Categories: Contes et nouvelles

Contes et Nouvelles en vers – Livre II

Contes et Nouvelles en vers – Livre II

de Jean de La Fontaine

LIVRE QUATRIÈME

Comment l’esprit vient aux filles

 

 

Il est un jeu divertissant sur tous,

Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle :

Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle

N’y fait besoin, et ne sert de deux clous.

 

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

Vous y jouez ; comme aussi faisons-nous :

Il divertit et la laide et la belle :

Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux ;

Car on y voit assez clair sans chandelle.

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

 

Le beau du jeu n’est connu de l’époux ;

C’est chez l’amant que ce plaisir excelle :

De regardants pour y juger des coups,

Il n’en faut point, jamais on n’y querelle.

Or devinez comment ce jeu s’appelle.

 

Qu’importe-t-il ? sans s’arrêter au nom,

Ni badiner là-dessus davantage,

Je vais encor vous en dire un usage,

Il fait venir l’esprit et la raison.

Nous le voyons en mainte bestiole.

Avant que Lise allât en cette école,

Lise n’était qu’un misérable oison.

Coudre et filer c’était son exercice ;

Non pas le sien, mais celui de ses doigts ;

Car que l’esprit eût part à cet office,

Ne le croyez ; il n’était nulsemplois

Où Lise pût avoir l’âme occupée :

Lise songeait autant que sa poupée.

Cent fois le jour sa mère luidisait :

« Va-t-en chercher de l’espritmalheureuse. »

La pauvre fille aussitôt s’en allait

Chez les voisins, affligée et honteuse,

Leur demandant où se vendait l’esprit.

On en riait ; à la fin l’on luidit :

« Allez trouver père Bonaventure,

Car il en a bonne provision. »

Incontinent la jeune créature

S’en va le voir, non sans confusion :

Elle craignait que ce ne fût dommage

De détourner ainsi tel personnage.

« Me voudrait-il faire de telsprésents,

À moi qui n’ai que quatorze ou quinzeans ?

Vaux-je cela ? » disait en soi labelle.

Son innocence augmentait ses appas :

Amour n’avait à son croc de pucelle

Dont il crut faire un aussi bon repas.

« Mon Révérend, dit-elle au béathomme

Je viens vous voir ; des personnes m’ontdit

Qu’en ce couvent on vendait del’esprit :

Votre plaisir serait-il qu’à crédit

J’en pusse avoir ? non pas pour grossesomme ;

À gros achat mon trésor ne suffit :

Je reviendrai s’il m’en fautdavantage :

Et cependant prenez ceci pour gage. »

À ce discours, je ne sais quel anneau

Qu’elle tirait de son doigt avec peine

Ne venant point, le père dit :« Tout beau

Nous pourvoirons à ce qui vous amène

Sans exiger nul salaire de vous :

Il est marchande et marchande, entrenous ;

À l’une on vend ce qu’à l’autre l’ondonne.

Entrez ici ; suivez-moihardiment ;

Nul ne nous voit, aucun ne nous entend,

Tous sont au chœur ; le portier estpersonne

Entièrement à ma dévotion ;

Et ces murs ont de la discrétion.

Elle le suit ; ils vont à sacellule. »

Mon Révérend la jette sur un lit,

Veut la baiser ; la pauvrette recule

Un peu la tête ; et l’innocentedit :

« Quoi c’est ainsi qu’on donne del’esprit ?

– Et vraiment oui, repart SaRévérence ; »

Puis il lui met la main sur letéton :

« Encore ainsi ? – Vraimentoui ; comment donc ? »

La belle prend le tout en patience :

Il suit sa pointe ; et d’encor enencor

Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,

Tant et si bien qu’il arrive à bon port.

Lise riait du succès de la chose.

Bonaventure à six moments de là

Donne d’esprit une seconde dose.

Ce ne fut tout, une autre succéda ;

La charité du beau père était grande.

« Et bien, dit-il, que vous semble dujeu ?

– À nous venir l’esprit tarde bien peu, »

Reprit la belle ; et puis elledemande

« Mais s’il s’en va ? – S’il s’enva ? nous verrons

D’autres secrets se mettent en usage

– N’en cherchez point, dit Lise,davantage ;

De celui-ci nous nous contenterons

– Soit fait, dit-il, nous recommencerons

Au pis aller, tant et tant qu’ilsuffise. »

Le pis aller sembla le mieux à Lise

Le secret même encor se répéta

Par le Pater ; il aimait cette danse.

Lise lui fait une humble révérence ;

Et s’en retourne en songeant à cela.

 

Lise songer ! quoi déjàLise songe !

Elle fait plus, elle cherche un mensonge,

Se doutant bien qu’on lui demanderait,

Sans y manquer, d’où ce retard venait

Deux jours après sa compagne Nanette

S’en vient la voir pendant leur entretien

Lise rêvait : Nanette comprit bien,

Comme elle était clairvoyante et finette,

Que Lise alors ne rêvait pas pour rien.

Elle fait tant, tourne tant son amie,

Que celle-ci lui déclare le tout.

L’autre n’était à l’ouïr endormie.

Sans rien cacher, Lise de bout en bout

De point en point lui conte le mystère,

Dimensions de l’esprit du beau père,

Et les encore, enfin tout le phébé.

 

« Mais vous, dit-elle,apprenez-nous de grâce

Quand et par qui l’esprit vous futdonné. »

Anne reprit : « Puisqu’il faut queje fasse

Un libre aveu, c’est votre frère Alain

Qui m’a donné de l’esprit un matin.

– Mon frère Alain ! Alain ! s’écriaLise,

Alain mon frère ! ah je suis biensurprise ;

Il n’en a point ; comme endonnerait-il ?

– Sotte, dit l’autre, hélas tu n’en saisguère :

Apprends de moi que pour pareille affaire

Il n’est besoin que l’on soit si subtil.

Ne me crois-tu ? sache-le de tamère ;

Elle est experte au fait dont ils’agit ;

Si tu ne veux, demande au voisinage ;

Sur ce point-là l’on t’aura bientôtdit :

Vivent les sots pour donner del’esprit. »

Lise s’en tint à ce seul témoignage,

Et ne crut pas devoir parler de rien.

 

Vous voyez donc que je disaisfort bien

Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

L’Abbesse

 

L’exemple sert, l’exemplenuit aussi :

Lequel des deux doit l’emporter ici,

Ce n’est mon fait ; l’un dira quel’abbesse

En usa bien, l’autre au contraire mal,

Selon les gens : bien ou mal je nelaisse

D’avoir mon compte, et montre en général,

Par ce que fit tout un troupeau de nonnes,

Qu’ouailles sont la plupart despersonnes ;

Qu’il en passe une, il en passeracent ;

Tant sur les gens est l’exemple puissant.

Je le répète, et dis, vaille que vaille,

Le monde n’est que franche moutonnaille.

Du premier coup ne croyez que l’on aille

À ses périls le passage sonder ;

On est longtemps à s’entre-regarder ;

Les plus hardis ont-ils tenté l’affaire,

Le reste suit, et fait ce qu’il voitfaire.

Qu’un seul mouton se jette en la rivière,

Vous ne verrez nulle âme moutonnière

Rester au bord, tous se noieront à tas.

 

Maître François en conte unplaisant cas.

Ami lecteur, ne te déplaira pas,

Si sursoyant ma principale histoire

Je te remets cette chose en mémoire.

Panurge allait l’oracle consulter.

Il naviguait, ayant dans la cervelle,

Je ne sais quoi qui vint l’inquiéter.

Dindenaut passe ; et médaillel’appelle

De vrai cocu. Dindenaut dans sa nef

Menait moutons. « Vendez-m’en un, » ditl’autre.

« Voire, reprit Dindenaut, l’aminotre,

Penseriez-vous qu’on put venir à chef

D’assez priser ni vendre telleaumaille ? »

Panurge dit : « Notre ami, coûte etvaille,

Vendez-m’en un pour or ou pourargent. »

Un fut vendu. Panurge incontinent

Le jette en mer ; et les autres desuivre.

Au diable l’un, à ce que dit le livre,

Qui demeura. Dindenaut au collet

Prend un bélier, et le bélier l’entraîne.

Adieu mon homme : il va boire augodet.

Or revenons : ce prologue me mène

Un peu bien loin. J’ai posé dès l’abord

Que tout exemple est de force trèsgrande :

Et ne me suis écarté par trop fort

En rapportant la moutonnière bande

Car notre histoire est d’ouailles encor.

Une passa, puis une autre, et puisune :

Tant qu’à passer s’entre-pressant chacune

On vit enfin celle qui les gardait

Passer aussi : c’est en gros tout leconte :

Voici comment en détail on le conte.

 

Certaine abbesse un certainmal avait

Pâles couleurs nommé parmi lesfilles :

Mal dangereux, et qui des plus gentilles

Détruit l’éclat, fait languir lesattraits.

Notre malade avait la face blême

Tout justement comme un saint de carême,

Bonne d’ailleurs, et gente à cela près.

La Faculté sur ce point consultée,

Après avoir la chose examinée,

Dit que bientôt Madame tomberait

En fièvre lente, et puis qu’elle mourrait.

Force sera que cette humeur lamange ;

À moins que de… l’à moins est bien étrange

À moins enfin qu’elle n’ait à souhait

Compagnie d’homme. Hippocrate ne fait

Choix de ses mots, et tant tourner nesait.

« Jésus, reprit toute scandalisée

Madame abbesse : hé que dites-vouslà ?

Fi. – Nous disons, repartit à cela

La Faculté, que pour chose assurée

Vous en mourrez, à moins d’un bon galant

Bon le faut-il, c’est un pointimportant :

Autre que bon n’est ici suffisant

Et si bon n’est deux en prendrezMadame. »

Ce fut bien pis ; non pas que dans sonâme

Ce bon ne fût par elle souhaité

Mais le moyen que sa communauté

Lui vît sans peine approuver tellechose ?

Honte souvent est de dommage cause.

Sœur Agnès dit : « Madamecroyez-les.

Un tel remède est chose bien mauvaise,

S’il a le goût méchant à beaucoup près

Comme la mort. Vous faites cent secrets

Faut-il qu’un seul vous choque et vousdéplaise ?

– Vous en parlez, Agnès, bien à votreaise,

Reprit l’abbesse : or, ca, par votreDieu,

Le feriez-vous ? mettez-vous en monlieu.

– Oui da, Madame ; et dis biendavantage :

Votre santé m’est chère jusque-là

Que s’il fallait pour vous souffrir cela,

Je ne voudrais que dans ce témoignage

D’affection pas une de céans

Me devançât. Mille remerciements

À Sœur Agnès donnés par son abbesse

La Faculté dit adieu là-dessus

Et protesta de ne revenir plus.

 

Tout le couvent se trouvaiten tristesse,

Quand sœur Agnès qui n’était de ce lieu

La moins sensée, au reste bonne lame,

Dit a ses sœurs : « Tout ce quitient Madame

Est seulement belle honte de Dieu.

Par charité n’en est-il point quelqu’une

Pour lui montrer l’exemple et lechemin ?

Cet avis fut approuvé de chacune :

On l’applaudit, il court de main en main.

Pas une n’est qui montre en ce dessein

De la froideur, soit nonne, soit nonnette,

Mère prieure, ancienne, ou discrète,

Le billet trotte : on fait venir desgens

De toute guise, et des noirs, et desblancs,

Et des tannés L’escadron, dit l’histoire,

Ne fut petit, ni comme l’on peut croire

Lent à montrer de sa part le chemin.

Ils ne cédaient à pas une nonnain

Dans le désir de faire que Madame

Ne fut honteuse, ou bien n’eut dans sonâme

Tel récipe possible à contrecœur

De ses brebis à peine la première

A fait le saut, qu’il suit une autre sœur.

Une troisième entre dans la carrière.

Nulle ne veut demeurer en arrière.

Presse se met pour n’être la dernière

Qui ferait voir son zèle et sa ferveur

À mère abbesse. Il n’est aucune ouaille

Qui ne s’y jette ; ainsi que lesmoutons

De Dindenaut dont tantôt nous parlions

S’allaient jeter chez la gentporte-écaille.

Que dirai plus ? enfin l’impression

Qu’avait l’abbesse encontre ce remède,

Sage rendue à tant d’exemples cède.

Un jouvenceau fait l’opération

Sur la malade. Elle redevient rose,

Œillet, aurore, et si quelque autre chose

De plus riant se peut imaginer.

 

Ô doux remède, ô remède àdonner,

Remède ami de mainte créature,

Ami des gens, ami de la nature,

Ami de tout, point d’honneur excepté.

Point d’honneur est une autremaladie :

Dans ses écrits Madame Faculté

N’en parle point. Que de maux en lavie !

Les Troqueurs

 

 

Le changement de mets réjouitl’homme :

Quand je dis l’homme, entendez qu’en ceci

La femme doit être comprise aussi :

Et ne sais pas comme il ne vient de Rome

Permission de troquer en hymen ;

Non si souvent qu’on en aurait envie,

Mais tout au moins une fois en savie :

Peut-être un jour nous l’obtiendrons.Amen,

Ainsi soit-il ; semblable indult enFrance

Viendrait fort bien, j’en réponds, car nosgens

Sont grands troqueurs, Dieu nous créachangeants.

Près de Rouen, pays de sapience,

Deux villageois avaient chacun chez soi

Forte femelle, et d’assez bon aloi,

Pour telles gens qui n’y raffinentguère ;

Chacun sait bien qu’il n’est pasnécessaire

Qu’amour les traite ainsi que des prélats.

 

Avint pourtant que tous deuxétant las

De leurs moitiés, leur voisin le notaire

Un jour de fête avec eux chopinait.

Un des manants lui dit : « SireOudinet,

J’ai dans l’esprit une plaisante affaire.

Vous avez fait sans doute en votre temps

Plusieurs contrats de diverse nature,

Ne peut-on point en faire un ou les gens

Troquent de femme ainsi que demonture ?

Notre pasteur a bien changé de cure :

La femme est-elle un cas sidifférent ?

Et pargué non ; car messire Grégoire

Disait toujours, si j’ai bonnemémoire :

« Mes brebis sont ma femme » :cependant

Il a changé : changeons aussicompère.

– Très volontiers, reprit l’autremanant ;

Mais tu sais bien que notre ménagère

Est la plus belle : or ça, SireOudinet,

Sera-ce trop s’il donne son mulet

Pour le retour ? – Mon mulet ? etparguenne

Dit le premier des villageois susdits,

Chacune vaut en ce monde son prix ;

La mienne ira but à but pour latienne ;

On ne regarde aux femmes de si près :

Point de retour, vois-tu, compère Étienne,

Mon mulet, c’est… c’est le roi des mulets.

Tu ne devrais me demander mon âne

Tant seulement : troc pour troc, touchelà. »

Sire Oudinet raisonnant sur cela

Dit : « Il est vrai que Tiennette asur Jeanne

De l’avantage, à ce qu’il semble auxgens ;

Mais le meilleur de la bête à mon sens

N’est ce qu’on voit ; femmes ont mainteschoses

Que je préfère, et qui sont lettrescloses ;

Femmes aussi trompent assez souvent

Jà ne les faut éplucher trop avant.

Or sus voisins, faisons les choses nettes

Vous ne voulez chat en poche donner

Ni l’un ni l’autre, allons donc confronter

Vos deux moitiés comme Dieu les afaites. »

 

L’expédient ne fut goûté detous :

Trop bien voilà messieurs les deux époux

Qui sur ce point triomphent de s’étendre

« Tiennette n’a ni suros ni malandre,»

Dit le second. « Jeanne, dit lepremier,

A le corps net comme un petitdenier ;

Ma foi c’est basme. – Et Tiennette estambroise,

Dit son époux ; telle je lamaintien. »

L’autre reprit : « Compère tiens-toibien ;

Tu ne connais Jeanne ma villageoise ;

Je t’avertis qu’à ce jeu…m’entends-tu ? »

L’autre manant jura : « Par lavertu,

Tiennette et moi nous n’avons qu’unenoise,

C’est qui des deux y sait de meilleurstours ;

Tu m’en diras quelques mots dans deuxjours :

À toi Compère. » Et de prendre latasse,

Et de trinquer ; « Allons, SireOudinet,

À Jeanne ; top ; puis àTiennette ; masse. »

Somme qu’enfin la soulte du mulet

Fut accordée, et voilà marché fait.

Notre notaire assura l’un et l’autre

Que tels traités allaient leur grandchemins :

Sire Oudinet était un bon apôtre

Qui se fit bien payer son parchemin.

Par qui, payer ? par Jeanne et parTiennette.

II ne voulut rien prendre des maris.

 

Les villageois furent tousdeux d’avis

Que pour un temps la chose futsécrète ;

Mais il en vint au curé quelque vent.

Il prit aussi son droit ; je n’enassure,

Et n’y étais ; mais la vérité pure

Est que curés y manquent peu souvent.

Le clerc non plus ne fit du sienremise ;

Rien ne se perd entre les gens d’Église.

Les permuteurs ne pouvaient bonnement

Exécuter un pareil changement

Dans ce village, à moins que descandale :

Ainsi bientôt l’un et l’autre détale,

Et va planter le piquet en un lieu

Où tout fut bien d’abord moyennant Dieu.

C’était plaisir que de les voir ensemble.

Les femmes même, a l’envi des maris

S’entre-disaient en leurs menusdevis :

« Bon fait troquer, Commère, à tonavis ?

Si nous troquions de valet ? que t’ensemble ? »

Ce dernier troc, s’il se fit, fut secret.

L’autre d’abord eut un très bon effet.

Le premier mois très bien ils s’entrouvèrent ;

Mais à la fin nos gens se dégoûtèrent.

Compère Étienne, ainsi qu’on peut penser,

Fut le premier des deux à se lasser,

Pleurant Tiennette, il y perdait sansdoute

Compère Gille eut regret à sa soulte.

Il ne voulut retroquer toutefois.

 

Qu’en advint-il ? unjour parmi les bois

Étienne vit toute fine seulette

Près d’un ruisseau sa défunte Tiennette,

Qui par hasard dormait sous la coudrette.

Il s’approcha l’éveillant en sursaut.

Elle du troc ne se souvint pourl’heure ;

Donc le galant sans plus longue demeure

En vint au point. Bref ils firent le saut.

Le conte dit qu’il la trouva meilleure

Qu’au premier jour : pourquoi cela ?pourquoi ?

Belle demande ; en l’amoureuse loi

Pain qu’on dérobe et qu’on mange encachette

Vaut mieux que pain qu’on cuit ou qu’onachète.

Je m’en rapporte aux plus savants que moi.

Il faut pourtant que la chose soit vraie

Et qu’après tout Hyménée et l’Amour

Ne soient pas gens à cuire en mêmefour ;

Témoin l’ébat qu’on prit sous la coudraie.

On y fit chère ; il ne s’y servitplat

Où maître Amour cuisinier délicat

Et plus friand que n’est maître Hyménée

N’eût mis la main. Tiennette retournée,

Compère Étienne homme neuf en ce fait

Dit à part soi : Gille a quelquesecret,

J’ai retrouvé Tiennette plus jolie

Qu’elle ne fut onc en jour de sa vie.

Reprenons-la, faisons tour deNormand ;

Dédisons-nous, usons du privilège.

 

Voilà l’exploit qui trotteincontinent,

Aux fins de voir le troc et changement

Déclaré nul, et cassé nettement.

Gille assigné de son mieux se défend.

Un promoteur intervient pour le siège

Épiscopal, et vendique le cas.

Grand bruit partout ainsi qued’ordinaire :

Le parlement évoque à soi l’affaire.

Sire Oudinet le faiseur de contrats

Est amené ; l’on l’entend sur lachose.

Voilà l’état où l’on dit qu’est lacause ;

Car c’est un fait arrivé depuis peu.

 

Pauvre ignorant que lecompère Étienne !

Contre ses fins cet homme en premier lieu

Va de droit fil ; car s’il prit à cejeu

Quelque plaisir, c’est qu’alors lachrétienne

N’était à lui : le bons sens voulaitdonc

Que pour toujours il la laissât àGille ;

Sauf la coudraie, où Tiennette, dit-on,

Allait souvent en chantant sachanson ;

L’y rencontrer était chose facile.

Et suppose que facile ne fut,

Fallait qu’alors son plaisir d’autantcrut.

Mais allez-moi prêcher cette doctrine

À des manants : ceux-ci pourtantavaient

Fait un bon tour, et très bien s’entrouvaient

Sans le dédit ; c’était pièce assezfine

Pour en devoir l’exemple à d’autresgens :

J’ai grand regret de n’en avoir les gants.

Et dis parfois, alors que j’yrumine :

Aurait-on pris des croquants pourtroquants

En fait de femme ? il faut être honnêtehomme

Pour s’aviser d’un pareil changement.

 

Or n’est l’affaire allée encour de Rome,

Trop bien est-elle au Sénat de Rouen.

Là le notaire aura du moins sa gamme

En plein barreau. Dieu gard’ sire Oudinet

D’un rapporteur barbon et bien en femme

Qui fasse aller cette affaire au bonnet.

Le Cas de conscience

 

 

Les gens du pays desfables

Donnent ordinairement

Noms et titres agréables

Assez libéralement.

Cela ne leur coûte guère.

Tout leur est nymphe ou bergère

Et déesse bien souvent.

Horace n’y faisait faute.

Si la servante de l’hôte

Au lit de notre homme allait

C’était aussitôt Ilie

C’était la nymphe Égérie,

C’était tout ce qu’on voulait.

Dieu, par sa bonté profonde,

Un beau jour mit dans le monde

Apollon son serviteur ;

Et l’y mit justement comme

Adam le nomenclateur,

Lui disant : « Te voilà,nomme. »

Suivant cette antique loi

Nous sommes parrains du Roi.

De ce privilège insigne,

Moi faiseur de vers indigne

Je pourrais user aussi

Dans les contes que voici ;

Et s’il me plaisait de dire,

Au lieu d’Anne Sylvanire,

Et pour messire Thomas

Le grand druide Adamas,

Me mettrait-on à l’amende ?

Non : mais tout considère,

Le présent conte demande

Qu’on dise Anne et le curé.

 

Anne, puisqu’ainsi va,passait dans son village

Pour la perle et la parangon.

Étant un jour près d’un rivage,

Elle vit un jeune garçon

Se baigner nu. La fillette était drue,

Honnête toutefois. L’objet plut à sa vue.

Nuls défauts ne pouvaient être au garsreprochés :

Puis dès auparavant aimé de la bergère,

Quand il en aurait eu l’Amour les eûtcachés ;

Jamais tailleur n’en sut mieux que lui lamanière.

Anne ne craignait rien ; des saules lacouvraient

Comme eût fait une jalousie :

Çà et là ses regards en liberté couraient

Où les portait leur fantaisie,

Çà et là, c’est-à-dire aux différentsattraits

Du garçon au corps jeune et frais,

Blanc, poli, bien formé, de taille haute etdrète,

Digne enfin des regards d’Annette.

D’abord une honte secrète

La fit quatre pas reculer,

L’amour huit autres avancer :

Le scrupule survint, et pensa tout gâter.

Anne avait bonne conscience :

Mais comment s’abstenir ? est-il quelquedéfense

Qui l’emporte sur le désir

Quand le hasard fait naître un sujet deplaisir ?

La belle à celui-ci fit quelquerésistance.

À la fin ne comprenant pas

Comme on peut pêcher de cent pas,

Elle s’assit sur l’herbe ; et très fortattentive

Annette la contemplative

Regarda de son mieux. Quelqu’un n’a-t-il pointvu

Comme on dessine sur nature ?

On vous campe une créature,

Une Ève, ou quelque Adam, j’entends un objetnu ;

Puis force gens assis comme notre bergère

Font un crayon conforme à cet original.

Au fond de sa mémoire Anne en sut fort bienfaire

Un qui ne ressemblait pas mal.

Elle y serait encor si Guillot (c’est lesire)

Ne fût sorti de l’eau. La belle se retire

À propos ; l’ennemi n’était plus qu’àvingt pas,

Plus fort qu’à l’ordinaire, et c’eût été grandcas

Qu’après de semblables idées

Amour en fut demeuré là :

Il comptait pour siennes déjà

Les faveurs qu’Anne avait gardées.

Qui ne s’y fût trompé ? plus je songe àcela,

Moins je le puis comprendre. Anne lascrupuleuse

N’osa quoi qu’il en soit le garçonrégaler ;

Ne laissant pas pourtant de récapituler

Les points qui la rendaient encor toutehonteuse.

 

Pâques vint, et ce fut unnouvel embarras.

Anne faisant passer ses péchés en revue,

Comme un passe-volant mit en un coin cecas ;

Mais la chose fut aperçue.

Le curé messire Thomas

Sut relever le fait ; et comme l’on peutcroire

En confesseur exact il fit conterl’histoire,

Et circonstancier le tout fort amplement,

Pour en connaître l’importance,

Puis faire aucunement cadrer la pénitence,

Chose où ne doit errer un confesseurprudent.

Celui-ci malmena la belle

« Être dans ses regards à tel pointsensuelle !

C’est, dit-il, un très grand pêché.

Autant vaut l’avoir vu que de l’avoirtouché. »

Cependant la peine imposée

Fut à souffrir assez aisée.

Je n’en parlerai point ; seulement onsaura

Que Messieurs les curés, en tous cescantons-là,

Ainsi qu’au nôtre avaient des dévots etdévotes,

Qui pour l’examen de leurs fautes

Leur payaient un tribut ; qui plus quimoins selon

Que le compte à rendre était long.

Du tribut de cet an Anne étant soucieuse,

Arrive que Guillot pèche un brochet fortgrand :

Tout aussitôt le jeune amant

Le donne a sa maîtresse ; elle toutejoyeuse

Le va porter du même pas

Au curé messire Thomas.

Il reçoit le présent, il l’admire, et ledrôle

D’un petit coup sur l’épaule

La fillette régala,

Lui sourit, lui dit : « Voilà

Mon fait, joignant à cela

D’autres petites affaires :

C’était jour de Calende, et nombre deconfrères

Devaient dîner chez lui. Voulez-vousdoublement

M’obliger ? dit-il à la belle ;

Accommodez chez vous ce poissonpromptement.

Puis l’apportez incontinent,

Ma servante est un peu nouvelle.

Anne court ; et voilà les prêtresarrivés.

 

Grand bruit, grande cohue, encave on se transporte.

Aucuns des vins sont approuvés :

Chacun en raisonne à sa sorte.

On met sur table ; et le doyen

Prend place en saluant toute la compagnie.

Raconter leurs propos serait choseinfinie ;

Puis le lecteur s’en doute bien.

On permuta cent fois sans permuter pasune.

Santés, Dieu sait combien : chacun à sachacune

But en faisant de l’œil ; nulscandale : on servit

Potage, menus mets, et même jusqu’au fruit

Sans que le brochet vînt ; tout le dîners’achève

Sans brochet pas un brin. Guillot sachant cedon

L’avait fait rétracter pour plus d’uneraison.

Légère de brochet la troupe enfin se lève.

 

Qui fut bien étonné, qu’on lejuge : il alla

Dire ceci, dire cela

À Madame Anne le jour même

L’appela cent fois sotte, et dans sa rageextrême

Lui pensa reprocher l’aventure du bain.

« Traiter votre curé, dit-il, comme uncoquin !

Pour qui nous prenez-vous ? pasteursont-ce canailles ? »

Alors par droit de représailles

Anne dit au prêtre outragé :

« Autant vaut l’avoir vu que de l’avoirmangé. »

Le Diable de Papefiguière

 

Maître François dit quePapimanie

Est un pays où les gens sont heureux.

Le vrai dormir ne fut fait que poureux :

Nous n’en avons ici que la copie.

Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,

Je le verrai ce pays où l’on dort :

On y fait plus, on n’y fait nulle chose

C’est un emploi que je recherche encor.

Ajoutez-y quelque petite dose

D’amour honnête, et puis me voilà fort.

Tout au rebours il est une province

Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.

On les connaît à leur visage mince,

Le long dormir est exclu de ce lieu :

Partant, lecteurs, si quelqu’un seprésente

À vos regards, ayant face riante

Couleur vermeille, et visage replet,

Taille non pas de quelque mingrelet,

Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,

« Cettui me semble à le voirPapimane. »

Si d’autre part celui que vous verrez

N’a l’œil riant, le corps rond, le teintfrais,

Sans hésiter qualifiez cet homme

Papefiguier. Papefigue se nomme

L’île et province où les gens autrefois

Firent la figue au portrait dusaint-père :

Punis en sont ; rien chez eux neprospère ;

Ainsi nous l’a conté maître François.

L’île fut lors donnée en apanage

À Lucifer ; c’est sa maison deschamps

On voit courir par tout cet héritage

Ses commensaux rudes à pauvres gens,

Peuple ayant queue, ayant cornes etgriffes

Si maints tableaux ne sont pointapocryphes.

 

Avint un jour qu’un de cesbeaux messieurs

Vit un manant rusé, des plus trompeurs

Verser un champ dans l’île dessus dite.

Bien paraissait la terre être maudite

Car le manant avec peine et sueur

La retournait, et faisait son labeur.

Survient un diable à titre de seigneur.

Ce diable était des gens de l’Évangile,

Simple, ignorant à tromper très facile,

Bon gentilhomme et qui, dans son courroux

N’avait encor tonné que sur les choux.

Plus ne savait apporter de dommage.

« Vilain, dit-il, vaquer à nulouvrage

N’est mon talent : je suis un diableissu

De noble race, et qui n’a jamais su

Se tourmenter ainsi que font les autres.

Tu sais vilain que tous ces champs sontnôtres :

Ils sont à nous dévolus par l’édit

Qui mit jadis cette île en interdit.

Vous y vivez dessous notre police.

Partant, vilain, je puis avec justice

M’attribuer tout le fruit de cechamp :

Mais je suis bon, et veux que dans un an

Nous partagions sans noise et sansquerelle.

Quel grain veux-tu répandre dans ceslieux ? »

Le manant dit : « Monseigneur, pourle mieux

Je crois qu’il faut les couvrir detouselle

Car c’est un grain qui vient fortaisément.

– Je ne connais ce grain-là nullement,

Dit le lutin ; comment dis-tu … ?touselle … ?

Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle

De cette sorte ! Or emplis-en celieu :

Touselle soit, touselle de par Dieu,

J’en suis content. Fais donc vite, ettravaille ;

Manant travaille et travaillevilain :

Travailler est le fait de lacanaille :

Ne t’attends pas que je t’aide un seulbrin,

Ni que par moi ton labeur seconsomme :

Je t’ai déjà dit que j’étais gentilhomme,

Né pour chommer et pour ne rien savoir.

Voici comment ira notre partage.

Deux lots seront ; dont l’un, c’est àsavoir

Ce qui hors terre et dessus l’héritage

Aura poussé demeurera pour toi ;

L’autre dans terre est réservé pourmoi. »

 

L’août arrivé, la touselleest sciée,

Et tout d’un temps sa racine arrachée,

Pour satisfaire au lot du diableteau.

Il y croyait la semence attachée,

Et que l’épi non plus que le tuyau

N’était qu’une herbe inutile et séchée.

Le laboureur vous la serra très bien.

L’autre au marché porta son chaume vendre

On le hua ; pas un n’en offritrien :

Le pauvre diable était prêt à se pendre.

II s’en alla chez son copartageant :

Le drôle avait la touselle vendue,

Pour le plus sûr, en gerbe et non battue,

Ne manquant pas de bien cacher l’argent.

Bien le cacha ; le diable en fut ladupe.

« Coquin, dit-il, tu m’as joué d’untour.

C’est ton métier : je suis diable decour

Qui comme vous à tromper ne m’occupe.

Quel grain veux-tu semer pour l’anprochain ?

Le manant dit : Je crois qu’au lieu degrain

Planter me faut ou navets oucarottes :

Vous en aurez, Monseigneur, pleineshottes :

Si mieux n’aimez raves dans la saison.

– Raves, navets, carottes, tout est bon,

Dit le lutin, mon lot sera hors terre

Le tien dedans. Je ne veux point de guerre

Avecque toi si tu ne m’y contrains.

Je vais tenter quelques jeunesnonnains. »

L’auteur ne dit ce que firent les nonnes.

Le temps venu de recueillir encor,

Le manant prend raves belles et bonnes,

Feuilles sans plus tombent pour touttrésor

Au diableteau, qui l’épaule chargée

Court au marché. Grande fut larisée :

Chacun lui dit son mot cette fois-là.

« Monsieur le diable, où croît cettedenrée ?

Où mettrez-vous ce qu’on endonnera ? »

Plein de courroux et vuide de pécune

Léger d’argent et chargé de rancune,

Il va trouver le manant qui riait

Avec sa femme, et se solaciait

« Ah ! par la mort, par le sang, parla tête,

Dit le démon, il le payra par bieu.

Vous voici donc Phlipot la bonnebête ;

Ça ; Ça, galons-le en enfant de bonlieu.

Mais il vaut mieux remettre lapartie :

J’ai sur les bras une dame jolie

À qui je dois faire franchir le pas

Elle le veut, et puis ne le veut pas.

L’époux n’aura dedans la confrérie

Sitôt un pied qu’à vous je reviendrai,

Maître Phlipot, et tant vous galerai

Que ne jouerez ces tours de votre vie.

À coups de griffe il faut que nous voyions

Lequel aura de nous deux belle amie,

Et jouira du fruit de ces sillons.

Prendre pourrais d’autorité suprême

Touselle et grain, champ et rave, enfintout.

Mais je les veux avoir par le bon bout.

N’espérez plus user de stratagème.

Dans huit jours d’hui, je suis à vousPhlipot,

Et touchez là, ceci sera mon arme. »

 

Le villageois étourdi duvacarme

Au fardadet ne put répondre un mot.

Perrette en rit ; c’était saménagère,

Bonne galande en toutes les façons,

Et qui sut plus que garder les moutons

Tant qu’elle fut en âge de bergère.

Elle lui dit : « Phlipot, ne pleurepoint :

Je veux d’ici renvoyer de tout point

Ce diableteau : c’est un jeune novice

Qui n’a rien vu : je t’en tireraihors :

Mon petit doigt saurait plus de malice,

Si je voulais, que n’en sait tout soncorps. »

 

Le jour venu Phlipot quin’était brave

Se va cacher, non point dans une cave,

Trop bien va-t-il se plonger tout entier

Dans un profond et large bénitier

Aucun démon n’eût su par où le prendre,

Tant fut subtil ; car d’étoles,dit-on,

Il s’affubla le chef pour s’en défendre,

S’étant plongé dans l’eau jusqu’au menton.

Or le laissons, il n’en viendra pas faute.

Tout le clergé chante autour à voix haute

Vade retro. Perrette cependant

Est au logis le lutin attendant.

Le lutin vient : Perrette échevelée

Sort, et se plaint de Phlipot, encriant :

« Ah ! le bourreau, le traître, leméchant

Il m’a perdue, il m’a toute affolée

Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous.

À coup de griffe il m’a dit en courroux

Qu’il se devait contre Votre Excellence

Battre tantôt, et battre à toute outrance.

Pour s’éprouver le perfide m’a fait

Cette balafre. » À ces mots au follet

Elle fait voir… Et quoi ? choseterrible.

Le diable en eut une peur tant horrible

Qu’il se signa, pensa presquetomber ;

Onc n’avait vu, ni lu, ni ouï conter

Que coups de griffe eussent semblableforme

Bref aussitôt qu’il aperçut l’énorme

Solution de continuité,

Il demeura si fort épouvanté,

Qu’il prit la fuite, et laissa làPerrette.

Tous les voisins chommèrent la défaite

De ce démon : le clergé ne fut pas

Des plus tardifs à prendre part au cas.

Féronde ou le Purgatoire

 

 

Vers le Levant, le Vieil dela Montagne

Se rendit craint par un moyen nouveau.

Craint n’était-il pour l’immense campagne

Qu’il possédât, ni pour aucun monceau

D’or ou d’argent ; mais parce qu’aucerveau

De ses sujets il imprimait des choses

Qui de maint fait courageux étaientcauses.

Il choisissait entre eux les plushardis ;

Et leur faisait donner du paradis

Un avant-goût à leurs sensperceptible ;

Du paradis de son législateur ;

Rien n’en a dit ce prophète menteur

Qui ne devînt très croyable et sensible

À ces gens-là : comment s’yprenait-on ?

On les faisait boire tous de façon

Qu’ils s’enivraient, perdaient sens etraison.

En cet état, privés de connaissance,

On les portait en d’agréables lieux,

Ombrages frais, jardins délicieux.

Là se trouvaient tendrons en abondance

Plus que mailles, et beaux parexcellence :

Chaque réduit en avait à couper.

Si se venaient joliment attrouper

Près de ces gens qui leur boisson cuvée

S’émerveillaient de voir cette couvée

Et se croyaient habitants devenus

Des champs heureux qu’assigne à ses élus

Le faux Mahom. Lors de faire accointance,

Turcs d’approcher, tendrons d’entrer endanse’

Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,

Au son de luths accompagnant les voix

Des rossignols : il n’est plaisir aumonde

Qu’on ne goûtât dedans ce paradis :

Les gens trouvaient en son charmantpourpris

Les meilleurs vins de la machineronde ;

Dont ne manquaient encor de s’enivrer,

Et de leur sens perdre l’entier usage.

On les faisait aussitôt reporter

Au premier lieu de tout ce tripotage

Qu’arrivait-il ? ils croyaientfermement

Que quelque jour de semblables délices

Les attendaient, pourvu que hardiment,

Sans redouter la mort ni les supplices,

Ils fissent chose agréable à Mahom,

Servant leur prince en toute occasion.

Par ce moyen leur prince pouvait dire

Qu’il avait gens à sa dévotion

Déterminés, et qu’il n’était empire

Plus redouté que le sien ici-bas.

 

Or ai-je été prolixe sur cecas,

Pour confirmer l’histoire de Féronde.

Féronde était un sot de par le monde

Riche manant, ayant soin du tracas,

Dîmes, et cens, revenus, et ménage

D’un abbé blanc. J’en sais de ce plumage

Qui valent bien les noirs à mon avis,

En fait que d’être aux maris secourables,

Quand forte tâche ils ont en leur logis

Si qu’il y faut moines et gens capables.

Au lendemain celui-ci ne songeait

Et tout son fait dès la veille mangeait,

Sans rien garder, non plus qu’un droitapôtre,

N’ayant autre œuvre, autre emploi, penserautre

Que de chercher ou gisaient les bons vins.

Les bons morceaux, et les bonnes commères,

Sans oublier les gaillardes nonnains,

Dont il faisait peu de part à ses frères.

 

Féronde avait un jolichaperon

Dans son logis, femme sienne, et dit-on

Que parentèle était entre la dame

Et notre abbé ; car son prédécesseur,

Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoirl’âme,

En était père, et la donna pour femme

À ce manant, qui tint à grand honneur

De l’épouser. Chacun sait que de race

Communément fille bâtarde chasse :

Celle-ci donc ne fit mentir le mot.

Si n’était pas l’époux homme si sot

Qu’il n’en eût doute, et ne vît enl’affaire

Un peu plus clair qu’il n’étaitnécessaire.

Sa femme allait toujours chez leprélat ;

Et prétextait ses allées et venues

Des soins divers de cet économat.

Elle alléguait mille affaires menues.

C’était un compte, ou c’était unachat ;

C’était un rien ; tant peu plaignait sapeine.

Bref il n’était nul jour en la semaine,

Nulle heure au jour, qu’on ne vît en celieu

La receveuse. Alors le père en Dieu

Ne manquait pas d’écarter tout son monde

Mais le mari, qui se doutait du tour

Rompait les chiens, ne manquant au retour

D’imposer mains sur madame Féronde.

Onc il ne fut un moins commode époux.

Esprits ruraux volontiers sont jaloux,

Et sur ce point à chausser difficiles,

N’étant pas faits aux coutumes des villes.

Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur

Comme prélat qu’il était, partant homme

Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,

Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome.

Ce n’est mon goût ; je ne veux de pleinsaut

Prendre la ville, aimant mieuxl’escalade ;

En amour da, non en guerre ; il nefaut

Prendre ceci pour guerrière bravade,

Ni m’enrôler là-dessus malgré moi.

Que l’autre usage ait la raison pour soi,

Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire

Du receveur qu’on mit en purgatoire

Pour le guérir, et voici comme quoi.

 

Par le moyen d’une poudreendormante

L’abbé le plonge en un très long sommeil.

On le croit mort, on l’enterre, l’onchante :

Il est surpris de voir à son réveil

Autour de lui gens d’étrangemanière ;

Car il était au large dans sa bière,

Et se pouvait lever de ce tombeau

Qui conduisait en un profond caveau.

D’abord la peur se saisit de notre homme

Qu’est-ce cela ? songe-t-il ? est-ilmort ?

Serait-ce point quelque espèce desort ?

Puis il demande aux gens comme on lesnomme,

Ce qu’ils font là, d’où vient que dans celieu

L’on le retient, et qu’a-t-il fait àDieu ?

L’un d’eux lui dit : « Console-toi,Féronde

Tu te verras citoyen du haut monde

Dans mille ans d’hui complets et biencomptés

Auparavant il faut d’aucuns pêchés

Te nettoyer en ce saint purgatoire.

Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire

En sortira. » L’ange consolateur

Donne à ces mots au pauvre receveur

Huit ou dix coups de forte discipline,

En lui disant : « C’est ton humeurmutine,

Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu

Qui te retient pour mille ans en celieu. »

Le receveur s’étant frotté l’épaule

Fait un soupir : » Mille ans,c’est bien du temps ! »

Vous noterez que l’ange était un drôle,

Un frère Jean novice de Léans.

Ses compagnons jouaient chacun un rôle

Pareil au sien dessous un feint habit.

Le receveur requiert pardon, et dit :

« Las ! si jamais je rentre dans lavie,

Jamais soupçon ombrage et jalousie,

Ne rentreront dans mon maudit esprit.

Pourrais-je point obtenir cettegrâce ? »

On la lui fait espérer ; nonsitôt :

Force est qu’un an dans ce séjour sepasse,

Là cependant il aura ce qu’il faut

Pour sustenter son corps, rien davantage

Quelque grabat, du pain pour tout potage,

Vingt coups de fouet chaque jour, sil’abbé

Comme prélat rempli de charité

N’obtient du Ciel qu’au moins on luiremette

Non le total des coups, mais quelquequart,

Voire moitié, voire la plus grand’part.

Douter ne faut qu’il ne s’en entremette,

À ce sujet disant mainte oraison.

L’ange en après lui fait un long sermon.

« À tort, dit-il, tu conçus dusoupçon.

Les gens d’église ont-ils de cespensées ?

Un abbé blanc ! c’est trop d’ombrageavoir ;

Il n’écherrait que dix coups pour un noir.

Défais-toi donc de tes erreurspassées. »

Il s’y résout. Qu’eût-il fait ?cependant

Sire prélat et Madame Féronde

Ne laissent perdre un seul petit moment.

Le mari dit : « Que fait ma femme aumonde ?

– Ce qu’elle y fait ? tout bien ;notre prélat

L’a consolée, et ton économat

S’en va son train, toujours à l’ordinaire.

– Dans le couvent toujours a-t-elleaffaire ?

– Où donc ? il faut qu’ayant seule àprésent

Le faix entier sur soi la pauvre femme

Bon gré mal gré léans aille souvent,

Et plus encor que pendant tonvivant. »

Un tel discours ne plaisait point à l’âme.

Âme j’ai cru le devoir appeler,

Ses pourvoyeurs ne le faisant manger

Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve

Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé

Multipliant œuvres de charité,

Et mettant peine à consoler la veuve.

Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux.

Son soin ne fut longtempsinfructueux :

Pas ne semait en une terre ingrate.

Pater abbas avec juste sujet

Appréhenda d’être père en effet.

Comme il n’est bon que telle chose éclate,

Et que le fait ne puisse être nié,

Tant et tant fut par sa Paternité

Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire

L’âme sortir, légère, et n’ayant pas

Once de chair. Un si merveilleux cas

Surprit les gens. Beaucoup ne voulaientcroire

Ce qu’ils voyaient. L’abbé passa poursaint.

L’époux pour sien le fruit posthume tint

Sans autrement de calcul oser faire.

 

Double miracle était en cetteaffaire

Et la grossesse, et le retour du mort.

On en chanta Te deum à renfort

Stérilité régnait en mariage

Pendant cet an, et même au voisinage

De l’abbaye, encor bien que léans

On se vouât pour obtenir enfants.

À tant laissons l’économe et safemme ;

Et ne soit dit que nous autres époux

Nous méritions ce qu’on fit à cette âme

Pour la guérir de ses soupçons jaloux.

Le Psautier

 

 

Nonnes souffrez pour ladernière fois

Qu’en ce recueil malgré moi je vous place.

De vos bons tours les contes ne sontfroids.

Leur aventure a ne sais quelle grâce

Qui n’est ailleurs : ils emportent lesvoix.

Encore un donc, et puis c’en seront trois.

Trois ? je faux d’un ; c’en serontau moins quatre

Comptons-les bien. Mazet lecompagnon ;

L’abbesse ayant besoin d’un bon garçon

Pour la guérir d’un mal opiniâtre ;

Ce conte-ci qui n’est le moinsfripon ;

Quant a sœur Jeanne ayant fait un poupon,

Je ne tiens pas qu’il la faille rabattre.

Les voilà tous : quatre c’est compterond.

Vous me direz : « C’est une étrangeaffaire

Que nous ayons tant de part en ceci.

– Que voulez-vous ? je n’y saurais quefaire ;

Ce n’est pas moi qui le souhaite ainsi.

Si vous teniez toujours votre bréviaire,

Vous n’auriez rien à démêler ici.

Mais ce n’est pas votre plus grandsouci. »

Passons donc vite à la présente histoire.

 

Dans un couvent de nonnesfréquentait

Un jouvenceau friand comme on peut croire

De ces oiseaux. Telle pourtant prenait

Goût à le voir, et des yeux le couvait,

Lui souriait, faisait la complaisante,

Et se disait sa très humble servante,

Qui pour cela d’un seul point n’avançait.

Le conte dit que léans il n’était

Vieille ni jeune, à qui le personnage

Ne fit songer quelque chose à part soi.

Soupirs trottaient, bien voyait lepourquoi,

Sans qu’il s’en mît en peine davantage.

Sœur Isabeau seule pour son usage

Eut le galant : elle le méritait

Douce d’humeur, gentille de corsage,

Et n’en étant qu’à son apprentissage,

Belle de plus. Ainsi l’on l’enviait

Pour deux raisons ; son amant, et sescharmes.

Dans ses amours chacune l’épiait :

Nul bien sans mal, nul plaisir sansalarmes.

 

Tant et si bien l’épièrentles sœurs,

Qu’une nuit sombre, et propre à cesdouceurs

Dont on confie aux ombres le mystère,

En sa cellule on ouït certains mots,

Certaine voix, enfin certains propos

Qui n’étaient pas sans doute en sonbréviaire.

« C’est le galant, ce dit-on, il estpris. »

Et de courir ; l’alarme est auxesprits ;

L’essaim frémit, sentinelle se pose.

On va conter en triomphe la chose

À mère abbesse ; et heurtant à grandscoups

On lui cria : « Madamelevez-vous ;

Sœur Isabelle a dans sa chambre unhomme. »

Vous noterez que Madame n’était

En oraison, ni ne prenait son somme :

Trop bien alors dans son lit elle avait

Messire Jean curé du voisinage.

Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,

Elle se lève, en hâte, étourdiment,

Cherche son voile, et malheureusement

Dessous sa main tombe du personnage

Le haut-de-chausse assez bien ressemblant

Pendant la nuit quand on n’est éclairée

À certain voile aux nonnes familier

Nommé pour lors entre elles leur psautier.

La voilà donc de grègues affublée.

Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,

Et s’étant fait raconter derechef

Tout le catus elle dit irritée :

« Voyez un peu la petite effrontée,

Fille du diable, et qui nous gâtera

Notre couvent ; si Dieu plaît nefera :

S’il plaît à Dieu bon ordre s’ymettra :

Vous la verrez tantôt bienchapitrée. »

 

Chapitre donc, puisquechapitre y a,

Fut assemblé. Mère abbesse entourée

De son sénat fit venir Isabeau,

Qui s’arrosait de pleurs tout le visage,

Se souvenant qu’un maudit jouvenceau

Venait d’en faire un différent usage.

« Quoi, dit l’abbesse, un homme dans celieu !

Un tel scandale en la maison deDieu !

N’êtes-vous point morte de honteencore ?

Qui nous a fait recevoir parmi nous

Cette voirie ? Isabeau, savez-vous

(Car désormais qu’ici l’on vous honore

Du nom de sœur, ne le prétendez pas)

Savez-vous dis-je à quoi dans un tel cas

Notre institut condamne uneméchante ?

Vous l’apprendrez devant qu’il soitdemain.

Parlez parlez. » Lors la pauvrenonnain,

Qui jusque-là confuse et repentante

N’osait branler, et la vue abaissoit

Lève les yeux, par bonheur aperçoit

Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande

Par un effet d’émotion trop grande,

N’avait pris garde, ainsi qu’on voitsouvent.

Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant

S’en aperçût. Aussitôt la pauvrette

Reprend courage, et dit toutdoucement :

« Votre psautier a ne sais quoi quipend ;

Raccommodez-le. » Or c’étaitl’aiguillette,

Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.

D’ailleurs ce voile avait beaucoup del’air

D’un haut-de-chausse : et la jeunenonnette,

Ayant l’idée encore fraîche des deux

Ne s’y méprit : non pas que lemessire

Eût chausse faite ainsi qu’unamoureux :

Mais à peu près ; cela devaitsuffire.

L’abbesse dit : « Elle ose encorerire !

Quelle insolence ! Un péché sihonteux

Ne la rend pas plus humble et plussoumise !

Veut-elle point que l’on lacanonise ?

Laissez mon voile esprit de Lucifer.

Songez songez, petit tison d’enfer,

Comme on pourra raccommoder votreâme. »

Pas ne finit mère abbesse sa gamme

Sans sermonner et tempêter beaucoup.

Sœur Isabeau lui dit encore un Coup

« Raccommodez votre psautier,Madame. »

Tout le troupeau se met à regarder.

Jeunes de rire, et vieilles de gronder.

La voix manquant à notre sermonneuse,

Qui de son troc bien fâchée et honteuse,

N’eut pas le mot à dire en ce moment,

L’essaim fit voir par son bourdonnement,

Combien roulaient de diverses pensées

Dans les esprits. Enfin l’abbessedit :

« Devant qu’on eût tant de voixramassées,

Il serait tard. Que chacune en son lit

S’aille remettre. À demain toutechose. »

 

Le lendemain ne fut tenu,pour cause,

Aucun chapitre ; et le jour ensuivant

Tout aussi peu. Les sages du couvent

Furent d’avis que l’on se devait taire

Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.

On n’en voulait à la pauvre Isabeau

Que par envie. Ainsi n’ayant pu faire

Qu’elle lâchât aux autres le morceau,

Chaque nonnain, faute de jouvenceau,

Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.

Les vieux amis reviennent de plus beau.

Par préciput à notre belle on laisse

Le jeune fils ; le pasteur àl’abbesse ;

Et l’union alla jusques au point

Qu’on en prêtait à qui n’en avait point.

Le Roi Candaule et le Maître endroit

 

 

Force gens ont étél’instrument de leur mal ;

Candaule en est un témoignage.

Ce roi fut en sottise un très grandpersonnage.

Il fit pour Gygès son vassal

Une galanterie imprudente et peu sage.

« Vous voyez, lui dit-il, le visagecharmant,

Et les traits délicats dont la reine estpourvue

Je vous jure ma foi que l’accompagnement

Est d’un tout autre prix et passeinfiniment ;

Ce n’est rien qui ne l’a vue

Toute nue.

Je vous la veux montrer sans qu’elle en sacherien ;

Car j’en sais un très bon moyen :

Mais à condition, vous m’entendez fortbien,

Sans que j’en dise davantage

Gygès, il vous faut être sage :

Point de ridicule désir :

Je ne prendrais pas de plaisir

Aux vœux impertinents qu’une amour sotte etvaine

Vous ferait faire pour la reine.

Proposez-vous de voir tout ce corps sicharmant,

Comme un beau marbre seulement.

Je veux que vous disiez que l’art, que lapensée,

Que même le souhait ne peut aller plusloin.

Dedans le bain je l’ai laissée :

Vous êtes connaisseur, venez être témoin

De ma félicite suprême. »

Ils vont. Gygès admire. Admirer ; c’esttrop peu.

Son étonnement est extrême.

Ce doux objet joua son jeu.

Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pûtfaire.

Il aurait voulu se taire,

Et ne point témoigner ce qu’il avaitsenti :

Mais son silence eût fait soupçonner dumystère.

L’exagération fut le meilleur parti.

Il s’en tint donc pour averti ;

Et sans faire le fin, le froid, ni lemodeste,

Chaque point, chaque article eut son fait, futloué.

« Dieux, disait-il au roi, quellefélicité !

Le beau corps ! le beau cuir ! ÔCiel ! et tout le reste ! »

De ce gaillard entretien

La reine n’entendit rien ;

Elle l’eût pris pour outrage :

Car en ce siècle ignorant

Le beau sexe était sauvage ;

Il ne l’est plus maintenant ;

Et des louanges pareilles

De nos dames d’à présent

N’écorchent point les oreilles.

Notre examinateur soupirait dans sa peau.

L’émotion croissait, tant tout lui semblaitbeau.

Le prince s’en doutant l’emmena ; maisson âme

Emporta cent traits de flamme.

Chaque endroit lança le sien.

Hélas, fuir n’y sert de rien :

Tourments d’amour font si bien

Qu’ils sont toujours de la suite.

 

Près du prince Gygès eutassez de conduite

Mais de sa passion la reines’aperçut :

Elle sut

L’origine du mal ; le roi prétendantrire

S’avisa de tout lui dire.

Ignorant ! savait-il point

Qu’une reine sur ce point

N’ose entendre raillerie ?

Et suppose qu’en son cœur

Cela lui plaise, elle rie,

Il lui faut pour son honneur

Contrefaire la furie.

Celle-ci fut vraiment,

Et réserva dans soi-même,

De quelque vengeance extrême

Le désir très véhément.

Je voudrais pour un moment,

Lecteur, que tu fusses femme :

Tu ne saurais autrement

Concevoir jusqu’où la dame

Porta son secret dépit.

Un mortel eut le crédit

De voir de si belles choses,

À tous mortels lettres closes !

Tels dons étaient pour des dieux,

Pour des rois, voulais-je dire ;

L’un et l’autre y vient de cire,

Je ne sais quel est le mieux.

Ces pensers incitaient la reine à lavengeance.

Honte, dépit, courroux, son cœur employatout.

Amour même, dit-on, fut del’intelligence :

De quoi ne vient-il point à bout ?

Gygès était bien fait ; on l’excusa sanspeine :

Sur le montreur d’appas tomba toute lahaine.

Il était mari ; c’est son mal ;

Et les gens de ce caractère

Ne sauraient en aucune affaire

Commettre de pêché qui ne soit capital.

Qu’est-il besoin d’user d’un plus ampleprologue ?

Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé,

Voilà tout fait, et tout formé

Un époux du grand catalogue ;

Dignité peu briguée, et qui fleuritpourtant.

La sottise du prince était d’un telmérite,

Qu’il fut fait in petto confrère deVulcan ;

De là jusqu’au bonnet la distance estpetite.

Cela n’était que bien ; mais la Parquemaudite

Fut aussi de l’intrigue ; et sans perdrede temps

Le pauvre roi par nos amants

Fut député vers le Cocyte.

On le fit trop boire d’un coup :

Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup.

Bientôt un certain breuvage

Lui fit voir le noir rivage,

Tandis qu’aux yeux de Gygès

S’étalaient de blancs objets :

Car fût-ce amour, fût-ce rage,

Bientôt la reine le mit

Sur le trône et dans son lit.

Mon dessein n’était pas d’étendre cettehistoire :

On la savait assez ; mais je me sais bongré ;

Car l’exemple a très bien cadré :

Mon texte y va tout droit : même j’aipeine à croire

Que le docteur en lois dont je vaisdiscourir

Puisse mieux que Candaule à mon butconcourir.

 

Rome pour ce coup-ci mefournira la scène :

Rome, non celle-là que les mœurs du vieuxtemps

Rendaient triste, sévère, incommode auxgalants,

Et de sottes femelles pleine ;

Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant etbeau,

Où l’on suit un train plus nouveau.

Le plaisir est la seule affaire

Dont se piquent ses habitants.

Qui n’aurait que vingt ou trente ans,

Ce serait un voyage à faire.

Rome donc eut naguère un maître dans cetart

Qui du tien et du mien tire sonorigine ;

Homme qui hors de là faisait legoguenard ;

Tout passait par son étamine :

Aux dépens du tiers et du quart

Il se divertissait. Avint que le légiste,

Parmi ses écoliers dont il avait toujours

Longue liste,

Eut un Français moins propre à faire en droitun cours

Qu’en amours.

Le docteur un beau jour le voyant sombre ettriste,

Lui dit : « Notre féal, vous voilàde relais ;

Car vous avez la mine, étant hors del’école,

De ne lire jamais

Bartole.

Que ne vous poussez-vous ? un Françaisêtre ainsi

Sans intrigue et sans amourettes !

Vous avez des talents, nous avons descoquettes,

Non pas pour une Dieu merci. »

L’étudiant reprit : « Je suisnouveau dans Rome.

Et puis, hors les beautés qui font plaisir auxgens

Pour la somme

Je ne vois pas que les galants

Trouvent ici beaucoup à faire.

Toute maison est monastère :

Double porte, verrous, une matrone austère

Un mari, des Argus. Qu’irais-je à votreavis

Chercher en de pareils logis ?

Prendre la lune aux dents serait moinsdifficile.

« Ha ! ha ! la lune aux dents,repartit le docteur

Vous nous faites beaucoup d’honneur.

J’ai pitié des gens neufs comme vous ;notre ville

Ne vous est pas connue en tant que je puisvoir.

Vous croyez donc qu’il faille avoir

Beaucoup de peine à Rome en fait qued’aventures ?

Sachez que nous avons ici des créatures,

Qui ferons leurs maris cocus

Sur la moustache des Argus.

La chose est chez nous très commune :

Témoignez seulement que vous cherchezfortune

Placez-vous dans l’église auprès dubénitier.

Présentez sur le doigt aux dames l’eausacrée.

C’est d’amourettes les prier.

Si l’air du suppliant à quelque dameagrée,

Celle-là sachant son métier,

Vous envoyra faire un message.

Vous serez déterré, logeassiez-vous enlieu

Qui ne fût connu que de Dieu.

Une vieille viendra, qui faite au badinage

Vous saura ménager un secret entretien.

Ne vous embarrassez de rien.

De rien ? c’est un peu trop ;j’excepte quelque chose :

II est bon de vous dire en passant, notreami,

Qu’à Rome il faut agir en galant et demi.

En France on peut conter des fleurettes, l’oncause ;

Ici tous les moments sont chers etprécieux.

Romaines vont au but. » L’autrereprit : « Tant mieux.

Sans être gascon, je puis dire

Que je suis un merveilleux sire. »

Peut-être ne l’était-il point ;

Tout homme est gascon sur ce point.

 

Les avis du docteur furentbons ; le jeune homme ;

Se campe en une église où venait tous lesjours

La fleur et l’élite de Rome,

Des Grâces, des Vénus, avec un grandconcours

D’Amours,

C’est-à-dire en chrétien beaucoup d’angesfemelles.

Sous leurs voiles brillaient des yeux pleinsd’étincelles.

Bénitiers, le lieu saint n’était pas sanscela.

Notre homme en choisit un chanceux pour cepoint

À chaque objet qui passe adoucit sesprunelles.

Révérences, le drôle en faisait des plusbelles,

Des plus dévotes : cependant

II offrait l’eau lustrale. Un ange entre lesautres

En prit de bonne grâce : alorsl’étudiant

Dit en son cœur : « Elle est desnôtres. »

II retourne au logis ; vieillevient ; rendez-vous.

D’en conter le détail, vous vous en douteztous.

II s’y fit nombre de folies ;

La dame était des plus jolies,

Le passe-temps fut des plus doux.

Il le conte au docteur. Discrétionfrançoise

Est chose outre nature, et d’un trop grandeffort.

Dissimuler un tel transport ;

Cela sent son humeur bourgeoise.

Du fruit de ses conseils le docteurs’applaudit,

Rit en jurisconsulte, et des maris seraille.

Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit

De garder du loup leur ouaille !

Un berger en a cent ; des hommes nesauront

Garder la seule qu’ils auront !

Bien lui semblait ce soin chose un peumalaisée

Mais non pas impossible ; et sans qu’ileût cent yeux

Il défiait grâces aux Cieux

Sa femme encor que très rusée.

 

À ces discours, amilecteur,

Vous ne croiriez jamais sans avoir quelquehonte

Que l’héroïne de ce conte

Fût propre femme du docteur.

Elle l’était pourtant. Le pis fut que monhomme,

En s’informant de tout, et des si et desças,

Et comme elle était faite, et quels secretsappas,

Vit que c’était sa femme en somme.

Un seul point l’arrêtait ; c’étaitcertain talent

Qu’avait en sa moitié trouve l’étudiant,

Et que pour le mari n’avait pas ladonzelle.

« À ce signe ce n’est pas elle

Disait en soi le pauvre époux

Mais les autres points y sont tous ;

C’est elle. Mais ma femme au logis estrêveuse

Et celle-ci paraît causeuse

Et d’un agréable entretien :

Assurément c’en est une autre.

Mais du reste il n’y manque rien

Taille, visage, traits, même poil ; c’estla nôtre. »

 

Après avoir bien dit toutbas

« Ce l’est », et puis « ce nel’est pas, »

Force fut qu’au premier en demeurât lesire.

Je laisse à penser son courroux,

Sa fureur afin de mieux dire.

« Vous vous êtes donnés un secondrendez-vous ? »

Poursuivit-il. « Oui ; reprit notreapôtre,

Elle et moi n’avons eu garde de l’oublier,

Nous trouvant trop bien du premier,

Pour n’en pas ménager un autre ;

Très résolus tous deux de ne nous riendevoir.

– La résolution, dit le docteur, estbelle.

Je saurais volontiers quelle est cettedonzelle. »

L’écolier repartit : « Je ne l’ai pusavoir.

Mais qu’importe ? il suffit que je soiscontent d’elle

Dès à présent je vous réponds

Que l’époux de la dame à toutes ses façons

Si quelqu’une manquait, nous la luidonnerons

Demain en tel endroit, à telle heure, sansfaute.

On doit m’attendre entre deux draps,

Champ de bataille propre à de pareilscombats.

Le rendez-vous n’est point dans une chambrehaute.

Le logis est propre et paré.

On m’a fait à l’abord traverser un passage

Où jamais le jour n’est entré ;

Mais aussitôt après la vieille du message

M’a conduit en des lieux où loge en bonnefoi

Tout ce qu’Amour a de délices ;

On peut s’en rapporter à moi. »

À ce discours jugez quels étaient lessupplices

Qu’endurait le docteur. II forme ledessein

De s’en aller le lendemain

Au lieu de l’écolier ; et sous cepersonnage

Convaincre sa moitié, lui faire unvasselage

Dont il fût à jamais parlé.

N’en déplaise au nouveau confrère,

Il n’était pas bien conseillé :

Mieux valait pour le coup se taire :

Sauf d’apporter en temps et lieu

Remède au cas, moyennant Dieu.

Quand les épouses font un récipiendaire

Au benoît état de cocu,

S’il en peut sortir franc, c’est à luibeaucoup faire ;

Mais quand il est déjà reçu,

Une façon de plus ne fait rien àl’affaire.

Le docteur raisonna d’autre sorte, et fittant

Qu’il ne fit rien qui vaille. Il crut qu’enprévenant

Son parrain en cocuage,

Il ferait tour d’homme sage :

Son parrain, cela s’entend,

Pourvu que sous ce galant

Il eût fait apprentissage ;

Chose dont à bon droit le lecteur peutdouter.

 

Quoi qu’il en soit, l’épouxne manque pas d’aller

Au logis de l’aventure,

Croyant que l’allée obscure,

Son silence, et le soin de se cacher lenez,

Sans qu’il fût reconnu le feraientintroduire

En ces lieux si fortunés :

Mais par malheur la vieille avait pour seconduire

Une lanterne sourde ; et plus fine centfois

Que le plus fin docteur en lois,

Elle reconnut l’homme, et sans êtresurprise

Elle lui dit : « Attendez là

Je vais trouver Madame Élise

II la faut avertir ; je n’ose sanscela

Vous mener dans sa chambre : et puis vousdevez être

En autre habit pour l’aller voir :

C’est-à-dire en un mot qu’il n’en faut pointavoir

Madame attend au lit. » À ces mots notremaître

Poussé dans quelque bouge y voit d’abordparaître

Tout un déshabillé ; des mules, unpeignoir

Bonnet, robe de chambre, avec chemised’homme

Parfums sur la toilette, et des meilleurs deRome :

Le tout propre, arrangé, de même qu’on eûtfait

Si l’on eût attendu le Cardinal préfet.

 

Le docteur sedépouille ; et cette gouvernante

Revient, et par la main le conduit en deslieux

Où notre homme privé de l’usage des yeux

Va d’une façon chancelante

Après ces détours ténébreux,

La vieille ouvre une porte, et vous pousse lesire

En un fort mal plaisant endroit,

Quoique ce fut son propre empire ;

C’était en l’école de droit.

« En l’école de droit ? » Làmême ; le pauvre homme

Honteux, surpris, confus, non sans quelqueraison,

Pensa tomber en pâmoison.

Le conte en courut par tout Rome.

Les écoliers alors attendaient leurrégent.

Cela seul acheva sa mauvaise fortune.

Grand éclat de risée, et grandchuchillement,

Universel étonnement.

« Est-il fou ? qu’est-ce là ?vient-il de voir quelqu’une ? »

Ce ne fut pas le tout ; sa femme seplaignit.

Procès. La parente se joint en cause, etdit :

Que du docteur venait tout le mauvaisménage ;

Que cet homme était fou, que sa femme étaitsage.

On fit casser le mariage ;

Et puis la dame se rendit

Belle et bonne religieuse

À Saint-Croissant en Vavoureuse.

Un prélat lui donna l’habit.

Le Diable en enfer

 

 

Qui craint d’aimer, a tortselon mon sens

S’il ne fuit pas dès qu’il voit une belle.

Je vous connais objets doux etpuissants :

Plus ne m’irai brûler à la chandelle.

Une vertu sort de vous ne sais quelle,

Qui dans le cœur s’introduit par les yeux.

Ce qu’elle y fait, besoin n’est de ledire :

On meurt d’amour, on languit, on soupire.

Pas ne tiendrait aux gens qu’on ne fitmieux.

À tels périls ne faut qu’on s’abandonne.

J’en vais donner pour preuve une personne

Dont la beauté fit trébucher Rustic.

Il en avint un fort plaisant trafic :

Plaisant fut-il, au pêché près, sansfaute :

Car pour ce point, je l’excepte et jel’ôte :

Et ne suis pas du goût de celle-là !

Qui buvant frais (ce fut je pense à Rome)

Disait : « Que n’est-ce un pêché quecela ! »

Je la condamne ; et veux prouver ensomme

Qu’il fait bon craindre encor que l’on soitsaint.

Rien n’est plus vrai. Si Rustic avaitcraint,

Il n’aurait pas retenu cette fille,

Qui jeune et simple et pourtant trèsgentille

Jusques au vif vous l’eut bientôt atteint.

 

Alibech fut son nom, si j’aimémoire

Fille un peu neuve, à ce que ditl’histoire.

Lisant un jour comme quoi certains saints,

Pour mieux vaquer à leurs pieux desseins

Se séquestraient ; vivaient comme desanges,

Qui ça et là, portant toujours leurs pas

En lieux cachés ; choses qui bienqu’étranges

Pour Alibech avaient quelques appas :

« Mon Dieu, dit-elle, il me prend uneenvie

D’aller mener une semblable vie. »

Alibech donc s’en va sans dire adieu.

Mère ni sœur, nourrice ni compagne

N’est avertie. Alibech en campagne

Marche toujours, n’arrête en pas un lieu.

Tant court enfin qu’elle entre en un boissombre

Et dans ce bois elle trouve unvieillard ;

Homme possible autrefois plus gaillard,

Mais n’étant lors qu’un squelette et qu’uneombre

« Père, dit-elle, un mouvement m’apris ;

C’est d’être sainte, et mériter pour prix

Qu’on me révère, et qu’on chomme ma fête.

Ô quel plaisir j’aurais si tous les ans,

La palme en main, les rayons sur la tête,

Je recevais des fleurs et desprésents !

Votre métier est-il si difficile ?

Je sais déjà jeûner plus qu’à demi.

– Abandonnez ce penser inutile,

Dit le vieillard, je vous parle en ami.

La sainteté n’est chose si commune

Que le jeûner suffise pour l’avoir.

Dieu gard de mal fille et femme qui jeûne

Sans pour cela guère mieux en valoir.

Il faut encor pratiquer d’autres choses,

D’autres vertus qui me sont lettrescloses,

Et qu’un ermite habitant de ces bois

Vous apprendra mieux que moi mille fois.

Allez le voir, ne tardez davantage :

Je ne retiens tels oiseaux dans macage. »

Disant ces mots le vieillard la quitta,

Ferma sa porte, et se barricada.

Très sage fut d’agir ainsi sans doute,

Ne se fiant à vieillesse ni goutte,

Jeune ni haire, enfin à rien qui soit.

 

Non loin de là notre sainteaperçoit

Celui de qui ce bon vieillardparloit ;

Homme ayant l’âme en Dieu tout occupée,

Et se faisant tout blanc de sonépée ».

C’était Rustic, jeune saint trèsfervent :

Ces jeunes-là s’y trompent bien souvent.

En peu de mots l’appétit d’être sainte

Lui fut d’abord par la belleexplique ;

Appétit tel qu’Alibech avait crainte

Que quelque jour son fruit n’en futmarqué.

Rustic sourit d’une telle innocence.

« Je n’ai, dit-il, que peu deconnaissance

En ce métier ; mais ce peu-là quej’ai

Bien volontiers vous sera partagé.

Nous vous rendrons la chosefamilière. »

Maître Rustic eût dû donner congé

Tout dès l’abord à semblable écolière.

Il ne le fit ; en voici les effets.

Comme il voulait être des plus parfaits,

Il dit en soi : « Rustic, quesais-tu faire ?

Veiller, prier, jeûner, porter lahaire ?

Qu’est-ce cela ? moins que rien ;tous le font :

Mais d’être seul auprès de quelque belle

Sans la toucher, il n’est victoiretelle ;

Triomphes grands chez les anges en sont

Méritons-les ; retenons cette fille.

Si je résiste à chose si gentille,

J’atteins le comble, et me tire dupair. »

Il la retint- et fut si téméraire,

Qu’outre Satan il défia la chair,

Deux ennemis toujours prêts à malfaire ;

 

Or sont nos saints logés sousmême toit

Rustic apprête en un petit endroit

Un petit lit de jonc pour la novice.

Car de coucher sur la dure d’abord,

Quelle apparence ? elle n’était encor

Accoutumée à si rude exercice.

Quant au souper, elle eut pour toutservice

Un peu de fruit, du pain non pas tropbeau.

Faites état que la magnificence

De ce repas ne consista qu’en l’eau,

Claire, d’argent, belle par excellence.

Rustic jeûna ; la fille eut appétit.

Couchés à part, Alibech s’endormit :

L’ermite non. Une certaine bête

Diable nommée, un vrai serpent maudit,

N’eut point de paix qu’il ne fût de lafête.

On l’y reçoit ; Rustic roule en satête,

Tantôt les traits de la jeune beauté,

Tantôt sa grâce, et sa naïveté,

Et ses façons, et sa manière douce,

L’âge, la taille, et surtout l’embonpoint,

Et certain sein ne se reposantpoint ;

Allant, venant ; sein qui pousse etrepousse

Certain corset en dépit d’Alibech,

Qui tâche en vain de lui clore lebec :

Car toujours parle : il va, vient, etrespire :

C’est son patois ; Dieu sait ce qu’ilveut dire.

Le pauvre ermite ému de passion

Fit de ce point sa méditation.

Adieu la haire, adieu la discipline ;

Et puis voilà de ma dévotion ;

Voilà mes saints. Celui-ci s’achemine

Vers Alibech ; et l’éveille ensursaut.

« Ce n’est bien fait que de dormitsitôt

Dit le frater ; il faut au préalable

Qu’on fasse une œuvre à Dieu fortagréable.

Emprisonnant en enfer le Malin.

Crée ne fut pour aucune autre fin.

Procédons-y. » Tout à l’heure il seglisse

Dedans le lit. Alibech sans malice,

N’entendait rien à ce mystère-là :

Et ne sachant ni ceci ni cela,

Moitié forcée et moitié consentante,

Moitié voulant combattre ce désir,

Moitié n’osant, moitié peine et plaisir,

Elle crut faire acte de repentante ;

Bien humblement rendit grâce au frater,

Sut ce que c’est que le diable en enfer.

Désormais faut qu’Alibech se contente

D’être martyre, en cas que saintesoit :

Frère Rustic peu de vierges faisoit.

Cette leçon ne fut la plus aisée.

Dont Alibech non encor déniaisée

Dit : « Il faut bien que le diableen effet

Soit une chose étrange et bienmauvaise :

Il brise tout ; voyez le mal qu’ilfait

À sa prison : non pas qu’il m’endéplaise :

Mais il mérite en bonne vérité

D’y retourner. – Soit fait », ce dit lefrère.

Tant s’appliqua Rustic à ce mystère,

Tant prit de soin, tant eut de charité

Qu’enfin l’enfer s’accoutumant au diable

Eût eu toujours sa présence agréable

Si l’autre eût pu toujours en faire essai.

Sur quoi la belle : « On dit encorbien vrai

Qu’il n’est prison si douce que son hôte

En peu de temps ne s’y lasse sansfaute. »

Bientôt nos gens ont noise sur ce point.

En vain l’enfer son prisonnier rappelle

Le diable est sourd, le diable n’entendpoint.

L’enfer s’ennuie ; autant en fait labelle.

Ce grand désir d’être sainte s’en va.

Rustic voudrait être dépêtré d’elle.

Elle pourvoit d’elle-même à cela.

Furtivement elle quitte le sire :

Par le plus court s’en retourne chez soi.

 

Je suis en soin de ce qu’elleput dire

À ses parents : c’est ce qu’en bonnefoi

Jusqu’à présent je n’ai bien sucomprendre.

Apparemment elle leur fit entendre

Que son cœur mû d’un appétit d’enfant

L’avait portée à tacher d’être sainte.

Ou l’on la crut, ou l’on en fit semblant.

Sa parenté prit pour argent comptant

Un tel motif : non que de quelqueatteinte

À son enfer on n’eût quelquesoupçon :

Mais cette chartre est faite de façon

Qu’on n’y voit goutte ; et maint geôliers’y trompe.

Alibech fut festinée en grand’pompe.

L’histoire dit que par simplicité

Elle conta la chose à ses compagnes.

« Besoin n’était que Votre Sainteté,

Ce lui dit-on, traversât ces campagnes.

On vous aurait, sans bouger du logis,

Même leçon même secret appris.

– Je vous aurais, dit l’une, offert monfrère.

– Vous auriez eu, dit l’autre, moncousin :

– Et Néherbal notre prochain voisin

N’est pas non plus novice en ce mystère.

Il vous recherche ; acceptez ceparti,

Devant qu’on soit d’un tel casaverti. »

Elle le fit : Néherbal n’était homme

À cela près. On donna telle somme,

Qu’avec les traits de la jeune Alibech

Il prit pour bon un enfer trèssuspect ;

Usant des biens que l’Hymen nous envoie.

À tous époux Dieu doint pareillejoie ;

Ne plus ne moins qu’employait au désert

Rustic son diable, Alibech son enfer.

La Jument du compère Pierre

 

 

Messire Jean, (c’étaitcertain curé

Qui prêchait peu sinon sur la vendange)

Sur ce sujet, sans être préparé,

Il triomphait ; vous eussiez dit unange,

Encore un point était touché de lui ;

Non si souvent qu’eût voulu lemessire ;

Et ce point-là les enfants d’aujourd’hui

Savent que c’est, besoin n’ai de le dire.

Messire Jean tel que je le décris

Faisait si bien, que femmes et maris

Le recherchaient, estimaient sascience ;

Au demeurant il n’était conscience

Un peu jolie, et bonne à diriger,

Qu’il ne voulût lui-même interroger,

Ne s’en fiant aux soins de son vicaire.

Messire Jean aurait voulu toutfaire ;

S’entremettait en zélé directeur

Allait partout ; disant qu’un bonpasteur

Ne peut trop bien ses ouailles connaître,

Dont par lui-même instruit en voulaitêtre.

 

Parmi les gens de lui lesmieux venus,

Il fréquentait chez le compère Pierre,

Bon villageois à qui pour toute terre,

Pour tout domaine et pour tous revenus

Dieu ne donna que ses deux bras tout nus,

Et son louchet, dont pour toute ustensille

Pierre faisait subsister sa famille.

Il avait femme et belle et jeune encor,

Ferme surtout ; le hâle avait faittort

À son visage, et non à sa personne.

Nous autres gens peut-être aurions voulu

Du délicat, ce rustic ne m’eût plu ;

Pour des curés la pâte en étaitbonne ;

Et convenait à semblables amours.

Messire Jean la regardait toujours

Du coin de œil, toujours tournait la tête

De son côté ; comme un chien qui faitfête

Aux os qu’il voit n’être par tropchétifs ;

Que s’il en voit un de belle apparence,

Non décharné, plein encor de substance,

Il tient dessus ses regardsattentifs :

Il s’inquiète, il trépigne, il remue

Oreille et queue ; il a toujours lavue

Dessus cet os, et le ronge des yeux

Vingt fois devant que son palais s’ensente.

Messire Jean tout ainsi se tourmente

À cet objet pour lui délicieux.

La villageoise était fort innocente.

Et n’entendait aux façons du pasteur

Mystère aucun ; ni son regardflatteur,

Ni ses présents ne touchaientMagdeleine :

Bouquets de thym, et pots de marjolaine

Tombaient à terre : avoir cent menussoins

C’était parler bas-breton tout au moins.

Il s’avisa d’un plaisant stratagème.

 

Pierre était lourd, sansesprit : je crois bien

Qu’il ne se fût précipité lui-même,

Mais par delà de lui demander rien,

C’était abus et très grande sottise.

L’autre lui dit : « Compère monami

Te voilà pauvre, et n’ayant à demi

Ce qu’il te faut ; si je t’apprends laguise

Et le moyen d’être un jour plus content

Qu’un petit roi, sans te tourmenter tant,

Que me veux-tu donner pour mesétrennes ? »

Pierre répond : « Parbleu MessireJean

Je suis à vous ; disposez de mespeines ;

Car vous savez que c’est tout monvaillant.

Notre cochon ne nous faudrapourtant :

II a mange plus de son, par mon âme,

Qu’il n’en tiendrait trois fois dans cetonneau,

Et d’abondant la vache à notre femme

Nous a promis qu’elle ferait unveau :

Prenez le tout. – Je ne veux nul salaire,

Dit le pasteur ; obliger mon compère

Ce m’est assez, je te dirai comment.

Mon dessein est de rendre Magdeleine

Jument le jour par art d’enchantement,

Lui redonnant sur le soir forme humaine.

Très grand profit pourra certainement

T’en revenir ; car ton âne est silent,

Que du marché l’heure est presque passée

Quand il arrive ; ainsi tu ne vendspas,

Comme tu veux, tes herbes, ta denrée,

Tes choux, tes aulx, enfin tout tontracas.

Ta femme étant jument forte et membrue,

Ira plus vite ; et sitôt que chez toi

Elle sera du logis revenue,

Sans pain ni soupe un peu d’herbe menue

Lui suffira. » Pierre dit :« Sur ma foi

Messire Jean, vous êtes un sage homme.

Voyez que c’est d’avoir étudié !

Vend-on cela ? si j’avais grossesomme

Je vous l’aurais, parbleu bientôtpayé. »

Jean poursuivit : « Or ça jet’apprendrai

Les mots, la guise, et toute la manière

Par ou jument bien faite et poulinière

Auras de jour, belle femme de nuit.

Corps, tête, jambe, et tout ce quis’ensuit

Lui reviendra : tu n’as qu’a me voirfaire

Tais-toi sur tout ; car un motseulement

Nous gâterait tout notre enchantement.

Nous ne pourrions revenir au mystère,

De notre vie ; encore un coup motus,

Bouche cousue, ouvre les yeux sans plus.

Toi-même après pratiqueras lachose. »

 

Pierre promet de se taire, etJean dit :

« Sus Magdeleine ; il se faut, etpour cause,

Dépouiller nue et quitter cet habit :

Dégrafez-moi cet atour desdimanches ;

Fort bien : ôtez ce corset et cesmanches ;

Encore mieux : défaites cejupon ;

Très bien cela. » Quand vint à lachemise,

La pauvre épouse eut en quelque façon

De la pudeur. Être nue ainsi mise

Aux yeux des gens ! Magdeleine aimaitmieux

Demeurer femme, et jurait ses grands dieux

De ne souffrir une telle vergogne.

Pierre lui dit : « Voilà grandebesogne !

Et bien, tous deux nous saurons comme quoi

Vous êtes faite ; est-ce par votrefoi

De quoi tant craindre ? Et là laMagdeleine,

Vous n’avez pas toujours eu tant de peine

À tout ôter : comment doncfaites-vous

Quand vous cherchez vos puces ?dites-nous.

Messire Jean est-ce quelqu’und’étrange ?

Que craignez-vous ? hé quoi ? qu’ilne vous mange ?

Çà dépêchons ; c’est par tropmarchander.

Depuis le temps Monsieur notre curé

Aurait déjà parfait son entreprise. »

Disant ces mots il ôte la chemise,

Regarde faire, et ses lunettes prend.

Messire Jean par le nombril commence,

Pose dessus une main en disant :

« Que ceci soit beau poitrail dejument. »

Puis cette main dans le pays s’avance.

L’autre s’en va transformer ces deux monts

Qu’en nos climats les gens nommenttétons ;

Car quant à ceux qui sur l’autrehémisphère

Sont étendus, plus vastes en leur tour,

Par révérence on ne les nomme guère ;

Messire Jean leur fait aussi sacour ;

Disant toujours pour la cérémonie :

« Que ceci soit telle ou tellepartie,

Ou belle croupe, ou beaux flancs, » toutenfin.

Tant de façons mettaient Pierre enchagrin ;

Et ne voyant nul progrès à la chose,

Il priait Dieu pour la métamorphose.

C’était en vain ; car del’enchantement

Toute la force et l’accomplissement

Gisait à mettre une queue à la bête :

Tel ornement est chose fort honnête :

Jean ne voulant un tel point oublier

L’attache donc : lors Pierre decrier,

Si haut qu’on l’eût entendu d’unelieue :

« Messire Jean je n’y veux point dequeue :

Vous l’attachez trop bas, MessireJean ! »

 

Pierre à crier ne fut sidiligent,

Que bonne part de la cérémonie

Ne fut déjà par le prêtre accomplie.

À bonne fin le reste aurait été,

Si non content d’avoir déjà parlé

Pierre encor n’eût tiré par la soutane

Le curé Jean, qui lui dit : « Foinde toi :

T’avais-je pas recommandé, gros âne,

De ne rien dire, et de demeurer coi ?

Tout est gâté ; ne t’en prends qu’atoi-même. »

Pendant ces mots l’époux gronde à partsoi.

Magdeleine est en un courroux extrême

Querelle Pierre, et lui dit :« Malheureux

Tu ne seras qu’un misérable gueux

Toute ta vie : et puis viens-t’en mebraire

Viens me conter ta faim et ta douleur.

Voyez un peu : Monsieur notre pasteur

Veut de sa grâce à ce traîne-malheur

Montrer de quoi finir notre misère :

Mérite-t-il le bien qu’on lui veutfaire ?

Messire Jean laissons là cet oison :

Tous les matins tandis que ce veau lie

Ses choux, ses aulx, ses herbes, sonoignon,

Sans l’avertir venez à la maison ;

Vous me rendrez une jument polie. »

Pierre reprit : « Plus de jument, mamie,

Je suis content de n’avoir qu’ungrison. »

Pâté d’anguille

 

Même beauté, tant soitexquise,

Rassasie et soule à la fin.

Il me faut d’un et d’autre pain ;

Diversité c’est ma devise.

 

Cette maîtresse un tantetbise

Rit à mes yeux ; pourquoi cela ?

C’est qu’elle est neuve ; et celle-là

Qui depuis longtemps m’est acquise

Blanche qu’elle est, en nulle guise

Ne me cause d’émotion.

Son cœur dit oui ; le mien ditnon ;

D’où vient ? en voici la raison,

Diversité c’est ma devise.

 

Je l’ai jà dit d’autrefaçon

Car il est bon que l’on déguise

Suivant la loi de ce dicton,

Diversité c’est ma devise.

 

Ce fut celle aussi d’unmari

De qui la femme était fort belle.

Il se trouva bientôt guéri

De l’amour qu’il avait pour elle.

L’hymen, et la possession

Éteignirent sa passion.

Un sien valet avait pour femme

Un petit bec assez mignon :

Le maître étant bon compagnon,

Eut bientôt empaumé la dame.

Cela ne plut pas au valet,

Qui les ayant pris sur le fait,

Vendiqua son bien de couchette,

À sa moitié chanta goguette,

L’appela tout net et tout franc…

Bien sot de faire un bruit si grand

Pour une chose si commune ;

Dieu nous gard de plus grand’fortune.

Il fit à son maître un sermon.

« Monsieur, dit-il, chacun la sienne

Ce n’est pas trop ; Dieu et raison

Vous recommandent cette antienne.

Direz-vous, je suis sans chrétienne ?

Vous en avez à la maison

Une qui vaut cent fois la mienne.

Ne prenez donc pas tant de peine :

C’est pour ma femme trop d’honneur ;

Il ne lui faut si gros monsieur.

Tenons-nous chacun à la notre ;

N’allez point à l’eau chez un autre,

Ayant plein puits de ces douceurs ;

Je m’en rapporte aux connaisseurs :

Si Dieu m’avait fait tant de grâce,

Qu’ainsi que vous je disposasse

De Madame, je m’y tiendrais,

Et d’une reine ne voudrais.

Mais puisqu’on ne saurait défaire

Ce qui s’est fait, je voudrais bien,

(Ceci soit dit sans vous déplaire)

Que content de votre ordinaire

Vous ne goûtassiez plus du mien. »

 

Le patron ne voulut luidire

Ni oui ni non sur ce discours ;

Et commanda que tous les jours

On mît aux repas, près du sire,

Un pâté d’anguille ; ce mets

Lui chatouillait fort le palais.

Avec un appétit extrême

Une et deux fois il en mangea :

Mais quand ce vint à la troisième

La seule odeur le dégoûta.

Il voulut sur une autre viande

Mettre la main ; on l’empêcha :

« Monsieur, dit-on, nous lecommande :

Tenez-vous-en à ce mets-la :

Vous l’aimez, qu’avez-vous àdire ? »

– M’en voilà soûl, reprit le sire.

Et quoi toujours pâtés au bec !

Pas une anguille de rôtie !

Pâtés tous les jours de ma vie !

J’aimerais mieux du pain tout sec :

Laissez-moi prendre un peu du vôtre :

Pain de par Dieu, ou de par l’autre :

Au diable ces pâtés maudits ;

Ils me suivront en paradis,

Et par-delà, Dieu me pardonne. –

 

Le maître accourt soudain aubruit,

Et prenant sa part du déduit,

« Mon ami, dit-il, je m’étonne

Que d’un mets si plein de bonté

Vous soyez si tôt dégoûté.

Ne vous ai-je pas ouï dire

Que c’était votre grand ragoût ?

Il faut qu’en peu de temps, beau sire

Vous ayez bien changé de goût ?

Qu’ai-je fait qui fût plus étrange ?

Vous me blâmez lorsque je change

Un mets que vous croyez friand,

Et vous en faites tout autant.

Mon doux ami, je vous apprends

Que ce n’est pas une sottise,

En fait de certains appétis,

De changer son pain blanc en bis :

Diversité c’est ma devise. »

 

Quand le maître eut ainsiparlé,

Le valet fut tout consolé.

Non que ce dernier n`eût à dire

Quelque chose encor là-dessus

Car après tout doit-il suffire

D’alléguer son plaisir sans plus ?

« J’aime le change. » À la bonneheure,

On vous l’accorde ; mais gagnez

S’il se peut les intéressés :

Cette voie est bien la meilleure :

Suivez-la donc. À dire vrai,

Je crois que l’amateur du change

De ce conseil tenta l’essai.

On dit qu’il parlait comme un ange,

De mots dorés usant toujours :

Mots dorés font tout en amours.

C’est une maxime constante :

Chacun sait qu’elle est mon entente :

J’ai rebattu cent et cent fois

Ceci dans cent et cent endroits :

Mais la chose est si nécessaire,

Que je ne puis jamais m’en taire,

Et redirai jusques au bout,

Mots dorés en amours font tout.

Ils persuadent la donzelle,

Son petit chien, sa demoiselle,

Son époux quelquefois aussi ;

C’est le seul qu’il fallait ici

Persuader ; il n’avait l’âme

Sourde à cette éloquence ; et dame

Les orateurs du temps jadis

N’en ont de telle en leurs écrits.

 

Notre jaloux devintcommode.

Même on dit qu’il suivit la mode

De son maître, et toujours depuis

Changea d’objets en ses déduits.

Il n’était bruit que d’aventures

Du chrétien et de créatures.

Les plus nouvelles sans manquer

Étaient pour lui les plus gentilles.

Par où le drôle en put croquer,

II en croqua, femmes et filles,

Nymphes, grisettes, ce qu’il put.

Toutes étaient de bonne prise ;

Et sur ce point, tant qu’il vécut,

Diversité fut sa devise.

Les Lunettes

 

 

J’avais juré de laisser làles nonnes :

Car que toujours on voie en mes écrits

Même sujet, et semblables personnes,

Cela pourrait fatiguer les esprits.

Ma muse met guimpe sur le tapis :

Et puis quoi ? guimpe ; et puisguimpe sans cesse ;

Bref toujours guimpe, et guimpe sous lapresse.

C’est un peu trop. Je veux que lesnonnains

Fassent les tours en amour les plusfins ;

Si ne faut-il pour cela qu’on épuise

Tout le sujet ; le moyen ? c’est unfait

Par trop fréquent, je n’aurais jamaisfait :

II n’est greffier dont la plume y suffise.

Si j y tâchais on pourrait soupçonner

Que quelque cas m’y feraitretourner ;

Tant sur ce point mes vers font derechutes ;

Toujours souvient à Robin de ses flûtes.

Or apportons à cela quelque fin.

Je le prétends, cette tâche ici faite.

 

Jadis s’était introduit unblondin

Chez des nonnains à titre de fillette.

II n’avait pas quinze ans que tout nefût :

Dont le galant passa pour sœur Colette

Auparavant que la barbe lui crût.

Cet entre-temps ne fut sans fruit ; lesire

L’employa bien : Agnès en profita.

Las quel profit ! j eusse mieux fait dedire

Qu’à sœur Agnès malheur en arriva

Il lui fallut élargir sa ceinture

Puis mettre au jour petite créature

Qui ressemblait comme deux gouttes d’eau,

Ce dit l’histoire, à la sœur jouvenceau.

Voilà scandale et bruit dans l’abbaye.

« D’où cet enfant est-il plu ? commea-t-on

Disaient les sœurs en riant, je vous prie

Trouve céans ce petit champignon ?

Si ne s’est-il après tout faitlui-même. »

La prieure est en un courroux extrême.

« Avoir ainsi souillé cettemaison ! »

Bientôt on mit l’accouchée en prison.

Puis il fallut faire enquête du père.

« Comment est-il entré ? commentsorti ?

Les murs sont hauts, antique la tourière,

Double la grille, et le tour très petit.

– Serait-ce point quelque garçon enfille ?

Dit la prieure, et parmi nos brebis

N’aurions-nous point sous de trompeurshabits

Un jeune loup ? sus qu’on sedéshabille :

Je veux savoir la vérité du cas. »

 

Qui fut bien pris, ce fut lafeinte ouaille.

Plus son esprit à songer se travaille,

Moins il espère échapper d’un tel pas.

Nécessite mère de stratagème

Lui fit… « eh bien ? » lui fiten ce moment

Lier… : « eh quoi ? »Foin ! je suis court moi-même :

Ou prendre un mot qui dise honnêtement

Ce que lia le père de l’enfant ?

Comment trouver un détour suffisant

Pour cet endroit ?

 

vous avez ouï dire

Qu’au temps jadis le genre humain avait

Fenêtre au corps ; de sorte qu’onpouvait

Dans le dedans tout à son aise lire ;

Chose commode aux médecins d’alors.

Mais si d’avoir une fenêtre au corps

Était utile, une au cœur au contraire

Ne l’était pas ; dans les femmessurtout :

Car le moyen qu’on pût venir à bout

De rien cacher ? notre commune mère

Dame Nature y pourvut sagement

Par deux lacets de pareille mesure.

L’homme et la femme eurent également

De quoi fermer une telle ouverture.

La femme fut lacée un peu trop dru.

Ce fut sa faute, elle-même en futcause ;

N’étant jamais à son gré trop bien close.

L’homme au rebours ; et le bout dutissu

Rendit en lui la Nature perplexe.

Bref le lacet à l’un et l’autre sexe

Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,

Aux femmes court, aux hommes un peu long.

Il est facile à présent qu’ondevine

Ce que lia notre jeune imprudent ;

C’est ce surplus, ce reste de machine,

Bout de lacet aux hommes excédant.

D’un brin de fil il l’attacha de sorte

Que tout semblait aussi plat qu’auxnonnains :

Mais fil ou soie, il n’est bride assezforte

Pour contenir ce que bientôt je crains

Qui ne s’échappe ; amenez-moi dessaints ;

Amenez-moi si vous voulez des anges ;

Je les tiendrai créatures étranges,

Si vingt nonnains telles qu’on les vitlors

Ne font trouver à leur esprit un corps.

J’entends nonnains ayant tous les trésors

De ces trois sœurs dont la fille de l’onde

Se fait servir ; chiches et fiersappas,

Que le soleil ne voit qu’au nouveau monde,

Car celui-ci ne les lui montre pas.

 

La prieure a sur son nez deslunettes,

Pour ne juger du cas légèrement.

Tout à l’entour sont debout vingtnonnettes,

En un habit que vraisemblablement

N’avaient pas fait les tailleurs ducouvent.

Figurez-vous la question qu’au sire

On donna lors ; besoin n’est de ledire.

Touffes de lis, proportion du corps,

Secrets appas, embonpoint, et peau fine,

Fermes tétons, et semblables ressorts

Eurent bientôt fait jouer la machine.

Elle échappa, rompit le fil d’un coup,

Comme un coursier qui romprait son licou,

Et sauta droit au nez de la prieure,

Faisant voler lunettes tout à l’heure

Jusqu’au plancher. II s’en fallut bien peu

Que l’on ne vît tomber la lunetière.

Elle ne prit cet accident en jeu.

L’on tint chapitre, et sur cette matière

Fut raisonné longtemps dans le logis.

Le jeune loup fut aux vieilles brebis

Livre d’abord. Elles vous l’empoignèrent

À certain arbre en leur cour l’attachèrent

Ayant le nez devers l’arbre tourne,

Le dos à l’air avec toute la suite :

Et cependant que la troupe maudite

Songe comment il sera guerdonné,

Que l’une va prendre dans les cuisines

Tous les balais, et que l’autre s’en court

À l’arsenal ou sont les disciplines,

Qu’une troisième enferme à double tour

Les sœurs qui sont jeunes et pitoyables,

Bref que le sort ami du marjolet

Écarte ainsi toutes les détestables,

Vient un meunier monté sur son mulet

Garçon carré, garçon couru des filles,

Bon compagnon, et beau joueur de quille

« Oh ! oh ! dit-il, qu’est-celà que je voi ?

Le plaisant saint ! jeune homme, je teprie,

Qui t’a mis là ? sont-ce ces sœurs,dis-moi.

Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?

Te plaisait-elle ? était-ellejolie ?

Car à te voir tu me portes ma foi

(Plus je regarde et mire ta personne)

Tout le minois d’un vrai croqueur denonne. »

L’autre répond : « Hélas !c’est le rebours :

Ces nonnes m’ont en vain prié d’amours.

Voilà mon mal ; Dieu me dointpatience ;

Car de commettre une si grande offense,

J’en fais scrupule, et fut-ce pour leRoi ;

Me donnât-on aussi gros d’or quemoi. »

Le meunier rit ; et sans autremystère

Vous le délie, et lui dit :« Idiot,

Scrupule toi, qui n’es qu’un pauvrehère !

C’est bien à nous qu’il appartient d’enfaire !

Notre curé ne serait pas si sot.

Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en taplace :

Car aussi bien tu n’es pas, comme moi,

Franc du collier, et bon pour cetemploi ;

Je n’y veux point de quartier ni degrâce :

Viennent ces sœurs ; toutes je terépond,

Verront beau jeu si la corde nerompt. »

L’autre deux fois ne se le fait redire.

Il vous l’attache, et puis lui dit adieu.

Large d’épaule on aurait vu le sire

Attendre nu les nonnains en ce lieu.

L’escadron vient, porte en guise decierges

Gaules et fouets : procession deverges,

Qui fit la ronde à l’entour du meunier,

Sans lui donner le temps de se montrer,

Sans l’avertir. « Tout beau, dit-il,Mesdames :

Vous vous trompez ; considérez-moibien :

Je ne suis pas cet ennemi des femmes,

Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.

Employez-moi, vous verrez des merveilles.

Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.

D’un certain jeu je viendrai bien àbout ;

Mais quant au fouet je n’y vaux rien dutout.

– Qu’entend ce rustre, et que nous veut-ildire.

S’écria lors une de nos sans-dents.

Quoi tu n’es pas notre faiseurd’enfants ?

Tant pis pour toi, tu payras pour le sire.

Nous n’avons pas telles armes en main,

Pour demeurer en un si beau chemin.

Tiens tiens, voilà l’ébat que l’ondésire. »

À ce discours fouets de rentrer en jeu,

Verges d’aller, et non pas pour unpeu ;

Meunier de dire en langue intelligible,

Crainte de n’être assez bienentendu :

« Mesdames je… ferai tout monpossible

Pour m’acquitter de ce qui vous estdû. »

Plus il leur tient des discours de lasorte,

Plus la fureur de l’antique cohorte

Se fait sentir. Longtemps il s’en souvint.

Pendant qu’on donne au maîtrel’anguillade,

Le mulet fait sur l’herbette gambade.

Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,

Je ne le sais, ni ne m’en mets en peine.

Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.

Pendant un temps les lecteurs pourdouzaine

De ces nonnains au corps gent et si beau

N’auraient voulu, je gage, être en sapeau.

Janot et Catin

 

J’ai composé ces stances en vieil style, à lamanière du blason des fausses amours, et de celui des folles amoursdont l’auteur est inconnu. Il y en a qui les attribuent à l’un desSaint-Gelais. Je ne suis pas de leur sentiment, et je crois qu’ilssont de Crétin.

 

Un beau matin,

Trouvant Catin

Toute seulette,

Pris son tétin

De blanc satin,

Par amourette :

Car de galette,

Tant soit mollette,

Moins friand suis pour le certain.

Adonc me dit la bachelette :

« Que votre coq cherchepoulette ;

Ici ne fera grand butin. »

 

Telle censure

Ne fut si sure

Qu’elle espéroit :

De ma fressure

Dame Luxure

Jà s’emparoit.

En tel détroit

Mon cas estoit,

Que je quis meilleure aventure :

Catin ce jeu point n’entendoit ;

Mieux attaquois, mieux défendoit ;

Dont je souffris peine très dure.

 

Pendant l’étrif,

D’un ton plaintif

Dis chose telle :

Las moi chétif,

En son esquif

Charon m’appelle.

Cessez donc belle

D’être cruelle

À cetuy votre humble captif,

Il est à vous, foie et ratelle.

Bien grand merci, répondit-elle ;

Besoin n’ai d’un tel apprentif.

 

JANOT

 

Je vous affie

Et certifie

Que quelque jour

J’ai bonne envie

Ne vous voir mie

Dure à l’étour :

Le dieu d’amour

Sait plus d’un tour ;

Que votre cœur trop ne s’y fie ;

Car quant à moy j’ay belle paour

Qu’à vous férir n’ait le bras gourd ;

Le contemner est donc folie.

 

CATIN

 

Vous n’avez pas

Bien pris mon cas

Ne ma sentence ;

De tomber, las,

D’amour ès lacs

Ne fais doutance.

Mais telle offense,

En conscience,

Ne commettrois pour cent ducats :

Que ce soit donc votre plaisance,

De me laisser en patience,

Et de finir cet altercas.

 

JANOT

 

Alors qu’on use

De vaine excuse

C’est grand défaut ;

Telle refuse,

Qui après muse,

Dont bien peu chault :

Car point ne fault

Tout homme caut

À chercher mieux quand on l’amuse ;

Dont je conclus qu’en amours faut

Battre le fer quand il est chaud,

Sans chercher ni détour ni ruse.

 

Onc en amours

Vaines clamours

Ne me reviennent ;

Roses et flours,

Tous plaisans tours,

Mieux y conviennent :

Assez tost viennent,

Voire et proviennent

Du temps qu’on perd douleurs etplours :

Tant que tels cas aux gens surviennent,

C’est bien raison qu’ils entretiennent

En tout déduit leurs plus beaux jours.

 

Ainsi preschois,

Et j’émouvois

Cette mignonne ;

Mes mains fourrois,

Usant des droits

Qu’Amour nous donne.

Humeur friponne

Chez la pouponne

Se glissa lors en tapinois.

Son œil me dit en son patois :

Berger berger, ton heure sonne ;

J’entendis clair, car il n’est homme

Plus attentif à telle voix.

Ami lecteur qui ceci veois,

Ton serviteur qui Jean se nomme

Dira le reste une autre fois.

Le Cuvier

 

 

Soyez amant, vous serezinventif :

Tour ni détour, ruse ni stratagème

Ne vous faudront : le plus jeuneapprentif

Est vieux routier dès le moment qu’ilaime :

On ne vit onc que cette passion

Demeurât court faute d’invention :

Amour fait tant qu’enfin il a son compte.

Certain cuvier, dont on fait certain conte

En fera foi. Voici ce que j’en sais,

Et qu’un quidam me dit ces jours passés.

Dedans un bourg ou ville de province

(N’importe pas du titre ni du nom)

Un tonnelier et sa femme Nanon

Entretenaient un ménage assez mince.

De l’aller voir Amour n’eut à mépris

Y conduisant un de ses bons amis ;

C’est Cocuage ; il fut de lapartie ;

Dieux familiers, et sans cérémonie

Se trouvant bien dans toute hôtellerie

Tout est pour eux bon gîte et bon logis

Sans regarder si c’est Louvre ou cabane.

Un drôle donc caressait Madame Anne.

Ils en étaient sur un point, sur un point…

C’est dire assez de ne le dire point,

Lorsque l’époux revient tout horsd’haleine

Du cabaret ; Justement, justement…

C’est dire encor ceci bien clairement.

On le maudit ; nos gens sont fort enpeine.

Tout ce qu’on put, fut de cacherl’amant :

On vous le serre en hâte et promptement

Sous un cuvier, dans une cour prochaine.

Tout en entrant l’époux dit : « J’aivendu

Notre cuvier. – Combien ? dit MadameAnne.

– Quinze beaux francs. – Va tu n’es qu’un grosâne

Repartit-elle : et je t’ai d’unécu ; ;

Fait aujourd’hui profit par mon adresse,

L’ayant vendu six écus avant toi.

Le marchand voit s’il est de bon aloi,

Et par dedans le tâte pièce à pièce,

Examinant si tout est comme il faut,

Si quelque endroit n’a point quelquedéfaut.

Que ferais-tu malheureux sans tafemme ?

Monsieur s’en va chopiner, cependant

Qu’on se tourmente ici le corps etl’âme :

Il faut agir sans cesse en l’attendant.

Je n’ai goûté jusqu’ici nulle joie :

J’en goûterai désormais, attends-t’y.

Voyez un peu, le galant a bon foie :

Je suis d’avis qu’on laisse à tel mari

Telle moitié. – Doucement notre épouse,

Dit le bon homme. Or sus Monsieur, sortez

Çà que je racle un peu de tous côtés

Votre cuvier, et puis que je l’arrouse.

Par ce moyen vous verrez s’il tient eau,

Je vous réponds qu’il n’est moins bon quebeau. »

 

Le galant sort ; l’épouxentre en sa place,

Racle partout, la chandelle à la main,

Deçà delà, sans qu’il se doute brin

De ce qu’Amour en dehors vous luibrasse :

Rien n’en put voir ; et pendant qu’ilrepasse

Sur chaque endroit, affublé du cuveau,

Les dieux susdits lui viennent de nouveau

Rendre visite, imposant un ouvrage

À nos amants bien diffèrent du sien.

Il regratta, gratta, frotta si bien,

Que notre couple, ayant repris courage,

Reprit aussi le fil de l’entretien

Qu’avait troublé le galant personnage

Dire comment le tout se put passer,

Ami lecteur, tu dois m’en dispenser :

Suffit que j’ai très bien prouvé ma thèse.

Ce tour fripon du couple augmentaitl’aise.

Nul d’eux n’était à tels jeux apprentif.

Soyez amant, vous serez inventif.

La Chose impossible

 

 

Un démon plus noir quemalin

Fit un charme si souverain

Pour l’amant de certaine belle

Qu’à la fin celui-ci posséda sa cruelle.

Le pact de notre amant et de l’espritfollet

Ce fut que le premier jouirait à souhait

De sa charmante inexorable.

« Je te la rends dans peu, dit Satan,favorable :

Mais par tel si, qu’au lieu qu’on obéit audiable

Quand il a fait ce plaisir-là,

À tes commandements le diable obéira

Sur l’heure même, et puis sur la mêmeheure

Ton serviteur lutin, sans plus longuedemeure,

Ira te demander autre commandement

Que tu lui feras promptement ;

Toujours ainsi, sans nulretardement :

Sinon, ni ton corps ni ton âme

N’appartiendront plus à ta dame

Ils seront à Satan, et Satan en fera

Tout ce que bon lui semblera. »

Le galant s’accorde à cela

Commander, était-ce un mystère ?

Obéir est bien autre affaire

Sur ce penser-là notre amant

S’en va trouver sa belle ; en acontentement

Goûte des voluptés qui n’ont point depareille ;

Se trouve très heureux ; hormisqu’incessamment

Le diable était à ses oreilles.

Alors l’amant lui commandait

Tout ce qui lui venait en tête ;

De bâtir des palais, d’exciter latempête ;

En moins d’un tour de main celas’accomplissait

Mainte pistole se glissait

Dans l’escarcelle de notre homme.

II envoyait le diable à Rome ;

Le diable revenait tout chargé de pardons.

Aucuns voyages n’étaient longs,

Aucune chose malaisée.

 

L’amant à force de rêver

Sur les ordres nouveaux qu’il lui fallaittrouver,

Vit bientôt sa cervelle usée.

Il s’en plaignit à sa divinité :

Lui dit de bout en bout toute la vérité.

« Quoi ce n’est que cela ? luirepartit la dame :

Je vous aurai bientôt tiré

Une telle épine de l’âme.

Quand le diable viendra, vous luiprésenterez

Ce que je tiens, et lui direz :

« Défrise-moi ceci ; fais tant partes journées

Qu’il devienne tout plat. » Lors elle luidonna

Je ne sais quoi qu’elle tira

Du verger de Cypris, labyrinthe des fées,

Ce qu’un duc autrefois jugea si précieux,

Qu’il voulut l’honorer d’unechevalerie ;

Illustre et noble confrérie

Moins pleine d’hommes que de dieux.

L’amant dit au démon : « C’est lignecirculaire

Et courbe que ceci ; je t’ordonne d’enfaire

Ligne droite et sans nul retours.

Va-t’en y travailler, et cours. »

 

L’esprit s’en va ; n’apoint de cesse

Qu’il n’ait mis le fil sous la presse,

Tâche de l’aplatir à grands coups demarteau,

Fait séjourner au fond de l’eau ;

Sans que la ligne fut d’un seul pointétendue ;

De quelque tour qu’il se servît,

Quelque secret qu’il eût, quelque charme qu’ilfît

C’était temps et peine perdue :

Il ne put mettre à la raison

La toison.

Elle se révoltait contre le vent, la pluie

La neige, le brouillard : plus Satan ytouchait,

Moins l’annelure se lâchait.

« Qu’est ceci, disait-il, je ne vis de mavie

Chose de telle étoffe : il n’est point delutin

Qui n’y perdît tout son latin. »

Messire diable un beau matin

S’en va trouver son homme, et lui dit :« Je te laisse.

Apprends-moi seulement ce que c’est quecela :

Je te le rends, tiens, le voilà,

Je suis victus, je le confesse.

– Notre ami Monsieur le luiton,

Dit l’homme, vous perdez un peu trop tôtcourage ;

Celui-ci n’est pas seul, et plus d’uncompagnon

Vous aurait taillé de l’ouvrage. »

Le Magnifique

 

Un peu d’esprit, beaucoup debonne mine,

Et plus encor de libéralité,

C’est en amour une triple machine

Par qui maint fort est bientôtemporté ;

Rocher fut-il ; rochers aussi seprennent.

Qu’on soit bien fait, qu’on ait quelquetalent,

Que les cordons de la bourse netiennent ;

Je vous le dis, la place est au galant.

On la prend bien quelquefois sans ceschoses.

Bon fait avoir néanmoins quelques doses

D’entendement et n’être pas un sot :

Quant à l’avare on le hait : le magot

A grand besoin de bonne rhétorique :

La meilleure est celle du libéral.

 

Un Florentin nommé leMagnifique

La possédait en propre original.

Le Magnifique était un nom de guerre

Qu’on lui donna ; bien l’avaitmérité :

Son train de vivre, et son honnêteté,

Ses dons surtout, l’avaient par touteterre

Déclaré tel ; propre, bien fait, bienmis,

L’esprit galant, et l’air des plus polis.

Il se piqua pour certaine femelle

De haut état. La conquête étaitbelle :

Elle excitait doublement le désir :

Rien n’y manquait, la gloire et leplaisir.

Aldobrandin était de cette dame

Bail et mari : pourquoi bail ? cemot-là

Ne me plaît point ; c’est mal dit quecela ;

Car un mari ne baille point sa femme.

Aldobrandin la sienne ne baillait ;

Trop bien cet homme à la garder veillait

De tous ses yeux ; s’il en eut eu dixmille,

Il les eût tous à ce soin occupés :

Amour le rend, quand il veut,inutile ;

Ces Argus-là sont fort souvent trompés.

Aldobrandin ne croyait pas possible

Qu’il le fut onc ; il défiait lesgens.

Au demeurant il était fort sensible

À l’intérêt, aimait fort les présents.

Son concurrent n’avait encor su dire

Le moindre mot à l’objet de sesvœux :

On ignorait, ce lui semblait, ses feux,

Et le surplus de l’amoureux martyre ;

(Car c’est toujours une même chanson)

Si l’on l’eût su, qu’eût-on fait ? quefait-on ?

Jà n’est besoin qu’au lecteur je le die.

Pour revenir à notre pauvre amant,

II n’avait su dire un mot seulement

Au médecin touchant sa maladie.

Or le voilà qui tourmente sa vie,

Qui va, qui vient, qui court, qui perd sespas :

Point de fenêtre et point de jalousie

Ne lui permet d’entrevoir les appas

Ni d’entr’ouïr la voix de sa maîtresse.

Il ne fut onc semblable forteresse.

Si faudra-t-il qu’elle y vienne pourtant

Voici comment s’y prit notre assiégeant.

 

Je pense avoir déjà dit, ceme semble,

Qu’Aldobrandin homme à présentsétait ;

Non qu’il en fît, mais il en recevait.

Le Magnifique avait un cheval d’amble,

Beau, bien taillé, dont il faisait grandcas :

Il l’appelait à cause de son pas

La haquenée. Aldobrandin le loue :

Ce fut assez ; notre amant proposa

De le troquer ; l’époux s’enexcusa :

« Non pas, dit-il, que je ne vousavoue

Qu’il me plaît fort ; mais à de telsmarchés

Je perds toujours. » Alors leMagnifique,

Qui voit le but de cette politique,

Reprit : « Eh bien ! faisonsmieux ; ne troquez ;

Mais pour le prix du cheval permettez

Que vous présent j’entretienne Madame.

C’est un désir curieux qui m’a pris.

Encor faut-il que vos meilleurs amis

Sachent un peu ce qu’elle a dedans l’âme.

Je vous demande un quart d’heure sansplus. »

Aldobrandin l’arrêtant là-dessus :

« J’en suis d’avis ; je livrerai mafemme ?

Ma foi mon cher gardez votre cheval.

– Quoi, vous présent ? – Moi présent. –Et quel mal

Encore un coup peut-il en la présence

D’un mari fin comme vousarriver ? »

Aldobrandin commence d’y rêver :

Et raisonnant en soi : » Quelleapparence

Qu’il en mévienne en effet moiprésent ?

C’est marché sûr ; il est fol ; àson dam ;

Que prétend-il ? pour plus grandeassurance,

Sans qu’il le sache, il faut faire défense

À ma moitié de répondre au galant.

Sus, dit l’époux, j’y consens. – Ladistance

De vous à nous, poursuivit notre amant,

Sera réglée, afin qu’aucunement

Vous n’entendiez. » II y consentencore :

Puis va quérir sa femme en ce moment.

 

Quand l’autre voit celle-làqu’il adore,

Il se croit être en un enchantement.

Les saluts faits, en un coin de la salle

Ils se vont seoir. Notre galant n’étale

Un long narré ; mais vient d’abord aufait.

« Je n’ai le lieu ni le temps àsouhait,

Commença-t-il ; puis je tiens inutile

De tant tourner, il n’est que d’allerdroit.

Partant, Madame, en un mot comme en mille,

Votre beauté jusqu’au vif m’a touché.

Penseriez-vous que ce fût un péché

Que d’y répondre ? ah je vous crois,Madame

De trop bon sens. Si j’avais le loisir,

Je ferais voir par les formes ma flamme,

Et vous dirais de cet ardent désir

Tout le menu : mais que je brûle,meure,

Et m’en tourmente, et me dise aux abois,

Tout ce chemin que l’on fait en six mois

Il me convient le faire en un quartd’heure :

Et plus encor ; car ce n’est pas làtout.

Froid est l’amant qui ne va jusqu’au bout,

Et par sottise en si beau train demeure.

Vous vous taisez ? pas un mot !qu’est-ce là ?

Renvoyrez-vous de la sorte un pauvre homme

Le Ciel vous fit, il est vrai, ce qu’onnomme.

Divinité ; mais faut-il pour cela

Ne point répondre alors que l’on vousprie ?

Je vois, je vois, c’est une tricherie

De votre époux : il m’a joué cetrait ;

Et ne prétend qu’aucune repartie

Soit du marché : mais j’y sais unsecret.

Rien n’y fera pour le sûr sa défense.

Je saurai bien me répondre pourvous :

Puis ce coin d’œil par son langage doux

Rompt à mon sens quelque peu le silence.

J’y lis ceci : « Ne croyez pas,Monsieur,

Que la nature ait composé mon cœur

De marbre dur. Vos fréquentes passades,

Joutes, tournois, devises, sérénades,

M’ont avant vous déclare votre amour.

Bien loin qu’il m’ait en nul pointoffensée,

Je vous dirai que des le premier jour

J’y répondis, et me sentis blessée

Du même trait ; mais que nous sertceci ?

– Ce qu’il nous sert ? je m’en vais vousle dire :

Étant d’accord, il faut cette nuit-ci

Goûter le fruit de ce communmartyre ;

De votre époux nous venger et nousrire ;

Bref le payer du soin qu’il prendici ;

De ces fruits-là le dernier n’est le pire.

Votre jardin viendra comme de cire :

Descendez-y, ne doutez du succès :

Votre mari ne se tiendra jamais

Qu’à sa maison des champs, je vousl’assure,

Tantôt il n’aille éprouver sa monture

Vos douagnas en leur premier sommeil,

Vous descendrez, sans nul autre appareil

Que de jeter une robe fourrée

Sur votre dos, et viendrez au jardin.

De mon côté l’échelle est préparée.

Je monterai par la cour du voisin :

Je l’ai gagné : la rue est troppublique.

Ne craignez rien. – Ah mon cher Magnifique

Que je vous aime ! et que je vous saisgré

De ce dessein ! venez, je descendrai.

C’est vous qui parle ; et plût au Ciel,Madame

Qu’on vous osât embrasser lesgenoux !

– Mon Magnifique, à tantôt ; votreflamme

Ne craindra point les regards d’un jaloux.

 

L’amant la quitte ; etfeint d’être en courroux ;

Puis tout grondant : « Vous me ladonnez bonne

Aldobrandin ; je n’entendais cela.

Autant vaudrait n’être avecque personne

Que d’être avec Madame que voilà.

Si vous trouvez chevaux à ce prix-là,

Vous les devez prendre sur ma parole

Le mien hannit du moins ; mais cetteidole

Est proprement un fort joli poisson.

Or sus, j’en tiens ; ce m’est uneleçon.

Quiconque veut le reste du quart d’heure

N’a qu’à parler ; j’en ferai justeprix. »

Aldobrandin rit si fort qu’il en pleure.

« Ces jeunes gens, dit-il, en leursesprits

Mettent toujours quelque haute entreprise.

Notre féal vous lâchez trop tôtprise ;

Avec le temps on en viendrait à bout

J’y tiendrai œil ; car ce n’est pas làtout

Nous y savons encor quelquerubrique :

Et cependant, Monsieur le Magnifique,

La haquenée est nettement à nous :

Plus ne fera de dépense chez vous.

Dès aujourd’hui, qu’il ne vous endéplaise,

Vous me verrez dessus fort à mon aise

Dans le chemin de ma maison deschamps. »

 

Il n’y manqua, sur lesoir ; et nos gens

Au rendez-vous tout aussi peu manquèrent.

Dire comment les choses s’y passèrent

C’est un détail trop long ; lecteurprudent

Je m’en remets à ton bon jugement.

La dame était jeune, fringante, et belle,

L’amant bien fait, et tous deux fortépris.

Trois rendez-vous coup sur coup furentpris ;

Moins n’en valait si gentille femelle.

Aucun péril, nul mauvais accident

Bons dormitifs en or comme en argent

Aux douagnas, et bonne sentinelle.

Un pavillon vers le bout du jardin

Vint à propos ; Messire Aldobrandin

Ne l’avait fait bâtir pour cet usage.

Conclusion qu’il prit en cocuage

Tous ses degrés ; un seul ne luimanqua ;

Tant sut jouer son jeu la haquenée :

Content ne fut d’une seule journée

Pour l’éprouver ; aux champs ildemeura

Trois jours entiers, sans doute niscrupule.

J’en connais bien qui ne sont si chanceux

Car ils ont femme, et n’ont cheval ni mule

Sachant de plus tout ce qu’on fait chezeux.

Le Tableau

 

 

On m’engage à conter d’unemanière honnête

Le sujet d’un de ces tableaux

Sur lesquels ont met des rideaux.

Il me faut tirer de ma tête

Nombre de traits nouveaux, piquants etdélicats

Qui disent et ne disent pas,

Et qui soient entendus sans notes

Des Agnès même les plus sottes ;

Ce n’est pas coucher gros ; ces extrêmesAgnès

Sont oiseaux qu’on ne vit jamais.

 

Toute matrone sage, à ce quedit Catulle

Regarde volontiers le gigantesque don

Fait au fruit de Venus par la main deJunon

À ce plaisant objet si quelqu’une recule

Cette quelqu’une dissimule.

Ce principe posé, pourquoi plus descrupule

Pourquoi moins de licence aux oreilles qu’auxyeux >

Puisqu’on le veut ainsi, je ferai de monmieux :

Nuls traits à découvert n’auront ici deplace

Tout y sera voile ; mais de gaze ;et si bien

Que je crois qu’on n’en perdra rien.

Qui pense finement, et s’exprime avecgrâce,

Fait tout passer ; car toutpasse :

Je l’ai cent fois éprouvé :

Quand le mot est bien trouvé,

Le sexe en sa faveur à la chosepardonne :

Ce n’est plus elle alors, c’est elle encorpourtant :

Vous ne faites rougir personne,

Et tout le monde vous entend.

J’ai besoin aujourd’hui de cet artimportant.

« Pourquoi, me dira-t-on, puisque sur cesmerveilles,

Le sexe porte œil sans toutes cesfaçons ? »

Je réponds à cela : « Chastes sontses oreilles

Encor que les yeux soient fripons. »

 

Je veux, quoi qu’il en soit,expliquer à des belles

Cette chaise rompue, et ce rustretombé :

Muses venez m’aider ; mais vous êtespucelles,

Au joli jeu d’amour ne sachant A ni B.

Muses ne bougez donc ; seulement parbonté

Dites au dieu des vers que dans monentreprise

Il est bon qu’il me favorise,

Et de mes mots fasse le choix,

Ou je dirai quelque sottise

Qui me fera donner du busque sur lesdoigts.

C’est assez raisonner ; venons à lapeinture.

Elle contient une aventure

Arrivée au pays d’Amours.

 

Jadis la ville de Cythère

Avait en l’un de ses faubourgs

Un monastère.

Vénus en fit un séminaire.

Il était de nonnains, et je puis direainsi

Qu’il était de galants aussi.

En ce lieu hantaient d’ordinaire

Gens de cour, gens de ville, etsacrificateurs,

Et docteurs,

Et bacheliers surtout. Un de ce dernierordre

Passait dans la maison pour être des amis,

Propre, toujours rasé, bien disant, et beaufils

Son chapeau luisant, sur son rabat bienmis

La médisance n’eût su mordre.

Ce qu’il avait de plus charmant,

C’est que deux des nonnainsalternativement

En tiraient maint et maint service.

L’une n’avait quitté les atours de novice

Que depuis quelque mois ; l’autre encorles portait :

La moins jeune à peine comptait

Un an entier par-dessus seize ;

Âge propre à soutenir thèse ;

Thèse d’amour ; le bachelier

Leur avait rendu familier

Chaque point de cette science

Et le tout par expérience.

 

Une assignation pleined’impatience

Fut un jour par les sœurs donnée à cetamant ;

Et pour rendre complet le divertissement,

Bacchus avec Cérès, de qui la compagnie

Met Vénus en train bien souvent,

Devaient être ce coup de la cérémonie.

Propreté toucha seule aux apprêts durégal.

Elle sut s’en tirer avec beaucoup degrâce.

Tout passa par ses mains, et le vin, et laglace,

Et les carafes de cristal.

On s’y serait miré. Flore à l’haleined’ambre

Sema de fleurs toute la chambre.

Elle en fit un jardin. Sur le linge cesfleurs

Formaient des lacs d’amour, et le chiffre dessœurs.

Leurs cloîtrières Excellences

Aimaient fort ces magnificences :

C’est un plaisir de nonne. Au reste leurbeauté

Aiguisait l’appétit aussi de son côté.

Mille secrètes circonstances

De leurs corps polis et charmants

Augmentaient l’ardeur des amants.

Leur taille était presque semblable.

Blancheur, délicatesse, embonpointraisonnable,

Fermeté, tout charmait, tout était fait autour.

En mille endroits nichait l’Amour,

Sous une guimpe, un voile, et sous unscapulaire

Sous ceci, sous cela que voit peu œil dujour

Si celui du galant ne l’appelle aumystère.

À ces sœurs l’enfant de Cythère

Mille fois le jour s’en venait

Les bras ouverts, et les prenait

L’une après l’autre pour sa mère.

 

Tel ce couple attendait lebachelier trop lent ;

Et de lui tout en l’attendant

Elles disaient du mal, puis du bien, puis lesbelles

Imputaient son retardement

À quelques amitiés nouvelles.

« Qui peut le retenir, disait l’une,est-ce amour ?

Est-ce affaire ? est-cemaladie ?

– Qu’il y revienne de sa vie,

Disait l’autre il aura son tour. »

 

Tandis qu’elles cherchaientlà-dessous du mystère,

Passe un Mazet portant à la dépositaire

Certain fardeau peu nécessaire.

Ce n’était qu’un prétexte, et selon qu’on m’adit

Cette dépositaire ayant grand appétit

Faisait sa portion des talents de cerustre

Tenu dans tels repas pour un traiteurillustre.

Le coquin lourd d’ailleurs, et de très courtesprit

À la cellule se méprit.

Il alla chez les attendantes

Frapper avec ses mains pesantes.

 

On ouvre, on est surpris, onle maudit d’abord,

Puis on voit que c’est un trésor.

Les nonnains s’éclatent de rire.

Toutes deux commencent à dire,

Comme si toutes deux s’étaient donné lemot :

« Servons-nous de ce maître sot.

II vaut bien l’autre ; que t’ensemble ? »

La professe ajouta : « C’est trèsbien avisé

Qu’attendions-nous ici ? qu’il nous fûtdébité

De beaux discours ? non non ; nirien qui leur ressemble.

Ce pitaud doit valoir pour le pointsouhaité

Bachelier et docteur ensemble. »

Elle en jugeait très bien ; la taille dugarçon,

Sa simplicité, sa façon,

Et le peu d’intérêt qu’en tout il semblaitprendre,

Faisaient de lui beaucoup attendre.

C’était l’homme d’Ésope ; il ne songeaità rien

Mais il buvait et mangeait bien ;

Et si Xantus l’eût laissé faire,

Il aurait poussé loin l’affaire.

Ainsi bientôt apprivoisé,

Il se trouva tout disposé

Pour exécuter sans remise

Les ordres des nonnains, les servant à leurguise

Dans son office de mazet

Dont il lui fut donné par les sœurs unbrevet.

 

Ici la peinturecommence :

Nous voilà parvenus au point ;

Dieu des vers, ne me quitte point ;

J’ai recours à ton assistance.

Dis-moi pourquoi ce rustre assis,

Sans peine de sa part, et très fort à sonaise

Laisse le soin de tout aux amoureux soucis

De sœur Claude, et de sœur Thérèse.

N’aurait-il pas mieux fait de leur donner lachaise ?

 

Il me semble déjà que je voisApollon

Qui me dit : « Tout beau ; cesmatières

À fond ne s’examinent guères. »

J’entends ; et l’Amour est un étrangegarçon.

J’ai tort d’ériger un fripon

En maître des cérémonies.

Dès qu’il entre en une maison,

Règles et lois en sont bannies :

Sa fantaisie est sa raison.

Le voilà qui rompt tout ; c’est assez sacoutume.

Ses yeux sont violents. À terre on vitbientôt

Le galant cathédral ; ou soit par ledéfaut

De la chaise un peu faible ; ou soit quedu pitaud

Le corps ne fût pas fait de plume ;

Ou soit que sœur Thérèse eût chargéd’action

Un discours véhément, et pleind’émotion ;

On entendit craquer l’amoureuse tribune…

Le rustre tombe à terre en cette occasion.

Ce premier point eut par fortune

Malheureuse conclusion.

 

Censeurs, n’approchez pointd’ici votre œil profane.

Vous gens de bien, voyez comme sœur Claudemit

Un tel incident à profit.

Thérèse en ce malheur perdit latramontane.

Claude la débusqua, s’emparant du timon.

Thérèse pire qu’un démon

Tâche à la retirer, et se remettre autrône ;

Mais celle-ci n’est pas personne

À céder un poste si doux.

Sœur Claude prenez garde à vous ;

Thérèse en veut venir aux coups ;

Elle a le poing levé. « Qu’elleait. » C’est bien répondre ;

Quiconque est occupé comme vous, ne sentrien.

Je ne m’étonne pas que vous sachiezconfondre

Un petit mal dans un grand bien.

Malgré la colère marquée

Sur le front de la débusquée

Claude suit son chemin, le rustre aussi lesien ;

Thérèse est mal contente et gronde.

 

Les plaisirs de Vénus sontsources de débats.

Leur fureur n’a point de seconde.

J’en prends à témoin les combats

Qu’on vit sur la terre et sur l’onde,

Lorsque Paris à Ménélas

Ôta la merveille du monde.

Qu’un pitaud faisant naître un aussi grandprocès

Tint ici lieu d’Hélène, une foi sans excès

Le peut croire, et fort bien ; troubleznonne en sa joie,

Vous verrez la guerre de Troie.

Quoique Bellone ait part ici,

J’y vois peu de corps de cuirasse,

Dame Vénus se couvre ainsi

Quand elle entre en champ clos avec le dieu deThrace

Cette armure a beaucoup de grâce.

Belles vous m’entendez :je n’en dirai pas plus :

L’habit de guerre de Vénus

Est plein de choses admirables !

Les Cyclopes aux membres nus

Forgent peu de harnois qui lui soientcomparables :

Celui du preux Achille aurait été plusbeau,

Si Vulcan eût dessus gravé notre tableau.

Or ai-je des nonnains mis en versl’aventure,

Mais non avec des traits dignes del’action ;

Et comme celle-ci déchet dans la peinture,

La peinture déchet dans madescription :

Les mots et les couleurs ne sont chosespareilles,

Ni les yeux ne sont les oreilles.

 

J’ai laissé longtemps aufilet

Sœur Thérèse la détrônée.

Elle eut son tour : notre Mazet

Partagea si bien sa journée

Que chacun fut content. L’histoire finitlà ;

Du festin pas un mot : je veux croire, etpour cause,

Que l’on but et que l’on mangea :

Ce fut l’intermède et la pause.

Enfin tout alla bien, hormis qu’en bonnefoi

L’heure du rendez-vous m’embarrasse, etpourquoi ?

Si l’amant ne vint pas, Sœur Claude et sœurThérèse

Eurent à tout le moins de quoi seconsoler,

S’il vint, on sut cacher le lourdaud et lachaise,

L’amant trouva bientôt encore à quiparler.

 

LIVRE CINQUIÈME

La Clochette

 

Ô combien l’homme estinconstant, divers,

Faible, léger, tenant mal sa parole !

J’avais juré hautement en mes vers

De renoncer à tout conte frivole.

Et quand juré ? c’est ce qui meconfond,

Depuis deux jours j’ai fait cette promesse

Puis fiez-vous à rimeur qui répond

D’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse

Pour les cerveaux qui hantent les neufSœurs ;

Trop bien ont-ils quelque art qui vous peutplaire,

Quelque jargon plein d’assez dedouceurs ;

Mais d’être sûrs, ce n’est là leuraffaire.

 

Si me faut-il trouver, n’enfût-il point,

Tempérament pour accorder ce point,

Et supposé que quant à la matière

J’eusse failli, du moins pourrais-je pas

Le réparer par la forme en tout cas ?

Voyons ceci. Vous saurez que naguère

Dans la Touraine un jeune bachelier,

(Interprétez ce mot à votre guise,

L’usage en fut autrefois familier

Pour dire ceux qui n’ont la barbe grise,

Ores ce sont suppôts de sainte église)

Le nôtre soit sans plus un jouvenceau

Qui dans les près, sur le bord d’unruisseau,

Vous cajolait la jeune bachelette

Aux blanches dents, aux pieds nus, au corpsgent,

Pendant qu’Io portant une clochette,

Aux environs allait l’herbemangeant ;

Notre galant vous lorgne une fillette,

De celles-là que je viensd’exprimer :

Le malheur fut qu’elle était tropjeunette,

Et d’âge encore incapable d’aimer.

Non qu’à treize ans on y soitinhabile ;

Même les lois ont avancé ce temps :

Les lois songeaient aux personnes deville,

Bien que l’amour semble né pour leschamps.

Le bachelier déploya sa science :

Ce fut en vain ; le peu d’expérience,

L’humeur farouche, ou bien l’aversion,

Ou tous les trois, firent que la bergère,

Pour qui l’amour était langue étrangère,

Répondit mal à tant de passion.

 

Que fit l’amant ?croyant tout artifice

Libre en amours, sur le rez de la nuit

Le compagnon détourne une génisse

De ce bétail par la fille conduit ;

Le demeurant, non compté par la belle,

(Jeunesse n’a les soins qui sont requis)

Prit aussitôt le chemin du logis ;

Sa mère étant moins oublieuse qu’elle

Vit qu’il manquait une pièce autroupeau :

Dieu sait la vie ; elle tance Isabeau

Vous la renvoie, et la jeune pucelle

S’en va pleurant, et demande aux échos

Si pas un d’eux ne sait nulle nouvelle

De celle-là dont le drôle à propos

Avait d’abord étoupé la clochette ;

Puis il la prit, et la faisant sonner

Il se fit suivre, et tant que la fillette

Au fond d’un bois se laissa détourner.

Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise

Quand elle ouït la voix de son amant.

« Belle, dit-il, toute chose estpermise

Pour se tirer de l’amoureuxtourment. »

À ce discours, la fille toute en transe

Remplit de cris ces lieux peufréquentés ;

Nul n’accourut. Ô belles évitez

Le fond des bois et leur vaste silence.

Le Fleuve Scamandre

 

 

Me voilà prêt à conter deplus belle ;

Amour le veut, et rit de monserment ;

Hommes et dieux, tout est sous satutelle ;

Tout obéit, tout cède à cet enfant :

J’ai désormais besoin en le chantant

De traits moins forts, et déguisant lachose.

Car après tout, je ne veux être cause

D’aucun abus : que plutôt mes écrits

Manquent de sel, et ne soient d’aucunprix !

Si dans ces vers j’introduis et je chante

Certain trompeur et certaine innocente,

C’est dans la vue et dans l’intention

Qu’on se méfie en telle occasion :

J’ouvre l’esprit, et rends le sexe habile

À se garder de ces pièges divers.

Sotte ignorance en fait trébucher mille,

Contre une seule à qui nuiraient mes vers.

 

J’ai lu qu’un orateur estimédans la Grèce,

Des beaux-arts autrefois souverainemaîtresse,

Banni de son pays, voulut voir le séjour

Où subsistaient encor les ruines deTroie ;

Cimon, son camarade, eut sa part de lajoie.

Du débris d’Ilion s’était construit unbourg

Noble par ces malheurs ; la Priam et sacour

N’étaient plus que des noms, dont le Tempsfait sa proie.

Ilion, ton nom seul a des charmes pourmoi ;

Lieu fécond en sujets propres à notreemploi.

Ne verrai-je jamais rien de toi, ni laplace

De ces murs élevés et détruits par desdieux,

Ni ces champs où couraient la fureur etl’audace,

Ni des temps fabuleux enfin la moindretrace,

Qui pût me présenter l’image de ceslieux ?

 

Pour revenir au fait, et nepoint trop m’étendre,

Cimon le héros de ces vers

Se promenait près du Scamandre.

Une jeune ingénue en ce lieu se vientrendre,

Et goûter la fraîcheur sur ces bords toujoursverts.

Son voile au gré des vents va flottant dansles airs ;

Sa parure est sans art ; elle a l’air debergère,

Une beauté naïve, une taille légère.

Cimon en est surpris, et croit que sur cesbords

Vénus vient étaler ses plus rares trésors.

 

Un antre était auprès :l’innocente pucelle

Sans soupçon y descend, aussi simple quebelle.

Le chaud, la solitude, et quelque dieumalin

L’invitèrent d’abord à prendre undemi-bain.

Notre banni se cache : il contemple, iladmire,

II ne sait quels charmes élire ;

Il dévore des yeux et du cœur centbeautés.

Comme on était rempli de ces divinités

Que la Fable a dans son empire,

II songe à profiter de l’erreur de cestemps,

Prend l’air d’un dieu des eaux, mouille sesvêtements

Se couronne de joncs, et d’herbedégouttante,

Puis invoque Mercure, et le dieu desamants :

Contre tant de trompeurs qu’eût fait uneinnocente ?

La belle enfin découvre un pied dont lablancheur

Aurait fait honte à Galatée,

Puis le plonge en l’onde argentée,

Et regarde ses lis, non sans quelquepudeur.

Pendant qu’à cet objet sa vue est arrêtée,

Cimon approche d’elle : elle court secacher

Dans le plus profond du rocher.

« Je suis, dit-il, le dieu qui commande àcette onde ;

Soyez-en la déesse, et régnez avec moi.

Peu de Fleuves pourraient dans leur grotteprofonde

Partager avec vous un aussi digneemploi :

Mon cristal est très pur, mon cœur l’estdavantage :

Je couvrirai pour vous de fleurs tout cerivage

Trop heureux si vos pas le daignenthonorer,

Et qu’au fond de mes eaux vous daigniez vousmirer.

Je rendrai toutes vos compagnes

Nymphes aussi, soit aux montagnes,

Soit aux eaux, soit aux bois, car j’étends monpouvoir

Sur tout ce que votre œil à la ronde peutvoir. »

L’éloquence du dieu, la peur de luidéplaire,

Malgré quelque pudeur qui gâtait lemystère,

Conclurent tout en peu de temps.

La superstition cause mille accidents.

On dit même qu’Amour intervint àl’affaire.

Tout fier de ce succès le banni dit adieu.

« Revenez, dit-il, en ce lieu :

Vous garderez que l’on ne sache

Un hymen qu’il faut que je cache :

Nous le déclarerons quand j’en aurai parle

Au conseil qui sera dans l’Olympeassemblé. »

La nouvelle déesse à ces mots seretire ;

Contente ? Amour le sait. Un mois sepasse et deux,

Sans que pas un du bourg s’aperçut de leursjeux.

Ô mortels ! est-il dit qu’à force d’êtreheureux

Vous ne le soyez plus ! le banni, sansrien dire,

Ne va plus visiter cet antre si souvent.

Une noce enfin arrivant,

Tous pour la voir passer sous l’orme se vontrendre

La belle aperçoit l’homme, et crie en cemoment :

« Ah ! voilà le fleuveScamandre. »

On s’étonne, on la presse, elle ditbonnement

Que son hymen se va conclure aufirmament ;

On en rit ; car que faire ? aucuns àcoups de pierre

Poursuivirent le dieu qui s’enfuit àgrand’erre

D’autres rirent sans plus. Je crois qu’en cetemps-ci

L’on ferait au Scamandre un très méchantparti

En ce temps-là semblables crimes

S’excusaient aisément : tous temps,toutes maximes.

 

L’épouse du Scamandre en futquitte à la fin,

Pour quelques traits de raillerie ;

Même un de ses amants l’en trouva plusjolie :

C’est un goût : il s’offrit à lui donnerla main :

Les dieux ne gâtent rien : puis quand ilsseraient cause

Qu’une fille en valût un peu moins,dotez-la,

Vous trouverez qui la prendra :

L’argent répare toute chose.

La Confidente sans le savoir, ou lestratagème

 

 

Je ne connais rhéteur, nimaître ès arts

Tel que l’Amour ; il exerce en biendire ;

Ses arguments, ce sont de doux regards,

De tendres pleurs, un gracieuxsourire :

La guerre aussi s’exerce en son empire,

Tantôt il met aux champs ses étendards

Tantôt couvrant sa marche et ses finesses

II prend des cœurs entourés de remparts.

Je le soutiens : posez deuxforteresses

Qu’il en batte une, une autre le dieu Mars

Que celui-ci fasse agir tout un monde

Qu’il soit armé, qu’il ne lui manque rien

Devant son fort je veux qu’il se morfonde

Amour tout nu fera rendre le sien.

C’est l’inventeur des tours etstratagèmes.

J’en vais dire un de mes plus favoris

J’en ai bien lu, j’en vois pratiquermêmes,

Et d’assez bons, qui ne sont rien au prix.

 

La jeune Aminte à Gérontedonnée,

Méritait mieux qu’un si tristehyménée ;

Elle avait pris en cet homme un époux

Malgracieux, incommode et jaloux.

Il était vieux ; elle à peine en cetâge

Où quand un cœur n’a point encore aimé

D’un doux objet il est bientôt charmé.

Celui d’Aminte ayant sur son passage

Trouvé Cléon, beau, bien fait, jeune etsage,

Il s’acquitta de ce premier tribut,

Trop bien peut-être, et mieux qu’il nefallut :

Non toutefois que la belle n’oppose

Devoir et tout, à ce doux sentiment ;

Mais lorsqu’Amour prend le fatal moment,

Devoir et tout, et rien c’est même chose.

Le but d’Aminte en cette passion

Était, sans plus, la consolation

D’un entretien sans crime, où la pauvrette

Versât ses soins en une âme discrète.

Je croirais bien qu’ainsi l’on leprétend ;

Mais l’appétit vient toujours enmangeant :

Le plus sûr est ne se point mettre àtable.

Aminte croit rendre Cléon traitable :

Pauvre ignorante ! elle songe aumoyen

De l’engager à ce simple entretien,

De lui laisser entrevoir quelque estime,

Quelque amitié, quelque chose de plus,

Sans y mêler rien que de légitime :

Plutôt la mort empêchât tel abus !

Le point était d’entamer cette affaire.

Les lettres sont un étrange mystère,

Il en provient maint et maint accident.

Le meilleur est quelque sûr confident.

Où le trouver ? Géronte est homme àcraindre.

J’ai dit tantôt qu’Amour savait atteindre

À ses desseins d’une ou d’autrefaçon ;

Ceci me sert de preuve et de leçon.

 

Cléon avait une vieilleparente,

Sévère et prude, et qui s’attribuait

Autorité sur lui de gouvernante.

Madame Alis (ainsi l’on l’appelait),

Par un beau jour eut de la jeune Aminte

Ce compliment, ou plutôt cetteplainte :

« Je ne sais pas pourquoi votreparent,

Qui m’est et fut toujours indifférent,

Et le sera tout le temps de ma vie,

A de m’aimer conçu la fantaisie.

Sous ma fenêtre il passeincessamment ;

Je ne saurais faire un pas seulement

Que je ne l’aie aussitôt à mestrousses ;

Lettres, billets pleins de paroles douces,

Me sont donnés par une dont le nom

Vous est connu ; je le tais pourraison.

Faites cesser pour Dieu cettepoursuite ;

Elle n’aura qu’une mauvaise suite.

Mon mari peut prendre feu là-dessus.

Quant à Cléon, ses pas sontsuperflus :

Dites-le-lui de ma part, je vousprie. »

Madame Alis la loue, et lui promet

De voir Cléon, de lui parler si net

Que de l’aimer il n’aura plus d’envie.

 

Cléon va voir Alis lelendemain :

Elle lui parle, et le pauvre homme nie,

Avec serments, qu’il eût un tel dessein

Madame Alis l’appelle enfant du diable,

« Tout vilain cas, dit-elle, estreniable ;

Ces serments vains et peu dignes de foi

Mériteraient qu’on vous fît votre sauce.

Laissons cela ; la chose est vraie oufausse

Mais fausse ou vraie, il faut, etcroyez-moi

Vous mettre bien dans la tête qu’Aminte

Est femme sage, honnête, et horsd’atteinte :

Renoncez-y. – Je le puis aisément. »

Reprit Cléon. Puis au même moment

II va chez lui songer à cetteaffaire :

Rien ne lui peut débrouiller le mystère.

 

Trois jours n’étaient passésentièrement

Que revoici chez Alis notre belle :

« Vous n’avez pas, Madame, luidit-elle,

Encore vu, je pense, notre amant ;

De plus en plus sa poursuites’augmente. »

Madame Alis s’emporte, se tourmente :

« Quel malheureux ! » puisl’autre la quittant,

Elle le mande ; il vient tout àl’instant.

Dire en quels mots Alis fit sa harangue,

II me faudrait une langue de fer ;

Et quand de fer j’aurais même la langue,

Je n’y pourrais parvenir ; toutl’enfer

Fut employé dans cette réprimande :

« Allez Satan, allez vrai Lucifer,

Maudit de Dieu. » La fureur fut sigrande,

Que le pauvre homme étourdi dès l’abord,

Ne sut que dire ; avouer qu’il eûttort,

C’était trahir par trop sa conscience.

Il s’en retourne, il rumine, il repense,

Il rêve tant qu’enfin il dit en soi :

« Si c’était là quelque rused’Aminte ?

Je trouve, hélas ! mon devoir dans saplainte. »

Elle me dit : « Ô Cléonaime-moi,

Aime-moi donc », en disant que jel’aime :

Je l’aime aussi, tant pour son stratagème

Que pour ses traits. J’avoue en bonne foi

Que mon esprit d’abord n’y voyaitgoutte ;

Mais à présent je ne fais aucundoute ;

Aminte veut mon cœur assurément.

Ah ! si j’osais, dès ce même moment

Je l’irais voir, et plein de confiance

Je lui dirais quelle est la violence,

Quel est le feu dont je me sens épris.

Pourquoi n’oser ? offense pouroffense,

L’amour vaut mieux encor que le mépris.

Mais si l’époux m’attrapait aulogis ?

Laissons-la faire, et laissons-nousconduire. »

 

Trois autres jours n’étaientpasses encor,

Qu’Aminte va chez Alis pour instruire

Son cher Cléon du bonheur de son sort.

« Il faut, dit-elle, enfin que jedéserte ;

Votre parent a résolu ma perte ;

Il me prétend avoir par desprésents :

Moi, des présents ? c’est bien choisir safemme ;

Tenez, voilà rubis et diamants,

Voilà bien pis, c’est mon portrait,Madame.

Assurément de mémoire on l’a fait

Car mon époux à tout seul mon portrait.

À mon lever cette personne honnête,

Que vous savez, et dont je tais le nom,

S’en est venue, et m’a laissé ce don

Votre parent mérite qu’à la tête

On le lui jette ; et s’il était ici…

Je ne me sens presque pas de colère.

Oyez le reste : il m’a fait direaussi

Qu’il sait fort bien qu’aujourd’hui pouraffaire

Mon mari couche à sa maison deschamps ;

Qu’incontinent qu’il croira que mes gens

Seront couchés, et dans leur premiersomme,

Il se rendra devers mon cabinet.

Qu’espère-t-il ? pour qui me prend cethomme ?

Un rendez-vous ! est-il fol eneffet ?

Sans que je crains de commettre Géronte

Je poserais tantôt un si bon guet

Qu’il serait pris ainsi qu’au trébuchet

Ou s’enfuirait avec sa courtehonte. »

Ces mots finis, Madame Aminte sort

Une heure après, Cléon vint, et d’abord,

On lui jeta les joyaux et la boëte :

On l’aurait pris à la gorge aubesoin :

« Et bien, cela vous semble-t-ilhonnête ?

Mais ce n’est rien ; vous allez bien plusloin. »

Alis dit lors mot pour mot ce qu’Aminte

Venait de dire en sa dernière plainte.

Cléon se tint pour dûment averti :

« J’aimais, dit-il, il est vrai, cettebelle ;

Mais puisqu’il faut ne rien espérerd’elle,

Je me retire, et prendrai ce parti.

– Vous ferez bien ; c’est celui qu’ilfaut prendre, »

Lui dit Alis, il ne le prit pourtant.

Trop bien minuit à grand’peine sonnant,

Le compagnon sans faute se va rendre

Devers l’endroit qu’Aminte avaitmarqué :

Le rendez-vous était bien expliqué.

Ne doutez point qu’il n’y fût sansescorte.

La jeune Aminte attendait à laporte :

Un profond somme occupait tous lesyeux ;

Même ceux-là qui brillent dans les cieux

Étaient voilés par une épaisse nue.

Comme on avait toute chose prévue,

Il entre vite, et sans autres discours

Ils vont, ils vont au cabinet d’amours.

Là le galant dès l’abord se récrie,

Comme la dame était jeune et jolie,

Sur sa beauté ; la bonté vint après,

Et celle-ci suivit l’autre de près.

« Mais dites-moi, de grâce, je vousprie,

Qui vous a fait aviser de ce tour ?

Car jamais tel ne se fit en amour.

Sur les plus fins je prétends qu’ilexcelle ;

Et vous devez vous-même l’avouer. »

Elle rougit, et n’en fut que plusbelle ;

Sur son esprit, sur ses traits, sur sonzèle,

Il la loua ; ne fit-il quelouer ?

Le Remède

 

 

Si l’on se plaît à l’image duvrai,

Combien doit-on rechercher le vrai même.

J’en fais souvent dans mes contes l’essai

Et vois toujours que sa force est extrême,

Et qu’il attire à soi tous lesesprits :

Non qu’il ne faille en de pareils écrits

Feindre les noms ; le reste del’affaire

Se peut conter sans en riendéguiser ;

Mais quant aux noms, il faut au moins lestaire ;

Et c’est ainsi que je vais en user.

Près du Mans donc, pays de sapience,

Gens pesant l’air, fine fleur de Normand,

Une pucelle eut naguère un amant,

Frais, délicat, et beau par excellence,

Jeune surtout, à peine son menton

S’était vêtu de son premier coton.

La fille était un partid’importance :

Charmes et dot, aucun point n’ymanquait :

Tant et si bien que chacun s’appliquait

À la gagner ; tout Le Mans y courait.

Ce fut en vain ; car le cœur de lafille

Inclinait trop pour notrejouvenceau :

Les seuls parents, par un esprit manceau,

La destinaient pour une autre famille.

Elle fit tant autour d’eux que l’amant,

Bon gré, mal gré, je ne sais pas comment,

Eut à la fin accès chez sa maîtresse.

Leur indulgence, ou plutôt son adresse,

Peut-être aussi son sang et sa noblesse

Les fit changer, que sais-je quoi ? toutduit

Aux gens heureux, car aux autres toutnuit.

L’amant le fut : les parents de labelle

Surent priser son mérite et sonzèle :

C’était là tout : eh que faut-ilencor ?

Force comptant ; les biens du siècled’or

Ne sont plus biens, ce n’est qu’une ombrevaine

Ô temps heureux ! je prévois qu’avecpeine

Tu reviendras dans le pays du Maine :

Ton innocence eût secondé l’ardeur

De notre amant, et hâté cetteaffaire ;

Mais des parents l’ordinaire lenteur

Fit que la belle, ayant fait dans son cœur

Cet hyménée, acheva le mystère

Selon les us de l’île de Cythère.

Nos vieux romans, en leur style plaisant,

Nomment cela « paroles deprésent. »

Nous y voyons pratiquer cet usage,

Demi-amour, et demi-mariage,

Table d’attente, avant-goût de l’hymen.

Amour n’y fit un trop long examen :

Prêtre et parent tout ensemble, etnotaire,

En peu de jours il consommal’affaire :

L’esprit manceau n’eut point part à cefait.

Voilà notre homme heureux et satisfait,

Passant les nuits avec son épousée ;

Dire comment, ce serait chose aisée ;

Les doubles clefs, les brèches à l’enclos,

Les menus dons qu’on fit à la soubrette,

Rendaient l’époux jouissant en repos

D’une faveur douce autant que secrète.

Avint pourtant que notre belle un soir

En se plaignant, dit à sa gouvernante,

Qui du secret n’était participante :

« Je me sens mal ; n’y saurait-onpourvoir ? »

L’autre reprit : « Il vous faut unremède ;

Demain matin nous en dirons deuxmots. »

Minuit venu, l’époux mal à propos,

Tout plein encor du feu qui le possède,

Vient de sa part chercher soulagement,

Car chacun sent ici-bas son tourment.

On ne l’avait averti de la chose.

Il n’était pas sur les bords du sommeil,

Qui suit souvent l’amoureux appareil,

Qu’incontinent l’Aurore aux doigts derose,

Ayant ouvert les portes d’Orient,

La gouvernante ouvrit tout en riant,

Remède en main, les portes de lachambre :

Par grand bonheur il s’en rencontra deux,

Car la saison approchait de septembre,

Mois où le chaud et le froid sont douteux.

La fille alors ne fut pas assezfine ;

Elle n’avait qu’à tenir bonne mine,

Et faire entrer l’amant au fond des draps,

Chose facile autant que naturelle :

L’émotion lui tourna la cervelle

Elle se cache elle-même, et tout bas

Dit en deux mots quel est son embarras.

L’amant fut sage, il présenta pour elle

Ce que Brunel à Marphise montra.

La gouvernante, ayant mis ses lunettes

Sur le galant son adresse éprouva :

Du bain interne elle le régala,

Puis dit adieu, puis après s’en alla.

Dieu la conduise, et toutes celles-là

Qui vont nuisant aux amitiéssecrètes !

 

Si tout ceci passait pour dessornettes

(Comme il se peut, je n’en voudrais jurer)

On chercherait de quoi me censurer.

Les critiqueurs sont un peuple sévère

Ils me diront : « Votre belle ensortit

En fille sotte et n’ayant point d’esprit

Vous lui donnez un autre caractère :

Cela nous rend suspecte cetteaffaire ;

Nous avons lieu d’en douter, auquel cas

Votre prologue ici ne convient pas. »

Je répondrai… Mais que sert derépondre ?

C’est un procès qui n’aurait point defin :

Par cent raisons j’aurais beau lesconfondre ;

Cicéron même y perdrait son latin.

Il me suffit de n’avoir en l’ouvrage

Rien avancé qu’après des gens defoi :

J’ai mes garants, que veut-ondavantage ?

Chacun ne peut en dire autant que moi.

Les Aveux indiscrets

 

Paris, sans pair, n’avait enson enceinte

Rien dont les yeux semblassent si ravis

Que de la belle, aimable et jeune Aminte.

Fille à pourvoir, et des meilleurs partis.

Sa mère encor la tenait sous son aile

Son père avait du comptant et du bien

Faites état qu’il ne lui manquait rien.

Le beau Damon s’étant pique pour elle

Elle reçut les offres de son cœur :

Il fit si bien l’esclave de la belle

Qu’il en devint le maître et levainqueur :

Bien entendu sous le nom d’hyménée :

Pas ne voudrais qu’on le crût autrement.

 

L’an révolu ce couple sicharmant

Toujours d’accord, de plus en pluss’aimant

(Vous eussiez dit la première journée)

Se promettait la vigne de l’abbé ;

Lorsque Damon, sur ce propos tombé

Dit à sa femme : « Un point troublemon âme

Je suis épris d’une si douce flamme

Que je voudrais n’avoir aimé que vous,

Que mon cœur n’eût ressenti que vos coups

Qu’il n’eût logé que votre seule image

Digne, il est vrai, de son premierhommage.

J’ai cependant éprouvé d’autresfeux ;

J’en dis ma coulpe, et j’en suis touthonteux.

Il m’en souvient, la nymphe étaitgentille,

Au fond d’un bois, l’Amour seul avecnous ;

Il fit si bien, si mal, me direz-vous,

Que de ce fait il me reste une fille.

– Voilà mon sort, dit Aminte àDamon :

J’étais un jour seulette à lamaison ;

Il me vint voir certain fils de famille,

Bien fait et beau, d’agréable façon ;

J’en eus pitié ; mon naturel estbon ;

Et pour conter tout de fil en aiguille,

Il m’est resté de ce fait ungarçon. »

Elle eut à peine achevé la parole,

Que du mari l’âme jalouse et folle

Au désespoir s’abandonne aussitôt.

Il sort plein d’ire, il descend tout d’unsaut,

Rencontre un bât, se le met, et puiscrie :

« Je suis bâté ». Chacun au bruitaccourt,

Les père et mère, et toute la mégnie,

Jusqu’aux voisins. Il dit, pour fairecourt,

Le beau sujet d’une telle folie.

 

II ne faut pas que le lecteuroublie

Que les parents d’Aminte, bons bourgeois,

Et qui n’avaient que cette fille unique,

La nourrissaient, et tout son domestique,

Et son époux, sans que, hors cette fois,

Rien eût troublé la paix de leur famille.

La mère donc s’en va trouver safille ;

Le père suit, laisse sa femme entrer,

Dans le dessein seulement d’écouter.

La porte était entrouverte ; ils’approche ;

Bref il entend la noise et le reproche

Que fit sa femme à leur fille en cesmots :

« Vous avez tort : j’ai vu beaucoupde sots,

Et plus encor de sottes en ma vie ;

Mais qu’on pût voir telle indiscrétion,

Qui l’aurait cru ? car enfin, je vousprie,

Qui vous forçait ? quelle obligation

De révéler une chose semblable ?

Plus d’une fille a forligné ; lediable

Est bien subtil ; bien malins sont lesgens.

Non pour cela que l’on soitexcusable :

Il nous faudrait toutes dans des couvents

Claquemurer jusques à l’hyménée.

Moi qui vous parle ai même destinée ;

J’en garde au cœur un sensible regret.

J’eus trois enfants avant mon mariage

À votre père ai-je dit ce secret ?

En avons-nous fait plus mauvaisménage ? »

Ce discours fut à peine proféré,

Que l’écoutant s’en court, et tout outre

Trouve du bât la sangle et se l’attache,

Puis va criant partout : « Je suissanglé. »

Chacun en rit, encor que chacun sache

Qu’il a de quoi faire rire à son tour.

Les deux maris vont dans maint carrefour,

Criant, courant, chacun à sa manière,

« Bâté » le gendre, et« sanglé » le beau-père.

 

On doutera de ce dernierpoint-ci ;

Mais il ne faut telles choses mécroire

Et par exemple, écoutez bien ceci.

Quand Roland sut les plaisirs et la gloire

Que dans la grotte avait eus son rival,

D’un coup de poing il tua son cheval.

Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête,

Mettre de plus la selle sur son dos ?

Puis s’en aller, tout du haut de sa tête,

Faire crier et redire aux échos :

« Je suis bâté, sanglé ! » caril n’importe,

Tous deux sont bons. Vous voyez de lasorte

Que ceci peut contenir vérité ;

Ce n’est assez, cela ne doitsuffire ;

Il faut aussi montrer l’utilité

De ce récit ; je m’en vais vous ladire.

L’heureux Damon me semble un pauvre sire.

Sa confiance eut bientôt tout gâté.

Pour la sottise et la simplicité

De sa moitié, quant à moi, je l’admire.

Se confesser à son propre mari !

Quelle folie ! imprudence est unterme

Faible à mon sens pour exprimer ceci.

Mon discours donc en deux points serenferme.

Le nœud d’hymen doit être respecté,

Veut de la foi, veut de l’honnêteté :

Si par malheur quelque atteinte un peuforte

Le fait clocher d’un ou d’autre côté,

Comportez-vous de manière et de sorte

Que ce secret ne soit point éventé.

Gardez de faire aux égardsbanqueroute ;

Mentir alors est digne de pardon.

Je donne ici de beaux conseils, sansdoute :

Les ai-je pris pour moi-même ?hélas ! non.

La Matrone d’Éphèse

 

S’il est un conte usé,commun, et rebattu,

C’est celui qu’en ces vers j’accommode à maguise.

« Et pourquoi donc lechoisis-tu ?

Qui t’engage à cette entreprise ?

N’a-t-elle point déjà produit assezd’écrits ?

Quelle grâce aura ta Matrone

Au prix de celle de Pétrone ?

Comment la rendras-tu nouvelle à nosesprits ? »

Sans répondre aux censeurs, car c’est choseinfinie,

Voyons si dans mes vers je l’aurairajeunie.

Dans Ephèse il fut autrefois

Une dame en sagesse et vertus sans égale

Et selon la commune voix

Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.

Il n’était bruit que d’elle et de sachasteté :

On l’allait voir par rareté :

C’était l’honneur du sexe : heureuse sapatrie !

Chaque mère à sa bru l’alléguait pourpatron ;

Chaque époux la prônait à sa femme chérie

D’elle descendent ceux de la Prudoterie,

Antique et célèbre maison.

Son mari l’aimait d’amour folle.

 

Il mourut. De direcomment,

Ce serait un détail frivole

Il mourut, et son testament

N’était plein que de legs qui l’auraientconsolée,

Si les biens réparaient la perte d’un mari

Amoureux autant que chéri.

Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,

Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,

Et du bien qu’elle aura fait le compte enpleurant.

Celle-ci par ses cris mettait tout enalarme ;

Celle-ci faisait un vacarme,

Un bruit, et des regrets à percer tous lescœurs ;

Bien qu’on sache qu’en ces malheurs

De quelque désespoir qu’une âme soitatteinte,

La douleur est toujours moins forte que laplainte,

Toujours un peu de faste entre parmi lespleurs.

Chacun fit son devoir de dire à l’affligée

Que tout à sa mesure, et que de telsregrets

Pourraient pêcher par leur excès :

Chacun rendit par là sa douleur rengregée.

Enfin ne voulant plus jouir de la clarté

Que son époux avait perdue,

Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté

D’accompagner cette ombre aux enfersdescendue.

 

Et voyez ce que peutl’excessive amitié ;

(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)

Une esclave en ce lieu la suivit parpitié,

Prête à mourir de compagnie.

Prête, je m’entends bien ; c’est-à-direen un mot

N’ayant examiné qu’à demi ce complot,

Et jusques à l’effet courageuse et hardie.

L’esclave avec la dame avait été nourrie.

Toutes deux s’entr’aimaient, et cettepassion

Était crue avec l’âge au cœur des deuxfemelles :

Le monde entier à peine eût fourni deuxmodèles

D’une telle inclination.

Comme l’esclave avait plus de sens que ladame,

Elle laissa passer les premiersmouvements,

Puis tâcha, mais en vain, de remettre cetteâme

Dans l’ordinaire train des communssentiments.

Aux consolations la veuve inaccessible

S’appliquait seulement à tout moyenpossible

De suivre le défunt aux noirs et tristeslieux :

Le fer aurait été le plus court et lemieux,

Mais la dame voulait paître encore sesyeux

Du trésor qu’enfermait la bière,

Froide dépouille et pourtant chère.

C’était là le seul aliment

Qu’elle prît en ce monument.

La faim donc fut celle des portes

Qu’entre d’autres de tant de sortes,

Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.

Un jour se passe, et deux sans autrenourriture

Que ses profonds soupirs, que ses fréquentshélas

Qu’un inutile et long murmure

Contre les dieux, le sort, et toute lanature.

Enfin sa douleur n’omit rien,

Si la douleur doit s’exprimer si bien.

 

Encore un autre mort faisaitsa résidence

Non loin de ce tombeau, mais biendifféremment

Car il n’avait pour monument

Que le dessous d’une potence.

Pour exemple aux voleurs on l’avait làlaissé.

Un soldat bien récompensé

Le gardait avec vigilance.

Il était dit par ordonnance

Que si d’autres voleurs, un parent, un ami

L’enlevaient, le soldat nonchalant,endormi

Remplirait aussitôt sa place,

C’était trop de sévérité ;

Mais la publique utilité

Défendait que l’on fit au garde aucunegrâce.

 

Pendant la nuit il vit auxfentes du tombeau

Briller quelque clarté, spectacle asseznouveau.

Curieux il y court, entend de loin la dame

Remplissant l’air de ses clameurs.

Il entre, est étonné, demande à cettefemme,

Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,

Pourquoi cette triste musique,

Pourquoi cette maison noire etmélancolique.

Occupée à ses pleurs à peine elle entendit

Toutes ces demandes frivoles,

Le mort pour elle y répondit ;

Cet objet sans autres paroles

Disait assez par quel malheur

La dame s’enterrait ainsi toute vivante.

« Nous avons fait serment, ajouta lasuivante,

De nous laisser mourir de faim et dedouleur. »

Encor que le soldat fût mauvais orateur,

II leur fit concevoir ce que c’est que lavie.

La dame cette fois eut del’attention ;

Et déjà l’autre passion

Se trouvait un peu ralentie.

Le temps avait agi. « Si la foi duserment,

Poursuivit le soldat, vous défendl’aliment,

Voyez-moi manger seulement,

Vous n’en mourrez pas moins. » Un teltempérament

Ne déplut pas aux deux femelles :

Conclusion qu’il obtint d’elles

Une permission d’apporter son soupé :

Ce qu’il fit ; et l’esclave eut le cœurfort tenté

De renoncer dès lors à la cruelle envie

De tenir au mort compagnie.

« Madame, ce dit-elle, un penser m’estvenu :

Qu’importe à votre époux que vous cessiez desvivre ?

Croyez-vous que lui-même il fût homme à voussuivre

Si par votre trépas vous l’aviezprévenu ?

Non Madame, il voudrait achever sacarrière.

La nôtre sera longue encor si nousvoulons.

Se faut-il à vingt ans enfermer dans labière ?

Nous aurons tout loisir d’habiter cesmaisons.

On ne meurt que trop tôt ; qui nouspresse ? attendons ;

Quant à moi je voudrais ne mourir queridée.

Voulez-vous emporter vos appas chez lesmorts.

Que vous servira-t-il d’en être regardée.

Tantôt en voyant les trésors

Dont le Ciel prit plaisir d’orner votrevisage,

Je disais : hélas ! c’estdommage

Nous-mêmes nous allons enterrer toutcela. »

 

À ce discours flatteur ladame s’éveilla

Le Dieu qui fait aimer prit son temps, iltira

Deux traits de son carquois ; de l’un ilentama

Le soldat jusqu’au vif ; L’autre effleurala dame

Jeune et belle elle avait sous ses pleurs del’éclat,

Et des gens de goût délicat

Auraient bien pu l’aimer, et même étant leurfemme.

Le garde en fut épris : les pleurs et lapitié,

Sorte d’amour ayant ses charmes,

Tout y fit : une belle, alors qu’elle esten larmes

En est plus belle de moitié.

Voilà donc notre veuve écoutant lalouange,.

Poison qui de l’amour est le premier degré

La voilà qui trouve à son gré

Celui qui le lui donne ; il fait tantqu’elle mange,

Il fait tant que de plaire, et se rend eneffet

Plus digne d’être aimé que le mort le mieuxfait.

II fait tant enfin qu’elle change ;

Et toujours par degré, comme l’on peutpenser :

De l’un à l’autre il fait cette femmepasser

Je ne le trouve pas étrange :

Elle écoute un amant, elle en fait un mari

Le tout au nez du mort qu’elle avait tantchéri.

 

Pendant cet hyménée un voleurse hasarde

D’enlever le dépôt commis aux soins dugarde

Il en entend le bruit ; il y court àgrands pas

Mais en vain, la chose était faite.

Il revient au tombeau conter son embarras

Ne sachant où trouver retraite.

L’esclave alors lui dit le voyantéperdu :

« L’on vous a pris votre pendu ?

Les lois ne vous feront, dites-vous, nullegrâce ?

Si Madame y consent j’y remédierai bien.

Mettons notre mort en la place,

Les passants n’y connaîtront rien. »

La dame y consentit. Ô volagesfemelles !

La femme est toujours femme ; il en estqui sont belles,

Il en est qui ne le sont pas.

S’il en était d’assez fidèles,

Elles auraient assez d’appas.

 

Prudes vous vous devez défierde vos forces.

Ne vous vantez de rien. Si votre intention

Est de résister aux amorces,

La nôtre est bonne aussi ; maisl’exécution

Nous trompe également ; témoin cetteMatrone.

Et n’en déplaise au bon Pétrone,

Ce n’était pas un fait tellementmerveilleux

Qu’il en dût proposer l’exemple à nosneveux.

Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on luivit faire,

Qu’au dessein de mourir, mal conçu, malformé ;

Car de mettre au patibulaire

Le corps d’un mari tant aimé,

Ce n’était pas peut-être une si grandeaffaire.

Cela lui sauvait l’autre ; et toutconsidéré,

Mieux vaut goujat debout qu’empereurenterré.

Belphégor

 

À Mademoiselle de Champmeslé

 

De votre nom j’orne lefrontispice

Des derniers vers que ma Muse a polis.

Puisse le tout ô charmante Philis,

Aller si loin que notre los franchisse

La nuit des temps : nous la sauronsdompter

Moi par écrire, et vous par réciter.

Nos noms unis perceront l’ombre noire

Vous régnerez longtemps dans la mémoire,

Après avoir régné jusques ici

Dans les esprits, dans les cœurs mêmeaussi.

Qui ne connaît l’inimitable actrice

Représentant ou Phèdre, ou Bérénice

Chimène en pleurs, ou Camille enfureur ?

Est-il quelqu’un que votre voixn’enchante ?

S’en trouve-t-il une autre aussitouchante ?

Une autre enfin allant si droit aucœur ?

N’attendez pas que je fasse l’éloge

De ce qu’en vous on trouve de parfait

Comme il n’est point de grâce qui n’y loge

Ce serait trop, je n’aurais jamais fait.

De mes Philis vous seriez la première.

Vous auriez eu mon âme toute entière

Si de mes vœux j’eusse plus présumé,

Mais en aimant qui ne veut êtreaimé ?

Par des transports n’espérant pas vousplaire,

Je me suis dit seulement votre ami ;

De ceux qui sont amants plus d’àdemi :

Et plût au sort que j’eusse pu mieuxfaire.

Ceci soit dit : venons à notreaffaire.

 

Un jour Satan, monarque desenfers,

Faisait passer ses sujets en revue.

Là confondus tous les états divers,

Princes et rois, et la tourbe menue,

Jetaient maint pleur, poussaient maint etmaint cri,

Tant que Satan en était étourdi.

Il demandait en passant à chaqueâme :

« Qui t’a jetée en l’éternelleflamme ? »

L’une disait : « Hélas c’est monmari » ;

L’autre aussitôt répondait : « C’estma femme. »

Tant et tant fut ce discours répété,

Qu’enfin Satan dit en pleinconsistoire :

« Si ces gens-ci disent la vérité

Il est aisé d’augmenter notre gloire.

Nous n’avons donc qu’à le vérifier.

Pour cet effet il nous faut envoyer

Quelque démon plein d’art et deprudence ;

Qui non content d’observer avec soin

Tous les hymens dont il sera témoin,

Y joigne aussi sa propreexpérience. »

Le prince ayant proposé sa sentence,

Le noir sénat suivit tout d’une voix.

De Belphégor aussitôt on fit choix.

Ce diable était tout yeux et toutoreilles,

Grand éplucheur, clairvoyant à merveilles,

Capable enfin de pénétrer dans tout,

Et de pousser l’examen jusqu’au bout.

Pour subvenir aux frais de l’entreprise,

On lui donna mainte et mainte remise,

Toutes à vue, et qu’en lieux différents

Il pût toucher par des correspondants.

Quant au surplus, les fortunes humaines,

Les biens, les maux, les plaisirs et lespeines,

Bref ce qui suit notre condition,

Fut une annexe à sa légation.

Il se pouvait tirer d’affliction,

Par ses bons tours, et par son industrie,

Mais non mourir, ni revoir sa patrie,

Qu’il n’eût ici consumé certaintemps :

Sa mission devait durer dix ans.

 

Le voilà donc qui traverse etqui passe

Ce que le Ciel voulut mettre d’espace

Entre ce monde et l’éternelle nuit ;

Il n’en mit guère, un moment y conduit.

Notre démon s’établit à Florence,

Ville pour lors de luxe et de dépense.

Même il la crut propre pour le trafic.

Là sous le nom du seigneur Roderic,

Il se logea, meubla, comme un richehomme ;

Grosse maison, grand train, nombre degens,

Anticipant tous les jours sur la somme

Qu’il ne devait consumer qu’en dix ans

On s’étonnait d’une telle bombance.

II tenait table, avait de tous côtés

Gens à ses frais, soit pour ses voluptés

Soit pour le faste et la magnificence.

L’un des plaisirs où plus il dépensa

Fut la louange : Apollon l’encensa

Car il est maître en l’art de flatterie

Diable n’eut onc tant d’honneurs en savie.

Son cœur devint le but de tous les traits

Qu’Amour lançait : il n’était point debelle

Qui n’employât ce qu’elle avait d’attraits

Pour le gagner, tant sauvagefut-elle :

Car de trouver une seule rebelle,

Ce n’est la mode à gens de qui la main

Par les présents s’aplanit tout chemin.

C est un ressort en tous desseins utile.

Je l’ai jà dit, et le redis encor

Je ne connais d’autre premier mobile

Dans l’univers, que l’argent et que l’or.

Notre envoyé cependant tenait compte

De chaque hymen, en journauxdifférents ;

L’un, des époux satisfaits et contents,

Si peu rempli que le diable en eut honte.

L’autre journal incontinent fut plein.

À Belphégor il ne restait enfin

Que d’éprouver la chose par lui-même.

Certaine fille à Florence étaitlors ;

Belle, et bien faite, et peu d’autrestrésors ;

Noble d’ailleurs, mais d’un orgueilextrême ;

Et d’autant plus que de quelque vertu

Un tel orgueil paraissait revêtu.

Pour Roderic on en fit la demande.

Le père dit que Madame Honnesta,

C’était son nom, avait eu jusque-là

Force partis ; mais que parmi labande

Il pourrait bien Roderic préférer,

Et demandait temps pour délibérer.

On en convient. Le poursuivant s’applique

À gagner celle ou ses vœux s’adressaient.

Fêtes et bals, sérénades, musique,

Cadeaux, festins, bien fort appétissaient

Altéraient fort le fonds de l’ambassade.

Il n’y plaint rien, en use en grandseigneur,

S’épuise en dons : l’autre sepersuade

Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.

Conclusion, qu’après force prières,

Et des façons de toutes les manières,

Il eut un oui de Madame Honnesta.

Auparavant le notaire y passa :

Dont Belphégor se moquant en sonâme :

« Hé quoi ! dit-il, on acquiert unefemme

Comme un château ! ces gens ont toutgâté. »

Il eut raison : ôtez d’entre leshommes

La simple foi, le meilleur est ôté.

Nous nous jetons, pauvres gens que noussommes

Dans les procès en prenant le revers.

Les si, les cas, les contrats sont laporte

Par où la noise entra dansl’univers :

N’espérons pas que jamais elle en sorte.

Solennités et lois n’empêchent pas

Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats

C’est le cœur seul qui peut rendretranquille.

Le cœur fait tout, le reste est inutile.

Qu’ainsi ne soit, voyons d’autres états.

Chez les amis tout s’excuse, toutpasse, ;

Chez les amants tout plaît, tout est.

Chez les époux tout ennuie, et tout lasse.

Le devoir nuit, chacun est ainsi fait.

« Mais, dira-t-on, n’est-il en nullesguises

D’heureux ménage ? » Après mûrexamen,

J’appelle un bon, voire un parfait hymen,

Quand les conjoints se souffrent leurssottises.

Sur ce point-là c’est assez raisonné.

 

Dès que chez lui le diableeut amené

Son épousée, il jugea par lui-même

Ce qu’est l’hymen avec un tel démon :

Toujours débats, toujours quelque sermon

Plein de sottise en un degré suprême.

Le bruit fut tel que Madame Honnesta

Plus d’une fois les voisins éveilla :

Plus d’une fois on courut à la noise

« Il lui fallait quelque simplebourgeoise,

Ce disait-elle, un petit trafiquant

Traiter ainsi les filles de monrang !

Méritait-il femme si vertueuse ?

Sur mon devoir je suis tropscrupuleuse :

J’en ai regret, et si je faisaisbien… »

Il n’est pas sûr qu’Honnesta ne fitrien :

Ces prudes-là nous en font bien accroire.

 

Nos deux époux, à ce que ditl’histoire,

Sans disputer n’étaient pas un moment.

Souvent leur guerre avait pour fondement

Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,

D’été, d’hiver, d’entre-temps, bref unmonde

D inventions propres à tout gâter.

Le pauvre diable eut lieu de regretter

De l autre enfer la demeure profonde.

Pour comble enfin Roderic épousa

La parente de Madame Honnesta,

Ayant sans cesse et le père, et la mère,

Et la grand’sœur, avec le petit frère,

De ses deniers mariant la grand’sœur,

Et du petit payant le précepteur.

 

Je n’ai pas dit la principalecause

De sa ruine infaillible accident ;

Et j’oubliais qu’il eût un intendant.

Un intendant ? qu’est-ce que cettechose ?

Je définis cet être, un animal

Qui comme on dit sait pécher en eautrouble,

Et plus le bien de son maître va mal,

Plus le sien croît, plus son profitredouble ;

Tant qu’aisément lui-même achèterait

Ce qui de net au seigneur resterait :

Dont par raison bien et dûment déduite

On pourrait voir chaque chose réduite

En son état, s’il arrivait qu’un jour

L’autre devînt l’intendant à son tour,

Car regagnant ce qu’il eut étant maître,

Ils reprendraient tous deux leur premierêtre.

 

Le seul recours du pauvreRoderic,

Son seul espoir, était certain trafic

Qu’il prétendait devoir remplir sa bourse,

Espoir douteux, incertaine ressource.

Il était dit que tout serait fatal

À notre époux, ainsi tout alla mal.

Ses agents tels que la plupart des nôtres,

En abusaient : il perdit un vaisseau,

Et vit aller le commerce à vau-l’eau,

Trompe des uns, mal servi par les autres.

II emprunta. Quand ce vint à payer,

Et qu’à sa porte il vit le créancier,

Force lui fut d’esquiver par la fuite,

Gagnant les champs, où de l’âpre poursuite

Il se sauva chez un certain fermier,

En certain coin remparé de fumier.

À Matheo, c’était le nom du sire,

Sans tant tourner il dit ce qu’ilétait ;

Qu’un double mal chez lui le tourmentait,

Ses créanciers et sa femme encorpire :

Qu’il n’y savait remède que d’entrer

Au corps des gens, et de s’y remparer,

D’y tenir bon : irait-on là leprendre ?

Dame Honnesta viendrait-elle y prôner

Qu’elle a regret de se biengouverner ?

Chose ennuyeuse et qu’il est lasd’entendre.

Que de ces corps trois fois il sortirait,

Sitôt que lui Matheo l’en prierait ;

Trois fois sans plus, et ce pourrécompense

De l’avoir mis à couvert des sergents.

 

Tout aussitôt l’ambassadeurcommence

Avec grand bruit d’entrer au corps desgens.

Ce que le sien, ouvrage fantastique,

Devint alors, l’histoire n’en dit rien.

Son coup d’essai fut une fille unique

Où le galant se trouvait assez bien ;

Mais Matheo moyennant grosse somme

L’en fit sortir au premier mot qu’il dit.

C’était à Naples, il se transporte àRome ;

Saisit un corps : Matheo l’en bannit,

Le chasse encore : autre sommenouvelle.

Trois fois enfin, toujours d’un corpsfemelle,

Remarquez bien, notre diable sortit.

Le roi de Naples avait lors une fille,

Honneur du sexe, espoir de safamille ;

Maint jeune prince était son poursuivant.

Là d’Honnesta Belphégor se sauvant,

On ne le put tirer de cet asile.

II n’était bruit aux champs comme à laville

Que d’un manant qui chassait les esprits.

Cent mille écus d’abord lui sont promis.

Bien affligé de manquer cette somme

(Car les trois fois l’empêchaientd’espérer

Que Belphégor se laissât conjurer)

Il la refuse : il se dit un pauvrehomme,

Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,

Sans dons du Ciel, par hasard seulement,

De quelques corps a chassé quelque diable,

Apparemment chétif, et misérable,

Et ne connaît celui-ci nullement.

Il beau dire ; on le force, onl’amène,

On le menace, on lui dit que sous peine

D’être pendu, d’être mis haut et court

En un gibet, il faut que sa puissance

Se manifeste avant la fin du jour.

Dès l’heure même on vous met en présence

Notre démon et son conjurateur.

D’un tel combat le prince est spectateur.

Chacun y court ; n’est fils de bonnemère

Qui pour le voir ne quitte toute affaire.

D’un côté sont le gibet et la hart,

Cent mille écus bien comptés d’autre part.

Matheo tremble, et lorgne la finance.

L’esprit malin voyant sa contenance

Riait sous cape, alléguait les troisfois ;

Dont Matheo suait en son harnois,

Pressait, priait, conjurait avec larmes.

Le tout en vain : plus il est enalarmes,

Plus l’autre rit. Enfin le manant dit

Que sur ce diable il n’avait nul crédit.

On vous le happe, et mène à la potence.

Comme il allait haranguer l’assistance,

Nécessite lui suggéra ce tour :

Il dit tout bas qu’on battît le tambour,

Ce qui fut fait ; de quoi l’espritimmonde

Un peu surpris au manant demanda :

« Pourquoi ce bruit ? coquin,qu’entends-je là ? »

L’autre répond : « C’est MadameHonnesta

Qui vous réclame, et va par tout le monde

Cherchant l’époux que le Ciel luidonna. »

Incontinent le diable décampa,

S’enfuit au fond des enfers, et conta

Tout le succès qu’avait eu sonvoyage :

« Sire, dit-il, le nœud du mariage

Damne aussi dru qu’aucuns autres états.

Votre Grandeur voit tomber ici-bas

Non par flocons, mais menu comme pluie

Ceux que l’Hymen fait de sa confrérie

J’ai par moi-même examiné le cas.

Non que de soi la chose ne soit bonne

Elle eut jadis un plus heureux destin

Mais comme tout se corrompt à la fin

Plus beau fleuron n’est en votrecouronne. »

 

Satan le crut : il futrécompensé

Encor qu’il eût son retour avancé

Car qu’eut-il fait ? ce n’était pasmerveilles

Qu’ayant sans cesse un diable à sesoreilles,

Toujours le même, et toujours sur un ton,

Il fut contraint d’enfiler lavenelle ;

Dans les enfers encore enchange-t-on ;

L’autre peine est à mon sens plus cruelle.

Je voudrais voir quelque saint y durer

Elle eut à Job fait tourner la cervelle.

 

De tout ceci que prétends-jeinférer ?

Premièrement je ne sais pire chose

Que de changer son logis en prison :

En second lieu si par quelque raison

Votre ascendant à l’hymen vous expose

N’épousez point d’Honnesta s’il se peut

N’a pas pourtant une Honnesta qui veut.

Les Quiproquo

 

Dame Fortune aime souvent àrire,

Et nous jouant un tour de son métier

Au lieu des biens où notre cœur aspire,

D’un quiproquo se plaît à nous payer.

Ce sont ses jeux j’en parle à juste cause.

Il m’en souvient ainsi qu’au premier jour.

 

Chloris et moi nous nousaimions d’amour

Au bout d’un an la belle se dispose

À me donner quelque soulagement,

Faible et léger, à parler franchement.

C’était son but : mais, quoi qu’on sepropose,

L’occasion et le discret amant

Sont à la fin les maîtres de la chose.

Je vais un soir chez cet objet charmant,

L’époux était aux champs heureusement,

Mais il revint la nuit à peine close.

Point de Chloris : le dédommagement

Fut que le sort en sa place suppose

Une soubrette à mon commandement.

Elle paya cette fois pour la dame.

 

Disons un troc, ouréciproquement

Pour la soubrette on employa la femme,

De pareils traits tous les livres sontpleins.

Bien est-il vrai qu’il faut d’habilesmains

Pour amener chose ainsi surprenante ;

Il est besoin d’en bien fonder le cas,

Sans rien forcer et sans qu’on violente

Un incident qui ne s’attendait pas.

L’aveugle enfant, joueur de passe-passe,

Et qui voit clair à tendre maint panneau

Fait de ces tours ; celui-là duberceau

Lève la paille à l’égard du Boccace ;

Car quant à moi, ma main pleine d’audace

En mille endroits à peut-être gâté

Ce que la sienne a bien exécuté.

Or il est temps de finir ma préface,

Et de prouver par quelque nouveau tour

Les quiproquos de Fortune et d’Amour.

 

On ne peut mieux établircette chose

Que par un fait à Marseille arrivé,

Tout en est vrai, rien n’en est controuvé.

La Clidamant que par respect je n’ose

Sous son nom propre introduire en cesvers,

Vivait heureux, se pouvait dire en femme

Mieux que pas un qui fût en l’univers.

L’honnêteté, la vertu de la dame,

Sa gentillesse, et même sa beauté,

Devaient tenir Clidamant arrêté.

Il ne le fut, le diable est bien habile,

Si c’est adresse et tour d’habileté

Que de nous tendre un piège aussi facile

Qu’est le désir d’un peu de nouveauté.

Près de la dame était une personne,

Une suivante ainsi qu’elle mignonne,

De même taille et de pareil maintien,

Gente de corps, il ne lui manquait rien

De ce qui plaît aux chercheursd’aventures.

La dame avait un peu plus d’agrément,

Mais sous le masque on n’eût su bonnement

Laquelle élire entre ces créatures.

Le Marseillais, Provençal un peu chaud,

Ne manque pas d’attaquer au plus tôt

Madame Alix ; c’était cettesoubrette.

Madame Alix, encor qu’un peu coquette,

Renvoya l’homme. Enfin il lui promet

Cent beaux écus bien comptés clair et net.

Payer ainsi des marques de tendresse

(En la suivante) était, vu le pays,

Selon mon sens, un fort honnêteprix :

Sur ce pied-là qu’eût coûté lamaîtresse ?

Peut-être moins ; car le hasard yfait.

Mais je me trompe, et la dame était telle

Que tout amant, et tant fût-il parfait,

Aurait perdu son latin auprèsd’elle :

Ni dons, ni soins, rien n’aurait réussi.

Devrais-je y faire entrer les donsaussi ?

Las ! ce n’est plus le siècle de nospères.

Amour vend tout, et nymphes etbergères ;

Il met le taux à maint objet divin :

C’était un dieu, ce n’est qu’un échevin.

Ô temps ! ô mœurs ! ô coutumeperverse !

 

Alix d’abord rejette un telcommerce,

Fait l’irritée, et puis s’apaise enfin,

Change de ton, dit que le lendemain,

Comme Madame avait dessein de prendre

Certain remède, ils pourraient le matin

Tout à loisir dans la cave se rendre.

Ainsi fut dit, ainsi fut arrêté ;

Et la soubrette ayant le tout conté

À sa maîtresse, aussitôt les femelles

D’un quiproquo font le projet entre elles.

Le pauvre époux n’y reconnaîtrait rien,

Tant la suivante avait l’air de ladame ;

Puis supposé qu’il reconnût la femme,

Qu’en pouvait-il arriver que toutbien ?

Elle aurait lieu de lui chanter sa gamme

 

Le lendemain par hasardClidamant,

Qui ne pouvait se contenir de joie,

Trouve un ami, lui dit étourdiment

Le bien qu’Amour à ses désirs envoie.

Quelle faveur Non qu’il eût bien voulu

Que le marché pour moins se fût conclu,

Les cent écus lui faisaient quelque peine.

L’ami lui dit : « Hé bien !soyons chacun

Et du plaisir et des frais encommun. »

L’époux n’ayant alors sa bourse pleine

Cinquante écus à sauver étaient bons.

D’autre côté communiquer la belle,

Quelle apparence ! yconsentirait-elle ?

S’aller ainsi livrer à deux Gascons,

Se tairaient-ils d’une tellefortune ?

Et devait-on la leur rendre commune ?

L’ami leva cette difficulté,

Représentant que dans l’obscurité

Alix serait fort aisément trompée.

Une plus fine y serait attrapée.

Il suffisait que tous deux tour à tour

Sans dire mot ils entrassent en lice,

Se remettant du surplus à l’Amour,

Qui volontiers aiderait l’artifice.

Un tel silence en rien ne leurnuirait ;

Madame Alix sans manquer le prendrait

Pour un effet de crainte et deprudence ;

Les murs ayant des oreilles (dit-on)

Le mieux était de se taire ; à quoibon

D’un tel secret leur faireconfidence ?

Les deux galants, ayant de la façon

Réglé la chose, et disposés à prendre

Tout le plaisir qu’Amour leur promettait,

Chez le mari d’abord ils se vont rendre.

Là dans le lit l’épouse encore était.

L’époux trouva près d’elle la soubrette,

Sans nuls atours qu’une simple cornette,

Bref en état de ne lui point manquer

L’heure arriva, les amis contestèrent

Touchant le pas, et longtemps disputèrent.

L’époux ne fit l’honneur de lamaison ;

Tel compliment n’étant là de saison.

À trois beaux dés pour le mieux ilsréglèrent

Le précurseur ainsi que de raison.

Ce fut l’ami ; l’un et l’autres’enferme

Dans cette cave, attendant de pied ferme

Madame Alix, qui ne vient nullement.

Trop bien la dame en son lieu s’en vintfaire

Tout doucement le signal nécessaire.

On ouvre, on entre, et sans retardement

Sans lui donner le temps de reconnaître

Ceci, cela, l’erreur, le changement,

La différence enfin qui pouvait être

Entre l’époux et son associé,

Avant qu’il pût aucun change paraître,

Au dieu d’Amour il fut sacrifié.

L’heureux ami n’eut pas toute la joie

Qu’il aurait eue en connaissant sa proie.

La dame avait un peu plus de beauté ;

Outre qu’il faut compter la qualité.

À peine fut cette scène achevée,

Que l’autre acteur par la prompte arrivée

Jeta la dame en quelque étonnement ;

Car comme époux, comme Clidamant même,

Il ne montrait toujours si fréquemment

De cette ardeur l’emportement extrême.

On imputa cet excès de fureur

À la soubrette, et la dame en son cœur

Se proposa d’en dire sa pensée.

La fête étant de la sorte passée,

Du noir séjour ils n’eurent qu’à sortir.

L’associé des frais et du plaisir

S’en court en haut en certainvestibule :

Mais quand l’époux vit sa femme monter,

Et qu’elle eût vu l’ami se présenter,

On peut juger quel soupçon, quel scrupule,

Quelle surprise eurent les pauvres gens.

Ni l’un ni l’autre ils n’avaient eu letemps

De composer leur mine et leur visage.

L’époux vit bien qu’il fallait être sage,

Mais sa moitié pensa tout découvrir.

J’en suis surpris, femmes savent mentir.

La moins habile en connaît la science.

Aucuns ont dit qu’Alix fit conscience

De n’avoir pas mieux gagné sonargent :

Plaignant l’époux, et le dédommageant,

Et voulant bien mettre tout sur soncompte :

Tout cela n’est que pour rendre le conte

Un peu meilleur. J’ai vu les gens mouvoir

Deux questions ; l’une, c’est àsavoir

Si l’époux fut du nombre des confrères

À mon avis n’a point de fondement,

Puisque la dame et l’ami nullement

Ne prétendaient vaquer à ces mystères.

L’autre point est touchant letalion ;

Et l’on demande en cette occasion

Si pour user d’une juste vengeance,

Prétendre erreur et cause d’ignorance

À cette dame aurait été permis.

Bien que ce soit assez là mon avis,

La dame fut toujours inconsolable,

Dieu gard de mal celles qu’en cassemblable

Il ne faudrait nullement consoler.

J’en connais bien qui n’en feraient querire.

De celles-là je n’ose plus parler,

Et je ne vois rien des autres à dire.

 

 

 

CONTES APOCRYPHES

Le Contrat

 

Le malheur des maris, lesbons tours des Agnès,

Ont été de tout temps le sujet de lafable ;

Ce fertile sujet ne tarira jamais,

C’est une source inépuisable :

À de pareils malheurs tous hommes sontsujets ;

Tel qui s’en croit exempt est tout seul à lecroire ;

Tel rit d’une ruse d’amour

Qui doit devenir à son tour

Le risible sujet d’une semblable histoire.

D’un tel revers se laisser accabler

Est, à mon gré, sottise toute pure ;

Celui dont j’écris l’aventure

Trouva dans son malheur de quoi seconsoler.

 

Certain riche bourgeois,s’étant mis en ménage,

N’eut pas l’ennui d’attendre troplongtemps

Les doux fruits du mariage ;

Sa femme lui donna bientôt deux beauxenfants,

Une fille d’abord, un garçon dans lasuite.

Le fils devenu grand, fut mis sous laconduite

D’un précepteur ; non pas de cespédants

Dont l’aspect est rude et sauvage ;

Celui-ci, gentil personnage.

Grand maître ès arts, surtout en l’artd’aimer,

Du beau monde avait quelque usage,

Chantait bien et savait charmer ;

Et, s’il faut déclarer tout le secretmystère,

Amour, dit-on, l’avait faitprécepteur :

Il ne s’était introduit près du frère

Que pour voir de plus près la sœur.

Il obtient tout ce qu’il désire,

Sous ce trompeur déguisement.

Bon précepteur, fidèle amant,

Soit qu’il régente ou qu’il soupire,

Il réussit également.

Déjà son jeune pupile

Explique Horace et Virgile ;

Et déjà la beauté qui fait tous ses désirs

Sait le langage des soupirs ;

Notre maître en galanterie

Très bien lui fit pratiquer sesleçons :

Cette pratique aussitôt fut suivie

De maux de cœur, de pâmoisons,

Non sans donner de terribles soupçons

Du sujet de la maladie.

Enfin tout se découvre, et le père,irrité,

Menace, tempête, crie.

Le docteur épouvanté

Se dérobe à sa furie.

La belle volontiers l’aurait pris pourépoux ;

Pour femme volontiers il aurait pris labelle ;

L’hymen était l’objet de leurs vœux les plusdoux,

Leur tendresse était mutuelle ;

Mais l’amour aujourd’hui n’est qu’unebagatelle,

Et l’argent seul forme les plus beauxnœuds :

Elle était riche, il était gueux,

C’était beaucoup pour lui, c’était trop peupour elle.

 

Quelle corruption ! ôsiècle ! ô temps ! ô mœurs !

Conformité de biens, différence d’humeurs,

Souffrirons-nous toujours ta puissancefatale,

Méprisable intérêt, opprobre de nos jours,

Tyran des plus tendres amours !

Mais faisons trêve à la morale,

Et reprenons notre discours.

 

Le père est bien fâché, lafille bien marrie ;

Mais que faire ? Il faut bien réparer cemalheur

Et mettre à couvert son honneur.

Quel remède ? On la marie,

Non au galant, j’en ai dit les raisons,

Mais à certain quidam, amoureux destestons

Plus que de fillette gentille,

Riche suffisamment, et de bonnefamille ;

Au surplus, bon enfant ; sot, je ne ledis pas,

Puisqu’il ignorait tout le cas.

Mais, quand il le saurait, fait-il mauvaiseemplette ?

On lui donne à la fois vingt mille bonsducats,

Jeune épouse et besogne faite.

Combien de gens, avec semblable dot,

Ont pris, le sachant bien, la fille et le groslot !

Et celui-ci crut prendre unepucelle :

Bien il est vrai qu’elle en fit lesfaçons ;

Mais quatre mois après, la savantedonzelle

Montra le prix de ses leçons :

Elle mit au monde une fille.

« Quoi ! déjà père defamille !

Dit l’époux, étant bien surpris ;

Au bout de quatre mois, c’est trop tôt !Je suis pris !

Quatre mois ce n’est pas moncompte. »

Sans tarder, au beau-père il va conter sahonte,

Prétend qu’on le sépare, et fait bien dufracas.

Le beau-père sourit, et lui dit :« Parlons bas !

Quelqu’un pourrait bien nous entendre.

Comme vous, jadis je fus gendre,

Et me plaignis en pareil cas ;

Je parlai, comme vous, d’abandonner mafemme ;

C’est l’ordinaire effet d’un violentdépit.

Mon beau-père défunt, Dieu veuille avoir sonâme !

Il était honnête homme et me remitl’esprit.

La pilule, à vrai dire, était assezamère ;

Mais il sut la dorer ; et, pour mesatisfaire,

D’un bon contrat de quatre mille écus,

Qu’autrefois pour semblable affaire

Il avait eu de son beau-père,

Il augmenta la dot ; je ne m’en plaignisplus.

Ce contrat doit passer de famille enfamille.

Je le gardais exprès : ayez-en mêmesoin ;

Vous pourrez en avoir besoin

Si vous mariez votre fille. »

À ce discours, le gendre, moins fâché,

Prend le contrat et fait la révérence.

Dieu préserve de mal ceux qu’en telleoccurrence

On console à meilleur marché !

Le Rossignol

 

Pour garder certainetoison

On a beau faire sentinelle,

C’est temps perdu lorsqu’une belle

Y sent grande démangeaison

Un adroit et charmant Jason,

Avec l’aide de la donzelle

Et de maître expert Cupidon,

Trompe facilement et taureaux et dragon.

La contrainte est l’écueil de la pudeur desfilles.

Les surveillants, les verrous et lesgrilles

Sont une faible digue à leur tempérament.

À douze ans aujourd’hui, point d’Agnès :à cet âge

Fillette nuit et jour s’appliqueuniquement

À trouver les moyens d’endormir finement

Les Argus de son pucelage.

Larmes de crocodile, yeux lascifs, douxlangage,

Soupirs, souris flatteurs, tout est mis enusage,

Quand il s’agit d’attraper un amant.

Je n’en dirai pas davantage,

Lecteur ; regardez seulement

La finette Cataut jouer son personnage,

Et comment elle met le rossignol encage :

Après, je m’en rapporte à votre jugement.

 

Dans une ville d’Italie,

Dont je n’ai jamais su le nom,

Fut une fille fort jolie ;

Son père était messire Varambon.

Boccace ne dit point comme on nommait lamère ;

Aussi cela n’est pas trop utile àsavoir ;

La fille s’appelait Catherine, et, pourplaire,

Elle avait amplement tout ce qu’il fautavoir :

Âge de quatorze ans, teint de lis et deroses,

Beaux yeux, belle gorge et beaux bras,

Grands préjugés pour les secrets appas.

Le lecteur pense bien qu’avec toutes ceschoses,

Fillette manque rarement

D’un amant.

Aussi n’en manqua la pucelle :

Richard la vit, l’aima, fit tant en peu dejours,

Par ses regards, par ses discours,

Qu’il alluma pour lui dans le cœur de labelle

La même ardeur qu’il ressentait pour elle.

L’un de l’autre déjà faisait tous lesplaisirs :

Déjà même langueur, déjà mêmesdésirs ;

Désirs de quoi ? Besoin n’est de ledire ;

Sans trop d’habileté l’on peut ledeviner ;

Quand un cœur amoureux à cet âge soupire,

Il ne faut point s’en étonner :

On sait assez ce qu’il désire.

Un point de nos amants retardait lebonheur :

La mère aimait sa fille avecque tantd’ardeur

Qu’elle n’aurait su vivre un seul moment sanselle ;

Le jour, elle l’avait pendue à son côté,

Et la nuit, la faisait coucher dans saruelle.

Un peu moins de tendresse et plus deliberté

Eût mieux accommodé la belle.

Cet excès d’amour maternelle

Est bon pour les petits enfants ;

Mais fillette de quatorze ans

Bientôt s’en lasse et s’en ennuie.

Catherine en jour de sa vie

N’avait pu profiter d’un seul petit moment

Pour entretenir son amant :

C’était pour tous les deux une peineinfinie.

Il en était réduit à la suivre en touslieux,

Ne pouvant bien souvent lui parler que desyeux,

Langage, à mon sens, ennuyeux,

Sitôt qu’on n’en est plus sur lacérémonie.

Quelquefois, par hasard, il lui serrait lamain,

Quand il la trouvait en chemin ;

Quelquefois un baiser pris à ladérobée ;

Et puis c’est tout. Mais qu’est-ce quecela ?

C’est proprement manger son pain à lafumée.

Tous deux étaient trop fins pour en demeurerlà ;

Or voici comme il en alla.

 

Un jour, par un bonheurextrême,

Ils se trouvèrent seuls, sans mère et sansjaloux.

« Que vous sert, dit Richard,hélas ! que je vous aime ?

Que me sert d’être aimé de vous ?

Loin de rendre mon sort plus doux,

Cela ne fait qu’augmenter monmartyre ;

Je vous vois sans vous voir, je ne puis vousparler ;

Si je me plains, si je soupire,

Il me faut tout dissimuler.

Ne saurait-on enfin vous voir sans votremère ?

Ne sauriez-vous trouver quelquemoyen ?

Hélas ! vous le pouvez, si vous le voulezbien ;

Mais vous ne m’aimez pas ? – Si j’étaismoins sincère

Dit Catherine à son amant,

Je vous parlerais autrement ;

Mais le temps nous est cher ; voyons cequ’il faut faire

– Il faudrait donc, lui dit Richard,

Si vous avez dessein de me sauver la vie,

Vous faire mettre un lit dans quelque chambreà part,

Par exemple, à la galerie ;

On vous y pourrait aller voir,

Sur le soir,

Alors que chacun se retire ;

Autrement, on ne peut vous parler qu’àdemi,

Et j’ai cent choses à vous dire,

Que je ne puis vous dire ici. »

Ce mot fit la belle sourire.

Elle se douta bien de ce qu’on luidirait ;

Elle promit pourtant au sire

De faire ce qu’elle pourrait.

La chose n’était pas facile ;

Mais l’amour donne de l’esprit,

Et sait faire une Agnès habile.

Voici comment elle s’y prit :

Elle ne dormit point durant toute la nuit,

Ne fit que s’agiter, et mena tant de bruit

Que ni son père ni sa mère

Ne purent fermer la paupière

Un seul moment.

Ce n’était pas grande merveille :

Fille qui pense à son amant absent,

Toute la nuit, dit-on, a la puce àl’oreille,

Et ne dort que fort rarement.

Dès le matin Cataut se plaignit à sa mère

Des puces de la nuit, du grand chaud qu’ilfaisait :

« On ne peut point dormir, maman ;s’il vous plaisait

Me faire tendre un lit dans cette galerie

Qui regarde sur le jardin :

Il y fait bien plus frais ; et puis, dèsle matin,

Du rossignol qui vient chanter sous cefeuillage,

J’entendrais le ramage. »

La bonne mère y consentit,

Va trouver son homme, et lui dit :

« Cataut voudrait changer de lit,

Afin d’être au frais et d’entendre

Le rossignol. – Ah ! qu’est-ce ci,

Dit le bonhomme, et quellefantaisie ?

Allez, vous êtes folle, et votre filleaussi,

Avec son rossignol ! Qu’elle se tienneici,

Il fera cette nuit-ci

Plus frais que la nuit passée ;

Et puis, elle n’est pas, je croi,

Plus délicate que moi :

J’y couche bien. » Cataut se tint fortoffensée

De ce refus ; et la seconde nuit

Fit cinquante fois plus de bruit

Qu’elle n’avait fait la première,

Pleura, gémit, se dépita,

Et dans son lit se tourmenta

D’une si terrible manière

Que la mère s’en affligea,

Et dit à son mari : « Vous êtes bienmaussade,

Et n’aimez guère votre enfant !

Vous vous jouez assurément

À la faire tomber malade.

Je la trouve déjà tout je ne sais comment.

Répondez-moi : quelle bizarrerie

De ne la pas coucher dans cettegalerie !

Elle est tout aussi près de nous.

– À la bonne heure, dit l’époux ;

Je ne saurais tenir contre femme quicrie :

Vous me feriez devenir fou ;

Passez-en votre fantaisie ;

Et qu’elle entende tout son soû

Le rossignol et la fauvette ! »

Sans délai la chose fut faite :

Catherine à son père obéit promptement,

Se fait dresser un lit, fait signe à sonamant

Pour le soir. Qui voudra savoirprésentement

Combien dura pour eux toute cettejournée :

Chaque moment une heure, et chaque heure uneannée ;

C’est tout le moins. Mais la nuit vint,

Et Richard fit si bien, à l’aide d’uneéchelle

Qu’un fripon de valet lui tint,

Qu’il parvint au lit de la belle.

De dire ce qui s’y passa,

Combien de fois on s’embrassa,

Et combien de façons l’amant et lamaîtresse

Se témoignèrent leur tendresse,

Ce serait temps perdu ; les plus doctesdiscours

Ne sauraient jamais faire entendre

Le plaisir des tendres amours :

Il faut l’avoir goûté pour le pouvoircomprendre.

 

Le rossignol chanta pendanttoute la nuit ;

Et quoiqu’il ne fit pas grand bruit,

Catherine en fut fort contente.

Celui qui chante aux bois son amoureuxsouci

Ne lui parut qu’un âne auprès de celui-ci.

Mais le malheur voulut que l’amant etl’amante,

Trop faibles de moitié pour leurs ardentsdésirs,

Et lassés par leurs doux plaisirs,

S’endormirent tous deux, sur le point oùl’aurore

Commençait à s’apercevoir.

Le père, en se levant, fut curieux de voir

Si sa fille dormait encore.

« Voyons un peu, dit-il, quel effet ontproduit

Le chant du rossignol, le changement delit. »

Il entre dans la galerie,

Et, s’étant approché sans bruit,

Il trouva sa fille endormie.

À cause du grand chaud, nos deux amants,dormants,

Étaient sans drap ni couverture,

En état de pure nature,

Justement comme on peint nos deux premiersparents ;

Excepté qu’au lieu de la pomme,

Catherine avait dans sa main

Ce qui servit au premier homme

À conserver le genre humain ;

 

Ce que vous ne sauriezprononcer sans scrupule,

Belles, qui vous piquez de sentiments sifiers,

Et dont vous vous servez pourtant trèsvolontiers,

Si l’on en croit le bon Catulle.

Le bonhomme à ses yeux à peine ajoutefoi ;

Mais enfin, renfermant le chagrin dans sonâme,

Il rentre dans sa chambre, et réveille safemme :

« Levez-vous, lui dit- il, et venez avecmoi.

Je ne m’étonne plus pourquoi

Cataut vous témoignait si grand désird’entendre

Le rossignol ; vraiment, ce n’était pasen vain :

Elle avait dessein de le prendre,

Et l’a si bien guetté qu’elle l’a dans samain. »

La mère se leva, pleurant presque dejoie :

« Un rossignol, vraiment ! Il fautque je le voie.

Est-il grand ? Chante-t-il ?Fera-t-il des petits ?

Hélas ! la pauvre enfant, commentl’a-t-elle pris ?

– Vous l’allez voir, reprit le père ;

Mais surtout songez à vous taire ;

Si l’oiseau vous entend, c’est autant deperdu ;

Vous gâteriez tout le mystère. »

Qui fut surpris ? ce fut la mère.

Aussitôt qu’elle eut aperçu

Le rossignol que tenait Catherine,

Elle voulut crier, et l’appeler mâtine,

Chienne, effrontée, enfin tout ce qu’il vousplaira ;

Peut-être faire pis ; mais l’épouxl’empêcha.

« Ce n’est pas de vos cris que nous avonsaffaire :

Le mal est fait, dit-il ; et quand onpestera,

Ni plus ni moins il en sera ;

Mais savez-vous ce qu’il faut faire ?

Il faut le réparer le mieux que l’onpourra.

Qu’on m’aille querir le notaire,

Et le prêtre et le commissaire :

Avec leur bon secours, touts’accommodera. »

Pendant tous ces discours, notre amants’éveilla ;

En voyant le soleil : « Hélas !dit-il, ma chère,

Le jour nous a surpris ; je ne saiscomment faire

Pour m’en aller. – Tout ira bien,

Lui répondit alors le père.

Or çà, sire Richard, il ne sert plus derien

De me plaindre de vous, de me mettre encolère.

Vous m’avez fait outrage ; il n’est qu’unseul moyen

Pour m’apaiser et pour mesatisfaire :

C’est qu’il faut ici devant nous

Épouser Catherine ; elle est biendemoiselle :

Si Dieu ne l’a pas faite, aussi riche quevous,

Pour le moins elle est jeune ; et vous latrouvez belle.

Il le faut sur-le-champ, sans délai nirefus,

Sinon, dites votre Inmanus. »

 

S’exposer à souffrir une morttrès cruelle,

Et cela seulement pour avoir refusé

De prendre à femme une fille qu’on aime,

Ce serait, à mon sens, être mal avisé.

Aussi, dans ce péril extrême,

Richard fut habile homme, et ne balançapas

Entre la fille et le trépas.

Sa maîtresse avait des appas ;

Il venait de goûter, la nuit, entre sesbras

Le plus doux plaisir de la vie ;

Il n’avait pas apparemment envie

D’en partir si brusquement.

Or, pendant que notre amant

Songe à se faire époux pour se tirerd’affaire,

Cataut, se réveillant à la voix de sonpère,

Lâcha le rossignol dessus sa bonnefoi ;

Et, tirant doucement le bout du drap sursoi,

Cacha les trois quarts de ses charmes.

Le notaire, arrivé, mit fin à leursalarmes :

On écrivit, et l’on signa.

Ainsi se fit le mariage ;

Et puis jusqu’à midi chacun les laissa là.

Le père, en les quittant, leur dit :« Prenez courage,

Enfants ! Le rossignol est maintenant encage :

Il peut chanter tant qu’il voudra. »

 

Share