la bonne :

– Dis donc, ma fille, tu vas nous faire un déjeuner. Qu’est-ceque vous allez manger, Mesdames ?

On convint d’une omelette aux fines herbes, d’un morceau de fauxfilet avec des pommes nouvelles, d’un fromage et d’une tasse decafé.

Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher sonporte-monnaie, Cimme l’arrêta ; puis, se tournant vers labonne :

– Tu dois avoir de l’argent ?

– Oui, Monsieur.

– Combien ?

– Quinze francs.

– Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoirfaim.

Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées desoleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d’unair navré :

– C’est malheureux d’être venus pour une aussi tristecirconstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd’hui.

Sa sœur soupira sans répondre, et Colombel murmura, émupeut-être par la pensée d’une marche :

– Ma jambe me tracasse bougrement.

Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible : l’unpoussant des cris de joie, l’autre aboyant éperdument. Ils jouaientà cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l’un aprèsl’autre comme deux fous.

La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avecchacun, s’imaginant qu’elle les habillait, qu’elle les caressait,qu’elle leur apprenait à lire : « Allons ! Simon, répète : A BC D. Tu ne dis pas bien, voyons, D D D, m’entends-tu ! Répètealors… »

Cimme prononça : « C’est curieux ce que l’on dit à cesmoments-là. »

Mme Colombel alors demanda :

– Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d’elle. MaisCimme aussitôt l’en dissuada :

– Pourquoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à sonétat ? Nous sommes aussi bien ici.

Personne n’insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts,dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélitésingulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme semit à rire, regarda sa femme, chantonna d’un air goguenard : «Tra-la-la. Tra-la-la-la », comme pour laisser entendre bien deschoses sur sa fidélité, à lui, Cimme.

Colombel, pris maintenant des crampes d’estomac, frappait lepavé de sa canne.

L’autre chat entra la queue en l’air.

On ne se mit à table qu’à une heure.

Dès qu’il eût goûté au vin, Colombel, à qui on avait recommandéde ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante :

– Dis donc, ma fille, est-ce qu’il n’y a rien de meilleur quecela dans la cave ?

– Oui, Monsieur, il y a du vin fin qu’on vous servait quand vousveniez.

– Eh bien ! va nous en chercher trois bouteilles.

On goûta ce vin qui parut excellent ; non pas qu’il provîntd’un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimmedéclara :

– C’est du vrai vin de malade.

Colombel, saisi d’une envie ardente de posséder ce bordeaux,interrogea de nouveau la bonne :

– Combien en reste-t-il, ma fille ?

– Oh ! presque tout, Monsieur ; Mamz’elle n’en buvaitjamais. C’est le tas du fond.

Alors il se tourna vers son beau-frère :

– Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pourautre chose, il convient merveilleusement à mon estomac.

La poule était entrée à son tour avec son troupeau depoussins ; les deux femmes s’amusaient à lui jeter desmiettes.

On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assezmangé.

La reine Hortense parlait toujours, mais à voix bassemaintenant, de sorte qu’on ne distinguait plus les paroles.

Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l’étatde la malade. Elle semblait calme.

On ressortit et on s’assit en cercle dans le jardin pourdigérer.

Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises detoute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule.L’enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans lamaison.

Cimme s’endormit le ventre au soleil.

La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, ellecria.

Les deux femmes et Colombel s’empressèrent de rentrer pour voirce qu’elle avait.

Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n’aimant point ceschoses-là.

Elle s’était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapperà la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchil’agonisante ; et, retranché derrière l’oreiller, il regardaitson camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pourrecommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles desa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu’iljouait avec.

L’enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui,restait immobile en face de la couche.

La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sautésur une chaise ; et elle appelait désespérément ses poussinsqui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.

La reine Hortense criait d’une voix déchirante : « Non, non, jene veux pas mourir, je ne veux pas ! je ne veux pas ! quiest-ce qui élèvera mes enfants ? Qui les soignera ? Quiles aimera ? Non, je ne veux pas !… je ne… »

Elle se renversa sur le dos. C’était fini.

Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.

Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère : « Arrivezvite, arrivez vite. Je crois qu’elle vient de passer. »

Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans lachambre en balbutiant :

– Ça été moins long que je n’aurais cru.

Chapitre 7Le Pardon

Elle avait été élevée dans une de ces familles qui viventenfermées en elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout.Elles ignorent les événements politiques, bien qu’on en cause àtable ; mais les changements de gouvernement se passent siloin, si loin, qu’on parle de cela comme d’un fait historique,comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement de Napoléon.

Les mœurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s’enaperçoit guère dans la famille calme où l’on suit toujours lescoutumes traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passedans les environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison.Seuls, le père et la mère, un soir, échangent quelques motslà-dessus, mais à mi-voix, à cause des murs qui ont partout desoreilles. Et, discrètement, le père dit :

– Tu as su cette terrible affaire dans la famille desRivoil ?

Et la mère répond :

– Qui aurait jamais cru cela ? C’est affreux.

Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l’âge devivre à leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l’esprit,sans soupçonner les dessous de l’existence, sans savoir qu’on nepense pas comme on parle, et qu’on ne parle point comme onagit ; sans savoir qu’il faut vivre en guerre avec tout lemonde, ou du moins en paix armée, sans deviner qu’on est sans cessetrompé quand on est naïf, joué quand on est sincère, maltraitéquand on est bon.

Les uns vont jusqu’à la mort dans cet aveuglement de probité, deloyauté, d’honneur ; tellement intègres que rien ne leur ouvreles yeux.

Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus,désespérés, et meurent en se croyant les jouets d’une fatalitéexceptionnelle, les victimes misérables d’événements funestes etd’hommes particulièrement criminels.

Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elleépousa un jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait desaffaires à la Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tousles dehors probes qu’il fallait ; mais, au fond du cœur, il semoquait un peu de ses beaux parents attardés, qu’il appelait entreamis : « Mes chers fossiles. »

Il appartenait à une bonne famille ; et la jeune filleétait riche. Il l’emmena vivre à Paris.

Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race estnombreuse. Elle demeura ignorante de la grande ville, de son mondeélégant, de ses plaisirs, de ses costumes, comme elle étaitdemeurée ignorante de la vie, de ses perfidies et de sesmystères.

Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, etquand elle s’aventurait dans un autre quartier, il lui semblaitaccomplir un voyage lointain en une ville inconnue et étrangère.Elle disait le soir :

– J’ai traversé les boulevards, aujourd’hui.

Deux ou trois fois par an, son mari l’emmenait au théâtre.C’étaient des fêtes dont le souvenir ne s’éteignait plus et dont onreparlait sans cesse.

Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettaitbrusquement à rire, et s’écriait :

– Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitaitle chant du coq ?

Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui,pour elle, représentaient l’humanité. Elle les désignait en faisantprécéder leur nom de l’article « les » – les Martinet et lesMichelint.

Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfoisau jour levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûrque jamais un soupçon n’effleurerait cette âme candide.

Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.

Elle demeura éperdue, ayant le cœur trop droit pour comprendrel’infamie des dénonciations, pour mépriser cette lettre dontl’auteur se disait inspiré par l’intérêt de son bonheur, et lahaine du mal, et l’amour de la vérité.

On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, unemaîtresse, une jeune veuve, Mme Rosset, chez qui il passait toutesses soirées.

Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quandil revint pour déjeuner, elle lui jeta cette lettre, en sanglotant,et s’enfuit dans sa chambre.

Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il allafrapper à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n’osant pasle regarder. Il souriait ; il s’assit, l’attira sur sesgenoux ; et d’une voix douce, un peu moqueuse :

– Ma chère petite, j’ai en effet pour amie Mme Rosset, que jeconnais depuis dix ans et que j’aime beaucoup ; j’ajouteraique je connais vingt autres familles dont je ne t’ai jamais parlé,sachant que tu ne recherches pas le monde, les fêtes et lesrelations nouvelles. Mais, pour en finir une fois pour toutes avecces dénonciations infâmes, je te prierai de t’habiller après ledéjeuner et nous irons faire une visite à cette jeune femme quideviendra ton amie, je n’en doute pas.

Elle embrassa à pleins bras son mari ; et par une de cescuriosités féminines qui ne s’endorment plus une fois éveillées,elle ne refusa point d’aller voir cette inconnue qui lui demeurait,malgré tout, un peu suspecte. Elle sentait, par instinct, qu’undanger connu est presque évité.

Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots,orné avec art, au quatrième étage d’une belle maison. Au bout decinq minutes d’attente dans un salon assombri par des tentures, desportières, des rideaux drapés gracieusement, une porte s’ouvrit etune jeune femme apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnéeet souriante.

Georges fit les présentations.

– Ma femme, madame Julie Rosset.

La jeune veuve poussa un léger cri d’étonnement et de joie, ets’élança, les deux mains ouvertes. Elle n’espérait point,disait-elle, avoir ce bonheur, sachant que Mme Baron ne voyaitpersonne, mais elle était si heureuse, si heureuse ! Elleaimait tant Georges ! (elle disait Georges tout court avec unefraternelle familiarité) qu’elle avait une envie folle de connaîtresa jeune femme et de l’aimer aussi.

Au bout d’un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaientplus. Elles se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaienttous les soirs ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre.Georges maintenant ne sortait plus guère, ne prétextait plusd’affaires, adorant, disait-il, son coin du feu.

Enfin un appartement s’étant trouvé libre dans la maison habitéepar Mme Rosset, Mme Baron s’empressa de le prendre pour serapprocher et se réunir encore davantage.

Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans unnuage, une amitié de cœur et d’âme, absolue, tendre, dévouée,délicieuse. Berthe ne pouvait plus parler sans prononcer le nom deJulie, qui représentait pour elle la perfection.

Elle était heureuse, d’un bonheur parfait, calme et doux.

Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quittaplus. Elle passait les nuits, se désolait ; son mari lui-mêmeétait désespéré.

Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à partGeorges et sa femme, et leur annonça qu’il trouvait fort gravel’état de leur amie.

Dès qu’il fut parti, les jeunes gens, atterrés, s’assirent l’unen face de l’autre ; puis, brusquement, se mirent à pleurer.Ils veillèrent, la nuit, tous les deux ensemble auprès dulit ; et Berthe, à tout instant, embrassait tendrement lamalade, tandis que Georges, debout devant les pieds de sa couche,la contemplait silencieusement avec une persistance acharnée.

Le lendemain, elle allait plus mal encore.

Enfin, vers le soir, elle déclara qu’elle se trouvait mieux, etcontraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.

Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger,quand la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l’ouvrit, lut,devint livide et, se levant, il dit à sa femme, d’un air étrange :« Attends-moi, il faut que je m’absente un instant, je serai deretour dans dix minutes. Surtout ne sors pas. »

Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.

Berthe l’attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais,docile en tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avantqu’il fût revenu.

Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d’aller voir ensa chambre s’il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu’ildevait entrer quelque part.

Elle les aperçut du premier coup d’œil. Près d’eux un papierfroissé gisait, jeté là.

Elle le reconnut aussitôt, c’était celui qu’on venait deremettre à Georges.

Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint delire, de savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais ladémangeaison d’une curiosité fouettée et douloureuse poussait samain. Elle saisit le papier, l’ouvrit, reconnut aussitôtl’écriture, celle de Julie, une écriture tremblée, au crayon. Ellelut : « Viens seul m’embrasser, mon pauvre ami, je vais mourir.»

Elle ne comprit pas d’abord, et restait là stupide, frappéesurtout par l’idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sapensée ; et ce fut comme un grand éclair illuminant sonexistence, lui montrant toute l’infâme vérité, toute leur trahison,toute leur perfidie. Elle comprit leur longue astuce, leursregards, sa bonne foi jouée, sa confiance trompée. Elle les revitl’un en face de l’autre, le soir sous l’abat-jour de sa lampe,lisant le même livre, se consultant de l’œil à la fin despages.

Et son cœur soulevé d’indignation, meurtri de souffrance,s’abîma dans un désespoir sans bornes.

Des pas retentirent ; elle s’enfuit et s’enferma chezelle.

Son mari, bientôt, l’appela.

– Viens vite, Mme Rosset va mourir.

Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante :

– Retournez seul auprès d’elle, elle n’a pas besoin de moi.

Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit :

– Vite, vite, elle meurt.

Berthe répondit :

– Vous aimeriez mieux que ce fût moi.

Alors il comprit peut-être, et s’en alla, remontant près del’agonisante.

Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à ladouleur de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus,vivait seule murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, etpriait Dieu matin et soir.

Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muetset désespérés.

Puis il s’apaisa peu à peu, mais elle ne lui pardonnaitpoint.

Et la vie continua dure pour tous les deux.

Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l’un à l’autreque s’ils ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenirfolle.

Puis un matin étant partie dès l’aurore, elle rentra vers huitheures portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, deroses blanches, toutes blanches.

Et elle fit dire à son mari qu’elle désirait lui parler.

Il vint inquiet, troublé.

– Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle ; prenez cesfleurs, elles sont trop lourdes pour moi.

Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendaitqui partit dès qu’ils furent montés.

Elle s’arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dontles yeux s’emplissaient de larmes, dit à Georges :

Conduisez-moi à sa tombe.

Il tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant,tenant toujours les fleurs en ses bras. Il s’arrêta enfin devant unmarbre blanc et le désigna sans rien dire.

Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s’agenouillant, ledéposa sur les pieds du tombeau. Puis elle s’isola en une prièreinconnue et suppliante !

Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs,pleurait.

Elle se releva et lui tendit les mains.

– Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.

Chapitre 8La Légende du Mont Saint-Michel

Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dansla mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le cielbrumeux.

Je le revis d’Avranches, au soleil couchant. L’immensité dessables était rouge, l’horizon était rouge, toute la baie démesuréeétait rouge ; seule, l’abbaye escarpée, poussée là-bas, loinde la terre, comme un manoir fantastique, stupéfiante comme unpalais de rêve, invraisemblablement étrange et belle, restaitpresque noire dans les pourpres du jour mourant.

J’allai vers elle le lendemain dès l’aube, à travers les sables,l’œil tendu sur ce bijou monstrueux, grand comme une montagne,ciselé comme un camée et vaporeux comme une mousseline. Plusj’approchais, plus je me sentais soulevé d’admiration, car rien aumonde peut-être n’est plus étonnant et plus parfait.

Et j’errai, surpris comme si j’avais découvert l’habitation d’undieu à travers ces salles portées par des colonnes légères oupesantes, à travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeuxémerveillés sur ces clochetons qui semblent des fusées parties versle ciel et sur tout cet emmêlement incroyable de tourelles, degargouilles, d’ornements sveltes et charmants, feu d’artifice depierre, dentelle de granit, chef-d’œuvre d’architecture colossaleet délicate.

Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m’aborda et meraconta l’histoire de la grande querelle de saint Michel avec lediable.

Un sceptique de génie a dit : « Dieu a fait l’homme à son image,mais l’homme le lui a bien rendu. »

Ce mot est d’une éternelle vérité et il serait fort curieux defaire dans chaque continent l’histoire de la divinité locale, ainsique l’histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Lenègre a des idoles féroces, mangeuses d’hommes ; le mahométanpolygame peuple son paradis de femmes ; les Grecs, en genspratiques, avaient divinisé toutes les passions.

Chaque village de France est placé sous l’invocation d’un saintprotecteur, modifié à l’image des habitants.

Or saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel,l’ange radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, letriomphant, le dominateur de Satan.

Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois etchicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec lediable.

« Pour se mettre à l’abri des méchancetés du démon, son voisin,saint Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitationdigne d’un archange ; et, seul, en effet, un pareil saintpouvait se créer une semblable résidence.

« Mais, comme il redoutait encore les approches du Malin, ilentoura son domaine de sables mouvants plus perfides que lamer.

« Le diable habitait une humble chaumière sur la côte ;mais il possédait les prairies baignées d’eau salée, les bellesterres grasses où poussent les récoltes lourdes, les riches valléeset les coteaux féconds de tout le pays ; tandis que le saintne régnait que sur les sables. De sorte que Satan était riche, etsaint Michel était pauvre comme un gueux.

« Après quelques années de jeûne, le saint s’ennuya de cet étatde choses et pensa à passer un compromis avec le diable ; maisla chose n’était guère facile, Satan tenant à ses moissons.

« Il réfléchit pendant six mois ; puis, un matin, ils’achemina vers la terre. Le démon mangeait la soupe devant saporte quand il aperçut le saint ; aussitôt il se précipita àsa rencontre, baisa le bas de sa manche, le fit entrer et luioffrit de se rafraîchir.

« Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole:

« – Je suis venu pour te proposer une bonne affaire.

« Le diable, candide et sans défiance, répondit :

« – Ça me va.

« – Voici. Tu me céderas toutes tes terres.

« Satan, inquiet, voulut parler :

« – Mais…

« Le saint reprit :

« – Écoute d’abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je mechargerai de l’entretien, du travail, des labourages, des semences,du fumage, de tout enfin, et nous partagerons la récolte parmoitié. Est-ce dit ?

« Le diable, naturellement paresseux, accepta.

« Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieuxsurmulets qu’on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promitles poissons.

« Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquerque l’affaire était faite, et le saint reprit :

« – Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi.Choisis ce que tu préfères : la partie des récoltes qui sera surterre ou celle qui restera dans la terre.

« Satan s’écria :

« – Je prends celle qui sera sur terre.

« – C’est entendu, dit le saint.

« Et il s’en alla.

« Or, six mois après, dans l’immense domaine du diable, on nevoyait que des carottes, des navets, des oignons, des salsifis,toutes les plantes dont les racines grasses sont bonnes etsavoureuses, et dont la feuille inutile sert tout au plus à nourrirles bêtes.

« Satan n’eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saintMichel de « malicieux ».

« Mais le saint avait pris goût à la culture ; il retournaretrouver le diable :

« – Je t’assure que je n’y ai point pensé du tout ; ças’est trouvé comme ça ; il n’y a point de ma faute. Et, pourte dédommager, je t’offre de prendre, cette année, tout ce qui setrouvera sous terre.

« – Ça me va, dit Satan.

« Au printemps suivant, toute l’étendue des terres de l’Espritdu mal était couverte de blés épais, d’avoines grosses comme desclochetons, de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, depois, de choux, d’artichauts, de tout ce qui s’épanouit au soleilen graines ou en fruits.

« Satan n’eut encore rien et se fâcha tout à fait.

« Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes lesouvertures nouvelles de son voisin.

« Une année entière s’écoula. Du haut de son manoir isolé, saintMichel regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diabledirigeant les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains.Et il rageait, s’exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plusduper Satan, il résolut de s’en venger, et il alla le prier à dînerpour le lundi suivant.

« – Tu n’as pas été heureux dans tes affaires avec moi,disait-il, je le sais ; mais je ne veux pas qu’il reste derancune entre nous, et je compte que tu viendras dîner avec moi. Jete ferai manger de bonnes choses.

« Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Aujour dit, il revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin duMont.

« Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servitd’abord un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avecdes boulettes de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à lacrème, puis une dinde blanche pleine de marrons confits dans duvin, puis un gigot de pré-salé, tendre comme du gâteau ; puisdes légumes qui fondaient dans la bouche et de la bonne galettechaude, qui fumait en répandant un parfum de beurre.

« On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge etcapiteux, et, après chaque plat, on faisait un trou avec de lavieille eau-de-vie de pommes.

« Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’ilse trouva gêné.

« Alors saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voixde tonnerre :

« – Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses…Devant moi…

« Satan éperdu s’enfuit, et le saint, saisissant un bâton, lepoursuivit.

« Ils couraient par les salles basses, tournant autour despiliers, montaient les escaliers aériens, galopaient le long descorniches, sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon,malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il setrouva enfin sur la dernière terrasse, tout en haut, d’où l’ondécouvre la baie immense avec ses villes lointaines, ses sables etses pâturages. Il ne pouvait échapper plus longtemps ; et lesaint, lui jetant dans le dos un coup de pied furieux, le lançacomme une balle à travers l’espace.

« Il fila dans le ciel ainsi qu’un javelot, et s’en vint tomberlourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front etles griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher,qui garde pour l’éternité les traces de cette chute de Satan.

« Il se releva boiteux, estropié jusqu’à la fin dessiècles ; et, regardant au loin le Mont fatal, dressé comme unpic dans le soleil couchant, il comprit bien qu’il serait toujoursvaincu dans cette lutte inégale, et il partit en traînant la jambe,se dirigeant vers des pays éloignés, abandonnant à son ennemi seschamps, ses coteaux, ses vallées et ses prés.

« Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquitle diable. »

Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.

Chapitre 9Mademoiselle Cocotte

Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin dela cour un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacred’appeler un chien imaginaire. Il criait, d’une voix douce, d’unevoix tendre : « Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte,viens ici, ma belle » en tapant sur sa cuisse comme on fait pourattirer les bêtes. Je demandai au médecin :

– Qu’est-ce que celui-là ?

Il me répondit :

– Oh ! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher,nommé François, devenu fou après avoir noyé son chien.

J’insistai :

– Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, lesplus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus aucœur.

Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entièrepar un palefrenier, son camarade.

« Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeoisriches. Ils habitaient une élégante villa au milieu d’un parc, aubord de la Seine. Le cocher était ce François, gars de campagne, unpeu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.

« Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit àle suivre. Il n’y prit point garde d’abord ; maisl’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt seretourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. Non, il ne l’avaitjamais vu.

« C’était une chienne d’une maigreur affreuse avec de grandesmamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un airlamentable et affamé, la queue entre les pattes, les oreillescollées contre la tête, et s’arrêtait quand il s’arrêtait,repartant quand il repartait.

« Il voulait chasser ce squelette de bête et cria : “Va-t’en.Veux-tu bien te sauver ! Hou ! hou !” Elle s’éloignade quelques pas et se planta sur son derrière, attendant ;puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrièrelui.

« Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit unpeu plus loin avec un grand ballottement de ses mamellesflasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut tourné ledos.

« Alors le cocher François, pris de pitié, l’appela. La chiennes’approcha timidement, l’échine pliée en cercle, et toutes lescôtes soulevant sa peau. L’homme caressa ces os saillants, et, toutému par cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il.Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et,au lieu de rester dans les mollets de son nouveau maître, elle semit à courir devant lui.

« Il l’installa sur la paille dans son écurie ; puis ilcourut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout sonsoûl, elle s’endormit, couchée en rond.

« Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirentqu’il gardât l’animal. C’était une bonne bête, caressante etfidèle, intelligente et douce.

« Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle étaitenflammée d’amour d’un bout à l’autre de l’année. Elle eut fait, enquelque temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée quise mirent à rôder autour d’elle jour et nuit. Elle leur partageaitses faveurs avec une indifférence de fille, semblait au mieux avectous, traînait derrière elle une vraie meute composée de modèlesles plus différents de la race aboyante, les uns gros comme lepoing, les autres grands comme des ânes. Elle les promenait par lesroutes en des courses interminables, et quand elle s’arrêtait pourse reposer sur l’herbe, ils faisaient cercle autour d’elle, et lacontemplaient la langue tirée.

« Les gens du pays la considéraient comme un phénomène ;jamais on n’avait vu pareille chose. Le vétérinaire n’y comprenaitrien.

« Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule deschiens faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient partoutes les issues de la haie vive qui clôturait le parc,dévastaient les plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaientdes trous dans les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ilshurlaient des nuits entières autour du bâtiment où logeait leuramie, sans que rien les décidât à s’en aller.

« Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C’étaitune invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient àtout moment dans l’escalier et jusque dans les chambres de petitsroquets jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, desbouledogues, des loulous rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu nilieu, des terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.

« On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues àla ronde, venus on ne sait d’où, vivant on ne sait comment, et quidisparaissaient ensuite.

« Cependant François adorait Cocotte. Il l’avait nommée Cocotte,sans malice, bien qu’elle méritât son nom ; et il répétaitsans cesse : “Cette bête-là, c’est une personne. Il ne lui manqueque la parole.”

« Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuirrouge qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre :“Mademoiselle Cocotte, au cocher François.”

« Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre,autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequelpendillaient toujours ses longues mamelles ballotantes. Elle avaitengraissé tout d’un coup et elle marchait maintenant avec peine,les pattes écartées à la façon des gens trop gros, la gueuleouverte pour souffler, exténuée aussitôt qu’elle avait essayé decourir.

« Elle se montrait d’ailleurs d’une fécondité phénoménale,toujours pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jourquatre fois l’an à un chapelet de petits animaux appartenant àtoutes les variétés de la race canine. François, après avoir choisicelui qu’il lui laissait pour « passer son lait », ramassait lesautres dans son tablier d’écurie et allait, sans apitoiement, lesjeter à la rivière.

« Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles dujardinier. Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dansle buffet, dans la soupente au charbon, et ils volaient tout cequ’ils rencontraient.

« Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser deCocotte. L’homme, désolé, chercha à la placer. Personne n’envoulut. Alors il se résolut à la perdre, et il la confia à unvoiturier qui devait l’abandonner dans la campagne de l’autre côtéde Paris, auprès de Joinville-le-Pont.

« Le soir même, Cocotte était revenue.

« Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinqfrancs, à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher àl’arrivée.

« Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie,harassée, efflanquée, écorchée, n’en pouvant plus.

« Le maître, apitoyé, n’insista pas.

« Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plusacharnés que jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner,une poularde truffée fut emportée par un dogue, au nez de lacuisinière qui n’osa pas la lui disputer.

« Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appeléFrançois, il lui dit avec colère :

« – Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demainmatin, je vous fiche à la porte, entendez-vous ?

« L’homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour fairesa malle, préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu’il nepourrait entrer nulle part tant qu’il traînerait derrière lui cettebête incommode ; il songea qu’il était dans une bonne maison,bien payé, bien nourri ; il se dit que vraiment un chien nevalait pas ça ; il s’excita au nom de ses propresintérêts ; et il finit par prendre résolument le parti de sedébarrasser de Cocotte au point du jour.

« Il dormit mal, cependant. Dès l’aube, il fut debout et,s’emparant d’une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle seleva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter sonmaître.

« Alors le courage lui manqua, et il se mit à l’embrasser avectendresse, flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau,lui prodiguant tous les noms tendres qu’il savait.

« Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plushésiter. Il ouvrit la porte : “Viens”, dit-il. La bête remua laqueue, comprenant qu’on allait sortir.

« Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eausemblait profonde. Alors il noua un bout de la corde au beaucollier de cuir, et ramassant une grosse pierre, il l’attacha del’autre bout. Puis il saisit Cocotte dans ses bras et la baisafurieusement comme une personne qu’on va quitter. Il la tenaitserrée sur la poitrine, la berçait, l’appelait “ma belle Cocotte,ma petite Cocotte”, et elle se laissait faire en grognant deplaisir.

« Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur luimanquait.

« Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il lalança le plus loin possible. Elle essaya d’abord de nager, commeelle faisait lorsqu’on la baignait, mais sa tête, entraînée par lapierre, plongeait coup sur coup ; et elle jetait à son maîtredes regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme unepersonne qui se noie. Puis tout l’avant du corps s’enfonça, tandisque les pattes de derrière s’agitaient follement hors del’eau ; puis elles disparurent aussi.

« Alors, pendant cinq minutes, des bulles d’air vinrent crever àla surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner ; etFrançois, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocottese tordant dans la vase ; et il se disait, dans sa simplicitéde paysan : “Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’tebête ?”

« Il faillit devenir idiot ; il fut malade pendant unmois ; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne ; il lasentait qui léchait ses mains ; il l’entendait aboyer. Ilfallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux ; et sesmaîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété deBiessard, près de Rouen.

« Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendredes bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ilstraversaient le fleuve à la nage.

« Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau,François cria soudain à son camarade :

« – Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter unecôtelette.

« C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait,les pattes en l’air en suivant le courant.

« François s’en approcha en faisant des brasses ; et,continuant ses plaisanteries :

« – Cristi ! elle n’est pas fraîche. Quelle prise !mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.

« Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énormebête en putréfaction.

« Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attentionsingulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher,cette fois. Il examinait fixement le collier, puis il avança lebras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près delui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuirdécoloré : “Mademoiselle Cocotte, au cocher François.”

« La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieuesde leur maison !

« Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute saforce vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’ileut atteint la terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne.Il était fou ! »

Chapitre 10Les Bijoux

M. Lantin, ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée,chez son sous-chef de bureau, l’amour l’enveloppa comme unfilet.

C’était la fille d’un percepteur de province, mort depuisplusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère,qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dansl’espoir de marier la jeune personne.

Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. Lajeune fille semblait le type absolu de l’honnête femme à laquellele jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avaitun charme de pudeur angélique, et l’imperceptible sourire qui nequittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.

Tout le monde chantait ses louanges ; tous ceux qui laconnaissait répétaient sans fin : « Heureux celui qui la prendra.On ne pourrait trouver mieux. »

M. Lantin, alors commis principal, au ministère de l’Intérieur,aux appointements annuels de trois mille cinq francs, la demanda enmariage et l’épousa.

Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna samaison avec une économie si adroite qu’ils semblaient vivre dans leluxe. Il n’était point d’attentions, de délicatesses, de chatteriesqu’elle n’eût pour son mari ; et la séduction de sa personneétait si grande que, six ans après leur rencontre, il l’aimait plusencore qu’aux premiers jours.

Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celuides bijouteries fausses.

Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestesfonctionnaires) lui procuraient à tous moments des loges pour lespièces en vogue, même pour les premières représentations ; etelle traînait, bon gré, mal gré, son mari à ces divertissements quile fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors illa supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame desa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps àcéder, trouvant peu convenable cette manière d’agir. Elle s’ydécida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.

Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoinde se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai,de bon goût toujours, mais modestes ; et sa grâce douce, sagrâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir unesaveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle pritl’habitude de pendre à des oreilles deux gros cailloux du Rhin quisimulaient des diamants, et elle portait des colliers de perlesfausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés deverroteries variées jouant les pierres fines.

Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétaitsouvent : « Ma chère, quand on n’a pas le moyen de se payer desbijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sagrâce, voilà encore les plus rares joyaux. »

Mais elle souriait doucement et répétait : « Que veux-tu ?J’aime ça. C’est mon vice. Je sais bien que tu as raison ;mais on ne se refait pas. J’aurais adoré les bijoux, moi !»

Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles,miroiter les facettes de cristaux taillés, en répétant : Maisregarde donc comme c’est bien fait. On jurerait du vrai. »

Il souriait en déclarant : « Tu as des goûts de Bohémienne.»

Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête aucoin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé laboîte de maroquin où elle enfermait la « pacotille, » selon le motde M. Lantin ; et elle se mettait à examiner ces bijoux imitésavec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelquejouissance secrète et profonde ; et elle s’obstinait à passerun collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur ens’écriant : « Comme tu es drôle ! » Puis elle se jetait dansses bras et l’embrassait éperdument.

Comme elle avait été à l’Opéra, une nuit d’hiver, elle rentratoute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit joursplus tard elle mourait d’une fluxion de poitrine.

Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut siterrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleuraitdu matin au soir, l’âme déchirée d’une souffrance intolérable,hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout lecharme de la morte.

Le temps n’apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heuresdu bureau, alors que les collègues s’en venaient causer un peu deschoses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez seplisser, ses yeux s’emplir d’eau ; il faisait une grimaceaffreuse et se mettait à sangloter.

Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où ils’enfermait tous les jours pour penser à elle ; et tous lesmeubles, ses vêtements mêmes demeuraient à leur place comme ils setrouvaient au dernier jour.

Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui,entre les mains de sa femme, suffisaient aux besoins du ménage,devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il sedemandait avec stupeur comment elle avait su s’y prendre pour luifaire boire toujours des vins excellents et manger des nourrituresdélicates qu’il ne pouvait plus se procurer avec ses modestesressources.

Il fit quelques dettes et courut après l’argent à la façon desgens réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvaitsans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea àvendre quelque chose ; et tout de suite la pensée lui vint dese défaire de la « pacotille » de sa femme, car il avait gardé aufond du cœur une sorte de rancune contre ces « trompe-l’œil » quil’irritaient autrefois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait unpeu le souvenir de sa bien-aimée.

Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu’elle avaitlaissé, car jusqu’aux derniers jours de sa vie elle en avait achetéobstinément, rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et ilse décida pour le grand collier qu’elle semblait préférer, et quipouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il étaitvraiment d’un travail très soigné pour du faux.

Il le mit en sa poche et s’en alla vers son ministère en suivantles boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui luiinspirât confiance.

Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d’étaler ainsi samisère et de chercher à vendre une chose de si peu de prix.

– Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce quevous estimez ce morceau.

L’homme reçut l’objet, l’examina, le retourna, le soupesa, pritune loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques,reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieuxjuger de l’effet.

M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouchepour déclarer : « Oh ! je sais bien que cela n’a aucunevaleur, » – quand le bijoutier prononça :

– Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs ; maisje ne pourrais l’acheter que si vous m’en faisiez connaîtreexactement la provenance.

Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenantpas. Il balbutia enfin : « Vous dites…Vous êtes sûr ? »L’autre se méprit sur son étonnement, et, d’un ton sec : « Vouspouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi,cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver sivous ne trouvez pas mieux. »

M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s’en alla,obéissant à un confus besoin de se trouver seul et deréfléchir.

Mais, dès qu’il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, etil pensa « L’imbécile ! oh ! l’imbécile ! Si jel’avais pris au mot tout de même ! En voilà un bijoutier quine sait pas distinguer le faux du vrai ! »

Et il pénétra chez un autre marchand à l’entrée de la rue de laPaix. Dès qu’il eut aperçu le bijou, l’orfèvre s’écria :

– Ah ! parbleu ; je le connais bien, ce collier ;il vient de chez moi.

M. Lantin, fort troublé, demanda :

– Combien vaut-il ?

– Monsieur, je l’ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à lereprendre pour dix-huit mille, quand vous m’aurez indiqué, pourobéir aux prescriptions légales, comment vous en êtesdétenteur.

Cette fois, M. Lantin s’assit perclus d’étonnement. Il reprit:

– Mais…, mais, examinez-le bien attentivement, Monsieur, j’avaiscru jusqu’ici qu’il était en… en faux.

Le joaillier reprit : – Voulez-vous me dire votre nom,Monsieur ?

– Parfaitement. Je m’appelle Lantin, je suis employé auministère de l’Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.

Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça :

– Ce collier a été envoyé en effet à l’adresse de Madame Lantin,16, rue des Martyrs, le 20 juillet 1876.

Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l’employééperdu de surprise, l’orfèvre flairant un voleur.

Celui-ci reprit :

– Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heuresseulement, je vais vous en donner un reçu ?

M. Lantin balbutia :

– Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu’ilmit dans sa poche.

Puis il traversa la rue, la remonta, s’aperçut qu’il se trompaitde route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnutencore son erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nettedans la tête. Il s’efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femmen’avait pu acheter un objet d’une pareille valeur. – Non, certes. –Mais alors, c’était un cadeau ! Un cadeau ! Un cadeau dequi ? Pourquoi ?

Il s’était arrêté et il demeurait debout au milieu de l’avenue.Le doute horrible l’effleura. – Elle ? – Mais alors tous lesautres bijoux étaient aussi des cadeaux ! Il lui sembla que laterre remuait ; qu’un arbre, devant lui, s’abattait ; ilétendit les bras et s’écroula, privé de sentiment.

Il reprit connaissance dans la boutique d’un pharmacien où lespassants l’avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, ets’enferma.

Jusqu’à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pourne pas crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et dechagrin, et il dormit d’un pesant sommeil.

Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pouraller à son ministère. C’était dur de travailler après de pareillessecousses. Il réfléchit alors qu’il pouvait s’excuser auprès de sonchef ; et il lui écrivit. Puis il songea qu’il fallaitretourner chez le bijoutier ; et une honte l’empourpra. Ildemeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait pourtant pas laisserle collier chez cet homme ; il s’habilla et sortit.

Il faisait beau, le ciel bleu s’étendait sur la ville quisemblait sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dansleurs poches.

Lantin se dit, en les regardant passer : « Comme on est heureuxquand on a de la fortune ! Avec de l’argent on peut secouerjusqu’aux chagrins, on va où l’on veut, on voyage, on sedistrait ! Oh ! si j’étais riche ! »

Il s’aperçut qu’il avait faim, n’ayant pas mangé depuisl’avant-veille. Mais sa poche était vide, et il se ressouvint ducollier. Dix-huit mille francs ! Dix-huit mille francs !c’était une somme, cela !

Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long enlarge sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit millefrancs ! Vingt fois il faillit entrer ; mais la hontel’arrêtait toujours.

Il avait faim pourtant, grand’faim, et pas un sou. Il se décidabrusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser letemps de réfléchir, et il se précipita chez l’orfèvre.

Dès qu’il l’aperçut, le marchand s’empressa, offrit un siègeavec une politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, quiregardaient de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et surles lèvres.

Le bijoutier déclara :

– Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes toujours dansles mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que jevous ai proposée.

L’employé balbutia :

– Mais certainement.

L’orfèvre tira d’un tiroir dix-huit grands billets, les compta,les tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d’une mainfrémissante l’argent dans sa poche.

Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand quisouriait toujours, et, baissant les yeux :

– J’ai… j’ai d’autres bijoux… qui me viennent…de la mêmesuccession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi ?

Le marchand s’inclina :

– Mais certainement, Monsieur. Un des commis sortit pour rire àson aise ; un autre se mouchait avec force.

Lantin impassible, rouge et grave, annonça :

– Je vais vous les apporter.

Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.

Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, iln’avait pas encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objetspièce à pièce, évaluant chacun. Presque tous venaient de lamaison.

Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait,exigeait qu’on lui montrât les livres de vente, et parlait de plusen plus haut à mesure que s’élevait la somme.

Les gros brillants d’oreilles valent vingt mille francs, lesbracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillonsseize mille, une parure d’émeraudes et de saphirs quatorzemille ; un solitaire suspendu à une chaîne d’or formantcollier quarante mille ; le tout atteignant le chiffre de centquatre-vingt-seize mille francs.

Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse :

– Cela vient d’une personne qui mettait toutes ses économies enbijoux.

Lantin prononça gravement :

– C’est une manière comme une autre de placer son argent. Et ils’en alla après avoir décidé avec l’acquéreur qu’unecontre-expertise aurait lieu le lendemain.

Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendômeavec l’envie d’y grimper, comme si c’eût été un mât de cocagne. Ilse sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue del’Empereur perché là-haut dans le ciel.

Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs labouteille.

Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait leséquipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier auxpassants : « Je suis riche aussi, moi. J’ai deux cent millefrancs ! »

Le souvenir de son ministère lui revint. Il s’y fit conduire,entra délibérément chez son chef et annonça :

– Je viens, Monsieur, vous donner ma démission. J’ai fait unhéritage de trois cent mille francs.

Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confiases projets d’existence nouvelle ; puis il dîna au caféAnglais.

Se trouvant à côté d’un monsieur qui lui parut distingué, il neput résister à la démangeaison de lui confier, avec une certainecoquetterie, qu’il venait d’hériter de quatre cent millefrancs.

Pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas au théâtre,et il passa sa nuit avec des filles.

Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était trèshonnête, mais d’un caractère difficile. Elle le fit beaucoupsouffrir.

Chapitre 11Apparition

On parlait de séquestration à propos d’un procès récent. C’étaità la fin d’une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancienhôtel, et chacun avait son histoire, une histoire qu’il affirmaitvraie.

Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé dequatre-vingt-deux ans, se leva et vint s’appuyer à la cheminée. Ildit de sa voix un peu tremblante :

– Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange,qu’elle a été l’obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-sixans que cette aventure m’est arrivée, et il ne se passe pas un moissans que je la revoie en rêve. Il m’est demeuré de ce jour-là unemarque, une empreinte de peur, me comprenez-vous ? Oui, j’aisubi l’horrible épouvante, pendant dix minutes, d’une telle façonque depuis cette heure une sorte de terreur constante m’est restéedans l’âme. Les bruits inattendus me font tressaillir jusqu’aucœur ; les objets que je distingue mal dans l’ombre du soir medonnent une envie folle de me sauver. J’ai peur la nuit, enfin.

Oh ! je n’aurais pas avoué cela avant d’être arrivé à l’âgeoù je suis. Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n’êtrepas brave devant les dangers imaginaires, quand on aquatre-vingt-deux ans. Devant les dangers véritables, je n’aijamais reculé, Mesdames.

Cette histoire m’a tellement bouleversé l’esprit, a jeté en moiun trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je nel’ai même jamais racontée. Je l’ai gardée dans le fond intime demoi, dans ce fond où l’on cache les secrets pénibles, les secretshonteux, toutes les inavouables faiblesses que nous avons dansnotre existence.

Je vais vous dire l’aventure telle quelle, sans chercher àl’expliquer. Il est bien certain qu’elle est explicable, à moinsque je n’aie eu mon heure de folie. Mais non, je n’ai pas été fou,et vous en donnerai la preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voiciles faits tout simples.

C’était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen engarnison.

Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai unhomme que je crus reconnaître sans me rappeler au juste quic’était. Je fis, par instinct, un mouvement pour m’arrêter.L’étranger aperçut ce geste, me regarda et tomba dans mes bras.

C’était un ami de jeunesse que j’avais beaucoup aimé. Depuiscinq ans que je ne l’avais vu, il semblait vieilli d’undemi-siècle. Ses cheveux étaient tout blancs ; et il marchaitcourbé, comme épuisé. Il comprit ma surprise et me conta sa vie. Unmalheur terrible l’avait brisé.

Devenu follement amoureux d’une jeune fille, il l’avait épouséedans une sorte d’extase de bonheur. Après un an d’une félicitésurhumaine et d’une passion inapaisée, elle était morte subitementd’une maladie de cœur, tuée par l’amour lui-même, sans doute.

Il avait quitté son château le jour même de l’enterrement, et ilétait venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire etdésespéré, rongé par la douleur, si misérable qu’il ne pensaitqu’au suicide.

« Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai deme rendre une grand service, c’est d’aller chercher chez moi dansle secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiersdont j’ai un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin unsubalterne ou un homme d’affaires, car il me faut une impénétrablediscrétion et un silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde jene rentrerai dans cette maison.

« Je te donnerai la clef de cette chambre que j’ai ferméemoi-même en partant, et la clef de son secrétaire. Tu remettras enoutre un mot de moi à mon jardinier qui t’ouvrira le château.

« Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons decela. »

Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n’étaitd’ailleurs qu’une promenade pour moi, son domaine se trouvant situéà cinq lieues de Rouen environ. J’en avais pour une heure àcheval.

À dix heures, le lendemain, j’étais chez lui. Nous déjeunâmes entête à tête ; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il mepria de l’excuser ; la pensée de la visite que j’allais fairedans cette chambre, où gisait son bonheur, le bouleversait, medisait-il. Il me parut en effet singulièrement agité, préoccupé,comme si un mystérieux combat se fût livré dans son âme.

Enfin il m’expliqua exactement ce que je devais faire. C’étaitbien simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et uneliasse de papiers enfermés dans le premier tiroir de droite dumeuble dont j’avais la clef. Il ajouta :

« Je n’ai pas besoin de te prier de n’y point jeter les yeux.»

Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peuvivement. Il balbutia :

« Pardonne-moi, je souffre trop. »

Et il se mit à pleurer.

Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.

Il faisait un temps radieux, et j’allais au grand trot à traversles prairies, écoutant des chants d’alouettes et le bruit rythmé demon sabre sur ma botte.

Puis j’entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Desbranches d’arbres me caressaient le visage ; et parfoisj’attrapais une feuille avec mes dents et je la mâchais avidement,dans une de ces joies de vivre qui vous emplissent, on ne saitpourquoi, d’un bonheur tumultueux et comme insaisissable, d’unesorte d’ivresse de force.

En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettreque j’avais pour le jardinier, et je m’aperçus avec étonnementqu’elle était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que jefaillis revenir sans m’acquitter de ma commission. Puis je songeaique j’allais montrer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon amiavait pu d’ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans letrouble où il était.

Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière,ouverte et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L’herbeemplissait les allées ; on ne distinguait plus lesplates-bandes du gazon.

Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, unvieil homme sortit d’une porte de côté et parut stupéfait de mevoir Je sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut,la retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa pocheet prononça :

« Eh bien ! qu’est-ce que vous désirez ? »

Je répondis brusquement :

« Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans lesordres de votre maître ; je veux entrer dans ce château. »

Il semblait atterré. Il déclara :

« Alors, vous allez dans… dans sa chambre ? »

Je commençai à m’impatienter.

« Parbleu ! Mais est-ce que vous auriez l’intention dem’interroger, par hasard ? »

Il balbutia :

« Non… Monsieur… mais c’est que… c’est qu’elle n’a pas étéouverte depuis… depuis la… mort. Si vous voulez m’attendre cinqminutes, je vais aller… aller voir si… »

Je l’interrompis avec colère :

« Ah ! ça voyons, vous fichez-vous de moi ? Vous n’ypouvez pas entrer, puisque voici la clef. »

Il ne savait plus que dire.

« Alors, Monsieur, je vais vous montrer la route.

– Montrez-moi l’escalier et laissez-moi seul. Je la trouveraibien sans vous.

– Mais… Monsieur… cependant… »

Cette fois, je m’emportai tout à fait :

« Maintenant, taisez-vous, n’est-ce pas ? ou vous aurezaffaire à moi. »

Je l’écartai violemment et je pénétrai dans la maison.

Je traversai d’abord la cuisine, puis deux petites pièces quecet homme habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grandvestibule, je montai l’escalier et je reconnus la porte indiquéepar mon ami.

Je l’ouvris sans peine et j’entrai.

L’appartement était tellement sombre que je n’y distinguai riend’abord. Je m’arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade despièces inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu àpeu, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je vis asseznettement une grande pièce en désordre, avec un lit sans draps,mais gardant ses matelas et ses oreillers, dont l’un portaitl’empreinte profonde d’un coude ou d’une tête comme si on venait dese poser dessus.

Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu’une porte,celle d’une armoire sans doute, était demeurée entrouverte.

J’allai d’abord à la fenêtre pour donner du jour et jel’ouvris ; mais les ferrures du contrevent étaient tellementrouillées que je ne pus les faire céder.

J’essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir.Comme je m’irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeuxs’étaient enfin parfaitement accoutumés à l’ombre, je renonçai àl’espoir d’y voir plus clair et j’allai au secrétaire.

Je m’assis dans un fauteuil, j’abattis la tablette, j’ouvris letiroir indiqué. Il était plein jusqu’aux bords. Il ne me fallaitque trois paquets, que je savais comment reconnaître, et je me misà les chercher.

Je m’écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quandje crus entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n’ypris point garde, pensant qu’un courant d’air avait fait remuerquelque étoffe. Mais, au bout d’une minute, un autre mouvement,presque indistinct, me fit passer sur la peau un singulier petitfrisson désagréable. C’était tellement bête d’être ému, même àpeine, que je ne voulus pas me retourner, par pudeur pour moi-même.Je venais alors de découvrir la seconde des liasses qu’il mefallait ; et je trouvais justement la troisième, quand ungrand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, me fit faire unbond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m’étais retourné,la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l’avaispas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.

Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière lefauteuil où j’étais assis une seconde plus tôt.

Une telle secousse me courut dans les membres que je faillism’abattre à la renverse ! Oh ! personne ne peutcomprendre, à moins de les avoir ressenties, ces épouvantables etstupides terreurs. L’âme se fond ; on ne sent plus soncœur ; le corps entier devient mou comme une éponge, on diraitque tout l’intérieur de nous s’écroule.

Je ne crois pas aux fantômes ; eh bien ! j’ai défaillisous la hideuse peur des morts, et j’ai souffert, oh !souffert en quelques instants plus qu’en tout le reste de ma vie,dans l’angoisse irrésistible des épouvantes surnaturelles.

Si elle n’avait pas parlé, je serais mort peut-être ! Maiselle parla ; elle parla d’une voix douce et douloureuse quifaisait vibrer les nerfs. Je n’oserais pas dire que je redevinsmaître de moi et que je retrouvai ma raison. Non. J’étais éperdu àne plus savoir ce que je faisais ; mais cette espèce de fiertéintime que j’ai en moi, un peu d’orgueil de métier aussi, mefaisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Jeposais pour moi et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu’ellefût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plustard, car je vous assure que, dans l’instant de l’apparition, je nesongeais à rien. J’avais peur.

Elle dit :

« Oh ! Monsieur, vous pouvez me rendre un grandservice ! »

Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer unmot. Un bruit vague sortit de ma gorge.

Elle reprit :

« Voulez-vous ? Vous pouvez me sauver, me guérir. Jesouffre affreusement. Je souffre, oh ! je souffre ! »

Et elle s’assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait:

« Voulez-vous ? »

Je fis : « Oui ! » de la tête, ayant encore la voixparalysée.

Alors elle me tendit un peigne en écaille et elle murmura :

« Peignez-moi, oh ! peignez-moi ; cela meguérira ; il faut qu’on me peigne. Regardez ma tête… Comme jesouffre ; et mes cheveux comme ils me font mal ! »

Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il,pendaient par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient laterre.

Pourquoi ai-je fait ceci ? Pourquoi ai-je reçu enfrissonnant ce peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains seslongs cheveux qui me donnèrent à la peau une sensation de froidatroce comme si j’eusse manié des serpents ? Je n’en saisrien.

Cette sensation m’est restée dans les doigts et je tressaille eny songeant.

Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure deglace. Je la tordis, je la renouai et la dénouai ; je latressai comme on tresse la crinière d’un cheval. Elle soupirait,penchait la tête, semblait heureuse.

Soudain elle me dit : « Merci ! » m’arracha le peigne desmains et s’enfuit par la porte que j’avais remarquéeentrouverte.

Resté seul, j’eus, pendant quelques secondes, ce trouble effarédes réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin messens ; je courus à la fenêtre et je brisai les contreventsd’une poussée furieuse.

Un flot de jour entra. Je m’élançai sur la porte par où cet êtreétait parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.

Alors une fièvre de fuite m’envahit, une panique, la vraiepanique des batailles. Je saisis brusquement les trois paquets delettres sur le secrétaire ouvert ; je traversai l’appartementen courant, je sautai les marches de l’escalier quatre par quatre,je me trouvai dehors et je ne sais par où, et, apercevant moncheval à dix pas de moi, je l’enfourchai d’un bond et partis augalop.

Je ne m’arrêtai qu’à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté labride à mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où jem’enfermai pour réfléchir.

Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si jen’avais pas été le jouet d’une hallucination. Certes, j’avais eu unde ces incompréhensibles ébranlements nerveux, un de cesaffolements du cerveau qui enfantent les miracles, à qui leSurnaturel doit sa puissance.

Et j’allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quandje m’approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirentsur ma poitrine. Mon dolman était plein de longs cheveux de femmequi s’étaient enroulés aux boutons !

Je les saisis un à un et je les jetai dehors avec destremblements dans les doigts.

Puis j’appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, troptroublé, pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulaismûrement réfléchir à ce que je devais lui dire.

Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat.Il s’informa beaucoup de moi. On lui dit que j’étais souffrant, quej’avais reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parutinquiet.

Je me rendis chez lui le lendemain, dès l’aube, résolu à luidire la vérité. Il était sorti la veille au soir et pas rentré.

Je revins dans la journée, on ne l’avait pas revu. J’attendisune semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On lefit rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage oude sa retraite.

Une visite minutieuse fut faite au château abandonné. On n’ydécouvrit rien de suspect.

Aucun indice ne révéla qu’une femme y eût été cachée.

L’enquête n’aboutissant à rien, les recherches furentinterrompues.

Et, depuis cinquante-six ans, je n’ai rien appris. Je ne saisrien de plus.

Chapitre 12La Porte

Ah ! s’écria Karl Massouligny, en voici une questiondifficile, celle des maris complaisants ! Certes, j’en ai vude toutes sortes ; eh bien, je ne saurais avoir une opinionsur un seul. J’ai souvent essayé de déterminer s’ils sont en véritéaveugles, clairvoyants ou faibles. Il en est, je crois, de cestrois catégories.

Passons vite sur les aveugles. Ce ne sont point des complaisantsd’ailleurs, ceux-là, puisqu’ils ne savent pas, mais de bonnes bêtesqui ne voient jamais plus loin que leur nez. C’est, d’ailleurs, unechose curieuse et intéressante à noter que la facilité des hommes,de tous les hommes, et même des femmes, de toutes les femmes à selaisser tromper. Nous sommes pris aux moindres ruses de tous ceuxqui nous entourent, de nos enfants, de nos amis, de nosdomestiques, de nos fournisseurs. L’humanité est crédule ; etnous ne déployons point pour soupçonner, deviner et déjouer lesadresses des autres, le dixième de la finesse que nous employonsquand nous voulons, à notre tour, tromper quelqu’un.

Les maris clairvoyants appartiennent à trois races. Ceux qui ontintérêt, un intérêt d’argent, d’ambition, ou autre, à ce que leurfemme ait un amant, ou des amants. Ceux-ci demandent seulement desauvegarder, à peu près, les apparences, et sont satisfaits de lachose.

Ceux qui ragent. Il y aurait un beau roman à faire sur eux.

Enfin les faibles ! ceux qui ont peur du scandale.

Il y a aussi les impuissants, ou plutôt les fatigués, qui fuientle lit conjugal par crainte de l’ataxie ou de l’apoplexie et qui serésignent à voir un ami courir ces dangers.

Quant à moi, j’ai connu un mari d’une espèce assez rare et quis’est défendu de l’accident commun d’une façon spirituelle etbizarre.

J’avais fait à Paris la connaissance d’un ménage élégant,mondain, très lancé. La femme, une agitée, grande, mince, fortentourée, passait pour avoir eu des aventures. Elle me plut par sonesprit et je crois que je lui plus aussi. Je lui fis la cour, unecour d’essai à laquelle elle répondit par des provocationsévidentes. Nous en fûmes bientôt aux regards tendres, aux mainspressées, à toutes les petites galanteries qui précèdent la grandeattaque.

J’hésitais cependant. J’estime en somme que la plupart desliaisons mondaines, même très courtes, ne valent pas le malqu’elles nous donnent ni tous les ennuis qui peuvent en résulter.Je comparais donc mentalement les agréments et les inconvénientsque je pouvais espérer et redouter quand je crus m’apercevoir quele mari me suspectait et me surveillait.

Un soir, dans un bal, comme je disais des douceurs à la jeunefemme, dans un petit salon attenant aux grands où l’on dansait,j’aperçus soudain dans une glace le reflet d’un visage qui nousépiait. C’était lui. Nos regards se croisèrent, puis je le vis,toujours dans le miroir, tourner la tête et s’en aller.

Je murmurai :

– Votre mari nous espionne.

Elle sembla stupéfaite.

– Mon mari.

– Oui, voici plusieurs fois qu’il nous guette.

– Allons donc ! Vous êtes sûr ?

– Très sûr.

– Comme c’est bizarre. Il se montre au contraire ordinairementon ne peut plus aimable avec mes amis.

– C’est qu’il a peut-être deviné que je vous aime ?

– Allons donc ! Et puis vous n’êtes pas le premier qui mefasse la cour. Toute femme un peu en vue traîne un troupeau desoupireurs.

– Oui. Mais moi, je vous aime profondément.

– En admettant que ce soit vrai, est-ce qu’un mari devine jamaisces choses-là ?

– Alors, il n’est pas jaloux.

– Non… non…

Elle réfléchit quelques instants, puis reprit :

– Non… Je ne me suis jamais aperçue qu’il fût jaloux.

– Il ne vous a jamais… jamais surveillée.

– Non… Comme je vous le disais, il est très aimable avec mesamis.

À partir de ce jour, je fis une cour plus régulière. La femme neme plaisait pas davantage, mais la jalousie probable du mari metentait beaucoup.

Quand à elle, je la jugeais avec froideur et lucidité. Elleavait un certain charme mondain provenant d’un esprit alerte, gai,aimable et superficiel, mais aucune séduction réelle et profonde.C’était, comme je vous l’ai dit déjà, une agitée, toute en dehors,d’une élégance un peu tapageuse. Comment vous bienl’expliquer ? C’était… c’était… un décor… pas un logis.

Or, voilà qu’un jour, comme j’avais dîné chez elle, son mari, aumoment où je me retirais, me dit :

– Mon cher ami (il me traitait d’ami depuis quelque temps), nousallons partir bientôt pour la campagne. Or c’est, pour ma femme etpour moi, un grand plaisir d’y recevoir les gens que nous aimons.Voulez-vous accepter de venir passer un mois chez nous. Ce seraittrès gracieux de votre part.

Je fus stupéfait, mais j’acceptai.

Donc, un mois plus tard j’arrivais chez eux dans leur domaine deVertcresson, en Touraine.

On m’attendait à la gare, à cinq kilomètres du château. Ilsétaient trois, elle, le mari et un monsieur inconnu, le comte deMorterade à qui je fus présenté. Il eut l’air ravi de faire maconnaissance ; et les idées les plus bizarres me passèrentdans l’esprit pendant que nous suivions au grand trot un jolichemin profond, entre deux haies de verdure. Je me disais : «Voyons, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà un mari qui nepeut douter que sa femme et moi soyons en galanterie, et ilm’invite chez lui, me reçoit comme un intime, à l’air de me dire :“Allez, allez, mon cher, la voie est libre !” »

Puis on me présente un monsieur, fort bien, ma foi, installédéjà dans la maison, et… et qui cherche peut-être à en sortir etqui a l’air aussi content que le mari lui-même de mon arrivée.

Est-ce un ancien qui veut sa retraite ? On le croirait. –Mais alors ? Les deux hommes seraient donc d’accord,tacitement, par une de ces jolies petites pactisations infâmes sicommunes dans la société ? Et on me propose sans rien me dire,d’entrer dans l’association, en prenant la suite. On me tend lesmains, et on me tend les bras. On m’ouvre toutes les portes et tousles cœurs.

Elle ? une énigme. Elle ne doit, elle ne peut rien ignorer.Pourtant ?… pourtant ?… voilà… Je n’y comprendsrien !

Le dîner fut très gai et très cordial. En sortant de table, lemari et son ami se mirent à jouer aux cartes tandis que j’allaicontempler le clair de lune, sur le perron, avec Madame. Ellesemblait très émue par la nature ; et je jugeai que le momentde mon bonheur était proche. Ce soir-là vraiment je la trouvaicharmante. La campagne l’avait attendrie, ou plutôt alanguie. Salongue taille mince était jolie sur le perron de pierre, à côté dugrand vase qui portait une plante. J’avais envie de l’entraînersous les arbres et de me jeter à ses genoux en lui disant desparoles d’amour.

La voix de son mari cria :

– Louise ?

– Oui, mon ami.

– Tu oublies le thé.

– J’y vais, mon ami.

Nous rentrâmes ; et elle nous servit le thé. Les deuxhommes, leur partie de cartes terminée, avaient visiblementsommeil. Il fallut monter dans nos chambres. Je dormis très tard ettrès mal.

Le lendemain une excursion fut décidée dans l’après-midi ;et nous partîmes en landau découvert pour aller visiter des ruinesquelconques. Nous étions, elle et moi, dans le fond de la voiture,et eux en face de nous, à reculons.

On causait avec entrain, avec sympathie, avec abandon. Je suisorphelin, et il me semblait que je venais de retrouver ma familletant je me sentais chez moi, auprès d’eux.

Tout à coup, comme elle avait allongé son pied entre les jambesde son mari, il murmura avec un air de reproche : « Louise, je vousen prie, n’usez pas vous-même vos vieilles chaussures. Il n’y a pasde raison pour se soigner davantage à Paris qu’à la campagne. »

Je baissai les yeux. Elle portait en effet de vieilles bottinestournées et je m’aperçus que son bas n’était point tendu.

Elle avait rougi en retirant son pied sous sa robe. L’amiregardait au loin d’un air indifférent et dégagé des choses.

Le mari m’offrit un cigare que j’acceptai. Pendant plusieursjours, il me fut impossible de rester seul avec elle deux minutes,tant il nous suivait partout. Il était délicieux pour moid’ailleurs.

Or, un matin, comme il m’était venu chercher pour faire unepromenade à pied, avant déjeuner, nous en vînmes à parler dumariage. Je dis quelques phrases sur la solitude et quelques autressur la vie commune rendue charmante par la tendresse d’une femme.Il m’interrompit tout à coup : « Mon cher, ne parlez pas de ce quevous ne connaissez point. Une femme qui n’a plus d’intérêt à vousaimer, ne vous aime pas longtemps. Toutes les coquetteries qui lesfont exquises, quand elles ne nous appartiennent pasdéfinitivement, cessent dès qu’elles sont à nous. Et puisd’ailleurs… les femmes honnêtes… c’est-à-dire nos femmes… sont… nesont pas… manquent de… enfin ne connaissent pas assez leur métierde femme. Voilà… je m’entends. »

Il n’en dit pas davantage et je ne pus deviner au juste sapensée.

Deux jours après cette conversation il m’appela dans sa chambre,de très bonne heure, pour me montrer une collection degravures.

Je m’assis dans un fauteuil, en face de la grande porte quiséparait son appartement de celui de sa femme, et derrière cetteporte j’entendais marcher, remuer, et je ne songeais guère auxgravures, tout en m’écriant :

« Oh ! délicieux ! exquis ! exquis ! »

Il dit soudain :

– Oh ! mais, j’ai une merveille, à côté. Je vais vous lachercher.

Et il se précipita sur la porte, dont les deux battantss’ouvrirent comme pour un effet de théâtre.

Dans une grande pièce en désordre, au milieu de jupes, de cols,de corsages semés par terre, un grand être sec, dépeigné, le bas ducorps couvert d’une vieille jupe de soie fripée qui collait sur sacroupe maigre, brossait devant une glace des cheveux blonds, courtset rares.

Ses bras formaient deux angles pointus ; et comme elle seretournait effarée, je vis sous une chemise de toile commune uncimetière de côtes qu’une fausse gorge de coton dissimulait enpublic.

Le mari poussa un cri fort naturel, rentra en refermant lesportes, et d’un air navré : « Oh ! mon Dieu ! suis-jestupide ! Oh ! vraiment, suis-je bête ! Voilà unebévue que ma femme ne me pardonnera jamais ! »

Moi j’avais envie, déjà, de le remercier.

Je partis trois jours plus tard, après avoir vivement serré lesmains des deux hommes et baisé celle de la femme, qui me dit adieufroidement.

………………………

Karl Massouligny se tut.

Quelqu’un demanda :

– Mais l’ami, qu’était-ce ?

– Je ne sais pas… Cependant… cependant il avait l’air désolé deme voir partir si vite…

Chapitre 13Le Père

Jean de Valnoix est un ami que je vais voir de temps en temps.Il habite un petit manoir, au bord d’une rivière, dans un bois. Ils’était retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendantquinze ans. Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers,des hommes, des femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter cedomaine où il était né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps,quinze jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté denous revoir quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quandnous partons.

Donc j’allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut àbras ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôtisolément. En général, il lit, et je travaille pendant lejour ; et chaque soir nous causons jusqu’à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étionsassis tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder coulerl’eau de la rivière, contre nos pieds : et nous échangions desidées très vagues sur les étoiles qui se baignaient dans le courantet semblaient nager devant nous. Nous échangions des idées trèsvagues, très confuses, très courtes, car nos esprits sont trèsbornés, très faibles, très impuissants. Moi je m’attendrissais surle soleil qui meurt dans la Grande Ourse. On ne le voit plus quepar les nuits claires, tant il pâlit. Quand le ciel est un peubrumeux, il disparaît, cet agonisant. Nous songions aux êtres quipeuplent ces mondes, à leurs formes inimaginables, à leurs facultésinsoupçonnables, à leurs organes inconnus, aux animaux, auxplantes, à toutes les espèces, à tous les règnes, à toutes lesessences, à toutes les matières, que le rêve de l’homme ne peutmême effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain :

– Monsieur, monsieur !

Jean répondit :

– Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça :

– C’est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d’un rire fou bien rare chez lui, puis ildemanda :

– Nous sommes donc au 19 juillet ?

– Mais oui, Monsieur

– Très bien. Dites-lui de m’attendre. Faites-là souper. Jerentrerai dans dix minutes.

Quand l’homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

– Allons doucement, dit-il, je vais te conter cettehistoire.

« Il y a maintenant sept ans, c’était l’année de mon arrivéeici, je sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisaitbeau comme aujourd’hui ; et j’allais à petits pas sous lesgrands arbres, contemplant les étoiles à travers les feuilles,respirant et buvant à pleine poitrine le frais repos de la nuit etdu bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J’étais las, las,écœuré plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutesles bassesses, toutes les saletés que j’avais vues et auxquellesj’avais participé pendant quinze ans.

J’allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant unchemin creux qui conduit au village de Crouzille, à quinzekilomètres d’ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand saint-germain qui ne mequittait jamais, s’arrêta net et se mit à grogner. Je crus à laprésence d’un renard, d’un loup ou d’un sanglier ; etj’avançai doucement, sur la pointe des pieds, afin de ne pas fairede bruit ; mais soudain j’entendis des cris, des cris humains,plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu’un dans un taillis, et je me mis àcourir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, unevraie massue.

J’approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plusdistincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu’ils sortaientd’une maison, d’une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pasdevant moi, courait, s’arrêtait, repartait, très excité, grondanttoujours. Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux defeu, nous barra la route. Je voyais très bien ses crocs blancs quisemblaient luire dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sautédessus et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueulesrefermées sur les gorges. Je passai et je faillis heurter un chevalcouché dans le chemin. Comme je m’arrêtais, fort surpris, pourexaminer l’animal, j’aperçus devant moi une voiture, ou plutôt unemaison roulante, une de ces maisons de saltimbanques et demarchands forains qui vont dans nos campagnes de foire enfoire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la portedonnait de l’autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et jemontai brusquement sur les trois marches de bois, prêt à tomber surle malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris riend’abord. Un homme, à genoux, semblait prier, tandis que dans le litque contenait cette boîte, quelque chose d’impossible àreconnaître, un être à moitié nu, contourné, tordu, dont je nevoyais pas la figure, remuait, s’agitait et hurlait.

C’était une femme en mal d’enfant.

Dès que j’eus compris le genre d’accident provoquant cesplaintes, je fis connaître ma présence, et l’homme, une sorte deMarseillais affolé, me supplia de le sauver, de la sauver, mepromettant avec des paroles innombrables une reconnaissanceinvraisemblable. Je n’avais jamais vu d’accouchement, jamaissecouru un être femelle, femme, chienne ou chatte, en cettecirconstance, et je le déclarai ingénument en regardant avecstupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j’eus repris mon sang-froid, je demandai à l’hommeatterré pourquoi il n’allait pas jusqu’au prochain village. Soncheval tombant dans une ornière avait dû se casser la jambe et nepouvait plus se lever.

– Eh bien ! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, àprésent, nous allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et ilfallut les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis,j’eus l’idée de les atteler avec nous, l’un à droite, l’autre àgauche dans nos jambes, pour nous aider. En dix minutes tout futprêt, et la voiture se mit en route lentement, secouant aux cahotsdes ornières profondes la pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher ! Nous allions haletant, râlant, ensueur, glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chienssoufflaient comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nousarrivâmes devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture.La mère et l’enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercherun médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé,triomphant, mangeait à étouffer et se grisait à mort pour célébrercette heureuse naissance.

C’était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire,était une somnambule extra-lucide qui me promit une vieinterminable et des félicités sans nombre.

L’année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, ledomestique qui m’appela tout à l’heure vint me trouver dans lefumoir après dîner, et me dit : « C’est la bohémienne de l’andernier qui vient remercier Monsieur. »

J’ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait enapercevant à côté d’elle un grand garçon, gros et blond, un hommedu Nord qui, m’ayant salué, prit la parole, comme chef de lacommunauté. Il avait appris ma bonté pour Mlle Elmire, et iln’avait pas voulu laisser passer cet anniversaire sans m’apporterleurs remerciements et le témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l’hospitalité pour lanuit. Ils partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avecl’enfant, une superbe fillette, et un nouveau… seigneur chaquefois. Un seul, un Auvergnat qui me « remerchia » bien, reparut deuxans de suite. La petite fille les appelle tous papa, comme on dit «monsieur » chez nous. »

Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, deboutdevant le perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut :

– Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, voustémoigner de notre reconnaissance…

C’était un Belge !

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée etfactice des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l’innocent, je pris à part Mme Elmire et, aprèsquelques propos, je lui demandai :

– C’est le père de votre enfant ?

– Oh ! non, Monsieur.

– Et le père, il est mort.

– Oh ! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois.Il est gendarme.

– Ah ! bah ! Alors ce n’était pas le Marseillais, lepremier, celui de l’accouchement ?

– Oh ! non, Monsieur. Celui-là, c’était une crapule qui m’avolé mes économies.

– Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant ?

– Oh ! oui, Monsieur, et même il l’aime bien ; mais ilne peut pas s’en occuper parce qu’il en a d’autres, avec safemme.

Chapitre 14Moiron

Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait étéprocureur général sous l’Empire, nous dit :

– Oh ! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire,curieuse par plusieurs points particuliers, comme vous l’allezvoir.

J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et trèsbien en cour, grâce à mon père, premier président à Paris. Or j’eusà prendre la parole dans une cause restée célèbre sous le nom del’Affaire de l’instituteur Moiron.

M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait,dans tout le pays, d’une excellente réputation. Homme intelligent,réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il s’était marié dansla commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eutrois enfants, morts successivement de la poitrine. À partir de cemoment, il sembla reporter sur la marmaille confiée à ses soinstoute la tendresse cachée en son cœur. Il achetait, de ses propresdeniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves, pour les plus sageset les plus gentils ; il leur faisait faire des dînettes, lesgorgeant de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le mondeaimait et vantait ce brave homme, ce brave cœur, lorsque coup surcoup cinq de ses élèves moururent d’une façon bizarre. On crut àune épidémie venant de l’eau corrompue par la sécheresse ; onchercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que lessymptômes semblaient des plus étranges. Les enfants paraissaientatteints d’une maladie de langueur, ne mangeaient plus, accusaientdes douleurs de ventre, traînaient quelque temps, puis expiraientau milieu d’abominables souffrances.

On fit l’autopsie du dernier mort sans rien trouver. Lesentrailles envoyées à Paris furent analysées et ne révélèrent laprésence d’aucune substance toxique.

Pendant un an, il n’y eut rien, puis deux petits garçons, lesmeilleurs élèves de la classe, les préférés du père Moiron,expirèrent en quatre jours de temps. L’examen des corps fut denouveau prescrit et on découvrir, chez l’un comme chez l’autre, desfragments de verre pilé incrustés dans les organes. On en conclutque ces deux gamins avaient dû manger imprudemment quelque alimentmal nettoyé. Il suffisait d’un verre cassé au-dessus d’une jatte delait pour avoir produit cet affreux accident, et l’affaire enserait restée là si la servante de Moiron n’était tombée malade surces entrefaites. Le médecin appelé constata les mêmes signesmorbides que chez les enfants précédemment atteints, l’interrogeaet obtint l’aveu qu’elle avait volé et mangé des bonbons achetéspar l’instituteur pour ses élèves.

Sur un ordre du parquet, la maison d’école fut fouillée, et ondécouvrit une armoire pleine de jouets et de friandises destinésaux enfants. Or presque toutes ces nourritures contenaient desfragments de verre ou des morceaux d’aiguilles cassées.

Moiron aussitôt arrêté parut tellement indigné et stupéfait dessoupçons pesant sur lui qu’on faillit le relâcher. Cependant lesindices de sa culpabilité se montraient et venaient combattre enmon esprit ma conviction première basée sur son excellenteréputation, sur sa vie entière et sur l’invraisemblance, surl’absence absolue de motifs déterminants d’un pareil crime.

Pourquoi cet homme bon, simple, religieux, aurait-il tué desenfants, et les enfants qu’il semblait aimer le plus, qu’il gâtait,qu’il bourrait de friandises, pour qui il dépensait en joujoux eten bonbons la moitié de son traitement ?

Pour admettre cet acte, il fallait conclure à la folie ! OrMoiron semblait si raisonnable, si tranquille, si plein de raisonet de bon sens, que la folie chez lui paraissait impossible àprouver.

Les preuves s’accumulaient pourtant ! Bonbons, gâteaux,pâtes de guimauve et autres saisis chez les producteurs où lemaître d’école faisait ses provisions furent reconnus ne conteniraucun fragment suspect.

Il prétendit alors qu’un ennemi inconnu avait dû ouvrir sonarmoire avec une fausse clef pour introduire le verre et lesaiguilles dans les friandises. Et il supposa toute une histoired’héritage dépendant de la mort d’un enfant décidée et cherchée parun paysan quelconque et obtenue ainsi en faisant tomber lessoupçons sur l’instituteur. Cette brute, disait-il, ne s’était paspréoccupée des autres misérables gamins qui devaient mouriraussi.

C’était possible. L’homme paraissait tellement sûr de lui etdésolé que nous l’aurions acquitté sans aucun doute, malgré lescharges révélées contre lui, si deux découvertes accablantesn’avaient été faites coup sur coup.

La première, une tabatière pleine de verre pilé ! satabatière, dans un tiroir caché du secrétaire où il serrait sonargent !

Il expliquait encore cette trouvaille d’une façon à peu prèsacceptable, par une dernière ruse du vrai coupable inconnu, quandun mercier de Saint-Marlouf se présenta chez le juge d’instructionen racontant qu’un monsieur avait acheté chez lui des aiguilles, àplusieurs reprises, les aiguilles les plus minces qu’il avait putrouver, en les cassant pour voir si elles lui plaisaient.

Le mercier, mis en présence d’une douzaine de personnes,reconnut au premier coup Moiron. Et l’enquête révéla quel’instituteur, en effet, s’était rendu à Saint-Marlouf, aux joursdésignés par le marchand.

Je passe de terribles dépositions d’enfants, sur le choix desfriandises et le soin de les faire manger devant lui et d’enanéantir les moindres traces.

L’opinion publique exaspérée réclamait un châtiment capital, etelle prenait une force de terreur grossie qui entraîne toute lesrésistances et les hésitations.

Moiron fut condamné à mort. Puis son appel fut rejeté. Il ne luirestait que le recours en grâce. Je sus par mon père que l’empereurne l’accorderait pas.

Or, un matin, je travaillais dans mon cabinet quand on m’annonçala visite de l’aumônier de la prison.

C’était un vieux prêtre qui avait une grande connaissance deshommes et une grande habitude des criminels. Il paraissait troublé,gêné, inquiet. Après avoir causé quelques minutes de choses etd’autres, il me dit brusquement en se levant :

– Si Moiron est décapité, monsieur le procureur impérial, vousaurez laissé exécuter un innocent.

Puis, sans saluer, il sortit, me laissant sous l’impressionprofonde de ces paroles. Il les avait prononcées d’une façonémouvante et solennelle, entr’ouvrant, pour sauver une vie, seslèvres fermées et scellées par le secret de la confession.

Une heure plus tard, je partais pour Paris, et mon père, prévenupar moi, fit demander immédiatement une audience à l’empereur.

Je fus reçu le lendemain, Sa Majesté travaillait dans un petitsalon quand nous fûmes introduits. J’exposai toute l’affairejusqu’à la visite du prêtre, et j’étais en train de la raconterquand une porte s’ouvrit derrière le fauteuil du souverain, etl’impératrice, qui le croyait seul, parut. S.M. Napoléon laconsulta. Dès qu’elle fut au courant des faits, elle s’écria :

– Il faut gracier cet homme. Il le faut, puisqu’il estinnocent !

Pourquoi cette conviction soudaine d’une femme si pieusejeta-t-elle dans mon esprit un terrible doute ?

Jusqu’alors j’avais désiré ardemment une commutation de peine.Et tout à coup je me sentis le jouet, la dupe d’un criminel ruséqui avait employé le prêtre et la confession comme dernier moyen dedéfense.

J’exposai mes hésitations à Leurs Majestés. L’empereur demeuraitindécis, sollicité par sa bonté naturelle et retenu par la craintede se laisser jouer par un misérable ; mais l’impératrice,convaincue que le prêtre avait obéi à une sollicitation divine,répétait : « Qu’importe ! Il vaut mieux épargner un coupableque tuer un innocent ! » Son avis l’emporta. La peine de mortfut commuée en celle des travaux forcés.

Or j’appris, quelques années après, que Moiron, dont la conduiteexemplaire au bagne de Toulon avait été de nouveau signalée àl’empereur, était employé comme domestique par le directeur del’établissement pénitencier.

Et puis, je n’entendis plus parler de cet homme pendantlongtemps.

Or, il y a deux ans environ, comme je passais l’été à Lille,chez mon cousin de Larielle, on me prévint un soir, au moment de memettre à table pour dîner, qu’un jeune prêtre désirait meparler.

J’ordonnai de le faire entrer, et il me supplia de venir auprèsd’un moribond qui désirait absolument me voir. Cela m’était arrivésouvent dans ma longue carrière de magistrat, et, bien que mis àl’écart par la République, j’étais encore appelé de temps en tempsen des circonstances pareilles.

Je suivis donc l’ecclésiastique qui me fit monter dans un petitlogis misérable, sous le toit d’une haute maison ouvrière.

Là, je trouvai, sur une paillasse, un étrange agonisant, assis,le dos au mur, pour respirer.

C’était une sorte de squelette grimaçant, avec des yeux profondset brillants.

Dès qu’il me vit, il murmura :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non.

– Je suis Moiron.

J’eus un frisson, et je demandai :

– L’instituteur ?

– Oui.

– Comment êtes-vous ici ?

– Ce serait trop long. Je n’ai pas le temps… J’allais mourir… onm’a amené ce curé-là… et comme je vous savais ici je vous ai envoyéchercher… C’est à vous que je veux me confesser… puisque vousm’avez sauvé la vie… autrefois.

Il serrait de ses mains crispées la paille de sa paillasse àtravers la toile. Et il reprit d’une voix rauque, énergique etbasse :

– Voilà… je vous dois la vérité… à vous… car il faut la dire àquelqu’un avant de quitter la terre.

C’est moi qui ai tué les enfants… tous… c’est moi… parvengeance !

Écoutez. J’étais un honnête homme, très honnête… très honnête…très pur – adorant Dieu – ce bon Dieu – le Dieu qu’on nous enseigneà aimer, et pas le Dieu faux, le bourreau, le voleur, le meurtrierqui gouverne la terre. Je n’avais jamais fait le mal, jamais commisun acte vilain. J’étais pur comme on ne l’est pas, monsieur.

Une fois marié, j’eus des enfants et je me mis à les aimer commejamais père ou mère n’aima les siens. Je ne vivais que pour eux.J’en étais fou. Ils moururent tous les trois ! Pourquoi ?pourquoi ? Qu’avais-je fait, moi ? J’eus une révolte,mais une révolte furieuse ; et puis tout à coup j’ouvris lesyeux comme lorsque l’on s’éveille ; et je compris que Dieu estméchant. Pourquoi avait-il tué mes enfants ? J’ouvris lesyeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que ça, monsieur. Il nefait vivre que pour détruire ! Dieu, monsieur, c’est unmassacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait detoutes les façons pour mieux s’amuser. Il a inventé les maladies,les accidents, pour se divertir tout doucement le long des mois etdes années ; et puis, quand il s’ennuie, il y a les épidémies,la peste, le choléra, les angines, la petite vérole ; est-ceque je sais tout ce qu’a imaginé ce monstre ? Ça ne luisuffisait pas encore, ça se ressemble, tous ces maux-là ! etil se paye des guerres de temps en temps, pour voir deux cent millesoldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés,les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des bouletscomme des œufs qui tombent sur une route.

Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entre-mangent. Etpuis, comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait lesbêtes pour voir les hommes les chasser, les égorger et s’ennourrir. Ça n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux quivivent un jour, les mouches qui crèvent par milliards en une heure,les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous nepouvons les imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse,s’entre-dévore, et meurt sans cesse. Et le bon Dieu regarde et ils’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les pluspetits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autresétoiles. Il les regarde et il s’amuse. – Canaille, va !

Alors, moi, monsieur, j’en ai tué aussi, des enfants. Je lui aijoué le tour. Ce n’est pas lui qui les a eus, ceux-là. Ce n’est paslui, c’est moi. Et j’en aurais tué bien d’autres encore ; maisvous m’avez pris. Voilà !

J’allais mourir, guillotiné. Moi ! comme il aurait ri lereptile ! Alors j’ai demandé un prêtre et j’ai menti. Je mesuis confessé. J’ai menti ; et j’ai vécu.

Maintenant, c’est fini. Je ne peux plus lui échapper. Mais jen’ai pas peur de lui, monsieur, je le méprise trop.

Il était effrayant à voir ce misérable qui haletait, parlait parhoquets, ouvrant une bouche énorme pour cracher parfois des mots àpeine entendus, et râlait, et arrachait la toile de sa paillasse,et agitait, sous une couverture presque noire, ses jambes maigrescomme pour se sauver.

Oh ! l’affreux être et l’affreux souvenir !

Je lui demandai :

– Vous n’avez plus rien à dire ?

– Non, monsieur.

Alors, adieu.

– Adieu, monsieur, un jour ou l’autre…

Je me tournai vers le prêtre, livide et dressant contre le mursa haute silhouette sombre :

– Vous restez, monsieur l’abbé ?

– Je reste.

Alors le moribond ricana :

– Oui, oui, il envoie ses corbeaux sur les cadavres.

Moi, j’en avais assez ; j’ouvris la porte et je mesauvai.

Chapitre 15Nos Lettres

Huit heures de chemin de fer déterminent le sommeil chez les unset l’insomnie chez les autres. Quant à moi, tout voyage m’empêchede dormir, la nuit suivante.

J’étais arrivé vers cinq heures chez mes amis Muret d’Artus pourpasser trois semaines dans leur belle propriété d’Abelle. C’est unejolie maison bâtie à la fin du dernier siècle par un de leursgrands-pères, et restée dans la famille. Elle a donc ce caractèreintime des demeures toujours habitées, meublées, animées, vivifiéespar les mêmes gens. Rien n’y change ; rien ne s’évapore del’âme du logis, jamais démeublé, dont les tapisseries n’ont jamaisété déclouées, et se sont usées, pâlies, décolorées sur les mêmesmurs. Rien ne s’en va des meubles anciens, dérangés seulement detemps en temps pour faire place à un meuble neuf, qui entre làcomme un nouveau-né au milieu de frères et de sœurs.

La maison est sur un coteau, au milieu d’un parc en pente,jusqu’à la rivière qu’enjambe un pont de pierre en dos d’âne.Derrière l’eau, des prairies s’étendent où vont, d’un pas lent, degrosses vaches nourries d’herbe mouillée, et dont l’œil humidesemble plein des rosées, des brouillards et de la fraîcheur despâturages. J’aime cette demeure comme on aime ce qu’on désireardemment posséder. J’y reviens tous les ans, à l’automne, avec unplaisir infini ; je la quitte avec regret.

Après que j’eus dîné dans cette famille amie, si calme, oùj’étais reçu comme un parent, je demandai à Paul Muret, moncamarade :

– Quelle chambre m’as-tu donnée, cette année ?

– La chambre de tante Rose.

Une heure plus tard, Mme Muret d’Artus suivie de ses troisenfants, deux grandes fillettes et un galopin de garçon,m’installait dans cette chambre de la tante Rose, où je n’avaispoint encore couché.

Quand j’y fus seul, j’examinai les murs, les meubles, toute laphysionomie de l’appartement, pour y installer mon esprit. Je leconnaissais, mais peu, seulement pour y être entré plusieurs foiset pour avoir regardé, d’un coup d’œil indifférent, le portrait aupastel de tante Rose, qui donnait son nom à la pièce.

Elle ne me disait rien du tout, cette vieille tante Rose enpapillotes, effacée derrière le verre. Elle avait l’air d’une bonnefemme d’autrefois, d’une femme à principes et à préceptes, aussiforte sur les maximes de morale que sur les recettes de cuisine,d’une de ces vieilles tantes qui effraient la gaieté et qui sontl’ange morose et ridé des familles de province.

Je n’avais point entendu parler d’elle, d’ailleurs ; je nesavais rien de sa vie ni de sa mort. Datait-elle de ce siècle ou duprécédent ? Avait-elle quitté cette terre après une existenceplate ou agitée ? Avait-elle rendu au ciel une âme pure devieille fille, une âme calme d’épouse, une âme tendre de mère ouune âme remuée par l’amour ? Que m’importait ? Rien quece nom : « tante Rose », me semblait ridicule, commun, vilain.

Je pris un des flambeaux pour regarder son visage sévère, hautsuspendu dans un ancien cadre de bois doré. Puis, l’ayant trouvéinsignifiant, désagréable, antipathique même, j’examinail’ameublement. Il datait, tout entier, de la fin de Louis XVI, dela Révolution et du Directoire.

Rien, pas une chaise, pas un rideau, n’avait pénétré depuis lorsdans cette chambre, qui sentait le souvenir, odeur subtile, odeurdu bois, des étoffes, des sièges, des tentures, en certains logisoù des cœurs ont vécu, ont aimé, ont souffert.

Puis je me couchai, mais je ne dormis pas. Au bout d’une heureou deux d’énervement, je me décidai à me relever et à écrire deslettres.

J’ouvris un petit secrétaire d’acajou à baguettes de cuivre,placé entre les deux fenêtres, en espérant y trouver du papier etde l’encre. Mais je n’y découvris rien qu’un porte-plume très usé,fait d’une pointe de porc-épic et un peu mordu par le bout.J’allais refermer le meuble quand un point brillant attira mon œil: c’était une sorte de tête de pointe, jaune, et qui faisait unepetite saillie ronde, dans l’encoignure d’une tablette.

L’ayant grattée avec mon doigt, il me sembla qu’elle remuait. Jela saisis entre deux ongles et je tirai tant que je pus. Elle s’envint tout doucement. C’était une longue épingle d’or, glissée etcachée en un trou du bois.

Pourquoi cela ? Je pensai immédiatement qu’elle devaitservir à faire jouer un ressort qui cachait un secret, et jecherchai. Ce fut long. Après deux heures au moins d’investigations,je découvris un autre trou presque en face du premier, mais au fondd’une rainure. J’enfonçai dedans mon épingle : une petiteplanchette me jaillit au visage, et je vis deux paquets de lettres,de lettres jaunies, nouées avec un ruban bleu.

Je les ai lues. Et j’en transcris deux ici :

« Vous voulez donc que je vous rende vos lettres, ma si chèreamie ; les voici, mais cela me fait une grande peine. De quoidonc avez-vous peur ? que je les perde ? mais elles sontsous clef. Qu’on me les vole ? mais j’y veille, car elles sontmon plus cher trésor.

« Oui, cela m’a fait une peine extrême. Je me suis demandé sivous n’aviez point, au fond du cœur, quelque regret ? Nonpoint le regret de m’avoir aimé, car je sais que vous m’aimeztoujours, mais le regret d’avoir exprimé sur du papier blanc cetamour vif, en des heures où votre cœur se confiait non pas à moi,mais à la plume que vous teniez à la main. Quand nous aimons, ilnous vient des besoins de confidence, des besoins attendris deparler ou d’écrire, et nous parlons, et nous écrivons. Les paroless’envolent, les douces paroles faites de musique, d’air et detendresse, chaudes, légères, évaporées aussitôt que dites, quirestent dans la mémoire seule, mais que nous ne pouvons ni voir, nitoucher, ni baiser, comme les mots qu’écrivit votre main. Voslettres ? Oui, je vous les rends ! Mais quelchagrin !

« Certes, vous avez eu, après coup, la délicate pudeur destermes ineffaçables. Vous avez regretté, en votre âme sensible etcraintive et que froisse une nuance insaisissable, d’avoir écrit àun homme que vous l’aimiez. Vous vous êtes rappelé des phrases quiont ému votre souvenir, et vous vous êtes dit : “Je ferai de lacendre avec ces mots.”

« Soyez contente, soyez tranquille. Voici vos lettres. Je vousaime. »

« MON AMI,

« Non, vous n’avez pas compris, vous n’avez pas deviné. Je neregrette point. Je ne regretterai jamais de vous avoir dit matendresse. Je vous écrirai toujours, mais vous me rendrez toutesmes lettres, aussitôt reçues.

« Je vais vous choquer beaucoup, mon ami, si je vous dis laraison de cette exigence. Elle n’est pas poétique, comme vous lepensiez, mais pratique. J’ai peur, non de vous, certes, mais duhasard. Je suis coupable. Je ne veux pas que ma faute atteigned’autres que moi.

« Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vouspouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaquejour ; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’unemaladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car,s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir quenous n’avons de jours à vivre.

« Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouverontmes lettres ?

« Croyez-vous qu’ils m’aiment ? Moi, je ne le crois guère.Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes etun homme, sachant un secret, – un secret pareil, – ne le racontentpas ?

« J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abordde votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion desvôtres.

« Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-cepas ? et il est presque certain qu’un de nous deux précéderal’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, mêmecelui-là.

« Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dansle secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dansleur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de votre amour,comme des amoureux dans un tombeau.

« Vous allez me dire : “Mais, si vous mourez la première, machère, votre mari les trouvera, ces lettres.”

« Oh ! moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît pointle secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’ille trouve, après ma mort, je ne crains rien.

« Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amourtrouvées dans les tiroirs des mortes ? Moi, depuis longtempsj’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ontdécidée à vous réclamer mes lettres.

« Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femmene brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elleest aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notreattente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nomet nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nousadorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont noussommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres debeauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intimede femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais unefemme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de savie.

« Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors… alors ceslettres, on les trouve ? Qui les trouve ? l’époux ?Alors que fait-il ? – Rien. Il les brûle, lui.

« Oh ! j’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez quetous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous lesjours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mainsdu mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’alieu.

« Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. Onse venge d’une vivante ; on se bat avec l’homme qui vousdéshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que… oui,pourquoi ? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve,après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et onne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte,et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées endes mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

« Oh ! que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ontdû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui seseraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand ellevivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombec’est la prescription de la faute conjugale.

« Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, unemenace pour nous deux.

« Osez dire que je n’ai pas raison.

« Je vous aime et je baise vos cheveux.

« ROSE. »

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et jeregardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais àtoutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que noussupposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous nepénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité,et le vers de Vigny me revint à la mémoire :

Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr.

Chapitre 16La Nuit: Cauchemar

J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ousa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aimeavec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odoratqui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avectoute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantentdans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air légerdes matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire quipasse à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noireimmensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je melève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret,et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole,chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasantfardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de toutmon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. À mesure que l’ombregrandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte,plus heureux. Je la regarde s’épaissir la grande ombre douce tombéedu ciel : elle noie la ville, comme une onde insaisissable etimpénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes,étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptibletoucher.

Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, decourir sur les toits comme les chats ; et un impétueux, uninvincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôtdans les bois voisins de Paris, où j’entends rôder mes sœurs lesbêtes et mes frères les braconniers.

Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Maiscomment expliquer ce qui m’arrive ? Comment même fairecomprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je nesais plus, je sais seulement que cela est. – Voilà.

Donc hier – était-ce hier ? – oui, sans doute, à moins quece ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois, une autreannée, – je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque lejour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Maisdepuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?… Qui ledira ? qui le saura jamais ?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mondîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendantvers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuvenoir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de larue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ceruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l’air léger, depuis les planètes jusqu’auxbecs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville queles ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sontplus joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, onpassait, on buvait. J’entrai au théâtre, quelques instants, dansquel théâtre ? je ne sais plus. Il y faisait si clair que celam’attrista et je ressortis le cœur un peu assombri par ce choc delumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement facticedu lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe,par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai lesChamps-Élysées où les cafés-concerts semblaient des foyersd’incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumièrejaune avaient l’air peints, un air d’arbres phosphorescents. Et lesglobes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à desœufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes,faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, lesfilets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres decouleur.

Je m’arrêtai sous l’Arc de Triomphe pour regarder l’avenue, lalongue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deuxlignes de feux, et les astres ! Les astres là-haut, les astresinconnus jetés au hasard dans l’immensité où ils dessinent cesfigures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.

J’entrai dans le bois de Boulogne et j’y restai longtemps,longtemps. Un frisson singulier m’avait saisi, une émotion imprévueet puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à lafolie.

Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.

Quelle heure était-il quand je repassai sous l’Arc deTriomphe ? Je ne sais pas. La ville s’endormait, et desnuages, de gros nuages noirs s’étendaient lentement sur leciel.

Pour la première fois je sentis qu’il allait arriver quelquechose d’étrange, de nouveau. Il me sembla qu’il faisait froid, quel’air s’épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenaitlourde sur mon cœur. L’avenue était déserte, maintenant. Seuls,deux sergents de ville se promenaient auprès de la station desfiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gazqui paraissaient mourants, une file de voitures de légumes allaitaux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, denavets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles ;les chevaux marchaient d’un pas égal, suivant la voitureprécédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumièredu trottoir, les carottes s’éclairaient en rouge, les navetss’éclairaient en blanc, les choux s’éclairaient en vert ; etelles passaient l’une derrière l’autre, ces voitures, rouges d’unrouge de feu, blanches d’un blanc d’argent, vertes d’un vertd’émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale etrevins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés,quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n’avais jamais vuParis aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre, il était deuxheures.

Une force me poussait, un besoin de marcher. J’allai doncjusqu’à la Bastille. Là, je m’aperçus que je n’avais jamais vu unenuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne deJuillet, dont le Génie d’or était perdu dans l’impénétrableobscurité Une voûte de nuages, épaisse comme l’immensité, avaitnoyé les étoiles, et semblait s’abaisser sur la terre pourl’anéantir.

Je revins. Il n’y avait plus personne autour de moi. Place duChâteau-d’Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis ildisparut. J’entendis quelque temps son pas inégal et sonore.J’allais. À la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa,descendant vers la Seine. Je l’appelai. Le cocher ne répondit pas.Une femme rôdait près de la rue Drouot : « Monsieur, écoutez donc.» Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien.Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sapetite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai : « Quelleheure est-il, mon brave ? »

Il grogna : « Est-ce que je sais ! J’ai pas de montre.»

Alors je m’aperçus tout à coup que les becs de gaz étaientéteints. Je sais qu’on les supprime de bonne heure, avant le jour,en cette saison, par économie ; mais le jour était encoreloin, si loin de paraître !

« Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie.»

Je me mis en route, mais je n’y voyais même pas pour meconduire. J’avançais lentement, comme on fait dans un bois,reconnaissant les rues en les comptant.

Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par larue de Grammont, je me perdis ; j’errai, puis je reconnus laBourse aux grilles de fer qui l’entourent. Paris entier dormait,d’un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacreroulait, un seul fiacre, celui peut-être qui avait passé devant moitout à l’heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit deses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noirescomme la mort.

Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d’éteindresitôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur,pas un miaulement de chat amoureux. Rien.

Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : « Jevais crier, ils viendront. » Je criai. Personne ne répondit.

J’appelai plus fort. Ma voix s’envola, sans écho, faible,étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.

Je hurlai : « Au secours ! au secours ! ausecours ! »

Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-ildonc ? Je tirai ma montre, mais je n’avais point d’allumettes.J’écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joieinconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J’étais moins seul. Quelmystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtantles murs de ma canne, et je levais à tout moment mes yeux vers leciel, espérant que le jour allait enfin paraître ; maisl’espace était noir, tout noir, plus profondément noir que laville.

Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il,depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, mapoitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.

Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai lebouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore ;il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul danscette maison.

J’attendis, on ne répondit pas, on n’ouvrit point la porte. Jesonnai de nouveau ; j’attendis encore, – rien.

J’eus peur ! Je courus à la demeure suivante, et vingt foisde suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur oùdevait dormir le concierge. Mais il ne s’éveilla pas, – et j’allaiplus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons,heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portesobstinément closes.

Et tout à coup, je m’aperçus que j’arrivais aux Halles. LesHalles étaient désertes, sans un bruit, sans un mouvement, sans unevoiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. –Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !

Une épouvante me saisit, – horrible. Que se passait-il ?Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?

Je repartis. Mais l’heure ? l’heure ? qui me diraitl’heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dansles monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma montreet tâter l’aiguille avec mes doigts. » Je tirai ma montre… elle nebattait plus… elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus unfrisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dansl’air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointaindu fiacre, – plus rien !

J’étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de larivière.

La Seine coulait-elle encore ?

Je voulus savoir, je trouvai l’escalier, je descendis… Jen’entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont… Desmarches encore… puis du sable… de la vase… puis de l’eau… j’ytrempai mon bras… elle coulait… elle coulait… froide… froide…froide… presque gelée… presque tarie… presque morte.

Et je sentais bien que je n’aurais plus jamais la force deremonter… et que j’allais mourir là… moi aussi, de faim – defatigue – et de froid.

Share