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Contes du jour et de la nuit

Contes du jour et de la nuit

de Guy de Maupassant

Partie 1
Le crime au père Boniface

 

Ce jour-là le facteur Boniface, en sortant de la maison de poste, constata que sa tournée serait moins longue que de coutume, et il en ressentit une joie vive. Il était chargé de la campagne autour du bourg de Vireville, et, quand il revenait, le soir, de son long pas fatigué, il avait parfois plus de quarante kilomètres dans les jambes.

Donc la distribution serait vite faite ;il pourrait même flâner un peu en route et rentrer chez lui vers trois heures de relevée. Quelle chance !

Il sortit du bourg par le chemin de Sennemare et commença sa besogne. On était en juin, dans le mois vert et fleuri, le vrai mois des plaines.

L’homme, vêtu de sa blouse bleue et coiffé d’un képi noir à galon rouge, traversait, par des sentiers étroits,les champs de colza, d’avoine ou de blé, enseveli jusqu’aux épaulesdans les récoltes ; et sa tête, passant au-dessus des épis,semblait flotter sur une mer calme et verdoyante qu’une briselégère faisait mollement onduler.

Il entrait dans les fermes par la barrière debois plantée dans les talus qu’ombrageaient deux rangées de hêtres,et saluant par son nom le paysan : « Bonjour,mait’Chicot », il lui tendait son journal le PetitNormand. Le fermier essuyait sa main à son fond de culotte,recevait la feuille de papier et la glissait dans sa poche pour lalire à son aise après le repas de midi. Le chien, logé dans unbaril, au pied d’un pommier penchant, jappait avec fureur en tirantsur sa chaîne ; et le piéton, sans se retourner, repartait deson allure militaire, en allongeant ses grandes jambes, le brasgauche sur sa sacoche, et le droit manœuvrant sur sa canne quimarchait comme lui d’une façon continue et pressée.

Il distribua ses imprimés et ses lettres dansle hameau de Sennemare, puis il se remit en route à travers champspour porter le courrier du percepteur qui habitait une petitemaison isolée à un kilomètre du bourg.

C’était un nouveau percepteur,M. Chapatis, arrivé la semaine dernière, et marié depuispeu.

Il recevait un journal de Paris, et, parfoisle facteur Boniface, quand il avait le temps, jetait un coup d’œilsur l’imprimé, avant de le remettre au destinataire.

Donc, il ouvrit sa sacoche, prit la feuille,la fit glisser hors de sa bande, la déplia, et se mit à lire touten marchant. La première page ne l’intéressait guère ; lapolitique le laissait froid ; il passait toujours la finance,mais les faits divers le passionnaient.

Ils étaient très nourris ce jour-là. Il s’émutmême si vivement au récit d’un crime accompli dans le logis d’ungarde-chasse, qu’il s’arrêta au milieu d’une pièce de trèfle, pourle relire lentement. Les détails étaient affreux. Un bûcheron, enpassant au matin auprès de la maison forestière, avait remarqué unpeu de sang sur le seuil, comme si on avait saigné du nez.« Le garde aura tué quelque lapin cette nuit »,pensa-t-il ; mais en approchant il s’aperçut que la portedemeurait entrouverte et que la serrure avait été brisée.

Alors, saisi de peur, il courut au villageprévenir le maire, celui-ci prit comme renfort le garde champêtreet l’instituteur ; et les quatre hommes revinrent ensemble.Ils trouvèrent le forestier égorgé devant la cheminée, sa femmeétranglée sous le lit, et leur petite fille, âgée de six ans,étouffée entre deux matelas.

Le facteur Boniface demeura tellement ému à lapensée de cet assassinat dont toutes les horribles circonstanceslui apparaissaient coup sur coup, qu’il se sentit une faiblessedans les jambes, et il prononça tout haut :

– Nom de nom, y a-t-il tout de même desgens qui sont canaille !

Puis il repassa le journal dans sa ceinture depapier et repartit, la tête pleine de la vision du crime. Ilatteignit bientôt la demeure de M. Chapatis ; il ouvritla barrière du petit jardin et s’approcha de la maison. C’était uneconstruction basse, ne contenant qu’un rez-de-chaussée, coiffé d’untoit mansardé. Elle était éloignée de cinq cents mètres au moins dela maison la plus voisine.

Le facteur monta les deux marches du perron,posa la main sur la serrure, essaya d’ouvrir la porte, et constataqu’elle était fermée. Alors, il s’aperçut que les volets n’avaientpoint été ouverts, et que personne encore n’était sorti cejour-là.

Une inquiétude l’envahit, carM. Chapatis, depuis son arrivée, s’était levé assez tôt.Boniface tira sa montre. Il n’était encore que sept heures dixminutes du matin, il se trouvait donc en avance de près d’uneheure. N’importe, le percepteur aurait dû être debout.

Alors il fit le tour de la demeure en marchantavec précaution, comme s’il eût couru quelque danger. Il neremarqua rien de suspect, que des pas d’homme dans une plate-bandede fraisiers.

Mais tout à coup, il demeura immobile, perclusd’angoisse, en passant devant une fenêtre. On gémissait dans lamaison.

Il s’approcha, et enjambant une bordure dethym, colla son oreille contre l’auvent pour mieux écouter ;assurément on gémissait. Il entendait fort bien de longs soupirsdouloureux, une sorte de râle, un bruit de lutte. Puis, lesgémissements devinrent plus forts, plus répétés, s’accentuèrentencore, se changèrent en cris.

Alors Boniface, ne doutant plus qu’un crimes’accomplissait en ce moment-là même, chez le percepteur, partit àtoutes jambes, retraversa le petit jardin, s’élança à travers laplaine, à travers les récoltes, courant à perdre haleine, secouantsa sacoche qui lui battait les reins, et il arriva, exténué,haletant, éperdu, à la porte de la gendarmerie.

Le brigadier Malautour raccommodait une chaisebrisée, au moyen de pointes et d’un marteau. Le gendarme Rautiertenait entre ses jambes le meuble avarié et présentait un clou surles bords de la cassure ; alors le brigadier, mâchant samoustache, les yeux ronds et mouillés d’attention, tapait à touscoups sur les doigts de son subordonné.

Le facteur, dès qu’il les aperçut,s’écria :

– Venez vite, on assassine le percepteur,vite, vite !

Les deux hommes cessèrent leur travail etlevèrent la tête, ces têtes étonnées de gens qu’on surprend etqu’on dérange.

Boniface, les voyant plus surpris que pressés,répéta :

– Vite ! vite ! Les voleurssont dans la maison, j’ai entendu les cris, il n’est que temps.

Le brigadier, posant son marteau par terre,demanda :

– Qu’est-ce qui vous a donné connaissancede ce fait ?

Le facteur reprit :

– J’allais porter le journal avec deuxlettres quand je remarquai que la porte était fermée et que lepercepteur n’était pas levé. Je fis le tour de la maison pour merendre compte, et j’entendis qu’on gémissait comme si on eûtétranglé quelqu’un ou qu’on lui eût coupé la gorge ; alors jem’en suis parti au plus vite pour vous chercher. Il n’est quetemps.

Le brigadier se redressant, reprit :

– Et vous n’avez pas porté secours enpersonne ?

Le facteur effaré répondit :

– Je craignais de n’être pas en nombresuffisant.

Alors le gendarme, convaincu,annonça :

– Le temps de me vêtir et je voussuis.

Et il entra dans la gendarmerie, suivi par sonsoldat qui rapportait la chaise.

Ils reparurent presque aussitôt, et tous troisse mirent en route, au pas gymnastique, pour le lieu du crime.

En arrivant près de la maison, ils ralentirentleur allure par précaution, et le brigadier tira son revolver, puisils pénétrèrent tout doucement dans le jardin et s’approchèrent dela muraille. Aucune trace nouvelle n’indiquait que les malfaiteursfussent partis. La porte demeurait fermée, les fenêtres closes.

– Nous les tenons, murmura lebrigadier.

Le père Boniface, palpitant d’émotion, le fitpasser de l’autre côté, et, lui montrant un auvent :

– C’est là, dit-il.

Et le brigadier s’avança tout seul, et collason oreille contre la planche. Les deux autres attendaient, prêts àtout, les yeux fixés sur lui.

Il demeura longtemps immobile, écoutant. Pourmieux approcher sa tête du volet de bois, il avait ôté son tricorneet le tenait de sa main droite.

Qu’entendait-il ? Sa figure impassible nerévélait rien, mais soudain sa moustache se retroussa, ses joues seplissèrent comme pour un rire silencieux, et enjambant de nouveaula bordure de thym, il revint vers les deux hommes, qui leregardaient avec stupeur.

Puis il leur fit signe de le suivre enmarchant sur la pointe des pieds ; et, revenant devantl’entrée, il enjoignit à Boniface de glisser sous la porte lejournal et les lettres.

Le facteur, interdit, obéit cependant avecdocilité.

– Et maintenant, en route, dit lebrigadier.

Mais, dès qu’ils eurent passé la barrière, ilse retourna vers le piéton, et, d’un air goguenard, la lèvrenarquoise, l’œil retroussé et brillant de joie :

– Que vous êtes un malin, vous !

Le vieux demanda :

– De quoi ? j’ai entendu, j’vousjure que j’ai entendu.

Mais le gendarme, n’y tenant plus, éclata derire. Il riait comme on suffoque, les deux mains sur le ventre,plié en deux, l’œil plein de larmes, avec d’affreuses grimacesautour du nez. Et les deux autres, affolés, le regardaient.

Mais comme il ne pouvait ni parler, ni cesserde rire, ni faire comprendre ce qu’il avait, il fit un geste, ungeste populaire et polisson.

Comme on ne le comprenait toujours pas, il lerépéta, plusieurs fois de suite, en désignant d’un signe de tête lamaison toujours close.

Et son soldat, comprenant brusquement à sontour, éclata d’une gaieté formidable.

Le vieux demeurait stupide entre ces deuxhommes qui se tordaient.

Le brigadier, à la fin, se calma, et lançantdans le ventre du vieux une grande tape d’homme qui rigole, ils’écria :

– Ah ! farceur, sacré farceur, je leretiendrai l’crime au père Boniface !

Le facteur ouvrait des yeux énormes et ilrépéta :

– J’vous jure que j’ai entendu.

Le brigadier se remit à rire. Son gendarmes’était assis sur l’herbe du fossé pour se tordre tout à sonaise.

– Ah ! t’as entendu. Et ta femme,c’est-il comme ça que tu l’assassines, hein, vieuxfarceur ?

– Ma femme ?…

Et il se mit à réfléchir longuement, puis ilreprit :

– Ma femme… Oui, all’gueule quand j’yfiche des coups… Mais all’gueule, que c’est gueuler, quoi. C’est-ildonc que M. Chapatis battait la sienne ?

Alors le brigadier, dans un délire de joie, lefit tourner comme une poupée par les épaules, et lui souffla dansl’oreille quelque chose dont l’autre demeura abrutid’étonnement.

Puis le vieux, pensif, murmura :

– Non… point comme ça… point comme ça…point comme ça… all’n’dit rien, la mienne… J’aurais jamais cru… sic’est possible… on aurait juré une martyre…

Et, confus, désorienté, honteux, il reprit sonchemin à travers les champs, tandis que le gendarme et lebrigadier, riant toujours et lui criant, de loin, de grassesplaisanteries de caserne, regardaient s’éloigner son képi noir, surla mer tranquille des récoltes.

Partie 2
Rose

 

Les deux jeunes femmes ont l’air enseveliessous une couche de fleurs. Elles sont seules dans l’immense landauchargé de bouquets comme une corbeille géante. Sur la banquette dudevant, deux bannettes de satin blanc sont pleines de violettes deNice, et sur la peau d’ours qui couvre les genoux un amoncellementde roses, de mimosas, de giroflées, de marguerites, de tubéreuseset de fleurs d’oranger, noués avec des faveurs de soie, sembleécraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce litéclatant et parfumé que les épaules, les bras et un peu descorsages dont l’un est bleu et l’autre lilas.

Le fouet du cocher porte un fourreaud’anémones, les traits des chevaux sont capitonnés avec desravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda ; et, àla place des lanternes, deux bouquets ronds, énormes, ont l’air desdeux yeux étranges de cette bête roulante et fleurie.

Le landau parcourt au grand trot la route, larue d’Antibes, précédé, suivi, accompagné par une foule d’autresvoitures enguirlandées, pleines de femmes disparues sous un flot deviolettes. Car c’est la fête des fleurs à Cannes.

On arrive au boulevard de la Foncière, où labataille a lieu. Tout le long de l’immense avenue, une double filed’équipages enguirlandés va et revient comme un ruban sans fin. Del’un à l’autre on se jette des fleurs. Elles passent dans l’aircomme des balles, vont frapper les frais visages, voltigent etretombent dans la poussière où une armée de gamins les ramasse.

Une foule compacte, rangée sur les trottoirs,et maintenue par les gendarmes à cheval qui passent brutalement etrepoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre auxvilains de se mêler aux riches, regarde, bruyante ettranquille.

Dans les voitures on s’appelle, on sereconnaît, on se mitraille avec des roses. Un char plein de joliesfemmes, vêtues de rouge comme des diables, attire et séduit lesyeux. Un monsieur, qui ressemble aux portraits d’Henri IV, lanceavec une ardeur joyeuse un énorme bouquet retenu par un élastique.Sous la menace du choc, les femmes se cachent les yeux et leshommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide etdocile, décrit une courbe et revient à son maître qui le jetteaussitôt vers une figure nouvelle.

Les deux jeunes femmes vident à pleines mainsleur arsenal et reçoivent une grêle de bouquets ; puis, aprèsune heure de bataille, un peu lasses enfin, elles ordonnent aucocher de suivre la route du golfe Juan, qui longe la mer.

Le soleil disparaît derrière l’Esterel,dessinant en noir, sur un couchant de feu, la silhouette denteléede la longue montagne. La mer calme s’étend, bleue et claire,jusqu’à l’horizon où elle se mêle au ciel, et l’escadre, ancrée aumilieu du golfe, a l’air d’un troupeau de bêtes monstrueuses,immobiles sur l’eau, animaux apocalyptiques, cuirassés et bossus,coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux quis’allument quand vient la nuit.

Les jeunes femmes, étendues sous la lourdefourrure, regardent languissamment. L’une dit enfin :

– Comme il y a des soirs délicieux, oùtout semble bon. N’est-ce pas, Margot ?

L’autre reprit :

– Oui, c’est bon. Mais il manque toujoursquelque chose.

– Quoi donc ? Moi je me sensheureuse tout à fait. Je n’ai besoin de rien.

– Si. Tu n’y penses pas. Quel que soit lebien-être qui engourdit notre corps, nous désirons toujours quelquechose de plus… pour le cœur.

Et l’autre, souriant :

– Un peu d’amour ?

– Oui.

Elles se turent, regardant devant elles, puiscelle qui s’appelait Marguerite murmura :

– La vie ne me semble pas supportablesans cela. J’ai besoin d’être aimée, ne fût-ce que par un chien.Nous sommes toutes ainsi, d’ailleurs, quoi que tu en dises,Simone.

– Mais non, ma chère. J’aime mieux n’êtrepas aimée du tout que de l’être par n’importe qui. Crois-tu quecela me serait agréable, par exemple, d’être aimée par… par…

Elle cherchait par qui elle pourrait bien êtreaimée, parcourant de l’œil le vaste paysage. Ses yeux, après avoirfait le tour de l’horizon, tombèrent sur les deux boutons de métalqui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, enriant : « par mon cocher ».

Mme Margot sourit à peine etprononça, à voix basse :

– Je t’assure que c’est très amusantd’être aimée par un domestique. Cela m’est arrivé deux ou troisfois. Ils roulent des yeux si drôles que c’est à mourir de rire.Naturellement, on se montre d’autant plus sévère qu’ils sont plusamoureux, puis on les met à la porte, un jour, sous le premierprétexte venu, parce qu’on deviendrait ridicule si quelqu’un s’enapercevait.

Mme Simone écoutait, le regardfixe devant elle, puis elle déclara :

– Non, décidément, le cœur de mon valetde pied ne me paraîtrait pas suffisant. Raconte-moi donc comment tut’apercevais qu’ils t’aimaient.

– Je m’en apercevais comme avec lesautres hommes, lorsqu’ils devenaient stupides.

– Les autres ne me paraissent pas sibêtes à moi, quand ils m’aiment.

– Idiots, ma chère, incapables de causer,de répondre, de comprendre quoi que ce soit.

– Mais toi, qu’est-ce que cela te faisaitd’être aimée par un domestique ? Tu étais quoi… émue…flattée ?

– Émue ? non – flattée – oui, unpeu. On est toujours flatté de l’amour d’un homme quel qu’ilsoit.

– Oh, voyons, Margot !

– Si, ma chère. Tiens, je vais te direune singulière aventure qui m’est arrivée. Tu verras comme c’estcurieux et confus ce qui se passe en nous dans ces cas-là.

Il y aura quatre ans à l’automne, je metrouvais sans femme de chambre. J’en avais essayé l’une aprèsl’autre cinq ou six qui étaient ineptes, et je désespérais presqued’en trouver une, quand je lus, dans les petites annonces d’unjournal, qu’une jeune fille sachant coudre, broder, coiffer,cherchait une place, et qu’elle fournirait les meilleursrenseignements. Elle parlait en outre l’anglais.

J’écrivis à l’adresse indiquée, et, lelendemain, la personne en question se présenta. Elle était assezgrande, mince, un peu pâle, avec l’air très timide. Elle avait debeaux yeux noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite. Jelui demandai ses certificats : elle m’en donna un en anglais,car elle sortait, disait-elle, de la maison de lady Rymwell, oùelle était restée dix ans.

Le certificat attestait que la jeune filleétait partie de son plein gré pour rentrer en France et qu’onn’avait eu à lui reprocher, pendant son long service, qu’un peu decoquetterie française.

La tournure pudibonde de la phrase anglaise mefit même un peu sourire et j’arrêtai sur-le-champ cette femme dechambre.

Elle entra chez moi le jour même, elle senommait Rose.

Au bout d’un mois je l’adorais.

C’était une trouvaille, une perle, unphénomène.

Elle savait coiffer avec un goût infini ;elle chiffonnait les dentelles d’un chapeau mieux que lesmeilleures modistes et elle savait même faire les robes.

J’étais stupéfaite de ses facultés. Jamais jene m’étais trouvée servie ainsi.

Elle m’habillait rapidement avec une légèretéde mains étonnante. Jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau, etrien ne m’est désagréable comme le contact d’une main de bonne. Jepris bientôt des habitudes de paresse excessives, tant il m’étaitagréable de me laisser vêtir, des pieds à la tête, et de la chemiseaux gants, par cette grande fille timide, toujours un peurougissante, et qui ne parlait jamais. Au sortir du bain, elle mefrictionnait et me massait pendant que je sommeillais un peu surmon divan ; je la considérais, ma foi, en amie de conditioninférieure, plutôt qu’en simple domestique.

Or, un matin, mon concierge demanda avecmystère à me parler. Je fus surprise et je le fis entrer. C’étaitun homme très sûr, un vieux soldat, ancienne ordonnance de monmari.

Il paraissait gêné de ce qu’il avait à dire.Enfin, il prononça en bredouillant :

– Madame, il y a en bas le commissaire depolice du quartier.

Je demandai brusquement :

– Qu’est-ce qu’il veut ?

– Il veut faire une perquisition dansl’hôtel.

Certes, la police est utile, mais je ladéteste. Je trouve que ce n’est pas là un métier noble. Et jerépondis, irritée autant que blessée :

– Pourquoi cette perquisition ? Àquel propos ? Il n’entrera pas.

Le concierge reprit :

– Il prétend qu’il y a un malfaiteurcaché.

Cette fois j’eus peur et j’ordonnaid’introduire le commissaire de police auprès de moi pour avoir desexplications. C’était un homme assez bien élevé, décoré de laLégion d’honneur. Il s’excusa, demanda pardon, puis m’affirma quej’avais, parmi les gens de service, un forçat !

Je fus révoltée ; je répondis que jegarantissais tout le domestique de l’hôtel et je le passai enrevue.

– Le concierge, Pierre Courtin, anciensoldat.

– Ce n’est pas lui.

– Le cocher François Pingau, un paysanchampenois, fils d’un fermier de mon père.

– Ce n’est pas lui.

– Un valet d’écurie, pris en Champagneégalement, et toujours fils de paysans que je connais, plus unvalet de pied que vous venez de voir.

– Ce n’est pas lui.

– Alors, monsieur, vous voyez bien quevous vous trompez.

– Pardon, madame, je suis sûr de ne pasme tromper. Comme il s’agit d’un criminel redoutable, voulez-vousavoir la gracieuseté de faire comparaître ici devant vous et moi,tout votre monde ?

Je résistai d’abord, puis je cédai, et je fismonter tous mes gens, hommes et femmes.

Le commissaire de police les examina d’un seulcoup d’œil, puis déclara :

– Ce n’est pas tout.

– Pardon, monsieur, il n’y a plus que mafemme de chambre, une jeune fille que vous ne pouvez confondre avecun forçat.

Il demanda :

– Puis-je la voir aussi ?

– Certainement.

Je sonnai Rose qui parut aussitôt. À peinefut-elle entrée que le commissaire fit un signe, et deux hommes queje n’avais pas vus, cachés derrière la porte, se jetèrent sur elle,lui saisirent les mains et les lièrent avec des cordes.

Je poussai un cri de fureur, et je voulusm’élancer pour la défendre. Le commissaire m’arrêta :

– Cette fille, madame, est un homme quis’appelle Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pourassassinat précédé de viol. Sa peine fut commuée en prisonperpétuelle. Il s’échappa voici quatre mois. Nous le cherchonsdepuis lors.

J’étais affolée, atterrée. Je ne croyais pas.Le commissaire reprit en riant :

– Je ne puis vous donner qu’une preuve.Il a le bras droit tatoué.

La manche fut relevée. C’était vrai.

L’homme de police ajouta avec un certainmauvais goût :

– Fiez-vous-en à nous pour les autresconstatations.

Et on emmena ma femme de chambre !

Eh bien, le croirais-tu, ce qui dominait enmoi ce n’était pas la colère d’avoir été jouée ainsi, trompée etridiculisée ; ce n’était pas la honte d’avoir été ainsihabillée, déshabillée, maniée et touchée par cet homme… mais une…humiliation profonde… une humiliation de femme.Comprends-tu ?

– Non, pas très bien.

– Voyons… Réfléchis… Il avait étécondamné… pour viol, ce garçon… eh bien ! je pensais… à cellequ’il avait violée… et ça… ça m’humiliait… Voilà… Comprends-tu,maintenant ?

Et Mme Margot ne répondit pas.Elle regardait droit devant elle, d’un œil fixe et singulier, lesdeux boutons luisants de la livrée, avec ce sourire de sphinxqu’ont parfois les femmes.

Partie 3
Le père

 

Comme il habitait les Batignolles, étantemployé au ministère de l’instruction publique, il prenait chaquematin l’omnibus, pour se rendre à son bureau. Et chaque matin ilvoyageait jusqu’au centre de Paris, en face d’une jeune fille dontil devint amoureux.

Elle allait à son magasin, tous les jours, àla même heure. C’était une petite brunette, de ces brunes dont lesyeux sont si noirs qu’ils ont l’air de taches, et dont le teint àdes reflets d’ivoire. Il la voyait apparaître toujours au coin dela même rue ; et elle se mettait à courir pour rattraper lalourde voiture. Elle courait d’un petit air pressé, souple etgracieux ; et elle sautait sur le marche-pied avant que leschevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dansl’intérieur en soufflant un peu, et, s’étant assise, jetait unregard autour d’elle.

La première fois qu’il la vit, FrançoisTessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. Onrencontre parfois de ces femmes qu’on a envie de serrer éperdumentdans ses bras, tout de suite, sans les connaître. Elle répondait,cette jeune fille, à ses désirs intimes, à ses attentes secrètes, àcette sorte d’idéal d’amour qu’on porte, sans le savoir, au fond ducœur.

Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênéepar cette contemplation, elle rougit. Il s’en aperçut et voulutdétourner les yeux ; mais il les ramenait à tout moment surelle, quoiqu’il s’efforçât de les fixer ailleurs.

Au bout de quelques jours, ils se connurentsans s’être parlé. Il lui cédait sa place quand la voiture étaitpleine et montait sur l’impériale, bien que cela le désolât. Ellele saluait maintenant d’un petit sourire ; et, quoiqu’ellebaissât toujours les yeux sous son regard qu’elle sentait trop vif,elle ne semblait plus fâchée d’être contemplée ainsi.

Ils finirent par causer. Une sorte d’intimitérapide s’établit entre eux, une intimité d’une demi-heure par jour.Et c’était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie àlui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sanscesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahipar cette image flottante et tenace qu’un visage de femme aiméelaisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cettepetite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessusdes réalisations humaines.

Chaque matin maintenant elle lui donnait unepoignée de main, et il gardait jusqu’au soir la sensation de cecontact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de cespetits doigts ; il lui semblait qu’il en avait conservél’empreinte sur sa peau.

Il attendait anxieusement pendant tout lereste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches luisemblaient navrants.

Elle aussi l’aimait, sans doute, car elleaccepta, un samedi de printemps, d’aller déjeuner avec lui, àMaisons-Laffitte, le lendemain.

* * *

Elle était la première à l’attendre à la gare.Il fut surpris ; mais elle lui dit :

– Avant de partir, j’ai à vous parler.Nous avons vingt minutes : c’est plus qu’il ne faut.

Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeuxbaissés et les joues pâles. Elle reprit :

– Il ne faut pas que vous vous trompiezsur moi. Je suis une honnête fille, et je n’irai là-bas avec vousque si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien… de ne rienfaire… qui soit… qui ne soit pas… convenable…

Elle était devenue soudain plus rouge qu’uncoquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux etdésappointé en même temps. Au fond du cœur, il préférait peut-êtreque ce fût ainsi ; et pourtant… pourtant il s’était laissébercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dansles veines. Il l’aimerait moins assurément s’il la savait deconduite légère ; mais alors ce serait si charmant, sidélicieux pour lui ! Et tous les calculs égoïstes des hommesen matière d’amour lui travaillaient l’esprit.

Comme il ne disait rien, elle se remit àparler d’une voix émue, avec des larmes au coin despaupières :

– Si vous ne me promettez pas de merespecter tout à fait, je m’en retourne à la maison.

Il lui serra le bras tendrement etrépondit :

– Je vous le promets ; vous ne ferezque ce que vous voudrez.

Elle parut soulagée et demanda ensouriant :

– C’est bien vrai, ça ?

Il la regarda au fond des yeux.

– Je vous le jure !

– Prenons les billets, dit-elle.

Ils ne purent guère parler en route, le wagonétant au complet.

Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrentvers la Seine.

L’air tiède amollissait la chair et l’âme. Lesoleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et lesgazons, jetait mille reflets de gaieté dans les corps et dans lesesprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge,en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entredeux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur, comme soulevés deterre dans une félicité éperdue.

Elle dit enfin :

– Comme vous devez me trouver folle.

Il demanda :

– Pourquoi ça ?

Elle reprit :

– N’est-ce pas une folie de venir commeça toute seule avec vous ?

– Mais non ! c’est bien naturel.

– Non ! non ! ce n’est pasnaturel – pour moi, – parce que je ne veux pas fauter, – et c’estcomme ça qu’on faute, cependant. Mais si vous saviez ! c’estsi triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois ettous les mois de l’année. Je suis toute seule avec maman. Et commeelle a eu bien des chagrins, elle n’est pas gaie. Moi, je faiscomme je peux. Je tâche de rire quand même ; mais je neréussis pas toujours. C’est égal, c’est mal d’être venue. Vous nem’en voudrez pas, au moins.

Pour répondre, il l’embrassa vivement dansl’oreille. Mais elle se sépara de lui, d’un mouvementbrusque ; et, fâchée soudain :

– Oh ! monsieur François !après ce que vous m’avez juré.

Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.

Ils déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse,ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l’eau.

Le grand air, la chaleur, le petit vin blancet le trouble de se sentir l’un près de l’autre les rendaientrouges, oppressés et silencieux.

Mais après le café une joie brusque lesenvahit, et, ayant traversé la Seine, ils repartirent le long de larive, vers le village de La Frette.

Tout à coup il demanda :

– Comment vous appelez-vous ?

– Louise.

Il répéta : Louise ; et il ne ditplus rien.

La rivière, décrivant une longue courbe,allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui semiraient dans l’eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait desmarguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, ilchantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu’on vient demettre à l’herbe.

À leur gauche, un coteau planté de vignessuivait la rivière. Mais François soudain s’arrêta et demeurantimmobile d’étonnement :

– Oh ! regardez, dit-il.

Les vignes avaient cessé, et toute la côtemaintenant était couverte de lilas en fleurs. C’était un boisviolet ! une sorte de grand tapis étendu sur la terre, allantjusqu’au village, là-bas, à deux ou trois kilomètres.

Elle restait aussi saisie, émue. Ellemurmura :

– Oh ! que c’est joli !

Et, traversant un champ, ils allèrent, encourant, vers cette étrange colline, qui fournit, chaque année,tous les lilas traînés à travers Paris, dans les petites voituresdes marchandes ambulantes.

Un étroit sentier se perdait sous lesarbustes. Ils le prirent et, ayant rencontré une petite clairière,ils s’assirent.

Des légions de mouches bourdonnaient au-dessusd’eux, jetaient dans l’air un ronflement doux et continu. Et lesoleil, le grand soleil d’un jour sans brise, s’abattait sur lelong coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arômepuissant, un immense souffle de parfums, cette sueur desfleurs.

Une cloche d’église sonnait au loin.

Et, tout doucement, ils s’embrassèrent, puiss’étreignirent, étendus sur l’herbe, sans conscience de rien que deleur baiser. Elle avait fermé les yeux et le tenait à pleins bras,le serrant éperdument, sans une pensée, la raison perdue, engourdiede la tête aux pieds dans une attente passionnée. Et elle se donnatout entière sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre mêmequ’elle s’était livrée à lui.

Elle se réveilla dans l’affolement des grandsmalheurs et elle se mit à pleurer, gémissant de douleur, la figurecachée sous ses mains.

Il essayait de la consoler. Mais elle voulutrepartir, revenir, rentrer tout de suite. Elle répétait sans cesse,en marchant à grands pas :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Il lui disait :

– Louise ! Louise ! restons, jevous en prie.

Elle avait maintenant les pommettes rouges etles yeux caves. Dès qu’ils furent dans la gare de Paris, elle lequitta sans même lui dire adieu.

* * *

Quand il la rencontra, le lendemain, dansl’omnibus, elle lui parut changée, amaigrie. Elle luidit :

– Il faut que je vous parle ; nousallons descendre au boulevard.

Dès qu’ils furent seuls, sur letrottoir :

– Il faut nous dire adieu, dit-elle. Jene peux pas vous revoir après ce qui s’est passé.

Il balbutia :

– Mais, pourquoi ?

– Parce que je ne peux pas. J’ai étécoupable. Je ne le serai plus.

Alors il l’implora, la supplia, torturé dedésirs, affolé du besoin de l’avoir tout entière, dans l’abandonabsolu des nuits d’amour.

Elle répondait obstinément :

– Non, je ne peux pas. Non, je ne peuxpas.

Mais il s’animait, s’excitait davantage. Ilpromit de l’épouser. Elle dit encore :

– Non.

Et le quitta.

Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne laput rencontrer, et, comme il ne savait point son adresse, il lacroyait perdue pour toujours.

Le neuvième, au soir, on sonna chez lui. Ilalla ouvrir. C’était elle. Elle se jeta dans ses bras, et nerésista plus.

Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Ilcommençait à se lasser d’elle, quand elle lui apprit qu’elle étaitgrosse. Alors, il n’eut plus qu’une idée en tête : rompre àtout prix.

Comme il n’y pouvait parvenir, ne sachant s’yprendre, ne sachant que dire, affolé d’inquiétudes, avec la peur decet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea,une nuit, et disparut.

Le coup fut si rude qu’elle ne chercha pascelui qui l’avait ainsi abandonnée. Elle se jeta aux genoux de samère en lui confessant son malheur ; et, quelques mois plustard, elle accoucha d’un garçon.

* * *

Des années s’écoulèrent. François Tessiervieillissait sans qu’aucun changement se fît en sa vie. Il menaitl’existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs etsans attentes. Chaque jour, il se levait à la même heure, suivaitles mêmes rues, passait par la même porte devant le même concierge,entrait dans le même bureau, s’asseyait sur le même siège, etaccomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul, lejour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dansson logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour lavieillesse.

Chaque dimanche, il faisait un tour auxChamps-Élysées, afin de regarder passer le monde élégant, leséquipages et les jolies femmes.

Il disait le lendemain, à son compagnon depeine :

– Le retour du bois était fort brillant,hier.

Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi desrues nouvelles, il entra au parc Monceau. C’était par un clairmatin d’été.

Les bonnes et les mamans, assises le long desallées, regardaient les enfants jouer devant elles.

Mais soudain François Tessier frissonna. Unefemme passait, tenant par la main deux enfants : un petitgarçon d’environ dix ans, et une petite fille de quatre ans.C’était elle.

Il fit encore une centaine de pas, puiss’affaissa sur une chaise, suffoqué par l’émotion. Elle ne l’avaitpas reconnu. Alors il revint, cherchant à la voir encore. Elles’était assise, maintenant. Le garçon demeurait très sage, à soncôté, tandis que la fillette faisait des pâtés de terre. C’étaitelle, c’était bien elle. Elle avait un air sérieux de dame, unetoilette simple, une allure assurée et digne.

Il la regardait de loin, n’osant pasapprocher. Le petit garçon leva la tête. François Tessier se sentittrembler. C’était son fils, sans doute. Et il le considéra, et ilcrut se reconnaître lui-même tel qu’il était sur une photographiefaite autrefois.

Et il demeura caché derrière un arbre,attendant qu’elle s’en allât, pour la suivre.

Il n’en dormit pas la nuit suivante. L’idée del’enfant surtout le harcelait. Son fils ! Oh ! s’il avaitpu savoir, être sûr ? Mais qu’aurait-il fait ?

Il avait vu sa maison ; il s’informa. Ilapprit qu’elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme demœurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la fauteet la pardonnant, avait même reconnu l’enfant, son enfant à lui,François Tessier.

Il revint au parc Monceau chaque dimanche.Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle,irrésistible, l’envahissait, de prendre son fils dans ses bras, dele couvrir de baisers, de l’emporter, de le voler.

Il souffrait affreusement dans son isolementmisérable de vieux garçon sans affections ; il souffrait unetorture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite deremords, d’envie, de jalousie, et de ce besoin d’aimer ses petitsque la nature a mis aux entrailles des êtres.

Il voulut enfin faire une tentativedésespérée, et, s’approchant d’elle, un jour, comme elle entrait auparc, il lui dit, planté, au milieu du chemin, livide, les lèvressecouées de frissons :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

Elle leva les yeux, le regarda, poussa un crid’effroi, un cri d’horreur, et, saisissant par les mains ses deuxenfants, elle s’enfuit, en les traînant derrière elle.

Il rentra chez lui pour pleurer.

Des mois encore passèrent. Il ne la voyaitplus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par satendresse de père.

Pour embrasser son fils, il serait mort, ilaurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous lesdangers, tenté toutes les audaces.

Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas.Après vingt lettres, il comprit qu’il ne devait point espérer lafléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt àrecevoir dans le cœur une balle de revolver s’il le fallait. Iladressa à son mari un billet de quelques mots :

« Monsieur,

« Mon nom doit être pour vous un sujetd’horreur. Mais je suis si misérable, si torturé par le chagrin,que je n’ai plus d’espoir qu’en vous.

« Je viens vous demander seulement unentretien de dix minutes.

« J’ai l’honneur, etc. »

Il reçut le lendemain la réponse :

« Monsieur,

« Je vous attends mardi à cinqheures. »

* * *

En gravissant l’escalier, François Tessiers’arrêtait de marche en marche, tant son cœur battait. C’était danssa poitrine un bruit précipité, comme un galop de bête, un bruitsourd et violent. Et il ne respirait plus qu’avec effort, tenant larampe pour ne pas tomber.

Au troisième étage, il sonna. Une bonne vintouvrir. Il demanda :

– Monsieur Flamel.

– C’est ici, monsieur. Entrez.

Et il pénétra dans un salon bourgeois. Ilétait seul ; il attendit éperdu, comme au milieu d’unecatastrophe.

Une porte s’ouvrit. Un homme parut. Il étaitgrand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siègede la main.

François Tessier s’assit, puis, d’une voixhaletante :

– Monsieur… monsieur… je ne sais pas sivous connaissez mon nom… si vous savez…

M. Flamel l’interrompit :

– C’est inutile, monsieur, je sais. Mafemme m’a parlé de vous.

Il avait le ton digne d’un homme bon qui veutêtre sévère, et une majesté bourgeoise d’honnête homme. FrançoisTessier reprit :

– Eh bien, monsieur, voilà. Je meurs dechagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu’unefois, embrasser… l’enfant…

M. Flamel se leva, s’approcha de lacheminée, sonna. La bonne parut. Il dit :

– Allez me chercher Louis.

Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets,n’ayant plus rien à se dire, attendant.

Et, tout à coup, un petit garçon de dix ans seprécipita dans le salon, et courut à celui qu’il croyait son père.Mais il s’arrêta, confus, en apercevant un étranger.

M. Flamel le baisa sur le front, puis luidit :

– Maintenant, embrasse monsieur, monchéri.

Et l’enfant s’en vint gentiment, en regardantcet inconnu.

François Tessier s’était levé. Il laissatomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait sonfils.

M. Flamel, par délicatesse, s’étaitdétourné, et il regardait par la fenêtre, dans la rue.

L’enfant attendait, tout surpris. Il ramassale chapeau et le rendit à l’étranger. Alors François, saisissant lepetit dans ses bras, se mit à l’embrasser follement à travers toutson visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur lescheveux.

Le gamin, effaré par cette grêle de baisers,cherchait à les éviter, détournait la tête, écartait de ses petitesmains les lèvres goulues de cet homme.

Mais François Tessier, brusquement, le remit àterre. Il cria :

– Adieu ! adieu !

Et il s’enfuit comme un voleur.

Partie 4
L’aveu

 

Le soleil de midi tombe en large pluie sur leschamps. Ils s’étendent, onduleux, entre les bouquets d’arbres desfermes, et les récoltes diverses, les seigles mûrs et les blésjaunissants ; les avoines d’un vert clair, les trèfles d’unvert sombre, étalent un grand manteau rayé, remuant et doux sur leventre nu de la terre.

Là-bas, au sommet d’une ondulation, en rangéecomme des soldats, une interminable ligne de vaches, les unescouchées, les autres debout, clignant leurs gros yeux sousl’ardente lumière, ruminent et pâturent un trèfle aussi vaste qu’unlac.

Et deux femmes, la mère et la fille, vont,d’une allure balancée l’une devant l’autre, par un étroit sentiercreusé dans les récoltes, vers ce régiment de bêtes.

Elles portent chacune deux seaux de zincmaintenus loin du corps par un cerceau de barrique ; et lemétal, à chaque pas qu’elles font, jette une flamme éblouissante etblanche sous le soleil qui le frappe.

Elles ne parlent point. Elles vont traire lesvaches. Elles arrivent, posent à terre un seau, et s’approchent desdeux premières bêtes, qu’elles font lever d’un coup de sabot dansles côtes. L’animal se dresse, lentement, d’abord sur ses jambes dedevant, puis soulève avec plus de peine sa large croupe, qui semblealourdie par l’énorme mamelle de chair blonde et pendante.

Et les deux Malivoire, mère et fille, à genouxsous le ventre de la vache, tirent par un vif mouvement des mainssur le pis gonflé, qui jette, à chaque pression, un mince fil delait dans le seau. La mousse un peu jaune monte aux bords et lesfemmes vont de bête en bête jusqu’au bout de la longue file.

Dès qu’elles ont fini d’en traire une, ellesla déplacent, lui donnant à pâturer un bout de verdure intacte.

Puis elles repartent, plus lentement,alourdies par la charge du lait, la mère devant, la fillederrière.

Mais celle-ci brusquement s’arrête, pose sonfardeau, s’assied et se met à pleurer.

La mère Malivoire, n’entendant plus marcher,se retourne et demeure stupéfaite.

– Qué qu’tas ? dit-elle.

Et la fille, Céleste, une grande rousse auxcheveux brûlés, aux joues brûlées, tachées de son comme si desgouttes de feu lui étaient tombées sur le visage, un jour qu’ellepeinait au soleil, murmura en geignant doucement comme font lesenfants battus :

– Je n’peux pu porter mon lait !

La mère la regardait d’un air soupçonneux.Elle répéta :

– Qué qu’tas ?

Céleste reprit, écroulée par terre entre sesdeux seaux, et se cachant les yeux avec son tablier :

– Ça me tire trop. Je ne peux pas.

La mère, pour la troisième fois,reprit :

– Qué que t’as donc ?

Et la fille gémit :

– Je crois ben que me v’la grosse.

Et elle sanglota.

La vieille à son tour posa son fardeau,tellement interdite qu’elle ne trouvait rien. Enfin ellebalbutia :

– Te… te… te v’la grosse, manante,c’est-il ben possible ?

C’étaient de riches fermiers les Malivoire,des gens cossus, posés, respectés, malins et puissants.

Céleste bégaya :

– J’crais ben que oui, tout de même.

La mère effarée regardait sa fille abattuedevant elle et larmoyant. Au bout de quelques secondes ellecria :

– Te v’la grosse ! Te v’lagrosse ! Où qu’t’as attrappé ça, roulure ?

Et Céleste, toute secouée par l’émotion,murmura :

– J’crais ben que c’est dans la voiture àPolyte.

La vieille cherchait à comprendre, cherchait àdeviner, cherchait à savoir qui avait pu faire ce malheur à safille. Si c’était un gars bien riche et bien vu, on verrait às’arranger. Il n’y aurait encore que demi-mal ; Célesten’était pas la première à qui pareille chose arrivait ; maisça la contrariait tout de même, vu les propos et leur position.

Elle reprit :

– Et qué que c’est qui t’a fait ça,salope ?

Et Céleste, résolue à tout dire,balbutia :

– J’crais ben qu’c’est Polyte.

Alors la mère Malivoire, affolée de colère, serua sur sa fille et se mit à la battre avec une telle frénésiequ’elle en perdit son bonnet.

Elle tapait à grands coups de poing sur latête, sur le dos, partout ; et Céleste, tout à fait allongéeentre les deux seaux, qui la protégeaient un peu, cachait seulementsa figure entre ses mains.

Toutes les vaches, surprises, avaient cessé depâturer, et, s’étant retournées, regardaient de leurs gros yeux. Ladernière meugla, le mufle tendu vers les femmes.

Après avoir tapé jusqu’à perdre haleine, lamère Malivoire, essoufflée, s’arrêta ; et reprenant un peu sesesprits, elle voulut se rendre tout à fait compte de lasituation :

– Polyte ! Si c’est Dieupossible ! Comment que t’as pu, avec un cocher de diligence.T’avais ti perdu les sens ? Faut qu’i t’ait jeté un sort, poursûr, un propre à rien !

Et Céleste, toujours allongée, murmura dans lapoussière :

– J’y payais point la voiture !

Et la vieille Normande comprit.

* * *

Toutes les semaines, le mercredi et le samedi,Céleste allait porter au bourg les produits de la ferme, lavolaille, la crème et les œufs.

Elle partait dès sept heures avec ses deuxvastes paniers aux bras, le laitage dans l’un, les poulets dansl’autre ; et elle allait attendre sur la grand’route lavoiture de poste d’Yvetot.

Elle posait à terre ses marchandises ets’asseyait dans le fossé, tandis que les poules au bec court etpointu, et les canards au bec large et plat, passant la tête àtravers les barreaux d’osier, regardaient de leur œil rond, stupideet surpris.

Bientôt la guimbarde, sorte de coffre jaunecoiffé d’une casquette de cuir noir, arrivait, secouant son cul autrot saccadé d’une rosse blanche.

Et Polyte le cocher, un gros garçon réjoui,ventru bien que jeune, et tellement cuit par le soleil, brûlé parle vent, trempé par les averses, et teinté par l’eau-de-vie qu’ilavait la face et le cou couleur de brique, criait de loin enfaisant claquer son fouet :

– Bonjour Mam’zelle Céleste. La santé çava-t-il ?

Elle lui tendait, l’un après l’autre, sespaniers qu’il casait sur l’impériale ; puis elle montait enlevant haut la jambe pour atteindre le marche-pied, en montrant unfort mollet vêtu d’un bas bleu.

Et chaque fois Polyte répétait la mêmeplaisanterie : « Mazette, il n’a pas maigri. »

Et elle riait, trouvant ça drôle.

Puis il lançait un « Hue cocotte, »qui remettait en route son maigre cheval. Alors Céleste, atteignantson porte-monnaie dans le fond de sa poche, en tirait lentement dixsous, six sous pour elle et quatre pour les paniers, et les passaità Polyte par-dessus l’épaule. Il les prenait en disant :

– C’est pas encore pour aujourd’hui, larigolade ?

Et il riait de tout son cœur en se retournantvers elle pour la regarder à son aise.

Il lui en coûtait beaucoup, à elle, de donnerchaque fois ce demi-franc pour trois kilomètres de route. Et quandelle n’avait pas de sous, elle en souffrait davantage encore, nepouvant se décider à allonger une pièce d’argent.

Et un jour, au moment de payer, elledemanda :

– Pour une bonne pratique comme mé, vousdevriez bien ne prendre que six sous ?

Il se mit à rire :

– Six sous, ma belle, vous valez mieuxque ça, pour sûr.

Elle insistait :

– Ça vous fait pas moins deux francs parmois.

Il cria en tapant sur sa rosse :

– T’nez, j’suis coulant, j’vous passeraiça pour une rigolade.

Elle demanda d’un air niais :

« Qué que c’est que vousdites ? »

Il s’amusait tellement qu’il toussait à forcede rire.

– Une rigolade, c’est une rigolade,pardi, une rigolade fille et garçon, en avant deux sansmusique.

Elle comprit, rougit, et déclara :

– Je n’suis pas de ce jeu-là, m’sieuPolyte.

Mais il ne s’intimida pas, et il répétait,s’amusant de plus en plus :

– Vous y viendrez, la belle, une rigoladefille et garçon !

Et depuis lors chaque fois qu’elle le payaitil avait pris l’usage de demander :

– C’est pas encore pour aujourd’hui, larigolade ?

Elle plaisantait aussi là-dessus, maintenant,et elle répondait :

– Pas pour aujourd’hui, m’sieu Polyte,mais c’est pour samedi, pour sûr alors !

Et il criait en riant toujours :

– Entendu pour samedi, ma belle.

Mais elle calculait en dedans que depuis deuxans que durait la chose, elle avait bien payé quarante-huit francsà Polyte, et quarante-huit francs à la campagne ne se trouvent pasdans une ornière ; et elle calculait aussi que dans deuxannées encore, elle aurait payé près de cent francs.

Si bien qu’un jour, un jour de printempsqu’ils étaient seuls, comme il demandait selon sacoutume :

– C’est pas encore pour aujourd’hui, larigolade ?

Elle répondit :

– À vot’désir m’sieu Polyte.

Il ne s’étonna pas du tout et enjamba labanquette de derrière en murmurant d’un air content :

– Et allons donc. J’savais ben qu’on yviendrait.

Et le vieux cheval blanc se mit à trottinerd’un train si doux qu’il semblait danser sur place, sourd à la voixqui criait parfois du fond de la voiture : « Hue donc,Cocotte. Hue donc, Cocotte. »

Trois mois plus tard, Céleste s’aperçutqu’elle était grosse.

* * *

Elle avait dit tout cela d’une voixlarmoyante, à sa mère. Et la vieille, pâle de fureur,demanda :

– Combien que ça y a coûté,alors ?

Céleste répondit :

– Quat’mois, ça fait huit francs, poursûr.

Alors la rage de la campagnarde se déchaînaéperdument, et retombant sur sa fille elle la rebattit jusqu’àperdre le souffle. Puis, s’étant relevée :

– Y as-tu dit, que t’étaitgrosse ?

– Mais non, pour sûr.

– Pourqué que tu y as pointdit ?

– Parce qu’i m’aurait fait r’payerp’têtre ben !

Et la vieille songea, puis, reprenant sesseaux :

– Allons, lève-té, et tâche à v’nir.

Puis, après un silence, elle reprit :

– Et pis n’li dis rien tant qu’i n’verrapoint ; que j’y gagnions ben six ou huit mois !

Et Céleste, s’étant redressée, pleurantencore, décoiffée et bouffie, se remit en marche d’un pas lourd, enmurmurant :

– Pour sûr que j’y dirai point.

Partie 5
La parure

 

C’était une de ces jolies et charmantesfilles, nées, comme par une erreur du destin, dans une familled’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyend’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche etdistingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis duministère de l’instruction publique.

Elle fut simple ne pouvant être parée, maismalheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont pointde caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leurservant de naissance et de famille. Leur finesse native, leurinstinct d’élégance, leur souplesse d’esprit, sont leur seulehiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plusgrandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pourtoutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de lapauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure dessièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont uneautre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, latorturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne quifaisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés etdes rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes,capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautestorchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courtequi dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleurlourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soieancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, etaux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinqheures avec les amis les plus intimes, les hommes connus etrecherchés dont toutes les femmes envient et désirentl’attention.

Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant latable ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de sonmari qui découvrait la soupière en déclarant d’un airenchanté : « Ah ! le bon pot-au-feu ! je nesais rien de meilleur que cela… » elle songeait aux dînersfins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant lesmurailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieud’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servisen des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées etécoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rosed’une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux,rien. Et elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pourcela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante etrecherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade decouvent qu’elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait enrevenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin,de regret, de désespoir et de détresse.

* * *

Or, un soir, son mari rentra, l’air glorieux,et tenant à la main une large enveloppe.

– Tiens, dit-il, voici quelque chose pourtoi.

Elle déchira vivement le papier et en tira unecarte imprimée qui portait ces mots :

« Le ministre de l’instruction publiqueet Mme Georges Ramponneau prient M. etMme Loisel de leur faire l’honneur de venir passerla soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier. »

Au lieu d’être ravie, comme l’espérait sonmari, elle jeta avec dépit l’invitation sur la table,murmurant :

– Que veux-tu que je fasse decela ?

– Mais, ma chérie, je pensais que tuserais contente. Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela,une belle ! J’ai eu une peine infinie à l’obtenir. Tout lemonde en veut ; c’est très recherché et on n’en donne pasbeaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

Elle le regardait d’un œil irrité, et elledéclara avec impatience :

– Que veux-tu que je me mette sur le dospour aller là ?

Il n’y avait pas songé ; ilbalbutia :

– Mais la robe avec laquelle tu vas authéâtre. Elle me semble très bien, à moi…

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que safemme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement descoins des yeux vers les coins de la bouche ; ilbégaya :

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ?

Mais, par un effort violent, elle avait domptésa peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joueshumides :

– Rien. Seulement je n’ai pas de toiletteet par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte àquelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit :

– Voyons, Mathilde. Combien celacoûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servirencore en d’autres occasions, quelque chose de trèssimple ?

Elle réfléchit quelques secondes, établissantses comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demandersans s’attirer un refus immédiat et une exclamation effarée ducommis économe.

Enfin, elle répondit en hésitant :

– Je ne sais pas au juste, mais il mesemble qu’avec quatre cents francs je pourrais arriver.

Il avait un peu pâli, car il réservait justecette somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties dechasse, l’été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelquesamis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant :

– Soit. Je te donne quatre cents francs.Mais tâche d’avoir une belle robe.

* * *

Le jour de la fête approchait, etMme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Satoilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

– Qu’as-tu ? Voyons, tu es toutedrôle depuis trois jours.

Et elle répondit :

– Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou,pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère commetout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée.

Il reprit :

– Tu mettras des fleurs naturelles. C’esttrès chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux outrois roses magnifiques.

Elle n’était point convaincue.

– Non… il n’y a rien de plus humiliantque d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s’écria :

– Que tu es bête ! Va trouver tonamie Mme Forestier et demande-lui de te prêter desbijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela.

Elle poussa un cri de joie :

– C’est vrai. Je n’y avais pointpensé.

Le lendemain, elle se rendit chez son amie etlui conta sa détresse.

Mme Forestier alla vers sonarmoire à glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dità Mme Loisel :

– Choisis, ma chère.

Elle vit d’abord des bracelets, puis uncollier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries,d’un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace,hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elledemandait toujours :

– Tu n’as plus rien autre ?

– Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce quipeut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte desatin noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur semit à battre d’un désir immodéré. Ses mains tremblaient en laprenant. Elle l’attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante,et demeura en extase devant elle-même.

Puis, elle demanda, hésitante, pleined’angoisse :

– Peux-tu me prêter cela, rien quecela ?

– Mais, oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avecemportement, puis s’enfuit avec son trésor.

* * *

Le jour de la fête arriva.Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie quetoutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous leshommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à êtreprésentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle.Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement,grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe desa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage debonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, detous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douceau cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Sonmari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec troisautres messieurs dont les femmes s’amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtementsqu’il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vieordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élégance de la toilettede bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir, pour ne pas êtreremarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de richesfourrures.

Loisel la retenait :

– Attends donc. Tu vas attraper froiddehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l’écoutait point et descendaitrapidement l’escalier. Lorsqu’ils furent dans la rue, ils netrouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher,criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés,grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieuxcoupés noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue,comme s’ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu’à leur porte, rue desMartyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pourelle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait être au Ministère àdix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s’étaitenveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore unefois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n’avaitplus sa rivière autour du cou !

Son mari, à moitié dévêtu, déjà,demanda :

– Qu’est-ce que tu as ?

Elle se tourna vers lui, affolée :

– J’ai… j’ai… je n’ai plus la rivière demadame Forestier.

Il se dressa, éperdu :

– Quoi !… comment !… Ce n’estpas possible !

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe,dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne latrouvèrent point.

Il demandait :

– Tu es sûre que tu l’avais encore enquittant le bal ?

– Oui, je l’ai touchée dans le vestibuledu Ministère.

– Mais, si tu l’avais perdue dans la rue,nous l’aurions entendu tomber. Elle doit être dans le fiacre.

– Oui, c’est probable. As-tu pris lenuméro ?

– Non. Et toi, tu ne l’as pasregardé ?

– Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel serhabilla.

– Je vais, dit-il, refaire tout le trajetque nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouveraipas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette desoirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sansfeu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n’avaitrien trouvé.

Il se rendit à la Préfecture de police, auxjournaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies depetites voitures, partout enfin où un soupçon d’espoir lepoussait.

Elle attendit tout le jour, dans le même étatd’effarement devant cet affreux désastre.

Loisel revint le soir, avec la figure creusée,pâlie ; il n’avait rien découvert.

– Il faut, dit-il, écrire à ton amie quetu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer.Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.

* * *

Au bout d’une semaine, ils avaient perdu touteespérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans,déclara :

– Il faut aviser à remplacer cebijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte quil’avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom setrouvait dedans. Il consulta ses livres :

– Ce n’est pas moi, madame, qui ai venducette rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier,cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurssouvenirs, malades tous deux de chagrin et d’angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique duPalais-Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrementsemblable à celui qu’ils cherchaient. Il valait quarante millefrancs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas levendre avant trois jours. Et ils firent condition qu’on lereprendrait, pour trente-quatre mille francs, si le premier étaitretrouvé avant la fin de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que luiavait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l’un,cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fitdes billets, prit des engagements ruineux, eut affaire auxusuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la finde son existence, risqua sa signature sans savoir même s’ilpourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses del’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par laperspective de toutes les privations physiques et de toutes lestortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposantsur le comptoir du marchand trente-six mille francs.

Quand Mme Loisel reporta laparure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d’un airfroissé :

– Tu aurais dû me la rendre plus tôt,car, je pouvais en avoir besoin.

Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutaitson amie. Si elle s’était aperçue de la substitution,qu’aurait-elle pensé ? qu’aurait-elle dit ? Nel’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?

* * *

Mme Loisel connut la viehorrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, toutd’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable.Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea delogement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, lesodieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant sesongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles.Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’ellefaisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaquematin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage poursouffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez lefruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras,marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérableargent.

Il fallait chaque mois payer des billets, enrenouveler d’autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait le soir à mettre au netles comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de lacopie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué,tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêtssuperposés.

Mme Loisel semblait vieille,maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude,des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et lesmains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers.Mais parfois, lorsque son mari était au bureau elle s’asseyaitauprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d’autrefois,à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n’avait pointperdu cette parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme lavie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chosepour vous perdre ou vous sauver !

* * *

Or, un dimanche, comme elle était allée faireun tour aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de lasemaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait unenfant. C’était Mme Forestier, toujours jeune,toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue.Allait-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu’elleavait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s’approcha.

– Bonjour, Jeanne.

L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnantd’être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Ellebalbutia :

– Mais… madame !… Je ne sais… Vousdevez vous tromper.

– Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri :

– Oh !… ma pauvre Mathilde, comme tues changée !…

– Oui, j’ai eu des jours bien durs,depuis que je ne t’ai vue ; et bien des misères… et cela àcause de toi !…

– De moi… Comment ça ?

– Tu te rappelles bien cette rivière dediamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien, je l’ai perdue.

– Comment ! puisque tu me l’asrapportée.

– Je t’en ai rapporté une autre toutepareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que çan’était pas aisé pour nous, qui n’avions rien… Enfin c’est fini, etje suis rudement contente.

Mme Forestier s’étaitarrêtée.

– Tu dis que tu as acheté une rivière dediamants pour remplacer la mienne ?

– Oui… Tu ne t’en étais pas aperçue,hein ? Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d’une joie orgueilleuse etnaïve.

Mme Forestier, fort émue, luiprit les deux mains.

– Oh ! ma pauvre Mathilde !Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq centsfrancs !…

Partie 6
Le bonheur

 

C’était l’heure du thé, avant l’entrée deslampes. La villa dominait la mer ; le soleil disparu avaitlaissé le ciel tout rose de son passage, frotté de poudred’or ; et la Méditerranée, sans une ride, sans un frisson,lisse, luisante encore sous le jour mourant, semblait une plaque demétal polie et démesurée.

Au loin, sur la droite, les montagnesdentelées dessinaient leur profil noir sur la pourpre pâlie ducouchant.

On parlait de l’amour, on discutait ce vieuxsujet, on redisait des choses qu’on avait dites, déjà, biensouvent. La mélancolie douce du crépuscule alentissait les paroles,faisait flotter un attendrissement dans les âmes, et ce mot :« amour », qui revenait sans cesse, tantôt prononcé parune forte voix d’homme, tantôt dit par une voix de femme au timbreléger, paraissait emplir le petit salon, y voltiger comme unoiseau, y planer comme un esprit.

Peut-on aimer plusieurs années desuite ?

– Oui, prétendaient les uns.

– Non, affirmaient les autres.

On distinguait les cas, on établissait desdémarcations, on citait des exemples ; et tous, hommes etfemmes, pleins de souvenirs surgissants et troublants, qu’ils nepouvaient citer et qui leur montaient aux lèvres, semblaient émus,parlaient de cette chose banale et souveraine, l’accord tendre etmystérieux de deux êtres, avec une émotion profonde et un intérêtardent.

Mais tout à coup quelqu’un, ayant les yeuxfixés au loin, s’écria :

– Oh ! voyez, là-bas, qu’est-ce quec’est ?

Sur la mer, au fond de l’horizon, surgissaitune masse grise, énorme et confuse.

Les femmes s’étaient levées et regardaientsans comprendre cette chose surprenante qu’elles n’avaient jamaisvue.

Quelqu’un dit :

– C’est la Corse ! On l’aperçoitainsi deux ou trois fois par an dans certaines conditionsd’atmosphère exceptionnelles, quand l’air d’une limpidité parfaitene la cache plus par ces brumes de vapeur d’eau qui voilenttoujours les lointains.

On distinguait vaguement les crêtes, on crutreconnaître la neige des sommets. Et tout le monde restait surpris,troublé, presque effrayé par cette brusque apparition d’un monde,par ce fantôme sorti de la mer. Peut-être eurent-ils de ces visionsétranges, ceux qui partirent, comme Colomb, à travers les océansinexplorés.

Alors un vieux monsieur, qui n’avait pasencore parlé, prononça :

– Tenez, j’ai connu dans cette île, quise dresse devant nous, comme pour répondre elle-même à ce que nousdisions et me rappeler un singulier souvenir, j’ai connu un exempleadmirable d’un amour constant, d’un amour invraisemblablementheureux.

Le voici.

* * *

Je fis, voilà cinq ans, un voyage en Corse.Cette île sauvage est plus inconnue et plus loin de nous quel’Amérique, bien qu’on la voie quelquefois des côtes de France,comme aujourd’hui.

Figurez-vous un monde encore en chaos, unetempête de montagnes que séparent des ravins étroits où roulent destorrents ; pas une plaine, mais d’immenses vagues de granit etde géantes ondulations de terre couvertes de maquis ou de hautesforêts de châtaigniers et de pins. C’est un sol vierge, inculte,désert, bien que parfois on aperçoive un village, pareil à un tasde rochers au sommet d’un mont. Point de culture, aucune industrie,aucun art. On ne rencontre jamais un morceau de bois travaillé, unbout de pierre sculptée, jamais le souvenir du goût enfantin ouraffiné des ancêtres pour les choses gracieuses et belles. C’est làmême ce qui frappe le plus en ce superbe et dur pays :l’indifférence héréditaire pour cette recherche des formesséduisantes qu’on appelle l’art.

L’Italie, où chaque palais, plein dechefs-d’œuvre, est un chef-d’œuvre lui-même, où le marbre, le bois,le bronze, le fer, les métaux et les pierres attestent le génie del’homme, où les plus petits objets anciens qui traînent dans lesvieilles maisons révèlent ce divin souci de la grâce, est pour noustous la patrie sacrée que l’on aime parce qu’elle nous montre etnous prouve l’effort, la grandeur, la puissance et le triomphe del’intelligence créatrice.

Et, en face d’elle, la Corse sauvage estrestée telle qu’en ses premiers jours. L’être y vit dans sa maisongrossière, indifférent à tout ce qui ne touche point son existencemême ou ses querelles de famille. Et il est resté avec les défautset les qualités des races incultes, violent, haineux, sanguinaireavec inconscience, mais aussi hospitalier, généreux, dévoué, naïf,ouvrant sa porte aux passants et donnant son amitié fidèle pour lamoindre marque de sympathie.

Donc depuis un mois j’errais à travers cetteîle magnifique, avec la sensation que j’étais au bout du monde.Point d’auberges, point de cabarets, point de routes. On gagne, pardes sentiers à mulets, ces hameaux accrochés au flanc desmontagnes, qui dominent des abîmes tortueux d’où l’on entendmonter, le soir, le bruit continu, la voix sourde et profonde dutorrent. On frappe aux portes des maisons. On demande un abri pourla nuit et de quoi vivre jusqu’au lendemain. Et on s’asseoit àl’humble table, et on dort sous l’humble toit ; et on serre,au matin, la main tendue de l’hôte qui vous a conduit jusqu’auxlimites du village.

Or, un soir, après dix heures de marche,j’atteignis une petite demeure toute seule au fond d’un étroitvallon qui allait se jeter à la mer une lieue plus loin. Les deuxpentes rapides de la montagne, couvertes de maquis, de rocs ébouléset de grands arbres, enfermaient comme deux sombres murailles ceravin lamentablement triste.

Autour de la chaumière, quelques vignes, unpetit jardin, et plus loin, quelques grands châtaigniers, de quoivivre enfin, une fortune pour ce pays pauvre.

La femme qui me reçut était vieille, sévère etpropre, par exception. L’homme, assis sur une chaise de paille, seleva pour me saluer, puis se rassit sans dire un mot. Sa compagneme dit :

– Excusez-le ; il est sourdmaintenant. Il a quatre-vingt-deux ans.

Elle parlait le français de France. Je fussurpris.

Je lui demandai :

– Vous n’êtes pas de Corse ?

Elle répondit :

– Non ; nous sommes descontinentaux. Mais voilà cinquante ans que nous habitons ici.

Une sensation d’angoisse et de peur me saisità la pensée de ces cinquante années écoulées dans ce trou sombre,si loin des villes où vivent les hommes. Un vieux berger rentra, etl’on se mit à manger le seul plat du dîner, une soupe épaisse oùavaient cuit ensemble des pommes de terre, du lard et deschoux.

Lorsque le court repas fut fini, j’allaim’asseoir devant la porte, le cœur serré par la mélancolie du mornepaysage, étreint par cette détresse qui prend parfois les voyageursen certains soirs tristes, en certains lieux désolés. Il semble quetout soit près de finir, l’existence et l’univers. On perçoitbrusquement l’affreuse misère de la vie, l’isolement de tous, lenéant de tout, et la noire solitude du cœur qui se berce et setrompe lui-même par des rêves jusqu’à la mort.

La vieille femme me rejoignit et, torturée parcette curiosité qui vit toujours au fond des âmes les plusrésignées :

– Alors vous venez de France ?dit-elle.

– Oui, je voyage pour mon plaisir.

– Vous êtes de Paris,peut-être ?

– Non, je suis de Nancy.

Il me sembla qu’une émotion extraordinairel’agitait. Comment ai-je vu ou plutôt senti cela, je n’en saisrien.

Elle répéta d’une voix lente :

– Vous êtes de Nancy ?

L’homme parut dans la porte, impassible commesont les sourds.

Elle reprit :

– Ça ne fait rien. Il n’entend pas.

Puis, au bout de quelques secondes :

– Alors vous connaissez du monde àNancy ?

– Mais oui, presque tout le monde.

– La famille de Sainte-Allaize ?

– Oui, très bien ; c’étaient desamis de mon père.

– Comment vous appelez-vous ?

Je dis mon nom. Elle me regarda fixement, puisprononça, de cette voix basse qu’éveillent les souvenirs :

– Oui, oui, je me rappelle bien. Et lesBrisemare, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

– Tous sont morts.

– Ah ! Et les Sirmont, vous lesconnaissiez ?

– Oui, le dernier est général.

Alors elle dit, frémissante d’émotion,d’angoisse, de je ne sais quel sentiment confus, puissant et sacré,de je ne sais quel besoin d’avouer, de dire tout, de parler de ceschoses qu’elle avait tenues jusque-là enfermées au fond de soncœur, et de ces gens dont le nom bouleversait son âme :

– Oui, Henri de Sirmont. Je le sais bien.C’est mon frère.

Et je levai les yeux vers elle, effaré desurprise. Et tout d’un coup le souvenir me revint.

Cela avait fait, jadis, un gros scandale dansla noble Lorraine. Une jeune fille, belle et riche, Suzanne deSirmont, avait été enlevée par un sous-officier de hussards durégiment que commandait son père.

C’était un beau garçon, fils de paysans, maisportant bien le dolman bleu, ce soldat qui avait séduit la fille deson colonel. Elle l’avait vu, remarqué, aimé en regardant défilerles escadrons, sans doute. Mais comment lui avait-elle parlé,comment avaient-ils pu se voir, s’entendre ? commentavait-elle osé lui faire comprendre qu’elle l’aimait ? Cela,on ne le sut jamais.

On n’avait rien deviné, rien pressenti. Unsoir, comme le soldat venait de finir son temps, il disparut avecelle. On les chercha, on ne les retrouva pas. On n’en eut jamaisdes nouvelles et on la considérait comme morte.

Et je la retrouvais ainsi dans ce sinistrevallon.

Alors je repris à mon tour :

– Oui, je me rappelle bien. Vous êtesmademoiselle Suzanne.

Elle fit « oui », de la tête. Deslarmes tombaient de ses yeux. Alors, me montrant d’un regard levieillard immobile sur le seuil de sa masure, elle medit :

– C’est lui.

Et je compris qu’elle l’aimait toujours,qu’elle le voyait encore avec ses yeux séduits.

Je demandai :

– Avez-vous été heureuse aumoins ?

Elle répondit, avec une voix qui venait ducœur :

– Oh ! oui, très heureuse. Il m’arendue très heureuse. Je n’ai jamais rien regretté.

Je la contemplais, triste, surpris, émerveillépar la puissance de l’amour ! Cette fille riche avait suivicet homme, ce paysan. Elle était devenue elle-même une paysanne.Elle s’était faite à sa vie sans charmes, sans luxe, sansdélicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ses habitudessimples. Et elle l’aimait encore. Elle était devenue une femme derustre, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat deterre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, unebouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait surune paillasse à son côté.

Elle n’avait jamais pensé à rien, qu’àlui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, niles élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfuméedes chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets oùplongent les corps pour le repos. Elle n’avait eu jamais besoin quede lui ; pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien.

Elle avait abandonné la vie, toute jeune, etle monde, et ceux qui l’avaient élevée, aimée. Elle était venue,seule avec lui, en ce sauvage ravin. Et il avait été tout pourelle, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on rêve, tout ce qu’onattend sans cesse, tout ce qu’on espère sans fin. Il avait empli debonheur son existence, d’un bout à l’autre.

Elle n’aurait pas pu être plus heureuse.

Et toute la nuit, en écoutant le soufflerauque du vieux soldat étendu sur son grabat, à côté de celle quil’avait suivi si loin, je pensais à cette étrange et simpleaventure, à ce bonheur si complet, fait de si peu.

Et je partis au soleil levant, après avoirserré la main des deux vieux époux.

* * *

Le conteur se tut. Une femme dit :

– C’est égal, elle avait un idéal tropfacile, des besoins trop primitifs et des exigences trop simples.Ce ne pouvait être qu’une sotte.

Une autre prononça d’une voix lente :

– Qu’importe ! elle futheureuse.

Et là-bas, au fond de l’horizon, la Corses’enfonçait dans la nuit, rentrait lentement dans la mer, effaçaitsa grande ombre apparue comme pour raconter elle-même l’histoiredes deux humbles amants qu’abritait son rivage.

Partie 7
Le vieux

 

Un tiède soleil d’automne tombait dans la courde ferme, par-dessus les grands hêtres des fossés. Sous le gazontondu par les vaches, la terre, imprégnée de pluie récente, étaitmoite, enfonçait sous les pieds avec un bruit d’eau ; et lespommiers chargés de pommes semaient leurs fruits d’un vert pâle,dans le vert foncé de l’herbage.

Quatre jeunes génisses paissaient, attachéesen ligne, et meuglaient par moments vers la maison ; lesvolailles mettaient un mouvement coloré sur le fumier, devantl’étable, et grattaient, remuaient, caquetaient, tandis que lesdeux coqs chantaient sans cesse, cherchaient des vers pour leurspoules, qu’ils appelaient d’un gloussement vif.

La barrière de bois s’ouvrit ; un hommeentra, âgé de quarante ans peut-être, mais qui semblait vieux desoixante, ridé, tortu, marchant à grands pas lents, alourdis par lepoids de lourds sabots pleins de paille. Ses bras trop longspendaient des deux côtés du corps. Quand il approcha de la ferme,un roquet jaune, attaché au pied d’un énorme poirier, à côté d’unbaril qui lui servait de niche, remua la queue, puis se mit àjapper en signe de joie. L’homme cria :

– À bas, Finot !

Le chien se tut.

Une paysanne sortit de la maison. Son corpsosseux, large et plat, se dessinait sous un caraco de laine quiserrait la taille. Une jupe grise, trop courte, tombait jusqu’à lamoitié des jambes, cachées en des bas bleus, et elle portait aussides sabots pleins de paille. Un bonnet blanc, devenu jaune,couvrait quelques cheveux collés au crâne, et sa figure brune,maigre, laide, édentée, montrait cette physionomie sauvage et brutequ’ont souvent les faces des paysans.

L’homme demanda :

– Comment qu’y va ?

La femme répondit :

– M’sieu l’curé dit que c’est la fin,qu’il n’passera point la nuit.

Ils entrèrent tous deux dans la maison.

Après avoir traversé la cuisine, ilspénétrèrent dans la chambre, basse, noire, à peine éclairée par uncarreau, devant lequel tombait une loque d’indienne normande. Lesgrosses poutres du plafond, brunies par le temps, noires etenfumées, traversaient la pièce de part en part, portant le minceplancher du grenier, où couraient, jour et nuit, des troupeaux derats.

Le sol de terre, bossué, humide, semblaitgras, et, dans le fond de l’appartement, le lit faisait une tachevaguement blanche. Un bruit régulier, rauque, une respiration dure,râlante, sifflante, avec un gargouillement d’eau comme celui quefait une pompe brisée, partait de la couche enténébrée où agonisaitun vieillard, le père de la paysanne.

L’homme et la femme s’approchaient etregardèrent le moribond, de leur œil placide et résigné.

Le gendre dit :

– C’te fois, c’est fini ; i n’irapas seulement à la nuit.

La fermière reprit :

– C’est d’puis midi qu’i gargotte commeça.

Puis ils se turent. Le père avait les yeuxfermés, le visage couleur de terre, si sec qu’il semblait en bois.Sa bouche entrouverte laissait passer son souffle clapotant etdur ; et le drap de toile grise se soulevait sur la poitrine àchaque aspiration.

Le gendre, après un long silence,prononça :

– Y a qu’a le quitter finir. J’y pouvonsrien. Tout d’même c’est dérangeant pour les cossards, vu l’tempsqu’est bon, qu’il faut r’piquer d’main.

Sa femme parut inquiète à cette pensée. Elleréfléchit quelques instants, puis déclara :

– Puisqu’i va passer, on l’enterrera pasavant samedi ; t’auras ben d’main pour les cossards.

Le paysan méditait ; il dit :

– Oui, mais d’main qui faudra qu’invitepour l’imunation, que j’n’ai ben pour cinq à six heures à aller deTourville à Manetot chez tout le monde.

La femme, après avoir médité deux ou troisminutes, prononça :

– Il n’est seulement point trois heures,qu’tu pourrais commencer la tournée anuit et faire tout l’côté deTourville. Tu peux ben dire qu’il a passé, puisqu’i n’en a pasquasiment pour la relevée.

L’homme demeura quelques instants perplexe,pesant les conséquences et les avantages de l’idée. Enfin ildéclara :

– Tout d’même, j’y vas.

Il allait sortir ; il revint et, aprèsune hésitation :

– Pisque t’as point d’ouvrage, loche despommes à cuire, et pis tu feras quatre douzaines de douillons pourceux qui viendront à l’imunation, vu qu’i faudra se réconforter.T’allumeras le four avec la bourrée qu’est sous l’hangar aupressoir. Elle est sèque.

Et il sortit de la chambre, rentra dans lacuisine, ouvrit le buffet, prit un pain de six livres, en coupasoigneusement une tranche, recueillit dans le creux de sa main lesmiettes tombées sur la tablette, et se les jeta dans la bouche pourne rien perdre. Puis il enleva avec la pointe de son couteau un peude beurre salé au fond d’un pot de terre brune, l’étendit sur sonpain, qu’il se mit à manger lentement, comme il faisait tout.

Et il retraversa la cour, apaisa le chien, quise remettait à japper, sortit sur le chemin qui logeait son fossé,et s’éloigna dans la direction de Tourville.

* * *

Restée seule, la femme se mit à la besogne.Elle découvrit la huche à la farine, et prépara la pâte auxdouillons. Elle la pétrissait longuement, la tournant et laretournant, la maniant, l’écrasant, la broyant. Puis elle en fitune grosse boule d’un blanc jaune, qu’elle laissa sur le coin de latable.

Alors elle alla chercher les pommes et, pourne point blesser l’arbre avec la gaule, elle grimpa dedans au moyend’un escabeau. Elle choisissait les fruits avec soin, pour neprendre que les plus mûrs, et les entassait dans son tablier.

Une voix l’appela du chemin :

– Ohé, madame Chicot !

Elle se retourna. C’était un voisin, maîtreOsime Favet, le maire, qui s’en allait fumer ses terres, assis, lesjambes pendantes, sur le tombereau d’engrais. Elle se retourna, etrépondit :

– Qué quy a pour vot’service, maîtOsime ?

– Et le pé, où qui n’en est !

Elle cria :

– Il est quasiment passé. C’est samedil’imunation, à sept heures, vu les cossards qui pressent.

Le voisin répliqua :

– Entendu. Bonne chance !Portez-vous bien.

Elle répondit à sa politesse :

– Merci, et vous d’même.

Puis elle se remit à cueillir ses pommes.

Aussitôt qu’elle fut rentrée, elle alla voirson père, s’attendant à le trouver mort. Mais dès la porte elledistingua son râle bruyant et monotone, et, jugeant inutiled’approcher du lit pour ne point perdre de temps, elle commença àpréparer les douillons.

Elle enveloppait les fruits, un à un, dans unemince feuille de pâte, puis les alignait au bord de la table. Quandelle eut fait quarante-huit boules, rangées par douzaines l’unedevant l’autre, elle pensa à préparer le souper, et elle accrochasur le feu sa marmite, pour faire cuire les pommes de terre ;car elle avait réfléchi qu’il était inutile d’allumer le four, cejour-là même, ayant encore le lendemain tout entier pour terminerles préparatifs.

Son homme rentra vers cinq heures. Dès qu’ileut franchi le seuil, il demanda :

– C’est-il fini ?

Elle répondit :

– Point encore ; ça gargouilletoujours.

Ils allèrent voir. Le vieux était absolumentdans le même état. Son souffle rauque, régulier comme un mouvementd’horloge, ne s’était ni accéléré ni ralenti. Il revenait deseconde en seconde, variant un peu de ton, suivant que l’airentrait ou sortait de la poitrine.

Son gendre le regarda, puis il dit :

– I finira sans qu’on y pense, comme unechandelle.

Ils rentrèrent dans la cuisine et, sansparler, se mirent à souper. Quand ils eurent avalé la soupe, ilsmangèrent encore une tartine de beurre, puis, aussitôt lesassiettes lavées, rentrèrent dans la chambre de l’agonisant.

La femme, tenant une petite lampe à mèchefumeuse, la promena devant le visage de son père. S’il n’avait pasrespiré, on l’aurait cru mort assurément.

Le lit des deux paysans était caché à l’autrebout de la chambre, dans une espèce d’enfoncement. Ils secouchèrent sans dire un mot, éteignirent la lumière, fermèrent lesyeux ; et bientôt deux ronflements inégaux, l’un plus profond,l’autre plus aigu, accompagnèrent le râle ininterrompu dumourant.

Les rats couraient dans le grenier.

* * *

Le mari s’éveilla dès les premières pâleurs dujour. Son beau-père vivait encore. Il secoua sa femme, inquiet decette résistance du vieux.

– Dis donc, Phémie, i n’veut point finir.Qué qu’tu f’rais, té ?

Il la savait de bon conseil.

Elle répondit :

– I n’passera point l’jour, pour sûr. N’ya point n’a craindre. Pour lors que l’maire n’opposera pas qu’onl’enterre tout de même demain, vu qu’on l’a fait pour maître Rénardle pé, qu’a trépassé juste aux semences.

Il fut convaincu par l’évidence duraisonnement, et il partit aux champs.

Sa femme fit cuire les douillons, puisaccomplit toutes les besognes de la ferme.

À midi, le vieux n’était point mort. Les gensde journée loués pour le repiquage des cossarts vinrent en groupeconsidérer l’ancien qui tardait à s’en aller. Chacun dit son mot,puis ils repartirent dans les terres.

À six heures, quand on rentra, le pèrerespirait encore. Son gendre, à la fin, s’effraya.

– Qué qu’tu f’rais, à c’te heure, té,Phémie ?

Elle ne savait non plus que résoudre. On allatrouver le maire. Il promit qu’il fermerait les yeux etautoriserait l’enterrement le lendemain. L’officier de santé, qu’onalla voir, s’engagea aussi, pour obliger maître Chicot, à antidaterle certificat de décès. L’homme et la femme rentrèrenttranquilles.

Ils se couchèrent et s’endormirent comme laveille, mêlant leurs souffles sonores au souffle plus faible duvieux.

Quand ils s’éveillèrent, il n’était pointmort.

* * *

Alors ils furent atterrés. Ils restaientdebout, au chevet du père, le considérant avec méfiance, comme s’ilavait voulu leur jouer un vilain tour, les tromper, les contrarierpar plaisir, et ils lui en voulaient surtout du temps qu’il leurfaisait perdre.

Le gendre demanda :

– Qué que j’allons faire ?

Elle n’en savait rien ; ellerépondit :

– C’est-i contrariant, toutd’même !

On ne pouvait maintenant prévenir tous lesinvités, qui allaient arriver sur l’heure. On résolut de lesattendre, pour leur expliquer la chose.

Vers sept heures moins dix, les premiersapparurent. Les femmes en noir, la tête couverte d’un grand voile,s’en venaient d’un air triste. Les hommes, gênés dans leurs vestesde drap, s’avançaient plus délibérément, deux par deux, en devisantdes affaires.

Maître Chicot et sa femme, effarés, lesreçurent en se désolant ; et tous deux, tout à coup, au mêmemoment, en abordant le premier groupe, se mirent à pleurer. Ilsexpliquaient l’aventure, contaient leur embarras, offraient deschaises, se remuaient, s’excusaient, voulaient prouver que tout lemonde aurait fait comme eux, parlaient sans fin, devenusbrusquement bavards à ne laisser personne leur répondre.

Ils allaient de l’un à l’autre :

– Je l’aurions point cru ; c’estpoint croyable qu’il aurait duré comme ça !

Les invités interdits, un peu déçus, comme desgens qui manquent une cérémonie attendue, ne savaient que faire,demeuraient assis ou debout. Quelques-uns voulurent s’en aller.Maître Chicot les retint :

– J’allons casser une croûte tout d’même.J’avions fait des douillons ; faut bien n’en profiter.

Les visages s’éclairèrent à cette pensée. Onse mit à causer à voix basse. La cour peu à peu s’emplissait ;les premiers venus disaient la nouvelle aux nouveaux arrivants. Onchuchotait, l’idée des douillons égayant tout le monde.

Les femmes entraient pour regarder le mourant.Elles se signaient auprès du lit, balbutiaient une prière,ressortaient. Les hommes, moins avides de ce spectacle, jetaient unseul coup d’œil de la fenêtre qu’on avait ouverte.

Mme Chicot expliquaitl’agonie :

– V’là deux jours qu’il est comme ça, niplus ni moins, ni plus haut ni plus bas. Dirait-on point eune pompequ’a pu d’iau ?

* * *

Quand tout le monde eut vu l’agonisant, onpensa à la collation ; mais, comme on était trop nombreux pourtenir dans la cuisine, on sortit la table devant la porte. Lesquatre douzaines de douillons, dorés, appétissants, tiraient lesyeux, disposés dans deux grands plats. Chacun avançait le bras pourprendre le sien, craignant qu’il n’y en eût pas assez. Mais il enresta quatre.

Maître Chicot, la bouche pleine,prononça :

– S’i nous véyait, l’pé, ça lui f’raitdeuil. C’est li qui les aimait d’son vivant.

Un gros paysan jovial déclara :

– I n’en mangera pu, à c’t’heure. Chacunson tour.

Cette réflexion, loin d’attrister les invités,sembla les réjouir. C’était leur tour, à eux, de manger desboules.

Mme Chicot, désolée de ladépense, allait sans cesse au cellier chercher du cidre. Les brocsse suivaient et se vidaient coup sur coup. On riait maintenant, onparlait fort, on commençait à crier comme on crie dans lesrepas.

Tout à coup une vieille paysanne qui étaitrestée près du moribond, retenue par une peur avide de cette chosequi lui arriverait bientôt à elle-même, apparut à la fenêtre, etcria d’une voix aiguë :

– Il a passé ! il a passé !

Chacun se tut. Les femmes se levèrent vivementpour aller voir.

Il était mort, en effet. Il avait cessé derâler. Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à leuraise. On n’avait pas fini de mâcher les boules. Il avait mal choisison moment, ce gredin-là.

Les Chicot, maintenant, ne pleuraient plus.C’était fini, ils étaient tranquilles. Ils répétaient :

– J’savions bien qu’ça n’pouvait pointdurer. Si seulement il avait pu s’décider c’te nuit, ça n’auraitpoint fait tout ce dérangement.

N’importe, c’était fini. On l’enterreraitlundi, voilà tout, et on remangerait des douillons pourl’occasion.

Les invités s’en allèrent, en causant de lachose, contents tout de même d’avoir vu ça et aussi d’avoir casséune croûte.

Et quand l’homme et la femme furent demeuréstout seuls, face à face, elle dit, la figure contractée parl’angoisse :

– Faudra tout d’même r’cuire quatredouzaines de boules ! Si seulement il avait pu s’décider c’tenuit !

Et le mari, plus résigné, répondit :

– Ça n’serait pas à r’faire tous lesjours.

Partie 8
Un lâche

 

On l’appelait dans le monde : le« beau Signoles. » Il se nommait le vicomteGontran-Joseph de Signoles.

Orphelin et maître d’une fortune suffisante,il faisait figure, comme on dit. Il avait de la tournure et del’allure, assez de parole pour faire croire à de l’esprit, unecertaine grâce naturelle, un air de noblesse et de fierté, lamoustache brave et l’œil doux, ce qui plaît aux femmes.

Il était demandé dans les salons, recherchépar les valseuses, et il inspirait aux hommes cette inimitiésouriante qu’on a pour les gens de figure énergique. On lui avaitsoupçonné quelques amours capables de donner fort bonne opiniond’un garçon. Il vivait heureux, tranquille, dans le bien-être moralle plus complet. On savait qu’il tirait bien l’épée et mieux encorele pistolet.

– Quand je me battrai, disait-il, jechoisirai le pistolet. Avec cette arme, je suis sûr de tuer monhomme.

Or, un soir, comme il avait accompagné authéâtre deux jeunes femmes de ses amies, escortées d’ailleurs deleurs époux, il leur offrit, après le spectacle, de prendre uneglace chez Tortoni. Ils étaient entrés depuis quelques minutes,quand il s’aperçut qu’un monsieur assis à une table voisineregardait avec obstination une de ses voisines. Elle semblaitgênée, inquiète, baissait la tête. Enfin elle dit à sonmari :

– Voici un homme qui me dévisage. Moi, jene le connais pas ; le connais-tu ?

Le mari, qui n’avait rien vu, leva les yeux,mais déclara :

– Non, pas du tout.

La jeune femme reprit, moitié souriante,moitié fâchée :

– C’est fort gênant ; cet individume gâte ma glace.

Le mari haussa les épaules :

– Bast ! n’y fais pas attention.S’il fallait s’occuper de tous les insolents qu’on rencontre, onn’en finirait pas.

Mais le vicomte s’était levé brusquement. Ilne pouvait admettre que cet inconnu gâtait une glace qu’il avaitofferte. C’était à lui que l’injure s’adressait, puisque c’étaitpar lui et pour lui que ses amis étaient entrés dans ce café.L’affaire donc ne regardait que lui.

Il s’avança vers l’homme et lui dit :

– Vous avez, monsieur, une manière deregarder ces dames que je ne puis tolérer. Je vous prie de vouloirbien cesser cette insistance.

L’autre répliqua :

– Vous allez me ficher la paix, vous.

Le vicomte déclara, les dentsserrées :

– Prenez garde, monsieur, vous allez meforcer à passer la mesure.

Le monsieur ne répondit qu’un mot, un motordurier qui sonna d’un bout à l’autre du café, et fit, comme parl’effet d’un ressort accomplir à chaque consommateur un mouvementbrusque. Tous ceux qui tournaient le dos se retournèrent ;tous les autres levèrent la tête ; trois garçons pivotèrentsur leurs talons comme des toupies ; les deux dames ducomptoir eurent un sursaut, puis une conversion du torse entier,comme si elles eussent été deux automates obéissant à la mêmemanivelle.

Un grand silence s’était fait. Puis, tout àcoup, un bruit sec claqua dans l’air. Le vicomte avait giflé sonadversaire. Tout le monde se leva pour s’interposer. Des cartesfurent échangées.

* * *

Quand le vicomte fut rentré chez lui, ilmarcha pendant quelques minutes à grands pas vifs, à travers sachambre. Il était trop agité pour réfléchir à rien. Une seule idéeplanait sur son esprit : « un duel », sans que cetteidée éveillât encore en lui une émotion quelconque. Il avait faitce qu’il devait faire ; il s’était montré ce qu’il devaitêtre. On en parlerait, on l’approuverait, on le féliciterait. Ilrépétait à voix haute, parlant comme on parle dans les grandstroubles de pensée :

– Quelle brute que cet homme !

Puis il s’assit et il se mit à réfléchir. Illui fallait, dès le matin, trouver des témoins. Quichoisirait-il ? Il cherchait les gens les plus posés et lesplus célèbres de sa connaissance. Il prit enfin le marquis de LaTour-Noire et le colonel Bourdin, un grand seigneur et un soldat,c’était fort bien. Leurs noms porteraient dans les journaux. Ils’aperçut qu’il avait soif et il but, coup sur coup, trois verresd’eau ; puis il se remit à marcher. Il se sentait pleind’énergie. En se montrant crâne, résolu à tout, et en exigeant desconditions rigoureuses, dangereuses, en réclamant un duel sérieux,très sérieux, terrible, son adversaire reculerait probablement etferait des excuses.

Il reprit la carte qu’il avait tirée de sapoche et jetée sur sa table et il la relut comme il l’avait déjàlue, au café, d’un coup d’œil et, dans le fiacre, à la lueur dechaque bec de gaz ; en revenant. « Georges Lamil, 51, rueMoncey. » Rien de plus.

Il examinait ces lettres assemblées qui luiparaissaient mystérieuses, pleines de sens confus : GeorgesLamil ? Qui était cet homme ? Que faisait-il ?Pourquoi avait-il regardé cette femme d’une pareille façon ?N’était-ce pas révoltant qu’un étranger, un inconnu vînt troublerainsi votre vie, tout d’un coup, parce qu’il lui avait plu de fixerinsolemment les yeux sur une femme ? Et le vicomte répétaencore une fois, à haute voix :

– Quelle brute !

Puis il demeura immobile, debout, songeant, leregard toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait en luicontre ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait unétrange sentiment de malaise. C’était stupide, cettehistoire-là ! Il prit un canif ouvert sous sa main et le piquaau milieu du nom imprimé, comme s’il eût poignardé quelqu’un.

Donc il fallait se battre ! Choisirait-ill’épée ou le pistolet, car il se considérait bien comme l’insulté.Avec l’épée, il risquait moins ; mais avec le pistolet ilavait chance de faire reculer son adversaire. Il est bien rarequ’un duel à l’épée soit mortel, une prudence réciproque empêchantles combattants de se tenir en garde assez près l’un de l’autrepour qu’une pointe entre profondément. Avec le pistolet il risquaitsa vie sérieusement ; mais il pouvait aussi se tirer d’affaireavec tous les honneurs de la situation et sans arriver à unerencontre.

Il prononça :

– Il faut être ferme. Il aura peur.

Le son de sa voix le fit tressaillir et ilregarda autour de lui. Il se sentait fort nerveux. Il but encore unverre d’eau, puis commença à se dévêtir pour se coucher.

Dès qu’il fut au lit, il souffla sa lumière etferma les yeux.

Il pensait :

J’ai toute la journée de demain pour m’occuperde mes affaires. Dormons d’abord afin d’être calme.

Il avait très chaud dans ses draps, mais il nepouvait parvenir à s’assoupir. Il se tournait et se retournait,demeurait cinq minutes sur le dos, puis se plaçait sur le côtégauche, puis se roulait sur le côté droit.

Il avait encore soif. Il se releva pour boire.Puis une inquiétude le saisit :

– Est-ce que j’aurais peur ?

Pourquoi son cœur se mettait-il à battrefollement à chaque bruit connu de sa chambre ? Quand lapendule allait sonner, le petit grincement du ressort qui se dresselui faisait faire un sursaut ; et il lui fallait ouvrir labouche pour respirer ensuite pendant quelques secondes, tant ildemeurait oppressé.

Il se mit à raisonner avec lui-même sur lapossibilité de cette chose :

– Aurais-je peur ?

Non certes, il n’aurait pas peur, puisqu’ilétait résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il avait cette volontébien arrêtée de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentaitsi profondément troublé qu’il se demanda :

– Peut-on avoir peur, malgrésoi ?

Et ce doute l’envahit, cette inquiétude, cetteépouvante ; si une force plus puissante que sa volonté,dominatrice, irrésistible, le domptait, qu’arriverait-il ?Oui, que pouvait-il arriver ? Certes, il irait sur le terrain,puisqu’il voulait y aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’ilperdait connaissance ? Et il songea à sa situation, à saréputation, à son nom.

Et un singulier besoin le prit tout à coup dese relever pour se regarder dans la glace. Il ralluma sa bougie.Quand il aperçut son visage reflété dans le verre poli, il sereconnut à peine, et il lui sembla qu’il ne s’était jamais vu. Sesyeux lui parurent énormes ; et il était pâle, certes, il étaitpâle, très pâle.

Il restait debout en face du miroir. Il tirala langue comme pour constater l’état de sa santé, et tout d’uncoup cette pensée entra en lui à la façon d’une balle :

– Après-demain, à cette heure-ci, jeserai peut-être mort.

Et son cœur se remit à battrefurieusement.

– Après demain, à cette heure-ci, jeserai peut-être mort. Cette personne en face de moi, ce moi que jevois dans cette glace, ne sera plus. Comment ! me voici, je meregarde, je me sens vivre, et dans vingt-quatre heures je seraicouché dans ce lit, mort, les yeux fermés, froid, inanimé,disparu.

Il se retourna vers la couche et il se vitdistinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venaitde quitter. Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cettemollesse des mains qui ne remueront plus.

Alors il eut peur de son lit et, pour ne plusle regarder il passa dans son fumoir. Il prit machinalement uncigare, l’alluma et se remit à marcher. Il avait froid ; ilalla vers la sonnette pour réveiller son valet de chambre ;mais il s’arrêta, la main levée vers le cordon :

– Cet homme va s’apercevoir que j’aipeur.

Et il ne sonna pas, il fit du feu. Ses mainstremblaient un peu, d’un frémissement nerveux, quand ellestouchaient les objets. Sa tête s’égarait ; ses penséestroubles, devenaient fuyantes, brusques, douloureuses ; uneivresse envahissait son esprit comme s’il eût bu.

Et sans cesse il se demandait :

– Que vais-je faire ? Que vais-jedevenir ?

Tout son corps vibrait, parcouru detressaillements saccadés ; il se releva et, s’approchant de lafenêtre, ouvrit les rideaux.

Le jour venait, un jour d’été. Le ciel rosefaisait rose la ville, les toits et les murs. Une grande tombée delumière tendue, pareille à une caresse du soleil levant,enveloppait le monde réveillé ; et, avec cette lueur, unespoir gai, rapide, brutal, envahit le cœur du vicomte !Était-il fou de s’être laissé ainsi terrasser par la crainte, avantmême que rien fût décidé, avant que ses témoins eussent vu ceux dece Georges Lamil, avant qu’il sût encore s’il allait seulement sebattre ?

Il fit sa toilette, s’habilla et sortit d’unpas ferme.

* * *

Il se répétait, tout en marchant :

– Il faut que je sois énergique, trèsénergique. Il faut que je prouve que je n’ai pas peur.

Ses témoins, le marquis et le colonel, semirent à sa disposition, et, après lui avoir serré énergiquementles mains, discutèrent les conditions.

Le colonel demanda :

– Vous voulez un duel sérieux ?

Le vicomte répondit :

– Très sérieux.

Le marquis reprit :

– Vous tenez au pistolet ?

– Oui.

– Nous laissez-vous libres de régler lereste ?

Le vicomte articula d’une voix sèche,saccadée :

– Vingt pas, au commandement, en levantl’arme au lieu de l’abaisser. Échange de balles jusqu’à blessuregrave.

Le colonel déclara d’un tonsatisfait :

– Ce sont des conditions excellentes.Vous tirez bien, toutes les chances sont pour vous.

Et ils partirent. Le vicomte rentra chez luipour les attendre. Son agitation, apaisée un moment, grandissaitmaintenant de minute en minute. Il se sentait le long des bras, lelong des jambes, dans la poitrine, une sorte de frémissement, devibration continue ; il ne pouvait tenir en place, ni assis,ni debout. Il n’avait plus dans la bouche une apparence de salive,et il faisait à tout instant un mouvement bruyant de la langue,comme pour la décoller de son palais.

Il voulut déjeuner, mais il ne put manger.Alors l’idée lui vint de boire pour se donner du courage, et il sefit apporter un carafon de rhum dont il avala coup sur coup, sixpetits verres.

Une chaleur, pareille à une brûlure,l’envahit, suivie aussitôt d’un étourdissement de l’âme. Ilpensa :

– Je tiens le moyen. Maintenant ça vabien.

Mais au bout d’une heure il avait vidé lecarafon, et son état d’agitation redevenait intolérable. Il sentaitun besoin fou de se rouler par terre, de crier, de mordre. Le soirtombait.

Un coup de timbre lui donna une tellesuffocation qu’il n’eut pas la force de se lever pour recevoir sestémoins.

Il n’osait même plus leur parler, leur dire« bonjour », prononcer un seul mot, de crainte qu’ils nedevinassent tout à l’altération de sa voix.

Le colonel prononça :

– Tout est réglé aux conditions que vousavez fixées. Votre adversaire réclamait d’abord les privilègesd’offensé, mais il a cédé presque aussitôt et a tout accepté. Sestémoins sont deux militaires.

Le vicomte prononça :

– Merci.

Le marquis reprit :

– Excusez-nous si nous ne faisonsqu’entrer et sortir, mais nous avons encore à nous occuper de millechoses. Il faut un bon médecin, puisque le combat ne cesseraqu’après blessure grave, et vous savez que les balles ne badinentpas. Il faut désigner l’endroit, à proximité d’une maison pour yporter le blessé si c’est nécessaire, etc. ; enfin, nous enavons encore pour deux ou trois heures.

Le vicomte articula une secondefois :

– Merci.

Le colonel demanda :

– Vous allez bien ? vous êtescalme ?

– Oui, très calme, merci.

Les deux hommes se retirèrent.

* * *

Quand il se sentit seul de nouveau, il luisembla qu’il devenait fou. Son domestique ayant allumé les lampes,il s’assit devant sa table pour écrire des lettres. Après avoirtracé, au haut d’une page : « Ceci est montestament… » il se releva d’une secousse et s’éloigna, sesentant incapable d’unir deux idées, de prendre une résolution, dedécider quoi que ce fût.

Ainsi, il allait se battre ! Il nepouvait plus éviter cela. Que se passait-il donc en lui ? Ilvoulait se battre, il avait cette intention et cette résolutionfermement arrêtées ; et il sentait bien, malgré tout l’effortde son esprit et toute la tension de sa volonté, qu’il ne pourraitmême conserver la force nécessaire pour aller jusqu’au lieu de larencontre. Il cherchait à se figurer le combat, son attitude à luiet la tenue de son adversaire.

De temps en temps, ses dents s’entrechoquaientdans sa bouche avec un petit bruit sec. Il voulut lire, et prit lecode du duel de Châteauvillard. Puis il se demanda :

– Mon adversaire a-t-il fréquenté lestirs ? Est-il connu ? Est-il classé ? Comment lesavoir ?

Il se souvint du livre du baron de Vaux surles tireurs au pistolet, et il le parcourut d’un bout à l’autre.Georges Lamil n’y était pas nommé. Mais cependant si cet hommen’était pas un tireur, il n’aurait pas accepté immédiatement cettearme dangereuse et ces conditions mortelles ?

Il ouvrit, en passant, une boîte de GastinneRenette posée sur un guéridon, et prit un des pistolets, puis il seplaça comme pour tirer et leva le bras. Mais il tremblait des piedsà la tête et le canon remuait dans tous les sens.

Alors, il se dit :

– C’est impossible. Je ne puis me battreainsi.

Il regardait au bout du canon ce petit trounoir et profond qui crache la mort, il songeait au déshonneur, auxchuchotements dans les cercles, aux rires dans les salons, aumépris des femmes, aux allusions des journaux, aux insultes que luijetteraient les lâches.

Il regardait toujours l’arme, et, levant lechien, il vit soudain une amorce briller dessous comme une petiteflamme rouge. Le pistolet était demeuré chargé, par hasard, paroubli. Et il éprouva de cela une joie confuse, inexplicable.

S’il n’avait pas, devant l’autre, la tenuenoble et calme qu’il faut, il serait perdu à tout jamais. Il seraittaché, marqué d’un signe d’infamie, chassé du monde ! Et cettetenue calme et crâne, il ne l’aurait pas, il le savait, il lesentait. Pourtant il était brave, puisqu’il voulait sebattre !… Il était brave, puisque… – La pensée qui l’effleurane s’acheva même pas dans son esprit ; mais, ouvrant la bouchetoute grande, il s’enfonça brusquement, jusqu’au fond de la gorge,le canon de son pistolet, et il appuya sur la gâchette…

Quand son valet de chambre accourut, attirépar la détonation, il le trouva mort, sur le dos. Un jet de sangavait éclaboussé le papier blanc sur la table et faisait une grandetache rouge au-dessous de ces quatre mots :

« Ceci est mon testament. »

Partie 9
L’ivrogne

Chapitre 1

 

Le vent du nord soufflait en tempête,emportant par le ciel d’énormes nuages d’hiver, lourds et noirs,qui jetaient en passant sur la terre des averses furieuses.

La mer démontée mugissait et secouait la côte,précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses,qui s’écroulaient avec des détonations d’artillerie. Elles s’envenaient tout doucement, l’une après l’autre, hautes comme desmontagnes, éparpillant dans l’air, sous les rafales, l’écumeblanche de leurs têtes ainsi qu’une sueur de monstres.

L’ouragan s’engouffrait dans le petit vallond’Yport, sifflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits,brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les ruesde telles poussées de vent qu’on ne pouvait marcher qu’en se tenantaux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilleset jetés dans les champs par-dessus les maisons.

On avait hâlé les barques de pêche jusqu’aupays, par crainte de la mer qui allait balayer la plage à maréepleine, et quelques matelots, cachés derrière le ventre rond desembarcations couchées sur le flanc, regardaient cette colère duciel et de l’eau.

Puis ils s’en allaient peu à peu, car la nuittombait sur la tempête, enveloppant d’ombre l’Océan affolé, et toutle fracas des éléments en furie.

Deux hommes restaient encore, les mains dansles poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laineenfoncé jusqu’aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collierde barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large,aux yeux bleus piqués d’un grain noir au milieu, ces yeux perçantsdes marins qui voient au bout de l’horizon, comme un oiseau deproie.

Un d’eux disait :

– Allons, viens-t’en, Jérémie. J’allonspasser l’temps aux dominos. C’est mé qui paye.

L’autre hésitait encore, tenté par le jeu etl’eau-de-vie, sachant bien qu’il allait encore s’ivrogner s’ilentrait chez Paumelle, retenu aussi par l’idée de sa femme restéetoute seule dans sa masure.

Il demanda :

– On dirait qu’t’as fait une gageure dem’soûler tous les soirs. Dis-mé, qué qu’ça te rapporte, pisque tupayes toujours ?

Et il riait tout de même à l’idée de toutecette eau-de-vie bue aux frais d’un autre ; il riait d’un rirecontent de Normand en bénéfice.

Mathurin, son camarade, le tirait toujours parle bras.

– Allons, viens-t’en, Jérémie. C’est pasun soir à rentrer, sans rien d’chaud dans le ventre. Quéqu’tucrains ? Ta femme va-t-il pas bassiner ton lit ?

Jérémie répondait :

– L’aut’soir que je n’ai point pur’trouver la porte… Qu’on m’a quasiment r’péché dans le ruisseau ded’vant chez nous !

Et il riait encore à ce souvenir de pochard,et il allait tout doucement vers le café de Paumelle, dont la vitreilluminée brillait ; il allait, tiré par Mathurin et poussépar le vent, incapable de résister à ces deux forces.

La salle basse était pleine de matelots, defumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes surles tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait debuveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et desdominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruitencore.

Jérémie et Mathurin allèrent s’asseoir dans uncoin et commencèrent une partie, et les petits verresdisparaissaient, l’un après l’autre, dans la profondeur de leursgorges.

Puis ils jouèrent d’autres parties, burentd’autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant del’œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et quirigolait, comme s’il eût su quelque longue farce ; et Jérémieengloutissait l’alcool, balançait sa tête, poussait des rirespareils à des rugissements en regardant son compère d’un air hébétéet content.

Tous les clients s’en allaient. Et, chaquefois que l’un d’eux ouvrait la porte du dehors pour partir, un coupde vent entrait dans le café, remuait en tempête la lourde fuméedes pipes, balançait les lampes au bout de leurs chaînettes etfaisait vaciller leurs flammes ; et on entendait tout à couple choc profond d’une vague s’écroulant et le mugissement de labourrasque.

Jérémie, le col desserré, prenait des poses desoûlard, une jambe étendue, un bras tombant ; et de l’autremain il tenait ses dominos.

Ils restaient seuls maintenant avec le patron,qui s’était approché, plein d’intérêt.

Il demanda :

– Eh ben, Jérémie, ç’a va-t-il, àl’intérieur ? Es-tu rafraîchi à force de t’arroser ?

Et Jérémie bredouilla :

– Pus qu’il en coule, pus qu’il fait sec,là-dedans.

Le cafetier regardait Mathurin d’un airfinaud. Il dit :

– Et ton fré, Mathurin, ous qu’il est àc’t heure ?

Le marin eut un rire muet :

– Il est au chaud, t’inquiète pas.

Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posaittriomphalement le double six en annonçant :

– V’là le syndic.

Quand ils eurent achevé la partie, le patrondéclara :

– Vous savez, mes gars, mé, j’va m’mettreau portefeuille. J’vous laisse une lampe et pi l’litre. Y en a pourvingt sous à bord. Tu fermeras la porte au dehors, Mathurin, et tuglisseras la clef d’sous l’auvent comme t’as fait l’aut’nuit.

Mathurin répliqua :

– T’inquiète pas. C’est compris.

Paumelle serra la main de ses deux clientstardifs, et monta lourdement son escalier en bois. Pendant quelquesminutes, son pesant pas résonna dans la petite maison ; puisun lourd craquement révéla qu’il venait de se mettre au lit.

Les deux hommes continuèrent à jouer ; detemps en temps, une rage plus forte de l’ouragan secouait la porte,faisait trembler les murs, et les deux buveurs levaient la têtecomme si quelqu’un allait entrer. Puis Mathurin prenait le litre etremplissait le verre de Jérémie. Mais soudain, l’horloge suspenduesur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à unchoc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec unesonorité de ferraille.

Mathurin aussitôt se leva, comme un matelotdont le quart est fini :

– Allons, Jérémie, faut décaniller.

L’autre se mit en mouvement avec plus depeine, prit son aplomb en s’appuyant à la table ; puis ilgagna la porte et l’ouvrit pendant que son compagnon éteignait lalampe.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Mathurin fermala boutique ; puis il dit :

– Allons, bonsoir, à demain.

Et il disparut dans les ténèbres.

Chapitre 2

 

Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étenditles mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit enmarche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s’engouffrantdans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courirquelques pas ; puis quand la violence de la trombe cessait, ils’arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait àvaciller sur ses jambes capricieuses d’ivrogne.

Il allait, d’instinct, vers sa demeure, commeles oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte et il se mit àla tâter pour découvrir la serrure et placer la clef dedans. Il netrouvait pas le trou et jurait à mi-voix. Alors il tapa dessus àcoups de poing, appelant sa femme pour qu’elle vîntl’aider :

– Mélina ! Eh !Mélina !

Comme il s’appuyait contre le battant pour nepoint tomber, il céda, s’ouvrit, et Jérémie, perdant son appui,entra chez lui en s’écroulant, alla rouler sur le nez au milieu deson logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait surle corps, puis s’enfuyait dans la nuit.

Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu,dans une épouvante du diable, des revenants de toutes les chosesmystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faireun mouvement. Mais, comme il vit que rien ne remuait plus, un peude raison lui revint, de la raison trouble de pochard.

Et il s’assit, tout doucement. Il attenditencore longtemps, et, s’enhardissant enfin, il prononça :

– Mélina !

Sa femme ne répondit pas.

Alors, tout d’un coup, un doute traversa sacervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il nebougeait point ; il restait là, assis par terre, dans le noir,cherchant ses idées, s’accrochant à des réflexions incomplètes ettrébuchantes comme ses pieds.

Il demanda de nouveau :

– Dis-mé qui que c’était, Mélina ?Dis-mé qui que c’était. Je te ferai rien.

Il attendit. Aucune voix ne s’éleva dansl’ombre. Il raisonnait tout haut, maintenant.

– Je sieus-ti bu, tout de même ! Jesieus-ti bu ! C’est li qui m’a boissonné comma, çumanant ; c’est li, pour que je rentre point. J’sieus-tibu !

Et il reprenait :

– Dis-mé qui que c’était, Mélina, ouj’vas faire quéque malheur.

Après avoir attendu de nouveau, il continuait,avec une logique lente et obstinée d’homme saoul :

– C’est li qui m’a r’tenu chez cefainéant de Paumelle ; et l’s autres soirs itou, pour que jerentre point. C’est quéque complice. Ah ! charogne !

Lentement il se mit sur les genoux. Une colèresourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons.

Il répéta :

– Dis-mé qui qu’c’était, Mélina, ou j’vascogner, j’te préviens !

Il était debout maintenant, frémissant d’unecolère foudroyante, comme si l’alcool qu’il avait au corps se fûtenflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, lasaisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedansle corps chaud de sa femme.

Alors, affolé de rage, il grogna :

– Ah ! t’étais là, saleté, et tun’répondais point.

Et, levant la chaise qu’il tenait dans sapoigne robuste de matelot, il l’abattit devant lui avec une furieexaspérée. Un cri jaillit de la couche ; un cri éperdu,déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans unegrange. Et rien, bientôt, ne remua plus. La chaise s’envolait enmorceaux ; mais un pied lui restait à la main, et il tapaittoujours, en haletant.

Puis soudain il s’arrêta pourdemander :

– Diras-tu qui qu’c’était, àc’t’heure ?

Mélina ne répondit pas.

Alors, rompu de fatigue, abruti par saviolence, il se rassit par terre, s’allongea et s’endormit.

Quand le jour parut, un voisin, voyant saporte ouverte, entra. Il aperçut Jérémie qui ronflait sur le sol,où gisaient les débris d’une chaise, et, dans le lit, une bouilliede chair et de sang.

Partie 10
Une vendetta

 

La veuve de Paolo Saverini habitait seule avecson fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. Laville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même parplaces au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérisséd’écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, del’autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de lafalaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port,amène jusqu’aux premières maisons, après un long circuit entre deuxmurailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes,et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le serviced’Ajaccio.

Sur la montagne blanche, le tas de maisonspose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nidsd’oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant cepassage terrible où ne s’aventurent guère les navires. Le vent,sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui àpeine vêtue d’herbe ; il s’engouffre dans le détroit, dont ilravage les deux bords. Les traînées d’écume pâle, accrochées auxpointes noires des innombrables rocs qui percent partout lesvagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à lasurface de l’eau.

La maison de la veuve Saverini, soudée au bordmême de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizonsauvage et désolé.

Elle vivait là, seule, avec son fils Antoineet leur chienne « Sémillante », grande bête maigre, auxpoils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elleservait au jeune homme pour chasser.

Un soir, après une dispute, Antoine Saverinifut tué traîtreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas Ravolati,qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.

Quand la vieille mère reçut le corps de sonenfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, maiselle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendantsa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle nevoulut point qu’on restât avec elle, et elle s’enferma auprès ducorps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d’unefaçon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers sonmaître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pasplus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l’œil fixe,pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.

Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa vestede gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblaitdormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemisearrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur saculotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’étaientfigés dans la barbe et dans les cheveux.

La vieille mère se mit à lui parler. Au bruitde cette voix, la chienne se tut.

– Va, va, tu seras vengé, mon petit, mongarçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé,entends-tu ? C’est la mère qui le promet ! Et elle tienttoujours sa parole, la mère, tu le sais bien.

Et lentement elle se pencha vers lui, collantses lèvres froides sur les lèvres mortes.

Alors, Sémillante se remit à gémir. Ellepoussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.

Elles restèrent là, toutes les deux, la femmeet la bête, jusqu’au matin.

Antoine Saverini fut enterré le lendemain, etbientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.

* * *

Il n’avait laissé ni frère ni proches cousins.Aucun homme n’était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mèrey pensait, la vieille.

De l’autre côté du détroit, elle voyait dumatin au soir un point blanc sur la côte. C’est un petit villagesarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués detrop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtesde leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, deretourner au maquis. C’est dans ce village, elle le savait, ques’était réfugié Nicolas Ravolati.

Toute seule, tout le long du jour, assise à safenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Commentferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort ? Maiselle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvaitoublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle ? Elle nedormait plus la nuit, elle n’avait plus ni repos ni apaisement,elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et,parfois, levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maîtren’était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l’eûtappelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé lesouvenir que rien n’efface.

Or, une nuit, comme Sémillante se remettait àgémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvagevindicatif et féroce. Elle la médita jusqu’au matin ; puis,levée dès les approches du jour, elle se rendit à l’église. Ellepria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant del’aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la forcequ’il lui fallait pour venger le fils.

Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour unancien baril défoncé, qui recueillait l’eau des gouttières ;elle le renversa, le vida, l’assujettit contre le sol avec despieux et des pierres ; puis elle enchaîna Sémillante à cetteniche, et elle rentra.

Elle marchait maintenant, sans repos, dans sachambre, l’œil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il étaitlà-bas, l’assassin.

La chienne, tout le jour et toute la nuit,hurla. La vieille, au matin, lui porta de l’eau dans unejatte ; mais rien de plus : pas de soupe, pas depain.

La journée encore s’écoula. Sémillante,exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, lepoil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.

La vieille ne lui donna encore rien à manger.La bête, devenue furieuse, aboyait d’une voix rauque. La nuitencore se passa.

Alors, au jour levé, la mère Saverini allachez le voisin, prier qu’on lui donnât deux bottes de paille. Elleprit de vieilles hardes qu’avait portées autrefois son mari, et lesbourra de fourrage, pour simuler un corps humain.

Ayant piqué un bâton dans le sol, devant laniche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblaitainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d’unpaquet de vieux linge.

La chienne, surprise, regardait cet homme depaille, et se taisait, bien que dévorée de faim.

Alors la vieille alla acheter chez lecharcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, ellealluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fitgriller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, lesyeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.

Puis la mère fit de cette bouillie fumante unecravate à l’homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour ducou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elledéchaîna la chienne.

D’un saut formidable, la bête atteignit lagorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à ladéchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puiss’élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes,arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, etrebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups dedents, mettait en lambeaux le col entier.

La vieille, immobile et muette, regardait,l’œil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûnerdeux jours, et recommença cet étrange exercice.

Pendant trois mois, elle l’habitua à cettesorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle nel’enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d’un geste surle mannequin.

Elle lui avait appris à le déchirer, à ledévorer, sans même qu’aucune nourriture fût cachée en sa gorge.Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pourelle.

Dès qu’elle apercevait l’homme, Sémillantefrémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui luicriait : « Va ! » d’une voix sifflante, enlevant le doigt.

* * *

Quand elle jugea le temps venu, la mèreSaverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec uneferveur extatique ; puis, ayant revêtu des habits de mâle,semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec unpêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, del’autre côté du détroit.

Elle avait, dans un sac de toile, un grandmorceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieillefemme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, etl’excitait.

Elles entrèrent dans Longosardo. La Corseallait en boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demandala demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier,celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.

La vieille poussa la porte etl’appela :

– Hé ! Nicolas !

Il se tourna ; alors, lâchant sa chienne,elle cria :

– Va, va, dévore, dévore !

L’animal, affolé, s’élança, saisit la gorge.L’homme étendit les bras, l’étreignit, roula par terre. Pendantquelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ;puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait lecou, qu’elle arrachait par lambeaux.

Deux voisins, assis sur leur porte, serappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec unchien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chosede brun que lui donnait son maître.

La vieille, le soir, était rentrée chez elle.Elle dormit bien, cette nuit-là.

Partie 11
Coco

 

Dans tout le pays environnant on appelait laferme des Lucas « la Métairie ». On n’aurait su direpourquoi. Les paysans, sans doute, attachaient à ce mot« métairie » une idée de richesse et de grandeur, carcette ferme était assurément la plus vaste, la plus opulente et laplus ordonnée de la contrée.

La cour, immense, entourée de cinq rangsd’arbres magnifiques pour abriter contre le vent violent de laplaine les pommiers trapus et délicats, enfermait de longsbâtiments couverts en tuiles pour conserver les fourrages et lesgrains, de belles étables bâties en silex, des écuries pour trentechevaux, et une maison d’habitation en brique rouge, quiressemblait à un petit château.

Les fumiers étaient bien tenus ; leschiens de garde habitaient en des niches, un peuple de volaillescirculait dans l’herbe haute.

Chaque midi, quinze personnes, maîtres, valetset servantes, prenaient place autour de la longue table de cuisineoù fumait la soupe dans un grand vase de faïence à fleursbleues.

Les bêtes, chevaux, vaches, porcs et moutons,étaient grasses, soignées et propres ; et maître Lucas, ungrand homme qui prenait du ventre, faisait sa ronde trois fois parjour, veillant sur tout et pensant à tout.

On conservait, par charité, dans le fond del’écurie, un très vieux cheval blanc que la maîtresse voulaitnourrir jusqu’à sa mort naturelle, parce qu’elle l’avait élevé,gardé toujours, et qu’il lui rappelait des souvenirs.

Un goujat de quinze ans, nommé Isidore Duval,et appelé plus simplement Zidore, prenait soin de cet invalide, luidonnait, pendant l’hiver, sa mesure d’avoine et son fourrage, etdevait aller, quatre fois par jour, en été, le déplacer dans lacôte où on l’attachait, afin qu’il eût en abondance de l’herbefraîche.

L’animal, presque perclus, levait avec peineses jambes lourdes, grosses des genoux et enflées au-dessus dessabots. Ses poils, qu’on n’étrillait plus jamais, avaient l’air decheveux blancs, et des cils très longs donnaient à ses yeux un airtriste.

Quand Zidore le menait à l’herbe, il luifallait tirer sur la corde, tant la bête allait lentement ; etle gars, courbé, haletant, jurait contre elle, s’exaspérant d’avoirà soigner cette vieille rosse.

Les gens de la ferme, voyant cette colère dugoujat contre Coco, s’en amusaient, parlaient sans cesse du chevalà Zidore, pour exaspérer le gamin. Ses camarades le plaisantaient.On l’appelait dans le village Coco-Zidore.

Le gars rageait, sentant naître en lui ledésir de se venger du cheval. C’était un maigre enfant haut surjambes, très sale, coiffé de cheveux roux, épais, durs et hérissés.Il semblait stupide, parlait en bégayant, avec une peine infinie,comme si les idées n’eussent pu se former dans son âme épaisse debrute.

Depuis longtemps déjà, il s’étonnait qu’ongardât Coco, s’indignant de voir perdre du bien pour cette bêteinutile. Du moment qu’elle ne travaillait plus, il lui semblaitinjuste de la nourrir, il lui semblait révoltant de gaspiller del’avoine, de l’avoine qui coûtait si cher, pour ce bidet paralysé.Et souvent même, malgré les ordres de maître Lucas, il économisaitsur la nourriture du cheval, ne lui versant qu’une demi-mesure,ménageant sa litière et son foin. Et une haine grandissait en sonesprit confus d’enfant, une haine de paysan rapace, de paysansournois, féroce, brutal et lâche.

* * *

Lorsque revint l’été, il lui fallut allerremuer la bête dans sa côte. C’était loin. Le goujat, plusfurieux chaque matin, partait de son pas lourd à travers les blés.Les hommes qui travaillaient dans les terres lui criaient, parplaisanterie :

– Hé Zidore, tu f’ras mes compliments àCoco.

Il ne répondait point ; mais il cassait,en passant, une baguette dans une haie et, dès qu’il avait déplacél’attache du vieux cheval, il le laissait se remettre àbrouter ; puis approchant traîtreusement, il lui cinglait lesjarrets. L’animal essayait de fuir, de ruer, d’échapper aux coups,et il tournait au bout de sa corde comme s’il eût été enfermé dansune piste. Et le gars le frappait avec rage, courant derrière,acharné, les dents serrées par la colère.

Puis il s’en allait lentement, sans seretourner, tandis que le cheval le regardait partir de son œil devieux, les côtes saillantes, essoufflé d’avoir trotté. Et il nerebaissait vers l’herbe sa tête osseuse et blanche qu’après avoirvu disparaître au loin la blouse bleue du jeune paysan.

Comme les nuits étaient chaudes, on laissaitmaintenant Coco coucher dehors, là-bas, au bord de la ravine,derrière le bois. Zidore seul allait le voir.

L’enfant s’amusait encore à lui jeter despierres. Il s’asseyait à dix pas de lui, sur un talus, et ilrestait là une demi-heure, lançant de temps en temps un cailloutranchant au bidet, qui demeurait debout, enchaîné devant sonennemi, et le regardant sans cesse, sans oser paître avant qu’ilfût reparti.

Mais toujours cette pensée restait plantéedans l’esprit du goujat : « Pourquoi nourrir ce chevalqui ne faisait plus rien ? » Il lui semblait que cettemisérable rosse volait le manger des autres, volait l’avoir deshommes, le bien du bon Dieu, le volait même aussi, lui, Zidore, quitravaillait.

Alors, peu à peu, chaque jour, le gars diminuala bande de pâturage qu’il lui donnait en avançant le piquet debois où était fixée la corde.

La bête jeûnait, maigrissait, dépérissait.Trop faible pour casser son attache, elle tendait la tête vers lagrande herbe verte et luisante, si proche, et dont l’odeur luivenait sans qu’elle y pût toucher.

Mais, un matin, Zidore eut une idée :c’était de ne plus remuer Coco. Il en avait assez d’aller si loinpour cette carcasse.

Il vint cependant, pour savourer sa vengeance.La bête inquiète le regardait. Il ne la battit pas ce jour-là. Iltournait autour, les mains dans les poches. Même il fit mine de lachanger de place, mais il renfonça le piquet juste dans le mêmetrou, et il s’en alla, enchanté de son invention.

Le cheval, le voyant partir, hennit pour lerappeler ; mais le goujat se mit à courir, le laissant seul,tout seul, dans son vallon, bien attaché, et sans un brin d’herbe àportée de la mâchoire.

Affamé, il essaya d’atteindre la grasseverdure qu’il touchait du bout de ses naseaux. Il se mit sur lesgenoux, tendant le cou, allongeant ses grandes lèvres baveuses. Cefut en vain. Tout le jour, elle s’épuisa, la vieille bête, enefforts inutiles, en efforts terribles. La faim la dévorait, rendueplus affreuse par la vue de toute la verte nourriture quis’étendait par l’horizon.

Le goujat ne revint point ce jour-là. Ilvagabonda par les bois pour chercher des nids.

Il reparut le lendemain. Coco, exténué,s’était couché. Il se leva en apercevant l’enfant, attendant enfin,d’être changé de place.

Mais le petit paysan ne toucha même pas aumaillet jeté dans l’herbe. Il s’approcha, regarda l’animal, luilança dans le nez une motte de terre qui s’écrasa sur le poilblanc, et il repartit en sifflant.

Le cheval resta debout tant qu’il putl’apercevoir encore ; puis sentant bien que ses tentativespour atteindre l’herbe voisine seraient inutiles, il s’étendit denouveau sur le flanc et ferma les yeux.

Le lendemain, Zidore ne vint pas.

Quand il approcha, le jour suivant, de Cocotoujours étendu, il s’aperçut qu’il était mort.

Alors il demeura debout, le regardant, contentde son œuvre, étonné en même temps que ce fût déjà fini. Il letoucha du pied, leva une de ses jambes, puis la laissa retomber,s’assit dessus, et resta là, les yeux fixés dans l’herbe et sanspenser à rien.

Il revint à la ferme, mais il ne dit pasl’accident, car il voulait vagabonder encore aux heures où,d’ordinaire, il allait changer de place le cheval.

Il alla le voir le lendemain. Des corbeauxs’envolèrent à son approche. Des mouches innombrables sepromenaient sur le cadavre et bourdonnaient à l’entour.

En rentrant il annonça la chose. La bête étaitsi vieille que personne ne s’étonna. Le maître dit à deuxvalets :

– Prenez vos pelles, vous f’rez un troulà ous qu’il est.

Et les hommes enfouirent le cheval juste à laplace où il était mort de faim.

Et l’herbe poussa drue, verdoyante,vigoureuse, nourrie par le pauvre corps.

Partie 12
La main

 

On faisait cercle autour de M. Bermutier,juge d’instruction, qui donnait son avis sur l’affaire mystérieusede Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolaitParis. Personne n’y comprenait rien.

M. Bermutier, debout, le dos à lacheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diversesopinions, mais ne concluait pas.

Plusieurs femmes s’étaient levées pours’approcher et demeuraient debout, l’œil fixé sur la bouche raséedu magistrat d’où sortaient les paroles graves. Ellesfrissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, parl’avide et insatiable besoin d’épouvante qui hante leur âme, lestorture comme une faim.

Une d’elles, plus pâle que les autres,prononça pendant un silence :

– C’est affreux. Cela touche au« surnaturel ». On ne saura jamais rien.

Le magistrat se tourna vers elle :

– Oui, madame, il est probable qu’on nesaura jamais rien. Quant au mot surnaturel que vous venezd’employer, il n’a rien à faire ici. Nous sommes en présence d’uncrime fort habilement conçu, fort habilement exécuté, si bienenveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager descirconstances impénétrables qui l’entourent. Mais j’ai eu, moi,autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se mêlerquelque chose de fantastique. Il a fallu l’abandonner d’ailleurs,faute de moyens de l’éclaircir.

Plusieurs femmes prononcèrent en même temps,si vite que leurs voix n’en firent qu’une :

– Oh ! dites-nous cela.

M. Bermutier sourit gravement, comme doitsourire un juge d’instruction. Il reprit :

– N’allez pas croire, au moins, que j’aiepu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose desurhumain. Je ne crois qu’aux causes normales. Mais si, au lieud’employer le mot « surnaturel » pour exprimer ce quenous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot« inexplicable », cela vaudrait beaucoup mieux. En toutcas, dans l’affaire que je vais vous dire, ce sont surtout lescirconstances environnantes, les circonstances préparatoires quim’ont ému. Enfin, voici les faits :

J’étais alors juge d’instruction à Ajaccio,une petite ville blanche, couchée au bord d’un admirable golfequ’entourent partout de hautes montagnes.

Ce que j’avais surtout à poursuivre là-bas,c’étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, dedramatiques au possible, de féroces, d’héroïques. Nous retrouvonslà les plus beaux sujets de vengeance qu’on puisse rêver, leshaines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les rusesabominables, les assassinats devenant des massacres et presque desactions glorieuses. Depuis deux ans, je n’entendais parler que duprix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à vengertoute injure sur la personne qui l’a faite, sur ses descendants etses proches. J’avais vu égorger des vieillards, des enfants, descousins, j’avais la tête pleine de ces histoires.

Or, j’appris un jour qu’un Anglais venait delouer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Ilavait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille enpassant.

Bientôt tout le monde s’occupa de cepersonnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortantque pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, nevenait jamais à la ville, et, chaque matin, s’exerçait pendant uneheure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.

Des légendes se firent autour de lui. Onprétendit que c’était un haut personnage fuyant sa patrie pour desraisons politiques ; puis on affirma qu’il se cachait aprèsavoir commis un crime épouvantable. On citait même descirconstances particulièrement horribles.

Je voulus, en ma qualité de juged’instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme ;mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appelersir John Rowell.

Je me contentai donc de le surveiller deprès ; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect àson égard.

Cependant, comme les rumeurs sur son comptecontinuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolusd’essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasserrégulièrement dans les environs de sa propriété.

J’attendis longtemps une occasion. Elle seprésenta enfin sous la forme d’une perdrix que je tirai et que jetuai devant le nez de l’Anglais. Mon chien me la rapporta ;mais, prenant aussitôt le gibier, j’allai m’excuser de moninconvenance et prier sir John Rowell d’accepter l’oiseau mort.

C’était un grand homme à cheveux rouges, àbarbe rouge, très haut, très large, une sorte d’hercule placide etpoli. Il n’avait rien de la raideur dite britannique et il meremercia vivement de ma délicatesse en un français accentuéd’outre-Manche. Au bout d’un mois, nous avions causé ensemble cinqou six fois.

Un soir enfin, comme je passais devant saporte, je l’aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise,dans son jardin. Je le saluai, et il m’invita à entrer pour boireun verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.

Il me reçut avec toute la méticuleusecourtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse,déclara qu’il aimait beaucoup cette pays, etcette rivage.

Alors je lui posai, avec de grandesprécautions et sous la forme d’un intérêt très vif, quelquesquestions sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras,me raconta qu’il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes,en Amérique. Il ajouta en riant :

– J’avé eu bôcoup d’aventures, oh !yes.

Puis je me remis à parler chasse, et il medonna des détails les plus curieux sur la chasse à l’hippopotame,au tigre, à l’éléphant et même la chasse au gorille.

Je dis :

– Tous ces animaux sont redoutables.

Il sourit :

– Oh ! nô, le plus mauvais c’étél’homme.

Il se mit à rire tout à fait, d’un bon rire degros Anglais content :

– J’avé beaucoup chassé l’hommeaussi.

Puis il parla d’armes, et il m’offrit d’entrerchez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.

Son salon était tendu de noir, de soie noirebrodée d’or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l’étoffesombre, brillaient comme du feu.

Il annonça :

– C’été une drap japonaise.

Mais, au milieu du plus large panneau, unechose étrange me tira l’œil. Sur un carré de velours rouge, unobjet noir se détachait. Je m’approchai : c’était une main,une main d’homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre,mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les musclesà nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, surles os coupés net, comme d’un coup de hache, vers le milieu del’avant-bras.

Autour du poignet, une énorme chaîne de fer,rivée, soudée à ce membre mal propre, l’attachait au mur par unanneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.

Je demandai :

– Qu’est-ce que cela ?

L’Anglais répondit tranquillement :

– C’été ma meilleur ennemi. Il venéd’Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avecune caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours.Aoh, très bonne pour moi, cette.

Je touchai ce débris humain qui avait dûappartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaientattachés par des tendons énormes que retenaient des lanières depeau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi,elle faisait penser naturellement à quelque vengeance desauvage.

Je dis :

– Cet homme devait être très fort.

L’Anglais prononça avec douceur :

– Aoh yes ; mais je été plus fortque lui. J’avé mis cette chaîne pour le tenir.

Je crus qu’il plaisantait. Je dis :

– Cette chaîne maintenant est bieninutile, la main ne se sauvera pas.

Sir John Rowell reprit gravement :

– Elle voulé toujours s’en aller. Cettechaîne été nécessaire.

D’un coup d’œil rapide j’interrogeai sonvisage, me demandant :

– Est-ce un fou, ou un mauvaisplaisant ?

Mais la figure demeurait impénétrable,tranquille et bienveillante. Je parlai d’autre chose et j’admirailes fusils.

Je remarquai cependant que trois revolverschargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécudans la crainte constante d’une attaque.

Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n’yallai plus. On s’était accoutumé à sa présence ; il étaitdevenu indifférent à tous.

* * *

Une année entière s’écoula. Or un matin, versla fin de novembre, mon domestique me réveilla en m’annonçant quesir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans lamaison de l’Anglais avec le commissaire central et le capitaine degendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré pleurait devant laporte. Je soupçonnai d’abord cet homme, mais il était innocent.

On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John,j’aperçus du premier coup d’œil le cadavre étendu sur le dos, aumilieu de la pièce.

Le gilet était déchiré, une manche arrachéependait, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu.

L’Anglais était mort étranglé ! Sa figurenoire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvanteabominable ; il tenait entre ses dents serrées quelquechose ; et le cou, percé de cinq trous qu’on aurait dits faitsavec des pointes de fer, était couvert de sang.

Un médecin nous rejoignit. Il examinalongtemps les traces des doigts dans la chair et prononça cesétranges paroles :

– On dirait qu’il a été étranglé par unsquelette.

Un frisson me passa dans le dos, et je jetailes yeux sur le mur, à la place où j’avais vu jadis l’horrible maind’écorché. Elle n’y était plus. La chaîne, brisée, pendait.

Alors je me baissai vers le mort, et jetrouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette maindisparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxièmephalange.

Puis on procéda aux constatations. On nedécouvrit rien. Aucune porte n’avait été forcée, aucune fenêtre,aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s’étaient pasréveillés.

Voici, en quelques mots, la déposition dudomestique :

Depuis un mois, son maître semblait agité. Ilavait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.

Souvent, prenant une cravache, dans une colèrequi semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette mainséchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l’heuremême du crime.

Il se couchait fort tard et s’enfermait avecsoin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, lanuit, il parlait haut, comme s’il se fût querellé avecquelqu’un.

Cette nuit-là, par hasard, il n’avait faitaucun bruit, et c’est seulement en venant ouvrir les fenêtres quele serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnaitpersonne.

Je communiquai ce que je savais du mort auxmagistrats et aux officiers de la force publique, et on fit danstoute l’île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.

Or, une nuit, trois mois après le crime, j’eusun affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main,l’horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée lelong de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai,trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débrisgaloper autour de ma chambre en remuant les doigts comme despattes.

Le lendemain, on me l’apporta, trouvé dans lecimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là ; caron n’avait pu découvrir sa famille. L’index manquait.

Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais riende plus.

* * *

Les femmes, éperdues, étaient pâles,frissonnantes. Une d’elles s’écria :

– Mais ce n’est pas un dénouement cela,ni une explication ! Nous n’allons pas dormir si vous ne nousdites pas ce qui s’était passé, selon vous.

Le magistrat sourit avec sévérité :

– Oh ! moi, mesdames, je vais gâter,certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que lelégitime propriétaire de la main n’était pas mort, qu’il est venula chercher avec celle qui lui restait. Mais je n’ai pu savoircomment il a fait, par exemple. C’est là une sorte de vendetta.

Une des femmes murmura :

– Non, ça ne doit pas être ainsi.

Et le juge d’instruction, souriant toujours,conclut :

– Je vous avais bien dit que monexplication ne vous irait pas.

Partie 13
Le gueux

 

Il avait connu des jours meilleurs, malgré samisère et son infirmité.

À l’âge de quinze ans, il avait eu les deuxjambes écrasées par une voiture sur la grand’route de Varville.Depuis ce temps-là, il mendiait en se traînant le long des chemins,à travers les cours des fermes, balancé sur ses béquilles qui luiavaient fait remonter les épaules à la hauteur des oreilles. Satête semblait enfoncée entre deux montagnes.

Enfant trouvé dans un fossé par le curé desBillettes, la veille du jour des Morts, et baptisé pour cetteraison, Nicolas Toussaint, élevé par charité, demeuré étranger àtoute instruction, estropié après avoir bu quelques verresd’eau-de-vie offerts par le boulanger du village, histoire de rire,et, depuis lors vagabond, il ne savait rien faire autre chose quetendre la main.

Autrefois la baronne d’Avary lui abandonnaitpour dormir, une espèce de niche pleine de paille, à côté dupoulailler, dans la ferme attenante au château : et il étaitsûr, aux jours de grande famine, de trouver toujours un morceau depain et un verre de cidre à la cuisine. Souvent il recevait encorelà quelques sols jetés par la vieille dame du haut de son perron oudes fenêtres de sa chambre. Maintenant elle était morte.

Dans les villages, on ne lui donnaitguère : on le connaissait trop ; on était fatigué de luidepuis quarante ans qu’on le voyait promener de masure en masureson corps loqueteux et difforme sur ses deux pattes de bois. Il nevoulait point s’en aller cependant, parce qu’il ne connaissait pasautre chose sur la terre que ce coin de pays, ces trois ou quatrehameaux où il avait traîné sa vie misérable. Il avait mis desfrontières à sa mendicité et il n’aurait jamais passé les limitesqu’il était accoutumé de ne point franchir.

Il ignorait si le monde s’étendait encore loinderrière les arbres qui avaient toujours borné sa vue. Il ne se ledemandait pas. Et quand les paysans, las de le rencontrer toujoursau bord de leurs champs ou le long de leurs fossés, luicriaient :

– Pourquoi qu’tu n’vas point dans l’sautes villages, au lieu d’béquiller toujours par ci ?

Il ne répondait pas et s’éloignait, saisid’une peur vague de l’inconnu, d’une peur de pauvre qui redouteconfusément mille choses, les visages nouveaux, les injures, lesregards soupçonneux des gens qui ne le connaissaient pas, et lesgendarmes qui vont deux par deux sur les routes et qui le faisaientplonger, par instinct, dans les buissons ou derrière les tas decailloux.

Quand il les apercevait au loin, reluisantssous le soleil, il trouvait soudain une agilité singulière, uneagilité de monstre pour gagner quelque cachette. Il dégringolait deses béquilles, se laissait tomber à la façon d’une loque, et il seroulait en boule, devenait tout petit, invisible, rasé comme unlièvre au gîte, confondant ses haillons bruns avec la terre.

Il n’avait pourtant jamais eu d’affaires aveceux. Mais il portait cela dans le sang, comme s’il eût reçu cettecrainte et cette ruse de ses parents, qu’il n’avait pointconnus.

Il n’avait pas de refuge, pas de toit, pas dehutte, pas d’abri. Il dormait partout, en été, et l’hiver il seglissait sous les granges ou dans les étables avec une adresseremarquable. Il déguerpissait toujours avant qu’on se fût aperçu desa présence. Il connaissait les trous pour pénétrer dans lesbâtiments ; et le maniement des béquilles ayant rendu ses brasd’une vigueur surprenante, il grimpait à la seule force despoignets jusque dans les greniers à fourrages où il demeuraitparfois quatre ou cinq jours sans bouger, quand il avait recueillidans sa tournée des provisions suffisantes.

Il vivait comme les bêtes des bois, au milieudes hommes, sans connaître personne, sans aimer personne,n’excitant chez les paysans qu’une sorte de mépris indifférent etd’hostilité résignée. On l’avait surnommé « Cloche »,parce qu’il se balançait, entre ses deux piquets de bois ainsiqu’une cloche entre ses portants.

Depuis deux jours, il n’avait point mangé.Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui à lafin. Les paysannes, sur leurs portes, lui criaient de loin en levoyant venir :

– Veux-tu bien t’en aller, manant !V’là pas trois jours que j’tai donné un morciau d’pain !

Et il pivotait sur ses tuteurs et s’en allaità la maison voisine, où on le recevait de la même façon.

Les femmes déclaraient, d’une porte àl’autre :

– On n’peut pourtant pas nourrir cefainéant toute l’année.

Cependant le fainéant avait besoin de mangertous les jours.

Il avait parcouru Saint-Hilaire, Varville etles Billettes, sans récolter un centime ou une vieille croûte. Ilne lui restait d’espoir qu’à Tournolles ; mais il lui fallaitfaire deux lieues sur la grand’route, et il se sentait las à neplus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche.

Il se mit en marche pourtant.

C’était en décembre, un vent froid courait surles champs, sifflait dans les branches nues ; et les nuagesgalopaient à travers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne saitoù. L’estropié allait lentement, déplaçant ses supports l’un aprèsl’autre d’un effort pénible, en se calant sur la jambe tordue quilui restait, terminée par un pied bot et chaussé d’une loque.

De temps en temps, il s’asseyait sur le fosséet se reposait quelques minutes. La faim jetait une détresse dansson âme confuse et lourde. Il n’avait qu’une idée :« manger », mais il ne savait par quel moyen.

Pendant trois heures, il peina sur le longchemin ; puis, quand il aperçut les arbres du village, il hâtases mouvements.

Le premier paysan qu’il rencontra, et auquelil demanda l’aumône, lui répondit :

– Te r’voilà encore, vieillepratique ! Je s’rons donc jamais débarrassés de té ?

Et Cloche s’éloigna. De porte enporte on le rudoya, on le renvoya sans lui rien donner. Ilcontinuait cependant sa tournée, patient et obstiné. Il nerecueillit pas un sou.

Alors il visita les fermes, déambulant àtravers les terres molles de pluie, tellement exténué qu’il nepouvait plus lever ses bâtons. On le chassa de partout. C’était unde ces jours froids et tristes où les cœurs se serrent, où lesesprits s’irritent, où l’âme est sombre, où la main ne s’ouvre nipour donner ni pour secourir.

Quand il eut fini la visite de toutes lesmaisons qu’il connaissait, il alla s’abattre au coin d’un fossé, lelong de la cour de maître Chiquet. Il se décrocha, comme on disaitpour exprimer comment il se laissait tomber entre ses hautesbéquilles en les faisant glisser sous ses bras. Et il restalongtemps immobile, torturé par la faim, mais trop brute pour bienpénétrer son insondable misère.

Il attendait on ne sait quoi, de cette vagueattente qui demeure constamment en nous. Il attendait au coin decette cour, sous le vent glacé, l’aide mystérieuse qu’on espèretoujours du ciel ou des hommes, sans se demander comment, nipourquoi, ni par qui elle lui pourrait arriver. Une bande de poulesnoires passait, cherchant sa vie dans la terre qui nourrit tous lesêtres. À tout instant, elles piquaient d’un coup de bec un grain ouun insecte invisible, puis continuaient leur recherche lente etsûre.

Cloche les regardait sans penser à rien ;puis il lui vint, plutôt au ventre que dans la tête, la sensationplutôt que l’idée qu’une de ces bêtes-là serait bonne à mangergrillée sur un feu de bois mort.

Le soupçon qu’il allait commettre un vol nel’effleura pas. Il prit une pierre à portée de sa main, et, commeil était adroit, il tua net, en la lançant, la volaille la plusproche de lui. L’animal tomba sur le côté en remuant les ailes. Lesautres s’enfuirent, balancés sur leurs pattes minces, et Cloche,escaladant de nouveau ses béquilles, se mit en marche pour allerramasser sa chasse, avec des mouvements pareils à ceux despoules.

Comme il arrivait auprès du petit corps noirtaché de rouge à la tête, il reçut une poussée terrible dans le dosqui lui fit lâcher ses bâtons et l’envoya rouler à dix pas devantlui. Et maître Chiquet, exaspéré, se précipitant sur le maraudeur,le roua de coups, tapant comme un forcené, comme tape un paysanvolé, avec le poing et avec le genou par tout le corps del’infirme, qui ne pouvait se défendre.

Les gens de la ferme arrivaient à leur tourqui se mirent avec le patron à assommer le mendiant. Puis, quandils furent las de le battre, ils le ramassèrent et l’emportèrent,et l’enfermèrent dans le bûcher pendant qu’on allait chercher lesgendarmes.

Cloche, à moitié mort, saignant et crevant defaim, demeura couché sur le sol. Le soir vint, puis la nuit, puisl’aurore. Il n’avait toujours pas mangé.

Vers midi, les gendarmes parurent et ouvrirentla porte avec précaution, s’attendant à une résistance, car maîtreChiquet prétendait avoir été attaqué par le gueux et ne s’êtredéfendu qu’à grand’peine.

Le brigadier cria :

– Allons, debout !

Mais Cloche ne pouvait plus remuer, il essayabien de se hisser sur ses pieux, il n’y parvint point. On crut àune feinte, à une ruse, à un mauvais vouloir de malfaiteur, et lesdeux hommes armés, le rudoyant, l’empoignèrent et le plantèrent deforce sur ses béquilles.

La peur l’avait saisi, cette peur native desbaudriers jaunes, cette peur du gibier devant le chasseur, de lasouris devant le chat. Et, par des efforts surhumains, il réussit àrester debout.

– En route ! dit le brigadier. Ilmarcha. Tout le personnel de la ferme le regardait partir. Lesfemmes lui montraient le poing ; les hommes ricanaient,l’injuriaient : on l’avait pris enfin ! Bon débarras.

Il s’éloigna entre ses deux gardiens. Iltrouva l’énergie désespérée qu’il lui fallait pour se traînerencore jusqu’au soir, abruti, ne sachant seulement plus ce qui luiarrivait, trop effaré pour rien comprendre.

Les gens qu’on rencontrait s’arrêtaient pourle voir passer, et les paysans murmuraient :

– C’est quéque voleux !

On parvint, vers la nuit, au chef-lieu ducanton. Il n’était jamais venu jusque-là. Il ne se figurait pasvraiment ce qui se passait, ni ce qui pouvait survenir. Toutes ceschoses terribles, imprévues, ces figures et ces maisons nouvellesle consternaient.

Il ne prononça pas un mot, n’ayant rien àdire, car il ne comprenait plus rien. Depuis tant d’annéesd’ailleurs qu’il ne parlait à personne, il avait à peu près perdul’usage de sa langue ; et sa pensée aussi était trop confusepour se formuler par des paroles.

On l’enferma dans la prison du bourg. Lesgendarmes ne pensèrent pas qu’il pouvait avoir besoin de manger, eton le laissa jusqu’au lendemain.

Mais, quand on vint pour l’interroger, aupetit matin, on le trouva mort, sur le sol. Quellesurprise !

Partie 14
Un parricide

 

L’avocat avait plaidé la folie. Commentexpliquer autrement ce crime étrange ? On avait retrouvé unmatin, dans les roseaux, près de Chatou, deux cadavres enlacés, lafemme et l’homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes,et mariés seulement de l’année précédente, la femme n’étant veuveque depuis trois ans.

On ne leur connaissait point d’ennemis, ilsn’avaient pas été volés. Il semblait qu’on les eût jetés de laberge dans la rivière, après les avoir frappés, l’un après l’autre,avec une longue pointe de fer.

L’enquête ne faisait rien découvrir. Lesmariniers interrogés ne savaient rien ; on allait abandonnerl’affaire, quand un jeune menuisier d’un village voisin, nomméGeorges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier.

À toutes les interrogations, il ne réponditque ceci :

– Je connaissais l’homme depuis deux ans,la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire réparer desmeubles anciens, parce que je suis habile dans le métier.

Et quand on lui demandait :

– Pourquoi les avez vous tués ?

Il répondait obstinément :

– Je les ai tués parce que j’ai voulu lestuer.

On n’en put tirer autre chose.

Cet homme était un enfant naturel sans doute,mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonné. Il n’avaitpas d’autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, ildevint singulièrement intelligent, avec des goûts et desdélicatesses natives que n’avaient point ces camarades, on lesurnomma : « le bourgeois » ; et on nel’appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroitdans le métier de menuisier qu’il avait adopté. Il faisait même unpeu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalté, partisandes doctrines communistes et même nihilistes, grand liseur deromans d’aventures, de romans à drames sanglants, électeur influentet orateur habile dans les réunions publiques d’ouvriers ou depaysans.

* * *

L’avocat avait plaidé la folie.

Comment pouvait-on admettre, en effet, que cetouvrier eût tué ses meilleurs clients, des clients riches etgénéreux (il le reconnaissait), qui lui avaient fait faire depuisdeux ans, pour trois mille francs de travail (ses livres enfaisaient foi). Une seule explication se présentait : lafolie, l’idée fixe du déclassé qui se venge sur deux bourgeois detous les bourgeois et l’avocat fit une allusion habile à ce surnomde LE BOURGEOIS, donné par le pays à cet abandonné ; ils’écriait :

– N’est-ce pas une ironie, et une ironiecapable d’exalter encore ce malheureux garçon qui n’a ni père nimère ? C’est un ardent républicain. Que dis-je ? ilappartient même à ce parti politique que la République fusillait etdéportait naguère, qu’elle accueille aujourd’hui à bras ouverts, àce parti pour qui l’incendie est un principe et le meurtre un moyentout simple.

Ces tristes doctrines, acclamées maintenantdans les réunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu desrépublicains, des femmes même, oui, des femmes ! demander lesang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy ; sonesprit malade a chaviré ; il a voulu du sang, du sang debourgeois !

Ce n’est pas lui qu’il faut condamner,messieurs, c’est la Commune !

Des murmures d’approbation coururent. Onsentait bien que la cause était gagnée pour l’avocat. Le ministèrepublic ne répliqua pas.

Alors le président posa au prévenu la questiond’usage :

– Accusé, n’avez-vous rien à ajouter pourvotre défense ?

L’homme se leva :

Il était de petite taille, d’un blond de lin,avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche etsonore sortait de ce frêle garçon et changeait brusquement, auxpremiers mots, l’opinion qu’on s’était faite de lui.

Il parla hautement, d’un ton déclamatoire,mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu’aufond de la grande salle :

– Mon président, comme je ne veux pasaller dans une maison de fous, et que je préfère même laguillotine, je vais tout vous dire.

J’ai tué cet homme et cette femme parce qu’ilsétaient mes parents.

Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.

Une femme, ayant accouché d’un fils, l’envoyaquelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays soncomplice porta le petit être innocent, mais condamné à la misèreéternelle, à la honte d’une naissance illégitime, plus quecela : à la mort, puisqu’on l’abandonna, puisque la nourrice,ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles fontsouvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir dedélaissement.

La femme qui m’allaita fut honnête, plushonnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Ellem’éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisserpérir ces misérables jetés aux villages des banlieues, comme onjette une ordure aux bornes.

Je grandis avec l’impression vague que jeportais un déshonneur. Les autres enfants m’appelèrent un jour« bâtard ». Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot,entendu par l’un d’eux chez ses parents. Je l’ignorais aussi, maisje le sentis.

J’étais, je puis le dire, un des plusintelligents de l’école. J’aurais été un honnête homme, monprésident, peut-être un homme supérieur, si mes parents n’avaientpas commis le crime de m’abandonner.

Ce crime, c’est contre moi qu’ils l’ontcommis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J’étais sansdéfense, ils furent sans pitié. Ils devaient m’aimer : ilsm’ont rejeté.

Moi, je leur devais la vie – mais la vieest-elle un présent ? La mienne, en tous cas, n’était qu’unmalheur. Après leur honteux abandon, je ne leur devais plus que lavengeance. Ils ont accompli contre moi l’acte le plus inhumain, leplus infâme, le plus monstrueux qu’on puisse accomplir contre unêtre.

– Un homme injurié frappe ; un hommevolé reprend son bien par la force. Un homme trompé, joué,martyrisé, tue ; un homme souffleté tue ; un hommedéshonoré tue. J’ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffletémoralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez lacolère.

Je me suis vengé, j’ai tué. C’était mon droitlégitime. J’ai pris leur vie heureuse en échange de la vie horriblequ’ils m’avaient imposée.

Vous allez parler de parricide !Étaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeauabominable, une terreur, une tache d’infamie ; pour qui manaissance fut une calamité et ma vie une menace de honte ? Ilscherchaient un plaisir égoïste ; ils ont eu un enfant imprévu.Ils ont supprimé l’enfant. Mon tour est venu d’en faire autant poureux.

Et pourtant, dernièrement encore, j’étais prêtà les aimer.

Voici deux ans, je vous l’ai dit, que l’homme,mon père, entra chez moi pour la première fois. Je ne soupçonnaisrien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plustard, des renseignements auprès du curé, sous le sceau du secret,bien entendu.

Il revint souvent ; il me faisaittravailler et payait bien. Parfois même il causait un peu de choseset d’autres. Je me sentais de l’affection pour lui.

Au commencement de cette année il amena safemme, ma mère. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je lacrus atteinte d’une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siège etun verre d’eau. Elle ne dit rien ; elle regarda mes meublesd’un air fou, et elle ne répondait que oui et non, à tort et àtravers, à toutes les questions qu’il lui posait ! Quand ellefut partie, je la crus un peu toquée.

Elle revint le mois suivant. Elle était calme,maîtresse d’elle. Ils restèrent, ce jour-là, assez longtemps àbavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encoretrois fois, sans rien deviner ; mais un jour voilà qu’elle semit à me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Jerépondis : « Mes parents, madame, étaient des misérablesqui m’ont abandonné. » Alors elle porta la main sur son cœur,et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite :« C’est ma mère ! » mais je me gardai bien delaisser rien voir. Je voulais la regarder venir.

Par exemple, je pris de mon côté mesrenseignements. J’appris qu’ils n’étaient mariés que du mois dejuillet précédent, ma mère n’étant devenue veuve que depuis troisans. On avait bien chuchoté qu’ils s’étaient aimés du vivant dupremier mari, mais on n’en avait aucune preuve. C’était moi lapreuve, la preuve qu’on avait cachée d’abord, espéré détruireensuite.

J’attendis. Elle reparut un soir, toujoursaccompagnée de mon père. Ce jour-là, elle semblait fort émue, je nesais pourquoi. Puis, au moment de s’en aller, elle me dit :« Je vous veux du bien, parce que vous m’avez l’air d’unhonnête garçon et d’un travailleur ; vous penserez sans douteà vous marier quelque jour ; je viens vous aider à choisirlibrement la femme qui vous conviendra. Moi, j’ai été mariée contremon cœur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, jesuis riche, sans enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voicivotre dot. »

Elle me tendit une grande enveloppecachetée.

Je la regardai fixement, puis je luidis : « Vous êtes ma mère ? »

Elle recula de trois pas et se cacha les yeuxde la main pour ne plus me voir. Lui, l’homme, mon père, la soutintdans ses bras et il me cria : « Mais vous êtesfou ! »

Je répondis : « Pas du tout. Je saisbien que vous êtes mes parents. On ne me trompe pas ainsi.Avouez-le et je vous garderai le secret ; je ne vous envoudrai pas ; je resterai ce que je suis, unmenuisier. »

Il reculait vers la sortie en soutenanttoujours sa femme qui commençait à sangloter. Je courus fermer laporte, je mis la clef dans ma poche, et je repris :« Regardez-la donc et niez encore qu’elle soit mamère. »

Alors il s’emporta, devenu très pâle,épouvanté par la pensée que le scandale évité jusqu’ici pouvaitéclater soudain ; que leur situation, leur renom, leur honneurseraient perdus d’un seul coup ; il balbutiait :« Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l’argent.Faites donc du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les,secourez-les ! »

Ma mère, éperdue, répétait coup surcoup : « Allons-nous-en, allons-nous-en. »

Alors, comme la porte était fermée, ilcria : « Si vous ne m’ouvrez pas tout de suite, je vousfais flanquer en prison pour chantage et violence ! »

J’étais resté maître de moi ; j’ouvris laporte et je les vis s’enfoncer dans l’ombre.

Alors il me sembla tout à coup que je venaisd’être fait orphelin, d’être abandonné, poussé au ruisseau. Unetristesse épouvantable, mêlée de colère, de haine, de dégoût,m’envahit ; j’avais comme un soulèvement de tout mon être, unsoulèvement de la justice, de la droiture, de l’honneur, del’affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre le longde la Seine qu’il leur fallait suivre pour gagner la gare deChatou.

– Je les rattrapai bientôt. La nuit étaitvenue toute noire. J’allais à pas de loup sur l’herbe, de sortequ’ils ne m’entendirent pas. Ma mère pleurait toujours. Mon pèredisait : « C’est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu àle voir ! C’était une folie dans notre position. On aurait pului faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvonsle reconnaître, à quoi servaient ces visitesdangereuses ? »

Alors, je m’élançai devant eux, suppliant. Jebalbutiai : « Vous voyez bien que vous êtes mes parents.Vous m’avez déjà rejeté une fois, me repousserez-vousencore ? »

Alors, mon président, il leva la main sur moi,je vous le jure sur l’honneur, sur la loi, sur la République. Il mefrappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche unrevolver.

J’ai vu rouge, je ne sais plus, j’avais moncompas dans ma poche ; je l’ai frappé, frappé tant que j’aipu.

Alors elle s’est mise à crier : « Ausecours ! à l’assassin ! » en m’arrachant la barbe.Il paraît que je l’ai tuée aussi. Est-ce que je sais, moi, ce quej’ai fait à ce moment-là ?

Puis, quand je les ai vus tous les deux parterre, je les ai jetés à la Seine, sans réfléchir.

Voilà. – Maintenant, jugez-moi.

* * *

L’accusé se rassit. Devant cette révélation,l’affaire a été reportée à la session suivante. Elle passerabientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ceparricide ?

Partie 15
Le petit

 

Lemonnier était demeuré veuf avec un enfant.Il avait aimé follement sa femme, d’un amour exalté et tendre, sansune défaillance, pendant toute leur vie commune. C’était un bonhomme, un brave homme, simple, tout simple, sincère, sans défianceet sans malice.

Étant devenu amoureux d’une voisine qui étaitpauvre, il la demanda en mariage et l’épousa. Il faisait uncommerce de draperie assez prospère, gagnait pas mal d’argent et nedouta pas une seconde qu’il n’eût été accepté pour lui-même par lajeune fille.

Elle le rendit heureux d’ailleurs. Il nevoyait qu’elle au monde, ne pensait qu’à elle, la regardait sanscesse avec des yeux d’adorateur prosterné. Pendant les repas, ilcommettait mille maladresses pour ne point détourner son regard duvisage chéri, versait le vin dans son assiette et l’eau dans lasalière, puis se mettait à rire comme un enfant, enrépétant :

– Je t’aime trop, vois-tu ; cela mefait faire un tas de bêtises.

Elle souriait, d’un air calme etrésigné ; puis détournait les yeux, comme gênée parl’adoration de son mari, et elle tâchait de le faire parler, decauser de n’importe quoi ; mais il lui prenait la main àtravers la table, et la gardait dans la sienne enmurmurant :

– Ma petite Jeanne, ma chère petiteJeanne !

Elle finissait par s’impatienter et pardire :

– Allons, voyons, sois raisonnable ;mange, et laisse-moi manger.

Il poussait un soupir et cassait une bouchéede pain, qu’il mâchait ensuite avec lenteur.

Pendant cinq ans, ils n’eurent pas d’enfants.Puis tout à coup elle devint enceinte. Ce fut un bonheur délirant.Il ne la quitta point de tout le temps de sa grossesse ; sibien que sa bonne, une vieille bonne qui l’avait élevé et quiparlait haut dans la maison, le mettait parfois dehors et fermaitla porte pour le forcer à prendre l’air.

Il s’était lié d’une intime amitié avec unjeune homme qui avait connu sa femme dès son enfance, et qui étaitsous-chef de bureau à la Préfecture. M. Duretour dînait troisfois par semaine chez M. Lemonnier, apportait des fleurs àmadame, et parfois une loge de théâtre ; et, souvent, audessert, ce bon Lemonnier attendri s’écriait, en se tournant verssa femme :

– Avec une compagne comme toi et un amicomme lui, on est parfaitement heureux sur la terre.

Elle mourut en couches. Il en faillit mouriraussi. Mais la vue de l’enfant lui donna du courage : un petitêtre crispé qui geignait.

Il l’aima d’un amour passionné et douloureux,d’un amour malade où restait le souvenir de la mort, mais oùsurvivait quelque chose de son adoration pour la morte. C’était lachair de sa femme, son être continué, comme une quintessenced’elle. Il était, cet enfant, sa vie même tombée en un autrecorps ; elle était disparue pour qu’il existât. – Et le pèrel’embrassait avec fureur. – Mais aussi il l’avait tuée, cet enfant,il avait pris, volé cette existence adorée, il s’en était nourri,il avait bu sa part de vie. – Et M. Lemonnier reposait sonfils dans le berceau, et s’asseyait auprès de lui pour lecontempler. Il restait là des heures et des heures, le regardant,songeant à mille choses tristes ou douces. Puis, comme le petitdormait, il se penchait sur son visage et pleurait dans sesdentelles.

* * *

L’enfant grandit. Le père ne pouvait plus sepasser une heure de sa présence ; il rôdait autour de lui, lepromenait, l’habillait lui-même, le nettoyait, le faisait manger.Son ami, M. Duretour, semblait aussi chérir ce gamin, et ill’embrassait par grands élans, avec ces frénésies de tendressequ’ont les parents. Il le faisait sauter dans ses bras, le faisaitdanser pendant des heures à cheval sur une jambe, et soudain, lerenversant sur ses genoux, relevait sa courte jupe et baisait sescuisses grasses de moutard et ses petits mollets ronds.M. Lemonnier, ravi, murmurait :

– Est-il mignon, est-il mignon !

Et M. Duretour serrait l’enfant dans sesbras en lui chatouillant le cou de sa moustache.

Seule, Céleste, la vieille bonne, ne semblaitavoir aucune tendresse pour le petit. Elle se fâchait de sesespiègleries, et semblait exaspérée par les câlineries des deuxhommes. Elle s’écriait :

– Peut-on élever un enfant commeça ! Vous en ferez un joli singe.

Des années encore passèrent, et Jean prit neufans. Il savait à peine lire, tant on l’avait gâté, et n’en faisaitjamais qu’à sa tête. Il avait des volontés tenaces, des résistancesopiniâtres, des colères furieuses. Le père cédait toujours,accordait tout. M. Duretour achetait et apportait sans cesseles joujoux convoités par le petit, et il le nourrissait de gâteauxet de bonbons.

Céleste alors s’emportait, criait :

– C’est une honte, monsieur, une honte.Vous faites le malheur de cet enfant, son malheur, entendez-vous.Mais il faudra bien que cela finisse ; oui, oui, ça finira, jevous le dis, je vous le promets, et pas avant longtemps encore.

M. Lemonnier répondait ensouriant :

– Que veux-tu, ma fille ? je l’aimetrop, je ne sais pas lui résister ; il faudra bien que tu enprennes ton parti.

* * *

Jean était faible, un peu malade. Le médecinconstata de l’anémie, ordonna du fer, de la viande rouge et de lasoupe grasse.

Or, le petit n’aimait que les gâteaux etrefusait toute autre nourriture ; et le père, désespéré, lebourrait de tartes à la crème et d’éclairs au chocolat.

Un soir, comme ils se mettaient à table entête-à-tête, Céleste apporta la soupière avec une assurance et unair d’autorité qu’elle n’avait point d’ordinaire. Elle la découvritbrusquement, plongea la louche au milieu, et déclara :

– Voilà du bouillon comme je ne vous enai pas encore fait ; il faudra bien que le petit en mange,cette fois.

M. Lemonnier, épouvanté, baissa la tête.Il vit que cela tournait mal.

Céleste prit son assiette, l’emplit elle-même,la reposa devant lui.

Il goûta aussitôt le potage etprononça :

– En effet, il est excellent.

Alors la bonne s’empara de l’assiette du petitet y versa une pleine cuillerée de soupe. Puis elle recula de deuxpas et attendit.

Jean flaira, repoussa l’assiette et fit un« pouah » de dégoût. Céleste, devenue pâle, s’approchabrusquement et, saisissant la cuiller, l’enfonça de force, toutepleine, dans la bouche entrouverte de l’enfant.

Il s’étrangla, toussa, éternua, cracha, et,hurlant, empoigna à pleine main son verre qu’il lança contre labonne. Elle le reçut en plein ventre. Alors, exaspérée, elle pritsous son bras la tête du moutard, et commença à lui entonner coupsur coup des cuillerées de soupe dans le gosier. Il les vomissait àmesure, trépignait, se tordait, suffoquait, battait l’air de sesmains, rouge comme s’il allait mourir étouffé.

Le père demeura d’abord tellement surprisqu’il ne faisait plus un mouvement. Puis, soudain, il s’élança avecune rage de fou furieux, étreignit sa servante à la gorge et lajeta contre le mur. Il balbutiait :

– Dehors !… dehors !…dehors !… brute !

Mais elle, d’une secousse, le repoussa et,dépeignée, le bonnet dans le dos, les yeux ardents, cria :

– Qu’est-ce qui vous prend, àc’t’heure ? Vous voulez me battre parce que je fais manger dela soupe à c’t’enfant que vous allez tuer avec vosgâteries !…

Il répétait, tremblant de la tête auxpieds :

– Dehors !… va-t’en… va-t’en,brute !…

Alors, affolée, elle revint sur lui et, l’œildans l’œil, la voix tremblante :

– Ah !… vous croyez… vous croyez quevous allez me traiter comme ça, moi, moi ?… Ah ! maisnon… Et pour qui, pour qui… pour ce morveux qui n’est seulementpoint à vous… Non… point à vous !… Non… point à vous !…point à vous !… point à vous !… Tout le monde le sait,parbleu ! excepté vous… Demandez à l’épicier, au boucher, auboulanger, à tous, à tous…

Elle bredouillait, étranglée par lacolère ; puis, elle se tut, le regardant.

Il ne bougeait plus, livide, les brasballants. Au bout de quelques secondes, il balbutia d’une voixéteinte, tremblante, où palpitait pourtant une émotionformidable :

– Tu dis ?… tu dis ?… Qu’est-ceque tu dis ?

Elle se taisait, effrayée par son visage. Ilfit encore un pas, répétant :

– Tu dis ?… Qu’est-ce que tudis ?

Alors, elle répondit, d’une voixcalmée :

– Je dis ce que je sais, parbleu !ce que tout le monde sait.

Il leva les deux mains et, se jetant sur elleavec un emportement de bête, essaya de la terrasser. Mais elleétait forte, quoique vieille, et agile aussi. Elle lui glissa dansles bras et, courant autour de la table, redevenue soudainfurieuse, elle glapissait :

– Regardez-le, regardez-le donc, bête quevous êtes, si ce n’est pas tout le portrait deM. Duretour ; mais regardez son nez et ses yeux, lesavez-vous comme ça, les yeux ? et le nez ? et lescheveux ? les avait-elle comme ça aussi, elle ? Je vousdis que tout le monde le sait, tout le monde, excepté vous !C’est la risée de la ville ! Regardez-le…

Elle passait devant la porte, elle l’ouvrit,et disparut.

Jean, épouvanté, demeurait immobile, en facede son assiette à soupe.

* * *

Au bout d’une heure, elle revint, toutdoucement, pour voir. Le petit, après avoir dévoré les gâteaux, lecompotier de crème et celui des poires au sucre, mangeaitmaintenant le pot de confitures avec sa cuiller à potage.

Le père était sorti.

Céleste prit l’enfant, l’embrassa et, à pasmuets, l’emporta dans sa chambre, puis le coucha. Et elle revintdans la salle à manger, défit la table, rangea tout, trèsinquiète.

On n’entendait aucun bruit dans la maison,aucun. Elle alla coller son oreille à la porte de son maître. Il nefaisait aucun mouvement. Elle posa son œil au trou de la serrure.Il écrivait, et semblait tranquille.

Alors elle retourna s’asseoir dans sa cuisinepour être prête en toute circonstance, car elle flairait bienquelque chose.

Elle s’endormit sur une chaise, et ne seréveilla qu’au jour.

Elle fit le ménage, comme elle avait coutume,chaque matin ; elle balaya, elle épousseta, et, vers huitheures, prépara le café de M. Lemonnier.

Mais elle n’osait point le porter à son maîtrene sachant trop comment elle allait être reçue ; et elleattendit qu’il sonnât. Il ne sonna point. Neuf heures, puis dixheures passèrent.

Céleste, effarée, prépara son plateau et semit en route, le cœur battant. Devant la porte elle s’arrêta,écouta. Rien ne remuait. Elle frappa ; on ne répondit pas.Alors, rassemblant tout son courage, elle ouvrit, entra, puis,poussant un cri terrible, laissa choir le déjeuner qu’elle tenaitaux mains.

M. Lemonnier pendait au beau milieu de sachambre, accroché par le cou à l’anneau du plafond. Il avait lalangue tirée affreusement. La savate droite gisait, tombée à terre.La gauche était restée au pied. Une chaise renversée avait rouléjusqu’au lit.

Céleste, éperdue, s’enfuit en hurlant. Tousles voisins accoururent. Le médecin constata que la mort remontaità minuit.

Une lettre adressée à M. Duretour futtrouvée sur la table du suicidé. Elle ne contenait que cetteligne :

« Je vous laisse et je vous confie lepetit. »

Partie 16
La roche aux guillemots

 

Voici la saison des guillemots.

D’avril à la fin de mai, avant que lesbaigneurs parisiens arrivent, on voit paraître soudain, sur lapetite plage d’Étretat, quelques vieux messieurs bottés, sanglés endes vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à l’hôtelHauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard ;puis, après un nouveau séjour, s’en vont définitivement.

On les revoit au printemps suivant.

Ce sont les derniers chasseurs de guillemots,ceux qui restent des anciens ; car ils étaient une vingtainede fanatiques, il y a trente ou quarante ans ; ils ne sontplus que quelques enragés tireurs.

Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare,dont les habitudes sont étranges. Il habite presque toute l’annéeles parages de Terre-Neuve, des îles Saint-Pierre etMiquelon ; mais, au moment des amours, une bande d’émigrantstraverse l’Océan, et, tous les ans, vient pondre et couver au mêmeendroit, à la roche dite aux Guillemots, près d’Étretat.On n’en trouve que là, rien que là. Ils y sont toujours venus, onles a toujours chassés, et ils reviennent encore ; ilsreviendront toujours. Sitôt les petits élevés, ils repartent,disparaissent pour un an.

Pourquoi ne vont-ils jamais ailleurs, nechoisissent-ils aucun autre point de cette longue falaise blancheet sans cesse pareille qui court du Pas-de-Calais au Havre ?Quelle force, quel instinct invincible, quelle habitude séculairepoussent ces oiseaux à revenir en ce lieu ? Quelle premièreémigration, quelle tempête peut-être a jadis jeté leurs pères surcette roche ? Et pourquoi les fils, les petit-fils, tous lesdescendants des premiers y sont-ils toujours retournés !

Ils ne sont pas nombreux : une centaineau plus, comme si une seule famille avait cette tradition,accomplissait ce pèlerinage annuel.

Et chaque printemps, dès que la petite tribuvoyageuse s’est réinstallée sur sa roche, les mêmes chasseurs aussireparaissent dans le village. On les a connus jeunesautrefois ; ils sont vieux aujourd’hui, mais fidèles aurendez-vous régulier qu’ils se sont donné depuis trente ou quaranteans.

Pour rien au monde, ils n’y manqueraient.

* * *

C’était par un soir d’avril de l’une desdernières années. Trois des anciens tireurs de guillemots venaientd’arriver ; un d’eux manquait, M. d’Arnelles.

Il n’avait écrit à personne, n’avait donnéaucune nouvelle ! Pourtant il n’était point mort, comme tantd’autres ; on l’aurait su. Enfin, las d’attendre, les premiersvenus se mirent à table ; et le dîner touchait à sa fin, quandune voiture roula dans la cour de l’hôtellerie ; et bientôt leretardataire entra.

Il s’assit, joyeux, se frottant les mains,mangea de grand appétit, et, comme un de ses compagnons s’étonnaitqu’il fût en redingote, il répondit tranquillement :

– Oui, je n’ai pas eu le temps de mechanger.

On se coucha en sortant de table, car, poursurprendre les oiseaux, il faut partir bien avant le jour.

Rien de joli comme cette chasse, comme cettepromenade matinale.

Dès trois heures du matin, les matelotsréveillent les chasseurs en jetant du sable dans les vitres. Enquelques minutes on est prêt et on descend sur le perret. Bien quele crépuscule ne se montre point encore, les étoiles sont un peupâlies ; la mer fait grincer les galets ; la brise est sifraîche qu’on frissonne un peu, malgré les gros habits.

Bientôt les deux barques poussées par leshommes, dévalent brusquement sur la pente de cailloux ronds, avecun bruit de toile qu’on déchire ; puis elles se balancent surles premières vagues. La voile brune monte au mât, se gonfle unpeu, palpite, hésite et, bombée de nouveau, ronde comme un ventre,emporte les coques goudronnées vers la grande porte d’aval qu’ondistingue vaguement dans l’ombre.

Le ciel s’éclaircit ; les ténèbressemblent fondre ; la côte paraît voilée encore, la grande côteblanche, droite comme une muraille.

On franchit la Manne-Porte, voûte énorme oùpasserait un navire ; on double la pointe de laCourtine ; voici le val d’Antifer, le cap du même nom ;et soudain on aperçoit une plage où des centaines de mouettes sontposées. Voici la roche aux Guillemots.

C’est tout simplement une petite bosse de lafalaise ; et, sur les étroites corniches du roc, des têtesd’oiseaux se montrent, qui regardent les barques.

Ils sont là, immobiles, attendant, ne serisquant point à partir encore. Quelques-uns, piqués sur desrebords avancés, ont l’air assis sur leurs derrières, dressés enforme de bouteille, car ils ont des pattes si courtes qu’ilssemblent, quand ils marchent, glisser comme des bêtes àroulettes ; et, pour s’envoler, ne pouvant prendre d’élan, illeur faut se laisser tomber comme des pierres, presque, jusqu’auxhommes qui les guettent.

Ils connaissent leur infirmité et le dangerqu’elle leur crée, et ne se décident pas à vite s’enfuir.

Mais les matelots se mettent à crier, battentleurs bordages avec les tolets de bois, et les oiseaux, pris depeur, s’élancent un à un, dans le vide, précipités jusqu’au ras dela vague ; puis, les ailes battant à coups rapides, ilsfilent, filent et gagnent le large, quand une grêle de plombs neles jette pas à l’eau. Pendant une heure on les mitraille ainsi,les forçant à déguerpir l’un après l’autre ; et quelquefoisles femelles au nid, acharnées à couver, ne s’en vont point ;et reçoivent coup sur coup les décharges qui font jaillir sur laroche blanche des gouttelettes de sang rose, tandis que la bêteexpire sans avoir quitté ses œufs.

* * *

Le premier jour, M. d’Arnelles chassaavec son entrain habituel ; mais, quand on repartit vers dixheures, sous le haut soleil radieux, qui jetait de grands trianglesde lumière dans les échancrures blanches de la côte, il se montraun peu soucieux, rêvant parfois, contre son habitude.

Dès qu’on fut de retour au pays, une sorte dedomestique en noir vint lui parler bas. Il sembla réfléchir,hésiter, puis il répondit :

– Non, demain.

Et, le lendemain, la chasse recommença.M. d’Arnelles, cette fois, manqua souvent les bêtes, quipourtant se laissaient choir presque au bout du canon defusil ; et ses amis riant, lui demandaient s’il étaitamoureux, si quelque trouble secret lui remuait le cœur etl’esprit.

À la fin, il en convint.

– Oui, vraiment, il faut que je partetantôt, et cela me contrarie.

– Comment, vous partez ? Etpourquoi ?

– Oh ! j’ai une affaire quim’appelle, je ne puis rester plus longtemps.

Puis on parla d’autre chose.

Dès que le déjeuner fut terminé, le valet ennoir reparut. M. d’Arnelles ordonna d’atteler ; etl’homme allait sortir quand les trois autres chasseursintervinrent, insistèrent, priant et sollicitant pour retenir leurami. L’un d’eux, à la fin, demanda :

– Mais, voyons, elle n’est pas si grave,cette affaire, puisque vous avez bien attendu déjà deuxjours !

Le chasseur tout à fait perplexe,réfléchissait, visiblement combattu, tiré par le plaisir et uneobligation, malheureux et troublé.

Après une longue méditation, il murmura,hésitant :

– C’est que… c’est que… je ne suis passeul ici ; j’ai mon gendre.

Ce furent des cris et desexclamations :

– Votre gendre ?… mais oùest-il ?

Alors, tout à coup, il sembla confus, etrougit.

– Comment ! vous ne savezpas ?… Mais… mais… il est sous la remise. Il est mort.

Un silence de stupéfaction régna.

M. d’Arnelles reprit, de plus en plustroublé :

– J’ai eu le malheur de le perdre ;et, comme je conduisais le corps chez moi, à Briseville, j’ai faitun petit détour pour ne pas manquer notre rendez-vous. Mais, vouscomprenez que je ne puis m’attarder plus longtemps.

Alors, un des chasseurs, plus hardi :

– Cependant… puisqu’il est mort… il mesemble… qu’il peut bien attendre un jour de plus.

Les deux autres n’hésitèrent plus :

– C’est incontestable, dirent-ils.

M. d’Arnelles semblait soulagé d’un grandpoids ; encore un peu inquiet pourtant, il demanda :

– Mais là… franchement… voustrouvez ?…

Les trois autres, comme un seul homme,répondirent :

– Parbleu ! mon cher, deux jours deplus ou de moins n’y feront rien dans son état.

Alors, tout à fait tranquille, le beau-père seretourna vers le croque-mort :

– Eh bien ! mon ami, ce sera pouraprès-demain.

Partie 17
Tombouctou

 

Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillaitdans la poudre d’or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge,aveuglant ; et, derrière la Madeleine, une immense nuéeflamboyante jetait dans toute la longue avenue une oblique aversede feu, vibrante comme une vapeur de brasier.

La foule gaie, palpitante, allait sous cettebrume enflammée et semblait dans une apothéose. Les visages étaientdorés ; les chapeaux noirs et les habits avaient des refletsde pourpre ; le vernis des chaussures jetait des flammes surl’asphalte des trottoirs.

Devant les cafés, un peuple d’hommes buvaitdes boissons brillantes et colorées qu’on aurait prises pour despierres précieuses fondues dans le cristal.

Au milieu des consommateurs aux légersvêtements plus foncés, deux officiers en grande tenue faisaientbaisser tous les yeux par l’éblouissement de leurs dorures. Ilscausaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans cerayonnement radieux du soir ; et ils regardaient contre lafoule, les hommes lents et les femmes pressées qui laissaientderrière elles une odeur savoureuse et troublante.

Tout à coup un nègre, énorme, vêtu de noir,ventru, chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la faceluisante comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec un airde triomphe. Il riait aux passants, il riait aux vendeurs dejournaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Ilétait si grand qu’il dépassait toutes les têtes ; et, derrièrelui, tous les badauds se retournaient pour le contempler dedos.

Mais soudain il aperçut les officiers, et,culbutant les buveurs, il s’élança. Dès qu’il fut devant leurtable, il planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coinsde sa bouche lui montèrent jusqu’aux oreilles, découvrant ses dentsblanches, claires comme un croissant de lune dans un ciel noir. Lesdeux hommes, stupéfaits, contemplaient ce géant d’ébène, sans riencomprendre à sa gaieté.

Et il s’écria, d’une voix qui fit rire toutesles tables :

– Bonjou, mon lieutenant.

Un des officiers était chef de bataillon,l’autre colonel. Le premier dit :

– Je ne vous connais pas, monsieur ;j’ignore ce que vous me voulez.

Le nègre reprit :

– Moi aimé beaucoup toi, lieutenantVédie, siège Bézi, beaucoup raisin, cherché moi.

L’officier, tout à fait éperdu, regardaitfixement l’homme, cherchant au fond de ses souvenirs ; maisbrusquement il s’écria :

– Tombouctou ?

Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse enpoussant un rire d’une invraisemblable violence etbeuglant :

– Si, si, ya, mon lieutenant, reconnéTombouctou, ya, bonjou.

Le commandant lui tendit la main en riantlui-même de tout son cœur. Alors Tombouctou redevint grave. Ilsaisit la main de l’officier, et, si vite que l’autre ne putl’empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe. Confus,le militaire lui dit d’une voix sévère :

– Allons, Tombouctou, nous ne sommes pasen Afrique. Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici.

Tombouctou tendit son ventre, et,bredouillant, tant il parlait vite :

– Gagné beaucoup d’agent, beaucoup,grand’estaurant, bon mangé, Pussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup,cuisine fançaise, Tombouctou, cuisinié de l’Empéeu, deux centsmille fancs à moi. Ah ! ah ! ah ! ah !

Et il riait, tordu, hurlant avec une folie dejoie dans le regard.

Quand l’officier, qui comprenait son étrangelangage, l’eût interrogé quelque temps, il lui dit :

– Eh bien, au revoir, Tombouctou ; àbientôt.

Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois,la main qu’on lui tendait, et, riant toujours, cria :

– Bonjou, bonjou, monlieutenant !

Il s’en alla, si content, qu’il gesticulait enmarchant, et qu’on le prenait pour un fou.

Le colonel demanda :

– Qu’est-ce que cette brute ?

Le commandant répondit :

– Un brave garçon et un brave soldat. Jevais vous dire ce que je sais de lui ; c’est assez drôle.

* * *

Vous savez qu’au commencement de la guerre de1870 je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nousn’étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes prussiennes nousentouraient de partout, hors de portée des canons, ne tirant pasnon plus sur nous, mais nous affamant peu à peu.

J’étais alors lieutenant. Notre garnison setrouvait composée de troupes de toute nature, débris de régimentsécharpés, fuyards, maraudeurs séparés des corps d’armée. Nousavions de tout enfin, même onze turcos arrivés un soir on ne saitcomment, on ne sait par où. Ils s’étaient présentés aux portes dela ville, harrassés, déguenillés, affamés et saouls. On me lesdonna.

Je reconnus bientôt qu’ils étaient rebelles àtoute discipline, toujours dehors et toujours gris. J’essayai de lasalle de police, même de la prison, rien n’y fit. Mes hommesdisparaissaient des jours entiers, comme s’ils se fussent enfoncéssous terre, puis reparaissaient ivres à tomber. Ils n’avaient pasd’argent. Où buvaient-ils ? Et comment, et avecquoi ?

Cela commençait à m’intriguer vivement,d’autant plus que ces sauvages m’intéressaient avec leur rireéternel et leur caractère de grands enfants espiègles.

Je m’aperçus alors qu’ils obéissaientaveuglément au plus grand d’eux tous, celui que vous venez de voir.Il les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieusesentreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis venirchez moi et je l’interrogeai. Notre conversation dura bien troisheures, tant j’avais de peine à pénétrer son surprenant charabia.Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des efforts inouïs pourêtre compris, inventait des mots, gesticulait, suait de peine,s’essuyait le front, soufflait, s’arrêtait, et repartaitbrusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen des’expliquer.

Je devinai enfin qu’il était fils d’un grandchef, d’une sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je luidemandai son nom. Il répondit quelque chose commeChavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus simple de luidonner le nom de son pays : « Tombouctou ». Et, huitjours plus tard, toute la garnison ne le nommait plusautrement.

Mais une envie folle nous tenait de savoir oùcet ex-prince africain trouvait à boire. Je le découvris d’unesingulière façon.

J’étais un matin sur les remparts, étudiantl’horizon, quand j’aperçus dans une vigne quelque chose quiremuait. On arrivait au temps des vendanges, les raisins étaientmûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai qu’un espions’approchait de la ville, et j’organisai une expédition complètepour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le commandement, aprèsavoir obtenu l’autorisation du général.

J’avais fait sortir, par trois portesdifférentes, trois petites troupes qui devaient se rejoindre auprèsde la vigne suspecte et la cerner. Pour couper la retraite àl’espion, un de ces détachements avaient à faire une marche d’uneheure au moins. Un homme resté en observation sur les mursm’indiqua par signe que l’être aperçu n’avait point quitté lechamp. Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dansles ornières. Enfin, nous touchons au point désigné ; jedéploie brusquement mes soldats, qui s’élancent dans la vigne, ettrouvent… Tombouctou voyageant à quatre pattes au milieu des cepset mangeant, du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chienqui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même, en arrachantla grappe d’un coup de dent.

Je voulus le faire relever ; il n’yfallait pas songer, et je compris alors pourquoi il se traînaitainsi sur les mains et sur les genoux. Dès qu’on l’eût planté surses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit les bras ets’abattit sur le nez. Il était gris comme je n’ai jamais vu unhomme être gris.

On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessade rire tout le long de la route en gesticulant des bras et desjambes.

C’était là tout le mystère. Mes gaillardsbuvaient au raisin lui-même. Puis, lorsqu’ils étaient saouls à neplus bouger, ils dormaient sur place.

Quant à Tombouctou, son amour de la vignepassait toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à lafaçon des grives, qu’il haïssait d’ailleurs d’une haine de rivaljaloux. Il répétait sans cesse :

– Les gives mangé tout le aisin,capules !

* * *

Un soir on vint me chercher. On apercevait parla plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n’avais point prisma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un grand serpentqui se déroulait, un convoi, que sais-je ?

J’envoyai quelques hommes au-devant de cetteétrange caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctouet neuf de ses compagnons portaient sur une sorte d’autel, faitavec des chaises de campagne, huit têtes coupées, sanglantes etgrimaçantes. Le dixième turco traînait un cheval à la queue duquelun autre était attaché, et six autres bêtes suivaient encore,retenues de la même façon.

Voici ce que j’appris. Étant partis auxvignes, mes Africains avaient aperçu tout à coup un détachementprussien s’approchant d’un village. Au lieu de fuir, ils s’étaientcachés ; puis, lorsque les officiers eurent mis pied à terredevant une auberge pour se rafraîchir, les onze gaillardss’élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent attaqués,tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq officiersde son escorte.

Ce jour-là, j’embrassai Tombouctou. Mais jem’aperçus qu’il marchait avec peine. Je le crus blessé ; il semit à rire et me dit :

– Moi, povisions pou pays.

C’est que Tombouctou ne faisait point laguerre pour l’honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu’iltrouvait, tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque,tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche. Quellepoche ! Un gouffre qui commençait à la hanche et finissait auxchevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il l’appelait sa« profonde », et c’était sa profonde, en effet !

Donc il avait détaché l’or des uniformesprussiens, le cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté letout dans sa « profonde » qui était pleine àdéborder.

Chaque jour, il précipitait là-dedans toutobjet luisant qui lui tombait sous les yeux, morceaux d’étain oupièces d’argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infinimentdrôle.

Il comptait remporter cela au pays desautruches, dont il semblait bien le frère, ce fils de roi torturépar le besoin d’engloutir les corps brillants. S’il n’avait pas eusa profonde, qu’aurait-il fait ? Il les aurait sans douteavalés.

Chaque matin sa poche était vide. Il avaitdonc un magasin général où s’entassaient ses richesses. Maisoù ? Je ne l’ai pu découvrir.

Le général, prévenu du haut fait deTombouctou, fit bien vite enterrer les corps demeurés au villagevoisin, pour qu’on ne découvrît point qu’ils avaient été décapités.Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept habitantsnotables furent fusillés sur-le-champ, par représailles, commeayant dénoncé la présence des Allemands.

* * *

L’hiver était venu. Nous étions harassés etdésespérés. On se battait maintenant tous les jours. Les hommesaffamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois avaientété tués) demeuraient gras et luisants, vigoureux et toujours prêtsà se battre. Tombouctou engraissait même. Il me dit unjour :

– Toi beaucoup faim, moi bon viande.

Et il m’apporta en effet un excellent filet.Mais de quoi ? Nous n’avions plus ni bœufs, ni moutons, nichèvres, ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer ducheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré ma viande.Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres étaient nés bien prèsdu pays où l’on mange des hommes ! Et chaque jour tant desoldats tombaient autour de la ville ! J’interrogeaiTombouctou. Il ne voulut pas répondre. Je n’insistai point, mais jerefusai désormais ses présents.

Il m’adorait. Une nuit, la neige nous surpritaux avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais avecpitié les pauvres nègres grelottant sous cette poussière blanche etglacée. Comme j’avais grand froid, je me mis à tousser. Je sentisaussitôt quelque chose s’abattre sur moi, comme une grande etchaude couverture. C’était le manteau de Tombouctou qu’il me jetaitsur les épaules.

Je me levai et, lui rendant sonvêtement :

– Garde ça, mon garçon ; tu en asplus besoin que moi.

Il répondit :

– Non, mon lieutenant, pou toi, moi pasbesoin, moi chaud, chaud.

Et il me contemplait avec des yeuxsuppliants.

Je repris :

– Allons, obéis, garde ton manteau, je leveux.

Le nègre alors se leva, tira son sabre qu’ilsavait rendre coupant comme une faulx, et tenant de l’autre main salarge capote que je refusais :

– Si toi pas gardé manteau, moicoupé ; pésonne manteau.

Il l’aurait fait. Je cédai.

* * *

Huit jours plus tard, nous avions capitulé.Quelques-uns d’entre nous avaient pu s’enfuir. Les autres allaientsortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.

Je me dirigeais vers la place d’Armes où nousdevions nous réunir, quand je demeurai stupide d’étonnement devantun nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d’un chapeau depaille. C’était Tombouctou. Il semblait radieux et se promenait,les mains dans ses poches, devant une petite boutique où l’onvoyait en montre deux assiettes et deux verres.

Je lui dis :

– Qu’est-ce que tu fais ?

Il répondit :

– Moi pas pati, moi bon cuisinié, moifait mangé colonel, Algéie ; moi mangé Pussiens, beaucoupvolé, beaucoup.

Il gelait à dix degrés. Je grelottais devantce nègre en coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer.J’aperçus une enseigne démesurée qu’il allait pendre devant saporte sitôt que nous serions partis, car il avait quelquepudeur.

Et je lus, tracé par la main de quelquecomplice, cet appel :

Cuisine militaire de M. Tombouctou

ancien cuisinier de S. M. l’empereur

Artiste de Paris. – Prix modérés.

Malgré le désespoir qui me rongeait le cœur,je ne pus m’empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveaucommerce.

Cela ne valait-il pas mieux que de le faireemmener prisonnier ?

Vous venez de voir qu’il a réussi, legaillard.

Bézières, aujourd’hui, appartient àl’Allemagne. Le restaurant Tombouctou est un commencement derevanche.

Partie 18
Histoire vraie

 

Un grand vent soufflait au dehors, un ventd’automne mugissant et galopant, un de ces vents qui tuent lesdernières feuilles et les emportent jusqu’aux nuages.

Les chasseurs achevaient leur dîner, encorebottés, rouges, animés, allumés. C’étaient de ces demi-seigneursnormands, mi-hobereaux, mi-paysans, riches et vigoureux, tailléspour casser les cornes des bœufs lorsqu’ils les arrêtent dans lesfoires.

Ils avaient chassé tout le jour sur les terresde maître Blondel, le maire d’Éparville, et ils mangeaientmaintenant autour de la grande table, dans l’espèce deferme-château dont était propriétaire leur hôte.

Ils parlaient comme on hurle, riaient commerugissent les fauves, et buvaient comme des citernes, les jambesallongées, les coudes sur la nappe, les yeux luisants sous laflamme des lampes, chauffés par un foyer formidable qui jetait auplafond des lueurs sanglantes ; ils causaient de chasse et dechiens. Mais ils étaient, à l’heure où d’autres idées viennent auxhommes, à moitié gris, et tous suivaient de l’œil une forte filleaux joues rebondies qui portait au bout de ses poings rouges leslarges plats chargés de nourritures.

Soudain un grand diable qui était devenuvétérinaire après avoir étudié pour être prêtre, et qui soignaittoutes les bêtes de l’arrondissement, M. Séjour,s’écria :

– Crébleu, maît’Blondel, vous avez là unebobonne qui n’est pas piquée des vers.

Et un rire retentissant éclata. Alors un vieuxnoble déclassé, tombé dans l’alcool, M. de Varnetot,éleva la voix.

– C’est moi qui ai eu jadis une drôled’histoire avec une fillette comme ça ! Tenez, il faut que jevous la raconte. Toutes les fois que j’y pense, ça me rappelleMirza, ma chienne, que j’avais vendue au comte d’Haussonnel et quirevenait tous les jours, dès qu’on la lâchait, tant elle ne pouvaitme quitter. À la fin je m’suis fâché et j’ai prié l’comte de latenir à la chaîne. Savez-vous c’qu’elle a fait c’te bête ?Elle est morte de chagrin.

Mais, pour en revenir à ma bonne, v’làl’histoire :

– J’avais alors vingt-cinq ans et jevivais en garçon, dans mon château de Villebon. Vous savez, quandon est jeune, et qu’on a des rentes, et qu’on s’embête tous lessoirs après dîner, on a l’œil de tous les côtés.

Bientôt je découvris une jeunesse qui était enservice chez Déboultot, de Cauville. Vous avez bien connuDéboultot, vous, Blondel ! Bref, elle, m’enjôla si bien, lagredine, que j’allai un jour trouver son maître et je lui proposaiune affaire. Il me céderait sa servante et je lui vendrais majument noire, Cocote, dont il avait envie depuis bientôt deux ans.Il me tendit la main : « Topez-là, monsieur deVarnetot. » C’était marché conclu ; la petite vint auchâteau et je conduisis moi-même à Cauville ma jument, que jelaissai pour trois cents écus.

Dans les premiers temps, ça alla comme sur desroulettes. Personne ne se doutait de rien ; seulement Rosem’aimait un peu trop pour mon goût. C’t’enfant-là, voyez-vous, cen’était pas n’importe qui. Elle devait avoir quéqu’chose de pascommun dans les veines. Ça venait encore de quéqu’fille qui aurafauté avec son maître.

Bref, elle m’adorait. C’étaient descajoleries, des mamours, des p’tits noms de chien, un tasd’gentillesses à me donner des réflexions.

Je me disais : « Faut pas qu’çadure, ou je me laisserai prendre ! » Mais on ne me prendpas facilement, moi. Je ne suis pas de ceux qu’on enjôle avec deuxbaisers. Enfin j’avais l’œil ; quand elle m’annonça qu’elleétait grosse.

Pif ! pan ! c’est comme si onm’avait tiré deux coups de fusil dans la poitrine. Et ellem’embrassait, elle m’embrassait, elle riait, elle dansait, elleétait folle, quoi ! Je ne dis rien le premier jour ;mais, la nuit, je me raisonnai. Je pensais : « Ça yest ; mais faut parer le coup, et couper le fil, il n’est quetemps. » Vous comprenez, j’avais mon père et ma mère àBarneville, et ma sœur mariée au marquis d’Yspare, à Rollebec, àdeux lieues de Villebon. Pas moyen de blaguer.

Mais comment me tirer d’affaire ? Si ellequittait la maison, on se douterait de quelque chose et onjaserait. Si je la gardais, on verrait bientôt l’bouquet ; etpuis, je ne pouvais la lâcher comme ça.

J’en parlai à mon oncle, le baron de Creteuil,un vieux lapin qui en a connu plus d’une, et je lui demandai unavis. Il me répondit tranquillement :

– Il faut la marier, mon garçon.

Je fis un bond.

– La marier, mon oncle, mais avecqui ?

Il haussa doucement les épaules :

– Avec qui tu voudras, c’est ton affaireet non la mienne. Quand on n’est pas bête on trouve toujours.

Je réfléchis bien huit jours à cette parole,et je finis par me dire à moi-même : « Il a raison, mononcle. »

Alors, je commençai à me creuser la tête et àchercher ; quand un soir le juge de paix, avec qui je venaisde dîner, me dit :

– Le fils de la mère Paumelle vientencore de faire une bêtise ; il finira mal, ce garçon-là. Ilest bien vrai que bon chien chasse de race.

Cette mère Paumelle était une vieille ruséedont la jeunesse avait laissé à désirer. Pour un écu, elle auraitvendu certainement son âme, et son garnement de fils par-dessus lemarché.

J’allai la trouver, et tout doucement, je luifis comprendre la chose.

Comme je m’embarrassais dans mes explications,elle me demanda tout à coup :

– Qué qu’vous lui donnerez, à c’tep’tite ?

Elle était maligne, la vieille, mais moi, pasbête, j’avais préparé mon affaire.

Je possédais justement trois lopins de terreperdus auprès de Sasseville, qui dépendaient de mes trois fermes deVillebon. Les fermiers se plaignaient toujours que c’étaitloin ; bref, j’avais repris ces trois champs, six acres entout, et, comme mes paysans criaient, je leur avais remis, pourjusqu’à la fin de chaque bail, toutes leurs redevances envolailles. De cette façon, la chose passa. Alors, ayant acheté unbout de côte à mon voisin, M. d’Aumonté, je faisais construireune masure dessus, le tout pour quinze cents francs. De la sorte,je venais de constituer un petit bien qui ne me coûtait pasgrand’chose, et je le donnais en dot à la fillette.

La vieille se récria : ce n’était pasassez ; mais je tins bon, et nous nous quittâmes sans rienconclure.

Le lendemain, dès l’aube, le gars vint metrouver. Je ne me rappelais guère sa figure. Quand je le vis, je merassurai ; il n’était pas mal pour un paysan ; mais ilavait l’air d’un rude coquin.

Il prit la chose de loin, comme s’il venaitacheter une vache. Quand nous fûmes d’accord, il voulut voir lebien ; et nous voilà partis à travers champs. Le gredin me fitbien rester trois heures sur les terres ; il les arpentait,les mesurait, en prenait des mottes qu’il écrasait dans ses mains,comme s’il avait peur d’être trompé sur la marchandise. La masuren’étant pas encore couverte, il exigea de l’ardoise au lieu dechaume, parce que cela demande moins d’entretien !

Puis il me dit :

– Mais l’mobilier, c’est vous qui ledonnez ?

Je protestai :

– Non pas ; c’est déjà beau de vousdonner une ferme.

Il ricana :

– J’crai ben, une ferme et un éfant.

Je rougis malgré moi. Il reprit :

– Allons, vous donnerez l’lit, une table,l’ormoire, trois chaises et pi la vaisselle, ou ben riend’fait.

J’y consentis.

Et nous voilà en route pour revenir. Iln’avait pas encore dit un mot de la fille. Mais tout à coup, ildemanda d’un air sournois et gêné :

– Mais, si a mourait, à qui qu’il irait,çu bien ?

Je répondis :

– Mais, à vous, naturellement.

C’était tout ce qu’il voulait savoir depuis lematin. Aussitôt, il me tendit la main d’un mouvement satisfait.Nous étions d’accord.

Oh ! par exemple, j’eus du mal pourdécider Rose. Elle se traînait à mes pieds, elle sanglotait, ellerépétait : « C’est vous qui me proposez ça ! c’estvous ! c’est vous ! » Pendant plus d’une semaine,elle résista malgré mes raisonnements et mes prières. C’est bête,les femmes ; une fois qu’elles ont l’amour en tête, elles necomprennent plus rien. Il n’y a pas de sagesse qui tienne, l’amouravant tout, tout pour l’amour !

À la fin je me fâchai et la menaçai de lajeter dehors. Alors elle céda peu à peu, à condition que je luipermettrais de venir me voir de temps en temps.

Je la conduisis moi-même à l’autel, je payaila cérémonie, j’offris à dîner à toute la noce. Je fis grandementles choses, enfin. Puis : « Bonsoir mesenfants ! » J’allai passer six mois chez mon frère enTouraine.

Quand je fus de retour, j’appris qu’elle étaitvenue, chaque semaine au château me demander. Et j’étais à peinearrivé depuis une heure que je la vis entrer avec un marmot dansles bras. Vous me croirez si vous voulez, mais ça me fît quelquechose de voir ce mioche. Je crois même que je l’embrassai.

Quant à la mère, une ruine, un squelette, uneombre. Maigre, vieillie. Bigre de bigre, ça ne lui allait pas, lemariage ! Je lui demandai machinalement :

– Es-tu heureuse ?

Alors elle se mit à pleurer comme une source,avec des hoquets, des sanglots, et elle criait :

– Je n’peux pas, je n’peux pas m’passerde vous maintenant. J’aime mieux mourir, je n’peux pas !

Elle faisait un bruit du diable. Je laconsolai comme je pus et je la reconduisis à la barrière.

J’appris en effet que son mari labattait ; et que sa belle-mère lui rendait la vie dure, lavieille chouette.

Deux jours après elle revenait. Et elle meprit dans ses bras, elle se traîna par terre :

– Tuez-moi, mais je n’veux pas retournerlà-bas.

Tout à fait ce qu’aurait dit Mirza si elleavait parlé !

Ça commençait à m’embêter, toutes ceshistoires ; et je filai pour six mois encore. Quand je revins…Quand je revins, j’appris qu’elle était morte trois semainesauparavant, après être revenue au château tous les dimanches…toujours comme Mirza. L’enfant aussi était mort huit joursaprès.

Quant au mari, le madré coquin, il héritait.Il a bien tourné depuis, paraît-il, il est maintenant conseillermunicipal.

Puis, M. de Varnetot ajouta enriant :

– C’est égal, c’est moi qui ai fait safortune, à celui-là !

Et M. Séjour, le vétérinaire, conclutgravement en portant à sa bouche un verre d’eau-de-vie :

– Tout ce que vous voudrez, mais desfemmes comme ça, il n’en faut pas !

Partie 19
Adieu

 

Les deux amis achevaient de dîner. De lafenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de monde. Ilssentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans Paris par lesdouces nuits d’été, et font lever la tête aux passants et donnentenvie de partir, d’aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles,et font rêver de rivières éclairées par la lune, de vers luisantset de rossignols.

L’un d’eux, Henri Simon, prononça, ensoupirant profondément :

– Ah ! je vieillis. C’est triste.Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps.Aujourd’hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, lavie !

Il était un peu gros déjà, vieux dequarante-cinq ans peut-être et très chauve.

L’autre, Pierre Carnier, un rien plus âgé,mais plus maigre et plus vivant, reprit :

– Moi, mon cher, j’ai vieilli sans m’enapercevoir le moins du monde. J’étais toujours gai, gaillard,vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans sonmiroir, on ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir, car il estlent, régulier, et il modifie le visage si doucement que lestransitions sont insensibles. C’est uniquement pour cela que nousne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement deravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s’enrendre compte, rester six mois sans regarder sa figure – oh !alors quel coup ?

Et les femmes, mon cher, comme je les plains,les pauvres êtres. Tout leur bonheur, toute leur puissance, touteleur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.

Donc, moi, j’ai vieilli sans m’en douter, jeme croyais presque un adolescent alors que j’avais près decinquante ans. Ne me sentant aucune infirmité d’aucune sorte,j’allais, heureux et tranquille.

La révélation de ma décadence m’est venued’une façon simple et terrible qui m’a atterré pendant près de sixmois… puis j’en ai pris mon parti.

J’ai été souvent amoureux, comme tous leshommes, mais principalement une fois.

Je l’avais rencontrée au bord de la mer, àÉtretat, voici douze ans environ, un peu après la guerre. Rien degentil comme cette plage, le matin, à l’heure des bains. Elle estpetite, arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaisesblanches percées de ces trous singuliers qu’on nomme les Portes,l’une énorme, allongeant dans la mer sa jambe de géante, l’autre enface, accroupie et ronde ; la foule des femmes se rassemble,se masse sur l’étroite langue de galets qu’elle couvre d’unéclatant jardin de toilettes claires, dans ce cadre de hautsrochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes, sur les ombrellesde toute nuance, sur la mer d’un bleu verdâtre ; et tout celaest gai, charmant, sourit aux yeux. On va s’asseoir tout contrel’eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées dansun peignoir de flanelle qu’elles rejettent d’un joli mouvement enatteignant la frange d’écume des courtes vagues ; et ellesentrent dans la mer, d’un petit pas rapide qu’arrête parfois unfrisson de froid délicieux, une courte suffocation.

Bien peu résistent à cette épreuve du bain.C’est là qu’on les juge, depuis le mollet jusqu’à la gorge. Lasortie surtout révèle les faibles, bien que l’eau de mer soit d’unpuissant secours aux chairs amollies.

La première fois que je vis ainsi cette jeunefemme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle tenait ferme.Puis il y a des figures dont le charme entre en nous brusquement,nous envahit tout d’un coup. Il semble qu’on trouve la femme qu’onétait né pour aimer. J’ai eu cette sensation et cette secousse.

Je me fis présenter et je fus bientôt pincécomme je ne l’avais jamais été. Elle me ravageait le cœur. C’estune chose effroyable et délicieuse que de subir ainsi la dominationd’une femme. C’est presque un supplice et, en même temps, unincroyable bonheur. Son regard, son sourire, les cheveux de sanuque quand la brise les soulevait, toutes les plus petites lignesde son visage, les moindres mouvements de ses traits, meravissaient, me bouleversaient, m’affolaient. Elle me possédait partoute ma personne, par ses gestes, par ses attitudes, même par leschoses qu’elle portait qui devenaient ensorcelantes. Jem’attendrissais à voir sa voilette sur un meuble, ses gants jetéssur un fauteuil. Ses toilettes me semblaient inimitables. Personnen’avait des chapeaux pareils aux siens.

Elle était mariée, mais l’époux venait tousles samedis pour repartir les lundis. Il me laissait d’ailleursindifférent. Je n’en étais point jaloux, je ne sais pourquoi,jamais un être ne me parut avoir aussi peu d’importance dans lavie, n’attira moins mon attention que cet homme.

Comme je l’aimais, elle ! Et comme elleétait belle, gracieuse et jeune ! C’était la jeunesse,l’élégance et la fraîcheur même. Jamais je n’avais senti de cettefaçon comme la femme est un être joli, fin, distingué, délicat,fait de charme et de grâce. Jamais je n’avais compris ce qu’il y ade beauté séduisante dans la courbe d’une joue, dans le mouvementd’une lèvre, dans les plis ronds d’une petite oreille, dans laforme de ce sot organe qu’on nomme le nez.

Cela dura trois mois, puis je partis pourl’Amérique, le cœur broyé de désespoir. Mais sa pensée demeura enmoi, persistante, triomphante. Elle me possédait de loin comme ellem’avait possédé de près. Des années passèrent. Je ne l’oubliaispoint. Son image charmante restait devant mes yeux et dans moncœur. Et ma tendresse lui demeurait fidèle, une tendressetranquille, maintenant, quelque chose comme le souvenir aimé de ceque j’avais rencontré de plus beau et de plus séduisant dans lavie.

* * *

Douze ans sont si peu de chose dansl’existence d’un homme ! On ne les sent point passer !Elles vont l’une après l’autre, les années, doucement et vite,lentes et pressées, chacune est longue et si tôt finie ! Etelles s’additionnent si promptement, elles laissent si peu de tracederrière elles, elles s’évanouissent si complètement qu’en seretournant pour voir le temps parcouru on n’aperçoit plus rien, eton ne comprend pas comment il se fait qu’on soit vieux.

Il me semblait vraiment que quelques mois àpeine me séparaient de cette saison charmante sur le galetd’Étretat.

J’allais au printemps dernier dîner àMaisons-Laffitte, chez des amis.

Au moment où le train partait, une grosse damemonta dans mon wagon, escortée de quatre petites filles. Je jetai àpeine un coup d’œil sur cette mère poule très large, très ronde,avec une face de pleine lune qu’encadrait un chapeau enrubanné.

Elle respirait fortement, essoufflée d’avoirmarché vite. Et les enfants se mirent à babiller. J’ouvris monjournal et je commençai à lire.

Nous venions de passer Asnières, quand mavoisine me dit tout à coup :

– Pardon, monsieur, n’êtes-vous pasmonsieur Carnier ?

– Oui, madame.

Alors elle se mit à rire, d’un rire content debrave femme, et un peu triste pourtant.

– Vous ne me reconnaissez pas ?

J’hésitais. Je croyais bien en effet avoir vuquelque part ce visage ; mais où ? mais quand ? Jerépondis :

– Oui… et non… Je vous connaiscertainement, sans retrouver votre nom.

Elle rougit un peu.

– Madame Julie Lefèvre.

Jamais je ne reçus un pareil coup. Il mesembla en une seconde que tout était fini pour moi ! Jesentais seulement qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux etque j’allais découvrir des choses affreuses et navrantes.

C’était elle ! cette grosse femmecommune, elle ? Et elle avait pondu ces quatre filles depuisque je ne l’avais vue. Et ces petits êtres m’étonnaient autant queleur mère elle-même. Ils sortaient d’elle ; ils étaient grandsdéjà, ils avaient pris place dans la vie. Tandis qu’elle necomptait plus, elle, cette merveille de grâce coquette et fine. Jel’avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais ainsi !Était-ce possible ? Une douleur violente m’étreignait le cœur,et aussi une révolte contre la nature même, une indignationirraisonnée, contre cette œuvre brutale, infâme de destruction.

Je la regardais effaré. Puis je lui pris lamain ; et des larmes me montèrent aux yeux. Je pleurais sajeunesse, je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cettegrosse dame.

Elle, émue aussi, balbutia :

– Je suis bien changée, n’est-cepas ? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenueune mère, rien qu’une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c’estfini. Oh ! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas,si nous nous rencontrions jamais. Vous aussi, d’ailleurs, vous êteschangé ; il m’a fallu quelque temps pour être sûre de ne mepoint tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douzeans ! Douze ans ! Ma fille aînée a dix ans déjà.

Je regardai l’enfant. Et je retrouvai en ellequelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque chosed’indécis encore, de peu formé, de prochain. Et la vie m’apparutrapide comme un train qui passe.

Nous arrivions à Maisons-Laffitte. Je baisaila main de ma vieille amie. Je n’avais rien trouvé à lui dire qued’affreuses banalités. J’étais trop bouleversé pour parler.

Le soir, tout seul, chez moi, je me regardailongtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis par merappeler ce que j’avais été, par revoir en pensée, ma moustachebrune et mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage.Maintenant j’étais vieux. Adieu.

Partie 20
Souvenir

 

Comme il m’en vient des souvenirs de jeunessesous la douce caresse du premier soleil ! Il est un âge oùtout est bon, gai, charmant, grisant. Qu’ils sont exquis lessouvenirs des anciens printemps !

Vous rappelez-vous, vieux amis, mes frères,ces années de joie où la vie n’était qu’un triomphe et qu’unrire ? Vous rappelez-vous les jours de vagabondage autour deParis, notre radieuse pauvreté, nos promenades dans les boisreverdis, nos ivresses d’air bleu dans les cabarets au bord de laSeine, et nos aventures d’amour si banales et sidélicieuses ?

J’en veux dire une de ces aventures. Elle datede douze ans et me paraît déjà si vieille, si vieille, qu’elle mesemble maintenant à l’autre bout de ma vie, avant le tournant, cevilain tournant d’où j’ai aperçu tout à coup la fin du voyage.

J’avais alors vingt-cinq ans. Je venaisd’arriver à Paris ; j’étais employé dans un ministère, et lesdimanches m’apparaissaient comme des fêtes extraordinaires, pleinesd’un bonheur exubérant, bien qu’il ne se passât jamais riend’étonnant.

C’est tous les jours dimanche, aujourd’hui.Mais je regrette le temps où je n’en avais qu’un par semaine. Qu’ilétait bon ! J’avais six francs à dépenser !

* * *

Je m’éveillai tôt, ce matin-là, avec cettesensation de liberté que connaissent si bien les employés, cettesensation de délivrance, de repos, de tranquillité,d’indépendance.

J’ouvris ma fenêtre. Il faisait un tempsadmirable. Le ciel tout bleu s’étalait sur la ville, plein desoleil et d’hirondelles.

Je m’habillai bien vite et je partis, voulantpasser la journée dans les bois, à respirer les feuilles ; carje suis d’origine campagnarde, ayant été élevé dans l’herbe et sousles arbres.

Paris s’éveillait, joyeux, dans la chaleur etla lumière. Les façades des maisons brillaient ; les serinsdes concierges s’égosillaient dans leurs cages, et une gaietécourait la rue, éclairait les visages, mettait un rire partout,comme un contentement mystérieux des êtres et des choses sous leclair soleil levant.

Je gagnai la Seine pour prendre l’Hirondellequi me déposerait à Saint-Cloud.

Comme j’aimais cette attente du bateau sur leponton. Il me semblait que j’allais partir pour le bout du monde,pour des pays nouveaux et merveilleux. Je le voyais apparaître, cebateau, là-bas, là-bas, sous l’arche du second pont, tout petit,avec son panache de fumée, puis plus gros, plus gros, grandissanttoujours ; et il prenait en mon esprit des allures depaquebot.

Il accostait et je montais.

Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avecdes toilettes voyantes, des rubans éclatants et de grosses figuresécarlates. Je me plaçais tout à l’avant, debout, regardant fuir lesquais, les arbres, les maisons, les ponts. Et soudain j’apercevaisle grand viaduc du Point-du-Jour qui barrait le fleuve. C’était lafin de Paris, le commencement de la campagne, et la Seine soudain,derrière la double ligne des arches, s’élargissait comme si on luieût rendu l’espace et la liberté, devenait tout à coup le beaufleuve paisible qui va couler à travers les plaines, au pied descollines boisées, au milieu des champs, au bord des forêts.

Après avoir passé entre deux îles,l’Hirondelle suivit un coteau tournant dont la verdure était pleinede maisons blanches. Une voix annonça :« Bas-Meudon », puis plus loin :« Sèvres », et, plus loin encore« Saint-Cloud ».

Je descendis. Et je suivis à pas pressés, àtravers la petite ville, la route qui gagne les bois. J’avaisemporté une carte des environs de Paris pour ne point me perdredans les chemins qui traversent en tous sens ces petites forêts oùse promènent les Parisiens.

Dès que je fus à l’ombre, j’étudiai monitinéraire qui me parut d’ailleurs d’une simplicité parfaite.J’allais tourner à droite, puis à gauche, puis encore à gauche, etj’arriverais à Versailles à la nuit, pour dîner.

Et je me mis à marcher lentement, sous lesfeuilles nouvelles, buvant cet air savoureux que parfument lesbourgeons et les sèves. J’allais à petits pas, oublieux despaperasses, du bureau, du chef, des collègues, des dossiers, etsongeant à des choses heureuses qui ne pouvaient manquer dem’arriver, à tout l’inconnu voilé de l’avenir. J’étais traversé parmille souvenirs d’enfance que ces senteurs de campagne réveillaienten moi, et j’allais, tout imprégné du charme odorant, du charmevivant, du charme palpitant des bois attiédis par le grand soleilde juin.

Parfois, je m’asseyais pour regarder, le longd’un talus, toutes sortes de petites fleurs dont je savais les nomsdepuis longtemps. Je les reconnaissais toutes comme si elleseussent été justement celles mêmes vues autrefois au pays. Ellesétaient jaunes, rouges, violettes, fines, mignonnes, montées sur delongues tiges ou collées contre terre. Des insectes de toutescouleurs et de toutes formes, trapus, allongés, extraordinaires deconstruction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaientpaisiblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sousleur poids.

Puis je dormis quelques heures dans un fossé,et je repartis reposé, fortifié par ce somme.

Devant moi, s’ouvrit une ravissante allée,dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout sur le soldes gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches.Elle s’allongeait interminablement, vide et calme. Seul, un grosfrelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois pourboire une fleur qui se penchait sous lui, et repartant presqueaussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énormesemblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailestransparentes et démesurément petites.

Mais tout à coup j’aperçus au bout de l’alléedeux personnes, un homme et une femme, qui venaient, vers moi.Ennuyé d’être troublé dans ma promenade tranquille j’allaism’enfoncer dans les taillis, quand il me sembla qu’on m’appelait.La femme en effet agitait son ombrelle, et l’homme, en manches dechemise, la redingote sur un bras, élevait l’autre en signe dedétresse.

J’allai vers eux. Ils marchaient d’une allurepressée, très rouges tous deux, elle à petits pas rapides, lui àlongues enjambées. On voyait sur leur visage de la mauvaise humeuret de la fatigue.

La femme aussitôt me demanda :

– Monsieur, pouvez-vous me dire où noussommes ? mon imbécile de mari nous a perdus en prétendantconnaître parfaitement ce pays.

Je répondis avec assurance :

– Madame, vous allez vers Saint-Cloud etvous tournez le dos à Versailles.

Elle reprit, avec un regard de pitié irritéepour son époux :

– Comment ! nous tournons le dos àVersailles. Mais c’est justement là que nous voulons dîner.

– Moi aussi, madame, j’y vais.

Elle prononça plusieurs fois, en haussant lesépaules :

– Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !avec ce ton de souverain mépris qu’ont les femmes pour exprimerleur exaspération.

Elle était toute jeune, jolie, brune, avec uneombre de moustache sur les lèvres.

Quant à lui, il suait et s’essuyait le front.C’était assurément un ménage de petits bourgeois parisiens. L’hommesemblait atterré, éreinté et désolé.

Il murmura :

– Mais, ma bonne amie… c’est toi…

Elle ne le laissa pas achever :

– C’est moi !… Ah ! c’est moimaintenant. Est-ce moi qui ai voulu partir sans renseignements enprétendant que je me retrouverais toujours ? Est-ce moi qui aivoulu prendre à droite au haut de la côte, en affirmant que jereconnaissais le chemin ? Est-ce moi qui me suis chargée deCachou…

Elle n’avait point achevé de parler, que sonmari, comme s’il eût été pris de folie, poussa un cri perçant, unlong cri de sauvage qui ne pourrait s’écrire en aucune langue, maisqui ressemblait à tiiitiiit.

La jeune femme ne parut ni s’étonner, nis’émouvoir, et reprit :

– Non, vraiment, il y a des gens tropstupides, qui prétendent toujours tout savoir. Est-ce moi qui aipris, l’année dernière, le train de Dieppe, au lieu de prendrecelui du Havre, dis, est-ce moi ? Est-ce moi qui ai parié queM. Letourneur demeurait rue des Martyrs ?… Est-ce moi quine voulais pas croire que Céleste était une voleuse ?…

Et elle continuait avec furie, avec unevélocité de langue surprenante, accumulant les accusations les plusdiverses, les plus inattendues et les plus accablantes, fourniespar toutes les situations intimes de l’existence commune,reprochant à son mari tous ses actes, toutes ses idées, toutes sesallures, toutes ses tentatives, tous ses efforts, sa vie depuisleur mariage jusqu’à l’heure présente.

Il essayait de l’arrêter, de la calmer etbégayait :

– Mais, ma chère amie… c’est inutile…devant monsieur… Nous nous donnons en spectacle… Cela n’intéressepas monsieur…

Et il tournait des yeux lamentables vers lestaillis, comme s’il eût voulu en sonder la profondeur mystérieuseet paisible, pour s’élancer dedans, fuir, se cacher à tous lesregards ; et, de temps en temps, il poussait un nouveau cri,un tiiitiiit prolongé, suraigu. Je pris cette habitude pour unemaladie nerveuse.

La jeune femme, tout à coup, se tournant versmoi, et changeant de ton avec une très singulière rapidité,prononça :

– Si monsieur veut bien le permettre,nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau etnous exposer à coucher dans le bois.

Je m’inclinai ; elle prit mon bras etelle se mit à parler de mille choses, d’elle, de sa vie, de safamille, de son commerce. Ils étaient gantiers rueSaint-Lazare.

Son mari marchait à côté d’elle, jetanttoujours des regards de fou dans l’épaisseur des arbres, et crianttiiitiiit de moment en moment.

À la fin, je lui demandai :

– Pourquoi criez-vous comme ça ?

Il répondit d’un air consterné,désespéré :

– C’est mon pauvre chien que j’aiperdu.

– Comment ? Vous avez perdu votrechien ?

– Oui. Il avait à peine un an. Il n’étaitjamais sorti de la boutique. J’ai voulu le prendre pour le promenerdans les bois. Il n’avait jamais vu d’herbes ni de feuilles ;et il est devenu comme fou. Il s’est mis à courir en aboyant et ila disparu dans la forêt. Il faut dire aussi qu’il avait eu trèspeur du chemin de fer ; cela avait pu lui faire perdre lesens. J’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir defaim là-dedans.

La jeune femme, sans se tourner vers son mari,articula :

– Si tu lui avais laissé son attache,cela ne serait pas arrivé. Quand on est bête comme toi, on n’a pasde chien.

Il murmura timidement :

– Mais, ma chère amie, c’est toi…

Elle s’arrêta net ; et, le regardant dansles yeux comme si elle allait les lui arracher, elle recommença àlui jeter au visage des reproches sans nombre.

Le soir tombait. Le voile de brume qui couvrela campagne au crépuscule se déployait lentement ; et unepoésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulièreet charmante qui emplit les bois à l’approche de la nuit.

Tout à coup, le jeune homme s’arrêta, et setâtant le corps fiévreusement :

– Oh ! je crois que j’ai…

Elle le regardait :

– Eh bien, quoi !

– Je n’ai pas fait attention que j’avaisma redingote sur mon bras.

– Eh bien ?

– J’ai perdu mon portefeuille… mon argentétait dedans.

Elle frémit de colère, et suffoquad’indignation.

– Il ne manquait plus que cela. Que tu esstupide ! Mais que tu es stupide ! Est-ce possibled’avoir épousé un idiot pareil ! Eh bien va le chercher, etfais en sorte de le retrouver. Moi je vais gagner Versailles avecmonsieur. Je n’ai pas envie de coucher dans le bois.

Il répondit doucement :

– Oui, mon amie ; où vousretrouverai-je ?

On m’avait recommandé un restaurant. Jel’indiquai.

Le mari se retourna, et, courbé vers la terreque son œil anxieux parcourait, criant : Tiiitiit à toutmoment, il s’éloigna.

Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre,plus épaisse, l’effaçait dans le lointain de l’allée. On nedistingua bientôt plus la silhouette de son corps ; mais onentendit longtemps son tiiit tiiit, tiiit tiiit lamentable, plusaigu à mesure que la nuit se faisait plus noire.

Moi, j’allais d’un pas vif, d’un pas heureuxdans la douceur du crépuscule, avec cette petite femme inconnue quis’appuyait sur mon bras.

Je cherchais des mots galants sans en trouver.Je demeurais muet, troublé, ravi.

Mais une grand’route soudain coupa notreallée. J’aperçus à droite, dans un vallon, toute une ville.

Qu’était donc ce pays.

Un homme passait. Je l’interrogeai. Ilrépondit :

– Bougival.

Je demeurai interdit :

– Comment Bougival ? Vous êtessûr ?

– Parbleu, j’en suis !

La petite femme riait comme une folle.

Je proposai de prendre une voiture pour gagnerVersailles. Elle répondit :

– Ma foi non. C’est trop drôle, et j’aitrop faim. Je suis bien tranquille au fond ; mon mari seretrouvera toujours bien, lui. C’est tout bénéfice pour moi d’enêtre soulagée pendant quelques heures.

Nous entrâmes donc dans un restaurant, au bordde l’eau, et j’osai prendre un cabinet particulier.

Elle se grisa, ma foi, fort bien, chanta, butdu champagne, fit toutes sortes de folies… et même la plus grandede toutes.

Ce fut mon premier adultère !

Partie 21
La confession

 

Marguerite de Thérelles allait mourir. Bienqu’elle n’eût que cinquante et six ans, elle en paraissait au moinssoixante et quinze. Elle haletait, plus pâle que ses draps, secouéede frissons épouvantables, la figure convulsée, l’œil hagard, commesi une chose horrible lui eût apparu.

Sa sœur aînée, Suzanne, plus âgée de six ans,à genoux près du lit, sanglotait. Une petite table approchée de lacouche de l’agonisante portait, sur une serviette, deux bougiesallumées, car on attendait le prêtre qui devait donnerl’extrême-onction et la communion dernière.

L’appartement avait cet aspect sinistre qu’ontles chambres des mourants, cet air d’adieu désespéré. Des fiolestraînaient sur les meubles, des linges traînaient dans les coins,repoussés d’un coup de pied ou de balai. Les sièges en désordresemblaient eux-mêmes effarés, comme s’ils avaient couru dans tousles sens. La redoutable mort était là, cachée, attendant.

L’histoire des deux sœurs étaitattendrissante. On la citait au loin ; elle avait fait pleurerbien des yeux.

Suzanne, l’aînée, avait été aimée follement,jadis, d’un jeune homme qu’elle aimait aussi. Ils furent fiancés,et on n’attendait plus que le jour fixé pour le contrat, quandHenry de Sampierre était mort brusquement.

Le désespoir de la jeune fille fut affreux, etelle jura de ne se jamais marier. Elle tint parole. Elle prit deshabits de veuve qu’elle ne quitta plus.

Alors sa sœur, sa petite sœur Marguerite, quin’avait encore que douze ans, vint, un matin, se jeter dans lesbras de l’aînée, et lui dit : « Grande sœur, je ne veuxpas que tu sois malheureuse. Je ne veux pas que tu pleures toute tavie. Je ne te quitterai jamais, jamais, jamais ! Moi, nonplus, je ne me marierai pas. Je resterai près de toi, toujours,toujours, toujours ».

Suzanne l’embrassa attendrie par ce dévouementd’enfant, et n’y crut pas.

Mais la petite aussi tint parole et, malgréles prières des parents, malgré les supplications de l’aînée, ellene se maria jamais. Elle était jolie, fort jolie ; elle refusabien des jeunes gens qui semblaient l’aimer ; elle ne quittaplus sa sœur.

* * *

Elles vécurent ensemble tous les jours de leurexistence, sans se séparer une seule fois. Elles allèrent côte àcôte, inséparablement unies. Mais Marguerite sembla toujourstriste, accablée, plus morne que l’aînée comme si peut-être sonsublime sacrifice l’eût brisée. Elle vieillit plus vite, prit descheveux blancs dès l’âge de trente ans et, souvent souffrante,semblait atteinte d’un mal inconnu qui la rongeait.

Maintenant elle allait mourir la première.

Elle ne parlait plus depuis vingt-quatreheures. Elle avait dit seulement, aux premières lueurs del’aurore :

– Allez chercher monsieur le curé, voicil’instant.

Et elle était demeurée ensuite sur le dos,secouée de spasmes, les lèvres agitées comme si des parolesterribles lui fussent montées du cœur, sans pouvoir sortir, leregard affolé d’épouvante, effroyable à voir.

Sa sœur, déchirée par la douleur, pleuraitéperdument, le front sur le bord du lit, et répétait :

– Margot, ma pauvre Margot, mapetite !

Elle l’avait toujours appelée : « mapetite », de même que la cadette l’avait toujoursappelée : « grande sœur ».

On entendit des pas dans l’escalier. La portes’ouvrit. Un enfant de chœur parut, suivi du vieux prêtre ensurplis. Dès qu’elle l’aperçut, la mourante s’assit d’une secousse,ouvrit les lèvres, balbutia deux ou trois paroles, et se mit àgratter ses ongles comme si elle eût voulu y faire un trou.

L’abbé Simon s’approcha, lui prit la main, labaisa sur le front et, d’une voix douce :

– Dieu vous pardonne, mon enfant ;ayez du courage, voici le moment venu, parlez.

Alors, Marguerite, grelottant de la tête auxpieds, secouant toute sa couche de ses mouvements nerveux,balbutia :

– Assieds-toi, grande sœur, écoute.

Le prêtre se baissa vers Suzanne, toujoursabattue au pied du lit, la releva, la mit dans un fauteuil et,prenant dans chaque main la main d’une des deux sœurs, ilprononça :

– Seigneur, mon Dieu ! envoyez-leurla force, jetez sur elles votre miséricorde.

Et Marguerite se mit à parler. Les mots luisortaient de la gorge un à un, rauques, scandés, commeexténués.

* * *

– Pardon, pardon, grande sœur,pardonne-moi ! Oh ! si tu savais comme j’ai eu peur de cemoment-là, toute ma vie !…

Suzanne balbutia, dans ses larmes :

– Quoi te pardonner, petite ? Tum’as tout donné, tout sacrifié ; tu es un ange…

Mais Marguerite l’interrompit :

– Tais-toi, tais-toi ! Laisse-moidire… ne m’arrête pas… C’est affreux… laisse-moi dire tout…jusqu’au bout, sans bouger… Écoute… Tu te rappelles… tu terappelles… Henry…

Suzanne tressaillit et regarda sa sœur. Lacadette reprit :

– Il faut que tu entendes tout pourcomprendre. J’avais douze ans, seulement douze ans, tu te lerappelles bien, n’est-ce pas ? Et j’étais gâtée, je faisaistout ce que je voulais !… Tu te rappelles bien comme on megâtait ?… Écoute… La première fois qu’il est venu, il avaitdes bottes vernies ; il est descendu de cheval devant leperron, et il s’est excusé sur son costume, mais il venait apporterune nouvelle à papa. Tu te le rappelles, n’est-ce pas ?… Nedis rien… écoute. Quand je l’ai vu, j’ai été toute saisie, tant jel’ai trouvé beau, et je suis demeurée debout dans un coin du salontout le temps qu’il a parlé. Les enfants sont singuliers… etterribles… Oh ! oui… j’en ai rêvé !

« Il est revenu… plusieurs fois… je leregardais de tous mes yeux, de toute mon âme… j’étais grande pourmon âge… et bien plus rusée qu’on ne croyait. Il est revenusouvent… Je ne pensais qu’à lui. Je prononçais tout bas :

« – Henry… Henry de Sampierre !

« Puis on a dit qu’il allait t’épouser.Ce fut un chagrin… oh ! grande sœur… un chagrin… unchagrin ! J’ai pleuré trois nuits, sans dormir. Il revenaittous les jours, l’après-midi, après son déjeuner… tu te lerappelles, n’est-ce pas ! Ne dis rien… écoute. Tu lui faisaisdes gâteaux qu’il aimait beaucoup… avec de la farine, du beurre etdu lait… Oh ! je sais bien comment… J’en ferais encore s’il lefallait. Il les avalait d’une seule bouchée, et puis il buvait unverre de vin… et puis il disait : « C’estdélicieux. » Tu te rappelles comme il disait ça ?

« J’étais jalouse, jalouse !… Lemoment de ton mariage approchait. Il n’y avait plus que quinzejours. Je devenais folle. Je me disais : Il n’épousera pasSuzanne, non, je ne veux pas !… C’est moi qu’il épousera,quand je serai grande. Jamais je n’en trouverai un que j’aimeautant… Mais un soir, dix jours avant ton contrat, tu t’es promenéeavec lui devant le château, au clair de lune… et là-bas… sous lesapin, sous le grand sapin… il t’a embrassée… embrassée… dans sesdeux bras… si longtemps… Tu te le rappelles, n’est-ce pas !C’était probablement la première fois… oui… Tu étais si pâle enrentrant au salon !

« Je vous ai vus ; j’étais là, dansle massif. J’ai eu une rage ! Si j’avais pu, je vous auraistués !

« Je me suis dit : Il n’épousera pasSuzanne, jamais ! Il n’épousera personne. Je serais tropmalheureuse… Et tout d’un coup je me suis mise à le haïraffreusement.

« Alors, sais-tu ce que j’ai fait ?…écoute. J’avais vu le jardinier préparer des boulettes pour tuerdes chiens errants. Il écrasait une bouteille avec une pierre etmettait le verre pilé dans une boulette de viande.

« J’ai pris chez maman une petitebouteille de pharmacien, je l’ai broyée avec un marteau, et j’aicaché le verre dans ma poche. C’était une poudre brillante… Lelendemain, comme tu venais de faire les petits gâteaux, je les aifendus avec un couteau et j’ai mis le verre dedans… Il en a mangétrois… moi aussi, j’en ai mangé un… J’ai jeté les six autres dansl’étang… les deux cygnes sont morts trois jours après… Tu te lerappelles ?… Oh ! ne dis rien… écoute, écoute… Moi seule,je ne suis pas morte… mais j’ai toujours été malade… écoute… Il estmort… tu sais bien… écoute… ce n’est rien cela… C’est après, plustard… toujours… le plus terrible… écoute…

« Ma vie, toute ma vie… quelletorture ! Je me suis dit : Je ne quitterai plus ma sœur.Et je lui dirai tout, au moment de mourir… Voilà. Et depuis, j’aitoujours pensé à ce moment-là, à ce moment-là où je te dirais tout…Le voici venu… C’est terrible… Oh !… grande sœur !

« J’ai toujours pensé, matin et soir, lejour, la nuit : Il faudra que je lui dise cela, une fois…J’attendais… Quel supplice !… C’est fait… Ne dis rien…Maintenant, j’ai peur… j’ai peur… oh ! j’ai peur ! Sij’allais le revoir, tout à l’heure, quand je serai morte… Lerevoir… y songes-tu ?… La première !… Je n’oserai pas… Ille faut… Je vais mourir… Je veux que tu me pardonnes. Je le veux…Je ne peux pas m’en aller sans cela devant lui. Oh ! dites-luide me pardonner, monsieur le curé, dites-lui… je vous en prie. Jene peux mourir sans ça…

* * *

Elle se tut, et demeura haletante, grattanttoujours le drap de ses ongles crispés…

Suzanne avait caché sa figure dans ses mainset ne bougeait plus. Elle pensait à lui qu’elle aurait pu aimer silongtemps ! Quelle bonne vie ils auraient eue ! Elle lerevoyait, dans l’autrefois disparu, dans le vieux passé à jamaiséteint. Morts chéris ! comme ils vous déchirent le cœur !Oh ! ce baiser, son seul baiser ! Elle l’avait gardé dansl’âme. Et puis plus rien, plus rien dans toute sonexistence !…

Le prêtre tout à coup se dressa et, d’une voixforte, vibrante, il cria :

– Mademoiselle Suzanne, votre sœur vamourir !

Alors Suzanne, ouvrant ses mains, montra safigure trempée de larmes, et, se précipitant sur sa sœur, elle labaisa de toute sa force en balbutiant :

– Je te pardonne, je te pardonne,petite…

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