Categories: Romans

Contes – Tome I

Contes – Tome I

de Marie-Catherine d’Aulnoy

La Belle aux cheveux d’or

 

Il y avait une fois la fille d’un roi qui était si belle qu’il n’y avait rien de si beau au monde ; et à cause qu’elle était si belle on la nommait la Belle aux cheveux d’or car ses cheveux étaient plus fins que de l’or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds.Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brodés de diamants et de perles : tant y a qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer.

Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n’était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu’on disait de la Belle aux cheveux d’or, bien qu’il ne l’eût point encore vue, il se prit à l’aimer si fort,qu’il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur ; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse.

Quand il eut pris congé du roi et qu’il fut parti, toute la cour ne parlait d’autre chose ; et le roi, quine doutait pas que la Belle aux cheveux d’or ne consentît à ce qu’il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l’ambassadeur, arrivé chez la Belle aux cheveux d’or,lui fit son petit message ; mais, soit qu’elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l’ambassadeur qu’elle remerciait le roi,mais qu’elle n’avait point envie de se marier.

L’ambassadeur partit de la cour de cetteprincesse, bien triste de ne la pas amener avec lui ; ilrapporta tous les présents qu’il lui avait portés de la part duroi, car elle était fort sage, et savait bien qu’il ne faut pas queles filles reçoivent rien des garçons : aussi elle ne voulutjamais accepter les beaux diamants et le reste ; et, pour nepas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron d’épinglesd’Angleterre.

Quand l’ambassadeur arriva à la grande villedu roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s’affligea dece qu’il n’amenait point la Belle aux cheveux d’or. Le roi se mit àpleurer comme un enfant : on le consolait sans en pouvoirvenir à bout.

Il y avait un jeune garçon à la cour qui étaitbeau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume : àcause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant.Tout le monde l’aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que leroi lui fît du bien et qu’il lui confiât tous les jours sesaffaires.

Avenant se trouva avec des personnes quiparlaient du retour de l’ambassadeur, et qui disaient qu’il n’avaitrien fait qui vaille. Il leur dit, sans y prendre garde :

– Si le roi m’avait envoyé vers la Belle auxcheveux d’or, je suis certain qu’elle serait venue avec moi. Toutaussitôt ces méchantes gens vont dire au roi :

– Sire, vous ne savez pas ce que ditAvenant ? Que, si vous l’aviez envoyé chez la Belle auxcheveux d’or, il l’aurait ramenée. Considérez bien sa malice, ilprétend être plus beau que vous, et qu’elle l’aurait tant aimé,qu’elle l’aurait suivi partout.

Voilà le roi qui se met en colère, en colèretant et tant, qu’il était hors de lui.

– Ha ! ha ! dit-il, ce joli mignonse moque de mon malheur, et il se prise plus que moi. Allons, qu’onle mette dans ma grosse tour, et qu’il y meure de faim !

Les gardes du roi furent chez Avenant, qui nepensait plus à ce qu’il avait dit. Ils le traînèrent en prison etlui firent mille maux. Ce pauvre garçon n’avait qu’un peu de paillepour se coucher et il serait mort sans une petite fontaine quicoulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour serafraîchir, car la faim lui avait bien séché la bouche.

Un jour qu’il n’en pouvait plus, il disait ensoupirant :

– De quoi se plaint le roi ? Il n’a pointde sujet qui lui soit plus fidèle que moi, je ne l’ai jamaisoffensé.

Le roi, par hasard, passait près de la tour,et quand il entendit la voix de celui qu’il avait tant aimé, ils’arrêta pour l’écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, quihaïssaient Avenant et qui disaient au roi :

– À quoi vous amusez-vous, sire ! nesavez-vous pas que c’est un fripon ?

Le roi répondit :

– Laissez-moi là, je veux l’écouter.

Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui vinrentaux yeux. Il ouvrit la porte de la tour et l’appela. Avenant vinttout triste se mettre à genoux devant lui, et baisa sespieds :

– Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pourme traiter si durement ?

– Tu t’es moqué de moi et de mon ambassadeur,dit le roi. Tu as dit que si je t’avais envoyé chez la Belle auxcheveux d’or, tu l’aurais bien amenée.

– Il est vrai, sire, répondit Avenant, que jelui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suispersuadé qu’elle n’aurait pu s’en défendre ; et en cela jen’ai rien dit qui ne vous dût être agréable.

Le roi trouva qu’effectivement il n’avaitpoint de tort ; il regarda de travers ceux qui lui avaient ditdu mal de son favori, et il l’emmena avec lui, se repentant bien dela peine qu’il lui avait faite.

Après l’avoir fait souper à merveille, ill’appela dans son cabinet, et lui dit :

– Avenant, j’aime toujours la Belle auxcheveux d’or, ses refus ne m’ont point rebuté ; mais je nesais comment m’y prendre pour qu’elle veuille m’épouser : j’aienvie de t’y envoyer pour voir si tu pourras réussir.

Avenant répliqua qu’il était disposé à luiobéir en toutes choses, et qu’il partirait dès le lendemain.

– Ho ! dit le roi, je veux te donner ungrand équipage.

– Cela n’est point nécessaire,répondit-il ; il ne me faut qu’un bon cheval, avec des lettresde votre part. Le roi l’embrassa, car il était ravi de le voirsitôt prêt.

Ce fut le lundi matin qu’il prit congé du roiet de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe etsans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d’engager la Belleaux cheveux d’or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sapoche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre danssa harangue, il descendait de cheval et s’asseyait sous des arbrespour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu’il était parti àla petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, illui vint une pensée fort jolie ; il mit pied à terre, et seplaça contre des saules et des peupliers qui étaient plantés lelong d’une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu’ileut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un sibel endroit. Il aperçut sur l’herbe une grosse carpe dorée quibâillait et qui n’en pouvait plus, car, ayant voulu attraper depetits moucherons, elle avait sauté si hors de l’eau, qu’elles’était élancée sur l’herbe, où elle était près de mourir. Avenanten eut pitié ; et, quoiqu’il fût jour maigre et qu’il eût pul’emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucementdans la rivière. Dès que ma commère la carpe sent la fraîcheur del’eau, elle commence à se réjouir, et se laisse couler jusqu’aufond ; puis revenant toute gaillarde au bord de larivière :

– Avenant, dit-elle, je vous remercie duplaisir que vous venez de me faire ; sans vous je seraismorte, et vous m’avez sauvée ; je vous le revaudrai.

Après ce petit compliment, elle s’enfonça dansl’eau ; et Avenant demeura bien surpris de l’esprit et de lagrande civilité de la carpe.

Un autre jour qu’il continuait son voyage, ilvit un corbeau bien embarrassé : ce pauvre oiseau étaitpoursuivi par un gros aigle grand mangeur de corbeaux ; ilétait près de l’attraper, et il l’aurait avalé comme une lentille,si Avenant n’eût éprouvé de la compassion pour cet oiseau.

– Voilà, dit-il, comme les plus fortsoppriment les plus faibles : quelle raison a l’aigle de mangerle corbeau ?

Il prend son arc qu’il portait toujours, etune flèche, puis, visant bien l’aigle, croc ! il lui décochela flèche dans le corps et le perce de part en part. L’aigle tombemort, et le corbeau, ravi, vient se percher sur un arbre.

– Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreuxde m’avoir secouru, moi qui ne suis qu’un misérable corbeau ;mais je ne demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai.

Avenant admira le bon esprit du corbeau etcontinua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu’ilne voyait qu’à peine son chemin, il entendit un hibou qui criait enhibou désespéré.

– Ouais ! dit-il, voilà un hibou bienaffligé, il pourrait s’être laissé prendre dans quelque filet.

Il chercha de tous côtés, et enfin il trouvade grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pourattraper des oisillons.

– Quelle pitié ! dit-il ; les hommesne sont faits que pour s’entre-tourmenter, ou pour persécuter depauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage.

Il tira son couteau et coupa les cordelettes.Le hibou prit l’essor ; mais, revenant àtire-d’aile :

– Avenant, dit-il, il n’est pas nécessaire queje vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendrel’obligation que je vous ai ; elle parle assezd’elle-même : les chasseurs allaient venir, j’étais pris,j’étais mort sans votre secours. J’ai le cœur reconnaissant, jevous le revaudrai.

Voilà les trois plus considérables aventuresqui arrivèrent à Avenant dans son voyage. Il était si presséd’arriver, qu’il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle auxcheveux d’or. Tout y était admirable ; l’on y voyait lesdiamants entassés comme des pierres ; les beaux habits, lebonbon, l’argent ; c’étaient des choses merveilleuses ;et il pensait en lui-même que, si elle quittait tout cela pourvenir chez le roi son maître, il faudrait qu’il ait bien de lachance. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates etblanches ; il se peigna, se poudra, se lava le visage, mit uneriche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, etdedans un beau petit chien, qu’il avait acheté en passant àBoulogne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toutechose avec tant de grâce, que, lorsqu’il se présenta à la porte dupalais, tous les gardes lui firent une grande révérence ; etl’on courut dire à la Belle aux cheveux d’or qu’Avenant,ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir.

Sur ce nom d’Avenant, la princessedit :

– Cela me porte bonne signification ; jegagerais qu’il est joli et qu’il plaît à tout le monde.

– Vraiment oui, madame, lui dirent toutes sesfilles d’honneur, nous l’avons vu du grenier où nous accommodionsvotre filasse, et tant qu’il est demeuré sous les fenêtres nousn’avons pu rien faire.

– Voilà qui est beau, répliqua la Belle auxcheveux d’or, de vous amuser à regarder les garçons ! Çà, quel’on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l’onéparpille bien mes blonds cheveux ; que l’on me fasse desguirlandes de fleurs nouvelles ; que l’on me donne messouliers hauts et mon éventail ; que l’on balaie ma chambre etmon trône : car je veux qu’il dise partout que je suisvraiment la Belle aux cheveux d’or.

Voilà toutes les femmes qui s’empressaient dela parer comme une reine ; elles montraient tant de hâtequ’elles s’entrecognaient et n’avançaient guère. Enfin la princessepassa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne luimanquait. Puis elle monta sur son trône d’or, d’ivoire, et d’ébène,qui sentait comme baume ; et elle commanda à ses filles deprendre des instruments et de chanter tout doucement pourn’étourdir personne.

On conduisit Avenant dans la salle d’audience.Il demeura si transporté d’admiration qu’il a dit depuis bien desfois qu’il ne pouvait presque parler. Néanmoins il reprit courageet fit sa harangue à merveille : il pria la princesse qu’iln’eût pas le déplaisir de s’en retourner sans elle.

– Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes lesraisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vousassure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu’un autre.Mais il faut que vous sachiez qu’il y a un mois je fus me promenersur la rivière avec toutes mes dames ; et comme l’on me servitma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague quitomba par malheur dans la rivière. Je la chérissais plus que monroyaume. Je vous laisse à juger de quelle affliction cette pertefut suivie. J’ai fait serment de n’écouter jamais aucuneproposition de mariage, que l’ambassadeur qui me proposera un épouxne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à fairelà-dessus car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits,vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment.

Avenant demeura bien étonné de cette réponse.Il lui fit une profonde révérence et la pria de recevoir le petitchien, le panier et l’écharpe ; mais elle lui répliqua qu’ellene voulait point de présents, et qu’il songeât à ce qu’elle venaitde lui dire.

Quand il fut retourné chez lui, il se couchasans souper. Son petit chien, qui s’appelait Cabriolle, ne voulutpas souper non plus : il vint se mettre auprès de lui. Detoute la nuit, Avenant ne cessa point de soupirer.

– Où puis-je prendre une bague tombée depuisun mois dans une grande rivière ? disait-il. C’est toute foliede l’entreprendre ! La princesse ne m’a dit cela que pour memettre dans l’impossibilité de lui obéir.

Il soupirait et s’affligeait fort. Cabriolle,qui l’écoutait, lui dit :

– Mon cher maître, je vous prie, ne désespérezpoint de votre bonne fortune : vous êtes trop aimable pourn’être pas heureux. Allons dès qu’il fera jour au bord de larivière.

Avenant lui donna deux petits coups de la mainet ne répondit rien ; mais, tout accablé de tristesse, ils’endormit. Cabriolle, voyant le jour, cabriola tant qu’ill’éveilla, et lui dit :

– Mon maître, habillez-vous, et sortons.Avenant le voulut bien. Il se lève, s’habille et descend dans lejardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, oùil se promenait son chapeau sur les yeux et ses bras croisés l’unsur l’autre, ne pensant qu’à son départ, quand tout d’un coup ilentendit qu’on l’appelait :

– Avenant ! Avenant !

Il regarde de tous côtés et ne voitpersonne ; il crut rêver. Il continue sa promenade ; onle rappelle :

– Avenant ! Avenant !

– Qui m’appelle ? dit-il.

Cabriolle, qui était fort petit, et quiregardait de près l’eau, lui répliqua :

– Ne me croyez jamais, si ce n’est une carpedorée que j’aperçois.

Aussitôt la grosse carpe paraît, et luidit :

– Vous m’avez sauvé la vie dans le pré desalisiers, où je serais restée sans vous ; je vous promis devous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belleaux cheveux d’or.

Il se baissa et la prit dans la gueule de macommère la carpe, qu’il remercia mille fois.

Au lieu de retourner chez lui, il fut droit aupalais avec le petit Cabriolle, qui était bien aise d’avoir faitvenir son maître au bord de l’eau. On alla dire à la princessequ’il demandait à la voir.

– Hélas ! dit-elle, le pauvre garçon, ilvient prendre congé de moi. Il a considéré que ce que je veux estimpossible, et il va le dire à son maître.

On fit entrer Avenant, qui lui présenta sabague et lui dit :

– Madame la princesse, voilà votrecommandement fait ; vous plaît-il recevoir le roi mon maîtrepour époux ?

Quand elle vit sa bague où il ne manquaitrien, elle resta si étonnée, qu’elle croyait rêver.

– Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, ilfaut que vous soyez favorisé de quelque fée, car naturellement celan’est pas possible.

– Madame, dit-il, je n’en connais aucune, maisj’avais bien envie de vous obéir.

– Puisque vous avez si bonne volonté,continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sanslequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n’est paséloigné d’ici, appelé Galifron, lequel s’était mis dans l’esprit dem’épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menacesépouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume.Mais jugez si je pouvais l’accepter : c’est un géant qui estplus haut qu’une haute tour ; il mange un homme comme un singemange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans sespoches de petits canons, dont il se sert de pistolets ; et,lorsqu’il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennentsourds. Je lui fis répondre que je ne voulais point me marier, etqu’il m’excusât ; cependant, il n’a point laissé de mepersécuter ; il tue tous mes sujets et, avant toutes choses,il faut vous battre contre lui et m’apporter sa tête.

Avenant demeura un peu étourdi de cetteproposition. Il rêva quelque temps, puis il dit :

– Eh bien, madame, je combattrai Galifron. Jecrois que je serai vaincu ; mais je mourrai en hommebrave.

La princesse resta bien étonnée : ellelui dit mille choses pour l’empêcher de faire cette entreprise.Cela ne servit à rien : il se retira pour aller chercher desarmes et tout ce qu’il lui fallait. Quand il eut ce qu’il voulait,il remit le petit Cabriolle dans son panier, monta sur son beaucheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de sesnouvelles à ceux qu’il rencontrait, et chacun lui disait quec’était un vrai démon dont on n’osait approcher : plus ilentendait dire cela, plus il avait peur. Cabriolle le rassurait, enlui disant :

– Mon cher maître, pendant que vous vousbattrez, j’irai lui mordre les jambes ; il baissera la têtepour me chasser, et vous le tuerez.

Avenant admirait l’esprit du petit chien, maisil savait assez que son secours ne suffirait pas.

Enfin, il arriva près du château de Galifron.Tous les chemins étaient couverts d’os et de carcasses d’hommesqu’il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l’attendit paslongtemps, qu’il le vit venir à travers un bois. Sa tête dépassaitles plus grands arbres, et il chantait d’une voixépouvantable :

Où sont les petits enfants,

Que je les croque à belles dents ?

Il m’en faut tant, tant et tant

Que le monde n’est suffisant.

Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le mêmeair :

Approche, voici Avenant,

Qui t’arrachera les dents ;

Bien qu’il ne soit pas des plus grands,

Pour te battre il est suffisant.

Les rimes n’étaient pas bien régulières maisil fit la chanson fort vite, et c’est même un miracle qu’il ne lafît pas plus mal, car il avait horriblement peur. Quand Galifronentendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et aperçut Avenantl’épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l’irriter.Il n’en fallut pas tant : il se mit dans une colèreeffroyable ; et prenant une massue toute de fer, il auraitassommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vintse mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna sijuste dans les yeux, qu’il les creva ; le sang coulait sur sonvisage, il était comme un désespéré, frappant de tous côtés.Avenant l’évitait et lui portait de grands coups d’épée qu’ilenfonçait jusqu’à la garde, et qui lui faisaient mille blessures,par où il perdit tant de sang qu’il tomba. Aussitôt Avenant luicoupa la tête, bien ravi d’avoir été si heureux ; et lecorbeau, qui s’était perché sur un arbre, lui dit :

– Je n’ai pas oublié le service que vous merendîtes en tuant l’aigle qui me poursuivait. Je vous promis dem’en acquitter : je crois l’avoir fait aujourd’hui.

– C’est moi qui vous dois tout, monsieur duCorbeau, répliqua Avenant ; je demeure votre serviteur. Ilmonta aussitôt à cheval, chargé de l’épouvantable tête deGalifron.

Quand il arriva dans la ville, tout le mondele suivait et criait : « Voici le brave Avenant qui vientde tuer le monstre », de sorte que la princesse, qui entenditbien du bruit et qui tremblait qu’on ne lui vînt apprendre la mortd’Avenant, n’osait demander ce qui lui était arrivé ; maiselle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas delui faire encore peur, bien qu’il n’y eût plus rien à craindre.

– Madame, lui dit-il, votre ennemi estmort ; j’espère que vous ne refuserez plus le roi monmaître ?

– Ah ! si fait, dit la Belle aux cheveuxd’or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ,de m’apporter de l’eau de la grotte ténébreuse.

« Il y a proche d’ici une grotte profondequi a bien six lieues de tour. On trouve à l’entrée deux dragonsqui empêchent qu’on y entre. Ils ont du feu dans la gueule et dansles yeux. Puis, lorsqu’on est dans la grotte, on trouve un grandtrou dans lequel il faut descendre : il est plein de crapauds,de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petitecave où coule la fontaine de beauté et de santé : c’est decette eau que je veux absolument. Tout ce qu’on en lave devientmerveilleux : si l’on est belle, on demeure toujoursbelle ; si l’on est laide, on devient belle ; si l’on estjeune, on reste jeune ; si l’on est vieille, on devient jeune.Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sansen emporter.

– Madame, lui dit-il, vous êtes si belle quecette eau vous est bien inutile ; mais je suis un malheureuxambassadeur dont vous voulez la mort : je vais aller chercherce que vous désirez, avec la certitude de n’en pouvoir revenir.

La Belle aux cheveux d’or ne changea point dedessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriolle, pouraller à la grotte ténébreuse chercher de l’eau de beauté. Tous ceuxqu’il rencontrait sur le chemin disaient :

– C’est une pitié de voir un garçon si aimablealler se perdre de gaieté de cœur ; il va seul à la grotte, etquand irait-il accompagné de cent braves, il n’en pourrait venir àbout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des chosesimpossibles ?

Il continuait de marcher, et ne disait pas unmot ; mais il était bien triste.

Il arriva vers le haut d’une montagne où ils’assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval etcourir Cabriolle après des mouches. Il savait que la grotteténébreuse n’était pas loin de là, il regardait s’il ne la verraitpoint. Enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l’encre,d’où sortait une grosse fumée, et au bout d’un moment un desdragons, qui jetait du feu par les yeux et par la gueule : ilavait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue quifaisait plus de cent tours. Cabriolle vit tout cela ; il nesavait où se cacher, tant il avait peur.

Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée,descendit avec une fiole que la Belle aux cheveux d’or lui avaitdonnée pour la remplir de l’eau de beauté. Il dit à son chienCabriolle :

– C’est fait de moi ! je ne pourraijamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons. Quand jeserai mort, remplis la fiole de mon sang et porte-la à laprincesse, pour qu’elle voie ce qu’elle me coûte ; et puis vatrouver le roi mon maître et conte-lui mon malheur.

Comme il parlait ainsi, il entendit qu’onappelait :

– Avenant ! Avenant !

Il dit :

– Qui m’appelle ?

Et il vit un hibou dans le trou d’un vieilarbre, qui lui dit :

– Vous m’avez retiré du filet des chasseurs oùj’étais pris, et vous me sauvâtes la vie, je vous promis que jevous le revaudrais : en voici le temps. Donnez-moi votrefiole : je sais tous les chemins de la grotteténébreuse ; je vais vous chercher de l’eau de beauté.

Dame ! qui fut bien aise ? je vousle laisse à penser. Avenant lui donna vite la fiole, et le hibouentra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d’un quartd’heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant futravi, il le remercia de tout son cœur, et, remontant la montagne,il prit le chemin de la ville bien joyeux.

Il alla droit au palais ; il présenta lafiole à la Belle aux cheveux d’or, qui n’eut plus rien àdire : elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu’ilfallait pour partir ; puis elle se mit en voyage avec lui.Elle le trouvait bien aimable et lui disait quelquefois :

– Si vous aviez voulu, je vous aurais faitroi, nous ne serions point partis de mon royaume.

Mais il répondit :

– Je ne voudrais pas faire un si granddéplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoiqueje vous trouve plus belle que le soleil.

Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi,qui, sachant que la Belle aux cheveux d’or venait, alla au-devantd’elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l’épousaavec tant de réjouissances que l’on ne parlait d’autre chose. Maisla Belle aux cheveux d’or, qu’aimait Avenant dans le fond de soncœur, n’était heureuse que quand elle le voyait, et elle le louaittoujours.

– Je ne serais point venue sans Avenant,disait-elle au roi. Il a fallu qu’il ait fait des chosesimpossibles pour mon service : vous lui devez être obligé. Ilm’a donné de l’eau de beauté : je ne vieillirai jamais, jeserai toujours belle.

Les envieux qui écoutaient la reine dirent auroi :

– Vous n’êtes point jaloux, et vous en avezsujet de l’être. La reine aime si fort Avenant qu’elle en perd leboire et le manger. Elle ne fait que parler de lui et desobligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriezenvoyé n’en eût pas fait autant.

Le roi dit :

– Vraiment, je m’en avise ; qu’on aillele mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains.

L’on prit Avenant, et, pour sa récompensed’avoir si bien servi le roi, on l’enferma dans la tour avec lesfers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier,qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l’eaudans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriolle ne lequittait point ; il le consolait et venait lui dire toutes lesnouvelles.

Quand la Belle aux cheveux d’or sut sadisgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, ellele pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle lepriait, plus il se fâchait, songeant : « C’est qu’ellel’aime », et il n’en voulut rien faire. Elle n’en parlaplus ; elle était bien triste.

Le roi s’avisa qu’elle ne le trouvaitpeut-être pas assez beau ; il eut envie de se frotter levisage avec de l’eau de beauté, afin que la reine l’aimât plusqu’elle ne faisait. Cette eau était dans une fiole sur le bord dela cheminée de la chambre de la reine, elle l’avait mise là pour laregarder plus souvent ; mais une de ses femmes de chambre,voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiolepar terre, qui se cassa, et toute l’eau fut perdue. Elle balayavitement, et, ne sachant que faire, elle se souvint qu’elle avaitvu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable pleine d’eauclaire comme était l’eau de beauté ; elle la prit adroitementsans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine.

L’eau qui était dans le cabinet du roi servaità faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ilsétaient criminels ; au lieu de leur couper la tête ou de lespendre, on leur frottait le visage de cette eau : ilss’endormaient, et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roiprit la fiole et se frotta bien le visage, puis il s’endormit etmourut. Le petit chien Cabriolle l’apprit parmi les premiers et nemanqua pas de l’aller dire à Avenant, qui lui dit d’aller trouverla Belle aux cheveux d’or et de la faire souvenir du pauvreprisonnier.

Cabriolle se glissa doucement dans la presse,car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit àla reine :

– Madame, n’oubliez pas le pauvre Avenant.

Elle se souvint aussitôt des peines qu’ilavait souffertes à cause d’elle et de sa grande fidélité. Ellesortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôtaelle-même les fers des pieds et des mains d’Avenant. Et, luimettant une couronne d’or sur la tête et le manteau royal sur lesépaules, elle lui dit :

– Venez, aimable Avenant, je vous fais roi etvous prends pour mon époux.

Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacunfut ravi de l’avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce dumonde, et la Belle aux cheveux d’or vécut longtemps avec le belAvenant, tous deux heureux et satisfaits.

Si par hasard un malheureux

Te demande ton assistance,

Ne lui refuse point un secours généreux.

Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.

Quand Avenant, avec tant de bonté,

Servati carpe et corbeau ; quand jusqu’au hiboumême,

Sans être rebuté de sa laideur extrême,

Il conservait la liberté !

Aurait-on pu jamais pu le croire,

Que ces animaux quelque jour

Le conduiraient au comble de la gloire,

Lorsqu’il voudrait du roi servir le tendreamour ?

Malgré tous les attraits d’une beauté charmante,

Qui commençait pour lui de sentir des désirs,

Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,

Une fidélité constante.

Toutefois, sans raison, il se voit accusé :

Mais quand à son bonheur il paraît plus d’obstacle,

Le Ciel lui devait un miracle,

Qu’à la vertu jamais le Ciel n’a refusé.

L’Oiseau bleu

 

C’était une fois un roi fort riche en terreset en argent ; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Ils’enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il secassait la tête contre les murs tant il était affligé. On craignitqu’il ne se tuât, on mit des matelas entre la tapisserie et lamuraille, de sorte qu’il avait beau se frapper, il ne se faisaitpoint de mal. Tous ses sujets résolurent de l’aller voir, et de luidire ce qu’ils pourraient pour soulager sa tristesse. Les unspréparaient des discours graves et sérieux ; d’autresd’agréables et réjouissants : mais cela ne faisait aucuneimpression sur son esprit, à peine entendait-il ce qu’on luidisait. Enfin, il se présenta devant lui une femme si couverte decrêpes noirs, de voiles, de mantes, de longs habits de deuil, etqui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu’il en demeurasurpris. Elle lui dit qu’elle n’entreprenait point comme les autresde diminuer sa douleur, quelle venait pour l’augmenter, parce querien n’était plus juste que de pleurer une bonne femme ; quepour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisaitbien son compte de pleurer tant qu’il lui resterait des yeux à latête. Là-dessus elle redoubla ses cris, et le roi, à son exemple,se mit à hurler.

Il la reçut mieux que les autres ; ill’entretint des belles qualités de sa chère défunte, et ellerenchérit celles de son cher défunt : ils causèrent tant ettant, qu’ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand lafine veuve vit la matière presque épuisée, elle leva un peu sesvoiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvreaffligée, qui tournait et retournait fort à propos deux grands yeuxbleus, bordés de longues paupières noires : son teint étaitassez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d’attention ;peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n’en parla plus dutout. La veuve disait qu’elle voulait toujours pleurer sonmari ; le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin.Pour conclusion, l’on fut tout étonné qu’il l’épousât, et que lenoir se changeât en vert et en couleur de rose : il suffittrès souvent de connaître le faible des gens pour entrer dans leurcœur et pour en faire tout ce que l’on veut.

Le roi n’avait eu qu’une fille de son premiermariage, qui passait pour la huitième merveille du monde ; onla nommait Florine, parce qu’elle ressemblait à Flore, tant elleétait fraîche, jeune et belle. On ne lui voyait guère d’habitsmagnifiques ; elle aimait les robes de taffetas volant, avecquelques agrafes de pierreries et force guirlandes de fleurs, quifaisaient un effet admirable quand elles étaient placées dans sesbeaux cheveux. Elle n’avait que quinze ans lorsque le roi seremaria.

La nouvelle reine envoya quérir sa fille, quiavait été nourrie chez sa marraine, la fée Soussio ; mais ellen’en était ni plus gracieuse ni plus belle : Soussio y avaitvoulu travailler et n’avait rien gagné. Elle ne laissait pas del’aimer chèrement. On l’appelait Truitonne, car son visage avaitautant de taches de rousseur qu’une truite ; ses cheveux noirsétaient si gras et si crasseux que l’on n’y pouvait toucher, sapeau jaune distillait de l’huile. La reine ne laissait pas del’aimer à la folie ; elle ne parlait que de la charmanteTruitonne, et, comme Florine avait toutes sortes d’avantagesau-dessus d’elle, la reine s’en désespérait ; elle cherchaittous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi. Il n’yavait point de jour que la reine et Truitonne ne fissent quelquepièce à Florine. La princesse, qui était douce et spirituelle,tâchait de se mettre au-dessus des mauvais procédés.

Le roi dit un jour à la reine que Florine etTruitonne étaient assez grandes pour être mariées, et que lepremier prince qui viendrait à la cour, il fallait faire en sortede lui en donner l’une des deux.

– Je prétends, répliqua la reine, que ma fillesoit la première établie ; elle est plus âgée que la vôtre,et, comme elle est mille fois plus aimable, il n’y a point àbalancer là-dessus.

Le roi, qui n’aimait point la dispute, lui ditqu’il le voulait bien et qu’il l’en faisait la maîtresse.

À quelque temps de là, on apprit que le roiCharmant devait arriver. Jamais prince n’avait porté plus loin lagalanterie et la magnificence ; son esprit et sa personnen’avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut cesnouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs ettous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne. Elle pria leroi que Florine n’eût rien de neuf, et, ayant gagné ses femmes,elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutesses pierreries le jour même que Charmant arriva, de sorte que,lorsqu’elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vitbien d’où lui venait ce bon office. Elle envoya chez les marchandspour avoir des étoffes ; ils répondirent que la reine avaitdéfendu qu’on lui en donnât. Elle demeura donc avec une petite robefort crasseuse, et sa honte était si grande, qu’elle se mit dans lecoin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.

La reine le reçut avec de grandescérémonies ; elle lui présenta sa fille, plus brillante que lesoleil et plus laide par toutes ses parures qu’elle ne l’étaitordinairement. Le roi en détourna ses yeux ; la reine voulaitse persuader qu’elle lui plaisait trop et qu’il craignait des’engager, de sorte qu’elle la faisait toujours mettre devant lui.Il demanda s’il n’y avait pas encore une autre princesse appeléeFlorine.

– Oui, dit Truitonne en la montrant avec ledoigt ; la voilà qui se cache, parce qu’elle n’est pasbrave.

Florine rougit, et devint si belle, si belle,que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se levapromptement, et fit une profonde révérence à laprincesse :

– Madame, lui dit-il, votre incomparablebeauté vous pare trop pour que vous ayez besoin d’aucun secoursétranger.

– Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue queje suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l’estcelui-ci, et vous m’auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoirde moi.

– Il serait impossible, s’écria Charmant,qu’une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et quel’on eût des yeux pour d’autres que pour elle.

– Ah ! dit la reine irritée, je passebien mon temps à vous entendre. Croyez-moi, seigneur, Florine estdéjà assez coquette, et elle n’a pas besoin qu’on lui dise tant degalanteries.

Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs quifaisaient ainsi parler la reine ; mais, comme il n’était pasde condition à se contraindre, il laissa paraître toute sonadmiration pour Florine, et l’entretint trois heures de suite.

La reine au désespoir, et Truitonneinconsolable de n’avoir pas la préférence sur la princesse, firentde grandes plaintes au roi et l’obligèrent de consentir que,pendant le séjour du roi Charmant, l’on enfermerait Florine dansune tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu’ellefut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrentau haut de la tour, et l’y laissèrent dans la dernièredésolation ; car elle vit bien que l’on n’en usait ainsi quepour l’empêcher de plaire au roi qui lui plaisait déjà fort, etqu’elle aurait bien voulu pour époux.

Comme il ne savait pas les violences que l’onvenait de faire à la princesse, il attendait l’heure de la revoiravec mille impatiences. Il voulut parler d’elle à ceux que le roiavait mis auprès de lui pour lui faire plus d’honneur ; mais,par l’ordre de la reine, ils lui dirent tout le mal qu’ilspurent : qu’elle était coquette, inégale, de méchantehumeur ; qu’elle tourmentait ses amis et ses domestiques,qu’on ne pouvait être plus malpropre, et qu’elle poussait si loinl’avarice, quelles aimait mieux être habillée comme une petitebergère, que d’acheter de riches étoffes de l’argent que luidonnait le roi son père. À tout ce détail, Charmant souffrait et sesentait des mouvements de colère qu’il avait bien de la peine àmodérer.

– Non, disait-il en lui-même, il estimpossible que le Ciel ait mis une âme si mal faite dans lechef-d’œuvre de la nature. Je conviens qu’elle n’était pasproprement mise quand je l’ai vue, mais la honte qu’elle en avaitprouve assez qu’elle n’était point accoutumée à se voir ainsi.Quoi ! elle serait mauvaise avec cet air de modestie et dedouceur qui enchante ? Ce n’est pas une chose qui me tombesous le sens ; il m’est bien plus aisé de croire que c’est lareine qui la décrie ainsi : l’on n’est pas belle-mère pourrien ; et la princesse Truitonne est une si laide bête, qu’ilne serait point extraordinaire qu’elle portât envie à la plusparfaite de toutes les créatures.

Pendant qu’il raisonnait là-dessus, descourtisans qui l’environnaient devinaient bien à son air qu’ils nelui avaient pas fait plaisir de parler mal de Florine. Il y en eutun plus adroit que les autres, qui, changeant de ton et de langagepour connaître les sentiments du prince, se mit à dire desmerveilles de la princesse. À ces mots il se réveilla comme d’unprofond sommeil, il entra dans la conversation, la joie se répanditsur son visage. Amour, amour, que l’on te cachedifficilement ! Tu parais partout, sur les lèvres d’un amant,dans ses yeux, au son de sa voix ; lorsque l’on aime, lesilence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de cequ’on ressent.

La reine, impatiente de savoir si le roiCharmant était bien touché, envoya quérir ceux qu’elle avait misdans sa confidence, et elle passa le reste de la nuit à lesquestionner. Tout ce qu’ils lui disaient ne servait qu’à confirmerl’opinion où elle était, que le roi aimait Florine. Mais que vousdirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse ? Elleétait couchée par terre dans le donjon de cette horrible tour oùles hommes masqués l’avaient emportée.

– Je serais moins à plaindre, disait-elle, sil’on m’avait mise ici avant que j’eusse vu cet aimable roi :l’idée que j’en conserve ne peut servir qu’à augmenter mes peines.Je ne dois pas douter que c’est pour m’empêcher de le voirdavantage que la reine me traite si cruellement. Hélas ! quele peu de beauté dont le Ciel m’a pourvue coûtera cher à monrepos !

Elle pleurait ensuite si amèrement, siamèrement que sa propre ennemie en aurait eu pitié si elle avaitété témoin de ses douleurs.

C’est ainsi que cette nuit se passa. La reine,qui voulait engager le roi Charmant par tous les témoignagesqu’elle pourrait lui donner de son attention, lui envoya des habitsd’une richesse et d’une magnificence sans pareille, faits à la modedu pays, et l’ordre des chevaliers d’amour, qu’elle avait obligé leroi d’instituer le jour de leurs noces. C’était un cœur d’orémaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, et percéd’une, avec ces mots : Une seule me blesse. La reineavait fait tailler pour Charmant un cœur d’un rubis gros comme unœuf d’autruche ; chaque flèche était d’un seul diamant, longuecomme le doigt, et la chaîne où ce cœur tenait était faite deperles, dont la plus petite pesait une livre : enfin, depuisque le monde est monde, il n’avait rien paru de tel.

Le roi, à cette vue, demeura si surpris qu’ilfut quelque temps sans parler. On lui présenta en même temps unlivre dont les feuilles étaient de vélin, avec des miniaturesadmirables, la couverture d’or, chargée de pierreries ; et lesstatuts de l’ordre des chevaliers d’amour y étaient écrits d’unstyle fort tendre et fort galant. L’on dit au roi que la princessequ’il avait vue le priait d’être son chevalier, et qu’elle luienvoyait ce présent. À ces mots, il osa se flatter que c’étaitcelle qu’il aimait.

– Quoi ! la belle princesse Florine,s’écria-t-il, pense à moi d’une manière si généreuse et siengageante ?

– Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez aunom, nous venons de la part de l’aimable Truitonne.

– C’est Truitonne qui me veut pour sonchevalier ! dit le roi d’un air froid et sérieux, je suisfâché de ne pouvoir accepter cet honneur ; mais un souverainn’est pas assez maître de lui pour prendre les engagements qu’ilvoudrait. Je sais ceux d’un chevalier, je voudrais les remplirtous, et j’aime mieux ne pas recevoir la grâce qu’elle m’offre quede m’en rendre indigne.

Il remit aussitôt le cœur, la chaîne et lelivre dans la même corbeille ; puis il envoya tout chez lareine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manièreméprisante dont le roi étranger avait reçu une faveur siparticulière.

Lorsqu’il put aller chez le roi et la reine,il se rendit dans leur appartement : il espérait que Florine yserait ; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu’ilentendait entrer quelqu’un dans la chambre, il tournait la têtebrusquement vers la porte ; il paraissait inquiet et chagrin.La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme,mais elle n’en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que departies de plaisir ; il lui répondait tout de travers. Enfinil demanda où était la princesse Florine.

– Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roison père a défendu qu’elle sorte de chez elle, jusqu’à ce que mafille soit mariée.

– Et quelle raison, répliqua le roi, peut-onavoir de tenir cette belle personne prisonnière ?

– Je l’ignore, dit la reine ; et quand jele saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire.

Le roi se sentait dans une colèreinconcevable ; il regardait Truitonne de travers, et songeaiten lui-même que c’était à cause de ce petit monstre qu’on luidérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement lareine : sa présence lui causait trop de peine.

Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit àun jeune prince qui l’avait accompagné, et qu’il aimait fort, dedonner tout ce qu’on voudrait au monde pour gagner quelqu’une desfemmes de la princesse, afin qu’il pût lui parler un moment. Ceprince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans laconfidence ; il y en eut une qui l’assura que le soir mêmeFlorine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur lejardin, et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu’il prîtde grandes précautions afin qu’on ne le sût pas, « car,ajouta-t-elle, le roi et la reine sont si sévères, qu’ils meferaient mourir s’ils découvraient que j’eusse favorisé la passionde Charmant ». Le prince, ravi d’avoir amené l’affairejusque-là, lui promit tout ce qu’elle voulait, et courut faire sacour au roi, en lui annonçant l’heure du rendez-vous. Mais lamauvaise confidente ne manqua pas d’aller avertir la reine de cequi se passait et de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu’ilfallait envoyer sa fille à la petite fenêtre ; ellel’instruisit bien ; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu’ellefût naturellement une grande bête.

La nuit était si noire, qu’il aurait étéimpossible au roi de s’apercevoir de la tromperie qu’on luifaisait, quand même il n’aurait pas été aussi prévenu qu’il l’étaitde sorte qu’il s’approcha de la fenêtre avec des transports de joieinexprimables. Il dit à Truitonne tout ce qu’il aurait dit àFlorine pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de laconjoncture, lui dit qu’elle se trouvait la plus malheureusepersonne du monde d’avoir une belle-mère si cruelle, et qu’elleaurait toujours à souffrir jusqu’à ce que sa fille fût mariée. Leroi l’assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravide partager avec elle sa couronne et son cœur. Là-dessus, il tirasa bague de son doigt ; et, la mettant au doigt de Truitonne,il ajouta que c’était un gage éternel de sa foi, et qu’elle n’avaitqu’à prendre l’heure pour partir en diligence. Truitonne réponditle mieux qu’elle put à ses empressements. Il s’apercevait bienqu’elle ne disait rien qui vaille ; et cela lui aurait fait dela peine, s’il ne se fût persuadé que la crainte d’être surprisepar la reine lui ôtait la liberté de son esprit. Il ne la quittaqu’à la condition de revenir le lendemain à pareille heure, cequ’elle lui promit de tout son cœur.

La reine ayant su l’heureux succès de cetteentrevue, elle s’en promit tout. Et, en effet, le jour étantconcerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînéepar des grenouilles ailées : un enchanteur de ses amis luiavait fait ce présent. La nuit était fort noire ; Truitonnesortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, quil’attendait, la reçut dans ses bras et lui jura cent fois unefidélité éternelle. Mais comme il n’était pas d’humeur à volerlongtemps dans sa chaise volante sans épouser la princesse qu’ilaimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent.Elle lui dit qu’elle avait pour marraine une fée qu’on appelaitSoussio, qui était fort célèbre ; qu’elle était d’avis d’allerau château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n’eut qu’à direà ses grosses grenouilles de l’y conduire ; ellesconnaissaient la carte générale de l’univers et en peu de tempselles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio.

Le château était si bien éclairé, qu’enarrivant le roi aurait reconnu son erreur, si la princesse nes’était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda samarraine ; elle lui parla en particulier, et lui conta commequoi elle avait attrapé Charmant, et qu’elle la priait del’apaiser.

– Ah ! ma fille, dit la fée, la chose nesera pas facile : il aime trop Florine ; je suis certainequ’il va nous faire désespérer.

Cependant le roi les attendait dans une salledont les murs étaient de diamants, si clairs et si nets, qu’il vitau travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyaitrêver.

– Quoi ! disait-il, ai-je ététrahi ? Les démons ont-ils apporté cette ennemie de notrerepos ? Vient-elle pour troubler mon mariage ? Ma chèreFlorine ne paraît point ! Son père l’a peut-êtresuivie !

Il pensait mille choses qui commençaient à ledésoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salleet que Soussio lui dit d’un ton absolu :

– Roi Charmant, voici la princesse Truitonne,à laquelle vous avez donné votre foi ; elle est ma filleule,et je souhaite que vous l’épousiez tout à l’heure.

– Moi, s’écria-t-il, moi, j’épouserais cepetit monstre ! Vous me croyez d’un naturel bien docile, quandvous me faites de telles propositions : sachez que je ne luiai rien promis ; si elle dit autrement, elle en a…

– N’achevez pas, interrompit Soussio, et nesoyez jamais assez hardi pour me manquer de respect.

– Je consens, répliqua le roi, de vousrespecter autant qu’une fée est respectable, pourvu que vous merendiez ma princesse.

– Est-ce que je ne la suis pas, parjure ?dit Truitonne en lui montrant sa bague. À qui as-tu donné cetanneau pour gage de ta foi ? À qui as-tu parlé à la petitefenêtre, si ce n’est pas à moi ?

– Comment donc ! reprit-il, j’ai été déçuet trompé ? Non, non, je n’en serai point la dupe. Allons,allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout àl’heure.

– Ho ! ce n’est pas une chose en votrepouvoir, si je n’y consens, dit Soussio.

Elle le toucha, et ses pieds s’attachèrent auparquet, comme si on les y avait cloués.

– Quand vous me lapideriez, lui dit le roi,quand vous m’écorcheriez, je ne serais point à une autre qu’àFlorine ; j’y suis résolu, et vous pouvez après cela user devotre pouvoir à votre gré.

Soussio employa la douceur, les menaces, lespromesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha,s’apaisa. Le roi ne disait pas un mot, et, les regardant toutesdeux avec l’air du monde le plus indigné, il ne répondait rien àtous leurs verbiages.

Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits,sans qu’elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir etsans s’asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit auroi :

– Ho bien, vous êtes un opiniâtre qui nevoulez pas entendre raison ; choisissez, ou d’être sept ans enpénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, oud’épouser ma filleule.

Le roi, qui avait gardé un profond silence,s’écria tout d’un coup :

– Faites de moi tout ce que vous voudrez,pourvu que je sois délivré de cette maussade.

– Maussade vous-même, dit Truitonne encolère ; je vous trouve un plaisant roitelet, avec votreéquipage marécageux, de venir jusqu’en mon pays pour me dire desinjures et manquer à votre parole. Si vous aviez quatre deniersd’honneur, en useriez-vous ainsi ?

– Voilà des reproches touchants, dit le roid’un ton railleur. Voyez-vous, qu’on a tort de ne pas prendre uneaussi belle personne pour sa femme !

– Non, non, elle ne le sera pas, s’écriaSoussio en colère. Tu n’as qu’à t’envoler par cette fenêtre, si tuveux, car tu seras sept ans oiseau bleu. »

En même temps le roi change de figure ;ses bras se couvrent de plumes et forment des ailes ; sesjambes et ses pieds deviennent noirs et menus ; il lui croîtdes ongles crochus ; son corps s’apetisse, il est tout garnide longues plumes fines et mêlées de bleu céleste ; ses yeuxs’arrondissent et brillent comme des soleils ; son nez n’estplus qu’un bec d’ivoire ; il s’élève sur sa tête une aigretteblanche, qui forme une couronne ; il chante à ravir, et parlede même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsimétamorphosé, et s’envole à tire-d’aile pour fuir le funeste palaisde Soussio.

Dans la mélancolie qui l’accable, il voltigede branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés àl’amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur lescyprès ; il chante des airs pitoyables, où il déplore saméchante fortune et celle de Florine.

– En quel lieu ses ennemis l’ont-ilscachée ? disait-il. Qu’est devenue cette belle victime ?La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer ? Oùla chercherai-je ? Suis-je condamné à passer sept ans sanselle ? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que jeperdrai pour jamais l’espérance qui soutient ma vie.

Ces différentes pensées affligeaient l’oiseaubleu à tel point qu’il voulait se laisser mourir.

D’un autre côté, la fée Soussio renvoyaTruitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces seseraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu’elle luiraconta tout ce qui venait d’arriver, elle se mit dans une colèreterrible, dont le contrecoup retomba sur la pauvre Florine.

– Il faut, dit-elle, qu’elle se repente plusd’une fois d’avoir su plaire à Charmant.

Elle monta dans la tour avec Truitonne,qu’elle avait parée de ses plus riches habits : elle portaitune couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plusriches barons de l’État tenaient la queue de son manteauroyal ; elle avait au pouce l’anneau du roi Charmant, queFlorine remarqua le jour qu’ils parlèrent ensemble. Elle futétrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeuxappareil.

– Voilà ma fille qui vient vous apporter desprésents de sa noce, dit la reine ; le roi Charmant l’aépousée, il l’aime à la folie, il n’a jamais été de gens plussatisfaits. »

Aussitôt on étale devant la princesse desétoffes d’or et d’argent, des pierreries, des dentelles, desrubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigrane d’or.En lui présentant toutes ces choses, Truitonne ne manquait pas defaire briller l’anneau du roi ; de sorte que la princesseFlorine ne pouvait plus douter de son malheur. Elle s’écria, d’unair désespéré, qu’on ôtât de ses yeux tous ces présents sifunestes ; qu’elle ne pouvait plus porter que du noir, ouplutôt qu’elle voulait présentement mourir. Elle s’évanouit ;et la cruelle reine, ravie d’avoir si bien réussi, ne permit pasqu’on la secourût : elle la laissa seule dans le plusdéplorable état du monde, et alla conter malicieusement au roi quesa fille était si transportée de tendresse que rien n’égalait lesextravagances qu’elle faisait ; qu’il fallait bien se donnerde garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu’ellepouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie et qu’il en seraittoujours satisfait.

Lorsque la princesse revint de sonévanouissement, et qu’elle réfléchit sur la conduite qu’on tenaitavec elle, aux mauvais traitements qu’elle recevait de son indignemarâtre, et à l’espérance qu’elle perdait pour jamais d’épouser leroi Charmant, sa douleur devint si vive, qu’elle pleura toute lanuit ; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit desregrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha,elle la ferma et continua de pleurer.

La nuit suivante, elle ouvrit la fenêtre, ellepoussa de profonds soupirs et des sanglots, elle versa un torrentde larmes : le jour venu, elle se cacha dans sa chambre.Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel oiseau bleu,ne cessait point de voltiger autour du palais ; il jugeait quesa chère princesse y était enfermée, et, si elle faisait de tristesplaintes, les siennes ne l’étaient pas moins. Il s’approchait desfenêtres le plus qu’il pouvait, pour regarder dans leschambres ; mais la crainte que Truitonne ne l’aperçût et ne sedoutât que c’était lui, l’empêchait de faire ce qu’il auraitvoulu.

– Il y va de ma vie, disait-il enlui-même : si ces mauvaises découvraient où je suis, ellesvoudraient se venger ; il faudrait que je m’éloignasse, ou queje fusse exposé aux derniers dangers.

Ces raisons l’obligèrent à garder de grandesmesures, et d’ordinaire il ne chantait que la nuit.

Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florinese mettait, un cyprès d’une hauteur prodigieuse : l’oiseaubleu vint s’y percher. Il y fut à peine, qu’il entendit unepersonne qui se plaignait :

– Souffrirai-je encore longtemps ?disait-elle. La mort ne viendra-t-elle point à mon secours ?Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt ; je la désireet la cruelle me fuit. Ah ! barbare reine, que t’ai-je fait,pour me retenir dans une captivité si affreuse ? N’as-tu pasassez d’autres endroits pour me désoler ? Tu n’as qu’à merendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roiCharmant !

L’oiseau bleu n’avait pas perdu un mot decette plainte ; il en demeura bien surpris, et il attendit lejour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée ;mais avant qu’il vînt, elle avait fermé la fenêtre et s’étaitretirée.

L’oiseau curieux ne manqua pas de revenir lanuit suivante. Il faisait clair de lune : il vit une fille àla fenêtre de la tour, qui commençait ses regrets :

– Fortune, disait-elle, toi qui me flattais derégner, toi qui m’avais rendu l’amour de mon père, que t’ai-je faitpour me plonger tout d’un coup dans les plus amères douleurs ?Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu’on doit commencer àressentir ton inconstance ? Reviens, barbare, s’il estpossible ; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer mafatale destinée.

L’oiseau bleu écoutait ; et plus ilécoutait, plus il se persuadait que c’était son aimable princessequi se plaignait. Il lui dit :

– Adorable Florine, merveille de nos jours,pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres ? Vosmaux ne sont point sans remède.

– Hé ! qui me parle, s’écria-t-elle,d’une manière si consolante ?

– Un roi malheureux, reprit l’oiseau, qui vousaime et n’aimera jamais que vous.

– Un roi qui m’aime ! ajouta-t-elle.Est-ce ici un piège que me tend mon ennemie ? Mais, au fond,qu’y gagnera-t-elle ? Si elle cherche à découvrir messentiments, je suis prête à lui en faire l’aveu.

– Non, ma princesse, répondit-il, l’amant quivous parle n’est point capable de vous trahir.

En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre.Florine eut d’abord grande peur d’un oiseau si extraordinaire, quiparlait avec autant d’esprit que s’il avait été homme, quoiqu’ilconservât le petit son de voix d’un rossignol ; mais la beautéde son plumage et ce qu’il lui dit la rassura.

– M’est-il permis de vous revoir, maprincesse ? s’écria-t-il. Puis-je goûter un bonheur si parfaitsans mourir de joie ? Mais, hélas ! que cette joie esttroublée par votre captivité et l’état où la méchante Soussio m’aréduit pour sept ans !

– Et qui êtes-vous, charmant oiseau ? ditla princesse en le caressant.

– Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, etvous feignez de ne pas me connaître.

– Quoi ! le plus grand roi dumonde ! Quoi ! le roi Charmant, dit la princesse, seraitle petit oiseau que je tiens ?

– Hélas ! belle Florine, il n’est quetrop vrai, reprit-il ; et, si quelque chose m’en peutconsoler, c’est que j’ai préféré cette peine à celle de renoncer àla passion que j’ai pour vous.

– Pour moi ! dit Florine. Ah ! necherchez point à me tromper ! Je sais, je sais que vous avezépousé Truitonne ; j’ai reconnu votre anneau à sondoigt : je l’ai vue toute brillante des diamants que vous luiavez donnés. Elle est venue m’insulter dans ma triste prison,chargée d’une riche couronne et d’un manteau royal qu’elle tenaitde votre main pendant que j’étais chargée de chaînes et defers.

– Vous avez vu Truitonne en cetéquipage ? interrompit le roi ; sa mère et elle ont osévous dire que ces joyaux venaient de moi ? Ô ciel !est-il possible que j’entende des mensonges si affreux, et que jene puisse m’en venger aussitôt que je le souhaite ? Sachezqu’elles ont voulu me décevoir, qu’abusant de votre nom, ellesm’ont engagé d’enlever cette laide Truitonne ; mais, aussitôtque je connus mon erreur, je voulus l’abandonner, et je choisisenfin d’être oiseau bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer àla fidélité que je vous ai vouée.

Florine avait un plaisir si sensibled’entendre parler son aimable amant qu’elle ne se souvenait plusdes malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consolerde sa triste aventure, et pour le persuader qu’elle ne ferait pasmoins pour lui qu’il n’avait fait pour elle ? Le jourparaissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, quel’oiseau bleu et la princesse parlaient encore ensemble. Ils seséparèrent avec mille peines, après s’être promis que toutes lesnuits ils s’entretiendraient ainsi.

La joie de s’être trouvés était si extrême,qu’il n’est point de termes capables de l’exprimer ; chacun deson côté remerciait l’amour et la fortune. Cependant Florines’inquiétait pour l’oiseau bleu :

– Qui le garantira des chasseurs, disait-elle,ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautouraffamé, qui le mangerait avec autant d’appétit que si ce n’étaitpas un grand roi ? Ô ciel ! que deviendrais-je si sesplumes légères et fines, poussées par le vent, venaient jusque dansma prison m’annoncer le désastre que je crains ?

Cette pensée empêcha que la pauvre princessefermât les yeux : car, lorsque l’on aime, les illusionsparaissent des vérités, et ce que l’on croyait impossible dans unautre temps semble aisé en celui-là, de sorte qu’elle passa le jourà pleurer, jusqu’à ce que l’heure fût venue de se mettre à safenêtre.

Le charmant oiseau, caché dans le creux d’unarbre, avait été tout le jour occupé à penser à sa belleprincesse.

– Que je suis content, disait-il, de l’avoirretrouvée ! qu’elle est engageante ! que je sens vivementles bontés qu’elle me témoigne !

Ce tendre amant comptait jusqu’aux moindresmoments de la pénitence qui l’empêchait de l’épouser, et jamais onn’en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il voulait faire àFlorine toutes les galanteries dont il était capable, il volajusqu’à la ville capitale de son royaume ; il alla à sonpalais, il entra dans son cabinet par une vitre qui étaitcassée ; il prit des pendants d’oreilles de diamants, siparfaits et si beaux qu’il n’y en avait point au monde qui enapprochassent ; il les apporta le soir à Florine, et la priade s’en parer.

– J’y consentirais, lui dit-elle, si vous mevoyiez le jour ; mais, puisque je ne vous parle que la nuit,je ne les mettrai pas.

L’oiseau lui promit de prendre si bien sontemps, qu’il viendrait à la tour à l’heure qu’elle voudrait :aussitôt elle mit les pendants d’oreilles, et la nuit se passa àcauser comme s’était passée l’autre.

Le lendemain l’oiseau bleu retourna dans sonroyaume ; il alla à son palais ; il entra dans soncabinet par la vitre rompue, et il en apporta les plus richesbracelets que l’on eût encore vus : ils étaient d’une seuleémeraude, taillés en facettes, creusés par le milieu, pour y passerla main et le bras.

– Pensez-vous, lui dit la princesse, que messentiments pour vous aient besoin d’être cultivés par desprésents ? Ah ! que vous me connaîtriez mal.

– Non, madame, répliquait-il, je ne crois pasque les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour meconserver votre tendresse ; mais la mienne serait blessée sije négligeais aucune occasion de vous marquer mon attention ;et, quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent àvotre souvenir.

Florine lui dit là-dessus mille chosesobligeantes, auxquelles il répondit par mille autres qui nel’étaient pas moins.

La nuit suivante, l’oiseau amoureux ne manquapas d’apporter à sa belle une montre d’une grandeur raisonnable,qui était dans une perle ; l’excellence du travail surpassaitcelle de la matière.

– Il est inutile de me régaler d’une montre,dit-elle galamment ; quand vous êtes éloigné de moi, lesheures me paraissent sans fin ; quand vous êtes avec moi,elles passent comme un songe : ainsi je ne puis leur donnerune juste mesure.

– Hélas ! ma princesse, s’écria l’oiseaubleu, j’en ai la même opinion que vous, et je suis persuadé que jerenchéris encore sur la délicatesse.

– Après ce que vous souffrez pour me conservervotre cœur, répliqua-t-elle, je suis en état de croire que vousavez porté l’amitié et l’estime aussi loin qu’elles peuventaller.

Dès que le jour paraissait, l’oiseau volaitdans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient denourriture. Quelquefois encore il chantait de beaux airs : savoix ravissait les passants, ils l’entendaient et ne voyaientpersonne, aussi il était conclu que c’étaient des esprits. Cetteopinion devint si commune, que l’on n’osait entrer dans le bois, onrapportait mille aventures fabuleuses qui s’y étaient passées, etla terreur générale fit la sûreté particulière de l’oiseaubleu.

Il ne se passait aucun jour sans qu’il fît unprésent à Florine : tantôt un collier de perles, ou des baguesdes plus brillantes et des mieux mises en œuvre, des attaches dediamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient lacouleur des fleurs, des livres agréables, des médailles, enfin,elle avait un amas de richesses merveilleuses. Elle ne s’en paraitjamais que la nuit pour plaire au roi, et le jour, n’ayant pasd’endroit où les mettre, elle les cachait soigneusement dans sapaillasse.

Deux années s’écoulèrent ainsi sans queFlorine se plaignît une seule fois de sa captivité. Et comment s’enserait-elle plainte ? Elle avait la satisfaction de parlertoute la nuit à ce qu’elle aimait ; il ne s’est jamais tantdit de jolies choses. Bien qu’elle ne vît personne et que l’oiseaupassât le jour dans le creux d’un arbre, ils avaient millenouveautés à se raconter ; la matière était inépuisable, leurcœur et leur esprit fournissaient abondamment des sujets deconversation.

Cependant la malicieuse reine, qui la retenaitsi cruellement en prison, faisait d’inutiles efforts pour marierTruitonne. Elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous lesprinces dont elle connaissait le nom : dès qu’ils arrivaient,on les congédiait brusquement.

– S’il s’agissait de la princesse Florine,vous seriez reçus avec joie, leur disait-on ; mais pourTruitonne, elle peut rester vestale sans que personne s’yoppose.

À ces nouvelles, sa mère et elle s’emportaientde colère contre l’innocente princesse qu’ellespersécutaient :

– Quoi ! malgré sa captivité, cettearrogante nous traversera ? disaient-elles. Quel moyen de luipardonner les mauvais tours qu’elle nous fait ? Il fautqu’elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers,c’est tout au moins une criminelle d’État ; traitons-la sur cepied, et cherchons tous les moyens possibles de la convaincre.

Elles finirent leur conseil si tard, qu’ilétait plus de minuit lorsqu’elles résolurent de monter dans la tourpour l’interroger. Elle était avec l’oiseau bleu à la fenêtre,parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soinqui n’était pas naturel aux personnes affligées ; sa chambreet son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastillesd’Espagne qu’elle venait de brûler répandaient une odeurexcellente. La reine écouta à la porte ; elle crut entendrechanter un air à deux parties, car Florine avait une voix presquecéleste. En voici les paroles, qui lui parurent tendres :

Que notre sort est déplorable,

Et que nous souffrons de tourment

Pour nous aimer trop constamment,

Mais c’est en vain qu’on nous accable ;

Malgré nos cruels ennemis,

Nos cœurs seront toujours unis.

Quelques soupirs finirent leur petitconcert.

– Ah ! ma Truitonne, nous sommestrahies ! s’écria la reine en ouvrant brusquement la porte, etse jetant dans la chambre.

Que devint Florine à cette vue ? Ellepoussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps àl’oiseau royal de s’envoler. Elle était bien plus occupée de saconservation que de la sienne propre ; mais il ne se sentitpas la force de s’éloigner ; ses yeux perçants lui avaientdécouvert le péril auquel sa princesse était exposée. Il avait vula reine et Truitonne ; quelle affliction de n’être pas enétat de défendre sa maîtresse ! Elles s’approchèrent d’ellecomme des furies qui voulaient la dévorer.

– L’on sait vos intrigues contre l’État,s’écria la reine, ne pensez pas que votre rang vous sauve deschâtiments que vous méritez.

– Et avec qui, madame ? répliqua laprincesse. N’êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans ? Ai-jevu d’autres personnes que celles que vous m’avezenvoyées ?

Pendant qu’elle parlait, la reine et sa fillel’examinaient avec une surprise sans pareille, son admirable beautéet son extraordinaire parure les éblouissaient.

– Et d’où vous viennent, madame, dit la reine,ces pierreries qui brillent plus que le soleil ? Nousferez-vous accroire qu’il y en a des mines dans cettetour ?

– Je les y ai trouvées, répliquaFlorine ; c’est tout ce que j’en sais.

La reine la regardait attentivement, pourpénétrer jusqu’au fond de son cœur ce qui s’y passait.

– Nous ne sommes pas vos dupes,dit-elle ; vous pensez nous en faire accroire ; mais,princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu’ausoir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vousobliger à vendre le royaume de votre père.

– Je serais fort en état de le livrer,répondit-elle avec un sourire dédaigneux : une princesseinfortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peutbeaucoup dans un complot de cette nature !

– Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vouscoiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d’odeurs,et votre personne si magnifique, qu’au milieu de la cour vousseriez moins parée ?

– J’ai assez de loisir, dit laprincesse ; il n’est pas extraordinaire que j’en donnequelques moments à m’habiller ; j’en passe tant d’autres àpleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher.

– Çà, çà, voyons, dit la reine, si cettepersonne n’a point quelque traité fait avec les ennemis.

Elle chercha elle-même partout, et, venant àla paillasse, qu’elle fit vider, elle y trouva une si grandequantité de diamants, de perles, de rubis, d’émeraudes et detopazes, qu’elle ne savait d’où cela venait. Elle avait résolu demettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse ;dans le temps qu’on n’y prenait pas garde, elle en cacha dans lacheminée ; mais par bonheur l’oiseau bleu était perchéau-dessus, qui voyait mieux qu’un lynx, et qui écoutait tout. Ils’écria :

– Prends garde à toi, Florine, voilà tonennemie qui veut te faire une trahison.

Cette voix si peu attendue épouvanta à telpoint la reine, qu’elle n’osa faire ce qu’elle avait médité.

– Vous voyez, madame, dit la princesse, queles esprits qui volent en l’air me sont favorables.

– Je crois, dit la reine outrée de colère, queles démons s’intéressent pour vous ; mais malgré eux votrepère saura se faire justice.

– Plût au ciel, s’écria Florine, n’avoir àcraindre que la fureur de mon père ! Mais la vôtre, madame,est plus terrible.

La reine la quitta, troublée de tout cequ’elle venait de voir et d’entendre. Elle tint conseil sur cequ’elle devait faire contre la princesse : on lui dit que, siquelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leurprotection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire denouvelles peines, et qu’il serait mieux d’essayer de découvrir sonintrigue. La reine approuva cette pensée ; elle envoya coucherdans sa chambre une jeune fille qui contrefaisaitl’innocente ; elle eut ordre de lui dire qu’on la mettaitauprès d’elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dansun panneau si grossier ? La princesse la regarda comme uneespionne, elle ne put ressentir une douleur plus violente.

– Quoi ! je ne parlerais plus à cetoiseau qui m’est si cher ! disait-elle. Il m’aidait àsupporter mes malheurs, je soulageais les siens ; notretendresse nous suffisait. Que va-t-il faire ? Que ferai-jemoi-même ?

En pensant à toutes ces choses, elle versaitdes ruisseaux de larmes.

Elle n’osait plus se mettre à la petitefenêtre, quoiqu’elle entendît voltiger autour ; elle mouraitd’envie de lui ouvrir, mais elle craignait d’exposer la vie de cecher amant. Elle passa un mois entier sans paraître ; l’oiseaubleu se désespérait. Quelles plaintes ne faisait-il pas !Comment vivre sans voir sa princesse ? Il n’avait jamais mieuxressenti les maux de l’absence et ceux de la métamorphose ; ilcherchait inutilement des remèdes à l’une et à l’autre ; aprèss’être creusé la tête, il ne trouvait rien qui le soulageât.

L’espionne de la princesse, qui veillait jouret nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu’enfinelle s’endormit profondément. Florine s’en aperçut ; elleouvrit sa petite fenêtre, et dit :

Oiseau bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Ce sont là ses propres paroles, auxquellesl’on n’a rien voulu changer. L’oiseau les entendit si bien, qu’ilvint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir !Qu’ils avaient de choses à se dire ! Les amitiés et lesprotestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois. Laprincesse n’ayant pu s’empêcher de répandre des larmes, son amants’attendrit beaucoup et la consola de son mieux. Enfin, l’heure dese quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ilsse dirent l’adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encorel’espionne s’endormit ; la princesse diligemment se mit à lafenêtre, puis elle dit comme la première fois :

Oiseau bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Aussitôt l’oiseau vint, et la nuit se passacomme l’autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaientravis ; ils se flattaient que la surveillante prendrait tantde plaisir à dormir qu’elle en ferait autant toutes les nuits.Effectivement, la troisième se passa encore trèsheureusement ; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayantentendu du bruit, elle écouta sans faire semblant de rien ;puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plusbel oiseau de l’univers qui parlait à la princesse, qui lacaressait avec sa patte, qui la becquetait doucement ; enfinelle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeuratrès étonnée, car l’oiseau parlait comme un amant, et la belleFlorine lui répondait avec tendresse.

Le jour parut, ils se dirent adieu ; et,comme s’ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce,ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta surson lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans lecreux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine ; ellelui apprit tout ce qu’elle avait vu et entendu. La reine envoyaquérir Truitonne et ses confidentes ; elles raisonnèrentlongtemps ensemble, et conclurent que l’oiseau bleu était le roiCharmant.

– Quel affront ! s’écria la reine, quelaffront, ma Truitonne ! Cette insolente princesse, que jecroyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversationsde notre ingrat ! Ah ! je me vengerai d’une manière sisanglante qu’il en sera parlé.

Truitonne la pria de n’y perdre pas unmoment ; et, comme elle se croyait plus intéressée dansl’affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu’elle pensait àtout ce qu’on ferait pour désoler l’amant et la maîtresse.

La reine renvoya l’espionne dans latour ; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon, nicuriosité, et de paraître plus endormie qu’à l’ordinaire. Elle secoucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux ; et la pauvreprincesse déçue, ouvrant la petite fenêtre, s’écria :

Oiseau bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Mais elle l’appela toute la nuit inutilement,il ne parut point ; car la méchante reine avait fait attacherau cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, despoignards ; et, lorsqu’il vint à tire-d’aile s’abattre dessus,ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds ; il tomba surd’autres, qui lui coupèrent les ailes ; et enfin, tout percé,il se sauva avec mille peines jusqu’à son arbre, laissant unelongue trace de sang.

Que n’étiez-vous là, belle princesse, poursoulager cet oiseau royal ? Mais elle serait morte, si ellel’avait vu dans un état si déplorable. Il ne voulait prendre aucunsoin de sa vie, persuadé que c’était Florine qui lui avait faitjouer ce mauvais tour.

– Ah ! barbare, disait-ildouloureusement, est-ce ainsi que tu paies la passion la plus pureet la plus tendre qui sera jamais ? Si tu voulais ma mort, quene me la demandais-tu toi-même ? Elle m’aurait été chère de tamain. Je venais te trouver avec tant d’amour et de confiance !Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre !Quoi ! tu m’as sacrifié à la plus cruelle des femmes !Elle était notre ennemie commune ; tu viens de faire ta paix àmes dépens. C’est toi, Florine, c’est toi qui me poignardes !Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l’as conduite jusquedans mon sein !

Ces funestes idées l’accablèrent à un telpoint qu’il résolut de mourir.

Mais son ami l’enchanteur, qui avait vurevenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans quele roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé,qu’il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sansqu’il lui fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour,lorsqu’il passa dans le bois où il était, et, suivant les règlesqu’il s’était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puisil cria cinq fois de toute sa force :

– Roi Charmant, roi Charmant, oùêtes-vous ?

Le roi reconnut la voix de son meilleurami :

– Approchez, lui dit-il, de cet arbre, etvoyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang.

L’enchanteur, tout surpris, regardait de touscôtés sans rien voir :

– Je suis oiseau bleu, dit le roi d’une voixfaible et languissante.

À ces mots, l’enchanteur le trouva sans peinedans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu’ilne le fut ; mais il n’ignorait aucun tour de l’artnécromancien : il ne lui en coûta que quelques paroles pourarrêter le sang qui coulait encore ; et avec des herbes qu’iltrouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots degrimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s’il n’avait pasété blessé.

Il le pria ensuite de lui apprendre par quelleaventure il était devenu oiseau, et qui l’avait blessé sicruellement. Le roi contenta sa curiosité : il lui dit quec’était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visitessecrètes qu’il lui rendait, et que, pour faire sa paix avec lareine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignardset de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché ; il serécria mille fois sur l’infidélité de cette princesse, et dit qu’ils’estimerait heureux d’être mort avant d’avoir connu son méchantcœur. Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes lesfemmes ; il conseilla au roi de l’oublier.

– Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, sivous étiez capable d’aimer plus longtemps cette ingrate ?Après ce qu’elle vient de vous faire, l’on en doit toutcraindre.

L’oiseau bleu n’en put demeurer d’accord, ilaimait encore trop chèrement Florine ; et l’enchanteur, quiconnut ses sentiments malgré le soin qu’il prenait de les cacher,lui dit d’une manière agréable :

Accablé d’un cruel malheur,

En vain l’on parle et l’on raisonne ;

On n’écoute que sa douleur,

Et point les conseils qu’on nous donne.

Il faut laisser faire le temps,

Chaque chose a son point de vue ;

Et, quand l’heure n’est pas venue,

On se tourmente vainement.

Le royal oiseau en convint, et pria son ami dele porter chez lui et de le mettre dans une cage où il fût àcouvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière.

– Mais, lui dit l’enchanteur, resterez-vousencore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable àvos affaires et à votre dignité ? Car enfin, vous avez desennemis qui soutiennent que vous êtes mort ; ils veulentenvahir votre royaume : je crains bien que vous ne l’ayezperdu avant d’avoir recouvré votre première forme.

– Ne pourrais-je pas, répliqua-t-il, allerdans mon palais et gouverner tout comme je faisaisordinairement ?

– Oh ! s’écria son ami, la chose estdifficile ! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir àun perroquet ; tel vous craint étant roi, étant environné degrandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vousvoyant un petit oiseau.

– Ah ! faiblesse humaine ! brillantextérieur ! s’écria le roi, encore que tu ne signifies rienpour le mérite et la vertu, tu ne laisses pas d’avoir des endroitsdécevants dont on ne saurait presque se défendre ! Eh bien,continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvonsobtenir : notre parti ne sera point le plus mauvais.

– Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien,j’espère trouver quelques bons expédients.

Florine, la triste Florine, désespérée de neplus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre,répétant sans cesse :

Oiseau bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

La présence de son espionne ne l’en empêchaitpoint ; son désespoir était tel, qu’elle ne ménageait plusrien.

– Qu’êtes-vous devenu, roi Charmant ?s’écria-t-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir lescruels effets de leur rage ? Avez-vous été sacrifié à leursfureurs ? Hélas ! hélas ! n’êtes-vous plus ? Nedois-je plus vous voir, ou, fatigué de mes malheurs, m’avez-vousabandonnée à la dureté de mon sort ?

Que de larmes, que de sanglots suivaient cestendres plaintes ! Que les heures étaient devenues longues parl’absence d’un amant si aimable et si cher ! La princesse,abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine sesoutenir ; elle était persuadée que tout ce qu’il y a de plusfuneste était arrivé au roi.

La reine et Truitonne triomphaient ; lavengeance leur faisait plus de plaisir que l’offense ne leur avaitfait de peine. Et, au fond, de quelle offense s’agissait-il ?Le roi Charmant n’avait pas voulu épouser un petit monstre qu’ilavait mille sujets de haïr. Cependant le père de Florine, quidevenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchantereine et sa fille changea de face : elles étaient regardéescomme des favorites qui avaient abusé de leur faveur, le peuplemutiné courut au palais demander la princesse Florine, lareconnaissant pour souveraine. La reine, irritée, voulut traiterl’affaire avec hauteur ; elle parut sur un balcon et menaçales mutins. En même temps la sédition devint générale ; onenfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l’assommeà coups de pierres. Truitonne s’enfuit chez sa marraine la féeSoussio ; elle ne courait pas moins de dangers que samère.

Les grands du royaume s’assemblèrentpromptement et montèrent à la tour, où la princesse était fortmalade : elle ignorait la mort de son père et le supplice deson ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pasqu’on ne vînt la prendre pour la faire mourir. Elle n’en fut pointeffrayée : la vie lui était odieuse depuis qu’elle avait perdul’oiseau bleu. Mais ses sujets s’étant jetés à ses pieds, luiapprirent le changement qui venait d’arriver à sa fortune. Ellen’en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais et lacouronnèrent.

Les soins infinis que l’on prit de sa santé,et l’envie qu’elle avait d’aller chercher l’oiseau bleu,contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôtassez de force pour nommer un conseil, afin d’avoir soin de sonroyaume en son absence ; et puis elle prit pour des millemillions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sansque personne sût où elle allait.

L’enchanteur qui prenait soin des affaires duroi Charmant, n’ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce queSoussio avait fait, s’avisa de l’aller trouver et de lui proposerquelque accommodement en faveur duquel elle rendrait au roi safigure naturelle. Il prit les grenouilles et vola chez la fée, quicausait dans ce moment avec Truitonne. D’un enchanteur à une fée iln’y a que la main ; ils se connaissaient depuis cinq ou sixcents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille foisbien et mal ensemble. Elle le reçut très agréablement.

– Que me veut mon compère ? lui dit-elle(c’est ainsi qu’ils se nomment tous). Y a-t-il quelque chose pourson service qui dépende de moi ?

– Oui, ma commère, dit le magicien, vouspouvez tout pour ma satisfaction ; il s’agit du meilleur demes amis, d’un roi que vous avez rendu infortuné.

– Ha ! ha ! je vous entends,compère, s’écria Soussio, j’en suis fâchée, mais il n’y a point degrâce à espérer pour lui, s’il ne veut épouser ma filleule ;la voilà belle et jolie, comme vous voyez : qu’il seconsulte.

L’enchanteur pensa demeurer muet, il la trouvalaide ; cependant il ne pouvait se résoudre à s’en aller sansrégler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru millerisques depuis qu’il était en cage. Le clou qui l’accrochaits’était rompu ; la cage était tombée, et Sa Majesté empluméesouffrit beaucoup de cette chute ; Minet, qui se trouvait dansla chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffedans l’œil dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avaitoublié de lui donner à boire ; il allait le grand chemind’avoir la pépie, quand on l’en garantit par quelques gouttesd’eau. Un petit coquin de singe, s’étant échappé, attrapa sesplumes au travers des barreaux de sa cage, et il l’épargna aussipeu qu’il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela,c’est qu’il était sur le point de perdre son royaume ; seshéritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pourprouver qu’il était mort. Enfin l’enchanteur conclut avec sacommère Soussio qu’elle mènerait Truitonne dans le palais du roiCharmant ; qu’elle y resterait quelques mois, pendant lesquelsil prendrait sa résolution de l’épouser, et qu’elle lui rendrait safigure, quitte à reprendre celle d’oiseau, s’il ne voulait pas semarier.

La fée donna des habits tout d’or et d’argentà Truitonne, puis elle la fit monter en trousse derrière elle surun dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venaitd’y arriver avec son fidèle ami l’enchanteur. En trois coups debaguette il se vit le même qu’il avait été, beau, aimable,spirituel et magnifique ; mais il achetait bien cher le tempsdont on diminuait sa pénitence : la seule pensée d’épouserTruitonne le faisait frémir. L’enchanteur lui disait les meilleuresraisons qu’il pouvait, elles ne faisaient qu’une médiocreimpression sur son esprit ; et il était moins occupé de laconduite de son royaume que des moyens de proroger le terme queSoussio lui avait donné pour épouser Truitonne.

Cependant la reine Florine, déguisée sous unhabit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaientson visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile surson épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval,tantôt par mer, tantôt par terre : elle faisait toute ladiligence possible ; mais, ne sachant où elle devait tournerses pas, elle craignait toujours d’aller d’un côté pendant que sonaimable roi serait de l’autre. Un jour qu’elle s’était arrêtée aubord d’une fontaine dont l’eau argentée bondissait sur de petitscailloux, elle eut envie de se laver les pieds ; elle s’assitsur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mitses pieds dans le ruisseau : elle ressemblait à Diane qui sebaigne au retour d’une chasse. Il passa dans cet endroit une petitevieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton ; elles’arrêta, et lui dit :

– Que faites-vous là, ma belle fille ?vous êtes bien seule !

– Ma bonne mère, dit la reine, je ne laissepas d’être en grande compagnie, car j’ai avec moi les chagrins, lesinquiétudes et les déplaisirs.

À ces mots, ses yeux se couvrirent delarmes.

– Quoi ! si jeune, vous pleurez, dit labonne femme. Ah ! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ceque vous avez sincèrement, et j’espère vous soulager.

La reine le voulut bien ; elle lui contases ennuis, la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cetteaffaire, et enfin comme elle cherchait l’oiseau bleu.

La petite vieille se redresse, s’agence,change tout d’un coup de visage, paraît belle, jeune, habilléesuperbement ; et regardant la reine avec un souriregracieux :

– Incomparable Florine, lui dit-elle, le roique vous cherchez n’est plus oiseau ; ma sœur Soussio lui arendu sa première figure, il est dans son royaume ; ne vousaffligez point ; vous y arriverez, et vous viendrez à bout devotre dessein. Voici quatre œufs ; vous les casserez dans vospressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous serontutiles.

En achevant ces mots, elle disparut.

Florine se sentit fort consolée de ce qu’ellevenait d’entendre ; elle mit les œufs dans son sac, et tournases pas vers le royaume de Charmant.

Après avoir marché huit jours et huit nuitssans s’arrêter, elle arrive au pied d’une montagne prodigieuse parsa hauteur, toute d’ivoire, et si droite que l’on n’y pouvaitmettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentativesinutiles ; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespéréed’un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de lamontagne, résolue de s’y laisser mourir, quand elle se souvint desœufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un :

– Voyons, dit-elle, si elle ne s’est pointmoquée de moi en me promettant les secours dont j’auraisbesoin.

Dès qu’elle l’eut cassé, elle y trouva depetits crampons d’or, qu’elle mit à ses pieds et à ses mains. Quandelle les eut, elle monta la montagne d’ivoire sans aucune peine,car les crampons entraient dedans et l’empêchaient de glisser.Lorsqu’elle fut tout en haut, elle eut de nouvelles peines pourdescendre : toute la vallée était d’une seule glace de miroir.Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s’y miraientavec un plaisir extrême, car ce miroir avait bien deux lieues delarge et six de haut. Chacune s’y voyait selon ce qu’elle voulaitêtre : la rouge y paraissait blonde, la brune avait lescheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n’yvieillissait point ; enfin, tous les défauts y étaient si biencachés, que l’on y venait des quatre coins du monde. Il y avait dequoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que laplupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n’y attiraitpas moins d’hommes ; le miroir leur plaisait aussi. Il faisaitparaître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus hauteet mieux prise, l’air martial, et meilleure mine. Les femmes, dontils se moquaient, ne se moquaient pas moins d’eux ; de sorteque l’on appelait cette montagne de mille noms différents. Personnen’était jamais parvenu jusqu’au sommet ; et, quand on vitFlorine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir :

– Où va cette malavisée ? disaient-elles.Sans doute qu’elle a assez d’esprit pour marcher sur notreglace : du premier pas elle brisera tout.

Elles faisaient un bruit épouvantable. Lareine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril àdescendre par là ; elle cassa un autre œuf, dont il sortitdeux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grandpour s’y placer commodément ; puis les pigeons descendirentdoucement avec la reine, sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux.Elle leur dit :

– Mes petits amis, si vous vouliez me conduirejusqu’au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n’obligeriezpoint une ingrate.

Les pigeons, civils et obéissants, nes’arrêtèrent ni jour ni nuit qu’ils ne fussent arrivés aux portesde la ville. Florine descendit et leur donna à chacun un douxbaiser plus estimable qu’une couronne.

Oh ! que le cœur lui battait enentrant ! Elle se barbouilla le visage pour n’être pointconnue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi.Quelques-uns se prirent à rire.

– Voir le roi ? lui dirent-ils. Hé, quelui veux-tu, ma Mie-Souillon ? Va, va te décrasser, tu n’aspas les yeux assez bons pour voir un tel monarque.

La reine ne répondit rien : elles’éloigna doucement et demanda encore à ceux qu’elle rencontra oùelle se pourrait mettre pour voir le roi.

– Il doit venir demain au temple avec laprincesse Truitonne, lui dit-on ; car enfin il consent àl’épouser.

Ciel ! quelle nouvelle ! Truitonne,l’indigne Truitonne sur le point d’épouser le roi ! Florinepensa mourir ; elle n’eut plus de force pour parler ni pourmarcher : elle se mit sous une porte, assise sur des pierres,bien cachée de ses cheveux et de son chapeau de paille.

– Infortunée que je suis ! disait-elle,je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale et me rendretémoin de sa satisfaction ! C’était donc à cause d’elle quel’oiseau bleu cessa de me venir voir ! C’était pour ce petitmonstre qu’il me faisait la plus cruelle de toutes les infidélités,pendant qu’abîmée dans la douleur je m’inquiétais pour laconservation de sa vie ! Le traître avait changé ; et, sesouvenant moins de moi que s’il ne m’avait jamais vue, il melaissait le soin de m’affliger de sa trop longue absence, sans sesoucier de la mienne.

Quand on a beaucoup de chagrin, il est rared’avoir bon appétit ; la reine chercha où se loger, et secoucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut autemple ; elle n’y entra qu’après avoir essuyé mille rebuffadesdes gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui deTruitonne, qu’on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pourune personne aussi tendre et aussi délicate que Florine ! Elles’approcha du trône de sa rivale ; elle se tint debout,appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plusbeau et plus aimable qu’il eût été de sa vie. Truitonne parutensuite, richement vêtue, et si laide, qu’elle en faisait peur.Elle regarda la reine en fronçant le sourcil.

– Qui es-tu, lui dit-elle, pour osert’approcher de mon excellente figure, et si près de mon trôned’or ?

– Je me nomme Mie-Souillon,répondit-elle ; je viens de loin pour vous vendre desraretés.

Elle fouilla aussitôt dans son sac detoile ; elle en tira des bracelets d’émeraude que le roiCharmant lui avait donnés.

– Ho ! ho ! dit Truitonne, voilà dejolies verrines ! En veux-tu une pièce de cinq sous ?

– Montrez-les, madame, aux connaisseurs, ditla reine, et puis nous ferons notre marché.

Truitonne, qui aimait le roi plus tendrementqu’une telle bête n’en était capable, étant ravie de trouver desoccasions de lui parler, s’avança jusqu’à son trône et lui montrales bracelets, le priant de lui dire son sentiment. À la vue de cesbracelets, il se souvint de ceux qu’il avait donnés àFlorine ; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sansrépondre ; enfin, craignant qu’on ne s’aperçût de l’état oùses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort et luirépliqua :

– Ces bracelets valent, je crois, autant quemon royaume ; je pensais qu’il n’y en avait qu’une paire aumonde, mais en voilà de semblables.

Truitonne revint de son trône, où elle avaitmoins bonne mine qu’une huître à l’écaille ; elle demanda à lareine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets.

– Vous auriez trop de peine à me les payer,madame, dit-elle ; il vaut mieux vous proposer un autremarché. Si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans lecabinet des échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mesémeraudes.

– Je le veux bien, Mie-Souillon, dit Truitonneen riant comme une perdue et montrant des dents plus longues queles défenses d’un sanglier.

Le roi ne s’informa point d’où venaient cesbracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait(bien qu’elle ne fût guère propre à faire naître la curiosité), quepar un éloignement invincible qu’il sentait pour Truitonne. Or, ilest à propos qu’on sache que, pendant qu’il était oiseau bleu, ilavait conté à la princesse qu’il y avait sous son appartement uncabinet, qu’on appelait le cabinet des échos, qui était siingénieusement fait, que tout ce qui s’y disait fort bas étaitentendu du roi lorsqu’il était couché dans sa chambre ; et,comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n’en avaitpoint imaginé de meilleur moyen.

On la mena dans le cabinet par ordre deTruitonne : elle commença ses plaintes et ses regrets.

– Le malheur dont je voulais douter n’est quetrop certain, cruel oiseau bleu ! dit-elle. Tu m’as oubliée,tu aimes mon indigne rivale ! Les bracelets que j’ai reçus deta déloyale main n’ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j’ensuis éloignée !

Alors les sanglots interrompirent ses paroles,et, quand elle eut assez de forces pour parler, elle se plaignitencore et continua jusqu’au jour. Les valets de chambre l’avaiententendue toute la nuit gémir et soupirer : ils le dirent àTruitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. Lareine lui dit qu’elle dormait si bien, qu’ordinairement elle rêvaitet qu’elle parlait très souvent haut. Pour le roi, il ne l’avaitpoint entendue, par une fatalité étrange : c’est que, depuisqu’il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir, et lorsqu’ilse mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait del’opium.

La reine passa une partie du jour dans uneétrange inquiétude.

– S’il m’a entendue, disait-elle, se peut-ilune indifférence plus cruelle ? S’il ne m’a pas entendue, queferai-je pour parvenir à me faire entendre ?

Il ne se trouvait plus de raretésextraordinaires, car des pierreries sont toujours belles ;mais il fallait quelque chose qui piquât le goût deTruitonne : elle eut recours à ses œufs. Elle en cassaun ; aussitôt il en sortit un petit carrosse d’acier poli,garni d’or de rapport : il était attelé de six souris vertes,conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui étaitaussi de famille ratonnière, était gris de lin. Il y avait dans cecarrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituellesque toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain etSaint-Laurent ; elles faisaient des choses surprenantes,particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser lasarabande et les passe-pied, ne l’auraient pas cédé à Leance.

La reine demeura ravie de ce nouveauchef-d’œuvre de l’art nécromancien ; elle ne dit mot jusqu’ausoir, qui était l’heure que Truitonne allait à la promenade ;elle se mit dans une allée, faisant galoper ses souris, quitraînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cettenouveauté étonna si fort Truitonne, qu’elle s’écria deux ou troisfois :

– Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinqsous du carrosse et de ton attelage souriquois ?

– Demandez aux gens de lettres et aux docteursde ce royaume, dit Florine, ce qu’une telle merveille peut valoir,et je m’en rapporterai à l’estimation du plus savant.

Truitonne, qui était absolue en tout, luirépliqua :

– Sans m’importuner plus longtemps de tacrasseuse présence, dis-m’en le prix.

– Dormir encore dans le cabinet des échos,dit-elle, est tout ce que je demande.

– Va, pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n’enseras pas refusée ; et se tournant vers ses dames :

– Voilà une sotte créature, dit-elle, deretirer si peu d’avantages de ses raretés.

La nuit vint. Florine dit tout ce qu’elle putimaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu’ellel’avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendreson opium. Les valets de chambre disaient entre eux :

– Sans doute que cette paysanne estfolle : qu’est-ce qu’elle raisonne toute la nuit ?

– Avec cela, disaient les autres, il ne laissepas d’y avoir de l’esprit et de la passion dans ce qu’elleconte.

Elle attendait impatiemment le jour, pour voirquel effet ses discours auraient produit.

– Quoi ! ce barbare est devenu sourd à mavoix ! disait-elle. Il n’entend plus sa chère Florine ?Ah ! quelle faiblesse de l’aimer encore ! que je méritebien les marques de mépris qu’il me donne !

Mais elle y pensait inutilement, elle nepouvait se guérir de sa tendresse. Il n’y avait plus qu’un œuf dansson sac dont elle dût espérer du secours ; elle lecassa : il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaientbardés, cuits et fort bien apprêtés ; avec cela ils chantaientmerveilleusement bien, disaient la bonne aventure, et savaientmieux la médecine qu’Esculape. La reine resta charmée d’une chosesi admirable ; elle fut avec son pâté parlant dansl’antichambre de Truitonne.

Comme elle attendait qu’elle passât, un desvalets de chambre du roi s’approcha d’elle et lui dit :

– Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que, si leroi ne prenait pas de l’opium pour dormir, vous l’étourdiriezassurément ? car vous jasez la nuit d’une manièresurprenante.

Florine ne s’étonna plus de ce qu’il nel’avait pas entendue ; elle fouilla dans son sac et luidit :

– Je crains si peu d’interrompre le repos duroi, que, si vous voulez ne point lui donner d’opium ce soir, encas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tousces diamants seront pour vous.

Le valet de chambre y consentit et lui endonna sa parole. À quelques moments de là, Truitonne vint ;elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloirmanger.

– Que fais-tu là, Mie-Souillon ? luidit-elle.

– Madame, répliqua Florine, je mange desastrologues, des musiciens et des médecins.

En même temps tous les oiseaux se mettent àchanter plus mélodieusement que des sirènes ; puis ilss’écrièrent :

– Donnez la pièce blanche et nous vous dironsvotre bonne aventure. Un canard, qui dominait, dit plus haut queles autres :

– Can, can, can, je suis médecin, je guéris detous les maux et de toute sorte de folie, hormis de celled’amour.

Truitonne, plus surprise de tant de merveillesqu’elle l’eût été de ses jours, jura :

– Par la vertuchou, voilà un excellentpâté ! je le veux avoir ; çà, çà, Mie-Souillon, que t’endonnerai-je ?

– Le prix ordinaire, dit-elle : coucherdans le cabinet des échos, et rien davantage.

– Tiens, dit généreusement Truitonne (car elleétait de belle humeur par l’acquisition d’un tel pâté), tu en aurasune pistole.

Florine, plus contente qu’elle l’eût encoreété, parce qu’elle espérait que le roi l’entendrait, se retira enla remerciant.

Dès que la nuit parut, elle se fit conduiredans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet de chambre luitînt parole, et qu’au lieu de donner de l’opium au roi il luiprésentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu’ellecrut que chacun s’était endormi, elle commença ses plaintesordinaires.

– À combien de périls me suis-je exposée,disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis et que tuveux épouser Truitonne. Que t’ai-je donc fait, cruel, pour oubliertes serments ? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés,de nos tendres conversations.

Elle les répéta presque toutes, avec unemémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que cesouvenir.

Le roi ne dormait point, et il entendait sidistinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu’il nepouvait comprendre d’où elles venaient ; mais son cœur,pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l’idée de sonincomparable princesse qu’il sentit sa séparation avec la mêmedouleur qu’au moment où les couteaux l’avaient blessé sur lecyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait dusien.

– Ah ! princesse, dit-il, trop cruellepour un amant qui vous adorait ! est-il possible que vousm’ayez sacrifié à nos communs ennemis ?

Florine entendit ce qu’il disait, et ne manquapas de lui répondre et de lui apprendre que, s’il voulaitentretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystèresqu’il n’avait pu pénétrer jusqu’alors. À ces mots, le roi,impatient, appela un de ses valets de chambre et lui demanda s’ilne pouvait point trouver Mie-Souillon et l’amener. Le valet dechambre répliqua que rien n’était plus aisé, parce qu’elle couchaitdans le cabinet des échos.

Le roi ne savait qu’imaginer. Quel moyen decroire qu’une si grande reine que Florine fût déguisée ensouillon ? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût lavoix de la reine et sût des secrets si particuliers, à moins que cene fût elle-même ? Dans cette incertitude il se leva, et,s’habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobédans le cabinet des échos, dont la reine avait ôté la clef, mais leroi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais.

Il la trouva avec une légère robe de taffetasblanc, qu’elle portait sous ses vilains habits ; ses beauxcheveux couvraient ses épaules ; elle était couchée sur un litde repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu’une lumièresombre. Le roi entra tout d’un coup ; et, son amourl’emportant sur son ressentiment, dès qu’il la reconnut il vint sejeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensamourir de joie, de douleur et de mille pensées différentes qui luipassèrent en même temps dans l’esprit.

La reine ne demeura pas moins troublée ;son cœur se serra, elle pouvait à peine soupirer. Elle regardaitfixement le roi sans lui rien dire ; et, quand elle eut laforce de lui parler, elle n’eut pas celle de lui faire desreproches ; le plaisir de le revoir lui fit oublier pourquelque temps les sujets de plainte qu’elle croyait avoir. Enfin,ils s’éclaircirent, ils se justifièrent ; leur tendresse seréveilla ; et tout ce qui les embarrassait, c’était la féeSoussio.

Mais dans ce moment, l’enchanteur, qui aimaitle roi, arriva avec une fée fameuse : c’était justement cellequi donna les quatre œufs à Florine. Après les premierscompliments, l’enchanteur et la fée déclarèrent que, leur pouvoirétant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait riencontre eux, et qu’ainsi leur mariage ne recevrait aucunretardement.

Il est aisé de se figurer la joie de ces deuxjeunes amants : dès qu’il fut jour, on la publia dans tout lepalais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvellesallèrent jusqu’à Truitonne ; elle accourut chez le roi ;quelle surprise d’y trouver sa belle rivale ! Dès qu’ellevoulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l’enchanteur etla fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu’il luirestât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur.Elle s’enfuit toujours grognant jusque dans la basse-cour, où delongs éclats de rire que l’on fit sur elle achevèrent de ladésespérer.

Le roi Charmant et la reine Florine, délivrésd’une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu’à la fête de leursnoces ; la galanterie et la magnificence y parurentégalement ; il est aisé de juger de leur félicité, après de silongs malheurs.

Quand Truitonne aspirait à l’hymen de Charmant,

Et que, sans avoir pu lui plaire,

Elle voulait former ce triste engagement

Que la mort seule peut défaire,

Qu’elle était imprudente, hélas !

Sans doute elle ignorait qu’un pareil mariage

Devient un funeste esclavage,

Si l’amour ne le forme pas.

Je trouve que Charmant fut sage.

À mon sens, il vaut beaucoup mieux

Être oiseau bleu, corbeau, devenir hibou même,

Que d’éprouver la peine extrême

D’avoir ce que l’on hait toujours devant les yeux.

En ces sortes d’hymens notre siècle est fertile :

Les hymens seraient plus heureux,

Si l’on trouvait encore quelque enchanteur habile

Qui voulût s’opposer à ces coupables nœuds,

Et ne jamais souffrir que l’hyménée unisse,

Par intérêt ou par caprice,

Deux cœurs infortunés, s’ils ne s’aiment tous deux.

Gracieuse et Percinet

 

Il y avait une fois un roi et une reine quin’avaient qu’une fille. Sa beauté, sa douceur et son esprit, quiétaient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisaittoute la joie de sa mère. Il n’y avait point de matin qu’on ne luiapportât une belle robe, tantôt de brocart d’or, de velours ou desatin. Elle était parée à merveille, sans en être ni plus fière, niplus glorieuse. Elle passait la matinée avec des personnessavantes, qui lui apprenaient toutes sortes de sciences ; etl’après-dîner, elle travaillait auprès de la reine. Quand il étaittemps de faire collation, on lui servait des bassins pleins dedragées, et plus de vingt pots de confitures : aussi disait-onpartout qu’elle était la plus heureuse princesse de l’univers.

Il y avait dans cette même cour une vieillefille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreusede tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur defeu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert deboutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne luien restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande qu’oneût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, commeelle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elleétait bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Cessortes de monstres portent envie à toutes les bellespersonnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retirade la cour pour n’en entendre plus dire de bien. Elle fut dans unchâteau à elle qui n’était pas éloigné. Quand quelqu’un l’allaitvoir et qu’on lui racontait des merveilles de la princesse, elles’écriait en colère :

– Vous mentez, vous mentez, elle n’est pointaimable, j’ai plus de charmes dans mon petit doigt qu’elle n’en adans toute sa personne.

Cependant la reine tomba malade et mourut. Laprincesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur d’avoir perdu unesi bonne mère ; le roi regrettait beaucoup une si bonne femme.Il demeura près d’un an enfermé dans son palais. Enfin lesmédecins, craignant qu’il ne tombât malade, lui ordonnèrent de sepromener et de se divertir. Il fut à la chasse et comme la chaleurétait grande, en passant par un gros château qu’il trouva sur sonchemin, il y entra pour se reposer.

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie del’arrivée du roi (car c’était son château), vint le recevoir, etlui dit que l’endroit le plus frais de sa maison, c’était unegrande cave bien voûtée, fort propre, où elle le priait dedescendre. Le roi y fut avec elle, et voyant deux cents tonneauxrangés les uns sur les autres, il lui demanda si c’était pour elleseule qu’elle faisait une si grosse provision.

– Oui, sire, dit-elle, c’est pour moiseule ; je serai bien aise de vous en faire goûter ;voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l’Hermitage,du Rivesalte, du Rossolis, Persicot, Fenouillet : duquelvoulez-vous ?

– Franchement, dit le roi, je tiens que le vinde Champagne vaut mieux que tous les autres.

Aussitôt Grognon prit un petit marteau, etfrappa, toc, toc ; il sort du tonneau un millier depistoles.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-elleen souriant.

Elle cogne l’autre tonneau, toc, toc ; ilen sort un boisseau de doubles louis d’or.

– Je n’entends rien à cela, dit-elle encore ensouriant plus fort.

Elle passe à un troisième tonneau, et cogne,toc, toc ; il en sort tant de perles et de diamants que laterre en était toute couverte.

– Ah ! s’écria-t-elle, je n’y comprendsrien ; sire, il faut qu’on m’ait volé mon bon vin, et qu’onait mis à la place ces bagatelles.

– Bagatelles ! dit le roi, qui était bienétonné ; vertuchou, madame Grognon, appelez-vous cela desbagatelles ? Il y en a pour acheter dix royaumes grands commeParis.

– Eh bien ! dit-elle, sachez que tous cestonneaux sont pleins d’or et de pierreries ; je vous en feraile maître à condition que vous m’épouserez.

– Ah ! répliqua le roi, qui aimaituniquement l’argent, je ne demande pas mieux, dès demain si vousvoulez.

– Mais, dit-elle, il y a encore une condition,c’est que je veux être maîtresse de votre fille comme l’était samère ; qu’elle dépende entièrement de moi, et que vous m’enlaissiez la disposition.

– Vous en serez la maîtresse, dit le roi,touchez là.

Grognon mit la main dans la sienne ; ilssortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse, entendant le roi sonpère, courut au-devant de lui ; elle l’embrassa, et luidemanda s’il avait fait une bonne chasse.

– J’ai pris, dit-il, une colombe tout envie.

– Ah ! sire, dit la princesse,donnez-la-moi, je la nourrirai.

– Cela ne se peut, continua-t-il, car, pourm’expliquer plus intelligiblement, il faut vous raconter que j’airencontré la duchesse Grognon, et que je l’ai prise pour mafemme.

– Ô ciel, s’écria Gracieuse dans son premiermouvement, peut-on l’appeler une colombe ? C’est bien plutôtune chouette.

– Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, jeprétends que vous l’aimiez et la respectiez autant que si elleétait votre mère : allez promptement vous parer, car je veuxretourner dès aujourd’hui au-devant d’elle.

La princesse était fort obéissante ; elleentra dans sa chambre afin de s’habiller. Sa nourrice connut biensa douleur à ses yeux.

– Qu’avez-vous, ma chère petite ? luidit-elle ; vous pleurez ?

– Hélas ! ma chère nourrice, répliquaGracieuse, qui ne pleurerait ? Le roi va me donner unemarâtre ; et pour comble de disgrâce, c’est ma plus cruelleennemie ; c’est, en un mot, l’affreuse Grognon. Quel moyen dela voir dans ces beaux lits que la reine ma bonne mère avait sidélicatement brodés de ses mains ? Quel moyen de caresser unemagote qui voudrait m’avoir donné la mort ?

– Ma chère enfant, répliqua la nourrice, ilfaut que votre esprit vous élève autant que votre naissance ;les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que lesautres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d’obéir à son père,et de se faire violence pour lui plaire ? Promettez-moi doncque vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez.

La princesse ne pouvait s’y résoudre ;mais la sage nourrice lui dit tant de raisons qu’enfin elles’engagea de faire bon visage, et d’en bien user avec sabelle-mère.

Elle s’habilla aussitôt d’une robe verte àfond d’or ; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur sesépaules, flottant au gré du vent, comme c’était la mode en cetemps-là, et elle mit sur sa tête une légère couronne de roses etde jasmins, dont toutes les feuilles étaient d’émeraudes. En cetétat Vénus, mère des Amours, aurait été moins belle ;cependant la tristesse qu’elle ne pouvait surmonter paraissait surson visage.

Mais pour revenir à Grognon, cette laidecréature était bien occupée à se parer. Elle se fit faire unsoulier plus haut de demi-coudée que l’autre, pour paraître un peumoins boiteuse ; elle se fit faire un corps rembourré sur uneépaule pour cacher sa bosse ; elle mit un œil d’émail le mieuxfait qu’elle pût trouver ; elle se farda pour seblanchir ; elle teignit ses cheveux roux en noir ; puiselle mit une robe de satin amarante doublée de bleu, avec une jupejaune et des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval,parce qu’elle avait ouï dire que les reines d’Espagne faisaientainsi la leur.

Pendant que le roi donnait ses ordres et queGracieuse attendait le moment de partir pour aller au-devant deGrognon, elle descendit toute seule dans le jardin, et passa dansun petit bois fort sombre où elle s’assit sur l’herbe.« Enfin, dit-elle, me voici en liberté ; je peux pleurertant que je voudrai sans qu’on s’y oppose. » Aussitôt elle seprit à soupirer et pleurer tant et tant que ses yeux paraissaientdeux fontaines d’eau vive. En cet état elle ne songeait plus àretourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satinvert, qui avait des plumes blanches et la plus belle tête dumonde ; il mit un genou en terre et lui dit :

– Princesse, le roi vous attend.

Elle demeura surprise de tous les agrémentsqu’elle remarquait en ce jeune page ; et, comme elle ne leconnaissait point, elle crut qu’il devait être du train deGrognon.

– Depuis quand, lui dit-elle, le roi vousa-t-il reçu au nombre de ses pages ?

– Je ne suis pas au roi, madame, luidit-il ; je suis à vous : et je ne veux être qu’àvous.

– Vous êtes à moi ? répliqua-t-elle toutétonnée, et je ne vous connais point.

– Ah ! princesse ! lui dit-il, jen’ai pas encore osé me faire connaître ; mais les malheursdont vous êtes menacée par le mariage du roi m’obligent à vousparler plus tôt que je n’aurais fait : j’avais résolu delaisser au temps et à mes services le soin de vous déclarer mapassion, et…

– Quoi ! un page, s’écria la princesse,un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble àmes disgrâces.

– Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, luidit-il d’un air tendre et respectueux ; je suis Percinet,prince assez connu par mes richesses et mon savoir, pour que vousne trouviez point d’inégalité entre nous. Il n’y a que votre mériteet votre beauté qui puissent y en mettre. Je vous aime depuislongtemps ; je suis souvent dans les lieux où vous êtes, sansque vous me voyiez. Le don de féerie que j’ai reçu en naissant m’aété d’un grand secours pour me procurer le plaisir de vousvoir : je vous accompagnerai aujourd’hui partout sous cethabit, et j’espère ne vous être pas tout à fait inutile.

À mesure qu’il parlait, la princesse leregardait dans un étonnement dont elle ne pouvait revenir.

– C’est vous, beau Percinet, lui dit-elle,c’est vous que j’avais tant d’envie de voir et dont on raconte deschoses si surprenantes ! Que j’ai de joie que vous vouliezêtre de mes amis ! Je ne crains plus la méchante Grognon,puisque vous entrez dans mes intérêts.

Ils se dirent encore quelques paroles, et puisGracieuse fut au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché etcaparaçonné que Percinet avait fait entrer dans l’écurie, et quel’on crut qui était pour elle. Elle monta dessus. Comme c’était ungrand sauteur, le page le prit par la bride et le conduisit, setournant à tous moments vers la princesse pour avoir le plaisir dela regarder.

Quand le cheval qu’on menait à Grognon parutauprès de celui de Gracieuse, il avait l’air d’une franche rosse,et la housse du beau cheval était si éclatante de pierreries quecelle de l’autre ne pouvait entrer en comparaison. Le roi, quiétait occupé de mille choses, n’y prit pas garde ; mais tousles seigneurs n’avaient des yeux que pour la princesse, dont ilsadmiraient la beauté, et pour son page vert, qui était lui seulplus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une calèchedécouverte, plus laide et plus mal bâtie qu’une paysanne. Le roi etla princesse l’embrassèrent. On lui présenta son cheval pour monterdessus ; mais voyant celui de Gracieuse :

– Comment ! dit-elle, cette créature auraun plus beau cheval que moi ! J’aimerais mieux n’être jamaisreine et retourner à mon riche château que d’être traitée d’unetelle manière.

Le roi aussitôt commanda à la princesse demettre pied à terre, et de prier Grognon de lui faire l’honneur demonter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognonne la regarda ni ne la remercia ; elle se fit guinder sur lebeau cheval : elle ressemblait à un paquet de linge sale. Il yavait huit gentilshommes qui la tenaient, de peur qu’elle netombât. Elle n’était pas encore contente ; elle grommelait desmenaces entre ses dents. On lui demanda ce qu’elle avait.

– J’ai, dit-elle, qu’étant la maîtresse, jeveux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme ilfaisait quand Gracieuse le montait.

Le roi ordonna au page vert de conduire lecheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur la princesse, etelle sur lui, sans dire un pauvre mot : il obéit, et toute lacour se mit en marche ; les tambours et les trompettesfaisaient un bruit désespéré. Grognon était ravie : avec sonnez plat et sa bouche de travers, elle ne se serait pas changéepour Gracieuse.

Mais dans le temps que l’on y pensait lemoins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer et à courirsi vite que personne ne pouvait l’arrêter. Il emporta Grognon. Ellese tenait à la selle et aux crins ; elle criait de toute saforce ; enfin elle tomba le pied pris dans l’étrier. Il latraîna bien loin sur des pierres, sur des épines et dans la boue,où elle resta presque ensevelie. Comme chacun la suivait, on l’eutbientôt jointe. Elle était tout écorchée, sa tête cassée en quatreou cinq endroits, un bras rompu. Il n’a jamais été une mariée enplus mauvais état.

Le roi paraissait au désespoir. On la ramassacomme un verre brisé en pièces ; son bonnet était d’un côté,ses souliers de l’autre. On la porta dans la ville, on la coucha,et l’on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu’elleétait, elle ne laissait pas de tempêter.

– Voilà un tour de Gracieuse,disait-elle ; je suis certaine qu’elle n’a pris ce beau etméchant cheval que pour m’en faire envie, et qu’il me tuât. Si leroi ne m’en fait pas raison je retournerai dans mon riche château,et je ne le verrai de mes jours.

L’on fut dire au roi la colère de Grognon.Comme sa passion dominante était l’intérêt, la seule idée de perdreles mille tonneaux d’or et de diamants le fit frémir, et l’auraitporté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade ; ilse mit à ses pieds, et lui jura qu’elle n’avait qu’à prescrire unepunition proportionnée à la faute de Gracieuse, et qu’ill’abandonnait à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisait,qu’elle l’allait envoyer quérir.

En effet, on vint dire à la princesse queGrognon la demandait. Elle devint pâle et tremblante, se doutantbien que ce n’était pas pour la caresser. Elle regarda de touscôtés si Percinet ne paraissait point ; elle ne le vit pas, etelle s’achemina bien triste vers l’appartement de Grognon. À peiney fut-elle entrée qu’on ferma les portes ; puis quatre femmes,qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l’ordrede leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits, et déchirèrentsa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruellesmégères ne pouvaient soutenir l’éclat de leur blancheur ;elles fermaient les yeux comme si elles eussent regardé longtempsde la neige.

– Allons, allons, courage, criaitl’impitoyable Grognon du fond de son lit ; qu’on me l’écorche,et qu’il ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanchequ’elle croit si belle.

En toute autre détresse, Gracieuse auraitsouhaité le beau Percinet ; mais se voyant presque nue, elleétait trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin, etelle se préparait à tout souffrir comme un pauvre mouton. Lesquatre furies tenaient chacune une poignée de vergesépouvantables ; elles avaient encore de gros balais pour enprendre de nouvelles, de sorte qu’elles l’assommaient sansquartier ; et à chaque coup la Grognon disait :

– Plus fort, plus fort, vous l’épargnez.

Il n’y a personne qui ne croie, après cela,que la princesse était écorchée depuis la tête jusqu’auxpieds : l’on se trompe toutefois, car le galant Percinet avaitfasciné les yeux de ces femmes : elles pensaient avoir desverges à la main, c’étaient des plumes de mille couleurs ; etdès qu’elles commencèrent, Gracieuse les vit et cessa d’avoir peur,disant tout bas :

– Ah ! Percinet, vous m’êtes venusecourir bien généreusement ! Qu’aurais-je fait sansvous ?

Les fouetteuses se lassèrent tant qu’elles nepouvaient plus remuer les bras ; elles la tamponnèrent dansses habits, et la mirent dehors avec mille injures.

Elle revint dans sa chambre, feignant d’êtrebien malade ; elle se mit au lit, et commanda qu’il ne restâtauprès d’elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure.À force de conter elle s’endormit : la nourrice s’enalla ; et en se réveillant elle vit dans un petit coin le pagevert, qui n’osait par respect s’approcher. Elle lui dit qu’ellen’oublierait de sa vie les obligations qu’elle lui avait ;qu’elle le conjurait de ne la pas abandonner à la fureur de sonennemie, et de vouloir se retirer, parce qu’on lui avait toujoursdit qu’il ne fallait pas demeurer seule avec les garçons. Ilrépliqua qu’elle pouvait remarquer avec quel respect il enusait ; qu’il était bien juste, puisqu’elle était samaîtresse, qu’il lui obéît en toutes choses, même aux dépens de sapropre satisfaction. Là-dessus il la quitta, après lui avoirconseillé de feindre d’être malade du mauvais traitement qu’elleavait reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cetétat, qu’elle en guérit la moitié plus tôt qu’elle n’auraitfait ; et les noces s’achevèrent avec une grande magnificence.Mais comme le roi savait que par-dessus toutes choses Grognonaimait à être vantée pour belle, il fit faire son portrait, etordonna un tournoi, où six des plus adroits chevaliers de la courdevaient soutenir, envers et contre tous, que la reine Grognonétait la plus belle princesse de l’univers. Il vint beaucoup dechevaliers et d’étrangers pour soutenir le contraire. Cette magoteétait présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert debrocart d’or, et elle avait le plaisir de voir que l’adresse de seschevaliers lui faisait gagner sa méchante cause. Gracieuse étaitderrière elle, qui s’attirait mille regards. Grognon, folle etvaine, croyait qu’on n’avait des yeux que pour elle.

Il n’y avait presque plus personne qui osâtdisputer sur la beauté de Grognon, lorsqu’on vit arriver un jeunechevalier qui tenait un portrait dans une boîte de diamants. Il ditqu’il soutenait que Grognon était la plus laide de toutes lesfemmes, et que celle qui était peinte dans sa boîte était la plusbelle de toutes les filles. En même temps il court contre les sixchevaliers, qu’il jette par terre ; il s’en présente sixautres, et jusqu’à vingt-quatre, qu’il abattit tous. Puis il ouvritsa boîte, et il leur dit que pour les consoler il allait leurmontrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de laprincesse Gracieuse : il lui fit une profonde révérence, et seretira sans avoir voulu dire son nom ; mais elle ne doutapoint que ce ne fût Percinet.

La colère pensa suffoquer Grognon : lagorge lui enfla ; elle ne pouvait prononcer une parole. Ellefaisait signe que c’était à Gracieuse qu’elle en voulait ; etquand elle put s’en expliquer, elle se mit à faire une vie dedésespérée.

– Comment, disait-elle, oser me disputer leprix de la beauté ! Faire recevoir un tel affront à meschevaliers ! Non, je ne puis le souffrir ; il faut que jeme venge ou que je meure.

– Madame, lui dit la princesse, je vousproteste que je n’ai aucune part à ce qui vient d’arriver ; jesignerai de mon sang, si vous voulez, que vous êtes la plus bellepersonne du monde, et que je suis un monstre de laideur.

– Ah ! vous plaisantez, ma petitemignonne, répliqua Grognon ; mais j’aurai mon tour avantpeu.

L’on alla dire au roi les fureurs de sa femme,et que la princesse mourait de peur ; qu’elle le suppliaitd’avoir pitié d’elle, parce que s’il l’abandonnait à la reine, ellelui ferait mille maux. Il ne s’en émut pas davantage, et réponditseulement :

– Je l’ai donnée à sa belle-mère, elle en feracomme il lui plaira.

La méchante Grognon attendait la nuitimpatiemment. Dès qu’elle fut venue, elle fit mettre les chevaux àsa chaise roulante ; l’on obligea Gracieuse d’y monter, etsous une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de là, dansune grande forêt, où personne n’osait passer parce qu’elle étaitpleine de lions, d’ours, de tigres et de loups. Quand ils eurentpercé jusqu’au milieu de cette horrible forêt, ils la firentdescendre et l’abandonnèrent, quelque prière qu’elle pût leur faired’avoir pitié d’elle. « Je ne vous demande pas la vie, leurdisait-elle, je ne vous demande qu’une prompte mort ; tuez-moipour m’épargner tous les maux qui vont m’arriver. » C’étaitparler à des sourds ; ils ne daignèrent pas lui répondre, ets’éloignant d’elle d’une grande vitesse, ils laissèrent cette belleet malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sanssavoir où elle allait, tantôt se heurtant contre un arbre, tantôttombant, tantôt embarrassée dans les buissons ; enfin,accablée de douleur, elle se jeta par terre, sans avoir la force dese relever. « Percinet, s’écriait-elle quelquefois, Percinet,où êtes-vous ? Est-il possible que vous m’ayezabandonnée ? » Comme elle disait ces mots, elle vit toutd’un coup la plus belle et la plus surprenante chose dumonde : c’était une illumination si magnifique qu’il n’y avaitpas un arbre dans la forêt où il n’y eût plusieurs lustres remplisde bougies : et dans le fond d’une allée elle aperçut unpalais tout de cristal, qui brillait autant que le soleil. Ellecommença de croire qu’il entrait du Percinet dans ce nouvelenchantement ; elle sentit une joie mêlée de crainte.« Je suis seule, disait-elle ; ce prince est jeune,aimable, amoureux ; je lui dois la vie. Ah ! c’en esttrop ! éloignons-nous de lui : il vaut mieux mourir quede l’aimer. » En disant ces mots, elle se leva malgré salassitude et sa faiblesse, et, sans tourner les yeux vers le beauchâteau, elle marcha d’un autre côté, si troublée et si confusedans les différentes pensées qui l’agitaient qu’elle ne savait pasce qu’elle faisait.

Dans ce moment elle entendit du bruit derrièreelle : la peur la saisit, elle crut que c’était quelque bêteféroce qui l’allait dévorer. Elle regarda en tremblant, et elle vitle prince Percinet aussi beau que l’on dépeint l’amour.

– Vous me fuyez, lui dit-il, maprincesse ; vous me craignez quand je vous adore. Est-ilpossible que vous soyez si peu instruite de mon respect, et de mecroire capable d’en manquer pour vous ? Venez, venez sansalarme dans le palais de féerie, je n’y entrerai pas si vous me ledéfendez ; vous y trouverez la reine ma mère, et mes sœurs,qui vous aiment déjà tendrement, sur ce que je leur ai dit devous.

Gracieuse, charmée de la manière soumise etengageante dont lui parlait son jeune amant, ne put refuserd’entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré, que deuxcerfs tiraient d’une vitesse prodigieuse, de sorte qu’en très peude temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui luisemblèrent admirables. On voyait clair partout ; il y avaitdes bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au sondes flûtes et des musettes. Elle voyait en d’autres lieux, sur lebord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, quimangeaient et qui chantaient gaiement.

– Je croyais, lui dit-elle, cette forêtinhabitée, mais tout m’y paraît peuplé et dans la joie.

– Depuis que vous y êtes, ma princesse,répliqua Percinet, il n’y a plus dans cette sombre solitude que desplaisirs et d’agréables amusements : les amours vousaccompagnent, les fleurs naissent sous vos pas.

Gracieuse n’osa répondre ; elle nevoulait point s’embarquer dans ces sortes de conversations, et ellepria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.

Aussitôt il dit à ses cerfs d’aller au palaisde féerie. Elle entendit en arrivant une musique admirable, et lareine avec deux de ses filles, qui étaient toutes charmantes,vinrent au-devant d’elle, l’embrassèrent, et la menèrent dans unegrande salle, dont les murs étaient de cristal de roche : elley remarqua avec beaucoup d’étonnement que son histoire jusqu’à cejour y était gravée, et même la promenade qu’elle venait de faireavec le prince dans le traîneau ; mais cela était d’un travailsi fini que les Phidias et tout ce que l’ancienne Grèce nous vanten’en auraient pu approcher.

– Vous avez des ouvriers bien diligents, ditGracieuse à Percinet ; à mesure que je fais une action et ungeste, je le vois gravé.

– C’est que je ne veux rien perdre de tout cequi a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il.Hélas ! en aucun endroit je ne suis ni heureux ni content.

Elle ne lui répondit rien, et remercia lareine de la manière dont elle la recevait. On servit un grandrepas, où Gracieuse mangea de bon appétit, car elle était ravied’avoir trouvé Percinet au lieu des ours et des lions qu’ellecraignait dans la forêt. Quoiqu’elle fût bien lasse, il l’engageade passer dans un salon tout brillant d’or et de peintures, où l’onreprésenta un opéra : c’étaient les amours de Psyché et deCupidon, mêlés de danses et de petites chansons. Un jeune bergervint chanter ces paroles :

L’on vous aime, Gracieuse, et le dieu d’amour même

Ne saurait pas aimer au point que l’on vous aime.

Imitez pour le moins les tigres et les ours,

Qui se laissent dompter aux plus petits amours.

Des plus fiers animaux le naturel sauvage

S’adoucit aux plaisirs où l’amour les engage :

Tous parlent de l’amour et s’en laissentcharmer ;

Vous seule êtes farouche et refusez d’aimer.

Elle rougit de s’être ainsi entendu nommerdevant la reine et les princesses ; elle dit à Percinetqu’elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurssecrets.

– Je me souviens là-dessus d’une maxime,continua-t-elle, qui m’agrée fort :

Ne faites point de confidence,

Et soyez sûr que le silence

A pour moi des charmes puissants :

Le monde a d’étranges maximes ;

Les plaisirs les plus innocents

Passent quelquefois pour des crimes.

Il lui demanda pardon d’avoir fait une chosequi lui avait déplu. L’opéra finit, et la reine l’envoya conduiredans son appartement par les deux princesses. Il n’a jamais étérien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le litet la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie parvingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avaitdix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand onl’eut mise au lit, l’on commença une musique ravissante pourl’endormir ; mais elle était si surprise qu’elle ne pouvaitfermer les yeux. « Tout ce que j’ai vu, disait-elle, sont desenchantements. Qu’un prince si aimable et si habile est àredouter ! Je ne peux m’éloigner trop tôt de ceslieux. »

Cet éloignement lui faisait beaucoup depeine : quitter un palais si magnifique pour se mettre entreles mains de la barbare Grognon, la différence était grande, onhésiterait à moins. D’ailleurs, elle trouvait Percinet si engageantqu’elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était lemaître.

Lorsqu’elle fut levée, on lui présenta desrobes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries detoutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et desbas de soie ; tout cela d’un goût merveilleux : rien n’ymanquait. On lui mit une toilette d’or ciselé ; elle n’avaitjamais été si bien parée et n’avait jamais paru si belle. Percinetentra dans sa chambre, vêtu d’un drap d’or et vert (car le vertétait sa couleur, parce que Gracieuse l’aimait). Tout ce qu’on nousvante de mieux fait et de plus aimable n’approchait pas de ce jeuneprince. Gracieuse lui dit qu’elle n’avait pu dormir, que lesouvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu’elle ne pouvaits’empêcher d’en appréhender les suites.

– Qu’est-ce qui peut vous alarmer,madame ? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtesadorée ; voudriez-vous m’abandonner pour votre cruelleennemie ?

– Si j’étais la maîtresse de ma destinée, luidit-elle, le parti que vous me proposez serait celui quej’accepterais ; mais je suis comptable de mes actions au roimon père ; il vaut mieux souffrir que de manquer à mondevoir.

Percinet lui dit tout ce qu’il put au mondepour la persuader de l’épouser, elle n’y voulut point consentir, etce fut presque malgré elle qu’il la retint huit jours, pendantlesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince :

– Je voudrais bien savoir ce qui se passe à lacour de Grognon, et comment elle s’est expliquée de la piècequ’elle m’a faite.

Percinet lui dit qu’il y enverrait son écuyer,qui était homme d’esprit. Elle répliqua qu’elle était persuadéequ’il n’avait besoin de personne pour être informé de ce qui sepassait, et qu’ainsi il pouvait le lui dire.

– Venez donc avec moi, lui dit-il, dans lagrande tour et vous le verrez vous-même.

Là-dessus il la mena au haut d’une tourprodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche, commele reste du château : il lui dit de mettre son pied sur lesien, et son petit doigt dans sa bouche, puis de regarder du côtéde la ville. Elle s’aperçut aussitôt que la vilaine Grognon étaitavec le roi, et qu’elle lui disait :

– Cette misérable princesse s’est pendue dansla cave, je viens de la voir, elle fait horreur ; il fautvivement l’enterrer et vous consoler d’une si petite perte.

Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille.Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre, et fitprendre une bûche, que l’on ajusta de cornettes, et bien enveloppéeon la mit dans le cercueil ; puis par l’ordre du roi, on luifit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant, etmaudissant la marâtre qu’ils accusaient de cette mort ; chacunprit le grand deuil : elle entendait les regrets qu’on faisaitde sa perte, et qu’on disait tout bas :

– Quel dommage que cette belle et jeuneprincesse ait péri par les cruautés d’une si mauvaisecréature ! Il faudrait la hacher et en faire un pâté.

Le roi ne pouvant ni boire ni manger, pleuraitde tout son cœur. Gracieuse, voyant son père si affligé :

– Ah ! Percinet, dit-elle, je ne puissouffrir que mon père me croie plus longtemps morte ; si vousm’aimez, ramenez-moi.

Quelque chose qu’il pût lui dire, il fallutobéir, quoique avec une répugnance extrême.

– Ma princesse, lui disait-il, vousregretterez plus d’une fois le palais de féerie, car pour moi jen’ose croire que vous me regrettiez ; vous m’êtes plusinhumaine que Grognon ne vous l’est.

Quoi qu’il pût lui dire, elle s’entêta departir ; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Ilmonta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent àcourir ; et comme elle sortait du palais, elle entendit ungrand bruit : elle regarda derrière elle, c’était l’édificequi tombait en mille morceaux.

– Que vois-je ! s’écria-t-elle, il n’y aplus ici de palais !

– Non, lui répliqua Percinet, mon palais seraparmi les morts ; vous n’y entrerez qu’après votreenterrement.

– Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse enessayant de le radoucir ; mais, au fond, ne suis-je pas plus àplaindre que vous ?

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que laprincesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dansla chambre du roi, et fut se jeter à ses pieds. Lorsqu’il la vit,il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme ; ellele retint, et lui dit qu’elle n’était point morte ; queGrognon l’avait fait conduire dans la forêt sauvage ; qu’elleétait montée au haut d’un arbre, où elle avait vécu defruits ; qu’on avait fait enterrer une bûche à sa place, etqu’elle lui demandait en grâce de l’envoyer dans quelqu’un de seschâteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de samarâtre.

Le roi, incertain si elle lui disait vrai,envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice deGrognon. Tout autre que lui l’aurait fait mettre à la place ;mais c’était un pauvre homme faible, qui n’avait pas le courage dese fâcher tout de bon : il caressa beaucoup sa fille et la fitsouper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui direle retour de la princesse, et qu’elle soupait avec le roi, ellecommença de faire la forcenée ; et courant chez lui, elle luidit qu’il n’y avait point à balancer, qu’il fallait lui abandonnercette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour nerevenir de sa vie ; que c’était une supposition de croirequ’elle fût la princesse Gracieuse ; qu’à la vérité elle luiressemblait un peu, mais Gracieuse s’était pendue ; qu’ellel’avait vue de ses yeux ; et que si l’on ajoutait foi auximpostures de celle-ci, c’était manquer de considération et deconfiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonnal’infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que cen’était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avecle secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fitdéshabiller. On lui ôta ses riches habits et on la couvrit d’unpauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots à ses pieds et uncapuchon de bure sur sa tête. À peine lui donna-t-on un peu depaille pour se coucher et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleureramèrement et à regretter le château de féerie ; mais ellen’osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu’elle en avaittrop mal usé pour lui, et ne pouvant se promettre qu’il l’aimâtassez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avaitenvoyé quérir une fée, qui n’était guère moins malicieusequ’elle.

– Je tiens ici, lui dit-elle, une petitecoquine dont j’ai sujet de me plaindre ; je veux la fairesouffrir et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont ellene puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sansqu’elle ait lieu de s’en plaindre ; aidez-moi à lui trouverchaque jour de nouvelles peines.

La fée répliqua qu’elle y rêverait et qu’ellereviendrait le lendemain. Elle n’y manqua pas ; elle apportaun écheveau de fil gros comme quatre personnes, si délié que le filse cassait à souffler dessus, et si mêlé, qu’il était en un tampon,sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belleprisonnière, et lui dit :

– Çà, ma bonne commère, apprêtez vos grossespattes pour dévider ce fil, et soyez assurée que, si vous en rompezun seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcheraimoi-même ; commencez quand il vous plaira, mais je veuxl’avoir dévidé avant que le soleil se couche.

Puis elle l’enferma sous trois clefs dans unechambre. La princesse n’y fut pas plus tôt que, regardant ce grosécheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un,elle demeura si interdite qu’elle ne voulut pas seulement tenterd’en rien dévider, et le jetant au milieu de la place :

– Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause dema mort. Ah ! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ontpoint trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir,mais tout au moins venez recevoir mon dernier adieu.

Là-dessus elle se mit à pleurer si amèrementque quelque chose de moins sensible qu’un amant en aurait ététouché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s’il eneût gardé la clé dans sa poche.

– Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujoursprêt à vous servir ; je ne suis point capable de vousabandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion.

Il frappa trois coups de sa baguette surl’écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns auxautres ; et en deux autres coups tout fut dévidé d’unepropreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encorequelque chose de lui, et si elle ne l’appellerait jamais que dansses détresses.

– Ne me faites point de reproches, beauPercinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse.

– Mais, ma princesse, il ne tient qu’à vous devous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime ;venez avec moi, faisons notre commune félicité. Quecraignez-vous ?

– Que vous ne m’aimiez pas assez,répliqua-t-elle ; je veux que le temps me confirme vossentiments. Percinet, outré de ces soupçons, prit congé d’elle etla quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher,Grognon en attendait l’heure avec mille impatiences ; enfinelle la devança et vint avec ses quatre furies, quil’accompagnaient partout ; elle mit les trois clés dans lestrois serrures, et disait en ouvrant la porte :

– Je gage que cette belle paresseuse n’aurafait œuvre de ses dix doigts ; elle aura mieux aimé dormirpour avoir le teint frais.

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présentale peloton de fil, où rien ne manquait. Elle n’eut pas autre choseà dire, sinon qu’elle l’avait sali, qu’elle était une malpropre, etpour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches etincarnates devinrent bleues et jaunes. L’infortunée Gracieusesouffrit patiemment une insulte qu’elle n’était pas en état derepousser ; on la ramena dans son cachot, où elle fut bienenfermée.

Grognon, chagrine de n’avoir pas réussi avecl’écheveau de fil, envoya quérir la fée, et la chargea dereproches.

– Trouvez, lui dit-elle, quelque chose de plusmalaisé, pour qu’elle n’en puisse venir à bout.

La fée s’en alla, et le lendemain elle fitapporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutessortes d’oiseaux : de rossignols, de serins, de tarins, dechardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux,colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix : jen’aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaientmêlées les unes parmi les autres ; les oiseaux mêmesn’auraient pu les reconnaître.

– Voici, dit la fée en parlant à Grognon, dequoi éprouver l’adresse et la patience de votre prisonnière ;commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons àpart, des rossignols à part, et qu’ainsi de chacune elle fasse unmonceau : une fée y serait assez nouvelle. Grognon pâma dejoie en se figurant l’embarras de la malheureuse princesse ;elle l’envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires, et l’enfermaavec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant quetout l’ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes, mais il luiétait impossible de connaître la différence des unes auxautres ; elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore,elle essaya plusieurs fois, et, voyant qu’elle tentait une choseimpossible :

– Mourons, dit-elle, d’un ton et d’un airdésespérés ; c’est ma mort que l’on souhaite, c’est elle quifinira mes malheurs ; il ne faut plus appeler Percinet à monsecours : s’il m’aimait, il serait déjà ici.

– J’y suis, princesse, s’écria Percinet ensortant du fond de la tonne, où il était caché, j’y suis pour voustirer de l’embarras où vous êtes ; doutez-vous, après tant depreuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie.

Aussitôt, il frappa trois coups de sabaguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, serangeaient d’elles-mêmes par petits monceaux tout autour de lachambre.

– Que ne vous dois-je pas, seigneur, lui ditGracieuse, sans vous j’allais succomber ; soyez certain detoute ma reconnaissance.

Le prince n’oublia rien pour lui persuader deprendre une ferme résolution en sa faveur ; elle lui demandadu temps, et, quelque violence qu’il se fit, il lui accorda cequ’elle voulait.

Grognon vint ; elle demeura si surprisede ce qu’elle voyait qu’elle ne savait plus qu’imaginer pourdésoler Gracieuse : elle ne laissa pas de la battre, disantque les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, etse mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait quelui répondre ; elle demeurait confondue. Enfin, elle lui ditqu’elle allait employer toute son industrie à faire une boîte quiembarrasserait bien sa prisonnière si elle s’avisait del’ouvrir ; et, quelques jours après, elle lui apporta uneboîte assez grande.

– Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez portercela quelque part par votre esclave ; défendez-lui bien del’ouvrir ; elle ne pourra s’en empêcher, et vous serezcontente.

Grognon ne manqua à rien.

– Portez cette boîte, dit-elle, à mon richechâteau, et la mettez sur la table du cabinet ; mais je vousdéfends, sous peine de mourir, de regarder ce qui est dedans.

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit detoile et son capuchon de laine ; ceux qui la rencontraientdisaient : « Voici quelque déesse déguisée », carelle ne laissait pas d’être d’une beauté merveilleuse. Elle nemarcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit boisqui était bordé d’une prairie agréable, elle s’assit pour respirerun peu. Elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d’un coupl’envie la prit de l’ouvrir. « Qu’est-ce qui m’en peutarriver ? disait-elle. Je n’y prendrai rien, mais tout aumoins je verrai ce qui est dedans. » Elle ne réfléchit pasdavantage aux conséquences, elle l’ouvrit, et aussitôt il en sorttant de petits hommes et de petites femmes, de violons,d’instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petitsplats ; enfin le géant de la troupe était haut comme le doigt.Ils sautent dans le pré ; ils se séparent en plusieurs bandes,et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu : lesuns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autresmangeaient ; les petits violons jouaient à merveille.Gracieuse prit d’abord quelque plaisir à voir une chose siextraordinaire ; mais quand elle fut un peu délassée etqu’elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul nele voulut ; les petits messieurs et les petites damess’enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leursmarmites sur leur tête et les broches sur l’épaule, gagnaient lebois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quandelle venait dans le bois.

– Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuseen pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie ! Leseul malheur dont je pouvais me garantir m’arrive par mafaute : non, je ne puis assez me le reprocher. Percinet,s’écria-t-elle, Percinet, s’il est possible que vous aimiez encoreune princesse si imprudente, venez m’aider dans la rencontre laplus fâcheuse de ma vie.

Percinet ne se fit pas appeler jusqu’à troisfois ; elle l’aperçut avec son riche habit vert.

– Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belleprincesse, vous ne penseriez jamais à moi.

– Ah ! jugez mieux de mes sentiments,répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate auxbienfaits ; il est vrai que j’éprouve votre constance, maisc’est pour la couronner quand j’en serai convaincue.

Percinet, plus content qu’il eût encore été,donna trois coups de baguette sur la boîte : aussitôt petitshommes, petites femmes, violons, cuisiniers et rôti, tout s’y plaçacomme s’il ne s’en fût déplacé. Percinet avait laissé dans le boisson chariot ; il pria la princesse de s’en servir pour allerau riche château : elle avait bien besoin de cette voiture enl’état où elle était ; de sorte que, la rendant invisible, illa mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie,plaisir auquel ma chronique dit qu’elle n’était pas indifférentedans le fond de son cœur ; mais elle cachait ses sentimentsavec soin.

Elle arriva au riche château, et quand elledemanda, de la part de Grognon, qu’on lui ouvrît le cabinet, legouverneur éclata de rire.

– Quoi, lui dit-il, tu crois en quittant tesmoutons entrer dans un si beau lieu ? Va, retourne où tuvoudras, jamais sabots n’ont été sur un tel plancher.

Gracieuse le pria de lui écrire un mot commequoi il la refusait ; il le voulut bien ; et sortant duriche château, elle trouva l’aimable Percinet qui l’attendait etqui la ramena au palais. Il serait difficile d’écrire tout ce qu’illui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux, pour luipersuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que, si Grognonlui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle sejeta sur la fée, qu’elle avait retenue ; elle l’égratigna, etl’aurait étranglée si une fée était étranglable. Gracieuse luiprésenta le billet du gouverneur et la boîte : elle jeta l’unet l’autre au feu, sans daigner les ouvrir, et, si elle s’en étaitaccrue, elle y aurait bien jeté la princesse ; mais elle nedifférait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin,aussi profond qu’un puits ; l’on posa dessus une grossepierre. Elle s’alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux quil’accompagnaient :

– Voici une pierre sous laquelle je suisavertie qu’il y a un trésor : allons, qu’on la lèvepromptement.

Chacun y mit la main, et Gracieuse comme lesautres : c’était ce qu’on voulait. Dès qu’elle fut au bord,Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber lapierre qui le fermait.

Pour ce coup-là il n’y avait plus rien àespérer ; où Percinet l’aurait-il pu trouver, au fond de laterre ? Elle en comprit bien les difficultés et se repentitd’avoir attendu si tard à l’épouser.

– Que ma destinée est terrible !s’écria-t-elle, je suis enterrée toute vivante ! ce genre demort est plus affreux qu’aucun autre. Vous êtes vengé de mesretardements, Percinet, mais je craignais que vous ne fussiez del’humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sontcertains d’être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur.Mes injustes défiances sont cause de l’état où je me trouve.Encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiezdes regrets à ma perte, il me semble qu’elle me serait moinssensible.

Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur,quand elle sentit ouvrir une petite porte qu’elle n’avait puremarquer dans l’obscurité. En même temps elle aperçut le jour, etun jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, destatues, de bocages et de cabinets ; elle n’hésita point à yentrer. Elle s’avança dans une grande allée, rêvant dans son espritquelle fin aurait ce commencement d’aventure ; en même tempselle découvrit le château de féerie : elle n’eut pas de peineà le reconnaître, sans compter que l’on n’en trouve guère tout decristal de roche, et qu’elle y voyait ses nouvelles aventuresgravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs.

– Ne vous en défendez plus, belle princesse,dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureuxet de vous tirer de l’état déplorable où vous vivez sous latyrannie de Grognon.

La princesse reconnaissante se jeta à sesgenoux, et lui dit qu’elle pouvait ordonner de sa destinée, etqu’elle lui obéirait en tout ; qu’elle n’avait pas oublié laprophétie de Percinet lorsqu’elle partit du palais de féerie, quandil lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu’ellen’y entrerait qu’après avoir été enterrée ; qu’elle voyaitavec admiration son savoir, et qu’elle n’en avait pas moins pourson mérite ; qu’ainsi elle l’acceptait pour époux. Le princese jeta à son tour à ses pieds ; en même temps le palaisretentit de voix et d’instruments, et les noces se firent avec ladernière magnificence. Toutes les fées de mille lieux à la ronde yvinrent avec des équipages somptueux ; les unes arrivèrentdans des chars tirés par des cygnes, d’autres par des dragons,d’autres sur des nues, d’autres dans des globes de feu. Entrecelles-là parut la fée qui avait aidé à Grognon à tourmenterGracieuse ; quand elle la reconnut, l’on n’a jamais été plussurpris ; elle la conjura d’oublier ce qui s’était passé, etqu’elle chercherait les moyens de réparer les maux qu’elle luiavait fait souffrir. Ce qui est de vrai, c’est qu’elle ne voulutpas demeurer au festin, et que remontant dans son char attelé dedeux terribles serpents, elle vola au palais du roi ; en celieu elle chercha Grognon, et lui tordit le col sans que ses gardesni ses femmes l’en pussent empêcher.

C’est toi, triste et funeste envie,

Qui causes les maux des humains,

Et qui de la plus belle vie

Troubles les jours les plus sereins.

C’est toi qui contre Gracieuse

De l’indigne Grognon animas le courroux ;

C’est toi qui conduisis les coups,

Qui la rendirent malheureuse.

Hélas ! quel eût été son sort,

Si de son Percival la constance amoureuse

Ne l’avait tant de fois dérobée à la mort.

Il méritait la récompense

Que reçut son ardeur.

Lorsque l’on aime avec constance,

Tôt ou tard on se voit dans un parfait bonheur.

La Biche au bois

 

Il était une fois un roi et une reine dontl’union était parfaite ; ils s’aimaient tendrement, et leurssujets les adoraient ; mais il manquait à la satisfaction desuns et des autres de leur voir un héritier. La reine, qui étaitpersuadée que le roi l’aimerait encore davantage si elle en avaitun, ne manquait pas, au printemps, d’aller boire des eaux quiétaient excellentes. L’on y venait en foule, et le nombred’étrangers était si grand, qu’il s’en trouvait là de toutes lesparties du monde.

Il y avait plusieurs fontaines dans un grandbois où l’on allait boire : elles étaient entourées de marbreet de porphyre, car chacun se piquait de les embellir. Un jour quela reine était assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes sesdames de s’éloigner et de la laisser seule ; puis ellecommença ses plaintes ordinaires :

– Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle,de n’avoir point d’enfants ! les plus pauvres femmes enont : il y a cinq ans que j’en demande au Ciel : je n’aipu encore le toucher. Mourrai-je sans avoir cettesatisfaction ?

Comme elle parlait ainsi, elle remarqua quel’eau de la fontaine s’agitait ; puis une grosse écrevisseparut et lui dit :

– Grande reine, vous aurez enfin ce que vousdésirez : je vous avertis qu’il y a ici proche un palaissuperbe que les fées ont bâti ; mais il est impossible de letrouver, parce qu’il est environné de nuées fort épaisses que l’œild’une personne mortelle ne peut pénétrer. Cependant, comme je suisvotre très humble servante, si vous voulez vous fier à la conduited’une pauvre écrevisse, je m’offre de vous y mener.

La reine l’écoutait sans l’interrompre, lanouveauté de voir parler une écrevisse l’ayant fort surprise ;elle lui dit qu’elle accepterait avec plaisir ses offres, maisqu’elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L’écrevissesourit, sur-le-champ elle prit la figure d’une belle petitevieille.

– Eh bien ! madame, lui dit-elle,n’allons pas à reculons, j’y consens ; mais surtoutregardez-moi comme une de vos amies, car je ne souhaite que ce quipeut vous être avantageux.

Elle sortit de la fontaine sans être mouillée.Ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gristout renoués de rubans verts. Il ne s’est guère vu de vieille dontl’air fût plus galant. Elle salua la reine et elle en futembrassée ; et, sans tarder davantage, elle la conduisit dansune route du bois qui surprit cette princesse ; car, encorequ’elle y fût venue mille et mille fois, elle n’était jamais entréedans celle-là. Comment y serait-elle entrée ? c’était lechemin des fées pour aller à la fontaine. Il était ordinairementfermé de ronces et d’épines ; mais quand la reine et saconductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses,les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faireun berceau couvert de feuilles et de fleurs ; la terre futcouverte de violettes ; mille oiseaux différents chantaient àl’envi sur les arbres.

La reine n’était pas encore revenue de sasurprise, lorsque ses yeux furent frappés par l’éclat sans pareild’un palais tout de diamant ; les murs et les toits, lesplafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu’auxterrasses, tout était de diamant. Dans l’excès de son admiration,elle ne put s’empêcher de pousser un grand cri et de demander à lagalante vieille qui l’accompagnait si ce qu’elle voyait était unsonge ou une réalité.

– Rien n’est plus réel, madame,répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s’ouvrirent ;il en sortit six fées ; mais quelles fées ! les plusbelles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leurempire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à lareine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour luifaire un bouquet ; il y avait une rose, une tulipe, uneanémone, une ancolie, un œillet et une grenade.

– Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvonspas vous donner une plus grande marque de notre considération qu’envous permettant de nous venir voir ici ; nous sommes bienaises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse que vousnommerez Désirée ; car l’on doit avouer qu’il y a longtempsque vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu’elle sera aumonde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutessortes de bonnes qualités. Vous n’avez qu’à prendre le bouquet quenous vous donnons et nommer chaque fleur en pensant à nous ;soyez certaine qu’aussitôt nous serons dans votre chambre.

La reine, transportée de joie, se jeta à leurcol, et les embrassades durèrent plus d’une grosse demi-heure.Après cela, elles prièrent la reine d’entrer dans leur palais, donton ne peut faire une assez belle description. Elles avaient prispour le bâtir l’architecte du soleil : il avait fait en petitce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n’en soutenaitl’éclat qu’avec peine, fermait à tous moments les yeux. Elles laconduisirent dans leur jardin. Il n’a jamais été de si beauxfruits ; les abricots étaient plus gros que la tête, et l’onne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre ; d’ungoût si exquis, qu’après que la reine en eut mangé, elle ne voulutde sa vie en manger d’autres. Il y avait un verger tout d’arbresfactices qui ne laissaient pas d’avoir vie et de croître comme lesautres.

De dire tous les transports de la reine,combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elleremercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréablenouvelle, c’est ce que je n’entreprendrai point ; mais enfinil n’y eut aucun terme de tendresse et de reconnaissance oublié. Lafée de la Fontaine y trouva toute la part qu’elle méritait. Lareine demeura jusqu’au soir dans le palais. Elle aimait lamusique : on lui fit entendre des voix qui lui parurentcélestes. On la chargea de présents, et, après avoir remercié cesgrandes dames, elle revint avec la fée de la Fontaine.

Toute sa maison était très en peined’elle : on la cherchait avec beaucoup d’inquiétude, on nepouvait imaginer en quel lieu elle était : ils craignaientmême que quelques étrangers audacieux ne l’eussent enlevée, carelle avait de la beauté et de la jeunesse ; de sorte quechacun témoigna une joie extrême de son retour ; et comme elleressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnesespérances qu’on venait de lui donner, elle avait une conversationagréable et brillante qui charmait tout le monde.

La fée de la Fontaine la quitta proche de chezelle ; les compliments et les caresses redoublèrent à leurséparation, et la reine, étant restée encore huit jours aux eaux,ne manqua pas de retourner au palais des fées avec sa coquettevieille, qui paraissait d’abord en écrevisse et puis qui prenait saforme naturelle.

La reine partit ; elle devint grosse etmit au monde une princesse qu’elle appela Désirée. Aussitôt elleprit le bouquet qu’elle avait reçu ; elle nomma toutes lesfleurs l’une après l’autre, et sur-le-champ on vit arriver lesfées. Chacune avait son chariot de différente manière : l’unétait d’ébène, tiré par des pigeons blancs ; d’autresd’ivoire, que de petits corbeaux traînaient ; d’autres encorede cèdre et de calambour. C’était là leur équipage d’alliance et depaix ; car, lorsqu’elles étaient fâchées, ce n’étaient que desdragons volants, que des couleuvres, qui jetaient le feu par lagueule et par les yeux ; que lions, que léopards, quepanthères, sur lesquels elles se transportaient d’un bout du mondeà l’autre en moins de temps qu’il n’en faut pour dire bonjour oubonsoir ; mais, cette fois-ci, elles étaient de la meilleurehumeur qu’il est possible.

La reine les vit entrer dans sa chambre avecun air gai et majestueux ; leurs nains et leurs naines lessuivaient, tout chargés de présents. Après qu’elles eurent embrasséla reine et baisé la petite princesse, elles déployèrent salayette, dont la toile était si fine et si bonne, qu’on pouvaits’en servir cent ans sans l’user : les fées la filaient àleurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassaientencore ce que j’ai dit de la toile ; toute l’histoire du mondey était représentée, soit à l’aiguille ou au fuseau. Après celaelles montrèrent les langes et les couvertures qu’elles avaientbrodés exprès ; l’on y voyait représentés mille jeuxdifférents auxquels les enfants s’amusent. Depuis qu’il y a desbrodeurs et des brodeuses, il ne s’est rien vu de si merveilleux.Mais quand le berceau parut, la reine s’écria d’admiration, car ilsurpassait encore tout ce qu’elle avait vu jusqu’alors. Il étaitd’un bois si rare, qu’il coûtait cent mille écus la livre. Quatrepetits amours le soutenaient ; c’étaient quatre chefs-d’œuvre,où l’art avait tellement surpassé la matière, quoiqu’elle fût dediamants et de rubis, que l’on n’en peut assez parler. Ces petitsamours avaient été animés par les fées, de sorte que, lorsquel’enfant criait, ils le berçaient et l’endormaient ; celaétait d’une commodité merveilleuse pour les nourrices.

Les fées prirent elles-mêmes la petiteprincesse sur leurs genoux ; elles l’emmaillotèrent et luidonnèrent plus de cent baisers, car elle était déjà si belle, qu’onne pouvait la voir sans l’aimer. Elles remarquèrent qu’elle avaitbesoin de téter ; aussitôt elles frappèrent la terre avec leurbaguette, il parut une nourrice telle qu’il la fallait pour cetaimable poupard. Il ne fut plus question que de douerl’enfant : les fées s’empressèrent de le faire. L’une la douade vertu et l’autre d’esprit ; la troisième d’une beautémiraculeuse ; celle d’après d’une heureuse fortune ; lacinquième lui désira une longue santé, et la dernière, qu’elle fitbien toutes les choses qu’elle entreprendrait.

La reine, ravie, les remerciait mille et millefois des faveurs qu’elles venaient de faire à la petite princesse,lorsque l’on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse,que la porte fut à peine assez large pour qu’elle pût passer.

– Ha ! trop ingrate reine, ditl’écrevisse, vous n’avez donc pas daigné vous souvenir demoi ? Est-il possible que vous ayez sitôt oublié la fée de laFontaine et les bons offices que je vous ai rendus en vous menantchez mes sœurs ? Quoi ! vous les avez toutes appelées, jesuis la seule que vous négligez ! Il est certain que j’enavais un pressentiment, et c’est ce qui m’obligea de prendre lafigure d’une écrevisse lorsque je vous parlai la première fois,voulant marquer par là que votre amitié, au lieu d’avancer,reculerait.

La reine, inconsolable de la faute qu’elleavait faite, l’interrompit et lui demanda pardon ; elle luidit qu’elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres ;que c’était le bouquet de pierreries qui l’avait trompée ;qu’elle n’était pas capable d’oublier les obligations qu’elle luiavait ; qu’elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié,et particulièrement d’être favorable à la princesse. Toutes lesfées, qui craignaient qu’elle ne la douât de misères etd’infortunes, secondèrent la reine pour l’adoucir :

– Ma chère sœur, lui disaient-elles, que votrealtesse ne soit point fâchée contre une reine qui n’a jamais eudessein de vous déplaire ! Quittez, de grâce, cette figured’écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous voscharmes.

J’ai déjà dit que la fée de la Fontaine étaitassez coquette ; les louanges que ses sœurs lui donnèrentl’adoucirent un peu :

– Eh bien ! dit-elle, je ne ferai pas àDésirée tout le mal que j’avais résolu, car assurément j’avaisenvie de la perdre, et rien n’aurait pu m’en empêcher. Cependant jeveux bien vous avertir que si elle voit le jour avant l’âge dequinze ans elle aura lieu de s’en repentir ; il lui en coûterapeut-être la vie.

Les pleurs de la reine et les prières desillustres fées ne changèrent point l’arrêt qu’elle venait deprononcer. Elle se retira à reculons, car elle n’avait pas vouluquitter sa robe d’écrevisse.

Dès qu’elle fut éloignée de la chambre, latriste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille desmaux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil, et enfin,après avoir agité plusieurs avis différents, elles s’arrêtèrent àcelui-ci : qu’il fallait bâtir un palais sans portes nifenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princessedans ce lieu jusqu’à l’âge fatal où elle était menacée.

Trois coups de baguette commencèrent etfinirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert pardehors ; les plafonds et les planchers de diamants etd’émeraudes qui formaient des fleurs, des oiseaux et mille chosesagréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs,brodé de la main des fées ; et, comme elles étaient savantesdans l’histoire, elles s’étaient fait un plaisir de tracer les plusbelles et les plus remarquables ; l’avenir n’y était pas moinsprésent que le passé ; les actions héroïques du plus grand roidu monde remplissaient plusieurs tentures.

Ici du démon de la Thrace

Il a le port victorieux,

Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux

Marquent sa belliqueuse audace.

Là, plus tranquille et plus serein,

Il gouverne la France en une paix profonde,

Il fait voir par ses lois que le reste du monde

Lui doit envier son destin.

Par les peintres les plus habiles

Il y paraissait peint avec ces divers traits,

Redoutable en prenant des villes,

Généreux en faisant la paix.

Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pourapprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événementsde la vie des héros et des autres hommes.

L’on ne voyait chez elle que par la lumièredes bougies, mais il y en avait une si grande quantité, qu’ellesfaisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avaitbesoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu ;son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujoursce qu’ils voulaient lui enseigner ; et chacun d’eux demeuraitdans une admiration continuelle des choses surprenantes qu’elledisait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leurnourrice ; aussi n’est-on pas doué par les fées pour demeurerignorante et stupide.

Si son esprit charmait tous ceux quil’approchaient, sa beauté n’avait pas des effets moinspuissants ; elle ravissait les plus insensibles, et la reinesa mère ne l’aurait jamais quittée de vue, si son devoir ne l’avaitpas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir laprincesse de temps en temps ; elles lui apportaient desraretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches etsi galants, qu’ils semblaient avoir été faits pour la noce d’unejeune princesse qui n’est pas moins aimable que celle dont jeparle ; mais entre toutes les fées qui la chérissaient, Tulipel’aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reinede ne lui pas laisser voir le jour avant qu’elle eût quinzeans.

– Notre sœur de la Fontaine est vindicative,lui disait-elle, quelque intérêt que nous prenions à cetenfant ; elle lui fera du mal si elle peut. Ainsi, madame,vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus.

La reine lui promettait de veiller sans cesseà une affaire si importante ; mais comme sa chère filleapprochait du temps où elle devait sortir de ce château, elle lafit peindre. Son portrait fut porté dans les plus grandes cours del’univers. À sa vue, il n’y eut aucun prince qui se défendît del’admirer ; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu’il nepouvait plus s’en séparer. Il le mit dans son cabinet, ils’enfermait avec lui, et, lui parlant comme s’il eût été sensible,qu’il eût pu l’entendre, il lui disait les choses du monde les pluspassionnées.

Le roi, qui ne voyait presque plus son fils,s’informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l’empêcher deparaître aussi gai qu’à son ordinaire. Quelques courtisans, tropempressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, luidirent qu’il était à craindre que le prince ne perdît l’esprit,parce qu’il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet,où l’on entendait qu’il parlait seul comme s’il eût été avecquelqu’un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude.

– Est-il possible, disait-il à ses confidents,que mon fils perde la raison ? Il en a toujours tantmarqué ! Vous savez l’admiration qu’on a eue pour lui jusqu’àprésent, et je ne trouve encore rien d’égaré dans ses yeux ;il me paraît seulement plus triste. Il faut que jel’entretienne ; je démêlerai peut-être de quelle sorte defolie il est attaqué.

En effet, il l’envoya quérir ; ilcommanda qu’on se retirât, et après plusieurs choses auxquelles iln’avait pas une grande attention et auxquelles aussi il réponditassez mal, le roi lui demanda ce qu’il pouvait avoir pour que sonhumeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant cemoment favorable, se jeta à ses pieds :

– Vous avez résolu, lui dit-il, de me faireépouser la princesse Noire ; vous trouverez des avantages dansson alliance que je ne puis vous promettre dans celle de laprincesse Désirée ; mais, seigneur, je trouve des charmes danscelle-ci que je ne rencontrerai point dans l’autre.

– Et où les avez-vous vues ? dit leroi.

– Les portraits de l’une et de l’autre m’ontété apportés, répliqua le prince Guerrier (c’est ainsi qu’on lenommait depuis qu’il avait gagné trois grandes batailles) ; jevous avoue que j’ai pris une si forte passion pour la princesseDésirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez données àla Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre enperdant l’espérance d’être à ce que j’aime.

– C’est donc avec son portrait, repritgravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversationsqui vous rendent ridicule à tous les courtisans ? Ils vouscroient insensé, et si vous saviez ce qui m’est revenu là-dessus,vous auriez honte de marquer tant de faiblesse.

– Je ne puis me reprocher une si belle flamme,répondit-il ; lorsque vous aurez vu le portrait de cettecharmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle.

– Allez donc le quérir tout à l’heure, dit leroi avec un air d’impatience qui faisait connaître son chagrin.

Le prince en aurait eu de la peine, s’iln’avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler labeauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, et revint chez leroi ; il demeura presque aussi enchanté que sonfils :

– Ah ! dit-il, mon cher Guerrier, jeconsens à ce que vous souhaitez ; je rajeunirai lorsquej’aurai une si aimable princesse à ma cour. Je vais dépêchersur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire pour retirer maparole : quand je devrais avoir une rude guerre contre elle,j’aime mieux m’y résoudre.

Le prince baisa respectueusement les mains deson père, et lui embrassa plus d’une fois les genoux. Il avait tantde joie, qu’on le reconnaissait à peine ; il pressa le roi dedépêcher des ambassadeurs, non seulement à la Noire, mais aussi àla Désirée, et il souhaita qu’il choisît pour cette dernièrel’homme le plus capable et le plus riche, parce qu’il fallaitparaître dans une occasion si célèbre et persuader ce qu’ildésirait. Le roi jeta les yeux sur Becafigue ; c’était unjeune seigneur très éloquent, qui avait cent millions de rentes. Ilaimait passionnément le prince Guerrier ; il fit, pour luiplaire, le plus grand équipage et la plus belle livrée qu’il putimaginer. Sa diligence fut extrême, car l’amour du princeaugmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait departir.

– Songez, lui disait-il confidemment, qu’il yva de ma vie ; que je perds l’esprit lorsque je pense que lepère de cette princesse peut prendre des engagements avec quelqueautre, sans vouloir les rompre en ma faveur, et que je la perdraispour jamais.

Becafigue le rassurait afin de gagner dutemps, car il était bien aise que sa dépense lui fît honneur. Ilmena quatre-vingts carrosses tout brillants d’or et dediamants ; la miniature la mieux finie n’approche pas de cellequi les ornait. Il y avait cinquante autres carrosses, vingt-quatremille pages à cheval, plus magnifiques que les princes, et le restede ce grand cortège ne se démentait en rien.

Lorsque l’ambassadeur prit son audience decongé du prince, il l’embrassa étroitement :

– Souvenez-vous, mon cher Becafigue, luidit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier ;n’oubliez rien pour persuader, et amenez l’aimable princesse quej’adore.

Il le chargea aussitôt de mille présents où lagalanterie égalait la magnificence : ce n’était que devisesamoureuses gravées sur des cachets de diamants, des montres dansdes escarboucles, chargées des chiffres de Désirée ; desbracelets de rubis taillés en cœur. Enfin que n’avait-il pasimaginé pour lui plaire !

L’ambassadeur portait le portrait de ce jeuneprince, qui avait été peint par un homme si savant, qu’il parlaitet faisait de petits compliments pleins d’esprit. À la vérité il nerépondait pas à tout ce qu’on lui disait, mais il ne s’en fallaitguère. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sasatisfaction, et il ajouta qu’il portait tant d’argent, que si onlui refusait la princesse, il trouverait le moyen de gagnerquelqu’une de ses femmes et de l’enlever.

– Ah ! s’écria le prince, je ne puis m’yrésoudre ; elle serait offensée d’un procédé si peurespectueux.

Becafigue ne répondit rien là-dessus etpartit. Le bruit de son voyage prévint son arrivée ; le roi etla reine en furent ravis ; ils estimaient beaucoup son maîtreet savaient les grandes actions du prince Guerrier ; mais cequ’ils connaissaient encore mieux, c’était son méritepersonnel ; de sorte que quand ils auraient cherché dans toutl’univers un mari pour leur fille, ils n’auraient su en trouver unplus digne d’elle. On prépara un palais pour loger Becafigue etl’on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dansla dernière magnificence.

Le roi et la reine avaient résolu quel’ambassadeur verrait Désirée ; mais la fée Tulipe vinttrouver la reine et lui dit :

– Gardez-vous bien, madame, de mener Becafiguechez notre enfant (c’est ainsi qu’elle nommait la princesse) ;il ne faut pas qu’il la voie si tôt, et ne consentez point àl’envoyer chez le roi qui la demande, qu’elle n’ait passé quinzeans ; car je suis assurée que si elle part plus tôt il luiarrivera quelque malheur.

La reine embrassant la bonne Tulipe, elle luipromit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voirla princesse.

L’ambassadeur arriva. Son équipage demeuravingt-trois heures à passer ; car il avait six cent millemulets, dont les clochettes et les fers étaient d’or, leurscouvertures de velours et de brocart en broderie de perle. C’étaitun embarras sans pareil dans les rues : tout le monde étaitaccouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui,tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de laharangue qu’il fit et des cérémonies qui se passèrent de part etd’autre : on peut assez les imaginer ; mais lorsqu’ildemanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cettegrâce lui fût déniée.

– Si nous vous refusons, seigneur Becafigue,lui dit le roi, une chose qui paraît si juste, ce n’est point parun caprice qui nous soit particulier ; il faut vous raconterl’étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part.Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, et lamenaça d’une très grande infortune si elle voyait le jour avantl’âge de quinze ans. Nous la tenons dans un palais où les plusbeaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans larésolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n’enrien faire.

– Eh ! quoi, sire, répliqual’ambassadeur, aurai-je le chagrin de m’en retourner sanselle ? Vous l’accorderez au roi mon maître pour son fils, elleest attendue avec mille impatiences, est-il possible que vous vousarrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions desfées ? Voilà le portrait du prince Guerrier que j’ai ordre delui présenter ; il est si ressemblant, que je crois le voirlui-même lorsque je le regarde.

Il le déploya aussitôt ; le portrait, quin’était instruit que pour parler à la princesse, dit :

– Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avecquelle ardeur je vous attends : venez bientôt dans notre courl’orner des grâces qui vous rendent incomparable.

Le portrait ne dit plus rien ; le roi etla reine demeurèrent si surpris qu’ils prièrent Becafigue de leleur donner pour le porter à la princesse. Il en fut ravi, et leremit entre leurs mains.

La reine n’avait point parlé jusqu’alors à safille de ce qui se passait ; elle avait même défendu aux damesqui étaient auprès d’elle de lui rien dire de l’arrivée del’ambassadeur : elles ne lui avaient pas obéi, et la princessesavait qu’il s’agissait d’un grand mariage ; mais elle étaitsi prudente, qu’elle n’en avait rien témoigné à sa mère. Quand ellelui montra le portrait du prince, qui parlait et qui lui fit uncompliment aussi tendre que galant, elle en fut fortsurprise ; car elle n’avait rien vu d’égal à cela, et la bonnemine du prince, l’air d’esprit, la régularité de ses traits, nel’étonnaient pas moins que ce que disait le portrait.

– Seriez-vous fâchée, lui dit la reine, enriant, d’avoir un époux qui ressemblât à ce prince ?

– Madame, répliqua-t-elle, ce n’est point àmoi à faire un choix ; ainsi je serai toujours contente decelui que vous me destinerez.

– Mais enfin, ajouta la reine, si le sorttombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse ?

Elle rougit, baissa les yeux, et ne réponditrien. La reine la prit dans ses bras et la baisa plusieurs fois.Elle ne put s’empêcher de verser des larmes lorsqu’elle pensaqu’elle était sur le point de la perdre, car il ne s’en fallaitplus que trois mois qu’elle n’eût quinze ans ; et cachant sondéplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dansl’ambassade du célèbre Becafigue ; elle lui donna même lesraretés qu’il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira,elle loua avec beaucoup de goût ce qu’il y avait de plus curieux,mais de temps en temps ses regards s’échappaient pour s’attachersur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait étéinconnu jusqu’alors.

L’ambassadeur, voyant qu’il faisait desinstances inutiles pour qu’on lui donnât la princesse, et qu’on secontentait de la lui promettre, mais si solennellement qu’il n’yavait pas lieu d’en douter, demeura peu auprès du roi, et retournaen poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu’il ne pouvait espérersa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes quiaffligèrent toute la cour. Il ne dormait plus, il ne mangeaitpoint ; il devint triste et rêveur ; la vivacité de sonteint se changea en couleur de souci. Il demeurait des joursentiers couché sur un canapé dans son cabinet à regarder leportrait de sa princesse ; il lui écrivait à tous moments etprésentait les lettres à ce portrait, comme s’il eût été capable deles lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tombadangereusement malade, et pour en deviner la cause, il ne fallaitni médecins ni docteurs.

Le roi se désespérait. Il aimait son fils plustendrement que jamais père n’a aimé le sien. Il se trouvait sur lepoint de le perdre. Quelle douleur pour un père ! Il ne voyaitaucun remède qui pût guérir le prince. Il souhaitait Désirée ;sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans unesi grande extrémité, d’aller trouver le roi et la reine quil’avaient promise, pour les conjurer d’avoir pitié de l’état où leprince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne seferait jamais s’ils voulaient obstinément attendre que la princesseeût quinze ans.

Cette démarche était extraordinaire ;mais elle l’aurait été bien davantage s’il eût laissé périr un filssi aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté quiétait insurmontable : c’est que son grand âge ne luipermettait que d’aller en litière, et cette voiture s’accordait malavec l’impatience de son fils ; de sorte qu’il envoya en postele fidèle Becafigue, et il écrivit les lettres du monde les plustouchantes pour engager le roi et la reine à ce qu’ilsouhaitait.

Pendant ce temps, Désirée n’avait guère moinsde plaisir à voir le portrait du prince qu’il en avait à regarderle sien. Elle allait à tout moment dans le lieu où il était ;et quelque soin qu’elle prît de cacher ses sentiments, on nelaissait pas de les pénétrer. Entre autres, Giroflée etLongue-Épine, qui étaient ses filles d’honneur, s’aperçurent despetites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Girofléel’aimait passionnément et lui était fidèle ; Longue-Épine detout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et de sonrang. Sa mère avait élevé la princesse ; après avoir été sagouvernante, elle devint sa dame d’honneur : elle aurait dûl’aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu’elle chérîtsa fille jusqu’à la folie ; et voyant la haine qu’elle avaitpour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.

L’ambassadeur que l’on avait dépêché à la courde la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu’on apprit lecompliment dont il était chargé. Cette Éthiopienne était la plusvindicative créature du monde ; elle trouva que c’était latraiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle,de lui envoyer dire ainsi qu’on la remerciait. Elle avait vu unportrait du prince dont elle s’était entêtée, et les Éthiopiennes,quand elles se mêlent d’aimer, aiment avec plus d’extravagance queles autres.

– Comment, monsieur l’ambassadeur, dit-elle,est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche ni assezbelle ? Promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu’iln’en est guère de plus vastes ; venez dans mon trésor royalvoir plus d’or que toutes les mines du Pérou n’en ont jamaisfourni ; enfin regardez la noirceur de mon teint, ce nezécrasé, ces grosses lèvres ; n’est-ce pas ainsi qu’il fautêtre pour être belle ?

– Madame, répondit l’ambassadeur, quicraignait les bastonnades plus que tous ceux qu’on envoie à laPorte, je blâme mon maître autant qu’il est permis à unsujet ; et si le Ciel m’avait mis sur le premier trône del’univers, je sais vraiment bien à qui je l’offrirais.

– Cette parole vous sauvera la vie, luidit-elle. J’avais résolu de commencer ma vengeance sur vous ;mais il y aurait de l’injustice, puisque vous n’êtes pas cause dumauvais procédé de votre prince. Allez lui dire qu’il me faitplaisir de rompre avec moi, parce que je n’aime pas les malhonnêtesgens.

L’ambassadeur, qui ne demandait pas mieux queson congé, l’eut à peine obtenu qu’il en profita.

Mais l’Éthiopienne était trop piquée contre leprince Guerrier pour lui pardonner. Elle monta dans un chard’ivoire traîné par six autruches qui faisaient dix lieues parheure. Elle se rendit au palais de la fée de la Fontaine ;c’était sa marraine et sa meilleure amie. Elle lui raconta sonaventure et la pria avec les dernières instances de servir sonressentiment. La fée fut sensible à la douleur de safilleule ; elle regarda dans le livre qui dit tout, et elleconnut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesseNoire que pour la princesse Désirée, qu’il l’aimait éperdument, etqu’il était même malade de la seule impatience de la voir. Cetteconnaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte, et commeelle ne l’avait pas vue depuis le moment de sa naissance, il est àcroire qu’elle aurait négligé de lui faire du mal si la vindicativeNoiron ne l’en avait pas conjurée.

– Quoi ! s’écria-t-elle, cettemalheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire ? Non,charmante princesse, non. Ma mignonne, je ne souffrirai pas qu’onte fasse un affront ; les cieux et tous les élémentss’intéressent dans cette affaire. Retourne chez toi et te reposesur ta chère marraine.

La princesse Noire la remercia ; elle luifit des présents de fleurs et de fruits qu’elle reçut fortagréablement.

L’ambassadeur Becafigue s’avançait en toutediligence vers la ville capitale où le père de Désirée faisait sonséjour. Il se jeta aux pieds du roi et de la reine ; il versabeaucoup de larmes, et leur dit, dans les termes les plustouchants, que le prince Guerrier mourrait s’ils lui retardaientplus longtemps le plaisir de voir la princesse leur fille ;qu’il ne s’en fallait plus que trois mois qu’elle n’eût quinzeans ; qu’il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans unespace si court ; qu’il prenait la liberté de les avertirqu’une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à lamajesté royale. Enfin il harangua si bien qu’il eut le don depersuader. On pleura avec lui, se représentant le triste état où lejeune prince était réduit, et puis on lui dit qu’il fallaitquelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il repartitqu’il ne pouvait donner que quelques heures ; que son maîtreétait à l’extrémité ; qu’il s’imaginait que la princesse lehaïssait, et que c’était elle qui retardait son voyage. On l’assuradonc que le soir il saurait ce qu’on pouvait faire.

La reine courut au palais de sa chèrefille ; elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentitalors une douleur sans pareille ; son cœur se serra, elles’évanouit, et la reine connut les sentiments qu’elle avait pour leprince.

– Ne vous affligez point, ma chère enfant, luidit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison ; je ne suisinquiète que pour les menaces que la fée de la Fontaine fit à votrenaissance.

– Je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu’enprenant quelques mesures nous tromperons la méchante fée. Parexemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé où jene verrais point le jour ? On l’ouvrirait la nuit pour nousdonner à manger ; ainsi j’arriverais heureusement chez leprince Guerrier.

La reine goûta beaucoup cet expédient, elle enfit part au roi qui l’approuva aussi ; de sorte qu’on envoyadire à Becafigue de venir promptement, et il reçut des assurancescertaines que la princesse partirait au plus tôt, ainsi qu’iln’avait qu’à s’en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à sonmaître ; et que pour se hâter davantage, on négligerait de luifaire l’équipage et les riches habits qui convenaient à son rang.L’ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds deleurs majestés, pour les remercier. Il partit ensuite sans avoir vula princesse.

La séparation du roi et de la reine lui auraitsemblé insupportable, si elle avait été moins prévenue en faveur duprince : mais il est de certains sentiments qui étouffentpresque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vertpar-dehors, orné de grandes plaques d’or, et par dedans de brocartargent et couleur de rose rebrodé ; il n’y avait aucuneglace ; il était fort grand, il fermait mieux qu’une boîte, etun seigneur des premiers du royaume fut chargé des clés quiouvraient les serrures qu’on avait mises aux portières.

Autour d’elle on voyait les Grâces,

Les ris, les plaisirs et les jeux,

Et les Amours respectueux

Empressés à suivre ses traces ;

Elle avait l’air majestueux,

Avec une douceur céleste.

Elle s’attirait tous les vœux

Sans compter ici tout le reste,

Elle avait les mêmes attraits

Que fit briller Adélaïde,

Quand, l’hymen lui servant de guide,

Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.

L’on nomma peu d’officiers pour l’accompagner,afin qu’une nombreuse suite n’embarrassât point ; et après luiavoir donné les plus belles pierreries du monde et quelques habitstrès riches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étoufferle roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l’enfermadans le carrosse sombre avec sa dame d’honneur, Longue-Épine etGiroflée.

On a peut-être oublié que Longue-Épinen’aimait point la princesse Désirée ; mais elle aimait fort leprince Guerrier, car elle avait vu son portrait parlant. Le traitqui l’avait blessée était si vif, qu’étant sur le point de partirelle dit à sa mère qu’elle mourrait si le mariage de la princesses’accomplissait, et que si elle voulait la conserver, il fallaitabsolument qu’elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. Ladame d’honneur lui dit de ne se point affliger, qu’elle tâcheraitde remédier à sa peine en la rendant heureuse.

Lorsque la reine envoya sa chère enfant, ellela recommanda au-delà de tout ce qu’on peut dire à cette mauvaisefemme.

– Quel dépôt ne vous confié-je pas ! luidit-elle ; c’est plus que ma vie. Prenez soin de la santé dema fille ; mais surtout soyez soigneuse d’empêcher qu’elle nevoie le jour, tout serait perdu. Vous savez de quels maux elle estmenacée, et je suis convenue avec l’ambassadeur du prince Guerrierque, jusqu’à ce qu’elle ait quinze ans, on la mettrait dans unchâteau où elle ne verra aucune lumière que celle des bougies.

La reine combla cette dame de présents, pourl’engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veillerà la conservation de la princesse et de lui en rendre bon compteaussitôt qu’elles seraient arrivées.

Ainsi le roi et la reine, se reposant sur sessoins, n’eurent point d’inquiétude pour leur chère fille ;cela servit en quelque façon à modérer la douleur que sonéloignement leur causait. Mais Longue-Épine, qui apprenait tous lessoirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrossepour lui servir à souper, que l’on approchait de la ville où ellesétaient attendues, pressait sa mère d’exécuter son dessein,craignant que le roi et le prince ne vinssent au devant d’elle, etqu’il ne fût plus temps ; de sorte qu’environ l’heure de midi,où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d’un coupl’impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grandcouteau fait exprès qu’elle avait apporté. Alors pour la premièrefois la princesse Désirée vit le jour. À peine l’eut-elle regardéet poussé un profond soupir, qu’elle se précipita du carrosse sousla forme d’une biche blanche et se mit à courir jusqu’à la forêtprochaine, où elle s’enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter,sans témoins, la charmante figure qu’elle venait de perdre.

La fée de la Fontaine, qui conduisait cetteétrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient laprincesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et lesautres d’aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier dumalheur qui venait d’arriver, sembla aussitôt bouleverser lanature ; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plusassurés, et par son merveilleux savoir elle transporta tous cesgens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence luidéplaisait.

Il ne resta que la dame d’honneur,Longue-Épine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse,faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de sesplaintes. Les deux autres, ravies d’être en liberté, ne perdirentpas un moment à faire ce qu’elles avaient projeté. Longue-Épine mitles plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait étéfait pour ses noces était d’une richesse sans pareille, et lacouronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme lepoing ; son sceptre était d’un seul rubis ; le globequ’elle tenait dans l’autre main, d’une perle plus grosse que latête. Cela était rare et très lourd à porter ; mais il fallaitpersuader qu’elle était la princesse, et ne rien négliger de tousles ornements royaux.

En cet équipage, Longue-Épine, suivie de samère, qui portait la queue de son manteau, s’achemine vers laville.

Cette fausse princesse marchait gravement,elle ne doutait pas que l’on ne vînt les recevoir ; et, eneffet, elles n’étaient guère avancées quand elles aperçurent ungros de cavalerie, et, au milieu, deux litières brillantes d’or etde pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches deplumes vertes (c’était la couleur favorite de la princesse). Leroi, qui était dans l’une, et le prince malade dans l’autre, nesavaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plusempressés galopèrent vers elles, et jugèrent par la magnificence deleurs habits qu’elles devaient être des personnes de distinction.Ils mirent pied à terre, et les abordèrent respectueusement.

– Obligez-moi de m’apprendre, leur ditLongue-Épine, qui est dans ces litières ?

– Mesdames, répliquèrent-ils, c’est le roi etle prince son fils, qui viennent au-devant de la princesseDésirée.

– Allez, je vous prie, leur dire,continua-t-elle, que la voici. Une fée, jalouse de mon bonheur, adispersé tous ceux qui m’accompagnaient, par une centaine de coupsde tonnerre, d’éclairs et de prodiges surprenants ; mais voicima dame d’honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père etde mes pierreries.

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas desa robe, et furent en diligence annoncer au roi que la princesseapprochait.

– Comment ! s’écria-t-il, elle vient àpied en plein jour !

Ils lui racontèrent ce qu’elle avait dit. Leprince, brûlant d’impatience :

– Avouez, leur dit-il, que c’est un prodige debeauté, un miracle, une princesse tout accomplie. Ils nerépondirent rien, et surprirent le prince.

– Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vousaimez mieux vous taire.

– Seigneur, vous l’allez voir, lui dit le plushardi d’entre eux ; apparemment que la fatigue du voyage l’achangée.

Le prince demeura surpris ; s’il avaitété moins faible, il se serait précipité de la litière poursatisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de lasienne, et s’avançant avec toute la cour, il joignit la fausseprincesse ; mais aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur elle, ilpoussa un grand cri, et reculant quelques pas :

– Que vois-je ! dit-il. Quelleperfidie !

– Sire, dit la dame d’honneur en s’avançanthardiment, voici la princesse Désirée, avec les lettres du roi etde la reine ; je remets aussi entre vos mains la cassette depierreries dont ils me chargèrent en partant.

Le roi gardait à tout cela un morne silence,et le prince, s’appuyant sur Becafigue, s’approcha de Longue-Épine.Ô dieux ! que devint-il après avoir considéré cette fille,dont la taille extraordinaire faisait peur ! Elle était sigrande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine lesgenoux ; sa maigreur affreuse, son nez, plus crochu que celuid’un perroquet, brillait d’un rouge luisant ; il n’a jamaisété de dents plus noires et plus mal rangées. Enfin elle étaitaussi laide que Désirée était belle.

Le prince, qui n’était occupé que de lacharmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile àla vue de celle-ci ; il n’avait pas la force de proférer uneparole, il la regardait avec étonnement, et s’adressant ensuite auroi :

– Je suis trahi, dit-il ; ce merveilleuxportrait sur lequel j’engageai ma liberté n’a rien de la personnequ’on nous envoie. L’on a cherché à nous tromper ; l’on y aréussi, il m’en coûtera la vie.

– Comment l’entendez-vous, seigneur ? ditLongue-Épine ; l’on a cherché à vous tromper ? Sachez quevous ne le serez jamais en m’épousant.

Son effronterie et sa fierté n’avaient pasd’exemples. La dame d’honneur renchérissait encore par-dessus.

– Ah ! ma belle princesse !s’écriait-elle, où sommes-nous venues ? Est-ce ainsi que l’onreçoit une personne de votre rang ? Quelle inconstance !quel procédé ! Le roi votre père en saura bien tirerraison.

– C’est nous qui nous la ferons faire,répliqua le roi. Il nous avait promis une belle princesse, il nousenvoie un squelette, une momie qui fait peur. Je ne m’étonne plusqu’il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans ; ilvoulait attraper quelque dupe. C’est sur nous que le sort a tombé,mais il n’est pas impossible de s’en venger.

– Quels outrages ! s’écria la fausseprincesse ; ne suis-je pas bien malheureuse d’être venue surla parole de telles gens ! Voyez que l’on a grand tort des’être fait peindre un peu plus belle que l’on est : celan’arrive-t-il pas tous les jours ? Si pour tels inconvénientsles princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient.

Le roi et le prince, transportés de colère, nedaignèrent pas lui répondre, ils remontèrent chacun dans leurlitière ; et, sans autre cérémonie, un garde du corps mit laprincesse en trousse derrière lui, et la dame d’honneur fut traitéede même. On les mena dans la ville ; par ordre du roi, ellesfurent enfermées dans le château des Trois-Pointes.

Le prince Guerrier avait été si accablé ducoup qui venait de le frapper, que son affliction s’était touterenfermée dans son cœur. Lorsqu’il eut assez de force pour seplaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée ! Il étaittoujours amoureux, et n’avait pour tout objet de sa passion qu’unportrait. Ses espérances ne subsistaient plus, toutes les idées sicharmantes qu’il s’était faites sur la princesse Désirée setrouvaient échouées. Il aurait mieux aimé mourir que d’épousercelle qu’il prenait pour elle. Enfin, jamais désespoir ne fut égalau sien : il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut,dès que sa santé put lui permettre, de s’en aller secrètement et dese rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de satriste vie.

Il ne communiqua son dessein qu’au fidèleBecafigue ; il était bien persuadé qu’il le suivrait partout,et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu’avec un autredu mauvais tour qu’on lui avait joué. À peine commença-t-il à seporter mieux, qu’il partit et laissa une grande lettre pour le roisur la table de son cabinet, l’assurant qu’aussitôt que son espritserait un peu tranquillisé il reviendrait auprès de lui ; maisqu’il le suppliait, en attendant, de penser à leur communevengeance, et de retenir toujours la laide prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu’eut leroi lorsqu’il reçut cette lettre. La séparation d’un fils si cherpensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à leconsoler, le prince et Becafigue s’éloignaient, et au bout de troisjours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre parl’épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l’herbe etdes ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince, fatiguéde la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit decheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, nepouvant presque parler, tant il était faible.

– Seigneur, dit Becafigue, pendant que vousallez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vousrafraîchir et reconnaître un peu le lieu où nous sommes.

Le prince ne lui répondit rien, il luitémoigna seulement par un signe qu’il le pouvait.

Il y a longtemps que nous avons laissé labiche au bois, je veux parler de l’incomparable princesse. Ellepleura en biche désolée, lorsqu’elle vit sa figure dans unefontaine qui lui servait de miroir : « Quoi ! c’estmoi ! disait-elle. C’est aujourd’hui que je me trouve réduiteà subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne desfées à une innocente princesse telle que je suis ! Combiendurera ma métamorphose ? Où me retirer pour que les lions, lesours et les loups ne me dévorent point ? Comment pourrai-jemanger de l’herbe ? » Enfin elle se faisait millequestions et ressentait la plus cruelle douleur qu’il est possible.Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c’est qu’elleétait une aussi belle biche qu’elle avait été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l’herbede bon appétit et demeura surprise que cela pût être. Ensuite ellese coucha sur la mousse ; la nuit la surprit, elle la passaavec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes férocesproches d’elle, et souvent, oubliant qu’elle était biche, elleessayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura unpeu ; elle admirait sa beauté, et le soleil lui paraissaitquelque chose de si merveilleux, qu’elle ne se lassait point de leregarder, tout ce qu’elle en avait entendu dire lui semblait fortau-dessous de ce qu’elle voyait. C’était l’unique consolationqu’elle pouvait trouver dans un lieu si désert ; elle y restatoute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cetteprincesse, ressentait vivement son malheur ; mais elle avaitun véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de casde ses avis, car elle leur dit plusieurs fois que si la princessepartait avant que d’avoir quinze ans elle s’en trouveraitmal ; cependant elle ne voulait point l’abandonner aux furiesde la fée de la Fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas deGiroflée vers la forêt, afin que cette fidèle confidente pût laconsoler dans sa disgrâce.

Cette belle biche passait doucement le longd’un ruisseau quand Giroflée, qui ne pouvait presque marcher, secoucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté ellepourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la bichel’aperçut, elle franchit tout d’un coup le ruisseau, qui étaitlarge et profond, elle vint se jeter sur Giroflée et lui fairemille caresses. Elle en demeura surprise ; elle ne savait siles bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour leshommes qui les rendît humaines, ou si elles la connaissaient ;car enfin il était fort singulier qu’une biche s’avisât de faire sibien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, et vit avec uneextrême surprise de grosses larmes qui coulaient de ses yeux ;elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit sespieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendressequ’elle lui avait baisé ses mains. Elle lui parla et connut que labiche l’entendait, mais qu’elle ne pouvait lui répondre ; leslarmes et les soupirs redoublèrent de part et d’autre. Girofléepromit à sa maîtresse qu’elle ne la quitterait point, la biche luifit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaientqu’elle en serait très aise et qu’elle la consolerait d’une partiede ses peines.

Elles étaient demeurées presque tout le jourensemble ; Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n’eûtbesoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt oùelle avait remarqué des fruits sauvages qui ne laissaient pasd’être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim ;mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grandeinquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir :car, de rester au milieu de la forêt exposées à tous les périlsqu’elles pouvaient courir, il n’était pas possible de s’yrésoudre.

– N’êtes-vous point effrayée, charmante biche,lui dit-elle, de passer la nuit ici ? La biche leva les yeuxvers le ciel et soupira.

– Mais, continua Giroflée, vous avez parcourudéjà une partie de cette vaste solitude, n’y a-t-il point demaisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage ?

La biche marqua par les mouvements de sa têtequ’elle n’avait rien vu.

– Ô dieux ! s’écria Giroflée, je ne seraipas en vie demain. Quand j’aurais le bonheur d’éviter les tigres etles ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer ;et ne croyez pas au reste, ma chère princesse, que je regrette lavie par rapport à moi : je la regrette par rapport à vous.Hélas ! vous laisser dans ces lieux dépourvue de touteconsolation ! se peut-il rien de plus triste ?

La petite biche se prit à pleurer, ellesanglotait presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, quil’aimait tendrement ; malgré sa désobéissance, elle avaittoujours veillé à sa conservation, et, paraissant tout d’uncoup :

– Je ne veux point vous gronder, luidit-elle ; l’état où je vous vois me fait trop de peine.

Bichette et Giroflée l’interrompaient en sejetant à ses genoux ; la première lui baisait les mains et lacaressait le plus joliment du monde, l’autre la conjurait d’avoirpitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle.

– Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe ;celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir. Maisj’accourcirai le temps de sa pénitence, et, pour l’adoucir,aussitôt que le jour laissera sa place à la nuit, elle quittera saforme de biche ; mais à peine l’aurore paraîtra-t-elle, qu’ilfaudra qu’elle la reprenne, et qu’elle coure les plaines et lesforêts comme les autres.

C’était déjà beaucoup de cesser d’être bichependant la nuit ; la princesse témoigna sa joie par des sautset des bonds qui réjouirent Tulipe :

– Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petitsentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroitchampêtre.

En achevant ces mots, elle disparut. Girofléeobéit, elle entra avec Bichette dans la route qu’elles voyaient, ettrouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, quiachevait un panier d’osier fin. Giroflée la salua.

– Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle,me retirer avec ma biche ? Il me faudrait une petitechambre.

– Oui, ma belle fille, répondit-elle, je vousdonnerai volontiers une retraite ici ; entrez avec votrebiche.

Elle les mena aussitôt dans une chambre trèsjolie, toute boisée de merisier ; il y avait deux petits litsde toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple etsi propre, que la princesse a dit depuis qu’elle n’avait rientrouvé de plus à son gré.

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désiréecessa d’être biche. Elle embrassa cent fois sa chèreGiroflée ; elle la remercia de l’affection qui l’engageait àsuivre sa fortune, et lui promit qu’elle rendrait la sienne trèsheureuse dès que sa pénitence serait finie.

La vieille vint frapper doucement à la porte,et, sans entrer, elle donna des fruits excellents à Giroflée, dontla princesse mangea avec grand appétit, ensuite elles secouchèrent ; et sitôt que le jour parut, Désirée étantredevenue biche se mit à gratter la porte afin que Giroflée luiouvrît. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer,quoique ce ne fût pas pour longtemps, et Bichette s’étant élancéedans le plus épais du bois, elle commença d’y courir à sonordinaire.

J’ai déjà dit que le prince Guerrier s’étaitarrêté dans la forêt, et que Becafigue la parcourait pour trouverquelques fruits. Il était assez tard lorsqu’il se rendit à lamaisonnette de la bonne vieille dont j’ai parlé. Il lui parlacivilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour sonmaître. Elle se hâta d’emplir une corbeille et la lui donna.

– Je crains, dit-elle, que si vous passez lanuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident ;je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l’abrides lions.

Il la remercia, et lui dit qu’il était avec unde ses amis ; qu’il allait lui proposer de venir chez elle. Eneffet, il sut si bien persuader le prince, qu’il se laissa conduirechez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sansfaire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celleque la princesse occupait, si proches l’une de l’autre, qu’ellesn’étaient séparées que par une cloison.

Le prince passa la nuit avec ses inquiétudesordinaires. Dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé àses fenêtres, il se leva, et pour divertir sa tristesse, il sortitdans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Ilmarcha longtemps sans tenir aucune route certaine ; enfin ilarriva dans un lieu assez spacieux, couvert d’arbres et demousse ; aussitôt une biche en partit. Il ne put s’empêcher dela suivre. Son penchant dominant était pour la chasse, mais iln’était plus si vif depuis la passion qu’il avait dans le cœur.Malgré cela, il poursuivit la pauvre biche, et de temps en temps illui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur,quoiqu’elle n’en fût pas blessée : car son amie Tulipe lagarantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourabled’une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. L’onn’a jamais été si lasse que l’était la princesse des biches :l’exercice qu’elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle sedétourna à un sentier si heureusement, que le dangereux chasseur,la perdant de vue et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, nes’obstina pas à la suivre.

Le jour s’étant passé de cette manière, labiche vit avec joie l’heure de se retirer ; elle tourna sespas vers la maison où Giroflée l’attendait impatiemment. Dèsqu’elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante,elle était tout en nage. Giroflée lui fit mille caresses ;elle mourait d’envie de savoir ce qui lui était arrivé. L’heure dese débichonner étant arrivée, la belle princesse reprit sa formeordinaire. Jetant les bras au cou de sa favorite :

– Hélas ! lui dit-elle, je croyaisn’avoir à craindre que la fée de la Fontaine et les cruels hôtesdes forêts ; mais j’ai été poursuivie aujourd’hui par un jeunechasseur, que j’ai vu à peine, tant j’étais pressée de fuir. Milletraits décochés après moi me menaçaient d’une mortinévitable ; j’ignore encore par quel bonheur j’ai pu m’ensauver.

– Il ne faut plus sortir, ma princesse,répliqua Giroflée. Passez dans cette chambre le temps fatal devotre pénitence. J’irai dans la ville la plus proche acheter deslivres pour vous divertir ; nous lirons les Contes nouveauxque l’on a faits sur les fées, nous ferons des vers et deschansons.

– Tais-toi, ma chère fille, reprit laprincesse. La charmante idée du prince Guerrier suffit pourm’occuper agréablement ; mais le même pouvoir qui me réduitpendant le jour à la triste condition de biche me force malgré moide faire ce qu’elles font : je cours, je saute et je mangel’herbe comme elles. Dans ce temps-là, une chambre me seraitinsupportable.

Elle était si harassée de la chasse, qu’elledemanda promptement à manger ; ensuite ses beaux yeux sefermèrent jusqu’au lever de l’aurore. Dès qu’elle l’aperçut, lamétamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.

Le prince, de son côté, était venu sur le soirrejoindre son favori.

– J’ai passé le temps, lui dit-il, à couriraprès la plus belle biche que j’aie jamais vue ; elle m’atrompé cent fois avec une adresse merveilleuse. J’ai tiré si juste,que je ne comprends point comment elle a évité mes coups. Aussitôtqu’il fera jour, j’irai la chercher encore, et ne la manqueraipoint.

En effet, ce jeune prince, qui voulaitéloigner de son cœur une idée qu’il croyait chimérique, n’étant pasfâché que la passion de la chasse l’occupât, se rendit de bonneheure dans le même endroit où il avait trouvé la biche ; maiselle se garda bien d’y aller, craignant une aventure semblable àcelle qu’elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés ; ilmarcha longtemps, et comme il s’était échauffé, il fut ravi detrouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir ; il encueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s’endormit d’unprofond sommeil. Il se jeta sur l’herbe fraîche, sous des arbres,où mille oiseaux semblaient s’être donné rendez-vous.

Dans le temps qu’il dormait, notre craintivebiche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Sielle l’avait aperçu plus tôt, elle l’aurait fui ; mais elle setrouva si proche de lui, qu’elle ne put s’empêcher de le regarder,et son assoupissement la rassura si bien, qu’elle se donna leloisir de considérer tous ses traits. Ô dieux ! quedevint-elle quand elle le reconnut ? Son esprit était troprempli de sa charmante idée pour l’avoir perdue en si peu de temps.Amour, amour, que veux-tu donc ? faut-il que Bichette s’exposeà perdre la vie par les mains de son amant ? Oui, elle s’yexpose, il n’y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha àquelques pas de lui, et ses yeux ravis de le voir ne pouvaient s’endétourner un moment ; elle soupirait, poussait de petitsgémissements. Enfin plus hardie, elle s’approcha encoredavantage ; elle le touchait lorsqu’il s’éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la mêmebiche qui lui avait donné tant d’exercice et qu’il avait cherchéelongtemps ; mais la trouver si familière lui paraissait unechose rare. Elle n’attendit pas qu’il eût essayé de laprendre : elle s’enfuit de toute sa force, et il la suivit detoute la sienne. De temps en temps, ils s’arrêtaient pour reprendrehaleine, car la belle biche était encore lasse d’avoir couru laveille et le prince ne l’était pas moins qu’elle ; mais ce quiralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas ! faut-il ledire ? c’était la peine de s’éloigner de celui qui l’avaitplus blessée par mérite que par les traits qu’il tirait sur elle.Il la voyait très souvent qui tournait la tête sur lui, comme pourlui demander s’il voulait qu’elle pérît sous ses coups, etlorsqu’il était sur le point de la joindre, elle faisait denouveaux efforts pour se sauver.

– Ah ! si tu pouvais m’entendre, petitebiche, lui criait-il, tu ne m’éviterais pas ; je t’aime, je teveux nourrir ; tu es charmante, j’aurai soin de toi.

L’air emportait ses paroles : ellesn’allaient point jusqu’à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de laforêt, notre biche, ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et leprince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il necroyait plus être capable. Il vit bien qu’elle avait perdu toutesses forces ; elle était couchée comme une pauvre petite bêtedemi-morte, et elle n’attendait que de voir finir sa vie par lesmains de son vainqueur ; mais au lieu de lui être cruel, il semit à la caresser.

– Belle biche, lui dit-il, n’aie point depeur, je veux t’emmener avec moi, et que tu me suives partout.

Il coupa exprès des branches d’arbre, il lesplia adroitement, il les couvrit de mousse, il y jeta des rosesdont quelques buissons étaient chargés ; ensuite il prit labiche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint lacoucher doucement sur ces ramées ; puis il s’assit auprèsd’elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu’il luiprésentait, et qu’elle mangeait dans sa main.

Le prince continuait de lui parler, quoiqu’ilfût persuadé qu’elle ne l’entendait pas. Cependant, quelque plaisirqu’elle eût de le voir, elle s’inquiétait, parce que la nuits’approchait. « Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s’ilme voyait changer tout d’un coup de forme ? Il serait effrayéet me fuirait, ou, s’il ne me fuyait pas, que n’aurais-je pas àcraindre ainsi seule dans une forêt ? » Elle ne faisaitque penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu’il luien fournit le moyen : car, ayant peur qu’elle n’eût besoin deboire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau, afinde l’y conduire. Pendant qu’il cherchait, elle se dérobapromptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l’attendait. Ellese jeta encore sur son lit ; la nuit vint, sa métamorphosecessa ; elle lui apprit son aventure.

– Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, monprince Guerrier est dans cette forêt, c’est lui qui m’a chasséedepuis deux jours, et qui m’ayant prise m’a fait mille caresses.Ah ! que le portrait qu’on m’en apporta est peu fidèle !il est cent fois mieux fait ; tout le désordre où l’on voitles chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine et lui conserve desagréments que je ne saurais t’exprimer. Ne suis-je pas bienmalheureuse d’être obligée de fuir ce prince, lui qui m’est destinépar mes plus proches, lui qui m’aime et que j’aime ? Il fautqu’une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance,et trouble tous ceux de ma vie.

Elle se prit à pleurer. Giroflée la consola,et lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seraientchangées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche, dèsqu’il eut trouvé une fontaine ; mais elle n’était plus au lieuoù il l’avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentitautant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de laraison.

– Quoi ! s’écria-t-il, je n’aurai doncjamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur etinfidèle !

Il retourna chez la bonne vieille, plein demélancolie. Il conta à son confident l’aventure de Bichette, etl’accusa d’ingratitude. Becafigue ne put s’empêcher de sourire dela colère du prince ; il lui conseilla de punir la biche quandil la rencontrerait.

– Je ne reste plus ici que pour cela, réponditle prince ; ensuite nous partirons pour aller plus loin.

Le jour revint, et, avec lui, la princessereprit sa figure de biche blanche. Elle ne savait à quoi serésoudre, ou d’aller dans les mêmes lieux que le prince parcouraitordinairement, ou de prendre une route tout opposée pour l’éviter.Elle choisit ce dernier parti, et s’éloigna beaucoup ; mais lejeune prince, qui était aussi fin qu’elle, en usa tout de même,croyant bien qu’elle aurait cette petite ruse ; de sorte qu’illa découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s’y trouvait ensûreté lorsqu’elle l’aperçut ; aussitôt elle bondit, ellesaute par-dessus les buissons, et, comme si elle l’eût appréhendédavantage, à cause du tour qu’elle lui avait fait le soir, ellefuit plus légère que les vents ; mais, dans le moment qu’elletraversait un sentier, il la mire si bien, qu’il lui enfonce uneflèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, et, n’ayantplus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel et barbare, où étais-tudonc ? Quoi ! tu laisses blesser une fille incomparablepar son tendre amant ! Cette triste catastrophe étaitinévitable, car la fée de la Fontaine y avait attaché la fin del’aventure. Le prince s’approcha. Il eut un sensible regret de voircouler le sang de la biche : il prit des herbes, il les liasur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée.Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux.

– N’es-tu pas cause, petite volage, luidisait-il, de ce qui t’est arrivé ? Que t’avais-je fait hierpour m’abandonner ? Il n’en sera pas aujourd’hui de même, jet’emporterai.

La biche ne répondit rien ;qu’aurait-elle dit ? elle avait tort et ne pouvaitparler ; car ce n’est pas toujours une conséquence que ceuxqui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses.

– Que je souffre de t’avoir blessée, luidisait-il. Tu me haïras, et je veux que tu m’aimes.

Il semblait, à l’entendre, qu’un secret génielui inspirait tout ce qu’il disait à Bichette. Enfin l’heure derevenir chez sa vieille hôtesse approchait ; il se chargea desa chasse, et n’était pas médiocrement embarrassé à la porter, à lamener et quelquefois à la traîner. Elle n’avait aucune envied’aller avec lui. « Qu’est-ce que je vais devenir !disait-elle. Quoi, je me trouverai toute seule avec ceprince ! Ah ! mourons plutôt ! » Elle faisaitla pesante et l’accablait ; il était tout en eau de tant defatigue, et quoiqu’il n’y eût pas loin pour se rendre à la petitemaison, il sentait bien que sans quelque secours, il n’y pourraitarriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue ; mais, avant quede quitter sa proie, il l’attacha avec plusieurs rubans au piedd’un arbre, dans la crainte qu’elle ne s’enfuît.

Hélas ! qui aurait pu penser que la plusbelle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un princequi l’adorait ? Elle essaya inutilement d’arracher les rubans,ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était prête des’étrangler avec un nœud coulant qu’il avait malheureusement fait,lorsque Giroflée, lasse d’être toujours enfermée dans sa chambre,sortit pour prendre l’air et passa dans le lieu où était la bicheblanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle aperçut sachère maîtresse ! Elle ne pouvait se hâter assez de ladéfaire ; les rubans étaient noués par différentsendroits ; enfin le prince arriva avec Becafigue comme elleallait emmener la biche.

– Quelque respect que j’aie pour vous, madame,lui dit le prince, permettez-moi de m’opposer au larcin que vousvoulez me faire ; j’ai blessé cette biche, elle est à moi, jel’aime, je vous supplie de m’en laisser le maître.

– Seigneur, répliqua civilement Giroflée (carelle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moiavant que d’être à vous ; je renoncerais aussitôt à ma viequ’à elle ; et si vous voulez voir comme elle me connaît, jene vous demande que de lui donner un peu de liberté… Allons, mapetite Blanche, dit-elle, embrassez-moi.

Bichette se jeta à son cou.

– Baisez-moi la joue droite.

Elle obéit.

– Touchez mon cœur.

Elle y porta le pied.

– Soupirez.

Elle soupira. Il ne fut plus permis au princede douter de ce que Giroflée lui disait.

– Je vous la rends, lui dit-ilhonnêtement ; mais j’avoue que ce n’est pas sans chagrin.

Elle s’en alla aussitôt avec sa biche.

Elles ignoraient que le prince demeurait dansleur maison ; il les suivit d’assez loin et demeura surpris deles voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s’y rendit fort peuaprès elles ; et, poussé d’un mouvement de curiosité dontBiche-Blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeunepersonne. Elle répliqua qu’elle ne la connaissait pas ;qu’elle l’avait reçue chez elle avec sa biche ; qu’elle lapayait bien, et qu’elle vivait dans une grande solitude. Becafigues’informa en quel lieu était sa chambre ; elle lui dit quec’était si proche de la sienne qu’elle n’était séparée que par unecloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confidentlui dit qu’il était le plus trompé des hommes ou que cette filleavait demeuré avec la princesse Désirée ; qu’il l’avait vue aupalais quand il y était allé en ambassade.

– Quel funeste souvenir merappelez-vous ? lui dit le prince, et par quel hasardserait-elle ici ?

– C’est ce que j’ignore, seigneur, ajoutaBecafigue ; mais j’ai envie de la voir encore, et puisqu’unesimple menuiserie nous sépare, j’y vais faire un trou.

– Voilà une curiosité bien inutile, dit leprince tristement. Car les paroles de Becafigue avaient renouvelétoutes ses douleurs. En effet, il ouvrit sa fenêtre qui regardaitdans la forêt, et se mit à rêver. Cependant Becafigue travaillait,et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmanteprincesse vêtue d’une robe de brocart d’argent, mêlé de quelquesfleurs incarnates brodées d’or avec des émeraudes : sescheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge dumonde ; son teint brillait des plus vives couleurs et ses yeuxravissaient.

Giroflée était à genoux devant elle qui luibandait le bras, dont le sang coulait avec abondance. Ellesparaissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure.

– Laisse-moi mourir ! disait laprincesse ; la mort me sera plus douce que la déplorable vieque je mène. Oui ! être biche tout le jour ! voir celui àqui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fataleaventure ! Hélas ! si tu savais tout ce qu’il m’a dit detouchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quellesmanières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tune fais de n’être point en état de l’éclaircir de ma destinée.

L’on peut assez juger de l’étonnement deBecafigue par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre ; ilcourut vers le prince, il l’arracha de la fenêtre avec destransports de joie inexprimable.

– Ah ! seigneur ! lui dit-il, nedifférez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez levéritable original du portrait qui vous a charmé.

Le prince regarda et reconnut aussitôt saprincesse. Il serait mort de plaisir s’il n’eût craint d’être déçupar quelque enchantement : car enfin comment accommoder unerencontre si surprenante avec Longue-Épine et sa mère, qui étaientrenfermées dans le château des Trois-Pointes, et qui prenaient lenom, l’une de Désirée et l’autre de sa dame d’honneur ?

Cependant sa passion le flattait. L’on a unpenchant naturel à se persuader ce que l’on souhaite, et, dans unetelle occasion, il fallait mourir d’impatience ou s’éclaircir. Ilalla, sans différer, frapper doucement à la porte de la chambre oùétait la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonnevieille et ayant même besoin de son secours pour lui aider à banderle bras de sa maîtresse, se hâta d’ouvrir, et demeura bien surprisede voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Lestransports qui l’animaient lui permirent si peu de faire undiscours suivi, que, quelque soin que j’aie eu de m’informer de cequ’il lui dit dans ces premiers moments, je n’ai trouvé personnequi m’en ait bien éclairci. La princesse ne s’embarrassa pas moinsdans ses réponses ; mais l’Amour, qui sert souventd’interprète aux muets, se mit en tiers et persuada à l’un etl’autre qu’il ne s’était jamais rien dit de plus spirituel ;au moins ne s’était-il jamais rien dit de plus touchant et de plustendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelquessourires gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi, le jourparut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle nedevint plus biche. Elle s’en aperçut : rien ne fut égal à sajoie ; le prince lui était trop cher pour différer de lapartager avec lui. Au même moment, elle commença le récit de sonhistoire, qu’elle fit avec une grâce et une éloquence naturelle quisurpassait celle des plus habiles.

– Quoi ! s’écria-t-il, ma charmanteprincesse, c’est vous que j’ai blessée sous la forme d’une bicheblanche ! Que ferai-je pour expier un si grand crime ?Suffira-t-il d’en mourir de douleur à vos yeux ?

Il était tellement affligé, que son déplaisirse voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sablessure ; elle l’assura que ce n’était presque rien, etqu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer un mal qui lui procurait tantde bien.

La manière dont elle parla était siobligeante, qu’il ne put douter de ses bontés. Pour l’éclaircir àson tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie queLongue-Épine et sa mère avaient faite, ajoutant qu’il fallait sehâter d’envoyer dire au roi son père le bonheur qu’il avait eu dela trouver, parce qu’il allait faire une terrible guerre, pourtirer raison de l’affront qu’il croyait avoir reçu. Désirée le priad’écrire par Becafigue ; il voulait lui obéir, lorsqu’un bruitperçant de trompettes, clairons, timbales et tambours, se répanditdans la forêt ; il leur sembla même qu’ils entendaient passerbeaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda parla fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et sesguidons ; il leur commanda de s’arrêter et de l’attendre.

Jamais surprise n’a été plus agréable quecelle de cette armée ; chacun était persuadé que leur princeallait la conduire, et tirer vengeance du père de Désirée. Le pèredu prince les menait lui-même, malgré son grand âge. Il venait dansune litière de velours en broderie d’or ; elle était suivied’un chariot découvert : Longue-Épine y était avec sa mère. Leprince Guerrier, ayant vu la litière, y courut, et le roi, luitendant les bras, l’embrassa avec mille témoignages d’un amourpaternel.

– Et d’où venez-vous, mon cher fils ?s’écria-t-il. Est-il possible que vous m’ayez livré à la douleurque votre absence me cause ?

– Seigneur, dit le prince, daignezm’écouter.

Le roi aussitôt descendit de sa litière, et,se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l’heureuserencontre qu’il avait faite, et la fourberie de Longue-Épine.

Le roi, ravi de cette aventure, leva les mainset les yeux au ciel pour lui en rendre grâce. Dans ce moment, ilvit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante quetous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval, quin’allait que par courbettes ; cent plumes de différentescouleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du mondeavaient été mis à son habit. Elle était vêtue en chasseur.Giroflée, qui la suivait, n’était guère moins parée qu’elle.C’était là des effets de la protection de Tulipe ; elle avaittout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison de bois futfaite en faveur de la princesse, et, sous la figure d’une vieille,elle l’avait régalée pendant plusieurs jours.

Dès que le prince reconnut ses troupes etqu’il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre deDésirée ; elle souffla sur son bras pour guérir sablessure ; elle lui donna ensuite les riches habits souslesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu’ilavait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il luidit tout ce qu’on peut imaginer de plus obligeant dans unesemblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujetsle plaisir de l’avoir pour reine :

– Car je suis résolu, continua-t-il, de cédermon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne devous.

Désirée lui répondit avec toute la politessequ’on devait attendre d’une personne si bien élevée ; puis,jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans lechariot et qui se cachaient le visage de leurs mains, elle eut lagénérosité de demander leur grâce, et que le même chariot, où ellesétaient, servît à les conduire où elles voudraient aller. Le roiconsentit à ce qu’elle souhaitait, ce ne fut pas sans admirer sonbon cœur et sans lui donner de grandes louanges.

On ordonna que l’armée retournerait sur sespas. Le prince monta à cheval pour accompagner sa belleprincesse.

On les reçut dans la ville capitale avec millecris de joie ; l’on prépara tout pour le jour des noces, quidevint très solennel par la présence des six bénignes fées quiaimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présentsqui se soient jamais imaginés ; entre autres ce magnifiquepalais, où la reine les avait été voir, parut tout d’un coup enl’air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans unebelle plaine au bord de la rivière. Après un tel don, il ne s’enpouvait plus faire de considérables.

Le fidèle Becafigue pria son maître de parlerà Giroflée et de l’unir avec elle lorsqu’il épouserait laprincesse. Il le voulut bien. Cette aimable fille fut très aise detrouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaumeétranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que sessœurs, lui donna quatre mines d’or dans les Indes, afin que sonmari n’eût pas l’avantage de se dire plus riche qu’elle. Les nocesdu prince durèrent plusieurs mois ; chaque jour fournissaitune fête nouvelle, et les aventures de Biche-Blanche ont étéchantées par tout le monde.

La princesse, trop empressée

De sortir de ces sombres lieux

Où voulait une sage fée

Lui cacher la clarté des cieux,

Ses malheurs, sa métamorphose,

Font assez voir en quel danger

Une jeune beauté s’expose

Quand trop tôt dans le monde elle ose s’engager !

Ô vous, à qui l’amour, d’une main libérale,

A donné des attraits capables de toucher,

La beauté souvent est fatale,

Vous ne sauriez trop la cacher.

Vous croyez toujours vous défendre,

En vous faisant aimer, de ressentir l’amour :

Mais sachez qu’à son tour,

À force d’en donner, on peut souvent en prendre.

Babiole

 

Il y avait un jour une reine qui ne pouvaitrien souhaiter, pour être heureuse, que d’avoir des enfants :elle ne parlait d’autre chose, et disait sans cesse que la féeFanferluche étant venue à sa naissance, et n’ayant pas étésatisfaite de la reine sa mère, s’était mise en furie, et ne luiavait souhaité que des chagrins.

Un jour qu’elle s’affligeait toute seule aucoin de son feu, elle vit descendre par la cheminée une petitevieille, haute comme la main ; elle était à cheval sur troisbrins de jonc ; elle portait sur sa tête une branched’aubépine, son habit était fait d’ailes de mouches ; deuxcoques de noix lui servaient de bottes, elle se promenait en l’air,et après avoir fait trois tours dans la chambre, elle s’arrêtadevant la reine.

« Il y a longtemps, lui dit-elle, quevous murmurez contre moi, que vous m’accusez de vos déplaisirs, etque vous me rendez responsable de tout ce qui vous arrive :vous croyez, madame, que je suis cause de ce que vous n’avez pointd’enfants, je viens vous annoncer une infante, mais j’appréhendequ’elle ne vous coûte bien des larmes.

– Ha ! noble Fanferluche, s’écria lareine, ne me refusez pas votre pitié et votre secours ; jem’engage de vous rendre tous les services qui seront en monpouvoir, pourvu que la princesse que vous me promettez, soit maconsolation et non pas ma peine.

– Le destin est plus puissant que moi,répliqua la fée ; tout ce que je puis, pour vous marquer monaffection, c’est de vous donner cette épine blanche ;attachez-la sur la tête de votre fille, aussitôt qu’elle sera née,elle la garantira de plusieurs périls. »

Elle lui donna l’épine blanche, et disparutcomme un éclair.

La reine demeura triste et rêveuse :

« Que souhaitai-je disait-elle ; unefille qui me coûtera bien des larmes et bien des soupirs : neserais-je donc pas plus heureuse de n’en pointavoir ? »

La présence du roi qu’elle aimait chèrementdissipa une partie de ses déplaisirs ; elle devint grosse, ettout son soin, pendant sa grossesse, était de recommander à sesplus confidentes, qu’aussitôt que la princesse serait née on luiattachât sur la tête cette fleur d’épine, qu’elle conservait dansune boîte d’or couverte de diamants, comme la chose du mondequ’elle estimait davantage.

Enfin la reine donna le jour à la plus bellecréature que l’on ait jamais vue : on lui attacha en diligencela fleur d’aubépine sur la tête ; et dans le même instant, ômerveille ! elle devint une petite guenon, sautant, courant etcabriolant dans la chambre, sans que rien y manquât. À cettemétamorphose, toutes les dames poussèrent des cris effroyables, etla reine, plus alarmée qu’aucune, pensa mourir de désespoir :elle cria qu’on lui ôtât le bouquet qu’elle avait surl’oreille : l’on eut mille peines à prendre la guenuche, et onlui eût ôté inutilement ces fatales fleurs ; elle était déjàguenon, guenon confirmée, ne voulant ni téter, ni faire l’enfant,il ne lui fallait que des noix et des marrons.

« Barbare Fanferluche, s’écriaitdouloureusement la reine, que t’ai-je fait pour me traiter sicruellement ? Que vais-je devenir ! quelle honte pourmoi, tous mes sujets croiront que j’ai fait un monstre :quelle sera l’horreur du roi pour un tel enfant ! »

Elle pleurait et priait les dames de luiconseiller ce qu’elle pouvait faire dans une occasion sipressante.

« Madame, dit la plus ancienne, il fautpersuader au roi que la princesse est morte, et renfermer cetteguenuche dans une boîte que l’on jettera au fond de la mer ;car ce serait une chose épouvantable, si vous gardiez pluslongtemps une bestiole de cette nature. »

La reine eut quelque peine à s’yrésoudre ; mais comme on lui dit que le roi venait dans sachambre, elle demeura si confuse et si troublée, que sans délibérerdavantage, elle dit à sa dame d’honneur de faire de la guenon toutce qu’elle voudrait.

On la porta dans un autre appartement ;on l’enferma dans la boîte, et l’on ordonna à un valet de chambrede la reine de la jeter dans la mer ; il partit sur-le-champ.Voilà donc la princesse dans un péril extrême : cet hommeayant trouvé la boîte belle, eut regret de s’en défaire ; ils’assit au bord du rivage, et tira la guenuche de la boîte, bienrésolu de la tuer, car il ne savait point que c’était sasouveraine ; mais comme il la tenait, un grand bruit qui lesurprit, l’obligea de tourner la tête ; il vit un chariotdécouvert, traîné par six licornes ; il brillait d’or et depierreries, plusieurs instruments de guerre le précédaient :une reine, en manteau royal, et couronnée, était assise sur descarreaux de drap d’or, et tenait devant elle son fils âgé de quatreans.

Le valet de chambre reconnut cette reine, carc’était la sœur de sa maîtresse ; elle l’était venue voir pourse réjouir avec elle ; mais aussitôt qu’elle sut que la petiteprincesse était morte, elle partit fort triste, pour retourner dansson royaume ; elle rêvait profondément lorsque son filscria :

« Je veux la guenon, je veuxl’avoir. »

La reine ayant regardé, elle aperçut la plusjolie guenon qui ait jamais été. Le valet de chambre cherchait unmoyen de s’enfuir ; on l’en empêcha : la reine lui en fitdonner une grosse somme, et la trouvant douce et mignonne, elle lanomma Babiole : ainsi, malgré la rigueur de son sort, elletomba entre les mains de la reine, sa tante.

Quand elle fut arrivée dans ses états, lepetit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer aveclui : il voulait qu’elle fût habillée comme uneprincesse : on lui faisait tous les jours des robes neuves, eton lui apprenait à ne marcher que sur les pieds ; il étaitimpossible de trouver une guenon plus belle et de meilleurair : son petit visage était noir comme jais, avec unebarbette blanche et des touffes incarnates aux oreilles ; sesmenottes n’étaient pas plus grandes que les ailes d’un papillon, etla vivacité de ses yeux marquait tant d’esprit, que l’on n’avaitpas lieu de s’étonner de tout ce qu’on lui voyait faire.

Le prince, qui l’aimait beaucoup, la caressaitsans cesse ; elle se gardait bien de le mordre, et quand ilpleurait, elle pleurait aussi. Il y avait déjà quatre ans qu’elleétait chez la reine, lorsqu’elle commença un jour à bégayer commeun enfant qui veut dire quelque chose ; tout le monde s’enétonna, et ce fut bien un autre étonnement, quand elle se mit àparler avec une petite voix douce et claire, si distincte, que l’onn’en perdait pas un mot. Quelle merveille ! Babiole parlante,Babiole raisonnante ! La reine voulut la ravoir pour s’endivertir ; on la mena dans son appartement au grand regret duprince ; il lui en coûta quelques larmes ; et pour leconsoler, on lui donna des chiens et des chats, des oiseaux, desécureuils, et même un petit cheval appelé Criquetin, qui dansait lasarabande : mais tout cela ne valait pas un mot de Babiole.Elle était de son côté plus contrainte chez la reine que chez leprince ; il fallait qu’elle répondît comme une sibylle, à centquestions spirituelles et savantes, dont elle ne pouvaitquelquefois se bien démêler. Dès qu’il arrivait un ambassadeur ouun étranger, on la faisait paraître avec une robe de velours ou debrocart, en corps et en collerette : si la cour était endeuil, elle traînait une longue mante et des crêpes qui lafatiguaient beaucoup : on ne lui laissait plus la liberté demanger ce qui était de son goût ; le médecin en ordonnait, etcela ne lui plaisait guère, car elle était volontaire comme uneguenuche née princesse.

La reine lui donna des maîtres qui exercèrentbien la vivacité de son esprit ; elle excellait à jouer duclavecin : on lui en avait fait un merveilleux dans une huîtreà l’écaille : il venait des peintres des quatre parties dumonde, et particulièrement d’Italie pour la peindre ; sarenommée volait d’un pôle à l’autre, car on n’avait point encore vuune guenon qui parlât.

Le prince, aussi beau que l’on représentel’amour, gracieux et spirituel, n’était pas un prodige moinsextraordinaire ; il venait voir Babiole ; il s’amusaitquelquefois avec elle ; leurs conversations, de badines etd’enjouées, devenaient quelquefois sérieuses et morales. Babioleavait un cœur, et ce cœur n’avait pas été métamorphosé comme lereste de sa petite personne : elle prit donc de la tendressepour le prince, et il en prit si fort qu’il en prit trop.L’infortunée Babiole ne savait que faire ; elle passait lesnuits sur le haut d’un volet de fenêtres, ou sur le coin d’unecheminée, sans vouloir entrer dans son panier ouaté, plumé, propreet mollet. Sa gouvernante (car elle en avait une) l’entendaitsouvent soupirer, et se plaindre quelquefois ; sa mélancolieaugmenta comme sa raison, et elle ne se voyait jamais dans unmiroir, que par dépit elle ne cherchât à le casser ; de sortequ’on disait ordinairement, le singe est toujours singe, Babiole nesaurait se défaire de la malice naturelle à ceux de sa famille.

Le prince étant devenu grand, il aimait lachasse, le bal, la comédie, les armes, les livres, et pour laguenuche, il n’en était presque plus mention. Les choses allaientbien différemment de son côté ; elle l’aimait mieux à douzeans, qu’elle ne l’avait aimé à six ; elle lui faisaitquelquefois des reproches de son oubli, il croyait en être fortjustifié, en lui donnant pour toute raison une pomme d’apis, ou desmarrons glacés. Enfin, la réputation de Babiole fit du bruit auroyaume des Guenons ; le roi Magot eut grande envie del’épouser, et dans ce dessein il envoya une célèbre ambassade, pourl’obtenir de la reine ; il n’eut pas de peine à faire entendreses intentions à son premier ministre : mais il en aurait eud’infinies à les exprimer, sans le secours des perroquets et despies, vulgairement appelées margots ; celles-ci jasaientbeaucoup, et les geais qui suivaient l’équipage, auraient été bienfâchés de caqueter moins qu’elles. Un gros singe appelé Mirlifiche,fut chef de l’ambassade : il fit faire un carrosse de carte,sur lequel on peignit les amours du roi Magot avec MonetteGuenuche, fameuse dans l’empire Magotique ; elle mourutimpitoyablement sous la griffe d’un chat sauvage, peu accoutumé àses espiègleries. L’on avait donc représenté les douceurs que Magotet Monette avaient goûtées pendant leur mariage, et le bon naturelavec lequel ce roi l’avait pleurée après son trépas. Six lapinsblancs, d’une excellente garenne, traînaient ce carrosse, appelépar honneur carrosse du corps : on voyait ensuite un chariotde paille peinte de plusieurs couleurs, dans lequel étaient lesguenons destinées à Babiole ; il fallait voir comme ellesétaient parées : il paraissait vraisemblablement qu’ellesvenaient à la noce. Le reste du cortège était composé de petitsépagneuls, de levrons, de chats d’Espagne, de rats de Moscovie, dequelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards ;les uns menaient les chariots, les autres portaient le bagage.Mirlifiche, sur le tout, plus grave qu’un dictateur romain, plussage qu’un Caton, montait un jeune levraut qui allait mieux l’amblequ’aucun guildain d’Angleterre.

La reine ne savait rien de cette magnifiqueambassade, lorsqu’elle parvint jusqu’à son palais. Les éclats derire du peuple et de ses gardes l’ayant obligée de mettre la tête àla fenêtre, elle vit la plus extraordinaire cavalcade qu’elle eûtvue de ses jours. Aussitôt Mirlifiche, suivi d’un nombreconsidérable de singes, s’avança vers le chariot des guenuches, etdonnant la patte à la grosse guenon, appelée Gigogna, il l’en fitdescendre, puis lâchant le petit perroquet qui devait lui servird’interprète, il attendit que ce bel oiseau se fût présenté à lareine, et lui eût demandé audience de sa part. Perroquet s’élevantdoucement en l’air, vint sur la fenêtre d’où la reine regardait, etlui dit d’un ton de voix le plus joli du monde :

« Madame, monseigneur le comte deMirlifiche, ambassadeur du célèbre Magot, roi des singes, demandeaudience à votre majesté, pour l’entretenir d’une affaire trèsimportante.

– Beau perroquet, lui dit la reine en lecaressant, commencez par manger une rôtie, et buvez un coup ;après cela, je consens que vous alliez dire au comte Mirlifichequ’il est le très bienvenu dans mes états, lui et tout ce quil’accompagne. Si le voyage qu’il a fait depuis Magotie jusqu’ici nel’a point trop fatigué, il peut tout à l’heure entrer dans la salled’audience, où je vais l’attendre sur mon trône avec toute macour. »

À ces mots, Perroquet baissa deux fois lapatte, battit la garde, chanta un petit air en signe de joie ;et reprenant son vol, il se percha sur l’épaule de Mirlifiche, etlui dit à l’oreille la réponse favorable qu’il venait de recevoir.Mirlifiche n’y fut pas insensible ; il fit demander à un desofficiers de la reine par Margot, la pie, qui s’était érigée ensous-interprète, s’il voulait bien lui donner une chambre pour sedélasser pendant quelques moments. On ouvrit aussitôt un salon,pavé de marbre peint et doré, qui était des plus propres dupalais ; il y entra avec une partie de sa suite ; maiscomme les singes sont grands fureteurs de leur métier, ils allèrentdécouvrir un certain coin, dans lequel on avait arrangé maints potsde confiture ; voilà mes gloutons après ; l’un tenait unetasse de cristal pleine d’abricots, l’autre une bouteille desirop ; celui-ci des pâtés, celui-là des massepains. La gentevolatile qui faisait cortège, s’ennuyait de voir un repas où ellen’avait ni chènevis, ni millet ; et un geai, grand causeur deson métier, vola dans la salle d’audience, où s’approchantrespectueusement de la reine :

« Madame, lui dit-il, je suis tropserviteur de votre majesté, pour être complice bénévole du dégâtqui se fait de vos très douces confitures : le comteMirlifiche en a déjà mangé trois boîtes pour sa part : ilcroquait la quatrième sans aucun respect de la majesté royale,lorsque le cœur pénétré, je vous en suis venu donner avis.

– Je vous remercie, petit geai, mon ami, ditla reine en souriant, mais je vous dispense d’avoir tant de zèlepour mes pots de confitures, je les abandonne en faveur de Babioleque j’aime de tout mon cœur. »

Le geai un peu honteux de la levée de bouclierqu’il venait de faire, se retira sans dire mot.

L’on vit entrer quelques moments aprèsl’ambassadeur avec sa suite : il n’était pas tout à faithabillé à la mode, car depuis le retour du fameux Fagotin, quiavait tant brillé dans le monde, il ne leur était venu aucun bonmodèle : son chapeau était pointu, avec un bouquet de plumesvertes, un baudrier de papier bleu, couvert de papillotes d’or, degros canons et une canne. Perroquet qui passait pour un assez bonpoète, ayant composé une harangue fort sérieuse, s’avança jusqu’aupied du trône où la reine était assise ; il s’adressa àBabiole, et parla ainsi :

Madame, de vos yeux connaissez la puissance,

Par l’amour dont Magot ressent la violence.

Ces singes et ces chats, ce cortège pompeux,

Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux,

Lorsque d’un chat sauvage éprouvant la furie,

Monette (c’est le nom d’une guenon chérie)

Madame, je ne peux la comparer qu’à vous,

Lorsqu’elle fut ravie à Magot son époux,

Le roi jura cent fois qu’à ses mânes, fidèle,

Il lui conserverait un amour éternel.

Madame, vos appas ont chassé de son cœur

Le tendre souvenir de sa première ardeur.

Il ne pense qu’à vous : si vous saviez, madame,

Jusques à quel excès il a porté sa flamme,

Sans doute votre cœur, sensible à la pitié,

Pour adoucir ses maux, en prendrait la moitié !

Lui qu’on voyait jadis gros, gras, dispos, allègre,

Maintenant inquiet, tout défait et tout maigre,

Un éternel souci semble le consumer,

Madame, qu’il sent bien ce que c’est qued’aimer !

Les olives, les noix dont il était avide,

Ne lui paraissent plus qu’un ragoût insipide.

Il se meurt : c’est à vous que nous avonsrecours !

Vous seule, vous pouvez nous conserver ses jours.

Je ne vous dirai point les charmants avantages

Que vous pouvez trouver dans nos heureuses plages.

La figue et le raisin y viennent à foison,

Là, les fruits les plus beaux sont de toute saison.

Perroquet eut à peine fini son discours, quela reine jeta les yeux sur Babiole, qui de son côté se trouvait siinterdite, qu’on ne l’a jamais été davantage ; la reine voulutsavoir son sentiment avant que de répondre. Elle dit à Perroquet defaire entendre à monsieur l’ambassadeur qu’elle favoriserait lesprétentions de son roi, en tout ce qui dépendrait d’elle.L’audience finie, elle se retira, et Babiole la suivit dans soncabinet :

« Ma petite guenuche, lui dit-elle, jet’avoue que j’aurai bien du regret de ton éloignement, mais il n’ya pas moyen de refuser le Magot qui te demande en mariage, car jen’ai pas encore oublié que son père mit deux cent mille singes encampagne, pour soutenir une grande guerre contre le mien ; ilsmangèrent tant de nos sujets, que nous fûmes obligés de faire unepaix assez honteuse.

– Cela signifie, madame, répliqua impatiemmentBabiole, que vous êtes résolue de me sacrifier à ce vilain monstre,pour éviter sa colère ; mais je supplie au moins votre majestéde m’accorder quelques jours pour prendre ma dernièrerésolution.

– Cela est juste, dit la reine ;néanmoins, si tu veux m’en croire, détermine-toi promptement ;considère les honneurs qu’on te prépare ; la magnificence del’ambassade, et quelles dames d’honneur on t’envoie ; je suissûre que jamais Magot n’a fait pour Monette, ce qu’il fait pourtoi.

– Je ne sais ce qu’il a fait pour Monette,répondit dédaigneusement la petite Babiole, mais je sais bien queje suis peu touchée des sentiments dont il me distingue. »

Elle se leva aussitôt, et faisant la révérencede bonne grâce, elle fut chercher le prince pour lui conter sesdouleurs. Dès qu’il la vit, il s’écria :

« Hé bien, ma Babiole, quanddanserons-nous à ta noce ?

– Je l’ignore, seigneur, lui dit-elletristement ; mais l’état où je me trouve est si déplorable,que je ne suis plus la maîtresse de vous taire mon secret, etquoiqu’il en coûte à ma pudeur, il faut que je vous avoue que vousêtes le seul que je puisse souhaiter pour époux.

– Pour époux ! dit le prince, en éclatantde rire ; pour époux, ma guenuche ! je suis charmé de ceque tu me dis ; j’espère cependant que tu m’excuseras, si jen’accepte point le parti ; car enfin, notre taille, notre airet nos manières ne sont pas tout à fait convenables.

– J’en demeure d’accord, dit-elle, et surtoutnos cœurs ne se ressemblent point ; vous êtes un ingrat, il ya longtemps que je m’en aperçois, et je suis bien extravagante depouvoir aimer un prince qui le mérite si peu.

– Mais, Babiole, dit-il, songe à la peine quej’aurais de te voir perchée sur la pointe d’un sycomore, tenant unebranche par le bout de la queue : crois-moi, tournons cetteaffaire en raillerie pour ton honneur et pour le mien, épouse leroi Magot, et en faveur de la bonne amitié qui est entre nous,envoie-moi le premier Magotin de ta façon.

– Vous êtes heureux, seigneur, ajouta Babiole,que je n’ai pas tout à fait l’esprit d’une guenuche ; uneautre que moi vous aurait déjà crevé les yeux, mordu le nez,arraché les oreilles ; mais je vous abandonne aux réflexionsque vous ferez un jour sur votre indigne procédé. »

Elle n’en put dire davantage, sa gouvernantevint la chercher, l’ambassadeur Mirlifiche s’était rendu dans sonappartement, avec des présents magnifiques.

Il y avait une toilette de réseau d’araignée,brodée de petits vers luisants, une coque d’œuf renfermait lespeignes, un bigarreau servait de pelote, et tout le linge étaitgarni de dentelles de papier : il y avait encore dans unecorbeille plusieurs coquilles proprement assorties, les unes pourservir de pendants d’oreilles, les autres de poinçons, et celabrillait comme des diamants ce qui était bien meilleur, c’était unedouzaine de boîtes pleines de confitures avec un petit coffre deverre dans lequel étaient renfermées une noisette et une olive,mais la clé était perdue, et Babiole s’en mit peu en peine.

L’ambassadeur lui fit entendre en grommelant,qui est la langue dont on se sert en Magotie, que son monarqueétait plus touché de ses charmes qu’il l’eût été de sa vie d’aucuneguenon ; qu’il lui faisait bâtir un palais, au plus haut d’unsapin ; qu’il lui envoyait ces présents, et même de bonnesconfitures pour lui marquer son attachement : qu’ainsi le roison maître ne pouvait lui témoigner mieux son amitié :

« Mais, ajouta-t-il, la plus forteépreuve de sa tendresse, et à laquelle vous devez être la plussensible, c’est, madame, au soin qu’il a pris de se faire peindrepour vous avancer le plaisir de le voir. »

Aussitôt il déploya le portrait du roi dessinges assis sur un gros billot, tenant une pomme qu’ilmangeait.

Babiole détourna les yeux pour ne pas regarderplus longtemps une figure si désagréable, et grondant trois ouquatre fois, elle fit entendre à Mirlifiche qu’elle était obligée àson maître de son estime ; mais qu’elle n’avait pas encoredéterminé si elle voulait se marier.

Cependant la reine avait résolu de ne se pointattirer la colère des singes, et ne croyant pas qu’il fallûtbeaucoup de cérémonies pour envoyer Babiole où elle voulait qu’elleallât, elle fit préparer tout pour son départ. À ces nouvelles ledésespoir s’empara tout à fait de son cœur : les mépris duprince d’un côté, de l’autre l’indifférence de la reine, et plusque tout cela, un tel époux, lui firent prendre la résolution des’enfuir : ce n’était pas une chose bien difficile ;depuis qu’elle parlait, on ne l’attachait plus, elle allait, ellevenait et rentrait dans sa chambre aussi souvent par la fenêtre quepar la porte.

Elle se hâta donc de partir, sautant d’arbreen arbre, de branche en branche jusqu’au bord d’une rivière ;l’excès de son désespoir l’empêcha de comprendre le péril où elleallait se mettre en voulant la passer à la nage, et sans rienexaminer, elle se jeta dedans : elle alla aussitôt au fond.Mais comme elle ne perdit point le jugement, elle aperçut unegrotte magnifique, toute ornée de coquilles, elle se hâta d’yentrer ; elle y fut reçue par un vénérable vieillard, dont labarbe descendait jusqu’à sa ceinture : il était couché sur desroseaux et des glaïeuls, il avait une couronne de pavots et de lissauvages ; il s’appuyait contre un rocher, d’où coulaientplusieurs fontaines qui grossissaient la rivière.

« Hé ! qui t’amène ici, petiteBabiole ? dit-il, en lui tendant la main.

– Seigneur, répondit-elle, je suis uneguenuche infortunée, je fuis un singe affreux que l’on veut medonner pour époux.

– Je sais plus de tes nouvelles que tu nepenses, ajouta le sage vieillard ; il est vrai que tu abhorresMagot, mais il n’est pas moins vrai que tu aimes un jeune prince,qui n’a pour toi que de l’indifférence.

– Ah ! seigneur, s’écria Babiole ensoupirant, n’en parlons point, son souvenir augmente toutes mesdouleurs.

– Il ne sera pas toujours rebelle à l’amour,continua l’hôte des poissons, je sais qu’il est réservé à la plusbelle princesse de l’univers.

– Malheureuse que je suis ! continuaBabiole. Il ne sera donc jamais pour moi ! »

Le bonhomme sourit, et lui dit :

« Ne t’afflige point, bonne Babiole, letemps est un grand maître, prend seulement garde de ne pas perdrele petit coffre de verre que le Magot t’a envoyé, et que tu as parhasard dans ta poche, je ne t’en puis dire davantage : voiciune tortue qui va bon train, assois-toi dessus, elle te conduira oùil faut que tu ailles.

– Après les obligations dont je vous suisredevable, lui dit-elle, je ne puis me passer de savoir votrenom.

– On me nomme, dit-il, Biroqua, père deBiroquie, rivière, comme tu vois, assez grosse et assezfameuse. »

Babiole monta sur sa tortue avec beaucoup deconfiance, elles allèrent pendant longtemps sur l’eau, et enfin àun détour qui paraissait long, la tortue gagna le rivage. Il seraitdifficile de rien trouver de plus galant que la selle à l’anglaiseet le reste de son harnais ; il y avait jusqu’à de petitspistolets d’arçon, auxquels deux corps d’écrevisses servaient defourreaux.

Babiole voyageait avec une entière confiancesur les promesses du sage Biroqua, lorsqu’elle entendit tout d’uncoup un assez grand bruit. Hélas ! hélas ! c’étaitl’ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses mirlifichons, quiretournaient en Magotie, tristes et désolés de la fuite de Babiole.Un singe de la troupe était monté à la dînée sur un noyer, pourabattre des noix et nourrir les magotins ; mais il fut à peineau haut de l’arbre, que regardant de tous côtés, il aperçut Babiolesur la pauvre tortue, qui cheminait lentement en pleine campagne. Àcette vue il se prit à crier si fort, que les singes assemblés luidemandèrent en leur langage de quoi il était question ; il ledit : on lâcha aussitôt les perroquets, les pies et geais, quivolèrent jusqu’où elle était, et sur leur rapport l’ambassadeur,les guenons et le reste de l’équipage coururent etl’arrêtèrent.

Quel déplaisir pour Babiole ! il seraitdifficile d’en avoir un plus grand et plus sensible ; on lacontraignit de monter dans le carrosse du corps, il fut aussitôtentouré des plus vigilantes guenons, de quelques renards et d’uncoq qui se percha sur l’impériale, faisant la sentinelle jour etnuit. Un singe menait la tortue en main, comme un animalrare : ainsi la cavalcade continua son voyage au granddéplaisir de Babiole qui n’avait pour toute compagnie que madameGigogna, guenon acariâtre et peu complaisante.

Au bout de trois jours, qui s’étaient passéssans aucune aventure, les guides s’étant égarés, ils arrivèrenttous dans une grande et fameuse ville qu’ils ne connaissaientpoint ; mais ayant aperçu un beau jardin, dont la porte étaitouverte, ils s’y arrêtèrent, et firent main-basse partout, comme enpays de conquête. L’un croquait des noix, l’autre gobait descerises, l’autre dépouillait un prunier ; enfin, il n’y avaitsi petit singenot qui n’allât à la picorée, et qui ne fîtmagasin.

Il faut savoir que cette ville était lacapitale du royaume où Babiole avait pris naissance ; que lareine, sa mère, y demeurait, et que depuis le malheur qu’elle avaiteu de voir métamorphoser sa fille en guenuche, par le bouquetd’aubépine, elle n’avait jamais voulu souffrir dans ses états, niguenuches, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappeler à sonsouvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardait là unsinge comme un perturbateur du repos public. De quel étonnement futdonc frappé le peuple, en voyant arriver un carrosse de carte, unchariot de paille peinte, et le reste du plus surprenant équipagequi se soit vu depuis que les contes sont contes, et que les féessont fées ?

Ces nouvelles volèrent au palais, la reinedemeura transie, elle crut que la gente singenote voulait attenterà son autorité. Elle assembla promptement son conseil, elle les fitcondamner tous comme criminels de lèse-majesté ; et ne voulantpas perdre l’occasion de faire un exemple assez fameux pour qu’ons’en souvînt à l’avenir, elle envoya ses gardes dans le jardin,avec ordre de prendre tous les singes. Ils jetèrent de grandsfilets sur les arbres, la chasse fut bientôt faite, et, malgré lerespect dû à la qualité d’ambassadeur, ce caractère se trouva fortméprisé en la personne de Mirlifiche, que l’on jeta impitoyablementdans le fond d’une cave sous un grand poinçon vide, où lui et sescamarades furent emprisonnés, avec les dames guenuches et lesdemoiselles guenuchonnes, qui accompagnaient Babiole.

À son égard elle ressentait une joie secrètede ce nouveau désordre : quand les disgrâces sont à un certainpoint, l’on n’appréhende plus rien, et la mort même peut êtreenvisagée comme un bien ; c’était la situation où elle setrouvait, le cœur occupé du prince, qui l’avait méprisée, etl’esprit rempli de l’affreuse idée du roi Magot, dont elle étaitsur le point de devenir la femme. Au reste, il ne faut pas oublierde dire que son habit était si joli et ses manières si peucommunes, que ceux qui l’avaient prise s’arrêtèrent à la considérercomme quelque chose de merveilleux ; et lorsqu’elle leurparla, ce fut bien un autre étonnement, ils avaient déjà entenduparler de l’admirable Babiole. La reine qui l’avait trouvée, et quine savait point la métamorphose de sa nièce, avait écrit trèssouvent à sa sœur, qu’elle possédait une guenuche merveilleuse, etqu’elle la priait de la venir voir ; mais la reine affligéepassait cet article sans le vouloir lire. Enfin les gardes, ravisd’admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie, ils yfirent un petit trône ; elle s’y plaça plutôt en souverainequ’en guenuche prisonnière, et la reine venant à passer, demeura sivivement surprise de sa jolie figure, et du gracieux complimentqu’elle lui fit, que malgré elle, la nature parla en faveur del’infante.

Elle la prit entre ses bras. La petitecréature animée de son côté par des mouvements qu’elle n’avaitpoint encore ressentis, se jeta à son cou, et lui dit des choses sitendres et si engageantes, qu’elle faisait l’admiration de tousceux qui l’entendaient.

« Non, madame, s’écriait-elle, ce n’estpoint la peur d’une mort prochaine, dont j’apprends que vousmenacez l’infortunée race des singes, qui m’effraie et qui m’engagede chercher les moyens de vous plaire et de vous adoucir ; lafin de ma vie n’est pas le plus grand malheur qui puisse m’arriver,et j’ai des sentiments si fort au-dessus de ce que je suis, que jeregretterais la moindre démarche pour ma conservation ; c’estdonc par rapport à vous seule, madame, que je vous aime, votrecouronne me touche bien moins que votre mérite. »

À votre avis, que répondre à une Babiole sicomplimenteuse et si révérencieuse ? La reine plus muettequ’une carpe, ouvrait deux grands yeux, croyait rêver, et sentaitque son cœur était fort ému.

Elle emporta la guenuche dans son cabinet.Lorsqu’elles furent seules, elle lui dit :

« Ne diffère pas un moment à me contertes aventures ; car je sens bien que de toutes les bestiolesqui peuplent les ménageries, et que je garde dans mon palais, tuseras celle que j’aimerai davantage : je t’assure même qu’enta faveur je ferai grâce aux singes qui t’accompagnent.

– Ha ! madame, s’écria-t-elle, je ne vousen demande point pour eux : mon malheur m’a fait naîtreguenuche, et ce même malheur m’a donné un discernement qui me ferasouffrir jusqu’à la mort ; car enfin, que puis-je ressentirlorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide et noire, ayantdes pattes couvertes de poils, avec une queue et des dents toujoursprêtes à mordre, et que d’ailleurs je ne manque point d’esprit, quej’ai du goût, de la délicatesse et des sentiments ?

– Es-tu capable, dit la reine, d’en avoir detendresse ? »

Babiole soupira sans rien répondre.

« Oh ! continua la reine, il faut medire si tu aimes un singe, un lapin ou un écureuil ; car si tun’es point trop engagée, j’ai un nain qui serait bien tonfait. »

Babiole à cette proposition prit un airdédaigneux, dont la reine s’éclata de rire.

« Ne te fâche point, lui dit-elle, etapprends-moi par quel hasard tu parles ?

– Tout ce que je sais de mes aventures,répliqua Babiole, c’est que la reine, votre sœur, vous eut à peinequittée, après la naissance et la mort de la princesse, votrefille, qu’elle vit en passant sur le bord de la mer, un de vosvalets de chambre qui voulait me noyer. Je fus arrachée de sesmains par son ordre ; et par un prodige dont tout le monde futégalement surpris, la parole et la raison me vinrent : l’on medonna des maîtres qui m’apprirent plusieurs langues, et à toucherdes instruments enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces,et … Mais, s’écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle etcouvert d’une sueur froide : qu’avez-vous, madame ? Jeremarque un changement extraordinaire en votre personne.

– Je me meurs ! dit la reine d’une voixfaible et mal articulée ; je me meurs, ma chère et tropmalheureuse fille ! c’est donc aujourd’hui que je teretrouve. »

À ces mots, elle s’évanouit. Babiole effrayée,courut appeler du secours, les dames de la reine se hâtèrent de luidonner de l’eau, de la délacer et de la mettre au lit ;Babiole s’y fourra avec elle, l’on n’y prit pas seulement garde,tant elle était petite.

Quand la reine fut revenue de la longuepâmoison où le discours de la princesse l’avait jetée, elle voulutrester seule avec les dames qui savaient le secret de la fatalenaissance de sa fille, elle leur raconta ce qui lui était arrivé,dont elles demeurèrent si éperdues, qu’elles ne savaient quelconseil lui donner. Mais elle leur commanda de lui dire ce qu’ellescroyaient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Lesunes dirent qu’il fallait étouffer la guenuche, d’autres larenfermer dans un trou, d’autres encore la voulaient renvoyer à lamer. La reine pleurait et sanglotait.

« Elle a tant d’esprit, disait-elle, queldommage de la voir réduite par un bouquet enchanté, dans cemisérable état ? Mais au fond, continuait-elle, c’est mafille, c’est mon sang, c’est moi qui lui ai attiré l’indignation dela méchante Fanferluche ; est-il juste qu’elle souffre de lahaine que cette fée a pour moi ?

– Oui, madame, s’écria sa vieille damed’honneur, il faut sauver votre gloire ; que penserait-on dansle monde, si vous déclariez qu’une monne est votre infante ?Il n’est point naturel d’avoir de tels enfants, quand on est aussibelle que vous. »

La reine perdait patience de l’entendreraisonner ainsi. Elle et les autres n’en soutenaient pas avec moinsde vivacité, qu’il fallait exterminer ce petit monstre ; etpour conclusion, elle résolut d’enfermer Babiole dans un château,où elle serait bien nourrie et bien traitée le reste de sesjours.

Lorsqu’elle entendit que la reine voulait lamettre en prison, elle se coula tout doucement par la ruelle dulit, et se jetant de la fenêtre sur un arbre du jardin, elle sesauva jusqu’à la grande forêt, et laissa tout le monde en rumeur dene la point trouver.

Elle passa la nuit dans le creux d’un chêne,où elle eut le temps de moraliser sur la cruauté de sadestinée : mais ce qui lui faisait plus de peine, c’était lanécessité où on la mettait de quitter la reine ; cependantelle aimait mieux s’exiler volontairement, et demeurer maîtresse desa liberté, que de la perdre pour jamais.

Dès qu’il fut jour, elle continua son voyage,sans savoir où elle voulait aller, pensant et repensant mille foisà la bizarrerie d’une aventure si extraordinaire.

« Quelle différence, s’écriait- elle, dece que je suis, à ce que je devrais être ! »

Les larmes coulaient abondamment des petitsyeux de la pauvre Babiole. Aussitôt que le jour parut, ellepartit : elle craignait que la reine ne la fît suivre, ou quequelqu’un des singes échappés de la cave ne la menât malgré elle auroi Magot ; elle alla tant et tant, sans suivre ni chemin nisentier, qu’elle arriva dans un grand désert où il n’y avait nimaison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine : elle s’yengagea sans réflexion, et lorsqu’elle commença d’avoir faim, elleconnut, mais trop tard, qu’il y avait bien de l’imprudence àvoyager dans un tel pays.

Deux jours et deux nuits s’écoulèrent, sansqu’elle pût même attraper un vermisseau, ni un moucheron : lacrainte de la mort la prit ; elle était si faible qu’elles’évanouissait, elle se coucha par terre, et venant à se souvenirde l’olive et de la noisette qui étaient encore dans le petitcoffre de verre, elle jugea qu’elle en pourrait faire un légerrepas. Toute joyeuse de ce rayon d’espérance, elle prit une pierre,mit le coffre en pièce, et croqua l’olive. Mais elle y eut à peinedonné un coup de dent, qu’il en sortit une si grande abondanced’huile parfumée, que tombant sur ses pattes, elles devinrent lesplus belles mains du monde ; sa surprise fut extrême, elleprit de cette huile, et s’en frotta tout entière !merveille ! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que riendans l’univers ne pouvait l’égaler ; elle se sentait de grandsyeux, une petite bouche, le nez bien fait, elle mourait d’envied’avoir un miroir ; enfin elle s’avisa d’en faire un du plusgrand morceau de verre de son coffre. Ô quand elle se vit, quellejoie ! quelle surprise agréable ! Ses habits grandirentcomme elle, elle était bien coiffée, ses cheveux faisaient milleboucles, son teint avait la fraîcheur des fleurs du printemps.

Les premiers moments de sa surprise étantpassés, la faim se fit ressentir plus pressante, et ses regretsaugmentèrent étrangement.

« Quoi ! disait-elle, si belle et sijeune, née princesse comme je le suis, il faut que je périsse dansces tristes lieux. Ô ! barbare fortune qui m’as conduiteici ; qu’ordonnes-tu de mon sort ? Est-ce pour m’affligerdavantage que tu as fait un changement si heureux et si inespéré enmoi ? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauvas la viesi généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreusesolitude ? »

L’infante demandait inutilement du secours,tout était sourd à sa voix : la nécessité de manger latourmentait à tel point, qu’elle prit la noisette et lacassa : mais en jetant la coquille, elle fut bien surprised’en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, destapissiers, des sculpteurs, et mille autres sortesd’ouvriers ; les uns dessinent un palais, les autres lebâtissent, d’autres le meublent ; ceux-là peignent lesappartements, ceux-ci cultivent les jardins, tout brille d’or etd’azur : l’on sert un repas magnifique ; soixanteprincesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers,et suivies de leurs pages, lui vinrent faire de grands compliments,et la convièrent au festin qui l’attendait. Aussitôt Babiole, sansse faire prier, s’avança promptement vers le salon ; et làd’un air de reine, elle mangea comme une affamée. À peine fut-ellehors de table, que ses trésoriers firent apporter devant ellequinze mille coffres, grands comme des muids, remplis d’or et dediamants : ils lui demandèrent si elle avait agréable qu’ilspayassent les ouvriers qui avaient bâti son palais. Elle dit quecela était juste, à condition qu’ils bâtiraient aussi une ville,qu’ils se marieraient, et resteraient avec elle. Tous yconsentirent, la ville fut achevée en trois quarts d’heure,quoiqu’elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien desprodiges sortis d’une petite noisette.

La princesse minutait dans son espritd’envoyer une célèbre ambassade à la reine sa mère, et de fairefaire quelques reproches au jeune prince, son cousin. En attendantqu’elle prît là-dessus les mesures nécessaires, elle sedivertissait à voir courre la bague, dont elle donnait toujours leprix, au jeu, à la comédie, à la chasse et à la pêche, car l’on yavait conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandait partout l’univers ; il venait à sa cour des rois, des quatrecoins du monde, des géants plus hauts que les montagnes, et despygmées plus petits que des rats.

Il arriva qu’un jour que l’on faisait unegrande fête, où plusieurs chevaliers rompaient des lances, ils envinrent à se fâcher, les uns contre les autres, ils se battirent etse blessèrent. La princesse en colère descendit de son balcon pourreconnaître les coupables : mais lorsqu’on les eut désarmés,que devint-elle quand elle vit le prince, son cousin. S’il n’étaitpas mort, il s’en fallait si peu, qu’elle en pensa mourir elle-mêmede surprise et de douleur. Elle le fit porter dans le plus belappartement du palais, où rien ne manquait de tout ce qui lui étaitnécessaire pour sa guérison, médecin de Chodrai, chirurgiens,onguents, bouillons, sirops ; l’infante faisait elle-même lesbandes et les charpies, ses yeux les arrosaient de larmes, et ceslarmes auraient dû servir de baume au malade. Il l’était en effetde plus d’une manière car sans compter une demi-douzaine de coupsd’épée, et autant de coups de lance qui le perçaient de part enpart, il était depuis longtemps incognito dans cette cour, et ilavait éprouvé le pouvoir des beaux yeux de Babiole, d’une manière àn’en guérir de sa vie. Il est donc aisé de juger à présent d’unepartie de ce qu’il ressentit, quand il put lire sur le visage decette aimable princesse, qu’elle était dans la dernière douleur del’état où il était réduit. Je ne m’arrêterai point à redire toutesles choses que son cœur lui fournit pour la remercier des bontésqu’elle lui témoignait ; ceux qui l’entendirent furent surprisqu’un homme si malade pût marquer tant de passion et dereconnaissance. L’infante qui en rougit plus d’une fois, le pria dese taire ; mais l’émotion et l’ardeur de ses discours lemenèrent si loin, qu’elle le vit tomber tout d’un coup dans uneagonie affreuse. Elle s’était armée jusque-là de constance ;enfin, elle la perdit à tel point qu’elle s’arracha les cheveux,qu’elle jeta les hauts cris, et qu’elle donna lieu de croire à toutle monde, que son cœur était de facile accès, puisqu’en si peu detemps, elle avait pris tant de tendresse pour un étranger ;car on ne savait point en Babiolie (c’est le nom qu’elle avaitdonné à son royaume) que le prince était son cousin, et qu’ellel’aimait dès sa plus grande jeunesse.

C’était en voyageant qu’il s’était arrêté danscette cour, et comme il n’y connaissait personne pour le présenterà l’infante, il crut que rien ne ferait mieux que de faire devantelle cinq ou six galanteries de héros c’est-à-dire, couper bras etjambes aux chevaliers du tournoi mais il n’en trouva aucun assezcomplaisant pour le souffrir. Il y eut donc une rude mêlée ;le plus fort battit le plus faible, et ce plus faible, comme jel’ai déjà dit, fut le prince. Babiole désespérée, courait lesgrands chemins sans carrosse et sans gardes, elle entra ainsi dansun bois, elle tomba évanouie au pied d’un arbre, où la féeFanferluche qui ne dormait point, et qui ne cherchait que desoccasions de mal faire, vint l’enlever dans une nuée plus noire quede l’encre, et qui allait plus vite que le vent. La princesse restaquelque temps sans aucune connaissance enfin elle revint àelle ; jamais surprise n’a été égale à la sienne, de seretrouver si loin de la terre, et si proche du pôle ; leparquet de nuée n’est pas solide, de sorte qu’en courant de-çà etde-là, il lui semblait marcher sur des plumes, et la nuées’entr’ouvrant, elle avait beaucoup de peine de s’empêcher detomber ; elle ne trouvait personne avec qui se plaindre, carla méchante Fanferluche s’était rendue invisible : elle eut letemps de penser à son cher prince, et à l’état où elle l’avaitlaissé, et elle s’abandonna aux sentiments les plus douloureux quipuissent occuper une âme.

« Quoi ! s’écriait-elle, je suisencore capable de survivre à ce que j’aime, et l’appréhension d’unemort prochaine trouve quelque place dans mon cœur ! Ah !si le soleil voulait me rôtir, qu’il me rendrait un bonoffice ; ou si je pouvais me noyer dans l’arc-en-ciel, que jeserais contente ! Mais, hélas ! tout le zodiaque estsourd à ma voix, le Sagittaire n’a point de flèches, le Taureau decornes et le Lion de dents : peut-être que la terre sera plusobligeante, et qu’elle m’offrira la pointe d’un rocher sur lequelje me tuerai. Ô ! prince, mon cher cousin, que n’êtes-vousici, pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amantedésespérée se puisse aviser. »

En achevant ces mots, elle courut au bout dela nuée, et se précipita comme un trait que l’on décoche avecviolence.

Tous ceux qui la virent, crurent que c’étaitla lune qui tombait ; et comme l’on était pour lors endécours, plusieurs peuples qui l’adorent et qui restent du tempssans la revoir, prirent le grand deuil, et se persuadèrent que lesoleil, par jalousie, lui avait joué ce mauvais tour.

Quelque envie qu’eût l’infante de mourir, ellen’y réussit pas, elle tomba dans la bouteille de verre où les féesmettaient ordinairement leur ratafia au soleil mais quellebouteille ! il n’y a point de tour dans l’univers qui soit sigrande ; par bonheur elle était vide, car elle s’y seraitnoyée comme une mouche.

Six géants la gardaient, ils reconnurentaussitôt l’infante ; c’étaient les mêmes qui demeuraient danssa cour et qui l’aimaient : la maligne Fanferluche qui nefaisait rien au hasard, les avait transportés là, chacun sur undragon volant, et ces dragons gardaient la bouteille quand lesgéants dormaient. Pendant qu’elle y fut, il y eut bien des jours oùelle regretta sa peau de guenuche ; elle vivait comme lescaméléons, de l’air et de la rosée.

La prison de l’infante n’était sue depersonne ; le jeune prince l’ignorait, il n’était pas mort, etdemandait sans cesse Babiole. Il s’apercevait assez, par lamélancolie de tous ceux qui le servaient, qu’il y avait un sujet dedouleur générale à la cour ; sa discrétion naturelle l’empêchade chercher à la pénétrer mais lorsqu’il fut convalescent, ilpressa si fort qu’on lui apprît des nouvelles de la princesse, quel’on n’eut pas le courage de lui celer sa perte. Ceux qui l’avaientvue entrer dans le bois, soutenaient qu’elle y avait été dévoréepar les lions ; et d’autres croyaient qu’elle s’était tuée dedésespoir d’autres encore qu’elle avait perdu l’esprit, et qu’elleallait errante par le monde.

Comme cette dernière opinion était la moinsterrible, et qu’elle soutenait un peu l’espérance du prince, il s’yarrêta, et partit sur Criquetin dont j’ai déjà parlé, mais je n’aipas dit que c’était le fils aîné de Bucéphale, et l’un desmeilleurs chevaux qu’on ait vus dans ce siècle-là : il lui mitla bride sur le cou, et le laissa aller à l’aventure ; ilappelait l’infante, les échos seuls lui répondaient.

Enfin il arriva au bord d’une grosse rivière.Criquetin avait soif, il y entra pour boire, et le prince, selon lacoutume, se mit à crier de toute sa force :

« Babiole, belle Babiole, oùêtes-vous ? »

Il entendit une voix, dont la douceur semblaitréjouir l’onde : cette voix lui dit :

« Avance, et tu sauras où elleest. »

À ces mots, le prince aussi témérairequ’amoureux, donne deux coups d’éperons à Criquetin, il nage ettrouve un gouffre où l’eau plus rapide se précipitait, il tombajusqu’au fond, bien persuadé qu’il s’allait noyer.

Il arriva heureusement chez le bonhommeBiroqua, qui célébrait les noces de sa fille avec un fleuve desplus riches et des plus graves de la contrée ; toutes lesdéités poissonneuses étaient dans sa grotte ; les tritons etles sirènes y faisaient une musique agréable, et la rivièreBiroquie, légèrement vêtue, dansait les olivettes avec la Seine, laTamise, l’Euphrate et le Gange, qui étaient assurément venus defort loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savait vivre,s’arrêta fort respectueusement à l’entrée de la grotte, et leprince qui savait encore mieux vivre que son cheval, faisant uneprofonde révérence, demanda s’il était permis à un mortel comme luide paraître au milieu d’une si belle troupe.

Biroqua prit la parole, et répliqua d’un airaffable qu’il leur faisait honneur et plaisir.

« Il y a quelques jours que je vousattends, seigneur, continua-t-il, je suis dans vos intérêts, etceux de l’infante me sont chers : il faut que vous la retiriezdu lieu fatal où la vindicative Fanferluche l’a mise en prison,c’est dans une bouteille.

– Ah ! que me dites- vous, s’écria leprince, l’infante est dans une bouteille ?

– Oui, dit le sage vieillard, elle y souffrebeaucoup : mais je vous avertis, seigneur, qu’il n’est pasaisé de vaincre les géants et les dragons qui la gardent, à moinsque vous ne suiviez mes conseils. Il faut laisser ici votre boncheval, et que vous montiez sur un dauphin ailé que je vous élèvedepuis longtemps. »

Il fit venir le dauphin sellé et bridé, quifaisait si bien des voltes et courbettes, que Criquetin en futjaloux.

Biroquie et ses compagnes s’empressèrentaussitôt d’armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirassed’écailles de carpes dorées, on le coiffa de la coquille d’un groslimaçon, qui était ombragée d’une large queue de morue, élevée enforme d’aigrette ; une naïade le ceignit d’une anguille, delaquelle pendait une redoutable épée faite d’une longue arête depoisson ; on lui donna ensuite une large écaille de tortuedont il se fit un bouclier ; et dans cet équipage, il n’y eutsi petit goujon qui ne le prît pour le dieu des soles, car il fautdire la vérité, ce jeune prince avait un certain air, qui serencontre rarement parmi les mortels.

L’espérance de retrouver bientôt la charmanteprincesse qu’il aimait, lui inspira une joie dont il n’avait pasété capable depuis sa perte ; et la chronique de ce fidèleconte marque qu’il mangea de bon appétit chez Biroqua, et qu’ilremercia toute la compagnie en des termes peu communs ; il ditadieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui partitaussitôt. Le prince se trouva, à la fin du jour, si haut, que pourse reposer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretésqu’il y découvrit auraient été capables de l’arrêter, s’il avait euun désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille oùelle vivait depuis plusieurs mois. L’aurore paraissait à peinelorsqu’il la découvrit environnée des géants et des dragons que lafée, par la vertu de sa petite baguette, avait retenus auprèsd’elle ; elle croyait si peu que quelqu’un eût assez depouvoir pour la délivrer, qu’elle se reposait sur la vigilance deses terribles gardes pour la faire souffrir.

Cette belle princesse regardait pitoyablementle ciel, et lui adressait ses tristes plaintes, quand elle vit ledauphin volant et le chevalier qui venait la délivrer. Ellen’aurait pas cru cette aventure possible, quoiqu’elle sût, par sapropre expérience, que les choses les plus extraordinaires serendent familières pour certaines personnes.

« Serait-ce bien par la malice dequelques fées, disait-elle, que ce chevalier est transporté dansles airs ? Hélas, que je le plains, s’il faut qu’une bouteilleou une carafe lui serve de prison comme à moi ? »

Pendant qu’elle raisonnait ainsi, les géantsqui aperçurent le prince au-dessus de leurs têtes, crurent quec’était un cerf-volant, et s’écrièrent l’un à l’autre :« Attrape, attrape la corde, cela nous divertira » ;mais lorsqu’ils se baissèrent, pour la ramasser, il fondit sur eux,et d’estoc et de taille, il les mit en pièces comme un jeu decartes que l’on coupe par la moitié, et que l’on jette au vent. Aubruit de ce grand combat, l’infante tourna la tête, elle reconnutson jeune prince. Quelle joie d’être certaine de sa vie ! maisquelles alarmes de la voir dans un péril si évident, au milieu deces terribles colosses, et des dragons qui s’élançaient surlui ! Elle poussa des cris affreux, et le danger où il étaitpensa la faire mourir.

Cependant l’arête enchantée, dont Biroquaavait armé la main du prince, ne portait aucuns coupsinutiles ; et le léger dauphin qui s’élevait et qui sebaissait fort à propos, lui était aussi d’un secoursmerveilleux ; de sorte qu’en très peu de temps, la terre futcouverte de ces monstres. L’impatient prince, qui voyait soninfante au travers du verre, l’aurait mis en pièces, s’il n’avaitpas appréhendé de l’en blesser : il prit le parti de descendrepar le goulot de la bouteille. Quand il fut au fond, il se jeta auxpieds de Babiole et lui baisa respectueusement la main.

« Seigneur, lui dit-elle, il est justeque pour ménager votre estime, je vous apprenne les raisons quej’ai eues de m’intéresser si tendrement à votre conservation.Sachez que nous sommes proches parents, que je suis fille de lareine votre tante, et la même Babiole que vous trouvâtes sous lafigure d’une guenuche au bord de la mer, et qui eut depuis lafaiblesse de vous témoigner un attachement que vous méprisâtes.

– Ah ! madame, s’écria le prince, dois-jecroire un événement si prodigieux ? Vous avez étéguenuche ; vous m’avez aimé, je l’ai su, et mon cœur a étécapable de refuser le plus grand de tous les biens !

– J’aurais à l’heure qu’il est très mauvaiseopinion de votre goût, répliqua l’infante en souriant, si vousaviez pu prendre alors quelque attachement pour moi : mais,seigneur, partons, je suis lasse d’être prisonnière, et je crainsmon ennemie ; allons chez la reine ma mère, lui rendre comptede tant de choses extraordinaires qui doivent l’intéresser.

– Allons, madame, allons, dit l’amoureuxprince, en montant sur le dauphin ailé, et la prenant entre sesbras, allons lui rendre en vous la plus aimable princesse qui soitau monde. »

Le dauphin s’éleva doucement, et prit son volvers la capitale où la reine passait sa triste vie ; la fuitede Babiole ne lui laissait pas un moment de repos, elle ne pouvaits’empêcher de songer à elle, de se souvenir des jolies chosesqu’elle lui avait dites, et elle aurait voulu la revoir, touteguenuche qu’elle était, pour la moitié de son royaume.

Lorsque le prince fut arrivé, il se déguisa envieillard, et lui fit demander une audience particulière.

« Madame, lui dit-il, j’étudie dès maplus tendre jeunesse l’art de nécromancien ; vous devez jugerpar là que je n’ignore point la haine que Fanferluche a pour vous,et les terribles effets qui l’ont suivie : mais essuyez vospleurs, madame, cette Babiole que vous avez vue si laide, est àprésent la plus belle princesse de l’univers ; vous l’aurezbientôt auprès de vous, si vous voulez pardonner à la reine votresœur, la cruelle guerre qu’elle vous a faite, et conclure la paixpar le mariage de votre infante avec le prince votre neveu.

– Je ne puis me flatter de ce que vous medites, répliqua la reine en pleurant ; sage vieillard, voussouhaitez d’adoucir mes ennuis, j’ai perdu ma chère fille, je n’aiplus d’époux, ma sœur prétend que mon royaume lui appartient, sonfils est aussi injuste qu’elle ; ils me persécutent, je neprendrai jamais alliance avec eux.

– Le destin en ordonne autrementcontinua-t-il, je suis choisi pour vous l’apprendre !

– Hé ! de quoi me servirait, ajouta lareine, de consentir à ce mariage ? La méchante Fanferluche atrop de pouvoir et de malice, elle s’y opposera toujours.

– Ne vous inquiétez pas, madame, répliqua lebonhomme, promettez-moi seulement que vous ne vous opposerez pointau mariage que l’on désire.

– Je promets tout, s’écria la reine, pourvuque je revoie ma chère fille. »

Le prince sortit, et courut où l’infantel’attendait. Elle demeura surprise de le voir déguisé, et celal’obligea de lui raconter que depuis quelque temps, les deux reinesavaient eu de grands intérêts à démêler, et qu’il y avait beaucoupd’aigreur entre elles, mais qu’enfin il venait de faire consentirsa tante à ce qu’il souhaitait. La princesse fut ravie, elle serendit au palais ; tous ceux qui la virent passer luitrouvèrent une si parfaite ressemblance avec sa mère, qu’ons’empressa de les suivre, pour savoir qui elle était.

Dès que la reine l’aperçut, son cœur s’agitasi fort, qu’il ne fallut point d’autre témoignage de la vérité decette aventure. La princesse se jeta à ses pieds, la reine la reçutentre ses bras ; et après avoir demeuré longtemps sans parler,essuyant leurs larmes par mille tendres baisers, elles se redirenttout ce qu’on peut imaginer dans une telle occasion : ensuitela reine jetant les yeux sur son neveu, elle lui fit un accueiltrès favorable, et lui réitéra ce qu’elle avait promis aunécromancien. Elle aurait parlé plus longtemps, mais le bruit qu’onfaisait dans la cour du palais, l’ayant obligée de mettre la tête àla fenêtre, elle eut l’agréable surprise de voir arriver la reinesa sœur. Le prince et l’infante qui regardaient aussi, reconnurentauprès d’elle le vénérable Biroqua, et jusqu’au bon Criquetin quiétait de la partie ; les uns pour les autres poussèrent degrands cris de joie ; l’on courut se revoir avec destransports qui ne se peuvent exprimer ; le célèbre mariage duprince et de l’infante se conclut sur-le-champ en dépit de la féeFanferluche, dont le savoir et la malice furent égalementconfondus.

Finette Cendron

 

Il était une fois un roi et une reine quiavaient mal fait leurs affaires. On les chassa de leur royaume. Ilsvendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leurslinges, leurs dentelles et tous leurs meubles, pièce à pièce. Lesfripiers étaient las d’acheter, car tous les jours ils vendaientchose nouvelle. Quand le roi et la reine furent bien pauvres, leroi dit à sa femme :

« Nous voilà hors de notre royaume, nousn’avons plus rien, il faut gagner notre vie et celle de nos pauvresenfants ; avisez un peu ce que nous avons à faire, car jusqu’àprésent je n’ai su que le métier de roi, qui est fortdoux. »

La reine avait beaucoup d’esprit ; ellelui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps, elle luidit :

« Sire, il ne faut point nousaffliger ; vous n’avez qu’à faire des filets dont vousprendrez des oiseaux à la chasse et des poissons à la pêche.Pendant que les cordelettes s’useront, je filerai pour en faired’autres. À l’égard de nos trois filles, ce sont de franchesparesseuses, qui croient être de grandes dames ; elles veulentfaire les demoiselles. Il faut les mener si loin, si loin, qu’ellesne reviennent jamais ; car il serait impossible que nouspuissions leur fournir assez d’habits à leur gré. »

Le roi commença de pleurer, quand il vit qu’ilfallait se séparer de ses enfants. Il était bon père mais la reineétait la maîtresse. Il demeura donc d’accord de tout ce qu’ellevoulait ; il lui dit :

« Levez-vous demain de bon matin, etprenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez àpropos. »

Pendant qu’ils complotaient cette affaire, laprincesse Finette qui était la plus petite des filles, écoutait parle trou de la serrure ; et quand elle eut découvert le desseinde son papa et de sa maman, elle s’en alla tant vite qu’elle put àune grande grotte fort éloignée de chez eux, où demeurait la féeMerluche, qui était sa marraine.

Finette avait pris deux livres de beurrefrais, des œufs, du lait et de la farine pour faire un excellentgâteau à sa marraine, afin d’en être bien reçue. Elle commençagaîment son voyage ; mais plus elle allait, plus elle selassait. Ses souliers s’usèrent jusqu’à la dernière semelle ;et ses petits pieds mignons s’écorchèrent si fort que c’étaitgrande pitié ; elle n’en pouvait plus. Elle s’assit surl’herbe, pleurant.

Par là passa un beau cheval d’Espagne, toutsellé, tout bridé ; il y avait plus de diamants à sa housse,qu’il n’en faudrait pour acheter trois villes ; et quand ilvit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d’elle ;ployant le jarret, il semblait lui faire la révérence ;aussitôt elle le prit par la bride :

« Gentil dada, dit-elle, voudrais-tu bienme porter chez ma marraine la fée ? Tu me feras un grandplaisir, car je suis si lasse que je vais mourir ; mais si tume sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine et debon foin ; tu auras de la paille fraîche pour tecoucher. »

Le cheval se baissa presque à terre devantelle, et la jeune Finette sauta dessus ; il se mit à courir silégèrement, qu’il semblait que ce fût un oiseau. Il s’arrêta àl’entrée de la grotte, comme s’il en avait su le chemin ; etil le savait bien aussi, car c’était Merluche qui, ayant deviné quesa filleule la voulait venir voir, lui avait envoyé ce beaucheval.

Quand elle fut entrée, elle fit trois grandesrévérences à sa marraine, et prit le bas de sa robe qu’ellebaisa ; et puis elle lui dit :

« Bonjour, ma marraine ; commentvous portez-vous ? voilà du beurre, du lait, de la farine etdes œufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à lamode de notre pays.

– Soyez la bien venue, Finette, dit lafée ; venez que je vous embrasse. »

Elle l’embrassa deux fois, dont Finette restatrès joyeuse, car madame Merluche n’était pas une fée à ladouzaine. Elle dit :

« Ça, ma filleule, je veux que vous soyezma petite femme de chambre ; décoiffez-moi et mepeignez. »

La princesse la décoiffa et la peigna le plusadroitement du monde.

« Je sais bien, dit Merluche, pourquoivous venez ici ; vous avez écouté le roi et la reine quiveulent vous mener perdre, et vous voulez éviter ce malheur. Tenez,vous n’avez qu’à prendre ce peloton, le fil n’en romprajamais ; vous attacherez le bout à la porte de votre maison,et vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée,il vous sera aisé de revenir en suivant le fil. »

La princesse remercia sa marraine, qui luiremplit un sac de beaux habits, tous d’or et d’argent. Ellel’embrassa ; elle la fit remonter sur le joli cheval, et endeux ou trois moments, il la rendit à la porte de la maisonnette deleurs majestés. Finette dit au cheval :

« Mon petit ami, vous êtes beau et trèssage ; vous allez plus vite que le soleil ; je vousremercie de votre peine ; retournez d’où vousvenez. »

Elle entra tout doucement dans la maison,cachant son sac sous son chevet ; elle se coucha sans fairesemblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla safemme :

« Allons, allons, madame, lui dit-il,apprêtez-vous pour le voyage. »

Aussitôt elle se leva, prit ses gros souliers,une jupe courte, une camisole blanche et un bâton. Elle fit venirl’aînée de ses filles qui s’appelait Fleur-d’Amour, la secondeBelle-de-Nuit et la troisième Fine-Oreille : c’est pourquoi onla nommait ordinairement Finette.

« J’ai rêvé cette nuit, dit la reine,qu’il faut que nous allions voir ma sœur, elle nous régalerabien ; nous mangerons et nous rirons tant que nousvoudrons. »

Fleur d’Amour, qui se désespérait d’être dansun désert, dit à sa mère :

« Allons, madame, où il vous plaira,pourvu que je me promène, il ne m’importe. »

Les deux autres en dirent autant. Ellesprennent congé du roi, et les voilà toutes quatre en chemin. Ellesallèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avait grande peur den’avoir pas assez de fil, car il y avait près de mille lieues. Ellemarchait toujours derrière ses sœurs, passant le fil adroitementdans les buissons.

Quand la reine crut que ses filles nepourraient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois,et leur dit :

« Mes petites brebis, dormez ; jeferai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainteque le loup ne le mange. »

Elles se couchèrent sur l’herbe, ets’endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais.Finette fermait les yeux, et ne dormait pas.

« Si j’étais une méchante fille,disait-elle, je m’en irais tout à l’heure, et je laisserais mourirmes sœurs ici, car elles me battent et m’égratignent jusqu’au sang.Malgré toutes leurs malices, je ne les veux pasabandonner. »

Elle les réveille, et leur conte toutel’histoire ; elles se mettent à pleurer, et la prient de lesmener avec elle, qu’elles lui donneront leurs belles poupées, leurpetit ménage d’argent, leurs autres jouets et leurs bonbons.

« Je sais assez que vous n’en ferez rien,dit Finette, mais je n’en serai pas moins bonne sœur ; »et se levant, elle suivit son fil, et les princesses aussi ;de sorte qu’elles arrivèrent presque aussitôt que la reine.

En s’arrêtant à la porte, elles entendirentque le roi disait :

« J’ai le cœur tout saisi de vous voirrevenir seule.

– Bon, dit la reine, nous étions tropembarrassés de nos filles.

– Encore, dit le roi, si vous aviez ramené maFinette, je me consolerais des autres, car elles n’aimentrien. »

Elles frappèrent, toc, toc. Le roidit :

« Qui va là ? »

Elles répondirent :

« Ce sont vos trois filles,Fleur-d’Amour, Belle-de-Nuit, et Fine-Oreille. »

La reine se mit à trembler :

« N’ouvrez pas, disait-elle, il faut quece soit des esprits, car il est impossible qu’elles fussentrevenues. »

Le roi était aussi poltron que sa femme, et ildisait :

« Vous me trompez, vous n’êtes point mesfilles. »

Mais Fine-Oreille, qui était adroite, luidit :

« Mon papa, je vais me baisser,regardez-moi par le trou du chat, et si je ne suis pas Finette, jeconsens d’avoir le fouet. »

Le roi regarda comme elle lui avait dit, etdès qu’il l’eut reconnue, il leur ouvrit. La reine fit semblantd’être bien aise de les revoir ; elle leur dit qu’elle avaitoublié quelque chose, qu’elle l’était venu chercher ; maisqu’assurément elle les aurait été retrouver. Elles feignirent de lacroire, et montèrent dans un beau petit grenier où ellescouchaient.

« Ça, dit Finette, mes sœurs, vous m’avezpromis une poupée, donnez-la-moi.

– Vraiment tu n’as qu’à t’y attendre, petitecoquine, dirent-elles, tu es cause que le roi ne nous regrettepas. »

Là-dessus prenant leurs quenouilles, elles labattirent comme plâtre. Quand elles l’eurent bien battue, elle secoucha ; et comme elle avait tant de plaies et de bosses, ellene pouvait dormir, et elle entendit que la reine disait auroi :

« Je les mènerai d’un autre côté, encoreplus loin, et je suis certaine qu’elles ne reviendrontjamais. »

Quand Finette entendit ce complot, elle seleva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entradans le poulailler, elle prit deux poulets et un maître coq, à quielle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reinenourrissait de choux, pour s’en régaler dans l’occasion ; ellemit le tout dans un panier, et partit. Mais elle n’eut pas fait unelieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d’Espagne vint augalop, ronflant et hennissant ; elle crut que c’était faitd’elle, que quelques gens d’armes l’allaient prendre. Quand ellevit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d’aller si àson aise : elle arriva promptement chez sa marraine.

Après les cérémonies ordinaires, elle luiprésenta les poulets, le coq et les lapins, et la pria de l’aiderde ses bons avis, parce que la reine avait juré qu’elle lesmènerait jusqu’au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de nepas s’affliger ; elle lui donna un sac tout plein decendre :

« Vous porterez le sac devant vous, luidit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, et quandvous voudrez revenir, vous n’aurez qu’à regarder l’impression devos pas ; mais ne ramenez point vos sœurs, elles sont tropmalicieuses, et si vous les ramenez, je ne veux plus vousvoir. »

Finette prit congé d’elle, emportant, par sonordre, pour trente ou quarante millions de diamants en une petiteboîte, qu’elle mit dans sa poche : le cheval était tout prêt,et la rapporta comme à l’ordinaire. Au point du jour, la reineappela les princesses ; elles vinrent, et elle leurdit :

« Le roi ne se porte pas trop bien ;j’ai rêvé cette nuit qu’il faut que j’aille lui cueillir des fleurset des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes,elles le feront rajeunir ; c’est pourquoi allons-y tout àl’heure. »

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui necroyaient pas que leur mère eût encore envie de les perdre,s’affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir ; etelles allèrent si loin, qu’il ne s’est jamais fait un si longvoyage. Finette, qui ne disait mot, se tenait derrière les autres,et secouait sa cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie ygâtassent rien. La reine étant persuadée qu’elles ne pourraientretrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étaientbien endormies ; elle prit ce temps pour les quitter, etrevint chez elle. Quand il fut jour, et que Finette connut que samère n’y était plus, elle éveilla ses sœurs :

« Nous voici seules, dit-elle, la reines’en est allée. »

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se prirent àpleurer : elles arrachaient leurs cheveux, et meurtrissaientleur visage à coups de poings. Elles s’écriaient :

« Hélas ! qu’allons-nousfaire ? »

Finette était la meilleure fille dumonde ; elle eut encore pitié de ses sœurs.

« Voyez à quoi je m’expose, leurdit-elle ; car lorsque ma marraine m’a donné le moyen derevenir, elle m’a défendu de vous enseigner le chemin ; et quesi je lui désobéissais, elle ne voulait plus me voir. »

Belle-de-Nuit se jette au cou de Finette,autant en fit Fleur-d’Amour ; elles la caressèrent sitendrement, qu’il n’en fallut pas davantage pour revenir toutestrois ensemble chez le roi et la reine.

Leurs majestés furent bien surprises de revoirles princesses ; ils en parlèrent toute la nuit, et la cadettequi ne se nommait pas Fine-Oreille pour rien, entendait qu’ilsfaisaient un nouveau complot, et que le lendemain, la reine seremettrait en campagne. Elle courut éveiller ses sœurs.

« Hélas ! leur dit-elle, nous sommesperdues, la reine veut absolument nous mener dans quelque désert,et nous y laisser. Vous êtes cause que j’ai fâché ma marraine, jen’ose l’aller trouver comme je faisais toujours. »

Elles restèrent bien en peine, et se disaientl’une à l’autre :

« Que ferons-nous ? »

Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deuxautres :

« Il ne faut pas s’embarrasser, lavieille Merluche n’a pas tant d’esprit qu’il n’en reste un peu auxautres : nous n’avons qu’à nous charger de pois ; nousles sèmerons le long du chemin et nous reviendrons. »

Fleur-d’Amour trouva l’expédientadmirable ; elles se chargèrent de pois, elles remplirentleurs poches ; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois,elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte dediamants, et dès que la reine les appela pour partir, elles setrouvèrent toutes prêtes.

Elle leur dit :

« J’ai rêvé cette nuit qu’il y a dans unpays, qu’il n’est pas nécessaire de nommer, trois beaux princes quivous attendent pour vous épouser ; je vais vous y mener, pourvoir si mon songe est véritable. »

La reine allait devant et ses filles après,qui semaient des pois sans s’inquiéter, car elles étaient certainesde retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loinencore qu’elle n’était allée : mais pendant une nuit obscure,elle les quitta et revint trouver le roi ; elle arriva fortlasse et fort aise de n’avoir plus un si grand ménage sur lesbras.

Les trois princesses ayant dormi jusqu’à onzeheures du matin se réveillèrent ; Finette s’aperçut lapremière de l’absence de la reine ; bien qu’elle s’y fûtpréparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pourson retour à sa marraine la fée, qu’à l’habileté de ses sœurs. Ellefut leur dire toute effrayée :

« La reine est partie, il faut la suivreau plus vite.

– Taisez-vous, petite babouine, répliquaFleur-d’Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons,vous faites ici ma commère l’empressée mal à propos. »

Finette n’osa répliquer. Mais quand ellesvoulurent retrouver le chemin, il n’y avait plus ni traces nisentiers ; les pigeons, dont il y a grand nombre en cepays-là, étaient venus manger les pois ; elles se mirent àpleurer jusqu’aux cris. Après avoir resté deux jours sans manger,Fleur-d’Amour dit à Belle-de-Nuit :

« Ma sœur, n’as-tu rien àmanger ?

– Non », dit-elle.

Elle dit la même chose à Finette :

« Je n’ai rien non plus, répliqua-t-elle,mais je viens de trouver un gland.

– Ha ! donnez-le-moi, dit l’une.

– Donnez-le-moi, dit l’autre. »

Chacune le voulait avoir.

« Nous ne serons guère rassasiées d’ungland à nous trois, dit Finette ; plantons-le, il en viendraun autre qui nous pourra servir. »

Elles y consentirent quoiqu’il n’y eût guèred’apparence qu’il vînt un arbre dans un pays où il n’y en avaitpoint, on n’y voyait que des choux et des laitues, dont lesprincesses mangeaient ; si elles avaient été bien délicates,elles seraient mortes cent fois ; elles couchaient presquetoujours à la belle étoile ; tous les matins et tous les soirselles allaient tour à tour arroser le gland, et lui disaient :« Croîs, croîs, beau gland. » Il commença de croître àvue d’œil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d’Amour voulut monterdessus, mais il n’était pas assez fort pour la porter ; ellele sentait plier sous elle, aussitôt elle descendit ;Belle-de-Nuit eut la même aventure ; Finette plus légère s’ytint longtemps ; et ses sœurs lui demandèrent :

« Ne vois-tu rien, masœur ? »

Elle leur répondit :

« Non, je ne vois rien.

– Ah ! c’est que le chêne n’est pas assezhaut », disait Fleur-d’Amour.

De sorte qu’elles continuaient d’arroser legland et de lui dire : « Croîs, croîs, beau gland. »Finette ne manquait jamais d’y monter deux fois par jour : unmatin qu’elle y était, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d’Amour :

« J’ai trouvé un sac que notre sœur nousa caché ; qu’est-ce qu’il peut y avoirdedans ? »

Fleur-d’Amour répondit :

« Elle m’a dit que c’était de vieillesdentelles qu’elle raccommode, et moi, je crois que c’est dubonbon. »

Belle-de-Nuit était friande, et voulut yvoir ; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roiet de la reine, mais elles servaient à cacher les beaux habits deFinette et la boîte de diamants.

« Hé bien ! se peut-il une plusgrande petite coquine, s’écria-t-elle, il faut prendre tout pournous, et mettre des pierres à la place. »

Elles le firent promptement. Finette revintsans s’apercevoir de la malice de ses sœurs, car elle ne s’avisaitpas de se parer dans un désert ; elle ne songeait qu’au chênequi devenait le plus beau de tous les chênes.

Une fois qu’elle y monta et que ses sœurs,selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvrait rien,elle s’écria :

« Je découvre une grande maison, sibelle, si belle que je ne saurais assez le dire ; les murs ensont d’émeraudes et de rubis, le toit de diamants : elle esttoute couverte de sonnettes d’or, les girouettes vont et viennentcomme le vent.

– Tu mens, disaient-elles, cela n’est pas sibeau que tu le dis.

– Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pasmenteuse, venez-y plutôt voir vous-mêmes, j’en ai les yeux toutéblouis. »

Fleur-d’Amour monta sur l’arbre : quandelle eut vu le château, elle ne s’en pouvait taire. Belle-de-Nuitqui était fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour, elledemeura aussi ravie que ses sœurs.

« Certainement, dirent-elles, il fautaller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princesqui seront trop heureux de nous épouser. »

Tant que la soirée fut longue, elles neparlèrent que de leur dessein, elles se couchèrent surl’herbe ; mais lorsque Finette leur parut fort endormie,Fleur-d’Amour dit à Belle-de-Nuit :

« Savez-vous ce qu’il faut faire, masœur, levons-nous et nous habillons des riches habits que Finette aapportés.

– Vous avez raison », ditBelle-de-Nuit ; elles se levèrent donc, se frisèrent, sepoudrèrent, puis elles mirent des mouches, et les belles robes d’oret d’argent toutes couvertes de diamants ; il n’a jamais étérien de si magnifique.

Finette ignorait le vol que ses méchantessœurs lui avaient fait ; elle prit son sac dans le dessein des’habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que descailloux ; elle aperçut en même temps ses sœurs qui s’étaientaccommodées comme des soleils. Elle pleura et se plaignit de latrahison qu’elles lui avaient faite ; et elles d’en rire et dese moquer.

« Est-il possible, leur dit-elle, quevous ayez le courage de me mener au château sans me parer et mefaire belle ?

– Nous n’en avons pas trop pour nous, répliquaFleur-d’Amour, tu n’auras que des coups si tu nous importunes.

– Mais, continua-t-elle, ces habits que vousportez sont à moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doiventrien.

– Si tu parles davantage, dirent-elles, nousallons t’assommer, et nous t’enterrerons sans que personne lesache. »

La pauvre Finette n’eut garde de lesagacer ; elle les suivait doucement et marchait un peuderrière, ne pouvant passer que pour leur servante.

Plus elles approchaient de la maison, pluselle leur semblait merveilleuse.

« Ha ! disaient Fleur-d’Amour etBelle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir ! que nousferons bonne chère, nous mangerons à la table du roi, mais pourFinette elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle estfaite comme une souillon, et si l’on demande qui elle est,gardons-nous bien de l’appeler notre sœur : il faudra dire quec’est la petite vachère du village. »

Finette qui était pleine d’esprit et debeauté, se désespérait d’être si maltraitée. Quand elles furent àla porte du château, elles frappèrent : aussitôt une vieillefemme épouvantable leur vint ouvrir, elle n’avait qu’un œil aumilieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six autres,le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu’ellefaisait peur ; elle avait quinze pieds de haut et trente detour.

« Ô malheureuses ! qui vous amèneici ? leur dit-elle. Ignorez-vous que c’est le château del’ogre, et qu’à peine pouvez-vous suffire pour son déjeuner ;mais je suis meilleure que mon mari ; entrez, je ne vousmangerai pas tout d’un coup, vous aurez la consolation de vivredeux ou trois jours davantage. »

Quand elles entendirent l’ogresse parlerainsi, elles s’enfuirent, croyant se pouvoir sauver, mais une seulede ses enjambées en valait cinquante des leurs ; elle courutaprès et les reprit, les unes par les cheveux, les autres par lapeau du cou ; et les mettant sous son bras, elle les jetatoutes trois dans la cave qui était pleine de crapauds et decouleuvres, et l’on ne marchait que sur les os de ceux qu’ilsavaient mangés.

Comme elle voulait croquer sur-le-champFinette, elle fut quérir du vinaigre, de l’huile et du sel pour lamanger en salade ; mais elle entendit venir l’ogre, ettrouvant que les princesses avaient la peau blanche et délicate,elle résolut de les manger toute seule, et les mit promptement sousune grande cuve où elles ne voyaient que par un trou.

L’ogre était six fois plus haut que safemme ; quand il parlait, la maison tremblait, et quand iltoussait, il semblait des éclats de tonnerre ; il n’avaitqu’un grand vilain œil, ses cheveux étaient tout hérissés, ils’appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne ; ilavait dans sa main un panier couvert ; il en tira quinzepetits enfants qu’il avait volés par les chemins, et qu’il avalacomme quinze œufs frais. Quand les trois princesses le virent,elles tremblaient sous la cuve, elles n’osaient pleurer bien haut,de peur qu’il ne les entendît ; mais elles s’entredisaienttout bas :

« Il va nous manger tout en vie, commentnous sauverons-nous ? »

L’ogre dit à sa femme :

« Vois-tu, je sens chair fraîche, je veuxque tu me la donnes.

– Bon, dit l’ogresse, tu crois toujours sentirchair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là.

– Oh, je ne me trompe point, dit l’ogre, jesens chair fraîche assurément ; je vais chercher partout.

– Cherche, dit-elle, et tu ne trouverasrien.

– Si je trouve, répliqua l’ogre, et que tu mele caches, je te couperai la tête pour en faire uneboule. »

Elle eut peur de cette menace, et luidit :

« Ne te fâche point, mon petit ogrelet,je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd’hui trois jeunesfillettes que j’ai prises, mais ce serait dommage de les manger,car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que jeme repose ; tu vois que notre belle maison est fort malpropre,que notre pain n’est pas cuit, que la soupe ne te semble plus sibonne, et que je ne te parais plus si belle, depuis que je me tuede travailler ; elles seront mes servantes ; je te prie,ne les mange pas à présent ; si tu en as envie quelque jour,tu en seras assez le maître. »

L’ogre eut bien de la peine à lui promettre dene les pas manger tout à l’heure. Il disait :

« Laisse-moi faire, je n’en mangerai quedeux. – Non, tu n’en mangeras pas.

– Hé bien, je ne mangerai que la pluspetite. »

Et elle disait :

« Non, tu n’en mangeras pasune. »

Enfin après bien des contestations, il luipromit de ne les pas manger. Elle pensait en elle-même :

« Quand il ira à la chasse, je lesmangerai, et je lui dirai qu’elles se sont sauvées. »

L’ogre sortit de la cave, il lui dit de lesmener devant lui ; les pauvres filles étaient presque mortesde peur, l’ogresse les rassura ; et quand il les vit, il leurdemanda ce qu’elles savaient faire. Elles répondirent qu’ellessavaient balayer, qu’elles savaient coudre et filer à merveille,qu’elles faisaient de si bons ragoûts, que l’on mangeait jusquesaux plats, que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l’on envenait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L’ogre étaitfriand, il dit :

« Ça, çà, mettons vite ces bonnesouvrières en besogne ; mais, dit-il à Finette, quand tu as misle feu au four, comment peux-tu savoir s’il est assezchaud ?

– Monseigneur, répliqua-t-elle, j’y jette dubeurre, et puis j’y goûte avec la langue.

– Hé bien, dit-il, allume donc lefour. »

Ce four était aussi grand qu’une écurie, carl’ogre et l’ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. Laprincesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme unefournaise, et l’ogre qui était présent, attendant le pain tendre,mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d’Amouret Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître ogredit :

« Hé bien, le four est-ilchaud ? »

Finette répondit :

« Monseigneur, vous l’allezvoir. »

Elle jeta devant lui mille livres de beurre aufond du four, et puis elle dit :

Il faut tâter avec la langue, mais je suistrop petite.

– Je suis grand, » dit l’ogre, et sebaissant, il s’enfonça si avant qu’il ne pouvait plus se retirer,de sorte qu’il brûla jusqu’aux os. Quand l’ogresse vint au four,elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des osde son mari.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui la virentfort affligée, la consolèrent de leur mieux ; mais ellescraignaient que sa douleur ne s’apaisât trop tôt, et que l’appétitlui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà penséfaire. Elles lui dirent :

« Prenez courage, madame, vous trouverezquelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vousépouser. »

Elle sourit un peu, montrant des dents pluslongues que le doigt. Lorsqu’elles la virent de bonne humeur,Finette lui dit :

« Si vous vouliez quitter ces horriblespeaux d’ours, dont vous êtes habillée, vous mettre à la mode, nousvous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre.

– Voyons, dit-elle, comme tu l’entends ;mais assure-toi que s’il y a quelques dames plus jolies que moi, jete hacherai menu comme chair à pâté. »

Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent sonbonnet, et se mirent à la peigner et la friser ; en l’amusantde leur caquet, Finette prit une hache, et lui donna par derrièreun si grand coup, qu’elle sépara son corps d’avec sa tête.

Il ne fut jamais une telle allégresse ;elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonnerles clochettes d’or, elles furent dans toutes les chambres, quiétaient de perles et de diamants, et les meubles si riches qu’ellesmouraient de plaisir ; elles riaient et chantaient, rien neleur manquait, du blé, des confitures, des fruits et des poupées enabondance. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans deslits de brocart et de velours, et s’entredirent : « Nousvoilà plus riches que n’était notre père, quand il avait sonroyaume, mais il nous manque d’être mariées, il ne viendra personneici, cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, car on nesait point la mort de l’ogre et de l’ogresse. Il faut que nousallions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beauxhabits ; et nous n’y serons pas longtemps sans trouver de bonsfinanciers qui seront bien aises d’épouser desprincesses. »

Dès qu’elles furent habillées, elles dirent àFinette qu’elles allaient se promener, qu’elle demeurât à la maisonà faire le ménage et la lessive, et qu’à leur retour tout fût netet propre ; que si elle y manquait, elles l’assommeraient decoups. La pauvre Finette qui avait le cœur serré de douleur, restaseule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, ettoujours pleurant. « Que je suis malheureuse, disait-elle,d’avoir désobéi à ma marraine, il m’en arrive toutes sortes dedisgrâces ; mes sœurs m’ont volé mes riches habits ; ilsservent à les parer ; sans moi, l’ogre et sa femme seporteraient encore bien ; de quoi me profite de les avoir faitmourir ? N’aimerais-je pas autant qu’ils m’eussent mangée quede vivre comme je vis ? » Quand elle avait dit cela, ellepleurait à étouffer, puis ses sœurs arrivaient chargées d’orangesde Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient :« Ah ! que nous venons d’un beau bal ! qu’il y avaitde monde ! le fils du roi y dansait ; l’on nous a faitmille honneurs : allons, viens nous déchausser et nousdécrotter, car c’est là ton métier. » Finette obéissait ;et si par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, ellesse jetaient sur elle, et la battaient à la laisser pour morte.

Le lendemain encore elles retournaient etrevenaient conter des merveilles. Un soir que Finette était assiseproche du feu sur un monceau de cendres, ne sachant que faire, ellecherchait dans les fentes de la cheminée ; et cherchant ainsielle trouva une petite clé si vieille et si crasseuse, qu’elle euttoutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire,elle connut qu’elle était d’or, et pensa qu’une clé d’or devaitouvrir un beau petit coffre ; elle se mit aussitôt à courirpar toute la maison, essayant la clé aux serrures, et enfin elletrouva une cassette qui était un chef-d’œuvre. Elle l’ouvrit :il y avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, dulinge, des rubans pour des sommes immenses : elle ne dit motde sa bonne fortune ; mais elle attendit impatiemment que sessœurs sortissent le lendemain. Dès qu’elle ne les vit plus, elle separa, de sorte qu’elle était plus belle que le soleil.

Ainsi ajustée, elle fut au même bal où sessœurs dansaient ; et quoiqu’elle n’eût point de masque, elleétait si changée en mieux, qu’elles ne la reconnurent pas. Dèsqu’elle parut dans l’assemblée, il s’éleva un murmure de voix, lesunes d’admiration, et les autres de jalousie. On la prit pourdanser, elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle lessurpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à elle, et luiayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire commentelle s’appelait, afin de ne jamais oublier le nom d’une personne simerveilleuse. Elle lui répondit civilement qu’on la nommaitCendron. Il n’y eut point d’amant qui ne fût infidèle à samaîtresse pour Cendron, point de poète qui ne rimât enCendron ; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu detemps ; les échos ne répétaient que les louanges deCendron ; l’on n’avait pas assez d’yeux pour la regarder,assez de bouche pour la louer.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit, qui avaientfait d’abord grand fracas dans les lieux où elles avaient paru,voyant l’accueil que l’on faisait à cette nouvelle venue, encrevaient de dépit ; mais Finette se démêlait de tout cela dela meilleure grâce du monde ; il semblait, à son air, qu’ellen’était faite que pour commander. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit,qui ne voyaient leur sœur qu’avec de la suie de cheminée sur levisage, et plus barbouillée qu’un petit chien, avaient si fortperdu l’idée de sa beauté, qu’elles ne la reconnurent point dutout ; elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres.Dès qu’elle voyait le bal prêt à finir, elle sortait vite, revenaità la maison, se déshabillait en diligence, reprenait sesguenilles ; et quand ses sœurs arrivaient :

« Ah ! Finette, nous venons de voir,lui disaient-elles, une jeune princesse qui est toutecharmante ; ce n’est pas une guenuche comme toi ; elleest blanche comme la neige, plus vermeille que les roses ; sesdents sont de perles, ses lèvres de corail ; elle a une robequi pèse plus de mille livres, ce n’est qu’or et diamants :qu’elle est belle ! qu’elle est aimable ! »

Finette répondait entre ses dents :

« Ainsi j’étais, ainsi j’étais.

– Qu’est-ce que tu bourdonnes ? »,disaient-elles.

Finette répliquait encore plus bas :

« Ainsi j’étais. »

Ce petit jeu dura longtemps ; il n’y eutpresque pas de jour que Finette ne changeât d’habits, car lacassette était fée, et plus on y en prenait, plus il en revenait,et si fort à la mode, que les dames ne s’habillaient que sur sonmodèle.

Un soir que Finette avait plus dansé qu’àl’ordinaire, et qu’elle avait tardé assez tard à se retirer,voulant réparer le temps perdu et arriver chez elle un peu avantses sœurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une deses mules, qui était de velours rouge, toute brodée de perles. Ellefit son possible pour la retrouver dans le chemin ; mais letemps était si noir, qu’elle prit une peine inutile ; ellerentra au logis, un pied chaussé et l’autre nu.

Le lendemain le prince Chéri, fils aîné duroi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette ; il lafait ramasser, la regarde, en admire la petitesse et lagentillesse, la tourne, retourne, la baise, la chérit et l’emporteavec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeait plus ; il devenaitmaigre et changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi etla reine, qui l’aimaient éperdument, envoyaient de tous côtés pouravoir de bon gibier et des confitures ; c’était pour lui moinsque rien ; il regardait tout cela sans répondre à la reine,quand elle lui parlait. L’on envoya quérir des médecins partout,même jusqu’à Paris et à Montpellier. Quand ils furent arrivés, onleur fit voir le prince, et après l’avoir considéré trois jours ettrois nuits sans le perdre de vue, ils conclurent qu’il étaitamoureux, et qu’il mourrait si l’on n’y apportait remède.

La reine, qui l’aimait à la folie, pleurait àfondre en eau, de ne pouvoir découvrir celle qu’il aimait, pour lalui faire épouser. Elle amenait dans sa chambre les plus bellesdames, il ne daignait pas les regarder. Enfin elle lui dit unefois :

« Mon cher fils, tu veux nous faireétouffer de douleur, car tu aimes, et tu nous caches tessentiments ; dis-nous qui tu veux, et nous te la donnerons,quand ce ne serait qu’une simple bergère. »

Le prince, plus hardi par les promesses de lareine, tira la mule de dessous son chevet, et l’ayantmontrée :

« Voilà, madame, lui dit-il, ce qui causemon mal ; j’ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, joliemule en allant à la chasse ; je n’épouserai jamais que cellequi pourra la chausser.

– Hé bien, mon fils, dit la reine, net’afflige point, nous la ferons chercher. »

Elle fut dire au roi cette nouvelle ; ildemeura bien surpris, et commanda en même temps que l’on fût avecdes tambours et des trompettes, annoncer que toutes les filles etles femmes vinssent pour chausser la mule, et que celle à qui elleserait propre, épouserait le prince. Chacune ayant entendu de quoiil était question, se décrassa les pieds avec toutes sortes d’eaux,de pâtes et de pommades. Il y eut des dames qui se les firentpeler, pour avoir la peau plus belle ; d’autres jeûnaient ouse les écorchaient afin de les avoir plus petits. Elles allaient enfoule essayer la mule, une seule ne la pouvait mettre et plus il envenait inutilement, plus le prince s’affligeait.

Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuit se firent unjour si braves, que c’était une chose étonnante.

« Où allez-vous donc ? leur ditFinette.

– Nous allons à la grande ville,répondirent-elles, où le roi et la reine demeurent, essayer la muleque le fils du roi a trouvée ; car si elle est propre à l’unede nous deux, il l’épousera, et nous serons reines.

– Et moi, dit Finette, n’irai-jepoint ?

– Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oisonbridé : va, va arroser nos choux, tu n’es propre àrien. »

Finette songea aussitôt qu’elle mettrait sesplus beaux habits, et qu’elle irait tenter l’aventure comme lesautres, car elle avait quelque petit soupçon qu’elle y aurait bonnepart ; ce qui lui faisait de la peine, c’est qu’elle ne savaitpas le chemin, le bal où l’on allait danser n’était point dans lagrande ville. Elle s’habilla magnifiquement ; sa robe était desatin bleu, toute couverte d’étoiles et de diamants ; elleavait un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos ; toutcela brillait si fort, qu’on ne la pouvait regarder sans clignoterles yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir elle resta bienétonnée de trouver le joli cheval d’Espagne qui l’avait portée chezsa marraine. Elle le caressa et lui dit :

« Sois le bien venu, mon petitdada ; je suis obligée à ma marraine Merluche. »

Il se baissa ; elle s’assit dessus commeune nymphe. Il était tout couvert de sonnettes d’or et derubans ; sa housse et sa bride n’avaient point de prix ;et Finette était trente fois plus belle que la belle Hélène.

Le cheval d’Espagne allait légèrement, sessonnettes faisaient din, din, din. Fleur-d’Amour et Belle-de-Nuitles ayant entendues, se retournèrent et la virent venir ; maisdans ce moment quelle fut leur surprise ? Elles la reconnurentpour être Finette Cendron. Elles étaient fort crottées, leurs beauxhabits étaient couverts de boue :

« Ma sœur, s’écria Fleur-d’Amour, enparlant à Belle-de-Nuit, je vous proteste que voici FinetteCendron » ; l’autre s’écria tout de même, et Finettepassant près d’elles, son cheval les éclaboussa, et leur fit unmasque de crotte ; elle se prit à rire, et leur dit :« Altesses, Cendrillon vous méprise autant que vous leméritez » ; puis passant comme un trait, la voilà partie.Belle-de-Nuit et Fleur-d’Amour s’entre-regardèrent.

« Est-ce que nous rêvons ?disaient-elles ; qui est-ce qui peut avoir fourni des habitset un cheval à Finette ? Quelle merveille le bonheur lui enveut, elle va chausser la mule, et nous n’aurons que la peine d’unvoyage inutile. »

Pendant qu’elles se désespéraient, Finettearrive au palais ; dès qu’on la vit, chacun crut que c’étaitune reine, les gardes prennent leurs armes, l’on bat le tambour,l’on sonne la trompette, l’on ouvre toutes les portes, et ceux quil’avaient vue au bal, allaient devant elle, disant :« Place, place, c’est la belle Cendron, c’est la merveille del’univers. » Elle entre avec cet appareil dans la chambre duprince mourant ; il jette les yeux sur elle, et demeurecharmé, souhaitant qu’elle eût le pied assez petit pour chausser lamule : elle la mit tout d’un coup et montra la pareille,qu’elle avait apportée exprès. En même temps l’on crie :« Vive la princesse Chérie, vive la princesse qui sera notrereine ! » Le prince se leva de son lit, il vint luibaiser les mains, elle le trouva beau et plein d’esprit : illui fit mille amitiés. L’on avertit le roi et la reine, quiaccoururent ; la reine prend Finette entre ses bras, l’appellesa fille, sa mignonne, sa petite reine, lui fait des présentsadmirables, sur lesquels le roi libéral renchérit encore. L’on tirele canon ; les violons, les musettes, tout joue ; l’on neparle que de danser et de se réjouir.

Le roi, la reine et le prince prient Cendronde se laisser marier : « Non, dit-elle, il faut avant queje vous conte mon histoire » ; ce qu’elle fit en quatremots. Quand ils surent qu’elle était née princesse, c’était bienune autre joie, il tint à peu qu’ils n’en mourussent ; maislorsqu’elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère,ils reconnurent que c’étaient eux qui avaient conquis leurroyaume : ils le lui annoncèrent ; et elle jura qu’ellene consentirait point à son mariage, qu’ils ne rendissent les étatsde son père ; ils le lui promirent, car ils avaient plus decent royaumes, un de moins n’était pas une affaire.

Cependant Belle-de-Nuit et Fleur-d’Amourarrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avait mis la mule,elles ne savaient que faire, ni que dire, elles voulaient s’enretourner sans la voir ; mais quand elle sut qu’elles étaientlà, elle les fit entrer, et au lieu de leur faire mauvais visage,et de les punir comme elles le méritaient, elle se leva, et fut audevant d’elles les embrasser tendrement, puis elle les présenta àla reine, lui disant : « Madame, ce sont mes sœurs quisont fort aimables, je vous prie de les aimer. » Ellesdemeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu’elles nepouvaient proférer un mot. Elle leur promit qu’elles retourneraientdans leur royaume, que le prince le voulait rendre à leur famille.À ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant dejoie.

Les noces furent les plus belles que l’on eûtjamais vues. Finette écrivit à sa marraine, et mit sa lettre avecde grands présents sur le joli cheval d’Espagne, la priant dechercher le roi et la reine, de leur dire son bonheur, et qu’ilsn’avaient qu’à retourner dans leur royaume.

La fée Merluche s’acquitta fort bien de cettecommission. Le père et la mère de Finette revinrent dans leursétats, et ses sœurs furent reines aussi bien qu’elle.

Fortunée

 

Il était une fois un pauvre laboureur, qui sevoyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa successionaucun sujet de dispute à son fils et à sa fille qu’il aimaittendrement.

« Votre mère m’apporta, leur dit-il, pourdot, deux escabelles et une paillasse. Les voilà avec ma poule, unpot d’œillets, et un jonc d’argent qui me fut donné par une grandedame qui séjourna dans ma pauvre chaumière ; elle me dit enpartant : “Mon bon homme, voilà un don que je vous fais ;soyez soigneux de bien arroser les œillets, et de bien serrer labague. Au reste, votre fille sera d’une incomparable beauté,nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague et les œillets, pour laconsoler de sa pauvreté.” Ainsi, ajouta le bon homme, ma Fortunée,tu auras l’un et l’autre, le reste sera pour ton frère. »

Les deux enfants du laboureur parurentcontents : il mourut. Ils pleurèrent, et les partages sefirent sans procès. Fortunée croyait que son frère l’aimait ;mais ayant voulu prendre une des escabelles pours’asseoir :

« Garde tes œillets et ta bague, luidit-il, d’un air farouche, et pour mes escabelles ne les dérangepoint, j’aime l’ordre dans ma maison. »

Fortunée qui était très douce, se mit àpleurer sans bruit ; elle demeura debout, pendant que Bedou(c’est le nom de son frère) était mieux assis qu’un docteur.

L’heure de souper vint, Bedou avait unexcellent œuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille àsa sœur.

« Tiens, lui dit-il, je n’ai pas autrechose à te donner ; si tu ne t’en accommodes point, va à lachasse aux grenouilles, il y en a dans le maraisprochain. »

Fortunée ne répliqua rien. Qu’aurait-ellerépliqué ? Elle leva les yeux au ciel, elle pleura encore, etpuis elle entra dans sa chambre. Elle la trouva toute parfumée, etne doutant point que ce ne fût l’odeur de ses œillets, elle s’enapprocha tristement, et leur dit :

« Beaux œillets, dont la variété me faitun extrême plaisir à voir, vous qui fortifiez mon cœur affligé, parce doux parfum que vous répandez, ne craignez point que je vouslaisse manquer d’eau, et que d’une main cruelle, je vous arrache devotre tige ; j’aurai soin de vous, puisque vous êtes monunique bien. »

En achevant ces mots, elle regarda s’ilsavaient besoin d’être arrosés ; ils étaient fort secs. Elleprit sa cruche, et courut au clair de la lune jusqu’à la fontaine,qui était assez loin.

Comme elle avait marché vite, elle s’assit aubord pour se reposer ; mais elle y fut à peine, qu’elle vitvenir une dame, dont l’air majestueux répondit bien à la nombreusesuite qui l’accompagnait ; six filles d’honneur soutenaient laqueue de son manteau ; elle s’appuyait sur deux autres ;ses gardes marchaient devant elle, richement vêtus de veloursamarante, en broderie de perles : on portait un fauteuil dedrap d’or, où elle s’assit, et un dais de campagne, qui fut bientôttendu ; en même temps on dressa le buffet, il était toutcouvert de vaisselle d’or et de vases de cristal. On lui servit unexcellent souper au bord de la fontaine, dont le doux murmuresemblait s’accorder à plusieurs voix, qui chantaient cesparoles :

Nos bois sont agités des plus tendres zéphirs,

Flore brille sur ces rivages ;

Sous ces sombres feuillages

Les oiseaux enchantés expriment leurs désirs.

Occupez-vous à les entendre ;

Et si votre cœur veut aimer,

Il est de doux objets qui peuvent vous charmer :

On fera gloire de se rendre.

Fortunée se tenait dans un petit coin, n’osantremuer, tant elle était surprise de toutes les choses qui sepassaient. Au bout d’un moment, cette grande reine dit à l’un deses écuyers :

« Il me semble que j’aperçois une bergèrevers ce buisson, faites-la approcher. »

Aussitôt Fortunée s’avança, et quelque timidequ’elle fût naturellement, elle ne laissa pas de faire une profonderévérence à la reine, avec tant de grâce, que ceux qui la virent endemeurèrent étonnés ; elle prit le bas de sa robe qu’ellebaisa, puis elle se tint debout devant elle, baissant les yeuxmodestement ; ses joues s’étaient couvertes d’un incarnat quirelevait la blancheur de son teint, et il était aisé de remarquerdans ses manières cet air de simplicité et de douceur, qui charmedans les jeunes personnes.

« Que faites-vous ici, la belle fille,lui dit la reine, ne craignez-vous point les voleurs ?

– Hélas ! madame, dit Fortunée, je n’aiqu’un habit de toile, que gagneraient-ils avec une pauvre bergèrecomme moi ?

– Vous n’êtes donc pas riche ? reprit lareine en souriant.

– Je suis si pauvre, dit Fortunée, que je n’aihérité de mon père qu’un pot d’œillets et un jonc d’argent.

– Mais vous avez un cœur, ajouta la reine, siquelqu’un voulait vous le prendre, voudriez-vous ledonner ?

– Je ne sais ce que c’est que de donner moncœur, madame, répondit-elle, j’ai toujours entendu dire que sansson cœur on ne peut vivre, que lorsqu’il est blessé il faut mourir,et malgré ma pauvreté, je ne suis point fâchée de vivre.

– Vous aurez toujours raison, la belle fille,de défendre votre cœur. Mais, dites-moi, continua la reine,avez-vous bien soupé ?

– Non, madame, dit Fortunée, mon frère a toutmangé. »

La reine commanda qu’on lui apportât uncouvert, et la faisant mettre à table, elle lui servit ce qu’il yavait de meilleur. La jeune bergère était si surprise d’admiration,et si charmée des bontés de la reine, qu’elle pouvait à peinemanger un morceau.

« Je voudrais bien savoir, lui dit lareine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine ?

– Madame, dit-elle, voilà ma cruche, je venaisquérir de l’eau pour arroser mes œillets. »

En parlant ainsi, elle se baissa pour prendresa cruche qui était auprès d’elle ; mais lorsqu’elle la montraà la reine, elle fut bien étonnée de la trouver d’or, toutecouverte de gros diamants, et remplie d’une eau qui sentaitadmirablement bon. Elle n’osait l’emporter, craignant qu’elle nefût pas à elle.

« Je vous la donne, Fortunée, dit lareine ; allez arroser les fleurs dont vous prenez soin, etsouvenez-vous que la reine des Bois veut être de vosamies. »

À ces mots, la bergère se jeta à sespieds.

« Après vous avoir rendu de très humblesgrâces, madame, lui dit-elle, de l’honneur que vous me faites,j’ose prendre la liberté de vous prier d’attendre ici un moment, jevais vous quérir la moitié de mon bien, c’est mon pot d’œillets,qui ne peut jamais être en de meilleures mains que les vôtres.

– Allez, Fortunée, lui dit la reine, en luitouchant doucement les joues, je consens de rester ici jusqu’à ceque vous reveniez. »

Fortunée prit sa cruche d’or, et courut danssa petite chambre ; mais pendant qu’elle en avait été absente,son frère Bedou y était entré, il avait pris le pot d’œillets, etmis à la place un grand chou. Quand Fortunée aperçut ce malheureuxchou, elle tomba dans la dernière affliction, et demeura fortirrésolue si elle retournerait à la fontaine. Enfin elle s’ydétermina, et se mettant à genoux devant la reine :

« Madame, lui dit-elle, Bedou m’a volémon pot d’œillets, il ne me reste que mon jonc ; je voussupplie de le recevoir comme une preuve de ma reconnaissance.

– Si je prends votre jonc, belle bergère, ditla reine, vous voilà ruinée ?

– Ha ! madame, dit-elle, avec un air toutspirituel, si je possède vos bonnes grâces, je ne puis meruiner. »

La reine prit le jonc de Fortunée, et le mit àson doigt ; aussitôt elle monta dans un char de corail,enrichi d’émeraudes, tiré par six chevaux blancs, plus beaux quel’attelage du soleil. Fortunée la suivit des yeux, tant qu’elleput ; enfin les différentes routes de la forêt la dérobèrent àsa vue. Elle retourna chez Bedou, toute remplie de cette aventure.La première chose qu’elle fit en entrant dans la chambre, ce fut dejeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d’entendreune voix, qui criait : « Ha ! je suis mort. »Elle ne comprit rien à ces plaintes, car ordinairement les choux neparlent pas. Dès qu’il fut jour, Fortunée, inquiète de son potd’œillets, descendit en bas pour l’aller chercher ; et lapremière chose qu’elle trouva, ce fut le malheureux chou ;elle lui donna un coup de pied, et disant :

« Que fais-tu ici, toi qui te mêles detenir dans ma chambre la place de mes œillets ?

– Si l’on ne m’y avait pas porté, répondit lechou, je ne me serais pas avisé de ma tête d’y aller. »

Elle frissonna, car elle avaitgrand’peur ; mais le chou lui dit encore :

« Si vous voulez me reporter avec mescamarades, je vous dirai en deux mots que vos œillets sont dans lapaillasse de Bedou. »

Fortunée, au désespoir, ne savait comment lesreprendre ; elle eut la bonté de planter le chou, et ensuiteelle prit la poule favorite de son frère, et lui dit :

« Méchante bête, je vais te faire payertous les chagrins que Bedou me donne.

– Ha ! bergère, dit la poule, laissez-moivivre, et comme mon humeur est de caqueter, je vais vous apprendredes choses surprenantes.

“Ne croyez pas être fille du laboureur chezqui vous avez été nourrie ; non, belle Fortunée, il n’estpoint votre père ; mais la reine qui vous donna le jour, avaitdéjà eu six filles ; et comme si elle eût été la maîtressed’avoir un garçon, son mari et son beau-père lui dirent qu’ils lapoignarderaient, à moins qu’elle ne leur donnât un héritier.

“La pauvre reine affligée devint grosse ;on l’enferma dans un château, et l’on mit auprès d’elle des gardes,ou pour mieux dire, des bourreaux, qui avaient ordre de la tuer, sielle avait encore une fille. Cette princesse alarmée du malheur quila menaçait, ne mangeait et ne dormait plus ; elle avait unesœur qui était fée ; elle lui écrivit ses justescraintes ; la fée étant grosse, savait bien qu’elle aurait unfils. Lorsqu’elle fut accouchée, elle chargea les zéphirs d’unecorbeille, où elle enferma son fils bien proprement, et elle leurdonna ordre qu’ils portassent le petit prince dans la chambre de lareine, afin de le changer contre la fille qu’elle aurait :cette prévoyance ne servit de rien, parce que la reine ne recevantaucune nouvelle de sa sœur la fée, profita de la bonne volonté d’unde ses gardes, qui en eut pitié, et qui la sauva avec une échellede cordes.

“Dès que vous fûtes venue au monde, la reineaffligée cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette,demi-morte de lassitude et de douleur ; j’étais laboureuse,dit la poule, et bonne nourrice, elle me chargea de vous, et meraconta ses malheurs, dont elle se trouva si accablée, qu’ellemourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions devous.

“Comme j’ai aimé toute ma vie à causer, jen’ai pu m’empêcher de dire cette aventure ; de sorte qu’unjour il vint ici une belle dame, à laquelle je contai tout ce quej’en savais. Aussitôt, elle me toucha d’une baguette, et je devinspoule, sans pouvoir parler davantage : mon affliction futextrême et mon mari qui était absent dans le moment de cettemétamorphose, n’en a jamais mais rien su.

“À son retour, il me chercha partout ;enfin il crut que j’étais noyée, ou que les bêtes des forêtsm’avaient dévorée. Cette même dame qui m’avait fait tant de mal,passa une seconde fois par ici ; elle lui ordonna de vousappeler Fortunée, et lui fit présent d’un jonc d’argent et d’un potd’œillets ; mais comme elle était céans, il arriva vingt-cinqgardes du roi votre père, qui vous cherchaient avec de mauvaisesintentions : elle dit quelques paroles, et les fit devenir deschoux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier ausoir par votre fenêtre. Je ne l’avais point entendu parler jusqu’àprésent, je ne pouvais parler moi-même, j’ignore comment la voixnous est revenue. »

La princesse demeura bien surprise desmerveilles que la poule venait de lui raconter ; elle étaitencore pleine de bonté, et lui dit :

« Vous me faites grand’pitié, ma pauvrenourrice, d’être devenue poule, je voudrais fort vous rendre votrepremière figure, si je le pouvais ; mais ne désespérons derien, il me semble que toutes les choses que vous venez dem’apprendre, ne peuvent demeurer dans la même situation. Je vaischercher mes œillets, car je les aime uniquement. »

Bedou était allé au bois, ne pouvant imaginerque Fortunée s’avisât de fouiller dans sa paillasse ; elle futravie de son éloignement, et se flatta qu’elle ne trouverait aucunerésistance, lorsqu’elle vit tout d’un coup une grande quantité derats prodigieux, armés en guerre : ils se rangèrent parbataillons, ayant derrière eux la fameuse paillasse et lesescabelles aux côtés ; plusieurs grosses souris formaient lecorps de réserve, résolues de combattre comme des amazones.

Fortunée demeura bien surprise ; ellen’osait s’approcher, car les rats se jetaient sur elle, lamordaient et la mettaient en sang.

« Quoi ! s’écria-t-elle, mon œillet,mon cher œillet, resterez-vous en si mauvaisecompagnie ? »

Elle s’avisa tout d’un coup, que peut-êtrecette eau si parfumée qu’elle avait dans un vase d’or, aurait unevertu particulière ; elle courut la quérir ; elle en jetaquelques gouttes sur le peuple souriquois ; en même temps laracaille se sauva chacun dans son trou et la princesse pritpromptement ses beaux œillets, qui étaient sur le point de mourir,tant ils avaient besoin d’être arrosés ; elle versa dessustoute l’eau qui était dans son vase d’or, et elle les sentait avecbeaucoup de plaisir, lorsqu’elle entendit une voix fort douce quisortait d’entre les branches, et qui lui dit :

« Incomparable Fortunée, voici le jourheureux et tant désiré de vous déclarer mes sentiments ;sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu’il peut rendresensible jusqu’aux fleurs. »

La princesse, tremblante et surprise d’avoirentendu parler un chou, une poule, un œillet, et d’avoir vu unearmée de rats, devint pâle et s’évanouit. Bedou arrivalà-dessus : le travail et le soleil lui avaient échauffé latête ; quand il vit que Fortunée était venue chercher sesœillets, et qu’elle les avait trouvés, il la traîna jusqu’à saporte, et la mit dehors. Elle eut à peine senti la fraîcheur de laterre, qu’elle ouvrit ses beaux yeux ; elle aperçut auprèsd’elle la reine des Bois, toujours charmante et magnifique.

« Vous avez un mauvais frère, dit-elle àFortunée, j’ai vu avec quelle inhumanité il vous a jetée ici ;voulez-vous que je vous venge ?

– Non, madame, lui dit-elle, je ne suis pointcapable de me fâcher, et son mauvais naturel ne peut changer lemien.

– Mais, ajouta la reine, j’ai un pressentimentqui m’assure que ce gros laboureur n’est pas votre frère ;qu’en pensez-vous ?

– Toutes les apparences me persuadent qu’ill’est, madame, répliqua modestement la bergère, et je dois les encroire.

– Quoi ! continua la reine, n’avez-vouspas entendu dire que vous êtes née princesse ?

– On me l’a dit depuis peu, répondit-elle,cependant oserais-je me vanter d’une chose dont je n’ai aucunepreuve ?

– Ha, ma chère enfant, ajouta la reine, que jevous aime de cette humeur ! je connais à présent quel’éducation obscure que vous avez reçue n’a point étouffé lanoblesse de votre sang. Oui, vous êtes princesse, et il n’a pastenu à moi de vous garantir des disgrâces que vous avez éprouvéesjusqu’à cette heure. »

Elle fut interrompue en cet endroit parl’arrivée d’un jeune adolescent plus beau que le jour ; ilétait habillé d’une longue veste mêlée d’or et de soie verte,rattachée par de grandes boutonnières d’émeraudes, de rubis et dediamants ; il avait une couronne d’œillets, ses cheveuxcouvraient ses épaules. Aussitôt qu’il vit la reine, il mit ungenou en terre, et la salua respectueusement.

« Ha ! mon fils, mon aimable Œillet,lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir,par le secours de la belle Fortunée : quelle joie de vousvoir ! »

Elle le serra étroitement entre sesbras ; et se tournant ensuite vers la bergère :

« Charmante princesse, lui dit-elle, jesais tout ce que la poule vous a raconté : mais ce que vous nesavez point, c’est que les zéphyrs que j’avais chargés de mettremon fils à votre place, le portèrent dans un parterre de fleurs.Pendant qu’ils allaient chercher votre mère qui était ma sœur, unefée qui n’ignorait rien des choses les plus secrètes, et aveclaquelle je suis brouillée depuis longtemps, épia si bien le momentqu’elle avait prévu dès la naissance de mon fils, qu’elle lechangea sur-le-champ en œillet, et malgré ma science, je ne pusempêcher ce malheur. Dans le chagrin où j’étais réduite, j’employaitout mon art pour chercher quelque remède, et je n’en trouvai pointde plus assuré que d’apporter le prince Œillet dans le lieu où vousétiez nourrie, devinant que lorsque vous auriez arrosé les fleursde l’eau délicieuse que j’avais dans un vase d’or, il parlerait, ilvous aimerait, et qu’à l’avenir rien ne troublerait votrerepos ; j’avais même le jonc d’argent qu’il fallait que jereçusse de votre main, n’ignorant pas que ce serait la marque àquoi je connaîtrais que l’heure approchait où le charme perdait saforce, malgré les rats et les souris que notre ennemie devaitmettre en campagne, pour vous empêcher de toucher aux œillets.Ainsi, ma chère Fortunée, si mon fils vous épouse avec ce jonc,votre félicité sera permanente : voyez à présent si ce princevous paraît assez aimable pour le recevoir pour époux.

– Madame, répliqua-t-elle en rougissant, vousme comblez de grâces, je connais que vous êtes ma tante ; quepar votre savoir, les gardes envoyés pour me tuer, ont étémétamorphosés en choux, et ma nourrice en poule ; qu’en meproposant l’alliance du prince Œillet, c’est le plus grand honneuroù je puisse prétendre. Mais, vous dirai-je mon incertitude ?Je ne connais point son cœur, et je commence à sentir pour lapremière fois de ma vie que je ne pourrais être contente s’il nem’aimait pas.

– N’ayez point d’incertitude là-dessus, belleprincesse, lui dit le prince, il y a longtemps que vous avez faiten moi toute l’impression que vous y voulez faire à présent, et sil’usage de la voix m’avait été permis, que n’auriez-vous pasentendu tous les jours des progrès d’une passion qui meconsumait ? mais je suis un prince malheureux, pour lequelvous ne ressentez que de l’indifférence. »

Il lui dit ensuite ces vers :

Tandis que d’un œillet j’ai gardé la figure,

Vous me donniez vos tendres soins :

Vous veniez quelquefois admirer sans témoins,

De mes brillantes fleurs la bizarre peinture.

Pour vous je répandais mes parfums les plus doux,

J’affectais à vos yeux une beauté nouvelle ;

Et lorsque j’étais loin de vous,

Une sécheresse mortelle

Ne vous prouvait que trop, qu’en secret consumé,

Je languissais toujours dans l’attente cruelle

De l’objet qui m’avait charmé.

À mes douleurs vous étiez favorable,

Et votre belle main,

D’une eau pure arrosait mon sein,

Et quelquefois votre bouche adorable,

Me donnait des baisers, hélas ! pleins dedouceurs.

Pour mieux jouir de mon bonheur,

Et vous prouver mes feux et ma reconnaissance,

Je souhaitais, en un si doux moment,

Que quelque magique puissance,

Me fît sortir d’un triste enchantement.

Mes vœux sont exaucés, je vous vois, je vousaime ;

Je puis vous dire mon tourment :

Mais par malheur pour moi, vous n’êtes plus la même.

Quels vœux ai-je formés ! justes dieux, qu’ai-jefait !

La princesse parut fort contente de lagalanterie du prince ; elle loua beaucoup cet impromptu, etquoiqu’elle ne fût pas accoutumée à entendre des vers, elle enparla en personne de bon goût. La reine, qui ne la souffrait vêtueen bergère qu’avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plusriches habits qui se fussent jamais vus ; en même temps satoile blanche se changea en brocart d’argent, brodéd’escarboucles ; de sa coiffure élevée, tombait un long voilede gaze mêlé d’or ; ses cheveux noirs étaient ornés de millediamants ; et son teint, dont la blancheur éblouissait, pritdes couleurs si vives, que le prince pouvait à peine en soutenirl’éclat.

« Ha ! Fortunée, que vous êtes belleet charmante ! s’écria-t-il en soupirant ; serez-vousinexorable à mes peines ?

– Non, mon fils, dit la reine, votre cousinene résistera point à nos prières. »

Dans le temps qu’elle parlait ainsi, Bedou quiretournait à son travail, passa, et voyant Fortunée comme unedéesse, il crut rêver ; elle l’appela avec beaucoup de bonté,et pria la reine d’avoir pitié de lui.

« Quoi ! après vous avoir simaltraitée ! dit-elle.

– Ha ! madame, répliqua la princesse, jesuis incapable de me venger. »

La reine l’embrassa, et loua la générosité deses sentiments.

« Pour vous contenter, ajouta-t-elle, jevais enrichir l’ingrat Bedou »; sa chaumière devint un palaismeublé et plein d’argent ; ses escabelles ne changèrent pointde forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de sonpremier état, mais la reine des Bois lima son esprit ; ellelui donna de la politesse, elle changea sa figure. Bedou alors setrouva capable de reconnaissance. Que ne dit-il pas à la reine et àla princesse pour leur témoigner la sienne dans cette occasion.

Ensuite par un coup de baguette, les chouxdevinrent des hommes, la poule une femme ; le prince Œilletétait seul mécontent ; il soupirait auprès de saprincesse ; il la conjurait de prendre une résolution en safaveur : enfin elle y consentit ; elle n’avait rien vud’aimable, et tout ce qui était aimable, l’était moins que ce jeuneprince. La reine des Bois, ravie d’un si heureux mariage, nenégligea rien pour que tout y fût somptueux ; cette fête duraplusieurs années, et le bonheur de ces tendres époux dura autantque leur vie.

La bonne petite souris

 

Il y avait une fois un roi et une reine quis’aimaient si fort, si fort, qu’ils faisaient la félicité l’un del’autre. Leurs cœurs et leurs sentiments se trouvaient toujoursd’intelligence ; ils allaient tous les jours à la chasse tuerdes lièvres et des cerfs ; ils allaient à la pêche prendre dessoles et des carpes ; au bal, danser la bourrée et lapavane ; à de grands festins, manger du rôt et desdragées ; à la comédie et à l’opéra. Ils riaient, ilschantaient, ils se faisaient mille pièces pour se divertir ;enfin c’était le plus heureux de tous les temps.

Leurs sujets suivaient l’exemple du roi et dela reine ; ils se divertissaient à l’envi l’un de l’autre. Partoutes ces raisons, l’on appelait ce royaume le pays de joie. Ilarriva qu’un roi voisin du roi Joyeux vivait tout différemment. Ilétait ennemi déclaré des plaisirs ; il ne demandait que plaieset bosses ; il avait une mine renfrognée, une grande barbe,les yeux creux ; il était maigre et sec, toujours vêtu denoir, des cheveux hérissés, gras et crasseux. Pour lui plaire, ilfallait tuer et assommer les passants. Il pendait lui-même lescriminels ; il se réjouissait à leur faire du mal.

Quand une bonne maman aimait bien sa petitefille ou son petit garçon, il l’envoyait quérir, et devant elle illui rompait les bras ou lui tordait le cou. On nommait ce royaumele pays des larmes. Le méchant roi entendit parler de lasatisfaction du roi Joyeux ; il lui porta grande envie, etrésolut de faire une grosse armée, et d’aller le battre tout sonsaoul, jusqu’à ce qu’il fût mort ou bien malade. Il envoya de touscôtés pour amasser du monde et des armes ; il faisait fairedes canons. Chacun tremblait. L’on disait : sur qui se jetterale roi, il ne fera point de quartier. Lorsque tout fut prêt, ils’avança vers le pays du roi Joyeux. À ces mauvaises nouvelles ilse mit promptement en défense ; la reine mourait de peur, ellelui disait en pleurant :

« Sire, il faut nous enfuir :tâchons d’avoir bien de l’argent, et nous en allons tant que terrenous pourra porter. »

Le roi répondait :

« Fi, madame, j’ai trop de courage ;il vaudrait mieux mourir que d’être un poltron. »

Il ramassa tous ses gens d’armes, dit untendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval, et partit. Quandelle l’eut perdu de vue, elle se mit à pleurerdouloureusement ; et joignant ses mains, elledisait :

« Hélas, je suis grosse ; si le roiest tué à la guerre, je serai veuve et prisonnière, le méchant roime fera dix mille maux. »

Cette pensée l’empêchait de manger et dedormir. Il lui écrivait tous les jours ; mais un matin qu’elleregardait par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier quicourait de toute sa force, elle l’appela :

« Hô, courrier, hô, quellenouvelle ?

– Le roi est mort, s’écria-t-il, la batailleest perdue, le méchant roi arrivera dans un moment. »

La pauvre reine tomba évanouie ; on laporta dans son lit, et toutes ses dames étaient autour d’elle, quipleuraient, l’une son père, l’autre son fils ; elless’arrachèrent les cheveux, c’était la chose du monde la pluspitoyable. Voilà que tout d’un coup l’on entend : « Aumeurtre, au larron ! » C’était le méchant roi quiarrivait avec tous ses malheureux sujets ; ils tuaient pouroui et pour non, ceux qu’ils rencontraient. Il entra tout armé dansla maison du roi, et monta dans la chambre de la reine. Quand ellele vit entrer, elle eut si grande peur, qu’elle s’enfonça dans sonlit, et mit la couverture sur sa tête. Il l’appela deux ou troisfois, mais elle ne disait mot ; il se fâcha, bien fâché, etdit :

« Je crois que tu te moques de moi ;sais-tu que je peux t’égorger tout à l’heure ? »

Il la découvrit, lui arracha ses cornettes,ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules ; il en fit troistours à sa main, et la chargea dessus son dos comme un sac deblé : il l’emporta ainsi, et monta sur son grand cheval quiétait tout noir. Elle le priait d’avoir pitié d’elle, il s’enmoquait, et lui disait : « Crie, plains-toi, cela me faitrire et me divertit. » Il l’emmena en son pays, et jurapendant tout le chemin qu’il était résolu de la pendre ; maison lui dit que c’était dommage, et qu’elle était grosse.

Quand il vit cela, il lui vint dans l’espritque si elle accouchait d’une fille, il la marierait avec sonfils ; et pour savoir ce qui en était, il envoya quérir unefée, qui demeurait près de son royaume. Étant venue, il la régalamieux qu’il n’avait de coutume ; ensuite il la mena dans unetour, au haut de laquelle la pauvre reine avait une chambre bienpetite et bien pauvrement meublée. Elle était couchée par terre,sur un matelas qui ne valait pas deux sous, où elle pleurait jouret nuit. La fée en la voyant fut attendrie ; elle lui fit larévérence, et lui dit tous bas en l’embrassant :

« Prenez courage, madame, vos malheursfiniront ; j’espère y contribuer. »

La reine un peu consolée de ces paroles, lacaressait, et la priait d’avoir pitié d’une pauvre princesse quiavait joui d’une grande fortune, et qui s’en voyait bien éloignée.Elles parlaient ensemble, quand le méchant roi dit :

« Allons, point tant decompliments ; je vous ai amenée ici pour me dire si cetteesclave est grosse d’un garçon ou d’une fille. »

La fée répondit :

« Elle est grosse d’une fille, qui serala plus belle princesse et la mieux apprise que l’on ait jamaisvue. »

Elle lui souhaita ensuite des biens et deshonneurs infinis.

« Si elle n’est pas belle et bienapprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, et samère à un arbre, sans que rien m’en puisse empêcher. »

Après cela il sortit avec la fée, et neregarda pas la bonne reine, qui pleurait amèrement ; car elledisait en elle-même :

« Hélas ! que ferai-je ? Sij’ai une belle petite fille, il la donnera à son magot defils ; et si elle est laide, il nous pendra toutes deux. Àquelle extrémité suis-je réduite ? Ne pourrai-je point lacacher quelque part, afin qu’il ne la vît jamais ? »

Le temps que la petite princesse devait venirau monde approchait, et les inquiétudes de la reineaugmentaient : elle n’avait personne avec qui se plaindre etse consoler. Le geôlier qui la gardait, ne lui donnait que troispois cuits dans l’eau pour toute la journée, avec un petit morceaude pain noir.

Elle devint plus maigre qu’un hareng :elle n’avait plus que la peau et les os. Un soir qu’elle filait(car le méchant roi qui était fort avare, la faisait travaillerjour et nuit), elle vit entrer par un trou une petite souris, quiétait fort jolie. Elle lui dit :

« Hélas ! ma mignonne, que viens-tuchercher ici ? Je n’ai que trois pois pour toute majournée ; si tu ne veux jeûner, va-t’en. »

La petite souris courait de-çà, courait de-là,dansait, cabriolait comme un petit singe ; et la reine prenaitun si grand plaisir à la regarder, qu’elle lui donna le seul poisqui restait pour son souper.

« Tiens, mignonne, dit-elle, mange, jen’en ai pas davantage, et je te le donne de bon cœur. »

Dès qu’elle eut fait cela, elle vit sur satable une perdrix excellente, cuite à merveille, et deux pots deconfitures. « En vérité, dit-elle, un bienfait n’est jamaisperdu. » Elle mangea un peu, mais son appétit était passé àforce de jeûner.

Elle jeta du bonbon à la souris, qui legrignota encore ; et puis elle se mit à sauter mieux qu’avantle souper. Le lendemain matin le geôlier apporta de bonne heure lestrois pois de la reine, qu’il avait mis dans un grand plat pour semoquer d’elle ; la petite souris vint doucement, et les mangeatous trois, et le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle netrouva plus rien ; la voilà bien fâchée contre la souris.

« C’est une méchante petite bête,disait-elle, si elle continue, je mourrai de faim. »

Comme elle voulut couvrir le grand plat quiétait vide, elle trouva dedans toutes sortes de bonnes choses àmanger : elle en fut bien aise, et mangea ; mais enmangeant, il lui vint dans l’esprit que le méchant roi feraitpeut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, et ellequitta la table pour pleurer ; puis elle disait, en levant lesyeux au ciel : « Quoi ! n’y a-t-il point quelquemoyen de se sauver ? » En disant cela, elle vit la petitesouris qui jouait avec de longs brins de paille ; elle lesprit, et commença de travailler avec.

« Si j’ai assez de paille, dit-elle, jeferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, et je ladonnerai par la fenêtre à la première personne charitable quivoudra en avoir soin. »

Elle se mit donc à travailler de boncourage ; la paille ne lui manquait point, la souris entraînait toujours par la chambre où elle continuait desauter ; et aux heures des repas, la reine lui donnait sestrois pois, et trouvait en échange cent sortes de ragoûts. Elle enétait bien étonnée ; elle songeait sans cesse qui pouvait luienvoyer de si excellentes choses. La reine regardait un jour à lafenêtre, pour voir de quelle longueur elle ferait cette corde, dontelle devait attacher la corbeille pour la descendre. Elle aperçuten bas une vieille petite bonne femme qui s’appuyait sur un bâton,et qui lui dit :

« Je sais votre peine, madame ; sivous voulez je vous servirai.

– Hélas ma chère amie, lui dit la reine, vousme ferez un grand plaisir venez tous les soirs au bas de la tour,je vous descendrai mon pauvre enfant ; vous le nourrirez, etje tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer.

– Je ne suis pas intéressée, répondit lavieille, mais je suis friande ; il n’y a rien que j’aime tantqu’une souris grassette et dodue. Si vous en trouvez dans votregaletas, tuez-les et me les jetez ; je n’en serai pointingrate, votre poupard s’en trouvera bien. »

La reine l’entendant se mit à pleurer sansrien répondre ; et la vieille, après avoir un peu attendu, luidemanda pourquoi elle pleurait.

« C’est, dit-elle, qu’il ne vient dans machambre qu’une seule souris, qui est si jolie, si joliette, que jene puis me résoudre à la tuer.

– Comment, dit la vieille en colère, vousaimez donc mieux une friponne de petite souris, qui ronge tout, quel’enfant que vous allez avoir ? Hé bien, madame, vous n’êtespas à plaindre, restez en si bonne compagnie, j’aurai bien dessouris sans vous, je ne m’en soucie guère. »

Elle s’en alla grondant et marmottant. Quoiquela reine eût un bon repas, et que la souris vînt danser devantelle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avaitattachés, et les larmes coulaient le long de ses joues. Elle eutcette même nuit une princesse, qui était un miracle debeauté ; au lieu de crier comme les autres enfants, elle riaità sa bonne maman, et lui tendait ses petites menottes, comme sielle eût été bien raisonnable. La reine la caressait et la baisaitde tout son cœur, songeant tristement.

« Pauvre mignonne ! chèreenfant ! si tu tombes entre les mains du méchant roi, c’estfait de ta vie. »

Elle l’enferma dans la corbeille, avec unbillet attaché sur son maillot, où était écrit :

« Cette infortunée petite fille a nomJoliette. »

Et quand elle l’avait laissée un moment sansla regarder, elle ouvrait encore la corbeille, et la trouvaitembellie ; puis elle la baisait et pleurait plus fort, nesachant que faire. Mais voici la petite souris qui vient, et qui semet dans la corbeille avec Joliette.

« Ah ! petite bestiole, dit lareine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie ! Peut-êtreque je perdrai ma chère Joliette ! Une autre que moi t’auraittuée, et donnée à la vieille friande ; je n’ai pu yconsentir. »

La souris commence à dire :

« Ne vous en repentez point, madame, jene suis pas si indigne de votre amitié que vous lecroyez. »

La reine mourait de peur d’entendre parler lasouris ; mais sa peur augmenta bien quand elle aperçut que sonpetit museau prenait la figure d’un visage, que ses pattesdevinrent des mains et des pieds, et qu’elle grandit tout d’uncoup. Enfin la reine n’osant presque la regarder, la reconnut pourla fée qui l’était venue voir avec le méchant roi, et qui lui avaitfait tant de caresses.

Elle lui dit :

« J’ai voulu éprouver votre cœur ;j’ai reconnu qu’il est bon, et que vous êtes capable d’amitié. Nousautres fées, qui possédons des trésors et des richesses immenses,nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l’amitié, etnous en trouvons rarement.

– Est-il possible, belle dame, dit la reine enl’embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étantsi riches et si puissantes ?

– Oui, répliqua-t-elle ; car on ne nousaime que par intérêt, et cela ne nous touche guère ; maisquand vous m’avez aimée en petite souris, ce n’était pas un motifd’intérêt. J’ai voulu vous éprouver plus fortement ; j’ai prisla figure d’une vieille ; c’est moi qui vous ai parlé au basde la tour, et vous m’avez toujours été fidèle. »

À ces mots elle embrassa la reine ; puiselle baisa trois fois le bécot vermeil de la petite princesse, etelle lui dit :

« Je te doue, ma fille, d’être laconsolation de ta mère, et plus riche que ton père ; de vivrecent ans toujours belle, sans maladie, sans rides et sansvieillesse. »

La reine toute ravie la remercia, et la priad’emporter Joliette, et d’en prendre soin, ajoutant qu’elle la luidonnait pour être sa fille. La fée l’accepta, et la remercia ;elle mit la petite dans la corbeille, qu’elle descendit enbas ; mais s’étant un peu arrêtée à reprendre sa forme depetite souris, quand elle descendit après elle par la cordelette,elle ne trouva plus l’enfant ; et remontant forteffrayée :

« Tout est perdu, dit- elle à la reine,mon ennemie Cancaline vient d’enlever la princesse ! Il fautque vous sachiez que c’est une cruelle fée qui me hait ; etpar malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Jene sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilainesgriffes. »

Quand la reine entendit de si tristesnouvelles, elle pensa mourir de douleur ; elle pleura bienfort, et pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, àquelque prix que ce fût. Cependant le geôlier vint dans la chambrede la reine ; il vit qu’elle n’était plus grosse ; il futle dire au roi, qui accourut pour lui demander son enfant mais elledit qu’une fée, dont elle ne savait pas le nom, l’était venueprendre par force. Voilà le méchant roi qui frappait du pied, etqui rongeait ses ongles jusqu’au dernier morceau :

« Je t’ai promis, dit-il, de tependre ; je vais tenir ma parole tout à l’heure. »

En même temps il traîne la pauvre reine dansun bois, grimpe sur un arbre, et l’allait pendre, lorsque la fée serendit invisible, et le poussant rudement, elle le fit tomber duhaut de l’arbre ; il se cassa quatre dents. Pendant qu’ontâchait de les raccommoder, la fée enleva la reine dans son charvolant, et elle l’emporta dans un beau château. Elle en prit grandsoin et si elle avait eu la princesse Joliette, elle aurait étécontente mais on ne pouvait découvrir en quel lieu Cancalinel’avait mise, bien que la petite souris y fît tout son possible.Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reinediminuait. Il y avait quinze ans déjà lorsqu’on entendit dire quele fils du méchant roi s’allait marier à sa dindonnière, et quecette petite créature n’en voulait point.

Cela était bien surprenant qu’une dindonnièrerefusât d’être reine ; mais pourtant les habits de nocesétaient faits, et c’était une si belle noce, qu’on y allait de centlieues à la ronde. La petite souris s’y transporta ; ellevoulait voir la dindonnière tout à son aise. Elle entra dans lepoulailler, et la trouva vêtue d’une grosse toile, nu-pieds, avecun torchon gras sur sa tête. Il y avait là des habits d’or etd’argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles quitraînaient à terre ; les dindons se hochaient dessus, lescrottaient et les gâtaient. La dindonnière était assise sur unegrosse pierre ; le fils du méchant roi, qui était tordu,borgne et boiteux, lui disait rudement :

« Si vous me refusez votre cœur, je voustuerai. »

Elle lui répondait fièrement :

« Je ne vous épouserai point, vous êtestrop laid, vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en reposavec mes petits dindons ; je les aime mieux que toutes vosbraveries. »

La petite souris la regardait avecadmiration ; car elle était aussi belle que le soleil. Dès quele fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d’unevieille bergère, et lui dit :

« Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindonsen bon état. »

La jeune dindonnière regarda cette vieilleavec des yeux pleins de douceur, et lui dit :

« L’on veut que je les quitte pour uneméchante couronne ; que m’en conseillez-vous ?

– Ma petite fille, dit la fée, une couronneest fort belle ; vous n’en connaissez pas le prix ni lepoids.

– Mais si fait, je le connais, repartitpromptement la dindonnière, puisque je refuse de m’ysoumettre ; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est monpère, ni où est ma mère ; je me trouve sans parents et sansamis.

– Vous avez beauté et vertu, mon enfant, ditla sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vousprie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n’avez ni père, nimère, ni parents, ni amis ?

– Une fée, appelée Cancaline, est cause quej’y suis venue ; elle me battait ; elle m’assommait sanssujet et sans raison. Je m’enfuis un jour, et ne sachant où aller,je m’arrêtai dans un bois. Le fils du méchant roi s’y vintpromener ; il me demanda si je voulais servir à sa basse-cour.Je le voulus bien ; j’eus soin des dindons ; il venait àtout moment les voir, et il me voyait aussi. Hélas ! sans quej’en eusse envie, il se mit à m’aimer tant et tant, qu’ilm’importune fort. »

La fée, a ce récit, commença de croire que ladindonnière était la princesse Joliette. Elle lui dit :

« Ma fille, apprenez-moi votrenom ?

– Je m’appelle Joliette, pour vous rendreservice », dit-elle.

À ce mot la fée ne douta plus de lavérité ; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la mangerde caresses ; puis elle lui dit :

« Joliette, je vous connais il y alongtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bienapprise ; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, carvous ressemblez à une petite souillon ; prenez les beauxhabits que voilà, et vous accommodez. »

Joliette, qui était fort obéissante, quittaaussitôt le torchon gras qu’elle avait dessus la tête, et lasecouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, quiétaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d’or. Ilstombaient par boucles jusqu’à terre. Puis prenant dans ses mainsdélicates de l’eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler,elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu’une perleorientale. Il semblait que des roses s’étaient épanouies sur sesjoues et sur sa bouche ; sa douce haleine sentait le thym etle serpolet ; elle avait le corps plus droit qu’un jonc ;en temps d’hiver, l’on eût pris sa peau pour de la neige ; entemps d’été, c’était des lys. Quand elle fut parée des diamants etdes belles robes, la fée la considéra comme une merveille ;elle lui dit :

« Qui croyez-vous être, ma chèreJoliette, car vous voilà bien brave ? »

Elle répliqua :

« En vérité, il me semble que je suis lafille de quelque grand roi.

– En seriez-vous bien aise ? dit lafée.

– Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, enfaisant la révérence ; j’en serais fort aise.

– Hé bien, dit la fée, soyez donccontente ; je vous en dirai davantage demain. »

Elle se rendit en diligence à son beauchâteau, où la reine était occupée à filer de la soie. La petitesouris lui cria :

« Voulez-vous gager, madame la reine,votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte lesmeilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre ?

– Hélas ! répliqua la reine, depuis lamort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bientoutes les nouvelles de ce monde pour une épingle.

– Là, là, ne vous chagrinez point, dit la fée,la princesse se porte à merveille ; je viens de la voir ;elle est si belle, si belle, qu’il ne tient qu’à elle d’êtrereine. »

Elle lui conta tout le conte d’un bout àl’autre, et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle,et de tristesse qu’elle fût dindonnière.

« Quand nous étions de grands rois dansnotre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance,le pauvre défunt et moi, nous n’aurions pas cru voir notre enfantdindonnière.

– C’est la cruelle Cancaline, ajouta la fée,qui sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l’a mise encet état ; mais elle en sortira, ou j’y brûlerai meslivres.

– Je ne veux pas, dit la reine, qu’elle épousele fils du méchant roi ; allons dès demain la quérir, etl’amenons ici. »

Or, il arriva que le fils du méchant roi étanttout à fait fâché contre Joliette, fut s’asseoir sous un arbre, oùil pleurait si fort, si fort, qu’il hurlait. Son pèrel’entendit ; il se mit à la fenêtre, et lui cria :

« Qu’est-ce que tu as à pleurer ?Comme tu fais la bête ! »

Il répondit :

« C’est que notre dindonnière ne veut pasm’aimer.

– Comment ! elle ne veut pas t’aimer, ditle méchant roi. Je veux qu’elle t’aime ou qu’elle meure. »

Il appela ses gens d’armes, et leurdit :

« Allez la quérir ; car je lui feraitant de mal, qu’elle se repentira d’être opiniâtre. »

Ils furent au poulailler, et trouvèrentJoliette qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderied’or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubanspartout. Jamais, au grand jamais, il ne s’est vu une si bellefille ; ils n’osaient lui parler, la prenant pour uneprincesse.

Elle leur dit fort civilement :

« Je vous prie, dites-moi qui vouscherchez ici ?

– Madame, dirent-ils, nous cherchons unepetite malheureuse, qu’on appelle Joliette.

– Hélas ! c’est moi, dit-elle ;qu’est-ce que vous me voulez ? »

Ils la prirent vitement, et lièrent ses piedset ses mains avec de grosses cordes, de peur qu’elle ne s’enfuît.Ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec sonfils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d’être un peuému ; sans doute qu’elle lui aurait fait pitié, s’il n’avaitpas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il luidit :

« Ha, ha petite friponne, petitecrapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils ? Il est centfois plus beau que vous ; un seul de ses regards vaut mieuxque toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l’heure, ou jevais vous écorcher. »

La princesse, tremblante comme un petitpigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit :

« Sire, je vous prie de ne me pointécorcher, cela fait trop de mal ; laissez-moi un ou deux jourspour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez lemaître. »

Son fils, désespéré, voulait qu’elle fûtécorchée. Ils conclurent ensemble de l’enfermer dans une tour oùelle ne verrait pas seulement le soleil. Là-dessus, la bonne féearriva dans le char volant, avec la reine ; elles apprirenttoutes ces nouvelles ; aussitôt la reine se mit à pleureramèrement disant qu’elle était toujours malheureuse, et qu’elleaimerait mieux que sa fille fût morte, que d’épouser le fils duméchant roi. La fée lui dit :

« Prenez courage ; je vais tant lesfatiguer, que vous serez contente et vengée. »

Comme le méchant roi allait se coucher, la féese met en petite souris, et se fourre sous le chevet du lit :dès qu’il voulut dormir, elle lui mordit l’oreille ; le voilàbien fâché ; il se tourna de l’autre côté, elle lui mordl’autre oreille ; il crie au meurtre, il appelle pour qu’onvienne ; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues,qui saignaient si fort qu’on ne pouvait arrêter le sang. Pendantqu’on cherchait partout la souris, elle en fut faire autant au filsdu méchant roi : il fait venir ses gens, et leur montre sesoreilles qui étaient toutes écorchées ; on lui met desemplâtres dessus. La petite souris retourna dans la chambre duméchant roi, qui était un peu assoupi ; elle mord son nez ets’attache à le ronger ; il y porte les mains, et elle le mordet l’égratigne. Il crie :

« Miséricorde, je suisperdu ! »

Elle entre dans sa bouche et lui grignote lalangue, les lèvres, les joues. L’on entre, on le voit épouvantable,qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à lalangue ; il fit signe que c’était une souris ; on cherchedans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins, elle n’yétait déjà plus ; elle courut faire pis au fils, et lui mangeason bon œil (car il était déjà borgne). Il se leva comme unfurieux, l’épée à la main ; il était aveugle, il courut dansla chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée,tempêtant et jurant qu’il allait tout tuer, si l’on n’attrapait lasouris.

Quand il vit son fils si désespéré, il legronda, et celui-ci qui avait les oreilles échauffées, ne reconnutpas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, encolère, lui donna un grand coup d’épée, il en reçut un autre ;ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des bœufs. Tousleurs sujets qui les haïssaient mortellement, et qui ne lesservaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrentdes cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disantqu’ils étaient bienheureux d’en être quittes. Voilà le méchant roitout mort et son fils aussi. La bonne fée qui savait cela, futquérir la reine, elles allèrent à la tour noire, où Joliette étaitenfermée sous plus de quarante clés.

La fée frappa trois fois avec une petitebaguette de coudre à la grosse porte qui s’ouvrit, et les autres demême ; elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, quine disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou :

« Ma chère mignonne, lui dit-elle, jesuis ta maman la reine Joyeuse. »

Elle lui conta le conte de sa vie. Ô bonDieu ! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peutint qu’elle ne mourût de plaisir ; elle se jeta aux pieds dela reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mainsde ses larmes, et les baisait mille fois ; elle caressaittendrement la fée qui lui avait porté des corbeilles pleines debijoux sans prix, d’or et de diamants ; des bracelets, desperles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu’ellemit devant elle.

La fée dit :

« Ne nous amusons point, il faut faire uncoup d’état : allons dans la grande salle du château,haranguer le peuple. »

Elle marcha la première, avec un visage graveet sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes ;et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d’or, quitraînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habitsavec elles ; puis elles avaient des couronnes sur la tête, quibrillaient comme des soleils ; la princesse Joliette lessuivait avec sa beauté et sa modestie, qui n’avaient rien que demerveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu’ellesrencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands.

On les suivait, fort empressés de savoir quiétaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, labonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu’elle voulait leurdonner pour reine, la fille du roi Joyeux qu’ils voyaient, qu’ilsvivraient contents sous son empire ; qu’ils l’acceptassent,qu’elle lui chercherait un époux aussi parfait qu’elle, qui riraittoujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les cœurs. À cesmots chacun cria :

« Oui, oui, nous le voulons bien ;il y a trop longtemps que nous sommes tristes etmisérables. »

En même temps cent sortes d’instrumentsjouèrent de tous côtés ; chacun se donna la main et dansa endanse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de labonne fée :

« Oui, oui, nous le voulonsbien. »

Voilà comme elles furent reçues. Jamais joien’a été égale. On mit les tables, l’on mangea, l’on but, et puis onse coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la féelui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Ellel’était allé quérir dans le char volant jusqu’au bout dumonde ; il était tout aussi aimable que Joliette. Dès qu’ellele vit, elle l’aima. De son côté, il en fut charmé, et pour lareine, elle était transportée de joie. On prépara un repasadmirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec desréjouissances infinies.

La Princesse Rosette

 

Il était une fois un roi et une reine quiavaient deux beaux garçons : ils croissaient comme le jour,tant ils se faisaient bien nourrir. La reine n’avait jamaisd’enfant qu’elle n’envoyât convier les fées à leur naissance ;elle les priait toujours de lui dire ce qui leur devaitarriver.

Elle donna naissance à une belle petite fille,qui était si jolie, qu’on ne la pouvait voir sans l’aimer. La reineayant bien régalé toutes les fées qui étaient venues la voir, quandelles furent prêtes à s’en aller, elle leur dit :« N’oubliez pas votre bonne coutume et dites-moi ce quiarrivera à Rosette. »(C’est ainsi que l’on appelait la petiteprincesse.)

Les fées lui dirent qu’elles avaient oubliéleur grimoire à la maison, qu’elles reviendraient une autre fois lavoir.

« Ah ! dit la reine, cela nem’annonce rien de bon ; vous ne voulez pas m’affliger par unemauvaise prédiction. Mais, je vous en prie, que je sachetout ; ne me cachez rien. »

Elles s’en excusaient bien fort, et la reineavait encore bien plus envie de savoir ce que c’était. Enfin, laplus jeune des fées lui dit :

« Nous craignons, madame, que Rosette necause un grand malheur à ses frères ; qu’ils ne meurent dansquelque affaire pour elle. Voilà tout ce que nous pouvons devinersur cette belle petite fille : nous sommes bien fâchées den’avoir pas de meilleures nouvelles à vous apprendre. »

Elles s’en allèrent ; et la reine restasi triste, si triste, que le roi s’en aperçut à sa mine.

Il lui demanda ce qu’elle avait : ellerépondit qu’elle s’était approchée trop près du feu, et qu’elleavait brûlé tout le lin qui était sur sa quenouille.« N’est-ce que cela ? » dit le roi. Il monta dansson grenier et lui apporta plus de lin qu’elle n’en pouvait fileren cent ans. La reine continua d’être triste : il lui demandace qu’elle avait.

Elle lui dit qu’étant au bord de la rivière,elle avait laissé tomber sa pantoufle de satin vert dans le coursd’eau. « N’est-ce que cela ? » dit le roi. Il envoyaquérir tous les cordonniers de son royaume, et apporta dix millepantoufles de satin vert à la reine.

Celle-ci continua d’être triste : il luidemanda ce qu’elle avait. Elle lui dit qu’en mangeant de trop bonappétit, elle avait avalé sa bague de noce, qui était à son doigt.Le roi découvrit qu’elle mentait car il avait caché cette bague, etlui dit : « Ma chère femme, vous mentez ! voilàvotre bague que j’ai cachée dans ma bourse. »

Dame ! elle fut bien attrapée d’êtreprise à mentir (car c’est la chose la plus laide du monde), et ellevit que le roi boudait. C’est pourquoi elle lui dit ce que les féesavaient prédit de la petite Rosette, et que s’il savait quelque bonremède, il le dît. Le roi s’attrista beaucoup. Il avoua enfin à lareine : « Je ne sais point d’autre moyen de sauver nosdeux fils, qu’en faisant mourir Rosette. » Mais la reines’écria qu’elle n’y survivrait pas. On apprit cependant à la reinequ’il y avait dans un grand bois un vieil ermite, qui couchait dansle tronc d’un arbre, que l’on allait consulter de partout.

« Il faut que j’y aille aussi, dit lareine, les fées m’ont annoncé le mal, mais elles ont oublié leremède. » Elle monta de bon matin sur une belle petite muleblanche, toute ferrée d’or, avec deux de ses demoiselles, quiavaient chacune un joli cheval. Quand elles furent auprès du bois,la reine et ses demoiselles descendirent de cheval et se rendirentà l’arbre où l’ermite demeurait. Il n’aimait guère voir desfemmes ; mais quand il reconnut la reine il lui dit :« Soyez la bienvenue ! Que mevoulez-vous ? »

Elle lui conta ce que les fées avaient dit deRosette, et lui demanda conseil. Il lui répondit qu’il fallaitcacher la princesse dans une tour, sans qu’elle en sortît jamais.La reine le remercia, lui fit une bonne aumône, et revint toutraconter au roi. Quand le roi sut ces nouvelles, il fit rapidementbâtir une grosse tour. Il y mit sa fille et, pour qu’elle nes’ennuyât point, le roi, la reine et les deux frères allaient lavoir tous les jours. L’aîné s’appelait le grand prince, et lecadet, le petit prince.

Ils aimaient leur sœur passionnément car elleétait la plus belle et la plus gracieuse que l’on eût jamais vue,et le moindre de ses regards valait mieux que cent pistoles. Quandelle eut quinze ans, le grand prince dit au roi : « Masœur est assez grande pour être mariée : n’irons-nous pasbientôt à la noce ? » Le petit prince en dit autant à lareine, mais Leurs Majestés leur firent des réponses évasives. Maisle roi et la reine tombèrent malades. Ils moururent tous deux lemême jour. La cour s’habilla de noir, et l’on sonna les clochespartout. Rosette était inconsolable de la mort de sa maman.

Quand le roi et la reine eurent été enterrés,les marquis et les ducs du royaume firent monter le grand princesur un trône d’or et de diamants, avec une belle couronne sur satête, et des habits de velours violet, chamarrés de soleils et delunes. Et puis toute la cour cria trois fois « Vive leroi ! » L’on ne songea plus qu’à se réjouir. Le roi etson frère décidèrent : « À présent que nous sommes lesmaîtres, il faut retirer notre sœur de la tour où elle s’ennuiedepuis longtemps. »

Ils n’eurent qu’à traverser le jardin pouraller à la tour, qu’on avait bâtie la plus haute que l’on avait pucar le roi et la reine défunts voulaient qu’elle y demeurâttoujours. Rosette brodait une belle robe sur un métier qui était làdevant elle ; mais quand elle vit ses frères, elle se leva etprit la main du roi, lui disant : « Bonjour, sire !Vous êtes à présent le roi, et moi votre petite servante. Je vousprie de me retirer de la tour où je m’ennuie fort. » Et,là-dessus, elle se mit à pleurer.

Le roi l’embrassa, et lui dit de ne pointpleurer ; qu’il venait pour l’ôter de la tour, et la menerdans un beau château. Le prince avait ses poches pleines dedragées, qu’il donna à Rosette. « Allons, lui dit-il, sortonsde cette vilaine tour ! Le roi te mariera bientôt ! Net’afflige point ! »

Quand Rosette vit le beau jardin tout remplide fleurs, de fruits, de fontaines, elle demeura si étonnée qu’ellene pouvait pas dire un mot, car elle n’avait encore jamais rien vud’aussi beau. Elle regardait de tous côtés ; elle marchait,elle s’arrêtait ; elle cueillait des fruits sur les arbres, etdes fleurs dans le parterre : son petit chien, appeléFrétillon, qui était vert comme un perroquet, qui n’avait qu’uneoreille, et qui dansait à ravir, allait devant elle, faisant jap,jap, jap, avec mille sauts et mille cabrioles. Frétillonréjouissait fort la compagnie. Il se mit tout d’un coup à courirdans un petit bois. La princesse le suivit et fut émerveillée devoir, dans ce bois, un grand paon qui faisait la roue et qui luiparut si beau, si beau, qu’elle n’en pouvait détourner sesyeux.

Le roi et le prince arrivèrent auprès d’elle,et lui demandèrent à quoi elle s’amusait. Elle leur montra le paon,et leur demanda ce que c’était que cela. Ils lui dirent que c’étaitun oiseau dont on mangeait quelquefois.

« Quoi ! dit-elle, on ose tuer un sibel oiseau, et le manger ? Je vous déclare que je ne memarierai jamais qu’au roi des paons, et quand j’en serai la reine,j’empêcherai bien que l’on en mange. »

L’on ne peut dire l’étonnement du roi.

« Mais, ma sœur, lui dit-il, oùvoulez-vous que nous trouvions le roi des paons ?

– Où il vous plaira, sire ! Mais je ne memarierai qu’à lui ! »

Après avoir pris cette résolution, les deuxfrères la conduisirent à leur château, où il fallut apporter lepaon, et le mettre dans sa chambre. Les dames qui n’avaient pasencore vu Rosette, accoururent pour la saluer : les unes luiapportèrent des confitures, les autres du sucre ; les autresdes robes d’or, de beaux rubans, des poupées, des souliers enbroderie, des perles, des diamants. Pendant qu’elle causait avecdes amis, le roi et le prince songeaient à trouver le roi despaons, s’il y en avait un au monde. Ils s’avisèrent qu’il fallaitfaire un portrait de la princesse Rosette ; et ils le firentfaire si beau, qu’il ne lui manquait que la parole et luidirent :

« Puisque vous ne voulez épouser que leroi des paons, nous allons partir ensemble, et nous irons lechercher par toute la terre. Prenez soin de notre royaume enattendant que nous revenions. »

Rosette les remercia de la peine qu’ilsprenaient ; elle leur dit qu’elle gouvernerait bien leroyaume, et qu’en leur absence tout son plaisir serait de regarderle beau paon et de faire danser Frétillon. Ils ne purent s’empêcherde pleurer en se disant adieu. Voilà les deux princes partis, quidemandaient à tout le monde :

« Ne connaissez-vous point le roi despaons ?

– Non, non ! »

Ils passaient et allaient encore plus loin.Comme cela, ils allèrent si loin, si loin, que personne n’a jamaisété si loin. Ils arrivèrent au royaume des hannetons : il nes’en est point encore tant vu ; ceux-ci faisaient un si grandbourdonnement que le roi avait peur de devenir sourd. Il demanda àcelui qui lui parut le plus raisonnable s’il ne savait point enquel endroit il pourrait trouver le roi des paons.

« Sire, lui dit le hanneton, son royaumeest à trente mille lieues d’ici. Vous avez pris le plus long cheminpour y aller.

– Et comment savez-vous cela ? dit leroi.

– C’est, répondit le hanneton, que nous vousconnaissons bien, et que nous allons tous les ans passer deux outrois mois dans vos jardins. »

Voilà le roi et son frère qui prirent lehanneton bras dessus, bras dessous : en guise d’amitié, ilsdînèrent ensemble. Ils virent avec admiration toutes les curiositésde ce pays-là, où la plus petite feuille d’arbre vaut une pistole.Après cela, ils partirent pour achever leur voyage, et comme ilssavaient le chemin, ils ne mirent pas longtemps. Ils voyaient tousles arbres chargés de paons, et tout en était si rempli qu’on lesentendait crier et parler de deux lieues.

Le roi disait à son frère :

« Si le roi des paons est un paonlui-même, comment notre sœur prétend-elle l’épouser ? Ilfaudrait être fou pour y consentir. Voyez la belle alliance qu’ellenous donnerait, des petits paonneaux pour neveux. »

Le prince n’était pas moins enpeine :

« C’est là, dit-il, une malheureusefantaisie qui lui est venue dans l’esprit. Je ne sais où elle a étédeviner qu’il y a dans le monde un roi des paons. »

Quand ils arrivèrent à la grande ville, ilsvirent qu’elle était pleine d’hommes et de femmes, mais qui avaientdes habits faits de plumes de paon, et qu’ils en mettaient partoutcomme une fort belle chose. Ils rencontrèrent le roi qui allait sepromener dans un beau petit carrosse d’or et de diamants, que douzepaons menaient à toute bride. Ce roi des paons était si beau, sibeau, que le roi et le prince en furent charmés : il avait delongs cheveux blonds et frisés, le visage blanc, une couronne dequeue de paon.

Quand il les vit, il jugea que puisqu’ilsavaient des habits d’une autre façon que les gens du pays, ilfallait qu’ils fussent étrangers ; et pour le savoir, ilarrêta son carrosse, et les fit appeler. Le roi et le princevinrent à lui. Ayant fait la révérence, ils lui dirent :

« Sire, nous venons de bien loin pourvous montrer un beau portrait. »

Ils tirèrent de leur valise le grand portraitde Rosette. Lorsque le roi des paons l’eut bien regardé :

« Je ne peux croire, dit-il, qu’il y aitau monde une si belle fille !

– Elle est encore cent fois plus belle, dit leroi.

– Ah ! vous vous moquez, répliqua le roides paons.

– Sire, dit le prince, voilà mon frère qui estroi comme vous. Notre sœur, dont voici le portrait, est laprincesse Rosette : nous venons vous demander si vous voulezl’épouser ; elle est belle et bien sage, et nous lui donneronsun boisseau d’écus d’or.

– Oui, dit le roi, je l’épouserai de bon cœur.Elle ne manquera de rien avec moi, je l’aimerai beaucoup :mais je vous assure que je veux qu’elle soit aussi belle que sonportrait, sinon, je vous ferai mourir.

– Eh bien, nous y consentons, dirent les deuxfrères de Rosette.

– Vous y consentez ? ajouta le roi. Allezdonc en prison, et restez-y jusqu’à ce que la princesse soitarrivée. »

Les princes le firent sans difficulté, car ilsétaient bien certains que Rosette était plus belle que sonportrait. Lorsqu’ils furent dans la prison, le roi allait les voirsouvent et il avait dans son château le portrait de Rosette, dontil était si fou qu’il ne dormait ni jour, ni nuit.

Comme le roi et son frère étaient en prison,ils écrivirent par la poste à la princesse de faire rapidement samalle et de venir le plus vite possible parce que, enfin, le roides paons l’attendait. Ils ne lui dirent pas qu’ils étaientprisonniers, de peur de l’inquiéter trop. Quand elle reçut cettelettre, elle fut tellement transportée qu’elle pensa en mourir.Elle dit à tout le monde que le roi des paons était trouvé, etqu’il voulait l’épouser. On alluma des feux de joie, on tira lecanon ; l’on mangea des dragées et du sucre partout. Ellelaissa ses belles poupées à ses amies, et le royaume de son frèreentre les mains des plus sages vieillards de la ville.

Elle leur recommanda bien de prendre soin detout, de ne guère dépenser, d’amasser de l’argent pour le retour duroi ; elle les pria de conserver son paon, et ne voulutemmener avec elle que sa nourrice et sa sœur de lait, avec le petitchien vert Frétillon. Elles se mirent dans un bateau sur la mer.Elles portaient le boisseau d’écus d’or et des habits pour dix ans,à en changer deux fois par jour. Elles ne faisaient que rire etchanter. La nourrice demandait au batelier :

« Approchons-nous, approchons-nous duroyaume des paons ? »

Il lui disait :

« Non, non ! »

Une autre fois elle lui demandait :

« Approchons-nous,approchons-nous ? »

Il lui disait :

« Bientôt, bientôt. »

Une autre fois elle lui dit :

« Approchons-nous,approchons-nous ? »

Il répliqua :

« Oui, oui. »

Et quand il eut dit cela, elle se mit au boutdu bateau, assise auprès de lui, et lui dit :

« Si tu veux, tu seras riche àjamais. »

Il répondit :

« Je le veux bien ! »

Elle continua :

« Si tu veux, tu gagneras de bonnespistoles. »

Il répondit :

« Je ne demande pas mieux.

– Eh bien, dit-elle, il faut que cette nuit,pendant que la princesse dormira, tu m’aides à la jeter dans lamer. Après qu’elle sera noyée, j’habillerai ma fille de ses beauxhabits, et nous la mènerons au roi des paons qui sera bien aise del’épouser ; et, pour ta récompense, nous te donnerons plein dediamants. »

Le batelier fut bien étonné de ce que luiproposait la nourrice ; il lui dit que c’était dommage denoyer une si belle princesse, qu’elle lui faisait pitié : maiselle prit une bouteille de vin, et le fit tant boire qu’il nesavait plus rien lui refuser.

La nuit étant venue, la princesse secoucha : son petit Frétillon était joliment couché au fond dulit, sans remuer ni pieds, ni pattes. Rosette dormait à poingsfermés, quand la méchante nourrice, qui ne dormait pas, s’en allaquérir le batelier. Elle le fit entrer dans la chambre de laprincesse ; puis, sans la réveiller, ils la prirent avec sonlit de plume, son matelas, ses draps, ses couvertures. La sœur delait les aidait de toutes ses forces. Ils jetèrent le tout à lamer ; et la princesse dormait de si bon sommeil, qu’elle ne seréveilla point.

Mais ce qu’il y eut d’heureux, c’est que sonlit de plume était fait de plumes de phénix, qui sont fort rares,et qui ont cette propriété qu’elles ne vont jamais au fond del’eau ; de sorte qu’elle nageait dans son lit, comme si elleeût été dans un bateau. L’eau pourtant mouillait peu à peu son litde plume, puis le matelas ; et Rosette, sentant de l’eau, eutpeur d’avoir fait pipi au dodo, et d’être grondée. Comme elle setournait d’un côté sur l’autre, Frétillon s’éveilla. Il avait lenez excellent ; il sentait les soles et les morues de si près,qu’il se mit à japper, à japper, tant qu’il éveilla tous les autrespoissons.

Ils commencèrent à nager : les grospoissons donnaient de la tête contre le lit de la princesse, qui netenant à rien, tournait et retournait comme une pirouette. Dame,elle était bien étonnée ! « Est-ce que notre bateau dansesur l’eau ? disait-elle. Je n’ai jamais été aussi mal à monaise que cette nuit. » Et toujours Frétillon qui jappait, etqui faisait une vie de désespéré. La méchante nourrice et lebatelier l’entendaient de bien loin, et disaient :« Voilà ce petit drôle de chien qui boit avec sa maîtresse ànotre santé. Dépêchons-nous d’arriver ! »

Car ils étaient tout près de la ville du roides paons. Il avait envoyé au bord de la mer cent carrosses tiréspar toutes sortes de bêtes rares : il y avait des lions, desours, des cerfs, des loups, des chevaux, des bœufs, des ânes, desaigles, des paons. Le carrosse où la princesse Rosette devaitprendre place était traîné par six singes bleus, qui sautaient, quidansaient sur la corde, qui faisaient mille tours agréables :ils avaient de beaux harnais de velours cramoisi, avec des plaquesd’or.

On voyait soixante jeunes demoiselles que leroi avait choisies pour la divertir. Elles étaient habillées detoutes sortes de couleurs, et l’or et l’argent étaient la moindrechose. La nourrice avait pris grand soin de parer sa fille ;elle lui mit les diamants de Rosette à la tête et partout, ainsique sa plus belle robe : mais elle était avec ses ajustementsplus laide qu’une guenon, ses cheveux d’un noir gras, les yeux detravers, les jambes tordues, une grosse bosse au milieu du dos, deméchante humeur et maussade, qui grognait toujours.

Quand tous les gens du roi des paons la virentsortir du bateau, ils demeurèrent si surpris, qu’ils ne pouvaientparler.

« Qu’est-ce que cela ? dit-elle.Est-ce que vous dormez ? Allons, allons, que l’on m’apporte àmanger ! Vous êtes de bonnes canailles, je vous ferai touspendre ! »

À cette nouvelle, ils se disaient :

« Quelle vilaine bête ! Elle estaussi méchante que laide. Voilà notre roi bien marié, je nem’étonne point ; ce n’était pas la peine de la faire venir dubout du monde. »

Elle faisait toujours la maîtresse, et pourmoins que rien elle donnait des soufflets et des coups de poing àtout le monde. Comme son équipage était fort grand, elle allaitdoucement. Elle se carrait comme une reine dans son carrosse. Maistous les paons qui s’étaient mis sur les arbres pour la saluer enpassant, et qui avaient résolu de crier : « Vive la bellereine Rosette ! », quand ils l’aperçurent si horrible,ils criaient : « Fi, fi, qu’elle est laide ! »Elle enrageait de dépit, et disait à ses gardes : « Tuezces coquins de paons qui me chantent injures. » Les paonss’envolaient bien vite et se moquaient d’elle.

Le fripon de batelier, qui voyait tout cela,disait tout bas à la nourrice : « Commère, nous ne sommespas bien ; votre fille devrait être plus jolie. » Ellelui répondit : « Tais-toi, étourdi, tu nous porterasmalheur. » L’on alla avertir le roi que la princesseapprochait.

« Eh bien, dit-il, ses frères m’ont-ilsdit vrai ? Est-elle plus belle que son portrait ?

– Sire, dit-on, c’est bien assez qu’elle soitaussi belle.

– Oui, dit le roi, j’en serai biencontent : allons la voir ! »

Car il entendit, par le grand bruit que l’onfaisait dans la cour, qu’elle arrivait, et il ne pouvait riendistinguer de ce que l’on disait, sinon : « Fi, fi,qu’elle est laide ! » Il crut qu’on parlait de quelquenaine ou de quelque bête qu’elle avait peut-être amenée avec elle,car il ne pouvait lui entrer dans l’esprit que ce fût effectivementde la jeune fille. L’on portait le portrait de Rosette au bout d’ungrand bâton tout découvert, et le roi marchait gravement après,avec tous ses barons et tous ses paons, puis les ambassadeurs desroyaumes voisins. Le roi des paons était impatient de voir sa chèreRosette.

Dame ! quand il l’aperçut, il faillitmourir sur place ; il se mit dans la plus grande colère dumonde ; il déchira ses habits ; il ne voulait pasl’approcher : elle lui faisait peur.

« Comment, dit-il, ces deux marauds queje tiens dans mes prisons ont bien de la hardiesse de s’être moquésde moi et de m’avoir proposé d’épouser une magotte commecela : je les ferai mourir. Allons, que l’on enferme tout àl’heure cette pimbêche, sa nourrice et celui qui les amène !Qu’on les mette au fond de ma grande tour ! »

D’un autre côté, le roi et son frère, quiétaient prisonniers, et qui savaient que leur sœur devait arriver,s’étaient habillés de beau pour la recevoir.

Au lieu de venir ouvrir la prison, et lesmettre en liberté ainsi qu’ils l’espéraient, le geôlier vint avecdes soldats et les fit descendre dans une cave toute noire, pleinede vilaines bêtes, où ils avaient de l’eau jusqu’au cou.« Hélas ! se disaient-ils l’un à l’autre, voilà detristes noces pour nous. Qu’est-ce qui peut nous procurer un sigrand malheur ? » Ils ne savaient au monde que penser,sinon qu’on voulait les faire mourir. Trois jours se passèrent sansqu’ils entendissent parler de rien. Au bout de trois jours, le roides paons vint leur dire des injures par un trou.

« Vous avez pris le titre de roi et deprince, leur cria-t-il, pour m’attraper et pour m’engager à épouservotre sœur ! Mais vous n’êtes tous deux que des gueux, qui nevalez pas l’eau que vous buvez. Je vais envoyer des juges quiferont bien vite votre procès. L’on file déjà la corde dont je vousferai pendre.

– Roi des paons, répondit le roi en colère,n’allez pas si vite dans cette affaire, car vous pourriez vous enrepentir. Je suis roi comme vous ; j’ai un beau royaume, deshabits et des couronnes, et de bons écus ; j’y mangeraisjusqu’à ma chemise. Ho, ho, vous êtes plaisant de nous vouloirpendre ! est-ce que nous avons volé quelquechose ? »

Quand le roi l’entendit parler si résolument,il ne savait où il en était, et il avait quelquefois envie de leslaisser partir avec leur sœur sans les faire mourir. Mais sonconfident, qui était un vrai flatteur, l’encouragea, lui disant ques’il ne se vengeait pas, tout le monde se moquerait de lui, etqu’on le prendrait pour un petit roitelet de quatre deniers. Iljura de ne leur point pardonner, et il ordonna que l’on fît leurprocès.

Cela ne dura guère : il n’y eut qu’à voirle portrait de la véritable princesse Rosette auprès de celle quiétait venue, et qui prétendait l’être, de sorte qu’on les condamnad’avoir le cou coupé, comme étant menteurs, puisqu’ils avaientpromis une belle princesse au roi, et qu’ils ne lui avaient donnéqu’une laide paysanne. L’on alla à la prison leur lire cet arrêt etils s’écrièrent qu’ils n’avaient point menti ; que leur sœurétait princesse, et plus belle que le jour ; qu’il y avaitquelque chose là-dessous qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ilsdemandaient encore sept jours avant qu’on les fît mourir ; quepeut-être pendant ce temps leur innocence serait reconnue.

Le roi des paons, qui était fort en colère,eut beaucoup de peine à accorder cette grâce ; mais enfin ille voulut bien. Pendant que toutes ces affaires se passaient à lacour, il faut dire quelque chose de la pauvre princesse Rosette.Dès qu’il fit jour, elle demeura bien étonnée, et Frétillon aussi,de se voir au milieu de la mer sans bateau et sans secours. Elle seprit à pleurer, à pleurer tant et tant, qu’elle faisait pitié àtous les poissons. Elle ne savait que faire, ni que devenir.

« Assurément, disait-elle, j’ai été jetéedans la mer par l’ordre du roi des paons ; il s’est repenti dem’épouser, et pour se défaire de moi, il m’a fait noyer. Voilà unétrange homme, continua-t-elle. Je l’aurais tant aimé ! Nousaurions fait si bon ménage ! »

Là dessus elle pleurait plus fort, car elle nepouvait s’empêcher de l’aimer. Elle demeura deux jours ainsi,flottant d’un côté et de l’autre de la mer, mouillée jusqu’aux os,enrhumée à mourir, et presque transie. Si ce n’avait été le petitFrétillon qui lui réchauffait un peu le cœur, elle serait mortecent fois.

Elle avait une faim épouvantable ; ellevit des huîtres à l’écaille ; elle en prit autant qu’elle envoulut, et elle en mangea. Frétillon ne les aimait guère ; ilfallut pourtant bien qu’il s’en nourrît. Quand la nuit venait, unegrande peur prenait Rosette, et elle disait à son chien :« Frétillon, jappe toujours, de crainte que les soles ne nousmangent. » Il avait jappé toute la nuit, et le lit de laprincesse n’était pas bien loin du bord de l’eau. En ce lieu-là, ily avait un bon vieillard qui vivait tout seul dans une petitechaumière où personne n’allait jamais : il était fort pauvre,et ne se souciait pas des biens du monde.

Quand il entendit japper Frétillon, il futtout étonné car il ne passait guère de chiens par là. Il crut quequelques voyageurs s’étaient égarés. Il sortit pour les remettrecharitablement dans leur chemin. Tout d’un coup il aperçut laprincesse et Frétillon qui nageaient sur la mer ; et laprincesse, le voyant, lui tendit les bras et lui cria :

« Bon vieillard, sauvez-moi, car jepérirai ici ; il y a deux jours que je languis. »

Lorsqu’il l’entendit parler si tristement, ilen eut pitié, et rentra dans sa maison pour prendre un longcrochet. Il s’avança dans l’eau jusqu’au cou, et pensa deux outrois fois être noyé. Enfin il tira tant qu’il amena le litjusqu’au bord de l’eau. Rosette et Frétillon furent bien aisesd’être sur la terre.

Elle remercia bien fort le bonhomme, et pritsa couverture dont elle s’enveloppa. Puis, toute nu-pieds elleentra dans la chaumière, où il lui alluma un petit feu de paillesèche, et tira de son coffre le plus bel habit de feu sa femme,avec des bas et des souliers dont la princesse s’habilla. Ainsivêtue en paysanne, elle était belle comme le jour, et Frétillondansait autour d’elle pour la divertir.

Le vieillard voyait bien que Rosette étaitquelque grande dame, car les couvertures de son lit étaient toutesd’or et d’argent, et son matelas de satin. Il la pria de lui conterson histoire, et qu’il n’en dirait mot si elle le souhaitait. Ellelui apprit tout d’un bout à l’autre, pleurant bien fort, car ellecroyait toujours que c’était le roi des paons qui l’avait faitnoyer.

« Comment ferons-nous, ma fille ?lui dit le vieillard. Vous êtes une si grande princesse, accoutuméeà manger de bons morceaux, et moi je n’ai que du pain noir et desraves. Vous allez faire méchante chère, et si vous m’en vouliezcroire, j’irais dire au roi des paons que vous êtes ici :certainement, s’il vous avait vue, il vous épouserait.

– Ah ! c’est un méchant, dit Rosette, ilme ferait mourir : mais si vous avez un petit panier, il fautl’attacher au cou de mon chien, et il y aura bien du malheur s’ilne rapporte la provision. »

Le vieillard donna un panier à laprincesse ; elle l’attacha au cou de Frétillon, et luidit :

« Va-t’en au meilleur pot de la ville, etme rapporte ce qu’il y a dedans. »

Frétillon court à la ville ; comme il n’yavait point de meilleur pot que celui du roi, il entre dans sacuisine, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui étaitdedans, et revient à la maison. Rosette lui dit :

« Retourne à l’office et prends ce qu’ily aura de meilleur. »

Frétillon retourne à l’office, et prend du vinblanc, du vin muscat, toutes sortes de fruits et deconfitures : il était si chargé qu’il n’en pouvait plus. Quandle roi des paons voulut dîner, il n’y avait rien dans son pot nidans son office.

Chacun se regardait, et le roi était dans unecolère horrible.

« Eh bien, dit-il, je ne dînerai doncpoint ! Mais que ce soir on mette la brioche au feu, et quej’aie de bons rôtis. »

Le soir étant venu, la princesse dit àFrétillon :

« Va-t’en à la ville, entre dans lameilleure cuisine, et m’apporte de bons rôtis. »

Frétillon fit comme sa maîtresse lui avaitcommandé, et ne sachant point de meilleure cuisine que celle duroi, il y entra tout doucement. Pendant que les cuisiniers avaientle dos tourné, il prit le rôti qui était à la broche ; ilavait une mine excellente et, à voir seulement, faisaitappétit.

Frétillon rapporta son panier plein à laprincesse. Elle le renvoya aussitôt à l’office, et il apportatoutes les compotes et les dragées du roi. Le roi, qui n’avait pasdîné, ayant grand-faim, voulut souper de bonne heure ; mais iln’y avait rien : il se mit dans une colère effroyable, et allase coucher sans souper.

Le lendemain au dîner et au souper, il en futde même ; de sorte que le roi resta trois jours sans boire nimanger, parce que quand il allait se mettre à table, l’on trouvaitque tout était pris. Son confident fort en peine, craignant la mortdu roi, se cacha dans un petit coin de la cuisine, et il avaittoujours les yeux sur la marmite qui bouillait. Il fut bien étonnéde voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n’avaitqu’une oreille, qui découvrait le pot, et mettait la viande dansson panier. Il le suivit pour savoir où il irait ; il le vitsortir de la ville.

Le suivant toujours, il fut chez le bonvieillard. En même temps il vint tout conter au roi ; quec’était chez un pauvre paysan que son bouilli et son rôti allaientsoir et matin. Le roi demeura bien étonné. Il demanda qu’on allâtle chercher. Le confident, pour faire sa cour, y voulut allerlui-même et mena des archers : ils le trouvèrent qui dînaitavec la princesse, mangeant le bouilli du roi. Il les fit prendre,et les attacha de grosses cordes, ainsi que Frétillon.

Quand ils furent arrivés, on alla prévenir leroi, qui répondit :

« C’est demain qu’expire le septième jourque j’ai accordé à ces affronteurs. Je les ferai mourir avec lesvoleurs de mon dîner. »

Puis il entra dans sa salle de justice. Levieillard se mit à genoux, et dit qu’il allait lui conter tout.Pendant qu’il parlait, le roi regardait la belle princesse, et ilavait pitié de la voir pleurer.

Puis quand le bonhomme eut déclaré que c’étaitelle qui se nommait la princesse Rosette, qu’on avait jetée dans lamer, malgré la faiblesse où il était d’avoir été si longtemps sansmanger, il fit trois sauts tout de suite, et courut l’embrasser, etlui détacher les cordes dont elle était prisonnière, lui disantqu’il l’aimait de tout son cœur. On fut en même temps quérir lesprinces, qui croyaient que c’était pour les faire mourir, et quiarrivèrent fort tristes, en baissant la tête. L’on alla de mêmequérir la nourrice et sa fille. Quand ils se virent, ils sereconnurent tous : Rosette sauta au cou de ses frères ;la nourrice et sa fille, avec le batelier, se jetèrent à genoux etdemandèrent grâce.

La joie était si grande que le roi et laprincesse leur pardonnèrent ; et le bon vieillard futrécompensé largement : il demeura toujours dans le palais.Enfin le roi des paons fit toute sorte de satisfaction au roi et àson frère, témoignant sa douleur de les avoir maltraités. Lanourrice rendit à Rosette ses beaux habits et son boisseau d’écusd’or, et la noce dura quinze jours. Tous furent heureux, jusqu’àFrétillon, qui ne mangeait plus que des ailes de perdrix.

Le ciel veille pour nous, et lorsque l’innocence

Se trouve en un pressant danger,

Il sait embrasser sa défense,

La délivrer et la venger.

À voir la timide Rosette,

Ainsi qu’un Alcion, dans son petit berceau,

Au gré des vents voguer sur l’eau,

On sent en sa faveur une pitié secrète ;

On craint qu’elle ne trouve une tragique fin

Au milieu des flots abîmée,

Et qu’elle n’aille faire un fort léger festin

À quelque baleine affamée.

Sans le secours du ciel, sans doute, elle eût péri.

Frétillon sut jouer son rôle

Contre la morue et la sole,

Et quand il s’agissait aussi

De nourrir sa chère maîtresse.

Il en est bien en ce temps-ci

Qui voudraient rencontrer des chiens de cette espèce

Rosette, échappée au naufrage,

Aux auteurs de ses maux accorde le pardon.

Ô vous, à qui l’on fait outrage,

Qui voulez en tirer raison,

Apprenez qu’il est beau de pardonner l’offense,

Après que l’on a su vaincre ses ennemis,

Et qu’on en peut tirer une juste vengeance !

La vertu vous admire, et le crime pâlit.

Le Mouton

 

Dans l’heureux temps où les fées vivaient,régnait un roi qui avait trois filles ; elles étaient belleset jeunes ; elles avaient du mérite mais la cadette était laplus aimable et la mieux aimée ; on la nommait Merveilleuse.Le roi son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois,qu’aux autres en un an ; et elle avait un si bon petit cœur,qu’elle partageait tout avec ses sœurs, de sorte que l’union étaitgrande entre elles.

Le roi avait de mauvais voisins, qui, las dele laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu’il craignitd’être battu, s’il ne se défendait. Il assembla une grosse armée,et se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leurgouverneur dans un château, où elles apprenaient tous les jours debonnes nouvelles du roi, tantôt qu’il avait pris une ville, puisgagné une bataille ; enfin, il fit tant qu’il vainquit sesennemis, et les chassa de ses états ; puis il revint bien vitedans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse qu’il aimaittant. Les trois princesses s’étaient fait faire trois robes desatin, l’une verte, l’autre bleue, et la dernière blanche ;leurs pierreries revenaient aux robes : la verte avait desémeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamants ;et ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces versqu’elles avaient composés sur ses victoires :

Après tant d’illustres conquêtes,

Quel bonheur de revoir et son père et son roi !

Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,

Que tout ici se soumette à sa loi,

Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse,

Par nos soins empressés et nos chants d’allégresse.

Lorsqu’il les vit si belles et si gaies, illes embrassa tendrement, et fit à Merveilleuse plus de caressesqu’aux autres. On servit un magnifique repas ; le roi et sestrois filles se mirent à table ; et comme il tirait desconséquences de tout, il dit à l’aînée : ça, dites-moi,pourquoi avez-vous pris une robe verte ? Monseigneur,dit-elle, ayant su vos exploits, j’ai cru que le vert signifieraitma joie et l’espoir de votre retour. Cela est fort bien dit,s’écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoiavez-vous pris une robe bleue ? Monseigneur, dit la princesse,pour marquer qu’il fallait sans cesse implorer les dieux en votrefaveur, et qu’en vous voyant, je crois voir le ciel et les plusbeaux astres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Etvous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habillerde blanc ? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieuxque les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fâché, petitecoquette, vous n’avez eu que cette intention ? J’avais cellede vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n’en doispoint avoir d’autre. Le roi, qui l’aimait, trouva l’affaire si bienaccommodée, qu’il dit que ce petit tour d’esprit lui plaisait, etqu’il y avait même de l’art à n’avoir pas déclaré tout d’un coup sapensée. Ho ça, dit-il, j’ai bien soupé, je ne veux pas me couchersi tôt ; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit quia précédé mon retour.

L’aînée dit qu’elle avait songé qu’il luiapportait une robe, dont l’or et les pierreries brillaient plus quele soleil. La seconde, qu’elle avait songé qu’il lui apportait unerobe et une quenouille d’or pour lui filer des chemises. La cadettedit qu’elle avait songé qu’il mariait sa seconde sœur, et que lejour des noces, il tenait une aiguière d’or, et qu’il lui disait,venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.

Le roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil,et fit la plus laide grimace du monde ; chacun connut qu’ilétait fâché. Il entra dans sa chambre ; il se mit brusquementau lit ; le songe de sa fille lui revenait toujours dans latête. Cette petite insolente, disait-il, voudrait me réduire àdevenir son domestique ! Je ne m’étonne pas si elle prit larobe de satin blanc, sans penser à moi ; elle me croit indignede ses réflexions, mais je veux prévenir son mauvais dessein avantqu’il ait lieu.

Il se leva tout en furie ; et quoiqu’ilne fût pas encore jour, il envoya quérir son capitaine des gardes,et lui dit, vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait, ilsignifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous lapreniez tout à l’heure, que vous la meniez dans la forêt, et quevous l’égorgiez ; ensuite vous m’apporterez son cœur et salangue, car je ne prétends pas être trompé, ou je vous feraicruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonnéd’entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier leroi, crainte de l’aigrir davantage, et qu’il ne donnât cettecommission à quelqu’autre. Il lui dit qu’il allait emmener laprincesse, qu’il l’égorgerait et lui rapporterait son cœur et salangue.

Il alla aussitôt dans sa chambre, qu’on eutbien de la peine à lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit àMerveilleuse que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Unepetite mauresse, appelée Patypata, prit la queue de sa robe ;sa guenuche et son doguin qui la suivaient toujours, coururentaprès elle. Sa guenuche se nommait Grabugeon, et le doguinTintin.

Le capitaine des gardes obligea Merveilleusede descendre, et lui dit que le roi était dans le jardin pourprendre le frais ; elle y entra. Il fit semblant de lechercher, et ne l’ayant point trouvé : sans doute, dit-il, leroi a passé jusqu’à la forêt. Il ouvrit une petite porte, et lamena dans la forêt. Le jour paraissait déjà un peu ; laprincesse regarda son conducteur ; il avait les larmes auxyeux, et il était si triste, qu’il ne pouvait parler.Qu’avez-vous ? lui dit-elle avec un air de bonté charmant,vous me paraissez bien affligé ! Ha ! madame, qui ne leserait, s’écria-t-il, de l’ordre le plus funeste qui ait jamaisété. Le roi veut que je vous égorge ici, et que je lui porte votrecœur et votre langue ; si j’y manque, il me fera mourir. Lapauvre princesse effrayée, pâlit et commença à pleurer toutdoucement ; elle semblait d’un petit agneau qu’on allaitimmoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes,et le regardant sans colère : aurez-vous bien le courage, luidit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, et quin’ai dit au roi que du bien de vous ? Encore si j’avais méritéla haine de mon père, j’en souffrirais les effets sans murmurer.Hélas ! je lui ai tant témoigné de respect et d’attachement,qu’il ne peut se plaindre sans injustice. Ne craignez pas aussi,belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capablede lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudraisplutôt à la mort dont il me menace ; mais, quand je mepoignarderais, vous n’en seriez pas plus en sûreté ; il fauttrouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, et luipersuader que vous êtes morte.

Quel moyen trouverons-nous, ditMerveilleuse ; car il veut que vous lui portiez ma langue etmon cœur, sans cela il ne vous croira point ? Patypata quiavait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine des gardesn’avaient pas même aperçue, tant ils étaient tristes, s’avançacourageusement et vint se jeter aux pieds de Merveilleuse :Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie ; il faut metuer ; je serai trop contente de mourir pour une si bonnemaîtresse. Ha ! je n’ai garde, ma chère Patypata, dit laprincesse en la baisant ; après un si tendre témoignage de tonamitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la miennepropre. Grabugeon s’avança et dit : vous avez raison, maprincesse, d’aimer une esclave aussi fidèle que Patypata ;elle vous peut être plus utile que moi ; je vous offre malangue et mon cœur, avec joie, voulant m’immortaliser dans l’empiredes magots. Ha ! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse,je ne puis souffrir la pensée de t’ôter la vie. Il ne serait passupportable pour moi, s’écria Tintin, qu’étant aussi bon doguin queje le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse, je doismourir ou personne ne mourra. Il s’éleva là-dessus une grandedispute entre Patypata, Grabugeon et Tintin ; l’on en vint auxgrosses paroles ; enfin Grabugeon, plus vive que les autres,monta au haut d’un arbre, et se laissa tomber exprès la tête lapremière, ainsi elle se tua ; et quelque regret qu’en eût laprincesse, elle consentit, puisqu’elle était morte, que lecapitaine des gardes prît sa langue, mais elle se trouva si petite(car en tout elle n’était pas plus grosse que le poing), qu’ilsjugèrent avec une grande douleur que le roi n’y serait pointtrompé.

Hélas ! ma chère petite guenon, te voilàdonc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie ensûreté. C’est à moi que cet honneur est réservé, interrompit lamauresse. En même temps, elle prit le couteau dont on s’était servipour Grabugeon, et se l’enfonça dans la gorge. Le capitaine desgardes voulut emporter sa langue, elle était si noire, qu’il n’osase flatter de tromper le roi avec. Ne suis-je pas bien malheureuse,dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j’aime, et mafortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepterma proposition, vous n’auriez eu que moi à regretter, et j’auraisl’avantage d’être seul regretté. Merveilleuse baisa son petitdoguin, en pleurant si fort qu’elle n’en pouvait plus : elles’éloigna promptement ; de sorte que lorsqu’elle se retourna,elle ne vit plus son conducteur ; elle se trouva au milieu desa mauresse, de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s’enaller qu’elle ne les eût mis dans une fosse qu’elle trouva parhasard au pied d’un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles surl’arbre.

Ci-gît un mortel, deux mortelles,

Tous trois également fidèles,

Qui voulant conserver mes jours,

Des leurs ont avancé le cours.

Elle songea enfin à sa sûreté ; et commeil n’y en avait point pour elle dans cette forêt qui était siproche du château de son père, que les premiers passants pouvaientla voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaientla manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu’elleput ; mais la forêt était si grande, et le soleil si ardent,qu’elle mourait de chaud, de peur et de lassitude. Elle regardaitde tous côtés sans voir le bout de la forêt. Toutl’effrayait ; elle croyait toujours que le roi courait aprèselle pour la tuer : il est impossible de redire ses tristesplaintes.

Elle marchait sans suivre aucune routecertaine ; les buissons déchiraient sa belle robe, etblessaient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler unmouton : sans doute, dit-elle, qu’il y a des bergers ici avecleurs troupeaux ; ils pourront me guider à quelque hameau, oùje me cacherai sous l’habit d’une paysanne. Hélas !continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains et les princes quisont toujours les plus heureux. Qui croirait dans tout ce royaumeque je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaitema mort, et que pour l’éviter, il faut que je me déguise !

En faisant ces réflexions, elle s’avançaitvers le lieu où elle entendait bêler ; mais quelle fut sasurprise, en arrivant dans un endroit assez spacieux, tout entouréd’arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont lescornes étaient dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour deson col, les jambes entourées de fils de perles d’une grosseurprodigieuse, quelques chaînes de diamants sur lui, et qui étaitcouché sur des fleurs d’oranges ; un pavillon de drap d’orsuspendu en l’air, empêchait le soleil de l’incommoder ; unecentaine de moutons parés étaient autour de lui, qui ne paissaientpoint l’herbe, mais les uns prenaient du café, du sorbet, desglaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crème et desconfitures les uns jouaient à la bassette, d’autres aulansquenet ; plusieurs avaient des colliers d’or enrichis dedevises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs enmille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu’elle restapresque immobile. Elle cherchait des yeux le berger d’un troupeausi extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à elle,bondissant et sautant. Approchez, divine princesse, lui dit-il, necraignez point des animaux aussi doux et pacifiques que nous. Quelprodige ! des moutons qui parlent ! Ha ! madame,reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si joliment,avez-vous moins de sujet de vous en étonner ? Une fée,répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c’est cequi rendait le prodige plus familier. Peut-être qu’il nous estarrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant àla moutonne. Mais, ma princesse, qui conduit ici vos pas ?Mille malheurs, seigneur mouton, lui dit-elle, je suis la plusinfortunée personne du monde ; je cherche un asile contre lesfureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avecmoi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, et vous yserez la maîtresse absolue. Il m’est impossible de vous suivre, ditMerveilleuse ; je suis si lasse que j’en mourrais.

Le mouton aux cornes dorées commanda qu’on fûtquérir son char. Un moment après l’on vit venir six chèvresattelées à une citrouille d’une si prodigieuse grosseur, que deuxpersonnes pouvaient s’y asseoir très commodément. La citrouilleétait sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et develours partout. La princesse s’y plaça, admirant un équipage sinouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, etles chèvres coururent de toute leur force jusqu’à une caverne, dontl’entrée se fermait par une grosse pierre.

Le mouton doré la toucha avec son pied,aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d’entrer sanscrainte ; elle croyait que cette caverne n’avait rien qued’affreux, et si elle eût été moins alarmée, rien n’aurait pul’obliger de descendre ; mais dans la force de sonappréhension, elle se serait même jetée dans un puits.

Elle n’hésita donc pas à suivre le mouton, quimarchait devant elle : il la fit descendre si bas, si bas,qu’elle pensait aller au moins aux antipodes ; et elle avaitpeur quelquefois qu’il ne la conduisît au royaume des morts. Enfinelle découvrit tout d’un coup une vaste plaine émaillée de millefleurs différentes, dont la bonne odeur surpassait toutes cellesqu’elle avait jamais senties ; une grosse rivière d’eau defleurs d’oranges coulait autour, des fontaines de vin d’Espagne, derossolis, d’hypocras et de mille autres sortes de liqueursformaient des cascades et de petits ruisseaux charmants. Cetteplaine était couverte d’arbres singuliers ; il y avait desavenues tout entières de perdreaux, mieux piqués et mieux cuits quechez la Guerbois, et qui pendaient aux branches ; il y avaitd’autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons, de poulets,de faisans et d’ortolans ; en de certains endroits où l’airparaissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d’écrevisses, dessoupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts,des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, desconfitures sèches et liquides, des louis d’or, des écus, des perleset des diamants. La rareté de cette pluie, et tout ensemblel’utilité, aurait attiré la bonne compagnie, si le gros moutonavait été un peu plus d’humeur à se familiariser ; mais toutesles chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu’il gardait mieuxsa gravité qu’un sénateur romain.

Comme l’on était dans la plus belle saison del’année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle nevit point d’autres palais qu’une longue suite d’orangers, dejasmins, de chèvrefeuilles et de petites roses muscades, dont lesbranches entrelacées les unes dans les autres formaient descabinets, des salles et des chambres toutes meublées de gaze d’oret d’argent, avec de grands miroirs, des lustres et des tableauxadmirables.

Le maître mouton dit à la princesse qu’elleétait souveraine dans ces lieux, que depuis quelques années ilavait eu des sujets sensibles de s’affliger et de répandre deslarmes, mais qu’il ne tiendrait qu’à elle de lui faire oublier sesmalheurs. La manière dont vous en usez, charmant mouton, luidit-elle, a quelque chose de si généreux, et tout ce que je voisici me paraît si extraordinaire, que je ne sais qu’en juger.

Elle avait à peine achevé ces paroles, qu’ellevit paraître devant elle une troupe de nymphes d’une admirablebeauté. Elles lui présentèrent des fruits dans des corbeillesd’ambre ; mais lorsqu’elle voulut s’approcher d’elles,insensiblement leur corps s’éloigna ; elle allongea le braspour les toucher, elle ne sentit rien, et reconnut que c’était desfantômes. Ha ! qu’est ceci ? s’écria-t-elle. Avec quisuis-je ? Elle se prit à pleurer ; et le roi Mouton (caron le nommait ainsi), qui l’avait laissée pour quelques moments,étant revenu auprès d’elle, et voyant couler ses larmes, en demeurasi éperdu, qu’il pensa mourir à ses pieds.

Qu’avez-vous, belle princesse ? luidit-il. A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous estdû ? Non, lui dit-elle, je ne me plains point, je vous avoueseulement que je ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts etavec les moutons qui parlent. Tout me fait peur ici ; etquelque obligation que je vous aie de m’y avoir amenée, je vous enaurai encore davantage de me remettre dans le monde.

Ne vous effrayez point, répliqua le mouton,daignez m’entendre tranquillement, et vous saurez ma déplorableaventure.

Je suis né sur le trône. Une longue suite derois que j’ai pour aïeux, m’avait assuré la possession du plus beauroyaume de l’univers ; mes sujets m’aimaient, et j’étaiscraint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque justice. Ondisait que jamais roi n’avait été plus digne de l’être. Ma personnen’était pas indifférente à ceux qui me voyaient ; j’aimaisfort la chasse ; et m’étant laissé emporter au plaisir desuivre un cerf qui m’éloigna un peu de tous ceux quim’accompagnaient, je le vis tout d’un coup se précipiter dans unétang ; j’y poussai mon cheval avec autant d’imprudence que detémérité ; mais en avançant un peu, je sentis, au lieu de lafraîcheur de l’eau, une chaleur extraordinaire ; l’étangtarit ; et par une ouverture dont il sortait des feuxterribles, je tombai au fond d’un précipice où l’on ne voyait quedes flammes.

Je me croyais perdu, lorsque j’entendis unevoix qui me dit : il ne faut pas moins de feux, ingrat, pouréchauffer ton cœur. Hé ! qui se plaint ici de mafroideur ? m’écriai-je. Une personne infortunée, répliqua lavoix, qui t’adore sans espoir. En même temps les feuxs’éteignirent ; je vis une fée que je connaissais dès ma plustendre jeunesse, dont l’âge et la laideur m’avaient toujoursépouvanté. Elle s’appuyait sur une jeune esclave d’une beautéincomparable ; elle avait des chaînes d’or qui marquaientassez sa condition. Quel prodige se passe ici, Ragotte (c’est lenom de la fée) ? lui dis-je. Serait-ce bien par vosordres ? Hé, par l’ordre de qui donc ? répliqua-t-elle.N’as-tu point connu jusqu’à présent mes sentiments ? Faut-ilque j’aie la honte de m’en expliquer ? Mes yeux, autrefois sisûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir ?Considère où je m’abaisse, c’est moi qui te fais l’aveu de mafaiblesse, car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu’unefourmi devant une fée comme moi.

Je suis tout ce qu’il vous plaira, lui dis-je,d’un air et d’un ton impatient ; mais enfin, que medemandez-vous ? Est-ce ma couronne, mes villes, mestrésors ? Ha ! malheureux, reprit-elle dédaigneusement,mes marmitons, quand je voudrai, seront plus puissants que toi. Jedemande ton cœur ; mes yeux te l’ont demandé mille et millefois ; tu ne les as pas entendus, ou pour mieux dire, tu n’aspas voulu les entendre. Si tu étais engagé avec une autre,continua-t-elle, je te laisserais faire des progrès dans tesamours ; mais j’ai eu trop d’intérêt à t’éclairer, pourn’avoir pas découvert l’indifférence qui règne dans ton cœur. Ehbien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l’avoirplus agréable, et roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte,j’ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tourspleines d’or, cinq cents pleines d’argent ; en un mot, tout ceque tu voudras.

Madame Ragotte, lui dis-je, ce n’est pointdans le fond d’un trou où j’ai pensé être rôti, que je veux faireune déclaration à une personne de votre mérite ; je voussupplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de memettre en liberté, et puis nous verrons ensemble ce que je pourraipour votre satisfaction. Ha ! traître, s’écria-t-elle, si tum’aimais, tu ne chercherais point le chemin de ton royaume ;dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans lesdéserts, tu serais content. Ne crois pas que je sois novice ;tu songes à t’esquiver, mais je t’avertis qu’il faut que tu restesici ; et la première chose que tu feras, c’est de garder mesmoutons : ils ont de l’esprit, et parlent pour le moins aussibien que toi.

En même temps, elle s’avança dans la plaine oùnous sommes, et me montra son troupeau. Je le considérai peu ;cette belle esclave qui était auprès d’elle m’avait semblémerveilleuse ; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte yprenant garde, se jeta sur elle, et lui enfonça un poinçon si avantdans l’œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. Àcette funeste vue, je me jetai sur Ragotte, et mettant l’épée à lamain, je l’aurais immolée à des mânes si chers, si par son pouvoirelle ne m’eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombaipar terre, et je cherchais les moyens de me tuer pour me délivrerde l’état où j’étais, quand elle me dit avec un sourireironique : je veux te faire connaître ma puissance ; tues un lion à présent, tu vas devenir un mouton.

Aussitôt elle me toucha de sa baguette, et jeme trouvai métamorphosé comme vous voyez. Je ne perdis pointl’usage de la parole, ni les sentiments de douleur que je devais àmon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, et maître absolu deces beaux lieux ; pendant qu’éloignée de toi, et ne voyantplus ton agréable figure, je ne songerai qu’à la haine que je tedois.

Elle disparut. Et si quelque chose avait puadoucir ma disgrâce, ç’aurait été son absence. Les moutonsparlants, qui sont ici, me reconnurent pour leur roi ; ils meracontèrent qu’ils étaient des malheureux qui avaient déplu parplusieurs sujets différents à la vindicative fée, et qu’elle enavait composé un troupeau ; que leur pénitence n’était pasaussi longue pour les uns que pour les autres. En effet,ajouta-t-il, de temps en temps ils redeviennent ce qu’ils ont été,et quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales oudes ennemies de Ragotte, qu’elle a tuées pour un siècle ou pourmoins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclavedont je vous ai parlé est de ce nombre ; je l’ai vue plusieursfois de suite avec plaisir, quoiqu’elle ne me parlât point, etqu’en voulant l’approcher, il me fût fâcheux de connaître que cen’était qu’une ombre ; mais ayant remarqué un de mes moutonsassidu près de ce petit fantôme, j’ai su que c’était son amant, etque Ragotte, susceptible des tendres impressions, avait voulu lelui ôter.

Cette raison m’éloigna de l’ombreesclave ; et depuis trois ans, je n’ai senti aucun penchantpour rien que pour ma liberté.

C’est ce qui m’engage d’aller quelquefois dansla forêt. Je vous y ai vue, belle princesse, continua-t-il, tantôtsur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d’adresseque le soleil n’en a lorsqu’il conduit les siens, tantôt à lachasse sur un cheval qui semblait indomptable à tout autre qu’àvous ; puis courant légèrement dans la plaine avec lesprincesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autreAtalante. Ah ! princesse, si dans tous ces temps où mon cœurvous rendait des vœux secrets, j’avais osé vous parler, que ne vousaurais-je point dit ? Mais comment auriez-vous reçu ladéclaration d’un malheureux mouton comme moi ?

Merveilleuse était si troublée de tout cequ’elle avait entendu jusqu’alors, qu’elle ne savait presque pluslui répondre ; elle lui fit cependant des honnêtetés qui luilaissèrent quelque espérance, et dit qu’elle avait moins de peurdes ombres, puisqu’elles devaient revivre un jour. Hélas !continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et lejoli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sortsemblable, je ne m’ennuierais plus ici.

Malgré la disgrâce du roi Mouton, il nelaissait pas d’avoir des privilèges admirables. Allez, dit-il à songrand écuyer (c’était un mouton de fort bonne mine), allez quérirla mauresse, la guenuche et le doguin, leurs ombres divertirontnotre princesse. Un instant après, Merveilleuse les vit, etquoiqu’ils ne l’approchassent pas d’assez près pour en êtretouchés, leur présence lui fut d’une consolation infinie.

Le roi Mouton avait tout l’esprit et toute ladélicatesse qui pouvait former d’agréables conversations. Il aimaitsi passionnément Merveilleuse qu’elle vint aussi à le considérer,et ensuite à l’aimer. Un joli mouton, bien doux, bien caressant nelaisse pas de plaire, surtout quand on sait qu’il est roi, et quela métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passait doucementses beaux jours, attendant un sort plus heureux. Le galant moutonne s’occupait que d’elle ; il faisait des fêtes, des concerts,des chasses ; son troupeau le secondait, jusqu’aux ombres,elles y jouaient leur personnage.

Un soir que les courriers arrivèrent, car ilenvoyait soigneusement aux nouvelles, et il en savait toujours desmeilleures, on vint lui dire que la sœur aînée de la princesseMerveilleuse allait épouser un grand prince, et que rien n’étaitplus magnifique que tout ce qu’on préparait pour les noces.Ha ! s’écria la jeune princesse, que je suis infortunée de nepas voir tant de belles choses ; me voilà sous la terre avecdes ombres et des moutons, pendant que ma sœur va paraître paréecomme une reine ; chacun lui fera sa cour, je serai la seulequi ne prendra point de part à sa joie. De quoi vous plaignez-vous,madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d’aller à lanoce ? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole derevenir ; si vous n’y consentez pas, vous m’allez voir expirerà vos pieds, car l’attachement que j’ai pour vous est trop violentpour que je puisse vous perdre sans mourir.

Merveilleuse attendrie, promit au mouton querien au monde ne pourrait empêcher son retour. Il lui donna unéquipage proportionné à sa naissance ; elle s’habillasuperbement, et n’oublia rien de tout ce qui pouvait augmenter sabeauté ; elle monta dans un char de nacre de perle, traîné parsix hippogriffes isabelles nouvellement arrivés desantipodes ; il la fit accompagner par un grand nombred’officiers richement vêtus et admirablement bien faits ; illes avait envoyés chercher fort loin pour faire le cortège.

Elle se rendit au palais du roi son père, dansle moment qu’on célébrait le mariage ; dès qu’elle entra, ellesurprit par l’éclat de sa beauté et par celui de ses pierreries,tous ceux qui la virent ; elle n’entendait autour d’elle quedes acclamations et des louanges ; le roi la regardait avecune attention et un plaisir qui lui fit craindre d’en êtrereconnue ; mais il était si prévenu de sa mort, qu’il n’en eutpas la moindre idée.

Cependant, l’appréhension d’être arrêtéel’empêcha de rester jusqu’à la fin de la cérémonie ; ellesortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garnid’émeraudes ; on voyait écrit dessus en pointes de diamants,pierreries pour la mariée. On l’ouvrit aussitôt, et que n’ytrouva-t-on pas ? Le roi qui avait espéré de la rejoindre etqui brûlait de la connaître, fut au désespoir de ne plus lavoir ; il ordonna absolument que, si jamais elle revenait, onfermât toutes les portes sur elle, et qu’on la retint.

Quelque courte que fut l’absence deMerveilleuse, elle avait semblé au mouton de la longueur d’unsiècle. Il l’attendait au bord d’une fontaine, dans le plus épaisde la forêt ; il y avait fait étaler des richesses immensespour les lui offrir en reconnaissance de son retour. Dès qu’il lavit, il courut vers elle, sautant et bondissant comme un vraimouton ; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait àses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudeset ses impatiences ; sa passion lui donnait une éloquence dontla princesse était charmée.

Au bout de quelque temps, le roi maria saseconde fille. Merveilleuse l’apprit, et elle pria le mouton de luipermettre d’aller voir, comme elle avait déjà fait, une fête oùelle s’intéressait si fort. À cette proposition, il sentit unedouleur dont il ne fut point le maître, un pressentiment secret luiannonçait son malheur ; mais comme il n’est pas toujours ennous de l’éviter, et que sa complaisance pour la princessel’emportait sur tous les autres intérêts, il n’eut pas la force dela refuser. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il ; ceteffet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que devous. Je consens à ce que vous souhaitez, et je ne puis jamais vousfaire un sacrifice plus complet.

Elle l’assura qu’elle tarderait aussi peu quela première fois ; qu’elle ressentirait vivement tout ce quipourrait l’éloigner de lui, et qu’elle le conjurait de ne se pasinquiéter. Elle se servit du même équipage qui l’avait déjàconduite, et elle arriva comme la cérémonie commençait :malgré l’attention que l’on y avait, sa présence fit élever un cride joie et d’admiration, qui attira les yeux de tous les princessur elle ; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ilsla trouvaient d’une beauté si peu commune, qu’ils étaient prêts àcroire que ce n’était pas une personne mortelle.

Le roi se sentit charmé de la revoir ; iln’ôta les yeux de sur elle que pour ordonner que l’on fermât bientoutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le pointde finir, la princesse se leva promptement, voulant se déroberparmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise et affligée detrouver les portes fermées.

Le roi l’aborda avec un grand respect et unesoumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter si tôt leplaisir de la voir et d’être du célèbre festin qu’il donnait auxprinces et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifiqueoù toute la cour était ; il prit lui-même un bassin d’or et unvase plein d’eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, ellene fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds,et embrassant ses genoux : Voilà mon songe accompli, dit-elle,vous m’avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu’ilvous en soit rien arrivé de fâcheux.

Le roi la reconnut avec d’autant moins depeine qu’il avait trouvé plus d’une fois qu’elle ressemblaitparfaitement à Merveilleuse ! Ha ! ma chère fille,dit-il, en l’embrassant et versant des larmes, pouvez-vous oublierma cruauté ? J’ai voulu votre mort, parce que je croyais quevotre songe signifiait la perte de ma couronne. Il la signifiaitaussi, continua-t-il ; voilà vos deux sœurs mariées, elles enont chacune une, et la mienne sera pour vous. Dans le même moment,il se leva et la mit sur la tête de la princesse, puis ilcria : vive la reine Merveilleuse ; toute la cour criacomme lui : les deux sœurs de cette jeune reine vinrent luisauter au cou, et lui faire mille caresses. Merveilleuse ne sesentait pas, tant elle était aise : elle pleurait et riaittout à la fois ; elle embrassait l’une, elle parlait àl’autre, elle remerciait le roi, et parmi toutes ces différenteschoses, elle se souvenait du capitaine des gardes, auquel elleavait tant d’obligation, et elle le demandait avec instance ;mais on lui dit qu’il était mort : elle ressentit vivementcette perte.

Lorsqu’elle fut à table, le roi la pria deraconter ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait donnédes ordres si funestes contre elle. Aussitôt elle prit la paroleavec une grâce admirable, et tout le monde attentif l’écoutait.

Mais pendant qu’elle s’oubliait auprès du roiet de ses sœurs, l’amoureux mouton voyait passer l’heure du retourde la princesse, et son inquiétude devenait si extrême, qu’il n’enétait point le maître. Elle ne veut plus revenir, s’écriait-il, mamalheureuse figure de mouton lui déplaît. Ha ! trop infortunéamant, que ferai-je sans Merveilleuse ? Ragotte, barbare fée,quelle vengeance ne prends-tu point de l’indifférence que j’ai pourtoi ? Il se plaignit longtemps, et voyant que la nuitapprochait, sans que la princesse parût, il courut à la ville.Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse ; maiscomme chacun savait déjà son aventure, et qu’on ne voulait plusqu’elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de lavoir ; il poussa des plaintes, et fit des regrets capablesd’émouvoir tout autre que les suisses, qui gardaient la porte dupalais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y renditla vie.

Le roi et Merveilleuse ignoraient la tristetragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monterdans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clartéde mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans lesgrandes places ; mais quel spectacle pour elle, de trouver ensortant de son palais son cher mouton, étendu sur le pavé, qui nerespirait plus ? Elle se précipita du chariot, elle courutvers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peud’exactitude avait causé la mort du mouton royal. Dans sondésespoir, elle pensa mourir elle-même. L’on convint alors que lespersonnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, auxcoups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grandsmalheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurssouhaits.

Souvent les plus beaux dons des cieux

Ne servent qu’à notre ruine :

Le mérite éclatant que l’on demande aux Dieux,

Quelquefois de nos maux est la triste origine.

Le roi mouton eût moins souffert,

S’il n’eût point allumé cette flamme fatale

Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale :

C’est son mérite qui le perd.

Il devait éprouver un destin plus propice.

Ragotte et ses présents ne purent rien sur lui ;

Il haïssait sans feinte, aimait sans artifice,

Et ne ressemblait pas aux hommes d’aujourd’hui.

Sa fin même pourra nous paraître fort rare,

Et ne convient qu’au roi Mouton.

On n’en voit point dans ce canton

Mourir quand leur brebis s’égare.

Le Nain jaune

 

Il était une fois une reine à laquelle il neresta, de plusieurs enfants qu’elle avait eus, qu’une fille qui envalait plus de mille : mais sa mère se voyant veuve, etn’ayant rien au monde de si cher que cette jeune princesse, elleavait une si terrible appréhension de la perdre, qu’elle ne lacorrigeait point de ses défauts ; de sorte que cettemerveilleuse personne, qui se voyait d’une beauté plus céleste quemortelle, et destinée à porter une couronne, devint si fière et sientêtée de ses charmes naissants, qu’elle méprisait tout lemonde.

La reine sa mère aidait, par ses caresses etpar ses complaisances, à lui persuader qu’il n’y avait rien qui pûtêtre digne d’elle : on la voyait presque toujours vêtue enPallas ou en Diane, suivie des premières dames de la cour habilléesen nymphes ; enfin, pour donner le dernier coup à sa vanité,la reine la nomma Toute-Belle ; et, l’ayant fait peindre parles plus habiles peintres, elle envoya son portrait chez plusieursrois, avec lesquels elle entretenait une étroite amitié. Lorsqu’ilsvirent ce portrait, il n’y en eut aucun qui se défendît du pouvoirinévitable de ses charmes : les uns en tombèrent malades, lesautres en perdirent l’esprit, et les plus heureux arrivèrent enbonne santé auprès d’elle ; mais sitôt qu’elle parut,devinrent ses esclaves.

Il n’a jamais été une cour plus galante etplus polie. Vingt rois, à l’envi, essayaient de lui plaire ;et après avoir dépensé trois ou quatre cents millions à lui donnerseulement une fête, lorsqu’ils en avaient tiré un « cela estjoli », ils se trouvaient trop récompensés. Les adorationsqu’on avait pour elle ravissaient la reine ; il n’y avaitpoint de jour qu’on ne reçût à sa cour sept ou huit mille sonnets,autant d’élégies, de madrigaux et de chansons, qui étaient envoyéspar tous les poètes de l’univers. Toute-Belle était l’unique objetde la prose et de la poésie des auteurs de son temps : l’on nefaisait jamais de feux de joie qu’avec ces vers, qui pétillaient etbrûlaient mieux qu’aucune sorte de bois.

La princesse avait déjà quinze ans, personnen’osait prétendre à l’honneur d’être son époux, et il n’y avaitpersonne qui ne désirât de le devenir. Mais comment toucher un cœurde ce caractère ? On se serait pendu cinq ou six fois par jourpour lui plaire qu’elle aurait traité cela de bagatelle. Ses amantsmurmuraient fort contre sa cruauté ; et la reine, qui voulaitla marier, ne savait comment s’y prendre pour l’y résoudre.

« Ne voulez-vous pas, lui disait-ellequelquefois, rabattre un peu de cet orgueil insupportable qui vousfait regarder avec mépris tous les rois qui viennent à notrecour : je veux vous en donner un, vous n’avez aucunecomplaisance pour moi ?

– Je suis si heureuse, lui répondaitToute-Belle ; permettez, madame, que je demeure dans unetranquille indifférence ; si je l’avais une fois perdue, vouspourriez en être fâchée.

– Oui, répliquait la reine, j’en serais fâchéesi vous aimiez quelque chose au-dessous de vous ; mais voyezceux qui vous demandent, et sachez qu’il n’y en a point ailleursqui les valent. »

Cela était vrai ; mais la princesseprévenue de son mérite, croyait valoir encore mieux ; et peu àpeu, par un entêtement de rester fille, elle commença de chagrinersi fort sa mère, qu’elle se repentit, mais trop tard, d’avoir eutant de complaisance pour elle.

Incertaine de ce qu’elle devait faire, ellefut toute seule chercher une célèbre fée, qu’on appelait la fée dudésert ; mais il n’était pas aisé de la voir, car elle étaitgardée par des lions. La reine y aurait été bien empêchée, si ellen’avait pas su, depuis longtemps, qu’il fallait leur jeter dugâteau fait de farine de millet, avec du sucre candi et des œufs decrocodiles : elle pétrit elle-même ce gâteau et le mit dans unpetit panier à son bras. Comme elle était lasse d’avoir marché silongtemps, n’y étant point accoutumée, elle se coucha au pied d’unarbre pour prendre quelque repos ; insensiblement elles’assoupit, mais en se réveillant, elle trouva seulement sonpanier : le gâteau n’y était plus ; et, pour comble demalheur, elle entendit les grands lions venir, qui faisaientbeaucoup de bruit, car ils l’avaient sentie.

« Hélas ! que deviendrai-je ?s’écria-t-elle douloureusement ; je serai dévorée. »

Elle pleurait, et n’ayant pas la force defaire un pas pour se sauver, elle se tenait contre l’arbre où elleavait dormi : en même temps elle entendit : « Chet,chet, hem, hem. » Elle regarde de tous côtés, en levant lesyeux, elle aperçoit sur l’arbre un petit homme qui n’avait qu’unecoudée de haut, il mangeait des oranges et lui dit :

« Oh ! reine, je vous connais bien,et je sais la crainte où vous êtes que les lions ne vousdévorent ; ce n’est pas sans raison que vous avez peur, carils en ont dévoré bien d’autres ; et pour comble de disgrâce,vous n’avez point de gâteau.

– Il faut me résoudre à la mort, dit la reineen soupirant, hélas j’y aurais moins de peine si ma chère filleétait mariée !

– Quoi, vous avez une fille ? s’écria leNain jaune (on le nommait ainsi à cause de la couleur de son teintet de l’oranger où il demeurait), vraiment, je m’en réjouis, car jecherche une femme par terre et par mer ; voyez si vous me lavoulez promettre, je vous garantirai des lions, des tigres et desours. »

La reine le regarda, et elle ne fut guèremoins effrayée de son horrible petite figure, qu’elle l’était déjàdes lions ; elle rêvait et ne lui répondait rien.

« Quoi, vous hésitez, madame, luicria-t-il, il faut que vous n’aimiez guère la vie ? »

En même temps la reine aperçut les lions surle haut d’une colline, qui accouraient à elle ; ils avaientchacun deux têtes, huit pieds, quatre rangs de dents, et leur peauétait aussi dure que l’écaille et aussi rouge que du maroquin. Àcette vue la pauvre reine, plus tremblante que la colombe quandelle aperçoit un milan, cria de toute sa force :

« Monseigneur le Nain, Toute-Belle est àvous.

– Oh ! dit-il d’un air dédaigneux,Toute-Belle est trop belle, je n’en veux point, gardez-la.

– Hé, monseigneur, continua la reine affligée,ne la refusez pas, c’est la plus charmante princesse del’univers.

– Hé bien, répliqua-t-il, je l’accepte parcharité ; mais souvenez-vous du don que vous m’enfaites. »

Aussitôt l’oranger sur lequel il étaits’ouvrit, la reine se jeta dedans à corps perdu ; il sereferma, et les lions n’attrapèrent rien.

La reine était si troublée, qu’elle ne voyaitpas une porte ménagée dans cet arbre ; enfin, elle l’aperçutet l’ouvrit ; elle donnait dans un champ d’orties et dechardons. Il était entouré d’un fossé bourbeux, et un peu plus loinétait une maisonnette fort basse, couverte de paille : le Nainjaune en sortit d’un air enjoué, il avait des sabots, une jaquettede bure jaune, point de cheveux, de grandes oreilles, et tout l’aird’un petit scélérat.

« Je suis ravi, dit-il à la reine, madamema belle-mère, que vous voyiez le petit château où votreToute-Belle vivra avec moi ; elle pourra nourrir de ses ortieset de ses chardons, un âne qui la portera à la promenade, elle segarantira sous ce rustique toit de l’injure des saisons, elle boirade cette eau et mangera quelques grenouilles qui s’y nourrissentgrassement ; enfin elle m’aura jour et nuit auprès d’elle,beau, dispos et gaillard comme vous me voyez ; car je seraisbien fâché que son ombre l’accompagnât mieux que moi. »

L’infortunée reine, considérant tout d’un coupla déplorable vie que ce nain promettait à sa chère fille, et nepouvant soutenir une idée si terrible, tomba de sa hauteur sansconnaissance et sans avoir eu la force de lui répondre unmot : mais pendant qu’elle était ainsi, elle fut rapportéedans son lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuitet la fontange du meilleur air qu’elle eût mises de ses jours. Lareine s’éveilla et se souvint de ce qui lui était arrivé ;elle n’en crut rien du tout, car se trouvant dans son palais aumilieu de ses dames, sa fille à ses côtés, il n’y avait guèred’apparence qu’elle eût été au désert, qu’elle y eût couru de sigrands périls, et que le nain l’en eût tirée à des conditions sidures, que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d’unedentelle rare, et le ruban, l’étonnaient autant que le rêve qu’ellecroyait avoir fait, et dans l’excès de son inquiétude, elle tombadans une mélancolie si extraordinaire, qu’elle ne pouvait presqueplus ni parler, ni manger, ni dormir.

La princesse, qui l’aimait de tout son cœur,s’en inquiéta beaucoup ; elle la supplia plusieurs fois de luidire ce qu’elle avait : mais la reine cherchant des prétextes,lui répondait, tantôt que c’était l’effet de sa mauvaise santé, ettantôt que quelqu’un de ses voisins la menaçait d’une grandeguerre. Toute-Belle voyait bien que ses réponses étaientplausibles, mais que dans le fond il y avait autre chose, et que lareine s’étudiait à le lui cacher. N’étant plus maîtresse de soninquiétude, elle prit la résolution d’aller trouver la fameuse féedu désert, dont le savoir faisait grand bruit partout ; elleavait aussi envie de lui demander son conseil pour demeurer filleou pour se marier, car tout le monde la pressait fortement dechoisir un époux : elle prit soin de pétrir elle-même legâteau qui pouvait apaiser la fureur des lions ; et faisantsemblant de se coucher le soir de bonne heure, elle sortit par unpetit degré dérobé, le visage couvert d’un grand voile blanc quitombait jusqu’à ses pieds ; et ainsi seule elle s’acheminavers la grotte où demeurait cette habile fée.

Mais en arrivant à l’oranger fatal dont j’aidéjà parlé, elle le vit si couvert de fruits et de fleurs, qu’illui prit envie d’en cueillir ; elle posa sa corbeille parterre, et prit des oranges qu’elle mangea. Quand il fut question deretrouver sa corbeille et son gâteau, il n’y avait plus rien ;elle s’inquiète, elle s’afflige, et voit tout d’un coup auprèsd’elle l’affreux petit nain dont j’ai déjà parlé.

« Qu’avez-vous, la belle fille,qu’avez-vous à pleurer ? lui dit-il.

– Hélas ! qui ne pleurerait,répondit-elle ; j’ai perdu mon panier et mon gâteau, quim’étaient si nécessaires pour arriver à bon port chez la fée dudésert.

– Hé ! que lui voulez-vous, bellefille ? dit ce petit magot, je suis son parent, son ami, etpour le moins aussi habile qu’elle ?

– La reine ma mère, répliqua la princesse, esttombée depuis quelque temps dans une affreuse tristesse, qui mefait tout craindre pour sa vie ; j’ai dans l’esprit que j’ensuis peut-être la cause, car elle souhaite de me marier ; jevous avoue que je n’ai encore rien trouvé digne de moi ;toutes ces raisons m’engagent à vouloir parler à la fée.

– N’en prenez point la peine, princesse, luidit le nain, je suis plus propre qu’elle à vous éclairer sur ceschoses. La reine votre mère a du chagrin de vous avoir promise enmariage.

– La reine m’a promise ! dit-elle enl’interrompant. Ah ! sans doute, vous vous trompez, elle mel’aurait dit, et j’y ai trop d’intérêt, pour qu’elle m’engage sansmon consentement.

– Belle princesse, lui dit le nain en sejetant tout d’un coup à ses genoux, je me flatte que ce choix nevous déplaira point, quand je vous aurai dit que c’est moi qui suisdestiné à ce bonheur.

– Ma mère vous veut pour son gendre, s’écriaToute-Belle en reculant quelques pas, est-il une folie semblable àla vôtre ?

– Je me soucie fort peu, dit le nain encolère, de cet honneur : voici les lions qui s’approchent, entrois coups de dents ils m’auront vengé de votre injustemépris. »

En même temps la pauvre princesse les entenditqui venaient avec de longs hurlements.

« Que vais-je devenir ?s’écria-t-elle. Quoi, je finirai donc ainsi mes beauxjours ? »

Le méchant nain la regardait, et riantdédaigneusement :

« Vous aurez au moins la gloire de mourirfille, lui dit-il, et de ne pas mésallier votre éclatant mériteavec un misérable nain tel que moi.

– De grâce, ne vous fâchez pas, lui dit laprincesse en joignant ses belles mains, j’aimerais mieux épousertous les nains de l’univers, que de périr d’une manière siaffreuse.

– Regardez-moi bien, princesse, avant que deme donner votre parole, répliqua-t-il, car je ne prétends pas voussurprendre.

– Je vous ai regardé de reste, lui dit-elle,les lions approchent, ma frayeur augmente ; sauvez-moi,sauvez-moi, ou la peur me fera mourir. »

Effectivement elle n’avait pas achevé ces motsqu’elle tomba évanouie ; et sans savoir comment, elle setrouva dans son lit avec le plus beau linge du monde, les plusbeaux rubans, et une petite bague faite d’un seul cheveu roux, quitenait si fort, qu’elle se serait plutôt arraché la peau, qu’ellene l’aurait ôtée de son doigt.

Quand la princesse vit toutes ces choses, etqu’elle se souvint de ce qui s’était passé la nuit, elle tomba dansune mélancolie qui surprit et qui inquiéta toute la cour ; lareine en fut plus alarmée que personne, elle lui demanda cent etcent fois ce qu’elle avait : elle s’opiniâtre à lui cacher sonaventure. Enfin, les états du royaume, impatients de voir leurprincesse mariée, s’assemblèrent et vinrent ensuite trouver lareine pour la prier de lui choisir au plus tôt un époux. Ellerépliqua qu’elle ne demandait pas mieux, mais que sa fille ytémoignait tant de répugnance, qu’elle leur conseillait de l’allertrouver et de la haranguer : ils y furent sur-le-champ.Toute-Belle avait bien rabattu de sa fierté depuis son aventureavec le Nain jaune ; elle ne comprenait pas de meilleur moyenpour se tirer d’affaire que de se marier à quelque grand roi,contre lequel ce petit magot ne serait pas en état de disputer uneconquête si glorieuse. Elle répondit donc plus favorablement quel’on ne l’avait espéré, qu’encore qu’elle se fût estimée heureusede rester fille toute sa vie, elle consentirait à épouser le roides mines d’or : c’était un prince très puissant et très bienfait, qui l’aimait avec la dernière passion depuis quelques années,et qui, jusqu’alors, n’avait pas eu lieu de se flatter d’aucunretour.

Il est aisé de juger de l’excès de sa joie,lorsqu’il apprit de si charmantes nouvelles, et de la fureur detous ses rivaux, de perdre pour toujours une espérance quinourrissait leur passion : mais Toute-Belle ne pouvait pasépouser vingt rois ; elle avait eu bien de la peine d’enchoisir un, car sa vanité ne se démentait point, et elle était fortpersuadée que personne au monde ne pouvait lui être comparable.

L’on prépara toutes les choses nécessairespour la plus grande fête de l’univers : le roi des mines d’orfit venir des sommes si prodigieuses, que toute la mer étaitcouverte des navires qui les apportaient : l’on envoya dansles cours les plus polies et les plus galantes, et particulièrementà celle de France, pour avoir ce qu’il y avait de plus rare, afinde parer la princesse ; elle avait moins besoin qu’une autredes ajustements qui relèvent la beauté : la sienne était siparfaite qu’il ne s’y pouvait rien ajouter, et le roi des minesd’or, se voyant sur le point d’être heureux, ne quittait plus cettecharmante princesse.

L’intérêt qu’elle avait à le connaître,l’obligea de l’étudier avec soin ; elle lui découvrit tant demérite, tant d’esprit, des sentiments si vifs et si délicats, enfinune si belle âme dans un corps si parfait, qu’elle commença deressentir pour lui une partie de ce qu’il ressentait pour elle.Quels heureux moments pour l’un et pour l’autre, lorsque dans lesplus beaux jardins du monde, ils se trouvaient en liberté de sedécouvrir toute leur tendresse : ces plaisirs étaient souventsecondés par ceux de la musique. Le roi, toujours galant etamoureux, faisait des vers et des chansons pour la princesse :en voici une qu’elle trouva fort agréable.

Ces bois, en vous voyant, sont parés de feuillages,

Et ces prés font briller leurs charmantes couleurs.

Le zéphir sous vos pas fait éclore les fleurs ;

Les oiseaux amoureux redoublent leurs ramages ;

Dans ce charmant séjour

Tout rit, tout reconnaît la fille de l’amour.

L’on était au comble de la joie. Les rivaux duroi, désespérés de sa bonne fortune, avaient quitté la cour ;ils étaient retournés chez eux accablés de la plus vive douleur, nepouvant être témoins du mariage de Toute-Belle ; ils luidirent adieu d’une manière si touchante, qu’elle ne put s’empêcherde les plaindre.

« Ah ! madame, lui dit le roi desmines d’or, quel larcin me faites-vous aujourd’hui ? Vousaccordez votre pitié à des amants qui sont trop payés de leurspeines par un seul de vos regards.

– Je serais fâchée, répliqua Toute-Belle, quevous fussiez insensible à la compassion que j’ai témoignée auxprinces qui me perdent pour toujours, c’est une preuve de votredélicatesse dont je vous tiens compte : mais, seigneur, leurétat est si différent du vôtre ; vous devez être si content demoi, ils ont si peu de sujet de s’en louer, que vous ne devez paspousser plus loin votre jalousie. »

Le roi des mines d’or, tout confus de lamanière obligeante dont la princesse prenait une chose qui pouvaitla chagriner, se jeta à ses pieds, et lui baisant les mains, il luidemanda mille fois pardon.

Enfin, ce jour tant attendu et tant souhaitéarriva : tout étant prêt pour les noces de Toute-Belle, lesinstruments et les trompettes annoncèrent par toute la ville cettegrande fête ; l’on tapissa les rues, elles furent jonchées defleurs, le peuple en foule accourut dans la grande place dupalais ; la reine ravie, s’était à peine couchée, et elle seleva plus matin que l’aurore pour donner les ordres nécessaires, etpour choisir les pierreries dont la princesse devait êtreparée ; ce n’était que diamants jusqu’à ses souliers, ils enétaient faits, sa robe de brocart d’argent était chamarrée d’unedouzaine de rayons du soleil que l’on avait achetés biencher ; mais aussi rien n’était plus brillant, et il n’y avaitque la beauté de cette princesse qui pût être plus éclatante :une riche couronne ornait sa tête, ses cheveux flottaient jusqu’àses pieds, et la majesté de sa taille se faisait distinguer aumilieu de toutes les dames qui l’accompagnaient. Le roi des minesd’or n’était pas moins accompli ni moins magnifique : sa joieparaissait sur son visage et dans toutes ses actions ;personne ne l’abordait qui ne s’en retournât chargé de seslibéralités, car il avait fait arranger autour de sa salle desfestins, mille tonneaux remplis d’or, et de grands sacs de veloursen broderie de perles, que l’on remplissait de pistoles ;chacun en pouvait tenir cent mille : on les donnaitindifféremment à ceux qui tendaient la main ; de sorte quecette petite cérémonie, qui n’était pas une des moins utiles et desmoins agréables de la noce, y attira beaucoup de personnes quiétaient peu sensibles à tous les autres plaisirs.

La reine et la princesse s’avançaient poursortir avec le roi, lorsqu’elles virent entrer dans une longuegalerie où elles étaient, deux gros coqs d’Inde qui traînaient uneboîte fort mal faite ; il venait derrière eux une grandevieille, dont l’âge avancé et la décrépitude ne surprirent pasmoins que son extrême laideur ; elle s’appuyait sur unebéquille, elle avait une fraise de taffetas noir, un chaperon develours rouge, un vertugadin en guenille ; elle fit troistours avec les coqs d’Inde sans dire une parole, puis s’arrêtant aumilieu de la galerie, et branlant sa béquille d’une manièremenaçante :

« Ho, ho, reine, ho, ho, princesse,s’écria-t-elle, vous prétendez donc fausser impunément la paroleque vous avez donnée à mon ami le Nain jaune ; je suis la féedu désert ; sans lui, sans son oranger, ne savez-vous pas quemes grands lions vous auraient dévorées ? L’on ne souffre pasdans le royaume de féerie de telles insultes ; songezpromptement à ce que vous voulez faire, car je jure par monescoffion que vous l’épouserez, ou que je brûlerai ma béquille.

– Ah ! princesse, dit la reine enpleurant, qu’est-ce que j’apprends, qu’avez-vous promis ?

– Ah ! ma mère, répliqua douloureusementToute-Belle, qu’avez-vous promis vous-même ? »

Le roi des mines d’or, indigné de ce qui sepassait, et que cette méchante vieille vînt s’opposer à safélicité, s’approcha d’elle l’épée à la main, et la portant à sagorge :

« Malheureuse, lui dit-il, éloigne-toi deces lieux pour jamais ou la perte de ta vie me vengera de tamalice ».

Il eut à peine prononcé ces mots, que ledessus de la boîte sauta jusqu’au plancher avec un bruit affreux,et l’on en vit sortir le Nain jaune monté sur un gros chatd’Espagne, qui vint se mettre entre la fée du désert et le roi desmines d’or.

« Jeune téméraire, lui dit-il, ne pensepas outrager cette illustre fée ; c’est à moi seul que tu asaffaire, je suis ton rival, je suis ton ennemi ; l’infidèleprincesse qui veut se donner à toi m’a donné sa parole, et reçu lamienne ; regarde si elle n’a pas une bague d’un de mescheveux ; tâche de la lui ôter, et tu verras par ce petitessai que ton pouvoir est moindre que le mien.

– Misérable monstre, lui dit le roi, as-tubien la témérité de te dire l’adorateur de cette divine princesse,et de prétendre à une possession si glorieuse ? Songes-tu quetu es un magot, dont l’hideuse figure fait mal aux yeux, et que jet’aurais déjà ôté la vie, si tu étais digne d’une mort siglorieuse. »

Le Nain jaune offensé jusqu’au fond de l’âme,appuya l’éperon dans le ventre de son chat, qui commença un miaulisépouvantable, et sautant de-çà et de-là, il faisait peur à tout lemonde, hors au brave roi, qui serrait le nain de près, quand iltira un large coutelas dont il était armé ; et, défiant le roiau combat, il descendit dans la place du palais avec un bruitétrange.

Le roi courroucé le suivit à grands pas. Àpeine furent-ils vis-à-vis l’un de l’autre et de toute la cour surdes balcons, que le soleil devenant tout d’un coup aussi rouge ques’il eût été ensanglanté, il s’obscurcit à tel point, qu’à peine sevoyait-on : le tonnerre et les éclairs semblaient vouloirabîmer le monde ; et les deux coqs d’Inde parurent aux côtésdu mauvais nain, comme deux géants plus hauts que des montagnes,qui jetaient le feu par la bouche et par les yeux, avec une telleabondance, que l’on eût cru que c’était une fournaise ardente.Toutes ces choses n’auraient point été capables d’effrayer le cœurmagnanime du jeune monarque ; il marquait une intrépidité dansses regards et dans ses actions, qui rassurait tous ceux quis’intéressaient à sa conservation, et qui embarrassait peut-êtrebien le Nain jaune : mais son courage ne fut pas à l’épreuvede l’état où il aperçut sa chère princesse, lorsqu’il vit la fée dudésert, coiffée en Tisiphone, sa tête couverte de longs serpents,montée sur un griffon ailé, armée d’une lance dont elle la frappasi rudement, qu’elle la fit tomber entre les bras de la reine toutebaignée de son sang. Cette tendre mère, plus blessée du coup que safille ne l’avait été, poussa des cris, et fit des plaintes que l’onne peut représenter. Le roi perdit alors son courage et saraison ; il abandonna le combat, et courut vers la princessepour la secourir, ou pour expirer avec elle : mais le Nainjaune ne lui laissa pas le temps de s’en approcher, il s’élançaavec son chat espagnol dans le balcon où elle était ; ill’arracha des mains de la reine et de celles de toutes les dames,puis sautant sur le toit du palais, il disparut avec sa proie.

Le roi, confus et immobile, regardait avec ledernier désespoir une aventure si extraordinaire, et à laquelle ilétait assez malheureux de ne pouvoir apporter aucun remède ;quand pour comble de disgrâce, il sentit que ses yeux secouvraient, qu’ils perdaient la lumière, et que quelqu’un d’uneforce extraordinaire l’emportait dans le vaste espace de l’air. Quede disgrâces ! Amour, cruel amour, est-ce ainsi que tu traitesceux qui te reconnaissent pour leur vainqueur ?

Cette mauvaise fée du désert, qui était venueavec le Nain jaune pour le seconder dans l’enlèvement de laprincesse, eut à peine vu le roi des mines d’or, que son cœurbarbare devenant sensible au mérite de ce jeune prince, elle envoulut faire sa proie, et l’emporta au fond d’une affreuse caverne,où elle le chargea de chaînes qu’elle avait attachées à unrocher ; elle espérait que la crainte d’une mort prochaine luiferait oublier Toute-Belle, et l’engagerait de faire ce qu’ellevoudrait. Dès qu’elle fut arrivée, elle lui rendit la vue, sans luirendre la liberté, et empruntant de l’art de féerie les grâces etles charmes que la nature lui avait refusés, elle parut devant luicomme une aimable nymphe que le hasard conduisait dans ceslieux.

« Que vois-je ? s’écria-t-elle,quoi, c’est vous, prince charmant ; quelle infortune vousaccable et vous retient dans un si triste séjour ? »

Le roi déçu par des apparences si trompeuses,lui répliqua :

« Hélas ! belle nymphe, j’ignore ceque me veut la furie infernale qui m’a conduit ici ; bienqu’elle m’ait ôté l’usage de mes yeux, lorsqu’elle m’a enlevé, etqu’elle n’ait point paru depuis, je n’ai pas laissé de reconnaîtreau son de sa voix que c’est la fée du désert.

– Ah ! seigneur, s’écria la faussenymphe, si vous êtes entre les mains de cette femme, vous n’ensortirez point qu’après l’avoir épousée ; elle a fait ce tourà plus d’un héros, et c’est la personne du monde la moins traitablesur ses entêtements. »

Pendant qu’elle feignait de prendre beaucoupde part à l’affliction du roi, il aperçut les pieds de la nymphe,qui étaient semblables à ceux d’un griffon : c’était toujoursà cela qu’on reconnaissait la fée dans ses différentesmétamorphoses car à l’égard de ce griffonnage, elle ne pouvait lechanger.

Le roi n’en témoigna rien, et lui parlant surun ton de confidence :

« Je ne sens aucune aversion, lui dit-il,pour la fée du désert, mais il ne m’est pas supportable qu’elleprotège le Nain jaune contre moi, et qu’elle me tienne enchaînécomme un criminel. Qui lui ai-je fait ? J’ai aimé uneprincesse charmante : mais si elle me rend ma liberté, je sensbien que la reconnaissance m’engagera à n’aimer qu’elle.

– Parlez-vous sincèrement ? lui dit lanymphe déçue.

– N’en doutez pas, répliqua le roi, je ne saispoint l’art de feindre, et je vous avoue qu’une fée peut flatterdavantage ma vanité, qu’une simple princesse ; mais quand jedevrais mourir d’amour pour elle, je lui témoignerai toujours de lahaine, jusqu’à ce que je sois maître de ma liberté. »

La fée du désert, trompée par ces paroles,prit la résolution de transporter le roi dans un lieu aussiagréable que cette solitude était affreuse, de manière, quel’obligeant à monter dans son chariot où elle avait attaché descygnes, au lieu de chauves-souris qui le conduisaientordinairement, elle vola d’un pôle à l’autre.

Mais que devint ce prince, lorsqu’entraversant ainsi le vaste espace de l’air, il aperçut sa chèreprincesse dans un château tout d’acier, dont les murs frappés parles rayons du soleil, faisaient des miroirs ardents qui brûlaienttous ceux qui voulaient en approcher ; elle était dans unbocage, couchée sur le bord d’un ruisseau, une de ses mains sous satête, et de l’autre elle semblait essuyer ses larmes : commeelle levait les yeux vers le ciel, pour lui demander quelquesecours, elle vit passer le roi avec la fée du désert, qui ayantemployé l’art de féerie où elle était experte, pour paraître belleaux yeux du jeune monarque, parut en effet à ceux de la princessela plus merveilleuse personne du monde.

« Quoi ! s’écria-t-elle, ne suis-jedonc pas assez malheureuse dans cet inaccessible château, oùl’affreux Nain jaune m’a transportée ? Faut-il que pour comblede disgrâce le démon de la jalousie vienne me persécuter ?Faut-il que par une aventure si extraordinaire, j’apprennel’infidélité du roi de mines d’or ? Il a cru, en me perdant devue, être affranchi de tous les serments qu’il m’a faits. Mais quiest cette redoutable rivale, dont la fatale beauté surpasse lamienne ? »

Pendant qu’elle parlait ainsi, l’amoureux roiressentit une peine mortelle de s’éloigner avec tant de vitesse ducher objet de ses vœux. S’il avait moins connu le pouvoir de lafée, il aurait tout tenté pour se séparer d’elle, soit en luidonnant la mort, ou par quelque autre moyen que son amour et soncourage lui auraient fourni : mais que faire contre unepersonne si puissante ? Il n’y avait que le temps et l’adressequi pussent le retirer de ses mains.

La fée avait aperçu Toute-Belle, et cherchaitdans les yeux du roi à pénétrer l’effet que cette vue auraitproduit sur son cœur.

« Personne ne peut mieux que moi vousapprendre, lui dit-il, ce que vous voulez savoir : larencontre imprévue d’une princesse malheureuse, et pour laquellej’avais de l’attachement, avant d’en prendre pour vous, m’a un peuému ; mais vous êtes si fort au-dessus d’elle dans mon esprit,que j’aimerais mieux mourir que de vous faire une infidélité.

– Ah ! prince, lui dit-elle, puis-je meflatter de vous avoir inspiré des sentiments si avantageux en mafaveur.

– Le temps vous en convaincra, madame, luidit- il ; mais si vous vouliez me convaincre que j’ai quelquepart dans vos bonnes grâces, ne me refusez point votre secours pourToute-Belle.

– Pensez-vous à ce que vous me demandez ?lui dit la fée, en fronçant le sourcil, et le regardant de travers.Vous voulez que j’emploie ma science contre le Nain jaune, qui estmon meilleur ami ; que je retire de ses mains une orgueilleuseprincesse, que je ne puis regarder que comme marivale ! »

Le roi soupira sans rien répondre ;qu’aurait-il répondu à cette pénétrante personne ?

Ils arrivèrent dans une vaste prairie,émaillée de mille fleurs différentes ; une profonde rivièrel’entourait, et plusieurs ruisseaux de fontaine coulaient doucementsous des arbres touffus, où l’on trouvait une fraîcheuréternelle ; on voyait dans l’éloignement, s’élever un superbepalais, dont les murs étaient de transparents émeraudes. Aussitôtque les cygnes qui conduisaient la fée se furent abaissés sous unportique, dont le pavé était de diamants, et les voûtes de rubis,il parut de tous côtés mille belles personnes, qui vinrent larecevoir avec de grandes acclamations de joie ; elleschantaient ces paroles :

Quand l’amour veut d’un cœur remporter la victoire,

On fait pour résister des efforts superflus,

On ne fait qu’augmenter sa gloire,

Les plus puissants vainqueurs sont les premiersvaincus.

La fée du désert était ravie d’entendrechanter ses amours ; elle conduisit le roi dans le plussuperbe appartement qui se soit jamais vu de mémoire de fée, etelle l’y laissa quelques moments pour qu’il ne se crût pasabsolument captif ; il se douta bien qu’elle ne s’éloignaitguère, et qu’en quelque lieu caché, elle observait ce qu’ilfaisait ; cela l’obligea de s’approcher d’un grand miroir, ets’adressant à lui :

« Fidèle conseiller, lui dit-il, permetsque je voie ce que je peux faire pour me rendre agréable à lacharmante fée du désert, car l’envie que j’ai de lui plairem’occupe sans cesse. »

Aussitôt il se peigna, se poudra, se mit unemouche, et voyant sur une table un habit plus magnifique que lesien, il le mit en diligence.

La fée entra si transportée de joie, qu’ellene pouvait la modérer.

« Je vous tiens compte, lui dit-elle, dessoins que vous prenez pour me plaire, vous en avez trouvé lesecret, même sans le chercher ; jugez donc, seigneur, s’ilvous sera difficile, lorsque vous le voudrez. »

Le roi qui avait des raisons pour dire desdouceurs à la vieille fée, ne les épargna pas, et il en obtintinsensiblement la liberté de s’aller promener le long du rivage dela mer. Elle l’avait rendue par son art si terrible et si orageuse,qu’il n’y avait point de pilotes assez hardis pour naviguerdessus ; ainsi elle ne devait rien craindre de la complaisancequ’elle avait pour son prisonnier ; il sentit quelquesoulagement à ses peines, de pouvoir rêver seul, sans êtreinterrompu par sa méchante geôlière.

Après avoir marché assez longtemps sur lesable, il se baissa et écrivit ces vers avec une canne qu’il tenaitdans sa main :

Enfin, je puis en liberté

Adoucir mes douleurs par un torrent de larmes :

Hélas ! je ne vois plus les charmes

De l’adorable objet qui m’avait enchanté.

Toi qui rends aux mortels ce bord inaccessible,

Mer orageuse, mer terrible,

Que poussent les vents furieux,

Tantôt jusqu’aux enfers, et tantôt jusqu’aux cieux,

Mon cœur est encor moins paisible

Que tu ne parais à mes yeux.

Toute-Belle ! oh ! destin barbare,

Je perds l’objet de mon amour ;

Oh Ciel ! dont l’arrêt m’en sépare,

Pourquoi diffères-tu de me ravir le jour ?

Divinité des ondes,

Vous avez de l’amour ressenti le pouvoir ;

Sortez de vos grottes profondes,

Secourez un amant réduit au désespoir.

Comme il écrivait, il entendit une voix quiattira malgré lui toute son attention, et, voyant que les flotsgrossissaient, il regardait de tous côtés, lorsqu’il aperçut unefemme d’une beauté extraordinaire, son corps n’était couvert quepar ses longs cheveux qui, doucement agités des zéphirs, flottaientsur l’onde. Elle tenait un miroir dans l’une de ses mains, et unpeigne dans l’autre, une longue queue de poisson avec des nageoiresterminait son corps. Le roi demeura bien surpris d’une rencontre siextraordinaire ; dès qu’elle fut à portée de lui parler, ellelui dit :

« Je sais le triste état où vous êtesréduit par l’éloignement de votre princesse, et par la bizarrepassion que la fée du désert a prise pour vous ; si vousvoulez, je vous tirerai de ce lieu fatal où vous languirezpeut-être encore plus de trente ans. »

Le roi ne savait que répondre à cetteproposition ; ce n’était pas manque d’envie de sortir decaptivité, mais il craignait que la fée du désert n’eût empruntécette figure pour le décevoir. Comme il hésitait, la sirène quidevina ses pensées, lui dit :

« Ne croyez pas que ce soit un piège queje vous tends, je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vosennemis : le procédé de la fée du désert et celui du Nainjaune, m’ont aigrie contre eux ; je vois tous les jours votreinfortunée princesse, sa beauté et son mérite me font une égalepitié, et je vous le répète encore, si vous avez de la confiance enmoi, je vous sauverai.

– J’y en ai une si parfaite, s’écria le roi,que je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; mais puisque vousavez vu ma princesse, apprenez-moi de ses nouvelles.

– Nous perdrions trop de temps à nous enentretenir, lui dit-elle ; venez avec moi, je vais vous porterau château d’acier, et laisser sur ce rivage une figure qui vousressemblera si fort, que la fée en sera la dupe. »

Elle coupa aussitôt des joncs marins, elle enfit un gros paquet, et soufflant trois fois dessus, elle leurdit :

« Joncs marins, mes amis, je vous ordonnede rester étendus sur le sable, sans en partir jusqu’à ce que lafée du désert vous vienne enlever. »

Les joncs parurent couverts de peau, et sisemblables au roi des mines d’or, qu’il n’avait jamais vu une chosesi surprenante ; ils étaient vêtus d’un habit comme le sien,ils étaient pâles et défaits, comme s’il se fût noyé ; en mêmetemps, la bonne sirène fit asseoir le roi sur sa grande queue depoisson, et tous les deux voguèrent en pleine mer, avec une égalesatisfaction.

« Je veux bien à présent, lui dit-elle,vous apprendre que lorsque le méchant Nain jaune eut enlevéToute-Belle, il la mit, malgré la blessure que la fée du désert luiavait faite, en trousse derrière lui sur son terrible chatd’Espagne ; elle perdait tant de sang, et elle était sitroublée de cette aventure, que ses forces l’abandonnèrent ;elle resta évanouie pendant tout le chemin ; mais le Nainjaune ne voulut point s’arrêter pour la secourir, qu’il ne se vîten sûreté dans son terrible palais d’acier : il y fut reçu parles plus belles personnes du monde qu’il y avait transportées.Chacune à l’envi lui marqua son empressement pour servir laprincesse ; elle fut mise dans un lit de drap d’or, chamarréde perles plus grosses que des noix.

– Ah ! s’écria le roi des mines d’or, eninterrompant la sirène, il l’a épousée, je pâme, je me meurs.

– Non, lui dit-elle, seigneur, rassurez-vous,la fermeté de Toute-Belle l’a garantie des violences de cet affreuxnain.

– Achevez donc, dit le roi.

– Qu’ai-je à vous dire davantage ?continua la sirène. Elle était dans le bois, lorsque vous avezpassé, elle vous a vu avec la fée du désert, elle était si fardéequ’elle lui a paru d’une beauté supérieure à la sienne, sondésespoir ne se peut comprendre, elle croit que vous l’aimez.

– Elle croit que je l’aime ! justesdieux, s’écria le roi, dans quelle fatale erreur est-elle tombée,et que dois-je faire pour l’en détromper ?

– Consultez votre cœur, répliqua la sirèneavec un gracieux sourire : lorsque l’on est fortement engagé,l’on n’a pas besoin de conseils. »

En achevant ces mots, ils arrivèrent auchâteau d’acier, le côté de la mer était le seul endroit que leNain jaune n’avait pas revêtu de ces formidables murs qui brûlaienttout le monde.

« Je sais fort bien, dit la sirène auroi, que Toute-Belle est au bord de la même fontaine où vous lavîtes en passant ; mais, comme vous aurez des ennemis àcombattre avant que d’y arriver, voici une épée avec laquelle vouspouvez tout entreprendre, et affronter les plus grands périls,pourvu que vous ne la laissiez pas tomber. Adieu, je vais meretirer sous le rocher que vous voyez ; si vous avez besoin demoi pour vous conduire plus loin avec votre chère princesse, je nevous manquerai pas ; car la reine sa mère est ma meilleureamie, et c’est pour la servir que je suis venue vouschercher. »

En achevant ces mots, elle donna au roi uneépée faite d’un seul diamant ; les rayons du soleil brillentmoins ; il en comprit toute l’utilité, et ne pouvant trouverdes termes assez forts pour lui marquer sa reconnaissance, il lapria d’y vouloir suppléer, en imaginant ce qu’un cœur bien fait estcapable de ressentir pour de si grandes obligations.

Il faut dire quelque chose de la fée dudésert. Comme elle ne vit point revenir son aimable amant, elle sehâta de l’aller chercher ; elle fut sur le rivage avec centfilles de sa suite, toutes chargées de présents magnifiques pour leroi. Les unes portaient de grandes corbeilles remplies de diamants,les autres des vases d’or d’un travail merveilleux, plusieurs del’ambre gris, du corail et des perles ; d’autres avaient surleurs têtes des ballots d’étoffes d’une richesse inconcevable,quelques autres encore des fruits, des fleurs et jusqu’à desoiseaux. Mais que devint la fée, qui marchait après cette galanteet nombreuse troupe, lorsqu’elle aperçut les joncs marins, sisemblables au roi des mines d’or, que l’on n’y reconnaissait aucunedifférence ? À cette vue, frappée d’étonnement, et de la plusvive douleur, elle jeta un cri si épouvantable qu’il pénétra lescieux, fit trembler les monts, et retentit jusqu’aux enfers. Mégèrefurieuse, Alecto, Tisiphone, ne sauraient prendre des figures plusredoutables que celle qu’elle prit. Elle se jeta sur le corps duroi, elle pleura, elle hurla, elle mit en pièces cinquante des plusbelles personnes qui l’avaient accompagnée, les immolant aux mânesde ce cher défunt. Ensuite elle appela onze de ses sœurs quiétaient fées comme elle, les priant de lui aider à faire un superbemausolée à ce jeune héros. Il n’y en eut pas une qui ne fût la dupedes joncs marins. Cet événement est assez propre à surprendre, carles fées savaient tout ; mais l’habile sirène en savait encoreplus qu’elles.

Pendant qu’elles fournissaient le porphyre, lejaspe, l’agate et le marbre, les statues, les devises, l’or et lebronze, pour immortaliser la mémoire du roi qu’elles croyaientmort, il remerciait l’aimable sirène, la conjurant de lui accordersa protection ; elle s’y engagea de la meilleure grâce dumonde, et disparut à ses yeux. Il n’eut plus rien à faire qu’às’avancer vers le château d’acier.

Ainsi guidé par son amour, il marcha à grandspas, regardant d’un œil curieux s’il apercevrait son adorableprincesse : mais il ne fut pas longtemps sansoccupation ; quatre sphinx terribles l’environnèrent, etjetant sur lui leurs griffes aiguës, ils l’auraient mis en pièces,si l’épée de diamant n’avait commencé à lui être aussi utile que lasirène l’avait prédit. Il la fit à peine briller aux yeux de cesmonstres, qu’ils tombèrent sans force à ses pieds : il donna àchacun un coup mortel, puis s’avançant encore, il trouva sixdragons couverts d’écailles plus difficiles à pénétrer que le fer.Quelque effrayante que fût cette rencontre, il demeura intrépide,et se servant de sa redoutable épée, il n’y en eut pas un qu’il necoupât par la moitié : il espérait avoir surmonté les plusgrandes difficultés, quand il lui en survint une bienembarrassante. Vingt-quatre nymphes, belles et gracieuses, vinrentà sa rencontre, tenant de longues guirlandes de fleurs dont elleslui fermaient le passage.

« Où voulez-vous aller, seigneur ?lui dirent-elles. Nous sommes commises à la garde de ceslieux ; si nous vous laissons passer, il en arriverait à vouset à nous des malheurs infinis ; de grâce, ne vous opiniâtrezpoint ; voudriez-vous tremper votre main victorieuse dans lesang de vingt-quatre filles innocentes qui ne vous ont jamais causéde déplaisir ? »

Le roi à cette vue demeura interdit et ensuspens ; il ne savait à quoi se résoudre : lui quifaisait profession de respecter le beau sexe, et d’en être lechevalier à toute outrance, il fallait que dans cette occasion ilse portât à le détruire : mais une voix qu’il entendit lefortifia tout d’un coup.

« Frappe, frappe, n’épargne rien, lui ditcette voix, ou tu perds ta princesse pour jamais. »

En même temps sans rien répondre à ces nymphesil se jette au milieu d’elles, rompt leurs guirlandes, les attaquesans nul quartier, et les dissipe en un moment : c’était undes derniers obstacles qu’il devait trouver, il entra dans le petitbois où il avait vu Toute-Belle : elle y était au bord de lafontaine, pâle et languissante. Il l’aborde en tremblant ; ilveut se jeter à ses pieds ; mais elle s’éloigne de lui avecautant de vitesse et d’indignation que s’il avait été le Nainjaune.

« Ne me condamnez pas sans m’entendre,madame, lui dit-il ; je ne suis ni infidèle ni coupable ;je suis un malheureux qui vous a déjà déplu sans le vouloir.

– Ah ! barbare, s’écria-t-elle, je vousai vu traverser les airs avec une personne d’une beautéextraordinaire ; est-ce malgré vous que vous faisiez cevoyage ?

– Oui, princesse, lui dit-il, c’était malgrémoi ; la méchante fée du désert ne s’est pas contentée dem’enchaîner à un rocher, elle m’a enlevé dans un char jusqu’à undes bouts de la terre, où je serais encore à languir sans lesecours inespéré d’une sirène bienfaisante, qui m’a conduitjusqu’ici. Je viens, ma princesse, pour vous arracher des mains quivous retiennent captive ; ne refusez pas le secours du plusfidèle de tous les amants. »

Il se jeta à ses pieds, et l’arrêtant par sarobe, il laissa malheureusement tomber sa redoutable épée. Le Nainjaune, qui se tenait caché sous une laitue, ne la vit pas plus tôthors de la main du roi, qu’en connaissant tout le pouvoir, il sejeta dessus et s’en saisit.

La princesse poussa un cri terrible enapercevant le nain mais ses plaintes ne servirent qu’à aigrir cepetit monstre : avec deux mots de son grimoire, il fitparaître deux géants qui chargèrent le roi de chaînes et defers.

« C’est à présent, dit le nain, que jesuis maître de la destinée de mon rival ; mais je lui veuxbien accorder la vie et la liberté de partir de ces lieux, pourvuque sans différer vous consentiez à m’épouser.

– Ah ! que je meure plutôt mille fois,s’écria l’amoureux roi.

– Que vous mouriez, hélas ! dit laprincesse, seigneur, est-il rien de si terrible ?

– Que vous deveniez la victime de ce monstre,répliqua le roi, est-il rien de si affreux ?

– Mourons donc ensemble, continua-t-elle.

– Laissez-moi, ma princesse, la consolation demourir pour vous.

– Je consens plutôt, dit-elle au nain, à ceque vous souhaitez.

– À mes yeux, reprit le roi, à mes yeux, vousen ferez votre époux, cruelle princesse, la vie me seraitodieuse !

– Non, dit le Nain jaune, ce ne sera point àtes yeux que je deviendrai son époux ; un rival aimé m’esttrop redoutable. »

En achevant ces mots, malgré les pleurs et lescris de Toute-Belle, il frappa le roi droit au cœur, et l’étendit àses pieds. La princesse ne pouvant survivre à son cher amant, selaissa tomber sur son corps, et ne fut pas longtemps sans unir sonâme à la sienne. C’est ainsi que périrent ces illustres infortunés,sans que la sirène y pût apporter aucun remède, car la force ducharme était dans l’épée de diamant.

Le méchant nain aima mieux voir la princesseprivée de vie, que de la voir entre les bras d’un autre ; etla fée du désert ayant appris cette aventure, détruisit le mausoléequ’elle avait élevé, concevant autant de haine pour la mémoire duroi des mines d’or qu’elle avait conçu de passion pour sa personne.La secourable sirène, désolée d’un si grand malheur, ne put rienobtenir du destin, que de les métamorphoser en palmiers. Ces deuxcorps si parfaits devinrent deux beaux arbres, conservant toujoursun amour fidèle l’un pour l’autre, ils se caressent de leursbranches entrelacées, et immortalisent leurs feux par leur tendreunion.

Le Prince lutin

 

Il était une fois un roi et une reine quin’avaient qu’un fils qu’ils aimaient passionnément, bien qu’il fûttrès mal fait. Il était aussi gros que le plus gros homme, et aussipetit que le plus petit nain. Mais ce n’était rien de la laideur deson visage et de la difformité de son corps en comparaison de lamalice de son esprit : c’était une bête opiniâtre qui désolaittout le monde. Dès sa plus grande enfance le roi le remarqua bien,mais la reine en était folle ; elle contribuait encore à legâter par des complaisances outrées, qui lui faisaient connaître lepouvoir qu’il avait sur elle ; et pour faire sa cour à cetteprincesse, il fallait lui dire que son fils était beau etspirituel. Elle voulut lui donner un nom qui inspirât du respect etde la crainte. Après avoir longtemps cherché, elle l’appelaFuribon.

Quand il fut en âge d’avoir un gouverneur, leroi choisit un prince qui avait d’anciens droits sur la couronne,qu’il aurait soutenus en homme de courage, si ses affaires avaientété en meilleur état ; mais il y avait longtemps qu’il n’ypensait plus : toute son application était à bien élever sonfils unique.

Il n’a jamais été un plus beau naturel, unesprit plus vif et plus pénétrant, plus docile et plussoumis ; tout ce qu’il disait avait un tour heureux et unegrâce particulière : sa personne était toute parfaite.

Le roi ayant choisi ce grand seigneur pourconduire la jeunesse de Furibon, il lui commanda d’être bienobéissant ; mais c’était un indocile que l’on fouettait centfois sans le corriger de rien. Le fils de son gouverneur s’appelaitLéandre : tout le monde l’aimait. Les dames le voyaient trèsfavorablement, mais il ne s’attachait à pas une : ellesl’appelaient le bel indifférent. Elles lui faisaient la guerre sansle faire changer de manière : il ne quittait presque pointFuribon ; cette compagnie ne servait qu’à le faire trouverplus hideux. Il ne s’approchait des dames que pour leur dire desduretés : tantôt elles étaient mal habillées, une autre foiselles avaient l’air provincial ; il les accusait devant toutle monde d’être fardées. Il ne voulait savoir leurs intrigues quepour en parler à la reine, qui les grondait, et pour les punir,elle les faisait jeûner. Tout cela était cause que l’on haïssaitmortellement Furibon ; il le voyait bien, et s’en prenaitpresque toujours au jeune Léandre.

« Vous êtes fort heureux, lui disait-ilen le regardant de travers : les dames vous louent et vousapplaudissent, elles ne sont pas de même pour moi.

– Seigneur, répliquait-il modestement, lerespect qu’elles ont pour vous les empêche de se familiariser.

– Elles font fort bien, disait-il, car je lesbattrais comme plâtre pour leur apprendre leur devoir. »

Un jour qu’il était arrivé des ambassadeurs debien loin, le prince, accompagné de Léandre, resta dans une galeriepour les voir passer. Dès que les ambassadeurs aperçurent Léandre,ils s’avancèrent, et vinrent lui faire de profondes révérences,témoignant par des signes leur admiration ; puis, regardantFuribon, ils crurent que c’était son nain ; ils le prirent parle bras, le firent tourner et retourner en dépit qu’il en eût.

Léandre était au désespoir ; il se tuaitde leur dire que c’était le fils du roi, ils ne l’entendaientpoint ; par malheur l’interprète était allé les attendre chezle roi. Léandre, connaissant qu’ils ne comprenaient rien à sessignes, s’humiliait encore davantage auprès de Furibon ; etles ambassadeurs, aussi bien que ceux de leur suite, croyant quec’était un jeu, riaient à s’en trouver mal, et voulaient lui donnerdes croquignoles et des nasardes à la mode de leur pays. Ce prince,désespéré, tira sa petite épée, qui n’était pas plus longue qu’unéventail ; il aurait fait quelque violence, sans le roi quivenait au-devant des ambassadeurs, et qui demeura bien surpris decet emportement. Il leur en demanda excuse, car il savait leurlangue ; ils lui répliquèrent que cela ne tirait point àconséquence, qu’ils avaient bien vu que cet affreux petit nainétait de mauvaise humeur. Le roi fut affligé que la méchante minede son fils et ses extravagances le fissent méconnaître.

Quand Furibon ne les vit plus, il prit Léandrepar les cheveux, il lui en arracha deux ou trois poignées : ill’aurait étranglé s’il avait pu ; il lui défendit de paraîtrejamais devant lui. Le père de Léandre, offensé du procédé deFuribon, envoya son fils dans un château qu’il avait à la campagne.Il ne s’y trouva point désœuvré, il aimait la chasse, la pêche etla promenade, il savait peindre, il lisait beaucoup, et jouait deplusieurs instruments. Il s’estima heureux de n’être plus obligé defaire la cour à son fantasque prince, et, malgré la solitude, il nes’ennuyait pas un moment.

Un jour qu’il s’était promené longtemps dansses jardins, comme la chaleur augmentait, il entra dans un petitbois dont les arbres étaient si hauts et si touffus qu’il se trouvaagréablement à l’ombre. Il commençait à jouer de la flûte pour sedivertir, lorsqu’il sentit quelque chose qui faisait plusieurstours à sa jambe et qui la serrait très fort. Il regarda ce que cepouvait être, et fut bien surpris de voir une grossecouleuvre ; il prit son mouchoir, et l’attrapant par la tête,il allait la tuer ; mais elle entortilla encore le reste deson corps autour de son bras, et, le regardant fixement, ellesemblait lui demander grâce. Un de ses jardiniers arriva là-dessusil n’eut pas plus tôt aperçu la couleuvre qu’il cria à sonmaître.

« Seigneur, tenez-la bien, il y a uneheure que je la poursuis pour la tuer ; c’est la plus finebête qui soit au monde, elle désole nos parterres. »

Léandre jeta encore les yeux sur la couleuvre,qui était tachetée de mille couleurs extraordinaires, et qui, leregardant toujours, ne remuait point pour se défendre.

« Puisque tu voulais la tuer, dit-il àson jardinier, et qu’elle est venue se réfugier auprès de moi, jete défends de lui faire aucun mal, je veux la nourrir ; etquand elle aura quitté sa belle peau, je la laisseraialler. »

Il retourna chez lui, il la mit dans unegrande chambre dont il garda la clef ; il lui fit apporter duson, du lait, des fleurs et des herbes pour la nourrir et pour laréjouir : voilà une couleuvre fort heureuse ! Il allaitquelquefois la voir ; dès qu’elle l’apercevait, elle venaitau-devant de lui, rampant et faisant toutes les petites mines etles airs gracieux dont une couleuvre est capable. Ce prince enétait surpris ; mais cependant il n’y faisait pas une grandeattention.

Toutes les dames de la cour étaient affligéesde son absence ; on ne parlait que de lui, on désirait sonretour.

« Hélas ! disaient-elles, il n’y aplus de plaisirs à la cour depuis que Léandre en est parti ;le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu’il lui veuille du mald’être plus aimable et plus aimé que lui ? Faut-il que pourlui plaire il se défigure la taille et le visage ? Faut-il quepour lui ressembler il se disloque les os, qu’il se fende la bouchejusqu’aux oreilles, qu’il s’apetisse les yeux, qu’il s’arrache lenez ? Voilà un petit magot bien injuste ! Il n’aurajamais de joie en sa vie, car il ne trouvera personne qui ne soitplus beau que lui. »

Quelque méchants que soient les princes, ilsont toujours des flatteurs, et même les méchants en ont plus queles autres. Furibon avait les siens : son pouvoir sur l’espritde la reine le faisait craindre. On lui conta ce que les damesdisaient ; il se mit dans une colère qui allait jusqu’à lafureur. Il entra ainsi dans la chambre de la reine, et lui ditqu’il allait se tuer à ses yeux, si elle ne trouvait le moyen defaire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu’il étaitplus beau que son singe de fils, répliqua qu’il y avait longtempsqu’elle le regardait comme un traître, qu’elle donnerait volontiersles mains à sa mort ; qu’il fallait qu’il allât avec ses plusconfidents à la chasse, que Léandre y viendrait, et qu’on luiapprendrait bien à se faire aimer de tout le monde.

Furibon fut donc à la chasse ; quandLéandre entendit des chiens et des cors dans ses bois, il monta àcheval et vint voir qui c’était. Il demeura fort surpris de larencontre inopinée du prince ; il mit pied à terre et le saluarespectueusement ; il le reçut mieux qu’il ne l’espérait, etlui dit de le suivre. Aussitôt il se détourna, faisant signe auxassassins de ne pas manquer leur coup. Il s’éloignait fort vite,lorsqu’un lion d’une grandeur prodigieuse sortit du fond de sacaverne, et se lançant sur lui, le jeta par terre. Ceux quil’accompagnaient prirent la fuite ; Léandre resta seul àcombattre ce furieux animal. Il fut à lui l’épée à la main, ilhasarda d’en être dévoré, et par sa valeur et son adresse il sauvason plus cruel ennemi. Furibon s’était évanoui de peur ;Léandre le secourut avec des soins merveilleux. Lorsqu’il fut unpeu revenu, il lui présenta son cheval pour monter dessus ;tout autre qu’un ingrat aurait ressenti jusqu’au fond du cœur desobligations si vives et si récentes et n’aurait pas manqué de faireet de dire des merveilles. Point du tout, il ne regarda passeulement Léandre, et il ne se servit de son cheval que pour allerchercher les assassins, auxquels il ordonna de le tuer. Ilsenvironnèrent Léandre, et il aurait été infailliblement tué s’ilavait eu moins de courage. Il gagna un arbre, il s’y appuya pourn’être pas attaqué par derrière, il n’épargna aucun de ses ennemis,et combattit en homme désespéré. Furibon, le croyant mort, se hâtade venir pour se donner le plaisir de le voir ; mais il eut unautre spectacle que celui auquel il s’attendait, tous ces scélératsrendaient les derniers soupirs. Quand Léandre le vit, il s’avançaet lui dit :

« Seigneur, si c’est par votre ordre quel’on m’assassine, je suis fâché de m’être défendu.

– Vous êtes un insolent, répliqua le prince encolère ; si jamais vous paraissez devant moi, je vous feraimourir. »

Léandre ne lui répliqua rien ; il seretira fort triste chez lui, et passa la nuit à songer à ce qu’ildevait faire, car il n’y avait pas d’apparence de tenir tête aufils du roi. Il résolut de voyager par le monde mais, étant près departir, il se souvint de la couleuvre ; il prit du lait et desfruits qu’il lui porta. En ouvrant la porte, il aperçut une lueurextraordinaire qui brillait dans un des coins de la chambre ;il y jeta les yeux, et fut surpris de la présence d’une dame dontl’air noble et majestueux ne laissait pas douter de la grandeur desa naissance ; son habit était de satin amarante, brodé dediamants et de perles. Elle s’avança vers lui d’un air gracieux etlui dit :

« Jeune prince, ne cherchez point ici lacouleuvre que vous y avez apportée, elle n’y est plus ; vousme trouvez à sa place pour vous payer ce qu’elle vous doit ;mais il faut vous parler plus intelligiblement. Sachez que je suisla fée Gentille, fameuse à cause des tours de gaieté et desouplesse que je sais faire ; nous vivons cent ans sansvieillir, sans maladies, sans chagrins et sans peines ; ceterme expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours :c’est ce temps seul qui nous est fatal, car alors nous ne pouvonsplus prévoir ni empêcher nos malheurs, et si l’on nous tue, nous neressuscitons plus : ces huit jours expirés, nous reprenonsnotre forme ordinaire, avec notre beauté, notre pouvoir et nostrésors. Vous savez à présent, seigneur, les obligations que jevous ai, il est bien juste que je m’en acquitte ; pensez àquoi je peux vous être utile, et comptez sur moi. »

Le jeune prince, qui n’avait point eujusque-là de commerce avec les fées, demeura si surpris qu’il futlongtemps sans pouvoir parler. Mais, lui faisant une profonderévérence :

« Madame, dit-il, après l’honneur quej’ai eu de vous servir, il me semble que je n’ai rien à souhaiterde la fortune.

– J’aurais bien du chagrin, répliqua-t-elle,que vous ne me missiez pas en état de vous être utile. Considérezque je peux vous faire un grand roi, prolonger votre vie, vousrendre plus aimable, vous donner des mines de diamants et desmaisons pleines d’or ; je peux vous rendre excellent orateur,poète, musicien et peintre ; je peux vous faire aimer desdames, augmenter votre esprit ; je peux vous faire lutinaérien, aquatique et terrestre. »

Léandre l’interrompit en cet endroit.

« Permettez-moi, madame, de vousdemander, lui dit-il, à quoi me servirait d’être lutin.

– À mille choses utiles et agréables, repartitla fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît ; voustraversez en un instant le vaste espace de l’univers ; vousvous élevez sans avoir des ailes ; vous allez au fond de laterre sans être mort ; vous pénétrez les abîmes de la mer sansvous noyer ; vous entrez partout, quoique les fenêtres et lesportes soient fermées ; et, dès que vous le jugez à propos,vous vous laissez voir sous votre forme naturelle.

– Ah ! madame, s’écria-t-il, je choisisd’être lutin ; je suis sur le point de voyager, j’imagine desplaisirs infinis dans ce personnage, et je le préfère à toutes lesautres choses que vous m’avez si généreusement offertes.

– Soyez lutin, répliqua Gentille en luipassant trois fois la main sur les yeux et sur le visage ;soyez lutin aimé, soyez lutin aimable, soyez lutinlutinant. »

Ensuite elle l’embrassa et lui donna un petitchapeau rouge, garni de deux plumes de perroquet.

« Quand vous l’ôterez, on vousverra. »

Léandre, ravi, enfonça le petit chapeau rougesur sa tête, et souhaita d’aller dans la forêt cueillir des rosessauvages qu’il y avait remarquées. En même temps son corps devintaussi léger que sa pensée ; il se transporta dans la forêt,passant par la fenêtre et voltigeant comme un oiseau ; il nelaissa pas de sentir de la crainte lorsqu’il se vit si élevé, etqu’il traversait la rivière ; il appréhendait de tomber dedanset que le pouvoir de la fée n’eût pas celui de le garantir. Mais ilse trouva heureusement au pied du rosier ; il prit troisroses, et revint sur-le-champ dans la chambre où la fée étaitencore : il les lui présenta, étant ravi que son petit coupd’essai eût si bien réussi. Elle lui dit de garder ces roses ;qu’il y en avait une qui lui fournirait tout l’argent dont ilaurait besoin ; qu’en mettant l’autre sur la gorge de samaîtresse, il connaîtrait si elle était fidèle, et que la dernièrel’empêcherait d’être malade. Puis, sans attendre des remerciements,elle lui souhaita un heureux voyage et disparut.

Il se réjouit infiniment du beau don qu’ilvenait d’obtenir.

« Aurais-je pu penser, disait-il que,pour avoir sauvé une pauvre couleuvre des mains de mon jardinier,il m’en serait revenu des avantages si rares et si grands ? Ôque je vais me réjouir ! que je passerai d’agréablesmoments ! que je saurai de choses ! Me voilàinvisible ; je serai informé des aventures les plussecrètes. »

Il songea aussi qu’il se ferait un ragoûtsensible de prendre quelque vengeance de Furibon. Il mitpromptement ordre à ses affaires, et monta sur le plus beau chevalde son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de quelques-uns de sesdomestiques vêtus de sa livrée, pour que le bruit de son retour fûtplus tôt répandu.

Il faut savoir que Furibon, qui était un grandmenteur, avait dit que sans son courage Léandre l’aurait assassinéà la chasse ; qu’il avait tué tous ses gens, et qu’il voulaitqu’on en fît justice. Le roi, importuné par la reine, donna ordrequ’on allât l’arrêter de sorte que, lorsqu’il vint d’un air sirésolu, Furibon en fut averti. Il était trop timide pour l’allerchercher lui-même ; il courut dans la chambre de sa mère, etlui dit que Léandre venait d’arriver, qu’il la priait qu’onl’arrêtât. La reine, diligente pour tout ce que pouvait désirer sonmagot de fils, ne manqua pas d’aller trouver le roi, et le prince,impatient de savoir ce qui serait résolu, la suivit sans dire mot.Il s’arrêta à la porte, il en approcha l’oreille, et releva sescheveux pour mieux entendre. Léandre entra dans la grande salle dupalais avec le petit chapeau rouge sur sa tête : le voilàdevenu invisible. Dès qu’il aperçut Furibon qui écoutait, il pritun clou avec un marteau, il y attacha rudement son oreille.

Furibon se désespère, enrage, frappe comme unfou à la porte, poussant de hauts cris. La reine, à cette voix,courut l’ouvrir ; elle acheva d’emporter l’oreille de sonfils ; il saignait comme si on l’eût égorgé, et faisait unelaide grimace. La reine inconsolable le met sur ses genoux, portela main à son oreille, la baise et l’accommode. Lutin se saisitd’une poignée de verges dont on fouettait les petits chiens du roi,et commença d’en donner plusieurs coups sur les mains de la reineet sur le museau de son fils : elle s’écrie qu’on l’assassine,qu’on l’assomme. Le roi regarde, le monde accourt, l’on n’aperçoitpersonne ; l’on dit tout bas que la reine est folle, et quecela ne lui vient que de douleur de voir l’oreille de Furibonarrachée. Le roi est le premier à le croire, il l’évite quand elleveut l’approcher : cette scène était fort plaisante. Enfin lebon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il sort de lachambre, passe dans le jardin, et se rend visible. Il va hardimentcueillir les cerises, les abricots, les fraises et les fleurs duparterre de la reine : c’était elle seule qui les arrosait, ily allait de la vie d’y toucher. Les jardiniers, bien surpris,vinrent dire à leurs majestés que le prince Léandre dépouillait lesarbres de fruits et le jardin de fleurs.

« Quelle insolence ! s’écria lareine. Mon petit Furibon ! mon cher poupard, oublie pour unmoment ton mal d’oreille, et cours vers ce scélérat ; prendsnos gardes, nos mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans ;mets-toi à leur tête, attrape-le et fais-en unecapilotade. »

Furibon, animé par sa mère et suivi de millehommes bien armés, entre dans le jardin, et voit Léandre sous unarbre qui lui jette une pierre dont il lui casse le bras, et plusde cent oranges au reste de sa troupe. On voulut courir versLéandre, mais en même temps on ne le vit plus. Il se glissaderrière Furibon qui était déjà bien mal il lui passa une cordedans les jambes, le voilà tombé sur le nez on le relève et on leporte dans son lit bien malade.

Léandre, satisfait de cette vengeance,retourna où ses gens l’attendaient ; il leur donna de l’argentet les renvoya dans son château, ne voulant mener personne avec luiqui pût connaître les secrets du petit chapeau rouge et des roses.Il n’avait point déterminé où il voulait aller ; il monta surson beau cheval appelé Gris-de-lin, et le laissa marcher àl’aventure. Il traversa des bois, des plaines, des coteaux et desvallées sans compte et sans nombre ; il se reposait de tempsen temps, mangeait et dormait, sans rencontrer rien digne deremarque. Enfin il arriva dans une forêt, où il s’arrêta pour semettre un peu à l’ombre, car il faisait grand chaud.

Au bout d’un moment il entendit soupirer etsangloter ; il regarda de tous côtés, il aperçut un homme quicourait, qui s’arrêtait, qui criait, qui se taisait, quis’arrachait les cheveux, qui se meurtrissait de coups ; il nedouta point que ce ne fût quelque malheureux insensé. Il lui parutbien fait et jeune ; ses habits avaient été magnifiques, maisils étaient tout déchirés. Le prince, touché de compassion,l’aborda :

« Je vous vois dans un état, lui dit-il,si pitoyable, que je ne peux m’empêcher de vous en demander lesujet, en vous offrant mes services.

– Ah ! seigneur, répondit ce jeune homme,il n’y a plus de remède à mes maux : c’est aujourd’hui que machère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoupde bien, mais qui la rendra la plus malheureuse personne dumonde !

– Elle vous aime donc ? dit Léandre.

– Je puis m’en flatter, répliqua-t-il.

– Et dans quel lieu est-elle ? continuale prince.

– Dans un château au bout de cette forêt,répondit l’amant.

– Hé bien, attendez-moi, dit encore Léandre,je vous en donnerai de bonnes nouvelles avant qu’il soitpeu. »

En même temps il mit le petit chapeau rouge,et se souhaita dans le château. Il n’y était pas encore qu’ilentendit l’agréable bruit de la symphonie. En arrivant, toutretentissait de violons et d’instruments. Il entre dans un grandsalon rempli des parents et des amis du vieillard et de la jeunedemoiselle : rien n’était plus aimable qu’elle ; mais lapâleur de son teint, la mélancolie qui paraissait sur son visage etles larmes qui lui couvraient les yeux de temps en temps marquaientassez sa peine.

Léandre était alors Lutin, il resta dans uncoin pour connaître une partie de ceux qui étaient présents. Il vitle père et la mère de cette jolie fille, qui la grondaient tout basde la mauvaise mine qu’elle faisait ; ensuite ils retournèrentà leur place. Lutin se mit derrière la mère, et s’approchant de sonoreille, il lui dit :

« Puisque tu contrains ta fille de donnersa main à ce vieux magot, assure-toi qu’avant huit jours tu enseras punie par ta mort. »

Cette femme, effrayée d’entendre une voix etde n’apercevoir personne, et encore plus de la menace qui lui étaitfaite, jeta un grand cri et tomba de son haut. Son mari lui demandace qu’elle avait. Elle s’écria qu’elle était morte si le mariage desa fille s’achevait ; qu’elle ne le souffrirait pas pour tousles trésors du monde. Le mari voulut se moquer d’elle, il latraitait de visionnaire ; mais Lutin s’en approcha et luidit :

« Vieil incrédule, si tu ne crois tafemme, il t’en coûtera la vie ; romps l’hymen de ta fille etla donne promptement à celui qu’elle aime. »

Ces paroles produisirent un effetadmirable ; on congédia sur-le-champ le fiancé, on lui ditqu’on ne rompait que par des ordres d’en haut. Il en voulait douteret chicaner, car il était Normand ; mais Lutin lui fit un siterrible hou hou dans l’oreille qu’il en pensa devenir sourd ;et pour l’achever, il lui marcha si fort sur ses pieds goutteuxqu’il les écrasa.

Ainsi on courut chercher l’amant du bois, quicontinuait de se désespérer. Lutin l’attendait avec milleimpatiences, et il n’y avait que sa jeune maîtresse qui pût enavoir davantage. L’amant et la maîtresse furent sur le point demourir de joie ; le festin qui avait été préparé pour lesnoces du vieillard servit à celles de ces heureux amants ; etLutin, se délutinant, parut tout d’un coup à la porte de la salle,comme un étranger qui était attiré par le bruit de la fête. Dès quele marié l’aperçut, il courut se jeter à ses pieds, le nommant detous les noms que sa reconnaissance pouvait lui fournir. Il passadeux jours dans ce château, et s’il avait voulu il les auraitruinés, car ils lui offrirent tout leur bien ; il ne quittaune si bonne compagnie qu’avec regret.

Il continua son voyage, et se rendit dans unegrande ville où était une reine qui se faisait un plaisir degrossir sa cour des plus belles personnes de son royaume. Léandreen arrivant se fit faire le plus grand équipage que l’on eût jamaisvu ; mais aussi il n’avait qu’à secouer sa rose, et l’argentne manquait point. Il est aisé de juger qu’étant beau, jeune,spirituel, et surtout magnifique, la reine et toutes les princessesle reçurent avec mille témoignages d’estime et deconsidération.

Cette cour était des plus galantes ; n’ypoint aimer, c’était se donner un ridicule : il voulut suivrela coutume, et pensa qu’il se ferait un jeu de l’amour, et qu’ens’en allant il laisserait sa passion comme son train. Il jeta lesyeux sur une des filles d’honneur de la reine, qu’on appelait labelle Blondine. C’était une personne fort accomplie, mais si froideet si sérieuse qu’il ne savait pas trop par où s’y prendre pour luiplaire.

Il lui donnait des fêtes enchantées, le bal etla comédie tous les soirs ; il lui faisait venir des raretésdes quatre parties du monde, tout cela ne pouvait la toucher ;et plus elle lui paraissait indifférente, plus il s’obstinait à luiplaire : ce qui l’engageait davantage, c’est qu’il croyaitqu’elle n’avait jamais rien aimé. Pour être plus certain, il luiprit envie d’éprouver sa rose ; il la mit en badinant sur lagorge de Blondine : en même temps, de fraîche et d’épanouiequ’elle était, elle devint sèche et fanée. Il n’en fallut pasdavantage pour faire connaître à Léandre qu’il avait un rivalaimé ; il le ressentit vivement, et, pour en être convaincupar ses yeux, il se souhaita le soir dans la chambre de Blondine.Il y vit entrer un musicien de la plus méchante mine qu’il estpossible ; il lui hurla trois ou quatre couplets qu’il avaitfaits pour elle, dont les paroles et la musique étaientdétestables ; mais elle s’en récréait comme de la plus bellechose qu’elle eût entendue de sa vie ; il faisait des grimacesde possédé, qu’elle louait, tant elle était folle de lui ; etenfin elle permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sapeine. Lutin outré se jeta sur l’impertinent musicien, et lepoussant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, oùil se cassa ce qui lui restait de dents.

Si la foudre était tombée sur Blondine, ellen’aurait pas été plus surprise ; elle crut que c’était unesprit. Lutin sortit de la chambre sans se laisser voir, etsur-le-champ il retourna chez lui, où il écrivit à Blondine tousles reproches qu’elle méritait. Sans attendre sa réponse il partit,laissant son équipage à ses écuyers et à ses gentilshommes ;il récompensa le reste de ses gens. Il prit le fidèle Gris-de-linet monta dessus, bien résolu de ne plus aimer après un teltour.

Léandre s’éloigna d’une vitesse extrême. Ilfut longtemps chagrin ; mais sa raison et l’absence leguérirent. Il se rendit dans une autre ville, où il apprit enarrivant qu’il y avait ce jour-là une grande cérémonie pour unefille qu’on allait mettre parmi les vestales, quoiqu’elle n’yvoulût point entrer. Le prince en fut touché ; il semblait queson petit chapeau rouge ne lui devait servir que pour réparer lestorts publics et pour consoler les affligés. Il courut autemple ; la jeune enfant était couronnée de fleurs, vêtue deblanc, couverte de ses cheveux ; deux de ses frères laconduisaient par la main, et sa mère la suivait avec une grossetroupe d’hommes et de femmes ; la plus ancienne des vestalesattendait à la porte du temple. En même temps Lutin cria àtue-tête :

« Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mèreinconsidérée, arrêtez, le ciel s’oppose à cette injustecérémonie ! Si vous passez outre, vous serez écrasés comme desgrenouilles. »

On regardait de tous côtés sans voir d’oùvenaient ces terribles menaces. Les frères dirent que c’étaitl’amant de leur sœur qui s’était caché au fond de quelque trou pourfaire ainsi l’oracle ; mais Lutin en colère prit un long bâtonet leur en donna cent coups. On voyait hausser et baisser le bâtonsur leurs épaules, comme un marteau dont on aurait frappél’enclume ; il n’y avait plus moyen de dire que les coupsn’étaient pas réels. La frayeur saisit les vestales, elless’enfuirent ; chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeunevictime. Il ôta promptement son petit chapeau, et lui demanda enquoi il pouvait la servir. Elle lui dit, avec plus de hardiessequ’on n’en aurait attendu d’une fille de son âge, qu’il y avait uncavalier qui ne lui était pas indifférent, mais qu’il lui manquaitdu bien ; il leur secoua tant la rose de la fée Gentille qu’illeur laissa dix millions : ils se marièrent et vécurent trèsheureux.

La dernière aventure qu’il eut fut la plusagréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les crisplaintifs d’une jeune personne : il ne douta point qu’on nelui fît quelque violence ; il regarda de tous côtés, et enfinil aperçut quatre hommes bien armés qui emmenaient une fille quiparaissait avoir treize ou quatorze ans. Il s’approcha au plus viteet leur cria :

« Que vous a fait cette enfant pour latraiter comme une esclave ?

– Ha ! ha ! mon petit seigneur, ditle plus apparent de la troupe, de quoi vous mêlez-vous ?

– Je vous ordonne, ajouta Léandre, de lalaisser tout à l’heure.

– Oui, oui, nous n’y manquerons pas »,s’écrièrent-ils en riant.

Le prince en colère se jette par terre et metle petit chapeau rouge, car il ne trouvait pas trop nécessaired’attaquer lui seul quatre hommes qui étaient assez forts pour enbattre douze.

Quand il eut son petit chapeau, bien fin quil’aurait vu ; les voleurs dirent :

« Il a fui, ce n’est pas la peine de lechercher ; attrapons seulement son cheval. »

Il y en eut un qui resta avec la jeune fillepour la garder, pendant que les trois autres coururent aprèsGris-de-lin qui leur donnait bien de l’exercice : la petitefille continuait de crier et de se plaindre.

« Hélas ! ma belle princesse,disait-elle, que j’étais heureuse dans votre palais ! Commentpourrai-je vivre éloignée de vous ? Si vous saviez ma tristeaventure, vous enverriez vos amazones après la pauvreAbricotine. »

Léandre l’écoutait et sans tarder il saisit lebras du voleur qui la retenait, et l’attacha contre un arbre, sansqu’il eût le temps ni la force de se défendre, car il ne voyait pasmême celui qui le liait. Aux cris qu’il fit, il y eut un de sescamarades qui vint tout essoufflé et lui demanda qui l’avaitattaché.

« Je n’en sais rien, dit-il, je n’ai vupersonne.

– C’est pour t’excuser, dit l’autre ;mais je sais depuis longtemps que tu n’es qu’un poltron, je vais tetraiter comme tu le mérites. »

Il lui donna une vingtaine de coupsd’étrivière.

Lutin se divertissait fort à le voircrier ; puis, s’approchant du second voleur, il lui prit lesbras et l’attacha vis-à-vis de son camarade. Il ne manqua pas alorsde lui dire :

« Hé bien ! brave homme, qui vientdonc de te garrotter ? N’es-tu pas un grand poltron de l’avoirsouffert ? »

L’autre ne disait mot, et baissait la tête dehonte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avait été attaché sansavoir vu personne.

Cependant Abricotine profita de ce moment pourfuir, sans savoir même où elle allait. Léandre, ne la voyant plus,appela trois fois Gris-de-lin, qui, se sentant pressé d’allertrouver son maître, se défit en deux coups de pieds des deuxvoleurs qui l’avaient poursuivi ; il cassa la tête de l’un, ettrois côtes de l’autre. Il n’était plus question que de rejoindreAbricotine, car elle avait paru fort jolie à Lutin ; ilsouhaita d’être où était cette jeune fille. En même temps il yfut ; il la trouva si lasse, si lasse, qu’elle s’appuyaitcontre les arbres, ne pouvant se soutenir. Lorsqu’elle aperçutGris-de-lin, qui venait si gaillardement, elle s’écria :

« Bon, bon, voici un joli cheval quireportera Abricotine au palais des plaisirs. »

Lutin l’entendait bien, mais elle ne le voyaitpas. Il s’approche, Gris-de-lin s’arrête, elle se jettedessus ; Lutin la serre entre ses bras, et la met doucementdevant lui. Ô qu’Abricotine eut de peur de sentir quelqu’un et dene voir personne ! Elle n’osait remuer, elle fermait les yeuxde crainte d’apercevoir un esprit ; elle ne disait pas unpauvre petit mot. Le prince, qui avait toujours dans ses poches lesmeilleures dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche,mais elle serrait les dents et les lèvres.

Enfin il ôta son petit chapeau, et luidit :

« Comment, Abricotine, vous êtes bientimide de me craindre si fort : c’est moi qui vous ai tirée dela main des voleurs. »

Elle ouvrit les yeux et le reconnut.

« Ah ! seigneur, dit-elle, je vousdois tout ! Il est vrai que j’avais grande peur d’être avec uninvisible.

– Je ne suis point invisible, répliqua-t-il,mais apparemment que vous aviez mal aux yeux, et que cela vousempêchait de me voir. »

Abricotine le crut, quoique d’ailleurs elleeût beaucoup d’esprit. Après avoir parlé quelque temps de chosesindifférentes, Léandre la pria de lui apprendre son âge, son pays,et par quel hasard elle était tombée entre les mains desvoleurs.

« Je vous ai trop d’obligation, dit-elle,pour refuser de satisfaire votre curiosité ; mais, seigneur,je vous supplie de songer moins à m’écouter qu’à avancer notrevoyage.

« Une fée dont le savoir n’a rien d’égals’entêta si fort d’un certain prince, qu’encore qu’elle fût lapremière fée qui eût eu la faiblesse d’aimer, elle ne laissa pas del’épouser en dépit de toutes les autres, qui lui représentaientsans cesse le tort qu’elle faisait à l’ordre de féerie : ellesne voulurent plus qu’elle demeurât avec elles, et tout ce qu’elleput faire, ce fut de se bâtir un grand palais proche de leurroyaume. Mais le prince qu’elle avait épousé se lassa d’elle :il était au désespoir de ce qu’elle devinait tout ce qu’il faisait.Dès qu’il avait le moindre penchant pour une autre, elle luifaisait le sabbat, et rendait laide à faire peur la plus joliepersonne du monde.

« Ce prince, se trouvant gêné par l’excèsd’une tendresse si incommode, partit un beau matin sur des chevauxde poste, et s’en alla bien loin, bien loin, se fourrer dans ungrand trou au fond d’une montagne, afin qu’elle ne pût le trouver.Cela ne réussit pas ; elle le suivit, et lui dit qu’elle étaitgrosse, qu’elle le conjurait de revenir à son palais, qu’elle luidonnerait de l’argent, des chevaux, des chiens, des armes ;qu’elle ferait faire un manège, un jeu de paume et un mail pour ledivertir. Tout cela ne put le persuader ; il étaitnaturellement opiniâtre et libertin. Il lui dit cent duretés ;il l’appela vieille fée et loup-garou.

« “Tu es bien heureux, lui dit-elle, queje sois plus sage que tu n’es fou : car je ferais de toi, sije voulais, un chat criant éternellement sur les gouttières, ou unvilain crapaud barbotant dans la boue, ou une citrouille, ou unechouette ; mais le plus grand mal que je puisse te faire,c’est de t’abandonner à ton extravagance. Reste dans ton trou, dansta caverne obscure avec les ours, appelle les bergères duvoisinage ; tu connaîtras avec le temps la différence qu’il ya entre des gredines et des paysannes, ou une fée comme moi, quipeut se rendre aussi charmante qu’elle le veut.”

« Elle entra aussitôt dans son carrossevolant, et s’en alla plus vite qu’un oiseau. Dès qu’elle fut deretour, elle transporta son palais, elle en chassa les gardes etles officiers : elle prit des femmes de race d’amazones ;elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte,afin qu’aucun homme n’y pût entrer. Elle nomma ce lieu l’île desPlaisirs tranquilles ; elle disait toujours qu’on n’en pouvaitavoir de véritables quand on faisait quelque société avec leshommes : elle éleva sa fille dans cette opinion. Il n’a jamaisété une plus belle personne : c’est la princesse que jesers ; et comme les plaisirs règnent avec elle, on ne vieillitpoint dans son palais : telle que vous me voyez, j’ai plus dedeux cents ans. Quand ma maîtresse fut grande, sa mère la fée luilaissa son île ; elle lui donna des leçons excellentes pourvivre heureuse : elle retourna dans le royaume de féerie, etla princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état d’unemanière admirable.

« Il ne me souvient pas, depuis que jesuis au monde, d’avoir vu d’autres hommes que les voleurs quim’avaient enlevée, et vous, seigneur. Ces gens-là m’ont dit qu’ilsétaient envoyés par un certain laid et malbâti, appelé Furibon, quiaime ma maîtresse, et n’a jamais vu que son portrait. Ils rôdaientautour de l’île sans oser y mettre le pied : nos amazones sonttrop vigilantes pour laisser entrer personne mais, comme j’ai soindes oiseaux de la princesse, je laissai envoler son beau perroquet,et dans la crainte d’être grondée, je sortis imprudemment de l’îlepour l’aller chercher ; ils m’attrapèrent et m’auraientemmenée avec eux sans votre secours.

– Si vous êtes sensible à la reconnaissance,dit Léandre, ne puis-je pas espérer, belle Abricotine, que vous meferez entrer dans l’île des Plaisirs tranquilles, et que je verraicette merveilleuse princesse qui ne vieillit point ?

– Ah ! seigneur, lui dit-elle, nousserions perdus, vous et moi, si nous faisions une telleentreprise ! Il vous doit être aisé de vous passer d’un bienque vous ne connaissez point ; vous n’avez jamais été dans cepalais, figurez-vous qu’il n’y en a point.

– Il n’est pas si facile que vous le pensez,répliqua le prince, d’ôter de sa mémoire les choses qui s’y placentagréablement ; et je ne conviens pas avec vous que ce soit unmoyen bien sûr pour avoir des plaisirs tranquilles, d’en bannirabsolument notre sexe.

– Seigneur, répondit-elle, il ne m’appartientpas de décider là-dessus ; je vous avoue même que si tous leshommes vous ressemblaient, je serais bien d’avis que la princessefît d’autres lois ; mais puisque n’en ayant jamais vu quecinq, j’en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que le nombredes mauvais est supérieur à celui des bons, et qu’il vaut mieux lesbannir tous. »

En parlant ainsi ils arrivèrent au bord d’unegrosse rivière. Abricotine sauta légèrement à terre.

« Adieu, seigneur, dit-elle au prince enlui faisant une profonde révérence ; je vous souhaite tant debonheur que toute la terre soit pour vous l’île des Plaisirs :retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne vousaperçoivent.

– Et moi, dit-il, belle Abricotine, je voussouhaite un cœur sensible, afin d’avoir quelquefois part dans votresouvenir. »

En même temps il s’éloigna et fut dans le plusépais d’un bois qu’il voyait proche de la rivière ; il ôta laselle et la bride à Gris-de-lin, pour qu’il pût se promener etpaître l’herbe : il mit le petit chapeau rouge, et se souhaitadans l’île des Plaisirs tranquilles. Son souhait s’accomplitsur-le-champ, il se trouva dans le lieu du monde le plus beau et lemoins commun.

Le palais était d’or pur ; il s’élevaitdessus des figures de cristal et de pierreries, qui représentaientle zodiaque et toutes les merveilles de la nature, les sciences etles arts, les éléments, la mer et les poissons, la terre et lesanimaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les noblesexercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, lestroupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vierustique, l’agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, lesabeilles ; et parmi tant de différentes choses, il n’yparaissait ni hommes, ni garçons, pas un pauvre petit amour. La féeavait été trop en colère contre son léger époux pour faire grâce àson sexe infidèle.

« Abricotine ne m’a point trompé, dit leprince en lui-même ; l’on a banni de ces lieux jusqu’à l’idéedes hommes : voyons donc s’ils y perdent beaucoup. »

Il entra dans le palais, et rencontrait àchaque pas des choses si merveilleuses que, lorsqu’il y avait unefois jeté les yeux, il se faisait une violence extrême pour les enretirer. L’or et les diamants étaient bien moins rares par leursqualités que par la manière dont ils étaient employés. Il voyait detous côtés des jeunes personnes d’un air doux, innocent, riantes etbelles comme le beau jour. Il traversa un grand nombre de vastesappartements : les uns étaient remplis de ces beaux morceauxde la Chine dont l’odeur, jointe à la bizarrerie des couleurs etdes figures, plaisent infiniment ; d’autres étaient deporcelaines si fines que l’on voyait le jour au travers desmurailles qui en étaient faites ; d’autres étaient de cristalde roche gravé : il y en avait d’ambre et de corail, de lapis,d’agate, de cornaline et celui de la princesse était tout entier degrandes glaces de miroirs : car on ne pouvait trop multiplierun objet si charmant.

Son trône était fait d’une seule perle creuséeen coquille où elle s’asseyait fort commodément ; il étaitenvironné de girandoles garnies de rubis et de diamants, maisc’était moins que rien auprès de l’incomparable beauté de laprincesse. Son air enfantin avait toutes les grâces des plus jeunespersonnes, avec toutes les manières de celles qui sont déjàformées. Rien n’était égal à la douceur et à la vivacité de sesyeux : il était impossible de lui trouver un défaut. Ellesouriait gracieusement à ses filles d’honneur, qui s’étaient cejour-là vêtues en nymphes pour la divertir.

Comme elle ne voyait point Abricotine, elleleur demanda où elle était. Les nymphes répondirent qu’ellesl’avaient cherchée inutilement, qu’elle ne paraissait point. Lutin,mourant d’envie de causer, prit un petit ton de voix de perroquet(car il y en avait plusieurs dans la chambre), et dit :

« Charmante princesse, Abricotinereviendra bientôt ; elle courait grand risque d’être enlevée,sans un jeune prince qu’elle a trouvé. »

La princesse demeura surprise de ce que luidisait le perroquet, car il avait répondu très juste.

« Vous êtes bien joli, petit perroquet,lui dit-elle, mais vous avez l’air de vous tromper, et quandAbricotine sera venue, elle vous fouettera.

– Je ne serai point fouetté, répondit Lutin,contrefaisant toujours le perroquet ; elle vous conteral’envie qu’avait cet étranger de pouvoir venir dans ce palais pourdétruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez prisescontre son sexe.

– En vérité, perroquet, s’écria la princesse,c’est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable,je vous aimerais chèrement.

– Ah ! s’il ne faut que causer pourplaire, répliqua Lutin, je ne cesserai pas un moment de parler.

– Mais, continua la princesse, nejureriez-vous pas que perroquet est sorcier ?

– Il est bien plus amoureux quesorcier », dit-il.

Dans ce moment Abricotine entra, et vint sejeter aux pieds de sa belle maîtresse : elle lui apprit sonaventure, et lui fit le portrait du prince avec des couleurs fortvives et fort avantageuses.

« J’aurais haï tous les hommes,ajouta-t-elle, si je n’avais pas vu celui-là. Ah ! madame,qu’il est charmant ! Son air et toutes ses manières ontquelque chose de noble et spirituel ; et comme tout ce qu’ildit plaît infiniment, je crois que j’ai bien fait de ne le pasemmener. »

La princesse ne répliqua rien là-dessus, maiselle continua de questionner Abricotine sur le prince : sielle ne savait point son nom, son pays, sa naissance, d’où ilvenait, où il allait ; et ensuite elle tomba dans une profonderêverie.

Lutin examinait tout, et continuant de parlercomme il avait commencé :

« Abricotine est une ingrate, madame,dit-il ; ce pauvre étranger mourra de chagrin s’il ne vousvoit pas.

– Hé bien, perroquet, qu’il en meure, réponditla princesse en soupirant ; et puisque tu te mêles deraisonner en personne d’esprit, et non pas en petit oiseau, je tedéfends de me parler jamais de cet inconnu. »

Léandre était ravi de voir que le récitd’Abricotine et celui du perroquet avaient fait tant d’impressionsur la princesse ; il la regardait avec un plaisir qui lui fitoublier ses serments de n’aimer de sa vie : il n’y avait aussiaucune comparaison à faire entre elle et la coquette Blondine.

« Est-ce possible, disait-il en lui-même,que ce chef-d’œuvre de la nature, que ce miracle de nos joursdemeure éternellement dans une île, sans qu’aucun mortel ose enapprocher ! Mais, continuait-il, de quoi m’importe que tousles autres en soient bannis, puisque j’ai le bonheur d’y être, queje la vois, que je l’entends, que je l’admire, et que je l’aimedéjà éperdument ! »

Il était tard, la princesse passa dans unsalon de marbre et de porphyre, où plusieurs fontainesjaillissantes entretenaient une agréable fraîcheur. Dès qu’elle futentrée, la symphonie commença, et l’on servit un souper somptueux.Il y avait dans les côtés de la salle de longues volières rempliesd’oiseaux rares dont Abricotine prenait soin.

Léandre avait appris dans ses voyages lamanière de chanter comme eux, il en contrefit même qui n’y étaientpas. La princesse écoute, regarde, s’émerveille, sort de table ets’approche. Lutin gazouille la moitié plus fort et plus haut ;et prenant la voix d’un serin de Canarie, il dit ces paroles, où ilfit un air impromptu :

Les plus beaux jours de la vie

S’écoulent sans agrément ;

Si l’amour n’est de la partie,

On les passe tristement :

Aimez, aimez tendrement,

Tout ici vous y convie ;

Faites le choix d’un amant,

L’amour même vous en prie.

La princesse, encore plus surprise, fit venirAbricotine, et lui demanda si elle avait appris à chanter àquelqu’un de ses serins. Elle lui dit que non, mais qu’elle croyaitque les serins pouvaient bien avoir autant d’esprit que lesperroquets. La princesse sourit, et s’imagina qu’Abricotine avaitdonné des leçons à la gent volatile ; elle se remit à tablepour achever son souper.

Léandre avait assez fait de chemin pour avoirbon appétit ; il s’approcha de ce grand repas, dont la seuleodeur réjouissait. La princesse avait un chat bleu fort à la mode,qu’elle aimait beaucoup ; une de ses filles d’honneur letenait entre ses bras elle lui dit :

« Madame, je vous avertis que Bluet afaim. »

On le mit à table avec une petite assietted’or, et dessus une serviette à dentelle bien pliée : il avaitun grelot d’or avec un collier de perles, et, d’un air deraminagrobis, il commença à manger.

« Ho, ho, dit Lutin en lui-même, un grosmatou bleu, qui n’a peut-être jamais pris de souris, et qui n’estpas assurément de meilleure maison que moi, a l’honneur de mangeravec ma belle princesse ! Je voudrais bien savoir s’il l’aimeautant que je le fais, et s’il est juste que je n’avale que de lafumée quand il croque de bons morceaux. »

Il ôta tout doucement le chat bleu, il s’assitdans le fauteuil et le mit sur lui. Personne ne voyait Lutin :comment l’aurait-on vu ? il avait le petit chapeau rouge. Laprincesse mettait perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, surl’assiette d’or de Bluet ; perdreaux, cailleteaux,faisandeaux, disparaissaient en un moment ; toute la courdisait : « jamais chat bleu n’a mangé d’un plus grandappétit. » Il y avait des ragoûts excellents ; Lutinprenait une fourchette, et, tenant la patte du chat, il tâtait auxragoûts : il la tirait quelquefois un peu trop fort ;Bluet n’entendait point raillerie, il miaulait et voulaitégratigner comme un chat désespéré ; la princessedisait : « Que l’on approche cette tourte ou cettefricassée au pauvre Bluet voyez comme il crie pour enavoir ; » Léandre riait tout bas d’une si plaisanteaventure, mais il avait grande soif, n’étant point accoutumé àfaire de si longs repas sans boire ; il attrapa un gros melonavec la patte du chat, qui le désaltéra un peu ; et le souperétant presque fini, il courut au buffet et prit deux bouteillesd’un nectar délicieux.

La princesse entra dans son cabinet ;elle dit à Abricotine de la suivre et de fermer la porte. Lutinmarchait sur ses pas, et se trouva en tiers sans être aperçu. Laprincesse dit à sa confidente :

« Avoue-moi que tu as exagéré en mefaisant le portrait de cet inconnu ; il n’est pas, ce mesemble, possible qu’il soit si aimable.

– Je vous proteste, madame, répliqua-t-elle,que, si j’ai manqué en quelque chose, c’est à n’en avoir pas ditassez. »

La princesse soupira et se tut pour unmoment ; puis, reprenant la parole :

« Je te sais bon gré, dit-elle, de luiavoir refusé de l’amener avec toi.

– Mais, madame, répondit Abricotine (qui étaitune franche finette, et qui pénétrait déjà les pensées de samaîtresse), quand il serait venu admirer les merveilles de cesbeaux lieux, quel mal vous en pouvait-il arriver ? Voulez-vousêtre éternellement inconnue dans un coin du monde, cachée au restedes mortels ? De quoi vous sert tant de grandeur, de pompe, demagnificence, si elle n’est vue de personne ?

– Tais-toi, tais-toi, petite causeuse, dit laprincesse, ne trouble point l’heureux repos dont je jouis depuissix cents ans. Penses-tu que, si je menais une vie inquiète etturbulente, j’eusse vécu un si grand nombre d’années ? Il n’ya que les plaisirs innocents et tranquilles qui puissent produirede tels effets. N’avons-nous pas lu dans les plus belles histoiresles révolutions des plus grands états, les coups imprévus d’unefortune inconstante, les désordres inouïs de l’amour, les peines del’absence ou de la jalousie ? Qu’est-ce qui produit toutes cesalarmes et toutes ces afflictions ? le seul commerce que leshumains ont les uns avec les autres. Je suis, grâce aux soins de mamère, exempte de toutes ces traverses ; je ne connais ni lesamertumes du cœur, ni les désirs inutiles, ni l’envie, ni l’amour,ni la haine. Ah ! vivons, vivons toujours avec la mêmeindifférence ! »

Abricotine n’osa répondre ; la princesseattendit quelque temps, puis elle lui demanda si elle n’avait rienà dire. Elle répliqua qu’elle pensait qu’il était donc bien inutiled’avoir envoyé son portrait dans plusieurs cours, où il neservirait qu’à faire des misérables ; que chacun aurait enviede l’avoir, et que, n’y pouvant réussir, ils sedésespéreraient.

« Je t’avoue, malgré cela, dit laprincesse, que je voudrais que mon portrait tombât entre les mainsde cet étranger dont tu ne sais pas le nom.

– Hé ! madame, répondit-elle, n’a-t-ilpas déjà un désir assez violent de vous voir ? Voudriez-vousl’augmenter ?

– Oui, s’écria la princesse, un certainmouvement de vanité qui m’avait été inconnu jusqu’à présent m’enfait naître l’envie. »

Lutin écoutait tout sans perdre un mot ;il y en avait plusieurs qui lui donnaient de flatteuses espérances,et quelques autres les détruisaient absolument.

Il était tard, la princesse entra dans sachambre pour se coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à satoilette ; mais, encore qu’il le pût, le respect qu’il avaitpour elle l’en empêcha ; il lui semblait qu’il ne devaitprendre que les libertés qu’elle aurait bien voulu luiaccorder ; et sa passion était si délicate et si ingénieusequ’il se tourmentait sur les plus petites choses.

Il entra dans un cabinet proche de la chambrede la princesse, pour avoir au moins le plaisir de l’entendreparler. Elle demandait dans ce moment à Abricotine si elle n’avaitrien vu d’extraordinaire dans son petit voyage.

« Madame, lui dit-elle, j’ai passé parune forêt où j’ai vu des animaux qui ressemblaient à desenfants ; ils sautent et dansent sur les arbres comme desécureuils ; ils sont fort laids, mais leur adresse est sanspareille.

– Ah ! que j’en voudrais avoir ! ditla princesse ; s’ils étaient moins légers, on en pourraitattraper. »

Lutin, qui avait passé par cette forêt, sedouta bien que c’étaient des singes. Aussitôt il s’ysouhaita ; il en prit une douzaine, de gros, de petits, et deplusieurs couleurs différentes ; il les mit avec bien de lapeine dans un grand sac, puis se souhaita à Paris, où il avaitentendu dire que l’on trouvait tout ce qu’on voulait pour del’argent. Il fut acheter chez Dautel, qui est un curieux, un petitcarrosse tout d’or, où il fit atteler six singes verts, avec depetits harnais de maroquin couleur de feu garnis d’or ; ilalla ensuite chez Brioché, fameux joueur de marionnettes, il ytrouva deux singes de mérite : le plus spirituel s’appelaitBriscambille, et l’autre Perceforêt, qui étaient très galants etbien élevés : il habilla Briscambille en roi, et le mit dansle carrosse ; Perceforêt servait de cocher, les autres singesétaient vêtus en pages ; jamais rien n’a été plus gracieux. Ilmit le carrosse et les singes bottés dans le même sac ; et,comme la princesse n’était pas encore couchée, elle entendit danssa galerie le bruit du petit carrosse, et ses nymphes vinrent luiconter l’arrivée du roi des Nains. En même temps le carrosse entradans sa chambre avec le cortège singenois ; et les singes decampagne ne laissaient pas de faire des tours de passe-passe, quivalaient bien ceux de Briscambille et de Perceforêt. Pour dire lavérité, Lutin conduisait toute la machine : il tira le magotdu petit carrosse d’or, lequel tenait une boîte couverte dediamants, qu’il présenta de fort bonne grâce à la princesse. Ellel’ouvrit promptement, et trouva dedans un billet, où elle lut cesvers :

Que de beautés ! que d’agréments !

Palais délicieux, que vous êtes charmant !

Mais vous ne l’êtes pas encore

Autant que celle que j’adore.

Bienheureuse tranquillité

Qui régnez dans ce lieu champêtre,

Je perds chez vous ma liberté,

Sans oser en parler ni me faire connaître !

Il est aisé de juger de sa surprise :Briscambille fit signe à Perceforêt de venir danser avec lui. Tousles fagotins si renommés n’approchent en rien de l’habileté deceux-ci. Mais la princesse, inquiète de ne pouvoir deviner d’oùvenaient ces vers, congédia les baladins plus tôt qu’elle n’auraitfait, quoiqu’ils la divertissent infiniment, et qu’elle eût faitd’abord des éclats de rire à s’en trouver mal. Enfin elles’abandonna tout entière à ses réflexions, sans quelle pût démêlerun mystère si caché.

Léandre, content de l’attention avec laquelleses vers avaient été lus, et du plaisir que la princesse avait prisà voir les singes, ne songea qu’à prendre un peu de repos, car ilen avait un grand besoin ; mais il craignait de choisir unappartement occupé par quelqu’une des nymphes de la princesse. Ildemeura quelque temps dans la grande galerie du palais, ensuite ildescendit. Il trouva une porte ouverte ; il entra sans bruitdans un appartement bas, le plus beau et le plus agréable que l’onait jamais vu : il y avait un lit de gaze or et vert, relevéen festons avec des cordons de perles et des glands de rubis etd’émeraudes. Il faisait déjà assez de jour pour pouvoir admirerl’extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir bien ferméla porte, il s’endormit ; mais le souvenir de sa belleprincesse le réveilla plusieurs fois, et il ne put s’empêcher depousser d’amoureux soupirs vers elle.

Il se leva de si bonne heure qu’il eut letemps de s’impatienter jusqu’au moment qu’il pouvait la voir ;et, regardant de tous côtés, il aperçut une toile préparée et descouleurs ; il se souvint en même temps de ce que sa princesseavait dit à Abricotine sur son portrait ; et, sans perdre unmoment (car il peignait mieux que les plus excellents maîtres), ils’assit devant un grand miroir, et fit son portrait ; ilpeignit dans un ovale celui de la princesse, l’ayant si vivementdans son imagination qu’il n’avait pas besoin de la voir pour cettepremière ébauche ; il perfectionna ensuite l’ouvrage sur ellesans qu’elle s’en aperçût. Et, comme c’était l’envie de lui plairequi le faisait travailler, jamais portrait n’a été mieuxfini ; il s’était peint un genou en terre, soutenant leportrait de la princesse d’une main, et de l’autre un rouleau où ily avait écrit :

Elle est mieux dans mon cœur.

Lorsqu’elle entra dans son cabinet, elle futétonnée d’y voir le portrait d’un homme ; elle y attacha sesyeux avec une surprise d’autant plus grande qu’elle y reconnutaussi le sien, et que les paroles qui étaient écrites sur lerouleau lui donnaient une ample matière de curiosité et derêverie : elle était seule dans ce moment, elle ne pouvait quejuger d’une aventure si extraordinaire ; mais elle sepersuadait que c’était Abricotine qui lui avait fait cettegalanterie : il ne lui restait qu’à savoir si le portrait dece cavalier était l’effet de son imagination, ou s’il avait unoriginal ; elle se leva brusquement, et courut appelerAbricotine. Lutin était déjà avec le petit chapeau rouge dans lecabinet, fort curieux d’entendre ce qui s’allait passer.

La princesse dit à Abricotine de jeter lesyeux sur cette peinture, et de lui en dire son sentiment. Dèsqu’elle l’eut regardée, elle s’écria :

« Je vous proteste, madame, que c’est leportrait de ce généreux étranger auquel je dois la vie. Oui, c’estlui, je n’en puis douter ; voilà ses traits, sa taille, sescheveux, et son air.

– Tu feins d’être surprise, dit la princesseen souriant, mais c’est toi qui l’as mis ici.

– Moi, madame ! reprit Abricotine, jevous jure que je n’ai vu de ma vie ce tableau ; serais-jeassez hardie pour vous cacher une chose qui vous intéresse ?Et par quel miracle serait-il entre mes mains ? Je ne saispoint peindre, il n’a jamais entré d’homme dans ces lieux ; levoilà cependant peint avec vous.

– Je suis saisie de peur, dit laprincesse ; il faut que quelque démon l’ait apporté.

– Madame, dit Abricotine, ne serait-ce pointl’amour ? Si vous le croyez comme moi, j’ose vous donner unconseil : brûlons-le tout à l’heure.

– Quel dommage, dit la princesse ensoupirant ; il me semble que mon cabinet ne peut être mieuxorné que par ce tableau. »

Elle le regardait en disant ces mots. MaisAbricotine s’opiniâtre à soutenir qu’elle devait brûler une chosequi ne pouvait être venue là que pas un pouvoir magique.

« Et ces paroles : Elle est mieuxdans mon cœur, dit la princesse, les brûlerons-nousaussi ?

– Il ne faut faire grâce à rien, réponditAbricotine, pas même à votre portrait. »

Elle courut sur-le-champ quérir du feu. Laprincesse s’approcha d’une fenêtre, ne pouvant plus regarder unportrait qui faisait tant d’impression sur son cœur ; maisLutin ne voulant pas souffrir qu’on le brûlât, profita de ce momentpour le prendre et pour se sauver sans qu’elle s’en aperçût. Ilétait à peine sorti de son cabinet qu’elle se tourna pour voirencore ce portrait enchanteur qui lui plaisait si fort. Quelle futsa surprise de ne le trouver plus ? Elle cherche de touscôtés. Abricotine rentre ; elle lui demande si c’est elle quivient de l’ôter. Elle l’assure que non ; et cette dernièreaventure achève de les effrayer.

Aussitôt il cacha le portrait et revint surses pas ; il avait un extrême plaisir d’entendre et de voir sisouvent sa belle princesse ; il mangeait tous les jours à satable avec chat bleu qui n’en faisait pas meilleure chère :cependant il manquait beaucoup à la satisfaction de Lutin,puisqu’il n’osait ni parler, ni se faire voir ; et il est rarequ’un invisible se fasse aimer.

La princesse avait un goût universel pour lesbelles choses dans la situation où était son cœur, elle avaitbesoin d’amusement. Comme elle était un jour avec toutes sesnymphes, elle leur dit qu’elle aurait un grand plaisir de savoircomment les dames étaient vêtues dans les différentes cours del’univers, afin de s’habiller de la manière la plus galante. Iln’en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à courirl’univers : il enfonce son petit chapeau rouge, et se souhaiteen Chine ; il achète là les plus belles étoffes, et prend unmodèle d’habits ; il vole à Siam où il en use de même ;il parcourt toutes les quatre parties du monde en troisjours : à mesure qu’il était chargé, il venait au palais desPlaisirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu’ilapportait. Quand il eut ainsi rassemblé un nombre de raretésinfinies (car l’argent ne lui coûtait rien, et sa rose enfournissait sans cesse), il fut acheter cinq ou six douzaines depoupées qu’il fit habiller à Paris ; c’est l’endroit du mondeoù les modes ont le plus de cours. Il y en avait de toutes lesmanières, et d’une magnificence sans pareille. Lutin les arrangeadans le cabinet de la princesse.

Lorsqu’elle y entra, l’on n’a jamais été plusagréablement surpris : chacune tenait un présent, soitmontres, bracelets, boutons de diamants, colliers ; la plusapparente avait une boîte de portrait. La princesse l’ouvrit, ettrouva celui de Léandre ; l’idée qu’elle conservait du premierlui fit reconnaître le second. Elle fit un grand cri ; puis,regardant Abricotine, elle lui dit :

« Je ne sais que comprendre à tout ce quise passe depuis quelque temps dans ce palais : mes oiseaux ysont pleins d’esprit ; il semble que je n’aie qu’à former dessouhaits pour être obéie : je vois deux fois le portrait decelui qui t’a sauvé de la main des voleurs ; voilà desétoffes, des diamants, des broderies, des dentelles et des raretésinfinies. Quelle est donc la fée, quel est donc le démon qui prendsoin de me rendre de si agréables services ? »

Léandre, l’entendant parler, écrivit ces motssur ses tablettes et les jeta aux pieds de la princesse :

Non je ne suis démon ni fée,

Je suis un amant malheureux

Qui n’ose paraître à vos yeux :

Plaignez du moins ma destinée

LE PRINCE LUTIN.

Les tablettes étaient si brillantes d’or et depierreries qu’aussitôt elle les aperçut ; elle les ouvrit etlut ce que Lutin avait écrit, avec le dernier étonnement.

« Cet invisible est donc un monstre,disait-elle, puisqu’il n’ose se montrer. Mais, s’il était vraiqu’il eût quelque attachement pour moi, il n’aurait guère dedélicatesse de me présenter un portrait si touchant ; il fautqu’il ne m’aime point, d’exposer mon cœur à cette épreuve, ou qu’ilait bonne opinion de lui-même, de se croire encore plusaimable.

– J’ai entendu dire, madame, répliquaAbricotine, que les lutins sont composés d’air et de feu ;qu’ils n’ont point de corps, et que c’est seulement leur esprit etleur volonté qui agit.

– J’en suis très aise, répliqua laprincesse ; un tel amant ne peut guère troubler le repos de mavie. »

Léandre était ravi de l’entendre et de la voirsi occupée de son portrait : il se souvint qu’il y avait dansune grotte où elle allait souvent un piédestal sur lequel on devaitposer une Diane qui n’était pas encore finie ; il s’y plaçaavec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, et tenant unelyre à la main, dont il jouait mieux qu’Apollon. Il attendaitimpatiemment que sa princesse s’y rendît, comme elle faisait tousles jours. C’était le lieu où elle venait rêver à l’inconnu. Ce quelui en avait dit Abricotine, joint au plaisir qu’elle avait àregarder le portrait de Léandre, ne lui laissait plus guère derepos. Elle aimait la solitude, et son humeur enjouée avait si fortchangé que ses nymphes ne la reconnaissaient plus.

Lorsqu’elle entra dans la grotte, elle fitsigne qu’on ne la suivît pas ; ses nymphes s’éloignèrentchacune dans des allées séparées. Elle se jeta sur un lit degazon ; elle soupira, elle répandit quelques larmes ;elle parla même, mais c’était si bas que Lutin ne putl’entendre : il avait mis le petit chapeau rouge pour qu’ellene le vît pas d’abord ; ensuite il l’ôta, elle l’aperçut avecune surprise extrême ; elle s’imagina que c’était une statue,car il affectait de ne point sortir de l’attitude qu’il avaitchoisie ; elle le regardait avec une joie mêlée de crainte.Cette vision si peu attendue l’étonnait ; mais au fond leplaisir chassait la peur, et elle s’accoutumait à voir une figuresi approchante du naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre àsa voix, chanta ces paroles :

Que ce séjour est dangereux !

Le plus indifférent y deviendrait sensible.

En vain j’ai prétendu n’être plus amoureux,

J’en perds ici l’espoir : la chose estimpossible !

Pourquoi dit-on que ce palais

Est le lieu des plaisirs tranquilles ?

J’y perds ma liberté sitôt que j’y parais,

Et, pour m’en garantir, mes soins sont inutiles,

Je cède à mon ardent amour,

Et voudrais être ici jusqu’à mon dernier jour.

Quelque charmante que fût la voix de Léandre,la princesse ne put résister à la frayeur qui la saisit ; ellepâlit tout d’un coup et tomba évanouie. Lutin, alarmé, sauta dupiédestal à terre, et remit son petit chapeau rouge pour n’être vude personne. Il prit la princesse entre ses bras, il la secourutavec un zèle et une ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses beauxyeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher, ellen’aperçut personne ; mais elle sentit quelqu’un auprès d’ellequi lui prenait les mains, qui les baisait, qui les mouillait delarmes. Elle fut longtemps sans oser parler, son esprit agitéflottait entre la crainte et l’espérance ; elle craignaitLutin, mais elle l’aimait quand il prenait la figure de l’inconnu.Enfin elle s’écria :

« Lutin, galant Lutin, que n’êtes-vouscelui que je souhaite ! »

À ces mots, Lutin allait se déclarer, mais iln’osa encore le faire.

« Si j’effraye l’objet que j’adore,disait-il, si elle me craint, elle ne voudra pointm’aimer. »

Ces considérations le firent taire, etl’obligèrent de se retirer dans un coin de la grotte.

La princesse, croyant être seule, appelaAbricotine et lui conta les merveilles de la statue animée ;que sa voix était céleste, et que, dans son évanouissement, Lutinl’avait fort bien secourue.

« Quel dommage, disait-elle, que ce Lutinsoit difforme et affreux ! car se peut-il des manières plusgracieuses et plus aimables que les siennes ?

– Et qui vous a dit, madame, répliquaAbricotine, qu’il soit tel que vous vous le figurez ? Psychéne croyait-elle pas que l’amour était un serpent ? Votreaventure a quelque chose de semblable à la sienne, vous n’êtes pasmoins belle. Si c’était Cupidon qui vous aimât, ne l’aimeriez-vouspoint ?

– Si Cupidon et l’inconnu sont la même chose,dit la princesse en rougissant, hélas ! je veux bien aimerCupidon ! Mais que je suis éloignée d’un pareil bonheur !je m’attache à une chimère, et ce portrait fatal de l’inconnu,joint à ce que tu m’en as dit, me jettent dans des dispositions siopposées aux préceptes que j’ai reçus de ma mère que je ne peuxtrop craindre d’en être punie.

– Hé ! madame, dit Abricotine enl’interrompant, n’avez-vous pas déjà assez de peines ?pourquoi prévoir des malheurs qui n’arriverontjamais ? »

Il est aisé de s’imaginer tout le plaisir quecette conversation fit à Léandre.

Cependant le petit Furibon, toujours amoureuxde la princesse sans l’avoir vue, attendait impatiemment le retourde ses quatre hommes qu’il avait envoyés à l’île des Plaisirstranquilles ; il en revint un, qui lui rendit compte de tout.Il lui dit qu’elle était défendue par des amazones ; et qu’àmoins de mener une grosse armée, il n’entrerait jamais dansl’île.

Le roi son père venait de mourir, il se trouvamaître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille hommes, etpartit à leur tête. C’était là un beau général ; Briscambilleou Perceforêt auraient mieux fait que lui : son cheval debataille n’avait pas une demi-aune de haut. Quand les amazonesaperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à laprincesse, qui ne manqua pas d’envoyer la fidèle Abricotine auroyaume des fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu’elledevait faire pour chasser le petit Furibon de ses états. MaisAbricotine trouva la fée fort en colère :

« Je n’ignore rien de ce que fait mafille, lui dit-elle ; le prince Léandre est dans sonpalais ; il l’aime, il en est aimé. Tous mes soins n’ont pu lagarantir de la tyrannie de l’amour ; la voilà sous son fatalempire. Hélas ! le cruel n’est pas content des maux qu’il m’afaits ; il exerce encore son pouvoir sur ce que j’aimais plusque ma vie ! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m’yopposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parlerde cette fille dont les sentiments me donnent tant dechagrin ! »

Abricotine vint apprendre à la princesse cesmauvaises nouvelles ; il ne s’en fallut presque rien qu’ellene se désespérât. Lutin était auprès d’elle sans qu’elle levît : il connaissait avec une peine extrême l’excès de sadouleur. Il n’osa lui parler dans ce moment ; mais il sesouvint que Furibon était fort intéressé, et qu’en lui donnant biende l’argent peut-être qu’il se retirerait.

Il s’habilla en amazone, il se souhaita dansla forêt pour reprendre son cheval. Dès qu’il l’eut appelé« Gris-de-lin ! », Gris-de-lin vint à lui, sautantet bondissant car il s’était bien ennuyé d’être si longtempséloigné de son cher maître. Mais, quand il le vit vêtu en femme, ilne le reconnaissait plus, et craignait d’être trompé. Léandrearriva au camp de Furibon : tout le monde le prit pour uneamazone, tant il était beau. On fut dire au roi qu’une jeune damedemandait à lui parler de la part de la princesse des Plaisirstranquilles. Il prit promptement son manteau royal et se mit surson trône : l’on eût dit que c’était un gros crapaud quicontrefaisait le roi.

Léandre le harangua, et lui dit que laprincesse préférant une vie douce et paisible aux embarras de laguerre, elle lui envoyait offrir de l’argent autant qu’il envoudrait, pour qu’il la laissât en paix ; qu’à la vérité, s’ilrefusait cette proposition, elle ne négligerait rien pour sedéfendre. Furibon répliqua qu’il voulait bien avoir pitiéd’elle ; qu’il lui accordait l’honneur de sa protection, etqu’elle n’avait qu’à lui envoyer cent mille mille mille millions depistoles, qu’aussitôt il retournerait dans son royaume. Léandre ditque l’on serait trop longtemps à compter cent mille mille millemillions de pistoles, qu’il n’avait qu’à dire combien il en voulaitde chambres pleines, et que la princesse était assez généreuse etassez puissante pour n’y pas regarder de si près. Furibon demeurabien étonné qu’au lieu de lui demander à rabattre, on lui proposâtd’augmenter ; il pensa en lui-même qu’il fallait prendre toutl’argent qu’il pourrait, puis arrêter l’amazone et la tuer pourqu’elle ne retournât point vers sa maîtresse.

Il dit à Léandre qu’il voulait trente chambresbien grandes toutes remplies de pièces d’or, et qu’il donnait saparole royale qu’il s’en retournerait. Léandre fut conduit dans leschambres qu’il devait remplir d’or ; il prit la rose et lasecoua, la secoua tant et tant qu’il en tomba pistoles, quadruples,louis, écus d’or, nobles à la rose, souverains, guinées,sequins ; cela tombait comme une grosse pluie : il y apeu de chose dans le monde qui soit plus joli.

Furibon se ravissait, s’extasiait, et plus ilvoyait d’or, plus il avait d’envie de prendre l’amazone etd’attraper la princesse. Dès que les trente chambres furentpleines, il cria à ses gardes :

« Arrêtez, arrêtez cette friponne, c’estde la fausse monnaie qu’elle m’apporte. »

Tous les gardes se voulurent jeter surl’amazone, mais en même temps le petit chapeau rouge fut mis, etLutin disparut. Ils crurent qu’il était sorti, ils coururent aprèslui et laissèrent Furibon seul. Dans ce moment Lutin le prit parles cheveux, et lui coupa la tête comme à un poulet, sans que lepetit malheureux roi vît la main qui l’égorgeait.

Quand Lutin eut sa tête, il se souhaita dansle palais des Plaisirs. La princesse se promenait, rêvanttristement à ce que sa mère lui avait mandé, et aux moyens derepousser Furibon, qu’elle imaginait difficiles, étant seule avecun petit nombre d’amazones, qui ne pourraient la défendre contrequatre cent mille hommes ; elle vit tout d’un coup une tête enl’air, sans que personne la tînt. Ce prodige l’étonna si fortqu’elle ne savait qu’en penser. Ce fut bien pis quand on posa cettetête à ses pieds, sans qu’elle vît la main qui la tenait. Aussitôtelle entendit une voix qui lui dit : Ne craignez plus,charmante princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal.

Abricotine reconnut la voix de Léandre, ets’écria :

« Je vous proteste, madame, quel’invisible qui parle est l’étranger qui m’a secourue. »

La princesse parut étonnée et ravie.

« Ah, dit-elle, s’il est vrai que Lutinet l’étranger soient une même chose, j’avoue que j’aurais bien duplaisir de lui témoigner ma reconnaissance ! »

Lutin repartit :

« Je veux encore travailler à lamériter. »

En effet, il retourna à l’armée de Furibon, oùle bruit de sa mort venait de se répandre. Dès qu’il y parut avecses habits ordinaires, chacun vint à lui ; les capitaines etles soldats l’environnèrent, poussant de grands cris de joie :ils le reconnurent pour leur roi, et que la couronne luiappartenait. Il leur donna libéralement à partager entre eux lestrente chambres pleines d’or, de manière que cette armée fût richeà jamais. Et, après quelques cérémonies qui assuraient Léandre dela foi des soldats, il retourna encore vers sa princesse, ordonnantà son armée de s’en aller à petites journées dans son royaume. Laprincesse s’était couchée, et le profond respect que ce princeavait pour elle l’empêcha d’entrer dans sa chambre ; il seretira dans la sienne, car il avait toujours couché en bas. Ilétait lui-même assez fatigué pour avoir besoin de repos ; celafit qu’il ne pensa point à fermer la porte aussi soigneusementqu’il le faisait d’ordinaire.

La princesse mourait de chaud etd’inquiétude ; elle se leva plus matin que l’aurore, etdescendit en déshabillé dans son appartement bas. Mais quellesurprise fut la sienne d’y trouver Léandre endormi sur unlit ! Elle eut tout le temps de le regarder sans être vue, etde se convaincre que c’était la personne dont elle avait leportrait dans sa boîte de diamants.

« Il n’est pas possible, disait-elle, quece soit ici Lutin, car les lutins dorment-ils ? Est-ce là uncorps d’air et de feu, qui ne remplit aucun espace, comme le ditAbricotine ? »

Elle touchait doucement ses cheveux, ellel’écoutait respirer, elle ne pouvait s’arracher d’auprès delui ; tantôt elle était ravie de l’avoir trouvé, tantôt elleen était alarmée. Dans le temps qu’elle était le plus attentive àle regarder, sa mère la fée entra, avec un bruit si épouvantableque Léandre s’éveilla en sursaut. Quelle surprise et quelleaffliction pour lui de voir sa princesse dans le dernierdésespoir ! Sa mère l’entraînait, la chargeant de millereproches. Oh ! quelle douleur pour ces jeunes amants !ils se trouvaient sur le point d’être séparés pour jamais. Laprincesse n’osait rien dire à la terrible fée ; elle jetaitles yeux sur Léandre, comme pour lui demander quelque secours.

Il jugea bien qu’il ne pouvait pas la retenirmalgré une personne si puissante, mais il chercha dans sonéloquence et dans sa soumission les moyens de toucher cette mèreirritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds ; il laconjura d’avoir pitié d’un jeune roi qui ne changerait jamais poursa fille, et qui ferait sa souveraine félicité de la rendreheureuse. La princesse, encouragée par son exemple, embrassaaussitôt les genoux de sa mère, et lui dit que sans le roi elle nepouvait être contente, et qu’elle lui avait de grandesobligations.

« Vous ne connaissez pas les disgrâces del’amour, s’écria la fée, et les trahisons dont ces aimablestrompeurs sont capables ; ils ne nous enchantent que pour nousempoisonner ; je l’ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinéesemblable à la mienne ?

– Ah ! madame, répliqua la princesse, n’ya-t-il point d’exception ? Les assurances que le roi vousdonne, et qui paraissent si sincères, ne semblent-elles pas memettre à couvert de ce que vous craignez ? »

L’opiniâtre fée les laissait soupirer à sespieds ; c’était inutilement qu’ils mouillaient ses mains deleurs larmes, elle y paraissait insensible ; et sans douteelle ne leur aurait point pardonné, si l’aimable fée Gentille n’eûtparu dans la chambre, plus brillante que le soleil. Les Grâcesl’accompagnaient ; elle était suivie d’une troupe d’Amours, dejeux et de Plaisirs, qui chantaient mille chansons agréables etnouvelles ; ils folâtraient comme des enfants.

Elle embrassa la vieille fée.

« Ma chère sœur, lui dit-elle, je suispersuadée que vous n’avez pas oublié les bons offices que je vousrendis lorsque vous voulûtes revenir dans notre royaume ; sansmoi vous n’y auriez jamais été reçue, et depuis ce temps-là je nevous ai demandé aucun service ; mais enfin le temps est venude m’en rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle princesse,consentez que ce jeune roi l’épouse, je vous réponds qu’il nechangera point pour elle. Leurs jours seront filés d’or et desoie ; cette alliance vous comblera de satisfaction, et jen’oublierai jamais le plaisir que vous m’aurez fait.

– Je consens à tout ce que vous souhaitez,charmante Gentille, s’écria la fée. Venez, mes enfants, venez entremes bras recevoir l’assurance de mon amitié. »

À ces mots elle embrassa la princesse et sonamant. La fée Gentille, ravie de joie, et toute la troupecommencèrent les chants d’hyménée ; et la douceur de cettesymphonie ayant réveillé toutes les nymphes du palais, ellesaccoururent avec de légères robes de gaze pour apprendre ce qui sepassait.

Quelle agréable surprise pourAbricotine ! Elle eut à peine jeté les yeux sur Léandrequ’elle le reconnut, et, lui voyant tenir la main de la princesse,elle ne douta point de leur commun bonheur. C’est ce qui lui futconfirmé lorsque la mère fée dit qu’elle voulait transporter l’îledes Plaisirs tranquilles, le château et toutes les merveilles qu’ilrenfermait, dans le royaume de Léandre ; qu’elle y demeureraitavec eux et qu’elle leur ferait encore de plus grands biens.

« Quelque chose que votre générosité vousinspire, madame, lui dit le roi, il est impossible que vouspuissiez me faire un présent qui égale celui que je reçoisaujourd’hui ; vous me rendez le plus heureux de tous leshommes, et je sens bien que j’en suis aussi le plusreconnaissant. »

Ce petit compliment plut fort à la fée :elle était du vieux temps, où l’on complimentait tout un jour surle pied d’une mouche.

Comme Gentille pensait à tout, elle avait faittransporter, par la vertu de Brelic-breloc, les généraux et lescapitaines de l’armée de Furibon au palais de la princesse, afinqu’ils fussent témoins de la galante fête qui allait se passer.Elle en prit soin en effet ; et cinq ou six volumes nesuffiraient point pour décrire les comédies, les opéras, lescourses de bagues, les musiques, les combats de gladiateurs, leschasses et les autres magnificences qu’il y eut à ces charmantesnoces. Le plus singulier de l’aventure, c’est que chaque nymphetrouva parmi les braves que Gentille avait attirés dans ces beauxlieux un époux aussi passionné que s’ils s’étaient vus depuis dixans. Ce n’était néanmoins qu’une connaissance au plus devingt-quatre heures ; mais la petite baguette produit deseffets encore plus extraordinaires.

La Grenouille bienfaisante

Il était une fois un roi, qui soutenait depuislongtemps une guerre contre ses voisins. Après plusieurs batailles,on mit le siège devant sa ville capitale ; il craignit pour lareine, et la voyant grosse, il la pria de se retirer dans unchâteau qu’il avait fait fortifier, et où il n’était jamais alléqu’une fois. La reine employa les prières et les larmes pour luipersuader de la laisser auprès de lui ; elle voulait partagersa fortune, et jeta les hauts cris lorsqu’il la mit dans sonchariot pour la faire partir ; cependant il ordonna à sesgardes de l’accompagner, et lui promit de se dérober le plussecrètement qu’il pourrait pour l’aller voir : c’était uneespérance dont il la flattait ; car le château était fortéloigné, environné d’une épaisse forêt, et à moins d’en savoir bienles routes, l’on n’y pouvait arriver.

La reine partit, très attendrie de laisser sonmari dans les périls de la guerre ; on la conduisait à petitesjournées, de crainte qu’elle ne fût malade de la fatigue d’un silong voyage ; enfin elle arriva dans son château, bieninquiète et bien chagrine. Après qu’elle se fut assez reposée, ellevoulut se promener aux environs, et elle ne trouvait rien qui pûtla divertir ; elle jetait les yeux de tous côtés ; ellevoyait de grands déserts qui lui donnaient plus de chagrins que deplaisirs ; elle les regardait tristement, et disaitquelquefois :

« Quelle comparaison du séjour où jesuis, à celui où j’ai été toute ma vie ! si j’y reste encorelongtemps, il faut que je meure : à qui parler dans ces lieuxsolitaires ? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes, etqu’ai-je fait au roi pour m’avoir exilée ? Il semble qu’ilveuille me faire ressentir toute l’amertume de son absence,lorsqu’il me relègue dans un château si désagréable. »

C’est ainsi qu’elle se plaignait ; etquoiqu’il lui écrivît tous les jours, et qu’il lui donnât de fortbonnes nouvelles du siège, elle s’affligeait de plus en plus, etprit la résolution de s’en retourner auprès du roi ; maiscomme les officiers qu’il lui avait donnés, avaient ordre de ne laramener que lorsqu’il lui enverrait un courrier exprès, elle netémoigna point ce qu’elle méditait, et se fit faire un petit char,où il n’y avait place que pour elle, disant qu’elle voulait allerquelquefois à la chasse. Elle conduisait elle-même les chevaux, etsuivait les chiens de si près que les veneurs allaient moins vitequ’elle : par ce moyen elle se rendait maîtresse de son char,et de s’en aller quand elle voudrait. Il n’y avait qu’unedifficulté, c’est qu’elle ne savait point les routes de laforêt ; mais elle se flatta que les dieux la conduiraient àbon port ; et après leur avoir fait quelques petitssacrifices, elle dit qu’elle voulait qu’on fît une grande chasse,et que tout le monde y vînt, qu’elle monterait dans son char, quechacun irait par différentes routes, pour ne laisser aucuneretraite aux bêtes sauvages. Ainsi l’on se partagea : la jeunereine, qui croyait revoir bientôt son époux, avait pris un habittrès avantageux ; sa capeline était couverte de plumes dedifférentes couleurs, sa veste toute garnie de pierreries et sabeauté, qui n’avait rien de commun, la faisait paraître une secondeDiane.

Dans le temps qu’on était le plus occupé duplaisir de la chasse, elle lâcha la bride à ses chevaux, et lesanima de la voix et de quelques coups de fouet. Après avoir marchéassez vite, ils prirent le galop, et ensuite le mors aux dents, lechariot semblait traîné par les vents, les yeux auraient eu peine àle suivre ; la pauvre reine se repentit, mais trop tard, de satémérité :

« Qu’ai-je prétendu, disait-elle, mepouvait-il convenir de conduire toute seule des chevaux si fiers etsi peu dociles ? Hélas ! que va-t-il m’arriver ?ah ! si le roi me croyait exposée au péril où je suis, quedeviendrait-il, lui qui m’aime si chèrement, et qui ne m’a éloignéede sa ville capitale, que pour me mettre en plus grandesûreté ; voilà comme j’ai répondu à ses tendres soins, et cecher enfant que je porte dans mon sein, va être aussi bien que moila victime de mon imprudence. »

L’air retentissait de ses douloureusesplaintes ; elle invoquait les dieux, elle appelait les fées àson secours, et les dieux et les fées l’avaient abandonnée :le chariot fut renversé, elle n’eut pas la force de se jeter assezpromptement à terre, son pied demeura pris entre la roue etl’essieu ; il est aisé de croire qu’il ne fallait pas moinsqu’un miracle pour la sauver, après un si terrible accident.

Elle resta enfin étendue sur la terre, au piedd’un arbre ; elle n’avait ni pouls ni voix, son visage étaittout couvert de sang ; elle était demeurée longtemps en cetétat ; lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit auprès d’elle unefemme d’une grandeur gigantesque, couverte seulement de la peaud’un lion ; ses bras et ses jambes étaient nus, ses cheveuxnoués ensemble avec une peau sèche de serpent, dont la tête pendaitsur ses épaules, une massue de pierre à la main, qui lui servait decanne pour s’appuyer, et un carquois plein de flèches au côté. Unefigure si extraordinaire persuada la reine qu’elle étaitmorte ; car elle ne croyait pas qu’après de si grandsaccidents elle dût vivre encore, et parlant tout bas :

« Je ne suis point surprise, dit-elle,qu’on ait tant de peine à se résoudre à la mort, ce qu’on voit dansl’autre monde est bien affreux. »

La géante qui l’écoutait, ne put s’empêcher derire de l’opinion où elle était d’être morte :

« Reprends tes esprits, lui dit-elle,sache que tu es encore au nombre des vivants : mais ton sortn’en sera guère moins triste. Je suis la fée Lionne, qui demeureproche d’ici ; il faut que tu viennes passer ta vie avecmoi. »

La reine la regarda tristement, et luidit :

« Si vous vouliez, madame Lionne, meramener dans mon château, et prescrire au roi ce qu’il vous donnerapour ma rançon, il m’aime si chèrement, qu’il ne refuserait pasmême la moitié de son royaume ?

– Non, lui répondit-elle, je suis suffisammentriche, il m’ennuyait depuis quelque temps d’être seule, tu as del’esprit, peut-être que tu me divertiras. »

En achevant ces paroles, elle prit la figured’une lionne, et chargeant la reine sur son dos, elle l’emporta aufond de sa terrible grotte. Dès qu’elle y fut, elle la guérît avecune liqueur dont elle la frotta.

Quelle surprise et quelle douleur pour lareine, de se voir dans cet affreux séjour ! l’on y descendaitpar dix mille marches, qui conduisaient jusqu’au centre de laterre ; il n’y avait point d’autre lumière que celle deplusieurs grosses lampes qui réfléchissaient sur un lac devif-argent. Il était couvert de monstres, dont les différentesfigures auraient épouvanté une reine moins timide ; les hibouxet les chouettes, quelques corbeaux et d’autres oiseaux de sinistreaugure s’y faisaient entendre ; l’on apercevait dans unlointain une montagne d’où coulaient des eaux presquedormantes ; ce sont toutes les larmes que les amantsmalheureux ont jamais versées, dont les tristes amours ont fait desréservoirs. Les arbres étaient toujours dépouillés de feuilles etde fruits, la terre couverte de soucis, de ronces et d’orties. Lanourriture convenait au climat d’un pays si maudit ; quelquesracines sèches, des marrons d’Inde et des pommes d’églantier, c’esttout ce qui s’offrait pour soulager la faim des infortunés quitombaient entre les mains de la fée Lionne.

Sitôt que la reine se trouva en état detravailler, la fée lui dit qu’elle pouvait se faire une cabane,parce qu’elle resterait toute sa vie avec elle. À ces mots cetteprincesse n’eut pas la force de retenir ses larmes :

« Hé ! que vous ai-je fait,s’écria-t-elle, pour me garder ici ? Si la fin de ma vie, queje sens approcher, vous cause quelque plaisir, donnez-moi la mort,c’est tout ce que j’ose espérer de votre pitié ; mais ne mecondamnez point à passer une longue et déplorable vie sans monépoux. »

La Lionne se moqua de sa douleur, et lui ditqu’elle lui conseillait d’essuyer ses pleurs, et d’essayer à luiplaire ; que si elle prenait une autre conduite, elle seraitlà plus malheureuse personne du monde.

« Que faut-il donc faire, répliqua lareine, pour toucher votre cœur ?

– J’aime, lui dit-elle, les pâtés demouches : je veux que vous trouviez le moyen d’en avoir assezpour m’en faire un très grand et très excellent.

– Mais, lui dit la reine, je n’en vois pointici ; quand il y en aurait, il ne fait pas assez clair pourles attraper, et quand je les attraperais, je n’ai jamais fait depâtisserie : de sorte que vous me donnez des ordres que je nepuis exécuter.

– N’importe, dit l’impitoyable Lionne, je veuxce que je veux. »

La reine ne répliqua rien : elle pensaqu’en dépit de la cruelle fée, elle n’avait qu’une vie à perdre, eten l’état où elle était que pouvait-elle craindre ? Au lieudonc d’aller chercher des mouches, elle s’assit sous un if, etcommença ses tristes plaintes :

« Quelle sera votre douleur, mon cherépoux, disait-elle, lorsque vous viendrez me chercher, et que vousne me trouverez plus ! vous me croirez morte ou infidèle, etj’aime encore mieux que vous pleuriez la perte de ma vie, que cellede ma tendresse ; l’on retrouvera peut-être dans la forêt monchariot en pièces, et tous les ornements que j’avais pris pour vousplaire ; à cette vue, vous ne douterez plus de ma mort ;et que sais-je si vous n’accorderez point à une autre la part quevous m’aviez donnée dans votre cœur ? Mais au moins je ne lesaurai pas, puisque je ne dois plus retourner dans lemonde. »

Elle aurait continué longtemps à s’entretenirde cette manière, si elle n’avait pas entendu au-dessus de sa têtele triste croassement d’un corbeau. Elle leva les yeux, et à lafaveur du peu de lumière qui éclairait le rivage, elle vit en effetun gros corbeau qui tenait une grenouille, bien intentionné de lacroquer.

« Encore que rien ne se présente ici pourme soulager, dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvregrenouille, qui est aussi affligée en son espèce, que je le suisdans la mienne. »

Elle se servit du premier bâton qu’elle trouvasous sa main, et fit quitter prise au corbeau. La grenouille tomba,resta quelque temps étourdie, et reprenant ensuite ses espritsgrenouilliques :

« Belle reine, lui dit-elle, vous êtes laseule personne bienfaisante que j’aie vue en ces lieux, depuis quela curiosité m’y a conduite.

– Par quelle merveille parlez-vous, petiteGrenouille, répondit la reine, et qui sont les personnes que vousvoyez ici ? car je n’en ai encore aperçu aucune.

– Tous les monstres dont ce lac est couvert,reprit Grenouillette, ont été dans le monde ; les uns sur letrône, les autres dans la confidence de leurs souverains, il y amême des maîtresses de quelques rois, qui ont coûté bien du sang àl’état : ce sont elle que vous voyez métamorphosées ensangsues : le destin les envoie ici pour quelque temps, sansqu’aucun de ceux qui y viennent retourne meilleur et secorrige.

– Je comprends bien, dit la reine, queplusieurs méchants ensemble n’aident pas à s’amender ; mais àvotre égard, ma commère la Grenouille, que faites-vousici ?

– La curiosité m’a fait entreprendre d’yvenir, répliqua-t-elle, je suis demi-fée, mon pouvoir est borné ende certaines choses, et fort étendu en d’autres ; si la féeLionne me reconnaissait dans ses états, elle me tuerait. »

« Comment est-il possible, lui dit lareine, que fée ou demi-fée, un corbeau ait été prêt à vousmanger ?

– Deux mots vous le feront comprendre,répondit la Grenouille ; lorsque j’ai mon petit chaperon deroses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus grande vertu, je necrains rien ; mais malheureusement je l’avais laissé dans lemarécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur moi :j’avoue, madame, que sans vous, je ne serais plus ; et puisqueje vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagementde la vôtre, vous pouvez m’ordonner tout ce qu’il vous plaira.

– Hélas ! ma chère Grenouille, dit lareine, la mauvaise fée qui me retient captive, veut que je luifasse un pâté de mouches ; il n’y en a point ici ; quandil y en aurait, on n’y voit pas assez clair pour les attraper, etje cours grand risque de mourir sous ses coups.

– Laissez-moi faire, dit la Grenouille, avantqu’il soit peu, je vous en fournirai. »

Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus desix mille grenouilles de ses amies en firent autant : elle futensuite dans un endroit rempli de mouches ; la méchante fée enavait là un magasin, exprès pour tourmenter de certains malheureux.Dès qu’elles sentirent le sucre, elles s’y attachèrent, et lesofficieuses grenouilles revinrent au grand galop où la reine était.Il n’a jamais été une telle capture de mouches, ni un meilleur pâtéque celui qu’elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui présenta,elle en fut très surprise, ne comprenant point par quelle adresseelle avait pu les attraper.

La reine qui était exposée à toutes lesintempéries de l’air, qui était empoisonné, coupa quelques cyprèspour commencer à bâtir sa maisonnette. La Grenouille vint luioffrir généreusement ses services, et se mettant à la tête detoutes celles qui avaient été quérir les mouches, elles aidèrent àla reine à élever un petit bâtiment, le plus joli du monde ;mais elle y fut à peine couchée, que les monstres du lac, jaloux deson repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari quel’on eût entendu jusqu’alors. Elle se leva toute effrayée, ets’enfuit ; c’est ce que les monstres demandaient. Un dragon,jadis tyran d’un des plus beaux royaumes de l’univers, en pritpossession.

La pauvre reine affligée voulut s’enplaindre ; mais vraiment on se moqua bien d’elle, les monstresla huèrent, et la fée Lionne lui dit, que si à l’avenir ellel’étourdissait de ses lamentations, elle la rouerait de coups. Ilfallut se taire et recourir à la Grenouille, qui était bien lameilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble ; caraussitôt qu’elle avait son chaperon de roses, elle était capable derire et de pleurer tout comme une autre.

« J’ai, dit-elle, une si grande amitiépour vous, que je veux recommencer votre bâtiment, quand tous lesmonstres du lac devraient s’en désespérer. »

Elle coupa sur-le-champ du bois ; et lepetit palais rustique de la reine se trouva fait en si peu detemps, qu’elle s’y retira la même nuit.

La Grenouille, attentive à tout ce qui étaitnécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet et de thymsauvage. Lorsque la méchante fée sut que la reine ne couchait pluspar terre, elle l’envoya quérir :

« Quels sont donc les hommes ou les dieuxqui vous protègent ? lui dit-elle. Cette terre, toujoursarrosée d’une pluie de soufre et de feux, n’a jamais rien produitqui vaille une feuille de sauge ; j’apprends malgré cela queles herbes odoriférantes croissent sous vos pas !

– J’en ignore la cause, madame, lui dit lareine, et si je l’attribue à quelque chose, c’est à l’enfant dontje suis grosse, qui sera peut-être moins malheureux quemoi. »

« L’envie me prend, dit la fée, d’avoirun bouquet des fleurs les plus rares ; essayez si la fortunede votre marmot vous en fournira ; si elle y manque, vous nemanquerez pas de coups ; car j’en donne souvent, et les donnetoujours à merveille. »

La reine se prit à pleurer ; de tellesmenaces ne lui convenaient guère, et l’impossibilité de trouver desfleurs la mettait au désespoir. Elle s’en retourna dans samaisonnette ; son amie la Grenouille y vint :

« Que vous êtes triste, dit-elle à lareine.

– Hélas ! ma chère commère, qui ne leserait ? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs ;où les trouverai-je ? Vous voyez celles qui naissentici ; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais.

– Aimable princesse, dit gracieusement laGrenouille, il faut tâcher de vous tirer de l’embarras où vousêtes : il y a ici une chauve-souris, qui est la seule avec quij’ai lié commerce ; c’est une bonne créature, elle va plusvite que moi ; je lui donnerai mon chaperon de feuilles deroses, avec ce secours, elle vous trouvera des fleurs. »

La reine lui fit une profonde révérence ;car il n’y avait pas moyen d’embrasser Grenouillette.

Celle-ci alla aussitôt parler à lachauve-souris, et quelques heures après elle revint, cachant sousses ailes des fleurs admirables. La reine les porta bien vite à lamauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu’elle ne l’avaitété, ne pouvant comprendre par quel miracle la reine était si bienservie.

Cette princesse rêvait incessamment aux moyensde pouvoir s’échapper. Elle communiqua son envie à la bonneGrenouille, qui lui dit :

« Madame, permettez-moi avant touteschoses, que je consulte mon petit chaperon, et nous agirons ensuiteselon ses conseils. »

Elle le prit, l’ayant mis sur un fétu, ellebrûla devant quelques brins de genièvre, des câpres et deux petitspois verts ; elle coassa cinq fois, puis la cérémonie finie,remettant le chaperon de roses, elle commença de parler comme unoracle.

« Le destin, maître de tout, dit-elle,vous défend de sortir de ces lieux ; vous y aurez uneprincesse plus belle que la mère des amours ; ne vous mettezpoint en peine du reste, le temps seul peut voussoulager. »

La reine baissa les yeux, quelques larmes entombèrent mais elle prit la résolution de croire son amie.

« Tout au moins, lui dit-elle, nem’abandonnez pas ; soyez à mes couches, puisque je suiscondamnée à les faire ici. »

L’honnête Grenouille s’engagea d’être saLucine, et la consola le mieux qu’elle put.

Mais il est temps de parler du roi. Pendantque ses ennemis le tenaient assiégé dans sa ville capitale, il nepouvait envoyer sans cesse des courriers à la reine :cependant ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de seretirer, et il ressentit bien moins le bonheur de cet événement,par rapport à lui, qu’à la chère reine, qu’il pouvait aller quérirsans crainte. Il ignorait son désastre, aucun de ses officiersn’avait osé l’en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la forêt lechariot en pièces, les chevaux échappés, et toute la parured’amazone qu’elle avait mise pour l’aller trouver.

Comme ils ne doutèrent point de sa mort, etqu’ils crurent qu’elle avait été dévorée, il ne fut question entreeux que de persuader au roi qu’elle était morte subitement. À cesfunestes nouvelles, il pensa mourir lui-même de douleur ;cheveux arrachés, larmes répandues, cris pitoyables, sanglots,soupirs, et autres menus droits du veuvage, rien ne fut épargné encette occasion.

Après avoir passé plusieurs jours sans voirpersonne, et sans vouloir être vu, il retourna dans sa grandeville, traînant après lui un long deuil, qu’il portait mieux dansle cœur que dans ses habits. Tous les ambassadeurs des rois sesvoisins vinrent le complimenter ; et après les cérémonies quisont inséparables de ces sortes de catastrophes, il s’attacha àdonner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre, et leurprocurant un grand commerce.

La reine ignorait toutes ces choses : letemps de ses couches arriva, elles furent très heureuses : leciel lui donna une petite princesse, aussi belle que Grenouillel’avait prédit ; elles la nommèrent Moufette, et la reine avecbien de la peine obtint permission de la fée Lionne de lanourrir ; car elle avait grande envie de la manger, tant elleétait féroce et barbare.

Moufette, la merveille de nos jours, avaitdéjà six mois ; et la reine, en la regardant avec unetendresse mêlée de pitié, disait sans cesse :

« Ah ! si le roi ton père te voyait,ma pauvre petite, qu’il aurait de joie, que tu lui seraischère ! mais peut-être, dans ce même moment, qu’il commence àm’oublier ; il nous croit ensevelies pour jamais dans leshorreurs de la mort : peut-être, dis-je, qu’une autre occupedans son cœur la place qu’il m’y avait donnée. »

Ces tristes réflexions lui coûtaient bien deslarmes : la Grenouille qui l’aimait de bonne foi, la voyantpleurer ainsi, lui dit un jour :

« Si vous voulez, madame, j’irai trouverle roi votre époux ; le voyage est long : je cheminelentement : mais enfin un peu plus tôt, ou un peu plus tard,j’espère arriver. »

Cette proposition ne pouvait être plusagréablement reçue qu’elle le fut ; la reine joignit sesmains, et les fit même joindre à Moufette, pour marquer à madame laGrenouille l’obligation qu’elle lui aurait d’entreprendre un telvoyage. Elle l’assura que le roi n’en serait pointingrat :

« Mais continua-t-elle, de quelle utilitélui pourra être de me savoir dans ce triste séjour ? Il luisera impossible de m’en retirer.

– Madame, reprit la Grenouille, il fautlaisser ce soin aux dieux, et faire de notre côté ce qui dépend denous. »

Aussitôt elles se dirent adieu : la reineécrivit au roi avec son propre sang sur un petit morceau de linge,car elle n’avait ni encre, ni papier. Elle le priait de croire entoutes choses la vertueuse Grenouille qui l’allait informer de sesnouvelles.

Elle fut un an et quatre jours à monter lesdix mille marches qu’il y avait depuis la plaine noire, où ellelaissait la reine, jusqu’au monde, et elle demeura une autre annéeà faire faire son équipage, car elle était trop fière pour vouloirparaître dans une grande cour comme une méchante Grenouillette demarécages. Elle fit faire une litière assez grande pour mettrecommodément deux œufs ; elle était couverte toute d’écaille detortue en dehors, doublée en peau de jeunes lézards ; elleavait cinquante filles d’honneur ; c’était de ces petitesreines vertes qui sautillent dans les prés ; chacune étaitmontée sur un escargot, avec une selle à l’anglaise, la jambe surl’arçon d’un air merveilleux ; plusieurs rats d’eau, vêtus enpages, précédaient les limaçons, auxquels elle avait confié lagarde de sa personne : enfin rien n’a jamais été si joli,surtout son chaperon de roses vermeilles, toujours fraîches etépanouies, lui seyait le mieux du monde. Elle était un peu coquettede son métier, cela l’avait obligée de mettre du rouge et desmouches ; l’on dit même qu’elle était fardée, comme sont laplupart des dames de ce pays-là ; mais la chose approfondie,l’on a trouvé que c’étaient ses ennemis qui en parlaient ainsi.

Elle demeura sept ans à faire son voyage,pendant lesquels la pauvre reine souffrit des maux et des peinesinexprimables ; et sans la belle Moufette qui la consolait,elle serait morte cent et cent fois. Cette merveilleuse petitecréature n’ouvrait pas la bouche, et ne disait pas un mot qu’ellene charmât sa mère ; il n’était pas jusqu’à la fée Lionnequ’elle n’eût apprivoisée ; et enfin au bout de six ans que lareine avait passés dans cet horrible séjour, elle voulut bien lamener à la chasse, à condition que tout ce qu’elle tuerait seraitpour elle.

Quelle joie pour la pauvre reine de revoir lesoleil ! elle en avait si fort perdu l’habitude, qu’elle enpensa devenir aveugle. Pour Moufette, elle était si adroite, qu’àcinq ou six ans, rien n’échappait aux coups qu’elle tirait ;par ce moyen, la mère et la fille adoucissaient un peu la férocitéde la fée.

Grenouillette chemina par monts et par vaux,de jour et de nuit ; enfin elle arriva proche de la villecapitale où le roi faisait son séjour ; elle demeura surprisede ne voir partout que des danses et des festins ; on riait,on chantait ; et plus elle approchait de la ville, et pluselle trouvait de joie et de jubilation. Son équipage marécageuxsurprenait tout le monde : chacun la suivait ; et lafoule devint si grande lorsqu’elle entra dans la ville, qu’elle eutbeaucoup de peine à parvenir jusqu’au palais ; c’est en celieu que tout était dans la magnificence. Le roi, veuf depuis neufans, s’était enfin laissé fléchir aux prières de ses sujets ;il allait se marier à une princesse moins belle à la vérité que safemme, mais qui ne laissait pas d’être fort agréable.

La bonne Grenouille étant descendue de salitière, entra chez le roi, suivie de tout son cortège. Elle n’eutpas besoin de demander audience : le monarque, sa fiancée ettous les princes avaient trop d’envie de savoir le sujet de savenue pour l’interrompre :

« Sire, dit-elle, je ne sais si lanouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de lapeine ; les noces que vous êtes sur le point de faire, mepersuadent votre infidélité pour la reine.

– Son souvenir m’est toujours cher, dit le roi(en versant quelques larmes qu’il ne put retenir) : mais ilfaut que vous sachiez, gentille Grenouille, que les rois ne fontpas toujours ce qu’ils veulent ; il y a neuf ans que messujets me pressent de me remarier ; je leur dois deshéritiers : ainsi j’ai jeté les yeux sur cette jeune princessequi me paraît toute charmante.

– Je ne vous conseille pas de l’épouser, carla polygamie est un cas pendable : la reine n’est pasmorte ; voici une lettre écrite de son sang, dont elle m’achargée : vous avez une petite princesse, Moufette, qui estplus belle que tous les cieux ensemble. »

Le roi prit le chiffon où la reine avaitgriffonné quelques mots, il le baisa, il l’arrosa de ses larmes, ille fit voir à toute l’assemblée, disant qu’il reconnaissait fortbien le caractère de sa femme, il fit mille questions à laGrenouille, auxquelles elle répondit avec autant d’esprit que devivacité. La princesse fiancée, et les ambassadeurs, chargés devoir célébrer son mariage, faisaient laide grimace :

« Comment, sire, dit le plus célèbred’entre eux, pouvez-vous sur les paroles d’une crapaudine commecelle-ci, rompre un hymen si solennel ? Cette écume demarécage a l’insolence de venir mentir à votre cour, et goûte leplaisir d’être écoutée !

– Monsieur l’ambassadeur, répliqua laGrenouille, sachez que je ne suis point écume de marécage, etpuisqu’il faut ici étaler ma science, allons, fées et féos,paraissez. »

Toutes les grenouillettes, rats, escargots,lézards, et elle à leur tête parurent en effet ; mais ilsn’avaient plus la figure de ces vilains petits animaux, leur tailleétait haute et majestueuse, leur visage agréable, leurs yeux plusbrillants que les étoiles, chacun portait une couronne depierreries sur sa tête, et sur ses épaules un manteau royal, develours doublé d’hermine, avec une longue queue, que des nains etdes naines portaient. En même temps, voici des trompettes,timbales, hautbois et tambours qui percent les nues par leurs sonsagréables et guerriers, toutes les fées et féos commencèrent unballet si légèrement dansé, que la moindre gambade les élevaitjusqu’à la voûte du salon. Le roi attentif et la future reinen’étaient pas moins surpris l’un que l’autre, quand ils virent toutd’un coup ces honorables baladins métamorphosés en fleurs, qui nebaladinaient pas moins, jasmins, jonquilles, violettes, œillets ettubéreuses, que lorsqu’ils étaient pourvus de jambes et de pieds.C’était un parterre animé, dont tous les mouvements réjouissaientautant l’odorat que la vue.

Un instant après, les fleursdisparurent ; plusieurs fontaines prirent leurs places ;elles s’élevaient rapidement, et retombaient dans un large canalqui se forma au pied du château ; il était couvert de petitesgalères peintes et dorées, si jolies et si galantes, que laprincesse convia ses ambassadeurs d’y entrer avec elle pour s’ypromener. Ils le voulurent bien, comprenant que tout cela n’étaitqu’un jeu qui se terminerait par d’heureuses noces.

Dès qu’ils furent embarqués, la galère, lefleuve et toutes les fontaines disparurent ; les grenouillesredevinrent grenouilles. Le roi demanda où était saprincesse ; la Grenouille repartit :

« Sire, vous n’en devez point avoird’autre que la reine votre épouse : si j’étais moins de sesamies, je ne me mettrais pas en peine du mariage que vous étiez surle point de faire ; mais elle a tant de mérite, et votre filleMoufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un moment àtâcher de les délivrer.

– Je vous avoue, madame la Grenouille, dit leroi, que si je ne croyais pas ma femme morte, il n’y a rien aumonde que je ne fisse pour la ravoir.

– Après les merveilles que j’ai faites devantvous, répliqua-t-elle, il me semble que vous devriez être persuadéde ce que je vous dis : laissez votre royaume avec de bonsordres, et ne différez pas à partir. Voici une bague qui vousfournira les moyens de voir la reine, et de parler à la fée Lionne,quoiqu’elle soit la plus terrible créature qui soit aumonde. »

Le roi ne voyant plus la princesse qui luiétait destinée, sentit que sa passion pour elle s’affaiblissaitfort, et qu’au contraire, celle qu’il avait eue pour la reineprenait de nouvelles forces.

Il partit sans vouloir être accompagné depersonne, et fît des présents très considérables à laGrenouille :

« Ne vous découragez point, lui dit-elle,vous aurez de terribles difficultés à surmonter ; maisj’espère que vous réussirez dans ce que vous souhaitez. »

Le roi, consolé par ces promesses, ne pritpoint d’autres guides que sa bague pour aller trouver sa chèrereine. À mesure que Moufette grandissait, sa beauté seperfectionnait si fort, que tous les monstres du lac de vif-argenten devinrent amoureux ; l’on voyait des dragons d’une figureépouvantable, qui venaient ramper à ses pieds. Bien qu’elle les eûttoujours vus, ses beaux yeux ne pouvaient s’y accoutumer, ellefuyait et se cachait entre les bras de sa mère.

« Serons- nous longtemps ici ? luidisait-elle. Nos malheurs ne finiront-ils point ? »

La reine lui donnait de bonnes espérances pourla consoler ; mais dans le fond elle n’en avait aucune ;l’éloignement de la Grenouille, son profond silence, tant de tempspassé sans avoir aucunes nouvelles du roi ; tout cela, dis-je,l’affligeait à l’excès.

La fée Lionne s’accoutuma peu à peu à lesmener à la chasse ; elle était friande ; elle aimait legibier qu’elles lui tuaient, et pour toute récompense, elle leur endonnait les pieds ou la tête ; mais c’était même beaucoup deleur permettre de revoir encore la lumière du jour.

Cette fée prenait la figure d’unelionne ; la reine ou sa fille s’asseyaient sur elle, etcouraient ainsi les forêts.

Le roi, conduit par sa bague, s’étant arrêtédans une forêt, les vit passer comme un trait qu’on décoche ;il n’en fût pas aperçu ; mais voulant les suivre, ellesdisparurent absolument à ses yeux.

Malgré les continuelles peines de la reine, sabeauté ne s’était point altérée ; elle lui parut plus aimableque jamais. Tous ses feux se rallumèrent et ne doutant pas que lajeune princesse qui était avec elle, ne fût sa chère Moufette, ilrésolut de périr mille fois, plutôt que d’abandonner le dessein deles ravoir.

L’officieuse bague le conduisit dans l’obscurséjour où était la reine depuis tant d’années : il n’était pasmédiocrement surpris de descendre jusqu’au fond de la terre ;mais tout ce qu’il y vit l’étonna bien davantage. La fée Lionne quin’ignorait rien, savait le jour et l’heure qu’il devaitarriver : que n’aurait-elle pas fait pour que le destind’intelligence avec elle en eût ordonné autrement ? Mais ellerésolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien.

Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent unpalais de cristal, qui voguait comme l’onde ; elle y renfermala pauvre reine et sa fille ; ensuite elle harangua tous lesmonstres qui étaient amoureux de Moufette :

« Vous perdrez cette belle princesse,leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec moi à la défendrecontre un chevalier qui vient pour l’enlever. »

Les monstres promirent de ne rien négliger dece qu’ils pouvaient faire ; ils entourèrent le palais decristal ; les plus légers se placèrent sur le toit et sur lesmurs ; les autres aux portes, et le reste dans le lac.

Le roi étant conseillé par sa fidèle bague,fut d’abord à la caverne de la fée ; elle l’attendait sous safigure de Lionne. Dès qu’il parut, elle se jeta sur lui : ilmit l’épée à la main avec une valeur qu’elle n’avait pasprévue ; et comme elle allongeait sa patte pour le terrasser,il la lui coupa à la jointure, c’était justement au coude. Ellepoussa un grand cri, et tomba ; il s’approcha d’elle, il luimit le pied sur la gorge, il lui jura par sa foi qu’il l’allaittuer ; et malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pasd’avoir peur.

« Que me veux-tu, lui dit-elle, que medemandes-tu ?

– Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement,d’avoir enlevé ma femme ; et je veux t’obliger à me la rendre,ou je t’étranglerai tout à l’heure.

– Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois sielle est en mon pouvoir. »

Le roi regarda du côté qu’elle lui montrait,il vit la reine et sa fille dans le château de cristal, qui voguaitsans rames et sans gouvernail comme une galère sur levif-argent.

Il pensa mourir de joie et de douleur :il les appela de toute sa force, et il en fut entendu ; maisoù les joindre ? Pendant qu’il en cherchait le moyen, la féeLionne disparut.

Il courait le long des bords du lac :quand il était d’un côté prêt à joindre le palais transparent, ils’éloignait d’une vitesse épouvantable ; et ses espérancesétaient toujours ainsi déçues. La reine qui craignait qu’à la finil ne se lassât, lui criait de ne point perdre courage, que la féeLionne voulait le fatiguer ; mais qu’un véritable amour nepeut être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle etMoufette lui tendaient les mains, prenaient des manièressuppliantes. À cette vue, le roi se sentait pénétré de nouveauxtraits ; il élevait la voix ; il jurait par le Styx etl’Achéron, de passer plutôt le reste de sa vie dans ces tristeslieux, que d’en partir sans elles.

Il fallait qu’il fût doué d’une grandepersévérance : il passait aussi mal son temps que roi dumonde ; la terre, pleine de ronces et couverte d’épines, luiservait de lit ; il ne mangeait que des fruits sauvages, plusamers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenircontre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pourravoir sa femme, est assurément du temps des fées, et son procédémarque assez l’époque de mon conte.

Trois années s’écoulèrent sans que le roi eûtlieu de se promettre aucuns avantages ; il était presquedésespéré ; il prit cent fois la résolution de se jeter dansle lac ; et il l’aurait fait, s’il avait pu envisager cedernier coup comme un remède aux peines de la reine et de laprincesse. Il courait à son ordinaire, tantôt d’un côté, tantôtd’un autre, lorsqu’un dragon affreux l’appela, et luidit :

« Si vous voulez me jurer par votrecouronne et par votre sceptre, par votre manteau royal, par votrefemme et votre fille, de me donner un certain morceau à manger,dont je suis friand, et que je vous demanderai lorsque j’en auraienvie, je vais vous prendre sur mes ailes, et malgré tous lesmonstres qui couvrent ce lac, et qui gardent ce château de cristal,je vous promets que nous retirerons la reine et la princesseMoufette. »

« Ah ! cher dragon de mon âme,s’écria le roi, je vous jure, et à toute votre dragonienne espèce,que je vous donnerai à manger tout votre saoul, et que je resteraià jamais votre petit serviteur.

– Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, sivous n’avez envie de me tenir parole ; car il arriverait desmalheurs si grands, que vous vous en souviendriez le reste de votrevie. »

Le roi redoubla ses protestations ; ilmourait d’impatience de délivrer sa chère reine ; il monta surle dos du dragon, comme il aurait fait sur le plus beau cheval dumonde : en même temps les monstres vinrent au-devant de luipour l’arrêter au passage, ils se battent, l’on n’entend que lesifflement aigu des serpents, l’on ne voit que du feu, le soufre etle salpêtre tombent pêle-mêle : enfin le roi arrive auchâteau ; les efforts s’y renouvellent ; chauves-souris,hiboux, corbeaux, tout lui en défend l’entrée ; mais le dragonavec ses griffes, ses dents et sa queue, mettait en pièces les plushardis. La reine de son côté qui voyait cette grande bataille,casse ses murs à coup de pieds, et des morceaux, elle en fait desarmes pour aider à son cher époux ; ils furent enfinvictorieux, ils se joignirent, et l’enchantement s’acheva par uncoup de tonnerre qui tomba dans le lac, et qui le tarit.

L’officieux dragon était disparu comme tousles autres ; et sans que le roi pût deviner par quel moyen ilavait été transporté dans sa ville capitale, il s’y trouva avec lareine et Moufette, assis dans un salon magnifique, vis-à-vis d’unetable délicieusement servie. Il n’a jamais été un étonnement pareilau leur, ni une plus grande joie. Tous leurs sujets accoururentpour voir leur souveraine et la jeune princesse, qui, par une suitede prodiges, était si superbement vêtue, qu’on avait peine àsoutenir l’éclat de ses pierreries.

Il est aisé d’imaginer que tous les plaisirsoccupèrent cette belle cour : l’on y faisait des mascarades,des courses de bagues, des tournois, qui attiraient les plus grandsprinces du monde ; et les beaux yeux de Moufette lesarrêtaient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits et lesplus adroits, le prince Moufy emporta partout l’avantage ;l’on n’entendait que des applaudissements ; chacun l’admirait,et la jeune Moufette, qui avait été jusqu’alors avec les serpentset les dragons du lac, ne put s’empêcher de rendre justice aumérite de Moufy ; il ne se passait aucun jour, sans qu’il fîtdes galanteries nouvelles pour lui plaire, car il l’aimaitpassionnément ; et s’étant mis sur les rangs pour établir sesprétentions, il fit connaître au roi et à la reine que saprincipauté était d’une beauté et d’une étendue qui méritait bienune attention particulière.

Le roi lui dit que Moufette était maîtresse dese choisir un mari, et qu’il ne la voulait contraindre en rien,qu’il travaillât à lui plaire, que c’était l’unique moyen d’êtreheureux. Le prince fut ravi de cette réponse, il avait connu enplusieurs rencontres qu’il ne lui était pas indifférent ; ets’en étant enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s’il n’étaitpas son époux, elle n’en aurait jamais d’autre. Moufy, transportéde joie, se jeta à ses pieds, et la conjura dans les termes lesplus tendres, de se souvenir de la parole qu’elle lui donnait.

Il courut aussitôt dans l’appartement du roiet de la reine ; il leur rendit compte des progrès que sonamour avait fait sur Moufette, et les supplia de ne plus différerson bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avaitde si grandes qualités, qu’il semblait être seul digne de posséderla merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avantqu’il retournât à Moufy, où il était obligé d’aller donner desordres pour son mariage ; mais il ne serait plutôt jamaisparti, que de s’en aller sans des assurances certaines d’êtreheureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire adieusans répandre beaucoup de larmes ; elle avait je ne sais quelspressentiments qui l’affligeaient ; et la reine voyant leprince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa fille, lepriant, pour l’amour d’eux tous, que l’entrée qu’il allait ordonnerne fût plutôt pas si magnifique, et qu’il tardât moins à revenir.Il lui dit :

« Madame, je n’ai jamais tant pris deplaisir à vous obéir, que j’en aurai dans cette occasion ; moncœur y est trop intéressé pour que je néglige ce qui peut me rendreheureux. »

Il partit en poste ; et la princesseMoufette en attendant son retour, s’occupait de la musique et desinstruments qu’elle avait appris à toucher depuis quelques mois, etdont elle s’acquittait merveilleusement bien. Un jour qu’elle étaitdans la chambre de la reine, le roi y entra, le visage tout couvertde larmes, et prenant sa fille entre ses bras :

« Ô ! mon enfant, s’écria-t-il.Ô ! père infortuné ! Ô ! malheureuxroi ! »

Il n’en put dire davantage : les soupirscoupèrent le fil de sa voix ; la reine et la princesseépouvantées, lui demandèrent ce qu’il avait ; enfin il leurdit qu’il venait d’arriver un géant d’une grandeur démesurée, quise disait ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promessequ’il avait exigée du roi pour lui aider à combattre et à vaincreles monstres, venait demander la princesse Moufette, afin de lamanger en pâté ; qu’il s’était engagé par des sermentsépouvantables de lui donner tout ce qu’il voudrait ; et en cetemps-là, on ne savait pas manquer à sa parole.

La reine, entendant ces tristes nouvelles,poussa des cris affreux, elle serra la princesse entre sesbras :

« L’on m’arracherait plutôt la vie,dit-elle, que de me résoudre à livrer ma fille à ce monstre ;qu’il prenne notre royaume et tout ce que nous possédons. Pèredénaturé, pourriez- vous donner les mains à une si grandebarbarie ? Quoi ! mon enfant serait mis en pâte !Ha ! je n’en peux soutenir la pensée : envoyez-moi cebarbare ambassadeur ; peut-être que mon affliction letouchera. »

Le roi ne répliqua rien : il fut parlerau géant, et l’amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses pieds,elle et sa fille le conjurant d’avoir pitié d’elles, et depersuader au dragon de prendre tout ce qu’elles avaient, et desauver la vie à Moufette ; mais il leur répondit que cela nedépendait point du tout de lui, et que le dragon était tropopiniâtre et trop friand ; que lorsqu’il avait en tête demanger quelque bon morceau, tous les dieux ensemble ne lui enôteraient pas l’envie ; qu’il leur conseillait en ami, defaire la chose de bonne grâce, parce qu’il en pourrait encorearriver de plus grands malheurs. À ces mots la reine s’évanouit, etla princesse en aurait fait autant, s’il n’eût fallu qu’ellesecourût sa mère.

Ces tristes nouvelles furent à peine répanduesdans le palais, que toute la ville le sut, et l’on n’entendait quedes pleurs et des gémissements, car Moufette était adorée. Le roine pouvait se résoudre à la donner au géant ; et le géant, quiavait déjà attendu plusieurs jours, commençait à se lasser, etmenaçait d’une manière terrible. Cependant le roi et la reinedisaient :

« Que peut-il nous arriver de pis ?Quand le dragon du lac viendrait nous dévorer nous ne serions pasplus affligés ; si l’on met notre Moufette en pâte, noussommes perdus. »

Là-dessus le géant leur dit qu’il avait reçudes nouvelles de son maître, et que si la princesse voulait épouserun neveu qu’il avait, il consentait à la laisser vivre ; qu’aureste, ce neveu était beau et bien fait, qu’il était prince, etqu’elle pourrait vivre fort contente avec lui.

Cette proposition adoucit un peu la douleur deleurs majestés ; la reine parla à la princesse, mais elle latrouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de lamort :

« Je ne suis point capable, lui dit-elle,madame, de conserver ma vie par une infidélité, vous m’avez promiseau prince Moufy, je ne serai jamais à d’autre : laissez-moimourir : la fin de ma vie assurera le repos de lavôtre. »

Le roi survint : il dit à sa fille toutce que la plus forte tendresse peut faire imaginer : elledemeura ferme dans ses sentiments ; et pour conclusion, il futrésolu de la conduire sur le haut d’une montagne où le dragon dulac la devait venir prendre.

L’on prépara tout pour ce tristesacrifice ; jamais ceux d’Iphigénie et de Psyché n’ont été silugubres : l’on ne voyait que des habits noirs, des visagespâles et consternés. Quatre cents jeunes filles de la premièrequalité s’habillèrent de longs habits blancs, et se couronnèrent decyprès pour l’accompagner : on la portait dans une litière develours noir découverte, afin que tout le monde vît ce chef-d’œuvredes dieux ; ses cheveux étaient épars sur ses épaules,rattachés de crêpes, et la couronne qu’elle avait sur sa tête étaitde jasmins, mêlés de quelques soucis. Elle ne paraissait touchéeque de la douleur du roi et de la reine qui la suivaient accablésde la plus profonde tristesse : le géant, armé de toutespièces, marchait à côté de la litière où était la princesse ;et la regardant d’un œil avide, il semblait qu’il était assuré d’enmanger sa part ; l’air retentissait de soupirs et desanglots ; le chemin était inondé des larmes que l’onrépandait.

« Ha ! Grenouille, Grenouille,s’écriait la reine, vous m’avez bien abandonnée ! hélas,pourquoi me donniez-vous votre secours dans la sombre plaine,puisque vous me le déniez à présent ? Que je serais heureused’être morte alors ! je ne verrais pas aujourd’hui toutes mesespérances déçues ! je ne verrais pas, dis-je, ma chèreMoufette sur le point d’être dévorée. »

Pendant qu’elle faisait ces plaintes, l’onavançait toujours, quelque lentement qu’on marchât ; et enfinl’on se trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu, les criset les regrets redoublèrent d’une telle force, qu’il n’a jamaisrien été de si lamentable ; le géant convia tout le monde defaire ses adieux et de se retirer. Il fallait bien le faire, car ence temps-là on était fort simple, et on ne cherchait des remèdes àrien.

Le roi et la reine s’étant éloignés, montèrentsur une autre montagne avec toute leur cour, parce qu’ils pouvaientvoir de là ce qui allait arriver à la princesse ; et en effetils ne restèrent pas longtemps sans apercevoir en l’air un dragonqui avait près d’une demi-lieue de long, bien qu’il eût six grandesailes, il ne pouvait presque voler, tant son corps était pesant,tout couvert de grosses écailles bleues, et de longs dardsenflammés ; sa queue faisait cinquante tours et demi ;chacune de ses griffes était de la grandeur d’un moulin à vent, etl’on voyait dans sa gueule béante trois rangs de dents aussilongues que celles d’un éléphant.

Mais pendant qu’il s’avançait peu à peu, lachère et fidèle Grenouille, montée sur un épervier, vola rapidementvers le prince Moufy. Elle avait son chaperon de roses ; etquoiqu’il fût enfermé dans son cabinet, elle y entra sansclé :

« Que faites-vous ici, amantinfortuné ? lui dit-elle. Vous rêvez aux beautés de Moufette,qui est dans ce moment exposée à la plus rigoureusecatastrophe : voici donc une feuille de rose, en soufflantdessus, j’en fais un cheval rare, comme vous allez voir. »

Il parut aussitôt un cheval tout vert ;il avait douze pieds et trois têtes ; l’une jetait du feu,l’autre des bombes, et l’autre des boulets de canon. Elle lui donnaune épée qui avait dix-huit aunes de long, et qui était plus légèrequ’une plume ; elle le revêtit d’un seul diamant, dans lequelil entra comme dans un habit, et bien qu’il fût plus dur qu’unrocher, il était si maniable, qu’il ne le gênait en rien :

« Partez, lui dit-elle, courez, volez àla défense de ce que vous aimez ; le cheval vert que je vousdonne, vous mènera où elle est ; quand vous l’aurez délivrée,faites-lui entendre la part que j’y ai. »

« Généreuse fée, s’écria le prince, je nepuis à présent vous témoigner toute ma reconnaissance ; maisje me déclare pour jamais votre esclave très fidèle. »

Il monta sur le cheval aux trois têtes,aussitôt il se mit à galoper avec ses douze pieds, et faisait plusde diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte qu’il arrivaen peu de temps au haut de la montagne, où il vit sa chèreprincesse toute seule, et l’affreux dragon qui s’en approchaitlentement. Le cheval vert se mit à jeter du feu, des bombes et desboulets de canon, qui ne surprirent pas médiocrement lemonstre ; il reçut vingt coups de ces boulets dans la gorge,qui entamèrent un peu les écailles ; et les bombes luicrevèrent un œil. Il devint furieux, et voulut se jeter sur leprince ; mais l’épée de dix-huit aunes était d’une si bonnetrempe, qu’il la maniait comme il voulait, la lui enfonçantquelquefois jusqu’à la garde, ou s’en servant comme d’un fouet. Leprince n’aurait pas laissé de sentir l’effort de ses griffes, sansl’habit de diamant qui était impénétrable.

Moufette l’avait reconnu de fort loin, car lediamant qui le couvrait était fort brillant et clair, de sortequ’elle fut saisie de la plus mortelle appréhension dont unemaîtresse puisse être capable ; mais le roi et la reinecommencèrent à sentir dans leur cœur quelques rayons d’espérance,car il était fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, àdouze pieds, qui jetait feu et flammes et un prince dans un étui dediamants, armé d’une épée formidable, venir dans un moment sinécessaire, et combattre avec tant de valeur. Le roi mit sonchapeau sur sa canne, et la reine attacha son mouchoir au bout d’unbâton, pour faire des signes au prince, et l’encourager. Toute leursuite en fit autant. En vérité, il n’en avait pas besoin, son cœurtout seul et le péril où il voyait sa maîtresse, suffisaient pourl’animer.

Quels efforts ne fit-il point ! la terreétait couverte des dards, des griffes, des cornes, des ailes et desécailles du dragon ; son sang coulait par milleendroits ; il était tout bleu, et celui du cheval toutvert ; ce qui faisait une nuance singulière sur la terre. Leprince tomba cinq fois, il se releva toujours, il prenait son tempspour remonter sur son cheval, et puis c’était des canonnades et desfeux grégeois qui n’ont jamais rien eu de semblable : enfin ledragon perdit ses forces, il tomba, et le prince lui donna un coupdans le ventre qui lui fit une épouvantable blessure ; mais,ce qu’on aura peine à croire, et qui est pourtant aussi vrai que lereste du conte, c’est qu’il sortit par cette large blessure, unprince le plus beau et le plus charmant que l’on ait jamaisvu ; son habit était de velours bleu à fond d’or, tout brodéde perles ; il avait sur la tête un petit morion à la grecque,ombragé de plumes blanches. Il accourut les bras ouverts,embrassant le prince Moufy :

« Que ne vous dois-je pas mon généreuxlibérateur ! lui dit-il ; vous venez de me délivrer de laplus affreuse prison où jamais un souverain puisse êtrerenfermé : j’y avais été condamné par la fée Lionne : ily a seize ans que j’y languis ; et son pouvoir était tel, quemalgré ma propre volonté, elle me forçait à dévorer cette belleprincesse : menez-moi à ses pieds, pour que je lui expliquemon malheur. »

Le prince Moufy, surpris et charmé d’uneaventure si étonnante, ne voulut céder en rien aux civilités de ceprince ; ils se hâtèrent de joindre la belle Moufette, quirendait de son côté mille grâces aux dieux pour un bonheur siinespéré. Le roi, la reine et toute la cour étaient déjà auprèsd’elle ; chacun parlait à la fois, personne ne s’entendait,l’on pleurait presque autant de joie, que l’on avait pleuré dedouleur. Enfin pour que rien ne manquât à la fête, la bonneGrenouille parut en l’air, montée sur un épervier qui avait dessonnettes d’or aux pieds. Lorsqu’on entendit drelin dindin, chacunleva les yeux ; l’on vit briller le chaperon de roses comme unsoleil, et la Grenouille était aussi belle que l’aurore. La reines’avança vers elle, et la prit par une de ses petites pattes ;aussitôt la sage Grenouille se métamorphosa, et parut comme unegrande reine ; son visage était le plus agréable dumonde :

« Je viens, s’écria-t-elle, pourcouronner la fidélité de la princesse Moufette, elle a mieux aiméexposer sa vie, que de changer ; cet exemple est rare dans lesiècle où nous sommes, mais il le sera bien davantage dans lessiècles à venir. »

Elle prit aussitôt deux couronnes de myrtesqu’elle mit sur la tête des deux amants qui s’aimaient, et frappanttrois coups de sa baguette, l’on vit que tous les os du dragons’élevèrent pour former un arc de triomphe, en mémoire de la grandeaventure qui venait de se passer.

Ensuite cette belle et nombreuse troupes’achemina vers la ville, chantant hymen et hyménée, avec autant degaieté, qu’ils avaient célébré tristement le sacrifice de laprincesse.

Ses noces ne furent différées que jusqu’aulendemain ; il est aisé de juger de la joie qui lesaccompagna.

Share