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Contes merveilleux – Tome I

Contes merveilleux – Tome I

de Jacob Ludwig Karl Grimm

Chapitre 1 L’Apprenti meunier et la petite chatte

Il était une fois un meunier qui avait ni femme ni enfant, mais qui avait à son service trois jeunes apprentis.

Cela faisait quelques années que les apprentis travaillaient auprès de lui et, un jour, il les fit venir et leur dit : « Je suis vieux et je veux maintenant prendre ma retraite au coin du feu. Allez ! Parcourrez le monde. Et celui qui me rapportera le meilleur des chevaux devra s’occuper de moi jusqu’à mes derniers jours, et à celui-là je donnerai mon moulin. »

Le troisième apprenti, Hans, était plus jeune que les autres ; et ces derniers, le tenant pour idiot, ne lui confiaient jamais le moulin. Lorsque que tous trois se furentretirés, les deux plus vieux dirent à Hans : « Tu peuxbien rester ici, jamais de toute ta vie tu ne trouveras decheval. » Mais Hans alla quand même avec eux. Alors que lanuit tombait, ils arrivèrent à une grotte et rampèrent àl’intérieur pour y dormir. Les deux plus vieux attendirent que Hansse fut endormi, puis ils se levèrent et partirent en secret. Ilslaissèrent là le petit Hans et se dirent qu’ils avaient été rusés.Mais la suite n’allait pas se dérouler comme ils l’avaientprévue !

Quand le soleil se leva, Hans se réveilla etconstata qu’il n’y voyait goutte. Il regarda partout autour de luiet s’exclama : « Mon Dieu ! Où suis-je ? »Puis, il rampa hors de la grotte, alla dans la forêt et sedit : « Maintenant, je suis tout seul et je me suiségaré. Comment vais-je donc faire pour trouver uncheval ? » Alors qu’il allait, comme ça, perdu dans sespensés, il rencontra une petite chatte bigarrée. Celle-ci lui ditgentiment : « Hans, où vas-tu donc commecela ? » « Hélas, tu ne peux pas m’aider »,répondit Hans. « Je connais ton désir, dit la chatte, tuaimerais trouver un beau cheval. Viens avec moi et sois mon fidèleserviteur sept années durant. Ensuite, je te donnerai un magnifiquecheval, un cheval comme tu en n’as jamais vu. » « C’estune chatte étonnante, pensa Hans, mais je vais tout de même lasuivre pour voir si ce qu’elle dit est vrai. »

Ainsi, la chatte multicolore l’emmena dans sonpalais enchanté. Là, se trouvaient d’autres petits chats bruyantsqui étaient ses serviteurs. Ils montaient et descendaientl’escalier agilement, étaient gais et joyeux. Le soir venu,lorsqu’ils s’assirent à la table, trois des chats durent faire dela musique : l’un joua de la contrebasse, l’autre du violon,le troisième, les joues toutes gonflées, souffla dans la trompetteaussi fort qu’il le pouvait. Quand le repas fut terminé, la tablefut poussée dans un coin, et la chatte bigarrée dit :« Maintenant viens, Hans, et danse avec moi ! »« Non, répondit Hans, avec une chatte, je ne danseraipas ; cela, je ne l’ai jamais fait. » « Alors, allezle coucher. », dit la chatte à ses serviteurs. L’un d’eux pritune chandelle et le conduisit à sa chambre. Là, un autre serviteurlui ôta ses souliers, un autre les bas, et finalement, un autresouffla la chandelle.

Le lendemain matin, les serviteurs revinrentet l’aidèrent à se lever. L’un d’eux lui enfila ses bas, un autrelui mit ses jarretières, un autre le chaussa, un autre le lava,tandis qu’un autre lui nettoyait le visage avec saqueue. « Hé bien ! On fait la belle vie, ici »,se dit Hans réjoui de son nouveau travail. Mais il dut travailleret fendre du bois à longueur de journée pour la chatte. Pour cela,il reçut une hache d’argent, un coin d’argent, une scie d’argent etune cogné de cuivre.

Hans s’appliqua à son travail et demeura aupalais enchanté. Il mangeait toujours de bon repas, mais jamais, àpart la chatte bigarrée et ses serviteurs, il ne voyait quelqu’un.Un jour, la chatte lui dit : « Va ! Fauche mon champet met le foin à sécher. » Aussi, lui donna-t-elle une fauxd’argent et une pierre à aiguiser d’or, lui ordonnant de toutrapporter en état. Hans partit et fit ce qu’elle lui avait ordonnéde faire.

Lorsque son travail fut terminé, il rapportaau palais la faux, la pierre à aiguiser et le foin. Et comme lessept années étaient maintenant écoulées, il demanda à la chattes’il n’était pas le temps de lui donner sa récompense. « Non,répondit la chatte, tu dois encore accomplir un dernier travailpour moi : voici des matériaux d’argent, une égoïne, uneéquerre, et tout ce qui peut être utile ; tout cela, faitd’argent. Avec cela, tu dois maintenant me construire une petitemaison ! »

Hans lui construisit une jolie petite maisonet lorsque tout fut prêt, il dit à la chatte que, bien qu’il aitmaintenant fait tout ce qu’on lui avait demandé, il n’avaittoujours pas reçu de cheval. « Peut-être voudrais-tu voirmon cheval ? », rétorqua lachatte. « Oui », répondit Hans. Alors la chattesortit de la maisonnette – là se trouvaient douze magnifiqueschevaux, si polis et si blancs qu’on pouvait presque se mirerdedans. En les voyant, Hans sentit son cœur sautiller dans sapoitrine. La chatte lui offrit encore un repas et lui dit :« Maintenant, retourne chez toi. Mais je ne te donnerai pas lecheval tout de suite : dans trois jours, je viendrai et tel’apporterai. »

Alors la chatte lui montra le chemin du retouret Hans se mit en route. Depuis sept ans, Hans n’avait jamais reçude nouveaux vêtements ; il dut donc retourner chez lui vêtu deses mêmes vieilles guenilles, devenues beaucoup trop petites avecle temps. Lorsqu’il arriva au moulin, les deux autres apprentisétaient déjà de retour. Chacun d’eux avait rapporté un cheval, maisl’un était aveugle, l’autre paralysé. Ils demandèrent à Hans :« Alors Hans, où donc as-tu mis ton cheval ? »« Dans trois jours il sera ici », répondit Hans. Les deuxautres apprentis s’esclaffèrent et le traitèrent d’idiot.

Hans entra et alla dans la salle à manger.Mais le meunier lui dit qu’il ne pouvait pas s’asseoir à la table,qu’il était trop déguenillé et qu’ils auraient honte de saprésence. Il lui donna un peu de nourriture et l’envoya mangerdehors. Lorsque le soir fut venu et qu’il fut temps d’aller secoucher, les deux autres apprentis ne voulurent pas lui donner unlit. Hans dut se faufiler dans la basse-cour et dormir sur lapaille.

Quand il se leva le troisième jour, uncarrosse arriva, tiré par un attelage de six chevaux. Un domestiqueen apportait un septième, celui-ci était pour Hans. À ce moment,une princesse, qui n’était nul autre que la petite chatte bigarréeque Hans avait servie sept années durant, descendit du carrosse.Elle entra dans le moulin, et demanda au meunier où se trouvaitHans. « Hé bien ! dit le meunier, nous ne pouvons pas luipermettre de rester à l’intérieur. Il est si déguenillé qu’il a dûs’installer dans le basse-cour ! » Alors, la princessedemanda à ce qu’on aille le chercher immédiatement.

On alla donc le chercher, et Hans se présentadevant elle vêtu de ses vieilles guenilles. Là, le domestiquesortit de magnifiques vêtements ; Hans dut se laver ets’habiller. Lorsqu’il eut terminé, il ne pouvait y avoir plus beauprince que lui. Là-dessus, la princesse exigea qu’on lui fasse voirles chevaux que les autres apprentis avaient rapportés. Mais l’unétait aveugle, et l’autre paralysé. Elle fit apporter le septièmecheval par l’un de ses valets, et lorsqu’il le vit, le meuniers’écria : « Mille tonnerres ! Jamais je n’ai vu untel cheval ! » « Il est pour Hans », dit laprincesse. « Si c’est son cheval, alors c’est à lui que jedonnerai mon moulin », dit le meunier. Mais la princesse luirépondit qu’il pouvait garder son moulin.

Elle prit son cher Hans par la main, le fitmonter avec elle dans son carrosse et, ensemble, ils s’éloignèrent.Ils se dirigèrent d’abord vers la maisonnette que Hans avaitconstruite avec les outils d’argent. Mais la maisonnette s’étaittransformée en un immense château, couvert, aussi bien àl’intérieur qu’à l’extérieur, d’or et d’argent. Puis, ilscélébrèrent un grand mariage et vécurent riches et heureux pour lereste de leur vie.

Chapitre 2La Belle Catrinelle et Pif – Paf le Lutin

– Bien le bonjour, père LatisaneDesureau ! – Salut et grand merci, Pif Paf Lelutin. – Si jevous le demande, est-ce que je pourrais épouser votre fille ?– Oui, bien sûr, cela se peut si la mère Traitlavàche, son frèreHautorgueil, sa sœur Fromagemou et la belle Catrinelle sontd’accord, cela se peut vraiment. La mère Traitlavache, où est-elleà cette heure ?

– A l’étable, elle trait peur nous fairele beurre.

– Bien le bonjour, la mèreTraitlavache ! – Salut et grand merci, Pif Paf Lelutin. – Sije vous le demande, est-ce que je pourrais épouser votrefille ? – Oui, cela peut se faire si le père Latisane Desureauet le frère Hautorgueil et la sœur Fromagemou et Catrinelleelle-même sont d’accord. Mais le frère Hautorgueil, où est-il àprésent ?

– C’est au bûcher qu’il est, et notrebois, qu’il fend.

– Bien le bonjour, frèreHautorgueil ! – Salut et grand merci, Pif Paf Lelutin. – Si jevous le demande, est-ce que je pourrais épouser votre sœur ? –Oui, bien sûr, si le père Latisane Desureau, la mère Traitlavacheet la belle Catrinelle sont d’accord, la chose pourrait se faire.Mais où se trouve donc la sœur Fromagemou ?

– Dans le jardin qu’elle est, à nouscouper des choux. Bien le bonjour, sœur Fromagemou ! – Salutet grand merci, Pif Paf Lelutin. – Si je vous le demande, est-ceque je pourrais épouser votre sœur ? – Oui, bien sûr, c’esttout à fait possible si le père Latisane Desureau, la mèreTraitlavache, le frère Hautorgueil et la belle Catrinelle elle-mêmesont d’accord. Mais où puis-je trouver la belleCatrinelle ?

– Dans la chambre, à compter ses sousdans l’escarcelle.

– Bien le bonjour, Catrinelle ! –Salut et grand merci, Pif Paf Lelutin. – Si je te le demande,veux-tu être ma chérie ? – Mais bien sûr, si le père LatisaneDesureau, la mère Traitlavache, le frère Hautorgueil et la sœurFromagemou sont d’accord, cela pourrait bien arriver.

– Belle Catrinelle, combien as-tu pourfaire la dot ?

– Quatorze sous de capital, trois francscinquante de dettes, une demi-livre de poires sèches, une main deprunes, une poignée de carottes. Et si je ne suis pas trop sotte,Cela fait une belle dot !

– Mais toi, cher Lelutin, quel métier estle tien Serais-tu artisan tailleur ?

– Quelque chose de meilleur ! –Serais-tu cordonnier ?

– J’ai un meilleur métier ! –Serais-tu forgeron ?

– Mais c’est bien mieux, voyons ! –Serais-tu donc meunier ?

– C’est beaucoup mieux, ce que jefais !

– Peut-être alors que tu fais desbalais ?

– Exactement, voilà ce que je fais. Unaussi beau métier, est-ce que tu en connais ?

Chapitre 3La Betterave

Il était une fois deux frères qui faisaienttous deux le métier de soldats, mais l’un demeurait pauvre tandisque l’autre était riche. Alors le pauvre voulut sortir de sa misèreet quitta l’uniforme pour se faire paysan ; il défricha etlaboura son bout de terre et y sema des betteraves. Le grain germa,poussa, et il y eut une betterave qui devint forte et grande,continuant sans cesse à grossir sans vouloir jamais s’arrêter, etencore, et encore, de sorte qu’on pouvait bien la nommer la reinedes betteraves, car jamais on n’en avait vu de pareille et jamaison n’en verra plus. Elle était si grosse, à la fin, qu’elleemplissait à elle seule un gros tombereau, auquel il fallut attelerdeux bœufs ; et le paysan ne savait trop qu’en faire, sedemandant si c’était un bonheur ou un malheur que ce géant d’entreles betteraves. « Si je la vends, se disait-il, elle ne vaguère me rapporter ; et si je la consomme moi-même, lesbetteraves ordinaires me feront autant d’usage. Le mieux seraitencore d’en faire présent d’honneur au roi. » Aussitôt dit,aussitôt fait : piquant ses bœufs, il mena son tombereaujusque dans la cour royale, et il offrit sa betterave en présent auroi.

– L’étrange chose ! s’exclama leroi. J’ai déjà vu pourtant bon nombre de merveilles, mais un telmonstre, jamais ! Quelle sorte de graine as-tu, pour qu’elleait donné ce géant ? Ou bien est-ce à toi seul que cela estdû, parce que tu as la main heureuse ?

– Oh non ! protesta le paysan, cen’est pas que j’aie la main heureuse, ni la chance avec moi :je ne suis qu’un pauvre soldat que la misère et la faim ont forcé àaccrocher l’uniforme à un clou pour se mettre à travailler laterre. J’ai bien un frère qui est soldat aussi, mais il est riche,lui, et Votre Majesté doit sûrement le connaître. Mais moi, parceque j’étais si pauvre, personne ne me connaissait. Le roi eutcompassion et lui dit :

– Oublie à présent ta pauvreté, monami : avec ce que je vais te donner, tu seras au moins aussiriche que ton frère. Et en effet, il lui donne d’abord de l’or enquantité, et puis des champs, des prés, des bois, et des troupeaux,qui firent de lui un riche entre les riches, à côté duquel larichesse de son frère n’était rien. En apprenant ce qu’il avaitobtenu d’une seule betterave, le frère se prit à l’envier et se mità réfléchir en long et en large au bon moyen d’en faireautant : une pareille chance, n’est-ce pas, il n’y avaitaucune raison qu’il ne la connût pas ! Mais comme il tenait àse montrer plus adroit, ce fut de l’or et ce furent des chevauxqu’il offrit en présent au roi. Le roi, en recevant ce cadeau, luidit qu’il ne voyait rien de mieux à lui donner en échange, rien deplus rare et de plus extraordinaire que la betterave géante, sibien qu’il fallut que le riche chargeât sur un gros tombereau labetterave de son frère et la rapportât dans sa maison. Il enrageait, à vrai dire, et son dépit, sa fureur se calmèrent si peu,quand il se retrouva chez lui, qu’il en vint aux mauvaises penséeset résolut de tuer ce frère abhorré. Il s’aboucha avec des banditsmeurtriers qui se chargèrent de lui dresser un guet-apens pour luiôter la vie, puis il alla trouver son frère et lui dit :« Mon cher frère, je connais un trésor caché. Viens avec moi,que nous allions le prendre ! » Sans méfiance, lefrère le suivit ; mais quand ils furent en rase campagne, lesbandits lui tombèrent dessus, le ligotèrent et le tirèrent au piedd’un arbre, auquel ils voulaient le pendre. A cet instant, la mâlepeur les saisit en entendant résonner le pas d’un cheval quiapprochait, et le chant à tue-tête du cavalier. Vite, vite, ilsjetèrent, cul par-dessus tête, leur prisonnier dans un sac qu’ilsnouèrent, le hissèrent jusqu’aux hautes branches de l’arbre etprirent la fuite à toutes jambes. Celui qui arrivait si gaiementsur la route n’était autre qu’un écolier errant, joyeux drille quichantait en chemin pour se tenir compagnie. Là-haut, dans son sac,le prisonnier s’était employé à faire un trou pour y voir, et quandil vit qui passait au-dessous de lui, il lui cria son salut :« A la bonne heure, et Dieu te garde ! » L’étudiantregarda de droite et de gauche, ne sachant pas d’où venait cettevoix. « Qui m’appelle ? » finit-il pardemander ; et l’autre, au plus haut de l’arbre, lui réponditpar un vrai discours.

– Lève un peu tes regards !cria-t-il. Je suis ici en haut, installé dans le sac de la sagesse.J’y ai appris quantité de grandes choses en peu de temps. Lesuniversités, avec tout ce qu’on peut y apprendre, ne sont que duvent à côté ! Dans un petit moment, j’en aurai fini et jedescendrai, sage entre tous les sages, et savant plus que tous lessavants du monde. Je connais les étoiles et les signes du ciel, lesouffle de tous les vents, les sables dans la mer, la guérison desmaladies, les vertus des plantes, le langage des oiseaux et lessecrets des pierres. Si tu y entrais une seule fois, tu sentiraiset tu éprouverais la magnificence qui se répand hors du sac de lasagesse !

– Bénie soit l’heure qui m’a fait terencontrer ! s’exclama l’étudiant, tout émerveillé de ce qu’ilvenait d’entendre. Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi, tâterun peu du sac de la sagesse ? Rien qu’un tout petit peu…Là-haut, l’homme du sac feignit de ne pas y consentir bienvolontiers, montra de l’hésitation et finit par dire :

– Pour un petit moment, oui, mais contrerécompense et gracieux remerciements. Et puis, il te faudraattendre encore une heure.- il me reste quelques petites choses àrecevoir pour compléter mon enseignement. Impatient, l’étudiantattendit sans rien dire un court moment, puis, n’y tenant plus, ilsupplia l’autre de le laisser se mettre dans le sac : sa soifde sagesse le torturait tellement ! Là-haut, l’homme du sacfit mine de se laisser toucher et convaincre.

– C’est entendu, dit-il, mais pour que jepuisse sortir du temple de la connaissance, il faut que tu fassesdescendre le sac au bout de sa corde, et alors tu pourras y entrerà ton tour ! L’étudiant le fit descendre, dénoua le lien dusac et libéra le prisonnier.

– A moi, maintenant ! cria-t-ilaussitôt, tout enthousiaste. Vite, hisse-moi là-haut ! Déjà ilétait prêt à se fourrer dans le sac, mais l’autre l’arrêta :« Halte ! Pas comme cela ! » Et il l’attrapapar la tête et le fourra tête en bas dans le sac, noua la corde surses pieds et hissa, ainsi empaqueté, le digne disciple de lasagesse, jusqu’au sommet de l’arbre où il resta à se balancer, latête en bas.

– Comment te sens-tu, mon cherconfrère ? lui cria-t-il d’en bas. Commences-tu à sentir déjàl’infusion de la sagesse en toi ? Pour mieux apprendre,tiens-toi tranquille et ne parle pas, surtout pas, jusqu’à ce quetu sois devenu pleinement sage ! Et sur ces bonnes paroles, ilmonta le cheval de l’étudiant et s’en alla, mais non sans avoiraverti quelqu’un au passage, pour qu’il vienne une heure plus tardle descendre de là.

Chapitre 4Blanche Neige

C’était l’hiver.

Une reine cousait, assise auprès d’une fenêtredont le cadre était en bois d’ébène, tandis que la neige tombait àgros flocons.

En cousant, la reine se piqua le doigt etquelques gouttes de sang tombèrent sur la neige. Le contraste entrele rouge du sang, la couleur de la fenêtre et la blancheur de laneige était si beau, qu’elle se dit :

– Je voudrais avoir une petite fille quiait la peau blanche comme cette neige, les lèvres rouges comme cesang, les yeux et les cheveux noirs comme les montants de cettefenêtre.

Peu de temps après, elle eut une petite filleà la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang,aux yeux et aux cheveux noirs comme l’ébène. On l’appela Blancheneige. Mais la reine mourut le jour de sa naissance.

Un an plus tard le roi se remaria. Sa femmeétait très belle et très jalouse. Elle possédait un miroir magique,don d’une fée, qui répondait à toutes les questions. Chaque matin,tandis que la reine se coiffait, elle lui demandait :

– Miroir, miroir en bois d’ébène,dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle. Et, invariablement, lemiroir répondait :

– En cherchant à la ronde, dans tout levaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi.

Cependant, Blanche neige grandissait etdevenait de plus en plus gracieuse.

Un jour où, comme de coutume, la reineinterrogeait son miroir, celui-ci répondit :

– Reine, tu étais la plus belle, maisaujourd’hui Blanche neige est une merveille.

A partir de ce moment, la reine se mit à haïrBlanche neige. Enfin, n’y tenant plus, elle fit venir un de sesgardes et lui dit :

– Emmène cette enfant dans la forêt ettue-la.

Le garde conduisit Blanche neige dans laforêt, mais, comme il levait son couteau pour la tuer, il fut siému par ses larmes et sa beauté qu’il n’acheva pas son geste. Ens’éloignant, il pensa qu’elle serait bientôt la victime des bêtessauvages.

La pauvre Blanche neige demeurée seule dans laforêt se mit à courir, trébuchant sur les cailloux. Vers le soir,alors que ses petits pieds ne pouvaient plus la porter, elle arrivaauprès d’une jolie maisonnette et entra se reposer.

Elle y trouva une petite table dressée, avecsept petites assiettes et sept petits couverts. Contre le mur, il yavait sept petits lits, aux draps bien tirés, blancs comme neige.Blanche neige, qui avait très faim et très soif, mangea un peu dela nourriture préparée dans chaque assiette et but une gorgée devin dans chaque verre. Puis, comme elle était très fatiguée, ellese coucha et s’endormit immédiatement.

Le soir, les habitants de la maisonnettearrivèrent. C’étaient sept nains qui cherchaient dans la montagnede l’or et des diamants.

Le premier nain, regardant autour de lui, vitune petite fille qui dormait couchée dans son lit. Il appela sescompagnons qui se précipitèrent, élevant leurs lanternes pour mieuxla voir.

– Oh, la jolie petite fille !s’écrièrent-ils.

Ils la laissèrent dormir, la veillant avecamour.

Quand Blanche neige se réveilla et qu’elle vitles sept nains, elle eut d’abord peur. Mais ils étaient si doux etsi souriants qu’elle se rassura bientôt. Ils lui demandèrent sonnom et comment elle était parvenue dans leur demeure.

La petite fille leur raconta son aventure. Lesnains lui proposèrent de rester avec eux.

– Tu t’occuperas de la maison, tu ferasla cuisine, et tu raccommoderas notre linge…

Blanche neige remercia et accepta, touteheureuse.

Dans la journée, pendant que les nains étaientpartis extraire l’or et les pierres précieuses de la montagne, lafillette restait seule. Mais ils lui avaient bien recommandé den’ouvrir à personne.

– Méfie-toi de ta belle-mère. Elle netardera pas à apprendre que tu es vivante, et viendra te rechercherjusqu’ici.

La reine croyait être de nouveau la plus bellefemme du monde. Un jour, elle voulut se le faire confirmer par sonmiroir. Le miroir répondit :

– Reine, tu étais la plus belle, maisBlanche neige au pays des sept nains, au-delà des monts, bien loin,est aujourd’hui une merveille.

La reine savait que son miroir ne mentait pas.Furieuse, elle comprit que le garde l’avait trompée et que Blancheneige vivait encore.

Elle réfléchit longtemps au moyen de s’endébarrasser, et décida de se rendre chez les sept nains. Aprèss’être bruni le visage et habillée en marchande, elle frappa à laporte de la maisonnette en criant :

– Belle marchandise à vendre, bellemarchandise !

Blanche neige se pencha à la fenêtre etdemanda :

– Bonjour brave femme. Quevendez-vous ?

– Des corsets, des rubans, et toutessortes de colifichets.

« Je peux bien laisser entrer cette bravefemme », pensa Blanche neige, et elle ouvrit la porte pouracheter quelques rubans pour son corselet…

– Comme ils vous vont bien !s’exclama la marchande avec admiration. Mais laissez-moi vouslacer, vous jugerez mieux de l’effet. Blanche neige, qui ne sedoutait de rien, la laissa faire. La vieille serra si vite et sifort que la jeune fille tomba à terre comme morte.

– Et maintenant, ricana la reine, je suisde nouveau la plus belle femme au monde. Et elle quitta rapidementla maisonnette.

Le soir, en rentrant, les sept nains furentépouvantés à la vue de Blanche neige gisant à terre, sans vie.Apercevant le corselet tellement serré, ils coupèrent immédiatementles lacets. Blanche neige peu à peu revint à la vie.

Elle leur raconta ce qui s’était passé. Lesnains lui dirent alors :

– Cette vieille marchande devait être tabelle-mère. Fais bien attention désormais et ne laisse entrerabsolument personne.

Cependant, la reine, revenue dans son palais,prit son miroir et le consulta. Elle apprit ainsi que Blanche neigeétait toujours en vie, et entra dans une violente fureur. « Ilfaut pourtant qu’elle disparaisse » pensa-t-elle. Elleenduisit un peigne de poison, prit un autre déguisement, partit àtravers la montagne et arriva à la maison des sept nains. Ellefrappa à la porte et cria :

– Belle marchandise à vendre, bellemarchandise !

Blanche neige se pencha à la fenêtre, mais nevoulut pas la laisser entrer.

– Vous pouvez toujours regarder, luidit-elle. Cela ne vous engage à rien. Et elle tendit le peigneempoisonné à la jeune fille. Il était si beau que Blanche neige neput résister à la tentation. Elle entrebâilla la porte et acheta lepeigne.

– Laissez-moi donc vous coiffer joliment,lui dit la marchande. Mais à peine avait-elle passé le peigne dansles cheveux de la jeune fille que le poison commença à agir et queBlanche neige tomba à terre sans connaissance.

Par bonheur, ce jour-là, les nains revinrentplus tôt que de coutume. En voyant Blanche neige étendue à terre,pâle comme une morte, ils comprirent que sa belle-mère était encorevenue. Ils découvrirent le peigne empoisonné, l’arrachèrent,rendant ainsi la vie à la jeune fille.

Puis ils lui firent promettre de ne plusouvrir la porte sous aucun prétexte.

La reine, arrivée au palais, demanda à sonmiroir :

– Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moique je suis la plus belle. Et le miroir répondit à nouveau queBlanche neige était une merveille.

Cette réponse fit trembler la reine de rage etde jalousie. Elle jura que Blanche neige mourrait, dut-elle mourirelle-même. Elle alla dans son cabinet secret et prépara une pommeempoisonnée. Celle-ci était belle et appétissante. Cependant, ilsuffisait d’en manger un petit morceau pour mourir. La reine semaquilla, s’habilla en paysanne et partit pour le pays des septnains. Arrivée à la maisonnette, elle frappa à la porte.

– Je ne peux laisser entrer personne, onme l’a défendu, dit Blanche neige.

– J’aurais pourtant bien aimé ne pasremporter mes pommes, dit la paysanne. Regarde comme elles sontbelles. Goûtes-en une.

– Non, répondit Blanche neige, je n’osepas.

– Aurais-tu peur ? Tiens, nousallons la partager…

La reine n’avait empoisonné la pomme que d’unseul côté, le côté rouge, le plus appétissant : Elle la coupaen deux et tendit la partie empoisonnée à Blanche neige, tout enmordant dans l’autre. Rassurée, la jeune fille la porta à sabouche. Elle ne l’eut pas plutôt mordue qu’elle tomba comme morte.La reine eut alors un rire diabolique.

– Blanche comme la neige, rouge comme lesang, noire comme l’ébène, tu es bien morte cette fois et les nainsne pourront pas te redonner la vie.

De retour au palais, elle interrogea sonmiroir qui lui répondit :

– En cherchant à la ronde, dans tout levaste monde, on ne trouve pas de plus belle que toi.

Et son cœur jaloux fut apaisé.

Quand les sept nains revinrent à leur demeure,ils trouvèrent Blanche neige étendue sur le sol. Cette fois, ellesemblait bien morte. Désespérés, ils la pleurèrent sans arrêtpendant trois jours et trois nuits. Ils voulurent l’enterrer, maiscomme ses joues demeuraient roses et ses lèvres fraîches, ilsdécidèrent de ne pas la mettre sous terre, mais de lui fabriquer uncercueil de cristal et de la garder près d’eux.

Ils placèrent le cercueil sur un rocher, àcôté de la maisonnette, et ils montèrent la garde à tour de rôle.Les années passèrent. Blanche neige semblait toujours dormirtranquillement dans son cercueil de cristal, fraîche et rose.

Un jour, un prince jeune et beau traversa laforêt et s’arrêta chez les sept nains pour y passer la nuit. Quandil vit le cercueil de cristal et la belle jeune fille endormie, ilfut pris d’un tel amour pour elle, qu’il dit aux nains :

– Faites m’en cadeau ! Je ne peuxplus vivre sans voir Blanche neige.

Les nains, émus, lui donnèrent le cercueil decristal. Le prince le fit porter à dos d’homme jusqu’à son palais.Chemin faisant, un des porteurs trébucha et la secousse fut telleque le morceau de pomme resté dans la gorge de la jeune fille ensortit. Elle ouvrit les yeux, souleva le couvercle du cercueil, etregardant autour d’elle, dit :

– Où suis-je ?

Tout joyeux, le prince lui répondit :

– Tu es en sécurité avec moi. Je t’aimeplus que tout au monde, viens au palais du roi, mon père et jet’épouserai.

Blanche neige consentit avec joie. Leurs nocesfurent célébrées avec une splendeur et une magnificence dignes deleur bonheur.

On invita tous les rois et toutes les reines.Quand la belle-mère se fut parée de ses plus beaux atours, elleposa à son miroir l’éternelle question.

Hélas, le miroir lui répondit :

– Reine tu étais la plus belle, mais lafiancée brille d’une splendeur sans pareille.

A ces mots, la reine entra dans une violentefureur. Tout d’abord, elle ne voulut plus aller aux noces. Puiselle ne put résister au désir de voir cette jeune princesse quiétait si belle. Quand elle reconnut Blanche neige, elle fut prised’une telle rage qu’elle tomba terrassée par sa proprejalousie.

Chapitre 5La Bonne bouillie

Il était une fois une pieuse et pauvre fillequi vivait seule avec sa mère. Elles n’avaient plus rien à manger,et la fillette s’en alla dans la forêt, où elle fit la rencontred’une vieille femme qui connaissait sa misère et qui lui fit cadeaud’un petit pot, auquel il suffisait de dire. « Petit pot,cuis ! », pour qu’il vous cuise une excellente et doucebouillie de millet ; et quand on lui disait. « Petit pot,cesse ! », il s’arrêtait aussitôt de faire la bouillie.La fillette rapporta le pot chez sa mère, et c’en fut terminé pourelles et de la pauvreté et de la faim, car elles mangeaient de labonne bouillie aussi souvent et tout autant qu’elles le voulaient.Une fois, la fille était sortie et la mère dit : « Petitpot, cuis ! » Alors il cuisina, et la mère mangea jusqu’àn’avoir plus faim ; mais comme elle voulait maintenant que lepetit pot s’arrêtât, elle ne savait pas ce qu’il fallait dire, etalors il continua et continua, et voilà que la bouilliedéborda ; et il continua, et la bouillie envahit la cuisine,la remplit, envahit la maison, puis la maison voisine, puis la rue,continuant toujours et continuant encore comme si le monde entierdevait se remplir de bouillie que personne n’eût plus faim. Oui,mais alors commence la tragédie, et personne ne sait comment yremédier. La rue entière, les autres rues, tout est plein ; etquand il ne reste plus, en tout et pour tout, qu’une seule maisonqui ne soit pas remplie, la fillette rentre à la maison et dit toutsimplement. « Petit pot, cesse ! » Et il s’arrête etne répand plus de bouillie. Mais celui qui voulait rentrer enville, il lui fallait manger son chemin.

Chapitre 6Les Bottes en cuir de buffle

Un soldat qui n’a peur de rien se doit ausside ne se tracasser de rien. Tel était le soldat de cette histoire,qui venait d’être démobilisé ; comme il ne savait rien etn’avait rien appris qui pût lui servir à gagner son pain, il s’enalla tout simplement et se mit à mendier. Il possédait un vieuxmanteau de drap contre les intempéries, et il était aussi chausséde hautes bottes en cuir de buffle, qu’il avait pu garder. Un jour,il s’en alla, coupant à travers champs, sans s’occuper le moins dumonde des chemins ou des routes, des carrefours ou des ponts, etil finit par se trouver dans une grande forêt sans trop savoiroù il était. En cherchant à se repérer, il vit, assis sur unesouche d’arbre, quelqu’un de bien vêtu qui portait le costume vertdes chasseurs. Le soldat vint et lui serra la main, puis s’assitfamilièrement dans l’herbe à côté de lui, les jambes allongées.

– Je vois, dit-il au chasseur, que tuportes de fines bottes fameusement cirées ; mais si tu étaistoujours par monts et par vaux comme moi, elles ne résisteraientpas longtemps, c’est moi qui te le dis ! Regarde un peu lesmiennes : c’est du buffle et cela tient le coup, même s’il y alongtemps qu’elles servent ! Au bout d’un moment, le soldat seremit debout.

– J’ai trop faim pour rester là pluslongtemps, dit-il. Mais toi, mon vieux Bellesbottes, quelle est tadirection ?

– Je n’en sais trop rien, répondit lechasseur, je me suis égaré dans la forêt.

– Tu es dans le même cas que moi, alors,reprit le soldat. Qui se ressemble s’assemble, comme on dit. On neva pas se quitter, mais chercher le bon chemin ensemble ! Lechasseur eut un léger sourire et ils cheminèrent de conservejusqu’à la tombée de la nuit. On n’en sortira pas, de cetteforêt ! s’exclama le soldat. Mais j’aperçois là-bas unelumière, on y trouvera de quoi manger sans doute. Allons-y !Ils arrivèrent à une solide maison de pierre et frappèrent à laporte. Une vieille femme vint ouvrir.

– Nous cherchons un campement pour lanuit et quelque chose à nous mettre sous la dent, dit lesoldat ; mon estomac est aussi vide qu’un vieux tambour.

– Ne restez pas là ! leur conseillala vieille femme. C’est une maison de voleurs, un repaire debandits, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous enaller avant leur retour. S’ils vous trouvent ici, vous êtesperdus ! – Oh ! les choses ne sont pas si terribles quecela, répondit le soldat. Cela fait deux jours que je n’ai rienmangé, pas une miette. Périr ici ou aller crever de faim dans laforêt, cela ne change rien pour moi. Je préfère entrer ! Lechasseur ne voulait pas le suivre, mais le soldat l’attrapa par lamanche et le tira en lui disant : « Allez, viens, vieuxfrère, on n’est pas encore mort pour autant ! »Compatissante, la vieille femme leur dit.- « Allez vous cacherderrière le poêle, je vous ferai passer les restes, s’il y en a,quand ils seront endormis. » Ils venaient à peine de seglisser dans leur coin quand les bandits, au nombre de douze,firent irruption dans la maison et se précipitèrent à table enréclamant à corps et à cris leur souper. La table était déjà miseet la vieille leur apporta un rôti énorme, dont les bandits serégalèrent. Mais quand la délicieuse odeur du plat vint chatouillerles narines du soldat, il n’y put plus tenir. – J’y vais !dit-il au chasseur. Je me mets à table avec eux et je mange !Impossible d’attendre.

– Tu vas nous faire tuer ! dit lechasseur en le retenant par le bras.

Mais le soldat fit exprès de tousser bien fortet les bandits, en l’entendant lâchèrent couteaux et fourchettespour se précipiter derrière le poêle, où ils les trouvèrent tousles deux. – Ha ha ! mes beaux messieurs, on se cache dans lescoins ? et qu’est-ce que vous fichez ici ? on vous aenvoyé espionner ? C’est bon, vous allez bientôt savoircomment on plane sous une bonne branche nue !

– Eh là ! un peu plus de manières,que diable ! s’exclama le soldat. Je crève de faim, alorsdonnez-moi d’abord à manger ! Après, vous ferez ce qu’il vousplaira. Les bandits en furent stupéfaits et le chef parla – Aumoins, toi, tu n’as pas froid aux yeux ! C’est bon, on va tedonner à manger d’abord et tu mourras après.

– On verra bien, fit le soldat avecinsouciance, tout en allant se mettre à table pour travaillerhardiment du couteau dans le rôti. Viens manger, mon vieuxBellesbottes ! lança-t-il à son compagnon. Tu dois être aussiaffamé que moi. Le rôti est fameux, je t’assure ! Même cheztoi, tu n’en mangerais pas de meilleur ! Mais le chasseurresta à l’écart et ne voulut pas manger, et le soldat y alla de bonappétit, observé avec stupéfaction par les bandits qui se disaient« Il ne manque pas de culot, celui-là ! »

– C’est joliment bon ! déclara lesoldat quand il eut vidé son assiette. Maintenant, il faudraitaussi boire un bon coup, et la bonne bouteille se faitattendre ! Le chef se sentait d’assez bonne humeur pour luifaire encore ce plaisir et il cria à la vieille femme :« Monte-nous une bonne bouteille de la cave ! Mais dubon, hein, tu as compris ? » Ce fut le soldat lui-mêmequi déboucha la bouteille, en faisant péter le bouchon de façonretentissante, puis il passa, bouteille en main, près du chasseur,auquel il chuchota. « Prends garde, vieux frère, tu vasmaintenant en voir de belles ! Regarde bien : je vaislever mon verre à la santé de toute la sacrée clique ! »Sur quoi il se retourna, leva son verre au-dessus de sa tête etdéclama – « A votre bonne santé à tous, mais la gueule grandeouverte et le bras droit levé ! » Et il but une solidelampée. Il avait à peine dit ces mots que les bandits restaienttous figés comme des statues, la bouche ouverte et le bras droitdressé en l’air. Je suis sûr que tu as encore bien d’autres toursdans ton sac, lui dit le chasseur en voyant cela, mais c’est trèsbien. A présent, viens, allons-nous-en !

– Holà, mon vieux frère, ce serait uneretraite prématurée ! répondit le soldat. L’ennemi est vaincu,il nous faut encore cueillir notre butin. Tu vois, ils sont tousfigés solidement, et la stupéfaction leur tient la gueuleouverte ; mais ils ne peuvent pas bouger sans ma permission.Alors viens, mangeons et buvons tranquillement, puisque la tableest servie. La vieille femme dut leur monter une autre bouteille dela cave, et le soldat ne consentit à se lever de table qu’aprèsavoir mangé au moins pour trois jours. L’aube s’annonçait déjà.Voilà, dit-il, le moment est venu de lever le camp ; mais pourn’avoir pas à s’épuiser en marches et contremarches, on va se faireindiquer par la vieille le chemin le plus court pour aller à laville. Une fois là-bas, le soldat s’en fut trouver ses ancienscamarades et leur dit :

– J’ai découvert là-bas, dans la forêt,tout un terrier de gibier de potence. Vous allez venir avec moi,qu’on les cueille au gîte ! Puis il se tourna vers son ami lechasseur et lui dit – Tu viens aussi avec nous.- il faut que tu lesvoies battre des ailes, nos oiseaux, quand on les aura faits auxpattes ! Après avoir disposé ses hommes tout autour desbandits, le soldat prit la bouteille, but un bon coup, puis levason verre en disant joyeusement. « A votre bonne santé àtous ! » Instantanément, les bandits retrouvèrent l’usagede leurs membres et purent bouger, mais les soldats eurent tôt faitde les jeter à terre et de leur lier pieds et mains avec de bonnescordes. Ensuite, le soldat leur commanda de les jeter tous commedes sacs dans une charrette et leur dit : « Etmaintenant, tout droit à la prison ! » Avant leur départ,toutefois, le chasseur prit un des hommes de l’escorte à part etlui fit encore une recommandation particulière.

– Mon vieux Bellesbottes, lui dit lesoldat, nous avons pu heureusement prendre l’ennemi par surprise etbien nous nourrir sur son dos. Maintenant, il ne nous reste plusqu’à nous reposer à l’arrière-garde et à suivre le train touttranquillement. En approchant de la ville, le soldat s’aperçutqu’il y avait foule aux portes et que tout le monde poussait descris de joie en agitant de verts rameaux ; il vit ensuite quetoute la garde, en grand uniforme et en ordre de marche, s’avançaità leur rencontre.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’étonna-t-il en se tournant vers le chasseur.

– Tu ne sais donc pas que le roi,longtemps absent de son royaume, y fait retour aujourd’hui ?lui répondit-il. Et ils sont tous venus pour l’accueillir.

– Mais le roi, où est-il ? Je ne levois pas, dit le soldat. – Ici, répondit le chasseur. Je suis leroi et j’ai fait annoncer mon retour. Il ouvrit alors sa vesteverte de chasseur pour que tout le monde pût voir son vêtementroyal, qu’elle cachait. Pour le coup, le soldat sursauta, tomba àgenoux et le supplia de lui pardonner de s’être conduit comme ill’avait fait, dans son ignorance, en le traitant d’égal à égal, eten l’affublant de tous ces surnoms irrespectueux. Le roi lui tenditla main en lui disant :

– Tu es un brave soldat et tu m’as sauvéla vie. Jamais plus tu ne seras dans la misère, je vais m’enoccuper. Et s’il te prend parfois envie de déguster une tranche derôti aussi appréciable que celui du repaire des bandits, tu n’aurastout simplement qu’à venir aux cuisines du palais. Mais avant delever ton verre à la santé de qui que ce soit, il faudra tout demême que tu viennes me demander d’abord la permission !

Chapitre 7Bout de paille, braise et haricot

Dans un petit village vivait une pauvrevieille femme, qui s’était ramassé un plat de haricots et voulaitles faire cuire. Elle dressa son feu dans la cheminée et l’allumaavec une bonne poignée de paille pour qu’il brûle plus vite. Quandelle mit ses haricots dans la marmite, il y en eut un qui luiéchappa par mégarde, et qui vint choir sur le sol juste à côté d’unbrin de paille ; l’instant d’après, c’était un bout de braisequi sautait du foyer et qui venait tomber auprès des autres. Lebout de paille entama la conversation :

– Chers amis, d’où arrivez-vous commecela ?

– La chance m’a permis de sauter hors dufeu, répondit la braise et sans la force de cet élan, c’était pourmoi la mort certaine : je serais maintenant réduite encendres.

– Je l’ai échappé belle aussi, réponditle haricot à son tour, car si la vieille femme m’avait jeté dans lamarmite, irrémissiblement c’en était fait de moi et j’étais cuitavec les autres.

– Croyez-vous peut-être que le j’auraiseu un destin plus clément ? reprit le bout de paille. Tous mesfrères, la vieille les a fait passer en feu et en fumée :soixante d’un coup, qu’elle avait pris, auquel elle a ôté lavie ! Moi, par bonheur, je lui ai filé entre les doigts.

– Et maintenant, qu’est-ce que nousallons faire ? demanda la braise.

– A mon avis, dit le haricot, puisquenous avons tous les trois sites miraculeusement échappé à la mort,nous devrions nous unir en bons camarades et partir tous d’ici pourgagner un autre pays, afin d’éviter quelque nouveau malheur.

La proposition convint aux deux autres, ettous ensemble ils se mirent en chemin. Ils arrivèrent bientôtdevant un ruisselet qui n’avait pas le moindre pont, ni-même unepasserelle, et ils ne savaient pas comment passer de l’autre côté.Le fétu eut alors une bonne idée et dit : « Je vais mecoucher en travers, et vous pourrez ainsi passer sur moi comme surun pont. »

La paille, donc, se suspendit entre une riveet l’autre, et sur ce pont improvisé, la braise, avec son naturelardent, s’avança hardiment, mais à tout petits pas pour ne pasrenverser le fragile édifice. Arrivée au milieu, toutefois, enentendant le bruit que faisait le courant au-dessous d’elle, lapeur la prit et elle s’immobilisa, n’osant pas se risquer plusavant ; aussi le bout de paille commença-t-il à prendre feu,se rompant net par le milieu et tombant dans l’eau, entraînant danssa perdition la braise, qui chuinta en touchant l’eau et renditaussitôt l’esprit.

Le haricot, demeuré prudemment sur la rive,partit d’un tel fou rire en voyant cette histoire, et s’en tordittellement sans pouvoir s’arrêter, que, pour finir, il éclata. C’eneût été fini de lui pareillement, si par bonheur un compagnontailleur qui faisait son tour d’Allemagne ne s’était arrêté au bordde ce ruisseau pour se reposer. Par ce qu’il avait bon cœur etl’âme secourable, le tailleur prit du fil et une aiguille et se mitaussitôt à le recoudre. Le haricot lui en fit ses remerciementschaleureux et choisis comme on l’imagine ; mais comme il avaitutilisé du fil noir, c’est pour cela que, depuis ce temps-là, tousles haricots ont une couture noire.

Chapitre 8Cendrillon

Un homme riche avait une femme qui tombamalade ; et quand celle-ci sentit sa fin prochaine, elleappela à son chevet son unique fille et lui dit :

– Chère enfant, reste bonne et pieuse, etle bon Dieu t’aidera toujours, et moi, du haut du ciel, je teregarderai et te protégerai.

Puis elle ferma les yeux et mourut. Lafillette se rendit chaque jour sur la tombe de sa mère, pleura etresta bonne et pieuse. L’hiver venu, la neige recouvrit la tombed’un tapis blanc. Mais au printemps, quand le soleil l’eut faitfondre, l’homme prit une autre femme.

La femme avait amené avec elle ses deux fillesqui étaient jolies et blanches de visage, mais laides et noires decœur. Alors de bien mauvais jours commencèrent pour la pauvrebelle-fille.

Faut-il que cette petite oie reste avec nousdans la salle ? dirent-elles. Qui veut manger du pain, doit legagner. Allez ouste, souillon !

Elles lui enlevèrent ses beaux habits, lavêtirent d’un vieux tablier gris et lui donnèrent des sabots debois. « Voyez un peu la fière princesse, comme elle estaccoutrée ! », s’écrièrent-elles en riant et elles laconduisirent à la cuisine. Alors il lui fallut faire du matin ausoir de durs travaux, se lever bien avant le jour, porter de l’eau,allumer le feu, faire la cuisine et la lessive. En outre, les deuxsœurs lui faisaient toutes les misères imaginables, se moquaientd’elle, lui renversaient les pois et les lentilles dans la cendre,de sorte qu’elle devait recommencer à les trier. Le soir,lorsqu’elle était épuisée de travail, elle ne se couchait pas dansun lit, mais devait s’étendre près du foyer dans les cendres. Etparce que cela lui donnait toujours un air poussiéreux et sale,elles l’appelèrent « Cendrillon ».

Il arriva que le père voulut un jour se rendreà la foire ; il demanda à ses deux belles-filles ce qu’ildevait leur rapporter.

– De beaux habits, dit l’une. – Desperles et des pierres précieuses, dit la seconde.

– Et toi, Cendrillon, demanda-t-il, queveux-tu ?

– Père, le premier rameau qui heurteravotre chapeau sur le chemin du retour, cueillez-le pour moi.

Il acheta donc de beaux habits, des perles etdes pierres précieuses pour les deux sœurs, et, sur le chemin duretour, en traversant à cheval un vert bosquet, une branche denoisetier l’effleura et fit tomber son chapeau. Alors il cueillitle rameau et l’emporta. Arrivé à la maison, il donna à sesbelles-filles ce qu’elles avaient souhaité et à Cendrillon lerameau de noisetier. Cendrillon le remercia, s’en alla sur la tombede sa mère et y planta le rameau, en pleurant si fort que leslarmes tombèrent dessus et l’arrosèrent. Il grandit cependant etdevint un bel arbre. Cendrillon allait trois fois par jour pleureret prier sous ses branches, et chaque fois un petit oiseau blancvenait se poser sur l’arbre. Quand elle exprimait un souhait, lepetit oiseau lui lançait à terre ce quelle avait souhaité.

Or il arriva que le roi donna une fête quidevait durer trois jours et à laquelle furent invitées toutes lesjolies filles du pays, afin que son fils pût se choisir unefiancée. Quand elles apprirent qu’elles allaient aussi y assister,les deux sœurs furent toutes contentes ; elles appelèrentCendrillon et lui dirent –

– Peigne nos cheveux, brosse nos soulierset ajuste les boucles, nous allons au château du roi pour lanoce.

Cendrillon obéit, mais en pleurant, car elleaurait bien voulu les accompagner, et elle pria sa belle-mère debien vouloir le lui permettre.

– Toi, Cendrillon, dit-elle, mais tu espleine de poussière et de crasse, et tu veux aller à la noce ?Tu n’as ni habits, ni souliers, et tu veux aller danser ?

Mais comme Cendrillon ne cessait de lasupplier, elle finit par lui dire :

– J’ai renversé un plat de lentilles dansles cendres ; si dans deux heures tu les as de nouveau triées,tu pourras venir avec nous.

La jeune fille alla au jardin par la porte dederrière et appela :

« Petits pigeons dociles, petitestourterelles et vous tous les petits oiseaux du ciel, venez m’aiderà trier les graines :

les bonnes dans le petit pot,

les mauvaises dans votrejabot. »

Alors deux pigeons blancs entrèrent par lafenêtre de la cuisine, puis les tourterelles, et enfin, par nuées,tous les petits oiseaux du ciel vinrent en voletant se poser autourdes cendres. Et baissant leurs petites têtes, tous les pigeonscommencèrent à picorer : pic, pic, pic, pic, et les autres s’ymirent aussi : pic, pic, pic, pic, et ils amassèrent toutesles bonnes graines dans le plat. Au bout d’une heure à peine, ilsavaient déjà terminé et s’envolèrent tous de nouveau. Alors lajeune fille, toute joyeuse à l’idée qu’elle aurait maintenant lapermission d’aller à la noce avec les autres, porta le plat à samarâtre. Mais celle-ci lui dit :

– Non, Cendrillon, tu n’as pas d’habitset tu ne sais pas danser : on ne ferait que rire de toi.

Comme Cendrillon se mettait à pleurer, ellelui dit :

– Si tu peux, en une heure de temps, metrier des cendres deux grands plats de lentilles, tu nousaccompagneras. – Car elle se disait qu’au grand jamais elle n’yparviendrait.

Quand elle eut jeté le contenu des deux platsde lentilles dans la cendre, la jeune fille alla dans le jardin parla porte de derrière et appela :

« Petits pigeons dociles, petitestourterelles et vous tous les petits oiseaux du ciel, venez m’aiderà trier les graines :

les bonnes dans le petit pot,

les mauvaises dans votrejabot. »

Alors deux pigeons blancs entrèrent par lafenêtre de la cuisine, puis les tourterelles, et enfin, par nuées,tous les petits oiseaux du ciel vinrent en voletant se poser autourdes cendres. Et baissant leurs petites têtes, tous les pigeonscommencèrent -à picorer : pic, pic, pic, pic, et les autres sy mirent aussi : pic, pic, pic, pic, et ils ramassèrent toutesles bonnes graines dans les plats. Et en moins d’une demi-heure,ils avaient déjà terminé, et s’envolèrent tous à nouveau. Alors lajeune fille, toute joyeuse à l’idée que maintenant elle aurait lapermission d’aller à la noce avec les autres, porta les deux platsà sa marâtre. Mais celle-ci lui dit :

– C’est peine perdue, tu ne viendras pasavec nous, car tu n’as pas d’habits et tu ne sais pas danser ;nous aurions honte de toi.

Là-dessus, elle lui tourna le dos et partit àla hâte avec ses deux filles superbement parées.

Lorsqu’il n’y eut plus personne à la maison,Cendrillon alla sous le noisetier planté sur la tombe de sa mère etcria

« Petit arbre, ébranle-toi,agite-toi,

jette de l’or et de l’argent surmoi. »

Alors l’oiseau lui lança une robe d’or etd’argent, ainsi que des pantoufles brodées de soie et d’argent.Elle mit la robe en toute hâte et partit à la fête. Ni ses sœurs,ni sa marâtre ne la reconnurent, et pensèrent que ce devait être lafille d’un roi étranger, tant elle était belle dans cette robed’or. Elles ne songeaient pas le moins du monde à Cendrillon et lacroyaient au logis, assise dans la saleté, à retirer les lentillesde la cendre. Le fils du roi vint à sa rencontre, a prit par lamain et dansa avec elle. Il ne voulut même danser avec nulle autre,si bien qu’il ne lui lâcha plus la main et lorsqu’un autre danseurvenait l’inviter, il lui disait : « C’est macavalière ».

Elle dansa jusqu’au soir, et voulut alorsrentrer. Le fils du roi lui dit : « je m’en vais avec toiet t’accompagne », car il voulait voir à quelle familleappartenait cette belle jeune fille. Mais elle lui échappa et sautadans le pigeonnier. Alors le prince attendit l’arrivée du père etlui dit que la jeune inconnue avait sauté dans le pigeonnier.« Serait-ce Cendrillon ? » se demanda le vieillardet il fallut lui apporter une hache et une pioche pour qu’il pûtdémolir le pigeonnier. Mais il n’y avait personne dedans. Etlorsqu’ils entrèrent dans la maison. Cendrillon était couchée dansla cendre avec ses vêtements sales, et une petite lampe à huilebrûlait faiblement dans la cheminée ; car Cendrillon avaitprestement sauté du pigeonnier par-derrière et couru jusqu’aunoisetier ; là, elle avait retiré ses beaux habits, les avaitposés sur la tombe, et l’oiseau les avait remportés ; puiselle était allée avec son vilain tablier gris se mettre dans lescendres de la cuisine.

Le jour suivant, comme la fête recommençait etque ses parents et ses sœurs étaient de nouveau partis, Cendrillonalla sous le noisetier et dit :

« Petit arbre, ébranle-toi,agite-toi,

jette de l’or et de l’argent surmoi. »

Alors l’oiseau lui lança une robe encore plussplendide que celle de la veille. Et quand elle parut à la fêtedans cette toilette, tous furent frappés de sa beauté. Le fils dutoi, qui avait attendu sa venue, la prit aussitôt par la main et nedansa qu’avec elle. Quand d’autres venaient l’inviter, il leurdisait : « C’est ma cavalière. » Le soir venu, ellevoulut partir, et le fils du roi la suivit, pour voir dans quellemaison elle entrait, mais elle lui échappa et sauta dans le jardinderrière sa maison. Il y avait là un grand et bel arbre qui portaitles poires les plus exquises, elle grimpa entre ses branches aussiagilement qu’un écureuil, et le prince ne sut pas où elle étaitpassée. Cependant il attendit l’arrivée du père et luidit :

– La jeune fille inconnue m’a échappé, etje crois qu’elle a sauté sur le poirier.

« Serait-ce Cendrillon ? »pensa le père qui envoya chercher la hache et abattit l’arbre, maisil n’y avait personne dessus. Et quand ils entrèrent dans lacuisine, Cendrillon était couchée dans la cendre, tout commed’habitude, car elle avait sauté en bas de l’arbre par l’autrecôté, rapporté les beaux habits à l’oiseau du noisetier et revêtuson vilain tablier gris. Le troisième jour, quand ses parents etses sœurs furent partis, Cendrillon retourna sur la tombe de samère et dit au noisetier :

« Petit arbre, ébranle-toi,agite-toi,

jette de l’or et de l’argent surmoi. »

Alors l’oiseau lui lança une robe qui était sisomptueuse et si éclatante qu’elle n’en avait encore jamais vue depareille, et les pantoufles étaient tout en or. Quand elle arriva àla noce dans cette parure, tout le monde fut interdit d’admiration.Seul le fils du roi dansa avec elle, et si quelqu’un l’invitait, ildisait : « C’est ma cavalière. »

Quand ce fut le soir, Cendrillon voulutpartir, et le prince voulut l’accompagner, mais elle lui échappa sivite qu’il ne put la suivre. Or le fils du roi avait eu recours àune ruse : il avait fait enduire de poix tout l’escalier, desorte qu’en sautant pour descendre, la jeune fille y avait laissésa pantoufle gauche engluée. Le prince la ramassa, elle étaitpetite et mignonne et tout en or.

Le lendemain matin, il vint trouver le vieilhomme avec la pantoufle et lui dit :

– Nulle ne sera mon épouse que celle dontle pied chaussera ce soulier d’or.

Alors les deux sœurs se réjouirent, car ellesavaient le pied joli. L’aînée alla dans sa chambre pour essayer lesoulier en compagnie de sa mère. Mais elle ne put y faire entrer legros orteil, car la chaussure tait trop petite pour elle ;alors sa mère lui tendit un couteau en lui disant :

– Coupe-toi ce doigt ; quand tuseras reine, tu n’auras plus besoin d’aller à pied.

Alors la jeune fille se coupa l’orteil, fitentrer de force son pied dans le soulier et, contenant sa douleur,s’en alla trouver le fils du roi. Il la prit pour fiancée, la mitsur son cheval et partit avec elle. Mais il leur fallut passerdevant la tombe ; les deux petits pigeons s’y trouvaient,perchés sur le noisetier, et ils crièrent :

« Roucou-cou, roucou-cou et voyezlà,

Dans la pantoufle, du sang il ya :

Bien trop petit était lesoulier ;

Encore au logis la vraiefiancée. »

Alors il regarda le pied et vit que le sang encoulait. Il fit faire demi-tour à son cheval, ramena la faussefiancée chez elle, dit que ce n’était pas la véritable jeune filleet que l’autre sœur devait essayer le soulier. Celle-ci alla danssa chambre, fit entrer l’orteil, mais son talon était trop grand.Alors sa mère lui tendit un couteau en disant :

– Coupe-toi un bout de talon ; quandtu seras reine, tu n’auras plus besoin d’aller à pied.

La jeune fille se coupa un bout de talon, fitentrer de force son pied dans le soulier et, contenant sa douleur,s’en alla trouver le fils du roi. Il la prit alors pour fiancée, lamit sur son cheval et partit avec elle. Quand ils passèrent devantle noisetier, les deux petits pigeons s’y trouvaient perchés etcrièrent :

« Roucou-cou, roucou-cou et voyezlà,

Dans la pantoufle, du sang il ya :

Bien trop petit était lesoulier ;

Encore au logis la vraiefiancée. »

Le prince regarda le pied et vit que le sangcoulait de la chaussure et teintait tout de rouge les bas blancs.Alors il fit faire demi-tour à son cheval, et ramena la faussefiancée chez elle.

– Ce n’est toujours pas la bonne, dit-il,n’avez-vous point d’autre fille ?

– Non, dit le père, il n’y a plus que lafille de ma défunte femme, une misérable, Cendrillon, malpropre,c’est impossible qu’elle soit la fiancée que vous cherchez.

Le fils du roi dit qu’il fallait la fairevenir, mais la mère répondit :

– Oh non ! la pauvre est bien tropsale pour se montrer.

Mais il y tenait absolument et on dut appelerCendrillon. Alors elle se lava d’abord les mains et le visage, puiselle vint s’incliner devant le fils du roi, qui lui tendit lesoulier d’or. Elle s’assit sur un escabeau, retira son pied dulourd sabot de bois et le mit dans la pantoufle qui lui allaitcomme un gant. Et quand elle se redressa et que le fils du roi vitsa figure, il reconnut la belle jeune fille avec laquelle il avaitdansé et s’écria :

– Voilà la vraie fiancée !

La belle-mère et les deux sœurs furent prisesde peur et devinrent blêmes de rage. Quant au prince, il pritCendrillon sur son cheval et partit avec elle. Lorsqu’ils passèrentdevant le noisetier, les deux petits pigeons blancscrièrent :

« Roucou-cou, Roucou-cou et voyezlà,

Dans la pantoufle, du sang plus neverra

Point trop petit était lesoulier,

Chez lui, il mène la vraiefiancée. »

Et après ce roucoulement, ils s’envolèrenttous deux et descendirent se poser sur les épaules de Cendrillon,l’un à droite, l’autre à gauche et y restèrent perchés.

Le jour où l’on devait célébrer son mariageavec le fils du roi, ses deux perfides sœurs s’y rendirent avecl’intention de s’insinuer dans ses bonnes grâces et d’avoir part àson bonheur. Tandis que les fiancés se rendaient à l’église,l’aînée marchait à leur droite et la cadette à leur gauche :alors les pigeons crevèrent un œil à chacune celles. Puis, quandils s’en revinrent de l’église, l’aînée marchait à leur gauche etla cadette à leur droite : alors les pigeons crevèrent l’autreœil à chacune d’elles. Et c’est ainsi qu’en punition de leurméchanceté et de leur perfidie, elles furent aveugles pour lerestant de leurs jours.

Chapitre 9Chat et souris associés

– Il nous faudra faire nos réserves denourriture pour l’hiver, dit le chat, sinon nous risquons de mourirde faim. Toi, ma petite souris, tu ne peux pas aller partout, tupourrais te faire prendre dans un piège. C’était une bonne idée.Ils achetèrent alors un petit pot de saindoux mais ne savaient pasoù le cacher. Ils réfléchirent longtemps et, finalement, le chatdécida : – Sais-tu ce que nous allons faire ? Nous lecacherons dans l’église ; on ne peut imaginer meilleurecachette ! Personne n’oserait emporter quelque chose d’uneéglise. Nous poserons le pot sous l’autel et nous ne l’entameronsqu’en cas de nécessité absolue. Ils portèrent donc le pot en celieu sûr, mais très vite le chat eut envie de saindoux. Il dit à lasouris : – Je voulais te dire, ma petite souris, ma cousinem’a demandé d’être le parrain de leur petit dernier. Ils ont eu unpetit, blanc avec des taches marron et je dois le tenir pendant lebaptême. Laisse-moi y aller, et occupe-toi aujourd’hui de la maisontoute seule, veux-tu ? – Bien sûr, sans problème, acquiesça lasouris, vas-y, si tu veux, et pense à moi quand tu mangeras desbonnes choses. J’aurais bien voulu, moi aussi, goûter de ce bon vindoux qu’on donne aux jeunes mamans. Mais tout cela étaitfaux ; le chat n’avait pas de cousine et personne ne lui avaitdemandé d’être parrain. Il s’empressa d’aller à l’église, rampajusqu’au petit pot de saindoux et lécha jusqu’à avoir mangé toutela graisse du dessus. Ensuite, il partit se promener sur les toitspour voir ce qui se passait dans le monde, et puis surtout pourtrouver encore quelque chose de bon à manger. Puis il s’allongea ausoleil. Et chaque fois qu’il se souvenait du petit pot de saindoux,il se léchait les babines et se caressait la moustache. Il nerentra à la maison que dans la soirée. – Te voilà enfin deretour ! l’accueillit la petite souris. T’es-tu bienamusé ? Vous avez dû bien rire. – Oui, ce n’était pas mal,répondit le chat. – Et quel nom avez-vous donné à ce chaton ?demanda la souris. – Sanledessu, répondit sèchement le chat. –Sanledessu ? chicota la souris, quel drôle de nom ! Assezrare, dirais-je. Est-il courant dans votre famille ? – Tu peuxdire ce que tu veux, rétorqua le chat, mais ce n’est pas pire queVolemiettes, le nom de tes filleuls. Peu de temps après, le chat sesentit de nouveau l’eau venir à la bouche. – Sois gentille,supplia-t-il, occupe-toi encore une fois de la maison toute seule.Fais cela pour moi, petite souris ; on m’a encore demandéd’être le parrain. Le chaton a une collerette blanche au cou, je nepeux pas refuser. La gentille souris fut d’accord. Et le chat seglissa à travers le mur de la ville, s’introduisit dans l’église etvida la moitié du pot de saindoux. – Rien à faire, se dit-il, c’estbien meilleur quand on mange tout seul. Et il se félicita de sonexploit. Lorsqu’il arriva à la maison, la petite sourisdemanda : – Comment avez-vous baptisé le bébé ? –Miparti, répondit le chat. – Miparti ? Pas possible ! jen’ai jamais entendu un nom pareil. Je parie qu’il n’est même pasdans le calendrier. Le chat ne tarda pas à se sentir de nouveaul’eau à la bouche en pensant au pot de saindoux. – Jamais deux sanstrois, dit-il à la souris. On me demande de nouveau d’être leparrain. L’enfant est tout noir, seules les pattes sont blanches,elles mis à part, il n’a pas un seul poil blanc. Un enfant comme çane naît qu’une fois par siècle ! Tu me laisseras y aller,n’est-ce pas ? – Sanledessu ! Miparti ! répondit lasouris, ce sont des noms si étranges. Cela ne s’est jamais vu. Ilsme trottent dans la tête sans arrêt. – C’est parce que tu restestout le temps ici, avec ta vilaine robe gris foncé à longue natte,tu passes toutes tes journées enfermée ici, pas étonnant que toutse brouille dans ta tête, dit le chat. Voilà ce qui arrive quand onpasse sa vie dans ses pantoufles. Le chat parti, la petite sourisfit le ménage dans toute la maison. Pendant ce temps-là, le chatgourmand vida entièrement le pot de saindoux. – Et voilà,pensa-t-il, maintenant que j’ai tout mangé, je ne serai plus tenté.Si repu qu’il s’essoufflait en marchant, il ne rentra à la maisonque la nuit, mais serein. La petite souris lui demanda aussitôt lenom du troisième chaton. – Je suis sûr que tu n’aimeras pas,répondit le chat. Il s’appelle Toufini. – Toufini ! chicota lasouris. Cela parait suspect, ce nom ne me dit rien qui vaille. Jene l’ai jamais vu imprimé quelque part. Toufini ! Qu’est ceque cela veut dire, en fait ? Elle hocha la tête, se roula enboule et s’endormit. Depuis ce jour, plus personne n’invita le chatà un baptême. L’hiver arriva, et dehors, il n’y avait rien àmanger. La petite souris se rappela qu’ils avaient quelque chose enréserve. – Viens, mon chat, allons chercher notre pot de saindouxque nous avons caché pour les temps durs. On va se régaler. – Tu terégaleras, tu te régaleras, marmonna le chat, cela sera comme si tusortais ta petite langue fine par la fenêtre. Ils s’en allèrent etlorsqu’ils arrivèrent dans l’église, le pot était toujours à saplace mais vide. – « Ça y est, dit la souris, je comprendstout, j’y vois clair à présent. Tu parles d’un ami ! Tu astout mangé quand tu allais « faire le parrain » :d’abord « Sanledessu », puis « Miparti » etpour finir… – Tais-toi, coupa le chat, encore un mot et je temange ! » Mais la petite souris avait le« Toufini » sur la langue, et à peine l’eut-elle prononcéque le chat lui sauta dessus, l’attrapa et la dévora. Eh oui, ainsiva le monde.

Chapitre 10Chat et souris emménagent

Il est bien connu que chat et souris ne fontpas bon ménage ; en voici la preuve.

Un chat avait fait la connaissance d’unesouris et lui avait tellement conté fleurette qu’elle avaitfinalement accepté d’habiter dans la même maison que lui et departager les dépenses. « Avant que l’hiver arrive, nousdevions faire des préparatifs si nous ne voulons pas mourir defaim », dit le chat à la souris. Le bon conseil fut observé etun petit pot de beurre fut acheté. Mais ils ne savaient pas où ilserait mieux de l’entreposer. Finalement, après de longuesréflexions, le chat dit : « Je ne connais aucun endroitqui soit plus sûr que l’église ; là, personne n’osera venirl’y chercher. Nous placerons le petit pot de beurre sous l’autel,et nous n’y toucherons plus. »

C’est ainsi que le petit pot fut mis ensûreté. Mais il fallut peu de temps avant que l’envie prenne auchat d’en manger. Il alla donc voir la souris et lui dit :« Ce que je veux te dire, petite souris, c’est que j’ai étédemandé comme témoin par ma cousine. Elle vient de mettre au mondeun petit, tout blanc avec des taches brunes. Laisse-moi aller à sonbaptême et occupe-toi toute seule de la maison ! »« Bien sûr, répondit la souris, va ! Et si tu fais un bonrepas, pense un peu à moi ! Je boirais bien volontiers unegoutte de bon vin ! »

Mais tout cela n’était que mensonge. Le chatn’avait pas de cousine et nul ne lui avait demandé d’être témoin.Il se dirigea tout droit vers l’église, se faufila jusqu’au petitpot de beurre et en dégusta un peu. Puis, il alla faire unepromenade sur les toits de la ville et prit un bain de soleil, touten se pourléchant les babines à chaque fois qu’il songeait au petitpot de beurre. Il revint à la maison seulement lorsque le soir futtombé. « Ah, te voilà enfin de retour ! », dit lasouris. « Tu as sûrement passé une belle journée. »« Ça pouvait aller », répondit le chat. « Et quelnom a-t-on donné au chaton ? », demanda la souris.« Un peu », répondit sèchement le chat. « Un peu,s’exclama la souris, voilà un nom assez singulier ! Est-cecourant dans ta famille ? » « Que trouves-tu donc àce nom ! », dit le chat. « Il n’est pas pire queBreuseldip, le nom de ton parrain. »

Peu de temps après, le chat eut encore uneautre fringale. Il alla voir la souris et lui dit : « Tudois me rendre un service et t’occuper encore une fois du ménagetoute seule ; on m’a encore demandé comme témoin. Le petit aun collet tout blanc ; je ne puis refuser ». La bonnesouris acquiesça, mais le chat, longeant les murs de la ville, sefaufila plutôt jusqu’à l’église et mangea, cette fois-ci, la moitiédu beurre. « Comme c’est bon ! », se dit lechat.

Lorsqu’il revint à la maison, la souris luidemanda : « Quel nom a-t-on donné à cechaton ? » « La moitié », répondit le chat.« La moitié ! Mais que me dis-tu là ! Jamais detoute ma vie je n’ai entendu de nom pareil. Je parie qu’il n’existemême pas. » Il ne tarda pas avant que le chat songe encore àsa friandise et que l’eau lui vienne à la bouche. « Jamaisdeux sans trois », dit-il à la souris. « Je dois encoreassister à un baptême. Le petit est tout noir et avec du blanc aubout de ses pattes, mais il n’a pas un seul poil blanc sur tout lereste du corps. Cela n’arrive qu’une fois aux deux ans. Alors, tume laisses y aller encore ? » « Un peu, Lamoitié », répondit la souris, « ce sont là des noms bienétranges, des noms qui me rendent soucieuse. » « C’estque tu restes là, coiffée d’une tresse et vêtue de ta jupe grisfoncé, à attraper des grillons », dit le chat. « Voilà cequi arrive quand on reste cloîtré toute lajournée ! »

La souris rangea et fit de l’ordre dans lamaison pendant que le chat s’absentait et qu’il mangeait tout lereste du beurre. Lorsqu’il fut de retour à la maison, bien repu etbien dodu, la souris s’enquit auprès de lui du nom qu’avait reçu letroisième chaton. « Cela ne te plaira évidemment pas, dit lechat, il s’appelle Toutlereste. »« Toutlereste ! », s’écria la souris. « Maisqu’est ce que ça peut bien signifier ? » Elle hocha latête, se mit en boule et s’endormit. À partir de ce moment, pluspersonne ne demanda au chat d’être témoin.

Lorsque l’hiver fut venu et qu’aucunenourriture ne put être trouvée à l’extérieur, la souris se souvintde leurs provisions et dit : « Viens, mon ami le chat.Allons au petit pot de beurre que nous avons eu la sagesse demettre de coté ! Nous allons faire un festin. »« Certainement », répondit le chat.

Ils allèrent donc à l’église et quand ilsarrivèrent, le petit pot de beurre était bel et bien encore là,mais il était complètement vide. « Ha ! ha !, dit lasouris, maintenant je comprends ce qui s’est passé !Maintenant tout s’éclaire. Tu étais pour moi un véritableami ! Mais pendant que tu prétendais assister à des baptêmes,en cachette, tu mangeais le beurre : d’abord un peu, puis lamoitié, et enfin… » « Veux-tu la fermer ! »cria le chat. « Encore un seul mot, et je tedévore ! » « … et enfin, tout le reste », avaitdéjà dit la pauvre souris. À peine avait-elle prononcé ces mots,que le chat bondissait sur elle, en faisait une boule, et l’avalaitgoulûment.

Chapitre 11Le Clou

Un marchand avait fait d’excellentes affairesà la foire : il avait vendu tout ce qu’il avait commemarchandises et gonflé sa bourse de pièces d’or et d’argent. Commeil voulait être rentré chez lui avant la tombée de la nuit, ildécida de se mettre en route aussitôt, serra sa bourse dans sasacoche de selle, monta à cheval et s’en fut. Vers midi, il fitétape dans une ville ; le palefrenier, quand il lui ramena soncheval pour repartir, lui fit remarquer :

– Il lui manque un clou au fer de sonpied gauche, derrière, monsieur !

– Laisse courir, dit le marchand, pourles six lieues qu’il me reste à faire, le fer tiendra bien. Je suispressé. Au milieu de l’après-midi, alors qu’il avait fait halte denouveau et fait donner de l’avoine à sa monture, le valet del’auberge vint lui dire :

– Monsieur, il manque un fer à votrecheval, au pied gauche de derrière. Faut-il que j’aille le fairechausser ?

– Laisse, dit le marchand, je suis presséet la bête supportera bien les deux lieues qu’il me reste à faire.Il remonta en selle et continua sa route, mais peu après le chevalse mit à boiter ; et il ne boita pas longtemps avant debroncher ; et il ne broncha pas longtemps avant de faire unechute et de se casser la jambe. Aussi fallut-il que le marchanddébouclât ses sacoches et, abandonnant là son cheval, les mît surson épaule et rentrât à pied chez lui, où il n’arriva que tard dansla nuit.

– Tout cela, conclut-il c’est de la fautede ce maudit clou qui a fait tout le mal. Hâtez-vouslentement !

Chapitre 12Le Conte du genévrier

Il y a de cela bien longtemps, au moins deuxmille ans, vivait un homme riche qui avait une femme de grandebeauté, honnête et pieuse ; ils s’aimaient tous les deux d’ungrand amour, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils en désiraienttellement, et la femme priait beaucoup, beaucoup, nuit et jour pouravoir un enfant ; mais elle n’arrivait pas, non, ellen’arrivait pas à en avoir.

Devant leur maison s’ouvrait une cour où sedressait un beau genévrier, et une fois, en hiver, la femme étaitsous le genévrier et se pelait une pomme ; son couteau glissaet elle se coupa le doigt assez profondément pour que le sang fîtquelques taches dans la neige. La femme regarda le sang devantelle, dans la neige, et soupira très fort en se disant, dans satristesse : « Oh ! si j’avais un enfant, siseulement j’avais un enfant vermeil comme le sang et blanc comme laneige ! » Dès qu’elle eut dit ces mots, elle se sentitsoudain toute légère et toute gaie avec le sentiment que son vœuserait réalisé. Elle rentra dans la maison et un mois passa :la neige disparut ; un deuxième mois, et tout avaitreverdi ; un troisième mois, et la terre se couvrit defleurs ; un quatrième mois, et dans la forêt, les arbresétaient tout épais et leurs branches vertes s’entrecroisaient sanspresque laisser de jour : les oiseaux chantaient en foule ettout le bois retentissait de leur chant, les arbres perdaient leursfleurs qui tombaient sur le sol ; le cinquième mois passé,elle était un jour sous le genévrier et cela sentait si bon que soncœur déborda de joie et qu’elle en tomba à genoux, tant elle sesentait heureuse ; puis le sixième mois s’écoula, et lesfruits se gonflèrent, gros et forts, et la femme devint toutesilencieuse ; le septième mois passé, elle cueillit les baiesdu genévrier et les mangea toutes avec avidité, et elle devinttriste et malade ; au bout du huitième mois, elle appela sonmari et lui dit en pleurant :

– Quand je mourrai, enterre-moi sous legenévrier.

Elle en éprouva une immense consolation, sesentit à nouveau pleine de confiance et heureuse jusqu’à la fin duneuvième mois. Alors elle mit au monde un garçon blanc comme laneige et vermeil comme le sang, et lorsqu’elle le vit, elle en futtellement heureuse qu’elle en mourut.

Son mari l’enterra alors sous le genévrier etla pleura tant et tant : il ne faisait que la pleurer tout letemps. Mais un jour vint qu’il commença à la pleurer moins fort etmoins souvent, puis il ne la pleura plus que quelquefois de temps àautre ; puis il cessa de la pleurer tout à fait. Un peu detemps passa encore, maintenant qu’il ne la pleurait plus, etensuite il prit une autre femme.

De cette seconde épouse, il eut unefille ; et c’était un garçon qu’il avait de sa premièrefemme : un garçon vermeil comme le sang et blanc comme laneige. La mère, chaque fois qu’elle regardait sa fille, l’aimaitbeaucoup, beaucoup ; mais si elle regardait le petit garçon,cela lui écorchait le cœur de le voir ; il lui semblait qu’ilempêchait tout, qu’il était toujours là en travers, qu’elle l’avaitdans les jambes continuellement ; et elle se demandait commentfaire pour que toute la fortune revînt à sa fille, elle yréfléchissait, poussée par le Malin, et elle se prit à détester lepetit garçon qu’elle n’arrêtait pas de chasser d’un coin à l’autre,le frappant ici, le pinçant là, le maltraitant sans cesse, de tellesorte que le pauvre petit ne vivait plus que dans la crainte. Quandil revenait de l’école, il n’avait plus un instant detranquillité.

Un jour, la femme était dans la chambre duhaut et la petite fille monta la rejoindre en lui disant :

– Mère, donne-moi une pomme !

– Oui, mon enfant ! lui dit sa mère,en lui choisissant dans le bahut la plus belle pomme qu’elle puttrouver.

Ce bahut, où l’on mettait les pommes, avait uncouvercle épais et pesant muni d’une serrure tranchante, enfer.

– Mère, dit la petite fille, est-ce quemon frère n’en aura pas une aussi ?

La femme en fut agacée, mais elle réponditquand même :

– Bien sûr, quand il rentrera del’école.

Mais quand elle le vit qui revenait, enregardant par la fenêtre, ce fut vraiment comme si le Malin l’avaitpossédée : elle reprit la pomme qu’elle avait donnée à safille, en lui disant :

– Tu ne dois pas l’avoir avant tonfrère.

Et elle la remit dans le bahut, dont ellereferma le pesant couvercle.

Et lorsque le petit garçon fut arrivé en haut,le Malin lui inspira son accueil aimable et ses parolesgentilles :

– Veux-tu une pomme, mon fils ?

Mais ses regards démentaient ses paroles carelle fixait sur lui des yeux féroces, si féroces que le petitgarçon lui dit :

– Mère, tu as l’air si terrible : tume fais peur. Oui, je voudrais bien une pomme.

Sentant qu’il lui fallait insister, elle luidit :

– Viens avec moi ! et, l’amenantdevant le gros bahut, elle ouvrit le pesant couvercle et luidit :

– Tiens ! prends toi-même la pommeque tu voudras !

Le petit garçon se pencha pour prendre lapomme, et alors le Diable la poussa et boum ! elle rabattit lelourd couvercle avec une telle force que la tête de l’enfant futcoupée et roula au milieu des pommes rouges.

Alors elle fut prise de terreur (mais alorsseulement) et pensa :

« Ah ! si je pouvais éloigner de moice que j’ai fait ! »

Elle courut dans une autre pièce, ouvrit unecommode pour y prendre un foulard blanc, puis elle revint aucoffre, replaça la tête sur son cou, la serra dans le foulard pourqu’on ne puisse rien voir et assit le garçon sur une chaise, devantla porte, avec une pomme dans la main.

La petite Marlène, sa fille, vint la retrouverdans la cuisine et lui dit, tout en tournant une cuillère dans unecasserole qu’elle tenait sur le feu :

– Oh ! mère, mon frère est assisdevant la porte et il est tout blanc ; il tient une pomme danssa main, et quand je lui ai demandé s’il voulait me la donner, ilne m’a pas répondu. J’ai peur !

– Retournes-y, dit la mère, et s’il ne terépond pas, flanque-lui une bonne claque !

La petite Marlène courut à la porte etdemanda :

– Frère, donne-moi la pomme, tuveux ?

Mais il resta muet et elle lui donna une giflebien sentie, en y mettant toutes ses petites forces. La tête roulapar terre et la fillette eut tellement peur qu’elle se mit à hurleren pleurant, et elle courut, toute terrifiée, vers samère :

– Oh ! mère, j’ai arraché la tête demon frère !

Elle sanglotait, sanglotait à n’en plus finir,la pauvre petite Marlène. Elle en était inconsolable.

– Marlène, ma petite fille, qu’as-tufait ? dit la mère. Quel malheur ! Mais à présenttiens-toi tranquille et ne dis rien, que personne ne le sache,puisqu’il est trop tard pour y changer quelque chose et qu’on n’ypeut rien. Nous allons le faire cuire en ragoût, à la saucebrune.

La mère alla chercher le corps du garçonnet etle coupa en menus morceaux pour le mettre à la sauce brune et lefaire cuire en ragoût. Mais la petite Marlène ne voulait pass’éloigner et pleurait, pleurait et pleurait, et ses larmestombaient dans la marmite, tellement qu’il ne fallut pas y mettrede sel.

Le père rentra à la maison pour manger, se mità table et demanda :

– Où est mon fils ?

La mère vint poser sur la table une pleinemarmite de ragoût à la sauce brune et petite Marlène pleurait sanspouvoir s’en empêcher. Une seconde fois, le père demanda

– Mais où est donc mon fils ?

– Oh ! dit la mère, il est allé à lacampagne chez sa grand-tante ; il y restera quelquesjours.

– Mais que va-t-il faire là-bas ?demanda le père et il est parti sans seulement me dire aurevoir !

– Il avait tellement envie d’y aller,répondit la femme ; il m’a demandé s’il pouvait y rester sixsemaines et je le lui ai permis. Il sera bien là-bas.

– Je me sens tout attristé, dit lepère ; ce n’est pas bien qu’il soit parti sans rien me dire.Il aurait pu quand même me dire adieu !

Tout en parlant de la sorte, le père s’étaitmis à manger ; mais il se tourna vers l’enfant qui pleurait etlui demanda :

– Marlène, mon petit, pourquoipleures-tu ? Ton frère va revenir bientôt.

Puis il se tourna vers sa femme :

– 0 femme, lui dit-il, quel bon plat tuas fait là ! Sers-m’en encore.

Elle le resservit, mais plus il en mangeait,et plus il en voulait.

– Donne-m’en, donne-m’en plus, je ne veuxen laisser pour personne : il me semble que tout est à moi etdoit me revenir.

Et il mangea, mangea jusqu’à ce qu’il nerestât plus rien, suçant tous les petits os, qu’il jetait à mesuresous la table. Mais la petite Marlène se leva et alla chercher dansle tiroir du bas de sa commode le plus joli foulard qu’elle avait,un beau foulard de soie, puis, quand son père eut quitté la table,elle revint ramasser tous les os et les osselets, qu’elle noua dansson foulard de soie pour les emporter dehors en pleurant à grossanglots. Elle alla et déposa son petit fardeau dans le gazon, sousle genévrier ; et quand elle l’eut mis là, soudain son cœur sesentit tout léger et elle ne pleura plus. Le genévrier se mit àbouger, écartant ses branches et les resserrant ensemble, puis lesouvrant de nouveau et les refermant comme quelqu’un qui manifestesa joie à grands gestes des mains. Puis il y eut soudain comme unbrouillard qui descendit de l’arbre jusqu’au sol, et au milieu dece brouillard c’était comme du feu, et de ce feu sortit un oiseausplendide qui s’envola très haut dans les airs en chantantmerveilleusement. Lorsque l’oiseau eut disparu dans le ciel, legenévrier redevint comme avant, mais le foulard avec les ossementsn’était plus là. La petite Marlène se sentit alors toute légère etheureuse, comme si son frère était vivant ; alors elle rentratoute joyeuse à la maison, se mit à table et mangea.

L’oiseau qui s’était envolé si hautredescendit se poser sur la maison d’un orfèvre, et là il se mit àchanter :

Ma mère m’a tué ;

Mon père m’a mangé ;

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

L’orfèvre était à son travail, dans sonatelier, occupé à fabriquer une chaînette d’or ; maislorsqu’il entendit l’oiseau qui chantait sur son toit, cela luiparut si beau, si beau qu’il se leva précipitamment, perdit unepantoufle sur son seuil et courut ainsi jusqu’au milieu de la rue,un pied chaussé, l’autre en chaussette, son grand tablier devantlui, tenant encore dans sa main droite ses pinces à sertir, et dansla gauche la chaînette d’or ; et le soleil brillait clair dansla rue. Alors il resta là et regarda le bel oiseau auquel ildit :

– Oiseau, que tu sais bien chanter !Comme c’est beau ! Chante-le-moi encore une fois, tonmorceau !

– Non, dit l’oiseau, je ne chante pasdeux fois pour rien. Donne-moi la chaînette d’or, et je lechanterai encore.

– Tiens, prends la chaînette d’or, elleest à toi, dit l’orfèvre, et maintenant chante-moi encore une foiston beau chant.

L’oiseau vint prendre la chaînette d’or avecsa patte droite, se mit en face de l’orfèvre et chanta :

Ma mère m’a tué ;

Mon père m’a mangé ;

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Et aussitôt il s’envola pour aller se posersur le toit de la maison d’un cordonnier, où il chanta :

Ma mère m’a tué ;

Mon père m’a mangé ;

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Le cordonnier entendit ce chant et courut enbras de chemise devant sa porte pour regarder sur son toit, et ildut mettre la main devant ses yeux pour ne pas être aveuglé par lesoleil qui brillait si fort.

– Oiseau, lui dit-il, comme tu sais bienchanter !

Il repassa sa porte et rentra chez lui pourappeler sa femme.

– Femme, lui cria-t-il, viens voir un peudehors : il y a un oiseau, regarde-le, cet oiseau qui sait sibien chanter !

Il appela aussi sa fille et les autresenfants, et encore ses commis et la servante et le valet, quivinrent tous dans la rue et regardèrent le bel oiseau qui chantaitsi bien et qui était si beau, avec des plumes rouges et vertes, etdu jaune autour de son cou : on aurait dit de l’or pur ;et ses yeux scintillants on aurait dit qu’il avait deux étoilesdans sa tête !

– Oiseau, dit le cordonnier, maintenantchante encore une fois ton morceau.

– Non, dit l’oiseau, je ne chante pasdeux fois pour rien ; il faut que tu me fasses un cadeau.

– Femme, dit le cordonnier, monte augrenier : sur l’étagère la plus haute, il y a une paire dechaussures rouges ; apporte-les-moi.

La femme monta et rapporta les chaussures.

– Tiens, c’est pour toi, l’oiseau !dit le cordonnier. Et maintenant chante encore une fois.

L’oiseau descendit et prit les chaussures avecsa patte gauche, puis il s’envola sur le toit où ilchanta :

Ma mère m’a tué ;

Mon père m’a mangé ;

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Et quand il eut chanté, il s’envola, serrantla chaîne d’or dans sa patte droite et les souliers dans sa gauche,et il vola loin, loin, jusqu’à un moulin qui tournait, tac-tac,tac-tac, tac-tac, tac-tac ; et devant la porte du moulin il yavait vingt garçons meuniers qui piquaient une meule au marteau,hic-hac, hic-hac, hic-hac, pendant que tournait le moulin, tac-tac,tac-tac, tac-tac. Alors l’oiseau alla se percher dans un tilleul etcommença à chanter :

Ma mère m’a tué.

Un premier s’arrêta etécouta :

Mon père m’a mangé.

Deux autres s’arrêtèrent etécoutèrent :

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine.

Quatre autres s’arrêtèrent à leurtour :

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie.

A présent, ils n’étaient plus que huit àfrapper encore :

Qu’elle a porté

Cinq seulement frappaient encore :

sous le genévrier.

Il n’en restait plus qu’un qui frappait dumarteau :

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Le dernier, à son tour, s’est aussi arrêté etil a même encore entendu la fin.

– Oiseau, dit-il, ce que tu chantesbien ! Fais-moi entendre encore une fois ce que tu as chanté,je n’ai pas entendu.

– Non, dit l’oiseau, je ne chante pasdeux fois pour rien. Donne-moi la meule et je chanterai encore unefois.

– Tu l’aurais, bien sûr, si elle était àmoi tout seul, répondit le garçon meunier.

– S’il chante encore une fois,approuvèrent tous les autres, il est juste qu’il l’ait, et il n’aqu’à la prendre.

L’oiseau descendit de l’arbre et les vingtgarçons meuniers, avec des leviers, soulevèrent la lourde meule,ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! Et l’oiseaupassa son cou par le trou du centre, prenant la meule comme uncollier avec lequel il s’envola de nouveau sur son arbre pourchanter :

Ma mère m’a tué ;

Mon père m’a mangé ;

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Dès qu’il eut fini, il déploya ses ailes ets’envola, et il avait la chaînette d’or dans sa serre droite, et lapaire de souliers dans sa serre gauche, et la meule était autour deson cou. Et il vola ainsi loin, très loin, jusqu’à la maison de sonpère.

Le père, la mère et petite Marlène sont là,assis à table. Et le père dit :

– C’est drôle comme je me sens bien, toutrempli de lumière !

– Oh ! pas moi, dit la mère, je mesens accablée comme s’il allait éclater un gros orage.

Petite Marlène est sur sa chaise, qui pleureet qui pleure sans rien dire. L’oiseau donne ses derniers coupsd’ailes, et quand il se pose sur le toit de la maison, le pèredit :

– Ah ! je me sens vraiment toutjoyeux et le soleil est si beau : il me semble que je vaisrevoir une vieille connaissance.

– Oh ! pas moi, dit la mère, je mesens oppressée et tout apeurée, j’ai les dents qui claquent, etdans mes veines on dirait qu’il y a du feu !

Elle se sent si mal qu’elle déchire soncorsage pour essayer de respirer et se donner de l’air. Et lapetite Marlène, dans son coin, est là qui pleure, qui pleure, etqui se tient son tablier devant les yeux ; et elle pleuretellement qu’elle a complètement mouillé son assiette. L’oiseau estvenu se percher sur le genévrier ; il se met àchanter :

Ma mère m’a tué.

Alors la mère se bouche les oreilles et fermeles yeux pour ne rien voir ni entendre ; mais ses oreillesbourdonnent et elle entend comme un terrible tonnerre dedans, sesyeux la brûlent et elle voit comme des éclairs dedans.

Mon père m’a mangé.

– Oh ! mère, dit le père, dehors ily a un splendide oiseau qui chante merveilleusement, le soleilbrille et chauffe magnifiquement, on respire un parfum quiressemble à de la cannelle.

Ma sœurette Marlène

A pris bien de la peine.

La petite Marlène cache sa tête dans sesgenoux et pleure de plus en plus.

– Je sors, dit le père, il faut que jevoie cet oiseau de tout près.

– Oh non, n’y va pas ! proteste lamère. Il me semble que toute la maison tremble sur sa base etqu’elle s’effondre dans les flammes !

L’homme alla dehors néanmoins et regardal’oiseau.

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

Aux dernières notes, l’oiseau laissa tomberadroitement la chaîne d’or qui vint juste se mettre autour du coude l’homme, exactement comme un collier qui lui allait trèsbien.

– Regardez ! dit l’homme enrentrant, voilà le cadeau que le bel oiseau m’a fait : cettemagnifique chaîne d’or. Et voyez comme il est beau !

Mais la femme, dans son angoisse, s’écroula detout son long dans la pièce et son bonnet lui tomba de la tête.L’oiseau, de nouveau, chantait :

Ma mère m’a tué.

– Ah ! s’écria la femme, si jepouvais être à mille pieds sous terre pour ne pas entendrecela !

Mon père m’a mangé.

La femme retomba sur le dos, blanche comme unemorte.

Ma sœurette Marlène

chantait l’oiseau, et la petite Marlènes’exclama :

– Je vais sortir aussi et voir quelcadeau l’oiseau me fera !

Elle se leva et sortit.

A pris bien de la peine

Pour recueillir mes os jetés

Dessous la table, et les nouer

Dans son foulard de soie.

Avec ces mots, l’oiseau lui lança lessouliers.

Qu’elle a porté sous legenévrier.

Kywitt, kywitt, bel oiseau que jesuis !

La petite Marlène sentit que tout devenaitlumineux et gai pour elle ; elle enfila les souliers rouges etneufs et se mit à danser et à sauter, tellement elle s’y trouvaitbien, rentrant toute heureuse dans la maison.

– Oh ! dit-elle, moi qui me sentaissi triste quand je suis venue dehors, et à présent tout est siclair ! C’est vraiment un merveilleux oiseau que celui-là, etil m’a fait cadeau de souliers rouges !

– Que non ! que non ! dit lafemme en revenant à elle et en se relevant, et ses cheveux sedressaient sur sa tête comme des langues de feu. Pour moi, c’estcomme si le monde entier s’anéantissait : il faut que je sorteaussi, peut-être que je me sentirai moins mal dehors !

Mais aussitôt qu’elle eut franchi la porte,badaboum ! l’oiseau laissa tomber la meule sur sa tête et lalui mit en bouillie. Le père et petite Marlène entendirent lefracas et sortirent pour voir. Mais que virent-ils ? De cetendroit s’élevait une vapeur qui s’enflamma et brûla en montantcomme un jet de flammes, et quand ce fut parti, le petit frèreétait là, qui les prit tous les deux par la main. Et tous trois,pleins de joie, rentrèrent dans la maison, se mirent à table etmangèrent.

Chapitre 13Les Créatures de Dieu et les bêtes du Diable

Le Seigneur Dieu avait créé tous les animauxet avait fait du loup son chien de garde. Seulement, voilà :Il avait oublié la chèvre. Alors le Diable se mit à l’œuvre pourcréer, lui aussi, et il créa des chèvres avec de longues et finesqueues. Mais quand elles étaient au pâturage, elles restaient leplus souvent accrochées aux buissons par leurs queues, et ilfallait que le Diable y vînt et travaillât péniblement pour lesdésempêtrer. Il finit par en avoir assez et, dans sa colère, toc ettoc, il leur coupa leurs queues d’un coup de dents, ne leurlaissant que le petit moignon qu’on leur voit encore aujourd’hui.Et désormais, il les laissa pacager seules ; mais il se trouvaque le Seigneur Dieu les vit faire et constata queues écorçaientici les jeunes arbres fruitiers, gâtaient là les nobles ceps,broutaient ailleurs les tendres pousses, bref, qu’ellessaccageaient et détruisaient tout. Le Seigneur s’en désola et dansSa grâce et Sa bonté y envoya ses loups, qui dévorèrent etdéchiquetèrent en un rien de temps les chèvres qui se trouvaientlà. Lorsque le Diable s’aperçut de la chose, il vint devant leSeigneur et protesta :

– Tes créatures ont déchiré lesmiennes ! – Pourquoi les as-tu créées pour ladestruction ? dit le Seigneur.

– J’y étais bien forcé, dit le Diable,puisque toutes mes pensées ne vont qu’au dommage et à ladestruction, ce que je crée ne peut pas non plus revêtir une autrenature. Il faut que tu me payes réparation !

– Je te paierai dès que les chênes aurontperdu leurs feuilles, dit le Seigneur. Reviens alors, et tu serasréglé : le prix t’est déjà compté. Dès que le feuillage deschênes eut disparu, le Diable revint et réclama son dû. Mais leSeigneur lui répondit :

– Dans l’église de Constantinople, il y aun grand chêne qui porte encore toutes ses feuilles. Pestant ettempêtant, jurant et maudissant, le Diable s’en alla à la recherchedu chêne et erra pendant six mois dans les déserts avant de letrouver. Et lorsqu’il revint, les autres chênes avaient déjà tousreverdi. Il se trouva donc dans l’obligation de renoncer à son dû.Alors, dans sa rage furieuse, il creva les yeux de toutes leschèvres qui restaient et leur donna les siens à sa place. Voilàpourquoi toutes nos chèvres ont les yeux du diable et la queuecoupée court ; et c’est pour cela aussi que le Diable aimebien prendre leur apparence.

Chapitre 14Dame Trude, la sorcière

Il était une fois une petite fille extrêmementtêtue et imprudente qui n’écoutait pas ses parents et quin’obéissait pas quand ils lui avaient dit quelque chose.Pensez-vous que cela pouvait bien tourner ?

Un jour, la fillette dit à sesparents :

– J’ai tellement entendu parler de DameTrude que je veux une fois aller chez elle : il paraît quec’est fantastique et qu’il y a tant de choses étranges dans samaison, alors la curiosité me démange.

Les parents le lui défendirent rigoureusementet lui dirent :

– Écoute : Dame Trude est unemauvaise femme qui pratique toutes sortes de choses méchantes etimpies ; si tu y vas, tu ne seras plus notre enfant !

La fillette se moqua de la défense de sesparents et alla quand même là-bas. Quand elle arriva chez DameTrude, la vieille lui demanda :

– Pourquoi es-tu si pâle ?

– Oh ! dit-elle en tremblant de toutson corps, c’est que j’ai eu si peur de ce que j’ai vu.

– Et qu’est-ce que tu as vu ?demanda la vieille.

– J’ai vu sur votre seuil un homme noir,dit la fillette.

– C’était un charbonnier, dit lavieille.

– Après, j’ai vu un homme vert, dit lafillette.

– Un chasseur dans son uniforme, dit lavieille.

– Après, j’ai vu un homme tout rouge desang.

– C’était un boucher, dit la vieille.

– Ah ! Dame Trude, dans monépouvante, j’ai regardé par la fenêtre chez vous, mais je ne vousai pas vue : j’ai vu le Diable en personne avec une tête defeu.

– Oh oh ! dit la vieille, ainsi tuas vu la sorcière dans toute sa splendeur ! Et cela, jel’attendais et je le désirais de toi depuis longtemps :maintenant tu vas me réjouir.

Elle transforma la fillette en une grossebûche qu’elle jeta au feu, et quand la bûche fut bien prise et entrain de flamber, Dame Trude s’assit devant et s’y chauffadélicieusement en disant :

– Oh ! le bon feu, comme il flambebien clair pour une fois !

Chapitre 15La Demoiselle de Brakel

Une demoiselle de Brakel alla un jour à lachapelle de Sainte- Anne, au-dessous d’Hunenbourg. Et comme elledésirait beaucoup trouver un mari, se croyant seule dans lachapelle, elle se mit à chanter :

O sainte Anne bénie,

Trouvez-moi un mari !

Vous le connaissez, oui :

Il est blond, il habite

A Suttmer, près d’ici.

Vous le connaissez, oui !

Le sacristain, qui se trouvait derrièrel’autel, entendit cette chansonnette et se mit à crier, en sefaisant une toute petite voix de tête très pointue :

« Tu l’auras pas ! Tu l’auraspas ! »

La demoiselle eut dans l’idée que c’était lepetit Enfant Jésus, tout près d’elle dans les bras de la SainteVierge, qui lui avait crié cela, et elle lui rétorqua,furieuse :

« Taratata, petit benêt, tu ferais mieuxde boucler ton museau et de laisser parler lamère ! »

Chapitre 16Les Deux frères

Il y avait une fois deux frères, dont l’unétait riche, et l’autre pauvre. Le riche était orfèvre, et il avaitun mauvais cœur ; le pauvre gagnait sa misérable vie à nouerdes balais ; il était bon et honnête. Il avait deuxenfants ; c’étaient deux jumeaux qui se ressemblaient commedeux gouttes d’eau. Ces deux enfants avaient coutume de parcouriren tous sens la maison du riche, où on les nourrissait quelquefoisavec les restes. Il arriva que le frère pauvre, allant un jour dansla forêt pour y chercher du bouleau, aperçut un oiseau dont leplumage était entièrement couleur d’or, et si beau qu’il n’en avaitjamais vu de pareil. Il ramassa aussitôt une petite pierre, lalança après l’oiseau, et réussit à l’atteindre ; mais il netomba de son corps qu’une plume d’or, et l’oiseau disparut envolant. Le pauvre homme prit la plume et la porta à son frère, quil’examina et dit :

– C’est de l’or pur. Il lui donna enéchange beaucoup d’argent.

Le lendemain, le pauvre homme monta au hautd’un bouleau et il allait en couper quelques rameaux, lorsque lemême oiseau sortit des feuilles ; le pauvre homme fouilla dansle feuillage, et trouva un nid où il y avait un œuf d’or. Ilemporta cet œuf avec lui au logis, et alla le montrer à son frère,qui dit de nouveau :

– C’est de l’or pur, et lui donna unebonne récompense. Puis l’orfèvre ajouta :

– Je voudrais bien avoir cet oiseau.

Le frère pauvre alla une troisième fois dansla forêt, et aperçut de nouveau l’oiseau d’or posé sur la cime del’arbre ; il prit une pierre et visa si juste qu’il l’abattitdu coup ; il le porta à son frère qui lui donna en retour ungrands tas d’or. « Maintenant, pensa celui-ci, je pourrai metirer d’affaire. » Et il revint tout joyeux à la maison.L’orfèvre, qui était habile et rusé, savait bien quel oiseauprécieux était tombé entre ses mains. Il appela sa femme, et luidit :

– Fais moi rôtir cet oiseau d’or, et aiebien soin qu’il n’en sorte pas le plus petit morceau ; je mefais une fête de le manger tout entier.

Cet oiseau était d’une si merveilleuse natureque celui qui en mangerait le cœur et le foie devait trouver tousles matins une pièce d’or sous son oreiller. La femme préparal’oiseau, le mit à la broche, et le fit rôtir. Il advint que,tandis qu’il était devant le feu et que la femme s’occupait àd’autres ouvrages dans la cuisine, les deux enfants du pauvrefaiseur de balais entrèrent, se placèrent en face de la broche, etla tournèrent deux fois ou trois fois ; et comme deux petitsmorceaux de l’oiseau venaient de tomber dans la lèchefrite, l’undes enfants dit à l’autre :

– Mangeons ces deux petits morceaux, jemeurs de faim ; aussi bien personne ne pourra s’en apercevoir.Ce qui fut dit, fut fait.

La femme arriva sur l’entrefaite, et voyantleurs mâchoires en train de fonctionner, elle leur dit :

– Que mangez-vous donc là ?

– Deux petits morceaux qui sont tombés del’oiseau, répondirent-ils.

– C’étaient le cœur et le foie, dit lafemme saisie d’épouvante. Et pour que son mari ne s’aperçût derien, elle tua aussitôt un coq, en prit le cœur et le foie, et lesplaça dans l’oiseau d’or.

Quand celui-ci fut entièrement rôti, ellel’apporta à l’orfèvre, qui le dévora à lui seul, sans rien laisser.Mais, lorsque le lendemain matin il passa la main sous sonoreiller, dans l’espoir d’y prendre un morceau d’or, il fut trèsétonné de n’y n’en trouver. Les deux enfants, au contraire, ne sedoutaient pas du bonheur qui leur était arrivé. Le matin suivant,quand ils se levèrent, quelque chose tomba à terre avec un bruitclair, et quand ils le ramassèrent, ils virent que c’étaient deuxpièces d’or. Ils les portèrent à leur père, qui fut au comble de lasurprise, et leur dit :

– Comment cela a-t-il donc puarriver ? Le même prodige s’étant encore renouvelé le matinsuivant et les autres jours, le père des jumeaux alla trouver sonfrère, et lui raconta la singulière histoire.

L’orfèvre n’eut pas de peine à comprendre lacause de ce résultat merveilleux, et vit bien que les enfantsavaient mangé le cœur et le foie de l’oiseau d’or ; et pour sevenger d’eux en homme envieux et méchant qu’il était, il dit aupère :

– Tes enfants sont en relation avec lemalin esprit ; garde-toi bien de prendre cet or, et chasse cesenfants loin de ta maison, car désormais le diable a du pouvoir sureux, et il pourrait te perdre toi-même.

Ces paroles consternèrent le pauvre père, etquoique ce fût pour lui une bien douloureuse nécessité, il emmenales deux jumeaux au milieu de la forêt, où il les abandonna,hélas ! avec un profond désespoir. Les deux malheureux enfantsse mirent à parcourir en tous sens la forêt, cherchant à retrouverle chemin de la maison paternelle, mais au lieu de le trouver, ilss’égarèrent de plus en plus. Ils rencontrèrent enfin un chasseurqui leur demanda :

– À qui appartenez-vous, mesenfants ?

– Nous sommes les fils du pauvre faiseurde balais.

Et ils lui racontèrent que leur père les avaitabandonnés parce que, tous les matins, une pièce d’or se trouvaitsous leur oreiller. Le chasseur était un brave homme, et comme cesenfants lui plurent, et qu’il n’en avait pas lui-même, il lesemmena chez lui, et leur dit :

– Je veux vous servir de père et avoirsoin de vous jusqu’à ce que vous soyez devenus grands.

Ils apprirent auprès de lui l’art de lachasse, et le brave homme mit en réserve les pièces d’or qui setrouvaient chaque matin sous la tête des jumeaux, pour les leurrendre plus tard lorsqu’ils en auraient besoin. Quand ils furentdevenus grands, leur père nourricier les emmena un jour avec luidans la forêt, en leur disant :

– Vous devez montrer aujourd’hui ce quevous savez faire ; je veux voir si vous êtes en état de vouspasser de moi, et de devenir des chasseurs.

Ils allèrent donc avec lui se poster àl’affût ; là, ils attendirent longtemps, et le gibier ne semontra pas. À la fin pourtant, le chasseur, levant les yeux,aperçut une troupe d’oies sauvages qui, dans leur vol, décrivaientun triangle, et il dit à l’un des jeunes gens :

– Dirige ton coup sur une des oies de cecôté-ci.

Le jeune homme obéit et tira juste. Bientôtaprès, apparut une seconde troupe d’oies, qui avaient dans leur volla forme du chiffre 3 ; le chasseur dit encore à son secondélève de viser une des oies de tel côté, ce que fit ce dernier avecautant de succès que son frère ; sur quoi, le père nourricierleur dit :

– Vous pouvez maintenant vous passer demoi, vous êtes des chasseurs consommés.

Là-dessus, les deux frères s’enfoncèrentensemble dans la forêt, se concertèrent et formèrent un projet. Etle soir, lorsqu’ils prirent place au souper, ils dirent à leur pèrenourricier :

– Nous ne mangeons pas une miette quevous ne nous ayez accordé une grâce.

– Parlez, quelle est cette grâce ?leur dit-il. Ils répondirent :

– Maintenant que nous connaissons à fondnotre métier, il serait bon que nous parcourussions un peu lemonde ; trouvez donc bien que nous prenions congé de vous pourvoyager. Le chasseur reprit avec joie :

– Vous parlez comme de braveschasseurs ; ce que vous me demandez, je le désiraisdéjà ; partez, il vous arrivera bonheur.

Cela dit, ils soupèrent joyeusement. Quand lejour fixé pour le départ fut arrivé, le père nourricier leur donnaà chacun un fusil et un chien, en leur permettant de prendre surleurs épargnes autant de pièces d’or qu’ils voulurent. Puis il lesaccompagna un bout de chemin, et lorsqu’ils furent sur le point dese quitter, il leur fit encore cadeau d’un couteau poli, en leurdisant :

– Si vous vous séparez un jour, enfoncezce couteau dans l’arbre le plus proche de l’endroit où vous vousquitterez ; par ce moyen, celui de vous deux qui viendra lepremier pourra savoir ce qui est arrivé à son frère absent ;car, s’il meurt, la pointe sera rouillée ; tant qu’il vivra,au contraire, elle demeurera polie.

Les deux frères partirent, et arrivèrentbientôt dans une forêt, dans une forêt si profonde qu’il étaitimpossible de la traverser en un jour. Ils y passèrent donc lanuit, et se nourrirent des provisions qui se trouvaient dans leurcarnassière ; le jour suivant, ils eurent beau marcher sansrelâche, ils ne purent pas encore atteindre l’extrémité de laforêt, et ils n’avaient plus rien à manger. L’un d’euxdit :

– Nous ferions bien de tirer quelquechose, sans quoi nous endurerons la faim.

En conséquence, il arma son fusil et se mit àregarder autour de lui. Un vieux lièvre ne tarda pas à paraître ille mit en joue, mais le lièvre lui cria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense ».

Cela dit, il sauta dans les broussailles, etapporta deux petits lièvres ; mais ces petits animaux jouaientavec tant de gentillesse, ils avaient tant de grâce, que leschasseurs n’eurent pas le courage de les tuer ; ils lesgardèrent donc, et les petits lièvres marchaient derrière eux.Bientôt après, survint un renard ; ils se préparaient à letirer, mais le renard leur cria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

En effet, il ne tarda pas à leur apporter deuxpetits renards, que cette fois encore les chasseurs n’eurent pas lecourage de tuer ; ils les donnèrent pour compagnons aux petitslièvres qui se mirent à suivre ces derniers. Peu de temps après, seprésenta un loup qui, lui aussi, allait recevoir une balle,lorsqu’il se délivra, en criant :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Les chasseurs réunirent les deux loups auxautres animaux, et augmentèrent ainsi leur escorte. Un ours arrivaà son tour, et comme il n’était pas encore las de gambader, ilcria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Et les chasseurs firent pour les deux petitsours ce qu’ils avaient déjà fait pour les autres animaux. Enfin,devinez qui vint encore ? Un lion. L’un des chasseurs le miten joue, mais le lion cria aussitôt :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Nos chasseurs avaient donc maintenant deuxlions, deux ours, deux loups, deux renards et deux lièvres qui lessuivaient et qui étaient prêts à les servir. Ils ne continuaientpas moins pour cela à avoir faim ; aussi dirent-ils auxrenards :

– Çà, messieurs les sournois,procurez-nous quelque chose à manger, car vous êtes rusés etadroits. Ils répondirent :

– Non loin d’ici se trouve un village oùnous avons déjà dérobé plus d’une poule ; nous voulons vousenseigner le chemin qui y conduit.

Ils allèrent de la sorte dans le village,achetèrent quelque nourriture, n’oublièrent pas de faire aussirafraîchir leurs bêtes, et continuèrent leur route. Les renardsétaient en outre parfaitement renseignés sur les endroits où setrouvaient les basses cours, et ne manquaient pas de donner auxchasseurs les meilleures indications. Ils circulèrent ainsi quelquetemps, mais sans trouver un service où ils pussent entrer ensemble.En conséquence, ils se dirent :

– La nécessité l’exige, il faut nousséparer.

Après s’être partagé les animaux, de manière àavoir chacun un lion, un ours, un renard, et un lièvre, ils sequittèrent, en se promettant une amitié fraternelle jusqu’à leurmort ; mais ils ne se dirent point adieu sans avoir d’abordenfoncé dans un arbre le couteau que leur père nourricier leuravait donné. Cela fait, ils se dirigèrent l’un vers l’orient,l’autre vers le couchant. Or, l’aînée des deux frères arrivabientôt dans une ville qui était toute couverte de crêpe noir. Ilentra dans une auberge, et demanda à l’hôte de rafraîchir sesbêtes. L’aubergiste mit à sa disposition une écurie où onapercevait un trou dans le mur. Grâce à ce trou, le lièvre putaller chercher un chou, et le renard une poule, qu’ils mangèrent debon appétit ; mais quant au loup, à l’ours et au lion, leurtaille les empêcha de passer. Heureusement pour eux, quel’aubergiste les fit conduire dans une prairie où une génisse étaitétendue sur l’herbe : ce fut pour eux un bon régal. Aprèsavoir ainsi pris soin de ses bêtes, le chasseur demanda à l’hôtepourquoi la ville était ainsi couverte d’un crêpe noir.

– Parce que, répondit celui-ci, la filledu roi doit mourir demain.

– Elle est donc bien gravement malade,reprit le chasseur.

– Non, répondit l’aubergiste, sa santéest excellente, mais elle n’en doit pas moins mourir.

– Expliquez-moi donc comment cela estpossible, demanda le chasseur.

– À peu de distance de la ville, ditl’aubergiste, se dresse une montagne habitée par un dragon ;il faut tous les ans à ce dragon le tribut d’une vierge innocente,sinon il ravage, dans sa colère, tout le pays. Toutes les jeunesfilles de la ville ont déjà eu leur tour, et il ne reste plus quela fille du roi ; il n’y a point de rémission : elle doitlui être livrée.

– Et c’est demain que ce sacrifice doitêtre consommé ? demanda la chasseur ; pourquoi donc netue t-on pas ce dragon ?

– Hélas répondit l’aubergiste, bien descavaliers l’ont tenté, mais tous y ont perdu la vie ; le roi adonné sa parole que celui qui dompterait le dragon obtiendrait lamain de sa fille, et hériterait de son royaume après sa mort.

Le chasseur n’ajouta pas un mot, mais lelendemain matin, accompagné de ces animaux, il gravit la montagnedu dragon. Il y avait au sommet une petite église, et sur l’autelse trouvaient trois gobelets remplis, et au-dessous d’eux cetteinscription : « Celui qui videra ces gobelets deviendral’homme le plus fort de la terre, et pourra porter l’épée qui estenterrée devant le seuil de la porte. » Le chasseur ne voulutpoint boire, il sortit de l’église et chercha l’épée dans la terre,mais il n’eut point la force de la soulever. Il revint sur ses pas,vida les gobelets, et se sentit aussitôt assez fort pour saisirl’épée qui se porta dès lors très facilement. Quand vint l’heure oùla jeune fille devait être livrée au dragon, le roi, le maréchal etles courtisans l’accompagnèrent jusqu’à la sortie de la ville. Elleaperçut de loin le chasseur sur le sommet de la montagne, elle crutque c’était le dragon, et elle suspendit sa marche tant sonépouvante était grande ; mais à la fin, la pensée qu’il yallait du salut de toute la ville lui donna le courage depoursuivre cet affreux voyage. Le roi et les courtisansretournèrent au palais, en proie à une grande douleur, mais lemaréchal dut rester là pour assister de loin à cet horriblespectacle. Cependant, lorsque la princesse fut arrivée au haut dela montagne, elle trouva non pas le dragon, mais le jeune chasseurqui lui adressa des paroles de consolation, lui promit de lasauver, et la conduisit dans l’église où il l’enferma. À peine celaétait-il fait que le dragon aux sept têtes arriva en poussantd’affreux hurlements. Lorsqu’il aperçut le chasseur, il parutétonné et dit :

– Que viens-tu faire sur cettemontagne ? Le chasseur répondit :

– Je viens combattre contre toi. Ledragon répondit :

– De même que maint chevalier a déjàperdu la vie en ces lieux, ainsi serai-je bientôt débarrassé detoi.

Et en disant ces mots, ses sept gueuleslancèrent des flammes. Ces flammes devaient allumer l’herbe sècheet le chasseur aurait été suffoqué par le feu et la fumée, mais sesanimaux accoururent et éteignirent le feu sous leurs pattes. Alorsle dragon s’élança contre le chasseur, qui brandissant son épée,fit siffler l’air et abattit trois têtes du monstre. Cette blessurerendit le dragon furieux il se dressa de toute sa hauteur, vomitdes flots de flammes contre le chasseur et voulut se précipiter surlui mais celui-ci fit de nouveau jouer son épée et lui coupa encoretrois têtes. Le monstre était à bout de ses forces ; il tombaen faisant mine encore de vouloir s’élancer sur le chasseur mais lejeune homme, concentrant tout ce qui lui restait de force dans undernier coup, lui coupa la queue, et comme il était désormais tropfatigué pour continuer le combat, il appela à lui ses bêtes, quiachevèrent de mettre le dragon en pièces. La lutte terminée, lechasseur ouvrit la porte de l’église, et il trouva la princesseétendue par terre, car elle s’était évanouie d’inquiétude etd’effroi pendant le combat. Le jeune homme la porta au grand air,et quand elle eut repris ses esprits et rouvert les yeux, il luimontra le dragon en lambeaux, il lui annonça que désormais elleétait libre ; elle s’abandonna à sa joie et lui dit :

– Maintenant, tu vas devenir mon époux,car mon père m’a promise à celui qui tuerait le dragon.

Cela dit, elle détacha de son cou son collierde corail et le partagea entre les animaux, et le lion reçut poursa part le fermoir d’or. Quant à son mouchoir, où son nom étaitbrodé, elle en fit cadeau au chasseur, qui s’éloigna un moment,coupa les langues des sept têtes du dragon, les roula dans lemouchoir et les mit soigneusement dans sa poche. Cela fait, commeles flammes et le combat l’avaient excessivement fatigué, il dit àla jeune fille :

– Nous sommes tous deux si las que nousferons bien de prendre un peu de repos. La princesse yconsentit ; ils s’étendirent sur l’herbe, et le chasseur ditau lion :

– Tu vas veiller à ce que personne nenous surprenne pendant notre sommeil.

Et ils s’endormirent. Le lion se plaça prèsd’eux pour faire sentinelle, mais lui aussi était fatigué ducombat, de sorte qu’il appela l’ours et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, aie soin dem’éveiller. L’ours se plaça donc près de lui, mais lui aussi étaitfatigué il appela le loup et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi dem’éveiller. Le loup se plaça donc près de lui, mais lui aussi étaitfatigué ; il appela le renard et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi dem’éveiller. Le renard se plaça près de lui, mais lui aussi étaitfatigué ; il appela le lièvre et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de meréveiller.

Le lièvre se plaça donc près de lui, mais lepauvre lièvre aussi était fatigué ; il n’avait personne qu’ilpût charger de faire sentinelle, et il s’endormit. Ainsi dormaientdonc la princesse, le chasseur, le lion, l’ours, le renard et lelièvre et tous dormaient d’un profond sommeil. Cependant lemaréchal qui avait été chargé de regarder tout de loin, n’ayantpoint vu le dragon s’enfuir avec la jeune fille, et remarquant quetout était tranquille sur la montagne, s’enhardit et se mit à lagravir. Quand il fut arrivé au sommet, il aperçut le monstre dontles membres épars gisaient à terre, et non loin de là, la princesseet le chasseur avec ses bêtes, tous plongés dans un sommeilprofond. Et comme il était méchant et cruel, il prit son épée,coupa la tête du chasseur, saisit la jeune fille dans ses bras etla porta au bas de la montagne. Arrivés au pied, celle-ci s’éveillaet fut saisie d’effroi ; mais le maréchal lui dit :

– Tu es en mon pouvoir, il faut que tudises que c’est moi qui ai tué le dragon.

– Je ne le puis, répondit-elle, car c’estun chasseur qui l’a fait avec le secours de ses bêtes.

– Alors le maréchal tira son épée et lamenaça de l’en frapper si elle ne consentait pas à lui obéir.

La jeune fille céda à cette violence ; illa conduisit en présence du roi qui fut au comble de la joie, derevoir en vie sa chère enfant qu’il croyait devenue la proie dudragon. Le maréchal lui dit :

– J’ai tué le monstre et délivré ainsi laprincesse et le pays tout entier ; en conséquence, je laréclame pour mon épouse, suivant votre parole royale. Le roi dit àla jeune fille :

– Est-ce la vérité que je viensd’entendre ?

– Hélas ! oui, répondit-elle, maisje mets pour condition que le mariage ne se célébrera qu’après unan et un jour.

Elle espérait que ce temps ne s’écoulerait passans lui apporter des nouvelles de son cher libérateur. Cependant,sur la montagne, les animaux continuaient de dormir auprès de leurmaître mort. Un gros bourdon dirigea son vol de ce côté, ets’abattit sur le nez du lièvre, mais le lièvre le chassa avec sapatte et continua à dormir. Le bourdon vint une seconde fois, maisle lièvre le chassa de nouveau et continua de dormir. Le bourdonvint une troisième fois, lui enfonçant son dard dans le nez et lelièvre se réveilla. Aussitôt il réveilla le renard, qui s’empressade réveiller le loup, qui réveilla l’ours, qui réveilla le lion.Lorsque le lion eut ouvert les yeux, et qu’il vit que la jeunefille avait disparu et que son maître était mort, il se mit àpousser des rugissements terribles et s’écria :

– Quel est l’auteur de ce meurtre ?Ours, pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? Et l’ours dit auloup :

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?Et le loup au renard :

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?Et le renard au lièvre :

– Pourquoi ne m’as-tu pasréveillé ?

Le pauvre lièvre ne savait seul que répondre,et toute la faute pesa sur lui. En conséquence, tous les animauxvoulurent tomber sur lui, mais il demanda à être entendu etdit :

– Ne me tuez pas, je promets de rendre lavie à notre maître. Je connais une montagne sur laquelle croit uneracine ; quiconque a cette racine dans la bouche est guériaussitôt de toute maladie et de toute blessure. Mais la montagnedont je vous parle se trouve à deux cents lieues d’ici.

Le lion répondit :

– Il faut qu’en vingt-quatre heures tusois de retour avec cette racine.

Le lièvre ne fit qu’un bond, et vingt-quatreheures après il était de retour avec la racine. Le lion replaça latête sur les épaules du chasseur, et le lièvre lui mit la racinedans la bouche ; aussitôt tout reprit son cours naturel ;le cœur palpita de nouveau et la vie revint. En ce moment lechasseur se réveilla ; il fut saisi d’épouvante enn’apercevant plus la jeune fille, et il se dit :

– Elle s’est enfuie sans doute pendantmon sommeil, afin de se débarrasser de moi.

Dans l’excès de son empressement, le lionavait remis de travers la tête de son maître ; celui-ci n’yprit point garde, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées. Cene fut qu’à midi, lorsqu’il voulut manger, qu’il remarqua qu’ilavait le visage tourné du côté du dos ; ne pouvant s’expliquerce prodige, il demanda aux animaux ce qu’il lui était arrivépendant son sommeil. Le lion lui raconta alors qu’au lieu de fairesentinelle, ils s’étaient tous endormis de fatigue ; qu’à leurréveil, ils l’avaient trouvé mort, la tête séparée du tronc ;que le lièvre était allé chercher la racine de vie, mais que lui,dans son empressement, il lui avait mis la tête de travers ;il ajouta qu’il voulait réparer sa faute. Cela dit, il arracha denouveau la tête du chasseur, la lui replaça dans l’autre sens, etla racine du lièvre aidant, tout fut réparé. Cependant le chasseurétait triste ; il se mit à parcourir le monde et il gagnait savie en faisant danser ses bêtes devant les gens. Il arriva quejuste un an après ce jour, il revint dans la même ville où il avaitdélivré la fille du roi, et cette fois la ville était entièrementdécorée de tenture écarlate. Il dit à l’aubergiste :

– Que signifie cela ? Il y a un an àpareil jour, la ville était toute couverte de crêpe noir ; queveut dire aujourd’hui cette décoration écarlate ? L’aubergisterépondit :

– Il y a un an, la fille de notre roidevait être livrée au dragon, mais le maréchal a combattu contre lemonstre et il l’a tué ; aussi ses noces se célèbrent-ellesdemain ; c’est pourquoi la ville qui était naguère tendue decrêpe noir en signe de deuil, l’est aujourd’hui de rouge ardent ensigne de joie. Le lendemain, le chasseur dit à son hôte versl’heure du dîner :

– Croiriez-vous, monsieur l’aubergiste,que je veux aujourd’hui en votre compagnie manger du pain de latable du roi ?

– Oui, répondit l’hôte, et moi, jeparierais volontiers cent pièces d’or que ce ne sera pas. Lechasseur accepta le pari et plaça sur la table une bourse avec lenombre de pièces d’or engagées par l’aubergiste. Cela fait, ilappela le lièvre et lui dit :

– En route, mon cher sauteur, va mechercher du pain dont mange le roi.

« Eh ! pensa le lièvre, si je vaisainsi seul en sautant dans les rues, les chiens se mettront à mestrousses. » Il avait pensé juste ; les chiens lui firentla chasse et voulurent goûter de sa chair succulente. Aussifallait-il voir les bonds qu’il faisait. Il se glissa dans uneguérite sans être aperçu par le factionnaire ; les chiensarrivèrent pour le saisir, mais le soldat n’entendit pas laplaisanterie, et il les reçut avec des coups de crosse qui lesfirent fuir en poussant des cris. Lorsque le lièvre aperçut lechamp libre, il s’élança dans le palais, entra dans la chambre dela princesse, se plaça sous son siège et lui gratta légèrement lepied. La princesse cria :

– Veux-tu bien partir ! Car ellepensait que s’était son chien.

Le lièvre gratta une seconde fois, et laprincesse répéta les mêmes paroles, toujours dans la pensée ques’était son chien, mais le lièvre ne la laissa pas dans cetteerreur ; il gratta une troisième fois ; la princessebaissa les yeux et reconnut le lièvre à son collier ; aussitôtelle le prit dans ses bras, le porta dans son cabinet et luidit :

– Lièvre, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’envoie pour que je demande un pain pareil à celui dontmange le roi.

À ces mots, la princesse ne se sentit pas dejoie ; elle fit venir le boulanger, et lui ordonna d’apporterun pain pareil à ceux dont mangeait le roi. Le lièvre prenant laparole :

– Mais il faut, dit-il, que le boulangerme porte moi-même avec le pain, pour que les chiens ne me fassentpas de mal.

Le boulanger le prit donc dans ses bras etalla ainsi jusqu’à la porte de l’aubergiste ; là, le lièvre seposa sur ses pattes de devant et le porta à son maître. Le chasseurdit alors :

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, lescent pièces d’or sont à moi. L’aubergiste était au comble del’étonnement. Cependant le chasseur ajouta :

– J’ai bien le pain, monsieur l’hôte,mais je veux encore de plus, maintenant, manger du rôti du roi. Lechasseur appela le renard et lui dit :

– Renard, mon ami, mets-toi en route etva me chercher du rôti pareil à celui que mange le roi.

Le renard connaissait mieux les détours que lelièvre ; il se glissa le long des coins et des angles obscursdes rues sans qu’un seul chien l’aperçût, alla se placer sous lesiège de la princesse et lui gratta le pied. La princesse baissales yeux, reconnut le renard à son collier, le prit dans ses bras,le porta dans son cabinet et lui dit :

– Renard, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’envoie pour que je demande un rôti pareil à celui dontmange le roi. La princesse fit venir le cuisinier.

Celui-ci reçut l’ordre de préparer un rôtipareil à celui que mangeait le roi, de le porter pour le renardjusqu’à la porte de l’aubergiste. Quand ils y furent arrivés, lerenard prit le plat et le porta à son maître.

– Vous voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, nous avons déjà le pain et le rôti ; mais je veuxencore avoir un plat de légumes comme ceux que mange le roi.

Cela dit, il appela le loup :

– Loup, mon ami, lui dit-il, mets-toi enroute et apporte-moi des légumes pareils à ceux que mange leroi.

Le loup, qui n’avait peur de personne, sedirigea tout droit vers le palais, et quand il fut entré dans lachambre de la princesse, il tira cette dernière par le pan de sarobe, ce qui la fit se retourner. Elle reconnut le loup à soncollier, et le conduisant dans son cabinet :

– Loup, mon ami, lui dit-elle, queveux-tu ? Il répondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’a envoyé demander un plat de légumes pareils à ceuxque mange le roi.

La princesse fit venir le cuisinier, qui reçutl’ordre de préparer un plat de légumes pareils à ceux que mangeaitle roi, et de le porter lui-même pour le loup jusqu’à la porte del’aubergiste. Le loup prit le plat et le porta à son maître.

– Vous le voyez, dit le chasseur, voilàque j’ai maintenant du pain, du rôti et des légumes ; mais ilme faut des sucreries semblables à celles que mange le roi.

Il appela l’ours et lui dit :

– Ours, mon ami, tu ne dédaignes pas delécher quelque chose de doux ; va donc et rapporte-moi dessucreries semblables à celles que mange le roi.

L’ours se mit en route vers le palais, etchacun s’enfuit à son approche, et quand il arriva près dufonctionnaire, celui-ci lui présenta le bout de son fusil et nevoulut point le laisser pénétrer dans le palais du roi. Mais l’oursse dressa sur ses pattes de derrière et distribua à droite et àgauche quelques bons soufflets qui firent trébucher tout le posteaprès cet exploit, il continua son chemin, entra dans la chambre dela princesse, se plaça derrière elle et grogna légèrement. Laprincesse se retourna, et reconnut l’ours, l’emmena dans soncabinet et lui dit :

– Ours, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici ; je suis chargé de demander des sucreries semblables àcelles que mange le roi.

La princesse fit venir le confiseur, qui reçutl’ordre de préparer des sucreries pareilles à celles que mangeaitle roi, et de les porter lui-même pour l’ours jusqu’à la porte del’aubergiste.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, voilà que j’ai maintenant du pain, du rôti, des légumeset des sucreries ; mais je veux aussi boire du vin pareil àcelui que boit le roi. Il appela son lion et lui dit :

– Lion, mon ami, je sais que tu te grisesvolontiers, va donc et rapporte-moi du vin semblable à celui queboit le roi.

Le lion traversa les rues, et les gensfuyaient à son approche, et quand il arriva près du poste, lefactionnaire voulut lui barrer le passage : mais il poussa unrugissement qui mit tous les soldats en fuite. Le lion pénétrajusqu’à la chambre de la princesse, et gratta légèrement avec saqueue à la porte. La princesse vint lui ouvrir, et peu s’en fallutque l’effroi ne s’emparât d’elle à la vue du lion ; mais ellele reconnut au fermoir d’or de son collier, et fit entrer avec elledans son cabinet :

– Lion, mon ami, lui dit-elle, queveux-tu ? Il répondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici ; je viens demander du vin pareil à celui que boit leroi.

La princesse fit venir le sommelier, et luiordonna de donner au lion du vin semblable à celui que buvait leroi. Le lion prit le panier et le porta à son maître.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, j’ai maintenant du pain, du rôti, des légumes, dessucreries et du vin pareils à ceux qu’on sert au roi ;maintenant, je veux donner un banquet à mes animaux.

Et il se mit à table, but et mangea, et donnaaussi une bonne part de tout cela au lièvre, au renard, au loup, àl’ours et au lion car la certitude qu’il venait d’acquérir que laprincesse l’aimait toujours lui donnait une humeur charmante. Quandle repas fut terminé, il dit à l’hôte :

– Maintenant que j’ai mangé et bu commeboit et mange le roi, je veux aller à la cour du roi, et épouser lafille du roi. L’aubergiste répondit :

– Comment cela pourra-t-il se faire,puisque la princesse a déjà un fiancé, et que ses noces doivent secélébrer aujourd’hui même ?

Le chasseur tira de sa poche le mouchoir quela princesse lui avait donné sur la montagne du dragon, et où ilavait roulé les sept langues du monstre.

– Ce que j’ai là dans la main m’y aidera,dit-il. L’aubergiste examina le mouchoir et repartit :

– Si j’ai cru tout le reste, je ne puispourtant pas croire cela, et je parie volontiers ma maison et macour.

Le chasseur tira de sa poche une bourse où setrouvaient mille pièces d’or ; il la plaça sur la table etdit :

– Voici mon enjeu. Lorsque le roi revitsa fille au dîner, il lui dit :

– Que te voulaient toutes ces bêtes quisont venues te trouver et qui ont parcouru en tous sens monpalais ? Elle répondit :

– Je ne puis point le dire, mais dépêchezquelqu’un et faites chercher le maître de ces animaux ; sivous faites cela, vous ferez bien.

Le roi envoya un de ses gens à l’auberge avecmission d’inviter l’étranger ; le serviteur du roi arrivajuste au moment où le chasseur venait de parier avecl’aubergiste.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, s’écriale chasseur, voilà que le roi m’envoie un ambassadeur afin dem’inviter.

Le chasseur se rendit auprès du roi. Celui-ci,le voyant venir, dit à sa fille :

– Comment dois-je le recevoir ?

Elle répondit :

– Allez à sa rencontre ; si vousfaites cela, vous ferez bien.

Le roi alla donc à sa rencontre, le fit monteravec lui dans les appartements où les bêtes du chasseur lesuivirent. Le roi lui indiqua une place entre lui et sa fille, lemaréchal en sa qualité de fiancé prit place de l’autre côté. En cemoment, on apporta en face d’eux les sept têtes du dragon, et leroi dit :

– Ces sept têtes, c’est le maréchal quiles a coupées au monstre ; voilà pourquoi je lui donneaujourd’hui ma fille.

Alors le chasseur se leva, ouvrit les septgueules et dit :

– Où sont les sept langues dudragon ?

À ces mots, le maréchal devint pâle il ditdans son trouble :

– Les dragons n’ont point de langue.

Le chasseur reprit :

– Les menteurs devraient n’en pointavoir, mais les langues de dragon sont les vrais signes duvainqueur.

Et il ouvrit le mouchoir où se trouvaient lessept langues et il en mit une dans chacune des sept gueules. Celafait, il prit le mouchoir sur lequel était brodé le nom de laprincesse, et le montrant à la jeune fille, il lui demanda à quielle l’avait donné. Elle répondit :

– Je l’ai donné à celui qui a tué ledragon.

Puis il appela ses animaux, leur enleva àchacun leur collier ainsi qu’au lion son fermoir d’or, et lesmontrant à la jeune fille, il lui demanda à qui cela appartenait.Elle répondit :

– Le collier et le fermoir d’or étaient àmoi, je les ai partagés entre les animaux qui ont contribué àdompter le dragon.

Le chasseur dit alors :

– M’étant endormi de fatigue après lecombat, le maréchal est arrivé, m’a coupé la tête, a enlevé laprincesse et déclaré que c’était lui qui avait tué le dragon ;en quoi il a menti, comme le prouve par ces langues, par cemouchoir et par ce collier.

Le roi s’adressant alors à sa fille :

– Est-il vrai, lui dit-il, que c’est luiqui a tué le dragon ?

Elle répondit :

– Oui, c’est vrai ; et maintenant ilm’est permis de dévoiler toute l’infamie du maréchal qui m’avaitfait donner ma parole que je garderais le silence. C’était aussipour cela que j’avais exigé que les noces n’eussent lieu qu’aprèsun an et un jour.

Après avoir entendu cette déposition, le roifit appeler douze conseillers qu’il chargea de juger le maréchal.Ceux-ci le condamnèrent à avoir les membres déchirés par quatrebœufs. Ainsi fut puni le maréchal. Ensuite, le roi donna sa filleau chasseur qui fut de plus reconnu dans tout le pays pour sonhéritier. Le jeune roi et la jeune reine vécurent désormais heureuxet contents. Le jeune roi allait souvent à la chasse qu’il aimait,et ses animaux devaient l’accompagner. Or il y avait à peu dedistance de là une forêt qui, d’après le bruit général, n’était passûre. Celui, disait-on, qui s’y risquait une fois, n’en revenaitpas facilement. Depuis longtemps le jeune prince nourrissait ungrand désir d’aller y chasser, et il ne laissa pas de repos auvieux roi qu’il lui en donna la permission. Il sortit donc un jouravec une nombreuse escorte, et quand il fut arrivé près de laforêt, il aperçut à travers les arbres une biche blanche comme dela neige, et il dit à ses gens :

– Attendez ici mon retour ; je veuxpoursuivre cette bête. Et il s’enfonça sur sa trace dans la forêt,où ses animaux seuls l’escortèrent.

Ses gens l’attendirent jusqu’au soir ;mais comme il ne revenait pas, ils retournèrent au palais et direntà la jeune princesse :

– Le jeune prince s’est aventuré dans laforêt enchantée à la poursuite d’une blanche biche, et il n’estpoint revenu.

À ces mots, la princesse fut saisie d’unegrande inquiétude ; quant au prince, il n’avait pas cessé depoursuivre la belle bête sans jamais pouvoir l’atteindre. A la fin,il s’aperçut qu’il s’était égaré bien avant dans la forêt ; ilsonna du cor, mais il ne reçut aucune réponse, car ses gens nepouvaient l’entendre. Et comme la nuit tombait, il vit bien qu’ilne pourrait revenir ce jour là au palais ; il descendit decheval, alluma du feu au pied d’un arbre, et résolut d’y passer lanuit. Comme il était assis à côté du feu, et que ses animauxs’étaient étendus autour de lui, il crut entendre les sons d’unevoix humaine et regarda autour de lui, mais il ne put rienapercevoir. Bientôt après, il lui sembla entendre comme une touxqui venait d’en haut ; il leva la tête et aperçut une vieillefemme assise sur l’arbre, et qui se plaignait en criant :

– Hu ! hu ! hu ! que j’aifroid !

Le jeune prince lui dit :

– Descends et viens te chauffer, puisquetu as froid.

Mais elle répondit :

– Non, car tes animaux me mordraient.

Il reprit :

– Ils ne te feront rien, vieille mère,descends seulement.

Or cette vieille était une sorcière. Ellerépondit :

– Je vais te jeter une verge du haut decet arbre ; si tu leur en donnes un coup sur le dos, ils ne meferont pas de mal.

Elle lui jeta donc une verge, et il en frappases animaux. À peine l’eut-il fait qu’ils furent métamorphosés enpierres. Et quand la sorcière vit qu’elle n’avait plus rien àcraindre des animaux, elle se laissa couler en bas de l’arbre, etle toucha, lui aussi, avec une verge et lui aussi fut métamorphoséen pierre. Cela fait, la vieille se mit à rire et elle le cachaainsi que les animaux dans une caverne où se trouvaient déjàbeaucoup de pierres pareilles. Cependant, comme le jeune prince nerevenait pas, l’inquiétude de la princesse augmentait. Il se trouvaqu’en ce même temps l’autre frère qui, lors de la séparation,s’était dirigé vers l’orient, arriva dans le royaume. Il avaitcherché, mais en vain, un service ; ne sachant que faire, ils’était mis à courir le monde avec ses animaux qui dansaient devantles gens. L’idée lui vint d’aller consulter le couteau que sonfrère et lui avaient enfoncé dans l’arbre au moment de se quitter,afin de connaître le sort l’un de l’autre. Quand il arriva au piedde l’arbre, le côté du couteau qui concernait son frère avait unemoitié déjà couverte de rouille ; mais l’autre était encoreblanche. L’inquiétude s’empara de lui, et il se prit àpenser : « Il faut qu’un grand malheur menace la vie demon frère mais peut-être que je puis le sauver, car la moitié ducouteau est encore blanche. » Cela dit, il se dirigea avec sesanimaux vers le couchant. Quand il arriva à la porte de la ville,le factionnaire vint à sa rencontre et lui demanda s’il devaitaller l’annoncer à son épouse : il ajouta que son absenceplongeait depuis quelques jours la jeune princesse dans uneprofonde inquiétude, qu’elle craignait qu’il ne lui fût arrivémalheur dans la forêt enchantée. Le factionnaire lui parlait ainsi,parce qu’il le prenait pour le jeune prince, tant son frère luiressemblait, et à cause des animaux qui le suivaient. Celui-ci,entendant parler de son frère, se dit en lui-même : « Ilvaut mieux que je me laisse prendre pour lui ; il me sera plusfacile ainsi de le sauver. » Il se laissa donc accompagner parle factionnaire jusque dans le palais, où il fut reçu avec degrandes démonstrations de joie. La jeune princesse ne douta pas unmoment que ce fût son époux ; il lui raconta qu’il s’étaitégaré dans la forêt, et qu’il lui avait été impossible de retrouverplus tôt son chemin. Il demeura quelques jours au château,s’informant de tout ce qui se trouvait dans la forêt enchantée. Àla fin, il dit :

– Il faut que j’aille y chasser encoreune fois.

Le roi et la princesse voulurent l’endétourner, mais il tint ferme et sortit avec une nombreuse escorte.Lorsqu’il arriva devant la forêt, il aperçut, comme avait fait sonfrère, une blanche biche, et il dit à ses gens :

– Attendez-moi jusqu’à ce que jerevienne ; je veux courir cette belle bête.

Il entra donc dans la forêt, accompagné de sesfidèles animaux. Il lui arriva les mêmes aventures qu’à sonfrère ; il ne put atteindre la biche, et s’enfonça si avantdans la forêt, qu’il dut se résoudre à y passer la nuit. Etlorsqu’il eut allumé du feu, il entendit ces plaintes au-dessus desa tête :

– Hu ! hu ! hu ! comme jegèle ! Il leva la tête, et il aperçut la même sorcière assisedans l’arbre. Il lui cria :

– Si tu gèles, descends, vieille mère, etviens te chauffer.

Elle répond :

– Non, car tes animaux me mordraient.

Il repartit :

– Ils ne te feront rien.

Elle lui cria :

– Je veux te jeter du haut de cet arbreune verge, et si tu les en frappes, ils ne me feront aucun mal.

Le chasseur ne se fia pas à ces paroles de lavieille ; il répondit :

– Je ne frapperai pas mes bêtes, maisdescends, ou j’irai te chercher.

Elle lui cria :

– Que veux-tu me faire ? Tu nepourras rien contre moi.

– Si tu ne descends pas, reprit-il, jet’envoie une balle.

Elle lui cria :

– Tu peux tirer, je n’ai pas peur de tesballes.

Le chasseur la mit en joue, mais la sorcièreétait invulnérable à toutes les balles de plomb ; elle semettait à rire toutes les fois qu’il la touchait, etcriait :

– Tu ne pourras pourtant pas meblesser.

Le chasseur était rusé, il arracha de sa vestetrois boutons d’argent et les coula dans son fusil, car l’art de lasorcière ne pouvait rien contre ce métal ; et dès qu’il eutlâché la détente, elle tomba de l’arbre en poussant de grands cris.Il lui mit le pied sur la poitrine, et lui dit :

– Vieille sorcière, si tu ne m’avoues passur-le-champ où est mon frère, je te prends et je te jette dans lefeu.

L’anxiété de la vieille était profonde, elleimplora merci en disant :

– Transformé en pierre ainsi que sesanimaux, il est avec eux dans une caverne.

Alors il la força de l’y conduire et luidit :

– Vieille fée, tu vas sur-le-champ rendrela vie à mon frère et à toutes les autres créatures qui se trouventici, sinon je te jette dans le feu.

Elle prit une verge et frappa lespierres : aussitôt revinrent à la vie non seulement le frèreet ses animaux, mais une foule d’autres personnes encore, tels quemarchands, ouvriers, pâtres, qui lui rendirent grâce de leurdélivrance et retournèrent chez eux. Quant aux frères jumeaux, dèsqu’ils se revirent, ils se précipitèrent dans les bras l’un del’autre. Puis ils saisirent la sorcière, lui lièrent les membres etla jetèrent dans le feu : dès qu’elle fut consumée, la forêtsembla s’ouvrir d’elle-même ; elle devint claire et brillante,et on pouvait apercevoir le palais du roi à trois lieues dedistance. Les deux frères reprirent ensemble la route du château,et tout en allant, ils se racontèrent chacun leur histoire. Etlorsque le plus jeune eut dit qu’il devait un jour remplacer le roisur le trône, l’autre reprit :

– Je m’en suis bien aperçu, car lorsquej’arrivai dans la ville et qu’on m’eut prit pour toi, on me rendittous les honneurs royaux, la jeune princesse me reçut comme sonépoux, et je dus m’asseoir à son côté à table et dormir dans tonlit.

Là-dessus, ils continuèrent leur route, et lejeune prince dit à son frère :

– Tu me ressembles de tout point, tuportes comme moi des vêtements royaux et tes bêtes te suivent ainsique font les miennes. Entrons dans la ville par les deux portesopposées et arrivons de deux côtés différents et en même temps enprésence du roi.

Ils se séparèrent donc et les factionnaires del’une et de l’autre porte se présentèrent au même instant devant levieux roi pour lui annoncer que le jeune prince arrivait de lachasse avec ses animaux. Le roi répondit :

– Cela n’est pas possible ; les deuxportes sont à une lieue de distance.

En ce moment les deux frères entraient de deuxcôtés différents dans la cour du palais. Ils en montèrent lesdegrés ensemble. Le roi dit à sa fille :

– Indique-moi quel est ton époux ;ces deux princes se ressemblent tellement que je ne puis lesreconnaître.

L’anxiété de la princesse était grande, etelle ne savait que répondre, lorsqu’elle aperçut le collier qu’elleavait donné aux animaux ainsi que le fermoir d’or que portait lelion de son époux. Alors elle s’écria avec joie :

– Celui-ci est mon véritable époux.

Le jeune prince se mit à rire etdit :

– Oui, c’est le véritable.

Et ils prirent tous place à table, ets’abandonnèrent à leur joie.

Chapitre 17Le Diable et sa grand-mère

Il y avait une grande guerre en ces temps-làet le roi avait beaucoup de soldats à son service ; mais illeur versait une si maigre solde que les soldats arrivaient à peineà en vivre. Trois des soldats, qui en avaient assez, seconcertèrent et décidèrent de déserter. Le premier dit auxautres : « Si l’on nous prend, nous finirons surl’échafaud. Comment donc allons-nous faire ? » Le secondrépondit : « Voyez, là-bas, le champ de blé ! Sinous nous y cachons, personne ne nous trouvera. L’armée ne resterapas ici ; demain, les troupes doivent lever le camp. »Les trois soldats rampèrent dans le champ de blé et s’y cachèrent.Mais le lendemain, les troupes ne s’en allèrent pas et les troissoldats durent rester cachés durant deux jours et deux nuits.N’ayant rien à manger, étant presque morts de faim, ils serésolurent donc à sortir : « À quoi bon déserter, sic’est pour mourir misérablement ? », se dirent-ils.

À ce moment, un dragon flamboyant surgit descieux et se posa juste devant eux. Il leur demanda alors pourquoiils restaient terrés là. « Nous sommes trois soldats qui ontdéserté parce que de notre solde nous ne vivons pas. Mais de faimnous allons mourir, si nous restons ici ; ou sur l’échafaudnous allons périr, si nous quittons notre nid. » « Sivous devenez mes serviteurs pendant sept années, dit le dragon, jevous transporterai au-delà des troupes, si bien que personne nevous prendra ». «Nous n’avons pas le choix, et devonsaccepter », se dirent les soldats. Le dragon les prit alorsdans ses griffes, les transporta loin des troupes, et les déposasur le sol.

Il donna à chacun un petit fouet et leurdit : « Frappez et claquez avec ce fouet, et tout l’orque vous souhaitez vous apparaîtra. Vous pourrez mener la grandevie, posséder des chevaux et voyager en voiture. Mais lorsque lessept années seront écoulées, vous m’appartiendrez. » Le dragonn’était nul autre que le diable et il leur présenta un livre danslequel tous trois durent apposer leur signature. Puis ilajouta : « Toutefois, avant de vous emmener avec moi, jevous poserai une énigme ; si vous pouvez la résoudre, alorsvous serez libres et je n’aurai plus aucun droit sur vous. »Sur ce, le dragon s’envola et s’éloigna.

Les soldats firent claquer leur fouet etobtinrent de l’or en abondance. Ils se firent confectionner debeaux habits et allèrent de par le monde. Partout où ils allaient,ils vivaient dans le bonheur et dans la somptuosité. Ils sepromenaient à cheval et en voiture, ils mangeaient et buvaientcomme des rois, mais jamais ils ne firent quelque chose de mal. Letemps passait vite et, comme les sept années étaient presqueécoulées, les deux premiers soldats devinrent anxieux et apeurés.Mais le troisième leur dit : « Mes frères, ne vouseffrayez pas. Je trouverai la solution de l’énigme. » Puis,ils retournèrent dans le champ de blé et s’y assirent. Les deuxpremiers soldats avaient toujours leur triste mine.

Une vieille femme, qui vint à passer, leurdemanda ce qui les rendait si triste. « À ce qui nous arrive,vous ne pouvez rien y faire. » « Qui sait, répondit lavieille femme, confiez-moi toujours vos soucis. » Ils luiracontèrent alors que, presque sept ans plus tôt, le diable avaitfait d’eux ses serviteurs, qu’il leur avait donné le pouvoir decréer autant d’or qu’ils le voulaient et que si, à la fin de laseptième année, ils ne répondaient pas à l’énigme qui leur seraitposée, le diable les emporterait avec lui en enfer. La vieillefemme leur dit : « Si vous voulez obtenir de l’aide,alors l’un de vous devra aller dans la forêt. Là, il trouvera unamas de roches qui ressemble à une petite maison et il yentrera. »

Les deux soldats qui étaient tristes sedirent : « Cela ne nous sauvera pas ! » ;et ils restèrent assis. Mais le troisième, celui qui était gai, seleva et alla très loin dans la forêt, jusqu’à ce qu’il trouve lapetite maison de pierres. Dans la maisonnette, une très vieilledame était assise : c’était la grand-mère du diable. Celle-cidemanda au soldat d’où il venait et ce qu’il voulait. Il luiraconta tout ce qui était arrivé, si bien que la vielle dame eutpitié et décida de l’aider. Elle souleva une grosse pierre quibouchait l’entrée d’une cave, et dit : « Cache-toi là, ettu pourras entendre ce qui se dira. Reste assis, soit tranquille,et ne bouge pas ; lorsque le dragon viendra, je le feraiparler et il me donnera la solution de l’énigme : à moi, il medit tout. Soit alerte, écoute bien tout ce qu’ilracontera. »

À minuit, le dragon arriva et demanda sonrepas. Afin de le contenter, sa grand-mère dressa la table, apportades victuailles et mangea en sa compagnie. Au cours de laconversation, elle lui demanda comment s’était passée sa journée etde combien d’âmes il s’était emparé. « Aujourd’hui, je n’ai euguère de succès, répondit-il, mais demain, je dois m’emparer del’âme de trois soldats. » « Oui !, répondit-elle,trois soldats qui peuvent sans doute encore t’échapper. » Lediable s’exclama d’un rire moqueur : « Ils seront àmoi ! Je leur ai proposé une énigme à laquelle ils ne pourrontjamais répondre ! » « Et qu’elle est donc cetteénigme ? », demanda la grand-mère. « Je vais te ledire : dans la grande Mer du Nord, se trouve un poisson mortdont sera fait leur repas ; dans une côte de baleine serataillée leur cuillère ; et un sabot de vieux cheval leurservira en guise de coupe. »

Lorsque le diable fut au lit et qu’il se futendormi, la grand-mère souleva la grosse roche et laissa sortir lesoldat. « As-tu bien fait attention à tout ce qui s’estdit ? », demanda la vieille dame. « Oui, répondit lesoldat, je sais ce qu’il faut savoir, et cela m’aiderabeaucoup. » Là-dessus, il sortit par la fenêtre et s’empressade retourner auprès de ses compagnons. Il leur expliqua comment lediable s’était laissé posséder par sa propre grand-mère, et commentil avait finalement obtenu la solution de l’énigme. Les soldatsfurent tellement transportés de joie, qu’ils prirent chacun leurfouet, frappèrent et claquèrent tant et si bien que le sol fut toutrecouvert d’or.

Quand les sept années furent complètementécoulées, le diable se présenta avec son livre ; il leurmontra les signatures et leur dit : « Je vais vousemmener en enfer, et là, un repas vous sera servi. Celui qui saurame dire ce que vous recevrez comme repas, celui-là seralibre ; il pourra partir et conserver son fouet. » Lepremier soldat dit alors : « Dans la grande Mer du Nord,se trouve un poisson mort dont sera fait notre repas. » Voyantque le soldat avait su répondre, le diable se fâcha et grogna, puisil dit : « Celui qui saura me dire dans quoi seronttaillées vos cuillères, celui-là sera libre ; il pourra partiret conserver son fouet. » Le second soldat réponditalors : « Dans une côte de baleine seront taillées noscuillères. » Le diable grimaça, grogna de nouveau, puisdemanda au troisième : « Et toi, sais-tu ce qui teservira en guise de coupe ? » Le troisième soldatrépondit : « Un sabot de vieux cheval me servira en guisede coupe. » Le diable, qui n’avait désormais plus aucunpouvoir sur eux, s’envola en poussant un grand hurlement decolère.

Grâce à leur fouet, les trois soldats purentfrapper et claquer, et obtenir tout l’or qu’ils désiraient Et c’estainsi qu’ils vécurent heureux jusqu’à leur dernier jour.

Chapitre 18Les Douze frères

Il y avait une fois un roi et une reine quivivaient ensemble en bonne intelligence. Ils avaient douze enfants,mais c’étaient douze garçons. Un jour le roi dit à lareine :

– Si le treizième enfant que tu mepromets est une fille, les douze garçons devront mourir, afin quel’héritage de leur sœur soit considérable, et que le royaume toutentier lui appartienne.

Il fit donc construire douze cercueils qu’onremplit de copeaux ; puis le roi les fit transporter dans uncabinet bien fermé, dont il donna la clef à la reine, en luirecommandant de n’en rien dire à personne.

Cependant, la mère était en proie à un violentchagrin. Le plus jeune de ses fils, à qui elle avait donné le nomde Benjamin, s’aperçut de sa peine et lui dit :

– Ma bonne mère, pourquoi es-tu sitriste ?

– Cher enfant, lui répondit-elle, je nedois pas te le dire.

Mais l’enfant ne lui laissa point de repos,qu’elle ne l’eût conduit au cabinet mystérieux, et qu’elle ne luieût montré les douze cercueils remplis de copeaux :

– Mon bien-aimé Benjamin, lui dit-elle,ton père a fait construire ces cercueil pour tes onze frères etpour toi, car si je mets au monde une petite fille, vous devez tousmourir et être ensevelis là.

Et comme elle pleurait, l’enfant chercha à laconsoler en lui disant :

– Ne pleure pas, nous saurons bien éviterla mort. La reine reprit :

– Va dans la forêt avec tes onze frères,et que l’un de vous se tienne sans cesse en sentinelle sur la cimede l’arbre le plus élevé, les yeux tournés vers la tour du château.J’aurai soin d’y arborer un drapeau blanc si je mets au monde ungarçon, et alors vous pourrez revenir sans danger ; si aucontraire je deviens mère d’une fille, j’y planterai un drapeaurouge comme du sang ; alors hâtez-vous de fuir bien loin, etque le bon Dieu vous protège.

Lorsque la reine eut donné sa bénédiction àses fils, ceux-ci se rendirent dans la forêt. Chacun d’eux eut sontour de faire sentinelle pour la sûreté des autres, en grimpant auhaut du chêne le plus élevé, et en tenant, de là, ses yeux fixésvers la tour. Quand onze jours furent passés, et que ce fut àBenjamin de veiller, il vit qu’un drapeau avait été arboré, maisc’était un drapeau rouge comme du sang, ce qui prouvait trop qu’ilsdevaient tous mourir. Lorsqu’il eut annoncé la nouvelle à sesfrères, ceux-ci s’indignèrent et dirent :

– Sera-t-il dit que nous aurons dû subirla mort pour une fille ? Faisons serment de nous venger !Partout où nous trouverons une jeune fille, son sang devra couler.Cela dit, ils allèrent tous ensemble au fond de la forêt, et àl’endroit le plus épais, ils trouvèrent une petite cabane misérableet déserte. Alors ils dirent :

– C’est ici que nous voulons fixer notredemeure et toi, Benjamin, comme tu es le plus jeune et le plusfaible, tu resteras au logis et te chargeras du ménage nous autres,nous irons à la chasse afin de nous procurer de la nourriture.

Ils allèrent donc dans la forêt, et tuèrentdes lièvres, des chevreuils sauvages, des oiseaux et despigeons ; puis ils les rapportèrent à Benjamin qui dut lespréparer et les faire cuire pour apaiser la faim commune. C’estainsi qu’ils vécurent pendant dix années dans la forêt ; et cetemps leur parut court. Cependant la jeune fille que la mère avaitmise au monde était devenue grande sa beauté était remarquable, etelle avait sur le front une étoile d’or. Un jour que se faisait lagrande lessive, elle remarqua parmi le linge douze chemisesd’homme, et demanda à sa mère :

– À qui appartiennent ces douze chemises,car elles sont beaucoup trop petites pour mon père ?

La reine lui répondit avec unsoupir :

– Chère enfant, elles appartiennent à tesdouze frères.

La jeune fille reprit :

– Où sont donc mes douze frères ? jen’en ai jamais entendu parler.

La reine répondit :

– Où ils sont ! Dieu le sait :ils sont errants par le monde.

Alors, entraînant avec elle la jeune fille,elle ouvrit la chambre mystérieuse, et lui montra les douzecercueils, avec leurs copeaux et leurs coussins funèbres.

– Ces cercueils, lui dit-elle, étaientdestinés à tes frères ; mais ils se sont échappés de la maisonavant ta naissance.

Et elle lui raconta tout ce qui s’était passé.Alors la jeune fille lui dit :

– Ne pleure pas, chère mère, je veuxaller à la recherche de mes frères.

Elle prit donc les douze chemises, et sedirigea juste au milieu de la forêt. Elle marcha tout le jour, etarriva vers le soir à la pauvre cabane. Elle y entra et trouva unjeune garçon, qui lui dit :

– D’où venez-vous, et oùallez-vous ?

À quoi elle répondit :

– Je suis la fille d’un roi, je cherchemes douze frères et je veux aller jusqu’à ce que je les trouve.

Et elle lui montra les douze chemises qui leurappartenaient. Benjamin vit bien alors que la jeune fille était sasœur ; il lui dit :

– Je suis Benjamin, le plus jeune de tesfrères.

Et elle se mit à pleurer de joie, et Benjaminaussi ; et ils s’embrassèrent avec une grande tendresse.Benjamin se prit à dire tout à coup :

– Chère sœur, je dois te prévenir quenous avons fait le serment de tuer toutes les jeunes filles quenous rencontrerions.

Elle répondit :

– Je mourrai volontiers, si ma mort peutrendre à mes frères ce qu’ils ont perdu.

– Non, reprit Benjamin, tu ne dois pasmourir ; place-toi derrière cette cuve jusqu’à l’arrivée demes onze frères, et je les aurai bientôt mis d’accord avec moi.

Elle se plaça derrière la cuve ; et quandil fut nuit, les frères revinrent de la chasse, et le repas setrouva prêt… Et comme ils étaient en train de manger, ilsdemandèrent :

– Qu’y a-t-il de nouveau ?

Benjamin répondit :

– Ne savez-vous rien ?

– Non, reprirent-ils.

Benjamin ajouta :

– Vous êtes allés dans la forêt, moi jesuis resté à la maison, et pourtant j’en sais plus long quevous.

– Raconte donc, s’écrièrent-ils.

Il répondit :

– Promettez-moi d’abord que la premièrejeune fille qui se présentera à nous ne devra pas mourir.

– Nous le promettons, s’écrièrent-ilstous, raconte-nous donc.

Alors Benjamin leur dit :

– Notre sœur est là. Et il poussa lacuve, et la fille du roi s’avança dans ses vêtements royaux, etl’étoile d’or sur le front, et elle brillait à la fois de beauté,de finesse et de grâce. Alors ils se réjouirent tous, etl’embrassèrent.

À partir de ce moment, la jeune fille garda lamaison avec Benjamin, et l’aida dans son travail. Les onze frèresallaient dans la forêt, poursuivaient les lièvres et leschevreuils, les oiseaux et les pigeons, et rapportaient au logis leproduit de leur chasse, que Benjamin et sa sœur apprêtaient pour lerepas. Elle ramassait le bois qui servait à faire cuire lesprovisions, cherchait les plantes qui devaient leur tenir lieu delégumes, et les plaçait sur le feu, si bien que le dîner étaittoujours prêt lorsque les onze frères revenaient à la maison. Elleentretenait aussi un ordre admirable dans la petite cabane,couvrait coquettement le lit avec des draps blancs, de sorte queles frères vivaient avec elle une union parfaite.

Un jour, Benjamin et sa sœur préparèrent untrès joli dîner, et quand ils furent tous réunis, ils se mirent àtable, mangèrent et burent, et furent tous très joyeux. Il y avaitautour de la cabane un petit jardin où se trouvaient douze lis. Lajeune fille, voulant faire une surprise agréable à ses frères, allacueillir ces douze fleurs afin de les leur offrir. Mais à peineavait-elle cueilli les douze lis que ses douze frères furentchangés en douze corbeaux qui s’envolèrent au-dessus de laforêt ; et la maison et le jardin s’évanouirent au mêmeinstant. La pauvre jeune fille se trouvait donc maintenant touteseule dans la forêt sauvage, et comme elle regardait autour d’elleavec effroi, elle aperçut à quelques pas une vieille femme qui luidit :

– Qu’as-tu fait là, mon enfant ?Pourquoi n’avoir point laissé en paix ces douze blanchesfleurs ? Ces fleurs étaient tes frères, qui se trouventdésormais transformés en corbeaux pour toujours.

La jeune fille dit en pleurant :

– N’existe-t-il donc pas un moyen de lesdélivrer ?

– Oui, répondit la vieille, mais il n’yen a dans le monde entier qu’un seul, et il est si difficile qu’ilne pourra te servir ; car tu devrais ne pas dire un seul mot,ni sourire une seule fois pendant sept années ; et si tuprononces une seule parole, s’il manque une seule heure àl’accomplissement des sept années, et la parole que tu aurasprononcée causera la mort de tes frères. Alors la jeune fille pensadans son cœur : « je veux à toute force délivrer mesfrères. »

Puis elle se mit en route cherchant un rocherélevé, et quand elle l’eut trouvé, elle y monta, et se mit à filer,ayant bien soin de ne point parler et de ne point rire. Il arrivaqu’un roi chassait dans la forêt ; ce roi avait un grandlévrier qui, parvenu en courant jusqu’au pied du rocher au hautduquel la jeune fille était assise, se mit à bondir à l’entour et àaboyer fortement en dressant la tête vers elle. Le roi s’approcha,aperçut la belle princesse avec l’étoile d’or sur le front, et futsi ravi de sa beauté qu’il lui demanda si elle ne voulait pointdevenir son épouse. Elle ne répondit point, mais fit un petit signeavec la tête. Alors le roi monta lui-même sur le rocher, enredescendit avec elle, la plaça sur son cheval, et retourna ainsidans son palais. Là furent célébrées les noces avec autant de pompeque de joie, quoique la jeune fiancée demeurât muette et sanssourire. Lorsqu’ils eurent vécu heureusement ensemble pendant uncouple d’années, la mère du roi, qui était une méchante femme, semit à calomnier la jeune reine, et à dire au roi :

– C’est une misérable mendiante que tu asamenée au palais ; qui sait quels desseins impies elle tramecontre toi ! Si elle est vraiment muette elle pourrait dumoins rire une fois ; celui qui ne rit jamais a une mauvaiseconscience.

Le roi ne voulut point d’abord ajouter foi àces insinuations perfides, mais sa mère les renouvela si souvent,en y ajoutant des inventions méchantes qu’il finit par se laisserpersuader, et qu’il condamna sa femme à la peine de mort.

On alluma donc dans la cour un immense bûcher,où la malheureuse devait être brûlée vive ; le roi se tenait àsa fenêtre, les yeux tout en larmes, car il n’avait pas cessé del’aimer. Et comme elle était déjà liée fortement contre un pilier,et que les rouges langues du feu dardaient vers ses vêtements, ilse trouva qu’en ce moment même s’accomplissaient les sept annéesd’épreuve ; soudain on entendit dans l’air un battementd’ailes, et douze corbeaux, qui dirigeaient leur vol rapide de cecôté, s’abattirent autour de la jeune femme. À peine eurent-ilstouché le bûcher qu’ils se changèrent en ses douze frères, qui luidevaient ainsi leur délivrance. Ils dissipèrent les brandonsfumants, éteignirent les flammes, dénouèrent les liens quigarrottaient leur sœur, et la couvrirent de baisers. Maintenantqu’elle ne craignait plus de parler, elle raconta au roi pourquoielle avait été si longtemps muette, et pourquoi il ne l’avaitjamais vue sourire.

Le roi se réjouit de la trouver innocente, etils vécurent désormais tous ensemble heureux et unis jusqu’à lamort.

Chapitre 19Les Enfants Couleur d’Or

Il y avait une fois un pauvre homme et unepauvre femme qui ne possédaient rien au monde qu’une petite cabane.Ils ne vivaient que du produit de leur pêche. Un jour que le pauvrehomme assis au bord de l’eau tirait ses filets, il prit un poissonentièrement d’or. Tandis qu’il contemplait ce poisson avec des yeuxétonnés, celui-ci prit la parole :

– Bon pêcheur, écoute-moi, lui dit-il, situ consens à me rejeter dans l’eau, je changerai ta misérablecabane en un château magnifique.

– À quoi me servira un château, si jen’ai pas de quoi manger ?

– J’y aviserai aussi : il setrouvera dans le château une armoire, tu n’auras qu’à l’ouvrir poury trouver à souhait des plats de toutes sortes.

– S’il en est ainsi, dit notre homme, jene demande pas mieux que de faire ce que tu désires.

– Oui, reprit le poisson, mais j’y metspour condition que tu ne diras à personne l’origine de tafortune ; si tu souffles là-dessus le plus petit mot, touts’écroulera.

Le pêcheur rejeta dans l’eau le poissonmerveilleux, et prit le chemin de sa demeure ; mais à la placeoù se trouvait sa chétive cabane, s’élevait maintenant un châteaumagnifique. Il ouvrit de grands yeux, franchit la porte et aperçutsa femme assise dans une chambre richement ornée, et vêtue d’habitsprécieux. Cette dernière était au comble de la joie. Elles’écria :

– Cher homme, comment cela est-il arrivétout d’un coup ? je m’en trouve fort bien.

– Et moi aussi, répondit l’homme, mais jemeurs de faim ; commence par me donner quelque chose àmanger.

– Je ne possède rien, et je ne sais oùchercher dans ce château.

– Oh ! dit le pêcheur, je vois làune grande armoire ; si tu l’ouvrais ?

La femme tourna la clef aussitôt et aperçut,rangés avec ordre, des gâteaux, des viandes, des sucreries et desvins. Elle poussa un cri de joie, et tous deux se mirent à fairehonneur au repas préparé. Quand ils eurent fini, la femme élevantla voix :

– Dis-moi donc un peu, cher homme, quelleest l’origine de toute cette richesse ?

– Ne m’interroge pas, répondit lepêcheur, je dois garder le silence sur ce point, la moindreindiscrétion nous ferait retomber dans notre premier état.

– Il suffit ; puisque je ne dois pasle savoir, je ne te prierai plus de me le dire.

Cependant elle le tourmenta et le persécuta sibien, qu’il finit par lui avouer que toute leur fortune leur venaitd’un poisson d’or qu’il avait capturé.

Il avait à peine fini ce récit, que le châteaudisparut ainsi que l’armoire merveilleuse, et qu’ils se trouvèrentde nouveau assis dans leur ancienne cabane de pêcheur.

Notre homme fut donc forcé de reprendre sonancien métier.

Cependant le bonheur voulut qu’il attrapât uneseconde fois le poisson d’or.

– Si tu me rends encore la liberté, ditle poisson, je te donnerai de nouveau le château etl’armoire ; mais pour le coup tiens-toi ferme et garde-toibien de dire à qui que ce soit de qui tu tiens ces richesses sinon,tu les perdras de nouveau.

– J’y prendrai garde, répondit lepêcheur.

Et il rejeta le poisson dans l’eau.

Quand il revint chez lui, tout avait reprisson éclat et sa femme était radieuse mais la curiosité ne la laissapas longtemps en repos, et deux jours s’étaient à peine écoulésqu’elle recommença à questionner son mari. Celui-ci finit parcéder.

Le château s’évanouit, et ils se trouvèrentdans leur ancienne cabane.

– Tu l’as voulu, dit le pêcheur :grâce à toi, nous allons recommencer notre vie misérable.

– Hélas ! répondit la femme, jepréfère encore me passer de la richesse que de ne pas savoir d’oùelle me vient.

Le pêcheur retourna à ses filets, et quelquetemps après il attrapa pour la troisième fois le poisson d’or.

– Écoute, dit ce dernier ; je voisbien que je suis destiné à tomber entre tes mains ;emporte-moi avec toi au logis, et coupe-moi en six morceaux ;de ces morceaux, fais-en manger deux à ta femme, deux à ton cheval,et mets en terre les deux restants ; tu n’auras pas lieu det’en repentir.

Le pêcheur revint chez lui avec le poisson, etfit tout ce que celui-ci avait recommandé.

Il arriva que deux lis d’or poussèrent àl’endroit où les deux morceaux avaient été enterrés, la jument eutdeux poulains de couleur d’or, et la femme du pêcheur deux garçonségalement d’une couleur d’or.

Les enfants grandirent, ainsi que les lis etles jeunes poulains.

Il arriva qu’un jour les deux frères dirent aupêcheur :

– Cher père, permettez-nous de monter noscoursiers d’or et de nous mettre à courir le monde.

Le pêcheur répondit avec tristesse :

– Comment pourrai-je supporter votreabsence ? Songez à l’incertitude cruelle dans laquelle jeserai sur votre compte ; qui me dira ce qui vousarrive ?

Les frères répondirent :

– Les deux lis d’or vous donneront de nosnouvelles. Tant qu’ils brilleront d’un frais éclat, nous serons enbonne santé, si au contraire ils pâlissent, ce sera signe que noussommes malades et leur mort annoncerait la nôtre.

Ils partirent donc, et arrivèrent bientôt dansune auberge pleine de monde. À la vue des deux frères couleur d’or,on se mit à rire et à se moquer. L’un d’eux ayant compris qu’ilétait l’objet de ces plaisanteries, regagna la maisonpaternelle.

Quant à l’autre, il poursuivit son voyage, etparvint au bord d’une grande forêt. Comme il se disposait à ypousser son cheval, des paysans lui dirent :

– Il ne sera pas prudent à vous depénétrer dans cette forêt ; elle est pleine de voleurs ;et s’ils aperçoivent votre couleur d’or et celle de votre cheval,ils ne manqueront pas de vous donner la mort.

Mais le jeune homme ne se laissa paseffrayer ; il reprit :

– Il faut absolument que je traversecette forêt.

Cela dit, il prit des peaux d’ours, s’encouvrit entièrement, ainsi que son cheval, si bien qu’on ne voyaitplus luire la moindre petite place d’or, et il pénétra hardimentdans la forêt. Soudain, il entendit les broussailles s’agiter etdes voix en sortirent et s’entretinrent tout bas. D’un côté ondisait :

– En voici un !

Mais du côté opposé on répondaitaussitôt :

– Qu’on le laisse courir, c’est un pauvrediable, gueux comme un rat d’église !

C’est ainsi que le jeune homme couleur d’orarriva heureusement à l’autre extrémité de la forêt. Il traversabientôt un village où il remarqua une jeune fille si belle qu’ilcrut qu’aucune autre au monde ne pouvait la surpasser en beauté. Ilse sentit si épris, qu’il s’approcha d’elle et lui dit :

– Je vous aime de tout mon cœur,consentez-vous à devenir ma femme ?

De son côté, la jeune fille le trouva si fortde son goût qu’elle répondit :

– Oui, je veux bien devenir votre femmeet vous rester fidèle toute ma vie.

Ils célébrèrent donc le mariage, et ilsétaient au moment le plus joyeux de la fête, lorsque arriva le pèrede la fiancée. Celui-ci se fit présenter le marié. On lui montra lejeune homme couleur d’or, lequel ne s’était pas encore débarrasséde sa peau d’ours. À cette vue, le père entra dans une grandecolère et s’écria :

– Jamais ma fille ne sera la femme d’untel homme.

Et il voulut le tuer. Cependant la fiancée sejeta aux genoux de son père qu’elle baigna de ses larmes endisant :

– Il est mon mari et je l’aime !

Le père se laissa fléchir ; toutefoisl’idée ne lui sortit pas de la tête, que sa fille avait épousé unmisérable gueux ; aussi dès le lendemain matin,s’empressa-t-il de se lever pour s’en convaincre de ses propresyeux. Quand il entra dans la chambre des époux, il vit dans le litun bel homme de couleur d’or, et par terre étaient étendues lespeaux d’ours qu’il avait dépouillées.

Aussitôt il revint sur ses pas endisant :

– Quel bonheur que j’aie pu contenir macolère ! j’aurais commis une action bien déplorable.

Cependant le jeune homme couleur d’or avaitrêvé qu’il était sorti pour chasser un cerf magnifique ; à sonréveil, il dit à la jeune femme :

– Il faut que je sorte pour aller à lachasse.

Ces paroles inquiétèrent la jeune femme, etelle le supplia de rester, en disant :

– Il pourrait facilement t’arriver ungrand malheur.

Il répondit :

– Il faut absolument que je sorte.

Il se rendit dans la forêt. Il ne tarda pas àvoir paraître un beau cerf au port majestueux. Il le coucha enjoue, mais le cerf disparut d’un seul bond. Il se mit à sapoursuite, à travers les ravins et les broussailles. Quand vint lesoir, le cerf disparut complètement. Lorsque notre chasseur portases regards autour de lui, il vit qu’il était en face d’une petitemaison dans laquelle était assise une sorcière, et il frappa à laporte ; une vieille femme vint lui ouvrir et luidit :

– Qu’est-ce qui vous amène si tard danscette immense forêt ?

– N’avez-vous pas vu un cerf ?

– Oui, reprit-elle, je connais cecerf.

Et un petit chien qui était sorti avec elle dela maison se mit à aboyer fortement.

– Veux-tu bien te taire, maudit roquet,s’écria ce dernier, sinon je t’imposerai silence d’un coup defusil.

La sorcière repartit d’un tonirrité :

– Comment ! tu parles de tuer monchien ?

Et soudain elle le métamorphosa en pierre sibien que sa jeune épouse, ne le voyant point revenir, se prit àpenser :

« Sans doute que ce qui me donnait tantd’inquiétude et qui me pesait comme un fardeau sur le cœur, luisera arrivé. »

Cependant le second frère qui était retournédans la maison paternelle, et qui se tenait en ce moment auprès deslis d’or, en vit un s’incliner tout à coup.

« Mon Dieu ! se dit-il, un grandmalheur menace mon frère ; il faut que je parte sans retard,si je veux pouvoir lui porter secours. »

Son père lui dit alors :

– Ne t’en va pas, si je te perds aussi,que deviendrai-je ?

Mais le jeune homme répondit :

– Il faut à toute force que je parte.

Cela dit, il monta son cheval d’or, se mit enroute et arriva dans la grande forêt.

La vieille sorcière sortit encore une fois desa maisonnette, l’appela, et voulut l’attirer dans son piège ;mais il évita de s’approcher, et lui cria aussi :

– Si tu ne rends pas la vie à mon frère,je t’envoie une balle dans la tête.

La vieille fée fut donc forcée, bien àcontrecœur, d’animer de nouveau la pierre et de lui rendre son étatnaturel.

Lorsque les deux frères couleur d’or serevirent, ils éprouvèrent une grande joie, s’embrassèrenttendrement et sortirent ensemble de la forêt ; l’un allaretrouver sa jeune épouse, et l’autre son père.

Dès que ce dernier aperçut son fils, il luicria :

– Je savais bien que tu avais délivré tonfrère car le lis d’or, qui s’était incliné, s’est relevé tout àcoup et a refleuri de plus belle…

À partir de ce moment, rien ne manqua plus àleur bonheur.

Chapitre 20L’Envie de voyager

Il était une fois une femme pauvre, dont lefils avait grande envie de voyager. « Comment veux-tu partiren voyage ? lui dit sa mère. Nous n’avons pas un sou que tupuisses emporter ! » Mais le fils répondit. « Celane fait rien, mère, j’arriverai bien à me débrouiller ! Etd’abord, je n’arrêterai pas de répéter : Pas beaucoup !Pas beaucoup ! » Il s’en alla et marcha un bon bout detemps en répétant sans cesse, « Pas beaucoup ! Pasbeaucoup ! » Puis il arriva devant un groupe de pêcheurs.« Dieu vous aide ! leur dit-il en guise de salut, pasbeaucoup, pas beaucoup ! – Comment dis-tu, gamin ? Pasbeaucoup ? » Et quand ils ramenèrent leur filet, il n’yavait vraiment pas beaucoup de poissons dedans ; alors ilst’attrapent un gourdin et lui font dire ce qu’ils pensent sur lemalheureux dos du garçon. – Qu’est-ce qu’il faut dire, alors ?leur demanda-t-il – Tu dois dire : Tout plein ! Toutplein ! » Très bien ! Il marche un bon bout dechemin, et tout au long il répète.- « Tout plein ! Toutplein ! » Puis il arrive devant une potence où l’on vapendre un malheureux coupable. « Bonjour ! dit le gars.Tout plein ! Tout plein ! – Qu’est-ce que tu nous dis là,mon gaillard ? Tout plein ? Est-ce que tu voudrais plusde malandrins sur la terre ? N’y en a-t-il pas déjà assezcomme cela ? » Sur quoi le bâton entre en jeu et lui faitentrer la leçon par le bas du dos. « Mais qu’est-ce qu’il fautdire, alors ? – Que Dieu prenne pitié de la pauvreâme ! » Très bien ! « Que Dieu prenne pitié dela pauvre âme ! Que Dieu prenne pitié de la pauvreâme ! » Et avec ce refrain, il fait encore un grand boutde chemin, puis arrive devant l’équarrisseur qui vient d’abattre unvieux cheval. « Bonjour ! dit le jeune gars. Que Dieuprenne pitié de la pauvre âme ! – Que dis- tu là,mécréant ? s’indigne l’ équarrisseur en attrapant son grandcrochet pour lui frictionner les oreilles et lui apprendre un peu àvivre. – Mais que faut-il dire, alors ? – La charogne gît danssa fosse ! » Très bien ! Alors, en répétant sanscesse « La charogne gît dans sa fosse ! », ilcontinue sa route, quand, finalement, il croise une voiture pleinede gens. « Bonjour ! dit-il. La charogne gît dans safosse ! » Mais la voiture, pour l’éviter, verse aufossé ; alors le cocher bondit avec son fouet et lui enadministre une si bonne ration, que c’est en rampant qu’il rentrechez sa mère, le malheureux. Et de sa vie, il n’a plus eu envie devoyager.

Chapitre 21L’Épi de blé

Quand Dieu, au temps jadis, se promenaitencore en Personne sur la terre, le sol était beaucoup plus fertileque de nos jours et les épis portaient, non pas cinquante àsoixante grains comme maintenant, mais de quatre à cinq centsgrains qui venaient sur toute la hauteur de la tige, du ras du solà son sommet, aussi longue avait-elle poussé, aussi long étaitl’épi. Seulement les hommes sont ainsi faits que, dans l’abondance,ils ne rendent plus grâce et ne reconnaissent plus la bénédictionque Dieu leur donne ; ils sont indifférents et pleinsd’insouciance, ingrats et irrespectueux. Un jour, il y eut unefemme qui longeait un champ de blé, quand son petit enfant, quigambadait à côté d’elle, tomba dans une flaque et salit sa blouse.Sa mère, alors, arracha une pleine poignée de beaux épis pour enfrotter les taches de boue. Voyant cela, le Seigneur, qui passaitjustement par là, entra en courroux et déclara : « Al’avenir, la paille ne portera plus d’épi du tout. Les hommes nesont pas dignes de profiter plus longtemps de ce présentcéleste ! » En entendant cette malédiction, l’assistancefut terrifiée et tomba à genoux, suppliant le Seigneur de laisserquand même venir quelque chose sur la tige, sinon pour eux-mêmesqui n’en étaient pas dignes, du moins pour les innocentes poulesqui mourraient de faim, autrement. Le Seigneur, qui avait déjàdevant les yeux leur détresse future, s’apitoya sur leur sort etexauça la prière. Et c’est ainsi qu’il reste, au bout de la tige,un épi comme vous pouvez le voir encore aujourd’hui.

Chapitre 22L’Esprit dans la bouteille

Il était une fois un pauvre bûcheron quitravaillait du matin au soir. S’étant finalement mis quelque argentde côté, il dit à son fils :

– Tu es mon unique enfant. Je veuxconsacrer à ton instruction ce que j’ai durement gagné à la sueurde mon front. Apprends un métier honnête et tu pourras subvenir àmes besoins quand je serai vieux, que mes membres seront devenusraides et qu’il me faudra rester à la maison.

Le jeune homme fréquenta une haute école etapprit avec zèle. Ses maîtres le louaient fort et il y resta toutun temps. Après qu’il fut passé par plusieurs classes – mais il nesavait pas encore tout – le peu d’argent que son père avaitéconomisé avait fondu et il lui fallut retourner chez lui.

– Ah ! dit le père, je ne puis plusrien te donner et, par ce temps de vie chère, je n’arrive pas àgagner un denier de plus qu’il n’en faut pour le painquotidien.

– Cher père, répondit le fils, ne vous enfaites pas ! Si telle est la volonté de Dieu, ce sera pour monbien. Je m’en tirerai.

Quand le père partit pour la forêt avecl’intention d’y abattre du bois, pour en tirer un peu d’argent, lejeune homme lui dit :

– J’y vais avec vous. Je vousaiderai.

– Ce sera bien trop dur pour toi,répondit le père. Tu n’es pas habitué à ce genre de travail. Tu nele supporterais pas. D’ailleurs, je n’ai qu’une seule hache et pasd’argent pour en acheter une seconde.

– Vous n’avez qu’à aller chez le voisin,rétorqua le garçon. Il vous en prêtera une jusqu’à ce que j’aigagné assez d’argent moi-même pour en acheter une neuve.

Le père emprunta une hache au voisin et, lelendemain matin, au lever du jour, ils s’en furent ensemble dans laforêt. Le jeune homme aida son père. Il se sentait frais et dispos.Quand le soleil fut au zénith, le vieux dit :

– Nous allons nous reposer et manger unmorceau. Ça ira encore mieux après.

Le fils prit son pain et répondit :

– Reposez-vous, père. Moi, je ne suis pasfatigué ; je vais aller me promener dans la forêt pour ychercher des nids.

– Petit vaniteux ! rétorqua lepère ; pourquoi veux-tu te promener ? Tu vas te fatigueret, après, tu ne pourras plus remuer les bras. Reste ici etassieds-toi près de moi.

Le fils, cependant, partit par la forêt,mangea son pain et, tout joyeux, il regardait à travers lesbranches pour voir s’il ne découvrirait pas un nid. Il alla ainsi,de-ci, de-là, jusqu’à ce qu’il arrivât à un grand chêne, vieux deplusieurs centaines d’années, et que cinq hommes se tenant par lesbras n’auraient certainement pas pu enlacer. Il s’arrêta, regardale géant et songea : « Il y a certainement plus d’unoiseau qui y a fait son nid. » Tout à coup, il lui semblaentendre une voix. Il écouta et comprit : « Fais-moisortir de là ! Fais-moi sortir de là ! » Il regardaautour de lui, mais ne vit rien. Il lui parut que la voix sortaitde terre. Il s’écria :

– Où es-tu ?

La voix répondit :

– Je suis là, en bas, près des racines duchêne. Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir !

L’écolier commença par nettoyer le sol, aupied du chêne, et à chercher du côté des racines. Brusquement, ilaperçut une bouteille de verre enfoncée dans une petite excavation.Il la saisit et la tint à la lumière. Il y vit alors une chose quiressemblait à une grenouille ; elle sautait dans labouteille.

– Fais-moi sortir ! Fais-moisortir ! ne cessait-elle de crier.

Sans songer à mal, l’écolier enleva lebouchon. Aussitôt, un esprit sortit de la bouteille, et commença àgrandir, à grandir tant et si vite qu’en un instant un personnagehorrible, grand comme la moitié de l’arbre se dressa devant legarçon.

– Sais-tu quel sera ton salaire pourm’avoir libéré ? lui demanda-t-il d’une épouvantable voix.

– Non, répondit l’écolier qui neressentait aucune crainte. Comment le saurais-je ?

– Je vais te tuer ! hurla l’esprit.Je vais te casser la tête !

– Tu aurais dû me le dire plus tôt, ditle garçon. Je t’aurais laissé où tu étais. Mais tu ne me casseraspas la tête. Tu n’es pas seul à décider !

– Pas seul à décider ! Pas seul àdécider ! cria l’esprit. Tu crois ça ! T’imaginerais-tuque c’est pour ma bonté qu’on m’a tenu enfermé si longtemps ?Non ! c’est pour me punir ! je suis le puissant Mercure.Je dois rompre le col à qui me laisse échapper.

– Parbleu ! répondit l’écolier. Passi vite ! Il faudrait d’abord que je sache si c’était bien toiqui étais dans la petite bouteille et si tu es le véritable esprit.Si tu peux y entrer à nouveau, je te croirai. Après, tu feras ceque tu veux.

Plein de vanité, l’esprit déclara :

– C’est la moindre des chose.

Il se retira en lui-même et se fit aussi minceet petit qu’il l’était au début. De sorte qu’il put passer parl’étroit orifice de la bouteille et s’y faufiler à nouveau.

À peine y fut-il entré que l’écolier remettaitle bouchon et lançait la bouteille sous les racines du chêne, là oùil l’avait trouvée. L’esprit avait été pris.

Le garçon s’apprêta à rejoindre son père. Maisl’esprit lui cria d’une voix plaintive :

– Fais-moi sortir ! Fais-moisortir !

– Non ! répondit l’écolier. Pas unedeuxième fois ! Quand on a menacé ma vie une fois, je nelibère pas mon ennemi après avoir réussi à le mettre hors d’état denuire.

– Si tu me rends la liberté, ditl’esprit, je te donnerai tant de richesses que tu en auras assezpour toute ta vie.

– Non ! reprit le garçon. Tu metromperais comme la première fois.

– Par légèreté, tu vas manquer ta chance,dit l’esprit. Je ne te ferai aucun mal et je te récompenserairichement.

L’écolier pensa : « Je vais essayer.Peut-être tiendra-t-il parole. » Il enleva le bouchon et,comme la fois précédente, l’esprit sortit de la bouteille, granditet devint gigantesque.

– Je vais te donner ton salaire, dit-il.Il tendit au jeune homme un petit chiffon qui ressemblait à unpansement et dit :

– Si tu en frottes une blessure par unbout, elle guérira. Si, par l’autre bout, tu en frottes de l’acierou du fer, ils se transformeront en argent.

– Il faut d’abord que j’essaie, ditl’écolier.

Il s’approcha d’un arbre, en fendit l’écorceavec sa hache et toucha la blessure avec un bout du chiffon. Ellese referma aussitôt.

– C’était donc bien vrai, dit-il àl’esprit. Nous pouvons nous séparer.

L’esprit le remercia de l’avoir libéré ;l’écolier le remercia pour son cadeau et partit rejoindre sonpère.

– Où étais-tu donc ? lui demandacelui-ci. Pourquoi as-tu oublié ton travail ? Je te l’avaisbien dit que tu ne t’y ferais pas !

– Soyez tranquille, père, je vais merattraper.

– Oui, te rattraper ! dit le pèreavec colère. Ce n’est pas une méthode !

– Regardez, père, je vais frapper cetarbre si fort qu’il en tombera.

Il prit son chiffon, en frotta sa hache etassena un coup formidable. Mais, comme le fer était devenu del’argent, le fil de la hache s’écrasa.

– Eh ! père, regardez la mauvaisehache que vous m’avez donnée ! La voilà toute tordue.

Le père en fut bouleversé et dit :

– Qu’as-tu fait ! Il va me falloirpayer cette hache. Et avec quoi ? Voilà ce que me rapporte tontravail !

– Ne vous fâchez pas, dit le fils ;je paierai la hache moi-même.

– Imbécile, cria le vieux, avec quoi lapaieras-tu ? Tu ne possèdes rien d’autre que ce que je t’aidonné. Tu n’as en tête que des bêtises d’étudiant et tu necomprends rien au travail du bois.

Un moment après, l’écolier dit :

– Père, puisque je ne puis plustravailler, arrêtons-nous.

– Quoi ! dit le vieux. T’imagines-tuque je vais me croiser les bras comme toi ? Il faut que jetravaille. Toi, tu peux rentrer.

– Père, je suis ici pour la premièrefois. Je ne retrouverai jamais le chemin tout seul. Venez avecmoi.

Le père, dont la colère s’était calmée, selaissa convaincre et partit avec son fils. il lui dit :

– Va et vends la hache endommagée. Onverra bien ce que tu en tireras. Il faudra que je gagne ladifférence pour payer le voisin.

Le fils prit la hache et la porta à unbijoutier de la ville. Celui-ci la mit sur la balance et dit.

– Elle vaut quatre cents deniers. Mais jen’ai pas autant d’argent liquide ici.

– Donnez- moi ce que vous avez ;vous me devrez le reste, répondit le garçon.

Le bijoutier lui donna trois cents deniers etreconnut lui en devoir encore cent autres. L’écolier rentra à lamaison et dit :

– Père, j’ai l’argent. Allez demander auvoisin ce qu’il veut pour sa hache.

– Je le sais déjà, répondit levieux : un denier et six sols.

– Eh bien ! donnez lui deux denierset douze sols. Ça fait le double et c’est bien suffisant. Regardez,j’ai de l’argent de reste.

Il donna cent deniers à son père etreprit :

– Il ne vous en manquera jamais. Vivez àvotre guise.

– Seigneur Dieu ! s’écria le vieux,comment as-tu acquis une telle richesse ?

L’écolier lui raconta ce qui s’était passé etcomment, en comptant sur sa chance, il avait fait si bonne fortune.Avec l’argent qu’il avait en surplus, il repartit vers les hautesécoles et reprit ses études. Et comme, avec son chiffon, il pouvaitguérir toutes les blessures, il devint le médecin le plus célèbredu monde entier.

Chapitre 23La Fiancée du petit lapin

Il était une fois une femme avec sa fille quiavaient un beau jardin de choux. Un lapin y vint, à la saisond’hiver, et voilà qu’il leur mangeait tous les choux. Alors lafemme dit à sa fille :

– Va au jardin et chasse-moi lelapin !

– Ouste ! ouste ! dit la fille.Petit lapin, tu nous boulottes tous les choux !

– Viens, fillette, dit le lapin, mets-toisur ma queue de petit lapin et suis-moi dans ma chaumière de petitlapin.

La fille ne veut pas.

Le lendemain, revient le petit lapin qui mangeencore les choux, et la femme dit à sa fille :

– Va au jardin et chasse-moi lelapin !

– Ouste ! ouste ! dit la fille.Petit lapin, encore tu nous boulottes nos choux !

– Viens, fillette, dit le lapin, mets-toisur ma queue de petit lapin et suis-moi dans ma chaumière de petitlapin.

La fille ne veut pas.

Le surlendemain, voilà le petit lapin revenu,en train de boulotter les choux. Alors, la mère dit à safille :

– Va au jardin et chasse-moi lelapin !

– Viens, fillette, dit le lapin, mets-toisur ma queue de petit lapin et suis-moi dans ma chaumière de petitlapin.

La fille s’assied sur le petit bout de queuedu lapin, qui file au loin et la mène dans sa chaumière.

– Maintenant, fillette, fais bouillir lechou vert et le millet, je vais inviter les gens de la noce.

Et les invités de la noce arrivèrent tousensemble. Mais qui étaient les gens de la noce ? Je peux te ledire parce que c’est ce qu’on m’a raconté : les invités,c’étaient tous les lapins, et le corbeau y était venu aussi commecuré pour unir les époux, et le renard était le sacristain, etl’autel sous l’arc-en-ciel.

Mais la fillette se sentait triste : elleétait toute seule.

Arrive le petit lapin, qui lui dit :

– Viens servir ! Viens servir !Les invités sont gais !

La fiancée ne dit rien. Elle pleure. Petitlapin s’en va. Petit lapin revient.

– Sers-les donc ! lui dit-il.Sers-les donc ! Les invités sont affamés !

La fiancée ne dit rien. Elle pleure. Petitlapin s’en va. Petit lapin revient.

– Sers enfin ! lui dit-il. Sersenfin ! Les invités vont s’impatienter !

La fiancée ne dit toujours rien ; alorspetit lapin s’en va. Elle fait une poupée de paille, qu’ellehabille de ses vêtements, lui met une cuillère de bois dans lamain, la pose devant la marmite au millet, puis s’en retourne chezsa mère.

Petit lapin revient encore une fois encriant :

– Vas-tu servir ? Vas-tuservir ?

Il se précipite sur la poupée de paille et luifrappe un coup sur la tête, qui lui fait tomber son bonnet.

Il s’aperçoit alors que ce n’est pas safiancée et s’éloigne ; et il est tout triste.

Chapitre 24La Fille du Roi et la grenouille

Dans des temps très anciens, alors qu’ilpouvait encore être utile de faire des vœux, vivait un roi donttoutes les filles étaient belles. La plus jeune était si belle quele soleil, qui en a cependant tant vu, s’étonnait chaque fois qu’ililluminait son visage. Non loin du château du roi, il y avait unegrande et sombre forêt et, dans la forêt, sous un vieux tilleul,une fontaine. Un jour qu’il faisait très chaud, la royale enfantpartit dans le bois, et s’assit au bord de la source fraîche. Etcomme elle s’ennuyait, elle prit sa balle en or, la jeta en l’airet la rattrapa ; c’était son jeu favori. Il arriva que laballe d’or, au lieu de revenir dans sa main, tomba sur le sol etroula tout droit dans l’eau. La princesse la suivit des yeux, maisla balle disparut : la fontaine était si profonde qu’on n’envoyait pas le fond. La jeune fille se mit à pleurer, à pleurer deplus en plus fort ; elle était inconsolable. Comme ellegémissait ainsi, quelqu’un lui cria :

– Pourquoi pleures-tu, princesse, si fortqu’une pierre s’en laisserait attendrir ?

Elle regarda autour d’elle pour voir d’oùvenait la voix et aperçut une grenouille qui tendait hors de l’eausa tête grosse et affreuse.

– Ah ! c’est toi, vieillebarboteuse ! dit-elle ; je pleure ma balle d’or qui esttombée dans la fontaine.

– Tais-toi et ne pleure plus, dit lagrenouille. Je vais t’aider. Mais que me donneras-tu si je terapporte ton jouet ?

– Ce que tu voudras, chère grenouille,répondit-elle, mes habits, mes perles et mes diamants et même lacouronne d’or que je porte sur la tête.

– Je ne veux ni de tes perles, ni de tesdiamants, ni de ta couronne. Mais, si tu acceptes de m’aimer, si tume prends comme compagne et camarade de jeux, si je peux m’asseoirà ta table à côté de toi, manger dans ton assiette, boire dans tongobelet et dormir dans ton lit, si tu me promets tout cela, jeplongerai au fond de la source et te rendrai ta balle.

– Mais oui, dit-elle je te promets toutce que tu veux à condition que tu me retrouves ma balle.

Elle se disait : « Elle vit là, dansl’eau avec les siens et coasse. Comment serait-elle la compagned’un être humain ? »

Quand la grenouille eut obtenu sa promesse,elle mit la tête sous l’eau, plongea et, peu après, réapparut entenant la balle entre ses lèvres. Elle la jeta sur l’herbe. Enretrouvant son beau jouet, la fille du roi fut folle de joie. Ellele ramassa et partit en courant.

– Attends ! Attends ! cria lagrenouille. Emmène-moi ! je ne peux pas courir aussi vite quetoi !

Mais il ne lui servit à rien de pousser ses« coâ ! coâ ! coâ ! » aussi fort qu’ellepouvait. La jeune fille ne l’écoutait pas. Elle se hâtait derentrer à la maison et bientôt la pauvre grenouille fut oubliée. Ilne lui restait plus qu’à replonger dans la fontaine.

Le lendemain, comme la petite princesse étaità table, mangeant dans sa jolie assiette d’or, avec le roi et tousles gens de la Cour, on entendit – plouf ! plouf !plouf ! plouf ! – quelque chose qui montait l’escalier demarbre. Puis on frappa à la porte et une voix dit :

– Fille du roi, la plus jeune, ouvremoi !

Elle se leva de table pour voir qui était là.Quand elle ouvrit, elle aperçut la grenouille. Elle repoussa bienvite la porte et alla reprendre sa place. Elle avait très peur. Leroi vit que son cœur battait fort et dit :

– Que crains-tu, mon enfant ? Yaurait-il un géant derrière la porte, qui viendrait techercher ?

– Oh ! non, répondit-elle, ce n’estpas un géant, mais une vilaine grenouille.

– Que te veut cette grenouille ?

– Ah ! cher père, hier, commej’étais au bord de la fontaine et que je jouais avec ma balle d’or,celle-ci tomba dans l’eau. Parce que je pleurais bien fort, lagrenouille me l’a rapportée. Et comme elle me le demandait avecinsistance, je lui ai promis qu’elle deviendrait ma compagne. Maisje ne pensais pas qu’elle sortirait de son eau. Et voilà qu’elleest là dehors et veut venir auprès de moi.

Sur ces entrefaites, on frappa une secondefois à la porte et une voix dit :

Fille du roi, la plus jeune,

Ouvre-moi !

Ne sais-tu plus ce qu’hier

Au bord de la fontaine fraîche

Tu me promis ?

Fille du roi, la plus jeune,

Ouvre-moi !

Le roi dit alors :

– Ce que tu as promis, il faut le faire.Va et ouvre !

Elle se leva et ouvrit la porte. La grenouillesautilla dans la salle, toujours sur ses talons, jusqu’à sa chaise.Là, elle s’arrêta et dit :

– Prends-moi auprès de toi !

La princesse hésita. Mais le roi lui donnal’ordre d’obéir. Quand la grenouille fut installée sur la chaise,elle demanda à monter sur la table. Et quand elle y fut, elledit :

– Approche ta petite assiette d’or, nousallons y manger ensemble.

La princesse fit ce qu’on voulait, maisc’était malgré tout de mauvais cœur. La grenouille mangea de bonappétit ; quant à la princesse, chaque bouchée lui restait autravers de la gorge. À la fin, la grenouille dit :

– J’ai mangé à satiété ; maintenant,je suis fatiguée. Conduis-moi dans ta chambrette et prépare ton litde soie ; nous allons dormir.

La fille du roi se mit à pleurer ; elleavait peur du contact glacé de la grenouille et n’osait pas latoucher. Et maintenant, elle allait dormir dans son joli lit bienpropre ! Mais le roi se fâcha et dit :

– Tu n’as pas le droit de mépriser cellequi t’a aidée quand tu étais dans le chagrin.

La princesse saisit la grenouille entre deuxdoigts, la monta dans sa chambre et la déposa dans un coin. Quandelle fut couchée, la grenouille sauta près du lit et dit :

– Prends-moi, sinon je le dirai à tonpère.

La princesse se mit en colère, saisit lagrenouille et la projeta de toutes ses forces contre lemur :

– Comme ça tu dormiras, affreusegrenouille !

Mais quand l’animal retomba sur le sol, cen’était plus une grenouille. Un prince aux beaux yeux pleinsd’amitié la regardait. Il en fut fait selon la volonté du père dela princesse. Il devint son compagnon aimé et son époux. Il luiraconta qu’une méchante sorcière lui avait jeté un sort et laprincesse seule pouvait l’en libérer. Le lendemain, ils partiraienttous deux pour son royaume. Ils s’endormirent et, au matin, quandle soleil se leva, on vit arriver une voiture attelée de huitchevaux blancs. Ils avaient de blancs plumets sur la tête et leursharnais étaient d’or. À l’arrière se tenait le valet du jeune roi.C’était le fidèle Henri. Il avait eu tant de chagrin quand il avaitvu son seigneur transformé en grenouille qu’il s’était fait banderla poitrine de trois cercles de fer pour que son cœur n’éclatât pasde douleur. La voiture devait emmener le prince dans son royaume.Le fidèle Henri l’y fit monter avec la princesse, et s’installa denouveau à l’arrière, tout heureux de voir son maître libéré dumauvais sort.

Quand ils eurent roulé pendant quelque temps,le prince entendit des craquements derrière lui, comme si quelquechose se brisait. Il tourna la tête et dit :

– Henri, est-ce l’attelage qui brise seschaînes ?

– Eh ! non, Seigneur, ce n’estpas la voiture,

Mais de mon cœur l’une desceintures.

Car j’ai eu tant de peine

Quand vous étiez dans lafontaine,

Transformé en grenouillevilaine !

Par deux fois encore, en cours de route, onentendit des craquements et le prince crut encore que la voiture sebrisait. Mais ce n’était que les cercles de fer du fidèle Henri,heureux de voir son seigneur délivré.

Chapitre 25Frérot et sœurette

Frérot prit sa sœurette par la main etdit :

– Depuis que notre mère est morte, nousne connaissons plus que le malheur. Notre belle-mère nous bat tousles jours et quand nous voulons nous approcher d’elle, elle nouschasse à coups de pied. Pour nourriture, nous n’avons que devieilles croûtes de pain, et le petit chien, sous la table, estplus gâté que nous ; de temps à autre, elle lui jette quelquesbons morceaux. Que Dieu ait pitié de nous ! Si notre mèresavait cela ! Viens, nous allons partir par le vastemonde !

Tout le jour ils marchèrent par les prés, leschamps et les pierrailles et quand la pluie se mit à tomber,sœurette dit :

– Dieu et nos cœurs pleurentensemble !

Au soir, ils arrivèrent dans une grande forêt.Ils étaient si épuisés de douleur, de faim et d’avoir si longtempsmarché qu’ils se blottirent au creux d’un arbre ets’endormirent.

Quand ils se réveillèrent le lendemain matin,le soleil était déjà haut dans le ciel et sa chaleur pénétrait laforêt. frérot dit à sa sœur :

– Sœurette, j’ai soif. Si je savais où ily a une source, j’y courrais pour y boire ; il me sembleentendre murmurer un ruisseau.

Il se leva, prit Sœurette par la main et ilspartirent tous deux à la recherche de la source. Leur méchantemarâtre était en réalité une sorcière et elle avait vu partir lesenfants. Elles les avait suivis en secret, sans bruit, à la manièredes sorcières, et avait jeté un sort sur toutes les sources de laforêt. Quand les deux enfants en découvrirent une qui coulait commedu vif argent sur les pierres, Frérot voulut y boire. Mais Sœuretteentendit dans le murmure de l’eau une voix qui disait :« Qui me boit devient tigre. Qui me boit devient tigre. »Elle s’écria :

– Je t’en prie, Frérot, ne boispas ; sinon tu deviendras une bête sauvage qui me dévorera.Frérot ne but pas, malgré sa grande soif, et dit :

– J’attendrai jusqu’à la prochainesource.

Quand ils arrivèrent à la deuxième source,Sœurette l’entendit qui disait : « Qui me boit devientloup. Qui me boit devient loup. » Elle s’écria :

– Frérot, je t’en prie, ne bois pas sinontu deviendras loup et tu me mangeras.

Frérot ne but pas et dit :

– J’attendrai que nous arrivions à unetroisième source, mais alors je boirai, quoi que tu dises, car masoif est trop grande.

Quand ils arrivèrent à la troisième source,Sœurette entendit dans le murmure de l’eau : « Qui meboit devient chevreuil. Qui me boit devient chevreuil. » Elledit :

– Ah ! Frérot, je t’en prie, ne boispas, sinon tu deviendras chevreuil et tu partiras loin de moi.

Mais déjà Frérot s’était agenouillé au bord dela source, déjà il s’était penché sur l’eau et il buvait. Quand lespremières gouttes touchèrent ses lèvres, il fut transformé en jeunechevreuil.

Sœurette pleura sur le sort de Frérot et lepetit chevreuil pleura aussi et s’allongea tristement auprèsd’elle. Finalement, la petite fille dit :

– Ne pleure pas cher petit chevreuil, jene t’abandonnerai jamais.

Elle détacha sa jarretière d’or, la mit autourdu cou du chevreuil, cueillit des joncs et en tressa une cordesouple. Elle y attacha le petit animal et ils s’enfoncèrenttoujours plus avant dans la forêt. Après avoir marché longtemps,longtemps, ils arrivèrent à une petite maison. La jeune filleregarda par la fenêtre et, voyant qu’elle était vide, elle sedit : « Nous pourrions y habiter. » Elle ramassa desfeuilles et de la mousse et installa une couche bien douce pour lechevreuil. Chaque matin, elle faisait cueillette de racines, debaies et de noisettes pour elle et d’herbe tendre pour Frérot. Illa lui mangeait dans la main, était content et folâtrait autourd’elle. Le soir, quand Sœurette était fatiguée et avait dit saprière, elle appuyait sa tête sur le dos du chevreuil -c’était undoux oreiller – et s’endormait. Leur existence eût été merveilleusesi Frérot avait eu son apparence humaine !

Pendant quelque temps, ils vécurent ainsi dansla solitude. Il arriva que le roi du pays donna une grande chassedans la forêt. On entendit le son des trompes, la voix des chienset les joyeux appels des chasseurs à travers les arbres. Le petitchevreuil, à ce bruit, aurait bien voulu être de la fête.

– Je t’en prie, Sœurette, laisse-moialler à la chasse, dit-il ; je n’y tiens plus. Il insista tantqu’elle finit par accepter.

– Mais, lui dit-elle, reviens ce soirsans faute. Par crainte des sauvages chasseurs, je fermerai maporte. À ton retour, pour que je te reconnaisse, frappe et dis« Sœurette, laisse-moi entrer. » Si tu n’agis pas ainsi,je n’ouvrirai pas.

Le petit chevreuil s’élança dehors, toutjoyeux de se trouver en liberté. Le roi et ses chasseurs virent lejoli petit animal, le poursuivirent, mais ne parvinrent pas à lerattraper. Chaque fois qu’ils croyaient le tenir, il sautaitpar-dessus les buissons et disparaissait. Quand vint le soir, ilcourut à la maison, frappa et dit :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

La porte lui fut ouverte, il entra et sereposa toute la nuit sur sa couche moelleuse. Le lendemain matin,la chasse recommença et le petit chevreuil entendit le son des corset les « Oh ! Oh ! » des chasseurs. Il ne putrésister.

– Sœurette, ouvre, ouvre, il faut que jesorte ! dit-il.

Sœurette ouvrit et lui dit :

– Mais ce soir il faut que tu revienneset que tu dises les mêmes mots qu’hier.

Quand le roi et ses chasseurs revirent lepetit chevreuil au collier d’or, ils le poursuivirent à nouveau.Mais il était trop rapide, trop agile. Cela dura toute la journée.Vers le soir, les chasseurs finirent par le cerner et l’un d’eux leblessa légèrement au pied, si bien qu’il boitait et ne pouvait plusaller que lentement. Un chasseur le suivit jusqu’à la petite maisonet l’entendit dire :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

Il vit que l’on ouvrait la porte et qu’elle serefermait aussitôt. Il enregistra cette scène dans sa mémoire, allachez le roi et lui raconta ce qu’il avait vu et entendu. Alors leroi dit :

– Demain nous chasseronsencore !

Sœurette avait été fort affligée de voir queson petit chevreuil était blessé. Elle épongea le sang qui coulait,mit des herbes sur la blessure et dit :

– Va te coucher, cher petit chevreuil,pour que tu guérisses bien vite.

La blessure était si insignifiante qu’au matinil ne s’en ressentait plus du tout. Quand il entendit de nouveau lachasse il dit :

– Je n’y tiens plus ! Il faut quej’y sois ! Ils ne m’auront pas.

Sœurette pleura et dit :

– Ils vont te tuer et je serai seule dansla forêt, abandonnée de tous. Je ne te laisserai passortir !

– Alors je mourrai ici de tristesse,répondit le chevreuil. Quand j’entends le cor, j’ai l’impressionque je vais bondir hors de mes sabots.

Sœurette n’y pouvait plus rien. Le cœur lourd,elle ouvrit la porte et le petit chevreuil partit joyeux dans laforêt. Quand le roi le vit, il dit à ses chasseurs :

– Poursuivez-le sans répit tout le jour,mais que personne ne lui fasse de mal !

Quand le soleil fut couché, il dit à l’un deschasseurs :

– Maintenant tu vas me montrer la petitemaison !

Quand il fut devant la porte, il frappa etdit :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

La porte s’ouvrit et le roi entra. Il aperçutune jeune fille si belle qu’il n’en avait jamais vu de pareille.Quand elle vit que ce n’était pas le chevreuil, mais un hommeportant une couronne d’or sur la tête qui entrait, elle prit peur.Mais le roi la regardait avec amitié, lui tendit la main etdit :

– Veux-tu venir à mon château et devenirma femme ?

– Oh ! oui, répondit la jeune fille,mais il faut que le chevreuil vienne avec moi, je ne l’abandonneraipas.

Le roi dit :

– Il restera avec toi aussi longtemps quetu vivras et il ne manquera de rien.

Au même instant, le chevreuil arriva. Sœurettelui passa sa laisse et, la tenant elle-même à la main, quitta lapetite maison.

Le roi prit la jeune fille sur son cheval etla conduisit dans son château où leurs noces furent célébrées engrande pompe. Sœurette devint donc altesse royale et ils vécurentensemble et heureux de longues années durant. On était aux petitssoins pour le chevreuil qui avait tout loisir de gambader dans leparc clôturé. Cependant, la marâtre méchante, à cause de qui lesenfants étaient partis par le monde, s’imaginait que Sœurette avaitété mangée par les bêtes sauvages de la forêt et que Frérot,transformé en chevreuil, avait été tué par les chasseurs. Quandelle apprit que tous deux vivaient heureux, l’envie et la jalousieremplirent son cœur et ne la laissèrent plus en repos. Elle n’avaitd’autre idée en tête que de les rendre malgré tout malheureux. Etsa véritable fille, qui était laide comme la nuit et n’avait qu’unœil, lui faisait des reproches, disant :

– C’est moi qui aurais dû devenirreine !

– Sois tranquille ! disait lavieille. Lorsque le moment viendra, je m’en occuperai.

Le temps passa et la reine mit au monde unbeau petit garçon. Le roi était justement à la chasse. La vieillesorcière prit l’apparence d’une camériste, pénétra dans la chambreoù se trouvait la reine et lui dit :

– Venez, votre bain est prêt. Il vousfera du bien et vous donnera des forces nouvelles. Faites viteavant que l’eau ne refroidisse.

Sa fille était également dans la place. Ellesportèrent la reine affaiblie dans la salle de bains et ladéposèrent dans la baignoire. Puis elles fermèrent la porte à clefet s’en allèrent. Dans la salle de bains, elles avaient allumé unfeu d’enfer, pensant que la reine étoufferait rapidement.

Ayant agi ainsi, la vieille coiffa sa filled’un béguin et la fit coucher dans le lit, à la place de la reinedont elle lui avait donné la taille et l’apparence. Mais ellen’avait.pu remplacer œil qui lui manquait. Pour que le roi ne s’enaperçût pas, elle lui ordonna de se coucher sur le côté où ellen’avait pas œil. Le soir, quand le roi revint et apprit qu’un filslui était né, il se réjouit en son cœur et voulut se rendre auprèsde sa chère épouse pour prendre de ses nouvelles. La vieilles’écria aussitôt :

– Prenez bien garde de laisser lesrideaux tirés ; la reine ne doit voir aucune lumière elle doitse reposer !

Le roi se retira. Il ne vit pas qu’une faussereine était couchée dans le lit.

Quand vint minuit et que tout fut endormi, lanourrice, qui se tenait auprès du berceau dans la chambre d’enfantet qui seule veillait encore, vit la porte s’ouvrir et la vraiereine entrer. Elle sortit l’enfant du berceau, le prit dans sesbras et lui donna à boire. Puis elle tapota son oreiller, lerecoucha, le couvrit et étendit le couvre-pieds. Elle n’oublia pasnon plus le petit chevreuil, s’approcha du coin où il dormait et lecaressa. Puis, sans bruit, elle ressortit et, le lendemain matin,lorsque la nourrice demanda aux gardes s’ils n’avaient vu personneentrer au château durant la nuit, ceux-ci répondirent :

– Non, nous n’avons vu personne.

La reine vint ainsi chaque nuit, toujourssilencieuse. La nourrice la voyait bien, mais elle n’osait enparler à personne. Au bout d’un certain temps, la reine commença àparler dans la nuit et dit :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Deux fois encore je reviendrai ; ensuiteplus jamais.

La nourrice ne lui répondit pas. Mais quandelle eut disparu, elle alla trouver le roi et lui raconta tout. Leroi dit alors :

– Mon Dieu, que signifie cela ? Jeveillerai la nuit prochaine auprès de l’enfant.

Le soir, il se rendit auprès du berceau et, àminuit, la reine parut et dit à nouveau :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Une fois encore je reviendrai ensuite plusjamais.

Elle s’occupa de l’enfant comme à l’ordinaireavant de disparaître. Le roi n’osa pas lui parler, mais il veillaencore la nuit suivante. De nouveau elle dit :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Cette fois suis revenue, jamais nereviendrai.

Le roi ne put se contenir. Il s’élança verselle et dit :

– Tu ne peux être une autre que ma femmebien-aimée !

Elle répondit :

– Oui, je suis ta femme chérie.

Et, en même temps, par la grâce de Dieu, lavie lui revint. Elle était fraîche, rose et en bonne santé. Elleraconta alors au roi le crime que la méchante sorcière et sa filleavaient perpétré contre elle. Le roi les fit comparaître toutesdeux devant le tribunal où on les jugea. La fille fut conduite dansla forêt où les bêtes sauvages la déchirèrent. La sorcière futjetée au feu et brûla atrocement. Quand il n’en resta plus que descendres, le petit chevreuil se transforma et retrouva formehumaine. Sœurette et Frérot vécurent ensuite ensemble, heureuxjusqu’à leur mort.

Chapitre 26La Gardeuse d’oies

Il était une fois une vieille reine. Son mariétait mort depuis longtemps et elle avait une fille fort jolie.Lorsque celle-ci fut devenue grande, elle fut promise au fils d’unroi. Quand vint le temps du mariage, et qu’elle fut prête à partirpour l’étranger, la reine prépara pour elle les objets les plusprécieux : des bijoux, de l’or et de l’argent, des gobelets,des pierres précieuses, bref, tout ce qui convient à la dot d’uneprincesse, car elle aimait son enfant de tout son cœur. Elle laconfia à une camériste qui devait voyager avec elle et la conduireà son fiancé. Un cheval fut remis à chacune des deux femmes. Celuide la princesse se nommait Falada et savait parler. Lorsque vintl’instant de la séparation, la reine se rendit dans sa chambre àcoucher, y prit un petit couteau et s’entailla un doigt de façon àen faire jaillir le sang. Elle disposa un petit chiffon blanc surlequel tombèrent trois gouttes de sang, le donna à sa fille etdit :

– Ma chère enfant, garde-leprécieusement ; il te sera utile en cours de route.

Elles prirent tristement congé l’une del’autre. La princesse serra le petit chiffon sur son sein, se miten selle et partit rejoindre son fiancé. Après avoir chevauchépendant une heure, elle ressentit une soif ardente et dit à sacamériste :

– Descends de cheval et puise avec legobelet que tu as apporté pour moi de l’eau de ce ruisseau ;j’ai envie de boire.

– Si vous avez soif, répondit la dame,descendez vous-même, allongez-vous au-dessus de l’eau et buvez. Jene suis pas votre servante.

La princesse, qui avait très soif, descenditde cheval, se pencha sur l’eau du ruisseau et but. On ne lui avaitpas permis de boire dans le gobelet d’or.

– Ah ! mon Dieu, émit-elle.

Les trois gouttes de sang lui parlèrentalors :

– Si ta mère savait cela, son cœuréclaterait dans sa poitrine.

Mais la fille du roi était courageuse. Elle nedit rien et remonta à cheval. Elles chevauchèrent durant quelqueslieues. Mais la journée était chaude et elle eut bientôt soif ànouveau. Arrivant auprès d’une rivière, elle dit à sacamériste :

– Descends de cheval et donne-moi à boiredans mon gobelet d’or.

Elle avait oublié depuis longtemps lesméchantes paroles de celle qui l’accompagnait. Mais celle-cirépondit avec plus d’orgueil encore :

– Si vous avez soif, buvez toute seule,je ne suis pas votre servante !

La princesse, qui avait vraiment très soif,descendit de cheval, se pencha sur l’eau rapide, pleura etdit :

– Ah ! Seigneur !

Comme elle buvait en se penchant sur l’eau, lepetit chiffon taché des trois gouttes de sang échappa de soncorsage et partit au gré du courant sans qu’elle s’en aperçût, tantelle avait peur. La camériste, elle, avait tout vu et elle seréjouissait d’avoir dorénavant tout pouvoir sur la princesse car, àpartir du moment où celle-ci avait perdu les gouttes de sang, elleétait devenue faible et sans défense. Lorsqu’elle voulut remontersur son cheval Falada, la dame de compagnie dit :

– C’est moi qui vais monter Falada et toitu prendras mon canasson.

Et il fallut bien qu’elle en passât par là.Ensuite, la dame l’obligea à enlever ses habits royaux et à revêtirses méchants oripeaux.

Et elle dut jurer devant Dieu qu’elle n’endirait rien en arrivant à la cour du roi. Si elle n’y avait pointconsenti, elle eût été assassinée sur-le-champ. Mais Falada avaittout observé et tout enregistré.

La camériste enfourcha donc Falada et laprincesse monta sur la rosse. Elles poursuivirent ainsi leur cheminjusqu’au château du roi. On s’y réjouit fort de leur arrivée et leprince vint à leur rencontre, aida la dame de compagnie à descendrede cheval croyant qu’elle était sa fiancée. Elle entra au château,tandis que la vraie princesse devait rester dans la cour. Le vieuxroi, qui regardait par la fenêtre, la remarqua et vit qu’elle étaitfière et belle. Il se rendit aussitôt dans l’appartement royal etdemanda à la soi-disant fiancée qui était la jeune fille dans lacour.

– Je l’ai rencontrée en cours de route etl’ai prise avec moi pour ne pas être seule. Donnez du travail àcette servante pour qu’elle ne reste pas sans rien faire.

Mais le vieux roi n’avait pas de besogne à luiconfier. Alors il dit :

– J’ai là un garçon qui garde les oies,elle n’a qu’à l’aider.

Le garçon se nommait Kurt ; la vraiefiancée dut l’aider à garder les oies.

Peu de temps après, la fausse fiancée dit aujeune roi :

– Cher époux, je vous en prie, faites-moiplaisir.

– Bien volontiers.

– Faites venir l’écorcheur pour qu’ilabatte le cheval sur lequel je suis arrivée. Pendant le voyage, ilm’a mise en colère.

En réalité, elle craignait que le cheval neparlât de sa conduite à l’égard de la princesse. Quand vint lemoment où devait mourir le fidèle Falada, la véritable fille du roil’apprit. Elle promit à l’écorcheur, secrètement, de lui donner unepièce d’argent s’il lui rendait un petit service. Il y avait dansla ville une porte très grande et pleine d’ombre qu’elle devaitfranchir matin et soir avec ses oies. Elle pria l’écorcheur d’yclouer la tête de Falada afin qu’elle puisse le voir une foisencore. L’homme fit la promesse, emporta la tête et la cloua sousla sombre porte.

Au petit matin, passant par là avec Kurt, elledit à la tête :

« Ô ! toi, Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête répondit :

« 0 ! toi, ma princesse, qui par làte rends,

Si ta mère savait cela

Son cœur volerait en éclats. »

Silencieusement, elle sortit de la ville etconduisit ses oies aux champs. Arrivée dans les prés, elle s’assitet défit ses cheveux. Ils étaient comme d’or pur et Kurt, en lesvoyant, se réjouit de les voir étinceler. Il voulut en arracherquelques-uns. Alors la princesse dit :

« Je pleure, je pleure, briselégère !

De Kurt bien vite emporte le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets. »

Le vent souffla alors et emporta le chapeau deKurt qui partit à sa poursuite. Quand il revint, elle avait fini dese coiffer et il ne put plus lui prendre de cheveux. Il en fut fortmarri et ne lui adressa plus la parole. Ils gardèrent ensuite lesoies jusqu’au soir, puis rentèrent à la maison.

Le lendemain matin, poussant le troupeau sousla porte, la jeune fille dit :

« Ô ! toi, Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête de Falada répondit :

« Ô ! toi, ma princesse, qui par làte rends

Si ta ni mère savait cela

Son cœur volerait en éclats ! »

Parvenue hors de la ville, elle s’assit denouveau dans le pré et commença à dérouler ses cheveux. Kurt voulutles prendre dans sa main. Elle dit à voix rapide :

Je pleure, je pleure, brise légère !

De Kurt bien vite prends le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets.

Le vent souffla, emporta le chapeau et Kurtdut le poursuivre. Quand il revint, elle avait depuis longtempsarrangé sa coiffure et il ne put y toucher. Et ainsi, ils gardèrentles oies jusqu’au soir.

Mais, ce soir-là après avoir regagné lamaison, Kurt se rendit auprès du vieux roi et lui dit :

– Je ne veux garder plus longtemps lesoies avec cette fille.

– Pourquoi donc ? demanda leroi.

– Eh ! elle me fâche toute lajournée.

Le roi lui ordonna de raconter ce qui sepassait. Kurt dit :

– Le matin, quand nous faisons passer letroupeau sous la porte sombre, il y a une tête de cheval contre lemur. Elle lui dit :

« Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête répond :

« Ô ! toi ma princesse, qui par làte rend

Si ta mère savait cela

Son cœur volerait en éclats ! »

Et Kurt raconta aussi ce qui se passaitensuite dans le pré aux oies et comment il était obligé de couriraprès son chapeau.

Le vieux roi lui donna ordre d’agir lelendemain comme de coutume et, au matin, il se tint lui-même sousla porte sombre et entendit comment la jeune fille parlait à latête de Falada. Il les suivit ensuite dans les champs et se cachadans un buisson. Bientôt, il vit de ses propres yeux comment legarçon et la gardeuse d’oies amenaient le troupeau et comment,après quelque temps, la jeune fille s’asseyait et laissait coulerses cheveux d’or. Et de nouveau elle dit :

« Je pleure, je pleure, briselégère !

De Kurt bien vite prend le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets. »

Le vent souffla et emporta le chapeau de Kurtqui dut le poursuivre au loin. La gardeuse d’oies peigna sescheveux et enroula ses boucles. Le vieux roi vit tout cela. Sansqu’on l’eût aperçu, il quitta les lieux. Lorsque, le soir venu, lajeune fille fut rentrée, il la fit mander et lui demanda pourquoielle agissait ainsi :

– Je ne puis vous le dire, répondit-elle.Et je ne peux dire mon malheur à personne au monde, je l’ai jurédevant Dieu pour éviter que l’on ne me tue.

Le roi essaya de la contraindre à parler, maisil ne put rien en tirer. Alors il dit :

– Si tu ne veux rien me dire, raconte tapeine au fourneau.

Et il s’en alla. Elle s’accroupit près dupoêle, gémit et pleura, vidant son cœur et disant :

– Me voilà ici, abandonnée du mondeentier, quoique fille du roi. Une méchante camériste m’a obligéepar la menace à lui donner mes habits royaux. Elle a pris ma placeauprès de mon fiancé et je suis contrainte au travail vulgaire degardeuse d’oies. Si ma mère le savait, de douleur, son cœurvolerait en éclats.

Le vieux roi se tenait de l’autre côté du mur,l’oreille collée à la cheminée. Il avait entendu tout ce qu’elleavait dit. Il revint et la fit quitter le poêle.

On lui apporta des vêtements royaux et elleétait si belle que c’était miracle. Le vieux roi appela son fils etlui expliqua qu’il avait choisi une fausse fiancée, qui était enréalité une camériste. La véritable fiancée se tenait devantlui ; c’était la gardeuse d’oies. Le prince fut rempli de joieen la voyant si belle et si vertueuse. On prépara un grand repasauquel furent invités tous les amis et connaissances. Au bout de latable se tenaient le fiancé et la princesse et, en face d’eux, lacamériste. Celle-ci était éblouie et elle ne reconnaissait pas samaîtresse dans cette jeune fille magnifiquement parée. Quand ilseurent mangé et bu et que tout le monde fut de bonne humeur, levieux roi proposa une devinette à la camériste. Elle devait dire ceque valait une femme qui avait trompé son seigneur. Il lui racontatoute l’histoire et demanda :

– Quelle peine a-t-elleméritée ?

– Elle ne vaut pas plus que d’êtreenfouie toute nue dans un tonneau bardé de clous pointus àl’intérieur. Et il faut y atteler deux chevaux blancs qui latireront de rue en rue j’usqu’à ce qu’elle meure.

– Cette femme, c’est toi, dit le vieuxroi. Tu as prononcé ton propre verdict et tu seras traitée comme tul’as dit.

Quand la peine fut exécutée, le prince épousasa véritable fiancée et ils régnèrent sur le pays dans la paix etla félicité.

Chapitre 27Hansel et Gretel

A l’orée d’une grande forêt vivaient un pauvrebûcheron, sa femme et ses deux enfants. Le garçon s’appelait Hanselet la fille Grethel. La famille ne mangeait guère. Une année que lafamine régnait dans le pays et que le pain lui-même vint à manquer,le bûcheron ruminait des idées noires, une nuit, dans son lit etremâchait ses soucis. Il dit à sa femme

– Qu’allons-nous devenir ? Commentnourrir nos pauvres enfants, quand nous n’avons plus rien pournous-mêmes ?

– Eh bien, mon homme, dit la femme,sais-tu ce que nous allons faire ? Dès l’aube, nous conduironsles enfants au plus profond de la forêt nous leur allumerons un feuet leur donnerons à chacun un petit morceau de pain. Puis nousirons à notre travail et les laisserons seuls. Ils ne retrouverontplus leur chemin et nous en serons débarrassés.

– Non, femme, dit le bûcheron. je neferai pas cela ! Comment pourrais-je me résoudre à laisser nosenfants tout seuls dans la forêt ! Les bêtes sauvages netarderaient pas à les dévorer.

– Oh ! fou, rétorqua-t-elle, tupréfères donc que nous mourions de faim tous les quatre ?Alors, il ne te reste qu’à raboter les planches de noscercueils.

Elle n’eut de cesse qu’il n’acceptât cequ’elle proposait.

– Mais j’ai quand même pitié de cespauvres enfants, dit le bûcheron.

Les deux petits n’avaient pas pu s’endormirtant ils avaient faim. Ils avaient entendu ce que la marâtre disaità leur père. Grethel pleura des larmes amères et dit à sonfrère :

– C’en est fait de nous

– Du calme, Grethel, dit Hansel. Ne t’enfais pas ; Je trouverai un moyen de nous en tirer.

Quand les parents furent endormis, il se leva,enfila ses habits, ouvrit la chatière et se glissa dehors. La lunebrillait dans le ciel et les graviers blancs, devant la maison,étincelaient comme des diamants. Hansel se pencha et en mit dansses poches autant qu’il put. Puis il rentra dans la maison et dit àGrethel :

– Aie confiance, chère petite sœur, etdors tranquille. Dieu ne nous abandonnera pas.

Et lui-même se recoucha.

Quand vint le jour, avant même que le soleilne se levât, la femme réveilla les deux enfants :

– Debout, paresseux ! Nous allonsaller dans la forêt pour y chercher du bois. Elle leur donna unmorceau de pain à chacun et dit :

– Voici pour le repas de midi ; nemangez pas tout avant, car vous n’aurez rien d’autre.

Comme les poches de Hansel étaient pleines decailloux, Grethel mit le pain dans son tablier. Puis, ils se mirenttous en route pour la forêt. Au bout de quelque temps, Hansels’arrêta et regarda en direction de la maison. Et sans cesse, ilrépétait ce geste. Le père dit :

– Que regardes-tu, Hansel, et pourquoirestes-tu toujours en arrière ? Fais attention à toi etn’oublie pas de marcher !

– Ah ! père dit Hansel, Je regardemon petit chat blanc qui est perché là-haut sur le toit et je luidis au revoir.

La femme dit :

– Fou que tu es ! ce n’est pas lechaton, c’est un reflet de soleil sur la cheminée. Hansel, enréalité, n’avait pas vu le chat. Mais, à chaque arrêt, il prenaitun caillou blanc dans sa poche et le jetait sur le chemin.

Quand ils furent arrivés au milieu de laforêt, le père dit :

– Maintenant, les enfants, ramassez dubois ! je vais allumer un feu pour que vous n’ayez pasfroid.

Hansel et Grethel amassèrent des brindilles ausommet d’une petite colline. Quand on y eut mit le feu et qu’il eutbien pris, la femme dit : – Couchez-vous auprès de lui, lesenfants, et reposez-vous. Nous allons abattre du bois. Quand nousaurons fini, nous reviendrons vous chercher. Hansel et Grethels’assirent auprès du feu et quand vint l’heure du déjeuner, ilsmangèrent leur morceau de pain. Ils entendaient retentir des coupsde hache et pensaient que leur père était tout proche. Mais cen’était pas la hache. C’était une branche que le bûcheron avaitattachée à un arbre mort et que le vent faisait battre de-ci,de-là. Comme ils étaient assis là depuis des heures, les yeuxfinirent par leur tomber de fatigue et ils s’endormirent. Quand ilsse réveillèrent, il faisait nuit noire. Grethel se mit à pleurer etdit :

– Comment ferons-nous pour sortir de laforêt ?

Hansel la consola

– Attends encore un peu, dit-il, jusqu’àce que la lune soit levée. Alors, nous retrouverons notrechemin.

Quand la pleine lune brilla dans le ciel, ilprit sa sœur par la main et suivit les petits cailloux blancs. Ilsétincelaient comme des écus frais battus et indiquaient le chemin.Les enfants marchèrent toute la nuit et, quand le jour se leva, ilsatteignirent la maison paternelle. Ils frappèrent à la porte.Lorsque la femme eut ouvert et quand elle vit que c’étaient Hanselet Grethel, elle dit :

– Méchants enfants ! pourquoiavez-vous dormi si longtemps dans la forêt ? Nous pensions quevous ne reviendriez jamais.

Leur père, lui, se réjouit, car il avait lecœur lourd de les avoir laissés seuls dans la forêt.

Peu de temps après, la misère régna de plusbelle et les enfants entendirent ce que la marâtre disait, pendantla nuit, à son mari :

– Il ne nous reste plus rien à manger,une demi-miche seulement, et après, finie la chanson ! Il fautnous débarrasser des enfants ; nous les conduirons encore plusprofond dans la forêt pour qu’ils ne puissent plus retrouver leurchemin ; il n’y a rien d’autre à faire.

Le père avait bien du chagrin. Il songeait –« Il vaudrait mieux partager la dernière bouchée avec lesenfants. » Mais la femme ne voulut n’en entendre. Elle legourmanda et lui fit mille reproches. Qui a dit « A »doit dire « B. »Comme il avait accepté une première fois,il dut consentir derechef.

Les enfants n’étaient pas encore endormis. Ilsavaient tout entendu. Quand les parents furent plongés dans lesommeil, Hansel se leva avec l’intention d’aller ramasser descailloux comme la fois précédente. Mais la marâtre avait verrouilléla porte et le garçon ne put sortir. Il consola cependant sa petitesœur :

– Ne pleure pas, Grethel, dorstranquille ; le bon Dieu nous aidera.

Tôt le matin, la marâtre fit lever lesenfants. Elle leur donna un morceau de pain, plus petit encore quel’autre fois. Sur la route de la forêt, Hansel l’émietta dans sapoche ; il s’arrêtait souvent pour en jeter un peu sur lesol.

– Hansel, qu’as-tu à t’arrêter et àregarder autour de toi ? dit le père. Va ton chemin !

– Je regarde ma petite colombe, sur letoit, pour lui dire au revoir ! répondit Hansel.

– Fou ! dit la femme. Ce n’est pasla colombe, c’est le soleil qui se joue sur la cheminée.

Hansel, cependant, continuait à semer desmiettes de pain le long du chemin.

La marâtre conduisit les enfants au fin fondde la forêt, plus loin qu’ils n’étaient jamais allés. On y refit ungrand feu et la femme dit :

– Restez là, les enfants. Quand vousserez fatigués, vous pourrez dormir un peu nous allons couper dubois et, ce soir, quand nous aurons fini, nous viendrons vouschercher.

À midi, Grethel partagea son pain avec Hanselqui avait éparpillé le sien le long du chemin. Puis ils dormirentet la soirée passa sans que personne ne revînt auprès d’eux. Ilss’éveillèrent au milieu de la nuit, et Hansel consola sa petitesœur, disant :

– Attends que la lune se lève, Grethel,nous verrons les miettes de pain que j’ai jetées ; elles nousmontreront le chemin de la maison.

Quand la lune se leva, ils se mirent en route.Mais de miettes, point. Les mille oiseaux des champs et des boisles avaient mangées. Les deux enfants marchèrent toute la nuit etle jour suivant, sans trouver à sortir de la forêt. Ils mouraientde faim, n’ayant à se mettre sous la dent que quelques baiessauvages. Ils étaient si fatigués que leurs jambes ne voulaientplus les porter. Ils se couchèrent au pied d’un arbre ets’endormirent. Trois jours s’étaient déjà passés depuis qu’ilsavaient quitté la maison paternelle. Ils continuaient à marcher,s’enfonçant toujours plus avant dans la forêt. Si personne n’allaitvenir à leur aide, ils ne tarderaient pas à mourir. À midi, ilsvirent un joli oiseau sur une branche, blanc comme neige. Ilchantait si bien que les enfants s’arrêtèrent pour l’écouter. Quandil eut fini, il déploya ses ailes et vola devant eux. Ils lesuivirent jusqu’à une petite maison sur le toit de laquelle le beloiseau blanc se percha. Quand ils s’en furent approchés tout près,ils virent qu’elle était faite de pain et recouverte de gâteaux.Les fenêtres étaient en sucre.

– Nous allons nous mettre au travail, ditHansel, et faire un repas béni de Dieu. Je mangerai un morceau dutoit ; ça a l’air d’être bon !

Hansel grimpa sur le toit et en arracha unpetit morceau pour goûter. Grethel se mit à lécher les carreaux. Onentendit alors une voix suave qui venait de la chambre

– Langue, languelèche !

Qui donc ma maison lèche ?

Les enfants répondirent

– C’est le vent, c’est levent.

Ce céleste enfant.

Et ils continuèrent à manger sans se laisserdétourner de leur tâche. Hansel, qui trouvait le toit fort bon, enfit tomber un gros morceau par terre et Grethel découpa une vitreentière, s’assit sur le sol et se mit à manger. La porte, tout àcoup, s’ouvrit et une femme, vieille comme les pierres, s’appuyantsur une canne, sortit de la maison. Hansel et Grethel eurent sipeur qu’ils laissèrent tomber tout ce qu’ils tenaient dans leursmains. La vieille secoua la tête et dit :

– Eh ! chers enfants, qui vous aconduits ici ? Entrez, venez chez moi ! Il ne vous serafait aucun mal.

Elle les prit tous deux par la main et les fitentrer dans la maisonnette. Elle leur servit un bon repas, du laitet des beignets avec du sucre, des pommes et des noix. Elle préparaensuite deux petits lits. Hansel et Grethel s’y couchèrent. Ils secroyaient au Paradis.

Mais l’amitié de la vieille n’étaitqu’apparente. En réalité, c’était une méchante sorcière à l’affûtdes enfants. Elle n’avait construit la maison de pain que pour lesattirer. Quand elle en prenait un, elle le tuait, le faisait cuireet le mangeait. Pour elle, c’était alors jour de fête. La sorcièreavait les yeux rouges et elle ne voyait pas très clair. Mais elleavait un instinct très sûr, comme les bêtes, et sentait venir deloin les êtres humains. Quand Hansel et Grethel s’étaient approchésde sa demeure, elle avait ri méchamment et dit d’une voixmielleuse :

– Ceux-là, je les tiens ! Il nefaudra pas qu’ils m’échappent !

À l’aube, avant que les enfants ne se soientéveillés, elle se leva. Quand elle les vit qui reposaient sigentiment, avec leurs bonnes joues toutes roses, ellemurmura :

– Quel bon repas je vais faire !

Elle attrapa Hansel de sa main rêche, leconduisit dans une petite étable et l’y enferma au verrou. Il eutbeau crier, cela ne lui servit à rien. La sorcière s’approchaensuite de Grethel, la secoua pour la réveiller ets’écria :

– Debout, paresseuse ! Va chercherde l’eau et prépare quelque chose de bon à manger pour ton frère.Il est enfermé à l’étable et il faut qu’il engraisse. Quand il seraà point, je le mangerai.

Grethel se mit à pleurer, mais cela ne luiservit à rien. Elle fut obligée de faire ce que lui demandaitl’ogresse. On prépara pour le pauvre Hansel les plats les plusdélicats. Grethel, elle, n’eut droit qu’à des carapaces de crabes.Tous les matins, la vieille se glissait jusqu’à l’écurie etdisait : – Hansel, tends tes doigts, que je voie si tu es déjàassez gras.

Mais Hansel tendait un petit os et lasorcière, qui avait de mauvais yeux, ne s’en rendait pas compte.Elle croyait que c’était vraiment le doigt de Hansel et s’étonnaitqu’il n’engraissât point. Quand quatre semaines furent passées, etque l’enfant était toujours aussi maigre, elle perdit patience etdécida de ne pas attendre plus longtemps.

– Holà ! Grethel, cria-t-elle,dépêche-toi d’apporter de l’eau. Que Hansel soit gras ou maigre,c’est demain que je le tuerai et le mangerai.

Ah, comme elle pleurait, la pauvre petite, encharriant ses seaux d’eau, comme les larmes coulaient le long deses joues !

– Dieu bon, aide-nous donc !s’écria-t-elle. Si seulement les bêtes de la forêt nous avaientdévorés ! Au moins serions-nous morts ensemble !

– Cesse de te lamenter ! dit lavieille ; ça ne te servira à rien !

De bon matin, Grethel fut chargée de remplirla grande marmite d’eau et d’allumer le feu.

– Nous allons d’abord faire la pâte, ditla sorcière. J’ai déjà fait chauffer le four et préparé ce qu’ilfaut. Elle poussa la pauvre Grethel vers le four, d’où sortaient degrandes flammes.

– Faufile-toi dedans !ordonna-t-elle, et vois s’il est assez chaud pour la cuisson. Elleavait l’intention de fermer le four quand la petite y serait pourla faire rôtir. Elle voulait la manger, elle aussi. Mais Gretheldevina son projet et dit :

– Je ne sais comment faire, commententre-t-on dans ce four ?

– Petite oie, dit la sorcière,l’ouverture est assez grande, vois, je pourrais y entrermoi-même.

Et elle y passa la tête. Alors Grethel lapoussa vivement dans le four, claqua la porte et mit le verrou. Lasorcière se mit à hurler épouvantablement. Mais Grethel s’en allaet cette épouvantable sorcière n’eut plus qu’à rôtir.

Grethel, elle, courut aussi vite qu’elle lepouvait chez Hansel. Elle ouvrit la petite étable et dit :

– Hansel, nous sommes libres ! Lavieille sorcière est morte !

Hansel bondit hors de sa prison, aussi rapidequ’un oiseau dont on vient d’ouvrir la cage. Comme ils étaientheureux ! Comme ils se prirent par le cou, dansèrent ets’embrassèrent ! N’ayant plus rien à craindre, ils pénétrèrentdans la maison de la sorcière. Dans tous les coins, il y avait descaisses pleines de perles et de diamants.

– C’est encore mieux que mes petitscailloux ! dit Hansel en remplissant ses poches.

Et Grethel ajouta

– Moi aussi, je veux en rapporter à lamaison !

Et elle en mit tant qu’elle put dans sontablier.

– Maintenant, il nous faut partir, ditHansel, si nous voulons fuir cette forêt ensorcelée.

Au bout de quelques heures, ils arrivèrent surles bords d’une grande rivière.

– Nous ne pourrons pas la traverser, ditHansel, je ne vois ni passerelle ni pont.

– On n’y voit aucune barque non plus, ditGrethel. Mais voici un canard blanc. Si Je lui demande, il nousaidera à traverser. Elle cria :

– Petit canard, petitcanard,

Nous sommes Hansel et Grethel.

Il n’y a ni barque, ni gué, nipont,

Fais-nous passer avant qu’il ne soittard.

Le petit canard s’approcha et Hansel se mit àcalifourchon sur son dos. Il demanda à sa sœur de prendre place àcôté de lui.

– Non, répondit-elle, ce serait troplourd pour le canard. Nous traverserons l’un après l’autre.

La bonne petite bête les mena ainsi à bonport. Quand ils eurent donc passé l’eau sans dommage, ilss’aperçurent au bout de quelque temps que la forêt leur devenait deplus en plus familière. Finalement, ils virent au loin la maison deleur père. Ils se mirent à courir, se ruèrent dans la chambre deleurs parents et sautèrent au cou de leur père. L’homme n’avaitplus eu une seule minute de bonheur depuis qu’il avait abandonnéses enfants dans la forêt. Sa femme était morte. Grethel secoua sontablier et les perles et les diamants roulèrent à travers lachambre. Hansel en sortit d’autres de ses poches, par poignées.C’en était fini des soucis. Ils vécurent heureux tous ensemble.

Chapitre 28Histoire de celui qui s’en alla apprendre la peur

Un père avait deux fils. Le premier étaitréfléchi et intelligent. Il savait se tirer de toute aventure. Lecadet en revanche était sot, incapable de comprendre etd’apprendre. Quand les gens le voyaient, ils disaient :« Avec lui, son père n’a pas fini d’en voir. » Quand il yavait quelque chose à faire, c’était toujours à l’aîné que revenaitla tâche, et si son père lui demandait d’aller chercher quelquechose, le soir ou même la nuit, et qu’il fallait passer par lecimetière ou quelque autre lieu terrifiant, il répondait :« Oh non ! père, je n’irai pas, j’ai peur. » Car ilavait effectivement peur. Quand, à la veillée, on racontait deshistoires à donner la chair de poule, ceux qui les entendaientdisaient parfois : « Ça me donne le frisson ! »Le plus jeune des fils, lui, assis dans son coin, écoutait etn’arrivait pas à comprendre ce qu’ils voulaient dire. « Ilsdisent toujours : “ça me donne la chair de poule ! ça mefait frissonner !” Moi, jamais ! Voilà encore une chose àlaquelle je ne comprends rien. » Il arriva qu’un jour son pèrelui dit :

– Écoute voir, toi, là dans toncoin ! Tu deviens grand et fort. Il est temps que tu apprennesà gagner ton pain. Tu vois comme ton frère se donne du mal.

– Eh ! père, répondit-il,j’apprendrais bien volontiers. Si c’était possible, je voudraisapprendre à frissonner. C’est une chose que j’ignoretotalement.

Lorsqu’il entendit ces mots, l’aîné des filssongea : « Seigneur Dieu ! quel crétin que monfrère ! Il ne fera jamais rien de sa vie. » Le pèreréfléchit et dit :

– Tu apprendras bien un jour à avoirpeur. Mais ce n’est pas comme ça que tu gagneras ton pain.

Peu de temps après, le bedeau vint en visite àla maison. Le père lui conta sa peine et lui expliqua combien sonfils était peu doué en toutes choses.

– Pensez voir ! Quand je lui aidemandé comment il ferait pour gagner son pain, il a dit qu’ilvoulait apprendre à frissonner !

– Si ce n’est que ça, répondit le bedeau,je le lui apprendrai. Confiez-le-moi.

Le père était content ; il sedisait : « On va le dégourdir un peu. » Le bedeaul’amena donc chez lui et lui confia la tâche de sonner les cloches.Au bout de quelque temps, son maître le réveilla à minuit et luidemanda de se lever et de monter au clocher pour carillonner.« Tu vas voir ce que c’est que d’avoir peur »,songeait-il. Il quitta secrètement la maison et quand le garçon futarrivé en haut du clocher, comme il s’apprêtait à saisir lescordes, il vit dans l’escalier, en dessous de lui, une forme touteblanche.

– Qui va là ? cria-t-il.

L’apparition ne répondit pas, ne bougeapas.

– Réponds ! cria le jeune homme. Oubien décampe ! Tu n’as rien à faire ici !

Le bedeau ne bougeait toujours pas. Il voulaitque le jeune homme le prit pour un fantôme. Pour la deuxième fois,celui-ci cria :

– Que viens-tu faire ici ? Parle situ es honnête homme. Sinon je te jette au bas de l’escalier.

Le bedeau pensa : « Il n’en ferarien. » Il ne répondit pas et resta sans bouger. Comme s’ilétait de pierre. Alors le garçon l’avertit pour la troisième foiset comme le fantôme ne répondait toujours pas, il prit son élan etle précipita dans l’escalier. L’apparition dégringola d’une dizainede marches et resta là allongée. Le garçon fit sonner les cloches,rentra à la maison, se coucha sans souffler mot et s’endormit.

La femme du bedeau attendit longtemps sonmari. Mais il ne revenait pas. Finalement, elle prit peur, réveillale jeune homme et lui demanda :

– Sais-tu où est resté mon mari ? Ilest monté avant toi au clocher.

– Non, répondit-il, je ne sais pas. Maisil y avait quelqu’un dans l’escalier et comme cette personne nerépondait pas à mes questions et ne voulait pas s’en aller, je l’aiprise pour un coquin et l’ai jetée au bas du clocher. Allez-y, vousverrez bien si c’était votre mari. Je le regretterais.

La femme s’en fut en courant et découvrit sonmari gémissant dans un coin, une jambe cassée. Elle le ramena à lamaison, puis se rendit en poussant de grands cris chez le père dujeune homme :

– Votre garçon a fait des malheurs, luidit-elle. Il a jeté mon mari au bas de l’escalier, où il s’estcassé une jambe. Débarrassez notre maison de ce vaurien !

Le père était bien inquiet. Il alla chercherson fils et lui dit :

– Quelles sont ces façons,mécréant ! C’est le diable qui te les inspire !

– Écoutez-moi, père, répondit-il. Je suistotalement innocent. Il se tenait là, dans la nuit, comme quelqu’unqui médite un mauvais coup. Je ne savais pas qui c’était et, partrois fois, je lui ai demandé de répondre ou de partir.

– Ah ! dit le père, tu ne me ferasque des misères. Disparais !

– Volontiers, père. Attendez seulementqu’il fasse jour. Je voyagerai pour apprendre à frissonner. Commeça, je saurai au moins faire quelque chose pour gagner monpain.

– Apprends ce que tu veux, dit le père.Ça m’est égal ! Voici cinquante talents, va par le monde etsurtout ne dis à personne d’où tu viens et qui est ton père.

– Qu’il en soit fait selon votre volonté,père. Si c’est là tout ce que vous exigez, je m’y tiendrai sanspeine.

Quand vint le jour, le jeune homme empocha lescinquante talents et prit la route en se disant : « Siseulement j’avais peur ! si seulement jefrissonnais ! »Arrive un homme qui entend les paroles quele garçon se disait à lui-même. Un peu plus loin, à un endroit d’oùl’on apercevait des gibets, il lui dit :

– Tu vois cet arbre ? Il y en a septqui s’y sont mariés avec la fille du cordier et qui maintenantprennent des leçons de vol. Assieds-toi là et attends que tombe lanuit. Tu sauras ce que c’est que de frissonner.

– Si c’est aussi facile que ça, réponditle garçon, c’est comme si c’était déjà fait. Si j’apprends si viteà frissonner, je te donnerai mes cinquante talents. Tu n’as qu’àrevenir ici demain matin.

Le jeune homme s’installa sous la potence etattendit que vînt le soir. Et comme il avait froid, il alluma dufeu. À minuit le vent était devenu si glacial que, malgré le feu,il ne parvenait pas à se réchauffer. Et les penduss’entrechoquaient en s’agitant de-ci, de-là. Il pensa :« Moi, ici, près du feu, je gèle. Comme ils doivent avoirfroid et frissonner, ceux qui sont là-haut ! » Et, commeil les prenait en pitié, il appliqua l’échelle contre le gibet,l’escalada, décrocha les pendus les uns après les autres et lesdescendit tous les sept. Il attisa le feu, souffla sur les braiseset disposa les pendus tout autour pour les réchauffer. Comme ils nebougeaient pas et que les flammes venaient lécher leurs vêtements,il dit :

– Faites donc attention ! Sinon jevais vous rependre là-haut !

Les morts, cependant, n’entendaient rien, setaisaient et laissaient brûler leurs loques. Le garçon finit par semettre en colère.

– Si vous ne faites pas attention,dit-il, je n’y puis rien ! je n’ai pas envie de brûler avecvous.

Et, l’un après l’autre, il les raccrocha augibet. Il se coucha près du feu et s’endormit. Le lendemain,l’homme s’en vint et lui réclama les cinquante talents :

– Alors, sais-tu maintenant ce que c’estque d’avoir le frisson ? lui dit-il.

– Non, répondit le garçon. D’où lesaurais-je ? Ceux qui sont là-haut n’ont pas ouvert la bouche,et ils sont si bêtes qu’ils ont laissé brûler les quelques hardesqu’ils ont sur le dos.

L’homme comprit qu’il n’obtiendrait pas lescinquante talents ce jour-là et s’en alla en disant :« Je n’ai jamais vu un être comme celui-là ! »

Le jeune homme reprit également sa route et sedit à nouveau, parlant à haute voix.

– Ah ! si seulement j’avaispeur ! Si seulement je savais frissonner !

Un cocher qui marchait derrière lui l’entenditet demanda :

– Qui es-tu ?

– Je ne sais pas, répondit le garçon.

Le cocher reprit :

– D’où viens-tu ?

– Je ne sais pas, rétorqua le jeunehomme.

– Qui est ton père ?

– Je n’ai pas le droit de le dire.

– Que marmonnes-tu sans cesse dans tabarbe ?

– Eh ! répondit le garçon, jevoudrais frissonner. Mais personne ne peut me dire comment j’yarriverai.

– Cesse de dire des bêtises ! repritle cocher. Viens avec moi !

Le jeune homme accompagna donc le cocher et,le soir, ils arrivèrent à une auberge avec l’intention d’y passerla nuit. En entrant dans sa chambre, le garçon répéta à haute etintelligible voix :

– Si seulement j’avais peur ! Siseulement je savais frissonner !

L’aubergiste l’entendit et dit enriant :

– Si vraiment ça te fait plaisir, tu enauras sûrement l’occasion chez moi.

– Tais-toi donc ! dit sa femme. Àêtre curieux, plus d’un a déjà perdu la vie, et ce serait vraimentdommage pour ses jolis yeux s’ils ne devaient plus jamais voir lalumière du jour.

Mais le garçon répondit :

– Même s’il fallait en arriver là, jeveux apprendre à frissonner. C’est d’ailleurs pour ça que jevoyage.

Il ne laissa à l’aubergiste ni trêve ni reposjusqu’à ce qu’il lui dévoilât son secret. Non loin de là, setrouvait un château maudit, dans lequel il pourrait certainementapprendre ce que c’était que d’avoir peur, en y passant seulementtrois nuits. Le roi avait promis sa fille en mariage à quitenterait l’expérience et cette fille était la plus belle qu’on eûtjamais vue sous le soleil. Il y avait aussi au château de grandstrésors gardés par de mauvais génies dont la libération pourraitrendre un pauvre très riche. Bien des gens étaient déjà entrés auchâteau, mais personne n’en était jamais ressorti. Le lendemain, lejeune homme se rendit auprès du roi :

– Si vous le permettez, je voudrais bienpasser trois nuits dans le château.

Le roi l’examina, et comme il lui plaisait, ilrépondit :

– Tu peux me demander trois choses. Maisaucune d’elles ne saurait être animée et tu pourras les emporteravec toi au château.

Le garçon lui dit alors :

– Eh bien ! je vous demande du feu,un tour et un banc de ciseleur avec un couteau.

Le jour même, le roi fit porter tout cela auchâteau. À la tombée de la nuit, le jeune homme s’y rendit, allumaun grand feu dans une chambre, installa le tabouret avec le couteautout à côté et s’assit sur le tour.

– Ah ! si seulement je pouvaisfrissonner ! dit-il. Mais ce n’est pas encore ici que jesaurai ce que c’est.

Vers minuit, il entreprit de ranimer son feu.Et comme il soufflait dessus, une voix retentit tout à coup dans uncoin de la chambre :

– Hou, miaou, comme nous avonsfroid !

– Bande de fous ! s’écria-t-il.Pourquoi hurlez-vous comme ça ? Si vous avez froid, venez ici,asseyez-vous près du feu et réchauffez-vous !

À peine eut-il prononcé ces paroles que deuxgros chats noirs, d’un bond formidable, sautèrent vers lui ets’installèrent de part et d’autre du garçon en le regardant d’unair sauvage avec leurs yeux de braise. Quelque temps après, s’étantréchauffés, ils dirent :

– Si nous jouions aux cartes,camarade ?

– Pourquoi pas ! répondit-il, maismontrez-moi d’abord vos pattes.

Les chats sortirent leurs griffes.

– Holà ! dit-il. Que vos ongles sontlongs ! attendez ! il faut d’abord que je vous lescoupe.

Il les prit par la peau du dos, les posa surl’étau et leur y coinça les pattes.

– J’ai vu vos doigts, dit-il, j’en aiperdu l’envie de jouer aux cartes.

Il les tua et les jeta par la fenêtre dansl’eau d’un étang. À peine s’en était-il ainsi débarrassé que detous les coins et recoins sortirent des chats et des chiens, tousnoirs, tirant des chaînes rougies au feu. Il y en avait tant ettant qu’il ne pouvait leur échapper. Ils criaient affreusement,dispersaient les brandons du foyer, piétinaient le feu, essayaientde l’éteindre. Tranquillement, le garçon les regarda faire unmoment. Quand il en eut assez, il prit le couteau de ciseleur etdit :

– Déguerpissez, canailles !

Et il se mit à leur taper dessus. Une partiedes assaillants s’enfuit ; il tua les autres et les jeta dansl’étang. Puis il revint près du feu, le ranima en soufflant sur lesbraises et se réchauffa. Bientôt, il sentit ses yeux se fermer eteut envie de dormir. Il regarda autour de lui et vit un grand lit,dans un coin.

– Voilà ce qu’il me faut, dit-il.

Et il se coucha. Comme il allait s’endormir,le lit se mit de lui-même à se déplacer et à le promener par toutle château.

– Très bien ! dit-il. Plusvite !

Le lit partit derechef comme si unedemi-douzaine de chevaux y étaient attelés, passant les portes,montant et descendant les escaliers. Et tout à coup, il versa sensdessus dessous hop ! et le garçon se retrouva par terre aveccomme une montagne par-dessus lui. Il se débarrassa des couvertureset des oreillers, se faufila de dessous le lit et dit :

– Que ceux qui veulent se promener, sepromènent.

Et il se coucha auprès du feu et dormitjusqu’au matin.

Le lendemain, le roi s’en vint au château.Quand il vit le garçon étendu sur le sol, il pensa que les fantômesl’avaient tué. Il murmura :

– Quel dommage pour un si belhomme !

Le garçon l’entendit, se leva, etdit :

– Je n’en suis pas encore là !

Le roi s’étonna, se réjouit et lui demandacomment les choses s’étaient passées.

– Très bien. Voilà une nuit d’écoulée,les autres se passeront bien aussi.

Quand il arriva chez l’aubergiste, celui-ciouvrit de grands yeux.

– Je n’aurais jamais pensé, dit-il, queje te reverrais vivant. As- tu enfin appris à frissonner ?

– Non ! répondit-il ; toutreste sans effet. Si seulement quelqu’un pouvait me dire commentfaire !

Pour la deuxième nuit, il se rendit à nouveauau château, s’assit auprès du feu et reprit sa vieillechanson : « Ah ! si seulement je pouvaisfrissonner. » À minuit on entendit des bruits étranges.D’abord doucement, puis toujours plus fort, puis après un courtsilence, un grand cri. Et la moitié d’un homme arrivant par lacheminée tomba devant lui.

– Holà ! cria-t-il. Il en manqua unemoitié. Ça ne suffit pas comme ça !

Le vacarme reprit. On tempêtait, on criait. Etla seconde moitié tomba à son tour de la cheminée.

– Attends, dit le garçon ; je vaisd’abord ranimer le feu pour toi.

Quand il l’eut fait, il regarda à nouveauautour de lui : les deux moitiés s’étaient rassemblées et unhomme d’affreuse mine s’était assis à la place qu’occupait le jeunehomme auparavant.

– Ce n’est pas ce que nous avionsconvenu, dit-il. Ce tour est à moi !

L’homme voulut l’empêcher de s’y asseoir maisil ne s’en laissa pas conter. Il le repoussa avec violence etreprit sa place. Beaucoup d’autres hommes se mirent alors àdégringoler de la cheminée les uns après les autres et ilsapportaient neuf tibias et neuf têtes de mort avec lesquels ils semirent à jouer aux quilles. Le garçon eut envie d’en faireautant.

– Dites, pourrais-je joueraussi ?

– Oui, si tu as de l’argent.

– J’en ai bien assez, répondit-il ;mais vos boules ne sont pas rondes.

Il prit les têtes de mort, s’installa à sontour et en fit de vraies boules.

– Comme ça elles rouleront mieux, dit-il.En avant ! on va rire !

Il joua et perdit un peu de son argent. Quandsonna une heure, tout avait disparu. Au matin, le roi vint auxrenseignements.

– Que t’est-il arrivé cettefois-ci ? demanda-t-il.

– J’ai joué aux quilles, répondit legarçon, et j’ai perdu quelques deniers.

– Tu n’as donc pas eu peur ?

– Eh ! non ! dit-il, je me suisamusé ! Si seulement je savais frissonner !

La troisième nuit, il s’assit à nouveau surson tour et dit tristement :

– Si seulement je pouvaisfrissonner !

Quand il commença à se faire tard, six hommesimmenses entrèrent dans la pièce portant un cercueil.

– Hi ! Hi ! Hi ! dit legarçon, voilà sûrement mon petit cousin qui est mort il y aquelques jours seulement.

Du doigt, il fit signe au cercueil ets’écria :

– Viens, petit cousin, viens !

Les hommes posèrent la bière sur le sol ;il s’en approcha et souleva le couvercle. Un mort y était allongé.Il lui toucha le visage. Il était froid comme de la glace.

– Attends, dit-il, je vais te réchaufferun peu. Il alla près du feu, s’y réchauffa la main et la posa surla figure du mort. Mais celui-ci restait tout froid. Alors il lesortit du cercueil, s’assit près du feu et l’installa sur sesgenoux en lui frictionnant les bras pour rétablir la circulation dusang. Comme cela ne servait à rien, il songea tout à coup qu’ilsuffit d’être deux dans un lit pour avoir chaud. Il porta lecadavre sur le lit, le recouvrit et s’allongea à ses côtés. Au boutd’un certain temps, le mort se réchauffa et commença à bouger.

– Tu vois, petit cousin, dit le jeunehomme, ne t’ai-je pas bien réchauffé ?

Mais le mort, alors, se leva ets’écria :

– Maintenant, je vaist’étrangler !

– De quoi ! dit le garçon, c’estcomme ça que tu me remercies ? retourne au cercueil !

Il le ceintura, et le jeta dans la bière enrefermant le couvercle. Les six hommes arrivèrent alors etl’emportèrent.

– Je ne réussis pas à frissonner, dit-il.Ce n’est décidément pas ici que je l’apprendrai.

À ce moment précis entra un homme plus grandque tous les autres et qui avait une mine effrayante. Il étaitvieux et portait une longue barbe blanche.

– Pauvre diable, lui dit-il, tu netarderas pas à savoir ce que c’est que de frissonner : tu vasmourir !

– Pas si vite ! répondit le garçon.Pour que je meure, il faudrait d’abord que vous me teniez.

– Je finirai bien par t’avoir ! ditle monstrueux bonhomme.

– Tout doux, tout doux ! ne tegonfle pas comme ça ! je suis aussi fort que toi. Et même bienplus fort !

– C’est ce qu’on verra, dit le vieux. Situ es plus fort que moi, je te laisserai partir. Viens,essayons !

Il le conduisit par un sombre passage dans uneforge, prit une hache et d’un seul coup, enfonça une enclume dansle sol.

– Je ferai mieux, dit le jeune homme ens’approchant d’une autre enclume.

Le vieux se plaça à côté de lui, laissantpendre sa barbe blanche. Le garçon prit la hache, fendit l’enclumed’un seul coup et y coinça la barbe du vieux.

– Et voilà ! je te tiens !dit-il, à toi de mourir maintenant !

Il saisit une barre de fer et se mit à rouerde coups le vieux jusqu’à ce que celui-ci éclatât en lamentationset le suppliât de s’arrêter en lui promettant mille trésors. Lejeune homme débloqua la hache et libéra le vieux qui le reconduisitau château et lui montra, dans une cave, trois caisses pleinesd’or.

– Il y en a une pour les pauvres, unepour le roi et la troisième sera pour toi, lui dit-il.

Sur quoi, une heure sonna et le méchant espritdisparut. Le garçon se trouvait au milieu d’une profondeobscurité.

– Il faudra bien que je m’en sorte,dit-il. Il tâtonna autour de lui, retrouva le chemin de sa chambreet s’endormit auprès de son feu. Au matin, le roi arriva etdit :

– Alors, as-tu appris àfrissonner ?

– Non, répondit le garçon, je ne saistoujours pas. J’ai vu mon cousin mort et un homme barbu est venuqui m’a montré beaucoup d’or. Mais personne ne m’a dit ce quesignifie frissonner.

Le roi dit alors :

– Tu as libéré le château de ses fantômeset tu épouseras ma fille.

– Bonne chose ! répondit-il, mais jene sais toujours pas frissonner.

On alla chercher l’or et les noces furentcélébrées. Mais le jeune roi continuait à dire : « Siseulement j’avais peur, si seulement je pouvaisfrissonner ! » La reine finit par en être contrariée. Sacamériste dit :

– Je vais l’aider à frissonner.

Elle se rendit sur les bords du ruisseau quicoulait dans le jardin et se fit donner un plein seau de goujons.Durant la nuit, alors que son époux dormait, la princesse retirales couvertures et versa sur lui l’eau et les goujons, si bien queles petits poissons frétillaient tout autour de lui. Il s’éveillaet cria :

– Ah ! comme je frissonne, chèrefemme ! Ah ! Oui, maintenant je sais ce que c’est que defrissonner.

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