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Contes divers 1881

Contes divers 1881

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Opinion publique

Comme onze heures venaient de sonner, MM. les employés,redoutant l’arrivée du chef, s’empressaient de gagner leurs bureaux.

Chacun jetait un coup d’oeil rapide sur les papiers apportés en son absence ; puis, après avoir échangé la jaquette ou la redingote contre le vieux veston de travail, il allait voir le voisin.

Ils furent bientôt cinq dans le compartiment où travaillait M.Bonnenfant, commis principal, et la conversation de chaque jour commença suivant l’usage. M. Perdrix, le commis d’ordre, cherchait des pièces égarées, pendant que l’aspirant sous-chef, M. Piston,officier d’Académie, fumait sa cigarette en se chauffant les cuisses. Le vieil expéditionnaire, le père Grappe, offrait à la ronde la prise traditionnelle, et M. Rade, bureaucrate journaliste,sceptique railleur et révolte, avec une voix de criquet, un oeil malin et des gestes secs, s’amusait à scandaliser son monde.

« Quoi de neuf ce matin ? demanda M. Bonnenfant.

– Ma foi, rien du tout, répondit M. Piston ; les journauxsont toujours pleins de détails sur la Russie et sur l’assassinatdu Tzar. »

Le commis d’ordre, M. Perdrix, releva la tête, et il articulad’un ton convaincu :

« Je souhaite bien du plaisir à son successeur, mais je netroquerais pas ma place contre la sienne. »

M. Rade se mit à rire :

« Lui non plus ! » dit-il.

Le père Grappe prit la parole, et demanda d’un ton lamentable:

« Comment tout ça finira-t-il ? »

M. Rade l’interrompit :

« Mais ça ne finira jamais, papa Grappe. C’est nous seuls quifinissons. Depuis qu’il y a des rois, il y a eu des régicides.»

Alors M. Bonnenfant s’interposa :

« Expliquez-moi donc, monsieur Rade, pourquoi on s’attaquetoujours aux bons plutôt qu’aux mauvais. Henri IV, le Grand, futassassiné ; Louis XV mourut dans son lit. Notre roiLouis-Philippe fut toute sa vie la cible des meurtriers, et onprétend que le tzar Alexandre était un homme bienveillant. N’est-cepas lui, d’ailleurs, qui a émancipé les serfs ? »

M. Rade haussa les épaules.

« N’a-t-on pas tué dernièrement un chef de bureau ? »dit-il.

Le père Grappe, qui oubliait chaque jour ce qui s’était passé laveille, s’écria :

« On a tué un chef de bureau ? »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, répondit :

« Mais oui, vous savez bien, l’affaire des coquillages. »

Mais le père Grappe avait oublié.

« Non, je ne me rappelle pas. »

M. Rade lui remémora les faits.

« Voyons, papa Grappe, vous ne vous rappelez pas qu’un employé,un garçon, qui fut acquitté d’ailleurs, voulut un jour alleracheter des coquillages pour son déjeuner ? Le chef le luidéfendit ; l’employé insista ; le chef lui ordonna de setaire et de ne point sortir ; l’employé se révolta, prit sonchapeau ; le chef se précipita sur lui, et l’employé, en sedébattant, enfonça dans la poitrine de son supérieur les ciseauxréglementaires. Une vraie fin de bureaucrate, quoi !

– Il y aurait à dire, articula M. Bonnenfant. L’autorité a deslimites ; un chef n’a pas le droit de réglementer mon déjeuneret de régner sur mon appétit. Mon travail lui appartient, mais nonmon estomac. Le cas est regrettable, c’est vrai ; mais il yaurait à dire. »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, exaspéré, s’écria :

« Moi, Monsieur, je dis qu’un chef doit être maître dans sonbureau, comme un capitaine à son bord ; l’autorité estindivisible, sans quoi il n’y a pas de service possible. L’autoritédu chef vient du gouvernement : il représente l’État dans lebureau ; son droit absolu de commandement est indiscutable.»

M. Bonnenfant se fâchait aussi. M. Rade les apaisa :

« Voilà ce que j’attendais, dit-il. Un mot de plus, etBonnenfant enfonçait son couteau à papier dans le ventre de Piston.Pour les rois, c’est la même chose. Les princes ont une manière decomprendre l’autorité qui n’est pas celle des peuples. C’esttoujours la question des coquillages. » Je veux manger descoquillages, moi ! – Tu n’en mangeras pas ! – Si ! –Non ! – Si ! – Non ! » Et cela suffit parfois pouramener la mort d’un homme ou la mort d’un roi. »

Mais M. Perdrix revint à son idée :

« C’est égal, dit-il, le métier de souverain n’est pas drôle, aujour d’aujourd’hui. Vrai, j’aime autant le nôtre. C’est commed’être pompier, c’est ça qui n’est pas gai non plus ! »

M. Piston, calmé, reprit :

« Les pompiers français sont une des gloires du pays. »

M. Rade approuva :

« Les pompiers, oui, mais pas les pompes. »

M. Piston défendit les pompes et l’organisation ; il ajouta:

« D’ailleurs on étudie la question ; l’attention estéveillée ; les hommes compétents s’en occupent ; d’icipeu, nous aurons des moyens en harmonie avec les nécessités. »

Mais M. Rade secouait la tête.

« Vous croyez ? Ah ! vous croyez ! Eh bien vousvous trompez, Monsieur ; on ne changera rien. En France on nechange pas les systèmes. Le système américain consiste à avoir del’eau, beaucoup d’eau, des fleuves ; fi ! donc, la bellemalice d’arrêter les incendies avec l’Océan sous la main. EnFrance, au contraire, tout est laissé à l’initiative, àl’intelligence, à l’invention ; pas d’eau, pas de pompes,rien, rien que des pompiers, et le système français consiste àgriller les pompiers. Ces pauvres diables, des héros, éteignent lesincendies à coups de hache ! Quelle supériorité surl’Amérique, songez donc !… Puis, quand on en a laissé rôtirquelques-uns, le conseil municipal parle, le colonel parle, lesdéputés parlent ; on discute les deux systèmes : celui del’eau et celui de l’initiative ! Et un dignitaire quelconqueprononce sur le tombeau des victimes :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir (bis).

« Voilà, Monsieur, comme on agit en France. »

Mais le père Grappe, qui oubliait les conversations à mesurequ’elles avaient lieu, demanda :

« Où donc ai-je lu ce vers-là que vous venez de dire :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir…

– C’est dans Béranger », répondit gravement M. Rade.

M. Bonnenfant, perdu dans ses réflexions, soupira :

« Quelle catastrophe tout de même que cet incendie duPrintemps ! »

M. Rade reprit :

« Maintenant qu’on peut en parler froidement (sans jeu de mots),nous avons le droit, je pense, de contester un peu l’éloquence dudirecteur de cet établissement. Homme de coeur, dit-on, je n’endoute pas ; commerçant habile, c’est évident, mais orateur, jele nie.

– Pourquoi ça ? demanda M. Perdrix.

– Parce que, si l’affreux désastre qui le frappait n’avaitattiré sur lui la commisération de tout le monde, on n’aurait. paseu assez de rires pour le discours de La Palisse dont il apaisa lescraintes de ses employés : « Messieurs, leur dit-il à peu près,vous ne savez pas avec quoi vous dînerez demain ? Moi nonplus. Oh ! moi, je suis bien à plaindre, allez.

Heureusement que j’ai des amis. Il y en a un qui m’a prêté dixcentimes pour acheter un cigare (dans des cas pareils on ne fumepas des londrès) ; un autre a mis à ma disposition un francsoixante-quinze pour prendre un fiacre ; un troisième, plusriche, m’a avancé vingt-cinq francs pour me procurer une jaquette àla Belle Jardinière.

« Oui, moi, directeur du Printemps, j’ai été à la BelleJardinière ! J’ai obtenu quinze centimes d’un autre pour autrechose ; et comme je n’avais plus même de parapluie, j’aiacheté un en-tout-cas en alpaga de cinq francs vingt-cinq, au moyend’un cinquième emprunt. Puis, mon chapeau lui-même étant brûlé, etcomme je ne voulais pas emprunter davantage, j’ai ramassé le casqued’un pompier… tenez le voilà ! Suivez mon exemple, si vousavez des amis, adressez-vous à leur obligeance… Quant à moi, vousle voyez, mes pauvres enfants, je suis endetté jusqu’aucou !

« Or un de ses employés n’aurait-il pas pu lui répondre :

« – Qu’est-ce que ça prouve, patron ? Trois choses : 1° quevous n’aviez pas d’argent en poche. Il m’en arrive autant quandj’ai oublie mon porte-monnaie ; mais cela ne prouve pas quevous n’ayez point de propriétés, d’hôtels, ni de valeurs, nid’assurances ; 2° cela prouve encore que vous avez du créditauprès de vos amis : tant mieux, usez-en ; 3° cela prouveenfin que vous êtes très malheureux. Eh ! parbleu, nous lesavons et nous vous en plaignons de tout notre cœur. Mais ce n’estpas cela qui améliore notre situation. Vous nous la baillez belle,en vérité, avec votre équipement à la boutique à treize. »

Cette fois, tout le monde dans le bureau fut d’accord. M.Bonnenfant ajouta, d’un air farceur :

« J’aurais voulu voir toutes les demoiselles de magasin quandelles se sauvaient en chemise. »

M. Rade continua :

« Je n’ai pas confiance dans ces dortoirs de vestales qui ontfailli être rôties, d’ailleurs (comme les chevaux de la Compagniedes omnibus dans leurs écuries, l’an dernier). Tant qu’à enfermerquelque chose, ce sont les lampistes qu’on aurait bien fait demettre sous clef ; mais les pauvres filles de la lingerie, fidonc ! Un directeur, que diable ! ne peut pas êtreresponsable de tous les capitaux reposant sous son toit. Il estvrai que ceux des commis ont flambé dans la caisse : puissent aumoins ceux des demoiselles être saufs ! Ce que j’admire, parexemple, c’est le cor pour appeler les employés. Oh !Messieurs, quel cinquième acte ! Vous figurez-vous ces grandesgaleries pleines de fumée, avec des éclairs de flamme, le tumultede la fuite, l’affolement de tous, tandis que, debout dans lerond-point central, en savates et en caleçon, sonne à pleinspoumons un Hernani moderne, un Roland de la nouveauté ! »

Alors M. Perdrix, le commis d’ordre, prononça tout à coup :

« C’est égal nous vivons dans un drôle de siècle, dans uneépoque bien troublée – ainsi, cette affaire de la rue Duphot… »

Mais le garçon de bureau entrouvrit brusquement la porte :

« Le chef est arrivé, Messieurs. »

Alors, en une seconde, tous s’enfuirent, filèrent, disparurent,comme si le ministère lui-même eut brûlé.

Chapitre 2Par un soir de printemps

Jeanne allait épouser son cousin Jacques. Ils se connaissaientdepuis l’enfance et l’amour ne prenait point entre eux les formescérémonieuses qu’il garde généralement dans le monde. Ils avaientété élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeunefille, un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentesau jeune homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bongarçon, et chaque fois qu’elle le revoyait, elle l’embrassait detout son cœur, mais sans frisson, sans ce frisson qui sembleplisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.

Lui, il pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petitecousine » ; et il songeait à elle avec cette espèced’attendrissement instinctif qu’un homme éprouve toujours pour unejolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.

Puis voilà qu’un jour Jeanne entendit par hasard sa mère dire àsa tante (à sa tante Alberte, car la tante Lison était restéevieille fille) : « Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, cesenfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Jacques est absolumentle gendre que je rêve. »

Et immédiatement Jeanne s’était mise à adorer son cousinJacques. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblédans la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quandelle rencontrait son regard, et elle faisait des manières pour selaisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu detout cela. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autantde vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi àpleins bras sa cousine en lui soufflant dans l’oreille : « Jet’aime, je t’aime ! »

À partir de ce jour, ça n’avait été que roucoulements,galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureusesque leur intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Ausalon, Jacques embrassait sa fiancée devant les trois vieillesfemmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jeanne, et sa tanteLison. Il se promenait avec elle, seuls tous deux, des joursentiers dans les bois, le long de la petite rivière, à travers lesprairies humides où l’herbe était criblée de fleurs des champs. Etils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatiencetrop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse,savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigtspressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent semêler ; et vaguement tourmentés par le désir encore indécisdes grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs lèvresqui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, sepromettre.

Quelquefois, quand ils avaient passé tout le jour dans cettesorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ilsavaient, au soir, comme une courbature singulière, et ilspoussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi,sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.

Les deux mères et leur sœur, tante Lison, regardaient ce jeuneamour avec un attendrissement souriant. Tante Lison surtoutsemblait tout émue à les voir.

C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours,ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures desrepas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enferméesans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, un oeil doux ettriste, et ne comptait presque pas dans la famille.

Les deux sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans lemonde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On latraitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte debonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle s’appelaitLise, étant née aux jours où Béranger régnait sur la France. Quandon avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sansdoute point, de Lise on avait fait Lison. Aujourd’hui elle était «tante Lison », une humble vieille proprette, affreusement timidemême avec les siens, qui l’aimaient d’une affection participant del’habitude, de la compassion et d’une indifférencebienveillante.

Les enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. Labonne seule pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour luiparler. C’est à peine si on savait où était située cette chambre,cette chambre où s’écoulait solitairement toute cette pauvre vie.Elle ne tenait point de place. Quand elle n’était pas là, on neparlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle. C’était un deces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches,comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans unemaison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence nidans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côtéd’eux.

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisaitjamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer auxobjets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mainsparaissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaientlégèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.

Quand on prononçait : « Tante Lison », ces deux motsn’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit depersonne. C’est comme si on avait dit : « La cafetière » ou « Lesucrier ».

La chienne Loute possédait certainement une personnalitébeaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, onl’appelait : « Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute. »On la pleurerait infiniment plus.

Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin du moisde mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mainsdans les mains, la pensée dans la pensée, le cœur dans le cœur. Leprintemps, tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sousles gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées,venait de jaillir tout à coup.

Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute lasève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, etrépandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons etdes premières fleurs.

Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin lesbuées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sagaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dansles plantes, les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureuxvoletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jeanne et Jacques,oppresses d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume,inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avecla fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côtesur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloignerseuls, et regardant d’un oeil vague, là-bas, sur la pièce d’eau,les grands cygnes qui se poursuivaient.

Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plustranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causantdoucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mèresjouaient au piquet dans la clarté ronde que formait l’abat-jour dela lampe, et que tante Lison tricotait des bas pour les pauvres dupays.

Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dansle feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coups’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branchesqui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieudes étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur lemonde cette lueur mélancolique où flottent des blancheurs et desrêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.

Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnéspar la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux desgazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils sepromenaient sur la grande pelouse blanche jusqu’à la pièce d’eauqui brillait.

Lorsqu’elles eurent terminé les quatre parties de piquet de tousles soirs, les deux mères, s’endormant peu à peu, eurent envie dese coucher.

« Il faut appeler les enfants », dit l’une.

L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deuxombres erraient doucement :

« Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors !Lison va les attendre ; n’est-ce pas, Lison ? »

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de savoix timide :

« Certainement, je les attendrai. »

Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le brasdu fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille,elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuitcharmante.

Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, del’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils seserraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortisd’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre.Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre lasilhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de lalampe.

« Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde. »

Jacques leva la tête.

« Oui, reprit-il, tante Lison nous regarde. »

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson defraîcheur.

« Rentrons, maintenant », dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remiseà tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, etses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussentété très fatigués.

Jeanne s’approcha :

« Tante, nous allons dormir, maintenant. »

La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme sielle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n’y prirent point garde.Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune filletout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demandatendrement :

« N’as-tu point froid à tes chers petits pieds ? »

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’untremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelotede laine roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquementsa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer pargrands sanglots convulsifs.

Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jeanne, à genoux,écarta ses bras, bouleversée, répétant :

« Qu’as-tu, tante Lison ? Qu’as-tu, tante Lison ?…»

Alors, la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toutemouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :

« C’est… c’est… quand il t’a demandé : « N’as-tu point froid… à…tes chers petits pieds ?… » On ne m’a jamais… jamais dit deces choses-là, à moi !… jamais !… jamais ! »

Chapitre 3Histoire d’un chien

Toute la presse a répondu dernièrement à l’appel de la Sociétéprotectrice des animaux, qui veut fonder un asile pour les bêtes.Ce serait là une espèce d’hospice, et un refuge où les pauvreschiens sans maître trouveraient la nourriture et l’abri, au lieu dunœud coulant que leur réserve l’administration.

Les journaux, à ce propos, ont rappelé la fidélité des bêtes,leur intelligence, leur dévouement. Ils ont cité des traits desagacité étonnante. Je veux à mon tour raconter l’histoire d’unchien perdu, mais d’un chien du commun, laid, d’allure vulgaire.Cette histoire, toute simple, est vraie de tout point.

Dans la banlieue de Paris, sur les bords de la Seine, vit unefamille de bourgeois riches. Ils ont un hôtel élégant, grandjardin, chevaux et voitures, et de nombreux domestiques. Le cochers’appelle François. C’est un gars de la campagne, à moitié dégourdiseulement, un peu lourdaud, épais, obtus, et bon garçon.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à lesuivre. Il n’y prit point garde d’abord ; mais l’obstinationde la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Ilregarda s’il connaissait ce chien : mais non, il ne l’avait jamaisvu.

C’était une chienne d’une maigreur affreuse, avec de grandesmamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un airlamentable et affamé, la queue serrée entre les pattes, lesoreilles collées contre la tête ; et, quand il s’arrêtait,elle s’arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulut chasser ce squelette de bête ; et cria : «Va-t’en, veux-tu te sauver, houe ! houe ! » Elles’éloigna de deux ou trois pas, et se planta sur son derrière,attendant ; puis, dès que le cocher se remit en marche, ellerepartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit unpeu plus loin, avec un grand ballottement de ses mamellesflasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut le dostourné. Alors le cocher François l’appela. La chienne s’approchatimidement, l’échine pliée comme un cercle et toutes les côtessoulevant la peau. Il caressa ces os saillants, et, pris de pitiépour cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il.Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et aulieu de rester dans les mollets du maître qu’elle avait choisi,elle commença à courir devant lui.

Il l’installa sur la paille de l’écurie, puis courut à lacuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elles’endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par le cocher, permirentqu’il gardât l’animal. Cependant la présence de cette bête dans lamaison devint bientôt une cause d’ennuis incessants. Elle étaitassurément la plus dévergondée des chiennes ; et, d’un bout àl’autre de l’année, les prétendants à quatre pattes firent le siègede sa demeure. Ils rôdaient sur la route, devant la porte, sefaufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait lejardin, dévastaient les plates-bandes, arrachant les fleurs,faisant des trous dans les corbeilles, exaspéraient le jardinier.Jour et nuit c’était un concert de hurlements et des batailles sansfin.

Les maîtres trouvaient jusque dans l’escalier, tantôt de petitsroquets à queue empanachée, des chiens jaunes, rôdeurs de bornes,vivant d’ordures, tantôt des terre-neuve énormes à poils frisés,des caniches moustachus, tous les échantillons de la raceaboyante.

La chienne, que François avait, sans malice, appelée « Cocote »(et elle méritait son nom), recevait tous ces hommages ; etelle produisait, avec une fécondité vraiment phénoménale, desmultitudes de petits chiens de toutes les espèces connues. Tous lesquatre mois, le cocher allait à la rivière noyer une demi-douzained’êtres grouillants, qui piaulaient déjà et ressemblaient à descrapauds.

Cocote était maintenant devenue énorme. Autant elle avait étémaigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequeltraînaient toujours ses longues mamelles ballotantes. Elle avaitengraissé tout d’un coup, en quelques jours ; et elle marchaitavec peine, les pattes écartées à la façon des gens trop gros, lagueule ouverte pour souffler, et exténuée aussitôt qu’elle s’étaitpromenée dix minutes.

Le cocher François disait d’elle : « C’est une bonne bête poursûr, mais qu’est, ma foi, bien déréglée. »

Le jardinier se plaignait tous les jours. La cuisinière en fitautant. Elle trouvait des chiens sous son fourneau, sous leschaises, dans la soupente au charbon ; et ils volaient tout cequi traînait.

Le maître ordonna à François de se débarrasser de Cocote. Ledomestique désespéré pleura, mais il dut obéir. Il offrit lachienne à tout le monde. Personne n’en voulut. Il essaya de laperdre ; elle revint. Un voyageur de commerce la mit dans lecoffre de sa voiture pour la lâcher dans une ville éloignée. Lachienne retrouva sa route, et, malgré sa bedaine tombante, sansmanger sans doute, en un jour, elle fut de retour ; et ellerentra tranquillement se coucher dans son écurie.

Cette fois, le maître se fâcha et, ayant appelé François, luidit avec colère : « Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eauavant demain, je vous fiche à la porte, entendez-vous ! »

L’homme fut atterré, il adorait Cocote. Il remonta dans sachambre, s’assit sur son lit, puis fit sa malle pour partir. Maisil réfléchit qu’une place nouvelle serait impossible à trouver, carpersonne ne voudrait de lui tant qu’il traînerait sur ses talonscette chienne, toujours suivie d’un régiment de chiens. Donc ilfallait s’en défaire. Il ne pouvait la placer ; il ne pouvaitla perdre ; la rivière était le seul moyen. Alors il pensa àdonner vingt sous à quelqu’un pour accomplir l’exécution. Mais, àcette pensée, un chagrin aigu lui vint ; il réfléchit qu’unautre peut-être la ferait souffrir, la battrait en route, luirendrait durs les derniers moments, lui laisserait comprendre qu’onvoulait la tuer, car elle comprenait tout, cette bête ! Et ilse décida à faire la chose lui-même.

Il ne dormit pas. Dès l’aube, il fut debout, et, s’emparantd’une forte corde, il alla chercher Cocote. Elle se leva lentement,se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors il s’assit et, la prenant sur ses genoux, la caressalongtemps, l’embrassa sur le museau ; puis, se levant, il dit: « Viens. » Et elle remua la queue, comprenant qu’on allaitsortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eausemblait profonde.

Alors il noua un bout de la corde au cou de la bête, et,ramassant une grosse pierre, l’attacha à l’autre bout. Après quoi,il saisit la chienne en ses bras et la baisa furieusement, commeune personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine,la berçait ; et elle se laissait faire, en grognant desatisfaction.

Dix fois, il la voulut jeter ; chaque fois, la force luimanqua. Mais tout à coup il se décida et, de toute sa force, il lalança le plus loin possible. Elle flotta une seconde, se débattant,essayant de nager comme lorsqu’on la baignait : mais la pierrel’entraînait au fond ; elle eut un regard d’angoisse ; etsa tête disparut la première, pendant que ses pattes de derrière,sortant de l’eau, s’agitaient encore. Puis quelques bulles d’airapparurent à la surface. François croyait voir sa chienne setordant dans la vase du fleuve.

Il faillit devenir idiot, et pendant un mois il fut malade,hanté par le souvenir de Cocote qu’il entendait aboyer sanscesse.

Il l’avait noyée vers la fin d’avril. Il ne reprit satranquillité que longtemps après. Enfin il n’y pensait plus guère,quand, vers le milieu de juin, ses maîtres partirent etl’emmenèrent aux environs de Rouen où ils allaient passerl’été.

Un matin, comme il faisait très chaud, François sortit pour sebaigner dans la Seine. Au moment d’entrer dans l’eau, une odeurnauséabonde le fit regarder autour de lui, et il aperçut dans lesroseaux une charogne, un corps de chien en putréfaction. Ils’approcha, surpris par la couleur du poil. Une corde pourrieserrait encore son cou. C’était sa chienne, Cocote, portée par lecourant à soixante lieues de Paris.

Il restait debout avec de l’eau jusqu’aux genoux, effaré,bouleverse comme devant un miracle, en face d’une apparitionvengeresse. Il se rhabilla tout de suite et, pris d’une peur folle,se mit à marcher au hasard devant lui, la tête perdue. Il erra toutle jour ainsi et, le soir venu, demanda sa route, qu’il neretrouvait pas. Jamais depuis il n’a osé toucher un chien.

Cette histoire n’a qu’un mérite : elle est vraie, entièrementvraie. Sans la rencontre étrange du chien mort, au bout de sixsemaines et à soixante lieues plus loin, je ne l’eusse pointremarquée, sans doute ; car combien en voit-on, tous lesjours, de ces pauvres bêtes sans abri !

Si le projet de la Société protectrice des animaux réussit, nousrencontrerons peut-être moins de ces cadavres à quatre patteséchoués sur les berges du fleuve.

Chapitre 4Histoire corse

Deux gendarmes auraient été assassinés ces jours dernierspendant qu’ils conduisaient un prisonnier corse de Corte à Ajaccio.Or, chaque année, sur cette terre classique du banditisme, nousavons des gendarmes éventrés par les sauvages paysans de cette île,réfugiés dans la montagne à la suite de quelque vendetta. Lelégendaire maquis cache en ce moment, d’après l’appréciation de MM.les magistrats eux-mêmes, cent cinquante à deux cents vagabonds decette nature qui vivent sur les sommets, dans les roches et lesbroussailles, nourris par la population, grâce à la terreur qu’ilsinspirent.

Je ne parlerai point des frères Bellacoscia dont la situation debandits est presque officielle et qui occupent le Monte d’Oro, auxportes d’Ajaccio, sous le nez de l’autorité. La Corse est undépartement français ; cela se passe donc en pleinepatrie ; et personne ne s’inquiète de ce défi jeté à lajustice. Mais comme on a diversement envisagé les incursions dequelques bandits kroumirs, peuplade errante et barbare, sur lafrontière presque indéterminée de nos possessionsafricaines !

Et voici qu’à propos de ce meurtre le souvenir me revient d’unvoyage en cette île magnifique et d’une simple, toute simple, maisbien caractéristique aventure, où j’ai saisi l’esprit même de cetterace acharnée à la vengeance.

Je devais aller d’Ajaccio à Bastia, par la côte d’abord, puispar l’intérieur, en traversant la sauvage et aride vallée du Niolo,qu’on appelle là-bas la citadelle de la liberté, parce que, danschaque invasion de l’île par les Génois, les Maures ou lesFrançais, c’est en ce lieu inabordable que les partisans corses sesont toujours réfugiés sans qu’on ait jamais pu les en chasser niles y dompter.

J’avais des lettres de recommandation pour la route, car lesauberges mêmes sont encore inconnues sur cette terre, et il fautdemander l’hospitalité comme aux temps anciens.

Après avoir suivi d’abord le golfe d’Ajaccio, un golfe immense,tellement entouré de hauts sommets qu’on dirait un lac, la routes’enfonçait bientôt dans une vallée, allant vers les montagnes.Souvent on traversait des torrents presque secs. Une apparence deruisseau remuait encore dans les pierres ; on l’entendaitcourir sans le voir. Le pays, inculte, semblait nu. Les rondeursdes monts prochains étaient couvertes de hautes herbes jaunies encette saison brûlante. Parfois je rencontrais un habitant, soit àpied, soit monté sur un petit cheval maigre ; et tousportaient le fusil chargé sur le dos ; sans cesse prêts à tuerà la moindre apparence d’insulte.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île estcouverte emplissait l’air, semblait l’alourdir, le rendrepalpable ; et la route allait, s’élevant lentement, au milieudes grands replis des monts escarpés.

Quelquefois, sur les pentes rapides, j’apercevais quelque chosede gris, comme un amas de pierres tombées du sommet. C’était unvillage, un petit village de granit, accroché là, cramponné, commeun vrai nid d’oiseau, presque invisible sur l’immense montagne.

Au loin, des forêts de châtaigniers énormes semblaient desbuissons, tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en cepays ; et les maquis, formés de chênes verts, de genévriers,d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, de bruyères, delauriers-tins, de myrtes et de buis, que relient entre eux, lesmêlant comme des cheveux, les clématites enlaçantes, les fougèresmonstrueuses, les chèvrefeuilles, les cystes, les romarins, leslavandes, les ronces mettaient sur le dos des côtes dontj’approchais une inextricable toison.

Et toujours, au-dessus de cette verdure rampante, les granitsdes hautes cimes, gris, roses ou bleuâtres, ont l’air de s’élancerjusqu’au ciel.

J’avais emporté quelques provisions pour déjeuner, et je m’assisauprès d’une de ces sources minces, fréquentes dans les paysmontueux, fil grêle et rond d’eau claire et glacée qui sort du rocet coule au bout d’une feuille disposée par un passant pour amenerle courant menu jusqu’à sa bouche.

Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujoursfrémissante, à l’œil furieux, aux crins hérissés, je contournai levaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grecfondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. Degrandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à latête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe prèsd’une fontaine. Au compliment que je leur criai sans m’arrêter,elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieusedu pays abandonné.

Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans unefantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes,de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, parles vents, par l’écume salée de la mer.

Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, comme desobélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme desplantes, ou tordus comme des troncs d’arbres, avec des aspectsd’êtres, d’hommes prodigieux, d’animaux, de monuments, defontaines, des attitudes d’humanité pétrifiée, de peuple surnaturelemprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelquegénie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables,rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait deslions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, desévêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtesapocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain quinous hante en nos cauchemars.

Peut-être n’est-il par le monde rien de plus étrange que ces «Calanche » de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par lehasard.

Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceinttout entier d’une muraille sanglante de granit rouge reflétée dansla mer d’azur.

Après avoir gravi péniblement le sinistre val d’Ota, j’arrivais,au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. PaoliCalabretti, pour qui j’avais une lettre d’ami.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’airmorne d’un phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une tristechambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégancereste étrangère, et il m’exprimait en son langage, charabia corse,patois graillonnant, bouillie de français et d’italien, ilm’exprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix clairel’interrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs,une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujoursdehors dans un rire continu, s’élança, me secoua la main : «Bonjour, Monsieur ! ça va bien ? » enleva mon chapeau,mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portaitl’autre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à sonmari : « Va promener Monsieur jusqu’au dîner. »

M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas etses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : «C’est l’air du val, qui est FRAÎCHE, qui m’est tombé sur lapoitrine. »

Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses.Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : « C’est ici quemon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étaislà, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : «Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, n’y va pas, Jean, ou je tetue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean : « N’y va pas, Jean,il le ferait. » (C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux,Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : « J’irai, Mathieu,ce n’est pas toi qui m’empêcheras. » Alors Mathieu abaissa sonfusil avant que j’eusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit ungrand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde,oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien quemon fusil m’échappa et roula jusqu’au gros châtaignier, là-bas.Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Ilétait mort. »

Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Jedemandai : « Et l’assassin ? » Paoli Calabretti toussalongtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est monfrère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère,Calabretti, le fameux bandit ?… » Je balbutiai : « Votrefrère ?… Un bandit ?… » Le Corse placide eut un éclair defierté : « Oui, Monsieur, c’était un célèbre, celui-là ; il amis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali,quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte,et qu’ils allaient périr de faim. » Il ajouta d’un air résigné : «C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il disait en parlant desa phtisie : « C’est l’air du val qui est fraîche. »

Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie dechasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec lessouples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures debandits, de gendarmes égorgés, d’interminables vendettas durantjusqu’à l’extermination d’une race. Et souvent ils ajoutaient,comme mon hôte : « C’est le pays qui veut ça. »

Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petitesans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traitacomme un frère, comme un intime et vieil ami.

Au moment de la quitter, je l’attirai dans ma chambre, et touten établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire decadeau, j’insistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dèsmon retour, un souvenir de mon passage.

Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elleconsentit. » Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, untout petit. » J’ouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas,confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : «C’est pour tuer mon beau-frère. » Cette fois, je fus effaré. Alorselle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dontelle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanchetraversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé : «Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’auraittuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il estmalade, vous savez, et ça lui calme le sang. D’ailleurs, je suisune honnête femme, moi, Monsieur, mais mon beau-frère croit tout cequ’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommenceracertainement. Alors, si j’avais un petit revolver, je serais sûrede le tuer. »

Je lui promis d’envoyer l’arme, et j’ai tenu ma promesse. J’aifait graver sur la crosse : « Pour votre vengeance. »

Chapitre 5Epaves

J’aime la mer en décembre, quand les étrangers sontpartis ; mais je l’aime sobrement, bien entendu. Je viens dedemeurer trois jours dans ce qu’on appelle une station d’été.

Le village, si plein de Parisiennes naguère, si bruyant et sigai, n’a plus que ses pêcheurs qui passent par groupes, marchantlourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppe delaine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, lalanterne du bateau. Les nuages viennent du Nord et courent affolésdans un ciel sombre ; le vent souffle. Les vastes filets brunssont étendus sur le sable, couvert de débris rejetés par la vague.Et la plage semble lamentable, car les fines bottines des femmesn’y laissent plus les trous profonds de leurs hauts talons. La mer,grise et froide, avec sa frange d’écume, monte et descend sur cettegrève déserte, illimitée et sinistre.

Quand le soir vient, tous les pêcheurs arrivent à la même heure.Longtemps ils tournent autour des grosses barques échouées,pareilles à de lourds poissons morts ; ils mettent dedansleurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre, puis ilspoussent vers l’eau la masse redressée qui bientôt se balance,ouvre ses ailes brunes et disparaît dans la nuit, avec un petit feuau bout du mât. Des groupes de femmes, restées jusqu’au départ dudernier pêcheur, rentrent dans le village assoupi, et leurs voixtroublent le lourd silence des rues mornes.

Et j’allais rentrer aussi quand j’aperçus un homme ; ilétait seul, enveloppé d’un manteau sombre ; il marchait viteet parcourait de l’œil la vaste solitude de la grève, fouillantl’horizon du regard, cherchant un autre être.

Il me vit, s’approcha, me salua ; et je le reconnus avecépouvante. Il allait me parler sans doute, quand d’autres humainsapparurent. Ils venaient en tas pour avoir moins froid. Le père, lamère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, desimperméables antiques, des châles ne laissant passer que le nez etles yeux. Le père était embobiné dans une couverture de voyage quilui montait jusque sur la tête.

Alors le promeneur solitaire se précipita vers eux ; defortes poignées de main furent échangées, et on se mit à marcher delong en large sur la terrasse du Casino, fermé maintenant.

Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde estparti ?

Ce sont les épaves de l’été. Chaque plage a les siennes.

Le premier est un grand homme. Entendons-nous : un grand hommede bains de mer. La race en est nombreuse.

Quel est celui de nous qui, arrivant en plein été dans ce qu’onappelle une station de bains, n’a pas rencontré un ami quelconqueou une simple connaissance venue déjà depuis quelque temps,possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires,tous les cancans.

On fait ensemble un tour de plage. Soudain on rencontre unmonsieur sur le passage duquel les autres baigneurs se retournentpour le contempler de dos. Il a l’air très important ; sescheveux longs, coiffés artistement d’un béret de matelot,encrassent un peu le col de sa vareuse ; il se dandine enmarchant vite, les yeux vagues, comme s’il se livrait à un travailmental important, et on dirait qu’il se sent chez lui, qu’il sesait sympathique. Il pose, enfin.

Votre compagnon vous serre le bras :

« C’est Rivoil. »

Vous demandez naïvement :

« Qui ça, Rivoil ? »

Brusquement votre ami s’arrête et, vous fixant dans les yeux,indigne :

« Ah ! ça, mon cher, d’où sortez-vous ? Vous neconnaissez pas Rivoil, le violoniste ! Ça, c’est fort parexemple ! Mais c’est un artiste de premier ordre, un maître,il n’est pas permis de l’ignorer. »

On se tait, légèrement humilié.

Cinq minutes après, c’est un petit être laid comme un singe,obèse, sale, avec des lunettes et un air stupide ; celui-làc’est Prosper Glosse, le philosophe que l’Europe entière connaît.Bavarois ou Suisse allemand naturalise, son origine lui permet deparler un français de maquignon, équivalent à celui dont il s’estservi pour écrire un volume d’inconcevables niaiseries sous letitre de Mélanges. Vous faites semblant de n’ignorer rien de la viede ce magot dont jamais vous n’avez entendu le nom.

Vous rencontrez encore deux peintres ; un homme de lettres,rédacteur d’un journal ignoré ; plus un chef de bureau dont ondit : « C’est M. Boutin, directeur au ministère des Travauxpublics. Il a un des services les plus importants del’administration ; il est chargé des serrures. On n’achète pasune serrure pour les bâtiments de l’État sans que l’affaire luipasse par les mains. »

Voilà les grands hommes ; et leur renommée est dueseulement à la régularité de leurs retours. Depuis douze ans ilsapparaissent régulièrement à la même date ; et, comme tous lesans quelques baigneurs de l’année précédente reviennent, on selègue d’été en été ces réputations locales qui, par l’effet dutemps, sont devenues de véritables célébrités, écrasant, sur laplage qu’ils ont choisie, toutes les réputations de passage.

Une seule espèce d’hommes les fait trembler : lesacadémiciens ; et plus l’immortel est inconnu, plus sonarrivée est redoutable. Il éclate dans la ville d’eaux comme unobus.

On est toujours préparé à la venue d’un homme célèbre. Maisl’annonce d’un académicien que tout le monde ignore produit l’effetsubit d’une découverte archéologique surprenante. On se demande : «Qu’a-t-il fait ? qu’est-il ? » Tous en parlent comme d’unrébus à deviner, et l’intérêt qu’il excite s’accroît de sonobscurité.

Celui-là c’est l’ennemi ! Et la lutte s’engageimmédiatement entre le grand homme officiel et le grand homme dupays.

Quand les baigneurs sont partis, le grand homme reste ; ilreste tant qu’une famille, une seule, sera là. Il est encore grandhomme quelques jours pour cette famille. Ça lui suffit.

Et toujours une famille reste également, une pauvre famille dela ville voisine avec trois filles à marier. Elle vient tous lesétés ; et les demoiselles Bautané sont aussi connues dans celieu que le grand homme. Depuis dix ans, elles font leur saison depêche au mari (sans rien prendre, d’ailleurs), comme les matelotsfont leur saison de pêche au hareng. Mais elles vieillissent ;les gens du peuple savent leur âge et déplorent leur célibat : «Elles sont bien avenantes cependant ! »

Et voilà qu’après la fuite du monde élégant, chaque automne, lafamille et l’homme célèbre se retrouvent face à face. Ils restentlà un mois, deux mois, se voyant chaque jour, ne pouvant se déciderà quitter la plage où vivent leurs rêves. Dans la famille, on parlede lui comme on parlerait de Victor Hugo ; il dîne souvent àla table commune, l’hôtel étant triste et vide.

Il n’est pas beau, lui, il n’est pas jeune, il n’est pas riche.Mais il est, dans le pays, M. Rivoil, le violoniste. Quand on luidemande comment il ne rentre pas à Paris, où tant de succèsl’attendent, il répond invariablement : « Oh ! moi, j’aimeéperdument la nature solitaire. Ce pays ne me plaît que lorsqu’ildevient désert ! »

Mais un matelot, qui m’avait reconnu, m’aborda. Après m’avoirparlé de la pêche qui n’allait pas fort, le hareng devenant raredans les parages, et des Terre-Neuviens revenus, et de la quantitéde morue rapportée il me montra d’un coup d’œil les promeneurs,puis ajouta : « Vous savez M. Rivoil va épouser la dernière desdemoiselles Bautané. » Il allait seul, en effet, côte à côte avecelle, à quelques pas derrière le tas de la famille.

Et j’eus un serrement de cœur en songeant à ces épaves de lavie, à ces tristes êtres perdus, à ce mariage d’arrière-saisonaprès le dernier espoir envolé, à ce grand homme en toc acceptécomme rossignol par cette pauvre fille, qui, sans lui, aurait étébientôt à la femme ce qu’est le poisson salé au poisson frais.

Et, chaque année, des unions pareilles ont lieu après la saisonfinie, dans les villes de bains abandonnées.

Allez, allez, ô jeunes filles,

Chercher maris auprès des flots…

disait le poète.

Ils disparurent dans l’ombre.

La lune se levait toute rouge d’abord, puis pâlissant à mesurequ’elle montait dans le ciel, et elle jetait sur l’écume des vaguesdes lueurs blêmes, éteintes aussitôt qu’allumées.

Le bruit monotone du flot engourdissait la pensée, et unetristesse démesurée me venait de la solitude infinie de la terre,de la mer et du ciel.

Soudain, des voix jeunes me réveillèrent et deux grandes fillesdémesurément hautes m’apparurent, immobiles à regarder l’Océan.Leurs cheveux, répandus dans le dos, volaient au vent ; et,serrées en des caoutchoucs gris, elles ressemblaient à des poteauxtélégraphiques qui auraient eu des crinières.

Je reconnus des Anglaises.

Car, de toutes les épaves, celles-là sont les plus ballottées. Atous les coins du monde, il en échoue, il en traîne dans toutes lesvilles où le monde a passé.

Elles riaient, de leur rire grave, parlaient fort, de leurs voixd’hommes sérieux, et je me demandais quel singulier plaisir cesgrandes filles, qu’on rencontre partout, sur les plages désertes,dans les bois profonds, dans les villes bruyantes et dans lesvastes musées pleins de chefs-d’œuvre, peuvent ressentir àcontempler sans cesse des tableaux, des monuments, de longuesallées mélancoliques et des flots moutonnant sous la lune sansjamais rien comprendre à tout cela.

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