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Contes et Nouvelles – Tome I

Contes et Nouvelles – Tome I

de Lev Nikolayevich Tolstoy

D’OÙ VIENT LE MAL
[Note – Traduction E. Halpérine-Kaminskyet R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.]

 

Un ermite vivait dans la forêt, sans avoir peur des bêtes fauves. L’ermite et les bêtes fauves conversaient ensemble et ils se comprenaient.

Un jour, l’ermite s’était étendu sous un arbre ; là s’étaient aussi réunis, pour passer la nuit, un corbeau, un pigeon, un cerf et un serpent. Ces animaux se mirent à disserter sur l’origine du mal dans le monde.

Le corbeau disait :

– C’est de la faim que vient le mal.Quand tu manges à ta faim, perché sur une branche et croassant,tout te semble riant, bon et joyeux ; mais reste seulement deux journées à jeun, et tu n’auras même plus le cœur de regarder la nature ; tu te sens agité, tu ne peux demeurer en place, tu n’as pas un moment de repos ; qu’un morceau de viande se présente à ta vue, c’est encore pis, tu te jettes dessus sans réfléchir. On a beau te donner des coups de bâton, te lancer des pierres ; chiens et loups ont beau te happer, tu ne lâches pas. Combien la faim en tue ainsi parmi nous ! Tout le mal vient de la faim.

Le pigeon disait :

– Et pour moi, ce n’est pas de la faimque vient le mal ; tout le mal vient de l’amour. Si nousvivions isolés, nous n’aurions pas tant à souffrir : tandisque nous vivons toujours par couples ; et tu aimes tant tacompagne, que tu n’as plus de repos, tu ne penses qu’à elle :A-t-elle mangé ? A-t-elle assez chaud ? Et quand elles’éloigne un peu de son ami, alors tu te sens tout à faitperdu ; tu es hanté par la pensée qu’un autour l’a emportée,ou qu’elle a été prise par les hommes. Et tu te mets à sarecherche, et tu tombes toi-même dans la peine, soit dans lesserres d’un autour, soit dans les mailles d’un filet. Et si tacompagne est perdue, tu ne manges plus, tu ne bois plus, tu ne faisplus que chercher et pleurer. Combien il en meurt ainsi parminous ! Tout le mal vient, non pas de la faim, mais del’amour.

Le serpent disait :

– Non, le mal ne vient ni de la faim, nide l’amour, mais de la méchanceté. Si nous vivions tranquilles, sinous ne nous cherchions pas noise, alors tout irait bien :tandis que, si une chose se fait contre ton gré, tu t’emportes, ettout t’offusque ; tu ne songes qu’à décharger ta colère surquelqu’un ; et alors, comme affolé, tu ne fais que siffler ette tordre, et chercher à mordre quelqu’un. Et tu n’as plus de pitiépour personne ; tu mordrais père et mère ; tu temangerais toi-même ; et ta fureur finit par te perdre. Tout lemal vient de la méchanceté.

Le cerf disait :

– Non, ce n’est ni de la méchanceté, nide l’amour, ni de la faim que vient tout le mal, mais de la peur.Si on pouvait ne pas avoir peur, tout irait bien. Nos pieds sontlégers à la course, et nous sommes vigoureux. D’un petit animal,nous pouvons nous défendre à coups d’andouillers ; un grand,nous pouvons la fuir : mais on ne peut pas ne pas avoir peur.Qu’une branche craque dans la forêt, qu’une feuille remue, et tutrembles tout à coup de frayeur ; ton cœur commence à battre,comme s’il allait sauter hors de ta poitrine ; et tu te mets àvoler comme une flèche. D’autres fois, c’est un lièvre qui passe,un oiseau qui agite ses ailes, ou une brindille qui tombe ; tute vois déjà poursuivi par une bête fauve, et c’est vers le dangerque tu cours. Tantôt, pour éviter un chien, tu tombes sur unchasseur, tantôt, pris de peur, tu cours sans savoir où, tu fais unbond, et tu roules dans un précipice où tu trouves la mort. Tu nedors que d’un œil, toujours sur le qui-vive, toujours épouvanté.Pas de paix ; tout le mal vient de la peur.

Alors l’ermite dit :

– Ce n’est ni de la faim, ni de l’amour,ni de la méchanceté, ni de la peur que viennent tous nosmalheurs : c’est de notre propre nature que vient lemal ; car c’est elle qui engendre et la faim, et l’amour, etla méchanceté, et la peur.

LE FILLEUL – LÉGENDE POPULAIRE

[Note – Récits populaires. 1885.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Vous avez entendu qu’il a été dit :

Œilpour œil, et dent pour dent.

Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait dumal…

(St. Mathieu, ch. V. versets 38 et 39.)

C’est à Moi qu’appartient la vengeance ;

Jele rendrai, dit le Seigneur.

(Ép. de St. Paul apôtre aux Hébreux, ch. X. verset80.)

 

 

I

 

Il est né chez un pauvre moujik un fils ;le moujik s’en réjouit, il va chez son voisin pour le prier d’êtreparrain. Le voisin s’y refuse : on n’aime pas aller chez unpauvre diable comme parrain. Il va, le pauvre moujik, chez unautre, et l’autre refuse aussi.

Il a fait le tour du village, mais personne neveut accepter d’être parrain. Le moujik va dans un autrevillage ; il rencontre sur la route un passant.

Le passant s’arrêta.

– Bonjour, dit le moujik, où Dieu teporte-t-il ?… Dieu, répond le moujik, m’a donné un enfant,pour le soigner dans son enfance : lui consolera ma vieillesseet priera pour mon âme après ma mort. À cause de ma pauvreté,personne de notre village n’a voulu accepter d’être parrain. Jevais chercher un parrain.

Et le passant dit :

– Prends-moi pour parrain.

Le moujik se réjouit, remercia le passant etdit :

– Qui faut-il maintenant prendre pourmarraine ?…

– …Et pour marraine, dit le passant,appelle la fille du marchand. Va dans la ville : sur la placeil y a une maison avec des magasins ; à l’entrée de la maison,demande au marchand de laisser venir sa fille comme marraine.

Le moujik hésitait.

– Comment, dit-il, mon compère, demandercela à un marchand, à un riche ? Il ne voudra pas ; il nelaissera pas venir sa fille.

– Ce n’est pas ton affaire. Va etdemande. Demain matin, tiens-toi prêt : je viendrai pour lebaptême.

Le pauvre moujik s’en retourna à la maison,attela, et se rendit à la ville chez le marchand. Il laissa lecheval dans la cour. Le marchand vint lui-même au-devant delui :

– Que veux-tu ? dit-il.

– Mais voilà, monsieur le marchand !Dieu m’a donné un enfant pour le soigner dans son enfance :lui consolera ma vieillesse et priera pour mon âme après ma mort.Sois bon, laisse ta fille venir comme marraine.

– Et quand le baptême ?

– Demain matin.

– C’est bien. Va avec Dieu. Demain, à lamesse du matin, elle viendra. Le lendemain, la marraine arriva, leparrain arriva aussi, et on baptisa l’enfant.

Aussitôt que le baptême fut terminé, leparrain sortit, sans qu’on eût pu savoir qui il était. Et depuis,on ne le revit plus.

 

II

 

L’enfant grandit, et il grandit pour la joiede ses parents : il était fort, et travailleur, etintelligent, et docile. Le garçon touchait déjà à ses dix ans,quand ses parents le mirent à l’école. Ce que les autres apprennenten cinq ans, le garçon l’apprit en un an : – il n’y avait plusrien à lui apprendre.

Vient la semaine sainte. Le garçon va chez samarraine pour les souhaits habituels [1]

– Christ est ressuscité !

– Oui, vraiment ressuscité.]. Il retourneensuite chez lui et demande :

– Petit père et petite mère, où demeuremon parrain ? Je voudrais bien aller chez lui pour luisouhaiter la fête. Et le père et la mère lui disent :

– Nous ne savons pas, notre cher petitfils, où demeure ton parrain. Nous en sommes nous-mêmes trèschagrinés. Nous ne l’avons pas vu depuis qu’il t’a baptisé. Et nousn’avons pas entendu parler de lui, et nous ne savons pas où ildemeure, ni s’il est encore vivant.

L’enfant salue son père et sa mère.

– Laissez-moi, dit-il, mon petit père etma petite mère, chercher mon parrain. Je veux le trouver, luisouhaiter la fête.

Le père et la mère laissèrent partir leurfils. Et le garçon se mit à la recherche de son parrain.

 

III

 

Le garçon sortit de la maison et s’en alla surla route. Il marcha une demi-journée et rencontra un passant.

Il arrêta le passant.

– Bonjour, dit le petit garçon, où Dieute porte-t-il ?… Je suis allé, continua le garçon, chez mapetite marraine pour lui souhaiter la fête ; et de retour à mamaison, j’ai demandé à mes parents : « Où demeure monparrain ? Je voudrais lui souhaiter la fête. » Et mesparents m’ont dit : « Nous ne savons pas, petit fils, oùdemeure ton parrain. Dès qu’il t’a baptisé, il a pris congé denous, et nous ne savons rien de lui, et nous ignorons s’il vitencore. » Et voilà, je vais le chercher.

Et le passant dit :

– Je suis ton parrain.

Le garçon se réjouit, il lui souhaita la fêteet ils s’embrassèrent.

– Où vas-tu [2] donc,maintenant, mon parrain ? dit le garçon. Si c’est de notrecôté, viens dans notre maison, et si tu vas chez toi, jet’accompagnerai.

Et le parrain dit :

– Je n’ai pas le temps maintenant d’allerdans ta maison ; j’ai affaire dans les villages ; mais jerentrerai chez moi demain. Alors tu viendras chez moi.

– Mais comment donc, mon parrain, tetrouverai-je ?

– Eh bien ! tu marcheras du côté oùle soleil se lève, toujours tout droit ; tu arriveras dans uneforêt, tu trouveras, au milieu de la forêt, une clairière.Assieds-toi dans cette clairière, repose-toi, et regarde ce quiarrivera. Remarque bien ce que tu verras, et va plus loin. Marchetoujours tout droit. Tu sortiras de la forêt, tu trouveras unjardin, et dans le jardin un palais, avec un toit en or. C’est mamaison.

Approche-toi vers la grande porte ;j’irai moi-même à ta rencontre.

Cela dit, le parrain disparut aux yeux dufilleul.

 

IV

 

Le garçon marcha comme lui avait ordonné sonparrain. Il marcha, marcha, et arriva dans la forêt. Le garçontrouva une clairière et, au milieu de la clairière, un pin. Ils’assit, le petit garçon, et se mit à regarder. Il vit, attaché àune haute branche, une corde, et attaché à la corde, un grosmorceau de bois de trois pouds [3], et, sousce morceau de bois, un baquet avec du miel. Le petit garçon n’avaitpas encore eu le temps de se demander pourquoi le miel se trouvaitlà, ainsi que ce morceau de bois attaché, lorsqu’il entendit dubruit dans la forêt ; et il vit arriver des ours. En avant,l’ourse ; après elle un guide d’un an, et, derrière, encoretrois petits oursons. L’ourse flaira la brise, et alla vers lebaquet ; les petits oursons la suivirent. L’ourse introduisitson museau dans le miel, appela les oursons qui accoururent et semirent à manger. Le morceau de bois s’écarta un peu, puis revint àsa première position. L’ourse s’en aperçut, et repoussa le boisavec sa patte. Le bois s’écarta encore davantage, revint et frappales oursons qui dans le dos, qui sur la tête. Les oursons se mirentà crier, et s’éloignèrent. La mère poussa un grondement, saisit deses deux pattes le morceau de bois au-dessus de sa tête, et lerepoussa avec force loin d’elle ; bien haut s’envolait lemorceau de bois ; le guide revint vers le baquet, introduisitson museau dans le miel et mangea. Les autres commençaient aussi àse rapprocher ; ils n’avaient pas encore eu le temps d’arriverque le morceau de bois retomba sur le guide, l’atteignit à la tête,et le tua jusqu’à la mort. [4]

L’ourse se mit à gronder plus fortqu’auparavant, et repoussa le bois de toutes ses forces. Il montaplus haut que la branche ; même la corde s’infléchit. Vers lebaquet arriva l’ourse et les petits oursons avec elle. En hautvolait, volait le petit bois ; puis il s’arrêta, et commença àrevenir. Plus il descendait, plus vite il allait. Il arriva d’unetelle vitesse, qu’en venant sur l’ourse, et la frappant à la tête,il lui fracassa le crâne. L’ourse tomba en tournoyant surelle-même, étendit ses pattes, et mourut. Les petits oursonss’enfuirent.

 

V

 

Le parrain conduit le garçon par toutes lespièces toutes plus belles, toutes plus gaies les unes que lesautres, et l’amène jusqu’à une porte scellée.

– Vois-tu, dit-il, cette porte ?Elle n’a pas de serrure, elle est scellée seulement. On peutl’ouvrir, mais tu ne dois pas y entrer. Demeure ici tant que tuveux, et promène-toi tant que tu veux et comme tu veux. Jouis detoutes les joies ; il t’est seulement défendu de franchircette porte ; et si tu la franchis, rappelle-toi alors ce quetu as vu dans la forêt.

Cela dit, le parrain prit congé de sonfilleul. Le filleul resta dans le palais et y vécut. Et il ytrouvait tant de joie et de charme, qu’au bout de trente ans ilpensait y avoir passé seulement trois heures. Et quand ces trenteans se furent ainsi passés, le filleul s’approcha de la portescellée et pensa :

– Pourquoi le parrain m’a-t-il défendud’entrer dans cette chambre ? Je vais aller voir ce qu’il y adedans.

Il poussa la porte, les scellés se brisèrent,et la porte s’ouvrit sans peine. Le filleul franchit le seuil, etvit un salon plus grand, plus magnifique que tous les autres, et,au milieu du salon, un trône en or. Il marcha, le filleul, àtravers le salon ; il s’approcha du trône, en gravit lesmarches et s’y assit. Il s’assit et vit auprès du trône un sceptrequ’il prit entre ses mains. Tout à coup les quatre murs du salontombèrent. Le filleul, regardant autour de lui, vit le mondeentier, et tout ce que les humains font dans le monde. Et ilpensa :

– Je vais regarder ce qui se passe cheznous. Il regarde tout droit ; il voit la mer : lesbateaux marchent. Il regarde à droite, et voit des peupleshérétiques. Il regarde du côté gauche : ce sont des chrétiens,mais non des Russes. Il regarde derrière lui : ce sont nosRusses.

– Je vais maintenant voir si le blé abien poussé chez nous.

Il regarde son champ, et voit les gerbes quine sont pas encore toutes mises en meules. Il se met à compter lesmeules pour voir s’il y a beaucoup de blé, et il voit une charrettequi passe dans le champ, et un moujik dedans. Le filleul croit quec’est son père, qui vient pendant la nuit enlever son blé. Ilreconnaît que c’est Wassili Koudriachov, le voleur, qui roule dansla charrette. Le voleur s’approche des meules, et se met à chargersa charrette. Le filleul est pris de colère, et ils’écrie :

– Mon petit père, on vole les gerbes deton champ !

Le père s’éveille en sursaut.

– J’ai vu en rêve, dit-il, qu’on vole lesgerbes : je vais aller y voir.

Il monte à cheval et part. Il arrive à sonchamp et aperçoit Wassili. Il appelle les moujiks. On bat Wassili,on le lie, et on le mène en prison.

Le filleul regarde encore la ville oùdemeurait sa marraine. Il la voit mariée à un marchand. Il la voitdormir, et son mari se lever, et courir chez une maîtresse. Lefilleul crie à la femme du marchand :

– Lève-toi, ton mari fait de mauvaiseschoses. La marraine se lève à la hâte, s’habille, trouve la maisonoù était son mari, l’accable d’injures, bat la maîtresse et renvoieson mari de chez elle. Il regarde encore sa mère, le filleul, et illa voit couchée dans l’isba. Un brigand entre dans l’isba, et semet à briser les coffres.

La mère s’éveille et pousse un cri. Le brigandsaisit alors une hache, la lève au-dessus de la mère : il vala tuer.

Le filleul ne peut se retenir, et lance lesceptre sur le brigand ; il l’atteint juste à la tempe et letue du coup.

 

VI

 

Aussitôt que le filleul a tué le brigand, lesmurs se dressent de nouveau, et le salon reprend son aspectordinaire. La porte s’ouvre et le parrain entre. Il s’approche deson filleul, le prend par la main, le fait descendre du trône, etdit :

– Tu n’as pas obéi à mes ordres : lapremière mauvaise chose que tu as faite, c’est d’avoir ouvert laporte défendue ; la deuxième mauvaise chose que tu as faite,c’est d’être monté sur le trône et d’avoir pris mon sceptre dans tamain ; la troisième mauvaise chose que tu as faite, c’est det’être mis à juger les gens. L’ourse a une fois repoussé le morceaude bois, elle a dérangé ses oursons. Elle l’a repoussé une autrefois, elle a tué le guide. Une troisième fois elle l’a repoussé,elle s’est tuée elle-même. C’est ce que tu as fait aussi.

Et le parrain fit monter le filleul sur letrône, et prit le sceptre entre ses mains. Et de nouveau les murstombèrent, et de nouveau l’on vit.

Et il dit, le parrain :

– Regarde maintenant ce que tu as fait àton père. Voilà que Wassili a passé un an en prison. Il y a appristout le mal, et il est devenu tout à fait enragé. Regarde, voilàqu’il vole des chevaux chez ton père, et, tu le vois, il met le feuà la maison. Voilà ce que tu as fait à ton père.

Dès que le filleul eut vu mettre le feu à lamaison de son père, le parrain lui voila ce spectacle, et luiordonna de regarder un autre endroit.

– Voilà, dit-il, le mari de ta marraine.Depuis un an qu’il a quitté sa femme, il s’amuse avec d’autres,tandis qu’elle, après avoir lutté, lutté, a fini par prendre unamant. Et la maîtresse s’est perdue tout à fait. Voilà ce que tu asfait à ta marraine.

Le parrain voila aussi ce spectacle, et montraau filleul la maison des siens. Et il aperçut sa mère : ellepleurait sur ses péchés, et se repentait, et disait :« Il valait mieux que le brigand me tuât alors : jen’aurais pas fait tant de péchés. »

– Voilà ce que tu as fait à ta mère. Leparrain voila aussi ce spectacle, et lui dit de regarder en bas. Etle filleul aperçut le brigand : le brigand était tenu par deuxgardes devant la prison. Et il dit, le parrain :

– Cet homme a tué neuf âmes. Il devaitlui-même racheter ses péchés. Mais tu l’as tué, et tu t’es chargéde tous ses péchés : c’est maintenant à toi d’en répondre.Voilà ce que tu t’es fait à toi-même… Je te donne un délai detrente ans : va dans le monde, rachète les péchés du brigand.Si tu les rachètes, vous serez libres tous les deux ; mais situ ne les rachètes pas, c’est toi qui iras à sa place.

Et le filleul dit :

– Mais comment racheter sespéchés ?

Et le parrain lui répondit :

– Quand tu auras détruit dans le mondeautant de mal que tu en as fait, alors tu rachèteras tes péchés etceux du brigand.

Et le filleul demanda :

– Mais comment détruire le mal ?

– Marche tout droit du côté où le soleilse lève, dit le parrain. Tu trouveras un champ, et dans le champ,des gens. Observe ce que font les gens, et apprends-leur ce que tusais. Puis, marche plus loin, remarque tout ce que tu verras. Lequatrième jour tu arriveras dans une forêt ; dans la forêt, tutrouveras un ermitage ; dans l’ermitage demeure un vieillard.Raconte-lui tout ce qui est arrivé. Il t’enseignera. Quand tu aurasfait tout ce que le vieillard t’aura ordonné, alors tu rachèterastes péchés et ceux du brigand.

Ainsi dit le parrain. Il reconduisit lefilleul hors du palais et ferma la porte.

 

VII

 

Le filleul partit. Et en marchant ilpensait :

– Comment me faut-il détruire le mal dansle monde ? Détruit-on le mal dans le monde en déportant lesgens, en les emprisonnant, en leur ôtant la vie ? Comment mefaut-il faire pour ne pas prendre le mal sur moi, et ne pas mecharger des péchés des autres ?

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul,sans pouvoir résoudre la question.

Il marcha, il marcha ; il arriva dans unchamp. Sur ce champ avait poussé du bon blé dru ; et c’étaitle temps de la moisson. Le filleul vit que dans ce blé un veaus’était aventuré. Les moissonneurs s’en aperçurent ; ilsmontèrent à cheval et poursuivirent le veau à travers le blé, danstous les sens. Dès que le veau voulait sortir du blé, arrivait uncavalier, et le veau, prenant peur, entrait de nouveau dans leblé ; et de nouveau on le poursuivait. La baba [5] était là qui pleurait :

– Ils vont éreinter mon veau !disait-elle.

Et le filleul se mit à dire auxmoujiks :

– Pourquoi vous y prenez-vousainsi ? Vous ne le ferez jamais sortir de cette façon. Sorteztous du blé.

Les moujiks obéirent. La babas’approcha du champ de blé et se mit à appeler :« Tprusi ! Tprusi ! Bourenotchka !Tprusi ! Tprusi ! »

Le veau tendit l’oreille, écouta, et courutvers la baba ; il alla tout droit à elle, et frottasi fort son museau contre elle, qu’elle en faillit tomber. Et lesmoujiks furent contents, et la baba et le veau furentcontents.

Le filleul marcha plus loin, etpensa :

– Je vois maintenant que le mal semultiplie par le mal. Plus les gens poursuivent le mal, plus ilsl’accroissent. On ne doit donc pas détruire le mal par le mal. Etcomment le détruire ? Je ne sais. C’est bien que le veau aitécouté sa maîtresse : mais s’il ne l’avait pas écoutée,comment le faire venir ?

Il réfléchissait, réfléchissait, le filleul,sans pouvoir trouver de solution. Il marcha plus loin.

 

VIII

 

Il marcha, il marcha et arriva dans unvillage. Il demanda à la patronne d’une isba de le laisser coucherdans sa maison. Elle y consentit. Il n’y avait personne dansl’isba, que la patronne en train de nettoyer.

Le filleul entra, monta sur le poêle [6], et se mit à regarder ce que faisait lapatronne. Il vit qu’elle lavait toutes les tables et tous les bancsavec des serviettes sales. Elle essuyait la table, et la serviettesale tachait la table. Elle essuyait les taches, et en faisait denouvelles en essuyant. Elle laissa là la table et se mit à essuyerle banc. La même chose se produisit. Elle salissait tout avec lesserviettes sales. Une tache essuyée, une autre apparaissait.

Le filleul regarda, regarda, et dit :

– Qu’est-ce que tu fais donc,patronne ?

– Tu ne vois donc pas que je lave pour lafête ? Mais je ne puis pas y arriver. Tout est sale. Je suisexténuée.

– Mais tu devrais d’abord laver laserviette, et alors tu essuierais. La patronne obéit, et lavaensuite les tables, les bancs : tout devint propre.

Le lendemain matin, le filleul dit adieu à lapatronne et poursuivit sa route. Il marcha, il marcha, et arrivadans une forêt. Il vit des moujiks occupés à façonner des jantes.Le filleul s’approcha, et vit les moujiks tourner ; et lajante ne se façonnait pas.

– Que Dieu vous aide ! dit-il.

– Que le Christ te sauve !dirent-ils.

Le filleul regarda, et vit que le support,n’étant pas assujetti, tournait avec la jante. Le filleul regardaet dit :

– Que faites-vous donc, frères ?

– Mais voilà : nous ployons desjantes. Et nous les avons déjà deux fois passées à l’eaubouillante ; nous sommes exténués, et le bois ne veut pasployer.

– Mais vous devriez, frères, assujettirle support : car il tourne en même temps que vous. Les moujiksobéirent, assujettirent le support, et tout marcha bien.

Le filleul passa une nuit chez eux, etcontinua sa route. Il marcha toute la journée et toute la nuit. Àl’aube, il rencontra des bergers. Il se coucha auprès d’eux, et vitqu’ils étaient en train de faire du feu. Ils prenaient desbrindilles sèches, les allumaient, et sans leur donner le temps deprendre, mettaient par-dessus de la broussaille humide. Labroussaille se mit à siffler en fumant, et éteignit le feu. Lesbergers prirent de nouveau du bois sec, l’allumèrent, et remirentde la broussaille humide ; et le feu s’éteignit de nouveau.Longtemps les bergers se démenèrent ainsi, sans pouvoir allumer lefeu. Et le filleul dit :

– Ne vous hâtez pas de mettre de labroussaille, mais allumez d’abord bien le feu, donnez-lui le tempsde prendre ; quand il sera bien enflammé, alors mettez de labroussaille.

Ainsi firent les bergers. Ils laissèrent lefeu prendre tout à fait, et mirent ensuite de la broussaille. Lebois flamba et pétilla.

Le filleul resta quelque temps avec eux, etpoursuivit sa route. Il se demandait pourquoi il avait vu ces troischoses, il n’y pouvait rien comprendre.

 

IX

 

Le filleul marcha, marcha ; une journéepassa. Il arriva dans une forêt ; dans la forêt, un ermitage.Le filleul s’approcha et frappa. Une voix de l’intérieurdemanda :

– Qui est là ?

– Un grand pécheur. Je vais racheter lespéchés d’autrui. Le vieillard sortit et demanda :

– Quels sont ces péchés d’autrui que tuas sur toi ? Le filleul lui raconte tout : et l’ourseavec ses oursons, et le trône dans le salon scellé, et ce que sonparrain lui a ordonné, et ce qu’il a vu dans les champs, lesmoujiks poursuivant le veau et fouillant le blé, et comment le veauest allé de lui-même vers sa maîtresse.

– J’ai compris, dit-il, qu’on ne peut pasdétruire le mal par le mal : mais je ne peux pas comprendrecomment il faut le détruire. Apprends-le-moi.

Et le vieillard dit :

– Mais dis-moi, qu’as-tu vu encore sur laroute ?

Le filleul lui parle de la baba del’isba, comment elle nettoyait ; des moujiks, comment ilsployaient la jante ; et des bergers, comment ils faisaient dufeu.

Le vieillard écoutait. Il retourna dans sonermitage, et en rapporta une hachette ébréchée.

– Viens, dit-il.

Le vieillard s’avança vers une petiteclairière, devant l’ermitage, et, montrant un arbre :

– Abats-le, dit-il.

Le filleul abattit l’arbre, qui tomba.

– Fends-le en trois, maintenant.

Le filleul le fendit en trois. Le vieillardentra de nouveau dans l’ermitage et en rapporta du feu.

– Brûle, dit-il, ces trois morceaux debois.

Le filleul fit un feu, et les brûla. Il enrestait trois charbons.

– Enfouis maintenant les trois charbonsdans la terre.

Comme cela. Le filleul les enfouit.

– Vois-tu la rivière au pied de lamontagne ? Vas-y puiser de l’eau dans ta bouche, et arrose. Cecharbon, arrose-le ainsi que tu as appris à la baba ;celui-ci, arrose-le ainsi que tu as appris aux charrons, etcelui-là, arrose-le comme tu as appris aux bergers. Quand tous lestrois pousseront, et que de ces charbons sortiront trois pommiers,alors tu sauras comment il faut détruire le mal.

Cela dit, le vieillard rentra dans sonermitage. Le filleul réfléchissait, réfléchissait ; il nepouvait comprendre ce que lui disait le vieillard. Et il se mit àfaire comme il lui était ordonné.

 

X

 

Il regarda autour de lui, aperçut des croûtonset mangea. Il trouva une pioche, et se mit à creuser une fosse pourle vieillard. La nuit, il portait l’eau pour arroser, et, dans lajournée, il creusait la fosse. Ce ne fut que le troisième jourqu’il acheva la fosse. Il allait l’enterrer quand arrivèrent duvillage des gens qui apportaient à manger au vieillard. Ilsapprirent que le vieillard était mort après avoir béni le filleul.Ils aidèrent le filleul à enterrer le vieillard, laissèrent dupain, promirent d’en apporter encore : puis ils partirent.

Il resta, le filleul, à vivre à la place duvieillard ; il y vécut, se nourrissant de ce que les gens luiapportaient ; et il continuait à exécuter les prescriptions duvieillard, puisant de l’eau à la rivière, et arrosant les charbons.Le filleul vécut ainsi une année. Beaucoup de gens commençaient àle visiter. Le bruit se répandit que dans la forêt demeurait unsaint homme qui faisait son salut et arrosait avec sa bouche desmorceaux de bois brûlé. On se mit à le visiter, lui demander desconseils et des avis. De riches marchands venaient aussi chez luiet lui apportaient des cadeaux. Le filleul ne prenait rien pourlui, sauf ce dont il avait besoin ; et ce qu’on lui donnait,il le distribuait aux pauvres.

Et le filleul passait bien son temps : lamoitié du jour, il portait dans sa bouche de l’eau pour arroser lescharbons, et, l’autre moitié, il se reposait et recevait lesvisiteurs. Et le filleul se mit à croire que c’était ainsi qu’ildevait vivre, ainsi qu’il détruisait le mal et rachèterait lepéché.

Le filleul vécut de la sorte une secondeannée, et il ne passait pas un seul jour sans arroser, et pourtantpas un seul charbon ne poussait. Un jour, étant dans son ermitage,il entendit un cavalier passer en chantant des chansons. Le filleulsortit voir qui était cet homme ; il vit un homme jeune etfort. Ses habits étaient beaux, beaux le cheval et la selle. Lefilleul l’arrêta et lui demanda qui il était, et où il allait.

L’homme s’arrêta.

– Je suis un brigand, dit-il, je vais parles chemins, je tue les gens. Plus je tue, plus gaies sont meschansons.

Le filleul effrayé pensa : « Commentchasser le mal de cet homme ? Il est facile de parler à ceuxqui viennent chez moi se repentir d’eux-mêmes. Mais celui-ci sevante de ses péchés. »

Le filleul voulait s’en aller, mais ilpensa : « Comment faire ? Ce brigand va maintenant passerpar ici, il effraiera le monde ; les gens cesseront de venirchez moi, et je ne pourrai ni leur être utile, ni vivre moi-même.»

Et le filleul s’arrêta, et il se mit à dire aubrigand :

– Il vient ici chez moi, dit-il, despécheurs, non pas se vanter de leurs péchés, mais se repentir et sepurifier. Repens-toi aussi, si tu crains Dieu ; et si tu neveux pas te repentir, va-t’en alors d’ici, et ne viensjamais ; ne me trouble pas, et n’effraie pas ceux quiviennent. Et si tu ne m’écoutes pas, Dieu te punira.

Le brigand se mit à rire.

– Je ne crains pas Dieu, dit-il, et toi,je ne t’obéis pas. Tu n’es pas mon maître. Toi, dit-il, tu tenourris de ta piété, et moi, je me nourris de brigandage. Tout lemonde doit se nourrir. Enseigne aux femmes qui viennent cheztoi ; moi, je n’ai pas besoin d’être enseigné. Et puisque tum’as rappelé Dieu, je tuerai demain deux hommes de plus ; jete tuerais aussi tout de suite, mais je ne veux pas me salir lesmains ; et dorénavant ne te trouve pas sur mon chemin.

Ayant ainsi menacé, le brigand s’en alla.

Depuis, le filleul craignait le brigand. Maisle brigand ne passait plus, et le filleul vivaittranquillement.

 

XI

 

Le filleul passa ainsi encore huit ans ;il commençait à s’ennuyer. Une nuit, il arrosa ses charbons, revintdans son ermitage, il déjeuna et se mit à regarder les sentiers parlesquels devait venir le monde. Et ce jour-là, personne ne vint. Lefilleul resta seul jusqu’au soir, et se mit à réfléchir sur sa vie.Il se rappela comment le brigand lui avait reproché de ne senourrir que de sa piété, et qu’il avait promis de tuer deux hommesen plus, pour lui avoir rappelé Dieu. Le filleul resta songeur, etse remémora sa vie passée.

– Ce n’est pas de cette façon,pensa-t-il, que le vieillard m’avait ordonné de vivre. Le vieillardm’a donné une pénitence, et moi j’en retire du pain et de lagloire. Et cela me plaît tant, que je m’ennuie quand le monde nevient pas chez moi. Et quand les gens viennent, je n’ai qu’unejoie : c’est qu’ils vantent ma sainteté. Ce n’est pas ainsiqu’il faut vivre. Je me suis laissé enivrer par les éloges. Je n’aipas racheté des péchés, mais j’en ai endossé de nouveaux. Je m’enirai dans la forêt, dans un autre endroit, pour que le monde ne metrouve point. Je vivrai seul, à racheter les vieux péchés ; etje n’en endosserai pas de nouveaux.

Ainsi pensa le filleul ; il prit un petitsac de croûtons, une pioche, et s’en alla de l’ermitage, pour secreuser un réduit dans un endroit désert.

Le filleul marcha avec le petit sac et lapioche et rencontra le brigand. Le filleul prit peur, voulut s’enaller, mais le brigand le rejoignit.

– Où vas-tu ? dit-il.

Le filleul lui dit son projet.

Le brigand s’étonna.

– Mais de quoi vas-tu vivre maintenant,dit-il, quand les gens ne te visiteront plus ?

Le filleul n’y avait pas songé auparavant.Mais, quand le brigand l’interrogea, il y songea.

– Mais de ce que Dieu m’enverra,dit-il.

Le brigand ne répondit rien et s’en alla.

– Pourquoi donc, pensait le filleul, nelui ai-je rien dit de son genre de vie ? Peut-être serepentira-t-il maintenant ; il semble être plus doux et nemenace pas de me tuer.

Le filleul cria de loin au brigand :

– Et tu dois tout de même te repentir, tun’éviteras pas la vengeance de Dieu.

Le brigand fit faire volte-face à son cheval,tira un couteau de sa ceinture et le leva sur le filleul. Lefilleul prit peur et se cacha dans la forêt.

Le brigand ne voulut pas le poursuivre :il l’injuria et partit.

Le filleul s’établit dans un autre endroit. Ilalla le soir arroser les charbons, et il vit qu’un d’eux s’étaitmis à pousser, et qu’un pommier en était sorti.

 

XII

 

Le filleul évita les gens, et se mit à vivreseul. Les croûtons s’épuisèrent.

– Eh bien ! pensa-t-il, je vaischercher des racines. Comme il allait les chercher, le filleulremarqua sur une branche un petit sac avec des croûtons. Le filleulle prit et se mit à s’en nourrir. Aussitôt que les croûtonss’épuisaient, de nouveau il trouvait un autre petit sac sur la mêmebranche.

Et ainsi vécut bien le filleul.

Il vécut de la sorte encore dix ans. Unpommier poussait, et les deux charbons étaient restés ce qu’ilsétaient, des charbons. Un jour le filleul se leva de bonne heure etalla vers la rivière. Il remplit sa bouche d’eau, arrosa lecharbon, y retourna une fois, y retourna cent fois, arrosa la terreautour du charbon, se fatigua et s’assit pour se reposer. Il étaitassis à se reposer, quand tout à coup il entendit le brigand passeren jurant.

Le filleul l’entendit et pensa :

– Il faut se cacher derrière l’arbre, carautrement il me tuera pour un rien, et je n’aurai même pas le tempsde racheter mes péchés.

Comme il commençait à passer derrière l’arbre,voilà qu’il pensa :

– Sauf de Dieu, ni le mal ni le bien neme viendront de personne. Et où pourrais-je me cacher deLui ?

Le filleul sortit de derrière l’arbre, et nese cacha point. Il vit passer le brigand, non pas seul, maisportant avec lui en croupe un homme, les mains liées, la bouchebâillonnée. L’homme gémissait et le brigand jurait. Le filleuls’approcha du brigand et se mit devant le cheval. Le briganddit :

– Tu es encore vivant ! Peut-êtredésires-tu la mort ?

Et le filleul dit :

– Où mènes-tu cet homme ?

– Mais je l’emmène dans la forêt. C’estle fils d’un marchand. Il ne veut pas me dire où est caché l’argentde son père. Je veux le tourmenter jusqu’à ce qu’il me le dise.

Et le brigand voulait poursuivre son chemin.Le filleul saisit le cheval par la bride, ne le lâche pas, etdemande la délivrance du fils du marchand. Le brigand se fâchecontre le filleul, et lève la main sur lui.

– Laisse, dit-il, autrement tu en aurasautant. Ta sainteté ne m’en impose pas.

Le filleul ne s’effraie pas.

– Je ne te crains pas, dit-il, je necrains que Dieu. Et Dieu ne m’ordonne pas de lâcher. Je ne lâcheraipas.

Le brigand fronça les sourcils, sortit soncouteau, coupa les cordes et délivra le fils du marchand.

– Allez-vous-en tous deux, dit-il, et nevous trouvez pas une autre fois sur mon chemin.

Le fils du marchand sauta à terre et s’enfuit.Le brigand voulut passer, mais le filleul l’arrêta encore et se mità lui demander d’abandonner sa mauvaise vie. Le brigand restaimmobile, écouta tout, ne répondit rien et partit.

Le lendemain matin, le filleul alla arroserses charbons. Voici qu’un autre avait poussé : c’était aussiun pommier.

Encore dix ans se passèrent. Un jour lefilleul était assis sans rien désirer, sans rien craindre, et lecœur plein de joie. Et il pensait, le filleul :

– Quelle joie, dit-il, ont leshommes ?… Et ils se tourmentent pour rien. Ils devraient vivreet vivre pour la joie !

Et il se rappelait tout le mal des hommes,comme ils se tourmentent parce qu’ils ne connaissent pas Dieu. Etil se mit à les plaindre.

– Je passe mon temps inutilement,pensait-il. Il faudrait aller chez les gens et leur enseigner ceque je sais.

Comme il pensait cela, il entendit venir lebrigand. Il le laissa passer. Il pensait :

– À celui-là, il n’y a rien àenseigner : il ne comprendra pas. Mais il faut lui parler toutde même. C’est un homme aussi.

Il pensa ainsi, et alla à sa rencontre.Aussitôt qu’il aperçut le brigand, il eut pitié de lui. Il courut àlui, saisit son cheval par la bride et l’arrêta.

– Cher frère, dit-il, aie pitié de tonâme ! Tu as en toi l’âme de Dieu ! Tu te tourmentes, ettu tourmentes les autres, et tu seras tourmenté encore plus. EtDieu t’aime tant ! Quelles joies il t’a réservées ! Nesois pas ton propre bourreau. Change ta vie.

Le brigand s’assombrit.

– Laisse, dit-il.

Le filleul ne laisse pas, et les larmes luicoulent en abondance. Il pleure.

– Frère, dit-il, aie pitié de toi.

Le brigand lève les yeux sur le filleul. Il leregarde, descend de cheval, tombe à genoux devant le filleul et semet aussi à pleurer.

– Tu m’as vaincu, dit-il, vieillard.Vingt ans j’ai lutté contre toi. Tu as pris le dessus sur moi.Maintenant je ne suis plus maître de moi. Fais de moi ce que tuveux. Quand tu m’adjuras pour la première fois, je n’en devins queplus méchant. Je me mis à réfléchir sur tes discours seulementalors que je t’ai vu toi-même te passer du monde. Et depuis, jesuspendis à la branche des croûtons pour toi.

Et il se souvient, le filleul, que lababa nettoya la table seulement alors qu’elle eut lavé laserviette ; – lui, ce fut quand il cessa d’avoir soin delui-même, quand il purifia son cœur, ce fut alors qu’il putpurifier le cœur des autres.

Et le brigand dit :

– Et mon cœur a changé seulement alorsque tu as supplié pour le fils du marchand, et que tu n’as pascraint la mort.

Et il se rappelle, le filleul, que lescharrons ployèrent la jante seulement alors que le support eût étéassujetti ; – lui, il cessa de craindre la mort, il assujettitsa vie en Dieu, et son cœur insoumis se soumit.

Et le brigand dit :

– Et mon cœur s’est fondu tout à fait enmoi seulement alors que tu as eu pitié de moi, et que tu as pleurésur moi.

Le filleul se réjouit, emmène avec lui lebrigand à l’endroit où se trouvaient les deux pommiers et uncharbon. Ils s’approchent : plus de charbon, et un troisièmepommier avait poussé.

Et il se rappelle, le filleul, que le boishumide s’alluma chez les bergers seulement alors qu’ils eurentallumé un grand feu ; – lui, son cœur s’enflamma en lui, etalluma un autre cœur.

Et le filleul se réjouit d’avoir rachetémaintenant tous ses péchés.

Il dit tout cela au brigand, et mourut. Lebrigand l’enterra, se mit à vivre comme lui ordonna le filleul, età son tour il enseignait les gens.

LES DEUX VIEILLARDS

[Note – Récits populaires. 1885.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Lafemme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète.

Nospères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, quele lieu où il faut adorer est à Jérusalem.

Jésus lui dit : Femme, crois-moi, le temps vient que vousn’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem.

Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nousadorons ce que nous connaissons ; car le salut vient desJuifs.

Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateursadoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande detels adorateurs.

(Ev. selon St. Jean, ch. IV, versets 19-29.)

 

 

I

 

Deux vieillards avaient fait vœu d’aller àJérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik : ils’appelait Efim Tarassitch Schevelev ; l’autre, Élysée Bodrov,n’était pas riche.

Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pasde vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas ;il ne jurait jamais : c’était un homme grave et rigide. Ilavait déjà été deux fois staroste [7]. Il avaitune nombreuse famille : deux fils et un petit-fils mariés, ettous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit,barbu : à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine àblanchir.

Élysée était un petit vieillard, ni riche nipauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie ; depuis que l’âgeétait venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de sesfils travaillait au-dehors, l’autre à la maison. C’était unbonhomme jovial : il prenait de la vodka, prisait du tabac,aimait à chanter des chansons ; mais il était débonnaire, etvivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était unpetit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec unebarbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avaittoute la tête chauve.

Voilà bien longtemps que les deux vieillardss’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différaittoujours, ses affaires le retenaient : une terminée, une autreaussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallaitmarier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour del’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train deconstruire.

Un jour de fête, les deux vieillards serencontrèrent ; ils s’assirent sur des poutres.

– Eh ! bien, compère, dit Élysée, àquand l’accomplissement de notre vœu ? Efim se sentitembarrassé.

– Mais il faut attendre encore unpeu : cette année est justement des plus chargées pour moi.J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre unecentaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine estentamée. Et je n’ai pas fini ! – Remettons la chose àl’été ; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sansfaute.

– À mon avis, répondit Élysée, il neconvient pas de tarder davantage : il faut y aller maintenant.C’est le bon moment : voici le printemps.

– C’est le moment, oui, c’est le moment.Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner ?

– N’as-tu donc personne ? Ton filste suppléera.

– Mais comment fera-t-il ? Je n’aipas trop de confiance en mon aîné : je suis sûr qu’il gâteratout.

– Nous mourrons, compère, et ils devrontvivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent.

– Oui, c’est vrai. Mais je voudrais quetout se fît sous mes yeux.

– Eh ! cher ami, tu ne saurais toutfaire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babasnettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt uneautre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, unebaba intelligente, disait : « C’est bien que lafête vienne à jour fixe, sans nous attendre ; car autrement,dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainementjamais fini. »

Efim resta rêveur.

– J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argentà cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas nonplus partir avec les mains vides : ce n’est pas peu que centroubles.

Élysée se mit à rire.

– Ne pèche pas, compère, dit-il. Tonavoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes àla question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi quin’en ai pas, j’en saurai bien trouver.

Efim sourit aussi.

– Voyez-vous ce richard ! dit-il.Mais où en prendras-tu ?

– Je fouillerai à la maison ; jeramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendraiune dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuislongtemps.

– Mais l’essaimage sera bonpourtant ; et tu auras des regrets.

– Des regrets ! mon compère. Je n’airien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plusprécieux que l’âme.

– C’est vrai ; mais ce n’est pasbien, quand il y a du désordre dans la maison.

– C’est pis encore, quand il y a dudésordre dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh ! bien,partons !

 

II

 

Et Élysée persuada son ami. Efim réfléchit,réfléchit, et, le lendemain matin, il vint chez Élysée.

– Eh ! bien, soit, partons !dit-il. Tu as dit la vérité. Dieu est le maître de notre vie et denotre mort. Puisque nous sommes encore vivants, et que nous avonsdes forces, il faut aller.

Dans la semaine qui suivit, les vieillardsfirent leurs préparatifs. Efim avait de l’argent chez lui. Il pritpour lui cent quatre-vingt-dix roubles, et en donna deux cents à sa« vieille ».

Élysée, lui, vendit à son voisin dix ruchesavec la propriété des essaims à naître. Il en tira soixante-dixroubles. Les trente qui manquaient, il se les procura par petitessommes chez tous les siens. Sa « vieille » lui donna sesderniers écus, qu’elle conservait pour l’enterrement. Sa bru luidonna les siens.

Efim Tarassitch a tracé d’avance à son filsaîné tout ce qu’il devra faire : où il faudra semer, où mettrele fumier, comment finir l’isba et la couvrir. Il a songé à tout,il a tout réglé d’avance.

Élysée a dit seulement à sa« vieille » de mettre à part, pour les donner au voisinloyalement, les jeunes abeilles des ruches vendues. Quant auxchoses de la maison, il n’en a pas parlé : « Chaqueaffaire apporte avec elle sa solution. Vous êtes assezgrands ; vous saurez faire pour le mieux. »

Les vieillards étaient prêts. On leur fit desgalettes, on leur cousit des sacs, on leur coupa de nouvellesonoutchi [8] ; ils mirent des chaussuresneuves, prirent avec eux une paire de lapti [9]de rechange, et partirent.

Les leurs les reconduisirent jusqu’à la sortiedu village, leur firent leurs adieux ; et les vieillards semirent en route. Élysée avait gardé sa bonne humeur : à peinehors de son village, il oublia toutes ses affaires.

Il n’a qu’une pensée : être agréable àson compagnon, ne pas aventurer un mot qui le blesse, aller en paixet en bonne union jusqu’au but du voyage et revenir à la maison.Tout en marchant, il murmure quelque prière ou ce qu’il se rappellede la vie des saints. S’il rencontre un passant sur la route, ouquand il arrive quelque part pour la nuit, il tâche toujours d’êtreaimable avec tout le monde, et de dire à chacun un mot qui fasseplaisir. Il marche et se réjouit. Une seule chose n’a pu luiréussir : il voulait cesser de priser du tabac ; il amême laissé chez lui sa tabatière ; mais celal’ennuyait ; chemin faisant, un homme lui en offre. Il lutte,il lutte, mais tout à coup il s’arrête, laisse passer son compagnonpour ne pas lui donner l’exemple du péché, et prise.

Efim Tarassitch marche d’un pas ferme, ne faitpas de mal, ne dit pas de paroles inutiles ; mais il ne sesent pas le cœur dispos ; les affaires de sa maison ne luisortent pas de la tête. Il songe sans cesse à ce qui se passe chezlui : n’a-t-il pas oublié de dire quelque chose à sonfils ? Fera-t-il, son fils, ainsi qu’il lui a étéordonné ?

Il voit sur sa route planter des pommes deterre, ou transporter du fumier, et il pense :

– Fait-il comme je lui ai dit, lefils ?

Il retournerait bien pour lui montrerlui-même.

 

III

 

Les vieillards marchèrent pendant cinqsemaines. Les lapti dont ils s’étaient munis s’étaient usées ;ils commençaient à en acheter d’autres. Ils arrivèrent chez lesKhokhli [10]. Depuis leur départ, ils payaient pourle vivre et le couvert : une fois chez les Khokhli, ce fut àqui les inviterait le premier. On leur donnait à manger et àcoucher, sans vouloir accepter de l’argent, on remplissait leurssacs de pain ou de galettes. Ils firent ainsi sept centsverstes.

Après avoir traversé une autre province, ilsarrivèrent dans un pays infertile. Là, on les couchait encore pourrien, mais on ne leur offrait plus à manger. On ne leur donnait pasmême un morceau de pain partout : parfois ils n’en pouvaienttrouver pour de l’argent.

– L’année d’avant, leur disait-on, rienn’avait poussé : ceux qui étaient riches s’étaient ruinés,avaient tout vendu ; ceux qui avaient assez étaient devenuspauvres, et les pauvres avaient émigré, ou mendiaient, oudépérissaient à la maison. Et pendant l’hiver, ils mangeaient duson et des grains de nielle.

Dans un village où ils passèrent la nuit, lesvieillards achetèrent une quinzaine de livres de pain ; puisils partirent le lendemain à l’aube, pour marcher assez longtempsavant la chaleur. Ils firent une dizaine de verstes, ets’approchèrent d’une petite rivière. Là ils s’assirent, puisèrentde l’eau dans leurs tasses, y trempèrent leur pain, mangèrent etchangèrent de souliers.

Ils restèrent ainsi quelques instants à sereposer. Élysée prit sa tabatière de corne. Efim Tarassitch hochala tête :

– Comment, dit-il, ne te défais-tu pointd’une si vilaine habitude ? Élysée eut un geste derésignation.

– Le péché a eu raison de moi. Qu’ypuis-je faire ? Ils se levèrent et continuèrent leur route.Ils firent encore une dizaine de verstes et dépassèrent un grandbourg. Il faisait chaud ; Élysée se sentit fatigué : ilvoulut se reposer et boire un peu ; mais Efim ne s’arrêta pas.Il était meilleur marcheur que son camarade, qui le suivait avecpeine.

– Je voudrais boire, dit Élysée.

– Eh bien ! fit l’autre, bois ;moi, je n’ai pas soif.

Élysée s’arrêta.

– Ne m’attends pas, dit-il, je vaiscourir à cette petite isba, je boirai un coup et je te rattraperaibientôt.

– C’est bien. Et Efim Tarassitch s’enalla seul sur la route, tandis qu’Élysée se dirigeait vers lamaison. Élysée s’approcha de l’isba. Elle était petite, en argilepeinte, le bas en noir, le haut en blanc. L’argile s’effritait parendroits ; il y avait évidemment longtemps qu’on ne l’avaitrepeinte, et le toit était crevé d’un côté. L’entrée de la maisondonnait sur la cour.

Élysée entra dans la cour : il vit,étendu le long du remblai, un homme sans barbe, maigre, la chemisedans son pantalon, à la manière des Khokhli [11].L’homme s’était certainement couché à l’ombre, mais le soleilvenait maintenant sur lui. Il était étendu, et il ne dormait pas.Élysée l’appela, lui demanda à boire. L’autre ne répondit pas.

– Il doit être malade, ou très peuaffable, pensa Élysée.

Et il se dirigea vers la porte. Il entenditdeux voix d’enfants pleurer dans l’isba. Il frappa avecl’anneau.

– Eh ! chrétiens !

On ne bougea pas.

– Serviteurs de Dieu !

Pas de réponse. Élysée allait se retirer,lorsqu’il entendit derrière la porte un gémissement.

– Il y a peut-être un malheur,là-derrière ; il faut voir. Et Élysée revint vers l’isba.

 

IV

 

Il tourna l’anneau, ouvrit la porte et pénétradans le vestibule. La porte de la chambre était ouverte. À gauchese trouvait le poêle ; en face, le coin principal, où setrouvait l’étagère des icônes, – la table, – derrière la table, unbanc, – sur le banc, une vieille femme vêtue seulement d’unechemise, les cheveux dénoués, la tête appuyée sur la table. Prèsd’elle, un petit garçon maigre, comme en cire, le ventre enflé. Iltirait la vieille par la manche en poussant de grands cris ;il lui demandait quelque chose.

Élysée entra dans la chambre. De mauvaisesodeurs s’en exhalaient. Derrière le poêle, dans la soupente, ilaperçut une femme couchée. Elle était étendue sur le ventre, et neregardait rien, et râlait. Des convulsions écartaient et ramenaientses jambes tour à tour, et la secouaient tout entière. Elle sentaitmauvais ; on voyait qu’elle avait fait sous elle. Et personnepour la nettoyer.

La vieille leva la tête. Elle vit l’homme.

– De quoi as-tu besoin ? Queveux-tu ? Il n’y a rien ici ! dit-elle dans son langagede l’Ukraine. Élysée comprit, et s’approchant d’elle :

– Je suis entré, dit-il, servante deDieu, pour demander à boire.

– Il n’y a personne pour apporter àboire. Et il n’y a rien à prendre ici. Va-t-en.

– Mais quoi ! demanda Élysée, vousn’avez donc personne qui ne soit pas malade chez vous pour nettoyercette femme ?

– Personne. Mon homme se meurt dans lacour, et nous ici.

Le petit garçon s’était tu à la vue d’unétranger. Mais quand la vieille se mit à parler, il la tira denouveau par la manche.

– Du pain, petite grand’mère, donne-moidu pain !

Et il se remit à pleurer.

Élysée avait à peine eu le temps d’interrogerla vieille, lorsque le moujik vint s’affaisser dans la pièce. Il setraîna le long des murs, et voulut s’asseoir sur le banc ;mais il ne réussit pas et tomba par terre. Et, sans se relever, ilessaya de parler. Il articulait ses mots, comme arrachés un par un,en reprenant haleine à chaque fois.

– La faim nous a envahis. Voilà. Il meurtde faim ! dit le moujik en montrant d’un signe de tête lepetit garçon.

Et il pleura.

Élysée secoua son sac derrière l’épaule,l’ôta, le posa par terre, puis le leva sur le banc, et se hâta dele dénouer. Il le dénoua, prit le pain, un couteau, coupa unmorceau et le tendit au moujik. Le moujik ne le prit point, etmontra le petit garçon et la petite fille comme pour dire :« Donne-le-leur à eux. » Élysée le donna au garçon.

Le petit garçon, en sentant le pain, le saisitde ses menottes, et y entra avec son nez. Une petite fillesortit de derrière le poêle, et fixa ses yeux sur le pain. Élyséelui en donna aussi. Il coupa encore un morceau et le tendit à lavieille. La vieille le prit et se mit à mâcher.

– Il faudrait apporter de l’eau, ditÉlysée. Ils ont tous la bouche sèche.

– Je voulais, dit-elle, hier ouaujourd’hui, – je ne m’en souviens plus déjà – je voulais apporterde l’eau. Pour la tirer, je l’ai tirée ; mais je n’ai pas eula force de l’apporter ; je l’ai renversée et je suis tombéemoi-même. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’à la maison. Etle seau est resté là-bas, si on ne l’a pas pris.

Élysée demanda où était le puits, et lavieille le lui indiqua. Il sortit, trouva le seau, apporta de l’eauet fit boire tout le monde. Les enfants mangèrent encore du painavec de l’eau, et la vieille mangea aussi ; mais le moujik nemangea pas.

– Je ne le peux pas, disait-il. Quant àla baba, loin de pouvoir se lever, elle ne revenait pas à elle etne faisait que s’agiter dans son lit. Élysée se rendit dans levillage, chez l’épicier, acheta du gruau, du sel, de la farine, dubeurre, et trouva une petite hache. Il coupa du bois et alluma lepoêle. La petite fille l’aidait. Il fit une espèce de potage et unekascha [12], et donna à manger à tout cemonde.

 

V

 

Le moujik put manger un peu, ainsi que lavieille ; le petit garçon et la petite fille léchèrent tout leplat, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Le moujik avec la vieille racontèrent leurhistoire.

– Nous vivions auparavant, dirent-ils,pas très riches non plus. Et voilà que justement rien ne poussa.Vers l’automne, nous avions déjà tout mangé. Après avoir mangétout, nous avons demandé aux voisins, puis aux personnescharitables. D’abord on nous a donné ; puis on nous a refusé.Il y en avait qui auraient bien donné, mais qui ne le pouvaientpas. D’ailleurs nous commencions à avoir honte de demandertoujours. Nous devons à tout le monde et de l’argent, et de lafarine, et du pain.

– J’ai cherché, dit le moujik, dutravail : pas de travail. On ne travaille que pour manger.Pour une journée de travail, deux perdues à en chercher. Alors lavieille et la petite fille sont allées mendier. L’aumône étaitmince, personne n’avait de pain. Pourtant on mangeait tout de même.Nous comptions nous traîner ainsi jusqu’à la moisson prochaine.Mais, depuis le printemps, on n’a plus rien donné ! Et voilàque la maladie s’en est mêlée.

Tout allait de mal en pis. Un jour, nousmangions, et deux non. Nous nous sommes tous mis à manger del’herbe. Mais soit à cause de l’herbe, ou autrement, la maladieprit la baba. La baba s’alita ; et chez moi, dit le moujik,plus de forces. Et je ne sais comment me tirer de là.

– Je suis restée seule, dit la vieille.J’ai fait ce que j’ai pu, mais ne mangeant pas, je me suis épuisée.Et la petite fille dépérit et devint peureuse ; nousl’envoyions chez le voisin, et elle refusait d’y aller. Elle setenait blottie dans un coin et n’en bougeait pas. Avant-hier, lavoisine entra, mais en nous voyant affamés et malades, elle atourné les talons et détalé. Son mari lui-même est parti, n’ayantpas de quoi donner à manger à ses petits enfants. Eh ! bien,c’est dans cet état que nous nous étions couchés en attendant lamort.

Élysée, ayant écouté leurs discours, résolutde ne pas rejoindre son compagnon le même jour, et il coucha dansl’isba. Le lendemain matin il se leva et s’occupa de tout dans lamaison, comme s’il en eût été le patron. Il fit avec la vieille lapâte pour le pain et alluma le poêle. Il alla avec la petite fillechez le voisin chercher ce qu’il fallait. Mais quoi qu’il demandât,pour le ménage, pour le vêtement, il n’y avait rien, tout étaitmangé. Alors Élysée, achetant ceci, fabriquant cela, se procuratout ce qui lui manquait. Il demeura ainsi une journée, une autre,puis une troisième. Le petit garçon se rétablit ; il marchaitsur le banc, et venait avec tendresse se frotter contre Élysée. Lapetite fille, devenue tout à fait gaie, l’aidait en tout, toujoursà courir derrière lui en criant : « Petitgrand-père ! Petit grand-père ! » La vieille seremit aussi et alla chez sa voisine. Le moujik commençait à longerles murs. Seule la baba gardait encore le lit ; mais letroisième jour, elle aussi revint à elle et demanda à manger.

– Eh bien ! pensait Élysée, je necroyais pas rester ici aussi longtemps. Maintenant il est temps departir.

 

VI

 

Le quatrième jour commençaient les fêtes dePâques.

– Je vais leur acheter de quoi serégaler, je festoierai avec eux, et le soir je partirai, pensaÉlysée.

Il retourna au village acheter du lait, de lafarine bien blanche, de la graisse. Il cuisina, pâtissa avec lavieille ; le matin il alla à la messe, et, à son retour, onfit bombance. Ce jour-là, la baba commença à marcher. Le moujik serasa, mit une chemise propre que lui avait lavée la vieille, et serendit dans le village chez un riche propriétaire auquel il avaitengagé sa prairie et son champ. Il allait le prier de lui rendreses terres avant les travaux. Le moujik rentra dans la soirée, bientriste, et se mit à pleurer. Le riche propriétaire avait refusé. Ildemandait l’argent d’abord.

Élysée se prit à réfléchir de nouveau.

– Comment vont-ils vivremaintenant ? Les autres s’en iront faucher, eux, non :leur pré est engagé. Quand le seigle sera mûr, les autres s’eniront moissonner, eux, non : leurs déciatines sont engagées.Si je pars, ils redeviendront ce qu’ils étaient.

Élysée résolut de ne pas s’en aller cesoir-là, et remit son départ au lendemain matin. Il alla se coucherdans la cour ; il fit sa prière, s’étendit, mais ne puts’endormir.

– Il me faut partir, il me reste si peud’argent, si peu de temps ! Et pourtant, c’est pitié, cespauvres gens… Mais peut-on secourir tout le monde ? Je nevoulais que leur apporter de l’eau et leur donner un peu de pain àchacun, et voilà jusqu’où les choses en sont venues ! Il y adéjà le pré et le champ à dégager. Le champ dégagé, il faudraacheter une vache aux enfants, puis un cheval au moujik pourtransporter les gerbes… Tu es allé un peu trop loin, mon ami ÉlyséeBodrov ! Tu as perdu ta boussole et tu ne peux plust’orienter !

Élysée se leva, retira son caftan de derrièresa tête, ouvrit sa tabatière de corne, prisa, et chercha à voirclair dans ses pensées. Mais non, il méditait, méditait sanspouvoir rien trouver. Il lui faut partir ; mais laisser cespauvres gens, quelle pitié ! Et il ne savait à quoi serésoudre. Il ramassa de nouveau son caftan, le mit sous sa tête etse recoucha. Il resta ainsi longtemps : déjà les coqs avaientchanté lorsqu’il commença à s’endormir.

Tout à coup il se sent comme réveillé. Il sevoit déjà habillé, avec son sac et son bâton ; et il a àfranchir la porte d’entrée. Elle est à peine assez entrebâilléepour laisser passer un seul homme. Il marche vers la porte, mais ilest accroché d’un côté par son sac, et, en voulant se décrocher, ilest pris d’un autre côté par son soulier ; le soulier sedéfait. À peine dégagé, voilà qu’il se sent retenu de nouveau, nonpar la haie, mais par la petite fille qui le tient encriant :

– Petit grand-père ! Petitgrand-père ! du pain ! Il regarde son pied, et c’est lepetit garçon qui lui tient l’onoutcha ; et de la fenêtre, lavieille et le moujik le regardent. Élysée se réveilla.

– Je vais acheter, se dit-il, et le champet le pré, plus un cheval pour l’homme et une vache pour lesenfants. Car autrement je m’en irais chercher le Christ par-delàles mers et je le perdrais en moi-même. Il faut êtresecourable.

Il s’endormit jusqu’au matin, se leva de bonneheure, se rendit chez le riche moujik, et racheta les semailles etle pré. Il racheta aussi la faux, car elle avait été aussi vendue,et l’apporta au logis. Il envoya le moujik faucher, et lui-mêmes’en alla chez le cabaretier pour y trouver un cheval avec unecharrette à vendre. Il marchanda, acheta, et partit ensuite acheterune vache. Comme il marchait dans la rue, Élysée vit devant luideux femmes du pays. Les deux babas cheminaient en bavardant entreelles, et Élysée les entendit parler de lui.

– D’abord, disait l’une des femmes, on nesavait quel était cet homme. On le croyait tout simplement unpèlerin… Il entra, dit-on, pour demander à boire, et puis il estresté à vivre là. Il leur a acheté tout, dit-on. Moi-même je l’aivu aujourd’hui acheter chez le cabaretier un cheval avec unecharrette. Il en existe donc de telles gens ! Il faut allervoir.

Élysée entendit cela, et comprit qu’on lelouait. Alors il n’alla pas acheter la vache. Il revint chez lecabaretier, lui paya le cheval, attela et prit le chemin de l’isba.Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta et descendit de lacharrette. Les habitants de l’isba aperçurent le cheval, et s’enétonnèrent. Ils pensaient bien que le cheval avait été acheté poureux, mais ils n’osaient pas le dire. Le patron vint ouvrir laporte.

– Où t’es-tu procuré cette bête, dit-il,mon petit vieillard ?

– Mais je l’ai achetée, répondit Élysée.C’est une occasion. Fauche-lui un peu d’herbe pour la nuit.

Le moujik détela le cheval, lui faucha del’herbe et en remplit la crèche. On se mit au lit. Élysée se couchadans la cour, où il avait, dès le soir, transporté son sac. Quandtous furent endormis, Élysée se leva, fit son paquet, se chaussa,passa son caftan et s’en alla à la recherche d’Efim.

 

VII

 

Élysée fit cinq verstes. Le jour commençait àpoindre. Il s’arrêta sous un arbre, défit son paquet et compta sonargent. Il lui restait dix-sept roubles et vingt kopecks.

– Eh bien ! pensa-t-il, avec cela,impossible de passer la mer ; et mendier pour mon voyage aunom du Christ, serait peut-être un péché de plus. Le compère Efimsaura bien aller tout seul, et sans doute il mettra aussi un ciergepour moi. Et moi, mon vœu sera non avenu jusqu’à ma mort. Le Maîtreest miséricordieux ; il m’en relèvera.

Élysée se leva, secoua son sac derrière sesépaules, et fit volte-face. Seulement il contourna le village pourn’être pas vu. Et bientôt il arriva chez lui. Au départ, il luiavait semblé difficile et même pénible de se traîner derrière Efim.Au retour, Dieu lui donnait de marcher sans fatigue. Il marchaitsans y prendre garde, en jouant avec son bâton, et faisaitsoixante-dix verstes dans une journée.

Quand il arriva chez lui, les travaux deschamps s’étaient heureusement faits. Les siens se réjouirent fortde revoir leur vieillard. On commença par lui demander comment etpourquoi il avait perdu son compagnon, pourquoi il était revenu aulogis au lieu d’aller jusqu’au bout.

– C’est que Dieu ne l’a pas voulu,répondit-il. J’ai dépensé l’argent en route et j’ai laissé moncompagnon me dépasser. Et voilà : je n’y suis pas allé.Pardonnez-moi pour la gloire du Christ.

Et il rendit le reste de l’argent à sa« vieille ». Élysée s’enquit des affaires de la maison.Elles s’étaient arrangées pour le mieux, tout allait bien ; leménage ne manquait de rien, et tout le monde vivait en paix et enbon accord.

Les Éfimov, ayant appris dans la journée leretour d’Élysée, vinrent demander des nouvelles de leur vieillard,et Élysée leur dit la même chose.

– Votre « vieillard », dit-il,allait très bien. Nous nous sommes quittés trois jours avant laSaint-Pierre. J’ai voulu le rattraper, mais il m’est alors survenuforce événements ; et je n’ai plus eu de quoi poursuivre maroute. Et voilà : je m’en suis retourné…

On s’étonna qu’un homme aussi avisé eût faitune telle sottise. « Il est parti, il n’a pas atteint le but,il a pour rien dépensé son argent. » On s’étonnait et onriait.

Et Élysée finit par oublier tout cela. Ilreprit ses occupations, coupa avec ses fils du bois pour l’hiver,battit le blé avec les babas, couvrit le hangar et soigna sesruches. Il se mit en mesure de livrer au voisin les dix essaims dejeunes abeilles. Sa « vieille » eût voulu lui cacher lecompte des nouvelles abeilles ; mais Élysée savait bienlesquelles étaient pleines, lesquelles ne l’étaient pas : etil donna à son voisin dix-sept essaims au lieu de dix.

Élysée régla toutes ses affaires, envoya sesfils travailler au-dehors et se mit lui-même à tresser des lapti età tailler des sabots pour la mauvaise saison.

 

VIII

 

Toute cette première journée qu’Élysée passadans l’isba des gens malades, Efim attendit son compagnon. Il fithalte tout près du village, attendit, attendit, dormit un peu, seréveilla, demeura assis encore un peu et ne vit rien venir. Il sefatiguait les yeux à regarder. Le soleil se couchait déjà derrièrel’arbre, et Élysée ne paraissait pas.

– Peut-être a-t-il passé, pensait-il, etcomme je dormais, il ne m’aura pas remarqué. Mais non, il nepouvait pas ne pas me voir : on voit loin dans la steppe… Jevais revenir sur mes pas, pensait-il ; mais nous pourrionsnous manquer, ce serait pis… Je vais m’en aller en avant, nous nousrencontrerons à la première couchée.

Il arriva dans un village et pria le gardechampêtre, s’il venait un petit vieillard de telle et tellemanière, de l’amener dans l’isba où il était. Élysée ne vint pas àla couchée.

Efim s’en alla plus loin, demandant à chacuns’il n’avait pas vu un petit vieillard tout chauve : personnene l’avait vu. Efim continua seul son chemin.

– Nous nous rencontrerons, pensait-il,quelque part à Odessa ou sur le bateau. Et il n’y songea plus.

En route il rencontra un pèlerin. Ce pèlerin,en robe de bure avec de longs cheveux, était allé au mont Athos, etfaisait déjà pour la seconde fois le voyage de Jérusalem. Ils serencontrèrent dans une auberge, lièrent conversation et firentroute ensemble.

Ils arrivèrent sans encombre à Odessa. Là, ilsattendirent le bateau pendant trois jours, en compagnie d’unemultitude de pèlerins ; il en venait de tous les côtés. Denouveau, Efim s’enquit d’Élysée, mais personne ne l’avait vu.

Le pèlerin apprit à Efim le moyen de faire latraversée sans bourse délier ; mais Efim ne l’écoutapoint.

– Moi, dit-il, je préfère payer ma place.C’est pour cela que j’ai pris de l’argent.

Il donna quarante roubles pour l’aller et leretour, et s’acheta du pain avec des harengs pour la route. Lebateau chargé, les fidèles embarqués, Efim monta à bord avec lepèlerin. On leva l’ancre et on partit. La journée fut bonne ;mais, vers le soir, un grand vent se mit à souffler ; la pluietombait, les vagues balayaient, inondaient le bateau. Les babaspleuraient, les hommes s’affolaient ; quelques passagerscouraient ça et là en quête d’un abri. Efim sentit, lui aussi, quela peur lui venait ; mais il n’en laissa rien voir, et se tintimmobile à sa place, auprès des vieillards de Tanbov, toute la nuitet toute la journée du lendemain. Le troisième jour la mers’apaisa ; le cinquième on arriva devant Constantinople.Quelques-uns débarquèrent, et visitèrent l’église deSainte-Sophie-la-Sage, où sont maintenant les Turcs. Efim nedescendit pas à terre. Après une escale de vingt-quatre heures, lebateau reprit la mer, toucha à Smyrne-la-Ville, puis à Alexandrie,et atteignit sans accident Jaffa-la-Ville. C’est à Jaffa que tousles pèlerins devaient débarquer : il n’y a que soixante-dixverstes pour se rendre à pied de là à Jérusalem. Pendant ledébarquement, les fidèles eurent un moment de peur. Le navire étaithaut ; on jetait les passagers dans des barques, tout en bas,et, les barques oscillant, on risquait de tomber, non dedans, maisà côté. Deux se mouillèrent quelque peu. Mais, au bout du compte,tous débarquèrent sains et saufs.

On se mit en route aussitôt, et le quatrièmejour on atteignit Jérusalem. Efim s’arrêta hors de la ville, àl’auberge russe, fit viser son passeport, dîna et s’en alla avecles pèlerins visiter les Lieux Saints. Au Saint-Sépulcre, on nelaissait pas encore entrer. Il se rendit d’abord à la messe, dansle monastère du Patriarche, pria, brûla des cierges, examina letemple de la Résurrection, où se trouve le Saint-Sépulcre. Tant debâtiments le masquent, qu’on ne le voit presque pas. La premièrejournée, il ne put visiter que la cellule où Marie l’Égyptienneavait fait son salut. Il brûla des cierges et chanta la messe. Ilvoulut voir l’office du soir au Saint-Sépulcre ; mais ilarriva trop tard. Il alla visiter le monastère d’Abraham, y vit lejardin de Savek, où Abraham voulut sacrifier son fils à Dieu. Ilvit ensuite l’endroit où le Christ apparut à Marie-Magdeleine, etl’église de Jacob, le frère du Seigneur. Le pèlerin lui montraittout, et partout lui disait où et combien il fallait donner, où ilfallait brûler des cierges. Ils s’en revinrent de nouveau àl’auberge.

Au moment de se coucher, le pèlerin seplaignit tout à coup en fouillant ses poches.

– On m’a volé, dit-il, mon porte-monnaieavec l’argent ; il y avait vingt-trois roubles, disait-il,deux billets de dix roubles chacun, et trois roubles demonnaie.

Il se plaignait, il se plaignait, le pèlerin,mais que faire ? et il se coucha.

 

IX

 

Une fois au lit, Efim fut tenté d’une mauvaisepensée :

– On n’a point volé son argent aupèlerin, pensait-il ; je crois qu’il n’en avait pas. Il nedonnait nulle part. Il me disait bien de donner, mais lui-même nedonnait rien. Il m’a même emprunté un rouble.

Ainsi pensait Efim. Puis il se fit desreproches :

– Pourquoi porter des jugementstéméraires sur un homme ? C’est un péché que je ne veux pluscommettre.

Mais, dès qu’il s’assoupissait, il serappelait de nouveau que le pèlerin regardait l’argent d’un certainair sournois, et combien il paraissait peu sincère en disant qu’onl’avait volé.

– Il n’avait pas d’argent sur lui :c’est une invention. Le lendemain, levés de bonne heure, ils serendirent à l’office du matin, dans le grand temple de laRésurrection, au Saint-Sépulcre. Le pèlerin ne lâchait pas Efim etle suivait partout.

Il y avait au temple quantité de pèlerins, etdes Russes, et des Grecs, et des Arméniens, et des Turcs, et desSyriens, à ne pouvoir les dénombrer. Efim parvint avec la foulejusqu’à la Sainte-Porte, et passa à travers la garde turque, àl’endroit où le Christ fut descendu de la croix, où on l’oignitd’huile ; là, brûlaient neuf grands chandeliers. Efim y déposason cierge. Puis le pèlerin le mena à droite, en haut, parl’escalier, sur le Golgotha, là où fut la croix. Efim y fit saprière ; puis on lui montra la fissure qui déchira la terrejusqu’à l’enfer. On lui montra ensuite l’endroit où furent cloués àla croix les mains et les pieds du Christ, puis le sépulcre d’Adam,dont les os furent humectés par le sang du Christ. Puis, ce fut lapierre où s’assit le Christ quand on mit sur Lui la couronned’épines, et le poteau auquel on lia le Christ pour Le flageller,et les deux creux laissés dans le roc par les genoux du Christ.Efim eût vu d’autres choses encore, mais il se fit une poussée dansla foule : tous se hâtaient vers la grotte du Saint-Sépulcre.À une messe non orthodoxe un office orthodoxe allait succéder. Efimsuivit la foule à la Grotte.

Il voulait se défaire du pèlerin, contrelequel il péchait toujours en pensée ; mais l’autres’attachait à lui, et le suivit à l’office de la Grotte duSaint-Sépulcre. Il eût voulu se mettre plus près, mais ils étaientvenus trop tard. La presse était si forte qu’on ne pouvait niavancer ni reculer. Efim resta donc sur place, regardant devant luiet faisant ses prières. Par moments, il tâtait s’il avait encoreson porte-monnaie. Et ses pensées se succédaient :

– Le pèlerin me trompe assurément… Sipourtant il ne m’avait pas trompé, si on lui avait en effet voléson porte-monnaie !… Mais alors, pourvu que pareille chose nem’arrive pas aussi !

 

X

 

Efim, ainsi immobile et priant, jette devantlui ses regards vers la chapelle où se trouve le Saint-Sépulcre,devant lequel sont suspendues trente-six lampes. Il regardepar-dessus les têtes, et voici que juste au-dessous des lampes, enavant de la foule, il aperçoit, ô miracle ! un petit vieillarden caftan de bure, dont la tête, entièrement chauve, luisait commecelle d’Élysée Bodrov.

– Il ressemble à Élysée, pense-t-il, maisce ne doit pas être lui. Il n’a pu être ici avant moi :l’autre bateau est parti huit jours avant nous, il est impossiblequ’il ait pu me devancer ; quant à notre bateau, il n’y étaitpoint ; j’ai bien examiné tous les fidèles.

Comme il songeait ainsi, le petit vieillardpriait et faisait trois saluts : le premier, devant lui, àDieu ; les autres, aux fidèles des deux côtés. Quand le petitvieillard tourna la tête à droite, Efim le reconnut aussitôt.

– C’est bien lui, Bodrov ; voilàbien sa barbe noirâtre, frisée, et ses poils blancs sur les joues,et ses sourcils, et ses yeux, et son nez, et tout son visageenfin : c’est lui, c’est bien Élysée Bodrov.

Efim se réjouit fort d’avoir retrouvé soncompagnon, et s’étonna qu’il eût pu arriver avant lui.

– Eh ! eh ! Bodrov, pensa-t-il,comment a-t-il pu se glisser en avant des fidèles ? Il aurasans doute fait la connaissance de quelqu’un qui l’a mené là. Je letrouverai à la sortie, et m’en irai avec lui, après avoir planté làmon pèlerin. Peut-être saura-t-il me conduire, moi aussi, à lapremière place.

Et Efim regardait toujours pour ne pointperdre Élysée de vue. L’office terminé, la foule s’ébranla. On sepoussait pour aller s’agenouiller. La presse refoula Efim dans uncoin.

De nouveau la peur le prit qu’on ne lui volâtsa bourse. Il y porta la main, et chercha à se frayer un cheminpour gagner un endroit libre. Il se dégagea, il marcha, il cherchapartout Élysée, et sortit du temple sans avoir pu le joindre. Aprèsl’office, Efim courut d’auberge en auberge en quête d’Élysée :nulle part il ne le rencontra. Cette soirée-là, le pèlerin ne vintpas non plus ; il avait disparu sans lui rendre son rouble.Efim resta seul.

Le lendemain, il retourna au Saint-Sépulcre,avec un vieillard de Tanbov venu sur le même bateau. Il voulut seporter en avant, mais il fut refoulé de nouveau et il resta prèsd’un pilier à prier. Il regarda devant lui comme la veille, et,comme la veille, sous les lampes, tous près du Saint-Sépulcre, setenait Élysée, les mains étendues comme un prêtre à l’autel ;et sa tête chauve luisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cette foisje saurai bien le joindre. Il se faufila jusqu’au premierrang : pas d’Élysée. Il avait dû sortir sans doute. Letroisième jour, il se rendit encore à la messe, et il regardaencore. Et il aperçut, sur la place sainte, Élysée tout à fait envue, les mains étendues, les yeux en haut, comme s’il contemplaitquelque chose au-dessus de lui ; et sa tête chauveluisait.

– Eh bien ! pensa Efim, cettefois-ci je ne le manquerai plus. Je me tiendrai à la porte desortie et je le trouverai sûrement.

Il sortit et attendit, attendit. Toute lafoule s’écoula : pas d’Élysée.

Efim passa de la sorte six semaines àJérusalem, visitant les lieux consacrés, et Bethléem, et Béthanieet le Jourdain. Il fit mettre le sceau du Saint-Sépulcre sur unechemise neuve destinée à l’ensevelir ; il prit de l’eau duJourdain dans un petit flacon, et de la terre, et des cierges dansle lieu saint. Quand il eut dépensé tout son argent, qu’il ne luiresta plus que l’argent du retour, Efim se mit en route pourrevenir au logis.

Il gagna Jaffa-la-Ville, prit le bateau,arriva à Odessa et s’en alla à pied chez lui.

 

XI

 

Efim revint par le même chemin. À mesure qu’ilse rapprochait de sa maison, ses soucis le reprenaient :Comment vivait-on chez lui, sans lui ?

– En une année, pensait-il, il passebeaucoup d’eau sous le pont. Une maison, œuvre d’un siècle, un seulmoment peut la détruire… Comment mon fils a-t-il mené lesaffaires ? Comment le printemps a-t-il commencé ? Commentle bétail a-t-il passé l’hiver ? A-t-on terminé heureusementla maison ?

Efim atteignit le lieu où, l’année dernière,il s’était séparé d’Élysée. Impossible de reconnaître les habitantsdu pays. Là où, l’autre an, ils étaient misérables, ils vivaientaujourd’hui à leur aise. Les récoltes avaient été excellentes, etles paysans, oubliant leurs misères, s’étaient relevés. Le soir,Efim arriva au village où Élysée l’avait quitté. Il venait à peined’y entrer, qu’une petite fille en chemise blanche sortit d’unemaison et courut vers lui.

– Petit vieillard ! petitvieillard ! Viens chez nous ! Efim voulut passer outre,mais la fillette revint à la charge, le saisit par la manche etl’entraîna en riant vers l’isba.

La baba et le petit garçon parurent sur leseuil et l’invitèrent de la main.

– Viens, petit vieillard, viens souper etpasser la nuit. Efim se rendit à cette invitation.

– À propos, pensa-t-il, je m’informeraid’Élysée. Je crois que voilà justement l’isba où il est allé, l’anpassé, demander à boire.

Efim entra. La baba le débarrassa de son sac,le mena se débarbouiller et le fit asseoir à table. On lui donna dulait, des vareniki [13], de lakascha. Efim remercia les gens de l’isba, et les loua de leurhospitalité envers les pèlerins.

La baba hocha la tête :

– Comment ne leur ferions-nous pas bonaccueil ? dit-elle : c’est à un pèlerin que nous devonsde vivre encore. Nous buvions, nous avions oublié Dieu, et Dieunous punit, et nous attendions la mort. Oui, au printemps dernier,nous étions tous couchés, sans rien à manger, malades. Et nousserions morts si Dieu ne nous eût envoyé un petit vieillard commetoi. Il entra au milieu de la journée pour boire. En voyant notreétat, il fut pris de pitié et resta avec nous. Il nous donna àboire, il nous donna à manger, nous remit sur pied, et nous achetaun cheval avec une charrette qu’il nous a laissés.

La vieille entra et interrompit le discours dela baba.

– Était-ce un homme ? Était-ce unange de Dieu ? nous l’ignorons nous-mêmes. Il aimait tout lemonde, plaignait tout le monde, et il partit sans le dire àpersonne. Nous ne savons même pas pour qui prier Dieu. Je le voisencore : je suis couchée, attendant la mort ; tout à coupje vois entrer un petit vieillard assez insignifiant, tout chauve,qui demande à boire. Croiriez-vous que j’ai pensé, moi, lapécheresse : « Que nous veut-il, celui-là ? »Mais lui, voici ce qu’il a fait. Aussitôt qu’il nous a vus, il aôté son sac, l’a posé là, à cet endroit, et l’a dénoué.

La petite fille se mêla à la conversation.

– Non, grand-mère, dit-elle. C’est ici,d’abord, au milieu de la chambre, et puis sur le banc, qu’il a poséson sac.

Et elles discutaient, elles se rappelaienttoutes ses paroles, tous ses actes, où il s’asseyait, où ildormait, ce qu’il faisait, ce qu’il disait à l’une ou àl’autre.

À la tombée de la nuit, survint le moujik àcheval. Il se mit, lui aussi, à parler de la vie d’Élysée chezeux.

– S’il n’était pas venu chez nous, nousmourions avec nos péchés ; nous mourions dans le désespoir, enmaudissant Dieu et le genre humain. Et c’est lui qui nous a remissur pied, c’est grâce à lui que nous avons reconnu Dieu, et quenous avons eu foi en la bonté des hommes. Que le Christ lesauve ! Nous vivions auparavant comme des bêtes ; et il afait de nous des hommes.

On fit manger, boire, coucher Efim, et on secoucha aussi.

Efim ne pouvait dormir. La pensée d’Élysée lehantait, tel qu’à Jérusalem il l’avait vu trois fois au premierrang.

– Voilà comment il m’aura devancé,pensait-il. Mes efforts ont-ils été bénis ? Je ne sais :mais les siens, Dieu les a bénis.

Le lendemain, les gens de l’isba laissèrentpartir Efim, après l’avoir comblé de gâteaux pour la route, et s’enallèrent au travail. Et Efim poursuivit son chemin.

 

XII

 

Efim était absent de chez lui depuis uneannée, lorsqu’il y rentra.

Il arriva à son logis vers la soirée. Son filsne s’y trouvait pas, il était au cabaret. Il en revint gris. Efiml’interrogea ; il eut bien vite vu que son fils n’avait pasfait son devoir. Il avait gaspillé son argent, et envoyé au diabletoutes les affaires. Le père se répandit en reproches, mais le filsrépondit d’un ton grossier :

– Tu aurais mieux fait, dit-il, det’occuper toi-même de ta maison et de ne pas t’en aller enemportant encore avec toi tout l’argent. Et voilà qu’à présent tume réprimandes !

Le vieux se fâcha et battit le fils.

Efim Tarassitch sortit pour aller chez lestaroste faire viser son passeport : il passa devant la maisond’Élysée ; la « vieille » d’Élysée était sur leseuil : elle le salua.

– Bonjour, compère ! dit-elle. As-tufait bon voyage ?

Efim s’arrêta.

– Grâce à Dieu, je suis arrivé à mon but.J’ai perdu ton vieillard, mais j’ai appris qu’il est retourné aulogis. Et la vieille se mit à raconter : elle aimait àbavarder.

– Il est retourné, dit-elle, notrenourricier, il y a longtemps qu’il est retourné : c’était versl’Assomption. Quelle joie quand Dieu nous l’a ramené. Nous nousennuyions tant sans lui ! Son travail n’est pas considérable,il n’est plus dans la force de l’âge ; mais c’est toujours luila tête de la maison, et nous ne nous plaisons qu’avec lui. Et songarçon, qu’il était joyeux ! Sans lui, dit-il, la maison estcomme un œil sans lumière. Nous nous ennuyons quand il n’est paslà. Que nous l’aimons, et que nous le choyons !

– Eh bien ! est-il maintenant aulogis ?

– Oui, compère, il est aux ruches, àsoigner ses abeilles. Le miel, dit-elle, abonde. Dieu a donné tantde forces aux abeilles que mon vieillard ne se rappelle pas enavoir vu autant. La bonté de Dieu ne se mesure pas à nos péchés…Viens, ami, il en sera bien aise.

Efim traversa le corridor et la cour et s’enfut trouver Élysée au rucher. Il y entra et vit Élysée qui, vêtud’un caftan gris, se tenait sous un petit bouleau, sans filet, sansgants, les mains étendues, les yeux en haut, sa tête chauve etluisante, tel qu’il lui était apparu à Jérusalem, auprès duSaint-Sépulcre ; au-dessus de lui, à travers le petit bouleau,le soleil se jouait, comme à Jérusalem la clarté des lampes, etautour de sa tête les abeilles dorées, volant sans le piquer, luifaisaient une couronne. Efim s’arrêta. La « vieille »d’Élysée appela son mari :

– Notre compère, dit-elle, estlà !

Élysée se retourna, poussa un cri de joie, etalla au-devant de son compère, en retirant avec précaution lesabeilles de sa barbe.

– Bonjour, compère ! bonjour, cherami ! as-tu fait bon voyage ?

– Oh ! j’ai usé toutes mes jambes.Je t’ai apporté de l’eau du Jourdain-le-fleuve. Viens chez moi laprendre. Mais je ne sais si Dieu a béni mes efforts…

– Eh bien ! que Dieu soitloué ! que le Christ te sauve !

– J’y ai été de mes jambes, dit Efimaprès un moment de silence, mais je ne sais si j’y ai été de monâme. Peut être est-ce plutôt quelqu’un autre…

– C’est l’affaire de Dieu, compère !C’est l’affaire de Dieu !

– J’ai visité aussi en revenant l’isba oùtu es entré…

Élysée, effrayé, lui coupa laparole :

– C’est l’affaire de Dieu, compère, c’estl’affaire de Dieu !… Viens-tu chez nous boire un peu demiel ? Et Élysée, désireux de détourner la conversation, parlades affaires du ménage.

Efim poussa un soupir. Il s’abstint derappeler à Élysée les gens de l’isba, et ce qu’il avait vu àJérusalem. Et il comprit que Dieu ne nous donne ici-bas qu’uneseule mission : – l’amour et les bonnes œuvres.

LES TROIS VIEILLARDS – CONTE DE LA RÉGIONDE LA VOLGA

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

L’archevêque d’Arkhangelsk avait pris placesur un bateau qui faisait voile de cette ville au monastère deSolovki. Parmi les passagers se trouvaient aussi des pèlerins et deceux que l’on nomme « saints ». Le vent soufflait enpoupe, le temps était beau, il n’y avait ni roulis ni tangage.

Les pèlerins, les uns couchés ou mangeant, lesautres assis par tas, devisaient entre eux. L’archevêque sortit desa cabine et se mit à marcher d’un bout à l’autre du pont. Arrivé àla proue, il vit un groupe qui s’y était rassemblé. De la main, unpetit paysan désignait quelque chose au large et parlait tandis queles autres l’écoutaient. L’archevêque s’arrêta, regarda dans ladirection indiquée par le petit paysan : rien de visible quela mer rutilant sous le soleil. L’archevêque s’approcha pour mieuxécouter. Le petit paysan l’ayant aperçu ôta son bonnet et se tut.Les autres de même, à la vue de l’archevêque, se découvrirent ets’inclinèrent avec respect.

– Ne vous gênez pas, mes amis, dit leprélat. Je suis venu, moi aussi, écouter ce que tu dis, bravehomme.

– Le petit pêcheur nous parlait desvieillards, dit un marchand qui s’était enhardi.

– De quels vieillards s’agit-il ?demanda l’archevêque, et il vint près du bastingage s’asseoir surune caisse. Raconte-moi donc cela, je t’écoute. Quemontrais-tu ?

– Là-bas, cet îlot qui pointe, dit lepaysan en indiquant devant lui à bâbord. Il y a là-bas, dans cetteîle, des vieillards qui vivent pour le salut de leur âme.

– Où donc y a-t-il une île ? demandal’archevêque.

– Tenez, veuillez regarder en suivant mamain. Voyez ce petit nuage, eh bien ! un peu à gaucheau-dessous, il y a comme une bande étroite.

L’archevêque regarda. L’eau miroitait ausoleil. Faute d’habitude il n’apercevait rien.

– Je ne la vois pas, dit-il. Et quelssont donc les vieillards qui vivent dans cette île ?

– Des hommes de Dieu, répondit le paysan.Il y a longtemps que j’entends parler d’eux, mais je n’avais jamaiseu l’occasion de les voir. Or, l’an dernier, je les ai vus.

Et le pêcheur raconta comment, parti pour lapêche l’année précédente, une tempête l’avait jeté sur cet îlot quilui était inconnu. Au matin, comme il explorait les lieux, il tombasur une petite hutte au seuil de laquelle il vit un vieillard, etd’où ensuite deux autres sortirent. Ils lui donnèrent à manger,firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.

– Comment sont-ils d’aspect ?s’enquit l’archevêque.

– L’un est petit, légèrement voûté, trèsvieux. Il porte une soutane vétuste et doit être plus quecentenaire. La blancheur de sa barbe tourne au vert ;cependant il sourit toujours et il est pur comme un ange des cieux.L’autre, un peu plus grand, est vieux aussi et porte un caftan toutdéguenillé. Sa barbe chenue s’étale, jaunâtre, mais l’homme estfort : il a retourné mon bateau comme un simple baquet avantque j’eusse le temps de lui donner un coup de main. Lui aussi al’air radieux. Le troisième est très grand, sa barbe lui descendjusqu’aux genoux comme un fleuve de neige. Il est tout nu, sauf unenatte en guise de ceinture.

– Ont-ils causé avec toi ? demandal’archevêque.

– Ils besognaient en silence et separlaient fort peu. Il leur suffit d’un regard pour qu’ils secomprennent. J’ai demandé au plus vieux s’ils vivaient là depuislongtemps. Il se renfrogna, murmura quelque chose, comme sidécidément il était fâché. Mais aussitôt le petit vieux le saisitpar la main, sourit, et le grand se tut. Rien qu’une parole dedouceur et un sourire.

Tandis que le paysan parlait ainsi, le navires’était rapproché des îles.

– Voici qu’on l’aperçoit tout à faitmaintenant, dit le marchand. Veuillez la regarder, Éminence,ajouta-t-il avec un geste.

L’archevêque regarda et il vit en effet unebande noire : c’était un îlot. L’archevêque regarda, puis ilpassa de l’avant du navire à l’arrière pour questionner lepilote.

– Quel est donc cet îlot qu’on aperçoitlà-bas ?

– Il n’a pas de nom. Il y en a un grandnombre par ici.

– Est-il vrai que trois vieillards yvivent pour le salut de leur âme ?

– On le dit, Éminence. Mais je n’en saisrien. Des pêcheurs, à ce qu’on prétend, les auraient vus. Mais cesont peut-être des racontars.

– Je voudrais m’arrêter un peu dans cetîlot, voir ces vieillards, dit le prélat. Comment faire ?

– Impossible au navire d’accoster,répondit le pilote. On le pourrait en canot ; mais il fautdemander l’autorisation au commandant.

On alla chercher le commandant.

– Je voudrais voir ces vieillards, ditl’archevêque. Ne pourrait-on me conduire là-bas ?

Le commandant eut une réponseévasive :

– Pour ce qui est de pouvoir le faire, onpeut le faire ; mais nous perdrons beaucoup de temps, et j’osedéclarer à Votre Éminence qu’il ne vaut vraiment pas la peine deles voir. J’ai entendu dire que ces vieillards étaient stupides.Ils ne comprennent rien et sont muets comme des carpes.

– Je désire les voir, insista le prélat.Je paierai pour la peine : qu’on m’y conduise.

Il n’y avait rien à faire. En conséquence, desordres furent donnés aux matelots et l’on changea la dispositiondes voiles. Le pilote ayant tourné le gouvernail, le navire mit lecap sur l’île. On apporta une chaise à l’avant pour le prélat quis’assit et regarda.

Pendant ce temps, les pèlerins, qui s’étaientaussi rassemblés à l’avant, tenaient les yeux fixés vers l’île.Ceux dont les regards étaient le plus perçants voyaient déjà lespierres de l’île et montraient une petite hutte. Il y en eut mêmequi distinguaient les trois vieillards. Le commandant prit salongue-vue, la braqua dans la direction, puis la passant àl’archevêque :

– C’est exact, dit-il, voyez sur lerivage, à droite du gros rocher, il y a trois hommes debout.

À son tour, l’archevêque regarda par lalunette après l’avoir mise au point. En effet, trois hommes étaientdebout sur le rivage : l’un grand, l’autre moindre et letroisième de très petite taille. Ils se tenaient par la main.

Le commandant s’approcha del’archevêque :

– C’est ici, Éminence, que nous devonsstopper. Si vraiment vous y tenez, vous prendrez place dans uncanot pendant que nous resterons à l’ancre.

Aussitôt on dénoua les filins, jeta l’ancre,largua les voiles. Puis on retira le canot et on le mit à la mer.Des rameurs y sautèrent ; l’archevêque descendit parl’échelle. Quand il fut assis sur le banc du canot, les rameursdonnèrent une poussée sur leurs avirons et s’éloignèrent dans ladirection de l’île. Arrivés à la distance d’un jet de pierre, ilsvirent apparaître les trois vieillards : un grand tout nu,ceint d’une natte ; un de taille moyenne au caftan déchiré etun petit, voûté, couvert d’une vieille soutane. Tous trois setenaient par la main.

Les rameurs s’arrêtèrent pour amarrerl’embarcation. L’archevêque descendit.

Les vieillards firent un salut profond.L’archevêque les bénit, et eux le saluèrent encore plus bas.

Puis l’archevêque leur adressa laparole :

– J’ai entendu dire que vous étiez ici,vieillards du bon Dieu, afin de sauver votre âme en priant NotreSeigneur pour les péchés des hommes. Et j’y suis par la grâce deDieu, moi indigne serviteur du Christ, appelé pour paître sesouailles. Aussi ai-je voulu vous voir, hommes de Dieu, pour vousenseigner, si je le puis.

Les vieillards sourirent en silence et seregardèrent.

– Dites-moi comment vous faites votresalut et servez Dieu ? demanda le prélat.

Le second des vieillards poussa un soupir etregarda le grand, puis le petit ; le grand se renfrogna etregarda le plus vieux. Quant à ce dernier, il dit avec unsourire :

– Nous ignorons, serviteur de Dieu,comment on sert Dieu. Nous ne servons que nous-mêmes en pourvoyantà notre subsistance.

– Comment faites-vous donc pour prierDieu ?

Et le petit vieux dit :

– Nous prions en disant :« Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié denous. »

Et à peine eut-il prononcé ces mots, que lestrois vieillards levèrent les yeux vers le ciel et reprirent enchœur :

– Vous êtes trois, nous sommes trois,ayez pitié de nous.

L’archevêque sourit et demanda :

– Vous avez sans doute entendu parler dela sainte Trinité, mais vous ne priez pas comme il faut. Je vousaime beaucoup, vieillards du bon Dieu, je vois que vous voulez Luiêtre agréables, mais vous ne savez pas comment Le servir. Ce n’estpas ainsi qu’il faut prier. Écoutez-moi, je vais vous instruire. Cen’est pas d’après moi-même que je vous enseignerai, mais d’aprèsl’Écriture sainte qui nous apprend comment Dieu a voulu qu’on Leprie.

Et le prélat se mit à apprendre aux vieillardscomment Dieu s’était révélé aux hommes : il leur parla de Dieule Père, de Dieu le Fils et du Saint-Esprit… et ildisait :

– Dieu le Fils est descendu sur la terrepour sauver les hommes et leur enseigner à tous comment Le prier.Écoutez et répétez ensuite mes paroles.

Et l’archevêque dit :

– Notre Père.

L’un des vieillards répéta :

– Notre Père.

Le second et le troisième à tour derôle :

– Notre Père.

–… Qui êtes aux cieux.

–… Qui êtes aux cieux…

Mais le second des vieillards s’embrouilladans les mots et ne prononça pas comme il fallait ; levieillard nu ne parvenait pas non plus à bien articuler : lespoils de sa moustache lui obstruaient les lèvres ; quant aupetit vieux, un bredouillement inintelligible sortait de sa boucheédentée.

L’archevêque répéta encore ; lesvieillards répétèrent après lui. Ensuite le prélat s’assit sur unepierre et les vieillards, debout autour de lui, regardaient sabouche et s’efforçaient de l’imiter pendant qu’il leur parlait.Toute la journée, jusqu’au soir, l’archevêque poursuivit satâche ; dix fois, vingt et cent fois il répétait le même mot,que les vieillards reprenaient ensuite. Quand ils s’embrouillaient,il les corrigeait en les obligeant à tout recommencer.

L’archevêque ne quitta pas les vieillardsqu’il ne leur eût enseigné tout le Pater. Ils étaient parvenus à leréciter d’eux-mêmes. Ce fut le second vieillard qui le comprit leplus vite et le redit tout d’une traite. Le prélat lui ordonna dele répéter plusieurs fois de suite jusqu’à ce que les autreseussent appris à le réciter.

Le crépuscule tombait déjà et la lune montaitde la mer quand l’archevêque se leva pour rejoindre le navire. Ilprit congé des vieillards qui tous trois se prosternèrent devantlui. Le prélat les releva et, après avoir embrassé chacun d’eux, illes engagea à prier ainsi qu’il le leur avait enseigné. Puis ilprit place dans l’embarcation et s’éloigna du rivage.

Et tandis que l’archevêque revenait vers lenavire, il entendit les trois vieillards réciter tout haut lePater. Quand il accosta, on n’entendait plus leur voix, mais on lesvoyait encore au clair de lune, tous trois debout sur le même pointdu rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen àgauche.

Une fois à bord, l’archevêque se dirigea versl’avant, on leva l’ancre et le vent ayant gonflé les voiles poussale navire qui reprit sa route.

L’archevêque avait gagné la poupe et necessait de regarder l’îlot. Les vieillards étaient encore visibles,mais ils s’effacèrent bientôt, et l’on ne vit plus que l’îlot. Puisl’îlot s’évanouit de même, et il n’y eut plus que la mer quiscintillait au clair de lune.

Les pèlerins s’étaient couchés pour dormir, ettout reposait sur le pont. Mais l’archevêque n’avait pas sommeil.Il se tenait seul à la poupe, regardant là-bas la mer où l’îlotavait disparu, et se rappelant les trois bons vieillards. Ilsongeait à leur joie quand ils eurent appris la prière. Et ilremercia Dieu de l’avoir conduit là pour enseigner à ces vieillardsles divines paroles.

Assis sur le pont, l’archevêque songe enregardant la mer du côté où l’îlot a disparu. Soudain une lueurpapillote à ses yeux : quelque chose comme une lumière quivacille çà et là au gré des flots. Cela brille tout à coup etblanchoie sur le sillage lumineux de la lune. Est-ce un oiseau, unemouette, ou bien une voile qui pose cette tache de blancheur ?Le prélat cligne des yeux pour mieux voir : « C’est unbateau, se dit-il : sa voile nous suit. Il ne tardera certespas à nous rejoindre. Tout à l’heure il était encore fort loin,maintenant on le distingue tout à fait. Et ce bateau n’a rien d’unbateau, la voile ne ressemble pas à une voile. Mais quelque chosecourt après nous et cherche à nous rattraper. »

L’archevêque ne parvient pas à distinguer ceque c’est. Un bateau ? Non, et ce n’est pas un oiseau nonplus. Un poisson ? Pas davantage. On dirait un homme ;mais il serait bien grand, et comment croire qu’un homme puissemarcher sur la mer ? L’archevêque se leva de son siège et allatrouver le pilote :

– Regarde, qu’est-ce donc, frère ?Qu’y a-t-il là-bas ? demande l’archevêque.

Mais déjà il voit que ce sont les troisvieillards. Ils marchent sur la mer, tout blancs, leurs barbesblanches resplendissent, et ils se rapprochent du navire qui al’air d’être immobilisé.

Le pilote regarde autour de lui,terrifié ; il quitte le gouvernail et crie touthaut :

– Seigneur ! Les vieillards qui noussuivent en courant sur la mer comme sur la terre ferme !

Les pèlerins, qui avaient entendu, se levèrentet vinrent précipitamment sur le pont. Tous voyaient les vieillardsaccourir en se tenant par la main ; les deux du bout faisaientsigne au navire de s’arrêter. Tous trois couraient sur l’eau commesur la terre ferme, sans que leurs pieds parussent remuer.

On n’eut pas le temps de stopper, que déjà ilsétaient à hauteur du navire. Ils avancèrent tout près du bord,levèrent la tête et dirent d’une seule voix :

– Serviteur de Dieu, nous avons oubliéton enseignement ! Tant que nous avons redit les mots, nousnous en sommes souvenus ; mais une heure après que nous eûmescessé de les redire, un mot a sauté de notre mémoire. Nous avonstout oublié, tout s’est perdu. Nous ne nous rappelons rien de rien.Enseigne-nous de nouveau.

L’archevêque fit un signe de croix, se penchavers les vieillards et dit :

– Votre prière a monté jusqu’à Dieu,saints vieillards. Ce n’est pas à moi de vous enseigner. Priez pournous, pauvres pécheurs !

Et l’archevêque se prosterna devant lesvieillards. Et les vieillards qui s’étaient arrêtés se détournèrentet reprirent leur chemin sur les eaux. Et jusqu’à l’aube il y eutune lueur sur la mer, du côté où les vieillards avaientdisparu.

DE QUOI VIVENT LES HOMMES

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Quand nous aimons nos frères, nous connaissons par là que noussommes passés de la mort à la vie. Celui qui n’aime pas son frèredemeure dans la mort.

(I Jean 3 : 14.)

Or,celui qui aura des biens de ce monde, et qui voyant son frère dansle besoin, lui fermera ses entrailles, comment l’amour de Dieudemeure-t-il en lui ?

(I Jean 3 : 17.)

Mespetits enfants, n’aimons pas seulement en paroles, et par lalangue, mais aimons en effet et en vérité.

(I Jean 3 : 18.)

Mesbien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car la charité vient deDieu et quiconque aime les autres est né de Dieu et il connaîtDieu.

(I Jean 4 : 7.)

Celui qui ne les aime point, n’a point connu Dieu : car Dieuest amour.

(I Jean 4 : 8.)

Personne ne vit jamais Dieu. Si nous nous aimons les uns lesautres, Dieu demeure en nous, et son amour est accompli ennous.

(I Jean 4 : 12.)

Etnous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous l’avons cru.Dieu est charité ; et celui qui demeure dans la charitédemeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

(I Jean 4 : 16.)

Siquelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, il estmenteur car celui qui n’aime point son frère qu’il voit, commentpeut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?

(I Jean 4 : 20).

 

 

I

 

Un cordonnier vivait avec sa femme et sesenfants dans une chambre louée à un paysan, car il ne possédait nimaison ni terre, et gagnait de quoi nourrir sa famille par sonmétier de cordonnier. Le pain était cher, le travail peupayé ; il mangeait tout ce qu’il gagnait. Il n’avait pour luiet sa femme qu’une seule pelisse, et encore s’en allait-elle enloques. Depuis deux années déjà, le cordonnier cherchait à acheterquelques peaux de mouton pour s’en faire une pelisse neuve.

Vers l’automne, il se trouva possesseur d’unpeu d’argent : trois roubles en papier étaient là, dans lecoffre de sa femme. Des paysans du village leur devaient cinqroubles et vingt kopecks.

Un matin, le cordonnier résolut d’aller aubourg acheter sa pelisse. Il revêtit la jaquette en nankin ouaté desa femme, mit par-dessus un caftan de drap, plaça les trois roublesdans sa poche, prit son bâton et partit après le déjeuner.

« Je toucherai les cinq roubles despaysans ; avec cela et les trois roubles que j’ai, j’aurai dequoi acheter des peaux de mouton pour faire une pelisse »,pensa-t-il.

Arrivé au bourg, il se rendit chez le paysan.Il n’était pas là. La femme promit de lui envoyer porter l’argentdans la semaine, mais elle ne donna rien. Chez un autre, on luijura qu’on n’avait rien pour le payer ; on lui donna seulementvingt kopecks pour un ressemelage. Le cordonnier pensa acheter lespeaux à crédit ; mais le marchand n’y voulut point consentir.Il lui dit :

– Apporte-moi l’argent et alors tuchoisiras les marchandises que tu voudras ; car nous ne savonsque trop combien il est difficile de nous faire payer.

Le cordonnier ne fit pas d’affaires, et à partles vingt kopecks du ressemelage, il ne reçut qu’une vieille pairede bottes qu’on lui donna à ressemeler.

Tout triste, le cordonnier alla au cabaret,but ses vingt kopecks, et se remit en route sans les peaux demouton. Le matin, il avait eu froid tout le long du chemin, mais auretour, comme il avait bu, il avait chaud, bien qu’il fût sanspelisse. Il marcha allégrement, frappant de son bâton le sol gelé,tandis que de l’autre main il faisait tournoyer les bottes, et sedit :

« J’ai chaud sans pelisse ; j’ai buun petit verre, l’eau-de-vie remplit mes veines, à quoi bon unepelisse ? Je m’en vais, j’oublie ma misère, voilà l’homme queje suis ! Qu’est-ce que ça me fait ? Je puis bien vivresans pelisse ; je m’en passerai toute ma vie. Mais voilà, mafemme ne sera pas contente ! Et à vrai dire, il y a de quoi.On travaille pour eux, ils vous font courir… Attends un peu !tu ne me donnes pas d’argent… je lèverai mon bonnet. Je te jure queje le ferai !… En voilà des manières, de payer par vingtkopecks !… Que peut-on faire avec vingt kopecks ? Lesboire au cabaret, voilà tout !… »

Et toujours soliloquant :

« La misère ! La misère !… Etla mienne donc ! Tu as une maison, du bétail, et tout, et moi,je n’ai que moi. Tu manges le pain qui vient de ton champ, et moi,j’achète le mien ; rien que pour le pain, il faut que jetrouve trois roubles par semaine. Je reviens chez moi, le pain estmangé, encore un rouble et demi à dépenser. Donne-moi donc ce quetu me dois ! »

Le cordonnier arrive ainsi près de lachapelle, au tournant de la route. Il aperçoit, derrière lachapelle, quelque chose de blanc. Le jour tombait ; lecordonnier distinguait mal.

« Qu’est-ce qu’il y a là ? Il n’yavait pas de pierre blanche, ici. Est-ce une vache ? Non, çan’a pas l’air d’une vache. Du côté de la tête on dirait un homme.Mais pourquoi est-il blanc ? Et pourquoi se trouverait-ilici ? »

Il s’approche, distingue mieux. Quelmiracle ! C’est bien un homme ! Vivant ou mort ? Ilest assis, tout nu, appuyé contre le mur de la chapelle ; ilne remue pas. Le cordonnier, pris de peur, pense :

« On a tué quelqu’un ; on l’adépouillé et jeté là. Si je m’approche seulement, je vais m’attirerune foule d’ennuis. »

Il passe, contourne la chapelle, et perd devue l’homme. Au bout de quelques instants, il se retourne et voitque l’homme s’est écarté du mur, qu’il remue et semble le regarderfixement. Plus effrayé que jamais, le cordonnier pense :« Dois-je revenir sur mes pas ou me sauver ? Si je vaisauprès de lui, il peut m’arriver malheur. Peut-on savoir quel hommec’est ? Sa présence ici me paraît suspecte. Il va me sauter àla gorge et je ne m’en tirerai peut-être pas. À supposer qu’il nem’étrangle pas, j’aurai maille à partir avec lui. Que faire d’unhomme nu ? Je ne peux pas cependant me déshabiller pour levêtir, lui donner mon unique habit. Que Dieu me tire delà ! »

Il avait dépassé la chapelle, mais saconscience commençait à le tourmenter. Il s’arrête au milieu de laroute :

« Que fais-tu, Simon, se dit-il, quefais-tu ? Un homme se meurt sans secours, et toi, tu prendspeur et t’enfuis. Serais-tu donc un richard ? Craindrais-tudonc d’être dépouillé de tes trésors ? Ah ! Simon, cen’est pas bien ! »

Simon retourne et s’approche de l’homme.

 

II

 

Simon s’approche, regarde et voit un hommejeune et robuste, dont le corps ne porte trace de violence ni decoups, mais transi de froid et visiblement effrayé. Assis contre lemur, il ne regardait pas Simon. Il avait l’air épuisé ; il nepouvait lever les paupières.

Simon s’avança davantage, et se pencha versl’homme qui se ranima soudain, tourna la tête, ouvrit les yeux etle regarda. Dès que Simon vit ce regard, il se prit à aimerl’homme. Il laissa tomber ses bottes, détacha sa ceinture, qu’iljeta sur elles, et enleva son caftan.

« Pas de paroles inutiles, dit-il. Tiens,habille-toi vite. »

Et Simon prit l’homme sous le bras, lesouleva, le mit sur pied ; il vit son corps fin, délicat,propre, ses bras et ses jambes intacts, et son doux visage. Il luimit son caftan sur les épaules, mais l’homme ne pouvait passer lesmanches. Simon le lui passa, ferma le caftan, lui attacha laceinture. Il voulut ôter son bonnet déchiré pour en coifferl’homme, mais il se sentit froid à la tête, et pensa :

« Je suis entièrement chauve, tandis quelui a de longs cheveux bouclés. » Il garda son bonnet.« Mieux vaut lui mettre les bottes », se dit-il.

Simon s’agenouilla devant l’homme, lui chaussales bottes, puis lui dit :

– Eh bien ! frère ! Voyons,secoue-toi un peu, réchauffe-toi. Nous n’avons plus rien à faireici. Peux-tu marcher ?

L’homme restait debout sans parler, tout enregardant Simon avec douceur.

– Eh bien ! Pourquoi ne parles-tupas ? Nous ne pouvons pas passer l’hiver ici. Il faut rentrer.Tiens, prends mon bâton ; appuie-toi dessus, si tu n’as pas deforces ; et en avant !

L’homme marcha, même très facilement, et neresta pas en arrière.

Ils vont côte à côte, et Simon luidemande :

– D’où es-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– Je connais les gens du pays. Comment tetrouvais-tu là, derrière la chapelle ?

– Je ne peux pas le dire.

– T’aurait-on fait du mal ?

– Non, personne ne m’a fait mal. Dieu m’apuni.

– Sans doute, tout dépend de Dieu… Maisenfin, on va toujours quelque part. Où vas-tu ?

– Cela m’est égal.

Simon s’étonne. Cet homme n’a pas la mine d’unmauvais plaisant, sa voix est douce, mais il ne dit rien de soi.Simon songe que tout cela est bien étrange et il dit àl’homme :

– Eh bien ! Viens chez moi ; tute réchaufferas un peu dans ma maison.

Simon s’approche de sa cour ; soncompagnon marche à côté de lui. Le vent s’est levé, il transpercela chemise de Simon.

L’ivresse commence à se dissiper et il se senttransi ; il renifle, se serre dans sa jaquette et pense :« Me voilà bien ! En voilà une affaire ! Je parspour acheter une pelisse, je n’ai plus même un caftan en rentrant,et je ramène encore un homme nu. Matriona ne m’en fera pascompliment. »

En pensant à elle, Simon s’attriste ;mais en regardant l’homme, il se rappelle le regard qu’il lui ajeté derrière la chapelle, et son cœur tressaille de joie.

 

III

 

La femme de Simon a fini son ménage de bonneheure. Elle a fendu du bois, apporté de l’eau, soigné les enfants,mangé ; puis elle s’est mise à songer. Elle songe au pain,s’il faut cuire aujourd’hui ou demain ? Il reste encore unegrosse miche dans la huche.

« Simon a dîné au village,pense-t-elle ; s’il ne soupe pas ce soir, il restera assez depain pour demain. »

Elle tourne et retourne sa miche :

« Je ne cuirai pas aujourd’hui ; ilne reste de farine que pour une fois ; nous allons traînerjusqu’à vendredi. »

Matriona cache le pain et s’assied près de latable, pour réparer la chemise de son mari. Elle coud et pense àson homme qui est allé acheter des peaux de mouton pour unepelisse.

« Pourvu que le marchand ne l’ait pastrompé, il est si simple, mon homme !… Il ne tromperait jamaispersonne, lui, et un enfant lui en ferait accroire… Huit roubles,c’est une somme, on peut acheter une bonne pelisse avec cela,simple, bien sûr, mais une pelisse tout de même. L’hiver dernierétait si dur : sans pelisse, impossible d’aller à la rivière,ou ailleurs. Ainsi il est parti, avec tout sur son dos, et moi, jen’ai rien à me mettre… Quel temps il y met ! Il devrait êtrede retour… Ne s’est-il point arrêté au cabaret, monhomme ? »

À peine Matriona a-t-elle pensé cela, que lesmarches du perron craquent, et que quelqu’un entre. Elle laisse sonouvrage et passe dans le vestibule. Elle voit entrer deuxhommes : Simon et un autre paysan, tête nue, chaussé de bottesde feutre.

À son haleine, Matriona s’aperçoit tout desuite que Simon a bu.

« J’en étais sûre, se dit-elle. Il abu. »

En le voyant sans caftan, les mains vides,silencieux, gêné, le cœur manque à la pauvre femme.

« Il a bu l’argent, il est allé aucabaret, avec quelque galopin, et il l’amène ici. »

Matriona les laissa pénétrer dans l’isba etles suivit en silence. Elle vit l’étranger, jeune, maigre, vêtu deleur caftan, sans chemise sous le caftan et sans bonnet. Une foisrentré, il resta immobile, les yeux baissés. Matriona pensa :« C’est un mauvais garnement, il a peur. »

Les sourcils froncés, elle alla vers le poêle,attendant les événements.

Simon ôta son bonnet, et s’assit sur le banc,l’air bon garçon.

– Eh bien ! Matriona, nousdonneras-tu à souper ? dit-il. Matriona bougonnait entre sesdents. Elle s’arrêta près du poêle, immobile, regardant tantôt l’untantôt l’autre, en hochant la tête. Simon voyant sa femme furieuse– mais qu’y faire ? – prit un air indifférent, et, saisissantla main de l’étranger :

– Assieds-toi, frère, dit-il, etsoupons.

L’autre s’assied sur le banc.

– Eh bien ! N’as-tu pas cuit cesoir ?

La colère gagne Matriona.

– J’ai cuit, mais pas pour toi. Tu as buà perdre la raison. Il part pour acheter une pelisse et revientsans caftan, et il amène encore avec lui un vagabond tout nu. Jen’ai pas de souper pour des ivrognes comme vous.

– Assez, Matriona ! inutile detourner ta langue pour ne dire que des bêtises. Tu ferais mieux deme demander d’abord quel est cet homme.

– Commence par dire ce que tu as fait del’argent ! reprit la femme.

Simon porta la main à sa poche et en retirales roubles.

– Voilà l’argent. Trifonov n’a paspayé ; il a promis pour demain.

La colère reprend Matriona de plus belle. Pasde pelisse, l’unique caftan mis sur le dos d’un vagabond tout nu,que, pour comble, il a amené avec lui ! Elle prend l’argent etva le serrer en disant :

– Je n’ai pas de souper, on ne peut pasnourrir tous les ivrognes nus.

– Allons, Matriona ! tiens ta langueet écoute ce qu’on va te dire.

– Moi ! écouter les sottises d’unimbécile qui a bu ! Ah comme j’avais raison de ne pas vouloirt’épouser, ivrogne ! Ma mère m’avait donné de la toile, tul’as bue ; tu t’en vas pour acheter une pelisse, et tu l’asbue !

Simon essaie bien, mais en vain, d’expliquerqu’il n’a dépensé au cabaret que vingt kopecks : il veut direà sa femme comment il a trouvé l’homme, mais Matriona ne le laissepas placer un mot, elle en dit deux pour un, et lui lance à la têtece qui s’est passé il y a dix ans. Elle parle, parle, puis,saisissant Simon par la manche :

– Rends-moi ma jaquette ! je n’aique celle-là : tu me l’as prise ; tu l’as sur le dos,chien mal peigné ! que le diable t’emporte !

Simon veut ôter la jaquette, la femmetire ; les coutures éclatent. Enfin Matriona tient en mains sajaquette ; elle se la met sur la tête et se dirige vers laporte. Elle voulait s’en aller, mais soudain elle s’arrête, prisede rage. Elle voudrait se décharger sur quelqu’un, et, en mêmetemps, elle est curieuse de savoir quel est cet homme.

 

IV

 

Debout sur le seuil, Matriona dit :

– Si c’était un honnête homme, il neserait pas tout nu ; regarde, il n’a pas même de chemise. Situ avais fait quelque chose de bon, tu m’aurais dit d’où tu asramené cet élégant.

– Mais je te le dis : je passaisprès de la chapelle, et je trouve ce garçon tout nu, presquegelé ; nous ne sommes plus en été… C’est Dieu qui m’a guidévers lui, il serait mort cette nuit. Que faire ? Il y a deschoses qui arrivent. Je l’ai relevé, je l’ai vêtu, je l’ai amenéici. Apaise ton cœur, c’est un péché, Matriona. Nous mourrons unjour.

Matriona voulait répliquer, mais elle jeta lesyeux sur l’étranger et se tut. Assis sur le banc, il se tenaitimmobile, les mains croisées sur ses genoux, la tête penchée sur sapoitrine ; il suffoquait comme si quelque chose l’étouffait.Matriona se tut. Simon lui dit :

– Matriona, n’as-tu plus Dieu dans toncœur ?

À ces paroles, Matriona considéra de nouveaul’étranger et son cœur se fondit. Quittant le seuil, elle alla versle poêle pour préparer le souper, posa l’écuelle sur la table,versa le kvass et apporta le dernier pain, avec un couteau et descuillers.

– Allons, mangez, dit-elle.

Simon poussa l’homme vers la table.

– Approche, jeune homme, dit-il.

Il coupa du pain, le trempa et tous deux semirent à manger. Matriona s’assit au coin de la table, et le mentonappuyé sur ses poings, regarda l’étranger.

Elle fut prise d’une grande pitié et se mit àson tour à l’aimer. Aussitôt l’étranger devint plus gai et,relevant la tête, il sourit à Matriona.

Le souper fini, celle-ci rangea la vaisselleet dit :

– D’où viens-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– Comment t’es-tu trouvé là ?

– Je ne puis le dire.

– Qui t’a dépouillé ?

– C’est Dieu qui m’a puni.

– Et c’est pour cela que tu restais toutnu ?

– Oui, je restais ainsi, tout nu. Jegelais. Simon m’a vu. Il a eu pitié de moi. Il m’a mis son caftan,m’a dit de le suivre. Toi, tu as compati à ma misère, tu m’as donnéà manger et à boire. Dieu vous sauve !

Matriona se leva, retira de la fenêtre unevieille chemise de Simon, qu’elle avait rapiécée, et la donna àl’étranger, en même temps qu’une vieille paire de caleçons.

– Prends, lui dit-elle. Je vois que tun’as même pas de chemise. Habille-toi et couche-toi où tu voudras,sur le banc ou sur le poêle.

L’étranger retira le caftan, mit la chemise etle caleçon et s’étendit sur le banc. Matriona éteignit lachandelle, ramassa le caftan et grimpa sur le poêle à côté de sonmari. Elle se coucha en se couvrant d’un bout du caftan.

Mais elle ne pouvait s’endormir :l’étranger la préoccupait.

Elle pensa aussi qu’on avait mangé tout ce quirestait de pain, qu’on en manquerait le lendemain, qu’elle avaitdonné à l’hôte la chemise et le caleçon de Simon. Et elle se sentittriste ; mais se rappelant le sourire de l’étranger, elletressaillit de joie.

Longtemps, Matriona resta éveillée. Simon nedormait pas non plus, et tirait le caftan de son côté.

– Simon !

– Quoi ?

– On a mangé tout le pain ; je n’aipas cuit aujourd’hui. Que ferai-je demain ? Dois-je demander àMélania de m’en prêter demain ?

– Si nous vivons, nous aurons de quoimanger.

Ils se turent un moment.

– Cet homme a l’air bon, pourquoi nedit-il rien sur lui-même ?

– Sans doute qu’il ne peut pas.

– Simon !

– Quoi ?

– Nous donnons aux autres, pourquoiest-ce que personne ne nous donne à nous ?

Simon ne sut que répondre.

– Assez causé, fit-il en seretournant.

Et il s’endormit.

 

V

 

Simon s’éveilla de bonne heure : lesenfants dormaient encore ; la femme était sortie pour demanderdu pain aux voisins. L’étranger de la veille, dans la vieillechemise et le vieux caleçon, était assis sur le banc, les yeuxlevés ; son visage était devenu plus serein.

– Eh bien ! mon brave, lui ditSimon, l’estomac demande du pain et le corps des vêtements. Il fautse suffire, se nourrir. Sais-tu travailler ?

– Je ne sais rien.

Simon ouvrit de grands yeux et dit :

– Les hommes t’apprendront tout, si tu asde la bonne volonté.

– Tout le monde travaille, je ferai commeles autres.

– Comment t’appelles-tu ?

– Michel.

– Eh bien ! Michel, tu ne veux riendire sur toi, c’est ton affaire ; mais il faut manger ;si tu fais ce que je te dirai, je te nourrirai,

– Que Dieu te bénisse !Enseigne-moi, montre-moi ce qu’il faut faire.

Simon prit du fil et se mit à préparer lebout.

– Ce n’est pas difficile, regarde…

Michel regarde, prend le fil à son tour,prépare le bout, et aussitôt Simon lui apprend à cirer le fil, etle tordre avec une soie de porc. Michel comprend cela aussi dupremier coup. Ensuite le patron lui montre à coudre. Et Michelcomprend cela aussitôt.

Dès la troisième journée, quelque travailqu’on lui montrât, Michel comprenait tout de suite. Il travaillaitsi proprement qu’on eût pu croire qu’il avait fait des bottes toutesa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait peu ; sontravail terminé, il restait dans son coin, les yeux levés, sansrien dire. Il ne sortait jamais, ne plaisantait jamais, ne riaitjamais. On ne l’avait vu sourire qu’une fois : le premiersoir, quand la femme lui avait servi à souper.

 

VI

 

Jour par jour, semaine par semaine, une années’écoula. Michel continuait à vivre et à travailler chez Simon.L’ouvrier devint célèbre : nul ne faisait des bottes aussisoignées, aussi solides que Michel, l’ouvrier de Simon ; et onvenait de partout à la ronde commander des bottes chez Simon. Simoncommença à vivre à son aise.

Un jour d’hiver, Simon et Michel travaillaientensemble, quand ils entendirent une voiture à trois chevaux avecdes grelots. Ils regardèrent par la fenêtre, la voiture s’arrêtadevant l’isba. Un valet sauta du siège, ouvrit la portière. Unmonsieur, enveloppé d’une pelisse, descendit de la voiture, sedirigea vers la demeure de Simon et gravit le perron. Matrionaouvrit la porte toute grande. Le monsieur se baissa, entra dans lamaison, se redressa : sa tête touchait presque au plafond, etil remplissait à lui seul tout un coin de la pièce.

Simon se leva, salua le monsieur avecétonnement. Jamais il n’avait vu un homme pareil. Simon lui-mêmeétait trapu, Michel, maigre, Matriona semblait une vieille bûcheséchée. Cet homme semblait venir d’un autre monde : avec saface rouge et pleine, son cou de taureau, il avait l’air d’êtrebâti en airain.

Après avoir soufflé avec force, il jeta safourrure, s’assit sur le banc, et dit :

– Lequel de vous est le patroncordonnier ?

Simon s’avança.

– C’est moi, Votre Seigneurie,dit-il.

Le monsieur appela son valet.

– Fedka ! apporte-moi le cuir.

Le domestique accourut avec un paquet. Lemonsieur prit le paquet et le posa sur la table.

– Défais ce paquet, dit-il.

L’autre obéit.

Le monsieur montra le cuir à Simon, etdit :

– Écoute, cordonnier, tu vois bien cecuir ?

– Oui, Votre Seigneurie.

– Te rends-tu compte de la marchandiseque c’est ?

Simon tâta le cuir et répondit :

– La marchandise est très bonne.

– Oui, elle est bonne, imbécile ; tun’as encore jamais vu pareille marchandise, c’est du cuird’Allemagne, entends-tu ? Il vaut vingt roubles, ce cuir.

Simon intimidé répond :

– Où pourrions-nous voir tout cela, nousautres ?

– Sans doute. Peux-tu me faire des bottesavec ce cuir ?

– Certainement, Votre Seigneurie.

Le monsieur s’écria :

– Certainement ! Comprends bien pourqui tu vas travailler et avec quelle marchandise ; fais-moides bottes qui puissent durer un an, que je puisse porter un ansans les tourner ni les déchirer. Si tu peux le faire, alors prendsce cuir et taille ; sinon, refuse. Je te préviens : siles bottes se déchirent avant un an, je te fourre en prison ;si elles me durent un an, tu auras dix roubles.

Simon, effrayé, hésite, il ne sait querépondre. Il regarde Michel, le pousse du coude, et luichuchote :

– Faut-il accepter ?

– Prends le travail, fait Michel.

Simon écoute Michel, accepte et s’engage àlivrer des bottes qui ne tourneraient pas, ne se déchireraient pasde toute une année.

Le monsieur appela le valet, lui ordonna delui déchausser le pied gauche, tendit son pied et dit àSimon :

– Eh bien ! prends les mesures.

Simon prit un papier de dix verchok, le pliaen bandes, se mit à genoux, essuya ses mains à son tablier pour nepas salir la chaussette du monsieur, et se mit à prendre mesure.Simon prend la mesure de la semelle, du cou-de-pied, et se met àmesurer le mollet ; mais le papier n’en peut faire letour ; le mollet est gros comme une poutre.

– Prends garde ; ne fais pas tropétroit au mollet.

Simon ajoute du papier. Le monsieur, assis,agite ses doigts de pied dans la chaussette, regarde les gens quisont là.

Il aperçut Michel.

– Quel est celui-ci ?demanda-t-il.

– Mais c’est mon ouvrier, celui qui ferales bottes, répondit Simon.

– Attention ! dit le monsieur,s’adressant à Michel. Il faut qu’elles me durent un an.

Simon lève les yeux sur Michel et s’aperçoitqu’il ne regarde même pas le monsieur ; il regarde au-dessuset au-delà de lui, comme s’il voyait quelqu’un. Il regarde, ilregarde et tout à coup il sourit avec sérénité.

– Pourquoi ris-tu, imbécile ? Veilleplutôt à ce que mes bottes soient prêtes à temps.

Michel répondit :

– Vos bottes seront prêtes au momentvoulu.

– C’est bien.

Le monsieur se rechaussa, s’enveloppa de sapelisse et se dirigea vers la porte ; mais, ayant oublié de sebaisser, il se cogna le front contre la solive. Il se mit à jurer,se frotta la tête, puis remonta dans sa voiture et partit.

Une fois le monsieur parti, Simondit :

– En voilà un qui est fort comme un roc,il a rompu la solive et il s’en moque.

Matriona opina :

– Avec la vie qu’il mène, comment neserait-ce pas un bel homme ? Coulé en airain comme il l’est,la mort ne le prendra pas de sitôt.

 

VII

 

Simon s’adressa à Michel :

– Nous avons accepté cettecommande ; pourvu qu’elle ne nous cause aucun ennui. Le cuirest cher, le seigneur est violent ; pourvu que nous ne noustrompions pas ! Tu as de meilleurs yeux, ta main est plussûre, tiens, voici les mesures ; taille-moi ce cuir ; jeferai les coutures.

Michel obéit ; il prit le cuir, ledéroula sur l’établi, le plia en deux, saisit son tranchet et semit à tailler.

Matriona s’approche, regarde le travail deMichel et s’étonne de ce qu’il fait. Habituée au métier, elle voitque Michel taille non des bottes mais des sandales.

Elle voulut parler mais pensa : « Jen’aurai sans doute pas compris quel genre de chaussures il faut auseigneur. Michel sait mieux que moi ce qu’il fait ; je ne m’enmêle pas. »

Michel a taillé les chaussures, il prend lesmorceaux et se met à coudre, non des deux côtés, mais d’un seul,comme pour des sandales. Matriona s’en étonne, mais elle ne veutpas s’en mêler, et Michel continue de coudre. L’heure du repas estvenue. Simon quitte sa besogne et voit que Michel a fait avec lecuir des sandales au lieu de bottes. Simon pousse un« Ah ! » et pense : « Comment, Michel quidurant tout une année ne s’est jamais trompé !… quel malheuril vient de faire maintenant ! La marchandise estperdue ; que vais-je dire au seigneur ? Où trouverpareille marchandise ? »

Et il dit à Michel :

– Qu’as-tu fait, mon ami ? Tu m’asperdu. Le seigneur m’a commandé des bottes, et toi, qu’as-tufait ?

Au même instant on frappe un grand coup à laporte. On regarde par la fenêtre, on voit quelqu’un qui attache soncheval à l’anneau de la porte. On ouvre ; le domestique dumonsieur entre.

– Bonsoir, patron.

– Bonsoir, que nous veux-tu ?

– Madame m’envoie pour les bottes.

– Les bottes ? Quoi ?

– Oui, monsieur n’a plus besoin debottes. Il est mort.

– Comment !

– Il n’est pas même rentré vivant ;il est mort dans la voiture. Nous arrivons, j’ouvre, et je le voiscouché au fond, tout raide, c’est à grand-peine qu’on a pu leretirer. Madame m’a envoyé chez vous en disant : « Vadire au cordonnier de faire des sandales pour un mort au lieu desbottes que ton maître est allé commander en laissant du cuir. Qu’ilse presse, attends, et rapporte les sandales. » Et voilàpourquoi je suis ici.

Michel prit les sandales et ce qui restait ducuir, roula le tout proprement et remit le paquet au domestique quiattendait.

– Adieu la compagnie ! portez-vousbien !

 

VIII

 

Un an, deux ans se passent, enfin voilà sixans que Michel vit chez Simon. C’est toujours la même chose :il ne sort jamais, parle rarement, et pendant tout ce temps il n’asouri que deux fois : la première, lorsque Matriona lui donnaà manger, la seconde, à la visite du seigneur.

Simon est toujours ravi de son ouvrier, il nelui demande plus d’où il vient, et ne craint qu’une chose, c’estqu’il ne parte.

Un jour, ils étaient tous ensemble à lamaison ; la patronne mettait le pot dans le poêle, les enfantsgrimpaient sur les bancs et regardaient autour des fenêtres. Prèsd’une fenêtre, Simon poussait l’alène ; près de l’autre,Michel achevait un talon.

Un des enfants vint s’appuyer sur l’épaule deMichel, regarda à la fenêtre et lui dit :

– Vois, oncle Michel, une marchande avecdeux petites filles. On dirait qu’elles viennent de notre côté.L’une des petites est boiteuse.

À ces mots, Michel laisse son ouvrage, setourne vers la fenêtre et regarde au-dehors.

Simon s’étonne. Jamais Michel n’a regardéau-dehors et le voilà collé à la vitre, et il examine quelquechose. Simon regarde à son tour par la fenêtre. Il voit en effetune femme, proprement mise, qui conduit deux fillettes, enveloppéesde petites pelisses, des fichus de laine sur la tête, et sedirigeant vers sa demeure. Les enfants se ressemblent :impossible de les distinguer l’une de l’autre, mais l’une boite dela jambe gauche.

La femme s’arrête à la porte, lève le loquetet entre dans la maison, en poussant les enfants devant elle.

– Bonjour, la compagnie.

– Soyez la bienvenue, quedésirez-vous ?

La femme s’assied près de la table, lesfillettes se serrent contre elle timidement ; les hommes leurfont peur.

– Il me faut des souliers pour mespetites, pour le printemps.

– Bah ! c’est facile. Nous n’avonsjamais fait rien d’aussi petit, mais on peut le faire ; nousessaierons. Les voulez-vous à rebords ou doublés de toile ?Michel, mon ouvrier, est très habile.

Simon se retourne et voit que Michel dévoredes yeux les petites filles. Simon s’étonne. Il est vrai que lesfillettes sont jolies, avec des yeux noirs, des joues roses,potelées ; les petites pelisses et les fichus sontgentils ; mais pourtant il ne peut comprendre pourquoi Michelles examine avec tant d’intérêt, comme s’il les connaissait déjà.Simon, de plus en plus surpris, cause avec la femme, fait le prixet prend les mesures.

La femme pose la petite boiteuse sur sesgenoux en disant :

– Prends deux mesures pourcelle-ci ; tu feras un soulier pour le pied bot et trois pourl’autre pied ; leurs pieds sont les mêmes ; elles sontjumelles.

Après avoir pris la mesure, Simon dit, enmontrant la boiteuse :

– Pourquoi est-elle venue comme ça ?Une si jolie petite fille !

– C’est sa mère qui l’a estropiée.

Matriona se mêle à la conversation, curieusede savoir qui est cette femme et qui sont ces enfants, etdit :

– N’es-tu pas leur mère ?

– Ni leur mère ni leur parente, mabonne ; ce sont mes filles adoptives.

– Elles ne sont pas de ton sang et tu leschoies ainsi !

– Comment ne pas les chérir ? Je lesai nourries de mon lait toutes les deux. J’ai eu un enfant aussi,que Dieu m’a repris ; je ne le dorlotais pas autant quecelles-ci.

 

IX

 

La femme, devenue prodigue de paroles, se mità raconter :

– Il y a six ans qu’elles sontorphelines ; le père fut enterré un mardi ; la mèremourut le vendredi. Orphelines de père avant de naître, la mère nesurvécut pas même un jour à leur naissance. À cette époque, jevivais au village avec mon mari ; nous étions voisins, porte àporte. Le père, un jour qu’il travaillait seul dans les bois, futécrasé par un arbre ; il perdait ses entrailles, si bien que,de retour au logis, il trépassa. Trois jours après, sa femmeaccoucha de ces deux petites filles ; pauvre et solitaire,elle n’eut personne pour l’assister, ni sage-femme ni servante.Elle accoucha seule et mourut seule.

Le matin j’allai pour la voir ; j’entreet je la trouve, la malheureuse, toute froide déjà. En mourant elleétait retombée sur la petite et l’avait estropiée. Les genss’assemblèrent ; on lava la morte, on l’ensevelit, on lui fitun cercueil et on la mit en terre. Les voisins étaient tous debraves gens. Les petites restaient seules. Où les mettre ?J’étais alors la seule nourrice du village ; j’allaitais monpremier-né depuis huit semaines ; je les pris, en attendant,chez moi.

Les paysans se réunirent ; on causa, onse demanda ce qu’on ferait d’elles et voici ce qu’ils medirent :

– Marie, en attendant, garde les petites,nourris-les de ton lait, et donne-nous le temps de nous mettred’accord.

J’avais déjà donné le sein à l’une, mais jen’avais pas fait téter l’autre, l’estropiée ; je ne pensaispas qu’elle pût vivre. Mais je me fis des reproches : ellegeignait à faire pitié. Pourquoi ce petit ange doit-ilsouffrir ? Je la fis téter et j’allaitai les trois enfants, lemien et les deux orphelines.

J’étais jeune, forte, je mangeais bien, j’eusdu lait en abondance. Dieu m’assistait. Je faisais téter deux desenfants, le troisième attendait. Quand l’un des deux étaitrassasié, je prenais le troisième ; et Dieu me fit la grâce deles élever. Le mien mourut deux ans après, et Dieu ne me donna plusd’enfants. Cependant nous avons acquis du bien, nous vivonsmaintenant au moulin, chez un marchand. Nous avons de bons gages,la vie est facile, mais je n’ai pas d’enfants. Que ferais-je seule,si je n’avais ces fillettes ? Comment ne pas les aimer, leschoyer ? Elles sont la joie de ma vie.

La femme pressa les enfants sur son cœur,embrassa la boiteuse et essuya ses yeux remplis de larmes.

Matriona soupira et dit :

– On vit sans père ni mère, mais on nevit pas sans Dieu.

Ils causaient ainsi, quand tout à coup toutela maison fut illuminée, comme par un éclair issu du coin où Michelétait assis. Tous se retournent de son côté, et voient Michelassis, les mains croisées sur les genoux, les yeux levés : ilsouriait.

 

X

 

La femme partit avec les fillettes. Michel seleva du banc, posa son travail, son tablier, salua le patron et lapatronne et leur dit :

– Excusez-moi, mes patrons ; Dieum’a fait grâce, faites-moi grâce aussi.

Et les patrons voient qu’une lumière émane deMichel. Simon se lève, le salue et lui dit :

– Je vois, Michel, que tu n’es pas unhomme comme les autres, et que je ne puis pas te garder nit’interroger. Dis-moi seulement pourquoi tu étais si sombre et sicraintif quand je t’ai trouvé et amené chez moi ? Pourquoit’es-tu rasséréné quand ma femme t’a offert à manger ? Tu assouri alors, et tu es devenu plus confiant. Plus tard, quand leseigneur est venu commander des bottes, tu as souri de nouveau, ettu es devenu plus serein encore ; et aujourd’hui, quand cettefemme a amené les petites filles, tu as souri une troisième fois,tu as rayonné. Dis-moi, Michel, pourquoi une lumière émane-t-ellede toi, et pourquoi as-tu souri trois fois ?

Et Michel dit :

– La lumière émane de moi parce quej’avais été puni et que Dieu, à présent, m’a pardonné. Et j’aisouri par trois fois parce que je devais connaître trois parolesdivines. Et voilà que j’ai connu ces paroles divines : lapremière, c’est lorsque ta femme a eu pitié de moi ; laseconde lorsque le riche personnage est venu pour commander desbottes et j’ai souri pour la deuxième fois. Et maintenant, à la vuedes fillettes, j’ai connu la troisième et dernière parole et pourla troisième fois j’ai eu un sourire.

Et Simon dit :

– Dis-moi, Michel, pourquoi t’a-t-il puniet quelles sont ces paroles de Dieu pour que je lesconnaisse ?

Et Michel répondit :

– Dieu m’avait puni pour unedésobéissance. J’étais un ange, au ciel, et j’ai désobéi. J’étaisun ange du ciel, le Seigneur m’envoya sur la terre pour chercherune âme, l’âme d’une femme. Je descendis sur la terre, et je visune femme couchée, malade, qui venait de mettre au monde deuxpetites filles. Les enfants geignaient près de leur mère, tropfaible pour les allaiter.

« Quand elle me vit, elle comprit queDieu demandait son âme ; elle pleura, supplia :

« Ange de Dieu, mon mari a été tué, il y atrois jours, par la chute d’un arbre dans la forêt ; je n’aini sœur, ni tante, ni grand-mère ; mes orphelines n’ont quemoi ! Ne prends pas ma pauvre âme ! Laisse-moi élever mesenfants, jusqu’à ce qu’ils marchent ; des enfants ne peuventpas vivre sans père ni mère.

« J’écoutai la femme, je mis un enfant à sonsein, l’autre dans ses bras. Je remontai au ciel, je vins devantDieu et lui dis :

« Je n’ai pu emporter l’âme de l’accouchée. Lepère a été tué par un arbre ; elle a des jumelles et elle m’asupplié de ne pas prendre son âme, de la laisser.

« Le Seigneur me répondit :

« Va, et rapporte-moi l’âme de cette mère, ettu connaîtras un jour trois paroles divines : tu apprendras cequ’il y a dans les hommes, et ce qui n’est pas donné à l’homme, etce qui fait vivre les hommes. Quand tu auras appris ces troisparoles, tu reviendras au ciel.

« Je retournai sur la terre et j’emportail’âme de la pauvre mère. Les enfants quittèrent le sein maternel,le cadavre retomba, écrasant le pied d’une des petites filles.

« Tandis que je m’élevais au-dessus duvillage, pour rapporter l’âme à Dieu, un tourbillon me saisit, mesailes s’alourdirent, retombèrent ; l’âme monta seule vers leSeigneur et je restai gisant à terre, au bord de laroute. »

 

XI

 

Simon et Matriona comprirent alors qui ilsavaient vêtu et nourri ; qui avait vécu sous leur toit. Ilspleuraient de crainte et de joie. L’ange leur dit encore :

– Je restai seul sur le chemin, seul etnu. Je n’avais connu jusqu’alors aucune des misères humaines, ni lefroid, ni la faim. Je devins homme. J’eus faim, j’eus froid, et nesus que devenir. Je vis une chapelle consacrée au Seigneur. Jevoulus m’y réfugier ; la porte était cadenassée ; on nepouvait entrer. Alors je m’assis sur le seuil, cherchant àm’abriter du vent. Le soir vint ; j’eus faim, j’eus froid, jesouffrais. Soudain, j’entendis des pas sur la route. Un hommevenait, portant des bottes ; il parlait tout seul. Je vis pourla première fois la face mortelle de l’homme, depuis que moi-mêmej’étais devenu homme, et j’eus peur de cette face, je me détournai.Je l’entendais qui se demandait :  » Comment nourrir ma femmeet mes enfants ? Comment, pendant l’hiver, se protéger contrele froid ?  »

« Je pensai :  » Je péris de froid etde faim et voilà, cet homme qui passe ne pense qu’à se vêtir, luiet les siens, avec des pelisses, et à se procurer du pain ; ilne saurait donc me nourrir.  »

« L’homme me vit ; il fronça lessourcils, devint plus terrible encore et passa… J’étais désespéré.Soudain, je l’entendis revenir, je le regardai et ne le reconnusplus : la mort qui était sur son visage avait disparu, ilétait redevenu un vivant, et je vis l’image de Dieu sur sa face. Ils’approcha de moi, me vêtit, me prit par la main et m’amena chezlui. Arrivés à sa demeure, une femme vint à notre rencontre, etelle parla. La femme était plus terrible que l’homme, l’haleine dela mort sortait de sa bouche ; le souffle mortel de sesparoles me coupa la respiration ; je défaillais. Elle voulaitme chasser dehors, au froid, et je compris qu’elle mourraitelle-même en me chassant.

« Tout à coup, son mari lui parla de Dieu.Aussitôt la femme se transforma. Pendant qu’elle nous servait àmanger, et me regardait, je levai aussi les yeux sur elle : lamorte était redevenue vivante, et je reconnus Dieu sur son visage.Alors je me souvins de la première parole de Dieu :  » Tuconnaîtras ce qu’il y a dans les hommes.  » J’appris ainsi ce qu’ily a dans les hommes : l’amour. Dans ma joie d’avoir larévélation d’une des paroles divines, je souris alors pour lapremière fois. Mais tout ne m’était pas révélé à la fois ; jene comprenais pas encore ce qui n’est pas donné à l’homme, et cequi fait vivre les hommes.

« Je vécus chez vous une année ; l’hommevint commander des bottes, des bottes qui devaient durer un an sanstourner ni se déchirer. Je le regardai et vis près de lui un de mescompagnons, l’ange de la mort. Personne ne le vit, sauf moi. Je leconnaissais, je savais qu’avant le coucher du soleil l’âme durichard serait emportée, et je pensai :  » L’homme prévoit pourune année à l’avance, et il ne sait pas qu’il doit mourir avant lanuit.  » Et je me rappelai la deuxième parole de Dieu :  » Tuconnaîtras ce qui n’est pas donné aux hommes.  »

« Je savais déjà ce qu’il y a dansl’homme, je venais d’apprendre ce qui n’est pas donné aux hommes.Il n’est pas donné à l’homme de connaître les besoins de son corps.Et je souris pour la seconde fois. J’étais heureux d’avoir aperçumon compagnon l’ange et que Dieu m’eût révélé la deuxièmeparole.

« Mais j’ignorais encore, je necomprenais pas ce qui fait vivre les hommes. Je vécus ainsi,attendant la révélation de la dernière parole divine. La sixièmeannée, la femme amena les jumelles ; je les reconnus etj’appris tout et pensai :  » La mère implorait pour sesenfants ; j’avais cru que sans père ni mère les enfantsdevaient périr et voilà qu’une femme, une étrangère, les arecueillies et nourries.  »

« Et quand cette femme pleurad’attendrissement en parlant de ces petites étrangères qu’ellechoyait et plaignait, je vis en elle l’image de Dieu et compris cequi fait vivre les hommes. Je compris que Dieu m’avait révélé latroisième parole, qu’il me pardonnait, et je souris pour latroisième fois. »

 

XII

 

Et le corps de l’ange se dénuda et se revêtitde lumière ; les yeux humains ne pouvaient en supporterl’éclat. Sa voix, qui semblait venir non de lui, mais du ciel,s’éleva et l’ange dit :

– Et je compris que l’homme ne vit pas deses besoins à lui, mais qu’il vit par l’amour. Il n’était pas donnéà la mère de savoir ce qui ferait vivre ses enfants ; iln’était pas donné au riche personnage de savoir ce qu’il luifallait : il n’est donné à aucun homme de savoir s’il luifaudra le soir des bottes pour lui vivant, ou des sandales pour luimort.

« Devenu homme, je restai vivant nonparce que je sus satisfaire mes besoins humains, mais parce qu’ilse trouva un passant et sa femme, pénétrés d’amour, qui eurentpitié de moi et m’aimèrent. Les orphelines vécurent, non qu’on eûtsongé à elles, mais parce qu’une femme étrangère avait de l’amourdans son cœur et les plaignait et les aimait. Tous ceux qui viventne vivent pas parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, mais parce quel’amour est en l’homme.

« Je savais auparavant que Dieu a donné la vieaux hommes et a voulu qu’ils vivent. Maintenant, je comprends autrechose. Je comprends que Dieu ne veut pas que l’homme viveisolément, c’est pourquoi il ne révèle à personne ce dont il abesoin. Il veut que chacun vive pour les autres, c’est pourquoi ilrévèle à chacun ce qui est utile à la fois à lui-même et auxautres. Je comprends maintenant que les hommes, qui croient vivreuniquement de leurs propres soucis, ne vivent en réalité que del’amour seul. Celui qui vit en l’amour, vit en Dieu, et Dieu vit enlui ; car Dieu c’est l’amour. »

Et l’ange chanta les louanges du Seigneur.

Sa voix fit trembler l’isba ; le toits’ouvrit, une colonne de feu s’élança de la terre vers le ciel.Simon, sa femme et ses enfants se prosternèrent sur le sol. L’angeouvrit ses grandes ailes et remonta aux cieux.

Quand Simon revint à lui, l’isba avait reprisson aspect, et il s’y trouvait seul avec les siens.

HISTOIRE VRAIE

[Note – Traduction E. Halpérine-Kaminskyet R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur éditépar la librairie Perrin et cie en 1916.]

 

Dieu voit la vérité, mais il ne la dit pas tout de suite.

 

Dans la ville de Vladimir vivait un jeunemarchand du nom d’Aksénov. Il possédait deux boutiques et unemaison.

D’un extérieur avenant, Aksénov était blond,frisé, ami de la liesse et des refrains. Dans sa jeunesse, ilbuvait beaucoup, et quand il avait bu il faisait du tapage. Maisune fois marié, il ne but plus que bien rarement.

Un jour d’été, Aksénov décida de se rendre àla foire de Mijni-Novogorod. Comme il faisait ses adieux aux siens,sa femme lui dit :

– Ivan Dmitriévitch, ne t’en va pasaujourd’hui. J’ai fait un mauvais rêve sur toi. Aksénov se mit àrire et dit :

– Tu as peur que je ne fasse quelquefolie à la foire.

La femme répondit :

– Je ne sais pas au juste moi-même dequoi j’ai peur. Seulement j’ai fait un mauvais rêve. Je t’aivu : tu venais de la ville, tu as ôté ton chapeau, et tout àcoup j’ai vu ta tête toute blanche.

Aksénov se mit à rire de plus belle.

– Eh bien ! c’est un bon signe. Va,je ferai de bonnes affaires et t’apporterai de beaux cadeaux. Ilprit congé des siens et partit.

À mi-chemin, il rencontra un marchand de saconnaissance et s’arrêta avec lui pour la couchée. Ils prirent lethé ensemble et allèrent se coucher dans deux chambres contiguës.Aksénov n’était pas un grand dormeur. Il se réveilla au milieu dela nuit, et, pour voyager plus à son aise pendant la fraîcheur, ilréveilla le yamschtschik [14] et luidonna l’ordre d’atteler. Puis il entra dans l’isba toute noire,paya le patron et partit.

Après avoir fait une quarantaine de verstes,il s’arrêta de nouveau pour laisser manger les chevaux, se reposalui-même dans l’auberge, sortit sur le perron vers l’heure du dîneret fit préparer le samovar. Il prit une guitare et se mit à jouer.Tout à coup arrive une troïka avec sa sonnette ; un tchinovnik[15] en descend avec deux soldats,s’approche d’Aksénov et lui demande qui il est et d’où il vient.Aksénov s’exécute et l’invite à prendre le thé avec lui. Mais letchinovnik continue à le presser de questions :

– Où a-t-il dormi la nuit dernière ?Était-il seul avec le marchand ? Pourquoi a-t-il quittél’auberge si précipitamment ?

Aksénov, surpris de cet interrogatoire,raconta ce qui lui était arrivé ; puis il dit :

– Pourquoi m’en demandez-vous silong ? Je ne suis ni un voleur ni un brigand. Je voyage pourmes affaires et on n’a pas à m’interroger.

Alors le tchinovnik appela les soldats etdit :

– Je suis l’ispravnik [16], etsi je te questionne, c’est parce que le marchand avec lequel tu aspassé la nuit dernière a été égorgé. Montre tes effets… Et vousautres, fouillez-le.

On entra dans l’isba, on prit sa malle avecson sac, on les ouvrit, on chercha partout. Soudain l’ispravniksortit du sac un couteau et s’écria :

– À qui ce couteau ?

Aksénov regarda, vit un couteau taché desang ; c’était de son sac qu’on l’avait retiré, et la terreurl’envahit.

– Et pourquoi ce sang sur lecouteau ?

Aksénov voulut répondre, mais il ne pouvaitarticuler un seul mot.

– Moi… je ne sais pas… moi… un couteau…moi… il n’est pas à moi. Alors l’ispravnik dit :

– On a trouvé ce matin le marchand égorgédans son lit. Hors toi, personne n’a pu commettre le crime. L’isbaétait fermée en dedans, et, dans l’isba, personne que toi. Voilà,de plus, un couteau taché de sang qu’on a trouvé dans ton sac.D’ailleurs, ton crime se lit sur ton visage. Avoue tout de suitecomment tu l’as tué, combien d’argent tu as volé.

Aksénov jure Dieu que ce n’est pas lui lecoupable ; qu’il n’a pas vu le marchand depuis qu’il a pris lethé avec lui, qu’il n’a que son propre argent, 8 000 roubles,et que le couteau n’est pas à lui. Mais sa voix s’étranglait, sonvisage était devenu pâle et il tremblait de peur comme uncoupable.

L’ispravnik ayant appelé les soldats, ordonnade le lier et de le placer dans la voiture. Lorsqu’on l’eut misdans la voiture, les pieds garrottés, Aksénov se signa et pleura.On lui prit tous ses effets avec son argent, et on l’envoya à laprison de la ville voisine. On fit faire une enquête àVladimir ; tous les marchands et habitants déclarèrentqu’Aksénov, quoique ayant aimé dans sa jeunesse à boire et às’amuser, était un honnête homme. Puis l’affaire se jugea ; onl’accusait d’avoir tué le marchand de Biazan et de lui avoir volé20 000 roubles.

La femme d’Aksénov était dans la désolation etne savait que penser. Ses enfants étaient tout petits ; l’und’eux tétait encore. Elle les prit tous avec elle et se rendit dansla ville où son mari était emprisonné. D’abord on lui refusa devoir son mari, puis, sur ses instances, on le lui permit. Enl’apercevant dans son costume de la prison, enchaîné, confondu avecdes brigands, elle tomba par terre et ne put, de quelque temps,revenir à elle. Puis elle posa ses enfants auprès d’elle, s’assit àcôté d’Aksénov, lui rendit compte des affaires du ménage et luidemanda le récit de tout ce qui lui était arrivé. Il lui racontatout. Et elle dit :

– Comment faire à présent ?

– Il faut aller supplier le tzar,répondit-il. Car cela ne se peut pas, que l’innocent soit puni. Safemme lui dit alors qu’elle avait adressé une supplique autzar ; « mais elle ne lui aura pas été transmise, »dit-elle.

Aksénov ne répondit pas et resta accablé.

Et sa femme lui dit :

– Il n’était pas vain, le rêve que jefis, t’en souviens-tu, quand je te vis avec des cheveux blancs. Tevoilà véritablement tout blanchi par le chagrin. Tu n’aurais pas dûpartir alors.

Elle se mit à lui passer la main dans lescheveux, et dit :

– Vania [17], cherami, dis la vérité à ta femme. N’est-ce pas toi qui l’astué ?

Et Aksénov dit :

– Et toi aussi, tu le penses !

Il cacha son visage dans ses mains et pleura.Un soldat parut ; il annonça à la femme et aux enfants qu’ilétait temps de se retirer. Aksénov dit pour la dernière fois adieuà sa famille.

Quand sa femme fut partie, il repassa dans sonesprit la conversation qu’ils venaient d’avoir. En se rappelant quesa femme y croyait aussi, elle, et lui avait demandé si ce n’étaitpas lui qui avait tué le marchand, il se dit :

– Dieu seul connaît la vérité ;c’est Lui qu’il faut implorer. Attendons sa miséricorde.

Et depuis ce moment, Aksénov cessa d’envoyerdes suppliques, ferma son âme à l’espoir, et ne fit plus que prierDieu.

Le jugement condamna Aksénov au knout et,ensuite, aux travaux forcés. C’est ce qui fut fait.

On le battit du knout et, quand les blessuresse furent cicatrisées, on l’envoya avec d’autres forçats enSibérie.

En Sibérie, aux travaux forcés, Aksénov restavingt-six ans. Ses cheveux devinrent blancs comme de la neige, etsa longue barbe grise tomba droit. Toute sa gaieté disparut. Il sevoûtait, commençait à se traîner, parlait peu, ne riait jamais etpriait souvent Dieu.

En prison, Aksénov apprit à faire desbottes.

Avec l’argent ainsi gagné, il acheta unMartyrologue, qu’il lisait lorsqu’il y avait de la lumière dans soncachot. Les jours de fête, il se rendait à la chapelle de laprison, lisait les Apôtres et chantait au chœur : il avaittoujours sa jolie voix. Les autorités l’aimaient pour sadocilité ; ses compagnons l’avaient en grande estime etl’appelaient « grand-père » et « homme deDieu ». Quand les prisonniers avaient quelque chose àdemander, c’était toujours par Aksénov qu’ils faisaient présenterleur requête et, quand les forçats se prenaient de querelle,c’était encore Aksénov qu’ils choisissaient comme arbitre.

De sa maison, personne n’écrivait à Aksénov,il ignorait si sa femme et ses enfants vivaient encore.

Un jour on amena au bagne de nouveaux forçats.Le soir, les anciens demandèrent aux nouveaux de quelles villes, dequels villages ils venaient, et pour quelles causes. Aksénovs’était approché, lui aussi, et, la tête baissée, il écoutait cequi se disait. L’un des nouveaux forçats était un vieillard d’unesoixantaine d’années, d’une haute stature, à barbe grise ettaillée. Il racontait les motifs de sa condamnation.

– C’est ainsi, mes frères, disait-il. Onm’a envoyé ici pour rien. J’ai dételé un cheval d’untraîneau : on m’a saisi, en disant que je volais. Et moi j’aidit : « Je ne voulais qu’aller plus vite ; vousvoyez bien que j’ai lâché le cheval… D’ailleurs le yamschtschik estmon ami… Il n’y a donc pas délit. » – « Non, me dit-on,tu l’as volé. » Et ils ne savaient ni où ni quand j’avaisvolé. Certes, j’avais commis des méfaits qui auraient dû meconduire ici depuis longtemps. Mais on ne put jamais me prendre surle fait. Et aujourd’hui, c’est contre toute loi que l’on me déporteici. Mais attendons… J’ai déjà été en Sibérie, mais je n’y suis pasresté longtemps…

– Et d’où viens-tu ? demanda l’undes forçats.

– Je suis de la ville de Vladimir. Jesuis un meschtschanine [18] decette localité. Je m’appelle Makar, et, du nom de mon père,Sémionovitch.

Aksénov leva la tête et demanda :

– Eh ! Sémionovitch, n’as-tu pasentendu parler, à Vladimir-la-Ville, des marchands Aksénov ?Vivent-ils encore ?

– Comment donc ! mais ce sont deriches marchands, quoique leur père soit en Sibérie… Il aura sansdoute péché, comme nous autres.

Aksénov n’aimait pas à parler de son malheur.Il soupira et dit :

– C’est pour mes péchés que je suis aubagne depuis vingt-six ans.

Makar Sémionovitch demanda :

– Et pour quels péchés ?

– C’est que je le méritais, réponditsimplement Aksénov. Il ne voulut rien dire de plus. Mais les autresforçats, ses compagnons, racontèrent aux nouveaux pourquoi Aksénovse trouvait en Sibérie ; comment pendant le voyage, quelqu’unavait assassiné un marchand et placé dans les effets d’Aksénov uncouteau taché de sang, et comment, à cause de cela, on l’avaitinjustement condamné.

En entendant cela, Makar Sémionovitch jeta unregard sur Aksenov, frappa ses genoux avec ses mains, ets’écria :

– Oh ! quel prodige ! Voilà unprodige ! Ah ! tu as bien vieilli, petitgrand-père !

On lui demanda pourquoi il s’étonnait ainsi,où il avait vu Aksénov : mais Makar ne répondit pas ; ildit seulement :

– Un prodige, frères, que le sort nousait réunis ici.

Sur ces mots, Aksénov jugea que cet hommedevait être l’assassin, et il lui dit :

– As-tu déjà entendu parler de cetteaffaire, Sémionovitch, ou bien m’as-tu déjà vu ailleursqu’ici ?

– Comment donc ? J’en ai entenduparler : la terre est pleine d’oreilles. [19] Mais il y a déjà bien longtemps quecette affaire est arrivée, et, ce qu’on m’en a dit, je l’ai oublié,dit Makar Sémionovitch.

– Peut-être as-tu appris qui a tué lemarchand ? interrogea Aksénov. Makar se mit à rire etdit :

– Mais celui dans le sac duquel on atrouvé le couteau, c’est sans doute lui qui a tué. Si c’estquelqu’un qui a placé le couteau dans tes effets… pas surpris, pasvoleur. Et d’ailleurs, comment aurait-il pu placer le couteau danston sac ? Tu l’avais à ta tête ; tu aurais entendu.

En entendant ces paroles, Aksénov vit bien quec’était ce même homme qui avait tué le marchand. Il se leva et s’enalla. Toute cette nuit, Aksénov ne put dormir.

Il tomba dans un accablement profond. Il eutalors des rêves : tantôt, c’était sa femme qu’il voyait commeelle était en l’accompagnant lors de la dernière foire ; il lavoyait, encore vivante, son visage, ses yeux ; il l’entendaitparler et rire ; tantôt ses enfants lui apparaissaient commeils étaient alors, tout petits, l’un enveloppé d’un manteau fourré,l’autre au sein. Et il se revoyait lui-même comme il était alors,gai, jeune, assis et jouant de la guitare, et il se rappelait laplace infamante où on l’avait fouetté, et le bourreau, et la fouletout autour, et les fers, et les forçats, et ses vingt-six ans deprison. Il songea à sa vieillesse ; et un chagrin à se donnerla mort envahit Aksénov.

– Et tout cela à cause de cebrigand ! pensa-t-il. Et il se sentit pris d’une telle colèrecontre Makar, qu’il voulait sur l’heure périr lui-même pourvu qu’ilse vengeât. Il priait toute la nuit sans pouvoir se calmer. Dans lajournée il ne s’approchait jamais de Makar Sémionovitch, et ne leregardait jamais. Ainsi se passèrent quinze jours. Les nuits,Aksénov ne pouvait pas dormir, et il était en proie à un tel ennui,qu’il ne savait où se mettre. Une fois, pendant la nuit, comme ilétait à se promener dans la prison, il s’aperçut que derrière undes lits de planche il tombait de la terre. Il s’arrêta pour voirce que c’était. Tout à coup Makar Sémionovitch sortit vivement dedessous le lit et regarda Aksénov avec une expression d’épouvante.Aksénov voulut passer pour ne pas le voir, mais Makar le saisit parla main et lui raconta comment il creusait un trou dans le mur,comment tous les jours il emportait de la terre dans ses bottespour la jeter dans la rue quand on les menait au travail. Et ilajouta :

– Seulement, garde le silence, vieillard.Je t’emmènerai avec moi ; si tu parles, on me fouetterajusqu’au bout, mais tu me le payeras : je te tuerai.

En apercevant celui qui l’avait perdu, Aksénovtrembla de colère, il retira sa main et dit :

– Je n’ai pas envie de me sauver, et toi,tu n’as pas besoin de me tuer ; tu m’as tué déjà, il y alongtemps. Quant à te dénoncer ou non, c’est Dieu qui décidera.

Le lendemain, quand on mena les forçats autravail, les soldats remarquèrent que Makar vidait ses bottes deterre ; ils firent des recherches dans la prison et trouvèrentle trou. Le chef arriva, et demanda qui avait creusé le trou. Tousniaient. Ceux qui savaient ne voulaient point trahir Makar, car ilsn’ignoraient pas qu’il serait, pour cela, battu jusqu’à la« demi-mort ». Alors le chef s’adressa àAksénov :

– Vieillard, dit-il, toi qui es un hommejuste, dis-moi devant Dieu qui a fait cela !

Makar Sémionovitch demeurait impassible, ilregardait le chef sans se détourner vers Aksénov. Quant à Aksénov,ses bras et ses lèvres tremblaient, il ne pouvait proférer uneseule parole.

– Me taire ! pensait-il ; maispourquoi lui pardonner, puisque c’est lui qui m’a perdu !Qu’il me paie ma torture. Parler… c’est vrai qu’on le fouetterajusqu’au bout… Et si ce n’est pas lui, s’il n’est pas l’assassinque je pense… Et puis, cela me soulagerait-il ?

Le chef renouvela sa demande.

Aksénov regarda Makar Sémionovitch etdit :

– Je ne peux pas le dire, Votre Noblesse,Dieu ne me permet pas de le dire ; et je ne vous le dirai pas.Faites de moi ce qu’il vous plaira : vous êtes le maître.

Malgré tous les efforts du chef, Aksénov nedit plus rien. Et ce fut ainsi qu’on ne put savoir qui avait creuséle trou.

La nuit suivante, comme Aksénov, étendu surson lit de planche, allait s’assoupir, il entendit quelqu’uns’approcher de lui et se mettre à ses pieds. Il regarda dansl’obscurité et reconnut Makar. Aksénov lui dit :

– Qu’as-tu encore besoin de moi ?Que fais-tu là ?

Makar Sémionovitch gardait le silence. Aksénovse leva et dit :

– Que veux-tu ? Va-t-en, ouj’appelle le gardien.

Makar se pencha sur Aksénov, tout près de lui,et lui dit à voix basse :

– Ivan Dmitriévitch,pardonne-moi !

– Quoi ! que tepardonnerai-je ? fit Aksénov.

– C’est moi qui ai tué le marchand, etc’est moi qui ai placé le couteau dans ton sac. Je voulais te tueraussi, mais à ce moment on a fait du bruit dans la cour, j’ai misle couteau dans ton sac et je me suis sauvé par la fenêtre.

Aksénov gardait le silence et ne savait quedire. Makar Sémionovitch se laissa glisser du lit, se prosternajusqu’à terre et dit :

– Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi, au nomde Dieu, pardonne-moi. Je vais déclarer que c’est moi qui ai tué lemarchand, on te rendra la liberté et tu retourneras chez toi.

Et Aksénov dit :

– Cela t’est facile à dire. Mais moi,j’ai trop longtemps souffert ici. Où irais-je à présent ?… Mafemme est morte, mes enfants m’ont oublié. Je n’ai plus nulle partoù aller.

Makar restait toujours prosterné. Il frappaitde sa tête la terre en disant :

– Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi. Quandon m’a battu du knout, cela me fut moins douloureux que de te voirainsi… Et tu as encore eu pitié de moi, tu ne m’as pas dénoncé.Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne au malfaiteur maudit.

Et il se remit à sangloter. En entendantpleurer Makar Sémionovitch, Aksénov se mit à pleurer lui-même, etdit :

– Dieu te pardonnera ! Peut-êtresuis-je cent fois pire que toi.

Et il sentit soudain une joie inonder son âme.Il cessa alors de regretter sa maison ; il ne désirait plusquitter sa prison, et ne songeait qu’à sa dernière heure.

Makar Sémionovitch n’écouta pas Aksénov, et sedéclara le coupable. Lorsqu’arriva l’ordre de mettre en libertéAksénov, Aksénov était déjà mort.

LE MOUJIK PAKHOM

[Note – Première publication en 1886.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Faut-il beaucoup de terre pour un homme ?

 

 

I

 

La sœur aînée est venue de la ville pourvisiter la sœur cadette à la campagne. L’aînée est mariée à unmarchand de la ville et la cadette à un moujik de la campagne.L’aînée se met à vanter son existence à la ville ; elleraconte comme elle y vit largement, comme elle est proprement mise,comme elle habille bien ses enfants, comme elle mange et boit debonnes choses, et comme elle va aux promenades, aux théâtres.

La cadette en est vexée, et se met à rabaisserla vie d’un marchand et à rehausser la sienne, celle d’unepaysanne.

– Je ne changerais pas, dit-elle, macondition pour la tienne ; quoique notre vie soit sombre, ànous autres, nous ne connaissons pas la crainte. Vous vivez plusproprement que nous, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vousperdez tout. Et le proverbe dit : la perte est au profitune grande sœur. Il arrive qu’aujourd’hui tu es riche, et quedemain tu tendras la main. Notre existence de moujiks est plussûre. Chez le moujik, le ventre est mince, mais long ; nous neserons jamais riches, mais nous aurons toujours à manger.

L’aînée se mit à dire :

– Oui, mais en vivant avec des cochons etdes veaux ! Pas de belles manières, ni de confort, malgré toutle travail de ton mari : comme vous demeurez dans l’ordure,vous y mourrez aussi, et le même sort attend vos enfants.

– Eh bien ! dit la cadette, c’est lemétier qui l’exige. Mais par cela même notre vie est stable, quandnous avons des terres. Nous ne nous inclinons devant personne, nousne craignons personne. Et vous, à la ville, vous êtes exposés à latentation. Aujourd’hui, c’est bien ; mais demain viendra lediable qui tentera ton mari ou par les cartes, ou par le vin, oupar les maîtresses, et tout ira au pire. Avec cela que ça n’arrivepas ?

Pakhom, le mari, assis sur le poêle, écoutaitle bavardage des babas.

– C’est la vérité vraie, dit-il. Quandnous autres nous remuons la terre nourricière, depuis notreenfance, nous ne songeons guère à des futilités. Le seul malheur,c’est d’avoir trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre àvolonté, alors je n’aurais peur de personne, pas même dudiable.

Les babas, après avoir pris le thé, causèrentencore toilette, rangèrent la vaisselle, puis elles allèrent secoucher.

Et le diable était assis derrière le poêle,écoutant tout. Il se réjouit de ce que la femme du paysan eût amenéson mari à le braver. Ne s’est-il pas vanté que, s’il avait de laterre, le diable lui-même ne le prendrait pas ?

– C’est bien, pensait-il, à nousdeux ! je te donnerai beaucoup de terre. C’est par la terreque je te prendrai.

 

II

 

À côté du moujik demeurait une petitebarinia. Elle avait cent vingt déciatines [20] de terre. Elle était en bons termesavec les moujiks et ne faisait de mal à personne, lorsqu’elle pritpour gérant un soldat retraité qui se mit à accabler les moujiksd’amendes.

Malgré toutes les précautions de Pakhom,tantôt c’est son cheval qui s’aventure dans l’avoine, tantôt c’estla vache qui pénètre dans le jardin, ou les veaux qui s’en vontdans la prairie : pour tout enfin, amende.

Pakhom payait et jurait, et frappait lessiens. Et il eut beaucoup à souffrir du gérant pendant cet été. Cefut avec plaisir qu’il vit revenir le temps de rentrer le bétail,quoiqu’il regrettât d’avoir à le nourrir : du moins il n’avaitplus peur, il était plus tranquille.

Pendant l’hiver, le bruit courut que labarinia vendait sa terre, et que le dvornick de la grand’routevoulait l’acheter.

Les moujiks en furent très affectés.

– Eh bien ! pensaient-ils, si laterre revient au dvornick, il nous accablera d’amendes plus que labarinia.

Les moujiks – le mir [21] entier – se rendirent auprès de labarinia pour la prier de ne pas vendre au dvornick, mais àeux-mêmes. Ils promirent de payer plus cher. La barinia consentit.Alors les moujiks se concertèrent pour faire acheter la terre parle mir. On se réunit une fois, deux fois, et l’affaire n’avançaitguère. Le diable les divisait : ils ne pouvaient s’entendre.Finalement, ils décidèrent d’acheter chacun sa part, dans la mesurede ses ressources. La barinia y consentit.

Pakhom apprit que son voisin avait achetévingt déciatines chez la barinia, et qu’elle lui avait laissé lafaculté de payer la moitié du prix par annuités. Pakhom en futjaloux.

– On achètera, pensait-il, toute laterre, et moi je resterai sans rien.

Il se consulta avec sa femme.

– Les gens achètent ; il faut,dit-il, acheter aussi une dizaine de déciatines ; autrementnous ne pourrions pas vivre : ce gérant nous a ruinés par sesamendes.

Il réfléchit au moyen de faire l’achat.

Il avait cent roubles d’économies. En vendantle poulain et une moitié des abeilles, en louant son fils commegarçon de ferme, il put réunir la moitié de la somme.

Pakhom ramassa l’argent, choisit une quinzainede déciatines de terre avec un petit bois, et alla chez la bariniapour faire l’affaire. Il acheta les quinze déciatines, on topa, etil laissa un acompte. On se rendit à la ville pour dresser l’actede vente : il donnait la moitié de la somme comptant ;quant au reste, il s’engageait à le payer en deux ans. Et Pakhomrevint maître de la terre.

Il emprunta encore de l’argent à sonbeau-frère pour acheter des grains. Il ensemença la terre qu’ilvenait d’acquérir, et tout poussa bien. En une seule année, il payasa dette à la barinia et au beau-frère. Et il devint ainsi, lui,Pakhom, un vrai pomeschtchik [22].C’était sa terre qu’il labourait et ensemençait, c’était sur saterre qu’il coupait le foin, sur sa terre qu’il élevait son bétail,c’étaient les pieux de sa terre qu’il taillait.

Quand Pakhom va labourer sa terre à lui, quandil vient voir pousser son blé et ses prairies, il est transporté dejoie. Et l’herbe lui paraît tout autre, et les fleurs luifleurissent tout autres. Il lui semblait jadis, quand il passaitsur cette terre, qu’elle était ce qu’une terre doit être ; età présent elle lui paraît tout autre.

 

III

 

Ainsi vivait Pakhom dans le bonheur. Toutallait bien. Mais voilà que les moujiks se mirent à faire defréquentes irruptions dans les blés et les prairies de Pakhom. Illes priait de cesser, eux continuaient. Tantôt les bergerslaissaient les vaches entrer dans les prairies, tantôt c’étaientles chevaux qui allaient dans les blés. Et Pakhom les en chassaitet pardonnait, et ne voulait pas aller en justice.

Puis il se fâcha et alla se plaindre autribunal de baillage. Il savait bien que les moujiks agissaientainsi, non par mauvaise intention, mais parce qu’ils étaient àl’étroit, et il pensait en lui-même :

– Je ne dois pourtant pas pardonnertoujours, autrement on me mangerait tout. Il faut faire unexemple.

Il fit un premier exemple, il fit un secondexemple en traduisant en justice un autre moujik. Les moujiksvoisins se fâchèrent contre Pakhom. Ils se mirent cette fois àenvoyer paître exprès sur sa terre. Une nuit, quelqu’un vint dansle petit bois et coupa une dizaine de tilleuls pour faire destilles. Comme il traversait la forêt, Pakhom voit quelque chose deblanc, il s’approche et aperçoit par terre des tilleuls écorcés. Ilne restait plus en terre que les souches. S’il n’avait abattu queles arbres de la lisière, s’il en avait au moins épargné unseul ! Mais le brigand avait tout coupé !

Pakhom s’indigna.

– Ah ! pensait-il, si je savais quia fait cela, je me vengerais !

Il cherche, il cherche à qui s’enprendre : ce ne peut être que Siomka [23]. Il vavoir dans la cour de Sémen, mais il ne trouve rien. Il se disputeavec Sémen, et se persuade encore plus que c’est lui qui a fait lecoup. Il le cite en justice, on appelle la cause devant letribunal. On juge, on juge, et le moujik est acquitté, faute depreuve.

Pakhom n’en fut que plus irrité ; il sedisputa avec le starschina [24] etavec le juge.

– Vous, disait-il, vous soutenez lesvoleurs. Si vous faisiez votre devoir, vous n’acquitteriez pas lesvoleurs.

Pakhom se fâcha ainsi avec ses voisins. Onfinit par le menacer du coq rouge. Pakhom pouvait alorsvivre sur sa terre largement, mais mal vu des moujiks, il sesentait à l’étroit dans le mir.

Et le bruit courut en ce moment que le peupleémigrait.

– Ah ! moi, pensa Pakhom, je n’aipas besoin de quitter ma terre ; mais si quelques-uns desnôtres s’en allaient, nous aurions ici plus de place. Je prendraisleur terre pour moi je l’ajouterais à ma terre et je vivrais mieux,car je me sens toujours trop à l’étroit ici.

Un jour que Pakhom était à la maison, unpassant, un moujik, entre chez lui. On le laisse passer la nuit, onlui donne à manger, puis on lui demande où Dieu le conduit. Ilrépond, le moujik, qu’il vient d’en bas, de la Volga, qu’il y atravaillé. De parole en parole, le moujik raconte comment le peupley a émigré. Les siens s’y sont établis, se sont inscrits à lacommune, et on leur a distribué dix déciatines pour chaque âme.

– Et la terre y est telle que, lorsqu’ona semé du seigle, les épis y viennent si hauts et si drus, qu’on nevoit plus les chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Unmoujik tout à fait pauvre, venu avec ses bras tout nus, labouremaintenant cinquante déciatines de froment. L’année dernière, il avendu son froment seul cinq mille roubles.

Et Pakhom pensait, le cœur enflammé :

– Pourquoi alors demeurer ici à l’étroit,quand on peut bien vivre ailleurs ? Je vendrai terre etmaison, et avec l’argent je bâtirai là-bas, et m’y établirai.Tandis qu’ici, à l’étroit, demeurer est un péché. Il faut seulementque j’aille me renseigner en personne.

Vers l’été, il se prépara et partit. Jusqu’àSamara, il descendit la Volga sur un bateau à vapeur ; puis ilfit quatre cents verstes à pied. Il arriva au but. C’était biencela.

Les moujiks y vivent à l’aise. La commune, très hospitalière, donne à chaque âme dixdéciatines. Et qui vient avec de l’argent peut, en sus de la terreconcédée à temps, acheter de la terre à perpétuité, à raison detrois roubles la déciatine, et de la meilleure terre encore. Onpeut en acheter tant qu’on veut.

Pakhom s’enquit de tout cela, retourna chezlui vers l’automne, et se mit à vendre tous ses biens. Il venditavantageusement sa terre, il vendit sa maison, il vendit sonbétail, se fit rayer de la commune, attendit le printemps, et s’enalla avec sa famille vers le nouveau pays.

 

IV

 

Pakhom est arrivé dans le nouveau pays avec safamille, il s’est inscrit dans un grand village. Il a payé à boireaux anciens, il s’est mis en règle. On a reçu Pakhom, on lui aconcédé, pour cinq âmes, cinquante déciatines de terre dansdifférents champs, sans compter le pâturage. Pakhom bâtit samaison, il acquiert du bétail. Il possède maintenant, rien qu’enterres concédées, deux fois ce qu’il avait auparavant. Et sa terreest fertile. Sa vie, en comparaison de celle qu’il menait jadis,est dix fois plus belle : terres de labour et pâturage, il ena tant qu’il veut.

D’abord, pendant qu’il bâtissait ets’installait, tout lui paraissait beau ; mais, quand il eutvécu là quelque temps, il lui sembla être à l’étroit. Pakhomdésirait, comme les autres, semer le froment blanc, le turc. Et dela terre à froment, il y en avait peu dans les concessions. On sèmele froment dans la terre vierge, où pousse la stipe plumeuse, oubien dans la terre en jachère. On la cultive un an ou deux, puis onla laisse de nouveau, jusqu’à ce que la stipe ait repoussé. De laterre meuble, tant que tu veux ; seulement, sur cette terre onne peut semer que le seigle, et il faut au froment de la terreforte. Et pour la terre forte, il y a beaucoup d’amateurs ; iln’y en a pas pour tout le monde, et c’est matière à discussions.Les plus riches veulent la labourer eux-mêmes, et les plus pauvres,pour payer leurs contributions, la vendent aux marchands.

La première année, Pakhom sema du vieuxfroment sur sa concession, et il vint bien mais il voulait semerbeaucoup de froment, et il avait peu de terre. Et celle qu’il avaitn’était pas bonne pour cela, il voulait avoir mieux. Il alla chezle marchand louer de la terre pour une année. Il sema davantage,tout poussa bien, mais c’était loin du village. Il y avait unequinzaine de verstes à faire pour s’y rendre.

Pakhom s’aperçut qu’en ce pays les marchandsmoujiks avaient des maisons de campagne, qu’ilss’enrichissaient.

Voilà comment je serais, pensait-il, sij’avais pu acheter de la terre à perpétuité, et bâtir des maisonsde campagne. J’aurais tout cela sous la main.

Et il songeait aux moyens d’avoir de la terreà perpétuité.

Pakhom vécut ainsi cinq ans. Il louait laterre et semait du blé. Les années étaient bonnes, le blévenait bien, et il gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à se laisservivre ; mais il était ennuyé de louer chaque année laterre ; c’est trop de souci : où il y a une bonne terre,le moujik accourt et la prend. S’il n’arrivait pas à temps, iln’avait plus où semer. Ou bien, une autre fois, il s’arrangeaitavec des marchands pour louer un champ chez des moujiks ; déjàil l’avait labouré, quand les moujiks réclamèrent en justice ettout le travail fut perdu. S’il avait de la terre à lui, il nes’inclinerait devant personne et tout irait bien.

Et Pakhom s’enquiert où l’on peut acheter dela terre à perpétuité. Et il trouve un moujik : le moujikavait cinq cents déciatines, il s’est ruiné, et vend bon marché.Pakhom s’abouche avec lui, il discute, discute, et ils s’entendentpour quinze cents roubles, dont moitié payable comptant, moitié àéchéance. Ils étaient déjà tout à fait d’accord, lorsqu’un jour unpassant, un marchand, s’arrêta chez Pakhom pour faire manger seschevaux. On prit du thé, on causa, et le marchand raconta qu’ilvenait de chez les Baschkirs [25]. Là,disait-il, il avait acheté cinq mille déciatines de terre, et iln’avait payé que mille roubles.

Pakhom questionnait, le marchandrépondait.

– Je n’ai eu pour cela, disait-il, qu’àamadouer les anciens. Je leur ai fait cadeau de robes, de tapispour une certaine quantité de roubles, d’une caisse de thé, et j’aioffert à boire à qui voulait. Et j’ai acheté à vingt kopeks ladéciatine.

Il montrait l’acte de vente.

La terre, continuait-il, est située auprèsd’une petite rivière, et partout pousse la stipe plumeuse.

Pakhom ne se lassait pas de demander despourquoi et des comment…

De la terre, disait le marchand, à n’enpouvoir faire le tour en marchant pendant un an. Tout est auxBaschkirs, et ces gens-là sont simples comme des moutons : onpourrait même l’avoir pour rien.

– Ah ! pensa Pakhom, pourquoiacheter, pour mes mille roubles, cinq cents déciatines, et memettre encore une dette sur le dos ; tandis que je puis, pourmille roubles, en avoir Dieu sait combien ?

 

V

 

Pakhom s’informa du chemin à prendre, et, dèsqu’il eut reconduit le marchand, il se prépara à s’en aller aussi.Il laissa la maison à la garde de sa femme, et partit avec sondomestique. Ils se rendirent d’abord à la ville, acheter une caissede thé, des cadeaux, du vin, tout ce que le marchand lui avaitdit.

Ils allaient, ils allaient. Ils avaient déjàfait cinq cents verstes. Le septième jour, ils arrivent à uncampement de Baschkirs. Tout est comme a dit le marchand. Ilsdemeurent tous dans la steppe, près de la petite rivière, dans deskibitki [26] de laine. Ils ne cultivent pas,ils ne mangent pas de pain, mais ils promènent dans la steppe leurschevaux et leur bétail.

Derrière les kibitki sont attachés lespoulains ; on leur amène leurs mères deux fois par jour ;on trait les juments, de leur lait on fait le koumiss. Lesbabas battent le koumiss et en font du fromage. Les moujiks nesavent que boire du koumiss et du thé, manger du mouton et jouer dela flûte. Tous sont luisants de graisse, gais, et tout l’été enfête ; ce peuple est tout à fait ignorant, il ne connaît pasle russe, mais il est très affable.

À la vue de Pakhom, les Baschkirs sortirent deleurs kibitki et entourèrent l’étranger. Ils avaient parmi eux uninterprète, et Pakhom leur apprit qu’il venait pour avoir de laterre. Les Baschkirs lui firent fête, ils le prirent etl’emmenèrent dans une jolie kibitka. Ils l’installèrent sur destapis, étendirent sur lui des coussins de plume, et l’engagèrent àboire un thé et du koumiss. On tua un mouton et on lui donna àmanger.

Pakhom prit les cadeaux dans son tarantass[27], et les distribua aux Baschkirs.Il leur donna les cadeaux et leur partagea le thé. Les Baschkirss’en réjouirent. Ils baragouinaient, baragouinaient entreeux ; puis ils ordonnèrent à l’interprète de traduire.

– On m’ordonne de dire, fit l’interprète,qu’ils t’ont pris en affection, et que nous avons coutume detraiter un hôte de notre mieux, et de rendre cadeaux pour cadeaux,Tu nous as fait des présents, dis-nous maintenant ce qui teplaît ; nous te le donnerons en échange.

– C’est votre terre, répondit Pakhom, quime plait par-dessus tout. Chez nous, nous sommes àl’étroit pour la terre, et la terre est épuisée, tandis qu’il y achez vous beaucoup de terre, et de la bonne terre. Jamais je n’enai encore vu de pareille.

L’interprète traduit. Les Baschkirs parlent,parlent. Pakhom ne comprend pas ce qu’ils disent : il voitqu’ils sont gais, qu’ils crient quelque chose et rient. Puis ils setaisent, ils regardent Pakhom, et l’interprète dit :

– On m’ordonne de te dire que, pour tagénérosité, on est content de te donner des terres autant que tu enveux. Montre seulement du doigt laquelle ; elle sera àtoi.

Ils recommencèrent à parler, à discuter entreeux. Et Pakhom demanda : « De quoiparlent-ils ? » Et l’interprète répondit :

– Les uns disent qu’il faut en référer austarschina, car sans lui la chose n’est pas possible, et les autresdisent qu’on peut se passer de lui.

 

VI

 

Comme les Baschkirs discutaient, tout à coupparut un homme en bonnet de peau de renard. Tous se turent et selevèrent.

– C’est le starschina, ditl’interprète.

Pakhom prit aussitôt sa plus belle robe et laprésenta au starschina, ainsi que cinq livres de thé. Le starschinaaccepta, et se mit à la première place. Aussitôt les Baschkirs luisoumirent l’affaire. Le starschina écoutait, écoutait. Il sourit etse mit à parler russe.

– Eh bien ! dit-il, soit ! Il ya beaucoup de terre : choisis où tu voudras.

– Comment donc prendre autant que jeveux ? pensait Pakhom. Il faut que ce soit régulier, carautrement on dirait : « C’est à toi ! » et puison le reprendra.

Et il dit au starschina :

– Je vous remercie de vos bonnes paroles.Vous avez beaucoup de terres, et moi, il ne m’en faut pas beaucoup.Il s’agit seulement de savoir quelle terre sera à moi. Il faut,d’une façon ou d’une autre, la délimiter, et régulariser lacession. Car nous sommes tous mortels. Vous, bonnes gens, vous ladonnez, mais il peut arriver que vos enfants la reprennent. Lestarschina se mit à rire.

– Soit, dit-il. Nous ferons de manièreque rien ne soit plus régulier.

Et Pakhom dit :

– Moi, j’ai ouï dire qu’il est venu chezvous un marchand. Vous lui avez donné aussi de la terre, vous luiavez passé un acte, eh bien ! vous m’en passerez un aussi.

Le starschina comprit.

– Soit ! dit-il ; nous avons unpissar [28]. Nous irons à la ville dresserl’acte et y apposer tous les sceaux nécessaires.

– Et quel sera le prix ? ditPakhom.

– Notre prix est unique : milleroubles pour une journée.

Pakhom ne comprenait pas cette façon decompter par journées.

– Mais combien, dit-il, cela fera-t-il dedéciatines ?

– Nous ne pouvons préciser. Mais nousvendons une journée de terre. Tout ce dont tu feras le tour enmarchant pendant une journée, tout cela sera à toi. Et le prix dela journée est de mille roubles.

Pakhom s’étonna.

– Mais, dit-il, on peut dans une journéefaire le tour de beaucoup de terre !

Le starschina se mit à rire.

– Tout sera à toi, mais à une condition.Si tu ne reviens pas en une journée à ton point de départ, tonargent est perdu.

– Et comment, dit Pakhom, jalonnerpartout où je passerai ?

– Nous nous mettrons à la place qui teplaira, tu choisiras. Nous y resterons ; et toi, va, fais letour. Nos garçons te suivront à cheval et, là où tu l’ordonneras,planteront des jalons. Puis, d’un jalon à l’autre, nous traceronsun sillon avec la charrue. Tu peux faire un tour aussi grand que tuvoudras. Seulement, avant le coucher du soleil, sois revenu à tonpoint de départ. Tout ce que tu engloberas sera à toi.

Pakhom consentit. On décida de partir lelendemain, dès l’aube. On causa encore un peu, on but du koumiss,on mangea du mouton, on reprit du thé. On fit coucher Pakhom sur unmatelas de plume, puis les Baschkirs se retirèrent après avoirpromis de se réunir le lendemain, au point du jour, et de se rendreà l’endroit avant le lever du soleil.

 

VII

 

Pakhom se met sur le matelas de plumes, maisil ne peut dormir. Il a toujours la terre en tête.

– Que de choses j’ai faites ici,pensait-il ! Je vais me tailler une grande Palestine. Dans unejournée, je ferai bien une cinquantaine de verstes : lajournée, en cette saison, est longue comme une année. Cinquanteverstes, cela fera une dizaine de mille de déciatines. Je n’auraiplus à m’incliner devant personne. Je me procurerai des bœufs pourdeux charrues. Je veux louer des domestiques. Je cultiverai lapartie qu’il me plaira, et sur le reste je laisserai paître lebétail.

Pakhom ne put s’endormir de la nuit. Avantl’aube seulement il s’assoupit un peu. À peine assoupi, il fait unrêve.

Il se voit couché dans la même kibitka, ilentend quelqu’un rire au dehors et s’esclaffer. Voulant savoir quirit ainsi, il se lève et sort de la kibitka ; et il voit lemême starschina des Baschkirs assis devant la kibitka, se tenant leventre des deux mains et riant à gorge déployée. Il s’approche etdemande : « Pourquoi ris-tu ? » Et il voit quece n’est plus le starschina baschkir, mais le marchand qui vintchez lui l’autre fois lui parler de la terre. Il demande aussitôtau marchand s’il est ici depuis longtemps : et ce n’était déjàplus le marchand, mais ce même moujik qui était venu le voir. EtPakhom s’aperçoit que ce n’est déjà plus le moujik, mais le diablelui-même avec des cornes et des pieds fourchus, s’esclaffant etregardant quelque chose. Et Pakhom pense : « Qu’est-cequ’il regarde ? pourquoi rit-il? »

Il va de ce côté pour voir, et il voit qu’unhomme est couché pieds nus, en chemise et en caleçon, le nez enl’air, et blanc comme un linge. Et il regarde, Pakhom, plusfixement quel est cet homme, et il voit que c’est lui-même.

Pakhom fait : Ah ! et seréveille.

Il se réveille et pense : « Il y atant de rêves ! » Il se retourne et voit qu’il fait déjàclair.

– Il faut réveiller les autres etpartir ! pensa-t-il.

Et Pakhom se leva, réveilla son domestiquedans le tarantass, lui donna l’ordre d’atteler, et allaréveiller les Baschkirs.

Les Baschkirs se levèrent, s’assemblèrent, etle starschina vint aussi. Ils se mirent à boire du koumiss.

Ils offrirent du thé à Pakhom, mais lui nevoulait pas attendre.

– Puisqu’il faut partir, partons,disait-il ; il est temps.

Les Baschkirs se réunirent, montèrent qui àcheval, qui en tarantass, et partirent. Pakhom s’installa avec sondomestique dans son tarantass. On arriva dans la steppe. L’aurorese levait, on monta sur une petite colline – en baschkirschikhan. – Les Baschkirs sortirent de leurs tarantass etse réunirent en un seul groupe. Le starschina s’approcha de Pakhom,et, lui montrant le pays de la main :

– Voilà, disait-il, tout est à nous, toutce que ton œil aperçoit. Choisis la part qui te plaît le mieux.

Les yeux de Pakhom étincelèrent. Toute laterre était couverte de stipes plumeuses, unie comme la paume de lamain, noire comme les graines de pavot, et, aux ravins, il y avaitde l’herbe de différentes sortes, de l’herbe jusqu’à lapoitrine.

Le starschina ôta son bonnet en peau derenard, et le mit sur le sommet de la colline.

– Voilà, dit-il, le repère. Tondomestique va rester ici. Dépose ton argent. Pars d’ici et reviensici. Ce dont tu feras le tour t’appartiendra.

Pakhom sortit l’argent, le mit dans le bonnet,ôta son caftan et ne garda que sa poddiovka [29]. Il serra plus fortement saceinture, prit un petit sac avec du pain, attacha à sa ceinture unepetite bouteille d’eau, redressa la tige de ses bottes, et se tintprêt à partir. Il réfléchissait, incertain de la direction àprendre ; mais partout c’était bien. Et il pensa :

– C’est bon partout : j’irai du côtéoù le soleil se lève.

Il se mit du côté du soleil, et attendit qu’ilse levât. Et il pensait :

– Il ne faut pas perdre de temps ;avec la fraîcheur, la marche est plus facile.

Les Baschkirs à cheval se tenaient prêts, euxaussi, à quitter le schikhan à la suite de Pakhom. Dès que le borddu soleil émergea, Pakhom partit et s’en alla dans la steppe. Lescavaliers le suivirent.

Pakhom marchait d’un pas égal, ni lent, nirapide. Il fit une verste, et ordonna de poser un jalon. Ilcontinua sa route. Quand il fut bien en train, il accéléra samarche. Après avoir fait un bout de chemin, il ordonna de poser unautre jalon. Pakhom se retourna : on voyait bien le schikhanéclairé par le soleil et le monde qui s’y trouvait.

Pakhom estima qu’il avait fait déjà cinqverstes. Comme il s’était échauffé, il ôta sa poddiovka, puisrenoua sa ceinture, et continua son chemin. Il fit encore cinqverstes. Il faisait chaud ; il regarda le soleil : ilétait temps de déjeuner.

– Voilà déjà un quartier de la journée,pensa-t-il, et il y en a quatre dans la journée ; Il n’est pasencore temps de tourner. Je vais seulement ôter mes bottes.

Il s’assit, se déchaussa, et poursuivit sonchemin. Il se sentait dispos, et il pensait :

– Je vais faire encore cinq verstes etalors je tournerai à gauche. L’endroit est trop bon. Plus je vais,meilleur cela est.

Il continua à marcher tout droit. Il seretourna et vit à peine la colline. Et les gens paraissaient noirscomme de petits insectes.

– Eh bien ! pensa Pakhom, il fauttourner maintenant de ce côté. J’en ai déjà pris assez.

Et il se sentait déjà tout en sueur, et ilavait soif. Pakhom leva sa bouteille et but en marchant. Il ordonnade mettre encore un jalon et tourna à gauche il marcha,marcha ; l’herbe était haute et il faisait chaud. Pakhomcommençait à se fatiguer. Il regarde le soleil, et il voit qu’ilest juste le temps de dîner.

– Eh ! bien ! pense-t-il, ilfaut se reposer.

Pakhom s’arrête : il mange un peu depain, mais ne s’assied pas.

– Quand on s’assied, pense-t-il, on secouche, puis on s’endort.

Il reste un moment sur place, respire etpoursuit sa route.

Il marchait tout d’abord d’un pas leste, ledîner lui ayant rendu ses forces. Mais il faisait très chaud, et lesommeil le gagnait. Pakhom se sentait harassé.

– Mais, pensait-il, une heure à souffrir,un siècle à bien vivre.

Pakhom marcha encore de ce côté pendant unedizaine de verstes ; il allait tourner à gauche, lorsqu’ilaperçut une fraîche ravine.

– C’est dommage, pensa-t-il, de lalaisser en dehors ; il poussera ici du bon lin.

Et il continua à aller tout droit. Il englobaaussi la ravine, y planta un jalon et fit un second crochet. Il seretourna vers le schikhan. Les gens s’y distinguaient àpeine ; il devait en être éloigné d’une quinzaine deverstes.

– Mais, pensa-t-il, j’ai trop allongé lesdeux premiers côtés ; il faut que celui-ci soit pluscourt.

Il longea le troisième côté en hâtant le pas.Il regarda le soleil : il était déjà proche de son déclin.Pakhom n’avait fait que deux verstes sur le troisième côté, et lebut se trouvait encore à une quinzaine de verstes.

– Mon domaine ne sera pas régulier,pensa-t-il, mais il faut aller droit au but. Il y a déjà assez deterre comme cela.

Et Pakhom alla droit vers le schikhan.

 

VIII

 

Pakhom marche droit vers le schikhan et sesent bien las. Il marche, ses pieds lui font mal.

Il les a tout meurtris, et il se sent fléchir.Il voudrait se reposer, mais il ne le doit pas. Il ne pourrait pasatteindre le but avant le coucher. Le soleil ne l’attend pas. Ilsemble tomber comme si quelqu’un le poussait.

– Hélas ! pensa Pakhom, je me suispeut-être trompé : j’en ai trop englobé : que vais-jedevenir si je n’atteins pas le but à temps ? Qu’il est encoreloin et que je suis fatigué ! Pourvu que je n’aie pas perdupour rien mon argent et ma peine ! Il faut fairel’impossible.

Pakhom se met à trotter. Il s’est écorché lespieds jusqu’au sang, mais il court toujours ; il court, ilcourt, mais il est encore loin. Il jette sa poddiovka, ses bottes,sa bouteille son bonnet.

– Ah ! pensait-il, j’ai été tropgourmand. J’ai perdu mon affaire. Je ne pourrai jamais arriveravant le coucher du soleil.

Et, de peur, la respiration lui manque. Ilcourt, Pakhom ; la sueur colle sur sa peau chemise etcaleçon ; sa bouche est sèche. Sa poitrine se soulève comme unsoufflet de forge ; son cœur bat comme un marteau, et il nesent plus ses pieds. Il fléchit. Pakhom ne pense plus maintenant àla terre, il ne songe qu’à ne pas mourir d’épuisement. Il a peur demourir, mais il ne peut s’arrêter.

– J’ai déjà tant couru, pensait-il ;si je m’arrête à présent, on me traitera de sot.

Il entend les Baschkirs siffler, crier :à ces cris, son cœur s’enflamme encore davantage.

Pakhom use à courir ses dernières forces, etle soleil semble se précipiter exprès. Et le but n’est plus bienloin. Pakhom voit déjà le monde sur la colline ! on lui faitde la main signe de se presser. Il voit aussi le bonnet par terre,avec l’argent, il voit le starschina assis par terre, et se tenantle ventre à deux mains ; et Pakhom se rappelle son rêve.

– Il y a beaucoup de terre,pense-t-il ; Dieu me permettra-t-il d’y vivre ? Oh !je me suis perdu moi-même.

Et il continue à courir. Il regarde lesoleil ; le soleil est rouge, agrandi, il s’approche de laterre ; déjà son bord est caché. Comme Pakhom arrivait toutcourant jusqu’à la colline, le soleil s’était couché.

Pakhom fait : Ah ! Il pense que toutest perdu, mais il se rappelle que si lui, d’en bas, ne voit plusle soleil, l’astre n’est pas encore couché pour ceux qui sont ausommet de la colline. Il monte rapidement, il voit le bonnet. Levoilà ! Il fait un faux pas, Pakhom, il tombe, et de sa mainil atteint le bonnet.

– Ah ! bravo ! mon gaillard,s’écrie le starschina, tu as gagné beaucoup de terre.

Le domestique de Pakhom accourt et veut lesoulever ; mais il voit que le sang coule de sa bouche :il est mort. Et le starschina, s accroupissant, s’esclaffe et setient le ventre à deux mains.

… Il se redressa, le starschina, leva de terreune pioche et la jeta au domestique.

– Voilà, enterre-le.

Tous les Baschkirs se levèrent et seretirèrent.

Le domestique resta seul, il creusa à Pakhomune fosse juste de la longueur des pieds à la tête : troisarchines ; – et il l’enterra.

FEU ALLUMÉ NE S’ÉTEINT PLUS

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Il y avait une fois à la campagne un paysannommé Ivan Chtierbakov. Il était encore dans la force de l’âge, etnul dans le village n’était meilleur travailleur que lui. Il vivaitheureux avec trois fils qui l’aidaient : le premier en ménage,le second fiancé, le troisième presque un enfant encore, qui déjàlabourait la terre.

La femme d’Ivan était une ménagère entendue etéconome, et le bonheur voulut que sa bru fût de même douce etlaborieuse. Une seule bouche inutile au logis d’Ivan : sonpère, un vieillard asthmatique et qui ne quittait guère lepoêle.

La famille vivait dans l’aisance. Ivan avaittrois chevaux, un poulain, une vache et son veau, quinze moutons.Les femmes passaient leur temps à travailler chez elles, tressantles chaussures et cousant les vêtements des paysans. Le painremplissait la huche : il y en avait toujours une provisionplus que suffisante pour attendre la nouvelle fournée. Et l’avoinerapportait de quoi payer les impôts et faire face à tous lesbesoins du ménage.

Ivan Chtierbakov n’avait donc qu’à vivreheureux avec les siens ; malheureusement, il avait pour voisinGavrilo le boiteux, fils de Gorei Ivanov, et une inimitié profondeles séparait.

Tant que le vieux Gorei avait vécu, tant quele père d’Ivan avait gouverné son ménage, les deux paysansn’avaient eu entre eux que des rapports de bon voisinage.

Si les femmes avaient besoin d’un baquet oud’un tamis, ou les hommes d’une roue de rechange, on se les prêtaitd’une maison à l’autre, on vivait comme de bons voisins, en serendant des services réciproques. Le veau de l’un vaquait-il dansl’aire de l’autre, celui-ci se contentait de dire en lechassant :

– Ne le laisse pas courir chez nous, carnotre blé n’est pas encore en meules.

Mais il était sans exemple qu’on l’eût jamaiscaché ou enfermé dans le hangar ou dans l’aire.

Ainsi en usaient les vieux. Mais quand legouvernement du ménage passa aux mains des jeunes, leurs relationsse modifièrent du tout au tout.

Une bagatelle amena toute la brouille.

La bru d’Ivan avait une poule qui pondit debonne heure, et elle mettait les œufs de côté pour la semainesainte. Tous les jours la poule lui pondait un œuf sous le hangar,dans le caisson de la charrette. Un jour, effrayée sans doute parles cris des enfants, elle vola par-dessus la clôture et s’en futpondre chez le voisin.

La jeune femme, ayant entendu caqueter sapoule, pensa :

« Je suis en train d’arranger la maisonpour la fête ; je n’ai pas le temps en ce moment d’allerchercher l’œuf. J’irai tantôt. »

Ce ne fut que le soir qu’elle alla sous lehangar. Elle plongea la main dans le caisson de la charrette ;pas d’œuf. Elle interrogea sa belle-mère et sonbeau-frère :

– Ne l’auriez-vous pas pris ?

– Non, répondirent-ils, nous ne l’avonspas pris.

Elle interrogea alors Taraska, le frère cadet,qui lui. dit :

– Ta poule est allée pondre chez levoisin : elle a caqueté dans sa cour, et c’est de sa courqu’elle est revenue.

La jeune femme jeta les yeux sur sa poule qui,tapie à côté de son coq, et les paupières demi-closes, semblait surle point de s’endormir. Elle aurait bien voulu lui demander où elleavait pondu ; mais la poule n’eût pas répondu.

Et la jeune femme s’en fut trouver savoisine.

– Que veux-tu ? lui demanda lavieille en venant au-devant d’elle.

– Voici, petite grand-mère. Ma poule avolé dans votre cour aujourd’hui. Est-ce qu’elle n’aurait pointpondu son œuf chez vous ?

– Nous n’en avons pas trouvé. Nous avonsnotre poule aussi, qui, Dieu merci, pond depuis assez longtemps. Cesont nos propres œufs que nous avons recueillis ; ceux desvoisins, nous n’en avons pas besoin. Nous ne sommes pas gens, mafille, à ramasser des œufs dans la cour des autres.

Ce discours froissa la jeune femme. Elleprononce un mot de trop, l’autre en prononce deux, et les voilà quise disputent. Le bruit attire la femme d’Ivan, sortie pour allertirer de l’eau, et la femme de Gavrilo. Toutes deux prennent part àla querelle et s’accablent de sottises, et se reprochent le vrai etle faux. La dispute ne fait que s’envenimer. Tout le monde crie àla fois, on veut dire deux mots d’un coup, et chaque mot est uneinjure.

– Toi, tu es ceci… Toi, tu es cela…Voleuse… Misérable… Tu refuses du pain à ton vieux beau-père, tu lelaisses aller nu…

– C’est toi qui es une voleuse… Tu m’apris mon tamis pour le vendre. Et tu as encore ma palanche cheztoi. Tu vas me la rendre.

La palanche est empoignée, l’eau se renverse,les bonnets volent en l’air, on se tire les cheveux.

Gavrilo arrive des champs, et prête main-forteà sa femme. À cette vue, Ivan s’élance avec son fils hors de samaison et se mêle à la rixe.

C’était un vigoureux paysan, Ivan. Il joua descoudes, cogna, bouscula et, saisissant Gavrilo par la barbe, enarracha une poignée. Les gens accoururent en foule, et séparèrentles combattants, mais non sans peine.

Ce fut là toute la cause de la brouille.

Gavrilo, ayant ramassé avec soin les poilsarrachés de sa barbe, les plia dans du papier et vint porterplainte devant le tribunal, disant :

– Croit-on que j’aie laissé pousser mabarbe pour que ce polisson d’Ivan m’en arrache unepoignée ?

Et sa femme allait partout répétant qu’Ivanserait bientôt jugé et déporté en Sibérie. La haine des deuxfamilles ne faisait que s’accroître.

Le vieux père d’Ivan n’avait pas attendujusque-là pour prêcher la conciliation. Dès la première heure ilavait essayé d’aplanir le différend ; mais les jeunes nel’entendaient pas de cette oreille.

– Vous allez faire une sottise, leuravait-il dit. Vous donnez à une taupinière les proportions d’unemontagne. Mais rappelez votre raison : tant de bruit pour unœuf ! Les enfants ont pris un œuf ? – Grand bien leurfasse ! Un œuf, ce n’est pas lourd. Il y en a pour chacun…Quoi encore ? la vieille voisine a dit un motmalsonnant ?… – Qu’on la corrige, qu’elle apprenne à mieuxparler… Et puis, vous avez échangé des coups ?… – Ce sont deschoses qui arrivent à tout le monde. Voyons, qu’on se réconcilie,et qu’on n’en parle plus. Si vous persistez à vouloir vous nuiremutuellement, vous vous en mordrez les doigts.

Ainsi parlait-il ; mais les jeunes gensne l’écoutaient guère. Ils voyaient dans ses paroles, non lelangage de la sagesse, mais le radotage d’un vieillard.

Ivan demeura intraitable.

– Moi faire la paix avec Gavrilo !disait-il. Ce n’est pas moi qui lui ai arraché la barbe ;c’est lui qui s’est tiré un poil après l’autre. Et moi, regardez machemise ; son fils me l’a mise en lambeaux.

Et il alla devant le tribunal.

Le procès suivait son cours, lorsque Gavriloperdit la cheville de sa charrette. Sa femme accusa le fils d’Ivande l’avoir fait disparaître, disant :

– Nous l’avons aperçu qui passait pendantla nuit sous notre fenêtre et qui rôdait autour de lacharrette ; et ma commère prétend qu’il est allé offrir lacheville au cabaretier du village.

Les uns et les autres s’en furent de nouveaudevant le tribunal ; les querelles et les rixes recommençaienttous les jours, entre les deux maisons. Les enfants se jetaient àla tête les injures de leurs aînés, et les femmes, quand elles setrouvaient ensemble au bord du ruisseau, jouaient bien plus de lalangue que du battoir, et c’était à qui se dirait les plus grosmots.

Les deux paysans, qui d’abord s’étaientcontentés de s’accuser mutuellement des plus noirs méfaits,finirent par s’approprier tout ce qui leur tombait sous la main, etpar engager leurs femmes et leurs enfants à en faire autant. Et leschoses allèrent toujours en s’envenimant.

À force de se plaindre à l’assemblée de lacommune, au tribunal du bailliage, au juge de paix, IvanChtierbakov et Gavrilo le boiteux eurent bientôt fatigué tous lesjuges. Ou c’était Gavrilo le boiteux qui requérait une amendecontre Ivan, ou c’était Ivan qui demandait la prison pour Gavrilo.Et leur haine croissait en proportion du mal qu’ils se faisaientl’un à l’autre. Les deux paysans étaient comme deux chiens qui sebattent : plus ils se mordent, plus ils sont furieux ; situ frappes l’un par-derrière, il croit que c’est l’autre qui luidonne un coup de dent, et il n’en est que plus enragé. Ivan etGavrilo, poursuivis l’un par l’autre en justice, et tour à tourcondamnés à l’amende ou à la prison, ne faisaient que se détesterde plus en plus.

– Patience ! tu me paierascela !

Cette situation se prolongea pendant sixannées.

Seul le vieillard d’Ivan, au coin de sonpoêle, ne se lassait pas de parler le langage du bon sens.

– Que faites-vous, mes enfants ?Cessez donc de vous houspiller ainsi. Vous allez contre tous vosintérêts. Ne vous enragez pas les uns contre les autres, vous vousen trouverez bien mieux. Si vous continuez à vous persécuter de lasorte, vous vous en repentirez cruellement.

Mais nul n’écoutait le vieillard.

Une nouvelle querelle surgit entre eux lasixième année. Un jour, à une noce, la bru d’Ivan, devant tous lesinvités, interpella Gavrilo, et lui fit honte, criant qu’on l’avaitvu avec des chevaux qui ne lui appartenaient pas.

Gavrilo avait bu ; il s’emporta jusqu’àfrapper la bru d’Ivan. Il l’abîma au point qu’elle dut restercouchée pendant huit jours. Elle allait être mère.

Ivan se frotta les mains. Il courut porterplainte devant le juge d’instruction.

« On va enfin me délivrer de mon voisin,pensait-il. Cette fois, il ne peut manquer d’aller enSibérie. »

Mais ce fut une nouvelle déception. Le juged’instruction refusa d’accueillir la plainte d’Ivan. Quand on étaitvenu pour examiner sa bru, la jeune femme était déjà levée ;et toute trace des coups avait disparu.

Alors Ivan s’en fut chez le juge depaix ; celui-ci le renvoya par-devant le tribunal du village.Là, grâce à ses intrigues, grâce au demi-seau d’eau-de-vie doucequ’il donna au bailli et au greffier, il réussit à faire condamnerGavrilo à recevoir les verges.

Le greffier lut la sentence àGavrilo :

– Le tribunal condamne le paysan Gavriloà recevoir vingt coups de verge dans le dos.

Ivan était là. Il jeta les yeux sur Gavrilo,attendant ce qu’il allait faire.

Après avoir entendu le prononcé de lasentence, Gavrilo devint pâle comme un linge et gagna la porte.Ivan le suivit, le vit se diriger vers ses chevaux, et l’entenditqui grommelait ces paroles :

– Bon ! bon ! tu me chaufferasle dos avec tes verges ; mais garde qu’on ne te chauffequelque chose de pire !

Ivan, ayant ouï ces mots, courut les rapporterau juge.

– Juge équitable, lui dit-il, il m’amenacé de l’incendie ; voici les paroles qu’il a prononcéesdevant témoins.

On rappela Gavrilo.

– Est-il vrai, lui demanda le juge,est-il vrai que tu aies dit cela ?

– Je n’ai rien dit. Qu’on me fouette,puisque vous l’avez ordonné, et puisque je dois être seul àsouffrir pour la vérité, alors que tout lui est permis, à lui.

Gavrilo voulut poursuivre ; mais untremblement agita ses lèvres et ses joues, et il détourna la têtevers le mur.

L’expression de ses traits effraya le jugelui-même. « Pourvu, pensait-il, qu’il n’aille pas se porter àquelque extrémité contre son voisin ou contrelui-même ! »

Et il dit aux deux adversaires :

– Allons, mes frères. Faites votre paix.C’est ce que vous avez de mieux à faire… Toi, Gavrilo, n’as-tu pasde honte d’avoir battu une femme malade ?… Heureusementqu’elle a guéri, mais sans cela, quel remords pour ta conscienceEst-ce bien ? Voyons, est-ce bien ? Avoue ta faute devantlui, salue-la ; lui te pardonnera, et nous, nous reviendronssur notre jugement.

En entendant ces paroles, le greffierintervint :

– Ce n’est pas possible, dit-il, laconciliation préalable, prévue par l’article 117 du code, nes’étant pas produite. Il y a maintenant chose jugée, et la sentencedoit suivre son cours.

Mais le juge refusa de l’écouter.

– Assez bavardé, dit-il au greffier. Lepremier article, frère, le voici : il faut avant tout suivrela volonté de Dieu, et Dieu veut qu’on se réconcilie.

Et, se tournant de nouveau vers les paysans,il voulut leur faire entendre raison ; mais ses efforts furentinutiles : Gavrilo demeura inflexible, disant :

– J’ai déjà près d’un demi-siècle d’âge,avec un fils marié, je n’ai jamais frappé qui que ce soit ;aujourd’hui, ce scélérat d’Ivan me fait condamner à recevoir vingtcoups de verge, et moi je lui demanderais pardon ! Il suffit.Ivan aura de mes nouvelles.

De nouveau il dut s’arrêter, tant la colèrefaisait trembler sa voix. Il détourna la tête et quitta letribunal.

Ivan avait dix verstes à faire pour revenir aulogis ; il ne fut de retour qu’assez tard. Les femmes étaientdéjà parties pour le bétail.

Il dételle son cheval et entre dans lamaison : elle est vide. Les fils sont encore aux champs, lesfemmes au bétail. Ivan s’assied sur le banc et réfléchit. Il serappelle comme Gavrilo est devenu blanc à la lecture de lasentence, et comme il a tourné la tête du côté du mur. Et il sesent le cœur serré. « Si c’était lui, Ivan, qu’on eût condamnéaux verges ! » pense-t-il en faisant un retour surlui-même. Et une pitié lui vient pour Gavrilo.

Il songeait ainsi, lorsqu’il entendit tousseret remuer. C’était le vieillard qui, laissant pendre ses pieds,descendait du poêle. Une fois à terre, il se traîna le long du muret vint, fatigué par cet effort, s’affaisser sur le banc.

Après une nouvelle quinte de toux, il appuyales coudes sur la table et dit :

– Eh bien ! la sentence est-elleprononcée ?

– Il été condamné à recevoir vingt coupsde verge dans le dos, répondit Ivan.

Le vieillard secoua la tête.

– Tu as mal agi, dit-il à son fils.Oh ! que tu as mal agi ! Et c’est à toi, plus qu’à lui,que tu fais du mal. Son dos sera donc battu de verges ! Ygagneras-tu quelque chose, toi ?

– Il ne le fera plus, répondit Ivan.

– Qu’est-ce donc, qu’il ne feraplus ? En quoi son péché est-il plus grand que le tien ?Qu’a-t-il fait de pire que toi ?

Ivan se mit en colère.

– Comment ! qu’a-t-il fait ?…dit-il. Encore un peu, il tuait ma bru, et voici qu’il me menace del’incendie. Ce n’est donc rien, cela ! Et dois-je lui diremerci ?

Le vieillard poussa un soupir :

– Tu crois, dit-il à son fils, parce quetu marches où tu veux, et que je ne bouge pas, moi, de dessus lepoêle depuis des années, tu crois que tu vois tout et que je nevois rien ?… Non, mon fils, tu ne vois rien. La colère tebouche les yeux. Devant toi sont les péchés d’autrui ; maistes propres péchés sont derrière toi. Il a fait le mal, as-tudit ?… Mais s’il était tout seul à le faire, il n’y aurait pasde mal : le mal vient-il jamais d’un seul ? Non, il fautêtre deux pour le faire. Tu vois ses péchés et pas les tiens. Silui seul était méchant, et toi bon, le mal n’existerait pas. Quiest-ce qui lui a arraché les poils de la barbe ? Qui est-cequi lui a pris sa meule ? Qui est-ce qui l’a traîné devanttous les juges ? C’est lui que tu accuses de tout, et ta viene vaut pas mieux que la sienne : telle est l’unique source detout le mal. Moi, je n’ai pas vécu ainsi, mon fils, et je ne vousai pas donné de pareils exemples. Dis, vivions-nous de la sorte, lepère de Gavrilo et moi ? Quelles étaient nos relations ?Des relations de bon voisinage… Avait-il besoin de farine ? saménagère arrivait : « Oncle Froll, je voudrais un peu defarine », disait-elle. – « Ma fille, va-t’en sous lehangar, et prends ce qu’il te faut. » Il ne savait à quilaisser ses chevaux ? – « Ivan, me disait-il, je te lesconfie… » Avais-je de mon côté, besoin de n’importequoi ? – « Oncle Gorei, allais-je lui dire, je voudraistelle ou telle chose. » – « Prends ce dont tu asbesoin », me répondait-il… Voilà comme nous vivions entrenous, nous autres, et tout allait bien… Mais voyez ce qui se passeà présent. Un soldat nous racontait naguère la bataille dePlevna ; est-ce que votre bataille n’est pas pire encore quecelle de Plevna ? Voyons, est-ce vivre ? Et quelpéché ! Toi, paysan, toi qui es le chef de la famille et quiréponds de tout, qu’apprends-tu aux femmes, qu’apprends-tu auxenfants ? – À vivre comme des chiens. Hier, j’ai entendu cevaurien de Taraska injurier sa tante Arma et se moquer de sa mère.Trouves-tu que cela soit bien ? Tu en pâtiras tout le premier.Songe à ton âme… Doit-on en agir ainsi ? Tu me dis une injure,je riposte par deux injures ; tu me donnes un soufflet, jeriposte par deux soufflets… Non, mon ami, ce n’est pas cela quenous ordonne la charité. Quelqu’un te dit une sottise ? Neréponds pas, et il rougira. Tels sont les commandements deDieu : à qui te donne un soufflet, offre l’autre joue, endisant : « Frappe-moi si je l’ai mérité », et ilrougira, regrettera son acte et se ralliera à ton avis. C’est celaqui nous est ordonné, et non point l’orgueil… Pourquoi doncrestes-tu muet ? Ce que je dis n’est-il point vrai ?

Ivan écoutait son père sans mot dire.

Le vieillard eut un nouvel accès de toux quifaillit le suffoquer. Quand il fut revenu à lui, ilcontinua :

– Vois quelle est ta vie. Es-tu plusheureux ou plus malheureux depuis cette misérable histoire ?Évalue donc un peu à combien se montent tes dépenses en frais deprocédure, de voyage, de nourriture ! Tes fils sont de vraisaiglons, tu n’aurais qu’à te laisser vivre, qu’à accroître tonbien ; au lieu qu’il va déjà s’amoindrissant, etpourquoi ? Toujours par la faute de ton orgueil. Au lieu delabourer tes champs avec tes garçons, et de semer le blé, tu esobligé de courir les juges et les hommes d’affaires. Tu ne labourespas, tu ne sèmes pas quand il le faut ; et la terrenourricière ne nous donne rien pour rien. Si ton avoine est malvenue, c’est que tu l’as semée trop tard, en revenant de la ville.Et qu’y gagnes-tu ? Des soucis de plus. Ah ! mon ami, nesonge qu’à tes vrais intérêts. Reste chez toi, et cultive le solavec tes enfants. Si l’on te fait du mal, pardonne. Tu auras ainsitout loisir de t’occuper de tes affaires, et tu te sentiras soulagéd’un poids.

Ivan se taisait toujours.

– Voilà ce que j’avais à te dire, Ivan.Crois-en ton père, crois-en un vieillard. Va mettre le cheval à lavoiture, retourne de ce pas au tribunal, désiste-toi, retire tesplaintes. Demain, tu te rendras chez Gavrilo, tu te réconcilierasavec lui et l’inviteras chez toi. Demain est précisément un jour defête. Tiens ton samovar prêt, achète de l’eau-de-vie. Finis-en avectous ces péchés, et qu’on n’en parle plus jamais. Donne des ordresdans ce sens aux femmes et aux enfants.

Ivan soupira. « Il ne dit pourtant que lavérité », pensait-il.

Les paroles de son père l’avaientébranlé ; mais il ne savait comment faire la paix. Comme s’ilavait lu dans l’âme de son fils, le vieillard reprit la parole etdit :

– Va, Ivan, ne remets pas à plus tard,éteins le feu à son début ; n’attends pas qu’il flambe, caralors tu ne pourrais plus le maîtriser.

Le vieillard allait continuer quand les femmesentrèrent dans la maison et se mirent à jacasser comme des pies.Elles avaient déjà appris que Gavrilo avait été condamné et qu’ilavait menacé Ivan de l’incendie, et s’étaient même, à ce sujet,prises de bec, dans les champs, avec leurs voisines.

Celles-ci, disaient-elles, les avaientmenacées d’un juge qui, à ce qu’elles prétendaient, protégeaitGavrilo, et qui se faisait fort de changer l’issue du procès. Déjàle maître d’école avait, de sa plus belle écriture, rédigé unerequête adressée au tsar lui-même, et relatant les moindresdétails, la cheville, et un certain carré de légumes, et tout.Gavrilo allait sûrement recevoir la moitié au moins des biensd’Ivan.

Ivan prêtait l’oreille à tout ce caquetage, etil sentit que son cœur se glaçait de nouveau. Il n’était plusdisposé à faire la paix.

Un paysan aisé a toujours à s’occuper.Laissant les femmes continuer leur bavardage, Ivan se leva, quittala maison, et s’en fut travailler dans l’aire et sous le hangar. Ilresta là, tout à sa besogne, jusqu’au coucher du soleil. En cemoment les enfants, qui avaient passé la journée à préparer le solpour les semailles, revenaient des champs.

Ivan, étant allé au-devant d’eux, lesinterrogea sur leur travail, et les aida à remettre tout en place.Il posa dans un coin, pour le raccommoder, un harnais déchiré, etil allait même rentrer les perches, quand il s’aperçut que la nuitétait venue. Ayant donc laissé les perches dehors, il donna lapâture aux bêtes, et comme Taraska devait tantôt partir pour lanuit avec les chevaux, il ouvrit la porte cochère.

« Je n’ai plus qu’à souper et à mecoucher », se dit Ivan.

Il mit sur son épaule le harnais déchiré etprit le chemin de sa maison, sans plus songer à Gavrilo ni auxparoles de son père. Comme il tournait déjà l’anneau de la porte ets’engageait dans le vestibule, il entendit, derrière la haie, lavoix enrouée de son voisin en train d’injurier quelqu’un.

– Par le diable ! criait Gavrilo, ilmériterait qu’on le tue !

Ivan s’arrêta un moment, prêtant l’oreille etsecouant la tête. Puis il pénétra dans la maison.

Dans la maison, le feu brillait, la bru d’Ivantournait son rouet dans un coin, sa femme cuisait le souper, sonfils aîné tressait des chaussons, le cadet lisait un livre, etTaraska se disposait à partir pour la nuit.

« Comme tout irait bien ici, songea Ivan,sans ce maudit voisin ! »

Il se sentait d’une humeur massacrante. Ilchassa d’un coup de pied le chat assoupi sur le banc, et s’emportacontre les femmes parce que le chaudron n’était pas à sa placehabituelle. L’air ennuyé, le visage renfrogné, il s’assit etcommença à réparer le harnais. Malgré lui, il avait l’esprit hantépar les menaces de Gavrilo, au tribunal, et par les paroles qu’ilavait entendues tantôt… « Il mériterait qu’on letue ! »

Cependant la ménagère avait servi le souper deTaraska. L’enfant mangea, mit son caftan, sa pelisse et sonceinturon, se munit d’un croûton de pain et sortit pour retrouverses chevaux. Comme son frère aîné allait l’accompagner, Ivan quittalui-même son siège et s’en fut sur le perron.

Il faisait maintenant nuit noire. Le cielétait couvert de nuages, le vent soufflait. Parvenu au bas duperron, Ivan aida son fils à monter sur l’un des chevaux, excitales poulains, et demeura là, l’œil aux aguets, l’oreille tendue,tandis que Taraska partait vivement et rejoignait d’autres garçonsde son âge ; et tous ensemble quittèrent le village augalop.

Immobile auprès de la porte cochère, Ivan sesentait toujours obsédé par les paroles de Gavrilo :« Prends garde qu’on ne te chauffe quelque chose depire ! »

« Il est capable de le faire comme il ledit, pensait-il. Il fait sec, et le vent souffle. Il n’aurait qu’àse glisser quelque part, mettre le feu en cachette, par-derrière,et puis, va le chercher… Il mettra le feu, ce maudit, et je nepourrai pas l’attraper. Ah ! si je le surprenais en flagrantdélit, comme je l’arrangerais ! »

Ses craintes devinrent telles, qu’au lieu deretourner à la maison, il franchit la porte cochère, et sortit dansla rue pour tourner l’angle de son enclos.

« J’irai par là jusqu’à ma cour. On nesaurait prendre trop de précautions. »

Et il se mit à longer le mur d’un pasrégulier, tourna l’angle, et porta ses regards sur la haie. Ilregarde, il regarde, et croit voir, à l’autre angle, quelque chosesurgir brusquement de derrière le mur et remuer.

Ivan demeure immobile, suspend son souffle,écoute, regarde avec plus d’attention : rien d’inquiétant,rien que le vent qui agite le feuillage des saules et siffle dansle chaume. La nuit est noire à n’y voir goutte ; mais ses yeuxfinissent par se faire à l’obscurité, et par distinguer tout lecoin, et la charrue qu’on a laissée là, et l’avant-toit de lamaison. Mais Ivan a beau regarder : personne.

« Je me serai trompé, se dit-il, mais ilfaut néanmoins que j’achève ma tournée. »

Et il longe, en tâtonnant, le mur extérieur duhangar. Il s’avance doucement, en faisant si peu de bruit avec seschaussures de tille, qu’à peine il s’entend marcher. Il va, ilva ; et voici que soudain il voit, à l’autre coin, près de lacharrue, quelque chose qui brille, puis disparaît.

Cela lui donna comme un coup au cœur.L’épouvante le cloua sur place ; là-bas, au même endroit,quelque chose étincelait, mais plus vivement que tantôt ; etil distinguait parfaitement un homme en bonnet, qui, accroupi surle sol, allumait une botte de paille.

Il sentit son cœur sauter dans sa poitrinecomme un oiseau. Rassemblant toutes ses forces, il s’élança augalop dans la direction de l’homme. Ses pieds touchaient à peine laterre. « Ah ! ah ! pensait-il, je t’yprends ! »

Il n’avait pas fait dix enjambées, qu’unegrande lueur apparaissait, mais non plus à l’endroit où il venaitde voir les étincelles. C’était la paille de l’avant-toit quiprenait feu, et la flamme léchait le toit.

Ivan reconnut l’homme. On le voyait toutentier. C’était Gavrilo. Comme un milan sur une alouette, Ivanfondit sur le boiteux. « Je l’attacherai, se disait-il, depeur qu’il ne m’échappe. »

Le boiteux l’avait-il entendu venir ? Ilse retourna et, avec une inconcevable légèreté, il détala comme unlièvre le long du hangar.

– Tu ne m’échapperas pas, lui cria Ivanen se jetant à ses trousses.

Il l’empoignait déjà par le collet, quandGavrilo lui coula entre les mains et lui saisit le pan del’habit ; le pan craqua, et Ivan fut précipité à terre.

Mais il se remit aussitôt sur ses jambes.

– À l’aide ! à l’aide ! qu’onl’arrête ! s’écria-t-il en continuant sa poursuite.

Tandis qu’il se relevait, Gavrilo avaitprofité de ce répit pour distancer son adversaire. Il était déjàprès de sa cour, quand Ivan parvint à le joindre. Comme il allaitsaisir le boiteux, il se sentit tout étourdi, comme s’il eût reçuune pierre sur la tête. C’était Gavrilo qui, au moment d’atteindresa maison, avait pris à deux mains une poutre en chêne, et, faisantface à son ennemi, lui en avait déchargé un coup terrible sur latête.

Ivan en fut assommé, il en vit millechandelles ; puis ses regards se brouillèrent, touts’obscurcit ; il chancela et tomba à la renverse.

Quand il recouvra l’usage de ses sens, Gavriloavait disparu. On y voyait comme en plein jour ; et, vers lacour d’Ivan, on entendait crépiter et fuser comme un bruit demachine. Le paysan tourna la tête : c’était son hangar dederrière qui flambait. La flamme gagnait le hangar de côté, et,dans la fumée, des flammèches avec des pailles allumées retombaientsur la maison.

– Mais que faites-vous donc, mesfrères ? s’écria Ivan.

Il levait et abaissait les bras avec angoisse,en se disant : « Je n’aurais eu qu’à arracher del’avant-toit la botte de paille allumée et à l’éteindre sous mespieds. »

Il veut crier, mais le souffle luimanque : impossible d’articuler un son. Il veut courir, maisses jambes s’accrochent l’une à l’autre et refusent de le porter.Il se traîne péniblement, fait deux pas, vacille sur ses jambes, etde nouveau perd la respiration. Il s’arrête, reprend haleine etcontinue à se traîner. Tandis qu’il contournait le hangar dederrière pour se rapprocher du foyer de l’incendie, le hangar decôté s’embrasait à son tour. Le feu s’était propagé à la portecochère et à un angle de la maison, d’où jaillissaient de hautesflammes. Impossible de pénétrer dans la cour.

La foule se pressait aux abords des bâtimentsincendiés ; mais le feu ne pouvait plus être maîtrisé. Lesvoisins déménageaient leurs meubles et emmenaient leurs bêtes.

De la cour d’Ivan, l’incendie se communiqua àcelle de Gavrilo, franchit la rue sous l’action du vent quiredoublait, et enleva la moitié du village comme avec un balai.

Le vieillard put à grand-peine être retiré dela maison d’Ivan, d’où les siens s’étaient sauvés comme ilsétaient. Mais, hormis les chevaux, qu’on avait sortis pour la nuit,on ne put rien arracher aux flammes : le bétail, les poulesdans leurs poulaillers, les charrues, la herse, les coffres deshabits, les blés sous les hangars, tout brûla, tout se consuma.Chez Gavrilo, le bétail put être sauvé, avec une partie del’avoir.

Toute la nuit, l’incendie rougit le ciel deses lueurs.

– Eh quoi ! mes frères, répétaitIvan ; je n’avais qu’à retirer la botte de paille et àl’éteindre sous mes pieds.

Mais en voyant crouler le plancher de samaison, il se jeta au milieu des flammes, prit une solive et laretira. Puis, malgré les cris et les supplications des siens, ilretourna au plus fort du feu pour retirer une autre poutre.

Cette fois, il trébucha et tomba dans lebrasier. Son fils courut à lui et l’arracha aux flammes : etquoique Ivan eût la barbe, les cheveux, les mains et les habitsbrûlés, il ne semblait pas s’en apercevoir.

– Pauvre homme, disait la foule, lechagrin le rend fou !

Déjà l’incendie diminuait d’intensité,qu’Ivan, comme cloué au même endroit, répétait toujours :

– Mais quoi ! mes frères, je n’avaisqu’à retirer la botte de paille.

Au point du jour, le maire envoya son filschercher Ivan.

– Oncle Ivan, ton père est mourant et ilvoudrait te voir.

Tout d’abord, Ivan ne comprit rien à ce qu’onlui disait ; il avait tout à fait oublié son père.

– Quel père ? Qui veut-onvoir ? répondit-il.

– C’est ton père qui veut te voir ;il se meurt chez nous ; arrive vite, oncle Ivan.

Ivan comprit enfin et suivit le fils du maire.Tandis qu’on opérait le sauvetage du vieillard, des débrisenflammés, en tombant sur lui, l’avaient grièvement brûlé. Il avaitété transporté dans la maison du maire, à l’autre bout du village,dans un faubourg que l’incendie avait épargné.

Lorsque Ivan se présenta, il ne trouva dans lamaison que la vieille femme et les enfants du maire, tous lesautres étaient partis pour l’incendie. Étendu sur un banc, uncierge dans la main, les yeux attachés sur la porte, le vieillardattendait son fils.

Lorsque Ivan entra, le vieillard fit unmouvement.

– Ton fils est là, lui dit la vieille ens’approchant.

– Prie-le de s’avancer plus près de moi,répondit le vieillard.

Et quand Ivan fut tout près de lui, il luidit :

– Mon fils, avais-je raison ? Quidonc a mis le feu au village ?

– C’est lui, c’est lui, mon petit père,répondit vivement Ivan. Je l’ai surpris sur le fait, je l’ai vumettre le feu au toit. Et dire que je n’avais qu’à arracher labotte de paille enflammée et à l’éteindre sous mes pieds ; lemalheur eût été évité.

– Ivan, reprit le vieillard, je meurs, ettu mourras aussi. Qui a fait le mal ?

Ivan demeurait immobile, les yeux sur sonpère, et hors d’état d’articuler un son.

– Parle devant Dieu : qui a fait lemal ? Que te disais-je ?

Alors seulement Ivan, recouvrant sa raison,comprit. Haletant, sanglotant, les yeux pleins de larmes, il sejeta aux genoux de son père, et lui dit :

– C’est moi qui ai fait le mal, mon petitpère. Pardon ! J’ai péché envers toi et envers Dieu. C’est moile coupable !

Le vieillard remua les mains ; de lagauche il saisit le cierge, et de la droite, soulevée à la hauteurdu front d’Ivan, voulut lui faire le signe de la croix ; maisil ne le put.

– Dieu soit loué ! Dieu soitloué ! dit-il à son fils en le regardant… Ivan… Hé !Ivan !

– Quoi donc ? mon petitpère !

– Que faire, à présent ?

– Je ne sais pas, mon petit père,répondit Ivan à travers ses larmes, je ne sais pas comment nousallons vivre à présent.

Les paupières du vieillard s’abaissèrent, seslèvres s’agitèrent. Puis il rassembla ce qui lui restait de forces,rouvrit les yeux et murmura :

– Soyez justes, et vous vivrez.

Il s’interrompit, eut un sourire, etcontinua :

– Écoute, Ivan, ne dénonce pas celui quia mis le feu. Cache la faute d’autrui, il t’en sera remis deux.

Et le vieillard saisit le cierge dans ses deuxmains, qu’il joignit sur son cœur, poussa un soupir, et se roidit.Il était mort.

Ivan ne dénonça point Gavrilo, et nul ne sutqui avait mis le feu.

Il n’avait plus au cœur la moindre hainecontre Gavrilo ; et celui-ci, étonné d’abord qu’Ivan ne l’eûtpoint encore dénoncé, et plus inquiet encore qu’étonné, finitcependant par se rassurer. Plus de querelles entre les deuxpaysans, ni entre les deux familles, qui passèrent côte à côte dansla même cour, tout le temps que prit la reconstruction des maisons.Et redevenus voisins, Ivan et Gavrilo vécurent en bon accord, commeavaient vécu leurs anciens.

Et Ivan Chtierbakov n’oublia jamais lesdernières paroles du vieillard, et ce précepte de Dieu, qu’il fautéteindre le feu à son début. Et si l’on veut te nuire, ne te vengepoint, mais cherche à arranger les choses ; et si l’on te ditune injure, garde-toi d’en répondre une pire ; évite lesmauvaises paroles, et apprends aux tiens à les éviter.

Et Ivan Chtierbakov vécut désormais fidèle àces préceptes, et il s’en trouva bien.

LE PETIT CIERGE – CONTE DE PÂQUES

[Note – Récits populaires. 1885. Traduitpar J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur,1891.]

 

Cette histoire s’est passée dans une terreseigneuriale. Il en était des seigneurs d’alors comme de ceuxd’aujourd’hui : les uns avaient pitié des malheureux parcequ’ils craignaient Dieu et songeaient à leur heure dernière, lesautres étaient des hommes durs qui semblaient nés pour le malheurd’autrui et dont il n’est resté qu’un souvenir amer ; maisplus mauvais encore étaient ces parvenus que la fortune tiraitparfois de la valetaille pour les élever au-dessus des autres. Lechâteau dont nous parlons avait pour intendant un de ces parvenus.Le domaine était vaste, le sol fertile, riche en forêts et enprairies bien arrosées, et les paysans qui devaient y travailler yauraient vécu heureux et en parfait accord avec leurs maîtres, sila méchanceté de l’intendant n’y avait mis obstacle.

Il n’était auparavant qu’un simple serf sur unautre domaine ; mais il ne fut pas plus tôt élevé à la charged’intendant, qu’il foula aux pieds les pauvres paysans. Il avaitune famille, composée de sa femme et de deux filles, et depuislongtemps il avait, comme on dit, fait son petit magot. Il pouvaitmener une vie tranquille et aisée à l’abri de tout souci, si lapassion de l’envie ne l’avait rendu rapace et cruel.

Il commença par restreindre les franchises despaysans, qu’il surchargea de corvées. Il établit une tuilerie, ethommes et femmes furent astreints à un travail accablant ; ilvendait sa brique et en tirait un beau profit. Les paysans,révoltés de se voir ainsi cruellement exploités, essayèrent de seplaindre à leur seigneur ; ils firent exprès le voyage deMoscou, mais le seigneur n’écouta pas leurs plaintes, et loind’obtenir un adoucissement à leurs peines, ils subirent lavengeance de l’intendant qui n’avait pas tardé à apprendre leurdémarche. Ils eurent à supporter un redoublement d’exactions et decruautés, et, pour comble de malheur, il se trouvait parmi eux defaux frères qui dénoncèrent leurs compagnons de servitude, de sorteque personne n’osait plus se fier même à son ami. L’inquiétude etl’effroi régnaient partout et la fureur du mal ne faisaitqu’augmenter chez l’intendant.

On le craignait comme une bête fauve ;quand il apparaissait dans un village, tout le monde s’enfuyaitcomme devant le loup ; on se cachait où l’on pouvait pour semettre à l’abri des brutalités de cet homme.

La peur qu’on avait de lui l’aigrissait encoredavantage, excitait son ressentiment et développait dans son cœurune haine profonde. Alors les corvées se multipliaient, les coupspleuvaient de plus belle sur les pauvres martyrs. Souvent unmeurtre débarrasse soudain le monde de la présence d’un telmonstre. Cette pensée hantait les paysans, elle faisait souvent lesujet de leurs secrets entretiens. Quand ils se rencontraient deuxou trois dans un lieu écarté, le plus décidé se laissait aller àdire : « Souffrirons-nous que cet impie continue à vivrepour nous tourmenter ? Non, finissons-en d’un coup. Ce n’estpas un péché que de tuer un tel démon. » Un jour de la semainesainte, l’intendant avait envoyé les paysans à la forêt. Ceux-cis’étaient réunis en un cercle familier pour prendre leur repas demidi ; la conversation s’engagea sur le même sujet.

« Frères, qu’allons-nous devenir ?disaient quelques-uns d’entre eux, nous ne pouvons plus vivreainsi. Le cruel nous foule aux pieds ; il nous épuise jusqu’àla moelle des os. Nous ne connaissons plus la paix du foyerdomestique ; jour et nuit, les femmes comme les hommes n’ontplus aucun repos, il querelle sur tout, et pour un rien qui n’estpas à sa guise, il nous fait donner le knout. Semen, le pauvreidiot, est mort des coups qu’il a reçus ; Anisim est encoreaux fers ! Qu’est-ce qui nous retient ? Pourquoiménagerions-nous ce démon ? Il viendra tantôt à cheval, etaura bientôt trouvé un motif pour nous quereller. Si nous sommesdes hommes, nous le tirerons à bas de sa monture, et un coup dehache fera son affaire et nous donnera le repos. Nous l’enfouironscomme un chien dans la forêt sans qu’on en retrouve de traces.Avant tout, notre mot d’ordre sera : « Unis comme un seulhomme ! mort au traître ! »

Ainsi parla Wassili Minajew. Il avait à seplaindre plus que tout autre, car il sentait le knout au moins unefois la semaine, et l’intendant lui avait enlevé sa femme de forcepour en faire sa cuisinière.

Tel était le plan des paysans tous unis pourse venger.

Vers le soir l’intendant apparut, eneffet ; il promena autour de lui son regard malveillant ettrouva aussitôt le grief qu’il cherchait. Contrairement à sesordres, il y avait un jeune tilleul parmi les arbres abattus.

– Je vous avais dit qu’il ne fallait pastoucher aux tilleuls. Qui est celui qui a coupé ce tilleul ?Son nom, ou tous auront le knout !

En même temps son œil allait rapidement d’ungroupe de travailleurs à l’autre, pour découvrir celui qui avaitcommis la faute. Un des paysans lui montra un de ses camaradesnommé Sidor. D’un coup l’intendant ensanglanta le visage du pauvrehomme ; puis, ne voulant pas manquer non plus l’occasiond’exercer sa rage sur Wassili, il le cingla plusieurs fois de satartara, sous prétexte que son tas de bois n’était pas aussi grandque ceux de autres.

Les paysans le laissèrent s’en retournertranquillement chez lui.

Le soir, ils étaient de nouveau réunis.Wassili apostropha durement ses frères.

– Vil troupeau ! leur dit-il, non,vous n’êtes pas des hommes. Unis comme des frères,disiez-vous !… Le tyran se montre… et voilà vos résolutionsenvolées ! Ainsi firent les moineaux quand ils se réunirentpour conspirer contre le vautour. « Tous pour un ! Mortaux traîtres », criaient-ils à l’envi. Le vautour fond sureux, et chacun de s’enfuir derrière les orties. Mais, prompt commel’éclair, l’oiseau pose sa serre sur l’un d’eux et remonte avec luidans les airs. Les moineaux épargnés voletaient effarés, en sedemandant : « Qui a-t-il pris ? qui a-t-ilpris ? Ah ! il a pris Vantka. C’est bien fait. Vantka neméritait pas mieux ! »

« C’est ainsi que vous faites :« Mort aux traîtres ! » dites-vous, et chacuns’empresse de trahir ! Quand notre bourreau a frappé Sidor auvisage, vous deviez agir comme un seul homme, et nos maux auraientenfin eu un terme.

« Mais vous, vous criez tant que vouspouvez : « Soyons unis, … mort aux traîtres, » etquand notre bourreau se montre, il n’y a pluspersonne ! »

Maintes fois, les paysans avaient tenu desemblables discours, car cette pensée de se débarrasser del’intendant en lui ôtant la vie persistait dans leur cœur.

Les derniers jours de la semaine sainte, lecruel intendant fit annoncer qu’on allait semer l’avoine dans leschamps seigneuriaux et qu’il fallait immédiatement se mettre à lacharrue. Ce fut pour les paysans une nouvelle douleur ; réunischez Wassili, le jour du vendredi saint, ils parlaient, plusexcités que jamais, de leur conjuration.

– Puisqu’il outrage Dieu, en voulant nousfaire commettre un si grand péché, disaient-ils, rien ne doit plusnous retenir. Finissons-en avec lui d’un seul coup.

Pierre Michejew prit à son tour la parole.C’était un homme tranquille et paisible que Pierre Michejew. Iln’approuvait pas les desseins homicides de ses frères, et secouaittristement la tête en entendant leurs projets criminels.

– C’est un grand péché, leur dit-il, deparler comme vous le faites. Malheur à celui qui cause la perted’une âme ! c’est un des plus grands crimes. Envoyer une âme àla damnation éternelle, certes, cela vous sera facile ; maiscombien la vôtre n’aura-t-elle pas à souffrir ensuite en punitiond’un tel crime ? Si l’intendant offense le Ciel par sesforfaits, attendez ; un jour ou l’autre, il trouvera sapunition. Pour nous, ce que nous avons à faire, c’est de souffriren prenant patience.

Une telle douceur excita chez Wassili unecolère furieuse.

– Qu’est-ce qu’il marmotte là ?s’écria-t-il. Toujours sa vieille chanson. C’est un grand péché quede tuer un homme ! Nous n’avons pas besoin que tu nous ledises ; les petits enfants mêmes le savent, mais il y a hommeet homme, et Dieu peut-il vouloir que cet impie, cet assassin detes frères, ce chien maudit continue de vivre ! Quand un chienest enragé, on le tue, pour se préserver de ses morsures. Si nouslaissons vivre celui-ci, c’en est fait de nous ; ne voyez-vouspas qu’il a médité notre perte ? Si nous commettons un crime,ce sera pour délivrer nos frères, et tous ils prieront pour quecela ne nous soit pas imputé à mal. À quoi sert-il de discuter pluslongtemps ? Voulez-vous attendre qu’il nous aitanéantis ?… Quel radotage nous fais-tu là, Michejew ?Crois-tu qu’en allant au travail le saint jour où Notre-SeigneurJésus-Christ est ressuscité, notre péché sera moindre ?

Michejew répliqua :

– Pourquoi n’irions-nous pas ? Pourmoi, si l’on nous y envoie, j’obéirai : ce ne sera pas pourmoi que je travaillerai, et Dieu saura bien à qui en faire porterla peine. Avant tout, gardons la crainte de Dieu dans nos cœurs.Voyez-vous, mes amis, je ne prétends pas vous donner des conseilsde moi-même, et si la loi de Dieu nous enseignait qu’un mal peut endétruire un autre, je me joindrais à vous pour agir ; maisDieu commande tout autre chose. Vous croyez extirper le mal de laterre, mais vous-mêmes vous en gardez les racines dans vos cœurs.Tuer un de ses semblables n’est pas une action sensée ; lesang rejaillit sur le meurtrier et lui laisse une traceineffaçable ; vous croyez dans votre illusion chasser le mal,sans vous apercevoir que c’est le mal qui vous fait agir ;comme dit le proverbe : « Regardez la misère en face, etelle baissera les yeux. »

Ce discours ébranla l’auditoire. Les unsinclinaient à suivre les sages conseils du pieux Michejew, etvoulaient patienter plutôt que de commettre un si grandpéché ; les autres écoutaient les excitations de Wassili.

Quand arriva le jour de Pâques, les paysanscélébrèrent la fête suivant la vieille coutume. Vers le soir, lestarosta, ou l’ancien du village, se présenta, accompagné desgreffiers de la commune seigneuriale et dit :

– Michel Semenowitch, notre hautintendant, ordonne et fait savoir à tous que demain on plantera lacharrue dans les champs de Monseigneur pour y ensemencerl’avoine.

Le starosta et les clercs firent ainsi le tourdu village, désignant à chacun l’endroit où il devait semer.

Les pauvres paysans dévorèrent leurs larmes ensilence, aucun n’osa tenter une résistance ouverte. Le lendemain,ils se trouvèrent tous avec leur charrue à l’endroit désigné, etl’âme navrée, ils durent se mettre au travail. Pendant que lescloches sonnaient à toute volée pour la messe du matin, et que, detous côtés, les fidèles, en habits de fête, se rendaientjoyeusement à l’église, Michel Semenowitch, le mauvais intendant,dormait encore d’un profond sommeil ; il s’éveilla asseztard ; à peine hors du lit, il courut voir ce qui se passaitdans le domaine, cherchant qui il pourrait quereller. Sa femmeétait en compagnie de sa fille, dans le cabinet de toilette.

Devant la maison, un valet les attendait avecla voiture attelée ; les deux femmes y montèrent bientôt pouraller à l’église. Une heure après, elles étaient de retour etMichel Semenowitch rentrait aussi. Une servante avait préparé lesamovar, et l’on se mit à table.

Michel Semenowitch prit une tasse de thé,alluma sa pipe et fit appeler le starosta.

– Eh bien ! comment vont leschoses ? lui demanda-t-il ; as-tu exécuté mesordres ? Les paysans sont-ils à la charrue ?

– J’ai fait comme vous me l’aviezcommandé, Michel Semenowitch.

– C’est bien ; t’ont-ilsobéi ?

– Tous, je les ai conduits chacun à laplace qu’ils doivent labourer.

– Tu les a conduits ! Mais cesfainéants travaillent-ils, au moins ? Va-t’en voir ce qu’ilsfont, et dis-leur que j’irai tantôt voir moi-même ce qu’ils ontfait. J’entends qu’à deux ils aient fait au moins unedessjatine, et gare, si l’ouvrage n’est pas bon. Si je trouveun coupable, ce n’est pas la sainteté du jour qui meretiendra !

– Vos volontés sont des ordres. Lestarosta allait s’éloigner à la hâte, mais Michel Semenowitch lerappela. Malgré tout, le cruel intendant n’était pastranquille ; il s’agitait comme s’il eût été sur des épines.Sa langue tournait entre ses dents, il avait encore quelque chose àdire et qui l’embarrassait. Il fit : « Eneffet ! » et ajouta :

– Encore un mot. Écoute un peu lesdiscours de ces fainéants et tâche de savoir ce qu’ils disent demoi. Si ces marauds tiennent de méchants propos sur mon compte, tume les rapporteras fidèlement. Ah ! je les connais, lesdrôles ! Bien manger et bien boire et s’étendre sur leurspeaux de mouton, voilà ce qu’il leur faut. Qu’on laisse passer lebon moment pour les travaux, cela leur est bien égal. Ainsi donc,écoute bien leurs propos sans en avoir l’air, et rapporte-moi ceque chacun d’eux peut dire. Il faut que je sache tout, jusqu’à lamoindre de leurs paroles. Va, ouvre les oreilles et prends garde deme cacher quelque chose.

Le starosta tourna sur ses talons et remontaaussitôt à cheval pour se rendre auprès des paysans. La femme deMichel, qui avait tout entendu, s’approcha de son mari d’un airtendre et suppliant. C’était une femme d’un caractère doux et dontle cœur souffrait de toutes les cruautés exercées sur de pauvrespaysans ; elle les prenait sous sa protection, et, souvent,elle réussissait à calmer les fureurs de son mari. Elle lui adressala prière de son cœur angoissé :

– Ami de mon âme, petit Michel, luidit-elle d’un ton caressant, n’oublie pas que c’est jour de grandefête, le saint jour consacré à Dieu, et ne commets pas un si grandpéché. Je t’en prie, mon ami, pour l’amour de Jésus, laisse lespaysans libres aujourd’hui.

Mais Michel Semenowitch ne se laissa pastoucher par les paroles de sa femme ; il répondit avec un rireméchant et en la menaçant du doigt :

– Il y a longtemps que tes reins n’ontsenti le fouet, cela se voit ; si tu veux me pousser à bout,tu n’as qu’à te mêler ainsi des choses auxquelles tu n’entendsrien.

– Mechenka, mon tendre ami, ne repoussepas mon conseil. Si tu savais le mauvais rêve que j’ai fait !Tu étais si misérable, si misérable ! Oh ! c’étaitépouvantable ; je t’en prie, ne force pas les paysans àtravailler aujourd’hui, un saint jour de fête !

– Par tous les diables, me laisseras-tutranquille, sotte femme ! N’abuse pas plus longtemps de mapatience et tais-toi, ou sinon ta large bedaine fera connaissanceavec le knout ! Ce sera une autre chanson alors !

En disant cela, l’intendant tombait comme unfou furieux sur sa femme et lui appliquait un violent coup sur labouche avec la tête de sa pipe. Puis il la chassa en lui ordonnant,d’un ton brutal, de faire apporter le dîner.

On lui servit une soupe froide, des piroggis àla viande, un plat de choucroute et de porc rôti, et un pouding àla crème. Il s’en gobergea comme un prince et arrosa le tout d’unbon coup de kirsch. Les piroggis étaient si bons qu’il en mangeamême en guise de dessert ; il fit venir ensuite la cuisinière,et, sur son ordre, celle-ci se mit à entonner un couplet joyeux,qu’il accompagna lui-même en pinçant de la guitare à sa façon.

C’est ainsi que cet homme faisait sadigestion, bien dispos, ne se souciant ni de Dieu ni des hommes.Peu à peu ses doigts s’arrêtèrent sur les cordes de l’instrument,et il se mit à plaisanter avec la jolie cuisinière.

Le retour du starosta mit brusquement fin à ceduo. Ayant fait une profonde révérence, il attendit l’ordre deparler.

– Eh bien ! que font cesdrôles ? avancent-ils ? leur tâche sera-t-elle achevée àl’heure fixe ?

– Ils en ont fait déjà plus de lamoitié.

– Et la charrue a passé partout ? Iln’y a point de place oubliée ?

– Je n’en ai point su découvrir. Letravail est bon, ils ont peur et…

– Dis-moi un peu, est-ce qu’ils labourentassez profond en remuant bien la terre ?

– C’est une terre légère, elle s’envolecomme de la poussière.

L’intendant se tut un moment, absorbé dans sapensée inquiète.

– C’est bien, reprit-il, mais tu ne medis pas ce que les paysans pensent de moi. Ils m’arrangent biensans doute ? Conte-moi un peu leurs jolis propos.

Le starosta hésitait à répondre, maisl’intendant, avec colère, lui intima l’ordre de parler.

– Je veux que tu me dises tout,s’écria-t-il ; ce ne sont pas tes discours, mais les leurs queje veux entendre. Si tu me dis la vérité, tu auras ta récompense.Mais si tu t’avises de me cacher quoi que ce soit, tu sentiras leknout. Crois-tu que je me gênerai plus avec toi qu’avec lesautres ? Allons, Kajuscha, verse-lui un verre d’eau-de-viepour lui délier la langue.

La cuisinière obéit, versa un plein verre dekirsch et le tendit au starosta. Celui-ci murmura une santé, avalala liqueur d’un seul trait et essuya ses lèvres en se disposant àrépondre. « Advienne que pourra, se dit-il en lui-même. Cen’est pas ma faute si l’on ne chante pas ses louanges ;puisqu’il veut la vérité, il l’entendra. »

Après s’être ainsi donné de courage, ilcommença :

– Les paysans murmurent, MichelSemenowitch, ils font entendre des plaintes amères.

– Mais parle donc ! quedisent-ils ?

– Les uns disent que tu ne crois pas enDieu.

L’intendant éclata de rire.

– Quel est celui de ces gueux qui ditcela ?

– Tous le disent. Tu te serais donné audémon, à ce qu’ils prétendent. L’intendant eut un nouvel éclat derire.

– Joli ! très joli ! fit-il.Mais explique-toi sur le compte de chacun individuellement. Quedisait Waska, par exemple ?

Le starosta avait des parents et des amisqu’il voulait ménager, mais quant à Wassili, il était à couteautiré avec lui depuis des années.

– Wassili, fit-il sans hésitation, jureet tempête plus que tous les autres.

– Bien ; mais parle, je veux que tume répètes ses propres paroles.

– Elles sont effrayantes : jetremble rien que d’y penser. Il vous menace et dit qu’un homme telque vous ne peut manquer de finir par une mort violente.

– Peste ! comme il y va ! unvrai héros que ce Wassili, fit l’intendant, que cette confidencemettait toujours plus en gaieté. Eh ! parbleu, quetarde-t-il ? Que fait-il à bayer aux corneilles, au lieu de merompre le cou de suite ? C’est que probablement le vantard netrouve pas la chose si aisée. Attends un peu, Waska, mon petitWaska, nous reparlerons de cela à nous deux… Passons à un autre… Etce chien de Tiscka, qu’est-ce qu’il aboie ?

– Tous ont tenu de mauvais discours.

– Oui, mais je te l’ai déjà dit, je veuxêtre renseigné sur chacun en particulier.

– Il me répugne de répéter leurspropos.

– Voyez-vous, quelle délicatesse !Ah ça ! parleras-tu à la fin ?

– Ils voudraient que la panse vous crèveet qu’on en voie sortir les tripes !

Ce propos provoqua un redoublement de gaietéchez l’intendant, qui riait à s’en tenir les côtes.

– Nous verrons bien qui de moi ou de cesmannequins montrera le premier ses tripes. Qui a dit cela ?Fischka sans doute ?

– Personne n’a dit une bonne parole, tousont des menaces et des injures à la bouche, c’est à qui en dira leplus.

– Je te crois. Et Petruska Michejew,l’hypocrite, avec ses propos mielleux, m’injurie comme les autres,je pense ?

– Non, Michel Semenowitch, aucun mauvaispropos n’est sorti de sa bouche.

– Alors que disait-il ?

– Seul d’entre tous, il restaitsilencieux. Un fameux original celui-là, vous n’imagineriez jamaisce que j’ai vu ; non, je n’en croyais pas mes yeux.

– Quoi donc ?

– Une chose étrange. Les paysans n’enrevenaient pas.

– Bourreau ! auras-tu bientôt finide me dire ce que tu as vu ?

– Il labourait sur le flanc de lacolline. Comme j’approchais, des accents émus et touchantsfrappèrent mon oreille. Notre homme chantait un pieux cantique.C’était solennel et merveilleusement beau. Puis, sur le bois de lacharrue, entre ses deux cornes, il me sembla voir une petitelumière vacillante…

– Et après ?…

– C’était bien une lumière en effet. Plusj’approchais, plus je la voyais brillante, et je reconnus bientôt…un cierge ! un de ces petits cierges qu’on vend pour cinqkopecks à la porte des églises. Il était fixé sur le bois de lacharrue et sa flamme voltigeait, joyeuse, au souffle du vent. Lepaysan, dans son sarrau du dimanche, marchait paisiblement derrièrela charrue, et poursuivait son vigoureux labeur en chantant lesaint cantique du jour de la Résurrection. Devant moi, il a secouésa charrue, tourné le soc et recommencé un nouveau sillon, et lapetite flamme, si claire, brûlait toujours.

– Que t’a-t-il dit ?

– Un mot à peine. En m’apercevant, il m’afait souhaiter de bonnes Pâques et s’est remis à chanter.

– Et vous n’avez pas échangé d’autresparoles ?

– Non, je ne savais vraiment que lui direde son action. Les autres paysans riaient et se moquaient de lui.« Pauvre fou, lui disaient-ils, tu as beau psalmodier, tescantiques n’empêchent pas que tu travailles aujourd’hui ; ilt’en faudra des prières et des pénitences pour te laver de cepéché-là ! »

– Et que répondait Michejew ?

– Il s’interrompait, leur répétant lesparoles de l’Évangile : « Paix sur la terre et bonnevolonté envers les hommes ; » puis il poussait seschevaux et recommençait. Et la petite flamme joyeuse se balançaittoujours au souffle du vent.

L’intendant ne riait plus, il baissait latête ; la guitare était tombée de ses mains ; une sombrepensée s’était emparée de lui.

Il resta un moment plongé dans un noirsilence, puis, ayant congédié le starosta et la cuisinière, il sehâta de se mettre au lit, où on l’entendit pousser des gémissementset s’agiter comme s’il eût eu à tirer d’une ornière un char de foinembourbé. Sa femme vint, tout inquiète, lui demander ce qu’ilavait, mais elle eut beau prier et supplier, elle ne put tirer delui d’autres mots que ceux-là, qu’il répétaitconstamment :

– Il m’a vaincu ! quelque chose m’asaisi ; c’est mon tour maintenant ! Sa femme luiadressait de tendres exhortations.

– Reprends courage, mon ami, luidisait-elle, lève-toi, et va congédier ces pauvres paysans. Toutpeut se réparer. D’où vient qu’un rien peut ainsi t’abattre, toiqui as commis sans broncher tant d’actions effrayantes ?

– Je suis perdu ! Il m’a vaincu,continuait-il en gémissant. Tâche seulement de t’en tirer saine etsauve ; mon chagrin est trop grand pour que tu puisses lecomprendre !

Et dans l’angoisse de son cœur, le malheureuxse tournait et se retournait dans le lit.

Le lendemain il reprit le cours de sesoccupations ordinaires ; mais comme il était changé !Michel Semenowitch était méconnaissable, le chagrin lui rongeait lecœur. Il traîna dès lors sa triste existence en laissant aller leschoses à la dérive, et en restant de préférence oisif au logis.

Le seigneur étant venu visiter ses terres, ilfit appeler son intendant.

On lui répondit qu’il était malade ; à unnouvel appel il reçut la même réponse, mais il ne tarda pas àsavoir que Michel était devenu un ivrogne renforcé, et, du coup, ille dépouilla de sa charge.

Depuis ce moment, Michel Semenowitch mena unevie oisive, et son esprit s’assombrit de plus en plus ; lereste de son avoir s’en alla en boisson, et le malheureux finit partomber si bas qu’il en vint à dérober à sa femme de vieux drapspour les donner au cabaretier en échange d’un verred’eau-de-vie.

Les paysans, pour qui il avait été si dur,finirent même par avoir pitié de sa misère, ils lui donnaient del’argent, pour qu’il pût boire et noyer son chagrin.

Il ne vécut pas longtemps de cette existencebestiale ; au bout d’une année à peine, l’eau-de-vie lui avaitdonné le coup de la mort.

LA PEINE RIGOUREUSE

Un homme alla au marché acheter un morceau debœuf. Le marchand le trompa ; il lui donna de la viande demauvaise qualité et lui fit faux poids.

L’homme rentrait à la maison avec sa viande,proférant des injures. Il rencontre le tsar. Celui-ci luidemande :

– A qui donc en as-tu ?

– Mes injures sont pour celui qui m’atrompé ; j’ai payé le prix de trois livres, et on m’en a donnédeux ! de la viande de bœuf qui ne vaut rien !

Le tsar lui dit :

– Allons au marché, tu me montreras celuiqui t’a trompé.

L’homme retourna sur ses pas et désigna lemarchand. Le tsar fit peser la viande devant lui ; latromperie était manifeste.

Le tsar dit à l’homme :

– Eh bien ! à quelle peine veux-tuque je condamne le marchand ?

– Ordonne qu’on prélève sur son dos laquantité de chair dont il m’a fait tort.

Le tsar dit :

– Soit, prends mon couteau et tranche unelivre dans le dos du marchand. Mais prends garde que le poids soitexact ; si tu enlèves plus ou moins d’une livre, tu enrépondras.

L’homme ne répondit pas et s’en retourna chezlui.

UNE TOURMENTE DE NEIGE

[Note – Première publication en 1856.Traduction E. Halperine – Paris, Librairie Perrin et Cie,1886.]

 

 

I

 

Vers sept heures du soir, après avoir bu duthé, je quittai le relais. J’ai oublié son nom, mais c’était, jem’en souviens, dans le territoire des Kosaks du Don, près deNovotcherkask.

Il commençait déjà à faire nuit lorsque, meserrant dans ma chouba et m’abritant sous le tablier, je m’assis àcôté d’Aliochka dans le traîneau. Derrière la maison du relais, ilsemblait qu’il fît doux et calme. Quoiqu’on ne vît pas tomber laneige, pas une étoile n’apparaissait, et le ciel bas pesait, renduplus noir par le contraste, sur la plaine blanche de neige quis’étendait devant nous.

À peine avions-nous dépassé les indécisessilhouettes de moulins dont l’un battait gauchement de ses grandesailes, et quitté le village, je remarquai que la route devenait deplus en plus malaisée et obstruée de neige. Le vent se mit àsouffler plus fort à ma gauche, éclaboussant les flancs, la queueet la crinière des chevaux, soulevant sans répit et éparpillant laneige déchirée par les patins du traîneau et foulée par les sabotsde nos bêtes.

Leurs clochettes se moururent. Un petitcourant d’air froid, s’insinuant par quelque ouverture de lamanche, me glaça le dos, et je me rappelais le conseil que lemaître de poste m’avait donné de ne point partir encore, de peurd’errer toute la nuit et de geler en route.

– N’allons-nous pas nous perdre ?dis-je au yamchtchik.

Ne recevant pas de réponse, je lui posai unequestion plus catégorique :

– Yamchtchik, arriverons-nous jusqu’auprochain relais ? Ne nous égarerons-nous pas ?

– Dieu le sait ! me répondit-il sanstourner la tête. Vois comme la tourmente fait rage ! On nevoit plus la route. Dieu ! petit père !

– Mais dis-moi nettement si, oui ou non,tu espères me conduire au prochain relais, repris-je ; yarriverons-nous ?

– Nous devons y arriver… dit leyamchtchik. Il ajouta quelques paroles que le vent m’empêched’entendre. Retourner, je ne le voulais pas ; mais, d’un autrecôté, errer toute la nuit, par un froid à geler, en pleinetourmente de neige, dans une steppe dénudée comme l’était cettepartie du territoire des Kosaks du Don, cela manquait de gaieté. Deplus, quoique, dans cette obscurité, je ne pusse pas bien examinerle yamchtchik, je ne sais pourquoi il me déplaisait et nem’inspirait pas la moindre confiance. Il était assis au milieu dutraîneau ; sa taille était trop haute, sa voix tropnonchalante, son bonnet, un grand bonnet dont le sommet ballottait,n’était point d’un yamchtchik ; il stimulait ses chevaux, nonpoint à la manière usitée, mais en tenant les guides dans les deuxmains et comme un laquais qui aurait pris la place du cocher ;et surtout ses oreilles qu’il cachait sous un foulard… Bref, il neme plaisait guère, et ce dos rébarbatif et voûté que je voyaisdevant moi ne me présageait rien de bon.

– Pour moi, dit Aliochka, il vaudraitmieux retourner ; il n’y a rien d’amusant à s’égarer.

– Dieu ! Petit père ! vois-tuquelle tourmente ? On ne voit plus trace de route. Ça vousaveugle les yeux… Dieu ! Petit père ! grognait leyamchtchik.

Un quart d’heure ne s’était pas encore écoulé,lorsque le yamchtchik arrêta ses chevaux, confia les guides àAliochka, retira gauchement ses jambes de son siège, et, faisantcraquer la neige sous ses grandes bottes, se mit en quête de laroute.

– Eh bien ! où vas-tu ? Nousnous sommes donc perdus ? lui criai-je.

Mais le yamchtchik ne me répondit pas ;il détourna son visage pour l’abriter du vent qui lui frappait dansles yeux, et s’en alla à la découverte.

– Eh bien ! quoi ? as-tutrouvé ? lui dis-je, lorsqu’il fut de retour.

– Rien ! me répondit-il brusquement,avec une impatience nuancée de dépit, comme s’il avait perdu laroute par ma faute.

Et, glissant lentement ses grandes jambes danssa chancelière, il disposa les guides dans ses moufles gelées.

– Qu’allons-nous faire, maintenant ?demandai-je lorsque nous nous fûmes remis en route.

– Et que faire ? Allons où Dieu nouspoussera. Nous recommençâmes à courir du même petit trot, tantôtsur la croûte glacée qui craquait, tantôt sur la neige quis’éparpillait et qui, en dépit du froid, fondait presque aussitôtsur le cou. Le tourbillon d’en bas allait toujours en augmentant,et d’en haut commençait à tomber une neige rare et sèche.

Il était clair que nous allions Dieu savaitoù, car, après un quart d’heure de marche, nous n’avions pasrencontré une seule borne de verste.

– Eh bien ! qu’en penses-tu ?fis-je au yamchtchik. Arriverons-nous jusqu’au relais ?

– Auquel ? Nous regagnerons celuique nous venons de quitter, si nous laissons les chevauxlibres ; ils nous ramèneront. Quant à l’autre, c’est peuprobable, et nous risquons de nous perdre.

– Eh bien ! retournons alors,dis-je, puisque…

– Retourner, alors ? répéta leyamchtchik.

– Mais oui ! mais oui !retourner. Il rendit les brides, et les chevaux coururent plusvite. Quoique je n’eusse point senti le traîneau tourner, le ventchangea ; bientôt, à travers la neige, nous aperçûmes desmoulins.

Le yamchtchik recouvra un peu d’énergie et semit à causer.

– Il n’y a pas longtemps, disait-il,c’était aussi par une tourmente, ils venaient de l’autre relais, etils se virent obligés de coucher dans les meules… Ils ne furentrendus que le matin… Il est heureux encore qu’ils aient trouvé desmeules, car autrement ils se seraient tous gelés : il faisaitun froid !… Songez que, malgré les meules, un d’eux s’est geléles pieds et qu’il est mort en trois semaines.

– Mais à présent, le froid estsupportable, il fait plus doux, fis-je : on pourrait peut-êtrealler.

– Doux, oui, il fait doux, mais latourmente !… Maintenant que nous lui tournons le dos, ellenous semble moins terrible, mais elle fait rage toujours. Onpourrait l’affronter avec un coullier [30] ouquelque autre, parti à ses risques et périls ; car ce n’estpas peu de chose que de geler son voyageur : commentpourrais-je répondre de Votre Honneur ?

 

II

 

En ce moment on entendit derrière nous lesclochettes de plusieurs troïkas : elles nous eurent bientôtrejoints.

– C’est la cloche des coulliers, dit monyamchtchik, il n’y en a qu’une seule de ce genre au relais.

La cloche de la première troïka rendait eneffet un son remarquablement joli. Le vent nous l’apportait trèsclairement, pur, sonore, grave et légèrement tremblée. Comme jel’appris par la suite, c’était une invention de chasseur :trois clochettes, une grande au milieu, avec un son qu’on appellecramoisi [31], et deux petites, choisies dansla tierce. Cet accord de tierces et de quinte tremblée quirésonnaient dans l’air était d’un effet singulièrement saisissantet d’une étrange beauté au milieu de cette steppe solitaire etdésolée.

– C’est la poste qui court, dit monyamchtchik, quand la première troïka fut à côté de nous… Et dansquel état se trouve la route ? Peut-on passer ? cria-t-ilau dernier des yamchtchiks.

Mais celui-ci stimula ses chevaux sansrépondre.

Les sons de la cloche s’éteignirentbrusquement, emportés par le vent, aussitôt que la poste nous eûtdépassés.

Sans doute mon yamchtchik éprouva quelquehonte :

– Et si nous allions, barine ? medit-il. D’autres y ont bien passé. Et d’ailleurs leur trace esttoute fraîche.

J’y consens ; nous faisons de nouveauface au vent, et nous glissons en avant dans la neige profonde.J’examine la route par côté, pour ne point perdre la trace laisséepar les traîneaux de poste.

Pendant deux verstes, cette trace apparaîtvisiblement ; puis je ne remarque plus qu’une légère inégalitéà l’endroit où ont mordu les patins. Bientôt il me devientimpossible de rien distinguer : est-ce la trace destraîneaux ? Est-ce tout simplement une couche de neigeamoncelée par le vent ? Mes yeux se fatiguent de cette fuitemonotone de la neige sur les arbres, et je me mets à regarder droitdevant moi.

La troisième borne de verste, nous la voyonsencore, mais la quatrième se dérobe. Et, comme auparavant, nousallons dans le vent et contre le vent, à droite et à gauche, nouségarant si bien, que le yamchtchik prétend que nous sommesfourvoyés à droite, moi je soutiens que c’est à gauche, tandisqu’Aliochka démontre que nous tournons le dos au but.

À plusieurs reprises nous nous arrêtons. Leyamchtchik dégage ses grands pieds et part à la recherche de laroute, mais sans succès. Moi-même je me dirige du côté où jepensais la retrouver ; je fais six pas contre le vent, etj’acquiers la certitude que partout la neige étend ses blanchescouches uniformes, et que la route n’existait que dans monimagination.

Je me retournai : plus de traîneau.

Je me mis à crier :« Yamchtchik ! Aliochka ! » mais je sentais queces cris, à peine sortis de ma bouche, le vent aussitôt lesemportait quelque part dans le vide. Je courus à l’endroit oùj’avais laissé le traîneau : il n’était plus là. J’allai plusloin, rien. Je rougis de me rappeler le cri désespéré, suraigu, queje poussai encore une fois : « Yamchtchik ! »tandis que le yamchtchik était à deux pas. Il surgit tout à coupdevant moi, avec sa figure noire, un petit knout, son grand bonnetincliné sur le côté, et me conduisit au traîneau.

– Estimons-nous heureux qu’il fasse doux,dit-il ; car s’il gelait, malheur à nous !… Dieu !Petit père !…

– Laisse aller les chevaux, ils nousramèneront, dis-je en remontant dans le traîneau. Nousramèneront-ils, eh ! yamchtchik ?

– Mais sans doute. Il lâcha les guides,fouetta trois fois de son knout le korennaïa [32], et nous partîmes au hasard. Nousfîmes ainsi une demi-lieue. Soudain, devant nous, retentit le sonbien connu de la clochette de chasseur. C’étaient les trois troïkasde tout à l’heure, qui venaient maintenant à notre rencontre ;elles avaient déjà rendu la poste, et s’en retournaient au relais,avec des chevaux de rechange attachés par derrière. La troïka ducourrier, dont les grands chevaux faisaient sonner la sonnette dechasseur, volait en tête. Le yamchtchik gourmandait ses chevauxavec entrain. Dans le traîneau du milieu, maintenant vide,s’étaient assis deux autres yamchtchiks, qui parlaient gaiement età voix haute. L’un d’eux fumait la pipe ; une étincelle quipétilla au vent éclaira une partie de son visage.

En le regardant, je me sentis honteux d’avoirpeur, et mon yamchtchik eut sans doute la même impression, car nousdîmes tous deux en même temps :« Suivons-les ! »

 

III

 

Sans même laisser passer la troisième troïka,mon yamchtchik tourna, mais si gauchement qu’il heurta du brancardles chevaux attachés.

Trois de ceux-ci, faisant un saut de côté,rompirent leur longe et s’échappèrent.

– Vois-tu ce diable louche, qui ne voitpas où il conduit… sur les gens ! Diable !… cria d’unevoix enrouée et chevrotante un yamchtchik vieux et petit, autantque j’en pus juger d’après sa voix et son extérieur, celui quiconduisait la troïka de derrière.

Il sortit vivement du traîneau et courut aprèsles chevaux, tout en continuant de proférer contre mon yamchtchikde grossières et violentes injures.

Mais les chevaux n’étaient pas d’humeur à selaisser prendre. Un instant après, yamchtchiks et chevaux avaientdisparu dans le blanc brouillard de la tourmente.

La voix du vieux retentit.

– Wassili-i-i !… amène-moil’isabelle, car autrement on ne les rattra-a-apera pas !

Un de ses compagnons, un gars de très hautetaille, sauta du traîneau, détacha et monta un des chevaux de satroïka, puis, faisant craquer la neige, disparut au galop dans lamême direction.

Nous, cependant, avec les deux autres troïkas,nous suivîmes celle du courrier qui, sonnant de sa clochette,courait en avant d’un trot relevé, et nous nous enfonçâmes dans laplaine sans route.

– Oh oui ! il les rattrapera, ditmon yamchtchik, en parlant du vieux qui s’était jeté à la poursuitedes chevaux échappés… S’il ne les a pas encore rejoints, c’est quece sont des chevaux emballés, et ils l’entraîneront à tel endroitque… il n’en sortira pas !

Depuis que mon yamchtchik trottait derrière laposte, il devenait plus gai et plus expansif ; et moi, n’ayantpas encore envie de dormir, je m’empressai d’en profiter.

Je me mis à le questionner : d’oùvenait-il ? qui était-il ? J’appris bientôt qu’il étaitde mon pays, du gouvernement de Tonia. C’était un serf du villagede Kirpitchnoïé. Le peu de terre qu’il y possédait ne rapportaitpresque plus rien depuis le choléra. Il avait deux frères, le plusjeune était soldat. Ils n’avaient de pain que jusqu’à la Noël, ettravaillaient comme ils pouvaient pour vivre. Le cadet, marié,dirigeait la maison. Quant à mon yamchtchik, il était veuf. Chaqueannée, il venait de leur village des artels [33] de yamchtchiks. Lui n’avait jamaisauparavant fait ce métier, et c’était pour venir en aide à sonfrère qu’il s’était engagé à la poste. Il vivait là, grâce à Dieu,pour cent vingt roubles en papier par an, dont cent qu’il envoyaità sa famille… Cette vie lui conviendrait assez :

« Seulement, les coulliers sont tropméchants, et le monde est toujours à gronder par ici. »

– Pourquoi donc m’injuriait-il, ceyamchtchik-là ? Dieu ! Petit père ! Est-ce que jeles lui ai fait partir exprès, ses chevaux ? Suis-je donc unbrigand ? Pourquoi est-il allé à leur poursuite ? ilsseraient bien revenus tout seuls. Il fatiguera ses chevaux et seperdra lui-même, répétait le petit moujik de Dieu.

– Qu’est-ce donc qui noircit,là-bas ? demandai-je en remarquant un point noir dans lelointain.

– Mais c’est un oboze [34]. Voilà comment il fait bonmarcher, continua-t-il quand nous arrivâmes plus près des grandescharrettes, couvertes de bâches et roulant à la file… Regarde donc,on ne voit pas un homme, tous dorment. Le cheval intelligent saitlui-même où il faut aller ; rien ne le ferait dévier… Et nousaussi, fit-il, nous connaissons cela.

Le spectacle était étrange, de ces immensescharrettes, entièrement recouvertes de bâches, et blanches de neigejusqu’aux roues, et qui marchaient toutes seules. Dans la premièrecharrette seulement, deux doigts soulevèrent un peu la bâcheneigeuse ; un bonnet en sortit quand nos clochettesrésonnèrent auprès de l’oboze.

Un grand cheval pie, le cou allongé, le dostendu, s’avançait d’un pas égal sur la route unie ; ilbalançait, sous la douga [35]blanchie, sa tête et sa crinière épaisse ; quand nous fûmes àcôté de lui, il dressa l’une de ses oreilles que la neige avaitobstruée.

Après avoir roulé une demi-heure, leyamchtchik se tourna vers moi.

– Eh bien ! qu’en pensez-vous,barine ? Marchons-nous bien droit ?

– Je ne sais pas, répondis-je.

– Le vent soufflait d’abord par ici, levoilà maintenant par là… Non, nous n’allons pas du bon côté, nouserrons encore, conclut-il d’une voix tout à fait tranquille.

On voyait que, malgré sa peur, il se sentaitpleinement rassuré – en compagnie la mort est belle – depuis quenous allions en nombre ; et puis, il ne conduisait plus, iln’avait plus charge d’âmes. C’était de son air le plus calme qu’ilrelevait les erreurs des yamchtchiks, comme si la chose ne l’eûtpas du tout regardé.

Je remarquai effectivement que parfois latroïka de tête m’apparaissait de profil, tantôt à gauche, tantôt àdroite ; il me parut même que nous tournions sur un petitespace. Du reste, ce pouvait être une pure illusion de messens ; c’était ainsi qu’il me semblait parfois que la premièretroïka montait ou descendait une pente, alors que la steppe étaitpartout uniforme.

Au bout de quelque temps, je crus apercevoirau loin, sur l’horizon, une longue ligne noire et mouvante, etbientôt je reconnus clairement ce même oboze que nous avionsdépassé. La neige couvrait toujours les roues bruissantes, dontquelques-unes ne roulaient plus ; les gens dormaient toujourssous les bâches, et le premier cheval, élargissant ses narines,flairait la route et dressait l’oreille comme tantôt.

– Vois-tu comme nous avons tourné surplace ? Nous voici revenus au même point, dit mon yamchtchikmécontent. Les chevaux des coulliers sont de bons chevaux, ilspeuvent les fatiguer ainsi sans but, tandis que les nôtres serontcertainement fourbus, si nous marchons de la sorte toute lanuit.

Il toussota.

– Retirons-nous donc, barine, de cettecompagnie.

– Pourquoi ? Nous arriverons bienquelque part.

– Où donc arriverons-nous ? Nousallons passer la nuit dans la steppe… Vois comme celatournoie !

J’étais surpris que, bien qu’ayant visiblementperdu la route et ne sachant plus où il allait, le yamchtchik detête, loin de rien faire pour se retrouver, poussât des cris joyeuxsans ralentir sa course, mais je ne voulais pas les quitter.

– Suis-les ! dis-je.

Mon yamchtchik obéit, mais en stimulant soncheval avec encore moins d’entrain qu’auparavant ; et iln’engagea plus de conversation.

 

IV

 

Cependant la tourmente devenait de plus enplus forte. D’en haut la neige tombait aussi, sèche et menue. Ilcommençait, semblait-il, à geler ; un froid plus vif piquaitle nez et les joues ; plus fréquemment, sous la chouba,s’insinuait un petit courant d’air glacé, et bien vite nous nousserrions dans nos fourrures. Parfois le traîneau heurtait contre depetites pierres nues et gelées, d’où la neige avait étébalayée.

Comme j’en étais à ma sixième centaine deverstes sans m’être arrêté une seule fois pour coucher, et bien quel’issue de notre fourvoiement m’intéressât fort, je fermai les yeuxmalgré moi et je m’assoupis. Une fois, en ouvrant la paupière, jefus frappé, à ce qu’il me sembla d’abord, par une lumière intensequi éclairait la plaine blanche ; l’horizon s’était élargi, leciel bas et noir disparut tout à coup ; je voyais les raiesblanches et obliques de la neige tremblante ; les silhouettesdes troïkas de l’avant apparaissaient plus nettement. Je regardaien haut, les nuages semblaient s’être dispersés, et la neigetombante couvrait entièrement le ciel.

Pendant que je dormais, la lune s’étaitlevée ; à travers la neige et les nuages transparents, saclarté brillait, froide et vive. Je ne voyais distinctement que montraîneau, mes chevaux, le yamchtchik et les trois troïkas ;dans la première, celle du courrier, se tenait toujours, assis surle siège, un seul yamchtchik qui menait au trot rapide ; deuxyamchtchiks occupaient la seconde, lâchant les guides et se faisantun abri de leurs caftans, ils ne cessaient point de fumer la pipe,à en juger d’après les étincelles. On n’apercevait personne dans latroisième troïka ; le yamchtchik dormait évidemment aumilieu.

Lorsque je me réveillai, je vis pourtant lepremier yamchtchik arrêter ses chevaux et se mettre en quête de laroute. Nous fîmes halte. Le vent grondait avec plus deviolence ; une masse effroyable de neige tourbillonnait dansl’air. La lueur de la lune, voilée par la tourmente, me montrait lapetite silhouette du yamchtchik qui, un grand knout à la main,sondait devant lui la neige, puis, après des allées et venues, serapprochant du traîneau dans l’obscure clarté, se remettait d’unbond sur son siège ; et de nouveau j’entendis, dans le soufflemonotone du vent, les cris aigus du postillon et le tintement desclochettes.

Toutes les fois que le yamchtchik de lapremière troïka partait à la recherche de la route ou de meules,une voix dégagée s’élevait du second traîneau ; c’était l’undes deux yamchtchiks qui lui criait à tue-tête :

– Écoute, Ignachka [36] ! on a tourné trop à gauche,prends donc à droite ! Ou bien :

– Qu’as-tu donc à tourner surplace ? Cours sur la neige telle quelle, et tu arriveras poursûr. Ou encore :

– Va donc à droite, à droite, monfrère ! Vois-tu là-bas ce point noir ? c’est sans douteune borne. Ou :

– Peut-on s’égarer de la sorte ?Pourquoi t’égares-tu ? Dételle donc le pie et laisse-le alleren avant, il te ramènera certainement sur la route, et cela vaudrabeaucoup mieux.

Quant à dételer son propre cheval, quant àchercher lui-même la route par la neige, il s’en serait biengardé ; il ne mettait même pas le nez hors de son caftan. Etlorsque, en réponse à un de ses conseils, Ignachka lui cria depasser devant, puisqu’il savait de quel côté se diriger, leconseiller riposta que, s’il avait eu avec lui des chevaux decoullier, il serait en effet allé en avant et qu’il auraitcertainement retrouvé la route, « tandis que mes chevaux,ajouta-t-il, ne marcheraient pas en tête pendant latourmente : ce ne sont point des chevaux à cela ».

– Alors ne m’ennuie pas davantage,répondit Ignachka, en sifflant gaiement ses chevaux.

Le second moujik, assis dans le traîneau avecle conseilleur, n’adressait pas une seule parole à Ignachka et nese mêlait en rien de cette affaire, bien qu’il ne dormît pasencore, à en juger par sa pipe inextinguible et par la conversationcadencée et ininterrompue que j’entendais pendant les haltes. Ilracontait un conte.

Une fois seulement, comme Ignachka s’arrêtaitpour la sixième ou septième fois, il manifesta son dépit de voirinterrompre le plaisir de la course.

– Eh ! lui cria-t-il. Qu’as-tu àt’arrêter encore ? Crois-tu qu’il veut trouver lechemin ?… Une tourmente, on te dit ! À cette heure,l’arpenteur lui-même ne découvrirait pas la route. Il vaudraitmieux aller tant que nos chevaux nous porteront. Faut espérer quenous ne gèlerons pas jusqu’à la mort. Va toujours.

– C’est cela ! Et le postillon qui,l’an dernier, a gelé jusqu’à la mort ? répondit monyamchtchik.

Celui de la troisième troïka dormait toujours.Une fois, pendant un arrêt, le conseilleur le héla :

– Philippe ! Eh !Philippe !

Et, ne recevant pas de réponse, ilremarqua :

– Ne se serait-il pas gelé ?Ignachka, tu devrais aller voir.

Ignachka, qui trouvait du temps pour tout,s’approcha du traîneau et secoua le dormeur.

– Voilà dans quel état l’a mis une seulebouteille de vodka… Si tu es gelé, dis-le alors ? fit-il en lesecouant de plus belle.

Le dormeur poussa un grognement entrecoupéd’injures.

– Il vit, frères, dit Ignachka, quirevint prendre sa place en avant et de nouveau fit trotter sesbêtes, et même si rapidement que le petit cheval de gauche de matroïka, sans cesse fouetté sur la croupe, tressautait souvent d’unpetit galop maladroit.

 

V

 

Il devait être à peu près minuit, lorsque lepetit vieux et Wassili revinrent avec les chevaux. Commentavaient-ils pu les rattraper, au milieu d’une steppe dénudée, parune tourmente aussi sombre ? C’est ce que je n’ai jamais pucomprendre.

Le petit vieux, agitant ses coudes et sesjambes, trottait sur le korennaïa [37]. Ilavait attaché à la bride les autres chevaux. Quand nous fûmes defront, il recommença à injurier mon yamchtchik.

– Vois-tu ce diable louche ?Vrai !

– Eh ! oncle Mitritch ! cria leconteur du second traîneau. Es-tu vivant ? Viens près denous.

Mais le vieux était trop occupé à dévider sesinjures pour répondre. Lorsqu’il lui sembla que le compte y était,il s’approcha du second traîneau.

– Tu les as donc rattrapés ? luidemanda-t-on ?

– Et comment donc ?Certainement ! On le vit abaisser sa poitrine sur le dos ducheval, puis il sauta sur la neige, courut au traîneau sanss’arrêter et s’y laissa tomber en enjambant le rebord.

Le grand Wassili reprit, sans mot dire, saplace dans le traîneau de tête avec Ignachka et l’aida à chercherla route.

– Est-il mal embouché ! Dieu !Petit père ! Longtemps, longtemps nous glissons sans nousarrêter à travers ces déserts blancs, dans la clarté froide,transparente et vacillante de la tourmente. J’ouvre les yeux,toujours ce même bonnet grossier et ce dos couverts de neige, etcette même douga basse, sous laquelle, entre le cuir des brides, sebalance, toujours à la même distance, la tête du korennaïa, avec sacrinière noire que le vent soulève à temps égaux d’un seul côté.Par delà le dos, à droite, apparaît toujours le même pristiajnaïabai, à la queue nouée court, et le palonnier qui frapperégulièrement le traîneau. En bas, toujours la même neige fine queles patins déchirent, et que le vent, qui la balaye obstinément,emporte toujours de mon côté. En avant, courent toujours les mêmestroïkas. À droite et à gauche, tout est blanc, tout file devant lesyeux. C’est en vain que l’œil cherche un objet nouveau : pasune borne, pas une meule, rien, rien. Tout est blanc partout, blancet immobile. Tantôt, l’horizon paraît indéfiniment reculé, tantôtil se resserre à deux pas. Tantôt un mur blanc et haut surgitsubitement à droite et court le long du traîneau, tantôt ildisparaît pour reparaître à l’avant ; il fuit, il fuit et denouveau s’évanouit.

Regardes-tu en l’air, il te semble voir clairau premier moment, et qu’à travers le brouillard les petitesétoiles scintillent. Mais les petites étoiles s’enfuient plus haut,plus haut, loin de ton regard, et tu ne vois plus que la neige quitombe sur ton visage et sur le col de ta chouba. Immobile et uni,le ciel est partout clair et blanc, sans couleur.

On dirait que le vent change de direction.Tantôt soufflant de face, il remplit les yeux de neige ; tantsoufflant de biais, il rabat rageusement sur la tête le col de lachouba, et, comme par moquerie, en soufflette le visage ; oubien il chante par derrière dans quelque fissure. On entend lescraquements légers et continus des sabots et des patins, et letintement mourant des clochettes, alors que nous glissons dans laneige profonde.

Parfois, quand nous allons contre le vent,quand nos traîneaux courent sur la terre gelée et nue, nousdistinguons nettement le sifflement aigu d’Ignat, et les trilles dela sonnerie qui s’allient à la quinte tremblée ; cette musiqueégaie tout à coup la morne solitude, puis, redevenant uniforme,accompagne, avec une justesse insupportable, un motif, toujours lemême, qui malgré moi chante dans ma tête.

Un de mes pieds commençait à se geler ;lorsque je me tournais pour me couvrir mieux, la neige, tombée surmon col et sur mon bonnet, me coulait dans le dos et me faisaitfrissonner ; mais en somme, dans ma chouba attiédie par mapropre chaleur, je ne souffrais point trop du froid, et je melaissais aller au sommeil.

 

VI

 

Images et souvenirs défilaient rapidementdevant moi.

« Le conseiller, qui crie toujours dusecond traîneau, quel moujik doit-ce être ?… Il doit êtreroux, fort, les jambes courtes, pensé-je, et semblable à FédorPhilippitch, notre vieux sommelier… »

Et je revois aussitôt l’escalier de notregrande maison, et cinq dvorovi qui, marchant péniblement, traînentun piano avec des serviettes. Je revois Fédor Philippitch qui,ayant retroussé les manches de son veston en nankin, porte unepédale, court en avant, ouvre les portes, pousse, tire par laserviette, se faufile entre les jambes, gêne tout le monde et,d’une voix affairée, ne cesse de crier :

– Tirez de votre côté, lespremiers ! C’est bien cela, la queue en l’air… en l’air ;passe-la donc dans la porte, c’est cela !…

– Mais permettez, Fédor Philippitch…remarque timidement le jardinier, écrasé contre la rampe, toutrouge d’efforts, usant ses dernières forces à soutenir un coin dupiano.

Mais Fédor Philippitch n’en continue pas moinsson manège.

« Quoi ! me dis-je, se croit-il doncutile, indispensable à l’œuvre commune, ou bien est-il toutsimplement heureux que Dieu lui ait fait don d’une faconde hardieet tranchante qu’il a plaisir à étaler ? C’est probablementcela. »

Puis, je ne sais comment, un étang m’apparaît.Les dvorovi, fatigués, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent unfilet. Fédor Philippitch est encore là ; un arrosoir à lamain, criant après chacun, il court sur le bord ; parfois ils’approche pour saisir dans le filet les carassins [38] d’or pour vider l’eau trouble et puiserde l’eau fraîche…

Mais voici qu’il est midi, au mois de juillet.Sur l’herbe qu’on vient de faucher dans le jardin, sous les rayonsbrûlants et droits du soleil, je vais sans but. Je suis encore trèsjeune ; il me manque quelque chose, et je désire quelquechose. Je me dirige du côté de l’étang, vers ma place favorite,entre le parterre bordé d’églantiers et l’allée de sapins, et je mecouche…

Je me rappelle mes impressions, alorsqu’étendu là j’apercevais, à travers les tiges rouges et épineusesdes églantiers, la terre sèche et noire, le miroir bleu tendre del’étang. C’était un sentiment de satisfaction naïve mêlée demélancolie. Autour de moi, tout était beau ; cette beautéagissait si vivement sur moi, qu’il me semblait que j’étais beaumoi-même. Une seule chose me chagrinait, c’était que nul nes’émerveillât de me voir ainsi.

Il fait chaud. J’essaie de m’endormir pour mesoulager, mais les mouches, les insupportables mouches ne melaissent pas, même ici, une minute de répit. Elles accourent enfoule, s’obstinent contre moi, et me sautent du front sur les mainsavec un bruit de petits os. Les abeilles bourdonnent, pas loin demoi, juste au plus fort de la chaleur ; des papillons auxailes jaunes, comme fanés, voltigent d’une herbe à l’autre.

Je regarde en haut : les yeux me fontmal, le soleil brille trop ; à travers le feuillage clairsemédu bouleau frisé qui doucement balance dans l’air ses branchesau-dessus de moi, le soleil paraît plus chaud encore. Je me couvrela figure d’un mouchoir. Le temps est lourd, les mouches semblentcollées à ma main toute moite.

Dans la profondeur d’un églantier, deuxmoineaux ont remué. L’un d’eux saute par terre, à une archine demoi, fait semblant de piquer deux fois le sol avec force, puiss’envole, frôlant les branches, et poussant un joyeux cri. L’autresaute aussi sur la terre, remue sa petite queue, regarde autour delui, et, prompt comme une flèche, rejoint en piaillant soncompagnon.

Sur l’étang, retentissent des coups de battoirsur le linge humide, et ces coups vont s’épandant au ras de l’eausur la surface de l’étang. On entend des rires et des voix et leclapotement des baigneurs. Un coup de vent secoue la cime desbouleaux, là-bas, au loin ; puis il se rapproche, il courbel’herbe, et voilà que sur leurs branches remuent et tremblent lesfeuilles des églantiers.

Jusqu’à moi arrive le courant d’air frais, ilsoulève les coins de mon mouchoir, et chatouille délicieusement monvisage en sueur. Par l’ouverture du mouchoir soulevé s’insinue unemouche qui volette, effrayée, auprès de ma bouche humide. Desbranches sèches me font mal au dos. Non, je ne puis plus resterici. Il faut que j’aille me baigner.

Voilà que tout près de la haie, j’entends despas précipités et des cris de femmes épouvantées.

– Ah ! mes petits pères ! maisqu’est-ce donc ? Et pas un homme !

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?demandai-je, en quittant mon abri, à la femme dvorovi qui, toutesanglotante, passe en courant auprès de moi.

Pour toute réponse elle se retourne, agite sesmains, puis continue sa course. Retenant de la main son fichu quitombait de sa tête, sautillant et traînant son pied chaussé d’unbas de coton, la vieille Matréna, une femme de cent cinq ans, courtaussi vers l’étang. Et je vois encore courir deux petites fillesqui se tiennent l’une l’autre, et derrière elles, accroché à leursjupons, un gamin de dix ans, affublé du veston de son père.

– Qu’est-il arrivé ?demandai-je.

– Un moujik s’est noyé.

– Où ?

– Dans l’étang.

– Quel moujik ? Un desnôtres ?

– Non, un passant. Le coutcher[39] Ivan, traînant ses grandes bottesdans l’herbe fauchée, et l’épais gérant Iakov, soufflantpéniblement, se hâtent vers l’étang. Moi je les suis. Je mesouviens qu’une voix intérieure me disait : « Voilà,jette-toi à l’eau, retire le moujik, sauve-le, et tout le mondet’admirera. » Être admiré, c’est tout ce que je désirais.

– Où donc ? Où ? demandé-je àla foule des dvorovi qui se sont rassemblés sur le bord.

– Là, au milieu, près de l’autre rive,presque à côté du bain, dit une blanchisseuse en entassant le lingehumide sur sa palanche. Je le vois qui pique une tête ; il semontre, et de nouveau s’enfonce ; il reparaît encore et tout àcoup s’écrie : « Je me noie, mes frères ! »Puis de nouveau il disparaît. On ne voyait que de petites bulles.Alors je m’aperçois qu’un moujik est en train de se noyer, et je memets à crier : « Mes petits pères, un moujik senoie ! »

Et la blanchisseuse, chargeant la palanche surson épaule et se balançant sur ses hanches, prit le sentier quis’éloignait de l’étang.

– Vois-tu quel péché ? disait, avecdésespoir, Yakov Ivanov, le gérant ; je vais avoir maille àpartir avec la justice du bailli. Ça n’en finira plus.

Un moujik tenant une faux se fraye un passageà travers la foule des babas, des enfants et des vieillards groupéssur l’autre rive. Il suspend sa faux à une branche et se déshabillelentement.

– Où, où donc s’est-il noyé ?insisté-je, désireux de me jeter à l’eau et d’accomplir quelquechose d’extraordinaire.

Mais on me montre la surface tout unie del’étang que frôle, par moments, le vent qui passe. Je n’arrive pasà comprendre comment il s’est noyé. L’eau s’est refermée sur lui,aussi uniforme, aussi belle, aussi indifférente, et toute pailletéed’étincelles d’or par le soleil de midi. Et il me semble que je nepeux rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que jenage mal et que le moujik retire déjà sa chemise pour seprécipiter.

Tous le regardent avec un espoir mêléd’angoisse ; mais, à peine entré dans l’eau jusqu’aux épaules,le moujik s’en retourne lentement et remet sa chemise, il ne saitpas nager.

Les gens ne cessent d’accourir ; la fouleaugmente de plus en plus, mais personne ne vient au secours dunoyé. Les derniers arrivés prodiguent des conseils, poussent desah ! portent sur leur visage une expression d’effroi et dedésespoir, tandis que les autres s’asseyent, fatigués de resterdebout sur le bord, ou prennent le parti de s’en aller.

La vieille Matréna demande à sa fille si ellea bien fermé le poêle ; le gamin revêtu du veston de son pères’applique consciencieusement à jeter des pierres dans l’eau.

Mais voici qu’aboyant et se retournant avecétonnement derrière lui, accourt de la maison Trésorka, le chien deFédor Philippitch. Son maître descend lui-même la colline, onl’entend crier, bientôt il apparaît derrière la haied’églantiers.

– Que faites-vous donc ? crie-t-ilen ôtant sa veste sans cesser de courir. Un homme se noie, et ilsrestent plantés là ! Donne-moi une corde.

Tous regardent avec une expression d’espoir etd’effroi Fédor Philippitch, pendant qu’appuyé sur l’épaule d’undvorovi il déchausse avec la pointe d’un pied le talon del’autre.

– C’est là, à l’endroit où la foule estamassée ; là, un peu à droite du cytise, FédorPhilippitch ! Voilà, c’est là ! disait quelqu’un.

– Je le sais, répond-il, avec unfroncement de sourcils occasionné sans doute par les gestes depudeur effarouchée des babas.

Il ôte sa chemise, sa petite croix qu’il donneà l’apprenti jardinier debout devant lui dans une attitude derespect, puis, marchant vivement sur l’herbe fauchée, il s’approchede l’étang.

Trésorka, surpris de la vivacité desmouvements de son maître, s’arrête et, tout en mâchant quelquespetites herbes de la rive, il l’interroge du regard : tout àcoup il jappe joyeusement et s’élance dans l’eau avec lui.

Au premier moment, on ne voit rien que del’écume et des gouttes d’eau qui rejaillissent jusqu’à nous. Maisbientôt Fédor Philippitch, envoyant les mains avec grâce, élevantet abaissant son dos en cadence, nage vers l’autre bord,rapidement, à grandes brassées, tandis que Trésorka, ayant bu uncoup, s’en retourne à la hâte ; il s’égoutte près de la fouleet se roule dans l’herbe. Comme Fédor Philippitch approche de larive opposée, deux coutchers apparaissent auprès du cytise avec ungrand filet emmanché d’un bâton.

Le nageur lève, je ne sais pourquoi, ses mainsen l’air, plonge une fois, deux fois, trois fois, rejetant de l’eaupar la bouche après chaque plongeon et secouant élégamment sescheveux sans répondre aux questions qu’on lui adresse de tous lescôtés. Enfin il prend pied sur la rive et, autant que je puis levoir, donne des ordres pour dérouler le filet.

On retire le filet, mais on n’y trouve rienque de la vase et quelques petits carassins qui frétillent. Commeon jette de nouveau le filet, je fais le tour de l’autre côté.

On n’entend que la voix de Fédor Philippitchdonnant ses ordres, le clapotement dans l’eau de la corde mouilléeet des soupirs de terreur. Le filet ruisselant, noué à son ailedroite, de plus en plus sort de l’eau, plus chargé d’herbes àmesure.

– Maintenant, tirez tous ensemble !crie la voix de Fédor Philippitch. Le filet apparaît touthumide.

– Il vient quelque chose de lourd,frères ! dit quelqu’un.

Déjà, mouillant et froissant le gazon, lesmailles où frétillent des carassins se traînent sur le bord.

Et voici qu’à travers l’eau troublée etremuée, on distingue dans le filet quelque chose de blanc :faible, mais très distinct dans le grand silence de mort, un soupirde terreur s’élève de la foule.

– Tire… ensemble… sur le sec… tire !fait la voix résolue de Fédor Philippitch. Et le noyé est tiréjusqu’auprès du cytise.

Puis je vois ma bonne vieille tante en robe desoie, avec une ombrelle lilas à franges qui, je ne sais pourquoi,jure terriblement avec ce simple tableau de mort ; elle esttout près de pleurer. Je me rappelle son expression dedésenchantement en voyant que tout remède est inutile ; je merappelle la tristesse nuancée de malaise que j’éprouvai lorsque,avec le naïf égoïsme de la tendresse, elle me dit :

– Viens, mon ami. Oh ! c’estaffreux ! Et toi qui te baignes et qui nages toujoursseul !

Je me rappelle comment le soleil ardent etclair brûlait la terre sèche et poudroyante sous les pieds, commentil se jouait sur le miroir de l’étang. De grandes carpes sebattaient près du bord ; au milieu, des bandes de petitspoissons agitaient la surface de l’eau ; en haut, tout en hautdans le ciel, un milan tournoyait au-dessus de canards quiclapotaient et s’ébattaient dans les joncs. Des nuages blancs, desnuages échevelés d’orage se massaient à l’horizon ; la vaseramenée sur le bord par le filet s’écoulait goutte à goutte. Et denouveau j’entends les coups de battoir qui s’égrènent au loin surl’étang.

Mais ce battoir retentit comme retentiraientdeux battoirs accordés dans une tierce, et ces sons me tourmentent,m’oppressent, d’autant plus que ce battoir est une cloche, et queFédor Philippitch ne le fera pas taire. Et ce battoir, comme uninstrument de torture, serre mon pied qui gèle…

Je m’endors.

Je fus réveillé, à ce qu’il me sembla, par lavitesse de notre course. Deux voix causaient tout près de moi.

– Entends-tu, Ignat ! Eh !Ignat ! disait la voix de mon yamchtchik, prends monvoyageur ; tu dois, dans tous les cas, faire le voyage ;moi, pourquoi fatiguer inutilement mes chevaux ?Prends-le !

La voix d’Ignat répondit presque à mescôtés :

– Et quel intérêt ai-je à me charger deton voyageur ?… M’offres-tu un demi-chtof [40] ?

– Oh ! un demi-chtof !… Unverre, encore !

– Vois-tu ? Un verre ! crie unautre. Fatiguer des chevaux pour un verre !

J’ouvre les yeux ; toujours la même neigeinsupportable qui tourbillonne et danse devant les yeux, les mêmesyamchtchiks, les mêmes chevaux. Mais cette fois j’aperçois untraîneau à mes côtés. Mon yamchtchik a rejoint Ignat, et, pendantassez longtemps, nous marchons de front. Malgré la voix qui, del’autre traîneau, conseille de ne pas prendre moins d’undemi-chtof, Ignat arrête tout à coup la troïka.

– Transborde, soit ! Tu as de lachance. Demain, à notre retour, tu m’offriras un verre. As-tubeaucoup de bagages ?

Mon yamchtchik, avec une vivacité qui n’étaitpas dans sa nature, saute sur la neige, me salue, et me prie de metransporter dans le traîneau d’Ignat. Moi j’y consens ; maison voit que le petit moujik de Dieu est si content qu’il voudraitdéverser sur quelqu’un l’excès de sa joie reconnaissante. Il salueet remercie Aliochka et Ignachka.

– Eh bien ! grâce à Dieu, voilà quiest bien. Car autrement que serait-ce donc, Dieu ! petitpère ? Nous marchons pendant tout une demi-nuit sans savoirnous-mêmes où nous allons. Lui il vous mènera au but, petit pèrebarine, sans compter que mes chevaux ne peuvent pas aller plusloin.

Et il se mit à sortir mes bagages du traîneauavec une activité fiévreuse.

Pendant qu’on transbordait mes effets, moi,résistant au vent qui me soulevait presque, je m’accrochai ausecond traîneau. Ce traîneau, surtout du côté du vent, contrelequel les yamchtchiks s’abritaient de leurs caftans, était auxtrois-quarts couvert de neige, tandis que derrière les caftans onse sentait plus à son aise.

Le petit vieillard était étendu, les jambesallongées, et le conteur poursuivait son récit : « Dansce même temps, lorsque le général, au nom du roi, c’est-à-dire,venait, c’est-à-dire, voir Marie dans sa prison, Marie luidit : Général, je n’ai pas besoin de toi, et je ne puis past’aimer ; et… c’est-à-dire, tu n’es pas un amoureux pourmoi ; mon amoureux, c’est le prince.

– Au même moment… allait-ilcontinuer.

Mais, en m’apercevant, il se tut pourl’instant, et se mit à activer le fourneau de sa pipe.

– Quoi, barine ! vous êtes venuécouter notre petit conte ? dit celui que j’appelais leconseilleur.

– Mais il fait bon chez vous, dis-je.

– Que voulez-vous ? on ne s’ennuiepas, on oublie ses pensées, au moins !

– Eh bien ! savez-vous où noussommes maintenant ? Cette question semble déplaire auxyamchtchiks.

– Eh ! qui le sait, où noussommes ? Peut-être sommes-nous chez les Kalmouks !répondit le conseilleur.

– Et que ferons-nous alors ?demandai-je.

– Et que faire ? Voilà, nousallons ; peut-être nous en sortirons-nous, fit-il d’un tonmécontent.

– Eh bien ! si nous ne nous ensortons pas, et si les chevaux s’arrêtent en pleine tourmente, quefaire alors ?

– Et que faire ? Rien.

– Mais nous gèlerons !

– Mais certainement ! Car on ne voitmême pas de meules, maintenant. C’est que nous sommes tout à faitchez les Kalmouks. L’important, c’est de s’orienter d’après laneige.

– Et tu as peur de geler, barine ?dit le petit vieux d’une voix qui tremblait.

Quoiqu’il eût tout l’air de me railler un peu,on voyait aisément qu’il était glacé jusqu’aux moelles.

– Oui, il fait rudement froid,dis-je.

– Eh ! barine ! fais comme moi.Cours un peu, et tu te réchaufferas.

– Cours derrière le traîneau, c’estl’essentiel, fit le conseilleur.

 

VII

 

– Venez, tout est prêt, me cria Aliochkadu premier traîneau.

La tourmente était si forte, que c’est à peinesi, en baissant tout à fait et en retenant de mes deux mains lespans de mon manteau, je pus, à travers la neige en mouvement que levent soulevait de dessous mes pieds, faire les quelques pas qui meséparaient du traîneau. Mon ancien yamchtchik était déjà à genouxau milieu de son traîneau vide, mais, en m’apercevant, il ôta songrand bonnet ; le vent agita furieusement ses cheveux ;puis il me demanda un pourboire. Il n’espérait sans doute pas queje ne lui donnerais rien, car mon refus ne le chagrina pas du tout.Il ne m’en remercia pas moins, renfonça son bonnet sur sa tête, etme dit :

– Eh bien ! que Dieu vous aide,barine…

Puis il tira ses guides en sifflotant, ets’éloigna de nous.

Aussitôt après, Ignachka, lui aussi, fouettaità tour de bras et excitait ses chevaux. De nouveau le bruit ducraquement des sabots, les cris, les sons de la clochette,couvrirent le hurlement du vent, qu’on entendait plus distinctementlorsque nous étions arrêtés.

Environ un quart d’heure après letransbordement, comme je ne dormais pas, je m’amusai à examiner lasilhouette de mon nouvel yamchtchik et de ses chevaux. Ignachkaétait solidement campé ; il touchait, menaçait du knout,criait, frappait du pied ; puis, se penchant en avant, ilarrangeait l’avaloire du korennaïa, qui tournait constamment àdroite.

Ignachka était d’une taille moyenne, mais bienproportionnée, à ce qu’il me parut. Par-dessus son touloupe, ilportait un caftan sans ceinture, dont le col était presque rabattu,et son cou se voyait tout nu. Ses bottes n’étaient pas en feutre,mais en cuir. Il ne cessait d’ôter et de remettre son petit bonnet.Ses oreilles n’étaient abritées que par ses cheveux. Tous sesmouvements dénotaient non seulement de l’énergie, mais encore, etsurtout, me semblait-il, la volonté d’en avoir. Pourtant, plus nousallions, plus il cherchait à se mettre à l’aise ; il s’agitaitsur son siège, frappait du pied, parlait tantôt à moi, tantôt àAliochka, et je voyais bien qu’il craignait de perdre sonassurance.

Il y avait de quoi : bien que les chevauxfussent vigoureux, la route à chaque pas devenait de plus en pluspénible ; et on pouvait remarquer qu’ils couraient avec moinsd’entrain. Il fallait déjà user du fouet, et le korennaïa, un fortet grand cheval, à la crinière dure, avait déjà butté deuxfois : aussitôt, comme effrayé, il avait tiré en avant enrelevant sa tête échevelée presqu’au niveau de la clochette. Lepristiajnaïa de droite, que j’observais involontairement, tout enbalançant la longue houppe en cuir de son avaloire, ne tendait plusles traits, il réclamait le knout ; mais comme un bon, commeun ardent cheval qu’il était, il semblait se dépiter de safaiblesse : il baissait et relevait la tête avec colère, commepour demander le stimulant de la bride.

De fait, l’intensité de la gelée et laviolence de la tourmente vont s’accroissant terriblement. Leschevaux mollissent, la route se fait plus rude ; nous ignoronsabsolument où nous sommes, où nous allons, et si nous arriverons,non plus même au relais, mais dans n’importe quel abri. Quellecruelle ironie d’ouïr la clochette tinter si allègrement, etIgnachka crier avec tant d’assurance et de désinvolture, comme sinous étions à nous promener par une belle et froide journée desoleil, pendant la fête, à travers les rues de quelquevillage ! Et qu’il est étrange de penser que nous allions sanssavoir où d’une pareille vitesse !

Ignachka se met à chanter d’une voix suraiguëde fausset, mais si sonore, avec des pauses pendant lesquelles ilsifflote, qu’on aurait honte d’avoir peur en l’écoutant.

– Hé-hey ! Qu’as-tu donc à hurler,Ignat ? fit la voix du conseilleur. Arrête pour un moment.

– Qu’y a-t-il ?

– Arrê-ê-ête !

Ignat s’arrêta. Tout redevintsilencieux ; le vent se remit à gronder et à siffler, et laneige, en tournoyant, tomba plus dru dans le traîneau. Leconseilleur s’approcha de nous.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?

– Mais comment, qu’y a-t-il ? Oùaller ?

– Qui le sait ?

– As-tu donc les pieds gelés, que tu lesremues ?

– Ils sont tout à fait engourdis.

– Tu devrais te mettre en quête. Vois-tuce feu là-bas ? Ce doit être un campement de Kalmouks. Tuaurais bientôt fait de te chauffer les pieds.

– C’est bien. Tiens donc un peu meschevaux…

Et Ignat se mit à courir dans la directiondésignée.

– Il faut regarder, chercher, et l’ontrouve. Car autrement pourquoi aller à l’aveuglette ? medisait le conseilleur. Vois-tu comme il a échauffé les chevaux.

Pendant tout le temps que dura l’absenced’Ignat, – et ce temps fut si long qu’un moment je le crus égaré, –le conseilleur m’apprenait avec assurance, et d’un ton calme,comment il faut agir pendant une tourmente, que le mieux serait dedételer le cheval, et de le laisser aller, et que, par Dieu, ilmènerait droit au but. Ou bien il me racontait comment on peutaussi s’orienter d’après les étoiles, et comment, si c’était luiqui se fût trouvé en tête, nous serions arrivés depuislongtemps.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?demanda-t-il à Ignat qui arrivait, fendant péniblement la neigedans laquelle il enfonçait presque jusqu’aux genoux.

– Il y a bien un campement, réponditIgnat essoufflé. Mais quel est-il ? Il est probable, frères,que nous nous sommes égarés du côté de la propriété Prolgovskaïa.Il faut prendre à gauche.

– Que chante-t-il là ?… Ce sont noscampements situés derrière le relais, répondit le conseilleur.

– Mais je te dis que non !

– J’ai fort bien vu et je sais ce que jedis ; c’est bien comme je dis. Et si ce n’est pas cela, alorsce doit être la propriété Tamichevsko. Il faut donc prendre àdroite, et nous tomberons juste sur le grand pont, après lahuitième verste.

– Mais on te dit que non ! Je l’aibien vu, répondit Ignat avec humeur.

– Eh ! frère !… Et tu es encoreun yamchtchik !

– Oui, un yamchtchik !… Cherche donctoi-même !

– Mais qu’ai-je besoin de chercher ?Je le sais bien sans cela.

Ignat, visiblement, se fâchait. Sans répondre,il sauta sur son siège, et toucha.

– Vois-tu mes pieds, comme ils sontengourdis ! Impossible de les réchauffer, dit-il à Aliochka encontinuant de plus belle à frapper des pieds, et à enlever la neigequi s’était glissée dans ses bottes.

J’avais une terrible envie de dormir.

 

VIII

 

« Gèlerai-je ? » pensai-je dansmon assoupissement. « On dit que, lorsqu’on gèle, celacommence toujours par le sommeil. Il vaudrait mieux me noyer que degeler, et qu’on me retire à l’aide d’un filet. Mais d’ailleurs celam’est égal : se noyer, se geler, pourvu que ce bâton ne metracasse plus le dos, et que je puisse enfindormir ! »

Je m’assoupis un moment.

« Comment finira tout cela ? »dis-je tout à coup en moi-même, en ouvrant pour un instant les yeuxsur l’espace tout blanc. « Comment donc cela finira-t-il, sinous ne trouvons pas de meules et si les chevaux s’arrêtent, ce quine va pas tarder, semble-t-il ? Nous gèlerons tous. »

Je vous avoue que, malgré un peu de peur, ledésir de voir se produire quelque chose d’extraordinaire et d’unpeu tragique était en moi plus intense que cette peur. Il mesemblait que ce ne serait pas mal si, vers le matin, les chevauxnous avaient d’eux-mêmes entraînés dans quelque village inconnu etlointain, à demi-gelés, ou même quelques-uns de nous tout à faitgelés. Et, dans ce sens, mes rêves, avec une clarté, une rapiditéétranges, défilaient devant moi.

Les chevaux s’arrêtent. La neige nous envahitde plus en plus, et voilà qu’on ne voit plus de notre attelage quela douga et les oreilles des chevaux. Mais tout à coup Ignachkasurgit de la neige avec sa troïka, et passe auprès de nous. Nous lesupplions, nous lui crions de nous prendre avec lui, mais le ventemporte la voix. Ignachka sourit, gourmande ses chevaux, sifflote,et disparaît dans un gouffre profond couvert de neige. Le petitvieux saute sur un cheval, fait aller ses coudes, veut galoper maisne peut pas bouger de place. Mon ancien yamchtchik au grand bonnetse jette sur lui, l’arrache de cheval et l’enfouit sous laneige.

– Tu es un sorcier ! crie-t-il, uninsulteur. C’est toi qui nous perdrais.

Mais le petit vieux crève de sa tête la neigeamoncelée. C’est moins un petit vieux qu’un lièvre : ils’éloigne de nous. Tous les chiens sont à ses trousses. Leconseilleur, qui est Fédor Philippitch, ordonne qu’on se mette enrond, sans souci que la neige nous recouvre, car nous aurons chaud.En effet, nous avons chaud et nous nous trouvons bien. On a soifseulement. Je prends mon nécessaire, je distribue à tout le mondedu rhum et du sucre, et je bois moi-même avec grand plaisir. Leconteur dit une histoire d’arc-en-ciel sous notre plafond deneige.

– Et maintenant faisons-nous chacun unechambre dans la neige et dormons ! dis-je.

La neige est molle et chaude comme de lafourrure. Je me fais une chambre et je veux y pénétrer ; maisFédor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon nécessaire, medit : « Arrête ! Donne l’argent ! Il fautmourir en tous cas. » Et il me saisit par le pied. Je donnel’argent, et demande seulement qu’on me laisse tranquille. Mais euxne croient pas que ce soit là tout mon argent : ils veulent metuer. Je saisis la main du petit vieux et, avec une voluptéindéfinissable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux esttendre et sucrée ; il la retire d’abord, puis finit par mel’abandonner, et il me caresse même de la main libre.

Cependant Fédor Philippitch s’approche et memenace.

Je cours dans ma chambre, mais ce n’est plusune chambre, c’est un long et blanc corridor ; quelqu’un meretient par les jambes. Je m’arrache à cette étreinte. Dans lesmains de celui qui me tenait sont restés mes habits et une partiede ma peau : mais je ne sens que du froid et de la honte,d’autant plus de honte que ma tante, avec son ombrelle et sa petitepharmacie homéopathique, vient à ma rencontre au bras du noyé. Ilsrient, et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Jem’élance dans la troïka, mes pieds traînent sur la neige ;mais le petit vieux me poursuit en faisant aller ses coudes. Il estdéjà tout près, lorsque j’entends devant moi tinter deux cloches,et je sais que je serai sauvé si j’arrive jusque-là. Les clochestintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieuxm’atteint, et de toute sa masse s’abat sur mon visage, de sorte queles cloches s’entendent à peine. Je saisis de nouveau sa main pourla baiser ; mais le petit vieux n’est plus le petit vieux,c’est le noyé… Et il crie : « Ignachka, arrête, voilà lesmeules d’Akhmedka, me semble-t-il ; va donc voir ! »Cela devient trop effrayant : non, il vaut mieux que je meréveille…

J’ouvre les yeux. Le vent a rejeté sur monvisage un pan du manteau d’Aliochka. Mon genou est découvert. Nousglissons sur la terre, sans neige à cet endroit, et la tierce de lasonnette résonne clairement dans l’air, mariée à la quintetremblée.

Je cherche du regard les meules ; mais aulieu de meules, je vois, de mes yeux ouverts, une maison avec unbalcon et le mur crénelé d’un fort. Cela ne m’intéresse guèred’examiner attentivement cette maison et ce fort : ce que jedésire surtout, c’est d’apercevoir le corridor blanc, où jecourais, c’est d’entendre le tintement de la cloche d’église, et debaiser la main du petit vieux. Je referme les yeux et merendors.

 

IX

 

Je dormais profondément. Mais la tierce de laclochette sonnait sans répit, et je la voyais dans mon rêve sous laforme tantôt d’un chien qui se jetait sur moi, tantôt d’un orguedont j’étais moi-même un des tuyaux, tantôt d’un vers français quej’étais en train de composer. Parfois, il me semble que cettetierce est une sorte d’instrument de torture qui ne cesse de meserrer le talon droit : la douleur est si forte, que je meréveille et que j’ouvre les yeux en me frottant le pied. Ilcommençait à se geler.

La nuit était toujours lumineuse, trouble etblanche. La même course nous emportait ; le même Ignachkaétait assis de côté, et frappait du pied ; le mêmepristiajnaïa, allongeant son cou et relevant à peine ses jambes,trottait dans la neige profonde, et balançait à chaque saut lahouppe de son avaloire.

La tête du korennaïa, avec la crinière auvent, faisant tour à tour se tendre et fléchir les guides enfiléesà la douga, se balançait en mesure. Mais tout cela, plus qu’avant,était couvert de neige. La neige tournoyait devant nous,s’amoncelait par côté sur les patins, montait jusqu’aux genoux deschevaux, et, par en haut, blanchissait les épaules et lesbonnets.

Le vent soufflait tantôt du côté droit, tantôtdu côté gauche, jouant avec les cols, le pan du caftan d’Ignachka,la crinière du pristiajnaïa, hurlant sur la douga et entre lesbrancards.

Le froid sévissait de plus en plus. À peineexposais-je un peu mon visage à l’air, que la neige sèche et geléeet tourbillonnante m’entrait dans les cils, dans le nez, la bouche,et s’insinuait dans mon dos. Je regarde autour de moi : toutest blanc, clair et neigeux. Rien qu’une lumière trouble et rienque la neige. Je me sens sérieusement effrayé.

Aliochka dormait à nos pieds dans le fond dutraîneau. Tout son dos disparaissait sous une épaisse couche deneige. Ignachka, lui, ne se désolait guère ; il tiraitconstamment sur les guides, stimulait les chevaux et frappait despieds. La clochette rendait toujours son même son étrange ;les chevaux anhélaient, mais ils continuaient à courir, multipliantles faux pas et ralentissant leur allure.

Ignachka sursauta de nouveau, fit un geste desa main gantée d’une moufle et se mit à chanter de sa voix suraiguëet forcée. Sans terminer sa chanson, il arrêta la troïka, rejetales guides sur son siège, et descendit. Le vent hurlait de plusbelle, la neige tombait, plus furieuse, sur les choubas. Je meretournai ; la troisième troïka n’était plus derrièrenous : « Elle se sera attardée en route, » pensai-je.Auprès du second traîneau, à travers le brouillard neigeux, onvoyait le petit vieux qui battait des semelles.

Ignachka fit trois pas, s’assit sur la neige,se déceintura, et ôta ses bottes.

– Que fais-tu là ? demandai-je.

– Je me déchausse un moment, car j’ai lespieds tout gelés, me répondit-il. Et il continua son manège.

Je me sentais glacé lorsque je sortais mon coude ma chouba pour voir ce qu’il faisait. Je me tenais droit, lesyeux fixés sur le pristiajnaïa, lequel, en écartant une jambe,agitait, avec une lassitude maladive, sa queue nouée et neigeuse.La secousse qu’imprima Ignachka au traîneau en remontant sur sonsiège acheva de me réveiller.

– Où sommes-nous maintenant ?demandai-je. Arriverons-nous avant le jour, au moins ?

– Soyez tranquille, nous vous mènerons aubut, maintenant que mes pieds se sont bien réchauffés.

Il toucha. La cloche retentit, le traîneaureprit sa marche cadencée, et le vent siffla sous les patins. Denouveau, nous voguions sur cette mer infinie de clarté.

 

X

 

Je m’endormis encore. Lorsque Aliochka, en meheurtant de son pied, me réveilla, et que j’ouvris les yeux, ilfaisait jour déjà. On eût dit que le froid était encore plus vifque pendant la nuit. La neige avait cessé de tomber, mais un ventviolent et sec continuait à soulever la poussière blanche dans laplaine, et surtout sous les sabots des chevaux et les patins destroïkas.

Du côté de l’Orient, étincela le ciel bleufoncé, sur lequel ressortaient, de plus en plus apparentes, desbandes obliques d’un beau ton orangé. Au-dessus de nos têtes, àtravers de blancs nuages errants, transparaissait l’azur d’un bleutendre. À gauche, des nues flottaient, lumineuses et légères. Aussiloin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que la neigeaccumulée au loin par couches profondes. Nul vestige d’hommes, nide traîneaux, ni de fauves. Les contours et les couleurs duyamchtchik et des chevaux se dessinaient avec netteté, profilantsur le fond éblouissant leurs silhouettes précises.

Le bord du bonnet bleu marin d’Ignachka, soncol, ses cheveux et jusqu’à ses bottes, tout était blanc ; letraîneau était entièrement envahi. La neige recouvrait la partiedroite de la tête et du garrot du korennaïa gris, montait jusqu’auxgenoux du pristiajnaïa, et plaquait par endroits sa croupe ensueur, aux poils frisés. La petite houppe se balançait, battant lamesure de tous les airs qui me venaient en tête, au gré desmouvements du cheval. On ne devinait sa fatigue qu’à ses oreillestombantes, à son ventre tour à tour contracté et soulevé. Un seulobjet arrêtait l’attention : c’était la borne de verste, aupied de laquelle le vent amoncelait sans cesse la neigetourbillonnante et éparpillée.

J’étais émerveillé de voir les mêmes chevauxcourir toute une nuit, pendant douze heures, sans savoir où, sanss’arrêter, et arriver cependant au but.

Notre clochette semblait tinter plusjoyeusement. Ignat s’était essoufflé à force de crier ; parderrière, on entendait haleter les chevaux et sonner les sonnettesde la troïka où se trouvaient le petit vieux et leconseilleur ; mais celle du yamchtchik endormi avaitcomplètement disparu.

Après une demi-verste de route, nousremarquons les traces toutes fraîches d’un traîneau avec sonattelage ; et, çà et là, des gouttes de sang d’un chevalblessé.

– C’est Philippe, vois-tu ? il nousa dépassés ! dit Ignachka. Voilà que surgit, au bord duchemin, presque enfouie sous la neige, une maisonnette avec uneenseigne. Près du cabaret, se tenait une troïka de chevaux gris,frisés par la sueur, jambes écartées et têtes basses. Devant laporte, un passage avait été frayé, et la pioche était encore là,toute droite. Mais le vent balayait toujours le toit et faisaitdanser la neige. Sur le seuil, au bruit de nos clochettes, apparutun grand yamchtchik rouge et roux, un verre de vin à la main, etcriant quelque chose. Ignachka se retourna vers moi et me demandala permission de faire halte. Alors seulement j’aperçus son visagepour la première fois.

 

XI

 

Ce visage n’était point sec, basané, pourvud’un nez droit, comme je m’y attendais d’après ses cheveux et sacarrure : c’était un museau rond, jovial, avec un nez épaté,une grande bouche et des yeux bleu clair. Ses joues et son couétaient rouges comme si on venait de les frictionner avec unmorceau de drap. Ses sourcils, ses longs cils et le duvet quicouvrait le bas de son visage étaient tout à fait blancs deneige.

Une demi-verste seulement nous séparait durelais. Nous nous arrêtâmes.

– Va, mais reviens vite, lui dis-je.

– Dans un instant, répondit Ignachka quisauta de son siège et s’avança vers Philippe.

– Donne, frère, dit-il, en ôtant lamoufle de sa main droite, et en la jetant avec le knout sur laneige. Puis, rejetant sa tête en arrière, il but d’un seul trait lepetit verre de vodka qu’on lui tendait.

Le cabaretier, sans doute un Cosaque enretraite, avec un demi-chtof dans sa main, sortit de lamaisonnette.

– Qui en veut ? fit-il. Le grandWassili, un moujik maigre et blondasse, avec une barbiche de bouc,et le conseilleur ventripotent, une épaisse barbe filasse formantcollier autour de son visage, s’approchèrent, et vidèrent chacun unpetit verre. Le petit vieux se joignit au groupe de buveurs, maispersonne ne lui offrit rien, et il retourna vers ses chevauxattachés derrière le traîneau, il se mit à leur caresser le dos etla croupe. Le petit vieux était bien comme je l’avaisimaginé : petit, maigriot, le visage ridé et bleui, labarbiche rare, un petit nez pointu, et des dents jaunes et usées.Son bonnet était tout neuf, mais son touloupe était défraîchi, salipar le goudron, et déchiré aux épaules et sur le devant ; ils’arrêtait au-dessus des genoux ; ses culottes étaient serréesdans les bottes. Lui-même il était courbé et ratatiné, et, tout entremblant de sa tête et de ses genoux, il faisait je ne sais quoiauprès de son traîneau ; visiblement il essayait de seréchauffer.

– Eh bien ! Mitritch ! Prendsdonc un peu de vodka ; cela te réchaufferait bien, lui cria leconseilleur.

Mitritch tressaillit ; il rajustal’avaloire du cheval, la douga, et vint à moi.

– Eh bien ! barine, dit-il en ôtantson bonnet de dessus ses cheveux gris et en me saluant humblement,nous avons erré toute la nuit avec vous, à chercher la route. Ne mepayerez-vous pas au moins un petit verre ? Vraiment, petitpère, Votre Excellence ! Car autrement, impossible de meréchauffer, ajouta-t-il avec un sourire obséquieux.

Je lui donnai vingt-cinq kopeks. Le cabaretierapporta un verre et servit le petit vieux, qui, s’étant débarrasséde sa moufle et de son knout, tendit vers le verre sa petite mainhâlée, ridée et un peu bleuie. Mais son gros doigt, comme étranger,ne lui obéissait pas ; il ne pouvait pas retenir sonverre ; il le renversa et le laissa tomber par terre.

Tous les yamchtchiks éclatèrent de rire.

– Vois-tu Mitritch, comme il estgelé ? Il ne peut plus tenir entre ses mains de la vodka. MaisMitritch était très chagriné d’avoir renversé son verre.

On lui en remplit cependant un autre, qu’onlui versa dans la bouche. Aussitôt il devint joyeux, courut aucabaret, alluma sa pipe, montra ses dents usées et jaunes ; iljurait à chaque mot. Après avoir vidé le dernier verre, les moujiksregagnèrent leurs troïkas, et nous repartîmes.

La neige étincelait, de plus en plus blanche,et son éclat blessait les yeux. Les bandes d’un pourpre orangés’élevaient toujours davantage, et s’étendaient, plus lumineuses,dans l’azur profond. Même l’orbe rouge du soleil apparut àl’horizon au travers des nuages gris.

Sur la route, auprès du relais, les traces deroues apparurent nettes, jaunâtres, avec des ornières. On sesentait léger et frais dans cet air dense et glacé.

Ma troïka volait ; la tête du korennaïaet son cou, dont la crinière s’éparpillait sur la donga, sebalançaient d’un mouvement court et rapide au-dessous de laclochette, dont le battant ne battait plus, mais rasait les parois.Les bons pristiajnaïas, tendant tous deux les traits gelés,galopaient énergiquement ; la houppe les frôlait jusqu’auventre. Parfois l’un d’eux buttait dans une ornière, et ses effortspour en sortir me faisaient aller de la neige dans les yeux.Ignachka ténorisait allègrement. La gelée sèche craquait sous lespatins. Derrière nous, comme à la fête, tintaient les deuxclochettes, et l’on entendait les cris des yamchtchiks ivres.

Je me retournai. Les pristiajnaïas gris etfrisés, allongeant le cou, retenant leur souffle, et la bride endésordre, trottaient sur la neige. Philippe, faisait claquer sonknout et arrangeait son bonnet. Le petit vieux, les pieds en l’aircomme avant, était étendu au milieu du traîneau.

Deux minutes après, les troïkas firent craquerle plancher devant la maison du relais, et Ignachka, tournant versmoi son visage hérissé de glaçons et soufflant le froid, me dittout content :

– Nous vous avons mené, tout de même,barine !

L’APÔTRE JEAN ET LE BRIGAND

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Après la mort de Jésus-Christ, les Disciplesse dispersèrent dans divers pays, annonçant sa doctrine par leursactes et par leur parole. Celui que le Christ aimait, Jean,évangélisait les riches cités commerçantes de la Grèce.

Un jour, en prêchant dans une ville, ilremarqua dans la foule un jeune homme qui l’écoutait et ne lequittait pas des yeux. Son discours fini, Jean l’appela etlongtemps lui parla. Il comprit que le jeune homme, bien qu’il fûtpréparé, de toute son âme, de toute son âme ardente, à accepter ladoctrine du Seigneur, n’avait point en lui de foi fermementassurée.

« Il a besoin, pensa Jean, d’un ami sûret d’un conseiller, sinon, s’écartant du droit chemin, il suivrales méchants. »

Avant de partir pour poursuivre en d’autreslieux ses prédications, l’apôtre conduisit l’adolescent à l’évêqueauquel il dit :

– Je m’en vais. Toi, veille sur lui,affermis sa foi en Jésus et garde-le de tout ce qui est mal.

L’évêque s’y engagea ; il prit le jeunehomme dans sa demeure, l’instruisit et le baptisa. Son catéchumèneune fois baptisé, l’évêque cessa de s’occuper de lui comme ill’avait fait jusqu’alors. Il pensait : du fait de son baptêmemême, le voilà sauvé de tout ce qui est mal.

Mais voici que le jeune homme se lia avec deméchants compagnons ; il se mit à boire avec eux et à menerune vie de débauche. De temps en temps, sans doute, une sorte derepentir s’emparait de lui, mais il ne trouvait point en lui unefoi suffisante pour renoncer à sa vie mauvaise.

Il lui fallait de l’argent pour ses plaisirs.Il s’en procura par toute espèce de rapines ; puis, quittantla ville, il s’en alla vivre de brigandage.

Bien vite, son audace le fit connaître et desbrigands le choisirent pour leur chef.

Un jour que l’apôtre rentrait après avoirévangélisé, il arriva chez l’évêque et lui demanda :

– Où est donc le trésor que tu avais prisen charge ? L’évêque ne comprit pas tout de suite ce que luidemandait l’apôtre. Il crut que Jean l’interrogeait sur les donsdes fidèles en faveur des malades et des pauvres.

– Ce n’est point d’argent que je teparle, dit Jean, mais bien de l’âme de ton frère. J’ai laissé cheztoi un jeune homme : où est-il ?

– Il est mort, répondit l’évêque avecdouleur.

– Quand est-il mort ? Et de quellemort ? demanda l’apôtre.

– Dans l’aveuglement de son cœur, il estdevenu un malfaiteur, un pillard, un assassin.

L’apôtre ne s’attendait point à pareillenouvelle ; attristé jusqu’aux larmes, il dit :

– Malheur sur lui, et malheur sur noustous. Il faut que tu n’aies point été pour lui un ami fidèle, unconseiller, car il ne t’aurait point quitté : je connais sonâme jeune et fervente. Mais toi, qu’as-tu fait pour lesauver ?

L’évêque gardait le silence.

Alors Jean dit à ceux qui étaientlà :

– Amenez-moi sur l’heure un cheval ;montrez-moi le chemin qui conduit aux montagnes.

Les gens entreprirent de ledissuader :

– Ne pars pas, les brigands ne laissentpasser là-bas ni piéton, ni cavalier. Ne cours pas à ta perte,maître !

Mais Jean ne voulait pas les entendre. Il pritun cheval et se mit en route. Quelques-uns qui eurent honte delaisser aller seul le vieillard s’offrirent pour l’accompagner.

Ils partirent ; ils entrèrent dans unbois ; ils gravirent la montagne ; la montée était raideet difficile pour les chevaux.

Ils chevauchaient ainsi depuis longtemps,quand ils virent devant eux quelques brigands.

Effrayés, les hommes de la suite s’enfuirent.Jean, lui, mit pied à terre, et marcha vers les brigands. Ceux-cis’emparèrent de lui ; ils étaient confondus de voir qu’il nese défendait pas et ne demandait pas merci.

– Conduisez-moi à votre chef, ditJean.

Les brigands menèrent le vieillard à leurcamp. Le chef, voyant rentrer ses camarades, sortit à leurrencontre.

À peine eut-il vu l’homme qu’on amenaitligoté, qu’il reconnut Jean.

Il blêmit, il trembla et s’enfuit.

Les brigands surpris lâchèrent Jean qui,appelant leur chef, cria :

– Arrête-toi, mon fils,écoute-moi !

Mais lui ne se retournait pas et pénétraittoujours plus avant dans la forêt. Les brigands s’écartèrent deJean, le laissant aller.

Ils n’arrivaient point à comprendre comment cefaible vieillard, sans armes, pouvait causer à leur chef pareileffroi.

Jean suivait le brigand.

Le vieil apôtre était si recru, après salongue route, que c’est à peine s’il pouvait marcher, et le jeunehomme ne s’arrêtait pas.

Les jambes de l’apôtre fléchissaient sous luitant étaient grandes son émotion et sa fatigue. Il s’arrêta ;faisant appel à ce qui lui restait de forces, d’une voix tremblanteet, pour la dernière fois, il cria au brigand :

– Aie pitié de moi, mon fils, je ne puiste suivre plus loin, mais toi, viens à moi ; pourquoi mecrains-tu, pourquoi as-tu cessé de croire en moi ? C’est moi,Jean. Souviens-toi : quels étaient autrefois ton amour et tonobéissance !

Le brigand s’arrêta et se retourna, fit face àJean et l’attendit.

Jean marchait vers lui, traînant les pieds àgrand-peine. Le brigand était là debout à l’attendre, les yeuxfixés à terre. Voici Jean arrivé, près du brigand toujours debout,la tête basse.

Sans prononcer une parole, l’apôtre lui mit lamain sur l’épaule ; le brigand trembla, laissa tomber son armeet, sanglotant, embrassa le maître, en se cachant la tête dans sapoitrine.

– Je suis venu vers toi, mon fils, luidit Jean, à voix basse. Suis-moi, allons à la ville retrouver nosfrères.

Le brigand répondit :

– Je n’irai pas, laisse-moi ; jesuis un homme perdu. Je suis maudit de Dieu et de mes semblables.Je n’ai point où aller. Continuer à vivre comme j’ai vécu, je ne lepuis. Je n’ai plus qu’à me tuer.

– Mon fils, ne fais pas cela ; neparle point ainsi. Si nous vivons dans un corps de chair, c’est queDieu l’a voulu ; détruire notre chair, c’est aller contre lavolonté de Dieu, c’est tenter Dieu. Voyons, ce brigand dont je t’airaconté l’histoire, ce brigand qui s’est repenti sur la croix, tut’en souviens ? c’est à la dernière heure de sa vie qu’iltrouva le bonheur suprême.

– Les hommes ne me pardonnerontpas ; ils ne croiront pas à mon repentir et ils nem’accueilleront pas parmi eux.

– Ne crains rien, mon fils, les hommespardonneront si Dieu a pardonné. Je les supplierai de ne point tefaire de mal ; tu commenceras une vie nouvelle, d’honnêteté etde travail, et à force d’amour pour eux tu rachèteras les crimes deton passé. N’hésite pas, décide-toi sur l’heure !

C’est ainsi que Jean exhortait sondisciple ; le brigand crut à ses paroles et son cœur futtouché. Il s’écria :

– Partons, Maître. Avec toi, le châtimentle plus terrible ne me fait pas peur. Mène-moi où tu veux. Apaisemon âme tourmentée !

Le vieillard fatigué s’appuya sur le bras dubrigand et tous deux retournèrent au camp. Le chef prit congé deses compagnons. Il leur raconta son histoire, leur dit qui étaitJean et chercha à les persuader de quitter eux aussi une vie debrigandage.

Une fois à la ville, Jean conduisit le brigandà l’église. Il le plaça à côté de lui et dit :

– Frères ! voici celui que vouscroyiez perdu. Réjouissez-vous ! Notre frère est revenu auprèsde nous.

Et Jean se mit à prier la Communautéd’accueillir parmi eux celui qui s’était repenti. Il termina sondiscours par ces mots de la Parabole dite par le Sauveur :

« Amenez le veau gras ettuez-le ; faisons un festin de réjouissance : car monfils que voici était mort et il est revenu à la vie ; il étaitperdu et il est retrouvé. »

(Luc, XV, 23-24.)

LA PRIÈRE DU BERGER – CONTE ARABE

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Moïse errait dans le désert. Il rencontra untroupeau et écouta la prière du berger. Et voici quelle était cetteprière :

« Seigneur ! Comment faire pouraller jusqu’à Toi ? Comment devenir Ton serviteur ? Avecquelle joie je Te déchausserais, je laverais Tes pieds, je Lesbaiserais, je nettoierais Tes vêtements, je mettrais de l’ordre enTa demeure et T’offrirais le lait de mon troupeau ! Mon cœursoupire après Toi. »

Entendant ces paroles, Moïse entra dans unegrande colère et dit :

« Tu n’es qu’un impie : Dieu estesprit. Il n’a que faire de vêtements, il n’a que faire d’unedemeure, il n’a que faire de serviteur. Tes paroles sontmauvaises. »

Et le cœur du berger fut attristé. Il nepouvait se représenter un être sans corps et sans besoins. Il nepouvait plus ni prier, ni servir le Seigneur ; et il futdésespéré.

Alors Dieu dit à Moïse :

« Pourquoi as-tu éloigné de Moi Monfidèle serviteur ? Tout homme a un corps et chacun tient lesdiscours qui lui sont propres. Ce qui serait mauvais pour toi estbon pour un autre. »

MALACHA ET AKOULINA

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Cette année-là, la semaine sainte arriva plustôt que de coutume. On voyageait encore en traîneau, les coursencore étaient blanches de neige, et les ruisseaux débordéscouraient dans la campagne. Le jour de la fête, sur le bord d’unegrande mare qui s’était formée dans une ruelle, entre deux cours,deux fillettes de deux maisons différentes se rencontrèrent, l’unepetite, l’autre un peu plus âgée. Toutes deux avaient un foulardnoué sur la tête, toutes deux avaient une robe neuve ; cellede la plus jeune était bleue, celle de la grande, jaune avec desdessins.

En arrivant sur le bord de la mare, elles semontrèrent leurs beaux habits et se mirent à jouer.

– Nous allons nous amuser à faire jaillirl’eau, dirent-elles.

Et déjà la plus petite se préparait à entrerdans la mare avec ses bottines, quand la grande lui cria :

– Ta mère te grondera, Malacha, si tuentres dans l’eau avec tes bottines. Fais comme moi,déchausse-toi.

Les deux fillettes ayant ôté leurs bottines etrelevé le bas de leurs robes, marchèrent dans la mare de manière àse rencontrer au milieu.

Quand Malacha se sentit dans l’eau jusqu’à lacheville, elle dit :

– Comme c’est profond, Akoulina, j’aipeur.

– Ne t’inquiète pas, répondit l’autre.Nulle part il n’y aura de l’eau davantage. Viens tout droit versmoi.

Comme elles arrivaient l’une près del’autre :

– Fais attention, Malacha, dit Akoulina.Tu vas m’éclabousser. Marche plus doucement.

Mais à peine finissait-elle de parler queMalacha, d’un brusque mouvement de son pied, éclaboussait la robed’Akoulina.

L’eau jaillit si haut, que la robe d’Akoulinafut toute mouillée, et qu’elle en eut des gouttes sur le nez etdans les yeux. La vue de sa robe tachée l’exaspéra ; elles’emporta contre Malacha, l’injuria et la poursuivit pour labattre.

Effrayée, et confuse de sa sottise, Malachas’élança hors de la mare et courut vers sa maison.

Survint la mère d’Akoulina. En apercevant larobe et le corsage de sa fille tout salis, elle luidemanda :

– Comment as-tu fait pour te salir ainsi,vilaine ?

– C’est Malacha qui m’a éclabousséeexprès.

La mère d’Akoulina atteignit Malacha et labattit. L’enfant se mit à crier. Ses cris attirèrent sa mère quiaccourut vivement.

– Pourquoi frappes-tu ma fille ?dit-elle à sa voisine en l’injuriant.

De fil en aiguille, la dispute s’aggrava sibien, que les deux femmes étaient sur le point de se prendre auxcheveux. Les paysans quittaient leurs maisons, la foule se pressaitaux abords de la mare. C’était à qui crierait le plus fort ;tout le monde parlait, personne n’écoutait. Les injures pleuvaient,les coups allaient suivre, lorsque survint une vieille femme, lagrand-mère d’Akoulina. Elle voulut parler raison aux paysanssurexcités.

– Mes amis, que faites-vous donc ?leur dit-elle. Et dans un jour de fête comme celui-ci,encore ! Il faut vous réjouir, et non pas vousbattre !

Mais les sages paroles de la vieillegrand-mère n’étaient guère écoutées des paysans, qui faillirentmême la renverser en se bousculant. Et ils en seraient venus auxmains sans Akoulina et Malacha.

Tandis que les deux voisines échangeaient desinjures, Akoulina avait essuyé sa robe, et regagné la mare. Là,s’armant d’un petit caillou, elle s’était mise à creuser la terrepour ouvrir une issue et faire aller l’eau de la mare dans la rue.De son côté, Malacha s’était approchée aussi, et, prenant un bâton,aidait Akoulina à creuser une rigole.

Comme les paysans s’assenaient déjà deshorions, l’eau s’échappa de la mare dans la rue, emplit la rigoleet arriva à l’endroit même où la vieille grand-mère s’efforçait des’interposer entre les combattantes. De chaque côté de la rigoleles fillettes couraient en riant.

– L’eau nous dépasse, Malacha,rejoignons-la !

Malacha voulait répondre à Akoulina, mais sajoie était telle, qu’elle ne put parler. Toutes deux redoublèrentde vitesse, et toujours courant, toujours riant des plongeons quefaisait le bâton dans le ruisselet, elles arrivèrent au milieu dugroupe des paysans.

Et la vieille grand-mère aperçut les enfantset les montra aux paysans, disant :

– Vous, paysans, vous ne craignez pasDieu ! Vous vous battez à cause de ces fillettes, et elles,regardez, elles ont oublié le sujet de la querelle, et se sontremises à s’amuser ensemble de bon accord. Elles ont plus de raisonque vous.

Les paysans tournèrent la tête vers les deuxfillettes, et eurent honte d’eux-mêmes. Et s’étant moqués les unsdes autres, ils retournèrent chacun dans leur maison.

« Si vous n’êtes pas comme des enfants,le royaume des cieux vous sera fermé. »

LA SOURCE

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Hors de la terre au bord de la grande route.Elle était entourée d’arbres, encadrée d’une herbe épaisse. Seseaux, pures comme des larmes, étaient recueillies dans un bassincreusé dans la pierre d’où le trop-plein débordait pour former unruisseau qui, rapide, courait à travers un pré.

Les voyageurs reprirent haleine, à l’ombre,près de la source dont ils burent les eaux. Juste au-dessus d’elleune pierre était dressée, sur laquelle ces mots étaientécrits :

Que cette source soit ton modèle !

Les voyageurs ayant lu l’inscription, sedemandèrent quel pouvait bien en être le sens.

L’un d’eux, un marchand évidemment,dit :

– C’est là un bon conseil. La sourcecoule sans arrêt, elle va loin, elle recueille l’eau d’autressources, elle devient une grande rivière. L’homme doit, comme elle,s’occuper sans cesse de ses affaires ; s’il le fait, il neconnaîtra que les succès et amassera beaucoup de richesses.

Le second voyageur était un jeune homme.

– Non, dit-il. Selon moi, l’inscriptionsignifie que l’homme doit garder son cœur des mauvaises pensées etdes désirs mauvais, afin de le conserver aussi pur que l’eau decette source. Telle qu’elle est, son eau, à ceux qui, comme nous,se reposent auprès d’elle, donne de la joie et leur rend desforces. Tandis que ce ruisseau pourrait bien parcourir toute laterre, si son eau était trouble et sale, quel service rendrait-ilet qui s’y désaltérerait ?

Le troisième voyageur, un vieillard, sourit etdit :

– Ce jeune homme a dit vrai. Et voici laleçon que nous trouvons ici : à qui a soif, la source esttoujours prête à donner son eau pour rien ; elle dit àl’homme : fais du bien à tous, que tes dons soient gratuits etn’attends en retour ni reconnaissance, ni récompense.

LA VIERGE SAGE

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Il était une fois un roi à qui rien neréussissait. Il envoya demander aux Sages quelles étaient lescauses de son insuccès.

Le premier répondit :

– Cela vient de ce que tu ne sais jamaischoisir ton heure.

Le second répondit :

– Cela vient de ce que tu ne connais pasl’homme qui plus que tout autre t’est nécessaire.

Le troisième répondit :

– Cela vient de ce que tu ne sais pasquelle est, entre tes affaires, celle qui importe le plus.

Et le roi envoya encore interroger biend’autres Sages, leur demandant quelle est l’heure d’agir, commentconnaître l’homme indispensable, et comment de toutes les affairessavoir la plus importante.

Personne ne put trouver la réponse.

Le roi y pensait sans cesse et posait laquestion à tout le monde.

Et ce fut une vierge qui trouva lasolution.

– L’heure la plus importante de toutes,répondit-elle, c’est l’instant présent, car jamais il ne seretrouvera. L’homme le plus indispensable, c’est celui avec lequelnous avons présentement affaire, car c’est celui-là seul que nousconnaissons. Quant à la plus importante de toutes les affaires,c’est de faire du bien à cet homme, car cela seul te seracertainement à profit.

LE COURS DE L’EAU

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Un jour, les disciples de Confucius, Sagechinois, le trouvèrent au bord de la rivière. Le maître était assiset contemplait le cours de l’eau. Les disciples, surpris, luidemandèrent :

– Maître, à quoi peut bien servir deregarder l’eau couler ? Rien de plus commun que cela ;toujours cela fut et cela sera toujours.

Confucius répondit :

– Vous dites vrai. Rien en effet de pluscommun ; toujours cela fut et cela sera toujours ; c’estce que chacun comprend. Mais ce que chacun ne comprend point, c’estcombien l’eau courante est semblable à l’enseignement de la vérité.En regardant l’eau, c’est à quoi je pensais. Les eauxcoulent ; elles coulent jusqu’à ce qu’elles viennent se perdredans l’immensité des mers. De même, depuis le commencement dumonde, la vraie doctrine, sans arrêt, a coulé jusqu’à nous.Agissons donc de telle manière que nous la transmettions à ceux quivivront après nous afin qu’eux aussi, suivant notre exemple, latransmettent à leurs descendants, et cela jusqu’à la consommationdes siècles.

LE PÉCHEUR REPENTI

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Etil dit à Jésus : « Souviens-toi de moi quand tu serasentré dans ton royaume. »

EtJésus lui dit : « Je te dis en vérité que tu serasaujourd’hui avec moi dans le paradis. »

(Luc 23 : 42-43.)

Dans le monde vivait un homme de soixante-dixans ; il avait passé sa vie entière à pécher.

Et cet homme devint malade, et il ne serepentait pas.

Et quand sa mort fut proche, pendant sadernière heure, il se prit à pleurer et dit :

– Seigneur, comme aux larrons sur lacroix, pardonne-moi.

À peine eut-il parlé, qu’il rendit l’âme. Etl’âme aima Dieu, eut foi dans sa miséricorde et vola au seuil duparadis.

Et le pécheur se mit à frapper, suppliantqu’on ouvrît le royaume du ciel.

Et il entendit une voix derrière laporte :

– Qui est cet homme qui frappe à la portedu paradis ? Et comment vivait-il sur la terre ?

Et la voix de l’accusateur répondit, énuméranttous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule actionméritoire.

Et la voix reprit, derrière laporte :

– Les pécheurs n’entrent pas au royaumede Dieu. Va-t’en d’ici.

Et l’homme dit :

– Seigneur, j’entends ta voix, mais je nevois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

Et la voix répondit :

– Je suis Pierre l’Apôtre.

Et le pécheur dit :

– Aie pitié de moi, Pierre l’Apôtre.Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu.N’est-ce pas toi qui fus le disciple du Christ ? N’est-ce pastoi qui recueillis sa doctrine de ses propres lèvres ? Et tuas eu l’exemple de sa vie. Rappelle-toi ! Il avait l’âmetorturée, et il te demanda, par trois fois, de ne pas dormir et deprier ; et tu t’assoupis, car tes paupières tombaient desommeil, et par trois fois, il te surprit dormant. Ainsi ai-jefait. Et rappelle-toi encore. Tu lui avais promis, sur le salut deton âme, de ne le point renier, et par trois fois tu le renias,lorsqu’on le mena devant Caïphe. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toiencore, quand le coq chanta, et que tu sortis en pleurantamèrement. Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

Et la voix se tut derrière la porte duparadis.

Au bout d’un instant, le pécheur se remit àfrapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

Et une autre voix se fit entendre derrière laporte, disant :

– Qui est cet homme et comment vivait-ilsur la terre ? Et de nouveau la voix de l’accusateur répondit,énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seuleaction méritoire.

Et la voix reprit, derrière laporte :

– Va-t’en. Un si grand pécheur ne peutvivre avec nous dans le paradis.

Et l’homme dit :

– Seigneur, j’entends ta voix, mais je nevois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

Et la voix répondit :

– Je suis le roi prophète David.

Et le pécheur ne désespéra point. Il ne quittapoint la porte du paradis, et dit :

– Aie pitié de moi, roi David.Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu.Dieu t’aimait ; il t’avait placé au-dessus des autres hommes.Tu avais tout, un royaume, la gloire, l’or, des favorites et desenfants. Mais dès que tu eus aperçu, du haut de la terrasse, lafemme d’un pauvre homme, le péché t’envahit, et tu pris la femmed’Un, et tu le livras lui-même au glaive des Ammonites… Toi, leriche, tu pris au pauvre sa dernière brebis, et tu le fis périrlui-même. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore comment tu terepentis, disant : « Je reconnais ma faute et me repensde mon péché. » Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisserdehors.

Et la voix se tut derrière la porte.

Au bout d’un instant, le pécheur se remit àfrapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

Une troisième voix se fit entendre derrière laporte, disant :

– Qui est cet homme, et comment vivait-ilsur la terre ? Et pour la troisième fois, la voix del’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Etil ne cita pas une seule action méritoire.

Et la voix reprit, derrière laporte :

– Va-t’en d’ici. Les pécheurs n’entrentpoint au royaume du ciel.

Et l’homme dit :

– J’entends ta voix, mais je ne vois pasta face et ne sais pas ton nom.

Et la voix répondit :

– Je suis, moi, Jean l’Évangéliste, ledisciple préféré du Christ.

Et le pécheur s’en réjouit, et dit :

– Maintenant, on ne peut pas me laisserdehors. Pierre et David me laisseront entrer, parce qu’ils saventla faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Et toi, tu melaisseras entrer, parce que tu es plein d’amour. N’est-ce pas toi,Jean l’Évangéliste, qui as écrit dans ton livre : « Dieu,c’est l’amour, et qui n’aime pas ne connaît pas Dieu ? »N’est-ce pas toi qui, dans ta vieillesse, allais répétant :« Frères, aimons-nous les uns les autres ! » Commentme mépriserais-tu, comment me rebuterais-tu, maintenant ? Ourenie ce que tu as dit, ou aime-moi et m’ouvre le royaume duciel.

Et la porte s’ouvrit toute grande, et Jeanl’Évangéliste serra dans ses bras le pécheur repenti et le laissaentrer au royaume du ciel.

LE PREMIER DISTILLATEUR

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Un jour, un pauvre paysan partit à jeun pourlabourer son champ, en emportant un croûton. Après avoir tourné sacharrue, il déposa son croûton sous un buisson et, pour le cacher,étendit son caftan par-dessus.

Le cheval eut besoin de se reposer, le paysaneut besoin de manger. Le paysan donc, ayant dételé le cheval, lelaissa paître, et se dirigea vers le buisson pour dîner. Il prendle caftan, regarde dessous : plus de croûton. Il regarde, ilcherche, tourne son caftan dans tous les sens, et le secoue :pas le moindre croûton.

Le paysan est surpris.

– C’est étrange, pensait-il ; iln’est venu personne, et pourtant on m’a pris mon croûton.

Et le voleur était un diablotin qui, pendantque le paysan poussait l’araire, s’était emparé du croûton, ets’était ensuite blotti derrière le buisson, pour entendre le paysanse fâcher et nommer le diable.

Il était mécontent, le paysan.

– Bah ! fit-il, je ne mourrai pas defaim. Sans doute avait-il faim, celui qui me l’a pris : qu’ille mange à sa santé.

Et se dirigeant vers le puits, il sedésaltéra, se reposa quelques instants, attela de nouveau soncheval à la charrue et se remit à labourer.

Furieux de n’avoir pas réussi à induire lepaysan au péché, le diablotin s’en fut trouver le diable en chefpour lui demander conseil. Il exposa comment il avait dérobé lecroûton du paysan, et comment celui-ci, loin de se fâcher, avaitdit : « Que celui qui me l’a pris le mange à sasanté. »

Ce récit mit le diable en chef en colère, etil dit :

– C’est parce que tu n’as pas sumanœuvrer, que le paysan s’est joué de toi. Si nous nous laissonsainsi narguer par les paysans et par leurs femmes, l’existencedeviendra impossible. Mais cela ne se passera pas ainsi. Retournedonc trouver ce paysan : si tu veux manger ce croûton, il fautque tu le gagnes. Je te donne trois ans pour avoir raison de cepaysan ; si, d’ici-là, tu n’as pas réussi, je te plongeraidans l’eau bénite.

Cette menace terrifia le diablotin. Il courutvers le champ du paysan, et se mit à chercher un moyen de réparersa maladresse. Il réfléchit longtemps, le diablotin ; à forcede chercher, il trouva enfin.

Il se métamorphosa en brave homme et se mit auservice du paysan. Prévoyant la sécheresse pour l’été suivant, ilconseilla à son maître de semer son blé dans les terresmarécageuses. Le paysan suivit le conseil de son serviteur et semason blé dans les terres marécageuses.

Tous les autres paysans eurent leur blé brûlépar le soleil. Seul, le pauvre paysan récolta une bellemoisson ; il eut assez de pain pour attendre la récoltesuivante, et il lui en resta encore beaucoup.

Au moment des semailles, le serviteurconseilla à son maître de semer sur les hauteurs ; et cetteannée-là, justement, les pluies furent abondantes.

Partout ailleurs, le blé versa, les épis sepourrirent et ne mûrirent point ; le paysan, lui, moissonnasur les hauteurs un blé dru et sain. Et il en récolta tant et tant,qu’il ne savait où le mettre.

Son serviteur lui enseigna alors la manière dedistiller l’eau-de-vie avec le blé. Il en but lui-même et en fitboire aux autres.

Après quoi, le diablotin retourna auprès dudiable en chef, et déclara qu’il avait gagné son croûton.

Curieux de s’en assurer lui-même, le diable enchef se rendit chez le paysan. Il le trouva en train d’offrir del’eau-de-vie aux notables qu’il avait invités. La patronne lesservait elle-même, et voici qu’en faisant le tour de la table, elleheurta l’angle et renversa un verre plein.

Le paysan s’emporta contre sa femme.

– Voyez-vous, dit-il, cette imbécile detous les diables ! Prend-elle l’eau-de-vie pour de l’eau devaisselle, qu’elle la jette ainsi par terre ?

Le diablotin, poussant du coude le diable enchef, lui dit :

– Regarde donc. Je suis sûr qu’ilregretterait son croûton à présent.

Ayant ainsi déchargé sa colère sur sa femme,le paysan prit lui-même la bouteille et servit ses invités. Commeils étaient en train de trinquer, un pauvre paysan se présenta quel’on n’attendait guère. Il salua la compagnie et s’assit dans uncoin. Il voyait boire les autres et volontiers il eût bu, pour serestaurer, un peu de leur eau-de-vie ; et il restait là, àavaler sa salive, le pauvre paysan. Le maître ne voulut pas lui enverser.

– En ai-je fait assez pour en offrir àtout le monde grommelait-il.

Le diable en chef s’en réjouit.

– Mais ce n’est pas tout, lui dit lediablotin tout glorieux ; attends encore un peu. Tu en verrasbien d’autres.

Leurs verres vidés, les riches paysans etl’amphitryon s’accablèrent de flatteries mutuelles ; ils selouaient les uns les autres et échangeaient des parolesmielleuses.

Le diable en chef n’en perdait pas une. Iltémoigna sa satisfaction au diablotin.

– Si cette boisson, lui dit-il, les rendtous hypocrites au point de se tromper les uns les autres, nous lestenons en notre pouvoir.

– Attends la suite, répondit lediablotin. Qu’ils boivent seulement encore un petit verre. Tu lesvois maintenant comme des renards qui font les beaux et remuent laqueue et cherchent à se tromper ; dans un moment, tu lesverras méchants comme des loups.

Le maître verse à ses hôtes encore un petitverre ; et les voilà qui crient et s’interpellentgrossièrement. Ils échangent, non plus des paroles mielleuses, maisdes injures. Ils s’emportent, ils se querellent, ils se battent,ils s’abîment le nez. Et comme le maître veut s’interposer, il estroué de coups.

Ce coup d’œil réjouit le diable en chef.

– Voilà qui va bien, dit-il.

Mais le diablotin lui répond :

– Attends qu’ils aient encore bu un autrepetit verre. Ils sont à présent comme des loups enragés ; maisà leur troisième verre, ils deviendront pareils à de vraisporcs.

Les paysans avalèrent un troisième petitverre. Ils en furent comme assommés. Grognant, criant, parlant tousà la fois, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils disaient et sanss’écouter, ils s’en allèrent, qui à droite, qui à gauche, ceux-citout seuls, ceux-là par deux ou par trois ; et touss’étalèrent sur le sol. Quant au maître, sorti pour reconduire sesinvités, il roula bientôt dans une flaque, et resta là, souillé etvautré et grognant comme un pourceau.

Et le diable en chef se frotta les mains, deplus en plus ravi.

– Tu peux te vanter, dit-il au diablotin,d’avoir inventé un merveilleux breuvage. Tu as gagné ton croûton.Tu vas me dire à présent de quoi tu as composé cette boisson.Sûrement, tu as mêlé ensemble, pour la fabriquer, premièrement dusang de renard, qui a soufflé aux paysans la fourberie desrenards ; secondement, du sang de loup, qui les a rendusméchants comme des loups ; troisièmement, du sang de porc, quiles a transformés en porcs.

– Pas du tout, dit le diablotin. Je nem’y suis pas pris de la sorte. Je me suis borné à faire poussertrop de blé dans les champs du paysan. Le sang des bêtes, c’est enlui qu’il était ; mais il ne pouvait produire son effet tantque le blé suffisait à peine à le nourrir. C’était le temps où iln’avait pas même un regret pour son croûton disparu. Quand le blévint en abondance, le paysan chercha les moyens d’utiliser lesurplus. C’est alors que je lui enseignai la manière de distillerl’eau-de-vie. Et lorsqu’il eut, pour son plaisir, transformé le donde Dieu en eau-de-vie, et qu’il l’eut bue, le sang du renard, lesang du loup et le sang du porc ont produit leur effet. Et àprésent, toutes les fois qu’il boira de l’eau-de-vie, il deviendraaussitôt tout pareil aux bêtes.

Le diable en chef, après avoir de nouveaufélicité le diablotin, lui remit son croûton de pain et le promutau grade supérieur.

LE GRAIN DE BLÉ

[Note – Traduit par J. Wladimir Bienstock,Paris, Henri Gautier successeur, 1891.]

 

Une troupe d’enfants jouait aux bords d’unfossé ; l’un d’eux aperçut une chose qui ressemblait à ungrain, mais si grosse qu’elle atteignait presque la dimension d’unœuf de poule.

Les enfants se passaient ce grain de main enmain et le regardaient curieusement ; un homme vint à passeret le leur acheta pour quelques kopecks ; cet homme allait enville, et il vendit cet objet à l’empereur, comme curiosité.

Les savants furent convoqués auprès du tzarpour analyser cet objet et dire si c’était une graine ou un œuf.Ils s’armèrent de leurs lunettes de microscopes et d’autresustensiles ; leurs recherches furent vaines.

On posa cette chose sur le rebord d’unefenêtre. Les poules qui picoraient par là vinrent y donner descoups de bec et y firent un trou. C’était donc un grain, et facileà reconnaître, puisqu’il y avait un sillon au milieu ; alorsles savants déclarèrent que c’était un grain de blé. L’empereurs’étonna, et commanda aux savants d’étudier pourquoi ce grain étaitsi beau, et pourquoi on n’en voyait plus de pareil.

Les savants consultèrent leurs livres, leursdictionnaires, leurs in-octavo, sans résultat.

– Sire, dirent-ils à l’empereur, lespaysans seuls pourront vous renseigner au sujet de ce grain, ilsont peut-être entendu leurs anciens en parler.

On amena à l’empereur un paysan très vieux,sans dents, avec une grande barbe blanche ; deux béquilles lesoutenaient. Il prit le grain, mais il y voyait à peine ; ille tâta, le soupesa.

– Que penses-tu de cette graine, petitpère ? lui dit l’empereur. En as-tu vu de semblables dans tavie ? À quoi peut-elle servir ? As-tu vu en semer, enrécolter ?

Le vieux, qui était presque sourd, ne compritpas l’empereur ; il répondit :

– Jamais je n’ai acheté de grainpareil ; jamais je n’en ai vu semer. Le blé que j’achetaiétait toujours très petit. Mon ancien peut-être vous l’apprendra,il a peut-être vu la plante qui donne cette graine.

L’empereur fit appeler le père du vieillard.Il arriva avec une seule béquille, il y voyait encore assez bien,sa barbe n’était que grise ; l’empereur lui passa legrain ; il le considéra attentivement.

– Dis-moi à quoi est bon cette graine,petit père, lui dit l’empereur, et en as-tu vu planter depuis quetu travailles, et as-tu vu les autres en récolter dans leurschamps ?

– Non, répondit le vieillard ; jen’ai jamais vu ni acheté de graines de cette sorte, car, de montemps, on ne se servait pas encore d’argent. Nous nous nourrissionsalors du pain de nos récoltes, et nous en donnions à ceux qui n’enavaient point. Mais je ne connais pas cette graine. Je me rappelle,pourtant, avoir entendu dire à mon père que de son temps le blépoussait mieux et produisait de plus gros grains. Il fautquestionner mon père.

Et on alla quérir le père de ce vieillard.Celui-ci était droit et vigoureux, il arriva sans béquilles, sesyeux étaient vifs, il parlait très nettement, et sa barbe était àpeine grise.

L’empereur lui montra le grain ; levieillard le prit et le regarda longtemps.

– Comme il y a du temps que je n’ai vu degrain pareil ! dit-il. Il porta la graine à sa bouche, lagoûta et continua : C’est bien cela, c’est de la mêmesorte.

– Tu connais donc cette graine, petitpère ? dit l’empereur. Où pousse-t-elle et en quellesaison ? En as-tu semé et récolté toi-même ?

– Quand j’étais jeune, dit le vieillard,nous n’avions pas d’autre blé que de celui-là, nous en faisionsnotre pain de chaque jour.

– Vous l’achetiez ou le récoltiez ?demanda encore l’empereur.

– Autrefois, reprit le vieillard ensouriant au souvenir de son jeune temps, on ne commettait pas lepéché d’acheter ou de vendre le pain. On n’avait jamais vu d’or, etchacun avait autant de pain qu’il en voulait.

– Où était ton champ, petit père, et oùpoussait de pareil blé ?

– Mon champ, empereur, c’était la terreque Dieu nous a donnée à tous pour la cultiver. Alors, la terren’appartenait à personne, elle était à tous ; chacun labouraitce qu’il lui fallait pour vivre, et mon champ, c’était le sol queje labourais. Personne ne disait « le tien, le mien, mapropriété, celle du voisin ». Nous récoltions le fruit denotre travail et nous nous en contentions.

L’empereur ajouta :

– Apprends-moi encore, vieillard,pourquoi le blé est si petit aujourd’hui et pourquoi il était sibeau autrefois. Dis moi encore pourquoi ton petit-fils marche avecdeux béquilles, ton fils avec une seule, et pourquoi tu es encorevert et vigoureux malgré ton grand âge. Tu devrais être le pluscassé des trois, et tu es le plus alerte. Tes yeux sont clairs, tuas tes dents, et ta voix vibre comme celle des jeunes hommes de cetemps. Pourquoi es-tu ainsi, petit père ? Lesais-tu ?

– Oui, je le sais, empereur. Aujourd’huiles hommes s’usent à désirer plus qu’ils n’ont besoin ; ilssont jaloux et envieux les uns des autres. J’ai vécu dans lacrainte et le respect de Dieu, et n’ai possédé que ce qui était àmoi par mon travail, sans avoir jamais l’idée de vouloir le bien demon prochain.

LES PÊCHES

Le paysan Tikhou Kouzmith, revenant de laville, appela ses enfants.

« Regardez, mes enfants, dit-il, quelcadeau l’oncle Éphrim vous envoie. »

Les enfants accoururent, et le père ouvrit lepetit paquet.

« Voyez les jolies pommes, s’écria Vania,jeune garçon de six ans ; regarde, maman, comme elles sontrouges.

– Non, ce ne sont probablement pas despommes, dit Serge, le fils aîné ; vois leur peau, on diraitqu’elle est recouverte de duvet.

– Ce sont des pêches, dit le père ;vous n’avez pas encore vu de pareils fruits ; l’oncle Éphrimles a cultivées dans la serre, car il prétend que les pêches nepoussent que dans les pays chauds, et que, chez nous, on ne peutles récolter que dans les serres.

– Et qu’est-ce qu’une serre ?demanda Volodia, le troisième fils de Tikhou.

– Une serre, c’est une grande maison dontles murs et le toit sont vitrés. L’oncle Éphrim m’a expliqué qu’onla construit ainsi pour que le soleil puisse réchauffer lesplantes. L’hiver, au moyen d’un poêle particulier, on maintient latempérature au même degré.

« Voilà pour toi, femme, la plus grossepêche, et ces quatre-là sont à vous, enfants.

– Eh bien ! demanda Tikhou le soirmême, comment trouvez-vous ces fruits ?

– Ils ont un goût si fin, si savoureux,répondit Serge, que je veux planter le noyau dans un pot ; etil en poussera peut-être un arbre qui se développera dansl’isba.

– Tu serais peut-être un bonjardinier ; voilà que tu songes à faire pousser des arbres,reprit le père.

– Et moi, reprit le petit Vania, je l’aitrouvé si bonne, la pêche, que j’ai demandé à maman la moitié de lasienne ; mais le noyau, je l’ai jeté !

– Toi, tu es encore tout jeune, dit lepère.

– Vania a jeté le noyau, dit le secondfils, Vasili ; moi, je l’ai ramassé ; il était biendur ; il y avait dedans une amande qui avait le goût de lanoix, mais plus amer. Quant à ma pêche, je l’ai vendue dixkopecks ; elle ne valait d’ailleurs pas davantage. »

Tikhou hocha la tête. « C’est trop tôtpour toi de commencer à faire du commerce ; tu veux doncdevenir un marchand ? « Et toi, Volodia, tu ne dis rien.Eh bien ! demanda Tikhou à son troisième fils, ta pêcheavait-elle bon goût ?

– Je ne sais pas ! réponditVolodia.

– Comment ! tu ne sais pas ?reprit le père… tu ne l’as donc pas mangée ?

– Je l’ai portée à Gucha, réponditVolodia ; il était malade ; je lui ai raconté ce que tunous as dit à propos de ce fruit, et il ne faisait que contemplerla pêche. Je la lui ai donnée ; mais Gucha ne voulait pas laprendre ; alors je l’ai posée près de lui et je me suisenfui. »

Le père mit la main sur la tête de son fils etlui dit : « Tu es bon et délicat. »

LÀ OÙ EST L’AMOUR, LÀ EST DIEU

[Note – Traduit du russe par E.Halperine-Kaminsky.]

 

Il y avait dans une ville un savetier appeléMartin Avdiéitch. Il occupait dans un sous-sol une pièce éclairéed’une fenêtre. La fenêtre donnait sur la rue ; on voyaitpasser le monde, et, bien qu’il n’aperçût que leurs pieds, Martinreconnaissait les gens à leurs bottes. Il vivait là depuislongtemps, et connaissait beaucoup de monde. Il était rare qu’unepaire de bottes ne lui passât pas une fois ou deux entre les mains.Il ressemelait les unes, rapiéçait les autres ; parfois ilrenouvelait les empeignes. Et souvent il voyait à travers lafenêtre l’œuvre de ses doigts.

Avdiéitch avait beaucoup d’ouvrage, car iltravaillait proprement, fournissait de bonne marchandise, nesurfaisait personne et livrait au jour dit. Et tous l’appréciaientet la besogne ne chômait jamais.

De tout temps, Avdiéitch s’était montré unbrave garçon. Mais, en prenant de l’âge, il se mit à songerdavantage à son âme et à se rapprocher de Dieu. Alors qu’iltravaillait encore chez son patron, sa femme était morte, luilaissant un petit garçon de trois ans.

Ses enfants ne vivaient pas. Les aînés, il lesavait tous perdus. Il voulut d’abord envoyer son fils à lacampagne, chez sa sœur ; puis il eut pitié et pensa :

– Il lui serait trop dur, à monKapitochka, de vivre dans une famille étrangère. Je veux le garderavec moi.

Et Avdiéitch quitta son patron et s’établit àson compte avec son fils. Mais Dieu ne bénit pas Martin dans sesenfants. Comme il commençait à grandir et à aider son père,Kapitochka tomba malade : il dépérit pendant une semaine etmourut.

Avdiéitch ensevelit son enfant et désespéra detout.

Il était si désolé qu’il se prit à murmurercontre Dieu.

Il se sentait si malheureux, Martin, qu’ildemandait souvent la mort au Seigneur, lui reprochant de ne pasl’avoir pris, lui, un vieillard, à la place de son fils unique etadoré. Il cessa même de fréquenter l’église.

Voici qu’un jour, vers la Pentecôte, arrivachez Avdiéitch un de ses pays, un pèlerin toujours en marche depuishuit ans. Ils causèrent, et Martin se plaignit amèrement de sesmalheurs.

– Je n’ai plus même envie de vivre, hommede Dieu, disait-il. Je ne demande qu’à mourir. C’est tout ce quej’implore de Dieu. Je n’ai maintenant plus d’espérance.

Et le petit vieux lui répondit :

– Ce n’est pas bien de parler ainsi,Martin. Il ne nous appartient pas de juger ce que Dieu a fait,c’est au-dessus de notre intelligence. Dieu seul est juge de cequ’il fait. Il a décidé que ton fils mourrait, et que toi tuvivrais : c’est que cela vaut mieux ainsi. Et ton désespoirvient de ce que tu veux vivre pour toi, pour ton proprebonheur.

– Et pourquoi vit-on ? demandaAvdiéitch.

Et le vieux dit :

– C’est pour Dieu qu’il faut vivre. C’estlui qui te donne la vie, c’est pour lui que tu dois vivre. Quand tucommenceras à vivre pour lui, tu n’auras plus de chagrin, et tusupporteras tout facilement.

Martin garda un moment le silence. Puis ilreprit :

– Et comment vivre pour Dieu ?

Et le vieux répondit :

– Comment vivre pour Dieu ? C’est ceque le Christ a révélé. Sais-tu lire ? Achète l’Évangile etlis. Là, tu apprendras comment il faut vivre pour Dieu. Là, tutrouveras réponse à tout ce que tu demandes.

Ces paroles allèrent au cœur d’Avdiéitch. Ils’en alla le jour même acheter un Nouveau Testament en groscaractères et se mit à lire.

Il voulait lire seulement pendant lesfêtes ; mais, une fois qu’il eut commencé, il se sentit dansl’âme un tel apaisement qu’il prit l’habitude de parcourir tous lesjours quelques pages. Parfois, il s’oubliait si bien dans salecture, que tout le pétrole de sa lampe était consumé, sans qu’ilpût s’arracher au livre saint. Il lisait ainsi chaque soir. Et plusil lisait, plus il comprenait clairement ce que Dieu lui voulait,et comment il faut vivre pour Dieu ; de plus en plus la joiepénétrait dans son cœur.

Naguère, avant de se coucher, il lui arrivaitde soupirer, de gémir en évoquant le souvenir de Kapitochka.Maintenant, il se contentait de dire :

– Gloire à Toi ! Gloire à Toi !Seigneur. C’est Ta volonté.

Depuis ce temps, la vie d’Avdiéitch changea dutout au tout. Il lui arrivait auparavant, les jours de fêtes,d’entrer au traktir[41] boire duthé ; et il ne se refusait pas non plus un verre de vodka. Ilse laissait aller à boire avec un ami, parfois, et sorti dutraktir, non pas ivre, mais un peu gai, à dire des folies, à héleret injurier les passants.

Mais tout cela était loin. Sa vie s’écoulaitmaintenant paisible et heureuse. Il se mettait à l’ouvrage dèsl’aube, accomplissait sa tâche, décrochait sa lampe, la posait surla table, retirait son livre du rayon, l’ouvrait et lisait. Et plusil lisait, plus il comprenait, et plus sereine était son âme.

Il lui arriva une fois de lire plus tard quede coutume. Il en était alors à l’Évangile selon saint Luc. Il lut,au chapitre VI, les versets suivants :

« À celui qui te frappe à une joue,présente-lui aussitôt l’autre ; et si quelqu’un t’ôte tonmanteau, ne l’empêche point de prendre aussi l’habit dedessous.

« Donne à tout homme qui te demande, etsi quelqu’un t’ôte ce qui est à toi, ne le redemande pas.

« Et ce que vous voulez que les hommesvous fassent, faites-le-leur aussi de même. »

Il lut ensuite les autres versets où leSeigneur dit :

« Mais pourquoi m’appelez-vous :Seigneur, Seigneur, tandis que vous ne faites pas ce que jedis ?

« Je vous montrerai à qui ressemble touthomme qui vient à moi, et qui écoute mes paroles, et qui les met enpratique.

« Il est semblable à un homme qui bâtitune maison, et qui, ayant enfoui et creusé profondément, en a poséle fondement sur le roc ; et quand il est survenu undébordement d’eaux, le torrent a donné avec violence contre cettemaison, mais il ne l’a pu ébranler parce qu’elle était fondée surle roc.

« Mais celui qui écoute mes paroles, etqui ne les met pas en pratique, est semblable à un homme qui a bâtisa maison sur la terre sans fondement, contre laquelle le torrent adonné avec violence, et aussitôt elle est tombée, et la ruine decette maison-là a été grande. »

Avdiéitch lut ces paroles, et son cœur futpénétré de joie. Il ôta ses lunettes, les posa sur le livre,s’accouda sur la table et demeura pensif. Et il compara ses propresactes avec ces paroles, et il se dit :

– Ma maison est-elle fondée sur le roc ousur le sable ? C’est bien si c’est sur le roc. On se sent siléger, lorsqu’on se trouve seul et que l’on a agi comme Dieul’ordonne ! Tandis que si l’on se laisse distraire de Dieu, onpeut retomber dans le péché. Je vais tout de même poursuivre ;ceci est très bon. Que Dieu m’assiste !

Après avoir ainsi pensé, il voulut se coucher.Mais cela le peinait trop de s’arracher à son livre. Et il se mitencore à lire le septième chapitre. Il lut l’histoire du centenieret du fils de la veuve ; il lut la réponse de Jésus auxdisciples de saint Jean. Il arriva au passage où le riche Pharisienconvia chez lui le Seigneur ; il lut comment la pécheresse luioignit les pieds et les lava avec ses larmes, et comment il luiremit ses péchés. Puis il en vint au verset 44, et illut :

« Alors, se tournant vers la femme, ildit à Simon : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans tamaison, et tu ne m’as point donné d’eau pour les pieds ; maiselle a arrosé mes pieds de ses larmes, et les a essuyés avec sescheveux.

« Tu ne m’as point donné de baiser ;mais elle, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé de me baiser lespieds.

« Tu n’as point oint ma têted’huile ; mais elle a oint mes pieds d’huileodoriférante. »

Il lut ce verset et pensa :

« Tu ne m’as point donné d’eau pour lespieds, tu ne m’as point donné de baiser, tu n’as point oint ma têted’huile. »

Et Avdiéitch ôta de nouveau ses lunettes, posason livre et se reprit à réfléchir.

« Sans doute il était comme moi, cePharisien. Moi aussi, j’ai songé uniquement à moi : pourvu queje busse du thé, que j’eusse chaud, que je ne manquasse de rien, jene pensais guère au convié. C’est à moi seul que je songeais, et duconvié nul souci. Et le convié, quel est-il ? Le Seigneurlui-même !… S’il était venu chez moi, aurais-je donc agi de lasorte ? »

Et Avdiéitch, s’accoudant sur ses deux mains,s’endormit sans s’en apercevoir.

– Martin ! fit tout à coup une voixà son oreille.

Martin se réveilla en sursaut de sonassoupissement.

– Qui est là ?

Il se retourna, regarda vers la porte :personne.

Il se rendormit.

Soudain, il entendit bien distinctement cesparoles :

– Martin ! Eh ! Martin !Regarde demain dans la rue. Je viendrai te voir.

– Avdiéitch revint à lui, se leva de sachaise et se frotta les yeux. Et il ne savait pas lui-même sic’était en rêve ou en réalité qu’il avait ouï ces paroles.

Il éteignit sa lampe et se coucha.

Le lendemain, avant l’aurore, il se leva, fitsa prière à Dieu, alluma son poêle, y mit à cuire du stchi[42], de lachoucroute, du kacha, fit bouillir son samovar, passa son tablieret s’assit près de la fenêtre pour travailler.

Et tout en travaillant, il songeait à ce quilui était arrivé la veille ; et il ne savait que penser. Illui semblait, tantôt qu’il avait été le jouet d’une illusion,tantôt qu’on avait réellement parlé.

– Ce sont des choses qui arrivent, sedit-il.

Martin restait ainsi à travailler et àregarder par la fenêtre, et, quand passait quelqu’un dans desbottes qu’il ne connaissait pas, il se courbait pour voir, àtravers la fenêtre, non seulement les pieds, mais encore levisage.

Un dvornik[43] passa, dansdes valenkis [44] neuves, puisle porteur d’eau, puis un vieux soldat du temps de Nikolaï, chausséde vieilles valenkis déjà ressemelées et armé d’une longuepelle.

Il s’appelait Stépanitch, et il vivait chez unmarchand du voisinage qui l’avait recueilli par charité. Il étaitchargé d’aider les dvorniks.

Le vieux soldat se mit à déblayer la neigedevant la fenêtre d’Avdiéitch. Celui-ci le regarda et reprit sabesogne.

– Je suis, sans doute, bien sot deguetter ainsi, pensait Avdiéitch en se raillant lui-même… C’estStépanitch qui déblaye la neige, et moi je crois que c’est leChrist qui vient me voir. Je divague, vieille cruche que jesuis.

Pourtant, après dix autres aiguillées, ilregarda de nouveau par la fenêtre ; et il vit Stépanitch qui,ayant appuyé sa pelle contre le mur, se reposait et seréchauffait.

– Il est vieux, ce bonhomme-là, se disaitAvdiéitch. On voit qu’il n’a même plus la force de déblayer laneige ; il faudrait peut-être lui donner du thé, j’aijustement mon samovar qui va s’éteindre.

Il piqua son alène dans l’établi, se leva,posa le samovar sur la table, versa de l’eau dans la théière etfrappa à la fenêtre. Stépanitch se retourna et s’approcha. Lesavetier lui fit signe et alla ouvrir la porte.

– Viens donc te réchauffer, dit-il, tudois avoir froid.

– Que le Christ nous sauve ! Oui,c’est vrai, les os me font mal, répondit Stépanitch.

Le vieux entra, secoua la neige de ses pieds,les essuya de peur de salir le parquet et vacilla sur sesjambes.

– Ne te donne pas la peine d’essuyer tespieds, je nettoierai cela ; cela ne fait rien, viens donct’asseoir, dit Avdiéitch, prends donc un peu de thé.

Il remplit deux verres, et en poussa un versson hôte ; lui-même il versa le sien dans sa soucoupe et semit à souffler dessus.

Stépanitch but, retourna son verre, posadessus le restant de sucre et remercia. Mais on voyait qu’il endésirait encore.

– Prends-en encore, dit Martin.

Et de nouveau il emplit les deux verres.

Tout en buvant, Avdiéitch regardait à toutmoment dans la rue.

– Attends-tu quelqu’un ? interrogeal’hôte.

– Si j’attends quelqu’un ? J’aihonte de dire qui j’attends. Je ne sais si j’ai ou non raisond’attendre, mais il y a une parole qui m’est allée au cœur…Était-ce rêve, ou je ne sais quoi ?… Vois-tu, mon frère, jelisais hier l’Évangile de notre petit Père le Christ, combien Ilsouffrit, comment Il marchait sur la terre. Tu en as entenduparler, n’est-ce pas ?

– Oui, j’en ai entendu parler, réponditStépanitch. Mais nous autres, gens ignorants, nous ne savons paslire.

– Eh bien ! je lisais donc commentIl marchait sur terre… J’ai lu, sais-tu, comment Il est venu chezle Pharisien et comment l’autre n’est point allé au-devant de Lui…Je lisais donc, mon frère, hier, justement cela, je pensais :« Comment pouvait-on ne pas honorer de son mieux notre petitPère le Christ ? Si, par exemple, disais-je, pareille chosem’arrivait, à moi, comme à un autre, je ne saurais même pas commentL’honorer assez. Et lui, le Pharisien, il ne L’a pas bienaccueilli ! » Voilà ce que je pensais. Et je m’assoupis.Et quand je fus assoupi, mon frère, je m’entendis appeler par monnom. Je me lève, et la voix me semble murmurer :« Attends-moi, qu’on dit, je viendrai demain. » Et ainsideux fois de suite… Eh bien ! me croiras-tu ? cela m’estresté à la tête. J’ai beau me gronder moi-même, je L’attendstoujours, Lui, notre petit Père !

Stépanitch hocha la tête sans répondre. Ilacheva son verre, le coucha sur la soucoupe ; mais Avdiéitchle releva de nouveau et reversa du thé :

– Prends donc pour ta santé ! Jesonge que Lui, notre petit Père, quand Il marchait sur la terre, Ilne rebutait personne, et Il recherchait surtout les humbles. Ilvenait toujours chez les humbles ; ses disciples, Il lesprenait parmi nous autres, des pêcheurs, des artisans comme nous.« Celui qui s’élève sera abaissé, disait-il ; celui quis’abaisse sera élevé… » Vous m’appelez Seigneur, qu’il dit, etmoi, je vous lave les pieds ; celui qui veut être le premierdoit être le serviteur des autres… Car, disait-il, « heureuxles pauvres d’esprit ; le royaume des cieux leur estouvert ».

Stépanitch avait oublié son thé. C’était unhomme vieux et sensible. Il écoutait, et les larmes coulaient lelong de ses joues.

– Eh bien ! prends-en encore, luidit Avdiéitch.

Mais Stépanitch fit le signe de croix,remercia, repoussa le verre et se leva.

– Je te remercie, dit-il, MartinAvdiéitch, de m’avoir traité de la sorte, et de m’avoir satisfaitl’âme avec le corps.

– À ton service. À une autre fois. Jesuis toujours content qu’on vienne me voir, dit Avdiéitch.

Stépanitch partit. Martin se versa ce quirestait de thé, le but, enleva la vaisselle et vint se rasseoirauprès de la fenêtre à travailler.

Il coud, et, tout en cousant, il regarde parla fenêtre et attend le Christ. Et il ne fait que penser à Lui, etil repasse dans son esprit ce qu’Il a fait, ce qu’Il a dit.

Deux soldats passèrent, l’un dans des bottesd’ordonnance, l’autre dans des bottes à lui, puis un barine engaloches vernies, puis un boulanger avec sa corbeille.

Voici qu’en face de la fenêtre apparut unefemme en bas de laine, en souliers de paysanne. Elle dépassa lafenêtre et s’arrêta tout contre le mur. Avdiéitch, se penchant,regarde à travers la vitre. Il voit une femme étrangère, avec unenfant dans les bras, appuyée au mur, et tournant le dos au vent.Elle essayait d’abriter son nourrisson, mais sans y parvenir, carelle n’avait rien pour l’envelopper. Cette femme portait desvêtements d’été en fort mauvais état.

Et Avdiéitch, de derrière sa fenêtre, entenditl’enfant crier et sa mère le consoler, mais sans succès.

Il se leva, ouvrit sa porte, sortit et criadans l’escalier :

– Bonne femme ! Eh ! bonnefemme !

L’étrangère l’entendit et se tourna verslui.

– Pourquoi donc rester au froid avec tonenfant ? Viens donc dans ma chambre, tu seras mieux pour lesoigner… Par ici ! Par ici !

La femme, toute surprise, voit un vieillard entablier et en lunettes qui lui fait signe de venir. Elle lesuit.

Elle descend l’escalier et pénètre dans lachambre.

– Ici, viens donc ici, lui dit levieillard. Assieds-toi plus près du poêle. Chauffe-toi et faittéter le petit.

– C’est que je n’ai plus de lait,répondit-elle. Depuis ce matin, je n’ai moi-même rien mangé.

Et elle donna cependant le sein à sonnourrisson.

Avdiéitch hocha la tête. Il s’approcha de latable, prit du pain, un bol, ouvrit le poêle où cuisait le stchi,sortit un pot de kacha ; mais comme le kacha n’avait pas eu letemps de bouillir, il versa seulement du stchi dans le bol et leposa sur la table. Il coupa du pain, décrocha une serviette et mitle couvert.

– Assieds-toi, qu’il dit ; mange,bonne femme ! Moi je garderai un peu ton enfant. J’ai eu aussides enfants, moi, et je sais les soigner.

La femme fit le signe de la croix, se mit àtable et mangea, tandis que Martin, s’étant assis sur le lit avecl’enfant, lui envoyait des baisers pour le consoler. Comme l’enfantpleurait toujours, Avdiéitch imagina de le menacer avec son doigt,qu’il approchait et éloignait alternativement de ses lèvres, maissans le lui mettre dans la bouche, car ce doigt était noir de poix.Et le petit, regardant fixement le doigt, cessa de crier et se mitmême à rire, à la grande joie d’Avdiéitch.

Tout en mangeant, l’étrangère racontait quielle était, d’où elle venait :

– Moi, qu’elle dit, je suis la femme d’unsoldat. Mon mari, on l’a fait partir, voilà déjà huit mois, je n’aiplus eu de ses nouvelles. Je vivais de mon emploi de cuisinière,lorsque j’accouchai ; avec un enfant, on n’a plus voulu megarder, et voilà trois mois que je suis sans place. J’ai mangé toutce que j’avais ; j’ai voulu me proposer comme nourrice ;on m’a rebutée : « Trop maigre ! » me dit-on.Alors je me suis rendue chez une marchande où se trouve placéenotre petite baba : là, on promit de me prendre. Je pensaisque la chose allait se faire tout de suite, mais on m’a dit derevenir l’autre semaine ; et elle demeure bien loin… Je suisexténuée, et j’ai fatigué aussi mon pauvre petit. Heureusement quema patronne a pitié de nous, et nous laisse, au nom du Christ,dormir chez elle. Autrement je ne saurais que devenir.

Avdiéitch soupira et dit :

– Et tu n’as pas de vêtementschauds ?

– Non. J’ai engagé hier, pour vingtkopecks, mon dernier châle.

La femme s’approcha du lit et prit l’enfant.Avdiéitch se leva, se dirigea vers le mur, chercha, et apporta unevieille poddiovka[45].

– Prends, qu’il dit : c’est mauvais,mais cela te servira toujours pour envelopper.

L’étrangère regarda la poddiovka, regarda levieillard, prit la poddiovka et fondit en larmes. Avdiéitch sedétourna, non moins ému ; puis il alla vers son lit, retira lepetit coffre, l’ouvrit, chercha et vint se rasseoir en face de lafemme.

Et la femme dit :

– Que le Christ te sauve, petitgrand-père ! C’est Lui sans doute qui m’a conduite devant tafenêtre. Sans cela, l’enfant aurait pris froid. Quand je suispartie, il faisait chaud, et maintenant, quel froid ! La bonneidée qu’il t’a inspirée, Lui, notre petit Père, de regarder par lafenêtre et d’avoir pitié de moi !

Avdiéitch sourit :

– C’est Lui, en effet, qui m’a inspirécette idée, dit-il. Ce n’était point par hasard que je regardaispar la fenêtre.

Et il raconta son rêve à la femme, comment ilavait ouï une voix, et comment le Seigneur lui avait promis devenir chez lui ce jour même.

– Tout peut arriver, repartit la femme,qui se leva, prit la poddiovka, enveloppa l’enfant, s’inclina etremercia Avdiéitch.

– Prends, au nom du Christ, dit Avdiéitchen lui glissant dans la main une pièce de vingt kopeks, prends cecipour dégager le châle.

La femme se signa, Martin se signa aussi, puisil la reconduisit.

Et l’étrangère s’en alla. Après avoir mangé dustchi, Avdiéitch se remit à la besogne. Tout en tirant l’alène, ilne perdait pas la fenêtre de vue ; et chaque fois qu’une ombrese profilait, il levait les yeux pour examiner le passant. Il enpassait qu’il connaissait, d’autres qu’il ne connaissaitpoint ; mais ceux-ci n’avaient rien de remarquable.

Voilà qu’il vit s’arrêter, juste en face de safenêtre, une vieille femme, une marchande ambulante, qui tenait àla main un petit panier de pommes ; il n’en restait plusbeaucoup, elle avait sans doute vendu les autres. Elle portait surson dos un sac de menu bois, qu’elle avait dû ramasser dans quelquechantier, et s’en retournait chez elle. Comme le sac lui faisaitmal, apparemment, elle voulut le changer d’épaule : elle leposa donc à terre, mit le panier de pommes sur une poutre, et seprit à tasser le bois. Pendant qu’elle était ainsi occupée, ungamin, venu on ne sait d’où, avec une casquette déchirée, dérobaune pomme dans le panier et voulut se sauver.

Mais la vieille s’en aperçut. Elle se retournaet saisit le petit par la manche. L’enfant se débattit, mais ellele maintint avec ces deux mains, lui arracha sa casquette et luitira les cheveux.

Le gamin hurle, la vieille tempête ;Avdiéitch, sans prendre le temps de piquer son alène, la jette parterre et court à la porte. Même il trébucha dans l’escalier etlaissa tomber ses lunettes. Il se précipita dans la rue ; lavieille tirait toujours les cheveux au petit, le tançaitd’importance et le menaçait du gorodovoï[46].

L’enfant se débattait, niait :

– Je n’ai rien pris, disait-il, pourquoime battre ? Laissez-moi !

Avdiéitch voulut les séparer. Il prit le gaminpar la main et dit :

– Laisse-le, babouchka. Pardonne-lui, aunom du Christ.

– Je vais lui pardonner de telle sortequ’il s’en souviendra jusqu’à la prochaine correction. Je vais leconduire au poste, le vaurien.

Martin supplia la vieille.

– Laisse-le, qu’il dit, babouchka, il nele fera plus. Laisse-le donc, au nom du Christ.

La vieille lâcha prise ; le gamin allaitse sauver, mais Avdiéitch le retint.

– Demande à présent pardon à lababouchka, et ne recommence plus à l’avenir : car je t’ai vuprendre la pomme.

Le petit se mit à pleurer et demandapardon.

– Voilà qui est bien, et maintenant voiciune pomme ! Et Martin prit dans le panier une pomme qu’iltendit à l’enfant.

– Je vais te la payer, babouchka,continua-t-il en s’adressant à la vieille.

Tu le gâteras, ce mauvais garnement, fit lavieille. Il fallait le récompenser de telle façon qu’il y pensâttoute la semaine.

– Eh ! babouchka !babouchka ! nous en jugeons ainsi, mais Dieu n’en juge pasainsi : s’il faut le fouetter pour une pomme, à nous, pour nospéchés, que faudrait-il nous faire ?

La vieille garda le silence.

Et Martin raconta à la vieille la parabole ducréancier qui remit sa dette à son débiteur, et du débiteur quivint pour tuer son bienfaiteur.

La vieille écoutait, le gamin écoutaitaussi.

– Dieu nous commande de pardonner, ditAvdiéitch, car autrement il ne nous sera point pardonné ànous-même… de pardonner à tous, et surtout à ceux qui ne savent cequ’ils font.

La vieille hocha la tête et soupira :

– Je ne dis pas non, fit-elle. Seulement,les enfants ne sont déjà que trop portés à faire le mal.

– Alors c’est à nous, les vieux, de leurmontrer le bien.

– C’est ce que je dis aussi, répliqua lavieille. Moi-même, j’avais sept enfants ; il ne me restequ’une fille…

Et la vieille se mit à raconter comme ellevivait chez sa fille, et combien elle avait de petits-enfants.

– Tu vois, dit-elle, ma faiblesse ?Et pourtant je travaille. Mes petits-enfants… j’ai pitié d’eux, ilssont si gentils, si empressés à courir à ma rencontre ! EtAksiouka ! En voilà une qui n’irait avec personne autre quemoi ! « Babouchka, qu’elle dit, chèrebabouchka !… »

Et la vieille s’attendrit tout à fait.

– Certainement, ce n’est qu’unenfantillage ; que Dieu le garde ! fit la vieille en setournant vers le gamin.

Mais comme elle allait pour recharger le sacsur ses épaules, le petit accourut en disant :

– Donne, babouchka, je vais te leporter ; c’est sur mon chemin.

La vieille hocha la tête et lui donna le sac.Et ils s’en allèrent tous deux côte à côte ; la vieille avaitmême oublié de réclamer à Avdiéitch le prix de la pomme. Et Martin,resté seul, les regardait et les écoutait marcher et causer.

Il les suivit des yeux, puis il rentra chezlui, retrouva ses lunettes intactes dans l’escalier, ramassa sonalêne et se remit à l’ouvrage. Il travailla un moment ; maisil n’y voyait déjà plus assez pour passer son fil ; et ilaperçut l’allumeur qui s’en allait allumer les réverbères.

– Il faut que j’éclaire ma lampe, sedit-il.

Il apprêta sa petite lampe, la suspendit etreprit sa besogne. Il termina une botte et l’examina : c’étaitbien. Il ramassa ses outils, balaya les rognures, décrocha lalampe, qu’il posa sur la table, et prit l’Évangile sur lerayon.

Il voulut ouvrir le volume à la page où il enétait resté la veille, mais il tomba sur une autre page.

Comme il ouvrait l’Évangile, il se rappela lesonge de la veille ; et aussitôt il crut entendre remuerderrière lui.

Avdiéitch se retourna et vit, lui semblait-il,des gens dans le coin… C’étaient des gens, en effet, mais il nepouvait les distinguer. Et une voix lui murmura àl’oreille :

– Martin ! Eh ! Martin !Est-ce que tu ne me reconnais pas ?

– Qui est là ? fit Avdiéitch.

– Mais c’est Moi ! fit lavoix ; c’est Moi !

Et c’était Stépanitch, qui, surgissant du coinobscur, lui sourit, se dissipa comme un nuage et s’évanouit.

– Et c’est aussi Moi ! fit une autrevoix.

Et du coin obscur surgit la femme avecl’enfant ; la femme sourit, l’enfant sourit, et tous deuxs’évanouirent.

– Et c’est aussi Moi ! fit une autrevoix.

Et la vieille surgit avec l’enfant qui tenaitune pomme : tous deux sourirent, et ils s’évanouirent.

Et Avdiéitch se sentit la joie au cœur. Il fitle signe de la croix, mit ses lunettes et lut l’Évangile à la pageoù il s’était ouvert.

Et dans le haut de la page, il lut :

« J’ai eu faim, et vous m’avez donné àmanger ; j’ai su soif et vous m’avez donné à boire ;j’étais étranger, et vous m’avez accueilli. »

Et au bas de la page :

« Ce que vous avez fait au plus petit demes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (S. Matthieu,XXV.)

Et Avdiéitch comprit que le songe ne l’avaitpas trompé, qu’en effet le Sauveur était venu chez lui ce jour-là,et que c’était Lui qu’il avait accueilli.

LE FAUX COUPON

[Note – Traduit du russe par J. W.Bienstock.]

 

PREMIÈRE PARTIE

&|160;

&|160;

I

&|160;

FÉDOR MIKHAÏLOVITCH SMOKOVNIKOFF, président dela Chambre des Domaines, était un homme d’une honorabilitéau-dessus de tout soupçon – et il en était fier –, libéral trèsaustère&|160;; et non seulement il était libre penseur, mais ilhaïssait toute manifestation religieuse, ne voyant dans la religionque des vestiges de superstition.

Fédor Mikhaïlovitch Smokovnikoff était rentréde son bureau de fort méchante humeur&|160;: le gouverneur de laprovince lui avait envoyé un papier très stupide qui, dans uncertain sens, pouvait vouloir dire que lui, Fédor Mikhaïlovitch,avait agi malhonnêtement.

Très agacé, immédiatement il s’était mis àécrire une réponse très énergique et très venimeuse.

À la maison, il paraissait à FédorMikhaïlovitch que tout allait de travers. Il était cinq heuresmoins cinq&|160;; il pensait qu’on allait servir tout de suite ledîner, mais le dîner n’était pas prêt. Faisant claquer les portesderrière lui, il s’en alla dans sa chambre. Quelqu’un frappa.«&|160;Qui diable est-ce encore&|160;?&|160;» Il cria&|160;:

–&|160;Qui est là&|160;?

Dans la chambre entra son fils, un garçon dequinze ans, élève de cinquième du lycée.

–&|160;Qu’est-ce que tu veux&|160;?

–&|160;C’est aujourd’hui le premier…

–&|160;Quoi&|160;? L’argent&|160;?

Il était établi que, le premier de chaquemois, le père donnait à son fils, comme argent de poche, troisroubles.

Fédor Mikhaïlovitch fronça les sourcils, tirason portefeuille, y chercha, en sortit un coupon de 2 roubles50&|160;; puis, prenant sa bourse, compta encore 50 kopecks, enpetite monnaie.

Le fils ne prenait pas l’argent et setaisait.

–&|160;Père… je t’en prie… donne-moi uneavance…

–&|160;Quoi&|160;?

–&|160;Je ne te l’aurais pas demandée… maisj’ai emprunté sur parole d’honneur… et j’ai promis. En honnêtehomme, je ne puis pas… Il me faudrait encore trois roubles… Jet’assure que je ne te demanderai plus rien… Je ne demanderai plus…mais donne-les-moi, je t’en prie, père…

–&|160;Je t’ai dit…

–&|160;Père… c’est la première fois…

–&|160;On te donne trois roubles par mois, etce n’est pas assez pour toi… À ton âge, on ne me donnait même pascinquante kopecks.

–&|160;Maintenant tous mes camarades reçoiventbeaucoup plus. Petroff, Ivanitzky reçoivent cinquante roubles…

–&|160;Et moi je te dis que si tu te conduisde cette façon-là tu deviendras un filou… Je t’ai dit…

–&|160;Mais quoi, vous avez dit&|160;!… Vousne vous mettez jamais dans ma situation… Alors, il faut quej’agisse en lâche… C’est bien à vous…

–&|160;Va-t’en, vaurien&|160;! Va-t’en&|160;!Tu mériterais d’être fouetté…

Fédor Mikhaïlovitch bondit et se jeta vers sonfils.

Le fils s’effraya et devint méchant. Mais laméchanceté surpassa l’effroi, et, tête baissée, il gagna rapidementla porte. Fédor Mikhaïlovitch n’avait pas voulu le frapper, mais ilétait content de sa colère, et longtemps encore, il l’accompagna deses injures.

Quand la femme de chambre vint prévenir FédorMikhaïlovitch que le dîner était servi, il se leva.

–&|160;Enfin&|160;! dit-il. Mon appétit estdéjà passé.

Et, les sourcils froncés, il alla dîner.

À table, sa femme lui adressa la parole, maisil répondit si peu aimablement et d’une façon si brève qu’elle setut. Le fils aussi, le nez dans son assiette, se taisait. On mangeaen silence&|160;; en silence on se leva de table et en silence onse sépara.

Après le dîner, le lycéen retourna dans sachambre, tira de sa poche le coupon et la menue monnaie, et jeta letout sur la table. Ensuite il enleva son uniforme, et se mit enveston&|160;; puis il alla prendre une grammaire latine très usée,ensuite ferma la porte au verrou, mit l’argent dans le tiroir,duquel il retira des gaines à cigarettes, en remplit une, la bouchad’ouate et se mit à fumer. Il resta sur sa grammaire et ses cahierspendant deux heures, ne comprenant rien à ce qu’il lisait&|160;;puis il se leva et se mit à piétiner de long en large dans sachambre, se remémorant la scène qu’il avait eue avec son père.

Il se rappelait toutes ses injures et surtoutson visage méchant, comme s’il les entendait et le voyait devantlui. «&|160;Vaurien&|160;!… Tu mériterais d’êtrefouetté&|160;!…&|160;» Et plus il se souvenait, plus grandissait enlui sa colère contre son père. Il se rappelait avec quelleexpression le père lui avait dit&|160;: «&|160;Je vois que tu neferas qu’un filou… Je le savais…&|160;»

«&|160;Si c’est comme ça sans doute je seraiun filou… Il a oublié qu’il a été jeune, lui aussi… Quel crimeai-je commis&|160;?… Je suis allé au théâtre… je n’avais pasd’argent, j’ai emprunté à Petia Grouchetzky… Quel mal ya-t-il&|160;?… Un autre aurait eu pitié, aurait questionné… etcelui-ci ne fait qu’injurier et ne penser qu’à soi… Voilà, quand ilmanque de quelque chose, c’est un cri à remplir toute la maison… Etmoi, je serai un filou… Non, bien qu’il soit mon père, je ne l’aimepas… Je ne sais pas si tous sont pareils, mais moi, je ne l’aimepas…&|160;»

La femme de chambre frappa à la porte. Elleapportait un billet dont on attendait la réponse. Ce billet étaitainsi libellé&|160;:

Pour la troisième fois je te demande de merendre les six roubles que tu m’as empruntés&|160;; mais tu tedérobes. Les gens honnêtes n’agissent pas ainsi. Je te prie de meles envoyer immédiatement par le porteur du présent. Ne peux-tudonc pas les trouver&|160;?

Selon que tu me rendras ou non, toncamarade qui t’estime ou te méprise,

GROUCHETZKY.

«&|160;Voilà… Quel cochon&|160;!… Il ne peutpas attendre… J’essayerai encore.&|160;»

Mitia alla trouver sa mère. C’était sondernier espoir. Sa mère était très bonne et ne savait pasrefuser&|160;; aussi, à un autre moment elle l’eût probablementaidé, mais ce jour-là elle était très inquiète de la maladie dePetia, son fils cadet, âgé de deux ans. Elle gronda Mitia parcequ’il était venu brusquement et avait fait du bruit&|160;; et ellelui refusa net. Il marmotta quelque chose entre ses dents et s’enalla. Mais elle eut pitié de son fils et le rappela.

–&|160;Attends, Mitia&|160;! dit-elle. Je n’aipas aujourd’hui, mais demain j’aurai…

Mais Mitia était encore plein de colère contreson père.

–&|160;Pourquoi demain, quand c’estaujourd’hui que j’ai besoin&|160;? Alors, sachez que j’irai chez uncamarade.

Il sortit en claquant la porte. «&|160;Il n’ya rien d’autre à faire… Il me dira où l’on peut engager lamontre&|160;», pensa-t-il en tâtant sa montre dans sa poche.

Mitia prit de la table le coupon et la menuemonnaie, mit son pardessus et partit chez Makhine.

&|160;

II

&|160;

Makhine était un lycéen moustachu. Il jouaitaux cartes, connaissait des femmes et avait toujours de l’argent.Il habitait chez une tante. Mitia savait que Makhine était unmauvais sujet, mais quand il se trouvait avec lui, malgré soi, ilsubissait son influence.

Makhine était à la maison et se préparait àaller au théâtre. Sa chambre était tout imprégnée de l’odeur desavon parfumé et d’eau de Cologne.

–&|160;C’est la dernière chose, dit Makhine,quand Mitia, lui racontant son infortune, lui montra le coupon etles cinquante kopecks, et lui avoua qu’il avait besoin encore deneuf roubles. – Sans doute on peut engager la montre, mais on peutfaire mieux, dit Makhine en clignant d’un œil.

–&|160;Comment mieux&|160;?

–&|160;Mais très simplement. – Makhine prit lecoupon. – Mettre 1 devant 2.50 et ce sera 12.50.

–&|160;Mais est-ce qu’il existe de pareilscoupons&|160;?

–&|160;Comment donc&|160;! Et les couponsattachés aux billets de mille roubles&|160;? Une fois j’en ai faitpasser un pareil.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est paspossible&|160;!

–&|160;Eh bien&|160;! Voyons&|160;!Faut-il&|160;? demanda Makhine en prenant une plume et lissant lebillet avec les doigts de la main gauche.

–&|160;Mais ce n’est pas bien…

–&|160;Quelle blague&|160;!

«&|160;Et en effet&|160;», pensa Mitia. Et ilse rappela de nouveau les injures de son père&|160;:«&|160;Filou.&|160;» «&|160;Eh bien&|160;! je serai unfilou.&|160;»

Il regarda le visage de Makhine. Makhinesouriait tranquillement.

–&|160;Eh bien&|160;! Tu marches&|160;?

–&|160;Marche…

Makhine traça soigneusement le chiffre 1.

–&|160;Eh maintenant, allons dans un magasin…Tiens, là, au coin… Des accessoires de photographie… J’ai justementbesoin d’un cadre, voilà pour cette personne…

Il prit la photographie d’une fille aux grandsyeux, à la chevelure abondante, et au buste splendide.

–&|160;Comment trouves-tu la belle,hein&|160;?

–&|160;Oui… bien… Mais comment…

–&|160;Très simplement, tu verras. Allons.

Makhine s’habilla et ils sortirentensemble.

&|160;

III

&|160;

Le timbre de la porte d’entrée du magasind’objets pour photographie retentit. Les lycéens entrèrent, etparcoururent du regard la boutique déserte avec des rayons pleinsde divers accessoires pour photographie et des vitrines sur lecomptoir. La porte de l’arrière-boutique livra passage à une femmepoint jolie, au visage doux, qui vint se placer derrière lecomptoir et leur demanda ce qu’ils désiraient.

–&|160;Un joli petit cadre, madame.

–&|160;À quel prix&|160;? demanda la dame, enfaisant passer rapidement et adroitement les objets entre ses mainscouvertes de mitaines jusqu’au-dessus des articulations gonfléesdes doigts. – Nous avons des cadres de différentes façons… Ceux-cisont à cinquante kopecks, ceux-ci plus chers… Celui-ci est trèsjoli… tout nouveau… à 1 rouble 20.

–&|160;Eh bien, donnez celui-ci. Mais nepourriez-vous pas le laisser à 1 rouble&|160;?

–&|160;Chez nous on ne marchande pas, réponditla dame avec dignité.

–&|160;Eh bien, soit&|160;! dit Makhine, enposant sur une vitrine le coupon. – Donnez-moi le cadre et lamonnaie… Mais vite… Nous craignons d’arriver en retard authéâtre…

–&|160;Vous avez encore le temps, dit ladame&|160;; et de ses yeux myopes elle se mit à examiner lecoupon.

–&|160;Ce sera charmant dans ce cadre, ditMakhine, s’adressant à Mitia.

–&|160;N’auriez-vous pas de monnaie&|160;?demanda la marchande.

–&|160;Malheureusement non… Le père a donnécela… il faut donc changer…

–&|160;Mais n’avez-vous pas 1 rouble 20kopecks&|160;?

–&|160;Nous n’avons que 50 kopecks de monnaie…Mais quoi&|160;! Avez-vous peur que ce coupon soit faux&|160;?

–&|160;Non… rien…

–&|160;Autrement donnez le coupon… Nouschangerons ailleurs.

–&|160;Alors combien&|160;?… Oui, cela feraonze roubles et quelque chose.

Elle compta sur un boulier, ouvrit le tiroirde la caisse, prit 10 roubles en papier, puis, cherchant parmi lapetite monnaie, elle prit encore six pièces de 20 kopecks et deuxde 5.

–&|160;Veuillez faire un paquet, dit Makhineen prenant l’argent sans se hâter.

–&|160;Tout de suite.

La marchande fit un paquet et le ficela. Mitiane respira que quand résonna derrière eux le timbre de la ported’entrée, et qu’ils se trouvèrent dans la rue.

–&|160;Eh bien, te voilà 10 roubles&|160;;laisse-moi le reste&|160;; je te rendrai cela…

Makhine partit au théâtre et Mitia se renditchez Grouchetzky et lui remit son argent.

&|160;

IV

&|160;

Une heure après le passage des lycéens, lepatron du magasin rentra et se mit à faire sa caisse.

–&|160;En voilà une fieffée imbécile&|160;! Envoilà une imbécile&|160;! s’écria-t-il à l’adresse de sa femme, enremarquant le coupon et ayant vu tout de suite qu’il étaitfaux.

–&|160;Et pourquoi acceptes-tu descoupons&|160;?

–&|160;Mais toi-même, Eugène, tu en as acceptédevant moi, et précisément des coupons de 12 roubles, dit la femmeconfuse, attristée, et prête à pleurer. – Je ne sais pas moi-mêmecomment ils ont pu me tromper, ces lycéens, ajouta-t-elle. – Unbeau jeune homme… qui avait l’air si comme il faut…

–&|160;Tu es une imbécile comme il faut,continua à se fâcher le mari en comptant la caisse. – Quandj’accepte un coupon, je vois et sais ce qu’il y a d’écrit dessus…Et toi, toute vieille que tu es, tu n’as examiné que la binette dulycéen…

La femme ne put avaler cette insulte. À sontour elle se fâcha.

–&|160;Un vrai goujat&|160;! Tu cries contreles autres, et toi tu perds aux cartes des 54 roubles, et ce n’estrien…

–&|160;C’est une autre affaire.

–&|160;Je ne veux pas discuter avec toi,déclara la femme, et elle s’enfuit dans sa chambre.

Elle se rappela que sa famille n’avait pasvoulu son mariage, estimant que le prétendu était d’une conditionbien inférieure, et qu’elle seule avait insisté pour l’épouser…Elle se rappela son enfant mort, l’indifférence de son mari pourcette perte&|160;; et elle ressentit une telle haine pour son mariqu’elle pensa&|160;: Comme ce serait bien s’il mourait&|160;! Maisaussitôt elle fut effrayée de ce sentiment et se hâta de s’habilleret de sortir.

Quand son mari revint dans l’appartement, safemme n’était plus là. Sans l’attendre, elle s’était habillée etétait partie seule chez un professeur de leur connaissance qui lesavait invités à passer la soirée.

&|160;

V

&|160;

Chez le professeur de français, unpolonais-russe, il y avait un grand thé, avec gâteaux&|160;; etl’on avait installé quelques petites tables, pour jouer auwhist.

La femme du marchand d’accessoires pourphotographie s’assit à une table de jeu avec le maître de lamaison, un officier et une vieille dame sourde, en perruque, veuved’un marchand de musique, qui raffolait des cartes, et jouait trèsbien. La femme du marchand avait une chance extraordinaire&|160;:deux fois elle avait déclaré le grand schelem&|160;; près d’elle ily avait une assiette de raisins et de poires&|160;; elle se sentaitl’âme joyeuse.

–&|160;Eh bien&|160;! pourquoi EugèneMikhaïlovitch ne vient-il pas&|160;? demanda, de l’autre table, lamaîtresse de la maison. – Nous l’inscrirons à la suite.

–&|160;Il est probablement occupé avec sescomptes, répondit la femme d’Eugène Mikhaïlovitch. – Aujourd’hui ilpaye les fournisseurs et le bois.

Et, se rappelant la scène avec son mari, ellefronça les sourcils et ses mains en mitaines tremblèrent de colèrecontre lui.

–&|160;Ah&|160;! Quand on parle du loup… ditle maître de la maison, à Eugène Mikhaïlovitch qui rentrait. –Pourquoi êtes-vous en retard&|160;?

–&|160;Différentes affaires… – répondit EugèneMikhaïlovitch d’une voix joyeuse en se frottant les mains. Et, àl’étonnement de sa femme, il s’approcha d’elle et lui dit&|160;: –Tu sais… le coupon… je l’ai passé…

–&|160;Pas possible&|160;!

–&|160;Oui. Au paysan… pour le bois…

Et Eugène Mikhaïlovitch raconta à tous, avecune grande indignation – sa femme complétait son récit par lesdétails – comment deux lycéens avaient volé honteusement safemme.

–&|160;Eh bien, maintenant, à l’ouvrage&|160;!dit-il en prenant place à la table, son tour venu, et battant lescartes.

&|160;

VI

&|160;

En effet, Eugène Mikhaïlovitch avait passé lecoupon en paiement du bois au paysan Ivan Mironoff.

Ivan Mironoff gagnait sa vie en revendant dubois qu’il achetait dans un dépôt, par sagènes. D’une sagène ilfaisait cinq parts qu’il s’arrangeait pour revendre en ville, commecinq quarts, au prix que coûtait le quart au dépôt.

Dans ce jour, malheureux pour Ivan Mironoff,le matin, de bonne heure, il avait transporté en ville undemi-quart, qu’il avait vendu très vite&|160;; puis il avaitrechargé un autre demi-quart, espérant le vendre aussi&|160;; maisen vain cherchait-il un acheteur, personne n’en voulait. Il tombaitsur des citadins expérimentés qui connaissaient le truc habitueldes paysans qui prétendent avoir amené de la campagne le boisqu’ils vendent. Il avait faim, froid dans son paletot de peau demouton usé et son armiak déchirée. Le froid, vers le soir, avaitatteint 20 degrés. Son petit cheval, dont il n’avait pas pitiéparce qu’il avait l’intention de le vendre à l’équarrisseur etqu’il rudoyait, s’arrêta net. De sorte qu’Ivan Mironoff était prêtà vendre son bois, même à perte, quand il rencontra sur son cheminEugène Mikhaïlovitch qui était sorti acheter du tabac et rentrait àla maison.

–&|160;Prenez, monsieur… Je vendrai bonmarché… Mon cheval n’en peut plus…

–&|160;Mais d’où viens-tu&|160;?

–&|160;Nous sommes de la campagne… C’est dubois à nous… Du bon bois sec…

–&|160;Oui, on le connaît… Eh bien&|160;!combien en veux-tu&|160;?

Ivan Mironoff fixa le prix&|160;; puiscommença à rabattre, et, enfin, laissa le bois au prix coûtant.

–&|160;C’est bien pour vous, monsieur… etparce qu’il ne faut pas l’amener trop loin…, dit-il.

Eugène Mikhaïlovitch n’avait pas tropmarchandé, se réjouissant à l’idée de passer le coupon.

À grand-peine, en poussant lui-même letraîneau, Ivan Mironoff amena le bois dans la cour et se mit à ledécharger sous le hangar. Le portier n’était pas là.

Ivan Mironoff hésita d’abord à prendre lecoupon. Mais Eugène Mikhaïlovitch parla d’une façon siconvaincante, et paraissait un monsieur si important, qu’ilconsentit enfin à l’accepter. Étant entré à l’office, parl’escalier de service, Ivan Mironoff se signa, laissa dégeler lesglaçons attachés à sa barbe, puis retroussant son armiak, tira unebourse de cuir où il prit 8 roubles 50 de monnaie, qu’il donna àEugène Mikhaïlovitch, puis enveloppa soigneusement le coupon et ledéposa dans sa bourse.

Après avoir remercié le monsieur, IvanMironoff, frappant non plus avec le fouet mais avec le manche sarosse gelée, vouée à la mort et qui remuait à peine les jambes,poussa le traîneau vide vers un débit.

Dans le débit, Ivan Mironoff demanda pour 8kopecks d’eau-de-vie et de thé, et se réchauffant, devenant même ensueur, l’humeur joyeuse, il se mit à causer avec un portier, assisà la même table. Il causa longtemps avec lui, lui racontant toutesa vie. Il raconta qu’il était du village Vassilievskoié, à douzeverstes de la ville, qu’il était séparé de son père et de sesfrères, qu’il vivait maintenant avec sa femme et ses enfants, dontl’aîné allait encore à l’école, de sorte qu’il n’était point unaide pour lui. Il raconta qu’il allait s’arrêter ici dans uneauberge, et que, demain, il irait au marché aux chevaux, vendraitsa rosse, et verrait s’il ne pourrait pas acheter un autrecheval&|160;; que maintenant il ne lui manquait qu’un rouble pouren avoir 25, et que la moitié de son capital était un coupon. Ilprit le coupon et le montra au portier. Le portier ne savait paslire, mais il assura qu’il lui était arrivé de changer des papierspareils, pour les locataires, que c’était bon, mais qu’il y enavait aussi de faux. Aussi lui conseilla-t-il, pour plus de sûreté,de le changer ici, dans le débit.

Ivan Mironoff le remit au garçon et luidemanda de rapporter la monnaie. Mais le garçon ne la rapporta pas,et à sa place s’avança le patron, un homme chauve, au visageluisant, tenant le coupon dans sa main épaisse.

–&|160;Votre argent n’est pas bon, dit-il, enmontrant le coupon, mais sans le remettre.

–&|160;L’argent est bon. C’est un monsieur quime l’a donné.

–&|160;Je te dis qu’il n’est pas bon. Il estfaux.

–&|160;Eh bien, s’il est faux,donne-le-moi.

–&|160;Non, mon cher. Le frère a besoin d’uneleçon… Tu as fabriqué ce faux, avec des filous.

–&|160;Donne l’argent&|160;! Quel droitas-tu&|160;?

–&|160;Sidor&|160;! appelle un agent, dit lecabaretier au garçon.

Ivan Mironoff avait un peu bu, et quand ilavait bu, il n’était plus patient. Il saisit le cabaretier aucollet, en criant&|160;:

–&|160;Donne-le&|160;! J’irai chez cemonsieur&|160;; je sais où il demeure.

Le cabaretier se dégagea, mais sa chemiseétait endommagée.

–&|160;Ah&|160;! c’est comme ça&|160;!Tiens-le.

Le garçon saisit Ivan Mironoff, et au mêmeinstant parut l’agent de police. Après avoir écouté comme un chefle récit de l’affaire, l’agent la résolut aussitôt&|160;:

–&|160;Au poste&|160;!

L’agent mit le coupon dans son porte-monnaieet emmena au poste Ivan Mironoff avec son attelage.

&|160;

VII

&|160;

Ivan Mironoff passa la nuit au poste encompagnie d’ivrognes et de voleurs. Il était près de midi quand onl’appela devant le commissaire de police. Le commissairel’interrogea et l’envoya, escorté de l’agent, chez le marchandd’accessoires pour photographie. Ivan Mironoff se rappelait la rueet la maison.

Quand l’agent, ayant fait appeler le patron,lui présenta le coupon, et qu’Ivan Mironoff affirma que c’étaitbien le même monsieur qui le lui avait donné, Eugène Mikhaïlovitcheut d’abord un air étonné et ensuite sévère.

–&|160;Quoi&|160;! Tu es fou&|160;!… C’est lapremière fois que je vois cet homme.

–&|160;Monsieur, c’est un péché… Nous tousmourrons… disait Ivan Mironoff.

–&|160;Qu’est-ce qui le prend&|160;? Tu l’asprobablement rêvé… C’est à quelqu’un d’autre que tu as vendu,…rétorquait Eugène Mikhaïlovitch. D’ailleurs, attendez, j’iraidemander à ma femme si elle a acheté du bois hier.

Eugène Mikhaïlovitch sortit et aussitôt appelale portier, un garçon élégant, beau, très fort et très adroit,nommé Vassili. Il lui recommanda de répondre, si on lui demandaitoù il avait acheté du bois la dernière fois, qu’on l’avait pris audépôt, et, qu’en général, on n’achetait jamais de bois auxpaysans&|160;:

–&|160;Il y a là un paysan qui raconte que jelui ai donné un coupon faux. C’est une espèce d’idiot, Dieu sait cequ’il dit&|160;; mais toi, tu es un garçon intelligent, alors disque nous n’achetons de bois qu’au dépôt. Au fait, il y a longtempsque je voulais te donner de quoi t’acheter un veston, ajouta EugèneMikhaïlovitch. Et il donna cinq roubles au portier.

Vassili prit l’argent, jeta un regard sur lepapier et ensuite sur le visage d’Eugène Mikhaïlovitch, puis secouasa chevelure et sourit.

–&|160;C’est connu… ce sont des gens stupides…l’ignorance… Ne vous inquiétez pas, je sais ce qu’il faut dire.

Ivan Mironoff avait beau prier et supplierEugène Mikhaïlovitch, les larmes aux yeux, de reconnaître lecoupon, Eugène Mikhaïlovitch et le portier soutenaient qu’onn’achetait jamais de bois aux paysans.

L’agent ramena au poste Ivan Mironoff, accuséd’avoir falsifié un coupon. Ce fut seulement après avoir donné cinqroubles au commissaire de police, ce que lui avait conseillé unscribe, un ivrogne détenu avec lui, qu’Ivan Mironoff put quitter leposte, sans le coupon et avec 7 roubles au lieu de 25 qu’ilpossédait la veille. De ces 7 roubles, Ivan Mironoff en dépensatrois à boire, et le visage défait, ivre mort, il arriva à lamaison. Sa femme était dans les derniers jours d’une grossesse etmalade. Elle commença à injurier son mari&|160;; celui-ci labouscula&|160;; elle le battit. Sans répondre aux coups, il secoucha sur la planche et se mit à sangloter.

Le lendemain matin, seulement, la femmecomprit de quoi il s’agissait, car elle avait confiance en sonmari, et pendant longtemps elle proféra des injures à l’adresse dumonsieur qui avait trompé son Ivan.

Une fois dégrisé, Ivan se rappela qu’unouvrier, avec lequel il avait bu la veille, lui avait conseilléd’aller se plaindre à un avocat. Il résolut de le faire.

&|160;

VIII

&|160;

L’avocat se chargea de l’affaire, non pour leprofit qu’il y avait à en tirer, mais parce qu’il crut Ivan ettrouvait révoltante la manière dont on avait trompé ce paysan.

Les deux parties comparurent devant le juge.Le portier Vassili était témoin. Au tribunal, la même scène serépéta&|160;: Ivan Mironoff invoquait Dieu, et rappelait que noustous mourrons. Eugène Mikhaïlovitch, bien que tourmenté par laconscience de sa mauvaise action et des conséquences qui enpouvaient résulter, maintenant ne pouvait pas varier dans sadéposition, et, tranquille en apparence, continuait à niertout.

Le portier Vassili avait reçu encore dixroubles, et, souriant, confirmait avec assurance qu’il n’avaitjamais vu Ivan Mironoff. Et quand on lui fit prêter serment, malgréla peur qu’au fond de son âme il ressentait, l’air calme, il répétaaprès le vieux prêtre la formule du serment, et jura, sur la croixet le Saint Évangile, de dire toute la vérité.

L’affaire se termina de la façonsuivante&|160;: le juge débouta de sa plainte Ivan Mironoff et lecondamna à cinq roubles de dépens, dont, généreusement, EugèneMikhaïlovitch le tint quitte. Avant de laisser partir IvanMironoff, le juge lui adressa une semonce, l’engageant à êtredésormais plus prudent, à ne pas accuser à la légère les gensrespectables, à être reconnaissant de ce qu’on l’ait tenu quittedes dépens et de ce qu’on ne le poursuive pas pour calomnie, ce quilui vaudrait trois mois de prison.

–&|160;Je vous remercie, dit Ivan Mironoff, eten hochant la tête et soupirant, il sortit de la justice depaix.

Tout paraissait s’être bien terminé pourEugène Mikhaïlovitch et Vassili. Mais cela semblait seulementainsi. Il arriva quelque chose que personne ne pouvait voir, maisqui était beaucoup plus important que ce qui était apparent.

Il y avait déjà deux ans que Vassili avaitquitté son village et habitait la ville. Chaque année il envoyaitde moins en moins à sa famille, et ne faisait pas venir sa femme,n’ayant pas besoin d’elle. Il avait ici, en ville, autant de femmesqu’il voulait, et plus jolies que la sienne. Avec le temps Vassilioubliait de plus en plus les mœurs et les coutumes du village, ets’habituait à la vie urbaine. Là-bas tout était grossier, terne,pauvre, sale. Ici tout était raffiné, bien, propre, riche, ordonné.Et il se persuadait de plus en plus que les gens de la campagnevivent sans penser, comme des bêtes sauvages, et qu’il n’y a qu’enville que sont de vrais hommes. Il lisait de bons auteurs, desromans&|160;; il allait au spectacle dans la Maison du Peuple. Auvillage, on ne pouvait voir cela, même en rêve. Au village, lesanciens disaient&|160;: Vis avec ta femme&|160;; travaille&|160;;sois sobre&|160;; ne sois pas vaniteux&|160;; et ici, les hommesintelligents, savants, qui connaissaient les vraies lois, vivaienttous pour leur plaisir. Et tout était bien.

Avant l’histoire du coupon, Vassili ne croyaitpas que les maîtres n’ont aucune loi morale. Mais après cettehistoire, et surtout après le faux serment, lequel, malgré sacrainte, n’avait été suivi d’aucun châtiment, au contraire, on luiavait donné dix roubles, il acquit la conviction profonde qu’il n’ya aucune loi et qu’il faut vivre pour son plaisir. Et il vécutainsi. D’abord il gratta sur les achats des locataires, maisc’était peu pour ses dépenses, et alors il commença à dérober del’argent et les objets de valeur des appartements des locataires.Un jour, il vola la bourse d’Eugène Mikhaïlovitch. Celui-ci le pritsur le fait, mais ne porta pas plainte et se contenta de lerenvoyer.

Vassili ne voulut pas retourner auvillage&|160;; il resta à Moscou, avec sa maîtresse, et se cherchaune place. Il en trouva une, pas brillante, une place de portierchez un épicier. Vassili l’accepta&|160;; mais le lendemain même onle prit en flagrant délit de vol de sacs. Le patron ne déposa pasde plainte, mais rossa Vassili et le chassa.

Après cela il ne trouva plus de place.L’argent filait. Il dut engager ses vêtements, dépensa encore cetargent, et, à la fin des fins, resta avec un seul veston déchiré,un pantalon, et des chaussons de feutre. Sa maîtresse l’avaitabandonné. Mais Vassili ne perdit pas sa bonne humeur, et, leprintemps venu, il partit chez lui à pied.

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IX

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Piotr Nikolaievitch Sventitzky, un hommepetit, trapu, portant des lunettes noires (il souffrait des yeux etétait menacé de cécité complète), se leva comme à son ordinaireavant l’aube, et, après avoir bu un verre de thé, et endossé sapelisse à col et parements d’astrakan, il alla à ses affaires.

Piotr Nikolaievitch avait été fonctionnairedans les douanes, et à ce service avait économisé 18 000 roubles.Douze années auparavant, il avait été forcé de donner sa démission,et avait acheté une petite propriété appartenant à un jeune hommequi s’était ruiné en faisant la noce. Étant encore fonctionnaire,Piotr Nikolaievitch s’était marié. Il avait épousé une orphelinepauvre, issue d’une vieille famille de gentilshommes, une femmegrande, forte, jolie, mais qui ne lui avait pas donnéd’enfants.

En toutes choses, Piotr Nikolaievitchapportait ses qualités d’homme sérieux et persévérant. Sans rienconnaître au préalable de l’exploitation agricole – il était filsd’un gentilhomme polonais –, il s’en occupa si bien que quinzeannées plus tard la propriété ruinée de trois cents déciatinesétait devenue une propriété modèle. Toutes les constructions,depuis son habitation jusqu’aux hangars et l’auvent qui abritait lapompe à incendie, étaient solides, bien agencées, couvertes de feret peintes. Sous le hangar étaient rangés en ordre les charrues,les araires, les charrettes, les harnais, bien graissés etastiqués. Les chevaux, plutôt de petite taille, et presque tous deson propre élevage, étaient bien nourris, forts, et tous pareils.La machine à battre le blé travaillait sous le hangar. Pour lefourrage il y avait une grange spéciale&|160;; le fumier coulaitdans une fosse dallée. Les vaches, également de son élevage,n’étaient pas grandes, mais donnaient beaucoup de lait. Il avaitaussi une grande basse-cour, avec des poules d’une espèceparticulièrement productive. Le verger était très bien tenu.Partout se remarquaient la solidité, la propreté, l’ordre. PiotrNikolaievitch se réjouissait en regardant sa propriété, et étaitfier d’avoir obtenu tout cela sans oppresser les paysans, mais, aucontraire, en se montrant d’une stricte équité envers lapopulation. Même parmi les gentilshommes, il était tenu plutôt pourlibéral que pour conservateur, et prenait la défense du peuplecontre les partisans du régime de servage&|160;: «&|160;Sois bonavec eux, et ils seront bons.&|160;» Il est vrai qu’il nepardonnait pas facilement les manquements des ouvriers&|160;;parfois lui-même les stimulait, était exigeant pour le travail,mais, en revanche, les logements et la nourriture étaient toujoursirréprochables, les salaires étaient payés régulièrement, et lesjours de fête, il leur distribuait de l’eau-de-vie.

Marchant avec précaution sur la neige fondue –on était en février – Piotr Nikolaievitch se dirigea vers l’isba oùlogeaient les ouvriers, près de l’écurie. Il faisait encore trèsnoir, surtout à cause du brouillard, mais des fenêtres de l’isbades ouvriers on apercevait la lumière. Les ouvriers étaient levés.Il avait l’intention de les presser un peu&|160;; ils devaient,avec six chevaux, aller chercher du bois dans la forêt.

«&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?&|160;»pensa-t-il en remarquant que la porte de l’écurie étaitouverte.

–&|160;Holà&|160;! Qui est là&|160;?

Personne ne répondit. Piotr Nikolaievitchentra dans l’écurie. – Holà&|160;! Qui est là&|160;? – Encore pointde réponse. Il faisait noir&|160;; sous les pieds, c’était humide,et ça sentait le fumier, et à droite de la porte, dans le boc, setrouvait une paire de jeunes chevaux. Piotr Nikolaievitch allongeala main. C’était vide. Il essaya de toucher du pied&|160;:«&|160;Ils sont peut-être couchés.&|160;» Le pied ne rencontrarien. «&|160;Où donc les ont-ils mis&|160;? pensa-t-il. – Ils n’ontpas attelé, tous les traîneaux sont encore dehors.&|160;»

Piotr Nikolaievitch sortit de l’écurie etappela à haute voix&|160;: – Hé&|160;! Stepan&|160;!

Stepan était le chef ouvrier. Justement ilsortit de l’isba.

–&|160;Voilà&|160;! Hon&|160;! réponditgaiement Stepan. – C’est vous, Piotr Nikolaievitch&|160;? Lescamarades viennent tout de suite.

–&|160;Que se passe-t-il chez vous&|160;?…L’écurie est ouverte.

–&|160;L’écurie&|160;? Comprends pas…Hé&|160;! Prochka&|160;! Apporte la lanterne&|160;!

Prochka accourut avec la lanterne. On pénétradans l’écurie. Stepan comprit aussitôt.

–&|160;Les voleurs étaient ici, PiotrNikolaievitch&|160;! Le cadenas a été arraché.

–&|160;Tu mens&|160;!

–&|160;Des brigands sont venus… Machka n’estplus là&|160;; ni l’Épervier… Non, l’Épervier est ici… Mais il n’ya pas Piostri, ni le Beau…

Trois chevaux manquaient. Piotr Nikolaievitchne dit rien&|160;; il fronça les sourcils et respiralourdement.

–&|160;Ah&|160;! s’il tombe sous mamain&|160;!… Qui était de garde&|160;?

–&|160;Petka. Il se sera endormi.

Piotr Nikolaievitch déposa une plainte à lapolice, ainsi qu’au chef du district. Il envoya ses paysans à larecherche, de tous côtés. On ne retrouva pas les chevaux.

–&|160;Quelle sale engeance&|160;! disaitPiotr Nikolaievitch.

–&|160;Que m’ont-ils fait&|160;! Et pourtantétais-je assez bon pour eux&|160;! Attendez, brigands&|160;!… Tousdes brigands&|160;! Désormais je me conduirai autrement avecvous&|160;!

&|160;

X

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Et les chevaux, les trois chevaux volés,avaient reçu chacun leur destination&|160;: Machka avait été venduà des Bohémiens pour 18 roubles&|160;; Piostri avait été échangécontre un autre cheval à un paysan qui habitait à quarante verstesde là. Quant au Beau, on l’avait tellement esquinté qu’il fallutl’abattre, et sa peau fut vendue pour trois roubles.

L’organisateur de cette razzia était IvanMironoff. Il avait été en service chez Piotr Nikolaievitch etconnaissait toutes les habitudes de ce dernier. Ayant résolu derentrer dans son argent, il avait organisé ce coup.

Depuis sa malchance avec le faux coupon, IvanMironoff s’était mis à boire, et il eût vendu tout ce qu’il y avaità la maison si sa femme n’eût caché de lui les habits et tout cequ’on pouvait vendre.

Tout le temps qu’il était ivre, Ivan Mironoffne cessait de penser non seulement à l’homme qui l’avait trompé,mais à tous les messieurs qui ne vivent qu’en volant le simplepeuple. Une fois qu’il s’était arrêté à boire avec des paysans desenvirons de Podolsk, ceux-ci, étant ivres, lui racontèrent qu’ilsavaient volé des chevaux à un paysan. Ivan Mironoff se mit à lesinvectiver parce qu’ils avaient volé un paysan. – «&|160;C’est unpéché, disait-il. – Pour un paysan le cheval est comme un frère. Ettoi, tu le prives de tout. Si l’on vole, alors ce sont les maîtresqu’il faut voler&|160;; les chiens ne méritent pasdavantage.&|160;»

La conversation se poursuivit, et les paysansde Podolsk objectèrent que c’est difficile de voler des chevauxchez les propriétaires, car il faut pour cela connaître toutes lesissues, et que si l’on n’a personne sur place on ne peut rienfaire. Alors Ivan Mironoff se rappela Sventitzky, chez qui il avaittravaillé un certain temps. Il se rappela que Sventitzky lui avaitretenu un rouble cinquante pour un objet cassé. Il se rappela leschevaux, qu’il employait au travail.

Sous prétexte de se faire embaucher, mais enréalité afin de bien voir tout et d’apprendre ce qu’il avait besoinde savoir, Ivan Mironoff alla chez Sventitzky. Ayant appris tout cequi l’intéressait&|160;: qu’il n’y avait pas de gardien, et que leschevaux restaient à l’écurie, il amena les voleurs et manigançatoute l’affaire.

Après avoir partagé le butin avec les paysansde Podolsk, Ivan Mironoff, ayant cinq roubles en poche, retourna àla maison. Là, il n’y avait rien à faire&|160;; il n’avait plus decheval&|160;; et depuis ce moment Ivan Mironoff s’aboucha avec lesvoleurs de chevaux et les Bohémiens.

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XI

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Piotr Nikolaievitch Sventitzky faisait toutson possible pour trouver le voleur. Sans la complicité dequelqu’un de la maison, le coup n’aurait pu se faire. Alors ilcommença à soupçonner son personnel, et se mit à interroger lesdomestiques pour savoir qui, cette nuit-là, avait découché. Ilapprit que Prochka Nikolaieff n’avait pas couché à la maison.Prochka était un jeune garçon, récemment libéré du servicemilitaire, un beau soldat, habile, que Piotr Nikolaievitch avaitgagé pour être cocher.

L’inspecteur de police était un ami de PiotrNikolaievitch, et celui-ci connaissait également le chef de policedu district, le maréchal de la noblesse et le juge d’instruction.Tous ces personnages venaient chez lui le jour de sa fête etconnaissaient bien ses bonnes liqueurs et ses champignons marinés.Tous s’intéressaient à son histoire et tâchaient de l’aider.

–&|160;Voilà, vous défendez les paysans,disait l’inspecteur de police. Croyez-moi&|160;: ils sont pires queles bêtes. Sans le fouet et le bâton on n’en peut rien faire…Alors, vous dites, Prochka… Celui que vous employez commecocher&|160;?

–&|160;Oui, lui.

–&|160;Faites-le appeler.

On appela Prochka et son interrogatoirecommença&|160;:

–&|160;Où étais-tu&|160;?

Prochka secoua ses cheveux et une flamme parutdans ses yeux.

–&|160;À la maison.

–&|160;Comment à la maison&|160;! Tous lesdomestiques disent que tu as découché.

–&|160;C’est comme vous voulez.

–&|160;Mais il ne s’agit pas de vouloir.Voyons, où étais-tu&|160;?

–&|160;À la maison.

–&|160;C’est bien. Agent&|160;! mène-le auposte.

–&|160;C’est comme vous voulez.

Et Prochka n’avoua pas où il était parce qu’ilavait passé la nuit chez son amie Parasha, laquelle lui avait faitpromettre de ne pas la trahir. Et il ne la trahit point. Il n’yavait pas de preuves, on le relâcha. Mais Piotr Nikolaievitchdemeurait convaincu que tout cela était son œuvre. Et il ressentitde la haine pour lui.

Prochka, comme c’était son habitude, prit àl’auberge deux mesures d’avoine, donna aux chevaux une mesure etdemie, puis vendit l’autre demi-mesure et dépensa l’argent à boire.Piotr Nikolaievitch ayant appris cela, déposa une plainte au jugede paix.

Le juge de paix condamna Prochka à trois moisde prison. Prochka était orgueilleux. Il se croyait supérieur auxautres, et était fier de sa personne. La prison l’humilia. Il nepouvait plus s’enorgueillir devant les gens, et, d’un coup, selaissa aller. Au sortir de la prison, Prochka retourna chez luimoins irrité contre Piotr Nikolaievitch que contre tout lemonde.

Prochka, après la prison, au dire de tous, selaissa aller et devint paresseux, se mit à boire&|160;; enfin, peuaprès, il fut pris volant des habits, chez une femme. Et denouveau, il fut jeté en prison. Pour ce qui était de ses chevaux,Piotr Nikolaievitch apprit seulement qu’on avait retrouvé la peaudu hongre, et cette impunité des coupables l’agaçait de plus enplus. Maintenant il ne pouvait plus voir sans colère les paysans,ni même parler d’eux&|160;; et chaque fois qu’il le pouvait, il nemanquait pas de leur nuire.

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XII

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Depuis qu’il s’était débarrassé du coupon,Eugène Mikhaïlovitch avait cessé d’y penser&|160;; mais sa femmeMarie Vassilievna ne pouvait pas se pardonner de s’être laisséerouler ainsi, pas plus qu’elle ne pardonnait à son mari les parolescruelles qu’il lui avait dites, ni aux deux jeunes gens de l’avoirtrompée aussi habilement. À dater du jour où elle avait été ainsiattrapée, elle regarda attentivement tous les lycéens. Une foiselle rencontra Makhine, mais elle ne le reconnut pas, parce quecelui-ci, en l’apercevant, avait fait une telle grimace que sonvisage en avait été tout changé. Mais, deux semaines aprèsl’évènement, elle se rencontra nez à nez, sur le trottoir, avecMitia Smokovnikoff.

Elle le reconnut aussitôt. Elle le laissapasser, puis, rebroussant chemin, elle le suivit pas à pas. Ellearriva ainsi jusqu’au domicile du lycéen et apprit qui ilétait.

Le lendemain elle se rendit au lycée, et, dansle vestibule, rencontra l’aumônier, Mikhaïl Wedensky. Il luidemanda ce qu’elle désirait. Elle répondit qu’elle désirerait voirle proviseur.

–&|160;Le proviseur n’est pas ici. Il estsouffrant. Peut-être puis-je vous être utile et lui transmettrevotre requête.

Marie Vassilievna résolut de tout raconter àl’aumônier. L’aumônier était un homme très ambitieux, veuf. Encorel’année précédente il s’était rencontré dans une société avecSmokovnikoff père, et, avec lui, avait engagé une conversation surla religion. Smokovnikoff l’avait battu sur tous les points etavait amusé la société à ses dépens. Alors Wedensky avait résolu desurveiller le fils d’une façon toute particulière, et ayant trouvéen lui la même indifférence religieuse qu’en son mécréant de père,il s’était mis à le persécuter et même lui avait donné une mauvaisenote à l’examen.

En apprenant par Marie Vassilievna l’acte dujeune Smokovnikoff, Wedensky ne put pas n’en point avoir deplaisir. Il trouva dans ce cas la confirmation de sa conviction del’immoralité des hommes privés de la direction de l’Église. Ilrésolut de profiter de cette circonstance pour montrer, comme ilvoulait s’en convaincre, le danger que courent tous ceux quis’éloignent de l’Église. Mais au fond de son âme il était contentde se venger de l’orgueilleux athée.

–&|160;Oui… c’est triste, très triste, disaitle père Mikhaïl Wedensky, en caressant de la main la grande croixqui pendait sur sa poitrine. – Je suis très heureux que ce soit àmoi que vous ayez confié cela. En ma qualité de serviteur del’Église je veillerai à ne pas laisser le jeune homme sansremontrances, tout en tâchant d’adoucir le plus possible lechâtiment…

«&|160;Oui, j’agirai comme il convient à monministère&|160;», se disait le père Mikhaïl, pensant avoircomplètement oublié l’hostilité de Smokovnikoff envers lui, etconvaincu de n’avoir pour but que le bien et le salut du jeunehomme.

Le lendemain, pendant le cours d’instructionreligieuse, le père Mikhaïl raconta aux lycéens toute l’histoire dufaux coupon et leur apprit que le coupable était un lycéen.

–&|160;C’est un acte mauvais, honteux, leurdit-il. Mais la dissimulation est pire encore. S’il est vrai que lecoupable est l’un de vous, alors mieux vaut pour lui se repentirque de celer sa faute.

En prononçant ces paroles, le père Mikhaïlregardait fixement Mitia Smokovnikoff. Les lycéens, suivant sonregard, se tournèrent aussi vers Smokovnikoff. Mitia rougit, devinten sueur, enfin se mit à pleurer et quitta la classe.

La mère de Mitia, ayant appris cela, amena sonfils à lui tout avouer, et, aussitôt, courut au magasind’accessoires pour photographie. Elle paya les douze roublescinquante à la patronne et lui fit promettre de tenir secret le nomdu lycéen&|160;; quant à son fils, elle lui ordonna de nier tout,et, en aucun cas, de n’avouer à son père.

En effet, quand Fédor Mikhaïlovitch apprit cequi s’était passé au lycée, et que son fils, appelé par lui, eutnié tout, il se rendit chez le proviseur, lui raconta ce quis’était passé, lui déclara que l’acte de l’aumônier étaitinqualifiable et qu’il ne le laisserait pas passer ainsi. Leproviseur fit appeler l’aumônier, et entre lui et FédorMikhaïlovitch eut lieu une très violente explication.

–&|160;Une femme stupide a calomnié mon fils,du reste, elle-même a ensuite retiré ses propos, et vous n’aveztrouvé rien de mieux que de calomnier un garçon honnête,sincère&|160;!…

–&|160;Je ne l’ai pas calomnié, et je ne vouspermettrai pas de parler ainsi… Vous oubliez l’habit que jeporte…

–&|160;Je m’en moque de votre habit&|160;!

–&|160;Vos opinions subversives sont connuesde toute la ville…, dit le prêtre, dont le menton, en tremblant,faisait remuer la barbiche.

–&|160;Messieurs&|160;!… Mon père&|160;!…prononçait le proviseur, en essayant de les calmer&|160;; mais ilne pouvait les mettre à la raison.

–&|160;Mon ministère m’impose le devoir deveiller à l’éducation religieuse et morale…

–&|160;Assez de mensonges&|160;! Est-ce que jene sais pas que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable&|160;!

–&|160;Je trouve indigne de moi de causer avecun homme tel que vous… prononça le père Mikhaïl, blessé par ladernière réflexion de Smokovnikoff, et surtout parce qu’elle étaitjuste. Il avait terminé les cours de la faculté de théologie, c’estpourquoi, depuis longtemps, il ne croyait pas en ce qu’ilenseignait et confessait. Il ne croyait qu’une chose&|160;: que leshommes doivent s’efforcer à croire en ce que lui-même s’efforçaitde leur faire croire.

Smokovnikoff n’était pas tant révolté del’acte de l’aumônier, que de ce qu’il voyait là une preuveéclatante de cette influence cléricale qui commence à se développerchez nous. Et, à tout le monde, il racontait cette histoire.

Quant au père Wedensky, devant lesmanifestations du nihilisme et de l’athéisme, non seulement de lajeune génération, mais de la vieille, il se convainquit de plus enplus de la nécessité de lutter contre cela. Plus il blâmaitl’impiété de Smokovnikoff et de ses semblables, plus il se sentaitconvaincu de la vérité et de la solidité de sa religion, et moinsil sentait le besoin de la contrôler et de la mettre d’accord avecsa vie. Sa religion – reconnue par tous ceux qui l’entouraient –était pour lui l’arme principale de la lutte contre sesennemis.

Ces pensées, provoquées par son altercationavec Smokovnikoff, jointes aux ennuis administratifs qui enrésultèrent pour lui, c’est-à-dire, observations et blâme de seschefs, l’amenèrent à prendre une décision à laquelle il pensaitdepuis longtemps, surtout depuis la mort de sa femme. Il résolut dedevenir moine et de choisir la voie suivie par quelques-uns de sescondisciples de la faculté dont l’un était déjà archevêque etl’autre archiprêtre en attendant le premier évêché vacant.

À la fin de l’année scolaire Wedensky quittale lycée, devint moine sous le nom de Missaïl et bientôt fut nommérecteur d’un séminaire, dans une ville de la Volga.

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XIII

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Vassili le portier cheminait sur lagrand-route, se dirigeant vers le Midi. Pendant la journée ilmarchait, et, la nuit, l’agent de police locale lui remettait unbillet de logement. Partout on lui donnait du pain et, parfois, onl’invitait à se mettre à table pour souper.

Dans un village du gouvernement d’Orel, où ilpassait la nuit, on l’informa qu’un marchand qui avait affermé unverger, chez un propriétaire, cherchait des hommes pour le garder.Vassili en avait assez de mendier, et n’avait pas envie deretourner à la maison. Il alla trouver le jardinier et se louacomme garde pour cinq roubles par mois.

La vie dans la hutte, surtout quand les fruitscommencèrent à mûrir et qu’on apporta de la grange du maître, pourles gardiens, de grandes brassées de paille fraîche, plaisaitbeaucoup à Vassili. Toute la journée il restait couché sur lapaille fraîche, parfumée, près des tas de pommes d’été et d’hiverencore plus parfumées que la paille, et, tout en sifflotant etchantant il regardait si les enfants n’avaient pas pris quelquepart des pommes. Vassili était un maître en fait de chansons. Ilavait une belle voix. Des femmes, des jeunes filles, venaient de lacampagne chercher des pommes. Vassili plaisantait avec elles. Àcelles qui lui plaisaient il donnait plus ou moins de pommes enéchange d’œufs ou de kopecks, puis se recouchait. Il ne se levaitque pour aller déjeuner, dîner ou souper. Il n’avait qu’une seulechemise, en indienne rose, et encore toute trouée. Ses piedsétaient complètement nus, mais son corps était robuste, sain, etquand on retirait du feu le pot de kacha, Vassili en mangeait pourtrois, ce qui faisait l’admiration du vieux gardien. Durant lanuit, Vassili ne dormait pas&|160;; il sifflotait ou poussait descris aigus&|160;; et, dans l’obscurité, il voyait très loin, commeun chat.

Une fois des garçons vinrent de la ville pourvoler des pommes. Vassili s’approcha à pas de loup et se jeta sureux. Ils essayèrent de le renverser, mais ce fut lui le plusfort&|160;; tous s’enfuirent, sauf un qu’il retint, amena dans lahutte et remit au patron.

La première hutte qu’avait eue Vassili étaitdans le jardin, plus loin&|160;; la deuxième, quand les poiresfurent enlevées, était à quarante pas de la maison du maître. Danscette hutte Vassili était encore plus gai. Toute la journée ilvoyait comment les messieurs et les demoiselles s’amusaient,allaient se promener le soir et la nuit, jouaient du piano, duviolon, chantaient, dansaient. Il voyait comment les demoiselles,assises sur le rebord des fenêtres avec des étudiants, fleuretaientavec eux, et, ensuite, allaient se promener par couples dans lessombres allées de tilleuls où la lumière de la lune ne pénétraitque par raies et par taches.

Il voyait les domestiques courir avec desvictuailles et des boissons, tous&|160;: cuisiniers, intendant,blanchisseuses, jardiniers, cochers, ne travaillant que pournourrir, servir les maîtres et faciliter leurs agréments.

Quelquefois des jeunes maîtres venaient danssa hutte&|160;; il leur choisissait les meilleures pommes, rouges,juteuses, et les demoiselles, en les croquant à pleines dents,disaient qu’elles étaient bonnes, puis faisaient une remarquequelconque. Vassili comprenait qu’on parlait de lui en français,après quoi, on lui demandait de chanter.

Et Vassili admirait cette vie, se rappelant savie à Moscou&|160;; et l’idée que tout vient de l’argent luitrottait de plus en plus dans la tête. Vassili se demandait de plusen plus souvent comment faire pour posséder d’un coup le plusd’argent possible. Il commença à se remémorer comment, autrefois,il profitait des occasions, et il décida qu’il ne fallait pas s’yprendre ainsi, qu’il ne fallait pas faire comme autrefois, attraperce qui est mal gardé, mais qu’il fallait combiner tout d’avance, serenseigner, et agir proprement, sans laisser aucune trace.

Vers Noël on ramassa les dernières pommes. Lepatron fit un grand bénéfice, récompensa tous les gardiens, parmilesquels Vassili, et les remercia. Vassili s’habilla, le jeunemaître lui avait donné un veston et un chapeau, et n’alla pas à lamaison. Il était dégoûté à l’idée de la vie rurale des paysans, etil retourna en ville en compagnie des soldats qui avaient gardé leverger avec lui, et qui s’enivraient. En ville, il décida, la nuitvenue, de fracturer et piller le magasin du marchand chez qui ilavait travaillé déjà, et qui l’avait battu et chassé sans le payer.Il connaissait toutes les issues, et savait où était l’argent. Ilfit faire le guet par un soldat, et lui-même, fracturant la portecochère, entra et prit tout l’argent. Le vol avait été faitartistement&|160;: il n’y avait aucune trace. Vassili s’étaitemparé de trois cent soixante-dix roubles&|160;; il en donna cent àson compagnon&|160;; avec le reste il se rendit dans une autreville, et là fit la noce avec des camarades et des filles.

Les agents de police le surveillèrent, et illui restait très peu d’argent quand on l’arrêta et le mit enprison.

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XIV

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À dater de cette époque, Ivan Mironoff devintun voleur de chevaux très habile et très audacieux. Afimia, safemme, qui autrefois l’injuriait pour son manque de savoir-faire,maintenant se montrait heureuse et fière de son mari qui avait unepelisse de peau de mouton, tandis qu’elle-même possédait unedemi-pelisse et une pelisse neuve.

Dans le village et les alentours, toussavaient que pas un seul vol de chevaux n’avait lieu sans qu’il yprît part, mais ils n’osaient pas le dénoncer, et quand parfois lessoupçons tombaient sur lui, il savait en sortir pur et innocent.Son dernier vol avait été celui de Kolotovka. Quand il en avait lapossibilité, Ivan Mironoff choisissait sa victime, et, depréférence, il volait chez les propriétaires et les marchands. Maischez les propriétaires et les marchands c’était difficile, et quandil ne réussissait pas chez ceux-ci, il se rabattait sur lespaysans. C’était ainsi qu’à Kolotovka, une nuit, il avait dérobé auhasard des chevaux qui étaient au pâturage. Il n’avait pas fait lecoup en personne, mais l’avait fait faire par Guérassim, un trèshabile larron. Les paysans n’avaient remarqué le vol qu’à l’aube,et, aussitôt, s’étaient lancés à la recherche sur les routes,tandis que les chevaux se trouvaient dans le fossé de la forêtappartenant à l’État. Ivan Mironoff se proposait de les garder icijusqu’à la nuit prochaine, et alors de filer avec eux chez unportier qu’il connaissait et qui habitait à cent verstes de là.Ivan Mironoff se rendit dans la forêt, pour porter à Guérassim desbiscuits et de l’eau-de-vie, et pour retourner à la maison, prit unsentier où il espérait ne rencontrer personne. Malheureusement pourlui, il rencontra le garde, un soldat.

–&|160;Est-ce que tu viens de chercher deschampignons&|160;? lui demanda le soldat.

–&|160;Oui, mais cette fois je n’en ai pastrouvé, répondit Ivan Mironoff en montrant son panier, qu’il avaitpris pour l’occasion.

–&|160;Oui, cet été il n’y a pas beaucoup dechampignons, reprit le soldat. Il resta un moment immobile,paraissant réfléchir, puis s’éloigna.

Le garde ne trouvait pas cela très naturel.Ivan Mironoff n’avait pas besoin d’aller si matin dans la forêt del’État. Le soldat retourna sur ses pas et se mit à fouiller laforêt. Près du fossé il entendit l’ébrouement des chevaux, et, toutdoucement, se dirigea vers l’endroit d’où venait le bruit. Dans lefossé la terre était piétinée&|160;; et, par places, se marquait ducrottin de cheval. Un peu plus loin, Guérassim, assis, mangeaitquelque chose. Les chevaux étaient attachés à un arbre.

Le garde courut au village, alla prévenir lestaroste, le chef de police, et l’on prit deux témoins. De troiscôtés ils s’approchèrent de l’endroit où se tenait Guérassim etl’arrêtèrent. Guérassim ne nia point, et, aussitôt, étant ivre,avoua tout. Il raconta qu’Ivan Mironoff l’avait fait boire, puisl’avait poussé à faire le coup, et qu’il devait, aujourd’hui même,venir chercher les chevaux dans la forêt.

Les paysans laissèrent dans la forêt Guérassimet les chevaux&|160;; puis ils organisèrent un traquenard etattendirent Ivan Mironoff. Quand la nuit fut venue, on entendit unsifflement auquel répondit Guérassim. Aussitôt qu’Ivan Mironoffdescendit le talus, on se jeta sur lui et on l’emmena auvillage.

Le matin, une grande foule s’assembla devantla chancellerie du village. On amena Ivan Mironoff et l’on se mit àl’interroger. Ce fut Stepan Pelaguschkine, un haut paysan maigre,aux longs bras, au nez aquilin, autrefois scribe du village, qui,le premier, commença l’interrogatoire. Stepan, paysan célibataire,avait fait son service militaire. Il s’était séparé de son frère,et à peine commençait-il à se tirer d’affaire qu’on lui avait voléun cheval. Après deux années de travail dans les mines il avait pus’acheter encore deux chevaux. Ivan Mironoff les lui avait voléstous deux.

–&|160;Dis, où sont mes chevaux&|160;! s’écriaStepan, pâle de colère, en regardant sombrement tantôt le sol,tantôt le visage d’Ivan Mironoff.

Ivan Mironoff nia, alors Stepan lui donna uncoup dans le visage, lui écrasant le nez d’où le sang coula.

–&|160;Dis ou je te tue&|160;!

Ivan Mironoff penchait la tête et setaisait…

Stepan le frappa de sa longue main une foisencore, puis une autre. Ivan Mironoff se taisait toujours, rejetantsa tête tantôt à droite, tantôt à gauche.

–&|160;Frappez-le tous&|160;! s’écria lestaroste.

Et tous se mirent à le frapper. Ivan Mironofftomba et leur cria&|160;:

–&|160;Barbares&|160;! Maudits&|160;! Frappezà mort, je ne vous crains pas&|160;!

Alors Stepan saisit une des pierres quiétaient préparées et, d’un coup, lui brisa le crâne.

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XV

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On jugea les meurtriers d’Ivan Mironoff, aunombre desquels était Stepan Pelaguschkine. L’accusation pesaitplus fortement sur lui parce que tous les témoins étaient d’accordque c’était lui qui avait, d’un coup de pierre, fracassé la têted’Ivan Mironoff. Stepan ne dissimula rien à ses juges. Il expliquaque la fois qu’on lui avait volé sa dernière paire de chevaux, ilétait allé le déclarer à la police et qu’il eût été facile alors deretrouver les traces des tziganes, mais que le commissaire n’avaitvoulu ni l’entendre ni le recevoir et n’avait ordonné aucunerecherche.

–&|160;Que pouvons-nous faire avec un hommepareil&|160;? Il nous a ruinés&|160;!

–&|160;Pourquoi les autres n’ont-ils pasfrappé, et avez-vous été seul à le faire&|160;? lui demanda leprocureur.

–&|160;Ce n’est pas vrai&|160;! Tousfrappaient. Toute la commune avait décidé de le tuer. Moi je n’aifait que l’achever. Pourquoi le faire souffririnutilement&|160;?

Ce qui surprenait le juge en Stepan, c’étaitle calme absolu avec lequel il racontait comment on avait frappéIvan Mironoff et comment il l’avait achevé. Stepan, en effet, nevoyait en ce meurtre rien de terrible. Étant au régiment, il luiétait arrivé de faire partie d’un peloton d’exécution et defusiller un soldat, et alors, comme dans le meurtre d’IvanMironoff, il n’avait vu là rien de terrible. On a tué, et voilàtout. Aujourd’hui son tour, demain le mien.

Stepan n’eut qu’une condamnation légère&|160;:un an de prison. On lui enleva son habit de paysan, que l’on rangeasous un numéro dans le dépôt de la prison, et on lui fit mettre lacapote et les chaussons des prisonniers. Stepan n’avait jamais eubeaucoup de respect pour les autorités, mais à présent, ilacquérait la conviction intime que toutes les autorités, tous lesmessieurs, sauf le Tzar qui seul est juste et a pitié du peuple,que tous ne sont que des brigands qui vivent du sang du peuple. Lesrécits des déportés et des forçats avec lesquels il se liait dansla prison, confirmaient cette opinion. L’un était condamné au bagneparce qu’il avait dénoncé la concussion des autorités&|160;;l’autre parce qu’il avait frappé un chef qui avait saisi,injustement, le bien des paysans&|160;; un troisième parce qu’ilavait fait de faux billets. Les messieurs, les marchands, pouvaientfaire n’importe quoi, tout leur était permis, mais un paysan, unmiséreux, pour un rien était envoyé nourrir les poux en prison.

Sa femme vint le voir plusieurs fois enprison. Sans lui, tout allait mal, et, pour comble, un incendie laruina complètement, de sorte qu’elle dut aller mendier avec sesenfants. Les malheurs de sa famille accrurent encore l’irritationde Stepan. En prison il était méchant avec tous, et, une fois, ilfaillit tuer avec une hache le cuisinier. Pour ce fait on prolongeasa peine d’une année. Au cours de cette année il apprit que safemme était morte et que sa maison avait été détruite…

Quand son temps de prison fut terminé, onappela Stepan au dépôt, on prit sur un rayon l’habit dans lequel ilétait venu, et on le lui remit.

–&|160;Où irai-je&|160;? dit-il au surveillanten s’habillant.

–&|160;À la maison, naturellement.

–&|160;Je n’ai plus de maison. Probable qu’ilme faudra aller sur la grand-route, voler les passants.

–&|160;Si tu voles, tu viendras de nouveauchez nous.

–&|160;Il arrivera ce qu’il arrivera.

Et Stepan partit. Cependant il prit le cheminde sa maison. Il n’avait plus où aller. Avant d’arriver à sademeure, il demanda à passer la nuit dans une auberge qu’ilconnaissait. Cette auberge appartenait à un bourgeois de Vladimir,un gros homme ventru. Il connaissait Stepan. Il savait qu’il avaitété envoyé en prison par malheur, et il le laissa passer la nuitchez lui.

L’aubergiste était riche. Il avait enlevé lafemme d’un paysan du voisinage et vivait avec elle. Cette femmeétait à la fois maîtresse et servante.

Stepan savait tout cela. Il savait que cerichard avait offensé les paysans, que cette vilaine femme avaitquitté son mari, et maintenant, bien habillée, tout en sueur,assise devant le samovar, par faveur elle servait aussi du thé àStepan. Il n’y avait pas de passants. On laissa Stepan coucher dansla cuisine. Matriona, après avoir tout rangé, se retira dans sachambre. Stepan se coucha sur le poêle, mais il ne pouvaits’endormir et faisait craquer sous lui les allumes qui séchaientsur le poêle. Le gros ventre du propriétaire de l’auberge quisaillait au-dessus de la ceinture de sa blouse maintes fois lavéeet passée, ne lui sortait pas de la tête. Il était hanté par lapensée de frapper ce ventre avec un couteau, et d’en faire sortirla graisse. Et de même pour la femme. Tantôt il se disait&|160;:«&|160;Que le diable les emporte&|160;! Je partiraidemain&|160;»&|160;; tantôt il se rappelait Ivan Mironoff, et denouveau pensait au ventre du bourgeois et à la gorge blanche, ensueur, de Matriona. «&|160;Si tuer, il faut les tuer tousdeux.&|160;» Le second chant du coq se fit entendre. «&|160;Siagir, il faut agir maintenant, autrement le jour viendra.&|160;».Le soir encore, il avait remarqué où se trouvaient le couteau et lahache. Il descendit du poêle, prit la hache et le couteau et sortitde la cuisine. Aussitôt derrière la porte s’entendit le bruit duloqueteau. Le propriétaire de l’auberge parut. Stepan fit non cequ’il avait décidé, il n’eut pas le temps d’employer le couteau,mais, brandissant la hache, il frappa à la tête. Le bourgeois seretint au chambranle de la porte, puis tomba sur le sol.

Stepan entra dans la chambre. Matriona bondit,et, en chemise, se tint près du lit. Avec la même hache, Stepan latua.

Ensuite il alluma la chandelle, prit l’argentde la caisse et s’en alla.

&|160;

XVI

&|160;

Dans un chef-lieu de district vivait, dans unedemeure éloignée de toute habitation, un vieillard ivrogne, unancien fonctionnaire, avec ses deux filles et son gendre. La fillemariée buvait aussi et menait une vie très mauvaise. La filleaînée, une veuve, Marie Sémionovna, était une femme de cinquanteans, maigre, ridée, qui les entretenait tous. Elle avait unepension de deux cent cinquante roubles, et avec cet argent toute lafamille vivait. Marie Sémionovna était la seule personne de lamaison qui travaillât. Elle soignait le vieux père faible etivrogne, et l’enfant de sa sœur&|160;; elle faisait la cuisine,lavait le linge, et, comme il arrive toujours, on laissait toutretomber sur elle, et c’était elle que tous trois injuriaient, etmême son beau-frère, étant ivre, allait jusqu’à la battre. Ellesupportait tout en silence, avec résignation, et aussi, comme ilarrive toujours, plus elle avait à faire, plus elle faisait. Ellevenait en aide aux pauvres, se privait de tout, donnait sesvêtements, soignait et secourait les malades.

Une fois le tailleur du village, un boiteux,vint travailler chez Marie Sémionovna. Il retournait la poddiovkadu vieillard et recouvrait de drap neuf la pelisse de MarieSémionovna, qu’elle mettait pour aller l’hiver au marché.

Le tailleur boiteux était un homme trèsintelligent et observateur. Dans son métier il voyait beaucoup demonde, et à cause de son infirmité qui l’obligeait à restertoujours assis, il était enclin à réfléchir. Après la semainepassée à travailler chez Marie Sémionovna, il ne pouvait s’étonnerassez de sa vie. Un jour elle vint pour laver des serviettes dansla cuisine où il travaillait, et elle se mit à causer avec lui desa vie. Il raconta que son frère le maltraitait et qu’il s’étaitséparé de lui.

–&|160;Je pensais que cela serait mieux, etc’est toujours la même misère.

–&|160;Il vaut mieux ne pas changer et vivrecomme on vit, dit Marie Sémionovna&|160;; oui, vivre comme onvit.

–&|160;Je t’admire, Marie Sémionovna. Tu esseule pour t’occuper de toutes les affaires, pour les soigner tous,et je vois que tu n’as pas grand-chose de bon de leur part.

Marie Sémionovna ne répondit rien.

–&|160;Tu as probablement lu dans les livresqu’il y aura pour cela une récompense dans l’autre monde.

–&|160;Cela, nous ne le savons pas, dit MarieSémionovna&|160;; mais seulement il vaut mieux vivre ainsi.

–&|160;Est-ce qu’il y a cela dans leslivres&|160;?

–&|160;Oui, répondit-elle, il y a cela. Etelle lui lut, dans l’évangile, le Sermon sur la Montagne.

Le tailleur devint pensif, et quand il reçutson compte, il retourna chez lui toujours pensant à ce qu’il avaitvu chez Marie Sémionovna, à ce qu’elle lui avait dit et lui avaitlu.

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XVII

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Piotr Nikolaievitch était devenu autre enversle peuple, et le peuple était devenu autre envers lui. L’année nes’était pas écoulée qu’on lui avait coupé vingt-sept chênes etincendié une grange non assurée. Piotr Nikolaievitch décida qu’ilétait impossible de vivre avec les paysans d’ici.

Il se trouva que les Livensoff cherchaientalors un intendant pour leur propriété, et le maréchal de lanoblesse leur recommanda Piotr Nikolaievitch comme le meilleurpropriétaire du district. Le domaine des Livensoff était immensemais ne donnait pas de revenu&|160;: les paysans profitaient detout. Piotr Nikolaievitch se chargea de remettre tout en ordre, et,après avoir loué sa propriété, il partit avec sa femme dans lalointaine province du bassin de la Volga.

Piotr Nikolaievitch avait toujours aimél’ordre et la légalité, et maintenant plus que jamais il ne pouvaitadmettre que ces paysans grossiers et sauvages pussent,contrairement à la loi, accaparer une propriété qui ne leurappartenait pas. Il était heureux de l’occasion de leur donner uneleçon, et il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il fit mettre en prisonun paysan qui avait volé du bois&|160;; frappa fortement un autrequi n’avait pas garé sa charrette sur la route et n’avait passoulevé son bonnet. Au sujet de certaines prairies que les paysansconsidéraient comme leur appartenant, Piotr Nikolaievitch leurdéclara que s’ils y mettaient leur bétail, il le confisquerait.

Le printemps venu, les paysans lâchèrent leurbétail dans les prairies du maître, comme ils le faisaient lesannées précédentes. Piotr Nikolaievitch rassembla ses domestiqueset leur ordonna de chasser le bétail dans la cour du propriétaire.Les paysans travaillaient dans les champs, et les domestiques,malgré les cris des femmes, s’emparèrent du bétail.

En rentrant du travail, les paysans vinrentensemble dans la cour du propriétaire et exigèrent qu’on leurrendît le bétail. Piotr Nikolaievitch s’avança à leur rencontre lefusil derrière l’épaule (il rentrait de l’inspection). Il leurdéclara qu’il ne rendrait le bétail que moyennant paiement decinquante kopecks par bête à cornes et vingt kopecks par mouton.Les paysans se mirent à crier que les prairies étaient à eux, queleurs pères et leurs grands-pères les possédaient, et qu’iln’existait pas de loi permettant de s’emparer du bétaild’autrui.

–&|160;Rends le bétail, sans quoi, ça iramal&|160;! dit un vieillard en s’avançant vers PiotrNikolaievitch.

–&|160;Qu’est-ce qui ira mal&|160;? s’écriacelui-ci tout pâle, en s’approchant du vieillard.

–&|160;Donne le bétail, crapule&|160;! Ne nousoblige pas à pécher.

–&|160;Quoi&|160;! s’écria PiotrNikolaievitch. Et il frappa le vieillard au visage.

–&|160;Tu n’as pas le droit de battre&|160;!Amis&|160;! prenons le bétail par force&|160;!

Piotr Nikolaievitch voulut s’en aller, mais onne le laissa point partir. Il voulut se frayer un chemin. Son fusilpartit, tuant un paysan. Une mêlée épouvantable s’ensuivit. Harceléde toutes parts, au bout de cinq minutes, le corps écrasé de PiotrNikolaievitch était jeté dans le ravin.

Les meurtriers furent jugés par le conseil deguerre et deux d’entre eux étaient condamnés à la pendaison.

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XVIII

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Le tailleur était d’un village du gouvernementde Voronèje, dans le district de Zénilansk. Dans ce village cinqriches paysans louaient à un propriétaire, pour onze cents roubles,cent cinq déciatines d’une bonne terre grasse, noire comme dugoudron, et la sous-louaient aux paysans, aux uns à raison dedix-huit roubles la déciatine, de quinze roubles à d’autres, maispas moins de douze roubles. De la sorte ils avaient un bon profit.Les loueurs gardaient pour eux-mêmes cinq déciatines, et cetteterre ne leur coûtait rien. Un des cinq compagnons étant venu àmourir, les autres proposèrent au tailleur boiteux de s’adjoindre àeux.

Quand il fut question entre les loueurs de lafaçon de répartir la terre, le tailleur, qui avait cessé de boire,déclara qu’il fallait taxer tous également et donner à chaquesous-locataire ce qui devait lui revenir.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Mais, ne sommes-nous pas deschrétiens&|160;? C’est bon pour les messieurs&|160;; mais nousautres nous sommes des chrétiens. Il faut agir selon la volonté deDieu&|160;; telle est la loi du Christ.

–&|160;Où existe une loi pareille&|160;?

–&|160;Dans le livre de l’évangile. Venez chezmoi dimanche, je lirai et nous causerons.

Le dimanche, pas tous, mais trois se rendirentchez le tailleur, et il leur fit la lecture.

Il lut cinq chapitres de Matthieu&|160;; puisl’on se mit à discuter. Tous avaient écouté, mais seul IvanTchouieff s’était assimilé le texte, et assimilé de telle façonqu’il se mit à vivre en tout selon Dieu. Sa famille commençaégalement à vivre ainsi. Il renonça à toute terre superflue, negardant que sa part. Et chez le tailleur comme chez Ivan, des genscommencèrent à venir et à comprendre, et, ayant compris, ilscessaient de fumer, de boire, de s’injurier, et s’entraidaient lesuns les autres. Alors ils cessèrent d’aller à l’église, et remirentau pope les icônes. Dix-sept familles vécurent ainsi, en toutsoixante-cinq personnes. Le pope, pris de crainte, prévintl’archevêque. Celui-ci, après avoir réfléchi aux mesures à prendre,résolut d’envoyer dans le bourg l’archimandrite Missaïl, ancienaumônier de lycée.

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XIX

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L’archevêque, ayant invité Missaïl à s’asseoirprès de lui, se mit à lui raconter ce qui venait de se produiredans son diocèse.

–&|160;Tout cela est dû à la faiblessespirituelle et à l’ignorance. Toi, tu es un savant, et je comptesur toi. Va, réunis le peuple et explique-toi devant tous.

–&|160;Si votre Éminence me donne sabénédiction, je tâcherai de m’acquitter de ma mission, dit le pèreMissaïl. Il était heureux de cette mission. Tout ce qui pouvaitdémontrer qu’il croyait le réjouissait, et en exhortant les autresil se persuadait surtout à soi-même qu’il avait la foi.

–&|160;Tâche de réussir. Je souffre beaucouppour mes fidèles, dit l’archevêque, en prenant lentement de sesgrasses mains blanches le verre de thé que lui présentait lesacristain.

–&|160;Pourquoi n’y a-t-il qu’une sorte deconfiture&|160;? Apporte-m’en une autre, dit-il au sacristain. –Oui, cela me fait beaucoup, beaucoup de peine, s’adressa-t-il denouveau à Missaïl.

Missaïl était heureux de montrer son zèle.Mais, étant peu fortuné, il demanda l’argent nécessaire pour sesfrais de voyage, et, craignant l’opposition du peuple grossier, ildemanda encore qu’on obtienne que le Gouverneur mette à sadisposition la police locale, en cas de besoin. L’archevêque luiarrangea tout cela, et Missaïl, ayant, avec l’aide de sonsacristain et de sa cuisinière, préparé sa cantine et lesprovisions nécessaires pour aller dans un trou pareil, partit aulieu de sa destination.

En partant pour cette mission, Missaïléprouvait un sentiment agréable, la conscience de l’importance deson ministère, et avec cette conscience tous ses doutes en sa foicessèrent, et au contraire il se sentit convaincu de son entièrevérité.

Ses idées étaient occupées non de l’essence dela foi, il la prenait comme un axiome, mais à réfuter lesobjections faites à ses formes extérieures.

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XX

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Le pope du bourg et sa femme reçurent Missaïlavec beaucoup d’éclat, et, le lendemain de son arrivée, ilsréunirent le peuple à l’église.

Missaïl, en soutane de soie neuve, la croixsur la poitrine, les cheveux bien peignés, prit place sur l’ambon,ayant à côté de lui le pope, un peu plus loin les diacres et leschantres&|160;; des agents de police se tenaient près des porteslatérales. Les sectaires, en pelisses courtes et sales, vinrentaussi. Après un Te Deum, Missaïl fit un sermon dans lequel ilexhortait les dissidents à rentrer dans le sein de la mère Église,les menaçant de toutes les souffrances de l’enfer et promettant lepardon complet à ceux qui se repentiraient. Les sectaires setaisaient. Quand on se mit à les interroger, ils répondirent. Ilsexpliquèrent qu’ils s’étaient séparés principalement parce que dansl’Église on adore des dieux de bois, fabriqués avec les mains,alors que non seulement ce n’est pas dit dans l’Écriture, mais quedans les prophéties il y a le contraire. Quand Missaïl demanda àTchouieff s’il était vrai qu’ils appellent les saintes icônes, desplanches, Tchouieff répondit&|160;: «&|160;Mais retourne n’importelaquelle, tu verras toi-même.&|160;»

Quand on leur demanda pourquoi ils nes’adressaient pas au pope, ils répondirent qu’il est dit dansl’Écriture&|160;: Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement,tandis que les popes ne donnent leurs services que contre argent. Àtoutes les tentatives de Missaïl de s’appuyer sur la sainteÉcriture, le tailleur et Ivan objectèrent tranquillement, mais avecfermeté, en se basant sur l’Écriture qu’ils connaissaient trèsbien.

Missaïl se fâcha et menaça du pouvoir laïc. Àcela les sectaires répondirent qu’il est dit&|160;: On m’apersécuté et on vous persécutera.

Les choses en restèrent là, et tout semblaitdevoir bien se passer. Mais le lendemain, pendant la messe, Missaïlparla dans son sermon de la malfaisance des dissidents, qu’ildéclara dignes de tout châtiment, et le peuple, en sortant del’église, se mit à dire qu’il faudrait une bonne leçon aux athées,afin qu’ils ne troublent plus les gens. Et ce jour, pendant queMissaïl déjeunait de saumon et de lavaret, en compagnie du pope etd’un inspecteur venu de la ville, une bagarre avait lieu au bourg.Les fidèles orthodoxes s’étaient massés près de l’isba de Tchouieffet attendaient la sortie des sectaires pour les mettre à mal. Ilsétaient là une vingtaine de sectaires, hommes et femmes. Le sermonde Missaïl, l’attroupement des orthodoxes, et leurs parolesmenaçantes, firent naître chez les sectaires de mauvais sentimentsqu’ils n’avaient point auparavant. Le soir vint. Il était tempspour les femmes d’aller traire les vaches. Les orthodoxes étaienttoujours là et attendaient. Un garçon s’étant aventuré à sortir,ils le frappèrent et l’obligèrent à rentrer dans l’isba. Ondiscutait sur l’attitude à tenir, mais on ne tombait pas d’accord.Le tailleur disait qu’il fallait souffrir et ne pas se défendre.Tchouieff opinait que si on se laissait faire, eux tous seraienttués, et, s’armant du tisonnier, il sortit dans la rue.

–&|160;Eh bien, selon la loi de Moïse&|160;!s’écria-t-il, et il se mit à frapper les orthodoxes, et creva l’œilde l’un d’eux. Les autres sortirent de l’isba et retournèrent dansleurs demeures. Tchouieff fut jugé pour sa propagande et poursacrilège.

Quant au père Missaïl, on le récompensa et ilfut fait archimandrite.

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XXI

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Deux années auparavant, une belle et fortejeune fille, du type oriental, Tourtchaninova, était venue duterritoire des Cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les coursde l’Université. Cette jeune fille avait fait connaissance àPétersbourg de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix dugouvernement de Simbirsk, et l’avait aimé. Mais elle ne l’aimaitpas comme aiment ordinairement les femmes, avec le désir de devenirsa femme et la mère de ses enfants&|160;; elle l’aimait en ami,d’un amour nourri principalement par le sentiment de révolte et dehaine, non seulement pour l’état de choses existant, mais pour leshommes qui le représentaient, et par celui de leur supérioritéintellectuelle et morale sur ces hommes.

Elle était très capable, apprenait facilementles matières enseignées, passait ses examens, et, en plus,absorbait en grande quantité les livres les plus nouveaux. Elleétait sûre que sa vocation n’était point de mettre au monde etd’élever des enfants (elle regardait même avec dégoût et mépris unevocation pareille), mais que sa mission était de détruire l’ordreexistant qui enchaîne les meilleures forces du peuple, et de faireconnaître aux hommes cette nouvelle voie de la vie qui lui étaitindiquée par les écrivains européens les plus avancés.

Forte, blanche, fraîche, belle, avec ses yeuxnoirs brillants, et une épaisse natte brune, elle éveillait chezles hommes les sentiments qu’elle ne voulait et ne pouvaitpartager, tant elle était absorbée par son activité agitative etverbeuse. Néanmoins il lui était agréable de provoquer cessentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à satoilette, elle ne négligeait pas son extérieur. Il lui étaitagréable de plaire et de pouvoir montrer qu’elle méprisaitréellement ce que d’autres femmes apprécient tant.

Dans ses opinions sur les moyens de luttecontre l’ordre existant, elle allait plus loin que la plupart deses camarades et que son ami Turine, et elle soutenait que, dans lalutte, tous les moyens sont bons et peuvent être employés, lemeurtre inclusivement.

Et cependant cette même révolutionnaireCatherine Tourtchaninova était au fond de son âme une personne trèsbonne et très dévouée, qui toujours à son avantage, à son plaisir,à son bien-être préférait l’avantage, le plaisir et le bien-êtredes autres, et toujours se réjouissait sincèrement de l’occasion defaire quelque chose d’agréable à un enfant, à un vieillard, à unanimal.

Tourtchaninova passait l’été dans un chef-lieude district, sur la Volga, chez une amie, maîtresse d’école devillage. Dans le même district Turine vivait chez son père. Tousles trois, avec un médecin du district, se voyaient souvent,échangeaient des livres, discutaient et se révoltaient. Lapropriété des Turine était voisine du domaine des Livensoff oùPiotr Nikolaievitch était entré en qualité de gérant. Aussitôt quePiotr Nikolaievitch commença à établir l’ordre, le jeune Turine,remarquant chez les paysans des Livensoff leur espritd’indépendance et leur ferme intention de défendre leurs droits,s’intéressa à eux et vint souvent au village causer avec eux, leurdéveloppant la théorie du socialisme en général, et de lanationalisation de la terre en particulier.

Quand survint le meurtre de PiotrNikolaievitch, et qu’arriva le tribunal militaire, le groupe desrévolutionnaires du chef-lieu de district eut un très fort motif derévolte et en parlait très librement. Les visites de Turine auvillage, ses conversations avec les paysans furent rapportéesdevant le tribunal. On fit une perquisition chez Turine. On trouvachez lui quelques brochures révolutionnaires, et l’étudiant futarrêté et conduit à Pétersbourg.

Tourtchaninova s’y rendit après lui et alla àla prison pour le voir. Mais on ne lui accorda pas d’entrevue aveclui en dehors du jour des visites, et elle ne put voir Turine qu’àtravers les deux grilles. Ces visites augmentaient encore sarévolte, qui fut portée à son comble après une explication avec unbel officier de gendarmerie, lequel se montra prêt à être indulgentdans le cas où elle accepterait ses propositions. Cela l’amena audernier degré de l’indignation et de la colère contre toutes lesautorités. Elle alla trouver le chef de la police. Celui-ci lui ditla même chose que l’officier de gendarmerie, qu’il ne pouvait rienfaire, qu’il fallait pour cela l’ordre du ministre. Elle adressaune requête au ministre, en demandant une entrevue. Elle reçut unrefus. Alors elle se résolut à un acte désespéré et acheta unrevolver.

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XXII

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Le ministre recevait à son heure habituelle.Il faisait le tour de tous les solliciteurs et arriva à une bellejeune femme qui se tenait debout, un papier dans la main gauche.Une petite flamme tendre, lubrique, s’alluma dans les yeux duministre à la vue de la jolie quémandeuse, mais se rappelant sasituation, le ministre prit un air sérieux.

–&|160;Que désirez-vous&|160;? demanda-t-il ens’approchant d’elle. Sans répondre, elle sortit rapidement, dedessous sa pèlerine, sa main armée du revolver, et visant lapoitrine du ministre tira, mais le manqua.

Le ministre voulut saisir son bras. Elle lerepoussa et tira un second coup. Le ministre s’enfuit en courant.On arrêta la jeune femme. Elle tremblait et ne pouvait parler, et,tout d’un coup, elle éclata d’un rire hystérique. Le ministren’était pas même blessé.

La femme était Tourtchaninova. On la mit dansla maison d’arrêt préventif. Quant au ministre, il reçut lesfélicitations et les marques de sympathie des personnages les plushaut placés, et de l’empereur lui-même. Il nomma une commissionchargée de rechercher le complot dont cet attentat était laconséquence. Il va sans dire qu’il n’y avait aucun complot, maisles fonctionnaires de la police secrète et de la sûreté se mirentsoigneusement à rechercher tous les fils du complot inexistant,gagnant consciencieusement leurs émoluments à se lever de bonneheure, le matin, avant le jour, faisant une perquisition aprèsl’autre, scrutant les livres, les papiers, lisant les journauxintimes, les lettres privées, dont ils faisaient des extraits surde beau papier, avec une belle écriture, interrogeant plusieursfois Tourtchaninova, confrontant des gens avec elle afind’apprendre d’elle les noms de ses complices.

Au fond de son âme, le ministre était un bravehomme, et il plaignait cette belle et forte Cosaque, mais il sedisait que de lourds devoirs d’État lui incombaient et qu’il lesexécuterait quelque difficile que cela fût. Et quand son anciencamarade, un chambellan, ami de la famille Turine, l’ayantrencontré à un bal de la cour, intercéda près de lui en faveur deTurine et de Tourtchaninova, le ministre haussa les épaules, sibien que le ruban rouge qui barrait son gilet blanc se plissa, etil lui dit&|160;: – Je ne demanderais pas mieux de faire relâchercette malheureuse jeune fille, mais, vous savez, le devoir.

Et pendant ce temps, Tourtchaninova était dansla maison d’arrêt préventif. Parfois, calme, elle parlait auxcamarades en frappant contre la cloison, lisait les livres qu’onlui donnait, et parfois, tout d’un coup, elle devenait désespérée,furieuse, et frappait les murs, poussait des cris ou riait auxéclats.

&|160;

XXIII

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Un jour, Marie Sémionovna, qui était allée àla trésorerie toucher sa pension, en revenant chez elle rencontraun maître d’école qu’elle connaissait.

–&|160;Eh bien&|160;! Marie Sémionovna, vousavez touché&|160;? lui cria le maître d’école à travers la rue.

–&|160;Oui, j’ai touché, répondit MarieSémionovna. Mais juste de quoi boucher les trous.

–&|160;Bah&|160;! vous avez beaucoupd’argent&|160;; vous boucherez les trous et il en restera, ditl’instituteur, et, la saluant, il continua son chemin.

–&|160;Adieu, lui dit Marie Sémionovna, ettandis qu’elle regardait le maître d’école, elle se heurta contreun homme de haute taille, aux longs bras, et à la mine sévère.Arrivée près de sa demeure, elle fut surprise en apercevant denouveau cet homme aux longs bras. Celui-ci la regarda rentrer danssa maison, resta un moment planté là, puis, se détournant, s’enalla.

Marie Sémionovua se sentit mal à l’aise. Mais,lorsqu’entrée dans la maison elle se mit à distribuer les petitsprésents rapportés pour le vieux et pour son petit neveuscrofuleux, Fédia, et qu’elle eut caressé le chien, Trésorka, quiaboyait de joie, de nouveau elle se sentit bien, et, après avoirremis l’argent à son père, elle se mit à travailler, car la besognene lui manquait jamais.

L’homme qu’elle avait rencontré était Stepan.De l’auberge où il avait tué le propriétaire, Stepan n’était pasallé à la ville&|160;; et, chose étonnante, le souvenir de sonmeurtre non seulement ne lui était pas désagréable, mais, plusieursfois par jour, il se le remémorait exprès. Il lui était agréable depenser qu’il avait pu le commettre si proprement, si habilement,que personne ne le saurait et ne l’empêcherait de faire la mêmechose à d’autres.

Attablé dans une auberge où il prenait du thé,il examinait les gens toujours avec la même idée&|160;: comment lestuer&|160;? Il partit passer la nuit chez un charretier de sonpays. Le charretier n’était pas à la maison. Stepan dit qu’ill’attendrait et resta à causer avec sa femme.

Mais, comme elle se retournait vers le poêle,il lui vint en tête l’idée de la tuer. Surpris lui-même, il hochala tête, puis tira de la tige de sa botte un couteau, renversa lafemme et lui coupa la gorge. Les enfants se mirent à crier. Il lestua, et quitta la ville sans rester à coucher. Au-delà de la ville– dans un village – il entra dans une auberge et y passa la nuit.Le lendemain il alla de nouveau au chef-lieu de district, où, dansla rue, il entendit la conversation de Marie Sémionovna avec lemaître d’école. Le regard de la femme le troubla. Néanmoins ilrésolut de s’introduire chez elle et de s’emparer de l’argentqu’elle avait touché. La nuit, il brisa la serrure et pénétra dansla maison. La fille cadette, mariée, l’entendit la première. Ellese mit à crier. Stepan, aussitôt, la tua. Le beau-frère s’éveillaet se jeta sur lui. Il saisit Stepan à la gorge et longtemps luttaavec lui. Mais Stepan était le plus fort. S’étant débarrassé dubeau-frère, Stepan, ému, excité par la lutte, passa derrière lacloison. Marie Sémionovna couchait là. Soulevée sur son séant, elleregardait Stepan avec des yeux effrayés, doux, et se signait.

De nouveau son regard troubla Stepan. Ilbaissa les yeux.

–&|160;Où est l’argent&|160;? dit-il sans laregarder.

Elle ne répondit pas.

–&|160;Où est l’argent&|160;? répéta Stepan,en montrant le couteau.

–&|160;Que fais-tu&|160;? Peut-on fairecela&|160;? prononça-t-elle.

–&|160;Ça se voit qu’on le peut.

Stepan s’approcha d’elle prêt à lui saisir lebras pour qu’elle ne le gênât pas. Mais elle ne leva point lesbras, ne résista point, serra seulement ses mains contre sapoitrine, soupira profondément et répéta&|160;:

–&|160;Oh&|160;! Quel grand péché&|160;! Quefais-tu&|160;? Aie pitié de toi-même&|160;! perdre les âmes desautres, mais pire encore tu perdras la tienne&|160;! Oh&|160;!s’écria-t-elle.

Stepan, ne pouvant supporter davantage cettevoix, lui porta un coup à la gorge.

–&|160;Je n’ai pas le temps d’écouter voshistoires&|160;!

Elle retomba en râlant sur l’oreiller etl’inonda de son sang.

Il se détourna et alla dans la chambre, où ilfit main basse sur tout ce qui lui convenait. Cela fait, Stepanalluma une cigarette, resta assis un moment, nettoya ses vêtements,puis sortit.

Il pensait que ce meurtre agirait sur luicomme les précédents&|160;; mais avant d’arriver à une auberge, ilressentit soudain une telle fatigue, qu’il ne pouvait mouvoir unseul membre. Il se coucha dans le fossé et resta là toute la nuit,toute la journée et la nuit suivante.

DEUXIÈME PARTIE

 

 

I

 

COUCHÉ dans le fossé, Stepan voyait toujoursdevant lui le visage doux, maigre, effrayé de Marie Sémionovna etentendait le son de sa voix. « Peut-on fairecela ? » lui disait-elle de sa voix particulière,zézayante. Et Stepan revivait tout ce qui s’était passé avec elle,et, saisi d’horreur, il fermait les yeux, secouait sa têtechevelue, pour en chasser toutes ces pensées et tous ces souvenirs.Pour un moment il se délivrait des souvenirs, mais à leur placeparut d’abord un spectre noir, et après celui-là, d’autres spectresnoirs, avec des yeux rouges, qui tous grimaçaient et lui disaientla même chose : Tu as fini avec elle, finis avec toi-même,autrement nous ne te donnerons pas de repos.

Il ouvrait les yeux et de nouveau il lavoyait, et entendait sa voix. Il ressentit de la pitié pour elle etdu dégoût et de l’horreur pour lui-même. De nouveau il fermait lesyeux, et de nouveau se montraient les noires visions.

Le lendemain, vers le soir, il se leva et alladans un débit. À peine eut-il la force de se traîner jusque-là. Ilse mit à boire. Mais il avait beau boire, l’ivresse ne venait pas.Taciturne, il était assis devant la table et buvait un verre aprèsl’autre.

Un officier de police vint à entrer dans ledébit.

– Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

– Je suis celui qui a tué tout le monde,hier, chez les Dobrotvoroff.

On le ligota, et après l’avoir gardé au poste,on le conduisit au chef-lieu. Le directeur de la prison,reconnaissant son ancien pensionnaire tapageur, devenu grandcriminel, le reçut sévèrement.

– Prends garde de ne pas faire de tapage,chez moi ! râla le directeur de la prison en fronçant lessourcils et allongeant sa lèvre inférieure. Si je m’aperçois de lamoindre des choses, je te ferai fouetter à mort ! D’ici tu net’enfuiras pas !

– Pourquoi fuir ? dit Stepan enbaissant les yeux. Je me suis livré moi-même.

– Allons, pas de discussion. Quand lechef te parle il faut regarder droit dans les yeux ! s’écriale directeur, et il lui allongea un coup de poing dans lamâchoire.

À ce moment, devant Stepan, elle se dressa denouveau et il entendit sa voix. Il n’écoutait pas ce que lui disaitle directeur de la prison.

– Quoi ? fit-il se ressaisissant aucontact du poing sur son visage.

– Eh bien ! Va ! Il n’y a pas àsimuler.

Le directeur s’attendait à du tapage, à descoups montés avec d’autres prisonniers, à des tentatives d’évasion.Mais il n’était rien de tout cela. Quand le surveillant regardaitpar le judas de sa cellule, ou quand le directeur lui-mêmeregardait, ils voyaient Stepan assis sur un sac rempli de paille,la tête appuyée sur sa main et marmottant quelque chose. Pendantles interrogatoires chez le juge d’instruction, il ne ressemblaitpas non plus aux autres prisonniers. Il écoutait distraitement lesquestions, et quand il les comprenait, il y répondait avec tant desincérité que le juge, habitué à lutter contre l’adresse et la rusedes criminels, éprouvait quelque chose de semblable à ce que l’onéprouve quand on lève le pied devant une marche qui n’existepas.

Stepan racontait tous ses crimes, les sourcilsfroncés, les yeux fixés sur un seul point, du ton le plus naturel,d’un ton d’affaires, en tâchant de se rappeler tous les détails.« Je suis sorti pieds nus, disait Stepan racontant son premierassassinat ; je me suis arrêté dans l’embrasure de la porte,et alors je l’ai frappé une fois. Il râlait, et aussitôt je me suismis à frapper la femme, etc. »

Quand le procureur fit le tour des cellules dela prison, et, qu’arrivé à celle de Stepan, il lui demanda s’iln’avait pas à se plaindre de quelque chose et s’il n’avait besoinde rien, Stepan répondit qu’il n’avait besoin de rien et qu’on letraitait bien ici. Après avoir fait quelques pas dans le corridorpuant, le procureur s’arrêta et demanda au directeur de la prison,qui l’accompagnait, comment se conduisait ce prisonnier.

– Je ne puis m’étonner assez, répondit ledirecteur, content que Stepan ait loué la façon dont on letraitait. – C’est le second mois qu’il est ici, et sa conduite estexemplaire. Seulement je crains qu’il ne mijote quelque chose.C’est un homme courageux et d’une force peu commune.

 

II

 

Durant tout le premier mois de sa détentiondans la prison, Stepan était sans cesse tourmenté par la mêmevision. Il voyait le mur gris de sa cellule ; il entendait lesbruits de la prison, le bourdonnement de la salle commune, situéeau-dessus de lui, les pas du factionnaire dans le corridor, letic-tac de la pendule, et, en même temps, il la voyait, elle, avecson regard doux qui l’avait vaincu dès leur rencontre dans larue ; il voyait son cou maigre, ridé, qu’il avait tranché, etil entendait sa voix attendrissante, plaintive, zézayante :« Tu perdras les âmes des autres et la tienne… Peut-on fairecela ? » Ensuite la voix se taisait et les spectres noirsparaissaient. Ces visions se montraient à lui indifféremment, queses yeux fussent ouverts ou fermés. Quand il avait les yeux fermés,elles étaient plus nettes. Quand Stepan ouvrait les yeux, elles seconfondaient avec la porte, les murs et, peu à peu,disparaissaient. Mais ensuite elles reparaissaient et s’avançaientvers lui de trois côtés en grimaçant et disant : « Finis,finis ! On peut faire un nœud, on peut se brûler. » EtStepan se mettait à trembler, à réciter les prières qu’ilconnaissait, l’Avé Maria et le Pater. Au commencement cela semblaitle soulager. En récitant ses prières il commençait à se remémorertoute sa vie. Il se rappelait son père, sa mère, son village, lechien, Loup, son grand-père couché sur le poêle, les bancs surlesquels, enfant, il se roulait. Ensuite il se rappelait les jeunesfilles avec leurs chansons, les chevaux qu’on avait volés, etcomment on avait rattrapé le voleur et comment il l’avait achevéd’un coup de pierre. Il se rappelait sa première détention, sasortie de prison, puis le gros cabaretier, sa femme, le charretier,les enfants, et ensuite de nouveau c’était elle qui se présentait àson souvenir. Alors, saisi d’horreur, il laissait tomber de sesépaules sa capote, sautait à bas de sa planche et, comme une bêteen cage, se mettait à marcher rapidement d’un bout à l’autre de sacellule, faisant une brusque volte-face devant le mur humide,souillé. Et de nouveau il récitait ses prières. Mais les prières nele soulageaient plus.

Par une longue soirée d’automne, pendantlaquelle le vent sifflait et gémissait dans les tuyaux, après avoirmarché à travers sa cellule, il s’assit sur sa planche, éprouvantla certitude qu’il n’y avait plus à lutter, que les visions noiresétaient victorieuses et qu’il n’avait plus qu’à se soumettre àelles. Depuis longtemps il avait examiné attentivement la bouche dechaleur de son poêle. « Si l’on mettait autour une cordeletteou une bande d’étoffe, alors ça ne glisserait pas… » Mais ilfallait faire cela adroitement. Et il se mit à l’œuvre. Pendantdeux jours, avec l’enveloppe de la paillasse sur laquelle ilcouchait, il prépara des bandes. (Quand le surveillant entrait danssa cellule il couvrait sa planche avec sa capote.) Il unissait desbandes par des nœuds et les mettait doubles afin qu’elles pussentsoutenir son corps sans se rompre. Pendant qu’il faisait cespréparatifs, il ne souffrit pas. Quand tout fut prêt, il fit unnœud coulant, y passa son cou, puis grimpa sur sa couchette et sependit. Mais à peine la langue commençait-elle à sortir que lesbandes se rompirent et il tomba. Le surveillant accourut au bruit.On appela l’infirmier et on conduisit Stepan à l’hôpital. Lelendemain il était complètement rétabli ; on le fit sortir del’hôpital, mais au lieu de le remettre en cellule on le plaça dansla salle commune.

Dans cette salle il vécut avec les vingtprisonniers qui se trouvaient là, comme s’il eût été seul. Il neregardait personne, ne parlait à personne, et continuait à êtretourmenté. Ce qui lui était particulièrement pénible, c’est quandtous dormaient et que lui ne dormait pas, et, comme auparavant, lavoyait et entendait sa voix, après quoi, de nouveau, paraissaientles visions noires, avec leurs yeux effrayants et quil’irritaient.

De nouveau, comme auparavant, il récitait sesprières, mais, comme auparavant, les prières ne le soulageaientpoint. Une fois, après ses prières, elle lui apparut de nouveau.Alors il se mit à la prier, à prier son âme, pour qu’elle luipardonnât, et quand, vers le matin, se laissant tomber sur sapaillasse, il s’endormit d’un profond sommeil, il la vit en rêve,avec son cou maigre, ridé, tranché. – « Eh bien, tu mepardonneras ? » Elle le regardait de ses yeux doux, maisne répondait rien. « Tu me pardonneras ? » Ill’interrogea ainsi trois fois, sans qu’elle répondît, et ils’éveilla. À dater de ce moment il se sentit mieux. Il semblait enavoir pris le dessus. Il regardait autour de lui, et pour lapremière fois il commença à se rapprocher de ses compagnons et àcauser avec eux.

 

III

 

Dans la salle où était enfermé Stepan setrouvait Vassili, arrêté de nouveau pour vol et qui était condamnéà la déportation. Tchouieff, condamné à la déportation, s’ytrouvait aussi. Vassili, tout le temps, chantait de sa belle voix,ou racontait aux camarades ses aventures. Tchouieff, lui, ou bienfaisait un travail quelconque, raccommodait des habits ou du linge,ou bien lisait l’évangile et les psaumes.

Stepan ayant demandé à Tchouieff pourquoi ilétait déporté, il lui expliqua qu’on le déportait à cause de lavraie loi du Christ, parce que les popes, ces trompeurs del’esprit, ne peuvent tolérer les hommes qui vivent d’aprèsl’évangile et qui les dénoncent. Stepan lui demanda alors en quoiconsistait la loi, et Tchouieff lui expliqua que la loi del’évangile consistait en ceci : à ne pas prier les dieuxfabriqués de la main des hommes, mais à adorer Dieu en esprit et envérité. Et il lui raconta comment il avait appris cette vraiereligion du tailleur boiteux, à l’occasion du partage de laterre.

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y aurapour les mauvaises actions ? demanda Stepan.

– Tout est dit dans l’évangile.

Et Tchouieff se mit à lire (Matthieu XXV,31-46) :

« Or quand le Fils de l’homme viendradans sa gloire avec tous les saints anges, alors il s’assiéra surle trône de sa gloire.

« Et toutes les nations seront assembléesdevant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, commeun berger sépare les brebis d’avec les boucs.

« Et il mettra les brebis à sa droite, etles boucs à sa gauche.

« Alors le Roi dira à ceux qui seront àsa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédezen héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création dumonde.

« Car j’ai eu faim, et vous m’avez donnéà manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ;j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ;

« J’étais nu, et vous m’avez vêtu ;j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, etvous m’êtes venus voir.

« Alors les justes lui répondront :Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, et que noust’avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous t’avonsdonné à boire ?

« Et quand est-ce que nous t’avons vuétranger, et que nous t’avons recueilli ; ou nu, et que noust’avons vêtu ?

« Ou quand est-ce que nous t’avons vumalade ou en prison, et que nous sommes venus te voir ?

« Et le Roi répondant leur dira : Jevous dis en vérité, qu’en tant que vous avez fait ces choses à l’unde ces plus petits de mes frères, vous me les avez faites.

« Ensuite il dira à ceux qui seront à sagauche : Retirez-vous de moi, maudits ! et allez dans lefeu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges ;

« Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pasdonné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné àboire ;

« J’étais étranger, et vous ne m’avez pasrecueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ;j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.

« Et ceux-là lui répondront aussi :Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim ou soif, ouêtre étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous net’avons point assisté ?

« Et il leur répondra : Je vous disen vérité, qu’en tant que vous ne l’avez pas fait à l’un de cesplus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus.

« Et ceux-ci s’en iront aux peineséternelles ; mais les justes s’en iront à la vieéternelle. »

Vassili, qui était assis par terre, près deTchouieff, et écoutait la lecture, hocha approbativement sa belletête.

– C’est juste ! dit-il résolument.Allez, maudits, dans les souffrances éternelles, vous qui n’aveznourri personne et n’avez fait que bâfrer. Il faut qu’il en soitainsi. J’ai lu ça, dans Nicodème, dit-il, désirant se vanter de cequ’il avait lu.

– Est-ce qu’il ne leur sera pointpardonné ? demanda Stepan qui avait écouté en silence lalecture, en baissant sa tête chevelue.

– Attends. – Tais-toi, dit Tchouieff àVassili qui ne s’arrêtait pas de dire que les riches n’ont pasnourri les pèlerins et ne l’ont pas visité en prison. – Attends, jet’en prie, répéta Tchouieff en feuilletant l’évangile. Quand il euttrouvé le passage qu’il cherchait, Tchouieff lissa la page avec sagrande et forte main blanchie par la prison, et lut (Luc XXIII,32-43) :

« On menait aussi deux autres hommes, quiétaient des malfaiteurs, pour les faire mourir avec lui.

« Et quand ils furent au lieu appeléCalvaire, ils le crucifièrent là, et les malfaiteurs, l’un à sadroite, l’autre à sa gauche.

« Mais Jésus disait : MonPère ! pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Puis,faisant le partage de ses vêtements, ils les jetèrent au sort.

« Le peuple se tenait là et regardait. Etles principaux se moquaient de lui avec le peuple, en disant :Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est leChrist, l’élu de Dieu.

« Les soldats l’insultaient aussi, et,s’étant approchés, ils lui présentaient du vinaigre.

« Et ils lui disaient : Si tu es leroi des Juifs, sauve-toi toi-même.

« Et il y avait cette inscriptionau-dessus de sa tête, en grec, en latin et en hébreu :Celui-ci est le roi des Juifs.

« L’un des malfaiteurs qui étaientcrucifiés, l’outrageait aussi en disant : Si tu es le Christ,sauve-toi toi-même, et nous aussi.

« Mais l’autre, le reprenant, luidit : Ne crains-tu point Dieu, puisque tu es condamné au mêmesupplice ?

« Et pour nous, nous le sommes avecjustice, car nous souffrons ce que nos crimes méritent ; maiscelui-ci n’a fait aucun mal.

« Puis il disait à Jésus : Seigneur,souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne.

« Et Jésus lui dit : Je te dis envérité, que tu seras avec moi, aujourd’hui, dans leparadis. »

Stepan n’avait rien dit. Il restait assis,pensif, comme s’il écoutait, mais déjà il n’entendait plus ce quelisait Tchouieff.

« Alors voilà en quoi consiste la vraiereligion. Seuls seront sauvés ceux qui auront nourri les pauvres,visité les prisonniers ; et ceux qui n’auront pas fait celairont en enfer. Et cependant le brigand ne s’est repenti que sur lacroix et il est allé tout de même en paradis. » Stepan nevoyait là aucune contradiction ; au contraire, l’un confirmaitl’autre. Les bons iront au paradis, les méchants en enfer :cela signifiait que tous doivent être bons. Christ à pardonné aubrigand : cela signifiait que Christ était bon. Tout celaétait tout nouveau pour Stepan. Il s’étonnait seulement que toutcela lui eût été caché jusqu’à présent. Et tout son temps libre ille passait avec Tchouieff, l’interrogeant et l’écoutant. Le sensgénéral de toute la doctrine lui était révélé. Il consistait enceci : que les hommes sont frères, qu’ils doivent s’aimerentre eux et avoir pitié les uns des autres, et qu’alors tout irabien. Quand il écoutait Tchouieff, il saisissait comme quelquechose de connu, mais d’oublié, tout ce qui confirmait le sensgénéral de cette doctrine, et négligeait ce qui ne la confirmaitpas, attribuant cela à son manque de compréhension.

Et depuis ce temps Stepan devint un tout autrehomme.

 

IV

 

Même auparavant, Stepan Pelaguschkine étaitdoux, mais les derniers temps il étonnait le directeur, lessurveillants et ses compagnons par le changement qui s’était opéréen lui. Sans en avoir reçu l’ordre, et bien que ce ne fût pas sontour, il se chargeait des travaux les plus pénibles, entre autres,le vidage du cuveau. Malgré cette humilité, ses compagnons lerespectaient et le craignaient, car ils connaissaient son courageet sa grande force physique, surtout après une histoire avec deuxvagabonds qui l’avaient attaqué et dont il s’était débarrassé aprèsavoir cassé le bras à l’un deux. Ces vagabonds s’étaient entenduspour tricher aux cartes afin de dépouiller un jeune prisonnier quiavait de l’argent. Et, en effet, ils le dépouillèrent. Stepanintervint pour lui et reprit aux vagabonds l’argent qu’ils luiavaient gagné. Les vagabonds se mirent à l’injurier, et ensuite lefrappèrent, mais il les terrassa tous les deux. Le directeur ayantordonné une enquête pour savoir la raison de la querelle, lesvagabonds dirent que c’était Pelaguschkine qui, le premier, avaitcommencé à les frapper. Stepan ne se défendit point et acceptadocilement la punition qu’on lui infligea : trois jours decachot et le transfert dans la cellule.

La cellule lui était pénible parce qu’elle leséparait de Tchouieff et de l’évangile, et surtout parce qu’ilcraignait le retour des spectres noirs. Mais il n’eut pas devisions. Toute son âme était pleine d’un sentiment nouveau, joyeux.Il eût été heureux de son isolement s’il avait pu lire et avoirl’évangile.

On lui aurait bien donné l’évangile, mais ilne savait pas lire.

Étant enfant il avait commencé à apprendre àlire d’après la méthode ancienne, mais par manque de capacité iln’était pas allé au-delà de l’alphabet et n’avait jamais pucomprendre la formation des syllabes ; aussi était-il restéillettré. Maintenant il résolut d’apprendre à lire et demanda ausurveillant l’évangile.

Le surveillant le lui apporta, et il se mit autravail. Il reconnut les caractères, mais impossible de composerles syllabes. Il avait beau se travailler la cervelle pourapprendre comment les mots se composent de lettres, rien n’ensortait. Il ne dormait pas la nuit. Il ne voulait plus manger, etsous l’influence de l’angoisse, il fut envahi par une tellequantité de poux qu’il ne pouvait s’en débarrasser en segrattant.

– Quoi ! Tu n’y arrives toujourspas ? lui demanda une fois le surveillant.

– Je n’y arrive pas.

– Mais, connais-tu le Pater ?

– Oui.

– Si tu le connais, alors, lis-le, levoilà.

Et le surveillant lui indiqua dans l’évangilele passage où se trouve cette prière.

Stepan se mit à lire en comparant les lettresqu’il connaissait avec les sons qu’il connaissait.

Et tout d’un coup, le mystère de lacomposition des syllabes lui fut révélé : et il commença àlire. Ce fut une grande joie. Depuis il se mit à lire, et le sensqui se dégageait peu à peu des mots difficilement compris, recevaitpour lui une importance encore plus grande.

Maintenant l’isolement ne lui pesait plus maisle réjouissait, et il fut contrarié quand on le plaça de nouveaudans la salle commune, parce qu’on avait besoin de sa cellule pourdes criminels politiques qui venaient d’être amenés.

 

V

 

Maintenant ce n’était plus Tchouieff maisStepan qui, dans la salle, lisait souvent l’évangile. Parmi lesprisonniers, les uns chantaient des chansons obscènes, les autresécoutaient sa lecture et ses causeries sur ce qu’il avait lu. Deux,en particulier, l’écoutaient toujours en silence etattentivement : un forçat, un assassin, employé commebourreau, Makhorkine, et Vassili, pris pour vol, et incarcéré dansla même prison en attendant d’être jugé. Depuis qu’il était enprison, Makhorkine avait deux fois rempli les fonctions debourreau, et deux fois au loin, car on n’avait trouvé personne pourexécuter les arrêts des juges. Les paysans qui avaient tué PiotrNikolaievitch avaient été jugés par un conseil de guerre, et deuxd’entre eux avaient été condamnés à la peine de mort parpendaison.

Makhorkine fut mandé à Penza pour remplir sesfonctions. Auparavant, en pareil cas, il écrivait aussitôt – illisait et écrivait très bien – une requête au gouverneur, danslaquelle il expliquait qu’étant envoyé à Penza pour remplir undevoir, il demandait qu’on lui donnât l’argent lui revenant pour leséjour et la nourriture.

Mais cette fois, à l’étonnement du directeurde la prison, il déclara qu’il ne partirait pas et ne ferait plusfonctions de bourreau.

– Et les bâtons ? as-tuoublié ? s’écria le directeur de la prison.

– Eh bien ! Quoi ! lesbâtons ? Soit ! Mais pour tuer il n’existe pas deloi.

– Quoi ! C’est de Pelaguschkine quetu as appris cela ? Et voilà, tu as trouvé un prophète enprison ! Prends garde !

 

VI

 

Pendant ce temps, Makhine, ce lycéen qui avaitenseigné à son camarade à fabriquer un faux coupon, avait terminéses études au lycée et à la faculté de droit. Grâce à ses succèsauprès des femmes, surtout auprès d’une ancienne maîtresse d’unvieillard adjoint au ministre, tout jeune encore, il était nomméjuge d’instruction. C’était un homme malhonnête, criblé de dettes,joueur et séducteur de femmes ; mais il était habile,intelligent, actif et savait mener les affaires. Il était juged’instruction dans l’arrondissement où était jugé Stepan. Dès lepremier interrogatoire Stepan l’avait étonné par ses réponsessimples, véridiques, calmes. Makhine sentait obscurément que cethomme enchaîné, la tête rasée, qui se trouvait devant lui, amené etsurveillé par deux soldats, et que deux soldats reconduiraient pourle mettre sous les verrous, il sentait que cet homme étaitmoralement tout à fait libre et infiniment au-dessus de lui. C’estpourquoi, en l’interrogeant, il se stimulait sans cesse pour ne passe laisser troubler et ne pas s’embrouiller. Ce qui le frappaitsurtout, c’est que Stepan parlait de ses crimes comme de chosespassées depuis longtemps, et commises, non par lui, mais par unhomme quelconque.

– Et tu n’as pas eu pitié d’eux ?interrogea Makhine.

– Ce n’est pas de la pitié… Alors je necomprenais pas.

– Eh bien, et maintenant ?

Stepan sourit tristement.

– Maintenant on pourrait me brûler àpetit feu que je ne le ferais pas.

– Pourquoi cela ?

– Parce que j’ai compris que tous leshommes sont frères.

– Quoi ? Est-ce que moi aussi jesuis ton frère ?

– Sans doute.

– Comment cela : je suis ton frèreet je te condamne au bagne ?

– C’est par ignorance.

– Qu’est-ce que j’ignore donc ?

– Si vous jugez vous ne comprenezpas.

– Eh bien, continuons… Où es-tu alléaprès ?…

Mais Makhine était surtout frappé de ce qu’ilavait appris du directeur concernant l’influence de Pelaguschkinesur le bourreau Makhorkine qui, malgré la menace de punitions,avait renoncé à remplir ses fonctions.

 

VII

 

À une soirée chez les Éropkine, il y avaitdeux jeunes filles, de riches partis, toutes deux courtisées parMakhine. Après qu’on eut chanté, Makhine, qui venait de sedistinguer, car il était très musicien et accompagnait au piano ettenait la seconde voix, se mit à narrer très fidèlement et avecforce détails – il avait une très bonne mémoire – l’histoire d’unétrange criminel qui avait converti le bourreau. Makhine sesouvenait si bien et racontait si bien parce qu’il restait toujoursindifférent aux gens avec lesquels il avait affaire. Il nepénétrait pas et ne savait pas pénétrer l’état d’âme des autreshommes. C’est pourquoi il pouvait se rappeler si bien tout cequ’ils faisaient et disaient. Mais Pelaguschkine l’intéressait. Iln’était point entré dans l’âme de Stepan, mais, malgré lui, il seposait cette question : que se passe-t-il en lui ? Il netrouvait pas la réponse, mais il pressentait qu’il s’agissait dequelque chose d’intéressant. À cette soirée il raconta toutel’histoire de la conversion du bourreau, et les récits du directeursur la conduite bizarre de Pelaguschkine, ses lectures del’évangile et sa grande influence sur ses camarades.

Tous écoutaient avec intérêt ce que racontaitMakhine, mais la plus intéressée de tous était la fille cadette desEropkine, Lise, une jeune fille de dix-huit ans, nouvellementsortie de pension, qui venait de se rendre compte de l’étroitesseet de la fausseté du milieu dans lequel elle avait grandi, et quisemblait aspirer avidement l’air frais de la vie, comme il arrivelorsqu’on sort de l’eau. Elle se mit à interroger Makhine endétail, voulant savoir pourquoi et comment un pareil changements’était opéré en Pelaguschkine. Makhine, lui raconta ce qu’il avaitappris de l’officier de police sur les derniers meurtres dePelaguschkine et ce que celui-ci lui en avait dit : comment ladouceur, la résignation, le courage en face de la mort de cettetrès bonne femme, sa dernière victime, l’avaient vaincu, luiavaient ouvert les yeux, et comment ensuite la lecture del’évangile avait achevé cette œuvre.

Cette nuit-là, de longtemps, Lise ne puts’endormir. Depuis plusieurs mois, en elle se passait la lutteentre la vie mondaine dans laquelle l’entraînait sa sœur, et sonamour pour Makhine, uni au désir de le corriger. Maintenant, cedernier sentiment l’emporta. Elle avait déjà entendu parler de lamorte, mais maintenant après cette mort horrible dont Makhine luiavait fait le récit d’après les paroles de Pelaguschkine et tousles détails de l’histoire de Marie Sémionovna, elle était frappéede tout ce qu’elle avait appris d’elle. Lise désirait passionnémentlui ressembler. Elle était riche et craignait que Makhine ne luifît la cour pour son argent. Elle résolut de distribuer tout cequ’elle possédait, et s’en ouvrit à Makhine. Celui-ci, heureux del’occasion de montrer son désintéressement, dit à Lise qu’ill’aimait, mais non pour son argent, et cette résolution généreuse,comme il sembla à Lise, le toucha même. Pour Lise commença la lutteavec sa mère qui ne lui permettait pas de donner sa propriété.Makhine prêtait son aide à Lise, et plus il agissait ainsi, plus ilcomprenait un monde qui lui était demeuré jusqu’alorsétranger : le monde des aspirations morales, qu’il voyait enLise.

 

VIII

 

Le silence régnait dans la salle. Stepan,couché à sa place, ne dormait pas encore. Vassili s’approcha delui, le tira par la jambe, et lui fit signe de se lever et de venirprès de lui. Stepan descendit de sa planche et s’approcha deVassili.

– Eh bien, frère, lui dit Vassili,travaille un peu, aide-moi.

– En quoi ?

– Voilà… Je veux m’évader.

Et Vassili confia à Stepan qu’il avait toutpréparé pour son évasion.

– Demain je les exciterai au désordre,dit-il en indiquant les prisonniers couchés. On dira que c’estmoi ; on me transférera en haut, et là je sais comment faire.Seulement, procure-moi le mentonnet du dépôt mortuaire.

– Cela, on peut le faire. Mais oùiras-tu ?

– Mais, devant moi… N’y a-t-il pas assezde mauvaises gens ?

– C’est ainsi, frère, seulement ce n’estpas à nous de les juger.

– Mais quoi ! Est-ce que je suis unassassin ? Je n’ai pas encore perdu une seule âme. Et voilà,quel mal y a-t-il à cela ? Est-ce qu’eux ne volent pas lespauvres diables ?

– Ça, c’est leur affaire. Ils auront à enrépondre.

– À quoi bon leur regarder lesdents ? Eh bien, j’ai pillé une église, quel mal y a-t-il àcela ? Maintenant je vais en faire autant. Ce n’est pas uneboutique quelconque que je veux piller, c’est l’argent du trésorque je veux voler et distribuer aux braves gens.

À ce moment un prisonnier se souleva sur saplanche, et prêta l’oreille. Stepan et Vassili se séparèrent. Lelendemain Vassili exécuta ce qu’il avait projeté. Il commença à seplaindre de ce que le pain n’était pas cuit. Il excita tous lesprisonniers qui demandèrent à voir le directeur pour porterplainte. Le directeur de la prison vint, les injuria tous, et ayantappris que Vassili était l’instigateur de toute cette affaire, ilordonna de le mettre à part, dans une cellule de l’étagesupérieur ; ce qu’avait voulu Vassili.

 

IX

 

Vassili connaissait cette cellule où on letransféra. Il en connaissait bien le plancher, et dès qu’il y futenfermé, il se mit à disjoindre les planches du parquet. Quand ileut obtenu une ouverture assez large pour y passer, il se fit demême un passage dans le plafond de la salle qui se trouvait endessous et qui était le dépôt mortuaire. Ce jour, il y avait uncadavre sur la table du dépôt. Dans ce même dépôt se trouvaient dessacs pour le foin. Vassili savait ce détail et avait compté sur cessacs. Il tira le mentonnet, sortit par la porte et passa dans deslatrines en construction. Au bout du couloir, dans ces latrines, ily avait un trou qui allait du troisième étage au sous-sol. Entâtant, Vassili trouva la porte et retourna dans le dépôtmortuaire, enleva le linceul du cadavre déjà refroidi (en soulevantle linceul il avait touché sa main), prit les sacs et les lia lesuns au bout des autres pour en faire une corde, puis porta cettecorde dans les latrines. Là il attacha la corde à une poutre etdescendit. La corde ne touchait pas le sol. S’en fallait-il debeaucoup ou de peu, il l’ignorait, mais il n’y avait rien d’autre àfaire. Il s’y suspendit et sauta. Il se fit mal aux jambes,cependant il pouvait marcher.

Dans le sous-sol il y avait deux fenêtres,assez larges pour qu’on y pût passer, mais elles étaient grillées.Il fallait arracher les barreaux de fer. Mais avec quoi ?Vassili se mit à fouiller le sous-sol. Il y avait là des planches.Il trouva une planche avec un bout pointu, et se mit à disjoindreles briques dans lesquelles étaient scellés les barreaux. Iltravailla longtemps. Le coq chantait déjà pour la seconde fois etles barreaux tenaient toujours. Enfin, un côté céda. Vassilienfonça la planche, appuya, la grille se détacha, mais une briquetomba avec bruit. La sentinelle pouvait avoir entendu. Vassili setint immobile. Tout était tranquille. Il grimpa à travers lafenêtre. Pour s’enfuir, il lui fallait escalader le mur. Dans uncoin de la cour se trouvait une bâtisse. Il devait grimper surcette bâtisse, et de là sur le mur. Pour cela il avait besoin d’unmorceau de bois, autrement impossible de grimper sur la bâtisse.Vassili retourna au sous-sol. Il reparut bientôt, une planche à lamain, et écouta les pas de la sentinelle. La sentinelle, commeVassili le pensait, marchait de l’autre côté de la cour. Vassilis’approcha de la bâtisse, s’appuya sur la planche et tental’escalade. Mais la planche glissa. Vassili tomba. Il était enchaussettes ; il les enleva pour s’accrocher avec les pieds.De nouveau il s’appuya sur la planche, bondit, et, avec les mains,saisit le chéneau. « Mon Dieu ! Pourvu que ça ne tombepas ! » Il grimpe le long du chéneau et voilà son genousur le toit. La sentinelle s’approche. Vassili se couche. Lasentinelle ne le voit pas, s’éloigne et Vassili s’élance. Laferraille craque sous ses pieds. Encore un pas, deux, voici le mur.On peut le toucher de la main. Une main, l’autre – se tendent et ilest sur le mur. Pourvu qu’il ne se tue pas en descendant. Vassilise suspend par les mains, s’allonge, lâche une main, l’autre…« Ah ! Seigneur Dieu ! » Il est à terre. Et laterre est douce. Ses jambes sont indemnes et il s’enfuit. Dans lefaubourg, Mélanie lui ouvre la porte et il se couche sous lacouverture chaude faite de petits morceaux.

 

X

 

La femme de Piotr Nikolaievitch, grande,belle, calme, grasse comme une vache stérile, avait vu de lafenêtre comment on avait tué son mari et traîné son corps quelquepart dans le champ. Le sentiment d’horreur éprouvé par NathalieIvanovna (ainsi s’appelait la veuve de Piotr Nikolaievitch) à lavue de ce massacre, était si fort qu’il étouffait en elle, comme ilarrive toujours, tout autre sentiment. Mais après que la foule eutdisparu derrière la haie du jardin, après que le bourdonnement desvoix se fut calmé, et que Mélanie, la jeune fille qui les servait,accourant pieds nus, les yeux écarquillés, eut raconté, comme s’ils’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué PiotrNikolaievitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentimentcommença à se détacher un autre : le sentiment de la joied’être délivrée d’un despote aux yeux masqués par des lunettesnoires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tourmentée. Elle étaithorrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait s’avouer et,d’autant plus, confier à quelqu’un.

Quand on fit la toilette du corps jaune, velu,déformé, quand on l’habilla, puis le mit en bière, effrayée, ellepleura et sanglota. Quand le juge d’instruction vint etl’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet du juge deuxpaysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables.L’un était un vieillard à longue barbe frisée, au visage beau,calme, sévère. L’autre était un homme, pas vieux, au type tzigane,avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés, en désordre.Elle déposa ce qu’elle savait. Elle reconnut en ces hommes ceux quiles premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaievitch. Et,bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane, les yeuxbrillants, avec des sourcils toujours mobiles, lui eût dit avecreproche : « C’est un péché, madame, l’heure de la mortviendra pour vous », malgré cela elle n’eut aucune pitié. Aucontraire, pendant l’instruction s’éveilla en elle un sentimenthostile et le désir de se venger des meurtriers de son mari.

Mais un mois plus tard, quand l’affaire,déférée au tribunal militaire, se termina par le verdict condamnanthuit hommes aux travaux forcés, et deux – le vieillard à la barbeblanche et le brun tzigane (comme on l’appelait) – à la pendaison,elle ressentit quelque chose de désagréable. Mais ce malaise moral,sous l’influence de la solennité de l’audience du tribunal,disparut bientôt. Si l’autorité supérieure reconnaît qu’il le fautainsi, alors c’est bien.

L’exécution devait avoir lieu au village. Ledimanche, en rentrant de la messe, Mélanie, en robe et chaussuresneuves, rapporta à sa maîtresse qu’on dressait les potences, qu’onattendait pour le mercredi un bourreau, de Moscou, et que lesfamilles des condamnés ne cessaient de pousser des sanglots qu’onentendait de tout le village.

Nathalie Ivanovna ne sortit pas de sa demeureafin de ne voir ni le gibet ni les gens. Elle ne souhaitait qu’unechose : que tout ce qui devait se passer fût terminé le plusvite possible. Elle ne pensait qu’à soi et nullement aux condamnéset à leurs familles. Le mardi, Nathalie Ivanovna eut la visite del’officier de police rural qu’elle connaissait. Elle lui fit servirde l’eau-de-vie et des champignons salés préparés par elle-même.L’officier de police, après avoir bu et mangé, lui apprit quel’exécution n’aurait pas encore lieu le lendemain.

– Comment ? Pourquoi ?

– C’est une histoire extraordinaire. Onn’a pas pu trouver de bourreau. Il y en avait un à Moscou, mais monfils m’a raconté qu’après avoir lu l’évangile, il a déclaré qu’ilne pouvait pas tuer. Lui-même est condamné pour meurtre aux travauxforcés, et maintenant, tout d’un coup, voilà qu’il ne peut pas tuerquand la loi l’ordonne. On l’a menacé de la bastonnade.« Frappez, a-t-il dit, moi je ne puis pas. »

Tout d’un coup, Nathalie Ivanovna rougit, etmême devint tout en sueur.

– Est-ce qu’on ne pourrait pas,maintenant, leur pardonner ?

– Comment pardonner, quand ils sontcondamnés par le tribunal ! Le tzar seul peut pardonner.

– Mais comment le tzar lesaura-t-il ?

– On a le droit de demander la grâce.

– Mais c’est à cause de moi qu’on lesexécute, dit la sotte Nathalie Ivanovna. Et moi je leurpardonne.

L’officier de police sourit.

– Eh bien, demandez.

– Peut-on faire cela ?

– Sans doute.

– Mais maintenant il n’y a plus letemps.

– On peut envoyer un télégramme.

– Au tzar ?

– Pourquoi pas ? On peut envoyer untélégramme au tzar.

La nouvelle que le bourreau avait refusé etétait prêt à souffrir plutôt que de tuer, tout d’un coup avaitretourné l’âme de Nathalie Ivanovna, et le sentiment de pitié etd’horreur qui plusieurs fois déjà avait voulu se faire jours’élançait et la prenait toute.

– Mon cher Philippe Vassilievitch,écrivez-moi le télégramme. Je veux demander leur grâce au tzar.

L’officier de police hocha la tête.

– N’aurons-nous point d’ennuis ?

– Mais c’est moi qui suis responsable. Jene parlerai pas de vous.

« Quelle brave femme, pensa le policier.Une brave femme. Si la mienne était comme elle, ce serait autrechose que maintenant ; ce serait le paradis. »

L’officier de police se mit alors à rédiger letélégramme à l’empereur. Il était ainsi conçu :

À sa Majesté Impériale. La sujette de VotreMajesté Impériale, veuve de l’assesseur de collège PiotrNikolaiepitch Sventitzky, tué par les paysans, tombe aux augustespieds de Votre Majesté (ce passage du télégramme plaisaitparticulièrement à l’officier de police qui l’écrivait) etvous supplie de faire grâce aux condamnés à mort, les paysans tels,du gouvernement de… district de…

L’officier de police envoya lui-même letélégramme ; et dans l’âme de Nathalie Ivanovna revint lajoie. Il lui semblait que si elle, la veuve de la victime,pardonnait et demandait grâce, le tzar ne pouvait ne pointpardonner.

 

XI

 

Lise Éropkine continuait à vivre dans un étatperpétuel d’enthousiasme. Plus elle avançait dans la voie de la viechrétienne, qui se révélait à elle, plus elle acquérait lacertitude que cette voie était la vraie et plus son âme étaitjoyeuse.

Maintenant, deux buts lui tenaient àcœur : le premier, convertir Makhine, ou plutôt, comme elle sele disait, le ramener à sa bonne et belle nature. Elle l’aimait et,à la lumière de son amour, ce qu’il y avait de divin en l’âme deMakhine, et qui est commun à tous les hommes, lui étaitrévélé ; mais elle voyait en ce principe de vie commun à tousles hommes, la tendresse, l’élévation, la bonté, propres à luiseul. Son autre but était de cesser d’être riche. Elle voulait sedépouiller de ses biens pour éprouver Makhine, et ensuite, selonles paroles de l’évangile, elle voulait le faire pour elle, pourson âme.

Elle commença par distribuer ce qu’elle avait.Mais son père y fit obstacle, et, plus encore que son père, lafoule des quémandeurs qui s’adressaient à elle personnellement oupar écrit. Alors elle résolut d’aller trouver un moine réputé pourla sainteté de sa vie, pour lui demander qu’il prenne son argent etagisse comme il jugerait bon. Ayant appris cela, le père se fâcha,et dans une explication violente avec elle, il la traita de folle,de détraquée, et lui déclara qu’il prendrait des mesures afin dedéfendre cette folle contre elle-même.

Le ton fâché, irrité, de son père se transmità elle, et, avant d’avoir pu se ressaisir, elle se mit à pleurerméchamment et à lui dire beaucoup de choses blessantes, le traitantde despote et d’homme cupide.

Elle demanda pardon à son père. Il lui ditqu’il n’était point fâché, mais elle voyait qu’il était blessé etque, dans son âme, il ne lui pardonnait pas. Elle ne voulait pasraconter cela à Makhine. Sa sœur était jalouse parce que Makhines’était complètement éloigné d’elle. De sorte qu’elle n’avaitpersonne à qui confier ce qu’elle ressentait et devant qui ellepouvait exprimer ses regrets.

« Il faut se repentir devant Dieu »,se dit-elle, et, comme on était en carême, elle résolut de faireses dévotions, de dire tout à son confesseur et de lui demander unconseil sur la façon dont elle devait agir.

Non loin de la ville se trouvait le couventdans lequel vivait le vieillard connu par la sainteté de sa vie,par ses sermons, ses prédictions, et les guérisons qu’on luiattribuait. Le vieillard avait reçu une lettre d’Eropkine, danslaquelle il le prévenait de la visite de sa fille, de son étatd’excitation anormale, et exprimait l’assurance qu’il saurait luimontrer la vraie voie de la bonne vie chrétienne, moyenne, sansdétruire les conditions existantes.

Le vieillard, fatigué des réceptions, reçutLise et se mit à lui prêcher tranquillement la modération, lasoumission aux conditions existantes et à ses parents. Lise setaisait, rougissait, se couvrait de sueur, et quand il eut terminé,les larmes aux yeux, elle commença, timidement d’abord, à lui faireobserver que Christ a dit : Abandonne ton père, ta mère etsuis-moi. Ensuite, s’animant de plus en plus, elle lui expliquacomment elle comprenait Christ. Le vieillard d’abord, avec un légersourire, objecta par les phrases habituelles, mais ensuite il setut, se mit à soupirer, répétant sans cesse : « SeigneurDieu ! »

– Eh bien, viens demain te confesser,dit-il, et, de ses mains ridées, il lui donna sa bénédiction.

Le lendemain elle se confessa, et il la laissapartir sans reprendre la conversation de la veille, mais enrefusant de se charger de la distribution de ses biens.

La pureté, le dévouement absolu à la volontéde Dieu, l’ardeur de cette jeune fille avaient frappé levieillard.

Depuis longtemps déjà il voulait renoncer aumonde, mais le couvent exigeait de lui l’activité, car cetteactivité procurait des revenus au couvent. Et il consentait, bienqu’il sentît vaguement toute la fausseté de sa situation.

On le croyait saint, thaumaturge, et il étaitun homme faible, entraîné par les succès. Mais l’âme de cette jeunefille qui s’était révélée à lui, lui avait révélé la sienne. Il serendit compte qu’il était loin de ce qu’il voulait être et de ce àquoi son cœur l’entraînait.

Peu après la visite de Lise, il s’enferma danssa cellule et n’alla à l’église que trois semaines plus tard. Ilécouta la messe, puis, après le service, fit un sermon dans lequelil se dénonçait, dénonçait les péchés du monde et l’appelait aurepentir. Il prêchait tous les quinze jours, et à ses sermonsaccourait une foule de plus en plus grande. Sa gloire commeprédicateur se répandait de plus en plus. Il y avait dans sessermons quelque chose de particulier, de hardi, de sincère ;c’est pourquoi il avait une si grande influence sur les hommes.

 

XII

 

Entre-temps, Vassili avait fait ce qu’ils’était promis de faire. Avec des camarades, pendant la nuit, ilavait pénétré chez un marchand, Krasnopouzoff. Il savait qu’ilétait avare et débauché. Il avait fracturé la caisse et prisl’argent, 30 000 roubles, qu’il distribuait comme il avait dit. Ilavait même cessé de boire, et donnait de l’argent pour les noces defiancés pauvres, payait des dettes. Lui-même se cachait et n’avaitqu’un seul souci : bien distribuer l’argent. Il donnait aussià la police, et on ne l’inquiétait pas.

Son cœur se réjouissait. Cependant on finitpar l’arrêter, et alors, devant le tribunal, il se vanta d’avoirpris l’argent de cet imbécile de Krasnopouzoff, qui l’employaittrès mal et même en ignorait le compte, tandis que lui, il avaitmis cet argent en circulation et avec cet argent était venu en aideà de braves gens.

Sa défense était faite également avec bonnehumeur, de sorte que les jurés faillirent l’acquitter. Il futcondamné à une peine très légère. Il remercia, et prévint qu’ils’enfuirait.

 

XIII

 

Le télégramme de Madame Sventitzky au tzar nefut suivi d’aucun effet. Dans la Commission des recours en grâce,on avait d’abord résolu de n’en pas même faire mention au tzar.Mais, pendant le déjeuner de l’empereur, la conversation étantvenue sur l’affaire Sventitzky, le Président de la Commission desgrâces, qui déjeunait précisément chez l’empereur, parla dutélégramme de la veuve de la victime.

– C’est très bien de sa part, dit unedame appartenant à la famille impériale.

Mais l’empereur, haussant les épaules,prononça : « La loi », et avança une coupe danslaquelle un valet lui versa du vin de la Moselle. Tous parurentémerveillés de la sagesse de la parole prononcée par l’empereur, etil ne fut plus question du télégramme.

Quant aux deux paysans, vieux et jeune, ilsfurent pendus. On avait fait venir de Kazan le bourreau qui lesexécuta, un Tatar, terrible assassin, et qui avait eu commerce avecles bêtes.

La vieille avait voulu vêtir le corps de sonmari d’une chemise et de chaussons blancs, mais on ne l’y autorisapas, et les deux cadavres furent enfouis dans la même fosse,derrière la haie du cimetière.

– La princesse Sophie Vladimirovna m’aparlé d’un prédicateur extraordinaire, dit une fois la mère del’empereur, la vieille impératrice, à son fils. – Faites-le venir.Il pourrait prêcher à la cathédrale.

– Non, ce sera mieux chez nous, ditl’empereur, et il donna l’ordre d’inviter le moine Isidore.

À la chapelle du palais s’étaient réunis tousles généraux et toute la cour. Un nouveau prédicateurextraordinaire était un grand événement. Un petit vieillard maigre,tout blanc, parut. Il jeta un regard circulaire. « Au nom duPère, du Fils et du Saint-Esprit », et il commença. D’abordtout alla bien. Mais en avançant dans son sermon, les choses segâtèrent. Il devint de plus en plus agressif, comme le dit ensuitel’impératrice. Il lançait les foudres sur tous ; il parlait dela peine de mort, et attribuait au mauvais gouvernement lanécessité de la maintenir. Était-il possible que, dans un payschrétien, on tuât des hommes ?

Tous se regardaient et tous n’étaient occupésque de l’inconvenance de ce sermon et de l’ennui qu’il devaitcauser à l’empereur. Mais personne ne le disait. Aussitôtqu’Isidore eut prononcé « Amen », le Métropolites’approcha de lui et lui demanda de passer le voir. Après sonentretien avec le Métropolite et le procureur général du SaintSynode, le vieillard fut aussitôt envoyé au couvent, non au sien,mais au couvent de Sousdal, dont le père Missaïl étaitsupérieur.

 

XIV

 

Tous faisaient comme s’il n’y avait eu rien dedésagréable dans le sermon du père Isidore ; et personne n’enparlait. Il semblait au tzar que les paroles du vieillard n’avaientlaissé en lui aucune trace. Mais deux fois durant cette journée, ilse rappela l’exécution des paysans pour lesquels Madame Sventitzkyavait demandé grâce par télégramme. Dans la journée il y eut unerevue militaire, ensuite une promenade, puis la réception desministres, puis le dîner, et, le soir, spectacle. Comme àl’ordinaire, l’empereur s’endormit aussitôt sa tête posée surl’oreiller. Pendant la nuit un rêve affreux l’éveilla : despotences se dressaient dans un champ ; des cadavres s’ybalançaient, et ces cadavres tiraient une langue qui s’allongeaitde plus en plus. Et quelqu’un criait : « C’est ton œuvre,ton œuvre ! »

Le tzar se réveilla en sueur et se mit àréfléchir. Pour la première fois il réfléchit à la responsabilitéqui lui incombait, et il se remémora toutes les paroles duvieillard.

Mais en lui, il ne voyait l’homme que de loinet il ne pouvait céder aux simples exigences humaines à travers lesexigences qu’on lui imposait de tous côtés comme tzar. Et iln’avait pas la force de reconnaître les devoirs de l’homme plusobligatoires que ceux du tzar.

 

XV

 

Après avoir purgé en prison sa deuxièmecondamnation, Prokofi, cet élégant ambitieux, sortit de là un hommecomplètement perdu. Autrefois sobre, il était assis sans rienfaire, et son père avait beau l’injurier, il mangeait le pain et netravaillait pas, et, de plus, guettait l’occasion de déroberquelque chose pour le porter au débit et boire. Il restait assis,toussotait et crachait. Le médecin qu’il alla consulter l’auscultaet hocha la tête.

– Pour toi, mon ami, il faudrait ce quetu n’as pas.

– C’est toujours ainsi ; c’estconnu.

– Bois du lait ; ne fume pas.

– Pas besoin de dire cela ; c’est lecarême et nous n’avons pas de vache.

Une fois, au printemps, il ne dormit pas detoute la nuit ; il éprouvait une sorte d’angoisse et voulaitboire. À la maison il n’y avait rien à emporter. Il mit son bonnetet sortit. Il alla dans la rue jusqu’au presbytère. La herse dusacristain était restée dehors appuyée à la haie. Prokofis’approcha, chargea la herse sur son dos et se dirigea chez laPetrovna, qui tenait une auberge. Peut-être lui donnerait-elle àboire. Mais avant qu’il ait eu le temps de disparaître, lesacristain sortit sur le perron. Il faisait déjà jour. Il vitProkofi emportant la herse.

– Hé toi ! Que fais-tu ?

Des gens sortirent. On arrêta Prokofi, et ilfut mis en prison, pour onze mois. L’automne vint ; ontransféra Prokofi à l’hôpital. Il toussait. Toute sa poitrine sedéchirait, et il ne pouvait se réchauffer. Les plus vigoureux parmiceux qui étaient à l’hôpital ne tremblaient pas, mais Prokofitremblait jour et nuit. Le directeur de l’hôpital faisait deséconomies de chauffage et ne chauffait pas l’hôpital avantnovembre. Prokofi souffrait beaucoup physiquement, mais son âmesouffrait encore plus que son corps. Tout le dégoûtait, et ilhaïssait tout le monde : le sacristain, le directeur del’hôpital parce qu’il ne chauffait pas, le surveillant, et sonvoisin de lit à la lèvre rouge et gonflée. Il haïssait aussi lenouveau forçat qu’on venait d’amener à l’hôpital. Ce forçat étaitStepan. Il était tombé malade d’un érésipèle à la tête, et onl’avait transféré à l’hôpital et placé à côté de Prokofi. D’abord,Prokofi le haïssait, mais ensuite il se prit à l’aimer tant qu’iln’attendait que les moments où il pouvait causer avec lui. Cen’était qu’après la conversation avec Stepan que l’angoisses’apaisait dans le cœur de Prokofi. Stepan racontait toujours àtous son dernier meurtre et l’influence qu’il avait eue sur lui.« Non seulement elle n’a pas crié, disait-il, mais elle se mità dire : Tue, aie pitié, non de moi, mais detoi-même… »

– Sans doute, c’est terrible de perdreune âme. Une fois je me suis chargé de tuer un mouton, et j’enétais hors de moi. Et pourquoi les maudits m’ont-ils perdu !Je n’ai fait aucun mal à personne.

– Eh bien, ça te comptera.

– Où ?

– Comment où ? Et Dieu ?

– On ne le voit pas souvent. Et moi,frère, je ne crois pas. Je pense qu’une fois mort l’herbe poussera,et c’est tout.

– Comment peux-tu penser ainsi ?Moi, combien d’âmes ai-je perdues, tandis qu’elle, la sainte, ellene faisait que secourir les autres. Alors quoi ! tu penses quemon sort sera le même que le sien ? Non…

– Alors tu penses que quand on meurtl’âme reste ?

– C’est sûr.

Prokofi souffrait beaucoup pour mourir ;il étouffait sans cesse. Mais à ses derniers moments il se sentittout d’un coup soulagé. Il appela Stepan.

– Eh bien, frère, adieu. Évidemment c’estla mort qui vient. Voilà, j’avais peur, et maintenant, rien. Jedésire seulement qu’elle vienne plus vite.

Et Prokofi mourut à l’hôpital.

 

XVI

 

Les affaires d’Eugène Mikhaïlovitch allaientde mal en pis. Le magasin était hypothéqué. Le commerce ne marchaitpas : un autre magasin s’était ouvert dans la ville. Il avaitles intérêts à payer, et il lui fallait emprunter de nouveau etpayer de nouveau. À la fin des fins, le magasin avec toutes lesmarchandises allait être mis en vente. Eugène Mikhaïlovitch et safemme frappèrent à toutes les portes afin de trouver les 400roubles nécessaires pour les sortir de là, mais ils n’obtinrentrien. Ils avaient fondé quelque espoir sur le marchandKrasnopouzoff, dont la femme d’Eugène Mikhaïlovitch connaissait lamaîtresse. Mais maintenant, toute la ville savait qu’on avait voléchez Krasnopouzoff une forte somme. On parlait d’undemi-million.

– Et qui l’a volé ? racontait lafemme d’Eugène Mikhaïlovitch. Vassili, notre ancien portier. On ditqu’il jette cet argent et que la police est achetée par lui.

– Il a toujours été un vaurien, remarquaEugène Mikhaïlovitch. Avec quelle facilité alors prêtait-il un fauxserment ; j’en étais étonné.

– On dit qu’il est entré dans notre cour.La cuisinière dit que c’est hier. Elle raconte qu’il a mariéquatorze filles pauvres.

– On invente tout cela.

Au même moment, un passant étrangement vêtuentra dans le magasin.

– Que te faut-il ?

– Voici une lettre.

– De qui ?

– C’est écrit dedans.

– Faut-il une réponse ? Mais attendsdonc…

– Impossible.

Et l’homme étrange, après avoir remisl’enveloppe, s’en alla hâtivement.

– C’est bizarre !

Eugène Mikhaïlovitch ouvrit l’enveloppe etn’en crut pas ses yeux. Des billets de cent roubles ! Il y enavait quatre. Que voulait dire cela ? Il lut la lettre pleinede fautes d’orthographe : « D’après l’évangile il estdit : Fais le bien pour le mal. Vous m’avez fait beaucoup demal avec le coupon, et j’ai fait beaucoup de mal au paysan. Maiscependant j’ai pitié de toi. Prends ces quatre billets de centroubles et souviens-toi de ton portier, Vassili. »

« Non, c’est extraordinaire ! »se disait Eugène Mikhaïlovitch.

Et quand il se rappelait cela ou en parlaitavec sa femme, des larmes se montraient dans ses yeux et la joieemplissait son âme.

 

XVII

 

Dans l’in pace du couvent de Sousdalquatorze ecclésiastiques étaient détenus, et presque tous pouravoir renoncé à l’orthodoxie. C’était là qu’avait été aussi envoyéIsidore. Le père Missaïl reçut Isidore, d’après l’indication despapiers, et, sans causer avec lui, ordonna de l’enfermer dans unecellule, comme criminel important. Il y avait deux semaines que lepère Isidore était en prison quand le père Missaïl fit le tour desprisonniers. Il entra chez Isidore et lui demanda s’il avait besoinde quelque chose.

– J’ai besoin de beaucoup de choses,répondit-il ; mais je ne puis te le dire devant témoins.Donne-moi l’occasion de te parler en tête-à-tête.

Leurs regards s’étant rencontrés, Missaïlcomprit qu’il n’avait rien à craindre, et il donna l’ordre deconduire Isidore dans sa cellule. Une fois seuls il luidit :

– Eh bien, parle…

Isidore tomba à genoux.

– Frère, dit Isidore, que fais-tu ?Aie pitié de toi-même. Il n’est pas de criminel pire que toi. Tu asfoulé aux pieds tout ce qui est sacré…

Un mois après, Missaïl envoyait une requêtedans laquelle il demandait qu’on libérât comme repentis, nonseulement Isidore mais tous les autres, et lui-même demandait àêtre envoyé dans un couvent pour se reposer.

 

XVIII

 

Dix ans se sont écoulés. Mitia Smokovnikoff aterminé ses études à l’école technique ; il est maintenantingénieur, avec de gros appointements, dans des mines d’or enSibérie. Il avait besoin d’aller visiter les mines. Le directeurlui proposa de prendre pour l’accompagner le forçat StepanPelaguschkine.

– Comment, un forçat ? N’est-cepoint dangereux ?

– Avec celui-ci, pas de danger. C’est unsaint. Demandez à n’importe qui.

– Mais pourquoi a-t-il été envoyéici ?

Le directeur sourit.

– Il a tué six personnes. Mais c’est unsaint. Je me porte garant pour lui.

Mitia Smokovnikoff accepta donc Stepan,chauve, maigre, bruni, et partit avec lui.

En route, Stepan soignait tout le monde etsurtout Smokovnikoff. Il lui raconta toute son histoire, comment ilvivait maintenant, et pourquoi.

Et, chose étonnante, Mitia Smokovnikoff qui,jusqu’à ce jour, n’avait vécu qu’en buvant, mangeant, jouant auxcartes, pour la première fois se mit à réfléchir sur la vie ;et ces pensées ne le quittaient plus et bouleversaient son âme deplus en plus. On lui proposa une place qui comportait de grosappointements, il la refusa et résolut d’acheter avec ce qu’ilpossédait une propriété, de se marier, et, dans la mesure de sesforces, de servir le peuple.

 

XIX

 

Ainsi fit-il. Mais auparavant, il alla chezson père, avec qui il était en mauvais termes à cause d’unenouvelle famille que son père avait installée. Il avait résolu dese rapprocher de son père, et il le fit. Celui-ci, étonné, d’abordse moqua de lui, ensuite il cessa de se moquer, se rappelantplusieurs cas où il avait été coupable envers son fils.

LUCERNE

[Note – Paris, Édition La Technique duLivre, 1937 (sans mention de traducteur).]

 

Récit d’un voyage que fit Tolstoï en 1857.

(Fragment des Mémoires du Prince Nekloudoff.)

 

8juillet 1857.

Hier soir, je suis arrivé à Lucerne et me suisarrêté dans le meilleur hôtel, le Schweitzerhoff.

« Lucerne, la vieille ville cantonale,située au bord du lac des Quatre Cantons, est un des sites, ditMurray, les plus romantiques de la Suisse. Trois routes principaless’y croisent et à une heure de bateau se trouve le Rigi, d’où l’onvoit un des plus grandioses paysages du monde. »

Vrai ou non, les autres guides affirment lamême chose et c’est pourquoi les touristes de toutes nations, etparticulièrement les Anglais, abondent à Lucerne. Le bel immeubledu Schweitzerhoff est construit sur le quai, au bord du lac, àl’endroit même où jadis courait tout tortueux un pont couvert enbois et, dans les coins, orné de chapelles et de saintesimages.

Maintenant, grâce à l’invasion anglaise, àleurs exigences, à leur goût et à leur argent, le vieux pont estdisparu et à sa place s’étend un quai rectiligne. On y construitdes maisons carrées, à cinq étages, et devant sont plantées deuxrangées de tilleuls protégés par leurs tuteurs et, entre lestilleuls, comme il convient, des petits bancs verts. Cela s’appelleune promenade et c’est là que, de long en large, se promènent desAnglaises coiffées de chapeaux tyroliens, ainsi que des Anglaisvêtus de costumes confortables et solides. Et tous sont contentsd’eux-mêmes.

Il se peut que tou-s ces quais, et cesmaisons, et ces Anglais puissent faire fort bien quelque part. Maisassurément pas ici, dans cette nature étrangement grandiose et enmême temps harmonieuse et douce. Quand je fus dans ma chambre etque j’eus ouvert ma fenêtre sur le lac, la beauté de ses eaux, desmontagnes et du ciel m’éblouit d’abord et m’agita infiniment. Jeressentis une inquiétude intérieure et le besoin de dire àquelqu’un tout ce qui emplissait mon âme. Et j’eus voulu, à cemoment-là, presser quelqu’un sur ma poitrine, le presser, luifaire, à lui ou à moi, quelque chose d’extraordinaire.

Il était sept heures du soir. La pluie avaittombé toute la journée et maintenant seulement le ciels’éclaircissait. Le lac, bleu comme la flamme du soufre, avec lespoints que formaient les bateaux, s’étendait immobile et commebordé entre les rives vertes et variées. Il partait en avant, seserrant entre deux saillies de montagne ; puis, plus foncé,s’appuyait et disparaissait entre des roches, des nuages et desglaciers entassés les uns sur les autres.

Au premier plan, des rivages humides, vertclair, s’en allaient avec leurs roseaux, leurs prairies, leursjardins, leurs villas. Plus loin, des saillies vert sombre portantdes ruines féodales ; et tout au fond la montagne lointaine,d’un bleu mauve, avec l’étrangeté des cimes rocailleuses et d’unblanc mat. Le tout inondé de l’azur transparent et doux del’atmosphère, et éclairé par les rayons chauds du couchant quifiltraient parmi les déchirures du ciel. Ni sur le lac, ni sur lesmontagnes, nulle part une ligne entière, nulle part une couleurentière, nulle part deux moments identiques : partout lemouvement, l’asymétrie, la bizarrerie, un mélange infini d’ombreset de lignes et, en même temps, le calme, la douceur, l’unité et ledésir d’un Beau absolu.

Et cependant, dans cette beauté indéterminée,enchevêtrée et libre, ici, devant mes fenêtres, s’allongeaitstupidement, artificiellement, la blanche ligne du quai, lestuteurs des tilleuls, les bancs verts, toute l’œuvre humaine pauvreet bête. Bien loin de se perdre, comme les villas et les ruines,dans la belle harmonie de l’ensemble, tout cela allaitgrossièrement à l’encontre de cette harmonie.

Sans cesse et involontairement mon regard seheurtait à l’horreur de cette ligne droite ; j’eusse voulul’anéantir, l’effacer comme on ferait pour une tache noire qu’on asur le nez et qui vous fait clignoter. Mais le quai, avec lesAnglais en promenade, restait bien là et malgré moi je cherchais unpoint de vue où il ne m’incommoderait pas. J’arrivai enfin à biencontempler et jusqu’au dîner je pus jouir de ce sentiment doucementlanguide, mais incomplet, qu’on éprouve dans la contemplationsolitaire des beautés de la nature.

À 7 h. 30, on nous appela pour dîner. Dans unegrande pièce lumineuse, deux longues tables de cent couvertsétaient dressées. Les préparatifs durèrent trois minutes aumoins : c’était le rassemblement des convives, le bruissementdes robes, les pas légers, les conversations avec les maîtresd’hôtel d’ailleurs courtois et élégants. Les places étaientoccupées par des hommes et des femmes mises selon le derniercri ; comme partout d’ailleurs en Suisse, la majorité desconvives était anglaise et, à cause de cela, d’une correctionparfaite, mais peu communicative, non point par orgueil, mais parcequ’elle n’éprouvait aucun besoin de rapprochement. De tous côtés,on voyait resplendir les dentelles, les faux-cols, les dents,naturelles ou fausses, les visages et les mains. Mais ces visages,parfois très beaux, n’exprimaient que la conscience d’un bien-êtrepersonnel, et l’inattention complète pour tout le reste, si cela neles intéressait pas directement. Aucun sentiment issu de l’âme nese reflétait dans le geste de ces mains blanches, ornées de bagueset de mitaines. Elles ne paraissaient faites que pour réparer laposition du faux-col, couper la viande et verser du vin. Lesfamilles échangeaient parfois, à voix basse, quelques appréciationssur le goût des mets ou sur le spectacle de beauté qui s’offre auxyeux du sommet du Rigi. Les voyageuses et les voyageurs isolésétaient assis côte à côte sans même se regarder. Et si, chose rare,deux de ces cent convives entraient en conversation, ilsn’échangeaient d’autres propos que ceux concernant le temps oul’ascension du sempiternel Rigi.

On entendait à peine couteaux et fourchettestoucher les assiettes. On se servait fort discrètement. Des maîtresd’hôtel, observant les règles de la taciturnité générale,chuchotaient en demandant quel vin on désirait prendre.

Ce genre de dîner me rend infiniment morose,désagréable et triste. Il me semble toujours que je me suis renducoupable de quelque chose, que je suis puni et je me sens reportéaux jours de ma jeunesse où chacune de mes infractions était puniepar un envoi dans le coin avec une interpellation ironique :« Repose-toi un peu, mon petit. » Et, dans mes veines,mon jeune sang battait et dans la chambre voisine, on entendait lavoix joyeuse de mes frères.

Longtemps j’ai cherché à réagir contrel’accablement de ces dîners ; mais en vain. Toutes ces figuresmuettes ont sur moi une influence à laquelle je ne puis échapper etje deviens aussi muet qu’elles. Je n’ai plus ni désir, ni pensée etmême je n’observe plus. Autrefois, j’avais tenté de causer avec mesvoisins ; mais, en dehors des phrases mille fois répétées, jen’ai jamais rien entendu à retenir. Et pourtant tous ces gens nesont ni bêtes ni privés de sensibilité. Je suis même persuadé quebeaucoup parmi ces êtres congelés ont une vie intérieure aussiactive que la mienne ; chez beaucoup d’entre eux, pluscomplexe et plus intéressante. Pourquoi alors se privent-ils d’undes plus grands plaisirs de la vie, la communion avec tous lesêtres ?

Combien loin je me trouvais de ma pension defamille parisienne où tous, vingt hommes de nations, de professionset de caractères différents, nous nous groupions à la tablecommune, sous la bonne sociabilité française, comme pour unplaisir. C’était alors, d’un bout de la table à l’autre, uneconversation entremêlée de plaisanteries et de calembours, bien quesouvent dans une langue bizarre, qui nous prenait tous. Chacunalors, sans se soucier des conséquences possibles, bavardait à cœurouvert. Nous avions notre philosophe, notre bel esprit,notre plastron, et tout était en commun. Et aussitôt lerepas terminé, nous reculions la table et, sans souci de la mesure,nous dansions la polka sur un tapis poussiéreux. Nous étions là desgens très coquets, quoique bien peu intelligents, ni troprespectables. Il y avait parmi nous une comtesse espagnole auxromanesques aventures, un abbé italien qui déclamait après dîner,la Divine Comédie, et un docteur américain qui avait ses entréesaux Tuileries. Il y avait aussi un jeune dramaturge aux cheveuxtrop longs, une pianiste qui, disait-elle, avait composé la plusbelle polka du monde et la veuve à la fatale beauté dont chaquedoigt s’ornait de trois bagues. Nos relations mutuelles étaienthumaines, encore qu’un peu superficielles ; nous noustraitions en amis et chacun de nous emporta de ces souvenirs soitlégers, soit profonds qui tous ravissent le cœur.

À cette table d’hôtes anglais, je pense aucontraire souvent en regardant ces dentelles, ces rubans, cesbagues, ces cheveux pommadés et ces robes de soie, au nombre defemmes vivantes qui auraient pu être heureuses de tout cela et àcelui des hommes dont elles auraient pu faire le bonheur. Et il mesemble étonnant que ceux-là, assis côte à côte, ne s’aperçoiventmême point qu’ils pourraient être aimés ou amants. Et Dieu saitpourquoi ils ne le seront jamais et ne se donneront jamais l’un àl’autre le bonheur qu’il est si facile de donner et qu’ils désirenttous.

Je sentis la tristesse habituelle à ce genrede dîner m’envahir et, sans terminer les desserts, je quittai lasalle et partis en ville, toujours sous cette impression.

Les rues étroites, sales et mal éclairées, lesboutiques qu’on fermait, les rencontres avec des ouvriers ivres,rien ne put la dissiper, pas même la vue des femmes qui allaient àl’eau ou celles coiffées de chapeaux qui longeaient les murs et seglissaient dans les ruelles. Les rues étaient déjà sombres quand,sans regarder autour de moi et sans penser, je retournai versl’hôtel, espérant que le sommeil allait me débarrasser de cettemélancolie. Je ressentais ce froid à l’âme qui accompagne lesentiment de solitude qu’on ressent sans cause apparente dans lesdéplacements.

Les yeux fixés sur mes pieds, je longeais lequai dans la direction du Schweitzerhoff, quand soudain j’entendisune musique agréable et douce dont les sons me réconfortèrentimmédiatement. Je me sentis si bien et si gai qu’il me semblaqu’une lumière joyeuse et claire entrait dans mon âme. Monattention endormie se fixa à nouveau sur les objets quim’entouraient et la beauté de la nuit et du lac, auparavantindifférente, me frappèrent maintenant de ravissement.Instantanément et involontairement, j’eus le temps de remarquer leciel d’un bleu sombre qu’éclairait la lune naissante et parcouru delambeaux de nuages gris. Je voyais aussi le vert sombre du lacétale où des feux lointains se reflétaient. Au lointain, vers lesmontagnes coiffées de brume, j’entendais le bruit des grenouillesdu Freschenburg et le frais sifflement des cailles sur l’autrerive.

Juste en face de moi, à l’endroit d’où sortaitla musique qui m’avait frappé et où mon attention restait fixée, jevis dans les ténèbres, au milieu de la rue, une foule qui s’étaitassemblée en demi-cercle. Devant elle et à quelque distance setenait un tout petit homme vêtu de noir. Derrière la foule etl’homme, sur le ciel sombre, bleu, gris et déchiré quelquesfrondaisons noires se détachaient et des deux côtés de l’antiquecathédrale se dressaient les deux pointes sévères des tours.

Je m’approchai et les sons devinrent plusclairs. Je distinguai de lointains accords de guitare qui passaientdoucement dans l’air du soir. On eut dit que plusieurs voix,s’interrompant mutuellement, sans chercher à rendre le thème,chantaient des fragments de phrases et ainsi laissaient sentir cethème qui était comme une agréable et gracieuse mazurka. Ces voixsemblaient tantôt lointaines, tantôt proches. On entendait tantôtle ténor, tantôt la basse, tantôt le fausset, le tout accompagnédes roucoulements de la tyrolienne. Ce n’était point une chanson,mais la maîtresse esquisse d’une chanson. Je ne comprenais pas ceque c’était, mais c’était vraiment beau. Ces accords de guitarevoluptueux et faibles, cette mélodie légère et tendre et cetteminuscule figure solitaire du tout petit homme noir, dansl’entourage fantastique du lac ténébreux, de la lune à peinevisible, des immenses pointes des tours silencieuses et des noiresfrondaisons du jardin, tout cela était indiciblement et étrangementbeau ou du moins me l’avait paru.

Toutes les impressions complexes etinvolontaires de la vie prirent soudain pour moi une significationet une beauté inconnues. Fraîche et parfumée, une fleur, eut-ondit, était éclose en mon âme. La nécessité d’aimer, l’espoir et laseule joie d’être avait soudain remplacé en moi la fatigue, ladistraction et l’indifférence envers le monde entier que j’avaiséprouvées un instant auparavant.

– Que vouloir ? Que désirer ?quand de tous côtés je suis entouré de beauté et de poésie, medis-je. Absorbe-la par profondes gorgées, de toutes tes forces,jouis-en, car que voudrais-tu de plus ? Tout ce bonheur est àtoi.

Je m’approchai. Le petit homme était, comme jele sus plus tard, un Tyrolien ambulant. Son petit pied en avant, satête dressée en l’air, raclant sa guitare, il se tenait debout sousles fenêtres de l’hôtel, chantant à plusieurs voix sa gracieusemélodie.

Aussitôt je ressentis de la tendresse et de lareconnaissance pour lui qui avait opéré un tel changement en moi.Autant que je pus le distinguer, il était vêtu d’une antiqueredingote et d’une vieille casquette bourgeoise et simple, descheveux noirs, pas trop longs, s’échappaient. Son costume n’avaitrien d’artistique, mais sa pose, puérilement fougueuse, contrastantavec la petitesse de sa taille, composait un spectacle drolatiqueet touchant tout ensemble. À l’entrée de l’hôtel, à ses fenêtres etsur ses balcons, se tenaient des dames en larges crinolines, desmessieurs avec des faux-cols d’une blancheur immaculée, le portieret les valets en livrées cousues d’or ; dans la rue, parmi lafoule et plus loin, sous les tilleuls du boulevard s’étaientarrêtés des garçons d’hôtel, élégants, des cuisiniers aux immensesbonnets blancs, des jeunes filles enlacées ainsi que des promeneursde toutes sortes. Tous ces gens semblaient éprouver le mêmesentiment que moi car, en silence, ils entouraient le chanteur,l’écoutant attentivement.

Tout était silence ; et seul, dans lesintervalles de la chanson, arrivaient comme glissant sur l’eau, lebruit d’une forge lointaine ; et de Freschenburg les trillesépars des grenouilles, interrompus seulement par le sifflementmonotone des cailles.

Le petit homme, au milieu de la rue, dans lesténèbres, se répandait en vocalises de rossignol, le coupletsuivant le couplet, la chanson, la chanson. Bien que je me fusseapproché tout près de lui, son chant ne cessait de me procurer unimmense plaisir. Sa petite voix était infiniment agréable ; latendresse, le goût et le sentiment de la mesure indiquaient un donde nature. Le refrain de chaque couplet était chanté d’une façondifférente et l’on sentait que tous ces gracieux changements luivenaient librement et instantanément.

Dans la foule, sur les balcons duSchweitzerhoff, comme sur le boulevard, le silence respectueuxétait souvent interrompu par des chuchotements admiratifs. Lesfenêtres de l’hôtel s’emplissaient de plus en plus de personnagesimportants ; des promeneurs s’arrêtaient et le quai en étaitcouvert.

Tout près de moi, un cigare à la bouche, setenait, un peu éloignés de la foule, l’aristocratique cuisinier etle maître d’hôtel. Le premier appréciait les beautés de la musiqueet à chaque note élevée, il hochait la tête d’un air mi-admiratif,mi-étonné et poussait du coude son voisin et semblaitdire :

– Il chante, hein, celui-là ! Quantau maître d’hôtel, qui posait pour un homme ayant beaucoup vu etentendu, il répondait aux coups de coude admiratifs du cuisinierpar un haussement d’épaules qui en disait long. Pendant un tempsd’arrêt, pendant lequel le chanteur toussota, je demandais aumaître d’hôtel quel était cet homme et s’il venait souvent.

– Deux fois par été, répondit l’autre. Ilest du canton d’Argovie et mendigote…

– Les gens comme lui sont-ils nombreuxpar ici ? demandai-je.

– Oui, oui, répondit-il, n’ayant pascompris ma question. Puis il ajouta, ayant enfin compris :

– Oh ! non, je ne vois que lui parici. À ce moment le petit homme ayant terminé sa chanson, retournasa guitare et dit dans son patois quelques mots qui provoquèrent lerire de la foule. N’ayant pas compris, je demandai :

– Qu’a-t-il dit ?

– Il dit que son gosier est sec et qu’ilvoudrait bien boire un verre de vin, traduisit le maîtred’hôtel.

– Il aime à boire, sans doute ?

– Ils sont tous comme cela, répondit levalet en souriant avec un petit signe de la main.

Le chanteur ôta sa casquette et faisanttournoyer sa guitare s’approcha de l’hôtel. Le nez en l’air, ils’adressa aux voyageurs qui se tenaient aux fenêtres et auxbalcons.

– Messieurs et Mesdames, dit-ildans son accent, mi-allemand, mi-italien, si vous croyez que jegagne quelque chose, vous vous trompez, je ne suis qu’un pauvretiaple.

Ses intonations avaient quelque chose de ceton qu’emploient les bateleurs en s’adressant au public qui lesadmire.

Il s’arrêta, se tut un instant, et comme on nelui donnait rien, il fit pivoter encore sa guitare etannonça :

– Maintenant, Messieurs et Mesdames,je vous chanterai l’air du Rigi. [47]

Le public élégant de l’hôtel ne dit rien, maissans bouger attendit la nouvelle chanson, tandis qu’en basretentissaient quelques rires, sans doute parce que sa façon des’exprimer était bien drôle, ou peut-être encore parce qu’on ne luiavait rien donné.

Je lui donnai quelques sous qu’il fit passeradroitement d’une main dans l’autre, puis, les ayant mis dans songousset, il chanta une nouvelle et gracieuse chanson du Tyrol,l’air du Rigi.

Ce morceau, qu’il devait sans doute garderpour la fin, était encore mieux que les autres et provoqual’assentiment général. L’air terminé, encore une fois il tendit ànouveau sa casquette et répéta son incompréhensiblephrase :

– Messieurs et Mesdames, si vouscroyez que je gagne quelque chose…

Il continuait sans doute à la considérer commeadroite et spirituelle, mais dans sa voix, je déchiffraismaintenant quelque indécision et un peu de timidité enfantine, cequi s’accordait avec sa petite taille.

Le public élégant se tenait toujours aubalcon, dans la lumière des fenêtres éclairées. Quelques-unss’entretenaient, sur un ton correctement bas, du chanteurprobablement. D’autres contemplaient avec curiosité sa petitesilhouette noire et d’un des balcons fusa le rire joyeux d’unejeune fille.

Au-dessus de la foule du bas s’élevait lebruit des voix et des lazzis de plus en plus nombreux. D’une voixfaiblissante, le chanteur répéta une troisième fois sa phrase etsans la terminer il tendit à nouveau sa casquette. Puis, sansattendre, il la remit sur sa tête. Toujours rien, et la fouleimpitoyable se mit à rire franchement.

Le chanteur, que je vis plus petit encore,souleva sa casquette, prit sa guitare et dit :

– Messieurs et Mesdames, je vousremercie et je vous souhaite une bonne nuit.

Un rire franc salua ce dernier geste. Lesbalcons commençant à se vider, les promeneurs se remirent en marchepeu à peu, et le quai, jusqu’ici silencieux, s’anima à nouveau.J’entendis le petit homme grommeler quelques mots ; je le vispartir vers la ville et sa petite silhouette allait diminuant deplus en plus dans le clair de lune. Seuls quelques hommes, enriant, le suivirent à distance…

Je me sentis tout à fait confus, car je necomprenais pas. Debout à ma place, je suivais sans pensée dans lesténèbres, ce petit homme qui allongeait le pas vers la ville et lespromeneurs qui riaient derrière lui. Une douleur sourde montait enmoi et comme une honte, pour le petit homme, pour la foule et pourmoi-même. Et c’était comme si j’avais demandé de l’argent, qu’on nem’eût rien donné et qu’on m’eût accablé de quolibets. Le cœurserré, sans me retourner, j’allai vers mon appartement et montailes marches du Schweitzerhoff sans me rendre compte du lourdsentiment qui m’écrasait.

Dans l’entrée toute resplendissante, leportier galonné s’écarta poliment devant moi, ainsi que devant unefamille anglaise qui venait en sens inverse. Un bel homme, grand,large, le visage orné de favoris anglais, un plaid et un rotin debambou à la main s’avançait avec assurance, donnant le bras à unedame vêtue d’une robe de soie bariolée, couverte de rubansmulticolores et de superbes dentelles. À leur côté marchait unejolie et fraîche jeune fille, coiffée d’un gracieux chapeau suisseorné d’une plume à la mousquetaire. Des boucles blondesentouraient sa jolie petite figure d’une blancheur liliale. Devanteux sautillait une fillette de dix ans, toute rosé, toute blonde,les genoux nus sous les dentelles.

– Quelle belle nuit ! disait lafemme toute heureuse.

– Aoh ! meugla paresseusementl’Anglais, qui, dans sa vie heureuse, n’éprouvait même pas lebesoin de parler.

Et on avait l’impression qu’ils ne pouvaientconcevoir que le confort, la facilité, la tranquillité de vivredans tout le monde. Dans leurs mouvements et sur leurs visages, onlisait une telle indifférence pour la vie d’autrui et une telleassurance qu’on sentait immédiatement que le portier allaits’écarter en saluant, qu’ils trouveraient à leur retour deschambres aux lits confortables et propres, que tout cela fatalementdevait être ainsi, car ils y avaient droit. Je leur opposais alors,en pensée, le chanteur ambulant qui, fatigué, affamé et honteux,fuyait la foule moqueuse, je compris alors le sentiment qui, commeune lourde plaie, m’écrasait le cœur et je sentis une indiciblefureur contre ces riches Anglais.

Deux fois, je passai devant l’Anglais et àchaque fois le heurtai du coude avec un plaisir extrême et,descendant les marches, je courus à travers les ténèbres dans ladirection de la ville.

Trois hommes ensemble me précédaient. Je leurdemandai s’ils n’avaient pas vu le chanteur ; ils me ledésignèrent en riant.

Il marchait tout seul, à pas vifs, paraissanttoujours grommeler sourdement. Je le rejoignis et lui proposaid’aller quelque part prendre un verre de vin.

Mécontent, il me toisa sans ralentir le pas,mais ayant compris, il s’arrêta.

– Je ne refuserai pas, puisque vous avezcette bonté, dit-il. Il y a ici un tout petit café, simplet,ajouta-t-il, en désignant un débit encore ouvert.

Ce mot « simplet » me fitimmédiatement songer que je ne devais pas l’emmener dans ce petitcafé, mais au Schweitzerhoff où se trouvaient ceux qui l’avaiententendu chanter. Et, malgré son timide émoi, se défendant devouloir aller au Schweitzerhoff, endroit trop élégant, j’insistai.Alors, simulant la facilité des manières, il fit pirouetter saguitare et, tout en sifflotant, m’accompagna au long du quai. Lesquelques oisifs qui me virent parler au chanteur et écoutaient ceque nous disions, nous suivirent jusqu’à l’hôtel, attendant sansdoute quelques nouvelles sérénades.

Dans le hall, j’avisai un maître d’hôtel etlui commandai une bouteille de vin. Le maître d’hôtel nous regardaen souriant et passa son chemin sans nous répondre. Le gérant à quije m’adressai ensuite m’écouta très gravement et, toisant des piedsà la tête mon timide compagnon, ordonna d’une voix sévère auportier de nous conduire dans la salle de gauche, débit destiné aupetit peuple.

Dans un coin de cette pièce, meublée seulementde tables et de bancs de bois nu, une servante bossue lavait lavaisselle. Le garçon qui vint nous servir, en nous considérant avecun sourire mi-bénin, mi-moqueur, gardait ses mains aux poches et,tout en nous écoutant, continuait à causer avec la plongeuse. Ilcherchait visiblement à nous faire comprendre que sa situationsociale était infiniment supérieure à celle de mon hôte, que nonseulement il n’était pas offensé de nous servir, mais encore quec’était pour lui une plaisanterie charmante.

– Vous voulez du vin ordinaire ?dit-il d’un air entendu, faisant un clin d’œil à mon compagnon.

– Du champagne et du meilleur, fis-je,cherchant à prendre un air magnifique.

Mais ni le champagne, ni mon grand airn’eurent d’action sur le valet. Il sourit en nous regardant ;sans se presser, sortit de sa poche une montre d’or, regardal’heure et tout doucement, comme en se promenant, sortit de lapièce. Il revint bientôt, accompagné de deux autres garçons quis’assirent près de la plongeuse, prêtant gaiement leur attention,tout souriants, à ce qu’ils considéraient comme un jeu. Ils étaientcomme des parents qui s’amusent de voir leurs enfants joueraimablement. Seule la servante bossue ne se moquait pas et nousregardait avec compassion.

Bien qu’il me fût difficile et désagréable decauser avec le chanteur et de le servir, sous le feu des yeux desvalets, je faisais de mon mieux pour trouver l’allure aisée.

Maintenant, à la lumière, je l’étudiais mieux.Il était vraiment minuscule, presque un nain, mais cependant muscléet bien bâti. Ses cheveux noirs étaient durs comme des soies, sesgrands yeux noirs sans cils semblaient toujours pleurer et sabouche, très agréable, se courbait avec attendrissement. Il avaitdes petites pattes sur les joues, ses cheveux n’étaient pas troplongs, son costume était pauvre, fripé et avec son teint brûlé parle soleil, il était bien plutôt un travailleur, un petit marchandambulant, par exemple, qu’un artiste. Seuls les yeux humides etbrillants et sa bouche petite lui accordaient un air original ettouchant. On aurait pu lui donner de 25 à 40 ans, en réalité il enavait 38. Et voilà ce qu’il me conta avec un empressement trèsconfiant et une franchise évidente.

Il venait d’Argovie. Il avait perdu très jeunepère et mère et n’avait plus ni parents, ni bien. Bien qu’il eûtappris le métier de menuisier, il ne pouvait y travailler, car uneatrophie des os de la main évoluant depuis vingt ans l’enempêchait. Dès son enfance il avait aimé le chant et les étrangerslui donnaient souvent quelque argent. Aussi avait-il songé à s’entenir à cette profession ; il avait acheté une guitare et,depuis dix-huit ans, il voyageait ainsi en Suisse et en Italie,chantant devant les hôtels. Il m’avoua que tout son bagage secomposait de sa guitare et de sa bourse dans laquelle il n’y avaitqu’un franc cinquante avec lesquels il devait dormir et manger cesoir.

Tous les ans – c’est-à-dire déjà dix-huit fois– il part et va dans tous les endroits les plus beaux et les plusfréquentés de la Suisse : Zurich, Lucerne, Interlaken,Chamonix, etc. Puis il pénètre en Italie par le col duSaint-Bernard et revient par le Saint-Gothard, ou par la Savoie.Maintenant, il commence à être fatigué, car il sent que son malaugmente chaque année et que ses yeux et sa voix deviennent de plusen plus faibles. Malgré cela, il partira encore à Interlaken, àAix-les-Bains et de là en Italie qu’il aimait beaucoup.

En général, il semblait heureux de vivre.Comme je lui demandais pourquoi il retournait à sa maison, s’il yavait encore quelque attache, sa bouche se plissa légèrement dansun sourire et il me répondit :

–… Oui, le sucre est bon et il est douxpour les enfants.

Ce disant, il regardait le groupe des valets.Je n’avais rien compris, mais les valets s’esclaffèrent.

– Je n’ai rien, car si j’avais quelquechose, vous ne me verriez pas courir ainsi. Mais si je retournechez moi, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui m’attire versmon pays.

Il refit son sourire malin et très contentrépéta :

– Oui, le sucre est bon… Son bonrire égaya les garçons qui, très heureux, riaient aux éclats. Seulela petite bossue regardait de ses grands bons yeux le petit homme,et comme il avait laissé tomber sa casquette, elle la lui ramassa.J’avais remarqué que les chanteurs ambulants, les acrobates et lesfaiseurs de tours, aimaient le titre d’artiste. Aussi, je necessais d’attirer l’attention de mon compagnon sur cette qualité,mais lui ne se la reconnaissait pas et simplement il considéraitson travail comme un moyen de vivre. Sur ma question : savoirs’il était l’auteur des chansons qu’il chantait, il répondit avecun étonnement visible en disant qu’il en était incapable et quec’étaient de vieux airs tyroliens.

– Mais, comment ? L’air du Rigin’est pourtant pas ancien ? m’écriai-je.

– Ah ! celle-là, il n’y a que quinzeans qu’elle existe. Il y avait à Bâle un Allemand qui la composa.C’est une belle chanson ! Il l’avait inventée pour lestouristes, et il me récita la chanson traduite enfrançais :

Si tu veux aller sur Rigi,

Jusqu’à Vegiss tu n’as pas besoin de son bras,

Puisqu’on y va sur bateau à vapeur.

Mais à Vegiss prends une grande canne

Et aussi une fille sous ton bras,

Et prends aussi un verre de vin,

Mais n’en bois pas trop.

Car celui qui veut boire,

Doit le gagner auparavant…

– Ah ! la bellechanson !

Les valets l’avaient certainement trouvée trèsbelle car ils s’approchèrent de nous.

– Qui donc a fait la musique ?demandai-je.

– Personne… C’est pour chanter, voussavez… devant les étrangers… il faut toujours du nouveau…

Quand on nous apporta de la glace et que jelui versai une coupe de champagne, il se sentit visiblement gêné.Nous heurtâmes nos verres à la santé des artistes et lui qui setournait sans cesse vers les valets, vida la moitié de sa coupe.Puis les sourcils froncés, il eut l’air de songer.

– Il y a longtemps que je n’ai bu un vinpareil. Je ne vous dis que cela. En Italie, il y a le vin d’Astiqui est très bon, mais celui-là est meilleur. Ah !l’Italie ! qu’il fait bon y vivre ! ajouta-t-il.

– On y sait apprécier la musique et lesartistes, dis-je. Je voulais le mener à son échec devant leSchweitzerhoff.

– Non, répondit-il. Ma musique ne peutplaire à personne. Les Italiens sont des musiciens comme il n’y ena pas au monde et moi je ne puis que chanter des airs tyroliens.Pour eux, c’est toujours une nouveauté.

– On y est certainement plus généreuxqu’ici, continuai-je, voulant lui faire partager ma fureur contreles habitants du Schweitzerhoff. Ce qui est arrivé ici ne peutarriver là-bas. Que dans un immense hôtel où vivent des gensriches, cent hommes ayant entendu un artiste ne lui donnentrien.

Ma question eut un résultat opposé à celui queje présumais. Il n’avait même pas songé à leur en vouloir. Bien aucontraire, dans ma remarque il vit comme un reproche pour sontalent qui n’avait pas trouvé d’appréciateur. Aussi chercha-t-il àse justifier devant moi.

– Ce n’est pas chaque fois qu’on récolte,dit-il. Parfois la voix vous manque. Songez donc, je suis fatigué.J’ai marché neuf heures aujourd’hui et j’ai chanté presque toute lajournée. C’est bien difficile, vous savez. Et ces messieurs lesaristocrates ne veulent parfois pas écouter les airs tyroliens.

– Mais ne rien donner, c’est tout de mêmeun peu fort. Ma remarque resta incomprise.

– Ce n’est pas cela, dit-il. Ce qui estimportant ici, c’est qu’on est très serré pour la police.Voilà : d’après leurs lois républicaines, on ne peut chantertandis qu’en Italie on peut le faire tant qu’on veut, pas âme nevous dira mot. S’ils veulent bien vous autoriser, ils le font, maisparfois aussi, ils vous mettent en prison.

– Est-ce possible ?

– Parfaitement. On vous fait uneobservation et si vous continuez de chanter on vous emprisonne. J’yai fait déjà trois mois, dit-il, en souriant, comme si c’était undes plus beaux souvenirs de sa vie.

– C’est terrible, m’écriai-je, maispourquoi ?

– Ah ! cela, ce sont leurs nouvelleslois républicaines, poursuivit-il en s’animant. Ils ne veulent pascomprendre que le pauvre lui aussi est forcé de vivre n’importecomment. Si je n’étais pas infirme, je travaillerais. Et si jechante, mes chansons font-elles du mal à quelqu’un ? Lesriches peuvent vivre comme ils veulent et un pauvre tiaple commemoi, cela ne lui est même pas permis ! Qu’est-ce que cette loirépublicaine ? Si cela est ainsi, nous ne voulons pas derépublique, n’est-ce pas, Monsieur ? Nous ne voulons pas de larépublique, mais nous voulons… nous voulons simplement… et nousvoulons…

Il s’arrêta un peu gêné.

– … Nous voulons des lois naturelles.J’emplis sa coupe.

– Vous ne buvez pas, lui dis-je. Il pritle verre et me saluant :

– Ah ! je sais ce que vous voulez,dit-il en clignant de l’œil et en me menaçant de son doigt. Vousvoulez me faire boire pour voir ensuite ce que je vais devenir,mais cela ne vous réussira pas.

– Pourquoi voulez-vous que je vousenivre ? Je voulais simplement vous faire plaisir.

Il lui fut sans doute pénible de m’avoiroffensé en interprétant mal mon intention, car un peu gêné, il seleva et me serra le coude.

– Non, non, dit-il, et le regardsuppliant de ses yeux humides se posa sur moi. Je n’ai voulu queplaisanter.

Après quoi, il prononça une phrase extrêmementembrouillée qui, dans son idée, devait indiquer que j’étais tout demême un bon garçon.

Et il conclut :

– Je ne vous dis que ça. C’estde cette manière que nous continuâmes à boire et à causer, tandisque les valets nous regardaient tout en se moquant de nous. Je nepus ne pas m’en apercevoir. Aussi ma colère monta-t-elle à soncomble quand l’un d’eux s’approchant soudain du chanteur le fixa ensouriant. J’avais déjà une ample provision de colère contre lestouristes du Schweitzerhoff que je n’avais pu déverser surpersonne, et, je l’avoue, ce public de laquais commençait àm’énerver sérieusement.

Une circonstance inattendue vint encoreprécipiter le dénouement : sans ôter sa casquette, le portierentra dans la salle et les coudes sur la table s’assit à côté demoi. Mon orgueil et mon amour-propre offensés éclatèrent etdonnèrent libre cours à la colère qui s’était amassée pendant toutela soirée.

– Comment cela est-il possible que devantla porte il me salue jusqu’à terre, alors que, me voyant assisdevant le pauvre chanteur, il s’assied grossièrement à mescôtés.

J’étais dominé par cette bouillanteindignation que j’aime en moi et que je me plais parfois àprovoquer, car elle agit sur moi comme un calmant tout enm’accordant pour quelque temps l’énergie, la force et la souplessede toutes mes qualités physiques et morales.

Je me dressai d’un coup.

– Pourquoi riez-vous ? criai-je augarçon, en sentant pâlir mon visage et trembler mes lèvres.

– Je ne ris pas, répondit le valet ens’écartant de moi.

– Vous vous moquez de ce monsieur. Dequel droit êtes-vous tous ici et assis devant des clients ? Jevous défends de rester assis, hurlai-je.

Le portier grogna, se leva et partit vers laporte.

– Quel droit avez-vous de vous moquer dece monsieur, de vous asseoir auprès de lui quand lui est mon hôteet vous le valet. Pourquoi ne vous moquez-vous pas de moi en meservant au dîner et ne vous êtes-vous pas assis à mes côtés ?N’est-ce pas à cause de ses pauvres habits et parce qu’il est forcéde chanter dans les rues ? Tandis que moi, je suis richementhabillé ? Lui est pauvre, mais vous vaut mille fois, car, j’ensuis persuadé, il n’a jamais offensé personne ; tandis quevous, vous l’offensez.

– Mais je ne fais rien, répondittimidement le domestique. Je ne l’empêche pas de rester assis.

Le valet ne comprenait pas et mon allemandétait employé en pure perte. Le gros portier prit le parti dugarçon ; mais je lui tombai dessus avec tant de vivacité que,d’un geste désespéré de la main, il fit signe de ne pas mecomprendre.

Je ne sais si la plongeuse bossue eut peur duscandale ou si elle partageait réellement mon opinion, mais seplaçant vivement entre moi et le portier, elle se mit à lemorigéner en m’approuvant et en me priant de me calmer.

« Der Herr hat recht, Sie habenrecht », répétait-elle sans cesse. Quant au chanteur, ilfaisait une figure pitoyable et sans comprendre ma colère, mepriait de partir avec lui au plus tôt. Mais mon désir d’épanchements’intensifiant, je ne voulais plus rien écouter. Je me rappelaitout, la foule qui s’était moquée de lui et ne lui avait riendonné, et pour rien au monde je n’aurais voulu me calmer. Je croismême que si les garçons et le portier n’eussent eu tant deservilité, j’aurais été heureux de me colleter avec eux et même defrapper avec ma canne l’inoffensive demoiselle anglaise. Si, à cemoment-là, j’avais été à Sébastopol, c’est avec une joieindescriptible que je me serais lancé dans la tranchée anglaisepour sabrer.

Je saisis la main du portier, l’empêchant desortir, et je lui demandai violemment :

– Pourquoi m’avez-vous amené avec cemonsieur ici et non dans l’autre salle ? Quel droit avez-vousde décider que tel homme doit être dans telle salle ? Tousceux qui paient doivent être traités à l’hôtel également, nonseulement dans votre République, mais dans le monde entier.D’ailleurs, votre république de gâteux me dégoûte ! Voilàvotre égalité ! Vous n’auriez pas osé amener ici vos Anglais,ces mêmes Anglais qui, en écoutant pour rien ce monsieur lui ontvolé les quelques sous qu’il aurait dû gagner. Comment avez-vousosé nous désigner cette salle ?

– L’autre est fermée, répondit leportier.

– Non, m’écriai-je, ce n’est pas vrai,elle ne l’est pas.

– Vous le savez mieux que moi ?

– Je sais que vous êtes un menteur. Leportier me tourna le dos en haussant les épaules.

– Que voulez-vous que je vous dise ?fit-il.

– Il n’y a pas de « Que voulez-vousque je vous dise ». Conduisez-nous immédiatement dans l’autresalle.

Malgré les supplications du chanteur et lesexhortations de la bonne, j’exigeai qu’on appelât le gérant etentraînai mon compagnon.

Le gérant, qui avait entendu la fureur de mavoix et qui vit ma figure courroucée, évita toute discussion etavec une politesse dédaigneuse me dit que je pouvais aller où jevoulais. La preuve évidente du mensonge du portier ne put êtrefaite, car ce dernier s’était éclipsé avant que nous fussionsentrés dans la salle brillamment éclairée.

Derrière une table, un Anglais soupait encompagnie d’une dame. Le garçon eut beau nous désigner une table àpart, j’empoignai mon chanteur tout loqueteux et nous nous assîmesà la table même de l’Anglais en ordonnant d’y apporter la bouteillecommencée.

Les Anglais regardèrent d’abord avecétonnement le petit homme plus mort que vif. Puis, soudain furieux,ils se mirent à parler entre eux. La dame repoussa son assiette,dans le froufrou de sa robe de soie, se leva et tous deuxdisparurent.

À travers la porte vitrée, je voyais l’Anglaisnous désigner au garçon en gesticulant. J’attendais avec joie lemoment où on allait venir nous expulser, ce qui me permettrait dedonner libre cours à toute ma fureur. Maintenant, je constate avecplaisir – quoi qu’à ce moment ce me fut très désagréable – qu’onnous laissa tranquille.

Le chanteur qui, auparavant, avait refusé deboire, termina hâtivement le contenu de la bouteille, comme s’ileût voulu sortir au plus tôt d’une pénible situation. Je croiscependant que c’est avec une véritable gratitude qu’il meremerciait de mon invitation. Ses yeux larmoyants devinrent encoreplus humides et plus brillants. Il cherchait à être loquace etprononça une phrase des plus étranges et des plus embrouillées.Cependant elle me fut agréable. Il voulait dire que si chacuntraitait comme moi les artistes, la vie deviendrait meilleure.Après quoi, il me souhaita beaucoup de bonheur et nous passâmesdans le hall. Là, tout le personnel était réuni : gérant,garçons, portier, celui-ci me sembla-t-il, en train de se plaindrede moi. Ils me considéraient tous comme un fou. Arrivé à leurhauteur, très ostensiblement et avec toute la déférence dontj’étais capable, j’enlevai mon chapeau, fis un long salut et serraiaffectueusement la main mutilée du chanteur. Les garçons firentmine de ne pas nous voir. Un seul d’entre eux se permit un riresardonique.

Quand le chanteur eut disparu dans lesténèbres après m’avoir salué de loin, je montai chez moi, désireuxd’oublier dans le sommeil la colère enfantine qui m’avaitenvahie ; mais me sentant trop énervé, je descendis dans larue pour marcher un peu. Je dois avouer que j’avais un vague espoirde trouver une occasion de querelle avec le portier, les garçons,l’Anglais pour leur démontrer l’inhumanité et l’injustice dont ilsavaient fait preuve à l’égard du pauvre diable. Mais, sauf leportier qui s’était détourné à ma vue, je ne rencontrai personne etje dus seul arpenter le quai.

– Le voilà l’étrange sort de la poésie,songeai-je un peu calmé. Tous l’aiment, la recherchent dans la vie.Mais personne ne reconnaît sa force, n’apprécie cette grandefélicité du monde et ne remercie ceux qui la lui offrent. Demandezà n’importe lequel des hôtes du Schweitzerhoff quel est au monde leplus grand bonheur, chacun, prenant une expression sardonique,répondra : c’est l’argent.

« Peut-être cette idée ne vous plaît-ellepas et n’est pas conforme à vos idées élevées ? Mais quefaire, si la vie humaine est ainsi faite que seul l’argent fait lebonheur. Je ne pourrai cependant pas empêcher mon esprit de voir lalumière, ajoutera-t-il.

« Pauvre est ton esprit, misérable est lebonheur que tu désires, toi qui ne sais même pas ce que tu veux…Pourquoi, vous tous, avez-vous quitté votre patrie, vos parents,vos occupations, vos affaires, pour vous réunir en cette petiteville suisse de Lucerne ?

« Pourquoi, vous tous, avez-vous encombréles balcons pour écouter dans un silence respectueux le chant d’unpetit mendiant ? Et s’il avait voulu chanter encore vousl’auriez encore écouté en silence. Est-ce donc pour de l’argentqu’on vous a fait venir en ce lieu, en ce petit coin ? Est-ceencore pour de l’argent que vous êtes restés debout etsilencieux ?

Non. Ce qui vous a poussés à cela et ce qui,plus fort que tout, vous poussera éternellement, c’est ce besoin depoésie dont vous ne voulez pas convenir, mais que vous sentireztant que quelque chose d’humain sera en vous. Le mot« poésie » vous semble ridicule et vous l’employez commeun reproche railleur. Vous n’admettez l’amour du« poétique » que chez les enfants et les jeunes fillesbébêtes. Pour vous, quelque chose de positif. Mais ce sont lesenfants qui voient sainement la vie. Ils connaissent et aiment ceque devrait aimer l’homme et ce qui lui procurerait le bonheur.Mais vous que la vie a pervertis et pris dans son tourbillon, vousvous moquez de ce que vous aimez pour rechercher ce que voushaïssez et qui fait votre malheur.

« Comment vous, fils ou enfants d’unpeuple libre et humanitaire, vous chrétiens ou seulement hommes,avez-vous osé répondre par de froides railleries à ce que cemalheureux vous a donné de pures joies ?

« Il a travaillé, il vous a réjouis, ilvous a priés de lui donner, pour son travail, un peu de votresurplus. Vous l’avez regardé avec un sourire glacé comme unphénomène et dans votre foule d’hommes riches et heureux, il nes’en est pas trouvé un seul qui lui eût jeté quelque pièce !Honteux il partit et la foule idiote en riant offensait, non vouscruels, froids et sans honneur, mais lui à qui vous avez volé lajoie qu’il vous a donnée. »

Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant leSchweitzerhoff, habité par les gens les plus riches du monde, unpauvre chanteur ambulant a chanté pendant une demi-heure en jouantsur sa guitare. Une centaine de personnes l’ont écouté. Par troisfois, le chanteur pria qu’on lui donnât quelque chose. Mais nul nemit la main à la poche et nombreux furent ceux qui le tournèrent endérision.

Ce n’est pas une imagination, c’est un faitque chacun peut trouver dans les journaux de l’époque. On peut mêmey trouver les noms des étrangers qui, le 7 juillet, habitaientl’hôtel. Et voilà l’événement que les historiens de notre époquedoivent inscrire en lettres de feu. Ce fait est plus important etcomporte plus de sens que les événements enregistrésquotidiennement dans les journaux et la chronique.

Que les Anglais aient tué mille Chinois parceque ceux-ci n’achètent pas argent comptant leur marchandise, queles Français aient tué mille Kabyles pour que le blé pousse bien enAfrique du Nord et qu’il est bon d’entretenir l’esprit militaire,que l’ambassadeur de Turquie à Naples ne puisse pas être Juif, quel’empereur Napoléon III se promène à Plombières et assure à sonpeuple, par la presse, qu’il ne gouverne que par la volonténationale, tout cela ne sont que des mots qui cachent ou dévoilentdes choses connues. Mais l’événement du 7 juillet à Lucerne, mesemble nouveau, étrange et en rapport non avec l’éternelleprécision de l’évolution sociale. Ce fait n’est pas destiné àl’histoire des actes humains, mais à l’histoire du progrès et de lacivilisation.

Pourquoi ce fait inhumain, impossible enn’importe quel village d’Allemagne, de France ou d’Italie, était-ilpossible ici où la civilisation, la liberté et l’égalité arrivent àleur point culminant et où s’assemblent les touristes les pluscultivés des nations les plus civilisées.

Pourquoi ces hommes cultivés, humanitaires,capables d’honnêtes sentiments n’ont-ils pas, réunis, un mouvementde cœur quand il s’agit d’un acte de bonté individuelle ?

Pourquoi les mêmes qui, confinés dans leurspalais, dans leurs meetings, dans leurs clubs s’occupent-ilschaleureusement de l’état des célibataires chinois, dudéveloppement du christianisme africain, de la fondation dessociétés favorisant le mieux-être de l’humanité, et pourquoi netrouvent-ils pas en leur âme ce sentiment si simple et primitif quirapproche l’homme de l’homme ?

Lequel des deux est donc l’homme et lequel estle barbare ? Est-ce le lord, qui voyant l’habit usagé duchanteur, quitta la table avec colère sans lui donner pour sontravail la millionième partie de son revenu et qui, assis dans sachambre, resplendissante et calme, juge les affaires de Chine etjustifie les meurtres qui s’y commettent, ou le petit chanteur qui,un franc en poche, sans avoir jamais fait de mal à personne, risquela prison et court par monts et par vaux pour consoler avec sonchant et qui, humilié, fatigué, affamé, est maintenant allé dormirsur une paille malpropre.

C’est à ce moment que, dans le silence de laville, j’entendis le son de la guitare du petit homme.

Une voix en moi me disait : Tu n’as pasle droit de le plaindre ni de t’indigner contre la richesse dulord. Qui donc a pesé le bonheur intérieur de chacun desêtres ? Il est assis là-bas sur un seuil quelconque etregardant le ciel lunaire il chante joyeusement dans la nuit douceet parfumée. Nul reproche, nulle colère, nul remords n’ont de placeen son âme. Mais que se passe-t-il, en revanche, dans l’âme deshommes qui se cachent derrière ces murs lourds et épais ? Quisait s’ils ont en eux autant d’insouciance et de joie de vivre etde concordance avec l’univers qu’il n’y a dans l’âme de ce petithomme ? La sagesse est infinie de Celui qui a permis etordonné l’existence de toutes ces contradictions. À toi seul,humble ver de terre, à toi seul qui, dans ta témérité, ose vouloirpénétrer ses lois et ses intentions, à toi seul elles semblentcontradictoires. Dans sa mansuétude infinie, il regarde de sessereines hauteurs, et se délecte de cette harmonie où vous vousagitez en sens opposés et où vous croyez voir des contradictions.Ton orgueil fut cause que tu voulus te soustraire à la loi commune.Non, toi-même avec ta petite et banale indignation contre lesvalets, toi aussi tu as répondu aux besoins de l’harmonie éternelleet infinie…

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