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Contes et Nouvelles en vers – Livre I

Contes et Nouvelles en vers – Livre I

de Jean de La Fontaine

LIVRE PREMIER

Préface

 

J’avais résolu de ne consentir à l’impression de ces contes, qu’après que j’y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès à présent ;ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j’ai cru pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s’acquièrent des amis que pour s’acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d’être fils de ses propres œuvres.Quoique j’aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre,je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle,instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre.

 

Il n’appartient qu’aux ouvrages vraiment solides, et d’une souveraine beauté, d’être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d’autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ai fait, ou que j’ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n’ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu’il m’a semblé qu’on était en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ai étendus, et d’autres que j’ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j’ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j’ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d’amour, avec un fragment où l’onme raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui queMars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux piècesn’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste dulivre mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées.Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si lavariété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’unassortissement si exact.

 

Mais je m’amuse à des chosesauxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j’ai lieud’appréhender des objections bien plus importantes. On m’en peutfaire deux principales : l’une que ce livre estlicencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beausexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature duconte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selonHorace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de seconformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait pas étépermis d’écrire de celles-ci, comme tant d’autres l’ont fait, etavec succès, je ne crois pas qu’on le mette en doute : et l’onne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devantmoi, et les anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieuxfait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de lesdéguiser. Il n’y avait rien de plus facile ; mais cela auraitaffaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant decirconspection n’est nécessaire que dans les ouvrages quipromettent beaucoup de retenue dès l’abord, ou par leur sujet, oupar la manière dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder encela des bornes, et que les plus étroites sont lesmeilleures : aussi faut-il m’avouer que trop de scrupulegâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur queVirgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contreles lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Carafin que l’on ne s’y trompe pas, en matière de vers et de prose,l’extrême pudeur et la bienséance sont deux choses biendifférentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu’il està propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnesqu’on entretient. Ce principe une fois posé ce n’est pas une fautede jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes unpeu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S’ily a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression surles âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; ellepasse légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie,ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont trèscapables de nous plonger, et qui est une grande préparation pourl’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reprocheque ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si jeparlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, etpar conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peurque les mariages en soient à l’avenir moins fréquents, et les marisplus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que cescontes ne sont pas fondés, ou qu’ils ont partout un fondement aiséà détruire, enfin qu’il y a des absurdités, et pas la moindreteinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j’ai mesgarants : et puis ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable quifont la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulementla manière de les conter.

 

Voilà les principaux pointssur quoi j’ai cru être obligé de me défendre. J’abandonne le resteaux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie quede prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court,ni ne manque de sujets de s’exercer : quand ceux que je puisprévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvéd’autres.

Joconde

 

Jadis régnait enLombardie

Un prince aussi beau que le jour,

Et tel, que des beautés qui régnaient a sacour

La moitié lui portait envie,

L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.

Un jour en se mirant : Je fais, dit-il,gageure

Qu’il n’est mortel dans la nature

Qui me soit égal en appas

Et gage, si l’on veut, la meilleureprovince

De mes états ;

Et s’il s’en rencontre un, je promets foi deprince

De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindrapas.

 

À ce propos s’avance uncertain gentilhomme

D’auprès de Rome.

« Sire, dit-il, si Votre Majesté

Est curieuse de beauté,

Qu’elle fasse venir mon frère ;

Aux plus charmants il n’en doitguerre :

Je m’y connais un peu ; soit dit sansvanité.

Toutefois en cela pouvant m’être flatté,

Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs devos dames :

Du soin de guérir leurs flammes

Il vous soulagera, si vous le trouvezbon :

Car de pourvoir vous seul au tourment dechacune,

Outre que tant d’amour vous seraitimportune,

Vous n’auriez jamais fait, il vous faut unsecond.

Là-dessus Astolphe répond

(C’est ainsi qu’on nommait ce roi deLombardie) :

Votre discours me donne une terrible envie

De connaître ce frère : amenez-le-nousdonc.

Voyons si nos beautés en serontamoureuses,

Si ses appas le mettront en crédit :

Nous en croirons les connaisseuses,

Comme très bien vous avez dit. »

Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.

(C’est le nom que ce frère avait).

À la campagne il vivait,

Loin du commerce et du monde.

Marié depuis peu : content, je n’en saisrien.

Sa femme avait de la jeunesse,

De la beauté, de la délicatesse ;

Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en souvintbien.

Son frère arrive, et lui faitl’ambassade ;

Enfin il le persuade.

Joconde d’une part regardait l’amitié

D’un roi puissant, et d’ailleurs fortaimable ;

Et d’autre part aussi, sa charmante moitié

Triomphait d’être inconsolable,

Et de lui faire des adieux

À tirer les larmes des yeux.

« Quoi tu me quittes, disait-elle,

As-tu bien l’âme assez cruelle,

Pour préférer à ma constante amour,

Les faveurs de la cour ?

Tu sais qu’à peine elles durent unjour ;

Qu’on les conserve avec inquiétude,

Pour les perdre avec désespoir.

Si tu te lasses de me voir,

Songe au moins qu’en ta solitude

Le repos règne jour et nuit :

Que les ruisseaux n’y font du bruit,

Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.

Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tesbois,

Ces fertiles vallons, ces ombrages sicois,

Enfin moi qui devrais me nommer lapremière :

Mais ce n’est plus le temps, tu ris de monamour

Va cruel, va montrer ta beauté singulière,

Je mourrai, je l’espère, avant la fin dujour. »

 

L’histoire ne dit point, nide quelle manière

Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,

Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ;

Je m’en tais donc aussi de crainte de pisfaire.

Disons que la douleur l’empêcha deparler ;

C’est un fort bon moyen de se tirerd’affaire.

Sa femme le voyant tout prêt de s’enaller,

L’accable de baisers, et pour comble luidonne

Un bracelet de façon fort mignonne ;

En lui disant : « Ne le perdspas ;

Et qu’il soit toujours à ton bras,

Pour te ressouvenir de mon amourextrême :

Il est de mes cheveux, je l’ai tissumoi-même ;

Et voilà de plus mon portrait,

Que j’attache à ce bracelet. »

 

Vous autres bonnes genseussiez cru que la dame

Une heure après eut rendu l’âme ;

Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’unefemme,

Je m’en serais a bon droit défié.

Joconde partit donc ; mais ayantoublie

Le bracelet et la peinture,

Par je ne sais quelle aventure.

Le matin même il s’en souvient.

Au grand galop sur ses pas il revient,

Ne sachant quelle excuse il ferait a safemme :

Sans rencontrer personne, et sans êtreentendu,

Il monte dans sa chambre, et voit près de ladame

Un lourdaud de valet sur son sein étendu.

Tous deux dormaient : dans cet abord,Joconde

Voulut les envoyer dormir en l’autremonde :

Mais cependant il n’en fit rien ;

Et mon avis est qu’il fit bien.

Le moins de bruit que l’on peut faire

En telle affaire,

Est le plus sûr de la moitié.

Soit par prudence, ou par pitié,

Le Romain ne tua personne.

D’éveiller ces amants, il ne le fallaitpas,

Car son honneur l’obligeait en ce cas,

De leur donner le trépas.

« Vis, méchante, dit-il toutbas ;

À ton remords je t’abandonne. »

Joconde là-dessus se remet en chemin,

Rêvant à son malheur tout le long duvoyage,

Bien souvent il s’écrie, au fort de sonchagrin :

« Encor si c’était un blondin

Je me consolerais d’un si sensibleoutrage ;

Mais un gros lourdaud de valet !

C’est à quoi j’ai plus de regret :

Plus j’y pense et plus j’en enrage.

Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est passage

D’avoir assemblé ces amants.

Ce sont, hélas ! sesdivertissements !

Et possible est-ce par gageure

Qu’il a causé cette aventure. »

 

Le souvenir fâcheux d’un siperfide tour

Altérait fort la beauté de Joconde :

Ce n’était plus ce miracle d’amour

Qui devait charmer tout le monde.

Les dames, le voyant arriver à la cour,

Dirent d’abord : « Est-ce là ceNarcisse

Qui prétendait tous nos cœursenchaîner ?

Quoi ! le pauvre homme a lajaunisse !

Ce n’est pas pour nous la donner.

À quel propos nous amener

Un galant qui vient de jeûner

La quarantaine ?

On se fût bien passé de prendre tant depeine. »

Astolphe était ravi ; le frère étaitconfus,

Et ne savait que penser là-dessus ;

Car Joconde cachait avec un soin extrême

La cause de son ennui.

On remarquait pourtant en lui,

Malgré ses yeux cavés, et son visageblême,

De fort beaux traits ; mais qui neplaisaient point,

Faute d’éclat et d’embonpoint.

 

Amour en eut pitié ;d’ailleurs cette tristesse

Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et devœux ;

L’un des plus grands suppôts de l’empireamoureux

Consumait en regrets la fleur de sajeunesse.

Le Romain se vit donc à la fin soulage

Par le même pouvoir qui l’avait afflige.

Car un jour étant seul en une galerie,

Lieu solitaire, et tenu fort secret :

Il entendit en certain cabinet,

Dont la cloison n’était que de menuiserie,

Le propre discours que voici :

« Mon cher Curtade, mon souci,

J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi queglace :

Je ne vois pourtant Dieu merci

Pas une beauté qui m’efface :

Cent conquérants voudraient avoir taplace,

Et tu sembles la mépriser ;

Aimant beaucoup mieux t’amuser

À jouer avec quelque page

Au lansquenet,

Que me venir trouver seule en ce cabinet.

Dorimène tantôt t’en a fait lemessage ;

Tu t’es mis contre elle a jurer,

À la maudire, à murmurer,

Et n’as quitte le jeu que ta main étantfaite,

Sans te mettre en souci de ce que jesouhaite. »

 

Qui fut bien étonné, ce futnotre Romain.

Je donnerais jusqu’à demain,

Pour deviner qui tenait ce langage,

Et quel était le personnage

Qui gardait tant son quant-à-moi.

Ce bel Adon était le nain du roi,

Et son amante était la reine.

Le Romain, sans beaucoup de peine,

Les vit en approchant les yeux

Des fentes que le bois laissait en diverslieux.

Ces amants se fiaient au soin deDorimène ;

Seule elle avait toujours la clef de celieu-là,

Mais la laissant tomber, Joconde latrouva,

Puis s’en servit, puis en tira

Consolation non petite :

Car voici comme il raisonna :

« Je ne suis pas le seul, et puisque mêmeon quitte

Un prince si charmant, pour un naincontrefait,

Il ne faut pas que je m’irrite,

D’être quitte pour un valet.

 

Ce penser le console :il reprend tous ses charmes,

Il devient plus beau que jamais ;

Telle pour lui verse des larmes,

Qui se moquait de ses attraits.

C’est à qui l’aimera, la plus prude s’enpique,

Astolphe y perd mainte pratique.

Cela n’en fut que mieux ; il en avaitassez.

Retournons aux amants que nous avonslaissés.

Après avoir tout vu le Romain se retire,

Bien empêché de ce secret.

Il ne faut à la cour ni trop voir, ni tropdire ;

Et peu se sont vantés du don qu’on leur afait

Pour une semblable nouvelle :

Mais quoi, Joconde aimait avecque trop dezèle

Un prince libéral qui le favorisait,

Pour ne pas l’avertir du tort qu’on luifaisait.

Or comme avec les rois il faut plus demystère

Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’enfaudroit,

Et que de but en blanc leur parler d’uneaffaire,

Dont le discours leur doit déplaire,

Ce serait être maladroit ;

Pour adoucir la chose, il fallut queJoconde,

Depuis l’origine du monde,

Fît un dénombrement des rois et descésars,

Qui sujets comme nous à ces communshasards,

Malgré les soins dont leur grandeur sepique,

Avaient vu leurs femmes tomber

En telle ou semblable pratique,

Et l’avaient vu sans succomber

À la douleur, sans se mettre en colère,

Et sans en faire pire chère.

« Moi qui vous parle, Sire, ajouta leRomain,

Le jour que pour vous voir je me mis enchemin,

Je fus forcé par mon destin,

De reconnaître Cocuage

Pour un des dieux du mariage,

Et comme tel de lui sacrifier. »

Là-dessus il conta, sans en rien oublier,

Toute sa déconvenue ;

Puis vint à celle du roi.

 

« Je vous tiens, ditAstolphe, homme digne de foi ;

Mais la chose, pour être crue,

Mérite bien d’être vue :

Menez-moi donc sur les lieux. »

Cela fut fait, et de ses propres yeux

Astolphe vit des merveilles,

Comme il en entendit de ses propresoreilles.

L’énormité du fait le rendit si confus,

Que d’abord tous ses sens demeurèrentperclus :

Il fut comme accablé de ce crueloutrage :

Mais bientôt il le prit en homme decourage,

En galant homme, et pour le faire court,

En véritable homme de cour.

« Nos femmes, ce dit-il, nous en ontdonne d’une ;

Nous voici lâchement trahis :

Vengeons-nous-en, et courons lepays ;

Cherchons partout notre fortune.

Pour réussir dans ce dessein,

Nous changerons nos noms, je laisserai montrain,

Je me dirai votre cousin,

Et vous ne me rendrez aucunedéférence :

Nous en ferons l’amour avec plusd’assurance,

Plus de plaisir, plus de commodité,

Que si j’étais suivi selon maqualité. »

 

Joconde approuva fort ledessein du voyage.

« Il nous faut dans notre équipage,

Continua le prince, avoir un livreblanc :

Pour mettre les noms de celles

Qui ne seront pas rebelles,

Chacune selon son rang.

Je consens de perdre la vie,

Si devant que sortir des confins d’Italie

Tout notre livre ne s’emplit ;

Et si la plus sévère à nos vœux ne serange :

Nous sommes beaux ; nous avons del’esprit ;

Avec cela bonnes lettres de change ;

Il faudrait être bien étrange,

Pour résister à tant d’appas,

Et ne pas tomber dans les lacs

De gens qui sèmeront l’argent et lafleurette,

Et dont la personne est bien faite. »

 

Leur bagage étant prêt, et lelivre surtout,

Nos galants se mettent en voie.

Je ne viendrais jamais à bout

De nombrer les faveurs que l’Amour leurenvoie :

Nouveaux objets, nouvelle proie :

Heureuses les beautés qui s’offrent à leursyeux !

Et plus heureuse encor celle qui peut leurplaire !

Il n’est en la plupart des lieux

Femme d’échevin, ni de maire,

De podestat, de gouverneur,

Qui ne tienne à fort grand honneur

D’avoir en leur registre place.

Les cœurs que l’on croyait de glace

Se fondent tous à leur abord.

J’entends déjà maint esprit fort

M’objecter que la vraisemblance

N’est pas en ceci tout à fait.

« Car, dira-t-on, quelque parfait

Que puisse être un galant dedans cettescience,

Encor faut-il du temps pour mettre un cœur àbien. »

S’il en faut, je n’en sais rien

Ce n’est pas mon métier de cajolerpersonne :

Je le rends comme on me le donne ;

Et l’Arioste ne ment pas.

Si l’on voulait à chaque pas

Arrêter un conteur d’histoire,

Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareilcas

Je promets à ces gens quelque jour de lescroire.

 

Quand nos aventuriers eurentgoûté de tout

(De tout un peu, c’est comme il fautl’entendre)

« Nous mettrons, dit Astolphe, autant decœurs à bout

Que nous voudrons en entreprendre

Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.

Arrêtons-nous pour un temps quelque part

Et cela plus tôt que plus tard ;

Car en amour, comme à la table,

Si l’on en croit la Faculté,

Diversité de mets peut nuire à la santé.

Le trop d’affaires nous accable ;

Ayons quelque objet en commun ;

Pour tous les deux c’est assezd’un. »

 

« J’y consens, ditJoconde, et je sais une dame

Près de qui nous aurons toute commodité.

Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elleest femme

D’un des premiers de la cité.

Rien moins, reprit le roi, laissons laqualité :

Sous les cotillons des grisettes,

Peut loger autant de beauté,

Que sous les jupes des coquettes.

D’ailleurs, il n’y faut point faire tant defaçon,

Être en continuel soupçon,

Dépendre d’une humeur fière, brusque, ouvolage :

Chez les dames de haut parage

Ces choses sont à craindre, et bien d’autresencor.

Une grisette est un trésor ;

Car sans se donner de la peine,

Et sans qu’aux bals on la promène,

On en vient aisément à bout ;

On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien dutout.

Le point est d’en trouver une qui soitfidèle

Choisissons-la toute nouvelle,

Qui ne connaisse encor ni le mal ni lebien.

 

« Prenons, dit leRomain, la fille de notre hôte ;

Je la tiens pucelle sans faute.

De plus puceau que cette belle ;

Sa poupée en sait autant qu’elle.

– J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des cesoir.

Il ne s’agit que de savoir

Qui de nous doit donner à cettejouvencelle,

Si son cœur se rend à nos vœux,

La première leçon du plaisir amoureux.

Je sais que cet honneur est pure fantaisie

Toutefois étant roi, l’on me le doitcéder,

Du reste il est aisé de s’en accommoder.

– Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,

Vous auriez droit de prétendre le pas,

Mais il s’agit d’un autre cas.

Tirons au sort, c’est la justice ;

Deux pailles en feront l’office.

De la chape à l’évêque hélas ils sebattaient,

Les bonnes gens qu’ils étaient.

Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage

Du prétendu pucelage.

 

La belle étant venue en leurchambre le soir,

Pour quelque petite affaire ;

Nos deux aventuriers près d’eux la firentseoir,

Louèrent sa beauté, tachèrent de luiplaire,

Firent briller une bague à ses yeux.

À cet objet si précieux

Son cœur fit peu de résistance.

Le marché se conclut, et dès la même nuit,

Toute l’hôtellerie étant dans le silence,

Elle les vient trouver sans bruit.

Au milieu d’eux ils lui font prendreplace,

Tant qu’enfin la chose se passe

Au grand plaisir des trois, et surtout duRomain,

Qui crut avoir rompu la glace.

Je lui pardonne, et c’est en vain

Que de ce point on s’embarrasse.

Car il n’est si sotte après tout

Qui ne puisse venir à bout

De tromper à ce jeu le plus sage dumonde :

Salomon qui grand clerc étoit

Le reconnaît en quelque endroit,

Dont il ne souvint pas au bonhommeJoconde.

Il se tint content pour le coup,

Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup ;

Tout alla bien, et maître Pucelage

Joua des mieux son personnage.

Un jeune gars pourtant en avait essayé.

Le temps à cela près fut fort bienemployé,

Et si bien que la fille en demeuracontente.

 

Le lendemain elle le futencor,

Et même encor la nuit suivante

Le jeune gars s’étonna fort

Du refroidissement qu’il remarquait enelle :

Il se douta du fait, la guetta, lasurprit,

Et lui fit fort grosse querelle.

Afin de l’apaiser la belle lui promit,

Foi de fille de bien, que sans aucunefaute,

Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait

Autant de rendez-vous qu’il endemanderait.

« Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse nid’hôte :

Je veux cette nuit même, ou bien je diraitout.

– Comment en viendrons-nous a bout ?

(Dit la fille fort affligée)

De les aller trouver je me suisengagée :

Si j’y manque, adieu l’anneau,

Que j’ai gagné bien et beau,

– Faisons que l’anneau vous demeure,

Reprit le garçon, tout à l’heure.

Dites-moi seulement, dorment-ils fort tousdeux ?

– Oui, reprit-elle, mais entre eux

Il faut que toute nuit je demeure couchée

Et tandis que je suis avec l’un d’euxempêchée

L’autre attend sans mot dire et s’endort biensouvent,

Tant que le siège soit vacant

C’est là leur mot. » Le gars dit àl’instant :

« Je vous irai trouver pendant leurpremier somme. »

Elle reprit : « Ah !gardez-vous-en bien ;

Vous seriez un mauvais homme.

– Non, non, dit-il, ne craignez rien,

Et laissez ouverte la porte. »

 

La porte ouverte ellelaissa ;

Le galant vint, et s’approcha

Des pieds du lit ; puis fit en sorte,

Qu’entre les draps il se glissa :

Et Dieu sait comme il se plaça ;

Et comme enfin tout se passa :

Et de ceci, ni de cela,

Ne se douta le moins du monde,

Ni le roi lombard ni Joconde.

Chacun d’eux pourtant s’éveilla

Bien étonné de telle aubade.

Le roi lombard dit à part soi :

« Qu’a donc mangé mon camarade ?

Il en prend trop ; et sur ma foi,

C’est bien fait s’il devientmalade. »

Autant en dit de sa part le Romain.

Et le garçon ayant repris haleine,

S’en donna pour le jour, et pour lelendemain ;

Enfin pour toute la semaine.

Puis les voyant tous deux rendormis à lafin,

Il s’en alla de grand matin,

Toujours par le même chemin,

Et fut suivi de la donzelle,

Qui craignait fatigue nouvelle.

Eux éveillés, le roi dit au Romain :

« Frère, dormez jusqu’à demain :

Vous en devez avoir envie,

Et n’avez à présent besoin que de repos.

– Comment ? dit le Romain : maisvous-même, à propos

Vous avez fait tantôt une terrible vie.

– Moi ? dit le roi, j’ai toujoursattendu :

Et puis voyant que c’était temps perdu,

Que sans pitié ni conscience

Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter cetendron,

Sans en avoir d’autre raison

Que d’éprouver ma patience,

Je me suis, malgré moi, jusqu’au jourrendormi.

Que s’il vous eut plu, notre ami,

J’aurais couru volontiers quelque poste.

C’eut été tout, n’ayant pas la riposte

Ainsi que vous : qu’yferait-on ?

– Pour Dieu, reprit son compagnon,

Cessez de vous railler, et changeons dematière.

Je suis votre vassal vous l’avez bien faitvoir.

C’est assez que tantôt il vous ait plud’avoir

La fillette tout entière :

Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;

Nous verrons si ce feu toujours vousdurera.

– Il pourra, dit le roi, durer toute mavie,

Si j’ai beaucoup de nuits telles quecelle-ci.

– Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,

Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaîtainsi. »

Astolphe se piqua de cette repartie ;

Et leurs propos s’allaient de plus en plusaigrir,

Si le roi n’eut fait venir

Tout incontinent la belle.

Ils lui dirent :« Jugez-nous »,

En lui contant leur querelle.

Elle rougit, et se mit à genoux ;

Leur confessa tout le mystère.

Loin de lui faire pire chère,

Ils en rirent tous deux : l’anneau luifut donné,

Et maint bel écu couronné,

Dont peu de temps après on la vit mariée,

Et pour pucelle employée.

Ce fut par là que nos aventuriers

Mirent fin à leurs aventures,

Se voyant chargés de lauriers

Qui les rendront fameux chez les racesfutures :

Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur encoûta

Qu’un peu d’adresse, et quelques feinteslarmes ;

Et que loin des dangers et du bruit desalarmes,

L’un et l’autre les remporta.

Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tantde belles,

Et leur livre étant plus que plein,

Le roi lombard dit au Romain :

« Retournons au logis par le plus courtchemin :

Si nos femmes sont infidèles,

Consolons-nous, bien d’autres le sontqu’elles.

La constellation changera quelquejour :

Un temps viendra que le flambeau d’Amour

Ne brûlera les cœurs que de pudiquesflammes :

À présent on dirait que quelque astremalin

Prend plaisir aux bons tours des maris et desfemmes.

D’ailleurs tout l’univers est plein

De maudits enchanteurs, qui des corps et desâmes,

Font tout ce qu’il leur plaît :savons-nous si ces gens

(Comme ils sont traîtres et méchants,

Et toujours ennemis, soit de l’un, soit del’autre)

N’ont point ensorcelé mon épouse et lavôtre ?

Et si par quelque étrange cas,

Nous n’avons point cru voir chose qui n’étaitpas ?

Ainsi que bons bourgeois achevons notrevie,

Chacun près de sa femme, et demeurons-enla.

Peut-être que l’absence, ou bien lajalousie,

Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nousôta. »

Astolphe rencontra dans cette prophétie.

 

Nos deux aventuriers, aulogis retournés,

Furent très bien reçus, pourtant un peugrondés ;

Mais seulement par bienséance.

L’un et l’autre se vit de baisersrégalé :

On se récompensa des pertes de l’absence,

Il fut dansé, sauté, ballé ;

Et du nain nullement parlé,

Ni du valet comme je pense.

Chaque époux s’attachant auprès de samoitié,

Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,

Le plus heureux, le plus content du monde.

La reine à son devoir ne manqua d’un seulpoint :

Autant en fit la femme de Joconde :

Autant en font d’autres qu’on ne saitpoint.

Richard Minutolo

 

 

C’est de tout temps qu’àNaples on a vu

Régner l’amour et la galanterie :

De beaux objets cet état est pourvu,

Mieux que pas un qui soit en Italie.

Femmes y sont, qui font venir l’envie

D’être amoureux, quand on ne voudrait pas.

 

Une surtout ayant beaucoupd’appas

Eut pour amant un jeune gentilhomme,

Qu’on appelait Richard Minutolo :

Il n’était lors de Paris jusqu’à Rome

Galant qui sut si bien le numéro.

Force lui fut ; d’autant que cettebelle

(Dont sous le nom de madame Catelle

Il est parlé dans le Décaméron)

Fut un long temps si dure et si rebelle,

Que Minutol n’en sut tirer raison.

Que fait-il donc ? comme il voit que sonzèle

Ne produit rien, il feint d’êtreguéri ;

Il ne va plus chez madame Catelle ;

Il se déclare amant d’une autrebelle ;

Il fait semblant d’en être favori.

Catelle en rit ; pas grain dejalousie.

Sa concurrente était sa bonne amie :

Si bien qu’un jour qu’ils étaient endevis,

Minutolo pour lors de la partie,

Comme en passant mit dessus le tapis

Certains propos de certaines coquettes,

Certain mari, certaines amourettes,

Qu’il controuva sans personnenommer ;

Et fit si bien que madame Catelle

De son époux commence à s’alarmer,

Entre en soupçon, prend le morceau pourelle.

Tant en fut dit, que la pauvre femelle,

Ne pouvant plus durer en tel tourment,

Voulut savoir de son défunt amant,

Qu’elle tira dedans une ruelle,

De quelles gens il entendait parler :

Qui, quoi, comment, et ce qu’il voulaitdire.

« Vous avez eu, lui dit-il, tropd’empire

Sur mon esprit pour vous dissimuler.

Votre mari voit Madame Simone :

Vous connaissez la galande quec’est :

Je ne le dis pour offenser personne ;

Mais il y va tant de votre intérêt,

Que je n’ai pu me taire davantage.

Si je vivais dessous votre servage,

Comme autrefois, je me garderais bien

De vous tenir un semblable langage,

Qui de ma part ne serait bon à rien.

De ses amants toujours on se méfie.

Vous penseriez que par supercherie

Je vous dirais du mal de votreépoux ;

Mais grâce à Dieu je ne veux rien de vous.

Ce qui me meut n’est du tout que bon zèle.

Depuis un jour j’ai certaine nouvelle,

Que votre époux chez Janot le baigneur

Doit se trouver avecque sa donzelle.

Comme Janot n’est pas fort grand seigneur,

Pour cent ducats vous lui ferez toutdire ;

Pour cent ducats il fera tout aussi.

Vous pouvez donc tellement vous conduire,

Qu’au rendez-vous trouvant votre mari,

Il sera pris sans s’en pouvoir dédire.

Voici comment. La dame a stipulé

Qu’en une chambre, ou tout sera fermé,

L’on les mettra ; soit craignant qu’onait vue

Sur le baigneur ; soit que sentant soncas,

Simone encor n’ait toute honte bue.

Prenez sa place, et ne marchandezpas :

Gagnez Janot ; donnez-lui centducats ;

Il vous mettra dedans la chambrenoire ;

Non pour jeûner, comme vous pouvezcroire :

Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira.

Ne parlez point, vous gâteriez l’histoire,

Et vous verrez comme tout en ira. »

L’expédient plus très fort à Catelle.

De grand dépit Richard elleinterrompt :

« Je vous entends, c’est assez, luidit-elle,

Laissez-moi faire ; et le drôle et sabelle

Verront beau jeu si la corde ne rompt.

Pensent-ils donc que je sois quelquebuse ? »

Lors pour sortir elle prend une excuse,

Et tout d’un pas s’en va trouver Janot,

À qui Richard avait donné le mot.

L’argent fait tout : si l’on en prend enFrance

Pour obliger en de semblables cas,

On peut juger avec grande apparence,

Qu’en Italie on n’en refuse pas.

Pour tout carquois, d’une large escarcelle

En ce pays le dieu d’amour se sert.

Janot en prend de Richard, deCatelle ;

Il en eut pris du grand diable d’enfer.

Pour abréger, la chose s’exécute

Comme Richard s’était imaginé.

Sa maîtresse eut d’abord quelque dispute

Avec Janot qui fit le réservé :

Mais en voyant bel argent bien compté,

Il promet plus que l’on ne lui demande.

Le temps venu d’aller au rendez- vous,

Minutolo s’y rend seul de sa bande ;

Entre en la chambre ; et n’y trouveaucuns trous

Par où le jour puisse nuire à sa flamme.

Guère n’attend : il tardait à la dame

D’y rencontrer son perfide époux,

Bien préparée à lui chanter sa gamme.

Pas n’y manqua, l’on peut s’en assurer.

Dans le lieu dit Janot la fit entrer,

Là ne trouva ce qu’elle allaitchercher :

Point de mari, point de Dame Simone

Mais au lieu d’eux Minutol en personne,

Qui sans parler se mit à l’embrasser.

Quant au surplus je le laisse àpenser :

Chacun s’en doute assez sans qu’on le die.

De grand plaisir notre amant s’extasie.

Que si le jeu plut beaucoup à Richard,

Catelle aussi, toute rancune à part,

Le laissa faire, et ne voulut mot dire

Il en profite, et se garde de rire ;

Mais toutefois ce n’est pas sans effort

De figurer le plaisir qu’a le sire,

Il me faudrait un esprit bien plus fort

Premièrement il jouit de sa belle ;

En second lieu il trompe unecruelle ;

Et croit gagner les pardons en cela.

Mais à la fin Catelle s’emporta :

« C’est trop souffrir, traître, ce luidit-elle,

Je ne suis pas celle que tu prétends.

Laisse-moi là ; sinon à belles dents

Je te déchire, et te saute à la vue.

C’est donc cela que tu te tiens en mue,

Fais le malade et te plains tous lesjours ;

Te réservant sans doute à tes amours.

Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue

De moins d’appas ? ai-je moinsd’agrément,

Moins de beauté que ta dame Simone ?

Le rare oiseau ! ô la bellefriponne !

T’aimais-je moins ? je te hais àprésent ;

Et plut à Dieu que je t’eusse vupendre. »

Pendant cela Richard pour l’apaiser

La caressait, tâchait de la baiser ;

Mais il ne put ; elle s’en sutdéfendre.

« Laisse-moi là, se mit-elle à crier

Comme un enfant penses-tu metraiter ?

N’approche point, je ne suis plus tafemme :

Rends-moi mon bien, va-t’en trouver tadame

Va déloyal, va-t’en, je te le dis.

Je suis bien sotte, et bien de mon pays

De te garder la foi de mariage :

À quoi tient-il, que pour te rendre sage,

Tout sur-le-champ, je t’envoie quérir

Minutolo qui m’a si fort chérie ?

Je le devrais afin de te punir ;

Et sur ma foi, j’en ai presquel’envie. »

À ce propos le galant éclata.

« Tu ris, dit-elle, ô dieux ! quelleinsolence !

Rougira-t-il ? voyons sacontenance. »

Lors de ses bras la belle s’échappa ;

D’une fenêtre à tâtons approcha ;

L’ouvrit de force ; et fut bienétonnée

Quand elle vit Minutol son amant :

Elle tomba plus d’à demi pâmée.

« Ah ! qui t’eut cru, dit-elle, siméchant ?

Que dira-t-on ? me voilà diffamée.

– Qui le saura ? dit Richard àl’instant ;

Janot est sûr, j’en réponds sur ma vie.

Excusez donc si je vous ai trahie ;

Ne me sachez mauvais gré d’un teltour :

Adresse, force, et ruse, ettromperie ;

Tout est permis en matière d’amour.

J’étais réduit avant ce stratagème

À vous servir sans plus pour vos beauxyeux :

Ai-je failli de me payer moi-même ?

L’eussiez-vous fait ? non sansdoute ; et les dieux

En ce rencontre ont tout fait pour lemieux :

Je suis content ; vous n’êtes pointcoupable ;

Est-ce de quoi paraîtreinconsolable ?

Pourquoi gémir ? j’en connais, Dieumerci,

Qui voudraient bien qu’on les trompâtainsi. »

Tout ce discours n’apaisa point Catelle.

Elle se mit à pleurer tendrement.

En cet état elle parut si belle,

Que Minutol de nouveau s’enflammant

Lui prit la main. « Laisse-moi, luidit-elle ;

Contente-toi, veux-tu donc que j’appelle

Tous les voisins, tous les gens deJanot ?

– Ne faites point, dit-il, cettefolie ;

Votre plus court est de ne dire mot.

Pour de l’argent, et non par tromperie

(Comme le monde est à présent bâti)

L’on vous croirait venue en ce lieu-ci.

Que si d’ailleurs cette supercherie

Allait jamais jusqu’à votre mari,

Quel déplaisir ! songez-y je vousprie ;

En des combats n’engagez point savie ;

Je suis du moins aussi mauvais quelui. »

À ces raisons enfin Catelle cède.

« La chose étant, poursuit-il, sansremède,

Le mieux sera que vous vous consoliez.

N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez…

Mais bannissons bien loin touteespérance ;

Jamais mon zèle et ma persévérance

N’ont eu de vous que mauvais traitement.

Si vous vouliez, vous feriez aisément,

Que le plaisir de cette jouissance

Ne serait pas, comme il est,imparfait :

Que reste-t-il ? le plus fort en estfait. »

Tant bien sut dire, et prêcher, que ladame

Séchant ses yeux, rassérénant son âme,

Plus doux que miel à la fin l’écouta.

D’une faveur en une autre il passa,

Eut un souris, puis après autre chose,

Puis un baiser, puis autre choseencor ;

Tant que la belle, après un peu d’effort,

Vient à son point, et le drôle en dispose.

Heureux cent fois plus qu’il n’avaitété !

Car quand l’Amour d’un et d’autre côté

Veut s’entremettre, et prend part àl’affaire,

Tout va bien mieux, comme m’ont assuré

Ceux que l’on tient savants en ce mystère.

Ainsi Richard jouit de ses amours,

Vécut content, et fit force bons tours,

Dont celui-ci peut passer à la montre.

Pas ne voudrais en faire un plusrusé :

Que plût à Dieu qu’en certaine rencontre

D’un pareil cas je me fusse avisé !

Le Cocu, battu et content

 

N’a pas longtemps de Romerevenait

Certain cadet qui n’y profita guère

Et volontiers en chemin séjournait

Quand par hasard le galant rencontrait

Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.

Avint qu’un jour en un bourg arrêté

Il vit passer une dame jolie,

Leste, pimpante, et d’un page suivie,

En la voyant, il en fut enchanté.

La convoita ; comme bien savaitfaire.

Prou de pardons il avait rapporté ;

De vertu peu ; chose assez ordinaire.

La dame était de gracieux maintien,

De doux regard, jeune, fringante etbelle ;

Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,

Fors que d’avoir un ami digne d’elle.

Tant se la mit le drôle en la cervelle,

Que dans sa peau peu ni point nedurait :

Et s’informant comment onl’appelait :

« C’est, lui dit-on, la dame duvillage.

Messire Bon l’a prise en mariage,

Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveuxgris :

Mais comme il est des premiers du pays,

Son bien supplée au défaut de sonâge. »

 

Notre cadet tout ce détailapprit,

Dont il conçut espérance certaine.

Voici comment le pèlerin s’y prit.

Il renvoya dans la ville prochaine

Tous ses valets ; puis s’en fut auchâteau ;

Dit qu’il était un jeune jouvenceau,

Qui cherchait maître, et qui savait toutfaire.

Messire Bon fort content de l’affaire

Pour fauconnier le loua bien et beau.

(Non toutefois sans l’avis de sa femme)

Le fauconnier plut très fort à ladame ;

Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,

Guère ne mit à déclarer sa flamme.

Ce fut beaucoup ; car le vieillardétait

Fou de sa femme, et fort peu la quittait,

Sinon les jours qu’il allait à la chasse.

Son fauconnier, qui pour lors le suivait,

Eut demeuré volontiers en sa place.

La jeune dame en était bien d’accord,

Ils n’attendaient que le temps de mieuxfaire.

Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,

Nul n’osera soutenir le contraire.

 

Amour enfin, qui prit à cœurl’affaire,

Leur inspira la ruse que voici.

La dame dit un soir à son mari :

« Qui croyez-vous le plus rempli dezèle

De tous vos gens ? » Ce proposentendu

Messire Bon lui dit : « J’aitoujours cru

Le fauconnier garçon sage et fidèle ;

Et c’est à lui que plus je me fierois.

– Vous auriez tort, repartit cettebelle ;

C’est un méchant : il me tint l’autrefois

Propos d’amour, dont je fus si surprise,

Que je pensai tomber tout de monhaut ;

Car qui croirait une telleentreprise ?

Dedans l’esprit il me vint aussitôt

De l’étrangler, de lui manger lavue :

Il tint à peu ; je n’en fus retenue,

Que pour n’oser un tel cas publier :

Même, à dessein qu’il ne le put nier,

Je fis semblant d’y vouloircondescendre ;

Et cette nuit sous un certain poirier

Dans le jardin je lui dis de m’attendre.

Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,

Plus par amour que doutant de mafoi ;

Je ne me puis dépêtrer de cet homme,

Sinon la nuit pendant son premiersomme :

D’auprès de lui tâchant de me lever,

Dans le jardin je vous irai trouver.

Voilà l’état où j’ai laissél’affaire. »

 

Messire Bon se mit fort encolère.

Sa femme dit : » Mon mari, monépoux,

Jusqu’à tantôt cachez votrecourroux ;

Dans le jardin attrapez-le vous-même ;

Vous le pourrez trouver fortaisément ;

Le poirier est à main gauche en entrant.

Mais il vous faut user destratagème :

Prenez ma jupe, etcontrefaites-vous ;

Vous entendrez son insolenceextrême :

Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,

Que le galant demeure sur la place.

Je suis d’avis que le friponneau fasse

Tel compliment à des femmesd’honneur ! »

L’époux retint cette leçon par cœur.

Onc il ne fut une plus forte dupe

Que ce vieillard, bon homme au demeurant.

Le temps venu d’attraper le galant,

Messire Bon se couvrit d’une jupe,

S’encornêta, courut incontinent

Dans le jardin, ou ne trouvapersonne :

Garde n’avait : car, tandis qu’ilfrissonne,

Claque des dents, et meurt quasi de froid,

Le pèlerin, qui le tout observoit,

Va voir la dame ; avec elle se donne

Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,

Lorsqu’Amour seul étant de la partie

Entre deux draps on tient femmejolie ;

Femme jolie, et qui n’est point à soi.

Quand le galant un assez bon espace

Avec la dame eut été dans ce lieu,

Force lui fut d’abandonner la place :

Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.

Dans le jardin il court en diligence.

Messire Bon rempli d’impatience

À tous moments sa paresse maudit.

Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,

Feignit de croire apercevoir la dame,

Et lui cria : « Quoi donc méchantefemme !

À ton mari tu brassais un tel tour !

Est-ce le fruit de son parfaitamour !

Dieu soit témoin que pour toi j’en aihonte :

Et de venir ne tenais quasi compte,

Ne te croyant le cœur si perverti,

Que de vouloir tromper un tel mari.

Or bien, je vois qu’il te faut unami ;

Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.

Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,

C’est seulement pour éprouver tafoi :

Et ne t’attends de m’induire àluxure :

Grand pécheur suis ; mais j’ai, la Dieumerci,

De ton honneur encor quelque souci.

À Monseigneur ferais-je un teloutrage ?

Pour toi, tu viens avec un front depage :

Mais, foi de Dieu, ce bras techâtiera ;

Et Monseigneur puis après le saura. »

 

Pendant ces mots épouxpleurait de joie,

Et tout ravi disait entre ses dents :

« Loué soit Dieu, dont la bontém’envoie

Femme et valet si chastes, siprudents. »

Ce ne fut tout ; car à grands coups degaule

Le pèlerin vous lui froisse uneépaule ;

De horions laidement l’accoutra ;

Jusqu’au logis ainsi le convoya.

Messire Bon eut voulu que le zèle

De son valet n’eut été jusque-là ;

Mais le voyant si sage et si fidèle,

Le bonhommeau des coups se consola.

Dedans le lit sa femme il retrouva ;

Lui conta tout, en luidisant : » M’amie,

Quand nous pourrions vivre cent ans encor,

Ni vous ni moi n’aurions de notre vie

Un tel valet ; c’est sans doute untrésor.

Dans notre bourg je veux qu’il prennefemme :

À l’avenir traitez-le ainsi que moi.

– Pas n’y faudrai, lui repartit ladame ;

Et de ceci je vous donne ma foi. »

Le Mari confesseur

 

Messire Artus sous le grandroi François

Alla servir aux guerres d’Italie ;

Tant qu’il se vit, après maints beauxexploits,

Fait chevalier en grand’cérémonie.

Son général lui chaussa l’éperon :

Dont il croyait que le plus haut baron

Ne lui dut plus contester le passage.

Si s’en revient tout fier en son village,

Où ne surprit sa femme en oraison.

Seule il l’avait laissée à lamaison ;

Il la retrouve en bonne compagnie,

Dansant, sautant, menant joyeuse vie,

Et des muguets avec elle à foison.

 

Messire Artus ne prit goût àl’affaire ;

Et ruminant sur ce qu’il devaitfaire :

« Depuis que j’ai mon village quitté,

Si j’étais crû, dit-il, en dignité

De cocuage et de chevalerie :

C’est moitié trop, sachons lavérité. »

Pour ce s’avise, un jour de confrérie,

De se vêtir en prêtre, et confesser.

Sa femme vient à ses pieds se placer.

De prime abord sont par la bonne dame

Expédiés tous les pêchés menus ;

Puis à leur tour les gros étant venus,

Force lui fut qu’elle changeât de gamme.

« Père, dit-elle, en mon lit sontreçus

Un gentilhomme, un chevalier, unprêtre. »

Si le mari ne se fût fait connaître,

Elle en allait enfiler beaucoupplus ;

Courte n’était pour sûr la kyrielle.

Son mari donc l’interrompt là-dessus

Dont bien lui prit : » Ah,dit-il, infidèle !

Un prêtre même ! à qui crois-tuparler ?

À mon mari, dit la fausse femelle

Qui d’un tel pas se sut bien démêler.

Je vous ai vu dans ce lieu vous couler

Ce qui m’a fait douter du badinage.

C’est un grand cas étant homme si sage

Vous n’ayez su l’énigme débrouiller.

On vous a fait, dites-vous,chevalier :

Auparavant vous étiez gentilhomme :

Vous êtes prêtre avecque ces habits.

Béni soit Dieu ! dit alors le bonhomme :

Je suis un sot de l’avoir si mal pris.

Conte d’une chose arrivée àChâteau-Thierry

 

Un savetier, que nousnommerons Blaise,

Prit belle femme ; et fut très avisé

Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,

S’en vont prier un marchand peu rusé,

Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse

Mi-muid de grain ; ce que le marchandfait.

Le terme échu, ce créancier les presse.

Dieu sait pourquoi : le galant, eneffet,

Crut que par là baiserait la commère.

« Vous avez trop de quoi mesatisfaire

(Ce lui dit-il) et sans débourserrien ;

Accordez-moi ce que vous savez bien.

– Je songerai, répond-elle, à lachose. »

Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,

L’avertissant de ce qu’on lui propose.

Blaise lui dit : » Par bieu,femme, il nous faut

Sans coup férir rattraper notre somme.

Tout de ce pas allez dire à cet homme

Qu’il peut venir, et que je n’y suispoint.

Je veux ici me cacher tout à point.

Avant le coup demandez la cédule.

De la donner je ne crois qu’il recule.

Puis tousserez afin de m’avertir ;

Mais haut et clair, et plutôt deux foisqu’une.

Lors de mon coin vous me verrez sortir

Incontinent, de crainte de fortune. »

 

Ainsi fut dit, ainsis’exécuta.

Dont le mari puis après se vanta ;

Si que chacun glosait sur ce mystère.

« Mieux eût valu tousser aprèsl’affaire,

(Dit à la belle un des plus grosbourgeois)

Vous eussiez eu votre compte tous trois.

N’y manquez plus, sauf après de se taire.

Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entrenous. »

Elle répond : » AhMonsieur ! croyez-vous

Que nous ayons tant d’esprit que vosdames ? »

Notez qu’illec avec deux autres femmes,

Du gros bourgeois l’épouse était aussi)

« Je pense bien, continua la belle.

Qu’en pareil cas Madame en useainsi ;

Mais quoi, chacun n’est pas si sagequ’elle. »

La Vénus callipyge

 

Du temps des Grecs, deuxsœurs disaient avoir

Aussi beau cul que fille de leursorte ;

La question ne fut que de savoir

Quelle des deux dessus l’autre l’emporte

Pour en juger un expert étant pris,

À la moins jeune il accorde le prix,

Puis l’épousant, lui fait don de sonâme ;

À son exemple, un sien frère est épris

De la cadette, et la prend pour safemme ;

Tant fut entre eux, à la fin, procédé,

Que par les sœurs un temple fut fondé,

Dessous le nom de Vénus belle-fesse,

Je ne sais pas à quelle intention ;

Mais c’eût été le temple de la Grèce

Pour qui j’eusse eu plus de dévotion.

Conte tiré d’Athénée

 

Axiochus avec Alcibiades

Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,

Par bon accord comme grands camarades,

En même nid furent pondre tous deux.

Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux

Tant bien exploite autour de la donzelle,

Qu’il en naquit une fille si belle,

Qu’ils s’en vantaient tous deux également.

Le temps venu que cet objet charmant

Put pratiquer les leçons de sa mère ;

Chacun des deux en voulut êtreamant ;

Plus n’en voulut l’un ni l’autre êtrepère.

« Frère, dit l’un, ah ! vous nesauriez faire

Que cet enfant ne soit vous tout craché.

– Parbieu, dit l’autre, il est à vous,compère ;

Je prends sur moi le hasard dupéché. »

Autre conte tiré d’Athénée

 

À son souper un glouton

Commande que l’on apprête

Pour lui seul un esturgeon,

Sans en laisser que la tête,

Il soupe ; il crève ; on ycourt ;

On lui donne maints clystères.

On lui dit, pour faire court,

Qu’il mette ordre à ses affaires.

« Mes amis, dit le goulu,

M’y voilà tout résolu ;

Et puisqu’il faut que je meure,

Sans faire tant de façon,

Qu’on m’apporte tout à l’heure

Le reste de mon poisson. »

Conte de… (sœur Jeanne…)

 

Sœur Jeanne ayant fait unpoupon,

Jeûnait, vivait en sainte fille.

Toujours était en oraison.

Et toujours ses sœurs à la grille.

Un jour donc l’abbesse leur dit ;

« Vivez comme sœur Jeanne vit ;

Fuyez le monde et sa séquelle. »

Toutes reprirent à l’instant :

« Nous serons aussi sages qu’elle

Quand nous en aurons fait autant. »

Conte du juge de Mesle

 

Deux avocats qui nes’accordaient point

Rendaient perplexe un juge deprovince :

Si ne put onc découvrir le vraipoint ;

Tant lui semblait que fût obscur et mince.

Deux pailles prend d’inégalegrandeur :

Du doigt les serre ; il avait bonnepince

La longue échet sans faute au défendeur,

Dont renvoyé s’en va gai comme un prince

La cour s’en plaint, et le jugerepart :

« Ne me blâmez, Messieurs, pour cetégard

De nouveauté dans mon fait il n’estmaille ;

Maint d’entre vous souvent juge au hasard

Sans que pour ce tire à la courtepaille. »

Conte d’un paysan qui avait offensé sonseigneur

 

Un paysan son seigneuroffensa.

L’histoire dit que c’étaitbagatelle ;

Et toutefois ce seigneur le tança

Fort rudement ; ce n’est chosenouvelle.

« Coquin, dit-il, tu mérites lahart :

Fais ton calcul d’y venir tôt outard ;

C’est une fin à tes pareils commune.

Mais je suis bon ; et de trois peinesl’une

Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,

J’entends sans boire, et sans prendrerepos ;

Ou de souffrir trente bons coups degaules,

Bien appliqués sur tes largesépaules ;

Ou de payer sur-le-champ cent écus. »

Le paysan consultant là-dessus :

« Trente aulx sans boire ! ah,dit-il en soi-même,

Je n’appris onc à les manger ainsi.

De recevoir les trente coups aussi,

Je ne le puis sans un péril extrême.

Les cent écus c’est le pire detous. »

Incertain donc il se mit à genoux,

Et s’écria : » Pour Dieu,miséricorde.

Son seigneur dit : Qu’on apporte unecorde ;

Quoi le galant m’ose répondreencor ? »

Le paysan de peur qu’on ne le pende

Fait choix de l’ail ; et le seigneurcommande

Que l’on en cueille, et surtout du plusfort.

Un après un lui même il fait lecompte :

Puis quand il voit que son calcul se monte

À la trentaine, il les met dans un plat.

Et cela fait le malheureux pied-plat

Prend le plus gros ; en pitié leregarde ;

Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat

Dont les morceaux sont frottés demoutarde.

Il n’oserait de la langue y toucher.

Son seigneur rit, et surtout il prendgarde

Que le galant n’avale sans mâcher.

Le premier passe ; aussi fait ledeuxième :

Au tiers il dit : » Que lediable y ait part. »

Bref il en fut à grand-peine au douzième,

Que s’écriant : »Haro la gorgem’ard

Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte àboire. »

Son seigneur dit : » Ah, ah,sire Grégoire,

Vous avez soif ! je vois qu’en vosrepas

Vous humectez volontiers le lampas.

Or buvez donc ; et buvez à votreaise :

Bon prou vous fasse : Holà, du vin,holà.

Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,

Il vous faudra choisir après cela

Des cent écus, ou de la bastonnade,

Pour suppléer au défaut de l’aillade.

– Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vosbontés

Que les aulx soient sur les coupsprécomptés :

Car pour l’argent, par trop grosse est lasomme :

Où la trouver moi qui suis un pauvrehomme ?

– Hé bien, souffrez les trente horions,

Dit le seigneur ; mais laissons lesoignons. »

 

Pour prendre cœur, le vassalen sa panse

Loge un long trait ; se munit lededans ;

Puis souffre un coup avec grandeconstance.

Au deux, il dit : » Donnez-moipatience,

Mon doux Jésus, en tous cesaccidents ! »

Le tiers est rude, il en grince les dents,

Se courbe tout, et saute de sa place.

Au quart il fait une horriblegrimace ;

Au cinq un cri : mais il n’est pas aubout ;

Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.

On ne vit onc si cruelle aventure.

Deux forts paillards ont chacun un bâton,

Qu’ils font tomber par poids et parmesure,

En observant la cadence et le ton.

Le malheureux n’a rien qu’une chanson.

« Grâce ! » dit-il :mais las ! point de nouvelle ;

Car le seigneur fait frapper de plusbelle,

Juge des coups, et tient sa gravité,

Disant toujours qu’il a trop de bonté.

Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.

Après vingt coups d’un ton piteux ilcrie :

« Pour Dieu cessez : hélas ! jen’en puis plus. »

Son seigneur dit : » Payez donccent écus,

Net et comptant : je sais qu’à ladesserre

Vous êtes dur ; j’en suis fâché pourvous.

Si tout n’est prêt, votre compère Pierre

Vous en peut bien assister entre nous.

Mais pour si peu vous ne vous ferieztondre. »

Le malheureux n’osant presque répondre,

Court au mugot, etdit : » C’est tout mon fait.

On examine, on prend un trébuchet

L’eau cependant lui coule de laface :

Il n’a point fait encor telle grimace.

Mais que lui sert ? il convient toutpayer.

C’est grand’pitié quand on fâche sonmaître !

Ce paysan eut beau s’humilier ;

Et pour un fait, assez léger peut-être,

Il se sentit enflammer le gosier,

Vuider la bourse, émoucher lesépaules ;

Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,

Ni pour les aulx, ni pour les coups degaules,

Fait seulement grâce d’un carolus.

Imitation d’un livre intitulé » Lesarrêts d’Amour »

 

Les gens tenant le Parlementd’Amours

Informaient pendant les Grands Jours,

D’aucuns abus commis en l’Île de Cythère

Par devant eux se plaint un amantmaltraité,

Disant que de longtemps il s’efforce deplaire

À certaine ingrate beauté.

Qu’il a donné des sérénades,

Des concerts et des promenades :

Item mainte collation,

Maint bal, et mainte comédie :

A consacré le plus beau de sa vie

À l’objet de sa passion :

S’est tourmenté le corps et l’âme,

Sans pouvoir obliger la dame

À payer seulement d’un souris son amour.

Partant conclut que cette belle

Soit condamnée à l’aimer à son tour.

Fut allégué d’autre part à la Cour

Que plus la dame était cruelle,

Plus elle avait d’embonpoint etd’attraits :

Que perdant ses appas Amour perdait sestraits :

Qu’il avait intérêt au repos de sonâme :

Que quand on a le cœur en flamme

Le teint n’en est jamais si frais.

Qu’il était à propos pour la grandeur duprince,

Qu’elle traitât ainsi toute cetteprovince,

Fît mille soupirants sans faire unbienheureux,

Dormît à son plaisir, conservât tous sescharmes,

Augmentât les tributs de l’empireamoureux,

Qui sont les soupirs et les larmes.

Que souffrir tels procès était un grandabus :

Et que le cas méritait une amende :

Concluant pour le surplus

Au renvoi de la demande.

Le procureur d’Amours intervint là-dessus,

Et conclut aussi pour la belle.

La Cour, leurs moyens entendus,

La renvoya : permis d’êtrecruelle ;

Avec dépens ; et tout ce quis’ensuit.

Cet arrêt fit un peu de bruit

Parmi les gens de la province.

La raison de douter était tous lescadeaux,

Bijoux donnés, et des plus beaux

Qui prend se vend : mais l’intérêt duprince

Souvent plus fort qu’aucunes lois

L’emporta de quatre ou cinq voix.

Les Amours de Mars et de Vénus

 

Gélaste montre à Acante une tapisserie, ousont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parleainsi.

 

« Vous devez avoir luqu’autrefois le dieu Mars,

Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,

Après avoir dompté les plus fermesremparts,

Mit le camp devant Cythèrée.

Le siège ne fut pas de fort longuedurée :

À peine Mars se présenta,

Que la belle parlementa.

 

Dans les formes pourtant ilentreprit l’affaire :

Par tous moyens tâcha de plaire :

De son ajustement prit d’abord un grandsoin.

Considérez-le en ce coin,

Qui quitte sa mine fière.

Il se fait attacher son plus richeharnois.

Quand ce serait pour des jours detournois,

On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.

L’éclat de ses habits fait honte à l’œil dujour.

Sans cela, fit-on mordre aux Géants lapoussière,

Il est bien malaisé de rien faire enamour.

En peu de temps Mars emporta la dame.

Il la gagna peut-être, en lui contant saflamme :

Peut-être conta-t-il ses sièges, sescombats ;

Parla de contrescarpe, et cent autresmerveilles

Que les femmes n’entendent pas,

Et dont pourtant les mots sont doux à leursoreilles.

Voyez combien Vénus en ces lieux écartés

Aux yeux de ce guerrier étale debeautés :

Quels longs baisers ! la gloire a biendes charmes ;

Mais Mars en la servant ignore cesdouceurs.

Son harnois est sur l’herbe : Amour pourtoutes armes

Veut des soupirs et des larmes :

C’est ce qui triomphe des cœurs.

 

Phébus pour la déesse avaitmême dessein ;

Et charme de l’espoir d’une telle conquête

Couvait plus de feux dans son sein,

Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.

C’était un dieu pourvu de cent charmesdivers.

Il était beau mais il faisait desvers ;

Avait un peu trop de doctrine ;

Et qui pis est, savait la médecine.

Or soyez sûr qu’en amours,

Entre l’homme d’épée et l’homme descience,

Les dames au premier inclineronttoujours ;

Et toujours le plumet aura la préférence.

Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieuxchoisir.

Phébus outré de déplaisir

Apprit à Vulcan ce mystère ;

Et dans le fond d’un bois voisin de sonséjour,

Lui fit voir avec Mars la reine deCythère,

Qui n’avaient en ces lieux pour témoins quel’amour.

 

La peine de Vulcan se voitreprésentée :

Et l’on ne dirait pas que les traits en sontfeints.

II demeure immobile, et son âme agitée

Roule mille pensers qu’en ses yeux on voitpeints.

Son marteau lui tombe des mains.

Il a martel en tète, et ne sait querésoudre,

Frappé comme d’un coup de foudre.

Le voici dans cet autre endroit

Qui querelle et qui bat sa femme.

Voyez-vous ce galant qui les montre dudoigt ?

Au palais de Vénus il s’en allait toutdroit,

Espérant y trouver le sujet quil’enflamme.

La dame d’un logis, quand elle faitl’amour

Met le tapis chez elle à toutes lescoquettes

Dieu sait si les galants lui font aussi lacour.

Ce ne sont que jeux et fleurettes,

Plaisants devis et chansonnettes :

Mille bons mots, sans compter les bonstours,

Font que sans s’ennuyer chacun passe lesjours.

Celle que vous voyez apportait une lyre,

Ne songeant qu’à se réjouir.

Mais Vénus pour le coup ne la sauraitouïr :

Elle est trop empêchée, et chacun seretire.

Le vacarme que fait Vulcan,

A mis l’alarme au camp.

 

Mais avec tout ce bruit quegagne le pauvre homme ?

Quand les cœurs ont goûté les délicesd’Amour,

Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,

Que de s’en passer un seul jour.

Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame

Quand l’Hymen les joindrait de son nœud leplus fort,

Que l’un fut le mari, que l’autre fut lafemme,

On ne pourrait entre eux voir un plus belaccord.

Considérez plus bas les trois Grâcespleurantes :

La maîtresse a failli, l’on punit lessuivantes.

Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragonsveillants

Pourraient contre tant d’assaillants,

Garder une toison si chère ?

Il accuse sur tous l’enfant qui faitaimer :

Et se prenant au fils des pêchés de lamère

Menace Cupidon de le faire enfermer.

 

Ce n’est pas tout :plein d’un dépit extrême

Le voilà qui se plaint au monarque desdieux ;

Et de ce qu’il devrait se cacher àsoi-même,

Importune sans cesse et la terre et lescieux.

L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,

Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,

Et que de s’en troubler les esprits sont bienfous.

Plaise au ciel que jamais je n’entre enjalousie ;

Car c’est le plus grand mal, et le moinsplaint de tous.

 

Que fait Vulcan ? carpour se voir vengé,

Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.

Un rets d’acier par ses mains estforgé :

Ce fut Momus qui je pense en fut cause.

Avec ce rets le galant lui propose

D’envelopper nos amants bien et beau.

L’enclume sonne ; et maint coup demarteau,

Dont maint chaînon l’un à l’autres’assemble,

Prépare aux dieux un spectacle nouveau

De deux Amants qui reposent ensemble.

 

Les noires Sœurs apprêtèrentle lit :

Et nos amants trouvant l’heure opportune,

Sous le réseau pris en flagrant délit,

De s’échapper n’eurent puissance aucune.

Vulcan fait lors éclater sa rancune :

Tout en clopant le vieillard éclopé

Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,

Grands et petits, et toute la séquelle.

Demandez-moi qui fut bien attrapé ;

Ce fut, je crois, le galant et la belle.

Ballade

 

Cet ouvrage est demeuré imparfait pour desecrètes raisons : et par malheur ce qui y manque estl’endroit le plus important ; je veux dire les réflexions quefirent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure.Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce jel’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait àplusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourraencore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient unen quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste aujugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu,et qu’il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur del’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.

 

Hier je mis chez Cloris entrain de discourir

Sur le fait des romans Alizon la sucrée.

« N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, desouffrir

Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,

Tandis que les romans sont si chèredenrée ?

Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint versdu temps,

De messire Honoré l’histoire fut brûlée.

– Oui pour vous, dit Cloris, qui passezcinquante ans

Moi qui n’en ai que vingt, je prétends quel’Astrée

Fasse en mon cabinet encor quelqueséjour :

Car pour vous découvrir le fond de mapensée,

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Cloris eut quelque tort deparler si crûment,

Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvreexquise

Étant petit garçon je lisais son roman,

Et je le lis encore ayant la barbe grise.

Aussi contre Alizon je faillis d’avoirprise ;

Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par-là,

De préceptes moraux nous instruit à saguise.

« De quoi, dit Alizon, peut servir toutcela ?

Vous en voit-on aller plus souvent àl’église ?

Je hais tous les menteurs ; et pour voustrancher court,

Je ne puis endurer qu’une femme medise :

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Alizon dit ces mots avec tantde chaleur,

Que je crus qu’elle était en vertusaccomplie ;

Mais ses péchés écrits tombèrent parmalheur :

Elle n’y prit pas garde. Enfin étantsortie,

Nous vîmes que son fait était papelardie,

Trouvant entre autres points dans saconfession :

« J’ai lu maître Louis mille fois en mavie ;

Et même quelquefois j’entre en tentation,

Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie

Rêvant à tels fatras souvent le long dujour.

Bref sans considérer censure ni demie.

Je me plais aux livres d’amour. »

 

Ah ! ah ! dis-je,Alizon ! vous lisez les romans !

Et vous vous arrêtez à l’endroit del’Ermite !

Je crois qu’ainsi que vous pleined’enseignements

Oriane prêchait faisant la chattemite.

Après mille façons, cette bonne hypocrite,

Un pain sur la fournée emprunta ditl’auteur :

Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en futquitte :

Mainte belle sans doute en a ri dans soncœur.

Cette histoire, Cloris, est du papemaudite :

Quiconque y met le nez devient noir comme unfour.

Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voicil’élite,

Je me plais aux livres d’amour.

 

Clitophon ale pas par droit d’antiquité :

Héliodore peut par son prix leprétendre :

Le roman d’Ariane est très bieninventé :

J’ai lu vingt et vingt fois celui dePolexandre :

En fait d’événements, Cléopâtre etCassandre,

Entre les beaux premiers doivent êtrerangés :

Chacun prise Cyrus, et la Carte duTendre ;

Et le frère et la sœur ont les cœurspartagés.

Même dans les plus vieux je tiens qu’on peutapprendre.

Perceval le Gallois vient encore àson tour :

Cervantès me ravit ; et pour tout ycomprendre,

Je me plais aux livres d’amour.

 

Envoi

 

À Rome on ne lit point Boccace sansdispense :

Je trouve en ses pareils bien du contre et dupour.

Du surplus (honni soit celui qui mal ypense !)

Je me plais aux livres d’amour.

 

LIVRE DEUXIÈME

Préface

 

Voici les derniers ouvragesde cette nature qui partiront des mains de l’auteur, et parconséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses et leslicences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaisesrimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision, nien général de ces sortes de négligences qu’il ne se pardonneraitpas lui-même en un autre genre de poésie, mais qui sontinséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin deles éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, endes récits aussi froids que beaux, en des contraintes fortinutiles, et lui ferait négliger le plaisir du cœur pour travaillerà la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrationsétudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épiquedes aventures de Renaud d’Ast. Quand celui qui a rimé ces nouvellesy aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande,outre que ce soin s’y remarquerait d’autant plus qu’il y est moinsnécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien,encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, quiest d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui sonattention, de lui plaire enfin : car, comme l’on sait, lesecret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni mêmeen la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, sil’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulièresqui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nousne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Lebeau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes,sont des perfections en un poète ; cependant, que l’onconsidère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela serencontre, peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel,j’oserais dire encore bien moins de grâces, qu’en celles de Marotet de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces dernierssoient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute.On dira que ce n’étaient pas des fautes en leur siècle et que c’ensont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un mêmeraisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en seraiten effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont pointdans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant : il ne fautque lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère deMarot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soitdue, ni qu’il ait mérité non plus de grands applaudissements dupublic pour avoir rimé quelques contes. Il s’est véritablementengagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie le mieuxqu’il a pu, prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre, et marchanttoujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieuxpoètes, quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat potiusquam istorum dili gentiam. Mais, en disant que nous voulionspasser ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés àl’examiner. Et possible n’a-ce pas été inutilement ; car iln’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences.

 

Venons à la liberté quel’auteur se donne de tailler dans le bien d’autrui ainsi que dansle sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles même les plusconnues, ne s’en trouvant point d’inviolable pour lui. Ilretranche, il amplifie, il change les incidents et lescirconstances, quelquefois le principal événement et lasuite ; enfin, ce n’est plus la même chose, c’est proprementune nouvelle nouvelle ; et celui qui l’a inventée aurait biende la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decetcontaminari fabulas, diront les critiques. Et comment ne lediraient-ils pas ? ils ont bien fait le même reproche àTérence ; mais Térence s’est moqué d’eux, et a prétendu avoirdroit d’en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu’il atirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leurparmi ceux qu’ils ont tirés des écrivains qui les précédaient,n’épargnant histoire ni fable où il s’agissait de la bienséance etdes règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l’égard descontes faits à plaisir ? et faudra-t-il avoir dorénavant plusde respect et plus de religion, s’il est permis d’ainsi dire, pourle mensonge, que les anciens n’en ont eu pour la vérité ?Jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autresans recevoir quelque nouvel embellissement.

 

D’où vient donc, nouspourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’auteur retranche aulieu d’enchérir ? Nous en demeurons d’accord ; et il lefait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux défautsintolérables dans ces matières, le dernier surtout : car, sila clarté est recommandable en tous les ouvrages de l’esprit, onpeut dire qu’elle est nécessaire dans les récits où une chose, laplupart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où lemoindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que sile fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur dele renouer. D’ailleurs, comme les narrations en vers sont trèsmalaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’onpeut ; par ce moyen vous vous soulagez vous même, et voussoulagez aussi le lecteur, à qui l’on ne saurait manquer d’apprêterdes plaisirs sans peine. Que si l’auteur a changé quelquesincidents et même quelque catastrophe, ce qui préparait cettecatastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l’y ontcontraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devaitêtre content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, àmoins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais iln’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurerdans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur touteschoses ; il ne veut pas que nos compositions ressemblent auxgrotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitiépoisson. Ce sont les raisons générales que l’auteur a eues. On enpourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaqueendroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire àl’habileté et à l’indulgence des lecteurs. lls se contenteront doncde ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour etfait valoir davantage, si l’étendue des préfaces l’avaitpermis.

Le Faiseur d’oreilles et le Raccommodeurde moules

 

 

Sire Guillaume allant enmarchandise,

Laissa sa femme enceinte de sixmois ;

Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,

Nommée Alix, du pays champenois.

Compère André l’allait voir quelquefois

À quel dessein, besoin n’est de le dire,

Et Dieu le sait : c’était un maîtresire ;

Il ne tendait guère en vain sesfilets ;

Ce n’était pas autrement sa coutume.

Sage eût été l’oiseau qui de ses rets

Se fût sauvé sans laisser quelque plume.

Alix était fort neuve sur ce point.

Le trop d’esprit ne l’incommodaitpoint :

De ce défaut on n’accusait la belle.

Elle ignorait les malices d’Amour.

La pauvre dame allait tout devant elle,

Et n’y savait ni finesse ni tour.

Son mari donc se trouvant en emplette,

Elle au logis, en sa chambre seulette,

André survient, qui sans long compliment

La considère ; et lui ditfroidement :

« Je m’ébahis comme au bout duroyaume

S’en est allé le compère Guillaume,

Sans achever l’enfant que vousportez :

Car je vois bien qu’il lui manque uneoreille

Votre couleur me le démontre assez,

En ayant vu mainte épreuve pareille.

– Bonté de Dieu ! reprit-elleaussitôt,

Que dites-vous ? quoi d’un enfantmonaut

J’accoucherais ? n’y savez-vousremède ?

– Si da, fit-il, je vous puis donner aide

En ce besoin, et vous jurerai bien,

Qu’autre que vous ne m’en ferait tantfaire.

Le mal d’autrui ne me tourmente enrien ;

Fors excepté ce qui touche aucompère :

Quant à ce point je m’y ferais mourir.

Or essayons, sans plus en discourir,

Si je suis maître à forger des oreilles.

– Souvenez-vous de les rendre pareilles,

Reprit la femme. – Allez, n’ayez souci,

Répliqua-t-il, je prends sur moiceci. »

Puis le galant montre ce qu’il sait faire.

Tant ne fut nice (encor que nice fut)

Madame Alix, que ce jeu ne lui plut.

Philosopher ne faut pour cette affaire.

André vaquait de grande affection

À son travail ; faisant ore untendon,

Ore un repli, puis quelquecartilage ;

Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.

« Demain, dit-il, nous polironsl’ouvrage,

Puis le mettrons en sa perfection ;

Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.

– Je vous en suis, dit-elle, bientenue :

Bon fait avoir ici-bas un ami. »

Le lendemain, pareille heure venue,

Compère André ne fut pas endormi.

Il s’en alla chez la pauvre innocente.

« Je viens, dit-il, toute affairecessante,

Pour achever l’oreille que savez.

– Et moi, dit-elle, allais par un message

Vous avertir de hâter cet ouvrage :

Montons en haut. » Dès qu’ils furentmontés,

On poursuivit la chose encommencée.

Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée

Sur cette affaire un scrupule semit ;

Et l’innocente au bon apôtre dit :

« Si cet enfant avait plusieursoreilles,

Ce ne serait à vous bien besogné.

– Rien, rien, dit-il ; à cela j’aisoigné ;

Jamais ne faux en rencontrespareilles. »

Sur le métier l’oreille était encor,

Quand le mari revient de son voyage ;

Caresse Alix, qui du premier abord :

« Vous aviez fait, dit-elle, un belouvrage.

Nous en tenions sans le compèreAndré ;

Et notre enfant d’une oreille eût manqué.

Souffrir n’ai pu chose tant indécente.

Sire André donc, toute affaire cessante

En a fait une : il ne faut oublier

De l’aller voir, et l’en remercier ;

De tels amis on a toujours affaire. »

 

Sire Guillaume, au discoursqu’elle fit,

Ne comprenant comme il se pouvait faire

Que son épouse eût eu si peu d’esprit,

Par plusieurs fois lui fit faire un récit

De tout le cas ; puis outre de colère

Il prit une arme à côte de son lit ;

Voulut ruer la pauvre Champenoise,

Qui prétendait ne l’avoir mérité.

Son innocence et sa naïveté

En quelque sorte apaisèrent la noise.

« Hélas Monsieur, dit la belle enpleurant,

En quoi vous puis-je avoir fait dudommage ?

Je n’ai donné vos draps ni votreargent ;

Le compte y est ; et quant audemeurant,

André me dit quand il parfit l’enfant,

Qu’en trouveriez plus que pour votreusage :

Vous pouvez voir, si je menstuez-moi ;

Je m’en rapporte à votre bonne foi. »

L’époux sortant quelque peu de colère,

Lui répondit : « Or bien, n’enparlons plus ;

On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,

J’en suis d’accord, contester là-dessus

Ne produirait que discourssuperflus :

Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte

Qu’en ce logis j’attrape le galant :

Ne parlez point de notre différend ;

Soyez secrète, ou bien vous êtes morte

Il vous le faut avoir adroitement ;

Me feindre absent en un second voyage,

Et lui mander, par lettre ou par message,

Que vous avez à lui dire deux mots.

André viendra ; puis de quelquespropos

L’amuserez ; sans toucher àl’oreille ;

Car elle est faite, il n’y manque plusrien. »

Notre innocente exécuta très bien

L’ordre donné ; ce ne fut pasmerveille ;

La crainte donne aux bêtes de l’esprit.

André venu, l’époux guère ne tarde,

Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde

Où se sauver : nul endroit il ne vit,

Qu’une ruelle en laquelle il se mit.

Le mari frappe ; Alix ouvre laporte ;

Et de la main fait signe incontinent,

Qu’en la ruelle est caché le galant.

Sire Guillaume était armé de sorte

Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.

Il sort pourtant, et va quérir main forte,

Ne le voulant sans doute assassiner ;

Mais quelque oreille au pauvre hommecouper

Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,

Pays cruel et plein de barbarie.

C’est ce qu’il dit à sa femme toutbas :

Puis l’emmena sans qu’elle osât riendire ;

Ferma très bien la porte sur le sire.

 

André se crut sorti d’unmauvais pas,

Et que l’époux ne savait nulle chose.

Sire Guillaume, en rêvant à son cas

Change d’avis, en soi-même propose

De se venger avecque moins de bruit,

Moins de scandale, et beaucoup plus defruit.

« Alix, dit-il, allez quérir la femme

De sire André ; contez-lui votre cas

De bout en bout ; courez, n’y manquezpas.

Pour l’amener vous direz à la dame

Que son mari court un péril trèsgrand ;

Que je vous ai parlé d’un châtiment

Qui la regarde, et qu’aux faiseursd’oreilles

On fait souffrir en rencontrespareilles :

Chose terrible, et dont le seul penser

Vous fait dresser les cheveux à latête ;

Que son époux est tout près d’ypasser ;

Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à lafête.

Que toutefois, comme elle n’en peut mais,

Elle pourra faire changer la peine ;

Amenez-la, courez ; je vous promets

D’oublier tout moyennant qu’ellevienne. »

Madame Alix, bien joyeuse s’en fut

Chez sire André dont la femme accourut

En diligence, et quasi horsd’haleine ;

Puis monta seule, et ne voyant André,

Crut qu’il était quelque part enfermé.

 

Comme la dame était en cesalarmes,

Sire Guillaume ayant quitté ses armes

La fait asseoir, et puis commenceainsi :

« L’ingratitude est mère de toutvice.

André m’a fait un notable service ;

Par quoi, devant que vous sortiez d’ici,

Je lui rendrai si je puis la pareille.

En mon absence il a fait une oreille

Au fruit d’Alix : je veux d’un si bontour

Me revancher, et je pense une chose :

Tous vos enfants ont le nez un peucourt :

Le moule en est assurément la cause.

Or je les sais des mieux raccommoder.

Mon avis donc est que sans retarder

Nous pourvoyions de ce pas àl’affaire. »

Disant ces mots, il vous prend la commère,

Et près d’André la jeta sur le lit

Moitié raisin, moitié figue, en jouit.

La dame prit le tout en patience ;

Bénit le ciel de ce que la vengeance

Tombait sur elle, et non sur sireAndré ;

Tant elle avait pour lui de charité.

Sire Guillaume était de son côté

Si fort ému, tellement irrité,

Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce

Du talion, rendant à son époux

Fèves pour pois, et pain blanc pourfouace.

Qu’on dit bien vrai que se venger estdoux !

Très sage fut d’en user de la sorte :

Puisqu’il voulait son honneur réparer,

Il ne pouvait mieux que par cette porte

D’un tel affront à mon sens se tirer.

André vit tout, et n’osa murmurer ;

Jugea des coups ; mais ce fut sans riendire ;

Et loua Dieu que le mal n’était pire.

Pour une oreille il aurait composé.

Sortir à moins, c’était pour luimerveilles :

Je dis à moins ; car mieux vaut, toutprise,

Cornes gagner que perdre ses oreilles.

Les Frères de Catalogne

 

 

Je vous veux conter labesogne

Des bons frères de Catalogne ;

Besogne ou ces frères en Dieu

Témoignèrent en certain lieu

Une charité si fervente,

Que mainte femme en fut contente,

Et crut y gagner Paradis.

Telles gens, par leurs bons avis,

Mettent à bien les jeunes âmes,

Tirent à soi filles et femmes,

Se savent emparer du cœur,

Et dans la vigne du Seigneur

Travaillent ainsi qu’on peut croire.

Et qu’on verra par cette histoire.

 

Au temps que le sexevivait

Dans l’ignorance, et ne savait

Gloser encor sur l’Evangile,

(Temps à coter fort difficile)

Un essaim de frères dîmeurs,

Pleins d’appétit et beaux dîneurs,

S’alla jeter dans une ville,

En jeunes beautés très fertile.

Pour des galants, peu s’en trouvait ;

De vieux maris, il en plouvait.

À l’abord une confrérie,

Par les bons pères fut bâtie,

Femme était qui n’y courut,

Qui ne s’en mît, et qui ne crut

Par ce moyen être sauvée :

Puis quand leur foi fut éprouvée,

On vint au véritable point ;

Frère André ne marchanda point ;

Et leur fit ce beau petit prêche :

« Si quelque chose vous empêche

D’aller tout droit en paradis,

C’est d’épargner pour vos maris,

Un bien dont ils n’ont plus que faire,

Quand ils ont pris leur nécessaire ;

Sans que jamais il vous ait plu

Nous faire part du superflu.

Vous me direz que notre usage

Répugne aux dons du mariage ;

Nous l’avouons, et Dieu merci

Nous n’aurions que voir en ceci,

Sans le soin de vos consciences.

La plus griève des offenses,

C’est d’être ingrate : Dieu l’a dit.

Pour cela Satan fut maudit.

Prenez-y garde ; et de vos restes

Rendez grâce aux bontés célestes,

Nous laissant dîmer sur un bien,

Qui ne vous coûte presque rien.

C’est un droit, ô troupe fidèle,

Qui vous témoigne notre zèle ;

Droit authentique et bien signé,

Que les papes nous ont donné ;

Droit enfin, et non pas aumône :

Toute femme doit en personne

S’en acquitter trois fois le mois

Vers les frères catalanois.

Cela fonde sur l’Écriture,

Car il n’est bien dans la nature,

(Je le répète, écoutez-moi)

Qui ne subisse cette loi

De reconnaissance et d’hommage :

Or les œuvres du mariage,

Étant un bien, comme savez

Où savoir chacune devez,

Il est clair que dîme en est due.

Cette dîme sera reçue

Selon notre petit pouvoir.

Quelque peine qu’il faille avoir,

Nous la prendrons en patience :

N’en faites point de conscience ;

Nous sommes gens qui n’avons pas

Toutes nos aises ici-bas.

Au reste, il est bon qu’on vous dise,

Qu’entre la chair et la chemise

Il faut cacher le bien qu’on fait :

Tout ceci doit être secret,

Pour vos maris et pour tout autre.

Voici trois mots d’un bon apôtre

Qui font à notre intention :

Foi, charité, discrétion. »

Frère André par cette éloquence

Satisfit fort son audience,

Et passa pour un Salomon,

Peu dormirent à son sermon.

Chaque femme, ce dit l’histoire

Garda très bien dans sa mémoire,

Et mieux encor dedans son cœur,

Le discours du prédicateur.

Ce n’est pas tout, il s’exécute :

Chacune accourt ; grande dispute

À qui la première paiera.

Mainte bourgeoise murmura

Qu’au lendemain on l’eût remise.

La gent qui n’aime pas la bise

Ne sachant comme renvoyer

Cet escadron prêt à payer,

Fut contrainte enfin de leur dire :

« De par Dieu souffrez qu’on respire,

C’en est assez pour le présent ;

On ne peut faire qu’en faisant.

Réglez votre temps sur le nôtre ;

Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.

Tout avec ordre et croyez-nous :

On en va mieux quand on va doux. »

Le sexe suit cette sentence.

Jamais de bruit pour la quittance,

Trop bien quelque collation

Et le tout par dévotion.

Puis de trinquer à la commère.

Je laisse à penser quelle chère

Faisait alors frère Frappart.

Tel d’entre eux avait pour sa part

Dix jeunes femmes bien payantes,

Frisques, gaillardes, attrayantes.

Tel aux douze et quinze passait.

Frère Roc à vingt se chaussait.

Tant et si bien que les donzelles,

Pour se montrer plus ponctuelles,

Payaient deux fois assez souvent :

Dont il avînt que le couvent,

Las enfin d’un tel ordinaire,

Après avoir à cette affaire

Vaqué cinq ou six mois entiers,

Eût fait crédit bien volontiers :

Mais les donzelles scrupuleuses,

De s’acquitter étaient soigneuses,

Croyant faillir en retenant

Un bien à l’ordre appartenant.

Point de dîmes accumulées :

Il s’en trouva de si zélées,

Que par avance elles payaient.

Les beaux pères n’expédiaient

Que les fringantes et les belles,

Enjoignant aux sempiternelles

De porter en bas leur tribut :

Car dans ces dîmes de rebut

Les lais trouvaient encore à frire

Bref à peine il se pourrait dire

Avec combien de charité

Le tout était exécuté.

 

Il avînt qu’une de labande,

Qui voulait porter son offrande,

Un beau soir, en chemin faisant,

Et son mari la conduisant,

Lui dit : « Mon Dieu, j’ai quelqueaffaire

Là dedans avec certain frère,

Ce sera fait dans un moment. »

L’époux répondit brusquement :

« Quoi ? quelle affaire ?êtes-vous folle ?

Il est minuit sur ma parole :

Demain vous direz vos pêchés :

Tous les bons pères sont couchés.

– Cela n’importe, dit la femme ;

– Et par Dieu si, dit-il, Madame,

Je tiens qu’il importe beaucoup ;

Vous ne bougerez pour ce coup.

Qu’avez-vous fait, et quelle offense

Presse ainsi votre conscience ?

Demain matin j’en suis d’accord.

– Ah ! Monsieur, vous me faites tort,

Reprit-elle, ce qui me presse,

Ce n’est pas d’aller à confesse,

C’est de payer ; car si j’attends,

Je ne le pourrai de longtemps ;

Le frère aura d’autres affaires.

– Quoi payer ? – La dîme aux bonspères.

Quelle dîme ? – Savez-vous pas ?

Moi je le sais ! c’est un grand cas,

Que toujours femme aux moines donne.

– Mais cette dîme, ou cette aumône,

La saurai-je point à la fin ?

– Voyez, dit-elle, qu’il est fin,

N’entendez-vous pas ce langage ?

C’est des œuvres de mariage.

– Quelles œuvres ? reprit l’époux.

– Et là, Monsieur, c’est ce que nous…

Mais j’aurais payé depuis l’heure.

Vous êtes cause qu’en demeure

Je me trouve présentement ;

Car toujours je suis coutumière

De payer toute la première. »

 

L’époux remplid’étonnement,

Eut cent pensers en un moment

Il ne sut que dire et que croire.

Enfin pour apprendre l’histoire,

Il se tut, il se contraignit,

Du secret sans plus se plaignit ;

Par tant d’endroits tourna sa femme,

Qu’il apprit que mainte autre dame

Payait la même pension :

Ce lui fut consolation.

« Sachez, dit la pauvre innocente,

Que pas une n’en est exempte :

Votre Sœur paie à frère Aubry ;

La baillie au père Fabry ;

Son Altesse à frère Guillaume,

Un des beaux moines du royaume :

Moi qui paie à frère Girard,

Je voulais lui porter ma part. »

Que de maux la langue nous cause !

Quand ce mari sut toute chose,

Il résolut premièrement

D’en avertir secrètement

Monseigneur, puis les gens de ville ;

Mais comme il était difficile

De croire un tel cas dès l’abord,

Il voulut avoir le rapport

Du drôle à qui payait sa femme.

Le lendemain devant la dame

Il fait venir frère Girard ;

Lui porte à la gorge un poignard ;

Lui fait conter tout le mystère :

Puis ayant enfermé ce frère

À double clef, bien garrotté,

Et la dame d’autre côté,

Il va partout conter sa chance.

Au logis du prince il commence ;

Puis il descend chez l’échevin ;

Puis il fait sonner le tocsin.

Toute la ville en est troublée.

On court en foule à l’assemblée ;

Et le sujet de la rumeur,

N’est point su du peuple dîmeur.

Chacun opine à la vengeance.

L’un dit qu’il faut en diligence

Aller massacrer ces cagots ;

L’autre dit qu’il faut de fagots

Les entourer dans leur repaire,

Et brûler gens et monastère.

Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés,

Dedans leurs frocs empaquetés ;

Afin que cette pépinière,

Flottant ainsi sur la rivière,

S’en aille apprendre à l’univers,

Comment on traite les pervers.

Tel invente un autre supplice,

Et chacun selon son caprice.

Bref tous conclurent à la mort :

L’avis du feu fut le plus fort.

On court au couvent tout à l’heure :

Mais, par respect de la demeure,

L’arrêt ailleurs s’exécuta :

Un bourgeois sa grange prêta.

La penaille, ensemble enfermée,

Fut en peu d’heures consumée,

Les maris sautants alentour,

Et dansants au son du tambour.

Rien n’échappa de leur colère,

Ni moinillon, ni béat père.

Robes, manteaux, et cocluchons,

Tout fut brûlé comme cochons.

Tous périrent dedans les flammes.

Je ne sais ce qu’on fit des femmes.

Pour le pauvre frère Girard,

Il avait eu son fait à part.

Le Berceau

 

 

Non loin de Rome un hôtelierétait

Sur le chemin qui conduit àFlorence :

Homme sans bruit, et qui ne se piquait

De recevoir gens de grosse dépense

Même chez lui rarement on gîtait

Sa femme était encor de bonne affaire,

Et ne passait de beaucoup les trente ans.

Quant au surplus, ils avaient deuxenfants ;

Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.

 

Comme il arrive, en allant etvenant,

Pinucio jeune homme de famille,

Jeta si bien les yeux sur cette fille,

Tant la trouva gracieuse et gentille,

D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,

Qu’il s’en piqua : très bien le lui sutdire ;

Muet n’était, elle sourde non plus :

Dont il avint qu’il sauta par-dessus

Ces longs soupirs, et tout ce vainmartyre.

Se sentir pris, parler, être écouté,

Ce fut tout un, car la difficulté

Ne gisait pas à plaire à cettebelle :

Pinuce était gentilhomme bien fait ;

Et jusque-là la fille n’avait fait

Grand cas des gens de même étoffe qu’elle.

Non qu’elle crut pouvoir changerd’état ;

Mais elle avait, nonobstant son jeune âge,

Le cœur trop haut, le goût trop délicat,

Pour s’en tenir aux amours de village.

Colette donc (ainsi l’on l’appelait)

En mariage à l’envi demandée,

Rejetait l’un, de l’autre nevoulait ;

Et n’avait rien que Pinuce en l’idée.

Longs pourparlers avecque son amant

N’étaient permis ; tout leur faisaitobstacle.

Les rendez-vous et le soulagement

Ne se pouvaient à moins que d’un miracle.

Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.

Ne gênez point, je vous en donne avis,

Tant vos enfants, Ô vous pères etmères ;

Tant vos moitiés, vous époux etmaris ;

C’est où l’amour fait le mieux sesaffaires.

Pinucio, certain soir qu’il faisait

Un temps fort brun, s’en vient, encompagnie

D’un sien ami dans cette hôtellerie

Demander gîte. On lui dit qu’il venait

Un peu trop tard. » Monsieur, ajoutal’hôte,

Vous savez bien comme on est à l’étroit

Dans ce logis ; tout est plein jusqu’autoit :

Mieux vous vaudrait passer outre, sansfaute :

Ce gîte n’est pour gens de votre état.

– N’avez-vous point encor quelque grabat,

Reprit l’amant, quelque coin deréserve ?

L’hôte repart : il ne nous reste plus

Que notre chambre, où deux lits sonttendus ;

Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve

Aux survenants ; l’autre nousl’occupons.

Si vous voulez coucher de compagnie

Vous et Monsieur, nous voushébergerons. »

Pinuce dit : « Volontiers ; jevous prie

Que l’on nous serve à manger au plustôt. »

Leur repas fait, on les conduit en haut.

Pinucio, sur l’avis de Colette,

Marque de l’œil comme la chambre estfaite.

Chacun couche, pour la belle on mettait

Un lit de camp : celui de l’hôteétait

Contre le mur, à tenant de la porte ;

Et l’on avait placé de même sorte,

Tout vis-à-vis celui du survenant :

Entre les deux un berceau pourl’enfant ;

Et toutefois plus près du lit de l’hôte.

Cela fit faire une plaisante faute

À cet ami qu’avait notre galant.

Sur le minuit que l’hôte apparemment

Devait dormir, l’hôtesse en faire autant,

Pinucio qui n’attendait que l’heure,

Et qui comptait les moments de la nuit,

Son temps venu ne fait longue demeure,

Au lit de camp s’en va droit et sansbruit.

Pas ne trouva la pucelle endormie ;

J’en jurerais. Colette apprit un jeu

Qui comme on sait lasse plus qu’iln’ennuie

Trêve se fit ; mais elle durapeu :

Larcins d’amour ne veulent longue pause.

Tout à merveille allait au lit decamp ;

Quand cet ami qu’avait notre galant,

Pressé d’aller mettre ordre à quelquechose

Qu’honnêtement exprimer je ne puis,

Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis,

Sans enlever le berceau de sa place,

L’enfant avec, qu’il mit près de leurlit ;

Le détourner aurait fait trop de bruit.

Lui revenu, près de l’enfant il passe,

Sans qu’il daignât le remettre en sonlieu ;

Puis se recouche, et quand il plut à Dieu

Se rendormit. Après un peu d’espace

Dans le logis je ne sais quoi tomba :

Le bruit fut grand ; l’hôtesses’éveilla ;

Puis alla voir ce que ce pouvait être.

À son retour le berceau la trompa.

Ne le trouvant joignant le lit dumaître :

« Saint Jean, dit-elle en soi-mêmeaussitôt,

J’ai pensé faire une étrange bévue :

Près de ces gens je me suis, peu s’enfaut,

Remise au lit en chemise ainsi nue :

C’était pour faire un bon charivari.

Dieu soit loué que ce berceau me montre

Que c’est ici qu’est couché monmari. »

Disant ces mots, auprès de cet ami

Elle se met. Fol ne fut, n’étourdi,

Le compagnon dedans un telrencontre :

La mit en œuvre, et sans témoigner rien

Il fit époux ; mais il le fit tropbien.

Trop bien ! je faux ; et c’est toutle contraire.

Il le fit mal ; car qui le veut bienfaire

Doit en besogne aller plus doucement.

Aussi l’hôtesse eut quelqueétonnement :

« Qu’à mon mari, dit-elle, et quellejoie

Le fait agir en homme de vingt ans ?

Prenons ceci, puisque Dieu nousl’envoie ;

Nous n’aurons pas toujours telpasse-temps. »

Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,

Que le galant recommence la fête.

La dame était de bonne empletteencor :

J’en ai, je crois, dit un mot dansl’abord :

Chemin faisant c’était fortune honnête.

Pendant cela Colette appréhendant

Être surprise avecque son amant,

Le renvoya le jour venant à poindre.

Pinucio voulant aller rejoindre

Son compagnon, tomba tout de nouveau

Dans cette erreur que causait leberceau ;

Et pour son lit il prit le lit de l’hôte.

Il n’y fut pas, qu’en abaissant sa voix,

(Gens trop heureux font toujours quelquefaute)

« Ami, dit-il, pour beaucoup jevoudrois

Te pouvoir dire à quel point va ma joie.

Je te plains fort que le Ciel ne t’envoie

Tout maintenant même bonheur qu’à moi.

Ma foi Colette est un morceau de roi.

Si tu savais ce que vaut cettefille !

J’en ai bien vu ; mais de telle, entrenous,

Il n’en est point. C’est bien le cuir plusdoux,

Le corps mieux fait, la taille plusgentille ;

Et des tétons ! je ne te dis pastout.

Quoi qu’il en soit, avant que être au bout

Gaillardement six postes se sontfaites ;

Six de bon compte, et ce ne sontsornettes. »

 

D’un tel propos l’hôte toutétourdi,

D’un ton confus gronda quelques paroles.

L’hôtesse dit tout bas à cet ami,

Qu’elle prenait toujours pour sonmari :

Ne reçois plus chez toi ces têtes folles.

N’entends-tu point comme ils sont endébat ?

En son séant l’hôte sur son grabat

S’étant levé, commence à faireéclat :

« Comment, dit-il, d’un ton plein decolère,

Vous veniez donc ici pour cetteaffaire ?

Vous l’entendez ! et je vous sais bongré

De vous moquer encor comme vous faites.

Prétendez, beau Monsieur que vous êtes,

En demeurer quitte à si bon marché ?

Quoi ! ne tient-il qu’à honnir desfamilles ?

Pour vos ébats nous nourrirons nos filles,

J’en suis d’avis. Sortez de mamaison :

Je jure Dieu que j’en aurai raison.

Et toi, coquine, il faut que je tetue. »

À ce discours proféré brusquement,

Pinucio plus froid qu’une statue,

Resta sans pouls, sans voix, sansmouvement.

Chacun se tut l’espace d’un moment.

Colette entra dans des peurs nonpareilles.

L’hôtesse ayant reconnu son erreur,

Tint quelque temps le loup par lesoreilles.

Le seul ami se souvint par bonheur

De ce berceau principe de la chose.

Adressant donc à Pinuce sa voix :

« T’en tiendras-tu, dit-il, une autrefois ?

T’ai-je averti que le vin serait cause

De ton malheur ? tu sais que quand tubois

Toute la nuit tu cours, tu te démènes,

Et vas contant mille chimères vaines,

Que tu te mets dans l’esprit en dormant

Reviens au lit. » Pinuce au mêmeinstant

Fait le dormeur, poursuit le stratagème,

Que le mari prit pour argent comptant

Il ne fut pas jusqu’à l’hôtesse même

Qui n’y voulut aussi contribuer.

Près de sa fille elle alla se placer,

Et dans ce poste elle se sentit forte.

« Par quel moyen, comment, de quellesorte,

S’écria-t-elle, aurait-il pu coucher

Avec Colette, et la déshonorer ?

Je n’ai bougé toute nuit auprès d’elle

Elle n’a fait ni pis ni mieux que moi.

Pinucio nous l’allait donner belle. »

L’hôte reprit : » C’estassez ; je vous crois. »

On se leva, ce ne fut pas sans rire ;

Car chacun d’eux en avait sa raison.

Tout fut secret : et quiconque eut dubon

Par devers soi le garda sans rien dire.

Le Muletier

 

Un roi lombard (les rois dece pays

Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)

Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits

Maître Boccace auteur de cette histoire,

Portait le nom d’Agiluf en son temps.

Il épousa Teudelingue la Belle,

Veuve du roi dernier mort sans enfants,

Lequel laissa l’état sous la tutelle

De celui-ci, prince sage et prudent.

Nulle beauté n’était alors égale

À Teudelingue ; et la couche royale

De part et d’autre était assurément

Aussi complète, autant bien assortie

Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon

En badinant fit choir de son brandon

Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :

Sans prendre garde, et sans se soucier

En quel endroit ; dont avecque furie

Le feu se prit au cœur d’un muletier.

Ce muletier était homme de mine,

Et démentait en tout son origine,

Bien fait et beau, même ayant du bon sens.

Bien le montra ; car, s’étant de lareine

Amouraché, quand il eut quelque temps

Fait ses efforts et mis toute sa peine

Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,

Le compagnon fit un tour d’homme habile.

Maître ne sais meilleur pour enseigner

Que Cupidon ; l’âme la moins subtile

Sous sa férule apprend plus en un jour,

Qu’un maître es arts en dix ans auxécoles.

Aux plus grossiers par un chemin biencourt

Il sait montrer les tours et les paroles.

 

Le présent conte en est unbon témoin.

Notre amoureux ne songeait près ni loin

Dedans l’abord à jouir de sa mie.

Se déclarer de bouche ou par écrit

N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,

Mourut ou non, d’en passer sonenvie ;

Puisqu’aussi bien plus vivre nepouvait ;

Et mort pour mort, toujours mieux luivalait,

Auparavant que sortir de la vie,

Éprouver tout, et tenter le hasard.

L’usage était chez le peuple lombard

Que quand le roi, qui faisait lit à part

(Comme tous font) voulait avec sa femme

Aller coucher, seul il se présentait,

Presque en chemise, et sur son dos n’avait

Qu’une simarre ; à la porte ilfrappait

Tout doucement ; aussitôt une dame

Ouvrait sans bruit ; et le roi luimettait

Entre les mains la clarté qu’ilportait ;

Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme

D’abord la dame éteignait en sortant

Cette clarté ; c’était le plussouvent

Une lanterne, ou de simples bougies.

Chaque royaume a ses cérémonies.

 

Le muletier remarquacelle-ci ;

Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;

Se présenta comme c’était l’usage,

S’étant caché quelque peu le visage.

La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.

Nul cas n’était à craindre en l’aventure

Fors que le roi ne vînt pareillement.

Mais ce jour-là s’étant heureusement

Mis à chasser, force était que nature

Pendant la nuit cherchât quelque repos.

Le muletier frais, gaillard, et dispos,

Et parfumé, se coucha sans rien dire.

Un autre point, outre ce qu’avons dit,

(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit

Quelque chagrin, soit touchant son empire,

Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,

Ne sonnait mot en prenant ses ébats.

À tout cela Teudelingue était faite.

Notre amoureux fournit plus d’une traite.

Un muletier à ce jeu vaut trois rois.

Dont Teudelingue entra par plusieurs fois

En pensement, et crut que la colère

Rendait le prince outre son ordinaire

Plein de transport, et qu’il n’y songeaitpas.

En ses présents le Ciel est toujoursjuste :

Il ne départ à gens de tous états

Mêmes talents. Un empereur auguste

A les vertus propres pour commander :

Un avocat sait les points décider :

Au jeu d’amour le muletier faitrage :

Chacun son fait ; nul n’a tout enpartage.

 

Notre galant s’étantdiligenté,

Se retira sans bruit et sans clarté,

Devant l’aurore. Il en sortait à peine,

Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine ;

Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.

« Certes, Monsieur, je sais bien, luidit-elle,

Que vous avez pour moi beaucoup dezèle ;

Mais de ce lieu vous ne faites encor

Que de sortir : même outrel’ordinaire

En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.

Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez

Que ne soit trop ; votre santé m’estchère. »

Le roi fut sage, et se douta dutour ;

Ne sonna mot, descendit dans lacour ;

Puis de la cour entra dans l’écurie

Jugeant en lui que le cas provenait

D’un muletier, comme l’on lui parlait.

Toute la troupe était lors endormie,

Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.

Le roi n’avait lanterne ni bougie.

En tâtonnant il s’approcha de tous ;

Crut que l’auteur de cette tromperie

Se connaîtrait au battement du pouls.

Pas ne faillit dedans sa conjecture ;

Et le second qu’il tâta d’aventure

Était son homme ; à qui d’émotion,

Soit pour la peur, ou soit pour l’action,

Le cœur battait, et le pouls toutensemble.

Ne sachant pas où devait aboutir

Tout ce mystère, il feignait de dormir.

Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’iltremble,

En certain coin va prendre des ciseaux

Dont on coupait le crin à ses chevaux.

« Faisons, dit-il, au galant unemarque,

Pour le pouvoir demain connaîtremieux. »

Incontinent de la main du monarque

Il se sent tondre. Un toupet de cheveux

Lui fut coupé, droit vers le front dusire.

Et cela fait le prince se retire.

II oublia de serrer le toupet ;

Dont le galant s’avisa d’un secret

Qui d’Agiluf gâta le stratagème.

Le muletier alla sur l’heure même

En pareil lieu tondre ses compagnons.

Le jour venu, le roi vit ces garçons

Sans poil au front. Lors le prince en sonâme :

« Qu’est ceci donc ! qui croiraitque ma femme

Aurait été si vaillante au déduit ?

Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit

Fourni d’ébat à plus de quinze ouseize ? »

Autant en vit vers le front de tondus.

« Or bien, dit-il, qui l’a fait si setaise :

Au demeurant qu’il n’y retourneplus. »

L’Oraison de Saint Julien

 

 

Beaucoup de gens ont uneferme foi

Pour les brevets, oraisons, et paroles.

Je me ris d’eux ; et je tiens, quant àmoi

Que tous tels sorts sont recettesfrivoles.

Frivoles sont ; c’est sansdifficulté.

Bien est-il vrai, qu’auprès d’une beauté

Paroles ont des vertus non pareilles

Paroles font en amour desmerveilles :

Tout cœur se laisse à ce charme amollir.

De tels brevets je veux bien meservir ;

Des autres non. Voici pourtant un conte,

Que l’oraison de Monsieur saint Julien

Renaud d’Ast produisit un grand bien.

S’il ne l’eût dite, il eût trouvé mécompte

À son argent, et mal passé la nuit.

 

Il s’en allait deversChâteau-Guillaume :

Quand trois quidams (bonnes gens, et sansbruit,

Ce lui semblait, tels qu’en tout unroyaume

Il n’aurait cru trois aussi gens de bien)

Quand n’ayant dis-je aucun soupçon derien,

Ces trois quidams tout pleins decourtoisie,

Après l’abord, et l’ayant salué

Fort humblement : » Si notrecompagnie,

Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré,

Et qu’il vous plût achever cette traite

Avecque nous, ce nous serait honneur.

En voyageant, plus la troupe est complète,

Mieux elle vaut ; c’est toujours lemeilleur.

Tant de brigands infectent la province,

Que l’on ne sait à quoi songe le prince

De le souffrir : mais quoi lesmalvivants

Seront toujours. » Renaud dit à cesgens

Que volontiers. Une lieue étant faite,

Eux discourant, pour tromper le chemin

De chose et d’autre, ils tombèrent enfin

Sur ce qu’on dit de la vertu secrète

De certains mots, caractères, brevets,

Dont les aucuns ont de très bons effets.

Comme de faire aux insectes la guerre,

Charmer les loups, conjurer letonnerre :

Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi

(De quoi l’on soit pour le moins averti)

L’on se guérit, l’on guérit sa monture,

Soit du farcin, soit de lamémarchure ;

L’on fait souvent ce qu’un bon médecin

Ne saurait faire avec tout son latin.

Ces survenants de mainte expérience

Se vantaient tous ; et Renaud ensilence

Les écoutait. » Mais vous, ce luidit-on,

Savez-vous point aussi quelqueoraison ?

De tels secrets, dit-il, je ne me pique,

Comme homme simple, et qui vis àl’antique.

Bien vous dirai qu’en allant par chemin

J’ai certains mots que je dis au matin

Dessous le nom d’oraison ou d’antienne

De saint Julien ; afin qu’il nem’avienne

De mal gîter : et j’ai même éprouvé

Qu’en y manquant cela m’est arrivé.

J’y manque peu : c’est un mal quej’évite

Par-dessus tous, et que je crains autant.

– Et ce matin, Monsieur, l’avez-vousdite ? »

Lui repartit l’un des trois en riant.

« Oui, dit Renaud. – Or bien, répliqual’autre,

Gageons un peu quel sera le meilleur,

Pour ce jour d’hui, de mon gîte ou duvôtre. »

 

Il faisait lors un froidplein de rigueur

La nuit de plus était fort approchante,

Et la couchée encore assez distante

Renaud reprit : » Peut-êtreainsi que moi

Vous servez-vous de ces mots en voyage.

– Point, lui dit l’autre ; et vous jurema foi

Qu’invoquer saints n’est pas trop monusage

Mais si je perds, je le pratiquerai.

– En ce cas-là volontiers gagerai,

Reprit Renaud, et j’y mettrais ma vie

Pourvu qu’alliez en quelquehôtellerie ;

Car je n’ai là nulle maison d’ami.

Nous mettrons donc cette clause au pari,

Poursuivit-il, si l’avez agréable :

C’est la raison. » L’autre luirépondit :

« J’en suis d’accord ; et gage votrehabit,

Votre cheval, la bourse aupréalable ;

Sûr de gagner, comme vous allezvoir. »

 

Renaud dès lors put biens’apercevoir

Que son cheval avait changé d’étable.

Mais quel remède ? en côtoyant unbois,

Le parieur ayant changé de voix :

« Çà, descendez, dit-il, mongentilhomme :

Votre oraison vous fera bon besoin.

Château-Guillaume est encore un peuloin. »

Fallut descendre. Ils lui prirent en somme

Chapeau, casaque, habit, bourse, etcheval ;

Bottes aussi. » Vous n’aurez tant demal

D’aller à pied », lui dirent lesperfides.

Puis de chemin (sans qu’ils prissent deguides)

Changeant tous trois, ils furent aussitôt

Perdus de vue ; et le pauvre Renaud,

En caleçons, en chausses, en chemise,

Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise

Va tout dolent ; et craint avecraison

Qu’il n’ait ce coup, malgré son oraison,

Très mauvais gîte ; hormis qu’en savalise

Il espérait. car il est à noter,

Qu’un sien valet contraint de s’arrêter

Pour faire mettre un fer à sa monture,

Devait le joindre. Or il ne le fit pas.

Et ce fut là le pis de l’aventure.

Le drôle ayant vu de loin tout le cas,

(Comme valets souvent ne valent guères)

Prend à côté, pourvoit à ses affaires,

Laisse son maître, à travers champss’enfuit,

Donne des deux, gagne devant la nuit

Château-Guillaume, et dans l’hôtellerie

La plus fameuse, enfin la mieux fournie,

Attend Renaud près d’un foyer ardent,

Et fait tirer du meilleur cependant.

Son maître était jusqu’au cou dans lesboues ;

Pour en sortir avait fort à tirer.

Il acheva de se désespérer,

Lorsque la neige en lui donnant aux joues

Vint à flocons, et le vent qui fouettait.

Au prix du mal que le pauvre homme avait,

Gens que l’on pend sont sur des lits deroses.

Le sort se plaît à dispenser les choses

De la façon : c’est tout mal ou toutbien.

Dans ses faveurs il n’a point demesures :

Dans son courroux de même il n’omet rien

Pour nous mater : témoin lesaventures

Qu’eut cette nuit Renaud qui n’arriva

Qu’une heure après qu’on eût fermé laporte.

Du pied du mur enfin il s’approcha.

Dire comment, je n’en sais pas la sorte.

Son bon destin, par un très grand hasard,

Lui fit trouver une petite avance

Qu’avait un toit ; et ce toit faisaitpart

D’une maison voisine du rempart.

Renaud ravi de ce peu d’allégeance

Se met dessous. Un bonheur, comme on dit,

Ne vient point seul : quatre ou cinqbrins de paille

Se rencontrant, Renaud les étendit.

« Dieu soit loué dit-il, voilà monlit. »

Pendant cela le mauvais temps l’assaille

De toutes parts : il n’en peut presqueplus.

Transi de froid, immobile, et perclus,

Au désespoir bientôt il s’abandonne,

Claque des dents, se plaint, tremble, etfrissonne

Si hautement que quelqu’un l’entendit.

 

Ce quelqu’un-là c’était uneservante ;

Et sa maîtresse une veuve galante

Qui demeurait au logis que j’ai dit ;

Pleine d’appas, jeune, et de bonne grâce.

Certain marquis gouverneur de la place

L’entretenait ; et de peur être vu,

Trouble, distrait, enfin interrompu

Dans son commerce au logis de la dame,

Il se rendait souvent chez cette femme,

Par une porte aboutissante auxchamps ;

Allait, venait, sans que ceux de la ville

En sussent rien ; non pas même sesgens

Je m’en étonne ; et tout plaisirtranquille

N’est d’ordinaire un plaisir demarquis :

Plus il est su, plus il leur sembleexquis.

Or il avint que la même soirée

Ou notre Job sur la paille étendu

Tenait déjà sa fin toute assurée,

Monsieur était de Madame attendu :

Le souper prêt, la chambre bienparée ;

Bons restaurants, champignons, etragoûts ;

Bains, et parfums, matelas blancs etmous ;

Vin du coucher ; toute l’artillerie

De Cupidon, non pas le langoureux,

Mais celui-là qui n’a fait en sa vie

Que de bons tours, le patron des heureux,

Des jouissants. Étant donc la donzelle

Prête à bien faire, avint que le marquis

Ne put venir : elle en reçût l’avis

Par un sien page, et de cela la belle

Se consola : tel était leur marché.

 

Renaud y gagne : il nefut écouté

Plus d’un moment, que pleine de bonté

Cette servante et confite en tendresse,

Par aventure autant que sa maîtresse,

Dit à la veuve : » Un pauvresouffreteux

Se plaint là-bas, le froid est rigoureux,

Il peut mourir : vous plaît-il,Madame,

Qu’en quelque coin l’on le mette àcouvert ?

– Oui, je le veux, répondit cette femme.

Ce galetas qui de rien ne nous sert

Lui viendra bien : dessus quelquecouchette

Vous lui mettrez un peu de paillenette ;

Et là dedans il faudra l’enfermer :

De nos reliefs vous le ferez souper

Auparavant, puis l’envoyez coucher. »

 

Sans cet arrêt c’était faitde la vie

Du bon Renaud. On ouvre, ilremercie ;

Dit qu’on l’avait retiré du tombeau,

Conte son cas, reprend force etcourage :

Il était grand, bien fait, beaupersonnage,

Ne semblait même homme en amour nouveau,

Quoiqu’il fût jeune. Au reste il avaithonte

De sa misère, et de sa nudité :

L’Amour est nu, mais il n’est pas crotté.

Renaud dedans, la chambrière monte ;

Et va conter le tout de point en point.

La dame dit : » Regardez sij’ai point

Quelque habit d’homme encor dans monarmoire :

Car feu Monsieur en doit avoir laissé.

– Vous en avez, j’en ai bonnemémoire »,

Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé

Le vrai ballot. Pour plus d’honnêteté,

La dame ayant appris la qualité

De Renaud d’Ast (car il était nommé)

Dit qu’on le mît au bain chauffé pourelle.

Cela fut fait ; il ne se fit prier.

On le parfume avant que l’habiller.

Il monte en haut, et fait à la donzelle

Son compliment, comme homme bien appris.

On sert enfin le souper du marquis.

 

Renaud mangea tout ainsiqu’un autre homme ;

Même un peu mieux ; la chronique ledit :

On peut à moins gagner de l’appétit.

Quant à la veuve, elle ne fit en somme

Que regarder, témoignant son désir :

Soit que déjà l’attente du plaisir

L’eut disposée ; ou soit parsympathie ;

Ou que la mine, ou bien le procédé

De Renaud d’Ast eussent son cœur touché.

De tous côtés se trouvant assaillie,

Elle se rend aux semonces d’Amour.

« Quand je ferai, disait-elle, cetour,

Qui l’ira dire ? il n’y va rien dunôtre.

Si le marquis est quelque peu trompé,

Il le mérite, et doit l’avoir gagné,

Ou gagnera ; car c’est un bon apôtre.

Homme pour homme et péché pour péché

Autant me vaut celui-ci que cet autre.

Renaud n’était si neuf qu’il ne vît bien

Que l’oraison de Monsieur saint Julien

Ferait effet, et qu’il aurait bon gîte.

Lui hors de table, on dessert au plusvite.

Les voilà seuls : et pour le fairecourt

En beau début. La dame était mise

En un habit à donner de l’amour.

La négligence à mon gré si requise,

Pour cette fois fut sa dame d’atour.

Point de clinquant, jupe simple et modeste

Ajustement moins superbe que leste ;

Un mouchoir noir de deux grands doigts tropcourt

Sous ce mouchoir ne sais quoi fait autour :

Par là Renaud s’imagina le reste.

Mot n’en dirai : mais je n’omettraipoint

Qu’elle était jeune, agréable, ettouchante

Blanche surtout, et de taille avenante

Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.

À cet objet qui n’eût eu l’âme émue !

Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu desdésirs

Un philosophe, un marbre, une statue,

Auraient senti comme nous ces plaisirs.

Elle commence à parler la première,

Et fait si bien que Renaud s’enhardit

Il ne savait comme entrer enmatière ;

Mais pour l’aider la marchande luidit :

« Vous rappelez en moi la souvenance

D’un qui s’est vu mon unique souci :

Plus je vous vois, plus je crois voiraussi

L’air et le port, les yeux, la remembrance

De mon époux ; que Dieu lui fassepaix :

Voilà sa bouche, et voilà tous sestraits. »

Renaud reprit : « Ce m’est beaucoupde gloire

Mais vous, Madame, à quiressemblez-vous ?

À nul objet, et je n’ai point mémoire

D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.

Nulle beauté n’approche de la vôtre.

Or me voici d’un mal chu dans unautre :

Je transissais, je brûle maintenant.

Lequel vaut mieux ? » La bellel’arrêtant,

S’humilia pour être contredite.

C’est une adresse à mon sens non petite.

Renaud poursuit : louant par le menu

Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a pointvu

Et qu’il verrait volontiers si la belle

Plus que le droit ne se montrait cruelle.

« Pour vous louer comme vous méritez,

Ajouta-t-il, et marquer les beautés

Dont j’ai la vue avec le cœur frappée,

(Car près de vous l’un et l’autres’ensuit)

Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,

Qui pourrait être encor mieuxoccupée. »

Elle sourit ; il n’en fallut pasplus.

Renaud laissa les discours superflus.

Le temps est cher en amour comme enguerre.

Homme mortel ne s’est vu sur la terre

De plus heureux ; car nul point n’ymanquait.

On résista tout autant qu’il fallait,

Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle

Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.

Au demeurant je n’ai pas entrepris

De raconter tout ce qu’il obtintd’elle ;

Menu détail, baisers donnés et pris,

La petite oie ; enfin ce qu’onappelle

En bon français les préludesd’amour ;

Car l’un et l’autre y savait plus d’untour.

Au souvenir de l’état misérable

Ou s’était vu le pauvre voyageur

On lui faisait toujours quelquefaveur :

« Voilà, disait la veuve charitable,

Pour le chemin, voici pour les brigands,

Puis pour la peur puis pour le mauvaistemps ; »

Tant que le tout pièce à pièce s’efface.

Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?

Conclusion, que Renaud sur la place

Obtint le don d’amoureuse merci.

Les doux propos recommencent ensuite

Puis les baisers, et puis la noix confite.

On se coucha. La dame ne voulant

Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante

Le mit au sien, ce fut fait prudemment

En femme sage, en personne galante.

Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit

Ils avaient fait ; mais comme avecl’habit

On met à part certain reste de honte,

Apparemment le meilleur de ce conte

Entre deux draps pour Renaud se passa.

Là plus à plein il se récompensa

Du mal souffert, de la perte arrivée

De quoi s’étant la veuve bien trouvée

Il fut prié de la venir revoir :

Mais en secret ; car il fallaitpourvoir

Au gouverneur. La belle non contente

De ses faveurs, étala son argent.

Renaud n’en prit qu’une somme bastante

Pour regagner son logis promptement.

 

Il s’en va droit à cettehôtellerie,

Ou son valet était encore au lit.

Renaud le rosse, et puis change d’habit,

Ayant trouvé sa valise garnie.

Pour le combler, son bon destin voulut

Qu’on attrapât les quidams ce jour même.

Incontinent chez le juge il courut :

Il faut user de diligence extrême

En pareil cas ; car le greffe tientbon,

Quand une fois il est saisi des choses

C’est proprement la caverne au Lion.

Rien n’en revient : là les mains ne sontcloses

Pour recevoir, mais pour rendre tropbien :

Fin celui-là qui n’y laisse du sien.

Le procès fait une belle potence

À trois côtés fut mise en pleinmarché :

L’un des quidams harangua l’assistance

Au nom de tous, et le trio branché

Mourut contrit et fort bien confessé.

 

« Après cela, doutez dela puissance

Des oraisons, dira quelqu’un de ceux

Dont j’ai parlé ; trois gens par deverseux

Ont un roussin, et nombre de pistoles

Qui n’aurait cru ces gens-là fortchanceux ?

Aussi font-ils flores et caprioles,

(Mauvais présage) et tout gais et joyeux

Sont sur le point de partir leur chevance,

Lorsqu’on les vient prier d’une autredanse.

En contr’échange un pauvre malheureux

S’en va périr selon toute apparence,

Quand sous la main lui tombe une beauté

Dont un prélat se serait contenté.

Il recouvra son argent, son bagage,

Et son cheval, et tout son équipage,

Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,

Eut une nuit qui ne lui coûta tien.

La Servante justifiée

 

Boccace n’est le seul qui mefournit.

Je vas parfois en une autre boutique.

Il est bien vrai que ce divin esprit

Plus que pas un me donne de pratique.

Mais comme il faut manger de plus d’unpain,

Je puise encore en un vieux magasin ;

Vieux, des plus vieux, ou nouvellesnouvelles

Sont jusqu’à cent, bien déduites et belles

Pour la plupart, et de très bonne main.

Pour cette fois la reine de Navarre,

D’un c’était moi naïf autant que rare,

Entretiendra dans ces vers le lecteur.

Voici le fait, quiconque en soit l’auteur.

J’y mets du mien selon lesoccurrences :

C’est ma coutume ; et sans telleslicences

Je quitterais la charge de conteur.

 

Un homme donc avait belleservante.

Il la rendit au jeu d’amour savante.

Elle était fille à bien armer un lit,

Pleine de suc, et donnant appétit ;

Ce qu’on appelle en français bonne robe.

Par un beau jour cet homme se dérobe

D’avec sa femme ; et d’un très grandmatin

S’en va trouver sa servante au jardin.

Elle faisait un bouquet pour madame :

C’était sa fête. Voyant donc de la femme

Le bouquet fait, il commence à louer

L’assortiment ; tâche às’insinuer :

S’insinuer en fait de chambrière,

C’est proprement couler sa main ausein :

Ce qui fut fait. La servante soudain

Se défendit : mais de quellemanière ?

Sans rien gâter : c’était une façon

Sur le marché ; bien savait sa leçon.

La belle prend les fleurs qu’elle avaitmises

En un monceau, les jette au compagnon.

Il la baisa pour en avoir raison :

Tant et si bien qu’ils en vinrent auxprises.

En cet étrif la servante tomba.

Lui d’en tirer aussitôt avantage.

Le malheur fut que tout ce beau ménage

Fut découvert d’un logis près de là.

Nos gens n’avaient pris garde à cetteaffaire.

Une voisine aperçut le mystère.

L’époux la vit, je ne sais pas comment.

« Nous voilà pris, dit-il à saservante.

Notre voisine est languarde et méchante.

Mais ne soyez en crainteaucunement. »

Il va trouver sa femme en ce moment :

Puis fait si bien que s’étant éveillée

Elle se lève ; et sur l’heurehabillée,

Il continue à jouer son rolet :

Tant qu’a dessein d’aller faire unbouquet,

La pauvre épouse au jardin est menée.

Là fut par lui procédé de nouveau.

Même débat, même jeu se commence.

Fleurs de voler ; tétons d’entrer endanse.

Elle y prit goût ; le jeu lui semblabeau.

Somme, que l’herbe en fut encor froissée.

 

La pauvre dame allal’après-dînée

Voir sa voisine, à qui ce secret-là

Chargeait le cœur : elle se soulagea

Tout dès l’abord : « Je ne puis, macommère,

Dit cette femme avec un front sévère,

Laisser passer sans vous en avertir

Ce que j’ai vu. Voulez-vous vous servir

Encor longtemps d’une fille perdue ?

À coups de pied, si j’étais que de vous,

Je l’envoyrais ainsi qu’elle est venue.

Comment ! elle est aussi brave quenous.

Or bien, je sais celui de qui procède

Cette piaffe : apportez-y remède

Tout au plus tôt : car je vousavertis

Que ce matin étant à la fenêtre,

(Ne sais pourquoi) j’ai vu de mon logis

Dans son jardin votre mari paraître,

Puis la galande ; et tous deux se sontmis

À se jeter quelques fleurs à latête. »

Sur ce propos l’autre l’arrêta coi.

« Je vous entends, dit-elle ;c’était moi.

 

LA VOISINE

 

Voire ! écoutez le reste de lafête :

Vous ne savez où je veux en venir.

Les bonnes gens se sont pris à cueillir

Certaines fleurs que baisers on appelle.

 

LA FEMME

 

C’est encor moi que vous preniez pourelle.

 

LA VOISINE

 

Du jeu des fleurs à celui des tétons

Ils sont passés : après quelquesfaçons

À pleine main l’on les a laissé prendre.

 

LA FEMME

 

Et pourquoi non ? c’était moi :votre époux

N’a-t-il donc pas les mêmes droits survous ?

 

LA VOISINE

 

Cette personne enfin sur l’herbe tendre

Est trébuchée, et, comme je le croi,

Sans se blesser ; vous riez ?

 

LA FEMME

 

C’était moi.

 

LA VOISINE

 

Un cotillon a paré la verdure.

 

LA FEMME

 

C’était le mien.

 

LA VOISINE

 

Sans vous mettre en courroux :

Qui le portait de la fille ou devous ?

C’est là le point : car monsieur votreépoux

Jusques au bout a poussé l’aventure.

 

LA FEMME

 

Qui ? c’était moi : votre tête estbien dure.

 

LA VOISINE

 

Ah ; c’est assez. Je ne m’informeplus :

J’ai pourtant l’œil assez bon ce mesemble :

J’aurais juré que je les avais vus

En ce lieu-là se divertir ensemble.

Mais excusez ; et ne la chassez pas.

 

LA FEMME

 

Pourquoi chasser ? j’en suis très bienservie.

 

LA VOISINE

 

Tant pis pour vous : c’est justement lecas.

Vous en tenez, ma commère m’amie.

La Gageure des trois commères

 

Après bon vin, trois commèresun jour

S’entretenaient de leurs tours etprouesses.

Toutes avaient un ami par amour

Et deux étaient au logis les maîtresses.

L’une disait : « J’ai le roi desmaris :

Il n’en est point de meilleur dans Paris.

Sans son congé je vas partout m’ébattre.

Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.

Il ne faut pas se lever trop matin

Pour lui prouver que trois et deux fontquatre.

– Par mon serment, dit une autre aussitôt

Si je l’avais j’en ferais uneétrenne ;

Car quant à moi, du plaisir ne me chaut,

À moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.

Votre époux va tout ainsi qu’on lemène :

Le mien n’est tel. J’en rends grâces àDieu.

Bien saurait prendre et le temps et lelieu,

Qui tromperait à son aise un tel homme.

Pour tout cela ne croyez que je chomme.

Le passe-temps en est d’autant plusdoux :

Plus grand en est l’amour des deuxparties.

Je ne voudrais contre aucune de vous,

Qui vous vantez d’être si bien-loties,

Avoir troqué de galant ni époux. »

Sur ce débat la troisième commère

Les mit d’accord ; car elle futd’avis

Qu’Amour se plaît avec les bons maris,

Et veut aussi quelque peine légère.

 

Ce point vuidé, le proposs’échauffant,

Et d’en conter toutes trois triomphant,

Celle-ci dit : « Pourquoi tant deparoles ?

Voulez-vous voir qui l’emporte denous ?

Laissons à part les disputesfrivoles :

Sur nouveaux frais attrapons nos époux.

Le moins bon tour payera quelque amende.

– Nous le voulons, c’est ce que l’ondemande,

Dirent les deux. Il faut faire serment,

Que toutes trois, sans nul déguisement,

Rapporterons, l’affaire étant passée,

Le cas au vrai ; puis pour lejugement

On en croira la commère Macée. »

Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.

Voici comment chacune y procéda.

 

Celle des trois qui plusétait contrainte,

Aimait alors un beau jeune garçon,

Frais, délicat, et sans poil aumenton :

Ce qui leur fit mettre en jeu cettefeinte.

Les pauvres gens n’avaient de leurs amours

Encor joui, sinon par échappées :

Toujours fallait forger de nouveaux tours,

Toujours chercher des maisons empruntées

Pour plus à l’aise ensemble se jouer.

La bonne dame habille en chambrière

Le jouvenceau, qui vient pour se louer,

D’un air modeste, et baissant la paupière.

Du coin de l’œil époux le regardait,

Et dans son cœur déjà se proposait

De rehausser le linge de la fille.

Bien lui semblait, en la considérant,

N’en avoir vu jamais de si gentille.

On la retient ; avec peinepourtant :

Belle servante, et mari vert galant,

C’était matière à feindre du scrupule.

Les premiers jours le mari dissimule,

Détourne l’œil, et ne fait pas semblant

De regarder sa servante nouvelle ;

Mais tôt après il tourna tant la belle,

Tant lui donna, tant encor lui promit,

Qu’elle feignit à la fin de serendre ;

Et de jeu fait, à dessein de le prendre,

Un certain soir la galande lui dit :

« Madame est mal, et seule elle veutêtre

Pour cette nuit » : incontinent lemaître

Et la servante ayant fait leur marché

S’en vont au lit, et le drôle couché,

Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,

Madame vient : qui fut bien empêché,

Ce fut époux cette fois pris pour dupe.

« Oh, oh, lui dit la commère enriant,

Votre ordinaire est donc trop peu friand

À votre goût ; et par saint Jean, beausire,

Un peu plus tôt vous me le deviezdire :

J’aurais chez moi toujours eu destendrons.

De celui-ci pour certaines raisons

Vous faut passer ; cherchez autreaventure.

Et vous, la belle au dessein si gaillard,

Merci de moi, chambrière d’un liard,

Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.

Il vous faut donc du même pain qu’àmoi :

J’en suis d’avis ; non pourtant qu’ilm’en chaille,

Ni qu’on ne puisse en trouver qui levaille :

Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi

Donner encore à quelqu’un dans la vue

Je ne suis pas à jeter dans la rue.

Laissons ce point ; je sais un bonmoyen :

Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.

Voyez un peu ; dirait-on qu’elle ytouche ?

Vite, marchons, que du lit où je couche

Sans marchander on prenne le chemin :

Vous chercherez vos besognes demain.

Si ce n’était le scandale et la honte,

Je vous mettrais dehors en cet état.

Mais je suis bonne, et ne veux pointd’éclat :

Puis je rendrai de vous un très bon compte

À l’avenir, et vous jure ma foi

Que nuit et jour vous serez près de moi.

Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,

Puisque je puis empêcher tous vostours ? »

La chambrière écoutant ce discours

Fait la honteuse, et jette une ou deuxlarmes ;

Prend son paquet, et sort sans consulter

Ne se le fait pas deux fois répéter ;

S’en va jouer un autre personnage ;

Fait au logis deux métiers tour àtour ;

Galant de nuit, chambrière de jour,

En deux façons elle a soin du ménage.

Le pauvre époux se trouve tout heureux

Qu’à si bon compte il en ait été quitte.

Lui couche seul, notre couple amoureux

D’un temps si doux à son aise profite.

Rien ne s’en perd ; et des moindresmoments

Bons ménagers furent nos deux amants,

Sachant très bien que l’on n’y revientguères.

Voilà le tour de l’une des commères.

L’autre de qui le mari croyait tout,

Avecque lui sous un poirier assise,

De son dessein vint aisément à bout.

En peu de mots j’en vas conter la guise.

Leur grand valet près d’eux était debout,

Garçon bien fait, beau parleur, et demise,

Et qui faisait les servantes trotter.

La dame dit : « Je voudrais biengoûter

De ce fruit-là : Guillot, monte, etsecoue

Notre poirier. » Guillot monte àl’instant.

Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant

Qu’il lui paraît que le mari se joue

Avec la femme ; aussitôt le valet

Frottant ses yeux comme étonné dufait :

« Vraiment, Monsieur, commence-t-il àdire,

Si vous vouliez Madame caresser,

Un peu plus loin vous pouviez aller rire,

Et moi présent du moins vous en passer.

Ceci me cause une surprise extrême.

Devant les gens prendre ainsi vosébats !

Si d’un valet vous ne faites nul cas,

Vous vous devez du respect à vous-même.

Quel taon vous point ? attendez àtantôt :

Ces privautés en seront plusfriandes ;

Tout aussi bien, pour le temps qu’il vousfaut

Les nuits d’été sont encore assez grandes.

Pourquoi ce lieu ? vous avez pourcela

Tant de bons lits, tant de chambres sibelles. »

La dame dit : « Que conte celui-là ?

Je crois qu’il rêve : ou prend-il cesnouvelles ?

Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?

Descends, descends, mon ami, tuverras. »

Guillot descend. « Hé bien, lui dit sonmaître,

Nous jouons-nous ?

 

GUILLOT

 

Non pas pour le présent.

 

LE MARI

 

Pour le présent ?

 

GUILLOT

 

Oui Monsieur, je veux être

Écorché vif, si tout incontinent

Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.

 

LA FEMME

 

Mieux te vaudrait laisser cettesornette ;

Je te le dis ; car elle sent lescoups.

 

LE MARI

 

Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous

Tout de ce pas par mon ordre on le mette.

 

GUILLOT

 

Est-ce être fou que de voir ce qu’onvoit ?

 

LA FEMME

 

Et qu’as-tu vu ?

 

GUILLOT

 

J’ai vu, je le répète,

Vous et Monsieur qui dans ce même endroit

Jouiez tous deux au doux jeud’amourette :

Si ce poirier n’est peut- être charmé.

 

LA FEMME

 

Voire, charmé ; tu nous fais un beauconte.

 

LE MARI

 

Je le veux voir ; vraiment faut que j’ymonte :

Vous en saurez bientôt la vérité.

Le maître à peine est sur l’arbre monté,

Que le valet embrasse la maîtresse.

L’époux qui voit comme l’on se caresse

Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.

Il se rompit le col, ou peu s’en faut,

Pour empêcher la suite de l’affaire :

Et toutefois il ne put si bien faire

Que son honneur ne reçût quelque échec.

« Comment, dit-il, quoi même à monaspect ?

Devant mon nez ? à mes yeux ? SainteDame,

Que vous faut-il ? qu’avez-vous ?dit la femme.

 

LE MARI

 

Oses-tu bien le demander encor ?

 

LA FEMME

 

Et pourquoi non ?

 

LE MARI

 

Pourquoi ? n’ai-je pas tort

De t’accuser de cette effronterie ?

 

LA FEMME

 

Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vousprie.

 

LE MARI

 

Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?

 

LA FEMME

 

Moi ? vous rêvez.

 

LE MARI

 

D’où viendrait donc ce cas ?

Ai-je perdu la raison ou la vue ?

 

LA FEMME

 

Me croyez-vous de sens si dépourvue

Que devant vous je commisse un teltour ?

Ne trouverais-je assez d’heures au jour

Pour m’égayer, si j’en avais envie ?

 

LE MARI

 

Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.

Notre poirier m’abuse assurément.

Voyons encor. Dans le même moment

L’époux remonte, et Guillot recommence.

Pour cette fois le mari voit la danse

Sans se fâcher, et descend doucement.

« Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autrescauses

C’est ce poirier, il est ensorcelé.

– Puisqu’il fait voir de si vilaineschoses

Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.

Cours au logis ; dis qu’on le vienneabattre.

Je ne veux plus que cet arbre maudit

Trompe les gens. » Le valet obéit.

Sur le pauvre arbre ils se mettent àquatre

Se demandant l’un l’autre sourdement

Quel si grand crime a ce poirier pufaire ?

La dame dit : « Abattezseulement. »

Quant au surplus, ce n’est pas votreaffaire.

Par ce moyen la seconde commère

Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.

Passons au tour que la troisième fit.

 

Les rendez-vous chez quelquebonne amie

Ne lui manquaient non plus que l’eau dupuits.

Là tous les jours étaient nouveauxdéduits.

Notre donzelle y tenait sa partie.

Un sien amant étant lors de quartier,

Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier

S’il n’était libre, à la dame propose

De se trouver seuls ensemble une nuit.

« Deux, lui dit-elle, et pour si peu dechose

Vous ne serez nullement éconduit.

Jà de par moi ne manquera l’affaire.

De mon mari je saurai me défaire

Pendant ce temps. » Aussitôt fait quedit.

Bon besoin eut d’être femme d’esprit

Car pour époux elle avait pris un homme

Qui ne faisait en voyages grandsfrais ;

Il n’allait pas quérir pardons à Rome

Quand il pouvait en rencontrer plus près.

Tout au rebours de la bonne donzelle,

Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,

Toujours allait au plus loin s’enpourvoir.

Pèlerinage avait fait son devoir

Plus d’une fois ; mais c’était le vieuxstyle :

Il lui fallait, pour se faire valoir,

Chose qui fut plus rare et moins facile.

Elle s’attache à l’orteil dès ce soir

Un brin de fil, qui rendait à la porte

De la maison ; et puis se va coucher

Droit au côté d’Henriet Berlinguier

(On appelait son mari de la sorte.)

Elle fit tant qu’Henriet se tournant

Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne

Quelque dessein, et sans faire semblant

D’être éveillé, sur ce fait ilraisonne ;

Se lève enfin, et sort tout doucement,

De bonne foi son épouse dormant,

Ce lui semblait ; suit le fil dans larue ;

Conclut de là que l’on letrahissait :

Que quelque amant que la donzelle avait,

Avec ce fil par le pied la tirait,

L’avertissant ainsi de sa venue :

Que la galande aussitôt descendait,

Tandis que lui pauvre mari dormait.

Car autrement pourquoi ce badinage ?

Il fallait bien que Messer Cocuage

Le visitât ; honneur dont à son sens

Il se serait passé le mieux du monde.

Dans ce penser il s’arme jusqu’auxdents ;

Hors la maison fait le guet et la ronde,

Pour attraper quiconque tirera

Le brin de fil. Or le lecteur saura

Que ce logis avait sur le derrière

De quoi pouvoir introduire l’ami :

Il le fut donc par une chambrière.

Tout domestique en trompant un mari

Pense gagner indulgence plénière.

Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,

La bonne dame, et le jeune muguet

En sont aux mains, et Dieu sait lamanière.

En grand soulas cette nuit se passa.

Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.

Tout fut des mieux grâces à la servante,

Qui fit si bien devoir de surveillante,

Que le galant tout à temps délogea.

Époux revint quand le jour approcha

Reprit sa place, et dit que la migraine

L’avait contraint d’aller coucher en haut

Deux jours après la commère ne faut

De mettre un fil ; Berlinguieraussitôt

L’ayant senti, rentre en la même peine

Court à son poste, et notre amant au sien.

Renfort de joie : on s’en trouva sibien,

Qu’encore un coup on pratiqua laruse ;

Et Berlinguier prenant la même excuse

Sortit encore, et fit place à l’amant.

Autre renfort de tout contentement.

On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,

Il en fallut venir au dénouement ;

Trois actes eut sans plus la comédie

Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,

Le brin de fil aussitôt fut tiré

Par un des siens sur qui époux se rue,

Et le contraint en occupant la rue

D’entrer chez lui. Le tenant au collet,

Et ne sachant que ce fût un valet

Bien à propos lui fut donné le change

Dans le logis est un vacarme étrange

La femme accourt au bruit que faitl’époux.

Le compagnon se jette à leursgenoux ;

Dit qu’il venait trouver lachambrière ;

Qu’avec ce fil il la tirait à soi

Pour faire ouvrir ; et que depuisnaguère

Tous deux s’étaient entre-donné la foi.

« C’est donc cela, poursuivit lacommère

En s’adressant à la fille, en colère,

Que l’autre jour je vous vis à l’orteil

Un brin de fil : je m’en mis unpareil,

Pour attraper avec ce stratagème

Votre galant. Or bien, c’est votreépoux :

À la bonne heure : il faut cette nuitmême

Sortir d’ici. » Berlinguier fut plusdoux ;

Dit qu’il fallait au lendemain attendre.

On les dota l’un et l’autreamplement ;

L’époux, la fille ; et le valetl’amant

Puis au moutier le couple s’allarendre ;

Se connaissant tous deux de plus d’unjour.

Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.

 

Lequel vaut mieux ? Pourmoi, je m’en rapporte

Macée ayant pouvoir de décider,

Ne sut à qui la victoire accorder

Tant cette affaire à résoudre était forte.

Toutes avaient eu raison de gager.

Le procès pend, et pendra de la sorte

Encor longtemps, comme l’on peut juger.

Le Calendrier des vieillards

 

Plus d’une fois je me suisétonné

Que ce qui fait la paix du mariage

En est le point le moins considéré,

Lorsque l’on met une fille en ménage.

Les père et mère ont pour objet lebien ;

Tout le surplus, ils le comptent pourrien,

Jeunes tendrons à vieillards apparient.

Et cependant je vois qu’ils se soucient

D’avoir chevaux à leur char attelés

De même taille, et mêmes chienscouplés :

Ainsi des bœufs, qui de force pareille

Sont toujours pris : car ce seraitmerveille

Si sans cela la charrue allait bien.

Comment pourrait celle du mariage

Ne mal aller, étant un attelage

Qui bien souvent ne se rapporte enrien ?

J’en vas conter un exemple notable.

 

On sait qui fut Richard deQuinzica,

Qui mainte fête à sa femme allégua,

Mainte vigile, et maint jour fériable,

Et du devoir crut s’échapper par là.

Très lourdement il errait en cela.

Cestui Richard était juge dans Pise,

Homme savant en l’étude des lois,

Riche d’ailleurs ; mais dont la barbegrise

Montrait assez qu’il devait faire choix

De quelque femme à peu près de mêmeâge ;

Ce qu’il ne fit, prenant en mariage

La mieux séante, et la plus jeune d’ans

De la cité, fille bien alliée,

Belle surtout ; c’était Bartholomée

De Galandi, qui parmi ses parents

Pouvait compter les plus gros de la ville.

En ce ne fit Richard tour d’hommehabile :

Et l’on disait communément de lui,

Que ses enfants ne manqueraient de pères.

Tel fait métier de conseiller autrui,

Qui ne voit goutte en ses propresaffaires.

 

Quinzica donc n’ayant de quoiservir

Un tel oiseau qu’était Bartholomée,

Pour s’excuser, et pour la contenir,

Ne rencontrait point de jour en l’année,

Selon son compte, et son calendrier,

Ou l’on se pût sans scrupule appliquer

Au fait d’hymen ; chose aux vieillardscommode ;

Mais dont le sexe abhorre la méthode.

Quand je dis point, je veux dire trèspeu :

Encor ce peu lui donnait de la peine.

Toute en féries il mettait lasemaine ;

Et bien souvent faisait venir en jeu

Saint qui ne fut jamais dans la légende.

« Le vendredi, disait-il, nousdemande

D’autres pensers, ainsi que chacunsait :

Pareillement il faut que l’on retranche

Le samedi, non sans juste sujet,

D’autant que c’est la veille du dimanche.

Pour ce dernier, c’est un jour de repos.

Quant au lundi, je ne trouve à propos

De commencer par ce point lasemaine ;

Ce n’est le fait d’une âme bienchrétienne. »

Les autres jours autrements’excusait ;

Et quand venait aux fêtes solennelles,

C’était alors que Richard triomphait,

Et qu’il donnait les leçons les plusbelles

Longtemps devant toujours il s’abstenait

Longtemps après il en usait de même ;

Aux Quatre-Temps autant il enfaisait ;

Sans oublier l’Avent ni le Carême.

Cette saison pour le vieillard était

Un temps de Dieu, jamais ne s’en lassait.

De patrons même il avait une liste.

Point de quartier pour un évangéliste,

Pour un apôtre, ou bien pour un docteur

Vierge n’était, martyr, etconfesseur ;

Qu’il ne chommât ; tous les savait parcœur

Que s’il était au bout de son scrupule,

Il alléguait les joursmalencontreux ;

Puis les brouillards, et puis la canicule,

De s’excuser n’étant jamais honteux.

La chose ainsi presque toujours égale,

Quatre fois l’an, de grâce spéciale,

Notre docteur régalait sa moitié,

Petitement ; enfin c’était pitié.

À cela près, il traitait bien sa femme.

Les affiquets, les habits à changer,

Joyaux, bijoux, ne manquaient à ladame ;

Mais tout cela n’est que pour amuser

Un peu de temps des esprits depoupée ;

Droit au solide allait Bartholomée.

 

Son seul plaisir dans labelle saison,

C’était d’aller à certaine maison

Que son mari possédait sur la côte :

Ils y couchaient tous les huit jours sansfaute.

Là quelquefois sur la mer ils montaient,

Et le plaisir de la pêche goûtaient,

Sans s’éloigner que bien peu de la rade.

Arrive donc, qu’un jour de promenade,

Bartholomée et Messer le docteur,

Prennent chacun une barque à pécheur,

Sortent sur mer ; ils avaient faitgageure

À qui des deux aurait plus de bonheur,

Et trouverait la meilleure aventure

Dedans sa pêche, et n’avaient avec eux,

Dans chaque barque, en tout qu’un homme oudeux.

Certain corsaire aperçut la chaloupe

De notre épouse, et vint avec sa troupe

Fondre dessus ; l’emmena bien etbeau ;

Laissa Richard : soit que près durivage

Il n’osât pas hasarder davantage

Soit qu’il craignît qu’ayant dans sonvaisseau

Notre vieillard, il ne pût de sa proie

Si bien jouir ; car il aimait la joie

Plus que l’argent, et toujours avait fait

Avec honneur son métier de corsaire,

Au jeu d’amour était homme d’effet,

Ainsi que sont gens de pareille affaire.

Gens de mer sont toujours prêts à bienfaire

Ce qu’on appelle autrement bonsgarçons :

On n’en voit point qui les fêtes allègue.

Or tel était celui dont nous parlons,

Ayant pour nom Pagamin de Monègue.

La belle fit son devoir de pleurer

Un demi-jour, tant qu’il se putétendre :

Et Pagamin de la réconforter ;

Et notre épouse à la fin de se rendre.

Il la gagna ; bien savait son métier.

Amour s’en mit, Amour ce bon apôtre,

Dix mille fois plus corsaire que l’autre,

Vivant de rapt, faisant peu de quartier.

La belle avait sa rançon touteprête :

Très bien lui prit d’avoir de quoipayer ;

Car là n’était ni vigile ni fête.

Elle oublia ce beau calendrier

Rouge partout, et sans nul jourouvrable :

De la ceinture on le lui fit tomber ;

Plus n’en fut fait mention qu’à la table.

Notre légiste eût mis son doigt au feu

Que son épouse était toujours fidèle,

Entière, et chaste ; et que moyennantDieu

Pour de l’argent on lui rendrait la belle.

De Pagamin il prit un sauf-conduit,

L’alla trouver, lui mit la carte blanche.

Pagamin dit : « Si je n’ai pas bonbruit

C’est à grand tort : je veux vous rendrefranche

Et sans rançon votre chère moitié.

Ne plaise à Dieu que si belle amitié

Soit par mon fait de désastre ainsipleine.

Celle pour qui vous prenez tant de peine

Vous reviendra selon votre désir.

Je ne veux point vous vendre ce plaisir.

Faites-moi voir seulement qu’elle estvôtre ;

Car si j’allais vous en rendre quelqueautre,

Comme il m’en tombe assez entre les mains,

Ce me serait une espèce de blâme.

Ces jours passés je pris certaine dame,

Dont les cheveux sont quelque peuchâtains,

Grande de taille, en bon point, jeune, etfraîche

Si cette belle après vous avoir vu

Dit être à vous, c’est autant deconclu :

Reprenez-la : rien ne vous enempêche. »

Richard reprit : « Vous parlezsagement :

Et me traitez trop généreusement.

De son métier il faut que chacun vive.

Mettez un prix à la pauvre captive,

Je le payerai comptant, sans hésiter.

Le compliment n’est ici nécessaire :

Voilà ma bourse, il ne faut que compter.

Ne me traitez que comme on pourrait faire

En pareil cas l’homme le moins connu.

Serait-il dit que vous m’eussiez vaincu

D’honnêteté ? non sera sur mon âme.

Vous le verrez. Car, quant à cette dame,

Ne doutez point qu’elle ne soit à moi.

Je ne veux pas que vous m’ajoutiez foi,

Mais aux baisers que de la pauvre femme

Je recevrai, ne craignant qu’un seulpoint :

C’est qu’à me voir de joie elle nemeure. »

On fait venir l’épouse tout à l’heure,

Qui froidement et ne s’émouvant point,

Devant ses yeux voit son mari paraître.

Sans témoigner seulement le connaître,

Non plus qu’un homme arrive du Pérou.

« Voyez, dit-il, la pauvrette esthonteuse

Devant les gens ; et sa joieamoureuse

N’ose éclater : soyez sur qu’à moncou,

Si j’étais seul, elle seraitsautée. »

Pagamin dit : « Qu’il ne tienne àcela :

Dedans sa chambre allez, conduisez-la.

Ce qui fut fait : et la chambrefermée ;

Richard commence : « Et là,Bartholomée,

Comme tu fais ! je suis ton Quinzica,

Toujours le même à l’endroit de sa femme.

Regarde-moi. Trouves-tu, ma chère âme,

En mon visage un si grandchangement !

C’est la douleur de ton enlèvement

Qui, me rend tel ; et toi seule en escause.

T’ai-je jamais refusé nulle chose,

Soit pour ton jeu, soit pour tesvêtements ?

En était-il quelqu’une de plusbrave ?

De ton vouloir ne me rendais-jeesclave ?

Tu le seras étant avec ces gens.

Et ton honneur, que crois-tu qu’ildevienne ?

– Ce qu’il pourra, répondit brusquementBartholomée.

Est-il temps maintenant

D’en avoir soin ? s’en est-on mis enpeine

Quand malgré moi l’on m’a jointe avecvous ?

Vous vieux penard, moi fille jeune etdrue,

Qui méritais d’être un peu mieux pourvue,

Et de goûter ce qu’Hymen a de doux.

Pour cet effet j’étais assezaimable ;

Et me trouvais aussi digne, entre nous,

De ces plaisirs, que j’en étais capable.

Or est le cas allé d’autre façon.

J’ai pris mari qui pour toute chanson

N’a jamais eu que quelques jours deférie ;

Mais Pagamin, sitôt qu’il m’eut ravie,

Me sut donner bien une autre leçon.

J’ai plus appris des choses de la vie

Depuis deux jours, qu’en quatre ans avecvous.

Laissez-moi donc, Monsieur mon cher époux.

Sur mon retour n’insistez davantage.

Calendriers ne sont point en usage

Chez Pagamin : je vous en avertis.

Vous et les miens avez mérite pis.

Vous pour avoir mal mesuré vos forces

En m’épousant ; eux pour être mépris

En préférant les légères amorces

De quelque bien à cet autre point-là.

Mais Pagamin pour tous y pourvoira.

Il ne sait loi, ni digeste, ni code ;

Et cependant très bonne est sa méthode.

De ce matin lui-même il vous dira

Du quart en sus comme la chose en va.

Un tel aveu vous surprend et voustouche :

Mais faire ici de la petite bouche

Ne sert de rien ; l’on n’en croira pasmoins.

Et puisque enfin nous voici sanstémoins :

Adieu vous dis, vous, et vos jours defête.

Je suis de chair. Les habits rien n’yfont :

Vous savez bien, Monsieur, qu’entre latête

Et le talon d’autres affaires sont. »

À tant se tut. Richard, tombé des nues,

Fut tout heureux de pouvoir s’en aller.

Bartholomée ayant ses hontes bues

Ne se fit pas tenir pour demeurer.

Le pauvre époux en eut tant de tristesse,

Outre les maux qui suivent la vieillesse,

Qu’il en mourut à quelques jours delà ;

Et Pagamin prit à femme sa veuve.

Ce fut bien fait : nul des deux netomba

Dans l’accident du pauvre Quinzica,

S’étant choisis l’un et l’autre àl’épreuve.

Belle leçon pour gens à cheveuxgris ;

Sinon qu’ils soient d’humeuraccommodante :

Car en ce cas Messieurs les favoris

Font leur ouvrage, et la dame estcontente.

À femme avare galant escroc

 

Qu’un homme soit plumé pardes coquettes,

Ce n’est pour faire au miracle crier.

Gratis est mort : plus d’amour sanspayer :

En beaux louis se content les fleurettes.

Ce que je dis, des coquettes s’entend.

Pour notre honneur si me faut-il pourtant

Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse

En attraper au moins une entre cent ;

Et lui jouer quelque tour de souplesse.

 

Je choisirai pour exempleGulphar.

Le drôle fit un trait de franc soudard,

Car aux faveurs d’une belle il eut part

Sans débourser, escroquant la chrétienne.

Notez ceci, et qu’il vous en souvienne

Galants d’épée ; encor bien que cetour

Pour vous styler soit fort peunécessaire ;

Je trouverais maintenant à la cour

Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.

 

Celui-ci donc chez sireGasparin

Tant fréquenta, qu’il devint à la fin

De son épouse amoureux sans mesure.

Elle était jeune, et belle créature,

Plaisait beaucoup, fors un point quigâtait

Toute l’affaire, et qui seul rebutait

Les plus ardents ; c’est qu’elle étaitavare.

Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.

Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.

Celui-là parle une langue barbare

Qui l’or en main n’explique ses désirs.

Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs,

Sont les ressorts que Cupidonemploie :

De leur boutique il sort chez les François

Plus de cocus que du cheval de Troie

Il ne sortit de héros autrefois.

Pour revenir à l’humeur de la belle,

Le compagnon ne put rien tirer d’elle

Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est

Que de parler le lecteur s’il lui plaît,

Me permettra de dire ainsi la chose.

Gulphar donc parle, et si bien qu’ilpropose

Deux cents écus. La belle l’écouta :

Et Gasparin à Gulphar les prêta

(Ce fut le bon), puis aux champs s’enalla,

Ne soupçonnant aucunement sa femme.

Gulphar les donne en présence de gens.

« Voilà, dit-il, deux cents écuscomptants,

Qu’à votre époux vous donnerez,Madame. »

La belle crut qu’il avait dit cela

Par politique, et pour jouer son rôle.

Le lendemain elle le régala

Tout de son mieux, en femme de parole.

Le drôle en prit ce jour et les suivants

Pour son argent, et même avec usure :

À bon payeur on fait bonne mesure.

 

Quand Gasparin fut de retourdes champs,

Gulphar lui dit, son épouseprésente :

« J’ai votre argent à Madame rendu,

N’en ayant eu pour une affaire urgente

Aucun besoin, comme je l’avais cru :

Déchargez-en votre livre de grâce. »

À ce propos aussi froide que glace,

Notre galande avoua le reçu.

Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé lachose.

Son regret fut d’avoir enflé la dose

De ses faveurs ; c’est ce qui lafâchait :

Voyez un peu la perte que c’était !

 

En la quittant, Gulphar allatout droit

Conter ce cas, le corner par la ville

Le publier, le prêcher sur les toits

De l’en blâmer il serait inutile :

Ainsi vit-on chez nous autres François.

On ne s’avise jamais de tout

 

Certain jaloux ne dormant qued’un œil,

Interdisait tout commerce à sa femme.

Dans le dessein de prévenir la dame

Il avait fait un fort ample recueil

De tous les tours que le sexe sait faire.

Pauvre ignorant ! comme si cetteaffaire

N’était une hydre, à parler franchement.

Il captivait sa femme cependant ;

De ses cheveux voulait savoir lenombre ;

La faisait suivre, à toute heure, en touslieux,

Par une vieille au corps tout remplid’yeux,

Qui la quittait aussi peu que son ombre.

Ce fou tenait son recueil fort entier

Il le portait en guise de psautier,

Croyant par là cocuage hors de gamme.

Un jour de fête, arrive que la dame

En revenant de l’église passa

Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta

Fort à propos plein un panier d’ordure.

On s’excusa : la pauvre créature

Toute vilaine entra dans le logis.

Il lui fallut dépouiller ses habits.

Elle envoya quérir une autre jupe,

Dès en entrant, par cette douagna,

Qui hors d’haleine à Monsieur raconta

Tout l’accident. « Foin, dit-il,celui-là

N’est dans mon livre, et je suis pris pourdupe :

Que le recueil au diable soitdonné. »

Il disait bien ; car on n’avait jeté

Cette immondice, et la dame gâté,

Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse

Pour éloigner son dragon quelque temps.

Un sien galant ami de là-dedans

Tout aussitôt profita de la ruse.

 

Nous avons beau sur ce sexeavoir œil :

Ce n’est coup sûr encontre tousesclandres.

Maris jaloux, brûlez votre recueil

Sur ma parole, et faites-en des cendres.

Le Villageois qui cherche son veau

 

 

Un villageois ayant perdu sonveau,

L’alla chercher dans la forêt prochaine

Il se plaça sur l’arbre le plus beau,

Pour mieux entendre, et pour voir dans laplaine.

Vient une dame avec un jouvenceau

Le lieu leur plaît, l’eau leur vient à labouche

Et le galant, qui sur l’herbe la couche,

Crie en voyant je ne sais quelsappas :

« Ô dieux, que vois-je, et que ne vois-jepas ! »

Sans dire quoi ; car c’étaient lettrescloses.

Lors le manant les arrêtant tout coi.

« Homme de bien, qui voyez tant dechoses,

Voyez-vous point mon veau ? dites-lemoi. »

L’Anneau d’Hans Carvel

 

Hans Carvel prit sur sesvieux ans

Femme jeune en toute manière ;

Il prit aussi soucis cuisants ;

Car l’un sans l’autre ne va guère.

Babeau (c’est la jeune femelle, Fille dubailli Concordat)

Fut du bon poil, ardente, et belle

Et propre à l’amoureux combat.

Carvel craignant de sa nature

Le cocuage et les railleurs,

Alléguait à la créature

Et la Légende, et l’Écriture,

Et tous les livres les meilleurs :

Blâmait les visites secrètes ;

Frondait l’attirail des coquettes,

Et contre un monde de recettes,

Et de moyens de plaire aux yeux,

Invectivait tout de son mieux.

À tous ces discours la galande

Ne s’arrêtait aucunement ;

Et de sermons n’était friande

À moins qu’ils fussent d’un amant.

Cela faisait que le bon sire

Ne savait tantôt plus qu’y dire,

Eut voulu souvent être mort.

Il eut pourtant dans son martyre

Quelques moments de réconfort :

L’histoire en est très véritable.

Une nuit, qu’ayant tenu table,

Et bu force bon vin nouveau,

Carvel ronflait près de Babeau,

Il lui fut avis que le diable

Lui mettait au doigt un anneau,

Qu’il lui disait… : « Je sais lapeine

Qui te tourmente, et qui te gène ;

Carvel, j’ai pitié de ton cas,

Tiens cette bague, et ne la lâches.

Car tandis qu’au doigt tu l’auras,

Ce que tu crains point ne seras,

Point ne seras sans que le saches.

– Trop ne puis vous remercier,

Dit Carvel, la faveur est grande.

Monsieur Satan, Dieu vous le rende,

Grand merci Monsieur l’aumônier. »

Là-dessus achevant son somme,

Et les yeux encore aggraves,

Il se trouva que le bon homme

Avait le doigt ou vous savez.

Le Gascon puni

 

Un Gascon, pour s’êtrevanté

De posséder certaine belle

Fut puni de sa vanité

D’une façon assez nouvelle.

Il se vantait à faux et ne possédait rien.

Mais quoi ! tout médisant est prophète ence monde

On croit le mal d’abord, mais à l’égard dubien

Il faut qu’un public en réponde.

La dame cependant du Gascon semoquait :

Même au logis pour lui rarement elleétait :

Et bien souvent qu’il la traitait

D’incomparable et de divine,

La belle aussitôt s’enfuyait,

S’allant sauver chez sa voisine.

 

Elle avait nom Philis, sonvoisin Eurilas,

La voisine Cloris, le Gascon Dorilas,

Un sien ami, Damon : c’est tout, si j’aimémoire.

Ce Damon, de Cloris, à ce que ditl’histoire,

Était amant aimé, galant, comme on voudra,

Quelque chose de plus encor que tout cela.

Pour Philis, son humeur libre, gaie, etsincère

Montrait qu’elle était sans affaire,

Sans secret, et sans passion.

On ignorait le prix de sapossession :

Seulement à l’user chacun la croyaitbonne.

Elle approchait vingt ans ; et venaitd’enterrer

Un mari (de ceux-là que l’on perd sanspleurer,

Vieux barbon qui laissait d’écus plein unetonne.)

En mille endroits de sa personne

La belle avait de quoi mettre un Gascon auxcieux,

Des attraits par-dessus les yeux,

Je ne sais quel air de pucelle,

Mais le cœur tant soit peu rebelle ;

Rebelle toutefois de la bonne façon.

Voilà Philis. Quant au Gascon,

Il était Gascon, c’est tout dire.

 

Je laisse à penser si lesire

Importuna la veuve, et s’il fit desserments

Ceux des Gascons et des Normands

Passent peu pour mots d’Évangile.

C’était pourtant chose facile

De croire Dorilas de Philisamoureux ;

Mais il voulait aussi que l’on le crutheureux.

Philis dissimulant, dit un jour à cethomme :

« Je veux un service de vous :

Ce n’est pas d’aller jusqu’à Rome ;

C’est que vous nous aidiez à tromper unjaloux.

La chose est sans péril, et même fortaisée.

Nous voulons que cette nuit-ci

Vous couchiez avec le mari

De Cloris, qui m’en a priée.

Avec Damon s’étant brouillée,

Il leur faut une nuit entière, etpar-delà,

Pour démêler entre eux tout cedifférend-là.

Notre but est qu’Eurilas pense,

Vous sentant près de lui, que ce soit samoitié.

Il ne lui touche point, vit dedansl’abstinence,

Et, soit par jalousie, ou bien parimpuissance,

A retranché d’hymen certains droitsd’amitié ;

Ronfle toujours, fait la nuit d’unetraite :

C’est assez qu’en son lit il trouve unecornette.

Nous vous ajusterons : enfin, ne craignezrien :

Je vous récompenserai bien. »

 

Pour se rendre Philis un peuplus favorable,

Le Gascon eut couché, dit-il, avec lediable.

La nuit vient, on le coiffe, on le met augrand lit,

On éteint les flambeaux, Eurilas prend saplace ;

Du Gascon la peur se saisit ;

Il devient aussi froid que glace ;

N’oserait tousser ni cracher,

Beaucoup moins encor s’approcher :

Se fait petit, se serre, au bord se vanicher,

Et ne tient que moitié de la riveoccupée :

Je crois qu’on l’aurait mis dans un fourreaud’épée.

Son coucheur cette nuit se retourna centfois ;

Et jusque sur le nez lui porta certainsdoigts

Que la peur lui fit trouver rudes.

Le pis de ses inquiétudes,

C’est qu’il craignait qu’enfin un capriceamoureux

Ne prit à ce mari : tels cas sontdangereux,

Lorsque l’un des conjoints se sent privé dusomme.

Toujours nouveaux sujets alarmaient le pauvrehomme.

L’on étendait un pied ; l’on approchaitun bras :

Il crut même sentir la barbe d’Eurilas.

Mais voici quelque chose à mon sens deterrible.

Une sonnette était près du chevet dulit :

Eurilas de sonner, et faire un bruithorrible.

Le Gascon se pâme à ce bruit ;

Cette fois-là se croit détruit,

Fait un vœu, renonce à sa dame ;

Et songe au salut de son âme.

Personne ne venant, Eurilas s’endormit.

 

Avant qu’il fut jour onouvrit

Philis l’avait promis ; quand voici deplus belle

Un flambeau comble de tous maux.

Le Gascon après ces travaux

Se fût bien levé sans chandelle.

Sa perte était alors un point tout assuré.

On approche du lit. Le pauvre hommeéclaire

Prie Eurilas qu’il lui pardonne.

« Je le veux », dit une personne

D’un ton de voix rempli d’appas.

C’était Philis, qui d’Eurilas

Avait tenu la place, et qui sans tropattendre

Tout en chemise s’alla rendre

Dans les bras de Cloris qu’accompagnaitDamon.

C’était, dis-je, Philis, qui conta duGascon

La peine et la frayeur extrême

Et qui pour l’obliger à se tuer soi-même,

En lui montrant ce qu’il avait perdu,

Laissait son sein à demi-nu.

La Fiancée du roi de Garbe

 

Il n’est rien qu’on ne conteen diverses façons :

On abuse du vrai comme on fait de lafeinte :

Je le souffre aux récits qui passent pourchansons,

Chacun y met du sien sans scrupule et sanscrainte.

Mais aux événements de qui la vérité

Importe à la postérité,

Tels abus méritent censure.

Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.

Je me suis écarté de mon original.

On en pourra gloser ; on pourra memécroire :

Tout cela n’est pas un grand mal :

Alaciel et sa mémoire

Ne sauraient guère perdre à tout cechangement.

J’ai suivi mon auteur en deux pointsseulement :

Points qui font véritablement

Le plus important de l’histoire.

L’un est que par huit mains Alaciel passa

Avant que d’entrer dans la bonne :

L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,

Ayant peut-être en sa personne

De quoi négliger ce point-là.

Quoi qu’il en soit, la belle en sestraverses,

Accidents, fortunes diverses,

Eut beaucoup à souffrir, beaucoup àtravailler ;

Changea huit fois de chevalier :

Il ne faut pas pour cela qu’onl’accuse :

Ce n’était après tout que bonne intention,

Gratitude, ou compassion,

Crainte de pis, honnête excuse.

Elle n’en plut pas moins aux yeux de sonfiancé.

Veuve de huit galants, il la prit pourpucelle,

Et dans son erreur par la belle

Apparemment il fut laissé.

Qu’on n’y puisse être pris, la chose est touteclaire,

Mais après huit, c’est une étrangeaffaire :

Je me rapporte de cela

À quiconque a passé par là.

 

Zaïr soudan d’Alexandrie,

Aima sa fille Alaciel

Un peu plus que sa propre vie :

Aussi ce qu’on se peut figurer sous leciel,

De bon, de beau, de charmant et d’aimable,

D’accommodant, j’y mets encor ce point,

La rendait d’autant estimable ;

En cela je n’augmente point.

 

Au bruit qui courait d’elleen toutes ces provinces,

Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.

Il la fit demander, et fut assez heureux

Pour l’emporter sur d’autres princes.

La belle aimait déjà ; mais on n’ensavait rien

Filles de sang royal ne se déclarentguères.

Tout se passe en leur cœur ; cela lesfâche bien ;

Car elles sont de chair ainsi que lesbergères.

Hispal, jeune Seigneur de la cour dusoudan,

Bien fait, plein de mérite, honneur del’Alcoran,

Plaisait fort à la dame, et d’un communmartyre,

Tous deux brûlaient sans oser se ledire ;

Ou s’ils se le disaient, ce n’était que desyeux.

Comme ils en étaient là, l’on accorda labelle.

Il fallut se résoudre à partir de ceslieux.

Zaïr fit embarquer son amant avec elle.

S’en fier à quelque autre eût peut-être étémieux.

 

Après huit jours de traite,un vaisseau de corsaires

Ayant pris le dessus du vent,

Les attaqua ; le combat futsanglant ;

Chacun des deux partis y fit mal sesaffaires.

Les assaillants, faits aux combats de mer,

Étaient les plus experts en l’art demassacrer ;

Joignaient l’adresse au nombre :

Hispal par sa vaillance

Tenait les choses en balance.

Vingt corsaires pourtant montèrent sur sonbord.

Grifonio le gigantesque

Conduisait l’horreur et la mort

Avecque cette soldatesque.

Hispal en un moment se vit environné.

Maint corsaire sentit son bras déterminé.

De ses yeux il sortait des éclairs et desflammes.

Cependant qu’il était au combat acharné,

Grifonio courut à la chambre des femmes.

Il savait que l’infante était dans cevaisseau ;

Et l’ayant destinée à ses plaisirsinfâmes,

Il l’emportait comme un moineau ;

Mais la charge pour lui n’étant passuffisante,

Il prit aussi la cassette aux bijoux,

Aux diamants, aux témoignages doux

Que reçoit et garde une amante :

Car quelqu’un m’a dit, entre nous,

Qu’Hispal en ce voyage avait fait àl’infante

Un aveu dont d’abord elle parut contente,

Faute d’avoir le temps de s’en mettre encourroux.

Le malheureux corsaire, emportant cetteproie,

N’en eut pas longtemps de la joie.

Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,

S’étant quelque peu détaché,

Comme Grifonio passait d’un bord àl’autre,

Un pied sur son navire, un sur celuid’Hispal,

Le héros d’un revers coupe en deuxl’animal :

Part du tronc tombe en l’eau, disant sapatenôtre,

Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,

Avec maint autre dieu non moinsextravagant :

Part demeure sur pieds, en la mêmeposture.

On aurait ri de l’aventure,

Si la belle avec lui n’eût tombé dedansl’eau.

Hispal se jette après : l’un et l’autrevaisseau,

Malmené du combat, et privé de pilote,

Au gré d’Eole et de Neptune flotte.

La mort fit lâcher prise au géantpourfendu.

L’infante par sa robe en tombant soutenue,

Fut bientôt d’Hispal secourue.

Nager vers les vaisseaux eût été tempsperdu :

Ils étaient presque à demi-mille.

Ce qu’il jugea de plus facile,

Fut de gagner certains rochers,

Qui d’ordinaire étaient la perte desnochers,

Et furent le salut d’Hispal et del’infante.

Aucuns ont assuré comme chose constante,

Que même du péril la cassetteéchappa ;

Qu’à des cordons étant pendue,

La belle après soi la tira ;

Autrement elle était perdue.

 

Notre nageur avait l’infantesur son dos

Le premier roc gagne, non pas sans quelquepeine,

La crainte de la faim suivit celle desflots ;

Nul vaisseau ne parut sur la liquideplaine.

Le jour s’achève ; il se passe unenuit ;

Point de vaisseau près d’eux par le hasardconduit ;

Point de quoi manger sur ces roches :

Voilà notre couple réduit

À sentir de la faim les premièresapproches.

Tous deux privés d’espoir, d’autant plusmalheureux,

Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,

Ils perdaient doublement en leurmésaventure.

Après s’être longtemps regardés sansparler,

« Hispal, dit la princesse, il se fautconsoler ;

Les pleurs ne peuvent rien près de la Parquedure.

Nous n’en mourrons pas moins ; mais ildépend de nous

D’adoucir l’aigreur de ses coups ;

C’est tout ce qui nous reste en ce malheurextrême.

– Se consoler ! dit-il, le peut-on quandon aime ?

Ah ! si… mais non, Madame, il n’est pas àpropos

Que vous aimiez ; vous seriez trop àplaindre.

Je brave à mon égard et la faim et lesflots ;

Mais jetant œil sur vous je trouve tout àcraindre. »

 

La princesse à ces mots ne seput plus contraindre.

Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,

Regards d’être au ciel adressés,

Et puis sanglots, et puis soupirsencore :

En ce même langage Hispal luirepartit :

Tant qu’enfin un baiser suivit :

S’il fut pris ou donné c’est ce que l’onignore.

Après force vœux impuissants,

Le héros dit : « Puisqu’en cetteaventure

Mourir nous est chose si sûre,

Qu’importe que nos corps des oiseauxravissants

Ou des monstres marins deviennent lapâture ?

Sépulture pour sépulture,

La mer est égale, à mon sens :

Qu’attendons-nous ici qu’une finlanguissante ?

Serait-il point plus à propos

De nous abandonner aux flots ?

J’ai de la force encor, la côte est peudistante,

Le vent y pousse ; essayonsd’approcher ;

Passons de rocher en rocher :

J’en vois beaucoup ou je puis prendrehaleine. »

Alaciel s’y résolut sans peine.

 

Les revoilà sur l’onde ainsiqu’auparavant,

La cassette en laisse suivant,

Et le nageur poussé du vent,

De roc en roc portant la belle,

Façon de naviguer nouvelle.

Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,

Et de Dieu qui préside aux liquidesmanoirs,

Hispal n’en pouvant plus, de faim, delassitude,

De travail et d’inquiétude,

(Non pour lui, mais pour ses amours),

Après avoir jeûné deux jours,

Prit terre à la dixième traite,

Lui, la princesse, et la cassette.

« Pourquoi, me dira-t-on, nous ramenertoujours

Cette cassette ? est-ce unecirconstance

Qui soit de si grandeimportance ? »

Oui selon mon avis ; on va voir si j’aitort.

Je ne prends point ici l’essor,

Ni n’affecte de railleries.

Si j’avais mis nos gens à bord

Sans argent et sans pierreries,

Seraient-ils pas demeurés court ?

On ne vit ni d’air ni d’amour.

Les amants ont beau dire et faire,

Il en faut revenir toujours au nécessaire.

La cassette y pourvut avec maint diamant.

Hispal vendit les uns, mit les autres engages ;

Fit achat d’un château le long de cesrivages ;

Ce château, dit l’histoire, avait un parc fortgrand,

Ce parc un bois, ce bois de beauxombrages,

Sous ces ombrages nos amants

Passaient d’agréables moments :

Voyez combien voilà de choses enchaînées,

Et par la cassette amenées.

 

Or au fond de ce bois uncertain antre était,

Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,

Sombre surtout ; la nature semblait

L’avoir mis là non pour autre mystère.

Nos deux amants se promenant un jour,

Il arriva que ce fripon d’Amour

Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.

Chemin faisant Hispal expliquait sesdésirs,

Moitié par ses discours, moitié par sessoupirs,

Plein d’une ardeur impatiente ;

La princesse écoutait incertaine ettremblante.

« Nous voici, disait-il, en un bordétranger,

Ignorés du reste des hommes ;

Profitons-en ; nous n’avons à songer

Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou noussommes.

Qui vous retient ? on ne saitseulement

Si nous vivons ; peut-être en cemoment

Tout le monde nous croit au corps d’unebaleine.

Ou favorisez votre amant,

Ou qu’à votre époux il vous mène.

Mais pourquoi vous mener ? vous pouvezrendre heureux

Celui dont vous avez éprouvé la constance.

Qu’attendez-vous pour soulager sesfeux ?

N’est-il point assez amoureux,

Et n’avez-vous point fait assez derésistance ? »

 

Hispal haranguait defaçon

Qu’il aurait échauffé des marbres,

Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,

Faisait semblant d’écrire sur les arbres.

Mais l’amour la faisait rêver

À d’autres choses qu’à graver

Des caractères sur l’écorce.

Son amant et le lieu l’assuraient dusecret :

C’était une puissante amorce.

Elle résistait à regret :

Le printemps par malheur était lors en saforce.

Jeunes cœurs sont bien empêchés

À tenir leurs désirs cachés,

Étant pris par tant de manières.

Combien en voyons-nous se laisser pas àpas

Ravir jusqu’aux faveurs dernières,

Qui dans l’abord ne croyaient pas

Pouvoir accorder les premières ?

Amour, sans qu’on y pense, amène cesinstants.

Mainte fille a perdu ses gants,

Et femme au partir s’est trouvée,

Qui ne sait la plupart du temps

Comme la chose est arrivée.

 

Près de l’antre venus, notreamant proposa

D’entrer dedans ; la belles’excusa ;

Mais malgré soi, déjà presque vaincue.

Les services d’Hispal en ce même moment

Lui reviennent devant la vue.

Ses jours sauvés des flots, son honneur d’ungéant :

Que lui demandait son amant ?

Un bien dont elle était à sa valeur tenue.

« Il vaut mieux, disait-il, vous en faireun ami,

Que d’attendre qu’un homme à la minehagarde

Vous le vienne enlever ; Madame,songez-y ;

L’on ne sait pour qui l’on legarde. »

L’infante à ces raisons se rendant à demi,

Une pluie acheva l’affaire :

Il fallut se mettre à l’abri :

Je laisse à penser où. Le reste du mystère

Au fond de l’antre est demeuré.

Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’unebelle

À qui ce fait est arrivé

Sans en avoir moitié d’autant d’excusesqu’elle.

 

L’antre ne les vit seul deces douceurs jouir :

Rien ne coûte en amour que la premièrepeine.

Si les arbres parlaient, il ferait belouïr

Ceux de ce bois ; car la forêt n’estpleine

Que des monuments amoureux

Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de saproie.

On y verrait écrit : Ici pâma dejoie

 

Des mortels le plus heureux

Là mourut un amant sur le sein de sadame

 

En cet endroit, mille baisers de flamme

Furent donnés, et mille autresrendus.

 

Le parc dirait beaucoup, le château beaucoupplus,

Si châteaux avaient une langue.

 

La chose en vint au pointque, las de tant d’amour

Nos amants à la fin regrettèrent la cour.

La belle s’en ouvrit, et voici saharangue :

« Vous m’êtes cher, Hispal ;j’aurais du déplaisir,

Si vous ne pensiez pas que toujours je vousaime.

Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte etsans désir ?

Je vous le demande à vous-même.

Ce sont des feux bientôt passés,

Que ceux qui ne sont point dans leur courstraversés ;

Il y faut un peu de contrainte.

Je crains fort qu’à la fin ce séjour sicharmant

Ne nous soit un désert, et puis unmonument ;

Hispal, ôtez-moi cette crainte.

Allez-vous-en voir promptement

Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,

Quand on saura que nous sommes en vie.

Déguisez bien notre séjour :

Dites que vous venez préparer mon retour,

Et faire qu’on m’envoie une escorte sisûre,

Qu’il n’arrive plus d’aventure.

Croyez-moi, vous n’y perdrez rien :

Trouvez seulement le moyen

De me suivre en ma destinée,

Ou de fillage, ou d’hyménée ;

Et tenez pour chose assurée

Que si je ne vous fais du bien

Je serai de près éclairée. »

Que ce fut ou non son dessein,

Pour se servir d’Hispal, il fallait toutpromettre.

 

Dès qu’il trouve à propos dese mettre en chemin,

L’infante pour Zaïr le charge d’unelettre.

Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il abon vent ;

Il arrive à la cour, où chacun lui demande

S’il est mort, s’il est vivant,

Tant la surprise fut grande ;

En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’ellefait.

 

Dès qu’il eut à toutsatisfait,

On fit partir une escorte puissante.

Hispal fut retenu ; non qu’on eût eneffet

Le moindre soupçon de l’infante.

Le chef de cette escorte était jeune et bienfait.

Abordé près du parc, avant tout il partage

Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,

Va droit avec l’autre au château.

La beauté de l’infante était beaucoupaccrue :

Il en devint épris à la premièrevue ;

Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fîtbeau,

Pour ne point perdre temps, il lui dit sapensée.

Elle s’en tint fort offensée ;

Et l’avertit de son devoir.

Témoigner en tels cas un peu de désespoir,

Est quelquefois une bonne recette.

C’est ce que fait notre homme ; il formele dessein

De se laisser mourir de faim ;

Car de se poignarder, la chose est trop tôtfaite :

On n’a pas le temps d’en venir

Au repentir.

D’abord Alaciel riait de sa sottise.

Un jour se passe entier, lui sans cessejeûnant,

Elle toujours le détournant

D’une si terrible entreprise.

Le second jour commence à la toucher.

Elle rêve à cette aventure.

Laisser mourir un homme, et pouvoirl’empêcher !

C’est avoir l’âme un peu trop dure.

Par pitié donc elle condescendit

Aux volontés du capitaine ;

Et cet office lui rendit

Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer depeine ;

Autrement le remède eût été sans effet.

 

Tandis que le galant setrouve satisfait,

Et remet les autres affaires,

Disant tantôt que les vents sontcontraires,

Tantôt qu’il faut radouber ses galères,

Pour être en état de partir,

Tantôt qu’on vient de l’avertir

Qu’il est attendu des corsaires :

Un corsaire en effet arrive, et surprenant

Ses gens demeurés à la rade,

Les tue, et va donner au châteaul’escalade :

Du fier Grifonio c’était le lieutenant.

Il prend le château d’emblée.

Voilà la fête troublée.

Le jeûneur maudit son sort.

Le corsaire apprend d’abord

L’aventure de la belle,

Et la tirant à l’écart,

Il en veut avoir sa part.

Elle fit fort la rebelle.

Il ne s’en étonna pas,

N’étant novice en tels cas.

« Le mieux que vous puissiez faire,

Lui dit tout franc ce corsaire,

C’est de m’avoir pour ami ;

Je suis corsaire et demi.

Vous avez fait jeûner un pauvre misérable

Qui se mourait pour vous d’amour ;

Vous jeûnerez à votre tour,

Ou vous me serez favorable.

La justice le veut : nous autres gens demer

Savons rendre à chacun selon ce qu’ilmérite ;

Attendez-vous de n’avoir à manger

Que quand de ce côté vous aurez étéquitte.

Ne marchandez point tant, Madame, etcroyez-moi. »

Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point deloi.

S’accommoder à tout est chose nécessaire.

Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le fautfaire.

Quand il plaît au destin que l’on en viennelà,

Augmenter sa souffrance est une erreurextrême ;

Si par pitié d’autrui la belle se força,

Que ne point essayer par pitié desoi-même ?

Elle se force donc, et prend en gré letout.

Il n’est affliction dont on ne vienne àbout.

Si le corsaire eût été sage,

Il eut mené l’infante en un autre rivage.

Sage en amour ? hélas, il n’en estpoint.

Tandis que celui-ci croit avoir tout àpoint,

Vent pour partir, lieu propre pourattendre,

Fortune qui ne dort que lorsque nousveillons,

Et veille quand nous sommeillons,

Lui trame en secret cet esclandre.

Le seigneur d’un château voisin decelui-ci,

Homme fort ami de la joie,

Sans nulle attache, et sans souci

Que de chercher toujours quelque nouvelleproie,

Ayant eu le vent des beautés,

Perfections, commodités,

Qu’en sa voisine on disait être

Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre lemaître.

Il avait des amis, de l’argent, ducrédit ;

Pouvait assembler deux mille hommes ;

Il les assemble donc un beau jour, et leurdit :

« Souffrirons-nous, braves gens que noussommes,

Qu’un pirate à nos yeux se gorge debutin ?

Qu’il traite comme esclave une beautédivine ?

Allons tirer notre voisine

D’entre les griffes du mâtin.

Que ce soir chacun soit en armes ;

Mais doucement et sans tonnerd’alarmes :

Sous les auspices de la nuit,

Nous pourrons nous rendre sans bruit

Au pied de ce château, dès la petitepointe

Du jour.

La surprise à l’ombre étant jointe

Nous rendra sans hasard maîtres de ceséjour.

Pour ma part du butin je ne veux que ladame :

Non pas pour en user ainsi que cevoleur ;

Je me sens un désir en l’âme,

De lui restituer ses biens et son honneur.

Tout le reste est à vous, hommes, chevaux,bagage,

Vivres, munitions, enfin tout l’équipage

Dont ces brigands ont rempli la maison.

Je vous demande encor un don ;

C’est qu’on pende aux créneaux haut et courtle corsaire. »

Cette harangue militaire

Leur sut tant d’ardeur inspirer,

Qu’il en fallut une autre afin de modérer

Le trop grand désir de bien faire.

Chacun repaît le soir étant venu :

L’on mange peu ; l’on boit enrécompense :

Quelques tonneaux sont mis sur cu.

Pour avoir fait cette dépense,

Il s’est gagné plusieurs combats,

Tant en Allemagne qu’en France.

Ce seigneur donc n’y manqua pas ;

Et ce fut un trait de prudence.

Mainte échelle est portée, et point d’autreembarras.

Point de tambours, force bons coutelas.

On part sans bruit, on arrive en silence.

L’orient venait de s’ouvrir.

C’est un temps ou le somme est dans saviolence,

Et qui par sa fraîcheur nous contraint dedormir.

Presque tout le peuple corsaire

Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas àfaire,

Fut assommé sans le sentir.

 

Le chef pendu, l’on amènel’infante.

Son peu d’amour pour le voleur,

Sa surprise et son épouvante,

Et les civilités de son libérateur

Ne lui permirent pas de répandre deslarmes.

Sa prière sauva la vie à quelques gens.

Elle plaignit les morts, consola lesmourants,

Puis quitta sans regret ces lieux remplisd’alarmes.

On dit même qu’en peu de temps

Elle perdit la mémoire

De ses deux derniers galants ;

Je n’ai pas peine à le croire.

Son voisin la reçut en un appartement

Tout brillant d’or, et meublé richement.

On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fitmettre.

Nouvel hôte, et nouvel amant,

Ce n’était pas pour rien omettre ;

Grande chère surtout, et des vins fortexquis.

Les dieux ne sont pas mieux servis.

Alaciel qui de sa vie

Selon sa Loi n’avait bu vin,

Goûta ce soir par compagnie

De ce breuvage si divin.

Elle ignorait l’effet d’une liqueur sidouce,

Insensiblement fit carrouse :

Et comme amour jadis lui troubla laraison,

Ce fut lors un autre poison.

Tous deux sont à craindre des dames.

Alaciel mise au lit par ses femmes,

Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’unpas.

« Quoi trouver ? dira-t-on ;d’immobiles appas ?

– Si j’en trouvais autant je saurais bienqu’en faire,

Disait l’autre jour un certain :

Qu’il me vienne une même affaire,

On verra si j’aurai recours à monvoisin. »

Bacchus donc, et Morphée, et hôte de labelle,

Cette nuit disposèrent d’elle.

Les charmes des premiers dissipés à lafin,

La princesse au sortir du somme

Se trouva dans les bras d’un homme.

La frayeur lui glaça la voix :

Elle ne put crier, et de crainte saisie

Permit tout à son hôte, et pour unautrefois

Lui laissa lier la partie.

« Une nuit, lui dit-il. est de même quecent ;

Ce n’est que la première à quoi l’on trouve àdire. »

Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant

Pour d’autres conquêtes soupire.

 

Il part un soir, prie un deses amis

De faire cette nuit les honneurs du logis,

Prendre sa place, aller trouver la belle,

Pendant l’obscurité se coucher auprèsd’elle,

Ne point parler, qu’il était fortaisé ;

Et qu’en s’acquittant bien de l’emploiproposé

L’infante assurément agrérait son service.

L’autre bien volontiers lui rendit cetoffice.

Le moyen qu’un ami puisse êtrerefusé ?

À ce nouveau venu la voilà donc en proie.

Il ne put sans parler contenir cette joie.

La belle se plaignit être ainsi leurjouet :

« Comment l’entend Monsieur monhôte ?

Dit-elle, et de quel droit me donner comme ilfait ? »

L’autre confessa qu’en effet

Ils avaient tort ; mais que toute lafaute

Était au maître du logis.

« Pour vous venger de son mépris,

Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.

Enchérissez sur les tendresses

Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votreamant :

Aimez-moi par dépit et par ressentiment,

Si vous ne pouvez autrement. »

Son conseil fut suivi, l’on poussa lesaffaires,

L’on se vengea, l’on n’omit rien.

Que si l’ami s’en trouva bien,

L’hôte ne s’en tourmenta guères.

 

Et de cinq si j’ai biencompté.

Le sixième incident des travaux del’infante

Par quelques-uns est rapporté

D’une manière différente.

Force gens concluront de là

Que d’un galant au moins je fais grâce à labelle,

C’est médisance que cela :

Je ne voudrais mentir pour elle.

Son époux n’eut assurément

Que huit précurseurs seulement.

Poursuivons donc notre nouvelle.

L’hôte revint quand l’ami fut content.

Alaciel lui pardonnant,

Fit entre eux les choses égales :

La clémence sied bien aux personnesroyales.

 

Ainsi de main en main Alacielpassait

Et souvent se divertissait

Aux menus ouvrages des filles

Qui la servaient, toutes assez gentilles.

Elle en aimait fort une à qui l’on encontait ;

Et le conteur était un certain gentilhomme

De ce logis, bien fait et galant homme

Mais violent dans ses désirs,

Et grand ménager de soupirs,

Jusques à commencer près de la plus sévère

Par où l’on finit d’ordinaire.

 

Un jour au bout du parc legalant rencontra

Cette fillette

Et dans un pavillon fit tant qu’ill’attira

Toute seulette.

L’infante était fort près de là :

Mais il ne la vit point, et crut enassurance

Pouvoir user de violence.

Sa médisante humeur, grand obstacle auxfaveurs,

Peste d’amour, et des douceurs

Dont il tire sa subsistance

Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.

La crainte lui nuisait autant que ledevoir.

Cette fille l’aurait selon toute apparence

Favorisé,

Si la belle eut osé.

Se voyant craint de cette sorte,

Il fit tant qu’en ce pavillon

Elle entra par occasion ;

Puis le galant ferme la porte :

Mais en vain, car l’infante avait de quoil’ouvrir.

La fille voit sa faute, et tâche desortir.

Il la retient : elle crie, elleappelle :

L’infante vient, et vient comme ilfallait,

Quand sur ses fins la demoiselle était.

Le galant indigne de la manquer si belle

Perd tout respect, et jure par les dieux,

Qu’avant que sortir de ces lieux,

L’une ou l’autre payera sa peine ;

Quand il devrait leur attacher les mains.

« Si loin de tous secours humains,

Dit-il, la résistance est vaine.

Tirez au sort sans marchander ;

Je ne saurais vous accorder

Que cette grâce ;

Il faut que l’une ou l’autre passe

Pour aujourd’hui.

– Qu’a fait Madame ? dit la belle,

Pâtira-t-elle pour autrui ?

– Oui si le sort tombe sur elle,

Dit le galant, prenez-vous-en à lui.

– Non non, reprit alors l’infante,

Il ne sera pas dit que l’on ait, moiprésente,

Violenté cette innocente.

Je me résous plutôt à touteextrémité. »

Ce combat plein de charité

Fut par le sort à la fin terminé.

L’infante en eut toute la gloire :

Il lui donna sa voix, à ce que ditl’histoire :

L’autre sortit, et l’on jura

De ne rien dire de cela.

Mais le galant se serait laissé pendre

Plutôt que de cacher un secret siplaisant ;

Et pour le divulguer il ne voulut attendre

Que le temps qu’il fallait pour trouverseulement

Quelqu’un qui le voulût entendre.

 

Ce changement de favoris

Devint à l’infante une peine ;

Elle eut regret d’être l’Hélène

D’un si grand nombre de Paris.

Aussi l’Amour se jouait d’elle.

Un jour entre autres que la belle

Dans un bois dormait à l’écart

Il s’y rencontra par hasard

Un chevalier errant, grand chercheurd’aventures

De ces sortes de gens que sur despalefrois

Les belles suivaient autrefois,

Et passaient pour chastes et pures.

Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,

Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,

N’eut vu la princesse endormie,

Que de prendre un baiser il forma ledessein ;

Tout prêt à faire choix de la bouche ou dusein,

Il était sur le point d’en passer sonenvie,

Quand tout d’un coup il se souvint

Des lois de la chevalerie.

À ce penser il se retint,

Priant toutefois en son âme

Toutes les puissances d’amour

Qu’il put courir en ce séjour

Quelque aventure avec la dame.

L’infante s’éveilla surprise au dernierpoint.

« Non non, dit-il, ne craignezpoint ;

Je ne suis géant ni sauvage

Mais chevalier errant, qui rends grâces auxdieux

D’avoir trouvé dans ce bocage

Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans lescieux. »

Après ce compliment, sans plus longuedemeure,

Il lui dit en deux mots l’ardeur quil’embrasait ;

C’était un homme qui faisait

Beaucoup de chemin en peu d’heure.

Le refrain fut d’offrir sa personne et sonbras,

Et tout ce qu’en semblables cas

On a de coutume de dire

À celles pour qui l’on soupire.

 

Son offre fut reçue, et labelle lui fit

Un long roman de son histoire,

Supprimant, comme l’on peut croire,

Les six galants. L’aventurier en prit

Ce qu’il crut à propos d’en prendre ;

Et comme Alaciel de son sort se plaignit,

Cet inconnu s’engagea de la rendre

Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut unmois.

« Dans Garbe ? non, reprit-elle, etpour cause :

Si les dieux avaient mis la chose

Jusques à présent à mon choix,

J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.

– Pourvu qu’Amour me prête vie,

Vous les verrez, dit-il. C’est seulement àvous

D’apporter remède à vos coups,

Et consentir que mon ardeurs’apaise :

Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)

Vous demeureriez seule ; et pour vousparler franc

Je tiens ce service assez grand,

Pour me flatter d’une espérance

De récompense. »

Elle en tomba d’accord, promit quelquesdouceurs,

Convint d’un nombre de faveurs,

Qu’afin que la chose fut sûre,

Cette princesse lui payrait,

Non tout d’un coup, mais à mesure

Que le voyage se ferait ;

Tant chaque jour, sans nulle faute.

Le marché s’étant ainsi fait,

La princesse en croupe se met,

Sans prendre congé de son hôte.

 

L’inconnu qui pour quelquetemps

S’était défait de tous ses gens,

La rencontra bientôt. Il avait dans satroupe

Un sien neveu fort jeune, avec songouverneur.

Notre héroïne prend en descendant decroupe

Un palefroi. Cependant le seigneur

Marche toujours à côté d’elle,

Tantôt lui conte une nouvelle,

Et tantôt lui parle d’amour,

Pour rendre le chemin plus court.

 

Avec beaucoup de foi letraité s’exécute :

Pas la moindre ombre de dispute

Point de faute au calcul, non plus qu’entremarchands

De faveur en faveur (ainsi comptaient cesgens)

Jusqu’au bord de la mer enfin ilsarrivèrent

Et s’embarquèrent.

Cet élément ne leur fut pas moins doux

Que l’autre avait été ; certain calme aucontraire

Prolongeant le chemin, augmenta lesalaire.

Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous

Au port de Joppe, et là serafraîchirent ;

Au bout de deux jours en partirent,

Sans autre escorte que leur train :

Ce fut aux brigands une amorce :

Un gros d’Arabes en chemin

Les ayant rencontrés, ils cédaient à laforce,

Quand notre aventurier fit un derniereffort

Repoussa les brigands, reçut une blessure

Qui le mit dans la sépulture ;

Non sur-le-champ ; devant sa mort

Il pourvut à la belle, ordonna du voyage,

En chargea son neveu jeune homme decourage,

Lui léguant par même moyen

Le surplus des faveurs, avec son équipage,

Et tout le reste de son bien.

 

Quand on fut revenu de toutesces alarmes

Et que l’on eut versé certain nombre delarmes

On satisfit au testament du mort ;

On paya les faveurs, dont enfin ladernière

Échut justement sur le bord

De la frontière.

En cet endroit le neveu la quitta,

Pour ne donner aucun ombrage ;

Et le gouverneur la guida

Pendant le reste du voyage.

Au soudan il la présenta.

D’exprimer ici la tendresse,

Ou pour mieux dire les transports,

Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,

Il faudrait de nouveaux efforts ;

Et je n’en puis plus faire : il est bonque j’imite

Phébus, qui sur la fin du jour

Tombe d’ordinaire si court

Qu’on dirait qu’il se précipite.

Le gouverneur aimait à se faireécouter ;

Ce fut un passe-temps de l’entendre conter

Monts et merveilles de la dame

Qui riait sans doute en son âme.

« Seigneur, dit le bon homme en parlantau soudan,

Hispal étant parti, Madame incontinent,

Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,

Résolut de vaquer nuit et jour au service

D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup decrédit.

Je ne vous aurais jamais dit

Tous ses temples et ses chapelles,

Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.

Là les gens pour idole ont un certainoiseau,

Qui dans ses portraits est fort beau,

Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.

Au contraire des autres dieux,

Qu’on ne sert que quand on est vieux,

La jeunesse lui sacrifie.

Si vous saviez l’honnête vie

Qu’en le servant menait Madame Alaciel,

Vous béniriez cent fois le Ciel

De vous avoir donné fille tant accomplie.

Au reste en ces pays on vit d’autre façon

Que parmi vous ; les belles vont etviennent :

Point d’eunuques qui les retiennent ;

Les hommes en ces lieux ont tous barbe aumenton.

Madame dès l’abord s’est faite à leurméthode,

Tant elle est de facile humeur ;

Et je puis dire à son honneur

Que de tout elle s’accommode. »

 

Zaïr était ravi. Quelquesjours écoulés,

La princesse partit pour Garbe en grandeescorte.

Les gens qui la suivaient furent tousrégalés

De beaux présents ; et d’une amour siforte

Cette belle toucha le cœur de Mamolin,

Qu’il ne se tenait pas. On fit un grandfestin,

Pendant lequel, ayant belle audience,

Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.

Dit les mensonges qu’il lui plut.

Mamolin et sa cour écoutaient en silence.

La nuit vint : on porta la reine dans sonlit.

À son honneur elle en sortit :

Le prince en rendit témoignage.

Alaciel, à ce qu’on dit

N’en demandait pas davantage.

 

Ce conte nous apprend quebeaucoup de maris

Qui se vantent de voir fort clair en leursaffaires

N’y viennent bien souvent qu’après lesfavoris,

Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissentguères.

Le plus sûr toutefois est de se biengarder,

Craindre tout, ne rien hasarder.

Filles maintenez-vous ; l’affaire estd’importance.

Rois de Garbe ne sont oiseaux communs enFrance.

Vous voyez que l’hymen y suit l’accord deprès :

C’est là l’un des plus grands secrets

Pour empêcher les aventures.

Je tiens vos amitiés fort chastes et fortpures

Mais Cupidon alors fait d’étrangesleçons :

Rompez-lui toutes ses mesures :

Pourvoyez à la chose aussi bien qu’auxsoupçons.

Ne m’allez point conter : « c’est ledroit des garçons. »

Les garçons sans ce droit ont assez où seprendre.

Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvaitdéfendre,

Le remède sera de rire en son malheur.

Il est bon de garder sa fleur ;

Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut paspendre.

L’Ermite

 

 

Nouvelle tirée de Boccace

 

Dame Vénus et dameHypocrisie

Font quelquefois ensemble de bonscoups ;

Tout homme est homme, et les moines surtous :

Ce que j’en dis, ce n’est point par envie,

Avez-vous sœur, fille, ou femme jolie,

Gardez le froc ! c’est un maîtreGonin ;

Vous en tenez, s’il tombe sous sa main

Belle qui soit quelque peu simple etneuve,

Pour vous montrer que je ne parle en vain,

Lisez ceci, je ne veux autre preuve.

 

Un jeune ermite était tenupour saint :

On lui gardait place dans la Légende.

L’homme de Dieu d’une corde était ceint

Pleine de nœuds ; mais sous sahouppelande

Logeait le cœur d’un dangereux paillard.

Un chapelet pendait à sa ceinture,

Long d’une brasse, et gros outremesure ;

Une clochette était de l’autre part.

Au demeurant, il faisait le cafard,

Se renfermait, voyant une femelle,

Dedans sa coque, et baissait laprunelle :

Vous n’auriez dit qu’il eût mangé le lard.

 

Un bourg était dedans sonvoisinage,

Et dans ce bourg une veuve fort sage,

Qui demeurait tout à l’extrémité.

Elle n’avait pour tout bien qu’une fille

Jeune, ingénue, agréable, etgentille ;

Pucelle encor, mais, à la vérité

Moins par vertu que par simplicité ;

Peu d’entregent, beaucoupd’honnêteté ;

D’autre dot point, d’amants pas davantage.

Du temps d’Adam, qu’on naissait tout vêtu,

Je pense bien que la belle en eût eu,

Car avec rien on montait un ménage ;

Il ne fallait matelas ni linceul ;

Même le lit n’était pas nécessaire.

Ce temps n’est plus. Hymen, qui marchaitseul,

Mène à présent à sa suite un notaire.

 

L’Anachorète, en quêtant parle bourg,

Vit cette fille, et dit sous soncapuce :

« Voici de quoi ; si tu sais quelquetour,

Il te le faut employer, frère Luce. »

Pas n’y manqua : voici comme il s’yprit.

Elle logeait, comme j’ai déjà dit,

Tout près des champs, dans unemaisonnette,

Dont la cloison par notre anachorète

Étant percée aisément et sans bruit,

Le compagnon, par une belle nuit

(Belle, non pas, le vent et la tempête

Favorisaient le dessein du galant),

Une nuit donc, dans le pertuis mettant

Un long cornet, tout du haut de la tête

Il leur cria : « Femmes,écoutez-moi. »

À cette voix, toutes pleines d’effroi,

Se blottissant, l’une et l’autre est entranse.

Il continue, et corne à touteoutrance :

« Réveillez-vous, créatures de Dieu,

Toi, femme veuve, et toi, fillepucelle ;

Allez trouver mon serviteur fidèle

L’Ermite Luce ; et partez de ce lieu

Demain matin, sans le dire àpersonne ;

Car c’est ainsi que le Ciel vousl’ordonne.

Ne craignez point, je conduirai vospas ;

Luce est bénin. Toi, veuve, tu feras

Que de ta fille il ait la compagnie ;

Car d’eux doit naître un pape, dont la vie

Réformera tout le peuple chrétien. »

 

La chose fut tellementprononcée,

Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée

Ne laissa pas de l’entendre fort bien.

La peur les tint un quart d’heure ensilence.

La fille enfin met le nez hors des draps,

Et puis, tirant sa mère par le bras,

Lui dit d’un ton tout remplid’innocence :

« Mon Dieu ! maman, y faudra-t-ilaller ?

Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-ilfaire ?

Je ne sais pas comment il fautparler ;

Ma cousine Anne est bien mieux sonaffaire,

Et retiendrait bien mieux tous sessermons.

– Sotte, tais-toi, lui repartit la mère,

C’est bien cela ! va, va, pour cesleçons

Il n’est besoin de tout l’esprit dumonde :

Dès la première, ou bien dès la seconde,

Ta cousine Anne en saura moins que toi.

– Oui ? dit la fille, eh ! monDieu ! menez-moi :

Partons, bientôt nous reviendrons au gîte.

– Tout doux, reprit la mère en souriant,

Il ne faut pas que nous allions sivite ;

Car que sait-on ? le diable est bienméchant

Et bien trompeur. Si c’était lui, mafille,

Qui fût venu pour nous tendre deslacs ?

As-tu pris garde ? Il parlait d’un toncas,

Comme je crois que parle la famille

De Lucifer. Le fait mérite bien

Que, sans courir, ni précipiter rien,

Nous nous gardions de nous laissersurprendre.

Si la frayeur t’avait fait mal entendre…

Pour moi, j’avais l’esprit tout éperdu.

– Non, non, maman, j’ai fort bien entendu,

Dit la fillette. – Or bien, reprit lamère,

Puisque ainsi va, mettons-nous enprière. »

 

Le lendemain, tout le jour sepassa

À raisonner, et par-ci, et par là,

Sur cette voix, et sur cette rencontre.

La nuit venue, arrive le corneur ;

Il leur cria d’un ton à faire peur :

« Femme incrédule, et qui vas àl’encontre

Des volontés de Dieu ton créateur,

Ne tarde plus, va-t’en trouver L’Ermite,

Ou tu mourras. » La fillettereprit :

« Hé bien, maman ! l’avais-je pasbien dit ?

Mon Dieu ! partons ; allons rendrevisite

À l’homme saint ; je crains tant votremort

Que j’y courrais, et tout de mon plusfort,

S’il le fallait. – Allons donc », dit lamère.

La belle mit son corset des bons jours

Son demi-ceint, ses pendants de velours

Sans se douter de ce qu’elle allait faire.

Jeune fillette a toujours soin de plaire.

Notre cagot s’était mis aux aguets,

Et par un trou qu’il avait fait exprès

À sa cellule, il voulait que ces femmes

Le pussent voir, comme un brave soldat,

Le fouet en main, toujours en un état

De pénitence, et de tirer des flammes

Quelque défunt puni pour sesméfaits ;

Faisant si bien, en frappant tout auprès,

Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.

Il n’ouvrit pas à nos deux pèlerines

Du premier coup ; et pendant unmoment

Chacune peut l’entrevoir s’escrimant

Du saint outil. Enfin, la porte s’ouvre

Mais ce ne fut d’un bon Miserere.

Le papelard contrefait l’étonné.

Tout en tremblant, la veuve lui découvre

Non sans rougir, le cas comme il était.

À six pas d’eux la fillette attendait

Le résultat, qui fut que notre ermite

Les renvoya, fit le bon hypocrite.

« Je crains, dit-il, les ruses dumalin ;

Dispensez-moi : le sexe féminin

Ne doit avoir en ma cellule entrée.

Jamais de moi saint-père ne naîtra. »

La veuve dit, toute déconfortée :

« Jamais de vous ! et pourquoi nefera ? »

Elle ne put en tirer autre chose.

En s’en allant, la fillette disait :

« Hélas ! maman, nos péchés en sontcause. »

 

La nuit revient, et l’une etl’autre était

Au premier somme, alors que l’hypocrite

Et son cornet font bruire la maison.

Il leur cria, toujours du même ton :

« Retournez voir Luce le saintermite ;

Je l’ai changé ; retournez dèsdemain. »

Les voilà donc derechef en chemin.

Pour ne tirer plus en long cette histoire,

Il les reçut. La mère s’en alla,

Seule, s’entend ; la fille demeura.

Tout doucement il vous l’apprivoisa ;

Lui prit d’abord son joli brasd’ivoire :

Puis s’approcha, puis en vint au baiser,

Puis aux beautés que l’on cache à la vue,

Puis le galant vous la mit toute nue,

Comme s’il eût voulu la baptiser.

Ô papelards, qu’on se trompe à vosmines !

Tant lui donna du retour de matines,

Que maux de cœur vinrent premièrement,

Et maux de cœur chassés Dieu sait comment.

En fin finale, une certaine enflure

La contraignit d’allonger sa ceinture,

Mais en cachette, et sans en avertir

Le forge-pape, encore moins la mère ;

Elle craignait qu’on ne la fîtpartir :

Le jeu d’amour commençait à lui plaire.

Vous me direz : « D’où lui vint tantd’esprit ? »

D’où ? de ce jeu : c’est l’arbre descience.

Sept mois entiers la galandeattendit ;

Elle allégua son peu d’expérience.

Dès que la mère eut indice certain

De sa grossesse, elle lui fit soudain

Trousser bagage, et remercia l’hôte.

Lui de sa part rendit grâce au Seigneur,

Qui soulageait son pauvre serviteur.

Puis, au départ, il leur dit que sansfaute,

Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.

« Gardez pourtant, dame, de fairerien

Qui puisse nuire à votre géniture.

Ayez grand soin de cette créature ;

Car tout bonheur vous en arrivera :

Vous régnerez, serez la signora,

Ferez monter aux grandeurs tous lesvôtres,

Princes les uns et grands seigneurs lesautres,

Vos cousins ducs, cardinaux vosneveux ;

Places, châteaux, tant pour vous que poureux,

Ne manqueront en aucune manière,

Non plus que l’eau qui coule en larivière. »

Leur ayant fait cette prédiction,

Il leur donna sa bénédiction.

La signora, de retour chez sa mère,

S’entretenait jour et nuit du saint-père,

Préparait tout, lui faisait desbéguins ;

Au demeurant prenait tous les matins

La couple d’œufs ; attendait enliesse

Ce qui viendrait d’une telle grossesse.

Mais ce qui vint détruisit les châteaux,

Fit avorter les mitres, les chapeaux

Et les grandeurs de toute lafamille :

La signora mit au monde une fille.

Mazet de Lamporechio

 

 

Nouvelle tirée de Boccace.

 

Le voile n’est le rempart leplus sûr

Contre l’Amour, ni le moins accessible.

Un bon mari, mieux que grille ni mur,

Y pourvoira, si pourvoir est possible.

C’est à mon sens une erreur trop visible

À des parents, pour ne dire autrement,

De présumer, après qu’une personne,

Bon gré, mal gré, s’est mise en uncouvent,

Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on luidonne.

Abus, abus ; je tiens que le Malin

N’a revenu plus clair et plus certain

(Sauf toutefois l’assistance divine.)

Encore un coup ne faut qu’on s’imagine

Que d’être pure et nette de péché

Soit privilège à la guimpe attaché.

Nenni da, non ; je prétends qu’aucontraire,

Filles du monde ont toujours plus de peur,

Que l’on ne donne atteinte à leurhonneur ;

La raison est qu’elles en ont affaire.

Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.

Les autres n’ont pour un seul adversaire.

Tentation, fille d’oisiveté,

Ne manque pas d’agir de son côté :

Puis le désir, enfant de la contrainte.

Ma fille est nonne, Ergo, c’est unesainte,

Mal raisonner. Des quatre parts les trois

En ont regret et se mordent lesdoigts ;

Font souvent pis ; au moins l’ai-je ouïdire ;

Car pour ce point je parle sans savoir.

Boccace en fait certain conte pour rire,

Que j’ai rimé comme vous allez voir.

 

Un bon vieillard en uncouvent de filles

Autrefois fut, labourait le jardin.

Elles étaient toutes assez gentilles,

Et volontiers jasaient dès le matin.

Tant ne songeaient au service divin,

Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,

Bien blanchement, comme droites poupées,

Prête chacune à tenir coup aux gens ;

Et n’était bruit qu’il se trouvât léans

Fille qui n’eût de quoi rendre le change,

Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.

 

Huit sœurs étaient, etl’abbesse sont neuf,

Si mal d’accord que c’était chose étrange.

De la beauté la plupart en avaient ;

De la jeunesse elles en avaient toutes.

En cettui lieu beaux pères fréquentaient,

Comme on peut croire ; et tant biensupputaient

Qu’il ne manquait à tomber sur leursroutes.

Le bon vieillard jardinier dessus dit,

Près de ces sœurs perdait presquel’esprit ;

À leur caprice il ne pouvait suffire.

Toutes voulaient au vieillardcommander ;

Dont ne pouvant entre elles s’accorder,

Il souffrait plus que l’on ne sauraitdire.

Force lui fut de quitter la maison.

Il en sortit de la même façon

Qu’était entré là dedans le pauvre homme,

Sans croix ne pile, et n’ayant rien ensomme

Qu’un vieil habit. Certain jeune garçon

De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,

Dit au vieillard un beau jour après boire,

Et raisonnant sur le fait desnonnains :

Qu’il passerait bien volontiers sa vie

Près de ces sœurs ; et qu’il avaitenvie

De leur offrir son travail et sesmains :

Sans demander récompense ni gages.

Le compagnon ne visait à l’argent :

Trop bien croyait, ces sœurs étant peusages,

Qu’il en pourrait croquer une en passant,

Et puis une autre, et puis toute latroupe.

Nuto lui dit (c’est le nom duvieillard) :

« Crois-moi, Mazet, mets-toi quelqueautre part.

J’aimerais mieux être sans pain ni soupe

Que d’employer en ce lieu mon travail.

Les nonnes sont un étrange bétail.

Qui n’a tâté de cette marchandise

Ne sait encor ce que c’est que tourment.

Je te le dis, laisse là ce couvent ;

Car d’espérer les servir à leur guise

C’est un abus ; l’une voudra du mou

L’autre du dur ; par quoi je te tiensfou

D’autant plus fou que ces filles sontsottes ;

Tu n’auras pas œuvre faite entre nous

L’une voudra que tu plantes des choux,

L’autre voudra que ce soit descarottes. »

Mazet reprit : « Ce n’est pas là lepoint.

Vois-tu, Nuto, je ne suis qu’unebête ;

Mais dans ce lieu tu ne me verras point

Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.

La raison est que je n’ai que vingtans ;

Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.

Je leur suis propre, et ne demande ensomme

Que être admis. » Dit alors le bonhomme :

« Au factotum tu n’as qu’àt’adresser ;

– Allons-nous-en de ce pas lui parler.

Allons, dit l’autre. Il me vient une chose

Dedans l’esprit : je ferai le muet

Et l’idiot. – Je pense qu’en effet,

Reprit Nuto, cela peut être cause

Que le Pater avec le factotum

N’auront de toi ni crainte nisoupçon. »

 

La chose alla comme ilsl’avaient prévue.

Voilà Mazet, à qui pour bienvenue

L’on fait bêcher la moitié du jardin.

Il contrefait le sot et le badin,

Et cependant laboure comme un sire.

Autour de lui les nonnes allaient rire.

 

Un certain jour le compagnondormant,

Ou bien feignant de dormir, iln’importe :

(Boccace dit qu’il en faisait semblant)

Deux des nonnains le voyant de la sorte

Seul au jardin ; (car sur le haut dujour,

Nulle des sœurs ne faisait long séjour

Hors le logis, le tout crainte du hâle)

De ces deux donc, l’une approchant Mazet,

Dit à sa sœur : « Dedans cecabinet

Menons ce sot. » Mazet était beaumâle,

Et la galande à le considérer

Avait pris goût ; pourquoi sansdifférer

Amour lui fit proposer cette affaire.

L’autre reprit : « Là dedans ?et quoi faire ?

– Quoi ? dit la sœur, je ne sais, l’onverra ;

Ce que l’on fait alors qu’on en estlà :

Ne dit-on pas qu’il se fait quelquechose ?

– Jésus, reprit l’autre sœur se signant,

Que dis-tu là ? notre règle défend

De tels pensers. S’il nous fait unenfant ?

Si l’on nous voit ? tu t’en vas êtrecause

De quelque mal. – On ne nous verra point,

Dit la première ; et quant à l’autrepoint

C’est s’alarmer avant que le coup vienne.

Usons du temps sans nous tant mettre enpeine,

Et sans prévoir les choses de si loin.

Nul n’est ici, nous avons tout à point,

L’heure, et le lieu si touffu, que la vue

N’y peut passer ; et puis surl’avenue

Je suis d’avis qu’une fasse le guet :

Tandis que l’autre étant avec Mazet,

À son bel aise aura lieu des’instruire :

Il est muet et n’en pourra rien dire.

– Soit fait, dit l’autre ; il faut à tondésir

Acquiescer, et te faire plaisir.

Je passerai si tu veux la première

Pour t’obliger au moins à ton loisir

Tu t’ébattras puis après de manière

Qu’il ne sera besoin d’y retourner :

Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.

– Je le vois bien, dit l’autre plussincère :

Tu ne voudrais sans cela commencer

Assurément ; et tu seraishonteuse. »

Tant y resta cette sœur scrupuleuse,

Qu’à la fin l’autre allant la dégager

De faction la fut faire changer.

Notre muet fait nouvelle partie :

Il s’en tira non si gaillardement :

Cette sœur fut beaucoup plus mallotie ;

Le pauvre gars acheva simplement

Trois fois le jeu, puis après il fitchasse.

Les deux nonnains n’oublièrent la trace

Du cabinet, non plus que du jardin ;

Il ne fallait leur montrer le chemin.

Mazet, pourtant, se ménagea de sorte

Qu’à Sœur Agnès, quelques jours ensuivant

Il fit apprendre une semblable note

En un pressoir tout au bout ducouvent ;

Sœur Angélique et sœur Claude suivirent,

L’une au dortoir, l’autre dans uncellier :

Tant qu’à la fin la cave et le grenier

Du fait des sœurs maintes chosesapprirent.

Point n’en resta que le sire Mazet

Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.

L’abbesse aussi voulut entrer en danse,

Elle eut son droit, double et triplepitance,

De quoi les sœurs jeûnèrent trèslongtemps.

Mazet n’avait faute de restaurants ;

Mais restaurants ne sont pas grandeaffaire

À tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,

Qu’avec l’abbesse un jour venant auchoc :

« J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un boncoq

N’en a que sept, au moins qu’on ne melaisse

Toutes les neuf. – Miracle, dit l’abbesse,

Venez mes sœurs, nos jeunes ont tant fait

Que Mazet parle. » À l’entour dumuet,

Non plus muet, toutes huitaccoururent ;

Tinrent chapitre, et sur l’heureconclurent

Qu’à l’avenir Mazet serait choyé

Pour le plus sûr ; car qu’il futrenvoyé,

Cela rendrait la chose manifeste.

Le compagnon bien nourri, bien payé

Fit ce qu’il put, d’autres firent lereste.

Il les engea de petits Mazillons,

Desquels on fit de petitsmoinillons ;

Ces moinillons devinrent bientôtpères ;

Comme les sœurs devinrent bientôt mères

À leur regret, pleines d’humilité ;

Mais jamais nom ne fut mieux mérité.

 

LIVRE TROISIÈME

Les Oies du père Philippe

 

 

Je dois trop au beausexe ; il me fait trop d’honneur

De lire ces récits ; si tant est qu’illes lise.

Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamneen son cœur

Celles qui font quelque sottise.

Ne peut-il pas sans qu’il le dise,

Rire sous cape de ces tours,

Quelque aventure qu’il y trouve ?

S’ils sont faux, ce sont vainsdiscours ;

S’ils sont vrais, il les désapprouve.

Irait-il après tout s’alarmer sans raison

Pour un peu de plaisanterie ?

Je craindrais bien plutôt que la cajolerie

Ne mît le feu dans la maison.

Chassez les soupirants, belles, souffrez monlivre ;

Je réponds de vous corps pour corps :

Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-onbien vivre

Qu’on ne s’enferme avec les morts ?

Le monde ne vous connaît guères,

S’il croit que les faveurs sont chez vousfamilières :

Non pas que les heureux amants

Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;

Aussi ne sont-ce fourmilières.

Ce que mon livre en dit, doit passer pourchansons.

J’ai servi des beautés de toutes lesfaçons :

Qu’ai- je gagné ? très peu dechose ;

Rien. Je m’aviserais sur le tard d’êtrecause

Que la moindre de vous commît le moindremal !

Contons ; mais contons bien ; c’estle point principal ;

C’est tout : à cela près, censeurs, jevous conseille

De dormir comme moi sur l’une et l’autreoreille.

Censurez tant qu’il vous plaira

Méchants vers, et phrases méchantes ;

Mais pour bons tours, laissez-leslà ;

Ce sont choses indifférentes ;

Je n’y vois rien de périlleux.

Les mères, les maris, me prendront auxcheveux

Pour dix ou douze contes bleus !

Voyez un peu la belle affaire !

Ce que je n’ai pas fait mon livre irait lefaire !

Beau sexe, vous pouvez le lire ensûreté ;

 

Mais je voudrais m’êtreacquitté

De cette grâce par avance.

Que puis-je faire en récompense ?

Un conte ou l’on va voir vos appastriompher :

Nulle précaution ne les peut étouffer.

Vous auriez surpassé le printemps etl’aurore

Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunesans,

Outre l’éclat des cieux, et les beautés deschamps,

Il eût vu les vôtres encore.

Aussi dès qu’il les vit il en sentit lescoups ;

Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeuxque pour vous ;

Il laissa les palais : enfin votrepersonne

Lui parut avoir plus d’attraits

Que n’en auraient à beaucoup près

Tous les joyaux de la Couronne.

On l’avait dès l’enfance élevé dans unbois.

Là son unique compagnie

Consistait aux oiseaux : leur aimableharmonie

Le désennuyait quelquefois.

Tout son plaisir était cet innocentramage :

Encor ne pouvait-il entendre leur langage.

En une école si sauvage

Son père l’amena dès ses plus tendres ans.

Il venait de perdre sa mère ;

Et le pauvre garçon ne connut la lumière

Qu’afin qu’il ignorât les gens :

Il ne s’en figura pendant un fort longtemps

Point d’autres que les habitants

De cette forêt ; c’est-à-dire

Que des loups, des oiseaux, enfin ce quirespire

Pour respirer sans plus, et ne songer àrien.

Ce qui porta son père à fuir toutentretien,

Ce furent deux raisons ou mauvaises oubonnes ;

L’une la haine des personnes,

L’autre la crainte ; et depuis qu’à sesyeux

Sa femme disparut s’envolant dans lesCieux,

Le monde lui fut odieux :

Las d’y gémir, et de s’y plaindre,

Et partout des plaintes ouïr,

Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,

Et le reste des femmes craindre.

Il voulut être ermite ; et destina sonfils

À ce même genre de vie.

Ses biens aux pauvres départis,

Il s’en va seul, sans compagnie

Que celle de ce fils, qu’il portait dans sesbras :

Au fond d’une forêt il arrête ses pas.

(Cet homme s’appelait Philippe, ditl’histoire.)

Là, par un saint motif, et non par humeurnoire,

Notre ermite nouveau cache avec très grandsoin

Cent choses à l’enfant ; ne lui dit prèsni loin

Qu’il fut au monde aucune femme,

Aucuns désirs, aucun amour ;

Au progrès de ses ans réglant en ce séjour

La nourriture de son âme.

À cinq il lui nomma des fleurs, desanimaux ;

L’entretint de petits oiseaux ;

Et parmi ce discours aux enfants agréable,

Mêla des menaces du diable ;

Lui dit qu’il était fait d’une étrangefaçon :

La crainte est aux enfants la premièreleçon.

Les dix ans expirés, matière plus profonde

Se mit sur le tapis : un peu de l’autremonde

Au jeune enfant fut révélé ;

Et de la femme point parlé.

Vers quinze ans lui fut enseigné,

Tout autant que l’on put, l’auteur de lanature ;

Et rien touchant la créature.

Ce propos n’est alors déjà plus de saison

Pour ceux qu’au monde on veutsoustraire ;

Telle idée en ce cas est fort peunécessaire.

 

Quand ce fils eut vingt ans,son père trouva bon

De le mener à la ville prochaine.

Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’àpeine

Aller quérir son vivre : et lui mortaprès tout

Que ferait ce cher fils ? comment venir àbout

De subsister sans connaîtrepersonne ?

Les loups n’étaient pas gens qui donnassentl’aumône.

Il savait bien que le garçon

N’aurait de lui pour héritage,

Qu’une besace et qu’un bâton :

C’était un étrange partage.

Le père à tout cela songeait sur ses vieuxans.

Au reste il était peu de gens

Qui ne lui donnassent la miche.

Frère Philippe eût été riche

S’il eut voulu. Tous les petits enfants

Le connaissaient ; et du haut de leurtête,

Ils criaient : « Apprêtez laquête ;

Voilà frère Philippe. » Enfin dans lacité

Frère Philippe souhaité

Avait force dévots ; de dévotes pasune ;

Car il n’en voulait point avoir.

Sitôt qu’il crut son fils ferme dans sondevoir,

Le pauvre homme le mène voir

Les gens de bien, et tente la fortune.

Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa cefils.

 

Voilà nos ermites partis.

Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,

Et de tous objets assortie :

Le prince y faisait son séjour.

Le jeune homme tombe des nues

Demandait : « Qu’est-ce là ? –Ce sont des gens de cour.

– Et là ? – Ce sont palais. – Ici ?– Ce sont statues. »

Il considérait tout : quand de jeunesbeautés

Aux yeux vifs, aux traits enchantés,

Passèrent devant lui ; dès lors nulleautre chose

Ne put ses regards attirer.

Adieu palais ; adieu ce qu’il vientd’admirer :

Voici bien pis, et bien une autre cause

D’étonnement.

Ravi comme en extase à cet objetcharmant :

« Qu’est-ce là, dit-il à son père,

Qui porte un si gentil habit ?

Comment l’appelle-t-on ? » cediscours ne plut guère

Au bon vieillard, qui répondit :

« C’est un oiseau qui s’appelle oie.

– Ô l’agréable oiseau ! dit le fils pleinde joie.

Oie, hélas ! chante un peu, que j’entendeta voix.

Peut-on point un peu te connaître ?

Mon père je vous prie et mille et millefois,

Menons-en une en notre bois ;

J’aurai soin de la faire paître. »

La Mandragore

 

 

Au présent conte on verra lasottise

D’un Florentin. Il avait femme prise

Honnête et sage autant qu’il estbesoin ;

Jeune pourtant, du reste toutebelle :

Et n’eût-on cru de jouissance telle

Dans le pays, ni même encor plus loin.

Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne

D’un autre époux : car quant àcelui-ci,

Qu’on appelait Nicia Calfucci,

Ce fut un sot en son temps très insigne.

Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré

Il résolut d’être père appelé ;

Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie

S’il la pouvait orner de Calfuccis.

Sainte ni saint n’était en paradis

Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.

Tous ne savaient ou mettre ses présents.

Il consultait matrones, charlatans,

Diseurs de mots, experts sur cetteaffaire :

Le tout en vain : car il ne put tantfaire

Que d’être père. Il était buté là,

Quand un jeune homme, après avoir enFrance

Étudié, s’en revint à Florence,

Aussi leurré qu’aucun de par-delà ;

Propre, galant, cherchant partout fortune,

Bien fait de corps, bien voulu dechacune :

Il sut dans peu la carte du pays ;

Connut les bons et les méchantsmaris ;

Et de quel bois se chauffaient leursfemelles ;

Quels surveillants ils avaient mis prèsd’elles ;

Les si, les car, enfin tous lesdétours ;

Comment gagner les confidents d’amours,

Et la nourrice, et le confesseur même,

Jusques au chien ; tout y fait quand onaime.

Tout tend aux fins, dont un seul iota

N’étant omis, d’abord le personnage

Jette son plomb sur Messer Nicia,

Pour lui donner l’ordre de Cocuage.

Hardi dessein ! l’épouse de léans

À dire vrai recevait bien les gens ;

Mais c’était tout : aucun de sesamants

Ne s’en pouvait promettre davantage.

Celui-ci seul, Callimaque nommé,

Dès qu’il parut fut très fort à son gré.

Le galant donc près de la forteresse

Assied son camp, vous investit Lucrèce,

Qui ne manqua de faire la tigresse

À l’ordinaire, et l’envoya jouer :

Il ne savait à quel saint se vouer,

Quand le mari, par sa sottise extrême,

Lui fit juger qu’il n’était stratagème,

Panneau n’était, tant étrange semblât,

Où le pauvre homme à la fin ne donnât,

De tout son cœur, et ne s’en affublât.

L’amant et lui, comme étant gens d’étude,

Avaient entre eux lié quelquehabitude :

Car Nice était docteur en droitcanon :

Mieux eût valu l’être en autre science

Et qu’il n’eut pris si grande confiance

En Callimaque. Un jour au compagnon

Il se plaignit de se voir sans lignée.

À qui la faute ? il était vertgalant,

Lucrèce jeune, et drue, et bientaillée :

« Lorsque j’étais à Paris, ditl’amant,

Un curieux y passa d’aventure.

Je l’allai voir : il m’apprit centsecrets :

Entre autres un pour avoir géniture :

Et n’était chose à son compte plus sûre.

Le grand Mogor l’avait avec succès

Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.

Mainte princesse, et mainte et mainte dame

En avait fait aussi d’heureux essais.

Il disait vrai, j’en ai vu des effets.

Cette recette est une médecine

Faite du jus de certaine racine,

Ayant pour nom mandragore ; et ce jus

Pris par la femme opère beaucoup plus

Que ne fit onc nulle ombre monacale

D’aucun couvent de jeunes frères plein.

Dans dix mois d’hui je vous fais pèreenfin ;

Sans demander un plus long intervalle.

Et touchez là : dans dix mois etdevant

Nous porterons au baptême l’enfant.

– Dites-vous vrai ? repartit MesserNice.

Vous me rendez un merveilleux office.

– Vrai ? je l’ai vu faut-il répétertant ?

Vous moquez-vous d’en douterseulement ?

Par votre foi, le Mogor est-il homme

Que l’on osât de la sorte affronter ?

Ce curieux en toucha telle somme

Qu’il n’eut sujet de s’enmécontenter. »

Nice reprit : « Voilà choseadmirable !

Et qui doit être à Lucrèce agréable !

Quand lui verrai-je un poupon sur lesein ?

Notre féal, vous serez le parrain ;

C’est la raison : dès hui je vous enprie.

– Tout doux, reprit alors notre galant,

Ne soyez pas si prompt, je voussupplie :

Vous allez vite : il faut auparavant

Vous dire tout. Un mal est dansl’affaire :

Mais ici-bas put-on jamais tant faire

Que de trouver un bien pur et sansmal ?

Ce jus doué de vertu tant insigne

Porte d’ailleurs qualité très maligne.

Presque toujours il se trouve fatal

À celui-là qui le premier caresse

La patiente ; et souvent on enmeurt. »

Nice reprit aussitôt :« Serviteur ;

Plus de votre herbe : et laissons làLucrèce

Telle qu’elle est : bien grand merci dusoin.

Que servira, moi mort, si je suispère ?

Pourvoyez-vous de quelque autrecompère :

C’est trop de peine, il n’en est pas besoin.‘

L’amant lui dit : ‘ Quel esprit est levôtre !

Toujours il va d’un excès dans un autre.

Le grand désir de vous voir un enfant

Vous transportait naguèred’allégresse :

Et vous voilà, tant vous avez de presse,

Découragé sans attendre un moment.

Oyez le reste ; et sachez que Nature

A mis remède à tout, fors à la mort.

Qu’est-il de faire afin que l’aventure

Nous réussisse, et qu’elle aille à bonport ?

Il nous faudra choisir quelque jeune homme

D’entre le peuple ; un pauvremalheureux,

Qui vous précède au combat amoureux

Tente la voie, attire et prenne en somme

Tout le venin : puis le danger ôté

Il conviendra que de votre côté

Vous agissiez sans tarder davantage ;

Car soyez sûr d’être alors garanti.

Il nous faut faire in anima vili

 

Ce premier pas ; et prendre unpersonnage

Lourd et le peu ; mais qui ne soitpourtant

Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,

Ni d’un toucher si rude et si sauvage

Qu’à votre femme un supplice ce soit.

Nous savons bien que Madame Lucrèce

Accoutumée à la délicatesse

De Nicia, trop de peine en auroit.

Même il se peut qu’en venant à la chose

Jamais son cœur n’y voudrait consentir.

Or, ai-je dit, un jeune homme, et pourcause :

Car plus sera d’âge pour bien agir,

Moins laissera de venin, sans nuldoute :

Je vous promets qu’il n’en laisseragoutte. »

 

Nice d’abord eut peine àdigérer

L’expédient ; allégua le danger,

Et l’infamie : il en serait enpeine :

Le magistrat pourrait le rechercher

Sur le soupçon d’une mort si soudaine.

Empoisonner un de ses citadins !

Lucrèce était échappée aux blondins,

On l’allait mettre entre les bras d’unrustre !

« Je suis d’avis qu’on prenne un hommeillustre,

Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt

En mille endroits cornera lemystère !

Sottise et peur contiendront ce pitaud.

Au pis aller l’argent le fera taire.

Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,

Et le coquin même n’y songeant pas,

Vous ne tombez proprement dans le cas

De cocuage. Il n’est pas dit encore

Qu’un tel paillard ne résiste au poison.

Et ce nous est une double raison

De le choisir tel que la mandragore

Consume en vain sur lui tout son venin.

Car quand je dis qu’on meurt, je n’entendsdire

Assurément. Il vous faudra demain

Faire choisir sur la brune le sire :

Et dès ce soir donner la potion.

J’en ai chez moi de la confection.

Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,

D’aller paraître en aucune façon.

Ligurio choisira le garçon :

C’est là son fait : laissez-lui cetoffice.

Vous vous pouvez fier à ce valet

Comme à vous-même : il est sage etdiscret.

J’oublie encor que pour plus d’assurance

On bandera les yeux à ce paillard :

Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,

N’en quel logis, ni si dedans Florence

Ou bien dehors on vous l’aura mené. »

Par Nicia le tout futapprouvé.

Restait sans plus d’y disposer sa femme.

De prime face elle crut qu’on riait ;

Puis se fâcha ; puis jura sur son âme

Que mille fois plutôt on la tuerait.

Que dirait-on si le bruit encourait ?

Outre l’offense et péché trop énorme,

Calfuce et Dieu savaient que de tout temps

Elle avait craint ces devoirscomplaisants,

Qu’elle endurait seulement pour la forme.

Puis il viendrait quelque matin difforme

L’incommoder, la mettre sur lesdents ?

Suis-je de taille à souffrir toutesgens ?

« Quoi ! recevoir un pitaud dans macouche ?

Puis-je y songer qu’avecque dudédain ?

Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,

Ni roi, ni roc ne feront qu’autre touche

Que Nicia jamais onc à ma peau. »

 

Lucrèce étant de la sortearrêtée,

On eut recours à frère Timothée.

Il la prêcha ; mais si bien et sibeau,

Qu’elle donna les mains par pénitence.

On l’assura de plus qu’on choisirait

Quelque garçon d’honnête corpulence ;

Non trop rustaud ; et qui ne luiferait

Mal ni dégoût. La potion fut prise.

Le lendemain notre amant se déguise,

Et s’enfarine en vrai garçonmeunier ;

Un faux menton, barbe d’étrangeguise ;

Mieux ne pouvait se métamorphoser.

Ligurio qui de la faciende

Et du complot avait toujours été,

Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,

Et ne doutant qu’on n’y fût attrapé

Sur le minuit le mène à Messer Nice ;

Les yeux bandés ; le poil teint ; etsi bien

Que notre époux ne reconnut en rien

Le compagnon. Dans le lit il se glisse

En grand silence : en grand silenceaussi

La patiente attend sa destinée ;

Bien blanchement, et ce soir atournée.

Voire ce soir ? atournée ; et pourqui ?

Pour qui ? j’entends : n’est-ce pasque la dame

Pour un meunier prenait trop desouci ?

Vous vous trompez ; le sexe en useainsi.

Meuniers ou rois, il veut plaire à touteâme.

C’est double honneur, ce semble en unefemme

Quand son mérite échauffe un esprit lourd

Et fait aimer les cœurs nés sans amour.

Le travesti changea de personnage,

Sitôt qu’il eut dame de tel corsage

À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.

Plus de meunier ; la galande sentit

Auprès de soi la peau d’un honnête homme.

Et ne croyez qu’on employât au somme

De tels moments. Elle disait toutbas :

« Qu’est ceci donc ? ce compagnonn’est pas

Tel que j’ai cru : le drôle a la peaufine.

C’est grand dommage : il ne méritehélas

Un tel destin : j’ai regret qu’autrépas

Chaque moment de plaisirl’achemine. »

Tandis l’époux enrôlé tout de bon,

De sa moitié plaignait bien fort la peine.

Ce fut avec une fierté de reine

Qu’elle donna la première façon

De cocuage ; et pour le décoron

Point ne voulut y joindre ses caresses.

À ce garçon la perle des Lucrèces

Prendrait du goût ? quand le premiervenin

Fut emporté, notre amant prit la main

De sa maîtresse ; et de baisers deflamme

La parcourant : « Pardon (dit-il)Madame.

Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait

C’est Callimaque : approuvez sonmartyre.

Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.

Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.

S’il est fatal toutefois que j’expire,

J’en suis content : vous avez dans vosmains

Un moyen sûr de me priver de vie ;

Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins

M’achèvera, tout le reste est folie.

 

Lucrèce avait jusque-làrésisté ;

Non par défaut de bonne volonté ;

Ni que l’amant ne plût fort à labelle :

Mais la pudeur et la simplicité

L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.

Sans dire mot, sans oser respirer,

Pleine de honte et d’amour tout ensemble,

Elle se met aussitôt à pleurer.

« À son amant peut-elle se montrer

Après cela ? qu’en pourra-t-ilpenser ?

Dit-elle en soi ; et qu’est-ce qu’il luisemble ?

J’ai bien manqué de courage etd’esprit. »

Incontinent un excès de dépit

Saisit son cœur ; et fait que lapauvrette

Tourne la tête, et vers le coin du lit

Se va cacher pour dernière retraite.

Elle y voulut tenir bon, mais en vain.

Ne lui restant que ce peu de terrain,

La place fut incontinent rendue.

Le vainqueur l’eut a sa discrétion ;

Il en usa selon sa passion :

Et plus ne fut de larme répandue.

Honte cessa ; scrupule autant en fit.

Heureux sont ceux qu’on trompe à leurprofit.

L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,

Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.

« Il faut, dit-il, beaucoup plus d’uneattaque

Contre un venin tenu si dangereux. »

Les jours suivants notre couple amoureux

Y sut pourvoir : l’époux ne tardaguères

Qu’il n’eût atteint tous ses autresconfrères.

Pour ce coup-là fallut se séparer ;

L’amant courut chez soi se recoucher.

 

À peine au lit il s’était misencore,

Que notre époux joyeux et triomphant

Le va trouver, et lui conte comment

S’était passé le jus de mandragore :

D’abord, dit-il, j’allai tout doucement

Auprès du lit écouter si le sire

S’approcherait, et s’il en voudrait dire.

Puis je priai notre épouse tout bas

Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,

Et ne craignît de gâter ses appas.

C’était au plus une nuit d’embarras.

« Et ne pensez, ce lui dis-je,Lucrèce,

Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper,

Je saurai tout ; Nice se peut vanter

D’être homme à qui l’on n’en donne àgarder.

Vous savez bien qu’il y va de ma vie.

N’allez donc point faire larenchérie :

Montrez par là que vous savez aimer

Votre mari plus qu’on ne croitencore :

C’est un beau champ. Que si cette pécore

Fait le honteux, envoyez sans tarder

M’en avertir ; car je me vaiscoucher.

Et n’y manquez ; nous y mettrons bonordre.

Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’aubout.

Savez-vous bien que ce rustre y pritgoût ?

Le drôle avait tantôt peine à démordre.

J’en ai pitié : je le plains aprèstout.

N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’onl’enterre.

Et quant à vous venez nous voir souvent.

Nargue de ceux qui me faisaient laguerre ;

Dans neuf mois d’hui je leur livre unenfant. »

Les Rémois

 

 

Il n’est cité que je préfèreà Reims :

C’est l’ornement, et l’honneur de laFrance :

Car sans compter l’ampoule et les bonsvins,

Charmants objets y sont en abondance.

Par ce point-là je n’entends quant à moi

Tours ni portaux ; mais gentillesgaloises ;

Ayant trouvé telle de nos Rémoises

Friande assez pour la bouche d’un roi.

 

Une avait pris un peintre enmariage,

Homme estimé dans sa profession :

Il en vivait : que faut-ildavantage ?

C’était assez pour sa condition.

Chacun trouvait sa femme fort heureuse.

Le drôle était, grâce à certain talent,

Très bon époux, encor meilleur galant.

De son travail mainte dame amoureuse

L’allait trouver ; et le tout à deuxfins :

C’était le bruit à ce que ditl’histoire :

Moi qui ne suis en cela des plus fins,

Je m’en rapporte à ce qu’il en fautcroire.

Dès que le sire avait donzelle en main,

Il en riait avecque son épouse.

Les droits d’hymen allant toujours leurtrain

Besoin n’était qu’elle fût la jalouse.

Même elle eût pu le payer de sestours ;

Et comme lui voyager en amours ;

Sauf d’en user avec plus de prudence,

Ne lui faisant la même confidence.

 

Entre les gens qu’elle sutattirer,

Deux siens voisins se laissèrent leurrer

À l’entretien libre et gai de ladame ;

Car c’était bien la plus trompeuse femme

Qu’en ce point-là l’on eût surencontrer :

Sage sur tout ; mais aimant fort àrire.

Elle ne manque incontinent de dire

À son mari l’amour des deux bourgeois,

Tous deux gens sots, tous deux gens àsornettes.

Lui raconta mot pour mot leursfleurettes ;

Pleurs et soupirs, gémissements gaulois.

Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire,

Que d’ordinaire en amour on soupire.

Ils tâchaient donc d’en faire leur devoir,

Que bien que mal, et selon leur pouvoir.

À frais communs se conduisait l’affaire.

Ils ne devaient nulle chose se taire.

Le premier d’eux qu’on favoriserait

De son bonheur part à l’autre ferait.

 

Femmes voilà souvent comme onvous traite.

Le seul plaisir est ce que l’on souhaite.

Amour est mort : le pauvre compagnon

Fut enterré sur les bords du Lignon.

Nous n’en avons ici ni vent ni voie.

Vous y servez de jouet et de proie

À jeunes gens indiscrets, scélérats :

C’est bien raison qu’au double on le leurrende :

Le beau premier qui sera dans vos lacs,

Plumez-le-moi, je vous le recommande.

 

La dame donc pour tromper sesvoisins

Leur dit un jour : « Vous boirez denos vins

Ce soir chez nous. Mon mari s’en va faire

Un tour aux champs ; et le bon del’affaire

C’est qu’il ne doit au gîte revenir.

Nous nous pourrons à l’aise entretenir.

– Bon, dirent-ils, nous viendrons sur labrune. »

Or les voilà compagnons de fortune.

La nuit venue ils vont au rendez-vous.

Eux introduits, croyant ville gagnée,

Un bruit survint ; la fête futtroublée.

On frappe à l’huis ; le logis auxverrous

Était fermé : la femme à la fenêtre

Court en disant : « Celui-ci frappeen maître ;

Serait-ce point par malheur monépoux ?

Oui, cachez-vous, dit-elle, c’estlui-même.

Quelque accident, ou bien quelque soupçon

Le font venir coucher à la maison. »

Nos deux galants dans ce péril extrême

Se jettent vite en certain cabinet.

Car s’en aller, comment auraient-ilsfait ?

Ils n’avaient pas le pied hors de lachambre

Que l’époux entre, et voit au feu lemembre

Accompagné de maint et maint pigeon,

L’un au hâtier, les autres au chaudron

« Oh oh, dit-il, voilà bonnecuisine !

Qui traitez-vous ? Alis notrevoisine,

Reprit l’épouse, et Simonette aussi.

Loué soit Dieu qui vous ramène ici,

La compagnie en sera plus complète.

Madame Alis, Madame Simonette,

N’y perdront rien. Il faut les avertir

Que tout est prêt, qu’elles n’ont qu’àvenir.

J’y cours moi-même. » Alors lacréature

Les va prier. Or c’étaient les moitiés

De nos galants et chercheurs d’aventure,

Qui fort chagrins de se voir enfermés

Ne laissaient pas de louer leur hôtesse

De s’être ainsi tirée avec adresse

De cet apprêt. Avec elle à l’instant

Leurs deux moitiés entrent tout enchantant.

On les salue, on les baise, on les loue

De leur beauté, de leur ajustement,

On les contemple, on patine, on se joue.

Cela ne plut aux maris nullement.

Du cabinet la porte à demi close,

Leur laissant voir le tout distinctement,

Ils ne prenaient aucun goût à lachose :

Mais passe encor pour ce commencement.

Le souper mis presque au même moment,

Le peintre prit par la main les deuxfemmes,

Les fit asseoir, entre elles se plaça.

« Je bois, dit-il, à la santé desdames ! »

Et de trinquer ; passe encore pourcela.

On fit raison ; le vin ne dura guère.

L’hôtesse étant alors sans chambrière

Court à la cave : et de peur desesprits

Mène avec soi madame Simonette.

Le peintre reste avec madame Alis,

Provinciale assez belle, et bien faite,

Et s’en piquant, et qui pour le pays

Se pouvait dire honnêtement coquette.

 

Le compagnon vous la tenantseulette,

La conduisit de fleurette en fleurette

Jusqu’au toucher, et puis un peu plusloin ;

Puis tout à coup levant la collerette

Prit un baiser dont l’époux fut témoin.

Jusque-là passe : époux, quand ils sontsages,

Ne prennent garde à ces menussuffrages ;

Et d’en tenir registre c’est abus :

Bien est-il vrai qu’en rencontre pareille

Simples baisers font craindre lesurplus ;

Car Satan lors vient frapper sur l’oreille

De tel qui dort, et fait tant qu’ils’éveille.

L’époux vit donc, que tandis qu’une main

Se promenait sur la gorge à son aise,

L’autre prenait un tout autrechemin ;

Ce fut alors, Dame ne vous déplaise,

Que le courroux lui montant au cerveau,

Il s’en allait enfonçant son chapeau,

Mettre l’alarme en tout le voisinage,

Battre sa femme, et dire au peintre rage,

Et témoigner qu’il n’avait les brasgourds.

« Gardez-vous bien de faire unesottise,

Lui dit tout bas son compagnon d’amours,

Tenez-vous coi. Le bruit en nulle guise

N’est bon ici ; d’autant plus qu’en voslacs

Vous êtes pris : ne vous montrez doncpas.

C’est le moyen d’étouffer cette affaire.

Il est écrit qu’à nul il ne faut faire

Ce qu’on ne veut à soi-même être fait.

Nous ne devons quitter ce cabinet

Que bien à point, et tantôt quand cethomme

Étant au lit prendra son premier somme.

Selon mon sens c’est le meilleur parti.

À tard viendrait aussi bien la querelle.

N’êtes-vous pas cocu plus d’à demi ?

Madame Alis au fait a consenti :

Cela suffit, le reste estbagatelle. »

L’époux goûta quelque peu ces raisons.

Sa femme fit quelque peu de façons,

N’ayant le temps d’en faire davantage.

Et puis ? et puis ; comme personnesage

Elle remit sa coiffure en état.

On n’eût jamais soupçonné ce ménage,

Sans qu’il restait un certain incarnat

Dessus son teint ; mais c’était peu dechose ;

Dame Fleurette en pouvait être cause.

 

L’une pourtant des tireusesde vin

De lui sourire au retour ne fitfaute :

Ce fut la peintre. On se remit entrain :

On releva grillades et festin :

On but encore à la santé de l’hôte,

Et de l’hôtesse, et de celle des trois

Qui la première aurait quelque aventure.

Le vin manqua pour la seconde fois.

L’hôtesse adroite et fine créature

Soutient toujours qu’il revient desesprits

Chez les voisins. Ainsi madame Alis

Servit d’escorte. Entendez que la dame

Pour l’autre emploi inclinait en sonâme ;

Mais on l’emmène ; et par ce moyen-là

De faction Simonette changea.

Celle-ci fait d’abord plus la sévère,

Veut suivre l’autre, ou feint le vouloirfaire ;

Mais se sentant par le peintre tirer,

Elle demeure ; étant trop ménagère

Pour se laisser son habit déchirer.

L’époux voyant quel train prenaitl’affaire

Voulut sortir. L’autre lui dit :« Tout doux.

Nous ne voulons sur vous nul avantage.

C’est bien raison que Messer Cocuage

Sur son état vous couche ainsi que nous.

Sommes-nous pas compagnons defortune ?

Puisque le peintre en a caressé l’une,

L’autre doit suivre. Il faut bon gré malgré

Qu’elle entre en danse ; et s’il estnécessaire

Je m’offrirai de lui tenir le pied :

Vouliez ou non, elle aura sonaffaire. »

Elle l’eut donc : notre peintre ypourvut

Tout de son mieux : aussi levalait-elle.

Cette dernière eut ce qu’il luifallut ;

On en donna le loisir à la belle.

Quand le vin fut de retour, on conclut

Qu’il ne fallait s’attabler davantage.

Il était tard ; et le peintre avaitfait

Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.

On dit bonsoir. Le drôle satisfait

Se met au lit : nos gens sortent decage.

L’hôtesse alla tirer du cabinet

Les regardants honteux, mal contentsd’elle,

Cocus de plus. Le pis de leur méchef

Fut qu’aucun d’eux ne pût venir à chef

De son dessein, ni rendre à la donzelle

Ce qu’elle avait à leurs femmesprêté ;

Par conséquent c’est fait ; j’ai toutconté.

La Coupe enchantée

 

Les maux les plus cruels nesont que des chansons.

Près de ceux qu’aux maris cause lajalousie.

Figurez-vous un fou chez qui tous lessoupçons

Sont bien venus, quoi qu’on lui die.

Il n’a pas un moment de repos en sa vie.

Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! toutest perdu

Ses songes sont toujours que l’on le faitcocu.

Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.

Je ne vous voudrais pas un tel pointgarantir ;

Car pour songer il faut dormir,

Et les jaloux ne dorment guère.

Le moindre bruit éveille un marisoupçonneux

Qu’à l’entour de sa femme une mouchebourdonne

C’est Cocuage qu’en personne

Il a vu de ses propres yeux.

Si bien vu que l’erreur n’en peut êtreeffacée,

Il veut à toute force être au nombre dessots.

Il se maintient cocu, du moins de lapensée

S’il ne l’est en chair et en os.

Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce quecocuage ?

Quel tort vous fait-il ? Queldommage ?

Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gensde bien

Se moquent avec juste cause ?

Quand on l’ignore, ce n’est rien

Quand on le sait, c’est peu de chose.

Vous croyez cependant que c’est un fort grandcas :

Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblezpas

À celui-là qui but dans la coupeenchantée.

Profitez du malheur d’autrui.

Si cette histoire peut soulager votreennui,

Je vous l’aurai bientôt contée.

 

Mais je vous veuxpremièrement,

Prouver par bon raisonnement,

Que ce mal dont la peur vous mine et vousconsume,

N’est mal qu’en votre idée, et non point dansl’effet

En mettez-vous votre bonnet

Moins aisément que de coutume ?

Cela s’en va-t-il pas tout net !

Voyez-vous qu’il en reste une seuleapparence ;

Une tache qui nuise à vos plaisirssecrets ?

Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmestraits ?

Vous apercevez-vous d’aucunedifférence ?

Je tire donc ma conséquence,

Et dis malgré le peuple, ignorant etbrutal,

Cocuage n’est point un mal.

« Oui, mais l’honneur est une étrangeaffaire ! »

Qui vous soutient que non ? ai-je dit lecontraire ?

Et bien l’honneur, l’honneur ? jen’entends que ce mot

Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme àRome ;

Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot

Et le cocu qui rit, pour un fort honnêtehomme :

Quand on prend comme il faut cet accidentfatal,

Cocuage n’est point un mal.

 

Prouvons que c’est unbien : la chose est fort facile.

Tout vous rit ; votre femme est souplecomme un gant ;

Et vous pourriez avoir vingt mignonnes enville,

Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout unan.

Quand vous parlez, c’est ditnotable ;

On vous met le premier à table :

C’est pour vous la place d’honneur,

Pour vous le morceau du seigneur :

Heureux qui vous le sert ! la blondinechiorme

Afin de vous gagner n’épargne aucunmoyen :

Vous êtes le patron, dont je conclus enforme,

Cocuage est un bien.

 

Quand vous perdez au jeu,l’on vous donne revanche ;

Même votre homme écarte et ses as et sesrois.

Avez-vous sur les bras quelque monsieurDimanche,

Mille bourses vous sont ouvertes à lafois.

Ajoutez que l’on tient votre femme enhaleine,

Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plusd’appas :

Ménélas rencontra des charmes dans Hélène

Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avaitpas.

Ainsi de votre épouse : on veut qu’ellevous plaise :

Qui dit prude au contraire, il dit laide oumauvaise

Incapable en amour d’apprendre jamaisrien.

Pour toutes ces raisons je persiste en mathèse,

Cocuage est un bien.

 

Si ce prologue est long, lamatière en est cause :

Ce n’est pas en passant qu’on traite cettechose.

Venons à notre histoire. Il était unquidam,

Dont je tairai le nom, l’état et la patrie

Celui-ci, de peur d’accident,

Avait juré que de sa vie

Femme ne lui serait autre que bonne amie,

Nymphe si vous voulez, bergère, etcætera ;

Pour épouse, jamais il n’en vintjusque-là.

S’il eut tort ou raison, c’est un point que jepasse.

Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouvergrâce

Devant cet homme, il fallut que l’amour

Se mêlât seul de ses affaires,

Eût soin de le fournir des chosesnécessaires,

Soit pour la nuit, soit pour le jour.

Il lui procura donc les faveurs d’unebelle,

Qui d’une fille naturelle

Le fit père, et mourut : le pauvre hommeen pleura,

Se plaignit, gémit, soupira,

Non comme qui perdrait sa femme :

Tel deuil n’est bien souvent que changementd’habits,

Mais comme qui perdrait tous ses meilleursamis,

Son plaisir, son cœur, et son âme.

La fille crût, se fit : on pouvait déjàvoir

Hausser et baisser son mouchoir.

Le temps coule, on n’est pas sitôt à labavette

Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devientgrandelette,

Puis grande tout à fait, et puis leserviteur.

Le père avec raison eut peur

Que sa fille chassant de race

Ne le prévînt, et ne prévînt encor

Prêtre, notaire, hymen, accord ;

Choses qui d’ordinaire ôtent toute lagrâce

Au présent que l’on fait de soi.

La laisser sur sa bonne foi

Ce n’était pas chose trop sûre.

Il vous mit donc la créature

Dans un convent : là cette belleapprit

Ce qu’on apprend, à manierl’aiguille ;

Point de ces livres qu’une fille

Ne lit qu’avec danger, et qui gâtentl’esprit :

Le langage d’amour était jargon pour elle.

On n’eût su tirer de la belle

Un seul mot que de sainteté.

En spiritualité

Elle aurait confondu le plus grandpersonnage.

Si l’une des nonnains la louait de beauté,

« Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma sœur,soyez sage ;

Ne considérez point des traits quipériront.

C’est terre que cela, les vers lemangeront. »

Au reste elle n’avait au monde sa pareille

À manier un canevas,

Filait mieux que Clothon, brodait mieux quePallas,

Tapissait mieux qu’Arachné, et mainte autremerveille.

Sa sagesse, son bien, le bruit de sesbeautés,

Mais le bien plus que tout y fit mettre lapresse ;

Car la belle était là comme en lieuxempruntés,

Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse

Les bons partis, qui vont souvent

Au moustier, sortant du couvent.

 

Vous saurez que le père avaitlongtemps devant

Cette fille légitimée ;

Caliste (c’est le nom de notre renfermée)

N’eut pas la clef des champs, qu’adieu leslivres saints.

Il se présenta des blondins,

De bons bourgeois, des paladins,

Des gens de tous états, de tout poil, de toutâge ;

La belle en choisit un, bien fait, beaupersonnage,

D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,

Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.

La dot fut ample ; ample fut ledouaire :

La fille était unique, et le garçon aussi.

Mais ce ne fut pas là le meilleur del’affaire ;

Les mariés n’avaient souci

Que de s’aimer et de se plaire.

Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,

L’enfer des enfers vint ensuite.

Une jalouse humeur saisit soudainement

Notre époux, qui fort sottement

S’alla mettre en l’esprit de craindre lapoursuite

D’un amant, qui sans lui se seraitmorfondu.

Sans lui le pauvre homme eût perdu

Son temps à l’entour de la dame,

Quoique pour la gagner il tentât toutmoyen.

Que doit faire un mari quand on aime safemme ?

Rien.

Voici pourquoi je lui conseille

De dormir s’il se peut d’un et d’autrecôté.

Si le galant est écouté,

Vos soins ne feront pas qu’on lui fermel’oreille.

Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si

Des discours du blondin la belle n’asouci,

Vous le lui faites naître, et la chance setourne.

Volontiers ou soupçon séjourne,

Cocuage séjourne aussi.

Damon, c’est notre époux, ne comprit pasceci.

Je l’excuse et le plains ; d’autant plusque l’ombrage

Lui vint par conseil seulement.

Il eût fait un trait d’homme sage,

S’il n’eût cru que son mouvement.

Vous allez entendre comment.

 

L’enchanteresse Nérie

Fleurissait lors ; et Circé

Au prix d’elle en diablerie

N’eût été qu’à l’A B C.

Car Nérie eut à ses gages

Les intendants des orages,

Et tint le destin lié.

Les Zéphyrs étaient ses pages ;

Quant à ses valets de pied,

C’étaient Messieurs les Borées,

Qui portaient par les contrées

Ses mandats souventes fois,

Gens dispos, mais peu courtois.

 

Avec toute sa science

Elle ne put trouver de remède à l’amour.

Damon la captiva : celle dont lapuissance

Eût arrêté l’astre du jour

Brûle pour un mortel, qu’en vain ellesouhaite

Posséder une nuit à son contentement.

Si Nérie eût voulu des baisers seulement,

C’était une affaire faite.

Mais elle allait au point, et ne marchandaitpas,

Damon, quoiqu’elle eût des appas,

Ne pouvait se résoudre à fausser lapromesse

D’être fidèle à sa moitié ;

Et voulait que l’enchanteresse

Se tînt aux marques d’amitié.

 

Où sont-ils ces maris ?la race en est cessée :

Et même je ne sais si jamais on en vit

L’histoire en cet endroit est selon mapensée

Un peu sujette à contredit :

L’Hippogriffe n’a rien qui me choquel’esprit,

Non plus que la lance enchantée :

Mais ceci, c’est un point qui d’abord mesurprit

Il passera pourtant, j’en ai fait [passer]d’autres.

Les gens d’alors étaient d’autres gens que lesnôtres.

On ne vivait pas comme on vit.

Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie

Employa philtres et brevets,

Eut recours aux regards remplisd’afféterie,

Enfin n’omit aucuns secrets :

Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.

Nérie en fut fort étonnée.

Elle lui dit un jour : « Votrefidélité

Vous parait héroïque et digne de louange,

Mais je voudrais savoir

Comment de son côté

Caliste en use, et lui rendre le change.

Quoi donc ! si votre femme avait unfavori,

Vous feriez l’homme chaste auprès d’unemaîtresse ?

Et pendant que Caliste attrapant son mari,

Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nommetendresse,

Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?

Je vous croyais beaucoup plus fin,

Et ne vous tenais pas homme de mariage.

Laissez les bons bourgeois se plaire en leurménage

C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirspermis.

Mais vous ! ne pas chercher ce qu’amourd’exquis !

Les plaisirs défendus n’auront rien qui vouspique !

Et vous les bannirez de votrerépublique !

Non, non, je veux qu’ils soient désormais vosamis

Faites-en seulement l’épreuve ;

Ils vous feront trouver Caliste touteneuve,

Quand vous reviendrez au logis.

Apprenez tout au moins si votre femme estchaste

Je trouve qu’un certain Éraste

Va chez vous fort assidûment

– Serait-ce en qualité d’amant,

Reprit Damon, qu’Errante nousvisite ?

Il est trop mon ami pour toucher cepoint-là.

– Votre ami tant qu’il vous plaira,

Dit Nérie honteuse et dépite,

Caliste a des appas, Éraste a dumérite ;

Du côté de l’adresse il ne leur manquerien,

Tout cela s’accommode bien. »

 

Ce discours porta coup et fitsonger notre homme.

Une épouse fringante et jeune, et dans sonfeu,

Et prenant plaisir à ce jeu

Qu’il n’est pas besoin que je nomme :

Un personnage expert aux choses del’amour,

Hardi comme un homme de cour,

Bien fait, et promettant beaucoup de sapersonne,

Ou Damon jusqu’alors avait-il mis sesyeux ?

Car d’amis ! moquez-vous, c’est unebagatelle.

En est-il de religieux

Jusqu’à désemparer alors que la donzelle

Montre à demi son sein, sort du lit un brasblanc,

Se tourne, s’inquiète et regarde un galant

En cent façons, de qui la moins friponne

Veut dire : « il y fait bon, l’heuredu berger sonne ;

Êtes-vous sourd ? » Damon a dansl’esprit

Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’estpu faire.

Sur ce beau fondement le pauvre hommebâtit

Maint ombrage et mainte chimère.

Nérie en a bientôt le vent,

Et pour tourner en certitude

Le soupçon et l’inquiétude

Dont Damon s’est coiffé simalheureusement,

L’enchanteresse lui propose

Une chose.

C’est de se frotter le poignet

D’une eau dont les sorciers ont trouvé lesecret,

Et qu’ils appellent l’eau de lamétamorphose,

Ou des miracles autrement.

Cette drogue en moins d’un moment

Lui donnerait d’Errante et l’air, et levisage,

Et le maintien, et le corsage,

Et la voix. Et Damon sous ce feintpersonnage

Pourrait voir si Caliste en viendrait àl’effet.

Damon n’attend pas davantage

Il se frotte, il devient l’Errante le mieuxfait,

Que la nature ait jamais fait.

 

En cet état il va trouver safemme ;

Met la fleurette au vent, et cachant sonennui :

« Que vous êtes belleaujourd’hui !

Lui dit-il qu’avez-vous, Madame,

Qui vous donne cet air d’un vrai jour deprintemps ? »

Caliste qui savait les propos des amants

Tourna la chose en raillerie.

Damon changea de batterie.

Pleurs et soupirs furent tentés,

Et pleurs et soupirs rebutés.

Caliste était un roc ; rien n’émouvait labelle

Pour dernière machine, à la fin notreépoux

Proposa de l’argent ; et la somme futtelle

Qu’on ne s’en mit point en courroux.

La quantité rend excusable.

Caliste enfin l’inexpugnable

Commença d’écouter raison.

Sa chasteté plia ; car comment tenirbon

Contre ce dernier adversaire ?

Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’àDamon.

L’argent en aurait fait l’affaire.

 

Et quelle affaire ne faitpoint

Ce bienheureux métal l’argent maître dumonde ?

Soyez beau, bien disant, ayez perruqueblonde,

N’omettez un seul petit point ;

Un financier viendra qui sur votremoustache

Enlèvera la belle ; et dès le premierjour

Il fera présent du panache ;

Vous languirez encore après un an d’amour.

 

L’argent sut donc fléchir cecœur inexorable.

Le rocher disparut : un moutonsuccéda ;

Un mouton qui s’accommoda

À tout ce qu’on voulut, mouton doux ettraitable,

Mouton qui sur le point de ne rien refuser

Donna pour arrhes un baiser.

L’époux ne voulut pas pousser plus loin lachose ;

Ni de sa propre honte être lui-même cause.

Il reprit donc sa forme ; et dit à samoitié :

« Ah ! Caliste autrefois de Damon sichérie,

Caliste que j’aimai cent fois plus que mavie,

Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,

L’argent t’est-il plus cher qu’une union sibelle ?

Je devrais dans ton sang éteindre ceforfait :

Je ne puis ; et je t’aime encor touteinfidèle :

Ma mort seule expiera le tort que tu m’asfait. »

Notre épouse voyant cette métamorphose

Demeura bien surprise : elle dit peu dechose :

Les pleurs furent son seul recours.

Le mari passa quelques jours

À raisonner sur cette affaire :

Un cocu se pouvait-il faire

La volonté seule et sans venir aupoint ?

L’était-il, ne l’était-il point ?

Cette difficulté fut encore éclaircie

Par Nérie.

« Si vous êtes, dit-elle, en doute decela,

Buvez dans cette coupe-là.

On la fit par tel art que dès qu’unpersonnage

Dûment atteint de cocuage

Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s’enva :

Il n’en avale rien, et répand le breuvage

Sur son sein, sur sa barbe, et sur sonvêtement.

Que s’il n’est point censé cocusuffisamment,

Il boit tout sans répandre goutte. »

Damon pour éclaircir son doute

Porte la lèvre au vase ; il ne se répandrien.

« C’est, dit-il, réconfort ; etpourtant je sais bien

Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire decoupe ?

Faites-moi place en votre troupe

Messieurs de la grand’bande. » Ainsidisait Damon

Faisant à sa femelle un étrange sermon.

Misérables humains, si pour des cocuages

Il faut en ce pays faire tant de façon,

Allons-nous-en chez les sauvages.

 

Damon de peur de pis établitdes Argus

Alentour de sa femme, et la renditcoquette.

Quand les galants sont défendus,

C’est alors que l’on les souhaite.

Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,

Et de tout son pouvoir court au-devant d’unmal

Que la peur bien souvent rend aux hommesfatal.

De quart d’heure en quart d’heure il consultela tasse.

Il y boit huit jours sans disgrâce.

Mais à la fin il y boit tant,

Que le breuvage se répand.

Ce fut bien là le comble. Ô sciencefatale !

Science que Damon eût bien fait d’éviter.

Il jette de fureur cette coupe infernale.

Lui-même est sur le point de seprécipiter.

Il enferme sa femme en une tourcarrée ;

Lui va soir et matin reprocher sonforfait :

Cette honte qu’aurait le silence enterrée,

Court le pays, et vit du vacarme qu’ilfait.

 

Caliste cependant mène unetriste vie.

Comme on ne lui laissait argent nipierrerie,

Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau letenter.

Enfin la pauvre malheureuse

Prend son temps que Damon plein d’ardeuramoureuse

Était d’humeur à l’écouter :

« J’ai, dit-elle, commis un crimeinexcusable

Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non,peu d’époux

Sont exempts, ce dit-on, d’un accidentsemblable

Que le moins entaché se moque un peu devous :

Pourquoi donc être inconsolable ?

– Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,

Et même vous pardonnerai,

Tout incontinent que j’aurai

Trouvé de mes pareils une telle légende

Qu’il s’en puisse former une armée assezgrande

Pour s’appeler royale.

Il ne faut qu’employer

Le vase qui me sut vos secretsrévéler. »

 

Le mari sans tarder exécutantla chose

Attire les passants ; tient table en sonchâteau.

Sur la fin des repas à chacun il propose

L’essai de cette coupe, essai rare etnouveau.

« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pourun autre ;

Voulez-vous savoir si la vôtre

Vous est fidèle ? il est quelquefoisbon

D’apprendre comme tout se passe à lamaison.

En voici le moyen : buvez dans cettetasse.

Si votre femme de sa grâce

Ne vous donne aucun suffragant,

Vous ne répandrez nullement ;

Mais si du dieu nomme Vulcan

Vous suivez la bannière, étant de nosconfrères

En ces redoutables mystères,

De part et d’autre la boisson

Coulera sur votre menton. »

Autant qu’il s’en rencontre à qui Damonpropose

Cette pernicieuse chose,

Autant en font l’essai : presque tous ysont pris.

Tel en rit, tel en pleure ; et selon lesesprits

Cocuage en plus d’une sorte

Tient sa morgue parmi ses gens.

Déjà l’armée est assez forte

Pour faire corps et battre aux champs.

La voilà tantôt qui menace

Gouverneurs de petite place,

Et leur dit qu’ils seront pendus,

Si de tenir ils ont l’audace :

Car pour être royale, il ne lui manqueplus

Que peu de gens : c’est une affaire

Que deux ou trois mois peuvent faire.

Le nombre croît de jour en jour,

Sans que l’on batte le tambour.

Les différents degrés ou monte cocuage

Règlent le pas et les emplois :

Ceux qu’il n’a visités seulement qu’unefois

Sont fantassins pour tout potage.

On fait les autres cavaliers.

Quiconque est de ses familiers,

On ne manque pas de l’élire

Ou capitaine, ou lieutenant,

Ou l’on lui donne un régiment

Selon qu’entre les mains du sire

Ou plus ou moins subitement

La liqueur du vase s’épand.

Un versa tout en un moment ;

Il fut fait général : et croyez quel’armée

De hauts officiers ne manqua ;

Plus d’un intendant se trouva ;

Cette charge fut partagée.

Le nombre des soldats étant presquecomplet

Et plus que suffisant pour se mettre encampagne :

Renaud neveu de Charlemagne

Passe par ce château : l’on l’y traite àsouhait :

Puis le seigneur du lieu lui fait

Même harangue qu’à la troupe.

Renaud dit à Damon : « Grand mercide la coupe.

Je crois ma femme chaste ; et cette foisuffit.

Quand la coupe me l’aura dit,

Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-ilcause

De me faire dormir de plus que de deuxyeux ?

Je dors d’autant grâces aux dieux :

Puis-je demander autre chose ?

Que sais-je ? par hasard si le vins’épandoit ?

Si je ne tenais pas votre vase assezdroit ?

Je suis quelquefois maladroit :

Si cette coupe enfin me prenait pour unautre ?

Messire Damon, je suis vôtre :

Commandez-moi tout, hors ce point. »

Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point.

 

Damon dit :« Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage

Que nous n’avons été : consolons-nouspourtant.

Nous avons des pareils ; c’est un grandavantage. »

Il s’en rencontra tant et tant,

Que l’armée à la fin royale devenue,

Caliste eut liberté selon le convenant,

Par son mari chère tenue

Tout de même qu’auparavant.

 

Époux, Renaud vous montre àvivre.

Pour Damon, gardez de le suivre.

Peut-être le premier eût eu charge del’ost,

Que sait-on ? nul mortel, soit Roland,soit Renaud,

Du danger de répandre exempt ne se peutcroire.

Charlemagne lui-même aurait eu tort deboire.

Le Faucon

 

Je me souviens d’avoir damnéjadis

L’amant avare ; et je ne m’en dédis.

Si la raison des contraires est bonne,

Le libéral doit être en paradis :

Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.

 

Il était donc autrefois unamant

Qui dans Florence aima certaine femme.

Comment ? aimer ? c’était sifollement,

Que pour lui plaire il eût vendu son âme.

S’agissait-il de divertir la dame,

À pleines mains il vous jetaitl’argent :

Sachant très bien qu’en amour comme enguerre

On ne doit plaindre un métal qui faittout ;

Renverse murs ; jette portes parterre ;

N’entreprend rien dont il ne vienne àbout ;

Fait taire chiens ; et quand il veutservantes

Et quand il veut les rend plus éloquentes

Que Cicéron, et mieux persuadantes :

Bref ne voudrait avoir laissé debout

Aucune place, et tant forte fut-elle.

Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle.

Elle tint bon ; Fédéric échoua

Près de ce roc, et le nez s’y cassa ;

Sans fruit aucun vendit et fricassa

Tout son avoir ; comme l’on pourraitdire

Belles comtés, beaux marquisats de Dieu,

Qu’il possédait en plus et plus d’un lieu.

Avant qu’aimer on l’appelait Messire

À longue queue ; enfin grâce àl’amour

Il ne fut plus que Messire tout court.

Rien ne resta qu’une ferme au pauvrehomme,

Et peu d’amis ; mêmes amis, Dieu saitcomme.

Le plus zélé de tout se contenta

Comme chacun, de dire c’est dommage.

Chacun le dit, et chacun s’en tintlà :

Car de prêter à moins que sur bon gage,

Point de nouvelle : on oublia lesdons,

Et le mérite, et les belles raisons

De Fédéric, et sa première vie.

Le protestant de madame Clitie

N’eut du crédit qu’autant qu’il eut dufonds.

Tant qu’il dura, le bal, la comédie

Ne manqua point à cet heureux objet :

De maints tournois elle fut le sujet

Faisant gagner marchands de toutes guises

Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,

Musiciens, gens du sacré vallon :

Fédéric eut à sa table Apollon.

Femme n’était ni fille dans Florence

Qui n’employât, pour débaucher le cœur

Du cavalier, l’une un mot suborneur,

L’autre un coup œil, l’autre quelque autreavance

Mais tout cela ne faisait que blanchir.

Il aimait mieux Clitie inexorable

Qu’il n’aurait fait Hélène favorable.

Conclusion, qu’il ne la pût fléchir.

Or en ce train de dépense effroyable,

Il envoya les marquisats au diable

Premièrement ; puis en vint auxcomtés,

Titres par lui plus qu’aucuns regrettés,

Et dont alors on faisait plus de compte.

Delà les monts chacun veut être comte,

Ici marquis, baron peut-être ailleurs.

Je ne sais pas lesquels sont lesmeilleurs :

Mais je sais bien qu’avecque la patente

De ces beaux noms on s’en aille au marché,

L’on reviendra comme on était allé

Prenez le titre, et laissez-moi la rente.

Clitie avait aussi beaucoup de bien.

Son mari même était grand terrien.

Ainsi jamais la belle ne prit rien,

Argent ni dons ; mais souffrit ladépense,

Et les cadeaux ; sans croire pourcela

Être obligée à nulle récompense.

S’il m’en souvient, j’ai dit qu’il neresta

Au pauvre amant rien qu’une métairie,

Chétive encore, et pauvrement bâtie.

La Fédéric alla se confiner ;

Honteux qu’on vît sa misère enFlorence ;

Honteux encor de n’avoir su gagner

Ni par amour, ni par magnificence,

Ni par six ans de devoirs et de soins,

Une beauté qu’il n’en aimait pas moins.

Il s’en prenait à son peu de mérite,

Non à Clitie ; elle n’ouït jamais,

Ni pour froideurs, ni pour autres sujets,

Plainte de lui ni grande ni petite.

Notre amoureux subsista comme il put

Dans sa retraite ; où le pauvre hommen’eut

Pour le servir qu’une vieilleédentée ;

Cuisine froide et fort peufréquentée ;

À l’écurie un cheval assez bon,

Mais non pas fin : sur la perche unfaucon

Dont à l’entour de cette métairie

Défunt marquis s’en allait sans valets

Sacrifiant à sa mélancolie

Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvaitmais

Des cruautés de madame Clitie.

Ainsi vivait le malheureux amant ;

Sage s’il eût, en perdant sa fortune,

Perdu l’amour qui l’allaitconsumant ;

Mais de ses feux la mémoire importune

Le talonnait ; toujours un doubleennui

Allait en croupe à la chasse avec lui,

Mort vint saisir le mari de Clitie.

Comme ils n’avaient qu’un fils pour tousenfants,

Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,

Et que l’époux dont les biens étaientgrands

Avait toujours considéré sa femme,

Par testament il déclare la dame

Son héritière, arrivant le décès

De l’enfançon ; qui peu de tempsaprès

Devint malade. On sait que d’ordinaire

À ses enfants mère ne sait que faire,

Pour leur montrer l’amour qu’elle a poureux ;

Zèle souvent aux enfants dangereux.

Celle-ci tendre et fort passionnée,

Autour du sien est toute la journée

Lui demandant, ce qu’il veut, ce qu’il a,

S’il mangerait volontiers de cela

Si ce jouet, enfin si cette chose

Est à son gré. Quoi que l’on lui propose

Il le refuse ; et pour toute raison

Il dit qu’il veut seulement le faucon

De Fédéric ; pleure et mène une vie

À faire gens de bon cœur détester

Ce qu’un enfant a dans la fantaisie,

Incontinent il faut l’exécuter,

Si l’on ne veut l’ouïr toujours crier.

 

Or il est bon de savoir queClitie

À cinq cents pas de cette métairie,

Avait du bien, possédait un château

Ainsi l’enfant avait pu de l’oiseau

Ouïr parler : on en disaitmerveilles ;

On en contait des chosesnonpareilles :

Que devant lui jamais une perdrix

Ne se sauvait, et qu’il en avait pris

Tant ce matin, tant cetteaprès-dînée :

Son maître n’eût formé pour un trésor

Un tel faucon. Qui fut bien empêchée

Ce fut Clitie. Aller ôter encor

À Fédéric l’unique et seule chose

Qui lui restait ! et supposé qu’elleose

Lui demander ce qu’il a pour tout bien,

Auprès de lui méritait-elle rien ?

Elle l’avait payé d’ingratitude :

Point de faveurs ; toujours hautaine etrude

En son endroit. De quel front s’en aller

Après cela le voir et lui parler,

Ayant été cause de sa ruine ?

D’autre côté l’enfant s’en vamourir ;

Refuse tout ; tient tout pourmédecine :

Afin qu’il mange il faut l’entretenir

De ce faucon : il se tourmente, ilcrie :

S’il n’a l’oiseau, c’est fait que de savie

 

Ces raisons-ci l’emportèrentenfin.

Chez Fédéric la dame un beau matin

S’en va sans suite et sans nul équipage.

Fédéric prend pour un ange des cieux

Celle qui vient d’apparaître à sesyeux ;

Mais cependant, il a honte, il enrage,

De n’avoir pas chez soi pour lui donner

Tant seulement un malheureux dîner

Le pauvre état où sa dame le treuve

Le rend confus. Il dit donc à laveuve :

« Quoi venir voir le plus humble deceux

Que vos beautés ont rendus amoureux !

Un villageois, un hère, unmisérable !

C’est trop d’honneur ; votre bontém’accable.

Assurément vous alliez autre part. »

À ce propos notre veuve repart :

« Non non, Seigneur, c’est pour vous lavisite.

Je viens manger avec vous ce matin.

– Je n’ai, dit-il, cuisinier nimarmite :

Que vous donner ? – N’avez-vous pas dupain ? »

Reprit la dame. Incontinent lui-même

Il va chercher quelque œuf au poulailler

Quelque morceau de lard en son grenier.

Le pauvre amant en ce besoin extrême

Voit son faucon, sans raisonner le prend,

Lui tord le cou, le plume, le fricasse,

Et l’assaisonne, et court de place enplace

Tandis la vieille a soin du demeurant,

Fouille au bahut ; choisit pour cettefête

Ce qu’ils avaient de linge plushonnête ;

Met le couvert ; va cueillir aujardin

Du serpolet, un peu de romarin,

Cinq ou six fleurs, dont la table estjonchée.

Pour abréger, on sert la fricassée.

La dame en mange, et feint d’y prendregoût…

Le repas fait, cette femme résout

De hasarder l’incivile requête,

Et parle ainsi : « Je suis folle,Seigneur,

De m’en venir vous arracher le cœur

Encore un coup : il ne m’est guèrehonnête

De demander à mon défunt amant

L’oiseau qui fait son seulcontentement :

Doit-il pour moi s’en priver unmoment ?

Mais excusez une mère affligée,

Mon fils se meurt : il veut votrefaucon :

Mon procédé ne mérite un tel don :

La raison veut que je sois refusée :

Je ne vous ai jamais accordé rien.

Votre repos, votre honneur, votre bien,

S’en sont allés aux plaisirs de Clitie.

Vous m’aimiez plus que votre propre vie.

À cet amour j’ai très mal répondu :

Et je m’en viens pour comble d’injustice

Vous demander… et quoi ? (c’est tempsperdu)

Votre faucon. Mais non, plutôt périsse

L’enfant, la mère, avec le demeurant,

Que de vous faire un déplaisir si grand.

Souffrez sans plus que cette triste mère

Aimant d’amour la chose la plus chère

Que jamais femme au monde puisse avoir,

Un fils unique, une unique espérance,

S’en vienne au moins s’acquitter du devoir

De la nature ; et pour touteallégeance

En votre sein décharge sa douleur.

Vous savez bien par votre expérience

Que c’est d’aimer, vous le savez Seigneur.

Ainsi je crois trouver chez vous excuse.

– Hélas ! reprit l’amant infortuné,

L’oiseau n’est plus ; vous en avezdîné.

– L’oiseau n’est plus ! » dit laveuve confuse.

« Non, reprit-il, plût au Ciel vousavoir

Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place

De ce faucon : mais le sort me faitvoir

Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir

De mériter de vous aucune grâce.

En mon pailler rien ne m’était resté,

Depuis deux jours la bête a tout mangé.

J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sanspeine :

Rien coûte-t-il quand on reçoit sareine ?

Ce que je puis pour vous est de chercher

Un bon faucon ; ce n’est chose sirare

Que dès demain nous n’en puissionstrouver.

– Non Fédéric, dit-elle, je déclare

Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais

De votre amour donné plus grande marque.

Que mon fils soit enlevé par la Parque,

Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,

J’aurai pour vous de la reconnaissance.

Venez me voir, donnez-m’en l’espérance.

Encore un coup venez nous visiter. »

 

Elle partit, non sans luiprésenter

Une main blanche ; unique témoignage

Qu’Amour avait amolli ce courage.

Le pauvre amant prit la main, la baisa.

Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.

Deux jours après l’enfant suivit le père.

Le deuil fut grand : la trop dolentemère

Fit dans l’abord force larmes couler.

Mais comme il n’est peine d’âme si forte

Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,

Deux médecins la traitèrent de sorte

Que sa douleur eut un terme assezcourt :

L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.

On épousa Fédéric en grand’pompe ;

Non seulement par obligation ;

Mais qui plus est par inclination,

Par amour même. Il ne faut qu’on se trompe

À cet exemple, et qu’un pareil espoir

Nous fasse ainsi consumer notre avoir.

Femmes ne sont toutes reconnaissantes.

À cela près ce sont chosescharmantes ;

Sous le ciel n’est un plus belanimal ;

Je n’y comprends le sexe en général.

Loin de cela j’en vois peu d’avenantes.

Pour celles-ci, quand elles sont aimantes,

J’ai les desseins du monde lesmeilleurs :

Les autres n’ont qu’à se pourvoirailleurs.

La Courtisane amoureuse

 

 

Le jeune Amour, bien qu’ilait la façon

D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,

Fut de tout temps grand faiseur demiracles.

En gens coquets il change les Catons.

Par lui les sots deviennent des oracles.

Par lui les loups deviennent des moutons.

Il fait si bien que l’on n’est plus lemême :

Témoin Hercule, et témoin Polyphème,

Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis

Chantait aux vents ses amoureux soucis,

Et pour charmer sa nymphe joliette

Taillait sa barbe, et se mirait dansl’eau.

L’autre changea sa massue en fuseau

Pour le plaisir d’une jeune fillette.

J’en dirais cent : Boccace en rapporteun

Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.

C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,

Bien fait de corps, mais ours quant àl’esprit,

Amour le lèche, et tant qu’il le polit.

Chimon devint un galant personnage.

Qui fit cela ? deux beaux yeuxseulement.

Pour les avoir aperçus un moment,

Encore à peine, et voilés par le somme,

Chimon aima, puis devint honnête homme.

Ce n’est le point dont il s’agitici :

 

Je veux conter comme une deces femmes

Qui font plaisir aux enfants sans souci

Put en son cœur loger d’honnêtes flammes.

Elle était fière, et bizarre surtout.

On ne savait comme en venir à bout.

Rome c’était le lieu de son négoce.

Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse

C’était trop peu ; les simplesMonseigneurs

N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.

Il lui fallait un homme du Conclave ;

Et des premiers, et qui fût sonesclave ;

Et même encore il y profitait peu,

À moins que d’être un cardinal neveu.

Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,

N’aurait été trop bon pour la donzelle.

De son orgueil ses habits se sentaient.

Force brillants sur sa robe éclataient,

La chamarrure avec la broderie.

Lui voyant faire ainsi la renchérie,

Amour se mit en tête d’abaisser

Ce cœur si haut ; et pour ungentilhomme

Jeune, bien fait, et des mieux mis deRome,

Jusques au vif il voulut la blesser.

 

L’adolescent avait pour nomCamille,

Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur

Douce, traitable, à se prendre facile,

Constance n’eut sitôt l’amour au cœur,

Que la voilà craintive devenue.

Elle n’osa déclarer ses désirs

D’autre façon qu’avecque des soupirs.

Auparavant pudeur ni retenue

Ne l’arrêtaient ; mais tout fut bienchangé.

Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé

En cœur si fier, Camille n’y prit garde.

Incessamment Constance le regarde ;

Et puis soupirs, et puis regardsnouveaux ;

Toujours rêveuse au milieu descadeaux ;

Sa beauté même y perdit quelque chose.

Bientôt le lis l’emporta sur la rose.

 

Avint qu’un soir Camillerégala

De jeunes gens : il eut aussi desfemmes.

Constance en fut. La chose se passa

Joyeusement ; car peu d’entre cesdames

Étaient d’humeur à tenir des propos

De sainteté ni de philosophie.

Constance seule étant sourde aux bons mots

Laissait railler toute la compagnie.

Le souper fait, chacun se retira.

Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,

S’allant cacher en certaine ruelle

Nul n’y prit garde : et l’on crut quechez elle,

Indisposée, ou de mauvaise humeur,

Ou pour affaire elle était retournée.

La compagnie étant donc retirée,

Camille dit à ses gens, par bonheur,

Qu’on le laissât ; et qu’il voulaitécrire.

Le voilà seul, et comme le désire

Celle qui l’aime, et qui ne sait comment

Ni l’aborder, ni par quel compliment

Elle pourra lui déclarer sa flamme.

Tremblante enfin, et par nécessité

Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,

Ce fut Camille : « Hé quoi, dit-il,Madame

Vous surprenez ainsi vos bonsamis ? »

Il la fit seoir ; et puis s’étantremis :

« Qui vous croyait, reprit-il,demeurée ?

Et qui vous a cette cache montrée ?

– L’Amour, » dit-elle. À ce seul mot sansplus

Elle rougit ; chose que ne font guère

Celles qui sont prêtresses de Vénus :

Le vermillon leur vient d’autre manière

Camille avait déjà quelque soupçon

Que l’on l’aimait : il n’était sinovice

Qu’il ne connut ses gens à la façon ;

Pour en avoir un plus certain indice

Et s’égayer, et voir si ce cœur fier

Jusques au bout pourrait s’humilier,

Il fit le froid. Notre amante en soupire.

La violence enfin de son martyre

La fait parler : elle commenceainsi :

« Je ne sais pas ce que vous allezdire,

De voir Constance oser venir ici

Vous déclarer sa passion extrême.

Je ne saurais y penser sans rougir :

Car du métier de nymphe me couvrir,

On n’en est plus dès le moment qu’on aime.

Puis quelle excuse ! hélas si lepassé

Dans votre esprit pouvait êtreeffacé !

Du moins, Camille, excusez ma franchise

Je vois fort bien que quoi que je vousdise

Je vous déplais. Mon zèle me nuira.

Mais nuise ou non, Constance vousadore :

Méprisez-la, chassez-la, battez-la ;

Si vous pouvez, faites-lui pisencore ;

Elle est à vous. » Alors lejouvenceau :

« Critiquer gens m’est, dit-il, fortnouveau

Ce n’est mon fait : et toutefoisMadame

Je vous dirai tout net que ce discours

Me surprend fort ; et que vous n’êtesfemme

Qui dût ainsi prévenir nos amours.

Outre le sexe, et quelque bienséance

Qu’il faut garder, vous vous êtes faittort.

À quel propos toute cette éloquence ?

Votre beauté m’eût gagné sans effort

Et de son chef. Je vous le disencor :

Je n’aime point qu’on me fassed’avance. »

 

Ce propos fut à la pauvreConstance

Un coup de foudre. Elle repritpourtant :

« J’ai mérité ce mauvaistraitement :

Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?

Mon procédé ne me nuirait pas tant,

Si ma beauté n’était point effacée.

C’est compliment ce que vous m’avezdit :

J’en suis certaine, et lis dans votreesprit :

Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.

D’où me vient-il ? je m’en rapporte àvous.

N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,

À mes attraits chacun rendaithommage ?

Ils sont éteints ces dons si précieux.

Et l’amour que j’ai m’a causé ce dommage.

Je ne suis plus assez belle à vos yeux.

Si je l’étais je serais assez sage.

– Nous parlerons tantôt de ce point-là,

Dit le galant ; il est tard, et voilà

Minuit qui sonne ; il faut que je mecouche. »

 

Constance crut qu’elle auraitla moitié

D’un certain lit que d’un œil de pitié

Elle voyait : mais d’en ouvrir labouche,

Elle n’osa de crainte de refus.

Le compagnon feignant d’être confus

Se tut longtemps ; puis dit :« Comment ferai-je ?

Je ne me puis tout seul déshabiller.

– Et bien, Monsieur, dit-elle,appellerai-je ?

– Non, reprit-il ; gardez-vousd’appeler.

Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vousvoie

Ni qu’en ma chambre une fille de joie

Passe la nuit au su de tous mes gens.

– Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.

Pour éviter ces inconvénients,

Je me pourrais cacher en la ruelle :

Mais faisons mieux, et ne laissons venir

Personne ici : l’amoureuse Constance

Veut aujourd’hui de laquais vous servir.

Accordez-lui pour toute récompense

Cet honneur-là. » Le jeune homme yconsent.

Elle s’approche ; elle ledéboutonne ;

Touchant sans plus à l’habit, et n’osant

Du bout du doigt toucher à la personne.

Ce ne fut tout ; elle le déchaussa.

Quoi de sa main ! quoi Constanceelle-même !

Qui fût-ce donc ? est-ce trop quecela ?

Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.

Le compagnon dans le lit se plaça ;

Sans la prier d’être de la partie.

Constance crut dans le commencement,

Qu’il la voulait éprouver seulement :

Mais tout cela passait la raillerie

Pour en venir au point plusimportant :

« Il fait, dit-elle, un temps froid commeglace :

Où me coucher ?

 

CAMILLE

 

Partout ou vous voudrez.

 

CONSTANCE

 

Quoi sur ce siège ?

 

CAMILLE

 

Et bien non ; vous viendrez

Dedans mon lit.

 

CONSTANCE

 

Délacez-moi, de grâce.

 

CAMILLE

 

Je ne saurais, il fait froid, je suisnu ;

Délacez-vous. »

Notre amante ayant vu

Près du chevet un poignard dans sa gaine

Le prend, le tire, et coupe ses habits

Corps piqué d’or, garnitures de prix,

Ajustement de princesse et de reine.

Ce que les gens en deux mois à grand’peine

Avaient brodé, périt en un moment :

Sans regretter ni plaindre aucunement

Ce que le sexe aime plus que sa vie.

Femmes de France, en feriez-vousautant ?

Je crois que non, j’en suis sûr, etpartant

Cela fut beau sans doute en Italie.

 

La pauvre amante approche entapinois,

Croyant tout fait ; et que pour cettefois

Aucun bizarre et nouveau stratagème

Ne viendrait plus son aise reculer :

Camille dit : « C’est tropdissimuler

Femme qui vient se produire elle-même

N’aura jamais de place à mes côtés.

Si bon vous semble allez vous mettre auxpieds. »

Ce fut bien là qu’une douleur extrême

Saisit la belle ; et si lors parhasard

Elle avait eu dans ses mains le poignard,

C’en était fait : elle eut de part enpart

Percé son cœur. Toutefois l’espérance

Ne mourut pas encor dans son esprit.

Camille était trop connu de Constance.

Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit

Chose si dure, et pleine d’insolence,

Lui qui s’était jusque-là comporté

En homme doux, civil, et sans fierté,

Cela semblait contre toute apparence.

Elle va donc en travers se placer

Aux pieds du sire ; et d’abord les luibaise ;

Mais point trop fort, de peur de leblesser

On peut juger si Camille était aisé.

Quelle victoire ! avoir mis à cepoint

Une beauté si superbe et si fière !

Une beauté ! je ne la décrispoint ;

Il me faudrait une semaine entière.

On ne pouvait reprocher seulement

Que la pâleur à cet objet charmant

Pâleur encor dont la cause était telle

Qu’elle donnait du lustre à notre belle.

Camille donc s’étend ; et sur un sein

Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,

Pose ses pieds, et sans cérémonie

Il s’accommode, et se fait un coussin

Puis feint qu’il cède aux charmes deMorphée.

Par les sanglots notre amante étouffée

Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.

Ce fut la fin. Camille l’appela,

D’un ton de voix qui plut fort à la belle.

« Je suis content, dit-il, de votreamour.

Venez, venez, Constance, c’est montour. »

Elle se glisse ; et lui s’approchantd’elle :

« M’avez-vous cru si dur et si brutal

Que d’avoir fait tout de bon lesévère ?

Dit-il d’abord, vous me connaissezmal :

Je vous voulais donner lieu de me plaire.

Or bien je sais le fond de votre cœur.

Je suis content, satisfait, plein de joie,

Comblé d’amour : et que votre rigueur

Si bon lui semble à son tour sedéploie :

Elle le peut : usez-en librement.

Je me déclare aujourd’hui votre amant,

Et votre époux ; et ne sais nulledame,

De quelque rang et beauté que ce soit,

Qui vous valût pour maîtresse et pourfemme ;

Car le passé rappeler ne se doit

Entre nous deux. Une chose ai-je àdire :

C’est qu’en secret il nous faut marier.

Il n’est besoin de vous spécifier

Pour quel sujet : cela vous doitsuffire.

Même il est mieux de cette façon-là ;

Un tel hymen à des amours ressemble ;

On est époux et galant toutensemble. »

L’histoire dit que le drôle ajouta :

« Voulez-vous pas, en attendant leprêtre,

À votre amant vous fier aujourd’hui ?

Vous le pouvez, je vous réponds delui ;

Son cœur n’est pas d’un perfide et d’untraître.

 

À tout cela Constance ne ditrien.

C’était tout dire : il le reconnutbien,

N’étant novice en semblables affaires.

Quant au surplus, ce sont de telsmystères,

Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.

Voilà comment Constance réussit.

Or faites-en, nymphes, votre profit.

Amour en a dans son académie,

Si l’on voulait venir à l’examen,

Que j’aimerais pour un pareil hymen

Mieux que mainte autre à qui l’on semarie.

Femme qui n’a filé toute sa vie

Tâche à passer bien des choses sans bruit.

Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,

Noviciat d’épreuves un peu dures :

Elle en reçut abondamment le fruit :

Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit

En faire un tel à toutes aventures

Ce que possible on ne croira pas vrai

C’est que Camille en caressant la belle

Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.

L’essai ? je faux : Constance enétait-elle

Aux éléments ? oui Constance en était

Aux éléments : ce que la belle avait

Pris et donné de plaisirs en sa vie,

Compter pour rien jusqu’alors sedevait :

Pourquoi cela ? quiconque aime ledie.

Nicaise

 

 

Un apprenti marchandétait,

Qu’avec droit Nicaise on nommait ;

Garçon très neuf, hors sa boutique,

Et quelque peu d’arithmétique ;

Garçon novice dans les tours

Qui se pratiquent en amours.

Bons bourgeois du temps de nos pères

S’avisaient tard d’être bons frères.

Ils n’apprenaient cette leçon

Qu’ayant de la barbe au menton.

Ceux d’aujourd’hui, sans qu’on les flatte,

Ont soin de s’y rendre savants

Aussitôt que les autres gens.

Le jouvenceau de vieille date,

Possible un peu moins avancé

Par les degrés n’avait passé.

Quoi qu’il en soit le pauvre sire

En très beau chemin demeura,

Se trouvant court par celui-là

C’est par l’esprit que je veux dire.

 

Une belle pourtantl’aima :

C’était la fille de son maître

Fille aimable autant qu’on peut l’être,

Et ne tournant autour du pot

Soit par humeur franche et sincère ;

Soit qu’il fût force d’ainsi faire,

Étant tombée aux mains d’un sot.

Quelqu’un de trop de hardiesse

Ira la taxer, et moi non :

Tels procédés ont leur raison.

Lorsque l’on aime une déesse,

Elle fait ces avances-là :

Notre belle savait cela.

Son esprit, ses traits, sa richesse,

Engageaient beaucoup de jeunesse

À sa recherche : heureux serait

Celui d’entre eux qui cueillerait

En nom d’hymen certaine chose,

Qu’a meilleur titre elle promit

Au Jouvenceau ci-dessus dit.

Certain dieu parfois en dispose,

Amour nomme communément.

Il plût à la belle d’élire

Pour ce point l’apprenti marchand.

Bien est vrai (car il faut tout dire)

Qu’il était très bien fait de corps

Beau, jeune, et frais ; ce sonttrésors

Que ne méprise aucune dame

Tant soit son esprit précieux.

Pour une qu’Amour prend par l’âme

Il en prend mille par les yeux.

 

Celle-ci donc des plusgalantes,

Par mille choses engageantes

Tâchait d’encourager le gars,

N’était chiche de ses regards

Le pinçait, lui venait sourire,

Sur les yeux lui mettait la main

Sur le pied lui marchait enfin.

À ce langage il ne sut dire

Autre chose que des soupirs,

Interprètes de ses désirs.

Tant fut, à ce que dit l’histoire,

De part et d’autre soupiré,

Que leur feu dûment déclaré,

Les jeunes gens, comme on peut croire,

Ne s’épargnèrent ni serments,

Ni d’autres points bien pluscharmants ;

Comme baisers à grosse usure ;

Le tout sans compte et sans mesure.

Calculateur que fut l’amant,

Brouiller fallait incessamment :

La chose était tant infinie

Qu’il y faisait toujours abus :

Somme toute, il n’y manquait plus

Qu’une seule cérémonie.

Bon fait aux filles l’épargner.

Ce ne fut pas sans témoigner

Bien du regret, bien de l’envie

« Par vous, disait la belle amie,

Je me la veux faire enseigner,

Où ne la savoir de ma vie.

Je la saurai, je vous promets ;

Tenez-vous certain désormais

De m’avoir pour votre apprentie.

Je ne puis pour vous que ce point.

Je suis franche ; n’attendez point

Que par un langage ordinaire

Je vous promette de me faire

Religieuse, à moins qu’un jour

L’hymen ne suive notre amour.

Cet hymen serait bien mon compte

N’en doutez point ; mais lemoyen ?

Vous m’aimez trop pour vouloir rien

Qui me pût causer de la honte

Tels et tels m’ont fait demander.

Mon père est prêt de m’accorder.

Moi je vous permets d’espérer

Qu’à qui que ce soit qu’on m’engage,

Soit conseiller, soit président,

Soit veille où jour de mariage

Je serai vôtre auparavant,

Et vous aurez mon pucelage. »

 

Le garçon la remercia

Comme il put. À huit jours de là

Il s’offre un parti d’importance.

La belle dit à son ami :

« Tenons-nous-en à celui-ci ;

Car il est homme, que je pense,

À passer la chose au gros sas ».

La belle en étant sur ce cas,

On la promet, on la commence

Le jour des noces se tient prêt.

Entendez ceci, s’il vous plaît.

Je pense voir votre pensée

Sur ce mot-là de commencée.

C’était alors sans point d’abus

Fille promise et rien de plus.

 

Huit jours donnés à lafiancée,

Comme elle appréhendait encor

Quelque rupture en cet accord,

Elle diffère le négoce

Jusqu’au propre jour de la noce ;

De peur de certain accident

Qui les fillettes va perdant.

On mène au moutier cependant

Notre galande encor pucelle.

Le oui fut dit à la chandelle.

L’époux voulut avec la belle

S’en aller coucher au retour.

Elle demande encor ce jour,

Et ne l’obtient qu’avecque peine.

Il fallut pourtant y passer.

 

Comme l’aurore étaitprochaine,

L’épouse au lieu de se coucher

S’habille. On eût dit une reine,

Rien ne manquait aux vêtements,

Perles, joyaux, et diamants ;

Son épousé la faisait dame.

Son ami pour la faire femme

Prend heure avec elle au matin.

Ils devaient aller au jardin,

Dans un bois propre à telle affaire.

Une compagne y devait faire

Le guet autour de nos amants,

Compagne instruite du mystère.

La belle s’y rend la première,

Sous le prétexte d’aller faire

Un bouquet, dit-elle à ses gens.

Nicaise après quelques moments

La va trouver : et le bon sire

Voyant le lieu se met à dire :

« Qu’il fait ici d’humidité !

Foin, votre habit sera gâté.

Il est beau : ce serait dommage.

Souffrez sans tarder davantage

Que j’aille quérir un tapis.

– Eh mon Dieu laissons les habits ;

Dit la belle toute piquée.

Je dirai que je suis tombée.

Pour la perte, n’y songez point :

Quand on a temps si fort à point

Il en faut user ; et périssent

Tous les vêtements du pays ;

Que plutôt tous les beaux habits

Soient gâtés, et qu’ils se salissent

Que d’aller ainsi consumer

Un quart d’heure : un quart d’heure estcher

Tandis que tous les gens agissent

Pour ma noce, il ne tient qu’à vous

D’employer des moments si doux.

Ce que je dis ne me sied guère :

Mais je vous chéris ; et vous veux

Rendre honnête homme si je peux

– En vérité, dit l’amoureux

Conserver étoffe si chère

Ne sera point mal fait à nous.

Je cours ; c’est fait ; je suis àvous ;

Deux minutes feront l’affaire. »

Là-dessus il part sans laisser

Le temps de lui rien répliquer.

Sa sottise guérit la dame :

Un tel dédain lui vint en l’âme,

Qu’elle reprit dès ce moment

Son cœur que trop indignement

Elle avait place : quellehonte !

« Prince des sots, dit-elle en soi,

Va, je n’ai nul regret de roi :

Tout autre eût été mieux mon compte.

Mon bon ange a considéré

Que tu n’avais pas mérité

Une faveur si précieuse.

Je ne veux plus être amoureuse

Que de mon mari, j’en fais vœu.

Et de peur qu’un reste de feu

À le trahir ne me rengage,

Je vais sans tarder davantage

Lui porter un bien qu’il aurait,

Quand Nicaise en son lieu serait. »

À ces mots, la pauvre épousée

Sort du bois, fort scandalisée.

L’autre revient, et son tapis :

Mais ce n’est plus comme jadis.

Amants, la bonne heure ne sonne

À toutes les heures du jour.

J’ai lu dans l’Alphabet d’Amour,

Qu’un galant près d’une personne

N’a toujours le temps comme il veut :

Qu’il le prenne donc comme il peut.

Tous délais y font du dommage :

Nicaise en est un témoignage.

Fort essoufflé d’avoir couru,

Et joyeux de telle prouesse,

Il s’en revient bien résolu

D’employer tapis et maîtresse.

Mais quoi, la dame au bel habit

Mordant ses lèvres de dépit

Retournait voir la compagnie ;

Et de sa flamme bien guérie,

Possible allait dans ce moment,

Pour se venger de son amant,

Porter à son mari la chose

Qui lui causait ce dépit-là.

Quelle chose ? c’est celle-là

Que fille dit toujours qu’elle a.

Je te crois, mais d’en mettre jà

Mon doigt au feu, ma foi je n’ose :

Ce que je sais, c’est qu’en tel cas

Fille qui ment ne pêche pas

 

Grâce à Nicaise notrebelle

Ayant sa fleur en dépit d’elle

S’en retournait tout en grondant :

Quand Nicaise, la rencontrant

« À quoi tient, dit-il à la dame,

Que vous ne m’ayez attendu ?

Sur ce tapis bien étendu

Vous seriez en peu d’heure femme.

Retournons donc sans consulter :

Venez cesser d’être pucelle ;

Puisque je puis sans rien gâter

Vous témoigner quel est mon zèle

– Non pas cela, reprit la belle

Mon pucelage dit qu’il faut

Remettre l’affaire à tantôt.

J’aime votre santé, Nicaise ;

Et vous conseille auparavant

De reprendre un peu votre vent.

Or respirez tout à votre aise.

Vous êtes apprenti marchand ;

Faites-vous apprenti galant :

Vous n’y serez pas si tôt maître

À mon égard, je ne puis être

Votre maîtresse en ce métier.

Sire Nicaise, il vous faut prendre

Quelque servante du quartier

Vous savez des étoffes vendre,

Et leur prix en perfection ;

Mais ce que vaut l’occasion,

Vous l’ignorez, allez l’apprendre. »

Le Bât

 

 

Un peintre était, qui jalouxde sa femme,

Allant aux champs lui peignit un baudet

Sur le nombril, en guise de cachet.

Un sien confrère amoureux de la dame,

La va trouver et l’âne efface net ;

Dieu sait comment ; puis un autre enremet

Au même endroit, ainsi que l’on peutcroire.

À celui-ci, par faute de mémoire,

Il mit un bât ; l’autre n’en avaitpoint.

L’époux revient, veut s’éclaircir dupoint.

« Voyez, mon fils, dit la bonnecommère,

L’âne est témoin de ma fidélité.

Diantre soit fait, dit l’époux en colère,

Et du témoin, et de qui l’a bâté. »

Le Baiser rendu

 

Guillot passait avec samariée.

Un gentilhomme à son gré latrouvant :

« Qui t’a, dit-il, donné telleépousée ?

Que je la baise à la charge d’autant.

– Bien volontiers, dit Guillot àl’instant.

Elle est, Monsieur, fort à votreservice. »

Le Monsieur donc fait alors sonoffice ;

En appuyant ; Perronnelle en rougit.

Huit jours après ce gentilhomme prit

Femme à son tour : à Guillot ilpermit

Même faveur. Guillot tout plein dezèle :

« Puisque Monsieur, dit-il, est sifidèle,

J’ai grand regret et je suis bien fâché

Qu’ayant baisé seulement Perronnelle,

Il n’ait encore avec elle couché. »

Épigramme

 

Alis malade, et se sentantpresser,

Quelqu’un lui dit : « Il faut seconfesser :

Voulez-vous pas mettre en repos votreâme ?

– Oui je le veux, lui répondit ladame :

Qu’à Père André l’on aille de cepas ;

Car il entend d’ordinaire mon cas. »

Un messager y court en diligence ;

Sonne au couvent de toute sa puissance.

« Qui venez-vous demander ? luidit-on.

– C’est père André celui qui d’ordinaire

Entend Alis dans sa confession.

– Vous demandez, reprit alors un frère,

Le père André, le confesseur d’Alis ?

Il est bien loin : hélas ! le pauvrepère

Depuis dix ans confesse en paradis. »

Imitation d’Anacréon

 

Ô toi qui peins d’une façongalante,

Maître passé dans Cythère et Paphos,

Fais un effort ; peins-nous Irisabsente.

Tu n’as point vu cette beauté charmante,

Me diras-tu : tant mieux pour tonrepos.

Je m’en vais donc t’instruire en peu demots.

Premièrement mets des lis et des roses

Après cela des Amours et des Ris.

Mais à quoi bon le détail de ceschoses ?

D’une Vénus tu peux faire une Iris.

Nul ne saurait découvrir le mystère :

Traits si pareils jamais ne se sontvus :

Et tu pourras à Paphos et Cythère

De cette Iris refaire une Vénus.

Autre Imitation d’Anacréon

 

J’étais couché mollement,

Et contre mon ordinaire

Je dormais tranquillement ;

Quand un enfant s’en vint faire

À ma porte quelque bruit.

Il pleuvait fort cette nuit :

Le vent, le froid, et l’orage

Contre l’enfant faisaient rage.

« Ouvrez ; dit-il, je suisnu. »

Moi charitable et bon homme

J’ouvre au pauvre morfondu ;

Et m’enquiers comme il se nomme.

« Je te le dirai tantôt,

Repartit-il ; car il faut

Qu’auparavant je m’essuie. »

J’allume aussitôt du feu.

Il regarde si la pluie

N’a point gâté quelque peu

Un arc dont je me méfie.

Je m’approche toutefois

Et de l’enfant prends les doigts ;

Les réchauffe ; et dans moi-même

Je dis : « Pourquoi craindretant ?

Que peut-il ? c’est un enfant :

Ma couardise est extrême

D’avoir eu le moindre effroi

Que serait-ce si chez moi

J’avais reçu Polyphème ? »

L’enfant, d’un air enjoué,

Ayant un peu secoué

Les pièces de son armure ;.

Et sa blonde chevelure,

Prend un trait, un trait vainqueur,

Qu’il me lance au fond du cœur.

« Voilà, dit-il, pour ta peine.

Souviens-toi bien de Clymène,

Et de l’Amour ; c’est mon nom.

– Ah ! je vous connais, lui dis-je,

Ingrat et cruel garçon ;

Faut-il que qui vous oblige

Soit traité de la façon ? »

Amour fit une gambade,

Et le petit scélérat

Me dit ; « Pauvre camarade,

Mon arc est en bon état ;

Mais ton cœur est bien malade. »

Le Différend de Beaux Yeux et de BelleBouche

 

Belle Bouche et Beaux Yeuxplaidaient pour les honneurs

Devant le juge d’Amathonte.

Belle Bouche disait : » Je m’enrapporte aux cœurs

Et leur demande s’ils font compte

De Beaux Yeux ainsi que de moi.

Qu’on examine notre emploi,

Nos traits, nos beautés et nos charmes.

Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plusd’un métier

Mais j’ignore celui de répandre leslarmes :

De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux toutentier.

Je satisfais trois sens ; eux seulementla vue.

Ma gloire est bien d’autre étendue :

L’ouïe et l’odorat ont part à mesplaisirs.

Outre qu’aux doux propos je joins leschansonnettes,

Belle Bouche fait des soupirs

Tels à peu près que les Zéphyrs

En la saison des violettes.

Je sais par cent moyens rendre heureux unamant :

Vous me dispenserez de vous dire comment.

S’il s’agit entre nous d’une conquête àfaire,

On voit Beaux Yeux se tourmenter ;

Belle Bouche n’a qu’à parler :

Sans artifice elle sait plaire.

Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pasgrande affaire

Belle Bouche à toute heure étale destrésors :

Le nacre est en dedans, le corail endehors.

Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesseégale.

Les présents que nous fait la riveorientale

N’approchent pas des dons que je prétendsavoir :

Trente-deux perles se font voir,

Dont la moins belle et la moins claire

Passe celles que l’Inde à dans sesrégions :

Pour plus de trente-deux millions

Je ne m’en voudrais pas défaire. »

Belle Bouche ainsi harangua.

Un amant pour Beaux Yeux parla :

Et, comme on peut penser, ne manqua pas dedire

Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dansles cœurs.

« Pourquoi leur reprocher lespleurs ?

Il ne faut donc pas qu’on soupire.

Mais tous les deux sont bons ; BelleBouche a grand tort.

Il est des larmes de transport,

Il est des soupirs au contraire

Qui fort souvent ne disent rien :

Belle souche n’entend pas bien

Pour cette fois-là son affaire.

Qu’elle se taise au nom des dieux

Des appas qui lui sont départis par lescieux :

Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soitcomparable ?

Nous savons plaire en cent façons,

Par l’éclat, la douceur, et cet artadmirable

De tendre aux cœurs des hameçons.

Belle Bouche le blâme, et nous en faisonsgloire.

Si l’on tient d’elle une victoire,

On en tient cent de nous : et pour unechanson

Où Belle Bouche est en renom,

Beaux Yeux le sont en plus de mille.

La Cour, le Parnasse, et la Ville

Ne retentissent tout le jour

Que du mot de Beaux Yeux et de celuid’Amour.

Dès que nous paraissons chacun nous rend lesarmes.

Quiconque nous appellerait

Enchanteurs, il ne mentirait

Tant est prompt l’effet de nos charmes.

Sous un masque trompeur leur éclat fait sibien,

Que maint objet tel quel, en plus d’unerencontre,

Par ce moyen passe à la montre :

On demande qui c’est ; et souvent cen’est rien :

Cependant Beaux Yeux sont la cause

Qu’on prend ce rien pour quelque chose.

Belle Bouche dit :« Jaime » ; et le disons-nous pas ?

Sans aucun bruit : notre langage

Muet qu’il est, plaît davantage

Que ces perles, ce chant, et ces autresappas

Avec quoi Belle Bouche engage.

L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison

Des regards d’une intervenante.

Cette belle approcha d’une façoncharmante :

Puis il dit en changeant de ton :

« J’amuse ici la Cour par des discoursfrivoles.

Ai-je besoin d’autres paroles

Que des yeux de Philis ? Jugeregardez-les ;

Puis prononcez votre sentence ;

Nous gagnerons notre procès. »

Philis eut quelque honte ; et puis surl’assistance

Répandit des regards si remplisd’éloquence,

Que les papiers tombaient des mains.

Frappé de ces charmes soudains

L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans sonâme.

Belle Bouche, en faveur des regards de laDame

Voyant que les esprits s’allaientpréoccupant,

Prit la parole et dit : « À cetterhétorique,

Dont Beaux Yeux vont ainsi les jugescorrompant,

Je ne peux opposer qu’un seul mot pourréplique.

La nuit mon emploi dure encor :

Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :

On les laisse en repos ; et leur muetlangage

Fait un assez froid personnage. »

Chacun en demeura d’accord.

Cette raison régla la chose.

On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.

En quelques chefs pourtant ils eurent gain decause,

Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

Le Petit Chien qui secoue de l’argent etdes pierreries

 

La clef du coffre-fort et descœurs c’est la même :

Que si ce n’est celle des cœurs,

C’est du moins celle des faveurs :

Amour doit à ce stratagème

La plus grand’part de ses exploits :

A-t-il épuisé son carquois,

Il met tout son salut en ce charmesuprême.

Je tiens qu’il a raison ; car qui haitles présents ?

Tous les humains en sont friands,

Princes, rois, magistrats : ainsi quandune belle

En croira l’usage permis,

Quand Vénus ne fera que ce que faitThémis,

Je ne m’écrierai pas contre elle.

On a bien plus d’une querelle

À lui faire sans celle-là.

 

Un juge mantouan belle femmeépousa.

Il s’appelait Anselme ; on la nommaitArgie ;

Lui déjà vieux barbon ; elle jeune etjolie,

Et de tous charmes assortie.

L’époux non content de cela,

Fit si bien par sa jalousie

Qu’il rehaussa de prix celle-là quid’ailleurs

Méritait de se voir servie

Par les plus beaux et les meilleurs

Elle le fut aussi : d’en dire lamanière

Et comment s’y prit chaque amant,

Il serait long : suffit que cet objetcharmant

Les laissa soupirer, et ne s’en émutguère.

 

Amour établissait chez lejuge ses lois ;

Quand l’état mantouan, pour chose de grandpoids

Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.

Comme Anselme était juge, et de plusmagistrat,

Vivait avec assez d’éclat,

Et ne manquait pas de prudence,

On le députe en diligence

Ce ne fut pas sans résister

Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bonhomme :

L’affaire était longue à traiter ;

Il devait demeurer dans Rome

Six mois, et plus encor ; que savait-ilcombien ?

Tant d’honneur pouvait nuire au conjugallien :

Longue ambassade et long voyage

Aboutissent à cocuage.

Dans cette crainte notre époux

Fit cette harangue à la belle :

« On nous sépare, Argie ; adieu,soyez fidèle

À celui qui n’aime que vous.

Jurez-le-moi : car entre nous

J’ai sujet d’être un peu jaloux.

Que fait autour de notre porte

Cette soupirante cohorte ?

Vous me direz que jusqu’ici

La cohorte a mal réussi :

Je le crois ; cependant pour plus grandeassurance

Je vous conseille en mon absence

De prendre pour séjour notre maison deschamps :

Fuyez la ville, et les amants,

Et leurs présents ;

L’invention en est damnable ;

Des machines d’Amour c’est la plusredoutable :

De tout temps le monde a vu Don

Être le père d’abandon :

Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde,Argie,

À sa sœur la cajolerie.

Dès que vous sentirez approcher lesblondins,

Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vosmains.

Rien ne vous manquera ; je vous fais lamaîtresse

De tout ce que le ciel m’a donné derichesse :

Tenez, voilà les clefs de l’argent, despapiers ;

Faites-vous payer des fermiers ;

Je ne vous demande aucun compte :

Suffit que je puisse sans honte

Apprendre vos plaisirs ; je vous lespermets tous,

Hors ceux d’amour, qu’à votre époux

Vous garderez entiers pour son retour deRome. »

C’en était trop pour le bon homme ;

Hélas il permettrait tous plaisirs hors unpoint

Sans lequel seul il n’en est point.

Son épouse lui fit promesse solennelle

D’être sourde, aveugle, et cruelle ;

Et de ne prendre aucun présent :

Il la retrouverait au retour toute telle,

Qu’il la laissait en s’en allant

Sans nul vestige de galant.

 

Anselme étant parti, toutaussitôt Argie

S’en alla demeurer aux champs ;

Et tout aussitôt les amants

De l’aller voir firent partie.

Elle les renvoya ; ces gensl’embarrassaient,

L’attiédissaient, l’affadissaient,

L’endormaient en contant leurflamme ;

Ils déplaisaient tous à la dame,

Hormis certain jeune blondin,

Bien fait, et beau par excellence ;

Mais qui ne put par sa souffrance

Amener à son but cet objet inhumain.

Son nom c’était Atis, son métierpaladin :

Il ne plaignit en son dessein

Ni les soupirs ni la dépense.

Tout moyen par lui fut tenté :

Encor si des soupirs il se futcontenté !

La source en est inépuisable ;

Mais de la dépense c’est trop.

Le bien de notre amant s’en va le grandgalop ;

Voilà notre homme misérable.

Que fait-il ? il s’éclipse, il part, ilva chercher

Quelque désert pour se cacher.

En chemin il rencontre un homme,

Un manant, qui fouillant avecque sonbâton,

Voulait faire sortir un serpent d’unbuisson ;

Atis s’enquit de la raison.

« C’est, reprit le manant, afin que jel’assomme.

Quand j’en rencontre sur mes pas,

Je leur fais de pareilles fêtes.

– Ami, reprit Atis, laisse-le ; n’est-ilpas

Créature de Dieu comme les autresbêtes ? »

Il est à remarquer que notre paladin

N’avait pas cette horreur commune au genrehumain

Contre la gent reptile, en toute sonespèce ;

Dans ses armes il en portait ;

Et de Cadmus il descendait,

Celui-là qui devint serpent sur savieillesse.

Force fut au manant de quitter sondessein.

Le serpent se sauva ; notre amant à lafin

S’établit dans un bois écarté,solitaire :

Le silence y faisait sa demeure ordinaire,

Hors quelque oiseau qu’on entendait,

Et quelque Écho qui répondait.

Là le bonheur et la misère

Ne se distinguaient point, égaux endignité

Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peufréquenté.

Atis n’y rencontra nulle tranquillité.

Son amour l’y suivit ; et cettesolitude

Bien loin d’être un remède à soninquiétude

En devint même l’aliment

Par le loisir qu’il eut d’y plaindre sontourment.

Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sabelle.

« Retournons, ce dit-il, puisque c’estnotre sort :

Atis il t’est plus doux encor

De la voir ingrate et cruelle,

Que d’être privé de ses traits,

Adieu ruisseaux, ombrages frais,

Chants amoureux de Philomèle ;

Mon inhumaine seule attire à soi messens ;

Éloigne de ses yeux je ne vois nin’entends.

L’esclave fugitif se va remettre encore

En ses fers quoique durs, mais hélas tropchéris. »

 

Il approchait des murs qu’unefée a bâtis,

Quand sur les bords du Mince, à l’heure quel’Aurore

Commence à s’éloigner du séjour de Téthys,

Une nymphe en habit de reine,

Belle, majestueuse, et d’un regardcharmant

Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux dupauvre amant

Qui rêvait alors à sa peine.

« Je veux, dit-elle, Aris que vous soyezheureux :

Je le veux, je le puis, étant Manto la fée

Votre amie et votre obligée ;

Vous connaissez ce nom fameux

Mantoue en tient le sien : jadis en cetteterre

J’ai posé la première pierre

De ces murs, en durée égaux aux bâtiments

Dont Memphis voit le Nil laver lesfondements.

La Parque est inconnue à toutes mespareilles :

Nous opérons mille merveilles

Malheureuses pourtant de ne pouvoirmourir ;

Car nous sommes d’ailleurs capables desouffrir.

Toute l’infirmité de la naturehumaine :

Nous devenons serpents un jour de lasemaine.

Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci

Vous en tirâtes un de peine ?

C’était moi qu’un manant s’en allaitassommer

Vous me donnâtes assistance :

Atis je veux pour récompense

Vous procurer la jouissance

De celle qui vous fait aimer.

Allons-nous-en la voir je vous donneassurance

Qu’avant qu’il soit deux jours de temps

Vous gagnerez par vos présents

Argie et tous ses surveillants.

Dépensez, dissipez, donnez à tout lemonde,

À pleines mains répandez l’or,

Vous n’en manquerez point, c’est pour vous letrésor

Que Lucifer me garde en sa grotteprofonde.

Votre belle saura quel est notre pouvoir.

Même pour m’approcher de cette inexorable,

Et vous la rendre favorable,

En petit chien vous m’allez voir

Faisant mille tours sur l’herbette ;

Et vous en pèlerin jouant de la musette

Me pourrez à ce son mener chez la beauté

Qui tient votre cœur enchanté. »

Aussitôt fait que dit ; notre amant et lafée

Changent de forme en un instant :

Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,

Et Manto petit chien faisant tours etsautant.

Ils vont au château de la belle,

Valets et gens du lieu s’assemblent autourd’eux :

Le petit chien fait rage ; aussi faitl’amoureux ;

Chacun danse, et Guillot fait sauterPerronnelle

Madame entend ce bruit, et sa nourrice ycourt.

On lui dit qu’elle vienne admirer à sontour

Le roi des épagneux, charmante créature,

Et vrai miracle de nature.

Il entend tout, il parle, il danse, il faitcent tours :

Madame en fera ses amours ;

Car veuille ou non son maître, il faut qu’ille lui vende

S’il n’aime mieux le lui donner.

La nourrice en fait la demande.

Le pèlerin sans tant tourner

Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre àla chose ;

Et voici ce qu’il lui propose :

« Mon chien n’est point à vendre, àdonner encor moins,

Il fournit à tous mes besoins :

Je n’ai qu’à dire trois paroles,

Sa patte entre mes mains fait tomber àl’instant

Au lieu de puces des pistoles,

Des perles, des rubis, avec maint diamant.

C’est un prodige enfin : Madamecependant

En a comme on dit la monnoie

Pourvu que j’aye cette joie

De coucher avec elle une nuit seulement

Favori sera sien dès le mêmemoment. »

 

La proposition surprit fortla nourrice.

« Quoi Madame l’ambassadrice !

Un simple pèlerin ! Madame à sonchevet

Pourrait voir un bourdon ! et si l’on lesavait

Si cette même nuit quelque hôpital avait

Hébergé le chien et son maître !

Mais ce maître est bien fait, et beau comme lejour ;

Cela fait passer en amour

Quelque bourdon que ce puisse être.

Atis avait changé de visage et de traits.

On ne le connut pas, c’étaient d’autresattraits.

La nourrice ajoutait : « À gens decette mine

Comment peut-on refuser rien ?

Puis celui-ci possède un chien

Que le royaume de la Chine

Ne paierait pas de tout son or :

Une nuit de Madame aussi c’est untrésor. »

J’avais oublié de vous dire

Que le drôle à son chien feignit de parlerbas.

Il tombe aussitôt dix ducats,

Qu’a la nourrice offre le sire :

Il tombe encore un diamant.

Atis en riant le ramasse.

« C’est, dit-il, pour Madame ;obligez-moi de grâce

De le lui présenter avec mon compliment.

Vous direz à Son Excellence

Que je lui suis acquis. » La nourrice àces mots

Court annoncer en diligence

Le petit chien et sa science,

Le pèlerin et son propos.

Il ne s’en fallut rien qu’Argie

Ne battît sa nourrice. « Avoirl’effronterie

De lui mettre en l’esprit une telleinfamie !

Avec qui ? si c’était encor le pauvreAtis !

Hélas, mes cruautés sont cause de saperte.

Il ne me proposa jamais de tels partis.

Je n’aurais pas d’un roi cette chosesoufferte,

Quelque don que l’on pût m’offrir,

Et d’un porte bourdon je la pourraissouffrir,

Moi qui suis une ambassadrice !

– Madame, reprit la nourrice,

Quand vous seriez impératrice,

Je vous dis que ce pèlerin

A de quoi marchander, non pas unemortelle,

Mais la déesse la plus belle.

Atis votre beau paladin

Ne vaut pas seulement un doigt dupersonnage.

– Mais mon mari m’a fait jurer !

Eh quoi ? de lui garder la foi demariage.

Bon jurer ? ce serment vous lie-t-ildavantage

Que le premier n’a fait ? qui l’iradéclarer ?

Qui le saura ? j’en vois marcher têtelevée,

Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vousl’assurer,

Si sur le bout du nez tache pouvaitmontrer

Que telle chose est arrivée :

Cela nous fait-il empirer,

D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madameil faut être

Bien habile pour reconnaître

Bouche ayant employé son temps et sesappas

D’avec bouche qui s’est tenue à ne rienfaire ;

Donnez-vous, ne vous donnez pas,

Ce sera toujours même affaire ;

Pour qui ménagez-vous les trésors del’Amour ?

Pour celui qui je crois ne s’en serviraguère ;

Vous n’aurez pas grand-peine à fêter sonretour. »

La fausse vieille sut tant dire,

Que tout se réduisit seulement à douter

Des merveilles du chien, et des charmes dusire :

Pour cela l’on les fit monter :

La belle était au lit encore.

L’univers n’eut jamais d’aurore

Plus paresseuse à se lever.

Notre feint pèlerin traverse la ruelle,

Comme un homme ayant vu d’autres gens que dessaints.

Son compliment parut galant et des plusfins :

II surprit et charma la belle.

« Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,

La mine de vous en aller

À Saint Jacques de Compostelle. »

Cependant pour la régaler,

Le chien à son tour entre en lice.

On eût vu sauter Favori

Pour la dame et pour la nourrice,

Mais point du tout pour le mari.

Ce n’est pas tout ; il sesecoue :

Aussitôt perles de tomber,

Nourrice de les ramasser,

Soubrettes de les enfiler,

Pèlerin de les attacher,

À de certains bras dont il loue

La blancheur et le reste ; Enfin il faitsi bien

Qu’avant que partir de la place

On traite avec lui de son chien

On lui donne un baiser pour arrhes de lagrâce

Qu’il demandait ; et la nuitvint ;

Aussitôt que le drôle tint

Entre ses bras madame Argie,

Il redevint Atis ; la dame en futravie ;

C’était avec bien plus d’honneur

Traiter Monsieur l’ambassadeur.

Cette nuit eut des sœurs, et même en très bonnombre

Chacun s’en aperçut ; car d’enfermer sousl’ombre

Une telle aise, le moyen ?

Jeunes gens font-ils jamais rien

Que le plus aveugle ne voie ?

À quelques mois de là le saint-pèrerenvoie

Anselme avec force pardons,

Et beaucoup d’autres menus dons.

Les biens et les honneurs pleuvaient sur sapersonne.

De son vice gérant il apprend tous lessoins :

Bons certificats des voisins :

Pour les valets, nul ne lui donne

D’éclaircissement sur cela.

Monsieur le juge interrogea

La nourrice avec les soubrettes

Sages personnes et discrètes.

Il n’en put tirer ce secret :

Mais comme parmi les femelles

Volontiers le diable se met,

Il survint de telles querelles,

La dame et la nourrice eurent de telsdébats

Que celle-ci ne manqua pas

À se venger de l’autre, et déclarerl’affaire.

Dût-elle aussi se perdre, il fallut toutconter.

D’exprimer jusqu’où la colère

Ou plutôt la fureur de l’époux put monter

Je ne tiens pas qu’il soit possible ;

Ainsi je m’en tairai : on peut par leseffets

Juger combien Anselme était hommesensible.

Il choisit un de ses valets,

Le charge d’un billet, et mande que Madame

Vienne voir son mari malade en lacité :

La belle n’avait point son villagequitté :

L’époux allait venait, et laissait là safemme.

« Il te faut en chemin écarter tous sesgens,

Dit Anselme au porteur de ces ordrespressants :

La perfide a couvert mon frontd’ignominie.

Pour satisfaction je veux avoir sa vie.

Poignarde-la ; mais prends tontemps :

Tâche de te sauver : voilà pour taretraite,

Prends cet or : si tu fais ce qu’Anselmesouhaite,

Et punis cette offense-là,

Quelque part que tu sois, rien ne temanquera. »

 

Le valet va trouverArgie,

Qui par son chien est avertie.

Si vous me demandez comme un chienavertit,

Je crois que par la jupe il tire,

Il se plaint, il jappe, il soupire,

Il en veut à chacun ; pour peu qu’on aitd’esprit,

On entend bien ce qu’il veut dire.

Favori fit bien plus ; et tout bas ilapprit

Un tel péril à sa maîtresse.

« Partez pourtant, dit-il, on ne vousfera rien :

Reposez-vous sur moi ; j’en empêcheraibien

Ce valet à l’âme traîtresse. »

 

Ils étaient en chemin, prèsd’un bois qui servait

Souvent aux voleurs de refuge :

Le ministre cruel des vengeances du juge

Envoie un peu devant le train qui lessuivait ;

Puis il dit l’ordre qu’il avait.

La dame disparaît aux yeux du personnage

Manto la cache en un nuage.

 

Le valet étonné retourne versl’époux,

Lui conte le miracle ; et son maître encourroux

Va lui-même à l’endroit. Ô prodige ! ômerveille !

Il y trouve un palais de beauté sanspareille :

Une heure auparavant c’était un champ toutnu.

Anselme à son tour éperdu,

Admire ce palais bâti, non pour deshommes,

Mais apparemment pour des dieux :

Appartements dorés, meubles très précieux

Jardins et bois délicieux ;

On aurait peine à voir en ce siècle ou noussommes

Chose si magnifique et si riante aux yeux.

Toutes les portes sont ouvertes ;

Les chambres sans hôte, et désertes ;

Pas une âme en ce Louvre ; excepté qu’àla fin

Un More très lippu, très hideux, trèsvilain,

S’offre aux regards du juge, et semble lacopie

D’un Ésope d’Éthiopie.

Notre magistrat l’ayant pris

Pour le balayeur du logis,

Et croyant l’honorer lui donnant cetoffice

« Cher ami, lui dit-il, apprends-nous àquel dieu

Appartient un tel édifice ?

Car de dire un roi, c’est trop peu.

Il est à moi, » reprit le More.

Notre juge à ces mots se prosterne,l’adore,

Lui demande pardon de sa témérité.

« Seigneur, ajouta-t-il, que VotreDéité

Excuse un peu mon ignorance.

Certes tout l’univers ne vaut pas lachevance

Que je rencontre ici. » Le More luirépond :

« Veux-tu que je t’en fasse undon ?

De ces lieux enchantés je te rendrai lemaître,

À certaine condition.

Je ne ris point ; tu pourras être

De ces lieux absolu seigneur,

Si tu me veux servir deux jours d’enfantd’honneur…

… Entends-tu ce langage,

Et sais-tu quel est cet usage ?

Il te le faut expliquer mieux.

Tu connais l’échanson du monarque desdieux ?

 

ANSELME

 

Ganymède ?

 

LE MORE

 

Celui-là même.

Prends que je sois Jupin le monarquesuprême ;

Et que tu sois le jouvenceau :

Tu n’es pas tout à fait si jeune ni sibeau.

 

ANSELME

 

Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose partrop sûre :

Regardez la vieillesse, et lamagistrature.

 

LE MORE

 

Moi railler ? point du tout.

 

ANSELME

 

Seigneur.

 

LE MORE

 

Ne veux-tu point ?

 

ANSELME

 

Seigneur… »

Anselme ayant examiné ce point,

Consent à la fin au mystère.

Maudite amour des dons que ne fais-tu pasfaire !

En page incontinent son habit estchangé :

Toque au lieu de chapeau, haut-de-chaussestroussé :

La barbe seulement demeure au personnage.

 

L’enfant d’honneur Anselmeavec cet équipage

Suit le More partout. Argie avait ouï

Le dialogue entier, en certain coincachée.

Pour le More lippu, c’était Manto la fée,

Par son art métamorphosée,

Et par son art ayant bâti

Ce Louvre en un moment, par son art fait unpage

Sexagénaire et grave. À la fin au passage

D’une chambre en une autre, Argie à sonmari

Se montre tout d’un coup : « Est-ceAnselme, dit-elle

Que je vois ainsi déguisé ?

Anselme ? il ne se peut ; mon œils’est abusé.

Le vertueux Anselme à la sage cervelle

Me voudrait-il donner une telleleçon ?

C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notrebarbon

Notre législateur, notre hommed’ambassade,

Vous êtes à cet âge homme demascarade ?

Homme de … ? la pudeur me défendd’achever.

Quoi ! vous jugez les gens à mort pourmon affaire,

Vous qu’Argie a pensé trouver

En un fort plaisant adultère !

Du moins n’ai-je pas pris un More pourgalant :

Tout me rend excusable, Atis, et sonmérite,

Et la qualité du présent.

Vous verrez tout incontinent

Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité

Peut résister un seul moment.

More devenez chien. » Tout aussitôt leMore

Redevient petit chien encore.

« Favori, que l’on danse. » À cesmots, Favori

Danse, et tend la patte au mari.

« Qu’on fasse tomber despistoles ! »

Pistoles tombent à foison.

« Eh bien qu’en dites-vous ? sont-cechoses frivoles ?

C’est de ce chien qu’on m’a fait don.

Il a bâti cette maison.

Puis faites-moi trouver au monde uneExcellence,

Une Altesse, une Majesté,

Qui refuse sa jouissance

À dons de cette qualité ;

Surtout quand le donneur est bien fait, etqu’il aime,

Et qu’il mérite d’être aimé.

En échange du chien l’on me voulaitmoi-même ;

Ce que vous possédez de trop je l’aidonné ;

Bien entendu Monsieur ; suis-je chose sichère ?

Vraiment vous me croiriez bien pauvreménagère

Si je laissais aller tel chien à ceprix-là.

Savez-vous qu’il a fait le Louvre quevoilà ?

Le Louvre pour lequel… mais oublionscela ;

Et n’ordonnez plus qu’on me tue,

Moi qu’Atis seulement en ses lacs a faitchoir ;

Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien lavoir

Des mêmes armes combattue.

Touchez là, mon mari ; la paix ; caraussi bien

Je vous défie ayant ce chien :

Le fer ni le poison pour moi ne sont àcraindre :

Il m’avertit de tout ; il confond lesjaloux ;

Ne le soyez donc point ; plus on veutnous contraindre,

Moins on doit s’assurer de nous. »

Anselme accorda tout : qu’eut fait lepauvre sire ?

On lui promit de ne pas dire

Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,

Cocuage, s’il eût voulu,

Aurait eu ses franches coudées.

Argie en rendit grâce ; etcompensations

D’une et d’autre part accordées,

On quitta la campagne à ces conditions.

 

« Que devint lepalais ? » dira quelque critique.

Le palais ? que m’importe ? ildevint ce qu’il put.

À moi ces questions ! suis-je homme quise pique

D’être si régulier ? le palaisdisparut.

« Et le chien ? » Le chien fitce que l’amant voulut.

« Mais que voulut l’amant ? »censeur, tu m’importunes :

Il voulut par ce chien tenter d’autresfortunes.

D’une seule conquête est-on jamaiscontent ?

Favori se perdait souvent ;

Mais chez sa première maîtresse

Il revenait toujours. Pour elle, satendresse

Devint bonne amitié. Sur ce pied, notreamant

L’allait voir fort assidûment.

Et même en l’accommodement

Argie à son époux fit un serment sincère

De n’avoir plus aucune affaire.

L’époux jura de son côté

Qu’il n’aurait plus aucun ombrage

Et qu’il voulait être fouetté

Si jamais on le voyait page.

Clymène

 

Comédie

 

Il semblera d’abord au lecteur que lacomédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veutlire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait telque ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout àfait. Il n’y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pasfaite pour être représentée. JDLF

 

Personnages :

 

APOLLON

LES NEUF MUSES

ACANTE

 

La scène est au Parnasse.

 

Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autrejour

De ne voir presque plus de bons vers surl’amour.

 

Le siècle, disait-il, a gâté cetteaffaire :

Lui nous parler d’amour ! il ne la saitpas faire,

Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans sesécrits ?

J’ai beau communiquer de l’ardeur auxesprits ;

Les belles n’ayant pas disposé la matière,

Amour, et vers, tout est fort à lacavalière.

Adieu donc à beautés ; je garde monemploi

Pour les surintendants sans plus, et pour leRoi.

Je viens pourtant de voir au bord del’Hippocrène

Acante fort touché de certaine Clymène.

J’en sais qui sous ce nom font valoir leursappas ;

Mais quant à celle-ci je ne la connaispas :

Sans doute qu’en province elle a passé savie.

 

ÉRATO

Sire, j’en puis parler ; c’est mameilleure amie.

La province, il est vrai, fut toujours sonséjour

Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votrecour.

 

URANIE

Je la connais aussi.

 

APOLLON

Comment vous Uranie !

En ce cas Terpsichore, Euterpe, etPolymnie,

Qui n’ont pas des emplois du tout sirelevés,

N’en apprendront encor plus que vous n’ensavez.

 

POLYMNIE

Oui Sire, nous pouvons vous en parlerchacune.

 

APOLLON

Si ma prière n’est aux Muses importune,

Devant moi tour à tour chantez cettebeauté ;

Mais sur de nouveaux tons, car je suisdégoûté.

Que chacune pourtant suive son caractère.

 

EUTERPE

Sire, nous nous savons toutes neufcontrefaire :

Pour si peu laissez-nous libres sur cepoint-là.

 

APOLLON

Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vousplaira.

 

EUTERPE

Que ma compagne m’aide ; et puis endialogue

Nous vous ferons entendre une espèced’églogue.

 

APOLLON

Terpsichore aidez-la : mais surtoutévitez

Les traits que tant de fois l’églogue arépétés :

Il me faut du nouveau, n’en fût-il point aumonde.

 

TERPSICHORE

Je m’en vais commencer ; qu’Euterpe meréponde.

Quand le soleil a fait le tour del’univers,

Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvredivers,

Ni d’en avoir produit, qu’à Téthys il sevante ;

Il dit : « J’ai vu Clymène, et monâme est contente. »

 

EUTERPE

L’Aurore vous veut voir ; Clymènemontrez-vous :

Non, ne bougez du lit ; le repos est tropdoux :

Tantôt vous paraîtrez vous-même une autreAurore ;

Mais ne vous pressez point, dormez dormezencore.

 

TERPSICHORE

Au gré de tous les yeux Clymène a desappas :

Un peu de passion est ce qu’on luisouhaite :

Pour de l’amitié seule, elle n’en manquepas :

Cinq ou six grains d’amour, et Clymène estparfaite.

 

EUTERPE

L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir

S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sanspeine :

Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,

Vous vous garderez bien de condamnerClymène.

 

TERPSICHORE

Vénus depuis longtemps est de mauvaisehumeur.

Clymène lui fait ombre ; et Vénus ayantpeur

D’être mise au-dessous d’une beautémortelle,

Disait hier à son fils : « Mais lacroit-on si belle ?

– Et oui, oui, dit l’Amour, je vous la veuxmontrer. »

 

APOLLON

Vous sortez de l’églogue.

 

EUTERPE

Il nous y faut rentrer.

Amour en quatre parts divise sonempire :

Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’unquart :

Ainsi plus des trois quarts pour Clymènesoupire :

Les autres belles ont le reste pour leurpart.

 

TERPSICHORE

Tout ce que peut avoir un cœurd’indifférence

Clymène le témoigne : elle en adestiné

Les trois quarts pour Acante ; heureuxdans sa souffrance

S’il voir qu’a ses rivaux le reste soitdonné.

 

EUTERPE

Ne vous semble-t-il pas que nos boisreverdissent,

Depuis que nous chantons un si charmantobjet ?

 

TERPSICHORE

Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantreschoisissent

Désormais en leurs sons Clymène poursujet.

 

EUTERPE

Pour elle le Printemps s’est habillé deroses.

 

TERPSICHORE

Pour elle les Zéphyrs en parfument lesairs

 

EUTERPE

Et les oiseaux pour elle y joignent leursconcerts.

Régnez belle, régnez sur tant d’aimableschoses

 

TERPSICHORE

Aimez, Clymène. aimez ; rendez quelqu’unheureux

Votre règne en aura plus d’appas pourvous-même.

 

EUTERPE

En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elleaime ?

 

TERPSICHORE

Acante.

 

EUTERPE

Et pourquoi lui ?

 

TERPSICHORE

C’est le plus amoureux.

Sire êtes-vous content ?

 

APOLLON

Assez. Que Melpomène

Sur un ton qui nous touche introduiseClymène

Vous Thalie, il vous faut contrefaire unamant,

Qui ne veut point borner son amoureuxtourment.

 

MELPOMÈNE

Mes sœurs je suis Clymène.

 

THALIE

Et moi je suis Acante.

 

APOLLON

Fort bien ; nous écoutons ;remplissez notre attente.

 

CLYMÈNE

Acante vous perdez votre temps et vossoins.

Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peumoins

Ôtez ce mot d’amour ; c’est ce qu’on vousconseille.

 

ACANTE

Que je l’ôte ! est-il rien de si doux àl’oreille ?

Quoi de vous adorer Acantecesserait ?

Contre sa passion il vous obéirait ?

Ah laissez-lui du moins son tourment poursalaire.

Suis-je si dangereux ? hélas non ;si j’espère

Ce n’est plus d’être aimé : tant d’heurne m’est point dû.

Je l’avais jusqu’ici follement prétendu.

Mourir en vous aimant est toute mon envie.

Mon amour m’est plus cher mille fois que lavie.

Laissez-moi mon amour, Madame, au nom desdieux.

 

CLYMÈNE

Toujours ce mot ! toujours !

 

ACANTE

Vous est-il odieux ?

Que de belles voudraient n’en entendre pointd’autre !

Il charme également votre sexe et le nôtre

Seule vous le fuyez : mais ne s’est-ilpoint vu

Quelque temps ou peut-être il vous a moinsdéplu ?

 

CLYMÈNE

L’amour, je le confesse, a traversé mavie :

C’est ce qui malgré moi me rend sonennemie :

Après un tel aveu je ne vous dirai pas

Que votre passion est pour moi sansappas ;

Et que d’aucun plaisir je ne me senstouchée

Lorsqu’à tant de respect je la voisattachée.

Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutezbien,

Que par vos qualités vous ne méritez rien.

Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoiplaire :

Que sert-il d’affecter le titre desévère ?

Je ne me vante pas d’être sage à ce point

Qu’un mérite amoureux ne m’embarrassepoint.

Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’enplaindre,

Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est lecraindre.

Des plus sauvages cœurs il flatte ledésir.

Vous ne l’ôterez point sans m’ôter duplaisir.

Nous y perdrons tous deux : quand je vousle conseille,

Je me fais violence, et prête encorl’oreille.

Ce mot renferme en soi je ne sais quoi dedoux,

Un son qui ne déplaît à pas une de nous.

Mais trop de mal le suit.

 

ACANTE

Je m’en charge, Madame :

Ce mal est pour moi seul ; j’en garantisvotre âme.

 

CLYMÈNE

Qui vous croirait, Acante, aurait un bongarant.

Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’untyran

Un ennemi public, un démon pour mieuxdire.

 

ACANTE

Il ne l’est pas pour vous ; cela vousdoit suffire :

Jamais il ne vous peut avoir caused’ennui :

Vous en prenez un autre assurément pourlui.

S’il a quelques douceurs, elles sont pour lesbelles,

Et pour nous les soucis et les peinescruelles.

Vous n’éprouvez jamais ni dédain, nifroideur :

Quant à nous, c’est souvent le prix de notreardeur.

Trop de zèle nous nuit.

 

CLYMÈNE

Et pourquoi donc, Acante,

Ne modérez-vous pas cette ardeurviolente ?

Aimez-vous mieux souffrir contre mon propregré,

Que si m’obéissant vous étiez bientraité ?

Je vous rendrais heureux.

 

ACANTE

Selon votre manière ;

Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’unfrère ;

Que sais-je ? de chacun : car voussavez qu’on peut

Faire ainsi des heureux autant que l’on enveut.

 

CLYMÈNE

Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus detendresse

Vous verriez à quel point Clymènes’intéresse

Pour tout ce qui vous touche.

 

ACANTE

Et pour moi-même aussi.

 

CLYMÈNE

Quelle distinction mettez-vous enceci ?

 

ACANTE

Très grande : mais laissons à part ladifférence :

Aussi bien je craindrais de commettre uneoffense

Si j’avais entrepris de prouver contrevous

Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ounous.

Je vous dirai pourtant que mon amourextrême

À pour premier objet votre personne même

Tout m’en semble charmant ; elle esttelle qu’il faut

Mais pour vos qualités, j’y trouve dudéfaut.

 

CLYMÈNE

Dites-nous quel il est afin qu’on s’encorrige.

 

ACANTE

Vous n’aimez point l’Amour ; vous lehaïssez dis-je,

Ce dieu près de votre âme a perdu toutcrédit.

 

CLYMÈNE

Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjàdit :

Je le crains seulement ; et serais pluscontente

Si vous vouliez changer votre ardeurvéhémente ;

En faire une amitié ; quelque chose entredeux

Un peu plus que ce n’est quand un cœur estsans feux

Moins aussi que l’état ou le vôtre setreuve.

 

ACANTE

Tout de bon ; voulez-vous que j’en fassel’épreuve ?

Que demain j’aime moins, et moins le jourd’après ;

Diminuant toujours, encor que vos attraits

Augmentent en pouvoir ? le voulez-vousMadame ?

 

CLYMÈNE

Oui, puisque je l’ai dit.

 

ACANTE

L’avez-vous dit dans l’âme ?

 

CLYMÈNE

Il faut bien.

 

ACANTE

Songez-y ; voyez si votre esprit

Pourra voir ce déchet sans un secretdépit.

Peu de femmes feraient des vœux pareils auxvôtres.

 

CLYMÈNE

Acante, je suis femme aussi bien que lesautres :

Mais je connais l’Amour : c’estassez ; j ai raison

D’en combattre en mon cœur l’agréablepoison.

Voulez-vous procurer tant de mal àClymène ?

Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sapeine.

N’allez point m’alléguer que c’est plaisirpour nous.

Loin, bien loin tels plaisirs ; le reposest plus doux :

Mon cœur s’en défendra : je vous permetsde croire

Que je remporterai malgré moi la victoire.

 

APOLLON

Voilà du pathétique assez pour leprésent :

Sur le même sujet donnez-nous du plaisant

 

MELPOMÈNE

Qui ferons-nous parler ?

 

APOLLON

Acante et sa maîtresse.

 

MELPOMÈNE

Sire, il faudrait avoir pour cela plusd’adresse.

Rendre Acante plaisant ! c’est un tropgrand dessein.

 

APOLLON

Il est fou, c’est déjà la moitié duchemin.

 

THALIE

Mais il l’est dans l’excès.

 

APOLLON

Tant mieux ; j’en suis fortaise ;

Nous le demandons tel ; je ne vois rienqui plaise

En matière d’amour comme les gens outrés.

Mille exemples pourraient vous en êtremontrés.

 

MELPOMÈNE

Nous obéissons donc. Tu te souviens,Thalie,

D’un matin où Clymène en son lit endormie

Fut au bruit d’un soupir éveillée ensursaut,

Et se mit contre Acante en colèreaussitôt,

Sans le voir, croyant même avoir fermé laporte :

Mais qui pouvait que lui soupirer de lasorte ?

« Vraiment vous l’entendez avecque voshélas,

Dit la belle, apprenez à soupirer plusbas. »

Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de sonzèle.

« Une forge ferait moins de bruit,reprit-elle,

Que votre cœur n’en fait : ce sont tousses plaisirs.

Si je tourne le pied, matière de soupirs,

Je ne vous vois jamais qu’en un chagrinextrême.

C’est bien pour m’obliger à vous aimer demême. »

 

ACANTE

Je ne le prétends pas.

 

CLYMÈNE

Seyez-vous sur ce lit.

 

ACANTE

Moi ?

 

CLYMÈNE

Vous ; sans répliquer.

 

ACANTE

Souffrez…

 

CLYMÈNE

C’est assez dit.

Là ; je vous veux voir là.

 

ACANTE

Madame.

 

CLYMÈNE

Là, vous dis-je

Voyez qu’il a de mal ; sa maîtressel’oblige

À s’asseoir sur un lit ; quelle peinepour lui ;

Savez-vous ce que c’est, je veux rireaujourd’hui.

Point de discours plaintifs : bannissez,je vous prie,

Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.

Témoignez, s’il se peut, votre amourautrement.

Mais que veut cette main qui s’en vientbrusquement

 

ACANTE

C’est pour vous obéir et témoigner monzèle.

 

CLYMÈNE

L’obéissance en est un peu tropponctuelle ;

Nous vous en dispensons ; Acante, soyezcoi.

Si bien donc que votre âme est tout en feupour moi ?

 

ACANTE

Tout en feu.

 

CLYMÈNE

Vous n’avez ni cesse ni relâche ?

 

ACANTE

Aucune.

 

CLYMÈNE

Toujours pleurs, soupirs comme à latâche ?

 

ACANTE

Toujours soupirs et pleurs.

 

CLYMÈNE

J’en veux avoir pitié.

Allez, je vous promets.

 

ACANTE

Et quoi ?

 

CLYMÈNE

De l’amitié.

 

ACANTE

Ah Madame, faut-il railler d’unmisérable !

 

CLYMÈNE

Vous reprenez toujours votre tonlamentable.

Oui, je vous veux aimer d’amitié malgrévous ;

Mais si sensiblement que je n’aie, entrenous,

De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas àfaire.

 

ACANTE

Et quand le ferez-vous ce pas sinécessaire ?

 

CLYMÈNE

Jamais.

 

ACANTE

Reprenez donc l’offre de votre cœur.

 

CLYMÈNE

Vous en aurez regret ; il a de ladouceur.

Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver seslargesses.

Je baise mes amis, je leur fais centcaresses.

À l’égard des amants, tout leur estrefusé.

 

ACANTE

Je ne veux point du tout, Madame, êtrebaisé.

Vous riez ?

 

CLYMÈNE

Le moyen de s’empêcher de rire ?

On veut baiser Acante ; Acante seretire.

 

ACANTE

Et le pourriez-vous voir traiter de sonamour

Pour un simple baiser, souvent froid, toujourscourt ?

 

CLYMÈNE

On redouble en ce cas.

 

ACANTE

Oui d’autres que Clymène.

 

CLYMÈNE

Éprouvez-le.

 

ACANTE

De quoi vous mettez-vous en peine ?

 

CLYMÈNE

Moi ? de rien

 

ACANTE

Cependant je vois qu’en votre esprit

Le refus de vos dons jette un secretdépit.

 

CLYMÈNE

Il est vrai, ce refus n’est pas fort à magloire.

Dédaigner mes baisers ! cela se peut-ilcroire ?

Acante, je le vois, n’est pas fin àdemi ;

Il devait aujourd’hui promettre d’êtreami ;

Demain il eût repris son premierpersonnage.

 

ACANTE

Et Clymène aurait pu souffrir cebadinage ?

Un baiser n’aurait pas irrité sesesprits ?

 

CLYMÈNE

Qu’importe ? L’on s’apaise ; etc’est autant de pris.

Vous en pourriez déjà compter une douzaine

 

ACANTE

Madame, c’en est trop : à quoi bon tantde peine ?

Pour douze d’amitié, donnez m’en und’amour.

 

CLYMÈNE

C’est perdre doublement ; je le rendraitrop court.

 

ACANTE

Mais Madame voyons.

 

CLYMÈNE

Mais Acante, vous dis-je,

L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.

 

ACANTE

Et bien je consens d’être ami pour unmoment.

 

CLYMÈNE

Sous la peau de l’ami je craindrais quel’amant

Ne demeurât caché pendant tout le mystère.

L’heure sonne, il est tard ; n’avez-vouspoint affaire ?

 

ACANTE

Non, et quand j’en aurais, ces moments sonttrop doux.

 

CLYMÈNE

Je me veux habiller ; adieu,retirez-vous.

 

APOLLON

Vous finissez bien tôt ?

 

MELPOMÈNE

Point trop pour des pucelles.

Ces discours leur siéent mal, et vous vousmoquez d’elles.

 

APOLLON

Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïsl’autre jour

Deux de quinze ans parler plus savammentd’amour.

Ce que sur vos amants je trouverais àdire,

C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous lesfaites rire.

De l’air dont ils se sont tout à l’heureexpliqués,

Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sontmasqués.

 

MELPOMÈNE

Vous vouliez du plaisant ; comment eût-onpu faire ?

 

APOLLON

J’en voulais, il est vrai ; mais dansleur caractère.

 

THALIE

Sire, Acante est un homme inégal à telpoint,

Que d’un moment à l’autre on ne le connaîtpoint ;

Inégal en amour, en plaisir, enaffaire ;

Tantôt gai, tantôt triste ; un jour ildésespère ;

Un autre jour il croit que la chose irabien.

Pour vous en parler franc, nous n’yconnaissons rien

Clymène aime à railler : toutefois quandAcante

S’abandonne aux soupirs, se plaint, et setourmente,

La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux

Qui fait que l’amitié n’en va souvent quemieux.

 

APOLLON

Clio, divertissez un peu la compagnie.

 

CLIO

Sire me voilà prête.

 

APOLLON

Il me prend une envie

De goûter de ce genre où Marot excellait.

 

CLIO

Eh bien, Sire, il vous faut donner untriolet.

 

APOLLON

C’est trop ! vous nous deviez proposer undistique !

Au reste n’allez pas chercher ce styleantique

Dont à peine les mots s’entendentaujourd’hui.

Montez jusqu’à Marot, et point par-delàlui.

Même son tour suffit.

 

CLIO

J’entends : il reste, Sire,

Que Votre Majesté seulement daigne dire

Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ourondeau.

J’aime fort les dizains.

 

APOLLON

En un sujet si beau

Le dizain est trop court ; et vu votrematière

La ballade n’a point de trop amplecarrière.

 

CLIO

Je pris de loin Clymène l’autre fois

Pour une Grâce en ses charmes nouvelle

Grâce s’entend, la première destrois ;

J’eusse autrement fait tort à cettebelle ;

Puis approchant et frottant ma prunelle,

Je me repris ; et dissoudainement :

Voilà Vénus ; c’est elleassurément :

Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,

Cyprine là ? je faillelourdement ;

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

Voyons pourtant ; car chacun d’unevoix

En fait d’appas prend Vénus pour modèle.

Je me mis lors à compter par mes doigts

Tous les attraits de la gentepucelle ;

Afin de voir si ceux de l’immortelle

Y cadreraient, à peu prés seulement

Mais le moyen ? je n’y vinsnullement,

Trouvant ici beaucoup plus que lecompte :

Qu’est ceci, dis-je, et quelenchantement ?

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

Acante vint tandis que je comptois :

Cette beauté le fit asseoir présd’elle ;

J’entendis tout ; les Zéphyrs étaientcois.

Plus de cent fois il l’appela cruelle,

Inexorable, a l’Amour trop rebelle ;

Et le surplus que dit un pauvre amant.

Clymène oyait cela négligemment.

 

Le mot d’amour lui donnait quelque honte.

Si de ce dieu la chronique ne ment,

Telle n’est point la reine d’Amathonte

Ne recours plus, Acante, au changement.

Loin de trouver en ce bas élément

Quelque autre objet qui ta dame surmonte,

Dans les palais qui sont au firmament

Telle n’est point la reine d’Amathonte.

 

APOLLON

Votre tour est venu, Calliope, essayez

Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ontfrayés

Deux écrivains fameux ; je veux direMalherbe

Qui louait ses héros en un style superbe

Et puis maître Vincent qui même auraitloué

Proserpine et Pluton en un style enjoué.

 

CALLIOPE

Sire, vous nommez là deux trop grandspersonnages

Le moyen d’imiter sur-le-champ leursouvrages ?

 

APOLLON

Il faut que je me sois sans doute expliquémal ;

Car vouloir qu’on imite aucun original

N’est mon but, ni ne doit non plus être levôtre ;

Hors ce qu’on fait passer d’une langue en uneautre

C’est un bétail servile et sot à mon avis

Que les imitateurs ; on dirait desbrebis

Qui n’osent avancer qu’en suivant lapremière,

Et s’iraient sur ses pas jeter dans larivière.

Je veux donc seulement que vous nous fassiezvoir,

En ce style où Malherbe a montré sonsavoir,

Quelque essai des beautés qui sont propres àl’ode,

Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,

Et demandant d’ailleurs un peu trop deloisir,

L’autre vous semble plus selon votredésir,

Vous louiez galamment la maîtressed’Acante,

Comme maître Vincent dont la plumeélégante

Donnait à son encens un goût exquis et fin

Que n’avait pas celui qui partait d’autremain.

 

CALLIOPE

Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarderquelque stance.

Si je débute mal, imposez-moi silence.

 

APOLLON

Calliope manquer ?

 

CALLIOPE

Pourquoi non ? très souvent

L’ode est chose pénible ; et surtout dansle grand.

Toi qui soumets les dieux aux passions deshommes,

Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où noussommes

Clymène montre un cœur insensible à tescoups ?

Cette belle devrait donner d’autresexemples :

Tu devrais l’obliger pour l’honneur de testemples

D’aimer ainsi que nous.

 

URANIE

Les Muses n’aiment pas.

 

CALLIOPE

Et qui les en soupçonne ?

Ce nous n’est pas pour nous ; je parle enla personne

Du sexe en général, des dévotes d’Amour.

 

APOLLON

Calliope a raison ; quelle achève à sontour.

 

CALLIOPE

J’en demeurerai la, si vous l’agréez,Sire.

On m’a fait oublier ce que je voulaisdire.

 

APOLLON

À vous donc Polymnie ; entrez en liceaussi.

 

POLYMNIE

Sur quel ton ?

 

APOLLON

Je vois bien que sur ce dernier-ci

L’on ne réussit pas toujours comme onsouhaite.

Calliope a bien fait d’user d’une défaite.

Cette interruption est venue à propos.

C’est pourquoi choisissez des tons un peumoins hauts.

Horace en a de tous, voyez ceux qui vousduisent.

J’aime fort les auteurs qui sur lui seconduisent

Voilà les gens qu’il faut à présentimiter.

 

POLYMNIE

C’est bien dit, si cela pouvaits’exécuter :

Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cethomme

Nous savions inspirer sur le déclin deRome ?

Tout est trop fort déchu dans le sacrévallon.

 

APOLLON

J’en conviens, jusque même au métierd’Apollon

Il n’est rien qui n’empire, hommes,dieux ; mais que faire ?

Irons-nous pour cela nous cacher et noustaire ?

Je ne regarde pas ce que j’étais jadis,

Mais ce que je serai quelque jour si jevis

Nous vieillissons enfin, tout autant que noussommes

De dieux nés de la Fable, et forgés par leshommes.

Je prévois par mon art un temps, oùl’univers

Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni devers.

Où vos divinités périront, et la mienne.

Jouons de notre reste avant que ce tempsvienne.

C’est à vous Polymnie à nous entretenir

 

POLYMNIE

Je songeais aux moyens qu’il me faudraittenir.

À peine en rencontré-je un seul qui mecontente.

Ceci vous plairait-il ? je fais parlerAcante.

 

Qu’une belle est heureuse ! et que dedoux moments,

Quand elle en sait user, accompagnent savie !

D’un côté le miroir, de l’autre lesamants,

Tout la loue ; est-il rien de si digned’envie ?

 

La louange est beaucoup ; l’amour estplus encore :

Quel plaisir de compter les cœurs dont ondispose !

L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en sontransport

Languit et se consume ; est-il plus doucechose !

 

Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pastoujours

Ce qui vous rend si fière, et si fortredoutée :

Charon vous passera sans passer lesAmours :

Devant ce temps-là même ils vous aurontquittée.

 

Vous vivrez plus longtemps encore que vosattraits :

Je ne vous réponds pas alors d’êtrefidèle :

Mes désirs languiront aussi bien que vostraits

L’amant se sent déchoir aussi bien que labelle.

 

Quand voulez-vous aimer que dans votreprintemps ?

Gardez-vous bien surtout de remettre àl’automne

L’hiver vient aussitôt : rien n’arrête letemps :

Clymène hâtez-vous ; car il n’attendpersonne.

 

Sire je m’en tiens là : bien ou mal ilsuffit :

La morale d’Horace et non pas son esprit

Se peut voir en ces vers.

 

APOLLON

Érato que veut dire

Que vous qui d’ordinaire aimez si fort àrire

Demeurez taciturne, et laissez toutpasser ?

 

ÉRATO

Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, leconfesser.

 

APOLLON

Sur quoi ?

 

ÉRATO

Sur le débat qui s’est ému naguère.

 

APOLLON

Savoir si vous aimez ?

 

ÉRATO

Autrefois j’étais fière

Quand on disait que non ; qu’on me vienneaujourd’hui

Demander : « Aimez-vous, » jerépondrai que oui.

 

APOLLON

Pourquoi ?

 

ÉRATO

Pour éviter le nom de Précieuse.

 

APOLLON

Si cette qualité vous paraît odieuse,

Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.

Choisissez un galant.

 

ÉRATO

Non pas, Sire, cela :

Je veux un peu d’hymen pour colorerl’affaire.

 

APOLLON

Un peu d’hymen est bon.

 

ÉRATO

J’en veux, et n’en veux guère

 

APOLLON

Vous vous marierez donc ainsi qu’au tempsjadis

Oriane épousa Monseigneur Amadis ?

 

ÉRATO

Oui Sire.

 

APOLLON

La méthode en effet en est bonne.

Mais encore avec qui ? car je ne voispersonne

Qui veuille dans l’Olympe à l’hymens’arrêter :

Les Sylvains ne sont pas des gens pour voustenter.

 

ÉRATO

Je prendrais un auteur

 

APOLLON

Un auteur ? vous déesse ?

Aux auteurs Erato pourrait mettre lapresse ?

Ce n’est pas votre fait pour plus d’uneraison.

Rarement un auteur demeure à la maison.

 

ÉRATO

Justement cela qui m’en plaît davantage.

 

APOLLON

Nous nous entretiendrons de votre mariage

À fond une autre fois. Cependantchantez-nous

Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux

Mais de ce qu’en français on nommebagatelle ;

Un jeu dont je voudrais Voiture pourmodèle.

Il excelle en cet art : Maître Clément etlui

S’y prenaient beaucoup mieux que nos gensd’aujourd’hui.

 

ÉRATO

Sire, j’en ai perdu peu s’en fautl’habitude ;

Et ce genre est pour moi maintenant uneétude.

Il y faut plus de temps que le monde necroit.

Agréez, en la place, un dizain.

 

APOLLON

Dizain, soit.

 

ÉRATO

Mais n’est-ce point assez célèbre notrebelle ?

Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et laséquelle

Les grâces, les amours, voilà fait à peuprès.

 

APOLLON

Vous pourrez dire encor les charmes, lesattraits,

Les appas.

 

ÉRATO

Et puis quoi ?

 

APOLLON

Cent et cent mille choses.

Je ne vous ai compté ni les lis ni lesroses.

On n’a qu’a retourner seulement cesmots-là.

 

ÉRATO

La satire en fournit bien d’autres quecela.

Pour un trait de louange. il en est cent deblâme.

 

APOLLON

Et bien blâmez Clymène à qui d’aucuneflamme

On ne peut désormais inspirer le désir.

 

ÉRATO

Ce sujet est traité ; l’on vient de s’ensaisir ;

Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.

 

APOLLON

Cela ne vous fait rien ; la chose estinfinie ;

Toujours notre cabale y trouve àregratter,

 

ÉRATO

Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais letenter.

Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.

 

POLYMNIE

Voilà bien des façons pour une bagatelle.

 

ÉRATO

C’est qu’elle est de commande.

 

APOLLON

Et que coûte un dizain ?

 

ÉRATO

Tout coûte : il faut pourtant que je memette en train.

 

Clymène a tort : je suis d’avis qu’elleaime

Notre vassal dès demain au plus tard,

Dès aujourd’hui, dès ce moment-cimême :

Le temps d’aimer n’a si petite part

Qui ne soit chère ; et surtout quand ontreuve

Un bon amant, un amant a l’épreuve.

Je sais qu’il est des amants àfoison ;

Tout en fourmille ; on n’en saurait quefaire ;

Mais cent méchants n’en valent pas unbon ;

Et ce bon-là ne se rencontre guère.

 

APOLLON

Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’estfait.

Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’eneffet

Tant de louange ennuie ; et surtout quandon loue

Toujours le même objet : enfin je vousavoue

Que pour peu que durât l’éloge encor detemps

Vous me verriez bailler. Comment peuvent lesgens

Entendre sans dormir une oraisonfunèbre ?

Il n’est panégyriste au monde si célèbre

Qui ne soit un Morphée à tous sesauditeurs.

Uranie, il vous faut reployer vosdouceurs :

Aussi bien qui pourrait mieux parler deClymène

Que l’amoureux Acante ? allons versl’Hippocrène ;

Nous l’y rencontrerons encore assurément.

Ce nous sera sans doute un divertissement.

La solitude est grande autour de cesombrages.

Que vous semble ? on croirait au nombredes ouvrages

Et des compositeurs (car chacun fait desvers)

Qu’il nous faudrait chercher un mont dansl’univers,

Non pas double mais triple, et de plusd’étendue

Que l’Atlas, cependant ma cour estmorfondue ;

Je ne rencontre ici que deux ou troismortels,

Encor très peu dévots à nos sacrés autels.

Cherchez-en la raison dans les Cieux,Uranie.

 

URANIE

Sire, il n’est pas besoin ; et sansl’astrologie

Je vous dirai d’où vient ce peud’adorateurs.

II est vrai que jamais on n’a vu tantd’auteurs ;

Chacun forge des vers ; mais pour lapoésie,

Cette princesse est morte, aucun ne s’ensoucie.

Avec un peu de rime on va vous fabriquer

Cent versificateurs en un jour sansmanquer.

Ce langage divin, ces charmantes figures,

Qui touchaient autrefois les âmes les plusdures,

Et par qui les rochers et les bois attirés

Tressaillaient à des traits de l’Olympeadmirés,

Cela, dis-je n’est plus maintenant enusage.

On vous méprisé, et nous, et ce divinlangage.

« Qu’est-ce, dit-on ? – Desvers. » Suffit ; le peuple y court.

Pourquoi venir chercher ces traits en notrecour ?

Sans cela l’on parvient à l’estime deshommes.

 

APOLLON

Vous en parlez très bien. Maisqu’entends-je ? nous sommes

Auprès de l’Hippocrène : Acanteassurément

S’entretient avec elle : écoutons unmoment :

C’est lui, j’entends sa voix.

 

ACANTE

Zéphyrs de qui l’haleine

Portait à ces Échos mes soupirs et mapeine

Je viens de vous conter son succèsglorieux.

Portez en quelque chose aux oreilles desdieux.

Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelleoffrande

Pourrai-je reconnaître une faveur sigrande ?

Je te dois des plaisirs compagnons desautels,

Des plaisirs trop exquis pour de simplesmortels.

Ô vous qui visitez quelquefois cet ombrage

Nourrissons des neuf Sœurs…

 

APOLLON

Sans doute il n’est pas sage :

Sachons ce qu’il veut dire. Acante.

 

ACANTE, parlantseul.

Adorez-moi

Car si je ne suis dieu, tout au moins je suisroi.

 

ÉRATO

Acante !

 

CLIO

D’aujourd’hui pensez-vous qu’ilréponde ?

Quand une rêverie agréable et profonde

Occupe son esprit, on a beau lui parler.

 

ÉRATO

Quand je m’enrhumerais à force d’appeler

Si faut-il qu’il entende :Acante !

 

ACANTE

Qui m’appelle ?

 

ÉRATO

C’est votre bonne amie Érato.

 

ACANTE

Que veut-elle ?

 

ÉRATO

Vous le saurez ; venez.

 

ACANTE

Dieux ! je vois Apollon.

Sire, pardonnez-moi ; dans le sacrévallon

Je ne vous croyais pas.

 

APOLLON

Levez-vous ; et nous dites

Quelles sont ces faveurs soit grandes oupetites

Dont le fils de Vénus a payé vostourments.

 

ACANTE

Sire, pour obéir à vos commandements,

Hier au soir je trouvai l’Amour près duParnasse :

Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à latrace.

D’aussi loin qu’il me vit : Acante,approchez-vous,

Cria-t-il : j’obéis. Il me dit d’un tondoux :

Vos vers ont fait valoir mon nom et mapuissance :

Vous ne chantez que moi : je veux pourrécompense

Dès demain sans manquer obtenir du destin

Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin

Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,

Et certaine beauté que depuis peu j’aivue.

Sans dire quelle elle est. il suffit quel’endroit

M’a fort plu ; vous verrez si c’est àjuste droit.

Vous êtes connaisseur. Au reste en habilehomme

Usez de la faveur que vous fera le somme.

C’est à vous de baiser ou la bouche, ou lesein,

Ou cette autre beauté : même j’ai faitdessein

D’en parler à Morphée, afin qu’il vousprocure

Assez de temps pour mettre à profitl’aventure

Vous ne pourrez baiser qu’un des troisseulement ;

Ou le sein, ou la bouche, ou cet endroitcharmant.

 

ÉRATO

Ne nous le nommez pas, afin que je devine.

 

ACANTE

Je vous le donne en deux.

 

ÉRATO

C’est… c’est je m’imagine…

 

ACANTE

Quoi ?

 

ÉRATO

Le bras entier.

 

ACANTE

Non,.

 

ÉRATO

Le pied.

 

ACANTE

Vous l’avez dit.

Je l’ai vu, dit l’Amour ; il est sanscontredit

Plus blanc de la moitié que le plus blancivoire.

Clymène s’éveillant, comme vous pouvezcroire,

Voudra vous témoigner d’abord quelquecourroux :

Mais je serai présent et rabattrai lescoups :

Le sort et moi rendrons mouton votretigresse.

Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.

Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.

Sire, jusqu’à demain je n’aurais pasdécrit

Ses diverses beautés. Une couleur de roses

Par le somme appliquée avait entre autreschoses

Rehaussé de son teint la naïve blancheur.

Ses lis ne laissaient pas d’avoir de lafraîcheur.

Elle avait le sein nu : je n’ai point deparole

Quoique dès ma jeunesse instruit dans cetteécole

Pour vous bien exprimer ce double montd’attraits.

Quand j’aurais là-dessus épuisé tous lestraits,

Et fait pour cette gorge une blancheurnouvelle

Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend sibelle

La descente, le tour, et le reste deslieux

Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roipar les yeux

Car mes mains n’ont point eu de part à cettejoie).

Le sort à mes regards a mis encore enproie

Les merveilles d’un pied sans mentir fait autour.

Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,

Lorsqu’allant des Tritons attirer lesœillades

Il dispute du prix avec ceux des Naïades.

Vous pouvez l’avoir vu ; Mars peut vousl’avoir dit :

Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont ils’agit

Du marbre, de l’albâtre, une plantevermeille :

Thétis l’a, que je pense, ou doit l’avoirpareille.

Quoi qu’il en soit ce pied hors des drapséchappé

M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.

Pour en venir au point ou j’ai poussél’affaire :

« Quel des trois, ai-je dit, faut-il queje préfère ?

J’ai, si je m’en souviens, un baiser àcueillir,

Et par bonheur pour moi je ne sauroisfaillir.

Cette bouche m’appelle à son haleined’ambre. »

Cupidon là-dessus est entré dans lachambre :

Je ne sais pas comment ; car j’avaisfermé tout.

J’ai parcouru le sein de l’un à l’autrebout.

« Ceci me tente encore, ai-je dit enmoi-même :

Et quand je serais prince, et prince àdiadème,

Une telle faveur me rendraitfortuné. »

Par caprice à la fin m’étant déterminé,

J’ai réservé ces deux pour la première vue

Le pied par sa beauté qui m’était inconnue

M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser

M’a paru moins commun, partant plus àpriser.

Peut-être par respect j ai rendu cethommage.

Peut-être aussi j’ai cru que le mêmeavantage

Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baisepas

Un beau pied quand on veut, trop bien d’autresappas.

La rencontre après tout me semblait fortheureuse.

Même à mon sens la chose était plusamoureuse :

De dire plus friponne et d’allerjusque-là,

Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pourcela

Trop de respect pour vous ainsi que pourClymène.

Elle s’est éveillée avec assez depeine ;

Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas

Se sont au même instant cachés au fond desdraps.

La honte l’a rendue un peu de tempsmuette.

Enfin sans se tourner ni quitter sacachette,

D’un ton fort sérieux et marquant sondépit :

« Je vous croyais plus sage, Acante,a-t-elle dit.

Cela ne me plaît point ; sortez, et touta l’heure.

– Amour, ai-je repris, me dit que jedemeure ;

Le voilà ; qui croirai-je ?accordez-vous tous deux.

– Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris,vos Jeux,

Vos Amours, m’amuser ? a repartiClymène.

– Tout doux, » a dit l’Amour. Aussitôtl’inhumaine,

Oyant la voix du dieu, s’est tournée, etchangeant

De note, prenant même un air toutengageant :

« Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas laplus forte.

C’est a toi de fermer une autre fois laporte.

Les voilà deux ; encore un dieu s’enmêle-t-il.

Afin qu’Acante sorte, et bien que luifaut-il ?

Qu’il dise les faveurs donc il se jugedigne. »

J’ai regardé l’Amour ; du doigt il m’afait signe

Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’ilvoulait.

Mais me montrant les traits qu’une boucheétalait,

Il m’a fait à la fin juger par ce langage

Qu’un baiser me viendrait si j’avais ducourage.

Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.

Amour m’a dit tout bas : « Baisez-lahardiment ;

Je lui tiendrai les mains ; vous n’aurezpoint d’obstacle. »

Je me suis avancé. Le reste est unmiracle.

Amour en fait ainsi ; ce sont coups de samain.

 

APOLLON

Comment ?

 

ACANTE

Clymène a fait la moitié du chemin.

 

POLYMNIE

Que vous autres mortels êtes fous dans vosflammes !

Les dieux obtiennent bien d’autres dons deleurs dames

Sans triompher ainsi.

 

ACANTE

Polymnie, ils sont dieux.

 

APOLLON

Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pasmieux

Perdons ce souvenir. Vous, triomphez,Acante.

Nous vous laissons, adieu ; notre troupeest contente.

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