Colomba

Chapitre 19

 

 

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait euson aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, ilavait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner sessoins à un homme blessé. On l’avait conduit auprès d’Orso, et ilavait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le banditl’avait reconduit assez loin, et l’avait fort édifié en lui parlantdes plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient sesintimes amis.

« Docteur, dit le théologien en lequittant, vous m’avez inspiré trop d’estime pour que je croienécessaire de vous rappeler qu’un médecin doit être aussi discretqu’un confesseur. » Et il faisait jouer la batterie de sonfusil. « Vous avez oublié le lieu où nous avons eu l’honneurde vous voir. Adieu, enchanté d’avoir fait votreconnaissance. »

Colomba supplia le colonel d’assister àl’autopsie des cadavres.

« Vous connaissez mieux que personne lefusil de mon frère, dit-elle, et votre présence sera fort utile.D’ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions degrands risques si nous n’avions personne pour défendre nosintérêts. »

Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignitd’un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pasdu village.

« Le grand air me fera du bien,disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l’ai respiré. »

Tout en marchant elle parlait de sonfrère : et miss Lydia, que ce sujet intéressait assezvivement, ne s’apercevait pas qu’elle s’éloignait beaucoup dePietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l’observationet engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui,disait-elle, abrégeait beaucoup le retour : et, quittant lesentier qu’elle suivait, elle en prit un autre en apparencebeaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteautellement escarpé qu’elle était obligée continuellement pour sesoutenir de s’accrocher d’une main à des branches d’arbres, pendantque de l’autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d’ungrand quart d’heure de cette pénible ascension elles se trouvèrentsur un petit plateau couvert de myrtes et d’arbousiers, au milieude grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés.Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et ilfaisait presque nuit.

« Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle,que je crains que nous ne soyons égarées ?

– N’ayez pas peur, répondit Colomba.Marchons toujours, suivez-moi.

– Mais je vous assure que vous voustrompez ; le village ne peut pas être de ce côté-là. Jeparierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières quenous voyons si loin, certainement, c’est là qu’est Pietranera.

– Ma chère amie, dit Colomba d’un airagité, vous avez raison ; mais à deux cents pas d’ici… dans cemaquis…

– Eh bien ?

– Mon frère y est ; je pourrais levoir et l’embrasser si vous vouliez. » Miss Nevil fit unmouvement de surprise.

« Je suis sortie de Pietranera,poursuivit Colomba, sans être remarquée, parce que j’étais avecvous… autrement on m’aurait suivie… Être si près de lui et ne pasle voir !… Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir monpauvre frère ? Vous lui feriez tant de plaisir !

– Mais, Colomba… ce ne serait pasconvenable de ma part.

– Je comprends. Vous autres femmes desvilles, vous vous inquiétez toujours de ce qui estconvenable ; nous autres femmes de village, nous ne pensonsqu’à ce qui est bien.

– Mais il est tard !… Et votrefrère, que pensera-t-il de moi ?

– Il pensera qu’il n’est point abandonnépar ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir.

– Et mon père, il sera inquiet…

– Il vous sait avec moi… Eh bien,décidez-vous… Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elleavec un sourire de malice.

– Non… vraiment, Colomba, je n’ose… cesbandits qui sont là…

– Eh bien, ces bandits ne vousconnaissent pas, qu’importe ? Vous désiriez envoir !…

– Mon Dieu !

– Voyez, mademoiselle, prenez un parti.Vous laisser seule ici, je ne le puis pas ; on ne sait pas cequi pourrait arriver. Allons voir Orso, ou bien retournons ensembleau village… Je verrai mon frère… Dieu sait quand… peut-êtrejamais…

– Que dites-vous, Colomba ?… Ehbien, allons ! mais pour une minute seulement, et nousreviendrons aussitôt. »

Colomba lui serra la main et, sans répondre,elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que miss Lydia avaitpeine à la suivre. Heureusement Colomba s’arrêta bientôt en disantà sa compagne :

« N’avançons pas davantage avant de lesavoir prévenus ; nous pourrions peut-être attraper un coup defusil. »

Elle se mit à siffler entre ses doigts ;bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancéedes bandits ne tarda pas à paraître. C’était notre vieilleconnaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et sechargea de lui servir de guide. Après maints détours dans lessentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu’aux dents seprésentèrent à leur rencontre.

« Est-ce vous, Brandolaccio ?demanda Colomba. Où est mon frère ?

– Là-bas ! répondit le bandit. Maisavancez doucement ; il dort, et c’est la première fois quecela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu ! on voit bienque par où passe le diable une femme passe bien aussi. »

Les deux femmes s’approchèrent avecprécaution, et auprès d’un feu dont on avait prudemment masquél’éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches,elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougères et couvert d’unpilone. Il était fort pâle et l’on entendait sa respirationoppressée. Colomba s’assit auprès de lui, et le contemplait ensilence, les mains jointes, comme si elle priait mentalement. MissLydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contreelle ; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir leblessé par-dessus l’épaule de Colomba. Un quart d’heure se passasans que personne ouvrît la bouche. Sur un signe du théologien,Brandolaccio s’était enfoncé avec lui dans le maquis, au grandcontentement de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvaitque les grandes barbes et l’équipement des bandits avaient trop decouleur locale.

Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colombase pencha sur lui et l’embrassa à plusieurs reprises, l’accablantde questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Aprèsavoir répondu qu’il était aussi bien que possible, Orso lui demandaà son tour si miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle luiavait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachaitcomplètement sa compagne, que l’obscurité, d’ailleurs, lui auraitdifficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de missNevil, et de l’autre elle soulevait légèrement la tête dublessé.

« Non, mon frère, elle ne m’a pas donnéde lettre pour vous… ; mais vous pensez toujours à miss Nevil,vous l’aimez donc bien ?

– Si je l’aime, Colomba !… Maiselle, elle me méprise peut-être à présent ! »

En ce moment, miss Nevil fit un effort pourretirer sa main ; mais il n’était pas facile de faire lâcherprise à Colomba ; et, quoique petite et bien formée, sa mainpossédait une force dont on a vu quelques preuves.

« Vous mépriser ! s’écria Colomba,après ce que vous avez fait… Au contraire, elle dit du bien devous… Ah ! Orso, j’aurais bien des choses d’elle à vousconter. »

La main voulait toujours s’échapper maisColomba l’attirait toujours plus près d’Orso.

« Mais enfin, dit le blessé, pourquoi nepas me répondre ?… Une seule ligne, et j’aurais étécontent. »

À force de tirer la main de miss Nevil,Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors,s’écartant tout à coup en éclatant de rire :

« Orso, s’écria-t-elle, prenez garde dedire du mal de miss Lydia, car elle entend très bien lecorse. »

Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutiaquelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.

« Vous ici, miss Nevil ! MonDieu ! comment avez-vous osé ? Ah ! que vous merendez heureux ! »

Et, se soulevant avec peine, il essaya de serapprocher d’elle.

« J’ai accompagné votre sœur, dit missLydia… pour qu’on ne pût soupçonner où elle allait… et puis, jevoulais aussi… m’assurer… Hélas ! que vous êtes malici ! »

Colomba s’était assise derrière Orso. Elle lesouleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête surses genoux. Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe àmiss Lydia de s’approcher.

« Plus près ! plus près !disait-elle : il ne faut pas qu’un malade élève trop lavoix. »

Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit lamain et la força de s’asseoir tellement près, que sa robe touchaitOrso, et que sa main, qu’elle tenait toujours, reposait surl’épaule du blessé.

« Il est très bien comme cela, ditColomba d’un air gai. N’est-ce pas, Orso, qu’on est bien dans lemaquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci ?

– Oh oui ! la belle nuit ! ditOrso. Je ne l’oublierai jamais !

– Que vous devez souffrir ! dit missNevil.

– Je ne souffre plus, dit Orso, et jevoudrais mourir ici. » Et sa main droite se rapprochait decelle de miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée.« Il faut absolument qu’on vous transporte quelque part oùl’on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit missNevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu simal couché… en plein air…

– Si je n’eusse craint de vousrencontrer, miss Nevil, j’aurais essayé de retourner à Pietranera,et je me serais constitué prisonnier.

– Et pourquoi craigniez-vous de larencontrer, Orso ? demanda Colomba.

– Je vous avais désobéi, miss Nevil… etje n’aurais pas osé vous voir en ce moment.

– Savez-vous, miss Lydia, que vous faitesfaire à mon frère tout ce que vous voulez ? dit Colomba enriant. Je vous empêcherai de le voir.

– J’espère, dit miss Nevil, que cettemalheureuse affaire va s’éclaircir, et que bientôt vous n’aurezplus rien à craindre… Je serai bien contente si, lorsque nouspartirons, je sais qu’on vous a rendu justice et qu’on a reconnuvotre loyauté comme votre bravoure.

– Vous partez, miss Nevil ! Ne ditespas encore ce mot-là.

– Que voulez-vous… mon père ne peut paschasser toujours… Il veut partir. » Orso laissa retomber samain qui touchait celle de miss Lydia, et il y eut un moment desilence.

« Bah ! reprit Colomba, nous ne vouslaisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses àvous montrer à Pietranera… D’ailleurs, vous m’avez promis de fairemon portrait, et vous n’avez pas encore commencé… Et puis je vousai promis de vous faire une serenata en soixante et quinzecouplets… Et puis… Mais qu’a donc Brusco à grogner ?… VoilàBrandolaccio qui court après lui… Voyons ce que c’est. »

Aussitôt elle se leva, et posant sanscérémonie la tête d’Orso sur les genoux de miss Nevil, elle courutauprès des bandits.

Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenantun beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d’un maquis,miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirantbrusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orsoquitta lui-même le doux appui que sa sœur venait de lui donner, et,se soulevant sur son bras droit :

« Ainsi, vous partez bientôt, missLydia ? Je n’avais jamais pensé que vous dussiez prolongervotre séjour dans ce malheureux pays…, et pourtant…, depuis quevous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu’ilfaut vous dire adieu… Je suis un pauvre lieutenant… sans avenir…,proscrit maintenant… Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que jevous aime… mais c’est sans doute la seule fois que je pourrai vousle dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenantque j’ai soulagé mon cœur. »

Miss Lydia détourna la tête, comme sil’obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur :

« Monsieur della Rebbia, dit-elle d’unevoix tremblante, serais-je venue en ce lieu si… »

Et, tout en parlant, elle mettait dans la maind’Orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pourreprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel :

« C’est bien mal à vous, monsieur Orso,de parler ainsi… Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, voussavez bien que je n’oserais jamais me fâcher contrevous. »

Orso fit un mouvement pour baiser la main quilui rendait le talisman ; et comme miss Lydia la retirait unpeu vite, il perdit l’équilibre et tomba sur son bras blessé. Il neput retenir un gémissement douloureux.

« Vous vous êtes fait mal, mon ami ?s’écria-t-elle, en le soulevant ; c’est ma faute !pardonnez-moi… »

Ils se parlèrent encore quelque temps à voixbasse, et fort rapprochés l’un de l’autre. Colomba, qui accouraitprécipitamment, les trouva précisément dans la position où elle lesavait laissés.

« Les voltigeurs ! s’écria-t-elle.Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.

– Laissez-moi, dit Orso. Dis aux banditsde se sauver… ; qu’on me prenne, peu m’importe ; maisemmène miss Lydia : au nom de Dieu, qu’on ne la voie pasici !

– Je ne vous laisserai pas, ditBrandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est unfilleul de l’avocat ; au lieu de vous arrêter, il vous tuera,et puis il dira qu’il ne l’a pas fait exprès. »

Orso essaya de se lever, il fit même quelquespas ; mais s’arrêtant bientôt :

« Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vousautres. Adieu, miss Nevil ; donnez-moi la main, etadieu !

– Nous ne vous quitterons pas !s’écrièrent les deux femmes.

– Si vous ne pouvez marcher, ditBrandolaccio, il faudra que je vous porte. Allons, mon lieutenant,un peu de courage ; nous aurons le temps de décamper par leravin, là-derrière.

M. le curé va leur donner del’occupation.

– Non, laissez-moi, dit Orso en secouchant à terre. Au nom de Dieu, Colomba, emmène missNevil !

– Vous êtes forte, mademoiselle Colomba,dit Brandolaccio ; empoignez-le par les épaules, moi je tiensles pieds ; bon ! en avant, marche ! »

Ils commencèrent à le porter rapidement,malgré ses protestations ; miss Lydia les suivait,horriblement effrayée, lorsqu’un coup de fusil se fit entendre,auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt. Miss Lydia poussaun cri, Brandolaccio une imprécation, mais il redoubla de vitesse,et Colomba, à son exemple, courait au travers du maquis, sans faireattention aux branches qui lui fouettaient la figure ou quidéchiraient sa robe.

« Baissez-vous, baissez-vous, ma chère,disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper. » Onmarcha ou plutôt on courut environ cinq cents pas de la sorte,lorsque Brandolaccio déclara qu’il n’en pouvait plus, et se laissatomber à terre, malgré les exhortations et les reproches deColomba.

« Où est miss Nevil ? »demandait Orso.

Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil,arrêtée à chaque instant par l’épaisseur du maquis, avait bientôtperdu la trace des fugitifs, et était demeurée seule en proie auxplus vives angoisses.

« Elle est restée en arrière, ditBrandolaccio, mais elle n’est pas perdue, les femmes se retrouventtoujours. Écoutez donc, Ors’Anton’, comme le curé fait du tapageavec votre fusil. Malheureusement on n’y voit goutte, et l’on ne sefait pas grand mal à se tirailler de nuit.

– Chut ! s’écria Colomba ;j’entends un cheval, nous sommes sauvés. » En effet, un chevalqui paissait dans le maquis, effrayé par le bruit de la fusillade,s’approchait de leur côté. « Nous sommes sauvés ! »répéta Brandolaccio.

Courir au cheval, le saisir par les crins, luipasser dans la bouche un nœud de corde en guise de bride, fut pourle bandit, aidé de Colomba, l’affaire d’un moment.

« Prévenons maintenant le curé »,dit-il. Il siffla deux fois ; un sifflet éloigné répondit à cesignal, et le fusil de Manton cessa de faire entendre sa grossevoix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval. Colomba plaça sonfrère devant le bandit, qui d’une main le serra fortement, tandisque de l’autre, il dirigeait sa monture. Malgré sa double charge,le cheval, excité par deux bons coups de pied dans le ventre,partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où toutautre qu’un cheval corse se serait tué cent fois.

Colomba revint alors sur ses pas, appelantmiss Nevil de toutes ses forces, mais aucune voix ne répondait à lasienne… Après avoir marché quelque temps à l’aventure, cherchant àretrouver le chemin qu’elle avait suivi, elle rencontra dans unsentier deux voltigeurs qui lui crièrent : « Quivive ? »

« Eh bien, messieurs, dit Colomba d’unton railleur, voilà bien du tapage. Combien de morts ?

– Vous étiez avec les bandits, dit un dessoldats, vous allez venir avec nous.

– Très volontiers, répondit-elle ;mais j’ai une amie ici, et il faut que nous la trouvionsd’abord.

– Votre amie est déjà prise, et vous irezavec elle coucher en prison.

– En prison ? c’est ce qu’il faudravoir ; mais, en attendant, menez-moi auprès d’elle. »

Les voltigeurs la conduisirent alors dans lecampement des bandits, où ils rassemblaient les trophées de leurexpédition, c’est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieillemarmite et une cruche pleine d’eau. Dans le même lieu se trouvaitmiss Nevil, qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur,répondait par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre desbandits et la direction qu’ils avaient prise.

Colomba se jeta dans ses bras et lui dit àl’oreille : « Ils sont sauvés. » Puis, s’adressantau sergent des voltigeurs :

« Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bienque mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui demandez.Laissez-nous revenir au village, où l’on nous attend avecimpatience.

– On vous y mènera, et plus tôt que vousne le désirez, ma mignonne, dit le sergent, et vous aurez àexpliquer ce que vous faisiez dans le maquis à cette heure avec lesbrigands qui viennent de s’enfuir. Je ne sais quel sortilègeemploient ces coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, carpartout où il y a des bandits on est sûr d’en trouver dejolies.

– Vous êtes galant, monsieur le sergent,dit Colomba, mais vous ne ferez pas mal de faire attention à vosparoles. Cette demoiselle est une parente du préfet, et il ne fautpas badiner avec elle.

– Parente du préfet ! murmura unvoltigeur à son chef ; en effet, elle a un chapeau.

– Le chapeau n’y fait rien, dit lesergent. Elles étaient toutes les deux avec le curé, qui est leplus grand enjôleur du pays, et mon devoir est de les emmener.Aussi bien, n’avons-nous plus rien à faire ici. Sans ce mauditcaporal Taupin…, l’ivrogne de Français s’est montré avant que jen’eusse cerné le maquis… sans lui nous les prenions comme dans unfilet.

– Vous êtes sept ? demanda Colomba.Savez-vous, messieurs, que si par hasard les trois frères Gambini,Sarocchi et Théodore Poli se trouvaient à la croix deSainte-Christine avec Brandolaccio et le curé, ils pourraient vousdonner bien des affaires. Si vous devez avoir une conversation avecle Commandant de la campagne, [26] je ne mesoucierais pas de m’y trouver. Les balles ne connaissent personnela nuit. »

La possibilité d’une rencontre avec lesredoutables bandits que Colomba venait de nommer parut faireimpression sur les voltigeurs. Toujours pestant contre le caporalTaupin, le chien de Français, le sergent donna l’ordre de laretraite, et sa petite troupe prit le chemin de Pietranera,emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche, un coup depied en fit justice. Un voltigeur voulut prendre le bras de missLydia ; mais Colomba, le repoussant aussitôt :

« Que personne ne la touche !dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous enfuir !Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne pleurez pascomme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira pasmal ; dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part,j’en meurs d’envie.

– Que pensera-t-on de moi ? disaittout bas miss Nevil.

– On pensera que vous vous êtes engagéedans le maquis, voilà tout.

– Que dira le préfet ?… que dira monpère surtout ?

– Le préfet ?… vous lui répondrezqu’il se mêle de sa préfecture. Votre père ?… à la manièredont vous causiez avec Orso, j’aurais cru que vous aviez quelquechose à dire à votre père. »

Miss Nevil lui serra le bras sans répondre.« N’est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que monfrère mérite qu’on l’aime ? Ne l’aimez-vous pas unpeu ?

– Ah ! Colomba, répondit miss Nevilsouriant malgré sa confusion, vous m’avez trahie, moi qui avaistant de confiance en vous ! »

Colomba lui passa un bras autour de la taille,et l’embrassant sur le front : « Ma petite sœur, dit-ellebien bas, me pardonnez-vous ?

– Il le faut bien, ma terriblesœur », répondit Lydia en lui rendant son baiser.

Le préfet et le procureur du roi logeaientchez l’adjoint de Pietranera, et le colonel, fort inquiet de safille, venait pour la vingtième fois leur en demander desnouvelles, lorsqu’un voltigeur, détaché en courrier par le sergent,leur fit le récit du terrible combat livré contre les brigands,combat dans lequel il n’y avait eu, il est vrai, ni morts niblessés, mais où l’on avait pris une marmite, un pilone et deuxfilles qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes desbandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières aumilieu de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse deColomba, la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie etl’étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malinplaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèced’interrogatoire qui ne se termina que lorsqu’il lui eut faitperdre toute contenance.

« Il me semble, dit le préfet, que nouspouvons bien mettre tout le monde en liberté. Ces demoiselles ontété se promener, rien de plus naturel par un beau temps ;elles ont rencontré par hasard un aimable jeune homme blessé, riende plus naturel encore. »

Puis, prenant à part Colomba :

« Mademoiselle, dit-il, vous pouvezmander à votre frère que son affaire tourne mieux que je nel’espérais. L’examen des cadavres, la déposition du colonel,démontrent qu’il n’a fait que riposter, et qu’il était seul aumoment du combat. Tout s’arrangera, mais il faut qu’il quitte lemaquis au plus vite, et qu’il se constitue prisonnier. »

Il était près de onze heures lorsque lecolonel, sa fille et Colomba se mirent à table devant un souperrefroidi. Colomba mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, duprocureur du roi et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais nedisait mot, regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeuxde dessus son assiette. Enfin, d’une voix douce, maisgrave :

« Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtesdonc engagée avec della Rebbia ?

– Oui, mon père, depuisaujourd’hui », répondit-elle en rougissant, mais d’une voixferme.

Puis elle leva les yeux, et, n’apercevant surla physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jetadans ses bras et l’embrassa, comme les demoiselles bien élevéesfont en pareille occasion.

« À la bonne heure, dit le colonel, c’estun brave garçon ; mais, par Dieu ! nous ne demeureronspas dans son pays ! ou je refuse mon consentement.

– Je ne sais pas l’anglais, dit Colomba,qui les regardait avec une extrême curiosité ; mais je parieque j’ai deviné ce que vous dites.

– Nous disons, répondit le colonel, quenous vous mènerons faire un voyage en Irlande.

– Oui, volontiers, et je serai lasurella Colomba. Est-ce fait, colonel ? Nousfrappons-nous dans la main ?

– On s’embrasse dans ce cas-là »,dit le colonel.

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