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Contes de Pirates

Contes de Pirates

de Sir Arthur Conan Doyle
LE GOUVERNEUR DE SAINT KITTS

Titre original :Captain Sharkey : How The Governor of Saint Kitts’ Came Home(1897).

Quand le traité d’Utrecht eut mis fin aux longues guerres de la succession d’Espagne, les nombreux corsaires qui avaient été utilisés par les nations en lutte se trouvèrent sans emploi.Certains prirent goût aux habitudes paisibles, mais moins lucratives, du commerce ordinaire. D’autres furent absorbés par les flottes de pêche. Quelques téméraires hissèrent le pavillon noir à la misaine et le drapeau rouge au grand mât ; pour leur propre compte ils déclaraient la guerre à toute l’humanité.

Avec des équipages mêlés, recrutés un peu partout, ils écumèrent les mers. De temps en temps, ils disparaissaient pour caréner dans une crique écartée, ou bien ils se livraient à mille débauches dans un port excentrique dont ils émerveillaient les habitants par leur prodigalité et les terrorisaient par leurs manières de brutes.

Sur la côte de Coromandel, à Madagascar, dansles eaux africaines, et surtout dans les Antilles et les mersaméricaines, les pirates constituaient une menace constante. Avecun insolent appétit de confort ils réglaient leurs déprédations surl’agrément des saisons : en été ils harcelaient laNouvelle-Angleterre, et en hiver ils descendaient vers les îles desTropiques.

Ils étaient d’autant plus à redouter qu’ilsmanquaient totalement de la discipline et de la mesure qui avaientrendu leurs prédécesseurs, les boucaniers, à la fois formidables etrespectables. Ces Ismaëls de l’océan ne rendaient de comptes àpersonne et ils traitaient leurs prisonniers selon leur capricieuseivresse du moment. Des éclairs d’une générosité grotesquealternaient avec de plus longues périodes d’une inconcevableférocité. Le capitaine qui tombait entre leurs mains pouvait setrouver aussi bien relâché avec sa cargaison après avoir participéà d’abominables beuveries qu’assis à table avec son propre nez etses lèvres servis en vinaigrette devant lui. À cette époque ilfallait être un solide marin pour commercer dans la mer desCaraïbes !

Justement le capitaine John Scarrow, du bateauMorning-Star, en était un. Il n’en poussa pas moins unprofond soupir de soulagement quand il entendit l’ancre giflerl’eau et qu’il évita sur ses amarres à moins de cent yards descanons de la citadelle de Basseterre. Saint Kitts était le dernierport où il relâchait ; de bonne heure le lendemain matin saproue pointerait en direction de la vieille Angleterre. Il en avaitassez de ces océans hantés par les voleurs ! Depuis qu’ilavait quitté Maracaïbo sur la mer des Antilles avec son pleinchargement de sucre et de poivre rouge, il avait tressailli chaquefois qu’un hunier miroitait au-dessus de la surface violette deseaux tropicales. Il avait caboté en remontant les îles du Vent,touchant ici ou là, et partout il avait dû prêter l’oreille à deshistoires de brigands.

Le capitaine Sharkey, qui commandait lecorsaire Happy-Delivery de vingt canons, avait descendu lacôte en la jalonnant de navires coulés et de cadavres. Quantitéd’anecdotes couraient sur ses plaisanteries sinistres et sur sonimpitoyable férocité. Des Bahamas à la mer des Antilles, son bateaunoir comme du charbon était une promesse de mort et de beaucoup dechoses plus terribles que la mort. Le capitaine Scarrow avait ététellement énervé par ces histoires qu’avec son navire neuf gréé entrois-mâts carré et sa cargaison de valeur il s’était déporté versl’ouest jusqu’à l’îles des Oiseaux pour s’écarter de la routecommerciale normale. Même dans ces eaux solitaires le capitaineSharkey s’était rappelé à son souvenir.

Un matin ses matelots avaient repêché un canotà la dérive, dont le seul occupant était un marin délirant quiavait poussé des rugissements pendant qu’il avait été hissé à bord,et qui leur avait montré une langue aussi sèche qu’un champignonnoir. De l’eau et des soins avaient vite fait de lui l’homme leplus robuste et le plus alerte de tout l’équipage. Il était deMarblehead, dans la Nouvelle-Angleterre, à ce qu’il semblait, et ilrestait l’unique survivant d’un schooner qui avait été coulé par leterrible Sharkey.

Pendant une semaine Hiram Evanson (ils’appelait ainsi) avait vogué à la dérive sous le soleil tropical.Sharkey avait donné l’ordre que les restes mutilés de son défuntcapitaine fussent placés dans son canot « en guise deprovisions de voyage », mais le malheureux les avaitinstantanément rejetés à la mer de peur que la tentation ne devînttrop forte. Il avait vécu sur les réserves de sa grande carcassejusqu’à ce que, in extremis, le Morning-Star l’eût trouvédans l’état de folie qui, dans ces cas-là, précède la mort. Pour lecapitaine Scarrow, qui naviguait avec un équipage réduit, cerobuste originaire de la Nouvelle-Angleterre était une aubaine. Ilse vantait même d’être le premier marin à qui le capitaine Sharkeyavait rendu service.

À présent qu’ils étaient amarrés à l’abri descanons de Basseterre, le pirate n’était plus guère à redouter.Pourtant le marin ne cessait de penser à lui, et la vue de sonagent local grimpant en canot pour aller à sa rencontre ne parvintpas à le distraire.

– Je vous parie, Morgan, dit-il à sonsecond, que l’agent prononcera le nom de Sharkey dans les centpremiers mots qui sortiront de sa bouche !

– Eh bien ! capitaine, voilà undollar en argent, je le risque, répondit le vieux marin de Bristolqui se tenait à côté de lui.

Les rameurs noirs rangèrent le canot le longdu bateau et l’agent grimpa à l’échelle.

– Bonjour, capitaine Scarrow !s’écria-t-il. Connaissez-vous la nouvelle pour Sharkey ?

Le capitaine décocha à son second un sourireen coin.

– Quelle diablerie vient-il decommettre ?

– Diablerie ? Mais alors vous nesavez pas ! Eh bien ! Nous l’avons ici sous les verrous.Oui, ici, à Basseterre. Il a été jugé mercredi dernier, et il serapendu demain matin.

Le capitaine et son second poussèrent un cride joie, auquel l’équipage ne tarda pas à faire écho. Il ne futplus question de discipline : ils se rassemblèrent tous à lacoupée pour entendre les nouvelles. Le matelot de laNouvelle-Angleterre se tenait au premier rang ; il tourna versle ciel un visage extasié, car il était de souche puritaine.

– Sharkey va être pendu !s’exclama-t-il. Savez-vous, monsieur l’agent, si l’on n’a pasbesoin d’un bourreau ?

– Arrière ! rugit le second, dont lesens de la discipline l’emporta enfin sur l’intérêt qu’il portait àla nouvelle. Je vous paie ce dollar, capitaine Scarrow, plusjoyeusement que je n’ai jamais payé un pari perdu. Comment lebandit a-t-il été capturé ?

– Ah ! pour cela, il était devenuinsupportable pour ses propres camarades ! Ils l’avaient sibien pris en horreur qu’ils n’ont plus voulu le voir sur leurnavire. Alors, ils l’ont abandonné sur les Little Mangles, au sudde la Mysteriosa Bank ; un bateau de commerce de Portobellol’y a découvert et l’a amené ici. Il avait été question del’envoyer se faire juger à la Jamaïque, mais notre bon petitgouverneur, sir Charles Ewan, n’a rien voulu entendre.« Sharkey est mon plat du jour, a-t-il déclaré. Je le feraicuire moi-même. » Si vous pouvez rester jusqu’à demain matindix heures, vous verrez un beau quartier de viande se balancer auvent.

– Je le voudrais bien, répondit lecapitaine d’une voix où traînait le regret d’un spectacle manqué.Mais malheureusement je ne suis pas en avance. Je partirai avec lamarée du soir.

– Oh ! n’y comptez pas ! Legouverneur part avec vous.

– Le gouverneur ?

– Oui. Il a reçu une dépêche dugouvernement lui ordonnant de rentrer sans délai. Le bateau qui l’aapportée est reparti pour la Virginie. Aussi sir Charles vousa-t-il attendu, car je lui ai dit que vous arriveriez avant lespluies.

– Eh, eh ! fit le capitaine,perplexe. Je ne suis qu’un simple marin, et je ne connais pasgrand-chose aux gouverneurs ni aux baronnets ; à leursmanières non plus d’ailleurs ! je ne me rappelle pas avoirjamais adressé la parole à l’un d’eux. Mais si c’est pour leservice du roi George, et s’il veut que je le conduise jusqu’àLondres, je m’arrangerai. Il pourra disposer de ma cabinepersonnelle. Pour ce qui est de la cuisine, il y a de laratatouille et du salmigondis six jours par semaine ; s’ilpense que notre ordinaire est trop grossier pour son palais, il n’aqu’à se faire accompagner de son cuisinier.

– Ne vous faites pas de soucis pour cela,capitaine Scarrow ! Sir Charles en ce moment n’est pas en trèsbonne santé ; il relève d’une fièvre quarte, et il ne bougerapas de sa cabine pendant la plus grande partie du voyage. Ledocteur Larousse m’a dit qu’il ne se serait pas rétabli si laprochaine pendaison de Sharkey ne l’avait ravigoté. C’est un hommequi a un tempérament plein de fougue ; il ne faudra pas lui envouloir s’il a le parler un peu brusque.

– Il pourra dire ce qu’il voudra et fairece qui lui plaira tant qu’il ne se mettra pas par le travers de mesécubiers quand je m’occuperai du bateau, dit le capitaine. Il estgouverneur de Saint Kitts, mais moi je suis gouverneur duMorning-Star. Et, avec sa permission, je partirai dès lapremière marée, car j’ai des devoirs à remplir vis-à-vis de monpatron, tout comme il en a vis-à-vis du roi George.

– Il doit régler beaucoup d’affairesavant son départ ; il ne pourra pas être prêt pour cesoir.

– Alors pour la première marée demainmatin !

– Très bien. Ce soir, je ferai porter sesbagages à bord, et il montera lui-même demain de bonne heure si jepeux obtenir de lui qu’il quitte Saint Kitts sans voir Sharkeydanser la matelote des bandits. Ses ordres sont pressants ; ilest donc possible qu’il arrive tout de suite. Le Dr Laroussel’accompagnera sans doute pour le soigner pendant le voyage.

Une fois seuls, le capitaine et son second selivrèrent à tous les préparatifs dignes d’un illustre passager. Laplus grande cabine fut nettoyée et décorée en son honneur ;des tonneaux de vin et des caisses de fruits furent achetés pourcorser l’ordinaire. Dans la soirée commencèrent à arriver lesbagages de sir Charles : de grandes malles cerclées de fer àl’épreuve des fourmis, des valises officielles, et aussi despaquets de forme bizarre qui contenaient probablement un tricorneet une épée. Et puis survint une lettre, avec des armes sur le groscachet rouge, qui présentait les compliments de sir Charles aucapitaine Scarrow ; le gouverneur espérait le rejoindre dansla matinée, dès que ses devoirs et ses infirmités le luipermettraient.

Il tint parole. À peine les premières lueursgrises de l’aube avaient-elles commencé à virer au rouge qu’ilétait conduit contre le flanc du Morning-Star dont ilgravit, non sans difficultés, l’échelle. Le capitaine avait étéaverti que le gouverneur était un personnage excentrique ; ilne s’attendait pourtant pas à la curieuse silhouette qui clopinaitsur le gaillard d’arrière et qui s’aidait pour marcher d’une canneen bambou épais. Il portait une perruque de Ramilies, toute tresséeen petites queues comme un manteau de caniche, et qui retombait sibas sur les yeux que ses grosses lunettes vertes donnaientl’impression qu’elles y étaient suspendues. Un nez féroce en formede bec, très long, très maigre, fendait l’air devant lui. Sa fièvrel’avait obligé à enrouler sa gorge et son menton d’un largefoulard. Il était enveloppé dans une ample robe damassée serrée àla taille par un cordon. En avançant, il promenait en l’air son nezdominateur, mais il tournait lentement la tête de droite à gauchecomme un myope presque aveugle, et il appela le capitaine d’unevoix forte, aiguë, maussade.

– Avez-vous mes bagages ? luidemanda-t-il.

– Oui, sir Charles.

– Du vin à bord ?

– J’en ai fait apporter cinq tonneaux,sir Charles.

– Et du tabac ?

– J’ai un barillet de la Trinité.

– Savez-vous jouer au piquet ?

– Passablement, sir Charles.

– Alors, levez l’ancre et prenez lamer !

Une brise fraîche soufflait de l’ouest. Quandles rayons du soleil transpercèrent la brume matinale, le bateauétait déjà coque noyée par rapport aux îles. Le gouverneurcontinuait à boitiller sur le pont dont il faisait le tour ens’agrippant d’une main à la rambarde.

– Vous êtes maintenant au service dugouvernement, capitaine ! déclara-t-il. Je vous assure qu’àWestminster on compte les jours avant mon arrivée. Êtes-vous àpleine charge ?

– Le bateau est plein comme un œuf, sirCharles.

– Très bien ! Je crains, capitaineScarrow, que vous n’ayez pour compagnon de voyage qu’un pauvreaveugle impotent.

– Je suis très honoré de jouir de lasociété de Votre Excellence, répondit le capitaine. Mais jeregrette que vos yeux soient en si mauvais état.

– Oui. C’est cette maudite réverbérationdu soleil sur les rues blanches de Basseterre qui les a brûlés.

– On m’a dit aussi que vous aviez étéatteint de la fièvre quarte ?

– Oui. J’ai eu une pyrexie qui m’agrandement diminué.

– Nous avions préparé une cabine pourvotre médecin.

– Ah ! le coquin. Il n’y a pas eumoyen de le faire bouger, il a une affaire en or avec lesmarchands. Mais écoutez !

Il leva en l’air un doigt couvert de bagues.Dans le lointain un coup de canon avait retenti.

– Le canon de l’île ! s’écria lecapitaine tout surpris. Ne serait-ce pas un signal pour nous fairerentrer au port ?

Le gouverneur se mit à rire.

– Vous avez entendu dire que Sharkey, lepirate, devait être pendu ce matin. J’ai donné l’ordre auxbatteries du port de saluer son dernier soupir, pour que je puisseapprendre sa mort en mer. C’est la fin de Sharkey !

– C’est la fin de Sharkey ! s’écriale capitaine.

L’équipage entendit ce cri. Il se rassembla enpetits groupes sur le pont ; longuement les hommes regardèrentderrière eux la longue bande pourpre de terre quidisparaissait.

Pour le début de leur traversée de l’océanc’était là un heureux présage ! Aussi le gouverneur infirmedevint-il immédiatement très populaire à bord, les matelots ayantcompris que s’il n’avait pas insisté pour que Sharkey fûtimmédiatement jugé et exécuté, le bandit aurait pu tomber sur unjuge vénal qui l’aurait laissé s’évader. À dîner ce jour-là, sirCharles raconta de nombreuses anecdotes sur le pirate défunt. Il semontra si affable, si habile à se mettre au niveau de gens d’unequalité inférieure à la sienne que le capitaine, le second et legouverneur fumèrent leurs longues pipes et burent leur clairetcomme trois bons camarades.

– Et quelle tête faisait Sharkey dans lebox ? demanda le capitaine.

– C’est un homme qui ne manque pas deprestance, répondit le gouverneur.

– J’avais toujours cru que ce démon étaitaussi laid que cruel ! fit le second.

– Oh ! fit le gouverneur, je peuxdire qu’il y avait des occasions où il ne se montrait pas à sonavantage.

– Un baleinier du New Bedford m’a ditqu’il ne pourrait jamais oublier ses yeux ! reprit lecapitaine Scarrow. Ils étaient, paraît-il, d’un bleu très clair,recouverts d’une taie, avec des paupières bordées de rouge. Est-cevrai, sir Charles ?

– Hélas ! Mes pauvres yeux ne mepermettent pas d’en dire beaucoup sur les yeux des autres. Mais jeme rappelle maintenant que le chef d’état-major m’a parlé d’yeuxsemblables, le jury était assez bête pour être terrorisé quand illes tournait dans sa direction. Il vaut mieux pour les jurés qu’ilsoit mort, car il n’était pas homme à oublier une injure et, s’ilen avait empoigné un, il l’aurait bourré de paille et l’auraitpendu sur sa proue à titre d’exemple !

L’idée sembla amuser beaucoup le gouverneur,car il éclata soudain d’un gros rire ; les deux marins rirentégalement mais avec plus de discrétion, car ils se rappelaient queSharkey n’était pas le seul pirate à écumer les mers de l’Ouest etqu’un destin aussi grotesque les attendait peut-être. Une nouvellebouteille fut vidée « pour que la traversée soitagréable » Le gouverneur voulut en boire une autre. Finalementles deux marins ne furent pas mécontents de se rendre en titubant,l’un à son quart, et l’autre à sa couchette. Mais quand, après sesquatre heures de service, le second redescendit, il fut stupéfait,le gouverneur était toujours assis devant la table, paisiblement,avec sa perruque Ramilies, ses lunettes, sa robe, sa pipe et sixbouteilles vides.

– J’ai bu avec le gouverneur de SaintKitts quand il était malade, dit le second. Mais Dieu me préservede lui tenir compagnie quand il se portera bien !

Le voyage du Morning-Star fut uneréussite, au bout de trois semaines il se trouvait au seuil de laManche. Dès le premier jour le gouverneur avait commencé dereprendre des forces, avant que la moitié de l’Atlantique ne fûtfranchie, il allait aussi bien que n’importe qui, ses yeux mis àpart. Ceux qui prônaient les vertus réconfortantes du vin leregardaient triomphants, car il ne s’était pas passé une soirée oùil n’eût répété son exploit de la première nuit. Et cependant ilsortait sur le pont de bonne heure le matin, frais comme ungardon ; il contemplait la mer de ses yeux fatigués et ilposait des questions sur les voiles et le gréement, car ils’intéressait beaucoup aux choses de la mer ; il palliait ladéficience de sa vue grâce au marin de la Nouvelle-Angleterre. Legouverneur avait en effet obtenu du capitaine que ce matelot (celuiqui avait été repêché dans le canot) s’occupât de lui, le conduisîtet vînt s’asseoir à côté de lui quand il jouait aux cartes, afin decompter pour lui le nombre de ses points, car il avait du mal àdistinguer un roi d’un valet.

Il était normal que cet Evanson se mît auservice du gouverneur, puisque celui-ci l’avait vengé de l’infâmeSharkey. Visiblement le gros Américain prenait un vif plaisir àprêter son bras à l’infirme ; le soir il s’installait avecinfiniment de respect dans la cabine et il posait sur la cartequ’il fallait jouer son grand index à l’ongle rongé. À eux deux ilsne laissèrent pas grand-chose dans les poches du capitaine Scarrowet de Morgan le second.

Ceux-ci n’avaient pas tardé à s’apercevoir quetout ce qu’on leur avait dit du tempérament emporté de sir CharlesEwan était au-dessous de la vérité. Au moindre signe d’opposition,au premier mot de discussion, son menton jaillissait du foulard,son nez dominateur prenait un angle plus aigu et plus insolent, etil faisait siffler par-dessus son épaule sa canne de bambou. Unjour il la fit retomber sur la tête du charpentier qui l’avaitmalencontreusement bousculé sur le pont. Un autre jour, comme onparlait devant lui d’un certain mécontentement et de l’éventualitéd’une mutinerie à propos de la nourriture, il émit l’opinion qu’ilne fallait pas attendre que les chiens se dressent, mais qu’ilfallait marcher sur eux et les rouer de coups jusqu’à ce qu’ilsfussent dépouillés de leur méchanceté.

– Donnez-moi un coutelas et unecarabine ! cria-t-il en jurant.

On eut toutes les peines du monde à l’empêcherd’aller trouver le porte-parole des marins pour lui régler soncompte.

Le capitaine Scarrow dut lui remettre enmémoire que si, à Saint Kitts, il n’était responsable que devantlui-même, en pleine mer l’acte de tuer était considéré comme unassassinat. Politiquement parlant, sir Charles était, commel’indiquait sa situation officielle, un farouche partisan de lamaison de Hanovre, et il proclamait par-dessus les bouteilles qu’iln’avait jamais rencontré un partisan des Stuarts sans l’avoirabattu sur place. En dépit de tous ces excès et de sa violence ilétait gai compagnon, et il savait si bien raconter les histoiresque Scarrow et Morgan n’avaient jamais fait de traversée plusagréable.

Enfin arriva le dernier jour ; deblanches falaises apparurent à Beachy Head. Quand le soir tomba, lebateau se balançait sur une mer d’huile, à une lieue de Winchelsea,et le long mufle noir de Dungeness se profilait devant lui. Lelendemain matin ils trouveraient leur pilote sur le promontoire, etsir Charles pourrait être rendu avant le soir auprès des ministresdu roi à Westminster. Le maître d’équipage prit le quart, et lestrois amis se réunirent pour une dernière partie de cartes dans lacabine, le fidèle Américain servant d’yeux au gouverneur. Il y eutbientôt un gros enjeu sur la table, car les marins avaient essayéde regagner en une fois ce qu’ils avaient perdu avec leur passager.Tout à coup le gouverneur jeta ses cartes et ramassa tout l’argent,qu’il enfouit dans la longue poche de son gilet de soie.

– J’ai gagné, dit-il.

– Oh ! sir Charles, pas sivite ! s’écria le capitaine Scarrow. La partie n’est pasterminée, et nous n’avons pas encore perdu !

– Vous mentez ! J’ai joué ladernière donne et vous avez perdu !

Il arracha sa perruque et ses lunettes. Alorsapparurent un crâne haut et chauve, ainsi qu’une paire d’yeux bleusvoilés d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’unbull-terrier.

– Bon Dieu ! s’exclama le second.C’est Sharkey.

Les deux marins sautèrent de leurs sièges,mais le grand Américain s’était solidement adossé contre la portede la cabine, avec un pistolet dans chaque main. Le passager avaitlui aussi posé un pistolet sur les cartes éparpillées devant lui etil éclata de rire.

– Je suis en effet le capitaine Sharkey,messieurs. Et voici Ned Galloway le Rugissant, quartier-maître duHappy-Delivery. Nous avons eu des ennuis avec l’équipage,il y a eu du grabuge, et ils nous ont abandonnés, moi sur un coindésert de l’île de la Tortue, et lui dans un canot sans rames.Chiens ! Pauvres chiens naïfs et larmoyants ! Nous voustenons au bout de nos pistolets !

– Vous tirerez ou vous ne tirerezpas ! cria Scarrow. Mais mon dernier souffle, Sharkey, serapour vous dire que vous êtes un bandit sanguinaire, un mécréant, etque la hart au col vous attend avec le feu de l’enfer !

– Voilà un brave, un type dans mongenre ! Et il va nous faire un beau mort ! cria Sharkey.Il n’y plus personne à l’arrière, sauf le barreur. Gardez doncvotre souffle, vous en aurez besoin bientôt. Est-ce que le canotest à la poupe, Ned ?

– Oui, capitaine.

– Les autres embarcations sont horsd’usage ?

– Je les ai sciées en trois endroits.

– Alors nous nous voyons dansl’obligation de prendre congé de vous, capitaine Scarrow. On diraitque vous n’avez pas encore tout à fait relevé votre position !Y a-t-il quelque chose que vous voudriez me demander ?

– Je crois que vous êtes le diable enpersonne ! cria le capitaine. Où est le gouverneur de SaintKitts ?

– La dernière fois que j’ai vu SonExcellence, il était dans son lit avec la gorge tranchée. Quand jeme suis évadé, j’ai appris par mes amis, car le capitaine Sharkeypossède des amis dans chaque port, que le gouverneur partait pourl’Europe sur un bateau dont le commandant ne le connaissait pas.J’ai fait l’escalade de sa véranda et je lui ai payé la petitedette que j’avais sur le cœur. Puis je suis monté à bord avec sesbagages, dont j’avais besoin, plus une paire de lunettes quim’étaient nécessaires pour dissimuler ces yeux dont on parlaittrop, et je me suis comporté comme tout gouverneur l’aurait fait.Maintenant, Ned, tu peux te mettre à l’ouvrage.

– Au secours ! Au secours ! Àla garde ! hurla le second.

Mais la crosse du pistolet s’abattit sur soncrâne et il s’écroula foudroyé comme un bœuf sous le merlin.Scarrow se rua à la porte, mais la sentinelle plaqua l’une de sesgrandes mains sur sa bouche et passa son autre bras autour de sataille.

– Inutile, maître Scarrow ! fitSharkey. À présent, montrez-nous comment on se met à genoux pourmendier la vie sauve !

– Je vais vous montrer autrechose !… cria Scarrow en se libérant la bouche.

– Tords-lui le bras, Ned. Maintenant,voulez-vous vous mettre à genoux et nous supplier ?

– Non ! même pas si vous me cassiezle bras.

– Enfonce un pouce de ton couteau entreses côtes, Ned.

– Vous pouvez y mettre six pouces, jen’obéirai pas !

– Morbleu, mais ce courage-là meplaît ! cria Sharkey. Remets ton couteau dans ta poche, Ned.Vous avez sauvé votre peau, Scarrow ! C’est dommage qu’un typecomme vous n’exerce pas le seul métier qui permette à un brave degagner confortablement sa vie. Sûrement ce n’est pas une mortbanale qui vous attend, Scarrow, puisque vous êtes tombé à ma merciet que vous vivrez pour raconter cette histoire. Ligote-le,Ned !

– Au poêle, capitaine ?

– Tut, tut ! Il y a du feu dans lepoêle. Et ne t’amuse pas à nous jouer tes tours de corsaire, NedGalloway, sauf si je te les commande ! Autrement je te feraissavoir qui de nous deux est le capitaine. Attache-le sur latable !

– Je croyais que vous vouliez lerôtir ! répondit le quartier-maître. Vous ne voulez tout demême pas qu’il s’en tire ?

– Si toi et moi avions été abandonnésensemble sur une île déserte, ce serait encore à moi de commanderet à toi d’obéir. Espèce de coquin, discuterais-tu mesordres ?

– Non, capitaine Sharkey ! Ne leprenez pas de travers, monsieur ! fit le quartier-maître.

Il leva Scarrow comme un bébé et le déposa surla table. Avec toute la dextérité d’un marin, il lui lia les mainset les pieds d’une corde qu’il fit passer par-dessous, après quoiil le bâillonna avec le foulard qui avait paré le col du gouverneurde Saint Kitts.

– À présent, capitaine Scarrow, nousdevons prendre congé de vous, déclara le pirate. Si j’avais unedemi-douzaine de mes garçons avec moi je m’emparerais de votrecargaison et de votre bateau, mais Ned le Rugissant n’a pas dénichéici quelqu’un qui ait plus d’esprit qu’une souris. Je vois qu’il ya dans les parages quelques petites embarcations, je vais faire monchoix. Si le capitaine Sharkey a un canot, il peut s’emparer d’unebarque de pêche ; s’il possède une barque de pêche, il peuts’offrir un brick ; s’il a un brick, il peut capturer untrois-mâts ; s’il est sur un trois-mâts il peut se payer touteune flotte… Alors dépêchez-vous d’entrer dans Londres ; sinonje pourrais revenir, après tout, et me saisir duMorning-Star ?

Le capitaine Scarrow entendit la clé quitournait dans la serrure. Il tira sur ses liens et guetta le bruitdes pas qui se dirigeaient vers le gaillard d’arrière où le canotétait amarré. Tout en se débattant, il reconnut le grincement desgarants et le floc de l’embarcation mise à l’eau. Fou de rage iltira de toutes ses forces sur la corde qui le ligotait, jusqu’à cequ’il pût libérer ses poignets et ses chevilles. Il retira sonbâillon, sauta par-dessus le cadavre du second, enfonça la porte etse rua tête nue sur le pont.

– Oh ! là, Peterson, Armitage,Wilson ! appela-t-il. Les sabres d’abordage et lespistolets ! Parez la chaloupe ! Parez le petitcanot ! Sharkey le Pirate est là-bas. Tout le monde àl’eau !

La chaloupe fut descendue et mise à flot. Lepetit canot également. Mais presque aussitôt le maître d’équipageles fit remonter.

– Ils ont été sabordés !crièrent-ils. Ils sont troués comme une écumoire.

Le capitaine poussa un juron. Sur tous lesplans, il avait été dupé, battu. Le ciel était sans nuages, pleind’étoiles ; pas de vent, pas la plus petite espérance devent ! Les voiles pendaient molles et flasques au clair delune. Non loin il aperçut un bateau de pêche, avec des marinsgroupés autour de leur filet.

Vers lui accourait le petit canot, s’élevantet s’abaissant à chaque coup de houle.

– Ce sont des hommes morts !s’exclama le capitaine. Crions tous ensemble, les enfants pour lesmettre en garde !

Mais il était trop tard.

Au même moment le petit canot se confondaitavec l’ombre du bateau de pêche. On entendit deux brefs coups depistolet, un hurlement, puis un autre coup de pistolet, puis plusrien. Les pêcheurs avaient disparu. Et tout soudain, quand lespremiers souffles d’une brise de terre descendirent de la côte duSussex, le gui fut paré au dehors, la grand-voile se gonfla et lebateau de pêche s’ébranla, le nez vers l’Atlantique.

LES RAPPORTS DU CAPITAINE SHARKEY AVECSTEPHEN CRADDOCK

Titreoriginal : The Dealings of Captain Sharkey with StephenCraddock (1897).

 

Pour le corsaire d’autrefois, caréner était une opérationindispensable. Il lui fallait une vitesse supérieure, à la foispour rattraper le navire marchand et pour échapper au bâtiment deguerre. Or ses qualités maritimes ne se maintenaient que s’ildébarrassait périodiquement (au moins une fois l’an) sa carène desplantes et des bernacles qui abondent dans les mers tropicales.

À cet effet, le capitaine allégeait sonbateau, le jetait dans une petite crique étroite, où, à maréebasse, il se trouvait comme en cale sèche. Il attachait aux mâtspoulies et apparaux afin de le tirer sur sa quille, puis il lefaisait gratter soigneusement de l’étambot arrière à l’étrave.

Pendant les semaines que durait ce travail, lebateau était par conséquent hors d’état de se défendre. Il est vraique pour l’approcher il convenait de ne pas peser plus lourd qu’unecoque vide. D’autre part, le lieu de carénage demeurait secret, sibien que les risques n’étaient pas grands.

Les capitaines se sentaient tellement ensécurité qu’il leur arrivait souvent de laisser leur navire sousbonne garde et de partir en chaloupe : soit pour uneexpédition de chasse ou de pêche, soit (plus généralement) pourpasser quelques jours dans une ville peu fréquentée où ilstournaient la tête des femmes par des galanteries à la dernièremode, à moins qu’ils n’ouvrissent des pipes de vin sur la place dumarché en menaçant du pistolet tous ceux qui refusaient de trinqueravec eux.

Parfois ils apparaissaient même dans lesvilles aussi importantes que Charleston ; alors ilsdéambulaient dans les rues avec leurs armes au côté, au grandscandale de la colonie qui respectait les lois. L’impunité nerécompensait pas forcément de telles excursions. Un jour, parexemple, le lieutenant Maynard détacha la tête de Barbe-Noire etl’empala au bout de son beaupré. Mais le plus souvent les piratesse livraient sans être inquiétés à toutes sortes de débauches, debrutalités et d’horreurs, jusqu’à ce que l’heure sonnât pour eux deregagner leur bord.

Il y avait cependant un pirate qui nefranchissait jamais les frontières de la civilisation ;c’était le sinistre Sharkey, du Happy-Delivery. Peut-êtrey était-il enclin par son tempérament morose et ses habitudes desolitaire. Plus probablement, il savait que sa réputation avaitatteint un degré critique : en allant se promener sur la côteil risquait de soulever toute l’ire d’une population outragée qui,même sans aucune chance, se jetterait sur lui pour l’écharper.Jamais il ne se montrait dans une colonie.

Quand son navire était en cale sèche, il enconfiait la surveillance à Ned Galloway, son quartier-maîtreoriginaire de la Nouvelle-Angleterre, et il s’adonnait à de longuespromenades en canot, au cours desquelles, disait-on, il allaitenterrer sa part du butin. À moins qu’il ne partît chasser le bœufsauvage d’Hispaniola. Une fois assaisonnés et rôtis en entier, cesanimaux lui fournissaient de la viande pour le prochain voyage.Alors, le bateau venait le reprendre à un endroit convenu d’avanceet l’équipage chargeait à bord le gibier qu’il avait tué.

Dans les îles, on espérait toujours queSharkey serait capturé au cours de l’une de ces expéditions. Onapprit enfin à Kingston une nouvelle qui sembla justifier unetentative décisive. Elle était rapportée par un vieux bûcheron qui,en train de couper du bois de campêche, était tombé entre les mainsdu pirate et qui, par l’effet d’une bienveillance d’ivrogneimprévue, s’en était tiré au moindre prix d’un nez fendu et d’unevolée de coups de bâton. Son récit était tout frais, précis,émoustillant. Le Happy-Delivery carénait à Torbec, ausud-ouest d’Hispaniola. Sharkey et quatre hommes boucanaient surl’île de la Vache. Le sang de cent équipages assassinés criaitvengeance ; il apparut enfin que ce cri n’était pas poussé envain.

Sir Edward Compton, gouverneur au nez altieret au visage sanguin, tint un conclave solennel avec le commandantde la place et les membres les plus éminents du conseil. Il sedemandait tristement comment il pourrait profiter de l’occasion. Leplus proche bâtiment de guerre se trouvait à Jamestown, et c’étaitun vieux bateau lourd, incapable de rattraper le pirate en hautemer comme de l’atteindre dans une anse peu profonde. Certes, lesforts et l’artillerie ne manquaient ni à Kingston ni à Port Royal,mais des soldats capables faisaient défaut.

Une expédition privée pouvait évidemment êtreorganisée, car le pays ne manquait pas d’hommes qui avaient descomptes à demander à Sharkey ; mais que pourrait réussir uneexpédition privée ? Les pirates étaient nombreux, prêts àtout. La capture de Sharkey et de ses quatre compagnons seraitaisée à condition de parvenir jusqu’à eux. Toutefois, comment lesatteindre dans une île vaste et boisée, hérissée au surplus demonts sauvages et de jungles impénétrables ? Une récompensefut promise à quiconque trouverait une solution. Cette propositionamena au premier plan l’auteur d’un projet peu banal, qui étaitpersonnellement disposé à l’exécuter jusqu’au bout.

Il s’appelait Stephen Craddock. C’était unpuritain qui avait mal tourné. Issu d’une famille convenable deSalem, sa mauvaise conduite pouvait passer pour le choc en retourde l’austérité religieuse, tant il employait pour le vice la forcephysique et l’énergie dont l’avaient pourvu les vertus de sesancêtres. Il était ingénieux, rien ne lui faisait peur. Sonentêtement quand il s’était fixé un but l’avait dès son plus jeuneâge rendu célèbre sur la côte américaine.

C’était le même Craddock qui, en Virginie,avait risqué sa tête pour le meurtre du chef Seminole ; ils’en était tiré mais chacun savait qu’il avait corrompu les témoinset soudoyé le juge.

Ensuite, en tant que négrier et même, d’aprèsce qu’on chuchotait, en qualité de pirate, il s’était acquis dansle golfe du Bénin une réputation épouvantable. En fin de compte ilétait rentré à la Jamaïque avec une grosse fortune et il avait misun terme à une existence de triste dissipation. Tel était l’hommedécharné, austère, dangereux, qui attendait d’être reçu par legouverneur pour lui faire part d’un plan visant à mettre Sharkeyhors d’état de nuire.

Sir Edward l’accueillit avec un enthousiasmemitigé, car, malgré quelques bruits de conversion et de réforme, ill’avait toujours considéré comme un mouton enragé capable decontaminer tout son petit troupeau. Sous le voile mince d’unecourtoisie réservée, Craddock perça la méfiance dont il étaitl’objet.

– Vous n’avez rien à craindre de moi,monsieur ! lui dit-il. Je ne suis plus l’homme que vous avezconnu. Depuis peu j’ai revu la lumière, après m’être égaré loind’elle pendant de sinistres années. Je l’ai retrouvée grâce auministère du révérend John Simons. Monsieur, si votre flamme a unjour besoin d’être ranimée, sa conversation vous ferait le plusgrand bien !

Le gouverneur redressa son nez épiscopal.

– Vous êtes venu ici pour me parler deSharkey, monsieur Craddock ! dit-il.

– Ce Sharkey est un vased’iniquité ! soupira Craddock. Sa corne de méchanceté sedresse depuis trop longtemps ; il m’est venu à l’idée que, sije la lui coupais, si je le détruisais, ce serait une bonne action,fort louable, qui compenserait peut-être quelques-unes de meserreurs du passé. Un projet m’a été inspiré. Grâce à lui je pourraiconsommer sa perte.

Le gouverneur était vivement intéressé, car,sur le visage taché de son interlocuteur, passait un air menaçantet pratique à la fois qui montrait combien il parlait sérieusement.Après tout, ce Craddock était un marin et un chasseur ; s’ils’avérait exact qu’il tenait absolument à racheter son passé,personne ne serait plus apte à bien conclure l’affaire.

– Ce sera une entreprise dangereuse,monsieur Craddock !

– Si j’y laisse la vie, ma mort répareraainsi une existence mal conduite. J’ai beaucoup à me fairepardonner.

Le gouverneur ne voyait pas pourquoi il lecontredirait.

– Quel est votre plan ?demanda-t-il.

– Vous avez appris que le bateau deSharkey, le Happy-Delivery, est originaire de ce port deKingston ?

– Elle appartenait à M. Codrington,et Sharkey s’en est emparé après avoir sabordé son sloop, parcequ’elle était plus rapide.

– Oui. Mais vous ignorez peut-être queM. Codrington possède un deuxième bateau, exactement le mêmeque le Happy-Delivery, qui est mouillé en ce moment auport. C’est le White-Rose. Si le White-Rosen’avait pas une bande de peinture blanche, personne ne pourrait lesdistinguer l’un de l’autre.

– Ah ! Et alors ? interrogea legouverneur du ton de quelqu’un qui est juste au bord d’uneidée.

– Avec le White-Rose, Sharkeytombera entre nos mains.

– Et comment cela ?

– Je vais effacer la bande blanche duWhite-Rose, que je rendrai en tous points semblable auHappy-Delivery. Cela fait, j’appareillerai pour l’île dela Vache où Sharkey massacre des bœufs sauvages. Quand il verra leWhite-Rose, il la prendra sûrement pour son propre bateauqu’il attend, et il viendra spontanément à bord.

Le plan était simple ; le gouverneurestima qu’il pouvait être efficace. Sans hésiter il autorisaCraddock à l’exécuter et à prendre toutes mesures qu’il jugeraitutiles. Sir Edward n’était pas trop optimiste, parce que denombreuses tentatives pour capturer Sharkey avaient surabondammentprouvé qu’il était aussi rusé qu’impitoyable. Mais ce puritainamaigri avait jadis démontré qu’il ne l’était pas moins.

Une rivalité entre deux hommes tels queSharkey et Craddock chatouillait le sens sportif du gouverneur.Bien qu’il fût intérieurement convaincu que les chances n’étaientpas égales, il soutint son homme avec la même loyauté qu’il auraitsoutenu son cheval ou son coq.

Il fallait se hâter, surtout ! Car d’unjour à l’autre le carénage pouvait être terminé et les piratesreprendraient la mer. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire etles bonnes volontés s’offraient de toutes parts ; lesurlendemain le White-Rose appareilla pour la haute mer.Dans le port de nombreux matelots connaissaient bien le profilageet le gréement du bateau pirate ; nul n’aurait pu relever laplus légère dissemblance. La bande blanche avait été effacée, lesmâts et les vergues noircis de fumée afin de donner l’impressiond’un corsaire qui avait navigué par tous les temps, et un grandmorceau d’étamine noire en losange fut hissé à la hune demisaine.

L’équipage était composé de volontaires. Lamajorité avait auparavant navigué sous les ordres de StephenCraddock : le second, Joshua Hird, vieux négrier, avait étéson complice pendant de nombreux voyages ; sans hésiter ilavait répondu à l’appel de son ancien patron.

Le bateau vengeur fila toutes voiles dehorsdans la mer des Caraïbes ; à la vue de son pavillon, lespetites embarcations crochetaient à droite ou à gauche comme destruites épouvantées dans un vivier. Le quatrième soir, le capAbacou fut relevé à cinq milles sur leur nord-est.

Le cinquième soir Craddock et ses hommesmouillèrent dans la baie des Tortues à l’île de la Vache, oùSharkey et ses quatre compagnons avaient été vus en train dechasser. C’était un endroit très boisé, les palmiers et lesbroussailles descendaient jusqu’au mince croissant de sable argentéqui bordait le rivage. Ils avaient hissé au grand mât le pavillonrouge, mais rien ne bougea à terre. Craddock regardait de tous sesyeux avec l’espoir que d’un instant à l’autre il verrait sedétacher un canot avec Sharkey dans sa chambre. Mais la nuit passa,puis toute une journée, puis une autre nuit, sans lui apporter lemoindre signe des hommes qu’il cherchait à prendre au piège.C’était à croire qu’ils étaient repartis.

Le deuxième matin, Craddock descendit à terrepour trouver un indice quelconque. Ce qu’il découvrit le rassuragrandement. Près du rivage il y avait un boucan de bois vert, donton se sert pour conserver la viande, ainsi qu’une grosse provisionde filets de bœuf assaisonnés et rôtis qui pendaient à des fils. Lebateau pirate n’ayant pas emporté ses vivres, les chasseurs setrouvaient donc encore sur l’île.

Pourquoi ne s’étaient-ils pas montrés ?Était-ce parce qu’ils avaient deviné que ce n’était pas leHappy-Delivery ? Ou parce qu’ils chassaient àl’intérieur de l’île et qu’ils ne songeaient pas encore àrembarquer ? Craddock hésitait entre ces deux hypothèses quandun Indien caraïbe descendit pour le renseigner. Les pirates étaientdans l’île, affirma-t-il, et leur campement était situé à unejournée de marche de la mer. Ils lui avaient volé sa femme, et lesmarques des coups de fouet qu’il avait reçus étaient encore toutesrouges sur son dos bronzé. Leurs ennemis étaient ses amis ; illes conduirait dans leur repaire.

Craddock ne demandait rien de mieux. Aussi, debonne heure le lendemain matin, il partit avec un petit détachementarmé jusqu’aux dents, sous la conduite du Caraïbe. Tout le jour ilsdurent se frayer un chemin à travers la brousse, ils escaladèrentdes rochers, ils pénétrèrent enfin jusqu’au cœur désolé de l’île dela Vache. En route ils décelèrent des vestiges encourageants :les ossements d’un bœuf tué, des traces de pas dans une fondrière.Vers le soir, certains crurent entendre une fusilladelointaine.

Ils passèrent la nuit sous les arbres mais,dès les premières lueurs de l’aube, ils reprirent leur marche enavant. Vers midi ils arrivèrent à des huttes d’écorce qui, selon leCaraïbe, servaient de campement aux chasseurs, elles étaient vides.Sans aucun doute les occupants étaient à la chasse et ilsrentreraient dans la soirée. Autour des huttes, Craddock disposases hommes en embuscade dans les fourrés. Mais de toute la nuitpersonne ne vint. Il n’y avait rien de plus à tenter ;Craddock pensa qu’après deux jours d’absence il valait mieuxregagner le bateau.

Le voyage de retour fut moins péniblepuisqu’ils avaient déjà tracé le sentier. Avant le soir ils seretrouvèrent dans la baie des Tortues et ils aperçurent leur navireancré là où ils l’avaient laissé. Leur canot et ses avirons avaientété tirés parmi les buissons ; ils ramèrent doncvigoureusement vers le White-Rose.

– Pas de chance, alors ? cria JoshuaHird, le second, qui les regardait de la poupe avec un visageblême.

– Son campement est vide, mais il peutencore descendre par ici, dit Craddock en posant une main surl’échelle.

Quelqu’un sur le pont se mit à rire.

– Je crois, dit le second, que ces hommesferaient mieux de rester dans le canot.

– Pourquoi ?

– Si vous passez à bord, monsieur, vouscomprendrez.

Il avait parlé d’une voix hésitante,bizarre.

Le sang afflua sur la figure osseuse deCraddock.

– Que veut dire ceci, maître Hird ?s’écria-t-il en enjambant la rambarde. Allez-vous donner des ordresà l’équipage de mon bateau, maintenant ?

Il avait un pied sur le pont et un genou surla rambarde lorsqu’un marin à barbe rousse qu’il n’avait jamaisremarqué à bord lui arracha soudainement son pistolet. Craddockattrapa le poignet de l’homme, mais au même moment son second luiretira son sabre d’abordage.

– Quelle canaillerie est-ce là ?cria Craddock en jetant autour de lui des yeux furieux.

Mais l’équipage demeurait en petits groupessur le pont ; les matelots riaient et chuchotaient entre euxsans manifester le moindre désir de se porter à son secours. Dansle rapide coup d’œil qu’il leur lança, Craddock observa qu’ilsétaient bizarrement accoutrés : des capes de cavaliers, desrobes de velours, des rubans de couleur aux genoux évoquaientdavantage des élégants que des marins.

Il se frappa le front de ses poings ferméspour être sûr qu’il ne rêvait pas. Le pont semblait beaucoup plussale que lorsqu’il l’avait quitté ; autour de lui il ne voyaitque des visages brunis par le soleil. Il n’en reconnaissait aucun,sauf Joshua Hird. Le bateau avait-il été capturé en sonabsence ? Étaient-ce les hommes de Sharkey quil’entouraient ? À cette pensée il donna un violent coupd’épaule pour se libérer et essaya de dégringoler l’échelle mais ilfut empoigné par une douzaine de mains et poussé dans sa proprecabine dont la porte était ouverte.

Dans cette cabine tout était différent decelle qu’il avait quittée trois jours plus tôt. Le plancher étaitdifférent, le plafond était différent, le mobilier était différent.Il avait des meubles simples, presque austères. Ceux-ci étaient àla fois somptueux et malpropres. Les rideaux d’un beau veloursavaient des taches de vin. Les panneaux en bois rare étaientcriblés de traces de balles.

Une carte de la mer des Caraïbes était étaléesur la table, à côté, compas en main, était assis un homme toutrasé, pâle, coiffé d’un bonnet de fourrure et revêtu d’un habitclair en soie damassée. Craddock, sous ses taches de son, devintblanc comme un linge quand il aperçut le long nez maigre auxnarines plantées haut et les yeux bordés de rouge, lesquels sefixèrent sur lui avec le regard ironique du champion d’échecs quivient de faire mat son adversaire.

– Sharkey ? s’écria Craddock.

Les lèvres minces de Sharkey s’entrouvrirentdans un petit rire.

– Idiot ! s’exclama-t-il en sepenchant vers Craddock pour lui transpercer l’épaule avec la pointede son compas. Pauvre idiot ! Vous vouliez donc vous mesureravec moi ?

Ce ne fut pas sous l’effet de la douleur, maisbien parce qu’il ne put pas tolérer le mépris des intonations deSharkey que Craddock devint fou furieux. En hurlant de rage il sejeta sur le pirate ; il frappa du poing et du pied, il sedémena comme un démon, il écumait. Il ne fallut pas moins de sixhommes pour le projeter à terre parmi les débris de la table, etces six hommes reçurent tous un souvenir plus ou moins durable dela vigueur de leur prisonnier. Mais Sharkey continuait à lesurveiller du même regard dédaigneux. De l’extérieur parvint unfracas de bois brisé et des cris d’étonnement.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogeaSharkey.

– Leur canot vient d’être défoncé d’uncoup à froid, et les hommes sont tombés à l’eau.

– Qu’ils y restent ! Maintenant,Craddock, vous savez où vous êtes. Vous vous trouvez à bord de monbateau, le Happy-Delivery, et je vous tiens à ma merci. Jevous connaissais comme un bon marin, bandit, avant que vous n’ayezretourné votre veste ! Vos mains ne sont pas plus propres queles miennes. Voulez-vous signer un engagement, comme l’a fait votresecond, et vous joindre à nous, ou bien vous jetterai-je par-dessusbord pour que vous puissiez suivre vos camarades ?

– Où est mon navire ?

– Coulé dans la baie.

– Et l’équipage ?

– Au fond de la baie, aussi.

– Alors je préfère la baie !

– Empoignez-le et jetez-le à lamer ! ordonna Sharkey.

De rudes mains s’emparèrent de Craddock et letirèrent sur le pont ; Galloway, le quartier-maître, avaitdéjà tiré son crochet pour lui disloquer les membres, quand Sharkeyse précipita hors de la cabine.

– Nous pouvons faire mieux avec cechien ! s’écria-t-il. Ma parole, j’ai une idée de génie !Flanquez-le dans la voilerie, passez-lui les fers, et toi,quartier-maître, viens ici que je te dise mon idée !

Meurtri et blessé physiquement autant quemoralement, Craddock fut enfermé dans la voilerie obscure ;ses fers étaient tellement serrés qu’il ne pouvait bouger une mainni une jambe ; mais il avait le tempérament d’un homme duNord, et son esprit farouche était uniquement axé sur la nécessitéde faire une fin qui rachetât en partie son fâcheux passé. Toute lanuit il demeura étendu dans le creux du fond de la cale ; enécoutant le choc de l’eau contre les madriers qui gémissaient, ilsut que le bateau avait repris la mer et filait grand train. Trèstôt le matin quelqu’un rampa vers lui par-dessus les tas devoiles.

– Voici du rhum et des biscuits, murmurala voix de son ex-second. C’est à mes risques et périls, monsieurCraddock, que je vous les apporte.

– C’est vous qui m’avez tendu le piège etpoussé dedans ! cria Craddock. Comment expliquez-vous votreconduite ?

– Ce que j’ai fait, je l’ai fait avec lapointe d’un couteau entre mes côtes.

– Que Dieu vous pardonne votre lâcheté,Joshua Hird ! Comment êtes-vous tombé entre leursmains ?

– Hé bien ! monsieur Craddock, lebateau pirate est revenu de son carénage juste le jour où vous nousavez quittés. Ils nous ont attaqués et, comme nous n’avions pasbeaucoup de monde puisque les meilleurs étaient à terre avec vous,nous n’avons opposé qu’une faible résistance. Ceux qui ont eu leplus de chance ont été tués à l’abordage ; les autres ont ététués ensuite. Et moi, j’ai sauvé ma vie en signant un engagementchez eux.

– Et ils ont sabordé monbateau ?

– Ils l’ont sabordé. Après quoi Sharkeyet ses hommes, qui nous avaient guettés dans les buissons, sontvenus à bord. Au cours de leur dernier voyage, son grand mât avaitété abîmé ; quand il a vu le nôtre en bon état, il s’estméfié. C’est alors qu’il a eu l’idée de vous tendre le même piègeque celui que vous lui aviez tendu.

Craddock gémit.

– J’aurais dû penser à ce mât !murmura-t-il. Mais où allons-nous ?

– Nous nous dirigeons nord et ouest.

– Nord et ouest ? Alors nousretournons vers la Jamaïque.

– Avec un vent de huit nœuds.

– Savez-vous ce qu’ils ont l’intention defaire de moi ?

– Non. Mais si vous vouliez contracterl’engagement…

– Assez, Joshua Hird ! J’ai tropsouvent risqué mon âme !

– Comme vous voudrez ! J’ai fait ceque j’ai pu. Adieu !

Cette nuit-là et tout le lendemain, leHappy-Delivery se laissa porter par les alizés de l’est,et Stephen Craddock demeura dans l’obscurité de la voilerie. Ils’attaqua patiemment aux fers qui cerclaient ses poignets. Au prixdu bon état de quelques articulations, il parvint à en libérer un,mais il lui fut impossible de dégager l’autre. Quant à seschevilles, elles étaient solidement entravées.

Le bruissement de la mer lui apprenait que lebateau ne tarderait pas à être en vue de la Jamaïque. Quel planavait donc mijoté Sharkey ? Et quel rôle lui avait-ilréservé ? Craddock serra les dents ; il se fit le sermentde ne pas commettre de scélératesse sous la contrainte, quellesqu’eussent été celles qu’il avait jadis commises de plein gré.

Le deuxième matin, Craddock sentit que lavoile avait été réduite et que le bateau virait lentement avec unebrise légère par le travers. L’inclinaison variable de la voilerieet les bruits du pont l’informaient exactement des manœuvres. Detoute évidence le Happy-Delivery louvoyait près de la côteet se dirigeait vers un point précis. Donc il avait atteint laJamaïque. Mais que venait-il y faire ?

Et puis tout à coup des vivats jaillirent dupont ; un coup de canon tonna au-dessus de sa tête, auquelrépondirent d’autres coups de canon éloignés au-dessus de l’eau.Craddock se mit sur son séant et tendit l’oreille. Le bateauétait-il entré en action ? Il n’avait tiré qu’un seul bouletet, bien que beaucoup d’autres lui eussent fait écho, aucun nesemblait avoir pris pour cible le Happy-Delivery.

Mais alors, si le canon n’avait pas sonné lesignal de l’action, il avait été tiré pour un salut. Qui doncsaluerait Sharkey le Pirate ? Seul un autre pirate,assurément ! Alors Craddock s’allongea de nouveau en poussantun soupir et il se remit à attaquer la menotte qui cerclait sonpoignet droit.

Soudain il entendit des pas s’approcher. Ileut à peine le temps de replacer sa main dans les fers défaits. Laporte s’ouvrit et deux pirates entrèrent.

– Tu as ton marteau, charpentier ?questionna l’un des bandits que Craddock reconnut pour être le grosquartier-maître. Desserre ses entraves, et retire-les-lui. Mais netouche pas aux bracelets : il sera plus sage si tu les luilaisses.

Avec son marteau et un ciseau à froid lecharpentier relâcha les entraves puis l’en débarrassa.

– Qu’allez-vous faire de moi ?interrogea Craddock.

– Montez sur le pont ; vous verrezbien !

Le marin le prit par le bras et le tira sansménagement jusqu’au bas de l’escalier. Au-dessus de sa tête sedétachait un carré de ciel bleu traversé par la corne demisaine ; au sommet flottaient les couleurs. La vue de cescouleurs coupa le souffle à Craddock. Car il y avait deuxétamines : le drapeau anglais était déployé au-dessus dupavillon noir ; les couleurs loyales flottaient au-dessus decelles du corsaire.

Pendant quelques instants Craddock demeurastupéfait, mais une brutale poussée des pirates derrière luil’obligea à gravir l’échelle. Quand il mit le pied sur le pont, ilregarda le grand mât : là aussi les couleurs anglaisesflottaient au-dessus du fanion maudit. Les haubans et les agrèsétaient enguirlandés de flammes et de banderoles.

Le bateau aurait-il été capturé ? Maisnon, c’était impossible ! Les pirates, d’ailleurs, disséminésle long de la rambarde de bâbord, agitaient joyeusement leurschapeaux. Le plus excité de tous était le second qui avait trahiCraddock : il se tenait au bout du gaillard d’avant etgesticulait comme un fou. Craddock regarda du côté vers lequel tousétaient tournés ; en un éclair il comprit.

Par le bossoir, et à une distance d’un mille,s’alignaient les maisons blanches et le fort de Port Royalentièrement pavoisé. Tout droit en face s’ouvrait le bief quiconduisait à la ville de Kingston. À moins d’un quart de mille unpetit sloop manœuvrait contre le vent léger ; le drapeauanglais flottait à la pomme de son mât et son gréement étaitdécoré. Sur le pont une foule nombreuse poussait des hourras,agitait bras et chapeaux ; des taches d’écarlate révélaient laprésence d’officiers de la garnison.

Avec la perception rapide d’un homme d’action,Craddock perça le jeu de Sharkey. Le pirate, dont la ruse etl’audace étaient les qualités maîtresses de son tempéramentdiabolique, tenait le rôle que Craddock aurait joué lui-même s’ilétait rentré victorieux. C’était en son honneur que les canonsavaient tiré une salve de salut et que les drapeaux flottaient.C’était pour l’accueillir qu’approchait le bateau chargé dugouverneur, du commandant de la place et des autorités de l’île.Avant dix minutes il serait arrivé sous le feu des canons duHappy-Delivery, et Sharkey aurait gagné la plusétourdissante partie qu’un pirate avait jamais jouée.

– Faites-le avancer ! cria Sharkeyquand Craddock apparut encadré par le charpentier et lequartier-maître. Gardez les sabords fermés ! Mais dégagez lescanons de bâbord, et préparez-vous pour une bordée ! Encoredeux encablures et ils sont à nous !

– Ils s’écartent ! constata lemaître d’équipage. J’ai l’impression qu’ils nous reniflent.

– Tout va s’arranger ! réponditSharkey en tournant ses yeux chassieux vers Craddock. Mettez-vouslà, vous ! Oui, là ! Pour qu’ils puissent vousreconnaître. Posez une main sur le gui et agitez votre chapeau.Vite, ou votre cervelle va se répandre sur votre habit. Un pouce deton couteau entre ses côtes, Ned ! Maintenant, faites dessignes avec votre chapeau ! Un pouce de plus, Ned !Eh ! tirez dessus ! Arrêtez-le !…

Trop tard ! Se fiant aux menottes, lequartier-maître avait pendant un bref instant retiré ses mains dubras du prisonnier. Craddock en profita pour bousculer lecharpentier et, sous une grêle de balles, il enjamba la rambarde etse jeta à l’eau. Il nageait pour sauver sa vie et celle des autres.Il fut touché à plusieurs reprises, mais il faut de nombreusesballes de pistolet pour tuer un homme robuste et résolu qui veutabsolument faire quelque chose avant de mourir. Bon nageur, malgréle sillage rouge qu’il laissait derrière lui il s’éloignait de plusen plus du corsaire.

– Donnez-moi un mousquet ! rugitSharkey.

Le pirate tirait bien, et ses nerfs d’acier nel’abandonnaient jamais en cas de besoin. La tête brune apparut surla crête d’une vague, redescendit dans le creux suivant, remonta…Craddock était parvenu à mi-distance du sloop. Sharkey visalongtemps avant de tirer. Quand le fusil claqua, le nageur se hissaau-dessus de l’eau, agita ses bras en signe d’avertissement ethurla quelques mots d’une voix qui retentit dans toute la baie.Puis, tandis que le sloop virait de bord et que le corsaire luiexpédiait une bordée sans résultat, un sourire farouche éclaira lamortelle agonie de Stephen Craddock qui sombra enfin dans lecercueil doré qui miroitait sous lui, infiniment.

LA FLÉTRISSURE DE SHARKEY

Titre original :The Blighting of Sharkey (1911).

 

Sharkey, l’abominable Sharkey, courait encore les océans. Aprèsavoir caboté deux ans le long de la côte de Coromandel, son bateaunoir comme la mort, le Happy-Delivery, écumait la mer desAntilles : pêcheurs et commerçants prenaient le large dès quese profilait sur l’horizon violet des eaux tropicales la misaine àl’étamine sinistre.

De même que les oiseaux se blottissent quandl’ombre du faucon s’étire sur le champ qu’ils picorent, ou que lepeuple de la jungle se tapit en tremblant quand le rugissement dutigre troue la nuit obscure, de même la nouvelle de l’arrivée ducorsaire semait la perturbation dans le monde maritime, depuis lesbaleiniers de Nantucket jusqu’aux cargos de tabac de Charleston, enpassant par les exportateurs espagnols de Cadix et les sucriers desAntilles.

Quelques capitaines rasaient les côtes, prêtsà s’abriter au port le plus proche, d’autres s’écartaient deslignes traditionnelles du commerce. Mais aucun n’était assezinsouciant pour ne pas respirer plus librement quand les passagerset la cargaison arrivaient sous la protection maternelle des canonsd’un fort.

Dans toutes les îles circulaient des histoiresd’épaves carbonisées, d’embrasements nocturnes sur les lointainsespaces de l’océan, de cadavres desséchés sur le sable aride desîlots des Bahamas. À ces signes on apprenait que Sharkey avaitrecommencé son jeu sanglant.

Ces eaux tranquilles et leurs îles d’or àpalmiers souples étaient le refuge, le foyer des corsaires. D’abordon connut le gentilhomme corsaire, homme de qualité et d’honneur,qui se battait en patriote mais qui était disposé à se faire payeren butin espagnol. En moins d’un siècle sa silhouette débonnairefit place à celle des boucaniers, qui étaient tout simplement desvoleurs, mais qui cependant étaient plus ou moins régis par un codeà eux, que commandaient des chefs réputés et qui se livraient àquelques grandes entreprises collectives.

Eux aussi passèrent avec leurs escadres et lepillage des villes, mais pour être remplacés par la pire espèce,celle du pirate solitaire, indépendant, hors la loi, sanguinaire,en guerre avec tout le genre humain. Telle était l’infâmeprogéniture qu’engendra le XVIIIe siècle à sesdébuts ; le plus audacieux, le plus méchant, le plus redoutéétait l’impitoyable Sharkey.

En mai 1720 le Happy-Delivery setrouvait, avec sa voile de misaine masquée, à cinq lieues à l’ouestdu détroit du Vent ; il attendait que les alizés luiadressassent un beau navire. Depuis trois jours il était là,sinistre tache noire, au centre du grand saphir de l’océan. Auloin, vers le sud-est, les basses collines bleues de l’Hispaniolase détachaient sur l’horizon.

D’heure en heure, comme il guettaitinutilement, Sharkey sentait la colère croître ; sontempérament sauvage se levait en tempête ; il était arrogantau point de ne supporter aucune contradiction, même du destin. Àson quartier-maître Ned Galloway, il avait dit cette nuit-là, enponctuant ses paroles de son odieux rire nasillard, que l’équipagedu prochain navire capturé paierait cher pour l’avoir faitattendre.

La cabine du bateau pirate était grande,décorée de parures ternies, et elle présentait un curieux mélangede luxe et de désordre. Les boiseries de santal sculpté et verniétaient abondamment souillées et criblées de traces de balles.

Les petits sièges étaient rembourrés develours rares et de dentelles ; les œuvres de ferronnerie etde tableaux de prix garnissaient tous les espaces libres, car toutce qui avait séduit la fantaisie du pirate dans le pillage de centvaisseaux avait été disposé au petit bonheur dans sa cabine. Leplancher était recouvert d’un tapis moelleux taché de vin etbrûlé.

Une grande suspension en cuivre éclairaitd’une lumière jaune cette chambre singulière, ainsi que les deuxhommes qui, en manches de chemise, une bouteille de vin entre eux,disputaient une partie de piquet. Ils fumaient de longues pipes.Une mince fumée bleue emplissait la cabine et se dissipait par laclaire-voie au-dessus d’eux qui, à demi ouverte, révélait unetranche de ciel violet parsemé de grandes étoiles d’argent.

Ned Galloway, le quartier-maître, était ungrand vaurien de la Nouvelle-Angleterre ; le seul rameaupourri de l’arbre géant d’une bonne famille puritaine. Il avaithérité ses membres vigoureux et sa stature gigantesque d’une longuelignée d’ancêtres qui craignaient Dieu, mais son cœur de sauvage nedevait rien à personne. Barbu jusqu’aux tempes, avec de farouchesyeux bleus, une crinière de lion, des cheveux noirs crêpelés et degrands anneaux d’or aux oreilles, il était l’idole des femmes danstous les enfers du bord de l’eau, depuis l’île des Tortues jusqu’àMaracaïbo sur la mer des Antilles. Un bonnet rouge, une chemise desoie bleue, des chausses de velours marron avec des rubans criardsaux genoux, de hautes bottes montantes de marin complétaientl’extérieur de cet hercule corsaire.

Le capitaine John Sharkey ne lui ressemblaitpas du tout. Sa figure imberbe, maigre, tirée, avait une pâleurcadavérique, et tous les soleils des Indes occidentales nepouvaient qu’accentuer son aspect parcheminé. Il était presquechauve ; quelques mèches plates de couleur filassedescendaient sur son front étroit, vertical. Son nez maigrepointait en avant et, creusés tout près de chaque côté, des yeuxbleus couverts d’une taie et cerclés de rouge comme ceux d’unbull-terrier blanc faisaient reculer les plus braves. Ses mainsosseuses, pourvues de longs doigts minces qui frémissaientcontinuellement comme les antennes d’un insecte, tripotaient lescartes et le tas de pièces d’or qui s’empilaient devant lui. Ilétait vêtu d’une étoffe terne et malpropre, mais en vérité leshommes qui se trouvaient devant un regard aussi cruel n’avaientguère envie de s’intéresser au costume de son propriétaire.

La partie fut brusquement interrompue parl’irruption dans la cabine de deux rudes gaillards : IsraëlMartin, le maître d’équipage, et Red Foley, le canonnier. D’un bondSharkey fut sur pied, un pistolet dans chaque main et le meurtredans les deux yeux.

– Bandits ! Scélérats !cria-t-il. Je vois bien que si je n’en tue pas un de temps entemps, vous oubliez qui je suis. Que signifie cette manièred’entrer chez moi comme si c’était une brasserie ?

– Non, capitaine Sharkey ! ditMartin en fronçant maussadement le sourcil. C’est un langage commecelui-là qui nous a déjà brouillés. Nous l’avons assezentendu !

– Plus qu’assez ! renchérit RedFoley le canonnier. À bord d’un corsaire il n’y a pas de second.C’est pourquoi le maître d’équipage, le canonnier et lequartier-maître sont les officiers.

– Vous ai-je jamais dit lecontraire ? demanda Sharkey en jurant.

– Vous nous avez injuriés, maltraitésdevant les hommes. En ce moment nous nous demandons pourquoi nousrisquerions notre vie en nous battant pour la cabine contre legaillard d’avant.

Sharkey sentit que quelque chose de sérieuxplanait dans l’air. Il reposa ses pistolets et se recula sur sachaise, ses crocs jaunes étincelèrent.

– Voyons ! fit-il. Ce serait tropbête que deux types forts qui ont vidé avec moi pas mal debouteilles et coupé tant de gorges se fâchent pour des broutilles.Je vous connais bien, vous êtes deux grands gueulards quim’accompagneraient chez le diable en personne si je vous ledemandais. Dites au steward d’apporter des pots, et noyons ensemblece qui ferait tort à notre camaraderie.

– Ce n’est pas l’heure de boire,capitaine Sharkey ! répondit Martin, qui était devenu rougebrique. Les hommes sont en train de tenir conseil autour du grandmât et ils peuvent arriver ici à tout instant. Ils sont méchants,capitaine Sharkey, et nous sommes venus vous prévenir !

Sharkey sauta sur le grand sabre à poignée decuivre qui était suspendu au mur.

– Les canailles ! cria-t-il. Quandj’en aurai étripé un ou deux ils entendront raison.

Mais les autres l’empêchèrent de franchir laporte.

– Ils sont quarante qui suiventSweetlocks, le maître, expliqua Martin. Sur le pont à découvert ilsvous hacheraient menu. Ici dans votre cabine nous pourronspeut-être les tenir en respect avec nos pistolets.

À peine avait-il fini de parler qu’il y eutsur le pont un piétinement lourd. Puis rien d’autre que le silence,seulement troublé par le léger clapotis de l’eau contre les flancsdu navire. Enfin on frappa brutalement à la porte, comme avec lacrosse d’un pistolet ; un moment plus tard, Sweetlocks fit sonentrée ; c’était un grand gaillard basané, avec une tache denaissance toute rouge sur la joue. Son allure décidée flanchaquelque peu quand il regarda les yeux bleus, voilés d’une taie.

– Capitaine Sharkey, dit-il, je viens enqualité de porte-parole de l’équipage.

– C’est ce qu’on m’a dit, Sweetlocks,répondit Sharkey d’une voix douce. J’espère vivre assez pourt’ouvrir le ventre sur toute la hauteur de ta veste, histoire de teremercier pour ton joli travail de ce soir.

– Peut-être ! fit Sweetlocks. Maissi vous voulez bien regarder là-haut, capitaine Sharkey, vousverrez que derrière moi j’ai des gars qui veilleront à ce que je nesois pas maltraité.

– Tu peux le dire ! grogna au-dessusune voix grave.

Les officiers levèrent les yeux. Ilsaperçurent une rangée de têtes farouches, barbues, brûlées par lesoleil, qui les observaient par la claire-voie.

– Alors que désirez-vous ? demandaSharkey. Parle, mon bonhomme, raconte-moi ton boniment jusqu’aubout et finissons-en !

– Les hommes pensent, dit Sweetlocks, quevous êtes le démon incarné, et que vous leur portez la guigne. Ilfut un temps où nous faisions nos deux ou trois bateaux par jour,et chacun ici avait des femmes et des dollars à discrétion. Maismaintenant, depuis une longue semaine, nous n’avons pas levé unevoile. Et, en dehors de trois misérables sloops, nous n’avons rienpris depuis que nous avons dépassé la côte de Bahama. Et puis ilssavent que vous avez tué Jack Bartholomew, le charpentier, en luicassant la tête avec un seau ; chacun de nous tremble pour savie. Aussi, le rhum est épuisé et il nous faut de l’alcool. Enfin,vous restez dans votre cabine, alors que dans le règlement il eststipulé que vous devez boire et rire avec nous. Pour toutes cesraisons il a été décidé aujourd’hui dans une assembléegénérale…

Furtivement Sharkey avait armé un pistoletsous la table. Aussi fut-ce sans doute une chance pour le maîtremutin qu’il eût été empêché d’achever son discours : en effetdes pas légers coururent sur le pont et un mousse, tout fier de lanouvelle qu’il apportait, se précipita dans la cabine.

– Un navire ! hurla-t-il. Un grandnavire ! Tout près !

Du coup la dispute fut oubliée ; lespirates se ruèrent à leurs postes. C’était exact, glissantlentement sous le souffle des alizés, un grand navire gréé en troismâts, toutes voiles dehors, approchait.

Il était évident que ce navire venait de loinet qu’il ne connaissait rien des habitudes de la mer des Caraïbes,car il ne chercha nullement à éviter le bateau noir qui se tenaitsi près de son étrave ; au contraire il continua à avancercomme si sa grande taille pouvait le protéger.

Il témoignait même d’une telle audace quependant un moment les pirates, tout en se préparant au combat,crurent qu’il s’agissait d’un bâtiment de guerre qui les avaitsurpris.

Mais quand ils virent ses flancs bombés sanssabords et son équipement en navire marchand, ils poussèrent ungrand cri de joie ; en moins de temps qu’il n’en faut pourl’écrire ils firent pivoter leur voile de misaine, accostèrent deflanc, attaquèrent : tout un flot de bandits hurlants,jurants, se déversa sur le pont.

Une demi-douzaine de marins de garde furenttaillés en pièces là où ils se trouvaient, le second fut abattu parSharkey et jeté par-dessus bord par Ned Galloway. Avant que lesdormeurs eussent eu le temps de se dresser sur leurs couchettes,tout le navire était aux mains des pirates.

Leur prise portait le nom dePortobello ; le capitaine Hardy le commandait ;venant de Londres, il se dirigeait vers Kingston en Jamaïque, et ilétait chargé de balles de coton et de fer feuillard.

Après avoir désarmé leurs prisonniers, qu’ilsentassèrent dans un coin, les pirates se répandirent à travers lenavire en quête de butin ; ils passaient tout ce qu’ilstrouvaient au quartier-maître géant, qui à son tour transmettaitpar-dessus la rambarde à des hommes de garde sur leHappy-Delivery, lesquels entassaient au pied du grand mâttoutes sortes de trésors.

La cargaison était inutilisable pour lespirates, mais dans le coffre-fort il y avait mille guinées et, surles huit ou dix passagers, trois étaient de riches marchands de laJamaïque qui ramenaient de Londres des sacs bien remplis d’espècessonnantes et trébuchantes.

Quand le butin se trouva rassemblé, lespassagers et l’équipage furent traînés jusqu’à l’entre-deux desgaillards ; de là, sous le froid sourire de Sharkey, ilsfurent jetés à l’eau les uns après les autres : Sweetlocks setenait près de la rambarde et leur coupait les jarrets avec sonsabre d’abordage au fur et à mesure qu’ils étaient précipitéspar-dessus bord : précaution pour éviter qu’un bon nageur vîntun jour réclamer leur mise en jugement. Une dame majestueuse auxcheveux gris, épouse d’un planteur, figurait au nombre desprisonniers ; en dépit de ses pleurs et de ses hurlements ellepartagea le sort des autres.

– Pitié pour toi, garce ? ricanaSharkey. Tu as au moins vingt ans de trop pour que je te fassegrâce !

Le capitaine du Portobello, vieuxmarin à la barbe grise et aux yeux bleus, était resté le derniersur le pont. Il se tenait bien droit, son allure paraissaitdécidée ; Sharkey s’inclina devant lui en minaudant.

– Entre capitaines, nous nous devons bienun peu de courtoisie, n’est-ce pas ? dit-il. Que je sois pendusi le capitaine Sharkey est en retard pour les bonnesmanières ! Je t’ai gardé pour la fin ; c’est un posted’honneur pour un brave. Mais maintenant, mon ami, le spectacle estterminé ; tu peux sauter sans regret.

– J’ai bonne conscience, capitaineSharkey ! J’ai accompli mon devoir jusqu’où j’en ai eu lepouvoir. Mais avant de sauter, je voudrais vous dire un mot àl’oreille.

– Si c’est pour me séduire, tu feraismieux de garder ton dernier souffle pour autre chose ! Vousnous avez fait attendre ici pendant trois jours ; aucund’entre vous n’en réchappera !

– Non. C’est pour vous informer d’unechose que vous devriez savoir. Vous n’avez pas découvert levéritable trésor de ce navire.

– Pas découvert ? Je te découperaile foie en tranches, capitaine Hardy, si tu m’as menti ! Oùest le trésor dont tu me parles ?

– Ce n’est pas un trésor en or, maisc’est une jolie jeune fille, qui mérite toutes vosattentions !

– Où est-elle donc ? Pourquoi ne setrouve-t-elle pas avec les autres ?

– Je vais vous le dire. Elle est la filleunique du comte et de la comtesse Ramirez ; vous les avez tuéstous les deux. Elle s’appelle Inez Ramirez et elle est du meilleursang d’Espagne ; son père est gouverneur de Chagres où il serendait. Pendant le voyage elle a contracté un certain attachement(cela arrive aux jeunes filles) pour un homme très au-dessous deson rang qui était à bord. Ce que voyant, ses parents, dont lapuissance était grande et dont la parole ne supportait pas d’êtrecontredite, m’ont obligé à l’enfermer dans une cabine à l’arrière.Elle y est restée sans voir personne ; je lui portais de quoimanger. Je vous dis cela en guise de suprême cadeau.Pourquoi ? Je n’en sais rien, car en vérité vous êtes uneffroyable bandit, et je mourrai content en pensant que dans cemonde vous serez sûrement un gibier de potence et un gibier del’enfer dans l’autre.

Sur ces mots il sauta la rambarde et disparutdans l’obscurité ; tandis qu’il sombrait dans les profondeursde la mer il pria pour que sa trahison à l’égard de la jeune fillene lui fût pas comptée à un prix trop élevé pour le salut de sonâme.

Le corps du capitaine Hardy n’avait pas encoreatteint le sable qui gisait à quarante brasses de fond que lespirates se ruaient dans le couloir des cabines. Tout au bout il yavait une porte verrouillée qu’ils avaient négligée. Ils n’avaientpas la clé, mais ils l’enfoncèrent à coups de crosse depistolets ; chaque coup provoquait de l’intérieur unhurlement. À la lueur de leurs lanternes tendues à bout de bras ilsvirent une jeune fille dans la beauté et la plénitude de sajeunesse, accroupie dans un coin ; ses cheveux dénouéstraînaient jusqu’à terre, ses yeux noirs luisaient d’effroi ;tout son corps fut secoué d’horreur à la vue de ces sauvagesmaculés de sang. Des mains rudes l’empoignèrent ; elle futbrutalement remise debout et conduite en dépit de ses cris versJohn Sharkey. Le pirate éclaira le joli visage avec sa lanterne,éclata de rire, se pencha en avant et lui imprima sa main rouge surla joue.

– C’est la flétrissure des corsaires, mafille ! Pour qu’ils reconnaissent leurs brebis. Portez-la dansla cabine et traitez-la comme il faut. Maintenant, mes braves,sabordez-moi ce bateau, et en route pour une nouvellechance !

En moins d’une heure le bonPortobello avait rejoint ses passagers sur le sable de lamer des Caraïbes, tandis que le bateau pirate, dont le pont étaitjonché de butin, se dirigeait vers le nord en quête d’une autreproie.

Cette nuit-là la cabine duHappy-Delivery fut le théâtre d’une beuverie dont lestrois héros furent le capitaine, le quartier-maître, et BaldyStable le médecin. Celui-ci s’était jadis établi à Charleston, oùil avait la plus belle clientèle de la ville, mais, ayant malmenéun malade, il avait eu maille à partir avec la justice et il avaitmis sa science médicale au service des pirates. C’était un hommegras, bouffi même, avec un cou qui faisait des plis et un crâne nucomme un œuf. Pour l’heure Sharkey ne pensait plus du tout à lamutinerie, il savait qu’un animal gavé n’est jamais féroce et que,tant que le pillage du Portobello et son butinoccuperaient ses hommes, il n’aurait rien à craindre d’eux. Ils’abandonna donc au vin et à l’orgie, chantant et riant avec sesgais compagnons. Tous les trois étaient écarlates, excités, mûrspour n’importe quelle diablerie. Soudain le pirate se rappela lajeune fille. Il cria à son steward nègre de la faire venirimmédiatement.

Inez Ramirez avait à présent tout compris.Elle savait que ses parents étaient morts, et elle devinait dansquelle situation elle se trouvait parmi leurs assassins. Néanmoins,le fait de savoir lui avait permis de recouvrer son calme ;quand elle fut conduite dans la cabine, son fier visage sombren’exprimait nulle terreur ; bien plutôt on y lisait de larésolution dans sa bouche crispée et une sorte de joie dans l’éclatdu regard, comme si elle entrevoyait de grands espoirs pourl’avenir. Elle sourit au pirate quand il se leva et la saisit parla taille.

– Pardieu, voici une fille qui n’a paspeur ! cria Sharkey en l’enlaçant. Elle était née pour fairela femme d’un corsaire. Viens, mon oiseau ! Et buvons à notreentente !

– Article six ! hoqueta le médecin.Tous bona roba en commun !

– Oui ! Nous vous rappelons cela,capitaine Sharkey ! insista Galloway. C’est écrit à l’articlesix.

– Je ferai de la bouillie avec celui quis’interposera entre nous deux ! hurla Sharkey en dévisageantsuccessivement ses deux camarades. Non, ma fille, il n’est pasencore au monde, celui qui t’arrachera à John Sharkey !Assieds-toi sur mes genoux et passe ton bras autour de mon cou.Comme ça ! Ma parole, elle m’a aimé dès le premier coupd’œil ! Dis-moi, ma jolie, pourquoi as-tu été maltraitée etenfermée sur l’autre bateau ?

La jeune fille secoua la tête en souriant.

– No Inglese… NoInglese ! zézaya-t-elle.

Elle avait vidé le gobelet de vin que Sharkeylui avait tendu, et ses yeux brillaient de plus en plus. Assise surles genoux de Sharkey, elle avait passé son bras autour de son cou,et sa main jouait avec les cheveux, l’oreille, la joue du pirate.Le quartier-maître et le médecin, qui n’étaient pourtant pas desnovices, ne purent se défendre contre un sentiment d’horreur.Cependant Sharkey exultait.

– C’est une fille en or !cria-t-il.

Il la pressa contre lui et baisa des lèvresqui ne lui résistèrent pas.

Mais le regard du médecin changea soudain dutout au tout. Son visage se durcit, ses yeux se dilatèrent, commesi une idée terrifiante lui avait traversé l’esprit. Sur sa figurebovine s’installa une pâleur grise qui remplaça les couleurs vivesissues des tropiques et du vin.

– Regardez sa main, capitaineSharkey ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu, regardez samain !

Sharkey, surpris, examina la main qui lecaressait. Elle était d’une étrange pâleur cadavérique, et le tissuentre les doigts était d’un jaune brillant. Toute la main étaitrecouverte d’une poussière floconneuse blanche, comme si elle avaitété mise au contact de la farine d’un pain sortant du four. Cettepoudre s’était déposée sur le cou et la joue du Sharkey. Celui-cipoussa un cri de dégoût et chassa la jeune fille de ses genoux.Aussitôt elle bondit comme un chat sauvage et, dans un cri demalice triomphante, sauta sur le médecin qui en hurlant disparutsous la table. L’une de ses mains attrapa Galloway par la barbe,mais il se dégagea, s’empara d’une pique et la maintint à l’écarttandis qu’elle poussait de petits cris et se contorsionnait commeune démente.

Entendant le vacarme, le steward nègre étaitaccouru ; en réunissant leurs forces ils forcèrent la jeunefille à rentrer dans une cabine dont ils refermèrent la porte àclé. Ils avaient tous à la bouche le même mot ; ce futGalloway qui le prononça le premier.

– Une lépreuse ! cria-t-il. Ellenous a passé la lèpre, à tous !

– Pas à moi ! dit le médecin. Ellene m’a pas touché.

– Elle ne m’a touché que la barbe !soupira Galloway. D’ici demain il ne m’en restera pas unpoil !

– Idiots que nous sommes ! hurla lemédecin en se tapant le front. Que nous soyons contaminés ou non,nous ne connaîtrons jamais un moment de paix avant qu’une année nesoit écoulée et que tout danger soit écarté. Pardieu ! Cecapitaine du navire marchand nous a laissé un joli souvenir !Avons-nous été bêtes pour croire qu’une aussi jolie fille avait étémise en quarantaine sous le motif qu’il nous a indiqué ? Jecomprends tout, à présent ; l’infection s’est déclarée pendantle voyage, et il fallait soit jeter la fille par-dessus bord soitl’enfermer jusqu’à ce que le Portobello fût arrivé dans unport pourvu d’une léproserie.

Sharkey, livide, avait écouté le médecin. Ils’essuya le visage avec un mouchoir rouge et épousseta la poudreterrible dont il était couvert.

– Et pour moi ? cria-t-il enfin.Qu’en dites-vous, Baldy Stable ? Est-ce que j’ai unechance ? Pas de scélératesses ! Parlez, sinon je vousadministre une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ou quimême vous le fera franchir ! Ai-je une chance, oui ounon ?

Le médecin secoua la tête.

– Capitaine Sharkey, lui dit-il, ceserait commettre une mauvaise action que de vous mentir. Vous êtescontaminé. Tout homme sur qui se sont posées les écailles de lalèpre ne s’en guérit jamais.

La tête de Sharkey retomba sur sa poitrine. Ilse rassit, immobile, frappé d’horreur, envisageant avec ses yeuxchassieux les perspectives d’avenir qui s’offraient à lui.Doucement le médecin et le quartier-maître se levèrent,s’échappèrent de l’atmosphère empoisonnée de la cabine, sortirentpour respirer la fraîcheur de l’aube : la brise légère,chargée de senteurs, se promena sur leurs visages blêmes ; lespremières plumes rouges des nuages qui captaient les rayons dusoleil levant commençaient à embraser le ciel.

Ce matin-là, un deuxième conseil des corsairesse tint à la base du grand mât, et une députation fut désignée pourse rendre auprès du capitaine. Au moment où les porte-parole del’équipage approchaient des cabines arrière, Sharkey avança verseux ; il avait le diable dans les yeux ; à son baudrierpendaient deux pistolets.

– Qu’y a-t-il, coquins ? cria-t-il.Oseriez-vous vous mettre par le travers de mes écubiers ? Aularge, Sweetlocks, ou je t’ouvre le ventre ! Galloway, Martin,Foley, ici ! Tenez-vous près de moi ! Nous allons chasserces chiens jusqu’à leur niche !

Mais ses officiers l’avaient abandonné.Personne ne bougea pour venir à son aide. Les pirates s’élancèrent.L’un deux s’écroula, le corps traversé d’une balle, mais Sharkeyfut réduit à l’impuissance et ficelé à son propre grand mât. Sesyeux couverts d’une taie allèrent de l’un à l’autre ; aucun nese sentit plus fier après les avoir affrontés.

– Capitaine Sharkey, dit Sweetlocks, vousavez maltraité beaucoup d’entre nous, et voici que vous venez detuer John Master, après avoir défoncé le crâne de Bartholomew àcoups de seau. Tout ceci pourrait vous être pardonné, en ce sensque vous avez été notre chef pendant plusieurs années, et que nousavons contracté l’engagement de servir sous vos ordres pour ladurée du voyage. Mais nous avons entendu parler de cette bonaroba à bord, nous savons que vous êtes empoisonné jusqu’à lamoelle. Pendant que vous pourrirez il n’y aura pas de salut pouraucun d’entre nous, mais au contraire nous serons tous transformésen ordures et excréments. En conséquence nous, corsaires duHappy-Delivery, réunis en conseil, avons décrété quependant qu’il en est temps encore, et avant que le mal ne s’étende,vous, John Sharkey, serez lancé sur un canot à la dérive afin quevous trouviez tel destin qu’il plaira au hasard de vousoctroyer.

John Sharkey ne répondit rien, mais, faisantlentement tourner sa tête, il les maudit tous de son regardsinistre. Le petit canot du bateau avait été mis à l’eau. Lui, lesmains encore liées, y fut précipité sans ménagements.

– Au large ! cria Sweetlocks. Coupezles amarres !

– Attention ! Un moment, maîtreSweetlocks ! protesta un membre de l’équipage. Et lafille ? Va-t-elle demeurer à bord et nous empoisonnertous ?

– Il n’y a qu’à l’expédier avec soncoquin ! proposa un autre. Les corsaires applaudirent. Pousséeau bout des piques, la jeune fille sauta dans le canot. Tout lesang espagnol qu’elle charriait dans son corps pourri s’enflamma.Elle lança vers ses ravisseurs un regard de triomphe.

– Perros ! PerrosIngleses ! Lepero, Lepero ! criait-elle ironiquementdu canot.

– Bonne chance capitaine ! Que Dieuvous bénisse pendant cette lune de miel ! lança un chœur devoix moqueuses.

Et le Happy-Delivery, poussé par lesvents alizés, laissa derrière lui le petit canot, qui ne futbientôt plus qu’un point minuscule sur la vaste étendue del’Océan.

EXTRAIT DU JOURNALDE BORD DE LA FRÉGATE S. M. HECATE LORS DE SACROISIÈRE EN MER DES ANTILLES

26juin 1721

Ce jour, le bœuf salé étant devenu immangeableet cinq hommes d’équipage étant atteints de scorbut, j’ai commandéque deux canots soient mis à la mer et se rendent à la pointenord-ouest d’Hispaniola pour rapporter des fruits frais et sipossible abattre quelques-uns de ces bœufs sauvages qui abondentdans l’île.

Sept heures du soir

Les canots sont rentrés avec une bonneprovision de légumes et de fruits, ainsi que deux bouvillons.M. Woodruff, le maître, rapporte que près du lieu dedébarquement, à la lisière de la forêt, gisait le squelette d’unefemme habillé à l’européenne, de telle sorte qu’il s’agit sûrementd’une personne de qualité. Elle avait eu la tête écrasée par unegrosse pierre qui était à côté d’elle. Non loin il y avait unehutte d’herbe. Plusieurs signes révélaient qu’un homme l’avaithabitée quelque temps : bois calcinés, ossements, etc. Sur lacôte le bruit court que Sharkey le Pirate a été abandonné l’andernier dans cette région ; mais il a été impossible de savoirs’il s’est réfugié à l’intérieur de l’île ou s’il a été tiré de làpar un autre navire. Si jamais il a repris la mer, je prie Dieuqu’il le fasse tomber sous nos canons.

COMMENT COPLEY BANKS EXTERMINA LECAPITAINE SHARKEY

Titre original :How Copley Banks slew Captain Sharkey (1897).

 

Les boucaniers étaient quelque chose de plus relevé qu’unevulgaire bande de pillards. Ils formaient une république flottanteavec des lois, des usages et une discipline. Dans leur querelleinterminable et impitoyable contre les Espagnols, il y avait deleur côté un semblant de droit. Quand ils dévastaient les villesdes Antilles, ils ne se montraient pas plus barbares que lorsqueles Espagnols se livraient à des incursions aux Pays-Bas ou dansquelques régions d’Amérique.

Le chef des boucaniers, qu’il fût Anglais ouFrançais, qu’il s’appelât Morgan ou Granmont, était une personneresponsable que son pays pouvait encourager, et même louanger, tantqu’il ne commettait pas d’actes capables de choquer trop violemmentla conscience coriace des hommes du XVIIIe siècle.Certains d’entre eux avaient une teinte de religion. On se rappelleencore comment Sawkins jeta un dimanche les dés par-dessus bord etque Daniel abattit un marin devant l’autel pour crime d’irrespect àl’égard des choses de la foi.

Mais le temps vint où les escadres desboucaniers ne se rassemblèrent plus à l’île des Tortues et où despirates isolés, des hors-la-loi, prirent leur place. Pourtant mêmeavec eux les traditions de maintien et de discipline seprolongèrent ; chez les premiers corsaires, notamment Avory,England ou Roberts, il subsista quelques sentiments humains. Ilsétaient plus dangereux pour les marchands que pour les marins.

Mais ils furent à leur tour remplacés par deshommes féroces et prêts à tout, qui assuraient avec franchisequ’ils n’obtiendraient pas de quartier dans leur guerre contre larace humaine mais qu’ils en feraient aussi peu qu’ils enrecevraient. Sur leur existence nous n’avons que peu de témoignagesdignes de foi. Ils n’écrivaient pas leurs mémoires, ilsdisparaissaient sans laisser d’autres traces que des épavesnoircies et souillées de sang à la dérive sur l’Atlantique. Maisleurs actes se déduisent de la longue liste de navires n’ayantjamais rejoint leur port.

En fouillant dans les archives de l’histoire,c’est seulement dans le compte rendu d’un procès qu’ici ou làsemble se lever le voile qui les dissimulait ; alors nousdistinguons quelques aspects de la brutalité stupéfiante (etgrotesque) qui les caractérisaient : surtout Ned Low, Gowl’Écossais et l’infâme Sharkey dont le bateau noir, leHappy-Delivery, était connu depuis les bancs deTerre-Neuve jusqu’à l’embouchure de l’Orénoque comme le sombreavant-coureur du malheur et de la mort.

Ils étaient nombreux, tant dans les îles quesur la mer des Antilles, ceux qui avaient voué une haine mortelle àSharkey ! Mais personne n’en avait souffert plus amèrement queCopley Banks, de Kingston. Banks avait été l’un des principauxsucriers des Indes occidentales. Il occupait une situation enviée,il faisait partie du Conseil, il avait épousé une Percival ;le gouverneur de la Virginie était son cousin. Il avait envoyé sesdeux fils à Londres pour qu’ils reçussent une bonne instruction.Leur mère était partie pour l’Europe afin de les ramener. Au coursdu voyage de retour, leur bateau, leDuchesse-de-Cornouailles, tomba aux mains deSharkey ; toute la famille trouva une mort horrible.

Quand Copley Banks apprit la nouvelle, il nedit pas grand-chose, mais il sombra dans une mélancolie morose. Ilnégligea ses affaires, évita ses amis, passa la majeure partie deson temps dans les tavernes de pêcheurs et de marins. Là, au milieud’orgies diaboliques, il demeurait assis à tirer sur sa pipe,impassible et les yeux brillants. On chuchotait que ses malheursl’avaient détraqué. Ses vieux amis le regardaient de travers, carla société qu’il fréquentait suffisait à l’exclure de celle deshonnêtes gens.

De temps à autre circulaient des bruits surSharkey. Tantôt un schooner avait vu à l’horizon une grande lueuret il s’était rapproché pour porter secours au navire en feu, maisil s’était rapidement enfui quand il avait reconnu le bateau maigreet noir tapi comme un loup auprès du mouton qu’il avait égorgé.Tantôt un navire marchand survenait à toute allure avec ses voilesgonflées comme le corsage d’une matrone parce qu’il avait vu sehisser au-dessus de l’horizon violet une misaine décorée d’étaminenoire. Tantôt un caboteur avait découvert dans une crique desséchéede Bahama des cadavres littéralement dévorés par le soleil.

Un jour arriva à Kingston quelqu’un qui avaitété le second d’un Guinéen et qui s’était évadé des mains dupirate. Il ne pouvait pas parler (pour des raisons que Sharkeyaurait fort bien pu expliquer) mais il pouvait écrire. Il écrivit,pour le plus vif intérêt de Copley Banks. Des heures durant ilsrestaient assis côte à côte, penchés par-dessus une carte ; lemuet pointait ici et là des anses écartées et des gouletstortueux ; son compagnon fumait en silence sans se départir deson masque d’impassibilité et de son regard farouche.

Un matin, quelque deux ans après son malheur,M. Copley Banks pénétra dans son bureau avec son visaged’autrefois, énergique et allant. Le directeur le regarda avecsurprise, car depuis des mois il n’avait témoigné d’aucun intérêtpour ses affaires.

– Bonjour, monsieur Banks ! luidit-il.

– Bonjour, Freeman. Je vois que leRuffling-Harry est dans la baie ?

– Oui, monsieur. Il part mercredi pourles îles du Vent.

– J’ai d’autres projets pour lui,Freeman. J’ai décidé une petite expédition de traite de Noirs àWhydah.

– Mais son chargement est fait,monsieur !

– Alors il faut le décharger, Freeman. Madécision est prise, le Ruffling-Harry se rendra àWhydah.

Toute discussion fut inutile. Le directeur dutprocéder de mauvaise grâce au déchargement du bateau.

Puis Copley Banks commença ses préparatifspour son voyage en Afrique. Il apparut qu’il comptait plutôt sur laforce que sur le troc pour remplir sa cale, puisqu’il n’emportaitaucune de ces bagatelles rutilantes qu’affectionnent lessauvages ; en revanche, le brick fut doté de huit pièces deneuf et de râteliers débordant de mousquets et de sabresd’abordage. La voilerie d’arrière près de la cabine fut transforméeen un entrepôt de poudre où s’entassèrent des munitions quiauraient fait honneur à un bâtiment de guerre. Il fit égalementembarquer de l’eau et des vivres pour un long voyage.

Mais ce qui sembla plus surprenant encore, cefut la manière dont Copley Banks composa l’équipage. Freeman, ledirecteur, pensa qu’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’ondisait, à savoir que son patron avait perdu la raison. Sous tel outel prétexte, il commença en effet par congédier les hommeséprouvés et les anciens qui étaient depuis des années au service dela société, à leur place il enrôla la lie du port, des matelotsdont la réputation était si mauvaise qu’il ne se serait pas trouvéun racoleur pour les lui proposer.

Il y avait par exemple Birthmark Sweetlocks,connu pour avoir assisté au massacre des coupeurs de bois deCampeche ; sa tache de naissance rouge sur la joue, qui ledéfigurait horriblement, passait auprès de certains pour un refletde ce crime. Il fut nommé premier lieutenant. Il y avait aussiIsraël Martin, un petit bonhomme tout brûlé par le soleil qui avaitservi avec Howell Davies pour la prise du château de laCôte-du-Cap.

L’équipage fut choisi parmi ceux que Banksavait rencontrés et fréquentés dans leurs bouges infâmes ; sonpropre steward était un gaillard au visage hagard qui glougloutaitquand il essayait de parler. Il avait rasé sa barbe, aussi était-ilméconnaissable ; personne n’aurait pu l’identifier comme lemarin à qui Sharkey avait coupé la langue et qui s’était évadé pourraconter ses aventures à Copley Banks.

Tout cela suscita naturellement descommentaires dans la ville de Kingston. Le commandant des troupes,le major Harvey, un artilleur, adressa au gouverneur de sérieusesreprésentations.

– Ce n’est plus un navire de commerce,c’est un petit navire de guerre ! dit-il. Je pense qu’ilconviendrait d’arrêter Copley Banks et le saisir du bateau.

– Que soupçonnez-vous ? interrogeale gouverneur, dont l’esprit lent était de surcroît embué par lesfièvres et le porto.

– Je soupçonne cet homme de vouloirimiter Stede Bonnet.

Stede Bonnet était un planteur de bonneréputation et d’un tempérament religieux qui, à la suite d’uneimpulsion soudaine et irrésistible, avait tout abandonné pourpirater dans la mer des Caraïbes. L’exemple était récent ; ilavait causé dans les îles la plus vive consternation. Ce n’étaitpas d’aujourd’hui que les gouverneurs étaient fréquemment accusésd’être de mèche avec des pirates et de recevoir des commissions surleur butin. Tout manque de vigilance pouvait donc être fâcheusementinterprété.

– Très bien, major Harvey ! Je suistout à fait désolé de faire quelque chose qui puisse offenser monami Copley Banks, car bien des fois je me suis assis à sa table.Mais après ce que vous m’avez dit, je vois que je n’ai pas lechoix. Je vous ordonne donc de monter sur ce bateau et de vousrenseigner quant à son caractère et à sa destination.

Voilà pourquoi le major Harvey, à une heure dumatin, dans une embarcation pleine de soldats, rendit une visitesurprise au Ruffling-Harry. Il ne trouva rien de plussolide qu’un câble de chanvre flottant à son mouillage. Lepropriétaire du brick avait senti le danger et le bateau faisaitdéjà voile vers le détroit du Vent.

Quand le brick eut avancé et que le cap Morantne fut plus qu’un banc de brume sur l’horizon du sud, les hommesfurent rassemblés à l’arrière et Copley Banks leur révéla son plan.Il les avait choisis, leur dit-il, parce qu’ils étaientintelligents et courageux, et parce qu’ils préféraient sans doutecourir un risque en mer que mourir de faim à terre. Les navires duroi étaient peu nombreux et mal en point. Eux pourraient doncmaîtriser n’importe quel navire de commerce qu’ils rencontreraient.D’autres y avaient réussi. Propriétaire d’un bateau bien équipé,rapide, il ne voyait pas de raison pour qu’ils ne troquent pasbientôt leurs vestes élimées contre des vêtements de velours. S’ilsétaient disposés à naviguer sous le drapeau noir, il était prêt àles commander. Mais s’il s’en trouvait qui désiraient se retirer,ils n’avaient qu’à prendre le youyou et ramer jusqu’à laJamaïque.

Sur quarante-six hommes, quatre demandèrent àêtre congédiés. Ils furent déposés dans le youyou et s’éloignèrentsous les lazzi de l’équipage. Les autres se réunirent pour rédigerle règlement de leur association. Un carré de toile goudronnéenoire, décoré d’un crâne blanc, fut hissé au grand mât.

Les officiers furent élus, et les limites deleur autorité déterminées. Copley Banks fut choisi commecapitaine ; comme un bateau pirate ne comportait pasd’officiers, Sweetlocks devint quartier-maître et Israël Martinmaître d’équipage. Il n’y eut pas de difficultés pour élaborer lerèglement intérieur de la fraternité puisque la moitié des hommesau moins avaient déjà servi sur des corsaires. La nourriture devaitêtre la même pour tous, et nul ne devait toucher à la boisson d’unautre ! Le capitaine disposerait d’une cabine, mais lesmembres de l’équipage y seraient bien accueillis quand ilsvoudraient y pénétrer.

Toutes les parts seraient égales, àl’exception de celles du capitaine, du quartier-maître, du maîtred’équipage, du charpentier et du canonnier-chef : ceux-cibénéficieraient en supplément d’un quart de chaque prise. Celui quiverrait une prise le premier recevrait la meilleure arme trouvéesur elle. Celui qui l’aborderait le premier serait récompensé parle plus beau costume. Chacun traiterait comme il l’entendrait leprisonnier ou la prisonnière qu’il aurait fait. Si un hommeflanchait, le quartier-maître pouvait l’abattre d’un coup depistolet. Telles étaient quelques-unes des règles auxquellessouscrivit l’équipage du Ruffling-Harry en signant dequarante-deux croix la feuille de papier sur laquelle elles étaientinscrites.

Un nouveau corsaire avait donc pris lamer ; en moins d’un an il rivalisait déjà en réputation avecle Happy-Delivery. De Bahama aux îles Sous-le-Vent et lesîles Sous-le-Vent aux îles du Vent. Copley Banks s’affirma le rivalde Sharkey et la terreur des navires marchands. Pendant longtempsle brick et le Happy-Delivery ne se rencontrèrentpas ; hasard vraiment singulier, puisque leRuffling-Harry mouillait régulièrement aux repaireshabituels de Sharkey. Enfin, un beau jour, descendant la crique deCoxon Hole, à l’extrémité est de Cuba, avec l’intention de caréner,Copley Banks aperçut le Happy-Delivery qui se préparait àla même opération.

Copley Banks salua d’un coup de canon et hissale pavillon-trompette vert, selon la coutume observée par lesgentilshommes de la mer. Puis il fit mettre la chaloupe à l’eau etmonta à bord du Happy-Delivery.

Le capitaine Sharkey n’avait rien d’un hommeaimable, et il ne vouait aucune sympathie à ses« collègues ». Copley Banks le trouva assis àcalifourchon sur l’un des canons de poupe, entouré de sonquartier-maître de la Nouvelle-Angleterre Ned Galloway, et d’unetroupe de bandits vociférants. Pourtant nul ne s’avisait de parlerhaut quand Sharkey dirigeait sur lui son visage blême et ses yeuxbleus couverts d’une taie.

Il était en bras de chemise. Le soleil nedevait pas avoir d’effet sur sa tête car il portait un bonnet defourrure comme si c’était l’hiver. Un sabre court d’assassin étaitsuspendu à un baudrier de soie bariolée ; sa large ceinture àagrafes de cuivre était une véritable panoplie de pistolets.

– Regardez-moi ce braconnier !cria-t-il quand Copley Banks enjamba la rambarde. Je vais vousadministrer une raclée qui vous laissera au seuil de la mort, ouqui même vous le fera franchir ! Vous pêchez dans meseaux ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Copley Banks le dévisagea avec les yeux d’unvoyageur qui enfin se retrouve chez lui.

– Je suis heureux que nous soyons du mêmeavis, répondit-il. Car moi-même je pense que les mers ne sont pasassez grandes pour deux. Mais si vous voulez prendre votre sabre etvos pistolets, et venir sur une plage avec moi, alors le monde seradébarrassé d’un damné bandit, quel que soit celui qui succombe.

– Voilà qui est parlé ! s’écriaSharkey en sautant de son canon et en lui tendant la main. Je n’aipas rencontré beaucoup d’hommes capables de regarder John Sharkeydans les yeux et de lui tenir un fier langage. Que le diablem’emporte si je ne vous prends pas pour consort ! Mais si voustrichez au jeu, alors je monterai à votre bord et je vous étriperaisur votre propre poupe !

– J’en aurai autant à votredisposition ! riposta Copley Banks.

C’est ainsi que les deux pirates devinrentamis.

Pendant l’été, ils remontèrent vers le nordjusqu’aux bancs de Terre-Neuve et ils harcelèrent les naviresmarchands de New York ainsi que les baleiniers de laNouvelle-Angleterre. Copley Banks captura le bateau de LiverpoolHouse-of-Hanover, mais ce fut Sharkey qui attacha soncommandant au guindeau et le battit à mort avec des bouteilles declairet vides.

Ensemble ils attaquèrent le navire du roi,Royal-Fortune, que le gouvernement avait lancé à leurpoursuite. Après une action de nuit qui dura cinq heures, ilsfurent vainqueurs. Les équipages, ivres, déchaînés, se battaientnus à la lueur des lanternes de combat ; un tonnelet de rhumet des gobelets avaient été placés à côté de chaque canon. Ilsfilèrent vers la crique de Topsail, dans la Caroline du Nord, pourréparer leurs dommages et, au printemps, ils se retrouvaient auGrand Caicos, prêts à partir pour une longue croisière le long desIndes occidentales.

Entre-temps, Sharkey et Copley Banks s’étaientliés personnellement davantage. Sharkey aimait les bandits sincèreset les tempéraments d’acier ; il avait l’impression d’avoirtrouvé ces deux qualités dans le capitaine duRuffling-Harry. Il fut long à lui faire confiance, car lefond de son caractère était soupçonneux. Il ne se sentait ensécurité que sur son bateau et au milieu de ses hommes.

Mais Copley Banks montait souvent à bord duHappy-Delivery et se joignait à Sharkey dans la plupart deses débauches, si bien que les derniers doutes qui subsistaientdans l’esprit de celui-ci se dissipèrent. Il ignorait tout du malqu’il avait fait à son nouveau camarade ; entre toutes sesvictimes, comment se serait-il souvenu d’ailleurs de la femme etdes deux enfants qu’il avait autrefois massacrés ? Aussi,quand il reçut un défi pour venir boire à bord du brick, lui et sonquartier-maître, au dernier soir de leur séjour à Caicos, il ne vitaucune raison de refuser.

Un paquebot bien approvisionné avait étéarraisonné la semaine précédente ; les vivres ne manquaientdonc pas et le repas fut succulent. Après le souper, ils furentcinq à se mettre à boire ensemble. Il y avait les deux capitaines,Sweetlocks, Ned Galloway et Israël Martin, le vieux boucanier. Lesteward muet les servait ; Sharkey lui brisa un verre sur latête parce qu’il avait été trop lent à le lui remplir.

Le quartier-maître avait éloigné de Sharkeyses pistolets, car il était coutumier d’une vieilleplaisanterie ; il les déchargeait en feux croisés sous latable pour voir qui avait le plus de chance. Cette plaisanterieavait un jour coûté une jambe à son maître d’équipage. C’estpourquoi, quand la table fut desservie, ils prirent prétexte de lachaleur pour décider Sharkey à se débarrasser de ses armes, et ilsles rangèrent hors de sa portée.

La cabine du capitaine duRuffling-Harry était située dans un rouf sur la poupe, etun canon de retraite se trouvait derrière. Des boulets rondss’entassaient le long des murs, et trois grands tonneaux de poudreservaient de desserte pour les plats et les bouteilles. Dans cettechambre sinistre les cinq pirates chantèrent, vociférèrent etburent. Le steward silencieux emplissait leurs verres et faisaitpasser la boîte à tabac et les chandelles pour leurs pipes. D’heureen heure le langage devenait plus grossier, les voix plus rauques,les cris et les jurons plus incohérents. Finalement trois convivesfermèrent leurs yeux injectés de sang et s’abattirent lourdementsur la table.

Copley Banks et Sharkey restaient face àface : l’un parce qu’il avait moins bu, l’autre parcequ’aucune quantité d’alcool ne parvenait à briser ses nerfs d’acierou à échauffer son sang paresseux. Derrière lui se tenait lesteward attentif qui ne cessait de remplir son verre. Du dehorsparvenait le léger clapotis de la marée ; de l’autre côté del’eau un chant de marin s’élevait du Happy-Delivery.

Dans la nuit tropicale sans vent les motsétaient portés jusqu’à leurs oreilles :

Un naviremarchand venait de Stepney Town,

Réveille-le ! Secoue-le ! Éprouve sagrand-voile !

Un naviremarchand venait de Stepney Town

Avec un barilplein d’or et une robe de velours.

Oh ! voilàle brutal Jack le Corsaire

Qui l’attendavec sa vergue masquée

Au large sur lamer en contrebas !

Les deux compagnons de débauche écoutaient ensilence. Puis Copley Banks lança un coup d’œil au steward, etcelui-ci prit un rouleau de corde sur le râtelier d’armes derrièrelui.

– Capitaine Sharkey, dit Copley Banks,vous rappelez-vous du Duchesse-de-Cornouailles qui venaitde Londres, que vous avez prise et coulée il y a trois ans au largedes bas-fonds de Statira ?

– Du diable si je me rappelle leursnoms ! À cette époque-là nous faisions bien dix bateaux parsemaine.

– Parmi les passagers il y avait une mèreet ses deux fils. Peut-être cette précision vous rafraîchira-t-ellela mémoire ?

Le capitaine Sharkey s’adossa pour réfléchir,son long nez crochu pointant vers le plafond. Puis il éclata tout àcoup d’un rire nasillard. Il s’en souvenait maintenant, dit-il, etil ajouta force détails pour le prouver.

– Mais j’avais complètement oublié !s’écria-t-il. Comment se fait-il que vous y ayez pensé ?

– C’est une histoire qui m’intéresse,répondit Copley Banks. Il s’agissait de ma femme et de mes deuxseuls enfants.

Sharkey regarda son compagnon et il s’aperçutque le feu qui couvait toujours dans ses yeux s’était embrasé d’uneflamme blafarde, sinistre. Il devina la menace, et il posa une mainsur sa ceinture dégarnie. Il se retourna alors pour s’emparer d’unearme, mais une corde s’enroula autour de lui et en une seconde ileut les bras liés au côté. Il se débattit comme un chat sauvage etappela.

– Ned ! hurla-t-il. Ned !Réveille-toi ! C’est une canaillerie ! Au secours,Ned ! À l’aide !

Mais les trois hommes étaient ivres morts,aucune voix n’aurait pu les réveiller. La corde s’enroulaittoujours autour de Sharkey. Le capitaine du Happy-Deliveryfut bientôt enveloppé, comme une momie depuis le cou jusqu’auxchevilles. Banks et le steward le placèrent tout raide etimpuissant contre un tonneau de poudre. Ils le bâillonnèrent avecun mouchoir. Les yeux chassieux cerclés de rouge continuaient à lesmaudire. Dans sa joie le muet se mit à caqueter, et Sharkeytressaillit pour la première fois quand il vit s’ouvrir la bouchevide. Il comprit alors que la vengeance, lente et patiente, s’étaitattachée à ses pas, mais qu’à présent elle le tenait dans sesgriffes.

Ses deux vainqueurs avaient un plan tout prêt,à vrai dire un peu compliqué.

D’abord ils défoncèrent les couvercles de deuxgrands tonneaux de poudre, et ils en répandirent le contenu sur latable et le plancher. Ils l’étalèrent tout autour et sous les troisivrognes de façon que chacun se trouve étendu sur un tas de poudre.Puis ils transportèrent Sharkey vers le canon et ils le hissèrentassis sur le sabord, le corps se trouvant à un pied de la gueule dela pièce. Il avait beau essayer de se tortiller, il ne pouvaitbouger d’un pouce à droite ou à gauche ; le muet l’avaitficelé avec toute l’astuce d’un marin ; il n’avait aucunechance de se libérer.

– À présent, démon sanguinaire, lui ditCopley Banks d’une voix douce, tu vas écouter ce que j’ai à tedire ; ce sont les derniers mots que tu entendras jamais. Tues maintenant à moi. Je t’ai acheté, j’y ai mis le prix, car j’aidonné pour cela tout ce qu’un homme peut offrir ici-bas, j’ai mêmedonné mon âme.

« Pour t’attraper, il fallait que jedescende à ton niveau. Pendant deux ans j’ai hésité, j’ai résisté,j’ai espéré qu’un autre moyen serait possible, mais je me suisrendu compte que celui-là était le seul, le bon. J’ai volé et j’aiassassiné. Pis encore, j’ai ri et j’ai vécu avec toi. Tout celadans un seul but. Et voici que mon heure a sonné. Tu vas mourircomme je veux que tu meures : tu verras l’ombre ramperlentement vers toi, et le diable qui t’attendra dans l’ombre.

Sharkey pouvait entendre ses corsaires chanterde l’autre côté de l’eau. Il entendait leurs voix rauques, ilentendait les paroles :

Où est lenavire marchand de Stepney Town ?

Réveille-le ! Secoue-le ! Aboute lescordages !

Où est lenavire marchand de Stepney Town ?

Son or est aucabestan, son sang sur sa robe.

Tout pour lebrutal Jack le Corsaire,

Qui se fie àl’amure du temps

Tout au long dela mer en contrebas !

Les mots lui parvenaient tous. Près de lui ilpouvait entendre deux hommes arpenter le pont. Et cependant ilétait réduit à l’impuissance. Il regardait fixement la gueule ducanon de neuf. Il était incapable de bouger, de pousser ungémissement. De nouveau jaillissait du pont de son propre bateau lechœur des voix, rude et jovial, qui rendait son destin plusinsupportable. Aucune douceur n’éclaira ses yeux bleus chargés devenin. Copley Banks avait enlevé l’amorce du canon, et il avaitaspergé sa lumière de poudre fraîche. Puis il avait pris lachandelle et l’avait coupée pour la réduire à un pouce environ. Ill’avait placée sur la poudre, à la brèche du canon. Ensuite ilrépandit sur le plancher une couche épaisse de poudre :lorsque la chandelle tomberait, par contrecoup elle ferait exploserle tas où se vautraient les trois ivrognes.

– Tu as obligé beaucoup de gens àregarder la mort en face, Sharkey ! lui dit-il. Maintenantc’est ton tour. Tu partiras d’ici en même temps que cesporcs !

Sur ces mots il alluma le bout de la chandelleet éteignit les autres. Cela fait, il sortit avec le muet et del’extérieur ferma à clé la porte de la cabine. Mais avant de s’enaller il se retourna pour contempler triomphalement Sharkey ;pour toute réponse il reçut de ses yeux indomptables une suprêmemalédiction. Dans le cercle imprécis de clarté, ce visage couleurd’ivoire surmonté du front chauve et luisant fut la dernière imageque Sharkey abandonna à un vivant.

Contre le flanc du Ruffling-Harry ily avait un skiff. Copley Banks et le muet s’embarquèrent et firentforce rames vers le rivage. Ils accostèrent, et regardèrentderrière eux : le brick se dressait dans le clair de lunejuste à côté de l’ombre des palmiers. Ils attendirent. Ilsattendirent des minutes qui leur parurent des siècles, tout ensurveillant la clarté qui brillait à travers le sabord de la poupe.Enfin le tonnerre du canon secoua le silence, et un instant plustard, ils entendirent la déflagration d’une explosion. Le corsairelong, effilé, noir, le sable blanc, la bordure de palmiers soupleset plumeux, tout cela sauta dans une lumière éblouissante etretomba dans l’obscurité. La baie s’emplit de hurlements,d’appels.

Alors Copley Banks, dont le cœur chantait endedans de lui, posa un doigt sur l’épaule de son compagnon, et tousdeux s’enfoncèrent dans la jungle solitaire du Caicos.

« LA CLAQUANTE »

Titre original : «The Slapping Sail » (1893).

Ceci se passait au temps où la France avait sa puissancemaritime déjà brisée. Elle comptait plus de trois-ponts quipourrissaient à perte de fond dans la rade de Brest. En revanche,ses frégates et ses corvettes écumaient l’océan. Celles de lamarine anglaise les serraient de près. Aux extrémités de la terreces navires délicats, dont beaucoup portaient des noms de fleurs oude femmes, s’abordaient et se fracassaient les uns les autres enl’honneur de quatre yards d’étamine qui, du bout d’une corne,battaient l’air.

Le vent avait soufflé fort pendant la nuit,mais avec l’aube il était tombé. Maintenant le soleil levantcolorait les franges des varechs de tempête qui, avant dedisparaître vers l’ouest, luisaient sur les innombrables crêtes deslongues vagues vertes. Au nord, au sud, à l’ouest l’horizons’étalait en ligne droite, interrompu seulement par la trombed’écume qui provenait du choc de deux Atlantique. Vers l’est il yavait une île rocheuse qui surplombait la mer par des rocailles,quelques bouquets de palmiers, et une banderole de brume quis’échappait de la hauteur dénudée, conique, qui la coiffait. Unlourd ressac frappait le rivage. À une distance raisonnable, lafrégate anglaise de trente-deux canons Leda, capitaineA.-P. Johnson, levait son flanc noir sur la crête d’une vague ouretombait dans le fond d’une vallée d’émeraude, tout en faisantroute à petite allure vers le nord. Sur son gaillard d’arrière,blanc comme neige, se tenait un petit homme sec au visage hâlé quibalayait l’horizon avec une lunette.

– Monsieur Wharton ! appela-t-ild’une voix qui avait la douceur d’un gond rouillé.

Un officier maigre, aux genoux cagneux,s’avança à pas traînants sur la dunette.

– Monsieur ?

– J’ai ouvert les ordres scellés,monsieur Wharton.

Une lueur de curiosité éclaira les traitsaccusés du premier lieutenant. La Leda était partied’Antigua la semaine précédente avec son associée la Dido,et les instructions de l’amiral avaient été placées sous enveloppescellée.

– Nous devions les ouvrir quand nousatteindrions l’île déserte de Sombriero, latitude nord 18° 36’,longitude ouest 63° 28’. Sombriero se trouvait à six kilomètres aunord-est par bâbord devant quand la tempête tomba, monsieurWharton.

Le lieutenant s’inclina. Lui et le capitaineétaient depuis l’enfance des amis de cœur. Ils étaient allésensemble à l’école, ils s’étaient ensemble engagés dans la marinede guerre, ils avaient combattu et combattu ensemble, ils avaientpris femme chacun dans la famille de l’autre ; mais tantqu’ils avaient le pied sur la dunette, une discipline de ferstérilisait en eux tout ce qu’ils avaient d’humain et ne laissaitplus place qu’à des relations entre supérieur et subordonné. Lecapitaine Johnson tira de sa poche un papier bleu qui craqualorsqu’il le déplia.

Les frégates de trente-deux canonsLeda et Dido (capitaines A.-P. Johnson et James Munro)croiseront à partir du point où ces instructions auront été luesjusqu’à l’entrée de la mer des Caraïbes, dans l’espoir derencontrer la frégate française La Gloire (quarante-huitcanons), qui a récemment harcelé nos navires marchands dans cesecteur. Les frégates de Sa Majesté devront également traquer lebateau pirate connu tantôt sous le nom de La Claquante,tantôt sous celui de Le Chevelu, qui a pillé des naviresanglais et qui a infligé des sévices cruels aux équipages. C’est unpetit brick pourvu de dix canons légers avec à l’avant une caronadede vingt-quatre. Il a été vu la dernière fois le 23 du mois dernierau nord-est de l’île de Sombriero.

Signé : James Montgomery.

contre-amiral

H.M. S. Colossus, Antigua.

– On dirait que nous avons perdu notreassocié, dit le capitaine Johnson en repliant le papier et en seremettant à balayer l’horizon avec sa lunette. Il s’est éloigné aumoment où nous avons rentré le beaupré. Ce serait dommage si nousrencontrions ce Français de poids sans la Dido, n’est-cepas, monsieur Wharton ?

Le lieutenant cligna de l’œil en souriant.

« La gloire a des pièces de dix-huit ansdans sa batterie haute et de douze sur la poupe, monsieur !poursuivit le capitaine. Elle porte à quatre cents et nous à deuxcent trente et un. Le capitaine de Milon est le meilleur marin deFrance. Oh ! mon vieux Bobby, je donnerais tous mes espoirsd’être un jour amiral contre la possibilité de me frotter àlui !

Honteux de s’être oublié, il vira sur lestalons.

« Monsieur Wharton, reprit-il en jetantpar-dessus son épaule un regard sévère, il faut faséyer ces voilescarrées et changer la route d’un quart vers l’ouest.

– Un brick par bâbord devant ! criaune voix du gaillard d’avant.

– Un brick par bâbord ! dit lelieutenant.

Le capitaine sauta sur le pavois et s’accrochaaux haubans de misaine. Le lieutenant maigre se tordit le cou etchuchota quelques mots à Smeaton, le second, tandis que desofficiers et des marins surgissaient de dessous, s’éparpillaient lelong de la rambarde côté sous le vent, et s’abritaient les yeux deleurs mains car le soleil des tropiques s’était déjà hisséau-dessus des palmiers. Le brick était ancré dans la gorge d’unestuaire en ligne courbe : déjà il était évident qu’il nepouvait pas sortir sans passer sous les canons de la frégate. Unelongue pointe rocheuse à son nord le bloquait à l’intérieur.

– Maintenons notre vitesse, monsieurWharton ! dit le capitaine. Cela ne vaut presque pas la peinede sonner le branle-bas de combat, monsieur Smeaton. Mais leshommes peuvent se tenir près des canons pour le cas où ilessaierait de nous filer sous le nez. Préparez les canons de chasseet envoyez les hommes avec les armes légères sur le gaillardd’avant.

En ce temps-là un équipage anglais sedisposait aux postes de combat avec la sérénité de la routinequotidienne. En quelques minutes, sans désordre ni bruit, lesmarins s’étaient agglomérés autour de leurs canons, les fusiliersen ligne s’appuyaient sur leurs fusils, et le beaupré de la frégatepointa droit sur sa petite victime.

– Est-ce La Claquante,monsieur ?

– Je n’en doute pas, monsieurWharton.

– Ils n’ont pas l’air d’apprécierbeaucoup que nous nous intéressions à eux, monsieur. Ils ont coupéleur câble et ils mettent de la toile.

Il paraissait certain que le brick entendaitarracher de force sa liberté. Les unes après les autres, despetites pièces de toile se déployaient, et des marins œuvraientcomme des enragés dans le gréement. Il ne tenta pas de passer sousle feu de l’ennemi, mais il avança pour remonter l’estuaire. Lecapitaine se frotta les mains.

– Il cherche des eaux peu profondes,monsieur Wharton, et nous aurons à l’en faire sortir, monsieur.C’est un beau petit brick, mais j’aurais cru qu’un écumeur des mersaurait été plus débrouillard.

– Il y a eu une mutinerie, monsieur.

– Ah oui ?

– On me l’a raconté à Manille, unevilaine affaire, monsieur. Le capitaine et les deux secondsassassinés. Ce Hudson, ou plutôt le Chevelu comme on l’appelle,dirigeait la mutinerie. Il est de Londres, monsieur, et je ne croispas qu’un plus cruel coquin ait jamais paru dans Londres.

– La prochaine fois qu’il apparaîtra dansLondres ce sera au haut d’une vergue, monsieur Wharton. Ce brick mesemble surchargé de monde. Je lui prendrais bien une vingtaine degabiers, mais ce serait assez pour corrompre l’équipage de l’arche,monsieur Wharton.

Les deux officiers observaient le brick à lalunette. Soudain le lieutenant montra ses dents dans un sourireépanoui tandis que les joues rouges du capitaine se coloraient unpeu plus.

– Voilà Hudson le Chevelu sur la rambardearrière, monsieur.

– La basse, l’impertinentecanaille ! Il se livrera à toutes sortes d’autres farces tantque nous n’en aurons pas fini avec lui. Pourriez-vous l’atteindreavec le long de dix-huit, monsieur Smeaton ?

– Une autre encablure suffira,monsieur.

Pendant qu’ils parlaient, le brick fit uneembardée. Et, tout en virant, de sa hanche jaillit une giclée defumée. C’était un simple morceau de bravoure, car le canon pouvaità peine porter à mi-distance. Puis, après un nouvel évitage, lepetit navire revint dans le vent et prit un autre tournant dans lechenal en lacets.

– L’eau baisse rapidement,monsieur ! répéta le deuxième lieutenant.

– Il y a six toises sur la carte.

– Quatre à la sonde, monsieur.

– Quand nous aurons contourné cettepointe, nous verrons où nous en sommes. Ah ! je m’yattendais ! Mettez à la cape, monsieur Wharton. À présent,nous l’avons à notre merci.

La frégate était maintenant tout à faitinvisible de la mer, à l’embouchure de cet estuaire semblable à unerivière. Quand elle eut contourné la pointe, chacun à bord put voirles deux rives converger à un endroit situé à seize cents mètresenviron. Dans cet angle, le plus près possible de la rive le brickétait adossé, avec son travers face à son poursuivant et untortillon de tissu noir déployé à la misaine. Le lieutenant maigrequi avait reparu sur le pont, avec un sabre d’abordage attaché àson côté et deux pistolets à la ceinture, considéra cet emblèmeavec curiosité.

– Est-ce le pavillon noir des pirates,monsieur ? demanda-t-il.

Mais le capitaine était furieux.

– Peut-être bien qu’il sera pendu là oùses chausses sont pendues en ce moment ! dit-il. Quellesembarcations voulez-vous, monsieur Wharton ?

– Avec la chaloupe et le petit canot, cedevrait être suffisant.

– Prenez-en quatre, et faites-moi un jolitravail. Sifflez tout de suite le départ pour les hommes. Moij’approche peu à peu et je vous aide avec le long de dix-huit.

Dans le grincement des cordages et despoulies, les quatre embarcations furent mises à l’eau. Leurséquipages se serrèrent à l’intérieur : marins aux pieds nus,fusiliers flegmatiques, aspirants blagueurs et, à l’arrière, lesofficiers au visage austère de maître d’école. Le capitaine, coudesétalés sur l’habitacle, continuait à surveiller le brick.L’équipage de La Claquante hissait les filets d’abordage,virait d’un demi-tour les canons de tribord, aménageant pour eux denombreux sabords à bâbord, s’apprêtait en un mot à opposer unerésistance désespérée. Parmi les hommes un grand gaillard barbujusqu’aux yeux et coiffé d’un bonnet rouge se démenait, sebaissait, halait. Le capitaine le regarda avec irritation, puis ilhappa sa lunette et vira sur ses talons. Pendant quelques instantsil demeura là à dévorer l’océan des yeux.

– Remontez les embarcations !cria-t-il de sa voix grinçante. Branle-bas de combat !Préparez les canons de la batterie haute.

Contournant l’estuaire, un gros navireapparaissait. Son grand beaupré jaune et sa figure de proue auxailes blanches surgissaient de derrière les palmiers, tandis que,hauts dans le ciel, trois mâts immenses dominaient le décor :sur la misaine flottait, superbe, le pavillon tricolore. Il amorçalentement le virage ; l’eau d’un bleu profond moussait sousson étrave ; il tourna jusqu’à ce que se présentât de bout enbout son long flanc noir incurvé, avec sa ligne de cuivreéblouissant en dessous, et au-dessus sa rangée de hamacs blancscomme neige, avec aussi des groupes denses de marins penchés pourmieux voir. Ses vergues inférieures étaient suspendues, ses sabordsremontés, ses canons tous sortis et prêts à tirer. Les vigies deLa Gloire, cachée derrière l’un des promontoires de l’île,avaient vu le cul-de-sac où se dirigeait la frégate anglaise ;le capitaine de Milon avait joué à la Leda le tour que lecapitaine Johnson avait joué à La Claquante.

Mais c’était dans des moments critiques commecelui-là que jouait à fond la splendide discipline de la marineanglaise. Les embarcations firent demi-tour. Avec leurs équipagestoujours groupés à bord, elles furent hissées aux bossoirs et lesgarants furent resserrés. Les hamacs furent remontés et arrimés,les cloisons abattues, les soutes et les sabords ouverts, les feuxéteints dans la cuisine. Les tambours appelèrent chacun à sonposte. Des essaims de marins s’affairèrent aux voiles principales,et la frégate vira. Les canonniers retiraient leurs vestes et leurschemises, ajustaient leurs ceintures, poussaient dehors leurspièces de dix-huit, regardaient par les sabords le Françaismajestueux. Il n’y avait presque pas de vent. À peine quelquesrides sur la mer claire. Mais les voiles s’enflaient doucementquand une brise venait des rivages boisés. Le Français avait luiaussi viré de bord : les deux navires se dirigeaient lentementvers la mer sous les voiles auriques. La Gloire avait centmètres d’avance. Elle lofa pour couper la route à la Leda,mais la frégate anglaise vira aussi, et toutes deux continuèrent àavancer en clapotant dans un tel silence que le bruit sec desbaguettes que les fusiliers français enfonçaient pour charger leursarmes résonnait dans les oreilles.

– Pas beaucoup d’espace, monsieurWharton ! remarqua le capitaine.

– Je me suis déjà battu avec moinsd’espace encore, monsieur.

– Nous devrons nous tenir à distance etfaire confiance à notre artillerie. Ce Français a une très fortegarnison, s’il nous aborde, nous pourrions avoir des ennuis.

– Je vois à bord des shakos desoldats.

– Deux compagnies d’infanterie légère dela Martinique. Maintenant c’est à nous ! À tribord toute. Ilfaut l’avoir quand nous passerons derrière.

L’œil perçant du petit commandant avait vu lasurface de la mer se rider, ce qui indiquait une brise. Il s’enétait servi pour s’élancer de l’autre côté du gros Français qu’ilavait au passage arrosé de mitraille par toutes ses pièces. Maisune fois qu’elle l’eut dépassé, la Leda dut revenir dansle vent pour éviter de s’échouer dans l’eau trop peu profonde.Cette manœuvre l’amena sur le tribord du Français, et l’élégantepetite frégate parut donner de la bande sous les bordées quis’échappèrent des sabords béants. Un instant plus tard ses gabierss’élançaient pour déployer les huniers et les cacatois ; elletenta de couper le chemin de La Gloire et de la mitraillerencore une fois. Le capitaine français, cependant, avait fait virerde bord sa frégate. Les deux navires avançaient côte à côte,séparés par moins d’une portée de pistolet, s’arrosant de bordéesdans l’un de ces duels meurtriers qui, s’ils avaient tous étérelatés, souilleraient de sang toutes les cartes.

Dans l’air tropical, avec une brise si faible,la fumée formait une carapace épaisse autour de deux navires :il n’y avait que les mâts de hune pour en surgir. Chacun ne voyaitde son ennemi que les pulsations du feu. Les pièces étaientécouvillonnées, orientées et déchargées dans un mur de vapeurcompacte. Sur la poupe et le gaillard d’avant, en deux petiteslignes rouges, les fusiliers tiraient par salves, mais ni eux niles canonniers ne pouvaient vérifier l’efficacité de leur feu. Pasdavantage, d’ailleurs, ils ne pouvaient dire à quel point le feuadverse les éprouvait car c’était tout juste s’ils voyaient leurvoisin de droite ou de gauche. Mais le mugissement des canons étaitdominé par le son plus aigu des sifflets de bordée, l’éclatementdes planches, le bruit mat des espars ou des madriers quis’abattaient sur le pont. Les lieutenants se tenaient derrière lespièces. Le capitaine Johnson chassait la fumée avec son chapeau àcornes et essayait de voir clair sur la mer.

– Voilà qui n’est pas ordinaire,Bobby ! fit-il.

Car le lieutenant l’avait rejoint. Il sereprit aussitôt :

« Qu’est-ce que nous avons perdu,monsieur Wharton ?

– La vergue du grand hunier et notrecorne, monsieur.

– Où est le pavillon ?

– Parti par-dessus bord, monsieur.

– Ils vont croire que nous l’avonsamené ! Prenez l’emblème d’un canot et attachez-le sur le brasde tribord de la vergue transversale de misaine.

– Bien, monsieur.

Un coup de canon fit voler en éclatsl’habitacle qui les séparait. Un deuxième transforma deux fusiliersmarins en une bouillie sanglante. Pendant un court moment la fuméese leva, et le capitaine anglais vit que le métal plus lourd de sonadversaire avait produit sur la Leda des ravagesterribles, elle était devenue une épave. Son pont était jonché decadavres. Plusieurs de ses sabords ne faisaient plus qu’un seultrou béant. L’un de ses canons de dix-huit avait été complètementretourné et pointait tout droit vers le ciel. La ligne mince desfusiliers continuait à charger et à tirer, mais la moitié despièces étaient réduites au silence, avec leurs canonniers étendusen grappes autour d’eux.

– Attention à repousser l’abordage !hurla le capitaine.

– À vos sabres d’abordage, mesenfants ! À vos sabres d’abordage ! rugit Wharton.

– Ne tirez pas avant qu’ils nous aientabordés ! cria le capitaine aux fusiliers.

L’ombre énorme du Français surgit de la fumée.Des groupes compacts d’abordeurs étaient suspendus à ses flancs età ses haubans. Une bordée finale fusa de ses sabords, et le grandmât de la Leda coupé net à un mètre cinquante au-dessus dupont, pivota et tournoya en l’air avant de s’abattre sur les canonsde bâbord, de tuer dix hommes et de mettre toute la batterie horsd’état de fonctionner. Un instant plus tard les deux navires sefrottaient l’un contre l’autre. L’ancre de bossoir de tribord deLa Gloire attrapa les chaînes d’artimon de laLeda à bâbord. Dans un hurlement sauvage le noir essaimdes abordeurs s’apprêta à sauter.

Mais leurs pieds ne devaient jamais fouler lepont ensanglanté. De quelque part arriva une décharge demitraille ; puis une deuxième ; puis une autre… Lesfusiliers et les marins anglais qui attendaient, sabre d’abordageou fusil en main, derrière les pièces silencieuses virent avecstupéfaction les groupes sombres se diluer et disparaître. Au mêmeinstant le travers de bâbord du Français se mit à rugir de toutesses pièces.

– Ôtez les épaves ! rugit lecapitaine. Sur quoi diable sont-ils en train de tirer ?

– Dégagez les canons ! haleta lelieutenant. Nous n’y sommes pas encore, les enfants !

Les débris furent arrachés, hachés, fendus,avant que d’abord une pièce puis une autre pussent rentrer enaction. L’ancre du Français avait été coupée et la Ledas’était affranchie de cette étreinte mortelle. Mais tout à coup ilse produisit une galopade sur les haubans de La Gloire, etcent Anglais se mirent à hurler :

– Ils s’enfuient ! Ils sesauvent !

C’était vrai. Le Français avait cessé le feu.Il ne se souciait plus que d’une chose, mettre le plus de toilepossible. Mais ces cent Anglais vociférants ne pouvaient pasrevendiquer toute la responsabilité de ce revirement. Quand lafumée se dissipa, la véritable raison de la fuite de l’ennemiapparut. Pendant la bataille les navires avaient gagné l’embouchurede l’estuaire. Or, à près de six kilomètres en pleine mer,surgissait l’associée de la Leda qui fonçait toutes voilesdehors vers l’endroit où tiraient les canons. Le capitaine de Milonestima alors qu’il en avait eu assez pour un jour, et bientôtLa Gloire se retirait vers le nord, tandis que laDido bondissait à ses trousses, l’arrosait de ses canonsde chasse. Bientôt une avancée de terrain les dissimula.

Mais la Leda demeura sévèrementfrappée, avec son grand mât en moins, ses rambardes en pièces, sonmât de misaine et sa corne disparus, sa voilure comme des haillonsde mendiants, une centaine de morts et de blessés dans sonéquipage. Autour d’elle des débris flottaient sur les vagues. Unegrosse épave toute proche était l’étambot d’un navire mutilé ;en travers, en lettres blanches sur fond noir, il étaitpeint : La Claquante.

– Ma parole ! C’est lebrick qui nous a sauvés ! s’écria M. Wharton. Hudson leChevelu l’a fait entrer en action contre le Français et il a étécoulé par une bordée !

Le petit capitaine vira sur les talons etarpenta le pont sur toute sa longueur. Déjà son équipage bouchaitles trous de sa mitraille, faisait des nœuds, des épissures, desreprises. Quand il revint vers le lieutenant, celui-ci constata queses traits autour des yeux et de la bouche s’étaient adoucis.

– Aucun rescapé ?

– Aucun. Ils ont dû sombrer tous.

Les deux officiers contemplèrent en silencel’épave sinistre ainsi que les autres débris. Quelque chose de noirvoguait à la dérive, à côté d’une corne fendue et d’unentremêlement de drisses. Ils reconnurent le pavillon qui les avaitscandalisés. Non loin flottait un bonnet rouge.

– C’était un bandit, mais il étaitAnglais ! dit finalement le capitaine. Il a vécu comme unchien, mais, par Dieu, il est mort comme un homme !

UN PIRATE DE LA TERRE

Titre original :A Pirate of the Land (1918).

 

Le lieu : la route Eastbourne-Tunbridge, pas très loin deCross in Hand, isolée entre deux landes qui la bordent à droitecomme à gauche.

L’heure : onze heures et quart, undimanche soir de l’été dernier.

Une voiture descendait lentement la route.

C’était une Rolls-Royce longue et mince quiroulait en douceur. Son moteur ronronnait gentiment. Dans les deuxclartés aveuglantes des phares, les bordures d’herbe et les grappesde bruyère défilaient comme un film doré : tout autourd’elles, derrière elles, la nuit se refermait. Un feu rouge rubisétait allumé à l’arrière, mais il n’y avait pas de plaque de policevisible dans le halo que projetait la lanterne. La voiture était uncabriolet du type touriste. La nuit était sans lune, mais même danscette quasi-obscurité un passant n’aurait pas manqué de remarquerune bizarre imprécision dans sa ligne. S’il l’avait vue franchir lepinceau lumineux d’une villa ouverte, il en aurait compris lacause : la carrosserie était recouverte d’une sorte de housseen toile de Hollande pas très bien fixée. Le long capot noir étaitlui aussi tendu d’une draperie, mais mieux serrée.

L’homme qui conduisait cette étrange voitureétait large, solidement bâti. Il se tenait courbé sur le volant. Lebord de son chapeau tyrolien retombait au-dessus des yeux et, dansl’ombre qu’il projetait, le bout rouge d’une cigarette seconsumait. Il avait remonté jusqu’à en couvrir ses oreilles le colde son pardessus noir en ratine. Il tendait le cou en avant, et cecou surgissait entre des épaules arrondies. Pendant que la voitureglissait sans bruit, débrayée et en roue libre, pour descendre lacôte, il donnait l’impression, tant il fouillait la nuit devantlui, de chercher un objet passionnément désiré.

Un lointain coup de klaxon déchira le silencevers le sud. Par une telle nuit, en un tel endroit, toute lacirculation était orientée sud-nord : les« week-enders » de Londres revenaient en effet des plagesvers la capitale, abandonnaient les plaisirs pour le devoir.L’homme seul se redressa, écouta intensément. Oui, c’était encorele klaxon, sûrement au sud. Il coucha son visage sur le volant etson regard dévora l’obscurité. Puis, tout à coup, il cracha sacigarette et il avala une grande bouffée d’air. Au loin, plus bassur la route, deux petits points jaunes avaient amorcé un virage.Ils disparurent dans un creux, remontèrent, puis s’évanouirentencore. Tout soudain le conducteur de la voiture enveloppée passade l’inertie à une activité précipitée. Il tira de sa poche unmasque de drap noir qu’il fixa solidement sur son visage en prenantgrand soin que sa vue ne fût pas gênée. Il découvrit le temps d’uninstant une lanterne à acétylène pour jeter un coup d’œil à sespréparatifs, et il la reposa près de lui sur le siège à côté d’unmauser. Il tordit le bord de son chapeau pour le baisser le pluspossible, embraya et abaissa son frein à main. La voiture émit unpetit rire étouffé, frémit, et elle s’élança ; son puissantmoteur laissa échapper un doux soupir avant de s’engager dans ladescente qui était assez raide. Son conducteur se pencha etéteignit les phares. Seule une vague coupure grise dans la landelui indiquait la route. Devant lui résonna bientôt un bruit confusde métal essoufflé : c’était l’autre voiture qui approchait enpeinant dans la côte. Elle toussait, crachotait parce qu’elle étaiten première – une vieille première vitesse, antique et vénérable –et son moteur haletait comme un cœur fatigué. Les points jaunes quiavaient grossi et qui brillaient plongèrent une dernière fois dansle creux d’une montagne russe. Quand ils reparurent en haut, lesdeux voitures n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres l’une del’autre. La voiture qui avait ses phares éteints se mit en traversde la route pour barrer à l’autre le passage ; une lanterne àacétylène se balança en l’air pour avertir le nouvel arrivant qui,dans un effroyable grincement de freins, fut contraint des’arrêter.

– Dites donc ! s’écria une voixmécontente. Ma parole, je vous jure que nous aurions pu nous fairemal ! Pourquoi diable n’avez-vous pas vos pharesallumés ? Je ne vous ai vu qu’au moment où j’allais défoncermon radiateur sur votre voiture !

La lanterne à acétylène, tendue à bout debras, éclairait un jeune homme très en colère : il avait lesyeux bleus, une moustache blonde, un teint fleuri ; il étaitseul au volant d’une ancienne Wolseley 12 CV. Tout à coup sonregard furieux qui s’accordait mal avec un visage poupin fit placeà l’expression d’une stupéfaction considérable. Le conducteur de lavoiture noire était descendu de son siège. Un pistolet pointa sonlong canon méchant vers la tempe du jeune touriste ; etderrière le pistolet il y avait un rond de drap noir avec deux yeuxterribles qui étincelaient.

– Haut les mains ! ordonna une voixferme et brève. Haut les mains, sinon…

Le jeune homme était aussi courageux quen’importe qui, mais il leva néanmoins les mains.

– Descendez ! commanda sonagresseur.

Le jeune homme glissa de son siège sur laroute ; la lanterne à acétylène et le pistolet étaienttoujours braqués sur lui. À un moment donné, il fit un geste commes’il allait baisser les mains, mais un seul mot suffit pour qu’illes relevât aussitôt.

– Dites, dites donc ! dit letouriste. Vous ne trouvez pas que ça fait plutôt vieux jeu ?Je suppose que vous plaisantez… hein ?

– Votre montre ! fit l’hommederrière le mauser.

– Non, vous ne voulez passérieusement ?…

– Votre montre, je vous dis !

– Bon. Prenez-la si ça vous fait plaisir.Elle n’est qu’en doublé, je vous préviens ! Vous avez deuxsiècles de retard, ou bien vous vous êtes trompé de quelquesmilliers de kilomètres en longitude. C’est la brousse qu’il vousfaut. Ou l’Amérique. Sur une route du Sussex vous ne faites pasbien dans le tableau !

– Portefeuille ! dit l’homme.

Il y avait dans son accent et dans sa méthodequelque chose de très contraignant. Le portefeuille lui futremis.

« Des bagues ?

– Porte pas !

– Restez là ! Ne bougezpas !

Le voleur de grand chemin passa devant savictime et releva le capot de la Wolseley. Sa main, qui tenait despinces d’acier, plongea dans les fils. Le bruit sec de la coupurede l’un d’eux fit sursauter le touriste.

– Allez vous faire pendre ! Maisn’abîmez pas ma voiture, au moins !

Il se retourna. Vif comme l’éclair, lepistolet se retrouva collé à sa tempe. Pourtant, le temps de cetéclair, pendant que le bandit se détournait des fils coupés, leregard du jeune homme surprit quelque chose qui le fit tressailliret hoqueter de surprise. Il ouvrit la bouche comme pour crierquelques mots. Puis, au prix d’un effort évident, il secontint.

– Remontez ! ordonna le voleur degrand chemin.

Le touriste regrimpa sur son siège.

« Comment vous appelez-vous ?

– Ronald Barker. Et vous ?

L’homme masqué ignora l’impertinence.

– Où habitez-vous ?demanda-t-il.

– Mes cartes de visite sont dans monportefeuille. Vous n’avez qu’à en prendre une.

Le bandit sauta dans sa voiture, dont lemoteur n’avait cessé d’accompagner en sourdine le dialogue.Brutalement il desserra le frein, embraya, tourna le volant etdégagea la route pour la Wolseley immobilisée. Une minute plustard, il roulait, tous phares allumés, à cinq ou six cents mètresvers le sud tandis que M. Ronald Barker, une lampe électriqueà la main, farfouillait furieusement parmi les petits bouts den’importe quoi de sa boîte d’entretien pour trouver un brin de filqui pût rétablir le circuit électrique et lui permettre dereprendre sa route.

Lorsque l’aventurier eut placé une distanceraisonnable entre lui et sa victime, il freina, ralentit, tira desa poche son butin, rangea la montre, ouvrit le portefeuille etcompta l’argent. En tout et pour tout, sept misérables shillingsdont la vue l’amusa plus qu’elle ne le contraria. Il éclata de rireen contemplant à la lumière de sa lanterne les deux demi-couronneset le florin. Puis soudain, il se figea. Il replaça dans sa pochele mince portefeuille, desserra le frein et repartit avec le mêmeair concentré et tendu qu’il avait arboré au début de son aventure.Les phares d’une autre voiture descendaient la route.

Cette fois il dissimula moins soigneusementses manières de voleur de grand chemin. L’expérience lui avaitnettement donné confiance. Avec ses phares allumés il fonça versles touristes qui survenaient et il stoppa au milieu de la route.Il les somma de s’arrêter. Dans l’esprit des touristes ahuris lerésultat ne se fit pas attendre. Dans la lumière de leurs propresphares, ils voyaient deux disques brillants de chaque côté d’unepuissante voiture, son long mufle muselé de noir et au-dessus, aumilieu le visage masqué et la silhouette menaçante du conducteursolitaire. Dans le cercle doré projeté par le pirate de la terreune Humber de 20 CV était arrêtée, élégante, carrossée en coupé,conduite par un minuscule chauffeur très étonné qui, sous sacasquette à pois, osait à peine regarder. Derrière le pare-briseapparurent deux chapeaux à voilettes et deux visages surpris :c’étaient deux fort jolies jeunes femmes, assises l’une à côté del’autre ; un crescendo de petits cris aigus révéla l’effroisincère d’une voyageuse. L’autre, moins émotive, avait gardé sonesprit critique.

– Conservez votre sang-froid,Hilda ! chuchota-t-elle. Fermez-la et ne faites pasl’idiote ! C’est Bertie ou l’un des autres garçons qui nousfait une farce.

– Non, non Flossie ! C’est sérieux.C’est un voleur, c’est sûr. Ô mon Dieu qu’est-ce que nous allonsfaire ?

– Quelle publicité ! s’écrial’autre. Oh ! quelle magnifique publicité ! Trop tardpour les journaux du matin, mais tous les journaux du soirl’auront, j’en suis sûre !

– Qu’est-ce que ça va nous coûter !gémit Mlle Hilda. Oh ! Flossie, Flossie !Je sens que je vais m’évanouir ! Vous ne croyez pas que sinous nous mettions à hurler toutes les deux ça servirait à quelquechose ? Il est affreux, avec cette horreur noire sur lafigure ! Oh ! chérie, chérie ! il est en train detuer notre pauvre petit Alf !

Les méthodes du voleur semblaienteffectivement alarmantes. Il avait sauté de sa voiture et il avaitfait dégringoler le chauffeur de son siège en le prenant par lapeau de la nuque. La vue du mauser avait coupé net toute velléitéde résistance. Sous sa contrainte, le petit homme avait relevé lecapot et retiré les bougies. S’étant ainsi assuré de l’immobilitéde la voiture, l’homme masqué alla, une lanterne à la main, vers laportière. Il avait mis de côté les manières un peu rudes dont ilavait gratifié M. Ronald Barker. Sa voix et ses manièresétaient empreintes de gentillesse, mais aussi de décision. En guised’exorde à sa mise en demeure il retira son chapeau.

– Je suis désolé, mesdames, de vousdéranger ! fit-il sur une note beaucoup plus haute que cellede sa précédente conversation. Puis-je vous demander qui vousêtes ?

Mlle Hilda avait dépassé lestade du discours cohérent, mais Mlle Flossie étaitd’un tempérament plus solide.

– C’est une drôle d’histoire !dit-elle. De quel droit nous arrêtez-vous sur une routepublique ? J’aimerais bien le savoir !

– Mon temps est mesuré, répondit levoleur d’une voix plus ferme. Répondez à ma question.

– Dites-lui, Flossie ! Pour l’amourdu Ciel ! soyez gentille avec lui, s’écria Hilda.

– Hé bien ! nous sommes du Théâtrede la Gaîté, à Londres, si cela vous intéresse. Peut-être avez-vousentendu parler de Mlle Flossie Thornton et deMlle Hilda Mannering ? Nous avons joué pendantune semaine au Royal d’Eastbourne, et nous avons pris un congéaujourd’hui dimanche. Maintenant, vous savez tout !

– Il faut que vous me donniez vos bourseset vos bijoux.

Les deux dames poussèrent des cris perçants,mais elles découvrirent, tout comme M. Ronald Barker, qu’il yavait dans les procédés de cet homme un je-ne-sais-quoi d’assezcontraignant. Au bout de quelques minutes elles lui avaient remisleurs bourses ; de plus, un tas de bagues étincelantes, debracelets, de broches et de chaînes fut déposé sur le siège avantde la voiture. Les diamants luisaient et scintillaient comme despetites pointes électriques à la lueur de la lanterne. Il ramassala pile de bijoux et la soupesa dans sa main.

« Y a-t-il quelques chose à quoi vousteniez spécialement ? demanda-t-il.

Mlle Flossie n’était pasd’humeur à concéder quoi que ce fût.

– Ne jouez pas avec nous les ClaudeDuval ! dit-elle. Prenez le tout, ou laissez le tout. Nousn’aimons pas les miettes.

– Oh ! je voudrais le collier deBilly ! cria Hilda en désignant un petit rang de perles.

Le voleur s’inclina et desserra lesdoigts.

– Rien d’autre ?

La courageuse Flossie se mit soudain àpleurer. Hilda l’imita. L’effet sur le voleur fut surprenant. Iljeta le tas de bijoux sur les genoux les plus proches.

– Là ! Là ! prenez-les !dit-il. C’est du toc, d’ailleurs. Ils valent peut-être quelquechose pour vous, mais rien pour moi !

Les larmes, immédiatement, furent remplacéespar un sourire.

– Pour nos bourses, aucuneimportance ! La publicité vaut dix fois l’argent. Mais quellebizarre façon de gagner sa vie aujourd’hui ! Vous n’avez paspeur d’être pris ? C’est tellement merveilleux, une vraiescène de comédie !

– Ou de tragédie, parfois.

– Oh ! j’espère que non ! Jesuis sûre que non ! crièrent les deux dames de théâtre.

Mais le voleur n’était plus d’humeur à parler.Au loin en bas de la côte deux petits points lumineux avaientapparu. Une nouvelle affaire s’offrait à lui ; il ne pouvaitpas mêler l’une et l’autre. Il remit sa voiture en marche, leva sonchapeau tyrolien et démarra pour rencontrer ce nouvel arrivant,tandis que Mlles Hilda et Flossie, toutespalpitantes de leur aventure, se penchaient par les portières deleur voiture en panne pour regarder un feu rouge arrière se fondredans la nuit.

Cette fois tout laissait prévoir une prise dechoix. Derrière ses quatre grandes lanternes cerclées d’un cuivreéblouissant, la magnifique Daimler 60 CV grimpait la côte avec ceronflement bas, profond, égal qui proclamait l’énormité de lapuissance latente. Tel un galion espagnol richement chargé et hautde poupe, elle allait droit devant elle, jusqu’à ce que le bateaupirate qui s’avançait lui coupât la route et l’obligeât à stopperbrusquement. Le voleur distingua un front haut et dégarni, deuxjoues tombantes et deux petits yeux rusés qui émergeaient d’entreles boursouflures de graisse.

– Ôtez-vous de mon chemin,monsieur ! Retirez-vous tout de suite ! cria une voixgrinçante. Passez-lui sur le corps, Hearn ! Descendez etjetez-le à bas de son siège. C’est un ivrogne ! Un ivrogne, jevous dis !

Jusqu’ici, les manières du moderne voleur degrand chemin avaient été exemptes de méchanceté. Elles tournèrenten une seconde à la sauvagerie. Le chauffeur, bien bâti, excité parcette voix de crécelle derrière lui, sauta de son siège et saisitpar le collet le voleur qui s’avançait. Celui-ci le frappa de lacrosse de son pistolet, l’homme s’écroula sur la route engémissant. Sautant par-dessus le corps prostré, le voleur ouvrit laportière, empoigna par l’oreille le gros voyageur et le tira sur laroute. Là, avec un grand sang-froid, il le souffleta à deuxreprises de sa main ouverte. Dans le silence de la nuit, les giflesretentirent comme deux coups de pistolet. Le touriste ventripotentdevint blême et tomba à demi inanimé contre le flanc de lalimousine. Le voleur lui déboutonna la veste, lui arracha la lourdemontre en or avec tout ce qui la tenait, lui retira la grandeépingle de cravate dont la pierre étincelait sur le satin noir,s’empara de quatre bagues dont aucune ne coûtait moins de cinqchiffres, et finalement ôta d’une poche intérieure un grosportefeuille. Il transféra le tout dans son propre pardessus noiret y ajouta les perles qui servaient de boutons de manchette ainsique le bouton en or de son col. Ayant vérifié qu’il ne restait plusrien à prendre, le voleur éclaira de sa lanterne le corps inerte duchauffeur et parut satisfait de le savoir assommé mais vivant. Puisil se retourna vers le voyageur et se mit en devoir de lui arrachertous ses vêtements avec une énergie si farouche que sa victime setordit et le supplia en pleurnichant de l’épargner.

Quelle qu’eût été l’intention de son bourreau,elle se trouva contrariée. Un bruit lui fit tourner la tête et ilvit, à une distance relativement proche, les feux d’une voiture quivenait rapidement du nord. Cette voiture avait déjà dû dépasser lesépaves que le pirate avait laissées derrière lui. Elle semblaits’être mise sur ses traces dans un but précis, et il n’était pasimpossible qu’elle fût remplie de tous les policiers dudistrict.

L’aventurier n’avait pas de temps à perdre. Ilabandonna sa victime à demi déshabillée, sauta dans sa voiture,appuya sur l’accélérateur et fonça sur la route. Un peu plus basdébouchait un chemin de traverse ; le fugitif s’y engagea àtoute allure et, ayant mis huit ou neuf kilomètres entre lui etn’importe quel poursuivant, prit le risque de s’arrêter. Dans uncoin tranquille, il compta son butin de la soirée : lamisérable prise aux dépens de M. Ronald Barker, les bourses unpeu plus intéressantes des deux actrices (quatre livres en tout) etenfin les somptueux bijoux et le portefeuille bien garni duploutocrate de la Daimler, cinq billets de cinquante livres, quatrede dix, quinze souverains, plus un certain nombre de titres etvaleurs. C’était assez pour une nuit de travail. L’aventurierenfouit dans ses poches ses profits mal gagnés, alluma unecigarette et se remit en route avec l’air d’un homme que les soucisn’encombrent plus.

Le lundi matin qui suivit cette soirée fertileen événements, sir Henry Hailworthy, de Walcot Old Place, venait determiner sans hâte son petit déjeuner. Il se leva pour se rendre àson cabinet, où il avait l’intention d’écrire quelques lettresavant d’aller siéger au tribunal du comté. Sir Henry était lesubstitut adjoint du comté. Baronnet d’ancienne noblesse, il étaitentré depuis dix ans dans la magistrature. Il était surtout célèbrepar son écurie de course et il passait pour le plus intrépidecavalier de tout le pays. Grand gaillard solidement trempé, avec unvisage imberbe, d’épais sourcils noirs et une mâchoire carrée, ilfaisait partie des gens dont on dit qu’il vaut mieux les avoir pouramis que pour ennemis. Bien qu’il fût âgé de près de cinquante ans,il n’avait absolument pas l’air d’être sorti de l’adolescence, àcette réserve près que la nature, dans l’un de ses capricesbizarres, l’avait gratifié d’une petite touffe de cheveux blancsau-dessus de l’oreille droite, ce qui rendait ses boucles brunesencore plus noires par contraste. Ce matin-là, il étaitsongeur ; il alluma sa pipe, s’assit à son bureau devant unbloc de papier blanc et se perdit dans une profonde rêverie.

Mais le présent se rappela à ses pensées.Derrière les lauriers qui bordaient l’allée, un bruit de ferrailleretentit, qui se transforma en une indication plus précise :une vieille voiture s’annonçait. Du virage émergea en effet uneWolseley démodée, poussive, conduite par un jeune homme bienportant qui arborait une moustache blonde. Sir Henry sauta sur sespieds quand il le vit, puis se rassit. Il se releva une minute plustard, quand un domestique annonça M. Ronald Barker. C’étaitune visite matinale, mais Barker était un ami intime de sir Henry.L’un et l’autre étaient d’excellents tireurs, cavaliers, joueurs debillard ; ils avaient donc beaucoup de goûts en commun, et leplus jeune (le plus pauvre) avait l’habitude de passer au moinsdeux soirées par semaine à Walcot Old Place. Aussi sir Henrys’avança cordialement la main tendue pour l’accueillir.

– Vous vous êtes levé tôt, cematin ! lui dit-il. Que se passe-t-il ? Si vous allez àLewes, nous pourrions faire route ensemble.

Mais la contenance du jeune homme étaitbizarre, peu aimable. Il dédaigna la main qu’on lui tendait, et ilresta debout, tirant sur sa longue moustache et dévisageant lemagistrat d’un regard trouble, interrogatif.

« Eh bien ! Qu’est-ce qu’il ya ? demanda sir Henry.

Le jeune homme ne parla pas encore. Il étaitvisiblement au bord d’une question qu’il ne se décidait pas àposer. Son hôte perdit patience.

« Vous ne paraissez guère vous-même, cematin ? Allez-vous me dire ce qui se passe ? Quelquechose vous a indisposé, bouleversé ?

– Oui, répondit Ronald Barker avecemphase.

– Quoi ?

– Vous !

Sir Henry sourit :

– Asseyez-vous, cher ami. Si vous avez lemoindre grief contre moi, faites-le moi connaître, je vousprie.

Barker s’assit. Il parut prendre son élan pouroser exprimer un reproche. Quand il fut émis, ce fut avec labrutalité d’un boulet de canon.

– Pourquoi m’avez-vous dévalisé la nuitdernière ?

Le magistrat avait des nerfs d’acier. Il nelaissa paraître ni surprise ni colère. Pas un muscle ne bougea sursa figure calme.

– Pourquoi me dites-vous que je vous aidévalisé la nuit dernière ?

– Un type grand et fort en voiture m’aarrêté sur la route de Mayfield. Il a braqué un pistolet sur moi etm’a pris ma montre et mon portefeuille. Sir Henry, cet homme,c’était vous !

Le magistrat sourit.

– Et je suis l’unique type grand et fortdu district ! L’unique qui possède une voiture !

– Est-ce que vous croyez que je suisincapable de reconnaître une Rolls-Royce ? Moi qui ai passé lamoitié de ma vie sur une voiture et l’autre moitié dessous ?Et qui d’autre dans le pays possède une Rolls-Royce ?

– Mon cher Barker, ne croyez-vous pasqu’un moderne voleur de grand chemin tel que vous me le décrivezopérerait plus vraisemblablement hors de son propre district ?Combien de centaines de Rolls-Royce roulent dans le sud del’Angleterre ?

– Non, vous perdez votre temps, sirHenry ! Rien à faire ! Vous avez eu beau baisser letimbre de votre voix de quelques notes, je l’ai reconnue. Maisn’importe, mon cher ! Pourquoi avez-vous fait cela ?Voilà ce qui me tracasse. Que vous m’ayez dévalisé, moi un de vosplus grands amis, moi un homme qui s’est tué de travail quand vousvous êtes présenté aux élections, et cela pour l’amour d’une montreBrummagen et de quelques shillings, voilà qui est proprementincroyable !

– Tout à fait incroyable ! répéta ensouriant le magistrat.

– Et puis, il y a eu ces actrices,pauvres petites bonnes femmes, qui gagnent jusqu’au moindre pennyde leur porte-monnaie. Je vous ai suivi en bas de la route,comprenez-vous ? Un sale boulot, comme jamais je n’en aivu ! Pour le requin de la City, c’était différent. S’il yavait quelqu’un à dévaliser, cette sorte de type était le pigeonrêvé ! Mais votre ami !… Et puis ces filles… Je vous lerépète, jamais je ne l’aurais cru !

– Mais pourquoi le croyez-vous ?

– Parce que je vous ai vu.

– Eh bien ! vous m’avez tout l’airde vous être autosuggestionné. J’attends vos preuves !

– Je pourrais prêter serment contre vousdevant un tribunal. Ce qui a été le comble, c’est que, lorsque vousavez cisaillé mes fils (avec un drôle de culot !), j’ai vuvotre mèche blanche, elle dépassait sous votre masque.

Pour la première fois, un observateur attentifaurait pu noter sur le visage du baronnet une trace d’émotion.

– Vous me paraissez doté d’uneimagination plutôt vive ! dit-il.

Son visiteur rougit d’indignation.

– Maintenant, regardez, Hailworthy !dit-il en ouvrant sa main et en montrant un petit triangle découpédans du drap noir. Vous voyez ça ? Je l’ai ramassé par terreprès de la voiture des deux jeunes femmes. Vous avez dû le déchirerquand vous avez sauté de votre siège. À présent, faites donc venircet épais pardessus noir que vous aviez pour conduire. Si vous nesonnez pas, je sonnerai moi-même pour le voir. Je suis résolu àaller jusqu’au fin fond de l’affaire, ne vous y trompezpas !

La réponse du baronnet fut tout à faitsurprenante. Il se leva, passa près de la chaise de Barker, marchavers la porte, la ferma à clé, et mit celle-ci dans sa poche.

– Vous voulez aller jusqu’au bout ?dit-il. Je vous tiendrai enfermé jusqu’à ce que vous soyez au bout.Maintenant, Barker, nous devons avoir une conversation franche,d’homme à homme. Elle peut s’achever ou non en tragédie, celadépend de vous.

Il avait entrouvert tout en parlant l’un destrois tiroirs de son bureau. Son visiteur, très en colère, fronçale sourcil.

– Vous n’arrangerez pas les choses en memenaçant Hailworthy ! Je veux accomplir mon devoir, vous ne meblufferez pas assez pour me le faire oublier.

– Je ne désire nullement vous bluffer.Quand j’ai parlé d’une tragédie, je ne pensais pas à vous. Ce queje voulais dire, c’était que l’affaire pouvait prendre plusieurstournures. Je n’ai ni amis ni parents, mais il y a l’honneur dunom, et certaines choses sont impossibles.

– Il est bien tard pour parlerainsi !

– Ma foi, peut-être est-il tard,peut-être ne l’est-il pas trop… J’ai beaucoup à vous dire, Barker.En premier lieu, vous avez tout à fait raison, c’est moi qui aipratiqué sur vous un hold-up la nuit dernière sur la route deMayfield.

– Mais nom d’un chien,pourquoi ?

– Parfait. Laissez-moi vous donner maversion des faits. Auparavant je voudrais que vous regardiezceci…

Il ouvrit tout à fait le tiroir et en sortitdeux petits paquets.

« … Ils devaient être postés ce soir,reprit-il. Celui-ci vous était adressé, et je peux aussi bien vousle faire parvenir tout de suite de la main à la main. Il contientvotre montre et votre portefeuille. Ainsi, voyez-vous, si j’exceptevotre fil cisaillé, dans cette aventure vous n’aurez rien perdu.L’autre paquet est adressé aux jeunes dames du Théâtre de la Gaîté,et il contient ce qui leur appartenait. J’espère vous avoirconvaincu qu’avant vos accusations j’avais déjà l’intention deréparer pleinement mes torts ?

– Et alors ? interrogea Barker.

– Et alors ? Eh bien ! nousallons maintenant en venir à sir George Wilde qui est, comme vousle savez sûrement, l’associé principal de Wilde et Guggendorf, lesfondateurs de la Ludgate Bank d’infâme mémoire. Son chauffeur estun cas à part. Vous pouvez m’en croire, je vous donne ma paroled’honneur que j’avais d’autres projets pour le chauffeur. Maisc’est du maître que je veux parler. Vous savez que je ne suis pasriche. Tout le comté le sait. Quand Tulipe Noire perdit leDerby, ce fut un coup dur pour moi. Et ce ne fut pas mon seulennui. J’eus un legs de mille livres. Cette banque infernale payaitsept pour cent sur les dépôts. Je connaissais Wilde. J’allai levoir. Je lui demandai si je pouvais lui faire confiance. Il me ditque c’était un bon placement. Je lui versai l’argent. Quarante-huitheures plus tard, c’était la catastrophe. Devant l’administrateurjudiciaire il fut prouvé que Wilde, depuis trois mois, savait querien ne pourrait le sauver. Et cependant il avait pris tout monargent à bord de son bateau qui allait couler ! Il s’en tiratrès bien !… Que le diable l’emporte !… Il avait beaucoupd’argent en dehors. Mais moi, j’avais perdu tout le mien et aucuneloi ne pouvait me secourir. Il m’avait pourtant dévalisé aussicomplètement que n’importe quel voleur de grand chemin aurait pu lefaire. Je retournai le voir : il me rit au nez. Il me dit queje ferais mieux de m’en tenir aux fonds consolidés, et que la leçonne m’avait pas coûté cher. Alors je jurai que, d’une manière oud’une autre, je prendrais ma revanche. Je connaissais seshabitudes, du moins je m’arrangeai pour les connaître. Je savaisqu’il revenait tous les dimanches soir d’Eastbourne à Londres. Jesavais qu’il transportait avec lui dans son portefeuille une fortesomme. Bon. Aujourd’hui, c’est mon portefeuille et ce n’est plus lesien. Voudriez-vous me faire admettre que mon acte manque dejustification morale ? Au nom du Ciel ! j’auraisdépouillé ce démon aussi complètement qu’il a dépouillé je ne saiscombien de veuves et d’orphelins, si j’en avais eu letemps !

– Très bien. Mais moi ! Mais lesactrices ?

– Ayez un peu de bon sens, Barker. Vousimaginez-vous que je pouvais dévaliser cet ennemi personnel enévitant d’être soupçonné ? Impossible ! J’étais obligéd’agir comme un voleur ordinaire qui se serait attaqué à lui parhasard. C’est pourquoi je me suis posté sur la grand-route pourrisquer ma chance. Le diable le voulut : le premier passantqui se présenta, c’était vous ! Je fus un imbécile de ne pasreconnaître votre vieux tas de ferraille d’après le chahut qu’ilfaisait en grimpant la côte. Quand je vous vis, je pouvais à peineparler tellement j’avais envie de rire. Mais il fallait que j’aillejusqu’au bout. Avec les actrices, ce fut la même chose. Je crainsde m’être trahi, car je ne pus me résoudre à prendre leurverroterie, mais j’avais à tenir mon rôle. Enfin mon homme survint.Là il n’y eut pas de bluff. J’étais là pour le dépouiller, je lefis. À présent, Barker, que pensez-vous de tout cela ? La nuitdernière j’avais braqué un pistolet sur votre tempe ; mais cematin, que vous le croyiez ou non, c’est vous qui en avez braqué unsur la mienne !

Le jeune homme se mit debout. Avec un largesourire, il empoigna la main du magistrat.

– Ne récidivez pas. C’est troprisqué ! fit-il. Ce porc marquerait trop de points si vousétiez pris.

– Vous êtes un brave type, Barker !dit le magistrat. Non, je ne recommencerai pas. Qui donc a parléd’une « heure encombrée de sa vie » ? Ma foi, c’estterriblement fascinant ! J’ai eu cette heure de vie !C’est bien mieux que la chasse au renard… Non, je ne récidiveraiplus jamais, je pourrais m’y laisser prendre !

Sur la table le téléphone sonna. Le baronnetposa le récepteur contre son oreille. En écoutant, il ne puts’empêcher de sourire.

– Je suis un peu en retard ce matin,dit-il à son compagnon. On m’attend pour juger quelques menuslarcins au tribunal du comté.

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