Categories: Romans

Colomba

Colomba

de Prosper Mérimée

Chapitre 1

Pè far la to vandetta,

Sta sigur’, vasta anche ella.

VOCERO DU NIOLO.

Dans les premiers jours du mois d’octobre181., le colonel Sir Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l’armée anglaise, descendit avec sa fille à l’hôtel Beauvau, à Marseille, au retour d’un voyage en Italie. L’admiration continue des voyageurs enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, beaucoup de touristes aujourd’hui prennent pour devise le nil admirari d’Horace. C’est à cette classe de voyageurs mécontents qu’appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. La Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme, sa grande objection contre l’Italie était que ce pays manquait de couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que je n’entends plus aujourd’hui. D’abord,miss Lydia s’était flattée de trouver au-delà des Alpes des choses que personne n’aurait vues avant elle, et dont elle pourrait parler« avec les honnêtes gens », comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses compatriotes et désespérant de rencontrer rien d’inconnu, elle se jeta dans le parti de l’opposition. Il est bien désagréable, en effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l’Italie sans que quelqu’un ne vous dise : « Vous connaissez sans doute ce Raphaël du palais ***, à *** ? C’est ce qu’il y a de plus beau en Italie. » – Et c’est justement ce qu’on a négligé de voir.Comme il est trop long de tout voir, le plus simple c’est de tout condamner de parti pris.

À l’hôtel Beauvau, miss Lydia eut un amer désappointement. Elle rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne de Segni, qu’elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, lady Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille,lui montra son album, où, entre un sonnet et une fleur desséchée,figurait la porte en question, enluminée à grand renfort de terrede Sienne. Miss Lydia donna la porte de Segni à sa femme dechambre, et perdit toute estime pour les constructionspélasgiques.

Ces tristes dispositions étaient partagées parle colonel Nevil, qui, depuis la mort de sa femme, ne voyait leschoses que par les yeux de miss Lydia. Pour lui, l’Italie avait letort immense d’avoir ennuyé sa fille, et par conséquent c’était leplus ennuyeux pays du monde. Il n’avait rien à dire, il est vrai,contre les tableaux et les statues ; mais ce qu’il pouvaitassurer, c’est que la chasse était misérable dans ce pays-là, etqu’il fallait faire dix lieues au grand soleil dans la campagne deRome pour tuer quelques méchantes perdrix rouges.

Le lendemain de son arrivée à Marseille, ilinvita à dîner le capitaine Ellis, son ancien adjudant, qui venaitde passer six semaines en Corse. Le capitaine raconta fort bien àmiss Lydia une histoire de bandits qui avait le mérite de neressembler nullement aux histoires de voleurs dont on l’avait sisouvent entretenue sur la route de Rome à Naples. Au dessert, lesdeux hommes, restés seuls avec des bouteilles de vin de Bordeaux,parlèrent chasse, et le colonel apprit qu’il n’y a pas de pays oùelle soit plus belle qu’en Corse, plus variée, plus abondante.« On y voit force sangliers, disait le capitaine Ellis, et ilfaut apprendre à les distinguer des cochons domestiques, qui leurressemblent d’une manière étonnante ; car, en tuant descochons, l’on se fait une mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ilssortent d’un taillis qu’ils nomment maquis, armésjusqu’aux dents, se font payer leurs bêtes et se moquent de vous.Vous avez encore le mouflon, fort étrange animal qu’on ne trouvepas ailleurs, fameux gibier, mais difficile. Cerfs, daims, faisans,perdreaux, jamais on ne pourrait nombrer toutes les espèces degibier qui fourmillent en Corse. Si vous aimez à tirer, allez enCorse, colonel ; là, comme disait un de mes hôtes, vouspourrez tirer sur tous les gibiers possibles, depuis la grivejusqu’à l’homme. »

Au thé, le capitaine charma de nouveau missLydia par une histoire de vendetta transversale[1], encore plus bizarre que la première, etil acheva de l’enthousiasmer pour la Corse en lui décrivantl’aspect étrange, sauvage du pays, le caractère original de seshabitants, leur hospitalité et leurs mœurs primitives. Enfin, ilmit à ses pieds un joli petit stylet, moins remarquable par saforme et sa monture en cuivre que par son origine. Un fameux banditl’avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s’être enfoncé dansquatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa ceinture, le mitsur sa table de nuit, et le tira deux fois de son fourreau avant des’endormir. De son côté, le colonel rêva qu’il tuait un mouflon etque le propriétaire lui en faisait payer le prix, à quoi ilconsentait volontiers, car c’était un animal très curieux, quiressemblait à un sanglier, avec des cornes de cerf et une queue defaisan.

« Ellis conte qu’il y a une chasseadmirable en Corse, dit le colonel, déjeunant tête à tête avec safille ; si ce n’était pas si loin, j’aimerais à y passer unequinzaine.

– Eh bien, répondit miss Lydia, pourquoin’irions-nous pas en Corse ? Pendant que vous chasseriez, jedessinerais ; je serais charmée d’avoir dans mon album lagrotte dont parlait le capitaine Ellis, où Bonaparte allait étudierquand il était enfant. »

C’était peut-être la première fois qu’un désirmanifesté par le colonel eût obtenu l’approbation de sa fille.Enchanté de cette rencontre inattendue, il eut pourtant le bon sensde faire quelques objections pour irriter l’heureux caprice de missLydia. En vain il parla de la sauvagerie du pays et de ladifficulté pour une femme d’y voyager : elle ne craignaitrien ; elle aimait par-dessus tout à voyager à cheval ;elle se faisait une fête de coucher au bivouac ; elle menaçaitd’aller en Asie Mineure. Bref, elle avait réponse à tout, carjamais Anglaise n’avait été en Corse ; donc elle devait yaller. Et quel bonheur, de retour dans Saint-Jame’s Place, demontrer son album ! « Pourquoi donc, ma chère,passez-vous ce charmant dessin ? – Oh ! ce n’est rien.C’est un croquis que j’ai fait d’après un fameux bandit corse quinous a servi de guide. – Comment ! vous avez été enCorse ?… »

Les bateaux à vapeur n’existant point encoreentre la France et la Corse, on s’enquit d’un navire en partancepour l’île que miss Lydia se proposait de découvrir. Dès le jourmême, le colonel écrivait à Paris pour décommander l’appartementqui devait le recevoir, et fit marché avec le patron d’une goélettecorse qui allait faire voile pour Ajaccio. Il y avait deux chambrestelles quelles. On embarqua des provisions ; le patron juraqu’un vieux sien matelot était un cuisinier estimable et n’avaitpas son pareil pour la bouillabaisse ; il promit quemademoiselle serait convenablement, qu’elle aurait bon vent, bellemer.

En outre, d’après les volontés de sa fille, lecolonel stipula que le capitaine ne prendrait aucun passager, etqu’il s’arrangerait pour raser les côtes de l’île de façon qu’onpût jouir de la vue des montagnes.

Chapitre 2

 

 

Au jour fixé pour le départ, tout étaitemballé, embarqué dès le matin : la goélette devait partiravec la brise du soir. En attendant, le colonel se promenait avecsa fille sur la Canebière, lorsque le patron l’aborda pour luidemander la permission de prendre à son bord un de ses parents,c’est-à-dire le petit-cousin du parrain de son fils aîné, lequelretournant en Corse, son pays natal, pour affaires pressantes, nepouvait trouver de navire pour le passer.

« C’est un charmant garçon, ajouta lecapitaine Matei, militaire, officier aux chasseurs à pied de lagarde, et qui serait déjà colonel, si l’Autre était encoreempereur.

– Puisque c’est un militaire », ditle colonel…, il allait ajouter : « Je consens volontiersà ce qu’il vienne avec nous… » mais miss Lydia s’écria enanglais :

« Un officier d’infanterie !… (sonpère ayant servi dans la cavalerie, elle avait du mépris pour touteautre arme) un homme sans éducation peut-être, qui aura le mal demer, et qui nous gâtera tout le plaisir de latraversée ! »

Le patron n’entendait pas un mot d’anglais,mais il parut comprendre ce que disait miss Lydia à la petite mouede sa jolie bouche, et il commença un éloge en trois points de sonparent, qu’il termina en assurant que c’était un homme très commeil faut, d’une famille de caporaux, et qu’il ne gênerait en rienmonsieur le colonel, car lui, patron, se chargeait de le loger dansun coin où l’on ne s’apercevrait pas de sa présence.

Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulierqu’il y eût en Corse des familles où l’on fût ainsi caporal de pèreen fils ; mais, comme ils pensaient pieusement qu’ils’agissait d’un caporal d’infanterie, ils conclurent que c’étaitquelque pauvre diable que le patron voulait emmener par charité.S’il se fût agi d’un officier, on eût été obligé de lui parler, devivre avec lui ; mais, avec un caporal, il n’y a pas à segêner, et c’est un être sans conséquence, lorsque son escouaden’est pas là, baïonnette au bout du fusil, pour vous mener où vousn’avez pas envie d’aller.

« Votre parent a-t-il le mal demer ? demanda miss Nevil d’un ton sec.

– Jamais, mademoiselle ; le cœurferme comme un roc, sur mer comme sur terre.

– Eh bien, vous pouvez l’emmener,dit-elle.

– Vous pouvez l’emmener », répéta lecolonel, et ils continuèrent leur promenade.

Vers cinq heures du soir, le capitaine Mateivint les chercher pour monter à bord de la goélette. Sur le port,près de la yole du capitaine, ils trouvèrent un grand jeune hommevêtu d’une redingote bleue boutonnée jusqu’au menton, le teintbasané, les yeux noirs, vifs, bien fendus, l’air franc etspirituel. À la manière dont il effaçait les épaules, à sa petitemoustache frisée, on reconnaissait facilement un militaire ;car, à cette époque, les moustaches ne couraient pas les rues, etla garde nationale n’avait pas encore introduit dans toutes lesfamilles la tenue avec les habitudes de corps de garde.

Le jeune homme ôta sa casquette en voyant lecolonel, et le remercia sans embarras et en bons termes du servicequ’il lui rendait.

« Charmé de vous être utile, mongarçon », dit le colonel en lui faisant un signe de têteamical.

Et il entra dans la yole.

« Il est sans gêne, votre Anglais »,dit tout bas en italien le jeune homme au patron.

Celui-ci plaça son index sous son œil gaucheet abaissa les deux coins de la bouche. Pour qui comprend lelangage des signes, cela voulait dire que l’Anglais entendaitl’italien et que c’était un homme bizarre. Le jeune homme souritlégèrement, toucha son front en réponse au signe de Matei, commepour lui dire que tous les Anglais avaient quelque chose de traversdans la tête, puis il s’assit auprès du patron, et considéra avecbeaucoup d’attention, mais sans impertinence, sa jolie compagne devoyage.

« Ils ont bonne tournure, ces soldatsfrançais, dit le colonel à sa fille en anglais ; aussi enfait-on facilement des officiers. »

Puis, s’adressant en français au jeunehomme :

« Dites-moi, mon brave, dans quelrégiment avez-vous servi ? »

Celui-ci donna un léger coup de coude au pèredu filleul de son petit-cousin, et, comprimant un sourire ironique,répondit qu’il avait été dans les chasseurs à pied de la garde, etque présentement il sortait du 7e léger.

« Est-ce que vous avez été àWaterloo ? Vous êtes bien jeune.

– Pardon, mon colonel ; c’est maseule campagne.

– Elle compte double », dit lecolonel. Le jeune Corse se mordit les lèvres.

« Papa, dit miss Lydia en anglais,demandez-lui donc si les Corses aiment beaucoup leurBonaparte ? »

Avant que le colonel eût traduit la questionen français, le jeune homme répondit en assez bon anglais, quoiqueavec un accent prononcé :

« Vous savez, mademoiselle, que nul n’estprophète en son pays. Nous autres, compatriotes de Napoléon, nousl’aimons peut-être moins que les Français. Quant à moi, bien que mafamille ait été autrefois l’ennemie de la sienne, je l’aime etl’admire.

– Vous parlez anglais ! s’écria lecolonel.

– Fort mal, comme vous pouvez vous enapercevoir. »

Bien qu’un peu choquée de son ton dégagé, missLydia ne put s’empêcher de rire en pensant à une inimitiépersonnelle entre un caporal et un empereur. Ce lui fut comme unavant goût des singularités de la Corse, et elle se promit de noterle trait sur son journal.

« Peut-être avez-vous été prisonnier enAngleterre ? demanda le colonel.

– Non, mon colonel, j’ai appris l’anglaisen France, tout jeune, d’un prisonnier de votre nation. »

Puis, s’adressant à miss Nevil :

« Matei m’a dit que vous reveniezd’Italie. Vous parlez sans doute le pur toscan, mademoiselle ;vous serez un peu embarrassée, je le crains, pour comprendre notrepatois.

– Ma fille entend tous les patoisitaliens, répondit le colonel ; elle a le don des langues. Cen’est pas comme moi.

– Mademoiselle comprendrait-elle, parexemple, ces vers d’une de nos chansons corses ? C’est unberger qui dit à une bergère :

« S’entrassi’ndru Paradisu santu, santu,

E nun truvassi a tia, min’esciria. »[2]

Miss Lydia comprit, et trouvant la citationaudacieuse et plus encore le regard qui l’accompagnait, ellerépondit en rougissant : « Capisco. »

« Et vous retournez dans votre pays ensemestre ? demanda le colonel.

– Non, mon colonel. Ils m’ont mis endemi-solde probablement parce que j’ai été à Waterloo et que jesuis compatriote de Napoléon. Je retourne chez moi, léger d’espoir,léger d’argent, comme dit la chanson. »

Et il soupira en regardant le ciel.

Le colonel mit la main à sa poche, etretournant entre ses doigts une pièce d’or, il cherchait une phrasepour la glisser poliment dans la main de son ennemi malheureux.

« Et moi aussi, dit-il, d’un ton de bonnehumeur, on m’a mis en demi-solde ; mais… avec votre demi-soldevous n’avez pas de quoi vous acheter du tabac. Tenez,caporal. »

Et il essaya de faire entrer la pièce d’ordans la main fermée que le jeune homme appuyait sur le rebord de layole.

Le jeune Corse rougit, se redressa, se morditles lèvres, et paraissait disposé à répondre avec emportement,quand tout à coup, changeant d’expression, il éclata de rire. Lecolonel, sa pièce à la main, demeurait tout ébahi.

« Colonel, dit le jeune homme reprenantson sérieux, permettez-moi de vous donner deux avis : lepremier, c’est de ne jamais offrir de l’argent à un Corse, car il ya de mes compatriotes assez impolis pour vous le jeter à latête ; le second, c’est de ne pas donner aux gens des titresqu’ils ne réclament point. Vous m’appelez caporal et je suislieutenant. Sans doute, la différence n’est pas bien grande,mais…

– Lieutenant ! s’écria sir Thomas,lieutenant ! mais le patron m’a dit que vous étiez caporal,ainsi que votre père et tous les hommes de votrefamille. »

À ces mots le jeune homme, se laissant aller àla renverse, se mit à rire de plus belle et de si bonne grâce, quele patron et ses deux matelots éclatèrent en chœur.

« Pardon, colonel, dit enfin le jeunehomme ; mais le quiproquo est admirable, je ne l’ai comprisqu’à l’instant. En effet, ma famille se glorifie de compter descaporaux parmi ses ancêtres ; mais nos caporaux corses n’ontjamais eu de galons sur leurs habits. Vers l’an de grâce 1100,quelques communes, s’étant révoltées contre la tyrannie desseigneurs montagnards, se choisirent des chefs qu’elles nommèrentcaporaux. Dans notre île, nous tenons à l’honneur dedescendre de ces espèces de tribuns.

– Pardon, monsieur ! s’écria lecolonel, mille fois pardon. Puisque vous comprenez la cause de maméprise, j’espère que vous voudrez bien l’excuser. »

Et il lui tendit la main.

« C’est la juste punition de mon petitorgueil, colonel, dit le jeune homme riant toujours et serrantcordialement la main de l’Anglais ; je ne vous en veux pas lemoins du monde. Puisque mon ami Matei m’a si mal présenté,permettez-moi de me présenter moi-même : je m’appelle Orsodella Rebbia, lieutenant en demi-solde, et, si, comme je le présumeen voyant ces deux beaux chiens, vous venez en Corse pour chasser,je serai très flatté de vous faire les honneurs de nos maquis et denos montagnes… si toutefois je ne les ai pas oubliés »,ajouta-t-il en soupirant.

En ce moment la yole touchait la goélette. Lelieutenant offrit la main à miss Lydia, puis aida le colonel à seguinder sur le pont. Là, sir Thomas, toujours fort penaud de saméprise, et ne sachant comment faire oublier son impertinence à unhomme qui datait de l’an 1100, sans attendre l’assentiment de safille, le pria à souper en lui renouvelant ses excuses et sespoignées de main. Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais,après tout, elle n’était pas fâchée de savoir ce que c’était qu’uncaporal ; son hôte ne lui avait pas déplu, elle commençaitmême à lui trouver un certain je ne sais quoi aristocratique ;seulement il avait l’air trop franc et trop gai pour un héros deroman.

« Lieutenant della Rebbia, dit le colonelen le saluant à la manière anglaise, un verre de vin de Madère à lamain, j’ai vu en Espagne beaucoup de vos compatriotes :c’était de la fameuse infanterie en tirailleurs.

– Oui, beaucoup sont restés en Espagne,dit le jeune lieutenant d’un air sérieux.

– Je n’oublierai jamais la conduite d’unbataillon corse à la bataille de Vittoria, poursuivit le colonel.Il doit m’en souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine.Toute la journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins,derrière les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d’hommeset de chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirentà filer grand train. En plaine, nous espérions prendre notrerevanche, mais mes drôles… excusez, lieutenant, – ces braves gens,dis-je, s’étaient formés en carré, et il n’y avait pas moyen de lesrompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y avait unofficier monté sur un petit cheval noir ; il se tenait à côtéde l’aigle, fumant son cigare comme s’il eût été au café. Parfois,comme pour nous braver, leur musique nous jouait des fanfares… Jelance sur eux mes deux premiers escadrons… Bah ! au lieu demordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui passent à côté,puis font demi-tour, et reviennent fort en désordre et plus d’uncheval sans maître… et toujours la diable de musique ! Quandla fumée qui enveloppait le bataillon se dissipa, je revisl’officier à côté de l’aigle, fumant encore son cigare. Enragé, jeme mis moi-même à la tête d’une dernière charge. Leurs fusils,crassés à force de tirer, ne partaient plus, mais les soldatsétaient formés sur six rangs, la baïonnette au nez des chevaux, oneût dit un mur. Je criais, j’exhortais mes dragons, je serrais labotte pour faire avancer mon cheval quand l’officier dont je vousparlais, ôtant enfin son cigare, me montra de la main à un de seshommes. J’entendis quelque chose comme : Al capellobianco ! J’avais un plumet blanc. Je n’en entendis pasdavantage, car une balle me traversa la poitrine. – C’était un beaubataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger, tousCorses, à ce qu’on me dit depuis.

– Oui, dit Orso dont les yeux brillaientpendant ce récit, ils soutinrent la retraite et rapportèrent leuraigle ; mais les deux tiers de ces braves gens dormentaujourd’hui dans la plaine de Vittoria.

– Et par hasard ! sauriez-vous lenom de l’officier qui les commandait ?

– C’était mon père. Il était alors majorau 18e, et fut fait colonel pour sa conduite dans cettetriste journée.

– Votre père ! Par ma foi, c’étaitun brave ! J’aurais du plaisir à le revoir, et je lereconnaîtrais, j’en suis sûr. Vit-il encore ?

– Non, colonel, dit le jeune hommepâlissant légèrement.

– Était-il à Waterloo ?

– Oui, colonel, mais il n’a pas eu lebonheur de tomber sur un champ de bataille… Il est mort en Corse…il y a deux ans… Mon Dieu ! que cette mer est belle ! ily a dix ans que je n’ai vu la Méditerranée. – Ne trouvez-vous pasla Méditerranée plus belle que l’Océan, mademoiselle ?

– Je la trouve trop bleue… et les vaguesmanquent de grandeur.

– Vous aimez la beauté sauvage,mademoiselle ? À ce compte, je crois que la Corse vousplaira.

– Ma fille, dit le colonel, aime tout cequi est extraordinaire ; c’est pourquoi l’Italie ne lui aguère plu.

– Je ne connais de l’Italie, dit Orso,que Pise, où j’ai passé quelque temps au collège ; mais je nepuis penser sans admiration au Campo-Santo, au Dôme, à la Tourpenchée… au Campo-Santo surtout. Vous vous rappelez laMort, d’Orcagna… Je crois que je pourrais la dessiner, tantelle est restée gravée dans ma mémoire. »

Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenantne s’engageât dans une tirade d’enthousiasme.

« C’est très joli, dit-elle en bâillant.Pardon, mon père, j’ai un peu mal à la tête, je vais descendre dansma chambre. »

Elle baisa son père sur le front, fit un signede tête majestueux à Orso et disparut. Les deux hommes causèrentalors chasse et guerre.

Ils apprirent qu’à Waterloo ils étaient enface l’un de l’autre, et qu’ils avaient dû échanger bien desballes. Leur bonne intelligence en redoubla. Tour à tour ilscritiquèrent Napoléon, Wellington et Blücher, puis ils chassèrentensemble le daim, le sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étantdéjà très avancée, et la dernière bouteille de bordeaux finie, lecolonel serra de nouveau la main au lieutenant et lui souhaita lebonsoir, en exprimant l’espoir de cultiver une connaissancecommencée d’une façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun futse coucher.

Chapitre 3

 

 

La nuit était belle, la lune se jouait sur lesflots, le navire voguait doucement au gré d’une brise légère, missLydia n’avait point envie de dormir, et ce n’était que la présenced’un profane qui l’avait empêchée de goûter ces émotions qu’en meret par un clair de lune tout être humain éprouve quand il a deuxgrains de poésie dans le cœur. Lorsqu’elle jugea que le jeunelieutenant dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïquequ’il était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme dechambre et monta sur le pont. Il n’y avait personne qu’un matelotau gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans ledialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de lanuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement missLydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le matelot. Aumilieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique excitaitvivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment,arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait. Ellecomprit pourtant qu’il était question d’un meurtre. Desimprécations contre les assassins, des menaces de vengeance,l’éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retintquelques vers ; je vais essayer de les traduire :

« – Ni les canons, ni les baïonnettes –n’ont fait pâlir son front, – serein sur un champ de bataille –comme un ciel d’été. – Il était le faucon ami de l’aigle, – mieldes sables pour ses amis, – pour ses ennemis la mer en courroux. –Plus haut que le soleil, – plus doux que la lune. – Lui que lesennemis de la France – n’atteignirent jamais, – des assassins deson pays – l’ont frappé par-derrière, – comme Vittolo tua SampieroCorso[3]. – Jamais ils n’eussent osé le regarderen face. –… Placez sur la muraille, devant mon lit, – ma croixd’honneur bien gagnée. – Rouge en est le ruban, – Plus rouge machemise. – À mon fils, mon fils en lointain pays, – gardez ma croixet ma chemise sanglante. – Il y verra deux trous. – Pour chaquetrou, un trou dans une autre chemise. – Mais la vengeancesera-t-elle faite alors ? – Il me faut la main qui a tiré –l’œil qui a visé, – le cœur qui a pensé… »

Le matelot s’arrêta tout à coup.

« Pourquoi ne continuez-vous pas, monami ? » demanda miss Nevil.

Le matelot, d’un mouvement de tête, lui montraune figure qui sortait du grand panneau de la goélette :c’était Orso qui venait jouir du clair de lune.

« Achevez donc votre complainte, dit missLydia, elle me faisait grand plaisir. »

Le matelot se pencha vers elle et dit fortbas :

« Je ne donne le rimbecco àpersonne.

– Comment ? le… ? »

Le matelot, sans répondre, se mit àsiffler.

« Je vous prends à admirer notreMéditerranée, miss Nevil, dit Orso s’avançant vers elle. Convenezqu’on ne voit point ailleurs cette lune-ci.

– Je ne la regardais pas. J’étais toutoccupée à étudier le corse. Ce matelot, qui chantait une complaintedes plus tragiques, s’est arrêté au plus beau moment. »

Le matelot se baissa comme pour mieux lire surla boussole, et tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il étaitévident que sa complainte ne pouvait être chantée devant lelieutenant Orso.

« Que chantais-tu là, Paolo Francè ?dit Orso ; est-ce une ballata ? unvocero[4] ? Mademoiselle tecomprend et voudrait entendre la fin.

– Je l’ai oubliée, Ors’Anton’ », ditle matelot.

Et sur-le-champ il se mit à entonner àtue-tête un cantique à la Vierge. Miss Lydia écouta le cantiqueavec distraction et ne pressa pas davantage le chanteur, sepromettant bien toutefois de savoir plus tard le mot de l’énigme.Mais sa femme de chambre, qui, étant de Florence, ne comprenait pasmieux que sa maîtresse le dialecte corse, était aussi curieuse des’instruire ; et s’adressant à Orso avant que celle-ci pûtl’avertir par un coup de coude :

« Monsieur le capitaine, dit-elle, queveut dire donner le rimbecco[5] ?

– Le rimbecco ! dit Orso ; maisc’est faire la plus mortelle injure à un Corse : c’est luireprocher de ne pas s’être vengé. Qui vous a parlé derimbecco ?

– C’est hier à Marseille, répondit missLydia avec empressement, que le patron de la goélette s’est servide ce mot.

– Et de qui parlait-il ? demandaOrso avec vivacité.

– Oh ! il nous contait une vieillehistoire… du temps de…, oui, je crois que c’était à propos deVannina d’Ornano ?

– La mort de Vannina, je le suppose,mademoiselle, ne vous a pas fait beaucoup aimer notre héros, lebrave Sampiero ?

– Mais trouvez-vous que ce soit bienhéroïque ?

– Son crime a pour excuse les mœurssauvages du temps ; et puis Sampiero faisait une guerre à mortaux Génois : quelle confiance auraient pu avoir en lui sescompatriotes, s’il n’avait pas puni celle qui cherchait à traiteravec Gênes ?

– Vannina, dit le matelot, était partiesans la permission de son mari ; Sampiero a bien fait de luitordre le cou.

– Mais, dit miss Lydia, c’était poursauver son mari, c’est par amour pour lui, qu’elle allait demandersa grâce aux Génois.

– Demander sa grâce, c’étaitl’avilir ! s’écria Orso.

– Et la tuer lui-même ! poursuivitmiss Nevil. Quel monstre ce devait être !

– Vous savez qu’elle lui demanda commeune faveur de périr de sa main. Othello, mademoiselle, leregardez-vous aussi comme un monstre ?

– Quelle différence ! il étaitjaloux ; Sampiero n’avait que de la vanité.

– Et la jalousie, n’est-ce pas aussi dela vanité ? C’est la vanité de l’amour, et vous l’excuserezpeut-être en faveur du motif ? »

Miss Lydia lui jeta un regard plein dedignité, et, s’adressant au matelot, lui demanda quand la goélettearriverait au port.

« Après-demain, dit-il, si le ventcontinue.

– Je voudrais déjà voir Ajaccio, car cenavire m’excède. »

Elle se leva, prit le bras de sa femme dechambre et fit quelques pas sur le tillac. Orso demeura immobileauprès du gouvernail, ne sachant s’il devait se promener avec elleou bien cesser une conversation qui paraissait l’importuner.

« Belle fille, par le sang de laMadone ! dit le matelot ; si toutes les puces de mon litlui ressemblaient, je ne me plaindrais pas d’en êtremordu ! »

Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïfde sa beauté et s’en effaroucha, car elle descendit presqueaussitôt dans sa chambre. Bientôt après Orso se retira de son côté.Dès qu’il eut quitté le tillac, la femme de chambre remonta, et,après avoir fait subir un interrogatoire au matelot, rapporta lesrenseignements suivants à sa maîtresse : la ballatainterrompue par la présence d’Orso avait été composée à l’occasionde la mort du colonel della Rebbia, père du susdit, assassiné il yavait deux ans. Le matelot ne doutait pas qu’Orso ne revînt enCorse pour faire la vengeance, c’était son expression, etaffirmait qu’avant peu on verrait de la viande fraîchedans le village de Pietranera. Traduction faite de ce termenational, il résultait que le seigneur Orso se proposaitd’assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d’avoir assassinéson père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées enjustice pour ce fait, mais s’étaient trouvées blanches comme neigeattendu qu’elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfetset gendarmes.

« Il n’y a pas de justice en Corse,ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d’un bon fusil que d’unconseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisirentre les trois S. [6] »

Ces renseignements intéressants changèrentd’une façon notable les manières et les dispositions de miss Lydiaà l’égard du lieutenant della Rebbia. Dès ce moment il était devenuun personnage aux yeux de la romanesque Anglaise. Maintenant cetair d’insouciance, ce ton de franchise et de bonne humeur, quid’abord l’avaient prévenue défavorablement, devenaient pour elle unmérite de plus, car c’était la profonde dissimulation d’une âmeénergique, qui ne laisse percer à l’extérieur aucun des sentimentsqu’elle renferme. Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant devastes desseins sous une apparence de légèreté ; et, quoiqu’ilsoit moins beau de tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie,cependant une belle vengeance est belle ; et d’ailleurs lesfemmes aiment assez qu’un héros ne soit pas homme politique. Alorsseulement miss Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fortgrands yeux, des dents blanches, une taille élégante, del’éducation et quelque usage du monde. Elle lui parla souvent dansla journée suivante, et sa conversation l’intéressa. Il futlonguement questionné sur son pays, et il en parlait bien. LaCorse, qu’il avait quittée fort jeune, d’abord pour aller aucollège, puis à l’école militaire, était restée dans son espritparée de couleurs poétiques. Il s’animait en parlant de sesmontagnes, de ses forêts, des coutumes originales de ses habitants.Comme on peut le penser, le mot de vengeance se présenta plus d’unefois dans ses récits, car il est impossible de parler des Corsessans attaquer ou sans justifier leur passion proverbiale. Orsosurprit un peu miss Nevil en condamnant d’une manière générale leshaines interminables de ses compatriotes. Chez les paysans,toutefois, il cherchait à les excuser, et prétendait que lavendette est le duel des pauvres. « Cela est si vrai,disait-il, qu’on ne s’assassine qu’après un défi en règle.Garde-toi, je me garde, telles sont les parolessacramentelles qu’échangent des ennemis avant de se tendre desembuscades l’un à l’autre. Il y a plus d’assassinats chez nous,ajoutait-il, que partout ailleurs ; mais jamais vous netrouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai,beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur. »

Lorsqu’il prononçait les mots de vengeance etde meurtre, miss Lydia le regardait attentivement, mais sansdécouvrir sur ses traits la moindre trace d’émotion. Comme elleavait décidé qu’il avait la force d’âme nécessaire pour se rendreimpénétrable à tous les yeux, les siens exceptés, bien entendu,elle continua de croire fermement que les mânes du colonel dellaRebbia n’attendraient pas longtemps la satisfaction qu’ilsréclamaient.

Déjà la goélette était en vue de la Corse. Lepatron nommait les points principaux de la côte, et, bien qu’ilsfussent tous parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvaitquelque plaisir à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu’unpaysage anonyme. Parfois la longue-vue du colonel faisaitapercevoir quelque insulaire, vêtu de drap brun, armé d’un longfusil, monté sur un petit cheval, et galopant sur des pentesrapides. Miss Lydia, dans chacun, croyait voir un bandit, ou bienun fils allant venger la mort de son père ; mais Orso assuraitque c’était quelque paisible habitant du bourg voisin voyageantpour ses affaires ; qu’il portait un fusil moins par nécessitéque par galanterie, par mode, de même qu’un dandy ne sortqu’avec une canne élégante. Bien qu’un fusil soit une arme moinsnoble et moins poétique qu’un stylet, miss Lydia trouvait que, pourun homme, cela était plus élégant qu’une canne, et elle serappelait que tous les héros de lord Byron meurent d’une balle etnon d’un classique poignard.

Après trois jours de navigation, on se trouvadevant les Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfed’Ajaccio se développa aux yeux de nos voyageurs. C’est avec raisonqu’on le compare à la baie de Naples ; et au moment où lagoélette entrait dans le port, un maquis en feu, couvrant de fuméela Punta di Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à laressemblance. Pour qu’elle fût complète, il faudrait qu’une arméed’Attila vînt s’abattre sur les environs de Naples ; car toutest mort et désert autour d’Ajaccio. Au lieu de ces élégantesfabriques qu’on découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu’aucap Misène, on ne voit, autour du golfe d’Ajaccio, que de sombresmaquis, et derrière, des montagnes pelées. Pas une villa, pas unehabitation. Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de laville, quelques constructions blanches se détachent isolées sur unfond de verdure ; ce sont des chapelles funéraires, destombeaux de famille. Tout, dans ce paysage, est d’une beauté graveet triste.

L’aspect de la ville, surtout à cette époque,augmentait encore l’impression causée par la solitude de sesalentours. Nul mouvement dans les rues, où l’on ne rencontre qu’unpetit nombre de figures oisives, et toujours les mêmes. Point defemmes, sinon quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées.On n’entend point parler haut, rire, chanter, comme dans les villesitaliennes. Quelquefois, à l’ombre d’un arbre de la promenade, unedouzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer. Ilsne crient pas, ne se disputent jamais ; si le jeu s’anime, onentend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent lamenace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir,quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais lespromeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les insulairesrestent devant leurs portes ; chacun semble aux aguets commeun faucon sur son nid.

Chapitre 4

 

 

Après avoir visité la maison où Napoléon estné, après s’être procuré par des moyens plus ou moins catholiquesun peu du papier de la tenture, miss Lydia, deux jours après êtredébarquée en Corse, se sentit saisir d’une tristesse profonde,comme il doit arriver à tout étranger qui se trouve dans un paysdont les habitudes insociables semblent le condamner à un isolementcomplet. Elle regretta son coup de tête ; mais partirsur-le-champ, c’eût été compromettre sa réputation de voyageuseintrépide ; miss Lydia se résigna donc à prendre patience et àtuer le temps de son mieux. Dans cette généreuse résolution, elleprépara crayons et couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit leportrait d’un paysan basané, qui vendait des melons, comme unmaraîcher du continent, mais qui avait une barbe blanche et l’airdu plus féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant pointà l’amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant descaporaux, et la chose n’était pas difficile, car, loin de sepresser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort àAjaccio, bien qu’il n’y vît personne. D’ailleurs miss Lydia s’étaitproposé une noble tâche, celle de civiliser cet ours des montagnes,et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le ramenaientdans son île. Depuis qu’elle avait pris la peine de l’étudier, elles’était dit qu’il serait dommage de laisser ce jeune homme courir àsa perte, et que pour elle il serait glorieux de convertir unCorse.

Les journées pour nos voyageurs se passaientcomme il suit : le matin, le colonel et Orso allaient à lachasse ; miss Lydia dessinait ou écrivait à ses amies, afin depouvoir dater ses lettres d’Ajaccio. Vers six heures, les hommesrevenaient chargés de gibier ; on dînait, miss Lydia chantait,le colonel s’endormait, et les jeunes gens demeuraient fort tard àcauser.

Je ne sais quelle formalité de passeport avaitobligé le colonel Nevil à faire une visite au préfet ;celui-ci, qui s’ennuyait fort, ainsi que la plupart de sescollègues, avait été ravi d’apprendre l’arrivée d’un Anglais,riche, homme du monde et père d’une jolie fille ; aussi ill’avait parfaitement reçu et accablé d’offres de services ; deplus, fort peu de jours après, il vint lui rendre sa visite. Lecolonel, qui venait de sortir de table, était confortablementétendu sur le sofa, tout près de s’endormir ; sa fillechantait devant un piano délabré ; Orso tournait les feuilletsde son cahier de musique, et regardait les épaules et les cheveuxblonds de la virtuose. On annonça M. le préfet ; le pianose tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta lepréfet à sa fille :

« Je ne vous présente pas monsieur dellaRebbia, dit-il, car vous le connaissez sans doute ?

– Monsieur est le fils du colonel dellaRebbia ? demanda le préfet d’un air légèrement embarrassé.

– Oui, monsieur, répondit Orso.

– J’ai eu l’honneur de connaître monsieurvotre père. »

Les lieux communs de conversation s’épuisèrentbientôt. Malgré lui, le colonel bâillait assez fréquemment ;en sa qualité de libéral, Orso ne voulait point parler à unsatellite du pouvoir ; miss Lydia soutenait seule laconversation. De son côté, le préfet ne la laissait pas languir, etil était évident qu’il avait un vif plaisir à parler de Paris et dumonde à une femme qui connaissait toutes les notabilités de lasociété européenne. De temps en temps, et tout en parlant, ilobservait Orso avec une curiosité singulière.

« C’est sur le continent que vous avezconnu monsieur della Rebbia ? » demanda-t-il à missLydia.

Miss Lydia répondit avec quelque embarrasqu’elle avait fait sa connaissance sur le navire qui les avaitamenés en Corse.

« C’est un jeune homme très comme ilfaut, dit le préfet à mi-voix. Et vous a-t-il dit, continua-t-ilencore plus bas, dans quelle intention il revient enCorse ? »

Miss Lydia prit son air majestueux :

« Je ne le lui ai point demandé,dit-elle ; vous pouvez l’interroger. »

Le préfet garda le silence ; mais, unmoment après, entendant Orso adresser au colonel quelques mots enanglais :

« Vous avez beaucoup voyagé, monsieur,dit-il, à ce qu’il paraît. Vous devez avoir oublié la Corse… et sescoutumes.

– Il est vrai, j’étais bien jeune quandje l’ai quittée.

– Vous appartenez toujours àl’armée ?

– Je suis en demi-solde, monsieur.

– Vous avez été trop longtemps dansl’armée française, pour ne pas devenir tout à fait Français, jen’en doute pas, monsieur. »

Il prononça ces derniers mots avec une emphasemarquée.

Ce n’est pas flatter prodigieusement lesCorses, que leur rappeler qu’ils appartiennent à la grande nation.Ils veulent être un peuple à part, et cette prétention, ils lajustifient assez bien pour qu’on la leur accorde. Orso, un peupiqué, répliqua : « Pensez-vous, monsieur le préfet,qu’un Corse, pour être homme d’honneur, ait besoin de servir dansl’armée française ?

– Non, certes, dit le préfet, ce n’estnullement ma pensée : je parle seulement de certainescoutumes de ce pays-ci, dont quelques-unes ne sont pastelles qu’un administrateur voudrait les voir. »

Il appuya sur ce mot coutumes, etprit l’expression la plus grave que sa figure comportait. Bientôtaprès, il se leva et sortit, emportant la promesse que miss Lydiairait voir sa femme à la préfecture.

Quand il fut parti : « Il fallait,dit miss Lydia, que j’allasse en Corse pour apprendre ce que c’estqu’un préfet. Celui-ci me paraît assez aimable.

– Pour moi, dit Orso, je n’en sauraisdire autant, et je le trouve bien singulier avec son air emphatiqueet mystérieux. »

Le colonel était plus qu’assoupi ; missLydia jeta un coup d’œil de son côté, et baissant la voix :« Et moi, je trouve, dit-elle, qu’il n’est pas si mystérieuxque vous le prétendez, car je crois l’avoir compris.

– Vous êtes, assurément, bien perspicace,miss Nevil ; et, si vous voyez quelque esprit dans ce qu’ilvient de dire, il faut assurément que vous l’y ayez mis.

– C’est une phrase du marquis deMascarille, monsieur della Rebbia, je crois ; mais…,voulez-vous que je vous donne une preuve de ma pénétration ?Je suis un peu sorcière, et je sais ce que pensent les gens quej’ai vus deux fois.

– Mon Dieu, vous m’effrayez. Si voussaviez lire dans ma pensée, je ne sais si je devrais en êtrecontent ou affligé…

– Monsieur della Rebbia, continua missLydia en rougissant, nous ne nous connaissons que depuis quelquesjours ; mais en mer, et dans les pays barbares, – vousm’excuserez, je l’espère,… – dans les pays barbares, on devient amiplus vite que dans le monde… Ainsi ne vous étonnez pas si je vousparle en amie de choses un peu bien intimes, et dont peut-être unétranger ne devrait pas se mêler.

– Oh ! ne dites pas ce mot-là, MissNevil ; l’autre me plaisait bien mieux.

– Eh bien, monsieur, je dois vous direque, sans avoir cherché à savoir vos secrets, je me trouve lesavoir appris en partie, et il y en a qui m’affligent. Je sais,monsieur, le malheur qui a frappé votre famille ; on m’abeaucoup parlé du caractère vindicatif de vos compatriotes et deleur manière de se venger… N’est-ce pas à cela que le préfetfaisait allusion ?

– Miss Lydia peut-ellepenser !… »

Et Orso devint pâle comme la mort.

« Non, monsieur della Rebbia, dit-elle enl’interrompant ; je sais que vous êtes un gentleman pleind’honneur. Vous m’avez dit vous-même qu’il n’y avait plus dansvotre pays que les gens du peuple qui connussent lavendette… qu’il vous plaît d’appeler une forme deduel…

– Me croiriez-vous donc capable dedevenir jamais un assassin ?

– Puisque je vous parle de cela, monsieurOrso, vous devez bien voir que je ne doute pas de vous, et si jevous ai parlé, poursuivit-elle en baissant les yeux, c’est que j’aicompris que de retour dans votre pays, entouré peut-être depréjugés barbares, vous seriez bien aise de savoir qu’il y aquelqu’un qui vous estime pour votre courage à leur résister. –Allons, dit-elle en se levant, ne parlons plus de ces vilaineschoses-là : elles me font mal à la tête et d’ailleurs il estbien tard. Vous ne m’en voulez pas ? Bonsoir, àl’anglaise. »

Et elle lui tendit la main. Orso la pressad’un air grave et pénétré.

« Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu’ily a des moments où l’instinct du pays se réveille en moi ?Quelquefois, lorsque je songe à mon pauvre père,… alors d’affreusesidées m’obsèdent. Grâce à vous, j’en suis à jamais délivré. Merci,merci ! »

Il allait poursuivre ; mais miss Lydiafit tomber une cuiller à thé, et le bruit réveilla le colonel.

« Della Rebbia, demain à cinq heures enchasse ! Soyez exact.

– Oui, mon colonel. »

Chapitre 5

 

 

Le lendemain, un peu avant le retour deschasseurs, Miss Nevil, revenant d’une promenade au bord de la mer,regagnait l’auberge avec sa femme de chambre, lorsqu’elle remarquaune jeune femme vêtue de noir, montée sur un cheval de petitetaille, mais vigoureux, qui entrait dans la ville. Elle étaitsuivie d’une espèce de paysan, à cheval aussi, en veste de drapbrun trouée aux coudes, une gourde en bandoulière, un pistoletpendant à la ceinture ; à la main, un fusil, dont la crossereposait dans une poche de cuir attachée à l’arçon de laselle ; bref, en costume complet de brigand de mélodrame ou debourgeois corse en voyage. La beauté remarquable de la femme attirad’abord l’attention de miss Nevil. Elle paraissait avoir unevingtaine d’années. Elle était grande, blanche, les yeux bleufoncé, la bouche rose, les dents comme de l’émail. Dans sonexpression on lisait à la fois l’orgueil, l’inquiétude et latristesse. Sur la tête, elle portait ce voile de soie noire nommémezzaro, que les Génois ont introduit en Corse, et quisied si bien aux femmes. De longues nattes de cheveux châtains luiformaient comme un turban autour de la tête. Son costume étaitpropre, mais de la plus grande simplicité.

Miss Nevil eut tout le temps de la considérer,car la dame au mezzaro s’était arrêtée dans la rue àquestionner quelqu’un avec beaucoup d’intérêt, comme il semblait àl’expression de ses yeux ; puis sur la réponse qui lui futfaite, elle donna un coup de houssine à sa monture, et, prenant legrand trot, ne s’arrêta qu’à la porte de l’hôtel où logeaient sirThomas Nevil et Orso. Là, après avoir échangé quelques mots avecl’hôte, la jeune femme sauta lestement à bas de son cheval ets’assit sur un banc de pierre à côté de la porte d’entrée, tandisque son écuyer conduisait les chevaux à l’écurie. Miss Lydia passaavec son costume parisien devant l’étrangère sans qu’elle levât lesyeux. Un quart d’heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encorela dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude.Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alorsl’hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil et lui désigna dudoigt le jeune della Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avecvivacité, fit quelques pas en avant, puis s’arrêta immobile etcomme interdite. Orso était tout près d’elle, la considérant aveccuriosité.

« Vous êtes, dit-elle d’une voix émue,Orso Antonio della Rebbia ? Moi, je suis Colomba.

– Colomba ! » s’écriaOrso.

Et, la prenant dans ses bras, il l’embrassatendrement, ce qui étonna un peu le colonel et sa fille ; caren Angleterre on ne s’embrasse pas dans la rue.

« Mon frère, dit Colomba, vous mepardonnerez si je suis venue sans votre ordre ; mais j’aiappris par nos amis que vous étiez arrivé, et c’était pour moi unesi grande consolation de vous voir… »

Orso l’embrassa encore ; puis, setournant vers le colonel :

« C’est ma sœur, dit-il, que je n’auraisjamais reconnue si elle ne s’était nommée. – Colomba, le colonelsir Thomas Nevil. – Colonel, vous voudrez bien m’excuser, mais jene pourrai avoir l’honneur de dîner avec vous aujourd’hui… Masœur…

– Eh ! où diable voulez-vous dîner,mon cher ? s’écria le colonel ; vous savez bien qu’il n’ya qu’un dîner dans cette maudite auberge, et il est pour nous.Mademoiselle fera grand plaisir à ma fille de se joindre ànous. »

Colomba regarda son frère, qui ne se fit pastrop prier, et tous ensemble entrèrent dans la plus grande pièce del’auberge, qui servait au colonel de salon et de salle à manger.Mademoiselle della Rebbia, présentée à miss Nevil, lui fit uneprofonde révérence, mais ne dit pas une parole. On voyait qu’elleétait très effarouchée et que, pour la première fois de sa viepeut-être, elle se trouvait en présence d’étrangers gens du monde.Cependant dans ses manières il n’y avait rien qui sentît laprovince. Chez elle l’étrangeté sauvait la gaucherie. Elle plut àmiss Nevil par cela même ; et comme il n’y avait pas dechambre disponible dans l’hôtel que le colonel et sa suite avaientenvahi, miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu’àoffrir à mademoiselle della Rebbia de lui faire dresser un lit danssa propre chambre.

Colomba balbutia quelques mots de remerciementet s’empressa de suivre la femme de chambre de miss Nevil pourfaire à sa toilette les petits arrangements que rend nécessaires unvoyage à cheval par la poussière et le soleil.

En rentrant dans le salon, elle s’arrêtadevant les fusils du colonel, que les chasseurs venaient de déposerdans un coin.

« Les belles armes ! dit-elle ;sont-elles à vous, mon frère ?

– Non, ce sont des fusils anglais aucolonel. Ils sont aussi bons qu’ils sont beaux.

– Je voudrais bien, dit Colomba, que vousen eussiez un semblable.

– Il y en a certainement un dans cestrois-là qui appartient à della Rebbia, s’écria le colonel. Il s’ensert trop bien. Aujourd’hui quatorze coups de fusil, quatorzepièces ! »

Aussitôt s’établit un combat de générosité,dans lequel Orso fut vaincu, à la grande satisfaction de sa sœur,comme il était facile de s’en apercevoir à l’expression de joieenfantine qui brilla tout d’un coup sur son visage, tout à l’heuresi sérieux.

« Choisissez, mon cher », disait lecolonel.

Orso refusait.

« Eh bien, mademoiselle votre sœurchoisira pour vous. »

Colomba ne se le fit pas dire deux fois :elle prit le moins orné des fusils, mais c’était un excellentManton de gros calibre.

« Celui-ci, dit-elle, doit bien porter laballe. »

Son frère s’embarrassait dans sesremerciements, lorsque le dîner parut fort à propos pour le tirerd’affaire. Miss Lydia fut charmée de voir que Colomba, qui avaitfait quelque résistance pour se mettre à table, et qui n’avait cédéque sur un regard de son frère, faisait en bonne catholique lesigne de la croix avant de manger.

« Bon, se dit-elle, voilà qui estprimitif. »

Et elle se promit de faire plus d’uneobservation intéressante sur ce jeune représentant des vieillesmœurs de la Corse. Pour Orso, il était évidemment un peu mal à sonaise, par la crainte sans doute que sa sœur ne dît ou ne fîtquelque chose qui sentît trop son village. Mais Colomba l’observaitsans cesse et réglait tous ses mouvements sur ceux de son frère.Quelquefois elle le considérait fixement avec une étrangeexpression de tristesse ; et alors si les yeux d’Orsorencontraient les siens, il était le premier à détourner sesregards, comme s’il eût voulu se soustraire à une question que sasœur lui adressait mentalement et qu’il comprenait trop bien. Onparlait français car le colonel s’exprimait fort mal en italien.Colomba entendait le français, et prononçait même assez bien le peude mots qu’elle était forcée d’échanger avec ses hôtes.

Après le dîner, le colonel, qui avait remarquél’espèce de contrainte qui régnait entre le frère et la sœur,demanda avec sa franchise ordinaire à Orso s’il ne désirait pointcauser seul avec Mlle Colomba, offrant dans ce casde passer avec sa fille dans la pièce voisine. Mais Orso se hâta dele remercier et de dire qu’ils auraient bien le temps de causer àPietranera. C’était le nom du village où il devait faire sarésidence.

Le colonel prit donc sa place accoutumée surle sofa, et miss Nevil, après avoir essayé plusieurs sujets deconversation, désespérant de faire parler la belle Colomba, priaOrso de lui lire un chant du Dante : c’était son poète favori.Orso choisit le chant de l’Enfer où se trouve l’épisode deFrancesca da Rimini, et se mit à lire, accentuant de son mieux cessublimes tercets, qui expriment si bien le danger de lire à deux unlivre d’amour. À mesure qu’il lisait, Colomba se rapprochait de latable, relevait la tête, qu’elle avait tenue baissée ; sesprunelles dilatées brillaient d’un feu extraordinaire : ellerougissait et pâlissait tour à tour, elle s’agitait convulsivementsur sa chaise. Admirable organisation italienne, qui, pourcomprendre la poésie, n’a pas besoin qu’un pédant lui en démontreles beautés !

Quand la lecture fut terminée :

« Que cela est beau !s’écria-t-elle. Qui a fait cela mon frère ? »

Orso fut un peu déconcerté, et miss Lydiarépondit en souriant que c’était un poète florentin mort depuisplusieurs siècles.

« Je te ferai lire le Dante, dit Orso,quand nous serons à Pietranera.

– Mon Dieu, que cela estbeau ! » répétait Colomba : et elle dit trois ouquatre tercets qu’elle avait retenus, d’abord à voix basse ;puis, s’animant, elle les déclama tout haut avec plus d’expressionque son frère n’en avait mis à les lire.

Miss Lydia très étonnée :

« Vous paraissez aimer beaucoup lapoésie, dit-elle. Que je vous envie le bonheur que vous aurez àlire le Dante comme un livre nouveau !

– Vous voyez, miss Nevil, disait Orso,quel pouvoir ont les vers du Dante, pour émouvoir ainsi une petitesauvagesse qui ne sait que son Pater… Mais je metrompe ; je me rappelle que Colomba est du métier. Tout enfantelle s’escrimait à faire des vers, et mon père m’écrivait qu’elleétait la plus grande voceratrice de Pietranera et de deuxlieues à la ronde. »

Colomba jeta un coup d’œil suppliant à sonfrère. Miss Nevil avait ouï parler des improvisatrices corses etmourait d’envie d’en entendre une. Ainsi elle s’empressa de prierColomba de lui donner un échantillon de son talent. Orsos’interposa alors, fort contrarié de s’être si bien rappelé lesdispositions poétiques de sa sœur. Il eut beau jurer que rienn’était plus plat qu’une ballata corse, protester que réciter desvers corses après ceux du Dante, c’était trahir son pays, il ne fitqu’irriter le caprice de Miss Nevil, et se vit obligé à la fin dedire à sa sœur :

« Eh bien, improvise quelque chose, maisque cela soit court ! »

Colomba poussa un soupir, regardaattentivement pendant une minute le tapis de la table, puis lespoutres du plafond ; enfin, mettant la main sur ses yeux commeces oiseaux qui se rassurent et croient n’être point vus quand ilsne voient point eux-mêmes, chanta, ou plutôt déclama d’une voix malassurée la serenata qu’on va lire :

La jeune fille et la palombe

Dans la vallée, bien loin derrière lesmontagnes, – le soleil n’y vient qu’une heure tous les jours ;– il y a dans la vallée une maison sombre, – et l’herbe y croît surle seuil. – Portes, fenêtres sont toujours fermées. – Nulle fuméene s’échappe du toit. – Mais à midi, lorsque vient le soleil, – unefenêtre s’ouvre alors, – et l’orpheline s’assied, filant à sonrouet : – elle file et chante en travaillant – un chant detristesse ; – mais nul autre chant ne répond au sien. – Unjour, un jour de printemps, – une palombe se posa sur un arbrevoisin, – et entendit le chant de la jeune fille. – Jeune fille,dit-elle, tu ne pleures pas seule – un cruel épervier m’a ravi macompagne. – Palombe, montre-moi l’épervier ravisseur ; –fût-il aussi haut que les nuages, – je l’aurai bientôt abattu enterre. – Mais moi, pauvre fille, qui me rendra mon frère, – monfrère maintenant en lointain pays ? – Jeune fille, dis-moi oùest ton frère, – et mes ailes me porteront près de lui.

« Voilà une palombe bien élevée !s’écria Orso en embrassant sa sœur avec une émotion qui contrastaitavec le ton de plaisanterie qu’il affectait.

– Votre chanson est charmante, dit missLydia. Je veux que vous me l’écriviez dans mon album. Je latraduirai en anglais et je la ferai mettre en musique. »

Le brave colonel, qui n’avait pas compris unmot, joignit ses compliments à ceux de sa fille. Puis ilajouta :

« Cette palombe dont vous parlez,mademoiselle, c’est cet oiseau que nous avons mangé aujourd’hui àla crapaudine ? »

Miss Nevil apporta son album et ne fut pas peusurprise de voir l’improvisatrice écrire sa chanson en ménageant lepapier d’une façon singulière. Au lieu d’être en vedette, les versse suivaient sur la même ligne, tant que la largeur de la feuillele permettait, en sorte qu’ils ne convenaient plus à la définitionconnue des compositions poétiques : « De petites lignes,d’inégale longueur, avec une marge de chaque côté. » Il yavait bien encore quelques observations à faire sur l’orthographeun peu capricieuse de mademoiselle Colomba, qui, plus d’une fois,fit sourire miss Nevil, tandis que la vanité fraternelle d’Orsoétait au supplice.

L’heure de dormir étant arrivée, les deuxjeunes filles se retirèrent dans leur chambre. Là, tandis que missLydia détachait collier, boucles, bracelets, elle observa sacompagne qui retirait de sa robe quelque chose de long comme unbusc, mais de forme bien différente pourtant. Colomba mit cela avecsoin et presque furtivement sous son mezzaro déposé sur unetable ; puis elle s’agenouilla et fit dévotement sa prière.Deux minutes après, elle était dans son lit. Très curieuse de sonnaturel et lente comme une Anglaise à se déshabiller, miss Lydias’approcha de la table, et, feignant de chercher une épingle,souleva le mezzaro et aperçut un stylet assez long, curieusementmonté en nacre et en argent ; le travail en était remarquable,et c’était une arme ancienne et de grand prix pour un amateur.

« Est-ce l’usage ici, dit miss Nevil ensouriant, que les demoiselles portent ce petit instrument dans leurcorset ?

– Il le faut bien, répondit Colomba ensoupirant. Il y a tant de méchantes gens !

– Et auriez-vous vraiment le courage d’endonner un coup comme cela ? » Et miss Nevil, le stylet àla main, faisait le geste de frapper, comme on frappe au théâtre,de haut en bas.

« Oui, si cela était nécessaire, ditColomba de sa voix douce et musicale, pour me défendre ou défendremes amis… Mais ce n’est pas comme cela qu’il faut le tenir ;vous pourriez vous blesser, si la personne que vous voulez frapperse retirait. » Et se levant sur son séant : « Tenez,c’est ainsi, en remontant le coup. Comme cela il est mortel,dit-on. Heureux les gens qui n’ont pas besoin de tellesarmes ! »

Elle soupira, abandonna sa tête surl’oreiller, ferma les yeux. On n’aurait pu voir une tête plusbelle, plus noble, plus virginale. Phidias, pour sculpter saMinerve, n’aurait pas désiré un autre modèle.

Chapitre 6

 

 

C’est pour me conformer au précepte d’Horaceque je me suis lancé d’abord in medias res. Maintenant quetout dort, et la belle Colomba, et le colonel, et sa fille, jesaisirai ce moment pour instruire mon lecteur de certainesparticularités qu’il ne doit pas ignorer, s’il veut pénétrerdavantage dans cette véridique histoire. Il sait déjà que lecolonel della Rebbia, père d’Orso, est mort assassiné ; or onn’est pas assassiné en Corse, comme on l’est en France, par lepremier échappé des galères qui ne trouve pas de meilleur moyenpour vous voler votre argenterie : on est assassiné par sesennemis ; mais le motif pour lequel on a des ennemis, il estsouvent fort difficile de le dire. Bien des familles se haïssentpar vieille habitude, et la tradition de la cause originelle deleur haine s’est perdue complètement.

La famille à laquelle appartenait le coloneldella Rebbia haïssait plusieurs autres familles, maissingulièrement celle des Barricini ; quelques-uns disaientque, dans le XVIe siècle, un della Rebbia avait séduitune Barricini, et avait été poignardé ensuite par un parent de lademoiselle outragée. À la vérité, d’autres racontaient l’affairedifféremment, prétendant que c’était une della Rebbia qui avait étéséduite, et un Barricini poignardé. Tant il y a que, pour me servird’une expression consacrée, il y avait du sang entre les deuxmaisons. Toutefois, contre l’usage, ce meurtre n’en avait pasproduit d’autres ; c’est que les della Rebbia et les Barriciniavaient été également persécutés par le gouvernement génois, et lesjeunes gens s’étant expatriés, les deux familles furent privées,pendant plusieurs générations, de leurs représentants énergiques. Àla fin du siècle dernier, un della Rebbia, officier au service deNaples, se trouvant dans un tripot, eut une querelle avec desmilitaires qui, entre autres injures, l’appelèrent chevriercorse ; il mit l’épée à la main ; mais, seul contretrois, il eût mal passé son temps, si un étranger, qui jouait dansle même lieu, ne se fût écrié : « Je suis Corseaussi ! » et n’eût pris sa défense. Cet étranger était unBarricini, qui d’ailleurs ne connaissait pas son compatriote.Lorsqu’on s’expliqua, de part et d’autre, ce furent de grandespolitesses et des serments d’amitié éternelle ; car, sur lecontinent, les Corses se lient facilement ; c’est tout lecontraire dans leur île. On le vit bien dans cettecirconstance : della Rebbia et Barricini furent amis intimestant qu’ils demeurèrent en Italie ; mais de retour en Corse,ils ne se virent plus que rarement, bien qu’habitant tous les deuxle même village, et quand ils moururent, on disait qu’il y avaitbien cinq ou six ans qu’ils ne s’étaient parlé. Leurs fils vécurentde mêmeen étiquette, comme on dit dans l’île. L’un,Ghilfuccio, le père d’Orso, fut militaire ; l’autre, GiudiceBarricini, fut avocat. Devenus l’un et l’autre chefs de famille, etséparés par leur profession, ils n’eurent presque aucune occasionde se voir ou d’entendre parler l’un de l’autre.

Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisantà Bastia, dans un journal, que le capitaine Ghilfuccio venaitd’être décoré, dit, devant témoins, qu’il n’en était pas surpris,attendu que le général *** protégeait sa famille. Ce mot futrapporté à Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu’àson retour en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu’iltirait plus d’argent de ses causes perdues que de celles qu’ilgagnait. On n’a jamais su s’il insinuait par là que l’avocattrahissait ses clients, ou s’il se bornait à émettre cette véritétriviale, qu’une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loiqu’une bonne cause. Quoi qu’il en soit, l’avocat Barricini eutconnaissance de l’épigramme et ne l’oublia pas. En 1812, ildemandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir dele devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour luirecommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfets’empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini nedouta point qu’il ne dût sa déconvenue aux intrigues de Ghilfuccio.Après la chute de l’empereur, en 1814, le protégé du général futdénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini. À son tour,ce dernier fut destitué dans les Cent-Jours ; mais, aprèscette tempête, il reprit en grande pompe possession du cachet de lamairie et des registres de l’état civil.

De ce moment son étoile devint plus brillanteque jamais. Le colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré àPietranera, eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanessans cesse renouvelées : tantôt il était assigné en réparationde dommages commis par son cheval dans les clôtures de M. lemaire ; tantôt celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé del’église, faisait enlever une dalle brisée qui portait les armesdes della Rebbia, et qui couvrait le tombeau d’un membre de cettefamille. Si les chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel,les propriétaires de ces animaux trouvaient protection auprès dumaire ; successivement, l’épicier qui tenait le bureau deposte de Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé,tous les deux clients des della Rebbia, furent destitués etremplacés par des créatures des Barricini.

La femme du colonel mourut exprimant le désird’être enterrée au milieu d’un petit bois où elle aimait à sepromener ; aussitôt le maire déclara qu’elle serait inhuméedans le cimetière de la commune, attendu qu’il n’avait pas reçud’autorisation pour permettre une sépulture isolée. Le colonelfurieux déclara qu’en attendant cette autorisation, sa femme seraitenterrée au lieu qu’elle avait choisi, et il y fit creuser unefosse. De son côté, le maire en fit faire une dans le cimetière, etmanda la gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi.Le jour de l’enterrement, les deux partis se trouvèrent enprésence, et l’on put craindre un moment qu’un combat ne s’engageâtpour la possession des restes de madame della Rebbia. Unequarantaine de paysans bien armés, amenés par les parents de ladéfunte, obligèrent le curé, en sortant de l’église, à prendre lechemin du bois ; d’autre part, le maire avec ses deux fils,ses clients et les gendarmes se présenta pour faire opposition.Lorsqu’il parut, et somma le convoi de rétrograder, il futaccueilli par des huées et des menaces ; l’avantage du nombreétait pour ses adversaires, et ils semblaient déterminés. À sa vueplusieurs fusils furent armés ; on dit même qu’un berger lecoucha en joue ; mais le colonel releva le fusil endisant : « Que personne ne tire sans monordre ! » Le maire « craignait les coupsnaturellement », comme Panurge, et, refusant la bataille, ilse retira avec son escorte : alors la procession funèbre semit en marche, en ayant soin de prendre le plus long, afin depasser devant la mairie. En défilant, un idiot, qui s’était jointau cortège, s’avisa de crier vive l’Empereur !Deux outrois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s’animant de plusen plus, proposèrent de tuer un bœuf du maire, qui, d’aventure,leur barrait le chemin. Heureusement le colonel empêcha cetteviolence.

On pense bien qu’un procès-verbal fut dressé,et que le maire fit au préfet un rapport de son style le plussublime, dans lequel il peignait les lois divines et humainesfoulées aux pieds, – la majesté de lui, maire, celle du curé,méconnues et insultées, – le colonel della Rebbia se mettant à latête d’un complot bonapartiste pour changer l’ordre desuccessibilité au trône, et exciter les citoyens à s’armer les unscontre les autres, crimes prévus par les articles 86 et 91 du Codepénal.

L’exagération de cette plainte nuisit à soneffet. Le colonel écrivit au préfet, au procureur du roi : unparent de sa femme était allié à un des députés de l’île, un autrecousin du président de la cour royale. Grâce à ces protections, lecomplot s’évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, etl’idiot seul fut condamné à quinze jours de prison.

L’avocat Barricini, mal satisfait du résultatde cette affaire, tourna ses batteries d’un autre côté. Il exhumaun vieux titre, d’après lequel il entreprit de contester au colonella propriété d’un certain cours d’eau qui faisait tourner unmoulin. Un procès s’engagea qui dura longtemps. Au bout d’uneannée, la cour allait rendre son arrêt, et suivant toute apparenceen faveur du colonel, lorsque M. Barricini déposa entre lesmains du procureur du roi une lettre signée par un certainAgostini, bandit célèbre, qui le menaçait, lui maire, d’incendie etde mort s’il ne se désistait de ses prétentions. On sait qu’enCorse la protection des bandits est très recherchée, et que pourobliger leurs amis ils interviennent fréquemment dans les querellesparticulières. Le maire tirait parti de cette lettre, lorsqu’unnouvel incident vint compliquer l’affaire. Le bandit Agostiniécrivit au procureur du roi pour se plaindre qu’on eût contrefaitson écriture, et jeté des doutes sur son caractère, en le faisantpasser pour un homme qui trafiquait de son influence :« Si je découvre le faussaire, disait-il en terminant salettre, je le punirai exemplairement. »

Il était clair qu’Agostini n’avait point écritla lettre menaçante au maire ; les della Rebbia en accusaientles Barricini et vice versa. De part et d’autre onéclatait en menaces, et la justice ne savait de quel côté trouverles coupables.

Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio futassassiné. Voici les faits tels qu’ils furent établis enjustice : le 2 août 18…, le jour tombant déjà, la femmeMadeleine Pietri, qui portait du pain à Pietranera, entendit deuxcoups de feu très rapprochés, tirés, comme il lui semblait, dans unchemin creux menant au village, à environ cent cinquante pas del’endroit où elle se trouvait. Presque aussitôt elle vit un hommequi courait, en se baissant, dans un sentier des vignes, et sedirigeait vers le village. Cet homme s’arrêta un instant et seretourna ; mais la distance empêcha la femme Pietri dedistinguer ses traits, et d’ailleurs il avait à la bouche unefeuille de vigne qui lui cachait presque tout le visage. Il fit dela main un signe à un camarade que le témoin ne vit pas, puisdisparut dans les vignes.

La femme Pietri, ayant laissé son fardeau,monta le sentier en courant, et trouva le colonel della Rebbiabaigné dans son sang, percé de deux coups de feu, mais respirantencore. Près de lui était son fusil chargé et armé, comme s’ils’était mis en défense contre une personne qui l’attaquait en faceau moment où une autre le frappait par-derrière. Il râlait et sedébattait contre la mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ceque les médecins expliquèrent par la nature de ses blessures quiavaient traversé le poumon. Le sang l’étouffait ; il coulaitlentement et comme une mousse rouge. En vain la femme Pietri lesouleva et lui adressa quelques questions. Elle voyait bien qu’ilvoulait parler, mais il ne pouvait se faire comprendre. Ayantremarqué qu’il essayait de porter la main à sa poche, elles’empressa d’en retirer un petit portefeuille qu’elle lui présentaouvert. Le blessé prit le crayon du portefeuille et chercha àécrire. De fait le témoin le vit former avec peine plusieurscaractères ; mais, ne sachant pas lire, elle ne put encomprendre le sens. Épuisé par cet effort, le colonel laissa leportefeuille dans la main de la femme Pietri, qu’il serra avecforce en la regardant d’un air singulier, comme s’il voulait luidire, ce sont les paroles du témoin : « C’est important,c’est le nom de mon assassin ! »

La femme Pietri montait au village lorsqu’ellerencontra M. le maire Barricini avec son fils Vincentello.Alors il était presque nuit. Elle conta ce qu’elle avait vu. Lemaire prit le portefeuille, et courut à la mairie ceindre sonécharpe et appeler son secrétaire et la gendarmerie. Restée seuleavec le jeune Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d’allerporter secours au colonel, dans le cas où il serait encorevivant ; mais Vincentello répondit que, s’il approchait d’unhomme qui avait été l’ennemi acharné de sa famille, on nemanquerait pas de l’accuser de l’avoir tué. Peu après le mairearriva, trouva le colonel mort, fit enlever le cadavre, et dressaprocès-verbal.

Malgré son trouble naturel dans cetteoccasion, M. Barricini s’était empressé de mettre sous lesscellés le portefeuille du colonel, et de faire toutes lesrecherches en son pouvoir ; mais aucune n’amena de découverteimportante.

Lorsque vint le juge d’instruction, on ouvritle portefeuille, et sur une page souillée de sang on vit quelqueslettres tracées par une main défaillante, bien lisibles pourtant.Il y avait écrit : Agosti…, et le juge ne douta pasque le colonel n’eût voulu désigner Agostini comme son assassin.Cependant Colomba della Rebbia, appelée par le juge, demanda àexaminer le portefeuille. Après l’avoir longtemps feuilleté, elleétendit la main vers le maire et s’écria : « Voilàl’assassin ! » Alors, avec une précision et une clartésurprenantes dans le transport de douleur où elle était plongée,elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours auparavant unelettre de son fils, l’avait brûlée, mais qu’avant de le faire, ilavait écrit au crayon, sur son portefeuille, l’adresse d’Orso, quivenait de changer de garnison. Or, cette adresse ne se trouvaitplus dans le portefeuille, et Colomba concluait que le maire avaitarraché le feuillet où elle était écrite, qui aurait été celui-làmême sur lequel son père avait tracé le nom du meurtrier ; età ce nom, le maire, au dire de Colomba, aurait substitué celuid’Agostini. Le juge vit en effet qu’un feuillet manquait au cahierde papier sur lequel le nom était écrit ; mais bientôt ilremarqua que des feuillets manquaient également dans les autrescahiers du même portefeuille, et des témoins déclarèrent que lecolonel avait l’habitude de déchirer ainsi des pages de sonportefeuille lorsqu’il voulait allumer un cigare ; rien deplus probable donc qu’il eût brûlé par mégarde l’adresse qu’ilavait copiée. En outre, on constata que le maire, après avoir reçule portefeuille de la femme Pietri, n’aurait pu lire à cause del’obscurité ; il fut prouvé qu’il ne s’était pas arrêté uninstant avant d’entrer à la mairie, que le brigadier de gendarmeriel’y avait accompagné, l’avait vu allumer une lampe, mettre leportefeuille dans une enveloppe et la cacheter sous ses yeux.

Lorsque le brigadier eut terminé sadéposition, Colomba, hors d’elle-même, se jeta à ses genoux et lesupplia, par tout ce qu’il avait de plus sacré, de déclarer s’iln’avait pas laissé le maire seul un instant. Le brigadier, aprèsquelque hésitation, visiblement ému par l’exaltation de la jeunefille, avoua qu’il était allé chercher dans une pièce voisine unefeuille de grand papier, mais qu’il n’était pas resté une minute,et que le maire lui avait toujours parlé tandis qu’il cherchait àtâtons ce papier dans un tiroir. Au reste, il attestait qu’à sonretour le portefeuille sanglant était à la même place, sur la tableoù le maire l’avait jeté en entrant.

M. Barricini déposa avec le plus grandcalme. Il excusait, disait-il, l’emportement de mademoiselle dellaRebbia, et voulait bien condescendre à se justifier. Il prouvaqu’il était resté toute la soirée au village ; que son filsVincentello était avec lui devant la mairie au moment ducrime ; enfin que son fils Orlanduccio, pris de la fièvre cejour-là même, n’avait pas bougé de son lit. Il produisit tous lesfusils de sa maison, dont aucun n’avait fait feu récemment. Ilajouta qu’à l’égard du portefeuille il en avait tout de suitecompris l’importance ; qu’il l’avait mis sous le scellé etl’avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant qu’enraison de son inimitié avec le colonel il pourrait être soupçonné.Enfin il rappela qu’Agostini avait menacé de mort celui qui avaitécrit une lettre en son nom, et insinua que ce misérable, ayantprobablement soupçonné le colonel, l’avait assassiné. Dans lesmœurs des bandits, une pareille vengeance pour un motif analoguen’est pas sans exemple.

Cinq jours après la mort du colonel dellaRebbia, Agostini, surpris par un détachement de voltigeurs, futtué, se battant en désespéré. On trouva sur lui une lettre deColomba qui l’adjurait de déclarer s’il était ou non coupable dumeurtre qu’on lui imputait. Le bandit n’ayant point fait deréponse, on en conclut assez généralement qu’il n’avait pas eu lecourage de dire à une fille qu’il avait tué son père.

Toutefois, les personnes qui prétendaientconnaître bien le caractère d’Agostini, disaient tout bas que, s’ileût tué le colonel, il s’en serait vanté. Un autre bandit, connusous le nom de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration danslaquelle il attestait sur l’honneur l’innocence de soncamarade ; mais la seule preuve qu’il alléguait, c’étaitqu’Agostini ne lui avait jamais dit qu’il soupçonnait lecolonel.

Conclusion, les Barricini ne furent pasinquiétés ; le juge d’instruction combla le maire d’éloges etcelui-ci couronna sa belle conduite en se désistant de toutes sesprétentions sur le ruisseau pour lequel il était en procès avec lecolonel della Rebbia.

Colomba improvisa, suivant l’usage du pays,une ballata devant le cadavre de son père, en présence deses amis assemblés. Elle y exhala toute sa haine contre lesBarricini et les accusa formellement de l’assassinat, les menaçantaussi de la vengeance de son frère. C’était cette ballata,devenue très populaire, que le matelot chantait devant miss Lydia.En apprenant la mort de son père, Orso, alors dans le nord de laFrance, demanda un congé mais ne put l’obtenir. D’abord, sur unelettre de sa sœur, il avait cru les Barricini coupables, maisbientôt il reçut copie de toutes les pièces de l’instruction, etune lettre particulière du juge lui donna à peu près la convictionque le bandit Agostini était le seul coupable. Une fois tous lestrois mois Colomba lui écrivait pour lui répéter ses soupçonsqu’elle appelait des preuves. Malgré lui, ces accusations faisaientbouillonner son sang corse, et parfois il n’était pas éloigné departager les préjugés de sa sœur. Cependant, toutes les fois qu’illui écrivait, il lui répétait que ses allégations n’avaient aucunfondement solide et ne méritaient aucune créance. Il lui défendaitmême, mais toujours en vain, de lui en parler davantage. Deuxannées se passèrent de la sorte, au bout desquelles il fut mis endemi-solde, et alors il pensa à revoir son pays, non point pour sevenger sur des gens qu’il croyait innocents, mais pour marier sasœur et vendre ses petites propriétés, si elles avaient assez devaleur pour lui permettre de vivre sur le continent.

Chapitre 7

 

 

Soit que l’arrivée de sa sœur eût rappelé àOrso avec plus de force le souvenir du toit paternel, soit qu’ilsouffrît un peu devant ses amis civilisés du costume et desmanières sauvages de Colomba, il annonça dès le lendemain le projetde quitter Ajaccio et de retourner à Pietranera. Mais cependant ilfit promettre au colonel de venir prendre un gîte dans son humblemanoir, lorsqu’il se rendrait à Bastia, et en revanche il s’engageaà lui faire tirer daims, faisans, sangliers et le reste.

La veille de son départ, au lieu d’aller à lachasse, Orso proposa une promenade au bord du golfe. Donnant lebras à miss Lydia, il pouvait causer en toute liberté, car Colombaétait restée à la ville pour faire ses emplettes et le colonel lesquittait à chaque instant pour tirer des goélands et des fous, à lagrande surprise des passants qui ne comprenaient pas qu’on perdîtsa poudre pour un pareil gibier.

Ils suivaient le chemin qui mène à la chapelledes Grecs d’où l’on a la plus belle vue de la baie ; mais ilsn’y faisaient aucune attention.

« Miss Lydia… dit Orso après un silenceassez long pour être devenu embarrassant ; franchement, quepensez-vous de ma sœur ?

– Elle me plaît beaucoup, répondit missNevil. Plus que vous, ajouta-t-elle en souriant, car elle estvraiment Corse, et vous êtes un sauvage trop civilisé.

– Trop civilisé !… Eh bien, malgrémoi, je me sens redevenir sauvage depuis que j’ai mis le pied danscette île. Mille affreuses pensées m’agitent, me tourmentent…, etj’avais besoin de causer un peu avec vous avant de m’enfoncer dansmon désert.

– Il faut avoir du courage,monsieur ; voyez la résignation de votre sœur, elle vous donnel’exemple.

– Ah ! détrompez-vous. Ne croyez pasà sa résignation. Elle ne m’a pas dit un seul mot encore, mais danschacun de ses regards j’ai lu ce qu’elle attend de moi.

– Que veut-elle de vous enfin ?

– Oh ! rien…, seulement que j’essaiesi le fusil de monsieur votre père est aussi bon pour l’homme quepour la perdrix.

– Quelle idée ! Et vous pouvezsupposer cela ! quand vous venez d’avouer qu’elle ne vous aencore rien dit. Mais c’est affreux de votre part.

– Si elle ne pensait pas à la vengeance,elle m’aurait tout d’abord parlé de notre père ; elle n’en arien fait. Elle aurait prononcé le nom de ceux qu’elle regarde… àtort, je le sais, comme ses meurtriers. Eh bien, non, pas un mot.C’est que, voyez-vous, nous autres Corses, nous sommes une racerusée. Ma sœur comprend qu’elle ne me tient pas complètement en sapuissance, et ne veut pas m’effrayer, lorsque je puis m’échapperencore. Une fois qu’elle m’aura conduit au bord du précipice,lorsque la tête me tournera, elle me poussera dansl’abîme. »

Alors Orso donna à miss Nevil quelques détailssur la mort de son père, et rapporta les principales preuves qui seréunissaient pour lui faire regarder Agostini comme lemeurtrier.

« Rien, ajouta-t-il, n’a pu convaincreColomba. Je l’ai vu par sa dernière lettre. Elle a juré la mort desBarricini ; et… miss Nevil, voyez quelle confiance j’ai envous… peut-être ne seraient-ils plus de ce monde, si, par un de cespréjugés qu’excuse son éducation sauvage, elle ne se persuadait quel’exécution de la vengeance m’appartient en ma qualité de chef defamille, et que mon honneur y est engagé.

– En vérité, monsieur della Rebbia, ditmiss Nevil, vous calomniez votre sœur.

– Non, vous l’avez dit vous-même… elleest Corse… elle pense ce qu’ils pensent tous. Savez-vous pourquoij’étais si triste hier ?

– Non, mais depuis quelque temps vousêtes sujet à ces accès d’humeur noire… Vous étiez plus aimable auxpremiers jours de notre connaissance.

– Hier, au contraire, j’étais plus gai,plus heureux qu’à l’ordinaire. Je vous avais vue si bonne, siindulgente pour ma sœur !… Nous revenions, le colonel et moi,en bateau. Savez-vous ce que me dit un des bateliers dans soninfernal patois :

« Vous avez tué bien du gibier,Ors’Anton’, mais vous trouverez Orlanduccio Barricini plus grandchasseur que vous. »

– Eh bien, quoi de si terrible dans cesparoles ? Avez-vous donc tant de prétentions à être un adroitchasseur ?

– Mais vous ne voyez pas que ce misérabledisait que je n’aurais pas le courage de tuerOrlanduccio ?

– Savez-vous, monsieur della Rebbia, quevous me faites peur. Il paraît que l’air de votre île ne donne passeulement la fièvre, mais qu’il rend fou. Heureusement que nousallons bientôt la quitter.

– Pas avant d’avoir été à Pietranera.Vous l’avez promis à ma sœur.

– Et si nous manquions à cette promesse,nous devrions sans doute nous attendre à quelquevengeance ?

– Vous rappelez-vous ce que nous contaitl’autre jour monsieur votre père de ces Indiens qui menacent lesgouverneurs de la Compagnie de se laisser mourir de faim s’ils nefont droit à leurs requêtes ?

– C’est-à-dire que vous vous laisseriezmourir de faim ? J’en doute. Vous resteriez un jour sansmanger, et puis mademoiselle Colomba vous apporterait unbruccio[7] si appétissant que vous renonceriez àvotre projet.

– Vous êtes cruelle dans vos railleries,miss Nevil ; vous devriez me ménager. Voyez, je suis seul ici.Je n’avais que vous pour m’empêcher de devenir fou, comme vousdites ; vous étiez mon ange gardien, et maintenant…

– Maintenant, dit miss Lydia d’un tonsérieux, vous avez, pour soutenir cette raison si facile àébranler, votre honneur d’homme et de militaire, et…,poursuivit-elle en se détournant pour cueillir une fleur, si celapeut quelque chose pour vous, le souvenir de votre angegardien.

– Ah ! miss Nevil, si je pouvaispenser que vous prenez réellement quelque intérêt…

– Écoutez, monsieur della Rebbia, ditmiss Nevil un peu émue, puisque vous êtes un enfant, je voustraiterai en enfant. Lorsque j’étais petite fille, ma mère me donnaun beau collier que je désirais ardemment ; mais elle medit : « Chaque fois que tu mettras ce collier,souviens-toi que tu ne sais pas encore le français. » Lecollier perdit à mes yeux un peu de son mérite. Il était devenupour moi comme un remords ; mais je le portai, et je sus lefrançais. Voyez-vous cette bague ? c’est un scarabée égyptientrouvé, s’il vous plaît, dans une pyramide. Cette figure bizarre,que vous prenez peut-être pour une bouteille, cela veut dire lavie humaine. Il y a dans mon pays des gens qui trouveraientl’hiéroglyphe très bien approprié. Celui-ci, qui vient après, c’estun bouclier avec un bras tenant une lance : cela veut direcombat, bataille. Donc la réunion des deux caractèresforme cette devise, que je trouve assez belle : La vie estun combat. Ne vous avisez pas de croire que je traduis leshiéroglyphes couramment ; c’est un savant en us quim’a expliqué ceux-là. Tenez, je vous donne mon scarabée. Quand vousaurez quelque mauvaise pensée corse, regardez mon talisman etdites-vous qu’il faut sortir vainqueur de la bataille que nouslivrent les mauvaises passions. – Mais, en vérité, je ne prêche pasmal.

– Je penserai à vous, miss Nevil, et jeme dirai…

– Dites-vous que vous avez une amie quiserait désolée… de… vous savoir pendu. Cela ferait d’ailleurs tropde peine à messieurs les caporaux vos ancêtres. »

À ces mots, elle quitta en riant le brasd’Orso, et, courant vers son père : « Papa, dit-elle,laissez là ces pauvres oiseaux, et venez avec nous faire de lapoésie dans la grotte de Napoléon. »

Chapitre 8

 

 

Il y a toujours quelque chose de solennel dansun départ, même quand on se quitte pour peu de temps. Orso devaitpartir avec sa sœur de très bon matin, et la veille au soir ilavait pris congé de miss Lydia, car il n’espérait pas qu’en safaveur elle fit exception à ses habitudes de paresse. Leurs adieuxavaient été froids et graves. Depuis leur conversation au bord dela mer, miss Lydia craignait d’avoir montré à Orso un intérêtpeut-être trop vif, et Orso, de son côté, avait sur le cœur sesrailleries et surtout son ton de légèreté. Un moment il avait crudémêler dans les manières de la jeune Anglaise un sentimentd’affection naissante ; maintenant, déconcerté par sesplaisanteries, il se disait qu’il n’était à ses yeux qu’une simpleconnaissance, qui bientôt serait oubliée. Grande fut donc sasurprise lorsque le matin, assis à prendre du café avec le colonel,il vit entrer miss Lydia suivie de sa sœur. Elle s’était levée àcinq heures, et, pour une Anglaise, pour miss Nevil surtout,l’effort était assez grand pour qu’il en tirât quelque vanité.

« Je suis désolé que vous vous soyezdérangée si matin, dit Orso. C’est ma sœur sans doute qui vous auraréveillée malgré mes recommandations, et vous devez bien nousmaudire. Vous me souhaitez déjà pendu peut-être ?

– Non, dit miss Lydia fort bas et enitalien, évidemment pour que son père ne l’entendît pas. Mais vousm’avez boudée hier pour mes innocentes plaisanteries et je nevoulais pas vous laisser emporter un souvenir mauvais de votreservante. Quelles terribles gens vous êtes, vous autresCorses ! Adieu donc ; à bientôt, j’espère. »

Elle lui tendit la main. Orso ne trouva qu’unsoupir pour réponse. Colomba s’approcha de lui, le mena dansl’embrasure d’une fenêtre, et, en lui montrant quelque chosequ’elle tenait sous son mezzaro, lui parla un moment à voix basse.« Ma sœur, dit Orso à miss Nevil, veut vous faire un singuliercadeau, mademoiselle ; mais nous autres Corses, nous n’avonspas grand-chose à donner…, excepté notre affection…, que le tempsn’efface pas. Ma sœur me dit que vous avez regardé avec curiositéce stylet. C’est une antiquité dans la famille. Probablement ilpendait autrefois à la ceinture d’un de ces caporaux à qui je doisl’honneur de votre connaissance. Colomba le croit si précieuxqu’elle m’a demandé ma permission pour vous le donner, et moi je nesais trop si je dois l’accorder, car j’ai peur que vous ne vousmoquiez de nous.

– Ce stylet est charmant, dit missLydia ; mais c’est une arme de famille ; je ne puisl’accepter.

– Ce n’est pas le stylet de mon père,s’écria vivement Colomba. Il a été donné à un des grands-parents dema mère par le roi Théodore. Si mademoiselle l’accepte, elle nousfera bien plaisir.

– Voyez, miss Lydia, dit Orso, nedédaignez pas le stylet d’un roi. »

Pour un amateur, les reliques du roi Théodoresont infiniment plus précieuses que celles du plus puissantmonarque. La tentation était forte, et miss Lydia voyait déjàl’effet que produirait cette arme posée sur une table en laque dansson appartement de Saint-James’Place.

« Mais, dit-elle en prenant le styletavec l’hésitation de quelqu’un qui veut accepter, et adressant leplus aimable de ses sourires à Colomba, chère mademoiselleColomba…, je ne puis…, je n’oserais vous laisser ainsi partirdésarmée.

– Mon frère est avec moi, dit Colombad’un ton fier, et nous avons le bon fusil que votre père nous adonné. Orso, vous l’avez chargé à balles ? »

Miss Nevil garda le stylet, et Colomba, pourconjurer le danger qu’on court à donner des armescoupantes ou perçantes à ses amis, exigea un sou en paiement.

Il fallut partir enfin. Orso serra encore unefois la main de miss Nevil ; Colomba l’embrassa, puis aprèsvint offrir ses lèvres de rose au colonel, tout émerveillé de lapolitesse corse. De la fenêtre du salon, miss Lydia vit le frère etla sœur monter à cheval. Les yeux de Colomba brillaient d’une joiemaligne qu’elle n’y avait point encore remarquée. Cette grande etforte femme, fanatique de ses idées d’honneur barbare, l’orgueilsur le front, les lèvres courbées par un sourire sardonique,emmenant ce jeune homme armé comme pour une expédition sinistre,lui rappela les craintes d’Orso, et elle crut voir son mauvaisgénie l’entraînant à sa perte.

Orso, déjà à cheval, leva la tête etl’aperçut. Soit qu’il eût deviné sa pensée, soit pour lui dire undernier adieu, il prit l’anneau égyptien, qu’il avait suspendu à uncordon, et le porta à ses lèvres. Miss Lydia quitta la fenêtre enrougissant ; puis, s’y remettant presque aussitôt, elle vitles deux Corses s’éloigner rapidement au galop de leurs petitsponeys, se dirigeant vers les montagnes. Une demi-heure après lecolonel, au moyen de sa lunette, les lui montra longeant le fond dugolfe, et elle vit qu’Orso tournait fréquemment la tête vers laville. Il disparut enfin derrière les marécages remplacésaujourd’hui par une belle pépinière.

Miss Lydia, en se regardant dans la glace, setrouva pâle.

« Que doit penser de moi ce jeunehomme ? dit-elle, et moi que pensé-je de lui ? etpourquoi y pensé-je ?… Une connaissance de voyage !… Quesuis-je venue faire en Corse ?… Oh ! je ne l’aime point…Non, non ; d’ailleurs cela est impossible… Et Colomba… Moi labelle-sœur d’une vocératrice ! qui porte un grandstylet ! » Et elle s’aperçut qu’elle tenait à la maincelui du roi Théodore. Elle le jeta sur sa toilette. « Colombaà Londres, dansant à Almack’s !… Quel lion[8], grand Dieu, à montrer !… C’estqu’elle ferait fureur peut-être… Il m’aime, j’en suis sûre… C’estun héros de roman dont j’ai interrompu la carrière aventureuse…Mais avait-il réellement envie de venger son père à lacorse ?… C’était quelque chose entre un Conrad et un dandy…J’en ai fait un pur dandy, et un dandy qui a un tailleurcorse !… »

Elle se jeta sur son lit et voulut dormir,mais cela lui fut impossible ; et je n’entreprendrai pas decontinuer son monologue, dans lequel elle se dit plus de cent foisque M. della Rebbia n’avait été, n’était et ne serait jamaisrien pour elle.

Chapitre 9

 

 

Cependant Orso cheminait avec sa sœur. Lemouvement rapide de leurs chevaux les empêcha d’abord de separler ; mais, lorsque les montées trop rudes les obligeaientd’aller au pas, ils échangeaient quelques mots sur les amis qu’ilsvenaient de quitter. Colomba parlait avec enthousiasme de la beautéde miss Nevil, de ses blonds cheveux, de ses gracieuses manières.Puis elle demandait si le colonel était aussi riche qu’il leparaissait, si mademoiselle Lydia était fille unique.

« Ce doit être un bon parti, disait-elle.Son père a, comme il semble, beaucoup d’amitié pourvous… »

Et, comme Orso ne répondait rien, ellecontinuait :

« Notre famille a été riche autrefois,elle est encore des plus considérées de l’île. Tous cessignori[9]sont des bâtards. Il n’y a plus denoblesse que dans les familles caporales, et vous savez, Orso, quevous descendez des premiers caporaux de l’île. Vous savez que notrefamille est originaire d’au-delà des monts[10], et cesont les guerres civiles qui nous ont obligés à passer de cecôté-ci. Si j’étais à votre place, Orso, je n’hésiterais pas, jedemanderais miss Nevil à son père… (Orso levait les épaules.) De sadot j’achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas dechez nous ; je bâtirais une belle maison en pierres de taille,et j’élèverais d’un étage la vieille tour où Sambucuccio a tué tantde Maures au temps du comte Henri le bel Missere.[11]

– Colomba, tu es folle, répondait Orso engalopant.

– Vous êtes homme, Ors’Anton’, et voussavez sans doute mieux qu’une femme ce que vous avez à faire. Maisje voudrais bien savoir ce que cet Anglais pourrait objecter contrenotre alliance. Y a-t-il des caporaux enAngleterre ?… »

Après une assez longue traite, devisant de lasorte, le frère et la sœur arrivèrent à un petit village, non loinde Bocognano, où ils s’arrêtèrent pour dîner et passer la nuit chezun ami de leur famille. Ils y furent reçus avec cette hospitalitécorse qu’on ne peut apprécier que lorsqu’on l’a connue. Lelendemain leur hôte, qui avait été compère de madame della Rebbia,les accompagna jusqu’à une lieue de sa demeure.

« Voyez-vous ces bois et ces maquis,dit-il à Orso au moment de se séparer : un homme qui auraitfait un malheur y vivrait dix ans en paix sans quegendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces bois touchent àla forêt de Vizzavona, et, lorsqu’on a des amis à Bocognano ou auxenvirons, on n’y manque de rien. Vous avez là un beau fusil, ildoit porter loin. Sang de la Madone ! quel calibre ! Onpeut tuer avec cela mieux que des sangliers. »

Orso répondit froidement que son fusil étaitanglais et portait le plomb très loin. On s’embrassa, etchacun continua sa route.

Déjà nos voyageurs n’étaient plus qu’à unepetite distance de Pietranera, lorsque, à l’entrée d’une gorgequ’il fallait traverser, ils découvrirent sept ou huit hommes armésde fusils, les uns assis sur des pierres, les autres couchés surl’herbe, quelques-uns debout et semblant faire le guet. Leurschevaux paissaient à peu de distance. Colomba les examina uninstant avec une lunette d’approche, qu’elle tira d’une des grandespoches de cuir que tous les Corses portent en voyage.

« Ce sont nos gens ! s’écria-t-elled’un air joyeux. Pieruccio a bien fait sa commission.

– Quelles gens ? demanda Orso.

– Nos bergers, répondit-elle. Avant-hiersoir, j’ai fait partir Pieruccio, afin qu’il réunît ces braves genspour vous accompagner à votre maison. Il ne convient pas que vousentriez à Pietranera sans escorte, et vous devez savoir d’ailleursque les Barricini sont capables de tout.

– Colomba, dit Orso d’un ton sévère, jet’avais priée bien des fois de ne plus me parler des Barricini nide tes soupçons sans fondement. Je ne me donnerai certainement pasle ridicule de rentrer chez moi avec cette troupe de fainéants, etje suis très mécontent que tu les aies rassemblés sans m’enprévenir.

– Mon frère, vous avez oublié votre pays.C’est à moi qu’il appartient de vous garder lorsque votreimprudence vous expose. J’ai dû faire ce que j’ai fait. »

En ce moment, les bergers, les ayant aperçus,coururent à leurs chevaux et descendirent au galop à leurrencontre.

« Evviva Ors’Anton’! s’écria un vieillardrobuste à barbe blanche, couvert, malgré la chaleur, d’une casaqueà capuchon, de drap corse, plus épais que la toison de ses chèvres.C’est le vrai portrait de son père, seulement plus grand et plusfort. Quel beau fusil ! On en parlera de ce fusil,Ors’Anton’.

– Evviva Ors’Anton’! répétèrent en chœurtous les bergers. Nous savions bien qu’il reviendrait à lafin !

– Ah ! Ors’Anton’, disait un grandgaillard au teint couleur de brique, que votre père aurait de joies’il était ici pour vous recevoir ! Le cher homme ! vousle verriez, s’il avait voulu me croire, s’il m’avait laissé fairel’affaire de Giudice… Le brave homme ! Il ne m’a pascru ; il sait bien maintenant que j’avais raison.

– Bon ! reprit le vieillard, Giudicene perdra rien pour attendre.

– Evviva Ors’Anton’! » Et unedouzaine de coups de fusil accompagnèrent cette acclamation. Orso,de très mauvaise humeur au centre de ce groupe d’hommes à chevalparlant tous ensemble et se pressant pour lui donner la main,demeura quelque temps sans pouvoir se faire entendre. Enfin,prenant l’air qu’il avait en tête de son peloton lorsqu’il luidistribuait les réprimandes et les jours de salle depolice :

« Mes amis, dit-il, je vous remercie del’affection que vous me montrez, de celle que vous portiez à monpère ; mais j’entends, je veux, que personne ne me donne deconseils. Je sais ce que j’ai à faire.

– Il a raison, il a raison !s’écrièrent les bergers. Vous savez bien que vous pouvez comptersur nous.

– Oui, j’y compte : mais je n’aibesoin de personne maintenant, et nul danger ne menace ma maison.Commencez par faire demi-tour, et allez-vous-en à vos chèvres. Jesais le chemin de Pietranera, et je n’ai pas besoin de guides.

– N’ayez peur de rien, Ors’Anton’, dit levieillard ; ils n’oseraient se montrer aujourd’hui.La souris rentre dans son trou lorsque revient le matou.

– Matou toi-même, vieille barbeblanche ! dit Orso. Comment t’appelles-tu ?

– Eh quoi ! vous ne me connaissezpas, Ors’Anton’, moi qui vous ai porté en croupe si souvent sur monmulet qui mord ? Vous ne connaissez pas Polo Griffo ?Brave homme, voyez-vous, qui est aux della Rebbia corps et âme.Dites un mot, et quand votre gros fusil parlera, ce vieux mousquet,vieux comme son maître, ne se taira pas. Comptez-y, Ors’Anton’.

– Bien, bien ; mais de par tous lesdiables ! Allez-vous-en et laissez-nous continuer notreroute. »

Les bergers s’éloignèrent enfin, se dirigeantau grand trot vers le village ; mais de temps en temps ilss’arrêtaient sur tous les points élevés de la route, comme pourexaminer s’il n’y avait point quelque embuscade cachée, et toujoursils se tenaient assez rapprochés d’Orso et de sa sœur pour être enmesure de leur porter secours au besoin. Et le vieux Polo Griffodisait à ses compagnons :

« Je le comprends ! Je lecomprends ! Il ne dit pas ce qu’il veut faire, mais il lefait. C’est le vrai portrait de son père. Bien ! dis que tun’en veux à personne ! tu as fait un vœu à sainteNega[12]. Bravo ! Moi je ne donnerais pasune figue de la peau du maire. Avant un mois on n’en pourra plusfaire une outre. »

Ainsi précédé par cette troupe d’éclaireurs,le descendant des della Rebbia entra dans son village et gagna levieux manoir des caporaux, ses aïeux. Les rebbianistes, longtempsprivés de chef, s’étaient portés en masse à sa rencontre, et leshabitants du village, qui observaient la neutralité, étaient toussur le pas de leurs portes pour le voir passer. Les barricinistesse tenaient dans leurs maisons et regardaient par les fentes deleurs volets.

Le bourg de Pietranera est trèsirrégulièrement bâti, comme tous les villages de la Corse ;car, pour voir une rue, il faut aller à Cargese, bâti parM. de Marbeuf. Les maisons, dispersées au hasard et sansle moindre alignement, occupent le sommet d’un petit plateau, ouplutôt d’un palier de la montagne. Vers le milieu du bourg s’élèveun grand chêne vert, et auprès on voit une auge en granit, où untuyau en bois apporte l’eau d’une source voisine. Ce monumentd’utilité publique fut construit à frais communs par les dellaRebbia et les Barricini ; mais on se tromperait fort si l’on ycherchait un indice de l’ancienne concorde des deux familles. Aucontraire, c’est une œuvre de leur jalousie. Autrefois, le coloneldella Rebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa commune unepetite somme pour contribuer à l’érection d’une fontaine, l’avocatBarricini se hâta d’offrir un don semblable, et c’est à ce combatde générosité que Pietranera doit son eau. Autour du chêne vert etde la fontaine, il y a un espace vide qu’on appelle la place, et oùles oisifs se rassemblent le soir. Quelquefois on y joue auxcartes, et, une fois l’an dans le carnaval, on y danse. Aux deuxextrémités de la place s’élèvent des bâtiments plus hauts quelarges, construits en granit et en schiste. Ce sont lestours ennemies des della Rebbia et des Barricini. Leurarchitecture est uniforme, leur hauteur est la même, et l’on voitque la rivalité des deux familles s’est toujours maintenue sans quela fortune décidât entre elles.

Il est peut-être à propos d’expliquer ce qu’ilfaut entendre par ce mot tour. C’est un bâtiment carréd’environ quarante pieds de haut, qu’en un autre pays on nommeraittout bonnement un colombier. La porte, étroite, s’ouvre à huitpieds du sol, et l’on y arrive par un escalier fort roide.Au-dessus de la porte est une fenêtre avec une espèce de balconpercé en dessous comme un mâchicoulis, qui permet d’assommer sansrisque un visiteur indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voitdeux écussons grossièrement sculptés. L’un portait autrefois lacroix de Gênes ; mais, tout martelé aujourd’hui, il n’est plusintelligible que pour les antiquaires. Sur l’autre écusson sontsculptées les armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez,pour compléter la décoration, quelques traces de balles sur lesécussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vousfaire une idée d’un manoir du Moyen Âge en Corse. J’oubliais dedire que les bâtiments d’habitation touchent à la tour, et souvents’y rattachent par une communication intérieure.

La tour et la maison des della Rebbia occupentle côté nord de la place de Pietranera ; la tour et la maisondes Barricini, le côté sud. De la tour du nord jusqu’à la fontaine,c’est la promenade des della Rebbia, celle des Barricini est ducôté opposé. Depuis l’enterrement de la femme du colonel, onn’avait jamais vu un membre de l’une de ces deux familles paraîtresur un autre côté de la place que celui qui lui était assigné parune espèce de convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allaitpasser devant la maison du maire, lorsque sa sœur l’avertit etl’engagea à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maisonsans traverser la place.

« Pourquoi se déranger ? ditOrso ; la place n’est-elle pas à tout lemonde ? »

Et il poussa son cheval.

« Brave cœur ! dit tout bas Colomba…Mon père, tu seras vengé ! »

En arrivant sur la place, Colomba se plaçaentre la maison des Barricini et son frère, et toujours elle eutl’œil fixé sur les fenêtres de ses ennemis. Elle remarqua qu’ellesétaient barricadées depuis peu, et qu’on y avait pratiqué desarchere. On appelle archere d’étroites ouverturesen forme de meurtrières, ménagées entre de grosses bûches aveclesquelles on bouche la partie inférieure d’une fenêtre. Lorsqu’oncraint quelque attaque, on se barricade de la sorte, et l’on peut,à l’abri des bûches, tirer à couvert sur les assaillants.

« Les lâches ! dit Colomba. Voyez,mon frère, déjà ils commencent à se garder : ils sebarricadent ! mais il faudra bien sortir unjour ! »

La présence d’Orso sur le côté sud de la placeproduisit une grande sensation à Pietranera, et fut considéréecomme une preuve d’audace approchant de la témérité. Pour lesneutres rassemblés le soir autour du chêne vert, ce fut le texte decommentaires sans fin.

Il est heureux, disait-on, que les filsBarricini ne soient pas encore revenus, car ils sont moinsendurants que l’avocat, et peut-être n’eussent-ils point laissépasser leur ennemi sur leur terrain sans lui faire payer sabravade.

« Souvenez-vous de ce que je vais vousdire, voisin, ajouta un vieillard qui était l’oracle du bourg. J’aiobservé la figure de la Colomba aujourd’hui, elle a quelque chosedans la tête. Je sens de la poudre en l’air. Avant peu, il y aurade la viande de boucherie à bon marché dans Pietranera. »

Chapitre 10

 

 

Séparé fort jeune de son père, Orso n’avaitguère eu le temps de le connaître. Il avait quitté Pietranera àquinze ans pour étudier à Pise, et de là était entré à l’Écolemilitaire pendant que Ghilfuccio promenait en Europe les aiglesimpériales. Sur le continent, Orso l’avait vu à de raresintervalles, et en 1815 seulement il s’était trouvé dans lerégiment que son père commandait. Mais le colonel, inflexible surla discipline, traitait son fils comme tous les autres jeuneslieutenants, c’est-à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirsqu’Orso en avait conservés étaient de deux sortes. Il se lerappelait à Pietranera, lui confiant son sabre, lui laissantdécharger son fusil quand il revenait de la chasse, ou le faisantasseoir pour la première fois, lui bambin, à la table de famille.Puis il se représentait le colonel della Rebbia l’envoyant auxarrêts pour quelque étourderie, et ne l’appelant jamais quelieutenant della Rebbia :

« Lieutenant della Rebbia, vous n’êtespas à votre place de bataille, trois jours d’arrêts. – Vostirailleurs sont à cinq mètres trop loin de la réserve, cinq joursd’arrêts. – Vous êtes en bonnet de police à midi cinq minutes, huitjours d’arrêts. »

Une seule fois, aux Quatre-Bras, il lui avaitdit :

« Très bien, Orso ; mais de laprudence. »

Au reste, ces derniers souvenirs n’étaientpoint ceux que lui rappelait Pietranera. La vue des lieux familiersà son enfance, les meubles dont se servait sa mère, qu’il avaittendrement aimée, excitaient en son âme une foule d’émotions douceset pénibles ; puis, l’avenir sombre qui se préparait pour lui,l’inquiétude vague que sa sœur lui inspirait, et par dessus tout,l’idée que miss Nevil allait venir dans sa maison, qui luiparaissait aujourd’hui si petite, si pauvre, si peu convenable,pour une personne habituée au luxe, le mépris qu’elle en concevraitpeut-être, toutes ces pensées formaient un chaos dans sa tête etlui inspiraient un profond découragement.

Il s’assit, pour souper, dans un grandfauteuil de chêne noirci, où son père présidait les repas defamille, et sourit en voyant Colomba hésiter à se mettre à tableavec lui. Il lui sut bon gré d’ailleurs du silence qu’elle observapendant le souper et de la prompte retraite qu’elle fit ensuite,car il se sentait trop ému pour résister aux attaques qu’elle luipréparait sans doute ; mais Colomba le ménageait et voulaitlui laisser le temps de se reconnaître. La tête appuyée sur samain, il demeura longtemps immobile, repassant dans son esprit lesscènes des quinze derniers jours qu’il avait vécus. Il voyait aveceffroi cette attente où chacun semblait être de sa conduite àl’égard des Barricini. Déjà il s’apercevait que l’opinion dePietranera commençait à être pour lui celle du monde. Il devait sevenger sous peine de passer pour un lâche. Mais sur qui sevenger ? Il ne pouvait croire les Barricini coupables demeurtre. À la vérité ils étaient les ennemis de sa famille, mais ilfallait les préjugés grossiers de ses compatriotes pour leurattribuer un assassinat. Quelquefois il considérait le talisman demiss Nevil, et en répétait tout bas la devise : « La vieest un combat ! » Enfin il se dit d’un ton ferme :« J’en sortirai vainqueur ! » Sur cette bonne penséeil se leva et, prenant la lampe, il allait monter dans sa chambre,lorsqu’on frappa à la porte de la maison. L’heure était indue pourrecevoir une visite. Colomba parut aussitôt, suivie de la femme quiles servait.

« Ce n’est rien », dit-elle encourant à la porte.

Cependant, avant d’ouvrir, elle demanda quifrappait. Une voix douce répondit :

« C’est moi. »

Aussitôt la barre de bois placée en travers dela porte fut enlevée, et Colomba reparut dans la salle à mangersuivie d’une petite fille de dix ans à peu près, pieds nus, enhaillons, la tête couverte d’un mauvais mouchoir, de dessous lequels’échappaient de longues mèches de cheveux noirs comme l’aile d’uncorbeau. L’enfant était maigre, pâle, la peau brûlée par lesoleil ; mais dans ses yeux brillait le feu de l’intelligence.En voyant Orso, elle s’arrêta timidement et lui fit une révérence àla paysanne ; puis elle parla bas à Colomba, et lui mit entreles mains un faisan nouvellement tué.

« Merci, Chili, dit Colomba. Remercie tononcle. Il se porte bien ?

– Fort bien, mademoiselle, à vous servir.Je n’ai pu venir plus tôt parce qu’il a bien tardé. Je suis restéetrois heures dans le maquis à l’attendre.

– Et tu n’as pas soupé ?

– Dame ! non, mademoiselle, je n’aipas eu le temps.

– On va te donner à souper. Ton onclea-t-il du pain encore ?

– Peu, mademoiselle ; mais c’est dela poudre surtout qui lui manque. Voilà les châtaignes venues, etmaintenant il n’a plus besoin que de poudre.

– Je vais te donner un pain pour lui etde la poudre. Dis-lui qu’il la ménage, elle est chère.

– Colomba, dit Orso, en français, à quidonc fais-tu ainsi la charité ?

– À un pauvre bandit de ce village,répondit Colomba dans la même langue. Cette petite est sanièce.

– Il me semble que tu pourrais mieuxplacer tes dons. Pourquoi envoyer de la poudre à un coquin qui s’enservira pour commettre des crimes ? Sans cette déplorablefaiblesse que tout le monde paraît avoir pour les bandits, il y alongtemps qu’ils auraient disparu de la Corse.

– Les plus méchants de notre pays ne sontpas ceux qui sont à la campagne. [13]

– Donne-leur du pain si tu veux, on n’endoit refuser à personne ; mais je n’entends pas qu’on leurfournisse des munitions.

– Mon frère, dit Colomba d’un ton grave,vous êtes le maître ici, et tout vous appartient dans cettemaison ; mais je vous en préviens, je donnerai mon mezzaro àcette petite fille pour qu’elle le vende, plutôt que de refuser dela poudre à un bandit. Lui refuser de la poudre ! mais autantvaut le livrer aux gendarmes. Quelle protection a-t-il contre eux,sinon ses cartouches ? »

La petite fille cependant dévorait avecavidité un morceau de pain, et regardait attentivement tour à tourColomba et son frère, cherchant à comprendre dans leurs yeux lesens de ce qu’ils disaient.

« Et qu’a-t-il fait enfin tonbandit ? Pour quel crime s’est-il jeté dans lemaquis ?

– Brandolaccio n’a point commis de crime,s’écria Colomba. Il a tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné sonpère pendant que lui était à l’armée. »

Orso détourna la tête, prit la lampe, et, sansrépondre, monta dans sa chambre. Alors Colomba donna poudre etprovisions à l’enfant, et la reconduisit jusqu’à la porte en luirépétant :

« Surtout que ton oncle veille bien surOrso ! »

Chapitre 11

 

 

Orso fut longtemps à s’endormir, et parconséquent s’éveilla fort tard, du moins pour un Corse. À peinelevé, le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la maison de sesennemis et les archere qu’ils venaient d’y établir. Ildescendit et demanda sa sœur.

« Elle est à la cuisine qui fond desballes », lui répondit la servante Saveria.

Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans êtrepoursuivi par l’image de la guerre.

Il trouva Colomba assise sur un escabeau,entourée de balles nouvellement fondues, coupant les jets deplomb.

« Que diable fais-tu là ? luidemanda son frère.

– Vous n’aviez point de balles pour lefusil du colonel, répondit-elle de sa voix douce, j’ai trouvé unmoule de calibre, et vous aurez aujourd’hui vingt-quatrecartouches, mon frère.

– Je n’en ai pas besoin, Dieumerci !

– Il ne faut pas être pris au dépourvu,Ors’Anton’. Vous avez oublié votre pays et les gens qui vousentourent.

– Je l’aurais oublié que tu me lerappellerais bien vite. Dis-moi, n’est-il pas arrivé une grossemalle il y a quelques jours ?

– Oui, mon frère. Voulez-vous que je lamonte dans votre chambre ?

– Toi, la monter ! mais tu n’auraisjamais la force de la soulever… N’y a-t-il pas ici quelque hommepour le faire ?

– Je ne suis pas si faible que vous lepensez, dit Colomba, en retroussant ses manches et découvrant unbras blanc et rond, parfaitement formé, mais qui annonçait uneforce peu commune. Allons, Saveria, dit-elle à la servante,aide-moi. »

Déjà elle enlevait seule la lourde malle,quand Orso s’empressa de l’aider.

« Il y a dans cette malle, ma chèreColomba, dit-il, quelque chose pour toi. Tu m’excuseras si je tefais de si pauvres cadeaux, mais la bourse d’un lieutenant endemi-solde n’est pas trop bien garnie. »

En parlant, il ouvrait la malle et en retiraitquelques robes, un châle et d’autres objets à l’usage d’une jeunepersonne.

« Que de belles choses ! s’écriaColomba. Je vais bien vite les serrer de peur qu’elles ne segâtent. Je les garderai pour ma noce, ajouta-t-elle avec un souriretriste, car maintenant je suis en deuil. »

Et elle baisa la main de son frère. « Ily a de l’affectation, ma sœur, à garder le deuil si longtemps.

– Je l’ai juré, dit Colomba d’un tonferme. Je ne quitterai le deuil… » Et elle regardait par lafenêtre la maison des Barricini.

« Que le jour où tu te marieras ?dit Orso cherchant à éviter la fin de la phrase.

– Je ne me marierai, dit Colomba, qu’à unhomme qui aura fait trois choses… »

Et elle contemplait toujours d’un air sinistrela maison ennemie.

« Jolie comme tu es, Colomba, je m’étonneque tu ne sois pas déjà mariée. Allons, tu me diras qui te fait lacour. D’ailleurs j’entendrai bien les sérénades. Il faut qu’ellessoient belles pour plaire à une grande vocératrice comme toi.

– Qui voudrait d’une pauvreorpheline ?… Et puis l’homme qui me fera quitter mes habits dedeuil fera prendre le deuil aux femmes de là-bas. »

« Cela devient de la folie », se ditOrso.

Mais il ne répondit rien pour éviter toutediscussion.

« Mon frère, dit Colomba d’un ton decâlinerie, j’ai aussi quelque chose à vous offrir. Les habits quevous avez là sont trop beaux pour ce pays-ci. Votre jolie redingoteserait en pièces au bout de deux jours si vous la portiez dans lemaquis. Il faut la garder pour quand viendra miss Nevil. »

Puis, ouvrant une armoire, elle en tira uncostume complet de chasseur.

« Je vous ai fait une veste de velours,et voici un bonnet comme en portent nos élégants ; je l’aibrodé pour vous il y a bien longtemps. Voulez-vous essayercela ? »

Et elle lui faisait endosser une large vestede velours vert ayant dans le dos une énorme poche. Elle luimettait sur la tête un bonnet pointu de velours noir brodé en jaiset en soie de la même couleur, et terminé par une espèce dehouppe.

« Voici la cartouchière[14] de notre père, dit-elle, son stylet estdans la poche de votre veste. Je vais vous chercher lepistolet.

– J’ai l’air d’un vrai brigand del’Ambigu-Comique, disait Orso en se regardant dans un petit miroirque lui présentait Saveria.

– C’est que vous avez tout à fait bonnefaçon comme cela, Ors’Anton’, disait la vieille servante, et leplus beau pointu[15] deBocognano ou de Bastelica n’est pas plus brave. »

Orso déjeuna dans son nouveau costume, etpendant le repas il dit à sa sœur que sa malle contenait un certainnombre de livres ; que son intention était d’en faire venir deFrance et d’Italie, et de la faire travailler beaucoup.

« Car il est honteux, Colomba,ajouta-t-il, qu’une grande fille comme toi ne sache pas encore deschoses que, sur le continent, les enfants apprennent en sortant denourrice.

– Vous avez raison, mon frère, disaitColomba ; je sais bien ce qui me manque, et je ne demande pasmieux que d’étudier, surtout si vous voulez bien me donner desleçons. »

Quelques jours se passèrent sans que Colombaprononçât le nom des Barricini. Elle était toujours aux petitssoins pour son frère, et lui parlait souvent de miss Nevil. Orsolui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il étaitsurpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations,tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires.

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit uninstant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parutavec son mezzaro sur la tête. Son air était plus sérieux encore quede coutume.

« Mon frère, dit-elle, je vous prierai desortir avec moi.

– Où veux-tu que je t’accompagne ?dit Orso en lui offrant son bras.

– Je n’ai pas besoin de votre bras, monfrère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Unhomme ne doit jamais sortir sans ses armes.

– À la bonne heure ! Il faut seconformer à la mode. Où allons-nous ? »

Colomba, sans répondre, serra le mezzaroautour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie deson frère. S’éloignant à grands pas du village, elle prit un chemincreux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devantelle le chien, à qui elle fit un signe qu’il semblait bienconnaître ; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passantdans les vignes, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours àcinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s’arrêtant au milieudu chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissaits’acquitter parfaitement de ses fonctions d’éclaireur.

« Si Muschetto aboie, dit Colomba, armezvotre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile. »

À un demi-mille du village, après bien desdétours, Colomba s’arrêta tout à coup dans un endroit où le cheminfaisait un coude. Là s’élevait une petite pyramide de branchages,les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur detrois pieds environ. Du sommet on voyait percer l’extrémité d’unecroix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse,surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui serattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige lespassants à jeter une pierre ou un rameau d’arbre sur le lieu où unhomme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussilongtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans lamémoire des hommes, cette offrande singulière s’accumule ainsi dejour en jour. On appelle cela l’amas, le mucchiod’un tel.

Colomba s’arrêta devant ce tas de feuillage,et, arrachant une branche d’arbousier, l’ajouta à la pyramide.

« Orso, dit-elle, c’est ici que notrepère est mort. Prions pour son âme, mon frère ! »

Et elle se mit à genoux. Orso l’imitaaussitôt. En ce moment la cloche du village tinta lentement, car unhomme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva,l’œil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte lesigne de croix familier à ses compatriotes et qui accompagned’ordinaire leurs serments solennels, puis, entraînant son frère,elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dansleur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colombal’y suivit, portant une petite cassette qu’elle posa sur la table.Elle l’ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches desang.

« Voici la chemise de votre père,Orso. »

Et elle la jeta sur ses genoux.

« Voici le plomb qui l’afrappé. »

Et elle posa sur la chemise deux ballesoxydées.

« Orso, mon frère ! cria-t-elle ense précipitant dans ses bras et l’étreignant avec force.Orso ! tu le vengeras ! »

Elle l’embrassa avec une espèce de fureur,baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissantson frère comme pétrifié sur sa chaise.

Orso resta quelque temps immobile, n’osantéloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant uneffort, il les remit dans la cassette et courut à l’autre bout dela chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille,enfoncée dans l’oreiller, comme s’il eût voulu se dérober à la vued’un spectre. Les dernières paroles de sa sœur retentissaient sanscesse dans ses oreilles, et il lui semblait entendre un oraclefatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent.Je n’essaierai pas de rendre les sensations du malheureux jeunehomme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d’un fou.Longtemps il demeura dans la même position, sans oser détourner latête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitammentde sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sanssavoir où il allait.

Peu à peu, le grand air le soulagea ; ildevint plus calme et examina avec quelque sang-froid sa position etles moyens d’en sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini demeurtre, on le sait déjà ; mais il les accusait d’avoirsupposé la lettre du bandit Agostini ; et cette lettre, il lecroyait du moins, avait causé la mort de son père. Les poursuivrecomme faussaires, il sentait que cela était impossible. Parfois, siles préjugés ou les instincts de son pays revenaient l’assaillir etlui montraient une vengeance facile au détour d’un sentier, il lesécartait avec horreur en pensant à ses camarades de régiment, auxsalons de Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait auxreproches de sa sœur, et ce qui restait de corse dans son caractèrejustifiait ces reproches et les rendait plus poignants. Un seulespoir lui restait dans ce combat entre sa conscience et sespréjugés, c’était d’entamer, sous un prétexte quelconque, unequerelle avec un des fils de l’avocat et de se battre en duel aveclui. Le tuer d’une balle ou d’un coup d’épée conciliait ses idéescorses et ses idées françaises. L’expédient accepté, et méditantles moyens d’exécution, il se sentait déjà soulagé d’un grandpoids, lorsque d’autres pensées plus douces contribuèrent encore àcalmer son agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de safille Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutesles belles choses qu’il pourrait dire à ce sujet. En discourant dela sorte sur la vie et la mort, M. Shandy se consola de laperte de son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu’ilpourrait faire à miss Nevil un tableau de l’état de son âme,tableau qui ne pourrait manquer d’intéresser puissamment cettebelle personne.

Il se rapprochait du village, dont il s’étaitfort éloigné sans s’en apercevoir, lorsqu’il entendit la voix d’unepetite fille qui chantait, se croyant seule sans doute, dans unsentier au bord du maquis. C’était cet air lent et monotoneconsacré aux lamentations funèbres, et l’enfant chantait :« À mon fils, mon fils en lointain pays – gardez ma croix etma chemise sanglante… »

« Que chantes-tu là, petite ? ditOrso d’un ton de colère, en paraissant tout à coup.

– C’est vous, Ors’Anton’! s’écrial’enfant un peu effrayée… C’est une chanson de mademoiselleColomba…

– Je te défends de la chanter », ditOrso d’une voix terrible.

L’enfant, tournant la tête à droite et àgauche, semblait chercher de quel côté elle pourrait se sauver, etsans doute elle se serait enfuie si elle n’eût été retenue par lesoin de conserver un gros paquet qu’on voyait sur l’herbe à sespieds.

Orso eut honte de sa violence. « Queportes-tu là, ma petite ? » lui demanda-t-il le plusdoucement qu’il put. Et comme Chilina hésitait à répondre, ilsouleva le linge qui enveloppait le paquet, et vit qu’il contenaitun pain et d’autres provisions. « À qui portes-tu ce pain, mamignonne ? lui demanda-t-il.

– Vous le savez bien, monsieur ; àmon oncle.

– Et ton oncle n’est-il pasbandit ?

– Pour vous servir, monsieurOrs’Anton’.

– Si les gendarmes te rencontraient, ilste demanderaient où tu vas…

– Je leur dirais, répondit l’enfant sanshésiter, que je porte à manger aux Lucquois qui coupent lemaquis.

– Et si tu trouvais quelque chasseuraffamé qui voulût dîner à tes dépens et te prendre tesprovisions ?…

– On n’oserait. Je dirais que c’est pourmon oncle.

– En effet, il n’est point homme à selaisser prendre son dîner… Il t’aime bien, ton oncle ?

– Oh ! oui, Ors’Anton’. Depuis quemon papa est mort, il a soin de la famille : de ma mère, demoi et de ma petite sœur. Avant que maman fût malade, il larecommandait aux riches pour qu’on lui donnât de l’ouvrage. Lemaire me donne une robe tous les ans, et le curé me montre lecatéchisme et à lire depuis que mon oncle leur a parlé. Mais c’estvotre sœur surtout qui est bonne pour nous. »

En ce moment, un chien parut dans le sentier.La petite fille, portant deux doigts à sa bouche, fit entendre unsifflement aigu : aussitôt le chien vint à elle et la caressa,puis s’enfonça brusquement dans le maquis. Bientôt deux hommes malvêtus, mais bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelquespas d’Orso. On eût dit qu’ils s’étaient avancés en rampant commedes couleuvres au milieu du fourré de cistes et de myrtes quicouvrait le terrain.

« Oh ! Ors’Anton’, soyez lebienvenu, dit le plus âgé de ces deux hommes. Eh quoi ! vousne me reconnaissez pas ?

– Non, dit Orso le regardantfixement.

– C’est drôle comme une barbe et unbonnet pointu vous changent un homme ! Allons, mon lieutenant,regardez bien. Avez-vous donc oublié les anciens de Waterloo ?Vous ne vous souvenez plus de Brando Savelli, qui a déchiré plusd’une cartouche à côté de vous dans ce jour de malheur ?

– Quoi ! c’est toi ! dit Orso.Et tu as déserté en 1816 !

– Comme vous dites, mon lieutenant. Dame,le service ennuie, et puis j’avais un compte à régler dans cepays-ci. Ha ! ha ! Chili, tu es une brave fille.Sers-nous vite car nous avons faim. Vous n’avez pas d’idée, monlieutenant, comme on a d’appétit dans le maquis. Qu’est-ce qui nousenvoie cela, mademoiselle Colomba ou le maire ?

– Non, mon oncle ; c’est la meunièrequi m’a donné cela pour vous et une couverture pour maman.

– Qu’est-ce qu’elle me veut ?

– Elle dit que ses Lucquois, qu’elle apris pour défricher, lui demandent maintenant trente-cinq sous etles châtaignes, à cause de la fièvre qui est dans le bas dePietranera.

– Les fainéants !… Je verrai. – Sansfaçon, mon lieutenant, voulez-vous partager notre dîner ? Nousavons fait de plus mauvais repas ensemble du temps de notre pauvrecompatriote qu’on a réformé.

– Grand merci. – On m’a réformé aussi,moi.

– Oui, je l’ai entendu dire ; maisvous n’en avez pas été bien fâché, je gage. Histoire de réglervotre compte à vous. – Allons, curé, dit le bandit à son camarade,à table ! Monsieur Orso, je vous présente monsieur le curé,c’est-à-dire, je ne sais pas trop s’il est curé, mais il en a lascience.

– Un pauvre étudiant en théologie,monsieur, dit le second bandit, qu’on a empêché de suivre savocation. Qui sait ? J’aurais pu être pape, Brandolaccio.

– Quelle cause a donc privé l’Église devos lumières ? demanda Orso.

– Un rien, un compte à régler, comme ditmon ami Brandolaccio, une sœur à moi qui avait fait des foliespendant que je dévorais les bouquins à l’université de Pise. Il mefallut retourner au pays pour la marier. Mais le futur, troppressé, meurt de la fièvre trois jours avant mon arrivée. Jem’adresse alors, comme vous eussiez fait à ma place, au frère dudéfunt. On me dit qu’il était marié. Que faire ?

– En effet, cela était embarrassant. Quefîtes-vous ?

– Ce sont de ces cas où il faut en venirà la pierre à fusil. [16]

– C’est-à-dire que…

– Je lui mis une balle dans latête », dit froidement le bandit.

Orso fit un mouvement d’horreur. Cependant lacuriosité, et peut-être aussi le désir de retarder le moment où ilfaudrait rentrer chez lui, le firent rester à sa place, etcontinuer la conversation avec ces deux hommes, dont chacun avaitau moins un assassinat sur la conscience.

Pendant que son camarade parlait, Brandolacciomettait devant lui du pain et de la viande ; il se servitlui-même, puis il fit la part de son chien, qu’il présenta à Orsosous le nom de Brusco, comme doué du merveilleux instinct dereconnaître un voltigeur sous quelque déguisement que ce fût. Enfinil coupa un morceau de pain et une tranche de jambon cru qu’ildonna à sa nièce.

« La belle vie que celle de bandit !s’écria l’étudiant en théologie après avoir mangé quelquesbouchées. Vous en tâterez peut-être un jour, monsieur della Rebbia,et vous verrez combien il est doux de ne connaître d’autre maîtreque son caprice. »

Jusque-là, le bandit s’était exprimé enitalien ; il poursuivit en français :

« La Corse n’est pas un pays bien amusantpour un jeune homme ; mais pour un bandit, quelledifférence ! Les femmes sont folles de nous. Tel que vous mevoyez, j’ai trois maîtresses dans trois cantons différents. Je suispartout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d’ungendarme.

– Vous savez bien des langues, monsieur,dit Orso d’un ton grave.

– Si je parle français, c’est que,voyez-vous, maxima debetur pueris reverentia. Nousentendons, Brandolaccio et moi, que la petite tourne bien et marchedroit.

– Quand viendront ses quinze ans, ditl’oncle de Chilina, je la marierai bien. J’ai déjà un parti envue.

– C’est toi qui feras la demande ?dit Orso.

– Sans doute. Croyez-vous que si je dis àun richard du pays : « Moi, Brando Savelli, je verraisavec plaisir que votre fils épousât Michelina Savelli »,croyez-vous qu’il se fera tirer les oreilles ?

– Je ne le lui conseillerais pas, ditl’autre bandit. Le camarade a la main un peu lourde.

– Si j’étais un coquin, poursuivitBrandolaccio, une canaille, un supposé, je n’aurais qu’à ouvrir mabesace, les pièces de cent sous y pleuvraient.

– Il y a donc dans ta besace, dit Orso,quelque chose qui les attire ?

– Rien ; mais si j’écrivais, commeil y en a qui l’ont fait, à un riche : « J’ai besoin decent francs », il se dépêcherait de me les envoyer. Mais jesuis un homme d’honneur, mon lieutenant.

– Savez-vous, monsieur della Rebbia, ditle bandit que son camarade appelait le curé, savez-vous que, dansce pays de mœurs simples, il y a pourtant quelques misérables quiprofitent de l’estime que nous inspirons au moyen de nos passeports(il montrait son fusil), pour tirer des lettres de change encontrefaisant notre écriture ?

– Je le sais, dit Orso d’un ton brusque.Mais quelles lettres de change ?

– Il y a six mois, continua le bandit,que je me promenais du côté d’Orezza, quand vient à moi un manantqui de loin m’ôte son bonnet et me dit : « Ah !monsieur le curé (ils m’appellent toujours ainsi), excusez-moi,donnez-moi du temps ; je n’ai pu trouver que cinquante-cinqfrancs ; mais, vrai, c’est tout ce que j’ai pu amasser. »Moi, tout surpris : « Qu’est-ce à dire, maroufle !cinquante-cinq francs ? lui dis-je. – Je veux diresoixante-cinq, me répondit-il ; mais pour cent que vous medemandez, c’est impossible. – Comment, drôle ! je te demandecent francs ! Je ne te connais pas. » – Alors il me remitune lettre, ou plutôt un chiffon tout sale, par lequel onl’invitait à déposer cent francs dans un lieu qu’on indiquait, souspeine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par GiocantoCastriconi, c’est mon nom. Et l’on avait eu l’infamie decontrefaire ma signature ! Ce qui me piqua le plus, c’est quela lettre était écrite en patois, pleine de fautes d’orthographe…Moi faire des fautes d’orthographe ! moi qui avais tous lesprix à l’université ! Je commence par donner à mon vilain unsoufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. –« Ah ! tu me prends pour un voleur, coquin que tues ! » lui dis-je, et je lui donne un bon coup de pied oùvous savez. Un peu soulagé, je lui dis : « Quand dois-tuporter cet argent au lieu désigné ? – Aujourd’hui même.Bien ! va le porter. » C’était au pied d’un pin, et lelieu était parfaitement indiqué. Il porte l’argent, l’enterre aupied de l’arbre et revient me trouver. Je m’étais embusqué auxenvirons. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures.Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s’il eût fallu.Au bout de six heures paraît un Bastiaccio[17], un infâme usurier. Il se baisse pourprendre l’argent, je fais feu, et je l’avais si bien ajusté que satête porta en tombant sur les écus qu’il déterrait.« Maintenant, drôle ! dis-je au paysan, reprends tonargent, et ne t’avise plus de soupçonner d’une bassesse GiocantoCastriconi. » Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa sessoixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer. Il medit merci, je lui allonge un bon coup de pied d’adieu, et il courtencore.

– Ah ! curé, dit Brandolaccio, jet’envie ce coup de fusil là. Tu as dû bien rire ?

– J’avais attrapé le Bastiaccioà la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers deVirgile :

… Liquefacto tempora plumbo

Diffidit, ac multa porrectum extendit arena.

Liquefacto ! Croyez-vous,monsieur Orso, qu’une balle de plomb se fonde par la rapidité deson trajet dans l’air ? Vous qui avez étudié la balistique,vous devriez bien me dire si c’est une erreur ou unevérité ? »

Orso aimait mieux discuter cette question dephysique que d’argumenter avec le licencié sur la moralité de sonaction. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n’amusaitguère, l’interrompit pour remarquer que le soleil allait secoucher :

« Puisque vous n’avez pas voulu dîneravec nous, Ors’Anton’, lui dit-il, je vous conseille de ne pasfaire attendre plus longtemps mademoiselle Colomba. Et puis il nefait pas toujours bon à courir les chemins quand le soleil estcouché. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil ? Il y a demauvaises gens dans ces environs ; prenez-y garde. Aujourd’huivous n’avez rien à craindre ; les Barricini amènent le préfetchez eux ; ils l’ont rencontré sur la route, et il s’arrête unjour à Pietranera avant d’aller poser à Corte une première pierre,comme on dit…, une bêtise ! Il couche ce soir chez lesBarricini ; mais demain ils seront libres. Il y a Vincentello,qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne vaut guèremieux… Tâchez de les trouver séparés, aujourd’hui l’un, demainl’autre ; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela.

– Merci du conseil, dit Orso ; maisnous n’avons rien à démêler ensemble ; jusqu’à ce qu’ilsviennent me chercher, je n’ai rien à leur dire. »

Le bandit tira la langue de côté et la fitclaquer contre sa joue d’un air ironique, mais il ne répondit rien.Orso se levait pour partir :

« À propos, dit Brandolaccio, je ne vousai pas remercié de votre poudre ; elle m’est venue bien àpropos. Maintenant rien ne me manque…, c’est-à-dire il me manqueencore des souliers…, mais je m’en ferai de la peau d’un mouflon unde ces jours. »

Orso glissa deux pièces de cinq francs dans lamain du bandit. « C’est Colomba qui t’envoyait lapoudre ; voici pour t’acheter des souliers.

– Pas de bêtises, mon lieutenant, s’écriaBrandolaccio en lui rendant les deux pièces. Est-ce que vous meprenez pour un mendiant ? J’accepte le pain et la poudre, maisje ne veux rien autre chose.

– Entre vieux soldats, j’ai cru qu’onpouvait s’aider. Allons, adieu ! » Mais, avant de partir,il avait mis de l’argent dans la besace du bandit, sans qu’il s’enfût aperçu.

« Adieu, Ors’Anton’! dit le théologien.Nous nous retrouverons peut-être au maquis un de ces jours, et nouscontinuerons nos études sur Virgile. »

Orso avait quitté ses honnêtes compagnonsdepuis un quart d’heure, lorsqu’il entendit un homme qui couraitderrière lui de toutes ses forces. C’était Brandolaccio.

« C’est un peu fort, mon lieutenant,s’écria-t-il hors d’haleine, un peu trop fort ! voilà vos dixfrancs. De la part d’un autre, je ne passerais pas l’espièglerie.Bien des choses de ma part à mademoiselle Colomba. Vous m’avez toutessoufflé ! Bonsoir. »

Chapitre 12

 

 

Orso trouva Colomba un peu alarmée de salongue absence ; mais, en le voyant, elle reprit cet air desérénité triste qui était son expression habituelle. Pendant lerepas du soir, ils ne parlèrent que de choses indifférentes, etOrso, enhardi par l’air calme de sa sœur, lui raconta sa rencontreavec les bandits et hasarda même quelques plaisanteries surl’éducation morale et religieuse que recevait la petite Chilina parles soins de son oncle et de son honorable collègue, le sieurCastriconi.

« Brandolaccio est un honnête homme, ditColomba ; mais, pour Castriconi, j’ai entendu dire que c’étaitun homme sans principes.

– Je crois, dit Orso, qu’il vaut toutautant que Brandolaccio, et Brandolaccio autant que lui. L’un etl’autre sont en guerre ouverte avec la société. Un premier crimeles entraîne chaque jour à d’autres crimes ; et pourtant ilsne sont peut être pas aussi coupables que bien des gens quin’habitent pas le maquis. »

Un éclair de joie brilla sur le front de sasœur.

« Oui, poursuivit Orso, ces misérablesont de l’honneur à leur manière. C’est un préjugé cruel et non unebasse cupidité qui les a jetés dans la vie qu’ilsmènent. »

Il y eut un moment de silence.

« Mon frère, dit Colomba en lui versantdu café, vous savez peut-être que Charles-Baptiste Pietri est mortla nuit passée ? Oui, il est mort de la fièvre des marais.

– Qui est ce Pietri ?

– C’est un homme de ce bourg, mari deMadeleine qui a reçu le portefeuille de notre père mourant. Saveuve est venue me prier de paraître à sa veillée et d’y chanterquelque chose. Il convient que vous veniez aussi. Ce sont nosvoisins, et c’est une politesse dont on ne peut se dispenser dansun petit endroit comme le nôtre.

– Au diable ta veillée, Colomba ! Jen’aime point à voir ma sœur se donner ainsi en spectacle aupublic.

– Orso, répondit Colomba, chacun honoreses morts à sa manière. La ballata nous vient de nosaïeux, et nous devons la respecter comme un usage antique.Madeleine n’a pas le don, et la vieille Fiordispina, quiest la meilleure vocératrice du pays, est malade. Il faut bienquelqu’un pour la ballata.

– Crois-tu que Charles-Baptiste netrouvera pas son chemin dans l’autre monde si l’on ne chante demauvais vers sur sa bière ? Va à la veillée si tu veux,Colomba ; j’irai avec toi, si tu crois que je le doive, maisn’improvise pas, cela est inconvenant à ton âge, et… je t’en prie,ma sœur.

– Mon frère, j’ai promis. C’est lacoutume ici, vous le savez, et, je vous le répète, il n’y a que moipour improviser.

– Sotte coutume !

– Je souffre beaucoup de chanter ainsi.Cela me rappelle tous nos malheurs. Demain j’en serai malade ;mais il le faut. Permettez-le-moi, mon frère. Souvenez-vous qu’àAjaccio vous m’avez dit d’improviser pour amuser cette demoiselleanglaise qui se moque de nos vieux usages. Ne pourrai-je doncimproviser aujourd’hui pour de pauvres gens qui m’en sauront gré,et que cela aidera à supporter leur chagrin ?

– Allons, fais comme tu voudras. Je gageque tu as déjà composé ta ballata, et tu ne veux pas la perdre.

– Non, je ne pourrais pas composer celad’avance, mon frère. Je me mets devant le mort, et je pense à ceuxqui restent. Les larmes me viennent aux yeux et alors je chante cequi me vient à l’esprit. »

Tout cela était dit avec une simplicité tellequ’il était impossible de supposer le moindre amour-propre poétiquechez la signorina Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avecsa sœur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table,la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison.Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges brûlaientautour de la table. À la tête du mort se tenait sa veuve, etderrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout un côté dela chambre ; de l’autre étaient rangés les hommes, debout,tête nue, l’œil fixé sur le cadavre, observant un profond silence.Chaque nouveau visiteur s’approchait de la table, embrassait lemort[18], faisait un signe de tête à sa veuve età son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer uneparole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait lesilence solennel pour adresser quelques mots au défunt.« Pourquoi as-tu quitté ta bonne femme ? disait unecommère. N’avait-elle pas bien soin de toi ? Que temanquait-il ? Pourquoi ne pas attendre un mois encore, ta brut’aurait donné un fils ? »

Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrantla main froide de son père, s’écria : « Oh !pourquoi n’es-tu pas mort de la malemort ? [19] Nous t’aurions vengé ! »

Ce furent les premières paroles qu’Orsoentendit en entrant. À sa vue le cercle s’ouvrit, et un faiblemurmure de curiosité annonça l’attente de l’assemblée excitée parla présence de la vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit unede ses mains et demeura quelques minutes recueillie et les yeuxbaissés. Puis elle rejeta son mezzaro en arrière, regarda fixementle mort, et, penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui,elle commença de la sorte :

« Charles-Baptiste ! le christreçoive ton âme ! – Vivre, c’est souffrir. Tu vas dans un lieu– où il n’y a ni soleil ni froidure. – Tu n’as plus besoin de taserpe, – ni de ta lourde pioche. – Plus de travail pour toi. –Désormais tous tes jours sont des dimanches. – Charles Baptiste, lechrist ait ton âme ! – Ton fils gouverne ta maison. – J’ai vutomber le chêne – desséché par le Libeccio. – J’ai cru qu’il étaitmort. – Je suis repassée, et sa racine – avait poussé un rejeton.Le rejeton est devenu un chêne, – au vaste ombrage. – Sous sesfortes branches, Maddelé, repose-toi, – et pense au chêne qui n’estplus. »

Ici Madeleine commença à sangloter tout hautet deux ou trois hommes qui, dans l’occasion, auraient tiré sur deschrétiens avec autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirentà essuyer de grosses larmes sur leurs joues basanées.

Colomba continua de la sorte pendant quelquetemps, s’adressant tantôt au défunt, tantôt à sa famille,quelquefois, par une prosopopée fréquente dans lesballate, faisant parler le mort lui-même pour consoler sesamis ou leur donner des conseils. À mesure qu’elle improvisait, safigure prenait une expression sublime ; son teint se coloraitd’un rose transparent qui faisait ressortir davantage l’éclat deses dents et le feu de ses prunelles dilatées. C’était lapythonisse sur son trépied. Sauf quelques soupirs, quelquessanglots étouffés, on n’eût pas entendu le plus léger murmure dansla foule qui se pressait autour d’elle. Bien que moins accessiblequ’un autre à cette poésie sauvage, Orso se sentit bientôt atteintpar l’émotion générale. Retiré dans un coin obscur de la salle, ilpleura comme pleurait le fils de Pietri.

Tout à coup un léger mouvement se fit dansl’auditoire : le cercle s’ouvrit, et plusieurs étrangersentrèrent. Au respect qu’on leur montra, à l’empressement qu’on mità leur faire place, il était évident que c’étaient des gensd’importance dont la visite honorait singulièrement la maison.Cependant, par respect pour la ballata, personne ne leuradressa la parole. Celui qui était entré le premier paraissaitavoir une quarantaine d’années. Son habit noir, son ruban rouge àrosette, l’air d’autorité et de confiance qu’il portait sur safigure, faisaient d’abord deviner le préfet. Derrière lui venait unvieillard voûté, au teint bilieux, cachant mal sous des lunettesvertes un regard timide et inquiet. Il avait un habit noir troplarge pour lui, et qui, bien que tout neuf encore, avait étéévidemment fait plusieurs années auparavant. Toujours à côté dupréfet, on eût dit qu’il voulait se cacher dans son ombre. Enfin,après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute taille, le teintbrûlé par le soleil, les joues enterrées sous d’épais favoris,l’œil fier, arrogant, montrant une impertinente curiosité. Orsoavait eu le temps d’oublier les physionomies des gens de sonvillage ; mais la vue du vieillard en lunettes vertes réveillasur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa présence à lasuite du préfet suffisait pour le faire reconnaître. C’étaitl’avocat Barricini, le maire de Pietranera, qui venait avec sesdeux fils donner au préfet la représentation d’uneballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa ence moment dans l’âme d’Orso ; mais la présence de l’ennemi deson père lui causa une espèce d’horreur, et, plus que jamais, il sesentit accessible aux soupçons qu’il avait longtemps combattus.

Pour Colomba, à la vue de l’homme à qui elleavait voué une haine mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôtune expression sinistre. Elle pâlit ; sa voix devint rauque,le vers commencé expira sur ses lèvres… Mais bientôt, reprenant saballata, elle poursuivit avec une nouvellevéhémence :

« Quand l’épervier se lamente – devantson nid vide, – les étourneaux voltigent alentour, – insultant à sadouleur. »

Ici on entendit un rire étouffé ;c’étaient les deux jeunes gens nouvellement arrivés qui trouvaientsans doute la métaphore trop hardie.

« L’épervier se réveillera, il déploierases ailes, – il lavera son bec dans le sang ! – Et toi,Charles-Baptiste, que tes amis – t’adressent leur dernier adieu. –Leurs larmes ont assez coulé. – La pauvre orpheline seule ne tepleurera pas. – Pourquoi te pleurerait-elle ? – Tu t’esendormi plein de jours – au milieu de ta famille, – préparé àcomparaître – devant le Tout-Puissant. – L’orpheline pleure sonpère, – surpris par de lâches assassins, – frappépar-derrière ; – son père dont le sang est rouge – sous l’amasde feuilles vertes. – Mais elle a recueilli son sang, – ce sangnoble et innocent ; – elle l’a répandu sur Pietranera, – pourqu’il devînt un poison mortel. – Et Pietranera restera marquée, –jusqu’à ce qu’un sang coupable – ait effacé la trace du sanginnocent. »

En achevant ces mots Colomba se laissa tombersur une chaise, elle rabattit son mezzaro sur sa figure et onl’entendit sangloter. Les femmes en pleurs s’empressèrent autour del’improvisatrice ; plusieurs hommes jetaient des regardsfarouches sur le maire et ses fils ; quelques vieillardsmurmuraient contre le scandale qu’ils avaient occasionné par leurprésence. Le fils du défunt fendit la presse et se disposait àprier le maire de vider la place au plus vite ; mais celui-cin’avait pas attendu cette invitation. Il gagnait la porte, et déjàses deux fils étaient dans la rue. Le préfet adressa quelquescompliments de condoléances au jeune Pietri, et les suivit presqueaussitôt. Pour Orso, il s’approcha de sa sœur, lui prit le bras etl’entraîna hors de la salle.

« Accompagnez-les, dit le jeune Pietri àquelques-uns de ses amis. Ayez soin que rien ne leurarrive ! »

Deux ou trois jeunes gens mirentprécipitamment leur stylet dans la manche gauche de leur veste, etescortèrent Orso et sa sœur jusqu’à la porte de leur maison.

Chapitre 13

 

 

Colomba, haletante, épuisée, était hors d’étatde prononcer une parole. Sa tête était appuyée sur l’épaule de sonfrère, et elle tenait une de ses mains serrée entre les siennes.Bien qu’il lui sût intérieurement assez mauvais gré de sapéroraison, Orso était trop alarmé pour lui adresser le moindrereproche. Il attendait en silence la fin de la crise nerveuse àlaquelle elle semblait en proie, lorsqu’on frappa à la porte, etSaveria entra tout effarée annonçant : « Monsieur lepréfet ! » À ce nom, Colomba se releva comme honteuse desa faiblesse, et se tint debout, s’appuyant sur une chaise quitremblait visiblement sous sa main.

Le préfet débuta par quelques excuses banalessur l’heure indue de sa visite, plaignit mademoiselle Colomba,parla du danger des émotions fortes, blâma la coutume deslamentations funèbres que le talent même de la vocératrice rendaitencore plus pénibles pour les assistants ; il glissa avecadresse un léger reproche sur la tendance de la dernièreimprovisation. Puis, changeant de ton :

« Monsieur della Rebbia, dit-il, je suischargé de bien des compliments pour vous par vos amisanglais : miss Nevil fait mille amitiés à mademoiselle votresœur. J’ai pour vous une lettre d’elle à vous remettre.

– Une lettre de miss Nevil ? s’écriaOrso.

– Malheureusement je ne l’ai pas sur moi,mais vous l’aurez dans cinq minutes. Son père a été souffrant. Nousavons craint un moment qu’il n’eût gagné nos terribles fièvres.Heureusement le voilà hors d’affaire, et vous en jugerez parvous-même, car vous le verrez bientôt, j’imagine.

– Miss Nevil a dû être bieninquiète ?

– Par bonheur, elle n’a connu le dangerque lorsqu’il était déjà loin. Monsieur della Rebbia, miss Nevilm’a beaucoup parlé de vous et de mademoiselle votresœur. »

Orso s’inclina. « Elle a beaucoupd’amitié pour vous deux. Sous un extérieur plein de grâce, sous uneapparence de légèreté, elle cache une raison parfaite.

– C’est une charmante personne, ditOrso.

– C’est presque à sa prière que je viensici, monsieur. Personne ne connaît mieux que moi une fatalehistoire que je voudrais bien n’être pas obligé de vous rappeler.Puisque M. Barricini est encore maire de Pietranera, et moi,préfet de ce département, je n’ai pas besoin de vous dire le casque je fais de certains soupçons, dont, si je suis bien informé,quelques personnes imprudentes vous ont fait part, et que vous avezrepoussés, je le sais, avec l’indignation qu’on devait attendre devotre position et de votre caractère.

– Colomba, dit Orso s’agitant sur sachaise, tu es bien fatiguée. Tu devrais aller tecoucher. »

Colomba fit un signe de tête négatif. Elleavait repris son calme habituel et fixait des yeux ardents sur lepréfet.

« M. Barricini, continua le préfet,désirerait vivement voir cesser cette espèce d’inimitié…,c’est-à-dire cet état d’incertitude où vous vous trouvez l’unvis-à-vis de l’autre… Pour ma part, je serais enchanté de vous voirétablir avec lui les rapports que doivent avoir ensemble des gensfaits pour s’estimer…

– Monsieur, interrompit Orso d’une voixémue, je n’ai jamais accusé l’avocat Barricini d’avoir assassinémon père, mais il a fait une action qui m’empêchera toujoursd’avoir aucune relation avec lui. Il a supposé une lettremenaçante, au nom d’un certain bandit… du moins il l’a sourdementattribuée à mon père. Cette lettre enfin, monsieur, a probablementété la cause indirecte de sa mort. »

Le préfet se recueillit un instant. « Quemonsieur votre père l’ait cru, lorsque, emporté par la vivacité deson caractère, il plaidait contre monsieur Barricini, la chose estexcusable ; mais, de votre part, un semblable aveuglementn’est plus permis. Réfléchissez donc que Barricini n’avait pointintérêt à supposer cette lettre… Je ne vous parle pas de soncaractère…, vous ne le connaissez point, vous êtes prévenu contrelui…, mais vous ne supposez pas qu’un homme connaissant leslois…

– Mais, monsieur, dit Orso en se levant,veuillez songer que me dire que cette lettre n’est pas l’ouvrage deM. Barricini, c’est l’attribuer à mon père. Son honneur,monsieur, est le mien.

– Personne plus que moi, monsieur,poursuivit le préfet, n’est convaincu de l’honneur du colonel dellaRebbia… mais… l’auteur de cette lettre est connu maintenant.

– Qui ? s’écria Colomba s’avançantvers le préfet.

– Un misérable, coupable de plusieurscrimes…, de ces crimes que vous ne pardonnez pas, vous autresCorses, un voleur, un certain Tomaso Bianchi, à présent détenu dansles prisons de Bastia, a révélé qu’il était l’auteur de cettefatale lettre.

– Je ne connais pas cet homme, dit Orso.Quel aurait pu être son but ?

– C’est un homme de ce pays, dit Colomba,frère d’un ancien meunier à nous. C’est un méchant et un menteur,indigne qu’on le croie.

– Vous allez voir, continua le préfet,l’intérêt qu’il avait dans l’affaire. Le meunier dont parlemademoiselle votre sœur, – il se nommait, je crois, Théodore, –tenait à loyer du colonel un moulin sur le cours d’eau dontM. Barricini contestait la possession à monsieur votre père.Le colonel, généreux à son habitude, ne tirait presque aucun profitde son moulin. Or, Tomaso a cru que, si M. Barricini obtenaitle cours d’eau, il aurait un loyer considérable à lui payer, car onsait que M. Barricini aime assez l’argent. Bref, pour obligerson frère, Tomaso a contrefait la lettre du bandit, et voilà toutel’histoire. Vous savez que les liens de famille sont si puissantsen Corse, qu’ils entraînent quelquefois au crime…

Veuillez prendre connaissance de cette lettreque m’écrit le procureur général, elle vous confirmera ce que jeviens de vous dire. »

Orso parcourut la lettre qui relatait endétail les aveux de Tomaso, et Colomba lisait en même tempspar-dessus l’épaule de son frère.

Lorsqu’elle eut fini, elle s’écria :

« Orlanduccio Barricini est allé à Bastiail y a un mois, lorsqu’on a su que mon frère allait revenir. Ilaura vu Tomaso et lui aura acheté ce mensonge.

– Mademoiselle, dit le préfet avecimpatience, vous expliquez tout par des suppositionsodieuses ; est-ce le moyen de découvrir la vérité ? Vous,monsieur, vous êtes de sang-froid ; dites-moi, que pensez-vousmaintenant ? Croyez-vous, comme mademoiselle, qu’un homme quin’a qu’une condamnation assez légère à redouter se charge de gaietéde cœur d’un crime de faux pour obliger quelqu’un qu’il ne connaîtpas ? »

Orso relut la lettre du procureur général,pesant chaque mot avec une attention extraordinaire ; car,depuis qu’il avait vu l’avocat Barricini, il se sentait plusdifficile à convaincre qu’il ne l’eût été quelques joursauparavant. Enfin il se vit contraint d’avouer que l’explicationlui paraissait satisfaisante. – Mais Colomba s’écria avecforce :

« Tomaso Bianchi est un fourbe. Il nesera pas condamné, ou il s’échappera de prison, j’en suissûre. »

Le préfet haussa les épaules.

« Je vous ai fait part, monsieur, dit-il,des renseignements que j’ai reçus. Je me retire, et je vousabandonne à vos réflexions. J’attendrai que votre raison vous aitéclairé, et j’espère qu’elle sera plus puissante que les…suppositions de votre sœur. »

Orso, après quelques paroles pour excuserColomba, répéta qu’il croyait maintenant que Tomaso était le seulcoupable.

Le préfet s’était levé pour sortir.

« S’il n’était pas si tard, dit-il, jevous proposerais de venir avec moi prendre la lettre de miss Nevil…Par la même occasion, vous pourriez dire à M. Barricini ce quevous venez de me dire, et tout serait fini.

– Jamais Orso della Rebbia n’entrera chezun Barricini ! s’écria Colomba avec impétuosité.

– Mademoiselle est letintinajo[20] de lafamille, à ce qu’il paraît, dit le préfet d’un air deraillerie.

– Monsieur, dit Colomba d’une voix ferme,on vous trompe. Vous ne connaissez pas l’avocat. C’est le plusrusé, le plus fourbe des hommes. Je vous en conjure, ne faites pasfaire à Orso une action qui le couvrirait de honte.

– Colomba ! s’écria Orso, la passionte fait déraisonner.

– Orso ! Orso ! par la cassetteque je vous ai remise, je vous en supplie, écoutez-moi. Entre vouset les Barricini il y a du sang ; vous n’irez pas chezeux !

– Ma sœur !

– Non, mon frère, vous n’irez point, ouje quitterai cette maison, et vous ne me reverrez plus… Orso, ayezpitié de moi. »

Et elle tomba à genoux.

« Je suis désolé, dit le préfet, de voirmademoiselle della Rebbia si peu raisonnable. Vous la convaincrez,j’en suis sûr. »

Il entrouvrit la porte et s’arrêta, paraissantattendre qu’Orso le suivît.

« Je ne puis la quitter maintenant, ditOrso… Demain, si…

– Je pars de bonne heure, dit lepréfet.

– Au moins, mon frère, s’écria Colombales mains jointes, attendez jusqu’à demain matin. Laissez-moirevoir les papiers de mon père… Vous ne pouvez me refusercela !

– Eh bien, tu les verras ce soir, mais aumoins tu ne me tourmenteras plus ensuite avec cette haineextravagante… Mille pardons, monsieur le préfet… Je me sensmoi-même si mal à mon aise… Il vaut mieux que ce soit demain.

– La nuit porte conseil, dit le préfet ense retirant, j’espère que demain toutes vos irrésolutions aurontcessé.

– Saveria, s’écria Colomba, prends lalanterne et accompagne M. le préfet. Il te remettra une lettrepour mon frère. »

Elle ajouta quelques mots que Saveria seuleentendit. « Colomba, dit Orso lorsque le préfet fut parti, tum’as fait beaucoup de peine. Te refuseras-tu donc toujours àl’évidence ?

– Vous m’avez donné jusqu’à demain,répondit-elle. J’ai bien peu de temps, mais j’espèreencore. »

Puis elle prit un trousseau de clés et courutdans une chambre de l’étage supérieur. Là, on l’entendit ouvrirprécipitamment des tiroirs et fouiller dans un secrétaire où lecolonel della Rebbia enfermait autrefois ses papiersimportants.

Chapitre 14

 

 

Saveria fut longtemps absente, et l’impatienced’Orso était à son comble lorsqu’elle reparut enfin, tenant unelettre, et suivie de la petite Chilina, qui se frottait les yeux,car elle avait été réveillée de son premier somme.

« Enfant, dit Orso, que viens-tu faireici à cette heure ? »

– Mademoiselle me demande »,répondit Chilina.

« Que diable lui veut-elle ? »pensa Orso ; mais il se hâta de décacheter la lettre de missLydia, et, pendant qu’il lisait, Chilina montait auprès de sasœur.

« Mon père a été un peu malade, monsieur,disait miss Nevil, et il est d’ailleurs si paresseux pour écrire,que je suis obligée de lui servir de secrétaire. L’autre jour, voussavez qu’il s’est mouillé les pieds sur le bord de la mer, au lieud’admirer le paysage avec nous, et il n’en faut pas davantage pourdonner la fièvre dans votre charmante île. Je vois d’ici la mineque vous faites ; vous cherchez sans doute votre stylet, maisj’espère que vous n’en avez plus. Donc, mon père a eu un peu lafièvre, et moi beaucoup de frayeur ; le préfet, que jepersiste à trouver très aimable, nous a donné un médecin fortaimable aussi, qui en deux jours, nous a tirés de peine :l’accès n’a pas reparu, et mon père veut retourner à lachasse ; mais je la lui défends encore. – Comment avez-voustrouvé votre château des montagnes ? Votre tour du nord estelle toujours à la même place ? Y a-t-il bien desfantômes ? Je vous demande tout cela, parce que mon père sesouvient que vous lui avez promis daims, sangliers, mouflons…Est-ce bien là le nom de cette bête étrange ? En allant nousembarquer à Bastia, nous comptons vous demander l’hospitalité, etj’espère que le château della Rebbia, que vous dites si vieux et sidélabré, ne s’écroulera pas sur nos têtes. Quoique le préfet soitsi aimable qu’avec lui on ne manque jamais de sujet deconversation, by the by, je me flatte de lui avoir faittourner la tête. – Nous avons parlé de votre seigneurie. Les gensde loi de Bastia lui ont envoyé certaines révélations d’un coquinqu’ils tiennent sous les verrous, et qui sont de nature à détruirevos derniers soupçons ; votre inimitié, qui parfoism’inquiétait, doit cesser dès lors. Vous n’avez pas d’idée commecela m’a fait plaisir. Quand vous êtes parti avec la bellevocératrice, le fusil à la main, le regard sombre, vous m’avez paruplus Corse qu’à l’ordinaire… trop Corse même. Basta !je vous en écris si long, parce que je m’ennuie. Le préfet vapartir, hélas ! Nous vous enverrons un message lorsque nousnous mettrons en route pour vos montagnes, et je prendrai laliberté d’écrire à mademoiselle Colomba pour lui demander unbruccio, ma solenne. En attendant, dites-lui milletendresses. Je fais grand usage de son stylet, j’en coupe lesfeuillets d’un roman que j’ai apporté ; mais ce fer terribles’indigne de cet usage et me déchire mon livre d’une façonpitoyable. Adieu, monsieur ; mon père vous envoie his bestlove. Écoutez le préfet, il est homme de bon conseil, et sedétourne de sa route, je crois, à cause de vous ; il va poserune première pierre à Corte ; je m’imagine que ce doit êtreune cérémonie bien imposante, et je regrette fort de n’y pasassister. Un monsieur en habit brodé, bas de soie, écharpe blanche,tenant une truelle !…, et un discours ; la cérémonie seterminera par les cris mille fois répétés de vive leroi !– Vous allez être bien fait de m’avoir fait remplirles quatre pages ; mais je m’ennuie, monsieur, je vous lerépète, et, par cette raison, je vous permets de m’écrire trèslonguement. À propos, je trouve extraordinaire que vous ne m’ayezpas encore mandé votre heureuse arrivée dans Pietranera Castle.

« LYDIA. »

« P. -S. Je vous demande d’écouter lepréfet, et de faire ce qu’il vous dira. Nous avons arrêté ensembleque vous deviez en agir ainsi, et cela me fera plaisir. »

Orso lut trois ou quatre fois cette lettre,accompagnant mentalement chaque lecture de commentaires sansnombre ; puis il fit une longue réponse, qu’il chargea Saveriade porter à un homme du village qui partait la nuit même pourAjaccio. Déjà il ne pensait guère à discuter avec sa sœur lesgriefs vrais ou faux des Barricini, la lettre de miss Lydia luifaisait tout voir en couleur de rose ; il n’avait plus nisoupçons, ni haine. Après avoir attendu quelque temps que sa sœurredescendît, et ne la voyant pas reparaître, il alla se coucher, lecœur plus léger qu’il ne s’était senti depuis longtemps. Chilinaayant été congédiée avec des instructions secrètes, Colomba passala plus grande partie de la nuit à lire de vieilles paperasses. Unpeu avant le jour, quelques petits cailloux furent lancés contre safenêtre ; à ce signal, elle descendit au jardin, ouvrit uneporte dérobée, et introduisit dans sa maison deux hommes de fortmauvaise mine ; son premier soin fut de les mener à la cuisineet de leur donner à manger. Ce qu’étaient ces hommes, on le sauratout à l’heure.

Chapitre 15

 

 

Le matin, vers six heures, un domestique dupréfet frappait à la maison d’Orso. Reçu par Colomba, il lui ditque le préfet allait partir, et qu’il attendait son frère. Colombarépondit sans hésiter que son frère venait de tomber dansl’escalier et de se fouler le pied ; qu’étant hors d’état defaire un pas, il suppliait M. le préfet de l’excuser, etserait très reconnaissant s’il daignait prendre la peine de passerchez lui. Peu après ce message, Orso descendit et demanda à sa sœursi le préfet ne l’avait pas envoyé chercher.

« Il vous prie de l’attendre ici »,dit-elle avec la plus grande assurance.

Une demi-heure s’écoula sans qu’on aperçût lemoindre mouvement du côté de la maison des Barricini ;cependant Orso demandait à Colomba si elle avait fait quelquedécouverte ; elle répondit qu’elle s’expliquerait devant lepréfet. Elle affectait un grand calme, mais son teint et ses yeuxannonçaient une agitation fébrile.

Enfin, on vit s’ouvrir la porte de la maisonBarricini ; le préfet, en habit de voyage, sortit le premier,suivi du maire et de ses deux fils. Quelle fut la stupéfaction deshabitants de Pietranera, aux aguets depuis le lever du soleil, pourassister au départ du premier magistrat du département, lorsqu’ilsle virent, accompagné des trois Barricini, traverser la place endroite ligne et entrer dans la maison della Rebbia. « Ils fontla paix ! » s’écrièrent les politiques du village.

« Je vous le disais bien, ajouta unvieillard, Orso Antonio a trop vécu sur le continent pour faire leschoses comme un homme de cœur.

– Pourtant, répondit un rebbianiste,remarquez que ce sont les Barricini qui viennent le trouver. Ilsdemandent grâce.

– C’est le préfet qui les a tousembobelinés, répliqua le vieillard ; on n’a plus de courageaujourd’hui, et les jeunes gens se soucient du sang de leur pèrecomme s’ils étaient tous des bâtards. »

Le préfet ne fut pas médiocrement surpris detrouver Orso debout et marchant sans peine. En deux mots, Colombas’accusa de son mensonge et lui en demanda pardon :

« Si vous aviez demeuré ailleurs,monsieur le préfet, dit-elle, mon frère serait allé hier vousprésenter ses respects. »

Orso se confondait en excuses, protestantqu’il n’était pour rien dans cette ruse ridicule, dont il étaitprofondément mortifié. Le préfet et le vieux Barricini parurentcroire à la sincérité de ses regrets, justifiés d’ailleurs par saconfusion et les reproches qu’il adressait à sa sœur ; maisles fils du maire ne parurent pas satisfaits :

« On se moque de nous, dit Orlanduccio,assez haut pour être entendu.

– Si ma sœur me jouait de ces tours, ditVincentello, je lui ôterais bien vite l’envie derecommencer. »

Ces paroles, et le ton dont elles furentprononcées, déplurent à Orso et lui firent perdre un peu de sabonne volonté. Il échangea avec les jeunes Barricini des regards oùne se peignait nulle bienveillance.

Cependant, tout le monde étant assis, àl’exception de Colomba, qui se tenait debout près de la porte de lacuisine, le préfet prit la parole, et, après quelques lieux communssur les préjugés du pays, rappela que la plupart des inimitiés lesplus invétérées n’avaient pour cause que des malentendus. Puis,s’adressant au maire, il lui dit que M. della Rebbia n’avaitjamais cru que la famille Barricini eût pris une part directe ouindirecte dans l’événement déplorable qui l’avait privé de sonpère ; qu’à la vérité il avait conservé quelques doutesrelatifs à une particularité du procès qui avait existé entre lesdeux familles ; que ce doute s’excusait par la longue absencede M. Orso et la nature des renseignements qu’il avaitreçus ; qu’éclairé maintenant par des révélations récentes, ilse tenait pour complètement satisfait, et désirait établir avecM. Barricini et ses fils des relations d’amitié et de bonvoisinage.

Orso s’inclina d’un air contraint ;M. Barricini balbutia quelques mots que personnen’entendit ; ses fils regardèrent les poutres du plafond. Lepréfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso lacontrepartie de ce qu’il venait de débiter à M. Barricini,lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers,s’avança gravement entre les parties contractantes :

« Ce serait avec un bien vif plaisir,dit-elle, que je verrais finir la guerre entre nos deuxfamilles ; mais pour que la réconciliation soit sincère, ilfaut s’expliquer et ne rien laisser dans le doute. – Monsieur lepréfet, la déclaration de Tomaso Bianchi m’était à bon droitsuspecte, venant d’un homme aussi mal famé. – J’ai dit que vos filspeut-être avaient vu cet homme dans la prison de Bastia.

– Cela est faux, interrompit Orlanduccio,je ne l’ai point vu. » Colomba lui jeta un regard de mépris,et poursuivit avec beaucoup de calme en apparence :

« Vous avez expliqué l’intérêt quepouvait avoir Tomaso à menacer M. Barricini au nom d’un banditredoutable, par le désir qu’il avait de conserver à son frèreThéodore le moulin que mon père lui louait à bas prix ?…

– Cela est évident, dit le préfet.

– De la part d’un misérable comme paraîtêtre ce Bianchi, tout s’explique, dit Orso, trompé par l’air demodération de sa sœur.

– La lettre contrefaite, continuaColomba, dont les yeux commençaient à briller d’un éclat plus vif,est datée du 11 juillet. Tomaso était alors chez son frère aumoulin.

– Oui, dit le maire un peu inquiet.

– Quel intérêt avait donc TomasoBianchi ? s’écria Colomba d’un air de triomphe. Le bail de sonfrère était expiré, mon père lui avait donné congé le1er juillet. Voici le registre de mon père, la minute ducongé, la lettre d’un homme d’affaires d’Ajaccio qui nous proposaitun nouveau meunier. »

En parlant ainsi, elle remit au préfet lespapiers qu’elle tenait à la main. Il y eut un moment d’étonnementgénéral. Le maire pâlit visiblement ; Orso, fronçant lesourcil, s’avança pour prendre connaissance des papiers que lepréfet lisait avec beaucoup d’attention.

« On se moque de nous ! s’écria denouveau Orlanduccio en se levant avec colère. Allons-nous-en, monpère, nous n’aurions jamais dû venir ici ! »

Un instant suffit à M. Barricini pourreprendre son sang-froid. Il demanda à examiner les papiers ;le préfet les lui remit sans dire un mot. Alors, relevant seslunettes vertes sur son front, il les parcourut d’un air assezindifférent, pendant que Colomba l’observait avec les yeux d’unetigresse qui voit un daim s’approcher de la tanière de sespetits.

« Mais, dit M. Barricini rabaissantses lunettes et rendant les papiers au préfet, – connaissant labonté de feu M. le colonel… Tomaso a pensé… il a dû penser…que M. le colonel reviendrait sur sa résolution de lui donnercongé… De fait, il est resté en possession du moulin, donc…

– C’est moi, dit Colomba d’un ton demépris, qui le lui ai conservé. Mon père était mort, et dans maposition, je devais ménager les clients de ma famille.

– Pourtant, dit le préfet, ce Tomasoreconnaît qu’il a écrit la lettre…, cela est clair.

– Ce qui est clair pour moi, interrompitOrso, c’est qu’il y a de grandes infamies cachées dans toute cetteaffaire.

– J’ai encore à contredire une assertionde ces messieurs », dit Colomba.

Elle ouvrit la porte de la cuisine, etaussitôt entrèrent dans la salle Brandolaccio, le licencié enthéologie, et le chien Brusco. Les deux bandits étaient sans armes,au moins apparentes ; ils avaient la cartouchière à laceinture, mais point le pistolet qui en est le complément obligé.En entrant dans la salle, ils ôtèrent respectueusement leursbonnets.

On peut concevoir l’effet que produisit leursubite apparition. Le maire pensa tomber à la renverse ; sesfils se jetèrent bravement devant lui, la main dans la poche deleur habit, cherchant leurs stylets. Le préfet fit un mouvementvers la porte, tandis qu’Orso, saisissant Brandolaccio au collet,lui cria :

« Que viens-tu faire ici,misérable ?

– C’est un guet-apens ! »s’écria le maire essayant d’ouvrir la porte ; mais Saverial’avait fermée en dehors à double tour, d’après l’ordre desbandits, comme on le sut ensuite.

« Bonnes gens ! dit Brandolaccio,n’ayez pas peur de moi ; je ne suis pas si diable que je suisnoir. Nous n’avons nulle mauvaise intention. Monsieur le préfet, jesuis bien votre serviteur. – Mon lieutenant, de la douceur, vousm’étranglez.

– Nous venons ici comme témoins. Allons,parle, toi, Curé, tu as la langue bien pendue.

– Monsieur le préfet, dit le licencié, jen’ai pas l’honneur d’être connu de vous. Je m’appelle GiocantoCastriconi, plus connu sous le nom du Curé… Ah ! vous meremettez ! Mademoiselle, que je n’avais pas l’avantage deconnaître non plus, m’a fait prier de lui donner des renseignementssur un nommé Tomaso Bianchi, avec lequel j’étais détenu, il y atrois semaines, dans les prisons de Bastia. Voici ce que j’ai àvous dire…

– Ne prenez pas cette peine, dit lepréfet ; je n’ai rien à entendre d’un homme comme vous…Monsieur della Rebbia, j’aime à croire que vous n’êtes pour riendans cet odieux complot. Mais êtes-vous maître chez vous ?Faites ouvrir cette porte. Votre sœur aura peut-être à rendrecompte des étranges relations qu’elle entretient avec desbandits.

– Monsieur le préfet, s’écria Colomba,daignez entendre ce que va dire cet homme. Vous êtes ici pourrendre justice à tous, et votre devoir est de rechercher la vérité.Parlez, Giocanto Castriconi.

– Ne l’écoutez pas ! s’écrièrent enchœur les trois Barricini.

– Si tout le monde parle à la fois, ditle bandit en souriant, ce n’est pas le moyen de s’entendre. Dans laprison donc, j’avais pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso enquestion. Il recevait de fréquentes visites deM. Orlanduccio…

– C’est faux, s’écrièrent à la fois lesdeux frères.

– Deux négations valent une affirmation,observa froidement Castriconi. Tomaso avait de l’argent ; ilmangeait et buvait du meilleur. J’ai toujours aimé la bonne chère(c’est là mon moindre défaut), et, malgré ma répugnance à frayeravec ce drôle, je me laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui.Par reconnaissance, je lui proposai de s’évader avec moi… Unepetite…, pour qui j’avais eu des bontés, m’en avait fourni lesmoyens… Je ne veux compromettre personne. Tomaso refusa, me ditqu’il était sûr de son affaire, que l’avocat Barricini l’avaitrecommandé à tous les juges, qu’il sortirait de là blanc commeneige et avec de l’argent en poche. Quant à moi, je crus devoirprendre l’air. Dixi.

– Tout ce que dit cet homme est un tas demensonges, répéta résolument Orlanduccio. Si nous étions en rasecampagne, chacun avec notre fusil, il ne parlerait pas de lasorte.

– En voilà une de bêtise ! s’écriaBrandolaccio. Ne vous brouillez pas avec le Curé, Orlanduccio.

– Me laisserez-vous sortir enfin,monsieur della Rebbia ? dit le préfet frappant du piedd’impatience.

– Saveria ! Saveria ! criaitOrso, ouvrez la porte, de par le diable !

– Un instant, dit Brandolaccio. Nousavons d’abord à filer, nous, de notre côté. Monsieur le préfet, ilest d’usage, quand on se rencontre chez des amis communs, de sedonner une demi-heure de trêve en se quittant. »

Le préfet lui lança un regard de mépris.« Serviteur à toute la compagnie », dit Brandolaccio.Puis étendant le bras horizontalement : « Allons, Brusco,dit-il à son chien, saute pour M. le préfet ! » Lechien sauta, les bandits reprirent à la hâte leurs armes dans lacuisine, s’enfuirent par le jardin, et à un coup de sifflet aigu laporte de la salle s’ouvrit comme par enchantement. « MonsieurBarricini, dit Orso avec une fureur concentrée, je vous tiens pourun faussaire. Dès aujourd’hui j’enverrai ma plainte contre vous auprocureur du roi, pour faux et pour complicité avec Bianchi.Peut-être aurai-je encore une plainte plus terrible à porter contrevous.

– Et moi, monsieur della Rebbia, dit lemaire, je porterai ma plainte contre vous pour guet-apens et pourcomplicité avec des bandits. En attendant, M. le préfet vousrecommandera à la gendarmerie.

– Le préfet fera son devoir, dit celui-cid’un ton sévère. Il veillera à ce que l’ordre ne soit pas troublé àPietranera, il prendra soin que justice soit faite. Je parle à voustous, messieurs. »

Le maire et Vincentello étaient déjà hors dela salle, et Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso luidit à voix basse :

« Votre père est un vieillard quej’écraserais d’un soufflet : c’est à vous que j’en destine, àvous et à votre frère. »

Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet etse jeta sur Orso comme un furieux ; mais, avant qu’il pûtfaire usage de son arme, Colomba lui saisit le bras qu’elle torditavec force pendant qu’Orso, le frappant du poing au visage, le fitreculer quelques pas et heurter rudement contre le chambranle de laporte. Le stylet échappa de la main d’Orlanduccio, mais Vincentelloavait le sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautantsur un fusil, lui prouva que la partie n’était pas égale. En mêmetemps le préfet se jeta entre les combattants.

« À bientôt, Ors’Anton’ », criaOrlanduccio ; et tirant violemment la porte de la salle, il laferma à clé pour se donner le temps de faire retraite.

Orso et le préfet demeurèrent un quart d’heuresans parler, chacun à un bout de la salle. Colomba, l’orgueil dutriomphe sur le front, les considérait tour à tour, appuyée sur lefusil qui avait décidé de la victoire.

« Quel pays ! quel pays !s’écria enfin le préfet en se levant impétueusement. Monsieur dellaRebbia, vous avez eu tort. Je vous demande votre parole d’honneurde vous abstenir de toute violence et d’attendre que la justicedécide dans cette maudite affaire.

– Oui, monsieur le préfet, j’ai eu tortde frapper ce misérable ; mais enfin j’ai frappé, et je nepuis lui refuser la satisfaction qu’il m’a demandée.

– Eh ! non, il ne veut pas se battreavec vous !… Mais s’il vous assassine… Vous avez bien faittout ce qu’il fallait pour cela.

– Nous nous garderons, dit Colomba.

– Orlanduccio, dit Orso, me paraît ungarçon de courage et j’augure mieux de lui, monsieur le préfet. Ila été prompt à tirer son stylet, mais à sa place, j’en auraispeut-être agi de même ; et je suis heureux que ma sœur n’aitpas un poignet de petite-maîtresse.

– Vous ne vous battrez pas ! s’écriale préfet ; je vous le défends !

– Permettez-moi de vous dire, monsieur,qu’en matière d’honneur je ne reconnais d’autre autorité que cellede ma conscience.

– Je vous dis que vous ne vous battrezpas !

– Vous pouvez me faire arrêter,monsieur…, c’est-à-dire si je me laisse prendre. Mais, si celaarrivait, vous ne feriez que différer une affaire maintenantinévitable. Vous êtes homme d’honneur, monsieur le préfet, et voussavez bien qu’il n’en peut être autrement.

– Si vous faisiez arrêter mon frère,ajouta Colomba, la moitié du village prendrait son parti, et nousverrions une belle fusillade.

– Je vous préviens, monsieur, dit Orso,et je vous supplie de ne pas croire que je fais une bravade ;je vous préviens que, si M. Barricini abuse de son autorité demaire pour me faire arrêter, je me défendrai.

– Dès aujourd’hui, dit le préfet,M. Barricini est suspendu de ses fonctions… Il se justifiera,je l’espère… Tenez, monsieur, vous m’intéressez. Ce que je vousdemande est bien peu de chose : restez chez vous tranquillejusqu’à mon retour de Corte. Je ne serai que trois jours absent. Jereviendrai avec le procureur du roi, et nous débrouillerons alorscomplètement cette triste affaire. Me promettez-vous de vousabstenir jusque-là de toute hostilité ?

– Je ne puis le promettre, monsieur, si,comme je le pense, Orlanduccio me demande une rencontre.

– Comment ! monsieur della Rebbia,vous, militaire français, vous voulez vous battre avec un homme quevous soupçonnez d’un faux ?

– Je l’ai frappé, monsieur.

– Mais, si vous aviez frappé un galérienet qu’il vous en demandât raison, vous vous battriez donc aveclui ? Allons, monsieur Orso ! Eh bien, je vous demandeencore moins : ne cherchez pas Orlanduccio… Je vous permets devous battre s’il vous demande un rendez-vous.

– Il m’en demandera, je n’en doute point,mais je vous promets de ne pas lui donner d’autres soufflets pourl’engager à se battre.

– Quel pays ! répétait le préfet ense promenant à grands pas. Quand donc reviendrai-je enFrance ?

– Monsieur le préfet, dit Colomba de savoix la plus douce, il se fait tard, nous feriez-vous l’honneur dedéjeuner ici ? »

Le préfet ne put s’empêcher de rire.

« Je suis demeuré déjà trop longtempsici… cela ressemble à de la partialité… Et cette mauditepierre !… Il faut que je parte… Mademoiselle della Rebbia…,que de malheurs vous avez préparés peut-être aujourd’hui !

– Au moins, monsieur le préfet, vousrendrez à ma sœur la justice de croire que ses convictions sontprofondes ; et, j’en suis sûr maintenant, vous les croyezvous-même bien établies.

– Adieu, monsieur, dit le préfet en luifaisant un signe de la main. Je vous préviens que je vais donnerl’ordre au brigadier de gendarmerie de suivre toutes vosdémarches. »

Lorsque le préfet fut sorti :« Orso, dit Colomba, vous n’êtes point ici sur le continent.Orlanduccio n’entend rien à vos duels, et d’ailleurs ce n’est pasde la mort d’un brave que ce misérable doit mourir.

– Colomba, ma bonne, tu es la femmeforte. Je t’ai de grandes obligations pour m’avoir sauvé un boncoup de couteau. Donne-moi ta petite main que je la baise. Mais,vois-tu, laisse-moi faire. Il y a certaines choses que tu n’entendspas. Donne-moi à déjeuner ; et, aussitôt que le préfet se seramis en route, fais-moi venir la petite Chilina qui paraîts’acquitter à merveille des commissions qu’on lui donne. J’auraibesoin d’elle pour porter une lettre. »

Pendant que Colomba surveillait les apprêts dudéjeuner, Orso monta dans sa chambre et écrivit le billetsuivant :

« Vous devez être pressé de merencontrer ; je ne le suis pas moins. Demain matin nouspourrons nous trouver à six heures dans la vallée d’Acquaviva. Jesuis très adroit au pistolet, et je ne vous propose pas cette arme.On dit que vous tirez bien le fusil : prenons chacun un fusilà deux coups. Je viendrai accompagné d’un homme de ce village. Sivotre frère veut vous accompagner, prenez un second témoin etprévenez-moi. Dans ce cas seulement j’aurai deux témoins.

« ORSO ANTONIO DELLA REBBIA. »

Le préfet, après être resté une heure chezl’adjoint du maire, après être entré pour quelques minutes chez lesBarricini, partit pour Corte, escorté d’un seul gendarme. Un quartd’heure après, Chilina porta la lettre qu’on vient de lire et laremit à Orlanduccio en propres mains.

La réponse se fit attendre et ne vint que dansla soirée. Elle était signée de M. Barricini père, et ilannonçait à Orso qu’il déférait au procureur du roi la lettre demenace adressée à son fils. « Fort de ma conscience,ajoutait-il en terminant, j’attends que la justice ait prononcé survos calomnies. »

Cependant cinq ou six bergers mandés parColomba arrivèrent pour garnisonner la tour des della Rebbia.Malgré les protestations d’Orso, on pratiqua des archereaux fenêtres donnant sur la place, et toute la soirée il reçut desoffres de service de différentes personnes du bourg. Une lettrearriva même du théologien bandit, qui promettait, en son nom et encelui de Brandolaccio, d’intervenir si le maire se faisait assisterde la gendarmerie. Il finissait par cepost-scriptum : « Oserai-je vous demander ce quepense M. le préfet de l’excellente éducation que mon ami donneau chien Brusco ?

Après Chilina, je ne connais pas d’élève plusdocile et qui montre de plus heureuses dispositions. »

Chapitre 16

 

 

Le lendemain se passa sans hostilités. De partet d’autre on se tenait sur la défensive. Orso ne sortit pas de samaison, et la porte des Barricini resta constamment fermée. Onvoyait les cinq gendarmes laissés en garnison à Pietranera sepromener sur la place ou aux environs du village, assistés du gardechampêtre, seul représentant de la milice urbaine. L’adjoint nequittait pas son écharpe ; mais, sauf les archere auxfenêtres des deux maisons ennemies, rien n’indiquait la guerre. UnCorse seul aurait remarqué que sur la place, autour du chêne vert,on ne voyait que des femmes.

À l’heure du souper, Colomba montra d’un airjoyeux à son frère la lettre suivante qu’elle venait de recevoir demiss Nevil :

« Ma chère mademoiselle Colomba,j’apprends avec bien du plaisir, par une lettre de votre frère, quevos inimitiés sont finies. Recevez-en mes compliments. Mon père nepeut plus souffrir Ajaccio depuis que votre frère n’est plus làpour parler guerre et chasser avec lui. Nous partons aujourd’hui,et nous irons coucher chez votre parente, pour laquelle nous avonsune lettre. Après-demain, vers onze heures, je viendrai vousdemander à goûter de ce bruccio des montagnes, si supérieur,dites-vous, à celui de la ville.

« Adieu, chère mademoiselle Colomba.

« Votre amie, LYDIA NEVIL. »

« Elle n’a donc pas reçu ma secondelettre ? s’écria Orso.

– Vous voyez, par la date de la sienne,que mademoiselle Lydia devait être en route quand votre lettre estarrivée à Ajaccio.

Vous lui disiez donc de ne pasvenir ?

– Je lui disais que nous étions en étatde siège. Ce n’est pas, ce me semble, une situation à recevoir dumonde.

– Bah ! ces Anglais sont des genssinguliers. Elle me disait, la dernière nuit que j’ai passée danssa chambre, qu’elle serait fâchée de quitter la Corse sans avoir vuune belle vendette. Si vous le vouliez, Orso, on pourrait luidonner le spectacle d’un assaut contre la maison de nosennemis ?

– Sais-tu, dit Orso, que la nature a eutort de faire de toi une femme, Colomba ? Tu aurais été unexcellent militaire.

– Peut-être. En tout cas je vais fairemon bruccio.

– C’est inutile. Il faut envoyerquelqu’un pour les prévenir et les arrêter avant qu’ils se mettenten route.

– Oui ? vous voulez envoyer unmessager par le temps qu’il fait, pour qu’un torrent l’emporte avecvotre lettre… Que je plains les pauvres bandits par cetorage ! Heureusement, ils ont de bons piloni[21]… Savez-vous ce qu’il faut faire,Orso ? Si l’orage cesse, partez demain de très bonne heure, etarrivez chez notre parente avant que vos amis se soient mis enroute. Cela vous sera facile, miss Lydia se lève toujours tard.Vous leur conterez ce qui s’est passé chez nous ; et s’ilspersistent à venir, nous aurons grand plaisir à lesrecevoir. »

Orso se hâta de donner son assentiment à ceprojet, et Colomba, après quelques moments de silence :

« Vous croyez peut-être, Orso,reprit-elle, que je plaisantais lorsque je vous parlais d’un assautcontre la maison Barricini ? Savez-vous que nous sommes enforce, deux contre un au moins ? Depuis que le préfet asuspendu le maire, tous les hommes d’ici sont pour nous. Nouspourrions les hacher. Il serait facile d’entamer l’affaire. Si vousle vouliez, j’irais à la fontaine, je me moquerais de leursfemmes ; ils sortiraient… Peut-être… car ils sont silâches ! peut-être tireraient-ils sur moi par leursarchere ; ils me manqueraient. Tout est ditalors : ce sont eux qui attaquent. Tant pis pour lesvaincus : dans une bagarre, où trouver ceux qui ont fait unbon coup ? Croyez-en votre sœur, Orso ; les robes noiresqui vont venir saliront du papier, diront bien des mots inutiles.Il n’en résultera rien. Le vieux renard trouverait moyen de leurfaire voir des étoiles en plein midi. Ah ! si le préfet nes’était pas mis devant Vincentello, il y en avait un demoins. »

Tout cela était dit avec le même sang-froidqu’elle mettait l’instant d’auparavant à parler des préparatifs dubruccio.

Orso, stupéfait, regardait sa sœur avec uneadmiration mêlée de crainte.

« Ma douce Colomba, dit-il en se levantde table, tu es, je le crains, le diable en personne ; maissois tranquille. Si je ne parviens pas à faire pendre lesBarricini, je trouverai moyen d’en venir à bout d’une autremanière. Balle chaude ou fer froid ! [22] Tu voisque je n’ai pas oublié le corse.

– Le plus tôt serait le mieux, ditColomba en soupirant. Quel cheval monterez-vous demain,Ors’Anton’?

– Le noir. Pourquoi me demandes-tucela ?

– Pour lui faire donner del’orge. »

Orso s’étant retiré dans sa chambre, Colombaenvoya coucher Saveria et les bergers, et demeura seule dans lacuisine où se préparait le bruccio. De temps en temps elle prêtaitl’oreille et paraissait attendre impatiemment que son frère se fûtcouché. Lorsqu’elle le crut enfin endormi, elle prit un couteau,s’assura qu’il était tranchant, mit ses petits pieds dans de grossouliers, et, sans faire le moindre bruit, elle entra dans lejardin.

Le jardin, fermé de murs, touchait à unterrain assez vaste, enclos de haies, où l’on mettait les chevaux,car les chevaux corses ne connaissent guère l’écurie. En général onles lâche dans un champ et l’on s’en rapporte à leur intelligencepour trouver à se nourrir et à s’abriter contre le froid et lapluie.

Colomba ouvrit la porte du jardin avec la mêmeprécaution, entra dans l’enclos, et en sifflant doucement elleattira près d’elle les chevaux, à qui elle portait souvent du painet du sel. Dès que le cheval noir fut à sa portée, elle le saisitfortement par la crinière et lui fendit l’oreille avec son couteau.Le cheval fit un bond terrible et s’enfuit en faisant entendre cecri aigu qu’une vive douleur arrache quelquefois aux animaux de sonespèce. Satisfaite alors, Colomba rentrait dans le jardin, lorsqueOrso ouvrit sa fenêtre et cria : « Qui valà ? » En même temps elle entendit qu’il armait sonfusil. Heureusement pour elle, la porte du jardin était dans uneobscurité complète, et un grand figuier la couvrait en partie.Bientôt, aux lueurs intermittentes qu’elle vit briller dans lachambre de son frère, elle conclut qu’il cherchait à rallumer salampe. Elle s’empressa alors de fermer la porte du jardin, et seglissant le long des murs, de façon que son costume noir seconfondît avec le feuillage sombre des espaliers, elle parvint àrentrer dans la cuisine quelques moments avant qu’Orso neparût.

« Qu’y a-t-il ? luidemanda-t-elle.

– Il m’a semblé, dit Orso, qu’on ouvraitla porte du jardin.

– Impossible. Le chien aurait aboyé. Aureste, allons voir. »

Orso fit le tour du jardin, et après avoirconstaté que la porte extérieure était bien fermée, un peu honteuxde cette fausse alerte, il se disposa à regagner sa chambre.

« J’aime à voir, mon frère, dit Colomba,que vous devenez prudent, comme on doit l’être dans votreposition.

– Tu me formes, répondit Orso.Bonsoir. »

Le matin avec l’aube Orso s’était levé, prêt àpartir. Son costume annonçait à la fois la prétention à l’éléganced’un homme qui va se présenter devant une femme à qui il veutplaire, et la prudence d’un Corse en vendette. Par-dessus uneredingote bleue bien serrée à la taille, il portait en bandoulièreune petite boîte de fer-blanc contenant des cartouches, suspendue àun cordon de soie verte ; son stylet était placé dans unepoche de côté, et il tenait à la main le beau fusil de Mantonchargé à balles. Pendant qu’il prenait à la hâte une tasse de caféversée par Colomba, un berger était sorti pour seller et brider lecheval. Orso et sa sœur le suivirent de près et entrèrent dansl’enclos. Le berger s’était emparé du cheval, mais il avait laissétomber selle et bride, et paraissait saisi d’horreur, pendant quele cheval, qui se souvenait de la blessure de la nuit précédente etqui craignait pour son autre oreille, se cabrait, ruait,hennissait, faisait le diable à quatre.

« Allons, dépêche-toi, lui cria Orso.

– Ha ! Ors’Anton’! ha !Ors’Anton’! s’écriait le berger, sang de la Madone !etc. » C’étaient des imprécations sans nombre et sans fin,dont la plupart ne pourraient se traduire. « Qu’est-il doncarrivé ? » demanda Colomba.

Tout le monde s’approcha du cheval, et, levoyant sanglant et l’oreille fendue, ce fut une exclamationgénérale de surprise et d’indignation. Il faut savoir que mutilerle cheval de son ennemi est, pour les Corses, à la fois unevengeance, un défi et une menace de mort. « Rien qu’un coup defusil n’est capable d’expier ce forfait. » Bien qu’Orso, quiavait longtemps vécu sur le continent, sentît moins qu’un autrel’énormité de l’outrage, cependant, si dans ce moment quelquebarriciniste se fût présenté à lui, il est probable qu’il lui eûtfait immédiatement expier une insulte qu’il attribuait à sesennemis.

« Les lâches coquins ! s’écria-t-il,se venger sur une pauvre bête, lorsqu’ils n’osent me rencontrer enface !

– Qu’attendons-nous ? s’écriaColomba impétueusement. Ils viennent nous provoquer, mutiler noschevaux, et nous ne leur répondrions pas ! Êtes-voushommes ?

– Vengeance ! répondirent lesbergers. Promenons le cheval dans le village et donnons l’assaut àleur maison.

– Il y a une grange couverte de paillequi touche à leur tour, dit le vieux Polo Griffo, en un tour demain je la ferai flamber. »

Un autre proposait d’aller chercher leséchelles du clocher de l’église ; un troisième, d’enfoncer lesportes de la maison Barricini au moyen d’une poutre déposée sur laplace et destinée à quelque bâtiment en construction. Au milieu detoutes ces voix furieuses, on entendait celle de Colomba annonçantà ses satellites qu’avant de se mettre à l’œuvre chacun allaitrecevoir d’elle un grand verre d’anisette.

Malheureusement, ou plutôt heureusement,l’effet qu’elle s’était promis de sa cruauté envers le pauvrecheval était perdu en grande partie pour Orso. Il ne doutait pasque cette mutilation sauvage ne fût l’œuvre d’un de ses ennemis, etc’était Orlanduccio qu’il soupçonnait particulièrement ; maisil ne croyait pas que ce jeune homme, provoqué et frappé par lui,eût effacé sa honte en fendant l’oreille à un cheval. Au contraire,cette basse et ridicule vengeance augmentait son mépris pour sesadversaires, et il pensait maintenant avec le préfet que depareilles gens ne méritaient pas de se mesurer avec lui. Aussitôtqu’il put se faire entendre, il déclara à ses partisans confondusqu’ils eussent à renoncer à leurs intentions belliqueuses, et quela justice, qui allait venir, vengerait fort bien l’oreille de soncheval.

« Je suis le maître ici, ajouta-t-il d’unton sévère, et j’entends qu’on m’obéisse. Le premier qui s’aviserade parler encore de tuer ou de brûler, je pourrai bien le brûler àson tour. Allons ! qu’on me selle le cheval gris.

– Comment, Orso, dit Colomba en le tirantà l’écart, vous souffrez qu’on nous insulte ! Du vivant denotre père, jamais les Barricini n’eussent osé mutiler une bête ànous.

– Je te promets qu’ils auront lieu des’en repentir ; mais c’est aux gendarmes et aux geôliers àpunir des misérables qui n’ont de courage que contre des animaux.Je te l’ai dit, la justice me vengera d’eux… ou sinon… tu n’auraspas besoin de me rappeler de qui je suis fils…

– Patience ! dit Colomba ensoupirant.

– Souviens-toi bien, ma sœur, poursuivitOrso, que si à mon retour, je trouve qu’on a fait quelquedémonstration contre les Barricini, jamais je ne lepardonnerai. » Puis, d’un ton plus doux : « Il estfort possible, fort probable même, ajouta-t-il, que je reviendraiici avec le colonel et sa fille ; fais en sorte que leurschambres soient en ordre, que le déjeuner soit bon, enfin que noshôtes soient le moins mal possible. C’est très bien, Colomba,d’avoir du courage, mais il faut encore qu’une femme sache tenirune maison. Allons, embrasse-moi, sois sage ; voilà le chevalgris sellé.

– Orso, dit Colomba, vous ne partirezpoint seul.

– Je n’ai besoin de personne, dit Orso,et je te réponds que je ne me laisserai pas couper l’oreille.

– Oh ! jamais je ne vous laisseraipartir seul en temps de guerre. Ho ! Polo Griffo !Gian’Francè !Memmo ! prenez vos fusils ; vousallez accompagner mon frère. »

Après une discussion assez vive, Orso dut serésigner à se faire suivre d’une escorte. Il prit parmi ses bergersles plus animés, ceux qui avaient conseillé le plus haut decommencer la guerre ; puis, après avoir renouvelé sesinjonctions à sa sœur et aux bergers restants, il se mit en route,prenant cette fois un détour pour éviter la maison Barricini.

Déjà ils étaient loin de Pietranera, etmarchaient de grande hâte, lorsque au passage d’un petit ruisseauqui se perdait dans un marécage le vieux Polo Griffo aperçutplusieurs cochons confortablement couchés dans la boue, jouissant àla fois du soleil et de la fraîcheur de l’eau. Aussitôt, ajustantle plus gros, il lui tira un coup de fusil dans la tête et le tuasur la place. Les camarades du mort se levèrent et s’enfuirent avecune légèreté surprenante ; et bien que l’autre berger fît feuà son tour, ils gagnèrent sains et saufs un fourré où ilsdisparurent.

« Imbéciles ! s’écria Orso ;vous prenez des cochons pour des sangliers.

– Non pas, Ors’Anton’, répondit PoloGriffo ; mais ce troupeau appartient à l’avocat, et c’est pourlui apprendre à mutiler nos chevaux.

– Comment, coquins ! s’écria Orsotransporté de fureur, vous imitez les infamies de nosennemis ! Quittez-moi, misérables ! Je n’ai pas besoin devous. Vous n’êtes bons qu’à vous battre contre des cochons. Je jurebien que si vous osez me suivre je vous casse latête ! »

Les deux bergers s’entre-regardèrentinterdits. Orso donna des éperons à son cheval et disparut augalop.

« Eh bien, dit Polo Griffo, en voilàd’une bonne ! Aimez donc les gens pour qu’ils vous traitentcomme cela ! Le colonel, son père, t’en a voulu parce que tuas une fois couché en joue l’avocat… Grande bête, de ne pastirer !… Et le fils… tu vois ce que j’ai fait pour lui… Ilparle de me casser la tête, comme on fait d’une gourde qui ne tientplus le vin. Voilà ce qu’on apprend sur le continent,Memmo !

– Oui, et si l’on sait que tu as tué uncochon, on te fera un procès, et Ors’Anton’ne voudra pas parler auxjuges ni payer l’avocat. Heureusement personne ne t’a vu, et sainteNega est là pour te tirer d’affaire. »

Après une courte délibération, les deuxbergers conclurent que le plus prudent était de jeter le porc dansune fondrière, projet qu’ils mirent à exécution, bien entendu aprèsavoir pris chacun quelques grillades sur l’innocente victime de lahaine des della Rebbia et des Barricini.

Chapitre 17

 

 

Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orsocontinuait sa route, plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevilque de la crainte de rencontrer ses ennemis. « Le procès queje vais avoir avec ces misérables Barricini, se disait-il, vam’obliger d’aller à Bastia. Pourquoi n’accompagnerais-je pas missNevil ? Pourquoi, de Bastia, n’irions-nous pas ensemble auxeaux d’Orezza ? » Tout à coup des souvenirs d’enfance luirappelèrent nettement ce site pittoresque. Il se crut transportésur une verte pelouse au pied des châtaigniers séculaires. Sur ungazon d’une herbe lustrée, parsemé de fleurs bleues ressemblant àdes yeux qui lui souriaient, il voyait miss Lydia assise auprès delui. Elle avait ôté son chapeau, et ses cheveux blonds, plus finset plus doux que la soie, brillaient comme de l’or au soleil quipénétrait au travers du feuillage. Ses yeux, d’un bleu si pur, luiparaissaient plus bleus que le firmament. La joue appuyée sur unemain, elle écoutait toute pensive les paroles d’amour qu’il luiadressait en tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu’elleportait le dernier jour qu’il l’avait vue à Ajaccio. Sous les plisde cette robe s’échappait un petit pied dans un soulier de satinnoir. Orso se disait qu’il serait bien heureux de baiser cepied ; mais une des mains de miss Lydia n’était pas gantée, etelle tenait une pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, etla main de Lydia serrait la sienne ; et il baisait lapâquerette, et puis la main, et on ne se fâchait pas… Et toutes cespensées l’empêchaient de faire attention à la route qu’il suivait,et cependant il trottait toujours. Il allait pour la seconde foisbaiser en imagination la main blanche de miss Nevil, quand il pensabaiser en réalité la tête de son cheval qui s’arrêta tout à coup.C’est que la petite Chilina lui barrait le chemin et lui saisissaitla bride.

« Où allez-vous ainsi, Ors’Anton’?disait-elle. Ne savez-vous pas que votre ennemi est prèsd’ici ?

– Mon ennemi ! s’écria Orso furieuxde se voir interrompu dans un moment aussi intéressant. Oùest-il ?

– Orlanduccio est près d’ici. Il vousattend. Retournez, retournez.

– Ah ! il m’attend ! Tu l’asvu ?

– Oui, Ors’Anton’, j’étais couchée dansla fougère quand il a passé. Il regardait de tous les côtés avec salunette.

– De quel côté allait-il ?

– Il descendait par là, du côté où vousallez.

– Merci.

– Ors’Anton’, ne feriez-vous pas biend’attendre mon oncle ? Il ne peut tarder, et avec lui vousseriez en sûreté.

– N’aie pas peur, Chili, je n’ai pasbesoin de ton oncle.

– Si vous vouliez, j’irais devantvous.

– Merci, merci. »

Et Orso, poussant son cheval, se dirigearapidement du côté que la petite fille lui avait indiqué.

Son premier mouvement avait été un aveugletransport de fureur, et il s’était dit que la fortune lui offraitune excellente occasion de corriger ce lâche qui mutilait un chevalpour se venger d’un soufflet. Puis, tout en avançant, l’espèce depromesse qu’il avait faite au préfet, et surtout la crainte demanquer la visite de miss Nevil, changeaient ses dispositions etlui faisaient presque désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio.Bientôt le souvenir de son père, l’insulte faite à son cheval, lesmenaces des Barricini rallumaient sa colère et l’excitaient àchercher son ennemi pour le provoquer et l’obliger à se battre.Ainsi agité par des résolutions contraires, il continuait demarcher en avant, mais, maintenant, avec précaution, examinant lesbuissons et les haies, et quelquefois même s’arrêtant pour écouterles bruits vagues qu’on entend dans la campagne. Dix minutes aprèsavoir quitté la petite Chilina (il était alors environ neuf heuresdu matin), il se trouva au bord d’un coteau extrêmement rapide. Lechemin, ou plutôt le sentier à peine tracé qu’il suivait,traversait un maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre étaitchargée de cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux etquelques gros arbres noircis par le feu et entièrement dépouillésde leurs feuilles se tenaient debout, bien qu’ils eussent cessé devivre. En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans unsite du Nord au milieu de l’hiver, et le contraste de l’aridité deslieux que la flamme a parcourus avec la végétation luxurianted’alentour les fait paraître encore plus tristes et désolés. Maisdans ce paysage Orso ne voyait en ce moment qu’une chose,importante il est vrai, dans sa position : la terre étant nuene pouvait cacher une embuscade, et celui qui peut craindre àchaque instant de voir sortir d’un fourré un canon de fusil dirigécontre sa poitrine, regarde comme une espèce d’oasis un terrain unioù rien n’arrête la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurschamps en culture, enclos, selon l’usage du pays, de murs enpierres sèches à hauteur d’appui. Le sentier passait entre cesenclos, où d’énormes châtaigniers, plantés confusément,présentaient de loin l’apparence d’un bois touffu.

Obligé par la roideur de la pente à mettrepied à terre, Orso, qui avait laissé la bride sur le cou de soncheval, descendait rapidement en glissant sur la cendre ; etil n’était guère qu’à vingt-cinq pas d’un de ces enclos en pierre àdroite du chemin, lorsqu’il aperçut, précisément en face de lui,d’abord un canon de fusil, puis une tête dépassant la crête du mur.Le fusil s’abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu.Orso fut prompt à se mettre en défense, et tous les deux, secouchant en joue, se regardèrent quelques secondes avec cetteémotion poignante que le plus brave éprouve au moment de donner oude recevoir la mort.

« Misérable lâche ! » s’écriaOrso…

Il parlait encore quand il vit la flamme dufusil d’Orlanduccio, et presque en même temps, un second couppartit à sa gauche, de l’autre côté du sentier, tiré par un hommequ’il n’avait point aperçu, et qui l’ajustait posté derrière unautre mur. Les deux balles l’atteignirent : l’une, celled’Orlanduccio, lui traversa le bras gauche, qu’il lui présentait enle couchant en joue ; l’autre le frappa à la poitrine, déchirason habit, mais, rencontrant heureusement la lame de son stylet,s’aplatit dessus et ne lui fit qu’une contusion légère. Le brasgauche d’Orso tomba immobile le long de sa cuisse, et le canon deson fusil s’abaissa un instant ; mais il le releva aussitôt,et dirigeant son arme de sa seule main droite, il fit feu surOrlanduccio. La tête de son ennemi, qu’il ne découvrait quejusqu’aux yeux, disparut derrière le mur. Orso, se tournant à sagauche, lâcha son second coup sur un homme entouré de fumée qu’ilapercevait à peine. À son tour, cette figure disparut. Les quatrecoups de fusil s’étaient succédé avec une rapidité incroyable, etjamais soldats exercés ne mirent moins d’intervalle dans un feu defile. Après le dernier coup d’Orso, tout rentra dans le silence. Lafumée sortie de son arme montait lentement vers le ciel ;aucun mouvement derrière le mur, pas le plus léger bruit. Sans ladouleur qu’il ressentait au bras, il aurait pu croire que ceshommes sur qui il venait de tirer étaient des fantômes de sonimagination.

S’attendant à une seconde décharge, Orso fitquelques pas pour se placer derrière un de ces arbres brûlés restésdebout dans le maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entreses genoux et le rechargea à la hâte. Cependant son bras gauche lefaisait cruellement souffrir, et il lui semblait qu’il soutenait unpoids énorme. Qu’étaient devenus ses adversaires ? Il nepouvait le comprendre. S’ils s’étaient enfuis, s’ils avaient étéblessés, il aurait assurément entendu quelque bruit, quelquemouvement dans le feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôtn’attendaient-ils pas, à l’abri de leur mur, l’occasion de tirer denouveau sur lui ? Dans cette incertitude, et sentant sesforces diminuer, il mit en terre le genou droit, appuya sur l’autreson bras blessé et se servit d’une branche qui partait du tronc del’arbre brûlé pour soutenir son fusil. Le doigt sur la détente,l’œil fixé sur le mur, l’oreille attentive au moindre bruit, ildemeura immobile pendant quelques minutes, qui lui parurent unsiècle. Enfin, bien loin derrière lui, un cri éloigné se fitentendre, et bientôt un chien, descendant le coteau avec larapidité d’une flèche, s’arrêta auprès de lui en remuant la queue.C’était Brusco, le disciple et le compagnon des bandits, annonçantsans doute l’arrivée de son maître ; et jamais honnête hommene fut plus impatiemment attendu. Le chien, le museau en l’air,tourné du côté de l’enclos le plus proche, flairait avecinquiétude. Tout à coup il fit entendre un grognement sourd,franchit le mur d’un bond, et presque aussitôt remonta sur lacrête, d’où il regarda fixement Orso, exprimant dans ses yeux lasurprise aussi clairement que chien le peut faire ; puis il seremit le nez au vent, cette fois dans la direction de l’autreenclos, dont il sauta encore le mur. Au bout d’une seconde, ilreparaissait sur la crête, montrant le même air d’étonnement etd’inquiétude ; puis il sauta dans le maquis, la queue entreles jambes, regardant toujours Orso et s’éloignant de lui à paslents, par une marche de côté, jusqu’à ce qu’il s’en trouvât àquelque distance. Alors, reprenant sa course, il remonta le coteaupresque aussi vite qu’il l’avait descendu, à la rencontre d’unhomme qui s’avançait rapidement malgré la roideur de la pente.

« À moi, Brando ! s’écria Orso dèsqu’il le crut à portée de voix.

– Ho ! Ors’Anton’! vous êtesblessé ? lui demanda Brandolaccio accourant tout essoufflé.Dans le corps ou dans les membres ?…

– Au bras.

– Au bras ! ce n’est rien. Etl’autre ?

– Je crois l’avoir touché. »Brandolaccio, suivant son chien, courut à l’enclos le plus procheet se pencha pour regarder de l’autre côté du mur. Là, ôtant sonbonnet : « Salut au seigneur Orlanduccio », dit-il.Puis, se tournant du côté d’Orso, il le salua à son tour d’un airgrave :

« Voilà, dit-il, ce que j’appelle unhomme proprement accommodé.

– Vit-il encore ? demanda Orsorespirant avec peine.

– Oh ! il s’en garderait ; il atrop de chagrin de la balle que vous lui avez mise dans l’œil. Sangde la Madone, quel trou ! Bon fusil, ma foi ! Quelcalibre ! Ça vous écrabouille une cervelle ! Dites donc,Ors’Anton’, quand j’ai entendu d’abord pif ! pif ! je mesuis dit : « Sacrebleu ! ils escoffient monlieutenant. » Puis j’entends boum ! boum !« Ah ! je dis, voilà le fusil anglais qui parle : ilriposte… » Mais Brusco, qu’est-ce que tu me veuxdonc ? »

Le chien le mena à l’autre enclos.« Excusez ! s’écria Brandolaccio stupéfait. Coupdouble ! rien que cela ! Peste ! on voit bien que lapoudre est chère, car vous l’économisez.

– Qu’y a-t-il, au nom de Dieu ?demanda Orso.

– Allons ! ne faites donc pas lefarceur, mon lieutenant ! vous jetez le gibier par terre, etvous voulez qu’on vous le ramasse… En voilà un qui va en avoir undrôle de dessert aujourd’hui ! c’est l’avocat Barricini. De laviande de boucherie, en veux-tu, en voilà ! Maintenant quidiable héritera ?

– Quoi ! Vincentello mortaussi ?

– Très mort. Bonne santé à nousautres ! [23] Ce qu’il y a de bon avec vous, c’estque vous ne les faites pas souffrir. Venez donc voirVincentello : il est encore à genoux, la tête appuyée contrele mur. Il a l’air de dormir. C’est là le cas de dire :Sommeil de plomb. Pauvre diable ! »

Orso détourna la tête avec horreur.« Es-tu sûr qu’il soit mort ?

– Vous êtes comme Sampiero Corso, qui nedonnait jamais qu’un coup. Voyez-vous, là…, dans la poitrine, àgauche ? tenez, comme Vincileone fut attrapé à Waterloo. Jeparierais bien que la balle n’est pas loin du cœur. Coupdouble ! Ah ! je ne me mêle plus de tirer. Deux en deuxcoups !… À balle !… Les deux frères !… S’il avait euun troisième coup, il aurait tué le papa… On fera mieux une autrefois… Quel coup, Ors’Anton’!… Et dire que cela n’arrivera jamais àun brave garçon comme moi de faire coup double sur desgendarmes ! »

Tout en parlant, le bandit examinait le brasd’Orso et fendait sa manche avec son stylet.

« Ce n’est rien, dit-il. Voilà uneredingote qui donnera de l’ouvrage à mademoiselle Colomba…Hein ! qu’est-ce que je vois ? cet accroc sur lapoitrine ?… Rien n’est entré par là ?

Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons,essayez de remuer les doigts… Sentez-vous mes dents quand je vousmords le petit doigt ?… Pas trop ?… C’est égal, ce nesera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate…Voilà votre redingote perdue… Pourquoi diable vous faire sibeau ? Alliez-vous à la noce ?… Là, buvez une goutte devin… Pourquoi donc ne portez-vous pas de gourde ? Est-ce qu’unCorse sort jamais sans gourde ? »

Puis, au milieu du pansement, ils’interrompait pour s’écrier :

« Coup double ! tous les deux roidesmorts !… C’est le curé qui va rire… Coup double !Ah ! voici enfin cette petite tortue de Chilina. »

Orso ne répondait pas. Il était pâle comme unmort et tremblait de tous ses membres.

« Chili, cria Brandolaccio, va regarderderrière ce mur. Hein ? »

L’enfant, s’aidant des pieds et des mains,grimpa sur le mur, et aussitôt qu’elle eut aperçu le cadavred’Orlanduccio, elle fit le signe de la croix.

« Ce n’est rien, continua lebandit ; va voir plus loin, làbas. »

L’enfant fit un nouveau signe de croix.

« Est-ce vous, mon oncle ?demanda-t-elle timidement.

– Moi ! est-ce que je ne suis pasdevenu un vieux bon à rien ? Chili, c’est de l’ouvrage demonsieur. Fais-lui ton compliment.

– Mademoiselle en aura bien de la joie,dit Chilina, et elle sera bien fâchée de vous savoir blessé,Ors’Anton’.

– Allons, Ors’Anton’, dit le bandit aprèsavoir achevé le pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votrecheval. Montez et venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bienavisé qui vous y trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux.Quand nous serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettrepied à terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s’en iraprévenir mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de voscommissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors’Anton’: elle seferait plutôt hacher que de trahir ses amis. » Et d’un ton detendresse : « Va, coquine, disait-il, sois excommuniée,sois maudite, friponne ! » Brandolaccio, superstitieux,comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfants enleur adressant des bénédictions ou des éloges, car on sait que lespuissances mystérieuses qui président àl’Annocchiatura[24]ont lamauvaise habitude d’exécuter le contraire de nos souhaits.

« Où veux-tu que j’aille, Brando ?dit Orso d’une voix éteinte.

– Parbleu ! vous avez àchoisir : en prison ou bien au maquis. Mais un della Rebbia neconnaît pas le chemin de la prison. Au maquis, Ors’Anton’!

– Adieu donc toutes mes espérances !s’écria douloureusement le blessé.

– Vos espérances ? Diantre !espériez-vous faire mieux avec un fusil à deux coups ?… Ahçà ! comment diable vous ont-ils touché ? Il faut que cesgaillards-là aient la vie plus dure que les chats.

– Ils ont tiré les premiers, ditOrso.

– C’est vrai, j’oubliais… Pif !pif ! boum ! boum !… coup double d’une main[25]… Quand on fera mieux, je m’iraipendre ! Allons, vous voilà monté… avant de partir, regardezdonc un peu votre ouvrage. Il n’est pas poli de quitter ainsi lacompagnie sans lui dire adieu. »

Orso donna des éperons à son cheval ;pour rien au monde il n’eût voulu voir les malheureux à qui ilvenait de donner la mort.

« Tenez, Ors’Anton’, dit le bandits’emparant de la bride du cheval, voulez-vous que je vous parlefranchement ? Eh bien, sans vous offenser, ces deux pauvresjeunes gens me font de la peine. Je vous prie de m’excuser… Sibeaux… si forts… si jeunes !… Orlanduccio avec qui j’ai chassétant de fois… Il m’a donné, il y a quatre jours, un paquet decigares… Vincentello, qui était toujours de si belle humeur !…C’est vrai que vous avez fait ce que vous deviez faire… etd’ailleurs le coup est trop beau pour qu’on le regrette… Mais moi,je n’étais pas dans votre vengeance… Je sais que vous avezraison ; quand on a un ennemi, il faut s’en défaire. Mais lesBarricini, c’est une vieille famille… En voilà encore une quifausse compagnie !… et par un coup double ! c’estpiquant. »

Faisant ainsi l’oraison funèbre des Barricini,Brandolaccio conduisait en hâte Orso, Chilina, et le chien Bruscovers le maquis de la Stazzona.

Chapitre 18

 

 

Cependant Colomba, peu après le départ d’Orso,avait appris par ses espions que les Barricini tenaient lacampagne, et, dès ce moment, elle fut en proie à une viveinquiétude. On la voyait parcourir la maison en tous sens, allantde la cuisine aux chambres préparées pour ses hôtes, ne faisantrien et toujours occupée, s’arrêtant sans cesse pour regarder sielle n’apercevait pas dans le village un mouvement inusité. Versonze heures une cavalcade assez nombreuse entra dansPietranera ; c’étaient le colonel, sa fille, leurs domestiqueset leur guide. En les recevant, le premier mot de Colombafut : « Avez-vous vu mon frère ? » Puis elledemanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle heure ilsétaient partis ; et, sur ses réponses, elle ne pouvaitcomprendre qu’ils ne se fussent pas rencontrés.

« Peut-être que votre frère aura pris parle haut, dit le guide ; nous, nous sommes venus par lebas. »

Mais Colomba secoua la tête et renouvela sesquestions. Malgré sa fermeté naturelle, augmentée encore parl’orgueil de cacher toute faiblesse à des étrangers, il lui étaitimpossible de dissimuler ses inquiétudes, et bientôt elle les fitpartager au colonel et surtout à miss Lydia, lorsqu’elle les eutmis au fait de la tentative de réconciliation qui avait eu une simalheureuse issue. Miss Nevil s’agitait, voulait qu’on envoyât desmessagers dans toutes les directions, et son père offrait deremonter à cheval et d’aller avec le guide à la recherche d’Orso.Les craintes de ses hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs demaîtresse de maison. Elle s’efforça de sourire, pressa le colonelde se mettre à table, et trouva pour expliquer le retard de sonfrère vingt motifs plausibles qu’au bout d’un instant elledétruisait elle-même. Croyant qu’il était de son devoir d’homme dechercher à rassurer des femmes, le colonel proposa son explicationaussi.

« Je gage, dit-il, que della Rebbia aurarencontré du gibier ; il n’a pu résister à la tentation, etnous allons le voir revenir la carnassière toute pleine.Parbleu ! ajouta-t-il, nous avons entendu sur la route quatrecoups de fusil. Il y en avait deux plus forts que les autres, etj’ai dit à ma fille : “Je parie que c’est della Rebbia quichasse. Ce ne peut être que mon fusil qui a fait tant debruit.” »

Colomba pâlit, et Lydia, qui l’observait avecattention, devina sans peine quels soupçons la conjecture ducolonel venait de lui suggérer. Après un silence de quelquesminutes, Colomba demanda vivement si les deux fortes détonationsavaient précédé ou suivi les autres. Mais ni le colonel, ni safille, ni le guide, n’avaient fait grande attention à ce pointcapital.

Vers une heure, aucun des messagers envoyéspar Colomba n’étant encore revenu, elle rassembla tout son courageet força ses hôtes à se mettre à table ; mais, sauf lecolonel, personne ne put manger. Au moindre bruit sur la place,Colomba courait à la fenêtre, puis revenait s’asseoir tristement,et, plus tristement encore, s’efforçait de continuer avec ses amisune conversation insignifiante à laquelle personne ne prêtait lamoindre attention et qu’interrompaient de longs intervalles desilence.

Tout d’un coup on entendit le galop d’uncheval.

« Ah ! cette fois, c’est monfrère », dit Colomba en se levant.

Mais à la vue de Chilina montée à califourchonsur le cheval d’Orso :

« Mon frère est mort ! »s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevilpoussa un cri, tous coururent à la porte de la maison. Avant queChilina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée commeune plume par Colomba qui la serrait à l’étouffer. L’enfant compritson terrible regard, et sa première parole fut celle du chœurd’Otello : « Il vit ! » Colomba cessade l’étreindre, et Chilina tomba à terre aussi lestement qu’unejeune chatte.

« Les autres ? » demandaColomba d’une voix rauque.

Chilina fit le signe de la croix avec l’indexet le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur lafigure de Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardentsur la maison des Barricini, et dit en souriant à seshôtes :

« Rentrons prendre le café. »

L’Iris des bandits en avait long à raconter.Son patois, traduit par Colomba en italien tel quel, puis enanglais par miss Nevil, arracha plus d’une imprécation au colonel,plus d’un soupir à miss Lydia ; mais Colomba écoutait d’un airimpassible ; seulement elle tordait sa serviette damassée defaçon à la mettre en pièces. Elle interrompit l’enfant cinq ou sixfois pour se faire répéter que Brandolaccio disait que la blessuren’était pas dangereuse et qu’il en avait vu bien d’autres. Enterminant Chilina rapporta qu’Orso demandait avec insistance dupapier pour écrire, et qu’il chargeait sa sœur de supplier une damequi peut-être se trouverait dans sa maison, de n’en point partiravant d’avoir reçu une lettre de lui. « C’est, ajoutal’enfant, ce qui le tourmentait le plus ; et j’étais déjà enroute quand il m’a rappelée pour me recommander cette commission.C’était la troisième fois qu’il me la répétait. » À cetteinjonction de son frère, Colomba sourit légèrement et serrafortement la main de l’Anglaise, qui fondit en larmes et ne jugeapas à propos de traduire à son père cette partie de lanarration.

« Oui, vous resterez avec moi, ma chèreamie, s’écria Colomba, en embrassant miss Nevil, et vous nousaiderez. »

Puis, tirant d’une armoire quantité de vieuxlinge, elle se mit à le couper, pour faire des bandes et de lacharpie. En voyant ses yeux étincelants, son teint animé, cettealternative de préoccupation et de sang-froid, il eût été difficilede dire si elle était plus touchée de la blessure de son frèrequ’enchantée de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du caféau colonel et lui vantait son talent à le préparer ; tantôt,distribuant de l’ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle lesexhortait à coudre les bandes et à les rouler ; elle demandaitpour la vingtième fois si la blessure d’Orso le faisait beaucoupsouffrir. Continuellement elle s’interrompait au milieu de sontravail pour dire au colonel :

« Deux hommes si adroits ! siterribles !… Lui seul, blessé, n’ayant qu’un bras… il les aabattus tous les deux. Quel courage, colonel ! N’est-ce pas unhéros ? Ah ! miss Nevil, qu’on est heureux de vivre dansun pays tranquille comme le vôtre !… Je suis sûre que vous neconnaissiez pas encore mon frère !… Je l’avais dit :l’épervier déploiera ses ailes !… Vous vous trompiez à son airdoux… C’est qu’auprès de vous, miss Nevil… Ah ! s’il vousvoyait travailler pour lui… Pauvre Orso ! »

Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvaitpas une parole. Son père demandait pourquoi l’on ne se hâtait pasde porter plainte devant un magistrat. Il parlait de l’enquête ducoroner et de bien d’autres choses également inconnues enCorse. Enfin il voulait savoir si la maison de campagne de ce bonM. Brandolaccio, qui avait donné des secours au blessé, étaitfort éloignée de Pietranera, et s’il ne pourrait pas aller lui-mêmevoir son ami.

Et Colomba répondait avec son calme accoutuméqu’Orso était dans le maquis ; qu’il avait un bandit pour lesoigner ; qu’il courrait grand risque s’il se montrait avantqu’on se fût assuré des dispositions du préfet et des juges ;enfin qu’elle ferait en sorte qu’un chirurgien habile se rendît ensecret auprès de lui.

« Surtout, monsieur le colonel,souvenez-vous bien, disait-elle, que vous avez entendu les quatrecoups de fusil, et que vous m’avez dit qu’Orso avait tiré lesecond. »

Le colonel ne comprenait rien à l’affaire, etsa fille ne faisait que soupirer et s’essuyer les yeux.

Le jour était déjà fort avancé lorsqu’unetriste procession entra dans le village. On rapportait à l’avocatBarricini les cadavres de ses enfants, chacun couché en traversd’une mule que conduisait un paysan. Une foule de clients etd’oisifs suivait le lugubre cortège. Avec eux on voyait lesgendarmes qui arrivent toujours trop tard, et l’adjoint, qui levaitles bras au ciel, répétant sans cesse : « Que diramonsieur le préfet ! » Quelques femmes, entre autres unenourrice d’Orlanduccio, s’arrachaient les cheveux et poussaient deshurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante produisait moinsd’impression que le désespoir muet d’un personnage qui attiraittous les regards. C’était le malheureux père, qui, allant d’uncadavre à l’autre, soulevait leurs têtes souillées de terre,baisait leurs lèvres violettes, soutenait leurs membres déjàroidis, comme pour leur éviter les cahots de la route. Parfois onle voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il n’en sortait pas uncri, pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les cadavres, ilse heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre tous lesobstacles qu’il rencontrait.

Les lamentations des femmes, les imprécationsdes hommes redoublèrent lorsqu’on se trouva en vue de la maisond’Orso. Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre uneacclamation de triomphe, l’indignation de leurs adversaires ne putse contenir. « Vengeance ! vengeance ! »crièrent quelques voix. On lança des pierres, et deux coups defusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se trouvaientColomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent voler deséclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux femmesétaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonelsaisit un fusil, et Colomba, avant qu’il pût la retenir, s’élançavers la porte de la maison et l’ouvrit avec impétuosité. Là, deboutsur le seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire sesennemis :

« Lâches ! s’écria-t-elle, voustirez sur des femmes, sur des étrangers ! Êtes-vousCorses ? êtes-vous hommes ? Misérables qui ne savezqu’assassiner par-derrière, avancez ! je vous défie. Je suisseule ; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes ;cela est digne de vous… Vous n’osez, lâches que vous êtes !vous savez que nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme desfemmes, et remerciez-nous de ne pas vous demander plus desang ! »

Il y avait dans la voix et dans l’attitude deColomba quelque chose d’imposant et de terrible ; à sa vue, lafoule recula épouvantée, comme à l’apparition de ces malfaisantesdont on raconte en Corse plus d’une histoire effrayante dans lesveillées d’hiver. L’adjoint, les gendarmes et un certain nombre defemmes profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deuxpartis ; car les bergers rebbianistes préparaient déjà leursarmes, et l’on put craindre un moment qu’une lutte générale nes’engageât sur la place. Mais les deux factions étaient privées deleurs chefs, et les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, enviennent rarement aux mains dans l’absence des principaux auteursde leurs guerres intestines. D’ailleurs, Colomba, rendue prudentepar le succès, contint sa petite garnison :

« Laissez pleurer ces pauvres gens,disait-elle ; laissez ce vieillard emporter sa chair. À quoibon tuer ce vieux renard qui n’a plus de dents pour mordre ? –Giudice Barricini ! souviens-toi du deux août !Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main defaussaire ! Mon père y avait inscrit ta dette ; tes filsl’ont payée. Je te donne quittance, vieuxBarricini ! ».

Colomba, les bras croisés, le sourire dumépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison deses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma saporte, et rentrant dans la salle à manger dit au colonel :

« Je vous demande bien pardon pour mescompatriotes, monsieur. Je n’aurais jamais cru que des Corsestirassent sur une maison où il y a des étrangers, et je suishonteuse pour mon pays. »

Le soir, miss Lydia s’étant retirée dans sachambre, le colonel l’y suivit, et lui demanda s’ils ne feraientpas bien de quitter dès le lendemain un village où l’on étaitexposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et leplus tôt possible un pays où l’on ne voyait que meurtres ettrahisons.

Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, etil était évident que la proposition de son père ne lui causait pasun médiocre embarras. Enfin elle dit :

« Comment pourrions-nous quitter cettemalheureuse jeune personne dans un moment où elle a tant besoin deconsolation ? Ne trouvez-vous pas, mon père, que cela seraitcruel à nous ?

– C’est pour vous que je parle, ma fille,dit le colonel ; et si je vous savais en sûreté dans l’hôteld’Ajaccio, je vous assure que je serais fâché de quitter cette îlemaudite sans avoir serré la main à ce brave della Rebbia.

– Eh bien, mon père, attendons encore et,avant de partir, assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendreaucun service !

– Bon cœur ! dit le colonel enbaisant sa fille au front. J’aime à te voir ainsi te sacrifier pouradoucir le malheur des autres. Restons ; on ne se repentjamais d’avoir fait une bonne action. »

Miss Lydia s’agitait dans son lit sans pouvoirdormir. Tantôt les bruits vagues qu’elle entendait lui paraissaientles préparatifs d’une attaque contre la maison ; tantôt,rassurée pour elle-même, elle pensait au pauvre blessé, étenduprobablement à cette heure sur la terre froide, sans autre secoursque ceux qu’il pouvait attendre de la charité d’un bandit. Elle sele représentait couvert de sang, se débattant dans des souffranceshorribles ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que, toutesles fois que l’image d’Orso se présentait à son esprit, il luiapparaissait toujours tel qu’elle l’avait vu au moment de sondépart, pressant sur ses lèvres le talisman qu’elle lui avaitdonné… Puis elle songeait à sa bravoure. Elle se disait que ledanger terrible auquel il venait d’échapper, c’était à caused’elle, pour la voir un peu plus tôt, qu’il s’y était exposé. Peus’en fallait qu’elle ne se persuadât que c’était pour la défendrequ’Orso s’était fait casser le bras. Elle se reprochait sablessure, mais elle l’en admirait davantage ; et si le fameuxcoup double n’avait pas, à ses yeux, autant de mérite qu’à ceux deBrandolaccio et de Colomba, elle trouvait cependant que peu dehéros de roman auraient montré autant d’intrépidité, autant desang-froid dans un aussi grand péril.

La chambre qu’elle occupait était celle deColomba. Au-dessus d’une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d’unepalme bénite, était suspendu à la muraille un portrait en miniatured’Orso en uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ceportrait, le considéra longtemps et le posa enfin auprès de sonlit, au lieu de le remettre à sa place. Elle ne s’endormit qu’à lapointe du jour, et le soleil était déjà fort élevé au-dessus del’horizon lorsqu’elle s’éveilla. Devant son lit elle aperçutColomba, qui attendait immobile le moment où elle ouvrirait lesyeux.

« Eh bien, mademoiselle, n’êtes-vous pasbien mal dans notre pauvre maison ? lui dit Colomba. Je crainsque vous n’ayez guère dormi.

– Avez-vous de ses nouvelles, ma chèreamie ? » dit miss Nevil en se levant sur son séant. Elleaperçut le portrait d’Orso, et se hâta de jeter un mouchoir pour lecacher. « Oui, j’ai des nouvelles », dit Colomba ensouriant.

Et, prenant le portrait : « Letrouvez-vous ressemblant ? Il est mieux que cela.

– Mon Dieu !… dit miss Nevil toutehonteuse, j’ai détaché… par distraction… ce portrait… J’ai ledéfaut de toucher à tout… et de ne ranger rien… Comment est votrefrère ?

– Assez bien. Giocanto est venu ici cematin avant quatre heures. Il m’apportait une lettre… pour vous,miss Lydia ; Orso ne m’a pas écrit, à moi. Il y a bien surl’adresse : À Colomba ; mais plus bas : Pour miss N…Les sœurs ne sont point jalouses. Giocanto dit qu’il a biensouffert pour écrire. Giocanto, qui a une main superbe, lui avaitoffert d’écrire sous sa dictée. Il n’a pas voulu. Il écrivait avecun crayon, couché sur le dos. Brandolaccio tenait le papier. Àchaque instant mon frère voulait se lever, et alors, au moindremouvement, c’étaient dans son bras des douleurs atroces, c’étaitpitié, disait Giocanto. Voici sa lettre. »

Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite enanglais, sans doute par surcroît de précaution. Voici ce qu’ellecontenait :

« Mademoiselle,

« Une malheureuse fatalité m’apoussé ; j’ignore ce que diront mes ennemis, quelles calomniesils inventeront. Peu m’importe, si vous, mademoiselle, vous n’ydonnez point créance. Depuis que je vous ai vue, je m’étais bercéde rêves insensés. Il a fallu cette catastrophe pour me montrer mafolie ; je suis raisonnable maintenant. Je sais quel estl’avenir qui m’attend, et il me trouvera résigné. Cette bague quevous m’avez donnée et que je croyais un talisman de bonheur, jen’ose la garder. Je crains, miss Nevil, que vous n’ayez du regretd’avoir si mal placé vos dons, ou plutôt, je crains qu’elle ne merappelle le temps où j’étais fou. Colomba vous la remettra… Adieu,mademoiselle, vous allez quitter la Corse, et je ne vous verraiplus : mais dites à ma sœur que j’ai encore votre estime, et,je le dis avec assurance, je la mérite toujours.

« O. D. R. »

Miss Lydia s’était détournée pour lire cettelettre, et Colomba, qui l’observait attentivement, lui remit labague égyptienne en lui demandant du regard ce que cela signifiait.Mais miss Lydia n’osait lever la tête, et elle considéraittristement la bague, qu’elle mettait à son doigt et qu’elleretirait alternativement.

« Chère miss Nevil, dit Colomba, nepuis-je savoir ce que vous dit mon frère ? Vous parle-t-il deson état ?

– Mais… dit miss Lydia en rougissant, iln’en parle pas… Sa lettre est en anglais… Il me charge de dire àmon père… Il espère que le préfet pourra arranger… »

Colomba, souriant avec malice, s’assit sur lelit, prit les deux mains de miss Nevil, et la regardant avec sesyeux pénétrants :

« Serez-vous bonne ? lui dit-elle.N’est-ce pas que vous répondrez à mon frère ? Vous lui fereztant de bien ! Un moment l’idée m’est venue de vous réveillerlorsque sa lettre est arrivée, et puis je n’ai pas osé.

– Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil,si un mot de moi pouvait le…

– Maintenant je ne puis lui envoyer delettres. Le préfet est arrivé, et Pietranera est pleine de sesestafiers. Plus tard nous verrons. Ah ! si vous connaissiezmon frère, miss Nevil, vous l’aimeriez comme je l’aime… Il est sibon ! si brave ! songez donc à ce qu’il a fait !Seul contre deux et blessé ! »

Le préfet était de retour. Instruit par unexprès de l’adjoint, il était venu accompagné de gendarmes et devoltigeurs, amenant de plus procureur du roi, greffier et le restepour instruire sur la nouvelle et terrible catastrophe quicompliquait, ou si l’on veut qui terminait les inimitiés desfamilles de Pietranera. Peu après son arrivée, il vit le colonelNevil et sa fille, et ne leur cacha pas qu’il craignait quel’affaire ne prît une mauvaise tournure.

« Vous savez, dit-il, que le combat n’apas eu de témoins ; et la réputation d’adresse et de couragede ces deux malheureux jeunes gens était si bien établie, que toutle monde se refuse à croire que M. della Rebbia ait pu lestuer sans l’assistance des bandits auprès desquels on le ditréfugié.

– C’est impossible, s’écria lecolonel ; Orso della Rebbia est un garçon pleind’honneur ; je réponds de lui.

– Je le crois, dit le préfet, mais leprocureur du roi (ces messieurs soupçonnent toujours) ne me paraîtpas très favorablement disposé. Il a entre les mains une piècefâcheuse pour votre ami. C’est une lettre menaçante adressée àOrlanduccio, dans laquelle il lui donne un rendez-vous… et cerendez-vous lui paraît une embuscade.

– Cet Orlanduccio, dit le colonel, arefusé de se battre comme un galant homme.

– Ce n’est pas l’usage ici. Ons’embusque, on se tue par derrière, c’est la façon du pays. Il y abien une déposition favorable ; c’est celle d’une enfant quiaffirme avoir entendu quatre détonations, dont les deux dernières,plus fortes que les autres, provenaient d’une arme de gros calibrecomme le fusil de M. della Rebbia. Malheureusement cetteenfant est la nièce de l’un des bandits que l’on soupçonne decomplicité et elle a sa leçon faite.

– Monsieur, interrompit miss Lydia,rougissant jusqu’au blanc des yeux, nous étions sur la route quandles coups de fusil ont été tirés, et nous avons entendu la mêmechose.

– En vérité ? Voilà qui estimportant. Et vous, colonel, vous avez sans doute fait la mêmeremarque ?

– Oui, reprit vivement miss Nevil ;c’est mon père, qui a l’habitude des armes, qui a dit :« Voilà M. della Rebbia qui tire avec monfusil. »

– Et ces coups de fusil que vous avezreconnus, c’étaient bien les derniers ?

– Les deux derniers, n’est-ce pas, monpère ? » Le colonel n’avait pas très bonne mémoire ;mais en toute occasion il n’avait garde de contredire sa fille.« Il faut sur-le-champ parler de cela au procureur du roi,colonel. Au reste, nous attendons ce soir un chirurgien quiexaminera les cadavres et vérifiera si les blessures ont été faitesavec l’arme en question.

– C’est moi qui l’ai donnée à Orso, ditle colonel, et je voudrais la savoir au fond de la mer…C’est-à-dire… le brave garçon, je suis bien aise qu’il l’ait eueentre les mains ; car, sans mon Manton, je ne sais tropcomment il s’en serait tiré. »

Chapitre 19

 

 

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait euson aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, ilavait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner sessoins à un homme blessé. On l’avait conduit auprès d’Orso, et ilavait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le banditl’avait reconduit assez loin, et l’avait fort édifié en lui parlantdes plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient sesintimes amis.

« Docteur, dit le théologien en lequittant, vous m’avez inspiré trop d’estime pour que je croienécessaire de vous rappeler qu’un médecin doit être aussi discretqu’un confesseur. » Et il faisait jouer la batterie de sonfusil. « Vous avez oublié le lieu où nous avons eu l’honneurde vous voir. Adieu, enchanté d’avoir fait votreconnaissance. »

Colomba supplia le colonel d’assister àl’autopsie des cadavres.

« Vous connaissez mieux que personne lefusil de mon frère, dit-elle, et votre présence sera fort utile.D’ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions degrands risques si nous n’avions personne pour défendre nosintérêts. »

Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignitd’un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pasdu village.

« Le grand air me fera du bien,disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l’ai respiré. »

Tout en marchant elle parlait de sonfrère : et miss Lydia, que ce sujet intéressait assezvivement, ne s’apercevait pas qu’elle s’éloignait beaucoup dePietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l’observationet engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui,disait-elle, abrégeait beaucoup le retour : et, quittant lesentier qu’elle suivait, elle en prit un autre en apparencebeaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteautellement escarpé qu’elle était obligée continuellement pour sesoutenir de s’accrocher d’une main à des branches d’arbres, pendantque de l’autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d’ungrand quart d’heure de cette pénible ascension elles se trouvèrentsur un petit plateau couvert de myrtes et d’arbousiers, au milieude grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés.Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et ilfaisait presque nuit.

« Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle,que je crains que nous ne soyons égarées ?

– N’ayez pas peur, répondit Colomba.Marchons toujours, suivez-moi.

– Mais je vous assure que vous voustrompez ; le village ne peut pas être de ce côté-là. Jeparierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières quenous voyons si loin, certainement, c’est là qu’est Pietranera.

– Ma chère amie, dit Colomba d’un airagité, vous avez raison ; mais à deux cents pas d’ici… dans cemaquis…

– Eh bien ?

– Mon frère y est ; je pourrais levoir et l’embrasser si vous vouliez. » Miss Nevil fit unmouvement de surprise.

« Je suis sortie de Pietranera,poursuivit Colomba, sans être remarquée, parce que j’étais avecvous… autrement on m’aurait suivie… Être si près de lui et ne pasle voir !… Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir monpauvre frère ? Vous lui feriez tant de plaisir !

– Mais, Colomba… ce ne serait pasconvenable de ma part.

– Je comprends. Vous autres femmes desvilles, vous vous inquiétez toujours de ce qui estconvenable ; nous autres femmes de village, nous ne pensonsqu’à ce qui est bien.

– Mais il est tard !… Et votrefrère, que pensera-t-il de moi ?

– Il pensera qu’il n’est point abandonnépar ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir.

– Et mon père, il sera inquiet…

– Il vous sait avec moi… Eh bien,décidez-vous… Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elleavec un sourire de malice.

– Non… vraiment, Colomba, je n’ose… cesbandits qui sont là…

– Eh bien, ces bandits ne vousconnaissent pas, qu’importe ? Vous désiriez envoir !…

– Mon Dieu !

– Voyez, mademoiselle, prenez un parti.Vous laisser seule ici, je ne le puis pas ; on ne sait pas cequi pourrait arriver. Allons voir Orso, ou bien retournons ensembleau village… Je verrai mon frère… Dieu sait quand… peut-êtrejamais…

– Que dites-vous, Colomba ?… Ehbien, allons ! mais pour une minute seulement, et nousreviendrons aussitôt. »

Colomba lui serra la main et, sans répondre,elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que miss Lydia avaitpeine à la suivre. Heureusement Colomba s’arrêta bientôt en disantà sa compagne :

« N’avançons pas davantage avant de lesavoir prévenus ; nous pourrions peut-être attraper un coup defusil. »

Elle se mit à siffler entre ses doigts ;bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancéedes bandits ne tarda pas à paraître. C’était notre vieilleconnaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et sechargea de lui servir de guide. Après maints détours dans lessentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu’aux dents seprésentèrent à leur rencontre.

« Est-ce vous, Brandolaccio ?demanda Colomba. Où est mon frère ?

– Là-bas ! répondit le bandit. Maisavancez doucement ; il dort, et c’est la première fois quecela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu ! on voit bienque par où passe le diable une femme passe bien aussi. »

Les deux femmes s’approchèrent avecprécaution, et auprès d’un feu dont on avait prudemment masquél’éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches,elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougères et couvert d’unpilone. Il était fort pâle et l’on entendait sa respirationoppressée. Colomba s’assit auprès de lui, et le contemplait ensilence, les mains jointes, comme si elle priait mentalement. MissLydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contreelle ; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir leblessé par-dessus l’épaule de Colomba. Un quart d’heure se passasans que personne ouvrît la bouche. Sur un signe du théologien,Brandolaccio s’était enfoncé avec lui dans le maquis, au grandcontentement de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvaitque les grandes barbes et l’équipement des bandits avaient trop decouleur locale.

Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colombase pencha sur lui et l’embrassa à plusieurs reprises, l’accablantde questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Aprèsavoir répondu qu’il était aussi bien que possible, Orso lui demandaà son tour si miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle luiavait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachaitcomplètement sa compagne, que l’obscurité, d’ailleurs, lui auraitdifficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de missNevil, et de l’autre elle soulevait légèrement la tête dublessé.

« Non, mon frère, elle ne m’a pas donnéde lettre pour vous… ; mais vous pensez toujours à miss Nevil,vous l’aimez donc bien ?

– Si je l’aime, Colomba !… Maiselle, elle me méprise peut-être à présent ! »

En ce moment, miss Nevil fit un effort pourretirer sa main ; mais il n’était pas facile de faire lâcherprise à Colomba ; et, quoique petite et bien formée, sa mainpossédait une force dont on a vu quelques preuves.

« Vous mépriser ! s’écria Colomba,après ce que vous avez fait… Au contraire, elle dit du bien devous… Ah ! Orso, j’aurais bien des choses d’elle à vousconter. »

La main voulait toujours s’échapper maisColomba l’attirait toujours plus près d’Orso.

« Mais enfin, dit le blessé, pourquoi nepas me répondre ?… Une seule ligne, et j’aurais étécontent. »

À force de tirer la main de miss Nevil,Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors,s’écartant tout à coup en éclatant de rire :

« Orso, s’écria-t-elle, prenez garde dedire du mal de miss Lydia, car elle entend très bien lecorse. »

Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutiaquelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.

« Vous ici, miss Nevil ! MonDieu ! comment avez-vous osé ? Ah ! que vous merendez heureux ! »

Et, se soulevant avec peine, il essaya de serapprocher d’elle.

« J’ai accompagné votre sœur, dit missLydia… pour qu’on ne pût soupçonner où elle allait… et puis, jevoulais aussi… m’assurer… Hélas ! que vous êtes malici ! »

Colomba s’était assise derrière Orso. Elle lesouleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête surses genoux. Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe àmiss Lydia de s’approcher.

« Plus près ! plus près !disait-elle : il ne faut pas qu’un malade élève trop lavoix. »

Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit lamain et la força de s’asseoir tellement près, que sa robe touchaitOrso, et que sa main, qu’elle tenait toujours, reposait surl’épaule du blessé.

« Il est très bien comme cela, ditColomba d’un air gai. N’est-ce pas, Orso, qu’on est bien dans lemaquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci ?

– Oh oui ! la belle nuit ! ditOrso. Je ne l’oublierai jamais !

– Que vous devez souffrir ! dit missNevil.

– Je ne souffre plus, dit Orso, et jevoudrais mourir ici. » Et sa main droite se rapprochait decelle de miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée.« Il faut absolument qu’on vous transporte quelque part oùl’on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit missNevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu simal couché… en plein air…

– Si je n’eusse craint de vousrencontrer, miss Nevil, j’aurais essayé de retourner à Pietranera,et je me serais constitué prisonnier.

– Et pourquoi craigniez-vous de larencontrer, Orso ? demanda Colomba.

– Je vous avais désobéi, miss Nevil… etje n’aurais pas osé vous voir en ce moment.

– Savez-vous, miss Lydia, que vous faitesfaire à mon frère tout ce que vous voulez ? dit Colomba enriant. Je vous empêcherai de le voir.

– J’espère, dit miss Nevil, que cettemalheureuse affaire va s’éclaircir, et que bientôt vous n’aurezplus rien à craindre… Je serai bien contente si, lorsque nouspartirons, je sais qu’on vous a rendu justice et qu’on a reconnuvotre loyauté comme votre bravoure.

– Vous partez, miss Nevil ! Ne ditespas encore ce mot-là.

– Que voulez-vous… mon père ne peut paschasser toujours… Il veut partir. » Orso laissa retomber samain qui touchait celle de miss Lydia, et il y eut un moment desilence.

« Bah ! reprit Colomba, nous ne vouslaisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses àvous montrer à Pietranera… D’ailleurs, vous m’avez promis de fairemon portrait, et vous n’avez pas encore commencé… Et puis je vousai promis de vous faire une serenata en soixante et quinzecouplets… Et puis… Mais qu’a donc Brusco à grogner ?… VoilàBrandolaccio qui court après lui… Voyons ce que c’est. »

Aussitôt elle se leva, et posant sanscérémonie la tête d’Orso sur les genoux de miss Nevil, elle courutauprès des bandits.

Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenantun beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d’un maquis,miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirantbrusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orsoquitta lui-même le doux appui que sa sœur venait de lui donner, et,se soulevant sur son bras droit :

« Ainsi, vous partez bientôt, missLydia ? Je n’avais jamais pensé que vous dussiez prolongervotre séjour dans ce malheureux pays…, et pourtant…, depuis quevous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu’ilfaut vous dire adieu… Je suis un pauvre lieutenant… sans avenir…,proscrit maintenant… Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que jevous aime… mais c’est sans doute la seule fois que je pourrai vousle dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenantque j’ai soulagé mon cœur. »

Miss Lydia détourna la tête, comme sil’obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur :

« Monsieur della Rebbia, dit-elle d’unevoix tremblante, serais-je venue en ce lieu si… »

Et, tout en parlant, elle mettait dans la maind’Orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pourreprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel :

« C’est bien mal à vous, monsieur Orso,de parler ainsi… Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, voussavez bien que je n’oserais jamais me fâcher contrevous. »

Orso fit un mouvement pour baiser la main quilui rendait le talisman ; et comme miss Lydia la retirait unpeu vite, il perdit l’équilibre et tomba sur son bras blessé. Il neput retenir un gémissement douloureux.

« Vous vous êtes fait mal, mon ami ?s’écria-t-elle, en le soulevant ; c’est ma faute !pardonnez-moi… »

Ils se parlèrent encore quelque temps à voixbasse, et fort rapprochés l’un de l’autre. Colomba, qui accouraitprécipitamment, les trouva précisément dans la position où elle lesavait laissés.

« Les voltigeurs ! s’écria-t-elle.Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.

– Laissez-moi, dit Orso. Dis aux banditsde se sauver… ; qu’on me prenne, peu m’importe ; maisemmène miss Lydia : au nom de Dieu, qu’on ne la voie pasici !

– Je ne vous laisserai pas, ditBrandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est unfilleul de l’avocat ; au lieu de vous arrêter, il vous tuera,et puis il dira qu’il ne l’a pas fait exprès. »

Orso essaya de se lever, il fit même quelquespas ; mais s’arrêtant bientôt :

« Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vousautres. Adieu, miss Nevil ; donnez-moi la main, etadieu !

– Nous ne vous quitterons pas !s’écrièrent les deux femmes.

– Si vous ne pouvez marcher, ditBrandolaccio, il faudra que je vous porte. Allons, mon lieutenant,un peu de courage ; nous aurons le temps de décamper par leravin, là-derrière.

M. le curé va leur donner del’occupation.

– Non, laissez-moi, dit Orso en secouchant à terre. Au nom de Dieu, Colomba, emmène missNevil !

– Vous êtes forte, mademoiselle Colomba,dit Brandolaccio ; empoignez-le par les épaules, moi je tiensles pieds ; bon ! en avant, marche ! »

Ils commencèrent à le porter rapidement,malgré ses protestations ; miss Lydia les suivait,horriblement effrayée, lorsqu’un coup de fusil se fit entendre,auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt. Miss Lydia poussaun cri, Brandolaccio une imprécation, mais il redoubla de vitesse,et Colomba, à son exemple, courait au travers du maquis, sans faireattention aux branches qui lui fouettaient la figure ou quidéchiraient sa robe.

« Baissez-vous, baissez-vous, ma chère,disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper. » Onmarcha ou plutôt on courut environ cinq cents pas de la sorte,lorsque Brandolaccio déclara qu’il n’en pouvait plus, et se laissatomber à terre, malgré les exhortations et les reproches deColomba.

« Où est miss Nevil ? »demandait Orso.

Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil,arrêtée à chaque instant par l’épaisseur du maquis, avait bientôtperdu la trace des fugitifs, et était demeurée seule en proie auxplus vives angoisses.

« Elle est restée en arrière, ditBrandolaccio, mais elle n’est pas perdue, les femmes se retrouventtoujours. Écoutez donc, Ors’Anton’, comme le curé fait du tapageavec votre fusil. Malheureusement on n’y voit goutte, et l’on ne sefait pas grand mal à se tirailler de nuit.

– Chut ! s’écria Colomba ;j’entends un cheval, nous sommes sauvés. » En effet, un chevalqui paissait dans le maquis, effrayé par le bruit de la fusillade,s’approchait de leur côté. « Nous sommes sauvés ! »répéta Brandolaccio.

Courir au cheval, le saisir par les crins, luipasser dans la bouche un nœud de corde en guise de bride, fut pourle bandit, aidé de Colomba, l’affaire d’un moment.

« Prévenons maintenant le curé »,dit-il. Il siffla deux fois ; un sifflet éloigné répondit à cesignal, et le fusil de Manton cessa de faire entendre sa grossevoix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval. Colomba plaça sonfrère devant le bandit, qui d’une main le serra fortement, tandisque de l’autre, il dirigeait sa monture. Malgré sa double charge,le cheval, excité par deux bons coups de pied dans le ventre,partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où toutautre qu’un cheval corse se serait tué cent fois.

Colomba revint alors sur ses pas, appelantmiss Nevil de toutes ses forces, mais aucune voix ne répondait à lasienne… Après avoir marché quelque temps à l’aventure, cherchant àretrouver le chemin qu’elle avait suivi, elle rencontra dans unsentier deux voltigeurs qui lui crièrent : « Quivive ? »

« Eh bien, messieurs, dit Colomba d’unton railleur, voilà bien du tapage. Combien de morts ?

– Vous étiez avec les bandits, dit un dessoldats, vous allez venir avec nous.

– Très volontiers, répondit-elle ;mais j’ai une amie ici, et il faut que nous la trouvionsd’abord.

– Votre amie est déjà prise, et vous irezavec elle coucher en prison.

– En prison ? c’est ce qu’il faudravoir ; mais, en attendant, menez-moi auprès d’elle. »

Les voltigeurs la conduisirent alors dans lecampement des bandits, où ils rassemblaient les trophées de leurexpédition, c’est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieillemarmite et une cruche pleine d’eau. Dans le même lieu se trouvaitmiss Nevil, qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur,répondait par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre desbandits et la direction qu’ils avaient prise.

Colomba se jeta dans ses bras et lui dit àl’oreille : « Ils sont sauvés. » Puis, s’adressantau sergent des voltigeurs :

« Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bienque mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui demandez.Laissez-nous revenir au village, où l’on nous attend avecimpatience.

– On vous y mènera, et plus tôt que vousne le désirez, ma mignonne, dit le sergent, et vous aurez àexpliquer ce que vous faisiez dans le maquis à cette heure avec lesbrigands qui viennent de s’enfuir. Je ne sais quel sortilègeemploient ces coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, carpartout où il y a des bandits on est sûr d’en trouver dejolies.

– Vous êtes galant, monsieur le sergent,dit Colomba, mais vous ne ferez pas mal de faire attention à vosparoles. Cette demoiselle est une parente du préfet, et il ne fautpas badiner avec elle.

– Parente du préfet ! murmura unvoltigeur à son chef ; en effet, elle a un chapeau.

– Le chapeau n’y fait rien, dit lesergent. Elles étaient toutes les deux avec le curé, qui est leplus grand enjôleur du pays, et mon devoir est de les emmener.Aussi bien, n’avons-nous plus rien à faire ici. Sans ce mauditcaporal Taupin…, l’ivrogne de Français s’est montré avant que jen’eusse cerné le maquis… sans lui nous les prenions comme dans unfilet.

– Vous êtes sept ? demanda Colomba.Savez-vous, messieurs, que si par hasard les trois frères Gambini,Sarocchi et Théodore Poli se trouvaient à la croix deSainte-Christine avec Brandolaccio et le curé, ils pourraient vousdonner bien des affaires. Si vous devez avoir une conversation avecle Commandant de la campagne, [26] je ne mesoucierais pas de m’y trouver. Les balles ne connaissent personnela nuit. »

La possibilité d’une rencontre avec lesredoutables bandits que Colomba venait de nommer parut faireimpression sur les voltigeurs. Toujours pestant contre le caporalTaupin, le chien de Français, le sergent donna l’ordre de laretraite, et sa petite troupe prit le chemin de Pietranera,emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche, un coup depied en fit justice. Un voltigeur voulut prendre le bras de missLydia ; mais Colomba, le repoussant aussitôt :

« Que personne ne la touche !dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous enfuir !Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne pleurez pascomme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira pasmal ; dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part,j’en meurs d’envie.

– Que pensera-t-on de moi ? disaittout bas miss Nevil.

– On pensera que vous vous êtes engagéedans le maquis, voilà tout.

– Que dira le préfet ?… que dira monpère surtout ?

– Le préfet ?… vous lui répondrezqu’il se mêle de sa préfecture. Votre père ?… à la manièredont vous causiez avec Orso, j’aurais cru que vous aviez quelquechose à dire à votre père. »

Miss Nevil lui serra le bras sans répondre.« N’est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que monfrère mérite qu’on l’aime ? Ne l’aimez-vous pas unpeu ?

– Ah ! Colomba, répondit miss Nevilsouriant malgré sa confusion, vous m’avez trahie, moi qui avaistant de confiance en vous ! »

Colomba lui passa un bras autour de la taille,et l’embrassant sur le front : « Ma petite sœur, dit-ellebien bas, me pardonnez-vous ?

– Il le faut bien, ma terriblesœur », répondit Lydia en lui rendant son baiser.

Le préfet et le procureur du roi logeaientchez l’adjoint de Pietranera, et le colonel, fort inquiet de safille, venait pour la vingtième fois leur en demander desnouvelles, lorsqu’un voltigeur, détaché en courrier par le sergent,leur fit le récit du terrible combat livré contre les brigands,combat dans lequel il n’y avait eu, il est vrai, ni morts niblessés, mais où l’on avait pris une marmite, un pilone et deuxfilles qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes desbandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières aumilieu de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse deColomba, la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie etl’étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malinplaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèced’interrogatoire qui ne se termina que lorsqu’il lui eut faitperdre toute contenance.

« Il me semble, dit le préfet, que nouspouvons bien mettre tout le monde en liberté. Ces demoiselles ontété se promener, rien de plus naturel par un beau temps ;elles ont rencontré par hasard un aimable jeune homme blessé, riende plus naturel encore. »

Puis, prenant à part Colomba :

« Mademoiselle, dit-il, vous pouvezmander à votre frère que son affaire tourne mieux que je nel’espérais. L’examen des cadavres, la déposition du colonel,démontrent qu’il n’a fait que riposter, et qu’il était seul aumoment du combat. Tout s’arrangera, mais il faut qu’il quitte lemaquis au plus vite, et qu’il se constitue prisonnier. »

Il était près de onze heures lorsque lecolonel, sa fille et Colomba se mirent à table devant un souperrefroidi. Colomba mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, duprocureur du roi et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais nedisait mot, regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeuxde dessus son assiette. Enfin, d’une voix douce, maisgrave :

« Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtesdonc engagée avec della Rebbia ?

– Oui, mon père, depuisaujourd’hui », répondit-elle en rougissant, mais d’une voixferme.

Puis elle leva les yeux, et, n’apercevant surla physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jetadans ses bras et l’embrassa, comme les demoiselles bien élevéesfont en pareille occasion.

« À la bonne heure, dit le colonel, c’estun brave garçon ; mais, par Dieu ! nous ne demeureronspas dans son pays ! ou je refuse mon consentement.

– Je ne sais pas l’anglais, dit Colomba,qui les regardait avec une extrême curiosité ; mais je parieque j’ai deviné ce que vous dites.

– Nous disons, répondit le colonel, quenous vous mènerons faire un voyage en Irlande.

– Oui, volontiers, et je serai lasurella Colomba. Est-ce fait, colonel ? Nousfrappons-nous dans la main ?

– On s’embrasse dans ce cas-là »,dit le colonel.

Chapitre 20

 

 

Quelques mois après le coup double qui plongeala commune de Pietranera dans la consternation (comme dirent lesjournaux), un jeune homme, le bras gauche en écharpe, sortit àcheval de Bastia dans l’après-midi, et se dirigea vers le villagede Cardo, célèbre par sa fontaine, qui, en été, fournit aux gensdélicats de la ville une eau délicieuse. Une jeune femme, d’unetaille élevée et d’une beauté remarquable, l’accompagnait montéesur un petit cheval noir dont un connaisseur eût admiré la force etl’élégance, mais qui malheureusement avait une oreille déchiquetéepar un accident bizarre. Dans le village, la jeune femme sautalestement à terre, et, après avoir aidé son compagnon à descendrede sa monture, détacha d’assez lourdes sacoches attachées à l’arçonde sa selle. Les chevaux furent remis à la garde d’un paysan, et lafemme chargée des sacoches qu’elle cachait sous son mezzaro, lejeune homme portant un fusil double, prirent le chemin de lamontagne en suivant un sentier fort raide et qui ne semblaitconduire à aucune habitation. Arrivés à un des gradins élevés dumont Quercio, ils s’arrêtèrent, et tous les deux s’assirent surl’herbe. Ils paraissaient attendre quelqu’un, car ils tournaientsans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme consultaitsouvent une jolie montre d’or, peut-être autant pour contempler unbijou qu’elle semblait posséder depuis peu de temps que pour savoirsi l’heure d’un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne fut paslongue. Un chien sortit du maquis, et, au nom de Brusco prononcépar la jeune femme, il s’empressa de venir les caresser. Peu aprèsparurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la cartouchièreà la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits déchirés etcouverts de pièces contrastaient avec leurs armes brillantes etd’une fabrique renommée du continent. Malgré l’inégalité apparentede leur position, les quatre personnages de cette scènes’abordèrent familièrement et comme de vieux amis.

« Eh bien, Ors’Anton’, dit le plus âgédes bandits au jeune homme, voilà votre affaire finie. Ordonnancede non-lieu. Mes compliments. Je suis fâché que l’avocat ne soitplus dans l’île pour le voir enrager. Et votre bras ?

– Dans quinze jours, répondit le jeunehomme, on me dit que je pourrai quitter mon écharpe. – Brando, monbrave, je vais partir demain pour l’Italie, et j’ai voulu te direadieu, ainsi qu’à M. le curé. C’est pourquoi je vous ai priésde venir.

– Vous êtes bien pressé, ditBrandolaccio : vous êtes acquitté d’hier et vous partezdemain ?

– On a des affaires, dit gaiement lajeune femme. Messieurs, je vous ai apporté à souper : mangez,et n’oubliez pas mon ami Brusco.

– Vous gâtez Brusco, mademoiselleColomba, mais il est reconnaissant. Vous allez voir. Allons,Brusco, dit-il, étendant son fusil horizontalement, saute pour lesBarricini. »

Le chien demeura immobile, se léchant lemuseau et regardant son maître. « Saute pour les dellaRebbia ! » Et il sauta deux pieds plus haut qu’il n’étaitnécessaire.

« Écoutez, mes amis, dit Orso, vousfaites un vilain métier ; et s’il ne vous arrive pas determiner votre carrière sur cette place que nous voyonslà-bas[27], le mieux qui vous puisse advenir,c’est de tomber dans un maquis sous la balle d’un gendarme.

– Eh bien, dit Castriconi, c’est une mortcomme une autre, et qui vaut mieux que la fièvre qui vous tue dansun lit, au milieu des larmoiements plus ou moins sincères de voshéritiers. Quand on a, comme nous, l’habitude du grand air, il n’ya rien de tel que de mourir dans ses souliers, comme disent nosgens de village.

– Je voudrais, poursuivit Orso, vous voirquitter ce pays… et mener une vie plus tranquille. Par exemple,pourquoi n’iriez-vous pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu’ontfait plusieurs de vos camarades ? Je pourrais vous enfaciliter les moyens.

– En Sardaigne ! s’écriaBrandolaccio. Istos Sardos ! que le diable lesemporte avec leur patois. C’est trop mauvaise compagnie pournous.

– Il n’y a pas de ressource en Sardaigne,ajouta le théologien. Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donnerla chasse aux bandits, ils ont une milice à cheval ; cela faitla critique à la fois des bandits et du pays[28]. Fide la Sardaigne ! C’est une chose qui m’étonne, monsieur dellaRebbia, que vous, qui êtes un homme de goût et de savoir, vousn’ayez pas adopté notre vie du maquis, en ayant goûté comme vousavez fait.

– Mais, dit Orso en souriant, lorsquej’avais l’avantage d’être votre commensal, je n’étais pas trop enétat d’apprécier les charmes de votre position, et les côtes mefont mal encore quand je me rappelle la course que je fis une bellenuit, mis en travers comme un paquet sur un cheval sans selle queconduisait mon ami Brandolaccio.

– Et le plaisir d’échapper à lapoursuite, reprit Castriconi, le comptez-vous pour rien ?Comment pouvez-vous être insensible au charme d’une liberté absoluesous un beau climat comme le nôtre ? Avec ce porte-respect (ilmontrait son fusil), on est roi partout, aussi loin qu’il peutporter la balle. On commande, on redresse les torts… C’est undivertissement très moral, monsieur, et très agréable, que nous nenous refusons point. Quelle plus belle vie que celle de chevaliererrant, quand on est mieux armé et plus sensé que donQuichotte ? Tenez, l’autre jour, j’ai su que l’oncle de lapetite Lilla Luigi, le vieux ladre qu’il est, ne voulait pas luidonner une dot, je lui ai écrit, sans menaces, ce n’est pas mamanière ; eh bien, voilà un homme à l’instant convaincu ;il l’a mariée. J’ai fait le bonheur de deux personnes. Croyez-moi,monsieur Orso, rien n’est comparable à la vie de bandit. Bah !vous deviendriez peut-être des nôtres sans une certaine Anglaiseque je n’ai fait qu’entrevoir, mais dont ils parlent tous, àBastia, avec admiration.

– Ma belle-sœur future n’aime pas lemaquis, dit Colomba en riant, elle y a eu trop peur.

– Enfin, dit Orso, voulez-vous resterici ? Soit. Dites-moi si je puis faire quelque chose pourvous.

– Rien, dit Brandolaccio, que de nousconserver un petit souvenir. Vous nous avez comblés. Voilà Chilinaqui a une dot, et qui, pour bien s’établir, n’aura pas besoin quemon ami le curé écrive des lettres de menace. Nous savons que votrefermier nous donnera du pain et de la poudre en nosnécessités ; ainsi, adieu. J’espère vous revoir en Corse un deces jours.

– Dans un moment pressant, dit Orso,quelques pièces d’or font grand bien. Maintenant que nous sommes devieilles connaissances, vous ne me refuserez pas cette petitecartouche qui peut vous servir à vous en procurer d’autres.

– Pas d’argent entre nous, lieutenant,dit Brandolaccio d’un ton résolu.

– L’argent fait tout dans le monde, ditCastriconi ; mais dans le maquis on ne fait cas que d’un cœurbrave et d’un fusil qui ne rate pas.

– Je ne voudrais pas vous quitter, repritOrso, sans vous laisser quelque souvenir. Voyons, que puis-je telaisser, Brando ? »

Le bandit se gratta la tête, et, jetant sur lefusil d’Orso un regard oblique : « Dame, mon lieutenant…si j’osais… mais non, vous y tenez trop.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Rien… la chose n’est rien… Il fautencore la manière de s’en servir. Je pense toujours à ce diable decoup double et d’une seule main… Oh ! cela ne se fait pas deuxfois.

– C’est ce fusil que tu veux ?… Jete l’apportais ; mais sers t’en le moins que tu pourras.

– Oh ! je ne vous promets pas dem’en servir comme vous ; mais, soyez tranquille, quand unautre l’aura, vous pourrez bien dire que Brando Savelli a passél’arme à gauche.

– Et vous, Castriconi, que vousdonnerai-je ?

– Puisque vous voulez absolument melaisser un souvenir matériel de vous, je vous demanderai sans façonde m’envoyer un Horace du plus petit format possible. Cela medistraira et m’empêchera d’oublier mon latin. Il y a une petite quivend des cigares, à Bastia, sur le port ; donnez-le-lui, etelle me le remettra.

– Vous aurez un Elzévir, monsieur lesavant ; il y en a précisément un parmi les livres que jevoulais emporter. – Eh bien ! mes amis, il faut nous séparer.Une poignée de main. Si vous pensez un jour à la Sardaigne,écrivez-moi ; l’avocat N. vous donnera mon adresse sur lecontinent.

– Mon lieutenant, dit Brando, demain,quand vous serez hors du port, regardez sur la montagne, à cetteplace ; nous y serons, et nous vous ferons signe avec nosmouchoirs. »

Ils se séparèrent alors : Orso et sa sœurprirent le chemin de Cardo, et les bandits, celui de lamontagne.

Chapitre 21

 

 

Par une belle matinée d’avril, le colonel sirThomas Nevil, sa fille, mariée depuis peu de jours, Orso et Colombasortirent de Pise en calèche pour aller visiter un hypogéeétrusque, nouvellement découvert, que tous les étrangers allaientvoir. Descendus dans l’intérieur du monument, Orso et sa femmetirèrent des crayons et se mirent en devoir d’en dessiner lespeintures ; mais le colonel et Colomba, l’un et l’autre assezindifférents pour l’archéologie, les laissèrent seuls et sepromenèrent aux environs.

« Ma chère Colomba, dit le colonel, nousne reviendrons jamais à Pise à temps pour notre luncheon.Est-ce que vous n’avez pas faim ? Voilà Orso et sa femme dansles antiquités ; quand ils se mettent à dessiner ensemble, ilsn’en finissent pas.

– Oui, dit Colomba, et pourtant ils nerapportent pas un bout de dessin.

– Mon avis serait, continua le colonel,que nous allassions à cette petite ferme là-bas. Nous y trouveronsdu pain, et peut-être de l’aleatico, qui sait ? mêmede la crème et des fraises, et nous attendrons patiemment nosdessinateurs.

– Vous avez raison, colonel. Vous et moi,qui sommes les gens raisonnables de la maison, nous aurions bientort de nous faire les martyrs de ces amoureux, qui ne vivent quede poésie. Donnez-moi le bras. N’est-ce pas que je me forme ?Je prends le bras, je mets des chapeaux, des robes à la mode ;j’ai des bijoux ; j’apprends je ne sais combien de belleschoses ; je ne suis plus du tout une sauvagesse. Voyez un peula grâce que j’ai à porter ce châle… Ce blondin, cet officier devotre régiment, qui était au mariage… mon Dieu ! je ne puispas retenir son nom ; un grand frisé, que je jetterais parterre d’un coup de poing…

– Chatworth ? dit le colonel.

– À la bonne heure ! mais je ne leprononcerai jamais. Eh bien, il est amoureux fou de moi.

– Ah ! Colomba, vous devenez biencoquette. Nous aurons dans peu un autre mariage.

– Moi ! me marier ? Et qui doncélèverait mon neveu… quand Orso m’en aura donné un ? qui donclui apprendrait à parler corse ?… Oui, il parlera corse, et jelui ferai un bonnet pointu pour vous faire enrager.

– Attendons d’abord que vous ayez unneveu ; et puis vous lui apprendrez à jouer du stylet, si bonvous semble.

– Adieu les stylets, dit gaiementColomba ; maintenant j’ai un éventail, pour vous en donner surles doigts quand vous direz du mal de mon pays. »

Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme oùils trouvèrent vin, fraises et crème. Colomba aida la fermière àcueillir des fraises pendant que le colonel buvait del’aleatico. Au détour d’une allée, Colomba aperçut unvieillard assis au soleil sur une chaise de paille, malade, commeil semblait ; car il avait les joues creuses, les yeuxenfoncés ; il était d’une maigreur extrême, et son immobilité,sa pâleur, son regard fixe, le faisaient ressembler à un cadavreplutôt qu’à un être vivant. Pendant plusieurs minutes, Colomba lecontempla avec tant de curiosité qu’elle attira l’attention de lafermière.

« Ce pauvre vieillard, dit-elle, c’est unde vos compatriotes, car je connais bien à votre parler que vousêtes de la Corse, mademoiselle. Il a eu des malheurs dans sonpays ; ses enfants sont morts d’une façon terrible. On dit, jevous demande pardon, mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pastendres dans leurs inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, restéseul, s’en est venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est lapropriétaire de cette ferme. Le brave homme est un peutimbré ; c’est le malheur et le chagrin… C’est gênant pourmadame, qui reçoit beaucoup de monde ; elle l’a donc envoyéici. Il est bien doux, pas gênant ; il ne dit pas troisparoles dans un jour. Par exemple, la tête a déménagé. Le médecinvient toutes les semaines, et il dit qu’il n’en a pas pourlongtemps.

– Ah ! il est condamné ? ditColomba. Dans sa position, c’est un bonheur d’en finir.

– Vous devriez, mademoiselle, lui parlerun peu corse ; cela le ragaillardirait peut-être d’entendre lelangage de son pays.

– Il faut voir », dit Colomba avecun sourire ironique. Et elle s’approcha du vieillard jusqu’à ce queson ombre vînt lui ôter le soleil. Alors le pauvre idiot leva latête et regarda fixement Colomba, qui le regardait de même,souriant toujours. Au bout d’un instant, le vieillard passa la mainsur son front, et ferma les yeux comme pour échapper au regard deColomba. Puis il les rouvrit, mais démesurément ; ses lèvrestremblaient ; il voulait étendre les mains ; mais,fasciné par Colomba, il demeurait cloué sur sa chaise, hors d’étatde parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes coulèrent deses yeux, et quelques sanglots s’échappèrent de sa poitrine.« Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit lajardinière. Mademoiselle est une demoiselle de votre pays ;elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.

– Grâce ! s’écria celui-ci d’unevoix rauque ; grâce ! n’es-tu pas satisfaite ? Cettefeuille… que j’avais brûlée… comment as-tu fait pour lalire ?… Mais pourquoi tous les deux ?… Orlanduccio, tun’as rien pu lire contre lui… il fallait m’en laisser un… un seul…Orlanduccio… tu n’as pas lu son nom…

– Il me les fallait tous les deux, luidit Colomba à voix basse et dans le dialecte corse. Les rameauxsont coupés ; et, si la souche n’était pas pourrie, je l’eussearrachée. Va, ne te plains pas ; tu n’as pas longtemps àsouffrir. Moi, j’ai souffert deux ans ! »

Le vieillard poussa un cri, et sa tête tombasur sa poitrine. Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lentsvers la maison en chantant quelques mots incompréhensibles d’uneballata : « Il me faut la main qui a tiré, l’œil qui avisé, le cœur qui a pensé… »

Pendant que la jardinière s’empressait àsecourir le vieillard, Colomba, le teint animé, l’œil en feu, semettait à table devant le colonel.

« Qu’avez-vous donc ? dit-il, jevous trouve l’air que vous aviez à Pietranera, ce jour où, pendantnotre dîner, on nous envoya des balles.

– Ce sont des souvenirs de la Corse quime sont revenus en tête. Mais voilà qui est fini. Je seraimarraine, n’est-ce pas ? Oh ! quels beaux noms je luidonnerai : Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone ! »

La jardinière rentrait en ce moment. « Ehbien, demanda Colomba du plus grand sang-froid, est-il mort, ouévanoui seulement ?

– Ce n’était rien, mademoiselle ;mais c’est singulier comme votre vue lui a fait de l’effet.

– Et le médecin dit qu’il n’en a pas pourlongtemps ?

– Pas pour deux mois, peut-être.

– Ce ne sera pas une grande perte,observa Colomba.

– De qui diable parlez-vous ?demanda le colonel.

– D’un idiot de mon pays, dit Colombad’un air d’indifférence, qui est en pension ici. J’enverrai savoirde temps en temps de ses nouvelles. Mais, colonel Nevil, laissezdonc des fraises pour mon frère et pour Lydia. »

Lorsque Colomba sortit de la ferme pourremonter dans la calèche, la fermière la suivit des yeux quelquetemps.

« Tu vois bien cette demoiselle si jolie,dit-elle à sa fille, eh bien, je suis sûre qu’elle a le mauvaisœil. »

1840.

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