(Ceci est le texte original, en vieux français assez incompréhensible pour de jeunes lecteurs ou des lecteurs non avertis; la version modernisée de Gargantua, lisible par exemple pour des lycéens, est disponible ici)

François Rabelais
LA VIE TRES HORRIFICQUE DU GRAND GARGANTUA PERE DE PANTAGRUEL.
Jadis composée par M. Alcofribas, abstracteur de Quinte Essence.
Livre plein de Pantagruelisme.

Aux Lecteurs

Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection;
Et, le lisant, ne vous scandalisez:
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire;
Aultre argument ne peut mon cueur elire,
Voyant le dueil qui vous mine et consomme:
Mieulx est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l’homme.

Prologe de l’auteur

BEUVEURS tres illustres, et vous, Verolez tres precieux, – car à vous, non à
aultres, sont dediez mes escriptz, – Alcibiades, ou dialoge de Platon
intitulé Le Bancquet, louant son precepteur Socrates, sans controverse
prince des philosophes, entre aultres parolles le dict estre semblable es
Silenes. Silenes estoient jadis petites boites, telles que voyons de present
es bouticques des apothecaires, pinctes au dessus de figures joyeuses et
frivoles, comme de harpies, satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes
bastées, boucqs volans, cerfz limonniers et aultres telles pinctures
contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silene,
maistre du bon Bacchus); mais au dedans l’on reservoit les fines drogues
comme baulme, ambre gris, amomon, musc, zivette, pierreries et aultres
choses precieuses. Tel disoit estre Socrates, parce que, le voyans au dehors
et l’estimans par l’exteriore apparence, n’en eussiez donné un coupeau
d’oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez
pointu, le reguard d’un taureau, le visaige d’un fol, simple en meurs,
rustiq en vestimens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous
offices de la republique, tousjours riant, toujours beuvant d’autant à un
chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin sçavoir;
mais, ouvrans ceste boyte, eussiez au dedans trouvé une celeste et
impreciable drogue: entendement plus que humain, vertus merveilleuse,

couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance
parfaicte, deprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant
veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent. A quel propos, en
voustre advis, tend ce prelude et coup d’essay? Par autant que vous, mes
bons disciples, et quelques aultres foulz de sejour, lisans les joyeulx
tiltres d’aulcuns livres de nostre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Poys au lard cum commento, etc.,
jugez trop facillement ne estre au dedans traicté que mocqueries, folateries
et menteries joyeuses, veu que l’ensigne exteriore (c’est le tiltre) sans
plus avant enquerir est communement receu à derision et gaudisserie. Mais
par telle legiereté ne convient estimer les oeuvres des humains. Car vous
mesmes dictes que l’habit ne faict poinct le moyne, et tel est vestu d’habit
monachal, qui au dedans n’est rien moins que moyne, et tel est vestu de
cappe Hespanole, qui en son couraige nullement affiert à Hespane. C’est
pourquoy fault ouvrir le livre et soigneusement peser ce que y est deduict.
Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur que
ne promettoit la boite, c’est-à-dire que les matieres icy traictées ne sont
tant folastres comme le titre au-dessus pretendoit. Et, posé le cas qu’au
sens literal vous trouvez matieres assez joyeuses et bien correspondentes au
nom, toutes fois pas demourer là ne fault, comme au chant de Sirenes, ains à
plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de
cueur. Crochetastes vous oncques bouteilles? Caisgne! Reduisez à memoire la
contenence qu’aviez. Mais veistes vous oncques chien rencontrant quelque os
medulare? C’est, comme dict Platon, lib. ij de Rep., la beste du monde
plus philosophe. Si veu l’avez, vous avez peu noter de quelle devotion il le
guette, de quel soing il le guarde, de quel ferveur il le tient, de quelle
prudence il l’entomme , de quelle affection il le brise, et de quelle
diligence il le sugce. Qui le induict à ce faire? Quel est l’espoir de son
estude? Quel bien pretend il? Rien plus qu’un peu de mouelle. Vray est que
ce peu plus est delicieux que le beaucoup de toutes aultres, pour ce que la
mouelle est aliment elabouré à perfection de nature, comme dict Galen., iij Facu. natural., et xj De usu parti. A l’exemple d’icelluy vous convient
estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaulx livres de haulte
gresse, legiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis, par curieuse
leçon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la sustantificque
mouelle – c’est à dire ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques –
avecques espoir certain d’être faictz escors et preux à ladicte lecture; car
en icelle bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle
vous revelera de très haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce
que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque.
Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere, escrivent l’Iliade et
Odyssée, pensast es allegories lesquelles de luy ont calfreté Plutarche,
Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute, et ce que d’iceulx Politian a
desrobé? Si le croiez, vous n’approchez ne de pieds ne de mains à mon
opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songées d’Homere que
d’Ovide en ses Metamorphoses les sacremens de l’Evangile, lesquelz un Frere

Lubin, vray croque lardon, s’est efforcé demonstrer, si d’adventure il
rencontroit gens aussi folz que luy, et (comme dict le proverbe) couvercle
digne du chaudron. Si ne le croiez, quelle cause est pourquoy autant n’en
ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques, combien que, les dictans,
n’y pensasse en plus que vous, qui par adventure beviez comme moy? Car, à la
composition de ce livre seigneurial, je ne perdiz ne emploiay oncques plus,
ny aultre temps que celluy qui estoit estably à prendre ma refection
corporelle, sçavoir est beuvant et mangeant. Aussi est ce la juste heure
d’escrire ces haultes matieres et sciences profundes, comme bien faire
sçavoit Homere, paragon de tous philologes, et Ennie, pere des poetes
latins, ainsi que tesmoigne Horace, quoy qu’un malautru ait dict que ses
carmes sentoyent plus le vin que l’huille. Autant en dict un tirelupin de
mes livres; mais bren pour luy! L’odeur du vin, ô combien plus est friant,
riant, priant, plus celeste et delicieux que d’huille! Et prendray autant à
gloire qu’on die de moy que plus en vin aye despendu que en huyle, que fist
Demosthenes, quand de luy on disoit que plus en huyle que en vin despendoit.
A moy n’est que honneur et gloire d’estre dict et reputé bon gaultier et bon
compaignon, et en ce nom suis bien venu en toutes bonnes compaignies de
Pantagruelistes. A Demosthenes, fut reproché par un chagrin que ses Oraisons
sentoient comme la serpilliere d’un ord et sale huillier. Pour tant,
interpretez tous mes faictz et mes dictz en la perfectissime partie; ayez en
reverence le cerveau caseiforme qui vous paist de ces belles billes vezées,
et, à vostre povoir, tenez moy tousjours joyeux. Or esbaudissez vous, mes
amours, et guayement lisez le reste, tout à l’aise du corps, et au profit
des reins! Mais escoutez, vietz d’azes, – que le maulubec vous trousque! –
vous soubvienne de boyre à my pour la pareille, et je vous plegeray tout
ares metys.

Chapitre I

~De la genealogie et antiquité de Gargantua~
Je vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline recongnoistre la
genealogie et antiquité dont nous est venu Gargantua. En icelle vous
entendrez plus au long comment les geands nasquirent en ce monde, et comment
d’iceulx, par lignes directes, yssit Gargantua, pere de Pantagruel, et ne
vous faschera si pour le present je m’en deporte, combien que la chose soit
telle que, tant plus seroit remembrée, tant plus elle plairoit à vos
Seigneuries; comme vous avez l’autorité de Platon, in Philebo et Gorgias,
et de Flacce, qui dict estre aulcuns propos, telz que ceulx cy sans doubte,
qui plus sont delectables quand plus souvent sont redictz.
Pleust à Dieu qu’un chascun sceust aussi certainement sa geneallogie, depuis
l’arche de Noë jusques à cest eage! Je pense que plusieurs sont aujourd’huy
empereurs, roys, ducz, princes et papes en la terre, lesquels sont descenduz
de quelques porteurs de rogatons et de coustretz, comme, au rebours,

plusieurs sont gueux de l’hostiaire, souffreteux et miserables, lesquelz
sont descenduz de sang et ligne de grandz roys et empereurs, attendu
l’admirable transport des regnes et empires:
des Assyriens es Medes,
des Medes es Perses,
des Perses es Macedones,
des Macedones es Romains,
des Romains es Grecz,
des Grecz es Françoys.
Et, pour vous donner à entendre de moy qui parle, je cuyde que soye descendu
de quelque riche roy ou prince au temps jadis; car oncques ne veistes homme
qui eust plus grande affection d’estre roy et riche que moy, affin de faire
grand chere, pas ne travailler, poinct ne me soucier, et bien enrichir mes
amys et tous gens de bien et de sçavoir. Mais en ce je me reconforte que en
l’aultre monde je le seray, voyre plus grand que de present ne l’auseroye
soubhaitter. Vous en telle ou meilleure pensée reconfortez vostre malheur,
et beuvez fraiz, si faire se peut.
Retournant à noz moutons, je vous dictz que par don souverain des cieulx
nous a esté reservée l’antiquité et geneallogie de Gargantua plus entiere
que nulle aultre, exceptez celle du Messias, dont je ne parle, car il ne me
appartient, aussi les diables (ce sont les calumniateurs et caffars) se y
opposent. Et fut trouvée par Jean Audeau en un pré qu’il avoit près l’arceau
Gualeau, au dessoubz de l’Olive, tirant à Narsay, duquel faisant lever les
fossez, toucherent les piocheurs de leurs marres un grand tombeau de bronze,
long sans mesure, car oncques n’en trouverent le bout par ce qu’il entroit
trop avant les excluses de Vienne. Icelluy ouvrans en certain lieu, signé,
au dessus, d’un goubelet à l’entour duquel estoit escript en lettres
Ethrusques: HIC BIBITUR, trouverent neuf flaccons en tel ordre qu’on assiet
les quilles en Guascoigne, desquelz celluy qui au mylieu estoit couvroit un
gros, gras, grand, gris, joly, petit, moisy livret, plus, mais non mieulx
sentent que roses.
En icelluy fut ladicte geneallogie trouvée, escripte au long de lettres
cancelleresques, non en papier, non en parchemin, non en cere, mais en
escorce d’ulmeau, tant toutesfoys usées par vetusté qu’à poine en povoit on
troys recognoistre de ranc.
Je (combien que indigne) y fuz appelé, et, à grand renfort de bezicles,
practicant l’art dont on peut lire lettres non apparentes, comme enseigne
Aristoteles, la translatay, ainsi que veoir pourrez en Pantagruelisant,
c’est-à-dire beuvans à gré et lisans les gestes horrificques de Pantagruel
A la fin du livre estoit un petit traicté intitulé: _Les Fanfreluches

antidotées_. Les ratz et blattes, ou (affin que je ne mente) aultres
malignes bestes, avoient brousté le commencement; le reste j’ay cy dessoubz
adjouté, par reverence de l’antiquaille.

Chapitre II

~Les Fanfreluches antidotées, trouvées en un monument antique.~
ai? enu le grand dompteur des Cimbres,
V sant par l’aer, de peur de la rousée.
‘sa venue on a remply les timbres

‘ beurre fraiz, tombant par une housée.

=uquel quand fut la grand mere arrousée,
Cria tout hault: «Hers, par grace, pesche le;
Car sa barbe est presque toute embousée
Ou pour le moins tenez luy une eschelle.»
Aulcuns disoient que leicher sa pantoufle
Estoit meilleur que guaigner les pardons;
Mais il survint un affecté marroufle,
Sorti du creux ou l’on pesche aux gardons,
Qui dict: «Messieurs, pour Dieu nous en gardons;
L’anguille y est et en cest estau musse;
Là trouverez (si de près regardons)
Une grande tare au fond de son aumusse.»
Quand fut au poinct de lire le chapitre,
On n’y trouva que les cornes d’un veau:
«Je (disoit il) sens le fond de ma mitre
Si froid que autour me morfond le cerveau.»
On l’eschaufa d’un parfunct de naveau,
Et fut content de soy tenir es atres,
Pourveu qu’on feist un limonnier noveau
A tant de gens qui sont acariatres,
Leur propos fut du trou de sainct Patrice,
De Gilbathar, et de mille aultres trous:
S’on les pourroit réduire à cicatrice
Par tel moien que plus n’eussent la tous,
Veu qu’il sembloit impertinent à tous
Les veoir ainsi à chascun vent baisler;
Si d’adventure ilz estoient à poinct clous,
On les pourroit pour houstage bailler
En cest arrest le courbeau fut pelé
Par Hercules, qui venoit de Libye.

«Quoy! dist Minos, que n’y suis-je appellé?
Excepté moy, tout le monde on convie,
Et puis l’on veult que passe mon envie
A les fournir d’huytres et de grenoilles;
Je donne au diable en quas que de ma vie
Preigne à mercy leur vente de quenoilles.»
Pour les matter survint Q. B. qui clope,
Au sauconduit des mistes sansonnetz.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Chascun mousche son nez;
En ce gueret peu de bougrins sont nez,
Qu’on n’ait berné sus le moulin à tan.
Courrez y tous et à l’arme sonnez:
Plus y aurez que n’y eustes antan.
Bien peu après, l’oyseau de Jupiter
Delibera pariser pour le pire,
Mais, les voyant tant fort se despiter,
Craignit qu’on mist ras, jus, bas, mat l’empire,
Et mieulx ayma le feu du ciel empire
Au tronc ravir où l’on vend les soretz,
Que aer serain, contre qui l’on conspire,
Assubjectir es dictz des Massoretz.
Le tout conclud fut à poincte affilée,
Maulgré Até, la cuisse heronniere,
Que là s’assist, voyant Pentasilée,
Sur ses vieux ans prinse pour cressonniere.
Chascun crioit: «Vilaine charbonniere,
T’appartient-il toy trouver par chemin?
Tu la tolluz, la Romaine baniere
Qu’on avoit faict au traict du parchemin!»
Ne fust Juno, que dessoubz l’arc celeste
Avec son duc tendoit à la pipée,
On luy eust faict un tour si très moleste
Que de tous poincts elle eust esté frippée.
L’accord fut tel que d’icelle lippée
Elle en auroit deux oeufz de Proserpine,
Et, si jamais elle y estoit grippée,
On la lieroit au mont de l’albespine.
Sept moys après – houstez en vingt et deux –
Cil qui jadis anihila Carthage
Courtoysement se mist en mylieu d’eux,

Les requerent d’avoir son heritage,
Ou bien qu’on feist justement le partage
Selon la loy que l’on tire au rivet,
Distribuent un tatin du potage
A ses facquins qui firent le brevet.
Mais l’an viendra, signé d’un arc turquoys,
De v. fuseaulx et troys culz de marmite,
Onquel le dos d’un roy trop peu courtoys
Poyvré sera soubz un habit d’hermite.
O la pitié! Pour une chattemite
Laisserez vous engouffrer tant d’arpens?
Cessez, cessez; ce masque nul n’imite;
Retirez vous au frere des serpens.
Cest an passé, cil qui est regnera
Paisiblement avec ses bons amis.
Ny brusq ny smach lors ne dominera;
Tout bon vouloir aura son compromis,
Et le solas, qui jadis fut promis
Es gens du ciel, viendra en son befroy;
Lors les haratz, qui estoient estommis,
Triumpheront en royal palefroy.
Et durera ce temps de passe passe
Jusques à tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un qui tous aultres passe,
Delitieux, plaisant, beau sans compas.
Levez vos cueurs, tendez à ce repas,
Tous mes feaulx, car tel est trespassé
Qui pour tout bien ne retourneroit pas,
Tant sera lors clamé le temps passé.
Finablement, celluy qui fut de cire
Sera logé au gond du Jacquemart.
Plus ne sera reclamé: «Cyre, Cyre»,
Le brimbaleur qui tient le cocquemart.
Heu, qui pourroit saisir son braquemart,
Toust seroient netz les tintouins cabus,
Et pourroit on, à fil de poulemart,
Tout baffouer le maguazin d’abus.

Chapitre III

~Comment Gargantua fut unze moys porté ou ventre de sa mere.~

Grandgousier estoit bon raillard en son temps, aymant à boyre net autant que
homme qui pour lors fust au monde, et mangeoit voluntiers salé. A ceste fin,
avoit ordinairement bonne munition de jambons de Magence et de Baionne,
force langues de beuf fumées, abondance de andouilles en la saison et beuf
sallé à la moustarde, renfort de boutargues, provision de saulcisses, non de
Bouloigne (car il craignoit ly boucon de Lombard), mais de Bigorre, de
Lonquaulnay, de la Brene et de Rouargue.
En son eage virile, espousa Gargamelle, fille du roy des Parpaillos, belle
gouge et de bonne troigne, et faisoient eux deux souvent ensemble la beste à
deux doz, joyeusement se frotans leur lard, tant qu’elle engroissa d’un beau
filz et le porta jusques à l’unziesme moys.
Car autant, voire dadvantage, peuvent les femmes ventre porter, mesmement
quand c’est quelque chef d’oeuvre et personnage que doibve en son temps
faire grandes prouesses, comme dict Homere que l’enfant duquel Neptune
engroissa la nymphe nasquit l’an après revolu: ce fut le douziesme moys. Car
(comme dit A. Gelle, lib iij), ce long temps convenoit à la majesté de
Neptune, affin qu’en icelluy l’enfant feust formé à perfection. A pareille
raison, Jupiter feist durer xlviij heures la nuyct qu’il coucha avecques
Alcmene, car en moins de temps n’eust il peu forger Hercules qui nettoia le
monde de monstres et tyrans.
Messieurs les anciens Pantagruelistes ont conformé ce que je dis et ont
declairé non seulement possible, mais aussi legitime, l’enfant né de femme
l’unziesme moys après la mort de son mary:
Hippocrates, lib De alimento,
Pline, li. vij, cap. v,
Plaute, in Cistellaria,
Marcus Varro, en la satyre inscripte Le Testament,
allegant l’autorité d’Aristoteles à ce propos,
Censorinus, li. De die natali,
Aristoteles, libr. vij, capi. iij et iiij, De nat. animalium,
Gellius, li. iij, ca. xvj.
Servius, in Egl., exposant ce metre de Virgile:
Matri longa decem, etc.,
et mille aultres folz; le nombre desquelz a esté par les legistes acreu,
ff. De suis et legit., l. Intestato, §fi., et, in Autent., De restitut. et ea que parit in xj mense. D’abondant en ont chaffourré leur
rodibilardicque loy Gallus, ff. De lib et posthu., et l. septimo ff. De stat. homi, et quelques aultres, que pour le present dire n’ause. Moiennans
lesquelles loys, les femmes vefves peuvent franchement jouer du
serrecropiere à tous enviz et toutes restes, deux moys après le trespas de

leurs mariz.
Je vous prie par grace, vous aultres mes bons averlans, si d’icelles en
trouvez que vaillent le desbraguetter, montez dessus et me les amenez.
Car, si au troisiesme moys elles engroissent, leur fruict sera heritier du
deffunct; et, la groisse congneue, poussent hardiment oultre, et vogue la
gualée puis que la panse est pleine! – comme Julie, fille de l’empereur
Octavian, ne se abandonnoit à ses taboureurs sinon quand elle se sentoit
grosse, à la forme que la navire ne reçoit son pilot que premierement ne
soit callafatée et chargée. Et, si personne les blasme de soy faire
rataconniculer ainsi suz leur groisse, veu que les bestes suz leur ventrées
n’endurent jamais le masle masculant, elles responderont que ce sont bestes,
mais elles sont femmes, bien entendentes les beaulx et joyeux menuz droictz
de superfection, comme jadis respondit Populie, selon le raport de Macrobe,
li. ij Saturnal.
Si le diavol ne veult qu’elles engroissent, il fauldra tortre le douzil, et
bouche clouse.

Chapitre IV

~Comment Gargamelle, estant grosse de Gargantua, mangea grand planté de
tripes.~
L’occasion et maniere comment Gargamelle enfanta fut telle, et, si ne le
croyez, le fondement vous escappe!
Le fondement luy escappoit une après dinée, le iije jour de febvrier, par
trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebilleaux sont grasses tripes de
coiraux. Coiraux sont beufz engressez à la creche et prez guimaulx. Prez
guimaulx sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceulx graz beufz avoient
faict tuer troys cens soixante sept mille et quatorze, pour estre à mardy
gras sallez, affin qu’en la prime vere ilz eussent beuf de saison à tas
pour, au commencement des repastz, faire commemorations de saleures et
mieulx entrer en vin.
Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes estoient que
chascun en leichoit ses doigtz. Mais la grande diablerie à quatre
personnaiges estoit bien en ce que possible n’estoit longuement les
reserver, car elles feussent pourries. Ce que sembloit indecent. Dont fut
conclud qu’ils les bauffreroient sans rien y perdre. A ce faire convierent
tous les citadins de Sainnais, de Suillé, de la Roche Clermaud, de
Vaugaudray, sans laisser arrieres le Coudray Montpensier, le Gué de Vede et
aultres voisins, tous bons beveurs, bons compaignons, et beaulx joueurs de
quille là.

Le bon homme Grandgousier y prenoit plaisir bien grand et commendoit que
tout allast par escuelles. Disoit toutesfoys à sa femme qu’elle en mangeast
le moins, veu qu’elle aprochoit de son terme et que ceste tripaille n’estoit
viande moult louable: «Celluy (disoit il) a grande envie de mascher merde,
qui d’icelle le sac mangeue.» Non obstant ces remonstrances, elle en mangea
seze muiz, deux bussars et six tupins. O belle matiere fecale que doivoit
boursouffler en elle!
Après disner, tous allerent pelle melle à la Saulsaie, et là, sus l’herbe
drue, dancerent au son des joyeux flageolletz et doulces cornemuzes tant
baudement que c’estoit passetemps celeste les veoir ainsi soy rigouller.

Chapitre V

~Les propos des bien yvres.~
Puis entrerent en propos de resieuner on propre lieu. Lors flaccons d’aller,
jambons de troter, goubeletz de voler, breusses de tinter:
«Tire!
-Baille!
-Tourne!
-Brouille!
-Boutte à moy sans eau; ainsi, mon amy.
-Fouette moy ce verre gualentement;
-Produiz moy du clairet, verre pleurant.
-Treves de soif!
-Ha, faulse fievre, ne t’en iras tu pas?
-Par ma fy, me commere, je ne peuz entrer en bette.
-Vous estez morfondue, m’amie?
-Voire.
-Ventre sainct Quenet! parlons de boire.

-Je ne boy que à mes heures, comme la mulle du pape.
-Je ne boy que en mon breviaire, comme un beau pere guardian.
-Qui feut premier, soif ou beuverye?
-Soif, car qui eust beu sans soif durant le temps de innocence?
-Beuverye, car privatio presupponit habitum. Je suis clerc.
Foecundi calices quem non fecere disertum?
-Nous aultres innocens ne beuvons que trop sans soif.
-Non moy, pecheur, sans soif, et, si non presente, pour le moins future, la
prevenent comme entendez. Je boy pour la soif advenir. Je boy eternellement.
Ce m’est eternité de beuverye, et beuverye de eternité.
-Chantons, beuvons, un motet entonnons! Où est mon entonnoir?
-Quoy! Je ne boy que par procuration!
-Mouillez vous pour seicher, ou vous seichez pour mouiller?
-Je n’entens poinct la theoricque; de la praticque je me ayde quelque peu.
-Haste!
-Je mouille, je humecte, je boy, et tout de peur de mourir.
-Beuvez tousjours, vous ne mourrez jamais.
-Si je ne boy, je suys à sec, me voylà mort. Mon ame s’en fuyra en quelque
grenoillere. En sec jamais l’ame ne habite.
-Somelliers, ô createurs de nouvelles formes, rendez moy de non beuvant
beuvant!
-Perannité de arrousement par ces nerveux et secz boyaulx!
-Pour neant boyt qui ne s’en sent.
-Cestuy entre dedans les venes; la pissotiere n’y aura rien.
-Je laveroys voluntiers les tripes de ce veau que j’ay ce matin habillé.

-J’ay bien saburré mon stomach.
-Si le papier de mes schedules beuvoyt aussi bien que je foys, mes
crediteurs auroient bien leur vin quand on viendroyt à la formule de
exhiber.
-Ceste main vous guaste le nez.
-O quants aultres y entreront avant que cestuy cy en sorte!
-Boyre à si petit gué c’est pour rompre son poictral.
-Cecy s’appelle pipée à flaccons.
-Quelle difference est entre bouteille et flaccon?
-Grande, car bouteille est fermée à bouchon, et flaccon a viz.
-De belles!
-Nos peres beurent bien et vuiderent les potz.
-C’est bien chié chanté. Beuvons!
-Voulez-vous rien mander à la riviere? Cestuy cy va laver les tripes.
-Je ne boy en plus qu’une esponge.
-Je boy comme un templier.
-Et je tanquam sponsus.
-Et moy sicut terra sine aqua.
-Un synonyme de jambon?
-C’est une compulsoire de beuvettes; c’est un poulain. Par le poulain on
descend le vin en cave; par le jambon en l’estomach.
-Or çà, à boire, à boire çà! Il n’y a poinct charge. Respice personam; pone pro duos; bus non est in usu.
-Si je montois aussi bien comme j’avalle, je feusse pieçà hault en l’aer.
-Ainsi se feist Jacques Cueur riche.

-Ainsi profitent boys en friche.
-Ainsi conquesta Bacchus l’inde.
-Ainsi philosophie Melinde.
-Petite pluye abat grand vend. Longues beuvettes rompent le tonnoire.
-Mais, si ma couille pissoit telle urine, la vouldriez vous bien sugcer?
-Je retiens après.
-Paige, baille; je t’insinue ma nomination en mon tour
-Hume, Guillot! Encores y en a il un pot.
-Je me porte pour appellant de soif comme d’abus. Paige, relieve mon appel
en forme.
-Ceste roigneure!
-Je souloys jadis boyre tout; maintenant je n’y laisse rien.
-Ne nous hastons pas et amassons bien tout.
-Voycy trippes de jeu et guodebillaux d’envy de ce fauveau à la raye noire.
O, pour Dieu, estrillons le à profict de mesnaige!
-Beuvez, ou je vous…
-Non, non!
-Beuvez, je vous en prye.
-Les passereaux ne mangent sinon que on leurs tappe les queues; je ne boy
sinon qu’on me flatte.
Lagona edatera! Il n’y a raboulliere en tout mon corps où cestuy vin ne
furette la soif.
-Cestuy cy me la fouette bien.
-Cestuy cy me la bannira du tout.
-Cornons icy, à son de flaccons et bouteilles, que quiconques aura perdu la
soif ne ayt à la chercher ceans: longs clysteres de beuverie l’ont faict

vuyder hors le logis.
-Le grand Dieu feist les planettes et nous faisons les platz netz.
-J’ai la parolle de Dieu en bouche: Sitio.
-La pierre dite ABESTOS n’est plus inextinguible que la soif de ma
Paternité.
-L’appetit vient en mangeant, disoit Angest on Mans; la soif s’en va en
beuvant.
-Remede contre la soif?
-Il est contraire à celluy qui est contre morsure de chien: courrez
tousjours après le chien, jamais ne vous mordera; beuvez tousjours avant la
soif, et jamais ne vous adviendra.
-Je vous y prens, je vous resveille. Sommelier eternel, guarde nous de
somme. Argus avoyt cent yeulx pour veoir; cent mains fault à un sommelier,
comme avoyt Briareus, pour infatigablement verser.
-Mouillons, hay, il faict beau seicher!
-Du blanc! Verse tout, verse de par le diable! Verse deçà, tout plein: la
langue me pelle.
-Lans, tringue!
-A toy, compaing! De hayt, de hayt!
-Là! là! là! C’est morfiaillé, cela.
-O lachryma Christi!
-C’est de La Deviniere, c’est vin pineau!
-O le gentil vin blanc!
-Et, par mon ame, ce n’est que vin de tafetas.
-Hen, hen, il est à une aureille, bien drappé et de bonne laine.
-Mon compaignon, couraige!
-Pour ce jeu nous ne voulerons pas, car j’ay faict un levé.

Ex hoc in hoc. Il n’y a poinct d’enchantement; chascun de vous l’a veu;
je y suis maistre passé.
-A brum! A brum! je suis prebstre Macé.
-O les beuveurs! O les alterez!
-Paige, mon amy, emplis icy et couronne le vin, je te pry.
-A la Cardinale!
Natura abhorret vacuum.
-Diriez vous qu’une mouche y eust beu?
-A la mode de Bretaigne!
-Net, net, à ce pyot!
-Avallez, ce sont herbes!»

Chapitre VI

~Comment Gargantua nasquit en façon bien estrange.~
Eulx tenens ces menuz propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal
du bas, dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la reconfortoit
honestement, pensant que ce feut mal d’enfant, et luy disant qu’elle
s’estoit là herbée soubz la Saulsaye et qu’en brief elle feroit piedz neufz:
par ce luy convenoit prendre couraige nouveau au nouvel advenement de son
poupon, et, encores que la douleur luy feust quelque peu en fascherie,
toutesfoys que ycelle seroit briefve, et la joye qui toust succederoit luy
tolliroit tout cest ennuy, en sorte que seulement ne luy en resteroit la
soubvenance.
«Couraige de brebis (disoyt il) depeschez vous de cestuy cy, et bien toust
en faisons un aultre.
-Ha! (dist elle) tant vous parlez à votre aize, vous aultres hommes! Bien,
de par Dieu, je me parforceray, puisqu’il vous plaist. Mais pleust à Dieu
que vous l’eussiez coupé!
-Quoy? dist Grandgousier.
-Ha! (dist elle) que vous estes bon homme! Vous l’entendez bien.

-Mon membre? (dist il). Sang de les cabres! Si bon vous semble, faictes
apporter un cousteau.
-Ha! (dist elle) jà Dieu ne plaise! Dieu me le pardoient! je ne le dis de
bon cueur, et pour ma parolle n’en faictes ne plus ne moins. Mais je auray
prou d’affaires aujourd’huy, si Dieu ne me ayde, et tout par vostre membre,
que vous feussiez bien ayse.
-Couraige, couraige! (dist il). Ne vous souciez au reste et laissez faire au
quatre boeufz de devant. Je m’en voys boyre encores quelque veguade. Si ce
pendent vous survenoit quelque mal, je me tiendray près: huschant en paulme,
je me rendray à vous.»
Peu de temps après, elle commença à souspirer, lamenter et crier. Soubdain
vindrent à tas saiges femmes de tous coustez, et, la tastant par le bas,
trouverent quelques pellauderies assez de maulvais goust, et pensoient que
ce feust l’enfant; mais c’estoit le fondement qui luy escappoit, à la
mollification du droict intestine – lequel vous appellez le boyau cullier –
par trop avoir mangé des tripes, comme avons declairé cy dessus.
Dont une horde vieille de la compaignie, laquelle avoit reputation d’estre
grande medicine et là estoit venue de Brizepaille d’auprès Sainct Genou
devant soixante ans, luy feist un restrinctif si horrible que tous ses
larrys tant feurent oppilez et reserrez que à grande poine, avecques les
dentz, vous les eussiez eslargiz, qui est chose bien horrible à penser:
mesmement que le diable, à la messe de sainct Martin escripvant le quaquet
de deux Gualoises, à belles dentz alongea son parchemin.
Par cest inconvenient feurent au dessus relaschez les cotyledons de la
matrice, par lesquelz sursaulta l’enfant, et entra en la vene creuse, et,
gravant par le diaphragme jusques au dessus des espaules (où ladicte vene se
part en deux), print son chemin à gauche, et sortit par l’aureille senestre.
Soubdain qu’il fut né, ne cria comme les aultres enfans: « Mies! mies!»,
mais à haulte voix s’ escrioit: «A boire! à boire! à boire!», comme invitant
tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouy de tout le pays de Beusse et de
Bibaroys.
Je me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativité. Si ne le
croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens,
croit tousjours ce qu’on luy dict et qu’il trouve par escript. Est ce contre
nostre loy, notre foy, contre raison, contre la Saincte Escripture? De ma
part, je ne trouve rien escript es Bibles sainctes qui soit contre cela.
Mais, si le vouloir de Dieu tel eust esté, diriez vous qu’il ne l’eust peu
faire? Ha, pour grace, ne emburelucocquez jamais vous espritz de ces vaines

pensées, car je vous diz que à Dieu rien n’est impossible, et, s’il vouloit,
les femmes auroient doresnavant ainsi leurs enfans par l’aureille.
Bacchus ne fut il engendré par la cuisse de Jupiter?
Rocquetaillade nasquit il pas du talon de sa mère?
Crocquemouche de la pantofle de sa nourrice?
Minerve nasquit elle pas du cerveau par l’aureille de Jupiter?
Adonis par l’escorce d’un arbre de mirrhe?
Castor et Polux de la cocque d’un oeuf, pont et esclous par Leda?
Mais vous seriez bien dadvantaige esbahys et estonnez si je vous expousoys
presentement tout le CHAPITRE de Pline auquel parle des enfantemens
estranges et contre nature; et toutesfoys je ne suis poinct menteur tant
asseuré comme il a esté. Lisez le septiesme de sa Naturelle Histoire, capi. iij, et ne m’en tabustez plus l’entendement.

Chapitre VII

~Comment le nom fut imposé à Gargantua et comment il humoit le piot.~
Le bon homme Grandgousier, beuvant et se rigollant avecques les aultres,
entendit le cry horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce
monde, quand il brasmoit, demandant: «A boyre! à boyre! à boyre!» Dont il
dist: «Que grand tu as!» ( supple le gousier). Ce que ouyans, les
assistans dirent que vrayement il debvoit avoir par ce le nom Gargantua,
puisque telle avoir esté la première parolle de son pere à sa naissance, à
l’imitation et exemple des anciens Hebreux. A quoy fut condescendu par
icelluy, et pleut très bien à sa mere. Et, pour l’appaiser, luy donnerent à
boyre à tyre larigot, et feut porté sus les fonts et là baptisé, comme est
la coutume des bons christiens.
Et luy feurent ordonnées dix et sept mille neuf cens treze vaches de
Pautille et de Brehemond pour l’alaicter ordinairement. Car de trouver
nourrice suffisante n’estoit possible en tout le pays, considéré la grande
quantité de laict requis pour icelluy alimenter, combien qu’aulcuns docteurs
Scotistes ayent affermé que sa mère l’alaicta et qu’elle pouvoit traire de
ses mammelles quatorze cens deux pipes neuf potées de laict pour chascune
foys, ce que n’est vraysemblable, et a esté la proposition declairée
mammallement scandaleuse, des pitoyables aureilles offensive, et sentent de
loing heresie.
En cest estat passa jusques à un an et dix moys, onquel temps, par le
conseil des médecins, on commença le porter, et fut faicte une belle
charrette à beufs par l’invention de Jehan Denyau. Dedans icelle on le
pourmenoit par cy par là joyeusement; et le faisoit bon veoir, car il
portoit bonne troigne et avoit presque dix et huyt mentons; et ne crioit que

bien peu; mais il se conchioit à toutes heures, car il estoit
merveilleusement phlegmaticque des fesses, tant de sa complexion naturelle
que de la disposition accidentale qui luy estoit advenue par trop humer de
purée septembrale. Et n’en humoyt goutte sans cause, car, s’il advenoit
qu’il feust despit, courroussé, fasché ou marry, s’il trepignoyt, s’il
pleuroit, s’il crioit, luy apportant à boyre l’on le remettoit en nature, et
soubdain demouroit coy et joyeulx.
Une de ses gouvernantes m’a dict, jurant sa fy, que de ce faire il estoit
tant coustumier, qu’au seul son des pinthes et flaccons il entroit en
ecstase, comme s’il goustoit les joyes de paradis. En sorte qu’elles,
considerans ceste complexion divine, pour le resjouir, au matin, faisoient
davant luy sonner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques
leur toupon, ou des pinthes avecques leur couvercle, auquel son il
s’esguayoit, il tressailloit, et luy mesmes se bressoit en dodelinant de la
teste, monichordisant des doigtz et barytonant du cul.

Chapitre VIII

~Comment on vestit Gargantua.~
Luy estant en cest eage, son pere ordonna qu’on luy feist habillemens à sa
livrée, laquelle estoit blanc et bleu. De faict on y besoigna, et furent
faictz, taillez et cousuz à la mode qui pour lors couroit. Par les anciens
pantarches, qui sont en la Chambre des Comptes à Montsoreau, je trouvé qu’il
feust vestu en la façon que s’ensuyt:
Pour sa chemise furent levées neuf cens aulnes de toille de Chasteleraud, et
deux cens pour les coussons en sorte de carreaulx, lesquelz on mist soubz
les esselles. Et n’estoit poinct froncée, car la fronsure des chemises n’a
esté inventée sinon depuis que les lingieres, lorsque la poincte de leur
agueille estoit rompue, ont commencé besoigner du cul.
Pour son pourpoinct furent levées huyt cens treize aulnes de satin blanc, et
pour les agueillettes quinze cens neuf peaulx et demye de chiens. Lors
commença le monde attacher les chausses au pourpoinct, et non le pourpoinct
aux chausses; car c’est chose contre nature, comme amplement a déclaré Olkam
sus les Exponibles de M. Haultechaussade.
Pour ses chausses feurent levez unze cens cinq aulnes et ung tiers d’estamet
blanc. Et feurent deschisquetez en forme de colomnes, striées et crénelées
par le derrière, afin de n’éschaufer les reins. Et flocquoit, par dedans la
deschicqueture, de damas bleu tant que besoing estoit. Et notez qu’il avoit
très belles griefves et bien proportionnez au reste de sa stature.
Pour la braguette feurent levées seize aulnes un quartier d’icelluy mesmes

drap. Et fut la forme d’icelle comme d’un arc boutant, bien estachée
joyeusement à deux belles boucles d’or, que prenoient deux crochetz
d’esmail, en un chascun desquelz estoit enchassée une grosse esmeraugde de
la grosseur d’une pomme d’orange. Car (ainsi que dict Orpheus, libro De Lapidibus, et Pline, libro ultimo) elle a vertu erective et confortative
du membre naturel. L’exiture de la braguette estoit à la longueur d’une
canne, deschicquetée comme les chausses, avecques le damas bleu flottant
comme davant. Mais, voyans la belle brodure de canetille et les plaisans
entrelatz d’orfeverie, garniz de fins diamens, fins rubiz, fines turquoyses,
fines esmeraugdes et unions Persicques, vous l’eussiez comparée à une belle
corne d’abondance, telle que voyez es antiquailles, et telle que donna Rhea
es deux nymphes Adrastea et Ida, nourrices de Jupiter; – tousjours gualante,
succulente, resudante, tousjours verdoyante, tousjours fleurissante,
tousjours fructifiante, plene d’humeurs, plene de fleurs, plene de fruictz,
plene de toutes délices. Je advoue Dieu s’il ne la faisoit bon veoir! Mais
je vous en exposeray bien dadvantaige au livre que j’ay faict De la dignité des braguettes. D’un cas vous advertis que, si elle estoit bien longue et
bien ample, si estoit elle bien guarnie au dedans et bien avitaillée, en
rien ne ressemblant les hypocriticques braguettes d’un tas de muguetz, qui
ne sont plenes que de vent, au grand interest du sexe féminin.
Pour ses souliers furent levées quatre cens six aulnes de velours bleu
cramoysi. Et furent deschicquettez mignonement par lignes parallelles
joinctes en cylindres uniformes. Pour la quarreleure d’iceulx, furent
employez unze cens peaulx de vache brune, taillée à queues de merluz.
Pour son saie furent levez dix et huyt cens aulnes de velours bleu, tainct
en grene, brodé à l’entour de belles vignettes et par le mylieu de pinthes
d’argent de canetille, enchevestrées de verges d’or avecques force perles:
par ce dénotant qu’il seroit un bon fessepinthe en son temps.
Sa ceinture feut de troys cens aulnes et demye de cerge de soye, moytié
blanche et moytié bleu (ou je suis bien abusé).
Son espée ne feut Valentienne, ny son poignart Sarragossoys, car son pere
hayssoit tous ces indalgos bourrachous, marranisez comme diables; mais il
eut la belle espée de boys et le poignart de cuir bouilly, pinctz et dorez
comme un chascun soubhaiteroit.
Sa bourse fut faicte de la couille d’un oriflant que lui donna Her
Pracontal, proconsul de Libye.
Pour sa robbe furent levées neuf mille six cens aulnes moins deux tiers de
velours bleu comme dessus, tout porfilé d’or en figure diagonale, dont par
juste perspective yssoit une couleur innommée, telle que voyez es coulz des
tourterelles, qui resjouissoit merveilleusement les yeulx des spectateurs.

Pour son bonnet furent levées troys cens deux aulnes ung quart de velours
blanc. Et feut la forme d’icelluy large et ronde à la capacité du chief, car
son pere disoit que ces bonnetz à la Marrabeise, faictz comme une crouste de
pasté, porteroient quelque jour malencontre à leurs tonduz.
Pour son plumart pourtoit une belle grande plume bleue, prinse d’un
onocrotal du pays de Hircanie la saulvaige, bien mignonement pendente sus
l’aureille droicte.
Pour son image avoit, en une platine d’or pesant soixante et huyt marcs, une
figure d’esmail competent, en laquelle estoit pourtraict un corps humain
ayant deux testes, l’une virée vers l’autre, quatre bras, quatre piedz et
deux culz, telz que dict Platon in Symposio, avoir esté l’humaine nature à
son commencement mystic, et autour estoit escript en lettres Ioniques:
AGAPH OU ZHTEI TA EAUTHS.
Pour porter au col, eut une chaisne d’or pesante vingt et cinq mille
soixante et troys marcs d’or, faicte en forme de grosses bacces, entre
lesquelles estoient en oeuvre gros jaspes verds, engravez et taillez en
dracons tous environnez de rayes et estincelles, comme les portoit jadis le
roy Necepsos; et descendoit jusque à la boucque du hault ventre: dont toute
sa vie en eut l’emolument tel que sçavent les medecins Gregoys.
Pour ses guands furent mises en oeuvre seize peaulx de lutins, et troys de
loups guarous pour la brodure d’iceulx; et de telle matiere luy feurent
faictz par l’ordonnance des cabalistes de Sainlouand.
Pour ses aneaulx (lesquelz voulut son pere qu’il portast pour renouveller le
signe antique de noblesse) il eut, au doigt indice de sa main gauche, une
escarboucle grosse comme un oeuf d’austruche, enchassée en or de seraph bien
mignonement. Au doigt medical d’icelle eut un aneau faict des quatre metaulx
ensemble en la plus merveilleuse façon que jamais feust veue, sans que
l’assier froisseast l’or, sans que l’argent foullast le cuyvre; le tout fut
faict par le capitaine Chappuys et Alcofribas, son bon facteur. Au doigt
medical de la dextre eut un aneau faict en forme spirale, auquel estoient
enchassez un balay en perfection, un diament en poincte, et une esmeraulde
de Physon, de pris inestimable, car Hans Carvel, grand lapidaire du roy de
Melinde, les estimoit à la valeur de soixante-neuf millions huyt cens
nonante et quatre mille dix et huyt moutons à la grand laine; autant
l’estimerent les Fourques d’Auxbourg.

Chapitre IX

~Les couleurs et livrée de Gargantua.~

Les couleurs de Gargantua feurent blanc et bleu, comme cy dessus avez peu
lire, et par icelles vouloit son pere qu’on entendist que ce luy estoit une
joye celeste; car le blanc luy signifioit joye, plaisir, delices et
resjouissance, et le bleu choses celestes.
J’entends bien que, lisans ces motz, vous mocquez du vieil beuveur et
reputez l’exposition des couleurs par trop indague et abhorrente, et dictes
que blanc signifie foy et bleu fermeté. Mais, sans vous mouvoir, courroucer,
eschaufer ny alterer (car le temps est dangereux), respondez moy, si bon
vous semble. D’aultre contraincte ne useray envers vous, ny aultres, quelz
qu’ilz soient; seulement vous diray un mot de la bouteille.
Qui vous meut? Qui vous poinct? Qui vous dict que blanc signifie foy et bleu
fermeté? Un (dictes vous) livre trepelu, qui se vend par les bisouars et
porteballes, au titre: le Blason des couleurs. Qui l’a faict? Quiconques
il soit, en ce a esté prudent qu’il n’y a poinct mis son nom. Mais, au
reste, je ne sçay quoy premier en luy je doibve admirer, ou son
oultrecuidance ou sa besterie:
son oultrecuidance, qui, sans raison, sans cause et sans apparence, a ausé
prescripre de son autorité privée quelles choses seroient denotées par les
couleurs, ce que est l’usance des tyrans qui voulent leurs arbitre tenir
lieu de raison, non des saiges et sçavans qui par raisons manifestes
contentent les lecteurs;
sa besterie, qui a existimé que, sans aultres demonstrations et argumens
valables, le monde reigleroit ses devises par ses impositions badaudes.
De faict (comme dict le proverbe: «A cul de foyrard tousjours abonde
merde»), il a trouvé quelque reste de niays du temps des haultz bonnetz,
lesquelz ont eu foy à ses escripts et selon iceulx ont taillé leurs
apophthegmes et dictez, en ont enchesvestré leurs muletz, vestu leurs pages,
escartelé leurs chausses, brodé leurs guandz, frangé leurs lictz, painct
leurs enseignes, composé chansons, et (que pis est) faict impostures et
lasches tours clandestinement entre les pudicques matrones.
En pareilles tenebres sont comprins ces glorieux de court et transporteurs
de noms, lesquelz, voulens en leurs divises signifier espoir, font
protraire une sphere, des pennes d’oiseaulx pour poines, de l’ancholie
pour melancholie, la lune bicorne pour vivre en croissant, un banc rompu pour bancque roupte, non et un alcret pour non durhabit, un
lict sans ciel pour un licentié, que sont homonymies tant ineptes, tant
fades, tant rusticques et barbares, que l’on doibvroit atacher une queue de
renard au collet et faire un masque d’une bouze de vache à un chascun
d’iceulx qui en vouldroit dorenavant user en France, après la restitution
des bonnes lettres.

Par mesmes raisons (si raisons les doibz nommer et non resveries) ferois je
paindre un penier, denotant qu’on me faict pener; et un pot à moustarde, que c’est mon cueur à qui moult tarde, et un pot à pisser,
c’est un official; et le fond de mes chausses, c’est un vaisseau de petz; et ma braguette, c’est le greffe des arrestz; et un estront de chien, c’est un tronc de ceans, où gist l’amours de m’amye.
Bien aultrement faisoient en temps jadis les saiges de Egypte, quand ilz
escripvoient par lettres qu’ilz appelloient hieroglyphiques, lesquelles nul
n’entendoit qui n’entendist et un chascun entendoit qui entendist la vertu,
proprieté et nature des choses par icelles figurées; desquelles Orus Apollon
a en grec composé deux livres, et Polyphile au Songe d’Amours en a
davantaige exposé. En France vous en avez quelque transon en la devise de
Monsieur l’AdmiraI laquelle premier porta Octavian Auguste.
Mais plus oultre ne fera voile mon equif entre ces gouffres et guez mal
plaisans: je retourne faire scale au port dont suis yssu. Bien ay je espoir
d’en escripre quelque jours plus amplement, et monstrer, tant par raisons
philosophicques que par auctoritez receues et approuvées de toute
ancienneté, quelles et quantes couleurs sont en nature, et quoy par une
chascune peut estre designé, – si Dieu me saulve le moulle du bonnet, c’est
le pot au vin, comme disoit ma mere grand.

Chapitre X

~De ce qu’est signifié par les couleurs blanc et bleu.~
Le blanc doncques signifie joye, soulas et liesse, et non à tort le
signifie, mais à bon droict et juste tiltre ce que pourrez verifier si,
arriere mises voz affections, voulez entendre ce que presentement vous
exposeray.
Aristoteles dict que, supposent deux choses contraires en leur espece, comme
bien et mal, vertu et vice, froid et chauld, blanc et noir, volupté et
doleur, joye et dueil, et ainsi de aultres, si vous les coublez en telle
façon q’un contraire d’une espece convienne raisonnablement à l’un contraire
d’une aultre, il est consequent que l’autre contraire compete avecques
l’autre residu. Exemple: vertus et vice sont contraires en une espece;
aussy sont bien et mal; si l’un des contraires de la premiere espece
convient à l’un de la seconde, comme vertus et bien, cars il est sceut
que vertus est bonne, ainsi feront les deux residuz qui sont mal et
vice, car vice est maulvais.
Ceste reigle logicale entendue, prenez ces deux contraires: joye et
tristesse, puis ces deux: blanc et noir, cars ilz sont contraires

physicalement; si ainsi doncques est que noir signifie dueil, à bon
droict blanc signifiera joye.
Et n’est cette signifiance par imposition humaine institué, mais receue par
consentement de tout le monde, que les philosophes nomment jus gentium,
droict universel, valable par toutes contrées.
Comme assez sçavez que tous peuples, toutes nations – je excepte les
antiques Syracusans et quelques Argives qui avoient l’ame de travers ,
toutes langues, voulens exteriorement demonstrer leur tristesse, portent
habit de noir, et tout dueil est faict par noir. Lequel consentement
universel n’est faict que nature n’en donne quelque argument et raison,
laquelle un chascun peut soubdain par soy comprendre sans aultrement estre
instruict de personne, laquelle nous appellons droict naturel.
Par le blanc, à mesmes induction de nature, tout le monde a entendu joye,
liesse, soulas, plaisir et delectation.
Au temps passé, les Thraces et Cretes signoient, les jours bien fortunez et
joyeux de pierres blanches, les tristes et defortunez de noires.
La nuyct n’est elle funeste, triste et melancholieuse? Elle est noire et
obscure par privation. La clarté n’esjouit elle toute nature? Elle est
blanche plus que chose que soit. A quoy prouver je vous pourrois renvoyer au
livre de Laurens Valle contre Bartole; mais le tesmoignage evangelicque vous
contentera: Math. xvij, est dict que, à la Transfiguration de Nostre
Seigneur, vestimenta ejus facta sunt alba sicut lux, ses vestemens feurent
faictz blancs comme la lumiere, par laquelle blancheur lumineuse donnoit
entendre à ses troys apostres l’idée et figure des joyes eternelles. Car par
la clarté sont tous humains esjouiz, comme vous avez le dict d’une vieille
que n’avoit dens en gueulle, encores disoit elle: Bona lux. Et Thobie
(cap. v) quand il eut perdu la veue, lors que Raphael le salua, respondit:
«Quelle joye pourray je avoir, qui poinct ne voy la lumiere du ciel?» En
telle couleur tesmoignerent les anges la joye de tout l’univers à la
Resurrection du Saulveur ( Joan. xx) et à son Ascension ( Act. j). De
semblable parure veit Sainct Jean Evangeliste ( Apocal. iiij et vij) les
fideles vestuz en la celeste et beatifiée Hierusalem.
Lisez les histoires antiques, tant Grecques que Romaines. Vous trouverez que
la ville de Albe (premier patron de Rome) feut et construicte et appellée à
l’invention d’une truye blanche.
Vous trouverez que, si à aulcun, après avoir eu des ennemis victoire, estoit
decreté qu’il entrast à Rome en estat triumphant, il y entroit sur un char
tiré par chevaulx blancs; autant celluy qui y entroit en ovation; car par
signe ny couleur ne pouvoyent plus certainement exprimer la joye de leur

venue que par la blancheur.
Vous trouverez que Pericles, duc des Atheniens, voulut celle part de ses
gensdarmes, esquelz par sort estoient advenus les febves blanches, passer
toute la journée en joye, solas et repos, cependent que ceulx de l’autre
part batailleroient. Mille aultres exemples et lieux à ce propos vous
pourrois je exposer, mais ce n’est icy le lieu.
Moyennant laquelle intelligence povez resouldre un probleme, lequel
Alexandre Aphrodise a reputé insolube: «Pourquoy le leon, qui de son seul
cry et rugissement espovante tous animaulx, seulement crainct et revere le
coq blanc?» Car (ainsi que dict Proclus, lib. De Sacrificio et Magia )
c’est parce que la presence de la vertus du soleil, qui est l’organe et
promptuaire de toute lumiere terrestre et syderale, plus est symbolisante et
competente au coq blanc, tant pour icelle couleur que pour sa proprieté et
ordre specificque, que au leon. Plus dict que en forme leonine ont esté
diables souvent veuz, lesquelz à la presence d’un coq blanc soubdainement
sont disparuz.
Ce est la cause pourquoy Galli (ce sont les Françoys, ainsi appellez parce
que blancs sont naturellement comme laict que les Grecz nomme gala)
voluntiers portent plumes blanches sur leurs bonnetz; car par nature ilz
sont joyeux, candides, gratieux et bien amez, et pour leur symbole et
enseigne ont la fleur plus que nulle aultre blanche: c’est le lys.
Si demandez comment par couleur blanche nature nous induict entendre joye et
liesse, je vous responds que l’analogie et conformité est telle. Car – comme
le blanc exteriorement disgrege et esparte la veue, dissolvent manifestement
les espritz visifz, selon l’opinion de Aristoteles en ses Problemes et des
perspectifz (et le voyez par experience quand vous passez les montz couvers
de neige, en sorte que vous plaignez de ne pouvoir bien reguarder, ainsi que
Xenophon escript estre advenu à ses gens, et comme Galen expose amplement,
lib. x, De usu partium) – tout ainsi le cueur par joye excellente est
interiorement espart et patist manifeste resolution des esperitz viteaulx;
laquelle tant peut estre acreue que le cueur demoureroit spolié de son
entretien, et par consequent seroit la vie estaincte par ceste perichairie,
comme dict Galen lib. xij Metho., li. v, De locis affectis, et li. ij, De symptomaton causis, et comme estre au temps passé advenu tesmoignent Marc
Tulle, li. j Quoestio. Tuscul., Verrius, Aristoteles, Tite Live, après la
bataille de Cannes, Pline. lib. vij, c. xxxij et liij, A. Gellius, li. iij, xv., et aultres, à Diagoras Rodien, Chilo, Sophocles, Diony, tyrant de
Sicile, Philippides, Philemon, Polycrata, Philistion, M. Juventi et aultres
qui moururent de joye, et comme dict Avicenne ( in ij canone et lib. De Viribus cordis) du zaphran, lequel tant esjouist le cueur qu’il le
despouille de vie, si on en prend en dose excessifve, par resolution et
dilatation superflue. Icy voyez Alex. Aphrodisien, _lib. primo Problematum,

c. xix._. Et pour cause.
Mais quoy! j’entre plus avant en ceste matiere que ne establissois au
commencement. Icy doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre
en ce consommé du tout, et diray en un mot que le bleu signifie certainement
le ciel et choses celestes, par mesmes symboles que le blanc signifioit joye
et plaisir.

Chapitre XI

~De l’adolescence de Gargantua.~
Gargantua, depuis les troys jusques à cinq ans, feut nourry et institué en
toute discipline convenente, par le commandement de son pere et celluy temps
passa comme les petits enfans du pays: c’est assavoir à boyre, manger et
dormir; à manger, dormir et boyre; à dormir, boyre et manger.
Tousjours se vaultroit par les fanges, se mascaroyt le nez, se chauffourroit
le visaige, aculoyte ses souliers, baisloit souvent au mousches, et couroit
voulentiers après les parpaillons, desquelz son pere tenoit l’empire. Il
pissoit sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il se mouschoyt à ses
manches, il mourvoit dedans sa souppe, et patroilloit par tout lieux, et
beuvoit en sa pantoufle, et se frottoit ordinairement le ventre d’un panier.
Ses dens aguysoit d’un sabot, ses mains lavoit de potaige, se pignoit d’un
goubelet, se asseoyt entre deux selles le cul à terre, se couvroyt d’un sac
mouillé, beuvoyt en mangeant sa souppe, mangeoyt sa fouace sans pain,
mordoyt en riant, rioyt en mordent, souvent crachoyt on bassin, pettoyt de
gresse, pissoyt contre le soleil, se cachoyt en l’eau pour la pluye, battoyt
à froid, songeoyt creux, faisoyt le sucré, escorchoyt le renard, disoit la
patenostre du cinge, retournoyt à ses moutons, tournoyt les truies au foin,
battoyt le chien devant le lion, mettoyt la charrette devant les beufz, se
grattoyt où ne luy demangeoyt poinct, tiroit les vert du nez, trop
embrassoyt et peu estraignoyt, mangeoy son pain blanc le premier, ferroyt
les cigalles, se chatouilloyt pour se faire rire, ruoyt très bien en
cuisine, faisoyt gerbe de feurre au dieux, faisoyt chanter Magnificat à
matines et le trouvoyt bien à propous, mangeoyt choux et chioyt pourrée,
congnoissoyt mousches en laict, faisoyt perdre les pieds au mousches,
ratissoyt le papier, chaffourroyt le parchemin, guaignoyt au pied, tiroyt au
chevrotin, comptoyt sans son houste, battoyt les buissons sans prandre les
ozillons, croioyt que nues feussent pailles d’arain et que vessies feussent
lanternes, tiroyt d’un sac deux moustures, faisoyt de l’asne pour avoir du
bren, de son poing faisoyt un maillet, prenoit les grues du premier sault,
vouloyt que maille à maille on feist les haubergeons, de cheval donné
tousjours reguardoyt en la gueulle, saultoyt du coq à l’asne, mettoyt entre
deux verdes une meure, faisoit de la terre le foussé, gardoyt la lune des
loups, si les nues tomboient esperoyt prandre les alouettes, faisoyt de

necessité vertus, foisoyt de tel pain souppe, se soucioyt aussi peu des
raitz comme des tonduz, tous les matins escorchoyt le renard. Les petitz
chiens de son pere mangeoient en son escuelle; luy de mesmes mangeoit
avecques eux. Il leurs mordoit les aureilles, ilz luy graphinoient le nez;
il leurs souffloit au cul, ilz luy leschoient les badigoinces. Et sabez
quey, hillotz? Que mau de pipe vous byre! Ce petit paillard tousjours
tastonoit ses gouvernantes, cen dessus dessoubz, cen devant derriere, –
harry bourriquets! – et desjà commençoyt exercer sa braguette, laquelle un
chascun jour ses gouvernantes ornoyent de beaulx boucquets, de beaulx
rubans, de belles fleurs, de beaulx flocquars, et passoient leur temps à la
faire revenir entre leurs mains comme un magdaleon d’entraict, puis
s’esclaffoient de rire quand elle levoit les aureilles, comme si le jeu
leurs euste pleu.
L’une la nommait ma petite dille, l’aultre ma pine, l’aultre ma branche de
coural, l’aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma
teriere, ma pendilloche, mon rude esbat roidde et bas, mon dressouoir, ma
petite andoille vermeille, ma petite couille bredouille.
«Elle est à moy, disoit l’une.

  • C’est la mienne, disoit l’aultre.
  • Moy (disoit l’aultre), n’y auray je rien? Par ma foy, je la couperay
    doncques.
  • Ha couper! (disoit l’aultre); vous luy feriez mal, Madame; coupez vous la
    chose aux enfans? Il seroyt Monsieur sans queue.»
    Et, pour s’esbattre comme les petits enfans du pays, luy feirent un beau
    virollet des aesles d’un moulin à vent de Myrebalays.

Chapitre XII

~Des chevaux factices de Gargantua.~
Puis, affin que toute sa vie feust bon chevaulcheur, l’on luy feiste un beau
grand cheval de boys, lequel il faisoit penader, saulter, voltiger, ruer et
dancer tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le gualot, les
ambles, le hobin, le traquenard, le camelin et l’onagrier, et luy faisoit
changer de poil (comme font les moines de courtibaux selon les festes), de
bailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de
vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce.
Luy mesmes d’une grosse traine fist un cheval pour la chasse, un aultre d’un
fust de pressouer à tous les jours, et d’un grand chaisne une mulle avecques

la housse pour la chambre. Encores en eut il dix ou douze à relays et sept
pour la poste. Et tous mettoit coucher auprès de soy.
Un jour le seigneur de Painensac visita son pere en gros train et apparat,
auquel jour l’estoient semblablement venuz veoir le duc de Francrepas et le
comte de Mouillevent. Par ma foy, le logis feut un peu estroict pour tant de
gens, et singulierement les estables; donc le maistre d’hostel et fourrier
dudict seigneur de Painensac, pour sçavoir si ailleurs en la maison estoient
estables vacques, s’adresserent à Gargantua, jeunet garsonnet, luy demandans
secrettement où estoient les estables des grands chevaulx, pensans que
voluntiers les enfans decellent tout.
Lors il les mena par les grands degrez du chasteau, passant par la seconde
salle, en une grande gualerie par laquelle entrerent en une grosse tour, et,
eulx montans par d’aultres degrez, diste le fourrier au maistre d’hostel:
«Cetst enfant nous abuse, car les estables ne sont jamais au hault de la
maison.

  • C’est (dist le maistre d’hostel) mal entendu à vous, car je sçay des
    lieux, à Lyon, à La Basmette, à Chaisnon et ailleurs, où les estables sont
    au plus hault du logis; ainsi, peut estre que derriere y a yssue au
    montouer. Mais je le demanderay plus asseurement.»
    Lors demanda à Gargantua:
    «Mon petit mignon, où nous menez vous?
  • A l’estable (dist il) de mes grands chevaulx. Nous y sommes tantost,
    montons seulement ces eschallons.»
    Puis, les passant par une aultre grande salle, les mena en sa chambre, et,
    retirant la porte:
    «Voicy (dist il) les estables que demandez; voylà mon genet, voylà mon
    guildin, mon lavedan, mon traquenard»
    Et, les chargent d’un gros livier:
    «Je vous donne (dist il) ce phryzon; je l’ay eu de Francfort, mais il sera
    vostre; il est bon petit chevallet et de grand peine. Avecques un tiercelet
    d’autour, demye douzaine d’hespanolz et deux levriers, vous voylà roy des
    perdrys et lievres pour tout cest hyver.
  • Par sainct Jean! (dirent ilz) nous en sommes bien! A ceste heure avons
    nous le moine.
  • Je le vous nye (dist il). Il ne fut, troys jours a, ceans.»
    Devinez icy duquel des deux ilz avoyent plus matiere, ou de soy cacher pour
    leur honte, ou de ryre pour le passetemps.
    Eulx en ce pas descendens tous confus, il demanda:
    «Voulez vous une aubeliere?
  • Qu’est ce? disent ilz.
  • Ce sont (respondit il) cinq estroncz pour vous faire une museliere.
  • Pour ce jourd’huy (dist le maistre d’hostel), si nous sommes roustiz, jà
    au feu ne bruslerons, car nous sommes lardez à poinct, en mon advis. O petit
    mignon, tu nous as baillé foin en corne, je te voirray quelque jour pape.
  • Je l’entendz (dist il) ainsi; mais lors vous serez papillon, et ce gentil
    papeguay sera un papelard tout faict.
  • Voyre, voyre, dist le fourrier.
  • Mais (dist Gargantua) divinez combien y a de poincts d’agueille en la
    chemise de ma mere.
  • Seize, dist le fourrier.
  • Vous (dist Gargantua) ne dictes l’Evangile: car il y en a sens davant et
    sens derriere, et les comptastes trop mal.
  • Quand? (dist le fourrier).
  • Alors (dist Gargantua) qu’on feist de vostre nez une dille pour tirer un
    muy de merde, et de vostre gorge un entonnoir pour la mettre en aultre
    vaisseau, car les fondz estoient esventez.
  • Cordieu! (dist le maistre d’hostel) nous avons trouvé un causeur. Monsieur
    le jaseur, Dieu vous guard de mal, tant vous avez la bouche fraische!»
    Ainsi descendens à grand haste, soubz l’arceau des degrez laisserent tomber
    le gros livier qu’il leurs avoit chargé; dont dist Gargantua:
    «Que diantre vous estes maulvais chevaucheurs! Vostre courtault vous fault
    au besoing. Se il vous falloit aller d’icy à Cahusac, que aymeriez vous
    mieulx, ou chevaulcher un oyson, ou mener une truye en laisse?
  • J’aymerois mieulx boyre,» dist le fourrier.
    Et, ce disant, entrerent en la sale basse où estoit toute la briguade, et,
    racontans ceste nouvelle histoire les feirent rire comme un tas de mousches.

Chapitre XIII

~Comment Grandgousier congneut l’esperit merveilleux de Gargantua à
l’invention d’un torchecul~
Sus la fin de la quinte année, Grandgousier, retournant de la defaicte des
Ganarriens, visita son filz Gargantua. Là fut resjouy comme un tel pere
povoit estre voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accollant,
l’interrogeoyt de petitz propos pueriles en diverses sortes. Et beut
d’autant avecques luy et ses gouvernantes, esquelles par grand soing
demandoit, entre aultres cas, si elles l’avoyent tenu blanc et nect. A ce
Gargantua feist response qu’il y avoit donné tel ordre qu’en tout le pays
n’estoit guarson plus nect que luy
«Comment cela? dist Grandgousier.
J’ay (respondit Gargantua) par longue et curieuse experience inventé un
moyen de me torcher le cul, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus
expedient que jamais feut veu.

  • Quel? dict Grandgousier.
  • Comme vous le raconteray (dist Gargantua) presentement.
    «Je me torchay une foys d’un cachelet de velours de une damoiselle, et le
    trouvay bon, car la mollice de sa soye me causoit au fondement une volupté
    bien grande;
    «une aultre foys d’un chapron d’ycelles, et feut de mesmes;
    «une aultre foys d’un cache coul;
    «une aultre foys des aureillettes de satin cramoysi, mais la dorure d’un tas
    de spheres de merde qui y estoient m’escorcherent tout le derriere; que le
    feu sainct Antoine arde le boyau cullier de l’orfebvre qui les feist et de
    la damoiselle qui les portoit!
    «Ce mal passa me torchant d’un bonnet de paige, bien emplumé à la Souice.
    «Puis, fiantant derriere un buisson, trouvay un chat de Mars; d’icelluy me

torchay, mais ses gryphes me exulcererent tout le perinée.
«De ce me gueryz au lendemain, me torchant des guands de ma mere, bien
parfumez de maujoin.
«Puis me torchay de saulge, de fenoil, de aneth, de marjolaine, de roses, de
fueilles de courles, de choulx, de bettes, de pampre, de guymaulves, de
verbasce (qui est escarlatte de cul), de lactues et de fueilles de
espinards, – le tout me feist grand bien à ma jambe, – de mercuriale, de
persiguire, de orties, de consolde; mais j’en eu la cacquesangue de Lombard,
dont feu gary me torchant de ma braguette.
«Puis me torchay aux linceux, à la couverture, aux rideaulx, d’un coissin,
d’un tapiz, d’un verd, d’une mappe, d’une serviette, d’un mouschenez, d’un
peignouoir. En tout je trouvay de plaisir plus que ne ont les roigneux quand
on les estrille.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) lequel torchecul trouvas tu meilleur?
  • Je y estois (dist Gargantua), et bien toust en sçaurez le tu autem. Je
    me torchay de foin, de paille, de bauduffe, de bourre, de laine, de papier.
    Mais
    Tousjours laisse aux couillons esmorche
    Qui son hord cul de papier torche.
  • Quoy! (dist Grandgousier) mon petit couillon, as tu prins au pot, veu que
    tu rimes desjà? – Ouy dea (respondit Gargantua), mon roy, je rime tant et
    plus, et en rimant souvent m’enrime. Escoutez que dict nostre retraict aux
    fianteurs:
    Chiart,
    Foirart,
    Petart,
    Brenous,
    Ton lard
    Chappart
    S’espart
    Sus nous.
    Hordous,
    Merdous,
    Esgous,
    Le feu de sainct Antoine te ard!
    Sy tous
    Tes trous

Esclous
Tu ne torche avant ton depart!
«En voulez-vous dadventaige?

  • Ouy dea, respondit Grandgousier.
  • Adoncq dist Gargantua:
    RONDEAU
    En chiant l’aultre hyer senty
    La guabelle que à mon cul doibs;
    L’odeur feut aultre que cuydois:
    J’en feuz du tout empuanty.
    O! Si quelc’un eust consenty
    M’amener une que attendoys
    En chiant!
    Car je luy eusse assimenty
    Son trou d’urine à mon lourdoys;
    Cependant eust avec ses doigtz
    Mon trou de merde guarenty
    En chiant.
    «Or dictes maintenant que je n’y sçay rien! Par la mer Dé, je ne les ay
    faict mie, mais les oyant reciter à dame grand que voyez cy, les ay retenu
    en la gibbesiere de ma memoire.
  • Retournons (dist Grandgousier) à nostre propos.
  • Quel? (dist Gargantua) chier?
  • Non (dist Grandgousier), mais torcher le cul.
  • Mais (dist Gargantua) voulez vous payer un bussart de vin Breton si je
    vous foys quinault en ce propos?
  • Ouy vrayement, dist Grandgousier.
  • Il n’est (dist Gargantua) poinct besoing torcher cul, sinon qu’il y ayt
    ordure; ordure n’y peut estre si on n’a chié; chier doncques nous fault
    davant que le cul torcher.
  • O (dist Grandgousier) que tu as bon sens, petit guarsonnet! Ces premiers
    jours je te feray passer docteur en gaie science, par Dieu! car tu as de
    raison plus que d’aage. Or poursuiz ce propos torcheculatif, je t’en prie.

Et, par ma barbe! pour un bussart tu auras soixante pippes, j’entends de ce
bon vin Breton, lequel poinct ne croist en Bretaigne, mais en ce bon pays de
Verron.

  • Je me torchay après (dist Gargantua) d’un couvre chief, d’un aureiller,
    d’ugne pantophle, d’ugne gibbessiere, d’un panier mais ô le mal plaisant
    torchecul! puis d’un chappeau. Et notez que des chappeaulx, les uns sont
    ras, les aultres à poil, les aultres veloutez, les aultres taffetassez, les
    aultres satinizez. Le meilleur de tous est celluy de poil, car il faict très
    bonne abstersion de la matiere fecale.
    «Puis me torchay d’une poulle, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau,
    d’un lievre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’advocat, d’une barbute,
    d’une coyphe, d’un leurre.
    «Mais, concluent, je dys et mantiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un
    oyzon bien dumeté, pourveu qu’on luy tienne la teste entre les jambes. Et
    m’en croyez sus mon honneur. Car vous sentez au trou du cul une volupté
    mirificque, tant par la doulceur d’icelluy dumet que par la chaleur temperée
    de l’oizon, laquelle facilement est communicquée au boyau culier et aultres
    intestines, jusques à venir à la region du cueur et du cerveau. Et ne pensez
    que la beatitude des heroes et semidieux, qui sont par les Champs Elysiens,
    soit en leur asphodele, ou ambrosie, ou nectar, comme disent ces vieilles
    ycy. Elle est (scelon mon opinion) en ce qu’ilz se torchent le cul d’un
    Oyzon, et telle est l’opinion de Maistre Jehan d’Escosse.»

Chapitre XIV

~Comment Gargantua feut institué par un sophiste en lettres latines.~
Ces propos entenduz, le bonhomme Grandgousier fut ravy en admiration,
considerant le hault sens et merveilleux entendement de son filz Gargantua.
Et dist à ses gouvernantes:
«Philippe, roy de Macedone, congneut le bon sens de son filz Alexandre à
manier dextrement un cheval, car ledict cheval estoit si terrible et efrené
que nul ne ausoit monter dessus, parce que à tous ses chevaucheurs il
bailloit la saccade, a l’un rompant le coul, à l’aultre les jambes, à
l’aultre la cervelle, à l’aultre les mandibules. Ce que considerant
Alexandre en l’hippodrome (qui estoit le lieu où l’on pourmenoit et
voultigeoit les chevaulx), advisa que la fureur du cheval ne venoit que de
frayeur qu’il prenoit à son umbre. Dont, montant dessus, le feist courir
encontre le soleil, si que l’umbre tumboit par derriere, et par ce moien
rendit le cheval doulx à son vouloir. A quoy congneut son pere le divin
entendement qui en luy estoit, et le feist très bien endoctriner par
Aristoteles, qui pour lors estoit estimé sus tous philosophes de Grece.

«Mais je vous diz qu’en ce seul propos que j’ay presentement davant vous
tenu à mon filz Gargantua, je congnois que son entendement participe de
quelque divinité, tant je le voy agu, subtil, profund et serain, et
parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant,
je veulx le bailler à quelque homme sçavant pour l’endoctriner selon sa
capacité, et n’y veulx rien espargner.»
De faict, l’on luy enseigna un grand docteur sophiste nommé Maistre Thubal
Holoferne, qui luy aprint sa charte si bien qu’il la disoit par cueur au
rebours; et y fut cinq ans et troys mois. Puis luy leut Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis et y fut treze ans six moys et deux
sepmaines.
Mais notez que cependent il luy aprenoit à escripre gotticquement et
escripvoit tous ses livres, car l’art d’impression n’estoit encores en
usaige.
Et portoit ordinairement un gros escriptoire pesant plus de sept mille
quintaulx, duquel le gualimart estoit aussi gros et grand que les gros
pilliers de Enay, et le cornet y pendoit à grosses chaines de fer à la
capacité d’un tonneau de marchandise.
Puis luy leugt De modis significandi, avecques les commens de Hurtebize,
de Fasquin, de Tropditeulx, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio,
Brelinguandus, et un tas d’aultres; et y fut plus de dix huyt ans et unze
moys. Et le sceut si bien que, au coupelaud, il le rendoit par cueur à
revers, et prouvoit sus ses doigtz à sa mère que de modis significandi non erat scientia.
Puis luy leugt le Compost, où il fut bien seize ans et deux moys, lors que
son dict precepteur mourut; et fut l’an mil quatre cens et vingt, de la
verolle que luy vint.
Après, en eut un aultre vieux tousseux, nommé Maistre Jobelin Bridé, qui luy
leugt Hugutio, Hebrard Grecisme,le Doctrinal, les Pars, le Quid est,
le Supplementum, Marmotret, De moribus in mensa servandis, Seneca De quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum Commento, et Dormi secure pour les festes, et quelques aultres de semblable farine. A la
lecture desquelz il devint aussi saige qu’onques puis ne fourneasmes nous.

Chapitre XV

~Comment Gargantua fut mis soubz aultres pedagoges.~
A tant son pere aperceut que vrayement il estudioit très bien et y mettoit

tout son temps, toutesfoys qu’en rien ne prouffitoit et, que pis est, en
devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté.
De quoy se complaignant à Don Philippe des Marays, vice roy de Papeligosse,
entendit que mieulx luy vauldroit rien n’aprendre que telz livres soubz telz
precepteurs aprendre, car leur sçavoir n’estoit que besterie et leur
sapience n’estoit que moufles, abastardisant les bons et nobles esperitz et
corrompent toute fleur de jeunesse.
«Qu’ainsi soit, prenez (dist il) quelc’un de ces jeunes gens du temps
present, qui ait seulement estudié deux ans. En cas qu’il ne ait meilleur
jugement, meilleures parolles, meilleur propos que vostre filz, et meilleur
entretien et honnesteté entre le monde, reputez moy à jamais un taillebacon
de la Brene.» Ce que à Grandgousier pleust très bien, et commanda qu’ainsi
feust faict.
Au soir, en soupant, ledict des Marays introduict un sien jeune paige de
Villegongys, nommé Eudemon, tant bien testonné, tant bien tiré, tant bien
espousseté, tant honneste en son maintien, que trop mieulx ressembloit
quelque petit angelot qu’un homme. Puis dist à Grandgousier:
«Voyez vous ce jeune enfant? Il n’a encor douze ans; voyons, si bon vous
semble, quelle difference y a entre le sçavoir de voz resveurs mateologiens
du temps jadis et les jeunes gens de maintenant.»
L’essay pleut à Grandgousier, et commanda que le paige propozast. Alors
Eudemon, demandant congié de ce faire audict vice roy son maistre, le bonnet
au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeulx asseurez et le
reguard assis suz Gargantua avecques modestie juvenile, se tint sus ses
pieds, et commença le louer et magnifier premierement de sa vertus et bonnes
meurs, secondement de son sçavoir, tiercement de sa noblesse, quartement de
sa beaulté corporelle, et, pour le quint, doulcement l’exhortoit â reverer
son pere en toute observance, lequel tant s’estudioit à bien le faire
instruire, enfin le prioit qu’il le voulsist retenir pour le moindre de ses
serviteurs, car aultre don pour le present ne requeroit des cieulx, sinon
qu’il luy feust faict grace de luy complaire en quelque service agreable. Le
tout feut par icelluy proferé avecques gestes tant propres, pronunciation
tant distincte, voix tant eloquente et languaige tant aorné et bien latin,
que mieulx resembloit un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé
qu’un jouvenceau de ce siecle.
Mais toute la contenence de Gargantua fut qu’il se print à plorer comme une
vache et se cachoit le visaige de son bonnet, et ne fut possible de tirer de
luy une parolle non plus q’un pet d’un asne mort.
Dont son pere fut tant courroussé qu’il voulut occire Maistre Jobelin. Mais

ledict des Marays l’en guarda par belle remonstrance qu’il luy feist, en
maniere que fut son ire moderée. Puis commenda qu’il feust payé de ses
guaiges et qu’on le feist bien chopiner sophisticquement, ce faict, qu’il
allast à tous les diables.
«Au moins (disoit il) pour le jourd’huy ne coustera il gueres à son houste,
si d’aventure il mouroit ainsi, sou comme un Angloys.»
Maistre Jobelin party de la maison, consulta Grandgousier avecques le vice
roy quel precepteur l’on luy pourroit bailler, et feut avisé entre eulx que
à cest office seroit mis Ponocrates, pedaguoge de Eudemon, et que tous
ensemble iroient à Paris, pour congnoistre quel estoit l’estude des
jouvenceaulx de France pour icelluy temps.

Chapitre XVI

~Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et de l’enorme jument que le porta et
comment elle deffit les mousches bovines de la Beauce.~
En ceste mesmes saison, Fayoles, quart roy de Numidie, envoya du pays de
Africque à Grandgousier une jument la plus enorme et la plus grande que feut
oncques veue, et la plus monstreuse (comme assez sçavez que Africque aporte
tousjours quelque chose de noveau ), car elle estoit grande comme six
oriflans, et avoit les pieds fenduz en doigtz comme le cheval de Jules
Cesear, les aureilles ainsi pendentes comme les chievres de Languegoth, et
une petite corne au cul. Au reste, avoit poil d’alezan toustade, entreillizé
de grizes pommelettes. Mais sus tout avoit la queue horrible, car elle
estoit, poy plus poy moins, grosse comme la pile Sainct Mars, auprès de
Langès, et ainsi quarrée, avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochez
que sont les espicz au bled.
Si de ce vous esmerveillez, esmerveillez vous dadvantaige de la queue des
beliers de Scythie, que pesoit plus de trente livres, et des moutons de
Surie, esquelz fault (si Tenaud dict vray) affuster une charrette au cul
pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle,
vous aultres paillards de plat pays.
Et fut amenée par mer, en troys carracques et un brigantin, jusques au port
de Olone en Thalmondoys.
Lorsque Grandgousier la veit: «Voicy (dist il) bien le cas pour porter mon
filz à Paris. Or ça, de par Dieu, tout yra bien. Il sera grand clerc on
temps advenir. Si n’estoient messieurs les bestes, nous vivrions comme
clercs.»
Au lendemain, après boyre (comme entendez), prindrent chemin Gargantua, son

precepteur Ponocrates, et ses gens, ensemble eulx Eudemon, le jeune paige.
Et par ce que c’estoit en temps serain et bien attrempé, son pere luy feist
faire des botes fauves; Babin les nomme brodequins.
Ainsi joyeusement passerent leur grand chemin, et tousjours grand chere,
jusques au dessus de Orleans. Au quel lieu estoit une ample forest de la
longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ.
Icelle estoit horriblement fertile et copieuse en mousches bovines et
freslons, de sorte que c’estoit une vraye briguanderye pour les pauvres
jumens, asnes et chevaulx. Mais la jument de Gargantua vengea honnestement
tous les oultrages en icelle perpetrées sur les bestes de son espece par un
tour duquel ne se doubtoient mie. Car, soubdain qu’ilz feurent entrez en la
dicte forest et que les freslons luy eurent livré l’assault, elle desguaina
sa queue et si bien s’escarmouschant les esmoucha qu’elle en abatit tout le
boys. A tord, à travers, deçà, de là, par cy, par là, de long, de large,
dessus, dessoubz, abatoit boys comme un fauscheur faict d’herbes, en sorte
que depuis n’y eut ne boys ne freslons, mais feust tout le pays reduict en
campaigne.
Quoy voyant, Gargantua y print plaisir bien grand sans aultrement s’en
vanter, et dist à ses gens: «Je trouve beau ce», dont fut depuis appellé ce
pays la Beauce. Mais tout leur desjeuner feut par baisler; en memoire de
quoy encores de present les gentilzhommes de Beauce desjeunent de baisler,
et s’en trouvent fort bien, et n’en crachent que mieulx
Finablement arriverent à Paris, auquel lieu se refraischit deux ou troys
jours, faisant chere lye avecques ses gens, et s’enquestant quelz gens
sçavans estoient pour lors en la ville et quel vin on y beuvoit.

Chapitre XVII

~Comment Gargantua paya sa bienvenue es Parisiens et comment il print les
grosses cloches de l’eglise Nostre Dame.~
Quelques jours après qu’ilz se feurent refraichiz, il visita la ville, et
fut veu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est
tant sot, tant badault et tant inepte de nature, qu’un basteleur, un porteur
de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleuz au mylieu d’un
carrefour, assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur
evangelicque.
Et tant molestement le poursuyvirent qu’il feut contrainct soy reposer suz
les tours de l’eglise Nostre Dame. Auquel lieu estant, et voyant tant de
gens à l’entour de soy, dist clerement:
«Je croy que ces marroufles voulent que je leurs paye icy ma bien venue et

mon proficiat. C’est raison. Je leur voys donner le vin, mais ce ne sera
que par rys.»
Lors, en soubriant, destacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en
l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cens soixante mille
quatre cens dix et huyt, sans les femmes et petiz enfans.
Quelque nombre d’iceulx evada ce pissefort à legiereté des pieds, et, quand
furent au plus hault de l’Université, suans, toussans, crachans et hors
d’halene, commencerent à renier et jurer, les ungs en cholere, les aultres
par rys: «Carymary, carymara! Par saincte Mamye, nous son baignez par rys!»
Dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelloit
Leucece, comme dict Strabo, lib. iiij , c’est à dire, en grec,
Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudict lieu. Et, par
autant que à ceste nouvelle imposition du nom tous les assistans jurerent
chascun les saincts de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faictz de toutes
gens et toutes pieces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et
quelque peu oultrecuydez, dont estime Joaninus de Barranco, libro De copiositate reverentiarum, que sont dictz Parrhesiens en Grecisme, c’est
à dire fiers en parler.
Ce faict, considera les grosses cloches que estoient esdictes tours, et les
feist sonner bien harmonieusement. Ce que faisant, luy vint en pensée
qu’elles serviroient bien de campanes au coul de sa jument, laquelle il
vouloit renvoier à son pere toute chargée de froumaiges de Brye et de harans
frays. De faict, les emporta en son logis.
Cependent vint un commandeur jambonnier de sainct Antoine pour faire sa
queste suille, lequel, pour se faire entendre de loing et faire trembler le
lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnesteté les
laissa, non parce qu’elles estoient trop chauldes, mais parce qu’elles
estoient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celluy de
Bourg, car il est trop de mes amys.
Toute la ville feut esmeue en sedition, comme vous sçavez que à ce ilz sont
tant faciles que les nations estranges s’esbahissent de la patience des Roys
de France, lesquelz aultrement par bonne justice ne les refrenent, veuz les
inconveniens qui en sortent de jour en jour. Pleust à Dieu que je sceusse
l’officine en laquelle sont forgez ces chismes et monopoles, pour les mettre
en evidence es confraries de ma paroisse!
Croyez que le lieu auquel convint le peuple tout folfré et habaliné feut
Nesle, où lors estoit, maintenant n’est plus l’oracle de Lucece. Là feut
proposé le cas et remonstré l’inconvenient des cloches transportées. Après
avoir bien ergoté pro et contra, feut conclud en Baralipton que l’on
envoyroit le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua pour luy

remonstrer l’horrible inconvenient de la perte d’icelles cloches, et,
nonobstant la remonstrance d’aulcuns de l’Université qui alleguoient que
ceste charge mieulx competoit à un orateur que à un sophiste, feut à cest
affaire esleu nostre maistre Janotus de Bragmardo.

Chapitre XVIII

~Comment Janotus de Bragmardo feut envoyé pour recouvrer de Gargantua les
grosses cloches.~
Maistre Janotus, tondu à la cesarine, vestu de son lyripipion à l’antique,
et bien antidoté l’estomac de coudignac de four et eau beniste de cave, se
transporta au logis de Gargantua, touchant davant soy troys vedeaulx à rouge
muzeau, et trainant après cinq ou six maistres inertes, bien crottez à
profit de mesnaige.
A l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soy, les voyant ainsi
desguisez, et pensoit que feus sent quelques masques hors du sens. Puis
s’enquesta à quelqu’un des dictz maistres inertes de la bande, que queroit
ceste mommerie. Il luy feut respondu qu’ilz demandoient les cloches leurs
estre rendues.
Soubdain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à
Gargantua, affin qu’il feust prest de la responce et deliberast sur le champ
ce que estoit de faire. Gargantua, admonesté du cas, appella à part
Ponocrates son precepteur, Philotomie son maistre d’hostel, Gymnaste son
escuyer, et Eudemon, et sommairement confera avecques eulx sus ce que estoit
tant à faire que à respondre. Tous feurent d’advis que on les menast au
retraist du goubelet et là on les feist boyre rustrement, et, affin que ce
tousseux n’entrast en vaine gloire pour à sa requeste avoir rendu les
cloches, l’on mandast, cependent qu’il chopineroit, querir le prevost de la
ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’eglise, esquelz, davant que
le sophiste eust proposé sa commission, l’on delivreroit les cloches. Après
ce, iceulx presens, l’on oyroit sa belle harangue. Ce que fut faict, et, les
susdictz arrivez, le sophiste feut en plene salle introduict et commença
ainsi que s’ensuit, en toussant.

Chapitre XIX

~La harangue de maistre Janotus de Bragmardo faicte à Gargantua pour
recouvrer les cloches.~
«Ehen, hen, hen! Mna dies, Monsieur, mna dies, et vobis, Messieurs. Ce
ne seroyt que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien
besoing. Hen, hen, hasch! Nous en avions bien aultresfoys refusé de bon
argent de ceulx de Londres en Cahors, sy avions nous de ceulx de Bourdeaulx

en Brye, qui les vouloient achapter pour la substantificque qualité de la
complexion elementaire que est intronificquée en la terresterité de leur
nature quidditative pour extraneizer les halotz et les turbines suz noz
vignes, vrayement non pas nostres, mais d’icy auprès; car, si nous perdons
le piot, nous perdons tout, et sens et loy.
«Si vous nous les rendez à ma requeste, je y guaigneray six pans de
saulcices et une bonne paire de chausses que me feront grant bien à mes
jambes, ou ilz ne me tiendront pas promesse. Ho! par Dieu, Domine, une
pair de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha! ha! il
n’a pas pair de chausses qui veult, je le sçay bien quant est de moy!
Advisez, Domine; il y a dix huyt jours que je suis à matagraboliser ceste
belle harangue: Reddite que sunt Cesaris Cesari, et que sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus.
«Par ma foy, Domine, si voulez souper avecques moy in camera, par le
corps Dieu! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peult faire maulvais
latin.
«Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne
de par la Faculté ung Sermones de Utino que, utinam, vous nous baillez
nos cloches, Vultis etiam pardonos? Per diem, vos habebitis et nihil poyabitis.
«O Monsieur Domine, clochidonnaminor nobis! Dea, est bonum urbis. Tout
le monde s’en sert. Si vostre jument s’en trouve bien, aussi faict nostre
Faculté, que comparata est jumentis insipientibus et similis facta est eis, psalmo nescio quo… Si l’avoys je bien quotté en mon paperat, et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch!
«Ça! je vous prouve que me les doibvez bailler. Ego sic argumentor:
«Omnis clocha clochabilis, in clocherio clochando, clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes Parisius habet clochas Ergo gluc.
«Ha, ha, ha, c’est parlé cela! Il est in tertio prime, en Darii ou
ailleurs. Par mon ame, j’ay veu le temps que je faisois diables de arguer,
mais de present je ne fais plus que resver, et ne me fault plus dorenavant
que bon vin, bon lict, le dos au feu, le ventre à table et escuelle bien
profonde.
«Hay, Domine, je vous pry, in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen, que vous rendez noz cloches, et Dieu vous guard de mal, et Nostre
Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen,
hasch, hasch, grenhenhasch!

«Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol quoniam, ita certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans baston,
un asne sans cropiere, et une vache sans cymbales. Jusques à ce que nous les
ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a
perdu son baston, de braisler comme un asne sans cropiere, et de bramer
comme une vache sans cymbales.
«Un quidam latinisateur, demourant près l’Hostel Dieu, dist une foys,
allegant l’autorité d’ung Taponnus, – je faulx: c’estoit Pontanus, poete
seculier, – qu’il desiroit qu’elles feussent de plume et le batail feust
d’une queue de renard, pource qu’elles luy engendroient la chronique aux
tripes du cerveau quand il composoit ses vers carminiformes. Mais, nac
petitin petetac, ticque, torche, lorne, il feut declairé hereticque; nous
les faisons comme de cire. Et plus n’en dict le deposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui

Chapitre XX

~Comment le sophiste emporta son drap, et comment il eut procès contre les
aultres maistres.~
Le sophiste n’eut si toust achevé que Ponocrates et Eudemon s’esclafferent
de rire tant profondement que en cuiderent rendre l’ame à Dieu, ne plus ne
moins que Crassus, voyant un asne couillart qui mangeoit des chardons, et
comme Philemon, voyant un asne qui mangeoit les figues qu’on avoit apresté
pour le disner, mourut de force de rire. Ensemble eulx commença rire Maistre
Janotus, à qui mieulx mieulx, tant que les larmes leurs venoient es yeulx
par la vehemente concution de la substance du cerveau, à laquelle furent
exprimées ces humiditez lachrymales et transcoullées jouxte les nerfz
optiques. En quoy par eulx estoyt Democrite heraclitizant et Heraclyte
democritizant representé.
Ces rys du tout sedez, consulta Gargantua avecques ses gens sur ce qu’estoit
de faire. Là feut Ponocrates d’advis qu’on feist reboyre ce bel orateur, et,
veu qu’il leurs avoit donné de passetemps et plus faict rire que n’eust
Songecreux, qu’on luy baillast les dix pans de saulcice mentionnez en la
joyeuse harangue, avecques une paire de chausses, troys cens de gros boys de
moulle, vingt et cinq muitz de vin, un lict, à triple couche de plume
anserine, et une escuelle bien capable et profonde, lesquelles disoit estre
à sa vieillesse necessaires.
Le tout fut faist ainsi que avoit esté deliberé, excepté que Gargantua,
doubtant que on ne trouvast à l’heure chausses commodes pour ses jambes,
doubtant aussy de quelle façon mieulx duyroient audict orateur, ou à la
martingualle qui est un pont levis de cul pour plus aisement fianter, ou à

la mariniere pour mieulx soulaiger les roignons, ou à la Souice pour tenir
chaulde la bedondaine, ou à queue de merluz de peur d’eschauffer les reins,
luy feist livrer sept aulnes de drap noir, et troys de blanchet pour la
doubleure. Le boys feut porté par les guaingnedeniers; les maistres es ars
porterent les saulcices et escuelles; Maistre Janot voulut porter le drap.
Un desdictz maistres, nommé Maistre Jousse Bandouille, luy remonstroit que
ce n’estoit honeste ny decent son estat et qu’il le baillast à quelq’un
d’entre eulx.
«Ha! (dist Janotus) baudet, baudet, tu ne concluds poinct in modo et figura. Voylà de quoy servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit?

  • Confuse (dist Bandouille) et distributive.
  • Je ne te demande pas (dist Janotus), baudet, quo modo supponit, mais
    pro quo; c’est, baudet, protibiis meis. Et pour ce le porteray je
    egomet, sicut suppositum portat adpositum
    Ainsi l’emporta en tapinois, comme feist Patelin son drap.
    Le bon feut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte tenu chez les
    Mathurins, requist ses chausses et saulcices; car peremptoirement luy
    feurent deniez, par autant qu’il les avoit eu de Gargantua, selon les
    informations sur ce faictes. Il leurs remonstra que ce avoit esté de
    gratis et de sa liberalité, par laquelle ilz n’estoient mie absoubz de
    leurs promesses. Ce nonobstant, luy fut respondu qu’il se contentast de
    raison, et que aultre bribe n’en auroit.
    «Raison (dist Janotus), nous n’en usons poinct ceans. Traistres malheureux,
    vous ne valez rien; la terre ne porte gens plus meschans que vous estes, je
    le sçay bien. Ne clochez pas devant les boyteux: j’ai exercé la meschanceté
    avecques vous. Par la ratte Dieu! je advertiray le Roy des enormes abus que
    sont forgez ceans et par voz mains et menéez, et que je soye ladre s’il ne
    vous faict tous vifz brusler comme bougres, traistres, hereticques et
    seducteurs, ennemys de Dieu et de vertus!»
    A ces motz, prindrent articles contre luy; luy, de l’aultre costé, les feist
    adjourner. Somme, le procès fut retenu par la Court, et y est encores. Les
    magistres, sur ce poinct, feirent veu de ne soy descroter; Maistre Janot,
    avecques ses adherens, feist veu de ne se mouscher, jusques à ce qu’en feust
    dict par arrest definitif. Par ces veuz sont jusques à present demourez et
    croteux et morveux, car la Court n’a encores bien grabelé toutes les pieces;
    l’arrest sera donné es prochaines calendes Grecques, c’est à dire jamais,
    comme vous sçavez qu’ilz font plus que nature et contre leurs articles

propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peult faire choses
infinies. Nature rien ne faict immortel, car elle mect fin et periode à
toutes choses par elle produictes: car omnia orta cadunt, etc.; mais ces
avalleurs de frimars font les procès davant eux pendens et infiniz et
immortelz. Ce que faisans, ont donné lieu et verifié le dict de Chilon,
Lacedemonien, consacré en Delphes, disant Misère estre compaigne de Proces
et gens playdoiens miserables, car plus tost ont fin de leur vie que de leur
droict pretendu.

Chapitre XXI

~L’estude de Gargantua, selon la discipline de ses precepteurs sophistes.~
Les premiers jours ainsi passez et les cloches remises en leur lieu, les
citoyens de Paris, par recongnoissance de ceste honnesteté, se offrirent
d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il luy plairoit, – ce que
Gargantua print bien à gré, – et l’envoyerent vivre en la forest de Biere.
Je croy qu’elle n’y soyt plus maintenant. Ce faict, voulut de tout son sens
estudier à la discretion de Ponocrates; mais icelluy, pour le commencement,
ordonna qu’il feroit à sa maniere accoustumée, affin d’entendre par quel
moyen, en si long temps, ses antiques precepteurs l’avoient rendu tant fat,
niays et ignorant.
Il dispensoit doncques son temps en telle façon que ordinairement il
s’esveilloit entre huyt et neuf heures, feust jour ou non; ainsi l’avoient
ordonné ses regens antiques, alleguans ce que dict David: Vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se guambayoit, penadoit et paillardoit parmy le lict quelque temps pour
mieulx esbaudir ses esperitz animaulx; et se habiloit selon la saison, mais
voluntiers portoit il une grande et longue robbe de grosse frize fourrée de
renards; après se peignoit du peigne de Almain, c’estoit des quatre doigtz
et le poulce, car ses precepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver
et nettoyer estoit perdre temps en ce monde.
Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt,
crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, et
desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais aer: belles tripes frites,
belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces soupes de
prime.
Ponocrates luy remonstroit que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir
du lict sans avoir premierement faict quelque exercice. Gargantua respondit:
«Quoy! n’ay je faict suffisant exercice? Je me suis vaultré six ou sept
tours parmi le lict davant que me lever. Ne est ce assez? Le pape Alexandre

ainsi faisoit, par le conseil de son medicin Juif, et vesquit jusques à la
mort en despit des envieux. Mes premiers maistres me y ont acoustumé, disans
que le desjeuner faisoit bonne memoire; pour tant y beuvoient les premiers.
Je m’en trouve fort bien et n’en disne que mieulx. Et me disoit Maistre
Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n’est tout
l’advantaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure; aussi
n’est ce la santé totale de nostre humanité boyre à tas, à tas, à tas, comme
canes, mais ouy bien de boyre matin; unde versus:
Lever matin n’est poinct bon heur;
Boire matin est le meilleur.
Après avoir bien à poinct desjeuné, alloit à l’église, et luy pourtoit on
dedans un grand penier un gros breviaire empantophlé, pesant, tant en gresse
que en fremoirs et parchemin, poy plus poy moins, unze quintaulx six livres.
Là oyoit vingt et six ou trente messes. Ce pendent venoit son diseur
d’heures en place empaletocqué comme une duppe, et très bien antidoté son
alaine à force syrop vignolat; avecques icelluy marmonnoit toutes ces
kyrielles, et tant curieusement les espluchoit qu’il n’en tomboit un seul
grain en terre.
Au partir de l’eglise, on luy amenoit sur une traine à beufz un faratz de
patenostres de Sainct Claude, aussi grosses chascune qu’est le moulle d’un
bonnet, et, se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, en disoit
plus que seze hermites.
Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son
livre; mais (comme dict le comicque) son ame estoit en la cuysine.
Pissant doncq plein urinal, se asseoyt à table, et, par ce qu’il estoit
naturellement phlegmaticque, commençoit son repas par quelques douzeines de
jambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et telz
aultres avant coureurs de vin.
Ce pendent quatre de ses gens luy gettoient en la bouche, l’un après
l’aultre, continuement, moustarde à pleines palerées. Puis beuvoit un
horrificque traict de vin blanc pour luy soulaiger les roignons. Après,
mangeoit, selon la saison, viandes à son appetit, et lors ces soit de manger
quand le ventre luy tiroit.
A boyre n’avoit poinct fin ny canon, car il disoit que les metes et bournes
de boyre estoient quand, la personne beuvant, le liege de ses pantoufles
enfloit en hault d’un demy pied.

Chapitre XXII

~Les jeux de Gargantua.~
Puis, tout lordement grignotant d’un transon de graces, se lavoit les mains
de vin frais, s’escuroit les dens avec un pied de porc et devisoit
joyeusement avec ses gens. Puis, le verd estendu, l’on desployoit force
chartes, force dez, et renfort de tabliers. Là jouoyt:
Au flux, à la condemnade, à la prime, à la charte virade, à la vole, au
maucontent, à la pille, au lansquenet, à la triumphe, au cocu, à la
picardie, à qui a si parle, au cent, à pille, nade, jocque, fore, à
l’espinay, a mariaige, à la malheureuse, au gay, au fourby, à l’opinion, à
passe dix, à qui faict l’ung faict l’aultre, à trente et ung, à la
sequence, à pair et sequence, au luettes, à troys cens, au tarau, au
malheureux, à coquinbert, qui gaigne perd, au beliné, au pies, au torment,
à la corne, à la ronfle, au beuf violé, au glic, à la cheveche, aux
honneurs, à je te pinse sans rire, à la mourre, à picoter, aux eschetz, à
deferrer l’asne, au renard, à laiau tru, au marelles, au bourry, bourryzou, au vasches, à je m’assis, à la blanche, à la barbe d’oribus, à
la chance, à la bousquine, à trois dez, à tire la broche, au tables, à la
boutte foyre, à la nicnocque, à compere, prestez moy vostre sac, au
lourche, à la renette, à la couille de belier, au barignin, à boute hors, au
trictrac, à figues de Marseille, à toutes tables, à la mousque, au tables
rabatues, à l’archer tru, au reniguebieu, à escorcher le renard, au forcé, à
la ramasse, au dames, au croc madame, à la babou, à vendre l’avoine, à
primus secundus, à souffler le charbon, au pied du cousteau, au
responsailles, au clefz, au juge vif et juge mort, au franc du carreau, à
tirer les fers du four, à pair ou non, au fault villain, à croix ou pille,
au cailleteaux, au martres, au bossu aulican, au pingres, à Sainct Trouvé, a
la bille, à pinse morille, au savatier, au poirier, au hybou, à pimpompet,
au dorelot du lievre, au triori, à la tirelitantaine, au cercle, à
cochonnet va devant, a la truye, à ventre contre ventre, à Sainct Cosme, je te viens adorer, aux combes, à la vergette, à escharbot le brun, au
palet, à je vous prens sans verd, au j’en suis, à bien et beau s’en va Quaresme, à Foucquet, au quilles, au chesne forchu, au rapeau, au chevau
fondu, à la boulle plate, à la queue au loup, au vireton, à pet en gueulle,
au picqu’à Rome, à Guillemin ballie my ma lance, à rouchemerde, à la
brandelle, à Angenart, au treseau, à la courte boulle, au bouleau, à la
griesche, à la mousche, à la recoquillette, à la migne, migne beuf, au
cassepot, au propous, à mon talent, à neuf mains, à la pyrouète, au
chapifou, au jonchées, au pontz cheuz, au court baston, à Colin bridé, au
pyrevollet, à la grolle, à clinemuzete, au cocquantin, au picquet, à Colin
Maillard, à la blancque, à myrelimofle, au furon, à mouschart, à la
seguette, au crapault, au chastelet, à la crosse, à la rengée, au piston, à
la foussette, au bille boucquet, au ronflart, au roynes, à la trompe, au
mestiers, au moyne, à teste à teste bechevel, au tenebry, au pinot, à
l’esbahy, à male mort, à la soulle, aux croquinolles, à la navette, à laver

la coiffe Madame, à fessart, au belusteau, au ballay, à semer l’avoyne, à
briffault, à la cutte cache, au molinet, à la maille, bourse en cul, à
defendo, au nid de la bondrée, à la virevouste, au passavant, à la bacule,
à.la figue, au laboureur, au petarrades, à la cheveche, à pille moustarde,
au escoublettes enraigées, à cambos, à la beste morte, a la recheute, à
monte, monte l’eschelette, au picandeau, au pourceau mory, à croqueteste,
à cul sallé, à la grolle, au pigonnet, à la grue, au tiers, à taille coup, à
la bourrée, au nazardes, au sault du buisson, aux allouettes, à croyzet, aux
chinquenaudes.
Après avoir bien joué, sessé, passé et beluté temps, convenoit boire quelque
peu, – c’estoient unze peguadz pour homme, – et, soubdain après bancqueter,
c’estoit sus un beau banc ou en beau plein lict s’estendre et dormir deux ou
troys heures, sans mal penser ny mal dire.
Luy esveillé, secouoit un peu les aureilles. Ce pendent estoit apporté vin
frais; là beuvoyt mieulx que jamais.
Ponocrates luy remonstroit que c’estoit mauvaise diete ainsi boyre apres
dormir.
«C’est (respondist Gargantua) la vraye vie des Peres, car de ma nature je
dors sallé, et le dormir m’a valu autant de jambon.»
Puis commençoit estudier quelque peu, et patenostres en avant, pour
lesquelles mieulx en forme expedier montoit sus une vieille mulle, laquelle
avoit servy neuf Roys. Ainsi marmotant de la bouche et dodelinant de la
teste, alloit veoir prendre quelque connil aux filletz.
Au retour se transportoit en la cuysine pour sçavoir quel roust estoit en
broche.
Et souppoit très bien, par ma conscience! et voluntiers convioit quelques
beuveurs de ses voisins, avec lesquelz, beuvant d’autant, comptoient des
vieux jusques es nouveaulx. Entre aultres avoit pour domesticques les
seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny.
Après soupper venoient en place les beaux Evangiles de boys, c’est à dire
force tabliers, ou le beau flux. Un, deux, troys, ou A toutes restes
pour abreger, ou bien alloient voit les garses d’entour, et petitz bancquetz
parmy, collations et arriere collations. Puis dormoit sans desbrider jusques
au lendemain huict heures.

Chapitre XXIII

~Comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu’il ne

perdoit heure du jour.~
Quand Ponocrates congneut la vitieuse maniere de vivre de Gargantua,
delibera aultrement le instituer en lettres, mais pour les premiers jours le
tolera, considerant que Nature ne endure mutations soubdaines sans grande
violence.
Pour doncques mieulx son oeuvre commencer, supplia un sçavant medicin de
celluy temps, nommé Maistre Theodore, à ce qu’il considerast si possible
estoit remettre Gargantua en meilleure voye, lequel le purgea canonicquement
avec elebore de Anticyre et par ce medicament luy nettoya toute l’alteration
et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feist
oublier tout ce qu’il avoit apris soubz ses antiques precepteurs, comme
faisoit Timothé à ses disciples qui avoient esté instruictz soubz aultres
musiciens.
Pour mieulx ce faire, l’introduisoit es compaignies des gens sçavans que là
estoient, à l’emulation desquelz luy creust l’esperit et le desir de
estudier aultrement et se faire valoir.
Après en tel train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du
jour, ains tout son temps consommoit en lettres et honeste sçavoir.
Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent
qu’on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture
haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere, et à ce
estoit commis un jeune paige, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le
propos et argument de ceste leçon souventesfoys se adonnoit à reverer,
adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture monstroit la
majesté et jugemens merveilleux.
Puis alloit es lieux secretz faite excretion des digestions naturelles. Là
son precepteur repetoit ce que avoit esté leu, luy exposant les poinctz plus
obscurs et difficiles.
Eulx retornans, consideroient l’estat du ciel: si tel estoit comme l’avoient
noté au soir precedent, et quelz signes entroit le soleil, aussi la lune,
pour icelle journée.
Ce faict, estoit habillé, peigné, testonné, accoustré et parfumé, durant
lequel temps on luy repetoit les leçons du jour d’avant. Luy mesmes les
disoit par cueur, et y fondoit quelque cas practicques et concernens l’estat
humain, lesquelz ilz estendoient aulcunes foys jusques deux ou troys heures,
mais ordinairement cessoient lors qu’il estoit du tout habillé.
Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture.

Ce faict, yssoient hors, tousjours conferens des propoz de la lecture, et se
desportoient en Bracque ou es prez, et jouoient à la balle, à la paulme, à
la pile trigone, galentement se exercens les corps comme ilz avoient les
ames auparavant exercé.
Tout leur jeu n’estoit qu’en liberté, car ilz laissoient la partie quant
leur plaisoit et cessoient ordinairement lors que suoient parmy le corps, ou
estoient aultrement las. Adoncq estoient très bien essuez et frottez,
changeoient de chemise et, doulcement se pourmenans, alloient veoir sy le
disner estoit prest. Là attendens, recitoient clerement et eloquentement
quelques sentences retenues de la leçon.
Ce pendent Monsieur l’Appetit venoit, et par bonne oportunité s’asseoient à
table.
Au commencement du repas estoit leue quelque histoire plaisante des
anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eust prins son vin.
Lors (si bon sembloit) on continuoit la lecture, ou commenceoient à diviser
joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers moys, de la vertus,
proprieté, efficace et nature de tout ce que leur estoit servy à table: du
pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes,
racines, et de l’aprest d’icelles. Ce que faisant, aprint en peu de temps
tous les passaiges à ce competens en Pline, Athené, Dioscorides, Jullius
Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Aelian et
aultres. Iceulx propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurez,
apporter les livres susdictz à table. Et si bien et entierement retint en sa
memoire les choses dictes, que pour lors n’estoit medicin qui en sceust à la
moytié tant comme il faisoit.
Après, devisoient des leçons leues au matin, et, parachevant leur repas par
quelque confection de cotoniat, se couroit les dens avecques un trou de
lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eaue fraische, et
rendoient graces à Dieu par quelques beaulx canticques faictz à la louange
de la munificence et benignité divine. Ce faict, on apportoit des chartes,
non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et
inventions nouvelles, lesquelles toutes yssoient de arithmetique.
En ce moyen entra en affection de icelle science numerale, et tous les
jours, après disner et souper, y passoit temps aussi plaisantement qu’il
souloit en dez ou es chartes. A tant, sceut d’icelle et theoricque, et
practicque, si bien que Tunstal, Angloys, qui en avoit amplement escript,
confessa que vrayement, en comparaison de luy, il n’y entendoit que le hault
alemant.

Et non seulement d’icelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme
geometrie, astronomie et musicque; car, attendens la concoction et digestion
de son past, ilz faisoient mille joyeux instrumens et figures geometricques,
et de mesmes pratiquoient les canons astronomicques.
Après, se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou
sus un theme à plaisir de gorge.
Au reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du luc, de
l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la
viole et de la sacqueboutte.
Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit des
excremens naturelz, puis se remettoit à son estude principal par troys
heures ou davantaige, tant à repeter la lecture matutinale que à poursuyvre
le livre entreprins, que aussi à escripre et bien traire et former les
antiques et romaines lettres.
Ce faict, yssoient hors leur hostel, avecques eulx un jeune gentilhomme de
Touraine, nommé l’escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l’art de
chevalerie.
Changeant doncques de vestemens, monstoit sus un coursier, sus un roussin,
sus un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et luy donnoit cent
quarieres, le faisoit voltiger en l’air, franchir le fossé, saulter le
palys, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre.
Là rompoit non la lance, car c’est la plus grande resverye du monde dire:
«J’ay rompu dix lances en tournoy ou en bataille» – un charpentier le feroit
bien – mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemys.
De sa lance doncq asserée, verde et roide, rompoit un huys, enfonçoit un
harnoys, acculoyt une arbre, enclavoyt un aneau, enlevoit une selle d’armes,
un aubert, un gantelet. Le tout faisoit armé de pied en cap.
Au reguard de fanfarer et faire les petitz popismes sus un cheval, nul ne le
feist mieulx que luy. Le voltiger de Ferrare n’estoit q’un singe en
comparaison. Singulierement, estoit aprins à saulter hastivement d’un cheval
sus l’aultre sans prendre terre, – et nommoit on ces chevaulx desultoyres, –
et des chascun cousté, la lance au poing, monter sans estriviers, et sans
bride guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline
militaires.
Un aultre jour ses exerceoit à la hasche, laquelle tant bien coulloyt, tant
verdement de tous pics coulloyt, tant soupplement avalloit en tailles ronde,
qu’il feut passé chevalier d’armes en campaigne et en tous essays.

Puis bransloit la picque, sacquoit de l’espée à deux mains, de l’espée
bastarde, de l’espagnole, de la dague et du poignart, armé, non armé, au
boucler, à la cappe, à la rondelle.
Couroit le cerf, le chevreuil, l’ours, le dain, le sanglier, le lievre, la
perdrys, le faisant, l’otarde. Jouoit à la grosse balle et la faisoit bondir
en l’air, autant du pied que du poing. Luctoit, couroit, saultoit, non à
troys pas un sault, non à clochepied, non au sault d’Alemant, – car (disoit
Gymnaste) telz saulx sont inutiles et de nul bien en guerre, – mais d’un
sault persoit un foussé, volloit sus une haye, montoit six pas encontre une
muraille et rampoit en ceste façon à une fenestre de la haulteur d’une
lance.
Nageoit en parfonde eau, à l’endroict, à l’envers, de cousté, de tout le
corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre,
transpassoit toute la riviere de Seine sans icelluy mouiller, et tyrant par
les dens son manteau, comme faisoit Jules Cesar. Puis d’une main entroit par
grande force en basteau; d’icelluy se gettoit de rechief en l’eaue, la teste
premiere, sondoit le parfond, creuzoyt les rochiers, plongeoit es abymes et
goufres. Puis icelluy basteau tournoit, gouvernoit, menoit hastivement,
lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenoit en pleine escluse, d’une
main le guidoit, de l’aultre s’escrimoit avec un grand aviron, tendoit le
vele, montoit au matz par les traictz, bourroit sus les brancquars,
adjoustoit la boussole, contreventoit les bulines, bendoit le gouvernail.
Issant de l’eau, roidement montoit encontre la montaigne et devalloit aussi
franchement; gravoit es arbres comme un chat, saultoit de l’une en l’aultre
comme un escurieux, abastoit les gros rameaulx comme un aultre Milo. Avec
deux poignards asserez et deux poinsons esprouvez montoit au hault d’une
maison comme un rat, descendoit puis du hault en bas en telle composition
des membres que de la cheute n’estoit aulcunement grevé.
Jectoit le dart, la barre, la pierre, la javeline, l’espieu, la halebarde,
enfonceoit l’arc, bandoit es reins les fortes arbalestes de passe, visoit de
l’arquebouse à l’oeil, affeustoit le canon, tyroit à la butte, au papeguay,
du bas en mont, d’amont en val, devant, de cousté, en arriere comme les
Parthes.
On luy atachoit un cable en quelque haulte tour, pendent en terre; par
icelluy avecques deux mains montoit, puis devaloit sy roidement et sy
asseurement que plus ne pourriez parmy un pré bien éguallé.
On luy mettoit une grosse perche apoyée a deux arbres; à icelle se pendoit
par les mains, et d’icelle alloit et venoit sans des pieds à rien toucher,
que à grande course on ne l’eust peu aconcepvoir.

Et, pour se exercer le thorax et pulmon, crioit comme tous les diables. Je
l’ouy une foys appellant Eudemon, depuis la porte Sainct Victor jusques à
Montmartre; Stentor n’eut oncques telle voix a la bataille de Troye.
Et, pour gualentir les nerfz, on luy avoit faict deux grosses saulmones de
plomb, chascune du poys de huyt mille sept cens quintaulx, lesquelles il
nommoit alteres; icelles prenoit de terre en chascune main et les elevoit en
l’air au dessus de la teste, et les tenoit ainsi, sans soy remuer, troys
quars d’heure et dadvantaige, que estoit une force inimitable.
Jouoit aux barres avecques les plus fors, et, quand le poinct advenoit, se
tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’il se abandonnoit es plus
adventureux en cas qu’ilz le feissent mouvoir de sa place, comme jadis
faisoit Milo, à l’imitation duquel aussi tenoit une pomme de grenade en sa
main et la donnoit à qui luy pourroit ouster.
Le temps ainsi employé, luy froté, nettoyé et refraischy d’habillemens, tout
doulcement retournoit, et, passans par quelques prez ou aultres lieux
herbuz, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des
anciens qui en ont escript, comme Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline,
Nicander, Macer et Galen, et en emportoient leurs plenes mains au logis,
desquelles avoit la charge un jeune page, nommé Rhizotome, ensemble des
marrochons, des pioches, cerfouettes, beches, tranches et aultres instrumens
requis à bien arborizer.
Eulx arrivez au logis, ce pendent qu’on aprestoit le souper, repetoient
quelques passaiges de ce qu’avoit esté leu et s’asseoient à table.
Notez icy que son disner estoit sobre et frugal, car tant seulement mangeoit
pour refrener les haboys de l’estomach; mais le soupper estoit copieux et
large, car tant en prenoit que luy estoit de besoing à soy entretenir et
nourrir, ce que est la vraye diete prescripte par l’art de bonne et seure
medicine, quoy q’un tas de badaulx medicins, herselez en l’officine des
sophistes, conseillent le contraire.
Durant icelluy repas estoit continuée la leçon du disner tant que bon
sembloit; le reste estoit consommé en bons propous, tous lettrez et utiles.
Après graces rendues, se adonnoient à chanter musicalement, à jouer
d’instrumens harmonieux, ou de ces petitz passetemps qu’on faict es chartes,
es dez et guobeletz, et là demouroient, faisans grand chere et
s’esbaudissans aulcunes foys jusques à l’heure de dormir; quelque foys
alloient visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens que eussent
veu pays estranges.
En pleine nuict, davant que soy retirer, alloient au lieu de leur logis le

plus descouvert veoir la face du ciel, et là notoient les cometes, sy
aulcunes estoient, les figures, situations, aspectz, oppositions et
conjunctions des astres.
Puis avec son precepteur recapituloit briefvement, à la mode des
Pythagoricques, tout ce qu’il avoit leu, veu, sceu, faict et entendu au
decours de toute la journée.
Si prioient Dieu le createur, en l’adorant et ratifiant leur foy envers luy,
et le glorifiant de sa bonté immense, et, luy rendant grace de tout le temps
passé, se recommandoient à sa divine clemence pour tout l’advenir.
Ce faict, entroient en leur repous.

Chapitre XXIV

~Comment Gargantua employoit le temps quand l’air estoit pluvieux~
S’il advenoit que l’air feust pluvieux et intemperé, tout le temps d’avant
disner estoit employé comme de coustume, excepté qu’il faisoit allumer un
beau et clair feu pour corriger l’intemperie de l’air. Mais après disner, en
lieu des exercitations, ilz demouroient en la maison et, par maniere de
apotherapie, s’esbatoient à boteler du foin, à fendre et scier du boys, et à
batre les gerbes en la grange; puys estudioient en l’art de paincture et
sculpture, ou revocquoient en usage l’anticque jeu des tales ainsi qu’en a
escript Leonicus et comme y joue nostre bon amy Lascaris. En y jouant
recoloient les passaiges des auteurs anciens esquelz est faicte mention ou
prinse quelque metaphore sus iceluy jeu.
Semblablement, ou alloient veoir comment on tiroit les metaulx, ou comment
on fondoit l’artillerye, ou alloient veoir les lapidaires, orfevres et
tailleurs de pierreries, ou les alchymistes et monoyeurs, ou les
haultelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers,
imprimeurs, organistes, tinturiers et aultres telles sortes d’ouvriers, et,
partout donnans le vin, aprenoient et consideroient l’industrie et invention
des mestiers.
Alloient ouïr les leçons publicques, les actes solennelz, les repetitions,
les declamations, les playdoyez des gentilz advocatz, les concions des
prescheurs evangeliques.
Passoit par les salles et lieux ordonnez pour l’escrime, et là contre les
maistres essayoit de tous bastons, et leurs monstroit par evidence que
autant, voyre plus, en sçavoit que iceulx.
Et, au lieu de arboriser, visitoient les bouticques des drogueurs, herbiers

et apothecaires, et soigneusement consideroient les fruictz, racines,
fueilles, gommes, semences, axunges peregrines, ensemble aussi comment on
les adulteroit.
Alloit veoir les basteleurs, trejectaires et theriacleurs, et consideroit
leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx et beau parler, singulierement
de ceulx de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands jaseurs et
beaulx bailleurs de baillivernes en matiere de cinges verds.
Eulx retournez pour soupper, mangeoient plus sobrement que es aultres jours
et viandes plus desiccatives et extenuantes, affin que l’intemperie humide
de l’air, communicqué au corps par necessaire confinité, feust par ce moyen
corrigée, et ne leurs feust incommode par ne soy estre exercitez comme
avoient de coustume.
Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuoit ce procès de jour en jour,
profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, scelon son aage, de
bon sens en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblast pour
le commencement difficile, en la continuation tant doulx fut, legier et
delectable, que mieulx ressembloit un passetemps de roy que l’estude d’un
escholier.
Toutesfoys Ponocrates, pour le sejourner de ceste vehemente intention des
esperitz, advisoit une foys le moys quelque jour bien clair et serain,
auquel bougeoient au matin de la ville, et alloient ou à Gentily, ou à
Boloigne, ou à Montrouge, ou au pont Charanton, ou à Vanves, ou à Sainct
Clou. Et là passoient toute la journée à faire la plus grande chère dont ilz
se pouvoient adviser, raillans, gaudissans, beuvans d’aultant, jouans,
chantans, dansans, se voytrans en quelque beau pré, denichans des
passereaulx, prenans des cailles, peschans aux grenouilles et escrevisses.
Mais, encores que icelle journée feust passée sans livres et lectures,
poinct elle n’estoit passée sans proffit, car en beau pré ilz recoloient par
cueur quelques plaisans vers de l’Agriculture de Virgile, de Hesiode, du
Rusticque de Politian, descripvoient quelques plaisans epigrammes en
latin, puis les mettoient par rondeaux et ballades en langue françoyse.
En banquetant, du vin aisgué separoient l’eau, comme l’enseigne Cato, De re rust, et Pline, avecques un guobelet de lyerre; lavoient le vin en plain
bassin d’eau, puis le retiroient avec un embut, faisoient aller l’eau d’un
verre en aultre; bastissoient plusieurs petitz engins automates, c’est à
dire soy mouvens eulx mesmes

Chapitre XXV

~Comment feut meu entre les fouaciers de Lerné et ceux du pays de Gargantua

le grand debat dont furent faictes grosses guerres.~
En cestuy temps, qui fut la saison de vendanges, au commencement de automne,
les bergiers de la contrée estoient à guarder les vines et empescher que les
estourneaux ne mangeassent les raisins.
Onquel temps les fouaciers de Lerné passoient le grand quarroy, menans dix
ou douze charges de fouaces à la ville.
Lesdictz bergiers les requirent courtoisement leurs en bailler pour leur
argent, au pris du marché. Car notez que c’est viande celeste manger à
desjeuner raisins avec fouace fraiche, mesmement des pineaulx, des fiers,
des muscadeaulx, de la bicane, et des foyrars pour ceulx qui sont constipez
de ventre, car ilz les font aller long comme un vouge, et souvent, cuidans
peter, ilz se conchient, dont sont nommez les cuideurs des vendanges.
A leur requeste ne feurent aulcunement enclinez les fouaciers, mais (que pis
est) les oultragerent grandement, les appelans trop diteulx, breschedens,
plaisans rousseaulx, galliers, chienlictz, averlans, limes sourdes,
faictneans, friandeaulx, bustarins, talvassiers, riennevaulx, rustres,
challans, hapelopins, trainneguainnes, gentilz flocquetz, copieux, landores,
malotruz, dendins, baugears, tezez, gaubregeux, gogueluz, claquedans, boyers
d’etrons, bergiers de merde, et aultres telz epithetes diffamatoires,
adjoustans que poinct à eulx n’apartenoit manger de ces belles fouaces, mais
qu’ilz se debvoient contenter de gros pain ballé et de tourte.
Auquel oultraige un d’entr’eulx, nommé Frogier, bien honneste homme de sa
personne et notable bacchelier, respondit doulcement:
«Depuis quand avez vous prins cornes qu’estes tant rogues devenuz? Dea, vous
nous en souliez voluntiers bailler, et maintenant y refusez. Ce n’est faict
de bons voisins, et ainsi ne vous faisons nous, quand venez icy achapter
nostre beau frument, duquel vous faictez voz gasteaux et fouaces. Encores
par le marché vous eussions nous donné de noz raisins; mais, par la mer Dé!
vous en pourriez repentir et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous
ferons envers vous à la pareille, et vous en soubvienne!»
Adoncq Marquet, grand bastonnier de la confrairie des fouaciers, luy dist:
«Vrayement, tu es bien acresté à ce matin; tu mangeas her soir trop de mil.
Vien çà, vien çà, je te donnerai de ma fouace!»
Lors Forgier en toute simplesse approcha, tirant un unzain de son baudrier,
pensant que Marquet luy deust deposcher de ses fouaces; mais il luy bailla
de son fouet à travers les jambes si rudement que les noudz y
apparoissoient. Puis voulut gaigner à la fuyte; mais Forgier s’escria au

meurtre et à la force tant qu’il peut, ensemble luy getta un gros tribard
qu’il portoit soubz son escelle, et le attainct par la joincture coronale de
la teste, sus l’artere crotaphique, du cousté dextre, en telle sorte que
Marquet tomba de sa jument; mieulx sembloit homme mort que vif.
Cependent les mestaiers, qui là auprés challoient les noiz, accoururent avec
leurs grandes gaules et frapperent sus ces fouaciers comme sus seigle verd.
Les aultres bergiers et bergieres, ouyans, le cry de Forgier, y vindrent
avec leurs fondes et brassiers, et les suyvirent à grands coups de pierres
tant menuz qu’il sembloit que ce feust gresle. Finablement les aconceurent
et ousterent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzeines; toutesfoys
ilz les payerent au pris acoustumé et leurs donnerent un cens de quecas et
troys panerées de francs aubiers. Puis les fouaciers ayderent à monter
Marquet, qui estoit villainement blessé, et retournerent à Lerné sans
poursuivre le chemin de Pareillé, menassans fort et ferme les boviers,
bergiers et mestaiers de Seuillé et de Synays.
Ce faict, et bergiers et bergieres feirent chere lye avecques ces fouaces et
beaulx raisins, et se rigollerent ensemble au son de la belle bouzine, se
mocquans de ces beaulx fouaciers glorieux, qui avoient trouvé male encontre
par faulte de s’estre seignez de la bonne main au matin, et avec gros
raisins chenins estuverent les jambes de Forgier mignonnement, si bien qu’il
feut tantost guery.

Chapitre XXVI

~Comment les habitans de Lerné, par le commandement de Picrochole, leur roy,
assaillirent au despourveu les bergiers de Gargantua.~
Les fouaciers retournez à Lerné, soubdain, davant boyre ny manger, se
transporterent au Capitoly, et là, davant leur roy nommé Picrochole, tiers
de ce nom, proposerent leur complainte, monstrans leurs paniers rompuz,
leurs bonnetz foupiz, leurs robbes dessirées, leurs fouaces destroussées, et
singulierement Marquet blessé enormement, disans le tout avoir esté faict
par les bergiers et mestaiers de Grandgousier, près le grand carroy par delà
Seuillé.
Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus oultre se
interroguer quoy ne comment, feist crier par son pays ban et arriere ban, et
que un chascun, sur peine de la hart, convint en armes en la grand place
devant le Chasteau, à heure de midy.
Pour mieulx confermer son entreprise, envoya sonner le tabourin à l’entour
de la ville. Luy mesmes, ce pendent qu’on aprestoit son disner, alla faire
affuster son artillerie, desployer son enseigne et oriflant, et charger
force munitions, tant de harnoys d’armes que de gueulles.

En disnant bailla les comissions, et feut par son edict constitué le
seigneur Trepelu sus l’avant guarde, en laquelle furent contez seize mille
quatorze hacquebutiers, trente cinq mille et unze avanturiers.
A l’artillerie fut commis le Grand Escuyer Toucquedillon, en laquelle
feurent contées neuf cens quatorze grosses pieces de bronze, en canons,
doubles canons, baselicz, serpentines, couleuvrines, bombardes, faulcons,
passevolans, spiroles et aultres pièces. L’arriere guarde feut baillée au
duc Racquedenare; en la bataille se tint le roy et les princes de son
royaulme.
Ainsi sommairement acoustrez, davant que se mettre en voye, envoyerent troys
cens chevaulx legiers, soubz la conduicte du capitaine Engoulevent, pour
descouvrir le pays et sçavoir si embuche aulcune estoyt par la contrée;
mais, après avoir diligemment recherché, trouverent tout le pays à l’environ
en paix et silence, sans assemblée quelconque.
Ce que entendent, Picrochole commenda q’un chascun marchast soubz son
enseigne hastivement.
Adoncques sans ordre et mesure prindrent les champs les uns parmy les
aultres, gastans et dissipans tout par où ilz passoient, sans espargner ny
pauvre, ny riche, ny lieu sacré, ny prophane; emmenoient beufz, vaches,
thoreaux, veaulx, genisses, brebis, moutons, chevres et boucqs, poulles,
chappons, poulletz, oysons, jards, oyes, porcs, truyes, guoretz; abastans
les noix, vendeangeans les vignes, emportans les seps, croullans tous les
fruictz des arbres. C’estoit un desordre incomparable de ce qu’ilz
faisoient, et ne trouverent personne qui leurs resistast; mais un chascun se
mettoit à leur mercy, les suppliant estre traictez plus humainement, en
consideration de ce qu’ilz avoient de tous temps esté bons et amiables
voisins, et que jamais envers eulx ne commirent excès ne oultraige pour
ainsi soubdainement estre par iceulx mal vexez, et que Dieu les en puniroit
de brief. Es quelles remonstrances rien plus ne respondoient, sinon qu’ilz
leurs vouloient aprendre à manger de la fouace.

Chapitre XXVII

~Comment un moine de Seuillé saulva le cloz de l’abbaye du sac des ennemys.~
Tant feirent et tracasserent, pillant et larronnant, qu’ilz arriverent à
Seuillé, et detrousserent hommes et femmes, et prindrent ce qu’ilz peurent:
rien ne leurs feut ne trop chault ne trop pesant. Combien que la peste y
feust par la plus grande part des maisons, ilz entroient partout,
ravissoient tout ce qu’estoit dedans, et jamais nul n’en print dangier, qui
est cas assez merveilleux: car les curez, vicaires, prescheurs, medicins,

chirurgiens et apothecaires qui alloient visiter, penser, guerir, prescher
et admonester les malades, estoient tous mors de l’infection, et ces diables
pilleurs et meurtriers oncques n’y prindrent mal. Dont vient cela,
Messieurs? Pensez y, je vous pry.
Le bourg ainsi pillé, se transporterent en l’abbaye avecques horrible
tumulte, mais la trouverent bien reserrée et fermée, dont l’armée principale
marcha oultre vers le gué de Vede, exceptez sept enseignes de gens de pied
et deux cens lances qui là resterent et rompirent les murailles du cloz
affin de guaster toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne sçavoient auquel de leurs saincts se vouer.
A toutes adventures feirent sonner ad capitulum capitulantes. Là feut
decreté qu’ilz feroient une belle procession, renforcée de beaulx preschans,
et letanies contra hostium insidias, et beaulx responds pro pace.
En l’abbaye estoit pour lors un moine claustrier, nommé Frere Jean des
Entommeures, jeune, guallant, frisque, de hayt, bien à dextre, hardy,
adventureux, deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantaigé
en nez, beau despescheur d’heures, beau desbrideur de messes, beau
descroteur de vigiles, pour tout dire sommairement vray moyne si oncques en
feut depuys que le monde moynant moyna de moynerie; au reste clerc jusques
es dents en matiere de breviaire.
Icelluy, entendent le bruict que faisoyent les ennemys par le cloz de leur
vine, sortit hors pour veoir ce qu’ilz faisoient, et, advisant qu’ilz
vendangeoient leur cloz auquel estoyt leur boyte de tout l’an fondée,
retourne au cueur de l’égllse, où estoient les aultres moynes, tous estonnez
comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter Ini nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num: «C’est, dist il, bien chien chanté!
Vertus Dieu, que ne chantez vous:
Adieu, paniers, vendanges sont faictes?
«Je me donne au diable s’ilz ne sont en nostre cloz et tant bien couppent et
seps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu! de quatre années que
halleboter dedans. Ventre sainct Jacques! que boyrons nous ce pendent, nous
aultres pauvres diables? Seigneur Dieu, da mihi potum
Lors dist le prieur claustral:
«Que fera cest hyvrogne icy? Qu’on me le mene en prison. Troubler ainsi le
service divin!

  • Mais (dist le moyne) le service du vin, faisons tant qu’il ne soit

troublé; car vous mesmes, Monsieur le Prieur, aymez boyre du meilleur. Sy
faict tout homme de bien; jamais homme noble ne hayst le bon vin: c’est un
apophthegme monachal. Mais ces responds que chantez ycy ne sont, par Dieu!
poinct de saison.
«Pourquoy sont noz heures en temps de moissons et vendenges courtes; en
l’advent et tout hyver longues? Feu de bonne memoire Frere Macé Pelosse,
vray zelateur (ou je me donne au diable) de nostre religion, me dist, il
m’en soubvient, que la raison estoit affin qu’en ceste saison nous facions
bien serrer et faire le vin, et qu’en hyver nous le humons.
«Escoutez, Messieurs, vous aultres qui aymez le vin: le corps Dieu, sy me
suibvez! Car, hardiment, que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot
qui n’auront secouru la vigne! Ventre Dieu, les biens de l’Eglise! Ha, non,
non! Diable! sainct Thomas l’Angloys voulut bien pour yceulx mourir: si je y
mouroys, ne seroys je sainct de mesmes? Je n’y mourray jà pourtant, car
c’est moy qui le foys es aultres.»
Ce disant, mist bas son grand habit et se saisist du baston de la croix, qui
estoit de cueur de cormier, long comme une lance, rond à plain poing et
quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en
beau sayon, mist son froc en escharpe et de son baston de la croix donna sy
brusquement sus les ennemys, qui, sans ordre, ne enseigne, ne trompette, ne
tabourin, parmy le cloz vendangeoient, car les porteguydons et
port’enseignes avoient mis leurs guidons et enseignes l’orée des murs, les
tabourineurs avoient defoncé leurs tabourins d’un cousté pour les emplir de
raisins, les trompettes estoient chargez de moussines, chacun estoit
desrayé, – il chocqua doncques si roydement sus eulx, sans dyre guare, qu’il
les renversoyt comme porcs, frapant à tors et à travers, à vieille escrime.
Es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras et jambes, es
aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins,
avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les
dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, sphaceloyt les greves,
desgondoit les ischies, debezilloit les fauciles.
Si quelq’un se vouloyt cascher entre les sepes plus espès, à icelluy
freussoit toute l’areste du douz et l’esrenoit comme un chien.
Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en
pieces par la commissure lambdoide.
Si quelq’un gravoyt en une arbre, pensant y estre en seureté, icelluy de son
baston empaloyt par le fondement.
Si quelqu’un de sa vieille congnoissance luy crioyt: Ha, Frere Jean, mon

amy, Frere Jean, je me rend!

  • Il t’est (disoit il) bien force; mais ensemble tu rendras l’ame à tous les
    diables.»
    Et soubdain luy donnoit dronos. Et, si personne tant feust esprins de
    temerité qu’il luy voulust resister en face, là monstroyt il la force de ses
    muscles, car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine et par le
    cueur. A d’aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt
    l’estomach, et mouroient soubdainement. Es aultres tant fierement frappoyt
    par le nombril qu’il leurs faisoyt sortir les tripes. Es aultres parmy les
    couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c’estoyt le plus horrible
    spectacle qu’on veit oncques
    Les uns cryoient: Saincte Barbe!
    les aultres: Sainct George!
    les aultres: Saincte Nytouche!
    les aultres: Nostre Dame de Cunault! de Laurette! de Bonnes Nouvelles! de la
    Lenou! de Riviere!
    les ungs se vouoyent à sainct Jacques;
    les aultres au sainct suaire de Chambery, mais il brusla troys moys après,
    si bien qu’on n’en peut saulver un seul brin;
    les aultres à Cadouyn;
    les aultres à sainct Jean d’Angery;
    les aultres à sainct Eutrope de Xainctes, à sainct Mesmes de Chinon, à
    sainct Martin de Candes, à sainct Clouaud de Sinays, es reliques de
    Javrezay et mille aultres bons petitz sainctz.
    Les ungs mouroient sans parler, les aultres parloient sans mourir. Les ungs
    mouroient en parlant, les aultres parloint en mourant.
    Les aultres crioient à haulte voix: «Confession! Confession! Confiteor! Miserere! In manus!»
    Tant fut grand le cris des navrez que le prieur de l’abbaye avec tous ses
    moines sortirent, lesquelz, quand apperceurent ces pauvres gens ainsi ruez
    parmy la vigne et blessez à mort, en confesserent quelques ungs. Mais, ce
    pendent que les prebstres se amusoient à confesser, les petits moinetons
    coururent au lieu où estoit Frere Jean et luy demanderent en quoy il vouloit
    qu’ilz luy aydassent. A quoy respondit qu’ilz esguorgetassent ceulx qui
    estoient portez par terre. Adoncques, laissans leurs grandes cappes sus une
    treille au plus près, commencerent esgourgeter et achever ceulx qu’il avoit
    desjà meurtriz. Sçavez vous de quelz ferrements? A beaulx gouvetz, qui sont
    petitz demy cousteaux dont les petitz enfans de nostre pays cernent les
    noix.

Puis à tout son baston de croix guaingna la breche qu’avoient faict les
ennemys. Aulcuns des moinetons emporterent les enseignes et guydons en leurs
chambres pour en faire des jartiers. Mais, quand ceulx qui s’estoient
confessez vouleurent sortir par icelle bresche, le moyne les assommoit de
coups, disant:
«Ceulx cy sont confès et repentans, et ont guaigné les pardons; ilz s’en
vont en paradis, aussy droict comme une faucille et comme est le chemin de
Faye.»
Ainsi, par sa prouesse, feurent desconfiz tous ceulx de l’armée qui estoient
entrez dedans le clous, jusques au nombre de treze mille six cens vingt et
deux, sans les femmes et petitz enfans, cela s’entend tousjours
Jamais Maugis, hermite, ne se porta si vaillamment à tout son bourdon contre
les Sarrasins, desquelz est escript es gestes des quatre filz Haymon, comme
feist le moine à l’encontre des ennemys avec le baston de la croix.

Chapitre XXVIII

~Comment Picrochole print d’assault la Roche Clermauld, et le regret et
difficulté que feist Grandgousier de entreprendre guerre.~
Cependent que le moine s’escarmouchoit comme avons dict contre ceulx qui
estoient entrez le clous, Picrochole à grande hastiveté passa le gué de Vede
avec ses gens, et assaillit La Roche Clermauld, auquel lieu ne luy feut
faicte resistance quelconques, et, par ce qu’il estoit jà nuict, delibera en
icelle ville se heberger soy et ses gens, et refraischir de sa cholere
pungitive.
Au matin, print d’assault les boullevars et chasteau, et le rempara très
bien, et le proveut de munitions requises, pensant là faire sa retraicte si
d’ailleurs estoit assailly, car le lieu estoit fort et par art et par nature
à cause de la situation et assiete.
Or laissons les là et retournons à nostre bon Gargantua, qui est à Paris,
bien instant à l’estude de bonnes lettres et exercitations athletiques, et
le vieux bon homme Grandgousier, son pere, qui après souper se chauffe les
couiles à un beau, clair et grand feu, et, attendent graisler des
chastaines, escript au foyer avec un baston bruslé d’un bout dont on
escharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps
jadis.
Un des bergiers qui guardoient les vignes, nommé Pillot, se transporta
devers luy en icelle heure et raconta entierement les excès et pillaiges que
faisoit Picrochole, roy de Lerné, en ses terres et dommaines, et comment il

avoit pillé, gasté, saccagé tout le pays, excepté le clous de Seuillé que
Frere Jean des Entommeures avoit saulvé à son honneur, et de present estoit
ledict roy en La Roche Clermaud, et là en grande instance se remparoit, luy
et ses gens.
«Holos! holos! dist Grandgousier, qu’est cecy, bonnes gens? Songé je, ou si
vray est ce qu’on me dict? Picrochole, mon amy ancien de tout temps, de
toute race et alliance, me vient il assaillir? Qui le meut? Qui le poinct?
Qui le conduict? Qui l’a ainsi conseillé? Ho! ho! ho! ho! ho! mon Dieu mon
Saulveur, ayde moy, inspire moy, conseille moy à ce qu’est de faire! Je
proteste, je jure davant toy, ainsi me soys tu favorable! – sy jamais à luy
desplaisir, ne à ses gens dommaige, ne en ses terres je feis pillerie; mais,
bien au contraire, je l’ay secouru de gens, d’argent, de faveur et de
conseil, en tous cas que ay peu congnoistre son adventaige. Qu’il me ayt
doncques en ce poinct oultraigé, ce ne peut estre que par l’esprit maling.
Bon Dieu, tu congnois mon couraige, car à toy rien ne peut estre celé; si
par cas il estoit devenu furieux et que, pour luy rehabilliter son cerveau,
tu me l’eusse icy envoyé, donne moy et pouvoir et sçavoir le rendre au joug
de ton sainct vouloir par bonne discipline.
«Ho! ho! ho! mes bonnes gens, mes amys et mes feaulx serviteurs, fauldra il
que je vous empesche à me y ayder? Las! ma vieillesse ne requerroit
dorenavant que repous, et toute ma vie n’ay rien tant procuré que paix; mais
il fault, je le voy bien, que maintenant de harnoys je charge mes pauvres
espaules lasses et foibles, et en ma main tremblante je preigne la lance et
la masse pour secourir et guarantir mes pauvres subjectz. La raison le veult
ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry,
moy, mes enfans et ma famille.
«Ce non obstant, je n’entreprendray guerre que je n’aye essayé tous les ars
et moyens de paix; là je me resouls.»
Adoncques feist convoquer son conseil et propousa l’affaire tel comme il
estoit, et fut conclud qu’on envoiroit quelque homme prudent devers
Picrochole sçavoir pourquoy ainsi soubdainement estoit party de son repous
et envahy les terres es quelles n’avoit droict quicquonques, davantaige
qu’on envoyast querir Gargantua et ses gens, affin de maintenir le pays et
defendre à ce besoing. Le tout pleut à Grandgousier, et commenda que ainsi
feust faict
Dont sus l’heure envoya le Basque, son laquays, querir à toute diligence
Gargantua, et luy escripvoit comme s’ensuit.

Chapitre XXIX

~Le teneur des lettres que Grandgousier escripvoit à Gargantua.~

«La ferveur de tes estudes requeroit que de long temps ne te revocasse de
cestuy philosophicque repous, sy la confiance de noz amys et anciens
confederez n’eust de present frustré la seureté de ma vieillesse. Mais, puis
que telle est ceste fatale destinée que par iceulx soye inquieté es quelz
plus je me repousoye, force me est te rappeler au subside des gens et biens
qui te sont par droict naturel affiez.
«Car, ainsi comme debiles sont les armes au dehors si le conseil n’est en la
maison, aussi vaine est l’estude et le conseil inutile qui en temps oportun
par vertus n’est executé et à son effect reduict.
«Ma deliberation n’est de provocquer, ains de apaiser; d’assaillir, mais
defendre; de conquester, mais de guarder mes feaulx subjectz et terres
hereditaires, es quelles est hostillement entré Picrochole sans cause ny
occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprinse avecques excès
non tolerables à personnes liberes.
«Je me suis en devoir mis pour moderer sa cholere tyrannicque, luy offrent
tout ce que je pensois luy povoir estre en contentement, et par plusieurs
foys ay envoyé amiablement devers luy pour entendre en quoy, par qui et
comment il se sentoit oultragé; mais de luy n’ay eu responce que de
voluntaire deffiance et que en mes terres pretendoit seulement droict de
bienseance. Dont j’ay congneu que Dieu eternel l’a laissé au gouvernail de
son franc arbitre et propre sens, qui ne peult estre que meschant sy par
grâce divine n’est continuellement guidé, et, pour le contenir en office et
reduire à congnoissance, me l’a icy envoyé à molestes enseignes.
«Pourtant, mon filz bien aymé, le plus tost que faire pouras, ces lettres
veues, retourne à diligence secourir, non tant moy (ce que toutesfoys par
pitié naturellement tu doibs) que les tiens, lesquelz par raison tu peuz
saulver et guarder. L’exploict sera faict à moindre effusion de sang que
sera possible, et, si possible est, par engins plus expediens, cauteles et
ruzes de guerre, nous saulverons toutes les ames et les envoyerons joyeux à
leurs domiciles.
«Tres chier filz, la paix de Christ, nostre redempteur, soyt avecques toy.
«Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudemon de par moy.
«Du vingtiesme de Septembre.
«Ton père, GRANDGOUSIER.»

Chapitre XXX

~Comment Ulrich Gallet fut envoyé devers Picrochole.~
Les lettres dictées et signées, Grandgousier ordonna que Ulrich Gallet,
maistre de ses requestes, homme saige et discret, duquel en divers et
contencieux affaires il avoit esprouvé la vertus et bon advis, allast devers
Picrochole pour luy remonstrer ce que par eux avoit esté decreté.
En celle heure partit le bon homme Gallet, et, passé le gué, demanda au
meusnier de l’estat de Picrochole, lequel luy feist responce que ses gens ne
luy avoient laissé ny coq ny geline, et qu’ilz s’estoient enserrez en La
Roche Clermauld, et qu’il ne luy conseilloit poinct de proceder outre, de
peur du guet, car leur fureur estoit enorme. Ce que facilement il creut, et
pour celle nuict herbergea avecques le meusnier.
Au lendemain matin se transporta avecques la trompette à la porte du
chasteau, et requist es guardes qu’ilz le feissent parler au roy pour son
profit
Les parolles annoncées au roy, ne consentit aulcunement qu’on luy ouvrist la
porte, mais se transporta sus le bolevard, et dist à l’embassadeur: «Qu’i a
il de nouveau? Que voulez vous dire?»
Adoncques l’embassadeur propousa comme s’ensuit:

Chapitre XXXI

~La harangue faicte par Gallet à Picrochole.~
«Plus juste cause de douleur naistre ne peut entre les humains que si, du
lieu dont par droicture esperoient grace et benevolence, ilz recepvent ennuy
et dommaige. Et non sans cause (combien que sans raison) plusieurs, venuz en
tel accident, ont ceste indignité moins estimé tolerable que leur vie
propre, et, en cas que par force ny aultre engin ne l’ont peu corriger, se
sont eulx mesmes privez de ceste lumiere.
«Doncques merveille n’est si le roy Grandgousier, mon maistre est à ta
furieuse et hostile venue saisy de grand desplaisir et perturbé en son
entendement. Merveille seroit si ne l’avoient esmeu les excès incomparables
qui en ses terres et subjectz ont esté par toy et tes gens commis, es quelz
n’a esté obmis exemple aulcun d’inhumanité, ce que luy est tant grief de
soy, par la cordiale affection de laquelle tousjours a chery ses subjectz,
que à mortel homme plus estre ne sçauroit. Toutesfoys sus l’estimation
humaine plus grief luy est en tant que par toy et les tiens ont esté ces
griefz et tords faictz qui de toute memoire et ancienneté aviez, toy et tes
peres, une amitié avecques luy et tous ses encestres conceu, laquelle
jusques à present comme sacrée ensemble aviez inviolablement maintenue,

guardée et entretenue, si bien que non luy seulement ny les siens, mais les
nations barbares, Poictevins, Bretons, Manseaux et ceulx qui habitent oultre
les isles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile demollir le
firmament et les abysmes eriger au dessus des nues que desemparer vostre
alliance, et tant l’ont redoubtée en leurs entreprinses que n’ont jamais
auzé provoquer, irriter ny endommaiger l’ung, par craincte de l’aultre.
«Plus y a. Ceste sacrée amitié tant a emply ce ciel que peu de gens sont
aujourd’huy habitans par tout le continent et isles de l’ocean, qui ne ayent
ambitieusement aspiré estre receuz en icelle à pactes par vous mesmes
conditionnez, autant estimans vostre confederation que leurs propres terres
et dommaines; en sorte que de toute memoire n’a esté prince ny ligue tant
efferée ou superbe qui ait auzé courir sus, je ne dis poinct voz terres,
mais celles de voz confederez; et, si par conseil precipité ont encontre
eulx attempté quelque cas de nouvelleté, le nom et tiltre de vostre alliance
entendu, ont soubdain desisté de leurs entreprises.
«Quelle furie doncqnes te esmeut maintenant, toute alliance brisée, toute
amitié conculquée, tout droict trespassé, envahir hostilement ses terres,
sans en rien avoir esté par luy ny les siens endommagé, irrité ny provocqué?
Où est foy? Où est loy? Où est raison? Où est humanité? Où est craincte de
Dieu? Cuyde tu ces oultraiges estre recellés es esperitz eternelz et au Dieu
souverain qui est juste retributeur de noz entreprinses? Si le cuyde, tu te
trompe car toutes choses viendront à son jugement. Sont ce fatales destinées
ou influences des astres qui voulent mettre fin à tes ayzes et repous? Ainsi
ont toutes choses leur fin et periode, et, quand elles sont venues à leur
poinct suppellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent long
temps en tel estat demourer. C’est la fin de ceulx qui leurs fortunes et
prosperitez ne peuvent par rayson et temperance moderer.
«Mais, si ainsi estoit phée et deust ores ton heur et repos prendre fin,
falloit il que ce feust en incommodant à mon roy, celluy par lequel tu
estois estably? Si ta maison debvoit ruiner, failloit il qu’en sa ruine elle
tombast suz les atres de celluy qui l’avoit aornée? La chose est tant hors
les metes de raison, tant abhorrente de sens commun, que à peine peut elle
estre par humain entendement conceue, et jusques à ce demourera non croiable
entre les estrangiers que l’effect asseuré et tesmoigné leur donne à
entendre que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont emancipez de
Dieu et Raison pour suyvre leurs affections perverses.
«Si quelque tort eust esté par nous faict en tes subjectz et dommaines, si
par nous eust esté porté faveur à tes mal vouluz, si en tes affaires ne te
eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eust esté blessé, ou, pour
mieulx dire, si l’esperit calumniateur, tentant à mal te tirer, eust par
fallaces especes et phantasmes ludificatoyres mis en ton entendement que
envers toy eussions faict choses non dignes de nostre ancienne amitié, tu

debvois premier enquerir de la verité, puis nous en admonester, et nous
eussions tant à ton gré satisfaict que eusse eu occasion de toy contenter.
Mais (ô Dieu eternel!) quelle est ton entreprinse? Vouldroys tu, comme
tyrant perfide, pillier ainsi et dissiper le royaulme de mon maistre? Le as
tu esprouvé tant ignave et stupide qu’il ne voulust, ou tant destitué de
gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne peust resister à tes
iniques assaulx?
«Depars d’icy presentement, et demain pour tout le jour soye retiré en tes
terres, sans par le chemin faire aulcun tumulte ne force; et paye mille
bezans d’or pour les dommaiges que as faict en ces terres. La moytié
bailleras demain, l’aultre moytié payeras es ides de May prochainement
venant, nons delaissant ce pendent pour houltaige les ducs de Tournemoule,
de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le viconte
de Morpiaille.»

Chapitre XXXII

~Comment Grandgousier, pour achapter paix, feist rendre les fouaces.~
A tant se teut le bon homme Gallet; mais Picrochole à tous ses propos ne
respond aultre chose sinon: «Venez les querir, venez les querir. Ilz ont
belle couille et molle. Ilz vous brayeront de la fouace.»
Adoncques retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genous, teste nue,
encliné en un petit coing de son cabinet, priant Dieu qu’il vouzist amollir
la cholere de Picrochole et le mettre au poinct de raison, sans y proceder
par force. Quand veit le bon homme de retour, il luy demanda:
«Ha! mon amy, mon amy, quelles nouvelles m’apportez vous?

  • Il n’y a (dist Gallet) ordre; cest homme est du tout hors du sens et
    delaissé de Dieu.
  • Voyre mais (dist Grandgousier), mon amy, quelle cause pretend il de cest
    excès?
  • Il ne me a (dist Gallet) cause queconques exposé, sinon qu’il m’a dict en
    cholere quelques motz de fouaces. Je ne sçay si l’on auroit poinct faict
    oultrage à ses fouaciers.
  • Je le veulx (dist Grandgousier) bien entendre devant qu’aultre chose
    deliberer sur ce que seroit de faire.»
    Alors manda sçavoir de cest affaire, et trouva pour vray qu’on avoit prins
    par force quelques fouaces de ses gens et que Marquet avoit repceu un coup

de tribard sus la teste; toutesfoys que le tout avoit esté bien payé et que
le dict Marquet avoit premier blessé Forgier de son fouet par les jambes. Et
sembla à tout son conseil que en toute force il se doibvoit defendre. Ce non
ostant dist Grandgousier:
«Puis qu’il n’est question que de quelques fouaces, je essayeray le
contenter, car il me desplaist par trop de lever guerre.»
Adoncques s’enquesta combien on avoit prins de fouaces, et, entendent quatre
ou cinq douzaines, commenda qu’on en feist cinq charretées en icelle nuict,
et que l’une feust de fouaces faictes à beau beurre, beau moyeux d’eufz,
beau saffran et belles espices pour estre distribuées à Marquet, et que pour
ses interestz il luy donnoit sept cens mille et troys philippus pour payer
les barbiers qui l’auroient pensé, et d’abondant luy donnoit la mestayrie de
la Pomardiere à perpétuité, franche pour luy et les siens. Pour le tout
conduyre et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin feist cuillir
près de la Sauloye force grands rameaux de cannes et rouzeaux, et en feist
armer autour leurs charrettes, et chascun des chartiers; luy mesmes en tint
un en sa main, par ce voulant donner à congnoistre qu’ilz ne demandoient que
paix et qu’ilz venoient pour l’achapter.
Eulx venuz à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier.
Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, ny aller à eulx parler, et
leurs manda qu’il estoit empesché, mais qu’ilz dissent ce qu’ilz vouldroient
au capitaine Toucquedillon, lequel affustoit quelque piece sus les
murailles. Adonc luy dict le bon homme:
«Seigneur, pour vous retirer de tout ce debat et ouster toute excuse que ne
retournez en nostre premiere alliance, nous vous rendons presentement les
fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent noz gens; elles
furent très bien payées; nous aymons tant la paix que nous en rendons cinq
charrettes, desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui plus se plainct.
Dadvantaige, pour le contenter entierement, voylà sept cens mille et troys
philippus que je luy livre, et, pour l’interest qu’il pourroit pretendre, je
luy cede la mestayrie de la Pomardiere, à perpétuité, pour luy et les siens,
possedable en franc alloy; voyez cy le contract de la transaction. Et, pour
Dieu, vivons dorenavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement,
cedans ceste place icy, en laquelle n’avez droict quelconques, comme bien le
confessez, et amis comme par avant.»
Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus envenima son
couraige, luy disant:
«Ces rustres ont belle paour. Par Dieu, Grandgousier se conchie, le pouvre
beuveur! Ce n’est son art aller en guerre, mais ouy bien vuider les
flascons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au

reste nous hastons de remparer icy et poursuivre nostre fortune. Mais
pensent ilz bien avoir affaire à une duppe, de vous paistre de ces fouaces?
Voylà que c’est: le bon traictement et la grande familiarité que leurs avez
par cy devant tenue vous ont rendu envers eulx comtemptible: oignez villain,
il vous poindra; poignez villain, il vous oindra.

  • Çà, çà, çà, dist Picrochole, sainct Jacques, ilz en auront! Faictes ainsi
    qu’avez dict.
  • D’une chose, dist Toucquedillon, vous veux je advertir. Nous sommes icy
    assez mal avituaillez et pourveuz maigrement des harnoys de gueule. Si
    Grandgousier nous mettoit siege, dès à present m’en irois faire arracher les
    dents toutes, seulement que troys me restassent, autant, à voz gens comme à
    moy: avec icelles nons n’avangerons que trop à manger noz munitions.
  • Nous, dist Picrochole, n’aurons que trop mangeailles. Sommes nous icy pour
    manger ou pour batailler?
  • Pour batailler, vrayement, dist Toucquedillon; mais de la pance vient la
    dance, et où faim regne, force exule.
  • Tant jazer! dist Picrochole. Saisissez ce qu’ilz ont amené.»
    Adoncqnes prindrent argent et fouaces et beufz et charrettes, et les
    renvoyerent sans mot dire, sinon que plus n’aprochassent de si près pour la
    cause qu’on leur diroit demain. Ainsi sans rien faire retournerent devers
    Grandgousier, et luy conterent le tout, adjoustans qu’il n’estoit aulcun
    espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.

Chapitre XXXIII

~Comment certains gouverneurs de Picrochole, par conseil precipité, le
mirent au dernier peril.~
Les fouaces destroussées, comparurent davant Picrochole les duc de Menuail,
comte Spadassin et capitaine Merdaille, et luy dirent:
«Cyre, aujourd’huy nous vous rendons le plus heureux, le plus chevaleureux
prince qui oncques feust depuis la mort de Alexandre Macedo.

  • Couvrez, couvrez vous, dist Picrochole.
  • Grand mercy (dirent ilz), Cyre, nous sommes à nostre debvoir. Le moyen est
    tel:
    «Vous laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande de gens

pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que
par les rampars faictz à vostre invention. Vostre armée partirez en deux,
comme trop mieulx l’entendez. L’une partie ira ruer sur ce Grandgousier et
ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement desconfit. Là
recouvrerez argent à tas, car le vilain en a du content; vilain, disons
nous, parce que un noble prince n’a jamais un sou. Thesaurizer est faict de
vilain. -L’aultre partie, cependent, tirera vers Onys, Sanctonge, Angomoys
et Gascoigne, ensemble Perigot, Medoc et Elanes. Sans resistence prendront
villes, chasteaux et forteresses. A Bayonne, à Sainct Jean de Luc et
Fontarabie sayzirez toutes les naufz, et, coustoyant vers Galice et
Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne, où aurez
renfort de tout equipage requis à un conquerent. Par le corbieu, Hespaigne
se rendra, car ce ne sont que madourrez! Vous passerez par l’estroict de
Sibyle, et là erigerez deux colonnes, plus magnificques que celles de
Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom, et sera nommé cestuy
destroict la mer Picrocholine. Passée la mer Picrocholine, voicy
Barberousse, qui se rend vostre esclave…

  • Je (dist Picrochole) le prendray à mercy.
  • Voyre (dirent ilz), pourveu qu’il se face baptiser. Et oppugnerez les
    royaulmes de Tunic, de Hippes, Argiere, Bone, Corone, hardiment toute
    Barbarie. Passant oultre, retiendrez en vostre main Majorque, Minorque,
    Sardaine, Corsicque et aultres isles de la mer Ligusticque et Baleare.
    Coustoyant à gausche, dominerez toute la Gaule Narbonicque, Provence et
    Allobroges, Genes, Florence, Lucques, et à Dieu seas Rome! Le pauvre
    Monsieur du Pape meurt desjà de peur.
  • Par ma foy (dist Picrochole), je ne lui baiseray jà sa pantofle.
  • Prinze Italie, voylà Naples, Calabre, Appoulle et Sicile toutes à sac, et
    Malthe avec. Je vouldrois bien que les plaisans chevaliers, jadis Rhodiens,
    vous resistassent, pour veoir de leur urine!
  • Je iroys (dict Picrochole) voluntiers à Laurette.
  • Rien, rien (dirent ilz); ce sera au retour. De là prendrons Candie, Cypre,
    Rhodes et les isles Cyclades, et donnerons sus la Morée. Nons la tenons.
    Sainct Treignan, Dieu gard Hierusalem! car le soubdan n’est pas comparable à
    vostre puissance!
  • Je (dist il) feray doncques bastir le Temple de Salomon.
  • Non (dirent ilz) encores, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soubdain à
    voz entreprinses. Sçavez vous que disoit Octavian Auguste? Festina lente.
    Il vous convient premièrement avoir l’Asie Minor, Carie, Lycie, Pamphile,

Celicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagarie,
Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrates.

  • Voirons nous (dist Picrochole) Babylone et le Mont Sinay?
  • Il n’est (dirent ilz) jà besoing pour ceste heure. N’est ce pas assez
    tracassé dea avoir transfreté la mer Hircane, chevauché les deux Armenies et
    les troys Arabies?
  • Par ma foy (dist il) nous sommes affolez. Ha, pauvres gens!
  • Quoy? dirent ilz.
  • Que boyrons nous par ces desers? Car Julian Auguste et tout son oust y
    moururent de soif, comme l’on dict.
  • Nous (dirent ilz) avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous
    avez neuf mille quatorze grands naufz, chargées des meilleurs vins du monde;
    elles arriverent à Japhes. Là se sont trouvez vingt et deux cens mille
    chameaulx et seize cens elephans, lesquelz aurez prins à une chasse environ
    Sigeilmes, lorsque entrastes en Lybie, et d’abondant eustes toute la
    garavane de la Mecha. Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance?
  • Voyre! Mais (dist il) nous ne beumes poinct frais.
  • Par la vertus (dirent ilz) non pas d’un petit poisson, un preux, un
    conquerent, un pretendent et aspirant à l’empire univers ne peut tousjours
    avoir ses aizes. Dieu soit loué que estes venu, vous et voz gens, saufz et
    entiers jusques au fleuve du Tigre!
  • Mais (dist il) que faict ce pendent la part de nostre armée qui desconfit
    ce villain humeux Grandgousier?
  • Ilz ne chomment pas (dirent ilz); nous les rencontrerons tantost. Ilz vous
    ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Brabant, Artoys,
    Hollande, Selande. Ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Suices et
    Lansquenetz, et part d’entre eulx ont dompté Luxembourg, Lorraine, la
    Champaigne, Savoye jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé voz garnisons
    retournans des conquestes navales de la mer Mediterranée, et se sont
    reassemblez en Boheme, après avoir mis à sac Soueve, Vuitemberg, Bavieres,
    Austriche, Moravie et Stirie; puis ont donné fierement ensemble sus Lubek,
    Norwerge, Swedenrich, Dace, Gotthie, Engroneland, les Estrelins, jusques à
    la mer Glaciale. Ce faict, conquesterent les isles Orchades et subjuguerent
    Escosse, Angleterre et Irlande. De là, navigans par la mer Sabuleuse, et par
    les Sarmates, ont vaincu et dominé Prussie, Polonie, Litwanie, Russie,
    Valache, la Transsilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à

Constantinoble.

  • Allons nous (dist Picrochole) rendre à eulx le plus toust, car je veulx
    estre aussi empereur de Thebizonde. Ne tuerons nous pas tous ces chiens
    turcs et Mahumetistes?
  • Que diable (dirent ilz) ferons nous doncques? Et donnerez leurs biens et
    terres à ceulx qui vous auront servy honnestement.
  • La raison (dist il) le veult; c’est equité. Je vous donne la Carmaigne,
    Surie et toute Palestine.
  • Ha! (dirent ilz) Cyre, c’est du bien de vous. Grand mercy! Dieu vous face
    bien tousjours prosperer!» Là present estoit un vieux gentilhomme, esprouvé
    en divers hazars et vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel, ouyant
    ces propous, dist: «J’ay grand peur que toute ceste entreprinse sera
    semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit
    riche par resverie; puis, le pot cassé, n’eut de quoy disner. Que pretendez
    vous par ces belles conquestes? Quelle sera la fin de tant de travaulx et
    traverses?
  • Ce sera (dist Picrochole) que, nous retournez, repouserons à noz aises.»
    Dont dist Echephron: «Et, si par cas jamais n’en retournez, car le voyage
    est long et pereilleux, n’est ce mieulx que dès maintenant nous repousons,
    sans nous mettre en ces hazars?
  • O (dist Spadassin) par Dieu, voicy un bon resveux! Mais allons nous cacher
    au coing de la cheminée, et là passons avec les dames nostre vie et nostre
    temps à enfiller des perles, ou à filler comme Sardanapalus. Qui ne se
    adventure, n’a cheval ny mule, ce dist Salomon.
  • Qui trop (dist Echephron) se adventure, perd cheval et mulle, respondit
    Malcon.
  • Baste! (dist Picrochole) passons oultre. Je ne crains que ces diables de
    legions de Grandgousier. Ce pendent que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz
    nous donnoient sus la queue, quel remede?
  • Très bon (dist Merdaille). Une belle petite commission, laquelle vous
    envoirez es Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cens
    cinquante mille combatans d’eslite. O, si vous me y faictes vostre
    lieutenant, je tueroys un pigne pour un mercier! Je mors, je rue, je frappe,
    je attrape, je tue, je renye!
  • Sus, sus (dict Picrochole), qu’on despesche tout, et qui me ayme, si me
    suyve.»

Chapitre XXXIV

~Comment Gargantua laissa la ville de Paris pour secourir son païs, et
comment Gymnaste rencontra les ennemys.~
En ceste mesme heure, Gargantua, qui estoyt yssu de Paris soubdain les
lettres de son pere leues, sus sa grand jument venant, avoit jà passé le
pont de la Nonnain, luy, Ponocrates, Gymnaste et Eudemon, lesquelz pour le
suivre avoient prins chevaulx de poste. Le reste de son train venoit à
justes journées, amenent tous ses livres et instrument philosophique. Luy
arrivé à Parillé, fut adverty par le mestayer de Gouguet comment Picrochole
s’estoit remparé à La Roche Clermaud et avoit envoyé le capitaine Tripet
avec grosse armée assaillir le boys de Vede et Vaugaudry, et qu’ilz avoient
couru la poulle jusques au Pressouer Billard, et que c’estoit chose estrange
et difficile à croyre des excès qu’ilz faisoient par le pays. Tant qu’il luy
feist paour, et ne sçavoit bien que dire ny que faire. Mais Ponocrates luy
conseilla qu’ilz se transportassent vers le seigneur de La Vauguyon, qui de
tous temps avoit esté leur amy et confederé, et par luy seroient mieulx
advisez de tous affaires, ce qu’ilz feirent incontinent, et le trouverent en
bonne deliberation de leur secourir, et feut de opinion que il envoyroit
quelq’un de ses gens pour descouvrir le pays et sçavoir en quel estat
estoient les ennemys, affin de y proceder par conseil prins scelon la forme
de l’heure presente. Gymnaste se offrir d’y aller; mais il feut conclud que
pour le meilleur il menast avecques soy quelq’un qui congneust les voyes et
destorses et les rivieres de l’entour. Adoncques partirent luy et
Prelinguand, escuyer de Vauguyon, et sans effroy espierent de tous coustez.
Ce pendent Gargantua se refraischit et repeut quelque peu avecques ses gens,
et feist donner à sa jument un picotin d’avoyne: c’estoient soisante et
quatorze muys troys boisseaux. Gymnaste et son compaignon tant chevaucherent
qu’ilz rencontrerent les ennemys tous espars et mal en ordre, pillans et
desrobans tout ce qu’ilz povoient; et, de tant loing qu’ilz l’aperceurent,
accoururent sus luy à la foulle pour le destrouser. Adonc il leurs cria:
«Messieurs, je suys pauvre diable; je vous requiers qu’ayez de moy mercy.
J’ay encores quelque escu: nous le boyrons, car c’est aurum potabile, et
ce cheval icy sera vendu pour payer ma bien venue; cela faict, retenez moy
des vostres, car jamais homme ne sceut mieulx prendre, larder, roustir et
aprester, voyre, par Dieu! demembrer et gourmander poulle que moy qui suys
icy, et pour mon proficiat(b) je boy à tous bons compaignons.» Lors
descouvrit sa ferriere et, sans mettre le nez dedans, beuvoyt assez
honnestement. Les maroufles le regardoient, ouvrans la gueule d’un grand
pied et tirans les langues comme levriers, en attente de boyre après; mais
Tripet, le capitaine, sus ce poinct accourut veoir que c’estoit. A luy
Gymnaste offrit sa bouteille, disant: «Tenez, capitaine, beuvez en
hardiment, j’en ay faict l’essay, c’est vin de La Faye Monjau.

  • Quoy, dist Tripet, ce gaustier icy se guabele de nous! Qui es tu?
  • Je suis (dist Gymnaste) pauvre diable.
  • Ha! (dist Tripet) puisque tu est pauvre diable, c’est raison que passes
    oultre, car tout pauvre diable passe partout sans peage ny gabelle; mais ce
    n’est de coustume que pauvres diables soient si bien monstez. Pour tant,
    Monsieur le diable, descendez que je aye le roussin, et, si bien il ne me
    porte, vous, Maistre diable, me porterez, car j’ayme fort qu’un diable tel
    m’emporte.»

Chapitre XXXV

~Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet et aultres gens de
Picrochole.~
Ces motz entenduz, aulcuns d’entre eulx commencerent avoir frayeur et se
seignoient de toutes mains, pensans que ce feust un diable desguisé. Et
quelq’un d’eulx, nommé Bon Joan, capitaine des Franc Topins, tyra ses heures
de sa braguette et cria assez hault: « Agios ho Theos. Si tu es de Dieu,
sy parle! Si tu es de l’Aultre, sy t’en va!» Et pas ne s’en alloit; ce que
entendirent plusieurs de la bande, et departoient de la compaignie, le tout
notant et considerant Gymnaste.
Pour tant feist semblant descendre de cheval, et, quand feut pendent du
cousté du montouer, feist soupplement le tour de l’estriviere, son espée
bastarde au cousté, et, par dessoubz passé, se lança en l’air et se tint des
deux piedz sus la scelle, le cul tourné vers la teste du cheval. Puis dist:
«Mon cas va au rebours.»
Adoncq, en tel poinct qu’il estoit, feist la guambade sus un pied et,
tournant à senestre, ne faillit oncq de rencontrer sa propre assiete sans en
rien varier. Dont dist Tripet:
«Ha! ne feray pas cestuy là pour ceste heure, et pour cause.

  • Bren! (dist Gymnaste) j’ay failly; je voys defaire cestuy sault.»
    Lors par grande force et agilité feist en tournant à dextre la gambade comme
    davant. Ce faict, mist le poulce de la dextre sus l’arçon de la scelle et
    leva tout le corps en l’air, se soustenant tout le corps sus le muscle et
    nerf dudict poulce, et ainsi se tourna troys foys. A la quatriesme, se
    renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux
    aureilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sus le poulce de la
    senestre, et en cest estat feist le tour du moulinet; puis, frappant du plat
    de la main dextre sus le meillieu de la selle, se donna tel branle qu’il se

assist sus la crope, comme font les damoiselles.
Ce faict, tout à l’aise passe la jambe droicte par sus la selle, et se mist
en estat de chevaucheur sus la croppe.
«Mais (dist il) mieulx vault que je me mette entre les arsons.»
Adoncq, se appoyant sus les poulces des deux mains à la crope davant soy, se
renversa cul sus teste en l’air et se trouva entre les arsons en bon
maintien; puis d’un sobresault leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint
piedz joinctz entre les arsons, et là tournoya plus de cent tours, les bras
estenduz en croix, et crioit ce faisant à haulte voix: «J’enrage, diables,
j’enrage, j’enrage! Tenez moy, diables, tenez moy, tenez!»
Tandis qu’ainsi voltigeoit, les marroufles en grand esbahissement disoient
l’ung à l’aultre: «Par la mer Dé! c’est un lutin ou un diable ainsi deguisé.
Ab hoste maligno, libera nos, Domine.» Et fuyoient à la route, regardans
darriere soy comme un chien qui emporte un plumail.
Lors Gymnaste, voyant son advantaige, descend de cheval, desguaigne son
espée et à grands coups chargea sus les plus huppés, et les ruoit à grands
monceaulx, blessez, navrez et meurtriz, sans que nul luy resistast, pensans
que ce feust un diable affamé, tant par les merveilleux voltigemens qu’il
avoit faict que par les propos que luy avoit tenu Tripet en l’appellant
pauvre diable; sinon que Tripet en trahison luy voulut fendre la cervelle
de son espée lansquenette; mais il estoit bien armé et de cestuy coup ne
sentit que le chargement, et, soubdain se tournant, lancea un estoc volant
au dict Tripet, et, ce pendent que icelluy se couvroit en hault, luy tailla
d’un coup l’estomac, le colon et la moytié du foye, dont tomba par terre,
et, tombant, rendit plus de quatre potées de souppes, et l’ame meslée parmy
les souppes.
Ce fait, Gymnaste se retyre, considerant que les cas de hazart jamais ne
fault poursuyvre jusques à leur periode et qu’il convient à tous chevaliers
reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer, et,
monstant sus son cheval, luy donne des esperons, tyrant droict son chemin
vers La Vauguyon, et Prelinguand avecques luy.

Chapitre XXXVI

~Gomment Gargantua desmollit le chasteau du Gué de Vede, et comment ilz
passerent le gué.~
Venu que fut, raconta l’estat onquel avoit trouvé les ennemys et du
stratageme qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve, afferment
que ilz n’estoient que maraulx, pilleurs et brigans, ignorans de toute

discipline militaire, et que hardiment ilz se missent en voye, car il leurs
seroit très facile de les assommer comme bestes.
Adoncques monta Gargantua sus sa grande jument, accompaigné comme davant
avons dict, et, trouvant en son chemin un hault et grand arbre (lequel
communement on nommoit l’Arbre de sainct Martin, pource qu’ainsi estoit creu
un bourdon que jadis sainct Martin y planta), dist: «Voicy ce qu’il me
failloit: cest arbre me servira de bourdon et de lance.» Et l’arrachit
facilement de terre, et en ousta les rameaux, et le parapour son plaisir.
Ce pendent sa jument pissa pour se lascher le ventre; mais ce fut en telle
abondance qu’elle en feist sept lieues de deluge, et deriva tout le pissat
au gué de Vede, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute ceste bande
des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient
prins le chemin vers les cousteaux à gauche.
Gargantua, venu à l’endroit du boys de Vede, feus advisé par Eudemon que
dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle chose
sçavoir Gargantua s’escria tant qu’il peut:
«Estez vous là, ou n’y estez pas? Si vous y estez, n’y soyez plus; si n’y
estez, je n’ay que dire.»
Mais un ribauld canonnier, qui estoit au machicoulys, luy tyra un coup de
canon et le attainct par la temple dextre furieusement; toutesfoys ne luy
feist pour ce mal en plus que s’il luy eust getté une prune.
«Qu’est ce là? (dist Gargantua). Nous gettez vous icy des grains de raisins?
La vendange vous coustera cher!» pensant de vray que le boulet feust un
grain de raisin.
Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille, entendant le bruit,
coururent aux tours et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt
et cinq coups de faulconneaux et arquebouzes, visans tous à sa teste, et si
menu tiroient contre luy qu’il s’escria:
«Ponocrates, mon amy, ces mousches icy me aveuglent; baillez moy quelque
rameau de ces saulles pour les chasser», pensant des plombées et pierres
d’artillerie que feussent mousches bovines.
Ponocrates l’advisa que n’estoient aultres mousches que les coups
d’artillerye que l’on tiroit du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre
contre le chasteau, et à grands coups abastit et tours et forteresses, et
ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz et mis en pieces
ceulx qui estoient en icelluy.

De là partans, arriverent au pont du moulin et trouverent tout le gué
couvert de corps mors en telle foulle qu’ilz avoient enguorgé le cours du
moulin, et c’estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la
jument. Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu
l’empeschement de ces cadavres. Mais Gymnaste dist:
«Si les diables y ont passé, je y passeray fort bien.

  • Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées.
  • Sainct Treignan! (dist Ponocrates) par doncques consequence necessaire il
    y passera.
  • Voyre, voyre (dist Gymnaste), ou je demoureray en chemin.»
    Et, donnant des esperons à son cheval, passa franchement oultre, sans que
    jamais son cheval eust fraieur des corps mors; car il l’avoit accoustumé
    (selon la doctrine de Ælian) à ne craindre les ames ny corps mors – non en
    tuant les gens comme Diomedes tuoyt les Traces et Ulysses mettoit les corps
    de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere, – mais en
    luy mettant un phantosme parmy son foin et le faisant ordinairement passer
    sus icelluy quand il luy bailloit son avoyne.
    Les troys aultres le suibvirent sans faillir, excepté Eudemon, duquel le
    cheval enfoncea le pied droict jusques au genoil dedans la pance d’un gros
    et gras vilain qui estoit là noyé, à l’envers, et ne le povoit tirer hors;
    ainsi demoureroit empestré jusques à ce que Gargantua du bout de son baston
    enfondrale reste des tripes du villain en l’eau, ce pendent que le cheval
    levoit le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) feut ledict
    cheval guery d’un surotqu’il avoit en celluy pied par l’atouchement des
    boyaux de ce gros marroufle.

Chapitre XXXVII

~Comment Gargantua, soy peignant, faisoit tomber de ses cheveulx les
boulletz d’artillerye.~
Issuz la rive de Vede, peu de temps après aborderent au chasteau de
Grandgousier qui les attendoit en grand desir. A sa venue, ilz le
festoyerent à tour de bras; jamais on ne veit gens plus joyeux, car
Supplementum Supplementi Chronicorum dict que Gargamelle y mourut de joye.
Je n’en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d’elle ny d’aultre
La verité fut que Gargantua, se refraischissant d’habillemens et se
testonnantde son pigne (qui estoit grand de cent cannes, appoincté de
grandes dents de elephans toutes entieres), faisoit tomber à chascun coup

plus de sept balles de bouletz qui luy estoient demourez entre ses cheveulx
à la demolition du boys de Vede. Ce que voyant, Grandgousier, son pere,
pensoit que feussent pous et luy dist:
«Dea, mon bon filz, nous as tu aporté jusques icy des esparviers de Montagu?
Je n’entendoys que là tu feisse residence.»
Adonc Ponocrates respondit:
«Seigneur, ne pensez que je l’aye mis au colliege de pouillerie qu’on nomme
Montagu. Mieulx le eusse voulu mettre entre les guenaux de Sainct Innocent,
pour l’enorme cruaulté et villennie que je y ay congneu. Car trop mieulx,
sont traictez les forcez entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la
prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces
malautruz audict colliege, et, si j’estois roy de Paris, le diable m’emport
si je ne metoys le feu dedans et faisoys brusler et principal et regens qui
endurent ceste inhumanité davant leurs yeulx estre exercée!»
Lors, levant un de ces boulletz, dist:
«Ce sont coups de canon que n’a guieres a repceu vostre filz Gargantua
passant davant le Boys de Vede, par la trahison de vos ennemys. Mais ilz en
eurent telle recompense qu’ilz sont tous periz en la ruine du chasteau,
comme les Philistins par l’engin de Sanson, et ceulx que opprima la tour de
Siloé, desquelz est escript Luce, xiij. Iceulx je suis d’advis que nous
poursuyvons, ce pendent que l’heur est pour nous, car l’occasion a tous ses
cheveulx au front: quand elle est oultre passée, vous ne la povez plus
revocquer; elle est chauve par le darriere de la teste et jamais plus ne
retourne.

  • Vrayement, dist Grandgousier, ce ne sera pas à ceste heure, car je veulx
    vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venuz.»
    Ce dict, on apresta le soupper, et de surcroist feurent roustiz: seze beufz,
    troys genisses, trente et deux veaux, soixante et troys chevreaux
    moissonniers, quatre vingt quinze moutons, troys cens gourretzde laict à
    beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de
    Loudunoys et Cornouaille, six mille poulletz et autant de pigeons, six cens
    gualinottes, quatorze cens levraux, troys cens et troys hostardes, et mille
    sept cens hutaudeaux. De venaison l’on ne peut tant soubdain recouvrir, fors
    unze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huict bestes fauves
    que donna le seigneur de Grandmont, ensemble sept vingt faisans qu’envoya le
    seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, de oiseaux de
    riviere, de cercelles, buours, courtes, pluviers, francolys, cravans,
    tyransons, vanereaux, tadournes, pochecullieres, pouacres, hegronneaux,
    foulques, aigrettes, cigouingnes, cannes petieres, oranges flammans (qui

sont phoenicopteres), terrigoles, poulles de Inde, force coscossons, et
renfort de potages.
Sans poinct de faulte y estoit de vivres abondance, et feurent aprestez
honnestement par Fripesaulce, Hoschepot et Pilleverjus, cuisiniers de
Grandgousier.
Janot, Micquel et Verrenet apresterent fort bien à boyre.

Chapitre XXXVIII

~Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins.~
Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pelerins, qui venoient
de Sainct Sebastien, près de Nantes, et pour soy hezberger celle nuict, de
peur des ennemys, s’estoient mussezau jardin dessus les poyzars, entre les
choulx et lectues. Gargantua se trouva quelque peu alteré et demanda si l’on
pourroit trouver de lectues pour faire sallade, et, entendent qu’il y en
avoit des plus belles et grandes du pays, car elles estoient grandes comme
pruniers ou noyers, y voulut aller luy mesmes et en emporta en sa main ce
que bon luy sembla. Ensemble emporta les six pelerins, lesquels avoient si
grand paour qu’ilz ne ausoient ny parler ny tousser.
Les lavant doncques premierement en la fontaine, les pelerins disoient en
voix basse l’un à l’aultre: «Qu’est il de faire? Nous noyons icy, entre ces
lectues. Parlerons nous? Mais, si nous parlons, il nous tuera comme espies.»
Et, comme ilz deliberoient ainsi, Gargantua les mist avecques ses lectues
dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaulx, et, avecques
huille et vinaigre et sel, les mangeoit pour soy refraischir davant souper,
et avoit jà engoullé cinq des pelerins. Le sixiesme estoit dedans le plat,
caché soubz une lectue, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus.
Lequel voyant, Grandgousier dist à Gargantua:
«Je croys que c’est là une corne de limasson; ne le mangez poinct

  • Pourquoy? (dist Gargantua). Ilz sont bons tout ce moys.»
    Et, tyrant le bourdon, ensemble enleva le pelerin, et le mangeoit très bien;
    puis beut un horrible traict de vin pineau, et attendirent que l’on
    apprestast le souper.
    Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le
    mieulx que faire peurent, et pensoient qu’on les eust mys en quelque basse
    fousse des prisons, et, lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent
    noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de
    son estomach; toutesfoys, saultans avec leurs bourdons, comme font les

micquelotz, se mirent en franchise l’orée des dentz. Mais, par malheur, l’un
d’eux, tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s’ilz estoient en
sceureté, frappa rudement en la faulted’une dent creuze et ferut le nerf de
la mandibule, dont feist très forte douleur à Gargantua, et commença crier
de raige qu’il enduroit. Pour doncques se soulaiger du mal, feist aporter
son curedentz et, sortant vers le noyer grollier, vous denigea Messieurs les
pelerins. Car il arrapoit l’un par les jambes, l’aultre par les espaules,
l’aultre par la bezace, l’aultre par la foilluze, l’aultre par l’escharpe,
et le pauvre haire qui l’avoit feru du bourdon, le accrochea par la
braguette; toutesfoys ce luy fut un grand heur, car il luy percea une brosse
chancreuze qui le martyrisoit depuis le temps qu’ilz eurent passé Ancenys.
Ainsi les pelerins denigez s’enfuyrent à travers la plante a beau trot, et
appaisa la douleur.
En laquelle heure feut appellé par Eudemon pour soupper, car tout estoit
prest:
«Je m’en voys doncques (dist il) pisser mon malheur.»
Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pelerins, et
furent contrainctz passer la grande boyre. Passans de là par l’orée de la
Touche, en plain chemin tomberent tous, excepté Fournillier, en une trape
qu’on avoit faict pour prandre les loups à la trainnée, dont escapperent
moyennant l’industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz et
cordages. De là issus, pour le reste de celle nuyct coucherent en une
logeprès le Couldray, et là feurent reconfortez de leur malheur par les
bonnes parolles d’un de leur compaignie, nommé Lasdaller, lequel leur
remonstra que ceste adventure avoit esté predicte par David Ps.:
«Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous
feusmes mangez en salade au grain du sel; cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il beut le grand traict;
torrentem pertransivit anima nostra-, quand nous passasmes la grande boyre; forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont
il nous tailla le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer erepta est de laquea venantium, quand nous tombasmes en la trape; laqueus contritus est par
Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc.»

Chapitre XXXIX

~Comment le moyne fut festoyé par Gargantua et des beaulx propos qu’il tint
en souppant.~
Quand Gargantua feut à table et la premiere poincte des morceaux feut

baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre
meue entre luy et Picrochole, et vint au poinct de narrer comment Frere Jean
des Entommeures avoit triumphé à la defence du clous de l’abbaye, et le loua
au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar et Themistocles.
Adoncques requist Gargantua que sus l’heure feust envoyé querir, affin
qu’avecques luy on consultast de ce qu’estoit à faire. Par leur vouloir
l’alla querir son maistre d’hostel, et l’admena joyeusement avecques son
baston de croix sus la mulle de Grandgousier.
Quand il feut venu, mille charesses, mille embrassemens, mille bons jours
feurent donnez:
«Hés, Frere Jean, mon amy, Frere Jean mon grand cousin, Frere Jean de par le
diable, l’acollée, mon amy!

  • A moy la brassée!
  • Cza, couillon, que je te esrenede force de t’acol1er!»
    Et Frere Jean de rigoller! Jamais homme ne feut tant courtoys ny gracieux.
    «Cza, cza (dist Gargantua), une escabelle icy, auprès de moy, à ce bout.
  • Je le veulx bien (dist le moyne), puis qu’ainsi vous plaist. Page, de
    l’eau! Boute, mon enfant, boute: elle me refraischira le faye. Baille icy
    que je guargarize.
  • Deposita cappa (dist Gymnaste); oustons ce froc.
  • Ho, par Dieu (dist le moyne), mon gentilhomme, il y a un CHAPITRE in statutis Ordinis auquel ne plairoit le cas.
  • Bren (dist Gymnaste), bren pour vostre CHAPITRE. Ce froc vous rompt les
    deux espaules; mettez bas.
  • Mon amy (dist le moyne), laisse le moy, car, par Dieu! je n’en boy que
    mieulx: il me faict le corps tout joyeux. Si je le laisse, Messieurs les
    pages en feront des jarretieres, comme il me feut faict une foys à
    Coulaines. Davantaige, je n’auray nul appetit. Mais, si en cest habit je
    m’assys à table, je boiray, par Dieu! et à toy et à ton cheval, et de hayt.
    Dieu guard de mal la compaignie! Je avoys souppé; mais pour ce ne mangeray
    je poinct moins, car j’ay un estomac pavé, creux comme la botte sainct
    Benoist, tousjours ouvert comme la gibbessiere d’un advocat. De tous
    poissons, fors que la tanche, prenez l’aesle de la perdrys, ou la cuisse
    d’une nonnain. N’est ce falotement mourir quand on meurt le caicheroidde?
    Nostre prieur ayme fort le blanc de chappon.
  • En cela (dist Gymnaste) il ne semble poinct aux renars, car des chappons,
    poules, pouletz qu’ilz prenent, jamais ne mangent le blanc.
  • Pourquoy? dist le moyne
  • Parce (respondit Gymnaste) qu’ilz n’ont poinct de cuisiniers à les cuyre,
    et, s’ilz ne sont competentement cuitz, il demeurent rouge et non blanc. La
    rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuytes, exceptez les
    gammares et escrivices, que l’on cardinalize à la cuyte.
  • Feste Dieu Bayart! (dist le moyne) l’enfermier de nostre abbaye n’a
    doncques la teste bien cuyte, car il a les yeulx rouges comme un jadeau de
    vergne… Ceste cuisse de levrault est bonne pour les goutteux. A propos
    truelle, pourquoy est ce que les cuisses d’une damoizelle sont tousjours
    fraisches?
  • Ce problesme (dist Gargantua) n’est ny en Aristoteles, ny en Alexandre
    Aphrodise, ny en Plutarque.
  • C’est (dist le moyne) pour trois causes par lesquelles un lieu est
    naturellement refraischy: primo pource que l’eau decourt tout du long;
    secundo, pource que c’est un lieu umbrageux, obscur et tenebreux, auquel
    jamais le soleil ne luist; et tiercement, pource qu’il est continuellement
    esventé des ventz du trou de bize, de chemise, et d’abondant de la
    braguette. Et de hayt! Page, à la humerie!… Crac, crac, crac… Que Dieu
    est bon, qui nous donne ce bon piot!…
    J’advoue Dieu, si j’eusse esté au temps de Jesu-christ, j’eusse bien engardé
    que les Juifz ne l’eussent prins au jardin de Olivet. Ensemble le diable me
    faille si j’eusse failly de coupper les jarretz à Messieurs les Apostres,
    qui fuyrent tant laschement, après qu’ilz eurent bien souppé, et laisserent
    leur bon maistre au besoing! Je hayz plus que poizon un homme qui fuyt quand
    il fault jouer de cousteaux. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre
    vingtz ou cent ans! Par Dieu, je vous metroys en chien courtault les fuyars
    de Pavye! Leur fiebvre quartaine! Pourquoy ne mouroient ilz là plus tost que
    laisser leur bon prince en ceste necessité? N’est il meilleur et plus
    honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant villainement?…
    Nous ne mangerons gueres d’oysons ceste année… Ha, mon amy, baille de ce
    cochon… Diavol! il n’y a plus de moust: germinavit radix Jesse. Je renye
    ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin beuviez vous à
    Paris? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six moys pour un temps
    maison ouverte à tous venens!… Congnoissez vous Frere Claude des Haulx
    Barrois? O le bon compaignon que c’est! Mais quelle mousche l’a picqué? Il
    ne faict rien que estudier depuis je ne sçay quand. Je n’estudie poinct, de
    ma part. En nostre abbaye nous ne estudions jamais, de peur des auripeaux.

Nostre feu abbé disoit que c’est chose monstrueuse veoir un moyne sçavant.
Par Dieu, Monsieur mon amy, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes… Vous ne veistes oncques tant de lievres comme il y en a ceste
année. Je n’ay peu recouvrir ny aultour ny tiercelet de lieu du monde.
Monsieur de la Bellonniere m’avoit promis un lanier, mais il m’escripvit n’a
gueres qu’il estoit devenu patays. Les perdris nous mangeront les aureilles
mesouan. Je ne prens poinct de plaisir à la tonnelle, car je y morfonds. Si
je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis poinct à mon aize. Vray est que,
saultant les hayes et buissons, mon froc y laisse du poil. J ay recouvert un
gentil levrier. Je donne au diable Si luy eschappe lievre. Un lacquays le
menoit à Monsieur de Maulevrier; je le destroussay. Feis je mal?
-Nenny, Frere Jean (dist Gymnaste), nenny, de par tous les diables, nenny!
-Ainsi (dist le moyne), à ces diables, ce pendent qu’ilz durent! Vertus de
Dieu! qu’en eust faict ce boyteux? Le cor Dieu! il prent plus de plaisir
quand on luy faict present d’un bon couble de beufz!
-Comment (dist Ponocrates), vous jurez, Frere Jean?
-Ce n’est (dist le moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont couleurs de
rethorique Ciceroniane.»

Chapitre XL

~Pourquoy les moynes sont refuyz du monde, et pour quoy les ungs ont le nez
plus grand que les aultres.~
Foy de christian! (dist Eudemon) je entre en grande resverie, considerant
l’honnesteté de ce moyne, car il nous esbaudist icy tous. Et comment
doncques est ce qu’on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies, les
appellans troublefeste, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs
rousches? «Ignavum fucos pecus
(dist Maro),
a presepibus arcent
A quoy respondit Gargantua.
«Il n’y a rien si vrai que le froc et la cogule tire à soy les opprobres,
injures et maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias
attire les nues. La raison peremptoire est parce qu’ilz mangent la merde du
monde, c’est à dire les pechez, et comme machemerdes l’on les rejecte en
leurs retraictz, ce sont leurs conventz et abbayes, separez de conversation
politicque comme sont les retraictz d’une maison. Mais, si entendez pourquoy

un cinge en une famille est tousjours mocqué et herselé, vous entendrez
pourquoy les moines sont de tous refuys, et des vieux et des jeunes. Le
cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien; il ne tire pas l’aroy,
comme le beuf; il ne produict ny laict ny layne, comme la brebis; il ne
porte pas le faiz, comme le cheval.
Ce qu’il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de
tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j’entends
de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme
l’homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny
endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte
les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant. Ce
est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.
  • Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu’ilz
  • Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez
    sont à demy dictes.
  • Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux
    entenduz; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz,
    sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais
    ainsi leurs ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, et non par paour de perdre
    leurs miches et souppes grasses. Tous vrays christians, de tous estatz, en
    tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’Esperit prie et interpelle pour
    iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere
    Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie. Il n’est point bigot;
    il n’est poinct dessiré; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon;
    il travaille; il labeure; il defent les opprimez; il conforte les affligez;
    il subvient es souffreteux; il garde les clous
  • Je foys (dist le moyne) bien dadvantage; car, en despeschant nos matines
    et anniversaires on cueur, ensemble je fois des chordes d’arbaleste, je
    polys des matraz et guarrotz, je foys des retz et des poches à prendre les
    connis. Jamais je ne suis oisif. Mais or çzâ, à boyre! à boyre czà! Aporte
    le fruict; ce sont chastaignes du boys d’Estrocz, avec bon vin nouveau, voy
    vous là composeur de petz. Vous n’estez encores ceans amoustillez. Par Dieu,
    je boy à tous guez, comme un cheval de promoteur!» Gymnaste luy dist: «Frere
    Jean, oustez ceste rouppie que vous pend au nez.
  • Ha! ha! (dist le moyne) serois je en dangier de noyer, veu que suis en
    l’eau jusques au nez? Non, non. Quare? Quia elle en sort bien, mais poinct
    n’y entre, car il est bien antidoté de pampre. O mon amy, qui auroit bottes
    d’hyver de tel cuir, hardiment pourroit il pescher aux huytres, car jamais

ne prendroient eau.

  • Pourquoy (dist Gargantua) est ce que Frere Jean a si beau nez?
  • Parce (respondit Grandgousier) que ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous faict
    en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que faict un potier
    ses vaisseaulx.
  • Parce (dist Ponocrates) qu’il feut des premiers à la foyre des nez. Il
    print des plus beaulx et plus grands.
  • Trut avant! (dist le moyne). Selon vraye philosophie monasticque, c’est
    parce que ma nourrice avoit les tetins moletz: en la laictant, mon nez y
    enfondroit comme en beurre, et là s’eslevoit et croissoit comme la paste
    dedans la met. Les durs tetins de nourrices font les enfans camuz. Mais,
    guay, guay! Ad formam nasi cognoscitur ad te levavi… Je ne mange jamais
    de confitures. Page, à la humerie! Item, rousties!»

Chapitre XLI

~Comment le moyne feist dormir Gargantua, et de ses heures et bréviaire.~
Le souper achevé, consulterent sus l’affaire instant, et feut conclud que
environ la minuict ilz sortiroient à l’escarmouche pour sçavoir quel guet et
diligence faisoient leurs ennemys; en ce pendent, qu’il se reposeroient
quelque peu pour estre plus frais. Mais Gargantua ne povoit dormir en
quelque façon qu’il se mist. Dont luy dist le moyne: «Je ne dors jamais bien
à mon aise, sinon quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Je vous
supplye, commençons, vous et moy, les sept pseaulmes pour veoir si tantost
ne serez endormy.» L’invention pleut très bien à Gargantua, et, commenceant
le premier pseaulme, sus le poinct de Beati quorum s’endormirent et l’un
et l’aultre. Mais le moyne ne faillit oncques à s’esveiller avant la minuict
tant il estoit habitué à l’heure des matines claustralles. Luy esveillé,
tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix la chanson:
«Ho, Regnault, reveille toy, veille;
O, Regnault, reveille toy.»
Quand tous furent esveillez, il dict: «Messieurs, l’on dict que matines
commencent par tousser, et souper par boyre. Faisons au rebours; commençons
maintenant noz matines par boyre, et de soir, à l’entrée de souper, nous
tousserons à qui mieulx mieulx.» Dont dist Gargantua: «Boyre si tost après
le dormir, ce n’est vescu en diete de medicine. Il se fault premier escurer
l’estomach des superfluitez et excremens.

  • C’est (dist le moyne) bien mediciné! Cent diables me saultent au corps
    s’il n’y a plus de vieulx hyvrognes qu’il n’y a de vieulx medicins! J’ay
    composé avecques mon appetit en telle paction que tousjours il se couche
    avecques moy, et à cela je donne bon ordre le jour durant, aussy avecques
    moy il se lieve. Rendez tant que vouldrez vos cures, je m’en voys après mon
    tyrouer.
  • Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous?-Mon breviaire (dist le
    moyne), car – tout ainsi que les faulconniers, davant que paistre leurs
    oyseaux, les font tyrer quelque pied de poulle pour leurs purger le cerveau
    des phlegmes et pour les mettre en appetit, – ainsi, prenant ce joyeux petit
    breviaire au matin, je m’escure tout le poulmon, et voy me là prest à boyre
  • A quel usaiges (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures?
  • A l’usaige (dist le moyne) de Fecan, à troys pseaulmes et troys leçons ou
    rien du tout qui ne veult. Jamais je ne me assubjectis à heures: les heures
    sont faictez pour l’homme, et non l’homme pour les heures. Pour tant je foys
    des miennes à guise d’estrivieres; je les acourcis ou allonge quand bon me
    semble: brevis oratio penetrat celos, longa potatio evacuat cyphos. Où est
    escript cela?
  • Par ma foy (dist Ponocrates), je ne sçay, mon petit couillaust; mais tu
    vaulx trop!
  • En cela (dist le moyne) je vous ressemble. Mais venite apotemus. » L’on
    apresta carbonnades à force et belles souppes de primes, et beut le moyne à
    son plaisir. Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s’en deporterent.
    Après, chascun commença soy armer et accoustrer, et armerent le moyne contre
    son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son
    estomach et le baston de la croix en son poing. Toutesfoys, à leur plaisir
    feut armé de pied en cap et monté sus un bon coursier du royaulme, et un
    gros braquemart au cousté, ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudemon
    et vingt et cinq des plus adventureux de la maison de Grandgousier, tous
    armez à l’advantaige, la lance au poing, montez comme sainct George, chascun
    ayant un harquebouzier en crope.

Chapitre XLII

~Comment le moyne donne couraige à ses compaignons et comment il pendit à
une arbre.~
Or s’en vont les nobles champions à leur adventure, bien deliberez
d’entendre quelle rencontre fauldra poursuyre et de quoy se fauldra
contregarder, quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et
le moyne leur donne couraige, disant: « Enfans, n’ayez ny paour ny doubte,

je vous conduiray seurement. Dieu et sainct Benoit soient avecques nous! Si
j’avoys la force de mesmes le couraige, par la mort bieu! je vous les
plumeroys comme un canart! Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutesfoys,
je sçay quelque oraison que m’a baillé le soubsecretain de nostre abbaye,
laquelle guarentist la personne de toutes bouches à feu; mais elle ne me
profitera de rien, car je n’y adjouste poinct de foy. Toutesfoys, mon baston
de croix fera diables. Par Dieu, qui fera la cane, de vous aultres, je me
donne au diable si je ne le fays moyne en mon lieu et l’enchevestre de mon
froc: il porte medicine à couhardise de gens. Avez point ouy parler du
levrier de Monsieur de Meurles qui ne valloit rien pour les champs? Il luy
mist un froc au col. Par le corps Dieu! il n’eschappoit ny lievre ny regnard
devant luy, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui
auparavant estoit esrené et de frigidis et maleficiatis.» Le moyne, disans
ces parolles en cholere, passa soubz un noyer, tyrant vers la Saullaye, et
embrocha la visiere de son heaulme à la roupte d’une grosse branche du
noyer. Ce non obstant donna fierement des esperons à son cheval, lequel
estoit chastouilleur à la poincte, en maniere que le cheval bondit en avant,
et le moyne, voulant deffaire sa visiere du croc, lasche la bride et de la
main se pend aux branches, ce pendent que le cheval se desrobe dessoubz luy
Par ce moyen demoura le moyne pendent au noyer et criant à l’aide et au
meurtre, protestant aussi de trahison. Eudemon premier l’aperceut et,
appellant Gargantua: « Sire, venez et voyez Absalon pendu!» Gargantua, venu,
considera la contenence du moyne et la forme dont il pendoit, et dist à
Eudemon: « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se
pendit par les cheveux; mais le moyne, ras de teste, s’est pendu par les
aureilles.

  • Aydez moy (dist le moyne), de par le diable! N’est-il pas bien le temps de
    jazer? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent que
    quiconques voira son prochain en dangier de mort, il le doibt, sus peine
    d’excommunication trisulce, plustoust admonnester de soy confesser et mettre
    en estat de grace que de luy ayder. Quand doncques je les voiray tombez en
    la riviere et prestz d’estre noyez, en lieu de les aller querir et bailler
    la main, je leur feray un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et, lorsqu’ilz seront roides mors, je les iray pescher.
    -Ne bouge (dist Gymnaste), mon mignon, je te voys querir, car tu es gentil
    petit monachus:
    «Monachus in claustro Non valet ova duo; Sed, quando est extra, Bene vale triginta.
    «J’ay veu des pendus plus de cinq cens, mais je n’en veis oncques qui eust
    meilleure grace en pendilant, et, si je l’avoys aussi bonne, je vouldroys

ainsi pendre toute ma vye.
-Aurez vous (dist le moyne) tantost assez presché? Aidez moy de par Dieu,
puisque de par l’Aultre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en
repentirez tempore et loco prelibatis
Allors descendit Gymnaste de son cheval, et montant au noyer, souleva le
moyne par les goussetz d’une main, et de l’autre deffist sa visiere du croc
de l’arbre et ainsi le laissa tomber en terre et soy après.
Descendu que feut, le moyne se deffist de tout son arnoys et getta l’une
piece après l’autre parmy le champ, et, reprenant son baston de la croix,
remonta sus son cheval, lequel Eudemon avoit retenu à la fuite.
Ainsi s’en vont joyeusement, tenans le chemin de la Saullaye.

Chapitre XLIII

~Comment l’escharmouche de Picrochole feut rencontré par Gargantua, et
comnent le moyne tua le capitaine Tyravant, et puis fut prisonnier entre les
ennemys.~
Picrochole, à la relation de ceulx qui avoient evadé à la roupte lors que
Tripet fut estripé, feut esprins de grand courroux, ouyant que les diables
avoient couru suz ses gens, et tint son conseil toute la nuict, auquel
Hastiveau et Toucquedillon conclurent que sa puissance estoit telle qu’il
pourroit defaire tous les diables d’enfer s’ilz y venoient, ce que
Picrochole ne croyoit du tout, aussy ne s’en defioit il. Pourtant envoya
soubz la conduicte du conte Tyravant, pour descouvrir le pays, seize cents
chevaliers tous montez sus chevaulx legiers, en escarmousche, tous bien
aspergez d’eau beniste et chascun ayant pour leur signe une estolle en
escharpe, à toutes adventures, s’ilz rencontroient les diables, que par
vertus tant de ceste eau Gringorienne que des estolles, yceulx feissent
disparoir et esvanouyr. Coururent doncques jusques près La Vauguyon et la
Maladerye, mais oncques ne trouverent personne à qui parler, dont
repasserent par le dessus, et en la loge et tugure pastoral, près le
Couldray, trouverent les cinq pelerins, lesquels liez et baffouez emmenerent
comme s’ilz feussent espies, non obstant les exclamations, adjurations et
requestes qu’ilz feissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entenduz par
Gargantua, lequel dist à ses gens:
«Compaignons, il y a icy rencontre, et sont en nombre trop plus dix foys que
nous. Chocquerons nous sus eulx?

  • Que diable (dist le moyne) ferons nous doncq? Estimez vous les hommes par
    nombre, et non par vertus et hardiesse?» Puis s’escria: «Chocquons, diables,

chocquons!»
Ce que entendens, les ennemys pensoient certainement que feussent vrays
diables, dont commencerent fuyr à bride avallée, excepté Tyravant, lequel
coucha sa lance en l’arrest et en ferut à toute oultrance le moyne au milieu
de la poictrine; mais, rencontrant le froc horrifique, rebouscha par le fer,
comme si vous frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adoncq le
moyne avec son baston de croix luy donna entre col et collet sus l’os
acromion si rudement qu’il l’estonna et feist perdre tout sens et movement,
et tomba es piedz du cheval. Et, voyant l’estolle qu’il portoit en escharpe,
dist à Gargantua: «Ceulx cy ne sont que prebstres: ce n’est q’un
commencement de moyne Par sainct Jean je suis moyne parfaict: je vous en
tueray comme de mousches.»
Puis le grand gualot courut après, tant qu’il atrapa les derniers, et les
abbastoit comme seille, frappant à tors et à travers.
Gymnaste interrogua sus l’heure Gargantua s’ilz les debvoient poursuivre. A
quoy dist Gargantua:
«Nullement, car, selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre
son ennemy en lieu de desespoir, parce que telle necessité luy multiplie sa
force et accroist le couraige qui jà estoit deject et failly, et n’y a
meilleur remede de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer salut
aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs par les
vaincuz, quand il ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout
mettre à internition et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir
laisser un seul pour en porter les nouvelles! Ouvrez tousjours à voz ennemys
toutes les portes et chemins, et plustost leurs faictes un pont d’argent
affin de les renvoyer.
-Voyre, mais (dist Gymnaste) ilz ont le moyne.

  • Ont ilz (dist Gargantua) le moyne? Sus mon honneur, que ce sera à leur
    dommaige! Mais, affin de survenir à tous azars, ne nous retirons pas
    encores; attendons icy en silence, car je pense jà assez congnoistre l’engin
    de noz ennemys. Ils se guident par sort, non par conseil.»
    Iceulx ainsi attendens soubz les noiers, ce pendent le moyne poursuyvoit,
    chocquant tous ceulx qu’il rencontroit, sans de nully avoir mercy, jusque à
    ce qu’il rencontra un chevalier qui portoit en crope un des pauvres
    pelerins. Et là, le voulent mettre à sac, s’escria le pelerin. «Ha, Monsieur
    le Priour, mon amy, Monsieur le Priour, sauvez moy, je vous en prie!»
    Laquelle parolle entendue, se retournerent arriere les ennemys, et, voyans
    que là n’estoit que le moyne qui faisoit cest esclandre, le chargerent de
    coups comme on faict un asne de boys; mais de tout rien ne sentoit,

mesmement quand ilz frapoient sus son froc, tant il avoit la peau dure. Puis
le baillerent à guarder à deux archiers, et, tournans bride, ne veirent
personne contre eulx, dont existimerent que Gargantua estoit fuy avecques sa
bande. Adoncques coururent vers les Noyrettes tant roiddement qu’ilz peurent
pour les rencontrer, et laisserent là le moyne seul avecques deux archiers
de guarde
Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaulx et dict à ses gens:
«Compaignons, j’entends le trac de noz ennemys, et jà apperçoy aulcuns
d’iceulx qui viennent contre nous à la foulle. Serrons nous icy, et tenons
le chemin en bon ranc. Par ce moyen nous les pourrons recepvoir à leur perte
et à nostre honneur.»

Chapitre XLIV

~Comment le moyne se deffist de ses guardes, et comment l’escarmouche de
Picrochole feut deffaicte.~
Le moyne, les voyant ainsi departir en desordre, conjectura qu’ilz alloient
charger sus Gargantua et ses gens, et se contristoit merveilleusement de ce
qu’il ne les povoit secourir. Puis advisa la contenence de ses deux archiers
de guarde, lesquelz eussent voluntiers couru après la troupe pour y butiner
quelque chose et tousjours regardoient vers la vallée en laquelle ilz
descendoient. Dadvantaige syllogisoit, disant:
«Ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d’armes, car oncques ne me ont
demandé ma foy et ne me ont ousté mon braquemart.»
Soubdain après, tyra son dict braquemart et en ferut l’archier qui le tenoit
à dextre, luy coupant entierement les venes jugulaires et arteres spagitides
du col, avecques le guarguareon, jusques es deux adenes, et, retirant le
coup, luy entreouvrit le mouelle spinale entre la seconde et tierce
vertebre: là tomba l’archier tout mort. Et le moyne, detournant son cheval à
gauche, courut sus l’aultre, lequel, voyant son compaignon mort et le moyne
adventaigé sus soy, cryoit à haulte voix:
«Ha, Monsieur le Priour, je me rendz! Monsieur le Priour, mon bon amy,
Monsieur le Priour!»
Et le moyne cryoit de mesmes:
«Monsieur le Posteriour, mon amy, Monsieur le Posteriour, vous aurez sus voz
posteres.

  • Ha! (disoit l’archier) Monsieur le Priour, mon mignon, Monsieur le Priour,

que Dieu vous face abbé! Par l’habit (disoit le moyne) que je porte, je vous
feray icy cardinal. Rensonnez vous les gens de religion? Vous aurez un
chapeau rouge à ceste heure de ma main.» Et l’archier cryoit:
«Monsieur le Priour, Monsieur le Priour, Monsieur l’Abbé futeur, Monsieur le
Cardinal, Monsieur le tout! Ha! ha! hés! non, Monsieur le Priour, mon bon
petit Seigneur le Priour, je me rends à vous! – Et je te rends (dist le
moyne) à tous les diables.» Lors d’un coup luy tranchit la teste, luy
coupant le test sus les os petrux, et enlevant les deux os bregmatis et la
commissure sagittale avecques grande partie de l’os coronal, ce que faisant
luy tranchit les deux meninges et ouvrit profondement les deux posterieurs
ventricules du cerveau; et demoura le craine pendent sus les espaules à la
peau du pericrane par derriere, en forme d’un bonnet doctoral, noir par
dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba roidde mort en terre.
Ce faict, le moyne donne des esperons à son cheval et poursuyt la voye que
tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontré Gargantua et ses
compaignons au grand chemin et tant estoient diminuez au nombre, pour
l’énorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre,
Gymnaste, Ponocrates, Eudemon et les aultres, qu’ilz commençoient soy
retirer à diligence, tous effrayez et perturbez de sens et entendement,
comme s’ilz veissent la propre espece et forme de mort davant leurs yeulx.
Et – comme vous voyez un asne, quand il a au cul un oestre Junonicque ou une
mouche qui le poinct, courir çà et là sans voye ny chemin, gettant sa charge
par terre, rompant son frain et renes, sans aulcunement respirer ny prandre
repos, et ne sçayt on qui le meut, car l’on ne veoit rien qui le touche,
ainsi fuyoient ces gens, de sens desprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr;
tant seulement les poursuit une terreur panice laquelle avoient conceue en
leurs ames. Voyant le moyne que toute leur pensée n’estoit sinon à guaigner
au pied, descend de son cheval et monte sus une grosse roche qui estoit sus
le chemin, et avecques son grand braquemart frappoit sus ces fuyars à grand
tour de bras, sans se faindre ny espargner. Tant en tua et mist par terre
que son braquemart rompit en deux pieces. Adoncques pensa en soy mesmes que
c’estoit assez massacré et tué, et que le reste debvoit eschapper pour en
porter les nouvelles.
Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors et se
retourna derechief sus la roche, passant temps à veoir fouyr les ennemys et
cullebuter entre les corps mors, excepté que à tous faisoit laisser leurs
picques, espées, lances et hacquebutes; et ceulx qui portoient les pelerins
liez, il les mettoit à pied et delivroit leurs chevaulx audictz pelerins,
les retenent avecques soy l’orée de la haye, et Toucquedillon, lequel il
retint prisonnier.

Chapitre XLV

~Comment le moyne amena les pelerins et les bonnes parolles que leur dist
Grandgousier.~
Ceste escarmouche parachevée, se retyra Gargantua avecques ses gens, excepté
le moyne et sus la poincte du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en
son lict prioit Dieu pour leur salut et victoire, et, les voyant tous saulfz
et entiers, les embrassa de bon amour et demanda nouvelles du moyne. Mais
Gargantua luy respondit que sans doubte leurs ennemys avoient le moyne. «Ilz
auront (dist Grandgousier) doncques male encontre», ce que avoit esté bien
vray.
Pourtant encores est le proverbe en usaige de bailler le moyne à quelc’un.
Adoncques commenda qu’on aprestat très bien à desjeuner pour les
refraischir. Le tout apresté, l’on appella Gargantua; mais tant luy grevoit
de ce que le moyne ne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boire ny
manger.
Tout soubdain le moyne arrive et, dès la porte de la basse court, s’escria:
«Vin frays, vin frays, Gymnaste, mon amy!»
Gymnaste sortit et veit que c’estoit Frere Jean qui amenoit cinq pelerins et
Toucquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et luy feirent le
meilleur recueil que peurent, et le menerent davant Grandgousier, lequel
l’interrogea de toute son adventure. Le moyne luy disoit tout, et comment on
l’avoit prins, et comment il s’estoit deffaict des archiers, et la boucherie
qu’il avoit faict par le chemin, et comment il avoit recouvert les pelerins
et amené le capitaine Toucquedillon. Puis se mirent à bancqueter joyeusement
tous ensemble.
Ce pendent Grandgousier interrogeoit les pelerins de quel pays ilz estoient,
dont il venoient et où ilz alloient.
Lasdaller pour tous respondit:
«Seigneur, je suis de Sainct Genou en Berry; cestuy cy est de Paluau; cestuy
cy est de Onzay; cestuy cy est de Argy; et cestuy cy est de Villebrenin.
Nous venons de Sainct Sebastian près de Nantes, et nous en retournons par
noz petites journées.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) qu’alliez vous faire à Sainct Sebastian?
  • Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.
  • O (dist Grandgousier) pauvres gens, estimez vous que la peste vienne de

sainct Sebastian?

  • Ouy vrayement (respondit Lasdaller), noz prescheurs nous l’afferment.
  • Ouy? (dist Grandgousier) les faulx prophetes vous annoncent ilz telz abuz?
    Blasphement ilz en ceste façon les justes et sainctz de Dieu qu’ilz les font
    semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homere
    escript que la peste fut mise en l’oust des Gregoys par Apollo, et comme les
    poetes faignent un grand tas de Vejoves et dieux malfaisans? Ainsi preschoit
    à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le feu es jambes, sainct
    Eutrope faisoit les hydropiques, sainct Gildas les folz, sainct Genou les
    gouttes. Mais je le puniz en tel exemple, quoy qu’il me appellast heretique,
    que depuis ce temps caphart quiconques n’est auzé entrer en mes terres, et
    m’esbahys si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales,
    car plus sont à punir que ceulx qui, par art magicque ou aultre engin,
    auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais telz
    imposteurs empoisonnent les ames.»
    Luy disans ces parolles, entra le moyne tout deliberé, et leurs demanda:
    «Dont este vous, vous aultres pauvres hayres?
  • De Sainct Genou, dirent ilz.
  • Et comment (dist le moyne) se porte l’abbé Tranchelion, le bon beuveur? Et
    les moynes, quelle chere font ilz? Le cor Dieu! ilz biscotent voz femmes, ce
    pendent que estes en romivage!
  • Hin, hen! (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne, car qui la verra
    de jour ne se rompera jà le col pour l’aller visiter la nuict.
  • C’est (dist le moyne) bien rentré de picques! Elle pourroit estre aussi
    layde que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade puisqu’il y a moynes
    autour, car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en oeuvre.
    Que j’aye la verolle en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour,
    car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde.
  • C’est (dist Gargantua) comme l’eau du Nile en Egypte, si vous croyez
    Strabo; et Pline, lib. vij. chap. iij, advise que c’est de la miche, des
    habitz et des corps.»
    Lors dist Grandgousier:
    «Allez vous en, pauvres gens, au nom de Dieu le createur, lequel vous soit
    en guide perpetuelle, et dorenavant ne soyez faciles à ces otieux et
    inutilles voyages. Entretenez voz familles, travaillez, chascun en sa

vocation, instruez voz enfans, et vivez comme vous enseigne le bon apostre
sainct Paoul. Ce faisans, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des
sainctz avecques vous, et n’y aura peste ny mal qui vous porte nuysance.»
Puis les mena Gargantua prendre leur refection en la salle; mais les
pelerins ne faisoient que souspirer, et dirent à Gargantua:
«O que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme! Nous sommes
plus edifiez et instruictz en ces propos qu’il nous a tenu qu’en tous les
sermons que jamais nous feurent preschez en nostre ville.

  • C’est (dist Gargantua) ce que dict Platon, lib. v. de Rep.: que lors les
    republiques seroient heureuses quand les roys philosopheroient ou les
    philosophes regneroient.»
    Puis leur feist emplir leurs bezaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et
    à chascun donna cheval pour soy soulager au reste du chemin, et quelques
    carolus pour vivre.

Chapitre XLVI

~Comment Grandgousier traicta humainement Toucquedillon prisonnier.~
Toucquedillon fut presenté à Grandgousier et interrogé par icelluy sus
l’entreprinze et affaires de Picrochole, quelle fin il pretendoit par ce
tumultuaire vacarme. A quoy respondit que sa fin et sa destinée estoit de
conquester tout le pays, s’il povoit, pour l’injure faicte à ses fouaciers.
«C’est (dist Grandgousier) trop entreprint: qui trop embrasse peu estrainct.
Le temps n’est plus d’ainsi conquester les royaulmes avecques dommaige de
son prochain frere christian. Ceste imitation des anciens Hercules,
Alexandres, Hannibalz, Scipions, Cesars et aultres telz, est contraire à la
profession de l’Evangile, par lequel nous est commandé guarder, saulver,
regir et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les
aultres, et, ce que les Sarazins et Barbares jadis appelloient prouesses,
maintenant nous appellons briguanderies et mechansetez. Mieulx eust il faict
soy contenir en sa maison, royallement la gouvernant, que insulter en la
mienne, hostillement la pillant; car par bien la gouverner l’eust augmentée,
par me piller sera destruict.
«Allez vous en au nom de Dieu, suyvez bonne entreprise; remonstrez à vostre
roy les erreurs que congnoistrez, et jamais ne le conseillez ayant esgard à
vostre profit particulier, car avecques le commun est aussy le propre perdu.
Quand est de vostre ranczon, je vous la donne entierement, et veulx que vous
soient rendues armes et cheval.

«Ainsi faut il faire entre voisins et anciens amys, veu que ceste nostre
difference n’est poinct guerre proprement, comme Platon, li. v. de Rep i,
vouloit estre non guerre nommée, ains sedition, quand les Grecz meuvoient
armes les ungs contre les aultres, ce que, si par male fortunes advenoit, il
commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que
superficiaire, elle n’entre poinct au profond cabinet de noz cueurs: car nul
de nous n’est oultragé en son honneur, et n’est question, en somme totale,
que de rabiller quelque faulte commises par nos gens, j’entends et vostres
et nostres, laquelle, encores que congneussiez, vous doibviez laisser couler
oultre, car les personnages querelans estoient plus à contempner que à
ramentevoir, mesmement leurs satisfaisant selon le grief, comme je me suis
offert. Dieu sera juste estimateur de nostre different, lequel je supplye
plus tost par mort mes tollir de ceste vie et mes biens deperir davant mes
yeux, que par moy ny les miens en rien soit offensé.»
Ces paroles achevées, appella le moyne et davant tous luy demanda:
«Frere Jean, mon bon amy, estez vous qui avez prins le capitaines
Toucquedillon icy present?
Syre (dist le moyne), il est pressent; il a eage et discretion; j’ayme
mieulx que le sachez par sa confession que par ma parolle.»
Adoncques dist Toucquedillon:
«Seigneur, c’est luy veritablement qui m’a prins, est je me rends son
prisonnier franchement.

  • L’avez vous (dist Grandgousier au moynes) mis à rançon?
  • Non (dist le moyne). De cela je ne me soucie.
  • Combien (dist Grandgousier) vouldriez vous de sa prinse?
  • Rien, rien (dist le moyne); cela ne me mène pas.»
    Lors commenda Grandgousier que, present Toucquedillon, feussent contez au
    moyne soixante et deux mille saluz pour celles prinse, ce que feut faict ce
    pendent qu’on feist la collation au dict Toucquedillon, auquel demanda
    Grandgousier s’il vouloit demourer avecques luy, ou si mieulx aymoit
    retourner à son roy.
    Toucquedillon respondit qu’il tiendroit le party lequel il luy
    conseilleroit.
    «Doncques (dist Grandgousier) retournez à vostre roy, et Dieu soit avecques

vous.»
Puis luy donna une belle espée de Vienne, avecques le fourreau d’or faict à
belles vignettes d’orfeveries, et un collier d’or pesant sept cens deux
mille marcz, garny de fines pierreries à l’estimation de cent soixante mille
ducatz, et dix mille escuz par present honorable. Après ces propos monta
Toucquedillon sus son cheval. Gargantua, pour sa seureté, luy bailla trente
hommes d’armes et six vingt archiers soubz la conduite de Gymnaste, pour le
mener jusques es portes de La Roche Clermaud, si besoing estoit.
Icelluy departy, le moyne rendit à Grandgousier les soixante et deux mille
salutz qu’il avoit repceu, disant:
«Syre, ce n’est ores que vous doibvez faire telz dons. Attendez la fin de
ceste guerre, car l’on ne sçait quelz affaires pourroient survenir, et
guerre faicte sans bonne provision d’argent n’a q’un souspirail de vigueur.
Les nerfz des batailles sont les pecunes.

  • Doncques (dist Grandgousier) à la fin je vous contenteray par honneste
    recompense, et tous ceulx qui me auront bien servy.»

Chapitre XLVII

~Comment Grandgousier manda querir ses legions, et comment Toucquedillon tua
Hastiveau, puis fut tué par le commandement de Picrochole.~
En ces mesmes jours, ceulx de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Sainct
Jacques, du Trainneau, de Parillé, de Riviere, des Roches Sainct Paoul, du
Vaubreton, de Pautille, du Brehemont, du Pont de Clam, de Cravant, de
Grandmont, des Bourdes, de La Ville au Mère, de Huymes, de Sergé, de Hussé,
de Sainct Louant, de Panzoust, des Coldreaux, de Verron, de Coulaines, de
Chosé, de Varenes, de Bourgueil, de l’Isle Boucard, du Croulay, de Narsy, de
Cande, de Montsoreau et aultres lieux confins, envoierent devers
Grandgousier ambassades pour luy dire qu’ilz estoient advertis des tordz que
luy faisoit Picrochole, et, pour leur ancienne confederation, ilz luy
offroient tout leur povoir, tant de gens que d’argent et aultres munitions
de guerre.
L’argent de tous montoit, par les pactes qu’ilz luy avoient, six vingt
quatorze millions deux escuz et demy d’or. Les gens estoient quinze mille
hommes d’armes, trente et deux mille chevaux legiers, quatre vingtz neuf
mille harquebousiers, cent quarante milles adventuriers, unze mille deux
cens canons, doubles canons, basilicz et spiroles, pionniers quarante sept
mille; le tout souldoyé et avitaillé pour six moys et quatre jours. Lequel
offre Gargantua ne refusa ny accepta du tout; mais grandement les
remerciant, dist qu’il composeroit ceste guerre par tel engin que besoing ne

seroit tant empescher de gens de bien. Seulement envoya qui ameneroit en
ordre les legions, lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de La
Deviniere, de Chaviny, de Gravot et Quinquenays, montant en nombre deux
mille cinq cens hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt
et six mille arquebuziers, deux cens grosses pieces d’artillerye, vingt et
deux mille pionniers et six mille chevaulx legiers, tous par bandes, tant
bien assorties de leurs thesauriers, de vivandiers, de mareschaulx, de
armuriers et aultres gens necessaires au trac de batailles, tant bien
instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recongnoissans et
suivans leurs enseignes, tant soubdains à entendre et obeir à leurs
capitaines, tant expediez à courir, tant fors à chocquer, tant prudens à
l’adventure, que mieulx ressembloient une harmonie d’orgues et concordance
d’horologe q’une armée ou gensdarmerie.
Toucquedillon, arrivé, se presenta à Picrochole et luy compta au long ce
qu’il avoit et faict et veu. A la fin conseilloit, par fortes parolles,
qu’on feist apoinctement avecques Grandgousier, lequel il avoit esprouvé le
plus homme de bien du monde, adjoustant que ce n’estoit ny preu ny raison
molester ainsi ses voisins, desquelz jamais n’avoient eu que tout bien, et,
au reguard du principal, que jamais ne sortiroient de ceste entreprinse que
à leur grand dommaige et malheur, car la puissance de Picrochole n’estoit
telle que aisement ne les peust Grandgousier mettre à sac. Il n’eust achevé
ceste parolle que Hastivesau dist tout hault:
«Bien malheureux est le prince qui est de teiz gens servy, qui tant
facilement sont corrompuz, comme je congnoys Toucquedillon, car je voy son
couraige tant changé que voluntiers se feust adjoinct à noz ennemys pour
contre nous batailler et nous trahir, s’ilz l’eussent voulu retenir; mais,
comme vertus est de tous, tant amys que ennemys, louée et estimée, aussi
meschanceté est tost congneue et suspecte, et, posé que d’icelle les ennemys
se servent à leur profit, si ont ilz tousjours les meschans et traistres en
abhomination.»
A ces parolles, Toucquedillon, impatient, tyra son espée et en transperça
Hastiveau un peu au dessus de la mammelle guauche, dont mourut incontinent;
et, tyrant son coup du corps, dist franchement:
«Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blasmera!»
Picrochole soubdain entra en fureur et, voyant l’espée et fourreau tant
diapré, dist:
«Te avoit on donné ce baston pour en ma presence tuer malignement mon tant
bon amy Mastiveau?»
Lors commenda à ses archiers qu’ilz le meissent en pieces, ce que feut faict

sus l’heure tant cruellement que la chambre estoit toute pavée de sang; puis
feist honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celluy de
Toucquedillon getter par sus les murailles en la vallée.
Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par toute l’armée, dont
plusieurs commencerent murmurer contre Picrochole, tant que Grippepinault
luy dist:
«Seigneur, je ne sçay quelle yssue sera de ceste entreprinse. Je voy voz
gens peu confermés en leurs couraiges. ilz considerent que sommes icy mal
pourveuz de vivres, et là beaucoup diminuez en nombre par deux ou troys
yssues. Davantaige, il vient grand renfort de gens à voz ennemys. Si nous
sommes assiegez une foys, je ne voy poinct comment ce ne soit à nostre ruyne
totale.

  • Bren, bren! dist Picrochole; vous semblez les anguilles de Melun: vous
    criez davant qu’on vous escorche. Laissés les seulement venir.»

Chapitre XLVIII

~Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans La Roche Clermaud, et defist
l’armée dudict Picrochole.~
Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son pere demoura en son fort, et,
leur donnant couraige par bonnes parolles, promist grandz dons à ceulx qui
feroient quelques prouesses. Puis gaignerent le gué de Vede et, par
basteaulx et pons legierement faictz, passerent oultre d’une traicte. Puis,
considerant l’assieste de la ville, que estoit en lieu hault et adventageux,
delibera celle nuyct sus ce qu’estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist:
«Seigneur, telle est la nature et complexion des Françoys que ilz ne valent
que à la premiere poincte. Lors ils sont pires que diables, mais, s’ilz
sejournent, ilz sont moins que femme. Je suis d’advis que à l’heure
presente, après que voz gens auront quelque peu respiré et repeu, faciez
donner l’assault.»
L’advis feut trouvé bon. Adoncques produict toute son armées en plain camp,
mettant les subsides du cousté de la montée. Le moyne print avecques luy six
enseignes de gens de pied et deux cens hommes d’armes, et en grandes
diligence traversa les marays, et gaingna au dessus le Puy jusques au grand
chemin de Loudun.
Ce pendent l’assault continuoit. Les gens de Picrochole ne sçavoient si le
meilleur estoit sortir hors et les recepvoir, ou bien guarder la ville sans
bouger. Mais furieusement sortit avecques quelque bande d’hommes d’armes de
sa maison, et là feut receu et festoyé à grandz coups de canon qui

gresloient devers les coustaux, dont les Gargantuistes se retirent au val
pour mieulx donner lieu à l’artillerye. Ceulx de la villes defendoient le
mieulx que povoient, mais les traictz passoient oultre par dessus sans nul
ferir. Aulcuns de la bande, saulvez de l’artillerie, donnerent fierement sus
noz gens, mais peu profiterent, car tous feurent respceuz entre les ordres,
et là ruez par terre. Ce que voyans, se vouloient retirer; mais ce pendent
le moyne avoit occupé le passaige, par quoy se mirent en fuyte sans ordres
ny maintien. Aulcuns vouloient leur donner la chasse, mais le moyne les
retint, craignant que, suyvant les fuyans, perdissent leurs rancz et que sus
ce poinct ceulx de la ville chargeassent sus eulx. Puis, attendant quelque
espace et nul ne comparant. à l’encontre, envoya les duc Phrontiste pour
admonnester Gargantua à ce qu’il avanceast pour gaigner le cousteau à la
gauche, pour empescher la retraicte de Picrochole par celle porte. Ce que
feist Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre legions de la
compaignie de Sebaste; mais si tost ne peurent gaigner le hault qu’ilz ne
rencontrassent en barbe Picrochole et ceulx qui avecques luy s’esstoient
espars. Lors chargerent sus roiddement, toutesfoys grandement feurent
endommaigez par ceulx qui estoient sus les murs, en coupz de traict et
artillerie. Quoy voyant, Gargantua en grande puissances alla les secourir et
commença son artillerie à hurter sus ce quartier de murailles, tant que
toute la force de la villes y feut revocquée.
Le moyne, voyant celluy cousté, lequel il tenoit assiegé, denué de gens et
guardes, magnanimement tyra vers le fort et tant feist qu’il monta sus luy,
et aulcuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent
ceulx qui surviennent à un conflict que ceulx qui lors à leur force
combattent. Toutesfoys ne feist oncques effroy jusques à ce que tous les
siens eussent guaigné la muraille, excepté les deux cens hommes d’armes
qu’il laissa hors pour les hazars. Puis s’escria horriblement, et les siens
ensemble, et sans resistence tuerent les guardes d’icelle porte et la
ouvrirent es hommes d’armes, et en toute fiereté coururent ensemble vers la
porte de l’Orient, ou estoit le desarroy, et par derriere renverserent toute
leur force. Voyans les assiegez de tous coustez et les Garguantuistes avoir
gaigné la villes, se rendirent au moyne à mercy. Le moyne leurs feist rendre
les bastons et armes, et tous retirer et resserrer par les eglises,
saisissant tous les bastons des croix et commettant gens es portes pour les
garder de yssir; puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de
Gargantua.
Mais Picrochole pensoit que le secours luy venoit de la ville, et par
oultrecuidance se hazarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua
s’escrya:
«Frere Jean, mon amy, Frere Jean, en bon heure, soyez venu.»
Adoncques, congnoissant Picrocholes et ses gens que tout estoit desesperé,

prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit jusques près
Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraicte.

Chapitre XLIX

~Comment Picrochole fuiant feut surprins de males fortunes, et ce que feit
Gargantua après la bataille.~
Picrochole, ainsi desesperé, s’en fuyt vers l’Isle Bouchart, et au chemin de
Riviere son cheval bruncha par terre, à quoy tant feut indigné que de son
espée le tua en sa chole. Puis, ne trouvant personne qui le remontast,
voulut prendre un asne du moulin qui là auprès estoit; mais les meusniers le
meurtrirent tout de coups et le destrousserent de ses habillemens, et luy
baillerent pour soy couvrir une meschantes sequenye.
Ainsi s’en alla le pauvre cholericque; puis, passant l’eau au Port Huaux et
racontant ses males fortunes, feut advisé par une vieille lourpidon que son
royaulme luy seroit rendu à la venue des cocquecigrues. Depuis ne sçait on
qu’il est devenu. Toutesfoys l’on m’a dict qu’il est de present pauvre
gaignedenier à Lyon, cholere comme davant, et tousjours se guemente à tous
estrangiers de la venue des cocquecigrues, esperant certainement, scelon la
prophetie de la vieille, estre à leur venue reintegré à son royaulme.
Après leur retraicte, Gargantua premierement recensa les gens et trouva que
peu d’iceulx estoient peryz en la bataille, sçavoir est quelques gens de
pied de la bande du capitaine Tolmere, et Ponocrates qui avoit un coup de
harquebouze en son pourpoinct. Puis les feist refraischer, chascun par sa
bande, et commanda es thesauriers que ce repas leur feust defrayé et payé et
que l’on ne feist oultrage quelconques en la ville, veu qu’elle estoit
sienne, et après leur repas ilz comparussent en la place davant le chasteau,
et là seroient payez pour six moys; ce que feut faict. Puis feist convenir
davant soy en ladicte place tous ceulx qui là restoient de la part de
Picrochole, esquelz, presens tous ses princes et capitaines, parla comme
s’ensuyt:

Chapitre L

~La contion que feist Gargantua es vaincus.~
«Nos peres, ayeulx et ancestres de toute memoyre ont esté de ce sens et
ceste nature que des batailles par eulx consommées ont, pour signe memorial
des triumphes et victoires, plus voluntiers erigé trophées et monumens es
cueurs des vaincuz par grace que, es terres par eulx conquestées, par
architecture: car plus estimoient la vive souvenance des humains acquise par
liberalité que la mute inscription des arcs, colomnes et pyramides, subjecte
es calamitez de l’air et envie d’un chascun.

«Souvenir assez vous peut de la mansuetude dont ilz userent envers les
Bretons à la journée de Sainct Aubin du Cormier et à la demolition de
Parthenay. Vous avez entendu et, entendent, admirez le bon traictement qu’il
feirent es barbares de Spagnola, qui avoient pillé, depopulé et saccaigé les
fins maritimes de Olone et Thalmondoys.
«Tout ce ciel a esté remply des louanges et gratulations que vous mesmes et
vos peres feistes lorsque Alpharbal, roy de Canarre, non assovy de ses
fortunes, envahyt furieusement le pays de Onys, exercent la piraticque en
toutes les isles Armoricques et regions confines. Il feut en juste bataille
navale prins et vaincu de mon pere, auquel Dieu soit garde et protecteur.
Mais quoy? Au cas que les aultres roys et empereurs, voyre qui se font
nommer catholicques, l’eussent miserablement traicté, durement emprisonné et
rançonné extremement, il le traicta courtoisement, amiablement, le logea
avecques soy en son palays, et par incroyable debonnaireté le renvoya en
saufconduyt, chargé de dons, chargé de graces, chargé de toutes offices
d’amytié. Qu’en est il advenu? Luy, retourné en ses terres, feist assembler
tous les princes et estatz de son royaulme, leurs exposa l’humanité qu’il
avoit en nous congneu, et les pria sur ce deliberer en façon que le monde y
eust exemple, comme avoit jà en nous de gracieuseté honeste, aussi en eulx
de honesteté gracieuse. Là feut decreté par consentement unanime que l’on
offreroit entierement leurs terres, dommaines et royaulme, à en faire selon
nostre arbitre. Alpharbal, en propre personne, soubdain retourna avecques
neuf mille trente et huyt grandes naufzs oneraires, menant non seulement les
tresors de sa maison et lignée royalle, mais presque de tout le pays; car,
soy embarquant pour faire voille au vent vesten Nordest, chascun à la foulle
gettoit dedans icelle or, argent, bagues, joyaulx, espiceries, drogues et
odeurs aromaticques, papegays, pelicans, guenons, civettes, genettes, porcz
espicz. Poinct n’estoit filz de bonne mere reputé qui dedans ne gettast ce
que avoit de singulier. Arrivé que feut, vouloit baiser les piedz de mondict
pere; le faict fut estimé indigne et ne feut toleré, ains fut embrassé
socialement. Offrit ses presens; ilz ne feurent receupz par trop estre
excessifz. Se donna mancipe et serf voluntaire, soy et sa posterité; ce ne
feut accepté par ne sembler equitable. Ceda par le decret des estatz ses
terres et royaulme, offrant la transaction et transport, signée, scellé et
ratifié de tous ceulx qui faire le debvoient; ce fut totalement refusé, et
les contractz gettés au feu. La fin feut que mon dict pere conmença lamenter
de pitié et pleurer copieusement, considerant le franc vouloir et simplicité
des Canarriens, et par motz exquis et sentences congrues diminuoit le bon
tour qu’il leur avoit faict, disant ne leur avoir faict bien qui feut à
l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnesteté leur avoir monstré, il
estoit tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentoit Alpharbal. Quelle feut
l’yssue? En lieu que pour sa rançon, prinze à toute extremité, eussions peu
tyrannicquement exiger vingt foys cent mille escutz et retenir pour
houstaigers ses enfants aisnez, ilz se sont faictz tributaires perpetuelz et

obligez nous bailler par chascun an deux millions d’or affiné à vingt quatre
karatz. lIz nous feurent l’année premiere icy payez; la seconde, de franc
vouloir, en paierent xxiij cens mille escuz, la tierce xxvj cens mille, la
quarte troys millions, et tant tousjours croissent de leur bon gré que
serons contrainctz leurs inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature
de gratuité, car le temps, qui toutes choses ronge et diminue, augmente et
accroist les bienfaictz, parce q’un bon tour liberalement faict à l’homme de
raison croist continuement par noble pensée et remembrance.
«Ne voulant doncques aulcunement degenerer de la debonnaireté hereditaire de
mes parens, maintenant je vous absoluz et delivre, et vous rends francs et
liberes comme par avant. D’abondant, serez à l’yssue des portes payez,
chascun pour troys moys, pour vous pouvoir retirer en voz maisons et
familles, et vous conduiront en saulveté six cens hommes d’armes et huyct
mille hommes de pied, soubz la conduicte de mon escuyer Alexandre, affin que
par les paisans ne soyez oultragez. Dieu soit avecques vous!
«Je regrette de tout mon cueur que n’est icy Picrochole, car je luy eusse
donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir de accroistre ny mon bien
ny mon nom, estoit faicte ceste guerre. Mais, puis qu’il est esperdu et ne
sçayt on où ny comment est esvanouy, je veulx que son royaulme demeure
entier à son filz, lequel, parce qu’est par trop bas d’eage (car il n’a
encores cinq ans accomplyz), sera gouverné et instruict par les anciens
princes et gens sçavans du royaulme. Et, par autant q’un royaulme ainsi
desolé seroit facilement ruiné, si on ne refrenoit la convoytise et avarice
des administrateurs d’icelluy, je ordonne et veux que Ponocrates soit sus
tous ses gouverneurs entendant avecques auctorité à ce requise, et assidu
avecques l’enfant jusques à ce qu’il le congnoistra idoine de povoir par soy
regir et regner.
«Je considere que facilité trop enervée et dissolue de pardonner es
malfaisans leur est occasion de plus legierement derechief mal faire, par
ceste pernicieuse confiance de grace.
«Je considere que Moyse, le plus doulx homme qui de son temps feust sus la
terre, aigrement punissoit les mutins et séditieux au peuple de Israel.
«Je considere que Jules Cesar, empereur tant debonnaire que de luy dict
Ciceron que sa fortune rien plus souverain n’avoit sinon qu’il pouvoit, et
sa vertus meilleur n’avoit sinon qu’il vouloit tousjours sauver et pardonner
à un chascun; icelluy toutesfois, ce non obstant, en certains endroictz
punit rigoureusement les aucteurs de rebellion.
«A ces exemples je veulx que me livrez avant le departir: premierement ce
beau Marquet, qui a esté source et cause premiere de ceste guerre par sa
vaine oultrecuidance; secondement ses compaignons fouaciers, qui feurent

negligens de corriger sa teste folle sus l’instant; et finablement tous les
conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquelz le
auroient incité, loué ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi nous
inquieter.»

Chapitre LI

~Comment les victeurs Gargantuistes feurent recompensez après la bataille.~
Ceste concion faicte par Gargantua, feurent livrez les seditieux par luy
requis, exceptez Spadassin, Merdaille et Menuail, lesquelz estoient fuyz six
heures davant la bataille, l’un jusques au col de Laignel, d’une traicte,
l’aultre jusques au val de Vyre, l’aultre jusques à Logroine, sans derriere
soy reguarder ny prandre alaine par chemin, et deux fouaciers, lesquelz
perirent en la journée. Aultre mal ne leurs feist Gargantua, sinon qu’il les
ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avoit
nouvellement instituée.
Puis ceulx qui là estoient mors il feist honorablement inhumer en la vallée
des Noirettes et au camp de Bruslevieille. Les navrés il feist panser et
traicter en son grand nosocome. Après advisa es dommaiges faictz en la ville
et habitans, et les feist rembourcer de tous leurs interestz à leur
confession et serment, et y feist bastir un fort chasteau, y commettant gens
et guet pour à l’advenir mieulx soy defendre contre les soubdaines esmeutes.
Au departir, remercia gratieusement tous les soubdars de ses legions qui
avoient esté à ceste defaicte, et les renvoya hyverner en leurs stations et
guarnisons, exceptez aulcuns de la legion decumane, lesquelz il avoit veu en
la journée faire quelques prouesses, et les capitaines des bandes, lesquelz
il amena avecques soy devers Grandgousier.
A la veue et venue d’iceulx, le bon homme feut tant joyeux que possible ne
seroit le descripre. Adonc leur feist un festin, le plus magnificque, le
plus abundant et plus delitieux que feust veu depuis le temps du roy
Assuere. A l’issue de table, il distribua à chascun d’iceulx tout le
parement de son buffet, qui estoit au poys de dis huyt cent mille quatorze
bezans d’or en grands vases d’antique, grands poutz, grans bassins, grands
tasses, couppes, potetz, candelabres, calathes, nacelles, violiers,
drageouoirs et aultre telle vaisselle, toute d’or massif, oultre la
pierrerie, esmail et ouvraige, qui, par estime de tous, excedoit en pris la
matiere d’iceulx. Plus, leurs feist comter de ses coffres à chascun douze
cens mille escutz contens, et d’abundant à chascun d’iceulx donna à
perpetuité (excepté s’ilz mouroient sans hoirs) ses chasteaulx et terres
voizines, selon que plus leurs estoient commodes: a Ponocrates donna La
Roche Clermaud, à Gymnaste Le Couldray, à Eudemon Montpensier, Le Rivau à
Tolmere, à Ithybole Montsoreau, à Acamas Cande, Varenes à Chironacte, Gravot

à Sebaste, Quinquenays à Alexandre, Ligré à Sophrone, et ainsi de ses
aultres places.

Chapitre LII

~Comment Gargantua feist bastir pour le moyne l’abbaye de Theleme.~
Restoit seulement le moyne à pourvoir, lequel Gargantua vouloit faire abbé
de Seuillé, mais il le refusa. Il luy voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou
de Sainct Florent, laquelle mieulx luy duiroit, ou toutes deux s’il les
prenoit à gré; mais le moyne luy fist responce peremptoire que de moyne il
ne vouloit charge ny gouvernement:
«Car comment (disoit il) pourroy je gouverner aultruy, qui moy mesmes
gouverner ne sçaurois? Si vous semble que je vous aye faict et que puisse à
l’advenir faire service agreable, oultroyez moy de fonder une abbaye à mon
devis.»
La demande pleut à Gargantua, et offrit tout son pays de Theleme, jouste la
riviere de Loyre, à deux lieues de la grande forest du Port Huault, et
requist à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes
aultres
«Premierement doncques (dist Gargantua) il n’y fauldra jà bastir murailles
au circuit, car toutes aultres abbayes sont fierement murées.

  • Voyre (dist le moyne), et non sans cause: où mur y a et davant et
    derriere, y a force murmur, envie et conspiration mutue.»
    Davantaige, veu que en certains conventz de ce monde est en usance que, si
    femme aulcune y entre (j’entends des preudes et pudicques), on nettoye la
    place par laquelle elles ont passé, feut ordonné que, si religieux ou
    religieuse y entroit par cas fortuit, on nettoiroit curieusement tous les
    lieulx par lesquelz auroient passé. Et parce que es religions de ce monde
    tout est compassé, limité et reiglé par heures, feut decreté que là ne
    seroit horrologe ny quadrant aulcun, mais selon les occasions et oportunitez
    seroient toutes les oeuvres dispensées; car (disoit Gargantua) la plus vraye
    perte du temps qu’il sceust estoit de compter les heures – quel bien en
    vient il? – et la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son
    d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. Item, parce qu’en
    icelluy temps on ne mettoit en religion des femmes sinon celles que estoient
    borgnes, boyteuses, bossues, laydes, defaictes, folles, insensées,
    maleficiées et tarées, ny les hommes, sinon catarrez, mal nez, niays et
    empesche de maison…
    «A propos (dist le moyne), une femme, qui n’est ny belle ny bonne, à quoy

vault toille?

  • A mettre en religion, dist Gargantua.
  • Voyre (dist le moyne), et à faire des chemises.»
    Feut ordonné que là ne seroient repceues sinon les belles, bien formées et
    bien naturées, et les beaulx, bien formez et bien naturez.
    Item, parce que es conventz des femmes ne entroient les hommes sinon à
    l’emblée et clandestinement, feut decreté que jà ne seroient là les femmes
    au cas que n’y feussent les hommes, ny les hommes en cas que n’y feussent
    les femmes,
    Item, parce que tant hommes que femmes, une foys repceuez en religion, après
    l’an de probation estoient forcez et astrinctz y demeurer perpetuellement
    leur vie durante, feust estably que tant hommes que femmes là repceuz
    sortiroient quand bon leurs sembleroit, franchement et entierement.
    Item, parce que ordinairement les religieux faisoient troys veuz, sçavoir
    est de chasteté, pauvreté et obedience, fut constitué que là honorablement
    on peult estre marié, que chascun feut riche et vesquist en liberté.
    Au reguard de l’eage legitime, les femmes y estoient repceues depuis dix
    jusques à quinze ans, les hommes depuis douze jusques à dix et huict.

Chapitre LIII

~Comment feust bastie et dotée l’abbaye des Thelemites.~
Pour le bastiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua feist livrer de
content vingt et sept cent mille huyt cent trente et un moutons à la grand
laine, et par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna,
sus là recepte de la Dive, seze cent soixante et neuf mille escuz au soleil,
et autant à l’estoille poussiniere. Pour la fondation et entretenement
d’icelle donna à perpetuité vingt troys cent soixante neuf mille cinq cens
quatorze nobles à la rose de rente fonciere, indemnez, amortyz, et solvables
par chascun an à la porte de l’abbaye, et de ce leurs passa belles lettres.
Le bastiment feut en figures exagone, en telle façon que à chascun angle
estoit bastie une grosse tour ronde à la capacité de soixante pas en
diametre, et estoient toutes pareilles en grosseur et protraict. La riviere
de Loyre decoulloit sus l’aspect de septentrion. Au pied d’icelle estoit une
des tours assise, nommée Artice, et tirant vers l’Orient, estoit une aultre
nommée Calaer; l’aultre ensuivant Anatole; l’aultre après Mesembrine;
l’aultre après Hesperie; la derniere Cryere. Entre chascune tour estoit

espace de troys cent douze pas. Le tout basty à six estages, comprenent les
caves soubz terre pour un. Le second estoit voulté à la forme d’une anse de
panier; le reste estoit embrunché de guy [gypse] de Flandres à forme de culz
de lampes, le dessus couvert d’ardoize fine, avec l’endousseure de plomb à
figures de petitz manequins et animaulx bien assortiz et dorez, avec les
goutieres que yssoient hors la muraille, entre les croyzées, pinctes en
figure diagonale de or et azur, jusques en terre, où finissoient en grands
eschenaulx qui tous conduisoient en la riviere par dessoubz le logis.
Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque que n’est Bonivet, ne
Chambourg, ne Chantilly; car en ycelluy estoient neuf mille troys cens
trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet,
guarde robbe, chapelle, et yssue en une grande salle. Entre chascune tour,
au mylieu dudict corps de logis, estoit une viz brizée dedans icelluy mesmes
corps de laquelle les marches estoient part de porphyre, part de pierre
Numidicque, part de marbre serpentin, longues de xxij: piedz; l’espesseur
estoit de troys doigtz, l’assiete par nombre de douze entre chascun repous.
En chascun repous estoient deux beaulx arceaux d’antique par lesquelz estoit
repceu la clarté, et par iceulx on entroit en un cabinet faict à clere voys,
de largeur de ladicte viz. Et montoit jusques au dessus la couverture, et là
finoit en pavillon. Par icelle viz on entroit de chascun cousté en une
grande salle, et des salles es chambres.
Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes
librairies, en Grec, Latin, Hebrieu, Françoys, Tuscan et Hespaignol,
disparties par les divers estaiges selon iceulx langaiges. Au mylieu estoit
une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors du logis en
un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie et
capacité que six hommes d’armes, la lance sus la cuisse, povoient de front
ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment.
Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoient belles grandes
galleries, toutes pinctes des antiques prouesses, histoires et descriptions
de la terre. Au milieu estoit une pareille montée et porte comme avons dict
du cousté de la rivière. Sus icelle porte estoit escript, en grosses lettres
antiques, ce que s’ensuit:

Chapitre LIV

~Inscription mise sur la grande porte de Theleme.~
Cy n’entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieulx matagotz, marmiteux, borsouflez,
Torcoulx, badaux, plus que n’estoient les Gotz,
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz
Haires, cagotz, caffars empantouflez,

Gueux mitouflez, frapars escorniflez,
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus;
Tirez ailleurs pour vendre vos abus.
Vos abus meschans
Rempliroient mes camps
De meschanceté;
Et par faulseté
Troubleroient mes chants
Vous abus meschans.
Cy n’entrez pas, maschefains practiciens,
Clers basauchiens mangeurs du populaire.
Officiaux, scribes et pharisiens,
Juges anciens, qui les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire;
Vostre salaire est au patibulaire
Allez y braire, icy n’est faict exces
Dont en voz cours on deust mouvoir proces.
Proces et debatz
Peu font cy d’esbatz,
Où l’on vient s’esbatre.
A vous, pour debatre
Soient en pleins cabatz
Proces et debatz.
Cy n’entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars, qui tousjours amassez,
Grippeminaulx, avalleurs de frimars,
Courbez, camars, qui en vos coquemars
De mille marcs jà n’auriez assez.
Poinct esgassez n’estes, quand cabassez
Et entassez, poiltrons à chiche face:
La maIe mort en ce pas vous deface.
Face non humaine
De telz gens, qu’on maine
Raire ailleurs: céans
Ne seroit séans;
Vuidez ce dommaine,
Face non humaine.
Cy n’entrez pas, vous rassotez mastins,
Soirs ny matins, vieux chagrins, et jaloux;
Ny vous aussi, seditieux mutins,

Larves, lutins, de Dangier palatins,
Grecs ou Latins, plus à craindre que loups;
Ny vous gualous, verollez jusqu’à l’ous;
Portez vos loups ailleurs paistre en bonheur,
Croustelevez, remplis de deshonneur.
Honneur, los, deduict,
Ceans est deduict
Par joyeux acords;
Tous sont sains au corps;
Par ce, bien leur dict
Honneur, los, deduict.
Cy entrez, vous, et bien soyez venus
Et parvenuz, tous nobles chevaliers!
Cy est le lieu où sont les revenuz
Bien advenuz; affin que entretenuz
Grands et menuz, tous soyez à milliers.
Mes familiers serez et peculiers:
Frisques, gualliers, joyeux, plaisans, mignons
En general tous gentilz compaignons.
Compaignons gentilz,
Serains et subtilz,
Hors de vilité,
De civilité
Cy sont les oustilz,
Compaignons gentilz.
Cy entrez, vous, qui le sainct Evangile
En sens agile annoncez, quoy qu’on gronde:
Ceans aurez un refuge et bastille
Contre l’hostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde:
Entrez, qu’on fonde ici la foy profonde,
Puis, qu’on confonde, et par voix et par rolle,
Les ennemys de la saincte parolle!
La parolle saincte
Jà ne soit extainte
En ce lieu très sainct;
Chascun en soit ceinct;
Chascune ayt enceincte
La parolle saincte
Cy entrez, vous, dames de hault paraige!

En franc couraige entrez y en bon heur,
Fleurs de beaulté, à celeste visaige,
A droit corsaige, à maintien prude et saige.
En ce passaige est le sejour d’honneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pour vous l’a ordonné,
Et pour frayer à tout prou or donné.
Or donné par don
Ordonne pardon
A cil qui le donne,
Et très bien guerdonne
Tout mortel preud’hom
Or donné par don.

Chapitre LV

~Comme estoit le manoir des Thelemites~
Au millieu de la basse court estoit une fontaine magnificque de bel
alabastre; au dessus les troys Graces, avecques cornes d’abondance, et
gettoient l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres
ouvertures du corps.
Le dedans du logis sus ladicte basse court estoit sus gros pilliers de
cassidoine et porphyre, à beaux ars d’antique, au dedans desquelz estoient
belles gualeries, longues et amples, aornées de pinctures, de cornes de
cerfs, licornes, rhinoceros, hippopotames, dens de elephans, et aultres
choses spectables.
Le logis des dames comprenoit depuis la tour Artice jusques à la porte
Mesembrine. Les hommes occupoient le reste. Devant ledict logis des dames,
affin qu’elles eussent l’esbatement, entre les deux premieres tours, au
dehors, estoient les lices, l’hippodrome, le theatre, et natatoires,
avecques les bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous
assortemens, et foyzon d’eau de myre.
Jouxte la riviere estoit le beau jardin de plaisance; au millieu d’iceluy,
le beau labirynte. Entre les deux aultres tours estoient les jeux de paulme
et de grosse balle. Du cousté de la tour Cryere estoit le vergier, plein de
tous arbres fructiers, tous ordonnées en ordre quincunce. Au bout estoit le
grand parc, foizonnant en toute sauvagine.
Entre les tierces tours estoient les butes pour l’arquebuse, l’arc, et
l’arbaleste; les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige; l’escurye
au dela des offices; la faulconnerie au davant d’icelles, gouvernée par

asturciers bien expers en l’art, et estoit annuellement fournie par les
Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oiseaux paragons,
aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers,
esmerillons, et aultres, tant bien faictz et domesticquez que, partans du
chasteau pour s’esbatre es champs, prenoient tout ce que rencontroient. La
venerie estoit un peu plus loing, tyrant vers le parc.
Toutes les salles, chambres et cabinetz, estoient tapissez en diverses
sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé estoit couvert de drap
verd. Les lictz estoient de broderie. En chascune arriere chambre estoit un
miroir de christallin, enchassé en or fin, au tour garny de perles, et
estoit de telle grandeur qu’il pouvoit veritablement representer toute la
personne. A l’issue des salles du logis des dames, estoient les parfumeurs
et testonneurs, par les mains desquelz passoient les hommes, quand ilz
visitoient les dames. Iceulx fournissoient par chascun matin les chambres
des dames d’eau rose, d’eau de naphe, et d’eau d’ange, et à chascune la
precieuse cassollette, vaporante de toutes drogues aromatiques.

Chapitre LVI

~Comment estoient vestuz les religieux et religieuses de Theleme.~
Les dames, au commencement de la fondation, se habilloient à leur plaisir et
arbitre. Depuis, feurent reforméez par leur franc vouloir en la façon que
s’ensuyt.
Elles portoient chausses d’escarlatte, ou de migraine et passoient lesdictes
chausses le genoul au dessus par troys doigtz justement, et ceste liziere
estoit de quelque belles broderies et descoupeures. Les jartieres estoient
de la couleur de leurs bracelletz, et comprenoient le genoul au dessus et
dessoubz. Les souliers, escarpins et pantoufles de velours cramoysi rouge ou
violet, deschiquettées À barbe d’escrevisse.
Au dessus de la chemise vestoient la belle vasquine de quelque beau camelot
de soye. Sus icelle vestoient la verdugale de tafetas blanc, rouge, tanné,
grys, etc., au dessus la cotte de tafetas d’argent faict à broderies de fin
or et à l’agueille entortillé, ou, selon que bon leur sembloit, et
correspondent à la disposition de l’air, de satin, damas, velour orangé,
tanné, verd, cendré, bleu, jaune clair, rouge cramoysi, blanc, drap d’or,
toille d’argent, de canetille, de brodure, selon les festes.
Les robbes, selon la saison, de toille d’or à frizure d’argent, de satin
rouge couvert de canetille d’or, de tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge
de soye, camelot de soye, velours, drap d’argent, toille d’argent, or
traict, velours ou satin porfilé d’or en diverses protraictures.

En esté, quelques jours, en lieu de robbes portoient belles marlottes , des
parures susdictes, ou quelques bernes à la moresque, de velours violet à
frizure d’or sus canetille d’argent, ou à cordelieres d’or, guarnies aux
rencontres de petites perles Indicques. Et tousjours le beau panache, scelon
les couleurs des manchons, et bien guarny de papillettes. En hyver, robbes
de tafetas des couleurs comme dessus, fourrées de loups cerviers, genettes
noires, martres de Calabre, zibelines, et aultres fourrures precieuses.
Les patenostres, anneauls, jazerans, carcans, estoient de fines pierreries,
escarboucles, rubys balays, diamans, saphiz, esmeraudes, turquoyses,
grenatz, agathes, berilles, perles, et unions d’excellence.
L’acoustrement de la teste estoit selon le temps. en hyver à la mode
Françoyse; au printemps à l’Espagnole; en esté à la Tusque, exceptez les
festes et dimanches, esquelz portoient accoustrement Françoys, parce qu’il
est plus honorable et mieulx sent la pudicité matronale.
Les hommes estoient habilléz à leur mode. chausses, pour le bas, d’estamet
ou serge drapée, d’escarlatte, de migraine, blanc ou noir; les hault de
velours d’icelles couleurs, ou bien près approchantes, brodées et
deschiquetées selon leur invention; le pourpoint de drap d’or, d’argent, de
velours, satin, damas, tafetas, de mesmes couleurs, deschiquettés, broudez
et acoustrez en paragon; les aguillettes, de soye de mesmes couleurs; les
fers d’or bien esmaillez; les sayes et chamarres de drap d’or, toille d’or,
drap d’argent, velours porfilé à plaisir; les robbes autant precieuses comme
des dames; les ceinctures de soye, des couleurs du pourpoint; chascun la
belle espée au cousté, la poignée dorée, le fourreau de velours de la
couleur des chausses, le bout d’or et de orfevrerie; le poignart de mesmes;
le bonnet de velours noir, garny de force bagues et boutons d’or; la plume
blanche par dessus, mignonnement partie à paillettes d’or, au bout
desquelles pendoient en papillettes beaulx rubiz, esmeraudes, etc.
Mais telle sympathie estoit entre les hommes et les femmes que par chascun
jour ils estoient vestuz de semblable parure, et pour à ce ne faillir,
estoient certains gentilz hommes ordonnez pour dire es hommes, par chascun
matin, quelle livrée les dames vouloient en icelle journée porter, car le
tout estoit faict selon l’arbitre des dames.
En ces vestemens tant propres et accoustremens tant riches ne pensez que
eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les maistres des garderobbes
avoient toute la vesture tant preste par chascun matin, et les dames de
chambre tant bien estoient aprinses que en un moment elles estoient prestes
et habillez de pied en cap. Et, pour iceulx acoustremens avoir en meilleur
oportunité, au tour du boys de Theleme estoit un grand corps de maison long
de demye lieue, bien clair et assorty, en laquelle demouroient les orfevres,
lapidaires, brodeurs, tailleurs, tireurs d’or, veloutiers, tapissiers, et

aultelissiers, et là oeuvroient chascun de son mestier, et le tout pour les
susdictz religieux et religieuses. Iceulx estoient fourniz de matiere et
estoffe par les mains du seigneur Nausiclete, lequel par chascun an leurs
rendoit sept navires des isles de Perlas et Canibales, chargées de lingotz
d’or, de soye crue, de perles et pierreries. Si quelques unions tendoient à
vetusté et changeoient de naïfve blancheur, icelles par leur art
renouvelloient en les donnant à manger à quelques beaulx cocqs, comme on
baille cure es faulcons.

Chapitre LVII

~Comment estoient reiglez les Thelemites à leur maniere de vivre.~
Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon
leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit,
beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit;
nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à
faire chose aultre quelconques. Ainsi l’avoit estably Gargantua. En leur
reigle n’estoit que ceste clause:
FAY CE QUE VOULDRAS,
parce que gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies
honnestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse
à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. Iceulx,
quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz
detournent la noble affection, par laquelle à vertuz franchement tendoient,
à deposer et enfraindre ce joug de servitude; car nous entreprenons
tousjours choses defendues et convoitons ce que nous est denié.
Par ceste liberté entrerent en louable emulation de faire tous ce que à un
seul voyaient plaire. Si quelq’un ou quelcune disoit: « Beuvons,» tous
buvoient; si disoit: «Jouons,» tous jouoient; si disoit: «Allons à l’esbat
es champs,» tous y alloient. Si c’estoit pour voller ou chasser, les dames,
montées sus belles hacquenées avecques leurs palefroy gourrier, sus le
poing, mignonement enguantelé, portoient chascune ou un esparvier, ou un
laneret, ou un esmerillon. Les hommes portoient les aultres oyseaulx.
Tant noblement estoient apprins qu’il n’estoit entre eulx celluy ne celle
qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler
de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme, que en
oraison solue. Jamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans,
tant dextres à pied et à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians
tous bastons, que là estoient, jamais ne feurent veues dames tant propres,
tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’agueille, à
tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.

Par ceste raison, quand le temps venu estoit que aulcun d’icelle abbaye, ou
à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes, voulust issir hors,
avecques soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l’auroit prins pour
son devot, et estoient ensemble mariez; et, si bien avoient vescu à Theleme
en devotion et amytié, encores mieulx la continuoient ilz en mariaige:
d’autant se entreaymoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de
leurs nopces.
Je ne veulx oublier vous descripre un enigme qui fut trouvé aux fondemens de
l’abbaye en une grande lame de bronze. Tel estoit comme s’ensuyt:

Chapitre LVIII

~Enigme en prophetie.~
Pauvres humains qui bon heur attendez,
Levez vos cueurs et mes dictz entendez.
S’il est permis de croyre fermement
Que par les corps qui sont au firmament
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses à venir,
Ou, si t’on peut par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’on juge en asseuré discours
Des ans loingtains la destinée et cours,
Je fois sçavoir à qui le veult entendre
Que cest hyver prochain, sans plus attendre,
Voyre plus tost, en ce lieu où nous sommes
Il sortira une maniere d’hommes
Las du repoz et faschez du sejour,
Qui franchement iront, et de plein jour,
Subourner gens de toutes qualitez
A different et partialitez.
Et qui vouldra les croyre et escouter
(Quoy qu’il en doibve advenir et couster),
Ilz feront mettre en debatz apparentz
Amys entre eulx et les proches parents;
Le filz hardy ne craindra l’impropere
De se bender contre son propre pere;
Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,
De leurs subjectz se verront assailliz,
Et le debvoir d’honneur et reverence
Perdra pour lors tout ordre et difference,
Car ilz diront que chascun à son tour
Doibt aller hault et puis faire retour,

Et sur ce poinct aura tant de meslées,
Tant de discordz, venues et allées,
Que nulle histoyre, où sont les grands merveilles,
A faict recit d’esmotions pareilles.
Lors se verra maint homme de valeur,
Par l’esguillon de jeunesse et chaleur
Et croire trop ce fervent appetit,
Mourir en fleur et vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvrage,
Si une fois il y met le couraige,
Qu’il n’ayt emply par noises et debatz
Le ciel de bruit et la terre de pas.
Alors auront non moindre authorité
Hommes sans foy que gens de verité;
Car tous suyvront la creance et estude
De l’ignorante et sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour juge.
O dommaigeable et penible deluge!
Deluge, dy je et à bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’en sera délivrée la terre
Jusques à tant qu’il en sorte à grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combatant seront pris et trempez,
Et à bon droict, car leur cueur, adonné
A ce combat, n’aura point perdonné
Mesme aux troppeaux des innocentes bestes,
Que de leurs nerfz et boyaulx deshonnestes
Il ne soit faict, non aux Dieux sacrifice,
Mais aux mortelz ordinaire service.
Or maintenant je vous laisse penser
Comment le tout se pourra dispenser
Et quel repoz en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde!
Les plus heureux, qui plus d’elle tiendront,
Moins de la perdre et gaster s’abstiendront,
Et tascheront en plus d’une maniere
A l’asservir et rendre prisonniere
En tel endroict que la pauvre deffaicte
N’aura recours que à celluy qui l’a faicte;
Et, pour le pis de son triste accident,
Le clair soleil, ains que estre en Occident,
Lairra espandre obscurité sur elle
Plus que d’eclipse ou de nuict naturelle,
Dont en un coup perdra sa liberté
Et du hault ciel la faveur et clarté,

Ou pour le moins demeurera deserte.
Mais elle, avant ceste ruyne et perte,
Aura longtemps monstré sensiblement
Un violent et si grand tremblement,
Que lors Ethna ne feust tant agitée
Quand sur un filz de Titan fut jectée;
Et plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que feit Inarimé
Quand Tiphoeus si fort se despita
Que dens la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heure rengée
A triste estat, et si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l’auront
Aulx survenans occuper la lairront.
Lors sera près le temps bon et propice
De mettre fin à ce long exercice:
Car les grans eaulx dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser;
Et toutesfoys, devant le partement,
On pourra veoir en l’air apertement
L’aspre chaleur d’une grand flamme esprise
Pour mettre à fin les eaulx et l’entreprise.
Reste, en après ces accidens parfaictz,
Que les esleuz joyeusement refaictz
Soient de tous biens et de manne celeste,
Et d’abondant par recompense honeste
Enrichiz soient; les aultres en la fin
Soient denuez. C’est la raison, affin
Que, ce travail en tel poinct terminé,
Un chascun ayt son sort predestiné.
Tel feut l’accord. O qu’est à reverer
Cil qui en fin pourra perseverer!
La lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondement,
et dist es assistans:
«Ce n’est de maintenant que les gens reduictz à la creance Evangelicque sont
persecutez; mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé et qui
tousjours tendra au but, au blanc que Dieu, par son cher Filz nous a prefix,
sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty.»
Le moyne dist:
«Que pensez vous, en vostre entendement, estre par cest enigme designé et
signifié?

  • Quoy? (dist Gargantua). Le decours et maintien de verité divine.
  • Par sainct Goderan (dist le moyne ), telle n’est mon exposition; le stille
    est de Merlin le Prophète. Donnez y allegories et intelligences tant graves
    que vouldrez, et y ravassez, vous et tout le monde, ainsy que vouldrez. De
    ma part, je n’y pense aultre sens enclous q’une description du jeu de paulme
    soubz obscures parolles. Les suborneurs de gens sont les faiseurs de
    parties, qui sont ordinairement amys, et, après les deux chasses faictes,
    sont hors le jeu celluy qui y estoyt et l’aultre y entre. On croyt le
    premier qui dict si l’esteuf est sus ou soubs la chorde. Les eaulx sont les
    sueurs; les chordes des raquestes sont faictes de boyaux de moutons ou de
    chevres; la machine ronde est la pelote ou l’esteuf. Après le jeu, on se
    refraischit devant un clair feu, et change l’on de chemise, et voluntiers
    bancquete l’on, mais plus joyeusement ceulx qui ont guaingné. Et grand
    chere!»
    FIN
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Tags: Rabelais