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Contes et Nouvelles – Tome II

Contes et Nouvelles – Tome II

de Lev Nikolayevich Tolstoy

LA MATINÉE D’UN SEIGNEUR

I

Le jeune Nekhludov avait dix-neuf ans, lorsqu’encore étudiant de troisième année à l’Université, il vint passer les vacances dans sa campagne et y resta seul tout l’été.L’automne vint. D’une écriture juvénile, pas encore bien formée, il écrivit en français à sa tante, la comtesse Bielorietzkaia, qu’il considérait comme sa meilleure amie et en même temps comme la femme la plus éminente au monde, la lettre suivante :

« Chère Tante,

« Je viens de prendre une décision d’où dépend tout le sort de ma vie. Je quitte l’Université pour me consacrer à la vie de la campagne, car je me sens né pour elle.Pour Dieu, chère tante ne vous moquez pas de moi. Vous direz que je suis jeune, peut-être est-ce vrai, je ne suis encore qu’un enfant mais cela ne m’empêche pas de sentir ma vocation, d’aimer le bien et de désirer le faire.

« Comme je vous l’ai déjà écrit, j’aitrouvé les affaires en une confusion indescriptible. Désirant lesremettre en ordre, et après les avoir bien étudiées, j’ai découvertque le mal principal tient à la situation plus que miséreuse despaysans, et c’est un mal tel qu’on ne peut y remédier que par letravail et la persévérance. Si seulement vous pouviez voir deux demes paysans, David et Ivan, et la vie qu’ils mènent eux et leursfamilles, je suis persuadé que la vue seule de ces deux malheureuxvous convaincrait plus que tout ce que je puis vous dire pour vousexpliquer ma décision. N’est-ce pas mon devoir strict, sacré, de mevouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendrecompte à Dieu ? N’est-ce pas un péché de les laisser la proiede gérants et d’intendants grossiers, pour mes plaisirs ou messatisfactions ? Et pourquoi chercherais-je dans un autremilieu des occasions d’être utile et de faire le bien, quand seprésente à moi un devoir si noble, si grand et si proche ! Jeme sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme jecomprends ce mot, il ne faut ni diplôme de l’Université, ni lestitres que vous ambitionnez pour moi. Chère tante, ne formez paspour moi de projets ambitieux, habituez-vous à la pensée que j’aipris une route tout à fait spéciale qui est bonne et qui, je lesens, me mènera au bonheur. J’ai réfléchi beaucoup et beaucoup àmes devoirs futurs, j’ai écrit ma règle de conduite, et si Dieum’en donne la force, je réussirai dans mon entreprise.

« Ne montrez pas cette lettre à mon frèreVassia : je crains ses moqueries. Il est habitué à mecommander et moi à me soumettre à lui. Quant à Vania, si même iln’approuve pas ma décision, il la comprendra. »

La comtesse répondit par la lettre suivante,écrite aussi en français :

« Ta lettre, cher Dmitri, ne m’a rienprouvé sauf que tu as bon cœur, ce dont je n’ai jamais douté. Mais,cher ami, dans la vie, nos bonnes qualités nous nuisent plus queles mauvaises. Je ne te dirai pas que tu fais une sottise, que taconduite m’attriste, mais je tâcherai d’agir sur toi en teconvainquant. Raisonnons, mon ami. Tu dis que tu sens ta vocationpour la vie de la campagne, que tu désires faire le bonheur de tespaysans, et que tu espères être un bon maître : Primoje dois te dire que nous ne sentons notre vocation que quand nousnous trompons sur elle ; secundo qu’il est plusfacile de faire son bonheur que celui des autres ; ettertio que pour être un bon maître il est nécessaired’être froid et sévère et que tu n’y arriveras jamais même enessayant de feindre.

« Tu crois tes raisons indiscutables etmême tu les prends pour règles de vie, mais à mon âge, mon ami, onne croit plus aux résolutions ni aux règles, mais àl’expérience ; et l’expérience me dit que tes plans sont ceuxd’un enfant. J’ai déjà près de cinquante ans et j’ai connu beaucoupde personnes très dignes, mais jamais je n’ai entendu dire qu’unjeune homme de bonne famille et bien doué, sous prétexte de fairele bien, se soit enfoui à la campagne. Toujours tu as vouluparaître original, et ton originalité n’est autre chose qu’un excèsd’amour-propre. Ah ! mon ami, choisis plutôt les voies déjàtracées : elles conduisent plus près du succès, et si lesuccès n’est pas nécessaire pour toi, il est nécessaire pour avoirla possibilité de faire le bien que tu aimes.

« La misère de quelques paysans est unmal nécessaire, ou du moins c’est un mal qu’on ne peut soulagersans oublier tous ses devoirs envers la société, envers ses parentset envers soi-même. Avec ton esprit, ton cœur et ton amour pour lavertu, il n’y a pas de carrière où tu n’aies de succès, maischoisis au moins une carrière qui soit digne de toi et te fassehonneur.

« Je crois en ta franchise quand tu disque tu n’as pas d’ambition, mais tu te trompes toi-même. L’ambitionà ton âge et avec ta fortune, c’est une vertu, mais elle devientdéfaut et vulgarité quand l’homme n’est pas capable d’y satisfaire.Et tu sentiras cela si tu ne changes pas d’intention. Au revoircher Mitia ! Il me semble que je t’aime encore plus pour tonenthousiasme éthéré, mais noble et magnanime. Fais comme tul’entends, mais je l’avoue, je ne puis être de ton avis.

Le jeune homme, en recevant cette lettre, yréfléchit longuement et décida que même une femme de génie peut setromper, il envoya sa démission à l’Université et resta pourtoujours à la campagne.

II

Le jeune seigneur, comme il l’avait écrit à satante, s’était tracé des règles de conduite pour gérer sapropriété, et toute sa vie et toutes ses occupations étaientpartagées par heures, jours et mois. Le dimanche était réservé à laréception des solliciteurs : serviteurs et paysans, auxvisites chez les paysans pauvres, afin de leur porter des secoursaprès l’avis du mir [1] qui seréunissait chaque dimanche soir et décidait qui il fallait aider etpar quels moyens. Plus d’une année était déjà passée dans cesoccupations, et le jeune homme n’était plus tout à fait novice,tant en pratique qu’en théorie, dans la gestion de ses biens.

Par un beau dimanche de juin, après avoir prisson café et parcouru un chapitre de Maison rustique,Nekhludov, avec un carnet et une liasse de billets de banque dansla poche de son pardessus léger, sortit de sa grande maison decampagne, à colonnades et à terrasse, dans laquelle il occupait enbas une seule petite chambre, et par les allées non ratissées etherbeuses de son vieux jardin anglais, se dirigea vers le village,disposé des deux côtés de la grand-route. Nekhludov était un jeunehomme de haute taille, élégant, aux longs cheveux bouclés, épais etblonds, aux yeux noirs, au regard clair, brillant, aux jouesfraîches et aux lèvres rouges au-dessus desquelles se montrait lepremier duvet de la jeunesse. Dans toute son allure, dans sesmouvements, on pouvait constater la force, l’énergie etl’expression satisfaite de la jeunesse. Une foule bigarrée depaysans revenait de l’église : des vieillards, des jeunesfilles, des enfants, des femmes, leurs nourrissons au bras, enhabits de fête se dispersaient dans leurs isbas, saluant trèsprofondément le seigneur et lui cédant le pas. En entrant dans larue, Nekhludov s’arrêta, tira son carnet de sa poche et sur ladernière page couverte d’une écriture enfantine, il lut quelquesnoms de paysans qui y étaient marqués. « Ivan Tchourisenok, ademandé des étais », lut-il, et, en entrant dans la rue, ils’approcha de la porte de la deuxième isba à droite.

La demeure de Tchourisenok était en piètreétat : la charpente de bois à demi-pourri, toute penchée d’uncôté s’enfonçait dans le sol, si bien que la petite fenêtre ouverteà la guillotine brisée, aux volets à demi rabattus, et l’autre sansvitres, bourrée de coton, se trouvaient au niveau du fumier[2]. On pénétrait dans la première pièce parune porte basse dont le seuil en bois était totalement pourri. Laporte charretière, en forme de cage était accotée au mur duprincipal bâtiment de l’isba. Tout cela était autrefois couvertd’un toit inégal et maintenant sur les avant-toits couverts d’unepaille noire également pourrie. Partout ailleurs, la charpenteétait à nue. Devant, dans la cour, se trouvait un puits dont lamargelle était détruite, avec un reste de poteau et de treuil, etautour une mare boueuse, piétinée par le bétail, et dans laquellebarbotaient des canards. Près du puits, deux vieux cytises un peutordus avec de rares branches vert pâle. Au pied d’un de cescytises, qui témoignaient que jadis quelqu’un avait eu soin d’ornercet endroit, était assise une fillette blonde de huit ans, quifaisait grimper sur elle une autre petite fille de deux ans. Lejeune chien de garde qui se promenait près d’elles, en apercevantle seigneur, se jeta en toute hâte vers la porte cochère et se mità pousser des aboiements effrayés, plaintifs.

– Ivan est-il à la maison ? demandaNekhludov.

L’aînée des fillettes, comme stupéfaite, àcette question ouvrit les yeux de plus en plus grands et nerépondit rien ; la plus jeune ouvrit la bouche, s’apprêtant àpleurer. Une petite vieille en jupe à carreaux déchirée, entouréed’une ceinture rougeâtre, usée, regardait derrière la porte et nerépondait rien. Il s’approcha du seuil et répéta laquestion :

– Il est à la maison, seigneur, fit lapetite vieille d’une voix tremblante, en s’inclinant très bas, etprise d’un trouble subit.

Quand Nekhludov, la saluant, traversa le seuilpour gagner la cour étroite, la vieille appuya sa joue sur la paumede sa main, s’approcha de la porte et sans quitter le maître desyeux, doucement hocha la tête. La cour sentait la pauvreté ;par ci par là, de la paille noircie par le temps ; sur lefumier épars, étaient jetées des bûches pourries, des fourches etdeux herses. Tout autour de la cour il y avait des auvents presquetotalement découverts et détruits d’un côté et sous eux, setrouvaient un araire, un chariot sans roues, et en tas, jetéesl’une sur l’autre, des ruches vides et hors d’usage. Tchourisenokabattait à la hache la haie que le toit enfonçait. Ivan Tchourisétait un paysan de cinquante ans, d’une taille au-dessous de lamoyenne. Les traits de son visage bruni, rond, entouré d’une barbeblonde grisonnante et de cheveux épais de même teinte, étaientbeaux et très expressifs. Ses yeux bleu foncé, mi-clos, avaient unregard intelligent et insouciant. Sa bouche petite, régulière,était très proéminente au-dessous des moustaches blondes peuabondantes et exprimait, quand il souriait, la confiance en soi etune indifférence quelque peu railleuse à l’égard de tout le monde.À sa peau épaisse, à ses rides très profondes, aux veines trèsmarquées du cou, du visage et des mains, à son dos voûté de façonanormale, et à ses jambes déformées on voyait que toute sa vies’était passée en un travail accablant. Il était vêtu d’un pantalonde toile blanche avec des pièces bleues aux genoux, et d’unechemise sale toute déchirée dans le dos et aux bras. La chemiseétait serrée très bas par un cordon auquel était attachée unepetite clef de cuivre.

– Que Dieu t’aide ! dit le maître enentrant dans la cour.

Tchourisenok jeta un regard circulaire etcontinua sa besogne. Par un effort énergique, il débarrassa laclaie du toit et seulement alors, il enfonça la hache dans unebûche et en rajustant sa ceinture il s’avança au milieu de lacour.

– Je vous souhaite bien du bonheur,Excellence ! dit-il en saluant bas et en secouant sescheveux.

– Merci, mon cher. Je suis venu regarderta maison, dit Nekhludov avec une tendresse enfantine et quelquegêne en regardant l’habit du paysan. Dis-moi pourquoi il te fautles étais que tu as demandés à l’assemblée.

– Les étais ? Mais on sait pourquoiil faut des étais, Votre Excellence. Je voudrais étayer ma maison,au moins, voyez par vous-même. Voilà, dernièrement ce pan s’estaffaissé. Encore Dieu a-t-il voulu qu’il n’y eût pas de bétail cejour-là. Tout cela tient à peine, prononça Tchouris, en regardantavec mépris le hangar découvert, penché et lamentable. Et oùpeut-on trouver du bois à présent ? Vous le savezvous-même.

– Alors, à quoi te serviront cinq étais,quand un hangar est déjà tombé et que les autres tomberontbientôt ? Tu n’as pas besoin d’étais, mais de poutres, dechevrons, il faut tout refaire à neuf, dit le maître, pour montrerévidemment qu’il s’entendait aux affaires.

Tchourisenok se tut.

– Alors, il te faut du bois et non desétais ; il fallait donc le dire.

– Sans doute, il en faut, mais où leprendre ? On ne peut pas toujours aller dans la cour desseigneurs ! Si l’on fait la faveur à notre frère d’allerchercher tout chez Votre Excellence, dans la cour des seigneurs,alors quels bons paysans serons-nous ? Mais, si c’est un effetde votre bonté, fit-il en saluant et en piétinant sur place, avecles morceaux de chêne jetés dans l’enclos, qui vous sont inutiles,je changerai les poutres, je couperai et je ferai quelque chose dela vieille charpente.

– Comment donc ? Du vieuxbois ? Tu dis toi-même que tout, chez toi, est vieux etpourri ; aujourd’hui ce coin est tombé, demain ce sera unautre, après-demain le troisième ; alors, s’il y a quelquechose à faire c’est de construire tout à neuf, pour que le travailne soit pas perdu. Dis-moi, penses-tu que tes hangars pourrontencore résister cet hiver ou non ?

– Et qui le sait ?

– Mais… qu’en penses-tu ?s’écrouleront-ils ou non ?

Tchouris demeura pensif un instant.

– Tout s’écroulera, fit-il soudain.

– Eh bien ! Tu sais, il valait mieuxdire à l’assemblée que tous tes hangars doivent être refaits et nonpas demander seulement des étais. Je suis très heureux det’aider…

– Nous sommes très touchés de votrebienveillance, répondit Tchouris avec méfiance et sans regarder lemaître. J’aurais assez de quatre poutres et des étais ; alors,je pourrais peut-être m’arranger moi-même, et ce qu’on pourrautiliser du vieux bois, eh bien ! Je l’emploierai poursoutenir l’isba.

– Comment ton isba est-elle en si mauvaisétat ?

– Moi et ma femme craignons chaque jourqu’elle écrase quelqu’un, répondit avec indifférence Tchouris. Iln’y a pas longtemps une solive tombée du plafond a presque assomméma femme.

– Comment, assommé ?

– Mais comme ça, Votre Excellence,assommé. Elle lui est tombée sur le dos, et ma femme est restéecouchée sans connaissance jusqu’à la nuit.

– Eh bien ! Elle va mieux ?

– Oui, elle va mieux, mais elle esttoujours malade. C’est vrai qu’elle est maladive depuisl’enfance.

– Est-ce que tu es malade ? demandaNekhludov à la femme qui était restée debout à la porte et quis’était mise à geindre dès que son mari avait parlé d’elle.

– J’ai toujours là, quelque chose quim’étouffe, et c’est terrible, répondit-elle en montrant sapoitrine, sale et maigre.

– Encore ! fit avec dépit le jeunemaître en levant les épaules. Pourquoi donc, si tu es malade,n’es-tu pas venue te faire examiner à l’hôpital ? C’est pourcela qu’il est installé, l’hôpital. Est-ce qu’on ne vous l’a pasdit ?

– Mais oui, on nous l’a dit, notrenourricier, mais on n’a jamais le temps, il faut aller à lacorvée ; s’occuper de la maison, des enfants, et je suistoujours seule ! Oui, je suis toujours seule…

III

Nekhludov entra dans l’isba. Les murs rugueuxet enfumés d’un côté étaient couverts de guenilles et de loques, etde l’autre, absolument grouillants de cafards rougeâtres quipullulaient près des icônes et du banc. Au milieu du plafond decette petite isba de six archines, noire et puante, il y avait ungrand trou, et bien qu’il y eût des étais en deux endroits, leplafond était tellement affaissé qu’il semblait menacerincessamment d’un effondrement complet.

– Oui, l’isba est en très mauvais état,dit le seigneur, en regardant fixement le visage de Tchourisenok,qui semblait ne pas vouloir engager la conversation sur cesujet.

– Elle nous écrasera avec nos enfants,commença d’une voix pleurnicheuse la femme qui se tenait sous lasoupente et s’appuyait au poêle.

– Tais-toi ! dit sévèrementTchouris ; et avec un sourire rusé, à peine perceptible, quise dessina sous ses moustaches, il s’adressa au seigneur : Jene sais que faire avec elle, avec l’isba, Votre Excellence, j’aimis des étais, des supports, et on ne peut rien faire.

– Comment passerons-nous l’hiver ?Oh ! oh ! fit la femme.

– Si l’on pouvait mettre des étais, denouvelles solives, interrompit le mari d’un ton tranquille etentendu, alors peut-être pourrait-on y passer l’hiver. On pourraitencore vivre ici, mais il faudrait étayer ; voilà, mais si onla touche, il n’en restera pas un morceau, c’est comme ça,conclut-il, visiblement satisfait de ses explications.

Nekhludov avait du dépit et de la peine, queTchouris, en une telle situation, ne se fût pas adressé à lui,alors que, depuis son arrivée, il n’avait jamais rien refusé auxpaysans et désirait seulement que tous vinssent le trouver pour luiexposer leurs besoins. Il ressentit même une certaine colère contrele paysan, haussa méchamment les épaules et fronça les sourcils.Mais la vue de la misère qui l’entourait, et, au milieu de cettemisère, l’air tranquille et satisfait de Tchouris transformèrentson dépit en une profonde tristesse.

– Mais, Ivan, pourquoi ne m’as-tu pas ditcela plus tôt, objecta-t-il d’un ton de reproche, en s’asseyant surun banc sale et boiteux.

– Je n’ai pas osé, Votre Excellence,répondit Tchouris avec le même sourire à peine visible, en remuantses pieds noirs et nus, sur le sol de terre inégal. Mais ilprononça ces mots avec tant de hardiesse et de calme qu’il étaitdifficile de croire qu’il n’osait pas, vraiment, venir chez leseigneur.

– C’est notre sort à nous, paysans…Comment oser ? commençait la femme en sanglotant.

– Ne bavarde pas, lui dit Tchouris.

– Tu ne peux pas vivre dans cette isba,c’est impossible ! dit Nekhludov après un court silence. Voilàce que nous allons faire, mon cher…

– J’écoute, fit Tchouris.

– As-tu vu les isbas en pierre que j’aifait construire dans le nouveau hameau et dont les murs sont encorevides ?

– Comment ne pas les voir ? ditTchouris, en montrant dans un sourire ses dents encore bonnes etblanches. On a beaucoup admiré, quand on a construit ces isbas,elles sont magnifiques. Les gens ont ri et se sont demandés s’iln’y aurait pas de magasins pour mettre leurs blés dans les murs etles préserver des rats. Les isbas sont superbes, on dirait desprisons, conclut-il avec l’expression d’un étonnement railleur eten hochant la tête.

– Oui, les isbas sont bonnes, sèches etchaudes et moins sujettes aux incendies, fit le seigneur enplissant son jeune visage, visiblement mécontent de la moquerie dupaysan.

– Indiscutablement, Votre Excellence, lesisbas sont admirables.

– Eh bien ! Alors voilà ; uneisba est déjà tout à fait prête, elle a dix archines, une entrée,et ses dépendances. Si tu veux, je te la vendrai à crédit, au prixqu’elle me coûte, tu me rembourseras quand tu le pourras, dit leseigneur avec un sourire joyeux qu’il ne pouvait retenir à lapensée qu’il faisait le bien. La tienne, la vieille, tu lalaisseras, continua-t-il, elle te servira pour construire unmagasin de blé, nous transporterons aussi toutes les dépendances.Là-bas, l’eau est très bonne, je te donnerai de la terre pourplanter un potager, et tout près de ta maison je te donnerai aussidu terrain dans les trois champs. Tu vivras admirablement ! Ehbien ! cela ne te plaît-il pas ? demanda Nekhludov enremarquant qu’à son allusion au déménagement, Tchouris se plongeantdans une immobilité complète, fixait le sol, ne souriait plus.

– Comme il plaira à Votre Excellence,fit-il sans lever les yeux.

La vieille s’avança comme blessée, et voulutdire quelque chose, son mari la prévint.

– C’est la volonté de Votre Excellence,répondit-il résolument, et en jetant un regard docile vers lemaître, il secoua ses cheveux.

– Mais c’est impossible de vivre dans cenouveau hameau.

– Pourquoi ?

– Non, Votre Excellence, nous sommes depauvres paysans ici, mais si vous nous transportez là-bas, jamaisnous ne pourrons vous servir. Quels paysans serons-nouslà-bas ? Ce sera comme vous voudrez, mais là-bas c’estimpossible d’y vivre.

– Mais pourquoi donc ?

– Nous serons complètement ruinés, VotreExcellence.

– Pourquoi, ne peut-on vivrelà-bas ?

– Mais quelle vie là-bas ? Jugetoi-même. C’est un endroit inhabité, on ne connaît pas l’eau, iln’y a pas de pâturages. Ici, chez nous, les terres sont fuméesdepuis longtemps, et là-bas, hélas ! Qu’y a-t-il là-bas ?Rien ! Pas de haies, pas de séchoirs, pas de hangars, il n’y arien. Nous nous ruinerons complètement, Votre Excellence ; sivous nous chassez là-bas, ce sera notre ruine complète ! C’estun endroit nouveau, inconnu… répéta-t-il pensivement, maisrésolument et en hochant la tête.

Nekhludov voulait prouver au paysan que lechangement était, au contraire, très avantageux pour lui, que l’onconstruirait là-bas des haies et des hangars, que l’eau, là-bas,était bonne, etc. Mais le silence sombre de Tchouris l’embarrassaitet il sentait qu’il ne parlait pas comme il le fallait.

Tchourisenok, lui, ne contredisait pas, maisquand le maître se tut, il objecta, en souriant un peu, que lemieux était d’installer dans ce hameau les vieux serfs attachés àla cour des maîtres et l’innocent Aliocha, pour qu’ils y gardent leblé.

– Voilà qui serait excellent, dit-il ensouriant de nouveau, pour nous ce n’est rien, Votre Excellence.

– Mais qu’importe si l’endroit estinhabité ? insistait patiemment Nekhludov, ici, autrefois,c’était aussi un endroit inhabité, et voilà, les hommes y vivent,et là-bas ce sera pareil. Installe-toi le premier et de ta mainheureuse… Oui, oui, installe-toi, absolument…

– Eh, petit père, Votre Excellence,peut-on comparer ! répondit avec vivacité Tchouris, comme s’ilcraignait que le maître ne prît une décision définitive. Ici, c’estun endroit où il y a du monde, un endroit gai et fréquenté, laroute et l’étang sont côte à côte pour laver le linge de la familleet faire boire les bêtes, et tout ce qui est nécessaire aux paysansest installé depuis longtemps ; l’enclos, le potager et lessaules blancs ont été plantés par mes parents, mon grand-père etmon père sont morts ici, et moi aussi, Votre Excellence, jevoudrais finir mes jours ici, je ne demande rien de plus. Si votregrâce me donne de quoi réparer l’isba, nous serons trèsreconnaissants à votre grâce, sinon, alors nous tâcherons de finirnos jours dans la vieille isba. Fais prier éternellement Dieu pourtoi, continua-t-il en saluant bas. Ne nous chasse pas de notre nid,petit père…

Pendant que Tchouris parlait, sous lasoupente, à l’endroit où se trouvait sa femme, on entendait desgémissements qui devinrent de plus en plus forts, et quand le mariprononça : « petit père », la femme, tout à fait àl’improviste, s’élança en avant et tout en larmes se jeta aux piedsdu maître :

– Ne nous perds pas, notrenourricier ! Tu es notre père et notre mère ! Oùirons-nous ? Nous sommes vieux et vivons seuls. Que ta volontésoit faite, ainsi que celle de Dieu… s’exclama-t-elle.

Nekhludov bondit du banc et voulut relever lavieille, mais elle, avec un désespoir passionné, se frappait latête sur le sol et repoussait la main du maître.

– Eh bien ! Voyons, lève-toi, jet’en prie ! Si vous ne voulez pas, eh bien ! soit, je nevous forcerai pas, dit-il en faisant un geste de la main et en sereculant vers la porte.

Quand Nekhludov se fut rassis sur le banc, lesilence s’établit dans l’isba, interrompu seulement par les pleursde la femme, qui, assise sous la soupente essuyait ses larmes avecla manche de sa chemise. Le jeune seigneur comprit ce quereprésentait pour Tchouris et pour sa femme cette petite isba enruines, le puits défoncé avec sa mare boueuse, les toits pourris,les petits hangars et les saules blancs crevassés plantés devant lafenêtre, et quelque chose d’oppressant le rendit triste ethonteux.

– Pourquoi donc, Ivan, dimanche dernier,devant le mir, ne m’as-tu pas dit que tu avais besoin d’uneisba ? Je ne sais pas maintenant comment t’aider. Je vous aiannoncé à tous, lors de la première assemblée, que je m’installaisà la campagne pour vous consacrer ma vie, que j’étais prêt à mepriver de tout, pourvu que vous fussiez contents et heureux, et jejure devant Dieu que je tiendrai ma parole, dit le jeune seigneur,ignorant que de telles promesses sont incapables d’éveiller laconfiance des hommes et surtout du paysan russe, qui n’aime pas lesparoles, mais les actes et fuit la manifestation des sentimentsaussi nobles soient-ils.

Mais le bon jeune homme était si heureux del’émoi qu’il éprouvait qu’il ne pouvait pas ne pas l’exprimer.

– Mais je ne puis donner à tous ce qu’ilsme demandent. Si je ne refusais à aucun de ceux qui me demandent dubois, bientôt il ne m’en resterait plus, et je ne pourrais donner àcelui qui en a vraiment besoin. C’est pourquoi j’ai divisé la partdu bois de la forêt, je l’ai affectée aux réparations des bâtimentsdes paysans, et mise à l’entière disposition du mir. Maintenant cebois n’est plus à moi, mais à vous, paysans, et je ne puis déjàplus en disposer, c’est le mir qui en dispose comme il l’entend.Viens aujourd’hui à l’assemblée, j’exposerai ta demande aumir : s’il juge à propos de t’en donner pour reconstruirel’isba, alors ce sera bien, mais maintenant je n’ai plus de bois.De toute mon âme, je désire t’aider, mais si tu ne veux pas changerd’habitation, ce n’est plus mon affaire, mais celle du mir. Tucomprends ?

– Nous sommes très reconnaissants à votregrâce, répondit Tchouris confus. Si vous nous laissez un peu debois, alors nous nous arrangerons. Quant au mir ? Je leconnais…

– Non, non, viens toi-même.

– J’obéis. J’irai. Pourquoi ne pas yaller ? Mais chez le mir, je ne demanderai rien.

IV

Le jeune seigneur voulait visiblement demanderquelque chose au paysan, il ne bougeait pas de son banc, et,indécis, regardait tantôt Tchouris, tantôt le poêle vide, nonchauffé.

– Eh bien ! Vous avez déjàdîné ? demanda-t-il enfin.

Sous les moustaches de Tchouris parut unsourire moqueur, comme s’il trouvait ridicule que le seigneur posaune question aussi sotte, et il ne répondit rien.

– Quel dîner, notre nourricier ? ditla femme, avec un soupir pénible, nous avons mangé un peu de pain,et voilà notre dîner. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’allerchercher de snitka [3] et il n’yavait pas de quoi faire le stchi [4], j’ai donnéaux enfants ce qui restait du kvass [5].

– Aujourd’hui, Votre Excellence, c’estjour de jeûne, interrompit Tchouris, en expliquant les paroles desa femme. Le pain et l’oignon, voilà toute notre nourriture depaysans. Encore, que Dieu soit béni, grâce à vous, j’ai eu du painjusqu’à présent, alors que nos moujiks n’en avaient même pas. Cetteannée les oignons ont manqué partout. Dernièrement on a envoyé chezMikhaïl le maraîcher, il en veut un grosch [6]la botte, et nous n’avons pas d’argent pour l’acheter. DepuisPâques nous n’allons pas à l’église, parce que nous n’avons pasd’argent pour acheter un cierge.

Nekhludov connaissait depuis longtemps et nonpar ouï-dire, non par les paroles des autres, mais en réalité,toute cette extrême misère dans laquelle se trouvaient ses paysans.Mais cette réalité était si incompatible avec toute son éducation,avec son esprit et la vie qu’il menait, que malgré lui il oubliaitla vérité, et chaque fois, lorsque, comme maintenant, on la luirappelait vivement, son cœur était opprimé par quelque chose delourd et de pénible, comme s’il était tourmenté par le souvenird’un crime commis par lui et non racheté.

– Pourquoi êtes-vous si pauvres ?demanda-t-il, exprimant involontairement sa pensée.

– Mais comment, ne pas être pauvre, VotreExcellence ? Vous savez vous-même ce qu’est notre terre ?De l’argile et du sable, et probablement avons-nous excité lacolère de Dieu, car depuis le choléra la terre ne donne pas de blé.Maintenant nous avons aussi moins de prairies ; les unes ontété mises sous séquestre pour l’exploitation du seigneur et lesautres ont été prises pour ses champs. Moi je suis seul et vieux…Je serais heureux de travailler mais je suis sans force. Ma vieilleest malade et chaque année, elle me donne une fille, il faut tousles nourrir. Je travaille seul, et à la maison, il y a sept âmes.Il faut l’avouer, c’est un péché devant Dieu, mais je pensesouvent : que Dieu les rappelle vite à lui. Pour moi ce seraitplus facile et pour eux ce serait mieux que de se tourmenterici…

– Oh ! oh ! soupirait lentementla femme, comme pour confirmer les paroles de son mari.

– Voilà toute mon aide, continua Tchourisen désignant un gamin de sept ans à la tête blonde et sale, avec unventre énorme et qui, à ce moment, ouvrait timidement et doucementla porte, rentrait dans l’isba, et la tête baissée, regardait paren dessous le seigneur. De ses deux petites mains, il s’accrocha àla chemise de Tchouris. Voilà mon seul aide, continua-t-il d’unevoix sonore, en caressant de sa main rugueuse les cheveux blonds del’enfant. Et combien de temps faudra-t-il l’attendre ! Pourmoi, le travail est déjà hors de mes forces. La vieillesse n’estencore rien, mais je souffre beaucoup d’une hernie. Quand le tempsest mauvais, c’est à crier, et il y a longtemps que je devrais mereposer. Ainsi Ermilov, Demkine, Ziabrev, sont plus jeunes que moiet il y a longtemps qu’ils ne travaillent plus la terre. Et moi, jen’ai personne à qui céder ma terre, voilà mon malheur. Il faut senourrir et alors : je me démène, Votre Excellence.

– Je serais vraiment très heureux det’aider, mais comment faire ? dit le jeune seigneur, enregardant avec compassion le paysan.

– Comment m’aider ? Mais c’est uneaffaire connue. Qui a de la terre, doit subir la corvée, c’est unerègle déjà établie. J’attends que mon garçon grandisse. Maisseulement, je demanderais à votre grâce de lui épargner l’école,l’intendant est venu dernièrement et il a dit que Votre Excellencele demandait à l’école. Dispensez l’en ; quel esprit a-t-il,Votre Excellence ? Il est bien trop jeune, il ne comprendrien.

– Non, mon cher, comme tu voudras, dit leseigneur, ton garçon peut déjà comprendre, c’est pour lui le momentd’apprendre. Je te le dis pour ton propre bien, juge partoi-même : quand il grandira, quand il sera le patron, qu’ilsaura lire et écrire et lire à l’église, avec l’aide de Dieu, dansta maison, tout s’arrangera, dit Nekhludov en tâchant de s’exprimerle plus clairement possible, mais tout en rougissant et enhésitant.

– C’est indiscutable, Votre Excellence,vous ne nous voulez pas de mal, mais il n’y a personne pour resterà la maison ; moi et ma femme, nous sommes à la corvée, etlui, bien que petit, il aide quand même, il ramène le bétail, ilfait boire les chevaux. Tel qu’il est, c’est quand même un paysan.Et Tchouris, avec un sourire, prit entre ses doigts le nez du gaminet le moucha.

– Quand même, envoie-le à l’école quandtu es à la maison et quand il en a le temps, tu entends, il le fautabsolument.

Tchourisenok soupira lourdement et ne réponditrien.

V

« Oui, je voulais encore te demander,reprit Nekhludov, pourquoi, chez toi, le fumier n’est-il pasenlevé ?

– Eh ! Quel fumier chez moi, petitpère Votre Excellence ? Il n’y a rien à enlever. Et quelbétail ? Une petite jument et son poulain, le petit veau, jel’ai donné au garde, cet automne, voilà tout mon bétail.

– Comment donc, tu as si peu de bétail,et encore tu as donné le petit veau ? demanda le seigneurétonné.

– Et avec quoi le nourrir ?

– N’aurais-tu pas assez de paille pournourrir une vache ? Les autres en ont bien assez.

– Chez les autres, les terres sont àfumier, ma terre n’a que de l’argile, on ne peut rien faire.

– Alors, précisément, mets-la sous lefumier, pour qu’il n’y ait pas que de l’argile. La terre te donneradu blé, et tu auras de quoi nourrir le bétail.

– Mais puisque je n’ai pas de bétail,comment puis-je avoir du fumier ?

« C’est un étrange cercle vicieux »,pensait Nekhludov, mais il ne trouvait rien à conseiller aupaysan.

– Il faut encore dire, Votre Excellence,que ce n’est pas le fumier qui produit le blé, mais Dieu, continuaTchouris. Ainsi l’été, chez moi, sur mon champ non fumé, il y avaitsix meules de blé, et dans l’autre champ couvert de fumier, il n’yen avait qu’une. Il n’y a que Dieu, ajouta-t-il avec un soupir. Etle bétail ne peut vivre en notre cour, c’est la sixième année qu’ilne survit pas. En été un petit veau est crevé, l’autre je l’aivendu, nous n’avions pas de quoi manger, et l’année précédente, unesuperbe vache est tombée : on l’emmène du troupeau, ellen’avait rien… Tout à coup, elle chancela, la vapeur est sortie.C’est toujours ma déveine.

– Eh bien ! Frère, pour que tu nedises pas que tu n’as pas de bétail parce qu’il n’y a pas de quoile nourrir, et qu’il n’y a pas de quoi le nourrir parce qu’il n’y apas de bétail ; voilà pour acheter une vache, dit Nekhludov enrougissant et en tirant de sa poche une liasse de billets froissés,achète une vache à mon bonheur et prends de quoi la nourrir dansl’enclos, je donnerai des ordres. Veille donc à ce que dimancheprochain la vache soit chez toi, je reviendrai.

Tchouris, longtemps, en piétinant sur place,avec un sourire, ne tendit pas la main pour prendre l’argent queNekhludov posa au bout de la table en rougissant encore plus.

– Nous sommes très obligés à votre grâce,dit Tchouris avec son sourire ordinaire, un peu moqueur.

Sous la soupente, la vieille, par moments,soupirait lourdement et semblait réciter une prière.

Le jeune seigneur se sentit gêné, il se levaen hâte du banc, sortit et de la porte appela Tchouris. La vue d’unhomme à qui il avait fait du bien lui était si agréable qu’il nevoulait pas se séparer de lui trop vite.

– Je suis très heureux de t’aider, dit-ilen s’arrêtant près du puits, on peut t’aider, toi, parce que jesais que tu n’es pas paresseux, tu travailleras, je t’aiderai, etavec l’aide de Dieu tu te remettras.

– Oh ! Non seulement se remettre,Votre Excellence, dit Tchouris en prenant tout à coup un airsérieux et même sévère, comme s’il était très mécontent de lasupposition du seigneur, selon laquelle il pourrait se relever.Quand mon père vivait, nous étions avec mes frères, et nous n’avonsjamais connu la misère ; et voilà, depuis qu’il est mort etque nous nous sommes séparés, c’est allé de mal en pis. Voilà ceque c’est d’être seul !

– Pourquoi donc vous êtes-vousséparés ?

– Ah ! Toujours à cause des femmes,Votre Excellence. Votre grand-père était déjà mort. Lui vivant, onn’aurait pas osé : il y avait vraiment de l’ordre alors, lui,comme vous, voulait tout savoir par lui-même, et on n’aurait pasmême songé à se séparer. Le défunt n’aimait pas accorder desfaveurs aux paysans ; après votre grand-père, Andreï Ilitch agéré nos affaires – sans en dire de mal – c’était un ivrogne, undésordonné. Une fois, nous sommes venus chez lui prendreconseil : « On ne peut pas vivre à cause des femmes.Permets-nous de nous séparer. » Eh bien ! Il nous afouettés, fouettés, et finalement les femmes ont décidé, chacune apris le sien. Nous avons commencé à vivre séparés. On sait ce qu’ilarrive au paysan esseulé ! Ainsi, il n’y avait aucun ordre,André Ilitch nous gérait comme il l’entendait, il nousdisait : « Tu dois tout avoir » ; mais où lepaysan peut-il le prendre ? il ne s’en occupait pas. On aaugmenté la capitation, on a aussi augmenté la corvée et pourtantil y avait moins de terre, et moins de blé. Et quand on a refait lebornage, quand on nous a pris nos terres fumées et qu’on les adonnées au seigneur, alors cette canaille nous a ruinés tout àfait, il ne nous restait plus qu’à mourir ! Votre père – quele royaume du ciel lui soit ouvert ! – était un bon seigneur,mais nous ne l’avons presque pas vu, il vivait toujours àMoscou ; eh bien ! c’est connu, on a commencé à luienvoyer souvent des denrées. Mais il arrivait qu’il n’y ait pas deroutes et qu’il n’y ait pas de quoi nourrir les chevaux, et ilfallait les apporter ! Le seigneur non plus ne pouvait s’enpasser. Nous ne pouvons pas nous plaindre de cela. Mais il n’yavait pas d’ordre. Maintenant que vous admettez près de vous chaquepaysan, alors nous sommes devenus tout autres, et le gérant a bienchangé aussi. Maintenant nous savons au moins que nous avons unseigneur ; et on ne peut dire combien les paysans sontreconnaissants à ta grâce. Autrefois, du temps de la tutelle, iln’y avait pas de seigneur, chacun était le seigneur : lestuteurs, les seigneurs ; Ilitch, le seigneur ; sa femme,la maîtresse ; l’écrivain du village, aussi le seigneur.Oh ! Dans ce temps, les paysans ont eu beaucoup, beaucoup demal !

Nekhludov éprouva un sentiment de honte et deremord. Il prit son chapeau et partit.

VI

« Ukhvanka-Moudrennï veut vendre uncheval », lut Nekhludov dans son carnet, et il traversa la ruevers la cour d’Ukhvanka-Moudrennï. L’isba d’Ukhvanka étaitsoigneusement couverte de paille prise dans l’enclos du seigneur,et était faite de bois de tremble neuf, gris clair (venant aussi dechez le seigneur) ; la fenêtre peinte en rouge avait deuxvolets, le perron était protégé d’un auvent et avait une rampe debois rustiquement sculptée. Le vestibule et la chambre d’étéétaient aussi en bon ordre, mais l’air d’aisance qu’avait ainsicette isba était un peu gâté par un hangar dressé près de la portecochère, par l’enclos encore inachevé et par l’auvent découvertqu’on apercevait derrière ce hangar.

Au moment même où Nekhludov s’approchait duperron, de l’autre côté s’avançaient deux paysannes portant unbaquet d’eau. L’une d’elles était la femme, l’autre la mèred’Ukhvanka-Moudrennï. La première était une femme forte, rouge,avec une poitrine extraordinairement développée et des joues largeset grosses. Elle portait une chemise propre, brodée aux manches etau col, un tablier brodé, une jupe neuve, des bottes, un collier etune coiffure quadrangulaire, élégante, brodée de fil rouge et depassementerie. Le bout de la palanche ne vacillait pas, mais étaitposé d’aplomb sur son épaule large et robuste. La tension légère deson visage coloré, la courbure de son dos, le mouvement régulier deses jambes et de ses bras, décelaient en elle une santéextraordinaire et la force d’un homme.

La mère d’Ukhvanka au contraire, qui portaitl’autre bout de la palanche, était une de ces vieilles qui semblentarriver à la dernière limite de la vieillesse et de la décrépitudeque peut atteindre un être vivant. Son corps décharné querecouvraient une chemise sale, déchirée, et un jupon sans couleur,était tellement courbé que la palanche était plutôt appuyée sur sondos que sur son épaule. Ses deux mains, dont les doigts déformés secramponnaient à la palanche et la retenaient, étaient de couleurbrun foncé et semblaient ne plus pouvoir se délier. La têtebaissée, enveloppée d’une guenille, portait les traces les plusaffreuses de la misère et de l’extrême vieillesse. Au-dessous dufront étroit, sillonné en tous sens de profondes rides, deux yeuxrouges, sans cils, regardaient stupidement le sol. Une dent jauniese montrait au-dessous de la lèvre supérieure enfoncée, et enremuant sans cesse, rencontrait parfois le menton aigu. Les rides,à la partie inférieure du visage et sous la gorge, formaient commeune espèce de poche qui ballottait à chaque mouvement. Sarespiration était lourde et rauque, mais les pieds nus, déformés,qui semblaient se traîner de force sur la terre, se mouvaientrégulièrement l’un après l’autre.

VII

Presque en se heurtant au maître, la jeunefemme enleva vite le seau de la palanche, baissa les yeux, salua,puis, avec des yeux brillants, le regarda par en dessous et, enessayant de cacher un léger sourire avec la manche de sa chemisebrodée, elle monta le perron en faisant claquer ses souliers.

– Toi, la mère, reporte la palanche àtante Nastacia, dit-elle en s’arrêtant près de la porte et ens’adressant à la vieille.

Le jeune et modeste seigneur regardasévèrement et fixement la femme rouge, fronça les sourcils et,s’adressant à la vieille qui, de ses doigts difformes, mettait lapalanche sur son épaule et se dirigeait lentement vers l’isbavoisine, il demanda :

– Ton fils est à la maison ?

La vieille, en courbant encore davantage soncorps voûté, salua et voulut dire quelque chose, mais en portant lamain sur sa bouche elle toussa tant que Nekhludov, sans attendre,entra dans l’isba. Ukhvanka était assis sur le banc, sous lesicônes. À la vue du maître, il se précipita vers le poêle, commes’il voulait se cacher, fourra précipitamment sous la planche unobjet quelconque et, en ouvrant la bouche et les yeux, il se serrale long du mur, comme pour laisser le passage au maître. Ukhvankaétait un jeune homme blond, de trente ans, mince, élégant, avec unepetite barbiche pointue ; il eût été assez beau sans des yeuxsombres qui couraient et regardaient désagréablement sous lessourcils froncés. Il lui manquait aussi deux dents de devant et cedéfaut sautait immédiatement aux yeux, parce que ses lèvres étaientcourtes et se soulevaient sans cesse. Il avait une chemisede fête à goussets rouge vif, des pantalons rayés et de lourdesbottes à tige plissée. L’intérieur de l’isba d’Ukhvanka n’était nisi étroit, ni si sombre que celui de l’isba de Tchouris, bienqu’elle fût remplie de la même odeur étouffante de fumée et detouloupe et que, dans un même désordre, fussent jetés de tous côtésles vêtements et la vaisselle. Deux objets arrêtaient étrangementl’attention : un petit samovar bosselé posé sur la planche, etun cadre noir, suspendu près des icônes, et contenant sous unmorceau de verre sale le portrait d’un général en uniforme rouge.Nekhludov jeta un regard peu aimable sur le samovar, sur leportrait du général et sur la planche, où l’on apercevaitau-dessous d’un chiffon, le bout d’une pipe cerclée de cuivre. Ils’adressa au paysan.

– Bonjour, Épifane ! dit-il en leregardant dans les yeux.

Épifane salua et murmura : « Je voussouhaite une bonne santé, Vot’xcellence », en prononçant avectendresse, surtout le dernier mot, pendant que d’un regard ses yeuxparcouraient toute la personne du maître, l’isba, le sol, leplafond, ne s’arrêtant nulle part. Ensuite, hâtivement, ils’approcha de la soupente, en sortit un sarrau et l’endossa.

– Pourquoi t’habilles-tu ? demandaNekhludov en s’asseyant sur le banc, et en s’efforçant visiblementde regarder Épifane aussi sévèrement que possible.

– Comment donc, excusez, Vot’xcellence,comment est-ce possible ? Il me semble que nous pouvonscomprendre…

– Je suis venu chez toi afin de savoirpourquoi tu dois vendre un cheval, si tu as beaucoup de chevaux, etlequel tu veux vendre ? dit sèchement le maître en répétantles questions évidemment préparées.

– Nous sommes très contents,Vot’xcellence que vous n’ayez pas dédaigné de venir chez moi, unpaysan, répondit-il en jetant un regard rapide sur le portrait dugénéral, sur le poêle, sur les bottes du maître, et sur tout, àl’exception du visage de Nekhludov. Nous prions toujours Dieu pourVot’xcellence…

– Pourquoi veux-tu vendre lecheval ? répéta Nekhludov en baissant la voix et entoussotant.

Ukhvanka soupira, secoua sa chevelure (sonregard de nouveau parcourut l’isba), et en remarquant le chat quironronnait tranquillement, couché sur le banc, il cria aprèslui : « Pschhh, canaille ! » puis en hâte, ils’adressa au maître :

– Le cheval, Vot’xcellence, n’est pasbon… Si la bête était bonne, je ne la vendrais pas,Vot’xcellence.

– Et combien as-tu de chevaux ?

– Trois, Vot’xcellence.

– Et tu n’as pas de poulains ?

– Est-ce possible, Vot’xcellence ?…Il y a aussi un poulain.

VIII

« Allons, montre-moi tes chevaux, ilssont dans la cour ?

– Parfaitement, Vot’xcellence, comme onl’a ordonné, j’ai fait. Pouvons-nous désobéir ? IakovAlpatitch a ordonné de ne pas laisser les chevaux dans les champs,parce que le prince les regardera, alors, nous ne les avons paslaissés. Nous n’osons pas désobéir à Vot’xcellence.

Pendant que Nekhludov sortait, Ukhvanka ôta lapipe qui était sur la planche et la jeta sur le poêle. Ses lèvresremuaient toujours avec inquiétude, même quand le maître ne leregardait pas. Une maigre jument au pelage gris bleu remuait sousl’auvent de paille pourrie, un poulain de deux mois aux jambeslongues, d’une couleur indéfinissable avec le museau et les pattesgris bleu, ne s’éloignait pas de la queue échevelée et remplie deglouterons de la jument. Au milieu de la cour, les yeux fermés, latête penchée, se tenait un gros cheval hongre, brun, ayant l’aird’un bon cheval de paysan.

– Alors, ce sont tous leschevaux ?

– Non, ’xcellence, voilà encore unejument et son poulain, répondit Ukhvanka en montrant les bêtes quele maître ne pouvait pas ne pas voir.

– Je vois. Alors, lequel veux-tuvendre ?

– Eh ! Celui-ci, Vot’xcellence,répondit-il en désignant avec un bout de son habit et toujoursfronçant les sourcils et remuant les lèvres, le cheval hongre quidormait. Le hongre ouvrit les yeux et se tourna paresseusement verslui du côté de la croupe.

– Il n’est pas très vieux et il paraîtfort, dit Nekhludov. Attrape-le et montre-le moi : je verrais’il est vieux.

– Impossible de l’attraper seul,Vot’xcellence. La bête ne vaut rien et pourtant elle est hargneuse,elle mord et donne des coups de poitrail, Vot’xcellence, réponditUkhvanka avec un sourire très gai, et en écarquillant les yeux dedivers côtés.

– Quelle bêtise ! Attrape-le, tedis-je.

Ukhvanka sourit longtemps, piétina sur place,et, seulement quand Nekhludov lui cria sévèrement : « Ehbien ! Que fais-tu donc ? » il se jeta sousl’auvent, apporta un licou, et se mit à poursuivre le cheval enl’effrayant, et, en s’approchant de lui, non par-devant, maispar-derrière. Le jeune maître était las de ce spectacle, oupeut-être voulait-il montrer son adresse :

– Donne le licou, dit-il.

– Permettez, comment donc,Vot’xcellence ; ne vous inquiétez pas…

Mais Nekhludov s’approcha en face du cheval,le saisit par les oreilles et le courba vers la terre avec unetelle force que la bête, qui était visiblement un cheval de labourtrès doux, agita la tête et renifla en tâchant de se dégager. QuandNekhludov vit qu’il était tout à fait inutile d’employer la forceet qu’il remarqua qu’Ukhvanka ne cessait de sourire, il lui vint àl’esprit la pensée, la plus blessante à son âge, qu’Ukhvanka semoquait de lui et le considérait comme un enfant. Il rougit, lâchales oreilles du cheval, et, sans s’aider du licou, ouvrant labouche de la bête, il regarda ses dents : les crochets étaientintacts, les couronnes pleines ; le jeune maître savait déjàtout cela, et il vit que le cheval était jeune.

Ukhvanka, pendant ce temps, s’approchait del’auvent, et, voyant qu’une herse n’était pas à sa place, il lasouleva et l’appuya contre la haie.

– Viens ici, cria le maître avec uneexpression d’enfant qui a grand dépit, et presque avec des larmesde colère dans la voix. Quoi ! Ce cheval est vieux ?

– Excusez, vieux, très vieux, il auravingt ans… ce cheval…

– Tais-toi, tu es un menteur et unecanaille, parce que le paysan honnête ne ment jamais, il n’en aaucun besoin ! dit Nekhludov en étouffant des sanglots de ragequi lui étreignaient la gorge.

Il se tut pour ne pas éclater en sanglotsdevant le paysan. Ukhvanka se taisait aussi et avait l’air d’unhomme qui va pleurer, il reniflait et branlait latête.

– Eh bien ! Avec quoi laboureras-tuquand tu auras vendu ce cheval ? continua Nekhludov en seressaisissant pour pouvoir parler d’une voix ordinaire : Ont’envoie exprès aux travaux de piétons pour que tu puisses teremettre un peu en labourant avec tes chevaux et tu veux vendre ledernier ? Et surtout, pourquoi mens-tu ?

Dès que le maître se calma, Ukhvanka se calmaaussi. Il était debout, droit, remuait toujours les lèvres de lamême façon, son regard errait d’un objet à l’autre.

– Nous ferons notre travail pourVot’xcellence, pas pis que les autres, répondit-il.

– Mais comment feras-tu ?

– Soyez tranquille, nous arrangerons letravail de Vot’xcellence, répondit-il en criant après le cheval eten le chassant. Si je n’avais pas besoin d’argent, est-ce que je levendrais ?

– Pourquoi te faut-il del’argent ?

– Il n’y a pas de pain, Vot’xcellence, etil faut rendre le dû aux paysans.

– Comment, pas de pain ? Et pourquoiceux qui ont de la famille en ont-ils, et toi, sans famille, n’enas-tu pas ? Où est-il donc disparu ?

– Il est mangé, Vot’xcellence, etmaintenant il n’en reste plus une miette. Je rachèterai le chevalvers l’automne, Vot’xcellence.

– Ne va pas penser à vendre lecheval !

– Comment, Vot’xcellence, et alors, sanscela, comment vivrons-nous ? Il n’y a pas de pain et il fautne rien vendre, dit-il à part lui, en remuant les lèvres et enjetant tout à coup un regard hardi sur le visage du maître. Alors,c’est mourir de faim !

– Fais attention, mon cher ! criaNekhludov, pâlissant et bouleversé par sa colère, je ne souffriraipas un paysan comme toi… Ça ira mal.

– C’est la volonté de Vot’xcellence sij’ai démérité devant vous, répondit-il en fermant les yeux, avecune expression de feinte soumission. Mais il me semble qu’on n’aaucun vice à me reprocher. Mais c’est connu, si je ne plais plus àVot’xcellence, alors c’est tout à votre volonté. Seulement je nesais pas pourquoi je dois souffrir ?

– Et voici pourquoi : parce que tamaison est une ruine, parce que le fumier n’est pas recouvert,parce que tes haies sont brisées, et que toi tu restes à la maison,fumes la pipe et ne travailles pas ; parce tu ne donnes pas unmorceau de pain à ta mère qui t’a donné tout ce qu’elle avait,parce que tu laisses ta femme la battre, et la mets dansl’obligation de venir chez moi se plaindre.

– Excusez, Vot’xcellence, je ne sais pasce que c’est que la pipe, répondit confusément Ukhvanka, qui parutblessé principalement par l’accusation de fumer la pipe. On peuttout dire d’un homme.

– Voilà, tu mens de nouveau ! Jel’ai vu moi-même…

– Comment oserais-je mentir àVot’xcellence ?

Nekhludov se tut, et en se mordant les lèvres,il se mit à aller et venir dans la cour. Ukhvanka restait à la mêmeplace, et sans lever les yeux, suivait les pas du maître.

– Écoute, Épifane, dit Nekhludov d’unevoix douce, enfantine, en s’arrêtant devant le paysan et ens’efforçant de cacher son émotion, on ne peut pas vivre ainsi et tupériras. Réfléchis bien. Si tu veux être un bon moujik, alorschange de vie, quitte tes mauvaises habitudes, ne mens pas, net’enivre pas, respecte ta mère. Je suis bien renseigné sur toi.Occupe-toi de ton ménage et non à voler du bois dans la forêt del’État, ou à aller au cabaret. Pense à ce qu’il y a de bonici ! Si tu as besoin de quelque chose, viens chez moi,demande-moi ce qu’il te faut et pourquoi il te le faut, et ne menspas, mais dis toute la vérité, et alors je ne te refuserai rien dece qu’il me sera possible de faire.

– Permettez, Vot’xcellence, il me semble,nous pouvons comprendre Vot’xcellence, répondit Ukhvanka ensouriant, comme s’il comprenait tout à fait le charme de laplaisanterie du maître.

Ce sourire et cette réponse enlevèrent àNekhludov tout espoir de toucher le paysan et de le remettre dansla bonne voie. En outre il lui semblait toujours qu’il ne convenaitpas, à lui qui avait le pouvoir, d’exhorter son paysan, que tout cequ’il disait n’était pas du tout ce qu’il fallait dire. Il baissatristement la tête et sortit sur le perron. Sur le seuil la vieilleétait assise et gémissait tout haut et, semblait-il, en signe decompassion pour les paroles du maître qu’elle avait entendues.

– Voilà pour du pain, lui dit à l’oreilleNekhludov en mettant dans sa main un billet, mais achète-letoi-même et ne le donne pas à Ukhvanka, autrement il dépensera toutau cabaret.

La vieille, de sa main osseuse, attrapa pourse lever le chambranle de la porte, elle voulait remercier lemaître, sa tête tremblait et Nekhludov était déjà de l’autre côtéde la rue quand elle fut debout.

IX

« Davidka Bielï demande du pain et despieux », était-il inscrit dans le carnet après Ukhvanka.

Ayant traversé quelques cours, Nekhludov, autournant d’une ruelle, rencontra son gérant, Iakov Alpatitch, qui,apercevant de loin le maître, ôta sa casquette de toile cirée, ettirant de sa poche un foulard, se mit à essuyer son visage gras etrouge.

– Couvre-toi, Iakov ! Couvre-toidonc, te dis-je, Iakov…

– Où avez-vous daigné aller, VotreExcellence ? demanda Iakov en se gardant du soleil avec sacasquette, mais ne la mettant pas.

– Je viens de chez Moudrénnï. Dis-moi,s’il te plaît, pourquoi est-il devenu ce qu’il est ? demandale maître en continuant à avancer dans la ruelle.

– Eh quoi, Votre Excellence ?répondit le gérant qui suivait le maître à une distancerespectueuse, et, s’étant couvert, lissait ses moustaches.

– Comment, quoi ? Il est devenu toutà fait canaille, paresseux, voleur, menteur, il brutalise sa mère,et on voit que c’est une telle canaille qu’il ne se relèverapas.

– Je ne sais pas, Votre Excellence,pourquoi il vous a tant déplu…

– Et sa femme, interrompit le maître, jecrois que c’est aussi une très vilaine femme. La vieille est vêtuepire qu’une mendiante ; il n’y a rien à manger, et elle, ainsique lui, sont bien habillés. Je ne sais absolument pas que faire delui.

Iakov était visiblement confus quand Nekhludovparla de la femme d’Ukhvanka.

– Eh bien ! Quoi, s’il se laissealler ainsi, Votre Excellence, il faut alors prendre des mesures.Il est vrai qu’il est pauvre comme tous les paysans isolés, etpourtant il se tient un peu mieux que les autres. C’est un paysanintelligent, il sait lire et écrire, et même il me semble que c’estun paysan honnête. À la levée des impôts par âme, on l’emploietoujours. Pendant ma gérance, il fut starosta [7], troisannées, et on n’eut rien de mal à lui reprocher. Il y a trois ans,le tuteur le renvoya, alors il fut aussi très présent pour lacorvée. Quand il fut postillon en ville, il a pris l’habitude des’enivrer un peu, alors, il faudrait trouver un remède à cela. Çaarrive ; le paysan fait quelque bêtise, on le menace, et,alors, il revient de nouveau à la raison, c’est bon pour lui etpour la famille ; mais puisqu’il ne vous convient pasd’employer ces mesures, alors, je ne sais pas ce que nous feronsavec lui. C’est vrai, qu’il s’est relâché beaucoup. L’envoyersoldat, n’est pas possible, parce que, vous avez dû le remarquer,deux dents lui manquent. Et il n’est pas le seul, oserai-je vousdire, qui n’ait nulle crainte…

– Laisse cela, Iakov, interrompitNekhludov, avec un léger sourire. Nous avons beaucoup causéensemble sur ce sujet. Tu sais ce que je pense, et tu auras beaudire, je penserai toujours la même chose.

– Sans doute, Votre Excellence, voussavez tout cela, dit Iakov en haussant les épaules, et en regardantderrière son maître, comme si ce qu’il voyait ne lui promettaitrien de bon. Et quant à la vieille dont vous daignez vousinquiéter, c’est tout à fait en vain, continua-t-il. Sans doute,elle a élevé et nourri les orphelins, marié Ukhvanka et tout lereste, mais parmi les paysans, c’est général : quand la mèreou le père cèdent le ménage au fils, alors le fils et la bru sontdéjà les maîtres, et la vieille doit gagner son pain selon sesforces. Sans doute ils n’ont pas de sentiments tendres, mais, parmiles paysans, c’est déjà la règle ordinaire, aussi vous dirai-je quela vieille vous a inquiété pour rien. C’est une vieille rusée, unebonne ménagère, mais pourquoi tracasser le maître pour cela ?Eh bien ! Elle s’est querellée avec sa bru, celle-ci l’apeut-être bousculée, c’est une affaire de femmes ! Il valaitmieux se réconcilier que vous déranger. Vous prenez tout déjà tropà cœur sans cela, prononça le gérant avec une tendresse indulgente,en regardant le maître qui, en silence, à grands pas, montaitdevant lui la ruelle.

– Vous allez à la maison ?demanda-t-il.

– Non, je vais chez Davidka Bielï ouKoziol… Comment l’appelle-t-on ?

– En voilà aussi un coquin. Tous cesKoziol sont ainsi. On a beau faire avec lui, rien n’y aide. Hier,j’ai traversé les champs des paysans, chez lui, le sarrasin n’estpas même ensemencé. Que voulez-vous faire avec de tellesgens ? Si du moins le vieux apprenait à son fils !…Autrement il ne travaille ni pour lui-même ni pour la corvée. Quen’avons-nous pas essayé déjà avec lui, votre tuteur et moi :on l’a envoyé au poste, on l’a puni à la maison. Voilà ce que vousn’aimez pas…

– Qui, le vieillard ?

– Oui, le vieux. Combien de fois letuteur devant tout le mir, l’a-t-il châtié, eh bien ! Lecroiriez-vous, cela ne faisait rien, il se secouait, s’en allait,et c’est toujours la même chose. Et Davidka, vous dirai-je, est unpaysan calme, pas sot, qui ne fume pas, ne boit pas, expliquaIakov, et il est pire que n’importe quel ivrogne. Il n’y a qu’unremède : l’envoyer au régiment ou en Sibérie, il n’y a plusrien à faire, toute cette race des Koziol est la même, Matruchka,qui demeure dans la cour des seigneurs, est de leur famille, etc’est un pareil vaurien. Alors vous n’avez pas besoin de moi, VotreExcellence ? ajouta le gérant, en remarquant que le maître nel’écoutait pas.

– Non, va, répondit distraitementNekhludov en se dirigeant vers le logis de Davidka Bielï.

L’isba de Davidka était penchée et isolée àl’extrémité du village. Près d’elle il n’y avait ni cour, ni aire,ni hangar, mais seulement quelques mauvaises étables groupées d’uncôté ; de l’autre côté étaient amassées des broutilles et dubois. Une mauvaise herbe verte et haute couvrait l’endroit quijadis était la cour. Près de l’isba il n’y avait qu’un porc qui,vautré dans la boue, grognait près du seuil.

Nekhludov frappa à la fenêtre brisée, maiscomme personne ne répondit, il s’approcha de la porte etcria : « Patron ! » mais on ne répondit pasdavantage. Il passa le seuil, jeta un coup d’œil dans les établesvides et rentra dans l’isba ouverte. Un vieux coq rouge et deuxpoules, en remuant leurs colliers, marchaient sur le sol et sur lesbancs qu’ils frappaient à coups d’ongles. En apercevant quelqu’un,avec un gloussement formidable, en écartant les ailes, elles sejetèrent vers le mur, l’une d’elles sauta vers le poêle. La petiteisba de six archines était tout occupée par un poêle au tuyaudéfoncé, par un métier à tisser, qui malgré l’été, n’était pasencore démonté ni enlevé, et par une table toute noire avec uneplanche fendue et affaissée. Bien que dehors le sol fût sec,cependant, près du seuil, il y avait une mare boueuse formée lorsde la pluie précédente par les gouttières du plafond et du toit. Iln’y avait pas de soupentes. On avait peine à croire cet endroithabité, tant il y régnait un air d’abandon et de désordre aussibien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant, dans cette isbahabitaient Davidka Bielï et toute sa famille. En ce moment, malgréla chaleur d’une journée de juin, Davidka, la tête enveloppée d’unedemi-pelisse, dormait profondément au coin du feu. La pouleeffrayée sauta sur le poêle et encore effarée sur le dos deDavidka, n’éveilla pas celui-ci.

Ne voyant personne dans l’isba, Nekhludovvoulait déjà sortir, quand tout à coup, un soupir long, humideinforma de la présence de l’hôte.

– Eh ! Qui est là ? cria leseigneur.

Au poêle, répondit un autre soupirprolongé.

– Qui est là ? Viens ici.

Un nouveau soupir, un gémissement et unbâillement très fort répondirent à l’appel du maître.

– Eh bien ! Quoi ?

Sur le poêle quelque chose remua lentement. Lepan d’une touloupe usée se montra, une longue jambe en lapoti[8] déchiré, s’abaissa, ensuite uneautre, et enfin on aperçut toute la personne de Davidka Bielï,assis sur le poêle et qui paresseux et mécontent, frottait ses yeuxavec son gros poing. Lentement, la tête baissée en bâillant, ilregarda l’isba, et en apercevant le maître commença à se remuer unpeu plus vite qu’auparavant, mais toujours si lentement queNekhludov réussit à aller trois fois de la mare au métier à tisserpendant que Davidka descendait du poêle. Davidka Bielï, commel’indiquait ce dernier nom, était en effet presque blanc : lescheveux, le corps et le visage étaient extrêmement blancs. Il étaitde haute taille, très gros, mais gros comme il arrive chez lespaysans, c’est-à-dire pas gros seulement du ventre, mais de tout lecorps. Néanmoins, son obésité était molle, maladive. Son visageassez joli, avec des yeux bleu clair, doux, et une barbe longue etépaisse, avait un air maladif. On ne pouvait remarquer en lui, nile hâle du soleil, ni la carnation des joues, tout son visage étaitpâle, jaune, avec un cercle bleuâtre autour des yeux, et paraissaitfondu dans la graisse ou bouffi. Ses mains étaient enflées,jaunâtres, comme celles d’un homme atteint d’hydropisie, etcouvertes de fins poils blancs. Il était si endormi qu’il nepouvait ouvrir entièrement les yeux et rester debout sans chanceleret bâiller.

– Comment n’as-tu pas honte de dormir enplein jour quand tu devrais construire une cour, quand tu n’as pasde pain ? fit Nekhludov.

Aussitôt que Davidka, sortant de son sommeil,eut conscience de la présence du maître, il joignit les mains surson ventre, baissa la tête en l’inclinant un peu de côté et nebroncha plus. Il se taisait et l’expression de son visage commel’attitude de son corps semblaient dire : « Je sais, jesais, ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Ehbien ! Frappez-moi s’il le faut, je le supporterai ». Ilsemblait désirer que le maître cessât de parler et le frappât auplus vite, et même qu’il frappât avec force ses joues bouffies,mais qu’il le laissât tranquille le plus tôt possible.

En remarquant que Davidka ne le comprenaitpas, Nekhludov, par diverses questions, essaya de faire sortir lepaysan de son silence passif.

– Pourquoi m’as-tu demandé du bois ?Il est chez toi depuis un mois entier, et je le trouve ainsi àl’époque où l’on a le plus de temps libre ?… Hein ?

Davidka se tut obstinément et ne bougeapas.

– Eh bien ! Réponds donc !

Davidka mugit quelque chose et agita ses cilsblancs.

– Il faut travailler, mon frère. Sans letravail, qu’adviendra-t-il ? Ainsi maintenant tu n’as pas depain et pourquoi ? Parce que ta terre est mal labourée,qu’elle n’est ni binée, ni ensemencée à temps, et tout cela parparesse. Tu me demandes du pain. Eh bien, admettons que je t’endonne, tu ne peux pas mourir de faim, mais on ne peut pas agirainsi. Le pain que je te donnerai, sais-tu à qui ilappartient ? Mais réponds donc. À qui est le pain que je tedonnerai ? interrogeait obstinément Nekhludov.

– Au seigneur, murmura Davidka, timide eten levant des yeux interrogateurs.

– Et le blé du seigneur, d’oùvient-il ? Juge toi-même, qui l’a labouré, semé,récolté ? Les paysans, hein, n’est-ce pas ? Ainsi, tuvois : s’il faut distribuer le pain du seigneur aux paysans,il faut surtout le donner à ceux qui ont le plus travaillé, et toi,tu as travaillé le moins de tous ; on se plaint de toi à lacorvée. Tu as travaillé le moins de tous et c’est toi qui demandesle plus de blé au maître. Pourquoi donc donner à toi et pas auxautres ? Si tous étaient paresseux comme toi, alors depuislongtemps nous serions tous morts de faim. Il faut travailler, moncher, et c’est mal d’agir comme tu le fais, tu entends,Davidka ?

– J’entends, répondit-il lentement, entreles dents.

X

À ce moment, devant la fenêtre, passa la têted’une paysanne portant de la toile sur une palanche, et un instantaprès la mère de Davidka entrait dans l’isba. C’était une femmed’une cinquantaine d’années, très grande, fraîche et vive. Sonvisage taché de rousseur et sillonné de rides n’était pas joli,mais le nez droit et ferme, les lèvres fines et serrées, les yeuxvifs et gris, révélaient intelligence et énergie. Ses épaulesanguleuses, sa poitrine plate, ses mains sèches, les muscles trèsdéveloppés de ses jambes brunes et nues, témoignaient que depuislongtemps elle avait cessé d’être femme et n’était plus qu’unetravailleuse. Elle entra vivement dans l’isba, ferma la porte,remonta sa jupe et regarda sévèrement son fils. Nekhludov voulaitlui adresser la parole, mais elle se détourna de lui, et se signaen regardant la noire icône de bois qui se trouvait derrière lemétier.

Cela fait, elle rajusta le mouchoir sale àcarreaux qui couvrait sa tête et salua bas le seigneur.

– Je souhaite un bon dimanche à VotreExcellence, dit-elle, que Dieu te sauve, notre père…

En voyant sa mère, Davidka devint confus,courba son dos encore davantage et baissa la tête.

– Merci, Arina, répondit Nekhludov. Jeparlais précisément avec ton fils de votre ménage.

Arina, ou comme on l’appelait dans le pays,quand elle était encore fille, Arichka-Bourlak, le menton appuyédans la main droite, tandis que la main gauche soutenait le brasdroit, sans écouter le maître jusqu’au bout, se mit à parler sibruyamment que toute l’isba était pleine de sa voix, et que dudehors on eût pu croire que plusieurs femmes parlaient à lafois.

– Quoi, mon père, causer avec lui !Il ne peut parler comme un homme. Voyez, il se tient comme unidiot, continua-t-elle en montrant, de la tête, avec mépris, lafigure misérable et massive de Davidka. Quel est monménage, petit père Votre Excellence ? Nous n’avons rien, danstout le village il n’y a pas plus pauvre que nous ; nous nesommes bons ni pour nous, ni pour la corvée, c’est une honte !Et tout cela à cause de lui. On l’a mis au monde, on l’a nourri, onl’a élevé, nous n’avions qu’un espoir : attendre qu’il fûtgrand. Et voilà, nous avons attendu et nous sommes servis. Il avalele pain et ne travaille pas plus que cette bûche pourrie. Il nesait que se coucher sur le poêle, ou bien, debout, il gratte satête d’idiot, dit-elle en le singeant. Fais-lui peur, père, je tele demande moi-même : punis-le, au nom de Dieu, envoie-lecomme soldat, ce sera la fin, je n’ai plus de force avec lui,là !

– Et bien ! N’as-tu pas de remords,Davidka, d’amener ta mère à parler ainsi ? dit Nekhludov ens’adressant d’un ton de reproche au paysan qui ne remuait pas.

– S’il était encore malade, continuaArina avec la même vivacité et les mêmes gestes. Non, il n’y a qu’àle regarder, il est gras comme un vrai porc de moulin. Il semblequ’il pourrait travailler, le fainéant, mais non, voilà, toujourssur le poêle, comme un propre-à-rien. S’il travaille, que mes yeuxperdent la vue, fit-elle, il se lève, se traîne, et elle-mêmetraînait les pieds et tournait d’un côté et de l’autre ses épaulesanguleuses. Ainsi aujourd’hui, le vieux lui-même est allé dans laforêt chercher des branchilles et lui a ordonné de creuser untrou : mais non, il n’a pas même pris la bêche dans sa main…(elle se tut un moment.) Il me perd, malheureuse ! cria-t-elletout à coup en agitant les mains et en s’avançant vers son filsavec un geste menaçant.

– Regardez cette face, paresseux, queDieu me pardonne (Elle se détourna de lui avec mépris et désespoir,cracha, puis de nouveau s’adressa au maître avec la même animation,et, les larmes aux yeux, continuait d’agiter ses bras.) Toujoursseule, notre nourricier. Mon vieux est malade, il est âgé et nepeut guère travailler et je suis toujours seule. Le roc même n’yrésisterait pas : mieux vaudrait la mort, ce serait la fin. Ilme faut nourrir ce vaurien ! Ah ! notre père ! Jen’ai déjà plus de forces ! Ma bru a succombé sous le travail,et pour moi ce sera de même !

XI

« Comment, succombé ! demanda, avecméfiance, Nekhludov.

– Oui, par excès de travail, notrenourricier. Je jure par Dieu qu’elle a succombé. Nous l’avionsprise, il y a deux ans, du village Babourino, continua-t-elle,remplaçant tout à coup son expression méchante par une expressionpleurnicheuse et triste. C’était une femme jeune, fraîche, docile.À la maison, chez son père, quand elle était jeune fille ellevivait dans l’aisance et ne connaissait pas la misère, et quandelle est venue chez nous, elle a connu notre travail à la corvée, àla maison, et partout… Sauf elle et moi, il n’y avait pas detravailleurs. Pour moi, ce n’est rien, j’y suis déjàhabituée : elle était enceinte, mon père, et commençait àsouffrir, et quand même elle travaillait au-dessus de ses forces,et voilà, elle a succombé, la pauvre ! Pendant l’été, le jourde Saint-Pierre, elle a malheureusement accouché d’un garçon etnous n’avions pas de pain, on mangeait à peine, mon petitpère ; le travail pressait, elle a perdu son lait. C’était lepremier enfant ; nous n’avions pas de vache, et puis est-cenotre affaire, à nous paysans, de nourrir au biberon ? Labêtise des femmes est connue et celle-ci était attristée encoreplus. Quand le gamin mourut, de chagrin elle a crié, hurlé,gémi ; elle s’est tant affaiblie pendant l’été, la pauvre, quevers la fête de Prokov elle-même est morte. C’est lui qui l’a tuée,la canaille, s’adressa-t-elle de nouveau à son fils, avec unecolère désespérée…

– Je voudrais demander à VotreExcellence ? continua-t-elle après un court silence enbaissant la voix et en saluant.

– Quoi ? demanda distraitementNekhludov, ému par ce récit.

– C’est un paysan encore jeune. De moi onne peut plus attendre de travail, aujourd’hui je suis vivante,demain je mourrai. Que deviendra-t-il sans femme ? Ce ne serapas un travailleur pour toi, songe donc à quelque chose pour nous,notre père.

– C’est-à-dire que tu veux lemarier ? Hein ? C’est à voir !

– Fais-nous cette grâce divine. Vous êtesnotre père et notre mère.

Et faisant signe à son fils, tous deuxensemble se prosternèrent devant le maître.

– Pourquoi salues-tu jusqu’à terre,demanda avec dépit Nekhludov en la soulevant par les épaules. Nepeux-tu pas demander tout simplement ? Tu sais que je n’aimepas cela. Marie ton fils si tu veux, j’en serai très content si tuas déjà une fiancée en vue.

La vieille se leva et avec sa manche essuyases yeux secs. Davidka suivit son exemple et frottant ses yeux avecson poing enflé, dans la même attitude patiente et soumise, il setint debout, écoutant ce que disait Arina.

– La fiancée, c’est-à-dire s’il y ena ! Ah ! et Vassutka, la fille de Mikheï, elle n’est pasmal, mais sans ton ordre elle n’acceptera pas.

– Ne consent-elle pas ?

– Non, nourricier, de bon gré ellen’acceptera pas.

– Eh bien ! Alors que puis-jefaire ? Je ne puis la forcer, cherchez-en une autre, sinondans le village, alors chez un autre seigneur, je la rachèterai,mais seulement qu’elle accepte de plein gré. On ne peut pas semarier par force. Il n’y a pas de loi pareille et c’est un grandpéché.

– Eh ! Nourricier ! Mais est-ilpossible qu’en voyant notre vie et notre pauvreté, on vienne cheznous volontairement ? Même une catin ne voudrait pas prendresur elle une telle misère. Quel paysan nous donnera sa fille ?Le plus désespéré ne le voudra pas. Nous sommes trop misérables. Ondira : la première est morte de faim et la mienne aura le mêmesort. Qui voudra ? ajouta-t-elle en hochant la tête avecméfiance. Jugez vous-même, Votre Excellence.

– Alors que puis-je faire ?

– Songe à nous, père ! répéta Arinad’un ton convaincu. Que devons-nous faire ?

– Mais que puis-je ? Dans ce cas jene puis rien faire pour vous.

– Qui donc veillera sur nous, sinontoi ? dit Arina en baissant la tête et en écartant les brasavec une expression de tristesse et d’abattement.

– Voilà, vous avez demandé du blé, alors,je donnerai l’ordre de vous en envoyer, dit le maître après uncourt silence pendant lequel Arina soupirait et Davidka après elle,mais je ne puis rien faire de plus.

Nekhludov sortit dans le corridor. La mère etle fils, en saluant, sortirent derrière le maître.

XII

« Ah ! Ah ! Orpheline que jesuis ! dit Arina en soupirant longuement.

Elle s’arrêta et regarda méchamment sonfils.

Aussitôt Davidka se détourna et posantlourdement de l’autre côte du seuil ses gros pieds chaussés delourds et sales lapti, il disparut dans la porteopposée.

– Que ferai-je avec lui, père ?continua Arina en s’adressant au maître. Tu vois toi-même ce qu’ilest. Ce n’est pas un mauvais paysan, il n’est ni ivrogne, niméchant, il ne ferait pas de mal à un petit enfant, ce serait péchéde médire de lui, il n’y a rien de mauvais à en dire, mais Dieusait ce qui lui est arrivé, il est devenu un malfaisant pourlui-même. Il en souffre. Crois-moi, mon petit père, mon cœursaigne, quand je vois quels tourments il endure. Malgré tout c’esttoujours mon enfant. Ah ! que j’ai de la peine ! Contremoi, ou contre son père ou contre les autorités, il ne fera rien,c’est un moujik craintif, on pourrait presque dire un petit enfant.Que deviendra-t-il seul ? Aide-nous, nourricier,répéta-t-elle, désirant évidemment effacer la mauvaise impressionque ses propos avaient produite sur le maître…, Moi, monpère ! Votre Excellence, continua-t-elle dans un chuchotementconfidentiel, je réfléchis comme ça, et je ne comprends paspourquoi il est devenu ainsi. Ce n’est pas possible, c’est sûrementun mauvais sort qu’on lui a jeté.

Elle se tut un moment.

– Si on trouvait quelqu’un qui puisse leguérir…

– Quelle bêtise dis-tu, Arina. Commentpeut-on jeter un sort ?

– Eh ! mon père, on jette si bien unsort, qu’on peut pour toujours détruire un homme ! N’y a-t-ilpas de mauvaises gens au monde ! Par méchanceté, ils enlèventun peu de terre au-dessus d’un tracé ou quel qu’autre chose, etvoilà, c’en est assez pour perdre un homme. Et le mal estfait ! Je me demande, si je ne devrais pas aller chez le vieuxDoundoul, qui vit au village Vorobiovka, il connaît des paroles etdes herbes qui effacent les sorts, et avec la croix il verse del’eau, il aidera peut-être, il le guérira peut-être, disait lavieille.

« Voilà la misère etl’ignorance ! » pensa le jeune seigneur en inclinanttristement la tête et en descendant à grands pas dans levillage : « Que dois-je faire de lui ? Le laisserdans cette situation, je ne le puis pas, pour moi, pour l’exemple àdonner aux autres et pour lui-même. Je ne puis le voir dans cettesituation, et comment l’en faire sortir ? Il contrarie mesmeilleurs plans. S’il reste de pareils moujiks, mes rêves ne seréaliseront jamais », pensa-t-il avec du dépit et de la colèrecontre le moujik qui détruisait ainsi ses plans. « Ledéporter, comme dit Iakov, s’il ne veut pas lui-même son proprebien, ou l’enrôler comme soldat ? C’est vrai, du moins je medébarrasserais de lui et je le remplacerais par un bonmoujik », raisonnait-il.

Il pensait à cela avec plaisir, mais en mêmetemps sa conscience, vaguement, lui disait qu’il n’envisageaitl’affaire que sous un seul point de vue et que ce n’était pas bon.Il s’arrêta : « Mais à quoi pensé-je ? » sedemanda-t-il, « oui, l’enrôler ou le déporter. Maispourquoi ? C’est un homme brave, meilleur que beaucoupd’autres et comment puis-je savoir… L’affranchir, le laisserlibre », pensa-t-il, abordant cette fois la question sous unautre angle. « Non, c’est injuste, impossible. » Maistout à coup, il lui vint une idée qui le réjouit, il sourit avecl’expression d’un homme qui a résolu un problème difficile.« Le prendre à la maison », se dit-il. « Jel’observerai moi-même, et par la douceur et par les exhortations,par le choix des occupations, je l’habituerai au travail et lecorrigerai. »

XIII

« Oui, je ferai cela », se ditNekhludov avec satisfaction ; et se rappelant qu’il luifallait encore voir le riche moujik Doutlov, il se dirigea vers unevaste isba à deux cheminées, qui était au milieu du village. S’enapprochant, il rencontra, près de l’isba voisine, une femme d’unequarantaine d’années, très grande, vêtue sans élégance, et qui vintvers lui.

– Je vous fais mes compliments, notrepère, lui dit-elle, sans aucune crainte, et s’arrêtant près de luielle souriait aimablement et saluait.

– Bonjour, nourrice, répondit-il. Commentvas-tu ? Voilà, je vais chez ton voisin.

– Et oui, petit père, Votre Excellence,c’est une bonne chose. Mais pourquoi n’entrez-vous pas cheznous ? Comme mon mari serait content !

– Eh bien ! J’irai chez vous, etnous causerons ensemble, nourrice. C’est ton isba ?

– Oui, petit père.

Et la nourrice courut en avant. En entrantderrière elle dans le corridor, Nekhludov s’assit sur le cuveau,tira une cigarette et l’alluma.

– Là-bas il fait chaud, asseyons-nousplutôt ici, nous causerons, répondit-il à la nourrice quil’invitait à entrer dans l’isba. La nourrice était une femmefraîche et belle. Dans les traits de son visage et surtout dans sesgrands yeux noirs il y avait une grande ressemblance avec le visagedu maître. Elle croisa ses mains sous son tablier, le regardahardiment, et en hochant sans cesse la tête, se mit à causer aveclui.

– Eh bien ! petit père, pourquoiallez-vous chez Doutlov ?

– Mais je veux qu’il me loue trentedéciatines [9] de terre, qu’il installe sonexploitation, et encore qu’il achète avec moi un bois. Il a del’argent ; pourquoi le laisser improductif ? Qu’enpenses-tu, nourrice ?

– Oui, c’est vrai, c’est connu, petitpère, les Doutlov sont très riches, les premiers moujiks de tout ledomaine, je crois, répondit la nourrice en hochant la tête. Cetété, ils ont construit une isba avec leur propre bois et sans riendemander au maître. Sans compter les poulains et les jeuneschevaux, ils ont au moins des chevaux pour six troïkas, et dubétail, des vaches, des chèvres ; quand les bêtes reviennentdes champs et que les femmes sortent dans la rue pour les amenerdans la cour, alors devant les portes c’est un troupeau énorme quis’arrête. Et des abeilles ! Ils ont au moins deux centsruches, et peut-être davantage. Oui, c’est un très riche moujik etil doit avoir de l’argent.

– Qu’en penses-tu ?… Il a beaucoupd’argent ? demanda le maître.

– Les gens disent, mais c’est peut-êtrepar méchanceté, que le vieux a pas mal d’argent, mais lui-même n’enparle pas, il ne l’avouerait même pas à ses enfants, cependant, ildoit en avoir. Pourquoi ne s’occuperait-il pas des bois ?Peut-être craint-il de faire ainsi répandre le bruit qu’il est trèsriche. Il y a cinq ans, il s’est associé à Chkalik, l’aubergiste,pour l’exploitation des prairies. Je ne sais pas, moi, si Chkalikl’a trompé, mais le vieux a perdu trois cents roubles ; depuiscette affaire il ne risque plus son argent. Et comment n’est-il pasriche, petit père, Votre Excellence, continua la nourrice, ils onttrois terres, la famille est grande et tous sont des travailleurs,et le vieux lui-même, on ne peut pas dire le contraire, est un vraipatron. Il réussit en tout, au point que les gens s’en étonnent.Pour le blé, pour les chevaux, pour le bétail, pour les abeilles etmême pour les garçons, il a toujours de la chance. Maintenant, illes a tous mariés. Tantôt il a pris des jeunes filles du village,et maintenant il a marié Iluchka à une affranchie qu’il a rachetéelui-même, et ma foi, c’est une belle femme.

– Et vivent-ils en bon accord ?demanda le maître.

– Quand à la maison il y a une tête,alors c’est toujours mieux. Prenons les Doutlov, on sait que lesfemmes, les brus se querellent et s’injurient en préparant lesrepas, mais quand même, sous la coupe du vieux ils vivent enpaix.

La nourrice se tut un moment.

– Maintenant, on dit que le vieux al’intention de mettre son fils aîné, Karp, à la tête de la maison.Moi, dit-il, je suis vieux, mon affaire est d’être près desabeilles. Oui, Karp est un bon moujik, exact, mais quand même, ilest loin du vieux patron. Il n’a pas cet esprit !

– Alors, Karp voudra peut-être s’occuperdes terres et des bois, qu’en penses-tu ? dit le maître quidésirait savoir de la nourrice tout ce qu’elle connaissait sur lesvoisins.

– C’est peu probable, petit père,répondit la nourrice. Le vieux n’a pas passé l’argent à son fils.Tant qu’il vivra, il le gardera, alors c’est toujours la raison duvieillard qui commande et eux s’occupent plutôt de roulage.

– Et le vieux ne consentirapas ?

– Il aura peur.

– De quoi aura-t-il peur ?

– Mais comment est-il possible, petitpère, qu’un moujik qui appartient au maître avoue son argent ?Qui sait ? il peut perdre tout. Ainsi, il s’est associé avecl’aubergiste et il s’est trompé. Ne pouvant aller devant lajustice, il a perdu tout son argent ! Et avec le seigneur, cesera encore plus simple, il n’y aura rien à faire.

– Oui, à cause de cela… fit Nekhludov enrougissant. Adieu nourrice.

– Adieu, petit père, Votre Excellence. Jevous remercie bien.

XIV

« Ne ferais-je pas mieux de rentrer chezmoi ? » pensa Nekhludov en s’approchant de la portecochère des Doutlov. Et il sentait une tristesse vague en mêmetemps qu’une certaine fatigue morale.

Mais à ce moment, la porte neuve de la cours’ouvrit avec bruit et devant lui, un jeune et beau garçon dedix-huit ans, blond et rose, en habit de voiturier, se montra dansl’embrasure. Il conduisait une troïka de chevaux très forts, encoreen sueur, et secouant hardiment ses boucles blondes, il salua lemaître.

– Eh bien ! Ton père est à lamaison, Ilia ? demanda Nekhludov.

– Il est dans le rucher, derrière lacour, répondit le jeune homme, en faisant passer ses chevaux, l’unaprès l’autre, par la porte ouverte.

« Non, je serai ferme, je lui ferai laproposition, je ferai tout mon possible » pensaNekhludov ; et laissant passer devant lui les chevaux, ilentra dans la grande cour des Doutlov. Le fumier avait été enlevérécemment. La terre était encore noire, et par endroits, surtoutprès de la porte cochère, étaient disséminées des brindillesrougeâtres. Dans la cour, sous les auvents, étaient rangés en ordreun grand nombre de charrettes, d’araires, de traîneaux, detonneaux, de cuves, et beaucoup d’instruments agricoles. Despigeons voletaient et roucoulaient à l’ombre de larges et solideschevrons ; dans l’air on sentait la fumée et le goudron. Dansun coin, Karp et Ignate arrangeaient un morceau de bois neuf sousle siège d’une grande charrette à troïka. Les trois fils Doutlov seressemblaient tous. Le cadet, Ilia, que Nekhludov avait rencontré àla porte, était imberbe, de taille moyenne, plus rouge et plusélégant que les aînés. Le second, Ignate, était de plus hautetaille, plus brun et portait une barbiche en pointe, et bien qu’ileût aussi des bottes, la blouse de voiturier et le chapeau defeutre, il n’avait pas cet air réjoui et insouciant du cadet.L’aîné, Karp, était encore plus grand et portait deslapti, un caftan gris et une chemise sans goussets, sonair était non seulement sérieux, mais presque sombre.

– Voulez-vous qu’on envoie chercher lepère, Votre Excellence ? dit-il en s’approchant du seigneurqu’il salua un peu gauchement.

– Non, j’irai moi-même le trouver aurucher, je regarderai son installation, là-bas, et j’ai besoin dete parler, dit Nekhludov en l’entraînant de l’autre côté de la courpour qu’Ignate ne pût entendre ce qu’il avait l’intention de dire àKarp.

L’attitude assurée et un certain orgueil qu’ilremarqua dans ces deux moujiks, et ce que lui avait dit lanourrice, donnaient tant de confusion au jeune seigneur qu’il luiétait difficile de se décider à lui parler de ses projets. Il sesentait comme coupable devant lui et il lui semblait plus facile deparler à l’un des frères, seul. Karp était étonné d’être ainsi prisà part, mais il marcha derrière le maître.

– Voilà ce qu’il y a, dit Nekhludov d’unevoix hésitante. Je voulais te demander si vous aviez beaucoup dechevaux ?

– Nous avons cinq troïkas, il y a aussides poulains, répondit avec aisance Karp, en se grattant ledos.

– Tes frères font le roulage ?

– Oui, nous faisons le roulage avec troistroïkas. Et Ilucha qui est parti comme voiturier, justement vientde rentrer.

– Est-ce avantageux pour vous ?Combien cela vous rapporte-t-il ?

– Mais quel avantage, VotreExcellence ? Enfin, nous nous nourrissons avec les chevaux, etde cela merci à Dieu.

– Alors, pourquoi ne vous occupez-vouspas d’autre chose ? Vous pourriez acheter des bois ou louerdes terres.

– Sans doute, Votre Excellence, onpourrait louer de la terre s’il y avait une occasion.

– Voilà ce que je veux vousproposer ; au lieu de vous occuper de roulage et de ne gagnerque juste pour manger, louez plutôt chez moi, trente déciatines. Jevous louerai tout le coin derrière Sapovo, et vous installerezlà-bas une grande exploitation.

Et Nekhludov, entraîné par son projet d’uneferme de paysans, qu’il avait caressé si souvent, se mit àexpliquer ses plans au moujik, sans s’arrêter. Karp écoutait trèsattentivement les paroles du maître.

– Nous sommes très heureux de votrebonté, dit-il quand Nekhludov, cessant de parler, le regarda,attendant la réponse. C’est connu, il n’y a rien de mal à ça. C’estmieux pour les moujiks de s’occuper de la terre que de travailleravec le fouet. Nous allons avec les étrangers, on voit des gens detoutes sortes, on se gâte. La meilleure chose pour le moujik, c’estde s’occuper de la terre.

– Alors, qu’en penses-tu ?

– Tant que le père vivra, que puis-jepenser, Votre Excellence ? Il n’y a que sa volonté.

– Conduis-moi au rucher, je luiparlerai.

– Par ici, s’il vous plaît, dit Karp ense dirigeant lentement vers un hangar. Il ouvrit la petite portequi menait au rucher, et laissant passer le maître il la referma,puis s’approcha d’Ignate et en silence, reprit le travailinterrompu.

XV

Nekhludov franchit en se courbant la portebasse qui s’ouvrait sur le rucher installé derrière la cour. Lepetit espace entouré de paille et de palissades à claire-voie oùsymétriquement étaient installées les ruches couvertes de planches,et les abeilles dorées qui bourdonnaient alentour, tout étaitenveloppé des rayons chauds et brillants du soleil de juin. De laporte un petit sentier battu conduisait à une petite niche en bois,et l’icône qui était dans cette niche étincelait sous le soleil…Quelques jeunes tilleuls haussaient gracieusement leurs sommetsrameux au-dessus du toit de chaume de la cour voisine, et l’onentendait à peine le bruissement de leur feuillage vert sombre etfrais et le bourdonnement des abeilles qui volaient autour. Toutesles ombres des palissades, des tilleuls et des ruches couvertes deplanches tombaient noires et courtes sur l’herbe basse quicroissait çà et là entre les ruches. La petite figure penchée duvieillard à tête grise, nue, dont le crâne chauve brillait ausoleil, s’apercevait près de la porte d’un hangar couvert de paillefraîche et bâti parmi les tilleuls. En entendant le grincement dela porte, le vieux se retourna, et essuyant d’un pan de sa blouseson visage en sueur, avec un sourire doux et joyeux, il vint à larencontre du maître.

Dans le rucher tout était doux, joyeux, clair.Le vieillard aux cheveux blancs, le visage rayé de nombreuses ridesautour des yeux, les pieds nus dans de larges chaussures, qui, encourant et se balançant, venait à la rencontre du maître dans sonpropre domaine, était si tendre et si affable, que Nekhludov oubliamomentanément les impressions pénibles du matin et que son rêvefavori lui revint avec vivacité. Il voyait déjà tous ces paysansriches et bons comme le vieux Doutlov, et tous lui souriant avectendresse et joie parce qu’ils devaient à lui seul leur richesse etleur bonheur.

– Ne voulez-vous pas un masque, VotreExcellence ? L’abeille est mauvaise maintenant, elle pique,dit le vieux, en décrochant de la palissade un sac de toile salecousu à une sorte de petit tamis en bois qui avait l’odeur de miel,et le proposant au maître : « Moi, l’abeille me connaît,elle ne me pique pas », ajouta-t-il avec un doux sourire quin’abandonnait presque jamais son beau visage bruni.

– Je n’en ai pas besoin non plus. Ehbien ! Ça essaime déjà ? demanda Nekhludov en souriant àson tour.

– Oh ! c’est trop tôt, mon pèreMitri Nikholaïevitch [10],répondit le vieux qui exprimait une amabilité particulière danscette appellation en utilisant le prénom du maître et celui de sonpère. À peine ont-elles commencé à apporter leur prise. Cetteannée, comme vous le savez, le printemps a été froid.

– Et moi, j’ai lu dans les livres,commença Nekhludov en chassant une abeille qui s’empêtrait dans sescheveux et lui bourdonnait près de l’oreille, j’ai lu que si lacire est posée droit dans les rayons, l’abeille essaime plus tôt.Et pour cela, on fait des ruches spéciales en planches…, avec descloisons…

– N’agitez pas les mains, c’est pire. Nevoulez-vous pas prendre un masque ?

Nekhludov était mal à l’aise, mais par unamour-propre enfantin, il ne voulait pas l’avouer, et refusant denouveau le masque, il continua de parler au vieillard de cetteconstruction des ruches qu’il avait lue dans la MaisonRustique, et d’après laquelle, disait-il, l’abeille devaitessaimer deux fois plus. Mais une abeille le piqua plus fort au couet il s’arrêta, s’embrouilla au milieu de la conversation.

– C’est vrai, notre père MitriNikholaïevitch, dit le vieillard en regardant le maître avec unebienveillance paternelle, c’est vrai que dans les livres c’estécrit comme ça. Mais peut-être est-ce écrit exprès : « Ilfera comme nous écrivons et du reste nous nous enmoquons ! » Ça arrive ! Comment peut-on apprendre àl’abeille où mettre la cire ? Elle essaye elle-même :tantôt en largeur, tantôt droit. Tenez, regardez s’il vous plaît,ajouta-t-il, en ouvrant une des ruches voisines et en regardantl’ouverture couverte d’abeilles qui bourdonnaient en grimpant surla cire courbée. Voilà, c’est une jeune, on voit qu’il y a là-basla reine ; elle met la cire droit et de côté, comme il luiconvient le mieux et suivant la forme de la ruche. Et se laissantentraîner visiblement par son sujet favori, il ne remarquait pas lasituation du maître, « Aujourd’hui elle apporte la prise surses pattes, la journée est chaude et l’on voit tout »,ajouta-t-il en refermant la ruche et en chassant avec un torchonune abeille qui grimpait ; ensuite il attrapa de sa maincalleuse quelques abeilles posées sur son cou ridé. Les abeilles nele piquaient pas, mais Nekhludov, lui, ne pouvait cacher son désirde s’éloigner des ruches. Les abeilles l’avaient piqué en troisendroits et bourdonnaient autour de sa tête et de son cou.

– Et tu as beaucoup de ruches ?demanda-t-il en se dirigeant vers la porte.

– Autant que Dieu m’en a donné, réponditDoutlov en souriant. Il ne faut pas compter, petit père, l’abeillen’aime pas cela. Voilà, Votre Excellence, je voulais vous demanderpour Ossip, continua-t-il en désignant le rocher qui était près dela clôture, que vous lui défendiez… d’agir ainsi en mauvaisvoisin.

– Comment cela ?… Ah ! maiselles piquent ! fit le maître qui saisissait déjà le loquet dela porte.

– Chaque année il laisse ses abeilles sejeter sur mes jeunes essaims. Ils doivent se nourrir et lesabeilles étrangères leur enlèvent la cire et les affaiblissent, fitle vieux sans remarquer la grimace du seigneur.

– Bon, après, tout à l’heure… fitNekhludov, n’y tenant plus. Et, agitant les mains et courant ilfranchit la porte.

– Il faut frotter avec de la terre, ça nesera rien, dit le vieillard en sortant dans la cour derrière lemaître.

Le maître frotta de terre ses piqûres et iljeta un regard furtif sur Karp et Ignate, qui ne le regardaientpas, puis, il fronça les sourcils en rougissant.

XVI

« Je voulais vous demander quelque choseau sujet de mes garçons, Votre Excellence, dit le vieillard, nes’apercevant pas ou feignant de ne pas s’apercevoir de l’air fâchédu maître.

– Quoi ?

– Voilà, grâce à Dieu nous avons d’assezbons chevaux, et il y a un ouvrier, alors nous paieronsrégulièrement la corvée.

– Eh bien ! Quoi ?

– Mais si vous avez la bienveillance delaisser mes enfants sous la condition de vous payer une redevance,alors Ilia et Ignate, pour tout l’été, travailleraient commevoituriers avec trois troïkas, peut-être gagneraient-ils quelquechose.

– Mais où iront-ils ?

– Mais où il faudra, intervint dans laconversation Iluchka, qui, après avoir attaché les chevaux sousl’auvent à ce moment s’approchait du père.

– Les gens de Kadmino sont allés à Romniavec huit troïkas, et dit-on, ils se sont nourris ; pourchaque troïka ils ont rapporté trente roubles à la maison. On ditaussi qu’à Odessa le fourrage esttrès bon marché.

– Et précisément, je voulais te parler decela, dit le maître en s’adressant au vieillard, et désirant amenerle plus adroitement la conversation sur la ferme. Dis-moi, je teprie : est-ce plus avantageux de s’occuper de roulage, que derester à la maison et s’occuper de labour ?

– Comment, Votre Excellence, n’est-ce pasplus avantageux ? intervint de nouvel Ilia en secouant sachevelure. À la maison, il n’y a pas de quoi nourrir leschevaux.

– Eh bien ! Par exemple, combiengagneras-tu pendant l’été ?

– Mais voilà, depuis le printemps malgréla cherté du fourrage, nous avons transporté des marchandises àKiev ; en revenant à Koursk de nouveau nous avons chargé lesvoitures de gruau, à destination de Moscou, nous nous sommesnourris, les chevaux ont toujours été bien soignés et j’ai rapportéquinze roubles à la maison.

– Il n’y a pas de mal à s’occuper den’importe quel métier honnête, dit le maître s’adressant de nouveauau vieux, mais il me semble qu’on pourrait trouver une autreoccupation ; dans ce métier un garçon rencontre des gens detoutes sortes, il peut se corrompre, ajouta-t-il, répétant lesparoles de Karp.

– Et que peut faire notre frère moujik,sinon s’occuper de roulage ? rétorqua le vieillard avec sondoux sourire. On ira et on sera nourri, et les chevaux le serontaussi, et quant à la corruption, grâce à Dieu, ce n’est pas lapremière année qu’ils partent, moi-même, je me suis occupé de cela,et personne ne m’a fait de mal, rien que le bien.

– Oh ! il y a beaucoup de choses,dont on pourrait s’occuper à la maison, du labourage, desprairies.

– Comment est-ce possible, VotreExcellence ? l’interrompit Iluchka avec animation. Nous sommesnés dans ce milieu, nous connaissons bien cette affaire, êtrevoituriers, Votre Excellence, c’est ce qui nous convient lemieux…

– Eh bien ! Votre Excellence,faites-nous l’honneur d’entrer dans notre isba. Vous n’y êtes pasvenu depuis la nouvelle installation, dit le vieillard en saluantbas et en clignant des yeux à son fils. Iluchka courut rapidement àl’isba, et après lui, le vieillard y entra avec Nekhludov.

XVII

En entrant dans l’isba, le vieux salua encoreune fois, avec le pan de sa blouse essuya le coin d’un banc et ensouriant demanda :

– De quoi vais-je vous honorer, VotreExcellence ?

L’isba était blanche [11] ! propre, vaste, avec unesoupente et des lits. Des troncs frais de tremble, entre lesquelson apercevait de la mousse, n’étaient pas encore noircis. Les bancsneufs et les planches n’étaient pas encore luisants, ni le solpiétiné. La femme d’Ilia, une paysanne jeune, mince, au visageallongé, pensif, était assise sur la couchette et, du pied,balançait un berceau suspendu au plafond par une longue perche.Dans le berceau, respirant faiblement et les yeux fermés, dormaitun nourrisson. L’autre femme, forte, aux joues rouges, la femme deKarp, les gros bras nus jusqu’au-dessus des coudes, coupait desoignons devant le poêle, dans une écuelle en bois. Une femmemarquée de la petite vérole, enceinte et se cachant de sa manche,était près du poêle. L’isba était chaude non seulement à cause dusoleil, mais à cause du poêle ; et il y régnait une forteodeur de pain frais. Deux petites têtes blondes, celles d’un gaminet d’une fillette, installés là, en attendant le dîner, regardaientavec curiosité le maître.

Nekhludov était joyeux de voir toute cetteaisance, et en même temps un peu honteux devant les femmes et lesenfants, qui tous le regardaient. Il s’assit sur le banc enrougissant.

– Donne-moi un morceau de pain frais, jel’aime, dit-il en rougissant davantage.

La femme de Karp coupa un grand morceau depain et le donna au maître sur une assiette. Nekhludov se tut, nesachant que dire. Les femmes se taisaient aussi, le vieux souriaitdoucement.

« Mais pourquoi ai-je honte, comme sij’étais coupable envers eux ? » pensa Nekhludov.« Pourquoi ne ferais-je pas la proposition sur la ferme ?Quelle sottise ! » Cependant il se taisait toujours.

– Eh bien ! Notre père MitriNikolaïevitch. Alors que dites-vous au sujet de nos enfants ?dit le vieillard.

– Je te conseillerais de ne pas leslaisser partir et de leur trouver du travail ici, prononçaNekhludov, en se ressaisissant. Sais-tu ce que je teproposerais ? achète avec moi un morceau de la forêt del’État, et aussi de la terre…

– Comment donc, Votre Excellence, avecquel argent acheter ? interrompit-il.

– Mais je te propose un petit bois dedeux cents roubles environ, fit observer Nekhludov.

Le vieux sourit méchamment.

– Ce serait bien, si on avait del’argent. Pourquoi ne pas acheter ? fit-il.

– N’as-tu pas cet argent ? dit lemaître d’un ton de reproche.

– Oh ! notre père, VotreExcellence ! répondit le vieux avec tristesse en regardant laporte, je dois nourrir ma famille, ce n’est pas à nous d’acheter dubois.

– Mais tu as de l’argent, pourquoi lelaisser comme ça ? insistait Nekhludov.

Le vieux, tout à coup, s’émut, ses yeuxbrillèrent et ses épaules commencèrent à trembler.

– Peut-être des méchants l’ont-ils dit,fit-il d’une voix tremblante. Alors, croyez à Dieu, continua-t-ilen s’animant de plus en plus et en tournant ses regards versl’icône, eh bien ! Que mes yeux se crèvent, que je tombe raideà cette place même, si j’ai plus des quinze roubles qu’Iluchka m’arapportés, et avec cet argent, il faut payer des impôts ; voussavez vous-même, nous avons construit l’isba…

– C’est bon, c’est bon, fit le maître ense levant. Au revoir, patron.

XVIII

« Mon dieu, mon dieu ! » pensaNekhludov en se dirigeant à grands pas vers sa demeure à traversles nombreuses allées du jardin touffu et en arrachantdistraitement les feuilles et les branches qui se trouvaient sur saroute : « Sont-ils donc stupides tous mes rêves sur lebut et le devoir de ma vie ? Pourquoi suis-je triste, comme sij’étais mécontent de moi-même, alors que je m’imaginais qu’une foisdans cette voie j’éprouverais toujours cette pleine satisfactionmorale, que je ressentis au moment où, pour la première fois, mevinrent ces idées ? » Et avec une vivacité et unelucidité extraordinaires, son imagination le transporta d’une annéeen arrière, à ce moment heureux.

De très bonne heure, il se levait avant tous,et gonflé de cet enthousiasme secret, inexplicable de la jeunesse,sans but, il sortait dans le jardin, de là dans le bois etlongtemps marchait seul parmi la nature de mai, forte, pleine, maistranquille. Il marchait seul, sans penser à rien, fatigué, accabléd’un excès de sentiments et ne pouvant les exprimer. Tantôt, avectout le charme de l’inconnu, sa jeune imagination lui montraitl’image voluptueuse de la femme et il lui semblait que c’était làson désir inexprimé. Mais un autre sentiment plus élevé luidisait : « Ce n’est pas cela », et lui faisaitchercher autre chose. Tantôt son esprit inexpérimenté, ardent,s’emportant de plus en plus dans les sphères de l’abstraction,croyait découvrir les lois de l’existence, et avec une joie fière,il s’arrêtait à ces pensées. Mais de nouveau un sentiment supérieurlui disait : « Ce n’est pas cela », et le forçaitencore à chercher, à s’inquiéter. Sans pensées et sans désirs,comme il arrive toujours après l’activité forcée, il s’allongeaitsur le dos, sous un arbre et se mettait à regarder les nuagestransparents du matin qui couraient au-dessus de lui, dans le cielprofond, infini. Tout à coup, sans aucune cause, des larmesemplissaient ses yeux et Dieu sait comment lui venait la penséenette qui emplissait toute son âme et à laquelle il s’attardaitavec plaisir : la pensée que l’amour et le bien sont lebonheur et la vérité, et le seul bonheur et la seule véritépossibles en ce monde. Un sentiment supérieur ne lui disaitplus : « Ce n’est pas cela ». Il se relevait etcommençait à contrôler cette idée : « Oui, c’est cela,c’est cela ! » se disait-il avec enthousiasme encomparant toutes ses conversations d’autrefois, toutes lescirconstances de sa vie avec la vérité qu’il venait de percevoir etqui lui semblait tout à fait neuve. « Comme tout ce que jesavais, tout ce à quoi j’ai cru, tout ce que j’ai aimé étaitstupide ! » se disait-il. « L’amour, le dévouement,voilà le seul vrai bonheur, indépendant du hasard ! »répétait-il en souriant et en agitant les mains. En appliquantcette idée à toutes les circonstances de la vie et trouvant que sondevoir dans cette vie lui était dicté par cette voix intérieure quilui disait : « C’est cela », il éprouvait unsentiment, nouveau pour lui, d’émotion joyeuse et enthousiaste.« Ainsi, je dois faire le bien pour être heureux »pensait-il ; et tout son avenir se dessinait vivement devantlui, et non plus abstraitement, mais en images précises, sous laforme de la vie seigneuriale.

Il voyait devant lui un immense champ d’actionpour son existence entièrement consacrée au bien et qui luidonnerait le bonheur. Il n’a pas à chercher de sphèred’activité : elle est prête, il a devant lui un devoir, il ades paysans… et quelle œuvre bonne, et utile, se présente àlui ! « Agir sur cette classe du peuple simple,impressionnable, non dépravée ; la délivrer de la pauvreté,lui donner l’aisance, et l’instruction dont j’ai le bonheur dejouir ; corriger leurs vices, fruits de l’ignorance et de lasuperstition ; développer leur moralité, faire aimer le bien…quel avenir brillant, heureux. Et moi, qui ferai cela pour monpropre bonheur, je jouirai en outre de leur reconnaissance, jeverrai comment, chaque jour, j’approche de plus en plus du butproposé. Le merveilleux avenir ! Comment n’y ai-je pas songéplus tôt ? »

« Et en outre, pensait-il en même temps,qui peut m’empêcher de trouver le bonheur dans l’amour d’une femme,et dans la vie de famille ? » Et sa jeune imagination luidessinait un avenir encore plus attrayant. « Moi et ma femme,que j’aimerai comme personne n’aima jamais au monde, nous vivronstoujours au milieu de cette nature tranquille, poétique, à lacampagne, avec nos enfants, peut-être avec la vieille tante. Nousnous aimerons, nous aimerons les enfants, et nous saurons tous deuxque notre destinée est de faire le bien. Nous nous entraiderons àla poursuite de ce but. Je donnerai des ordres généreux, dessubventions indispensables, équitables, j’installerai une ferme,une caisse d’épargne, des ateliers et elle avec son beau visage,dans une robe blanche simple, qu’elle relèvera au-dessus de sespieds petits, élégants, dans la boue, se dirigera vers l’école despaysans, vers l’hôpital, chez le pauvre moujik, qui selon lajustice ne mérite pas d’aide, et partout elle consolera, ellesoulagera… Les enfants, les vieillards, les femmes, l’adoreront etla regarderont comme un ange, comme une providence. Ensuite ellereviendra et me cachera qu’elle est allée chez le malheureux moujiket qu’elle lui a donné de l’argent, mais je saurai tout et jel’embrasserai fort, fort, je baiserai tendrement ses yeuxcharmants, ses joues qui rougiront pudiquement et ses lèvres rougesqui souriront. »

XIX

« Où sont ces rêves ? » pensaitmaintenant le jeune homme, après ses visites, en approchant de lamaison. Voilà déjà plus d’une année que je cherche le bonheur danscette vie, et qu’ai-je trouvé ? Parfois, il est vrai, je sensque je puis être content de moi, mais c’est un contentement froidet raisonnable. Mais non, je suis tout simplement mécontent demoi ! Je suis mécontent parce qu’ici je n’ai pas le bonheur etque je le désire, je le désire passionnément. Je n’ai pas encoreéprouvé de plaisir et j’ai déjà rejeté de moi tout ce qui le donne.Pour quel but, pourquoi ? Quelle amélioration en est-ilrésultée ? Ce que m’écrivait ma tante était vrai : il estplus facile de trouver le bonheur pour soi-même que de le donneraux autres. Mes paysans sont-ils devenus plus riches ?Sont-ils plus instruits ou plus développés moralement ? Pas dutout, leur sort ne s’est point amélioré, et pour moi chaque jour medevient plus pénible. Si je voyais le succès de mon entreprise, sije constatais de la reconnaissance… Mais non, je ne vois que laroutine trompeuse, le vice, la méfiance, l’ingratitude… Je dépenseen vain les meilleures années de ma vie, pensa-t-il, et il serappela que les voisins, comme il l’avait entendu dire à sa vieillebonne, l’appelaient imbécile, que dans son bureau, il n’y avaitdéjà plus d’argent, que les nouvelles machines à battre qu’il avaitfait installer, à la risée de tous les paysans, sifflèrentseulement et ne travaillèrent pas, quand, devant une nombreuseassistance on les fit monter pour la première fois dans le hangar àbattre ; que de jour en jour il fallait attendre l’arrivée dutribunal pour l’inventaire du domaine qu’il avait engagé et dont ilavait laissé passer le terme dans son enthousiasme pour denouvelles entreprises d’exploitation. Et tout à coup, aussivivement que tout à l’heure sa promenade dans la forêt lui revintet son rêve de la vie seigneuriale. Maintenant il revoit sa petitechambre d’étudiant à Moscou, où tard, la nuit, devant une bougie,il était assis avec son camarade, un ami de seize ans qu’iladorait. Ils ont lu cinq heures de suite et répété les notesennuyeuses du droit civil, et en finissant ils ont envoyé chercherle souper, la bouteille de champagne et se sont mis à causer deleur avenir. Comme l’avenir se montrait différent au jeuneétudiant ! Il était alors plein de plaisirs, de travauxvariés, d’éclat, de succès, et sûrement les menait tous deux, à cequi leur semblait le meilleur des biens : la gloire.

« Il monte déjà et très rapidement danscette voie », pensa Nekhludov à propos de son ami, etmoi !…

À ce moment, il était déjà près du perron desa demeure, où dix paysans et domestiques, avec diverses requêtes,attendaient le maître, et du rêve il fut ramené à la réalité.

Là se tenait une femme en haillons, lescheveux en désordre, ensanglantée, et qui, en sanglotant, seplaignait de son beau-père qui voulait la tuer ; ici setrouvaient deux frères qui depuis deux ans étaient en querelle pourle partage de la succession, et avec une colère désespérée seregardaient l’un l’autre. Il y avait un ancien domestique, àcheveux blancs, non rasé, dont les mains tremblaient d’ivresse, etque son fils, le jardinier, amenait chez le maître, se plaignant desa conduite déplorable. Puis c’était un moujik qui chassait safemme de chez lui, parce que de tout le printemps elle n’avait pastravaillé ; cette femme malade se trouvait là. Sans rien direelle sanglotait et restait assise sur l’herbe près du perron,montrant sa jambe enflée, enveloppée sommairement d’une guenillesale…

Nekhludov écoutait ces requêtes et cesplaintes, donnant un conseil aux uns, tranchant les affaires desautres, faisant des promesses aux troisièmes. Avec un sentiment defatigue, de honte, de découragement et de regret, il se retira danssa chambre.

XX

Dans la petite chambre qu’occupait Nekhludov,il y avait un vieux divan de cuir orné de petits clous dorés,quelques fauteuils du même genre, une table à jeu, avec desincrustations et un rebord de cuivre, couverte et encombrée depapiers, un vieux piano anglais, jaune, ouvert, avec des touchesétroites et creusées… Entre les fenêtres était fixée une grandeglace dans un vieux cadre doré, sculpté. Sur le plancher, près dela table, une masse de papiers, de livres et de comptes. Engénéral, toute la chambre avait un air désordonné et ce désordrevivant faisait contraste avec l’ameublement, sévère, antique,seigneurial des autres pièces de la grande maison. En entrant danssa chambre, Nekhludov jeta avec colère son chapeau sur la table,s’assit sur une chaise qui était devant le piano, et croisant lesjambes, il baissa la tête.

– Eh bien ! Vous déjeunez, VotreExcellence ? demanda une vieille femme grande, maigre, ridée,qui entrait à ce moment, en bonnet, avec un grand châle et une robede coton.

Nekhludov se tourna vers elle ; elle setut un instant comme pour l’interroger.

– Non, je ne veux pas, nounou, fit-il, etde nouveau il redevint pensif.

La vieille bonne hocha sévèrement la tête etsoupira.

– Eh ! mon petit père DmitriNikolaïevitch, pourquoi vous ennuyez-vous ? Il arrive desmalheurs plus grands et ça passe. Tout s’arrangera, je te lejure.

– Mais je ne m’ennuie pas, où as-tu priscela, petite mère Malania Finoguenovna ? répondit Nekhludov ens’efforçant de sourire.

– Je le vois très bien, commença lavieille bonne avec chaleur, toute la journée seul, seul. Et vousprenez tout tellement à cœur, vous voulez tout fairevous-même ; vous ne mangez presque plus ! Est-ceraisonnable ? Allez au moins en ville ou chez les voisins,autrement qu’est-ce que c’est ? Vous êtes encore jeune, il nefaut pas s’apitoyer sur tout ! Excuse-moi, mon petit père, jevais me reposer, continua la vieille en s’asseyant près de laporte. Tu as déjà donné tant de libertés aux paysans que personnene craint plus rien ; est-ce ainsi que font les maîtres ?Il n’y a rien de bon ici, tu te perds toi-même et le peuple segâte ; notre peuple, quoi, il ne sait pas cela, vraiment. Vaplutôt chez ta tante, elle t’a écrit la vérité… exhortait lavieille bonne.

Nekhludov devenait de plus en plus triste, sonbras droit était appuyé sur son genou et sa main, inconsciemment,effleurait les touches du piano. Un accord sortit, puis undeuxième, un troisième… Nekhludov s’approcha tout près du piano,ôta son autre main de sa poche et se mit à jouer. Les accords qu’ilplaquait étaient improvisés, irréguliers, souvent ordinairesjusqu’à la banalité et ne révélaient aucun talent musical, maiscette occupation lui donnait un certain plaisir, indéfinissable,triste. À chaque changement d’harmonie, avec un battement de cœur,il attendait ce qui allait sortir, et quand se produisait quelquechose, il suppléait, vaguement, par son imagination, à ce quimanquait. Il lui semblait entendre des centaines de mélodies :le chœur et l’orchestre, conformes avec son harmonie. Et sonprincipal plaisir lui venait de l’activité forcée de l’imagination,qui lui présentait sans liens, mais avec une clarté étonnante en cemoment, les images et les scènes les plus variées, mélangesinsensés du passé et de l’avenir. Tantôt se présente à lui levisage bouffi de Davidka-Bielï, qui, avec effroi abaisse ses cilsblancs à la vue du poing noir de sa mère, son dos voûté et lesmains énormes couvertes de poils blancs, ne répondant que par lapatience et la résignation au sort, aux privations et auxtourments. Tantôt il voit la nourrice hardie, il se la représentemontant dans le village et racontant aux moujiks qu’il faut cacherson argent au seigneur et inconsciemment il se répète :« Oui, il est nécessaire de cacher son argent auseigneur. » Tantôt, tout à coup, se présente à lui la têteblonde de sa future femme qui, il ne sait pourquoi, dans les larmeset la douleur, s’incline sur son épaule. Tantôt il voit les bonsyeux bleus de Tchouris qui regarde avec douceur son unique grosgarçon. Oui, il voit en lui, outre le fils, un aide et un sauveur.« Voilà ce qu’est l’amour ! » murmure-t-il. Après ilse rappelle la mère d’Ukhvanka, il se souvient de l’expression depatience et de pardon absolu qu’il a remarquée sur son visagevieilli, malgré la dent proéminente et les traits vilains.« Probablement que durant les soixante-dix ans de sa vie, moiseul ai remarqué cela, » pense-t-il, et il murmure :« C’est étrange ! » tout en continuantinconsciemment à effleurer les touches et à écouter les sons.Ensuite il se rappelle vivement sa fuite du rucher et l’expressiond’Ignate et de Karp qui voulaient évidemment rire et feignaient dene pas le remarquer. Il rougit et se retourna involontairement versla vieille bonne restée assise, silencieuse, près de la porte, etqui le regardait en hochant par moments sa tête blanche. Voici quetout à coup se présentent à lui la troïka, les chevaux en sueur etla belle, la forte figure d’Iluchka aux boucles claires, aux yeuxbleus, gais et brillants, aux joues fraîches et dont un duvet claircommence à couvrir les lèvres et le menton. Il se rappelle commentIluchka avait peur qu’on ne le laissât pas voiturier, et comme ildéfendait chaleureusement ce métier si cher pour lui. Et il voit unmatin gris de brouillard, la chaussée humide et glissante, et unelongue file de chariots chargés et couverts d’une natte avec degros caractères noirs. Les chevaux bien nourris, aux jambes fortes,faisant tinter leurs grelots, le dos courbé, tendent les traitsavec efforts et montent une côte. À la rencontre de la file deschariots, de la pente, au galop, descend la poste, dont les grelotstintinnabulants résonnent dans la forêt qui des deux côtés borde laroute.

– Ah ! oh ! crie bien haut lepostillon qui porte une plaque à son chapeau, en levant le fouetau-dessus de sa tête.

Près de la roue du premier chariot montelourdement, en de grosses bottes, Karp, la barbe rousse et leregard sombre ; du deuxième chariot se montre la jolie têted’Iluchka, qui s’est bien réchauffé sous la natte. Les troistroïkas chargées de caisses, avec un bruit de grelots sont passéesà la rencontre de la poste. Iluchka cache de nouveau sa jolie têtesous les nattes et s’endort. Voici qu’arrive la soirée chaude etclaire, devant les attelages fatigués groupés près de l’auberge, laporte cochère grince, et l’un après l’autre, sous de largesauvents, disparaissent les hauts chariots. Iluchka salue gaiementl’hôtelière au visage blanc, à la poitrine large, qui lui demandes’ils vont loin et s’ils mangeront beaucoup, tout en regardant avecplaisir, de ses yeux doux et brillants, le beau garçon. Lui, aprèsavoir donné à manger aux chevaux, rentre dans l’isba chaude, pleinede gens, se signe, s’assied devant une écuelle de bois toutepleine, et se met à causer gaiement avec l’hôtesse et lescompagnons. Et voilà son lit sous le ciel étoilé qu’on aperçoitau-dessus des auvents, sur le foin parfumé, près des chevaux qui,en piaffant et en reniflant, broient la nourriture dans le râtelierde bois. Il s’approche du foin, se tourne vers l’Orient et trentefois de suite, faisant le signe de la croix sur sa forte et largepoitrine, secouant ses boucles claires, il répète :« Pater noster », et vingt fois :« Dieu me protège. »

Enfin s’enveloppant la tête d’un armiak, ils’endort du sommeil sain et calme de l’homme fort et jeune. Et, enrêve, il voit les villes : Kiev avec ses reliques et sesinnombrables pèlerins ; Romni, plein de marchandises et demarchands. Il voit Odessa et la mer bleue lointaine avec ses voilesblanches ; et Constantinople avec ses maisons dorées et lesTurques aux poitrines blanches et aux yeux noirs, il vole soulevésur des ailes invisibles. Il vole librement et facilement de plusen plus loin, et il voit en bas des villes dorées inondées d’unelumière claire et le ciel bleu parsemé d’étoiles et la mer bleueaux voiles blanches, et il vole plus loin et plus loin…

« C’est beau » murmureNekhludov ; et l’idée lui vient : « Pourquoi nesuis-je pas Iluchka ? »

HISTOIRE D’UN PAUVRE HOMME

[Note – Première publication en 1860 sousle titre Polikouchka. Paris, Édition La Technique du Livre, 1937(sans mention de traducteur).]

I

Les Doutlof sont bien à plaindre, madame. Cesont tous de braves gens. Si nous ne nous mettons pas sur la listeun des serfs attachés à la maison, ce sera le tour d’un des filsDoutlof. Mais il sera fait selon votre volonté.

Il posa sa main droite sur la gauche, les mitsur son ventre, courba légèrement sa tête, serra ses lèvres minces,ferma les yeux et se prépara évidemment à écouter avec patiencetoutes les sottises que lui débiterait sa maîtresse.

C’était un ancien serf devenu intendant, vêtud’une longue redingote, qui, chaque soir, venait recevoir lesordres de sa maîtresse et lui faire son rapport.

Selon la maîtresse, le rapport consistait ence que l’intendant lui communiquait ce que l’on avait fait dans lajournée et demandait ce qu’il fallait faire le lendemain.

Selon l’intendant, Iégor Ivanovitch, lerapport était une cérémonie qui consistait en ce que, debout, dansun coin, il écoutait avec patience les sottises de sa maîtresse.Puis, une fois qu’elle avait terminé, il l’amenait à consentir àtout ce qu’il voulait bien – et à lui répondre avecimpatience :

– C’est bon, c’est bon, Iégor.

Au moment où commence notre récit, il étaitquestion du recrutement.

Le village de Pokrofski devait fournir troisrecrues. Deux étaient choisies par le sort et, par suite desconditions sociales et économiques, il ne pouvait y avoir aucunediscussion pour ce qui les concernait, ni de la part des paysans,ni de la part de la maîtresse, ni de la part de l’opinion publique.Pour la troisième, c’était autre chose.

L’intendant prenait le parti du troisièmegarçon, neveu de Doutlof, et proposait à sa place le domestiquePolikouchta, qui jouissait d’une mauvaise réputation, qui avait étépris en flagrant délit de vol. La maîtresse caressait souvent lesenfants de Polikouchta et cherchait à lui relever le moral par descitations de l’Évangile. Aussi s’opposait-elle à ce qu’on le fîtsoldat. D’un autre côté, elle ne voulait aucun mal aux Doutlof,qu’elle n’avait jamais vus, mais elle avait de la peine àcomprendre, une chose bien simple pourtant, c’est que, siPolikouchta ne partait pas, Doutlof devait absolument partir…

– Mais je ne veux pas du tout le malheurde ces pauvres Doutlof, disait-elle avec pitié.

– Si vous ne voulez pas leur malheur,payez pour le conscrit trois cents roubles, aurait-on dû luirépondre.

Mais la politique ne permettait pas depareilles réponses. Et Iégor Ivanovitch écouta avec patience toutce que débitait sa maîtresse.

Il examinait avec intérêt le mouvement de seslèvres, l’ombre que faisait son bonnet à ruches épaisses, et necherchait même pas à comprendre le sens de ses paroles.

La maîtresse parla longtemps et beaucoup. Ilcommençait par éprouver le besoin de bâiller, mais, heureusementpour lui, il mit la main à sa bouche et fit semblant de tousser.Pendant tout ce temps, sa figure avait une expression d’obséquieuseattention.

J’ai vu, dernièrement, à une séance duParlement anglais, lord Palmerston écouter le discours d’un de sesadversaires pendant trois heures, la figure recouverte de sonclaque. Aussitôt qu’il eut fini, lord Palmerston se leva etrépondit au discours de son adversaire de point en point. Je nem’en doutais nullement, parce que j’avais assisté souvent auxentretiens de Iégor Ivanovitch et de sa maîtresse.

Je ne sais s’il avait peur de s’endormir, maisil transporta le poids de son corps du pied gauche sur le pieddroit, et commença de sa voix sacramentelle :

– Qu’il en soit fait selon votre volonté,madame, mais… mais le peuple est réuni devant la maison, et il fautque vous preniez une décision. Il est écrit, dans l’ordre que nousavons reçu, que les conscrits doivent être amenés en ville avant laToussaint. Parmi les paysans, il n’y a personne d’autre que lesDoutlof. Il va sans dire que les paysans ne prennent pas vosintérêts à cœur ; cela leur est bien égal si les Doutlof sontruinés. Je sais quels efforts ils ont faits pour joindre les deuxbouts. Les voilà enfin un peu à flot depuis que le neveu est revenuet nous allons les ruiner ! Vous savez, madame, que je prendsvos intérêts à cœur comme si c’étaient les miens. C’est dommage,madame. Ils ne sont ni mes parents, nimes compères, et ils ne m’ontrien donné pour prendre leur parti.

– Mais j’en suis sûre, Iégor, interrompitsa maîtresse, en se disant qu’il avait été corrompu par lesDoutlof.

– C’est la meilleure famille de toutPokrofski, tous des gens laborieux, pieux. Le vieux est marguillierà l’église depuis trente ans. Il ne boit jamais et se garde bien deprononcer une mauvaise parole. Il est toujours assidu à l’église.(Iégor savait bien ce qu’il fallait dire à sa maîtresse pourl’influencer.) Et surtout, madame, je dois vous rappeler qu’il n’aque deux fils. Les autres sont des neveux qu’il a recueillis. Sil’on voulait être juste, on aurait dû le mettre sur le même rangque les autres familles qui n’ont que deux fils. Faudrait-il que cepauvre homme soit puni pour sa vertu ?

La pauvre maîtresse finit par ne plus riencomprendre. Elle écoutait le son de la voix sans saisir le sens desparoles. Au désespoir, elle examina les boutons de la longueredingote de son intendant.

– Le bouton supérieur se boutonne plusrarement que l’inférieur, qui risque de tomber et que l’on auraitdû recoudre depuis longtemps, pensait-elle.

On sait depuis longtemps qu’il n’est pas dutout nécessaire pour soutenir une conversation d’écouter soninterlocuteur et il suffit de bien savoir ce que l’on veut diresoi-même.

C’était aussi l’opinion de la maîtressed’Iégor.

– Comment ne peux-tu pas comprendreencore que je neveux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof.Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout cequi dépend de moi pour soulager mes paysans. Tu sais que je suiscapable de faire les plus grands sacrifices pour n’envoyer niDoutlof ni Koriouchkine.

Je ne sais s’il vint à l’idée de l’intendantqu’il ne fallait pas du tout faire de grands sacrifices pour sauverle paysan, mais donner simplement trois cents roubles.

– Je te déclare une chose seulement,c’est que je ne donnerai Polikei pour rien au monde. Lorsque, aprèsl’affaire de la montre, il est venu m’avouer tout, lui-même, enpleurant, il m’a juré qu’il se corrigerait. J’ai longuement causéavec lui, et j’ai vu qu’il était vraiment touché et qu’il serepentait sérieusement.

– La voilà sur son dada, pensa IégorIvanovitch, et il examina le sirop qu’on avait préparé pour madamedans un verre d’eau.

– Est-elle au citron ou à l’orange ?Cela doit être légèrement amer, pensa-t-il.

– Sept mois se sont écoulés depuis lors,continue madame, et il ne s’est pas enivré une seule fois. Saconduite est irréprochable. Comment veux-tu que je punisse un hommequi s’est repenti et corrigé ?… Ne trouves-tu pas que c’estinhumain de donner un homme qui a cinq enfants et qui est tout seulpour les nourrir ? Non, Iégor, ne m’en parle même pas, je t’enprie.

Et la dame avala une gorgée d’eau ausirop.

Iégor Ivanovitch suivit le trajet de l’eau àtravers la gorge de madame et il répondit d’un ton sec :

– Vous ordonnez donc, madame, que jedésigne Doutlof ?…

Madame leva les bras d’étonnement.

– Décidément tu ne peux pas mecomprendre. Puis-je souhaiter le malheur des Doutlof ? Ai-jequelque chose contre lui ?… Dieu m’est témoin que je feraitout au monde pour eux.

Elle regarda un tableau qui se trouvaitvis-à-vis d’elle, puis baissa les yeux se souvenant que ce n’étaitpas une image.

– Mais il ne s’agit pas de celamaintenant, pensa-t-elle.

Décidément l’idée de payer trois cents roublespour le malheureux paysan ne lui venait pas à l’esprit.

– Que veux-tu que je fasse ? Est-ceque je connais toutes ces affaires-là ? Je me fie à toicomplètement ; fais en sorte que tout le monde soit content.Que faire ? Ils ne sont ni les premiers, ni les derniers…c’est un mauvais moment à passer… Tout ce que je sais, c’est qu’ilest impossible d’envoyer Polikei… Tâche donc de comprendre que celaserait terrible de ma part.

Elle aurait encore parlé longtemps sur le mêmeton, tellement elle s’était montée, mais à ce moment la portes’ouvrit et la femme de chambre entra.

– Que veux-tu ? Dounachia ?

– Un paysan est venu demander à IégorIvanovitch si la foule devait l’attendre ou s’en aller ?…dit-elle en lançant un regard de colère à Iégor Ivanovitch.

– Cet intendant est insupportable,pensait-elle, il a chagriné madame, et elle ne me laissera pasdormir jusqu’à deux heures de la nuit…

– Eh bien ! va, Iégor, et fais ensorte que tout le monde soit content.

– Très bien, madame.

Et il ne parla plus de Doutlof.

– Qui faudra-t-il envoyer chez lemarchand pour lui demander l’argent ?

– Piétroucha n’est pas encore revenu dela ville ?

– Non, madame.

– Nicolas ne pourra-t-il pas yaller ?

– Mon père est malade, madame, ditDounacha.

– Madame désire-t-elle que j’y aillemoi-même, demanda l’intendant.

– Non, Iégor, ta présence est nécessaireici.

– Quelle somme est-ce ?

– Quatre cent soixante-deux roubles,madame.

– Envoie Polikei, dit madame, enregardant Ivanovitch.

L’intendant eut un sourire imperceptible etrépondit :

– Très bien, madame.

Et Iégor Ivanovitch s’éloigna.

II

Polikei était un homme insignifiant, unétranger. Venu d’un autre village, il ne jouissait ni de laprotection de la femme de charge, ni de celle du sommelier, ni decelle de la femme de chambre, aussi le coin qu’il occupait lui, safemme et leurs cinq enfants, était-il des plus misérables. Cescoins avaient été construits par le défunt maître, sur le plan quevoici :

Au milieu d’une cabane en pierre de dixarchines, se trouvait un grand poêle russe, entouré d’un corridor,et chacun des quatre coins de la cabane était séparé des autres pardes cloisons en planches. Quatre familles occupaient donc unecabane, chacune ayant son coin.

Polikei n’avait donc pas beaucoup de placedans son coin, pour lui, sa femme et leurs cinq enfants. Le litnuptial, recouvert d’une couverture en perse, un berceau, une tableboiteuse qui servait pour tous les besoins de la maison et pourPolikei qui était vétérinaire, composaient tout l’ameublement.Outre les sept habitants, le coin était encombré de tous lesustensiles de ménage, les habits, les poules, le petit veau. Onpouvait à peine y circuler ; heureusement le poêle communformait encore une annexe, sur laquelle venaient se coucher grandset petits. Il y avait aussi le perron, mais on ne pouvaitl’utiliser qu’en été. Au mois d’octobre, déjà il faisait tropfroid.

Toute la famille n’avait qu’une pelisse pourse vêtir et se couvrir. Il est vrai que les enfants pouvaient seréchauffer en jouant et en courant et les grandes personnes entravaillant. Il y avait un autre moyen de se réchauffer, c’était degrimper sur le poêle où la température atteignait 40 degrés.

Il paraîtrait que la vie dans ces conditionsdevait être insupportable ; il n’en était rien en réalité.

Akoulina, la femme, nettoyait les enfants,cousait tout ce qu’il leur fallait, filait, tissait, blanchissaitla toile, faisait la cuisine sur le grand poêle commun, sequerellait et cancanait avec les voisines.

La part mensuelle du seigle que leur donnaientles maîtres était suffisante pour faire tout le pain de la familleet nourrir les poules. Le bois était à discrétion, le fourrage pourles bêtes aussi. On avait un petit morceau de terre pour potager.La vache avait ses petits, les poules pondaient.

Polikei était attaché à l’écurie. Il avaitcharge de deux étalons, soignait les chevaux et le bétail ;nettoyait les sabots des chevaux et en cas de besoin lesfrictionnait avec une pommade de son invention.

Pour tous ses services, il recevait de tempsen temps quelque gratification en argent ou en provisions. Iljouissait aussi des restes d’avoine qui lui rendaient bien service,car un paysan dans le village lui fournissant vingt livres demouton par mois pour deux mesures d’avoine. On aurait pu êtreheureux, si l’on n’avait pas eu de chagrin, et ce chagrin faisaitsouffrir toute la famille.

 

Dès son jeune âge, Polikei avait été attaché àun haras dans un village voisin. Le palefrenier, son chef immédiatétait un voleur de premier ordre. Polikei fit chez lui sonapprentissage et s’habitua tellement à voler, que, plus tard, illui fut impossible de se défaire de cette mauvaise habitude.C’était un homme faible, il n’avait ni père ni mère pour luiapprendre à marcher dans la bonne voie. Il aimait à boire, et nepouvait résister au besoin de voler tout ce qui n’était pas gardéassez soigneusement. La chose la plus inutile le tentait, iltrouvait partout des personnes qui, en échange de l’objet volé, luidonnaient du vin ou de l’argent.

Ce moyen de gagner sa vie est le plus aisé,comme dit le peuple, et une fois qu’on s’y est fait, on n’a plusenvie de travailler d’une autre manière.

Le seul inconvénient de ce métier, c’est qu’unbeau jour on s’attaque à une personne méchante et désagréable quivous cause des ennuis et vous fait payer cher le plaisir que vousavez éprouvé grâce, à ce genre de vie.

C’est ce qui arriva à Polikei.

Il se maria. Dieu bénit son union. Sa femme,la fille du vacher, était une paysanne robuste, travailleuse etintelligente. Elle lui donnait chaque année un enfant superbe.Polikei continua son métier, et tout semblait aller bien, lorsqu’unbeau jour il fut pris en flagrant délit, et pour une bagatelle. Ildétourna les guides en cuir d’un paysan et on les trouva chez lui.On le battit. On se plaignit à la maîtresse. Dès lors, on lesurveilla. Il fût pris une seconde, puis une troisième fois, enfinune quatrième. Tout le monde cria. La maîtresse le gronda. Haro surlui.

Comme nous l’avons dit, c’était un homme bon,mais faible qui aimait la boisson et ne pouvait se défaire de cedéfaut. Lorsqu’il revenait ivre à la maison, sa femme le grondait,le rouait de coups même, et lui, pour toute réponse, il se mettaità pleurer comme un enfant.

– Je suis un homme bien malheureux, quevais-je devenir !… Que mes yeux crèvent si je recommence.

Au bout d’un mois il disparaissait tout à couppour un jour ou deux et revenait ivre à la maison.

– Il doit trouver de l’argent d’unemanière ou d’une autre pour s’amuser, disaient les paysans.

La dernière histoire qu’il eut, fut à proposde la pendule du comptoir.

Il y avait au comptoir une vieille pendule quine marchait plus depuis longtemps. Or, un beau jour, il s’y trouvatout seul. La pendule le tenta ; il l’emporta et alla lavendre en ville.

Pour son malheur, le marchand, à qui ill’avait vendue, était parent de l’un des serviteurs attachés à lamaison. Il vint lui faire visite et lui raconta toute l’histoire.Le serviteur n’eut rien de plus pressé, que de la communiquer àtout le monde. On fit une enquête et l’on découvrit lecoupable.

L’intendant, qui n’aimait pas Polikei,s’occupa de cette affaire avec un acharnement tout particulier. Lamaîtresse en fut instruite, elle appela Polikei. Il se jeta à sespieds (comme le lui avait recommandé sa femme), et lui avoua touten sanglotant.

La maîtresse lui fit la morale, lui parla deDieu, de la vertu, de la vie future, de sa femme, de ses enfants,elle finit par lui dire :

– Je te pardonne, promets-moi de ne plusrecommencer.

– Je ne le ferai plus jamais ! Queje meure, que je crève si je recommence ! disait Polikei ensanglotant.

Il revint à la maison en hurlant comme unveau. Depuis lors, on ne put accuser Polikei d’aucune mauvaiseaction. Mais il perdit sa gaîté. Tout le village le considéraitcomme un voleur et, lorsque vint l’époque du recrutement, il futdésigné par tout le monde, comme ayant mérité d’être envoyé aurégiment.

Polikei était vétérinaire, on le sait.Personne n’aurait pu dire comment il l’était devenu, lui moins queles autres.

Au haras, sa seule occupation consistait àenlever le fumier, à apporter l’eau et quelquefois, à brosser leschevaux. Plus tard, il devint tisserand, puis garçon jardinier. Ilpassait ses journées à ratisser les allées, puis pour le punir onl’envoya à une briqueterie.

Lors de son dernier séjour dans son village, –on ne sait pas trop comment il acquit la réputation d’unvétérinaire distingué, – il saigna un cheval, une fois, puis uneseconde fois, le renversa, lui gratta les sabots ; puis,l’ayant reconduit dans l’enclos lui incisa une veine sur la cuissedroite, prétendit, que pour guérir un cheval, il fallait aussiouvrir la veine du côté opposé. Ensuite, il pansa toutes les plaiesavec du vitriol, et plus il tourmentait les pauvres bêtes, plus saréputation grandissait.

Je sens moi-même que, nous autres gensinstruits, nous n’avons pas le droit de nous moquer de Polikei. Lesmoyens dont il se servait pour inspirer la confiance, étaient lesmêmes que ceux qu’on a employés avec nos pères, qu’on emploie avecnous et que l’on emploiera avec nos enfants.

Le paysan qui amène à Polikei son chevalsouffrant, ce cheval qui n’est pas seulement toute sa richesse,mais un membre de sa famille, ce paysan, en suivant avec intérêtles manipulations de Polikei, en le voyant faire des incisions, nepeut s’imaginer que cet homme soit capable de tourmenter la pauvrebête sans savoir ce qu’il fait.

Je ne sais s’il vous est arrivé comme à moi,de suivre les mouvements d’un médecin qui tourmente un des miens àma prière. En quoi les paroles du rebouteux diffèrent-elles desmots savants que nous lancent à la tête tous les médecins et del’air important qu’ils prennent lorsqu’ils parlent de choses qu’ilsne connaissent pas du tout.

III

Pendant que les paysans réunis devant lecomptoir, discutaient, lequel des deux candidats, de Doutlof ou dePolikei, il fallait que le village envoyât au régiment, Polikei,assis sur le bord du lit, triturait sur la table, avec le cul d’unebouteille, une drogue qui devait guérir infailliblement les chevauxde toute espèce de maladies.

Toutes sortes d’ingrédients y étaientmélangés ; du sublimé, du soufre et une herbe qu’il avaitcueillie un soir, prétendant qu’elle jouissait de vertusmiraculeuses.

Les enfants étaient déjà couchés, deux sur lepoêle, deux sur le lit, le dernier né dans le berceau auprès duquelAkoulina filait.

Un bout de chandelle volé aux maîtres, brûlaitsur la fenêtre dans un chandelier de bois. Pour ne pas déranger sonmari de ses occupations, Akoulina se levait de temps en temps etmouchait la mèche avec ses doigts.

Certains sceptiques considéraient Polikeicomme un homme léger et un charlatan, d’autres, et c’était le plusgrand nombre, – prétendaient qu’il était un vaurien, mais un hommetrès fort. Quant à sa femme quoiqu’elle le grondât et le battîtmême parfois, elle pensait que c’était le premier vétérinaire et latête la plus forte qu’il y eût au monde.

Elle le regardait avec admiration préparer sadrogue.

– Quelle tête ! Où a-t-il appristout cela ?

Le papier dans lequel était enveloppé un desingrédients tomba sur la table.

– Anioutka, cria-t-elle, tu vois que tonpère a laissé tomber un papier.

Anioutka sortit de dessous la couverture sespetites jambes maigres, descendit avec la rapidité d’un chat, etramassa le papier.

– Voici papa, dit-elle, en lui tendant lepapier.

Puis elle courut se cacher sous lacouverture.

– Tu pousses, méchante, cria la petitesœur qui partageait le lit avec elle.

– Voulez-vous vous taire ! Attendezun peu, cria la mère, et les deux têtes se cachèrent sous lacouverture.

– S’il me donne trois roubles, ditPolikei en bouchant la bouteille, je guérirai son cheval. Et cen’est pas cher du tout. Est-ce qu’ils sont capables d’inventer desdrogues comme moi ! Akoulina, va demander un peu de tabac àNikita. Je le lui rendrai demain.

Akoulina sortit sans rien bousculer, ce quiétait assez difficile.

Polikei ouvrit la petite armoire, y serra sabouteille et prit un litre vide qu’il renversa dans sa bouche,espérant trouver au fond quelques gouttes d’eau-de-vie.

Son espoir fut déçu.

La femme revint, apportant une pincée detabac. Il en remplit sa pipe, s’installa sur le lit, et la figureépanouie se mit à fumer d’un air satisfait comme un homme qui afait son devoir.

Pensait-il à la manière dont il ferait avalerson médicament au cheval malade, en lui tenant la langue, ou biense disait-il qu’on ne refusait jamais rien à un homme aussi utileque lui ? On ne le sut jamais, car à ce moment la ported’entrée s’ouvrit et une femme de chambre d’en haut entra.

Tout le monde savait qu’en haut voulait direla maison de la maîtresse, quoiqu’elle fût située en bas, au fondd’une vallée.

Aksioutka était une petite fille que l’onenvoyait faire les commissions. Elle était connue pour la rapiditéavec laquelle elle exécutait les ordres qu’on lui donnait. Elleentra comme un ouragan dans le coin de Polikei et, se tenant aupoêle on ne sait trop pourquoi, se mit à parler avec une volubilitéextraordinaire, tâchant de prononcer deux ou trois mots à lafois.

– Madame a ordonné, dit-elle ens’adressant à Akoulina, que Polikei Illitch vienne en hautimmédiatement. (Elle s’arrêta pour souffler.) Iégor Ivanovitch alongtemps parlé avec madame des conscrits… il fut question dePolikei Illitch… Madame veut qu’il vienne à la minute… (Ellesouffla de nouveau) sans perdre de temps.

Elle examina pendant quelques secondesPolikei, Akoulina, les enfants, puis ramassant une coquille denoix, elle la jeta à Anioutka qui la regardait bouche béante etpuis répétant : qu’il vienne tout de suite, elle sortit denouveau comme un ouragan.

Akoulina se leva, prépara les bottes usées deson mari, son cafetan et, sans le regarder, lui demanda :

– Faut-il te préparer unechemise ?

– Non, répondit-il.

Akoulina ne jeta pas un seul regard à sonmari, pendant qu’il faisait sa toilette, et elle eut raison de lelaisser tranquille.

Il était d’une pâleur extrême. Sa lèvreinférieure tremblait, toute sa figure portait cette expression detristesse et de soumission que l’on voit chez les personnes bonnes,mais faibles de caractère, qui se sentent coupables.

Il se coiffa et voulut sortir. Sa femmes’approcha de lui, arrangea les bouts de corde qui lui servaient deceinture, et lui mit son chapeau sur la tête…

– Qu’est-ce qu’il y a, PolikeiIllitch ? Est-ce Madame qui vous appelle ?… demanda lafemme du menuisier de l’autre côté de la cloison.

La femme du menuisier avait eu une grandequerelle avec Akoulina pour une cuve de lessive que les enfants dePolikei avaient renversée. Elle était enchantée que Madame fîtappeler Polikei. Ce ne pouvait être que pour le gronder.

– On veut vous envoyer en ville, pour descommissions probablement, continua-t-elle d’une voix moqueuse. Onveut envoyer un homme sûr et naturellement on ne peut trouvermieux. Vous aurez la bonté de m’acheter un quart de thé, n’est-cepas, Polikei Illitch ?

Akoulina eut de la peine à retenir ses larmes.Avec quel plaisir elle se serait jetée sur cette tigresse et luiaurait secoué sa vilaine tignasse.

Puis, à l’idée que ses enfants allaient resterorphelins et qu’elle serait seule à les soigner, lorsque son mariirait au régiment, elle oublia et la femme du menuisier et toutesses méchancetés, elle cacha sa tête dans l’oreiller et ne putretenir ses larmes qui coulaient à flots.

– Maman, tu m’écrases, cria la petite ense levant.

– Tenez, vous feriez bien de mourir toustant que vous êtes !… Pourquoi vous ai-je mis au monde ?…cria-t-elle à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avaitpas encore oublié sa cuve de lessive.

IV

Une demi-heure s’écoula ainsi.

Le bébé dans le berceau se mit à crier detoutes ses forces. Akoulina se leva pour lui donner à téter. Ellene pleurait plus. Elle avait appuyé sa jolie figure amaigrie contrele rebord du lit, et fixait le bout de bougie, se demandantpourquoi elle s’était mariée, pourquoi il fallait tant de soldats,et comment elle ferait pour se venger de la femme du menuisier.

Elle entendit le pas de son mari, se levarapidement, en essuyant ses larmes.

Polikei entra d’un air vainqueur, jeta sonchapeau sur le lit et se mit à défaire la corde qui attachait soncafetan.

– Eh bien ! pourquoi t’a-t-elle faitvenir ?

– Hum ! c’est toujours commecela ! Polikouchka est le dernier des hommes, mais lorsqu’ils’agit d’une affaire sérieuse, à qui pense-t-on ? À luinaturellement.

– Quelle affaire ?

Polikei ne se hâta pas de répondre. Il allumasa pipe et cracha.

– Elle m’envoie chercher de l’argent chezun marchand.

– Chercher de l’argent ? demandaAkoulina.

Polikei sourit d’un air affirmatif.

– Elle est bien adroite quand elle s’ymet, notre maîtresse. « Tu sais, Polikei, qu’on a eu dessoupçons sur ton compte, m’a-t-elle dit, mais moi j’ai confiance entoi plus qu’en n’importe qui. »

Polikei parlait à voix haute pour que lesvoisins l’entendissent.

« – Tu as promis de te corriger,continua-t-elle. Eh bien ! voilà une occasion de leprouver ; va chez le marchand, demande l’argent qu’il me doitet apporte-le moi.

« – Nous sommes tous tes serfs, madame,lui ai-je répondu, nous devons te servir et nous dévouer à toi, jeme sens capable de donner ma dernière goutte de sang, pour toi,maîtresse, et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai,parce que je suis ton esclave. »

Il sourit de son sourire d’homme faible bon etcoupable.

« – Tu comprends, me dit-elle, que tonsort dépend de cela ?

« – Certainement, maîtresse, comment necomprendrais-je pas que vous voulez mon bien. On m’a calomnié,c’est le moment de montrer que jamais je n’ai même eu l’idée devous faire du tort, maîtresse. »

J’ai tant et si bien parlé, qu’elle s’estcomplètement attendrie.

« – Tu es mon meilleur serviteur,m’a-t-elle dit. »

Le même sourire éclaira de nouveau la figurede Polikei.

– Je sais bien, moi, parler auxmaîtres.

– Est-ce une grande somme ? demandasa femme.

– Quatre cent soixante-deux roubles,répondit Polikei d’un air indifférent.

Elle secoua la tête.

– Quand y vas-tu ?

– Elle m’a ordonné d’y aller demain.« Prends, a-t-elle dit, le cheval que tu voudras… va aucomptoir demander les ordres de l’intendant, et que Dieut’accompagne. »

– Que Dieu soit loué, dit Akoulina avecferveur. Que Dieu te protège, Polikei, ajouta-t-elle à voix basse,pour ne pas être entendue des voisins. Illitch, écoute-moi, au nomdu Christ, je te supplie de me promettre que tu ne boiras pas uneseule goutte d’eau-de-vie.

– Voyons, voyons, est-ce qu’on boit quandon a une somme pareille, dans sa poche ? lui répondit-il enricanant. Si tu avais entendu comme on jouait du piano, là-bas, jene te dis que cela, continua-t-il d’un ton calme. Ça doit êtreMademoiselle. J’étais là devant Madame comme un piquet, et derrièrela porte de sa chambre on entendait Mademoiselle jouer. Cela m’adonné envie ; si j’avais eu l’occasion, je l’aurais appris moiaussi ; tu sais que je suis un malin… Il me faudra une chemisepropre pour demain.

Et ils se couchèrent heureux et contents.

V

Les paysans réunis devant le comptoircontinuaient à discuter.

L’affaire était grave.

Lorsque Iégor Ivanovitch fut chez Madame, ilsse couvrirent la tête et les voix s’élevèrent. Ces voix semblaientgronder. De loin elles arrivaient comme le tonnerre jusqu’auxoreilles de madame et la rendaient nerveuse.

Elle s’attendait toujours à ce que ces voixdevinssent de plus en plus menaçantes et qu’il arrivât un malheurquelconque.

– Est-ce que tout ne pourrait se passerdoucement, convenablement, sans bruit ni querelle,pensait-elle ; comme s’ils ne pouvaient pas se conduire commede vrais chrétiens.

On entendait le son de beaucoup de voix quiparlaient en même temps.

L’une d’elles, cependant, dominait les autres,c’était celle du charpentier Fédor Riézoun.

Il n’avait que deux fils et attaquait Doutlofavec acharnement.

Le vieux Doutlof se défendait, il s’étaitavancé et de sa voix chevrotante cherchait à prouver que ce n’étaitpas son tour.

Il y avait une trentaine d’années de cela, sonfrère avait été fait soldat, et Doutlof voulait à tout prix quecela fût compté aujourd’hui et que ses enfants fussent libérés.

Outre Doutlof, il y avait quatre familles quiavaient trois garçons, mais l’un était bailli du village et lamaîtresse l’en avait exempté. La seconde famille avait donné unfils au recrutement précédent. Quant aux deux dernières, ellesdonnaient chacune un garçon.

Le père de l’un n’était même pas venu à laréunion. Seule la mère se tenait à l’écart et attendait qu’unmiracle vînt sauver son enfant.

Le garçon de la quatrième famille, sur lequelle sort était tombé, était venu lui-même. Il assistait à la réunionla tête baissée, sachant que son sort était décidé depuislongtemps. Toute sa personne portait l’empreinte d’une douleurprofonde.

Le vieux Semen Doutlof était de ces hommesauxquels on aurait confié des centaines et des milliers deroubles ; sérieux, pieux, riche, et, comme nous l’avons déjàdit, marguillier à l’église. L’état de surexcitation, dans lequelil se trouvait, paraissait d’autant plus extraordinaire chez cethomme calme.

Le charpentier Riézoun était, au contraire, unhomme violent, un buveur sachant parler en public, se faisantécouter par la foule. À ce moment-là, il parlait avec calme etironie. Profitant de son talent oratoire, il fit perdre la tête aupauvre marguillier ordinairement sérieux et tranquille.

Outre ces deux adversaires, plusieurs jeunespaysans prenaient part à la discussion, ils étaient tous de l’avisde Riézoun.

Les autres paysans ne prenaient aucune part àla discussion, ils se parlaient à voix basse de leurs affaires.

– Moi, disait Doutlof, j’ai été pendantdix ans maire, j’ai souffert deux fois de l’incendie, personne nem’est venu en aide ; et parce que ma famille est l’une desplus tranquilles, que nous sommes unis, on veut nous ruiner !Rendez-moi mon frère qu’on a fait soldat. Il est probablement mortdepuis longtemps, loin de son pays. Soyez justes et jugez selonDieu et la vérité, ne prenez pas en considération les paroles desivrognes.

– Ton frère a été fait soldat, non pasparce que le sort l’a désigné, mais parce qu’il était un vaurien.Aussi les maîtres, pour s’en débarrasser, l’envoyèrent aurégiment.

Un paysan, maladif et irritable, entendit cesparoles, fit un pas en avant et dit :

– C’est toujours ainsi. Les maîtresdésignent qui bon leur semble. Pourquoi nous appellent-ils donc etnous demandent-ils de choisir nous-mêmes nos candidats ?…Est-ce de la justice, cela ?

Un des pères, dont le fils était déjà désigné,dit en soupirant :

– Que veux-tu ? c’est toujoursainsi !

Il y avait aussi, dans la foule, des bavardsqui ne se mêlaient de la querelle que pour le plaisir de parler. Untout jeune paysan, entre autres, saisissant au vol les dernièresparoles de Doutlof, s’écria :

– Il faut juger en vrais chrétiens. C’esten chrétiens qu’il faut juger, mes petits frères !

– Il faut juger selon sa conscience,répondit un autre. La volonté des maîtres a été cause que ton frèrea été envoyé au régiment, dit-il au vieux Doutlof, nous ne pouvonspas prendre cela en considération.

– C’est juste ! crièrent plusieursvoix.

– Qui est-ce qui est ivre ici ?répliqua Riézoun au vieux Doutlof. Est-ce toi ou tes mendiants defils qui m’ont donné à boire ?

– Il faut en finir d’une fois, mesfrères. Si vous trouvez bon de libérer Doutlof, désignez donc desfamilles qui n’ont que deux et même un seul garçon ; c’est luiqui va joliment se moquer de vous !

– C’est Doutlof qui doit êtredésigné ! Il n’y a pas à dire !

– Certainement ; ce sont lesfamilles qui ont trois garçons qui doivent tirer au sort, crièrentplusieurs voix.

– Nous allons voir ce que dira Madame.Iégor Ivanovitch a fait espérer qu’on désignerait un des serfsattachés à la maison, dit une voix.

Cette remarque suspendit quelques instants ladiscussion, mais bientôt elle recommença de plus belle ; on envint aux personnalités.

Le fils de Doutlof, Ignate, que Riézoun avaitaccusé de mendier, l’accusait à son tour d’avoir volé une scie etd’avoir battu sa femme au point qu’elle avait manqué en mourir.

Riézoun répliqua que, ivre ou non, il battraittoujours sa femme, et qu’elle le méritait bien.

Cette remarque égaya la foule.

L’accusation d’avoir volé une scie mit lecharpentier en colère, aussi, s’approchant d’Ignate, luidemanda-t-il :

– Qui a volé ?

– Toi, répondit l’autre sans broncher,faisant aussi un pas en avant.

– Qui a volé ? toi, peut-être,criait Riézoun.

– Mais non, c’est toi ! criait à sontour Ignate. Après la scie, vint le tour d’un cheval, d’un lopin deterre, d’un sac d’avoine, d’un cadavre enfin.

Les deux paysans s’accusèrent de crimes siterribles, que, s’ils en étaient vraiment coupables, ils méritaienttous deux d’être envoyés en Sibérie.

Doutlof n’était pas content de la conduite deson fils ; il fit tout son possible pour le calmer :

– C’est un péché de se quereller ainsi,disait-il. Cesse donc.

– Pourquoi n’achèterais-tu pas unconscrit à la place de ton garçon ? dit enfin Riézoun àDoutlof.

Doutlof s’éloigna d’un air mécontent.

– As-tu compté mon argent, parhasard ? lui répondit-il. Attendons la réponse de Madame.

VI

À ce moment, Iégor Ivanovitch descendait lesmarches de la maison seigneuriale. À mesure qu’il approchait,toutes les têtes se découvraient. Iégor Ivanovitch s’arrêta et fitsemblant de vouloir parler.

L’intendant, du haut du perron, dans sa longueredingote, les deux mains dans ses poches, la tête couverte d’unecasquette, dominant la foule de ces paysans qui, tête découverte,le regard fixé vers lui, beaux pour la plupart, attendaient lerésultat de sa conversation avec Madame, n’était pas le même hommequi avait parlé à Madame d’un air humble et obséquieux.

Ici, il avait l’air imposant.

– Voici ; mes enfants, la décisionde Madame. Elle ne veut pas désigner de serfs attachés à lamaison ; elle vous laisse choisir vous-mêmes voscandidats…

– C’est bien ça ! crièrent quelquesvoix.

– Selon moi, Dieu lui-même désigne lefils de Kourachkibe et celui de Mitiouchkine.

– C’est juste, lui répondit-on.

– Quant au troisième, il faudra désignerou bien Doutlof ou bien choisir parmi les familles qui ont deuxfils. Qu’en pensez-vous ? »

– Il faut désigner Doutlof, il a troisgarçons, dirent plusieurs voix à la fois.

Et la discussion recommença de plus belle.

Iégor Ivanovitch était intendant depuis vingtans. Il connaissait bien son monde. Aussi, après les avoir laisséscrier pendant un quart d’heure, leur ordonna-t-il de se taire.

Il appela les trois Doutlof et leur dit detirer au sort. – On coupa trois branches. Sur l’une d’elles on fitun signe et on les mit dans un chapeau.

Il se fit un silence parfait.

Un jeune paysan tira les branches l’une aprèsl’autre et sortit le nom de Iliouchka, le neveu de Doutlof, unjeune homme qui venait de se marier…

– Est-ce le mien ? dit-il d’une voixéteinte.

Tout le monde se taisait.

Iégor Ivanovitch ordonna à chacun des paysansd’apporter l’argent pour les conscrits, sept kopeks par personne etleur dit que la réunion était terminée.

La foule s’ébranla et se dispersa peu à peu.L’intendant, resté toujours sur le perron, les regardaits’éloigner. Lorsque les jeunes Doutlof s’en allèrent, il appela levieux et le fit entrer au comptoir…

– Je te plains bien, mon vieux, dit IégorIvanovitch, en s’asseyant devant son bureau… mais c’est ton tour.Achètes-tu quelqu’un à la place de ton neveu ou non ?

– Je voudrais bien acheter quelqu’un,mais je n’en ai pas les moyens, Iégor Ivanovitch. J’ai perdu deuxchevaux cet été. J’ai marié mon neveu. C’est notre sortprobablement, c’est parce que nous sommes honnêtes.

– Allons vieux ! nous savons ce quenous savons. Cherche un peu sous le plancher de ta chambre, tutrouveras peut-être des anciennes monnaies pour trois ou quatrecents roubles. J’achèterai pour toi un remplaçant superbe.

– Au gouvernement ? dit Doutlof.

C’est ainsi que les paysans désignent leschefs-lieux du gouvernement.

– Eh bien, l’achètes-tu ?

– J’aurais bien voulu, Dieu le voit,mais…

– Eh bien, écoute-moi, mon vieux, faisbien attention qu’il n’arrive rien à Iliouchka. Aussitôt que jel’enverrai chercher, il faudra qu’il soit prêt. C’est toi qui meréponds de lui, et s’il lui arrive malheur, c’est ton fils aîné quisera désigné à sa place. Tu m’entends bien ?…

– Est-ce qu’on ne pourrait pas chercherparmi les familles qui ont deux garçons, recommença le vieux.Pensez donc, mon frère, est mort à l’armée, et maintenant on prendson fils. Pourquoi nous persécute-t-on ? continua-t-il, leslarmes aux yeux, prêt à se jeter aux pieds de l’intendant.

– Allons, va-t’en, laisse-moi tranquille.On ne peut faire autrement. Et fais bien attention : tu meréponds d’Iliouchka.

Doutlof s’éloigna tête baissée.

VII

Le jour suivant, au matin, une petitecharrette, attelée d’un gros cheval de fatigue, appelé on ne saittrop pourquoi Tambour, attendait devant la porte du comptoir.

Anioutka, la fille de Polikei, malgré unepluie fine d’automne, se tenait pieds nus devant le cheval. Unevieille jaquette lui couvrait la tête.

Une animation extraordinaire régnait dans lecoin de Polikei.

Le jour commençait seulement à poindre ;Akoulina, laissant de côté son ménage et ses enfants, quigrelottaient dans leur lit, s’occupait des préparatifs de voyage deson mari.

Une chemise propre était étendue sur lelit.

Les bottes déchirées donnaient beaucoup desouci à Akoulina. Elle avait pris une vieille couverture que sonmari avait trouvée dans l’écurie, et cherchait à bourrer les trousafin de garantir les pieds d’Illitch contre l’humidité.

Elle ôta l’unique paire de bas de laine quepossédait la famille et les donna à son mari.

Illitch, assis au bord du lit, tournait etretournait entre ses mains sa vieille ceinture, se demandant cequ’il pourrait faire pour qu’elle ne ressemblât pas à une vieillecorde.

On enveloppa la toute petite fille dansl’unique pelisse de la famille, et on l’envoya chez Nikita luidemander son chapeau.

Tous les domestiques venaient donner descommissions pour la ville à Illitch : l’un avait besoind’aiguilles, l’autre de sucre, de thé, d’huile.

Nikita refusa de prêter son chapeau, il fallutdonc arranger celui de Polikei qui était en loques. Les bottesraccommodées par Akoulina, étaient devenues trop étroites.Anioutka, transie de froid, lâcha le cheval et ce fut la petiteMachka, enveloppée dans la grosse pelisse, qui alla tenir Tambour,impatienté de rester si longtemps à attendre.

Enfin, après avoir endossé tout ce qu’il yavait de vêtements dans la famille, sauf la jaquette verte quirecouvrait la tête d’Anioutka, Polikei monta dans la charrette,arrangea la paille, prit les guides et se prépara à partir.

À ce moment, son petit garçon Michka etAnioutka se mirent à courir derrière lui, en chemise, pieds nus, lepriant de les mener un petit peu en voiture, disant qu’ilsn’auraient pas froid. Polikei les prit en souriant et les conduisitjusqu’au bout du village.

Au moment où il montait en voiture, sa femmes’approcha de lui et le supplia de ne pas oublier le serment qu’ilavait fait de ne pas boire une seule goutte d’eau-de-vie.

Le temps était horrible.

Une pluie mêlée de neige tombait et glaçait lafigure et les mains de Polikei. Même Tambour baissait ses oreilleset frissonnait.

Par moments, il y avait des éclaircies. Unvent terrible s’élevait, chassait les nuages, le soleil éclairaitpour quelques instants la terre humide, et ce rayon de soleilrappelait le sourire indécis de Polikei.

Malgré le mauvais temps, Polikei était plongédans des pensées agréables.

Lui, qu’on voulait exiler, lui, qu’on voulaitfaire soldat, que tout le monde, sauf quelques ivrognes,maltraitait et humiliait, lui qu’on envoyait toutes les fois qu’ily avait quelque chose de désagréable à faire, il était installédans la charrette de l’intendant, et chargé par sa maîtresse deréclamer une grosse somme d’argent.

Et Polikei se redressait d’un air fier,arrangeait son vieux chapeau et se croyait un cocher, un grandhomme, un marchand pour le moins.

Cependant, il faut dire qu’il se trompaitbien, ce pauvre Polikei en s’imaginant avoir l’air d’un marchand.Tous ceux qui l’auraient examiné de près auraient tout de suitereconnu en lui un simple serf, un pauvre déguenillé…

Il aura quatre cent soixante-deux roubles danssa poche ! S’il veut, il fera tourner bride à Tambour et s’enira loin, bien loin, mais il ne fera pas cela, il portera l’argentà sa maîtresse et dira que ce n’est pas la première fois qu’on luiconfie des sommes considérables.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le cabaret.Tambour, par habitude, voulut s’arrêter, mais Polikei lui donna uncoup de fouet et continua son chemin. Il fit de même en passantdevant le second cabaret, et ne s’arrêta que vers midi dans lamaison du marchand, où s’arrêtaient ordinairement tous les envoyésde Madame.

Il détela son cheval, lui donna du foin, dînaavec les ouvriers du marchand et ne perdit pas l’occasion de sevanter de la confiance dont il jouissait auprès de samaîtresse.

Aussitôt qu’il eût fini de dîner, il porta lalettre chez le marchand qui, connaissant Polikei de longue date, leregarda d’un air méfiant et lui demanda si c’était vraiment à luiqu’on avait confié la tâche de réclamer l’argent.

Illitch voulut s’offenser, mais il se ravisaet sourit humblement.

Le marchand relut la lettre encore une fois etlui remit la somme.

Quand il reçut l’argent, Polikei le mit danssa poche et s’éloigna.

Rien ne le tenta, ni les marchands de vin, niles cabarets qui se trouvaient sur son chemin. Il s’arrêtait aveccomplaisance devant les magasins d’habillement, admirait les bottesneuves, les cafetans, les ceintures, palpait l’argent dans sa pocheet se disait avec fierté :

– J’aurais pu acheter tout cela, mais jene veux pas le faire.

Il alla au marché, fit toutes les commissionsqu’on lui avait données, entra dans un magasin de fourrures etmarchanda une pelisse en peau de mouton. Le marchand le regardad’un air méfiant ; mais Polikei lui dit en lui montrant sapoche :

– Si je voulais, j’achèterais toute tamarchandise.

Il essaya la pelisse, la regarda, la retourna,puis déclara que le prix ne lui convenait pas et s’en alla heureuxet content.

Quand il eut soupé et rempli la mangeoire deTambour, il monta sur le poêle, ôta l’enveloppe de sa poche,l’examina longuement, pria le portier de lui lire l’adresse et lesmots « ci-inclus quatre cent soixante-deux roubles. »

L’enveloppe était faite avec une feuille depapier et cachetée avec de la cire brune ; il examina tous lescachets et repalpa l’enveloppe avec délices.

Il éprouvait une joie enfantine de se trouveren possession d’une si grosse somme d’argent. Il cacha l’enveloppedans la doublure de son chapeau, mit le chapeau sous sa tête ets’endormit, mais plusieurs fois dans la nuit il se réveilla etpalpa l’enveloppe pour se bien persuader qu’elle s’y trouvaittoujours.

Chaque fois qu’il la palpait, il éprouvait unsentiment de profonde satisfaction à l’idée que lui, Polikei,maltraité de tout le monde, il ferait parvenir l’argent à samaîtresse avec autant de fidélité que l’intendant lui-même.

VIII

Vers minuit, les ouvriers du marchand etPolikei furent réveillés par des coups violents à la porte.

C’étaient les trois conscrits venus dePokrofsky, Kou-rachkine, Mitiouchkine et Ilia (le neveu deDoutlof), accompagnés du bailli et de leurs parents.

Une veilleuse brûlait dans la cuisine. Lacuisinière dormait sur le banc placé sous les Images. Elle se levaen hâte et alluma une chandelle. Polikei se réveilla aussi etexamina les nouveaux arrivés du haut de son poêle.

À mesure qu’ils entraient, ils faisaient lesigne de la croix et s’installaient sur le large banc sous lesImages.

Tous calmes et tranquilles ; ilscausaient de choses indifférentes et, au premier coup d’œil, onavait de la peine à distinguer quels étaient les conscrits.

– Eh ben, mes enfants, soupons-nous, oubien nous couchons-nous à jeun ?

– Nous soupons, dit Ilia, d’une voixavinée ; envoie chercher de l’eau-de-vie.

– Tu as déjà assez bu, lui répondit lebailli, et s’adressant aux autres :

– Mangeons du pain sec pour ne dérangerpersonne.

– Donne-nous de l’eau-de-vie, insistaIlia sans regarder personne. Les paysans sortirent de leur bissacdu pain qu’ils avaient apporté avec eux ; ils le mangèrent,burent quelques gorgées d’eau et se couchèrent les uns sur lepoêle, les autres par terre.

Ilia répétait de temps en temps :

– Veux-tu me donner del’eau-de-vie ?

Il aperçut tout à coup la tête de Polikei.

– Illitch ! eh ! Illitch, tu esici ; cher ami ? Je suis l’un des conscrits, lesais-tu ? j’ai fait mes adieux à ma pauvre vieille mère et àma femme. Ce qu’elles ont hurlé… Oui, me voilà soldat ;veux-tu m’offrir de l’eau-de-vie ?

– Je n’ai pas d’argent, répondit Polikei…Espère en Dieu, peut-être te réformera-t-on ? continua-t-ilpour le consoler.

– Non frère, je suis comme un jeunesapin, jamais je n’ai été malade. On ne peut souhaiter un meilleursoldat que moi.

Polikei raconta comment un paysan avait donnéun papier bleu (billet de cinq roubles) au médecin qui le libéra…Ilia s’approcha du fourneau et bavarda.

– Non, Illitch, tout est fini. Je ne veuxpas rester moi-même. Mon oncle m’a sacrifié. Crois-tu que nousn’aurions pu acheter un remplaçant, mais non, il n’a pas voulu, ila plaint l’argent. Moi, on me sacrifie, je ne suis qu’un neveu… Cequi me fend le cœur, c’est la douleur de ma mère ! Ma pauvrefemme ! Elle se démenait, la pauvrette : la voilà femmede soldat !… pourquoi nous avoir mariés ?… Ellesviendront toutes les deux demain.

– Mais pourquoi vous a-t-on déjàamenés ? il n’en était même pas question et tout à coup…

– Ils ont peur que je me tue, réponditIlia en souriant… Il n’y a pas de danger. Je saurai toujours metirer d’affaire, même étant soldat. La seule chose qui m’afflige,c’est de penser à la douleur de ma pauvre mère et de ma femme…Pourquoi m’ont-ils marié ? continua-t-il d’une voix triste etmélancolique.

La porte s’ouvrit, puis se referma sans bruit.C’était le vieux Doutlof qui entrait, secouant ses habits, sonchapeau couvert de neige, les pieds chaussés de laptis [12].

– Afonassi, dit-il en s’adressant auportier, avez-vous une lanterne ? je voudrais donner del’avoine aux chevaux.

Doutlof jeta un regard sur Ilia et alluma unpetit reste de chandelle. Ses gants et son fouet étaient enfoncésderrière sa ceinture, sa figure paisible et tranquille comme s’ilne s’agissait que d’une simple commission qu’il venait de faire enville.

Ilia, en voyant son oncle, se tutinstantanément, puis s’adressant au bailli, il lui dit d’une voixsombre :

– Ermile, donne-moi del’eau-de-vie ?

– De l’eau-de-vie ! Ce n’est pas lemoment ; tout le monde est déjà couché. Toi seul, tu esturbulent.

Ce mot « turbulent » lui inspiral’idée de l’être.

– Bailli, si tu ne me donnes pas del’eau-de-vie, je ferai du scandale.

– Cesse, Ilia, cesse donc, lui réponditle bailli avec douceur.

Il n’avait pas fini, qu’Ilia se levaprécipitamment, s’approcha de la fenêtre, et, la brisant d’un coupde poing, s’écria :

– Ah ! si vous ne voulez pas fairece que je vous demande, eh bien ! tenez, je vais briserl’autre.

Polikei, en un clin d’œil, se cacha au fond dupoêle. Le bailli jeta son morceau de pain et accourut vers lafenêtre. Doutlof mit sa lanterne par terre, ôta sa ceinture ets’approcha d’Ilia qui se débattait entre les bras du bailli et duportier. Ils le tenaient déjà, lorsqu’il aperçut son oncle quis’approchait, la ceinture en main, et fut pris d’un accès de rage.Il se débarrassa de ses deux adversaires et les yeux injectés desang s’avança vers Doutlof.

– Je te tuerai, ne t’approche pas, êtrebarbare ! tu m’as perdu. Toi et tes brigands de fils, vousm’avez perdu ! Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approchepas, te dis-je, ou je ne réponds pas de moi.

Iliouchka était effrayant à voir, tout sonjeune corps tremblant, la figure bleue, les yeux lui sortant del’orbite. Il semblait capable de tuer les trois paysans quicherchaient à le terrasser.

– Tu bois le sang de ton frère. Buveur desang.

Un éclair passa sur la figure du vieuxDoutlof. Il fit un pas en avant.

– Tu ne veux pas écouter ? je mevois obligé d’employer la force.

D’un mouvement rapide, il terrassa son neveu,le jeta par terre, et, à l’aide des deux paysans, lui retourna lesmains derrière le dos et les attacha.

– Je t’avais bien prévenu qu’il nefallait pas faire de bruit. Te voilà bien avancé. Mettez-lui sapelisse sur la tête, dit-il en l’étendant sur le banc.

Ilia, les cheveux en désordre, pâle, regardaitde tous côtés comme s’il cherchait à se rappeler où il était et cequ’il lui était arrivé.

Le bailli reprit son morceau de pain.

– Mon pauvre Ilia, je te plains de toutmon cœur, mais que veux-tu faire ? Kourachkine aussi estmarié ; il ne dit rien cependant.

– Je suis la victime de mon oncle, de monmonstre d’oncle… C’est un ladre qui regrette son argent. Maman m’adit que l’intendant lui proposait un remplaçant. Il n’a pas voulu,disant qu’il n’avait pas les moyens. Et pourtant, je lui airapporté bien de l’argent depuis que je suis venu m’installer chezlui… C’est un monstre.

Le vieux Doutlof revint avec sa lanterne qu’ilposa par terre. Il fit le signe de la croix et s’assit à côté dubailli.

Ilia se tut, ferma les yeux et leur tourna ledos. Du doigt, le bailli le montra à Doutlof.

– Crois-tu que cela ne me fait pas de lapeine ? lui dit Doutlof. C’est le fils de mon frère, on lui apersuadé que j’étais un monstre. Est-ce sa femme qui lui apersuadé, que j’avais de l’argent pour acheter un remplaçant ?Est-ce quelque autre ? je n’en sais rien. Le fait est qu’ilm’en veut et que cela me fend le cœur.

– C’est un bien brave garçon !

– Je ne me sens pas le courage de voirson désespoir ! Demain, sa femme et mon fils viendront. Moi,je m’en retourne.

– Envoie tes enfants et va-t’en en paix,lui répondit le bailli en grimpant sur le poêle.

– Si l’on avait de l’argent, on n’auraitcertainement pas hésité à acheter un remplaçant, dit l’un desouvriers du marchand.

– Oh ! l’argent, l’argent, que decrimes ont été commis en son nom ! l’Écriture nous enseigne àle mépriser et à le craindre.

Quand il eut fait des prières, le vieuxDoutlof jeta un regard sur son neveu. Il dormaitpaisiblement ; alors il s’approcha de lui, relâcha ses mains,et se coucha à son tour.

IX

Aussitôt que tout rentra dans le silence,Polikei descendit sans bruit comme un coupable et se prépara à s’enaller. Il ne se sentait pas le courage de passer la nuit avec lesconscrits.

Les coqs avaient déjà chanté, Tambour avaitfini sa ration d’avoine et demandait à boire.

Illitch l’attela et le mena par la bride versla porte cochère.

Le chapeau et son contenu étaient sains etsaufs et Polikei s’installant sur sa charrette, partit le cœurléger.

Quand la ville fut derrière lui, il se sentitplus à son aise. Tant qu’il se trouvait avec les conscrits, il luisemblait qu’on allait le saisir et le mener à la place d’Ilia. Ilétait pris d’un frisson et fouettait Tambour pour s’éloigner auplus vite des conscrits.

La première personne qu’il rencontra, fut unprêtre. Une terreur superstitieuse s’empara de lui ; Illitchôta son chapeau et palpa l’enveloppe ; elle était toujours enplace.

– Si je la cachais dans ma poitrine, maispour cela il faudrait ôter ma ceinture ; je vais le faireaussitôt que je descendrai la montagne… Bah ! le chapeau estbien recousu, la lettre ne pourra pas tomber ; je ne medécouvrirai plus la tête jusqu’à la maison.

Tambour descendit la montagne au galop,Polikei qui avait tout autant de hâte de revenir au logis, ne s’yopposa pas. Tout allait pour le mieux, et notre homme se plongeadans des rêveries agréables, se représentant la reconnaissance desa maîtresse, la joie de sa famille et espérant une bonnegratification.

Il ôta encore une fois son chapeau, palpa labienheureuse enveloppe et enfonça davantage son couvre-chef.

L’étoffe du chapeau était usée, et commeAkoulina l’avait recousue avec soin d’un côté, le côté opposé sedéchira. L’enveloppe fut mise à découvert.

Le jour commençait à poindre. Polikei, quin’avait pas dormi toute la nuit, finit par s’assoupir. Sa têtesuivait les mouvements de la charrette et l’enveloppe sortait deplus en plus du trou qui s’était fait dans l’étoffe.

Il ne se réveilla que près de la maison.

Son premier mouvement fut de saisir sonchapeau, il était bien enfoncé sur la tête ; rassurécomplètement, il ne s’inquiéta pas de voir si l’enveloppe s’ytrouvait encore. Il s’arrangea et regardant fièrement autour delui, fouetta Tambour.

Voici la cuisine, le comptoir, voici la femmedu charpentier, qui porte de la toile, voici la maison demadame ! Polikei prouvera tout de suite qu’il s’est montrédigne de la confiance qu’on avait eue en lui. Déjà, il entendait lavoix de la maîtresse qui lui disait :

– Merci, Polikei ; Voici trois…cinq, peut-être même dix roubles.

Elle lui offrirait un verre de thé, del’eau-de-vie. Après ce voyage, un verre de thé serait le bienvenu…Avec dix roubles, on peut acheter une paire de bottes neuves etpayer sa dette à Nikita qui devient insupportable.

À cent pas devant la maison, il s’arrangeaencore une fois, ôta son chapeau, posa la main sous la doublure etse mit à fouiller fiévreusement… rien ! L’enveloppe avaitdisparu.

Polikei, pâle comme la mort, arrêta le chevalet se mit à chercher dans le foin, dans ses poches, autour de lui…toujours rien !

– Seigneur ! qu’est-ce donc, maisqu’est-ce donc ? hurla-t-il en se prenant la tête. Il sesouvint qu’on pouvait le voir ; tourna bride et rebroussachemin.

Je déteste voyager avec Polikei, se ditTambour mécontent : une seule fois dans la vie il m’a nourriet abreuvé à temps, et maintenant que me voilà près du logis, il mejoue le tour de me faire rebrousser chemin !

– Allons, sacré animal ! criaitPolikei en rouant le cheval de coups.

X

De toute la journée, personne ne vitPolikei.

Madame envoya plusieurs fois demander de sesnouvelles.

Akoulina répondit qu’il n’était pas encore deretour, que probablement le marchand l’avait retenu, ou bien que lecheval s’était mis à boiter.

Akoulina parlait d’une voix calme mais soninquiétude allait toujours croissant.

Occupée des préparatifs de la fête dulendemain, elle cherchait à ne pas penser à son mari. C’était envain, son ouvrage n’avançait pas. Une tristesse immense s’emparad’elle. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme ducharpentier prétendait avoir rencontré sur la grande route unecharrette et un homme qui ressemblait singulièrement à Polikei.

Les enfants attendaient aussi leur père avecimpatience, mais pour des raisons toutes différentes. Il avaitemporté tous les vêtements chauds et les petits se voyaient obligésde garder la chambre ou de faire quelques pas devant la maison. Lefroid était si vif qu’ils n’osaient se hasarder bien loin.

Seules, la maîtresse et Akoulina pensaient àPolikei.

Les enfants n’attendaient que les vêtementschauds.

Lorsque Madame demanda à Iégor Ivanovitch desnouvelles de Polikei, il répondit avec un souriremalicieux :

– Il n’est pas encore de retour, Madame,et pourtant, il y a bien longtemps qu’il devrait être à lamaison.

Plus tard seulement, on apprit que des paysansd’un village voisin avaient aperçu Polikei courant sans chapeau, lelong du chemin et demandant à tous les passants s’ils n’avaient pastrouvé une lettre.

Un autre homme l’avait vu dormant au bord duchemin, le cheval et la charrette attachés à un arbre.

– J’ai même pensé, dit le paysan, qu’ilétait ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé, tellementqu’il avait maigri.

Akoulina ne put fermer l’œil de toute lanuit ; elle attendait toujours anxieusement le retour de sonmari. Si elle n’avait été seule, si elle avait eu un cuisinier, unefemme de chambre, elle aurait été bien plus malheureuse, mais elleavait une famille sur les bras et de la besogne pour deux. Aupremier chant du coq, elle se levait pour mettre les pains au four,préparer le dîner, traire la vache, repasser le linge des enfants,les laver, les nettoyer, apporter de l’eau, etc.…

Il faisait déjà grand jour. Les clochesannonçaient le service du matin, et Polikei ne revenait toujourspas. La veille au soir, une neige épaisse était tombée, et commepour célébrer le jour de fête, un soleil radieux éclairait laterre.

Akoulina occupée près du four, n’entendit pasle bruit des roues de la charrette.

– Papa est arrivé, dit la petite Machkaen s’élançant à la rencontre de son père.

En passant devant Akoulina qui avait déjà missa robe des dimanches, elle la saisit de ses petites mains sales etreçut une claque.

– Voulez-vous cesser, cria Akoulina quine pouvait quitter son fourneau.

Illitch entra avec ses paquets et s’assit surle bord du lit. Il sembla à Akoulina qu’il était bien pâle, qu’ilavait une drôle de figure comme s’il avait beaucoup pleuré, maisoccupée de ses pains elle n’y fit pas grande attention.

– Eh bien, Illitch, tout s’est-il bienpassé heureusement ?

Illitch murmura quelque chosed’inintelligible.

– Qu’est-ce que tu dis ? luicria-t-elle ; as-tu été chez Madame ?

Illitch, assis sur le lit, souriait de sonsourire triste et profondément malheureux, sans répondre auxquestions de sa femme.

– Eh ! Illitch, pourquoi as-tu étési longtemps absent ? continua Akoulina.

– Moi ! Akoulina, j’ai rendul’argent à Madame ; si tu savais comme elle m’aremercié ! dit-il en jetant un regard inquiet autour delui.

Deux objets attiraient tout particulièrementson attention : l’enfant dans le berceau, et les cordes quiretenaient le berceau… il s’approcha et de ses doigts fins, se mità défaire les nœuds de la corde… puis ses yeux s’arrêtèrent sur lebébé qui dormait paisiblement.

À ce moment, Akoulina arriva avec un plat degalettes.

Illitch cacha la corde dans sa poitrine ets’assit sur le lit.

– Qu’as-tu, Illitch ? tu n’es pas àton aise ? lui demanda Akoulina.

– Je n’ai pas dormi.

On vit une ombre devant la fenêtre, c’étaitAksioutka la femme de chambre de Madame.

– Madame ordonne à Polikei Illitch devenir immédiatement, dit-elle, essoufflée comme toujours,immédiatement, n’est-ce pas ?

Polikei regarda Akoulina, puis Aksioutka.

– Je viens ! Que me veut-elle ?dit-il d’un ton si calme, qu’Akoulina se tranquillisaimmédiatement ; elle veut me donner une gratificationprobablement. Tu diras que je viens tout de suite.

Il se leva et sortit.

Akoulina prit un baquet, le remplit d’eautiède :

– Viens, Machka, dit-elle, que je telave. Machka se mit à hurler.

– Viens, galeuse, que je te mette unechemise propre. Dépêche-toi, je dois encore laver ta sœur.

Pendant ce temps, Polikei, au lieu de suivrela femme de chambre, se dirigea d’un côté tout opposé.

Dans l’antichambre se trouvait un escalierrapide qui menait au grenier. Il jeta un regard autour de lui etvoyant qu’il était seul monta rapidement jusqu’en haut…

– Qu’est-ce que cela veut dire quePolikei ne vienne pas, dit la maîtresse avec impatience ens’adressant à Douniacha qui la coiffait… Où est Polikei ?Pourquoi ne vient-il pas ?

Aksioutka retourna de nouveau chercherPolikei.

– Mais il y a longtemps qu’il est parti,répondit Akoulina, qui, après avoir lavé Machoutka, se préparait ànettoyer le bébé. Il criait, se débattait, pendant que sa mère,soutenant son petit corps d’une main, le frottait de l’autre avecun morceau de savon.

– Regarde s’il ne s’est pas endormi enchemin, dit-elle avec inquiétude.

La femme du charpentier, décoiffée, soutenantses jupons, montait au grenier pour y prendre une robe.

Un cri d’horreur retentit, et, les yeuxfermés, la figure bouleversée, elle descendit l’escalier quatre àquatre.

– Illitch ! cria-t-ellesuffoquée.

Akoulina laissa tomber l’enfant…

– Il s’est étranglé ! hurla la femmedu charpentier.

Sans voir que l’enfant était tombé à larenverse dans le baquet d’eau, Akoulina accourut dansl’antichambre.

– Il s’est… pendu… à… la… poutre, dit lafemme du charpentier en apercevant Akoulina.

Akoulina s’élança sur l’escalier, et avantqu’on ait pu l’en empêcher, elle grimpa les marches.

À la vue du spectacle qui s’offrait à sesyeux, elle tomba à la renverse comme une masse inerte dans les brasdes voisins accourus à la hâte.

XI

Une confusion complète régna quelquesminutes.

Accourus en grand nombre, tous parlaient à lafois.

Akoulina, étendue sur le plancher, ne revenaittoujours pas à elle.

Enfin, l’intendant, le charpentier et d’autreshommes arrivèrent ; ils montèrent au grenier et la femme ducharpentier recommença pour la vingtième fois au moins sonrécit :

– J’étais allée chercher ma robe, nepensant à rien d’autre… Quelle fut ma terreur quand j’aperçus unhomme debout, son chapeau à côté de lui, la doublure retournée. Jevois deux pieds qui se balancent, j’ai froid dans le dos… jecomprends enfin que c’est Polikei qui s’est pendu… Est-ce terribleque je sois obligée de voir un spectacle pareil ! je ne mesouviens pas comment j’ai descendu les marches de l’escalier… C’estDieu qui m’a sauvée, j’aurais pu me casser la tête.

Les hommes qui étaient montés racontèrentaussi qu’Illitch s’était pendu à la poutre, en manches de chemiseet en pantalon, avec la corde qu’il avait prise au berceau de sonenfant. Son chapeau, la doublure retournée, se trouvait à côté delui, la pelisse et le cafetan pliés soigneusement étaient sur unepoutre ; les pieds touchaient la terre. Il ne donnait plus lemoindre signe de vie.

Revenue à elle, Akoulina s’élança surl’escalier ; mais on ne lui permit pas de le gravir.

– Maman, Semka est toujours dans le bain,dit la petite Machka, il a l’air d’avoir bien froid.

Akoulina courut précipitamment dans son coin.L’enfant était étendu dans le baquet, ses petits pieds étaientcomplètement immobiles. Elle le prit dans ses bras, il ne bougeaitpas ; elle le jeta sur le lit et jeta un grand éclat de rirequi retentit dans toute la maison. La petite Machka, qui se mit àrire aussi fut effrayée en voyant la figure décomposée de sa mère,et s’enfuit en criant.

La foule entrait dans le coin de Polikei.

On emporta l’enfant, on se mit à lefrictionner, peine perdue, il était bien mort. Akoulina, renverséesur le lit, riait toujours et son rire remplissait d’horreur lafoule.

La femme du charpentier s’adressant auxpersonnes qui n’avaient pas entendu son histoire, la recommençaitavec de nouveaux détails. Le vieux sommelier, vêtu d’un casaquin desa moitié, racontait comment, dans le temps, une femme s’étaitnoyée dans l’étang.

La femme de chambre Akiouska qui avait collél’œil à une fente dans le mur, cherchait en vain à apercevoir lecorps de Polikei.

Agéfia, l’ancienne femme de chambre de Madame,réclamait une tasse de thé pour calmer ses nerfs.

Grand’mère Anna arrangeait de ses vieillesmains expérimentées le petit corps de l’enfant et le couchait surla table.

Les femmes groupées autour d’Akoulina laregardaient en silence. Les enfants se serrant les uns contre lesautres examinaient leur mère et se mettaient à hurler aussitôt,qu’ils entendaient son rire.

Des paysans, des enfants entouraient en foulela maison, et se demandaient ce qui était arrivé.

L’un disait que le charpentier avait coupé lajambe à sa femme d’un coup de hache ; l’autre prétendait quela blanchisseuse avait accouché de trois enfants, le troisièmeracontait que le chat du cuisinier dans un accès de rage avaitmordu beaucoup de gens. Mais, peu à peu, la nouvelle du malheur serépandit et arriva jusqu’aux oreilles de Madame.

Iégor lui raconta ce qui était arrivé sans lapréparer et lui ébranla les nerfs à tel point qu’elle fut longtempsà se remettre.

La foule commençait déjà à se calmer, la femmedu charpentier alluma le samovar et se préparait à faire lethé ; les personnes qui n’avaient pas été invitées par ellecrurent de leur devoir de se retirer.

La curiosité des personnes présentes étaitsatisfaite ; elles commençaient à se retirer lorsque quelquesvoix crièrent :

– Voici Madame, voici Madame !

Et la foule afflua de nouveau vers l’entrée dela cabane, se demandant ce que Madame venait faire ici. Madame,pâle, les yeux rougis, entra dans le coin d’Akoulina.

Toutes les têtes se serrèrent les unes contreles autres pour voir Madame de plus près ; une femme enceintefut à moitié écrasée, mais elle ne put se décider à se retirer.C’était si intéressant de voir Madame, vêtue de dentelles et desoie, dans cet humble logis ! Que ferait-elle ? Quedirait-elle ?

Madame s’approcha d’Akoulina et la prit par lamain ; l’autre repoussa la main avec violence.

Les vieux serfs secouèrent leur tête d’un airmécontent !

– Akoulina, dit Madame, tu as desenfants, pense à eux. Akoulina se leva en éclatant de rire.

– Les enfants sont tous en argent, tousen argent… Je n’aime pas le papier, murmura-t-elle précipitamment.Je disais bien à Illitch de ne jamais accepter de papier ; ilne m’a pas écoutée.

Elle se remit à rire de plus belle.

– Donnez de l’eau froide, dit Madame encherchant une cruche de tous côtés ; mais s’étant retournée,elle aperçut le petit cadavre étendu sur la table, que grand’mèreAnna continuait à habiller. Madame se retourna et tout le monde vitqu’elle se couvrait la figure d’un mouchoir pour cacher seslarmes.

Quant à grand’mère (c’était bien dommage queMadame ne vît rien, elle aurait apprécié et c’était à son intentionque grand’mère Anna le faisait) elle couvrit l’enfant avec unlinge, arrangea sa petite main, secoua la tête d’un air navré etsoupira si profondément que Madame aurait pu apprécier son boncœur… Mais Madame ne s’aperçut de rien ; elle se mit àsangloter et fut prise d’une attaque de nerfs.

– Ce n’était pas la peine de venir, sedirent les paysans en s’en allant.

Akoulina continuait à rire. On l’emmena dansune chambre voisine, on la saigna, on la couvrit de sinapismes.Rien n’y fit. Elle riait toujours de plus belle.

XII

La fête ne fut pas gaie à Pokrofski.

Malgré un temps superbe, le peuple ne sedécidait pas à se promener, les jeunes filles ne faisaient pas derondes, les garçons ne jouaient pas de l’harmonica et de labalaïka.

Tout le monde restait dans un coin et l’on neparlait qu’à voix basse.

Tant qu’il fit jour, cela allait encore, maisle soir, lorsque les chiens se mirent à hurler, que le vent sifflaavec force, tous les paysans furent pris d’une telle terreur,qu’ils allumèrent des cierges devant les Images. Ceux qui étaientseuls allèrent demander l’hospitalité à leurs voisins. Les chevauxet les bêtes furent oubliés. Personne ne se décidait à aller dansl’obscurité de l’étable leur donner à manger. Toute l’eau béniteque l’on avait conservée dans de petits flacons à côté des Images,fut employée, cette nuit-là, pour asperger la cabane.

Akoulina et les enfants furent emmenés dansune autre maison. Seul le petit bébé restait étendu sur la table.Madame avait envoyé deux vieilles femmes et une nonne voyageusepour faire les prières. Elles prétendirent toutes, qu’aussitôtqu’elles cessaient de prier, on entendait remuer et soupirer augrenier, mais que, dès qu’elles disaient : « Jésus,lève-toi et que tes ennemis se dispersent », le silence serétablissait.

La femme du charpentier invita une de sesamies et passa la nuit à prendre du thé et à bavarder avec elle.Elles prétendaient aussi toutes les deux avoir entendu craquer leplancher du grenier.

Les paysans qu’on avait placés dansl’antichambre de la cabane racontaient aussi des chosesextraordinaires.

En haut, chez la maîtresse, tout le mondeétait sur pied. Madame était malade. Trois femmes de chambre lasoignaient. Douniacha, la principale, s’occupait à préparer ducérat. Aussitôt que Madame était malade, on préparait du cérat.

Toutes trois, réunies dans l’office, causaientà voix basse.

– Qui est-ce qui ira chercher de l’huilepour le cérat ? demanda Douniacha.

– Je n’irai pour rien au monde, réponditla seconde femme de chambre d’un air résolu.

– Voyons, prends Aksioutka avec toi.

– J’irai toute seule, je n’ai peur derien, dit Aksioutka.

Aksioutka releva sa robe et partit comme unéclair en balançant son bras resté libre.

Dehors, elle fut prise d’une panique, et illui semblait que, si elle rencontrait sa mère même, elle semettrait à crier comme une folle.

Elle courut le long du chemin bien connu, lesyeux fermés.

XIII

– Madame dort-elle ou non ? demandaune voix tout près de son oreille.

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle unepersonne qui lui semblait plus haute que la maison. En jetant uncri terrible, elle rebroussa chemin.

Arrivée à l’office, elle se jeta sur le bancen sanglotant. Douniacha et la seconde femme de chambre furentprises de terreur, lorsqu’elles entendirent dans l’antichambre lespas de quelqu’un qui avançait avec précaution.

Douniacha se précipita dans la chambre deMadame ; l’autre se cacha derrière une armoire.

La porte s’ouvrit et le vieux Doutlof entra.Il chercha une Image et finit par faire le signe de la croix devantl’armoire vitrée où l’on mettait les tasses. Puis, sans prêterattention aux femmes de chambre, il plongea sa main dans sa pocheet en sortit une lettre avec cinq cachets.

– M’as-tu effrayée, Naoumitch, dit lafemme de chambre, je ne suis pas en état de prononcer un seulmot !… Je croyais que j’allais mourir.

– Vous avez dérangé Madame, ditDouniacha, pourquoi entrez-vous dans la chambre ? Vous êtes unvrai paysan.

Doutlof, sans leur répondre, dit qu’il avaitbesoin de voir Madame.

– Madame est malade.

– C’est pour une affaire très importante,dit-il, faites savoir à Madame, que Doutlof a trouvé une lettreavec de l’argent.

Douniacha, avant d’aller l’annoncer à Madame,voulut voir l’enveloppe, elle lut l’adresse et demanda à Doutlof oùil avait trouvé la lettre qu’Illitch devait apporter de laville.

Lorsque sa curiosité fut satisfaite, elle allaannoncer à Madame la nouvelle.

Au grand étonnement de Doutlof, Madame nevoulut pas le recevoir.

– Je ne veux rien savoir, dit-elle àDouniacha. Est-ce que je sais moi, de quel paysan et de quel argentvous me parlez… Je ne peux ni ne veux voir personne, qu’on melaisse tranquille.

– Que dois-je faire ? demandaDoutlof en tournant l’enveloppe entre ses grosses mains, c’est unegrosse somme. Qu’est-ce qui est écrit là-dessus ? demanda-t-ilà Douniacha, en lui tendant l’enveloppe.

Il espérait toujours qu’on se trompait enlisant l’adresse, que cet argent n’appartenait pas à Madame.

Il soupira, mit l’enveloppe dans sa poche etse prépara à sortir.

– Il faudra, que je la remette aucommissaire de police, dit-il avec tristesse.

– Attends, je vais essayer de persuader àMadame de te voir, dit Douniacha… Donne moi ta lettre.

– Dites à Madame que c’est Semen Doutlofqui l’a trouvée sur la grande route.

– Bien, donne-la moi.

– Je croyais que c’était une lettresimple… mais un soldat a lu l’adresse et m’a dit qu’elle contenaitde l’argent.

– C’est bon, c’est bon, donne-moi lalettre.

– Je n’ai pas osé entrer chez moi,continuait Doutlof, ne pouvant se séparer de son fardeau précieux,dites-le bien à Madame :

Douniacha prit la lettre et la porta àMadame.

– Mon Dieu, mon Dieu, Douniacha !dit-elle d’un ton de reproche… ne me parle pas de cet argent. Quandje pense au pauvre petit bébé…

– Le paysan ne sait ce qu’il doit fairede cette somme, dit Douniacha.

Madame décacheta l’enveloppe… À la vue del’argent, elle frissonna des pieds à la tête.

– Argent fatal, que de mal ilfait !

– C’est Doutlof qui l’a apporté, doit-ilentrer ici ?… Ou bien Madame ira-t-elle à l’office ?

– Je ne veux pas de cet argent, il estmaudit ! Quel mal il a fait, mon Dieu ! Dis-lui qu’ill’emporte, dit Madame précipitamment.

– Oui, oui, oui, répéta-t-elle àDouniacha stupéfaite, qu’il l’emporte, qu’il en fasse ce qu’ilvoudra, et surtout que je n’en entende plusparler ! !

– Quatre cent soixante-deux roubles,Madame.

– Oui, oui, qu’il les prenne tous,répéta-t-elle avec impatience. Tu ne me comprends, donc pas ?Cet argent est maudit, ne m’en parle jamais… Que le paysan qui l’atrouvé l’emporte au plus vite. Va, va donc, dépêche-toi…

Douniacha alla à l’office.

– Toute la somme y est-elle ?demanda Doutlof.

– Tu compteras toi-même, dit Douniacha,lui remettant l’enveloppe ; on m’a ordonné de te ladonner.

Doutlof mit son chapeau sur la table etcommença à compter.

Il avait compris que Madame ne savait pasfaire le compte elle-même.

– Tu compteras à la maison ! C’estpour toi, tout cet argent, dit Douniacha indignée… Je ne veux mêmepas le voir, a dit Madame, donne-le à celui qui l’a apporté.

Doutlof regarda Douniacha d’un air ahuri.

La seconde femme de chambre ne put croire unechose aussi inouïe.

– Voyons, vous plaisantez, AvdotiaNikolaievna ?

– Mais pas du tout, elle m’a dit deremettre l’argent au paysan… Eh bien ! prends tes richesses etlaisse-nous tranquilles, continua-t-elle d’un ton vexé. Quevoulez-vous, c’est toujours ainsi ; ce qui fait le malheur del’un fait le bonheur de l’autre.

– Mais voyons, c’est quatre centsoixante-deux roubles !

– Eh bien, oui !… Tu mettras uncierge de dix kopeks à Saint-Nicolas, répondit-elle avec ironie. Tune comprends donc pas encore ?… Si c’était au moins un paysanpauvre, mais ce richard de Doutlof !

Doutlof finit enfin par comprendre que cen’était pas une plaisanterie. Il ramassa les billets et les remitavec soin dans l’enveloppe. Pâle et tremblant, il regardait lesjeunes filles, se demandant toujours si elles ne se moquaient pasde lui.

– Il n’a pas encore compris, ditDouniacha d’un air moqueur, voulant montrer son mépris et pourl’argent et pour le paysan. Donne un peu que je te leramasse !

Et elle voulut prendre l’argent.

Mais Doutlof ne lâcha pas prise ; ilsaisit les billets, les chiffonna et les enfonça dans sa poche.

– Es-tu content ?

– Je n’y comprends rien…

Il secoua la tête tout ému, et sortit, leslarmes aux yeux.

Un coup de sonnette retentit dans la chambrede Madame.

– Eh bien ! le lui as-tudonné ?

– Oui. Madame.

– En est-il content ?

– Il est fou de joie, Madame.

– Appelle-le. Je veux lui demandercomment il l’a trouvé. Amène-le ici, je ne suis pas en état de melever.

Douniacha courut et rattrapa Doutlof dansl’antichambre.

Il était en train de cacher l’argent dans unegrosse bourse ; lorsque Douniacha l’appela, il fut pris d’unefrayeur inouïe.

– Qu’est-ce qu’il y a… Avdotia…Nicolaievna ? Est-ce qu’elle veut me reprendrel’argent ?… Prenez mon parti, Avdotia Nicolaievna, je vousapporterai du miel.

– C’est bon, c’est bon.

La porte se rouvrit et le paysan entra dans lachambre de Madame.

Il avait le cœur gros.

– Elle me le reprendra, se disait-il avectristesse.

Il était comme dans un nuage. Les meubles, lesfleurs, les tableaux, il ne distinguait rien… Enfin une formeblanche lui adressa la parole. C’était Madame.

– C’est toi, Doutlof ?

– Oui, Madame… je n’y ai pas touché,c’est intact… j’ai fouetté mon cheval tant que j’ai pu pour vousl’apporter au plus vite.

– C’est ta chance ! dit-elle avec unsourire de mépris. Prends-le, prends-le.

Doutlof ouvrit ses yeux démesurément.

– J’en suis contente pour toi… Dieu fasseque tu l’emploies bien. Et toi, tu es satisfait ?

– Comment ne le serais-je pas ?Madame. Je suis si heureux, si heureux, Madame ! Je vais prierDieu pour vous toute ma vie !

– Comment l’as-tu trouvé ?

– Nous avons toujours servi Madame aveczèle et dévouement, pas comme les…

– Il a perdu la tête, Madame, ditDouniacha.

– J’ai conduit mon neveu, le conscrit,Madame. En revenant, j’ai trouvé la lettre. Polikei l’aura laissétomber.

– Eh bien ! va-t’en, va-t’en, monbrave.

– Je suis si heureux, Madame, répétait lepaysan.

Tout à coup, l’idée lui vint qu’il n’avait pasremercié sa maîtresse, mais ne sachant comment s’y prendre, ils’éloigna rapidement, tourmenté par l’idée qu’on allait le rappeleret lui enlever l’argent.

XIV

Lorsqu’il fut enfin dans la rue, il alla secacher à l’ombre des tilleuls, quoique la nuit fût sombre, ôta saceinture, prit sa bourse et se mit à ranger les billets l’un aprèsl’autre. Ses lèvres remuaient tout le temps, quoiqu’il ne prononçâtpas une parole.

Il serra l’argent, remit sa ceinture et s’enalla d’un pas chancelant comme un homme ivre. Il aperçut, tout àcoup, un gros paysan devant lui un grand bâton à la main.

C’était Efim qui se promenait devant la cabanede Polikei.

– Eh ! oncle Doutlof, dit enfin Efimavec joie.

Il se sentait mal à son aise dansl’obscurité.

– Oui. Que fais-tu là ?

– Moi ? On m’a mis là poursurveiller la cabane où Polikei s’est étranglé.

– Où est-il ?

– On dit qu’il s’est pendu au grenier,répondit Efim. Le commissaire est arrivé, paraît-il… on va tout desuite y aller ; c’est bien effrayant tout cela, pendant lanuit !… Pourvu qu’on ne m’oblige pas d’y monter, il me sembleque je ne me déciderais jamais. On me tuerait que je n’irais pas,je t’assure, oncle Doutlof.

– Quel péché, mon Dieu ! Quelpéché ! répétait Doutlof pour dire quelque chose, en sedemandant comment il pourrait s’esquiver au plus vite, mais la voixde Iégor Ivanovitch l’arrêta.

– Eh là-bas ! gardien, viensici.

– Tout de suite, Monsieur, réponditEfimka.

– Qui est là, avec toi ?

– C’est l’oncle Doutlof.

– Approche aussi, Doutlof.

En s’approchant, Doutlof aperçut la figure del’intendant ; à côté de lui se tenait un inconnu, unecasquette à cocarde sur la tête.

– Le vieux ira aussi avec nous, dit IégorIvanovitch.

Le vieux fut pris de terreur, mais il n’osarépliquer.

– Toi, Efimka, qui es jeune, monte viteau grenier où Polikei s’est pendu, arrange l’échelle pour queMonsieur ne se fasse pas de mal.

Efimka qui, quelques minutes auparavant, avaitdéclaré qu’il ne monterait pour rien au monde, partit comme untrait.

Le commissaire sortit son briquet et alluma sapipe. Il était plein de zèle parce que, deux jours auparavant, lechef de police l’avait réprimandé sévèrement pour sa passion pourle vin. Aussi, à peine arrivé, voulut-il examiner le cadavre surles lieux.

Iégor Ivanovitch demanda à Doutlof ce qu’ilfaisait. Chemin faisant, le vieux raconta à l’intendant l’histoirede la lettre et de son entrevue avec Madame. Doutlof ajouta qu’ilvenait demander à l’intendant la permission de garder l’argent.

Quelle fut son émotion, lorsque ce derniers’empara de l’enveloppe. Le commissaire lui fit un interrogatoired’un ton sec et impérieux.

– Mon argent est perdu, se dit Doutlofému, mais le commissaire lui rendit l’enveloppe.

– A-t-il de la chance, ce morveux !dit-il.

– Cela se trouve très bien, réponditIégor Ivanovitch, il vient de conduire son neveu au régiment, ilpourra maintenant lui acheter un remplaçant.

– Ah ! dit le commissaire.

– Achètes-tu un remplaçant pourIliouchka ?

– Comment faire ? Y aura-t-il assezd’argent ? Y aura-t-il assez d’argent ? Et puis je penseque c’est trop tard.

– Cela te regarde, dit l’intendant en sedirigeant vers la cabane.

Ils entrèrent dans l’antichambre, où lesgardiens les attendaient, avec des lanternes. Doutlof les suivait.Un silence régnait.

– Où est-ce ? demanda lecommissaire !

– Ici, répondit Iégor Ivanovitch à voixbasse. Efimka, tu es jeune ajouta-t-il, prends la lanterne et montele premier.

Efimka semblait avoir oublié sa terreur. Ilmontait l’échelle quatre à quatre, en se retournant, de temps entemps, pour éclairer le chemin avec la lanterne. Derrière lecommissaire marchait Iégor Ivanovitch. Lorsqu’ils disparurent dansl’ouverture du grenier, Doutlof fit un pas pour avancer, soupira ets’arrêta. Deux minutes environ s’écoulèrent, leurs pass’éloignèrent, ils s’approchaient du cadavre, probablement

– Oncle, on t’appelle, cria Efimka enmontrant sa tête par l’ouverture du grenier.

Doutlof grimpa.

La lanterne éclairait l’intendant et lecommissaire, derrière eux quelqu’un se tenait debout. C’étaitPolikei. Doutlof monta enfin, et fit le signe de croix.

– Retournez le cadavre, ordonna lecommissaire.

Personne ne bougea.

– Efimka, tu es un jeune garçon, ditl’intendant.

Le jeune homme ne se le fit pas répéter. Ilprit Polikei à bras le corps et le retourna.

– Encore un peu.

Il retourna encore le cadavre.

– Défaites la corde.

– Faut-il couper la corde ? BorisIvanovitch, demanda Iégor Ivanovitch.

– Donnez donc une hache, vous autres.

Les gardiens et Doutlof n’osaient faire unpas. Quant à Efimka, il empoignait le cadavre, comme si c’était unmouton qu’on venait de tuer. On finit par couper la corde et parétendre Illitch sur le plancher.

Le commissaire dit qu’il n’avait plus rien àfaire, que le médecin viendrait demain et on se dispersa.

XV

Doutlof se dirigea vers sa cabane.

L’impression triste qu’il avait éprouvée à lavue du cadavre, s’effaçait à mesure qu’il approchait de sa demeure,et une joie immense s’emparait de lui à l’idée de la fortune qu’ilavait dans sa poche.

De tous côtés on entendait des chants et desquerelles de paysans ivres. Doutlof, qui n’avait bu de sa vie,passa tranquillement devant les cabarets.

Il était tard lorsqu’il revint chez lui. Savieille femme dormait depuis longtemps. Le fils aîné et ses enfantsronflaient sur le poêle, le second fils était absent. Seule lafemme d’Iliouchka ne dormait pas. Vêtue d’une chemise sale, la têtedécoiffée, elle hurlait en balançant son corps.

En entendant les pas de son oncle, elle ne seleva pas pour lui ouvrir, mais se remit à hurler de plus belle. Lavieille Doutlof trouvait que sa bru savait très bien hurler, malgréson jeune âge.

Doutlof, en entrant, appela sa femme, qui seleva à la hâte pour lui donner à manger. Les larmes et les parolesincohérentes, que prononçait la jeune femme, finirent par agacer levieux.

– Cesse donc, lui dit-il, et laisse-moitranquille.

Il soupa en silence, fit ses prières, se lavales mains et se retira dans son petit réduit, accompagné de safemme.

Après avoir eu une longue conversation avecelle à voix basse, il ouvrit le coffre, le referma et descendit àla cave.

Lorsqu’il rentra dans la cabane, la chandelleétait consumée, une obscurité complète y régnait.

La vieille ronflait, étendue sur un banc debois, la femme du conscrit dormait tranquillement. Doutlof laregarda, secoua la tête, fit ses prières et monta sur le poêle oùil se coucha à côté de son petit-fils.

Il ne pouvait s’endormir et se retournait surun côté, puis sur l’autre.

La lune se leva enfin et éclaira la cabane, ilput distinguer sa bru étendue par terre. Quelque chose se trouvaità côté d’elle qu’il ne pouvait bien voir. Était-ce une tonne ouquelque ustensile de ménage oublié là ? Il s’assoupit pendantquelques secondes, se leva en sursaut, regarda autour de lui d’unœil effaré.

L’esprit malin qui avait été cause de la mortd’Illitch semblait se promener dans le village et vouloir venir seloger dans la cabane où se trouvait la lettre fatale.

Doutlof terrifié sentait saprésence.

En apercevant l’objet qu’il ne pouvait biendistinguer, il pensa à Iliouchka, les mains attachées derrière ledos, à sa jeune femme, à Illitch pendu au grenier…

Tout à coup, il lui sembla que quelqu’unpassait devant la fenêtre.

– Qu’est-ce que cela peut être ? sedemanda-t-il, est-ce le bailli qui vient réclamer sa part… Commenta-t-il pu ouvrir ? continua-t-il en entendant des pas dansl’antichambre. La vieille n’aura pas fermé le loquet.

Un chien se mit à hurler dans la cour, et LUI,comme le racontait après le vieux, il avançait toujours à paslents, comme s’IL cherchait la porte, tâtant le mur avec la main.Il s’accrocha au tonneau d’eau qui se trouvait dans un coin etmanqua le renverser.

Et de nouveau, Il se remit à fouiller encherchant la porte.

Une sueur froide couvrit la figure du vieuxDoutlof.

La porte s’ouvrit enfin et il entra ayant prisla forme humaine.

Doutlof savait bien que c’était Lui. Il voulutfaire le signe de la croix, mais il ne put lever le bras. Ils’approcha de la table couverte d’une nappe et la jeta par terre,puis Il se mit à grimper sur le poêle. Le vieux vit qu’il avaitpris la forme d’Illitch. Les mains pendant le long du corps, ilsouriait en le regardant. Une fois sur le poêle, Il se coucha surle vieux et se mit à l’étouffer.

– C’est mon argent, disait-il.

– Laisse-moi, je t’en prie, voulait direle vieux, mais il ne pouvait desserrer les dents.

Le poids d’Illitch lui semblait une montagnede pierre. Le vieux n’en pouvait plus.

Il savait qu’il suffisait de réciter unecertaine prière pour qu’Il disparaisse, mais il ne pouvait proférerune parole.

Dans sa lutte avec l’Esprit Malin, il avaitserré son petit-fils contre le mur ; l’enfant pleurait et sedébattait. Ses cris délièrent la langue du grand-père.

– Dieu ressuscité !s’écria-t-il.

L’Esprit le relâcha un peu.

– Que tes ennemis se dispersent !…continuait-il.

L’Esprit descendit du fourneau.

Doutlof l’entendit toucher à terre avec sesdeux pieds. Il disait toutes les prières qu’il connaissait…L’Esprit Malin se dirigea vers la porte et, en sortant, la fermaavec une telle violence, que toute la cabane fût secouée. Tout lemonde dormait, sauf le vieux et l’enfant, qui pleurait et seserrait contre son grand-père.

Le silence se rétablit enfin.

Le coq chanta trois fois. Les poules seréveillèrent. Quelque chose bougea sur le poêle ; c’était lechat qui sauta à bas et miaula près de la porte.

Doutlof se leva, alla ouvrir la croisée. Ilsortit dans la cour et se dirigea vers les chevaux en faisant lesigne de la croix.

On voyait qu’il avait passé par là. La jumentavait renversé son avoine et, les pieds embarrassés dans sa bride,attendait qu’on vînt à son secours. Le poulain était renversé surun tas de fumier. Le vieux le releva, débarrassa la jument, leurremplit la mangeoire et retourna dans la cabane.

La vieille était déjà debout et allumait lefeu.

– Réveille les enfants, je m’en vais enville, lui dit-il en se dirigeant vers la cave.

Lorsqu’il revint, le feu était déjà alluméchez tous les voisins. Ses fils faisaient les préparatifs dedépart.

Le vieux, sans regarder ses enfants, endossason cafetan neuf, mit sa ceinture et, l’enveloppe cachée dans sapoitrine, se dirigea vers le comptoir.

– Je ne te conseille pas de lambiner,entends-tu ? Je reviens tout de suite, que tout soit prêt.

L’intendant venait de se lever. Assis devantla table, il prenait du thé.

– Que me veux-tu ?

– Moi, Iégor Ivanovitch, je vais rachetermon garçon. Vous me disiez l’autre jour que vous connaissiez unremplaçant. Ayez pitié de notre ignorance ; apprenez-moi ceque je dois faire.

– Tu as donc changé d’avis ?

– Oui, monsieur, c’est l’enfant de monfrère ; cela me fait de la peine. L’argent entraîne toujoursle péché… J’aime mieux ne plus en avoir. Je compte sur votre bonté,répéta le vieux, s’inclinant devant l’intendant.

Iégor Ivanovitch, après avoir pris une minegrave et sérieuse, écrivit deux lettres et lui expliqua tout cequ’il avait à faire.

Lorsque Doutlof revint chez lui, son filsIgnate et sa bru étaient partis. Sa petite charrette l’attendaitdevant la porte. Il arracha une branche, s’assit, prit les guideset fouetta le cheval qui partit au trot. L’idée qu’il arriveraittrop tard, que Illiouchk serait déjà expédié aux casernes, et quel’argent du Malin resterait entre ses mains ne lui laissait aucunrepos.

Nous n’entrerons pas dans les détails detoutes les courses que le vieux eut à faire ; disons seulementqu’il eut une chance extraordinaire ce jour-là.

La personne, chez qui l’intendant l’avaitenvoyé, lui proposa un remplaçant tout disposé à se vendre. Ildemandait quatre cents roubles à un paysan qui, depuis troissemaines, ne lui en offrait que trois cents. Doutlof terminal’affaire en quelques mots :

– Prends-tu trois cents et unquart ? dit-il en lui tendant la main, d’un air qui indiquaitqu’il était tout disposé à donner davantage.

L’autre persistait à demander davantage.

– Tu ne veux prendre trois cents et unquart ? tu ne veux décidément pas ? Eh bien ! que lebon Dieu te bénisse ; prends trois cents et demi. Prépare-moiun reçu, amène le garçon ; Tiens, voici deux rougesd’avance.

L’autre avait l’air d’hésiter et ne prenaitpas l’argent que Doutlof lui tendait.

– Nous sommes tous mortels, insistait-ilen lui offrant l’argent. Cède donc ? Pense à mon pauvregarçon !

– Il n’y a rien à faire, répondit l’autreenfin, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vousassiste !

On réveilla le remplaçant qui, ivre depuis laveille, dormait étendu par terre, on l’examina et on partit.

Chemin faisant, le remplaçant insistait pourqu’on lui offrît du rhum pour se rafraîchir ; Doutlof luidonna de l’argent pour s’en acheter.

Entrés dans la maison où se faisait lerecrutement, ils restèrent longtemps dans l’antichambre sans savoirà qui s’adresser ni où aller. Le remplaçant commençait déjà àreprendre courage. Le vieux Doutlof se désolait, lorsqu’il aperçutIégor Ivanovitch. Il le saisit par le pan de sa redingote et lesupplia de lui venir en aide. Iégor Ivanovitch s’y prit si bienque, vers trois heures, tout fut terminé. Le remplaçant fut reconnubon pour le service : Cinq minutes plus tard, Doutlof comptala somme au marchand, reçut la quittance et se dirigea d’un pasléger et content vers la maison où se trouvaient les recrues dePokrofsky.

Ilia et sa jeune femme, assis dans un coin, separlaient en chuchotant. Aussitôt qu’ils virent entrer le vieux,ils cessèrent leur conversation et le regardèrent d’un airméfiant.

Le vieux, selon son habitude, commença parfaire le signe de la croix, puis il enleva sa ceinture et sortit desa poche intérieure, un papier. Il appela alors son fils aîné et lamère d’Iliouchka.

– Iliouchka, tu m’as dit une parole biendure l’autre soir ; c’est un grand péché. Crois-tu que je nete plains pas ? Je me souviens, comme si c’était hier, du jouroù ton père t’a confié à moi. Si je l’avais pu, crois-tu que jen’aurais pas fait mon possible pour te garder avec moi ? Dieum’a envoyé une grande joie et j’en ai profité pour te libérer duservice… Voici le petit papier, dit-il en posant la quittance surla table et en le déployant de ses vieux doigts crochus.

Tous les ouvriers du marchand, les paysans dePokrofsky, et les recrues envahirent la pièce.

Ils devinaient de quoi il s’agissait, maispersonne n’osa interrompre le vieux qui, de sa voix solennelle,continua :

– Voici le papier en question ! Jel’ai payé quatre cents roubles ! Ne fais plus de reproches àton vieil oncle !

Iliouchka se leva. Son émotion l’étranglait,il ne put proférer une seule parole. Sa vieille mère voulut sejeter au cou de son fils, mais le vieux l’éloigna d’un gesteimpérieux et continua :

– Tu m’as dit une parole hier, une paroleque je ne puis oublier. Elle m’a fait tout aussi mal que si l’onm’enfonçait un couteau dans le cœur. Ton père t’a confié à moi. Jet’ai toujours traité comme mon propre enfant. Si je t’ai fait dutort, je suis pécheur comme tout le monde… Ai-je raison,chrétiens ? dit-il en s’adressant aux paysans.

– Voici ta mère, voici ta femme :tenez le reçu. Pardonnez-moi au nom du Christ, si je vous ai faitdu tort sans le vouloir.

Il se baissa, se mit à genoux et se prosternaaux pieds d’Iliouchka et de sa femme.

Les jeunes gens avaient beau le retenir,c’était en vain, il toucha la terre de son front, se releva ets’assit sur le banc tout essoufflé.

La mère d’Iliouchka et sa jeune femmehurlaient de joie à qui mieux mieux, on entendait dans la foule desparoles d’approbation et même d’admiration.

– Il agit selon Dieu et la justice,disaient les uns.

– Qu’est-ce que l’argent ? On nepeut acheter un fils avec de l’argent.

– Quelle joie pour la famille,entendait-on d’un autre côté… Il n’y a rien à dire, c’est un hommeéquitable et juste.

Seules les autres recrues ne disaient rien, etne prenaient aucune part à cette joie commune.

Deux heures plus tard, les deux charrettes desDoutlof reprenaient le chemin du village.

Dans la première étaient assis le vieux et sonfils Ignate. Un paquet rempli de thé, de galettes et autres bonneschoses se trouvait à leurs pieds.

La vieille mère et la jeune femme setrouvaient avec Iliouchka dans la seconde charrette, la têtecouverte d’un mouchoir, heureuses et tranquilles.

La jeune femme tenait en main un flacond’eau-de-vie… Iliouchka, tout rouge, causait avec animation enmangeant un morceau de pain. Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes,avançaient avec plus de rapidité ; les passants seretournaient involontairement en voyant les figures épanouies despaysans.

Au moment de quitter la ville, ilsrencontrèrent les recrues qui étaient groupées autour d’un cabaret.L’un d’eux, avec l’air gêné qu’ont les personnes auxquelles on arasé les cheveux, la casquette sur la nuque, pinçait de la balaoka,un autre, un flacon d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu d’uncercle de curieux.

Ignate arrêta son cheval pour arranger labride et tous les Doutlof regardèrent avec attendrissement ledanseur.

Le conscrit semblait ne rien voir. Il sentaitque la foule des spectateurs allait en augmentant et dansait avecplus d’entrain.

Les sourcils froncés, la figure immobile, lesourire aux lèvres, il dansait avec une adresse surprenante. Ilsemblait que tous ses efforts tendaient à tourner avec le plus derapidité possible. De temps en temps, il clignait de l’œil aumusicien qui se mettait à jouer avec plus d’entrain. Immobilependant quelques secondes, il s’élançait de nouveau, faisait dessauts périlleux et recommençait à tourner sur place. Les enfantsriaient, les femmes secouaient la tête, les hommes regardaient avecapprobation. Le musicien, fatigué, fit un accord faux ets’arrêta.

– Eh ! Alechka, cria-t-il audanseur, en lui montrant Doutlof du doigt, voici tonparrain !

– Où cela, mon cher ami ? criaAlechka, le conscrit que Doutlof avait acheté. Il traînait sespieds fatigués par la danse et élevant le flacon d’eau-de-vieau-dessus de la tête, il s’approcha de la charrette.

– Michka, un verre et vivement !Quelle joie, mon cher ami, de te voir ! criait-il enchantant.

Et, versant de sa main tremblante l’eau-de-viedans les verres, il en offrait aux femmes et aux hommes. Lespaysans burent, mais les femmes s’y refusèrent.

– Que pourrais-je vous offrir, mes chèresâmes ? criait Alechka en les embrassant.

Une marchande se tenait à côté, un panier defriandises à la main, il le lui arracha et en versa le contenu dansla charrette.

– N’aie pas peur, je paierai pour tout lemonde, que diable ! hurla-t-il d’une voix pleurnicheuse, ensortant de sa poche une bourse avec de l’argent.

– Où est ta mère ? demanda-t-il.C’est toi ? Eh bien ! je lui donnerai aussi uncadeau.

Il mit la main dans sa poche, en sortit unmouchoir neuf, enleva un essuie-mains qui lui entourait la taille,ôta un mouchoir rouge qu’il portait au cou et jeta le tout à lavieille.

– C’est pour toi, je te le donne.

Et sa voix devenait toujours plusmélancolique.

– Pourquoi cela, mon pauvre garçon ;quel cœur simple ! disait la vieille avec attendrissement.

Alechka baissait toujours la tête davantage etcontinuait :

– C’est pour vous que je m’en vais ;c’est pour vous que je me sacrifie. C’est pour cela que je vousoffre des cadeaux.

– Il a peut-être une mère encore !cria une voix… dans la foule. Cœur simple, va !

Alechka releva la tête.

– Si j’ai une mère, certainement, et unpère aussi. Ils m’ont tous renié.

– Écoute-moi bien, vieille, ajouta-t-il,en saisissant la mère d’Iliouchka par la main. Je t’ai fait descadeaux… Écoute-moi au nom du Christ… Tu iras au village Wodnoïé,tu demanderas la vieille Nikonof. C’est ma mère, comprends-tu bien.Tu lui diras à cette vieille Nikonof que son Alechka… Non, je nepuis continuer… tu lui diras… que… son fils… Allons, musicien,recommence !

Et jetant le flacon d’eau-de-vie par terre, ilse remit à danser comme un possédé.

Ignate remonta dans la charrette et donna uncoup de fouet au cheval.

– Adieu ! que Dieu t’assiste, criala vieille mère d’Iliouchka, les larmes aux yeux.

Alechka s’arrêta.

– Mais allez donc tous au diable tant quevous êtes ! cria-t-il, les menaçant de ses deux poings. Que lediable les emporte !

– Oh ! Seigneur mon Dieu !soupira la vieille en faisant le signe de la croix.

Les deux charrettes partirent.

Alechka, au milieu de la route, les regardaits’éloigner, les poings serrés, les yeux injectés, lesmaudissant.

– Pourquoi vous arrêtez-vous ?Allez ? vous-en, démons ! canailles ! criait-il, jevais vous rattraper, rustres, rustres !

Épuisé, il tomba par terre.

Bientôt après, les Doutlof furent assez loinpour ne plus entendre les imprécations du pauvre conscrit. Le vieuxs’était endormi. Ignate, tout doucement, descendit de sa charretteet s’approcha de celle de son cousin. Ils partagèrent le flacond’eau-de-vie que la jeune femme tenait à la main.

Iliouchka entonna une chanson. Ignate, quimarchait à côté de lui, jetait un cri de joie de temps en temps. Lajeune femme se joignit à eux.

Et la vieille couvait ses enfants d’un œilattendri.

LE PÈRE SERGE

[Note – Première publication en 1898.Paris, Édition La Technique du Livre, 1937 (sans mention detraducteur).]

I

Vers l’année 1840, St-Pétersbourg futbouleversé par un événement dont tous restèrent stupéfaits :le beau prince Kassatski, chef de l’escadron d’élite du régimentdes cuirassiers, futur aide de camp de l’empereur Nicolas1er, était alors fiancé à une haute dame de la cour, nonseulement célèbre pour sa beauté, mais encore en grande faveurauprès de l’Impératrice. Soudain, un mois avant le mariage,Kassatski auquel on pouvait prédire la plus brillante carrièreauprès de Nicolas Ier, brisa ses fiançailles, donna sadémission et ayant légué son bien à sa sœur, partit pour unmonastère avec la volonté de se faire moine.

Cet événement parut extraordinaire etincompréhensible à ceux-là seuls qui en ignoraient les causesintimes. Quant au prince Stéphan Kassatski, cela lui parut sinaturel qu’il ne pouvait même pas concevoir une autre solution.

Le père du jeune homme, colonel retraité de lagarde, était mort laissant son fils âgé de douze ans. Si douloureuxque fût pour la mère, le devoir d’éloigner l’enfant de la maison,elle n’osa pas contredire la dernière volonté de son mari qui avaitordonné d’envoyer Stephan à l’école des cadets. Puis la veuvepartit pour Pétersbourg, emmenant sa fille, afin d’habiter la villeoù se trouvait son fils qu’elle voulait avoir chez elle aux fêteset aux vacances.

Le garçon, pourvu non seulement de brillantesfacultés, mais encore d’une grande ambition, devint bientôt lepremier élève de sa classe, tant en sciences et surtout enmathématiques pour lesquelles il avait un goût très prononcé, quepour le service militaire et l’équitation. Malgré sa tailleau-dessus de la moyenne, il était très beau et très agile. Saconduite aurait été celle d’un élève modèle, s’il n’avait eu uncaractère emporté. Il ne buvait pas, n’était pas débauché etmontrait un esprit particulièrement droit. La seule chose quil’empêchât d’être proposé en exemple à tous, était ces accès decolère au cours desquels il oubliait toute retenue et devenait unevéritable bête féroce. Une fois, il faillit jeter par la fenêtre unde ses camarades qui s’était moqué de sa collection de minerais. Unautre jour, il lança un plat sur l’économe, se précipita surl’officier et le frappa parce que celui-ci avait renié sa propreparole et avait menti. Il eût certainement été dégradé et envoyédans un régiment si le directeur du corps n’avait pas étouffél’affaire en chassant l’économe. À dix-huit ans il sortit officieret fut envoyé dans un régiment de la garde. L’empereur NicolasPavlovitch qui l’avait connu à l’école, le distingua aussi aurégiment, ce qui fit prophétiser sa promotion au grade d’aide decamp. Le jeune homme le désirait ardemment non seulement parambition, mais surtout à cause de son attachement passionné àl’Empereur, attachement qui datait de ses années d’école. Chaquefois que le souverain arrivait et que sa haute stature avec sapoitrine bombée, son nez aquilin au-dessus de sa moustache et desfavoris taillés en rond apparaissait et que sa voix puissantesaluait les cadets, Kassatski ressentait presque l’émotion d’unamoureux, la même qu’il devait ressentir plus tard avec l’objet deson amour. Cependant l’extase à la vue de Nicolas était plus forte,car à chaque fois il eût voulu lui prouver son dévouement sansborne en se sacrifiant pour lui.

Nicolas Pavlovitch connaissait cette émotionet se plaisait sciemment à la provoquer. Il jouait avec les cadets,s’entourait d’eux, les traitant tantôt avec une simplicitéenfantine, tantôt avec une grandeur souveraine.

Après la dernière histoire de Kassatski avecl’économe, Nicolas ne lui avait rien dit, mais quand le garçons’était approché de lui il l’avait repoussé d’un geste théâtral et,les sourcils froncés, l’avait menacé du doigt. Puis il lui dit enpartant : « Sachez que rien n’est ignoré de moi et si jene veux pas savoir quelques faits, néanmoins, ils sont ici ».Et ce disant, il désigna son cœur.

Quand les cadets sortants furent présentés àl’Empereur, il feignit d’avoir tout oublié. Il leur dit qu’ilspouvaient s’adresser directement à lui et que s’ils s’efforçaientde bien servir leur tsar et leur patrie, il resterait toujours leurpremier ami. Comme toujours tous furent très émus et Kassatski quise souvenait du passé, avait pleuré à chaudes larmes en se jurantde servir de toutes ses forces son tsar bien-aimé.

Quand le jeune prince eut pris du service dansson régiment, sa mère et sa sœur quittèrent Pétersbourg pour seretirer d’abord à Moscou, puis à la campagne. Kassatski avait donnéà sa sœur la moitié de son bien et ce qui lui restait était justenécessaire pour vivre dans ce régiment où tout était riche etluxueux.

L’apparence de Kassatski était celle d’unjeune et brillant officier de la garde, en train de faire une bellecarrière. Mais, intérieurement, il y avait en lui une penséecomplexe et tendue. Cette tension mentale avait commencé dès sonenfance. À cette époque, elle avait sans doute été plus diverse,mais en réalité elle se poursuivait tendant seulement à rechercherla perfection, la réussite et à provoquer l’admiration d’autruidans toutes ses entreprises. S’il s’agissait de science, ils’acharnait au travail jusqu’à ce qu’on l’eût complimenté et donnéen exemple. Lorsqu’il avait atteint ce but momentané, il encherchait un autre. Ainsi, arrivé aux premières places en science,il avait remarqué que son français laissait à désirer : aussiarriva-t-il à le parler comme le russe.

Toujours, en plus de son but général qui étaitde servir le tsar et la patrie, il se proposait un autre but, où,qu’elle qu’en pût être l’insignifiance, il s’adonnait tout entieret vivait jusqu’au moment où il l’avait parfaitement atteint. Cedésir de se distinguer et d’arriver à un but bien déterminéremplissait sa vie. Ainsi, au moment de sa nomination, il voulutatteindre la perfection dans la connaissance du service, ce à quoiil parvint malgré son irascibilité qui l’incitait souvent à desactes nuisibles à son avancement. Ensuite, s’étant aperçu, au coursde conversations, de son manque de connaissances générales, iln’eut qu’une pensée : combler cette lacune. Et s’étant misaussitôt à l’étude, il devint bientôt un causeur brillant. Enfin,pris du désir de conquérir une place brillante dans la hautesociété, il apprit à danser d’une façon impeccable et arriva à sefaire inviter à tous les bals et aux soirées intimes. Mais cettesituation ne le satisfit pas, car, habitué à être le premierpartout, ici il était loin de l’être.

La haute société d’alors – comme toujours etpartout d’ailleurs, – était composée de quatre sortes degens : de riches courtisans, de gens de fortune modeste, maisbien nés et élevés à la cour, de gens riches cherchant à approcherles courtisans ; et de gens peu fortunés n’appartenant pas àla cour et cherchant à se faufiler dans les deux premièrescatégories. Kassatski n’appartenait pas à cette dernière, maisétait fort bien vu des deux autres.

Dès son entrée dans le monde il se posa unbut : une liaison avec une femme de la haute société. Et ilfut tout étonné d’arriver si vite à un résultat. Mais il s’aperçutaussitôt que les cercles parmi lesquels il évoluait étaientinférieurs. Il y avait donc des cercles supérieurs à la cour danslesquels, bien qu’admis, il était considéré en étranger. On étaitpoli avec lui, mais il sentait que là encore on était entre soi etque lui n’en était pas. Or il voulait « en être ». C’estpour cela qu’il fallait devenir aide de camp de l’empereur ouépouser une femme de très haute condition. Il décida donc d’yparvenir coûte que coûte.

Il choisit une belle jeune fille de la cour,non seulement admise dans les cercles où il voulait pénétrer, maisencore recherchée par les gens les plus hauts et les plussolidement placés. C’était la comtesse Korotkoff.

La cour que faisait Kassatski n’avait pasuniquement pour but sa carrière. La jeune fille avait un charmeparticulier et le prince en devint bientôt réellement amoureux. Audébut, elle lui avait marqué quelque froideur. Mais soudain toutavait changé. Elle était devenue très affable et sa mère se prit àinviter Kassatski à toute occasion.

Le prince fit sa demande, fut agréé et encoreune fois il s’étonna de la facilité avec laquelle il atteignait cebonheur, et aussi, de ce qu’il trouvait d’un peu étrange dans laconduite et de la mère et de la fille. Aveuglé par son amour, iln’avait pas remarqué ce que tous savaient : depuis un anseulement sa fiancée avait cessé d’être la maîtresse de NicolasPavlovitch.

Quinze jours avant le jour fixé pour lemariage, Kassatski se trouvait à Tsarkoïeselo dans la villa de safiancée. C’était une chaude journée de mai. Les deux fiancés quivenaient de se promener dans le jardin s’assirent sur un banc àl’ombre d’une allée de tilleuls. Vêtue d’une robe de mousselineblanche, Mary semblait l’incarnation de l’amour et de l’innocence.Tantôt elle baissait la tête, tantôt regardait de dessous le grandbeau jeune homme qui lui parlait avec une tendresse réservée etdont chaque geste semblait craindre d’offenser ou de salir sonangélique pureté.

Kassatski appartenait à cette race d’hommesdes « années quarante » dont il ne reste plus, à ceshommes qui, tout en n’étant pas eux-mêmes exempts de perversitésexuelle, recherchaient chez leurs femmes pureté idéale et céleste.Ils la reconnaissaient à chaque jeune fille de leur monde et latraitaient en conséquence. Dans cette considération, il y avaitpeut-être un peu d’injustice vis-à-vis de la perversité qu’ils sepermettaient à eux-mêmes, mais la considération qu’ils avaient pourles femmes et qui les distinguait si nettement des jeunes gensd’aujourd’hui, – ceux-ci ne voyant dans la femme qu’une femelle –cette considération, je crois, n’était pas sans avantages. Lesjeunes filles, devant cette déification dont elles étaient l’objet,cherchaient à paraître plus ou moins déesses.

Kassatski était ainsi et il considérait de cepoint de vue sa fiancée. Il l’aimait particulièrement ce jour-là etloin de ressentir le moindre désir charnel, la regardait aucontraire avec tendresse, comme il eût fait de quelque visioninaccessible. Debout de toute sa grande taille il se tenait devantelle les deux mains appuyées sur la garde de son sabre.

– C’est maintenant seulement que jeconnais tout le bonheur que peut ressentir un homme et c’est vous,c’est toi, ajouta-t-il avec un sourire timide, c’est toi qui mel’as procuré.

Il était dans cette période où le tutoiementn’est pas encore habituel et il lui était difficile, bien que ladominant par sa taille, de tutoyer cet ange.

– Je me suis connu grâce… à toi ;j’ai su que je suis meilleur que je ne croyais.

– Je le sais depuis longtemps et c’estpour cela que je vous ai aimé.

Le rossignol lança une note dans le voisinage.Les jeunes feuilles frémirent sous la brise.

Il prit sa main, la baisa et les larmes luivinrent aux yeux.

Elle comprit qu’il la remerciait de lui avoirdit son amour.

Silencieux, il se mit à marcher, fit quelquespas et s’assit.

– Vous savez… tu sais… enfin c’est égal…ma cour auprès de toi ne fut tout d’abord pas désintéressée. Jevoulais grâce à toi être en relations avec le monde… Mais après…tout cela devint si mesquin, lorsque je te connus vraiment. N’es-tupas fâchée ?

Sans répondre, de sa main elle toucha lasienne.

Il comprit que cela voulait dire : Non,ça ne me fâche pas.

– Mais tu as dit…

Il s’arrêta, car ce qu’il voulait dire luiparut trop osé.

– … tu as dit que tu m’aimais. Je tecrois, mais pardonne-moi, il me semble que quelque chose te troubleet t’empêche de parler. Qu’est-ce donc ?

– Maintenant ou jamais, songea-t-elle. Ille saura un jour, mais il ne s’en ira pas, car s’il s’en allait ceserait terrible.

Son regard amoureux s’éleva vers ce visagegrand, noble et puissant. Maintenant elle l’aimait plus queNicolas ; et si ce n’avait été la couronne d’empereur ellen’aurait certes pas hésité.

– Écoutez, je ne puis plus dissimuler lavérité ; je dois tout vous dire. Vous me demandez si j’aiaimé.

Dans un geste suppliant, elle mit la main surcelle de son fiancé. Il se taisait.

– Vous voulez savoir qui ? Lui,l’Empereur.

– Nous l’aimons tous. J’imagine qu’àvotre pensionnat…

– Non, plus tard. Je fus comme attiréevers lui. Mais maintenant c’est passé… Mais il faut que je vousdise…

– Quoi, alors ?

– Non, ce ne fut pas un simple amour detête…

Elle se couvrit le visage de ses mains.

– Comment, vous vous êtes donnée àlui ?

Elle ne répondit pas.

– Vous fûtes sa maîtresse ?

Elle se taisait toujours.

Il se dressa et, pâle comme la mort, les jouestremblantes, se tenait devant elle. Il se rappela soudain combienNicolas Pavlovitch en le rencontrant sur le Newski s’était montrébienveillant et l’avait félicité.

– Mon Dieu, qu’ai-je fait !Stéphan !

– Ne me touchez pas ! ne me touchezpas ! Que j’ai mal.

Il se retourna et marcha dans la direction dela maison.

Il rencontra la mère de sa fiancée.

– Qu’avez-vous, prince ?

– Je…

Elle se tut en voyant son visage où tout lesang de son corps semblait affluer.

– Vous le saviez et vous vouliez que jeleur serve de paravent. Ah ! si vous n’étiez pas desfemmes ! s’écria-t-il, en levant son énorme poing au-dessus dela tête de la femme. Puis il se retourna et s’enfuit.

Si cet amoureux de sa fiancée avait été unsimple particulier il l’aurait tué. Mais lui, le tsar adoré…

Dès le lendemain, il demanda un congé etoffrit sa démission. Et même pour ne voir personne, il s’était ditmalade.

Il passa l’été dans son village où il s’occupad’arranger ses affaires ; et à la fin de la saison, négligeantPétersbourg, il partit pour un couvent dans le dessein de prendrela robe.

Sa mère lui écrivit en lui déconseillant cettedécision. Mais il lui répondit que l’appel de Dieu est au-dessus detoutes les combinaisons. Seule sa sœur, aussi fière et aussiambitieuse que lui, l’approuva. Elle comprenait que s’il devenaitmoine c’était pour se placer au-dessus de ceux qui se croyaient lesplus hauts. Et cette supposition était juste. Car en entrant aucouvent, il voulut montrer à ceux-là mêmes qu’il méprisait tout cequi leur semblait capital et ce à quoi, lui aussi, jadis, avaitattaché tant d’importance. Il voulait se placer à une hauteur tellequ’il eût pu regarder d’en haut ceux qu’il enviait autrefois. Maissa sœur Varinka ne connaissait pas cet autre sentiment qui était enlui, le sentiment religieux qu’elle ignorait et qui, étroitementlié avec sa fierté et son désir de priorité, l’avait animé. Ladésillusion que lui avait fait éprouver Mary, qu’il avaitconsidérée comme un ange, était si grande qu’elle l’avait conduitau désespoir. Et ce désespoir, à Dieu, à la foi enfantine qui étaittoujours restée en lui.

II

Le supérieur du couvent où était entréKassatski était un gentilhomme, savant écrivain, appartenant àcette succession de moines issus de Valachie qui se soumettaientsans murmures à un maître élu. Il était l’élève du célèbrevieillard Ambroise, élève de Makar, lui-même élève du vieillardLéonide, successeur de Païce Velitchkovski.

Kassatski se soumit à lui. Outre la consciencede sa supériorité sur les autres, le jeune moine, ainsi que danstout ce qu’il avait fait auparavant, trouva au couvent la joied’atteindre la perfection la plus élevée, aussi bien extérieurequ’intérieure. De même qu’au régiment où il avait été un officiersans reproche accomplissant non seulement sa besogne, maischerchant encore à faire plus, de même, moine, il s’efforçait àdevenir parfait, toujours travaillant, toujours tempérant, toujourshumble, soumis et propre, non seulement en fait mais encore enpensée. Sa soumission lui allégeait surtout la vie. Si lesexigences du couvent proche de la capitale et très fréquenté ne luiplaisaient pas à cause des tentations possibles, cela était anéantipar l’obéissance : « Ce n’est pas mon affaire dediscuter, se disait-il, mon rôle est d’obéir soit en montant lagarde devant les reliques, en chantant dans le chœur ou en tenantles comptes de l’hôtellerie du monastère. »

Toute la possibilité du doute était écartéepar l’obéissance à son vieillard. Et si celle-ci n’avait pasexisté, il aurait senti la monotonie des longs offices, lafrivolité des visiteurs et la mauvaise qualité de ses frères. Maistout cela était dans sa vie comme un réconfort.

– Je ne sais pourquoi il me faut écouterces prières plusieurs fois par jour ; mais je sais que c’estindispensable et j’y trouve la joie.

Le vénérable supérieur lui avait dit qu’autantla nourriture matérielle était nécessaire pour vivre, autant lanourriture spirituelle était nécessaire à la vie de l’esprit. Il lecroyait et les offices pour lesquels il se levait péniblement avantl’aube lui procuraient indiscutablement du calme et de la joie avecla conscience de son humilité et de l’infaillibilité des paroles duvieillard.

L’intérêt de son existence consistait enpartie dans la soumission toujours plus grande de sa volonté, dansl’humilité croissante, dans l’accès aux vertus chrétiennes.

Il ne regrettait pas le bien qu’il avait donnéà sa sœur ; il n’était pas paresseux et l’humilité devant sesinférieurs lui était non seulement légère, mais encore luiprocurait une satisfaction morale. La victoire qu’il devaitremporter sur ses péchés d’envie, d’avidité et de lubricité luiavait été facile. Le supérieur l’ayant particulièrement prémunicontre cette dernière faute, Kassatski se réjouissait d’en êtredébarrassé.

Seul le souvenir de sa fiancée lui étaitpénible, car souvent il se représentait, sous l’apparence de lavie, ce qui aurait pu être. Inconsciemment il voyait souvent enimagination la favorite de l’Empereur qui, ayant épousé un autrehomme, était devenue une femme et une mère modèle, son maripossédant le pouvoir, les honneurs et une belle épouse repentie. Ily avait dans la vie de Kassatski d’heureux moments où ces penséesne le tourmentaient pas. Il se réjouissait alors d’avoir putriompher des tentations. Mais il y avait des heures où soudaintout ce qui l’aidait à vivre pâlissait et il cessait alors decroire au but qu’il s’était proposé. Il ne pouvait plus alorsl’évoquer et le souvenir et le regret le possédaient entier. Leseul remède dans ce cas c’était l’obéissance passive. Il priaitalors plus que d’habitude, mais il sentait que cette prièren’émanait pas de son âme, mais seulement de ses lèvres.

Cela durait un jour, parfois deux, pourdisparaître ensuite sans laisser de trace. Mais durant ces accès,Kassatski sentait qu’il n’obéissait pas à sa propre volonté, nimême à celle de Dieu, mais à quelqu’un d’autre. C’est alors surtoutqu’il avait recours au conseil que lui avait donné levieillard : ne rien entreprendre et attendre.

C’est ainsi qu’il vécut pendant sept ans dansle premier couvent où il était entré. À la fin de la troisièmeannée, il prit l’habit de moine et fut ordonné sous le nom deSerge. Cette prise d’habit fut pour lui un très grand événement.Déjà auparavant, en communiant, il éprouvait une sorte d’exaltationspirituelle. Maintenant, quand il lui fut donné de célébrer lamesse lui-même, l’offertoire le mettait dans un état d’enthousiastetendresse. Mais ce sentiment s’atténuait peu à peu et quand unefois il lui fut arrivé, dans un moment de doute, de célébrer lamesse, il sentit que cela aussi allait passer. Et réellement,bientôt, il ne resta que l’habitude.

C’est durant la septième année de sa vie aumonastère que l’ennui s’empara de Serge. Ayant appris tout ce qu’ilavait à apprendre, et atteint tout ce qu’il devait atteindre, il nerestait plus rien.

Mais en revanche, l’état de sommeil moralgrandissait de jour en jour. C’est alors qu’il apprit la mort de samère et le mariage de Mary, nouvelles qu’il accueillit avecindifférence. Toute son attention, tout son intérêt étaientconcentrés sur sa vie intérieure.

Pendant la quatrième année de sa prêtrise,l’évêque fit montre d’une grande amabilité à son égard et lesupérieur lui dit qu’il ne pouvait refuser si on lui proposait unehaute situation. L’orgueil monacal, si infâme chez certains moines[13], surgit alors en lui. Il voulut refusersa nomination dans un couvent proche de la capitale, mais lesupérieur lui ordonna d’accepter. Serge, ne voulant désobéir, fitses adieux au vieillard et rejoignit son nouveau poste.

Le passage du nouveau moine dans le couvent dela capitale fut un des grands événements de sa vie. Les tentationsy étaient nombreuses et il déploya toutes ses forces pour lescombattre.

La tentation féminine releva la tête. Il yavait là une femme connue par sa conduite douteuse qui commença parrechercher sa société. Elle lui parla et l’invita à venir la voir.Le refus de Serge fut sévère, mais lui-même eut peur de laprécision de son désir. Sa terreur devant cette constatation fut sigrande qu’aussitôt il écrivit à son ancien supérieur. Et, noncontent de cela, appela son jeune frère convers pour lui avouer safaiblesse en lui demandant de le surveiller et de ne pas le laissersortir en dehors des offices et des audiences. En plus, la grandetentation de Serge consistait en ceci que le supérieur de cecouvent, homme du monde adroit qui soignait sa carrièreecclésiastique, lui était particulièrement antipathique. Et malgrétous ses efforts, Serge ne pouvait vaincre cette antipathie. Ilavait beau s’humilier, au fond de son âme, la condamnation de sonsupérieur persistait, grandissant de jour en jour.

Et ce mauvais sentiment éclata enfin.

C’était la deuxième année de son séjour dansle nouveau couvent. Le jour de l’Assomption, la messe fut célébréedans la grande église en présence de nombreux fidèles. Le supérieurofficiait en personne. Le père Serge se tenait à sa placehabituelle et priait, c’est-à-dire se trouvait dans cet état delutte qui lui était habituel au cours des offices qu’il necélébrait pas lui-même. Tout l’irritait alors, visiteurs, hommes dumonde et surtout les femmes. Il cherchait à ne rien voir, à ne pasremarquer comment le soldat conduisait les dames en écartant lesgens du peuple et comment celles-ci se désignaient l’une à l’autreles moines et lui surtout à cause de sa beauté. Il s’efforçait dene rien voir d’autre que les bougies allumées devant l’inocostase,les icônes, et les officiants, de ne rien écouter que les parolesdes prières chantées ou articulées ; de se garder d’éprouverun autre sentiment que l’oubli de soi-même dans la conscience dudevoir accompli.

Il se tenait ainsi, tantôt se prosternant,tantôt se signant, quand il le fallait, et luttait avec lui-même,s’adonnant parfois à un jugement clair et sévère, et parfois nevoulant que tuer en lui pensées et sentiments. Soudain le pèreNicodime, le sacristain, un autre objet de tentation pour Serge quile soupçonnait de flatterie, s’approcha de lui et pliérespectueusement en deux, l’avertit que le supérieur l’appelait àl’autel. Le père Serge rectifia les plis de sa robe, se coiffa deson capuce et traversa avec précaution la foule.

– Lise, regarde à droite, c’est lui[14], disait une voix féminine.

– Où ? où ? Il n’est pastellement beau.

Il savait qu’on parlait de lui et, comme auxmoments difficiles, il répétait les mots : ne nous laissez passuccomber à la tentation. La tête et les yeux baissés, il passadevant la chaire et, côtoyant les servants en dalmatique quidéfilaient à ce moment devant l’iconostase, il entra par la portedu nord. Pénétrant dans l’autel, plié en deux, il se signa suivantle rite devant l’icône, puis il leva la tête et regarda lesupérieur qu’il vit aux côtés d’un autre personnage tout étincelantde décorations et de galons. Le prêtre était debout près du mur etde ses petites mains potelées appuyées sur son gros ventre,caressait les broderies de sa chasuble. Il souriait tout en causantavec un militaire qui portait l’uniforme de général de la suite,avec des aiguillettes et les épaulettes ornées du chiffre que l’œilhabitué du père Serge distingua aussitôt. Ce général était l’ancienchef de son régiment. Maintenant il occupait certainement une trèshaute situation et le père Serge remarqua, au gros visage rouge dusupérieur, que celui-ci le savait. Cela l’offensa et l’attrista. Cesentiment grandit encore quand il entendit le supérieur affirmerqu’il l’avait fait venir pour satisfaire au désir qu’avait formuléle général de voir son ancien compagnon d’armes.

– Je suis très heureux de vous voir souscet aspect angélique, dit le général en tendant la main ;j’espère que vous n’avez pas oublié votre vieux camarade.

Le visage du supérieur, rouge et souriant,sous les cheveux blancs, qui semblait approuver les paroles dugénéral ; la figure de celui-ci avec son expression desatisfaction ; l’odeur du vin qui sortait de sa bouche etcelle du cigare qui stagnait…

– Je suis très heureux de vous voir souscet habit, Serge. Il salua encore le supérieur et dit :

– Votre Révérence a daigné m’appeler.

Il s’arrêta et l’expression de sa figure et deses yeux avait l’air de poser la question :

– Pour quoi ?

Le supérieur répondit :

– Mais pour voir le général.

Le moine pâlit et ses lèvres tremblèrent.

– Votre Révérence, j’ai quitté le mondepour me sauver des tentations, dit-il. Pourquoi m’y soumettez-vousdans le temple du Seigneur et aux heures des prières ?

– Allons, va-t-en, grogna le prêtre.

Le lendemain, le père Serge demanda pardon deson orgueil au supérieur et à toute la communauté. Mais, en mêmetemps, après une nuit passée en prière, il décida qu’il ne pouvaitplus rester en ce couvent et il écrivit à son ancien supérieur pourlui demander de retourner auprès de lui. Dans sa lettre, il disaitse sentir incapable de lutter seul, sans l’aide de son pèrespirituel. Il se confessait aussi de son péché d’orgueil. Lecourrier suivant lui apporta une réponse qui lui disait que sonorgueil était la cause de tout. Son père spirituel lui expliquaitque son accès de colère avait pour cause une insuffisantehumilité ; il s’était, disait-il, refusé d’accepter leshonneurs ecclésiastiques, non par esprit de piété, mais par fiertéhumaine. Ce qui revenait à dire : regardez-moi, je suis ainsiet n’ai besoin de rien.

– C’est à cause de cela, écrivait levieillard, que tu n’as pas pu supporter le procédé de tonsupérieur. Tu te disais : j’ai tout abandonné pour la gloirede Dieu, on me montre comme une bête. Si tu avais vraiment renié lagloire pour Dieu, tu aurais tout supporté. Je vois que l’orgueilprofane n’est pas encore mort en ton cœur. J’ai beaucoup songé àtoi, mon fils Serge, j’ai prié et voilà ce que Dieu m’a révélé. Àl’ermitage de Tambine vient de mourir l’ermite Hilarion. Il y avaitvécu dix-huit ans et le supérieur de cet ermitage me demande si jene connais pas quelqu’un qui voudrait l’habiter. Vas-y et demandeau père Païs qu’il te donne la cellule d’Hilarion. Non que tupuisses remplacer celui qui vient de mourir, mais tu as besoin desolitude afin que tu puisses y combattre ton péché. Que Dieu tebénisse !

Serge fit selon les recommandations duvieillard. Ayant montré sa lettre à son supérieur, il lui demandal’autorisation de partir. Après quoi, il fit don de ce qui luiappartenait au couvent et partit pour l’ermitage de Tambine.

Le supérieur de l’ermitage, un excellentadministrateur, issu de la classe des marchands, le reçutsimplement et lui donna la cellule d’Hilarion. C’était une grottecreusée dans le roc, elle servait aussi de sépulture au défuntHilarion. Dans le fond se trouvait le tombeau tandis que sur ledevant était un coin pour dormir, un lit avec une paillasse, unepetite table et un rayon supportant des icônes et des livres. Unautre rayon était fixé à l’extérieur de la porte et c’est là que,une fois par jour, un moine apportait la nourriture du couventvoisin.

Le père Serge devint ermite et reclus.

III

Depuis six années Serge habitait la celluled’Hilarion. Un jour de carnaval dans la ville voisine, une sociétéde gens riches et gais, hommes et femmes, venant de manger desblirsy [15] et bu du vin, décida une promenade entraîneau. Il y avait là deux avocats, un riche propriétaireterrien, un officier et quatre femmes. L’une d’elles était l’épousede l’officier, la seconde du propriétaire, la troisième, jeunefille, sœur de ce dernier tandis que la quatrième était unedivorcée très riche et très belle dont les excentricités étonnaientet parfois révoltaient la ville.

Le temps était splendide et la route platecomme un plancher. Au bout de dix verstes, on s’arrêta et tintconseil.

Fallait-il continuer ou retourner ?

– Où mène ce chemin ? demandaMme Makoskine, la divorcée.

– Il y a douze verstes d’ici à Tambine,répondit l’avocat qui lui faisait la cour.

– Et ensuite ?

– Ensuite on va à L… en traversant lecouvent.

– C’est là qu’habite le pèreSerge ?

– Oui.

– Kassatski, le bel ermite ?

– Oui.

– Mesdames, Messieurs, allons chezKassatski. Nous nous restaurerons et reposerons à Tambine.

– Mais nous n’aurons pas le temps derevenir à la ville pour la nuit.

– Ça ne fait rien ! Nous lapasserons chez Kassatski.

– Il est vrai qu’il y a une hôtellerie aucouvent et elle est excellente. J’y suis allé au moment où jedéfendais Makhine.

– Non, moi je veux coucher chezKassatski.

– Ah ! non, excusez ! Cela nesera pas possible malgré la toute-puissance de votre charme.

– Impossible. Parions !

– Ça va. Je parie n’importe quoi que vousne couchez pas chez lui.

– À discrétion.

– Bien entendu, vous aussi.

– Naturellement. Allons-y.

On offrit du vin aux postillons. On sortit unecaissette de gâteaux et des confitures. Et les damess’emmitouflèrent de blanches pelisses de peau de chien.

Après une discussion entre les postillons, quitous voulaient prendre la tête, un d’eux, tout jeune, fit claquerson fouet et partit dans un carillon de clochettes.

Les traîneaux étaient à peine secoués. Leschevaux de côté des troïkas couraient gaiement sur la routeluisante. Par moment ils dépassaient le trotteur du milieu. Lepostillon remuait joyeusement les rênes. L’avocat et l’officierassis en face de la divorcée plaisantaient, tandis queMme Makoskine, enveloppée de sa fourrure,songeait.

– Toujours la même chose et toujoursaussi stupide. Les mêmes visages brillants sentant le vin et letabac, les mêmes paroles, les mêmes pensées roulant autour de lamême turpitude. Ils sont tous contents et assurés qu’il faut vivreainsi. Ils pourront même mener cette vie jusqu’à la mort… Quant àmoi, je n’en puis plus… je m’ennuie… Il me faut quelque chose quiretournerait ma vie… Comme cette histoire de Zaratoff où ils sontpartis et où tous furent gelés… Que feraient-ils donc dans un telcas ? Quelle aurait été leur conduite ? Lâche bienentendu, chacun pour soi. Il est certain que, moi aussi, j’auraisété lâche. Mais aussi moi je suis belle et ils le savent. Et cemoine ? Est-ce possible que déjà il reste indifférent à toutcela ? Non, ce n’est pas vrai. Comme à l’automne avec ce jeunecadet ! Quel bel imbécile c’était !

– Ivan Nicolaïevitch ! appela-t-elleenfin.

– À vos ordres !

– Quel âge a-t-il ?

– Qui ?

– Kassatski.

– Quarante et plus, me semble-t-il.

– Reçoit-il tout le monde ?

– Tout le monde, mais pas toujours.

– Couvrez-moi les pieds. Pas comme cela.Ah ! que vous êtes maladroit ! Encore. Ce n’est pas lapeine de me frôler.

Ils arrivèrent ainsi à la forêt où se trouvela grotte. Elle descendit du traîneau et, malgré les objurgationsde ses compagnons, fâchée, elle leur ordonna de la laisser.

Seule avec sa fourrure de chien blanc, elletrottait le long du chemin dans la neige. L’avocat, qui lui aussiétait descendu, la regardait.

Le père Serge avait quarante-neuf ans. Sa vieétait pénible, non à cause du jeûne et de la prière, mais à causedes luttes intérieures sur lesquelles il n’avait pas compté. Il luifallait combattre le doute et le désir, et les deux ennemis sedressaient en même temps. Bien qu’il les considérât comme étantdeux, ils ne faisaient qu’un en réalité. La preuve en était que ledoute étant abattu, le désir disparaissait de lui-même. Mais ilpensait que c’étaient deux diables différents et il les provoquaiten combats isolés.

– Mon Dieu, mon Dieu, songeait-il,pourquoi ne me donnes-tu pas la foi ? Le désir ? Antoineet d’autres saints n’ont-ils pas lutté avec lui ? Mais la foi…Ils la possédaient, tandis que chez moi, des minutes, des heures,des jours entiers, elle m’abandonne ! Pourquoi le monde et saséduction, si ce n’est que péché et qu’il faille renier ?Pourquoi as-tu créé ces tentations ? Car n’est-ce pas unetentation si, désirant quitter les joies de ce monde, je me bâtisquelque chose là-bas où peut-être il n’y a rien.

Il se dit cela et soudain un immense dégoût delui-même s’empara de son être.

– Vermine ! Vermine ! et tuveux devenir saint !

Il se mit en prière. Mais à peine avait-ilcommencé qu’il se vit tel qu’il avait été autrefois au couvent avecsa robe, sa capuce et son grand air.

– Non, ce n’est pas cela. C’est unehypocrisie, et si je puis tromper les hommes, je n’arriverai jamaisni à tromper Dieu, ni à me tromper moi-même. Je ne suis pas unhomme majestueux, mais je suis pitoyable et ridicule.

Et, relevant les plis de son froc de moine, ilcontempla en souriant ses maigres et pitoyables jambes.

Et il se remit à prier, à se signer et à seprosterner.

– Ce lit deviendra-t-il moncercueil ? disait-il, cependant que quelques voix diaboliqueslui chuchotaient à l’oreille : « Le lit solitaire est uncercueil. Mensonge ! »

Et son imagination lui montra les épaules dela veuve qui avait été sa maîtresse. Il se secoua et continua salecture.

Ayant terminé avec les« Règlements », il prit l’Évangile, l’ouvrit et ses yeuxtombèrent sur un passage qu’il connaissait presque par cœur etqu’il répétait souvent.

– Je crois, mon Dieu, aidez, secourez monmanque de foi !

Il rejeta les doutes qui lui venaient. Commeon place un objet vacillant pour lui donner un équilibre stable, demême il redressa sa foi et, s’écartant doucement, comme pour nepoint l’ébranler, il recula. Un peu de calme revint ; et il semit à répéter sa prière d’enfant : « Mon Dieu,prenez-moi, prenez-moi ! » Et se sentant non seulementléger, mais heureux et attendri, il se signa et s’étendit sur lebanc étroit, son froc d’été plié sous sa tête…

Dans son sommeil léger, il lui sembla entendredes clochettes. Il ne savait pas si c’était en un rêve ou dans laréalité. Soudain, on heurta la porte et il s’éveilla tout à fait.Il n’en crut pas ses oreilles, mais le bruit se répéta tout proche,et, derrière la porte, il entendit une voix de femme.

– Mon Dieu, est-ce donc vrai ce que j’ailu dans la Vie des Saints ? Le Diable peut-il s’incarner enune femme ? Car, en vérité, c’est bien une voix féminine,douce, timide et tendre.

« Pfut ! cracha-t-il.

« Non, c’est une illusion », sedit-il, s’approchant du coin où, devant les icônes, brillait unepetite lampe. Il s’agenouilla d’un geste familier ; cemouvement seul lui procurait toujours plaisir et consolation.Courbé en deux, ses cheveux retombant sur son visage, il heurta deson front le plancher humide et froid, à travers les fentes duquelun peu d’air passait.

… Il continua le psaume qui, selon lepère Pimen, écartait les maléfices. Il dressa son corps léger etamaigri sur ses jambes nerveuses et voulut continuer sa lecture,cependant que, malgré lui, il prêtait l’oreille. Il voulutentendre. Mais tout était silencieux. Seules, les gouttes tombaientdu toit dans le petit récipient placé à l’angle de la maison.Dehors, c’était le brouillard qui rongeait la neige et c’était uncalme, un calme !

Et soudain, près de la fenêtre, une voixdistincte, douce, timide, une voix qui ne pouvait appartenir qu’àune femme charmante, murmura :

– Laissez-moi entrer, au nom duChrist.

Il sembla au père Serge que tout son sangaffluait à son cœur et s’y arrêtait. Il ne put respirer. « Quele Seigneur ressuscite et que ses ennemis soientdispersés. »

– Mais je ne suis pas le diable. Et onentendit que la bouche qui disait cela souriait. Je ne suis pas lediable, je suis simplement une pécheresse perdue, non au figuré,mais très réellement.

Elle se mit à rire.

– Je suis gelée et je vous demandeabri.

Il s’approcha de la vitre, où se reflétait lapetite lampe et les mains encadrant sa figure, il regarda. Lebrouillard, les ténèbres et, là-bas, à droite, elle. Oui, elle. Unefemme vêtue d’une pelisse à longs poils se penchait vers lui, sonvisage tout apeuré semblait bon et beau parmi les cheveux blondsque coiffait un bonnet de fourrure. Leurs yeux se rencontrèrent etse reconnurent. Non qu’ils se fussent déjà rencontrés ; maisdans le regard qu’ils échangèrent, ils comprirent qu’ils seconnaissaient et se comprenaient mutuellement. Après ce regard,était-il encore possible de penser qu’on n’avait pas devant soi unefemme blonde, douce et timide, tout le contraire d’undiable ?

– Qui êtes-vous ? Que mevoulez-vous ? demanda-t-il.

– Mais ouvrez donc ! cria-t-elled’un ton capricieux et autoritaire. Je suis gelée, vous dis-je, etje suis égarée.

– Mais je suis moine, ermite.

– Cela ne vous empêche pas d’ouvrir laporte ! Voulez-vous donc que je gèle devant votre fenêtrependant que vous allez prier ?

– Mais…

– Je ne veux pas vous manger, j’espère.Laissez-moi entrer, au nom de Dieu ! Je suis gelée, vousdis-je.

Elle commençait à avoir peur et sa dernièrephrase fut dite d’une voix pleine de sanglots. Serge quitta lafenêtre et regarda l’icône sur laquelle était le Christ couronnéd’épines.

– Seigneur, aidez-moi, Seigneur,aidez-moi, dit-il en se pliant en deux.

Puis il approcha de la porte, pénétra dansl’entrée et souleva le loquet.

Des pas firent craquer la neige. C’est ellequi approchait.

– Oh ! cria-t-elle soudain.

Il avait compris que son pied avait glissédans une flaque qui stagnait devant le seuil. Les mains de l’ermitetremblaient au point de ne pouvoir soulever le loquet.

– Mais qu’avez-vous donc ?Laissez-moi entrer ! Pendant que je me gèle, vous songez ausalut de votre âme.

Il poussa la porte et, n’ayant pas biencalculé son mouvement, bouscula quelque peu l’étrangère.

– Pardon, dit-il soudain, se rappelantinconsciemment ses anciennes habitudes mondaines.

Elle sourit en entendant ce« pardon ! ».

« Il n’est pas si terrible »,songea-t-elle.

– Il n’y a pas de mal, c’est à vous de mepardonner, dit-elle en passant auprès de lui. Je n’aurais jamaisosé sans ce cas de force majeure.

– Entrez, s’il vous plaît, dit-il.

Et l’odeur oubliée des parfums lui caressaitles narines. Il ferma la porte extérieure sans remettre le verrouet pénétra dans l’entrée, puis dans la chambre.

– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu,ayez pitié du pauvre pécheur. Seigneur, ayez pitié du pauvrepécheur que je suis, répétait-il sans arrêt, non seulement enlui-même, mais aussi des lèvres qui tremblaient convulsivement.

– Veuillez…, murmura-t-il.

Debout au milieu de la chambre, elle lecontemplait de ses yeux rieurs.

– Pardonnez-moi d’avoir troublé votresolitude, mais voyez dans quelle situation je me trouve. Vouscomprenez, nous avions quitté la ville pour faire une promenade entraîneau, et j’ai fait le pari de retourner à pied de Vorobiebvkajusqu’à la ville. C’est ainsi qu’ayant perdu mon chemin, je suisarrivée jusqu’à votre grotte.

Elle avait commencé à mentir, mais la figurede l’ermite la troublait tant qu’elle ne put continuer et se tut.Elle ne s’attendait pas à le voir ainsi. Il n’était pas d’unebeauté telle qu’elle se l’était imaginée, mais il lui semblaitcependant bien beau. Ses cheveux et sa barbe parsemés de filsd’argent, un nez mince et régulier et ses yeux de braise ardente lafrappaient.

Il voyait qu’elle mentait. Il la regarda etaussitôt baissa les yeux.

– Oui, oui, dit-il. Je passerai par làpendant que vous allez vous installer.

Décrochant la petite lampe, il alluma unebougie et, saluant très profondément la femme étonnée, il entradans un petit réduit et elle l’entendit remuer quelque chosederrière la cloison.

– Il a peur de moi et doit s’enfermer,songea-t-elle en souriant.

Sa pelisse blanche enlevée, elle défit lefichu qui tenait son bonnet. Elle n’était pas du tout trempée,comme elle le disait. Ce n’avait été qu’un prétexte pour pouvoirentrer, mais à la porte elle avait marché dans la flaque, et sonpied gauche était mouillé jusqu’au mollet et sa bottine pleined’eau. Elle s’assit donc sur la planche recouverte d’un misérabletapis qui servait de couchette à l’ermite et se mit à se déchaussertout en contemplant la cellule, qui lui parut admirable.

Étroite, trois mètres de large et quatre delong environ, elle était propre comme un verre. Comme meuble, iln’y avait que cette sorte de lit sur lequel elle était assise etau-dessus un rayon supportant des livres. Un prie-Dieu surmontéd’une image du Christ éclairée par la petite lampe occupait uncoin, tandis que, près de la porte, une pelisse et un froc étaientsuspendus à des clous. Une odeur étrange planait, un mélanged’huile, de sueur et de terre. Tout lui plaisait, même cetteodeur.

Ses pieds mouillés inquiétaient la jeunefemme, particulièrement le gauche. Elle continua à délacer seschaussures tout en se réjouissant d’avoir atteint son but etd’avoir pu troubler cet homme étrange et beau.

– Père Serge, père Serge ! c’estainsi qu’on vous appelle, je crois ? cria-t-elle.

– Que désirez-vous ? demanda unevoix calme.

– Excusez-moi, je vous en prie, d’avoirtroublé votre solitude. Mais je vous assure que je ne pouvais faireautrement et maintenant encore je suis toute trempée et mes piedssont comme de la glace.

– Excusez-moi, dit la voix, mais je n’ysuis pour rien.

– Pour rien au monde, je ne vousdérangerai. Je resterai seulement jusqu’à l’aube.

Et elle entendit un chuchotement.

Toujours pas de réponse et, seule derrière lacloison, le chuchottement continuait.

« Oui, c’est un homme »,songea la jeune femme, cherchant à retirer sa bottine pleined’eau.

N’arrivant à aucun résultat, l’aventure luiparut drôle. Elle riait tout doucement, mais sachant qu’il pourraitentendre et que son rire pouvait agir sur lui dans le sens désiré,elle l’exagéra. Et les éclats gais, naturels et bons retentirentdans la petite pièce, agissant exactement comme elle l’avaitprévu.

– Oui, on peut aimer un homme pareil. Sesyeux et ce visage si simple et si noble et, malgré toutes lesprières, si passionné. On ne nous trompe pas, nous autres femmes.Je l’ai déjà compris quand il s’approcha de la vitre. Il m’avaitvue, comprise et connue. Quelque chose brilla dans ses yeux, ilm’aima alors et me désira.

Étant enfin parvenue à retirer sa bottine,elle voulut faire de même de son bas. Mais, pour cela, il auraitfallu soulever les jupes. Elle eut honte.

– N’entrez pas ! cria-t-elle.

Aucune réponse ne vint interrompre lechuchottement égal.

« Il prie, pensa-t-elle ; mais, enmême temps, il pense à moi comme je pense à lui. Il pense à mespieds.

Elle retira ses bas mouillés et ses pieds nusvinrent se blottir sur la couche. Elle resta ainsi quelque temps,les mains sur les genoux et, toute songeuse, regardant devant elle.« C’est un désert, un silence… Et personne ne sauraitjamais… »

Elle se leva, et ses bas suspendus près dupoêle, elle retourna sur la couchette, posant avec précaution sespieds nus sur le sol.

Derrière la cloison tout était silence. Lamontre minuscule qui pendait à son cou marquait deux heures. Il nerestait plus qu’une heure, car ses compagnons avaient promis devenir la chercher vers les trois heures.

– Je vais donc rester ici toute seule.C’est inconcevable. Je ne veux pas. Je vais l’appeler.

Elle se mit à crier :

– Père Serge, père Serge ! SergeDimitrievitch ! Prince Kassatski !

Rien ne remua derrière la cloison.

– Écoutez-moi, c’est cruel ce que vousfaites là. Je ne vous aurais pas appelé si je n’avais pas besoin devous. Je suis malade et ne sais ce que j’ai, disait-elle d’une voixplaintive. Oh, oh ! gémit-elle, tombant de tout son long surla couchette.

Chose étrange, elle se sentait réellementdéfaillir. Elle souffrait de partout, un tremblement fiévreuxl’agitait.

– Écoutez ! Secourez-moi ! Jene sais pas ce que j’ai ! Oh ! oh !

D’un geste rapide, elle dégrafa sa robe,découvrit sa poitrine et jeta en arrière ses bras nus.

Pendant ce temps, l’ermite se tenait enprière. Toutes ses oraisons épuisées, il regardait fixement devantlui et, cherchant à inventer une prière, il répétaitmentalement : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, ayez pitiéde moi ! »

Mais il avait tout entendu : lebruissement de la robe de soie qui tombait ; les pas légersdes pieds nus sur le plancher ; le frottement de la main surla jambe. Se sentant faible et prêt à défaillir à chaque moment, ilne cessait de prier. C’était quelque chose comme cette histoire duhéros de légende qui devait avancer sans se retourner. Lui aussientendait, sentait que le danger, la perte était ici au-dessus delui, tout autour de lui, et qu’il ne pourrait se sauver qu’àcondition de ne pas accorder un regard. Mais le désir l’ayantsoudain envahi, il entendit la femme qui disait :

– Écoutez, c’est inhumain ce que vousfaites. Je puis mourir.

– Oui, j’irai, se dit-il, mais j’iraicomme ce père de l’Église qui, une main sur la tête de lapécheresse, gardait l’autre au-dessus du feu.

Et aussitôt il se souvint qu’il n’avait pas defoyer ardent et qu’il n’y avait que la petite lampe.

Le doigt placé sur la flamme, il s’apprêtait àsouffrir. La souffrance, pourtant, semblait nulle quand, soudain,il fronça les sourcils et, retirant sa main, la secoua.

– Non, je puis le faire.

– Au nom du Seigneur, venez m’aider, jemeurs. Oh !

– Alors, c’est à moi d’être perdu.Oh ! non !

Il ouvrit la porte et, sans la regarder, passadans l’entrée.

– Je viens tout de suite, dit-il.

Dans les ténèbres, il tâtonna, trouva lebillot sur lequel il coupait le bois, prit la hache appuyée aumur.

– De suite, dit-il.

La hache dans sa main droite, Serge plaça sonindex gauche sur le billot et, d’un coup asséné sur la secondephalange, la trancha. Le doigt partit plus facilement que nepartaient les branches de la même épaisseur. Il sauta, tombad’abord sur le bord du billot, puis ensuite par terre.

Le bruit parvint à ses oreilles avant mêmequ’il eût perçu la douleur. Il eut même le temps de s’étonner deson absence avant que de la ressentir et de voir un jet de sanginonder le billot. Vivement, de sa robe, il enveloppa le membremutilé et, entrant dans la chambre, s’arrêta devant la femme.

– Que désirez-vous ? demanda-t-il,les yeux baissés.

Elle jeta un regard sur son visage pâli dontla joue gauche tremblait, et elle eut honte. Maintenant debout,saisissant sa pelisse, elle s’emmitoufla.

– J’avais mal… Un refroidissement… Je…Je…, Père Serge…

Les yeux de l’ermite, tout brillants d’unelueur joyeuse, se fixaient sur elle.

– Chère sœur, pourquoi as-tu voulu perdremon âme immortelle ? Les tentations doivent entrer dans lemonde ; mais malheur à qui les provoque. Prie Dieu pour qu’ilnous pardonne.

Tout yeux et tout oreilles, elle entenditsoudain des gouttes tomber sur le plancher. Un regard rapide luimontra le sang qui coulait au long de la robe de l’ermite.

– Qu’avez-vous fait à votremain ?

Elle se souvint du bruit qu’elle avait entenduet, saisissant la veilleuse, elle courut vers l’entrée. Le doigtsanglant gisait à terre. Plus pâle que l’ermite, elle revint pourlui parler, mais déjà il était entré dans le réduit, fermant laporte derrière lui.

– Que dois-je faire pour racheter monpéché ? demanda-t-elle.

– Va-t-en !

– Laissez-moi soigner votre main,demanda-t-elle.

– Va-t-en !

Hâtivement et silencieusement elle revêtit sapelisse et attendit. Des clochettes résonnèrent dehors.

– Pardonnez-moi, père Serge.

– Va-t-en, Dieu te pardonnera.

– Père Serge, je changerai ma façon devivre, ne m’abandonnez pas.

– Va-t-en !

– Pardonnez-moi et bénissez-moi.

Derrière la cloison, la voix de l’ermiteretentit encore une fois.

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, va-t-en !

Sanglotant, elle sortit de la grotte. L’avocatarrivait à sa rencontre.

– J’ai perdu ! Il n’y a rien àfaire ! Où allez-vous vous mettre ?

Elle s’assit dans le traîneau et ne dit mot detoute la route.

*

**

Un an après, la jeune femme prit le voile dansun monastère et vécut d’une vie sévère sous la direction del’ermite Arsène qui, de temps en temps, lui écrivait.

Le père Serge continua à vivre dans sonermitage. Et sa vie devenait de plus en plus sévère.

D’abord, il avait accepté tout ce qu’on luiapportait : du thé, du sucre, du pain blanc, du lait, desvêtements et du bois de chauffage.

Mais, plus le temps avançait, plus les règlesqu’il établissait pour lui-même devenaient rigoureuses. Il arrivaainsi à n’accepter du pain noir qu’une fois par semaine,distribuant aux pauvres tout le surplus. Toute son existence sepassait maintenant en prières dans sa cellule ou en entretienspieux avec les visiteurs dont le nombre s’accroissait chaquejour.

Après l’incident avec la Makovskine, saconversion et son entrée au couvent, la gloire du père Serges’était étendue au loin.

Cette gloire, comme toujours, exagérait sesexploits. Aussi venait-on de tous côtés pour lui amener desmalades, en affirmant qu’il pouvait les guérir.

Sa première guérison miraculeuse advint dansla huitième année de sa réclusion. Ce fut un garçon de quatorze ansamené par sa mère. Il imposa les mains sur la tête de l’enfant. Iln’avait jamais supposé qu’il pouvait guérir les malades. C’eût étépour lui un péché d’orgueil. Mais la mère ne cessait de lesupplier, se traînant à ses pieds, au nom du Christ, invoquantd’autres guérisons. Aux paroles du père Serge répondant que seulDieu pouvait guérir, elle ne répétait qu’une chose : que sesmains fussent imposées sur la tête de l’enfant.

L’ermite refusa cependant et se retira dans sacellule. Mais le lendemain, sortant pour chercher de l’eau, ilretrouva la même femme et son enfant, garçonnet pâle et maladif. Laparabole du juge injuste lui vint à l’esprit. Il n’avait pas eu dedoute pour le refus, mais maintenant ce doute le torturait :il se mit donc en prière jusqu’à ce qu’une décision s’imposât à sonâme. Cette révélation disait que le désir de la femme devait êtreexaucé ; quant à lui, il n’était qu’un humble outil dans lamain de Dieu. Et aussitôt le père Serge sortit pour accomplir ledésir de la femme.

Un mois après, il reçut des nouvelles du petitgarçon. Il était guéri et la gloire de l’ermite s’étendit dans toutle gouvernement. Depuis ce jour, il n’était pas une semaine sansvisite. Les malades arrivaient très nombreux et ayant accordé auxuns, il ne pouvait refuser aux autres. Il priait, imposait sa main,et nombreuses furent les guérisons.

C’est ainsi qu’après sept ans de séjour aucouvent passèrent treize nouvelles années de réclusion. Le pèreSerge semblait un vieillard. La barbe était grise et longue, maisses cheveux, bien que rares, étaient encore noirs et crépus.

IV

Depuis plusieurs semaines, l’ermite vivaitavec une pensée qui ne le quittait plus. Était-ce juste d’acceptercette situation dans laquelle il s’était trouvé, non par sa propreinitiative, mais par celle du supérieur et de l’archimandrite. Cesdoutes étaient venus dès la première guérison, celle de l’enfant.Et depuis, de jour en jour, il savait que sa vie extérieure sedéveloppait au détriment de sa vie intérieure. On eût dit qu’on leretournait.

Serge voyait qu’il était devenu un moyen pourattirer au couvent visiteurs et donateurs. Il constatait que lesautorités monacales le plaçaient dans des conditions tellesqu’elles favorisaient un rendement utilitaire. Par exemple, on nelui donnait plus les moyens de travailler, en lui demandant, parcontre, de ne pas épargner ses bénédictions aux visiteurs quivenaient le trouver.

On fixa donc les jours de réception et onconstruisit une salle à cette seule fin. Les femmes qui seprécipitaient à ses pieds étaient contenues par une barrière afinqu’elles ne s’approchassent point trop près de lui.

On lui disait aussi qu’il était indispensableaux hommes et qu’en servant la loi du Christ, la loi de l’amour, ilne pouvait se refuser à leur désir de le voir, car cet éloignementserait une cruauté.

Tout en reconnaissant le bien-fondé de sesobservations, il sentait cependant que la source d’eau vive quiétait en lui se tarissait de plus en plus et que tous ses actesétaient plutôt pour les hommes que pour. Dieu. Enseignait-il lesvisiteurs, les bénissait-il simplement, priait-il pour les malades,donnait-il des conseils sur leur façon de vivre, recevait-il desremerciements de ceux qu’il avait guéris ou simplement mis sur lebon chemin, toujours et chaque fois il lui était impossible de nepas se réjouir, de ne pas s’inquiéter des résultats de sonactivité, de son influence sur les hommes. Il avait pensé jadisêtre une lumière vive, mais plus il vivait, plus il sentaitl’atténuation de la divine lumière de la vérité qui était enlui.

« Dans ce que je fais, quelle est la partde Dieu et celle des hommes ? » Telle était la questionqui le torturait et à laquelle il ne pouvait ou plutôt ne voulaitpas se décider à répondre. Il sentait aussi que le Malin avaitremplacé son activité divine par une activité humaine. Tout ens’avouant la peine et la fatigue dont l’accablaient ses visiteurs,au fond du cœur il s’en réjouissait cependant, heureux qu’il étaitdes louanges qu’on lui prodiguait.

Il fut même un temps où il avait décidé departir, de se cacher. Il avait tout préparé pour ce faire. Ayantdit au supérieur qu’il avait besoin de quelques vêtements pourdistribuer aux pauvres, il dissimula ces vêtements dans sa cellule.Puis il se mit à préparer son plan : il allait s’habiller,couper ses cheveux et partir. Il prendrait d’abord le train, qui leconduirait à trois cents verstes de là. Puis il descendrait etirait visiter les villages.

Autrefois, il avait recueilli desrenseignements : auprès d’un vieux soldat vagabond. Celui-cilui avait dit où il fallait aller pour être bien reçu. Le pèreSerge voulut suivre ces indications. Et une nuit même, il revêtitla vieille défroque paysanne et déjà se disposait à partir, quandl’indécision le saisit soudain, et il resta. Depuis ce temps, lesvêtements de moujick lui rappelaient ses pensées et ses sentimentspassés.

Le nombre des visiteurs devenait plusimportant de jour en jour. En revanche, le temps dont il disposaitpour la prière et la méditation diminuait. Parfois, il songeaitqu’il était semblable à un coin de terre où, jadis, aurait jailliune source.

« Il y avait une faible source d’eau vivequi coulait en moi. C’était une vie véritable, quand, pour metenter, elle vint. (Il voulait dire la mère Agnès dont le souvenir,le souvenir de cette nuit de paroxysme, le plongeait en extase.)Elle but de cette eau claire, mais depuis ce temps-là les assoiffésarrivent, se bousculent et se repoussent les uns les autres. Etc’est ainsi qu’ils la tarissent et la transforment enboue. »

Il songeait ainsi dans ses meilleurs instants,mais son état habituel était la fatigue et l’apitoiement devant sapropre fatigue.

On était au printemps, la veille desRogations. Le père Serge servait un salut dans la petite chapellequ’on avait érigée dans sa grotte. Les fidèles, au nombre d’unevingtaine, l’emplissaient jusqu’à l’entrée. Ce n’étaient queseigneurs et marchands. Car bien que le père Serge reçût tout lemonde, le moine du couvent faisait un choix. Une foule de moujiks,de pèlerins et de femmes se pressaient dehors en attendantl’apparition de l’ermite dont ils espéraient la bénédiction. Lesaint homme officiait et, quand il sortit, se dirigeant vers letombeau de son prédécesseur, le bienheureux Hilarion, pour lesaluer, il vacilla et serait tombé si le moine et un marchand quilui avaient servi de diacres ne l’eussent soutenu.

– Qu’avez-vous, petit père ?Qu’avez-vous, Père Serge ? Mon Dieu ! vous êtes devenublanc comme un linge !

L’ermite, bien que remis de son malaise, maisencore très pâle, repoussa doucement les deux hommes qui lesoutenaient et se remit à chanter. Le père Séraphin, le diacre, leschantres et Mme Sophie Ivanovna qui, habitant dans levoisinage, s’était dévouée au service du père Serge, luidemandèrent d’interrompre l’office.

– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il,souriant à peine dans sa barbe.

« C’est ainsi que font les saints »,se dit-il en lui-même.

– Ange divin, saint homme !entendit-il derrière lui. C’était la voix de Sophie Ivanovna etcelle du marchand qui l’avait soutenu.

Mais, n’écoutant pas les objurgations, ilcontinua l’office et tous, en se pressant, passèrent par lesétroits corridors pour arriver à la petite chapelle.

Le service terminé, le père Serge bénit lesassistants et vint s’asseoir sur un banc au pied de l’orme qui setrouvait à l’entrée de la grotte. Il sentait qu’il avait besoin dese reposer, de respirer l’air pur. Mais, dès sa sortie, la fouledes pèlerins se précipita vers lui, quémandant les bénédictions,les conseils et l’aide morale. Il y avait là de ces femmes quihantent sans cesse les lieux de pèlerinage et qui s’attendrissentdevant chaque sanctuaire. L’ermite connaissait ce type froid,conventionnel, sans vraie religion. Il y avait aussi des pèlerins,la plupart anciens soldats, ayant perdu l’habitude de la viesédentaire, des vieillards misérables et ivrognes qui errent d’uncouvent à l’autre pour y trouver quelque nourriture. Il y avaitencore des paysans et des paysannes ne voulant égoïstement que laguérison ou la solution des problèmes des plus terre à terre :le mariage d’une fille, la location d’une boutique, l’achat d’uneterre ou la rémission du péché d’adultère. Il connaissait celadepuis longtemps et ne s’y intéressait que peu ; il savaitqu’il n’apprendrait rien de nouveau, que tous ces visages neprovoqueraient chez lui aucun sentiment de piété, mais il aimait àvoir cette foule, car il savait qu’il leur était indispensable parses bénédictions et ses paroles. C’était une charge, mais cependantagréable. Le père Séraphin ayant voulu les chasser en disant que lepère Serge était fatigué, il se souvint des paroles del’Évangile : « Laissez venir à moi les petitsenfants », s’attendrit à ce souvenir et demanda qu’on leslaissât approcher.

Il se leva, alla vers la barrière derrièrelaquelle ils se pressaient, les bénit et, de sa voix dont lafaiblesse l’émouvait lui-même, répondit à leurs questions. Mais,malgré sa meilleure volonté, il ne put leur répondre à tous. Il eutun éblouissement, vacilla et se retint à la barrière. Le sangaffluait à la tête, il pâlit, puis à nouveau devint rouge.

– À demain, donc ! Je n’en puis plusaujourd’hui, dit-il, se dirigeant vers la banquette, soutenu par lemarchand qui avait pris son bras.

– Père, cria-t-on dans la foule, petitpère, ne nous abandonne pas. Nous serions perdus sanstoi !

Le marchand, qui venait de faire asseoir lepère Serge sous l’orme, prit sur lui de faire la police ets’employa activement à chasser les importuns. Il est vrai qu’ilparlait à voix basse et que le père Serge ne pouvait l’entendre,mais ses paroles étaient fermes et même coléreuses.

– Fichez-moi le camp ! Il vous abénis, que voulez-vous encore ? Partez ou je vous casse lafigure. Allons, allons. Toi là-bas, la tante, avec ton mouchoirsale, allons, va-t-en ! Où veux-tu aller ? On t’a dit quec’était fini. Demain, à la volonté de Dieu, mais aujourd’hui, ilfaut partir.

La vieille femme insistait.

– Oh ! petit père, laissez-moiseulement contempler d’un œil son saint visage.

– Je vais te contempler, moi, attends unpeu !

Ayant remarqué que le marchand agissaitsévèrement, le père Serge dit à son frère-lai qu’on ne devait paschasser le peuple. Il savait bien que, malgré tout, ils seraientchassés, mais il intervenait pour faire une bonne impression.

– Bien, bien répondit le marchand. Je neles chasse pas, je leur explique. Sans pitié, ils sont capablesd’achever un homme qui ne pense qu’à eux. Allons !allez-vous-en ! Demain !

Et il chassa tout le monde.

Le marchand faisait du zèle, car il aimaitl’ordre et se plaisait à avoir de l’autorité sur le menu peuple, àle bousculer, et surtout parce que le père Serge lui étaitnécessaire. Il était veuf et il avait conduit ici, à quatorze centsverstes, sa fille unique toujours malade et qui ne pouvait semarier, afin qu’elle fût guérie par l’ermite. Depuis deux ans, onl’avait soignée vainement en différents endroits. D’abord dans uneclinique d’une ville universitaire, puis chez un moujik rebouteux,dans le gouvernement de Samara.

Le marchand tomba de nouveau à genoux etjoignit les mains. Le père Serge songea combien difficile était sonrôle et avec quelle humilité il le supportait. Puis, après un courtsilence, il soupira lourdement :

– Bien, amenez-la ce soir. Je prieraipour elle, car maintenant je suis fatigué.

Le marchand sortit sur la pointe des pieds,ses chaussures craquant encore davantage, et l’ermite restaseul.

Sa vie entière était comblée de services et devisites. Mais cette journée avait été particulièrement pénible. Unhaut fonctionnaire était venu dans la matinée pour causerlonguement avec lui. Après cela vint une femme, en compagnie de sonfils, un jeune professeur, qu’elle avait conduit au père Serge pourla conversion possible. La conversation avait été désagréable. Ilétait évident que le jeune homme, ne voulant pas discuter avec lemoine, faisait semblant d’être du même avis. Mais le Père Sergevoyait que, malgré son athéisme, son visiteur était parfaitementheureux. Il était tranquille et calme. Aussi se souvenait-il de cetentretien avec un mécontentement visible.

– Voulez-vous manger, petit père ?demanda le frère-lai.

Le frère se retira dans la petite cellulevoisine et le Père Serge resta seul.

Le temps était passé depuis longtemps où lePère Serge, vivant seul, se nourrissait uniquement d’un peu depain. On lui avait démontré qu’il n’avait pas le droit decompromettre sa santé et on le nourrissait maintenant d’alimentsmaigres, mais sains. Il n’en mangeait pas beaucoup, mais encomparaison plus qu’avant, souvent avec un plaisir particulier, etnon comme avant, avec répulsion et avec cette conscience du péchépossible qui l’avait hanté. Il en fut de même ce jour-là ; ilmangea du gruau d’avoine, un demi-pain blanc et but une tasse dethé.

Puis, le frère parti, l’ermite resta seul sousl’orme. C’était une belle soirée de mai. Les jeunes feuillescouvraient à peine les trembles, les bouleaux, les ormes et leschênes. Les taillis de sureaux étaient en fleurs et le rossignol,dans le bois, alternait avec deux ou trois autres qui se tenaientsans doute dans les buissons du bord de la rivière. Un chantlointain, celui des ouvriers qui revenaient des champs, arrivaitjusqu’à lui.

Le soleil venait de se coucher derrière laforêt et lançait ses rayons brisés à travers la verdure. Tout cecôté était d’un vert tendre, tandis que l’autre, où était l’orme,s’assombrissait. Les hannetons voletaient, se heurtaient ettombaient.

Le Père Serge faisait sa prière mentale :« Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de nous. » Puisil se prit à réciter un psaume au milieu duquel il s’arrêta, car unmoineau hardi arrivait soudainement près de lui et, piaillant,sautilla devant lui. Effrayé par on ne sait quoi, il s’envola etl’ermite reprit sa prière dans laquelle il parlait de renoncement.Il se pressait de la terminer pour faire venir le marchand et safille malade, à laquelle il commençait à porter intérêt. C’étaitune distraction, des figures nouvelles, ce père et sa fille qui leconsidéraient comme un saint dont la prière est toujours exaucée.Bien qu’il s’en récusât au fond de lui-même, il se considéraitcomme tel.

Il lui arrivait parfois de s’étonner que lui,Stéphane Kassatski fût devenu un saint capable de miracles, car ilne doutait pas de son pouvoir. Il ne pouvait ne pas croire auxmiracles, car il les avait vus lui-même, depuis celui du petitgarçon rachitique, jusqu’à la vieille à laquelle ses prièresavaient rendu la vue. Si étrange que cela parût, c’était ainsi. Lafille du marchand l’intéressait parce que c’était nouveau, qu’elleavait foi en lui et encore parce qu’il lui fallait essayer sur elleson pouvoir, ce qui allait encore augmenter sa renommée.

« On fait des milliers de verstes pourvenir me voir. On parle de moi dans les journaux, le souverain meconnaît et même l’Europe mécréante », songea-t-il.

Et, soudain, il eut honte de son orgueil et seremit à prier.

« Seigneur, Roi du Ciel, Consolateurdivin, âme de la vérité, venez et descendez en moi. Purifiez-moi detout mal et sauvez mon âme. Purifiez-moi de l’abject orgueil humainqui me domine », répéta-t-il en se rappelant combien de foiset combien en vain il avait prié de la sorte.

Sa prière faisait des miracles pour lesautres, mais lui-même n’était jamais parvenu à recevoir de Dieu lalibération de cette misérable passion.

Il songea aux oraisons d’autrefois, alors quele Tout-Puissant semblait avoir accueilli ses suppliques.

Il était pur alors et avait eu le courage dese trancher un doigt. À ce souvenir, l’ermite contempla le tronçonrétréci du membre mutilé et, le portant à ses lèvres, le baisa. Illui sembla alors qu’il avait été humble et que l’amour divin avaitrésidé en lui. Il se rappela avec quelle tendresse il avaitaccueilli un vieillard, ce soldat ivre qui lui demandait del’argent, et elle, la jeune femme…

Et maintenant ? Il se demandait s’ilaimait quelqu’un ? Sophie Ivanovna, le père Sérapan ?Avait-il ressenti de l’amour pour ceux qu’il avait vus cejour-là ? Pour ce jeune savant, avec lequel il s’étaitentretenu en pensant uniquement à montrer sa sagesse et combien ilétait au courant de la science contemporaine ? Il constataaussi qu’ayant besoin de l’amour des autres, lui-même n’aimaitpersonne…

Il n’y avait en lui ni amour, ni humilité.

Il avait été heureux d’apprendre que la filledu marchand n’eût que vingt-deux ans et maintenant il étaitimpatient de la savoir jolie et pleine de charme féminin.

– Est-il possible que je sois tombé sibas ? songea-t-il en joignant les mains.

Les rossignols répandaient leur chant dans lapénombre. Un insecte grimpa le long de sa nuque.

– Mon Dieu, aidez-moi, soupira-t-il.

Puis le doute revint.

« Existe-t-il en réalité ? Je frappeà une porte fermée de l’intérieur. Le cadenas est pendu au dehorset j’aurais dû le voir. Ce cadenas, c’est le rossignol, la nature…Ce jeune homme avait peut-être raison.

Et il pria longuement jusqu’à ce que sespensées fussent disparues et qu’il se fût senti rassuré et calmé.Il tira alors la sonnette et dit au frère accouru d’amener lemarchand et sa fille.

Le couple arriva et aussitôt le père se retiraen laissant sa fille dans la cellule.

C’était une blonde, très pâle, très douce, àla figure enfantine et aux formes attrayantes. Il l’avait bénie àson arrivée et demeura terrifié de la façon dont il regardait, soncorps, au moment où elle avait passé devant lui. Il avait lu surson visage qu’elle était très sensuelle et faible d’esprit.

Quand le Père Serge rentra dans sa cellule,elle se leva du tabouret sur lequel elle était assise.

– Je veux aller chez papa, dit-elle.

– Ne crains rien, dit-il. Où as-tumal ?

– J’ai mal partout, répondit-elle, sonvisage s’éclairant d’un sourire.

– Prie et tu seras guérie.

– Pourquoi prier ? J’ai prié et çane sert à rien. C’est à vous de prier et d’imposer vos mains surmoi. Je vous ai vu dans mon rêve.

– Comment m’as-tu vu ?

– Vous m’avez mis votre main sur lapoitrine.

Elle prit sa main et la serra contre sesseins.

– Comment t’appelles-tu ?

Il tremblait de tout son corps et, se sachantvaincu, il comprit que le désir dépassait sa volonté.

– Marie. Et alors ?

Elle prit sa main, la baisa et de l’autre ellele prit à la taille, se pressant contre lui.

– Qu’as-tu ? murmura l’ermite.Marie, tu es le diable…

– Oh !… ce n’est rien.

Et, s’asseyant près de lui sur le lit, elle leprit dans ses bras.

À l’aube il sortit.

– Est-il possible que ce soitarrivé ? Le père viendra et elle lui dira tout. Elle est lediable. Mais que vais-je faire, moi ? Voilà la hache aveclaquelle je me suis coupé le doigt.

Il prit l’instrument et alla vers lacellule.

Le frère-lai le rencontra.

– Voulez-vous que je coupe dubois ?

Le Père Serge lui remit la hache et entra dansla grotte. Allongée sur la couchette, elle dormait et il lacontempla un instant avec effroi. Puis, ayant ôté son froc, ilendossa le vêtement de paysan, coupa ses cheveux, sortit et prit lechemin qui menait au fleuve.

La route longeait le bord de l’eau. Il lasuivit jusqu’au déjeuner, il entra alors dans les blés et secoucha. Le soir le trouva à nouveau sur la route près d’un villagequ’il évita, et il arriva à un endroit abrupt.

Il dormit et s’éveilla un peu avantl’aube.

– Il faut en finir. Il n’y a pas de Dieu.Mais comment finir ? Je sais nager, je ne me noierai pas. Mependre avec ma ceinture ?

Tout cela parut si possible et si proche qu’ilen demeura terrifié. Comme à l’habitude, dans ses moments dedésespoir, il voulut prier, mais prier qui ? Dieu n’existaitpas.

Il restait couché, la tête, sur la main, etsentit soudain un tel besoin de sommeil que sa main en tombait. Lesommeil ne dura que quelques instants et il fut aussitôt remplacépar des visions et des souvenirs.

Il se vit alors enfant, dans la maison de samère, à la campagne. Une voiture s’arrête devant le perron et sononcle, Nicolas Serguievitch, en descend avec sa large barbe noire.Et avec lui une petite fillette maigriotte, au visage timide et auxgrands yeux noirs. C’est Pachinka. On l’amène auprès des garçons,qui sont forcés de jouer avec elle. Ce qui est très ennuyeux. On latourne en dérision et on l’oblige à montrer comment elle fait pournager. Elle se couche par terre et fait des mouvements de natation.Les garçons rient et l’appellent imbécile. Ce que voyant, ellerougit et semble si piteuse que Serge ne peut plus oublier ce bonsourire si soumis.

Puis il se souvient de l’avoir vue un peu plustard, après cela, avant son entrée au couvent. Elle était mariée àun propriétaire terrien qui avait dilapidé toute sa dot et qui labattait. Elle avait eu deux enfants : une fille et un filsmort en bas âge. Il l’avait vue encore une fois au couvent, déjàveuve. Elle était toujours la même, on ne peut dire bête, maisinsignifiante et pitoyable. Très pauvre, elle avait amené sa filleet le fiancé de celle-ci. Puis il avait entendu dire qu’ellehabitait une ville lointaine et souffrait de la misère.

– Pourquoi penser à elle ? sedemanda-t-il.

Mais il ne pouvait pas s’empêcher d’ypenser.

– Où est-elle ? Est-elle toujoursaussi malheureuse que jadis ? Mais qu’ai-je donc à penser àelle ? C’est bien assez.

L’effroi revint et, pour se sauver, il pensa àPachinka.

Il resta couché longtemps, pensant tantôt à safin inévitable, tantôt à sa cousine. Celle-ci lui paraissait devoirêtre le salut. Il s’endormit enfin et, dans son rêve, vit un angequi lui disait :

– Va retrouver Pachinka et apprendsd’elle ce que tu dois faire. Elle te dira quel est ton péché etquel est ton salut.

Au réveil il se réjouit de cette vision quilui semblait divine et décida d’agir ainsi. Il connaissait la villedans laquelle elle vivait et qui se trouvait à trois cents verstesde là. Il partit.

V

Depuis bien des années Palenka [16] n’était plus Palenka, mais une vieillePraskovie Micaïlovna, desséchée, ridée et belle-mère dufonctionnaire Mavrikieff, ivrogne et raté. Elle habitait la villede l’arrondissement dans lequel ce dernier avait eu sa dernièreplace et passait sa vie à nourrir sa famille, sa fille, son gendreneurasthénique et ses cinq petits-enfants. Gagner sa vie, c’étaitpour elle donner des leçons de musique aux filles des marchands.Elle en avait quatre ou cinq par jour, de sorte qu’elle arrivait àgagner soixante roubles par mois. On vivait ainsi, en attendant uneplace, et la pauvre vieille, pour l’obtenir, envoyait des lettres àtous les parents et amis, y compris au Père Serge, qui, d’ailleurs,ne les avait jamais reçues.

C’était un samedi et la belle-mère pétrissaitla pâte d’un bon pain aux raisins de Corinthe, comme le fabriquaitsi bien, jadis, la cuisinière de son père. Praskovie voulait enrégaler ses petits-enfants pour la fête du lendemain.

Marie, sa fille, s’amusait avec le plus petitde ses enfants, tandis que les aînés, le fils et la fille, étaientà l’école. Le gendre ayant passé une nuit d’insomnie dormait. Labonne vieille avait elle-même longtemps veillé pour calmer lacolère de sa fille contre son mari.

Elle voyait bien que son gendre, caractèrefaible, ne pouvait vivre ni parler autrement qu’il ne le faisait etelle comprenait que les reproches de sa femme n’y feraientrien : aussi s’efforçait-elle d’arranger la situation.

Physiquement, elle ne pouvait supporter lesdiscordes autour d’elle et elle faisait pour le mieux afin que lesrelations entre ses enfants fussent aussi bonnes que possible. Ilétait évident que ces querelles ne pouvaient mener à rien de bon etelle souffrait à la vue de la méchanceté comme on souffre d’unemauvaise odeur, d’un choc subit ou de coups.

Praskovie était occupée avec la cuisinièreLoukierie, quand le petit Micha, âgé de six ans, accourut sur sespieds chaussés de bas troués. Son petit visage exprimaitl’effroi.

– Grand’mère, un vieillard horriblecherche après toi.

Loukierie écarta la porte pour regarder.

– Il me semble, madame, que c’est unpèlerin.

La vieille essuya ses mains après son tablieret voulut aller dans la chambre pour chercher cinq kopeks ;mais soudain elle se rappela qu’elle n’avait pas de si petitesmonnaies. Aussi décida-t-elle de ne donner que du pain, quand,soudain, rougissant de ce qu’elle appelait son avarice, elle courutchercher les dix kopeks.

– Ce sera ta punition, se dit-elle. Tudonneras le double.

Elle tendit l’aumône au vieillard, toutehonteuse de lui donner si peu, car l’aspect de ce dernier étaitvraiment imposant.

Bien qu’il eût fait trois cents verstes enmendiant, qu’il eût maigri et noirci, que ses cheveux fussentcoupés, que son bonnet et ses bottes fussent d’un paysan, bienqu’il saluât humblement, Serge avait toujours ce grand airexpressif qui avait toujours attiré le monde vers lui. Maispouvait-elle le reconnaître après vingt ans ?

– Ne vous fâchez pas, petit père.Voulez-vous manger quelque chose ?

Il avait pris l’argent et le pain, mais augrand étonnement de Praskovie, il continuait de la regarder.

– Pachinka, je viens te voir.

Les beaux yeux noirs la regardaient suppliantset brillants de larmes, tandis que sous la barbe grisonnante leslèvres tremblaient pitoyablement.

Praskovie, de ses deux mains, saisit sapoitrine maigre, ouvrit la bouche et fixa ses prunelles, effacéessur le visage du pèlerin.

– Mais c’est impossible, Stéphan, Serge,Père Serge !

– Lui-même, dit Serge à voix basse. Nonpas le Père Serge, mais un grand pécheur, Stéphan Kassatsky.Reçois-moi, aide-moi.

– Mais c’est impossible. Vous vous êtesdonc humilié à ce point ? Mais venez donc.

Elle lui tendit une main qu’il ne prit pas etla suivit. Mais où aller ? Le logement était tout petit.D’abord, elle avait eu une toute petite chambre pour elle, maiselle l’avait donnée à sa fille, qui maintenant berçait sonnourrisson.

– Asseyez-vous donc ici, dit-elle endésignant le banc de la cuisine.

Serge prit place et, d’un geste visiblementhabituel, enleva ses deux musettes.

– Mon Dieu, mon Dieu… Que vous vous êteshumilié, petit père ! Une gloire pareille et soudain…

Serge ne répondit pas et sourit humblement enplaçant ses musettes à côté de lui.

– Marie, sais-tu, qui c’est ?

Dans un chuchotement mystérieux, Praskovierenseigna sa fille sur la qualité de Serge et toutes deuxs’empressèrent de sortir le berceau de la chambre qu’ellespréparèrent aussitôt pour le pèlerin.

– Reposez-vous là, dit la vieille, et nesoyez pas fâché que je m’en aille, car il me faut partir.

– Où ?

– J’ai des leçons. Je suis honteuse del’avouer. J’enseigne la musique.

– La musique, c’est fort bien. Mais,voyez-vous, Praskovie Michaïlovna, je suis venu vous parler d’unechose qui m’intéresse beaucoup. Quand pourrai-je vousparler ?

– J’en suis toute confuse. Voulez-vous cesoir ?

– Oui, mais, je vous prie, ne dites àpersonne qui je suis. Personne ne sait où je suis allé. Il le fautainsi.

– Mais je l’ai déjà dit à ma fille.

– Demandez-lui de n’en parler avecpersonne.

Serge enleva ses bottes, se coucha ets’endormit comme on fait après une nuit d’insomnie et quaranteverstes dans les jambes.

À son retour, Praskovie vint trouver Sergedans la petite chambre où il l’attendait. Il n’avait pas paru à […][17] ner, se contentant de manger de lasoupe et du gruau que Loukierie lui avait apporté.

– Tu es donc venue plutôt que tu avaispromis ? dit-il.

– Comment ai-je mérité le bonheur d’unetelle visite ? s’exclama-t-elle. J’ai manqué ma leçon. Plustard… J’avais toujours rêvé d’aller vous voir et je vous ai écrit.Ah ! quel bonheur !

– Pachinka, crois-moi : les parolesque je vais te dire sont comme des paroles que je dirai à Dieu àl’heure de ma mort. Pachinka, je ne suis pas un saint. Je ne suismême pas un homme ordinaire. Je suis un pécheur abominable, égaréet orgueilleux. Je ne sais si je suis le plus mauvais de tous, maisje sais que je suis pire que les mauvais.

La vieille femme le regardait, les yeuxlargement ouverts. Elle cherchait à croire. Enfin, elle toucha lamain de Serge et dit en souriant tristement :

– Tu exagères peut-être,Stéphan ?

– Non, Pachinka, je suis un débauché, unassassin, un fourbe et un blasphémateur.

– Mon Dieu, qu’y a-t-il donc ?murmura Praskovie.

– Mais il faut vivre. Et moi qui croyaistout connaître, qui enseignais aux autres comment ils devaientvivre, je n’en sais rien aujourd’hui et je te demande de mel’apprendre.

– Qu’est-ce que tu dis, Stéphan ? Tute moques de moi ; pourquoi tous vous moquez-vous toujours demoi ?

– Bien, je me moque de toi. Mais dis-moicomment tu vis et comment tu as vécu.

– Moi, j’ai vécu une vie détestable etmaintenant Dieu m’ayant punie, je vis mal, très mal.

– Mais comment as-tu vécu avec tonmari ?

– Très mal. Je l’ai épousé par un amourhonteux. Papa ne voulait pas, mais je n’y ai pris garde et j’aipassé outre. Épouse, au lieu d’aider mon mari, je le torturais dema jalousie que je n’arrivais pas à vaincre en moi.

– J’ai entendu dire qu’il buvait.

– Oui, mais au lieu de le calmer, je luifaisais des reproches. Et c’est pourtant une maladie : il nepouvait se retenir et je me souviens maintenant comme je l’enempêchais. Et nous avions des scènes terribles.

Ses beaux yeux, où se reflétait la souffrancedu souvenir, regardaient Kassatsky qui, maintenant, se rappelaitavoir entendu dire que son mari battait Pachenka. Et, regardant lecou long et maigre strié de grosses veines et la tête coiffée decheveux mi-gris, mi-blonds, il lui sembla voir comment ces scènesse passaient.

– Alors je suis restée seule avec deuxenfants, sans moyens, d’existence.

– Mais vous aviez pourtant unbien ?

– Nous l’avions déjà vendu du temps deBasile… et nous avons tout dépensé. Il fallait vivre et, commetoutes les jeunes filles du monde, je ne savais rien faire. J’étaisparticulièrement inhabile et peu faite pour la lutte. Alors, nousavons dépensé le dernier argent. En donnant des leçons aux enfants,j’ai moi-même appris quelques bribes. Alors, mon Mitia tombamalade, en quatrième, et Dieu le prit. Marie s’éprit de Vania, mongendre. Il est bon, mais malheureux, malade.

– Maman, interrompit la voix de la fille,prenez donc le petit, je ne puis pourtant me couper en deux.

Praskovie Mikaïlovna tressaillit, se leva et,trottinant vivement dans ses souliers éculés, sortit pour reveniraussitôt, un enfant de deux ans dans les bras.

– Alors, que disais-je ? Ah ! bien.Mon gendre avait une bonne place, ici, et son chef était trèsaimable ; mais Vania s’irrita et donna sa démission.

– Qu’a-t-il donc ?

– Il est neurasthénique et c’est unemaladie terrible. Nous avons consulté. Il faudrait partir, maisnous n’en avons pas les moyens. J’ai toujours espoir que cela vapasser. Il ne souffre pas, mais…

Une voix méchante, mais faible, retentit dansla pièce voisine.

– Loukierie ! On l’envoie toujoursfaire une course quand j’ai besoin d’elle. Maman !…

Praskovie Mikaïlovna interrompit sonrécit.

– Tout de suite ! cria-t-elle.

Puis, se tournant vers Serge :

– Il n’a pas encore dîné, car il ne peutpas manger avec nous.

Elle ressortit en courant et revint bientôt enessuyant ses mains maigres et brunies.

– Et voilà comme je vis. Nous nousplaignons et nous sommes toujours mécontents, et pourtant, grâce àDieu, les petits enfants sont braves, bien portants, et l’on arriveà vivre. Quant à moi…

– Et de quoi vivez-vous ?

– Je gagne un peu. Dans le temps, lamusique m’ennuyait, mais maintenant elle me rend service.

Sa main, qu’elle tenait appuyée sur lacommode, tapotait machinalement le meuble comme pour unexercice.

– Et combien te paie-t-on laleçon ?

– Il y en a qui me donnent un rouble,d’autres cinquante kopeks et j’en ai même à trente. Mais ils sontsi bons pour moi.

– Eh bien, font-ils des progrès aumoins ? dit Kassatsky, souriant à peine.

Praskovie Mikaïlovna ne comprenant pas,d’abord, le sérieux de la question, regarda son cousin dans lesyeux.

– Il y en a qui en font. Il y a la bonnepetite fille du boucher, une bonne, très bonne petite fille,répéta-t-elle, et si j’étais une femme d’ordre, je pourrais bien,grâce aux relations de son papa, trouver une place pour mon gendre.Mais je n’ai jamais rien su faire et je les ai tous conduits où ilsen sont.

– Oui, oui, dit Serge, en baissant latête. Et dites-moi encore, Pachinka, pour ce qui est de votre viereligieuse, ou en êtes-vous ?

– Oh ! ne me parlez pas decela ! J’ai tant de péchés sur le cœur ! Quand je suisobligée de conduire les enfants à l’église, je communie aveceux ; mais, le reste du temps, il m’arrive de passer un moisentier sans entrer à l’église.

– Et pourquoi n’y allez-vouspas ?

– Eh bien ! pour vous dire toute lavérité, dit-elle en rougissant, j’ai honte, à cause de Macha et desenfants, de me montrer avec eux dans mes vieilles nippes. Et jen’ai rien d’autre à me mettre. Et puis, si vous saviez comme jesuis paresseuse !

Un appel de son gendre l’interrompit ànouveau.

– Oui, j’arrive tout de suite !répondit-elle, avant de sortir de la chambre.

Lorsqu’elle revint, un moment après, sonvisiteur était assis dans la même attitude, un coude appuyé sur songenou et la tête baissée, Mais son sac était déjà rattaché sur sondos.

En voyant rentrer Praskovie avec une petitelampe de fer blanc sans abat-jour, il éleva sur elle ses beaux yeuxfatigués et soupira profondément.

– Vous savez, commença-t-elle d’un tongêné, je n’ai dit à personne qui vous étiez ! J’ai ditsimplement que vous étiez un pèlerin, un ancien noble, et que jevous avais connu autrefois. Mais maintenant ne voudriez-vous pasvenir prendre du thé dans la salle à manger ?

– Non, Pachinka, je n’ai plus besoin derien ! Que Dieu vous bénisse. Moi, maintenant, je m’envais ! Mais d’abord il faut que je vous remercie. Je voudraispouvoir m’agenouiller devant vous ; mais je sais que cela neservirait qu’à vous embarrasser ! Pardonnez-moi pour l’amourdu Christ.

– Donnez-moi au moins votrebénédiction !

– Dieu se chargera bien de vous bénir.Mais pardonnez-moi pour l’amour du Christ !

Il se releva et s’apprêta à partir ; maiselle le retint, alla lui chercher un morceau de pain beurré, leforça à le prendre dans son sac.

La soirée était sombre, et Serge avait à peinedépassé la seconde maison de la rue que déjà Praskovie le perdit devue. Elle put entendre seulement qu’un chien aboyait sur sonpassage.

« Voilà donc ce que signifiait mavision ! Pachinka m’a montré ce que j’aurais dû être. Moi,j’ai vécu pour l’homme, sous prétexte de vivre pour Dieu ; etelle, elle vit en Dieu, en s’imaginant qu’elle vit pour l’homme. Lamoindre de ses actions, un verre d’eau froide donné sans attente derécompense, vaut infiniment mieux que tous les bienfaits que jecroyais prodiguer au monde. »

Puis il se demanda : « Mais est-ceque, tout de même, il n’y avait pas en moi une petite graine dedésir sincère de servir Dieu ? » Et une voix intérieurelui répondit : « Oui, c’est vrai, mais ce désir s’esttrouvé si souillé, si recouvert du désir des éloges du monde !Il n’y a point de Dieu pour l’homme qui désire les éloges du monde.Il faut maintenant que tu te mettes en quête deDieu ! »

De la même façon qu’il était venu versPachinka, il se mit à aller de village en village, rencontrantd’autres pèlerins, puis les quittant et mendiant son pain, ainsiqu’un abri pour la nuit, au nom du Christ. Parfois, un paysan ivrel’insultait, parfois une ménagère bourrue le rudoyait ; maisle plus souvent on lui donnait à manger et à boire. Beaucoup depaysans étaient même particulièrement bien disposés envers lui, enraison de sa noble apparence. Il est vrai que d’autres, çà et là,semblaient se réjouir de voir un noble réduit à la misère. Mais saparfaite douceur avait raison de toutes les préventions élevéescontre lui.

Il lui arrivait souvent de trouver une Bible,dans une des maisons où il était accueilli. Il se mettait alors àen lire tout haut des passages ; et toujours ses hôtesl’écoutaient avec ravissement, s’étonnant que des choses qui leurétaient familières leur parussent nouvelles.

S’il réussissait à rendre service d’unemanière quelconque, soit en donnant un conseil, soit en apaisantune dispute, ou encore au moyen de son habileté à lire et à écrire,toujours il s’enfuyait aussitôt après, ne voulant pas attendrel’expression de la reconnaissance qu’il inspirait. Et ainsi, peu àpeu, Dieu commença vraiment à se révéler à lui.

Un jour, il allait sur la route en compagniede deux femmes et d’un soldat. Ils furent arrêtés par un groupe depromeneurs ; c’étaient un monsieur et une dame, dans uneélégante voiture, et un autre couple à cheval. Le monsieur assisdans la voiture était un étranger, un Français en visite dans unefamille riche de la ville voisine.

Les hôtes du Français furent heureux depouvoir lui montrer des représentants de cette race de pèlerins,qui, disaient-ils, « en exploitant une superstition du paysanrusse, montrent leur supériorité en vagabondant au lieu detravailler ». Ils disaient cela en français, pensant bien quepersonne des pèlerins ne pourrait les comprendre.

– Demandez-leur, dit le Français, s’ilssont bien sûrs que leur pèlerinage soit agréable à Dieu.

La question leur ayant été traduite en russe,la vieille femme répondit :

– Cela est absolument comme Dieu le veut.Nos pieds sont arrivés bien souvent aux lieux saints, mais, quant ànos cœurs, nous ne pouvons rien en dire.

On interrogea ensuite le soldat. Il réponditqu’il était seul au monde et n’avait d’attache nulle part. Enfinles promeneurs demandèrent à l’ex-Père Serge qui il était.

– Un serviteur de Dieu !

– Celui-là doit être un fils depope ! reprit alors le Français. On voit qu’il est demeilleure race que les autres. Avez-vous de la petitemonnaie ?

Puis le Français remit vingt kopeks à chacundes pèlerins.

– Mais dites-leur bien que ce n’est paspour des cierges que je leur donne cet argent, mais afin qu’ils serégalent de thé !

Puis, essayant de prononcer l’un des raresmots russes qu’il avait pu apprendre : « Tchaï,tchaï », dit-il avec un sourire protecteur.

Et il frappa Kassatsky sur l’épaule, de samain gantée.

– Que le Christ vous sauve, réponditKassatsky en baissant sa tête chauve, sa casquette toujours à lamain.

Et Kassatsky se réjouit tout particulièrementde cet incident en raison de l’extrême facilité avec laquelle ilavait montré son mépris pour l’opinion du monde. L’instant d’après,il donnait ses vingt kopeks à ses compagnons.

Et à mesure qu’il avait moins de souci del’opinion du monde, il sentait plus profondément que Dieu étaitavec lui.

Pendant huit mois, Kassatsky erra de cettemanière, jusqu’au jour où il fut arrêté dans un asile de nuit où ilcouchait avec d’autres pèlerins. N’ayant point de passeport àmontrer, il fut conduit au bureau de police. Quand on lui demandades papiers pour prouver son identité, il répondit qu’il n’en avaitaucun et qu’il était serviteur de Dieu. Il fut gardé par la policeet envoyé en Sibérie.

Là, il se fixa dans la ferme d’un paysan, oùil vit encore à cette heure. Il travaille au potager, instruit lesenfants à lire et à écrire, et le village entier le considère commeun garde-malade sans pareil.

L’ÉVASION

[Note – Paris, Édition La Technique duLivre, 1937 (sans mention de traducteur).]

I

Au printemps de 1830, le jeune JosephMigourski, fils d’un ami défunt, vint en visite dans la propriétédes Iatcheski à Rojanka. Iatcheski était un vieillard de 65 ans àla poitrine large, aux longues moustaches blanches barrant unvisage de couleur rouge brique. C’était un patriote du temps dusecond partage de la Pologne : jeune homme, il avait serviavec Migourski père sous les drapeaux de Kosciuszko. De toutes lesforces de son âme de patriote, il détestait Catherine II, « ladébauchée apocalyptique », comme il l’appelait, et son amant,l’abject traître Poniatowski. Il croyait à la reconstitution de laPologne comme il croyait, la nuit, au lever du soleil. En l’an1812, il avait commandé un régiment dans l’armée de Napoléon qu’iladorait. La chute de celui-ci l’avait accablé, mais il ne perdaitpas espoir de voir la renaissance d’un royaume de Pologne, sinonentier, tout au moins mutilé. L’ouverture du parlement de Varsoviepar Alexandre Ier raviva ses espoirs, mais la SainteAlliance et la réaction qu’elle imposa à l’Europe, la bêtise deConstantin, reculaient la réalisation de son désir sacré.

En 1825, il était allé habiter à la campagneoù il employait son temps à l’agriculture, à la chasse, à lalecture, aux lettres qui le mettaient au courant des affairespolitiques de sa patrie bien-aimée. Il s’était remarié avec unepauvre et belle jeune fille de petite noblesse et ce mariage étaittrès malheureux. Il n’aimait pas et ne respectait pas sa secondefemme qui semblait lui être à charge et sa façon de la traiterétait fâcheuse. On eût dit qu’il la rendait responsable de la fautequ’il avait commise en se mariant une seconde fois.

Du second mariage, il n’avait pas d’enfant,tandis qu’il en avait deux du premier : l’aînée, Wanda, beautéhautaine et fière d’être belle et qui s’ennuyait à la campagne, etla jeune Albine, favorite du père, fillette maigriote aux cheveuxclairs et aux grands yeux gris et brillants.

Albine avait quinze ans quand Joseph Migourskivint à Rojanka. Au temps où il était étudiant, il était déjà venuchez les Iatcheski, alors que ceux-ci habitaient Wilna pendantl’hiver. Il avait fait la cour à Wanda. Maintenant grand et libre,c’était la première fois qu’il venait les voir à la campagne et savisite était particulièrement agréable à tous.

Le vieillard l’aimait parce qu’il luirappelait son ancien ami tel qu’il était alors que tous deuxétaient jeunes. Il l’aimait aussi parce que le jeune homme parlaitavec ardeur de son bel espoir d’émancipation qui se développait,non seulement en Pologne, mais aussi à l’étranger.

Mme Iatcheska appréciait cettevisite par la tranquillité relative qu’elle lui procurerait, levieillard n’osant pas devant le monde la réprimander à touteoccasion. Wanda était certaine que Migourski était venu pour elleet se déciderait à lui demander sa main. Elle était toute disposéeà la lui accorder, tout en lui tenant la dragée haute,pensait-elle. Albine était heureuse parce que tout le monde étaitheureux.

Wanda n’était pas seule à croire que Migourskiétait venu pour elle. Tout le monde à la maison, depuis le vieuxIatcheski jusqu’à la nourrice Louise, en était convaincu sans ledire.

Et tous avaient raison. Migourski était venupour cela. Pourtant après huit jours de séjour à Rojanka, ilrepartit agité et sans avoir fait sa demande. L’étonnement de tousétait à son comble ; mais seule Albine en connaissait laraison, car elle savait être la cause de ce singulier départ.

Pendant toute la durée du séjour de Migourskià Rojanka, elle avait remarqué que le jeune homme ne s’était guèreplu qu’en sa société. Il l’avait traitée en fillette, plaisantantet la taquinant. Mais son instinct de petite femme lui avait faitcomprendre que leurs relations n’étaient pas de grande personne àenfant, mais bien d’homme à femme. Elle l’avait vu dans son regardaimant et dans le bon sourire dont il la saluait à son entrée dansla vaste pièce et dont il la reconduisait lorsqu’elle la quittait.Elle ne s’en rendait pas compte, mais tout cela la rendait trèsgaie et, involontairement, elle faisait tout pour lui plaire. Maistout ce qu’elle faisait lui plaisait. Et c’est avec une excitationparticulière qu’elle accomplissait les plus petits actes quand ilétait présent. Le jeune homme aimait à la voir courir avec le beaulévrier qui sautait auprès d’elle et léchait son visage rayonnant.Il aimait la voir rire d’un rire contagieux. Il aimait voir sesyeux devenus sérieux quand elle écoutait l’ennuyeux sermon du curé.Et aussi, quand avec une étonnante fidélité, elle imitait tantôt lavieille nourrice, tantôt le voisin ivre, tantôt lui-même, passanten un instant d’une figure à l’autre.

Mais au-dessus de tout Migourski appréciaitson exubérante joie de vivre. C’était comme si elle venaitd’apprendre toutes les beautés de la vie et cherchait à en jouir leplus tôt possible. Cette joie de vivre lui plaisait à lui ; etelle, elle s’enchantait de cette joie de vivre parce qu’ellesentait que la joie de vivre plaisait au jeune homme.

Et c’est pour cela qu’Albine seule savaitpourquoi Migourski n’avait pas demandé la main de Wanda.

Bien que ne le disant à personne, et ne sel’avouant pas à elle-même, au fond de son âme elle savait qu’ilavait voulu aimer sa sœur et n’était arrivé qu’à l’aimer elle-même,Albine. Elle s’en étonnait, car elle se considérait commeinexistante auprès de sa sœur Wanda, belle, instruite etintelligente. Mais elle ne pouvait s’empêcher de s’en réjouir, carde toutes ses forces, elle s’était mise à aimer Migourski, àl’aimer comme on n’aime qu’une fois – la première – dans toute lavie.

II

À la fin de l’été, les journaux firentconnaître la révolution de Paris. Peu après vinrent des nouvellessur les désordres qui se préparaient à Varsovie. À chaque courrier,Iatcheski attendait avec espoir et anxiété la nouvelle del’assassinat du grand-duc Constantin et le commencement de larévolution. Enfin en novembre, on apprit à Rojanka l’assaut duBelvédère et la fuite de Constantin Pavlovitch. Puis on apprit quele parlement avait décrété la déchéance des droits des Romanoff àla couronne de Pologne, la dictature de Chlopiski et la libérationdu peuple polonais. La guerre n’avait pas encore atteint Rojanka,mais ses habitants suivaient son développement et se préparaient àse joindre au mouvement.

Le vieux Iatcheski entretenait une grandecorrespondance avec un de ses vieux amis, un des chefs del’insurrection, recevait des Juifs mystérieux, non pour affairesdomestiques, mais révolutionnaires et s’apprêtait à se mêler aumouvement au plus tôt. Quant à sa femme, elle s’occupait plus qu’àl’ordinaire de l’entourer de soins, ce qui l’exaspérait de plus enplus. La belle Wanda envoya ses diamants à une amie de Varsovie auprofit du Comité. Albine s’intéressait uniquement aux faits etgestes de Migourski. Elle avait su par son père qu’il faisaitpartie de la brigade de Dvernitzki et elle ne s’intéressait qu’àcette formation. Il avait écrit deux fois. La première, il disaitavoir pris du service. La seconde lettre, milieu de février 1831,était pleine d’enthousiasme et parlait de la victoire de Stotchekoù un escadron de Cracovie avait pris six canons et fait desprisonniers.

« La victoire des Polonais et la défaitedes Moscovites ! Vivat ! » disait-il à la fin de salettre.

Albine vivait dans l’enchantement. Elleétudiait la carte, supposait le point où les Moscovites seraientdéfinitivement écrasés, tremblait et pâlissait quand son pèredécachetait lentement les paquets venus de la poste.

Un jour, la belle-mère, en entrant dans sachambre, la trouva devant sa glace vêtue d’habits militaires etcoiffée du bonnet carré des fédérés. Elle s’apprêtait à fuir lamaison pour s’engager dans l’armée polonaise. La belle-mère ayantrépété cela au père, il appela sa fille et dissimulant sonadmiration lui fit de sévères remontrances en exigeant qu’elleoubliât ces projets stupides.

– Les femmes ont d’autres devoirs,dit-il. Aimer et consoler ceux qui se dévouent pour la Patrie.

Maintenant, elle lui était nécessaire, carelle faisait sa joie et sa consolation ; mais un jourviendrait où elle serait nécessaire à son mari. Sachant ce quidevait la toucher, il se dit seul et malheureux.

Albine se serra contre lui, le visage enlarmes qu’elle cherchait à dissimuler et qui, malgré tout, vinrentmouiller la robe de son père et elle promit de ne rien entreprendredésormais sans son approbation.

III

Seuls les hommes qui ont éprouvé ce qu’ontéprouvé les Polonais après le premier partage de leur pays, lasoumission d’une de ses parties aux Allemands détestés et d’uneautre partie aux Moscovites encore plus haïs, pourront comprendrel’enthousiasme que ressentaient les Polonais en 1830 et 31 lorsqueaprès les premières tentatives de libération un nouvel espoir parutréalisable. Cet espoir fut cependant éphémère : les forces enprésence étaient loin d’être égales et la révolution fut viteécrasée. À nouveau des dizaines de milliers de Russes obéissants etpassifs furent poussés vers la Pologne sous le commandement deDiebitch, de Paskievitch et du haut ordonnateur, NicolasIer. Ne sachant ce qu’ils faisaient, ils abreuvèrent laterre de leur sang et de celui de leurs frères polonais qu’ilsécrasèrent sous leurs masses, les rejetant de nouveau sous le jougdes nullités et des faibles qui ne désiraient ni la liberté, nil’anéantissement de la Pologne, mais qui ne voyaient qu’unechose : la satisfaction de leur cupidité et de leur puérilevanité.

Varsovie fut prise. Des détachements séparésfurent entièrement détruits. Des milliers d’hommes furent fusillés,moururent sous le bâton ou furent exilés. Au nombre des exilés setrouvait le jeune Migourski. Son bien avait été confisqué etlui-même envoyé comme simple soldat dans un bataillon de ligne àOural.

Les Iatcheski vécurent l’hiver de 1832 àVilna. C’était pour la santé du vieillard qui depuis 1831 souffraitd’une maladie de cœur. C’est là que les toucha la lettre queMigourski écrivit de la forteresse où il se trouvait. Il écrivaitque, malgré les maux déjà supportés et ceux qui l’attendaientencore, il était heureux de souffrir pour la patrie ; qu’il neperdait pas courage pour la cause sacrée à laquelle il avaitconsacré jusque-là sa vie et pour laquelle il donnerait ce qui luirestait à vivre si demain surgissait une possibilité de lafaire.

En lisant cette lettre à haute voix, levieillard, arrivé à ce passage, se mit à sangloter et ne putcontinuer. La lecture fut reprise par Wanda. Migourski écrivait quequels qu’aient pu être ses projets et ses rêves lors de son dernierséjour à Rojanka, ç’avait été là le plus beau moment de sa vie. Ilne pouvait et ne voulait actuellement parler de ses intentions dejadis.

Wanda et Albine comprirent chacune à leurfaçon cette dernière phrase, mais n’en parlèrent à personne. Enterminant cette lettre, le jeune homme envoyait ses vœux à tous. Ets’adressant à Albine, il employait le même ton taquin de naguère,lui demandant si elle courait toujours aussi vite, rivalisant avecle lévrier et si elle mimait toujours ceux de l’entourage. Ilsouhaitait bonne santé au vieillard et àMme Iatcheski, un bon époux à Wanda et la même joiede vivre à Albine.

IV

La santé du vieillard déclinait de plus enplus et en 1833 toute la famille partit pour l’étranger. À Baden,Wanda rencontra un riche émigré polonais qu’elle épousa. La maladies’aggrava définitivement et le vieux gentilhomme mourut au début de1834 dans les bras d’Albine. Il n’avait pas permis à sa femme de lesoigner et jusqu’au dernier moment, n’avait pu lui pardonner lafaute de l’avoir épousée.

Mme Iatcheski retourna dansleur domaine emmenant Albine dont le seul intérêt dans la vie étaitMigourski.

À ses yeux le jeune homme était le plus granddes héros et des martyrs. Elle avait décidé de consacrer sa vie àle servir. La correspondance entre eux avait commencé dès le départde la famille pour l’étranger. Elle avait d’abord écrit sur ordrede son père et avait continué d’elle-même.

À son retour en Russie, leur correspondance sepoursuivit et lorsqu’elle eut dix-huit ans, elle annonça à sabelle-mère qu’elle avait décidé de partir à Oural pour y épouserMigourski.

Mme Iatcheski commença parreprocher à Migourski cet égoïsme qui, pour améliorer sa condition,attirait une jeune fille riche et l’obligeait à partager sonmalheur. Albine entra en grande fureur et répondit à sa belle-mèrequ’elle était la seule qui osât prêter des pensées aussi lâches àun homme qui avait tout sacrifié pour sa patrie ; que bien aucontraire Migourski avait refusé toute offre de sa part et que savolonté était bien arrêtée de partir pour l’épouser, si toutefoisil voulait bien lui faire ce grand honneur.

Albine était majeure, avait son argent à elle,les trois cent mille zlotis qu’un oncle avait laissés à ses deuxnièces. Aussi rien ne pouvait la retenir.

En novembre 1834, Albine fit ses adieux à tousses familiers qui la conduisirent les larmes aux yeux comme si elledevait mourir dans la lointaine et barbare Moscovie. Elle montadans la vieille voiture paternelle qu’on avait disposée pour legrand voyage, en compagnie de sa fidèle nourrice Louise.

V

Migourski ne vivait pas à la caserne, maisdans un logement en ville. Nicolas Ier avait ordonné quetous les Polonais qu’on avait condamnés à la dégradationsupportassent, non seulement toutes les misères de la viemilitaire, mais encore toutes les humiliations et toutl’avilissement auxquels étaient soumis les troupiers de cetteépoque. Mais la majorité de ces gens simples qui avaient commeobligation d’exécuter les ordres de l’Empereur, comprenaient ladouleur de tous ces exilés et malgré le danger auquel eux-mêmess’exposaient, s’efforçaient d’en atténuer la dureté. Le chef debataillon de Migourski, illettré et sorti du rang, comprenait trèsbien la situation de ce jeune homme jadis riche et instruit. Il leplaignait, le respectait et cherchait à adoucir son sort. Quant àMigourski, il ne pouvait ne pas apprécier la bonté de soncommandant à favoris blancs dans son visage fruste de soldat etpour le remercier, il avait consenti à donner des leçons defrançais et de mathématiques à ses fils qui se préparaient àl’école des Cadets.

La vie de Migourski à Oural n’était passeulement monotone et ennuyeuse, mais pénible. À part le chef debataillon, dont il préférait se tenir éloigné, il n’avait aucuneconnaissance. La principale difficulté de cette vie était des’habituer à la misère. Après la confiscation de son bien, iln’avait plus de moyens matériels et il devait vivre sur la ventedes quelques bijoux qui lui restaient.

Son seul et unique plaisir depuis son exilétait la correspondance avec Albine et la douce et poétique visionde cette époque où il avait été à Rojanka. Au fur et à mesure del’éloignement, cette vision s’embellissait encore.

Dans une de ses premières lettres, elle luiavait demandé ce que signifiait ce passage : « quelsqu’avaient pu être ses projets et ses rêves ». Il lui réponditque maintenant seulement il pouvait avouer que son rêve avait étéde faire d’elle sa femme.

« Je vous aime » avait été laréplique d’Albine.

« Il eut mieux valu ne pas écrire cela,avait-il répondu. Car il était trop dur, maintenait que tout étaitimpossible, d’y songer. »

La lettre d’Albine ne se fit pas attendre danslaquelle elle disait que le mariage était non seulement possible,mais se ferait certainement.

– Je ne puis accepter ce sacrifice dansma situation actuelle, écrivait-il.

En réponse à cette dernière lettre, il reçutun mandat de deux milles zlotis. Au cachet, il reconnut que c’étaitun envoi d’Albine et il se souvint que dans une des premièreslettres il lui avait écrit en plaisantant le plaisir qu’il avaitmaintenant à gagner avec ses leçons le peu d’argent nécessaire pourson thé, son tabac et ses livres.

Remettant alors le mandat dans une autreenveloppe, il le lui renvoya en la priant de ne point gâter leursrelations par de tels envois.

« Je ne manque de rien, écrivait-il, etje suis très heureux d’avoir une amie telle que vous. »

Là s’était arrêtée leur correspondance.

Un jour de novembre, Migourski était assisdans le salon de son chef de bataillon en train de donner sa leçonaux deux garçons quand il entendit le carillon des clochettes de laposte. Les patins du traîneau craquèrent sur la neige gelée et tousces bruits s’arrêtèrent devant le perron. Les enfants coururentpour savoir qui arrivait et Migourski, resté dans la chambre,regardait la porte en attendant leur retour.

La femme du commandant parut.

– C’est pour vous, monsieur, dit-elle.Deux dames vous demandent. Il se peut qu’elles viennent de votrepays, car elles semblent Polonaises.

Si l’on avait demandé à Migourski son avis surla possibilité de l’arrivée d’Albine à Oural, il aurait réponduqu’une telle question était inadmissible. Mais au fond de son âmeil l’attendait. Le sang au visage, il se dressa et courut versl’antichambre. Là il vit une grosse femme, à figure grêlée qui sedébarrassait d’un fichu. Une autre entrait dans la chambre de lacommandante et, entendant des pas derrière elle se retourna. Sousla capeline, des yeux débordants de joie de vivre brillaient sousles longs cils.

Stupéfait, il s’arrêta sans savoir comment lasaluer.

– José, cria-t-elle, l’appelant commel’appelait jadis son défunt père et comme elle-même avait prisl’habitude de l’appeler dans ses rêves.

Puis, entourant de ses bras le cou de celuiqu’elle aimait, elle pressa contre sa poitrine son visage froid ettout rose, riant et pleurant tout ensemble.

La bonne commandante ayant appris qui étaitAlbine et pourquoi elle était venue, la reçut chez elle jusqu’à sonmariage.

VI

Le commandant fit des démarches afin d’avoirl’autorisation officielle pour le mariage. Venu d’Orenbourg, unprêtre catholique maria les Migourski. La femme de son protecteur,ainsi que Bjozowski, un Polonais exilé, furent témoins.

Albine, aussi étrange que cela puisseparaître, aimait passionnément son mari dont elle faisait pourtantseulement connaissance. Il était naturel qu’elle trouvât dans laréalité du mariage bien des choses moins poétiques qu’elle n’avaitsupposé. Mais en revanche, parce que c’était un homme bien réel etbien vivant, elle trouva en lui bien des choses simples et bonnesqu’elle n’aurait pas imaginées. Les amis d’Albine lui avaient bienparlé de sa bravoure pendant la guerre et de sa vaillance lorsqu’ileut perdu la liberté et la fortune. Elle se l’était toujours figurécomme vivant sa vie hautaine de héros. Mais, en réalité, malgré saforce physique extraordinaire et sa bravoure, il ne lui étaitapparu que comme un simple et bon agneau, un homme tranquille avecun sourire d’enfant sur une bouche vermeille, le visage encadré decette barbe blonde qui avait déjà séduit Albine à Rojanka. Il étaittoujours le même et seule une courte pipe qui ne s’éteignait jamaisétait nouvelle pour la jeune femme et la gêna beaucoup, surtout aumoment de sa grossesse.

Quant à Migourski, maintenant seulement ilconnaissait Albine et pour la première fois la femme se révélait àlui. Car il ne pouvait juger d’après celles qu’il avait connuesavant son mariage. Ce qu’il avait découvert en elle, comme dans lesfemmes en général, l’avait étonné et l’aurait pu désenchanter s’iln’avait pas trouvé en lui un sentiment de tendresse et dereconnaissance. Pour Albine, comme pour la femme en général, ilavait un sentiment de condescendance un peu ironique, mais pour lapersonnalité d’Albine il ressentait non seulement un amour trèstendre, mais une sorte de ravissement et la conscience d’une dettede reconnaissance pour le sacrifice fait qui lui donnait un bonheurimmérité, disait-il.

Ainsi l’amour les rendait heureux. Vivant l’unpour l’autre, ils éprouvaient, parmi les étrangers, le sentimentqu’éprouvent deux êtres égarés en plein hiver et qui naturellementse réchauffent. La vieille nourrice Louise, qui avait un dévouementd’esclave pour sa jeune maîtresse, contribuait encore à l’heureusevie de Migourski. C’était une bonne vieille, qui ronchonnaittoujours et qui, inconsciente de son ridicule, tombait amoureuse detous les hommes.

Les enfants aussi faisaient leur bonheur. Carun an après leur mariage, ils avaient eu un petit garçon ;puis au bout de deux ans et demi, une petite fille. Celui-ci étaitle véritable portrait de sa mère dont il avait la grâce et lavivacité ; celle-là une jolie petite bête bien portante.

Dans ce tableau de bonheur, il y avaitcependant des points noirs. Ils souffraient surtout del’éloignement de la patrie et de l’humilité de leur situation.C’est Albine qui en pâtissait le plus. Lui, son José, son héros,l’homme idéal, devait rectifier la position devant n’importe quelofficier, devait faire un maniement d’arme, monter des factions,obéir sans murmurer !

En outre, les nouvelles de Pologne étaient deplus en plus fâcheuses. Presque tous leurs proches, leurs parents,leurs amis avaient été exilés, ou, privés de leurs biens, s’étaientenfuis à l’étranger. Et pour les Migourski eux-mêmes, aucunchangement de situation n’était à prévoir, car toutes lestentatives d’amnistie ou seulement d’avancement avaient été vaines.Nicolas Ier passait des revues, faisait faire desexercices, des manœuvres, donnait des bals masqués où il flirtait,courait sans but la poste de Tchougouieff à Novorossisk et dePétersbourg à Moscou, effrayant le peuple et crevant des chevaux.Mais quand un homme téméraire faisait un rapport essayantd’améliorer le sort des décembristes qui souffraient de cet amourde la patrie que lui-même glorifiait, il bombait sa poitrine,arrêtait sur n’importe qui le regard de ses yeux de fer etdisait : « Qu’il serve, il est trop tôt », commes’il eût su quand il serait temps.

Et tous ses proches, les généraux, leschambellans et leurs femmes, qui vivaient et se nourrissaientautour de lui, s’attendrissaient devant la sagesse et la sagacitédu grand homme. Cependant, il y avait plus de bonheur que demalheur dans la vie de Migourski.

Ils vécurent ainsi cinq ans. Quand soudain unedouleur inattendue et terrible vint s’abattre sur eux. La petitefille tomba malade et deux jours après, c’était le tour du petitgarçon. Il brûla de fièvre trois jours et mourut le quatrième sansle secours d’un médecin introuvable. Et deux jours après ce fut letour de la petite fille.

Si Albine ne s’était pas noyée dans l’Oural,c’est qu’elle ne songeait pas sans horreur à la douleur qu’ellecauserait à son mari.

Mais la vie lui devint très lourde. Jadis siactive, elle restait maintenant des heures entières sans rienfaire, les yeux vagues, laissant tout aux soins de Louise. Parmoments, elle tressaillait et s’enfermait dans sa chambre où, sansrépondre à aucune consolation, elle pleurait doucement, demandant àtous de la laisser seule.

L’été, elle allait sur la tombe de ses enfantset restait assise, le cœur déchiré par le souvenir de ce qui avaitété et de ce qui aurait pu être. La seule pensée que les enfantsauraient été sauvés s’ils avaient habité une ville où l’on auraitpu trouver un médecin, la torturait.

– Pourquoi tout cela, pourquoi ?songeait-elle. Ni José ni moi, nous ne demandons rien à personne.Lui voudrait vivre comme il naquit et comme ont vécu ses parents etses arrière-grands-parents et moi à ses côtés uniquement pourl’aimer et pour élever mes enfants.

– Et voilà qu’on l’exile, qu’on letorture et à moi on me prend ce qui m’est plus cher que la vie,pourquoi tout cela ?

Elle posait cette question à Dieu et auxhommes sans pouvoir imaginer la possibilité d’une réponse ; etcomme sans cette réponse il n’y avait pas de vie, sa vie s’étaitarrêtée.

Et la pauvre existence d’exilé qu’elle avaitsu embellir par son goût si féminin, devenait maintenantinsupportable non seulement pour elle, mais pour Migourski quisouffrait pour elle et ne savait comment la réconforter.

VII

Dans ces moments si durs pour les Migourskiarriva à Oural le Polonais Rossolowski, compromis dans un immenseplan d’émeute et d’évasion que le prêtre polonais Sirotzinski,exilé, avait fomenté en Sibérie.

Ainsi que Migourski et des milliers d’hommespunis pour cet unique désir d’avoir voulu rester Polonais,Rossolowski était mêlé à cette affaire, bâtonné et incorporé commesimple soldat dans le même bataillon que Migourski. Ancienprofesseur de mathématiques, c’était un homme long, voûté, au frontplissé.

À sa première visite chez les Migourski, lesoir près de la table de thé, de sa voix lente et tranquille, ilconta les péripéties atroces de l’affaire dans laquelle il avait sicruellement souffert.

Une société secrète avait été organisée enSibérie. Le but était de réunir tous les Polonais exilés etincorporés dans les régiments de ligne et de cosaques et, par leuraction, de semer la révolte parmi les soldats et les forçats, desoulever les relégués, et, s’étant emparés de l’artillerie à Omsk,de libérer tout le monde.

– Mais était-ce possible ? demandaMigourski.

– Très possible et tout était prêt, ditRossolowski s’assombrissant.

Lentement, il exposa le plan général et lesmesures prises pour sa réussite ; et en cas d’échec lesmesures de salut pour les conjurés. Tout était prévu, tout étaitassuré et tout aurait réussi si deux traîtres ne s’étaient glissésdans leurs rangs.

– Sirotzinski, disait-il, était un hommede génie et d’une grande force morale. Il est mort en héros et enmartyr.

Et de sa voix profonde et calme, il conta lemartyre des chefs de la conjuration auquel il avait dû assister,par ordre des autorités, ainsi que tous ceux impliqués dans cetteaffaire.

Le premier qui passa entre les bâtons fut leDr Chokalski. Il tomba inanimé. Puis ce fut un second,un troisième, un quatrième, les uns morts, les autres vivants àpeine. L’exécution avait duré du matin à 2 heures après-midi. Et ledernier qui passa fut le prêtre Sirotzinski.

Il était méconnaissable. Il avait vieilli. Safigure rasée avait pris une teinte verdâtre, son corps dénudésemblait jaune et ses côtes ressortaient au-dessus de l’abdomen. Ilpassa comme tous, tremblant à chaque coup, sans râle, mais disant àhaute voix sa prière : Misere mei Domine secundum magnammisericordiam tuam.

– Je l’ai entendu moi-même, balbutia trèsvite Rossolowski en terminant.

Assise à sa fenêtre, Louise sanglota lemouchoir au visage.

– Pourquoi décrire tout cela. Ce sont desbêtes féroces, cria Migourski et lançant sa pipe dans un coin entraprécipitamment dans la chambre à coucher.

Albine restait assise comme pétrifiée, lesyeux fixés dans un coin obscur.

VIII

Le lendemain, Migourski, en rentrant del’exercice, fut saisi d’un joyeux étonnement en voyant sa femmevenir au devant de lui et l’emmener dans la chambre, d’un pas légercomme jadis.

– Écoute, José, dit-elle.

– J’écoute. Qu’y a-t-il ?

– Toute la nuit, j’ai songé au récit deRossolowski et j’ai décidé que je ne pouvais plus vivre ici. Je nepeux pas. Je vais mourir, mais je ne resterai pas ici.

– Que faire, alors ?

– S’en aller. Fuir.

– Fuir. Mais où ?

– J’ai tout organisé. Écoute.

Elle lui raconta le plan qu’elle avait conçupendant la nuit. Lui, Migourski, allait sortir le soir au bord del’Oural ; il laisserait sa capote et une lettre dans laquelleil dirait avoir décidé de se tuer. On comprendrait qu’il s’étaitnoyé. On chercherait, on ferait des rapports et pendant ce tempselle le cacherait si bien qu’il serait introuvable. On laisseraitainsi passer un mois et quand tout se calmerait, on pourraitfuir.

Ce projet parut d’abord inexécutable àMigourski. Mais à la fin du jour, comme sa femme avait mis toute sapassion et toute son assurance pour le persuader, il se décida. Cequi influença encore sa décision, c’est que, en cas d’échec, luiseul encourait la punition qu’avait décrite Rossolowski tandis quela réussite la libérait, elle, qu’il voyait tant souffrir après lamort de leurs enfants.

Rossolowski et Louise furent au courant ducomplot et après de longues conférences et des rectifications, leplan de l’évasion fut établi. Au début, il avait été entendu queMigourski, reconnu noyé, allait fuir seul et à pied. Quant àAlbine, elle devait partir en voiture pour l’attendre à un endroitdésigné d’avance. Tel avait été le plan primitif. Mais Rossolowskiayant conté toutes les évasions qui avaient échoué pendant lesdernières cinq années en Sibérie, Albine en proposa unautre :

José, dissimulé dans l’équipage, allaitvoyager avec elle et Louise jusqu’à Saratoff. Arrivé dans cetteville, il partirait sous un déguisement à pied en longeant le Volgaet, à un endroit convenu, il prendrait un bateau loué d’avance parAlbine et qui l’amènerait à Astrakan. De là, à travers la Caspiennejusqu’en Perse.

Ce plan approuvé par tous ainsi que parRossolowski, l’organisateur principal, présentait un seulinconvénient, la difficulté de trouver la place de cacher un hommedans la voiture sans provoquer la suspicion.

Quand, après avoir visité le tombeau de sesenfants, Albine dit à Rossolowski son désespoir de laisser àl’étranger les cendres de ses enfants, il réfléchit etdit :

– Demandez à l’administration d’emmeneravec vous les cercueils de vos enfants.

– Non, je ne veux pas, et ne peuxpas ! s’écria-t-elle.

– Demandez toujours, car c’est la planchede salut. Nous ne prendrons pas les cercueils, mais nous feronsfaire une grande caisse et dans cette caisse nous mettronsJosé.

Au premier moment, Albine avait refusé cetteproposition : Elle ne voulait pas unir la fraude au souvenirde ses enfants. Mais Migourski ayant approuvé ce projet, elleconsentit.

C’est ainsi que fut arrêté le plan définitif.Migourski allait faire tout ce qu’il fallait pour convaincre lesautorités de son suicide. Son décès reconnu, Albine ferait unedemande pour obtenir la permission de retourner dans son pays enemmenant les cendres de ses enfants. Cette autorisation obtenue, onferait un simulacre d’exhumation, mais après avoir laissé lescercueils où ils se trouvaient, on mettrait Migourski dans lacaisse préparée pour ceux-ci. La voiture les conduirait à Saratoffoù ils prendraient le bateau ; de là, ils passeraient par laCaspienne en Perse ou en Turquie, vers la liberté.

IX

Les Migourski avaient acheté une voiture sousle prétexte de renvoyer Louise dans son pays. On s’occupa ensuitede la construction d’une caisse où l’on pourrait rester couché dansune position supportable et d’où l’on pourrait sortir sans êtrevu.

Albine, Rossolowski et Migourski avaient donnéleur avis sur la confection de cette caisse. L’aide de Rossolowskidans cette affaire était précieuse, car il était bon menuisier. Lacaisse fut faite de telle façon que, placée sur les ressorts dederrière, elle adhérait parfaitement au coffre de la voiture. Laparoi de la caisse, proche du coffre, s’ouvrait assez pour quel’homme qui y était pût s’étendre en partie dans la caisse, enpartie dans le fond du coffre de la voiture. En outre, des trousavaient été vrillés dans le couvercle ; le tout était entouréde nattes et bouclé avec des cordes.

La voiture et la caisse une fois prêtes,Albine s’était arrangée pour prévenir les autorités. Elle étaitallée chez le commandant, lui avait fait savoir que son mari étaitatteint de mélancolie, qu’il avait tenté de se tuer et, craignantpour lui, elle avait demandé une permission. Son art de mimer luiavait beaucoup servi et son anxiété concernant son mari était sinaturelle que le bon vieil homme, attendri, promit de faire tout cequi était en son pouvoir. Après quoi, Migourski écrivit la lettrequ’on devrait retrouver dans sa capote et le soir du jour convenu,il alla vers l’Oural, attendit le crépuscule et ayant laissé sacapote sur la berge, il retourna furtivement chez lui. On lui avaitpréparé une place au grenier et la nuit Albine envoya Louise chezle commandant pour lui faire savoir que son mari, sorti depuisvingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, quand on lui eutapporté la lettre, elle courut avec une immense expression dedouleur et tout en larmes, la porta au commandant.

Huit jours après, Albine fit une demanded’autorisation de départ et, sa douleur ayant frappé tout le monde,une compassion générale entoura et la mère et l’épouse. Quand cettepermission fut accordée, elle demanda l’autorisation d’exhumer sesenfants et de les emporter avec elle. Les autorités, quoiqueétonnées par tant de sentimentalisme, ne refusèrent pourtantpoint.

Le lendemain, Rossolowski, Albine et Louisepartirent au cimetière avec la caisse dans laquelle devaient êtreplacées les bières des enfants. L’infortunée s’agenouilla devantles tombes, pria et, essuyant ses larmes, s’adressa àRossolowski.

– Faites ce qu’il faut, moi, je ne puispas le faire.

L’ami et Louise soulevèrent la pierre tombaleet remuèrent la terre avec une pelle, pour que le tombeau semblâtdésormais vide.

Quand ce fut fait, on appela Albine et lacaisse remplie de terre fut emmenée à la maison.

Enfin, le jour du départ arriva.

Rossolowski se réjouissait de la réussite deson plan. Louise, qui avait préparé pour la route des quantités depâtés et de gâteaux, disait à tout instant que son cœur se brisaitde joie et de crainte. Quant à Migourski, il était heureux dequitter son grenier où il était resté plus d’un mois, mais surtoutde voir l’animation et la joie de vivre d’Albine. On eut ditqu’elle avait oublié tous ses malheurs et comme au temps de sonadolescence, sa figure rayonnait de joie enthousiaste.

À trois heures du matin, le cosaque arrivaconduisant la voiture et les trois chevaux. Albine, Louise et lepetit chien s’assirent dans la voiture. Le cosaque et le cochers’assirent sur le siège et Migourski, habillé en paysan, étaitétendu dans sa caisse.

On sortit de la ville et la bonne Troïka[18] emporta la voiture sur la routeempierrée et plate au long de la steppe infinie et des regains detrèfle de l’an dernier.

X

Le cœur d’Albine s’arrêtait d’espoir et dejoie, et comme si elle eut voulu partager ses sentiments avecLouise, elle lui désignait du regard tantôt le large dos ducosaque, tantôt le fond du coffre. Louise, d’un air confidentiel,ne cessait de regarder devant elle en plissant de temps en tempsses lèvres.

La journée était claire. De tous côtéss’étendait la steppe déserte et infinie, le trèfle argenté brillantsous les rayons du soleil matinal. De temps en temps seulement, àgauche ou à droite de la route, sur laquelle résonnaient les sabotsnon ferrés des vifs chevaux bashkirs, on voyait les monticulesbâtis par les zizela ; caché derrière, l’animal de gardeavertissait du danger en poussant un sifflement aigu et rentraitvivement dans son trou. De temps en temps, on croisait desvoyageurs ; tantôt c’était un convoi de cosaques portant dufroment, tantôt c’était un bashkir à cheval avec lequel le cosaqueéchangeait vivement quelques mots en tartare. À chaque relais, onamenait des chevaux frais, bien nourris et les roubles de pourboireque distribuait Albine pressaient l’allure, des cochers qui seglorifiaient de marcher comme un courrier d’État.

À la première station, quand le cocher dételales chevaux et que le nouveau attela les autres et que le cosaquefut entré dans la cour, Albine se pencha sur son mari et luidemanda comment il allait.

– Très bien, je n’ai besoin de rien. Jepourrai rester encore deux jours comme cela.

Le soir, on arriva dans le grand village deDergatch. Pour que son mari pût prendre un peu de repos et serafraîchir, Albine s’arrêta devant une auberge et envoya le cosaquechercher des œufs et du lait. La voiture était placée sous lehangar et Louise dans les ténèbres surveillait l’arrivée ducosaque. Albine fit sortir son mari, le fit manger et avant leretour du cosaque lui fit réintégrer sa cachette.

On envoya alors chercher des chevaux frais eton repartit. Le moral d’Albine, à chaque étape, étaitmeilleur : elle ne pouvait plus retenir sa joie. Elle nepouvait parler qu’avec le cosaque, Louise et le petit chien Trésoret elle s’en donnait à cœur joie. Quant à Louise, malgré son manquede beauté, elle voyait en chaque homme un admirateur. Cette foisaussi, elle supposa au bon cosaque de l’Oural qui les accompagnaitdes vues amoureuses. Cet homme aux yeux d’un bleu clair était assezagréable aux deux femmes par sa simplicité et sa bonne vivacité.Outre le petit Trésor à qui Albine défendait de renifler sous lesiège, Albine s’amusait de la coquetterie comique que Louisedéployait vis-à-vis du cosaque qui, sans y rien voir, souriait àtout ce qu’on lui disait.

La jeune femme, excitée par le danger,l’espoir de la réussite et l’air vivifiant de la steppe ressentaitun enthousiasme et une joie enfantine oubliée depuis longtemps.

Migourski écoutait son babil joyeux etoubliant ses propres fatigues et la soif qui le torturait, seréjouissait de sa joie.

Au soir du second jour, quelque chose perça lebrouillard, c’était Saratoff et la Volga. Les yeux du cosaquehabitués à la steppe virent les mâts des bateaux et il les désignaà Louise. Mais Albine, qui ne pouvait encore rien voir, s’évertua àparler très haut pour se faire entendre de son mari.

– Saratoff, Volga, criait-elle, comme sielle eut parlé à Trésor.

XI

Sans entrer en ville, on s’arrêta dans legrand faubourg de Pokrovskoïe, sur la rive gauche de la Volga.Albine espérait pouvoir causer avec son mari et peut-être même lesortir de sa cachette. Mais, tout le long de cette courte nuit deprintemps, le cosaque n’avait quitté les abords de la voiture.Louise qui, sur l’ordre d’Albine était restée assise à sa place,faisait des yeux doux, riait, persuadée que c’était pour elle qu’ilrestait. Mais Albine ne voyait rien de gai à cette situation etsans deviner pourquoi le cosaque demeurait, ne savait plus quefaire.

Plusieurs fois, au long de cette courte nuit,Albine sortit de la chambre de l’auberge et, traversant un corridorempuanti, alla vers la voiture.

Le cosaque ne dormait pas, toujours assis surune voiture voisine. Et ce n’est qu’avant l’aube, alors que lescoqs s’appelaient d’une cour à l’autre, que la jeune femme trouvale moyen de parler à son mari.

En entendant ronfler le cosaque, elles’approcha doucement de la voiture et frappa sur la caisse.

– José, José, murmura-t-elle, d’une voixeffrayée.

– Qu’y a-t-il ? demanda la voixendormie de Migourski.

– Pourquoi ne m’as-tu pas répondu tout desuite ?

– Je dormais, répondit-il.

Au son de sa voix, elle comprit qu’ilsouriait.

– Faut-il sortir ? demanda-t-il.

– Non. Le cosaque est toujours là,répondit-elle en regardant le soldat couché sur la voiturevoisine.

Chose étrange, le Cosaque ronflait, mais sesbons yeux bleus étaient ouverts. Il la regardait et ce n’estqu’après avoir rencontré son regard qu’il ferma ses paupières.

– Il m’a semblé qu’il ne dormait pas, sedit Albine. Je me serai trompée, pensa-t-elle en se tournant versla caisse.

– Souffre encore un peu, dit-il. Veux-tumanger ?

– Non, je préférerais fumer.

Albine regarda encore le cosaque. Ildormait.

– Je vais chez le gouverneur, dit Albine.Bonne chance.

Et la jeune femme sortit des vêtements de lamalle et rentra dans sa chambre.

Vêtue de sa plus belle robe de veuve, elletraversa la Volga sur un bac et, ayant appelé une voiture, se fitconduire chez le gouverneur qui la reçut immédiatement. La belle etsouriante veuve, qui parlait très bien français, plut beaucoup auvieux gouverneur qui voulait faire le jeune. Il lui permit tout cequ’elle voulut et la pria de revenir le lendemain afin qu’il luidélivrât un ordre pour le chef de police à Tsaritzine.

Tout heureuse des résultats de sa démarche,ainsi que de l’action de sa beauté qu’elle avait pu constater,Albine retournait lentement au port longeant une rue mal pavée.

Le soleil était haut au-dessus de la forêt etses rayons jouaient sur l’eau du fleuve débordé. À droite et àgauche, on voyait comme des nuages blancs, les pommiers en fleurs.Une forêt de mâts s’étendaient le long du rivage et se reflétaientdans les eaux.

Arrivée au débarcadère, elle demanda à louerun bateau pour Astrakan et aussitôt des dizaines de bateliersbruyants et gais lui proposèrent leur service. Enfin elle conclutmarché avec l’un d’eux qui lui plut et visita le bateau qui setrouvait parmi beaucoup d’autres.

Le pilote lui montra un mât qu’on pouvaitdresser en cas de grand vent, tandis qu’en cas de calme, il y avaitdeux rameurs qui attendaient se chauffant au soleil. Il conseillaaussi de ne pas abandonner la voiture, mais de l’amarrer sur lepont après avoir enlevé les roues.

– Une fois amarrée, vous serez mieuxassise dedans et si Dieu donne un temps convenable dans cinq joursnous serons à Astrakan.

Albine lui dit de venir à l’auberge dePokvroskoïe pour voir la voiture et toucher des arrhes.

Tout allait pour le mieux et avec une grandejoie elle se dirigea vers l’auberge.

XII

Le cosaque Danilo Lifanoff avait trente-quatreans et il terminait son service dans un mois. Sa famille secomposait d’un grand-père de quatre-vingt-dix ans qui se souvenaitencore de Pougatche, de deux frères, d’une belle-sœur, d’un frèreaîné exilé en Sibérie comme « vieux croyant », d’unefemme, de deux filles et d’un fils. Son père avait été tué dans laguerre avec les Français, de sorte qu’il était l’aîné de lafamille. Il n’était pas pauvre, possédait seize chevaux, deuxtroupeaux de taureaux et pas mal de terre libre où poussait lefroment.

Danilo tenait fortement à la vieille foi. Ilne fumait pas, ne buvait pas, et ne mangeait pas dans la même salleque ceux qui n’étaient pas de sa foi. Il observait rigoureusementle serment. Dans toute affaire, il était lent à exécuter, mais onpouvait compter sur lui. Il employait toute son attention àexécuter les ordres qu’il recevait et n’oubliait pas un seulinstant ce qu’il considérait comme son devoir.

Comme on lui avait ordonné de conduire àSarato les Polonaises, qu’on ne leur fit aucun mal etqu’elles-mêmes restassent calmes, il les avait accompagnéesjusqu’ici avec leur petit chien et leur bière. Ces femmes étaientgentilles, bonnes et, bien que Polonaises, ne faisaient aucun mal.Mais dans l’auberge, le soir, il avait vu, en passant devant lavoiture, que le petit chien piaillait en remuant la queue, tandisque sous le siège de la voiture, il avait cru entendre une voix.Une des Polonaises, la plus vieille, avait saisi aussitôt le chienet l’avait emporté d’un air effrayé.

– Il y a quelque chose là-dessous, sedit-il.

La nuit, quand la jeune Polonaise s’approchade la voiture, il fit semblant de dormir et entendit alorsclairement une voix d’homme sortant de la caisse.

De bon matin, il alla à la police et fit sonrapport. Les Polonaises qui lui avaient été confiées transportaientdans leur caisse un vivant au lieu de morts.

Quand Albine, joyeuse et assurée que toutallait bien finir et qu’ils seraient libres dans quelques jours,s’approcha de l’auberge, elle vit à la porte un équipage élégant etdeux cosaques. La foule se massait à l’entrée, regardantcurieusement dans la cour.

Elle était si pleine d’espoir et d’énergiequ’elle n’aurait jamais pu supposer que cette foule pouvait avoirété attirée par ce qui l’occupait. Elle entra dans la cour et,cherchant à voir sa voiture, elle entendit un aboiement désespéréde Trésor.

Ce qui était le plus terrible était arrivé.Devant la voiture, tout brillant dans son uniforme neuf, ses bottesvernies, ses boutons dorés et ses pattes d’épaules, se tenait unhomme large aux favoris noirs. Il parlait à voix haute et rauque.Devant lui, placé entre deux soldats, José, avec ses vêtements depaysan et les cheveux mêlés de brins de paille, semblait toutétonné, levant et laissant tomber ses larges épaules. Sans sedouter qu’il était la cause de tout ce malheur, le petit Trésor, lepoil hérissé, aboyait furieusement contre le chef de la police.

Migourski, qui venait d’apercevoir Albine,voulut s’approcher d’elle, mais les soldats le retinrent.

– Ce n’est rien, chérie, ce n’est rien,dit-il en souriant de son bon sourire.

– Et voilà la chère petite dame, fitironiquement le policier. Venez un peu ici. Ce sont les bières devos enfants, dit-il en indiquant Migourski.

La femme ne put répondre et portant la main àsa gorge, ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Ainsi qu’ilarrive à l’instant de la mort ou dans les minutes décisives de lavie, en un instant, elle sentit et mesura tout un abîme desentiments et de pensées, sans pouvoir rien comprendre, ni croirede son malheur.

Ce qu’elle ressentit d’abord fut l’orgueilblessé à la vue de son mari, le héros, entre les mains de cesbrutes qui le tenaient maintenant en leur pouvoir. Puis ce fut unecompréhension exacte du malheur qui la frappait. La conscience deson malheur fit surgir le souvenir le plus terrible de savie : la mort de ses enfants ; et aussitôt la question seposa. Pourquoi lui avait-on enlevé ses enfants ? Puis unautre : pourquoi cet homme, le meilleur et le plus aiméd’entre tous, son mari, allait-il périr ?

– Qui est-il ? est-ce votremari ? demanda le maître de police.

– Pourquoi, hurla-t-elle ? Et prised’un rire fou, elle tomba sur la caisse qui avait été détachée dela voiture.

Louise, toute tremblante de sanglots et levisage inondé de larmes, s’approcha d’elle.

– Madame, chère petite Madame ! Cen’est rien, disait-elle en promenant machinalement la main sur lecorps de sa maîtresse.

On passa les menottes à Migourski, on l’emmenaet Albine courut derrière lui.

– Pardonne-moi, cria-t-elle. C’est de mafaute.

– On verra à qui la faute. Ça arriverajusqu’à vous, dit le maître de police en la repoussant de lamain.

Le prisonnier fut conduit au bac. Et Albine,sans savoir pourquoi, le suivait sans écouter les consolations deLouise.

Pendant toute la durée de ce drame, le cosaqueDanilo Livano était resté près des roues de la voiture et d’un airsombre regardait tantôt le maître de police, tantôt Albine, tantôtses pieds à lui.

Quand Migourski fut parti, Trésor, resté seul,remua la queue et se mit à caresser le cosaque auquel il s’étaithabitué en chemin.

Le cosaque se détacha alors de la voiture,arracha le bonnet qu’il avait sur la tête, de toutes ses forces lelança à terre et, envoyant un coup de pied à Trésor, entra aucabaret. Là, il commanda du vodka, but sans arrêt et dépensa toutce qu’il avait jusqu’au prix de son uniforme. Le lendemainseulement, quand il s’éveilla dans un fossé, il avait cessé depenser à la question qui le torturait : avait-il bienfait ?

*

**

Migourski fut jugé et condamné pour désertionà mille coups de bâton. Ses parents, ainsi que Wanda, qui avaientdes relations à Saint-Pétersbourg, obtinrent cette atténuation depeine et il fut envoyé en Sibérie, en relégation perpétuelle.Albine l’y suivit. Quant à Nicolas Ier, il seréjouissait d’avoir écrasé la révolution, non seulement en Pologne,mais en Europe. Il était fier de n’avoir pas manqué aux volontés del’autocratie russe et d’avoir gardé la Pologne pour le bien dupeuple russe. Et les hommes constellés de décorations et vêtus delourds uniformes dorés, l’acclamèrent pour cela, lui faisant croireà sa grandeur, soutenant que sa vie était un bienfait pourl’humanité et surtout pour le peuple russe dont l’abrutissement etla corruption avaient toujours été le but inconscient de sesefforts.

POURQUOI L’ON TIENT À LA VIE

[Note – Traduit par J. Wladimir Bienstock,Paris, Henri Gautier successeur, 1891.]

I

Un cordonnier était avec sa femme et sesenfants en loyer chez un paysan. Le pauvre artisan ne possédaitrien ; il gagnait à la sueur de son front le pain de chaquejour. Le pain était dur, le travail peu payé, et ce qu’il enretirait avec beaucoup de peine ne faisait que passer de la maindans l’estomac. Lui et sa femme n’avaient qu’une seule fourrurepour tous deux ; elle était usée et en loques. Il y avait deuxans déjà que le cordonnier attendait de pouvoir acheter une peau demouton pour en faire une nouvelle pelisse.

Quand on était à l’automne, il restaitcependant quelque argent à la maison ; la femme du cordonniergardait un billet de trois roubles dans sa cachette, et puis enadditionnant les petits crédits faits de ci de là aux pratiques,cela présentait un total de cinq roubles vingt kopecks à ajouteraux billets.

Un matin, le cordonnier se disposa à se rendreau village afin d’acheter la peau de mouton depuis si longtempsdésirée ; il endossa le mantelet ouaté de sa femme, passapar-dessus son kaftan de drap, et, un bâton à la main, il se mit enroute aussitôt après le déjeuner, non sans avoir soigneusementserré le billet de trois roubles dans sa poche. Tout en cheminantsilencieusement, il refaisait son compte. « J’ai troisroubles, se disait-il ; avec les cinq que je vais recevoir,cela fait bien huit, et pour ce prix on peut avoir une peau demouton fort convenable. »

À la première porte où il frappa, ce fut lafemme qui vint ouvrir : son mari n’y était pas, elle promitqu’on payerait dans la huitaine ; en attendant le cordonnierne reçut pas un kopeck. Il s’en alla plus loin ; cette fois lemaître du logis s’y trouvait, mais il jura ses grands dieux qu’iln’avait pas d’argent et donna vingt kopecks seulement.

Il vint alors à l’idée du cordonnier qu’ilfallait acheter la peau à crédit. Mais le marchand auquel ils’adressa ne voulut pas l’entendre de cette oreille.

– Avec de jolis petits roubles, tupourras choisir tout ce qui te fera plaisir ; mais pasd’argent, pas de marchandise. Ah ! nous serions bien refaitsavec les crédits, nous savons ce qu’il en retourne.

Le pauvre cordonnier ne s’était guère attenduà ce qui lui arrivait. Vingt pauvres kopecks, le prix d’un mauvaisrapiéçage, voilà tout ce qu’il remportait de sa tournée, avec unepaire de vieux chaussons de feutre qu’un paysan lui avait donnés àregarnir.

Le chagrin et le souci lui rongeaient lecœur ; il entra au premier cabaret qu’il trouva sur sa route,y but pour ses vingt kopecks et reprit le chemin du logis. Il avaitgelé ; notre homme était sans sa fourrure ; néanmoins, ilse sentait une douce chaleur dans tout le corps ; l’eau-de-viel’avait ragaillardi ; il faisait sonner son bâton sur le soldurci par le gel, tandis que de l’autre main il faisait exécuteraux vieilles bottes de feutre les mouvements les plus désordonnés.En même temps, il marmottait des paroles incohérentes en guise deconsolation.

– J’ai bien chaud, disait-il, etcependant je ne porte pas de fourrure. Un quart d’eau-de-vie a faitl’affaire. Avec ça la chaleur vous circule dans toutes les veineset on peut fort bien se passer de fourrure ; et puis ça vousallège le cœur ! Me voilà maintenant un homme content.Pourquoi se chagriner ? On ira bien son chemin sans fourrure.Mais ma femme, c’est elle qui va recommencer à me faire de la bile.Vraiment, n’est-ce pas agaçant ? Je ne travaille que pourelle ; elle me mène par le nez et je me laisse doucementfaire. Mais attends ! ma chère : il faut que les roublessortent de leur cachette ; c’est moi qui les aurai, sinon, jet’arrache ta coiffe. Oh ! je le ferai comme je le dis,va ! Quoi ! je n’ai reçu que vingt kopecks ! Quepouvais-je acheter avec cette somme ? Boire un coup, et c’esttout. Elle est toujours à crier qu’elle a grand besoin de ceci,qu’elle a grand besoin de cela. Et moi, croit-elle que j’aie toutce que je désire ? Elle a la maison et le bétail, et toutessortes de bonnes choses, tandis que moi, je suis là comme un pauvrediable qui doit pourvoir à tout. Elle ne manque pas de pain à lamaison ; mais qui le paie, si ce n’est moi ? Et Dieu saitoù il faut prendre tout cet argent : trois roubles par semainepour le pain seulement. Quand j’arriverai, je les trouverai tous àmanger du pain : rien que pour un rouble et demi sur latable ! C’est pourquoi je veux qu’elle me donne ce quim’appartient…

Ainsi discourant, le pauvre savetier arrivaprès d’une chapelle cachée dans l’une des sinuosités du chemin. Illui sembla voir quelque chose de blanc remuer au pied de l’édifice.La nuit déjà tombée empêchait de rien distinguer à distance ;il s’approcha pour mieux voir et demeura perplexe.

– Qu’est-ce donc ? se demandait-il.Un bloc de pierre, peut-être ? Mais il n’y en a point en celieu. Un animal ? Cela ne lui ressemble guère. Un hommeplutôt ? Mais cette clarté et ces formes si vagues, ce seraitétrange ! D’ailleurs, que ferait ici un homme à cetteheure ?

Il se pencha tout près… Étrange chose, envérité ! Oui, c’était bien un homme, mais un homme sansvêtements, sans linge, nu comme l’enfant qui vient de naître. Mortou vivant, on n’aurait pu le dire ; son regard était fixe etil ne faisait aucun mouvement. La peur saisit le cordonnier, qui sedit en frissonnant :

– Sans doute que des brigands l’ont tuéet laissé là après l’avoir dépouillé. Éloignons-nous : on esten danger toute sa vie quand on se mêle de ces sortes dechoses.

Et, s’éloignant à la hâte, il tourna l’anglede la chapelle.

Maintenant la terrible apparition était horsde sa vue.

Quand il eut longé le mur, il ne puts’empêcher de se retourner : l’homme avait quitté sa place, ils’avançait en regardant comme s’il eût cherché quelque chose. Lepauvre savetier crut défaillir ; il s’arrêta en se disant,tout tremblant :

– Que faire ? Faut-il l’aborder oudétaler au plus vite ? Mon ami, prends garde ! L’aborder,il pourrait t’en arriver malheur. Qui sait s’il n’est point là pourquelque mauvais dessein ? Si tu l’approches et qu’il te tombedessus, et qu’il t’étrangle en te laissant sur place… brrr… Etquand même il n’y aurait rien à craindre, que ferais-tu delui ? Tu l’aurais sur les bras ; il est nu, il faudra levêtir, te dépouiller de tes derniers vêtements pour l’en couvrir.Rien de ça, mon ami ! Allons-nous-en bien vite.

Et le cordonnier reprit précipitamment saroute. Toutefois, il avait fait quelques pas à peine qu’ils’arrêtait de nouveau. Une voix lui parlait de l’intérieur et leretenait sur place :

– Qu’est-ce donc, frère Sema ?Qu’allais-tu faire ? Cet homme se meurt de détresse, et tutrembles comme un enfant timide, et tu veux passer outre !Aurais-tu peut-être trouvé un trésor et craindrais-tu qu’on ne tedérobât tes richesses ! Sema, Sema, c’est mal, ce que tu faislà !

Alors, revenant précipitamment sur ses pas, ilmarcha droit vers l’inconnu.

II

En s’approchant, il vit un tout jeune homme,dont le corps, sain et robuste, ne portait aucune trace deviolence ; seulement le malheureux était transi et paraissaitangoissé ; il s’était rapproché du mur de l’église et s’ytenait appuyé, sans regarder Sema, comme à bout de forces, nepouvant même lever les yeux.

Sema s’approcha plus près de lui ; alorsl’inconnu se réveilla comme d’un rêve ; il leva la tête,ouvrit les yeux, et regarda Sema d’un regard qui alla droit au fondde son cœur.

Le savetier jeta ses chaussures, détacha saceinture de cuir, qui alla rejoindre ses bottes, puis il ôta sonkaftan en disant :

– Suffit… je vois ce qu’il en est. Tiens,veux-tu essayer ceci ? Mais, d’abord, redresse-toi un peu.

Sema soutint l’inconnu de son bras et l’aida àse remettre debout.

Il avait un visage charmant, et son corpsavait des formes fines et délicates ; les pieds et mains nemontraient aucune trace de callosité. Sema lui jeta le kaftan surles épaules, et, comme l’inconnu n’arrivait pas à passer lesmanches, il lui prit la main et l’aida, puis il ferma le kaftan sursa poitrine, ramena les basques l’une sur l’autre et serra lataille avec la ceinture de cuir. Puis il ôta sa vieille casquettepour en coiffer son frère malheureux, mais, à ce moment, il sentitun froid piquant sur sa tête découverte et il fit cetteréflexion :

– Après tout, je suis chauve, tandisqu’une épaisse forêt de cheveux garantit sa tête.

Et il remit sa casquette.

– Chaussons-le plutôt, reprit-il.

Il le fit asseoir et lui passa les vieilleschaussures de feutre qu’il avait aux pieds. Après l’avoir ainsivêtu, il lui dit d’un ton cordial :

– C’est bien, frère. Maintenant, un peude mouvement pour te réchauffer. Avec cela, on se tire d’affaire.Peux-tu marcher ?

L’étranger ne répondit pas ; immobile, ilregardait Sema, les yeux pleins d’affection et dereconnaissance.

– Tu ne réponds pas ? Voudrais-tupasser l’hiver ici peut-être ? Viens nous mettre à l’abri.Tiens, voici mon bâton, frère, appuie-toi dessus et essaie demarcher.

L’homme se mit à marcher. Il allait sansdifficulté, sans rester en arrière, côte à côte avec Sema, quicommença à le questionner.

– Dis-moi, frère, d’oùviens-tu ?

– Je ne suis pas d’ici.

– En effet, tous les gens du pays me sontconnus. Mais qu’est-ce qui t’amène ici ? Que faisais-tu prèsde la chapelle ?

– Je ne dois pas le dire.

– Des méchants t’ont maltraité, sansdoute ?

– Aucun homme ne m’a fait de mal. C’estDieu qui me punit.

– C’est vrai. Tout se fait de par savolonté. Cependant, tu as un but, sans doute ; oùvas-tu ?

– Tous les chemins me sontindifférents.

Sema s’étonnait. Son compagnon n’avait pasl’air d’un vagabond ni d’un mauvais sujet ; il parlait avecune grande douceur. Pourquoi refusait-il de s’expliquer ?« Mon Dieu ! pensait le savetier, il y a bien des chosesqu’on ignore en ce monde. »

Il reprit :

– Eh bien ! viens-t’en chez moi, tuy auras au moins un moment de repos.

Le cordonnier suivait d’un pas allègre lechemin de sa demeure et l’étranger le suivait.

En ce moment, le vent s’engouffra sous lachemise nue de Sema ; la chaleur de l’ivresse était éteinte,il sentit douloureusement le souffle glacé. Tout frissonnant, ilhâta le pas, en étirant sans pitié le mantelet de sa femme pour encouvrir sa poitrine. Il pensait tristement :

– Je suis sorti, ce matin, pour acheterune pelisse en peau de mouton, et je rentre sans un habit, amenantun homme nu par-dessus le marché. C’est ça qui ne va pas contenterMatréma !

En prononçant le nom de sa femme, le pauvrehomme eut un serrement de cœur. Il jeta à la dérobée un regard surson protégé ; en voyant cette figure si douce telle qu’ellelui apparut près de la chapelle, la joie et la sérénité revinrentdans son cœur.

III

La femme de Sema avait achevé de bonne heureson travail quotidien. L’eau, le lait, étaient prêts pour lelendemain ; les enfants avaient eu leur repas du soir,elle-même venait de manger, et, maintenant, elle tenait conseilavec elle-même, fort embarrassée de décider s’il fallait faire cejour-là encore une nouvelle cuisson de pain.

– Sema peut avoir dîné en route, sedisait-elle ; dans ce cas, il ne prendra rien ce soir, et ilreste assez de pain pour demain.

Elle tourna et retourna vingt fois le morceauqui restait ; elle prit enfin un parti :

– Voyons, décida-t-elle, il n’y a plus defarine que pour une fois, et il faut que nous allions avec celajusqu’à vendredi.

Le pain soigneusement serré, Matréma prit sonaiguille et se mit à rapiécer une chemise de son mari. Tandis quesa main se pressait, Matréma était en pensée avec son Sema,achetant la peau de mouton dont on ferait la fameuse pelisse.

– Mon Dieu, pourvu qu’il ne se laisse pastromper, disait-elle en tirant nerveusement son aiguille. Le pauvrehomme est sans malice aucune, un petit enfant le mènerait par lenez, et lui ne saurait même pas faire tort d’un cheveu. Certes,huit roubles d’argent ne sont pas une petite somme ; avec celaon a une riche pelisse, sans garnitures il est vrai, mais enfin unepelisse. Avons-nous assez souffert, l’hiver passé, sanspelisse ! Je ne pouvais aller nulle part, pas même jusqu’auruisseau. Et il a tout pris en partant, tout, je n’ai plus rien dechaud à me mettre sur le corps. Il est parti de bonne heure ;que fait-il pour ne pas encore être rentré ? Ah çà ! monpetit trésor se serait-il peut-être arrêté au cabaret ?

Elle achevait son petit monologue quand despas résonnèrent tout à coup sur l’escalier.

Matréma posa son ouvrage et se leva enhâte.

À sa grande surprise, elle voit que deuxhommes sont entrés : l’un est son mari, l’autre une façon depaysan, en hautes bottes de feutre, sans bonnet, en somme, unsingulier compère.

L’odorat de Matréma avait deviné aussitôt leparfum de l’eau-de-vie.

– Grand Dieu ! pensa-t-elle, quelquechose me l’avait bien dit, mon homme a bu.

Mais quand elle vit qu’il était sans kaftan, àpeine vêtu du vieux mantelet, et qu’il se tenait là comme uncoupable, sans rien dire, sans savoir où regarder, elle crut sentirson cœur se briser.

– Il s’est enivré, dit-elle avec unedouloureuse amertume, il a bu notre pauvre argent avec cet ivrogneet voilà qu’il l’amène encore ici.

Les deux hommes entrèrent dans la chambre,Matréma les suivit, tout entière à dévisager l’inconnu. Elleremarque qu’il est fort jeune, qu’il a le teint hâve, le maintientimide et qu’il porte son propre kaftan, sur sa peau encore !Pas trace de chemise, pas plus que de coiffure ! Il est entréet est resté fixé sur place, ne bougeant plus, n’osant lever lesyeux.

– Ce ne peut être un homme de bien, sedit Matréma… Il me fait peur !

Elle recula et se colla au poêle, attendant,l’air mauvais, ce qui allait advenir.

Sema ôta sa casquette de cuir, s’assit sur lebanc. Tout préoccupé d’héberger son hôte, il demanda àMatréma :

– Eh bien ! petite femme, qu’est-ceque tu donnes à souper ?

La ménagère, changée en statue devant sonpoêle, marmotta quelque chose entre ses dents. Elle regardaitalternativement les deux hommes et secouait la tête de l’air leplus mécontent.

Sema fit comme s’il ne voyait rien, et,prenant la main de l’étranger, il lui dit d’un tonaffectueux :

– Assieds-toi, frère, et prenons unmorceau ensemble.

L’étranger s’assit timidement aux côtés deSema.

Celui-ci reprit :

– Dis, petite femme, ne te reste-t-ilrien de ta cuisine ?

Alors Matréma éclata :

– Bien sûr qu’il me reste quelquechose : mais te le donner ! Ah ! non, certes. Unhomme qui a bu à ne plus savoir où est sa tête, qui s’en est allépour acheter une pelisse et qui revient sans kaftan, amenant unvagabond chez lui ! Non, certes, je ne donnerai pas à souper àdes fainéants et à des ivrognes de votre espèce.

– Cesse ton caquet, stupide femme, talangue va trop vite. Tu devrais t’informer d’abord…

– D’abord je veux savoir ce que tu asfait de notre argent.

Sema porta sa main à sa poche et en retira lebillet de trois roubles, qu’il tendit à sa femme.

– Voilà, dit-il. Trifouan ne m’a riendonné ; il m’a promis de payer demain.

Ces mots, loin de calmer la terrible femme,provoquèrent une nouvelle explosion de colère.

– Point de pelisse ! Mon kaftan surle corps d’un va-nu-pieds ! Un vagabond au logis !cria-t-elle en saisissant furieusement les billets, qu’elle serraaussitôt en lieu sûr, sa langue allant toujours. Non, il n’y a rienici pour vous. J’aurais bien à faire s’il me fallait nourrir tesivrognes, les amis de cabaret.

– Matréma ! tiens ta langue, femmestupide, et écoute ce que j’ai à te dire.

– Ce que tu as à me dire !Voyez-vous ce grand nigaud qui voudrait m’apprendre quelquechose ! Ah ! je ne me trompais pas quand je ne voulaispas de toi pour mari. Tout le beau linge que j’ai reçu de ma mère,tu l’as vendu pour boire, et, aujourd’hui encore, tu vas aucabaret, au lieu d’acheter la pelisse.

Sema veut expliquer qu’il n’a bu que les vingtkopecks, il commence le récit de sa rencontre avecl’étranger ; mais Matréma l’interrompt coups sur coups etparle seule. Où prend-elle tout ce qu’elle dit ? Dieu, quelflux de paroles ! un mot n’attend pas l’autre. Sa mémoirerappelle des faits écoulés depuis dix ans ; elle s’excitetoujours plus, elle jette les hauts cris et tombe enfin sur sonmari, qu’elle saisit violemment par le bras.

– Et mon mantelet, le seul bon que j’aie,il te le fallait aussi. Rends-le-moi, ivrogne, et bien vite, ougare le bâton !

Sema, sans répondre, se met en devoird’obéir ; il ôte l’une des manches du mantelet ; sa femmetire violemment l’autre en faisant craquer toutes les coutures,puis se précipite vers la porte, avec le dessein de s’enfuir ;mais, soudain, elle s’arrête, une voix vient de parler en elle, luidisant de rentrer et de s’informer d’abord de ce qu’estl’étranger.

IV

– Si c’était un homme de bien, dit-elle àSema, il ne se promènerait pas tout nu, sans même avoir une chemisesur le corps : s’il était là pour quelque bonne action, il y alongtemps que tu m’aurais dit où tu l’as rencontré.

– Mais je ne demande qu’à le dire. Jesuivais tranquillement ma route ; devant la chapelle, je voiscet homme couché au pied du mur ; il était nu comme l’enfantqui vient de naître ; le froid l’avait déjà roidi, car, par letemps qu’il fait, il n’est pas agréable d’être dehors sans unvêtement sur le dos. C’est Dieu qui m’a conduit vers lui, car, sansmoi, il ne serait déjà plus en vie ! Que fallait-ilfaire ? On ne sait ce qui peut arriver en ce monde. Jen’hésitai pas : je partageai nos habits avec lui, et lui disde venir avec moi. Ainsi donc, maîtresse, apaise ton cœur sauvage,et prends garde de pécher ; rappelle-toi qu’il nous faudramourir.

L’esprit du mal dominait encore Matréma ;elle jeta sur l’étranger un regard soupçonneux, et demeurasilencieuse. Quant à l’hôte inconnu, il restait sans bouger, assisà peine sur le bord du banc, les mains jointes sur les genoux, latête inclinée sur la poitrine et les yeux constamment fermés. Sonfront était voilé d’une sombre mélancolie, et sa respirationparaissait oppressée. Matréma ne parlait plus. Sema l’interpella denouveau :

– Matréma ! Dieu t’aurait-il doncabandonnée ?

Cet appel vibra étrangement à l’oreille deMatréma, qui jeta un nouveau regard sur l’étranger, et elle sentitaussitôt son cœur s’alléger d’un poids immense. Quittant la porte,elle s’approcha vivement du poêle, et en tira le repas dusoir ; elle le plaça devant les deux hommes, elle apportaaussi la cruche de kwass, qu’elle posa sur la table après l’avoirremplie jusqu’au bord ; elle mit aussi le dernier morceau depain et, d’une voix apaisée, dit à ses hôtes en posant les couteauxet les cuillers devant eux :

– Eh bien ! donc, mangez, voilà toutce que je puis vous offrir.

– Allons, mon jeune ami, régale-toi, dità son tour Sema, après avoir coupé une tranche de pain et trempé lasoupe.

Et les cuillers d’aller et venir à la gamellecommune. Matréma, accoudée à l’un des angles de la table, nedétachait pas ses yeux de l’étranger, et son cœur s’émut. Alors lestraits de l’inconnu s’illuminèrent d’un rayon de joie, la sérénitérevint sur son front ; et levant les yeux sur Matréma, il eutun sourire plein de douceur.

Le repas fini et la table desservie, Matrémaquestionna l’étranger.

– Qui es-tu ? commença-t-elle.

– On ne me connaît pas ici.

– Mais comment t’es-tu trouvé sur lechemin de notre village ?

– Je ne dois rien dire.

– Qui donc t’a dépouillé ainsi ?

– Dieu me punit.

– C’est donc vrai, tu étais tout nudevant la chapelle ?

– Oui, c’est vrai. Il gelait, le froidm’avait déjà engourdi. Alors Sema m’a vu et il a eu pitié de moi.Il a ôté son kaftan pour m’en couvrir. Et comme Sema, tu as eupitié de ma détresse, et m’as donné de quoi apaiser ma soif et mafaim. Que Dieu vous donne en récompense la félicitééternelle !

Matréma prit la chemise qu’elle venait derapiécer, ainsi qu’un vieux pantalon, les donna à l’étranger endisant :

– Tiens, frère, mets cela ; tu nepeux pas rester sans chemise. Maintenant choisis l’endroit qui teconviendra pour la nuit. Tu peux prendre la soupente ou le coin dupoêle.

L’étranger se coucha sur la soupente, aprèsavoir rendu le kaftan. Matréma, de son côté, souffla la lumière etse coucha auprès de son mari, en se couvrant pauvrement de lamoitié du kaftan. La pensée de l’hôte mystérieux ne la laissaitpoint dormir ; elle se disait que le dernier pain était mangé,qu’il n’y en avait pas pour le lendemain, qu’elle avait donnéjusqu’à la chemise de son mari, et son cœur se contractaitdouloureusement ; mais alors elle revoyait le sourire si douxet si affectueux qui avait répondu à ses bienfaits, et aussitôt lajoie remplaçait l’amertume. Elle resta longtemps ainsi éveillée,s’apercevant bien que Sema ne dormait pas non plus, car iltiraillait le kaftan et le mettait tout entier sur lui.

– Sema ! dit-elle.

– Quoi donc ?

– Notre dernier reste de pain est mangé.Je n’en ai pas mis d’autre au four. Qu’allons-nous fairedemain ? Faudra-t-il aller en emprunter chez Malouja, lavoisine ?

– Pourvu que nous ayons la vie, noustrouverons bien de quoi manger.

Cette réponse fit taire Matréma, qui,cependant, reprit un moment après :

– On voit que cet homme n’est pas unméchant. Mais pourquoi ne veut-il pas se faire connaître ?

– Eh ! mais, parce qu’on le lui adéfendu, sans doute.

– Écoute donc, Sema.

– Quoi encore ?

– Nous autres, nous sommes toujours prêtsà donner… pourquoi personne ne nous donne-t-il jamaisrien ?

Sema ne savait trop que répondre. Il grogna,et d’un ton brusque :

– Assez bavardé comme cela.Dormons !

Et se tournant de l’autre côté, il s’endormitd’un profond sommeil.

V

Il se réveilla le lendemain plus tard que decoutume. Les enfants dormaient encore.

Matréma était allée faire son petit empruntchez la voisine. L’étranger était déjà assis sur le banc, vêtu desvieilles chausses et de la chemise rapiécée. Une calme sérénitérayonnait sur ses traits, et son regard s’élevait au ciel.

Sema lui dit en l’abordant :

– Frère, causons un peu. On ne peut vivresans manger et sans boire, et le corps doit être vêtu. L’homme doitgagner son pain. Sais-tu travailler ?

– Je ne sais rien.

Sema fit un soubresaut ; mais seremettant aussitôt :

– Bien, dit-il. Il suffit que tu prennesle goût du travail. L’homme peut tout apprendre.

– Je travaillerai comme vous.

– Comment faut-il t’appeler ?

– Michel.

– Suffit. Je ne te demande pas autrechose, puisque tu ne peux rien dire de plus. Eh bien ! moncher Michel, applique-toi, et sous ma direction, tu ne manqueras derien ici.

– Dieu te bénisse ! Maintenant parleet j’obéis.

Le cordonnier prit alors un peloton de ligneulet se mit à tordre le fil entre ses doigts.

– Regarde, dit-il, ce n’est pasdifficile.

Michel mettait toute son attention ; puisessayant à son tour, il réussit cette première épreuve avec unplein succès.

Sema continua graduellement à l’initier à tousles secrets du métier. L’apprenti montrait de l’habileté et del’intelligence, et ne donnait que de la satisfaction à sonmaître.

L’ouvrage, si difficile qu’il fût, sortait deses mains propre et bien fait ; le troisième jour Micheltravaillait comme un ouvrier ; on eût dit qu’il n’avait faitque cela toute sa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait avecmodération et ne sortait jamais. Quand il avait des moments deloisir, il restait silencieux, les yeux constamment, fixés auciel ; aucun mot inutile ne sortait de sa bouche. Il ne riaitjamais ; on ne l’avait vu sourire que le soir de son arrivée,quand Matréma lui avait servi à souper.

VI

Los choses allant ainsi jour après jour,semaine après semaine, une année fut bientôt écoulée. Maître Semaavait maintenant un habile ouvrier connu pour travailler mieux quetout autre ; et les pratiques affluaient dans la pauvredemeure du savetier.

Un jour, au cœur de l’hiver, un traîneauattelé de trois chevaux fringants s’arrêta devant la maison. Semaet son compagnon interrompirent leur travail et se penchèrent versla fenêtre.

Un brillant laquais sauta prestement du siègeet ouvrit la portière. Il en sortit un personnage d’alluredistinguée, tout hérissé de fourrure, qui se dirigea droit versl’escalier.

Matréma s’était précipité pour ouvrir laporte.

Le personnage s’inclina sous le linteau tropbas et entra dans la chambre. Il avait la taille plus qu’ordinaire,et peu s’en fallut qu’il ne heurtât le plafond en se redressant.Son grand air contrastait avec la modeste pièce, qui semblait troppetite pour lui.

Sema s’était levé à la hâte, et fit un profondsalut, tout confus en présence de ce grand seigneur ; jamaissi grand personnage n’était entré sous son toit. Quelcontraste !

D’un côté Sema, le teint hâlé, le visagecouvert de rides ; Michel, avec sa douce figure pâlie demaigreur ; Matréma, dont la peau ridée s’étirait sur lesos ; de l’autre, un colosse au visage plantureux, tout veinéde sang, avec une encolure de taureau, un être en un mot quisemblait d’un autre monde.

Le personnage respira bruyamment, ôta safourrure et demanda après s’être assis :

– Qui est le maître ici ?

– C’est moi, Votre Seigneurie, réponditSema en s’avançant.

Le gentilhomme se tourna vers son laquais etlui dit :

– Fedka, va chercher le rouleau decuir.

Le laquais s’empressa et revint bientôt avecun rouleau, qu’il remit à son maître. Celui-ci le posa sur latable.

– Ouvre-le, ordonna-t-il de nouveau.

Quand ce fut fait, le gentilhomme, appuyantl’index sur le cuir, interpella Sema :

– Maintenant, écoute, cordonnier etmaître en chaussures, tu vois ce cuir ?

– Je le vois, Seigneurie, balbutiaSema.

– Tu le vois, mais sais-tu ce que c’estque cette marchandise-là ?

Sema palpa le cuir et dit :

– La marchandise est belle.

– Belle ! je te crois,parbleu ! si belle que de sa vie un savetier comme toi n’en avu de pareille. Sais-tu que c’est du cuir allemand et que ça mecoûte vingt roubles ?

Sema balbutia :

– Où verrait-on ici quelque chose depareil ?

– Je me le demande aussi. Maintenant,écoute-moi bien. Je veux que de ce cuir on me fasse une paire debottes, mais il me faut un chef-d’œuvre. Te chargeras-tu de cetravail ?

– Je m’en chargerai, VotreSeigneurie.

Le gentilhomme apostropha violemmentSema :

– Tu t’en chargeras, c’est bientôt dit.Mais sais-tu pour qui tu travailles ? et cette marchandise, enconnais-tu le prix ? Je veux des bottes qui puissent se porterune année, sans torsion ni trace d’usure, ni accroc d’aucune sorte.Si tu es de force, taille dans mon précieux rouleau, je te leconfie ; mais si tu n’es pas sûr de toi, ne te charge pas dutravail, car, je t’en préviens, à la moindre avarie, ou déchirurequi se produirait dans le délai de l’année, je te ferai jeter enprison sans pitié. Si, au contraire, l’ouvrage me satisfait, unrouble d’argent sera ta récompense.

Sema avait perdu toute assurance. Il n’osaitrépondre et interrogeait du regard le compagnon Michel. Commecelui-ci restait indifférent, Sema le poussa du coude en disanttout bas : « Faut-il accepter ? »

Michel fit un mouvement de la tête quisignifiait : « Prends ce travail, tu peux lefaire. »

Sur ce conseil Sema accepta et promit desbottes qui resteraient intactes pendant un an.

Après quoi, le gentilhomme, appelant sonlaquais, se fit déchausser du pied gauche et tendit la jambe pourque l’artisan prît mesure.

Sema prit des bandelettes de papier et lesrassembla en les cousant bout à bout ; cela lui fit une mesured’environ dix werschok, qu’il lissa soigneusement de sa main ;puis, mettant un genou en terre, il commença l’opération, mais ens’essuyant tout d’abord les mains à son tablier, de peur desouiller les bas du gentilhomme. Il mesura la plante, puis le coupde pied. Le mollet était un véritable pilier : la bandelettese trouva trop courte pour en faire le tour.

– Prends garde de me faire des tiges tropétroites, intervint le gentilhomme.

Sema s’empressa de coudre une nouvellebandelette, pendant que l’étranger, assis avec nonchalance,dévisageait les hôtes de la petite chambre. Ses yeux tombant surMichel :

– Qui est celui-ci ? Un apprentisans doute.

– Que Votre Seigneurie daignem’excuser ; ce jeune homme est déjà un maître, c’est lui quifera les bottes de Votre Seigneurie.

– Prends-y garde, jeune homme. Tu m’asentendu, je veux des bottes qui restent neuves une annéeentière.

Sema s’était interrompu pour se tourner aussivers Michel, mais celui-ci s’occupait de tout autre chose que dugentilhomme ; il regardait avec une persistance singulièrevers l’angle de la chambre, il regardait, regardait, et soudain unsourire illumina son visage, qui parut transfiguré.

– Que veut dire cela, sotétourneau ? exclama l’étranger. Qu’as-tu donc à ricaner ?Songe plutôt à finir mes bottes à temps et à soigner l’ouvrage quetu vas entreprendre.

– Elles seront prêtes à l’heure où on lesdemandera, répondit simplement Michel.

– C’est ainsi que je l’ordonne.

Le gentilhomme se fit rechausser, s’ensevelitdans sa fourrure et se dirigea vers la porte ; en passant, iloublia de se baisser et sa tête heurta violemment contre le linteaude la porte. Le noble personnage tempêta et sacra de la belle façontout en se frottant le front, et en courant à son traîneau, quipartit aussitôt au galop.

La corvée avait été rude ; Sema poussa unsoupir de soulagement.

– Quel homme de fer ! dit-il ;un maillet ne rabattrait pas ; sa tête a fait trembler leplafond et il paraît l’avoir senti à peine.

Matréma plaça aussi son mot :

– Des gens qui ont tout ce qu’ilsveulent, rien d’étonnant qu’ils soient frais et robustes. Maisn’importe, la mort les brisera comme les autres.

VII

Après un moment, Sema dit à Michel :

– Nous avons l’ouvrage, c’est bien.Pourvu qu’il ne nous arrive pas malheur. Le cuir est hors de prix,le seigneur est un homme rude. Un accroc est bientôt fait. À toi demontrer ce que tu peux faire. Tu as l’œil plus sûr que moi, tesmains sont plus habiles que les miennes, je te laisse découper lecuir, mais je coudrai les pièces.

Sans répondre, Michel étendit le précieuxrouleau sur la table, et, les ciseaux en mains, il se mit àtailler.

Pendant que Sema s’éloignait, sa femmes’avança curieuse de voir l’opération ; elle savait, du reste,comment on taillait dans le cuir ; mais cette fois elle ne putcroire ses yeux. Contre toutes les règles, Michel taillait la pièceen une série de rondelles. Elle en fui toute bouleversée ;toutefois elle se tut, de peur de se mêler d’une chose qu’elle neconnaissait pas.

L’ouvrier se mit ensuite à coudre les pièces,mais, toujours contrairement à l’usage, il semblait faire dessouliers destinés à être portés à nu, comme ceux qu’on met auxmorts. Matréma s’étonnait de plus en plus, et Michel cousaitimperturbable. L’après-midi se passa ; quand Sema revint, lecuir de Sa Seigneurie était transformé en une paire de souliers demort.

Le pauvre homme joignit les mains.

– Grand Dieu ! s’écria-t-il, depuisun an qu’il est chez moi, ce jeune homme n’a jamais fait la moindrebévue : faut-il que tout d’un coup il me cause un si granddommage ! Des souliers mous, au lieu des grandes bottescommandées ! Et le cuir précieux abîmé, perdu ! Où enretrouver de pareil maintenant ? Et que vais-je dire augentilhomme ? Qu’as-tu donc pensé, Michel, mon pauvreami ? C’est un poignard que tu me plonges dans le sein. On tecommande des bottes et tu…

Il allait éclater de colère, mais des coupsredoublés ébranlèrent la porte. Tous se penchèrent vers la fenêtre.Un cavalier venait de descendre devant la maison ; ilattachait son cheval.

On courut au-devant lui et l’on reconnut lelaquais du seigneur.

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour, que pouvons-nous faire pourvotre service ?

– Je viens de la part de ma gracieusemaîtresse. C’est au sujet des bottes.

– De quoi s’agit il ?

– Mon maître n’en a plus besoin, il n’estplus de ce monde.

– Que dis-tu là ?

– L’exacte vérité. En vous quittant, ilne devait pas rentrer vivant chez lui, la mort l’a surpris enroute. Quand nous arrivâmes au château, j’ouvris la portière, maisil ne bougea pas plus qu’un bloc ; sa figure était pâle, lecorps roide, il était mort. Dieu ! que de peine nous avons euà le tirer du traîneau ! C’est pourquoi ma gracieuse maîtressem’envoie vers toi avec cet ordre : « Va dire aucordonnier que ton maître n’a plus besoin des bottes qu’il acommandées, qu’il est passé dans l’éternité, et que du précieuxcuir, il fasse une paire de souliers à nu dont on chaussera lespieds du défunt ; tu pourras attendre et rapporter lessouliers. Va et hâte-toi. »

Alors Michel rassembla les rognures de cuir,aplatit l’un sur l’autre les deux souliers de mort, après leuravoir donné un dernier coup du coin de son tablier ; puisfaisant un paquet du tout, il le tendit au messager, qui partit endisant :

– Adieu ! braves gens ! Bien dela chance !

VIII

Une nouvelle année s’écoula, puis une autre,puis une autre encore ; on arriva à la neuvième année duséjour de Michel chez Sema le cordonnier. Les choses continuaientd’aller leur train ordinaire. L’habile ouvrier travaillait sansrelâche, ne quittait jamais l’échoppe ; jamais une paroleinutile ne sortait de sa bouche. On ne l’avait vu rire que deuxfois : la première, lorsque Matréma lui avait servi àsouper ; la deuxième fois, quand le gentilhomme avait commandéses bottes.

Sema n’était jamais revenu sur la question deson origine ; il ne craignait qu’une chose : qu’un jouroù l’autre Michel le quittât.

Un jour, toute la famille était dans la petitechambre, la ménagère mettait ses pots au feu ; les enfantsjouaient sur les bancs, jetant parfois un regard curieux dans larue ; Sema et Michel, assis chacun devant sa fenêtre, étaientoccupés à battre une paire de talons. Un des petits garçons vienten courant sur le banc où était assis Michel ; et s’appuyantsur les épaules de celui-ci, il s’écria en regardant dans larue :

– Oncle Michel, vois un peu, la femme dumarchand qui vient aussi chez nous ; elle a deux petitesfilles ; regarde comme il y en a une qui boite.

À peine ces mots eurent-ils frappé sonoreille, que Michel, laissant son travail, se pencha vivement versla fenêtre et dirigea sur la rue un regard d’une étrangefixité.

Sema s’étonnait. Jamais son ouvrier ne s’étaitinquiété de ce qui se passait au dehors et voilà que tout d’un coupil semblait comme magnétisé.

Sema regarda à son tour et vit, en effet,qu’une femme s’approchait en donnant la main à deux petitesfilles ; la dame était fort bien mise et les deux enfants,vêtues l’une comme l’autre d’une mante fourrée avec un fichu clairautour du cou, se ressemblaient si fort qu’on ne les eût pasdistinguées sans l’infirmité de l’une d’elles.

La dame monta l’escalier et entra dans lachambre précédée des deux enfants.

– Bonjour, braves gens, dit-elle ensaluant.

– Votre serviteur, Madame. Entrez, jevous prie, répondit Sema.

La dame s’assit devant la table pendant queles deux petites filles se pressaient contre elle, un peueffarouchées au milieu de ces visages inconnus.

– Je voudrais faire faire une paire desouliers à mes enfants pour le nouvel an, commença-t-elle.

– C’est bien facile, Madame. Il est vraique nous n’avons pas encore chaussé de si petits pieds, mais voilàmon ouvrier, qui est très adroit et réussira parfaitement.

Et Sema se retourna vers Michel, étonné devoir que celui-ci n’avait pas repris son ouvrage et regardaitattentivement les deux fillettes.

Celles-ci étaient de charmantes enfants, sansdoute ; elles avaient les yeux noirs, les joues pleines etroses, et puis leurs fourrures et leurs fichus leur allaient sibien ; mais tout cela n’expliquait pas l’attitude de Michel,qui les regardait comme s’il eût vu en elles la réalisation d’unrêve.

Sema garda ses réflexions pour lui et continuade s’entretenir avec la dame. On convint du prix, après quoi maîtreSema chercha ses bandelettes de papier et se mit à les ajuster pourprendre les mesures. La dame plaça alors sur ses genoux l’enfantqui était boiteuse et dit à Sema :

– Pour celle-ci, il faudra prendre deuxmesures et faire un soulier pour le pied qui est tourné et troispour l’autre. D’ailleurs, l’une et l’autre ont le même pied, ellessont jumelles.

Quand Sema en fut au pied perclus, ildemanda :

– D’où lui vient cette infirmité ?Une si charmante enfant ! C’est de naissancepeut-être ?

– Pas précisément. C’est sa mère qui luia déformé le pied en lui donnant le jour.

La curieuse Matréma s’avança :

– Ainsi tu n’es donc pas leur mère !dit-elle fort étonnée.

– Ni leur mère, ni leur parente, ma bravefemme ; il n’y a entre elles et moi aucun lien du sang ;ce sont mes enfants d’adoption.

– Tu n’es pas leur mère, et cependant tuas pour elles tant d’affection et de soins ?

– Comment ne les aimerais-je pas ?C’est mon sein qui les a nourries. J’avais un enfant aussi, Dieu mel’a repris ; mais ma tendresse n’était pas plus grande pourlui que pour celles-ci.

– Mais à qui étaient cesenfants ?

IX

La conversation s’étant engagée entre les deuxfemmes, la mère d’adoption fit le récit suivant :

– « Il y a six ans, jour pour jour,que l’événement eut lieu.

« Ces deux pauvres petites perdirent leurpère et leur mère dans la même semaine. J’habitais alors au villageavec mon mari, et nous connaissions beaucoup les parents de cesfillettes. Leur père était un peu misanthrope ; il travaillaitdans, les bois ; un jour, un arbre qu’il abattait tomba à fauxet lui brisa la tête. Il expira pendant qu’on le rapportait chezlui. Trois jours après, sa femme mettait ces deux petites au monde.Elle était seule chez elle avec son chagrin et sa misère. Nepouvant faire chercher de secours, elle accoucha seule et enmourut. Quand, le lendemain, j’allai la voir, elle était déjà roideet glacée. Dans les convulsions de l’agonie, la pauvre mère s’étaitabattue sur l’une des pauvres petites, et lui avait écrasé lepied ; l’enfant en resta estropiée.

« Je courus appeler les voisins ; ons’empressa autour de la morte, on lui lava le corps, on l’habilla,puis on commanda le cercueil ; les voisins étaient tous debraves gens, on y pourvut à frais communs.

« Mais que faire des nouveau-nés ?Comme j’étais la seule qui eût un nourrisson, – mon unique, ilavait huit semaines, – c’était à moi d’en prendre soin. Lesvoisins, après s’être consultés, me dirent :

– « Maria, garde les deux petitsêtres en attendant qu’on voie ce qu’il faudra faire. »

« Je soignai premièrement l’enfant bienportant ; l’autre semblait devoir mourir aussi, et je voulaisl’abandonner. Pourtant mon cœur médisait en silence : Pourquoice petit ange ne vivrait-il pas aussi ? La pitié me saisit, jemis l’enfant chétif au sein ; il vécut, et j’eus ainsi troisenfants à nourrir. J’étais jeune et robuste, je ne manquais derien, et le bon Dieu fit abonder le lait dans ma poitrine. Pendantque j’en allaitais deux, le troisième attendait son tour. AlorsDieu m’envoya une terrible épreuve. Pendant que j’élevais lesenfants d’une autre, il jugea bon de me reprendre le mien. Il avaitdeux ans, et je n’en ai pas eu d’autre depuis. Sauf ce chagrin,tout prospérait à la maison. Nous sommes venus depuis nous établirprès d’ici, nous dirigeons un moulin pour le compte d’un autre,nous gagnons un bon salaire et nous menons une vie aisée. N’ayantplus d’enfant à nous, quelle existence serait la nôtre, sans cesdeux petits chérubins ! Dieu ! comment ne les aimerais-jepas, ces amours ? C’est toute ma vie. »

Et la bonne femme, que l’émotion gagnait,pressa avec passion la petite infirme contre son cœur, en essuyant,de la main restée libre, les larmes qui perlaient à ses yeux.

Matréma soupira, toute pensive, etajouta :

– Le proverbe dit vrai : « Pèreet mère ne sont rien, quand c’est la volonté deDieu ! »

Les deux femmes causaient encore, lorsquesoudain la petite chambre s’emplit d’une brillante clarté. Elles seregardèrent surprises. Le rayonnement venait du côté de Michel.Lui-même était comme transfiguré ; les mains jointes sur lesgenoux, il regardait le ciel et souriait.

X

La dame s’était retirée, emmenant les deuxpetites filles. Michel, debout, avait posé son ouvrage. Il ôta sontablier, puis, s’inclinant profondément, il dit à seshôtes :

– Mes chers bienfaiteurs, maintenantlaissez-moi aller en paix. Dieu m’a pardonné, vous pardonnerezaussi.

Et toute sa personne rayonnait d’un éclat deplus en plus grand aux yeux de ses hôtes effrayés.

Sema répondit en s’inclinant, saisi d’unevénération profonde :

– Michel, je vois que tu es un être àpart, je ne puis donc pas te retenir. Je n’ose pas non plus tedemander de me révéler ce qui est un mystère. Mais ne pourrais-tupas m’expliquer une chose ? Pourquoi, lorsque je t’ai amenéici, ton visage si triste s’est-il éclairé soudain quand ma femme adressé la table du souper ? Pourquoi avais-tu un sourire sirayonnant quand le gentilhomme était assis à cette place ? Etpourquoi, enfin, ce troisième sourire et cet éclat merveilleux enprésence de la dame et des petites filles qui sortent d’ici ?Michel, dis-nous ce qu’est cette auréole qui t’environne etpourquoi tu as souri trois fois ?

– Dieu m’a pardonné, ma pénitence estfinie ; c’est pourquoi mon corps a repris sa splendeur. Chacunde mes sourires était un sourire de joie, parce que j’entendaischaque fois une parole de Dieu, et qu’à la troisième ma pénitencedevait finir. Quand la pitié s’éveilla dans le cœur de ta femme enprésence de ma détresse, ce fut la première parole, et tu vis monpremier sourire. Quand le gentilhomme commanda des bottes qu’il nedevait jamais porter, j’entendis la seconde parole et je sourisencore. Enfin les deux petites jumelles m’ont fait entendre latroisième et dernière parole, et j’ai souri pour la troisièmefois.

Sema reprit :

– Dis-nous, Michel, quelles sont cesparoles et pourquoi Dieu t’a-t-il puni ?

– Dieu m’a puni parce que je n’ai pasfait sa volonté. Il m’avait fait un ange du ciel et je me suisrévolté contre lui. Oui, j’étais un ange, et Dieu m’envoya sur laterre pour recueillir l’âme d’une femme. J’y trouvai unemalheureuse créature dans une détresse affreuse, donnant le jour àdeux enfants jumeaux, deux petites filles. Les deux pauvres petitsêtres cherchaient le sein de leur mère, et celle-ci n’avait plus laforce de les prendre dans ses bras. Alors elle me vit à ses côtéset tressaillit en pressentant pourquoi Dieu m’envoyait.

« – Ange de Dieu, me dit-elle en versantdes larmes amères, on vient de porter mon mari en terre, un arbrel’a tué dans sa chute, je n’ai ni mère, ni sœur, personne ;qui donc prendra soin de mes pauvres petits ? Aie pitié,laisse-moi, je t’en supplie, que je puisse du moins les nourrir.Que feraient-ils sans père ni mère ?… »

« J’eus pitié et laissai la mère à sesnouveau-nés ; je plaçai les enfants sur sa poitrine, et,remontant au ciel, je me présentai devant le trône de Dieu et luidis :

« – Je n’ai pu prendre l’âme de lanouvelle mère. Son mari est mort dans la forêt, elle reste seuleavec deux jumeaux, et m’a supplié de lui laisser le temps de lesélever et je n’ai pu me résoudre à lui enlever son âme. »

– Alors le Seigneur Dieu m’ordonna denouveau :

« – Va, te dis-je, prendre l’âme de cettemère, et quand tu entendras ces trois paroles : Ce qu’il y adans le cœur de l’homme ; – ce que l’homme ne peut pasconnaître ; – ce qui garde la vie de l’homme ; – quand tules auras entendues et que tu en comprendras le sens, tu pourrasrentrer au ciel. »

« Alors les petits enfants tombèrent desbras de leur mère, qui s’affaissa lourdement sur l’une d’elles etlui estropia le pied pour toujours. Je m’envolai avec l’âme de lamorte, mais un tourbillon me brisa les ailes, et je tombai près duvillage, pendant que l’esprit s’en allait seul à Dieu. »

XI

Sema et Matréma pleuraient de crainte et dejoie, en apprenant quel était celui qu’ils avaient accueilli etabrité six années sous leur toit.

L’ange continua :

– Abandonné de Dieu, je me trouvais toutnu sur la route. Je n’avais auparavant aucune idée de la conditiondes hommes, et j’avais besoin de devenir l’un d’eux pour éprouverleurs misères et apprendre à connaître la faim et le froid. Affaméet transis, je ne savais m’aider dans ce pressant besoin. Alorsm’apparut plus loin, dans la campagne, une chapelle consacrée àDieu. Je m’approchai et voulus y entrer, mais elle était fermée etje m’affaissai au pied du mur. La nuit était noire, la terreglacée. Je pensai que j’allais mourir, lorsqu’un homme s’avança surla route. Il avait une famille à nourrir, à peine de quoi se vêtir,certainement qu’il ne pouvait me secourir. Quand il me vit, sonvisage s’assombrit et me fit peur ; il se hâta de continuer saroute. Le désespoir s’emparait de moi, lorsque ce passant revintsur ses pas ; je revis ses traits, ce n’était plus le mêmehomme. La première fois que je le regardai, j’avais vu la morthideuse sur son visage, maintenant la vie et la lumière ybrillaient : je reconnus l’image de Dieu. Il s’avança versmoi, se dépouilla de ses habits pour me couvrir et m’emmena chezlui. Nous entrons : une femme nous reçoit sur le seuil. Sonvisage est horrible, l’esprit de la mort sort de sa bouche, elleveut me repousser dans la froide nuit. Je savais que sitôt sondessein accompli, elle mourrait. Son mari lui parle de Dieu et touten elle change soudain. Elle nous fit souper, et, comme elle meregardait fixement, je jetai les yeux sur elle ; son visageétait radieux et j’y reconnus l’image de Dieu, et j’entendis sapremière parole : « Tu apprendras ce qu’il y a dans lecœur de l’homme. » Je savais maintenant qu’au fond du cœur del’homme il y a l’amour, et cela me valut mon premier sourire.

« J’habitais sous votre toit, et, quandune année fut écoulée, un homme se présenta et demanda des bottesqui chausseraient ses pieds pendant un an sans s’user ; jeregardai cet homme, et je vis derrière lui un de mes compagnons duciel, l’ange de l’amour ; je ne pouvais me tromper, et je susainsi qu’avant le soir l’âme du gentilhomme serait redemandée, et,raisonnant en moi-même, je me dis : « Voilà donc un hommequi s’inquiète pour une année entière et qui doit mourir cesoir. » L’homme ne peut dire à l’avance ce dont son corps aurabesoin. Cela est certainement la deuxième parole de Dieu :« Tu sauras ce qu’il n’a pas été donné à l’homme deconnaître. » Je souris alors, parce que ma peines’allégeait.

« J’attendis patiemment au milieu de vousque Dieu me révélât sa troisième et dernière parole. Enfin, aprèssix années, la bonne dame est venue ici, et, dans ses petitschérubins, j’ai reconnu aussitôt les deux jumelles de la morte, et,raisonnant toujours en moi-même, je me suis dit : « Tu astant supplié que leur mère ne leur fût point ravie, croyant que,sans père ni mère, elles devaient cesser de vivre ! Et voilàqu’une femme étrangère est venue les allaiter et les a prises chezelle pour les élever… » Et quand la bonne dame pressait surson cœur ces enfants d’une autre en versant des larmes d’amour,j’ai reconnu en elle le Dieu vivant lui-même, j’ai vu ce qui gardela vie des hommes, j’ai entendu la troisième et dernière parole, etj’ai compris que Dieu m’avait pardonné. Voilà ce qui a été cause demon troisième sourire. »

XII

Alors l’ange s’enveloppa d’une lumièreéclatante, et une voix céleste fit entendre ces paroles :

– Je sais maintenant que la vie ne seconserve ni par les soins ni par les inquiétudes de l’homme, maispar l’amour. La mère mourante ne savait pas comment ses enfantsvivraient. Le riche seigneur ignorait ce que l’heure suivante luiréservait : aucun mortel ne peut prévoir s’il portera le soirla chaussure des vivants ou celle des morts.

« J’ai dû la conservation de ma vie non àmes soucis et à mes inquiétudes, mais à la charité d’un homme etd’une femme qui ont accueilli le malheureux rencontré nu sur lechemin. Ils s’émurent de ma détresse et me donnèrent leuramour.

« Les deux petites orphelines vivent, nonpar la sollicitude d’un père ou d’une mère, mais par l’amour qu’uneétrangère leur a voué. Ce qui entretient la vie, ce ne sont pas lespetites préoccupations des hommes, mais l’étincelle divine, l’amourqui réside dans leur cœur. Auparavant, je savais que Dieu a donnéla vie aux hommes et veut qu’ils la conservent, maintenant je saisqu’il ne veut pas que les hommes vivent seuls, c’est pourquoi ilsdoivent s’entr’aider par la charité. J’ai vu que le souci de la vietourmente fort les hommes à courte vue, mais une chose est plusforte que la vie, c’est l’amour soutenu par Dieu.

Alors l’ange entonna un chant de louange et leson de sa voix ébranla jusqu’à la base la demeure de Sema. Le toits’entr’ouvrit et une colonne de feu monta de la terre au ciel. Semaet les siens se prosternèrent à demi évanouis, pendant que l’ange,déployant ses nouvelles ailes, s’envolait majestueusement auciel.

Quand Sema et sa femme se relevèrent, rienn’était changé dans leur demeure : le père, la mère et lesenfants étaient réunis et remplis d’une joie sainte.

TROIS FAÇONS DE MOURIR

[Note – Première publication en 1859.Traduit par J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur,1891.]

I

C’était en automne.

Sur la route, deux voitures roulaient au grandtrot.

Dans la première, étaient assises deux femmes.L’une, la maîtresse, était maigre et pâle. L’autre, la femme dechambre, avait de brillantes joues rouges.

Des cheveux courts et noirs apparaissaientsous son chapeau fané, et sa main, sous le gant déchiré, lesremettait de temps en temps en place.

Un châle au crochet enveloppait sapoitrine ; et ses yeux, vifs et noirs, tantôt suivaient, àtravers la portière, les champs rapidement traversés, tantôt setournaient timidement vers sa maîtresse, ou fouillaient tous lescoins de la voiture.

Devant le nez de la femme de chambre sebalançait, attaché au filet de la voiture, le chapeau de lamaîtresse ; un petit chien était couché sur ses genoux, et sespieds reposaient sur des caisses placées au fond de la voiture etque l’on entendait ballotter, tandis que les ressorts craquaientsous les cahots, et que les portières cliquetaient.

Les mains croisées sur les genoux, les yeuxfermés, la maîtresse s’appuyait légèrement sur les coussins placésderrière elle, et, fronçant un peu le sourcil, elle toussa, d’unetoux qu’elle cherchait à retenir. Elle avait la tête couverte d’unbonnet de nuit et un foulard bleu était noué autour de son coudélicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet,séparait ses cheveux, blonds, pommadés et singulièrement lisses,qui retombaient en bandeaux plats le long de son visage pâle etémacié.

Une peau un peu jaune, fanée, n’adhérant pasavec fermeté aux pommettes du visage, rougissait aux joues et auxmâchoires. La bouche était mince et inquiète ; les cils,clairsemés, ne frisaient pas, et le manteau de voyage en lainefaisait des plis droits sur la poitrine rentrée.

Il y avait, empreintes sur le visage de ladame, de la fatigue, de la névrosité et une souffrancehabituelle.

Le domestique sommeillait, les coudes appuyéssur le siège, et le postillon conduisait, en l’excitant habilement,son vigoureux attelage de quatre chevaux couverts de sueur ;il se retournait de temps en temps vers le deuxième postillon, quiconduisait la calèche derrière lui, en animant ses chevaux par sescris.

De larges ornières parallèles s’étendaient enavant, creusées dans la boue calcaire de la route. Le ciel étaitgris et froid, et un brouillard humide tombait sur les champs etsur le chemin. Dans la voiture, l’air était étouffant et on sentaitl’eau de Cologne et la poussière.

La malade pencha sa tête en arrière et ouvritlentement les yeux. Ses grands yeux jetaient un éclat clair etétaient d’un superbe ton foncé.

– Encore ! dit-elle, en repoussantde sa main amaigrie et d’un mouvement nerveux le bout du manteau dela femme de chambre qui venait d’effleurer ses pieds, et sa bouchese tira douloureusement.

Matrescha ramassa à deux mains les pans de sonmanteau, se souleva sur ses pieds vigoureux et s’assit plus loin.Son frais visage se couvrit d’une vive rougeur.

Les beaux yeux sombres de la maîtressesuivaient anxieusement les mouvements de la femme de chambre. Ellevoulut s’appuyer de ses deux mains sur le siège pour se soulever ets’asseoir un peu plus haut, mais les forces lui manquèrent. Sabouche se crispa, et sur son visage s’imprima une expressiond’impuissante, de mauvaise ironie.

– Si seulement tu m’aidais !…Ah ! ce n’est pas la peine ! J’arriverai bien seule… nemets seulement pas tes sacs derrière moi… Aie l’obligeance de neplus me toucher, et si tu ne comprends pas…

La dame ferma les yeux, mais, relevantaussitôt ses paupières, elle regarda sa femme de chambre. Matreschala regarda en même temps et se mordit la lèvre inférieure.

Un profond soupir s’échappa de la poitrine dela malade, mais, avant d’être complètement exhalé, il se transformaen une quinte de toux. Elle se détourna, fronça le sourcil, etporta ses deux mains à sa poitrine. La quinte une fois passée, elleferma de nouveau les yeux et demeura immobile.

La voiture et la calèche entrèrent dans unvillage. Matrescha sortit son bras rond de dessous son châle et fitun signe de croix.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda lamaîtresse.

– Un relai, Madame !

– Alors pourquoi ce signe decroix ?

– Il y a une église, Madame !

La malade se tourna vers la portière etcommença à faire lentement un signe de croix, tandis qu’elleconsidérait de ses grands yeux l’église du village, que contournaitla voiture.

La voiture et la calèche qui suivaits’arrêtèrent toutes deux devant le bâtiment de la poste. Le mari dela dame malade, ainsi que le médecin, descendirent de la calèche,et tous deux se dirigèrent vers la voiture.

– Comment vous trouvez-vous ?demanda le médecin, en lui tâtant le pouls.

– Eh bien ! comment vas-tu,chérie ? Ne te sens-tu pas fatiguée ? fit le mari enfrançais. Veux-tu descendre un instant ?

Matrescha avait rassemblé les paquets et elles’était reculée, dans un coin pour ne pas déranger l’entretien.

– Comme cela… c’est toujours la mêmechose, répondit la malade. Je ne veux pas descendre.

Après être resté un instant près de lavoiture, le mari entra dans le bâtiment de la station. Matreschasauta de la voiture et courut à travers la boue sur la pointe despieds pour gagner la porte d’entrée.

– Parce que je ne me sens pas bien, cen’est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas, dit la maladeen souriant au médecin, qui était resté à la portière de lavoiture.

– Personne ne songe à moi, se dit-elle,pendant que le médecin s’éloignait à pas lents, puis montaitrapidement les marches de la maison de poste. Eux se portent bien…tout leur est indifférent. Oh ! mon Dieu !

– Eh bien ! Édouard Iwanovitsch,fit, en rencontrant le docteur, le mari, qui se frottait doucementles mains en souriant ; j’ai donné l’ordre qu’on nous apportela carte des vins. Qu’en pensez-vous ?

– Ça va bien, répondit le médecin.

– Et comment va-t-elle ? ajouta lemari avec un soupir, en adoucissant sa voix et en relevant lessourcils.

– Je vous ai toujours dit qu’elle nepourrait supporter le voyage, pas même jusqu’en Italie, tout auplus, avec l’aide de Dieu, jusqu’à Moscou. Surtout avec cetemps !

– Que faire ? Mon Dieu ! MonDieu !

Le mari se voila les yeux avec la main.

– Mets-le ici ! fit-il au domestiquequi apportait la carte des vins.

– On lui ordonnait de rester chez elle,continua le médecin en haussant les épaules.

– Oui, mais dites-moi, que pouvais-je yfaire ? poursuivit le mari. J’ai employé tous les moyens pourla retenir ; je lui ai parlé de nos ressources, des enfantsqu’il fallait laisser, puis de mes affaires, – elle ne veut rienentendre. Elle fait de projets pour vivre à l’étranger, tout commesi elle se portait bien. Et, avec elle, parler de sa situation, deson état, c’est la tuer.

– Oui, elle est déjà morte,… il faut quevous le sachiez, Wassilii Dmitriewitsch. On ne peut vivre sanspoumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’estdésagréable,… mais que peut-on y faire ? La question, pourelle comme pour nous, consiste à lui obtenir une fin aussi paisibleque possible. Un prêtre est nécessaire.

– Ah ! mon Dieu ! Mettez-vous àma place, s’il me faut lui faire prendre ses dernièresdispositions. Arrive ce qui pourra, je ne lui en parlerai pas. Voussavez bien, comme elle est bonne…

– Essayez toujours de lui persuader derester ici jusqu’à la fin de l’hiver, fit le médecin en secouantsignificativement la tête. En route, cela pourrait se gâter.

– Aksïuscha ! hé, Aksïuscha !piaillait la fille du chef de station, qui avait mis saschuba (pelisse) sur sa tête et barbotait dans la cour dederrière pleine de boue. Viens voir Mme Schirkin,…on dit qu’on la mène à l’étranger parce qu’elle est malade de lapoitrine. Je n’ai encore jamais vu de phthisique…

Aksïuscha franchit le seuil en sautant, ettoutes deux coururent devant la porte, en se tenant par la main.Ralentissant le pas, elles passèrent devant la voiture etregardèrent par la glace baissée de la portière. La malade tournala tête vers elles, mais en remarquant leur curiosité, son visages’assombrit et elle se détourna.

– Petite mère ! dit la fille dudirecteur de la station, en tournant vivement la tête, quelleadmirable beauté c’était et qu’est-elle devenue ? C’est unehorreur ! C’est une horreur ! L’as-tu vue,Aksïuscha ? L’as-tu vue ?

– Oui, comme elle est maigre ! fitAksïuscha en l’approuvant. Voyons-la encore une fois, peut-être àla fontaine. Sais-tu, elle s’est détournée, mais je l’ai vue quandmême. Comme c’est pénible, Mascha !

– Oui, c’est affreux de la voir ainsi,répliqua Mascha, et toutes deux regagnèrent la porte encourant.

– On voit combien je suis devenueeffrayante, pensa la malade. Maintenant, passons vite lafrontière ;… là, je me rétablirai vite.

– Maintenant, comment vas-tu, monamour ? dit le mari, mâchant encore en s’approchant de lavoiture.

– Toujours la même et unique question,pensa la malade. Et, en même temps, il mange !… Commecela ! murmura-t-elle entre ses dents.

– Sais-tu, mon amour, je crois que levoyage par ce mauvais temps te rendra encore plus souffrante, etÉdouard Iwanovitsch dit la même chose. Veux-tu que nousretournions ?

Elle se tut, dépitée.

– Le temps deviendra meilleur, le chemindeviendra peut-être bon, et pour toi ce serait préférable ;nous partirions alors aussi bien tous ensemble.

– Je te demande pardon ! Si, depuislongtemps, je ne t’avais pas écouté, je serais maintenant à Berlinet en parfaite santé.

– Que faire, mon ange ?… Ce n’étaitpas possible… Tu le sais bien. Mais si tu restais encore un mois,tu te remettrais merveilleusement, je vaquerais à mes affaires, etnous emmènerions les enfants…

– Les enfants se portent bien, moipas…

– Mais, pense donc, ma chérie, si par cemauvais temps ton état allait empirer en route,… tu serais au moinsà la maison…

– Que ferais-je donc à la maison ? Ymourir, dit la malade avec emportement.

Mais le mot « mourir » l’effraya.Elle leva sur son mari un regard suppliant, interrogateur.

Il baissa les yeux et se tut.

La malade fit tout à coup la moue comme uneenfant et les larmes lui montèrent aux yeux.

Le mari se couvrit le visage avec son mouchoiret il s’éloigna silencieusement.

– Non, je continuerai, dit la malade, eten levant les yeux au ciel, elle croisa ses mains et commença àmurmurer des mots sans suite. « Mon Dieu ! Pourquoidonc ? » fit-elle, et ses larmes coulèrent plusabondantes.

Elle pria longtemps et mentalement, mais sapoitrine continuait de la faire souffrir, demeurant aussioppressée, tandis que le ciel, les champs et la route restaientaussi gris, aussi sombres, et que le même brouillard d’automnetombait, ni plus vite, ni plus épais, mais sans interruption, surla boue de la route, sur les toits, sur les voitures et sur lespelisses des cochers, qui bavardaient de leurs voix fortes etgaies, graissaient les voilures et attelaient leurs chevaux.

II

La voiture était attelée, mais le cochertardait encore. Il entra dans la salle des cochers. Dans la pièce,sombre et étouffante, il faisait une chaleur écrasante ; il yrégnait une odeur d’habitation, de pain cuit, de choux et demouton. Quelques cochers s’y trouvaient réunis ; la cuisinièreétait occupée près du poêle, et un malade, enveloppé dans une peaude mouton, était couché sur le poêle.

– Oncle Chwedor ! OncleChwedor ! cria le cocher, un jeune garçon, en entrant dans lapièce avec sa pelisse de peau de mouton et le fouet à la ceinture,et en se tournant du côté du malade.

– Que veux-tu à Fedka, rôdeur ? fitla voix d’un des cochers. Tu sais pourtant qu’ils t’attendent dansla voiture.

– Je veux lui demander des bottes,… lesmiennes sont à faire honte, répliqua le jeune homme, en rejetantses cheveux en arrière et en arrangeant ses gants derrière saceinture. Il dort bien ! Hé, oncle Chwedor ! répéta-t-il,en s’approchant du poêle.

– Qu’y a-t-il ? fit une voix faible,et un visage rouge et maigre apparut, se penchant de dessus lepoêle pour regarder.

Une large main couverte de poils, amaigrie etdécolorée, serra sa souquenille sur une poitrine couverte d’unechemise sale.

– Donne-moi à boire, frère… As-tu quelquechose ?

Le garçon lui tendit une écuelle pleined’eau.

– Eh ! Fedka ! dit-il d’un airembarrassé, tu ne te sers sans doute pas de tes bottes neuves en cemoment,… prête-les-moi, tu ne les mettras plus sans doute…

Le malade inclina la tête vers l’écuelle deterre et but longuement et avec avidité, en mouillant dans l’eautrouble sa barbe inculte. Cette barbe embroussaillée étaitmalpropre, et ses yeux, enfoncés et ternes, se levaient péniblementvers le visage de son interlocuteur. Après avoir bu assez, ilvoulut soulever sa main pour s’essuyer sa bouche mouillée, mais ilne put achever ce mouvement et il s’essuya sur la manche de sonvêtement. Silencieux et respirant avec peine par le nez, il regardale garçon dans le blanc des yeux, rassemblant toutes sesforces.

– Peut-être les as-tu déjà promises àquelqu’un ? fit le cocher. Alors c’est inutile. Voici lachose : il fait mouillé dehors, il me faut conduire desvoyageurs, et je me suis dit alors : Tu vas demander sesbottes à Fedka, sans doute il n’en a pas besoin.

Quelque chose, en ce moment, souleva lapoitrine du malade, et il s’y fit un gargouillement, et une touxcreuse, profonde, persistante, le secoua.

– Comment en aurait-il besoin ! fitla cuisinière d’une voix bruyante qui retentit soudain dans toutela pièce. Depuis deux mois il ne peut bouger du poêle et endescendre. Il tousse tellement que, rien que de l’entendre, cela mefait mal à moi-même. À quoi lui serviraient ses bottes ? On nel’enterrera pas avec ses bottes neuves. Et il en serait bien temps,que Dieu me pardonne mes péchés ! Voyez seulement comme iltousse ! On ferait mieux de le mettre dans une autre pièce,n’importe où. Dans les villes, il y a des hospices… Est-ce justecela ? Il occupe tout le coin, maintenant on n’a plus du toutde place. Et la malpropreté !…

– Aïe, Serega ! Viens donc, montesur ton siège… les voyageurs attendent, cria le maître de poste, duseuil de la porte.

Serega voulait partir, sans attendre unedécision, mais le malade, tout en toussant, lui fit des yeux signequ’il allait lui répondre.

– Prends les bottes, Serega, dit-il enétouffant sa toux et reprenant un peu haleine. Tu achèterasseulement une pierre, quand je serai mort, ajouta-t-il d’une voixenrouée.

– Très bien, oncle ! Je les prendsdonc et j’achèterai la pierre.

– Vous avez entendu, les enfants !parvint à dire le malade, et, de nouveau, il se pencha en avant, latoux l’étranglait.

– C’est bon, nous l’avons entendu, dit undes cochers. Va, Serega, monte, sans quoi on va revenir techercher. Tu sais, Mme de Schirkin estmalade.

Serega relira brusquement ses grandes bottestrempées et difformes et les jeta sous un banc. Les bottes neuvesde l’oncle Fédor furent mises en un clin d’œil et Serega sortit, enles regardant, pour gagner la voiture.

– Ah ! voici de bien belles bottes,je te les graisserai, dit un cocher, qui tenait de la graisse à lamain, lorsque Serega monta sur le siège et prit les rênes. Te lesa-t-il données ?

– Tu es bien curieux ! répliquaSerega en ramenant son vêtement sur ses pieds. Allons, enroute ! Aïe, mes amours ! cria-t-il à ses chevaux enbrandissant son fouet ; et voiture et calèche roulèrentbrusquement avec leurs voyageurs et leurs malles sur la routehumide, et disparurent dans le brouillard d’automne.

Le cocher malade restait sur le poêle dans lachambre surchauffée, et, sans avoir cessé de tousser, il se jeta,en faisant appel à toutes ses forces, sur l’autre côté, et il restasans parler.

Jusqu’au soir, il y eut une allée et venue degens dans la pièce, on dîna ; – le malade ne se fit pasentendre. Avant de se coucher, la cuisinière grimpa sur le poêle ettira à elle sa pelisse qui était sur les pieds du malade.

– Ne sois pas de mauvaise humeur aprèsmoi, Nastasïa, dit le malade, je débarrasserai bientôt toncoin.

– C’est bon ! c’est bon ! celane fait rien, grommela Nastasïa. Où souffres-tu, oncle ?Dis ?

– Tout mon intérieur est dévoré. Dieusait ce qu’il y a.

– Ne crains rien… En toussant,souffres-tu aussi dans la gorge ?

– J’ai mal partout. Ma dernière heure estlà, voilà ce que c’est ! Ah ! ah ! soupira lemalade.

– Couvre-toi les pieds, fit la cuisinièreen lui ramenant la souquenille sur les pieds, et elle redescenditdu poêle.

Pendant la nuit, une veilleuse brûlait dans lasalle. Nastasïa et une dizaine de cochers passèrent la nuit couchéspar terre ou sur les bancs, soufflant bruyamment. Seul, le maladesoupirait doucement, toussait, et se jetait de ci de là sur lepoêle. Vers le matin il se tut complètement.

– C’est singulier ce que j’ai vu en rêve,fit la cuisinière en se réveillant : j’ai vu Chwedor quidescendait du poêle et qui allait fendre du bois. « Je vaist’aider Nastasïa, » me dit-il. – Je lui dis :« Comment peux-tu encore fendre du bois ? » – Maisle voici qui empoigne la hache ! et il se met à fendre dubois, si vite, si vite, que les copeaux volaient. « Non, medit-il, je suis très bien ! »… Et comme il s’arrêtait, jefus prise d’angoisse et d’inquiétude. En voulant crier, je me suisréveillée… N’y aurait-il pas quelqu’un de mort ? OncleChwedor ! Eh ! oncle !

Fédor ne fit aucune réponse.

– Ne serait-il pas mort ? Nousallons voir, fit un des cochers qui venait aussi de seréveiller.

La main maigre et velue qui pendait du poêleétait froide et décolorée.

– Il faut que j’avertisse le maître deposte… il me semble qu’il est mort, dit le cocher.

Le lendemain, on l’enterrait derrière unbuisson dans le nouveau cimetière, et, pendant plusieurs jours,Nastasïa racontait son rêve à tout le monde, et elle disait qu’elleavait été la première qui avait mis la main sur l’oncle Fédor.

III

Le printemps arriva. Dans les rues mouillées,de petits ruisseaux se frayaient activement un chemin dans laboue ; les couleurs des vêtements et les éclats de voix desgens qui circulaient étaient gais.

Dans les jardins, derrière les haies, lesbourgeons s’enflaient aux arbres, et les branches se balançaientdoucement à la brise. Partout on voyait courir ou tomber de petitesgouttes d’eau, isolées, transparentes… Les moineaux piaillaient peuharmonieusement et voletaient çà et là de leurs petites ailes. Ducôté du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres, tout étaiten mouvement et tout brillait. La joie, un renouveau de jeunesse auciel, sur la terre et dans le cœur des hommes !

De la paille fraîche était étendue, dans unedes rues principales, devant une maison de maître ; dans lamaison se trouvait, mourante, cette malade qui hâtait sa coursevers l’étranger.

Près de la porte close de la chambre à coucherse tenaient le mari et une dame d’âge mûr. Un pope était assis surle sopha, le regard baissé ; il tenait enveloppé quelque chosedans l’Epitrachilium [19].Dans un coin, étendue sur un fauteuil, une femme âgée, – la mère dela malade, – pleurait amèrement. Auprès d’elle se tenait debout unefemme de chambre, un mouchoir propre à la main, elle attendait quela vieille femme le lui demandât ; une autre lui bassinait lestempes avec quelque chose et, sous le bonnet, lui soufflait sur satête grise.

– Eh bien ! que Dieu vous bénisse,ma chère, disait le mari à la dame âgée, debout avec lui auprès dela porte… Elle a une telle confiance en vous, vous vous entendez sibien à lui parler… parlez-lui sans ambages, mon ange… allezseulement !

Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais lacousine le retint, passa à plusieurs reprises son mouchoir sur sesyeux et secoua la tête.

– Maintenant, je n’ai plus l’air d’avoirpleuré, dit-elle, et, ouvrant elle-même la porte, elle entra.

Le mari était hors de lui, il semblait avoircomplètement perdu la tête. Il s’était dirigé vers la vieille dame,mais, après avoir fait quelques pas, il se retourna, et, traversantla chambre, il s’approcha du prêtre. Le pope le vit, leva les yeuxau ciel et inclina sa longue barbe blanche.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit lemari.

– Que faire ? soupira le prêtre, et,de nouveau, il fit les mêmes gestes.

– Et sa mère ici ! reprit le mari,presque désespéré. Elle ne le supportera pas… Elle l’aime tant…tellement que… je ne sais pas… Petit père, ne pourriez-vous pas luiparler et lui persuader de s’en aller ?

Le pope se leva et s’approcha de la vieilledame.

– En vérité, fit-il, le cœur d’une mèreest inappréciable… Mais Dieu est miséricordieux.

Le visage de la vieille dame se crispa, etelle éclata en sanglots convulsifs.

– Dieu est miséricordieux, poursuivit leprêtre lorsqu’elle se fut un peu calmée. Je vais vous conterquelque chose. Dans ma paroisse j’avais un malade, et bien plusmalade que Dmitriewna, et, en peu de temps, un bourgeois habile l’aguéri avec des simples. Ce même bourgeois est actuellement àMoscou. J’en ai parlé à Wassilii Dmitriewitsch… on pourraits’adresser à lui. Tout au moins ce serait une satisfaction pour lamalade… Et à Dieu tout est possible.

– Non, je ne puis plus vivre, dit lamère. Ah ! si Dieu avait voulu me prendre à saplace ?

Et ses sanglots convulsifs devinrent siviolents qu’elle perdit connaissance.

Le mari de la malade se couvrit le visage deses mains et s’élança hors de la chambre.

La première chose qu’il rencontra dans lecorridor fut un petit garçon de six ans courant après une petitefille plus jeune.

– Ne voulez-vous pas que je conduise lesenfants à leur mère ? demanda la bonne.

– Non, elle ne veut pas les voir. Ilsl’étourdissent.

Le petit resta un instant debout, regardantson père, puis, tout à coup, il frappa du pied et courut plusloin.

– C’est mon cheval, papa, cria-t-il enmontrant sa sœur.

Pendant ce temps-là, la cousine était assisedans l’autre chambre auprès de la malade, essayant de la préparer àla mort par une conversation habilement conduite. Auprès de lafenêtre, le médecin préparait une potion.

La malade, en peignoir blanc, était assise surson lit, tout entourée de coussins, et elle regardait sa cousine ensilence.

– Ah ! ma chérie, dit-elle,interrompant celle-ci d’une façon inattendue, ne cherchez pas à mepréparer. Ne me prenez pas pour une enfant. Je suis chrétienne. Jesais que, maintenant, je n’en ai plus pour longtemps à vivre… jesais que je serais en Italie si mon mari m’avait écoutée plus tôt,et peut-être, oui sûrement, je me serais guérie. Tout le monde lelui a dit, mais qu’y faire ? On voit que Dieu l’a voulu ainsi.Nous sommes tous de grands pécheurs, cela, je le sais, cependantj’espère dans la miséricorde de Dieu, qui veut pardonner à tous…Certainement, il pardonnera à tous… Sur moi aussi, ma chérie,pèsent de nombreux péchés, mais combien ai-je souffert poureux ! Je m’efforce de supporter mes souffrances avecpatience…

– Alors, nous devons appeler le prêtre,ma chérie ? Vous serez encore plus soulagée lorsque vous aurezreçu l’absolution, dit la cousine.

La malade inclina la tête en signed’adhésion.

– Ô Dieu ! murmura-t-elle.Pardonnez-moi, pardonnez à une pécheresse !

La cousine sortit et fit signe au prêtre.

– C’est une ange ! dit-elle au mari,les larmes aux yeux.

Le mari commença à pleurer ; le prêtrefranchit la porte ; la mère de la malade était toujours sansconnaissance, et dans la première chambre il se fit un calmecomplet. Le prêtre revint au bout de cinq minutes, déposa sachasuble et mit de l’ordre dans sa chevelure.

– Dieu soit loué, dit-il, vous êtesmaintenant plus tranquilles. Vous désirez lui parler.

Le mari et la cousine entrèrent. La maladepleurait tranquillement, les yeux tournés vers une imagesainte.

– Que Dieu te bénisse, ma chérie !fit le mari.

– Je le remercie. Je me sens si bien àprésent ! dit la malade. Quelle sensation agréable etindescriptible j’éprouve maintenant !

Un léger sourire se jouait autour de sa boucheaux fins contours.

– Que Dieu est donc miséricordieux ettout-puissant !

Et de nouveau elle tourna, en priantmentalement, ses regards vers l’image sainte.

Puis quelque chose parût lui venir à l’espritet elle fit signe à son mari.

– Tu ne veux jamais faire ce que je tedemande, fit-elle d’une voix faible et à peine distincte.

Le mari allongea le cou et écoutatranquillement.

– Chercher qui, mon amour ?

– Mon Dieu ! Il ne comprend jamaisrien.

Et, fronçant le sourcil, la malade ferma lesyeux.

Le médecin s’approcha d’elle et lui prit lamain. Le pouls devenait sensiblement de plus en plus faible. Il fitsigne au mari. La malade s’en aperçut et jeta un regard effrayéautour d’elle. La cousine se détourna et commença à pleurer.

– Ne pleure pas… Ne te chagrine pas enmême temps que moi, dit la malade. Cela m’enlève mon dernierinstant de repos.

– Tu es un ange ! fit la cousine enlui embrassant la main.

– Non, embrasse-moi ici… il n’y a qu’auxmorts qu’on embrasse la main… Oh ! mon Dieu ! Oh !mon Dieu.

Dans la même soirée, la malade était uncadavre, et le cadavre était couché dans un cercueil, dans le salonde réception de la grande maison. Dans la vaste pièce, les portesfermées, il y avait un diacre qui, seul et assis, lisait d’une voixlente et monotone les psaumes de David. La clarté des ciergestombait des grands chandeliers en argent sur le front pâle de lamorte, sur ses mains couleur de cire et sur les plis raides dulinceul, qui faisait une saillie aux genoux et aux extrémités despieds.

Le diacre, continuait tranquillement de liredans son livre, et ses paroles sonnaient et s’éteignaientétrangement dans l’appartement, où tout était calme. Seulement, detemps en temps, y pénétraient, venant d’une pièce éloignée, desbruits de voix et de piétinements d’enfants.

« Tu détournes ton visage, – et ils sontdans la confusion, disait le psaume. Tu leur retires ton esprit, –et ils meurent et retournent en poussière. Tu leur envoies tonesprit, – et alors ils se lèvent et ils renouvellent la face de laTerre, afin que le Seigneur soit loué à jamais dansl’éternité. »

Le visage de la morte était froid etmajestueux. Son front était glacé, ses lèvres étroitement serrées.Elle semblait méditer. Comprenait-elle maintenant ces grandesparoles du psalmiste ?

IV

Un mois plus tard, une chapelle en pierres’élevait sur la tombe de la morte. Sur la tombe du cocher Fédor,il n’y avait que l’herbe d’un vert pâle, croissant sur la butte deterre, le seul signe marquant qu’il y avait là un être humainenterré.

– Ce sera un péché sur ta conscience,Serega, disait un jour la cuisinière de la maison de poste, si tun’achètes pas une pierre pour Fédor. Avant, tu disais : C’estl’hiver ! c’est l’hiver !… Mais, maintenant, pourquoi netiens-tu pas ta parole ? Il est déjà venu une fois le demanderpourquoi tu n’achetais pas la pierre… S’il vient une deuxième fois,il t’étranglera.

– Eh quoi ! Est-ce que je m’yrefuse ? répliqua Serega. J’achèterai la pierre, comme je l’aidit… je l’achèterai… pour un rouble et demi d’argent jel’achèterai… Je ne l’ai pas oubliée, mais il faudra encorel’apporter ici. Dès qu’il se présentera une occasion d’aller à laville, je l’achèterai.

– Si tu avais seulement placé une croixde bois, ce serait déjà quelque chose, dit un vieux cocher, maisc’est très mal. Tu portes pourtant les bottes.

– Où veux-tu aller prendre unecroix ? Tu ne vas pas en tailler une avec une bûche.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ?En tailler une dans une bûche !… Prends une hache et va debonne heure dans le bois, là tu pourrais en tailler une. Tu n’asqu’à abattre un jeune frêne ou quelque chose de semblable. Celafera bien un Golubez [20]. Ettu n’auras pas besoin de payer du wodka au garde. Pour si peu dechose il n’est pas nécessaire de lui donner à boire. Il y aquelques jours, j’avais cassé le timon de ma voiture, je m’en suiscoupé un neuf superbe… et personne ne m’a rien dit.

Le lendemain matin, – l’aurore rougissait àpeine, – Serega prit une hache et se rendit au bois.

La rosée tombait encore, et le soleiln’éclairait pas encore. Au levant, l’obscurité se dissipaitinsensiblement et une lumière pâle se jouait dans la voûte célesterecouverte de légers nuages. Pas un brin d’herbe, pas une seulefeuille au sommet des arbres ne bougeait. De loin en loin le calmedu bois n’était troublé que par un battement d’ailes dans lesbranches des arbres ou par un frôlement sur le sol. Soudain, unbruit étranger à la forêt éclata à la lisière du bois. Ce bruitrésonna de nouveau et commença à se répéter régulièrement au piedd’un des arbres qui se dressaient là immobiles.

Le sommet d’un des arbres fut agité d’unmouvement inusité ; ses feuilles, pleines de sève,murmurèrent, et la fauvette perchée sur une de ses branches pritpar deux fois son vol en gazouillant, puis se posa, en balançant laqueue, sur un autre arbre.

La hache résonnait de plus en plus bruyamment,des éclats de bois volaient çà et là sur l’herbe mouillée de rosée,et, à chaque coup de hache, on entendait un faible craquement. Letronc entier tremblait, s’inclinait et se redressait aussitôt, sebalançait sur ses racines. Un instant, tout demeura calme, maisl’arbre se pencha de nouveau, de nouveau un craquement se fitentendre dans le tronc et le sommet de l’arbre, qui tomba sur lesol humide en écrasant les taillis et brisant ses petites branches.La fauvette fit entendre un gazouillement et s’envola plus haut. Lerameau sur lequel elle se posa se balança un instant, puis seraidit avec ses feuilles, comme tous les autres. Les arbres sedressèrent orgueilleusement et plus joyeux, avec leurs branchesimmobiles au-dessus du nouvel espace libre.

Perçant la nuée transparente, les premiersrayons de soleil brillèrent, se répandant dans le ciel et sur laterre. Le brouillard commença à s’élever des vallées, la roséebrilla étincelante sur la verdure et de petits nuages blancsflottèrent sur le ciel bleu.

Les oiseaux volaient dans le fourré etgazouillaient des chants de bonheur ; les feuilles, pleines desève, se murmuraient de joyeux secrets, et les branches des arbresvivants se balançaient lentement et majestueusement au-dessus del’arbre mort, de l’arbre tombé…

AINSI MEURT L’AMOUR

[Note – Première publication en 1853.Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont,1947.]

I – La rencontre

Une nuit glacée de Noël, en l’année 1850. Lelong de la Tverskaïa, roulait un fiacre tiré par une paire dechevaux efflanqués et fourbus.

Le ciel, haut et d’un bleu sombre, étaitparsemé d’étoiles qui allaient se perdre dans l’espace infini. Labarbe du cocher se couvrait de givre. L’air, raréfié par le froid,coupait le souffle et piquait le visage. Les roues crissaient surla neige gelée. Tout cela rappelait les fêtes de Noël, que dèsl’enfance, nous avons coutume d’associer à de poétiques sentimentsd’amour, aux vieilles légendes, aux traditions populaires, et aussià l’attente de quelque chose de surprenant et de mystérieux.

Mais on ne voyait ni ces amoncellements deneige blanche, devant les portes, les murs et les fenêtres, ni cesétroits chemins qu’on fraie dans la masse mouvante pour accéder auxmaisons, ni ces hauts arbres noirs aux branches couvertes de givre,ni ces champs monotones à perte de vue, éclairés par la lunehivernale au scintillement pâle, ni ce grandiose silence d’une nuitchampêtre, dont le charme est inexprimable.

Au contraire, de hautes maisons aux toitsrouges, désagréablement uniformes, masquaient l’horizon de part etd’autre, et lassaient la vue par leur monotonie. La rumeur syncopéeincessante de la ville faisait naître en vous une tristessepersistante. La neige écrasée, couleur de fumier, couvrait lesrues, éclairées çà et là par les lueurs tombant des fenêtres et desdevantures des magasins, ainsi que des mornes réverbères,entretenus par un allumeur crasseux, qui se promenait de l’un àl’autre muni de son échelle, cette misère contrastait brutalementavec la somptuosité du ciel de Noël, scintillant et infini. Lemonde de Dieu et celui des hommes !

Le fiacre s’était arrêté devant la vitrineéclairée d’un magasin. Un jeune homme beau et svelte d’environdix-huit ans, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un manteau garnid’un col de zibeline, sauta sur la chaussée, ouvrit précipitammentla porte en faisant tinter la sonnette.

– Une paire de gants, je vousprie.

– Vot’ pointure ?

– Six et demi, répondit le jeunehomme sortant son portefeuille, tout en arpentant le magasin.

– Est-ce vous, mon fils ? interrogeaune voix sonore et ferme, qui venait de la pièce voisine.

Le timbre de la voix et surtout cetteappellation de fils annoncèrent au jeune homme son protecteurmondain, le prince Kornakov, l’un des hommes les plus envue de la société de Moscou.

Le prince Kornakov était de haute taille, âgéd’une trentaine d’années, très svelte, avec des favoris roux, unlong nez fin, des yeux brillants, exprimant à la foisl’intelligence et l’indifférence, des lèvres minces, à la courbesévère et calme lorsqu’elles ne souriaient pas. Il était assis lesjambes allongées devant une haute glace à trumeau, qui reflétait lasilhouette élégante de l’arrivant en tenue de soirée. Le princeprêtait sa tête à Monsieur Charly, qui donnait libre courtà son art de coiffeur habile. Ce dernier faisant tournoyeradroitement, entre ses mains enduites de pommade, une paire de fersà friser, lançait de temps à autre quelques ordres àErnestqui lui passait les fers chauds. Il donnait, suivantson expression, un coup de peigne à la coiffure de la plusestimable de ses pratiques.

– Vous allez au bal, mon cher fils ?demanda le prince.

– Oui, et vous, prince ?

– Hélas, je dois y aller aussi Je me suisengagé, ajouta-t-il, et désignant du doigt son gilet blanc et sacravate : Vous voyez bien !

– Vous n’avez pas envie d’y aller ?interrogea le jeune homme avec étonnement, en arpentant la pièce.Qu’auriez-vous donc fait de votre soirée ?

– Je me serais couché, répondit-il sansaffectation aucune.

– Oh ! je ne comprends vraiment pasune chose pareille !

– C’est une chose que, moi non plus, jene pouvais comprendre il y a dix ans. J’aurais bien fait troiscents verstes en charrette pour ne pas manquer un bal. J’étaisjeune alors, et amoureux à chaque nouveau bal ; surtout, je mesavais beau garçon, et sûr de n’offrir à la vue, de quelque côtéqu’on me regardât, ni calvitie, ni faux toupet, ni dentsartificielles. Et vous, mon fils, à qui faites-vous la cour en cemoment ?

Il se leva, et ajusta devant la glace le colde sa chemise.

Cette question, lancée sur un ton badin,étonna et choqua le jeune homme.

– Je ne… Je n’ai encore jamais fait lacour à personne, balbutia-t-il en rougissant.

– Ah ! oui, j’oubliais. Votrecousine m’a raconté ce matin que vous étiez amoureux du« charmant débardeur ». Comment se fait-il que vous nelui ayez pas encore été présenté ?

– L’occasion ne s’en est pas offertejusqu’à présent.

– C’est vrai ? Dites plutôt quel’audace vous a manqué ! Je sais que l’amour véritable – etsurtout le premier amour – est toujours timide.

– Ma cousine m’a promis de me présenteraujourd’hui, dit notre jeune homme en souriant d’un air confus.

– Non, non ! C’est moi-même qui vousprésenterai, mon cher fils. Croyez-moi, je ferai cela mieux quevotre cousine, et vous verrez que je vous porterai bonheur, ajoutale prince, esquissant un sourire. Pour avoir du succès auprès desfemmes, continua-t-il d’un ton docte, il faut être entreprenant etaudacieux, et rien ne donne autant d’assurance que le succèslui-même, surtout dans un premier amour, pour réussir dans votrepremier amour, il vous faut absolument vaincre cette stupide pudeurqui ne fera que vous nuire. Nous irons ensemble !

II – Deux enfants

Le jeune homme s’appelait Serge Ivine. C’étaitun beau garçon, à l’âme fraîche non encore entamée par le remordsdes fautes commises, et toute pleine de rêves lumineux et desentiments nobles. À peine sorti de l’enfance et des bancs del’école, il se trouva, presque inconsciemment, et sans qu’il eutbesoin de faire pour cela quoi que ce fut, installé de plain-piedau sein de cette société moscovite, qui accueille avec confiance et– si l’on peut s’exprimer ainsi – en famille les gens ayant un nomet une certaine éducation, sans égard à leurs qualitéspersonnelles. Ces derniers sont reçus plus chaleureusement encoresi tous leurs antécédents sont connus de cette société, ce quiétait justement le cas d’Ivine. On ne saurait dire si ce fut pourlui un bonheur ou un malheur. D’une part, le commerce de la sociétélui offrait de nombreux plaisirs, dont pouvait jouir sa jeunessesans arrière-pensée et sans remords, d’autre part, le monde luicommuniquait imperceptiblement la basse passion de la vanité, parla nature des plaisirs qu’il offre, comme par les lois desconvenances qui le régissent, il minait l’élan et la constance deses bonnes dispositions. Des rêves d’amour, d’amitié et, hélas, devanité aussi, s’ajoutant à l’attrait de l’inconnu et àl’enthousiasme propre à la jeunesse, emplissaient son imaginationd’une étrange confusion.

C’est aux bals de cet hiver – ses premiersbals – qu’il rencontra la comtesse Schœffing à laquelle le princeKornakov, qui avait la manie de donner des sobriquets à tout lemonde, donnait le surnom de « charmant débardeur ». Sergeéprouvait à la vue de cette personne des délices incompréhensibles,lorsqu’il ne pouvait la voir, sa pensée ne la quittait pas. Sesyeux avaient un jour croisé le regard curieux et ingénu de lacomtesse, il en avait éprouvé une joie intense, et, Dieu saitpourquoi, une peur telle, qu’il évitait toute occasion de lui êtreprésenté.

La comtesse Schœffing était bien faite pourattirer un garçon comme Serge. Elle était belle, d’une beauté quiétait à la fois celle d’une femme et d’une enfant ; son visageintelligent respirait la douceur et la gaieté. De plus, elleappartenait à la plus haute société. Et rien n’ajoute plus decharme à une femme que la réputation d’être une femme séduisante,d’abord, parce qu’elle en est heureuse, ensuite parce qu’elleattire à elle toutes les attentions. La comtesse possédait encorele charme rare de la simplicité, non pas cette simplicité quis’oppose à l’affectation, mais une simplicité naïve et charmantequi se rencontre si rarement et qui pare la femme de la plusattrayante originalité. Elle interrogeait avec simplicité etrépondait de même. On ne percevait jamais dans ses propos l’ombred’une arrière-pensée, elle disait tout ce qui passait par sa petitetête intelligente. C’était l’une de ces rares femmes qui captentl’affection de tous, même de ceux qui auraient pu l’envier. Enfin àses attraits s’ajoutait celui d’une jeune femme malheureuse enménage Le comte Schœffing était un chevalier d’industriede grande envergure. À plusieurs reprises, il avait amassé unevéritable fortune, qu’il avait reperdue aussitôt et, pour clore sacarrière par un coup d’éclat, il avait épousé une riche héritière.On ne sut jamais comment ce mariage avait pu se faire, mais ilétait évident que l’amour n’y avait joué aucun rôle, ni d’une part,ni de l’autre. Le comte Schœffing aimait sa femme, comme on aime laplus douce et la plus docile des épouses. Il l’aimait aussi parcequ’elle était jolie (il n’y avait guère qu’un an à peine qu’ilsétaient mariés). Quoique les âmes sensibles prétendissent qu’il nela valait pas et qu’il était incapable de la comprendre, nousresterons muets sur ce point, puisque la charmante Schœffingn’exigeait pas de son mari un autre amour. Elle n’avait pas ledésir d’un meilleur époux que son Jean, elle l’aimait d’unamour semblable à celui qu’il lui offrait. Elle n’avait jamais aiméavant son mariage. Mariée, il lui était arrivé de rencontrer deshommes qui auraient pu lui plaire, mais elle ne s’était jamaisdonné la peine de les aimer. Tous, autant qu’elle avait pu lesconnaître, lui rappelaient son mari. Les seules choses qui luidéplaisaient en celui-ci étaient son goût de la dépense son amourdu jeu et l’élasticité de sa conscience, car il perdait au jeu etvenait même de perdre plus de la moitié de la fortune personnellede sa femme. Mais est-ce qu’une jeune fille russe de bonne familledoit avoir une notion de ce qu’est la fortune, de l’impossibilitéde vivre sans elle et du labeur et du mal qu’elle avait dû coûter àses ancêtres. Ce que la jolie comtesse savait, c’est que son mariavait perdu quarante ou soixante mille roubles, et que ce jour-là,il était encore parti pour jouer. Elle sentait confusément que sonJean se conduisait mal mais laissant là ces ennuyeusespensées, elle se prépara tranquillement pour le bal des Z… verslequel, au même moment, se dirigeait Serge en compagnie du princeKornakov.

III – Le bal

À quoi bon essayer de décrire le bal dans tousses détails ? Qui ne se souvient de l’impression étrange etsaisissante du premier bal ? Éclat de mille feux, yeux,diamants, couleurs, velours et soieries, épaules nues, mousselines,chevelures, habits noirs et gilets blancs souliers de satin,uniformes bigarrés et livrées, l’odeur des fleurs, des parfums etdes femmes, la rumeur de milliers de voix, le bruit des pas à demicouvert par les sons éclatants de quelque danse, valse ou polka, etce va-et-vient ininterrompu, et le capricieux mélange de tous ceséléments !

Mais les sensations que le bal éveillait cheznos deux amis étaient bien différentes. Serge était si ému, qu’onaurait pu voir, sous son gilet blanc, son cœur battre à coupsviolents et précipités, il fut contraint de faire une pause sur lepalier, avant de pénétrer dans la salle, moins pour rectifier sacoiffure, que pour reprendre sa respiration et donner à ses jouesle temps de revenir à une couleur normale. Le prince Kornakov aucontraire, ayant adressé quelques paroles aimables à la maîtressede maison, avec la même désinvolture que s’il entrait dans sachambre à coucher, pénétra en souriant dans la grande salle, où ilrejoignit le cercle aristocratique, qui se tenait à l’écart de lafoule. Son pas était tranquille et assure comme celui d’unfonctionnaire retrouvant son bureau et sa table de travail. Rien nepouvait surprendre le prince, sa distinction naturelle comme cellede la société dans laquelle il vivait, le mettant à l’abri de toutévénement fâcheux. Attendrait-il d’un bal un plaisirquelconque ? Depuis trop longtemps il en avait perdul’habitude. L’observation même, seule distraction de quelqueintérêt pour celui qui ne danse pas, n’avait plus rien de neuf àlui apporter.

« Tiens, voici la belle D… qui s’habilleavec tant de chic, comme d’habitude, elle écoute en souriant leséternels compliments de ses admirateurs attitrés. Nadinka, aux sijolis yeux, doit sans aucun doute se trouver par là, dans quelquesalon et, dans son sillage, le baron au monocle et au mauvaisfrançais, qui depuis un an, a l’intention de l’épouser et ne lefera probablement jamais. Voici le petit aide de camp au grand nez– celui-là même qui s’imagine que le summum de l’esprit consiste àdébiter des gaudrioles. Pour l’instant, il se tord de rire enracontant des grivoiseries à cette vieille fille émancipée qu’estMlle G… »

Les tables de jeu sont invariablement auxmêmes places, occupées par les mêmes personnes qui jouent toujoursaux mêmes taux, comme la coutume le veut, depuis cinq ans que lesP… donnent des bals. La maîtresse de maison, avec le même éternelsourire et la même phrase cent fois répétée, s’affaire d’une pièceà l’autre. Au centre du salon tournoient cinq ou six étudiants,deux officiers de la garde, convoqués tout spécialement pour cettesoirée, ainsi que les inévitables Tamarine Gloubkov et Nieguitchevvieillis sur les parquets de Moscou et dont la présence ennuie toutle monde.

Près de la porte, debout le long du mur, deshabits noirs inconnus et immobiles. Dieu seul sait ce qui les aattirés ici ! De temps à autre, un mouvement se fait dansleurs rangs, l’un d’entre eux, particulièrement audacieux, sedétache et s’aventure à travers la salle pour inviter à danser laseule dame que, sans doute, il connaisse. Il l’entraîne dansquelques tours de valse, au grand ennui de la dame, puis disparaîtde nouveau derrière la muraille des cavaliers solitaires.

Quelques pauvres jeunes filles, ne connaissantpersonne, et qui doivent aux multiples intrigues de leurs parentsd’avoir été conviées à ce bal, font tapisserie le long des murs,leurs belles toilettes ne leur servent de rien (bien qu’elles leuraient peut-être coûté un long mois de travail) et la rage de sevoir délaissées les enlaidit encore.

Il serait trop long de tout énumérer, maispour le prince Kornakov, tout cela était terriblement périmé.Malgré la disparition de plus d’une ancienne figure et l’apparitiondans l’arène mondaine de plusieurs nouveaux venus, les attitudes,les gestes et les conversations de tous ces gens sont restés lesmêmes. L’agencement matériel du bal, avec son buffet, son souper,sa musique, la décoration des salons – tout cela, le prince leconnaissait si à fond qu’il en était parfois écœuré.

Le prince Kornakov appartenait au nombre deces riches célibataires d’un certain âge, pour lesquels la sociétéétait devenue une nécessité, à la fois indispensable et ennuyeuse.Dès sa prime jeunesse, il avait en effet occupé la première place,sans aucune difficulté, au sein de cette société mondaine et sonamour-propre ne l’autorisait pas à s’essayer dans un autre milieu,il n’admettait même plus la possibilité d’un autre moded’existence. Le monde l’ennuyait, il était trop intelligent pour nepas souffrir de la futilité d’un commerce constant entre gens quene liaient ni l’intérêt, ni aucun sentiment noble, mais le seulmaintien artificiel de ces rapports de convention. Son âme étaittoujours empreinte d’une tristesse latente lui venant du regret desannées gâchées et de l’appréhension d’un avenir sans promesses.Cette tristesse se traduisait, non par l’angoisse ou le repentirmais par des propos sarcastiques et snobs, souvent assez mordants,superficiels parfois, mais toujours spirituels et excessivementoriginaux. Il participait si peu aux affaires de la société et laconsidérait de si haut, qu’il ne pouvait avoir de heurt avec quique ce soit, mais, en retour, il n’attirait l’affection depersonne, sans toutefois susciter d’animosité, il avait cependantdroit à un certain respect, que le monde lui témoignait en raisonde son rang.

IV – Le coup de foudre

– Encore un tour, je t’en prie,disait Serge à sa cousine, dont il enlaçait la fine taille, et qui,les joues en feu, faisait pour la dixième fois le tour du salon, envalsant avec grâce et légèreté.

– Non, assez, je suis fatiguée, dit ensouriant la jolie cousine, tout en dégageant son bras.

Serge fut contraint de s’arrêter et se trouvaainsi juste devant la porte à laquelle le prince Kornakov se tenaitadossé dans son habituelle attitude de calme nonchalance. Il étaiten conversation avec la comtesse Schœffing.

– Le voici justement, dit-il, désignantSerge du regard. Approchez, ajouta-t-il, et il saluarespectueusement la jolie cousine, la comtesse désire faire votreconnaissance.

– Il y a longtemps que j’aspirais à cethonneur, répondit Serge, avec un salut timide et enfantin.

– Vraiment, je ne m’en serais guèredoutée jusqu’ici, répliqua la comtesse, l’enveloppant d’un regardsouriant et ingénu.

Serge se taisait et devenait de plus en plusrouge, cherchant une réponse qui ne soit pas une banalité. Leprince Kornakov semblait prendre plaisir au trouble si sincère dujeune homme, mais voyant que cet embarras se prolongeait, il ditavec son habituelle aisance :

– Accorderez-vous un tour de valsemadame la comtesse ?

La comtesse, qui savait que le prince nedansait plus depuis longtemps le considéra d’un air étonné.

– Oh ! pas à moi, comtesse, jeme sens trop laid et trop vieux pour prétendre à cethonneur.

» Vous m’excuserez mon cher fils d’avoirpris sur moi d’être votre interprète, ajouta-t-il.

Serge s’inclina. La comtesse lui fit face, etsans mot dire, plia son beau bras et le leva à la hauteur de sonépaule. Mais à peine Serge eut-il enlacé sa taille, que la musiquecessa. Il dut rester dans cette position jusqu’à ce que lesmusiciens, ayant aperçu le signe que leur adressait le prince,reprissent la valse. Jamais Serge n’oubliera ces quelques secondesdurant lesquelles, par deux fois, il étreignit et relâcha la taillede sa cavalière.

Serge ne sentait plus ses pieds glisser sur leparquet. Il lui semblait qu’il était entraîné loin, bien loin decette foule bigarrée qui les entourait. Toutes ses forces vivesétaient concentrées à la fois sur son sens de l’ouïe – auquel ilobéissait, suivant le rythme de la musique, tantôt ralentissant sonmouvement, tantôt l’accélérant – et sur son sens du toucher,vibrant au contact de la taille souple de la comtesse dont lesmouvements s’accordaient si bien avec les siens qu’elle ne semblaitfaire qu’un avec lui. De temps à autre, ses regards s’arrêtaientsur elle avec une sensation contradictoire de crainte et de déliceset allaient de la blanche épaule aux yeux bleu clair, légèrementvoiles d’une brume transparente qui leur donnait une ineffableexpression de langueur et de volupté.

– Regardez, je vous en prie, que peut-ily avoir de plus beau que ce couple ? disait le prince Kornakovà la cousine de Serge. Vous connaissez mon goût pour les joliscouples.

– Oui, je crois que Serge nage en pleinbonheur.

– Il n’y a pas que Serge. Je suispersuadé que la comtesse éprouve plus de plaisir à danser avec lui,qu’avec un vieillard comme moi.

– Vous tenez absolument à ce que je vousdise que vous n’êtes pas encore vieux !

– Qu’allez-vous croire là ! Je saisparfaitement que je ne suis pas encore vieux Je suis pire que celaje suis ennuyeux, je suis éventé, comme tous ces messieursd’ailleurs, qui se refusent à s’y résigner. Serge est tout neuf, etde plus, une femme pourrait-elle désirer un homme plusséduisant ? Regardez donc comme cela est beau !continuait-il avec une véritable satisfaction, en admirant lecouple Et comme elle est charmante ! C’est à en deveniramoureux !…

– Il faudra que je le dise à Lise (c’estainsi que s’appelait la comtesse Schœffing).

– Inutile, il y a déjà longtemps que jeme suis excusé auprès de la comtesse de n’être pas encore tombéamoureux d’elle. Elle sait bien que je ne suis plus capabled’aimer. C’est du couple qu’ils forment que je suis épris.

Le prince Kornakov n’était pas le seul àadmirer Serge et la comtesse valsant. Tous ceux qui ne dansaientpas les suivaient involontairement des yeux, les uns pour leplaisir de contempler un agréable spectacle, les autres avec dépitet jalousie. Serge était si ému par les effets du mouvement, de lamusique et de l’amour que, lorsque la comtesse lui demanda de lareconduire à sa place et retira son bras de son épaule en leremerciant d’un sourire, il eut soudain le désir – un désir siviolent qu’il le retint à grand-peine – de profiter de cet instantpour l’embrasser. Pour la première fois de sa vie, l’innocent jeunehomme ressentait l’amour. Son âme était pleine de vagues désirsqu’il ne comprenait pas. Il ne s’en défia point et ne chercha pas às’en défendre.

V – L’amour

Pour le jeune amoureux, le bal passa comme unrêve séduisant et magnifique auquel on pense avec crainte etravissement. La comtesse ne disposait plus que du sixièmequadrille, elle le lui accorda. Leur conversation était celle quiconvient à l’ambiance d’un bal mais, pour Serge, chaque parole,chaque sourire, chaque mouvement, chaque regard, prenait unesignification particulière. Au cours du quadrille, D…, le cavalierattitré de la comtesse, se trouva à côté d’eux. Serge eutl’impression que D… le traitait en gamin, ce qui eut le don del’exaspérer. Mais la comtesse était particulièrement gentille etbonne pour son nouvel ami ; elle parlait à D… très sèchement,tandis que, se tournant vers Serge, son regard et son sourireexprimaient le plaisir le plus évident. Il n’est pas de sentimentsqui soient à la fois aussi liés et aussi contradictoires quel’amour et l’amour-propre Le pauvre petit Serge était actuellementla proie de ces deux passions qui s’étaient unies pour lui faireperdre complètement la tête. Au cours de la mazurka, par deux foisla comtesse le choisit comme partenaire, il fit de même. Pendantl’une des figures, elle lui tendit son bouquet Serge en arracha unefleur et la dissimula dans son gant. La comtesse répondit à cegeste par un sourire.

La comtesse ne restant pas au souper, Serge lareconduisit jusqu’au perron.

– J’espère vous voir chez moi, dit-elleen lui tendant la main.

– Quand me le permettez-vous ?

– N’importe quel jour.

– N’importe quel jour ? répéta-t-ild’une voix émue, et, sans y prendre garde, il serra la petite mainqui s’attardait avec confiance dans la sienne.

La comtesse rougit, sa main frémit.Voulait-elle répondre à cette pression ou se dégager ? Dieuseul le sait. Mais un timide sourire trembla sur ses lèvres et elledescendit l’escalier.

Serge ne se sentait pas de joie Ce sentimentd’amour, éveillé pour la première fois en son cœur, il ne pouvaitle concentrer sur un seul objet, il déferlait sur tout et sur tous.Le monde entier lui paraissait beau et aimable. Il s’arrêta sur unemarche, sortit la fleur de son gant, et la porta plusieurs fois àses lèvres avec une émotion qui fit briller une larme dans sesyeux.

– Eh bien, mon cher, êtes-vous satisfaitde notre « charmant débardeur » ? interrogea leprince Kornakov.

– Oh ! comme je vous suisreconnaissant ! Jamais je ne me suis senti aussi heureux,répondit-il en lui serrant chaleureusement la main.

VI – Elle aurait pu être heureuse, elleaussi

En arrivant chez elle, la comtesse, selon sonhabitude, s’informa du comte. Il n’était pas encore rentré. Pour lapremière fois, son absence lui fut agréable. Elle désiraits’éloigner de la réalité, ne fût-ce que pour quelques heures Ellela trouvait ce soir particulièrement pesante, et aurait voulurester seule avec ses rêves, car ses rêves étaient délicieux.

Serge ressemblait si peu à tous les hommes,dont elle avait été jusqu’à présent entourée, qu’il était normalqu’il attirât son attention De ses gestes, de sa voix, de sonregard, émanaient la loyauté, la franchise, l’enthousiasme, propresà la jeunesse. La comtesse, jamais encore sortie de ce milieuartificiel qu’on appelle « le monde », étaitséduite et charmée par ce type de garçon pur, un être intact quen’ont encore marqué ni les passions ni les vices, un être toutproche des sources premières de la nature.

Dans son déshabillé blanc et coiffée d’unpetit bonnet, elle était plus ravissante encore que dans sa robe debal. S’étant jetée sur son grand lit, étendue et accoudée sur lescoussins, elle fixait la pâle lueur de la lampe. Son visages’éclaira d’un sourire mélancolique.

– Peut-on entrer, Lise ? demanda lavoix du comte, derrière la porte.

– Entrez, répondit-elle, sans changer depose.

– T’es-tu bien amusée, mon amie ?s’enquit le comte en l’embrassant.

– Oui.

– Pourquoi es-tu triste, Lise ?Serais-tu fâchée contre moi ?

La comtesse restait muette. Ses lèvres semirent à trembler comme celles d’un enfant sur le point depleurer.

– Tu es fâchée parce que je joue ?Rassure-toi, chérie, j’ai tout regagné ce soir et je ne joueraiplus… Mais qu’as-tu ? répéta-t-il, en lui baisant tendrementles mains.

La comtesse ne répondait toujours pas et deslarmes coulaient de ses yeux. Le comte avait beau lui prodiguer lesplus douces caresses en l’interrogeant, elle ne lui confia pas lacause de ses larmes qui, au contraire, allaient, redoublant.

Laisse-la, homme sans cœur et sansdélicatesse ! Elle pleure justement parce que tu la caresseset que tu en as le droit ; parce que tous les rêves quil’habitaient tout à l’heure se sont envolés en fumée sous lesouffle de la réalité qui lui était indifférente jusqu’à ce soir,mais qui lui est devenue odieuse depuis l’instant où elle a entrevula possibilité d’un amour véritable et du vrai bonheur.

VII – Où l’on voit apparaître un monsieurrespectable et respecté

– Tu t’ennuies, mon cher fils ?demanda le prince Kornakov à Serge, qui errait d’un salon àl’autre, sans plus prendre part ni aux conversations ni à la danse,le regard empreint à la fois d’inquiétude et d’indifférence.

– Oui, répondit-il, avec un demi-sourire,je vais partir.

– Viens donc chez moi, nouscauserons.

– J’espère que tu ne restes pas à souperici, Kornakov ? lança un gros homme de haute stature quipassait à ce moment, son chapeau entre les mains, marchant d’un pasferme et assuré en fendant la foule entassée près de la porte.Portant une quarantaine d’années, son visage laid et bouffiexprimait une arrogance sans bornes.

– Tu as fini la partie ?

– Dieu merci, j’ai eu le temps de laterminer ayant le souper. J’évite ainsi la mayonnaise fatale, auxtruffes russes, les sterlets avancés, et autres gentillesses de cegenre, cria-t-il au beau milieu de la salle.

– Et où vas-tu souper ?

– Chez Trachmanov, s’il ne dort pasencore, ou bien au Novo-Troitzki. Venez donc ; Atalov y vaaussi.

– Allons-y, Ivine, dit le prince. Vousconnaissez-vous ?

Serge fit un signe de dénégation.

– Serge Ivine, fils de Maria Mikhaïlovna,présenta le prince.

– Enchanté, jeta le gros homme, sansaccorder un regard à Serge ; il lui tendit sa main épaissetout en continuant de marcher. – Dépêchez-vous !

Je suppose qu’une description détaillée dugros monsieur que l’on appelait Dolgov, est parfaitement inutile.Tous les lecteurs, s’ils ne le connaissent pas, ont au moinsentendu parler de lui. Il suffit donc de quelques traitscaractéristiques du personnage pour que sa figure apparaisse danstoute la splendeur de sa nullité et de sa bassesse. Du moins, m’ensemble-t-il ainsi. La richesse, le rang, le savoir-vivre, les donscertains et multiples – tout avait sombré dans l’oisiveté et levice. Un esprit cynique que rien n’arrête, au service des plusbasses passions ; une complète absence de conscience ;pas le moindre sentiment de honte ni davantage le goût des plaisirsintellectuels et moraux ; un égoïsme insolent, des proposgrossiers et tranchants, un penchant immodéré pour la sensualité,la goinfrerie, la beuverie ; un mépris de tout, sauf de sapropre personne. Il ne considérait les choses que du point de vuedu plaisir qu’il pouvait en tirer Deux traits caractéristiquesdominaient son existence d’une part, une vie parfaitement inutile,oisive et sans but, d’autre part, la plus abjecte débauche que,loin d’essayer de cacher, il étalait, comme s’il tirait gloire deson cynisme même.

Il jouit d’une réputation de crapule mais, entoutes occasions on le respecte et on l’entoure. Tout ceci, il lesait fort bien, il en rit et en méprise d’autant plus sonentourage. Comment pourrait-il ne pas mépriser la vertu, lui quipasse son temps à la fouler aux pieds et y prend plaisir ? Ila trouvé son bonheur à assouvir ses passions, sans cesser pour celad’être unanimement respecté.

Serge était d’excellente humeur. La présencedu prince, pour lequel il avait une grande sympathie et quiexerçait sur lui, on ne sait pourquoi, un indéniable ascendant, nepouvait que lui être agréable. Le fait d’avoir été présenté à unimportant et remarquable personnage chatouillait agréablement savanité. Le gros monsieur ne prêta d’abord que peu d’attention àSerge. Mais, à mesure que le garçon cosaque, qui les servait auNovo-Troitzki apportait des petits pâtés et du vin, il devenaitplus aimable. Remarquant les manières libres et aisées du jeunehomme, il se mit à converser avec lui tout en trinquant et en luitapotant l’épaule. Les gens de l’espèce de Dolgov ont horreur de latimidité.

Les pensées et les sentiments d’un hommeamoureux sont à tel point accaparés par l’objet de sa passion,qu’il lui est impossible d’observer et d’analyser les gens aveclesquels il se trouve. Et rien ne gêne autant la connaissance qu’onpeut avoir d’une personne, ainsi que la simplicité de l’attitudequ’on doit adopter à son égard, que l’habitude, propre à lajeunesse, de juger les gens sur leur apparence extérieure au lieud’essayer de pénétrer les mobiles de leurs actes et leurs penséesintimes.

De plus, Serge se sentait ce soir-là un granddésir et en même temps des possibilités particulières de paraîtreaimable et brillant, sans d’ailleurs se donner beaucoup de mal pourcela. Faire connaissance avec le général en retraite Dolgov, noceurréputé, cela eût autrefois comblé son amour-propre, maisaujourd’hui il n’en ressentait qu’une joie minime, il lui semblaitau contraire que c’était lui qui faisait plaisir et honneur augénéral en lui accordant un temps précieux qu’il aurait puconsacrer à celle qu’il aimait. Jamais auparavant, il n’eût osétutoyer Kornakov, bien que celui-ci le tutoyât lui-même assezsouvent. Il le faisait maintenant avec beaucoup d’aisance et entirait un plaisir extraordinaire. Le tendre regard et le sourireque la comtesse lui avait accordés lui avaient donné plusd’autorité que n’avaient pu le faire son esprit, ses avantagesphysiques ses diplômes et les éloges dont l’accablait sonentourage. En une heure, ils avaient fait de l’enfant un homme. Ilprit tout à coup conscience de toutes les qualités qui faisaient delui un homme lucide, fermeté, esprit de décision audace, fièreconception de sa dignité. Un observateur attentif eut même cesoir-là, décelé un changement dans son attitude. Sa démarche étaitplus assurée et plus libre. Son torse se bombait, ses bras ne luiétaient plus une gêne, il portait la tête plus haut, son visageavait perdu sa rondeur enfantine et ses contours imprécis, lesmuscles du front et des joues étaient plus saillants, son sourireplus hardi et plus ferme.

VIII – La soirée

C’était dans le petit cabinet rouge situé aufond du restaurant Novo-Troitzki, réservé aux habitués de marque,qu’étaient réunis le prince Kornakov, le général, l’officier de lagarde Atalov, de Saint-Pétersbourg, et Serge.

– Je bois à la santé de qui vous savez,dit Serge au prince Kornakov, en remplissant sa coupe et en laportant à ses lèvres.

Serge était très rouge et ses yeux brillaientd’un éclat trouble et artificiel.

– Eh oui, buvons ! acquiesçaKornakov, son expression impassible et ennuyée avait fait place àun sourire caressant.

On répéta plusieurs fois le toast en l’honneurde la personne inconnue.

Le général avait dénoué sa cravate et s’étaitétendu sur le divan, un cigare à la main. À portée de sa main, unebouteille de cognac, un petit verre et un morceau de fromage. Sonvisage était plus rouge et plus bouffi qu’à l’ordinaire. Ses yeuxinsolents et légèrement clignotants exprimaient lasatisfaction.

– Voilà qui me plaît ! disait-il enregardant Serge, qui assis en face de lui, vidait un verre aprèsl’autre. Il fut un temps où, moi aussi, je buvais le champagnecomme cela. Au souper, une bouteille entière y passait, après quoi,je dansais comme si de rien n’était, et l’on ne m’en trouvait queplus aimable.

– Ce n’est pas cela que je regrette, ditKornakov qui, appuyant son visage sur sa main, fixait tristementles beaux yeux animés d’Ivine Je suis encore capable de boire toutce que l’on veut, mais à quoi bon ? Ce que je regrette, c’estle temps où, comme lui, je portais des toasts à la santé de X…, oùj’étais prêt à mourir, plutôt que de renoncer à boire à sa santé,où j’aurais tout fait pour que m’échoie le fond de labouteille, et où j’étais persuadé que j’épouserais celle enl’honneur de qui je vidais ce fond de bouteille. Oh !si j’avais épousé toutes celles à la santé de qui j’ai bu ladernière goutte… que de magnifiques épouses j’aurais eues ! Sivous pouviez les imaginer, Serge !… Il fit un geste de lamain. Voici votre fond de bouteille, lui dit-il en luiversant une dernière rasade. Mais, que fais-je ? vous n’enavez pas besoin et il lui sourit avec gaîté et tendresse.

– Oh ! ne me rappelez pas toutes ceschoses impossibles ! Je les ai oubliées et ne veux pas m’ensouvenir. Je me sens si bien maintenant !

Et dans son regard brillait la véritable joied’un être jeune et spontané, qui s’abandonne sans frein à sapremière passion.

– Il est gentil, n’est-ce pas ? ditKornakov en se tournant vers le général. C’est incroyable comme ilme rappelle l’adolescent que j’étais ! Débouchons-le toutà fait.

– Oui, s’esclaffa le général. Sais-tu ceque je… Allons chez les femmes et emmenons-le !

Cinq minutes plus tard, Serge se trouvait dansle traîneau de Kornakov. L’air glacial lui fouettait le visage, ledos épais du cocher lui bouchait l’horizon ; quelques pâleslanternes éclairaient les murs qui fuyaient de chaque côté.

IX – Rêveries

Me voici dans cette campagne où je naquis etoù je passai mon enfance, dans ce Semenovskoïe, plein de souvenirschers et charmants. C’est le printemps. Le soir. Je suis dans lejardin, à la place favorite de ma pauvre mère, près de l’étang dansl’allée aux bouleaux. Je ne suis pas seul. À mes côtés, une femmevêtue de blanc, les cheveux très simplement noués autour de sa têtecharmante, cette femme est celle que j’aime, comme je n’ai jamaisaimé personne, que j’aime plus que tout au monde, plus quemoi-même. La lune flotte doucement dans un ciel bordé de nuagestransparents, elle se reflète, brillante, enveloppée du halolumineux des nuages qui l’entourent, sur la surface scintillante etcalme de l’eau, elle baigne de sa lumière les pâles carex, lesrives couvertes de fraîches verdures, les traverses luisantes del’écluse, les saules qui se penchent et le sombre feuillage deslilas en fleur et des merisiers qui emplissent l’air de parfumsprintaniers, les églantiers bordant de leurs rangs épais lessentiers sinueux, les longues branches immobiles et bouclées,pendant des hauts bouleaux et la masse claire et touffue destilleuls au long des grandes allées obscures. De l’autre côté del’étang, dans la pénombre des arbres aux branches confonduess’élève le chant harmonieux du rossignol, qui va s’épanouirau-dessus de l’immobile surface de l’eau.

Dans mes mains, je tiens la douce main de lafemme que j’aime ; mon regard plonge dans ses grands yeux,dans ses beaux yeux qui me transportent si délicieusementl’âme. Elle sourit et presse ma main. Elle estheureuse !

Rêves stupides et délicieux ! Stupides,par ce qu’ils ont d’irréalisable. Délicieux, par le sentimentpurement poétique qui les imprègne. Même s’ils ne sont jamaisréalisés, pourquoi ne m’y laisserais-je pas entraîner, si leurseule apparition peut me dispenser un si pur et si grandbonheur ?

Serge, en cet instant, ne pense pas à sedemander comment cette femme pourra devenir sienne, puisqu’elle estdéjà mariée ; et, au cas même où cela serait possible, si cene serait pas contraire à la morale ; et comment il aurait àorganiser sa vie. La vie qu’il imaginait n’était faite qued’instants d’amour et de volupté. Le véritable amour contient ensoi-même tant de sainteté, de pureté, de force, d’audace etd’indépendance, qu’il ne conçoit ni bassesse, ni obstacle, ni aucunaspect matériel de la vie…

Les traîneaux s’arrêtèrent soudain. La rupturedu mouvement monotone qui le berçait réveilla Serge.

X – Les tziganes

Le prince Kornakov et le joyeux générals’étaient arrêtés devant un perron. Le général, tantôt donnant degrands coups de pied dans la porte qui craquait et oscillait,tantôt tirant la chaîne rouillée, qui servait de sonnette,criait :

– Hé, là-haut, Tchavaly,ouvrez !

On entendit enfin, hésitants et prudents, despas traînants dans des savates ; une lumière brilla à traversles volets et la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut une vieillefemme voûtée, un manteau de renard jeté par-dessus sa chemiseblanche et tenant une chandelle dans ses mains ridées.

Au premier coup d’œil, les traits ravinés,énergiques et rudes, les yeux noirs et brillants, les cheveuxcouleur de goudron, bien que parsemés de fils blancs, s’échappantd’un fichu, la peau sombre, d’une teinte brique, annonçaient latzigane. Ayant élevé la bougie jusqu’aux visages des visiteurs,elle les reconnut avec joie :

– Ah ! Seigneur Dieu !Ah ! mon Père ! s’écria-t-elle d’une voix gutturale, avecl’accent particulier aux tziganes. – Quelle joie ! Notresoleil rouge, et toi, Nicolas Nicolaïévitch ! Il y a longtempsque tu ne nous as honorés de ta visite. Comme mes filles vont êtrecontentes ! Mais entrez donc, nous allons tout de suitecommencer les danses !

– Tout le monde est à lamaison ?

– Ils sont tous là, ils vont arriver desuite, mon « trésor ». Entrez, entrez !

– Entrons, dit le prince Kornakov.

Tous les quatre, sans retirer chapeaux nimanteaux, entrèrent dans une pièce basse et malpropre, aménagéecomme un intérieur ordinaire de petits bourgeois ; on voyaitun peu partout des miroirs, dans des cadres rouges, dans un coin,un canapé déchiré avec un dossier de bois, des chaises et destables crasseuses en imitation d’acajou.

La jeunesse se laisse facilement entraîner,même vers le mal, lorsqu’elle subit l’influence de personnesrespectables. Serge, oubliant déjà ses rêves, regardait ce décorétrange avec l’intérêt de quelqu’un qui assiste à des expérienceschimiques. Il observait tout ce qu’il avait sous les yeux etattendait avec impatience ce qui allait se passer. Il se préparaitd’avance à un joli spectacle.

Un jeune tzigane, aux longs cheveux noirs etbouclés, aux yeux bridés plutôt inquiétants, et dont le souriredécouvrait de belles dents blanches, était couché sur le canapé. Enun clin d’œil, il s’était levé et habillé ; il regarda autourde lui, adressa d’une voix aiguë quelques mots à la vieille, et semit en devoir de saluer les arrivants.

– Qui est votre chef, maintenant ?s’informa le prince ; il y a longtemps que je ne suisvenu.

– Ivan Matviéiévitch, répondit letzigane.

– Vanika ?

– Oui, Vanika.

– Et le premier chanteur ?

– Tania et Maria Vassilievna.

– Macha ? Celle qui était chez lesB… ? Cette jolie fille ? Elle est toujours chezvous ?

– Oui, monsieur, répondit le tzigane,toujours souriant. Elle vient de temps en temps.

– C’est bien ; va la chercher etapporte du champagne.

Le tzigane prit l’argent qu’on lui offrait etdisparut. Le général, comme il convient à un familier de la maison,à califourchon sur une chaise, entama une conversation avec lavieille. Il connaissait tous les tziganes, hommes et femmes quiformaient autrefois le « Tabor », ainsi que la parentéqui les liait entre eux.

L’officier de la garde raconta qu’on nepouvait trouver de femmes à Moscou et que les milieux tziganesétaient inabordables, tant leur saleté était grande et répugnante.Il était préférable selon lui de les inviter chez soi. Le princeprotesta qu’au contraire les tziganes étaient beaucoup plusintéressants dans leur propre cadre et que c’était là qu’il fallaitessayer de les comprendre. Serge écoutait la conversation sans yprendre part mais, dans son for intérieur, il approuvait lesarguments du prince. L’originalité du lieu lui plaisait et lepersuadait que des choses extrêmement intéressantes allaient s’ydérouler.

De temps en temps, la porte d’entrées’ouvrait ; l’air froid du dehors s’y engouffrait tandis queles tziganes, qui composaient le chœur, entraient deux par deux.Les hommes portaient des casaques bleu clair, serrées autour deleur taille svelte, de larges pantalons repris dans leurs bottes.Tous avaient les cheveux longs et bouclés. Les femmes étaientvêtues de capes de soie brochée, doublées de renard ; ellesavaient sur la tête des fichus de couleurs vives ; leurstoilettes étaient riches et belles, quoique démodées.

Le tzigane revint avec le champagne, dit queMacha viendrait un peu plus tard et proposa de commencer les chantssans elle. Il adressa quelques mots au chef du chœur – un jeunehomme d’aspect plutôt chétif, mais agréable et bien pris dans satunique galonnée – qui accordait sa guitare sur son genou, le piedappuyé sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci répondit sur un tonimpatienté ; quelques vieilles femmes se mêlèrent à ladiscussion qui devint de plus en plus bruyante et dégénérafinalement en un tumulte général. Les vieilles, le regard animé,gesticulaient en poussant des cris stridents. Les hommes, ainsi quequelques jeunes femmes, leur tenaient tête. Les visiteurs, dans cesdémêlés, pour eux incompréhensibles, ne distinguaient qu’un mot,fréquemment répété : « Maka, Maka ! » Stiochka,une jeune et belle fille que le chef avait présentée comme lanouvelle première chanteuse, restait assise, les yeuxbaissés ; elle seule ne prenait pas part à la discussion. Legénéral comprit ce dont il s’agissait : le tzigane, qui étaitallé chercher le champagne, avait probablement menti, en disant queMacha viendrait plus tard ; il voulait que les chants fussententonnés par Stiochka. La discussion roulait sur la question desavoir s’il fallait ou non donner à Stiochka une part et demie, surla recette de la soirée.

– Eh ! Tchavaly, écoutez donc !cria le général.

Mais personne ne lui prêtait attention. Aprèsbien des difficultés, il réussit enfin à se faireentendre :

– Macha ne viendra pas ! Dites-ledonc une fois pour toutes ! lança-t-il.

Et le chef de répondre :

– Stiochka ne s’en tirera pas moins bienqu’elle. Il faut l’entendre dans La Nuit ; vous n’entrouverez pas de meilleure. C’est tout à fait la manière deTanioucha ; et vous savez ce que cela veut dire, vous quiconnaissez si bien tous les nôtres (il savait que par ces mots ille flattait). Écoutez-la !

De tous côtés s’élevèrent des crisapprobateurs.

– C’est bon, commencez !

– Par laquelle voulez-vous que nousdébutions ? s’enquit le chef, la guitare à la main, en seplaçant au centre du demi-cercle formé par les chanteurs.

– Commencez comme vous en avezl’habitude, par « Entends-tu… »

Le tzigane se mit en position, appuyant saguitare sur son genou, et préluda par quelques accords. Le chœurentonna un chant lent et harmonieux.

– Arrêtez ! Arrêtez ! cria legénéral. Cela ne va pas ! Il faut boire, d’abord !

Tout le monde dut avaler un verre de mauvaischampagne tiède. Le général, s’étant approché des femmes, demanda àl’une d’elles, qui avait dû être fort jolie au temps de sajeunesse, de lui céder sa place, tandis que lui la prendrait surses genoux.

Le chœur reprit, d’abord lentement, puis deplus en plus vite, pour terminer, à la manière typiquement tzigane,sur un rythme endiablé, avec un art inimitable. Le chœur se tutsoudain. L’accord initial se fit de nouveau entendre et leleitmotiv fut repris par une voix douce, tendre et pure, avec desaccents et des variations d’une surprenante originalité ;cette petite voix s’enfla peu à peu, se fit plus sonore pourtransmettre sans heurt la mélodie au chœur qui la reprit avec unensemble parfait.

Il fut un temps, en Russie, où la musiquetzigane était préférée à toute autre ; les tziganes chantaientalors les vieilles chansons russes, et il n’était pas de mauvaisgoût de les préférer aux chanteurs italiens. De nos jours, ce sontdes couplets de vaudeville que les tziganes chantent en public, etil paraît évidemment ridicule d’aimer leur chant et de le parer dunom de « musique ». Il est regrettableque leur art soit à ce point tombé. Il fut en Russie la transitionnaturelle entre la musique populaire et la musique de composition.Comment se fait-il qu’en Italie, n’importe quel lazzarone comprenneet aime les airs de Donizetti et de Rossini, tandis que, chez nous,le petit bourgeois ou le commerçant ne goûtent guère, dans« Le Tombeau d’Ascold » ou « La Vie pour leTsar », autre chose que les décors. Et encore, je ne mentionneque l’opéra populaire ; mais que dire de la musique italienne,que seuls sont capables de goûter une centaine de connaisseursrusses ! N’importe quel Russe au contraire aime la musiquetzigane, parce que ses sources sont populaires. On m’objectera quecette musique est fruste et sans règles… Eh bien ! me croiraqui voudra, mais je dis ici ce que j’ai éprouvé moi-même :ceux qui aiment la musique tzigane me comprendront aisément et ceuxqui voudront en faire l’expérience arriveront à s’en persuader. Ilfut un temps où j’aimais également la musique tzigane et la musiqueallemande et où je les cultivais toutes deux. L’un de mes amis,excellent musicien, Allemand d’origine et formé à l’école musicaleallemande, entrait constamment en discussion avec moi, me soutenantque le chœur tzigane foisonnait d’incorrections musicalesimpardonnables – ce qu’il se faisait fort de me prouver. Seulstrouvaient grâce à ses oreilles les soli que, comme tout le monde,il estimait excellents.

J’écrivais la musique assez bien ; lui,parfaitement. Nous décidâmes un jour, après avoir entendu unechanson une dizaine de fois, de la noter, chacun de notre côté. Encomparant les deux partitions, nous trouvâmes en effet des suitesde quintes, mais ne me tenant pas pour battu, j’objectai que, sinous avions pu noter les sons correctement, les temps exacts nousavaient échappé et que les quintes en question pouvaient n’êtrequ’une imitation de quintes, quelque chose dans le genre d’unefugue très bien agencée. Nous recommençâmes l’expérience etl’Allemand se rangea finalement à mon avis. À vrai dire, à chaquenouvelle phrase, l’allure de l’harmonie restait la même, maisl’accord devenait plus riche, ou bien la répétition du motifprécédent remplaçait une note : en un mot, la forme extérieureétait simulée. Il était impossible de faire chanter à chaquetzigane sa partie, ils chantaient tous la première voix et,lorsqu’ils chantaient en chœur, chacun improvisait.

Que les lecteurs qui ne s’intéresseraient pasaux tziganes et à leur musique, veuillent bien m’excuser pour cettedigression déplacée ; mais mon amour pour cette musiquepopulaire et originale, qui m’a donné tant de moments de joie, esttel, qu’il m’a entraîné plus loin que je ne l’aurais voulu.

Pendant l’exécution du premier couplet, legénéral avait écouté avec attention, clignant des yeux de temps àautre avec un sourire approbateur. Il s’assombrissait parfois,hochant la tête et semblant critiquer. Puis il cessa bientôtd’écouter et se mit à bavarder avec Lioubacha. Celle-ci, tantôt luirépondait par un sourire qui découvrait des dents d’un éclat deperles, tantôt mêlait au chœur le son de sa forte voix d’alto, touten jetant des coups d’œil sévères et en faisant des signes auxtziganes qui l’entouraient.

L’officier de la garde s’était assis à côté dela jolie Stiochka et répétait sans cesse à l’adresse de Kornakovdes Charmants !et des Délicieux ! oubien chantonnait maladroitement avec le chœur, ce qui paraissaitdéplaire aux femmes et les faisait murmurer.

L’une d’elles lui toucha la manche en luidisant :

– Je vous en prie, monsieur !

Le prince Kornakov, les pieds sur le divan,chuchotait constamment à l’oreille de la jolie danseuseMalachka ; Serge, ayant déboutonné son gilet, debout au centredu demi-cercle des chanteurs, écoutait, visiblement sous le charme.Il avait remarqué qu’un groupe de jeunes femmes le regardait,chuchotant entre elles. Ce ne pouvait certes pas être la moqueriequi provoquait ces rires, pensait-il, mais plutôt l’admiration, caril se savait fort beau garçon.

Le général se leva soudain et dit, ens’adressant au prince :

– Non, cela ne va pas ! SansMachka, le chœur ne vaut rien, n’est-ce pas ?

Le prince qui, depuis le bal, paraissaitapathique et somnolent, l’approuva. Le général paya les tziganes,en les dispensant de l’habituel couplet de départ.

– Partons ! dit-il.

Le prince répéta en bâillant :« Partons ».

Seul l’officier de la garde avait émis unevague protestation à laquelle personne n’avait fait attention. Ilsendossèrent leurs pelisses et sortirent.

XI – À qui la faute

– Il me sera impossible de dormir à cetteheure, dit le général, en invitant Serge à prendre place dans sacalèche. Allons au b…

– Ich mache alles mit [21] ! dit Kornakov.

Et l’on vit de nouveau deux calèches, suiviesd’un traîneau, filer dans les rues sombres et silencieuses. Cen’est qu’une fois installé dans la calèche que Serge sentit sa têtetourner fortement. Il l’avait appuyée contre la paroi capitonnée ducoupé, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées embrouillées,sans écouter le général qui lui confiait d’une voixtranquille :

– Si ma femme savait que je bambocheavec vous !

Les voitures stoppèrent. Serge, le général, leprince Kornakov et l’officier de la garde, montèrent un escalierpropre d’apparence, bien éclairé, qui les conduisit dans uneantichambre, où un domestique les débarrassa de leurs pelisses etles introduisit dans un salon violemment illuminé, décoré avec uneprétention d’un goût bizarre et d’un luxe de mauvais aloi. Au sonde la musique, quelques couples dansaient. Des femmes seules, enrobes décolletées, étaient assises le long du mur. Nos amispassèrent dans une autre pièce où quelques-unes de ces« dames » les suivirent. On servit du champagne.

Serge s’étonna d’abord de la façon étrangeavec laquelle ses compagnons se comportaient envers ces dames,ainsi que du curieux langage que celles-ci échangeaient entre elles– langage qui ressemblait beaucoup à l’allemand. Serge but encorequelques verres. Le prince, qui s’était assis sur un canapé auprèsd’une de ces femmes, l’appela. Serge, en s’approchant, fut frappé,moins par la beauté de cette femme (elle était effectivement d’unebeauté exceptionnelle), que par sa ressemblance avec lacomtesse : mêmes yeux, même sourire ; l’expression seuleétait différente, tantôt trop timide, tantôt trop effrontée. Serges’assit à côté d’elle et se mit à lui parler. Il se rappela malplus tard le sujet de cette conversation, se souvenant seulementque l’histoire de « La Dame aux Camélias » passa dans sonimagination surexcitée, avec tout son charme poétique. Il devait sesouvenir que le prince appelait cette femme la « Dame auxCamélias », en disant que jamais il n’avait vu d’être plusparfait dans tous ses détails, les mains exceptées. Elle restaitmuette, souriant parfois d’un sourire qui déplaisait à Serge. Lesvapeurs du vin faisaient tourner la tête du jeune homme peu habituéà l’alcool.

Il se souvint également plus tard que leprince avait dit quelques mots à l’oreille de la femme, puis avaitrejoint le groupe qui s’était formé autour du général et del’officier de la garde, tandis que la jeune femme l’attirait àelle, après avoir saisi sa main, et l’entraînait.

Une heure plus tard, les quatre compagnons seséparèrent devant le perron de la maison. Serge, sans répondre auxparoles d’adieu du prince, pénétra dans son coupé où il se mit àsangloter comme un enfant. Il se rappela le sentiment d’amour puret innocent qui, deux heures auparavant, gonflait encore sapoitrine d’émotion et de vagues désirs. Il comprit que le temps decet amour était passé pour lui. Il pleura de honte et deregrets.

De quoi se réjouissait donc si fort legénéral, en reconduisant le prince à son coupé et en répétantplaisamment : « Le pauvre a perdu sonpucelage » ?

– Oui, répondait Kornakov, j’adoreconstituer de jolis couples.

À qui la faute ? À Serge, qui se laissaentraîner, subissant à la fois l’influence de personnesrespectables et l’appel instinctif de la nature ? Il estcoupable, certes, mais qui lui jettera la première pierre ?Est-ce la faute du prince et du général ? Ces gens, dont lerôle est de faire le mal autour d’eux, ont une utilité en tant quetentateurs ; ils sont là pour mettre le bien en valeur. C’estvous qui êtes responsables, vous tous qui les tolérez, et nonseulement les tolérez, mais encore, les choisissez pour guides.

Pourquoi ? À qui la faute ?

Et pourtant, quel dommage que des êtres beaux,si bien faits l’un pour l’autre et qui l’avaient compris, soientdéfinitivement perdus à l’amour ! Ils feront sans doute biend’autres rencontres encore et, peut-être, aimeront-ils à nouveau.Mais que vaudra cet amour ? Ne serait-il pas mieux qu’ils engardassent la nostalgie leur vie entière, plutôt que d’essayerd’étouffer en eux le souvenir intact de quelques instantsd’amour ?

HISTOIRE DE LA JOURNÉE D’HIER

[Note – 1851. Traduit par M. etM. Eristov, Paris, Paul Dupont, 1947.]

 

J’écris l’histoire de la journée d’hier, nonque cette journée fût en soi remarquable, mais parce que, depuislongtemps déjà, je désirais retracer tout au long la suite desimpressions dont est faite une journée.

Dieu seul sait combien sont diverses etcurieusement assemblées, combien de pensées suscitent en nous cesimpressions vagues, obscures, mais cependant compréhensibles ànotre âme. S’il était possible de les raconter de telle sorte quechacun les pût lire comme s’il les eût lui-même écrites et qu’ils’y retrouvât tout entier, ce serait là un livre fort instructif etd’un puissant intérêt ; pour écrire un tel livre, certes, iln’y aurait pas assez d’encre sur la terre, ni assez de typographespour le composer.

Hier, je me suis levé tard – dix heures moinsle quart – pour la simple raison que je m’étais couché aprèsminuit. Depuis longtemps déjà je me suis fixé pour règle de ne pasy me coucher après minuit, et cependant, trois fois par semaineenviron, il m’arrive d’enfreindre cette règle ; mais, selonles circonstances, je classe ce genre de délits soit parmi lescrimes, soit parmi les fautes vénielles. Hier, voici quelles furentles circonstances (ici je prie le lecteur de m’excuser, car je vaisêtre obligé de conter ce qui m’est arrivé avant-hier – lesromanciers souvent n’écrivent-ils pas de longues histoires qui onttrait aux générations antérieures à leurs héros ?) :j’avais joué aux cartes, mais nullement par passion du jeu, commeon pourrait être tenté de le croire, il y avait là, en moi, à peuprès autant de passion pour le jeu, qu’il y a de passion pour lapromenade en celui qui danse une polonaise !

Parmi tant d’autres conseils qu’il donnait, etque personne ne voulait suivre, Jean-Jacques Rousseau proposaitqu’en société on jouât au bilboquet afin d’avoir les mainsoccupées. Mais ceci ne suffit pas en société, il convient aussi quela tête soit occupée ou tout au moins s’absorbe en partie à quelqueexercice qui laisse le loisir ou de parler ou de se taire. Un telexercice, mais le voici tout trouve ! C’est le jeu decartes.

Les gens de la vieille génération se plaignentque l’art de la conversation disparaisse. Je ne sais ce qu’étaientles hommes de la génération passée (sans doute étaient-ils toutpareils à nous) mais, ce que je puis affirmer, c’est que laconversation n’est pas quelque chose qui existe en soi. Laconversation, en tant qu’occupation, est une invention stupide. Etce n’est point du tout le manque d’esprit qui tue la conversationmais l’égoïsme, chacun veut parler de soi ou de ce qui lepréoccupe, et si l’un parle et que l’autre écoute, ce n’est plusune conversation, mais une leçon. Si deux hommes intéressés par lesmêmes questions se rencontrent, il suffit que survienne un tierspour tout gâcher, ce dernier s’en mêle, il faut lui donner part audébat et toute la conversation va au diable.

Il arrive aussi qu’une conversation s’engageentre deux personnes préoccupées des mêmes sujets et que nulimportun ne les vienne déranger, là, c’est pire encore, chacunparle de la même chose, mais en se plaçant à son propre point devue, en ajustant tout à sa mesure, plus la conversation seprolonge, plus l’un s’éloigne de l’autre, jusqu’à ce que chacuns’aperçoive qu’il ne parle plus, mais prêche, se prenant soi-même àtémoin de ce qu’il avance et que, faisant de même, soninterlocuteur ne l’écoute pas. Vous est-il déjà arrivé de prendrepart au jeu des œufs pendant la semaine sainte ? Vous lancezsur une planchette inclinée deux œufs semblables, en ayant soind’orienter inversement leurs pointes, ils rouleront d’abord dans lamême direction, mais bientôt chacun s’en ira dans le sens indiquépar sa pointe. Rien ne ressemble davantage à ce jeu qu’uneconversation, seules les coques vides roulent à grand bruit mais nevont pas loin, les œufs pleins et bien pointus, eux, roulent Dieusait où, mais vous n’en trouverez pas deux qui suivront le mêmechemin. Chacun a sa pointe.

Je ne parle pas de ces conversations quis’engagent parce qu’il serait impoli de ne pas parler, comme ilserait inconvenant de sortir sans cravate. L’un pense « Voussavez fort bien que ce dont je parle ne m’intéresse nullement, maisil faut bien dire quelque chose » Et l’autre « Parledonc, mon pauvre ami, puisqu’il le faut ! »

Ce n’est plus une conversation, mais plutôtquelque chose qui ressemble à l’habit noir, aux cartes de visite etaux gants, c’est une affaire de convenances.

En jouant aux cartes, par contre, on peut sedispenser de parler, ou bien se donner de temps à autre de petitessatisfactions d’amour-propre en lançant un bon mot, sans pour celaêtre obligé de poursuivre sur le même ton, comme dans une sociétéqui ne s’est réunie que pour le plaisir de converser.

Il faut garder la dernière cartouche pour ledernier tour, pour l’instant où l’on prend son chapeau, c’est alorsle moment de faire éclater le feu d’artifice, de donner toute saréserve comme un cheval de course qui touche au but, sinon vousparaîtrez terne et pauvre. J’ai remarqué que, non seulement lesgens intelligents, mais encore ceux qui passent pour brillants etspirituels en société, gâchent souvent leur charme, pour ne passavoir graduer leurs effets. Si l’on s’enflamme trop vite, si l’onparle jusqu’à s’épuiser, jusqu’à n’avoir plus même envie derépondre, la dernière impression de l’auditoire sera « Dieu,quelle bûche ! »

Lorsqu’on joue aux cartes, voilà une chose quine saurait arriver, il vous est loisible de vous taire sansencourir nulle critique. En outre, il arrive aussi que des femmesjeunes prennent part au jeu, et que peut-on désirer de mieux que derester deux à trois heures aux côtés d’une jolie femme ?

Voici : je jouais donc aux cartes ;j’étais assis tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en face etpartout je me trouvais bien. Cela dura jusqu’à minuit moins lequart. On avait joué trois parties.

Pourquoi cette femme m’aime-t-elle ?…(comme j’aurais voulu mettre ici un point !) Cela me trouble,d’autant plus qu’en sa présence je ne me sens pas à mon aise :tantôt il me semble que mes mains ne sont pas tout à fait propres,tantôt que je suis mal assis ; tantôt c’est un bouton sur lajoue (justement celle qui est tournée de son côté) qui metracasse.

Pourtant il me semble qu’elle n’y est pourrien ; c’est moi qui ne suis jamais à mon aise avec les gensque je n’aime pas ou que j’aime trop. Pourquoi cela ? C’estbien simple : parce que j’ai envie de montrer aux uns que jene les aime pas et aux autres que je les aime ; et montrer ceque l’on ressent n’est pas chose aisée. Chez moi, en tout cas, celaréussit toujours à l’inverse. Quand je veux être froid, il mesemble que je le suis à l’excès et je deviens alors tropaimable ; s’il s’agit au contraire des gens que j’aime – etque j’aime infiniment – à la seule pensée qu’ils pourraient croireque je ne les aime pas, je me trouble et deviens sec etbrusque.

Elle est pour moi, femme, parce qu’ellepossède toutes ces charmantes qualités qui nous forcent à aimer lesfemmes ou, pour mieux dire, à l’aimer, elle – en un mot parce queje l’aime. Mais la pensée qu’elle puisse appartenir à un homme neme trouble nullement ; cela ne me vient même pas à l’esprit.Elle a la mauvaise habitude (un peu sotte) de roucouler avec sonmari, même en société ; mais cela m’est complètementindifférent – aussi indifférent que si elle embrassait le poêle oula table.

Elle joue avec le monde et trouve toujours uneattitude qui correspond à chaque circonstance de la vie. Elle estcoquette. Non ! pas seulement coquette ; elle aime àplaire, même à faire tourner les têtes, je rejette le mot« coquette » parce que ce mot, ou en tout cas l’idée quis’y attache, a quelque chose de malveillant. À mon avis, étaler sanudité, mentir en amour, ce n’est pas de la coquetterie, c’est toutsimplement de la vulgarité, de la bassesse. Mais avoir le désir deplaire et de faire tourner les têtes, voilà qui n’a rien de laid,au contraire ; cela ne fait de mal à personne – car il n’y aplus de Werther – et c’est la source d’un plaisir innocent pourcelle qui en est animée, comme pour ceux qui le subissent. Ainsi,moi par exemple, je suis très heureux qu’elle me plaise et jen’aspire à rien d’autre.

Et puis, il y a deux genres decoquetterie : l’une intelligente, l’autre sotte. Lacoquetterie intelligente est celle qui ne se remarque pas, que l’onne peut jamais prendre sur le fait. La coquetterie sotte aucontraire ne dissimule rien ; voici comment elle parle :« Je ne suis pas très belle, mais, voyez, j’ai des jambesmagnifiques. Regardez-les quand je monte en voiture. Avez-vousvu ? Ne sont-elles pas belles ? » – « Vosjambes sont peut-être belles, mais je ne les ai pas remarquéesparce que vous me les avez montrées. »

Et la coquetterie intelligente dit :« Il m’est complètement indifférent que vous me regardiez ounon ; j’ai chaud, c’est pourquoi j’ai enlevé monchapeau. » – « Mais, je vois tout. » – « Et quevoulez-vous que cela me fasse ? »

Dans la coquetterie intelligente, tout estinnocent et spirituel.

Je regardai ma montre et me levai. C’estétonnant ! Je n’ai jamais vu son regard se poser sur moi,excepté quand je lui parle ; et cependant, aucun de mesmouvements ne lui échappe.

– Tiens, vous avez une montrerose !

Je fus extrêmement froissé qu’elle eût trouvéma montre Breguet, rose. Sans doute mon dépit fut-il très visible,car, lorsque je répliquai que c’était une très belle montre, ellese troubla à son tour. Je pense qu’elle regrettait d’avoir ditquelque chose qui m’ait déplu. Nous comprîmes l’un et l’autrecombien tout cela était ridicule et un sourire glissa sur noslèvres. Il m’était très agréable de sentir qu’ensemble nous avionséprouvé le même trouble et qu’ensemble nous avions souri – ensomme, que nous avions fait ensemble une sottise. J’aime cesrelations mystérieuses qui s’expriment par un sourire, par unregard et qui ne se peuvent expliquer ; non que l’un comprennel’autre, mais chacun comprend que l’autre comprend, qu’il lecomprend, etc. Voulait-elle mettre fin à cette conversation sidouce pour moi ? Voulait-elle voir comment je refuserais ousavoir si je refuserais de continuer le jeu ? Elle regarda leschiffres écrits sur la table, prit une craie, dessina une figurequi ne pouvait prétendre à être ni mathématique ni artistique et,glissant son regard entre son mari et moi, elle dit :

– Faisons encore une partie.

J’étais si absorbé dans la contemplation, nonseulement de ses mouvements, mais de cette chose indéfinissableappelée charme, que mon imagination, partie Dieu sait où,ne put revenir à temps pour orner mes mots d’une formule heureuse.Je dis tout simplement :

– Non, je ne puis pas.

À peine avais-je prononcé cette phrase que jecommençai à me repentir – c’est-à-dire, non pas moi tout entier,mais une parcelle de moi. Il n’est pas une seule de nos actions quine soit condamnée par une quelconque parcelle de notre âme :par contre, il s’en trouvera toujours une autre pour lesjustifier : « Qu’est-ce que cela fait si tu te couchesaprès minuit ? Es-tu sûr d’avoir encore l’occasion de passerune soirée aussi agréable ? »

Sans doute cette parcelle parlait-elle avecbeaucoup d’éloquence et de conviction (il m’est malheureusementimpossible de retranscrire ce langage avec exactitude), car je fussaisi de crainte et commençai à chercher des arguments :« Premièrement, tu n’éprouves pas un si grand plaisir, medisais-je ; elle ne te plaît nullement et, de plus, tu tetrouves dans une situation embarrassante : tu as déjà dit quetu ne pouvais rester ; tu te perds dans son estime… »

– Comme il est aimable, ce jeunehomme !

Cette phrase qui suivit immédiatement lamienne interrompit mes pensées, je commençai à m’excuser, disantqu’il m’était impossible d’accepter ; mais, comme de tellesphrases se prononcent sans qu’il soit besoin d’y réfléchir, jecontinuai à laisser courir mes pensées. Il me plaît infinimentqu’elle parle de moi à la troisième personne ; en allemand ceserait grossier, mais, même en allemand, cela m’aurait plu.Pourquoi ne trouve-t-elle pas une manière convenable de s’adresserà moi ? Elle paraît gênée de m’appeler par mon prénom, par monnom ou par mon titre. Ou bien est-ce parce que…

– Reste à dîner avec nous, dit sonmari.

Absorbé que j’étais par mes réflexions sur lesformules de la troisième personne, je n’avais pas remarqué commentmon corps, après s’être excusé de ne pouvoir rester, déposait denouveau le chapeau, et s’installait tranquillement dans unfauteuil. De toute évidence la partie spirituelle de mon moi neparticipait aucunement à cette ineptie.

J’étais très contrarié et recommençais à mefaire des reproches quand une circonstance très agréable vint medistraire. La jeune femme s’était mise à dessiner quelque choseavec une grande attention – quelque chose que je ne pouvais voir –puis elle souleva la craie un peu plus haut qu’il ne le fallait, laposa sur la table et, s’appuyant des bras sur le divan où elleétait assise, s’adossa en se laissant glisser légèrement ;elle leva la tête – une tête au contour fin et ovale, aux yeuxnoirs mi-clos mais énergiques, au nez droit et mince ; labouche surtout était ravissante, accordant son expression à celledes yeux, et exprimant toujours quelque chose de nouveau.

En cet instant, que signifiait cettebouche ? Il y avait là de la songerie, de l’ironie, de lamièvrerie, une envie de rire contenue, de la dignité et du caprice,de l’intelligence et de la sottise, de la passion et de l’apathie.Et que n’exprimait-elle encore !…

Son mari sortit à ce moment, sans doute pourcommander le dîner. Quand on me laisse seul avec elle, je suistoujours saisi d’une sorte d’effroi et pris d’angoisse. En suivantdes yeux ceux qui partent, je me sens aussi mal à l’aise quelorsque, dans la cinquième figure du quadrille, je vois ma danseusepasser de l’autre côté et qu’il me faut rester seul. Je suis sûrqu’il était moins douloureux à Napoléon de voir, à Leipzig, lesSaxons passer à l’ennemi, qu’à moi, dans ma prime jeunesse,d’assister à cette évolution cruelle. Le moyen dont j’use auquadrille me sert aussi dans le cas dont je viens de parler :je fais semblant de ne pas remarquer que je suis resté seul.

La conversation commencée avant le départ dumari se termina ; je répétai les derniers mots que j’avaisprononcés, en ajoutant seulement :

– N’est-ce pas ainsi ?

Et elle se contenta de dire« oui ».

Mais ici commença une autre conversation,silencieuse, celle-là.

Elle : « Je sais pourquoi vousrépétez ce que vous avez déjà dit : vous êtes troublé et vousvoyez que je le suis également. Pour que nous ayons l’air occupés,vous avez prononcé quelques mots ; je vous remercie beaucoupde cette attention, mais, entre nous, ce que vous avez dit, n’étaitpas bien intelligent. »

Moi : « C’est vrai, votre remarqueest juste, mais je me demande pourquoi vous êtes troublée.Pensez-vous qu’étant seul avec vous, je vais vous dire des chosesqui vous seront désagréables ? Et pour vous prouver que jesuis prêt à vous sacrifier tous mes plaisirs, bien que cetteconversation muette me soit extrêmement agréable, je vais parler àhaute vois ; ou, plutôt, commencez vous-même. »

Elle : « Vous levoulez ? »

À peine ma bouche se disposait-elle àprononcer de ces vagues paroles qui laissent le loisir de penser àtout autre chose, qu’elle s’engagea dans une conversation à hautevoix – conversation qui aurait pu se prolonger très longtemps. Maisdans une situation comme celle-là les sujets les plus intéressantstombent dans le vide, car c’est l’autre conversation quise poursuit. Après avoir, chacun à notre tour, prononcé une phrase,nous nous tûmes encore. Et voici l’autre conversation :

Moi : « Non, impossible deparler ! Je vois que vous êtes troublée. Il serait préférableque votre mari revînt. »

Elle (à haute voix, s’adressant à undomestique) : – Où est Ivan Ivanovitch ? Priez-le devenir.

Si quelqu’un a des doutes sur le fait qu’unetelle conversation mystérieuse puisse avoir lieu, je lui endonnerai pour preuve ce qui suit.

« Je suis très content que nous soyonsseuls – continuai-je de la même manière – je vous ferai remarquerque, souvent, votre méfiance me blesse ; s’il m’arrive parhasard que mon pied effleure le vôtre, vous vous empressez aussitôtde vous excuser, sans me laisser le soin de le faire moi-même, bienque j’aie à peine eu le temps de m’apercevoir qu’il s’agissait devotre pied. Je ne suis pas aussi prompt que vous, et vous, vouspensez que je manque de délicatesse. »

Le mari venait de rentrer dans la pièce. Ondîna, on bavarda et, à minuit et demi, je pris congé.

C’est le printemps ; nous sommes le 25mars. La nuit est douce et claire. En face, au-dessus du toit rouged’une grande maison blanche, se lève le jeune croissant de la lune.Il ne reste que de rares traces de neige.

– Fais avancer !

Mes traîneaux étaient seuls à attendre dans larue et Dmitri savait bien, sans que le valet eût besoin de lehéler, que j’allais sortir ; en effet j’avais reconnu le bruitde ses lèvres, semblable au bruit d’un baiser dans l’obscurité – cebruit dont il se servait d’ordinaire pour stimuler le petit chevalet l’aider à faire démarrer le traîneau sur les pavés où les patinsgrinçaient et crissaient désagréablement. Le traîneaus’avança ; le valet m’offrit son bras pour m’aider àtraverser. Sans lui, j’aurais tout simplement sauté dans letraîneau ; mais, pour ne pas froisser le bonhomme, je marchailentement, de sorte que je défonçai la mince couche de glace quicouvrait une mare et me mouillai les pieds :

– Merci, mon ami ! Eh bien, Dmitri,il gèle ?

– Eh ! oui, toutes les nuits,maintenant, ça va geler !

C’est stupide ! Pourquoi avais-je besoinde le questionner ? Mais non, cela n’a rien de stupide !Tu as envie de parler, tu veux bavarder avec quelqu’un parce que tues de bonne humeur. Et pourquoi suis-je de bonne humeur ? Sij’étais monté en traîneau une demi-heure plus tôt, je n’auraiscertainement pas eu le désir de parler. Mais maintenant, te voilàjoyeux parce que tu as beaucoup parlé avant ton départ, parce quele mari en te reconduisant t’a dit : « Quand nousreverrons-nous ? », parce que le valet, qui pourtantempestait l’ail, s’est empressé auprès de toi (il faut dire qu’unjour, je lui avais donné un rouble).

Dans tous nos souvenirs, les faitsintermédiaires s’effacent ; seules demeurent la première et ladernière impression – et surtout la dernière. De là sans doutevient cette très jolie coutume qui veut que le maître de maisonaccompagne son hôte jusqu’à la porte, et là, en le saluant, luiadresse quelques mots aimables, quel que soit le degré d’intimitéde leurs relations. Contrevenir à cette règle serait malséant.Ainsi : « Quand nous verrons-nous à nouveau ? »ne signifie rien, mais l’amour-propre de l’invité traduit ainsicette formule : « quand ? » signifie :« venez au plus vite » ; « nous »signifie : « moi et ma femme qui sera elle aussi trèsheureuse de te voir » ; « verrons-nous ànouveau » signifie : « nous avons passé avec toi unesoirée charmante, fais-nous encore une fois ce plaisir ». Etl’hôte part ainsi sur une impression agréable.

Il est indispensable, surtout dans les maisonsmal organisées, où les valets et, en particulier, le portier (c’estcelui des domestiques qui laisse la première et la dernièreimpression) ne sont pas très stylés – il est indispensable, dis-je,de distribuer des pourboires. Les domestiques vous accueillerontalors et vous reconduiront comme un familier, et leur empressement,dont la source est cinquante kopecks, peut se traduireainsi :

« Ici tout le monde vous aime et vousrespecte, c’est pourquoi tout en étant agréables à nos maîtres,nous pouvons prendre soin de vous. »

Même si c’est le valet seul qui vous aime etvous respecte, cela vous est cependant agréable. Et qu’importe sil’on se trompe ? Si l’on ne se trompait pas, il n’y auraitpas…

– Tu perds le nord, ma parole !

Dmitri nous conduisait lentement etprudemment, le long du boulevard, évitant la glace et tenant sadroite, lorsque soudain un « loup-garou » (Dmitri ne l’abaptisé ainsi que quelques instants plus tard), conduisant unecalèche, nous accrocha. On se tira d’affaire comme on put et ce futseulement dix pas plus loin que Dmitri s’écria :

– En voilà un loup-garou ! il neconnaît même pas sa main droite !

N’allez pas croire que Dmitri était un hommetimide ou peu prompt à la riposte ! Tout au contraire :bien qu’il fût de petite taille et ne portât pas de barbe (il negardait que la moustache), il avait une profonde conscience de sadignité et accomplissait strictement son devoir ; la cause desa défaillance dans le cas présent tenait à deuxcirconstances : premièrement, Dmitri avait eu l’habitude deconduire des équipages qui inspiraient le respect ; mais nousen avions alors un bien piteux, attelé d’un tout petit cheval dansdes brancards si longs que l’on avait peine à atteindre avec lefouet cette haridelle dont les jambes arrière se démenaientmaladroitement. Il est évident que tout cela ne faisait pas un trèsbrillant ni très imposant ensemble et Dmitri en souffrait à telpoint que cela risquait de lui faire perdre le sentiment de sadignité. Et deuxièmement, ma question au sujet du gel lui avaitrappelé, je pense, les questions que l’on pose d’habitude enautomne, au départ pour la chasse. Dmitri était grandchasseur ; sans doute, s’était-il pris à rêver de la chasse,et de ce fait en avait oublié d’invectiver le cocher qui ne tenaitpas sa droite. Entre cochers – comme d’ailleurs partout – la raisonest du côté de celui qui, le premier, a crié le plus fort. Il y acependant des exceptions : par exemple, Vanka le cocher defiacre, ne s’emportera jamais contre une voiture de maître ;un attelage à un cheval, si élégant qu’il soit, serait mal venu des’en prendre à un attelage à quatre chevaux. Tout cela, il estvrai, dépend du caractère de chacun, des circonstances, mais avanttout de la personnalité du cocher. Un jour, à Toula, j’eus unexemple frappant de l’influence que, grâce à son audace, un hommepeut exercer sur un autre. C’était pendant un défilé decarnaval : traîneaux à deux chevaux, à quatre chevaux,calèches, trotteurs, pur-sang – tout cela défilait noblement lelong de la rue de Kiev, suivi d’une foule de piétons. Tout à coupun cri retentit, venant d’une rue transversale :

– Hé ! là ! Hé !attention ! Rangez-vous, que diable ! lançait une voixforte et assurée.

Involontairement, avec un ensemble parfait,les piétons s’étaient écartés, les attelages avaient freiné. Et quepensez-vous que l’on vit apparaître ? Un cocher de fiacre toutdépenaillé, debout sur son traîneau disloqué et qui faisaittournoyer un bout de rêne au-dessus de sa tête ; il traversala rue avec son carcan et disparut avant que quiconque fût revenude sa surprise. Les agents de police eux-mêmes riaient à gorgedéployée.

Dmitri, bien que de tempérament emporté etayant le juron facile, est doué d’un cœur excellent et prend pitiédes animaux. Il se sert du fouet, non pour stimuler le cheval – cequi ne serait pas digne d’un bon cocher – mais seulement pour lecorriger (par exemple si le cheval piaffe trop impatiemment devantle portail). Tout à l’heure encore, j’ai eu l’occasion de faire àce sujet quelques remarques. Pour passer d’une rue à l’autre, notrecheval avait toutes les peines du monde à éviter les amoncellementsde neige et, aux mouvements désespérés du dos de Dmitri, auclaquement de ses lèvres, je compris qu’il était dans une situationdifficile. Frapper avec le fouet ? Il n’en avait pasl’habitude ! Et cependant si le cheval s’était arrêté, il enaurait été profondément mortifié, bien qu’il n’y eût là personnepour lui lancer un : « donne-lui donc sonpicotin ! » ou autre quolibet du même genre. Voilà lapreuve que Dmitri obéit davantage à sa conscience du devoir qu’à savanité.

J’ai souvent réfléchi aux différentes manièresd’être des cochers entre eux, à leur présence d’esprit, à leuringéniosité, à leur fierté. Sans doute, lorsqu’ils se réunissent,se reconnaissent-ils, et il y a fort à parier que ceux qui se sontdisputés deviennent alors les meilleurs amis du monde. Ici-bas,tout est intéressant et, en particulier, les relations des hommesappartenant à des milieux qui nous sont étrangers.

Si les équipages suivent la même direction, ladispute se prolonge ; celui qui a lancé l’injure s’efforce dedépasser sa victime ou bien de rester en arrière ; l’autreparfois réussit à lui démontrer ses torts et prend le dessus ;au demeurant, quand on va dans la même direction, l’avantage resteà celui dont les chevaux sont les plus rapides.

L’attitude des maîtres entre eux et envers lescochers, au cours de semblables incidents, ne manque pas non plusd’intérêt.

– Eh là ! canaille ! Oùvas-tu ?

Quand cela s’adresse à l’équipage tout entier,involontairement, les maîtres prennent un air sérieux, gai ouinsouciant – bref, un air qu’ils n’avaient pas auparavant. Il estvisible qu’ils auraient de beaucoup préféré que la situation fûtinverse. J’ai remarqué notamment que les maîtres portant moustachessont particulièrement sensibles aux affronts faits à leurséquipages.

– Qui va là ?

C’est une sentinelle qui a crié – cette mêmesentinelle qui, ce matin, avait été, sous mes yeux, vertementremise en place par un cocher. Une calèche stationnait à la ported’un immeuble, juste en face de la guérite de la sentinelle. Unmagnifique cocher à barbe rousse, assis sur ses rênes et les coudesappuyés sur ses genoux, se chauffait le dos au soleil. De touteévidence, il prenait à cela grand plaisir, car ses yeux étaientbéatement mi-clos. En face, la sentinelle faisait les cent pasdevant sa guérite, et, du bout de sa hallebarde, s’efforçait deremettre en place une planche qui recouvrait une flaque. Tout àcoup quelque chose lui déplut ; était-ce la calèche quirestait là ? Ou bien enviait-il le cocher qui se chauffait sitranquillement au soleil, ou tout simplement la langue luidémangeait-elle ? Frappant de sa hallebarde sur la planche, ilcria :

– Hé ! toi là-bas, tu barres laroute !

Le cocher entrouvrit l’œil gauche, lorgna surla sentinelle et rabaissa aussitôt sa paupière.

– C’est à toi qu’on parle ! Va-t’ende là ! Aucun effet.

– Es-tu sourd ? Circule, tedis-je !

La sentinelle, voyant qu’elle n’obtenait pasde réponse, s’approcha, se préparant à dire quelque chose decinglant. À ce moment, le cocher se redressa, arrangea les rêneset, tournant ses yeux somnolents vers la sentinelle, luilança :

– As-tu fini de brailler ?Regardez-moi cet imbécile ! On n’a même pas voulu lui confierun fusil ! Qu’est-ce que tu as à braire ?

– Circule !

Le cocher acheva de se réveiller, puis fitavancer sa voiture. Je lançai un coup d’œil à la sentinelle quigrommela et me jeta un regard furieux ; il lui étaitapparemment fort désagréable de voir que j’avais tout entendu et delire dans mon regard une certaine désapprobation. Je sais qu’iln’est, pour un homme, plus grand affront que de lui laisserentendre que l’on a tout vu, mais que l’on préfère ne rien dire. Jeme sentis gêné pour la sentinelle ; j’eus pitié d’elle etm’éloignai.

Ce que j’aime aussi dans Dmitri, c’est safaculté d’inventer des sobriquets ; cela m’amusebeaucoup : « Eh ! range-toi donc, Chapeau !Subalterne ! Barbe ! Attention, juge ! Gare-toi,Blanchisseuse ! Va donc, eh ! Vétérinaire ! Tadroite, Figure ! Attention, Moussié ! » La facultéqu’a le Russe de trouver un sobriquet blessant pour un homme qu’ilvoit pour la première fois – et non seulement pour l’homme, maisencore pour la classe sociale à laquelle il appartient – estquelque chose d’étonnant. Le petit bourgeois devient un« écorcheur de chat » (comme si tous les petits bourgeoismangeaient des chats) ; le valet de chambre, un« lèche-plat » ; le cocher, un« mangeur-de-rênes », etc.… On ne peut tout énumérer.Quand un Russe se querelle avec un homme qu’il voit pour lapremière fois, il lui trouve immédiatement un nom qui le toucheraau vif : « chien-borgne »,« diable-loucheur »,« canaille-lippue », « nez-en-l’air ».Il faut en avoir fait soi-même l’expérience pour savoir à quelpoint cela tombe juste. Je n’oublierai jamais le camouflet que jereçus un jour : un Russe avait dit de moi en monabsence : « Ah ! l’homme aux dentsclairsemées ! » (il faut dire que j’ai en effet de trèsmauvaises dents cariées et espacées).

Me voici arrivé à la maison.

Dmitri s’est précipité de son siège pourcourir ouvrir la porte cochère, et moi je me suis précipité pourpasser par la petite porte. Chaque fois c’est le même manège :je me hâte de rentrer, selon mon habitude ; lui s’empresse deme conduire jusqu’au perron, selon sa routine.

Il me faut sonner longtemps ; la bougiecoule et Prove, mon vieux domestique, s’est endormi. Tout ensonnant, je pensais : « Pourquoi ai-je toujours unecertaine répugnance à rentrer à la maison, quel que soit l’endroitoù j’habite ? Je suis las de voir toujours ce même Prove à lamême place, de voir la même bougie, les mêmes taches sur lestentures, les mêmes tableaux ; tout cela fait naître en moiune infinie tristesse. Ce sont les papiers peints et les tableauxqui m’agacent le plus parce qu’ils ont la prétention d’êtredivertissants, et pourtant il suffit de les avoir vus pendant deuxjours pour qu’ils deviennent plus ennuyeux que des murs blancs.Cette impression désagréable que j’éprouve en rentrant chez moivient probablement de ce que l’homme n’est pas fait pour vivrecélibataire à vingt-deux ans.

C’eût été bien différent sans doute si l’onavait pu demander à Prove (qui aurait sursauté et frappé leplancher de ses bottes pour montrer qu’il attendait depuislongtemps et qu’il faisait bien son service) :

– Ouvre. Madame est-ellecouchée ?

– Non, Madame lit.

C’eût été autre chose de pouvoir prendre entreses deux mains une petite tête ; de la tenir devant soi, del’admirer, de l’embrasser, de la regarder à nouveau et à nouveau del’embrasser. Il ne serait pas ennuyeux alors de rentrer aufoyer ! Mais maintenant, je n’ai qu’une seule question à poserà Prove pour lui montrer que je suis certain qu’en mon absence ilne dort jamais.

– Quelqu’un est-il venu ?

– Personne, monsieur !

Et invariablement Prove répond à ma questiond’une voix larmoyante et chaque fois j’ai envie de luidire :

– Pourquoi dis-tu cela d’une voixpleurarde ? Je suis très content que personne ne soitvenu.

Mais je me retiens, car Prove pourrait sefroisser, et c’est malgré tout un brave homme.

Habituellement, le soir, j’écris mon journalet je fais les comptes de la journée. Aujourd’hui, je n’ai riendépensé puisque je n’avais pas d’argent. Donc pas de compte àfaire. Quant au journal, c’est autre chose ; je devraisécrire, mais il est tard ; je remets à demain.

Souvent, j’entends dire de moi :« C’est un homme vain ; il vit sans but. »Certes ! Je me le dis moi-même souvent, non pour le plaisir derépéter les paroles des autres, mais parce que je sens au fond demoi qu’il est mal de vivre ainsi et qu’il faut avoir un but dans lavie.

Mais comment faire pour devenir « unhomme d’action et vivre avec un but » ? Me fixer un but,je n’y parviens pas ; j’ai déjà essayé plusieurs fois sanssuccès. Et puis, un but, cela ne s’invente pas ; il faudraiten découvrir un qui soit conforme à vos inclinations ; qui,bien que déjà existant, corresponde en vous à quelque chose deprofond. Or il me semblait avoir trouvé un tel but : acquérirune science universelle et développer en soi toutes les facultés.Le moyen le plus efficace d’y parvenir m’avait paru devoir être larédaction de notes et d’un « Journal-Franklin ».

Dans les notes, je confesse chaque jour toutce que j’ai fait de mauvais. Dans le« Journal-Franklin », toutes mes faiblesses sont classéespar colonnes : paresse, mensonge, gourmandise, indécision,prétention, sensualité, fierté, etc. Je reporte ainsi dans lescolonnes du journal, au moyen de petites croix, toutes les fautescommises et inscrites dans les notes quotidiennes.

Je commençai à me déshabiller et pensai :« Où sont ici la science universelle et le développement desfacultés et des vertus ? Est-ce par cette voie que tuparviendras à la vertu ? Où ce journal te mènera-t-il, lui quite sert uniquement à dénombrer tes faiblesses d’ailleursinnombrables et dont le nombre augmente tous les jours ; mêmesi tu parvenais à les anéantir, tu ne parviendrais jamais à lavertu. Tu te leurres et tu joues avec tout cela comme un enfantavec un jouet. Suffit-il à un peintre de savoir ce qu’il ne fautpas faire, pour devenir un bon peintre ?

» Et peut-on parvenir au bien ens’abstenant seulement de ce qui est mauvais ?

» Il ne suffit pas à l’agriculteur desarcler ses champs ; il lui faut aussi les labourer et lesensemencer. Pose-toi une règle de vertu et observe-la. »

Tout cela était dit par cette partie de monesprit dont le rôle est de faire la critique. Je devinspensif ; suffit-il d’anéantir la cause du mal, pour qu’ildevienne le bien ? Le bien est positif et non pas négatif.C’est pour cette raison que le mal peut être anéanti et non lebien. Le bien est toujours en notre âme, car l’âme est lebien ; le mal n’est qu’une greffe. Si le mal était anéanti, lebien s’épanouirait. La comparaison avec l’agriculteur, en fait, neconvient pas exactement, car celui-ci doit ensemencer, alors que,dans notre âme, le bien est déjà semé. Un artiste doit s’exercerpour atteindre à la perfection dans l’art, à condition qu’il ne seconforme pas à des règles négatives. Il doit rejeter l’arbitraire.Pour se perfectionner dans la vertu, point n’est besoind’exercices : l’exercice ici, c’est la vie.

Le froid est l’absence de chaleur ;l’absence de lumière, ce sont les ténèbres ; le mal estl’absence du bien. Pourquoi l’homme aime-t-il la chaleur, lalumière, le bien ? Parce qu’ils sont naturels. Les causes dela chaleur, de la lumière, du bien, sont le soleil et Dieu. Mais,de même qu’il ne peut y avoir de soleil sombre et froid, il ne peuty avoir de Dieu méchant. Nous voyons la lumière et ses rayons, nousen cherchons la cause, et nous disons que le soleil existe. Lalumière, la chaleur et la loi de gravitation nous leprouvent ; ceci dans le monde physique. Dans le monde moralnous voyons le bien, nous voyons son rayonnement, et la même loi degravitation vers quelque chose de plus haut, dont la source estDieu. Dépouillez le diamant de sa gangue grossière, et vous verrezson éclat ; rejetez la gangue des faiblesses, vous trouverezla vertu.

« Mais penses-tu vraiment que ce soientces vétilles notées dans ton journal qui t’empêchent d’êtrevertueux ? N’y a-t-il pas des passions plus graves ? Etd’où vient que, si souvent, se rencontrent dans les rubriques desmentions telles que celles-ci, poltronnerie, mensonge enverssoi-même ? On ne voit aucune amélioration, on ne remarqueaucun progrès. »

C’était encore là des remarques de l’espritcritique. Il est vrai que toutes les faiblesses que je note peuventêtre rangées en trois catégories (chacune comportant plusieursdegrés, les combinaisons sont infinies).

1° l’orgueil,

2° la faiblesse de volonté,

3° le manque de lucidité.

Mais dans ces catégories, il est difficile declasser toutes les faiblesses, résultant de ces combinaisons. Deplus, les deux premières catégories sont en voie de régression,tandis que la troisième, qui est indépendante, ne peut se modifierqu’avec le temps.

Ainsi aujourd’hui j’ai menti, apparemment sansraison : étant prié pour un dîner, j’ai d’abord carrémentrefusé, alléguant ensuite une leçon.

– Quelle leçon ?

– Une leçon d’anglais.

Il s’agissait en réalité d’une leçon degymnastique.

Les raisons de ce mensonge ?

1° manque de lucidité, je ne m’aperçus pastout de suite que je mentais bêtement.

2° manque de volonté, j’hésitai d’abord avantde donner la raison de mon refus.

3° orgueil stupide, il me sembla que la leçond’anglais était un prétexte plus honorable que la leçon degymnastique.

La vertu ne consiste-t-elle qu’à corriger lesfaiblesses qui vous discréditent ? La vertu, au contraire,semblerait impliquer le renoncement à soi-même. Eh bien !non ! C’est là une erreur ! La vertu donne le bonheur,parce que le bonheur donne la vertu. Chaque fois que j’écris monjournal avec une parfaite franchise, mes faiblesses ne m’irritentaucunement ; il me semble que, une fois avouées, elles cessentd’exister. Et c’est une sensation très agréable.

Je fis ma prière et me couchai. Le soir jeprie mieux que le matin. Je comprends mieux ce que je dis et leressens plus intensément. Le soir, je n’ai pas peur de moi-même,tandis que le matin me trouve plein d’angoisse : trop dechoses nouvelles m’attendent.

Que le sommeil est donc une chosemerveilleuse, et dans toutes ses phases la préparation,l’assoupissement et le sommeil lui-même ! À peine couché, jepensai : « Quel délice de s’envelopper bien chaudement etd’oublier jusqu’à sa propre existence ! » Mais à peinecommençai-je à m’endormir, que je me souvins tout à coup qu’ilétait agréable de s’endormir et je m’éveillai. Toutes les délicesdu corps sont anéanties par la conscience. Il ne faut pas prendreconscience, le charme était rompu et je ne parvins plus àm’endormir. Quel ennui ! Pourquoi Dieu nous a-t-il donné laconscience, puisqu’elle nous empêche de vivre ? Lesjouissances morales se ressentent plus intensément quand elles sontconscientes, il est vrai. Raisonnant ainsi, je me retournai et, parce mouvement, me découvris. Quelle sensation désagréable que de setrouver dans l’obscurité ! Il me sembla que ma jambe étaitsoudain à la merci d’un contact brûlant ou glacial. Je me recouvrisen toute hâte en me bordant soigneusement. Je m’enfouis la têtedans l’oreiller et commençai à m’endormir en implorant :

– Morphée, prends-moi dans tesbras ! (Je serais volontiers devenu le prêtre de cettedivinité.)

Vous souvenez-vous de l’indignation de cettedame, à laquelle quelqu’un avait dit : « Quand jesuis passé chez vous, vous étiez encore dans les bras deMorphée » ? Elle assimilait Morphée à un nomquelconque, André ou Malafée. Quel drôle de nom ! Mais quel’expression dans les bras est donc belle ! Je mereprésentai très nettement cette situation, et mieux encore lesbras eux-mêmes des bras nus jusqu’aux épaules, avecdes fossettes, des bras potelés, sortant d’une chemise blanche,indiscrètement échancrée. Les bras sont en général quelque chose detrès joli et je pensai en particulier à certaine fossette de maconnaissance !

Je m’étirai et me souvins aussitôt que saintThomas interdisait qu’on le fît, Saint Thomas me fait penser àDietrichs.

Nous chevauchions côte à côte au cours d’unesplendide chasse à courre quand, tout près du stanovoï, Denika semit à crier. Naliote galopait ventre à terre à travers le seigle.Et la colère de Serge ! Il est chez sa sœur en ce moment.Quelle ravissante créature cette Macha ! Ah ! Si jel’avais pour femme !

Morphée serait très beau, en chasseur, mais illui faudrait monter à cheval tout nu et comme on pourraitrencontrer une femme ! Il exagère un peu, ce saint Thomas. Lafemme menait toujours la chasse. Puis elle s’étira, mais en vain,cela doit être si bon pourtant d’être dans sesbras !

À ce moment, je m’endormis sans doutecomplètement. Je me vis encore essayant de rattraper la dame.Soudain, une montagne se dresse devant moi, je la renverse d’unepoussée de mes bras (mon oreiller venait de rouler à terre). Puisje rentre chez moi, le dîner n’est pas prêt. Pourquoi ce Vassiliprend-il des airs suffisants ? (Derrière la cloison, lagouvernante avait demandé. « Quel est donc cebruit ? », et la femme de chambre lui avait répondu. Àtravers le sommeil j’avais entendu tout cela, et c’étaitprobablement là ce qui avait provoqué mon rêve) Vassili entre. Toutle monde s’apprête à lui demander pourquoi le dîner n’est pas prêt,quand on s’aperçoit qu’il est en uniforme, l’épée au côté. Jeprends peur et me jette à ses genoux, en lui baisant les mains.Cela m’est aussi agréable que d’embrasser les mains de celle que jepoursuivais, et même davantage. Vassili, ne prêtant aucuneattention à ma personne, demande :

– Est-ce chargé ?

C’est le confiseur de Toula, Dietrichs, quirépond :

– C’est prêt ! Tire !

La salve part (C’était le volet qui battaitcontre le mur). Nous nous élançons, Vassili et moi, pour un tour dedanse, tout à coup je m’aperçois que ce n’est plus Vassili quej’enlace, mais elle ! Soudain, oh ! horreur ! monpantalon est devenu tellement court, que mes genoux nus sontvisibles. Ma torture est indescriptible (mes jambes s’étaientdécouvertes dans mon sommeil, et je n’arrivais pas à les recouvrir.J’y parvins enfin). Mais mon rêve n’était pas terminé. Nouscontinuons notre danse, à laquelle s’était également jointe lareine du Wurtemberg. Tout à coup, je ne puis me retenir d’attaquerune danse cosaque. On m’apporte enfin un manteau et des bottes.Mais ma situation est encore plus tragique, je me trouve maintenantsans pantalon du tout ! Il est impossible que tout ceci sepasse à l’état de veille ! Je dors sans doute.

Je m’éveillai, pour me rendormir aussitôt,bien qu’absorbé par mes réflexions. Derechef, mon imaginationrecommença à travailler, des tableaux, dans une suite très logique,défilèrent. Puis mon imagination s’endormit à son tour, les imagesdevinrent brumeuses et confuses, mon corps avait sombré dans lesommeil.

Le rêve se compose de la première et de ladernière impression de la conscience. Il me semblait que, souscette couverture, rien ni personne ne pouvait m’attendre. Lesommeil est un état dans lequel l’homme perd entièrementconscience. Mais le sommeil ne le gagnant que peu à peu, il perdconscience graduellement. La conscience n’est autre chose que cequ’on appelle d’habitude « âme », cependant ce qu’onentend par le mot âme est un élément simple, tandis qu’il y aautant de consciences que de parties distinctes dans l’être humain,c’est-à-dire trois :

1° la raison,

2° le sentiment,

3° le corps.

La raison est située à l’échelon supérieur,elle n’appartient qu’aux êtres évolués Les animaux et les êtres quileur ressemblent n’en ont pas. C’est elle qui s’engourdit lapremière. Le sentiment, qui, lui aussi, n’appartient qu’à l’espècehumaine, s’endort en second lieu. C’est le corps qui s’endort endernier et rarement d’une façon complète.

Les animaux ne connaissent pas cettegraduation, de même que les hommes qui ont perdu conscience soitsous l’empire d’une impression trop violente, soit en étatd’ivresse. Dès que l’on prend conscience que l’on est en train derêver, on sort de l’état de sommeil. Le souvenir du temps passé enrêve ne provient pas de la même source que celui de la vie active,c’est-à-dire de la mémoire. Ce n’est plus la faculté de reproduirenos impressions qui est en jeu mais celle de les grouper. Au réveilnous réunissons toutes les impressions ressenties au moment del’assoupissement et pendant le sommeil (l’homme ne dormant jamaiscomplètement), cela sous l’influence directe de l’impression qui acausé le réveil, celui-ci se poursuit graduellement selon le mêmeprocessus que celui de l’assoupissement, c’est-à-dire en commençantpar les facultés inférieures pour s’achever par la plus haute. Cephénomène se développe si rapidement, qu’il est difficile d’enprendre conscience. Habitués au rythme du temps qui marque ledéveloppement de la vie active, nous faisons de l’ensemble de cesimpressions le souvenir du temps qui s’est écoulé pendant notrerêve. Comment expliquer la durée du rêve – qui vous paraîtextraordinairement longue – alors que le rêve a précisément étédéclenché par la circonstance qui a provoqué le réveil ? Vousrêvez par exemple que vous partez pour la chasse, vous chargezvotre fusil, le gibier se lève, vous tirez, en réalité, le bruitque vous avez pris pour un coup de feu n’est autre que celuiproduit par une carafe que vous avez fait tomber en dormant. Oubien encore vous rêvez que vous allez voir votre ami N…, vousl’attendez enfin, arrive un domestique qui annonce N…. C’est enréalité la voix de votre propre domestique, qui vient vousréveiller.

Pourtant gardez-vous bien de croire à ceux quiveulent toujours voir dans les rêves des faits et des présagessignificatifs. Ces gens tirent leurs conclusions des racontars dediseurs de bonne aventure. Ils donnent à leurs rêves une formepréconçue, ajoutant de leur propre imagination ce qui manque, etomettant volontairement ce qui ne cadre pas avec cette forme. Unemère va vous raconter, par exemple, avoir rêvé que sa filles’envolait vers le ciel, en disant « Adieu, maman, je vaisprier pour vous ! » Sans doute a-t-elle tout simplementvu sa fille grimper sur un toit, sans prononcer une parole, etprendre soudain l’apparence du cuisinier Ivan, s’écriant« Vous n’arriverez pas à grimper jusqu’ici ! »

Si vous voulez vérifier cela, faitesl’expérience vous-même. Rappelez-vous toutes vos pensées, toutesles images qui ont pu se présenter à vous au moment où vous vousêtes endormi, ou mieux encore, faites-vous raconter, par quelqu’unqui a assisté à votre sommeil, toutes les circonstances qui ont puagir sur celui-ci, vous comprendrez alors pourquoi vous avez vuceci et non cela, dans votre rêve. Ces circonstances peuvent êtretrès nombreuses, elles dépendent de votre constitution, de l’étatde votre estomac, et de bien d’autres facteurs physiques. On ditque lorsque nous rêvons que nous volons ou que nous nageons, celasignifie que nous grandissons. Notez soigneusement pourquoi un jourvous nagez, tandis qu’un autre jour vous volez. Si vous voussouvenez de tout, l’explication sera aisée. Il est possibled’ailleurs que, par la force de l’habitude, et grâce à leurimagination, les gens qui ont accoutumé d’expliquer leurs rêvesselon une formule préconçue, arrivent à une combinaison parfaitec’est alors une preuve de plus à l’appui de ma théorie.

Si mon rêve avait été celui d’un de ces« devins », voici ce qu’il en aurait tiré :« J’ai vu saint Thomas courir, courir très longtemps, et commeje lui demandais : « Pourquoi courez-vous ? »Il me répondit : « Je cherche une fiancée. »

« Vous verrez, il se mariera sûrement, oualors nous recevrons une lettre de lui sous peu ! »

Remarquez aussi qu’il n’y a pas de gradationde temps dans les souvenirs. Dans le souvenir que vous gardez d’unrêve, vous vous rappelez en premier lieu ce que vous avez vu toutd’abord. Dès mon réveil, ce matin, je me rappelai mon rêve. Nousétions donc allés, mon frère et moi, à cette chasse à courre,durant laquelle nous nous sommes lancés à la poursuite d’une femmede la plus haute vertu ! Non ! avant de partir pour lachasse, saint Thomas était venu me demander pardon…

Il arrive fréquemment, au cours de la nuit,que l’on se réveille plusieurs fois. Mais ce ne sont que les deuxconsciences inférieures, celles du corps et du sentiment, quis’éveillent. Celles-ci s’endorment à nouveau, et les impressionsenregistrées pendant ce réveil s’ajoutent aux impressions du rêve,sans aucun ordre et sans suite logique. S’il arrivait que letroisième degré de la conscience, celui de la raison, se réveillât,pour se rendormir aussitôt, le rêve se scinderait en deux partiesbien distinctes.

ALBERT – (L’HOMME FINI)

[Note – Première publication en 1857 –1858. Traduit par B. Tseytline et E. Jaubert, Paris,1889.]

I

Cinq riches jeunes gens arrivaient, vers troisheures du matin, pour s’amuser, dans un petit bal dePétersbourg.

On buvait beaucoup de champagne, la plupartdes hommes étaient jeunes, les filles jolies, le piano et le violonjouaient polka sur polka, les danses et le bruit ne cessaient pasune minute ; mais un ennui planait, une gêne : ilsemblait à chacun, on ne sait pourquoi (comme il arrive souvent),que tout cela n’était point ce qu’il fallait.

Quelquefois ils se forçaient à rire ;mais cette gaieté factice était encore pire que l’ennui.

L’un des cinq jeunes gens, plus mécontent etde soi et des autres et de toute la fête, se leva avec un sentimentde dégoût, prit son chapeau et sortit dans l’intention dedisparaître sans être remarqué.

Dans l’antichambre, personne ; mais dansla pièce voisine, derrière la porte, il entendit deux voix quidiscutaient. Le jeune homme s’arrêta et se mit à écouter.

– On ne peut pas, il y a du monde, disaitune voix de femme.

– Laissez-moi entrer, je vous en prie, jene ferai rien, murmurait une suppliante voix d’homme.

– Mais je ne vous laisserai pas entrersans la permission de Madame, répondait la femme. Oùallez-vous ? Mais quel homme êtes-vous ?…

La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut uneétrange silhouette d’homme. En apercevant l’invité, la servantelâcha prise, et l’étrange silhouette, après un timide salut, entradans le salon en vacillant sur ses jambes ployées. C’était un hommede haute taille, avec un dos étriqué et voûté et de longs cheveuxen désordre. Il était vêtu d’un pardessus court et d’étroitspantalons déchirés sur des souliers grossiers et non cirés. Unecravate tordue en corde se nouait sur son long cou blanc.

La chemise sale débordait des manches sur lesmains maigres. Mais, en dépit de ce corps étique, le visage étaittendre et blanc, et même l’incarnat jouait sur les joues, entre labarbe rare et noire et les favoris. Les cheveux non peignés,rejetés en arrière, découvraient un front pas haut et extrêmementnet. Les yeux de couleur sombre, les yeux fatigués regardaient enavant avec un air tendre, suppliant et grave. Leur expressions’harmonisait à merveille avec celle des lèvres fraîches, relevéesaux coins et surmontées d’une moustache rare comme la barbe.

Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, setourna vers le jeune homme et sourit. Il sourit comme avec effort,mais quand le sourire eut éclairé son visage, le jeune homme, sanssavoir lui-même pourquoi, sourit aussi.

– Qui est-ce ? demanda-t-il enchuchotant à la servante, quand ce singulier personnage eut pénétrédans le salon où s’entendaient les danses.

– C’est un musicien du théâtre, il estfou, répondit la servante. Il vient quelquefois chez mamaîtresse.

– Où es-tu passé, Delessov ?cria-t-on à ce moment du salon.

Le jeune homme qu’on appelait Delessovretourna dans le salon.

Le musicien se tenait debout près de la porteet, les yeux fixés sur les danseurs, témoignait par son sourire,ses regards, ses trépignements, la joie qu’excitait en lui cespectacle.

– Eh bien ! allez-vous aussidanser ? lui dit l’un des invités.

Le musicien salua et jeta sur la maîtresse demaison un coup d’œil interrogateur.

– Allez, allez, puisque l’on vous invite,intervint celle-ci.

Les membres maigres et débiles du musicienentrèrent tout à coup en mouvement ; clignant des yeux,souriant, étendant les bras, il s’en fut, d’un pas lourd et gauche,sauter dans le salon. Au milieu du quadrille, un joyeux officierqui dansait avec grâce et animation heurta du dos, inopinément, lemusicien. Les jambes faibles et fatiguées ne conservèrent pointl’équilibre, et le musicien, après avoir fait quelques pas enchancelant, tomba de tout son haut par terre. Malgré le son aigreet sec produit par la chute, presque tous se mirent à rire dans lepremier moment.

Mais le musicien ne se relevait pas. Lesinvités se turent, le piano lui-même s’arrêta de jouer, et Delessovavec la maîtresse de maison s’empressèrent les premiers d’accourirauprès de l’homme qui venait de tomber. Il était couché sur lecoude et attachait sur le parquet des yeux sans regard. Quand onl’eut relevé et installé sur une chaise, d’un geste rapide de samain décharnée il écarta ses cheveux de son front et se mit àsourire sans rien répondre aux questions.

– Monsieur Albert, monsieur Albert !disait la maîtresse de maison, vous êtes-vous fait mal ?…où ? Voilà, je disais bien que vous ne deviez pasdanser !… Il est si faible ! continua-t-elle ens’adressant à ses invités, il a déjà de la peine à marcher, il nedevrait pas danser !

– Qui est-ce ? demandait-on à lamaîtresse de maison.

– C’est un pauvre homme, un artiste.C’est un très brave garçon, mais dans un état pitoyable, comme vousvoyez.

Elle disait cela, sans être gênée par laprésence du musicien. Celui-ci revint à lui et, comme si quelquechose l’eût épouvanté, il se tordait et repoussait ceux quil’entouraient.

– Tout cela n’est rien ! dit-ilsoudain, en faisant pour se lever de sa chaise un effortvisible.

Et pour prouver qu’il n’avait pas de mal, ilgagna le milieu du salon et essaya de danser, mais chancela etserait tombé de nouveau si on ne l’eût retenu.

Tous étaient confondus, tous se taisaient enle regardant.

Le regard du musicien s’éteignit de nouveau,et lui, oubliant visiblement tout le monde, se frottait le genouavec sa main. Tout à coup il releva la tête, avança une jambe quitremblait, écarta ses cheveux avec le même geste que tantôt, et,s’approchant du violoniste, lui prit le violon.

– Tout cela n’est rien ! répéta-t-ilencore une fois en élevant l’instrument. Messieurs, faisons-nous unpeu de musique ?

– Quel étrange personnage ! sedisaient les invités.

– Peut-être un grand talent se cache-t-ildans ce malheureux être, fit l’un d’eux.

– Oui, malheureux, bien malheureux !ajouta un autre.

– Quel beau visage !… Il a quelquechose d’extraordinaire, dit Delessov. Nous allons voir.

II

À ce moment Albert, sans prêter la moindreattention à personne, ayant serré le violon contre son épaule,s’avança lentement le long du piano et accorda son instrument. Seslèvres prirent une expression impassible ; on ne voyait passes yeux, mais son dos étroit et décharné, son long cou blanc, sesjambes ployées et sa noire tête chevelue offraient un spectaclebizarre, mais nullement ridicule. Après avoir accordé le violon, ilen tira vivement quelques notes, puis, relevant la tête, ils’adressa au pianiste, qui se préparait à l’accompagner.

– Mélancolie G-dur ! [22] lui dit-il avec un gesteimpérieux.

Ensuite, comme pour demander pardon de songeste impérieux, il sourit avec douceur, et toujours souriant, ilregarda le public. Après avoir rejeté ses cheveux en arrière avecla main qui tenait l’archet, Albert s’arrêta devant le coin dupiano et d’un mouvement aisé promena l’archet sur les cordes. Unson pur et harmonieux s’épandit dans le salon, et il se fit unsilence absolu.

Les notes du thème s’égrenèrent librement,élégamment après la première, illuminant soudain l’univers intimede chaque auditeur d’une lumière indiciblement claire et apaisante.Pas une note fausse ou criarde ne troublait le recueillement desassistants. Tous les sons éclataient purs, élégants, larges, chacunen suivait le développement dans un silence profond, avec lefrémissement de l’espérance. De cet état d’ennui, de cettedistraction bruyante, de ce sommeil de l’âme où tous ces gens setrouvaient plongés, ils se voyaient brusquement transportés dans unautre monde tout à fait oublié par eux. Tantôt s’évoquait dans leurâme le sentiment d’une contemplation sereine, tantôt le souvenirpassionné de quelque chose d’heureux, tantôt le mirage du pouvoiret de la gloire, tantôt l’humilité, l’ivresse d’un amourincontesté, la mélancolie. Les sons, tour à tour tristement tendreset impétueusement désespérés, coulaient et coulaient l’un aprèsl’autre, avec tant de charme ; de force et d’inconscience, quece n’était plus des sons qu’on entendait, mais un ruisseau quiinondait l’âme de chacun, un merveilleux ruisseau de poésie dèslongtemps connue, mais exprimée pour la première fois. Albertallait grandissant toujours à chaque note. Il n’était plus du toutétrange ou bizarre. Appuyant son menton sur son instrument, dont ilécoutait les sons avec une attention passionnée, il remuait sespieds convulsivement. Tantôt il se redressait de toute sa taille,tantôt il courbait lentement son dos. Le bras gauche, infléchi ettendu, semblait figé dans sa position, sauf les contractions desdoigts décharnés touchant nerveusement les cordes. Le bras droit semouvait avec aisance, élégamment et sans à-coup. Son visagebrillait d’une joie continue et extatique, ses yeux étincelaientd’un feu clair, sec, ses narines se gonflaient, ses lèvres rougess’ouvraient, épanouies par le plaisir.

Parfois sa tête se baissait plus près duviolon, ses yeux se fermaient et son visage, que les cheveuxcouvraient à moitié, était illuminé par un sourire de suavebéatitude. Parfois il se redressait, avançait la jambe, et sonfront pur, le regard brillant qu’il promenait dans le salon,réfléchissaient l’orgueil, la grandeur, la conscience de sonpouvoir. Il arriva au pianiste de se tromper et de plaquer unaccord faux. Les traits du musicien, toute sa physionomie,exprimèrent la souffrance physique. Il s’arrêta une seconde et,dans un accès de colère enfantine, il frappa du pied etcria :

– Moll, C-moll !

Le pianiste se reprit. Albert ferma les yeux,sourit et oubliant de nouveau lui-même, les autres, et l’universentier, il s’abandonna à son jeu avec ivresse.

Tous ceux qui écoutaient Albert observaient unhumble silence et ne semblaient vivre et respirer que par les sonsde son violon.

Le joyeux officier était assis, immobile, surune chaise près de la fenêtre ; il fixait sur le parquet unregard privé de vie, et ne reprenait haleine, lourdement, qu’à derares intervalles. Les jeunes filles, dans un profond silence,demeuraient assises le long des murs, en se lançant, de temps àautre, des coups d’œil où l’admiration se mêlait à la perplexité.Le visage plein et souriant de la maîtresse de maisons’épanouissait d’extase. Le pianiste attachait ses yeux sur levisage d’Albert et, tourmenté par la peur de se tromper, peur querévélait toute sa figure allongée, il l’accompagnait. L’un desinvités, qui avait bu plus que les autres, était couché sur lesofa, la face dans les coussins, et se forçait à ne pas bouger, depeur de montrer son trouble.

Delessov éprouvait un sentiment inaccoutumé.Un cercle glacé, tour à tour s’étrécissant et s’élargissant, luiserrait la tête. Les racines de ses cheveux devenaientsensibles ; un frisson lui passait dans le haut du dos ;quelque chose lui étreignait la gorge, lui piquait les narines etle palais comme avec de très fines aiguilles, et des larmesmouillaient insensiblement ses joues. Il se secouait, essayait deles maîtriser, de les essuyer ; mais toujours de nouveauxpleurs naissaient et coulaient sur son visage. Par un étrange effetde ses impressions, les premières notes du violon d’Albert avaienttransporté Delessov à l’époque de sa première jeunesse. Lui déjàplus bien jeune, las de la vie, un homme épuisé, il se sentaitbrusquement redevenu un adolescent de dix-sept ans, beau, naïf,heureux sans savoir de quoi. Il se ressouvenait de son premieramour pour sa cousine, en robe de couleur de rose, il se rappelaitl’ardeur, le charme incompréhensible d’un baiser fortuit, etl’enchantement, le mystère impénétré de la nature qui l’entouraitalors. Son imagination retournée en arrière la lui montrait,elle [23], dans un brouillard d’espoirsindécis, de désirs incompréhensibles, d’infaillibles certitudes enla possibilité d’un impossible bonheur. Toutes les minutesinappréciables de ce temps-là s’évoquaient, l’une après l’autre,devant lui, non point comme les instants insignifiants d’un présentqui fuit, mais comme des images qui lui montraient et luireprochaient son passé. Il les contemplait avec volupté, etpleurait ; il pleurait, non parce que ce temps-là était passéqu’il aurait pu employer mieux (si ce temps-là lui eût été rendu,il n’eût point pris sur lui de l’employer mieux), mais il pleuraitsimplement parce que ce temps-là était passé, et ne reviendraitjamais plus. Les souvenirs naissaient d’eux-mêmes, tandis que leviolon d’Albert disait toujours la même chose. Il disait :« Pour toi il est passé, il est passé pour toujours, le tempsde la force, de l’amour et du bonheur. Il est passé, et plus jamaisil ne reviendra. Pleure-le, verse sur lui toutes tes larmes, meursen le pleurant ; c’est là le plus grand, le seul bonheur quite reste. »

Vers la fin de la dernière variation, levisage d’Albert était tout rouge, ses yeux étincelaient, de grossesgouttes de sueur ruisselaient sur ses joues. Les veines de sonfront étaient gonflées, tout son corps frémissait de plus en plus,ses lèvres pâles ne se refermaient plus, et sa physionomie entièreexprimait comme une avidité de jouissance.

Avec un grand geste de tout son corps, etsecouant ses cheveux, il abaissa son violon et avec un sourire degrandeur fière et de bonheur il jeta un coup d’œil sur lesassistants. Puis son dos se voûta, sa tête retomba, ses lèvres seplissèrent, ses yeux s’éteignirent, et comme s’il eût honte delui-même, promenant autour de lui de timides regards et vacillantsur ses jambes, il passa dans la pièce voisine.

III

Quelque chose d’étrange se passait dans l’âmede tous les assistants, quelque chose d’étrange se sentait dans lesilence profond qui suivit la sortie d’Albert.

Il semblait que chacun voulût et ne sût pasdire ce que tout cela signifiait. Que signifiaient ce salonétincelant et chaud, et ces femmes brillantes, et l’aurore pointantderrière les vitres des fenêtres, et ce sang en mouvement, et cettepure impression des sons évanouis ? Mais aucun n’essayait mêmed’approfondir ; presque tous, au contraire, se sentantimpuissants à pénétrer ce qui suscitait en eux des sensationsnouvelles, s’en irritaient.

– Mais il joue extrêmement bien, ditl’officier.

– Merveilleusement ! réponditDelessov, en s’essuyant furtivement les joues de sa manche.

– Mais il est temps de partir, messieurs,dit en se remettant un peu celui qui était étendu sur le sofa. Ilfaudra lui donner quelque chose, messieurs. Cotisons-nous.

Pendant ce temps, Albert était assis tout seuldans la pièce voisine, sur un divan. Les coudes appuyés sur sesgenoux décharnés, il promenait sur son visage ses mains salies etcouvertes de sueur, lissait ses cheveux et se souriait à lui-mêmeavec bonheur.

La quête fut abondante et Delessov se chargeade la lui remettre.

En outre il vint l’idée à Delessov, que cettemusique avait si vivement, si étrangement remué, de faire du bien àcet homme. Il lui vint l’idée de le prendre chez lui, de le vêtir,de lui trouver un emploi, bref, de l’arracher à sa péniblesituation.

– Eh bien ! vous êtes fatigué !lui demanda Delessov en s’approchant de lui.

Albert sourit.

– Vous avez un véritable talent. Vousdevriez vous occuper sérieusement de musique, jouer en public.

– Je voudrais boire quelque chose, ditAlbert, comme en se réveillant.

Delessov apporta du vin, et le musicien en butdeux verres avec avidité.

– Quel bon vin ! fit-il.

– « Mélancolie », quelle choseexquise ! dit Delessov.

– Oh ! oui ! oui !répondit Albert en souriant. Mais excusez-moi ; je ne sais pasavec qui j’ai l’honneur de parler ; peut-être êtes-vous uncomte ou un prince : ne pourriez-vous pas me prêter un peud’argent ?

Il se tut un moment.

– Je n’ai rien, moi ; je suis unpauvre homme. Je ne pourrai pas vous rendre.

Delessov rougit et prit un air confus. Ilremit vivement au musicien l’argent recueilli.

– Je vous remercie beaucoup ! ditAlbert en prenant l’argent. Maintenant, nous allons faire de lamusique ; je vous jouerai tout ce que vous voudrez. Jedésirerais seulement boire quelque chose, boire… ajouta-t-il en selevant.

Delessov retourna lui chercher du vin et lepria de s’asseoir près de lui.

– Excusez-moi, si je suis franc avecvous, lui dit Delessov. Votre talent m’a intéressé. Il me sembleque vous vous trouvez dans une situation malheureuse ?

Albert regarda tour à tour Delessov et lamaîtresse de maison qui venait d’entrer dans la pièce.

– Permettez-moi de vous offrir messervices, continua Delessov. Si vous avez besoin de quelque chose,je vous serais très obligé de venir demeurer chez moi pendantquelque temps. Je vis seul, et peut-être pourrais-je vous êtreutile.

Albert sourit et ne répondit pas.

– Pourquoi donc ne remerciez-vouspas ? dit la maîtresse de maison. C’est manifestement unbienfait pour vous… Seulement, poursuivit-elle en s’adressant àDelessov avec un hochement de tête, je ne vous le conseilleraispas.

– Je vous remercie beaucoup ! ditAlbert en serrant dans ses mains moites la main de Delessov. Mais àprésent, allons faire de la musique, je vous prie !

Mais déjà les autres invités se préparaient àpartir, et, malgré les prières d’Albert, ils sortirent dansl’antichambre.

Albert dit adieu à la maîtresse de maison, mitun chapeau usagé à larges bords et une vieille almaviva d’été quicomposaient tout son vêtement d’hiver, et sortit avec Delessov surle perron.

Lorsque Delessov fut monté dans sa voitureavec sa nouvelle connaissance, et qu’il sentit cette désagréableodeur de boisson et de malpropreté dont le musicien était commeimprégné, il commença à se repentir de son action et à regretter sapuérile bonté d’âme et son imprudence. De plus, tout ce que disaitAlbert était si sot, si trivial, et il devenait tout d’un coup siabominablement ivre au grand air, que Delessov se sentait mal àl’aise.

« Que vais-je faire de lui ? »pensait-il.

Au bout d’un quart d’heure de chemin, Albertse tut ; son chapeau roula entre ses pieds ; il se jetadans un coin de la voiture et se mit à ronfler.

Les roues criaient sur la neige glacée ;la faible clarté de l’aurore perçait à peine les vitres gelées desportières.

Delessov regarda son voisin. Son long corpsrecouvert du manteau gisait sans vie auprès de lui. Il lui semblaitvoir remuer sur ce corps une longue figure avec un grand nez decouleur sombre ; mais en regardant plus attentivement, ilreconnut que ce qu’il prenait pour le nez et le visage, c’étaientles cheveux, et que le vrai visage était plus bas. Il se pencha etexamina les traits d’Albert. Alors la beauté du front et de labouche sereine le frappa de nouveau.

Sous l’influence de ses nerfs fatigués, del’insomnie et de la musique entendue, Delessov, en regardant cevisage, se revoyait de nouveau transporté dans ce monde heureux oùil était entré pour un moment cette nuit-là ; de nouveau il seremémorait l’époque heureuse et généreuse [24] de sa jeunesse, et il cessait deregretter son action. En ce moment, il aimait Albert sincèrement etardemment, et il se sentait fermement décidé à lui faire dubien.

IV

Le lendemain matin, quand on le réveilla pouraller à son service, Delessov aperçut tout autour de lui, avec unétonnement désagréable, son vieux paravent, son vieux domestique etsa montre sur la table de nuit.

– Mais que m’attendais-je donc à voir, endehors de ce qui m’entoure toujours ? se demanda-t-il àlui-même.

Et ici il se rappela les yeux noirs et lesourire heureux du musicien ; le motif de la« Mélancolie » et toute l’étrange nuit dernière luirevinrent brusquement à l’esprit.

Cependant il n’avait pas le temps de sedemander s’il avait bien ou mal fait de recueillir chez lui lemusicien. Tout en s’habillant, il arrangeait le plan de sa journée,prenait ses papiers, donnait les ordres nécessaires à lamaison ; puis, vivement, il mit son manteau et sesgaloches.

En passant devant la salle à manger, il jetaun coup d’œil par la porte. Albert, le visage enfoncé dans lescoussins, les membres étalés de côté et d’autre, la chemise sale etdéchirée, dormait d’un profond sommeil sur le divan de cuir où ilavait été déposé, inerte, la veille au soir. Malgré lui, Delessovse sentit fraîchement impressionné.

– Va, je t’en prie, de ma part chezBoruzovski lui demander son violon pour deux ou trois jours, dit-ilà son domestique. Et quand il s’éveillera, sers-lui du café,donne-lui de mon linge et quelques-uns de mes vieux effets.Contente-le en tout, je t’en prie.

En rentrant chez lui assez tard dans lasoirée, Delessov, à son grand étonnement, ne trouva plusAlbert.

– Où donc est-il ? demanda-t-il àson domestique.

– Aussitôt après son dîner il est parti,répondit l’autre. Il a pris le violon et il est parti. Il a promisde revenir au bout d’une heure ; mais il n’est pas encorerentré.

– Ta ! ta ! c’est fâcheux, ditDelessov. Mais pourquoi l’as-tu laissé partir, Zakhar ?

Zakhar était un domestique de Pétersbourg quiservait Delessov depuis huit ans déjà. Delessov, comme uncélibataire seul [25],lui confiait tout naturellement ses projets, et il aimait àconnaître l’opinion de son serviteur sur chacun de ses projets.

– Mais comment aurais-je osé leretenir ? dit Zakhar, en jouant avec le petit cachet de samontre. Si vous m’aviez dit, Dmitri Ivanovitch, de le retenir,j’aurais pu l’amuser à la maison. Mais vous ne m’avez dit que de lenipper.

– Ta ! c’est fâcheux ! Ehbien ! mais qu’a-t-il fait ici pendant mon absence ?

Zakhar sourit.

– C’est exact, on peut l’appeler artiste,Dmitri Ivanovitch. Dès qu’il s’est réveillé, il a demandé du vin deMadère, puis il a passé son temps avec la cuisinière et ledomestique de notre voisin. Il est si drôle ! Cependant il aun bon caractère. Je lui ai donné du thé, je lui ai servi ledîner ; il n’a rien voulu prendre seul, il m’a toujoursinvité. Et comme il joue du violon ! Non, il y a peud’artistes qui le vaillent, même chez Izler. On peut bien garder unpareil homme. Et il nous a joué « En aval de notre mèreVolga ! » absolument comme un homme qui pleure. Trèsbien ! Même trop bien ! De tous les étages on estdescendu chez nous dans l’antichambre, pour écouter cettemusique.

– Eh bien ! l’as-tu habillé ?interrompit le barine.

– Mais oui, je lui ai donné votre chemisede nuit et je lui ai passé mon pardessus. On peut bien secourir unhomme comme lui, c’est un homme charmant.

Zakhar sourit et ajouta :

» Il m’a demandé tout le temps quel gradevous aviez, si vous aviez de hautes relations, et combien vouspossédiez d’âmes de paysans.

– Bien, mais il faudrait maintenant leretrouver, et tout d’abord ne rien lui donner à boire, autrement illui arrivera encore quelque chose de pire.

– C’est vrai, interrompit Zakhar ;il n’a pas, cela se voit, une santé bien forte. Il y avaitautrefois chez nous un intendant…

Delessov, qui savait déjà depuis longtempsl’histoire de l’intendant, un ivrogne renforcé, ne la lui laissapas terminer, et, après lui avoir ordonné de tout préparer pour lanuit, il l’envoya retrouver et ramener Albert.

Il se mit au lit et souffla sa bougie ;mais de longtemps il ne put s’endormir, toujours il songeait aumusicien.

– Quoique tout cela puisse paraîtresingulier à nombre de mes connaissances, pensait-il, on fait sirarement quelque chose de désintéressé, qu’on doit remercier Dieude nous en donner l’occasion ; et je ne laisserai pas échappercelle-ci. Je ferai tout, je ferai absolument tout ce que je peuxpour lui venir en aide. Peut-être n’est-ce pas du tout un fou, maissimplement un homme adonné à la boisson. Cela ne me coûtera pasgrand-chose : où l’un est rassasié, deux peuvent l’être. Qu’ildemeure d’abord chez moi ; puis nous lui trouverons quelqueplace, un concert, nous le relèverons, et nous verrons ensuite.

Un sentiment agréable de satisfaction intimes’empara de lui à ce raisonnement.

– Vraiment, je ne suis pas tout à fait unmauvais homme ; non, je ne suis pas tout à fait un mauvaishomme, pensait-il. Je suis même un homme excellent, quand je mecompare aux autres.

Il commençait enfin à s’endormir, quand lebruit de la porte qui s’ouvrait et des pas dans l’antichambre letirèrent de son assoupissement.

– Eh bien ! je le traiterai un peuplus sévèrement, pensa-t-il ; il vaut mieux ainsi, et je doism’y résoudre.

Il sonna.

– Quoi ?… est-il revenu ?demanda-t-il à Zakhar qui venait d’entrer.

– C’est un malheureux, Dmitri Ivanovitch,dit Zakhar en secouant la tête et en fermant les yeux.

– Qu’y a-t-il ? Il estivre ?

– Très faible.

– Et le violon, l’a-t-il ?

– Il l’a apporté, la maîtresse de lamaison l’a remis.

– Eh bien ! je t’en prie, ne lelaisse pas pénétrer en ce moment dans ma chambre ; couche-le,et demain ne le laisse sortir sous aucun prétexte.

Mais Zakhar n’était pas encore dehors,qu’Albert entrait déjà dans la chambre.

V

– Est-ce que vous voulez déjàdormir ? demanda Albert en souriant. Moi j’étais là, chez AnnaIvanovna. J’ai passé très agréablement la soirée : on a faitde la musique, on a ri, la compagnie était charmante. Permettez-moide boire un verre de quelque chose, ajouta-t-il en prenant unecarafe qui se trouvait sur la table de nuit. Seulement, pas del’eau.

Albert avait le même air que la veille :même sourire des yeux et des lèvres, même front clair et inspiré,même faiblesse des membres. Le pardessus de Zakhar lui allait bien,et le col propre, large, sans empois, de la chemise de nuitretombait pittoresquement autour de son cou blanc et mince, et luidonnait quelque chose d’enfantin et d’innocent. Il s’assit sur lelit de Delessov et, sans parler, le regarda en souriant d’un air deplaisir et de reconnaissance. Delessov plongea ses yeux dans lesyeux d’Albert, et il se sentit retomber tout à coup sous le charmede son sourire. Il n’avait plus envie de dormir, il oubliait sondevoir d’être sévère et il voulait, au contraire, se délecter,entendre de la musique et, fût-ce jusqu’au matin, causeramicalement avec Albert. Il ordonna à Zakhar d’apporter unebouteille de vin, des cigarettes et le violon.

– Voilà qui est très bien ! ditAlbert. Il est encore tôt, nous allons faire de la musique ;je jouerai tant que vous voudrez.

Zakhar apporta avec un plaisir visible unebouteille de Laffitte, deux verres, des cigarettes de tabac douxpour Albert, et le violon. Mais au lieu d’aller se coucher, commele barine le lui avait commandé, il alluma un cigare et s’assitdans la pièce voisine.

– Causons un peu, ce sera mieux, ditDelessov au musicien qui voulait tout de suite prendre leviolon.

Albert s’assit docilement sur le lit et souritde nouveau joyeusement.

– Ah oui ! dit-il en se frappantsubitement le front de la main et en prenant une expressiond’inquiète curiosité. (L’expression de son visage précédaittoujours ce qu’il allait dire.) Permettez-moi de vous demander…

Il s’interrompit un moment.

» … Ce monsieur qui était là, hier,avec vous… vous l’appeliez N… n’est-il pas le fils du célèbreN… ?

– Son propre fils, répondit Delessov,sans comprendre aucunement en quoi cela pouvait intéresserAlbert.

– Mais oui, dit-il en souriantd’aise : j’ai remarqué tout de suite dans ses manières quelquechose qui trahit l’aristocratie. J’aime les aristocrates : unaristocrate a quelque chose de charmant et d’élégant. Et cetofficier qui dansait si bien, poursuivit-il, il me plaît aussibeaucoup : celui qui avait l’air si gai et si noble, je croisque c’est l’aide de camp de NN… ?

– Lequel ? demanda Delessov.

– Celui qui m’a heurté quand nousdansions. Ce doit être un bon garçon.

– Non, c’est un homme frivole, réponditDelessov.

– Ah que non pas ! protesta Albertavec chaleur : il a quelque chose de très, très séduisant… Etc’est un bon musicien, ajouta-t-il : il a joué un air d’opéra.Personne ne m’a plu à ce point depuis longtemps.

– Oui, il joue assez bien ; mais jen’aime pas son jeu, dit Delessov, désireux d’amener soninterlocuteur sur le terrain de la musique. Il ne comprend pas lamusique classique : Donizetti et Bellini, ce n’est pas de lamusique. Je crois que vous êtes de cet avis ?

– Oh ! non, non, excusez-moi !commença Albert, l’ancienne musique est une musique, et la nouvelleen est une autre. Et la nouvelle offre des beautés extraordinaires…Et la « Somnambule » ? Et la finale de« Lucia » ? Et Chopin ? Et« Robert » ? Je pense souvent…

Il s’interrompit, recueillant visiblement sespensées.

» … Et si Beethoven vivait encore, ilpleurerait de joie en entendant la « Somnambule ».Partout des beautés. J’ai entendu pour la première fois la« Somnambule » lorsque Viardot et Rubini étaientici ; voici ce que c’était, dit-il, les yeux brillants et enfaisant avec ses deux mains le geste d’arracher quelque chose de sapoitrine. Encore un peu, on n’eût pu supporter cela.

– Eh bien ! et à présent ?comment trouvez-vous l’Opéra ? demanda Delessov.

– La Bosio est bonne, très bonne,répondit-il ; elle est étonnamment gracieuse, mais elle netouche point ici, dit-il en désignant sa poitrine creuse. Ce qu’ilfaut à une cantatrice, c’est la passion ; or, elle ne l’a pas.Elle charme, mais ne bouleverse pas.

– Et Lablache ?

– Je l’ai entendu jadis à Paris dans le« Barbier de Séville ». Il était alors unique ; maisà présent il est vieux. Il ne peut plus être un grand artiste, ilest vieux.

– Mais qu’importe s’il est vieux ?Il est bon tout de même dans les morceaux d’ensemble, ditDelessov, toujours en parlant de Lablache.

– Comment, s’il est vieux ! répliquasévèrement Albert. Il ne doit pas être vieux. Un artiste ne doitpas être vieux. L’art exige beaucoup de qualités ; mais laprincipale, c’est le feu ! dit-il, les yeux étincelants et lesbras levés en l’air.

Et en effet une intense flamme intérieurefulgurait dans toute sa face.

– Ah ! mon Dieu ! fit-ilsoudain : vous ne connaissez pas Petrov, le peintre ?

– Non, je ne le connais pas, réponditDelessov en souriant.

– Comme je voudrais que vous fissiez saconnaissance ! Vous auriez plaisir à causer avec lui. Comme ilcomprend l’art, lui aussi ! Avant, nous nous rencontrionssouvent chez Anna Ivanovna, mais à présent elle s’est fâchée aveclui. Et moi, je désirerais vivement que vous fissiez saconnaissance. C’est un grand, grand talent.

– Eh bien ! quoi, il peint destableaux ? interrogea Delessov.

– Je ne sais pas… Non, il mesemble ; mais il a été peintre de l’Académie. Quelles penséesil a ! Quand il cause, parfois, c’est admirable. Ah !Petrov est un grand talent, seulement, il mène joyeuse vie… Voilà,c’est dommage, ajouta Albert avec un sourire.

Après quoi, il se leva du lit, prit le violonet se mit à l’accorder.

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez étéà l’Opéra ? lui demanda Delessov.

Albert jeta un coup d’œil derrière lui etsoupira :

– Ah ! je ne le puis plus !fit-il en se prenant la tête.

Il se rassit à côté de Delessov.

– Je vais vous dire, dit-il presque enchuchotant. Je ne puis plus y aller, je ne puis plus y jouer, jen’ai rien, rien ! Je n’ai ni habit, ni logis, ni violon. Unevie de malheur, une vie de malheur ! répéta-t-il plusieursfois. Et pourquoi y aller, pourquoi ? Il ne le faut pas !dit-il en souriant… Ah ! « Don Juan » !…

Et il se frappait la tête.

– Eh bien ! nous irons un jourensemble, dit Delessov.

Albert, sans répondre, se leva brusquement,saisit le violon et commença à jouer le finale du premier acte de« Don Juan », en exposant en termes sommaires et précisle sujet de l’opéra.

Les cheveux de Delessov se dressèrent, lorsqueAlbert exprima les accents du commandeur mourant.

– Non, je ne puis pas jouer aujourd’hui,dit-il en quittant son violon, j’ai bu beaucoup.

Mais aussitôt après, il s’approcha de latable, se versa un plein verre de vin, le vida d’un trait et vintde nouveau se rasseoir sur le lit à côté de Delessov.

Delessov attachait ses yeux sur Albert, Albertsouriait à de rares intervalles, Delessov aussi. Ils se taisaienttous les deux, mais entre eux, par le regard et le sourire, unesympathie naissait, de plus en plus étroite. Delessov sentait qu’ilaimait de plus en plus cet homme, et il éprouvait une joieincompréhensible.

– Avez-vous été amoureux ?demanda-t-il brusquement.

Albert demeura pensif pendant quelquessecondes, puis son visage s’éclaira d’un sourire triste. Il sepencha sur Delessov et le regarda attentivement dans les yeux.

– Pourquoi m’avez-vous demandecela ? dit-il à voix basse. Mais je vous dirai cela, vousm’avez conquis, ajouta-t-il en regardant autour de lui. Je ne voustromperai pas, je vous raconterai tout comme cela s’est passé, ducommencement à la fin.

Il s’arrêta, et ses yeux prirent uneexpression hagarde et farouche.

– Vous savez que je suis faibled’esprit ? fit-il soudain. Oui, oui, poursuivit-il, AnnaIvanovna vous l’aura sans doute raconté. Elle dit à tout le mondeque je suis fou. Ce n’est pas vrai, elle dit cela pour plaisanter,c’est une bonne personne, mais moi, depuis un certain temps je nesuis pas tout à fait sain d’esprit.

Albert se tut de nouveau et attacha sur laporte obscure des yeux fixes, largement ouverts.

– Vous m’avez demandé si j’ai étéamoureux ? Oui, j’ai été amoureux, murmura-t-il en relevantses sourcils. Cela se passait voilà bien longtemps, à l’époque oùj’avais encore ma place au théâtre. J’y faisais le second violon,et elle arrivait dans une baignoire de gauche.

Albert se leva et se courba sur l’oreille deDelessov.

– Non, pourquoi la nommer ? dit-ilVous la connaissez probablement, tout le monde la connaît. Je metaisais et la regardais seulement, je savais que j’étais, moi, unpauvre artiste, tandis qu’elle une dame de l’aristocratie. Je lesavais très bien. Je me bornais à la regarder sans penser àrien.

Albert devint songeur. Il rassemblait sessouvenirs.

– Comment cela arriva, je ne me lerappelle pas, mais une fois on m’appela pour l’accompagner sur monviolon Eh bien ! que suis-je ? Un pauvre artiste !dit-il en secouant la tête et en souriant. Mais non, je ne sauraisle raconter, je ne saurais, ajouta-t-il en se prenant la tête.Comme j’étais heureux !

– Eh bien ! vous alliez souvent chezelle ? interrogea Delessov.

– Une fois, une fois seulement. Maisc’est moi-même qui fus coupable. Je devins fou. Moi, je suis unpauvre artiste, elle, une dame de l’aristocratie. Je n’aurais dûrien lui dire. Mais je devins fou, je fis des sottises. Dès lors,tout fut fini pour moi. Petrov a dit vrai, mieux eût valu la voirseulement au théâtre…

– Mais qu’est-ce donc que vous avezfait ? demanda Delessov.

– Ah ! attendez, je ne puis pasraconter cela !

Et se cachant le visage entre les mains, ildemeura quelques instants silencieux.

– J’étais arrivé tard à l’orchestre. Nousavions bu ce soir-là, moi et Petrov, et j’étais un peu abattu. Elleétait assise dans sa loge et causait avec un général. Je ne saisqui était ce général. Elle était assise près du bord même de larampe, elle avait une robe blanche avec des perles au cou. Elleparlait avec lui et me regardait. Deux fois elle me regarda. Sacoiffure était comme ceci, je ne jouais pas, mais je demeuraisdebout près de la basse et regardais. Alors, pour la première fois,quelque chose d’étrange se passa en moi. Elle souriait au généralet me regardait. Je sentais qu’elle parlait de moi, et je m’aperçustout d’un coup que je n’étais plus à l’orchestre, mais dans saloge, et que je tenais sa main, voilà, comme ceci… Qu’était-cedonc ? demanda Albert, qui se tut un moment.

– C’était l’ardeur de l’imagination, ditDelessov.

– Non, non… Mais je ne saurais vous dire…répondit Albert en fronçant les sourcils. Alors j’étais déjàpauvre, je n’avais pas de logis, et quand j’allais au théâtre, ilm’arrivait parfois d’y passer la nuit.

– Comment, au théâtre ? Dans lasalle obscure, vide ?

– Oh ! je n’ai pas peur de cesniaiseries-là. Ah !… attendez. Dès que tout le monde étaitparti, j’allais dans cette baignoire où elle se tenait assise, etje dormais là. C’était ma seule joie. Quelles nuits j’ypassais ! Ce même rêve me revint encore. La nuit évoquait,dans mon esprit, bien des images, que je ne peux pas vousraconter…

Albert, en abaissant les yeux, regardaDelessov.

– Qu’était-ce donc ?demanda-t-il.

– C’est étrange ! dit Delessov.

– Non, attendez, attendez !

Il continua, lui parlant à l’oreille, etchuchotant.

– Je baisais sa main, je pleurais auprèsd’elle, je lui parlais longtemps. Je sentais l’odeur de son parfum,j’entendais sa voix. Elle me disait beaucoup de choses en une nuit.Puis je prenais mon violon et commençais à jouer doucement. Et jejouai très bien. Mais cela me devint insupportable. Je n’ai paspeur de ces sottises, et je n’y crois pas ; mais cela devintinsupportable pour ma tête, dit-il en souriant et en touchantlégèrement son front ; cela devint insupportable pour mapauvre raison : il me semblait que quelque chose se passaitdans ma tête. Peut-être tout cela n’était-il rien, qu’enpensez-vous ?

Tous les deux se turent un peu.

Und wenn die Wolken sie verhüllen,

Die Sonne bleibt doch ewig klar [26]

chanta Albert en souriant doucement.

– N’est-il pas vrai ?ajouta-t-il.

Ich auch habe gelebt und genossen [27].

» Ah ! le vieux Petrov, comme ilm’expliquerait tout cela !

Delessov, sans parler, regarda avec effroi lafigure agitée et pâle de son interlocuteur.

– Connaissez-vous la« Juristen-Walzer » ? s’écria tout à coupAlbert.

Et sans attendre la réponse, il se levavivement, saisit le violon et se mit à jouer la valse joyeuse.

S’oubliant tout à fait, convaincu,visiblement, qu’un orchestre entier l’accompagnait, Albertsouriait, se remuait, trépignait et jouait excellemment.

– Hé ! assez s’amuser ! dit-ilen finissant et en brandissant son violon. J’irai, dit-il, aprèsêtre demeuré quelque temps assis en silence ; et vous, vousn’irez pas ?

– Où ? demanda Delessov étonné.

– Retournons chez Anna Ivanovna ; ony mène joyeuse vie : du bruit, du monde, de la musique.

Delessov consentit presque, dans le premiermoment. Cependant, en revenant à lui, il se mit à dissuader Albertd’y retourner ce soir-là.

– Seulement une minute.

– Je vous en conjure, n’y allez pas.

Albert soupira et déposa le violon.

– Rester, alors ?

Il regarda encore sur la table (il n’y avaitplus de vin), et, après avoir souhaité une bonne nuit, ilsortit.

Delessov sonna.

– Prends bien garde, ne laisse allernulle part M. Albert sans ma permission, dit-il à Zakhar.

VI

Le lendemain était un jour de fête. Delessov,s’étant levé, était assis dans son salon, devant son café, etlisait un livre. Albert ne remuait pas encore dans la piècevoisine.

Zakhar ouvrit discrètement la porte et regardadans la salle à manger.

– Croyez-vous, Dmitri Ivanovitch, il estcouché sur le divan, nu ! Il n’a rien voulu étendre sous lui,ma foi. C’est comme un petit enfant. Je vous assure, c’est unartiste !

Vers midi, on entendit derrière la porte ungémissement et un bruit de toux.

Zakhar se rendit de nouveau dans la salle àmanger, et le barine perçut la voix caressante de Zakhar, et lavoix faible, suppliante, d’Albert.

– Eh bien ? demande le barine àZakhar lorsqu’il fut de retour.

– Il s’ennuie, Dmitri Ivanovitch, il neveut pas faire sa toilette ; il est tout sombre. Il demandetoujours quelque chose à boire.

– Non, puisque j’ai commencé, il fautaller jusqu’au bout.

Et, après avoir donné l’ordre de ne pasapporter de vin au musicien, il reprit son livre, non sans prêtercependant l’oreille à ce qui se passait dans la salle à manger.Rien n’y bougeait, seulement, à de rares intervalles, on entendaitune pénible toux et des crachements.

Deux heures environ se passèrent de la sorte.Delessov s’habilla, et, avant de partir, se décida à entrer unmoment chez son locataire. Albert se tenait assis, immobile, prèsde la fenêtre, la tête baissée entre ses deux mains. Son visageétait jaune, plissé, et non seulement triste, mais profondémentmalheureux. Il essaya de sourire en manière de bienvenue, mais saphysionomie prit une expression encore plus désolée. Il semblaittout près… de pleurer. Il se leva péniblement et salua.

– S’il était possible, un petit verre devodka… dit-il d’un ton suppliant : je suis si faible, je vousen prie !

– Le café vous réconfortera bien mieux.Je vous le recommanderais.

Le visage d’Albert perdit tout à coup sonexpression enfantine. Il regarda par la fenêtre, d’un œil froid etterne, et s’affaissa sur sa chaise.

– Ne voulez-vous pas déjeuner,plutôt ?

– Non, je vous en remercie, je n’ai pasd’appétit.

– Si vous vouliez jouer du violon, vousne me gêneriez pas, dit Delessov en posant l’instrument sur latable.

Albert considéra le violon avec un sourire demépris.

– Non, je suis trop faible, je ne puispas jouer, dit-il en le repoussant loin de lui.

Après, quoi que lui dît Delessov, luiproposant de faire une promenade, d’aller le soir au théâtre, il seborna à saluer humblement et se tut obstinément.

Delessov partit, rendit quelques visites, dînadehors et, avant le théâtre, passa chez lui pour changer devêtement et savoir ce que devenait le musicien. Albert était assisdans l’antichambre obscure et, s’accoudant, regardait dans le poêleallumé. Il était vêtu proprement, lavé, peigné, mais ses yeuxétaient troubles, morts, et toute sa physionomie exprimait unefaiblesse, un épuisement encore plus grands que le matin.

– Eh bien ! avez-vous dîné, monsieurAlbert ? interrogea Delessov.

Albert fit de la tête un signe affirmatif, et,après avoir regardé le visage de Delessov, baissa craintivement lesyeux. Delessov se sentit confus.

– J’ai parlé de vous aujourd’hui audirecteur, dit-il en baissant aussi les yeux ; il sera trèscontent de vous prendre, si vous lui permettez de vousentendre.

– Je vous remercie, je ne peux pas jouer,répondit doucement Albert.

Et il rentra dans sa chambre, en refermant laporte sans bruit.

Au bout de quelques minutes, le bouton de laporte tourna non moins doucement, et Albert ressortit de sa chambreavec le violon. Il le posa sur une chaise, après avoir effleuréDelessov d’un regard méchant, et se déroba de nouveau. Delessovhaussa les épaules et sourit.

« Que dois-je encore faire ? En quoisuis-je coupable ? » pensa-t-il.

– Eh bien ! et lemusicien ?

Telle fut sa première question en rentrantchez lui assez tard.

– Mal ! répondit Zakhar avec douceuret d’une voix sonore. Il soupire toujours, tousse, et ne ditrien ; et il a demandé quatre ou cinq fois de la vodka. Je luien ai donné un verre. Sans quoi nous risquerions de le fairemourir, Dmitri Ivanovitch. C’est comme l’intendant…

– Et il ne joue pas du violon ?

– Il ne le touche même pas. Je le lui aiapporté deux fois : il l’a pris tout doucement et l’a portédehors, répondit Zakhar en souriant. Alors vous ne voulez toujourspas qu’on lui donne à boire ?

– Non, attendons encore un jour, nousverrons ce qu’il adviendra. Et à présent, commentva-t-il ?

– Il s’est enfermé dans le salon.

Delessov passa dans son cabinet, choisitquelques livres français et un Évangile en allemand.

– Tu déposeras ces livres demain dans sachambre ; et prends garde, ne le laisse pas sortir, dit-il àZakhar.

Le lendemain matin, Zakhar rapporta au barineque le musicien n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Il avaitpassé son temps à se promener dans sa chambre et de sa chambre aubuffet, essayant d’ouvrir l’armoire et la porte ; mais grâce àlui, Zakhar, tout était bien fermé. Le domestique ajouta que, touten feignant de dormir, il avait entendu Albert marmotter il nesavait quoi, et agiter ses bras.

Albert devenait chaque jour plus sombre etplus taciturne. Il semblait qu’il eût peur de Delessov, et dans saphysionomie se lisait un effroi maladif lorsque leurs yeux serencontraient. Il ne touchait ni aux livres ni au violon, et nerépondait pas aux questions qu’on lui posait. Le troisième jour quele musicien demeurait chez lui, Delessov rentra au logis tard dansla soirée, fatigué et énervé. Il avait couru toute la journée àsolliciter pour une affaire qui lui semblait simple et facile, et,comme il arrive souvent, n’avait absolument rien obtenu, malgré desefforts inouïs. De plus, en passant devant le club, il était entréet avait perdu au whist. Il était de fort mauvaise humeur.

– Eh bien ! Dieu soit aveclui ! répondit-il à Zakhar qui venait de lui exposer le tristeétat d’Albert. Demain je chercherai à obtenir de lui, décidément,s’il veut ou non rester chez moi et suivre mes conseils. Sinon, jene le retiendrai plus. Il me semble que j’aurai fait pour lui toutce que je pouvais.

« Voilà, pensa-t-il, fais du bien auxgens ! je me gêne pour lui, je garde chez moi cet être sale,si bien que le matin je ne peux pas recevoir un inconnu. Je me metsen peine, je cours, et lui, il me regarde comme un scélérat qui,pour son plaisir, l’enferme dans une cellule. Et surtout il ne veutpas faire un seul pas pour lui-même. Ils sont tous ainsi (ce« tous » visait tous les hommes en général, et, enparticulier, ceux à qui il avait eu affaire dans la journée…) Etque se passe-t-il en lui à présent ? Qu’est-ce qui l’inquièteet le désole ?… Il regrette la dépravation à laquelle je l’aiarraché ? La misère dont je l’ai sauvé ? Apparemment, ilest si abaissé, qu’il lui est difficile d’envisager une existencehonnête… Non, c’était un enfantillage, décida à part soi Delessov.Et puis-je m’ingérer de corriger autrui, quand on a déjà tant depeine à se corriger soi-même ! »

Il voulait le laisser aller tout desuite ; mais, réflexion faite, il remit jusqu’aulendemain.

Pendant la nuit, le fracas d’une tablerenversée dans l’antichambre, un bruit de voix et de trépignementsréveillèrent Delessov. Il alluma la bougie et se mit à écouter avecétonnement…

– Attendez, je le dirai à DmitriIvanovitch, disait Zakhar.

La voix d’Albert éclatait, ardente etincohérente. Delessov se leva brusquement et, la bougie à la main,sortit vivement dans l’antichambre. Zakhar, en chemise de nuit,était debout contre la porte ; Albert, en chapeau et enpardessus, le repoussait de la porte et criait d’une voislarmoyante :

– Vous ne pouvez pas me retenir !J’ai un passeport, je n’ai rien pris chez vous. Vous pouvez mefouiller. J’irai trouver le maître de police.

– Permettez, Dmitri Ivanovitch ! ditZakhar en s’adressant au barine, et en continuant à tenir la porteavec son dos. Il s’est levé pendant la nuit, il a trouvé la clefdans mon paletot, et a bu un carafon entier de liqueur. Est-cebien ? Et maintenant, il veut s’en aller. Vous ne m’en avezpas donné l’ordre, je ne peux donc pas le laisser partir.

Albert, en apercevant Delessov, se mit àpresser Zakhar avec plus d’acharnement encore.

– Personne ne peut me retenir, on n’en apas le droit ! criait-il en élevant la voix de plus enplus.

– Retire-toi, Zakhar, dit Delessov… Je neveux pas vous retenir ni ne le peux, mais je vous conseillerai dedemeurer jusqu’à demain, fit-il en se tournant vers Albert.

– Personne ne peut me retenir !J’irai trouver le maître de police ! vociférait le musicien deplus en plus fort, en s’adressant à Zakhar seul et sans regarderDelessov…

» Au secours ! » cria-t-ilsoudain d’une voix furieuse.

– Mais pourquoi hurlez-vous de lasorte ? On ne vous retient pas, dit Zakhar en ouvrant laporte.

Albert cessa de crier.

– Vous n’avez pas réussi ? Vousvouliez me faire mourir ? Non ! grommelait-il à part luien mettant ses galoches.

Sans dire adieu, et toujours bégayant desparoles vides de sens, il franchit le seuil. Zakhar l’éclairajusqu’à la porte cochère, et revint.

– Dieu merci, Dmitri Ivanovitch ;autrement, il serait arrivé quelque malheur, dit-il au barine. Etmaintenant, il faut vérifier la vaisselle plate…

Delessov se borna à secouer la tête et nerépondit rien. À cette heure, le souvenir lui revenait, dans touteson intensité, des deux premières soirées qu’il avait passées avecle musicien, puis de ces dernières journées si tristes qu’Albertavait tramées ici ; par sa faute à lui Delessov ; etsurtout il se rappelait ce doux sentiment mêlé d’étonnement,d’amour et de compassion qu’avait excité en lui, dès le premierregard, cet homme étrange, et il le regrettait.

« Et que va-t-il devenir à présent ?pensait-il. Sans argent, sans vêtements chauds, seul au milieu dela nuit… »

Il voulait même envoyer Zakhar à sa recherche,mais il était trop tard.

– Est-ce qu’il fait froid dehors ?demanda-t-il.

– Une grande gelée, Dmitri Ivanovitch,répondit Zakhar. J’ai oublié de vous dire qu’il faudrait encoreacheter du bois avant le printemps.

– Et pourquoi m’as-tu dit qu’il enrestait encore ?

VII

Il faisait en effet bien froid dehors ;mais Albert ne le sentait pas, tant le vin bu et la disputel’avaient échauffé.

Et mettant le pied sur le pavé, il regardaautour de lui et se frotta joyeusement les mains. La rue étaitvide, mais une longue rangée de réverbères l’éclairait encore deses lumières rouges ; le ciel était clair et pleind’étoiles.

– Quoi ? dit-il, en se tournant versla fenêtre éclairée du logis de Delessov.

Et mettant, par-dessous son paletot, les mainsdans les poches de son pantalon, se penchant en avant, Albert s’enalla, d’un pas pesant et incertain, par le côté droit de la rue. Ilse sentait aux jambes et à l’estomac une grande lourdeur, dans satête quelque chose faisait du bruit, une force invisible le jetaitde côté et d’autre ; mais toujours il marchait en avant dansla direction de la maison d’Anna Ivanovna. Dans sa cervelle seheurtaient d’étranges, d’incohérentes pensées. Il se remémoraittantôt sa dispute avec Zakhar, tantôt, il ne savait pourquoi, lamer et sa première arrivée en Russie par le bateau à vapeur, tantôtun motif familier commençait à chanter dans son imagination, et ilse rappelait l’objet de sa passion et la terrible nuit du théâtre.Mais, malgré leur incohérence, tous ces souvenirs se présentaient àson esprit avec une telle clarté, qu’en fermant les yeux il nesavait pas ce qui était le plus réel, de ce qu’il faisait ou de cequ’il pensait. Comment ses pieds se déplaçaient, comment, envacillant, il se heurtait contre les murs, comment il regardaitautour de lui et passait d’une rue dans l’autre, il n’en avait nila conscience ni le sentiment. Il ne voyait et ne sentait que lesimages qui, se succédant d’une manière fantastique et seconfondant, s’offraient à sa mémoire.

En passant par la rue Malaïa-Morskaïa, Albertfit un faux pas et tomba. Il revint à lui, pour un instant, etaperçut devant lui une grande et superbe maison. Il reprit saroute. Au ciel on ne voyait ni les étoiles, ni la rougeur del’aurore, ni la lune ; plus de réverbères non plus ; maistous les objets s’accusaient clairement. Aux fenêtres d’un bâtimentqui se dressait au bout de la rue, des lumières brillaient, maisces lumières vacillaient, pareilles à des reflets. Ce bâtimentallait grandissant, de plus en plus proche, de plus en pluslumineux devant Albert. Ces clartés s’évanouirent dès que lemusicien eut franchi la large porte. Il faisait sombre àl’intérieur. Des pas solitaires résonnaient avec bruit sous lesvoûtes, et des ombres s’enfuirent en glissant à son approche.

« Pourquoi suis-je venu ici ? »pensait-il.

Mais une puissance irrésistible le poussait enavant, vers les profondeurs de la salle… Là se dressait une espècede tribune et tout autour des gens se tenaient debout et muets.

– Qui est-ce qui va parler ? demandaAlbert.

Personne ne répondit ; seulement l’und’eux lui indiqua la tribune, où se trouvait déjà un grand hommemaigre, aux cheveux rigides comme des soies de porc, en robe dechambre bariolée. Albert reconnut aussitôt son ami Petrov.

« Il est étrange qu’il soitici ! » pensa-t-il.

– Non, frères ! disait Petrov en ledésignant, vous n’avez pas compris cet homme qui a vécu parmivous ; vous ne l’avez pas compris ! Ce n’est pas unartiste vénal, ce n’est pas un virtuose mécanique, ce n’est pas unfou, ce n’est pas un homme perdu : lui, c’est un génie, ungrand génie musical, confondu, perdu parmi vous !

Albert comprit tout de suite de qui parlaitson ami ; mais, désireux de ne pas le gêner, il baissa la têtepar modestie.

– Lui, comme un brin de paille, il estconsumé par ce feu sacré que tous nous adorons, continuait lavoix ; il a développé tout ce que Dieu avait déposé en lui, etc’est pourquoi on doit l’appeler un grand homme. Vous avez pu lemépriser, le torturer, l’humilier, poursuivait la voix de plus enplus vibrante ; mais lui il fut, est et sera incomparablementsupérieur à vous. Il est heureux, il est bon. Il aime et méprisetout le monde indifféremment, et qu’importe ? mais il n’acultivé que le don qui lui venait du Ciel. Il n’aime qu’une chose,le beau, le seul et indubitable bien du monde. Oui, voilà ce qu’ilest ! Tombez tous devant lui la face contre terre ! Àgenoux, cria-t-il d’une voix forte.

Mais une autre voix commença à parlerdoucement dans le coin opposé de la salle.

– Je ne veux pas tomber à genoux devantlui, disait cette voix, dans laquelle Albert reconnut aussitôt lavoix de Delessov. En quoi donc est-il grand ? Et pourquois’incliner devant lui ? Est-ce qu’il a mené une vie honnête etjuste ? Est-ce qu’il a rendu service à la société ? Nesavons-nous pas qu’il a emprunté de l’argent et ne l’a pas rendu,qu’il a emporté le violon de son ami, et l’a mis en gage ?…(« Ô mon Dieu, comme il sait tout », pensait Albert enbaissant encore plus la tête.)

» Ne savons-nous pas qu’il a flatté lespires gens, qu’il les a flattés pour de l’argent ? continuaDelessov. Ne savons-nous pas qu’on a dû le chasser duthéâtre ? Qu’Anna Ivanovna a voulu le livrer à lapolice ?… (« Ô mon Dieu, tout cela c’est vrai, maisprotège-moi ! dit Albert. Toi seul tu sais pourquoi j’ai faitcela. »)

– Cessez, ayez honte ! parla denouveau la voix de Petrov : de quel droitl’accusez-vous ? Est-ce que vous avez vécu de sa vie ?Avez-vous éprouvé ses extases ?… (« C’est vrai !c’est vrai ! » murmura Albert.)

» L’art est la suprême manifestation dela puissance humaine. Il n’est donné qu’à de rares élus, et il lesélève à une hauteur vertigineuse où la tête tourne, où il estdifficile de garder toute sa raison. Dans l’art comme dans toutelutte, il y a des héros qui se sacrifient à leur idée, et quimeurent sans atteindre le but !

Petrov se tut ; Albert releva la tête etcria tout haut :

– C’est vrai ! c’est vrai !

Mais sa voix ne put articuler aucun son.

– Cela ne vous regarde pas ! lui ditsévèrement Petrov… Oui, humiliez-le, méprisez-le,continua-t-il ; mais, de nous tous, c’est lui le meilleur etle plus heureux !

Albert, qui avait écouté ces paroles lebonheur dans l’âme, n’y put tenir davantage : il s’approcha deson ami et voulut l’embrasser.

– Va-t’en, je ne te connais pas !répondit Petrov. Passe ton chemin, autrement tu n’arriveraspas !…

– Vois-tu dans quel état tu es : tun’arriveras pas ! cria un soldat de police au coin d’uncarrefour.

Albert s’arrêta un moment, rassembla toutesses forces et, en s’efforçant de ne pas vaciller, enfila uneruelle.

Quelques pas seulement le séparaient de lamaison d’Anna Ivanovna. Du vestibule, une clarté tombait sur laneige de la cour et près du guichet stationnaient des traîneaux etdes voitures.

En s’accrochant à la balustrade avec ses mainstoutes froides, il gravit les marches et sonna.

La figure endormie d’une servante apparut dansl’ouverture de la porte. Elle regarda Albert d’un airirrité :

– On ne peut pas !cria-t-elle ; on ne m’a pas donné l’ordre de vous laisserentrer !

Et elle referma la porte avec bruit. Onentendait de l’escalier des sons de musique et des voix de femmes.Albert s’assit sur le seuil, s’appuya contre le mur et ferma lespaupières. Au même instant une foule de visions incohérentes, maisnon sans lien entre elles, l’entourèrent avec une force nouvelle,le prirent dans leurs ondes et l’emportèrent là-bas quelque partdans le domaine libre et merveilleux des visions.

« Oui, c’est lui le meilleur et le plusheureux ! » voilà ce qui, involontairement, chante dansson imagination. Derrière la porte résonnent des airs depolka ; ils disent aussi, ces airs-là, que c’est lui lemeilleur et le plus heureux. À l’église voisine les clochestintent ; et ce tintement dit encore : « Oui, c’estlui le meilleur et le plus heureux. »

« Mais je vais retourner dans la salle,pense Albert ; Petrov a sans doute beaucoup de choses à medire encore. »

Dans la salle, plus personne, et au lieu dePetrov, c’est Albert lui-même qui est à la tribune, Albert jouantsur le violon tout ce que la voix disait auparavant. Mais le violonest d’une étrange construction ; il est tout en verre. Et ilfaut l’étreindre des deux mains et le presser contre la poitrinepour qu’il rende des sons. Et ils sont si tendres et si suaves, cessons, qu’Albert n’a jamais rien entendu de pareil. Plus fortementcontre son sein il presse l’instrument, plus il se sent consolé etheureux. Plus haut vibrent les sons, plus vite courent les ombres,et plus s’illuminent, d’une lumière transparente, les murs de lasalle. Mais il faut manier l’instrument avec des précautionsinfinies pour ne point le briser. Albert joue du violon en verreavec une délicatesse extrême et merveilleusement bien. Il joue deschoses que personne, il le sent, n’entendra jamais plus. Ilcommence déjà à se sentir fatigué, quand un autre son, lointain etsourd, le distrait. C’est le son d’une cloche, mais voici ce quedit la cloche :

« Oui, dit sa voix venue de loin et dehaut, il vous semble misérable, vous le méprisez, mais c’est lui lemeilleur et le plus heureux ! Personne, jamais plus, ne jouerade cet instrument ! »

Ces paroles familières semblèrent siangéliques, si nouvelles et justes à Albert, qu’il cessa de jouer,et, en s’efforçant de ne pas remuer, leva les bras et les yeux versle ciel. Il se sentait beau et heureux. Bien qu’il n’y eût personnedans la salle, Albert redressa sa poitrine et, relevant fièrementla tête, se campa à la tribune de manière que tous pussent le voir.Soudain une main le toucha légèrement à l’épaule ; il seretourna et, dans le demi-jour il reconnut une femme. Elle leregardait tristement et secouait la tête négativement. Il compritaussitôt que ce qu’il faisait était mal, et il eut honte delui.

– Où alors ? lui demanda-t-il.

Elle le regarda encore une fois longuement etfixement, puis baissa tristement la tête. C’était elle qu’ilaimait, c’était elle et sa toilette était la même ; à son courond et blanc, un rang de perles étincelait et ses bras charmantsétaient nus jusqu’au-dessus du coude. Elle lui prit la main et lemena hors de la salle.

– La sortie est de l’autre côté, lui ditAlbert.

Mais elle, sans répondre, sourit et le fitsortir de la salle. Sur le seuil, Albert aperçut la lune et del’eau. Mais l’eau n’était pas en bas comme à l’ordinaire, et lalune n’était pas en haut, un cercle blanc quelque part dans leciel, comme à l’ordinaire : la lune et l’eau étaientconfondues et partout épandues et en haut, et en bas, et autour desdeux amants. Albert se précipita avec elle dans la lune etl’eau ; il comprit qu’il pouvait maintenant embrasser cellequ’il aimait plus que tout au monde. Il l’embrassa, et éprouva unebéatitude insupportable.

« N’est-ce pas un songe ? » sedemandait-il.

Mais non, c’était la réalité ; c’étaitplus que la réalité, c’était la réalité et le souvenir. Il sentaitque cette ineffable extase dont il jouissait actuellement étaitpassée et ne reviendrait jamais.

– Alors pourquoi pleuré-je ? luidemanda-t-il.

Elle le regarda silencieusement, tristement.Albert comprit ce qu’elle voulait dire par ce regard.

– Mais comment, puisque je suisvivant ! dit-il.

Elle, sans répondre, regarda fixement enavant.

« C’est affreux ! Comment luiexpliquer que je suis vivant ? pensait-il avec épouvante… Ômon Dieu, mais je suis vivant, comprenez-moi ! »murmura-t-il.

– C’est lui le meilleur et le plusheureux, fit une voix.

Mais quelque chose de plus en plus oppressaitAlbert. Était-ce la lune et l’eau, l’étreinte de la bien-aimée, oudes larmes, il ne le savait pas ; mais il sentait qu’il nedisait pas ce qu’il eût fallu dire, et que bientôt tout allaitfinir.

Deux invités sortant de chez Anna Ivanovna seheurtèrent contre Albert étendu sur le seuil. L’un d’eux seretourna et appela la maîtresse de maison.

– Mais c’est inhumain, dit-il, de laisserainsi geler un homme.

– Ah ! toujours cet Albert !J’en ai assez, répondit-elle. Annouchka ! mettez-le quelquepart dans une pièce, dit-elle à sa servante.

– Mais je suis vivant, pourquoim’enterrez-vous ? murmura Albert, tandis qu’on l’emportait,inerte, dans l’intérieur de la maison.

LE RÊVE

[Note – Première publication en 1857 –1862. Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont,1947.]

 

Dans mon rêve, j’étais debout au sommetvacillant d’une montagne éblouissante de blancheur. Je m’adressaisaux hommes et leur faisais part de toutes les pensées qui étaienten mon âme et qui m’avaient été jusqu’alors inconnues. Mes pensées,comme celles que l’on a en rêve, étaient étranges ; mais,progressivement, elles se transformaient en paroles inspirées etharmonieuses. Je m’étonnais de mes propres discours. Le son de mavoix m’emplissait d’aise. Je ne voyais rien, mais je sentais qu’unefoule inconnue s’amassait autour de moi ; tous ces gensétaient mes frères, je percevais leur haleine toute proche. Au loinmugissait la mer, sombre et pareille à la foule. Mes paroless’envolaient avec le vent par-delà la forêt, et une brise porteusede joie et d’allégresse exaltait la foule en même temps quemoi-même. Lorsque ma voix se taisait, on entendait les soupirs dela mer. La mer et la forêt… La foule… Mes yeux étaient aveugles,mais je sentais les regards se poser sur moi. C’était la force detous ces regards qui me maintenait debout. Cela m’était pénible etdélicieux à la fois. Leur ivresse me soutenait comme les soutenaitla mienne. J’avais un pouvoir sans limites. J’entendais en moi unevoix étrange dire : « Quelle horreur ! » Jepris peur. Mais je continuais à marcher toujours plus vite,toujours plus loin. Le souffle me manquait. Le fait de dominer mapeur augmentait mon exaltation, et la cime qui me portait s’élevaitde plus en plus haut en un rythme régulier. Encore quelquesinstants et tout serait fini.

Derrière moi, quelqu’un marchait. J’eusl’impression de sentir sur moi un regard étranger et impérieux.Malgré ma résistance, je fus contraint de me retourner. Je vis unefemme ; j’éprouvai un sentiment de gêne et m’arrêtai. La foulene s’était pas encore dispersée et l’on entendait toujours levent.

Sans que la foule s’écartât, la femme latraversa tranquillement, sans se mêler à elle. Mon sentiment degêne allait croissant. Je voulus reprendre mon discours, mais je netrouvai plus mes mots. Je ne savais qui était cette femme. Elleincarnait la séduction et, en elle, une force invincible attiraitdoucement et douloureusement. Elle me jeta un regard furtif, puisse détourna avec indifférence. Je ne fis qu’entrevoir les contoursde son visage, mais son regard paisible demeura en moi. Il y avaitdans ce regard une douce ironie et une imperceptible pitié.

Elle ne comprenait pas mes paroles et n’enmontrait nul regret, mais elle me prenait en pitié. Je ne pouvaisme libérer de son regard. Sa pitié ne semblait pas s’adresser àmoi, mais seulement à mon enthousiasme. Cette femme irradiait lebonheur. Elle se suffisait à elle-même, et c’est pour cette raisonqu’il me sembla qu’on ne pouvait vivre sans elle.

Un voile de ténèbres et de brouillardl’enveloppa soudain et la sépara de moi. Je me mis à pleurer, sanshonte, à pleurer le bonheur passe, perdu sans retour, ainsi quel’impossibilité d’un bonheur futur, d’un bonheur pour tous… Mais àces larmes se mêlait le bonheur présent.

NOTES D’UN FOU

[Note – Première publication en 1884.Traduit par M. Tougouchy, Paris, Éd Universelles,1947.]

 

20 octobre 1883

On m’a conduit aujourd’hui à l’administrationdépartementale pour m’examiner. Les avis sont partagés. Après avoirdiscuté, ils ont décidé que je ne suis pas fou. Mais s’ils ont prisune telle décision, c’est parce que j’ai fait appel à toutes mesforces pour ne pas exprimer mon opinion. Je n’ai rien dit parce quej’ai peur de la maison d’aliénés, j’ai peur qu’on ne m’empêchelà-bas de faire mes affaires de fou. Ils ont reconnu que j’ai deslésions et d’autres choses encore, mais quand même la possession demes facultés intellectuelles. Ils m’ont reconnu tel, mais je saisque je suis fou. Le médecin m’a prescrit un traitement enm’assurant que si je m’y conforme exactement, ma maladiedisparaîtra. Tout ce qui m’inquiète disparaîtra. Oh ! que nedonnerais-je pas pour que cela disparaisse. On en souffre trop. Jevais raconter en détail comment et d’où vient cette constatation,comment je suis devenu fou et comment j’ai dévoilé ma folie.

Pendant trente-cinq ans j’ai vécu comme toutle monde et rien de particulier ne se remarquait en moi. J’avaisseulement quelques petits ennuis semblables à ceux que j’aiactuellement. Dans mon enfance, avant d’avoir dix ans, parfoisj’avais des crises, mais pas régulièrement comme maintenant. Dansmon enfance elles se traduisaient un peu différemment. Je mesouviens qu’un jour où j’allais me coucher, j’avais cinq ou sixans, ma gouvernante Eupraxie, grande, maigre, vêtue d’une robecannelle, un bonnet sur la tête et le menton flasque, me déshabillaet me mena vers mon lit.

– Moi-même, moi dis-je, et j’enjambai lesbarreaux.

– Mais couchez-vous, Fedinka. Regardezcomme Mitia est sage, il est déjà couché, dit-elle en me montrantmon frère.

Je sautais dans mon lit tout en tenant samain. Puis je la lâchais. Je faisais jouer mes pieds sous lacouverture et m’emmitouflais dedans. Ainsi, je me sentais bien.J’étais calme et je pensais : « j’aime la gouvernante,elle aime Mitia et elle m’aime, et j’aime Mitia, et Mitia aime lagouvernante et moi-même. Et la gouvernante aime Tarass, et j’aimeTarass, et Mitenka l’aime. Et Tarass aime la gouvernante et ilm’aime, et maman aime la gouvernante et elle m’aime. Et lagouvernante aime papa et maman et moi. Et tout le monde aime chacunet chacun se sent bien. »

Brusquement j’entendis entrer l’intendante quidisait avec énergie quelque chose à propos du sucrier, et lagouvernante répondre avec énergie qu’elle ne l’avait pas pris. Jeressens de la douleur, de la peur, je ne comprends pas et unsentiment d’horreur s’empare de moi, j’enfonce ma tête sous lacouverture. L’obscurité ne me soulagea pas. Je me rappelais commenton avait un jour battu un garçon sous mes yeux, comme il criait etcombien le visage de Foka était horrible, tandis qu’il battait cegarçon « Ah ! tu ne le feras plus ? Tu ne le ferasplus ? » criait-il, et il le frappait toujours. Le garçonrépondait « Je ne le ferai plus » mais Foka répétait« Tu ne le feras plus ? » et il continuait à lebattre.

Cela me révolta. Je commençai à sangloter,sangloter, et pendant longtemps personne ne parvint à me calmer.Ces lamentations et ces désespoirs furent justement les premièresmanifestations de ma folie actuelle.

Une autre fois, je m’en souviens, j’eus unecrise parce que ma tante parlait de Jésus. Elle voulait s’en allermais nous lui avions dit :

– Parle-nous encore de Jésus-Christ.

– Non, maintenant, je n’ai pas letemps.

– Si, si, raconte !

Et Mitenka demandait, lui aussi, qu’elleraconte encore. Et elle recommença la même histoire. Elle racontaqu’il avait été crucifié, qu’on l’avait battu, torturé, tandisqu’il ne cessait pas de prier, et il ne blâmait même pas sesbourreaux.

– Tante, pourquoi l’a-t-ontorturé ?

– Les hommes étaient méchants.

– Mais lui, il était bon.

– Ah ! Il est déjà huit heurespassées Vous entendez ?

– Pourquoi l’a-t-on frappé ? Ilavait pardonné. Pourquoi l’a-t-on frappé alors ? Il avaitmal ? Tante, a-t-il eu mal ?

– Ah ! Maintenant, je vais prendredu thé.

– Peut-être que ce n’est pas vrai !Il n’a pas été battu ?

– Ah ! Maintenant.

– Non, non, ne pars pas.

Et à nouveau, j’ai eu une crise. J’aisangloté, sangloté, et puis j’ai commencé à frapper de la têtecontre le mur.

C’est ainsi que cela se passait dans monenfance. Mais à partir de quatorze ans, lorsque la passion sexuelles’éveilla en moi et que je m’adonnai au vice, tout se calma en moiet je devins un garçon comme tous les autres, comme nous tous quisommes nourris avec abondance et grassement, qui sommes efféminés àcause du manque de tout exercice physique et exposés à tant detentations qui allument notre sensualité, je me trouvais ainsi aumilieu d’enfants dépravés comme moi-même. Des garçons de mon âgem’initièrent au vice que je pratiquai. Puis ce vice céda la place àun autre, j’appris à connaître les femmes. Et j’ai vécu jusqu’àtrente cinq ans en cherchant les plaisirs et en les trouvanttoujours. Je me portais tout à fait bien et il n’y avait aucunsymptôme de folie chez moi.

Les vingt années de ma vie où je fus bienportant s’écoulèrent de telle manière que je n’en ai presque pasgardé le souvenir, et que je me les rappelle à peine. J’y penseavec mépris. Comme tous les garçons de mon milieu bien équilibrés,j’ai fait mes études au lycée et puis j’ai été à l’université oùj’ai suivi les cours de droit que j’ai terminés. Puis j’ai fait laconnaissance de celle qui est ma femme, je me suis marié, j’ai étéfonctionnaire au village, comme on dit, j’éduquais les enfants,dirigeais mon économie et étais juge de paix.

Dix ans après mon mariage, j’ai eu ma premièrecrise de folie depuis mon enfance.

Ma femme et moi avions économisé de l’argentqui provenait d’un héritage qu’elle avait fait et de mescertificats de rachat, et nous avions décidé d’acheter unepropriété. Évidemment, la question de l’accroissement rationnel denotre fortune, accroissement réalisé mieux que par les autres, mepréoccupait beaucoup. Je me renseignais partout pour savoir où l’onvendait des domaines, je lisais toutes les annonces dans lesjournaux. Je cherchais une propriété dont le prix d’achat auraitété couvert par ses revenus ou par la vente de ses bois, ce quifait que la propriété elle-même ne m’aurait rien coûté. Jerecherchais un imbécile, quelqu’un dépourvu de bon sens, et j’eusl’impression d’en avoir découvert un.

Un domaine entouré d’une grande forêt était àvendre dans le département de Penza. D’après tous lesrenseignements recueillis, il était permis de supposer que levendeur était justement un imbécile et que je pouvais couvrir leprix d’achat rien qu’en vendant la forêt. Je m’y rendis.

Mon domestique et moi avions tout d’abord prisle train, puis une voiture postale. Le voyage m’amusait beaucoup.Mon domestique, jeune, bon, était lui aussi très gai. Nouveauxendroits, nouveaux visages. Nous voyagions, nous nous amusions.Nous avions quelque deux cents kilomètres à faire. Nous avionsdécidé de ne nous arrêter que pour changer de chevaux.

La nuit tomba, nous étions toujours en route.Nous somnolions. Je m’endormis, mais brusquement m’éveillai, enproie à la peur. Et comme cela arrive fréquemment, je me suisréveillé effrayé, excité, il me semblait que je n’allais plusjamais dormir.

« Pourquoi est-ce que jevoyage ? Où vais-je ? » me demandais-je. Mon projetd’acheter un domaine à bon marche me plaisait toujours, maisbrusquement l’idée me vint que je ne devais pas aller si loin, quej’allais mourir dans cette contrée inconnue. Et cela me paruteffroyable. Serge, le domestique, s’éveilla, j’en profitai pour luiadresser la parole.

Je lui parlai de cette contrée, il répondait,il plaisantait, moi, je m’ennuyais. Je lui parlai à nouveau desmiens, je lui dis comment nous allions acheter. Et j’étais étonnéde voir comme il me répondait gaiement. Tout lui paraissaitagréable et amusant, tandis que tout me dégoûtait. Pourtant, tantque je lui parlais, je me sentais soulagé. Outre mon ennui,j’éprouvais de la crainte et la fatigue m’assommait. J’aurais vouluque le voyage prenne fin. Il me semblait que tout irait mieux si jepouvais entrer dans une maison, si je voyais des gens, si je buvaisdu thé et surtout si je dormais. Nous approchions de la villed’Arzamas.

– Si nous restions ici ? Nous nousreposerons un peu.

– Pourquoi pas ? Très bien.

– Est ce loin encore jusqu’à laville ?

– Encore sept kilomètres.

Le cocher était méthodique, exact etsilencieux. Il conduisait aussi lentement et tristement.

Nous avancions, je me tus je me sentais mieuxparce que je m’attendais au repos et j’avais l’espoir que là, toutréussirait. Nous continuions à avancer dans l’obscurité et cela meparaissait terriblement long. Nous arrivâmes à l’entrée de laville. Les habitants dormaient déjà. On apercevait dans la nuit depetites maisons, des cloches sonnaient, en passant près desmaisons, on entendait plus nettement le piaffement des chevaux. Detemps à autre nous longions de grandes maisons blanches. Tout celaétait triste. Je désirais trouver une auberge, un samovar et lerepos. Me coucher.

Nous nous arrêtâmes enfin devant une maison,devant laquelle il y avait un poteau. Cette maison était blanchemais elle me sembla terriblement triste, j’eus même peur. Je sortislentement. Serge déchargea agilement et prestement – en même temps,il frappait sur l’huis – tout ce dont nous avions besoin. Le bruitde nos pas me donnait la nausée. J’entrais dans la maison. Il yavait un petit corridor. Le veilleur de nuit qui avait une tachesur la joue – cette tache me sembla terrible – nous montra unechambre. Elle était sombre cette chambre. J’y entrais. Je sentiscroître ma peur.

– Y a-t-il une chambre disponible ?Je voudrais me reposer.

– Oui, celle-ci.

C’était une chambre carrée et proprementblanchie. Comme je m’en souviens ! Ce qui me faisait souffrir,c’est que la chambre était carrée. Il y avait une fenêtre garnied’un rideau rouge. La table était en bouleau carélien et le divanétait arrondi sur les côtés. Nous entrâmes. Serge mit le samovar,versa du thé. Moi, je pris un oreiller et me couchai sur le divan.Je ne dormais pas, j’entendais Serge boire du thé et m’appeler.J’avais peur de me lever, d’empêcher le sommeil de venir et celam’effrayait de rester dans cette chambre. Je ne me levais pas, jebâillais. Il est vrai que j’ai bâillé parce que lorsque je me suisréveillé, il n’y avait personne dans la chambre qui était obscure.J’étais aussi surexcité que dans le fiacre. Je le sentais, il n’yavait pour moi aucune possibilité de dormir. « Pourquoisuis-je ici ? Où est-ce que je me traîne ? Pourquoi et oùest-ce que je cours ? Je veux fuir quelque chose de terrible,mais je n’y parviens pas. Je reste toujours avec moi-même et jesuis moi-même la cause de mes souffrances. Moi ? Je ? Mevoici. Je suis entièrement ici. Ni celui de Penza, ni un autre.Demain je ne serai ni plus ni moins qu’aujourd’hui. Et moi-même, jem’ennuie, je me suis insupportable, je suis la source de messouffrances. Je veux dormir, oublier, et je ne le puis pas. Je neparviens pas à me séparer de mon moi. »

J’allai donc dans le corridor. Serge dormaitsur le banc étroit, sa main rejetée en arrière, mais il avait unsommeil paisible, le veilleur à la tache dormait lui aussi. J’étaisallé dans le corridor pour me débarrasser de ce qui me faisaitsouffrir. Mais cela me suivait partout et je m’attristais.« Ah ! Quelle est cette stupidité ? me suis-je dit.Pourquoi suis-je triste, de quoi ai-je peur ? » –« De moi, me répondit une voix intérieure, la voix de la mort.Je suis là. »

Un grand froid m’envahit. Oui, de la mort.Elle viendra, elle, elle est ici, mais elle ne devrait pas l’être.Si j’avais réellement eu à affronter la mort, je n’aurais paséprouvé ce que j’éprouvais à ce moment-là. Alors, j’aurais eu peur.Et maintenant, ce n’était pas de la peur que je ressentais, jevoyais, je sentais que la mort venait, mais en même temps jesentais que cela ne devait pas être. Toute ma personne ressentaitla nécessité, le droit de vivre, mais en même temps je voyais quela mort s’accomplissait. Et ce déchirement intérieur étaitterrible. J’essayais de chasser cette horreur. Je trouvai unchandelier en cuivre dans lequel était une bougie en partieconsumée, et je l’allumai. La lumière rouge de la bougie et salongueur, un peu moindre que celle du chandelier, disaient la mêmechose. Il n’y a rien dans la vie, il y a la mort, mais elle nedevrait pas exister.

J’essayais de penser à ce dont j’avais àm’occuper, l’achat, ma femme. Tout cela, loin de m’égayer,m’apparut être le néant. Je voulais tuer l’angoisse quim’étreignait en pensant que j’allais perdre la vie.

Il fallait dormir. Je m’étendis, mais tout desuite sautai à bas du divan, effrayé. L’angoisse était là, uneangoisse psychique, une angoisse comme on en a avant de vomir, maispsychique. Effrayante, terrible. Il semble qu’on craigne la mort,mais lorsqu’on réfléchit et qu’on pense à la vie, on s’aperçoitqu’on ne craint que la vie qui meurt. Comme si la vie et la mort nefaisaient qu’une. Quelque chose essayait de scinder mon âme en deuxparties, mais n’y arrivait pas.

J’allai de nouveau voir les dormeurs, etj’essayai de dormir moi-même, toujours cette même angoisse, rouge,blanche carrée. Quelque chose essayait d’exploser mais n’explosaitpas.

Je souffrais, d’une souffrance sèche etméchante, pas une parcelle de bonté en moi, mais une méchancetéuniforme, calme, envers moi et envers ce qui m’a créé. Qui m’acréé ? Dieu, on dit que c’est Dieu.

Prier, pensai-je. Depuis longtemps, depuisvingt ans, je n’avais pas prié et je ne croyais à rien, bien que jeme confessasse chaque année. Je commençai à prier « Dieu,Notre Père, Sainte Mère de Dieu » J’inventais des prières. Jefaisais le signe de la croix et je m’agenouillais tout en meretournant souvent, parce que j’avais peur qu’on puisse me voir.Parce que cela m’aurait distrait. Mais en réalité c’était lacrainte qu’on me voie qui me distrayait, et je me couchai. Mais àpeine étais-je étendu, à peine avais-je fermé les yeux que le mêmesentiment d’effroi revint, s’empara de moi. Je ne pouvais plus lesupporter, je réveillai le gardien de nuit, je réveillai Serge, luiordonnai de faire les valises, et nous partîmes.

Une fois en mouvement et à l’air, je me sentismieux. Mais je sentais que quelque chose de nouveau avait prispossession de mon âme, cela a empoisonné toute ma vie passée.

Nous arrivâmes au domaine le soir. Lerégisseur, un vieillard, nous reçut bien quoique tristement – ilregrettait la vente du domaine. Des chambres propres garnies demeubles confortables. Un samovar neuf et étincelant, un grandservice à thé, du miel avec ce thé. Tout était bien. Mais moi jelui posais comme une leçon mal apprise, sans enthousiasme, desquestions sur la propriété. Tout me semblait triste. Je dormis toutde même durant la nuit, sans tristesse. J’attribuai cela auxprières que j’avais encore dites avant de m’endormir.

Et puis, j’ai recommencé à vivre commeautrefois, mais depuis, la peur de ma tristesse est suspendueau-dessus de moi. J’aurais dû vivre sans cesse, et surtout dans lesconditions habituelles. Comme un écolier qui en a l’habitude récitemachinalement une leçon apprise par cœur, moi aussi j’aurais dûmener une vie qui m’aurait empêché de retomber sous l’emprise decette terrible tristesse, qui s’était emparée de moi pour lapremière fois à Arzamas.

Je revins sain et sauf à la maison, sans avoiracheté le domaine, la somme proposée ne suffisait pas, et je reprisma vie d’antan. À cette différence près qu’à présent j’allais àl’église et que je priais. Il me semblait que tout était commeautrefois. Mais maintenant que j’y pense de nouveau, cela n’étaitpas comme autrefois. Je vivais de ce que j’avais entrepris avant,je roulais sur des rails qui avaient été placés antérieurement etj’avançais avec la force d’antan, mais je n’entreprenais rien denouveau. Et j’avais moins d’énergie, même pour continuer ce quiavait été mis en marche auparavant. J’étais triste et je devinscroyant. Ma femme le remarqua et elle me gronda, m’ennuya à causede cela. Mon angoisse ne me reprit pas pendant que j’étais à lamaison.

Mais un jour, je partis précipitamment pourMoscou. J’avais fait mes préparatifs durant la journée et m’enallai le soir. Il s’agissait d’un procès. J’étais gai en arrivant àMoscou. Durant le trajet j’avais parlé avec un seigneur de Kharkovd’économie de banques, de théâtre, de l’hôtel où il fallaitdescendre. Nous avions décidé de loger tous les deux à l’Hôtelleriede Moscou, située rue Miasnitskaïa, et d’aller écouterFaust.

Nous arrivâmes. Je pris une petite chambre.Dans le corridor, je sentis une odeur pénétrante. Le conciergeporta ma valise, une servante alluma une bougie. La lumière brillapuis la flamme diminua, comme cela arrive toujours. Dans la chambrevoisine, quelqu’un toussa, un vieillard sans doute. La servantesortit, le concierge resta pour demander s’il fallait défaire lesvalises. La flamme se ranima et éclaira la tapisserie qui étaitbleue, avec des bordures jaunes, la cloison, une table boiteuse, unpetit divan, une glace, la fenêtre, toute la petite chambre enfin.Et brusquement, je sentis revenir en moi l’effroi d’Arzamas.

– Mon Dieu, comment vais-je dormirici ? Défais les bagages, s’il te plaît, dis-je au conciergepour le retenir. Je m’habillerai vite et j’irai au théâtre.

Le concierge déballa mes affaires.

– Va, s’il te plaît au numéro 8 et dis auseigneur qui est arrivé avec moi que je suis prêt, que je vaisarriver tout de suite.

Le concierge sortit, je commençai à me vêtiren hâte, et j’avais peur de regarder les murs.

« Comme c’est bête, pensais-je. De quoiai-je peur, comme un enfant ? Je n’ai pas peur d’une vision.D’une vision ? Il vaut mieux avoir peur d’une vision que de cedont j’ai peur. De quoi ? De rien. De moi-même ?Ah ! Bêtise.

Malgré tout, je passai une chemise amidonnée,dure, froide, je la boutonnai, endossai ma jaquette, mis mesnouveaux souliers et me rendis chez le seigneur de Kharkov. Ilétait prêt. Nous allâmes voir Faust. En route nousentrâmes chez le coiffeur, un Français. Je me fis couper lescheveux, je bavardai avec le coiffeur. J’achetai des gants. Toutallait bien. J’avais oublié la chambre allongée et la cloison. Authéâtre, tout alla bien également. En sortant, le seigneur deKharkov me proposa d’aller souper. Ce n’était pas dans meshabitudes, mais lorsqu’il m’avait fait cette proposition, jesongeais justement à ma chambre, à la cloison. J’acceptai sonoffre.

Nous rentrâmes vers deux heures. J’avais budeux verres de vin, quantité à laquelle je n’étais pas accoutumé,et j’étais gai. Sitôt que je pénétrai dans le corridor à la lampevoilée, l’odeur de l’hôtel m’assaillit et un frisson de peur meparcourut tout le dos. Il n’y avait rien à faire. Je serrai la mainde mon camarade et entrai dans ma chambre.

Je passai une nuit terrible plus terribleencore que celle d’Arzamas. C’est le matin seulement, quand levieillard recommença à tousser de l’autre côté de la porte que jem’endormis, non pas dans mon lit mais sur le divan. Je souffrisdurant toute la nuit d’une façon intenable. Mon âme se détachait ànouveau de mon corps, douloureusement. Je vis, j’ai vécu et je doisvivre et brusquement la mort, la disparition de tout. À quoi bonvivre ? Mourir ? Se tuer tout de suite ? J’ai peur.Attendre la mort, attendre qu’elle vienne ? J’ai peurdavantage encore. Donc, il faut vivre. Et pourquoi ? Pourmourir ? Je ne pouvais sortir de ce cercle. Je prenais unlivre, je le lisais, j’oubliais un instant et puis de nouveau, lamême question, la même angoisse. Je me mettais au lit, je fermaisles yeux, c’était encore pire.

Cela était voulu par Dieu. Pourquoi ? Ondit « Ne pose pas de questions, prie ». Bien. J’ai prié.Je prie maintenant comme à Arzamas. Mais alors et par la suite,j’ai prié simplement, comme un enfant. « Si tu existes,éclaire-moi, pourquoi suis-je ? » Je me prosternais, jedisais des prières que je connaissais, j’en composais de nouvelleset j’ajoutais « Éclaire moi, réponds-moi, ouvre-moi lesyeux ». Je me taisais, attendant la réponse. Mais nulleréponse ne venait, comme si Celui qui devait me répondre n’existaitpas. Et je restais seul avec moi-même. Je répondais à mes propresquestions, à la place de Celui qui ne voulait pas me répondre.« Pour avoir une vie future », me répondais-je. Alorspourquoi cette confusion cette souffrance ? Je ne puis croireà une vie future. J’y croyais quand je n’interrogeais pas de toutemon âme, à présent je ne le puis plus, je ne peux pas. Si tuexistais Tu l’aurais dit à moi, aux hommes. Ah ! il n’y a pasde toi. Il n’y a que le désespoir. Mais je ne le veux pas, je ne leveux pas.

J’étais révolté. Je Lui avais demandé de medécouvrir le vrai, de se montrer à moi, j’avais fait tout ce quefont les autres mais Il ne se découvrait pas.« Demandez et il vous sera donné ». Je m’en suissouvenu et j’ai demandé. Et dans cette demande, j’ai trouvé non pasla consolation mais le délassement. Peut-être n’ai-je pas demandé,peut-être me suis-je refusé à Lui. « Tu es à un arpent de Luiet Il est à une toise de toi ». Je ne croyais pas en Lui maisje Lui ai cependant demandé de m’éclairer, mais Il ne m’a paséclairé. Je comptais avec Lui, je Le jugeais, je ne croyais pas enLui, simplement.

Le lendemain, je fis un grand effort pour enterminer avec mes affaires dans le courant de la journée et éviterainsi la nuit à l’hôtel. Je ne réussis pas à tout régler maisrentrai quand même chez moi, dans la soirée.

Je n’étais pas angoissé. Cette nuit moscoviteavait transformé mon existence plus encore que celle d’Arzamas. Jedevenais apathique et m’occupais de moins en moins de mes affaires.Ma santé allait en s’affaiblissant. Ma femme exigea que je suive untraitement. Elle affirmait que mes théories sur Dieu et sur lareligion provenaient de ma maladie. Mais moi, je savais bien que mafaiblesse et ma maladie venaient de cette question restée sansréponse. J’essayais d’empêcher toute extension à cette question etlorsque je me trouvais dans des conditions normales, j’essayais deremplir ma vie. J’allais à l’église le dimanche et les jours defête, je me confessais, j’allais même jusqu’à jeûner et, depuis monvoyage à Penza, je priais plus souvent qu’autrefois. Je n’espérairien de tout cela, comme d’une traite protestée à temps, bien quesachant d’avance que le paiement était impossible. Je le faisaispour tous les cas. Je remplissais ma vie, non avec des occupationsménagères – que je n’aimais pas à cause de la lutte qu’ellesexigeaient alors que je n’avais plus d’énergie – mais par lalecture de journaux, de revues, de romans, ou en jouant aux cartes,la seule manifestation de mon énergie était la chasse, qui étaitpour moi une vieille habitude. Depuis toujours j’étaischasseur.

Un voisin, chasseur lui aussi, arriva un jouravec ses chiens pour aller à la chasse aux loups. Je l’accompagnai.Nous partîmes en traîneau. Nous n’obtînmes aucun résultat, lesloups s’échappèrent pendant la battue. J’entendis cela de loin etj’avançai dans la forêt en suivant les traces fraîches d’un lièvre.Elles me menèrent loin dans les champs où je découvris le lièvre.Il s’enfuit si rapidement que je le perdis de vue. Je fisdemi-tour. Je revenais à travers les bois. La neige était haute, letraîneau s’y enfonçait. Tout se faisait de plus en plus silencieux.Je me demandais où j’étais. La neige donnait à tout un aspectinaccoutumé.

Et brusquement je sentis que je m’étais perdu.Le chasseur, la maison étaient loin. Si je restais sur place, lefroid me glacerait, avancer ? Mes forces faiblissaient. Jecriai. Seul le silence me répondit. Je rebroussai chemin, cen’était pas non plus la bonne voie. Je regardai la forêt autour demoi, il n’y avait pas moyen de distinguer l’ouest de l’est. Je fisdemi-tour à nouveau. Mes jambes étaient lasses. J’eus peur, jem’arrêtai, et toute l’angoisse de Moscou et d’Arzamas centuplée,s’empara de moi.

Mon cœur battait follement, mes bras et mesjambes tremblaient. La mort était-elle là ? Je ne le voulaispas. Pourquoi la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Jevoulais interroger Dieu comme je l’avais fait avant, et Luiadresser mes reproches, mais je sentis brusquement que je n’osaispas, que je ne devais pas le faire, qu’on ne devait pas compteravec Lui, avec ce qu’il disait, ce qu’il fallait et que j’étais leseul coupable. Et je commençai à Le supplier de me pardonner et, mefaisant mon propre juge, je m’apparus mauvais.

Mon angoisse ne dura pas longtemps. Reprenantmon calme, je me ressaisis, me dirigeai dans une autre direction etparvins bientôt en dehors de la forêt. Je n’étais pas trop éloignéde l’orée du bois. Je la trouvais ainsi que la route. Mes membrestremblaient encore et mon cœur battait toujours très vite maisj’étais joyeux. Je retrouvai les chasseurs et revins à la maisonavec eux. J’étais gai, je savais que j’avais raison de l’être et jeme disais que j’examinerais tout cela plus tard lorsque je seraisseul. C’est comme cela que tout se passa. Je restai seul dans moncabinet et je priai en implorant mon pardon et en me souvenant demes péchés. Il me sembla qu’ils n’étaient pas nombreux. Cependantje pensai à ce qu’avaient été ces péchés et ils me parurentméprisables.

 

Depuis lors je lis les Écritures saintes. LaBible m’était incompréhensible mais elle m’attirait. L’Évangilem’émouvait. Mais je préférais à toutes les lectures celle de la viedes saints, qui me consolait en m’offrant des exemples parfaitementimitables. De ce moment, tout ce qui concernait l’économie ou lagestion de notre ménage m’intéressa moins encore, allant mêmejusqu’à me rebuter. Je ne voyais pas toujours clair. Comment agir,que faire ? Je le remarquai une fois de plus à propos del’achat d’un domaine.

On en vendait un, non loin de chez nous, à desconditions très avantageuses. Tout était bien et se présentaitfavorablement. Les paysans, ne possédant qu’un terrain à peinesuffisant pour leur potager, étaient obligés, en échange du droitde pâture, de moissonner pour rien les champs du seigneur. Jepensai tout cela, qui me plaisait, selon mes vieilles habitudes depensée. Mais j’allai au domaine, j’y rencontrai la vieille paysanneà qui il appartenait et en lui demandant mon chemin, j’engageai laconversation avec elle. Elle me parla de ses difficultés. De retourà la maison, je dis à ma femme tous les avantages que présentaitcet achat. J’eus honte, je me sentis méprisable. Je déclarai que jene pouvais acheter ces domaines parce que nos profits seraientbasés exclusivement sur la misère et les malheurs d’autrui. Je ledis et immédiatement l’exactitude de ce que je venais de déclarerm’apparut à l’évidence. Et surtout cette vérité que les paysansaspirent à vivre comme nous, qu’ils sont des hommes, frères, filsdu Père, comme il est dit dans l’Évangile.

Soudain, quelque chose qui me torturait depuistoujours se détacha de moi, comme si une naissance se produisait.Ma femme se fâchait, elle me grondait. Et moi, j’étais heureux.

C’était le début de ma folie. Mais je nedevins complètement fou qu’un mois plus tard.

J’étais allé à l’église, j’assistais à lamesse, je priais avec ferveur, j’écoutais et j’étais ému. Onm’apporta le pain de l’hostie, puis on alla à la croix en sebousculant, à la sortie il y avait des mendiants. Et je compristrès nettement que tout cela ne devrait pas exister. Ce n’est pastout, non seulement cela ne devrait pas exister, mais encore, enfait, tout cela est inexistant. Et si cela n’existe pas, la mortn’existe pas non plus, ni la peur, il n’y a plus en moi dedéchirement intérieur et, dorénavant, je ne crains plus rien.

Alors la lumière s’est faite en moi et je suisdevenu ce que je suis.

Et si ce rien n’est pas, alors et avant toutil n’est pas en moi. À la sortie même de l’église sur le seuil,j’ai distribué ce que j’avais – trente-cinq roubles – aux mendiantset je suis revenu à pied à la maison en parlant au peuple.

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