Categories: Romans

Claire Militch

Claire Militch

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

Au printemps 1878, un jeune homme âgé de vingt-cinq ans, du nom de Jacques Aratov, vivait à Moscou, à Chabolovka, dans une maisonnette de bois, en compagnie de sa tante Platonida Ivanovna, vieille fille, sœur de son défunt père, qui avait largement passé la cinquantaine. Elle s’occupait de son ménage et veillait à ses dépenses, ce dont Aratov aurait été bien incapable. Il n’avait pas d’autres parents. Quelques années plus tôt, son père, un hobereau mal renté de la province de T., s’était installé à Moscou avec son fils et sa sœur Platonida Ivanovna qu’il appelait toujours Platocha, nom que lui donnait aussi le fils. Ayant quitté la campagne où ils avaient toujours vécu jusque-là, le vieil Aratov vint habiter la capitale afin que son fils y suive des études universitaires pour lesquelles il l’avait lui-même préparé. Il acheta, à vil prix, une maisonnette à l’extrémité de la ville et il s’y installa avec tous ses livres et ses instruments scientifiques.Il en avait à profusion : c’était un homme frotté de science…« un grand original », au dire de ses voisins. Il passait, à leurs yeux, pour un nécromancien ; on lui décerna même le sobriquet d’« observateur d’insectes ». Il s’occupait de chimie, de minéralogie, d’entomologie, de botanique et de médecine : il guérissait ses patients bénévoles à grand renfort d’herbes et de « poudres de métaux » de son invention, d’après la méthode de Paracelse. Ces poudres achevèrent d’abréger les jours de sa jeune femme, fort jolie, mais un peu fragile, qu’il aimait avec passion et qui lui donna un fils unique.C’est avec ces poudres également qu’il gâta définitivement la santé de son fils en croyant le fortifier : il le tenait pour anémique, avec une tendance à la phtisie, héritée de sa mère. Il s’était attiré la réputation de « nécromancien » pour la raison, entre autres, qu’il se croyait l’arrière-neveu – par les femmes, il est vrai – du fameux Bruce, en l’honneur de qui il donna le nom de Jacques à son fils. C’était ce qu’on appelle un brave homme. Mais il avait un caractère mélancolique ; méticuleuxdans ses habitudes, timide, il marquait un penchant vers tout cequi est mystérieux et mystique… À tout propos, il exhalait un« Ah ! » comme en un murmure. C’est d’ailleurs aveccette exclamation sur les lèvres qu’il mourut, deux ans après sonarrivée à Moscou.

Son fils Jacques ne ressemblait guère, auphysique, à son père, qui était laid, gauche et maladroit :son aspect extérieur tenait de celui de la mère. Jacques avait lesmêmes traits de visage, doux et fins, les mêmes cheveux souples etcendrés, le même nez un peu busqué, les mêmes lèvres charnues etenfantines, les mêmes yeux, grands, gris-vert, surplombés desourcils duvetés. En revanche, Jacques avait hérité du caractèrepaternel. Bien que très différent de celui de son père, son visagereflétait la même expression : il avait aussi, les mainsnoueuses et la poitrine plate, tout comme le vieil Aratov, dont onne saurait dire d’ailleurs qu’il fût vieux, car il mourut avantd’avoir atteint la cinquantaine.

Du vivant du père encore, Jacques prit sesinscriptions à la Faculté des sciences physiques et mathématiques.Cependant, il n’acheva pas ses études – non par paresse mais parceque, selon lui, l’université n’enseignait pas beaucoup plus que ceque l’on pouvait apprendre chez soi. Quant aux diplômes, il ne s’ensouciait guère, ne comptant pas entrer au service de l’État. Avecses camarades, il se montrait réservé, timide, ne se liant presqueavec personne. En particulier, il fuyait les femmes et menait unevie solitaire, absorbé par ses études. Mais s’il évitait la sociétéféminine, ce n’était certes point par insensibilité. Il avait lecœur tendre, et il aimait la beauté. Il acheta même un magnifiquekeepsake anglais – et (horreur !) il aimait àcontempler des gravures représentant de belles créatures… Mais ilétait toujours retenu par une sorte de pudeur native.

Il occupait, dans la maison, le grand cabinetpaternel qui lui servait aussi de chambre à coucher : ildormait dans le lit même où son père était mort. L’appuiindispensable dans l’existence, il le trouvait auprès de sa tante,cette Platocha qui était un camarade pour lui, un ami indéfectible.Quoiqu’il ne lui arrivât guère d’échanger plus de dix mots avecelle de toute la journée, il ne pouvait s’en passer. C’était unecréature au visage terne, oblong, avec une bouche garnie de longuesdents. Ses yeux pâles avaient une immuable expression où semêlaient la tristesse, la crainte et le souci.

Toujours vêtue d’une robe grise, emmitoufléedans un châle de même couleur qui sentait constamment le camphre,elle rôdait dans la maison comme une ombre, à pas feutrés,soupirant et murmurant des prières. Elle avait une prédilectionparticulière pour une courte évocation qui se résumait en deuxmots : « Seigneur, aidez-nous. » Fort habileménagère, elle épargnait sur un kopek et faisait en personne toutesles emplettes. Elle adorait son neveu, sans cesse préoccupée de sasanté : elle avait peur de tout, non pour elle mais pour lui.À peine lui semblait-il percevoir chez Jacques un léger malaise,qu’elle lui apportait, sans bruit, une tasse de tisane pectoralequ’elle posait sur son bureau. Ou encore, elle lui tapotaitdoucement le dos de ses mains molles comme de l’ouate. Jacques nese sentait pas importuné par de tels soins, mais il ne touchait pasà la tisane et, pour toute réponse, hochait de la tête en signed’approbation.

Il ne pouvait d’ailleurs guère se louer de sasanté. Fort impressionnable, nerveux, soupçonneux, il souffrait depalpitations de cœur et parfois d’essoufflement. Tout comme sonpère, il croyait que la nature et l’âme humaine enferment desmystères que l’homme peut parfois pressentir mais qu’il n’arrivejamais à pénétrer. Il croyait en l’existence de forces et defluides, parfois amicaux et bienveillants, mais le plus souventhostiles… et il avait également foi dans la science, dans sa valeuret dans sa dignité. Depuis quelque temps, il s’était pris depassion pour la photographie. L’odeur des ingrédients qu’ilemployait troublait fort la vieille tante, et l’inquiétait, nonpour elle certes, mais pour son Yacha [1] quisouffrait d’une faiblesse de poitrine. Cependant la douceur decaractère du jeune homme ne l’empêchait pas d’avoir une bonne dosed’entêtement – et il continua à se vouer avec application à sesexpériences favorites. Platocha s’inclina, mais en voyant lesdoigts de son neveu tachés de teinture d’iode, elle se mit plussouvent encore que jusque-là à soupirer en murmurant saprière : « Seigneur, aidez-nous. »

Jacques, je l’ai déjà dit, fuyait la sociétéde ses camarades. Néanmoins, il se lia avec l’un d’eux, lefréquenta souvent, même après que celui-ci, ayant terminé sesétudes universitaires, eût obtenu un emploi qui d’ailleurs ne luipesait guère. D’après ses propres explications, il s’était« faufilé » dans une commission chargée des travaux deconstruction du « Temple du Christ-Sauveur » [2] – sans avoir, naturellement, la plusélémentaire notion d’architecture. Chose singulière : cetunique ami de Jacques, du nom de Kupfer – un Allemand russifié àtel point qu’il ne savait pas un traître mot de sa langue d’origineet se servait même du terme d’« allemand » dans un senspéjoratif – n’avait apparemment rien de commun avec Jacques.C’était un jeune garçon aux cheveux noirs, aux joues vermeilles,jovial, expansif, bavard et grand amateur de cette société fémininejustement qu’Aratov évitait. À dire vrai, Kupfer déjeunait etdînait fréquemment chez Jacques. N’étant pas riche, il luiempruntait parfois de petites sommes. Mais ce n’était pas pour celaque ce jeune Allemand si remuant fréquentait assidûment la modestedemeure de Chabolovka. Il est probable qu’il avait été séduit parla pureté d’âme et l’idéalisme de Jacques qui lui plaisait parcontraste avec ce qu’il rencontrait et voyait ailleurs tous lesjours ; peut-être est-ce son origine germanique qui setrahissait dans son penchant pour ce jeune homme idéaliste. Quant àJacques, il aimait la franche bonhomie de Kupfer. En outre, sesrécits sur les spectacles, les concerts, les bals dont il était unhabitué – et en général tout ce que Kupfer racontait sur ce mondeétranger à Jacques et où celui-ci ne se risquait point à pénétrer –éveillait en lui une sorte de trouble et l’agitait secrètement,sans d’ailleurs provoquer chez lui le désir d’éprouver toutes cessensations par lui-même. Platocha elle-même montrait de labienveillance pour Kupfer. Elle le trouvait, en vérité, par tropsans-gêne parfois. Mais, sentant d’instinct qu’il était sincèrementattaché à son cher Jacques, non seulement elle tolérait cet hôte unpeu bruyant, mais était encore fort bien disposée envers lui.

Chapitre 2

 

À l’époque dont nous parlons, vivait à Moscouune veuve, princesse géorgienne – une personnalité indéfinissableet un peu inquiétante. Elle frisait la quarantaine. Dans sajeunesse, elle devait avoir eu ce genre de beauté orientale qui sefane si vite. Maintenant elle se maquillait et teignait ses cheveuxdont la blondeur artificielle tournait par endroits au jaune.Divers bruits couraient sur son compte, pas très avantageux ni trèsclairs et précis. Personne ne connaissait son mari et jamais ellen’était demeurée longtemps dans une même ville. Elle n’avait nienfants, ni fortune. Pourtant, elle menait grand train de vie – auxfrais de ses créanciers ou on ne sait par quels expédients. Elletenait un soi-disant salon et recevait chez elle une sociétéhétéroclite, où prédominaient les jeunes gens. Tout dans sa maison,de sa toilette à ses meubles et à sa table, de l’équipage aupersonnel domestique, donnait l’impression du postiche, du facticeet du provisoire… Mais ni la princesse, ni ses hôtes n’endemandaient davantage, semblait-il. La princesse passait pour aimerla musique et la littérature ; elle se donnait pourprotectrice des artistes et gens de lettres. Elle s’intéressaiteffectivement à tous ces « problèmes », et y apportait unenthousiasme qui n’était pas entièrement feint. Elle avait, à n’enpas douter, quelques velléités esthétiques. Elle était en outrefort accueillante, aimable, sans façon, sans morgue, sans pose, –et au demeurant très bonne femme, douce et indulgente, ce dontnombre de gens ne se doutaient guère. Ne voilà-t-il point desqualités rares – et d’autant plus précieuses justement chez sespareils ! « Une femme de peu de fond », observa unjour à son sujet un bel esprit, « mais qui mérite vraiment leparadis ! Elle pardonne tout et tout lui sera doncpardonné ! » On disait aussi d’elle qu’en quittant uneville, elle y laissait toujours autant de créanciers que de genscomblés de ses bienfaits. Un cœur tendre, on le sait, est capablede tout.

Kupfer, comme l’on pouvait s’y attendre, futbientôt reçu chez la princesse et il en devint un familier. Lesmauvaises langues assuraient : trop familier. Il ne parlaitd’elle d’ailleurs qu’en termes amicaux et même avec respect. Ill’appelait un cœur d’or, quoi qu’on en dise ! – et croyait durcomme fer à son amour des arts ainsi qu’à la valeur de sesjugements artistiques.

Un jour, après avoir dîné chez les Aratov, etabondamment parlé de la princesse et de ses soirées, Kupferentreprit de persuader Jacques de déroger – ne fût-ce qu’une seulefois – aux habitudes monotones de sa vie d’anachorète et de luipermettre de le présenter à son amie. Tout d’abord, Jacques nevoulut rien entendre. « Mais enfin, que t’imagines-tudonc ? protesta finalement Kupfer. Crois-tu par hasard qu’ils’agit d’une soirée mondaine ? Je t’emmènerai chez elle sansfaçon et tu n’auras même pas à changer d’habit. Que diable, moncher, il n’est pas question d’étiquette dans cette maison. Tu essavant, tu aimes la littérature et la musique (le cabinet d’Aratovabritait en effet un piano sur lequel il piquait parfois desaccords en septième mineure) et tu retrouveras tout cela dans sonsalon… Tu y rencontreras en outre des gens sympathiques etnullement prétentieux ! Enfin, à ton âge, avec ta figure(Aratov baissa les yeux et fit un geste de la main), mais oui, avecta figure – insista Kupfer – pourquoi fuirais-tu le monde et lasociété ? Je ne t’emmène pas chez un général, voyons ! Jen’en connais point, du reste, de général ! Ne sois donc pasentêté comme cela, mon vieux. La morale est une belle chose. Maispourquoi tomber dans l’ascétisme ? Tu n’as pas l’intention,que je sache, d’entrer dans les ordres ? »

Mais Aratov s’obstinait dans son refus. À cemoment, Platonida Ivanovna vint inopinément au secours de Kupfer.Bien qu’elle n’eût point très bien compris le sens du termed’ascétisme, elle déclara, elle aussi, que cela ferait du bien àJacques de prendre quelques distractions, d’aller un peu dans lasociété et de se faire connaître. « D’autant plus,ajouta-t-elle, que j’ai toute confiance en Fédor Fédorovitch.Oh ! il ne t’entraînera certainement pas dans un mauvais lieu.– Je vous le rendrai intact et pur ! » s’écria Kupfer,que Platonida Ivanovna, malgré toute sa confiance, scrutait de sesregards inquiets. Aratov rougit jusqu’aux oreilles et ne fit plusd’objections.

Enfin l’affaire fut arrangée. Le lendemain,Kupfer l’emmena à la soirée de la princesse. Aratov n’y resta paslongtemps. Il trouva chez elle une vingtaine de personnes, hommeset femmes, des gens sympathiques il est vrai, mais qui lui étaienttout de même étrangers. Bien qu’il ne s’y fût guère vu dansl’obligation de causer – car c’était ce qu’il redoutait le plus –il se sentit mal à l’aise. En outre, la maîtresse de maison luidéplut, en dépit de son accueil cordial et simple. Tout le choquaiten elle : son visage fardé, ses cheveux frisés, sa voixmi-rauque mi-doucereuse, son rire strident, ses façons de roulerles yeux, comme aussi son décolleté excessif et ses doigts gras,potelés, encombrés de bagues. S’étant retiré dans un coin, ilpromenait un regard rapide sur les invités, sans s’arrêter suraucun visage en particulier, ou contemplait ses pieds avecpersistance. Lorsque enfin un artiste de passage aux cheveux longs,aux traits bouffis, avec un monocle vissé sous le sourcil hérissé,prit place au piano, et, frappant le clavier de toutes ses forces,piétinant les pédales avec rage, se mit à bâcler des variationswagnériennes arrangées par Liszt, Aratov n’y tint plus. Il seglissa dehors, emportant de cette soirée une impression vague etconfuse, quelque peu pénible, mais où perçait néanmoins unsentiment qu’il ne parvenait pas à comprendre : celui d’unévénement nouveau dans sa vie, à la fois important etinquiétant.

Chapitre 3

 

Kupferarriva le lendemain à l’heure du dîner. Il s’abstint de commenterla soirée. Il ne fit même aucun reproche à Aratov de sa fuiteprécipitée et exprima seulement le regret que son ami fût partiavant le souper où l’on avait bu du champagne (du champagnefabriqué à Nijni-Novgorod – soit dit en passant).

Kupfer s’était probablement rendu compte qu’ilen serait pour ses frais en s’efforçant de dégeler son ami. Aratovsemblait décidément peu fait pour une pareille société et pour cegenre de vie. De son côté, Aratov n’éprouvait aucun désir de parlerde la princesse et de sa soirée. Quant à Platonida Ivanovna, ellese demandait si elle devait se réjouir de l’échec de cette premièretentative ou au contraire le regretter. Elle conclut finalement quela santé de Jacques aurait pu se ressentir de ces sorties et cetteréflexion la calma. Kupfer s’en alla aussitôt après le dîner et ilne se montra plus de toute la semaine. Ce n’est point qu’il gardâtrancune à Aratov de l’insuccès de cette présentation, le bravehomme en était incapable. Mais il avait trouvé sans doute quelqueoccupation qui absorbait son temps entièrement et accaparait toutesses pensées : car par la suite également il ne fit plus que derares apparitions chez les Aratov. Il se montrait d’ailleursdistrait au cours de ces visites, parlait peu et ne tardait pas às’éclipser.

Aratov continuait son train de vie. Mais, toutau fond de son âme, une sorte d’entorse, si l’on peut dire, s’étaitproduite. Un souvenir obscur et vague le tourmentait et iln’arrivait pas à en préciser la nature. Il s’agissait d’un fait oud’un détail en rapport avec la soirée passée chez la princesse.Néanmoins, il ne ressentait aucun désir d’y retourner, et la viemondaine dont il avait entrevu quelques aspects dans cette maisonlui répugnait plus que jamais. Six semaines s’écoulèrent ainsi.

Et voici qu’un matin Kupfer apparut denouveau. Cette fois, il avait l’air un peu embarrassé. « Jesais, dit-il avec un rire gêné, que la visite chez la princesse n’apas été de ton goût. J’espère cependant que, malgré cela, tuaccepteras quand même ma proposition… que tu ne repousseras pas mademande ! »

– De quoi s’agit-il ? demandaAratov.

– Vois-tu, continua Kupfer, en s’animantde plus en plus, il y a ici une société d’amateurs, d’artistes, quiorganisent de temps à autre des lectures, des récitals, desconcerts, et même des représentations théâtrales debienfaisance…

– Et la princesse y prend part ?interrompit Aratov.

– La princesse participe à toutes lesactions généreuses. Peu importe, du reste. Nous organisons unematinée littéraire et musicale et tu auras l’occasion d’entendreune jeune fille… tout à fait extraordinaire ! On n’est pasencore bien fixé sur elle. Est-ce une Rachel, est-ce uneViardot ? Elle chante aussi bien qu’elle récite oudéclame ! C’est un vrai talent, mon brave, un talent depremière classe ! Et je n’exagère pas. Eh bien… m’achètes-tuun billet ? Au premier rang, c’est cinq roubles !

– Et où l’avez-vous dénichée, cettemerveilleuse jeune fille ! demanda Aratov.

Kupfer sourit. « Quant à cela, vraiment,je ne saurais le dire… Actuellement, elle loge chez la princesse,et la princesse, comme tu le sais, protège toutes les personnes dece genre. Mais tu l’auras probablement aperçue à sasoirée. »

Aratov ressentit comme un faible choc mais nedit rien.

– Elle a joué quelque part en province,continua Kupfer, et elle semble faite pour le théâtre. Mais tu laverras toi-même !

– Et comment s’appelle-t-elle ?

– Claire…

– Claire ? interrompit Aratov, paspossible !

– Pourquoi pas possible ? Claire…Claire Militch : ce n’est pas son vrai nom… c’est plutôt unnom de guerre. Elle chantera une romance de Glinka… Puis un morceaude Tchaïkovsky ; enfin elle récitera la lettre de Tatiana dans« Eugène Onéguine » Eh bien ! prends-tu unbillet ?

– Et quand aura lieu cetteséance ?

– Demain… demain à une heure et demiedans une salle privée à Ostojenka… je passerai te prendre. Alors,un billet de cinq roubles ?… Le voici… ah ! pardon, ilest de trois celui-là ! Prends ce programme. Je suis l’un desorganisateurs.

Aratov devint rêveur. Platonida Ivanovna entraà ce moment. Ayant un instant considéré son neveu, elle parutsoudain troublée.

– Jacques, s’exclama-t-elle, quet’arrive-t-il ? D’où vient cet embarras ? FédorFédorovitch, que lui avez-vous donc dit ?

Mais Aratov ne laissa pas à son ami le tempsde répondre. Ayant presque arraché le billet des mains de Kupfer,il donna l’ordre à Platonida Ivanovna de lui remettre cinqroubles.

Platonida s’étonna et ses paupièrestremblèrent légèrement. Néanmoins, elle remit, sans mot dire,l’argent à Kupfer. La voix impérative de son petit Jacques l’avaitintimidée cette fois.

– Je te le répète, c’est le miracle desmiracles ! s’exclama Kupfer en se précipitant vers la porte. Àdemain, donc !

– A-t-elle les yeux noirs ? lançaAratov.

– Oui, comme du charbon, s’écria gaîmentKupfer, et il disparut.

Aratov regagna sa chambre, tandis quePlatonida Ivanovna restait comme clouée sur place, murmurant :« Ô Seigneur, aidez-nous, aidez-nous,Seigneur ! »

Chapitre 4

 

Lagrande salle de l’hôtel privé à Ostojenka était déjà à demi combleau moment où Aratov et Kupfer y pénétrèrent.

On montait parfois dans cette salle des piècesde théâtre. Mais on n’y voyait cette fois ni rideaux ni décors. Lesorganisateurs de la « matinée » s’étaient contentésd’aménager, à l’une de ses extrémités, une estrade avec un piano,quelques pupitres, des chaises, une table avec une carafe d’eau etun verre. La porte conduisant à la salle réservée aux artistesétait dissimulée sous une tenture rouge.

Vêtue d’une robe vert clair, la princesseoccupait déjà une place au premier rang. Aratov s’assit non loind’elle après lui avoir adressé un léger salut. Le public étaitmêlé : il comprenait surtout de jeunes étudiants. En saqualité d’organisateur, Kupfer, un ruban blanc sur le revers de sonfrac, semblait fort affairé. La princesse paraissait troublée. Àchaque instant elle tournait la tête, lançait des sourires de touscôtés, ébauchait des conversations avec ses voisins. Elle n’étaitentourée que par des hommes.

Tout d’abord parut sur l’estrade un flûtisted’aspect phtisique : il cracha de toutes ses forces… pardon,il souffla un morceau de musique dont la mélodie avait égalementquelque chose de souffreteux. Deux personnes crièrent« bravo ». Puis, un gros bonhomme, les yeux cachésderrière une paire de lunettes, d’un aspect respectable maistriste, déclama d’une voix de basse un récit de Stchédrine. Onapplaudit les vers plutôt que le récitant. Ensuite ce fut le tourd’un pianiste – une vieille connaissance d’Aratov ! – quitambourina une fantaisie de Liszt, la même qu’on avait déjàentendue lors de la soirée chez la princesse. On lui fit bisser cemorceau. Appuyant le bras sur le dossier de sa chaise, le pianistesaluait et à chaque fois secouait sa chevelure, tout à fait commeLiszt ! Enfin, après une pose assez longue, la tenture rougedu fond de l’estrade s’écarta pour livrer passage à Claire Militch.Cette fois, la salle éclata en applaudissements. D’un pas un peuhésitant, elle s’avança sur l’estrade, s’arrêta, et demeuraimmobile, en joignant ses grandes et belles mains nues sans saluer,sans incliner la tête, sans sourire.

C’était une jeune fille de dix-neuf ansenviron, d’une taille assez haute, un peu large d’épaules il estvrai, mais bien faite. Elle avait le visage brun, d’un type juif,ou peut-être tzigane, des yeux plutôt petits, surmontés de sourcilsépais, très rapprochés, un nez droit, légèrement retroussé, et unebouche fine, aux lèvres joliment dessinées, mais dont l’inflexionétait trop accusée. Elle portait une tresse énorme et lourde donton croyait sentir le poids en la regardant. Le front bas semblaittaillé dans la pierre et les oreilles étaient minuscules.L’expression de son visage était pensive, comme austère. Touttrahissait en elle une nature passionnée, volontaire – pas trèsbonne peut-être, ni même intelligente – mais certainement douée.Pendant une minute, elle tint les yeux baissés. Puis, reprenantpossession d’elle-même, elle leva sur les spectateurs un regardfixe, distrait, et qui semblait comme absorbé en lui-même.« Quels yeux tragiques ! » observa un vieux fat auxcheveux grisonnants, assis derrière Aratov, qui avait la mine d’unecocotte de province, et qui passait à Moscou pour un critiqueavisé. Ce fat était un sot, et il avait voulu dire une sottise…mais son observation était juste pourtant.

Aratov qui, dès l’apparition de Claire, ne laquitta pas des yeux, se souvint à ce moment seulement de l’avoirvue chez la princesse. Il se souvint même que Claire avait alors, àplusieurs reprises, dirigé vers lui son regard sombre et fixe. Et àcet instant encore – ou bien serait-ce une illusion ? – ilsemblait que le visage de la jeune fille se fût soudain animé aumoment où elle le découvrit au premier rang, et qu’à nouveau ellele fixait avec insistance… Puis, sans tourner la tête, elle reculade deux pas vers le piano, devant lequel était déjà assisl’accompagnateur, notre étranger aux longs cheveux. Elle devaitchanter la romance de Glinka : « À peine je t’aiconnu… » Elle commença son chant sans préparatifs, sanschanger d’attitude, sans remuer les mains, sans consulter lapartition. Sa voix avait un timbre doux et sonore decontralto ; elle prononçait les paroles en les appuyant ;son chant était plutôt monotone, sans nuances, mais marqué d’uneexpression vigoureuse. « Eh ! dit le même fat derrièreAratov, elle chante avec une belle conviction, la petitedemoiselle »… Et c’était vrai, cette fois encore.

Des cris : bis ! bravo !retentirent de toutes parts. Mais après un regard rapide versAratov qui gardait le silence et n’applaudissait point, car samanière de chanter ne lui avait plu que médiocrement, elles’inclina légèrement et s’éloigna sans accepter le bras – replié enforme d’anse de panier – du pianiste chevelu. On la rappela. Ellemit un certain temps avant de réapparaître. Puis, de ce même pashésitant, elle s’approcha du piano en murmurant quelques mots aupianiste qui remplaça la partition déjà ouverte par une autre. Elleattaqua alors la romance de Tchaïkovsky : « Celui quiconnut l’attente de ta rencontre… » Elle chanta cette romanced’une autre façon que la première fois, à mi-voix, avec uneexpression de lassitude… Et c’est seulement en arrivant àl’avant-dernier vers : « Comprendra combien j’aisouffert… » qu’elle eut des accents chaleureux et sonores. Ledernier vers : « Et comme je souffre encore… », ellele murmura en traînant douloureusement sur le dernier mot. Cetteromance produisit sur le public une impression moins forte quecelle de Glinka : toutefois les applaudissements ne firent pasdéfaut. Ce fut surtout Kupfer qui se distingua. Il avait une façonà lui de joindre les paumes en forme de tonnelet, ce qui luipermettait, en claquant des mains, de produire un son d’uneintensité extraordinaire. La princesse lui passa un grand bouquetun peu défait déjà pour qu’il l’offrît à la cantatrice. Maiscelle-ci fit mine de ne pas remarquer Kupfer incliné devant elle,les fleurs au bout de son bras tendu, et elle partit, sans attendreque le pianiste lui donnât le bras, bien qu’il se fût élancé avecplus de hâte encore que la première fois. Désappointé,l’accompagnateur secoua sa chevelure avec une énergie qui auraitrendu des points à Liszt lui-même.

Pendant tout le temps que Claire chanta,Aratov ne cessa de l’observer. Il lui semblait que ses yeux, sousles cils baissés, étaient de nouveau tournés vers lui. Mais ce quile frappa surtout, ce fut l’immobilité de ce visage, de ce front,de ces sourcils. Cependant, lorsqu’elle lança son cri passionné, ilaperçut, entre les lèvres entr’ouvertes à peine, le chaud éclatd’une rangée très serrée de dents blanches. Kupfer l’aborda.

– Eh bien, mon vieux, comment latrouves-tu ? demanda-t-il tout rayonnant de plaisir.

– Elle a une belle voix, répondit Aratov.Mais elle ne sait pas encore chanter et ce qui lui manque surtoutc’est une bonne école. (Il ne savait pas lui-même pourquoi ildisait cela, car il n’avait aucune notion de ce qu’étaitl’« école ».) Kupfer ne cacha pas son étonnement.

– Ah, elle manque d’école, répéta-t-illentement… Bah, quant à cela… elle peut encore se rattraper… Maisen revanche, que d’âme ! Attends, attends de l’avoir entenduedans la récitation de la lettre de Tatiana.

Kupfer quitta Aratov qui pensa enlui-même : « Une âme, elle, avec ce visageimmobile ? » L’attitude de la jeune fille le faisaitsonger à quelque somnambule, ou à une personne plongée dansl’hypnose. « D’autre part, songea-t-il, il n’y a pas dedoute : elle me regarde sans cesse. »

Cependant la « matinée » sepoursuivait. Le gros monsieur aux yeux ornés de lunettes réapparutsur l’estrade. En dépit de sa physionomie – tout ce qu’il y avaitde plus sérieuse – il s’imaginait doué pour les rôles comiques. Ilrécita une scène de Gogol mais sans provoquer cette fois le moindresigne d’approbation. On vit ensuite revenir le flûtiste pour unbref solo. L’orageux pianiste tapa encore un morceau sur soninstrument, et un gosse d’une douzaine d’années, pommadé et bouclé,avec des traces de larmes séchées sur les joues, bâcla quelquesvariations pour violon. Il put sembler bizarre d’entendre, entreles divers numéros de récitation et de musique, des sonsentrecoupés d’un cor de chasse, provenant de la chambre réservéeaux artistes. Cependant, le joueur de cor ne se produisit pas. Onapprit plus tard que l’amateur en question fut saisi de trac aumoment de paraître devant le public.

Mais voici enfin Claire Militch. Elle tenait àla main un petit volume de Pouchkine qu’elle n’honora pas d’un seulregard d’ailleurs pendant sa récitation… Elle était apparemmentintimidée : le livre tremblait entre ses doigts. Aratovremarqua aussi l’expression de lassitude qui, maintenant,se peignait sur ses traits sévères. La première strophe :« Je vous écris… que voulez-vous de plus ? » elle ladit avec une extrême simplicité, presque naïvement, et en tendantles bras en avant, dans un geste d’abandon ingénu, sincère. Ensuiteelle récita un peu trop rapidement. Mais à partir de lastrophe : « Un autre ! oh non ! à personne jene donnerai mon cœur »… elle reprit l’empire sur elle-même etlorsqu’elle arriva aux paroles : « Toute ma vie futl’espoir d’une rencontre avec toi », sa voix jusqu’alors unpeu sourde devint vibrante, triomphante et hardie, tandis que sesyeux se fixaient, avec la même audace, avec la même expressiondroite et franche, sur Aratov. Elle continua de réciter avecentrain. À la fin seulement sa voix baissa de nouveau, trahissant,tout comme son visage, sa lassitude première. Elle murmura ledernier quatrain presque sans expression : le volume dePouchkine lui glissa des mains et elle quitta précipitammentl’estrade.

Le public se mit à l’applaudir avec frénésieet à l’appeler… Un séminariste, Petit-Russien, hurlait :« Mi-i-litch ! Mi-i-litch ! » avec une telleforce que son voisin le pria courtoisement de ménager le futurarchidiacre qu’il y avait en lui. Aratov se leva aussitôt ets’achemina vers la sortie. Kupfer le rattrapa : « ParDieu, où vas-tu ? s’écria-t-il. Ne veux-tu donc pas que je teprésente à Claire ? – Non, merci », se hâta de répondreAratov, qui s’éloigna aussitôt, presque en courant.

Chapitre 5

 

D’étranges, d’incompréhensibles sensations letroublaient, dont il ne se rendait pas très bien compte lui-même.Au fond, la façon de réciter de Claire ne lui plaisait pas, sansqu’il pût s’expliquer pourquoi. Cette déclamation l’agaçait. Ellelui semblait trop âpre, dénuée d’harmonie. Cette voix portaitatteinte à quelque chose de profond en lui-même : elleexerçait sur lui une sorte de violence. Et ces regards fixes,insistants, presque importuns – comment les interpréter ? Quesignifiaient-ils ?

La modestie d’Aratov ne lui permettait pas decroire, ne fût-ce qu’un seul instant, qu’il avait pu plaire à cettejeune fille bizarre, qu’il avait peut-être pu lui inspirer quelquechose comme un sentiment d’amour, voire de passion ! La femmeencore inconnue, la jeune fille à laquelle il pourrait se livrertout entier, qui serait un jour sa fiancée, sa femme,n’apparaissait pas dans son imagination pareille à cette étrangère,pas du tout pareille… Il rêvait rarement d’amour : il étaitdemeuré vierge d’âme et de corps et ne connaissait pas les femmes.La pure image qui, à de rares moments, se présentait à son esprit,rappelait celle de sa mère défunte, dont il se souvenait à peine,mais dont il conservait le portrait comme une chose sacrée… Ceportrait avait été peint à l’aquarelle, de façon assez maladroite,par une de ses amies. Mais la ressemblance, aux dires de tout lemonde, était frappante. La femme, la jeune fille, dont il n’osaitmême pas encore rêver, devrait avoir le même profil doux et tendre,les mêmes yeux clairs, les mêmes cheveux soyeux, le même sourire,la même franche expression du visage…

Or, cette jeune fille noire, basanée, avec sescheveux durs, cette ombre de moustache effleurant sa lèvre, devaitêtre sûrement méchante ou tout au moins capricieuse… – Unetzigane ! (Aratov n’aurait pu inventer de pire nom pour elle)– qu’était-elle donc pour lui ?

Et pourtant, Aratov se sentait incapable dechasser de son esprit l’image de cette noire tzigane, dont lechant, la déclamation – comme toute la physionomie – lui avaientdéplu. Il n’y comprenait rien et s’irritait contre lui-même. Peuauparavant, il avait lu un roman de Walter Scott « Les eaux deSaint-Ronan ». (Son père estimait l’écrivain anglais : ille prenait au sérieux, trouvait à ses romans un caractère« scientifique » et possédait la collection de ses œuvrescomplètes.) L’héroïne de ce roman portait le nom de Claire Mobray.Vers 1840, un poète russe, Krassov, avait composé sur elle un poèmequi se terminait ainsi :

Ô Claire infortunée, ô Claire folle !

Ô infortunée Claire Mobray !

Aratov connaissait ces vers… et, depuis qu’ilavait lu le roman, ils revenaient sans cesse dans sa mémoire…« Infortunée Claire ! Claire folle ! » (C’estpour cette raison qu’il s’étonna si fort lorsqu’il entendit Kupferprononcer le nom de Claire Militch.) Platocha elle-même s’aperçut,non pas tant d’un changement d’humeur de son cher Jacques – aufond, rien n’était changé en lui – mais d’une sorte de trouble dansses regards et ses propos. Avec précaution, elle le questionna ausujet de la matinée littéraire. Puis elle marmonna des parolesindistinctes, poussa quelques soupirs en dévisageant son neveu surtoutes les faces : elle l’examina de profil, l’étudia de troisquarts, et tout d’un coup, en se tapant les mains contre leshanches, elle s’exclama : « Eh bien ! Yacha, je voisça, je devine de quoi il retourne ! »

– Quoi donc ? demanda Aratov.

– Tu as assurément rencontré, dans cettematinée, une de ces modernes « traîne-queue ». (C’estainsi que Platonida Ivanovna avait coutume d’appeler toutes lesdames qui portaient des robes à la mode.) Assurément, elles ont dejolis minois et savent se tortiller gentiment, les yeux comme ceci,la bouche comme cela (Platocha mima leurs jeux de physionomie) etpuis elles vous coulent, avec cela, de ces regards ! (Elleessaya de les mimer de nouveau en traçant dans l’air de grandscercles avec son index.) Alors, avec ton inexpérience, tu t’y eslaissé prendre… mais ce n’est rien, mon petit Jacques… rien dutout ! Bois une tasse de tisane avant de te coucher… et toutça passera ! Ô Seigneur, aidez-nous !

Platocha se tut et s’en alla. C’était lapremière fois de sa vie qu’elle se hasardait à une si longuetirade… Quant à Aratov : « Il se peut que ma tante aitraison, pensa-t-il. Tout cela vient de mon manque d’habitude… (Ilne lui était jamais arrivé jusque-là de susciter cette attention,cette curiosité chez un être du sexe féminin… jamais en tout cas ilne s’était aperçu de rien de pareil.) Ah ! il ne faut pas queje me laisse aller à des folies. »

Il s’absorba dans ses livres. Avant de secoucher, il prit une tasse de tilleul et passa même une assez bonnenuit, sans rêve. Le lendemain, il fut tout à sa photographie, commesi de rien n’était… Mais vers le soir, son âme fut de nouveautroublée.

Chapitre 6

 

Voici cequi était arrivé : Un commissionnaire lui avait apporté unemissive d’une écriture féminine, irrégulière, en gros caractères,et qui contenait les lignes suivantes : « Si vous devinezqui vous écrit et si cela ne vous ennuie pas trop, trouvez-vousdemain à cinq heures de l’après-midi au boulevard Tverskoï – etattendez là. On ne vous retiendra pas longtemps. C’est d’une grandeimportance. Venez. » La signature manquait.

Aratov devina sur-le-champ qui était sacorrespondante – et c’est justement ce qui le révolta.« Quelle sottise ! dit-il presque à voix haute, il nemanquerait plus que cela ! Ah çà, je n’irai point. » Ilfit cependant rappeler le commissionnaire qui ne lui apprit riensinon que la lettre lui avait été remise, dans la rue, par unedomestique. Après l’avoir congédié, Aratov relut la lettre et… lajeta à terre. Mais au bout d’un instant, il la ramassa et, l’ayantrelue, s’écria encore : « Sottises que toutcela ! » Pourtant il ne jeta plus la lettre maisl’enferma dans un tiroir. Puis, il se plongea dans ses occupationscoutumières, passant d’un objet à l’autre. Mais rien ne luiréussissait. Soudain, il se rendit compte qu’il attendait Kupfer.Voulait-il le questionner, ou peut-être lui faire quelqueconfidence ? – Dieu sait ! Mais Kupfer ne paraissaittoujours pas. Aratov dénicha ensuite sur un rayon de sabibliothèque un volume de Pouchkine, relut la lettre de Tatiana etse convainquit de nouveau que la « tzigane » n’en avaitpas saisi l’esprit. Libre à ce bouffon de Kupfer de clamer :« C’est une Rachel ! Une Viardot ! » Ils’approcha alors de son piano, en souleva machinalement lecouvercle et essaya de retrouver de mémoire la romance deTchaïkovsky. Mais, presque aussitôt, il referma le piano avec dépitet se rendit chez sa tante. La chambre de la vieille filledégageait une ambiance très particulière : toujourssurchauffée, imprégnée d’un éternel parfum de menthe, de sauge oud’autres plantes médicinales, elle était, en outre, encombrée detant de tapis, d’étagères, d’escabeaux, de coussins, de petitsmeubles douillets, que quiconque n’y étant pas habitué avait toutesles peines du monde à y évoluer et même à y respirer.

Platonida Ivanovna était assise près de lafenêtre, tenant une aiguille à tricoter. Elle faisait pour Jacquesun cache-nez : le trente-huitième exactement depuis lanaissance du neveu. Elle fut surprise de cette visite. Aratov nevenait que rarement chez elle : quand il avait besoin dequelque chose, il l’appelait d’habitude, de sa voix mince, sansbouger de son cabinet : « Tante Platocha ! »Elle le fit asseoir et, attendant ce qu’il allait dire, le scrutaavec prudence. Elle le dévisageait à travers ses lunettes rondes,fixant sur lui ses deux petits yeux, dont l’un le regardait àtravers le verre, tandis que l’autre l’examinait par-dessus lamonture. Elle ne s’informa pas de sa santé, ne lui proposa pas dethé : elle sentait bien que ce n’était pas pour cela qu’ilétait venu. Aratov demeura un moment indécis… puis il parla…d’abord de sa mère, de sa vie conjugale, de la façon dont son pèrel’avait connue… Tout cela, il le savait fort bien… mais il désiraitse le faire répéter. Malheureusement pour lui Platocha n’avait pasle don de la causerie ; elle répondait par monosyllabes,brièvement, se doutant bien que ces questions n’étaient pas le butréel de la visite de Jacques.

– Eh bien, quoi ? répétait-elleprécipitamment, tout en maniant son aiguille avec une sorte dedépit. Tout le monde sait que ta mère fut une colombe… oui, unecolombe, c’est le mot… Et ton père l’aima, comme il convient à unbon mari d’aimer sa femme, fidèlement, honnêtement, jusqu’à la finde ses jours. Il n’y eut jamais d’autres femmes dans sa vie,ajouta-t-elle en élevant la vois et en ôtant ses lunettes.

– Était-elle timide ? demandaAratov, après un bref silence.

– Pour sûr qu’elle l’était ! Commeil convient à notre sexe. Mais depuis quelque temps on voit de cesfemmes hardies…

– De votre temps, il n’y en avait doncpoint ?

– Mais si, même alors ! Il en aexisté de tout temps ! Mais il fallait voir qui c’était !Des filles sans vergogne !… Oui, de celles qui se pavanent enretroussant leurs jupes. Que lui importe à une pareillecréature ! Tant mieux pour elle si quelque bourrique tombedans ses pièges. Quant aux gens sensés, pondérés, ils méprisaientles femmes de cette sorte. Rappelle-toi bien : en as-tu jamaisvu chez nous ?

Sans répondre, Aratov retourna dans soncabinet. Platonida Ivanovna l’accompagna du regard, hocha la tête,chaussa ses lunettes et se remit à tricoter… cependant, il luiarriva, plus d’une fois, de s’arrêter, pensive, en laissant sonouvrage tomber sur ses genoux.

Aratov ne cessa, jusqu’à une heure avancée dela nuit, de songer à ce billet avec le même dépit, avec la mêmecolère contre cette « tzigane ». Quant au rendez-vousfixé, il était certain qu’il n’irait pas ! Pendant la nuitégalement, son image le troubla. Il revoyait continuellement sesyeux tantôt clignotants, tantôt grands ouverts, avec ce regardinsistant, fixé droit sur lui. Et le visage impassible de Claireavec son expression dominatrice l’obsédait.

Le lendemain matin, il s’attendit, sans savoirpourquoi, à une visite de Kupfer : il fut même sur le point delui écrire. Il demeura inactif d’ailleurs, passant son temps àarpenter sa chambre. Pas un instant, il n’admit la pensée qu’ilpourrait se rendre à ce stupide rendez-vous… Mais à trois heures etdemie précises, ayant avalé à la hâte son repas, il mit soudain sonmanteau, prit son chapeau, et, à la dérobée, à l’insu de sa tante,il se précipita dans la rue et se dirigea vers le boulevardTverskoï.

Chapitre 7

 

La rueétait presque déserte. On n’y voyait que peu de passants. Ilfaisait un temps humide et plutôt froid. Aratov s’efforçait de nepenser à rien et de concentrer son attention sur ce quil’entourait, cherchant à se convaincre que lui aussi n’était sorti,comme tous ces passants, que pour se promener… Le billet, ill’avait dans la poche droite de son veston, et il en sentaitcontinuellement la présence. Il fit une, puis deux fois le tour duboulevard, en jetant un regard perçant sur chaque femme quil’approchait, tandis que son cœur battait la chamade. Au bout d’unmoment, sentant un peu de fatigue, il s’assit sur un banc. Soudain,une pensée lui traversa l’esprit : « Et si ce n’était paselle qui lui avait écrit cette lettre ? Si c’était quelqu’und’autre, quelque autre femme ? » En vérité, cela auraitdû lui être indifférent… et pourtant, force lui était de s’avouerqu’il ne l’aurait point désiré… « Ce serait trop bête,pensa-t-il, encore plus bête que cette histoire-là. »Une inquiétude nerveuse commençait à s’emparer de lui ; il sesentait transi par un froid intérieur. Plus d’une fois il tira samontre de son gousset, contempla le cadran, la remit à sa place, etchaque fois il oubliait aussitôt les minutes qui le séparaient decinq heures. Il lui semblait que les passants le dévisageaient,avec une espèce d’étonnement railleur et curieux. Un maigre caniches’approcha, le flaira et se mit à frétiller de la queue. Fâché, ilfit mine de le frapper. Mais il était surtout importuné par laprésence d’un gamin, un apprenti vêtu d’une crasseuse bloused’ouvrier qui, assis sur un banc de l’autre côté du boulevard,tantôt sifflant, tantôt se grattant, ou se dandinant sur ses piedschaussés de grosses bottes éculées, avait tout le temps l’air de ledévisager. « Voilà, songea Aratov, son patron l’attend et cefainéant passe son temps à se tourner les pouces… »

Mais au même instant, il sentit quelqu’uns’approcher et se placer derrière lui, tout près : il perçutmême un souffle chaud… Il tourna la tête… C’était elle.

Il la reconnut immédiatement, malgré l’épaisvoile bleu foncé qui dissimulait ses traits. Il se levabrusquement, et resta planté devant elle sans bouger, sans pouvoirprononcer un mot. Assurément, il ressentait un grand embarras… maiselle n’était pas moins gênée que lui : même au travers duvoile, Aratov fut frappé par la pâleur mortelle de son visage.Pourtant, ce fut elle qui, la première, rompit le silence.

– Merci, dit-elle d’une voix saccadée,merci d’être venu. Je n’en espérais pas tant… Elle se détourna etse mit à marcher. Aratov la suivit.

– Il se peut que vous me jugiez mal,continua-t-elle sans tourner la tête. En effet, ma démarche estfort étrange… Mais, voyez-vous, j’ai tant entendu parler de vous…ah ! non, ce n’est pas cela… Je… non, ce n’est pas cela… Sivous saviez… Je voulais vous dire tant de choses, oh ! monDieu !… Mais comment le faire… Comment le faire ?

Aratov marchait à ses côtés, un peu enarrière. Il ne voyait pas son visage ; il ne voyait que sonchapeau et un bout du voile… et encore sa longue mantille noire, unpeu usée… Il sentit soudain revenir son dépit contre elle et contrelui-même. Il entrevit tout ce que ce rendez-vous, ces explicationsentre inconnus, sur un boulevard public, avaient de ridicule etd’absurde.

– Si j’ai répondu à votre invitation,commença-t-il à son tour, oui, si je suis venu, madame (les épaulesde la jeune fille tressaillirent légèrement ; elle obliqua surune ruelle de traverse et il la suivit), c’est uniquement pourtirer au clair, pour apprendre la cause de ce malentendu qui vous aincitée à vous adresser à moi, un étranger… un étranger qui… quin’a deviné, comme vous avez bien voulu le dire dans votrelettre, que c’était vous qui lui écriviez… oui, qui ne l’a devinéque parce qu’il vous a plu, au cours de cette matinée littéraire,de lui témoigner une trop grande attention… oui, une attention tropmarquée, trop flagrante.

Tout ce petit discours, Aratov le débita decette voix claire, sonore, mais pas trop ferme, propre aux jeunesgens qui récitent une leçon bien apprise… Il était irrité ; ilétait en colère… C’est cette colère justement qui délia sa langued’ordinaire assez lourde.

Elle ralentit le pas… Aratov marchait toujoursderrière elle, ne voyant que cette mantille usée et ce chapeauégalement défraîchi. Il souffrait maintenant dans son amour-proprependant qu’elle devait sans doute se dire : « Je n’ai euqu’à faire signe – et il est accouru… » Aratov gardait lesilence… il s’attendait à une réponse : mais elle ne disaitpas un mot.

– Je suis prêt à vous écouter, reprit-il,et je serais même fort aise si je pouvais vous être utile en quoique ce soit… bien que, je l’avoue, cela m’étonne un peu… étantdonné mon genre de vie si retirée…

En entendant ces derniers mots, Claire seretourna soudain – et il aperçut un visage tellement effaré,reflétant un chagrin si profond, les yeux pleins de grandes larmesbrillantes, les lèvres entr’ouvertes dans une expression si amère,et ce visage était si beau, qu’Aratov s’arrêta, hésitant, avec unsentiment en lui qui tenait à la fois de la peur, du regret et duravissement.

– Ah ! pourquoi… pourquoiparlez-vous ainsi ? dit-elle dans un élan de sincérité et defranchise… Et que cette voix était touchante… « Est-ilpossible que ma lettre ait pu vous froisser… Vous n’y avez doncrien compris ? Ah mais ! Vous n’y avez rien compris, eneffet, vous n’avez pas saisi ce que je voulais de vous. Dieu saitce que vous avez imaginé ! Vous n’avez même pas songé à cequ’il m’en a coûté, de vous écrire… Vous ne vous souciez que devous-même, de votre dignité, de votre repos !… Ai-je donc parhasard… (elle serra si fort ses mains levées vers son visage queses doigts en craquèrent)… Comme si je vous demandais quelquechose… Comme si elles étaient nécessaires, toutes cesexplications : « Madame… » Je suis même étonné… sije pouvais vous être « utile… » Ah ! insensée quej’étais ! Je me suis trompée sur vous, votre visage m’a induiten erreur ! Lorsque je vous ai vu pour la première fois… etvous êtes là… là… devant moi, sans même trouver un mot à me dire…Pas un seul mot ? »

Elle suppliait… Puis, tout à coup, son visages’empourpra et prit une expression méchante, presque insolente.« Dieu, comme tout cela est bête ! s’exclama-t-elle, enéclatant d’un rire aigu. Comme c’est bête, notre rendez-vous !Que je suis sotte !… Mais vous aussi… Fidonc ! »

Elle eut un geste méprisant de la main, commesi elle voulait l’écarter de son chemin, s’enfuit vers le boulevardet disparut.

Ce geste de la main, ce rire offensant, cettedernière exclamation réveillèrent chez Aratov l’irritation dudébut, étouffant dans son âme le sentiment qui s’y était levé aumoment où elle s’était adressée à lui, les larmes aux yeux.

Il se fâcha. Il eut envie de crier à la suitede la jeune fille qui s’éloignait : « Vous ferez, certes,une bonne actrice ; mais pourquoi, bon Dieu, jouer cettecomédie devant moi ? »

Il retourna chez lui. Il marchait vite,maugréant et continuant à s’indigner durant tout le trajet. Mais àtravers les sentiments mauvais et hostiles qui l’agitaient, lesouvenir de ce merveilleux visage qu’il n’avait entrevu qu’uninstant perçait quand même et l’émouvait malgré lui. Il allajusqu’à se demander : « Pourquoi ne lui ai-je pas répondulorsqu’elle ne réclamait de moi qu’un mot ? Je n’en ai pas eule temps…, pensa-t-il… Elle ne m’a pas laissé prononcer unesyllabe… Et puis, qu’aurais-je pu lui dire ?… » Mais toutaussitôt il secoua la tête et se dit avec un dépit renouvelé :« C’est une comédienne… » Néanmoins, son amour-propre dejouvenceau inexpert et nerveux, d’abord offensé, fut flattéfinalement à l’idée de la passion qu’il avait inspirée. –« Soit ! songea-t-il encore. Maintenant, en tout cas,tout cela est bien entendu fini… J’ai dû lui paraîtreridicule… »

Cette dernière réflexion lui fut désagréable.De nouveau, il s’emporta, et contre elle, et contre lui-même.Rentré chez lui, il s’enferma dans son cabinet : il n’avaitaucune envie de voir Platocha. La bonne vieille, plus d’une fois,s’approcha de sa porte, colla son oreille à la serrure, soupirantet marmottant ses prières… « Voilà qu’il commence déjà,songea-t-elle. Et il n’a pas encore vingt-cinq ans… Ah ! c’esttrop tôt, trop tôt ! »

Chapitre 8

 

Toute lajournée qui suivit, Aratov fut de mauvaise humeur. « Qu’as-tudonc, Jacques ? lui demandait Platonida Ivanovna : Tu nesembles pas dans ton assiette aujourd’hui. On dirait que tu asl’âme en désordre. » La brave vieille traduisait assez bien,dans son langage particulier, l’état moral d’Aratov. Il n’avait pasenvie de travailler. Et d’ailleurs, il ne savait lui-même ce qu’ilvoulait. Tantôt il attendait Kupfer (il se doutait bien que cedernier avait donné son adresse et personne d’autre n’aurait pu« tant parler de lui ») ; tantôt, il se demandaitavec perplexité : « Est-ce bien de cette manière quedevait se terminer notre rencontre ? » Il se disaitqu’elle lui écrirait encore. À d’autres moments, il se demandait sice n’était pas à lui d’écrire, pour tout lui expliquer – car il nedésirait tout de même pas laisser une mauvaise impression. Mais quepouvait-il expliquer en ce cas ? Il lui arrivait aussi, sanstransition, d’éprouver un sentiment voisin du dégoût pour ladémarche importune de cette femme, pour son effronterie. Mais ilrevoyait ensuite ce visage indiciblement touchant et il entendaitsa voix charmeuse. Ou encore il se souvenait de sa façon de réciteret de chanter, et il se demandait s’il avait eu raison de semontrer si sévère, si catégorique dans son jugement. Bref, il avaitl’âme en désordre. Enfin, il en eut assez et il décida, comme ondit, de se reprendre et d’en finir une bonne fois avec cettehistoire qui, de toute évidence, troublait son travail etdérangeait son repos.

Il ne lui fut pas facile de mettre cetterésolution en pratique… Plus d’une semaine s’écoula avant qu’il pûtrentrer dans son ornière. Par bonheur, Kupfer ne se montrapas : il semblait avoir disparu de Moscou. Peu avant« cette histoire », Aratov s’était intéressé à lapeinture qu’il désirait étudier en vue de ses expériencesphotographiques. Il se remit à cette occupation avec un zèleredoublé. Deux à trois mois s’écoulèrent ainsi, dans une existencecalme, sauf quelques « rechutes » espacées – pour parlercomme les médecins – qui se manifestèrent, par exemple, par ladécision qu’il faillit prendre un jour de rendre visite à laprincesse. Aratov était redevenu l’homme de jadis. Pourtant, aufond de son être, quelque chose de sombre, de lourd, s’agitaitsecrètement, se mêlant à toutes ses pensées. Il était comme un grospoisson qu’on avait retiré de la rivière, puis rejeté à l’eau etqui continuait à nager sous l’embarcation où se trouvait le pêcheuret son hameçon.

Et voici qu’un matin, parcourant un numéro du« Messager de Moscou », vieux de plusieurs jours déjà, iltomba sur un entrefilet : « C’est avec un profond regret,écrivait un correspondant local de Kazan, que nous devons signalerla nouvelle du décès subit de Claire Militch, actrice detalent ; elle était devenue, au cours d’un bref engagement,l’idole de notre public éclairé. Notre douleur est d’autant plusvive que Mlle Militch – à qui un bel avenir étaitassuré – a mis volontairement fin à ses jours : elle s’estempoisonnée. Sa mort a été particulièrement dramatique, car c’estsur la scène même que l’actrice a absorbé le poison. À peinefut-elle transportée chez elle qu’elle expira, à la consternationde tous. Selon des bruits recueillis en ville, c’est un amourmalheureux qui l’a conduite à cet acte épouvantable. »

Aratov posa doucement le journal sur sa table.Extérieurement, il demeura calme…, mais il ressentit comme un chocà la tête et à la poitrine, qui, de là, gagnait tout son corps. Ilse leva, resta un moment debout, puis se rassit et relut cettenote. Ensuite, il se leva encore, alla s’étendre sur son lit et,les bras croisés derrière la tête, fixa longuement, comme à traversun brouillard, le mur de sa chambre.

Peu à peu, le mur s’estompa, se brouilla, ets’évanoui finalement… il revit devant lui le boulevard, sous leciel gris, puis elle, vêtue de sa mantille noire… elle luiapparut ensuite sur l’estrade… enfin, il se vit lui-même, à côtéd’elle. Le choc si violent qu’il avait ressenti au premier moment àla poitrine semblait remonter maintenant vers sa gorge… Il eutenvie de tousser, d’appeler quelqu’un – mais la voix lui manqua –et à sa grande surprise, il fondit en larmes… Pourquoipleurait-il ? De pitié ? De repentir ? Était-ce sonsystème nerveux qui cédait sous le coup de cette brusqueémotion ? Après tout, elle ne fut rien pour lui !N’est-il pas vrai ?

– Qui sait ? Cette nouvelle estpeut-être inexacte ?

Cette pensée traversa son esprit comme unéclair. « Il faut me renseigner. Auprès de qui ? De laprincesse ? Non, mieux vaut demander à Kupfer… oui, àKupfer ! Mais on le dit absent de Moscou ! C’estégal : il faut tenter de le voir d’abord. »

Aratov s’habilla en toute hâte, héla un fiacreet se rendit chez Kupfer.

Chapitre 9

 

Il nes’attendait pas à le trouver… et pourtant il était chez lui. Kupferavait bien quitté Moscou pendant quelque temps ; de retourdepuis une semaine déjà, il s’apprêtait même à rendre visite àAratov.

Il le reçut avec son aménité habituelle et semit à lui parler de bagatelles diverses. Aratov, impatienté,l’interrompit, demandant :

– As-tu lu ? Est-ce vrai ?

– Vrai ? Quoi donc ? réponditKupfer, interloqué.

– Mais, au sujet de ClaireMilitch !

Le visage de Kupfer eut une expressioncontrite…

– Si, si, si fait, mon vieux ; elles’est empoisonnée… quel malheur !

Aratov garda le silence un moment.

– As-tu aussi appris la nouvelle par lejournal ? Ou te serais-tu peut-être rendu en personne àKazan ? demanda-t-il.

– C’est exact, j’y suis allé. C’est nous,la princesse et moi, qui l’avons emmenée là-bas. Elle a joué authéâtre de cette ville et y a remporté de grands succès. Mais jen’y suis pas resté jusqu’à la catastrophe… Je suis parti pourIaroslav…

– Pour Iaroslav ?

– Mais oui, j’ai accompagné la princesse…Elle habite maintenant Iaroslav.

– Possèdes-tu du moins des renseignementsexacts ?

– Tout ce qu’il y a de plus exact. Je lestiens de première source : j’ai fait connaissance, à Kazan,avec sa famille. Mais… mon vieux, il me semble que cette nouvellete trouble fort. Si je me souviens bien, Claire ne t’avait pas plujadis. Tu avais tort. Quelle fille merveilleuse !…malheureusement une tête folle… déséquilibrée ! Hélas !Nous l’avons beaucoup pleurée !

Aratov, sans mot dire, se laissa choir sur unechaise, et, après un instant, pria Kupfer de lui raconter… Iln’acheva pas sa phrase et se troubla.

– Raconter quoi ? s’enquitKupfer.

– Mais… tout, répondit lentement Aratov.Par exemple, parle-moi de sa famille… et de tout le reste !Dis-moi enfin tout ce que tu sais.

– Cela t’intéresse donc ?… Bienvolontiers.

Et Kupfer, dont le visage ne reflétait guèrela peine qu’il prétendait avoir, se mit à raconter.

De son récit, Aratov apprit que Claire Militchs’appelait en réalité Catherine Milovidova ; que son pèreavait été maître de dessin dans une école de Kazan, qu’il peignaitde médiocres portraits et des icônes pour les établissementspublics, qu’il passait en outre pour un ivrogne et pour un tyrandomestique… « Et dire que ce peintre avait deslettres ! » ajouta Kupfer en riant avec satisfaction,fier du jeu de mots qu’il croyait avoir fait. Aratov appritégalement que cet homme laissa, en mourant, une veuve, d’unefamille de négociants, femme aussi sotte que les héroïnes despièces d’Ostrovsky, et une autre fille, beaucoup plus âgée queClaire et qui ne lui ressemblait guère, « intelligented’ailleurs, d’un caractère exalté, maladive, mais intéressante etcultivée, mon vieux. La mère et la fille habitent une maisonnetteconvenable, acquise sur le produit de la vente des portraits et desicônes. Enfin, Claire, ou si tu veux Catherine… frappait, dès sonenfance, par ses dons naturels… mais c’était une enfant indocile,capricieuse, se disputant constamment avec son père. Ayant lapassion du théâtre, elle s’enfuit à l’âge de seize ans de lamaison, avec une actrice… »

– Avec un acteur peut-être ?interrompit Aratov.

– Non, pas un acteur, une actrice àlaquelle elle s’attacha beaucoup… À vrai dire, cette actrice avaitun protecteur, un homme très riche d’un certain âge déjà et qui nel’épousa pas pour l’unique raison qu’il était déjà marié – ilsemble d’ailleurs que l’actrice fût mariée également.

Ensuite, Kupfer confia à Aratov qu’avant devenir à Moscou, Claire avait déjà chanté et joué sur des scènes deprovince. Ayant perdu l’actrice son amie (le protecteur était mortentre temps ou peut-être avait-il repris la vie commune avec safemme – Kupfer ne se souvenait pas très bien de ce détail), Clairefit la connaissance de la princesse, « cette femme au cœurd’or que tu n’as pas su, mon cher Jacques, apprécier à sa justevaleur », ajouta le narrateur avec émotion. On avaitfinalement offert à Claire un engagement pour Kazan : elleaccepta, encore qu’elle eût maintes fois assuré auparavant ne plusvouloir quitter Moscou ! En revanche, quelle admirationn’a-t-elle pas suscitée chez les habitants de Kazan. C’en étaitpresque étonnant. À chaque représentation, bouquets et cadeaux,cadeaux et bouquets. Le marchand de blé, le plus gros bonnet de larégion, lui fit même porter dans sa loge un encrier en or !Kupfer raconta ces choses avec une grande animation, mais sanstémoigner de beaucoup de sentimentalité et en s’interrompant pourposer toutes sortes de questions à son ami : « Maispourquoi, mon vieux, veux-tu le savoir ? À quoi tout cecipeut-il te servir ? »

Aratov dévorait littéralement ses paroles,réclamant toujours de nouveaux détails. Enfin, après avoir,semblait-il, vidé son sac, Kupfer se tut, s’accordant un bon cigareen guise de récompense.

– Mais pourquoi donc s’est-elleempoisonnée ? demanda Aratov. Les journaux disent…

Kupfer leva les bras au ciel. « Quant àcela, je ne saurais le dire… Je n’en sais rien. En tout cas, lesjournaux en ont menti ! Claire avait une conduite exemplaire,irréprochable… pas d’amourettes… Comment aurait-elle pu,d’ailleurs, avec son orgueil ! Elle avait un orgueil presquesatanique… et avec cela inaccessible ! Une tête dure !C’était une impulsive, mais solide comme le roc… Mecroiras-tu ? – je l’ai connue de près pourtant – ehbien ! je ne lui ai jamais vu de larmes dans les yeux.

« Mais moi, j’en ai vu ! »songea Aratov à part soi.

– Il y a ceci toutefois, poursuivitKupfer : les derniers temps, j’avais perçu chez elle un grandchangement : elle était devenue triste, taciturne ;pendant des heures entières, on ne parvenait pas à lui arracher unmot. Je la questionnai : « Quelqu’un vous aurait-iloffensée, Catherine Semionovna ? » Car je connaissaisbien son caractère, elle n’était pas femme à supporter un affront.Mais quoi : pas moyen de lui arracher un mot… Ses succès dethéâtre ne l’amusaient plus : les bouquets pleuvaient et ellene daignait même pas sourire. Cet encrier d’or, par exemple :elle y jeta à peine un regard distrait, et ce fut tout. Elle seplaignait souvent que personne n’arrivait à créer un rôle pourelle, tel qu’elle le comprenait. Et puis, elle abandonnacomplètement le chant… Peut-être ai-je eu tort, mon vieux : jelui ai dit une fois que tu trouvais qu’elle manquait un peud’école… Mais, tout de même, pourquoi s’est-elleempoisonnée : c’est inconcevable ! Et de quelle façonencore…

– Quel est le rôle qui lui procura sonmeilleur succès ? – Aratov voulait en réalité connaître ledernier rôle qu’elle avait joué, mais sans bien savoir pourquoi, ilposa sa question à côté.

– Si je me souviens bien, ce fut« Grounia » d’Ostrovsky. Mais, je tiens à lerépéter : elle ne connut point d’amourettes… Considère donc unpeu les choses toi-même… Elle habitait chez sa mère : tu lesconnais, ces maisons de négociants… Dans chaque coin, une petitelampe brûle devant une icône : une chaleur étouffante… uneodeur acide… un salon n’ayant pour tous meubles que des chaisesrangées le long du mur… des fenêtres encombrées de géraniums. Àpeine un visiteur met-il les pieds dans ces endroits-là que lamaîtresse du logis perd l’esprit, comme devant une invasionennemie. Allez donc vous ingénier, dans cette ambiance, à« faire la cour », ou à parler d’amour !… Moi-même,on n’a pas voulu me laisser entrer, un jour. Leur domestique, unerobuste femme, vêtue d’un « saraphan » écarlate, avec desseins pendants, m’a barré le chemin dans le vestibule, enhurlant : « Où allez-vous ? »… Non, décidément,je ne comprends point la cause de son suicide. Peut-être ena-t-elle eu assez de la vie tout bonnement, conclut Kupfer avecphilosophie.

Aratov demeura la tête baissée. « Peux-tume donner l’adresse de cette maison à Kazan ? »demanda-t-il finalement.

– Bien sûr, mais à quoi bon ?Songes-tu peut-être à leur envoyer une lettre ?

– Peut-être.

– À ton aise en ce cas. Seulement lavieille ne répondra pas, car elle ne sait ni lire ni écrire. Pourla sœur, c’est différent. Oh ! elle est intelligente,celle-là !… Mais tu m’étonnes, mon vieux. Tu semblais siindifférent auparavant… et voilà qu’elle t’intéresse tout àcoup ! Tout cela, mon cher, provient de ta vie solitaire.

Aratov ne répondit pas à cette remarque etpartit en emportant l’adresse de Kazan.

Alors qu’il se rendait chez Kupfer, letrouble, l’étonnement, l’attente, l’anxiété se lisaient sur sonvisage. Maintenant, il marchait d’un pas calme et régulier, lesyeux baissés, le chapeau rabattu sur le front. Maint passantl’examina curieusement, mais il n’y prit pas garde… Ce n’était pluscomme sur le boulevard !

« Ô Claire infortunée ! ô Clairefolle ! », ce refrain résonnait en lui sans trêve.

Chapitre 10

 

Cependant, Aratov passa fort calmement la journéequi suivit. Il put même s’adonner à ses occupations habituelles.Sur un point néanmoins, un changement s’était produit : Aussibien durant ses heures de travail que pendant ses loisirs, ilpensait sans arrêt à Claire et à ce que Kupfer lui avait dit laveille. Il est vrai que son esprit n’était pas agité et lesréflexions qui lui venaient demeuraient paisibles. Il lui semblaitque cette singulière jeune fille l’intéressait d’un point de vuepsychologique seulement, comme une énigme en quelque sorte qu’ilvalait la peine de s’efforcer de résoudre. « Elle s’est enfuieavec une actrice entretenue, songeait-il, et s’est placée sous laprotection de cette princesse chez qui elle vivait, semble-t-il –et, avec tout cela, pas d’aventures amoureuses ? Quec’est invraisemblable !… Kupfer prétend que c’est de lafierté ! Mais nous savons, premièrement (Aratov aurait dû direceci : Nous avons lu dans les livres…), nous savons que lafierté s’accommode fort bien d’une conduite légère.Deuxièmement : Comment cette jeune fille, si fière soi-disant,a-t-elle pu fixer un rendez-vous à un homme qui risquait de luitémoigner du mépris… et qui l’a fait d’ailleurs… et dans un lieupublic par surcroît… sur le boulevard ! » Aratov sesouvint à ce moment des détails de la scène qui s’était passée surle boulevard et il se demanda : « Ai-je réellementtémoigné du mépris à Claire ? – Non », trancha-t-il…C’était un sentiment de nature différente, un sentimentd’incompréhension et d’étonnement… Bref, de la méfiance !« Oh ! Claire infortunée ! » entendit-il denouveau résonner dans sa tête. « Oui, c’est une malheureuse,fit-il encore… Infortunée, c’est le mot qui convient. Et s’il enest ainsi, je dois reconnaître que j’ai été injuste. Elle a euraison d’observer que je ne comprenais pas. Elle me fait de lapeine ! – Un être comme elle, une femme extraordinairepeut-être a passé si près de moi ! Et je n’ai pas su saisirl’occasion, je l’ai repoussée… Bah ! J’ai toujours la viedevant moi. J’aurai d’autres possibilités encore, et de plusbelles, qui sait, des rencontres plus merveilleuses !

» Mais pour quelles raisons aurait-ellejeté précisément son dévolu sur moi ? Il se regardadans une glace devant laquelle il passait. – Qu’y a-t-il donc departiculier dans ma personne ? Je ne suis pas un bel homme,voyons ? J’ai un visage, comme ça… comme tous les visages… Aufait, elle n’est pas belle non plus.

» Pas belle, non… mais quel visageexpressif en revanche ! À la fois immobile… et tellementexpressif. Je n’avais jamais vu jusqu’ici de visage pareil. – Avecça elle a du talent… c’est-à-dire qu’elle en a eu, c’estincontestable. Un talent primitif, non cultivé, et même brut, sil’on veut… Mais elle en avait, c’est certain. – Sur ce pointégalement, je me suis montré injuste envers elle. » Aratov sereporta en pensée à la matinée littéraire et musicale… et ils’aperçut, à ce moment, qu’il se souvenait avec une grande nettetéde chaque parole qu’elle avait dite ou chantée, de chacune desinflexions de sa voix… « Je ne m’en souviendrais pas ainsi,songea-t-il, si elle avait été dépourvue de talent.

» Et tout cela maintenant repose au fondde la tombe où elle s’est elle-même précipitée… Mais je n’y suispour rien… Ce n’est pas de ma faute ! Ce serait même ridiculede penser que j’en suis responsable. » Aratov ne puts’empêcher de songer de nouveau qu’à supposer même qu’il y ait eu« quelque chose dans le cas de cette jeune fille », saconduite au cours de l’entrevue avait dû certainement la décevoir.C’est pourquoi elle a eu ce rire dur et cruel en partant.« Qu’est-ce qui prouve du reste qu’elle se soit empoisonnée àla suite d’un amour malheureux ? Ces journalistes s’efforcenttoujours d’attribuer les suicides de ce genre à une passioncontrariée ! Les personnes comme Claire, ayant cecaractère-là, finissent facilement par trouver la vie fastidieuse…insupportable. Oui, fastidieuse. Kupfer avait raison : Elleétait tout bonnement lasse de vivre.

» En dépit de ses succès, des ovationsqu’elle recueillait ? » Aratov devint songeur. Iltrouvait une sorte de plaisir dans l’analyse psychologique àlaquelle il se livrait. Ignorant tout des femmes jusque-là etn’ayant eu aucun contact avec elles, il ne soupçonnait même pas cequ’il y avait de révélateur et de significatif dans cette tensionde l’esprit visant à pénétrer le secret d’une âme féminine.

« C’est donc que l’art ne la satisfaisaitpas, poursuivit-il en méditant, l’art ne parvenait pas à combler levide de son existence. Les véritables artistes ne vivent que pourl’art, pour le théâtre… Rien d’autre ne compte pour eux, tout cèdele pas devant ce qu’ils considèrent leur vocation… C’était unedilettante après tout ! »

Aratov devint songeur de nouveau. – Non, leterme de « dilettante » ne s’accordait guère avec cevisage, avec cette expression qu’il avait perçue, avec cesyeux…

L’image de Claire surgit encore une foisdevant lui, avec son regard inondé de larmes, avec ses yeux fixéssur lui et les mains serrées contre les lèvres, les mainscrispées…

« Non, cela suffit, cela suffit…murmura-t-il. À quoi bon ? »

Une journée s’écoula ainsi. Au dîner, Aratovse montra très causeur, questionna Platocha sur les coutumes dejadis dont celle-ci se souvenait mal d’ailleurs et qu’elle nesavait pas décrire, car elle était peu douée pour la parole etn’avait connu pour ainsi dire personne, durant son existence, endehors de son petit Yacha [3]. Elle seréjouissait néanmoins de constater qu’il se montrait si biendisposé et si gentil ce jour-là ! Vers le soir, Aratov devinttrès calme, à tel point qu’il fit plusieurs parties de cartes avecsa tante.

Ainsi passa la journée… mais pour ce qui estde la nuit !

Chapitre 11

 

La nuitdébuta assez bien : il s’endormit vite et lorsque sa tanteentra sur la pointe des pieds, ainsi qu’elle le faisait chaquesoir, pour faire trois fois le signe de croix au-dessus du neveuendormi, elle le vit plongé dans un sommeil paisible et respirantrégulièrement comme un enfant. Avant l’aube toutefois, il fit unrêve.

Il rêva qu’il marchait dans une steppe déserteet couverte de pierres, sous un ciel bas. Un sentier serpentaitentre les pierres. C’est là qu’il marchait.

Soudain, il vit surgir devant lui quelquechose qui avait l’apparence d’un petit nuage très fin. Il l’examinaattentivement, et le nuage se mua en femme vêtue d’une robeblanche, une ceinture claire autour de sa taille. Elle s’éloignaitrapidement de lui, paraissant le fuir. Il ne voyait ni son visageni ses cheveux… cachés par un long voile. Mais il voulait à toutprix la rejoindre et la regarder dans les yeux. Cependant, il avaitbeau se hâter, elle s’éloignait toujours, accélérant l’allure.

Il aperçut sur le sentier une pierre large etplate, semblable à une dalle funéraire. Celle-ci barrait le passageà la femme, qui s’arrêta. Aratov courut vers elle. Elle se tournavers lui, mais il ne put voir ses yeux néanmoins… car ils étaientclos. Son visage était blanc, aussi blanc que la neige, et ses braspendaient inertes. Elle avait l’apparence d’une statue.

Lentement, sans fléchir un seul de sesmembres, elle se renverse et se laisse choir sur la dalle… Et voiciqu’Aratov est couché auprès d’elle, lui aussi, étendu de tout sonlong comme une statue funéraire, avec les bras croisés, ainsi qu’unmort.

À ce moment, la femme se relève et s’éloigne.Aratov veut se lever également… mais il ne peut ni remuer, nidesserrer ses bras, et ses yeux désespérés suivent la femme quis’éloigne.

Soudain, la femme se retourne et il aperçoitses yeux clairs et vifs, dans un visage qui lui est étranger, qu’iln’a jamais vu auparavant. Elle rit, elle l’appelle d’un geste de lamain… mais il ne parvient toujours pas à bouger de sa place.

Elle se met à rire encore une fois, puiss’éloigne rapidement en dodelinant joyeusement la tête sur laquellebrille une couronne de petites roses éclatantes.

Aratov veut crier, il s’efforce de romprel’effrayant sortilège de ce cauchemar.

Tout à coup, les ténèbres l’enveloppent… et lafemme revient vers lui. Mais ce n’est plus, cette fois, une statueinconnue… C’est Claire qu’il voit devant lui. Les bras croisés,elle s’est arrêtée et le dévisage d’un air attentif et sévère. Seslèvres sont serrées, mais Aratov croit l’entendre prononcer lesmots suivants :

– Si tu veux savoir qui je suis,rends-toi là-bas !

– Où ça ? demande-t-il.

– Là-bas ! répond-elle d’une voixgémissante. Là-bas !

À ce moment, Aratov se réveilla.

Il se souleva sur son lit, alluma la bougieposée sur la table de nuit, mais ne quitta pas sa couche et demeuralongtemps assis, glacé d’épouvante, en regardant lentement autourde lui. Il lui semblait qu’un changement s’était opéré en luidepuis la veille, que quelque chose s’était introduit dans son êtrependant qu’il dormait… et en avait pris possession. « C’estimpossible, cela n’arrive pas, murmura-t-il à demi inconsciemment.Existe-t-il réellement une force de ce genre ? »

Il ne pouvait plus demeurer couché. Ils’habilla sans faire de bruit et erra jusqu’au matin à travers sachambre. Si étrange que ce fût, il ne songea pas un instant àClaire – il ne pensa pas à elle pour la bonne raison qu’il venaitde décider de partir dès le lendemain pour Kazan.

Il passa son temps à méditer sur ce voyage,sur la façon dont il l’entreprendrait, sur les effets qu’ilemporterait, préparant d’avance des plans pour tout tirer au clairsur place, pour apprendre la vérité – après quoi, il setranquilliserait. « Si je ne pars pas, se dit-il, je risqueencore de devenir fou ! » C’est ce qu’il redoutaitd’ailleurs car il se méfiait de ses nerfs. Il était sûr que dèsqu’il verrait tout sur place, les angoisses et les troubles de sonâme se dissiperaient, comme s’est évanoui le cauchemar de l’autrenuit.

« Ce voyage ne me prendra pas plus d’unesemaine, songea-t-il. Si je reste ici par contre, je ne m’endélivrerai jamais. »

Le soleil déjà levé pénétra dans la chambre,mais la lumière du jour ne chassa pas les ombres nocturnes quiemplissaient son âme et ne le fit pas revenir sur sa décision.

Platocha faillit avoir une attaque, lorsqu’illui fit part de sa résolution. Elle s’accroupit même sur leplancher, car elle en eut les jambes fauchées. « Comment ça, àKazan ? Pourquoi ça, à Kazan ? » murmurait-elle enécarquillant ses yeux qui ne voyaient plus clair. Sa surprisen’aurait pas été plus grande si elle avait appris que son Yachaallait épouser la boulangère du coin ou qu’il partait pourl’Amérique. « À Kazan… pour longtemps ? »

– Je serai de retour dans une semaine,répondit Aratov, tourné de profil vers sa tante toujours assise surle plancher.

Platonida Ivanovna voulut faire des objectionsencore, mais Aratov s’emporta contre elle de façon tout à faitinattendue et inaccoutumée. « Je ne suis pas un enfant,cria-t-il en devenant tout pâle, tandis que ses lèvres tremblaientet que ses yeux lançaient des éclairs méchants. J’aurai vingt-sixans bientôt, je sais ce que je fais, je suis libre d’agir comme ilme plaît ! Je ne permettrai à personne… Donnez-moi de l’argentpour le voyage, préparez ma malle, mon linge et mes vêtements… etcessez de me tourmenter ! Je reviendrai dans une semaine,Platocha », ajouta-t-il d’une voix radoucie.

Platocha se releva en geignant et sans plusprotester se dirigea dans sa chambre en traînant les pieds.L’attitude de Yacha l’avait effrayée. « Ce n’est pas une têteque j’ai sur les épaules, disait-elle à la cuisinière qui l’aidaità emballer les effets de Yacha, ce n’est pas une tête mais uneruche, et Dieu sait quelles abeilles y bourdonnent maintenant. Ilpart pour Kazan, ma bonne mère, pour Ka-za-an ! – Lacuisinière qui avait vu la veille le concierge de la maison enconversation prolongée avec le gendarme, avait bien envied’informer de ce fait sa maîtresse, mais elle n’osa pas le faire etse borna à songer : « Pour Kazan ? À moins que nesoit pour plus loin encore ! » – Quant à PlatonidaIvanovna, elle se sentait à tel point désemparée qu’elle en oubliade dire sa prière habituelle. Il est des malheurs où le Seigneurlui-même ne peut rien.

Le jour même, Aratov partit pour Kazan.

Chapitre 12

 

Il étaità peine arrivé dans cette ville et installé à l’hôtel qu’ils’occupa de trouver la maison habitée par la veuve Milovidova.Durant le voyage, il avait été plongé dans une sorte de stupeur, cequi ne l’empêcha nullement, du reste, de prendre les dispositionsindispensables, comme de descendre du train à Nijni-Novgorod pourpasser sur le bateau, de manger dans les gares, etc. Il demeuraitconvaincu que tout s’éclaircirait là-bas, et chassait pourcette raison de son esprit les souvenirs ou les réflexions quiauraient pu le troubler, se bornant à préparer et à répéter enpensée le speech, comme il disait, le discours dans lequelil expliquerait à la famille de Claire Militch le véritable motifde ce voyage. – Le voici enfin arrivé au but, la domestique estallée l’annoncer. On l’a introduit dans l’appartement… avecétonnement et crainte, mais on l’y a introduit néanmoins.

La maison de la veuve Milovidova étaiteffectivement telle que l’avait décrite Kupfer, et la veuveressemblait bien à l’une de ces marchandes décrites par Ostrovsky,bien qu’elle appartînt au milieu des fonctionnaires : Son mariavait eu le rang d’« assesseur de collège ». Ce n’estpoint sans effort qu’Aratov, s’étant tout d’abord excusé de sonaudace et de l’étrangeté de sa démarche, se lança dans le discourspréparé d’avance pour expliquer le désir qui l’animait derecueillir toutes les informations accessibles au sujet d’uneartiste de talent morte si jeune. Il affirma qu’il n’étaitnullement poussé, dans ce cas, par une curiosité indiscrète etvaine, mais obéissait à la sympathie profonde que lui avaitinspirée son talent, dont il fut un admirateur (c’est le mot qu’ilemploya : un admirateur). Ce serait un péché, assura-t-ilenfin, de laisser ignorer au public l’étendue de la perte qu’ilavait faite et pourquoi ses espoirs n’ont pu se réaliser ! –Mme Milovidova écouta Aratov sans l’interrompre.Elle ne comprenait pas très bien, il est vrai, ce que lui disait cevisiteur inconnu, et ne faisait qu’écarquiller les yeux comme pourmieux l’examiner. Elle lui trouvait cependant un air honnête etpaisible. Il était mis convenablement, on voyait qu’il nes’agissait pas d’un individu douteux… Il ne venait certainement paspour demander de l’argent.

– C’est de Katia que vous parlez ?demanda-t-elle dès qu’Aratov se fut tu.

– Oui, d’elle… de votre fille.

– Et c’est dans ce but que vous êtes venude Moscou ?

– Oui, de Moscou.

– Dans ce but uniquement ?

– Dans ce but.

Soudain, Mme Milovidova paruts’émouvoir. – Ne seriez-vous pas… un écrivain, peut-être ?Vous écrivez dans les journaux ?

– Non, je ne suis pas écrivain, et jen’ai rien publié dans les journaux jusqu’ici.

La veuve inclina légèrement la tête. Elleparaissait perplexe et surprise.

– C’est donc que… vous venez de votrepropre gré ? demanda-t-elle tout à coup. Aratov chercha uneréponse durant quelques instants.

– Oui, fit-il enfin. Je viens parsympathie, par respect pour son talent.

Le mot de « respect » séduisitMme Milovidova. « Je veux bien, murmura-t-elleen soupirant… J’ai beau être sa mère et j’ai eu un rude chagrin,croyez-moi… Songez quel malheur subit !… Je dois lereconnaître toutefois : Elle avait toujours été déraisonnable,et elle a fini comme elle a vécu ! Quel opprobre… Demandez-levous-même : n’est-ce pas affreux pour une mère ? Il fautêtre heureux encore qu’on l’ait enterrée religieusement… »Mme Milovidova se signa à ce moment. « Toutepetite déjà, elle refusait constamment d’obéir. Elle a quitté lamaison paternelle… et pour finir… que c’est dur à dire !… elleest devenue actrice. Personne ne me contredira : je ne l’aipas chassée de chez moi. Je l’aimais malgré tout. J’étais sa mèretout de même. Pourquoi a-t-elle préféré vivre chez desétrangers ?… recevoir leur charité avec ça !… La veuveessuya une larme à ces mots. – Si vous avez réellement de bonnesintentions, monsieur, reprit-elle en s’essuyant les yeux du bout deson châle, et si vous ne songez pas à jeter le discrédit sur nousmais voulez au contraire nous être agréable, veuillez alors vousentretenir avec mon autre fille. Elle vous racontera tout mieux quemoi… Annette ! appela Mme Milovidova. Annette,viens ici ! C’est un monsieur de Moscou qui désire parler deKatia !

On entendit un bruit dans la chambre voisine,mais personne ne répondit à l’appel. « Annette ! cria laveuve de nouveau. Anna Sémionovna ! Viens donc, puisque jet’appelle ! »

La porte s’ouvrit doucement et une jeune filleparut sur le seuil. Plus très jeune, d’apparence maladive, et pasdu tout jolie, elle avait cependant des yeux extrêmement doux ettristes. Aratov se leva, s’avança à sa rencontre et se présenta ense recommandant de son ami Kupfer. « Ah FédorFédorovitch ! » fit la jeune fille à voix basse, et ellese laissa choir silencieusement sur une chaise.

– Voilà, tu vas causer maintenant avecMonsieur, fit Mme Milovidova, en se levantlourdement de sa place. Donne-toi de la peine, car il est venuexprès de Moscou… il désire recueillir des renseignements surKatia. Quant à moi, monsieur, ajouta-t-elle, en se tournant versAratov, vous voudrez bien m’excuser… je dois m’absenter, j’ai desquestions domestiques à régler. Avec Annette vous vous entendrezfacilement, elle pourra vous parler de théâtre… et de toutes ceschoses. Ma fille est intelligente et cultivée : elle sait lefrançais et lit des livres, aussi bien que sa sœur défunte. C’estelle d’ailleurs qui l’a élevée, on peut bien le dire… c’étaitl’aînée, alors elle s’en est fait un devoir.

Mme Milovidova s’éloigna.Demeuré seul avec Anna Sémionovna, Aratov lui refit son petitdiscours. S’étant aperçu toutefois du premier coup d’œil qu’ilavait affaire à une jeune fille réellement cultivée, plus qu’iln’est d’usage chez des négociants, il devint disert et employa destermes plus choisis. Finalement il se laissa gagner par l’émotion,rougit brusquement et se rendit compte que son cœur battait à unrythme accéléré. Anna l’avait écouté en silence, les mains jointes.Un triste sourire se dessinait sur son visage pendant ce temps… Cesourire immobile traduisait une douleur amère que le temps n’avaitpas encore atténuée.

– Vous avez connu ma sœur ?demanda-t-elle à Aratov.

– Non… c’est-à-dire que je ne l’ai pasconnue personnellement, répondit-il. Je ne l’ai vue et entenduequ’une seule fois… mais quiconque avait vu et entendu votre sœurune fois…

– Vous désirez écrire sabiographie ? reprit Anna.

Aratov ne s’attendait pas à cette question.Cependant, il répondit aussitôt : « Pourquoipas ? » L’essentiel était néanmoins pour lui,ajouta-t-il, de faire connaître au public…

À ce moment, Anna l’arrêta d’un geste de lamain.

– À quoi bon ? Le public a été déjàcause pour elle d’assez de malheurs. D’ailleurs, Katia n’étaitqu’au début de sa vie. Mais si vous-même (Anna leva à ces mots lesyeux sur lui et sourit de nouveau avec tristesse, mais d’une façonplus accueillante cette fois. On eût dit qu’elle songeait :« Toi du moins, tu m’inspires confiance »)… Si vous-mêmeéprouvez une telle sympathie pour elle, veuillez venir nous voir cesoir… après le dîner. En ce moment, il me serait impossible… commeça, sans préparation… il faut que je rassemble mes forces…J’essaierai… oh, je l’aimais trop !

Anna se détourna. On la sentait sur le pointd’éclater en sanglots.

Aratov se leva immédiatement, remercia pourl’invitation, déclara qu’il viendrait certainement… qu’il viendraitabsolument !

Il partit ensuite, emportant dans son âme lesvibrations de cette voix douce, de ces yeux timides et tristes. Uneimpatience fiévreuse le gagnait.

Chapitre 13

 

Aratovretourna le même jour dans la maison des Milovidov, et s’entretintpendant trois heures d’horloge avec Anna Semionovna.Mme Milovidova avait l’habitude de se coucher toutde suite après le dîner, à deux heures, et « sereposait » jusqu’à l’heure du thé, que l’on servait à dix-neufheures. L’entretien d’Aratov avec la sœur de Claire ne fut pasexactement une conversation : elle fut presque seule à parler,d’abord avec hésitation, en se troublant, puis avec une sorte defeu, une passion croissante et incoercible. Il était évidentqu’elle vouait un culte à sa sœur. La confiance que lui inspiraitAratov se fortifiait. Elle avait cessé de se sentir gênée en saprésence et, à deux reprises même, elle se mit à pleurersilencieusement devant lui. Il lui paraissait digne de recevoir sesconfidences spontanées, d’être témoin des élans de son cœur… Jamaisencore dans sa vie solitaire et recluse, pareille chose n’étaitarrivée !… Quant à lui, il buvait littéralement sesparoles.

Voici ce qu’il apprit… soit directement, parles paroles d’Anna, soit indirectement, par ses silences, endevinant ce qu’on ne lui disait pas.

Dans son enfance, Claire avait été réellementune enfant insupportable. Devenue jeune fille, elle ne témoignaguère d’un caractère plus commode : volontaire, irascible,pleine d’amour-propre, elle ne s’entendait surtout pas avec sonpère qu’elle méprisait pour son ivresse et sa médiocrité. Celui-cile sentait et ne le lui pardonnait pas. Les dispositions musicalesapparurent chez elle de bonne heure, mais son père s’opposa à cequ’elle les développât ; il n’admettait, en fait d’art, que lapeinture où il avait si mal réussi mais qui lui permettaitnéanmoins d’entretenir sa famille. Pour ce qui est de sa mère,Claire l’aimait certes… mais en la négligeant, un peu comme on faitd’une nourrice. En revanche elle adorait sa sœur, bien qu’elle sebattît souvent avec elle, allant jusqu’à la mordre… après quoi ellese mettait à genoux, il est vrai, implorant pardon et baisant leschairs mordues. Elle était toute flamme et passion, pleine decontradictions avec cela : vindicative et bonne, généreuse etrancunière. Elle croyait au destin, mais n’avait pas foi en Dieu(ces derniers mots, Anna les murmura avec une sorte d’effroi).Attirée vers tout ce qui est beau, elle ne semblait pas se soucierde sa propre beauté et s’habillait au petit bonheur. Elle nepouvait souffrir qu’on lui fît la cour, mais ne relisait, dans lesromans, que les pages où il est question d’amour. Elle ne cherchaitpas à plaire, n’aimait pas les caresses, mais n’oubliait jamais unegentillesse, pas plus qu’une offense d’ailleurs. Elle avait peur dela mort et s’est suicidée pourtant. Elle disait parfois :« L’homme de mes rêves, je ne le rencontrerai jamais… et pourles autres, je m’en moque ! – Et si tu le rencontrais quandmême ? demandait alors Anna. – Si je le rencontrais… je leprendrais et le garderais. – Mais s’il résistait ? – En cecas, eh bien ! en ce cas, je me tuerais. Car cela voudraitdire que la vie ne veut pas de moi. » Le père de Claire (illui arrivait, dans des moments d’ivresse, de demander à safemme : « De qui donc est ce diablotin noiraud ? Cen’est certainement pas de moi que tu l’as eu ! ») quidésirait se débarrasser au plus vite de cette fille, la fiança à unjeune homme, fils de riches commerçants, mais stupide – un de ceuxqui s’étaient « cultivés ». Deux semaines avant la datefixée pour le mariage (elle n’avait que seize ans alors), elles’approcha de son fiancé, les bras croisés sur la poitrine,tapotant des doigts contre les coudes (c’était son attitudepréférée) et brusquement, d’un puissant élan de son bras détendu,elle lui envoya un soufflet sur sa joue rubiconde. Il bondit et, destupeur, garda la bouche ouverte – il faut dire qu’il l’aimait à lafolie. – Il lui demande : « Pourquoi cettegifle ? » Pour toute réponse, elle éclata de rire et s’enalla. – Je me trouvais présente dans la chambre, poursuivit Anna,et je fus témoin de la scène. Je courus après ma sœur luidisant : « Au nom du ciel, Katia, qu’as-tu faitlà ? » Elle m’a répondu simplement : « S’ilavait été un homme, il m’aurait rossée, mais c’est une poulemouillée ! et il ose me demander encore pourquoi je l’aigiflé. Puisqu’il m’aime et ne s’est pas vengé, qu’il souffre ensilence et ne me demande pas pourquoi. Il n’aura rien de moi, rienpour l’éternité ! » C’est ainsi qu’elle rompit sesfiançailles et refusa de se marier. Elle ne tarda pas à faire laconnaissance de cette actrice et s’enfuit de la maison. La maman ena pleuré, mais le père se borna à observer : « La brebisgaleuse a été éloignée du troupeau ! » et il ne voulutmême pas faire des recherches pour la retrouver. Il ne comprenaitpas Claire. Pour ce qui est de moi, ajouta Anna, elle faillitm’étouffer de baisers la veille de sa fuite, ne faisant querépéter : « Je ne puis, je ne puis agir autrement !…mon cœur se brise mais il le faut. La cage est trop petite… tropétroite pour mes ailes. D’ailleurs, on n’échappe pas à sondestin. »

– Je ne l’ai revue que rarement depuislors, observa Anna… Quand notre père est mort, elle est venue icipour deux jours, a refusé sa part de l’héritage, et a disparu denouveau. L’existence lui pesait chez nous… je l’ai remarqué. Par lasuite, elle est revenue à Kazan en qualité d’actrice déjà.

Aratov se mit à questionner Anna sur la viethéâtrale de sa sœur, sur les rôles qu’elle joua, sur ses succès.La jeune fille répondait en donnant de nombreux détails, maistoujours avec la même passion amère, douloureuse, bien qu’elle sefût animée en parlant. Elle alla jusqu’à montrer à Aratov unephotographie représentant Claire dans l’un des rôles qu’elle jouasur la scène. Elle y apparaissait regardant de côté, comme si ellese détournait du public. Sa lourde tresse, nouée d’un ruban,retombait en ondulant sur son bras nu. Aratov examina longuement laphotographie, lui trouva de la ressemblance, s’enquit si Claireavait participé à des récitals publics et reçut une réponsenégative. Elle avait besoin, paraît-il, de l’excitation de lascène, de l’ambiance du théâtre… Cependant, une autre questionbrûlait les lèvres d’Aratov.

– Anna Sémionovna ! s’écria-t-ilsoudain d’une voix assourdie mais forte. Dites-moi, je vous ensupplie, expliquez-moi pourquoi… elle s’est décidée à cet actehorrible…

Anna baissa les yeux. « Jel’ignore ! fit-elle au bout de quelques instants. Je vousassure que je l’ignore ! reprit-elle précipitamment en voyantqu’Aratov faisait de la main un grand geste incrédule… Depuis lepremier jour de son arrivée dans notre ville, elle se montraeffectivement pensive et maussade. Il lui est probablement arrivé àMoscou quelque chose que je ne suis pas parvenue à découvrir. Enrevanche, le jour fatal, elle me parut… sinon plus gaie, en toutcas plus calme qu’à l’ordinaire. Je n’ai pas eu le moindresoupçon, » ajouta Anna avec un sourire amer, comme pour sefaire des reproches à elle-même.

– Voyez-vous, reprit-elle au bout d’uninstant, Katia était née, semble-t-il, pour un destin malheureux.Elle en était convaincue elle-même dès son plus jeune âge. Il luiarrivait ainsi de s’accouder, pensive, et de dire : « Jen’ai pas longtemps à vivre ! » Elle avait despressentiments. Imaginez-vous qu’elle savait d’avance ce qui luiarriverait et en parlait, tantôt dans son sommeil, et tantôt àl’état de veille ! « Du moment que je ne puis vivre selonmes rêves, je préfère mourir », ces mots revenaient souventsur ses lèvres. Elle disait encore : « Nous sommesmaîtres de notre vie », et elle l’a bien prouvé !

Anna se couvrit le visage des mains et setut.

– Anna Sémionovna, fit Aratov après unsilence. Vous savez, je suppose, à quel motif les journaux ontattribué…

– Un amour malheureux ?l’interrompit Anna en éloignant brusquement les mains de sonvisage. – C’est une calomnie, une calomnie, une inventionabominable !… Ma pure Katia, si fière, si inaccessible…Katia !… Un amour malheureux, un amour dédaigné, elle ?Et je ne le saurais pas, moi ?… Tous les hommes tombaientamoureux d’elle… mais elle, oh !… Et qui donc aurait-elle puaimer ici ? Qui, parmi tous ces gens, pouvait paraître digned’elle ? Qui se serait élevé à cet idéal de droiture, desincérité, de pureté, oui, de pureté surtout, de cette pureté qu’endépit de tous ses défauts elle prisait par-dessus tout ?… Larepousser, elle… elle ?

La voix d’Anna se brisa… ses doigts se mirentà trembler. Son visage s’empourpra soudain, exprimantl’indignation, et dans ce moment elle parut, mais pour un instantseulement, ressembler à sa sœur.

Aratov tenta de s’excuser.

– Écoutez-moi, l’interrompit Anna denouveau. Je veux absolument que vous refusiez de croire à cettecalomnie et que vous en démontriez la fausseté, si possible. Vousavez l’intention, n’est-il pas vrai, d’écrire un article surelle ? Vous aurez là l’occasion de défendre sa mémoire !C’est pourquoi je vous parle si ouvertement. Écoutez : Katia alaissé un journal…

Aratov tressaillit. « Un journal »,murmura-t-il.

– Oui, un journal… Il ne s’agit que dequelques pages de cahier d’ailleurs. Katia n’aimait pas écrire… Illui arrivait de passer des mois sans noter quoi que ce fût… Seslettres aussi étaient si brèves… mais elle ne disait jamais que lavérité, elle ne mentait pas… Peut-on mentir d’ailleurs avec unamour-propre comme le sien ! Je… je vous montrerai ce journal.Vous verrez par vous-même qu’il contient la moindre allusion à unamour malheureux.

Anna sortit hâtivement du tiroir de la tableun mince cahier d’une dizaine de pages au plus qu’elle tendit àAratov. Celui-ci le saisit avidement et reconnut sur-le-champl’écriture large et irrégulière, celle du billet anonyme. Il ouvritle cahier au hasard et tomba du premier coup sur les lignessuivantes :

« Moscou, mardi,… juin. – J’ai récité etj’ai chanté à une matinée littéraire. Ce jour sera décisif dans mavie. Il tranchera mon destin (ces mots étaient soulignésdeux fois). J’ai de nouveau aperçu… » Venaient ensuitequelques lignes qui avaient été biffées après coup de façon qu’onne pût plus les déchiffrer. Elle disait ensuite :« Non ! non et non !… Il faut reprendre mesoccupations passées, à moins que… »

Aratov laissa retomber le bras qui tenait lecahier, et sa tête s’inclina lentement sur sa poitrine.

– Lisez donc ! s’écria Anna.Pourquoi ne lisez-vous pas ? Commencez par la première page…Cette lecture ne vous prendra pas plus de cinq minutes, bien que lejournal s’étende sur deux années pleines. À Kazan, elle n’a plusrien écrit…

Aratov se leva lentement de sa chaise, ettomba brusquement à genoux devant Anna.

La jeune fille demeura stupide d’étonnement etd’effroi.

– Donnez-moi… donnez-moi ce journal, fitAratov d’une voix mourante, en tendant les deux bras vers Anna.Donnez-le moi… et la photographie aussi… Vous en avez une autrecertainement. Quant au journal, je vous le rendrai… Mais il me lefaut, j’en ai besoin…

Il y avait dans sa prière, dans les traitsdécomposés de son visage, quelque chose de tellement désespéréqu’il donnait une impression d’exaspération hostile et de douleur.Il souffrait réellement d’ailleurs. Il était comme un hommesubitement frappé par un malheur qu’il n’aurait pu prévoir etsuppliant, avec une sorte d’irritation, qu’on le ménageât, qu’on lesauvât…

– Donnez, répéta-t-il.

– Mais… vous… vous étiez donc amoureux dema sœur ? fit enfin Anna.

Aratov était toujours à genoux.

– Je ne l’ai vue que deux fois en tout…Croyez-moi… Si je n’étais poussé par des raisons que je n’arrivepas à comprendre moi-même, ni à expliquer convenablement… si je neme sentais mû par une force qui s’est emparée de moi et qui estplus puissante que moi… je ne vous supplierais pas ainsi… je neserais pas venu jusqu’ici. Il me faut… Je dois… N’avez-vous pas ditvous-même que mon devoir est de donner au public l’image véritablede ce qu’elle fut !

– Vous n’étiez donc pas amoureux de masœur ? demanda Anna pour la seconde fois.

Aratov ne répondit pas sur-le-champ et sedétourna légèrement comme pour dominer sa douleur.

– Eh bien oui, je l’étais, j’en étaisamoureux ! – Je l’aime encore maintenant, lança-t-il avec lemême désespoir dans la voix.

On entendit à ce moment des pas dans lachambre voisine.

– Levez-vous… levez-vous, je vous ensupplie, murmura précipitamment Anna. C’est ma mère qui vient.

Aratov se leva.

– Prenez le journal et la photographie,puisque vous y tenez tant !… Pauvre, pauvre Katia… Mais vousme rendrez le journal, se reprit-elle vivement. Et si vous publiezquelque chose sur elle, vous me l’enverrez, vous me l’enverrezabsolument… Entendez-vous ?

L’apparition de Mme Milovidovadispensa Aratov de l’obligation de répondre. Il eut néanmoins letemps de chuchoter : « Vous êtes un ange !Merci ! Je vous enverrai tout ce que je publierai surelle. »

Mme Milovidova, qui venaitseulement de se réveiller et dont l’esprit était encore engourdi,ne s’aperçut de rien. Aratov partit donc de Kazan avec laphotographie de Claire dans la poche de côté de son veston. Pour cequi est du cahier de journal, il le restitua à Anna, mais non sansen avoir détaché – assez habilement pour que la jeune fille ne leremarquât pas – la page qui portait les mots soulignés.

Durant le trajet de retour à Moscou, il tombade nouveau dans une sorte de stupeur. Encore qu’il se réjouîtsecrètement d’avoir atteint le but pour lequel il avait entreprisce voyage, il renvoya toutes les réflexions sur Claire jusqu’aumoment où il serait rentré chez lui. Il pensait davantage enréalité à sa sœur Anna. « Voilà, songeait-il, un êtreadmirable et vraiment digne de sympathie. Comme elle sait toutcomprendre avec finesse, et quel cœur aimant, quelle absence totaled’égoïsme ! Dire qu’il y a chez nous en province – et dansquel milieu encore – des jeunes filles de cette qualité dont l’âmes’épanouit en secret !… Certes, elle est maladive, assez laideet plus très jeune… mais quelle merveilleuse compagne elle feraitpour un homme convenable et cultivé ! C’est d’elle qu’ilconviendrait d’être amoureux !… » Ainsi méditait Aratov.Mais à son arrivée à Moscou, l’affaire prit une tournure biendifférente.

Chapitre 14

 

Platonida Ivanovna se réjouit immensément duretour de son neveu. Durant son absence, elle n’avait fait queméditer sur les motifs de son départ, et que ne lui était-il venu àl’esprit à ce sujet ! « Il a été envoyé en Sibérie, àtout le moins, murmurait-elle, assise dans sa chambrette d’où ellene bougeait plus. Il en a pour une année en tout cas ! »En outre, la cuisinière lui donnait continuellement des transes enlui communiquant des informations soi-disant sûres sur lesdisparitions subites de tel ou tel autre jeune homme du voisinage.L’innocence complète et le loyalisme politique de son Yacha nesuffisaient nullement à rassurer la pauvre vieille. – « Parles temps qui courent… sait-on jamais !… Il s’occupait dephotographie… et il peut suffire d’un rien pour que le compte soitbon ! » Et voici que son Yacha était rentré à la maisonsain et sauf. Elle remarqua certes qu’il avait quelque peu maigriet que ses traits paraissaient tirés, mais c’était biencompréhensible… en l’absence de tous soins ! Cependant ellen’osait pas le questionner sur son voyage. À table, elle se borna àdemander : « Kazan est-elle une belle ville ?

– Oui, très belle, répondit Aratov. –Tous les habitants y sont des Tatars, je suppose ?

– Non, pas tous. – En as-tu rapporté unerobe de chambre turque ? – Non, je n’en ai point achetélà-bas. » La conversation n’alla pas plus loin sur cethème.

Mais dès qu’Aratov se retrouva seul dans soncabinet, il sentit immédiatement la présence, autour de lui, deforces mystérieuses qui s’étaient de nouveau emparées de son âme.Il se trouvait, il le sentait, au pouvoir d’une puissanceinvisible, d’une autre vie que la sienne, d’un être différent delui. Encore qu’il eût lui-même déclaré à Anna, au cours d’un subitaccès d’exaltation, qu’il était amoureux de Claire, ce mot luisemblait maintenant absurde et risible. Non, il n’aimait point.Comment aurait-il pu d’ailleurs s’éprendre ainsi d’une morte qui,de son vivant encore, lui déplaisait et qu’il avait presquecomplètement oubliée ? – Non ! Il ne s’agissait pasd’amour, mais il était au pouvoir… il se trouvait en sonpouvoir… Il ne s’appartenait plus. Il avait été pris. Prisau point qu’il n’essayait même pas de se délivrer de l’emprise ense moquant de sa propre absurdité ou de se rassurer à tout le moinsen se disant que tout cela passerait, qu’à défaut de certitude, ilétait permis d’espérer en tout cas qu’il s’agissait d’un troublepassager seulement – les nerfs sans doute. Il ne cherchait pas depreuve pour appuyer une telle espérance, ne faisait rien pour s’yraccrocher ! – « Si je rencontre cet homme, je leprendrai et le garderai » : ces mots de Claire, qu’Annalui avait confiés, lui revinrent à la mémoire… C’est cela, le voilàpris maintenant. Pourtant, elle était morte ? Oui, son corpsavait été détruit par la mort… mais son âme ? L’âme n’est-ellepas immortelle ?… A-t-elle donc besoin de jouir de ses organesterrestres pour manifester son pouvoir ? « Le magnétismenous a révélé précisément l’influence d’une âme humaine vivante surune autre âme humaine… Pourquoi cette action ne sepoursuivrait-elle pas au-delà de la mort, du moment que l’âmedemeure vivante ? Dans quel but alors ? Que sortira-t-ilde cette histoire, à quoi peut-elle aboutir ? Maispouvons-nous comprendre, nous mortels, le but de tout ce quis’accomplit autour de nous ? » Ces pensées agitèrentAratov si fortement qu’il demanda tout à coup, pendant le thé, àPlatocha si elle croyait à l’immortalité de l’âme. Celle-ci necomprit pas d’abord la question, puis elle se signa etrépondit : « Pour sûr, l’âme est immortelle !Comment en serait-il autrement ? – Peut-elle en ce cas agiraprès la mort ? reprit Aratov. La vieille répondit que l’âmele peut certainement… qu’elle prie pour nous, c’est-à-dire qu’ellene le fait qu’après avoir traversé les épreuves dans l’attente duJugement dernier. Pendant les quarante premiers jours toutefois,elle ne fait qu’errer autour de l’endroit où la mort l’a prise.

– Pendant les premiers quarantejours ?

– Oui, ensuite débutent les épreuves.Aratov s’étonna des connaissances de sa tante en la matière et seretira dans son cabinet. Il y sentit de nouveau l’invisibleprésence et se retrouva sous l’influence d’un pouvoir étranger.Celui-ci exerçait son action en faisant constamment surgir devantses yeux l’image de Claire, dans ses moindres détails, avec desparticularités même qu’il ne croyait pas avoir remarquées de sonvivant : il voyait… il voyait ses doigts, ses ongles, lestouffes de cheveux sur les joues au-dessous des tempes, un légergrain de beauté sous l’œil gauche. Il voyait remuer ses lèvres, sesnarines, ses sourcils… et cette démarche qu’elle avait, et commeelle tenait la tête légèrement inclinée à droite… Il revoyait tout,tout ! – Il n’admirait nullement les traits de la jeune fillequi lui apparaissait ainsi, mais il lui était impossible de ne pasla voir et de ne pas y songer. Durant la première nuit toutefoisqui suivit son retour, elle ne visita pas ses rêves… Il se sentaittrès fatigué et dormit à poings fermés. En revanche, dès qu’ilouvrit les yeux le matin, elle envahit de nouveau sa chambre et s’yinstalla définitivement comme pour y régner en maître. On eût ditqu’elle avait acquis ce droit par sa mort volontaire et qu’ellen’avait pas besoin désormais de son consentement à lui. – Il pritsa photographie, se mit à en faire des copies, des agrandissements.Puis il eut l’idée de l’adapter au stéréoscope. Cela lui donnabeaucoup de mal, mais il y parvint finalement. Un tressaillement leparcourut au moment où, pour la première fois, il aperçut, àtravers le verre de l’appareil, l’image de la jeune fille dont lecorps apparaissait en relief. Mais la photographie était grisâtre,d’apparence poussiéreuse… et puis les yeux… ces yeux quiregardaient de côté comme s’ils se détournaient de lui. Alors ilfixa longuement ces yeux, comme s’il attendait qu’ils se tournentvers lui… Il plissa même les paupières intentionnellement, pourmieux concentrer le pouvoir magnétique de son regard… mais les yeuxde la jeune fille demeuraient immobiles et son corps semblait avoirpris l’apparence d’une poupée. Il lâcha le stéréoscope, se jetadans un fauteuil, sortit le feuillet déchiré du journal avec lesmots soulignés, et songea : « On prétend, n’est-ce pas,que les amoureux embrassent les lignes écrites par la main aimée –moi, je n’éprouve aucune envie de le faire – cette écriture mesemble laide d’ailleurs. Mais cette ligne contient macondamnation. » Il se souvint tout à coup de la promesse faiteà Anna au sujet de l’article qu’il devait publier. Il s’installadevant son bureau et entreprit de le rédiger. Les phrases luisortaient mal de la tête, sonnaient faux, prenaient des alluresrhétoriques… et puis, cela sonnait faux surtout… comme s’il necroyait pas en ce qu’il écrivait, ni en ses propres sentiments… EtClaire elle-même lui paraissait maintenant étrangère,incompréhensible ! Elle lui résistait. « Non, songea-t-ilen jetant la plume… Ou bien je ne suis pas fait pour écrire, oubien il faut encore laisser mûrir l’article ! » Il seremémora alors sa visite chez Mme Milovidova, ainsique son entretien avec Anna, la douce, l’admirable Anna… Le mot« intacte ! » qu’elle avait prononcé ce jour-là lefrappa subitement. Il sentit comme une brûlure en lui, puis unelumière : « Oui, fit-il presque à voix haute, elle étaitintacte – et je suis intact moi aussi… Voilà bien ce qui lui adonné ce pouvoir sur moi ! »

Des pensées sur l’immortalité de l’âme et surla vie d’outre-tombe l’assaillirent de nouveau. N’était-il pas ditdans la Bible : « Mort, où est tonaiguillon ? » Et chez Schiller : « Les mortsaussi vivront ! » (Auch die Toten sollen leben !)…Il y a aussi, je crois, un passage de ce genre chez le poèteMickiewicz : « J’aimerai jusqu’à la fin des temps – etau-delà encore ! » Et puis un écrivain anglais adit : « L’amour est plus fort que lamort ! »

La parole biblique agit tout particulièrementsur Aratov, et il voulut retrouver l’endroit où ces motsfiguraient. Mais il n’avait pas de Bible chez lui et alla endemander une à Platocha. Celle-ci, très surprise de la demande deson neveu, s’en fut néanmoins quérir un très vieil exemplaire desSaintes Écritures, avec une reliure de cuir usée et déchirée parendroits, portant des fermetures de cuivre. Le livre étaitentièrement taché de cire de bougie. Elle le tendit à Aratov quil’emporta dans sa chambre. Il chercha longtemps le passage quil’intéressait sans parvenir à le retrouver. En revanche, il tombasur un autre texte : « Personne ne possède un amour pluspuissant que celui-ci qui sacrifie son âme pour son prochain »(saint Jean, XV, 13). Il songea : « Ce n’est pas tout àfait ça… il aurait mieux valu dire : Personne ne possède unpouvoir plus grand…

» Et si ce n’était pas pour moi qu’elle aoffert son âme en sacrifice ? Si elle n’a mis fin à ses joursque parce qu’elle en avait assez de l’existence ? Supposonsenfin qu’elle n’ait pas eu du tout l’intention de parler d’amour envenant à ce rendez-vous avec moi ? » Mais au mêmeinstant, il revit Claire telle qu’elle lui était apparue sur leboulevard en la quittant… il se souvint de l’expression d’amertumede se traits, de ses larmes, de ses paroles : « Oh !vous n’y avez rien compris ! »

Non, décidément ! Aucun doute n’étaitpossible quant à la raison qui l’avait fait agir ainsi, quant à lapersonne pour qui elle avait offert son âme en sacrifice…

La journée s’acheva sur ces réflexions, et lanuit vint.

Chapitre 15

 

Aratovse coucha de bonne heure, sans avoir réellement sommeil. Ilespérait que le calme lui reviendrait au lit. La tension de sesnerfs lui causait une fatigue beaucoup plus pénible quel’épuisement physique du voyage. Néanmoins, et en dépit de cettefatigue, il ne parvenait pas à s’endormir. Il voulut lire… mais leslignes dansaient devant ses yeux. Alors il éteignait la chandelleet les ténèbres envahirent la chambre. Il continuait à restercouché sans dormir, les yeux ouverts… et voici que tout à coup ilcrut entendre, tout près de son oreille, comme un murmure étrange…« C’est mon cœur qui bat sans doute, ce sont les pulsations demon sang que je perçois », songea-t-il… mais le murmure,d’abord indistinct, devint plus net… quelqu’un lui parlait àl’oreille, c’était sûr. C’était un discours maintenant, des phrasesprononcées rapidement, d’une voix plaintive et confuse. Iln’arrivait pas à discerner un seul mot… mais c’était la voix deClaire !

Aratov ouvrit les yeux, se souleva à demi,s’accouda sur le lit… La voix devint plus faible en ce moment maissans s’arrêter de parler de la même façon plaintive, précipitée,indistincte…

C’était la voix de Claire, pas moyen d’endouter.

Des doigts invisibles coururent sur lestouches du piano et en tirèrent des arpèges légers, presqueaériens… Ensuite la voix se mit à parler de nouveau. Les syllabesdevenaient plus nettes, plus allongées… on eût dit desgémissements… toujours les mêmes. Puis des mots entierscommencèrent à s’en dégager…

« Des roses… des roses… desroses… »

– Des roses, répéta Aratov à voix basse.– Ah, oui, ce sont les roses sans doute que j’avais vues sur latête de cette femme, dans mon rêve.

« Des roses », entendit-il denouveau.

– Est-ce toi ? demanda Aratov enchuchotant.

La voix se tut subitement.

Aratov attendit… attendit encore… et laissaretomber sa tête sur l’oreiller. « C’est une hallucination del’ouïe, se dit-il. Mais si… si elle se trouvait effectivement ici,tout près de moi ?… supposons que je l’aperçoive…m’effrayerais-je en ce cas ? ou me réjouirais-je ? Et dequoi aurais-je peur au fond ? De quoi me réjouirais-jeaussi ? Tout au plus de la preuve que j’aurais ainsi del’existence d’un autre monde, de l’immortalité de l’âme… Cependant,et en admettant même que ce soit une apparition, ne pourrait-il pass’agir d’une hallucination de la vue ?… »

Il préféra néanmoins allumer la bougie et, nonsans quelque crainte, il jeta autour de lui un regard rapide… maisn’aperçut rien d’extraordinaire dans la chambre. Il se leva,s’approcha du stéréoscope : la poupée grisâtre lui apparut denouveau, avec ses yeux regardant de côté. La crainte céda la placeau dépit dans l’âme d’Aratov. Il était comme déçu dans son attente…et cette attente lui paraissait d’ailleurs ridicule. « Quellessottises ! » murmura-t-il en se recouchant. Il éteignitla bougie et la pièce fut de nouveau envahie par les ténèbres.

Aratov résolut de s’endormir coûte que coûte.Mais voici qu’une nouvelle sensation le pénètre. Il lui semblemaintenant que quelqu’un se tient au milieu de la chambre, à deuxpas de lui, il croit percevoir une faible respiration. Il seretourne brusquement, ouvre les yeux… mais comment discerner lesobjets dans cette nuit opaque ? Il se mit à chercher uneallumette sur la table de nuit… soudain, il lui sembla percevoir unsouffle léger, comme un fluide très doux et silencieux quitraversait la chambre, l’enveloppait, le pénétrait, et lesmots : « C’est moi ! » résonnèrent nettementcette fois dans ses oreilles…

– Moi… c’est moi !…

Quelques instants passèrent avant qu’il neparvînt à allumer la bougie.

De nouveau la chambre était vide. Il ne vitpersonne et n’entendit rien, en dehors des battements précipités deson propre cœur. Il but un verre d’eau et demeura immobile, la têteappuyée sur le bras. Il attendait.

Il se dit : « J’attendrai. Ou bientout cela n’est que sottise, ou bien elle se trouve réellement ici.Elle ne va pas tout de même jouer avec moi comme le chat avec lasouris ! » Il attendit, attendit longtemps… si longtempsqu’il éprouva des fourmillements dans le bras soutenant sa tête…Cependant aucune des sensations qu’il avait éprouvées quelquesinstants plus tôt ne se reproduisit. Deux ou trois fois, ses yeuxse fermèrent et il les rouvrit immédiatement… il lui sembla dumoins qu’il les rouvrait. Peu à peu, ses yeux se fixèrent sur laporte et s’immobilisèrent dans cette direction. La bougie achevaitde se consumer, et la chambre était plongée dans unedemi-obscurité, d’où émergeait seule la longue tache blanchâtre dela porte… Et voici que cette tache se mit à osciller, s’effaçaprogressivement et disparut… tandis qu’apparaissait à sa place unesilhouette féminine, debout sur le seuil. Aratov la dévisagea…c’était Claire ! Cette fois, elle regarde droit vers lui, elles’avance vers son lit, elle porte sur la tête une couronne de rosesécarlates… Bouleversé, il se souleva sur sa couche…

Il aperçut alors devant lui, vêtue d’unecourte camisole blanche, sa tante en bonnet de nuit orné d’un largeruban rouge.

– Platocha ! articula-t-il avecpeine. Est-ce bien vous ?

– C’est moi, répondit Platonida Ivanovna,c’est moi, mon petit Yacha.

– Pourquoi êtes-vous venue ?

– Tu m’as réveillée, tu gémissais tout letemps… et puis tu as crié tout à coup : « Ausecours ! Sauvez-moi ! »

– J’ai crié, moi ?

– Oui, tu as crié, mais d’une voix sienrouée : « Au secours ! » Je me suis demandé àce moment si tu n’étais pas malade, pour l’amour du ciel !C’est pourquoi je suis venue. Tu ne te sens pas bien ?

– Mais non, je n’ai rien.

– C’est donc que tu as fait un mauvaisrêve. Veux-tu que je brûle un peu d’encens ?

Aratov regarda de nouveau sa tante fixement etpartit d’un rire bruyant… L’aspect de la bonne vieille en blouse etbonnet, avec son visage épouvanté qui semblait s’allonger, était eneffet des plus drôles. Les forces mystérieuses dont il s’étaitsenti environné et qui l’opprimaient s’évanouirent en un clind’œil, et il ne resta plus rien de ces sortilèges.

– Non, Platocha, mon ange, ce n’est pasnécessaire, répondit-il. Excusez-moi de vous avoir dérangée bieninvolontairement. Reposez en paix, et je m’endormirai moiaussi.

Platonida Ivanovna s’attarda quelques instantsencore dans sa chambre, désigna de la main la bougie consumée,murmurant : « Pourquoi ne l’as-tu pas éteinte… un malheurest si vite arrivé ! » et, en partant, ne put s’empêcherde faire, fût-ce de loin, un signe de croix sur son neveu.

Aratov s’endormit immédiatement et ne seréveilla qu’au matin. Il se leva de fort bonne humeur… bien qu’avecun vague regret dans l’âme. Il se sentait léger et libre. « Envoilà des fantaisies romantiques, mon ami ! » sedisait-il à lui-même en souriant. Il ne jeta pas un regard sur lestéréoscope, ni sur le feuillet de journal qu’il avait arraché.Après le déjeuner cependant, il se rendit chez Kupfer.

Ce qui l’attirait vers son ami, il le sentaitet le devinait obscurément.

Chapitre 16

 

Aratovtrouva son jovial ami à la maison. Il bavarda quelques minutes sansbut précis, lui reprocha de les négliger complètement, lui et satante, puis écouta les éloges renouvelés que Kupfer fit de cettefemme au cœur d’or, de la princesse, qui venait de lui envoyer, deIaroslav, une calotte brodée d’écailles de poisson…

Brusquement, sans transition aucune, ils’assit en face de Kupfer et, le regardant droit dans les yeux,déclara qu’il s’était rendu à Kazan.

– Tu es allé à Kazan ? Pourquoiça ?

– Comme ça, je voulais recueillir desinformations au sujet de cette… Claire Militch.

– De celle qui s’estempoisonnée ?

– Oui.

Kupfer hocha la tête. « Te voilà bien,toi ! fit-il ensuite. Avec ton petit air paisible… tu as donccouvert mille verstes à l’aller et autant au retour… et dans quelbut ? Je te le demande ! S’il y avait eu du moins unefemme dans cette histoire ! Dans ces cas-là, je suis prêt àtout comprendre… oui, toutes les folies mêmes. (À ces mots, Kupferse plongea la main dans les cheveux qu’il remua d’un geste ample.)Mais quoi ? Pour recueillir uniquement de la documentation,comme vous dites, vous autres savants… Non, grand merci, en vérité.Il existe pour cela des commissions de statistique !… Eh bien,as-tu fait la connaissance de la vieille et de la sœur ? C’estune jeune fille admirable, n’est-il pas vrai ?

– Admirable, confirma Aratov. Elle m’aappris beaucoup de détails intéressants.

– T’a-t-elle raconté comment Claire s’estempoisonnée ?

– Comment… que veux-tu dire ?

– J’entends la manière dont elle s’y estprise pour s’empoisonner.

– Non, elle ne me l’a pas dit… elle étaitencore sous le coup de la douleur… je n’ai pas osé lui poser tropde questions. La manière avait-elle quelque chose departiculier ?

– Certainement. Imagine-toi lachose : elle devait jouer au théâtre le même soir, et elle ajoué. Elle prit avec elle la fiole de poison sur la scène, et labut avant le début du premier acte, qu’elle joua ensuite jusqu’à lafin. Avec le poison dans son corps déjà ! Quelle force devolonté, hein ? Quel caractère ! On prétend même qu’ellen’avait jamais incarné son personnage avec tant de sentiment, tantde feu intérieur. Le public, qui ne soupçonnait rien, applaudissaità tout rompre, la rappelait… mais à peine le rideau était-il tombéqu’elle s’affaissa sur la scène. Elle se tordait de douleur… etrendit l’âme au bout d’une heure. Ne te l’avais-je donc pasraconté ? Les journaux l’ont du reste relaté en son temps.

Aratov sentit ses mains devenir froides etquelque chose trembla dans sa poitrine.

– Non, tu ne me l’as pas raconté, fit-ilenfin. Sais-tu peut-être quelle pièce elle a joué cesoir-là ?

Kupfer devint songeur. « On m’a dit lenom de cette pièce, fit-il enfin… Il y est question d’une jeunefille trompée… c’était un drame sans doute. Claire était née pourjouer des rôles tragiques… Son extérieur déjà… Mais où vas-tudonc ? » s’écria tout à coup Kupfer au milieu de saphrase, en voyant qu’Aratov avait pris son chapeau.

– Je ne me sens pas très bien, réponditAratov. Au revoir… Je reviendrai bientôt.

Kupfer l’arrêta et le dévisagea un instant.« Quel homme nerveux tu es, voyons ! Regarde-toi un peu…tu es devenu blanc comme un linge. »

– Je me sens mal, répéta Aratov en sedégageant, et il s’éloigna. C’est à ce moment seulement qu’il serendit clairement compte d’être venu chez Kupfer dans le seul butde causer de Claire… « de cette Claire folle, de cette Claireinfortunée »…

Rentré chez lui, il ne tarda pas cependant àse calmer… jusqu’à un certain point.

Les circonstances ayant entouré la mort deClaire l’avaient bouleversé au début… mais ensuite, ce jeu sur lascène, « avec le poison dans son corps déjà », commes’était exprimé Kupfer, lui parut une pose odieuse, une bravadestupide… et il s’efforça de ne plus y penser dans la crainted’éprouver pour elle un sentiment de répulsion. Au dîner, assis enface de Platocha, il se souvint tout à coup de son apparitionnocturne, il revit sa courte camisole blanche et ce bonnet ornéd’un large ruban (à quoi bon un ruban sur un bonnet denuit ? !), dans cet accoutrement risible qui, à l’instardu coup de sifflet du machiniste dans un ballet fantastique, avaitfait s’évanouir les spectres autour de lui ! Il obligea mêmePlatocha à raconter une seconde fois comment elle avait entendu soncri et s’était effrayée, comment elle sauta hors du lit et neparvint, durant quelques instants, à retrouver ni sa propre porte,ni celle de son neveu. Vers le soir, il fit une partie de cartesavec elle et se retira dans sa chambre, sentant un peu de tristesseau cœur, mais relativement calme cette fois encore.

Aratov ne s’inquiétait pas de la nuit qu’ilallait passer et n’y songeait même pas. Il était certain de dormirtrès bien. Par moment, la pensée de Claire lui traversait l’esprit,mais il se rappelait alors sa façon théâtrale de mourir et sedétournait d’elle. Cette « conduite grotesque »neutralisait les autres impressions qu’il en avait gardées. Ayantjeté un regard furtif du côté du stéréoscope, il songea qu’elledétournait les yeux sur la photographie dans un sentiment de honte,sans doute. Directement au-dessus du stéréoscope se trouvait penduau mur le portrait de sa mère. Aratov le descendit, l’examinalonguement, l’embrassa et l’enferma avec précaution dans un tiroir.Pour quelle raison le fit-il ? Était-ce parce qu’il neconvenait pas que le portrait demeurât dans le voisinage de cettefemme… ou pour quelque autre motif ? Aratov n’en savait rienlui-même. Cependant, le portrait de sa mère avait réveillé en luile souvenir du père… de ce père qui était mort sous ses yeux dansla même chambre, sur le lit même où il dormait tous les jours.« Que penses-tu de tout cela, père ? lui demanda-t-ilmentalement. Tu comprenais toutes ces choses, tu croyais, toiaussi, à cet univers des âmes dont parle Schiller.Conseille-moi ! »

– Ton père t’aurait conseillé d’oubliertoutes ces sottises, conclut Aratov à voix haute, et il prit unlivre sur sa table. Il ne put pas lire longtemps néanmoins et,sentant son corps s’alourdir étrangement, il se mit au lit plus tôtque d’habitude dans la certitude calme de s’endormirsur-le-champ.

C’est ce qui arriva d’ailleurs… mais sonespoir de passer une nuit paisible ne se réalisa pas.

Chapitre 17

 

Minuitn’avait pas sonné encore qu’il fit un rêve extraordinaire etmenaçant.

Il se vit dans une riche maison depropriétaires fonciers. La maison lui appartenait, il l’avaitachetée peu auparavant, en même temps que le domaine attenant. Etil songe : « Cela va bien, cela va bien pour l’instant,mais gare au malheur ! » Un petit homme tourne autour delui, c’est son intendant. Il rit tout le temps, salue à tout proposet veut montrer à Aratov que tout a été admirablement bien organisédans la maison comme dans le domaine. « Veuillez vous donnerla peine de regarder, répète-t-il sans cesse, en ricanant à chaquemot. Voyez comme tout est bien ici ! Voici les chevaux…quelles bêtes splendides ! »

Aratov voit effectivement une série de chevauxénormes. Ils sont disposés en file dans leurs stalles d’écurie, ledos tourné vers lui. Leurs queues et leurs crinières sontmagnifiques, extraordinaires même… Mais tandis qu’Aratov passederrière les bêtes, celles-ci tournent leurs têtes vers lui enretroussant leurs mufles et montrant des dents menaçantes.« Cela va bien, songe Aratov… mais gare au malheur ! –Veuillez vous donner la peine de regarder, répète de nouveaul’intendant, donnez-vous la peine de passer au jardin ; voyezles belles pommes que nous avons là ! » Les pommesétaient effectivement merveilleuses, rouges et toutes rondes. Maisdès qu’Aratov jette un regard sur elles, leurs belles joues sefendillent, se rident et les fruits tombent… « Gare aumalheur, songe-t-il. – Voici le lac, susurre maintenantl’intendant, voyez comme il est bleu, comme il est lisse ! Etvoici un canot tout doré… ne désirez-vous pas y prendreplace ? Il avancera tout seul. – Je n’irai pas dans le canot,songe Aratov, gare au malheur ! » Pourtant, il s’yinstalle. Il aperçoit alors, au fond de l’embarcation, un petitêtre bizarre, ayant l’apparence d’un singe et qui tient dans sespattes une fiole contenant un liquide foncé. « Ne vousinquiétez pas ! crie de la rive l’intendant… ce n’est rien,c’est la mort ! Bon voyage ! » Le canot file commeune flèche… Soudain, un vent se lève. Ce n’est plus le souffleléger, silencieux et doux de la veille, c’est un cyclone terribledont les noires rafales hurlent lugubrement ! Tout se brouilledevant les yeux d’Aratov, et, dans ce tourbillon de ténèbres, ilaperçoit soudain Claire affublée comme à la scène. Elle porte lafiole à ses lèvres. On entend des cris lointains :bravo ! bravo ! Mais une voix résonne aux oreillesd’Aratov : « Ah ! tu t’imaginais que tout celas’achèverait comme une comédie ! Sache que c’est une tragédie,et quelle tragédie ! »

Aratov se réveille haletant et tremblant. Lachambre n’est pas plongée dans l’obscurité… une lumière pâle ettriste vient de quelque part et projette une clarté immobile surtous les objets. Aratov ne comprend pas d’où rayonne cette lumière…mais il sent que Claire est là dans cette chambre… il perçoit saprésence… il est en son pouvoir de nouveau et pourtoujours !

Un cri s’échappe de ses lèvres :« Claire, est-ce toi ? »

– Oui, entend-il nettement la réponseprovenant du milieu de la pièce où flotte cette clartéimmobile.

Aratov répète sa question d’une voixéteinte.

– Oui ! entend-il encore.

– Je veux te voir en ce cas, s’écrie-t-ilet saute hors de son lit.

Il demeure quelques instants debout, les piedscollés contre le plancher glacé. Son regard erre de tous les côtés.« Où donc, où donc est-elle ? » murmurent seslèvres.

Mais il ne voit rien, n’entend rien.

Il se retourne alors et se rend compte que lafaible lumière qui remplit la chambre provient d’une veilleusedissimulée derrière une feuille de papier dans un angle de la pièceoù Plato-nida l’avait probablement placée pendant qu’il dormait. Ilperçoit même une odeur d’encens… également l’œuvre de la tante,songe-t-il.

Il s’habille à la hâte. Rester au lit, dormir,lui semble impossible. Debout au milieu de la chambre, il médite,les bras croisés sur la poitrine. La sensation de la présence deClaire est en lui plus forte que jamais.

Maintenant il parle à voix haute, mais avec lalenteur solennelle que l’on met à prononcer desincantations :

– Claire, débuta-t-il, s’il est vrai quetu es ici, si tu me vois et m’entends, apparais alors !… Si lapuissance à laquelle je me sens soumis est effectivementta puissance, si elle vient de toi, apparais ! Si tucomprends quel repentir amer j’éprouve de ne point t’avoirappréciée, de t’avoir repoussée – apparais ! Si c’est bien tavoix que j’ai perçue, si le sentiment qui m’a envahi est l’amour,si tu as la certitude aujourd’hui que je t’aime – moi qui n’avaisjamais aimé encore et n’ai point connu de femme jusqu’ici –, si tuas compris que j’ai conçu pour toi, après ta mort, un amourpassionné, inguérissable, si tu ne veux pas enfin que je perde laraison, Claire, apparais !

Aratov n’avait pas eu le temps d’achever cedernier mot qu’il sentit tout à coup quelqu’un s’approcher de luipar derrière – comme autrefois sur le boulevard – et poser le brassur son épaule. Il se retourna : personne. La sensation desa présence devint si vive, si réelle en cet instant qu’ilse retourna de nouveau fébrilement…

Mais qu’est-ce donc ? À deux pas de lui,dans son fauteuil, il voit une femme assise, toute de noir vêtue.La tête est tournée de côté, comme dans le stéréoscope… c’estelle ! C’est Claire ! Pourquoi a-t-elle ce visage sisévère, cet air si désespéré ?

Aratov se laissa doucement choir à genoux. Ilavait eu raison : il n’éprouvait, en cette minute, ni terreur,ni joie… et pas même d’étonnement… Au contraire, les battements deson cœur semblaient plus paisibles. Un seul sentiment était en lui,qui l’emplissait tout entier : « Enfin, enfin,enfin ! »

– Claire, débuta-t-il d’une voix faiblemais égale, pourquoi donc ne me regardes-tu pas ? Je sais quec’est toi… cependant je pourrais penser que c’est mon imaginationqui a créé ainsi ton image, en tout point pareille àcelle-là (il fit un geste de la main dans la direction dustéréoscope)… Prouve-moi que c’est toi réellement… tourne-toi versmoi, regarde-moi, Claire !

Le bras de Claire se souleva lentement… puisretomba aussitôt.

– Claire, Claire, tourne-toi donc versmoi !

Cette fois, la tête de Claire se tournalentement, les paupières baissées s’ouvrirent et les sombrespupilles de ses yeux fixèrent étrangement Aratov.

Il recula légèrement, et poussa un seul criprolongé, frémissant : « Ah ! »

Claire le dévisageait intensément… mais sesyeux et les traits de son visage gardaient une expression pensiveet sévère, presque bourrue. C’est précisément avec cet air-làqu’elle était apparue sur l’estrade lors de la matinée littéraire,avant d’avoir aperçu Aratov. Tout comme l’autre fois, elle rougitsubitement, son visage s’anima, son regard brilla, et un sourireheureux, triomphant, entr’ouvrit ses lèvres.

– Je suis pardonné ! s’écria Aratov.Tu as vaincu… Prends-moi, prends-moi donc ! Car je suis à toi– et tu es à moi !

Il s’élança vers elle, il voulut baiser seslèvres souriantes, ses lèvres triomphantes – et il les embrassa eneffet. Il sentit la brûlure de leur contact, il sentit aussi lafraîcheur humide de ses dents – et un cri d’enthousiasme retentitdans la chambre presque obscure.

Accourue à ce cri, Platonida Ivanovna letrouva évanoui. Il était agenouillé devant le fauteuil, la têtereposant sur le siège. Les bras tendus en avant retombaient,impuissants, des deux côtés du dossier. Une expression de béatitudes’était figée sur son visage pâle.

Platonida Ivanovna s’écroula à ses côtés,étreignit sa taille, murmurant : « Yacha ! Mon petitYacha, mon Yachenka ! » Elle voulut le soulever avec sesmains osseuses… mais il demeurait inerte. Alors Platonida Ivanovnase mit à crier d’une voix éperdue. La domestique se précipita dansla chambre. À deux, elles parvinrent à le soulever tant bien quemal, le firent asseoir, l’aspergèrent d’eau… et même d’eau béniteprise à l’icône…

Il revint à lui. Mais à toutes les questionsde la tante, il se bornait à sourire, avec un air si rempli defélicité que la pauvre femme en conçut de nouvelles terreurs. Ellefaisait à tout instant le signe de croix, tantôt sur lui, tantôtsur elle-même… Aratov écarta finalement le bras de la vieille etfit, toujours avec cette expression d’étrange félicité sur levisage : « Voyons, Platocha, qu’avez-vousdonc ? »

– Qu’as-tu donc toi, mon petitYacha ?

– Moi ? Je suis heureux… pleinementheureux, Platocha… et c’est tout. Maintenant, m’aimerais me coucheret dormir un peu. Il voulut se lever, mais sentit une tellefaiblesse dans ses jambes ainsi que dans tout son corps qu’il futincapable de se dévêtir et de s’étendre dans son lit sans l’aide desa tante et de la domestique. Il s’endormit toutefois très vite engardant, sur ses traits, une expression de bonheur enthousiaste.Mais son visage était affreusement pâle.

Chapitre 18

 

Enpénétrant dans sa chambre le lendemain matin, Platonida Ivanovna letrouva dans le même état… mais la faiblesse n’avait pas passé, sibien qu’il préféra rester au lit. La pâleur de son visage inquiétatout particulièrement la vieille tante. « Qu’est-ce donc,Seigneur ? songeait-elle. On dirait qu’il n’a plus une gouttede sang sous la peau. Avec ça, il a refusé du bouillon, il souritcontinuellement et assure qu’il se porte très bien ! » Ilrefusa le petit déjeuner également.

– Qu’as-tu, Yacha ? Vas-tu restercouché ainsi toute la journée !

– Et pourquoi pas ? répondit Aratovd’une voix gentille.

Cette gentillesse déplut également à PlatonidaIvanovna. Aratov avait l’air d’un homme à qui venait d’être révéléun grand mystère, très agréable pour lui, qu’il gardait jalousementsans vouloir le communiquer aux autres. Il attendait la nuit, avecplus de curiosité encore que d’impatience. Que va-t-il arrivermaintenant ? se demandait-il. Qu’est-ce qui va suivre ?Il avait complètement cessé de s’étonner : il était certaindésormais d’être entré en communication avec Claire. Ils s’aimaientmutuellement, il en avait la certitude aussi. Mais… que pouvait-ilsortir d’un amour de ce genre ? Il se souvint de ce baiser… etun petit frisson froid, mais délicieux, parcourut tous ses membrescomme une effluve voluptueuse. « Voilà un baiser, songea-t-il,que Roméo et Juliette eux-mêmes n’ont point connu ! Laprochaine fois, je me montrerai plus fort… elle sera mienne… elleviendra avec une couronne de petites roses sur ses bouclesnoires !… » – Mais qu’y aura-t-il ensuite ? car ilnous est évidemment impossible de vivre ensemble ! Parconséquent, il faudrait que je meure, afin que nous soyons réunis.Ne serait-ce pas dans ce but qu’elle est venue… et ne serait-ce pasainsi qu’elle veut me prendre ?… Et puis quoi,mourons, puisqu’il le faut. La mort ne me fait plus peurmaintenant. Elle n’a pas le pouvoir de m’anéantir, n’est-il pasvrai ?… Tout au contraire… c’est là-bas seulement, etc’est ainsi uniquement que je serai heureux… comme jamaisje ne l’avais été jusqu’ici, comme elle ne l’a pas été, elle nonplus… Puisque nous sommes intacts l’un et l’autre ! – Oh, cebaiser !…

Platonida Ivanova entrait à tout instant dansla chambre d’Aratov. Elle ne le questionnait pas, de crainte de lefatiguer, et se bornait à jeter sur lui un regard rapide, murmuraitquelques mots, poussait un soupir et s’éloignait. Mais voici qu’ilrefusa de dîner également… cette fois, c’en était trop ! Lapauvre vieille alla chercher le médecin de district, qu’elleconnaissait de longue date et qui lui inspirait une grandeconfiance pour l’unique raison qu’il ne buvait jamais et avaitépousé une Allemande. Aratov parut surpris, quand elle amena lemédecin à son chevet, mais Platonida Ivanova pria avec tantd’insistance son bon petit Yacha de permettre à Paramon Paramonitch(c’était le nom du médecin) de l’examiner – ne fût-ce que pour luifaire plaisir à elle ! – qu’Aratov finit par y consentir.Paramon Paramonitch lui tâta le pouls, lui fit tirer la langue,posa deux ou trois questions, et déclara qu’une auscultation étaitnécessaire. Aratov était d’humeur si bienveillante qu’il ne s’yopposa pas. Le médecin découvrit délicatement sa poitrine, frappalégèrement du doigt, colla l’oreille, poussa deux petitsgrognements, et prescrivit des gouttes ainsi qu’une mixture.Surtout, ajouta-t-il, il importe que le malade reste tranquille enévitant toutes les émotions violentes. – « Tiens, tiens !songea Aratov… voilà un conseil, mon cher, qui vient un peutard ! »

– Qu’a-t-il donc mon Yacha ? demandaPlatonida Ivanovna à Paramon Paramonitch en l’arrêtant sur le seuilde la chambre pour lui remettre un assignat de trois roubles.L’Esculape de district qui, à l’instar de tous les médecinscontemporains – et tout particulièrement de ceux qui portentl’uniforme – aimait à parader avec des termes scientifiques,déclara à la vieille que son neveu présentait tous les symptômesdioptriques d’une cardialgie nerveuse avec febris.

– Parle donc simplement, mon petit père,l’interrompit Platonida Ivanovna. Ton latin ne m’en imposepas ! Nous ne sommes pas ici à la pharmacie.

– C’est le cœur qui est détraqué,expliqua alors le médecin. En outre, il a un peu de fièvre. Surquoi il renouvela ses conseils concernant le repos nécessaire, latranquillité et la suppression des émotions violentes.

– Ce n’est pas dangereux, j’espère ?demanda Platonida Ivanovna en le regardant avec sévérité (commepour lui dire : toi, mon vieux, n’essaie pas de me bourrerencore le crâne avec ton latin !).

– Pas pour l’instant, fit le médecin, etil partit.

Demeurée seule, Platonida Ivanovna plongeadans l’abattement et la prostration… Néanmoins, elle envoyachercher le médicament à la pharmacie, mais Aratov refusa de leprendre malgré ses supplications. Il ne voulut pas boire non plusde tisane pectorale. « De quoi vous inquiétez-vous donc, macolombe ? lui disait-il. Je vous assure que je suis à l’heureactuelle l’homme le plus heureux et le mieux portant dumonde ! » – Platonida Ivanovna se borna à hocher la tête.Vers le soir, la fièvre monta légèrement, mais il insista pourqu’elle le laissât seul la nuit et se retirât dans sa chambre.Platonida Ivanovna obéit. Toutefois, elle ne voulut pas sedéshabiller et se coucher. Elle s’assit dans un fauteuil, tenditl’oreille et murmura ses prières.

Elle commençait à s’assoupir déjà quand,soudain, un cri terrible, aigu, la fit sursauter. Elle se précipitadans le cabinet d’Aratov et, comme la veille, elle le trouva sur leplancher. Mais il ne reprit pas connaissance comme le jourprécédent, en dépit de tous les efforts qui furent tentés pour leranimer. Durant la nuit, il eut un accès de fièvre chaude avecdélire, et une inflammation du cœur se déclara.

Il mourut au bout de quelques jours.

Son second évanouissement avait été marqué parun détail troublant. Lorsqu’on le releva pour le coucher sur sonlit, on trouva dans sa main droite crispée une petite touffe decheveux noirs féminins. D’où provenaient-ils ? Anna Sémionovnapossédait bien une touffe de ce genre, qu’elle gardait en souvenirde Claire. Mais pour quel motif aurait-elle abandonné à Aratov unerelique si précieuse à ses yeux ? À moins qu’elle ne l’eûtglissée dans le journal et ne s’en serait pas souvenue en remettantcelui-ci à Aratov ?

Dans son délire d’agonie, Aratov parlait delui-même comme de Roméo… après l’empoisonnement. Il parlait dumariage célébré et consommé, disant qu’il savait maintenant ce quec’est que la volupté. L’instant le plus pénible pour Platocha futnéanmoins celui où son neveu, ayant à demi repris connaissance, etl’apercevant à son chevet lui dit : « Pourquoipleures-tu, tante ? Parce que je vais mourir ? Ignores-tudonc que l’amour est plus puissant que la mort ?… Mort, ômort ! Où est ton aiguillon ? Ce n’est pas pleurer qu’ilfaut, mais te réjouir – comme je me réjouis moi-même… »

À ces mots, le visage du mourant s’illumina denouveau de ce sourire de béatitude qui inspirait de telles terreursà la pauvre vieille.

Bougival, octobre 1882.

Share