Contes

de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont

La Belle et la Bête

Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles, et comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles ; mais la cadette surtout se faisait admirer et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la Belle Enfant ; en sorte que le nom lui en resta, ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil parce qu’elles étaient riches : elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres.

Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage, mais les deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. LaBelle remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser ;mais elle leur dit qu’elle était trop jeune et qu’elle souhaitaittenir compagnie à son père pendant quelques années.

Tout d’un coup, le marchand perdit son bien etil ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de laville. Il dit en pleurant à ses enfants qu’il leur fallait allerdans cette maison et qu’en travaillant comme des paysans, ils ypourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles nevoulaient pas quitter la ville et qu’elles connaissaient des jeunesgens qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’ellesn’eussent plus de fortune.

Ces demoiselles se trompaient : leursamis ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres.Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, ondisait :

« Elles ne méritent pas qu’on lesplaigne ! Nous sommes bien aises de voir leur orgueilabaissé : qu’elles aillent faire les dames en gardant lesmoutons ! »

Mais en même temps, tout le mondedisait :

« Pour la Belle, nous sommes bien fâchésde son malheur : c’est une si bonne fille ! Elle parlaitaux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, sihonnête ! »

Il y eut même plusieurs gentilshommes quivoulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eût pas un sou. Mais elle leurdit qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre pèredans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour leconsoler et l’aider à travailler.

Quand ils furent arrivés à leur maison decampagne, le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer laterre. La Belle se levait à quatre heures du matin et se dépêchaitde nettoyer la maison et de préparer à dîner pour la famille. Elleeut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas habituée àtravailler comme une servante ; mais, au bout de deux mois,elle devint plus forte et la fatigue lui donna une santé parfaite.Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, jouait du clavecin,ou bien chantait en filant.

Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient àmort ; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaienttoute la journée, et regrettaient leurs beaux habits et leursamis.

« Voyez notre cadette, disaient-ellesentre elles, elle est si stupide qu’elle se contente de samalheureuse situation. »

Le bon marchand ne pensait pas comme sesfilles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs àbriller en société. Il admirait la vertu de cette jeune fille etsurtout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de luilaisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à toutmoment.

Il y avait un an que cette famille vivait dansla solitude, lorsque le marchand reçut une lettre par laquelle onlui annonçait qu’un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises,venait d’arriver sans encombre. Cette nouvelle faillit fairetourner la tête à ses deux aînées qui pensaient qu’enfin ellespourraient quitter cette campagne où elles s’ennuyaient tant. Quandelles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leurapporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortesde bagatelles. La Belle ne lui demandait rien, car elle pensait quetout l’argent des marchandises ne suffirait pas à acheter ce queses sœurs souhaitaient.

« Tu ne me pries pas de t’acheter quelquechose ? lui demanda son père.

– Puisque vous avez la bonté de penser à moi,lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car on n’entrouve point ici. »

Ce n’est pas que la Belle se souciât d’unerose mais elle ne voulait pas condamner, par son exemple, laconduite de ses sœurs qui auraient dit que c’était pour sedistinguer qu’elle ne demandait rien.

Le bonhomme partit. Mais quand il fut arrivé,on lui fit un procès pour ses marchandises. Et, après avoir eubeaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant.Il n’avait plus que trente milles à parcourir avant d’arriver à samaison et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants.Mais, comme il fallait traverser un grand bois avant de trouver samaison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le ventsoufflait si fort qu’il le jeta deux fois à bas de son cheval. Lanuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ouqu’il serait mangé par des loups qu’il entendait hurler autour delui.

Tout d’un coup, en regardant au bout d’unelongue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais quiparaissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là et vit que cettelumière venait d’un grand palais, qui était tout illuminé. Lemarchand remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait et se hâtad’arriver à ce château ; mais il fut bien surpris de netrouver personne dans les cours. Son cheval qui le suivait, voyantune grande écurie ouverte, entra dedans ; ayant trouvé du foinet de l’avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jetadessus avec beaucoup d’avidité. Le marchand l’attacha dans l’écurieet marcha vers la maison, où il ne trouva personne ; maisétant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu et unetable chargée de viandes, où il n’y avait qu’un couvert.

Comme la pluie et la neige l’avaient mouilléjusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher et disait enlui-même : « Le maître de la maison ou ses domestiques mepardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendrontbientôt ». Il attendit pendant un temps considérable ;mais onze heures ayant sonné sans qu’il vît personne, il ne putrésister à la faim et prit un poulet qu’il mangea en deux bouchées,et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin ; devenuplus hardi, il sortit de la salle et traversa plusieurs grandsappartements magnifiquement meublés. A la fin, il trouva unechambre où il y avait un bon lit et, comme il était minuit passé etqu’il était las, il prit le parti de fermer la porte et de secoucher.

Il était dix heures du matin quand ils’éveilla le lendemain et il fut bien surpris de trouver un habitfort propre à la place du sien qui était tout gâté.« Assurément, pensa-t-il, ce palais appartient à quelque bonnefée qui a eu pitié de ma situation. » Il regarda par lafenêtre et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs quienchantaient la vue. Il entra dans la grande salle où il avaitsoupé la veille et vit une petite table où il y avait duchocolat.

« Je vous remercie, madame la fée, dit-iltout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. »

Le bonhomme, après avoir pris son chocolat,sortit pour aller chercher son cheval et, comme il passait sous unberceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé,et cueillit une branche où il y en avait plusieurs.

A cet instant, il entendit un grand bruit etvit venir à lui une Bête si horrible qu’il fut tout près des’évanouir.

« Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bêted’une voix terrible : je vous ai sauvé la vie en vous recevantdans mon château et, pour ma peine, vous me volez mes roses quej’aime mieux que toute chose au monde : il vous faut mourirpour réparer votre faute. Je ne vous donne qu’un quart d’heure pourdemander pardon à Dieu. »

Le marchand se jeta à genoux et dit à la Bête,en joignant les mains :

« Monseigneur, pardonnez-moi, je necroyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mesfilles, qui m’en avait demandé.

– Je ne m’appelle point Monseigneur, réponditle monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments, moi, jeveux qu’on dise ce qu’on pense ; ainsi ne croyez pas metoucher par vos flatteries. Mais vous m’avez dit que vous aviez desfilles. Je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vosfilles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne discutezpas, partez ! Et si vos filles refusent de mourir pour vous,jurez que vous reviendrez dans trois mois. »

Le bonhomme n’avait pas dessein de sacrifierune de ses filles à ce vilain monstre ; mais il pensa :« Du moins j’aurai le plaisir de les embrasser encore unefois » . Il jura donc de revenir, et la Bête lui ditqu’il pourrait partir quand il voudrait. « Mais,ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides.Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grandcoffre vide, tu peux y mettre tout ce qui te plaira, je le feraiporter chez toi. »

En même temps la Bête se retira et le bonhommese dit : « S’il faut que je meure, j’aurai la consolationde laisser du pain à mes pauvres enfants » .

Il retourna dans la chambre où il avaitcouché ; y ayant trouvé une grande quantité de pièces d’or, ilremplit le coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma et, ayantrepris son cheval qu’il retrouva dans l’écurie, il sortit de cepalais avec une tristesse égale à la joie qu’il avait lorsqu’il yétait entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêtet, en peu d’heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Sesenfants se rassemblèrent autour de lui ; mais, au lieu d’êtresensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en lesregardant. Il tenait à la main la branche de roses qu’il apportaità la Belle ; il la lui donna et lui dit : « LaBelle, prenez ces roses. Elles coûtent bien cher à votre malheureuxpère ! » . Et, tout de suite, il raconta à safamille la funeste aventure qui lui était arrivée.

A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grandscris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point.

« Voyez ce que produit l’orgueil de cettepetite créature, disaient-elles. Que ne demandait-elle des robescomme nous : mais non, mademoiselle voulait sedistinguer ! Elle va causer la mort de notre père, et elle nepleure pas !

– Cela serait fort inutile, reprit laBelle : pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? Ilne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de sesfilles, je veux me livrer à toute sa furie et je me trouve fortheureuse puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et delui prouver ma tendresse.

– Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères,vous ne mourrez pas : nous irons trouver ce monstre, nouspérirons sous ses coups si nous ne pouvons le tuer.

– Ne l’espérez pas, mes enfants ! leurdit le marchand. La puissance de la Bête est si grande qu’il ne mereste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du boncœur de la Belle, mais je ne veux pas l’exposer à la mort. Je suisvieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi je neperdrai que quelques années de vie que je ne regrette qu’à cause devous, mes chers enfants.

– Je vous assure, mon père, dit la Belle, quevous n’irez pas à ce palais sans moi : vous ne pouvezm’empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pasfort attachée à la vie et j’aime mieux être dévorée par ce monstreque de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. » Oneut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beaupalais, et ses sœurs en étaient charmées parce que les vertus decette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie.

Le marchand était si occupé de la douleur deperdre sa fille qu’il ne pensait pas au coffre qu’il avait remplid’or ; mais aussitôt qu’il se fut enfermé dans sa chambre pourse coucher, il fut bien étonné de le trouver au pied de son lit. Ilrésolut de ne point dire à ses enfants qu’il était devenu riche,parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville et qu’ilétait résolu de mourir dans cette campagne, mais il confia cesecret à la Belle qui lui apprit qu’il était venu quelquesgentilshommes pendant son absence, qu’il y en avait deux quiaimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier ; car laBelle était si bonne qu’elle les aimait et leur pardonnait de toutson cœur le mal qu’elles lui avaient fait.

Ces méchantes filles se frottèrent les yeuxavec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec sonpère ; mais ses frères pleuraient tout de bon aussi bien quele marchand. Il n’y avait que la Belle qui ne pleurait point parcequ’elle ne voulait pas augmenter leur douleur.

Le cheval prit la route du palais et, sur lesoir, ils l’aperçurent illuminé comme la première fois. Le chevalalla tout seul à l’écurie et le bonhomme entra avec sa fille dansla grande salle où ils trouvèrent une table magnifiquement servie,avec deux couverts. Le marchand n’avait pas le cœur de manger, maisla Belle, s’efforçant de paraître tranquille, se mit à la table etle servit. Puis elle se dit en elle-même : « La Bête veutm’engraisser avant de me manger puisqu’elle me fait faire si bonnechère. »

Quand ils eurent soupé, ils entendirent ungrand bruit. Le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurantcar il pensait que c’était la Bête. La Belle ne put s’empêcher defrémir en voyant cette horrible figure, mais elle se rassura de sonmieux et, le monstre lui ayant demandé si c’était de bon cœurqu’elle était venue, elle lui dit en tremblant que oui.

« Vous êtes bien bonne, lui dit laBête, et je vous suis bien obligé. Bonhomme, partez demain matin etne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle.

– Adieu, la Bête », répondit-elle, ettout de suite, le monstre se retira.

« Ah ! ma fille, dit le marchand enembrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi,laissez-moi ici.

– Non, mon père, lui dit la Belle avecfermeté, vous partirez demain matin et vous m’abandonnerez ausecours du Ciel ; peut-être aura-t-il pitié de moi. »

Ils allèrent se coucher et croyaient ne pasdormir de toute la nuit ; mais à peine furent-ils dans leurslits que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vitune dame qui lui dit :

« Je suis contente de votre bon cœur, laBelle. La bonne action que vous faites, en donnant votre vie poursauver celle de votre père, ne demeurera pas sansrécompense. »

La Belle, s’éveillant, raconta ce songe à sonpère et, quoiqu’il le consolât un peu, cela ne l’empêcha pas dejeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chèrefille.

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans lagrande salle et se mit à pleurer aussi. Mais comme elle avaitbeaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu et résolut de ne sepoint chagriner pour le peu de temps qu’elle avait à vivre car ellecroyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut dese promener en attendant et de visiter ce beau château.

Elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer labeauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte surlaquelle il y avait écrit : Appartement de la Belle.Elle ouvrit cette porte avec précipitation et fut éblouie de lamagnificence qui y régnait. Mais ce qui frappa le plus sa vue futune grande bibliothèque, un clavecin et plusieurs livres demusique. « On ne veut pas que je m’ennuie », dit-elletout bas. Elle pensa ensuite : « Si je n’avais qu’un jourà demeurer ici, on ne m’aurait pas ainsi pourvue. » Cettepensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque et vit unlivre où il y avait écrit en lettres d’or : Souhaitez,commandez : vous êtes ici la reine et la maîtresse.« Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien quede voir mon pauvre père et de savoir ce qu’il fait àprésent. » Elle avait dit cela en elle-même.

Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux surun grand miroir, d’y voir sa maison où son père arrivait avec unvisage extrêmement triste ! Ses sœurs venaient au-devant delui et, malgré les grimaces qu’elles faisaient pour paraîtreaffligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœurparaissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, etla Belle ne put s’empêcher de penser que la Bête était biencomplaisante et qu’elle n’avait rien à craindre.

A midi, elle trouva la table mise et, pendantson dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu’elle ne vîtpersonne. Le soir, comme elle allait se mettre a table, elleentendit le bruit que faisait la Bête et ne put s’empêcher defrémir.

« La Belle, lui dit ce monstre,voulez-vous bien que je vous voie souper ?

– Vous êtes le maître, répondit la Belle entremblant.

– Non, reprit la Bête, il n’y a ici demaîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si jevous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-cepas que vous me trouvez bien laid ?

– Cela est vrai, dit la Belle, car je ne saispas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon.

– Vous avez raison, dit le monstre. Mais outreque je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que jene suis qu’une Bête.

– On n’est pas bête, reprit la Belle, quand oncroit n’avoir point d’esprit. Un sot n’a jamais su cela.

– Mangez donc, la Belle, dit le monstre, ettâchez de ne point vous ennuyer dans votre maison car tout ceci està vous, et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente.

– Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Jevous assure que je suis contente de votre cœur. Quand j’y pense,vous ne me paraissez plus si laid.

– Oh ! dame, oui ! répondit la Bête.J’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

– Il y a bien des hommes qui sont plusmonstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votrefigure, que ceux qui, avec la figure d’homme, cachent un cœur faux,corrompu, ingrat.

– Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, jevous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais jesuis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c’est que jevous suis bien obligé. »

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avaitpresque plus peur du monstre, mais elle manqua mourir de frayeurlorsqu’il lui dit :

« La Belle, voulez-vous être mafemme ? » Elle fut quelque temps sans répondre :elle avait peur d’exciter la colère du monstre en refusant saproposition. Elle lui dit enfin en tremblant : « Non, laBête. »

Dans le moment, ce pauvre monstre voulutsoupirer et il fit un sifflement si épouvantable que tout le palaisen retentit ; mais la Belle fut bientôt rassurée, car la Bête,lui ayant dit tristement « Adieu donc, la Belle » ,sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour laregarder encore. Belle, se voyant seule, sentit une grandecompassion pour cette pauvre Bête. « Hélas !disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est sibonne ! »

Belle passa trois mois dans ce palais avecassez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visiteet parlait avec elle pendant le souper avec assez de bon sens, maisjamais avec ce qu’on appelle esprit dans le monde. Chaque jour,Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre :l’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur et, loin decraindre le moment de sa visite, elle regardait souvent sa montrepour voir s’il était bientôt neuf heures, car la Bête ne manquaitjamais de venir à cette heure-là.

Il n’y avait qu’une chose qui faisait de lapeine à la Belle, c’est que le monstre, avant de se coucher, luidemandait toujours si elle voulait être sa femme et paraissaitpénétré de douleur lorsqu’elle lui disait que non. Elle lui dit unjour : « Vous me chagrinez, la Bête ! Je voudraispouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous fairecroire que cela arrivera jamais : je serai toujours votreamie ; tâchez de vous contenter de cela.

– Il le faut bien, reprit la Bête. Je me rendsjustice ! je sais que je suis horrible, mais je vous aimebeaucoup. Aussi, je suis trop heureux de ce que vous vouliez bienrester ici. Promettez-moi que vous ne me quitterezjamais ! »

La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu,dans son miroir, que son père était malade de chagrin de l’avoirperdue et elle souhaitait le revoir.

«  Je pourrais bien vous promettrede ne vous jamais quitter tout à fait, mais j’ai tant envie derevoir mon père que je mourrai de douleur si vous me refusez ceplaisir.

– J’aime mieux mourir moi-même, dit lemonstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votrepère, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra dedouleur.

– Non, lui dit la Belle en pleurant, je vousaime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets derevenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs sontmariées et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père esttout seul : acceptez que je reste chez lui une semaine.

– Vous y serez demain au matin, dit la Bête.Mais souvenez-vous de votre promesse : vous n’aurez qu’àmettre votre bague sur une table en vous couchant quand vousvoudrez revenir. Adieu, la Belle. »

La Bête soupira, selon sa coutume, en disantces mots, et la Belle se coucha, toute triste de l’avoir affligée.Quand elle se réveilla, le matin, elle se trouva dans la maison deson père et, ayant sonné une clochette qui était à côté du lit,elle vit venir la servante qui poussa un grand cri en la voyant. Lebonhomme accourut à ce cri et manqua de mourir de joie en revoyantsa chère fille, et ils se tinrent embrassés plus d’un quartd’heure.

La Belle, après les premiers transports, pensaqu’elle n’avait point d’habits pour se lever, mais la servante luidit qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grandcoffre plein de robes d’or, garnies de diamants. Belle remercia labonne Bête de ses attentions. Elle prit la moins riche de ces robeset dit à la servante de ranger les autres dont elle voulait faireprésent à ses sœurs. Mais à peine eut-elle prononcé ces paroles quele coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’ellegardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffrerevinrent à la même place.

La Belle s’habilla et, pendant ce temps, onalla avertir ses sœurs qui accoururent avec leurs maris. Ellesétaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé unjeune gentilhomme beau comme l’Amour ; mais il était siamoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de celadepuis le matin jusqu’au soir. La seconde avait épousé un homme quiavait beaucoup d’esprit, mais il ne s’en servait que pour faireenrager tout le monde, à commencer par sa femme. Les sœurs de laBelle manquèrent de mourir de douleur quand elles la virenthabillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Rien neput étouffer leur jalousie, qui augmenta lorsque la Belle leur eutconté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirentdans le jardin pour y pleurer tout à leur aise et elles sedisaient :

« Pourquoi cette petite créature est-elleplus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimablesqu’elle ?

– Ma sœur, dit l’aînée, il me vient unepensée ! Tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours : sasotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué deparole et peut-être qu’elle la dévorera.

– Vous avez raison, ma sœur, répondit l’autre.Nous ferons tout pour la retenir ici. »

Et, ayant pris cette résolution, ellesremontèrent et firent tant d’amitiés à leur sœur que la Belle enpleura de joie.

Quand les huit jours furent passés, les deuxsœurs s’arrachèrent les cheveux, feignirent tellement d’êtreaffligées de son départ que la Belle promit de rester encore huitjours.

Cependant Belle se reprochait le chagrinqu’elle allait donner à sa pauvre Bête qu’elle aimait de tout soncœur. Elle s’ennuyait aussi de ne plus la voir.

La dixième nuit qu’elle passa chez son père,elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais et qu’elle voyaitla Bête couchée sur l’herbe, et prête à mourir, qui lui reprochaitson ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut et versa deslarmes. « Ne suis-je pas bien méchante, dit-elle, de donner duchagrin à une bête qui a pour moi tant de complaisance !Est-ce sa faute si elle est si laide ? et si elle a peud’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste.Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuseavec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté nil’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bontédu caractère, la vertu, et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Jen’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié etde la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendremalheureuse ! Je me reprocherais toute ma vie moningratitude. »

A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur latable et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit qu’elles’endormit.

Quand elle se réveilla le matin, elle vit avecjoie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habillamagnifiquement pour lui plaire et s’ennuya à mourir toute lajournée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eutbeau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignitd’avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais en jetant degrands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherchépartout, elle se souvint de son rêve et courut dans le jardin versle canal où elle l’avait vue en dormant.

Elle trouva la pauvre Bête étendue, sansconnaissance et crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur soncorps sans avoir horreur de sa figure et, sentant que son cœurbattait encore, elle prit de l’eau dans le canal et lui en jeta surla tête. La Bête ouvrit les yeux et dit à la Belle :

« Vous avez oublié votre promesse !Le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laissermourir de faim ; mais je meurs content puisque j’ai le plaisirde vous revoir encore une fois.

– Non, ma chère Bête, vous ne mourrezpoint ! lui dit la Belle. Vous vivrez pour devenir mon époux.Dès ce moment, je vous donne ma main et je jure que je ne seraiqu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pourvous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourraisvivre sans vous voir. »

A peine la Belle eut-elle prononcé ces parolesqu’elle vit le château brillant de lumières. Les feux d’artifice,la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes cesbeautés n’arrêtèrent point sa vue. Elle se retourna vers sa chèreBête dont l’état faisait frémir. Quelle ne fut pas sasurprise ? La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à sespieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoirrompu son enchantement.

Quoique ce prince méritât toute son attention,elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête.

« Vous la voyez à vos pieds, lui dit leprince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cettefigure jusqu’à ce qu’une belle fille consentît à m’épouser, et ellem’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n’y avaitque vous dans le monde pour vous laisser toucher par la bonté demon caractère : en vous offrant ma couronne, je ne puism’acquitter des obligations que j’ai pour vous. » La Belle,agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour lerelever. Ils allèrent ensemble au château et la Belle manqua mourirde joie en trouvant, dans la grand-salle, son père et toute safamille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avaittransportés au château.

« Belle, lui dit cette dame, qui étaitune grande fée, venez recevoir la récompense de votre bonchoix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit.Vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une mêmepersonne. Vous allez devenir une grande reine : j’espère quele trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, ditla fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur et toute lamalice qu’il renferme. Devenez deux statues, mais conservez toutevotre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez àla porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose pointd’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrezrevenir dans votre premier état qu’au moment où vous reconnaîtrezvos fautes. Mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujoursstatues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de lagourmandise et de la paresse, mais c’est une espèce de miracle quela conversion d’un cœur méchant et envieux. »

Dans le moment, la fée donna un coup debaguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dansle royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousala Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheurparfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

La Belle et la Bête

Il y avait une fois un marchand qui étaitextrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et troisfilles, et comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargnarien pour l’éducation de ses enfants et leur donna toutes sortes demaîtres. Ses filles étaient très belles ; mais la cadettesurtout se faisait admirer et on ne l’appelait, quand elle étaitpetite, que la Belle Enfant ; en sorte que le nom luien resta, ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cettecadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleurequ’elles. Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil parce qu’ellesétaient riches : elles faisaient les dames, et ne voulaientpas recevoir les visites des autres filles de marchands. Ellesallaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et semoquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie deson temps à lire de bons livres.

Comme on savait que ces filles étaient fortriches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage, maisles deux aînées répondirent qu’elles ne se marieraient jamais, àmoins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. LaBelle remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l’épouser ;mais elle leur dit qu’elle était trop jeune et qu’elle souhaitaittenir compagnie à son père pendant quelques années.

Tout d’un coup, le marchand perdit son bien etil ne lui resta qu’une petite maison de campagne, bien loin de laville. Il dit en pleurant à ses enfants qu’il leur fallait allerdans cette maison et qu’en travaillant comme des paysans, ils ypourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu’elles nevoulaient pas quitter la ville et qu’elles connaissaient des jeunesgens qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’ellesn’eussent plus de fortune.

Ces demoiselles se trompaient : leursamis ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres.Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, ondisait :

« Elles ne méritent pas qu’on lesplaigne ! Nous sommes bien aises de voir leur orgueilabaissé : qu’elles aillent faire les dames en gardant lesmoutons ! »

Mais en même temps, tout le mondedisait :

« Pour la Belle, nous sommes bien fâchésde son malheur : c’est une si bonne fille ! Elle parlaitaux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, sihonnête ! »

Il y eut même plusieurs gentilshommes quivoulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eût pas un sou. Mais elle leurdit qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre pèredans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour leconsoler et l’aider à travailler.

Quand ils furent arrivés à leur maison decampagne, le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer laterre. La Belle se levait à quatre heures du matin et se dépêchaitde nettoyer la maison et de préparer à dîner pour la famille. Elleeut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas habituée àtravailler comme une servante ; mais, au bout de deux mois,elle devint plus forte et la fatigue lui donna une santé parfaite.Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, jouait du clavecin,ou bien chantait en filant.

Ses deux sœurs, au contraire, s’ennuyaient àmort ; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaienttoute la journée, et regrettaient leurs beaux habits et leursamis.

« Voyez notre cadette, disaient-ellesentre elles, elle est si stupide qu’elle se contente de samalheureuse situation. »

Le bon marchand ne pensait pas comme sesfilles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs àbriller en société. Il admirait la vertu de cette jeune fille etsurtout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de luilaisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à toutmoment.

Il y avait un an que cette famille vivait dansla solitude, lorsque le marchand reçut une lettre par laquelle onlui annonçait qu’un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises,venait d’arriver sans encombre. Cette nouvelle faillit fairetourner la tête à ses deux aînées qui pensaient qu’enfin ellespourraient quitter cette campagne où elles s’ennuyaient tant. Quandelles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leurapporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortesde bagatelles. La Belle ne lui demandait rien, car elle pensait quetout l’argent des marchandises ne suffirait pas à acheter ce queses sœurs souhaitaient.

« Tu ne me pries pas de t’acheter quelquechose ? lui demanda son père.

– Puisque vous avez la bonté de penser à moi,lui dit-elle, je vous prie de m’apporter une rose, car on n’entrouve point ici. »

Ce n’est pas que la Belle se souciât d’unerose mais elle ne voulait pas condamner, par son exemple, laconduite de ses sœurs qui auraient dit que c’était pour sedistinguer qu’elle ne demandait rien.

Le bonhomme partit. Mais quand il fut arrivé,on lui fit un procès pour ses marchandises. Et, après avoir eubeaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant.Il n’avait plus que trente milles à parcourir avant d’arriver à samaison et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants.Mais, comme il fallait traverser un grand bois avant de trouver samaison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le ventsoufflait si fort qu’il le jeta deux fois à bas de son cheval. Lanuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ouqu’il serait mangé par des loups qu’il entendait hurler autour delui.

Tout d’un coup, en regardant au bout d’unelongue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais quiparaissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là et vit que cettelumière venait d’un grand palais, qui était tout illuminé. Lemarchand remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait et se hâtad’arriver à ce château ; mais il fut bien surpris de netrouver personne dans les cours. Son cheval qui le suivait, voyantune grande écurie ouverte, entra dedans ; ayant trouvé du foinet de l’avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jetadessus avec beaucoup d’avidité. Le marchand l’attacha dans l’écurieet marcha vers la maison, où il ne trouva personne ; maisétant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu et unetable chargée de viandes, où il n’y avait qu’un couvert.

Comme la pluie et la neige l’avaient mouilléjusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher et disait enlui-même : « Le maître de la maison ou ses domestiques mepardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendrontbientôt ». Il attendit pendant un temps considérable ;mais onze heures ayant sonné sans qu’il vît personne, il ne putrésister à la faim et prit un poulet qu’il mangea en deux bouchées,et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin ; devenuplus hardi, il sortit de la salle et traversa plusieurs grandsappartements magnifiquement meublés. A la fin, il trouva unechambre où il y avait un bon lit et, comme il était minuit passé etqu’il était las, il prit le parti de fermer la porte et de secoucher.

Il était dix heures du matin quand ils’éveilla le lendemain et il fut bien surpris de trouver un habitfort propre à la place du sien qui était tout gâté.« Assurément, pensa-t-il, ce palais appartient à quelque bonnefée qui a eu pitié de ma situation. » Il regarda par lafenêtre et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs quienchantaient la vue. Il entra dans la grande salle où il avaitsoupé la veille et vit une petite table où il y avait duchocolat.

« Je vous remercie, madame la fée, dit-iltout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. »

Le bonhomme, après avoir pris son chocolat,sortit pour aller chercher son cheval et, comme il passait sous unberceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé,et cueillit une branche où il y en avait plusieurs.

A cet instant, il entendit un grand bruit etvit venir à lui une Bête si horrible qu’il fut tout près des’évanouir.

« Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bêted’une voix terrible : je vous ai sauvé la vie en vous recevantdans mon château et, pour ma peine, vous me volez mes roses quej’aime mieux que toute chose au monde : il vous faut mourirpour réparer votre faute. Je ne vous donne qu’un quart d’heure pourdemander pardon à Dieu. »

Le marchand se jeta à genoux et dit à la Bête,en joignant les mains :

« Monseigneur, pardonnez-moi, je necroyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mesfilles, qui m’en avait demandé.

– Je ne m’appelle point Monseigneur, réponditle monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments, moi, jeveux qu’on dise ce qu’on pense ; ainsi ne croyez pas metoucher par vos flatteries. Mais vous m’avez dit que vous aviez desfilles. Je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vosfilles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne discutezpas, partez ! Et si vos filles refusent de mourir pour vous,jurez que vous reviendrez dans trois mois. »

Le bonhomme n’avait pas dessein de sacrifierune de ses filles à ce vilain monstre ; mais il pensa :« Du moins j’aurai le plaisir de les embrasser encore unefois » . Il jura donc de revenir, et la Bête lui ditqu’il pourrait partir quand il voudrait. « Mais,ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides.Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grandcoffre vide, tu peux y mettre tout ce qui te plaira, je le feraiporter chez toi. »

En même temps la Bête se retira et le bonhommese dit : « S’il faut que je meure, j’aurai la consolationde laisser du pain à mes pauvres enfants » .

Il retourna dans la chambre où il avaitcouché ; y ayant trouvé une grande quantité de pièces d’or, ilremplit le coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma et, ayantrepris son cheval qu’il retrouva dans l’écurie, il sortit de cepalais avec une tristesse égale à la joie qu’il avait lorsqu’il yétait entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêtet, en peu d’heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Sesenfants se rassemblèrent autour de lui ; mais, au lieu d’êtresensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en lesregardant. Il tenait à la main la branche de roses qu’il apportaità la Belle ; il la lui donna et lui dit : « LaBelle, prenez ces roses. Elles coûtent bien cher à votre malheureuxpère ! » . Et, tout de suite, il raconta à safamille la funeste aventure qui lui était arrivée.

A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grandscris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point.

« Voyez ce que produit l’orgueil de cettepetite créature, disaient-elles. Que ne demandait-elle des robescomme nous : mais non, mademoiselle voulait sedistinguer ! Elle va causer la mort de notre père, et elle nepleure pas !

– Cela serait fort inutile, reprit laBelle : pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? Ilne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de sesfilles, je veux me livrer à toute sa furie et je me trouve fortheureuse puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et delui prouver ma tendresse.

– Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères,vous ne mourrez pas : nous irons trouver ce monstre, nouspérirons sous ses coups si nous ne pouvons le tuer.

– Ne l’espérez pas, mes enfants ! leurdit le marchand. La puissance de la Bête est si grande qu’il ne mereste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du boncœur de la Belle, mais je ne veux pas l’exposer à la mort. Je suisvieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi je neperdrai que quelques années de vie que je ne regrette qu’à cause devous, mes chers enfants.

– Je vous assure, mon père, dit la Belle, quevous n’irez pas à ce palais sans moi : vous ne pouvezm’empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pasfort attachée à la vie et j’aime mieux être dévorée par ce monstreque de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. » Oneut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beaupalais, et ses sœurs en étaient charmées parce que les vertus decette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie.

Le marchand était si occupé de la douleur deperdre sa fille qu’il ne pensait pas au coffre qu’il avait remplid’or ; mais aussitôt qu’il se fut enfermé dans sa chambre pourse coucher, il fut bien étonné de le trouver au pied de son lit. Ilrésolut de ne point dire à ses enfants qu’il était devenu riche,parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville et qu’ilétait résolu de mourir dans cette campagne, mais il confia cesecret à la Belle qui lui apprit qu’il était venu quelquesgentilshommes pendant son absence, qu’il y en avait deux quiaimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier ; car laBelle était si bonne qu’elle les aimait et leur pardonnait de toutson cœur le mal qu’elles lui avaient fait.

Ces méchantes filles se frottèrent les yeuxavec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec sonpère ; mais ses frères pleuraient tout de bon aussi bien quele marchand. Il n’y avait que la Belle qui ne pleurait point parcequ’elle ne voulait pas augmenter leur douleur.

Le cheval prit la route du palais et, sur lesoir, ils l’aperçurent illuminé comme la première fois. Le chevalalla tout seul à l’écurie et le bonhomme entra avec sa fille dansla grande salle où ils trouvèrent une table magnifiquement servie,avec deux couverts. Le marchand n’avait pas le cœur de manger, maisla Belle, s’efforçant de paraître tranquille, se mit à la table etle servit. Puis elle se dit en elle-même : « La Bête veutm’engraisser avant de me manger puisqu’elle me fait faire si bonnechère. »

Quand ils eurent soupé, ils entendirent ungrand bruit. Le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurantcar il pensait que c’était la Bête. La Belle ne put s’empêcher defrémir en voyant cette horrible figure, mais elle se rassura de sonmieux et, le monstre lui ayant demandé si c’était de bon cœurqu’elle était venue, elle lui dit en tremblant que oui.

« Vous êtes bien bonne, lui dit laBête, et je vous suis bien obligé. Bonhomme, partez demain matin etne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle.

– Adieu, la Bête », répondit-elle, ettout de suite, le monstre se retira.

« Ah ! ma fille, dit le marchand enembrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi,laissez-moi ici.

– Non, mon père, lui dit la Belle avecfermeté, vous partirez demain matin et vous m’abandonnerez ausecours du Ciel ; peut-être aura-t-il pitié de moi. »

Ils allèrent se coucher et croyaient ne pasdormir de toute la nuit ; mais à peine furent-ils dans leurslits que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vitune dame qui lui dit :

« Je suis contente de votre bon cœur, laBelle. La bonne action que vous faites, en donnant votre vie poursauver celle de votre père, ne demeurera pas sansrécompense. »

La Belle, s’éveillant, raconta ce songe à sonpère et, quoiqu’il le consolât un peu, cela ne l’empêcha pas dejeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chèrefille.

Lorsqu’il fut parti, la Belle s’assit dans lagrande salle et se mit à pleurer aussi. Mais comme elle avaitbeaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu et résolut de ne sepoint chagriner pour le peu de temps qu’elle avait à vivre car ellecroyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut dese promener en attendant et de visiter ce beau château.

Elle ne pouvait s’empêcher d’en admirer labeauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte surlaquelle il y avait écrit : Appartement de la Belle.Elle ouvrit cette porte avec précipitation et fut éblouie de lamagnificence qui y régnait. Mais ce qui frappa le plus sa vue futune grande bibliothèque, un clavecin et plusieurs livres demusique. « On ne veut pas que je m’ennuie », dit-elletout bas. Elle pensa ensuite : « Si je n’avais qu’un jourà demeurer ici, on ne m’aurait pas ainsi pourvue. » Cettepensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque et vit unlivre où il y avait écrit en lettres d’or : Souhaitez,commandez : vous êtes ici la reine et la maîtresse.« Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien quede voir mon pauvre père et de savoir ce qu’il fait àprésent. » Elle avait dit cela en elle-même.

Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux surun grand miroir, d’y voir sa maison où son père arrivait avec unvisage extrêmement triste ! Ses sœurs venaient au-devant delui et, malgré les grimaces qu’elles faisaient pour paraîtreaffligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœurparaissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, etla Belle ne put s’empêcher de penser que la Bête était biencomplaisante et qu’elle n’avait rien à craindre.

A midi, elle trouva la table mise et, pendantson dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu’elle ne vîtpersonne. Le soir, comme elle allait se mettre a table, elleentendit le bruit que faisait la Bête et ne put s’empêcher defrémir.

« La Belle, lui dit ce monstre,voulez-vous bien que je vous voie souper ?

– Vous êtes le maître, répondit la Belle entremblant.

– Non, reprit la Bête, il n’y a ici demaîtresse que vous. Vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si jevous ennuie ; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n’est-cepas que vous me trouvez bien laid ?

– Cela est vrai, dit la Belle, car je ne saispas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon.

– Vous avez raison, dit le monstre. Mais outreque je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que jene suis qu’une Bête.

– On n’est pas bête, reprit la Belle, quand oncroit n’avoir point d’esprit. Un sot n’a jamais su cela.

– Mangez donc, la Belle, dit le monstre, ettâchez de ne point vous ennuyer dans votre maison car tout ceci està vous, et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente.

– Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Jevous assure que je suis contente de votre cœur. Quand j’y pense,vous ne me paraissez plus si laid.

– Oh ! dame, oui ! répondit la Bête.J’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

– Il y a bien des hommes qui sont plusmonstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votrefigure, que ceux qui, avec la figure d’homme, cachent un cœur faux,corrompu, ingrat.

– Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, jevous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais jesuis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c’est que jevous suis bien obligé. »

La Belle soupa de bon appétit. Elle n’avaitpresque plus peur du monstre, mais elle manqua mourir de frayeurlorsqu’il lui dit :

« La Belle, voulez-vous être mafemme ? » Elle fut quelque temps sans répondre :elle avait peur d’exciter la colère du monstre en refusant saproposition. Elle lui dit enfin en tremblant : « Non, laBête. »

Dans le moment, ce pauvre monstre voulutsoupirer et il fit un sifflement si épouvantable que tout le palaisen retentit ; mais la Belle fut bientôt rassurée, car la Bête,lui ayant dit tristement « Adieu donc, la Belle » ,sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour laregarder encore. Belle, se voyant seule, sentit une grandecompassion pour cette pauvre Bête. « Hélas !disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide, elle est sibonne ! »

Belle passa trois mois dans ce palais avecassez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visiteet parlait avec elle pendant le souper avec assez de bon sens, maisjamais avec ce qu’on appelle esprit dans le monde. Chaque jour,Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre :l’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur et, loin decraindre le moment de sa visite, elle regardait souvent sa montrepour voir s’il était bientôt neuf heures, car la Bête ne manquaitjamais de venir à cette heure-là.

Il n’y avait qu’une chose qui faisait de lapeine à la Belle, c’est que le monstre, avant de se coucher, luidemandait toujours si elle voulait être sa femme et paraissaitpénétré de douleur lorsqu’elle lui disait que non. Elle lui dit unjour : « Vous me chagrinez, la Bête ! Je voudraispouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous fairecroire que cela arrivera jamais : je serai toujours votreamie ; tâchez de vous contenter de cela.

– Il le faut bien, reprit la Bête. Je me rendsjustice ! je sais que je suis horrible, mais je vous aimebeaucoup. Aussi, je suis trop heureux de ce que vous vouliez bienrester ici. Promettez-moi que vous ne me quitterezjamais ! »

La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu,dans son miroir, que son père était malade de chagrin de l’avoirperdue et elle souhaitait le revoir.

«  Je pourrais bien vous promettrede ne vous jamais quitter tout à fait, mais j’ai tant envie derevoir mon père que je mourrai de douleur si vous me refusez ceplaisir.

– J’aime mieux mourir moi-même, dit lemonstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votrepère, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra dedouleur.

– Non, lui dit la Belle en pleurant, je vousaime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets derevenir dans huit jours. Vous m’avez fait voir que mes sœurs sontmariées et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père esttout seul : acceptez que je reste chez lui une semaine.

– Vous y serez demain au matin, dit la Bête.Mais souvenez-vous de votre promesse : vous n’aurez qu’àmettre votre bague sur une table en vous couchant quand vousvoudrez revenir. Adieu, la Belle. »

La Bête soupira, selon sa coutume, en disantces mots, et la Belle se coucha, toute triste de l’avoir affligée.Quand elle se réveilla, le matin, elle se trouva dans la maison deson père et, ayant sonné une clochette qui était à côté du lit,elle vit venir la servante qui poussa un grand cri en la voyant. Lebonhomme accourut à ce cri et manqua de mourir de joie en revoyantsa chère fille, et ils se tinrent embrassés plus d’un quartd’heure.

La Belle, après les premiers transports, pensaqu’elle n’avait point d’habits pour se lever, mais la servante luidit qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grandcoffre plein de robes d’or, garnies de diamants. Belle remercia labonne Bête de ses attentions. Elle prit la moins riche de ces robeset dit à la servante de ranger les autres dont elle voulait faireprésent à ses sœurs. Mais à peine eut-elle prononcé ces paroles quele coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’ellegardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffrerevinrent à la même place.

La Belle s’habilla et, pendant ce temps, onalla avertir ses sœurs qui accoururent avec leurs maris. Ellesétaient toutes deux fort malheureuses. L’aînée avait épousé unjeune gentilhomme beau comme l’Amour ; mais il était siamoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de celadepuis le matin jusqu’au soir. La seconde avait épousé un homme quiavait beaucoup d’esprit, mais il ne s’en servait que pour faireenrager tout le monde, à commencer par sa femme. Les sœurs de laBelle manquèrent de mourir de douleur quand elles la virenthabillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Rien neput étouffer leur jalousie, qui augmenta lorsque la Belle leur eutconté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirentdans le jardin pour y pleurer tout à leur aise et elles sedisaient :

« Pourquoi cette petite créature est-elleplus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimablesqu’elle ?

– Ma sœur, dit l’aînée, il me vient unepensée ! Tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours : sasotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué deparole et peut-être qu’elle la dévorera.

– Vous avez raison, ma sœur, répondit l’autre.Nous ferons tout pour la retenir ici. »

Et, ayant pris cette résolution, ellesremontèrent et firent tant d’amitiés à leur sœur que la Belle enpleura de joie.

Quand les huit jours furent passés, les deuxsœurs s’arrachèrent les cheveux, feignirent tellement d’êtreaffligées de son départ que la Belle promit de rester encore huitjours.

Cependant Belle se reprochait le chagrinqu’elle allait donner à sa pauvre Bête qu’elle aimait de tout soncœur. Elle s’ennuyait aussi de ne plus la voir.

La dixième nuit qu’elle passa chez son père,elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais et qu’elle voyaitla Bête couchée sur l’herbe, et prête à mourir, qui lui reprochaitson ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut et versa deslarmes. « Ne suis-je pas bien méchante, dit-elle, de donner duchagrin à une bête qui a pour moi tant de complaisance !Est-ce sa faute si elle est si laide ? et si elle a peud’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste.Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? Je serais plus heureuseavec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté nil’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bontédu caractère, la vertu, et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Jen’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié etde la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendremalheureuse ! Je me reprocherais toute ma vie moningratitude. »

A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur latable et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit qu’elles’endormit.

Quand elle se réveilla le matin, elle vit avecjoie qu’elle était dans le palais de la Bête. Elle s’habillamagnifiquement pour lui plaire et s’ennuya à mourir toute lajournée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eutbeau sonner, la Bête ne parut point. La Belle alors craignitd’avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais en jetant degrands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherchépartout, elle se souvint de son rêve et courut dans le jardin versle canal où elle l’avait vue en dormant.

Elle trouva la pauvre Bête étendue, sansconnaissance et crut qu’elle était morte. Elle se jeta sur soncorps sans avoir horreur de sa figure et, sentant que son cœurbattait encore, elle prit de l’eau dans le canal et lui en jeta surla tête. La Bête ouvrit les yeux et dit à la Belle :

« Vous avez oublié votre promesse !Le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laissermourir de faim ; mais je meurs content puisque j’ai le plaisirde vous revoir encore une fois.

– Non, ma chère Bête, vous ne mourrezpoint ! lui dit la Belle. Vous vivrez pour devenir mon époux.Dès ce moment, je vous donne ma main et je jure que je ne seraiqu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pourvous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourraisvivre sans vous voir. »

A peine la Belle eut-elle prononcé ces parolesqu’elle vit le château brillant de lumières. Les feux d’artifice,la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes cesbeautés n’arrêtèrent point sa vue. Elle se retourna vers sa chèreBête dont l’état faisait frémir. Quelle ne fut pas sasurprise ? La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à sespieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoirrompu son enchantement.

Quoique ce prince méritât toute son attention,elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête.

« Vous la voyez à vos pieds, lui dit leprince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cettefigure jusqu’à ce qu’une belle fille consentît à m’épouser, et ellem’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi il n’y avaitque vous dans le monde pour vous laisser toucher par la bonté demon caractère : en vous offrant ma couronne, je ne puism’acquitter des obligations que j’ai pour vous. » La Belle,agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour lerelever. Ils allèrent ensemble au château et la Belle manqua mourirde joie en trouvant, dans la grand-salle, son père et toute safamille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avaittransportés au château.

« Belle, lui dit cette dame, qui étaitune grande fée, venez recevoir la récompense de votre bonchoix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit.Vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une mêmepersonne. Vous allez devenir une grande reine : j’espère quele trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, ditla fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre cœur et toute lamalice qu’il renferme. Devenez deux statues, mais conservez toutevotre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez àla porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose pointd’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrezrevenir dans votre premier état qu’au moment où vous reconnaîtrezvos fautes. Mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujoursstatues. On se corrige de l’orgueil, de la colère, de lagourmandise et de la paresse, mais c’est une espèce de miracle quela conversion d’un cœur méchant et envieux. »

Dans le moment, la fée donna un coup debaguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dansle royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousala Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheurparfait, parce qu’il était fondé sur la vertu.

Aurore et Aimée

Il y avait une fois une dame, qui avait deuxfilles. L’aînée, qui se nommait Aurore, était belle comme le jour,et elle avait un assez bon caractère. La seconde, qui se nommaitAimée, était bien aussi belle que sa sœur, mais elle était maligne,et n’avait de l’esprit que pour faire du mal. La mère avait étéaussi fort belle, mais elle commençait à n’être plus jeune, et celalui donnait beaucoup de chagrin. Aurore avait seize ans, et Aiméen’en avait que douze ; ainsi, la mère qui craignait deparaître vieille, quitta le pays où tout le monde la connaissait,et envoya sa fille aînée à la campagne, parce qu’elle ne voulaitpas qu’on sût qu’elle avait une fille si âgée. Elle garda la plusjeune auprès d’elle, et fut dans une autre ville, et elle disait àtout le monde qu’Aimée n’avait que dix ans, et qu’elle l’avait eueavant quinze ans. Cependant, comme elle craignait qu’on nedécouvrît sa tromperie, elle envoya Aurore dans un pays bien loin,et celui qui la conduisait la laissa dans un grand bois, où elles’était endormie en se reposant. Quand Aurore se réveilla, etqu’elle se vit toute seule dans ce bois, elle se mit à pleurer. Ilétait presque nuit, et s’étant levée, elle chercha à sortir decette forêt ; mais au lieu de trouver son chemin, elle s’égaraencore davantage. Enfin, elle vit bien loin une lumière, et étantallée de ce côté-là, elle trouva une petite maison. Aurore frappa àla porte, et une bergère vint lui ouvrir, et lui demanda ce qu’ellevoulait.

« Ma bonne mère, lui dit Aurore, je vousprie par charité de me donner la permission de coucher dans votremaison, car si je reste dans le bois, je serai mangée desloups.

– De tout mon cœur, ma belle fille, luirépondit la bergère, mais dites-moi, pourquoi êtes-vous dans cebois si tard ? »

Aurore lui raconta son histoire, et lui dit:

« Ne suis-je pas bien malheureuse d’avoirune mère si cruelle ! et ne vaudrait-il pas mieux que je fussemorte en venant au monde, que de vivre pour être ainsimaltraitée ! Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour être simisérable ?

– Ma chère enfant, répliqua la bergère ;il ne faut jamais murmurer contre Dieu ; il est tout puissant,il est sage, il vous aime et vous devez croire qu’il n’a permisvotre malheur que pour votre bien. Confiez-vous en lui, et mettez-vous bien dans la tête que Dieu protège les bons, et que les chosesfâcheuses qui leur arrivent ne sont pas malheurs : demeurez avecmoi, je vous servirai de mère, et je vous aimerai comme mafille. »

Aurore consentit à cette proposition et, lelendemain, la bergère lui dit :

« Je vais vous donner un petit troupeau àconduire, mais j’ai peur que vous ne vous ennuyiez, ma bellefille ; ainsi, prenez une quenouille, et vous filerez, celavous amusera.

– Ma mère, répondit Aurore, je suis une fillede qualité, ainsi je ne sais pas travailler.

– Prenez donc un livre, lui dit labergère.

– Je n’aime pas la lecture », luirépondit Aurore  en rougissant.

C’est qu’elle était honteuse d’avouer à lafée, qu’elle ne savait pas lire comme il faut. Il fallut pourtantavouer la vérité : et elle dit à la bergère qu’elle n’avait jamaisvoulu apprendre à lire quand elle était petite, et qu’elle n’enavait pas eu le temps quand elle était devenue grande.

« Vous aviez donc de grandes affaires,lui dit la bergère.

– Oui, ma mère, répondit Aurore. J’allais mepromener tous les matins avec mes bonnes amies ; après dînerje me coiffais ; le soir, je restais à notre assemblée, etpuis j’allais à l’opéra, à la comédie, et la nuit, j’allais aubal.

– Véritablement, dit la bergère, vous aviez degrandes occupations, et sans doute, vous ne vous ennuyiez pas.

– Je vous demande pardon, ma mère, réponditAurore. Quand j’étais un quart d’heure toute seule, ce quim’arrivait quelquefois, je m’ennuyais à mourir : mais quand nousallions à la campagne, c’était bien pire, je passais toute lajournée à me coiffer, et à me décoiffer, pour m’amuser.

– Vous n’étiez donc pas heureuse à lacampagne, dit la bergère.

– Je ne l’étais pas à la ville non plus,répondit Aurore. Si je jouais, je perdais mon argent ; sij’étais dans une assemblée, je voyais mes compagnes mieux habilléesque moi, et cela me chagrinait beaucoup ; si j’allais au bal,je n’étais occupée qu’à chercher des défauts à celles qui dansaientmieux que moi ; enfin, je n’ai jamais passé un jour sans avoirdu chagrin.

– Ne vous plaignez donc plus de la Providence,lui dit la bergère ; en vous conduisant dans cette solitude,elle vous a ôté plus de chagrins que de plaisirs ; mais cen’est pas tout. Vous auriez été par la suite encore plusmalheureuse ; car enfin, on n’est pas toujours jeune : letemps du bal et de la comédie passe ; quand on devientvieille, et qu’on veut toujours être dans les assemblées, lesjeunes gens se moquent ; d’ailleurs, on ne peut plus danser,on n’oserait plus se coiffer ; il faut donc s’ennuyer àmourir, et être fort malheureuse.

– Mais, ma bonne mère, dit Aurore, on ne peutpourtant pas rester seule, la journée paraît longue comme un an,quand on n’a pas compagnie.

– Je vous demande pardon, ma chère, réponditla bergère : je suis seule ici, et les années me paraissent courtescomme des jours ; si vous voulez, je vous apprendrai le secretde ne vous ennuyer jamais.

– Je le veux bien, dit Aurore ; vouspouvez me gouverner comme vous le jugerez à propos, je veux vousobéir. »

La bergère, profitant de la bonne volontéd’Aurore, lui écrivit sur un papier tout ce qu’elle devait faire.Toute la journée était partagée entre la prière, la lecture, letravail et la promenade. Il n’y avait pas d’horloge dans ce bois,et Aurore ne savait pas quelle heure il était, mais la bergèreconnaissait l’heure par le soleil : elle dit à Aurore de venirdîner.

« Ma mère, dit cette belle fille à labergère, vous dînez de bonne heure, il n’y a pas longtemps que noussommes levées.

– Il est pourtant deux heures, reprit labergère en souriant, et nous sommes levées depuis cinqheures ; mais, ma fille, quand on s’occupe utilement, le tempspasse bien vite, et jamais on ne s’ennuie. »

Aurore, charmée de ne plus sentir l’ennui,s’appliqua de tout son cœur à la lecture et au travail ; etelle se trouvait mille fois plus heureuse, au milieu de sesoccupations champêtres, qu’à la ville.

« Je vois bien, disait-elle à la bergère,que Dieu fait tout pour notre bien. Si ma mère n’avait pas étéinjuste et cruelle à mon égard, je serais restée dans monignorance, et la vanité, l’oisiveté, le désir de plaire, m’auraientrendue méchante et malheureuse.»

Il y avait un an qu’Aurore était chez labergère, lorsque le frère du roi vint chasser dans le bois où ellegardait les moutons. Il se nommait Ingénu, et c’était le meilleurprince du monde ; mais le roi, son frère, qui s’appelaitFourbin, ne lui ressemblait pas, car il n’avait de plaisir qu’àtromper ses voisins, et à maltraiter ses sujets. Ingénu fut charméde la beauté d’Aurore, et lui dit qu’il se croirait fort heureux sielle voulait l’épouser. Aurore le trouvait fort aimable ; maiselle savait qu’une fille qui était sage n’écoute point les hommesqui lui tiennent de pareils discours.

« Monsieur, dit-elle à Ingénu, si ce quevous me dites est vrai, vous irez trouver ma mère, qui est unebergère ; elle demeure dans cette petite maison que vous voyeztout là-bas : si elle veut bien que vous soyez mon mari, je levoudrai bien aussi ; car elle est si sage et si raisonnableque je ne lui désobéis jamais.

– Ma belle fille, reprit Ingénu, j’irai detout mon cœur vous demander à votre mère ; mais je ne voudraispas vous épouser malgré vous : si elle consent que vous soyez mafemme, cela peut-être vous donnera du chagrin, et j’aimerais mieuxmourir que de vous causer de la peine.

– Un homme qui pense comme cela a de la vertu,dit Aurore, et une fille ne peut être malheureuse avec un hommevertueux. »

Ingénu quitta Aurore, et fut trouver labergère, qui connaissait sa vertu, et qui consentit de bon cœur àson mariage : il lui promit de revenir dans trois jours pour voirAurore avec elle, et partit le plus content du monde, après luiavoir donné sa bague pour gage. Cependant Aurore avait beaucoupd’impatience de retourner à la petite maison ; Ingénu luiavait paru si aimable, qu’elle craignait que celle qu’elle appelaitsa mère ne l’eût rebuté mais la bergère lui dit :

« Ce n’est pas parce qu’Ingénu est princeque j’ai consenti à votre mariage avec lui ; mais parce qu’ilest le plus honnête homme du monde. »

Aurore attendait avec quelque impatience leretour du prince ; mais le second jour après son départ, commeelle ramenait son troupeau, elle se laissa tomber simalheureusement dans un buisson, qu’elle se déchira tout le visage.Elle se regarda bien vite dans un ruisseau, et elle se fitpeur ; car le sang lui coulait de tous les côtés.

« Ne suis-je pas bien malheureuse,dit-elle à la bergère, en rentrant dans la maison ; Ingénuviendra demain matin, et il ne m’aimera plus, tant il me trouverahorrible. »

La bergère lui dit en souriant :

« Puisque le bon Dieu a permis que voussoyez tombée, sans doute que c’est pour votre bien ; car voussavez qu’il vous aime, et qu’il sait mieux que vous ce qui vous estbon. »

Aurore reconnut sa faute, car c’en est une demurmurer contre la Providence, et elle dit en elle-même, si leprince Ingénu ne veut plus m’épouser, parce que je ne suis plusbelle, apparemment que j’aurais été malheureuse avec lui. Cependantla bergère lui lava le visage, et lui arracha plusieurs épines, quiétaient enfoncées dedans. Le lendemain matin, Aurore étaiteffroyable, car son visage était horriblement enflé, et on ne luivoyait pas les yeux. Sur les dix heures du matin, on entendit uncarrosse s’arrêter devant la porte ; mais au lieu d’Ingénu, onen vit descendre le roi Fourbin : un des courtisans qui étaient àla chasse avec le prince avait dit au roi que son frère avaitrencontré la plus belle fille du monde, et qu’il voulaitl’épouser.

« Vous êtes bien hardi de vouloir vousmarier sans ma permission, dit Fourbin à son frère : pour vouspunir, je veux épouser cette fille, si elle est aussi belle qu’onle dit. »

Fourbin, en entrant chez la bergère, luidemanda où était la fille.

« La voici, répondit la bergère, enmontrant Aurore.

– Quoi ! ce monstre-là, dit le roi, etn’avez-vous point une autre fille, à laquelle mon frère a donné sabague ?

– La voici à mon doigt » , réponditAurore.

A ces mots, le roi fit un grand éclat de rire,et dit :

« Je ne croyais pas mon frère de simauvais goût ; mais je suis charmé de pouvoir lepunir. »

En même temps, il commanda à la bergère demettre un voile sur la tête d’Aurore ; et ayant envoyéchercher le prince Ingénu, il lui dit :

« Mon frère, puisque vous aimez la belleAurore, je veux que vous l’épousiez tout à l’heure.

– Et moi, je ne veux tromper personne, ditAurore, en arrachant son voile ; regardez mon visage, Ingénu,je suis devenue bien horrible depuis trois jours ; voulez-vousencore m’épouser ?

– Vous paraissez plus aimable que jamais à mesyeux, dit le prince ; car je reconnais que vous êtes plusvertueuse encore que je ne croyais. »

En même temps, il lui donna la main, etFourbin riait de tout son cœur. Il commanda donc qu’ils fussentmariés sur-le-champ ; mais ensuite il dit à Ingénu :

« Comme je n’aime pas les monstres, vouspouvez demeurer avec votre femme dans cette cabane, je vous défendsde l’amener à la cour. »

En même temps, il remonta dans son carrosse,et laissa Ingénu transporté de joie.

« Eh bien, dit la bergère à Aurore,croyez-vous encore être malheureuse d’avoir tombé ? Sans cetaccident, le roi serait devenu amoureux de vous, et si vous n’aviezpas voulu l’épouser, il eût fait mourir Ingénu.

– Vous avez raison, ma mère, reprit Aurore,mais pourtant je suis devenue laide à faire peur, et je crains quele prince n’ait du regret de m’avoir épousée.

– Non, je vous assure, reprit Ingénu : ons’accoutume au visage d’une laide, mais on ne peut s’accoutumer àun mauvais caractère.

– Je suis charmée de vos sentiments, dit labergère ; mais Aurore sera encore belle, j’ai une eau quiguérira son visage. »

Effectivement, au bout de trois jours, levisage d’Aurore devint comme auparavant ; mais le prince lapria de porter toujours son voile car il avait peur que son méchantfrère ne l’enlevât, s’il la voyait.

Cependant Fourbin, qui voulait se marier, fitpartir plusieurs peintres pour lui apporter les portraits des plusbelles filles. Il fut enchanté de celui d’Aimée, sœur d’Aurore, etl’ayant fait venir à la cour, il l’épousa. Aurore eut beaucoupd’inquiétude quand elle sut que sa sœur était reine ; ellen’osait plus sortir, car elle savait combien cette sœur étaitméchante, et combien elle la haïssait.

Au bout d’un an, Aurore eut un fils qu’onnomma Beaujour, et elle l’aimait uniquement. Ce petit prince,lorsqu’il commença à parler, montra tant d’esprit, qu’il faisaittout le plaisir de ses parents.

Un jour qu’il était devant la porte avec samère, elle s’endormit, et quand elle se réveilla, elle ne trouvaplus son fils. Elle jeta de grands cris, et courut par toute laforêt pour le chercher. La bergère avait beau la faire souvenirqu’il n’arrive rien que pour notre bien, elle eut toutes les peinesdu monde à la consoler ; mais le lendemain, elle futcontrainte d’avouer que la bergère avait raison. Fourbin et safemme, enragés de n’avoir point d’enfants, envoyèrent des soldatspour tuer leur neveu ; et voyant qu’on ne pouvait le trouver,ils mirent Ingénu, sa femme et la bergère dans une barque, et lesfirent exposer sur la mer, afin qu’on n’entendît jamais parlerd’eux.

Pour cette fois, Aurore crut qu’elle devait secroire fort malheureuse ; mais la bergère lui répétaittoujours que Dieu faisait tout pour le mieux. Comme il faisait untrès beau temps, la barque vogua tranquillement pendant troisjours, et aborda à une ville qui était sur le bord de la mer.

Le roi de cette ville avait une grande guerre,et les ennemis l’assiégèrent le lendemain. Ingénu, qui avait ducourage, demanda quelques troupes au roi ; il fit plusieurssorties, et il eut le bonheur de tuer l’ennemi qui assiégeait laville. Les soldats, ayant perdu leur commandant, s’enfuirent, et leroi qui était assiégé, n’ayant point d’enfants, adopta Ingénu pourson fils, afin de lui marquer sa reconnaissance.

Quatre ans après, on apprit que Fourbin étaitmort de chagrin, d’avoir épousé une méchante femme, et le peuplequi la haïssait la chassa honteusement, et envoya des ambassadeursà Ingénu, pour lui offrir la couronne. Il s’embarqua avec sa femmeet la bergère, mais une grande tempête étant survenue, ils firentnaufrage et se trouvèrent dans une île déserte. Aurore, devenuesage par tout ce qui lui était arrivé, ne s’affligea point, etpensa que c’était pour leur bien, que Dieu avait permis ce naufrage: ils mirent un grand bâton sur le rivage, et le tablier blanc dela bergère au haut de ce bâton, afin d’avertir les vaisseaux quipasseraient par là de venir à leur secours.

Sur le soir, ils virent venir une femme quiportait un petit enfant, et Aurore ne l’eut pas plutôt regardéqu’elle reconnut son fils Beaujour. Elle demanda à cette femme oùelle avait pris cet enfant et elle lui répondit que son mari, quiétait un corsaire, l’avait enlevé ; mais qu’ayant faitnaufrage, proche de cette île, elle s’était sauvée avec l’enfantqu’elle tenait alors dans ses bras. Deux jours après, des vaisseauxqui cherchaient les corps d’Ingénu et d’Aurore, qu’on croyaitpéris, virent ce linge blanc, et étant venus dans l’île, ilsmenèrent leur roi et sa famille dans leur royaume. Et quelqueaccident qui arrivât à Aurore, elle ne murmura jamais, parcequ’elle savait par son expérience, que les choses qui nousparaissent des malheurs sont souvent la cause de notrefélicité.

Belote et Laidronette

Il y avait une fois un seigneur qui avait deuxfilles jumelles, à qui l’on avait donné deux noms qui leurconvenaient parfaitement. L’aînée, qui était très belle, fut nomméeBelote, et la seconde, qui était fort laide, fut nomméeLaidronette. On leur donna des maîtres, et jusqu’à l’âge de douzeans, elles s’appliquèrent à leurs exercices ; mais alors leurmère fit une sottise, car sans penser qu’il leur restait encorebien des choses à apprendre, elle les mena avec elle dans lesassemblées. Comme ces deux filles aimaient à se divertir, ellesfurent bien contentes de voir le monde, et elles n’étaient plusoccupées que de cela, même pendant le temps de leurs leçons ;en sorte que leurs maîtres commencèrent à les ennuyer. Ellestrouvèrent mille prétextes pour ne plus apprendre ; tantôt ilfallait célébrer le jour de leur naissance, une autre fois ellesétaient priées à un bal, à une assemblée, et il fallait passer lejour à se coiffer ; en sorte qu’on écrivait souvent des cartesaux maîtres, pour les prier de ne point venir. D’un autre côté lesmaîtres, qui voyaient que les deux petites filles ne s’appliquaientplus, ne se souciaient pas beaucoup de leur donner desleçons ; car dans ce pays, les maîtres ne donnaient pas leçonseulement pour gagner de l’argent, mais pour avoir le plaisir devoir avancer leurs écolières. Ils n’y allaient donc guère souvent,et les jeunes filles en étaient bien aises. Elles vécurent ainsijusqu’à quinze ans, et à cet âge, Belote était devenue si belle,qu’elle faisait l’admiration de tous ceux qui la voyaient. Quand lamère menait ses filles en compagnie, tous les cavaliers faisaientla cour à Belote ; l’un louait sa bouche, l’autre ses yeux, samain, sa taille ; et pendant qu’on lui donnait toutes ceslouanges, on ne pensait seulement pas que sa sœur fût au monde.Laidronette mourait de dépit d’être laide, et bientôt elle prit ungrand dégoût pour le monde et les compagnies, où tous les honneurset les préférences étaient pour sa sœur. Elle commença donc àsouhaiter de ne plus sortir ; et un jour qu’elles étaientpriées à une assemblée, qui devait finir par un bal, elle dit à samère qu’elle avait mal à la tête et qu’elle souhaitait de rester àla maison. Elle s’y ennuya d’abord à mourir, et pour passer letemps, elle fut à la bibliothèque de sa mère, pour chercher unroman, et fut bien fâchée de ce que sa sœur en avait emporté laclef. Son père aussi avait une bibliothèque, mais c’étaient deslivres sérieux, et elle les haïssait beaucoup. Elle fut pourtantforcée d’en prendre un : c’était un recueil de lettres, et enouvrant le livre, elle trouva celle que je vais vousrapporter :

« Vous me demandez d’où vient que la plusgrande partie des belles personnes sont extrêmement sottes etstupides ? Je crois pouvoir vous en dire la raison. Ce n’estpas qu’elles aient moins d’esprit que les autres, en venant aumonde ; mais c’est qu’elles négligent de le cultiver. Toutesles femmes ont de la vanité ; elles veulent plaire. Une laideconnaît qu’elle ne peut être aimée à cause de son visage ;cela lui donne la pensée de se distinguer par son esprit. Elleétudie donc beaucoup, et elle parvient à devenir aimable, malgré lanature. La belle, au contraire, n’a qu’à se montrer pour plaire, savanité est satisfaite : comme elle ne réfléchit jamais, ellene pense pas que sa beauté n’aura qu’un temps ; d’ailleurselle est si occupée de sa parure, du soin de courir les assembléespour se montrer, pour recevoir des louanges, qu’elle n’aurait pasle temps de cultiver son esprit, quand même elle en connaîtrait lanécessité. Elle devient donc une sotte tout occupée de puérilités,de chiffons, de spectacles ; cela dure jusqu’à trente ans,quarante ans au plus, pourvu que la petite vérole, ou quelque autremaladie, ne vienne pas déranger sa beauté plus tôt. Mais quand onn’est plus jeune, on ne peut plus rien apprendre : ainsi,cette belle fille, qui ne l’est plus, reste une sotte pour toute savie, quoique la nature lui ait donné autant d’esprit qu’à uneautre ; au lieu que la laide, qui est devenue fort aimable, semoque des maladies et de la vieillesse, qui ne peuvent rien luiôter… »

Laidronette, après avoir lu cette lettre quisemblait avoir été écrite pour elle, résolut de profiter desvérités qu’elle lui avait découvertes. Elle redemande ses maîtres,s’applique à la lecture, fait de bonnes réflexions sur ce qu’ellelit, et en peu de temps, devient une fille de mérite. Quand elleétait obligée de suivre sa mère dans les compagnies, elle semettait toujours à côté des personnes en qui elle remarquait del’esprit, et de la raison, elle leur faisait des questions, etretenait toutes les bonnes choses qu’elle leur entendaitdire ; elle prit même l’habitude de les écrire, pour s’enmieux souvenir, et à dix-sept ans, elle parlait et écrivait sibien, que toutes les personnes de mérite se faisaient un plaisir dela connaître, et d’entretenir un commerce de lettres avec elle. Lesdeux sœurs se marièrent le même jour. Belote épousa un jeune princequi était charmant, et qui n’avait que vingt-deux ans. Laidronetteépousa le ministre de ce prince : c’était un homme dequarante-cinq ans. Il avait reconnu l’esprit de cette fille, et ill’estimait beaucoup ; car le visage de celle qu’il prenaitpour sa femme, n’était pas propre à lui inspirer de l’amour, et ilavoua à Laidronette qu’il n’avait que de l’amitié pour elle :c’était justement ce qu’elle demandait, et elle n’était pointjalouse de sa sœur qui épousait un prince, qui était si fortamoureux d’elle qu’il ne pouvait la quitter une minute, et qu’ilrêvait d’elle toute la nuit. Belote fut fort heureuse pendant troismois ; mais au bout de ce temps, son mari, qui l’avait vuetout à son aise, commença à s’accoutumer à sa beauté, et à penserqu’il ne fallait pas renoncer à tout pour sa femme. Il fut à lachasse, et fit d’autres parties de plaisir d’où elle n’était pas,ce qui parut fort extraordinaire à Belote ; car elle s’étaitpersuadée que son mari l’aimerait toujours de la même force :et elle se crut la plus malheureuse personne du monde, quand ellevit que son amour diminuait. Elle lui en fit des plaintes ; ilse fâcha ; ils se raccommodèrent : mais comme cesplaintes recommençaient tous les jours, le prince se fatigua del’entendre. D’ailleurs Belote ayant eu un fils, elle devint maigre,et sa beauté diminua considérablement ; en sorte qu’à la fin,son mari, qui n’aimait en elle que cette beauté, ne l’aima plus dutout. Le chagrin qu’elle en conçut acheva de gâter sonvisage ; et comme elle ne savait rien, sa conversation étaitfort ennuyeuse. Les jeunes gens s’ennuyaient avec elle, parcequ’elle était triste ; les personnes âgées, et qui avaient dubon sens, s’ennuyaient aussi avec elle, parce qu’elle étaitsotte : en sorte qu’elle restait seule presque toute lajournée. Ce qui augmentait son désespoir, c’est que sa sœurLaidronette était la plus heureuse personne du monde. Son mari laconsultait sur les affaires, il lui confiait tout ce qu’il pensait,il se conduisait par ses conseils, et disait partout que sa femmeétait le meilleur ami qu’il eût au monde. Le prince même, qui étaitun homme d’esprit, se plaisait dans la conversation de sabelle-sœur, et disait qu’il n’y avait pas moyen de rester unedemi-heure sans bâiller avec Belote, parce qu’elle ne savait parlerque de coiffures, et d’ajustements, en quoi il ne connaissait rien.Son dégoût pour sa femme devint tel, qu’il l’envoya à la campagne,où elle eut le temps de s’ennuyer tout à son aise, et où elleserait morte de chagrin, si sa sœur Laidronette n’avait pas eu lacharité de l’aller voir le plus souvent qu’elle pouvait. Un jourqu’elle tâchait de la consoler, Belote lui dit :

« Mais ma sœur, d’où vient donc ladifférence qu’il y a entre vous et moi ? Je ne puis pasm’empêcher de voir que vous avez beaucoup d’esprit, et que je nesuis qu’une sotte ; cependant quand nous étions jeunes, ondisait que j’en avais pour le moins autant que vous. »

Laidronette alors raconta son aventure à sasœur, et lui dit :

« Vous êtes fort fâchée contre votremari, parce qu’il vous a envoyée à la campagne et cependant cettechose, que vous regardez comme le plus grand malheur de votre vie,peut faire votre bonheur, si vous le voulez. Vous n’avez pas encoredix-neuf ans, ce serait trop tard pour vous appliquer, si vousétiez dans la dissipation de la ville ; mais la solitude danslaquelle vous vivez vous laisse tout le temps nécessaire pourcultiver votre esprit. Vous n’en manquez pas, ma chère sœur ;mais il faut l’orner par la lecture, et les réflexions. »

Belote trouva d’abord beaucoup de difficultésà suivre les conseils de sa sœur, par l’habitude qu’elle avaitcontractée de perdre son temps en niaiseries ; mais à force dese gêner, elle y réussit, et fit des progrès surprenants danstoutes les sciences, à mesure qu’elle devenait aussiraisonnable : et comme la philosophie la consolait de sesmalheurs, elle reprit son embonpoint, et devint plus belle qu’ellen’avait jamais été ; mais elle ne s’en souciait pas du tout,et ne daignait même pas se regarder dans le miroir. Cependant, sonmari avait pris un si grand dégoût pour elle, qu’il fit casser sonmariage. Ce dernier malheur pensa l’accabler, car elle aimaittendrement son mari ; mais sa sœur Laidronette vint à bout dela consoler.

« Ne vous affligez pas, lui disait-elle,je sais le moyen de vous rendre votre mari ; suivez seulementmes conseils, et ne vous embarrassez de rien. »

Comme le prince avait eu un fils de Belote,qui devait être son héritier, il ne se pressa point de prendre uneautre femme, et ne pensa qu’à se bien divertir. Il goûtaitextrêmement la conversation de Laidronette, et lui disaitquelquefois qu’il ne se remarierait jamais, à moins qu’il netrouvât une femme qui eût autant d’esprit qu’elle.

« Mais, si elle était aussi laide quemoi, lui répondit-elle, en riant.

– En vérité, madame, lui dit le prince, celane m’arrêterait pas un moment : on s’accoutume à un laidvisage, le vôtre ne me paraît plus choquant, par l’habitude quej’ai de vous voir ; quand vous parlez, il ne s’en faut de rienque je ne vous trouve jolie ; et puis, à vous dire la vérité,Belote m’a dégoûté des belles, toutes les fois que j’en rencontreune, stupide, je n’ose lui parler, dans la crainte qu’elle ne meréponde une sottise. »

Cependant, le temps du carnaval arriva, et leprince crut qu’il se divertirait beaucoup, s’il pouvait courir lebal sans être connu de personne. Il ne se confia qu’à Laidronette,et la pria de se masquer avec lui ; car, comme elle était sabelle-sœur, personne ne pouvait y trouver à redire, et quand onl’aurait su, cela n’aurait pu nuire à sa réputation ;cependant, Laidronette en demanda la permission à son mari, qui yconsentit d’autant plus volontiers qu’il avait lui-même mis cettefantaisie en tête du prince, pour faire réussir le dessein qu’ilavait de le réconcilier avec Belote. Il écrivit à cette princesseabandonnée, de concert avec son épouse, qui marqua en même temps àsa sœur comment le prince devait être habillé. Dans le milieu dubal, Belote vint s’asseoir entre son mari et sa sœur, et commençaune conversation extrêmement agréable avec eux : d’abord, leprince crut reconnaître la voix de sa femme ; mais elle n’eutpas parlé un demi-quart d’heure, qu’il perdit le soupçon qu’ilavait eu au commencement. Le reste de la nuit passa si vite, à cequ’il lui sembla, qu’il se frotta les yeux quand le jour parut,croyant rêver, et demeura charmé de l’esprit de l’inconnue, qu’ilne put jamais engager à se démasquer : tout ce qu’il en putobtenir, c’est qu’elle reviendrait au premier bal avec le mêmehabit. Le prince s’y trouva des premiers ; et quoiquel’inconnue y arrivât un quart d’heure après lui, il l’accusa deparesse, et lui jura qu’il s’était beaucoup impatienté. Il futencore plus charmé de l’inconnue cette seconde fois que lapremière, et avoua à Laidronette qu’il était amoureux comme un foude cette personne.

« J’avoue qu’elle a beaucoup d’esprit,lui répondit sa confidente ; mais si vous voulez que je vousdise mon sentiment, je soupçonne qu’elle est encore plus laide quemoi : elle connaît que vous l’aimez, et craint de perdre votrecœur quand vous verrez son visage.

– Ah ! madame, dit le prince, que nepeut-elle lire dans mon âme ! L’amour qu’elle m’a inspiré estindépendant de ses traits : j’admire ses lumières, l’étenduede ses connaissances, la supériorité de son esprit, et la bonté deson cœur.

– Comment pouvez-vous juger de la bonté de soncœur ? lui dit Laidronette.

– Je vais vous le dire, reprit le prince.Quand je lui ai fait remarquer de belles femmes, elle les a louéesde bonne foi et elle m’a même fait remarquer avec adresse desbeautés qu’elles avaient, et qui échappaient à ma vue. Quand j’aivoulu, pour l’éprouver, lui conter les mauvaises histoires qu’onmettait sur le compte de ces femmes, elle a détourné adroitement lediscours, ou bien elle m’a interrompu, pour me raconter quelquebelle action de ces personnes ; et enfin, quand j’ai voulucontinuer, elle m’a fermé la bouche, en me disant qu’elle nepouvait souffrir la médisance. Vous voyez bien, madame, qu’unefemme qui n’est point jalouse de celles qui sont belles, une femmequi prend plaisir à dire du bien du prochain, une femme qui ne peutsouffrir la médisance, doit être d’un excellent caractère, et nepeut manquer d’avoir un bon cœur. Que me manquera-t-il pour êtreheureux avec une telle femme, quand même elle serait aussi laideque vous le pensez ? Je suis donc résolu à lui déclarer monnom, et à lui offrir de partager ma puissance. »

Effectivement, dans le premier bal, le princeapprit sa qualité à l’inconnue, et lui dit qu’il n’y avait point debonheur à espérer pour lui s’il n’obtenait pas sa main ; mais,malgré ces offres, Belote s’obstina à demeurer masquée, ainsiqu’elle en était convenue avec sa sœur. Voilà le pauvre prince dansune inquiétude épouvantable. Il pensait, comme Laidronette, quecette personne si spirituelle devait être un monstre, puisqu’elleavait tant de répugnance à se laisser voir ; mais quoiqu’il sela peignît de la manière du monde la plus désagréable, cela nediminuait point l’attachement, l’estime, et le respect, qu’il avaitconçus pour son esprit et pour sa vertu. Il était tout prêt àtomber malade de chagrin, lorsque l’inconnue lui dit :

« Je vous aime, mon prince, et je nechercherai point à vous le cacher ; mais plus mon amour estgrand, plus je crains de vous perdre, quand vous me connaîtrez.Vous vous figurez, peut-être, que j’ai de grands yeux, une petitebouche, de belles dents, un teint de lis et de roses ; et sipar aventure j’allais me trouver des yeux louches, une grandebouche, un nez camard, des dents gâtées, vous me prieriez bien vitede remettre mon masque. D’ailleurs, quand je ne serais pas sihorrible, je sais que vous êtes inconstant : vous avez aiméBelote à la folie, et cependant, vous vous en êtes dégoûté.

– Ah ! madame, dit le prince, soyez monjuge ; j’étais jeune, quand j’épousai Belote, et je vous avoueque je ne m’étais jamais occupé qu’à la regarder, et point àl’écouter ; mais lorsque je fus son mari, et que l’habitude dela voir eut dissipé mon illusion, imaginez-vous si ma situation dutêtre bien agréable ? Quand je me trouvais seul avec monépouse, elle me parlait d’une robe nouvelle qu’elle devait mettrele lendemain, des souliers de celle-ci, des diamants de celle-là.S’il se trouvait à ma table une personne d’esprit, et que l’onvoulût parler de quelque chose de raisonnable, Belote commençaitpar bâiller, et finissait par s’endormir. Je voulus essayer del’engager à s’instruire, cela l’impatienta ; elle était siignorante qu’elle me faisait trembler et rougir toutes les foisqu’elle ouvrait la bouche. D’ailleurs, elle avait tous les défautsdes sottes : quand elle s’était fourré une chose dans la tête,il n’était pas possible de l’en faire revenir en lui donnant debonnes raisons, car elle ne pouvait les comprendre. Elle étaitjalouse, médisante, méfiante. Encore, s’il m’avait été permis de medésennuyer d’un autre côté, j’aurais eu patience, mais ce n’étaitpas là son compte : elle eût voulu que le sot amour qu’ellem’avait inspiré eût duré toute ma vie, et m’eût rendu son esclave.Vous voyez bien qu’elle m’a mise dans la nécessité de faire cassermon mariage.

– J’avoue que vous étiez à plaindre, luirépondit l’inconnue ; mais tout ce que vous dites ne merassure point. Vous dites que vous m’aimez, voyez si vous serezassez hardi pour m’épouser aux yeux de tous vos sujets sans m’avoirvue.

– Je suis le plus heureux de tous les hommes,puisque vous ne demandez que cela, répondit le prince ; venezdans mon palais avec Laidronette, et demain, dès le matin, je feraiassembler mon conseil pour vous épouser à ses yeux. »

Le reste de la nuit parut bien long au prince,et avant de quitter le bal, s’étant démasqué, il ordonna à tous lesseigneurs de la cour de se rendre dans son palais, et fit avertirtous les ministres. Ce fut en leur présence qu’il raconta ce quilui était arrivé avec l’inconnue ; et après avoir fini sondiscours, il jura de n’avoir jamais d’autre épouse qu’elle, telleque pût être sa figure. Il n’y eut personne qui ne crût, comme leprince, que celle qu’il épousait ainsi ne fût horrible àvoir : quelle fut la surprise de tous les assistants lorsqueBelote, s’étant démasquée, leur fit voir la plus belle personnequ’on pût imaginer ! Ce qu’il y eut de plus singulier, c’estque le prince, ni les autres, ne la reconnurent pas d’abord, tantle repos et la solitude l’avaient embellie ; on se disaitseulement tout bas que l’autre princesse lui ressemblait en laid.Le prince, extasié d’être trompé si agréablement, ne pouvaitparler ; mais Laidronette rompit le silence, pour féliciter sasœur du retour de la tendresse de son époux.

« Quoi ! s’écria le roi, cettecharmante et spirituelle personne est Belote ? Par quelenchantement a-t-elle joint aux charmes de la figure, ceux del’esprit et du caractère qui lui manquaient absolument ?Quelque fée favorable a-t-elle fait ce miracle en safaveur ?

– Il n’y a point de miracle, reprit Belote,j’avais négligé de cultiver les dons de la nature ; mesmalheurs, la solitude et les conseils de ma sœur m’ont ouvert lesyeux, et m’ont engagée à acquérir des grâces à l’épreuve du tempset des maladies.

– Et ces grâces m’ont inspiré un attachement àl’épreuve de l’inconstance »,  lui dit le prince enl’embrassant.

Effectivement, il l’aima toute sa vie avec unefidélité qui lui fit oublier ses malheurs passés.

Conte des trois souhaits

Il y avait une fois un homme qui n’était pasfort riche ; il se maria et épousa une jolie femme. Un soir,en hiver, qu’ils étaient auprès du feu, ils s’entretenaient dubonheur de leurs voisins qui étaient plus riches qu’eux.

« Oh ! si j’étais la maîtressed’avoir tout ce que je souhaiterais, dit la femme, je seraisbientôt plus heureuse que tous ces gens-là.

– Et moi aussi, dit le mari ; je voudraisêtre au temps des fées, et qu’il s’en trouvât une assez bonne pourm’accorder tout ce que je voudrais. »

Dans le même temps, ils virent dans leurchambre une très belle dame, qui leur dit :

« Je suis une fée ; je vous prometsde vous accorder les trois premières choses que voussouhaiterez ; mais prenez-y garde : après avoir souhaitétrois choses, je ne vous accorderai plus rien. »

La fée ayant disparu, cet homme et cette femmefurent très embarrassés.

« Pour moi, dit la femme, si je suis lamaîtresse, je sais bien ce que je souhaiterais : je nesouhaite pas encore, mais il me semble qu’il n’y a rien de si bonque d’être belle, riche, et de qualité.

– Mais, répondit le mari, avec ces choses onpeut être malade, chagrin, on peut mourir jeune : il seraitplus sage de souhaiter de la santé, de la joie, et une longuevie.

– Et à quoi servirait une longue vie, si l’onétait pauvre, dit la femme, cela ne servirait qu’à être malheureuxplus longtemps. En vérité, la fée aurait dû nous promettre de nousaccorder une douzaine de dons ; car il y a au moins unedouzaine de choses dont j’aurais besoin.

– Cela est vrai, dit le mari, mais prenons dutemps : examinons d’ici à demain matin les trois choses quinous sont les plus nécessaires, et nous les demanderonsensuite.

– J’y peux penser toute la nuit, dit lafemme ; en attendant, chauffons-nous, car il faitfroid. »

En même temps, la femme prit les pincettes, etraccommoda le feu ; et comme elle vit qu’il y avait beaucoupde charbons bien allumés, elle dit, sans y penser :

« Voilà un bon feu, je voudrais avoir uneaune de boudin pour notre souper, nous pourrions le faire cuirebien aisément. »

A peine eut-elle achevé ces paroles, qu’iltomba une aune de boudin par la cheminée.

« Peste soit de la gourmande avec sonboudin, dit le mari ; ne voilà-t-il pas un beau souhait, nousn’en avons plus que deux à faire ; pour moi, je suis si encolère, que je voudrais que tu eusses le boudin au bout dunez. »

Dans le moment, l’homme s’aperçut qu’il étaitencore plus fou que sa femme ; car par ce second souhait, leboudin sauta au bout du nez de cette pauvre femme, qui ne putjamais l’arracher.

« Que je suis malheureuse !s’écria-t-elle ; tu es un méchant, d’avoir souhaité ce boudinau bout de mon nez.

– Je te jure, ma chère femme, que je n’ypensais pas, répondit le mari ; mais, que ferons-nous ?Je vais souhaiter de grandes richesses, et je te ferai un étuid’or, pour cacher ce boudin.

– Gardez-vous-en bien, reprit la femme, car jeme tuerais s’il fallait vivre avec ce boudin qui est à monnez : croyez-moi, il nous reste un souhait à faire, laissez-lemoi, ou je vais me jeter par la fenêtre » ; en disant cesparoles, elle courut ouvrir la fenêtre, et son mari, qui l’aimait,lui cria :

« Arrête, ma chère femme, je te donne lapermission de souhaiter tout ce que tu voudras.

– Eh bien, dit la femme, je souhaite que ceboudin tombe à terre. »

Dans le moment, le boudin tomba, et la femme,qui avait de l’esprit, dit à son mari :

« La fée s’est moquée de nous, et elle aeu raison. Peut-être aurions-nous été plus malheureux étant riches,que nous ne le sommes à présent. Crois-moi, mon ami, ne souhaitonsrien, et prenons les choses comme il plaira à Dieu de nous lesenvoyer ; en attendant, soupons avec notre boudin, puisqu’ilne nous reste que cela de nos souhaits. »

Le mari pensa que sa femme avait raison, etils soupèrent gaiement, sans plus s’embarrasser des choses qu’ilsavaient eu dessein de souhaiter.

Conte du pêcheur et du voyageur

Il y avait une fois un homme qui n’avait pourtout bien qu’une pauvre cabane sur le bord d’une petiterivière : il gagnait sa vie à pêcher du poisson ; maiscomme il n’y en avait guère dans cette rivière, il ne gagnait pasgrand-chose, et ne vivait presque que de pain et d’eau. Cependantil était content dans sa pauvreté, parce qu’il ne souhaitait rienque ce qu’il avait. Un jour, il lui prit fantaisie de voir laville, et il résolut d’y aller le lendemain. Comme il pensait àfaire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s’il yavait bien loin jusqu’à un village, pour trouver une maison où ilpût coucher.

« Il y a douze milles, répondit lepêcheur, et il est bien tard ; si vous voulez passer la nuitdans ma cabane, je vous l’offre de bon cœur. »

Le voyageur accepta sa proposition, et lepêcheur, qui voulait le régaler, alluma du feu pour faire cuirequelques petits poissons. Pendant qu’il apprêtait le souper, ilchantait, il riait et paraissait de fort bonne humeur.

« Que vous êtes heureux ! lui ditson hôte, de pouvoir vous divertir : je donnerais tout ce queje possède au monde pour être aussi gai que vous.

– Et qui vous en empêche ? dit lepêcheur, ma joie ne me coûte rien, et je n’ai jamais eu sujetd’être triste. Est-ce que vous avez quelque grand chagrin, qui nevous permet pas de vous réjouir ?

– Hélas, reprit le voyageur, tout le monde mecroit le plus heureux des hommes. J’étais marchand, et je gagnaisde grands biens, mais je n’avais pas un moment de repos. Jecraignais toujours qu’on ne me fît banqueroute, que mesmarchandises ne se gâtassent, que les vaisseaux que j’avais sur lamer ne fissent naufrage ; ainsi, j’ai quitté le commerce pouressayer d’être plus tranquille, et j’ai acheté une charge chez leroi. D’abord, j’ai eu le bonheur de plaire au prince, je suisdevenu son favori, et je croyais que j’allais être content ;mais je connus bientôt que j’étais plus esclave du prince que sonfavori. Il fallait renoncer à tout moment à mes inclinations poursuivre les siennes. Il aimait la chasse et moi le repos ;cependant j’étais obligé de courir avec lui les bois toute lajournée : je revenais au palais bien fatigué, et avec unegrande envie de me coucher. Point du tout, la maîtresse du roidonnait un bal, un festin ; on me faisait l’honneur de m’enprier pour faire sa cour au roi : j’y allais enenrageant ; mais l’amitié du prince me consolait un peu. Il ya environ quinze jours qu’il s’est avisé de parler d’un aird’amitié à un des seigneurs de sa cour, il lui a donné deuxcommissions, et a dit qu’il le croyait un fort honnête homme. Dèsce moment, j’ai bien vu que j’étais perdu, et j’ai passé plusieursnuits sans dormir.

– Mais, dit le pêcheur, en interrompant sonhôte, est-ce que le roi vous faisait mauvais visage, et ne vousaimait plus ?

– Pardonnez-moi, répondit cet homme, le roi mefaisait plus d’amitié qu’à l’ordinaire ; mais pensez doncqu’il ne m’aimait plus tout seul, et que tout le monde disait quece seigneur allait devenir un second favori. Vous sentez bien quecela est insupportable, aussi ai-je manqué en mourir de chagrin. Jeme retirai hier au soir dans ma chambre tout triste, et quand jefus seul, je me mis à pleurer. Tout d’un coup, je vis un grandhomme, d’une physionomie fort agréable, qui me dit : “Azaël,j’ai pitié de ta misère, veux-tu devenir tranquille, renonce àl’amour des richesses et au désir des honneurs. – Hélas !Seigneur, ai-je dit à cet homme, je le souhaiterais de tout moncœur ; mais comment y réussir ? – Quitte la cour,m’a-t-il dit, et marche pendant deux jours par le premier cheminqui s’offrira à ta vue ; la folie d’un homme te prépare unspectacle capable de te guérir pour jamais de l’ambition. Quand tuauras marché pendant deux jours, reviens sur tes pas, et croisfermement qu’il ne tiendra qu’à toi de vivre gai et tranquille.”J’ai déjà marché un jour entier pour obéir à cet homme, et jemarcherai encore demain : mais j’ai bien de la peine à espérerle repos qu’il m’a promis. »

Le pêcheur, ayant écouté cette histoire, nepût s’empêcher d’admirer la folie de cet ambitieux, qui faisaitdépendre son bonheur des regards et des paroles du prince.

« Je serai charmé de vous revoir, etd’apprendre votre guérison, dit-il au voyageur : achevez votrevoyage, et dans deux jours revenez dans ma cabane ; je vaisvoyager aussi ; je n’ai jamais été à la ville, et je m’imagineque je me divertirai beaucoup de tout le tracas qu’il doit yavoir.

– Vous avez là une mauvaise pensée, dit levoyageur. Puisque vous êtes heureux à présent, pourquoicherchez-vous à vous rendre misérable ? Votre cabane vousparaît suffisante aujourd’hui mais quand vous aurez vu les palaisdes grands, elle vous paraîtra bien petite et bien chétive. Vousêtes content de votre habit, parce qu’il vous couvre ; mais ilvous fera mal au cœur, quand vous aurez examiné les superbesvêtements des riches.

– Monsieur, dit le pêcheur à son hôte, vousparlez comme un livre, servez-vous de ces belles raisons pourapprendre à ne vous pas fâcher quand on regarde les autres, ouqu’on leur parle. Le monde est plein de ces gens qui conseillentles autres, pendant qu’ils ne peuvent se gouvernereux-mêmes. »

Le voyageur ne répliqua rien, parce qu’iln’est pas honnête de contredire les gens dans leur maison, et lelendemain il continua son voyage, pendant que le pêcheur commençaitle sien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n’avait rienrencontré d’extraordinaire, revint à la cabane. Il trouva lepêcheur assis devant sa porte, la tête appuyée dans sa main, et lesyeux fixés contre terre.

« A quoi pensez-vous ? lui demandaAzaël.

– Je pense que je suis fort malheureux,répondit le pêcheur. Qu’est-ce que j’ai fait à Dieu pour m’avoirrendu si pauvre pendant qu’il y a une si grande quantité d’hommessi riches et si contents ? »

Dans le moment, cet homme qui avait commandé àAzaël de marcher pendant deux jours, et qui était un ange,parut.

« Pourquoi n’as-tu pas suivi les conseilsd’Azaël ? dit-il au pêcheur. La vue des magnificences de laville a fait naître chez toi l’avarice et l’ambition, elles en ontchassé la joie et la paix. Modère tes désirs, et tu retrouveras cesprécieux avantages.

– Cela vous est bien aisé à dire, reprit lepêcheur ; mais cela ne m’est pas possible, et je sens que jeserai toujours malheureux, à moins qu’il ne plaise à Dieu dechanger ma situation.

– Ce serait pour ta perte, lui dit l’ange.Crois-moi, ne souhaite que ce que tu as.

– Vous avez beau parler, reprit le pêcheur,vous ne m’empêcherez pas de souhaiter une autre situation.

– Dieu exauce quelquefois les vœux del’ambitieux, répondit l’ange ; mais c’est dans sa colère, etpour le punir.

– Et que vous importe, dit le pêcheur. S’il netenait qu’à souhaiter, je ne m’embarrasserais guère de vosmenaces.

– Puisque tu veux te perdre, dit l’ange, j’yconsens : tu peux souhaiter trois choses, Dieu te lesaccordera. »

Le pêcheur, transporté de joie, souhaita quesa cabane fût changée en un palais magnifique, et aussitôt sonsouhait fut accompli. Le pêcheur, après avoir admiré ce palais,souhaita que la petite rivière qui était devant sa porte, fûtchangée en une grande mer, et aussitôt son souhait fut accompli. Illui en restait un troisième à faire ; il y rêva quelque temps,et ensuite il souhaita que la petite barque fût changée en unvaisseau superbe, chargé d’or et de diamants. Aussitôt qu’il vit levaisseau, il y courut pour admirer les richesses dont il étaitdevenu le maître ; mais à peine y fut-il entré qu’il s’élevaun grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage et descendre àterre, mais il n’y avait pas moyen. Ce fut alors qu’il maudit sonambition : regrets inutiles, la mer l’engloutit avec toutesses richesses, et l’ange dit à Azaël :

« Que cet exemple te rende sage. La finde cet homme est presque toujours celle de l’ambitieux. La cour oùtu vis présentement est une mer fameuse par les naufrages et lestempêtes : pendant que tu le peux encore, gagne le rivage, tule souhaiteras un jour sans pouvoir y parvenir. »

Azaël effrayé promit d’obéir à l’ange, et luitint parole. Il quitta la cour, et vint demeurer à la campagne, oùil se maria avec une fille qui avait plus de vertu que de beauté etfortune. Au lieu de chercher à augmenter ses grandes richesses, ilne s’appliqua plus qu’à en jouir avec modération, et à endistribuer le superflu aux pauvres. Il se vit alors heureux etcontent, et il ne passa aucun jour sans remercier Dieu de l’avoirguéri de l’avarice et de l’ambition, qui avaient jusqu’alorsempoisonné tout le bonheur de sa vie.

Joliette

Il y avait un jour un seigneur et une dame quiétaient mariés depuis plusieurs années, sans avoir d’enfants :ils croyaient qu’il ne leur manquait que cela pour être heureux,car ils étaient riches et estimés de tout le monde. A la fin, ilseurent une fille, et toutes les fées qui étaient dans le paysvinrent à son baptême, pour lui faire des dons. L’une dit qu’elleserait belle comme un ange ; l’autre, qu’elle danserait àravir ; une troisième, qu’elle ne serait jamais malade ;une quatrième, qu’elle aurait beaucoup d’esprit. La mère était bienjoyeuse de tous les dons qu’on faisait à sa fille : belle,spirituelle, une bonne santé, des talents. Qu’est-ce qu’on pouvaitdonner de mieux à cet enfant qu’on nommait Joliette ? On semit à table pour se divertir ; mais lorsqu’on eut à moitiésoupé, on vint dire au père de Joliette que la reine des fées, quipassait par là, voulait entrer. Toutes les fées se levèrent pouraller au-devant de leur reine ; mais elle avait un visage sisévère, qu’elle les fit toutes trembler.

« Mes sœurs, dit-elle lorsqu’elle futassise , est-ce ainsi que vous employez le pouvoir que vousavez reçu du ciel ? Pas une de vous n’a pensé à douer Jolietted’un bon cœur, d’inclinations vertueuses. Je vais tâcher deremédier au mal que vous lui avez fait ; je la doue d’êtremuette jusqu’à l’âge de vingt ans ; plût à Dieu qu’il fût enmon pouvoir de lui ôter absolument l’usage de la langue. »

En même temps la fée disparut, et laissa lepère et la mère de Joliette dans le plus grand désespoir dumonde ; car ils ne concevaient rien de plus triste que d’avoirune fille muette. Cependant Joliette devenait charmante ; elles’efforçait de parler quand elle eut deux ans, et l’on connaissait,par ses petits gestes, qu’elle entendait tout ce qu’on lui disait,et qu’elle mourait d’envie de répondre. On lui donna toutes sortesde maîtres, et elle apprenait avec une promptitudesurprenante : elle avait tant d’esprit qu’elle se faisaitentendre par des gestes, et rendait compte à sa mère de tout cequ’elle voyait, ou entendait. D’abord on admirait cela, mais lepère qui était un homme de bon sens, dit à sa femme :

« Ma chère, vous laissez prendre unemauvaise habitude à Joliette ; c’est un petit espion.Qu’avons-nous besoin de savoir tout ce qui se fait dans laville ? On ne se méfie pas d’elle, parce qu’elle est uneenfant, et qu’on sait qu’elle ne peut pas parler, et elle vous faitsavoir tout ce qu’elle entend : il faut la corriger de cedéfaut, il n’y a rien de plus vilain que d’être unerapporteuse. »

La mère, qui idolâtrait Joliette, et qui étaitnaturellement curieuse, dit à son mari qu’il n’aimait pas cettepauvre enfant, parce qu’elle avait le défaut d’être muette ;qu’elle était déjà assez malheureuse avec son infirmité, et qu’ellene pouvait se résoudre à la rendre encore plus misérable en lacontredisant. Le mari, qui ne se paya pas de ces mauvaises raisons,prit Joliette en particulier et lui dit :

« Ma chère enfant, vous me chagrinez. Labonne fée qui vous a rendue muette avait sans doute prévu que vousseriez une rapporteuse ; mais à quoi cela sert-il que vous nepuissiez parler, puisque vous vous faites entendre parsignes ; savez-vous ce qu’il arrivera ? vous vous ferezhaïr de tout le monde, on vous fuira comme si vous aviez la peste,et on aura raison, car vous causerez plus de mal que cette affreusemaladie. Un rapporteur brouille tout le monde, et cause des mauxépouvantables : pour moi, si vous ne vous corrigez pas, jesouhaiterai de tout mon cœur que vous fussiez aussi aveugle etsourde. »

Joliette n’était pas méchante ; c’étaitpar étourderie qu’elle découvrait ce qu’elle avait vu ; ainsi,elle lui promit par signes qu’elle se corrigerait. Elle en avaitl’intention, mais deux ou trois jours après, elle entendit une damequi se moquait d’une de ses amies : elle savait écrire alors,et elle mit sur un papier ce qu’elle avait entendu. Elle avaitécrit cette conversation avec tant d’esprit, que sa mère ne pûts’empêcher de rire de ce qu’il y avait de plaisant, et d’admirer lestyle de sa fille. Joliette avait de la vanité : elle fut sicontente des louanges que sa mère lui donna, qu’elle écrivait toutce qui se passait devant elle. Ce que son père lui avait préditarriva ; elle se fit haïr de tout le monde. On se cachaitd’elle, on parlait bas quand elle entrait, et on craignait de setrouver dans les assemblées dont elle était priée. Malheureusementpour elle, son père mourut, quand elle n’avait que douze ans ;et personne ne lui faisant plus honte de son défaut, elle prit unetelle habitude de rapporter, qu’elle le faisait même sans ypenser ; elle passait toute la journée à espionner lesdomestiques qui la haïssaient comme la mort : si elle étaitdans un jardin, elle faisait semblant de dormir pour entendre lesdiscours de ceux qui se promenaient. Mais comme plusieurs parlaientà la fois, et qu’elle n’avait pas assez de mémoire pour retenir ceque l’on disait, elle faisait dire aux uns ce que les autresavaient dit ; elle écrivait le commencement d’un discours,sans en entendre la fin, ou la fin, sans en savoir le commencement.Il n’y avait pas de semaine qu’il n’y eût vingt tracasseries, ouquerelles dans la ville, et quand on venait à examiner d’oùvenaient ces bruits, on découvrait que cela provenait des rapportsde Joliette. Elle brouilla sa mère avec toutes ses amies, et fitbattre trois ou quatre personnes.

Cela dura jusqu’au jour où elle eut vingtans ; elle attendait ce jour avec une grande impatience, pourparler tout à son aise : il vint enfin, et la reine des fées,se présentant devant elle, lui dit :

« Joliette, avant de vous rendre l’usagede la parole, dont certainement vous abuserez, je vais vous fairevoir tous les maux que vous avez causés par vos rapports .»   En même temps elle lui présenta un miroir, et elle yvit un homme suivi de trois enfants, qui demandaient l’aumône avecleur père. « Je ne connais pas cet homme, dit Joliette, quiparlait pour la première fois ; quel mal lui ai-jecausé ?

– Cet homme était un riche marchand, luirépondit la fée ; il avait dans son magasin beaucoup demarchandises : mais il manquait d’argent comptant. Cet hommevint emprunter une somme à votre père, pour payer une lettre dechange ; vous écoutiez à la porte du cabinet, et vous fîtesconnaître la situation de ce marchand à plusieurs personnes à quiil devait de l’argent ; cela lui fit perdre son crédit, toutle monde voulut être payé, et la justice s’étant mêlée de cetteaffaire, le pauvre homme et ses enfants sont réduits à l’aumônedepuis neuf ans.

– Ah, mon Dieu, madame ! dit Joliette, jesuis au désespoir d’avoir commis ce crime ; mais je suisriche, je veux réparer le mal que j’ai fait, en rendant à cet hommele bien que je lui ai fait perdre par mon imprudence. »

Après cela Joliette vit une belle femme dansune chambre dont les fenêtres étaient garnies de grilles defer ; elle était couchée sur de la paille, ayant une cruched’eau et un morceau de pain à côté d’elle ; ses grands cheveuxnoirs tombaient sur ses épaules, et son visage était baigné delarmes.

« Ah ! mon Dieu ! dit Joliette,je connais cette dame ; son mari l’a menée en France depuisdeux ans, et il a écrit qu’elle était morte ; serait-ilpossible que je fusse la cause de l’affreuse situation de cettedame ?

– Oui, Joliette, reprit la fée ; mais cequ’il y a de plus terrible, c’est que vous êtes encore la cause dela mort d’un homme que le mari de cette dame a tué. Voussouvenez-vous qu’un soir étant dans un jardin, sur un banc, vousfîtes semblant de dormir, pour entendre ce que disaient ces deuxpersonnes ; vous comprîtes par leurs discours qu’ilss’aimaient, et vous le fîtes savoir à toute la ville. Ce bruit vintjusqu’aux oreilles du mari de cette dame, qui est un homme fortjaloux ; il tua ce cavalier, et a mené cette dame enFrance ; il l’a fait passer pour morte, afin de pouvoir latourmenter plus longtemps ; cependant cette pauvre dame étaitinnocente. Le gentilhomme lui parlait de l’amour qu’il avait pourune de ses cousines qu’il voulait épouser ; mais comme ilsparlaient bas, vous n’avez entendu que la moitié de leurconversation que vous avez écrite, et cela a causé ces horriblesmalheurs.

– Ah ! s’écria Joliette, je suis unemalheureuse, je ne mérite pas de voir le jour.

– Attendez à vous condamner, que vous ayezconnu tous vos crimes, lui dit la fée. Regardez cet homme couchédans ce cachot, couvert de chaînes ; vous avez découvert uneconversation fort innocente que tenait cet homme, et comme vous nel’aviez écoutée qu’à moitié, vous avez cru entendre qu’il étaitd’intelligence avec les ennemis du roi. Un jeune étourdi fortméchant homme, une femme aussi babillarde que vous, qui n’aimaientpas ce pauvre homme qui est prisonnier, ont répété et augmenté ceque vous leur aviez fait entendre de cet homme ; ils l’on faitmettre dans ce cachot, d’où il ne sortira que pour assommer lerapporteur à coup de bâtons, et vous traiter comme la dernière desfemmes, si jamais il vous rencontre. »

Après cela, la fée montra à Joliette quantitéde domestiques sur le pavé, et manquant de pain, des maris séparésde leurs femmes ; des enfants déshérités par leurspères ; et tout cela, à cause de ses rapports. Joliette étaitinconsolable, et promit de se corriger.

« Vous êtes trop vieille pour vouscorriger, lui dit la fée ; des défauts qu’on a nourris jusqu’àvingt ans ne se corrigent pas après cela, quand on le veut ;je ne sais qu’un remède à ce mal : c’est d’être aveugle,sourde et muette, pendant dix ans, et de passer tout ce temps àréfléchir sur les malheurs que vous avez causés. »

Joliette n’eut pas le courage de consentir àun remède qui lui paraissait si terrible ; elle promitpourtant de ne rien épargner pour devenir silencieuse ; maisla fée lui tourna le dos sans vouloir l’écouter ; car ellesavait bien que, si elle avait eu une vraie envie de se corriger,elle en aurait pris les moyens. Le monde est plein de ces sortes degens, qui disent : « Je suis bien fâchée d’êtregourmande, colère, menteuse ; je souhaiterais de tout mon cœurde me corriger » . Ils mentent assurément, car si on leurdit : Pour corriger votre gourmandise, il ne faut jamaismanger hors des repas, et rester toujours sur votre appétit, quandvous sortez de table. Pour vous guérir de votre colère, il fautimposer une bonne pénitence, toutes les fois que vous vousemporterez. Si, dis-je, on leur dit de se servir de ces moyens, ilsrépondent, cela est trop difficile. C’est-à-dire qu’ils voudraientque Dieu fît un miracle, pour les corriger tout d’un coup, sansqu’il leur en coûtât aucune peine.

Voilà précisément comme pensaitJoliette ; mais avec cette fausse bonne volonté, on ne secorrige de rien. Comme elle était détestée de toutes les personnesqui la connaissaient, malgré son esprit, sa beauté et ses talents,elle résolut d’aller demeurer dans un autre pays. Elle vendit donctout son bien, et partit avec sa sotte mère. Elles arrivèrent dansune grande ville, où l’on fut d’abord charmé de Joliette. Plusieursseigneurs la demandèrent en mariage, et elle en choisit un qu’elleaimait passionnément. Elle vécut un an fort heureuse avec lui.Comme la ville dans laquelle elle demeurait était bien grande, onne connut pas sitôt qu’elle était rapporteuse, parce qu’elle voyaitbeaucoup de gens, qui ne se connaissaient pas les uns et lesautres. Un jour, après souper, son mari parlait de plusieurspersonnes, et il vint à dire qu’un tel seigneur n’était pas un forthonnête homme, parce qu’il lui avait vu faire plusieurs mauvaisesactions. Deux jours après, Joliette étant dans une grandemascarade, un homme couvert d’un domino la pria de danser, et vintensuite s’asseoir auprès d’elle. Comme elle parlait bien, ils’amusa beaucoup de la conversation, d’autant plus qu’elle savaittoutes les histoires scandaleuses de la ville, et qu’elle lesracontait avec beaucoup d’esprit. La femme du seigneur dont sonmari lui avait parlé vint à danser ; et Joliette dit à cemasque, qui avait un domino :

« Cette femme est fort aimable ;c’est bien dommage qu’elle soit mariée à un malhonnête homme.

– Connaissez-vous le mari dont vous parlez simal ? lui demanda le masque.

– Non, répondit Joliette, mais mon mari, quile connaît parfaitement, m’a raconté plusieurs vilaines histoiresqui sont sur son compte. »

Et tout de suite, Joliette raconta ceshistoires, qu’elle augmenta selon la mauvaise habitude qu’elleavait prise, afin d’avoir occasion de faire briller son esprit. Lemasque l’écouta très attentivement, et elle était fort aise del’attention qu’il lui donnait, parce qu’elle pensait qu’ill’admirait. Quand elle eut fini, il se leva, et un quart d’heureaprès, on vint dire à Joliette que son mari se mourait, parce qu’ils’était battu contre un homme auquel il avait ôté la réputation.Joliette courut tout en pleurs, au lieu où était son mari quin’avait plus qu’un quart d’heure à vivre. « Retirez-vous,mauvaise créature, lui dit cet homme mourant. C’est votre langue etvos rapports qui m’ôtent la vie. »

Et peu de temps après, il expira. Joliette,qui l’aimait à la folie, le voyant mort, se jeta toute furieuse surson épée, et se la passa au travers du corps. Sa mère qui vit cethorrible spectacle, en fut si saisie qu’elle en tomba malade dechagrin, et mourut aussi en maudissant la curiosité, et la sottecomplaisance qu’elle avait eue pour sa fille, dont elle avait causéla perte.

La Curiosité

Un jour, un roi, qui était à la chasse, seperdit. Comme il cherchait le chemin, il entendit parler, ets’étant approché de l’endroit d’où sortait la voix, il vit un hommeet une femme qui travaillaient à couper du bois. La femmedisait :

« Il faut avouer que notre mère Ève étaitbien gourmande, d’avoir mangé de la pomme. Si elle avait obéi àDieu, nous n’aurions pas la peine de travailler tous lesjours. » L’homme lui répondit :

« Si Ève était une gourmande, Adam étaitbien sot de faire ce qu’elle lui disait. Si j’avais été en saplace, et que vous m’eussiez voulu faire manger de ces pommes, jevous aurais donné un bon soufflet, et je n’aurais pas vouluseulement vous écouter. »

Le roi s’approcha, et leur dit :

« Vous avez donc bien de la peine, mespauvres gens.

– Oui, monsieur, répondirent-ils (car ils nesavaient pas que c’était le roi), nous travaillons comme deschevaux, depuis le matin jusqu’au soir, et encore nous avons biendu mal à vivre.

– Venez avec moi, leur dit le roi, je vousnourrirai sans travailler. »

Dans le moment les officiers du roi, qui lecherchaient, arrivèrent ; et les pauvres gens furent bienétonnés et bien joyeux. Quand ils furent dans le palais, le roileur fit donner de beaux habits, un carrosse, des laquais ; ettous les jours ils avaient douze plats pour leur dîner. Au boutd’un mois, on leur servit vingt-quatre plats : mais dans lemilieu de la table, on en mit un grand qui était fermé. D’abord, lafemme qui était curieuse, voulut ouvrir ce plat ; mais unofficier du roi, qui était présent, lui dit que le roi leurdéfendait d’y toucher, et qu’il ne voulait pas qu’ils vissent cequi était dedans. Quand les domestiques furent sortis, le maris’aperçut que sa femme ne mangeait pas et qu’elle étaittriste ; il lui demanda ce qu’elle avait, et elle lui réponditqu’elle ne se souciait pas de manger de toutes les bonnes chosesqui étaient sur la table, mais qu’elle avait envie de ce qui étaitdans ce plat couvert :

« Vous êtes folle, lui dit son mari, nevous a-t-on pas dit que le roi nous le défendait ?

– Le roi est un injuste, dit la femme ;s’il ne voulait pas que nous vissions ce qui est dans ce plat, ilne fallait pas le faire servir sur la table. »

En même temps, elle se mit à pleurer, et ditqu’elle se tuerait, si son mari ne voulait pas ouvrir le plat.Quand son mari la vit pleurer, il fut bien fâché, et comme ill’aimait beaucoup, il lui dit qu’il ferait tout ce qu’ellevoudrait, pour qu’elle ne se chagrinât pas. En même temps, ilouvrit le plat, et il en sortit une petite souris, qui se sauvadans la chambre. Ils coururent après elle pour la rattraper ;mais elle se cacha dans un petit trou, et aussitôt le roi entra,qui demanda où était la souris.

« Sire, dit le mari, ma femme m’atourmenté, pour voir ce qui était dans le plat, je l’ai ouvertmalgré moi, et la souris s’est sauvée.

– Ah, ah ! dit le roi, vous disiez que sivous eussiez été à la place d’Adam, vous eussiez donné un souffletà Ève, pour lui apprendre à être curieuse et gourmande : ilfallait vous souvenir de vos promesses. Et vous, méchantefemme : vous aviez toutes sortes de bonnes choses, comme Ève,et cela n’était pas assez ; vous vouliez manger du plat que jevous avais défendu. Allez, malheureux, retournez travailler dans lebois, et ne vous en prenez plus à Adam et à sa femme, du mal quevous aurez, puisque vous avez fait une sottise pareille à celledont vous les accusiez. »

La Veuve et ses deux filles

Il y avait une veuve, assez bonne femme, quiavait deux filles, toutes deux fort aimables ; l’aînée senommait Blanche, la seconde Vermeille. On leur avait donné cesnoms, parce qu’elles avaient, l’une le plus beau teint du monde, etla seconde des joues et des lèvres vermeilles comme du corail. Unjour la bonne femme, étant près de sa porte, à filer, vit unepauvre vieille, qui avait bien de la peine à se traîner avec sonbâton.

« Vous êtes bien fatiguée, dit la bonnefemme à la vieille. Asseyez-vous un moment pour vousreposer » ; et aussitôt, elle dit à ses filles de donnerune chaise à cette femme. Elles se levèrent toutes les deux ;mais Vermeille courut plus fort que sa sœur, et apporta la chaise.«Voulez-vous boire un coup ? dit la bonne femme à lavieille.

– De tout mon cœur, répondit-elle ; il mesemble même que je mangerais bien un morceau, si vous pouviez medonner quelque chose pour me ragoûter.

– Je vous donnerai tout ce qui est en monpouvoir, dit la bonne femme ; mais, comme je suis pauvre, cene sera pas grand-chose. »

En même temps, elle dit à ses filles de servirla bonne vieille, qui se mit à table : et la bonne femmecommanda à l’aînée d’aller cueillir quelques prunes qu’elle avaitplanté elle-même et qu’elle aimait beaucoup. Blanche, au lieud’obéir de bonne grâce à sa mère, murmura contre cet ordre, et diten elle- même : Ce n’est pas pour cette vieille gourmande quej’ai eu tant de soin de mon prunier. Elle n’osa pourtant pasrefuser quelques prunes, mais elle les donna de mauvaise grâce et àcontrecœur.

« Et vous, Vermeille, dit la bonne femmeà la seconde de ses filles, vous n’avez pas de fruit à donner àcette bonne dame, car vos raisins ne sont pas mûrs.

– Il est vrai, dit Vermeille, mais j’entendsma poule qui chante, elle vient de pondre un œuf, et si madame veutl’avaler tout chaud, je le lui offre de tout moncœur . »

En même temps, sans attendre la réponse de lavieille, elle courut chercher son œuf ; mais dans le momentqu’elle le présentait à cette femme, elle disparut, et l’on vit àsa place une belle dame, qui dit à la mère :

« Je vais récompenser vos deux fillesselon leur mérite. L’aînée deviendra une grande reine, et laseconde une fermière. »  Et en même temps, ayant frappéla maison de son bâton, elle disparut, et l’on vit à la place unejolie ferme. « Voilà votre partage, dit-elle à Vermeille. Jesais que je vous donne à chacune ce que vous aimez lemieux. »

La fée s’éloigna en disant ces paroles ;et la mère, aussi bien que les deux filles, restèrent fortétonnées. Elles entrèrent dans la ferme, et furent charmées de lapropreté des meubles. Les chaises n’étaient que de bois ; maiselles étaient si propres, qu’on s’y voyait comme dans un miroir.Les lits étaient de toile, blanche comme la neige. Il y avait dansles étables vingt moutons, autant de brebis, quatre bœufs, quatrevaches ; et dans la cour, toutes sortes d’animaux, comme despoules, des canards, des pigeons et autres. Il y avait aussi unjoli jardin, rempli de fleurs et de fruits. Blanche voyait sansjalousie le don qu’on avait fait à sa sœur, et elle n’était occupéeque du plaisir qu’elle aurait d’être reine. Tout d’un coup, elleentendit passer des chasseurs, et, étant allée sur la porte pourles voir, elle parut si belle aux yeux du roi, qu’il résolut del’épouser. Blanche, étant devenue reine, dit à sa sœurVermeille :

« Je ne veux pas que vous soyezfermière ; venez avec moi, ma sœur, je vous ferai épouser ungrand seigneur.

– Je vous suis bien obligée, ma sœur, réponditVermeille ; je suis accoutumée à la campagne, et je veux yrester. »

La reine Blanche partit donc, et elle était sicontente qu’elle passa plusieurs nuits sans dormir, de joie. Lespremiers mois, elle fut si occupée de ses beaux habits, des bals,des comédies, qu’elle ne pensait à autre chose. Mais bientôt elles’accoutuma à tout cela, et rien ne la divertissait plus ; aucontraire, elle eut de grands chagrins. Toutes les dames de la courlui rendaient de grands respects, quand elles étaient devantelle ; mais elle savait qu’elles ne l’aimaient pas, etqu’elles disaient : « Voyez cette petite paysanne, commeelle fait la grande dame ; le roi a le cœur bien bas, d’avoirpris telle femme » . Ce discours fit faire des réflexionsau roi. Il pensa qu’il avait eu tort d’épouser Blanche ; etcomme son amour pour elle était passé, il eut un grand nombre demaîtresses. Quand on vit que le roi n’aimait plus sa femme, oncommença à ne plus lui rendre aucun devoir. Elle était trèsmalheureuse, car elle n’avait pas une seule bonne amie, à qui ellepût conter ses chagrins. Elle voyait que c’était la mode, à lacour, de trahir ses amis par intérêt ; de faire bonne mine àceux que l’on haïssait, et de mentir à tout moment. Il fallait êtresérieuse, parce qu’on lui disait qu’une reine doit avoir un airgrave et majestueux. Elle eut plusieurs enfants ; et pendanttout ce temps, elle avait un médecin auprès d’elle, qui examinaittout ce qu’elle mangeait, et lui ôtait toutes les choses qu’elleaimait. On ne mettait point de sel dans ses bouillons ; on luidéfendait de se promener, quand elle en avait envie ; en unmot, elle était contredite depuis le matin jusqu’au soir. On donnades gouvernantes à ses enfants, qui les élevaient tout de travers,sans qu’elle eût la liberté d’y trouver à redire. La pauvre Blanchese mourait de chagrin, et elle devint si maigre, qu’elle faisaitpitié à tout le monde. Elle n’avait pas vu sa sœur, depuis troisans qu’elle était reine, parce qu’elle pensait qu’une personne deson rang serait déshonorée d’aller rendre visite à unefermière ; mais, se voyant accablée de mélancolie, ellerésolut d’aller passer quelques jours à la campagne, pour sedésennuyer. Elle en demanda la permission au roi, qui la luiaccorda de bon cœur, parce qu’il pensait qu’il serait débarrasséd’elle pendant quelque temps. Elle arriva sur le soir à la ferme deVermeille, et elle vit de loin, devant la porte, une troupe debergers et de bergères, qui dansaient, et se divertissaient de toutleur cœur.

« Hélas ! dit la reine en soupirant,où est le temps que je me divertissais comme ces pauvresgens ? Personne n’y trouvait à redire. »

D’abord qu’elle parut, sa sœur accourut pourl’embrasser. Elle avait un air si content, elle était si fortengraissée, que la reine ne put s’empêcher de pleurer en laregardant. Vermeille avait épousé un jeune paysan, qui n’avait pasde fortune, mais il se souvenait toujours que sa femme lui avaitdonné tout ce qu’il avait, et il cherchait par ses manièrescomplaisantes à lui en marquer sa reconnaissance. Vermeille n’avaitpas beaucoup de domestiques, mais ils l’aimaient, comme s’ilseussent été ses enfants, parce qu’elle les traitaient bien. Tousses voisins l’aimaient aussi, et chacun s’empressait à lui endonner des preuves. Elle n’avait pas beaucoup d’argent, mais ellen’en avait pas besoin ; car elle recueillait dans ses terres,du blé, du vin, et de l’huile. Ses troupeaux lui fournissaient dulait, dont elle faisait du beurre et du fromage. Elle filait lalaine de ses moutons pour se faire des habits, aussi bien qu’à sonmari, et à deux enfants qu’elle avait. Ils se portaient àmerveille, et le soir, quand le temps du travail était passé, ilsse divertissaient à toutes sortes de jeux.

« Hélas ! s’écria la reine, la féem’a fait un mauvais présent, en me donnant une couronne. On netrouve point la joie dans les palais magnifiques, mais dans lesoccupations innocentes de la campagne. » A peine eut-elle ditces paroles, que la fée parut.

« Je n’ai pas prétendu vous récompenser,en vous faisant reine, lui dit la fée, mais vous punir, parce quevous m’aviez donné vos prunes à contrecœur. Pour être heureux, ilfaut comme votre sœur, ne posséder que les choses nécessaires, etn’en point souhaiter davantage.

– Ah ! madame, s’écria Blanche, vous vousêtes assez vengée ; finissez mon malheur.

– Il est fini, reprit la fée. Le roi, qui nevous aime plus, vient d’épouser une autre femme ; et demain,ses officiers viendront vous ordonner de sa part, de ne pointretourner à son palais. »

Cela arriva comme la fée l’avait prédit :Blanche passa le reste de ses jours avec sa sœur Vermeille, avectoutes sortes de contentements et de plaisirs ; et elle nepensa jamais à la cour, que pour remercier la fée de l’avoirramenée dans son village.

Le Prince Charmant

Il y avait une fois un prince, qui perdit sonpère, quand il n’avait que seize ans. D’abord il fut un peutriste ; et puis, le plaisir d’être roi le consola bientôt. Ceprince, qui se nommait Charmant, n’avait pas un mauvais cœur ;mais il avait été élevé en prince, c’est-à-dire à faire savolonté ; et cette mauvaise habitude l’aurait sans doute renduméchant par la suite. Il commençait déjà à se fâcher, quand on luifaisait voir qu’il s’était trompé. Il négligeait ses affaires pourse divertir, et surtout, il aimait si passionnément la chasse,qu’il y passait presque toutes les journées. On l’avait gâté, commeon fait avec tous les princes. Il avait pourtant un bon gouverneur,et il l’aimait beaucoup, quand il était jeune ; mais,lorsqu’il fut devenu roi, il pensa que ce gouverneur était tropvertueux.

« Je n’oserai jamais suivre mesfantaisies devant lui, disait-il en lui-même ; il dit qu’unprince doit donner tout son temps aux affaires de son royaume, etj’aime mes plaisirs. Quand même il ne me dirait rien, il seraittriste, et je connaîtrais à son visage qu’il serait mécontent demoi : il faut l’éloigner, car il me gênerait. »

Le lendemain, Charmant assembla son conseil,donna de grandes louanges à son gouverneur, et dit que pour lerécompenser du soin qu’il avait eu de lui, il lui donnait legouvernement d’une province, qui était fort éloignée de la cour.Quand son gouverneur fut parti, il se livra aux plaisirs, etsurtout à la chasse, qu’il aimait passionnément. Un jour queCharmant était dans une grande forêt, il vit passer une biche,blanche comme la neige ; elle avait un collier d’or au cou, etlorsqu’elle fut proche du prince, elle le regarda fixement, etensuite s’éloigna.

« Je ne veux pas qu’on la tue »,s’écria Charmant. Il commanda donc à ses gens de rester là avec seschiens, et il suivit la biche. Il semblait qu’ellel’attendait : mais lorsqu’il était proche d’elle, elles’éloignait en sautant et gambadant. Il avait tant d’envie de laprendre, qu’en la suivant il fit beaucoup de chemin, sans y penser.La nuit vint, et il perdit la biche de vue. Le voilà bienembarrassé ; car il ne savait pas où il était. Tout d’un coup,il entendit des instruments ; mais ils paraissaient être bienloin. Il suivit ce bruit agréable, et arriva enfin à un grandchâteau, où l’on faisait ce beau concert. Le portier lui demanda cequ’il voulait, et le prince lui conta son aventure.

« Soyez le bienvenu, lui dit cet homme.On vous attend pour souper ; car la biche blanche appartient àma maîtresse ; et toutes les fois qu’elle la fait sortir,c’est pour lui amener compagnie. »

En même temps, le portier siffla, et plusieursdomestiques parurent avec des flambeaux, et conduisirent le princedans un appartement bien éclairé. Les meubles de cet appartementn’étaient point magnifiques ; mais tout était propre et sibien arrangée que cela faisait plaisir à voir. Aussitôt, il vitparaître la maîtresse de la maison. Charmant fut ébloui de sabeauté, et s’étant jeté à ses pieds, il ne pouvait parler, tant ilétait occupé à la regarder.

« Levez-vous, mon prince, lui dit-elle,en lui donnant la main. Je suis charmée de l’admiration que je vouscause : vous paraissez si aimable, que je souhaite de tout moncœur que vous soyez celui qui doit me tirer de ma solitude. Jem’appelle Vraie-Gloire, et je suis immortelle. Je vis dans cechâteau, depuis le commencement du monde, en attendant unmari ; un grand nombre de rois sont venus me voir ; mais,quoiqu’ils m’eussent juré une fidélité éternelle, ils ont manqué àleur parole, et m’ont abandonnée pour la plus cruelle de mesennemies.

– Ah ! belle princesse, dit Charmant,peut-on vous oublier, quand on vous a vue une fois ? Je jurede n’aimer que vous : et dès ce moment je vous choisis pour mareine.

– Et moi, je vous accepte pour mon roi, luidit Vraie-Gloire ; mais il ne m’est pas permis de vous épouserencore. Je vais vous faire voir un autre prince, qui est dans monpalais, et qui prétend aussi m’épouser : si j’étais lamaîtresse, je vous donnerais la préférence ; mais cela nedépend pas de moi. Il faut que vous me quittiez pendant trois ans,et celui des deux qui me sera le plus fidèle pendant ce temps, aurala préférence. »

Charmant fut fort affligé de cesparoles ; mais il le fut bien davantage quand il vit le princedont Vraie-Gloire lui avait parlé. Il était si beau, il avait tantd’esprit, qu’il craignit que Vraie-Gloire ne l’aimât plus que lui.Il se nommait Absolu, et il possédait un grand royaume. Ilssoupèrent tous les deux avec Vraie-Gloire, et furent bien tristes,quand il fallut la quitter le matin. Elle leur dit qu’elle lesattendait dans trois ans, et ils sortirent ensemble du palais. Apeine avaient-ils marché deux cents pas dans la forêt, qu’ilsvirent un palais bien plus magnifique que celui deVraie-Gloire : l’or, l’argent, le marbre, les diamantséblouissaient les yeux ; les jardins en étaient magnifiques,et la curiosité les engagea à y entrer. Ils furent bien surpris d’ytrouver leur princesse ; mais elle avait changé d’habit ;sa robe était toute garnie de diamants, ses cheveux en étaientornés, au lieu que la veille, sa parure n’était qu’une robeblanche, garnie de fleurs.

« Je vous montrai hier ma maison decampagne, leur dit-elle, elle me plaisait autrefois ; maispuisque j’ai deux princes pour amants, je ne la trouve plus dignede moi. Je l’ai abandonnée pour toujours, et je vous attendrai dansce palais, car les princes doivent aimer la magnificence. L’or etles pierreries ne sont faits que pour eux, et quand leurs sujetsles voient si magnifiques, ils les respectent davantage. »

En même temps, elle fit passer ses deux amantsdans une grande salle.

« Je vais vous montrer, leur dit-elle,les portraits de plusieurs princes qui ont été mes favoris. Envoilà un qu’on nommait Alexandre, que j’aurais épousé, mais il estmort trop jeune. Ce prince, avec un fort petit nombre de soldats,ravagea toute l’Asie, et s’en rendit maître. Il m’aimait à lafolie, et risqua plusieurs fois sa vie pour me plaire. Voyez cetautre ; on le nommait Pyrrhus. Le désir de devenir mon épouxl’a engagé à quitter son royaume pour en acquérir d’autres ;il courut toute sa vie, et fut tué malheureusement d’une tuile,qu’une femme lui jeta sur la tête. Cet autre se nommait JulesCésar : pour mériter mon cœur, il a fait pendant dix ans laguerre dans les Gaules ; il a vaincu Pompée, et soumis lesRomains. Il eût été mon époux ; mais, ayant contre mon conseilpardonné à ses ennemis, ils lui donnèrent vingt-deux coups depoignard. »

La princesse leur montra encore un grandnombre de portraits, et, leur ayant donné un superbe déjeuner, quifut servi dans des plats d’or, elle leur dit de continuer leurvoyage. Quand ils furent sortis du palais, Absolu dit àCharmant :

« Avouez que la princesse était millefois plus aimable aujourd’hui, avec ses beaux habits, qu’ellen’était hier, et qu’elle avait aussi beaucoup plus d’esprit.

– Je ne sais, répondit Charmant. Elle avait dufard aujourd’hui, elle m’a paru changée, à cause de ses beauxhabits ; mais assurément elle me plaisait davantage sous sonhabit de bergère. »

Les deux princes se séparèrent, et s’enretournèrent dans leurs royaumes, bien résolus de faire tout cequ’ils pourraient pour plaire à leur maîtresse. Quand Charmant futdans son palais, il se ressouvint qu’étant petit, son gouverneurlui avait souvent parlé de Vraie-Gloire, et il dit enlui-même : « Puisqu’il connaît ma princesse, je veux lefaire revenir à ma cour ; il m’apprendra ce que je dois fairepour lui plaire » . Il envoya donc un courrier pour lechercher, et aussitôt que son gouverneur, qu’on nommait Sincère,fut arrivé, il le fit venir dans son cabinet, et lui raconta ce quilui était arrivé. Le bon Sincère, pleurant de joie, dit auroi :

« Ah ! mon prince, que je suiscontent d’être revenu ! Sans moi vous auriez perdu votreprincesse. Il faut que je vous apprenne qu’elle a une sœur, qu’onnomme Fausse-Gloire ; cette méchante créature n’est pas sibelle que Vraie-Gloire, mais elle se farde pour cacher ses défauts.Elle attend tous les princes qui sortent de chezVraie-Gloire ; et comme elle ressemble à sa sœur, elle lestrompe. Ils croient travailler pour Vraie-Gloire, et ils la perdenten suivant les conseils de sa sœur. Vous avez vu que tous lesamants de Fausse-Gloire périssent misérablement. Le prince Absolu,qui va suivre leur exemple, ne vivra que jusqu’à trente ans ;mais si vous vous conduisez par mes conseils, je vous promets qu’àla fin, vous serez l’époux de votre princesse. Elle doit êtremariée au plus grand roi du monde : travaillez pour ledevenir.

– Mon cher Sincère, répondit Charmant, tu saisque ce n’est pas possible. Quelque grand que soit mon royaume, messujets sont si ignorants, si grossiers, que je ne pourrai jamaisles engager à faire la guerre. Or, pour devenir le plus grand roidu monde, ne faut-il pas gagner un grand nombre de batailles, etprendre beaucoup de villes ?

– Ah ! mon prince, répartitSincère ; vous avez déjà oublié les leçons que je vous aidonnées. Quand vous n’auriez pour tout bien qu’une seule ville, etdeux ou trois cents sujets, et que vous ne feriez jamais la guerre,vous pourriez devenir le plus grand roi du monde : il ne fautpour cela, qu’être le plus juste et le plus vertueux. C’est là lemoyen d’acquérir la princesse Vraie-Gloire. Ceux qui prennent lesroyaumes de leurs voisins, qui, pour bâtir leurs beaux châteaux,acheter de beaux habits et beaucoup de diamants, prennent l’argentde leurs peuples, sont trompés, et ne trouveront que la princesseFausse-Gloire, qui alors n’aura plus son fard, et leur paraîtraaussi laide qu’elle l’est véritablement. Vous dites que vos sujetssont grossiers et ignorants ; il faut les instruire. Faites laguerre à l’ignorance, au crime ; combattez vos passions, etvous serez un grand roi, et un conquérant au-dessus de César, dePyrrhus, d’Alexandre et de tous les héros dont Fausse-Gloire vous amontré les portraits. »

Charmant résolut de suivre les conseils de songouverneur. Pour cela, il pria un de ses parents de commander dansson royaume pendant son absence, et partit avec son gouverneur,pour voyager dans tout le monde, et s’instruire par lui-même detout ce qu’il fallait faire pour rendre ses sujets heureux. Quandil trouvait dans un royaume un homme sage, ou habile, il luidisait : « Voulez-vous venir avec moi ? je vousdonnerai beaucoup d’or. » Quand il fut bien instruit, et qu’ileut un grand nombre d’habiles gens, il retourna dans son royaume,et chargea tous ces habiles gens d’instruire ses sujets, quiétaient très pauvres et très ignorants. Il fit bâtir de grandesvilles, et quantité de vaisseaux ; il faisait apprendre àtravailler aux jeunes gens, nourrissait les pauvres malades etvieillards, rendait lui-même la justice à ses peuples ; ensorte qu’il les rendit honnêtes gens et heureux. Il passa deux ansdans ce travail, et au bout de ce temps, il dit àSincère :

« Croyez-vous que je sois bientôt dignede Vraie-Gloire ?

– Il vous reste encore un grand ouvrage àfaire, lui dit son gouverneur. Vous avez vaincu les vices de vossujets, votre paresse, votre amour pour les plaisirs, mais vousêtes encore l’esclave de votre colère, c’est le dernier ennemiqu’il faut combattre. »

Charmant eut beaucoup de peine à se corrigerde ce dernier défaut, mais il était si amoureux de sa princesse,qu’il fit les plus grands efforts pour devenir doux et patient. Ily réussit, et les trois ans étant passés, il se rendit dans laforêt, où il avait vu la biche blanche. Il n’avait pas mené aveclui un grand équipage ; le seul Sincère l’accompagnait. Ilrencontra bientôt Absolu dans un char superbe. Il avait faitpeindre sur ce char les batailles qu’il avait gagnées, les villesqu’il avait prises, et il faisait marcher devant lui plusieursprinces, qu’il avait fait prisonniers, et qui étaient enchaînéscomme des esclaves. Lorsqu’il aperçut Charmant, il se moqua de lui,et de la conduite qu’il avait tenue. Dans le même moment, ilsvirent les palais des deux sœurs, qui n’étaient pas fort éloignésl’un de l’autre. Charmant prit le chemin du premier, et Absolu enfut charmé, parce que celle qu’il prenait pour la princesse, luiavait dit qu’elle n’y retournerait jamais. Mais à peine Charmanteut-il quitté Absolu, que la princesse Vraie-Gloire, mille foisplus belle mais toujours aussi simplement vêtue que la premièrefois qu’il l’avait vue, vint au-devant de lui.

« Venez, mon prince, lui dit-elle, vousêtes digne d’être mon époux ; mais vous n’auriez jamais eu cebonheur, sans votre ami Sincère, qui vous a appris à me distinguerde ma sœur. »

Dans le même temps Vraie-Gloire commanda auxvertus, qui sont ses sujettes, de faire une fête pour célébrer sonmariage avec Charmant ; et pendant qu’il s’occupait du bonheurqu’il allait avoir, d’être l’époux de cette princesse, Absoluarriva chez Fausse-Gloire, qui le reçut parfaitement bien, et luioffrit de l’épouser sur-le-champ. Il y consentit ; mais àpeine fut-elle sa femme, qu’il s’aperçut, en la regardant de près,qu’elle était vieille et ridée, quoiqu’elle n’eût pas oublié demettre beaucoup de blanc et de rouge, pour cacher ses rides.Pendant qu’elle lui parlait, un fil d’or, qui attachait ses faussesdents, se rompit, et ses dents tombèrent à terre. Le prince Absoluétait si fort en colère d’avoir été trompé, qu’il se jeta sur ellepour la battre ; mais comme il l’avait prise par de beauxcheveux noirs, qui étaient fort longs, il fut tout étonné qu’ilslui restassent dans la main ; car Fausse-Gloire portait uneperruque ; et comme elle resta nu-tête, il vit qu’elle n’avaitqu’une douzaine de cheveux, et encore ils étaient tout blancs.Absolu laissa là cette méchante et laide créature, et courut aupalais de Vraie-Gloire, qui venait d’épouser Charmant ; et ladouleur qu’il eut, d’avoir perdu cette princesse, fut si grandequ’il en mourut. Charmant plaignit son malheur et vécut longtempsavec Vraie-Gloire. Il en eut plusieurs filles, mais une seuleressemblait parfaitement à sa mère. Il la mit dans le châteauchampêtre, en attendant qu’elle pût trouver un époux ; et pourempêcher la méchante tante de lui débaucher ses amants, il écrivitsa propre histoire, afin d’apprendre aux princes qui voudraientépouser sa fille que le seul moyen de posséder Vraie-Gloire étaitde travailler à se rendre vertueux et utile à leurs sujets ;et que pour réussir dans ce dessein, ils avaient besoin d’un amisincère.

Le Prince Chéri

Il y avait une fois un roi, qui était sihonnête homme, que ses sujets l’appelaient le Roi bon. Un jourqu’il était à la chasse, un petit lapin blanc, que les chiensallaient tuer, se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce petitlapin, et dit :

« Puisqu’il s’est mis sous ma protection,je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. »

Il porta ce petit lapin dans son palais, et illui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes àmanger. La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraîtreune belle dame : elle n’avait point d’habits d’or etd’argent ; mais sa robe était blanche comme la neige ; etau lieu de coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sursa tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame, car saporte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée.Elle lui dit :

« Je suis la fée Candide ; jepassais dans le bois pendant que vous chassiez ; et j’ai voulusavoir si vous étiez bon, comme tout le monde le dit. Pour cela,j’ai pris la figure d’un petit lapin, et je me suis sauvée dans vosbras ; car je sais que ceux qui ont de la pitié pour lesbêtes, en ont encore plus pour les hommes ; et si vous m’aviezrefusé votre secours, j’aurais cru que vous étiez méchant. Je viensvous remercier du bien que vous m’avez fait ; et vous assurerque je serai toujours de vos amies. Vous n’avez qu’à me demandertout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l’accorder.

– Madame, dit le bon roi, puisque vous êtesune fée, vous devez savoir tout ce que je souhaite. Je n’ai qu’unfils, que j’aime beaucoup, et pour cela, on l’a nommé le princeChéri : si vous avez quelque bonté pour moi, devenez la bonneamie de mon fils.

– De bon cœur, lui dit la fée ; je puisrendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche,ou le plus puissant ; choisissez ce que vous voudrez pourlui.

– Je ne désire rien de tout cela pour monfils, répondit le bon roi ; mais je vous serai bien obligé, sivous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que luiservirait-il d’être beau, riche, d’avoir tous les royaumes dumonde, s’il était méchant ? Vous savez bien qu’il seraitmalheureux, et qu’il n’y a que la vertu qui puisse le rendrecontent.

– Vous avez raison, lui dit Candide ;mais il n’est pas en mon pouvoir de rendre le prince Chéri honnêtehomme malgré lui : il faut qu’il travaille lui-même à devenirvertueux. Tout ce que je puis vous promettre, c’est de lui donnerde bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir,s’il ne veut pas se corriger et se punir lui-même. »

Le bon roi fut fort content de cette promesse,et il mourut peu de temps après. Le prince Chéri pleura beaucoupson père, car il l’aimait de tout son cœur, et il aurait donné tousses royaumes, son or, et son argent, pour le sauver : maiscela n’était pas possible. Deux jours après la mort du bon roi,Chéri étant couché, Candide lui apparut.

« J’ai promis à votre père, lui dit-elle,d’être de vos amies, et pour tenir ma parole, je viens vous faireun présent. »

En même temps elle mit au doigt de Chéri unepetite bague d’or, et lui dit :

« Gardez bien cette bague, elle est plusprécieuse que les diamants ; toutes les fois que vous ferezune mauvaise action, elle vous piquera le doigt ; mais si,malgré sa piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vousperdrez mon amitié, et je deviendrai votre ennemie. »

En finissant ces paroles, Candide disparut, etlaissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que labague ne le piquait point du tout ; et cela le rendait sicontent, qu’on ajouta au nom de Chéri qu’il portait, celuid’Heureux. Quelque temps après, il fut à la chasse, et il ne pritrien, ce qui le mit de mauvaise humeur : il lui sembla alorsque sa bague lui pressait un peu le doigt ; mais comme elle nele piquait pas, il n’y fit pas beaucoup attention. En rentrant danssa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui en sautant pour lecaresser mais il lui dit :

« Retire-toi ; je ne suis plusd’humeur de recevoir tes caresses. »

La pauvre petite chienne, qui ne l’entendaitpas, le tirait par son habit pour l’obliger à la regarder au moins.Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans lemoment la bague le piqua, comme si c’eût été une épingle : ilfut bien étonné, et s’assit tout honteux dans un coin de sachambre. Il disait en lui-même : « Je crois que la fée semoque de moi ; quel grand mal ai-je fait pour donner un coupde pied à un animal qui m’importune ? A quoi me sert d’êtremaître d’un grand empire, puisque je n’ai pas la liberté de battremon chien ?

– Je ne me moque pas de vous, dit une voix quirépondait à la pensée de Chéri, vous avez fait trois fautes, aulieu d’une. Vous avez été de mauvaise humeur, parce que vousn’aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes etles hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, cequi est fort mal ; et puis, vous avez été cruel à un pauvreanimal qui ne méritait pas d’être maltraité. Je sais que vous êtesbeaucoup au-dessus d’un chien ; mais si c’était une choseraisonnable et permise, que les grands pussent maltraiter tout cequi est au-dessous d’eux, je pourrais à ce moment vous battre, voustuer, puisqu’une fée est plus qu’un homme. L’avantage d’être maîtred’un grand empire ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu’onveut, mais tout le bien qu’on peut. »

Chéri avoua sa faute, et promit de se corrigermais il ne tint pas sa parole. Il avait été élevé par une sottenourrice qui l’avait gâté quand il était petit. S’il voulait avoirune chose, il n’avait qu’à pleurer, se dépiter, frapper dupied : cette femme lui donnait tout ce qu’il demandait, etcela l’avait rendu opiniâtre. Elle lui disait aussi, depuis lematin jusqu’au soir, qu’il serait roi un jour, et que les roisétaient fort heureux, parce que tous les hommes devaient leurobéir, les respecter, et qu’on ne pouvait pas les empêcher de fairece qu’ils voulaient. Quand Chéri avait été grand garçon, etraisonnable, il avait bien connu qu’il n’y avait rien de si vilainque d’être fier, orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelquesefforts pour se corriger ; mais il avait pris la mauvaisehabitude de tous ces défauts ; et une mauvaise habitude estbien difficile à détruire. Ce n’est pas qu’il eût naturellement lecœur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute,et il disait : « Je suis bien malheureux d’avoir àcombattre tous les jours contre ma colère et mon orgueil : sion m’avait corrigé quand j’étais jeune, je n’aurais pas tant depeine aujourd’hui » . Sa bague le piquait bien souvent ;quelquefois il s’arrêtait tout court ; d’autres fois, ilcontinuait, et ce qu’il y avait de singulier, c’est qu’elle ne lepiquait qu’un peu pour une légère faute ; mais quand il étaitméchant, le sang sortait de son doigt. A la fin cela l’impatienta,et voulant être mauvais tout à son aise, il jeta sa bague. Il secrut le plus heureux de tous les hommes, quand il se fut débarrasséde ses piqûres. Il s’abandonna à toutes les sottises qui luivenaient à l’esprit, en sorte qu’il devint très méchant, et quepersonne ne pouvait plus le souffrir.

Un jour que Chéri était à lapromenade, il vit une fille qui était si belle qu’il résolut del’épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage quebelle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenirune grande reine ; mais cette fille lui dit avec beaucoup deliberté :

 

« Sire, je ne suis qu’une bergère, jen’ai point de fortune ; mais, malgré cela, je ne vousépouserai jamais.

– Est-ce que je vous déplais ? luidemanda Chéri, un peu ému.

– Non, mon prince, lui répondit Zélie. Je voustrouve tel que vous êtes, c’est-à-dire fort beau, mais que meserviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, lescarrosses magnifiques que vous me donneriez, si les mauvaisesactions, que je vous verrais chaque jour, me forçaient à vousmépriser et à vous haïr ? »

Chéri se mit fort en colère contre Zélie, etcommanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais.Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avaitmontré ; mais comme il l’aimait, il ne pouvait se résoudre àla maltraiter. Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère delait, auquel il avait donné toute sa confiance : cet homme,qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattaitles passions de son maître, et lui donnait de fort mauvaisconseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujetde son chagrin : le prince lui ayant répondu qu’il ne pouvaitsouffrir le mépris de Zélie, et qu’il était résolu de se corrigerde ses défauts, puisqu’il fallait être vertueux pour lui plaire, ceméchant homme lui dit :

« Vous êtes bien bon, de vouloir vousgêner pour une petite fille ; si j’étais à votre place,ajouta-t-il, je la forcerais bien à m’obéir. Souvenez-vous que vousêtes roi, et qu’il serait honteux de vous soumettre aux volontésd’une bergère, qui serait trop heureuse d’être reçue parmi vosesclaves. Faites-la jeûner au pain et à l’eau ; mettez-la dansune prison, et si elle continue à ne vouloir pas vous épouser,faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres àcéder à vos volontés. Vous serez déshonoré si l’on sait qu’unesimple fille vous résiste ; et tous vos sujets oublierontqu’ils ne sont au monde que pour vous servir.

– Mais, dit Chéri, ne serai-je pas déshonoré,si je fais mourir une innocente ? Car, enfin, Zélie n’estcoupable d’aucun crime.

– On n’est point innocent quand on refused’exécuter vos volontés, reprit le confident ; mais je supposeque vous commettiez une injustice, il vaut bien mieux qu’on vous enaccuse, que d’apprendre qu’il est quelquefois permis de vousmanquer de respect, et de vous contredire. »

Le courtisan prenait Chéri par sonfaible ; et la crainte de voir diminuer son autorité fit tantd’impression sur le roi, qu’il étouffa le bon mouvement qui luiavait donné envie de se corriger. Il résolut d’aller le soir mêmedans la chambre de la bergère, et de la maltraiter, si ellecontinuait à refuser de l’épouser. Le frère de lait de Chéri, quicraignait encore quelque bon mouvement, rassembla trois jeunesseigneurs, aussi méchants que lui, pour faire la débauche avec leroi. Ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d’achever detroubler la raison de ce pauvre prince en le faisant boirebeaucoup. Pendant le souper, ils excitèrent sa colère contre Zélie,et lui firent tant de honte de la faiblesse qu’il avait eue pourelle, qu’il se leva comme un furieux, en jurant qu’il allait lafaire obéir, ou qu’il la ferait vendre le lendemain comme uneesclave.

Chéri étant entré dans la chambre où étaitcette fille, fut bien surpris de ne la pas trouver ; car ilavait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable,et jurait de se venger sur tous ceux qu’il soupçonnerait d’avoiraidé Zélie à s’échapper. Ses confidents, l’entendant parler ainsi,résolurent de profiter de sa colère, pour perdre un seigneur, quiavait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait prisquelquefois la liberté d’avertir le roi de ses défauts, car ill’aimait comme si c’eût été son fils. D’abord Chéri leremerciait ; ensuite il s’impatienta d’être contredit, et puisil pensa que c’était par esprit de contradiction que son gouverneurlui trouvait des défauts, pendant que tout le monde lui donnait deslouanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour ;mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c’était unhonnête homme, qu’il ne l’aimait plus, mais qu’il l’estimait,malgré lui-même. Les confidents craignaient toujours qu’il ne prîtfantaisie au roi de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoirtrouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ilsfirent entendre au roi que Suliman (c’était le nom de ce dignehomme) s’était vanté de rendre la liberté à Zélie : troishommes corrompus par des présents dirent qu’ils avaient ouï tenirce discours à Suliman ; et le prince, transporté de colère,commanda à son frère de lait d’envoyer des soldats pour lui amenerson gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné cesordres, Chéri se retira dans sa chambre : mais, à peine fut-ilentré, que la terre trembla ; il fit un grand coup detonnerre, et Candide parut à ses yeux.

« J’avais promis à votre père, luidit-elle d’un ton sévère, de vous donner des conseils, et de vouspunir, si vous refusiez de les suivre ; vous les avezméprisés, ces conseils : vous n’avez conservé que la figured’homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l’horreur duciel et de la terre. Il est temps que j’achève de satisfaire mapromesse, en vous punissant. Je vous condamne à devenir semblableaux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtesrendu semblable au lion, par la colère ; au loup, par lagourmandise ; au serpent, en déchirant celui qui avait étévotre second père ; au taureau, par votre brutalité. Portezdans votre nouvelle figure le caractère de tous cesanimaux. »

A peine la fée avait-elle achevé ces paroles,que Chéri se vit avec horreur tel qu’elle l’avait souhaité. Ilavait la tête d’un lion, les cornes d’un taureau, les pieds d’unloup, et la queue d’une vipère. En même temps, il se trouva dansune grande forêt, sur le bord d’une fontaine, où il vit sonhorrible figure, et il entendit une voix qui lui dit :

« Regarde attentivement l’état où tu t’esréduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuseque ton corps. »

Chéri reconnut la voix de Candide et, dans safureur, il se retourna, pour s’élancer sur elle, et la dévorer,s’il eût été possible ; mais il ne vit personne, et la mêmevoix lui dit :

« Je me moque de ta faiblesse et de tarage. Je vais confondre ton orgueil, en te mettant sous lapuissance de tes propres sujets. »

Chéri crut qu’en s’éloignant de cettefontaine, il trouverait du remède à ses maux, puisqu’il n’auraitpoint devant ses yeux sa laideur et sa difformité ; ils’avançait donc dans le bois ; mais à peine y eut-il faitquelques pas, qu’il tomba dans un trou, qu’on avait fait pourprendre les ours ;  en même temps, des chasseurs, qui étaient cachés sur des arbres, descendirent , et, l’ayantenchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son royaume.Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu’il s’était attiré cechâtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait seschaînes, et s’abandonnait à la rage. Lorsqu’il approcha de laville, où on le conduisait, il vit de grandes réjouissances ;et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé de nouveau, onleur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu’à tourmenterson peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup detonnerre ; car on le croyait ainsi. « Les dieux,ajouta-t-on, n’ont pu supporter l’excès de ses méchancetés, ils enont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses crimes,croyaient en profiter et partager son empire entre eux : maisle peuple, qui savait que c’étaient leurs mauvais conseils quiavaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été offrir lacouronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Cedigne seigneur vient d’être couronné, et nous célébrons ce jourcomme celui de la délivrance du royaume ; car il est vertueux,et va ramener parmi nous la paix et l’abondance. » Chérisoupirait de rage en écoutant ce discours ; mais ce fut bienpis, lorsqu’il arriva dans la grande place, qui était devant sonpalais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le peuple quilui souhaitait une longue vie, pour réparer tous les maux qu’avaitfaits son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demandersilence, et il dit au peuple :

« J’ai accepté la couronne que vousm’avez offerte, mais c’est pour la conserver au prince Chéri :il n’est point mort, comme vous le croyez, une fée me l’a révélé,et peut-être qu’un jour vous le reverrez vertueux, comme il étaitdans ses premières années. Hélas ! continua-t-il, en versantdes larmes, les flatteurs l’avaient séduit. Je connaissais soncœur, il était fait pour la vertu ; et sans les discoursempoisonnés de ceux qui l’approchaient, il eût été votre père àtous. Détestez ses vices ; mais plaignez-le, et prions tousensemble les dieux qu’ils nous le rendent : pour moi, jem’estimerais trop heureux d’arroser ce trône de mon sang, si jepouvais l’y voir remonter avec des dispositions propres à le luifaire remplir dignement. »

Les paroles de Suliman allèrent jusqu’au cœurde Chéri. Il connut alors combien l’attachement et la fidélité decet homme avaient été sincères, et se reprocha ses crimes pour lapremière fois. A peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu’il sentitcalmer la rage dont il était animé : il réfléchit sur tous lescrimes de sa vie, et trouva qu’il n’était pas puni aussirigoureusement qu’il l’avait mérité. Il cessa donc de se débattredans la cage de fer où il était enchaîné, et devint doux comme unmouton. On le conduisit dans une grande maison, où l’on gardaittous les monstres et les bêtes féroces, et on l’attacha avec lesautres.

Chéri, alors, prit la résolution de commencerà réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l’homme quile gardait. Cet homme était un brutal, et quoique le monstre fûtfort doux, quand il était de mauvaise humeur, il le battait sansrime ni raison. Un jour que cet homme s’était endormi, un tigre,qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer :d’abord Chéri sentit un mouvement de joie, de voir qu’il allaitêtre délivré de son persécuteur ; mais aussitôt il condamna cemouvement, et souhaita d’être libre.

« Je rendrais, dit-il, le bien pour lemal, en sauvant la vie de ce malheureux. »

A peine eut-il formé ce souhait, qu’il vit sacage de fer ouverte : il s’élança aux côtés de cet homme, quis’était réveillé, et qui se défendait contre le tigre. Le gardiense crut perdu, lorsqu’il vit le monstre, mais sa crainte futbientôt changée en joie : ce monstre bienfaisant se jeta surle tigre, l’étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de celui qu’ilvenait de sauver. Cet homme, pénétré de reconnaissance, voulut sebaisser pour caresser le monstre, qui lui avait rendu un si grandservice, mais il entendit une voix qui disait : « Unebonne action ne demeure point sans récompense » et en même temps ilne vit plus qu’un joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de samétamorphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entreses bras, et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. Lareine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sanouvelle condition, s’il eût pu oublier qu’il était homme et roi.La reine l’accablait de caresses ; mais dans la peur qu’elleavait qu’il ne devînt plus grand qu’il n’était, elle consulta sesmédecins, qui lui dirent qu’il ne fallait le nourrir que de pain,et ne lui en donner qu’une certaine quantité. Le pauvre Chérimourait de faim la moitié de la journée ; mais il fallaitprendre patience.

Un jour, qu’on venait de lui donner son petitpain pour déjeuner, il lui prit fantaisie d’aller le manger dans lejardin du palais ; il le prit dans sa gueule et marcha vers uncanal qu’il connaissait, et qui était un peu éloigné ; mais ilne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dontles dehors brillaient d’or et de pierreries. Il y voyait entrer unegrande quantité d’hommes et de femmes, magnifiquementhabillés ; on chantait, on dansait dans cette maison, on yfaisait bonne chère, mais tous ceux qui en sortaient étaient pâles,maigres, couverts de plaies, et presque tous nus ; car leurshabits étaient déchirés par lambeaux. Quelques-uns tombaient mortsen sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin ;d’autres s’éloignaient avec beaucoup de peine ; d’autresrestaient couchés contre terre, mourant de faim ; ilsdemandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cettemaison ; mais ils ne les regardaient pas seulement. Chéris’approcha d’une jeune fille, qui tâchait d’arracher des herbespour les manger ; touché de compassion, le prince dit enlui-même : « J’ai bon appétit, mais je ne mourrai pas defaim jusqu’au temps de mon dîner ; si je sacrifiais mondéjeuner à cette pauvre créature, peut-être lui sauverais-je lavie » .  Il résolut de suivre ce bon mouvement, etmit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa boucheavec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravide joie de l’avoir secourue si à propos, pensait à retourner aupalais, lorsqu’il entendit de grands cris ; c’était Zélieentre les mains de quatre hommes, qui l’entraînaient vers cettebelle maison, où ils la forcèrent d’entrer. Chéri regretta alors safigure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourirZélie ; mais, faible chien, il ne put qu’aboyer contre sesravisseurs, et s’efforça de les suivre. On le chassa à coups depied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce quedeviendrait Zélie. Il se reprochait les malheurs de cette bellefille. Hélas ! disait-il en lui-même, je suis irrité contreceux qui l’enlèvent ; n’ai-je pas commis le même crime ?Et si la justice des dieux n’avait prévenu mon attentat, nel’aurais-je pas traitée avec autant d’indignité ?

Les réflexions de Chéri furent interrompuespar un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu’onouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême lorsqu’il aperçutZélie, qui jetait par cette fenêtre un plat plein de viandes sibien apprêtées, qu’elles donnaient appétit à voir. On referma lafenêtre aussitôt, et Chéri, qui n’avait pas mangé de toute lajournée, crut qu’il devait profiter de l’occasion. Il allait doncmanger de ces viandes, lorsque la jeune fille, à laquelle il avaitdonné son pain, jeta un cri, et l’ayant pris dans sesbras :

« Pauvre petit animal, lui dit-elle, netouche point à ces viandes, cette maison est le palais de lavolupté, tout ce qui en sort est empoisonné. »

En même temps, Chéri entendit une voix quidisait : « Tu vois qu’une bonne action ne demeure pointsans récompense » ; et aussitôt il fut changé en un beaupetit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle deCandide, et commença à espérer qu’elle pourrait enfin lui rendreses bonnes grâces. Il voulut d’abord s’approcher de Zélie, ets’étant élevé en l’air, il vola tout autour de la maison, et vitavec joie qu’il y avait une fenêtre ouverte : mais il eut beauparcourir toute la maison, il n’y trouva point Zélie, et désespéréde sa perte, il résolut de ne point s’arrêter, qu’il ne l’eûtrencontrée. Il vola pendant plusieurs jours, et étant entré dans undésert, il vit une caverne, de laquelle il s’approcha : quellefut sa joie ! Zélie y était assise à côté d’un vénérableermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté,vola sur l’épaule de cette charmante bergère, et exprimait, par sescaresses, le plaisir qu’il avait de la voir. Zélie, charmée de ladouceur de ce petit animal, le flattait doucement avec lamain ; et quoiqu’elle crût qu’il ne pouvait l’entendre, ellelui dit qu’elle acceptait le don qu’il lui faisait de lui-même, etqu’elle l’aimerait toujours.

« Qu’avez-vous fait, Zélie ? lui ditl’ermite, vous venez d’engager votre foi.

– Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, quireprit à ce moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphoseétait attachée au consentement que vous donneriez à notre union.Vous m’avez promis de m’aimer toujours, confirmez mon bonheur, ouje vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre lafigure sous laquelle j’ai eu le bonheur de vous plaire.

– Vous n’avez point à craindre soninconstance, lui dit Candide, qui, quittant la forme de l’ermitesous laquelle elle s’était cachée, parut à leurs yeux telle qu’elleétait en effet. Zélie vous aima aussitôt qu’elle vous vit ;mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant que vouslui aviez inspiré. Le changement de votre cœur lui donne la libertéde se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux,puisque votre union sera fondée sur la vertu. »

Chéri et Zélie s’étaient jetés aux pieds deCandide. Le prince ne pouvait se lasser de la remercier de sesbontés, et Zélie, enchantée d’apprendre que le prince détestait leségarements, lui confirmait l’aveu de sa tendresse.

« Levez-vous, mes enfants, leur dit lafée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre àChéri une couronne, de laquelle ses vices l’avaient renduindigne. »

A peine eut-elle cessé de parler, qu’ils setrouvèrent dans la chambre de Suliman, qui, charmé de revoir soncher maître devenu vertueux, lui abandonna le trône et resta leplus fidèle de ses sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie, et ondit qu’il s’appliqua tellement à ses devoirs que la bague qu’ilavait reprise ne le piqua pas une seule fois jusqu’au sang.

Le Prince Désir

Il y avait une fois un roi qui aimaitpassionnément une princesse ; mais elle ne pouvait pas semarier, parce qu’elle était enchantée. Il fut consulter une fée,pour savoir comment il devait faire pour être aimé de cetteprincesse. La fée lui dit :

« Vous savez que la princesse a un groschat qu’elle aime beaucoup ; elle doit épouser celui qui seraassez adroit pour marcher sur la queue de son chat. »

Le prince dit en lui-même : cela ne serapas fort difficile. Il quitta donc la fée, déterminé à écraser laqueue du chat, plutôt que de manquer à marcher dessus. Il courut aupalais de sa maîtresse. Minon vint au-devant de lui, faisant legros dos, comme il avait coutume : le roi leva le pied ;mais lorsqu’il croyait l’avoir mis sur sa queue, Minon se retournasi vite qu’il ne prit rien sous son pied. Il fut pendant huit joursà chercher à marcher sur cette fatale queue : mais il semblaitqu’elle fût pleine de vif-argent, car elle remuait toujours. Enfinle roi eut le bonheur de surprendre Minon pendant qu’il étaitendormi, et lui appuya le pied sur la queue de toute force. Minonse réveilla en miaulant horriblement : puis, tout à coup, ilprit la figure d’un grand homme, et regardant le prince avec desyeux pleins de colère, il lui dit :

« Tu épouseras la princesse, puisque tuas détruit l’enchantement qui t’en empêchait, mais je m’envengerai. Tu auras un fils qui sera toujours malheureux, jusqu’aumoment où il connaîtra qu’il a le nez trop long, et si tu parles dela menace que je te fais, tu mourras sur-le-champ. »

Quoique le roi fût fort effrayé de voir cegrand homme qui était un enchanteur, il ne put s’empêcher de rirede cette menace. Si mon fils a le nez trop long, dit-il enlui-même, à moins qu’il ne soit aveugle ou manchot, il pourratoujours le voir, ou le sentir.

L’enchanteur ayant disparu, le roi fut trouverla princesse, qui consentit à l’épouser ; mais il ne vécut paslongtemps avec elle, et mourut au bout de huit mois. Un mois après,la reine mit au monde un petit prince qu’on nomma Désir. Il avaitde grands yeux bleus, les plus beaux du monde ; une joliepetite bouche ; mais son nez était si grand qu’il lui couvraitla moitié du visage. La reine fut inconsolable quand elle vit cegrand nez, mais les dames qui étaient à côté d’elle, lui dirent quece nez n’était pas aussi grand qu’il le lui paraissait ; quec’était un nez à la romaine, et qu’on voyait par les histoires quetous les héros avaient eu un grand nez. La reine, qui aimait sonfils à la folie, fut charmée par ce discours, et à force deregarder Désir, son nez ne lui parut plus si grand. Le prince futélevé avec soin, et sitôt qu’il sut parler, on faisait devant luitoutes sortes de mauvais contes sur les personnes qui avaient lenez court. On ne souffrait auprès de lui que ceux dont le nezressemblait un peu au sien, et les courtisans, pour faire leur courà la reine et à son fils, tiraient plusieurs fois par jour le nezde leurs petits enfants, pour le faire allonger ; mais ilsavaient beau faire : ils paraissaient camards auprès du princeDésir. Quand il fut raisonnable, on lui apprit l’histoire ; etquand on lui parlait de quelque grand prince, ou de quelque belleprincesse, on disait toujours qu’ils avaient le nez long. Toute sachambre était pleine de tableaux où il y avait de grands nez, etDésir s’accoutuma si bien à regarder la longueur du nez comme uneperfection, qu’il n’eût pas voulu pour une couronne faire ôter uneligne du sien. Lorsqu’il eut vingt ans, et qu’on pensa à le marier,on lui présenta le portrait de plusieurs princesses. Il futenchanté de celui de Mignonne : c’était la fille d’un grandroi, et elle devait avoir plusieurs royaumes ; mais Désir n’ypensait seulement pas, tant il était occupé de sa beauté. Cetteprincesse, qu’il trouvait charmante, avait pourtant un petit nezretroussé, qui faisait le plus joli effet du monde sur sonvisage ; mais qui jeta les courtisans dans le plus grandembarras. Ils avaient pris l’habitude de se moquer des petits nez,et il leur échappait quelquefois de rire de celui de laprincesse ; mais Désir n’entendait pas raillerie sur cetarticle, et il chassa de sa cour deux courtisans qui avaient oséparler mal du nez de Mignonne. Les autres, devenus sages par cetexemple, se corrigèrent, et il y en eut un qui dit au prince, qu’àla vérité, un homme ne pouvait pas être aimable sans avoir un grandnez ; mais que la beauté des femmes était différente ; etqu’un savant, qui parlait grec, lui avait dit qu’il avait lu dansun vieux manuscrit grec, que la belle Cléopâtre avait le bout dunez retroussé. Le prince fit un présent magnifique à celui qui luidit cette bonne nouvelle ; et il fit partir des ambassadeurspour aller demander Mignonne en mariage. On la lui accorda, et ilfut au-devant d’elle plus de trois lieues, tant il avait envie dela voir ; mais lorsqu’il s’avançait pour lui baiser la main,on vit descendre l’enchanteur qui enleva la princesse à ses yeux,et le rendit inconsolable. Désir résolut de ne point rentrer dansson royaume, qu’il n’eût retrouvé Mignonne. Il ne voulut permettreà aucun de ses courtisans de le suivre, et étant monté sur un boncheval, il lui mit la bride sur le col, et lui laissa prendre lechemin qu’il voulut. Le cheval entra dans une grande plaine, où ilmarcha toute la journée sans trouver une seule maison. Le maître etl’animal mouraient de faim ; enfin sur le soir, il vit unecaverne, où il y avait de la lumière. Il y entra, et vit une petitevieille qui paraissait avoir plus de cent ans. Elle mit seslunettes pour regarder le prince, mais elle fut longtemps sanspouvoir les faire tenir, parce que son nez était trop court. Leprince et la fée (car c’en était une) firent chacun un éclat derire en se regardant, et s’écrièrent tous deux en même temps :« Ah ! quel drôle de nez ! »

« Pas si drôle que le vôtre, dit Désir àla fée, mais madame, laissons nos nez pour ce qu’ils sont, et soyezassez bonne pour me donner quelque chose à manger, car je meurs defaim, aussi bien que mon pauvre cheval.

– De tout mon cœur, lui dit la fée. Quoiquevotre nez soit ridicule, vous n’en êtes pas moins le fils dumeilleur de mes amis. J’aimais le roi votre père, comme monfrère ; il avait le nez fort bien fait, ce prince.

– Et que manque-t-il au mien ? ditDésir.

– Oh ! il n’y manque rien, reprit la fée,au contraire il n’y a que trop d’étoffe ; mais n’importe, onpeut être fort honnête homme, et avoir le nez trop long. Je vousdisais donc que j’étais l’amie de votre père, il me venait voirsouvent dans ce temps-là, et à propos de ce temps-là, savez-vousbien que j’étais fort jolie alors, il me le disait. Il faut que jevous conte une conversation que nous eûmes ensemble, la dernièrefois qu’il me vit.

– Hé, madame, dit Désir, je vous écouteraiavec bien du plaisir, quand j’aurai soupé : pensez, s’il vousplaît, que je n’ai pas mangé d’aujourd’hui.

– Le pauvre garçon, dit la fée ; il araison, je n’y pensais pas. Je vais donc vous donner à souper, etpendant que vous mangerez je vous dirai mon histoire en quatreparoles, car je n’aime pas les longs discours. Une langue troplongue est encore plus insupportable qu’un grand nez, et je mesouviens, quand j’étais jeune, qu’on m’admirait, parce que jen’étais pas une grande parleuse. On le disait à la reine mamère : car telle que vous me voyez, je suis la fille d’ungrand roi. Mon père…

– Votre père mangeait quand il avait faim, luidit le prince, en l’interrompant.

– Oui, sans doute, lui dit la fée, et voussouperez aussi tout à l’heure ; je voulais vous dire seulementque mon père…

– Et moi, je ne veux rien écouter que je n’aieà manger », dit le prince, qui commençait à se mettre encolère.

Il se radoucit pourtant, car il avait besoinde la fée, et lui dit :

« Je sais que le plaisir que j’aurais envous écoutant, pourrait me faire oublier ma faim ; mais moncheval qui ne vous entendra pas, a besoin de prendre quelquenourriture. »

La fée se rengorgea à ce compliment.

« Vous n’attendrez pas davantage, luidit-elle, en appelant ses domestiques ; vous êtes bien poli,et malgré la grandeur énorme de votre nez, vous êtes fortaimable. »

Peste soit de la vieille avec mon nez, dit leprince en lui-même. On dirait que ma mère lui a volé l’étoffe quimanque au sien ; si je n’avais pas besoin de manger, jelaisserais là cette babillarde, qui croit être petite parleuse. Ilfaut être bien sot, pour ne pas connaître ses défauts : voilàce que c’est d’être née princesse ; les flatteurs l’ont gâtée,et lui ont persuadé qu’elle parlait peu. Pendant que le princepensait cela, les servantes mettaient la table, et le princeadmirait la fée qui leur faisait mille questions, seulement pouravoir le plaisir de parler ; il admirait surtout une femme dechambre qui, à propos de tout ce qu’elle voyait, louait samaîtresse sur sa discrétion ; parbleu, pensait-il en mangeant,je suis charmé d’être venu ici. Cet exemple me fait voir combienj’ai fait sagement de ne pas écouter les flatteurs. Ces gens-lànous louent effrontément, nous cachent nos défauts, et les changenten perfections ; pour moi je ne serai jamais leur dupe, jeconnais mes défauts, Dieu merci. Le pauvre Désir le croyaitbonnement, et ne sentait pas que ceux qui avaient loué son nez semoquaient de lui, comme la femme de chambre de la fée se moquaitd’elle ; car le prince vit qu’elle se retournait de temps entemps pour rire. Pour lui, il ne disait mot, et mangeait de toutesses forces.

« Mon prince, lui dit la fée, quand ilcommençait à être rassasié, tournez-vous un peu, je vous prie,votre nez fait une ombre qui m’empêche de voir ce qui est sur monassiette. Ah ça ! parlons de votre père ; j’allais à lacour dans le temps qu’il était un petit garçon ; mais il y aquarante ans que je suis retirée dans cette solitude. Dites-moicomment l’on vit à la cour à présent ; les dames aiment-ellestoujours à courir ? De mon temps on les voyait le même jour àl’assemblée, aux spectacles, aux promenades, au bal… Que votre nezest long ! Je ne puis m’accoutumer à le voir.

– En vérité, madame, lui répondit Désir,cessez de parler de mon nez, il est comme il est, que vous importe,j’en suis content, je ne voudrais pas qu’il fût plus court, chacunl’a comme il peut.

– Oh ! je vois bien que cela vous fâche,mon pauvre Désir, dit la fée, ce n’est pourtant pas monintention ; au contraire je suis de vos amies, et je veux vousrendre service, mais malgré cela, je ne puis m’empêcher d’êtrechoquée de votre nez : je ferai pourtant en sorte de ne vousen plus parler, je m’efforcerai même de penser que vous êtescamard, quoiqu’à dire la vérité, il y ait assez d’étoffe dans cenez pour en faire trois raisonnables. »

Désir, qui avait soupé, s’impatienta tellementdes discours sans fin que la fée faisait sur son nez, qu’il se jetasur son cheval  et sortit. Il continua son voyage, et partoutoù il passait, il croyait que tout le monde était fou, parce quetout le monde parlait de son nez ; mais malgré cela, onl’avait si bien accoutumé à s’entendre dire que son nez était beau,qu’il ne put jamais convenir avec lui-même qu’il fût trop long. Lavieille fée, qui voulait lui rendre service, s’avisa malgré luid’enfermer Mignonne dans un palais de cristal, et mit ce palais surle chemin du prince. Désir, transporté de joie, s’efforça de lecasser ; mais il n’en put venir à bout ; désespéré, ilvoulut s’approcher pour parler du moins à la princesse qui, de soncôté, approchait aussi sa main de la glace. Il voulait baiser cettemain, mais de quelque côté qu’il se tournât, il ne pouvait y porterla bouche, parce que son nez l’en empêchait. Il s’aperçut pour lapremière fois de son extraordinaire longueur, et le prenant avec samain pour le ranger de côté :

« Il faut avouer, dit-il, que mon nez esttrop long. »

Dans le moment, le palais de cristal tomba parmorceaux, et la vieille, qui tenait Mignonne par la main, dit auprince :

« Avouez que vous m’avez beaucoupd’obligation ; j’avais beau vous parler de votre nez, vousn’en auriez jamais reconnu le défaut, s’il ne fût devenu unobstacle à ce que vous souhaitiez. C’est ainsi que l’amour-proprenous cache les difformités de notre âme et de notre corps. Laraison a beau chercher à nous les dévoiler : nous n’enconvenons qu’au moment où ce même amour-propre les trouvecontraires à ses intérêts. »

Désir, dont le nez était devenu un nezordinaire, profita de cette leçon, il épousa Mignonne, et vécutheureux avec elle, un fort grand nombre d’années.

Le Prince Fatal et le Prince Fortuné

Il y avait une fois une reine, qui eut deuxpetits garçons, beaux comme le jour. Une fée, qui était bonne amiede la reine, avait été priée d’être la marraine de ces princes, etde leur faire quelque don :

« Je doue l’aîné, dit-elle, de toutessortes de malheurs jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, et je le nommeFatal. »

A ces paroles, la reine jeta de grands cris,et conjura la fée de changer ce don.

« Vous ne savez pas ce que vous demandez,dit-elle à la reine ; s’il n’est pas malheureux, il seraméchant. »

La reine n’osa plus rien dire ; mais ellepria la fée de lui laisser choisir un don pour son second fils.

« Peut-être choisirez-vous tout detravers, répondit la fée ; mais n’importe, je veux bien luiaccorder ce que vous me demanderez pour lui.

– Je souhaite, dit la reine, qu’il réussissetoujours dans tout ce qu’il voudra faire ; c’est le moyen dele rendre parfait.

– Vous pourriez vous tromper, dit lafée ; ainsi, je ne lui accorde ce don que jusqu’à vingt-cinqans. »

On donna des nourrices aux deux petitsprinces, mais dès le troisième jour, la nourrice du prince aîné eutla fièvre ; on lui en donna une autre qui se cassa la jambe entombant, une troisième perdit son lait, aussitôt que le princeFatal commença à la téter ; et le bruit s’étant répandu que leprince portait malheur à ses nourrices, personne ne voulut plus lenourrir, ni s’approcher de lui. Ce pauvre enfant, qui avait faim,criait, et ne faisait pourtant pitié à personne. Une grossepaysanne, qui avait un grand nombre d’enfants, qu’elle avaitbeaucoup de peine à nourrir, dit qu’elle aurait soin de lui, si onvoulait lui donner une grosse somme d’argent ; et comme le roiet la reine n’aimaient pas le prince Fatal, ils donnèrent à lanourrice ce qu’elle demandait, et lui dirent de le porter à sonvillage. Le second prince, qu’on avait nommé Fortuné, venait aucontraire à merveille. Son papa et sa maman l’aimaient à la folie,et ne pensaient pas seulement à l’aîné. La méchante femme, à qui onl’avait donné, ne fut pas plutôt chez elle, qu’elle lui ôta lesbeaux langes dont il était enveloppé, pour les donner à un de sesfils, qui était de l’âge de Fatal ; et, ayant enveloppé lepauvre prince dans une mauvaise jupe, elle le porta dans un bois,où il y avait bien des bêtes sauvages, et le mit dans un trou, avectrois petits lions, pour qu’il fût mangé. Mais la mère de ces lionsne lui fit point de mal, et au contraire, elle lui donna à téter,ce qui le rendit si fort qu’il courait tout seul au bout de sixmois. Cependant le fils de la nourrice, qu’elle faisait passer pourle prince, mourut, et le roi et la reine furent charmés d’en êtredébarrassés. Fatal resta dans le bois jusqu’à deux ans, et unseigneur de la cour, qui allait à la chasse, fut tout étonné de letrouver au milieu des bêtes. Il en eut pitié, l’emporta dans samaison, et ayant appris qu’on cherchait un enfant pour tenircompagnie à Fortuné, il présenta Fatal à la reine. On donna unmaître à Fortuné pour lui apprendre à lire ; mais onrecommanda au maître de ne le point faire pleurer. Le jeune princequi avait entendu cela, pleurait toutes les fois qu’il prenait sonlivre ; en sorte qu’à cinq ans, il ne connaissait pas leslettres, au lieu que Fatal lisait parfaitement et savait déjàécrire. Pour faire peur au prince, on commanda au maître defouetter Fatal toutes les fois que Fortuné manquerait à sondevoir ; ainsi, Fatal avait beau s’appliquer à être sage, celane l’empêchait pas d’être battu ; d’ailleurs, Fortuné était sivolontaire et si méchant, qu’il maltraitait toujours son frère,qu’il ne connaissait pas. Si on lui donnait une pomme, un jouet,Fortuné le lui arrachait des mains ; il le faisaittaire ; en un mot, c’était un petit martyr, dont personnen’avait pitié. Ils vécurent ainsi jusqu’à dix ans, et la reineétait fort surprise de l’ignorance de son fils.

« La fée m’a trompée, disait-elle ;je croyais que mon fils serait le plus savant de tous les princes,puisque j’ai souhaité qu’il réussît dans tout ce qu’il voudraitentreprendre. » Elle fut consulter la fée sur cela, qui luidit :

« Madame, il fallait souhaiter à votrefils de la bonne volonté, plutôt que des talents ; il ne veutqu’être bien méchant, et il y réussit comme vous levoyez. »

Après avoir dit ces paroles à la reine, ellelui tourna le dos : cette pauvre princesse, fort affligée,retourna à son palais. Elle voulut gronder Fortuné, pour l’obligerà mieux faire ; mais, au lieu de lui promettre de se corriger,il dit que si on le chagrinait, il se laisserait mourir de faim.Alors la reine, tout effrayée, le prit sur ses genoux, le baisa,lui donna des bonbons, et lui dit qu’il n’étudierait pas de huitjours, s’il voulait bien manger comme à son ordinaire. Cependant leprince Fatal était un prodige de science et de douceur ; ils’était tellement accoutumé à être contredit, qu’il n’avait pointde volonté, et ne s’attachait qu’à prévenir les caprices deFortuné. Mais ce méchant enfant, qui enrageait de le voir plushabile que lui, ne pouvait le souffrir, et les gouverneurs, pourplaire à leur jeune maître, battaient à tous les moments Fatal.Enfin, ce méchant enfant dit à la reine qu’il ne voulait plus voirFatal, et qu’il ne mangerait pas, qu’on ne l’eût chassé du palais.Voilà donc Fatal dans la rue, et comme on avait peur de déplaire auprince, personne ne voulut le recevoir. Il passa la nuit sous unarbre, mourant de froid, car c’était en hiver, et n’ayant pour sonsouper qu’un morceau de pain, qu’on lui avait donné par charité. Lelendemain matin, il dit en lui-même : « Je ne veux pasrester à rien faire, je travaillerai pour gagner ma vie jusqu’à ceque je sois assez grand pour aller à la guerre. Je me souviensd’avoir lu dans les histoires que de simples soldats sont devenusde grands capitaines ; peut-être aurai-je le même bonheur, sije suis honnête homme. Je n’ai ni père, ni mère ; mais Dieuest le père des orphelins ; il m’a donné une lionne pournourrice, il ne m’abandonnera pas. » Après avoir dit cela,Fatal se leva, fit sa prière, car il ne manquait jamais à prierDieu soir et matin ; et quand il priait, il avait les yeuxbaissés, les mains jointes, et il ne tournait pas la tête de côtéet d’autre. Un paysan, qui passa, et qui vit Fatal qui priait Dieude tout son cœur, dit en lui-même : « Je suis sûr que cetenfant sera un honnête garçon ; j’ai envie de le prendre pourgarder mes moutons. Dieu me bénira à cause de lui. » Le paysanattendit que Fatal eût fini sa prière, et lui dit :

« Mon petit ami, voulez-vous venir gardermes moutons ? Je vous nourrirai, et j’aurai soin de vous.

– Je le veux bien, répondit Fatal, et je feraitout mon possible pour vous bien servir. »

Ce paysan était un gros fermier, qui avaitbeaucoup de valets, qui le volaient fort souvent ; sa femme etses enfants le volaient aussi. Quand ils virent Fatal, ils furentbien contents :

« C’est un enfant, disaient-ils, il feratout ce que nous voudrons. »

Un jour, la femme lui dit :

« Mon ami, mon mari est un avare qui neme donne jamais d’argent ; laisse-moi prendre un mouton, et tudiras que le loup l’a emporté.

– Madame, lui répondit Fatal, je voudrais detout mon cœur vous rendre service, mais j’aimerais mieux mourir quede dire un mensonge et être un voleur.

– Tu n’es qu’un sot, lui dit cettefemme ; personne ne saura que tu as fait cela.

– Dieu le saura, madame, répondit Fatal ;il voit tout ce que nous faisons, et punit les menteurs et ceux quivolent. »

Quand la fermière entendit ces paroles, ellese jeta sur lui, lui donna des soufflets, et lui arracha lescheveux. Fatal pleurait, et le fermier l’ayant entendu, demanda àsa femme pourquoi elle battait cet enfant.

« Vraiment, dit-elle, c’est un gourmand,je l’ai vu ce matin manger un pot de crème que je voulais porter aumarché.

– Fi ! que cela est vilain d’êtregourmand ! » dit le paysan ; et tout de suite il appelaun valet, et lui commanda de fouetter Fatal. Ce pauvre enfant avaitbeau dire qu’il n’avait pas mangé la crème, on croyait sa maîtresseplus que lui. Après cela, il sortit dans la campagne avec sesmoutons, et la fermière lui dit :

« Eh bien ! voulez-vous à cetteheure me donner un mouton ?

– J’en serais bien fâché, dit Fatal, vouspouvez faire tout ce que vous voudrez contre moi, mais vous nem’obligerez pas à mentir. »

Cette méchante créature, pour se venger,engagea tous les autres domestiques pour faire du mal à Fatal. Ilrestait à la campagne le jour et la nuit, et au lieu de lui donnerà manger, comme aux autres valets, elle ne lui envoyait que du painet de l’eau ; et quand il revenait, elle l’accusait de tout lemal qui se faisait dans la maison. Il passa un an avec cefermier ; et quoiqu’il couchât sur la terre, et qu’il fût simal nourri, il devint si fort, qu’on croyait qu’il avait quinzeans, quoiqu’il n’en eût que treize ; d’ailleurs, il étaitdevenu si patient, qu’il ne se chagrinait plus quand on le grondaitmal à propos. Un jour qu’il était à la ferme, il entendit direqu’un roi voisin avait une grande guerre. Il demanda congé à sonmaître, et fut à pied dans le royaume de ce prince, pour êtresoldat. Il s’engagea à un capitaine, qui était un grandseigneur ; mais il ressemblait à un porteur de chaise, tant ilétait brutal ; il jurait, il battait ses soldats, il leurvolait la moitié de l’argent que le roi donnait pour les nourrir etles habiller ; et sous ce méchant capitaine, Fatal fut encoreplus malheureux que chez le fermier. Il s’était engagé pour dixans, et quoiqu’il vît déserter le plus grand nombre de sescamarades, il ne voulut jamais suivre leur exemple ; car ildisait : « J’ai reçu de l’argent pour servir dixans, je volerais le roi si je manquais à ma parole ». Quoiquele capitaine fût un méchant homme, et qu’il maltraitât Fatal, toutcomme les autres, il ne pouvait s’empêcher de l’estimer, parcequ’il voyait qu’il faisait toujours son devoir. Il lui donnait del’argent pour faire ses commissions, et Fatal avait la clef de sachambre, quand il allait à la campagne, ou qu’il dînait chez sesamis. Ce capitaine n’aimait pas la lecture, mais il avait unegrande bibliothèque, pour faire croire à ceux qui venaient chez luiqu’il était un homme d’esprit ; car dans ce pays-là, onpensait qu’un officier qui ne lisait pas l’histoire, ne seraitjamais qu’un sot et qu’un ignorant. Quand Fatal avait fait sondevoir de soldat, au lieu d’aller boire et jouer avec sescamarades, il s’enfermait dans la chambre du capitaine, et tâchaitd’apprendre son métier, en lisant la vie des grands hommes, et ildevint capable de commander une armée. Il y avait déjà sept ansqu’il était soldat, lorsqu’il fut à la guerre. Son capitaine pritsix soldats avec lui, pour aller visiter un petit bois : etquand il fut dans ce petit bois, les soldats disaient toutbas : « Il faut tuer ce méchant homme, qui nous donne descoups de canne, et qui nous vole notre pain ». Fatal leur ditqu’il ne fallait pas faire une si mauvaise action ; mais aulieu d’écouter, ils lui dirent qu’ils le tueraient avec lecapitaine, et mirent tous les cinq l’épée à la main. Fatal se mit àcôté de son capitaine, et se battit avec tant de valeur, qu’il tualui seul quatre de ces soldats. Son capitaine, voyant qu’il luidevait la vie, lui demanda pardon de tout le mal qu’il lui avaitfait ; et ayant conté au roi ce qui lui était arrivé, Fatalfut fait capitaine, et le roi lui fit une grosse pension. Ohdame ! les soldats n’auraient pas voulu tuer Fatal, car il lesaimait comme ses enfants ; et, loin de leur voler ce qui leurappartenait, il leur donnait de son argent quand ils faisaient leurdevoir. Il avait soin d’eux quand ils étaient blessés, et ne lesreprenait jamais par mauvaise humeur. Cependant on donna une grandebataille, et celui qui commandait l’armée ayant été tué, tous lesofficiers et les soldats s’enfuirent ; mais Fatal cria touthaut qu’il aimait mieux mourir les armes à la main, que de fuircomme un lâche. Ses soldats lui crièrent qu’ils ne voulaient pointl’abandonner, et leur bon exemple ayant fait honte aux autres, ilsse rangèrent autour de Fatal, et combattirent si bien, qu’ilsfirent le fils du roi ennemi prisonnier. Le roi fut bien content,quand il sut qu’il avait gagné la bataille, et dit à Fatal qu’il lefaisait général de toutes les armées. Il le présenta ensuite à lareine et à la princesse sa fille, qui lui donnèrent leurs mains àbaiser. Quand Fatal vit la princesse, il resta immobile. Elle étaitsi belle, qu’il en devint amoureux comme un fou, et ce fut alorsqu’il fut bien malheureux : car il pensait qu’un homme commelui n’était pas fait pour épouser une grande princesse. Il résolutdonc de cacher soigneusement son amour, et tous les jours ilsouffrait les plus grands tourments ; mais ce fut bien pis,quand il apprit que Fortuné, ayant vu un portrait de la princesse,qui se nommait Gracieuse, en était devenu amoureux, et qu’ilenvoyait des ambassadeurs pour la demander en mariage. Fatal pensamourir de chagrin ; mais la princesse Gracieuse, qui savaitque Fortuné était un prince lâche et méchant, pria si fort le roison père de ne la point forcer à l’épouser, qu’on répondit àl’ambassadeur que la princesse ne voulait point encore se marier.Fortuné, qui n’avait jamais été contredit, entra en fureur quand onlui eut rapporté la réponse de la princesse ; et son père, quine pouvait lui rien refuser, déclara la guerre au père deGracieuse, qui ne s’en embarrassa pas beaucoup car ildisait : « Tant que j’aurai Fatal à la tête de monarmée, je ne crains pas d’être battu » . Il envoya doncchercher son général, et lui dit de se préparer à faire laguerre : mais Fatal, se jetant à ses pieds, lui dit qu’ilétait né dans le royaume du père de Fortuné, et qu’il ne pouvaitpas combattre contre son roi. Le père de Gracieuse se mit fort encolère, et dit à Fatal qu’il le ferait mourir, s’il refusait de luiobéir ; et qu’au contraire, il lui donnerait sa fille enmariage, s’il remportait la victoire sur Fortuné. Le pauvre Fatal,qui aimait Gracieuse à la folie, fut bien tenté ; mais à lafin, il se résolut à faire son devoir, sans rien dire au roi ;il quitta la cour et abandonna toutes ses richesses. CependantFortuné se mit à la tête de son armée, pour aller faire laguerre ; mais au bout de quatre jours, il tomba malade defatigue ; car il était fort délicat, n’ayant jamais voulufaire aucun exercice. Le chaud, le froid, tout le rendait malade.Cependant, l’ambassadeur, qui voulait faire sa cour à Fortuné, luidit qu’il avait vu à la cour du père de Gracieuse, ce petit garçonqu’il avait chassé de son palais ; et qu’ on disait que lepère de Gracieuse lui avait promis sa fille. Fortuné, à cettenouvelle, se mit dans une grande colère, et aussitôt qu’il futguéri, il partit pour détrôner le père de Gracieuse, et promit unegrosse somme d’argent à celui qui lui amènerait Fatal. Fortunéremporta de grandes victoires, quoiqu’il ne combattît pas lui-même,car il avait peur d’être tué. Enfin, il assiégea la ville capitalede son ennemi, et résolut de faire donner l’assaut. La veille de cejour, on lui amena Fatal, lié avec de grosses chaînes, car un grandnombre de personnes s’étaient mises en chemin pour le chercher.Fortuné, charmé de pouvoir se venger, résolut, avant de donnerl’assaut, de faire couper la tête à Fatal, à la vue des ennemis. Cejour-là même, il donna un grand festin à ses officiers, parce qu’ilcélébrait son jour de naissance, ayant justement vingt-cinq ans.Les soldats qui étaient dans la ville, ayant appris que Fatal étaitpris, et qu’on devait dans une heure lui couper la tête, résolurentde périr, ou de le sauver ; car ils se souvenaient du bienqu’il leur avait fait, pendant qu’il était leur général. Ilsdemandèrent donc permission au roi de sortir pour combattre, etcette fois, ils furent victorieux. Le don de Fortuné avaitcessé ; et comme il voulait s’enfuir, il fut tué. Les soldatsvictorieux coururent ôter les chaînes à Fatal, et dans le mêmemoment, on vit paraître en l’air deux chariots brillants delumière. La fée était dans un de ces chariots, et le père et lamère de Fatal étaient dans l’autre, mais endormis. Ils nes’éveillèrent qu’au moment où leurs chariots touchaient la terre,et furent bien étonnés de se voir au milieu d’une armée. La féealors s’adressant à la reine, et lui présentant Fatal, luidit :

« Madame, reconnaissez dans ce hérosvotre fils aîné ; les malheurs qu’il a éprouvés ont corrigéles défauts de son caractère, qui était violent et emporté.Fortuné, au contraire, qui était né avec de bonnes inclinations, aété absolument gâté par la flatterie, et Dieu n’a pas permis qu’ilvécût plus longtemps, parce qu’il serait devenu plus méchant chaquejour. Il vient d’être tué ; mais, pour vous consoler de samort, apprenez qu’il était sur le point de détrôner son père, parcequ’il s’ennuyait de n’être pas roi. »

Le roi et la reine furent bien étonnés, et ilsembrassèrent de bon cœur Fatal, dont ils avaient entendu parlerfort avantageusement. La princesse Gracieuse et son père apprirentavec joie l’aventure de Fatal, qui épousa Gracieuse, avec laquelleil vécut fort longtemps, parfaitement heureux et fort vertueux.

Le Prince Tity

Il y avait une fois un roi, nommé Guinguet,qui était fort avare. Il voulut se marier ; mais il ne sesouciait pas d’avoir une belle princesse, il voulait seulementqu’elle eût beaucoup d’argent, et qu’elle fût plus avare que lui.Il en trouva une, telle qu’il la souhaitait. Elle eut un fils qu’onnomma Tity, et une autre année, elle eut encore un autre fils,qu’on nomma Mirtil. Tity était bien plus beau que son frère, maisle roi et la reine ne le pouvaient souffrir, parce qu’il aimait àpartager tout ce qu’on lui donnait avec les autres enfants quivenaient jouer avec lui. Pour Mirtil, il aimait mieux laisser gâterses bonbons, que d’en donner à personne ; il enfermait sesjouets, crainte de les user, et quand il tenait quelque chose danssa main, il la serrait si fort, qu’on ne pouvait la lui arracher,même pendant qu’il dormait. Le roi et sa femme étaient fous de cetenfant, parce qu’il leur ressemblait. Les princes devinrent grands,et de peur que Tity ne dépensât son argent, on ne lui donnait pasun sol. Un jour que Tity était à la chasse, un de ses écuyers quicourait à cheval passa auprès d’une vieille femme et la jeta dansla boue : la vieille criait qu’elle avait la jambecassée ; mais l’écuyer n’en faisait que rire. Tity, qui avaitun bon cœur, gronda son écuyer, et s’approchant de la vieille avecÉveillé qui était son page favori, il aida la vieille à se relever,et l’ayant prise chacun par un bras, ils la conduisirent dans unepetite cabane où elle demeurait. Le prince alors fut au désespoirde n’avoir point d’argent pour donner à cette femme :

« A quoi me sert-il d’être prince,disait-il, puisque je n’ai pas la liberté de pouvoir faire dubien ? Il n’y a de plaisir à être un grand seigneur, que parcequ’on a le pouvoir de soulager les misérables. »

Éveillé, qui entendit parler le prince ainsi,lui dit :

« J’ai un écu pour tout bien et il est àvotre service.

– Je vous récompenserai, quand je serai roi,dit Tity ; j’accepte votre écu pour donner à cette pauvrefemme. »

Tity étant retourné à la cour, la reine legronda de ce qu’il avait aidé cette pauvre femme à se relever.

« Le grand malheur quand cette vieillefemme serait morte ! dit-elle à son fils (car les avares sontimpitoyables), il fait beau voir un prince s’abaisser jusqu’àsecourir une misérable gueuse !

– Madame, lui dit Tity, je croyais que lesprinces n’étaient jamais plus grands que quand ils faisaient dubien.

– Allez, lui dit la reine, vous êtes unextravagant avec cette belle façon de penser. »

Le lendemain, Tity fut encore à lachasse ; mais c’était pour voir comment cette femme seportait. Il la trouva guérie, et elle le remercia de la charitéqu’il avait eue pour elle.

« J’ai encore une grâce à vous demander,lui dit-elle, j’ai des noisettes et des nèfles qui sontexcellentes, je vous prie de me faire la grâce d’en mangerquelques-unes. »

Le prince ne voulut pas refuser cette bonnefemme, de crainte qu’elle ne crût que c’était par mépris ; ilgoûta donc ces noisettes et ces nèfles, et il les trouvaexcellentes.

« Puisque vous les trouvez si bonnes, ditla vieille, faites-moi le plaisir d’emporter le reste pour votredessert. »

Pendant que la vieille disait cela, une poulequ’elle avait se mit à chanter, et la vieille pria le prince de sibonne grâce d’emporter aussi cet œuf, qu’il le prit parcomplaisance ; mais en même temps, il donna quatre guinées àla vieille, car Éveillé lui avait donné cette somme, qu’il avaitempruntée à son père, qui était un gentilhomme de campagne. Quandle prince fut à son palais, il commanda qu’on lui donnât l’œuf, lesnèfles et les noisettes de la bonne femme pour son souper maisquand il eut cassé l’œuf, il fut bien étonné de trouver dedans ungros diamant ; les nèfles et les noisettes étaient aussiremplies de diamants. Quelqu’un fut dire cela à la reine, quicourut à l’appartement de Tity, et qui fut si charmée de voir cesdiamants, qu’elle l’embrassa et l’appela son cher fils pour lapremière fois de sa vie.

« Voulez-vous bien me donner cesdiamants ? dit-elle à son fils.

– Tout ce que j’ai est à votre service, luidit le prince.

– Allez, vous êtes un bon garçon, lui dit lareine, je vous récompenserai. »

Elle emporta donc ce trésor, et elle envoya auprince quatre guinées, pliées bien proprement dans un petit morceaude papier. Ceux qui virent ce présent voulurent se moquer de lareine, qui n’était pas honteuse d’envoyer quatre guinées pour desdiamants, qui valaient plus de cinq cent mille guinées ; maisle prince les chassa hors de sa chambre, en leur disant qu’ilsétaient fort bien hardis de manquer de respect à sa mère. Cependantla reine dit à Guinguet : « Apparemment que cettevieille, que Tity a relevée, est une grande fée, il faut l’allervoir demain ; mais au lieu d’y mener Tity, nous mènerons sonfrère, car je ne veux pas qu’elle s’attache trop à ce benêt, quin’a pas eu l’esprit de garder ses diamants. » En même temps,elle ordonna qu’on nettoyât les carrosses, et qu’on louât deschevaux ; car elle avait fait vendre ceux du roi, parce qu’ilscoûtaient trop à nourrir. On fit emplir deux de ces carrosses demédecins, chirurgiens, apothicaires, et la famille royale se mitdans l’autre. Quand ils furent arrivés à la cabane de la vieille,la reine lui dit qu’elle venait lui demander excuse de l’étourderiede l’écuyer de Tity. « C’est que mon fils n’a pas l’esprit dechoisir de bons domestiques, dit-elle à la bonne femme ; maisje le forcerai de chasser ce brutal. » Ensuite, elle dit à lavieille qu’elle avait mené avec elle les plus habiles gens de sonroyaume pour guérir son pied. Mais la bonne femme lui dit que sonpied allait fort bien, et qu’elle lui était obligée de la charitéqu’elle avait, de visiter une pauvre femme comme elle.

« Oh vraiment, lui dit la reine, noussavons bien que vous êtes une grande fée, car vous avez donné auprince Tity une grande quantité de diamants.

– Je vous assure, madame, dit la vieille, queje n’ai donné au prince qu’un œuf, des nèfles et des noisettes,j’en ai encore au service de Votre Majesté.

– Je les accepte de bon cœur »  ditla reine, qui était charmée de l’espérance d’avoir desdiamants.

Elle reçut le présent, caressa la vieille, lapria de la venir voir, et tous les courtisans, à l’exemple du roiet de la reine, donnèrent de grandes louanges à cette bonne femme.La reine lui demanda, quel âge elle avait.

« J’ai soixante ans, répondit-elle.

– Vous n’en paraissez pas quarante, dit lareine, et vous pouvez encore vous marier, car vous êtes fortaimable. »

Le prince Mirtil, qui était fort mal élevé, semit à rire au nez de la vieille à ce discours, et lui dit qu’ilaurait bien du plaisir de danser à sa noce : mais la bonnefemme fit semblant de ne pas voir qu’il se moquait d’elle. Toute lacour partit, et la reine ne fut pas plutôt arrivée dans son palais,qu’elle fit cuire l’œuf, et cassa les noix et les nèfles ;mais au lieu de trouver un diamant dans l’œuf, elle n’y trouvaqu’un petit poulet, et les noix et les nèfles étaient pleines devers. Aussitôt, la voilà dans une colère épouvantable. « Cettevieille est une sorcière, dit-elle, qui a voulu se moquer de moi,je veux la faire mourir. » Elle assembla donc les juges pourfaire le procès à la vieille femme, mais Éveillé, qui avait entendutout cela, courut à la cabane, pour lui dire de se sauver.

« Bonjour, le page aux vieilles » ,lui dit-elle ; car on lui avait donné ce nom, depuis qu’ilavait aidé à la tirer de la boue.

« Ah ! ma bonne mère, lui ditÉveillé, hâtez-vous de vous sauver dans la maison de monpère ; c’est un très honnête homme, il vous cachera de boncœur ; mais si vous demeurez dans votre cabane, on enverra dessoldats pour vous prendre, et vous faire mourir.

– Je vous ai bien de l’obligation, lui dit lavieille, mais je ne crains point la méchanceté de lareine. »

En même temps, quittant la forme d’unevieille, elle parut à Éveillé sous sa figure naturelle, et il futébloui de sa beauté. Éveillé voulait se jeter à ses pieds ;mais elle l’en empêcha, et lui dit :

« Je vous défends de dire au prince, ni àpersonne au monde, ce que vous venez de voir ; je veuxrécompenser votre charité : demandez-moi un don.

– Madame, lui dit Éveillé, j’aime beaucoup leprince mon maître, et je souhaite de tout mon cœur de lui êtreutile ; ainsi, je vous demande d’être invisible quand je lesouhaiterai, afin de pouvoir connaître quels sont les courtisansqui aiment véritablement mon prince.

– Je vous accorde ce don, reprit la fée ;mais il faut encore que je paye les dettes de Tity : n’a-t-ilpas emprunté quatre guinées à votre père ?

– Il les a rendues, reprit Éveillé ; ilsait bien qu’il est honteux aux princes, de ne pas payer leursdettes ; ainsi, il m’a remis les quatre guinées que la reinelui a envoyées.

– Je sais bien cela, dit la fée ; mais jesais aussi que le prince a été au désespoir de ne pouvoir rendredavantage ; car il sait qu’un prince doit récompensernoblement, et c’est cette dette que je veux payer. Prenez cettebourse qui est pleine d’or, et portez-la à votre père : il ytrouvera toujours la même somme, pourvu qu’il n’y prenne que pourfaire de bonnes actions. »

En même temps, la fée disparut, et Éveillé futporter cette bourse à son père, auquel il recommanda le secret.Cependant, les juges, que la reine avait assemblés pour condamnerla vieille, étaient fort embarrassés, et ils dirent à cetteprincesse :

« Comment voulez-vous que nouscondamnions cette bonne femme, elle n’a point trompé VotreMajesté ; elle lui a dit : « Je ne suis qu’unepauvre femme et je n’ai pas de diamants. »

La reine se mit fort en colère, et leurdit :

« Si vous ne condamnez pas cettemalheureuse qui s’est moquée de moi, et qui m’a fait dépenserinutilement beaucoup d’argent pour louer des chevaux, et payer desmédecins, vous aurez sujet de vous en repentir. »

Les juges pensèrent en eux-mêmes :« La reine est une très méchante femme ; si nous luidésobéissons, elle trouvera le moyen de nous faire périr ; ilvaut mieux que la vieille périsse que nous » . Tous les jugescondamnèrent donc la vieille à être brûlée toute vive, comme unesorcière. Il n’y en eut qu’un seul qui dit qu’il aimerait mieuxêtre brûlé lui-même, que de condamner une innocente. Quelques joursaprès, la reine trouva des faux témoins, qui dirent que ce jugeavait mal parlé d’elle ; on lui ôta sa charge, et il allaitêtre réduit à demander l’aumône avec sa femme et ses enfants ;mais Éveillé prit une grosse somme dans la bourse de son père, etla donnant à ce juge, il lui conseilla de passer dans un autrepays. Cependant Éveillé se trouvait partout, depuis qu’il pouvaitse rendre invisible : il apprit beaucoup de secrets ;mais comme c’était un honnête garçon, jamais il ne rapportait rienqui pût faire mal à personne, excepté ce qui pouvait servir à sonmaître. Comme il allait souvent dans le cabinet du roi, ilentendait que la reine disait à son mari :

« Ne sommes-nous pas malheureux que Titysoit l’aîné ? Nous amassons beaucoup de trésors qu’ildissipera aussitôt qu’il sera roi ; et Mirtil qui est bonménager, au lieu de toucher à ces trésors, les auraitaugmentés ; n’y aurait-il pas moyen de ledéshériter ?

– Il faudra voir, lui répondit le roi, et sinous ne pouvons y réussir, il faudra enterrer ces trésors, craintequ’il ne les dissipe. »

Éveillé entendait aussi tous les courtisans,qui, pour plaire au roi et à la reine, leur disaient du mal deTity, et louaient Mirtil, puis au sortir de chez le roi, ilsvenaient chez le prince, et lui disaient qu’ils avaient pris sonparti devant le roi et la reine ; mais le prince, qui savaitla vérité par le moyen d’Éveillé, se moquait d’eux dans son cœur,et les méprisait. Il y avait à la cour quatre seigneurs qui étaientfort honnêtes gens ; ceux-là prenaient le parti de Tity, maisils ne s’en vantaient pas ; au contraire, ils l’exhortaienttoujours à aimer le roi et la reine, et à leur être obéissant. Il yavait un roi voisin qui envoya des ambassadeurs à Guinguet pour uneaffaire de conséquence. La reine, selon la bonne coutume, ne voulutpas que Tity parût devant les ambassadeurs. Elle lui dit d’allerdans une belle maison de campagne qui appartenait au roi, parceque, ajouta-t-elle, « les ambassadeurs voudront sans doutevoir cette maison, et il faudra que vous en fassiez leshonneurs » .

Quand Tity fut parti, la reine prépara toutpour recevoir les ambassadeurs, sans qu’il lui en coûtât beaucoup.Elle prit une jupe de velours, et la donna aux tailleurs, pourfaire les deux derrières d’un habit à Guinguet et à Mirtil ;on fit les devants de ces habits de velours neuf, car la reinepensait que, le roi et le prince étant assis, on ne verrait pas lederrière de leurs habits. Pour les rendre magnifiques, elle pritles diamants qu’on avait trouvés dans les nèfles, pour servir deboutons à l’habit du roi ; elle attacha à son chapeau lediamant qui avait été trouvé dans l’œuf, et les petits qui étaientsortis des noisettes furent employés à faire des boutons à l’habitde Mirtil, et une pièce, un collier, et des nœuds de manche à lareine. Véritablement ils éblouissaient avec tous les diamants.Guinguet et sa femme se mirent sur leur trône et Mirtil était àleurs pieds ; mais à peine les ambassadeurs furent-ils entrésdans la chambre, que les diamants disparurent, et il n’y eut plusque des nèfles, des noisettes et un œuf. Les ambassadeurs crurentque Guinguet s’était habillé d’une manière si ridicule, pour faireaffront à leur maître ; ils sortirent tout en colère, etdirent que leur maître leur apprendrait qu’il n’était pas un roi denèfles. On eut beau les rappeler, ils ne voulurent rien écouter, ets’en retournèrent dans leur pays. Guinguet et sa femme restèrentfort honteux et fort en colère.

« C’est Tity qui nous a joué ce tour,dit-elle au roi, quand il fut seul avec elle ; il faut ledéshériter, et laisser notre couronne à Mirtil.

– J’y consens de tout mon cœur » dit le roi.

En même temps ils entendirent une voix quileur dit : « Si vous êtes assez méchants pour le faire,je vous casserai tous les os, les uns après les autres » . Ilseurent une grande peur d’entendre cette voix ; car ils nesavaient pas que Éveillé était dans leur cabinet, et qu’il avaitentendu leur conversation. Ils n’osèrent donc faire aucun mal àTity ; mais ils faisaient chercher la vieille de tous lescôtés pour la faire mourir, et ils étaient au désespoir de ce qu’onne pouvait la trouver. Cependant, le roi Violent, qui était celuiqui avait envoyé les ambassadeurs à Guinguet, crut quevéritablement on avait voulu se moquer de lui, et résolut de sevenger, en déclarant la guerre à Guinguet. Ce dernier en futd’abord bien fâché, car il n’avait pas de courage, et craignaitêtre tué, mais la reine lui dit : « Ne vous affligez pas, nousenverrons Tity commander notre armée, sous prétexte de lui fairehonneur ; c’est un étourdi qui se fera tuer, et alors nousaurons le plaisir de laisser la couronne à Mirtil » . Leroi trouva cette invention admirable, et ayant fait revenir Tity dela campagne, il le nomma généralissime de ses troupes ; etpour lui donner plus d’occasions d’exposer sa vie, il lui donna unplein pouvoir, pour la guerre ou la paix. Tity, étant arrivé surles frontières du royaume de son père, résolut d’attendre l’ennemi,et s’occupa à faire bâtir une forteresse dans un petit passage parlequel il fallait entrer. Un jour qu’il regardait travailler lessoldats, il eut soif, et voyant une maison sur une montagnevoisine, il monta pour demander à boire. Le maître de la maison,qui se nommait Abor, lui en donna, et comme le prince allait seretirer, il vit entrer dans cette maison une fille si belle, qu’ilen fut ébloui. C’était Biby, fille d’Abor ; et le prince,charmé de cette belle fille, retourna souvent à cette maison sousdivers prétextes. Il parla souvent à Biby, et trouvant qu’elleétait fort sage et qu’elle avait beaucoup d’esprit, il disait enlui-même : « Si j’étais mon maître, j’épouserais Biby,elle n’est pas née princesse, mais elle a tant de vertus, qu’elleest digne de devenir reine » . Tous les jours il devenait plusamoureux de cette fille ; et enfin, il prit la résolution delui écrire. Biby, qui savait fort bien qu’une honnête fille nereçoit point de lettres des hommes, porta celle du prince à sonpère, sans l’avoir décachetée. Abor, voyant que le prince étaitamoureux de sa fille, demanda à Biby si elle aimait Tity. Biby quin’avait jamais menti dans toute sa vie, dit à son père que leprince lui avait paru si honnête homme, qu’elle n’avait pus’empêcher de l’aimer ; mais, ajouta-t-elle, « je saisbien qu’il ne peut pas m’épouser, parce que je ne suis qu’unebergère ; ainsi, je vous prie de m’envoyer chez ma tante quidemeure bien loin d’ici » . Son père la fit partir lemême jour, et le prince fut si chagrin de l’avoir perdue, qu’il entomba malade. Abor lui dit :

« Mon prince, je suis bien fâché de vouschagriner, mais puisque vous aimez ma fille, vous ne voudriez pasla rendre malheureuse ; vous savez bien qu’on méprise, commela boue des rues, une fille qui reçoit les visites d’un homme quil’aime, et qui ne veut pas l’épouser.

– Écoutez, Abor, dit le prince, j’aimeraismieux mourir que de manquer de respect à mon père, en me mariantsans sa permission ; mais promettez-moi de me garder votrefille, et je vous promets de l’épouser quand je serai roi : jeconsens à ne point la voir jusqu’à ce temps-là. »

En même temps la fée parut dans la chambre, etsurprit beaucoup le prince ; car il ne l’avait jamais vue souscette figure.

« Je suis la vieille que vous avezsecourue, dit-elle au prince ; et vous êtes si honnête homme,et Biby est si sage, que je vous prends tous les deux sous maprotection. Vous l’épouserez dans deux ans, mais jusqu’à ce temps,vous aurez encore bien des traverses. Au reste, je vous promets devous rendre une visite tous les mois, et je mènerai Biby avecmoi. »

Le prince fut enchanté de cette promesse, etrésolut d’acquérir beaucoup de gloire pour plaire à Biby. Le roiViolent vint lui offrir la bataille, et Tity non seulement lagagna, mais encore Violent fut fait prisonnier. On conseillait àTity de lui ôter tout son royaume, mais il dit : « Je neveux pas faire cela : les sujets, qui aiment toujours mieuxleur roi qu’un étranger, se révolteraient, et lui rendraient lacouronne ; Violent n’oublierait jamais sa prison, et ce seraitune guerre continuelle qui rendrait deux peuples malheureux :je veux au contraire rendre la liberté à Violent, et ne lui riendemander pour cela ; je sais qu’il est généreux, il deviendramon ami et son amitié vaudra mieux pour nous, que son royaume quine nous appartient pas ; et j’éviterai par là une guerre, quicoûterait la vie à plusieurs milliers d’hommes. » Ce que Tityavait prévu arriva, Violent fut si charmé de sa générosité, qu’iljura une alliance éternelle avec le roi Guinguet, et avec sonfils.

Cependant, Guinguet fut fort en colère, quandil apprit que son fils avait rendu la liberté à Violent, sans luifaire payer beaucoup d’argent, et ce prince avait beau luireprésenter qu’il lui avait donné l’ordre d’agir comme il levoudrait, il ne pouvait lui pardonner. Tity, qui aimait etrespectait son père, tomba malade de chagrin de lui avoir déplu. Unjour qu’il était seul dans son lit, sans penser que c’était lepremier jour du mois, il vit entrer deux jolis serins par lafenêtre, et fut fort surpris lorsque ces deux serins, reprenantleurs formes naturelles, lui présentèrent la fée et sa chère Biby.Il allait remercier la bonne fée, quand la reine entra dans sonappartement, tenant dans ses bras un gros chat qu’elle aimaitbeaucoup, parce qu’il prenait les souris qui mangeaient lesprovisions, et qu’il ne lui coûtait rien à nourrir. D’abord que lareine vit les serins, elle se fâcha de ce qu’on les laissaitcourir, parce que cela gâtait les meubles. Le prince lui dit qu’illes ferait mettre dans une cage ; mais elle répondit qu’ellevoulait qu’on les prît dans le moment, qu’elle les aimait beaucoup,et qu’elle les mangerait à son dîner. Le prince désespéré eut beauprier, tous les courtisans et ses domestiques couraient après lesserins, et on ne l’écoutait pas. Un valet prit un balai, et fittomber à terre la pauvre Biby. Le prince se jeta hors de son litpour la secourir ; mais il serait arrivé trop tard, car lechat de la reine s’était échappé de ses bras, et allait la tuerd’un coup de griffe, lorsque la fée, prenant tout d’un coup lafigure d’un gros chien, sauta sur le chat, l’étrangla ;ensuite, elle prit aussi bien que Biby la figure d’une petitesouris, et elles s’enfuirent toutes les deux par un petit trou, quiétait dans un coin de la chambre. Le prince était tombé évanoui àla vue du danger qu’avait couru sa chère Biby ; mais la reinen’y fit pas attention, elle n’était occupée que de la mort de sonchat, pour lequel elle jetait des cris horribles : elle dit auroi qu’elle se tuerait s’il ne vengeait pas la mort de ce pauvreanimal ; que Tity avait commerce avec des sorciers, pour luidonner du chagrin, et qu’elle n’aurait pas un moment de repos qu’ilne l’eût déshérité, pour donner la couronne à son frère. Le roi yconsentit, et lui dit que le lendemain il ferait arrêter le prince,et qu’on lui ferait son procès. Le fidèle Éveillé ne s’était pasendormi dans cette occasion ; il s’était glissé dans lecabinet du roi, et vint tout de suite avertir le prince. La peurqu’il avait eue lui avait ôté la fièvre, et il se disposait àmonter à cheval pour se sauver, lorsqu’il vit la fée, qui luidit :

« Je suis lasse des méchancetés de votremère, et de la faiblesse de votre père ; je vais vous donnerune bonne armée, allez les prendre dans leur palais, vous lesmettrez dans une prison avec leur fils Mirtil, vous monterez sur letrône, et vous épouserez Biby tout de suite.

– Madame, dit le prince à la fée, vous savezque j’aime Biby plus que ma vie ; mais le désir de l’épouserne me fera jamais oublier ce que je dois à mon père et à ma mère,et j’aimerais mieux périr tout à l’heure, que de prendre les armescontre eux.

– Venez, que je vous embrasse, lui dit lafée ; j’ai voulu éprouver votre vertu : si vous aviezaccepté mes offres, je vous aurais abandonné ; mais puisquevous avez eu le courage d’y résister, je serai toujours de vosamies, et je vais vous en donner la preuve. Prenez la forme d’unvieillard, et sûr de ne pouvoir être reconnu sous cette figure,parcourez votre royaume, et vous instruirez par vous-même de toutesles injustices qu’on commet contre vos pauvres sujets, afin de lesréparer quand vous serez roi ; Éveillé, qui restera à la cour,vous rendra compte de tout ce qui arrivera pendant votreabsence. »

Le prince obéit à la fée, et il vit des chosesqui le firent frémir. On vendait la justice, les gouverneurspillaient le peuple, les grands maltraitaient les petits, et toutcela se faisait au nom du roi. Au bout de deux ans, Éveillé luiécrivit que son père était mort, et que la reine avait voulu fairecouronner son frère ; mais que les quatre seigneurs quiétaient honnêtes gens, s’y étaient opposés, parce qu’il les avaitavertis qu’il était vivant, et qu’ainsi, la reine s’était sauvéeavec son fils dans une province, qu’elle avait fait révolter. Tity,qui avait repris sa figure, alla dans sa capitale et fut reconnuroi, après quoi il écrivit une lettre fort respectueuse à la reine,pour la prier de ne point causer de révolte : il lui offritaussi une bonne pension pour elle et son frère Mirtil. La reine,qui avait une grosse armée, lui écrivit qu’elle voulait lacouronne, et qu’elle viendrait la lui arracher de dessus la tête.Cette lettre ne fut pas capable de porter Tity à sortir du respectqu’il devait à la reine ; mais cette méchante femme ayantappris que le roi Violent venait au secours de son ami Tity, avecun grand nombre de soldats, elle fut forcée d’accepter lespropositions de son fils. Ce prince se vit donc paisible possesseurde son royaume, et il épousa la belle Biby au contentement de tousses sujets, qui furent charmés d’avoir une si belle reine.

Tity, étant monté sur le trône, commença parrétablir le bon ordre dans ses États, et pour y parvenir, ilordonna que tous ceux qui voudraient se plaindre à lui de toutesles injustices qu’on leur aurait faites, seraient les bienvenus, etil défendit aux gardes de renvoyer une seule personne qui aurait àlui parler, quand même ce serait un homme qui demanderaitl’aumône ; car, disait ce bon prince, « je suis le pèrede tous mes sujets, des pauvres comme des riches ». D’abordles courtisans ne s’effrayaient point de ce discours : ilsdisaient : « le roi est jeune, cela ne durera paslongtemps ; il prendra du goût pour les plaisirs, et seraforcé d’abandonner à ses favoris le soin des affaires » ;ils se trompèrent. Tity ménagea si bien son temps, qu’il en eutpour tout ; d’ailleurs le soin qu’il eut de punir les premiersqui commirent des injustices, fit que personne n’osa plus s’écarterde son devoir. Il avait envoyé des ambassadeurs au roi Violent,pour le remercier du secours qu’il lui avait préparé. Ce prince luifit dire qu’il serait charmé de le voir encore une fois, et ques’il voulait se rendre sur les frontières de son royaume, il yviendrait volontiers, pour lui rendre visite. Comme tout était forttranquille dans le royaume de Tity, il accepta cette partie quiconvenait à un dessein qu’il avait formé : c’était d’embellirla petite maison, où il avait vu sa chère Biby pour la premièrefois : il commanda donc à deux de ses officiers d’achetertoutes les terres qui étaient à l’entour, mais il leur défendit deforcer personne, car, disait-il, « je ne suis pas roi pourfaire violence à mes sujets, et après tout, chacun doit être maîtrede son petit héritage ». Cependant, Violent étant arrivé surla frontière, les deux cours se réunirent ; elles étaientbrillantes. Violent avait mené avec lui sa fille unique, qu’onnommait Élise, qui était la plus belle fille du monde depuis queBiby était femme, et qui était aussi très bonne. Tity avait menéavec lui, outre son épouse, une de ses cousines, qu’on nommaitBlanche et qui, outre qu’elle était belle et vertueuse, avaitencore beaucoup d’esprit. Comme on était, pour ainsi dire, à lacampagne, les deux rois dirent qu’il fallait vivre en liberté,qu’on permettrait à plusieurs dames et seigneurs de souper avec lesdeux rois et les princesses ; et pour ôter le cérémonial, ondit qu’on n’appellerait point les rois Votre Majesté, et que ceuxqui le feraient, payeraient une guinée d’amende. Il n’y avait qu’unquart d’heure qu’on était à table, lorsqu’on vit entrer une petitevieille assez mal habillée. Tity et Éveillé, qui la reconnurent,furent devant elle ; mais, comme elle leur fit un coup d’œil,ils pensèrent qu’elle ne voulait pas être connue ; ils direntdonc au roi Violent et aux princesses qu’ils leur demandaient lapermission de leur présenter une de leurs bonnes amies, qui venaitleur demander à souper. La vieille, sans façons, se plaça dans unfauteuil qui était auprès de Violent, et que personne n’avait oséprendre par respect ; elle dit à ce prince :

« Comme les amis de nos amis sont nosamis, vous voulez bien que j’en use librement avec vous. »

Violent, qui était un peu haut de son naturel,fut décontenancé de la familiarité de cette vieille, mais il n’enfit pas semblant. On avait averti la bonne femme de l’amende qu’onpayerait toutes les fois qu’on dirait Votre Majesté ;cependant à peine fut-elle à table qu’elle dit à Violent :

« Votre Majesté me paraît surprise de laliberté que je prends ; mais c’est une vieille habitude, et jesuis trop âgée pour me réformer, ainsi Votre Majesté voudra bien mepardonner.

– A l’amende, s’écria Violent, vous devez deuxguinées.

– Que Votre Majesté ne se fâche pas, dit lavieille. J’avais oublié qu’il ne faut pas dire Votre Majesté, maisVotre Majesté ne pense pas, qu’en défendant de dire Votre Majesté,vous faites souvenir tout le monde de se tenir dans ce respectgênant, que vous voulez bannir. C’est comme ceux qui, pour sefamiliariser, disent à ceux qu’ils reçoivent à leurs tables,quoiqu’ils soient au-dessous d’eux : “Buvez à ma santé !” ; il n’y a rien de si impertinent que cette bonté-là ;c’est comme s’ils leur disaient : “Souvenez-vous bien que vousn’êtes pas faits pour boire à ma santé, si je ne vous en donnaispas la permission” . Ce que j’en dis, au reste, n’est pas pourm’exempter de payer l’amende : je dois sept guinées, lesvoilà. »

En même temps, elle tira de sa poche unebourse aussi usée que si elle eût été faite depuis cent ans, etjeta les sept guinées sur la table. Violent ne savait s’il devaitrire, ou se fâcher, du discours de la vieille ; il était sujetà se mettre en colère pour un rien, et son sang commençait às’échauffer. Toutefois, il résolut de se faire violence parconsidération pour Tity ; et prenant la chose enbadinant :

« Eh bien, ma bonne mère, dit-il à lavieille, parlez à votre fantaisie, soit que vous disiez VotreMajesté, ou non, je ne veux pas moins être un de vos amis.

– J’y compte bien, reprit la vieille, c’estpour cela que j’ai pris la liberté de dire mon sentiment, et je leferai toutes les fois que j’en trouverai l’occasion ; car onne peut rendre un plus grand service à ses amis, que de les avertirde ce qu’on croit qu’ils font mal.

– Il ne faudrait pas vous y fier, réponditViolent ; il y a des moments où je ne recevrais pas volontiersde tels avis.

– Avouez, mon prince, lui dit la vieille, quevous n’êtes pas loin d’un de ces moments ; et que vousdonneriez quelque chose de bon, pour avoir la liberté de m’envoyerpromener tout à votre aise. Voilà nos héros. Ils seraient audésespoir qu’on leur reprochât d’avoir fui devant un ennemi, et delui avoir cédé la victoire sans combat, et ils avouent desang-froid qu’ils n’ont pas le courage de résister à leur colère,comme s’il n’était pas plus honteux de céder lâchement à unepassion qu’à un ennemi, qu’il n’est pas toujours en notre pouvoirde vaincre. Mais, changeons de discours, celui-ci ne vous est pasagréable ; permettez que je fasse entrer mes pages, qui ontquelques présents à faire à la compagnie. »

Dans le moment, la vieille frappa sur latable, et l’on vit entrer par les quatre fenêtres de la salle,quatre enfants ailés, qui étaient les plus beaux du monde. Ilsportaient chacun une corbeille pleine de divers bijoux d’unerichesse étonnante. Le roi Violent ayant en même temps jeté lesyeux sur la vieille, fut surpris de la voir changée en une dame sibelle et si richement parée, qu’elle éblouissait les yeux.

« Ah ! madame, dit-il à la fée, jevous reconnais pour la marchande de nèfles et de noisettes, qui memit si fort en colère ; pardonnez au peu d’égard que j’ai eupour vous, je n’avais pas l’honneur de vous connaître.

– Cela doit vous faire voir qu’il ne fautjamais manquer d’égard pour personne, reprit la fée ; mais,mon prince, pour vous montrer que je n’ai point de rancune, je veuxvous faire deux présents. Le premier est ce gobelet ; il estfait d’un seul diamant, mais ce n’est pas ce qui le rendprécieux : toutes les fois que vous serez tenté de vous mettreen colère, emplissez ce verre d’eau, et le buvez en trois fois, etvous sentirez la passion se calmer, pour faire place à la raison.Si vous profitez de ce premier présent, vous vous rendrez digne dusecond. Je sais que vous aimez la princesse Blanche ; ellevous trouve fort aimable, mais elle craint vos emportements, et nevous épousera qu’à condition que vous ferez usage dugobelet. »

Violent, surpris de ce que la fée connaissaitsi bien ses défauts et ses inclinations, avoua qu’en effet il secroirait fort heureux d’épouser Blanche.

« Mais, ajouta-t-il,  il me reste unobstacle à vaincre, quand même je serais assez heureux pour obtenirle consentement de Blanche ; je me ferais toujours une peinede me remarier, par la crainte de priver ma fille d’unecouronne.

– Ce sentiment est beau, dit la fée, et il setrouve peu de pères capables de sacrifier leurs inclinations aubonheur de leurs enfants ; mais, que cela ne vous arrêtepoint. Le roi de Mogolan, qui était un de mes amis, vient de mourirsans enfants, et par mon conseil, il a disposé de sa couronne enfaveur d’Éveillé. Il n’est pas né prince, mais il mérite de ledevenir ; il aime la princesse Elise, elle est digne d’être larécompense de la fidélité d’Éveillé : et si son père yconsent, je suis sûre qu’elle lui obéira sansrépugnance. »

Élise rougit à ce discours : il est vraiqu’elle avait trouvé Éveillé fort aimable et qu’elle avait écoutéavec plaisir ce qu’on lui avait raconté de sa fidélité pour sonmaître.

« Madame, dit Violent, nous avons prisl’habitude de nous parler à cœur ouvert. J’estime Éveillé, et sil’usage ne me liait pas les mains, je n’aurais pas besoin de luivoir une couronne, pour lui donner ma fille ; mais les hommes,et surtout les rois, doivent respecter les usages reçus, et ceserait blesser ces usages que de donner ma fille à un simplegentilhomme, elle qui sort d’une des plus anciennes familles dumonde ; car vous savez bien que depuis trois cents ans, nousoccupons le trône.

– Mon prince, lui dit la fée, vous ignorez quela famille d’Éveillé est tout aussi ancienne que la vôtre, puisquevous êtes parents, et que vous sortez de deux frères, encoreÉveillé doit-il avoir le pas, car il est sorti de l’aîné, et votrepère n’était que le cadet.

– Si vous voulez me prouver cela, dit le roiViolent, je jure de donner ma fille à Éveillé, quand même lessujets du feu roi de Mogolan refuseraient de le reconnaître pourmaître.

– Rien de plus facile que de vous prouverl’ancienneté de la maison d’Éveillé, dit la fée. Il sort d’Elsa,l’aîné des fils de Japhet, fils de Noé, qui s’établit dans lePéloponnèse, et vous sortez du second fils de ce mêmeJaphet. »

Il n’y eut personne qui n’eût beaucoup depeine à s’empêcher d’éclater de rire, en voyant que la fée semoquait si sérieusement de Violent. Pour lui, la colère commençaità s’emparer de ses sens, lorsque la princesse Blanche, qui était àcôté de lui, lui présenta le gobelet de diamant : il le but entrois coups, comme la fée le lui avait commandé ; et pendantcet intervalle, il pensa en lui-même qu’effectivement tous leshommes étaient réellement égaux dans leur naissance, puisqu’ilssortaient tous de Noé, et qu’il n’y avait de vraie différence, quecelle qu’ils y mettaient par leurs vertus. Ayant achevé de viderson verre, il dit à la fée :

« En vérité, madame, je vous ai beaucoupd’obligation, vous venez de me corriger de deux grands défauts, demon entêtement sur ma noblesse, et de l’habitude de me mettre encolère. J’admire la vertu du gobelet dont vous m’avez faitprésent ; à mesure que je buvais, j’ai senti ma colère secalmer, et les réflexions que j’ai faites, dans l’intervalle destrois coups que j’ai bus, ont achevé de me rendre raisonnable.

– Je ne veux pas vous tromper, dit la fée, iln’y a aucune vertu dans le gobelet dont je vous ai faitprésent ; et je veux apprendre à toute la compagnie en quoiconsiste le sortilège de cette eau, bue en trois coups. Un hommeraisonnable ne se mettrait jamais en colère, si cette passion ne lesurprenait pas, et lui laissait le temps de réfléchir : or, ense donnant la peine de faire remplir ce gobelet d’eau, en le buvanten trois fois, on prend du temps ; les sens se calment, lesréflexions viennent, et lorsque cette cérémonie est achevée, laraison a eu le temps de prendre le dessus sur la passion.

– En vérité, lui dit Violent, j’en ai plusappris aujourd’hui, que pendant le reste de ma vie. HeureuxTity ; vous deviendrez le plus grand prince du monde avec unetelle protectrice ; mais, je vous conjure d’employer lepouvoir que vous avez sur l’esprit de madame, à la faire souvenirqu’elle m’a promis d’être de mes amies.

– Je m’en souviens trop bien pour l’oublier,dit la fée, et je vous en ai déjà donné des preuves ; jecontinuerai à le faire, tant que vous serez docile, et j’espère quece sera jusqu’à la fin de votre vie. Aujourd’hui, ne pensons plusqu’à nous divertir pour célébrer votre mariage, et celui de laprincesse Élise. »

En même temps, on avertit Tity que lesofficiers, qu’il avait chargés d’acheter toutes les terres et lesmaisons qui environnaient celle de Biby, demandaient à lui parler.Il commanda qu’on les fit entrer, et ils lui montrèrent le dessinde l’ouvrage qu’ils voulaient faire en cette petite maison. Ils yavaient ajouté un grand jardin, et un grand parc, qui aurait étéparfait, s’ils eussent pu abattre une petite maison, qui setrouvait au beau milieu d’une des allées de ce parc, et qui engâtait la symétrie.

« Et pourquoi n’avez-vous pas ôté cettebicoque ? dit le roi Violent, en parlant à ces officiers etaux architectes.

– Seigneur, lui répondirent-ils, notre roinous avait défendu de faire violence à personne, et il s’est trouvéun homme qui n’a jamais voulu vendre la maison, quoique nous ayonsoffert de la lui payer quatre fois plus qu’elle ne vaut.

– Si ce coquin-là était né mon sujet, je leferais pendre, dit Violent.

– Vous videriez votre gobelet auparavant, ditla fée.

– Je crois que le gobelet ne pourrait luisauver la vie, répondit Violent ; car enfin, n’est-il pashorrible qu’un roi ne soit pas maître dans ses états, et qu’il soitcontraint d’abandonner un ouvrage qu’il souhaite achever, parl’obstination d’un faquin, qui devrait s’estimer trop heureux defaire sa fortune, en obligeant son maître, sans le forcer à lecontraindre, ou à abandonner son dessein.

– Je ne ferai ni l’un ni l’autre, dit Tity, enriant, et je prétends que cette maison soit le plus grand ornementde mon parc.

– Oh ! je vous en défie, dit Violent,elle est tellement placée, qu’elle ne peut servir qu’à legâter.

– Voici ce que je ferai, dit Tity : ellesera environnée d’une muraille assez haute, pour empêcher cet hommed’entrer dans mon parc, mais pas assez pour lui ôter la vue, car ilne serait pas juste de l’enfermer comme dans une prison ;cette muraille continuera des deux côtés, et l’on y lira cesparoles, écrites en lettres d’or : Un roi, qui fit bâtir ceparc, aima mieux lui laisser ce défaut, que de devenir injuste àl’égard d’un de ses sujets, en lui ravissant l’héritage de sespères, sur lequel il n’avait d’autre droit, que celui de laforce.

– Tout ce que je vois me confond, ditViolent ; j’avoue que je n’avais pas même l’idée des vertushéroïques qui font les grands hommes. Oui, Tity, cette muraillesera ornement de votre parc, et la belle action que vous faites enl’élevant, sera ornement de votre vie. Mais, madame, d’où vient queTity se porte naturellement aux grandes vertus, dont je n’ai pasmême l’idée, comme je vous l’ai dit ?

– Grand roi, lui répondit la fée, Tity, élevépar des parents qui ne pouvaient pas le souffrir, a toujours étécontredit depuis qu’il est au monde : il s’est accoutumé parconséquent, à soumettre sa volonté à celle d’autrui dans toutes leschoses indifférentes. Comme il n’avait aucun pouvoir dans leroyaume, pendant la vie de son père, il ne pouvait accorder aucunegrâce, et qu’on savait que le roi avait envie de le déshériter, lesflatteurs n’ont pas daigné le gâter, parce qu’ils ne croyaient pasavoir rien à craindre, ni à espérer de lui : ils l’ontabandonné aux honnêtes gens, que le seul devoir attachait à sapersonne ; et dans leur compagnie, il a appris qu’un roi, quiest maître absolu pour faire du bien, doit avoir les mains liées,lorsqu’il est question de faire du mal ; qu’il commande à deshommes libres et non à des esclaves ; que les peuples ne sesont soumis à leurs égaux, en leur donnant la couronne, que pour sedonner des pères, des protecteurs aux lois, un refuge aux pauvreset aux opprimés. Vous n’avez jamais entendu ces grandes vérités.Devenu roi dès l’âge de douze ans, les gouverneurs, à qui l’on aconfié votre éducation, n’ont pensé qu’à faire leur fortune, engagnant vos bonnes grâces. Ils ont appelé votre orgueil, noblefierté ; vos emportements, des vivacités excusables : enun mot, ils ont fait jusqu’à ce jour votre malheur, et le malheurde vos pauvres sujets, que vous avez regardés et traités enesclaves ; parce que vous pensiez qu’ils n’étaient au mondeque pour servir à vos caprices, au lieu que dans la vérité, vousn’y êtes que pour servir à les protéger, et à lesdéfendre. »

Violent convint des vérités que lui disait lafée. Instruit de ses devoirs, il s’appliqua à se vaincre pour lesremplir ; et fut encouragé dans ses bonnes résolutions, parl’exemple de Tity et d’Éveillé, qui conservèrent sur le trône lesvertus qu’ils y avaient apportées.

Le Prince Spirituel

Il y avait une fois une fée qui voulaitépouser un roi ; mais comme elle avait une fort mauvaiseréputation, le roi aima mieux s’exposer à toute sa colère, que dedevenir le mari d’une femme que personne n’estimerait ; car iln’y a rien de si fâcheux, pour un honnête homme, que de voir safemme méprisée. Une bonne fée, qu’on nommait Diamantine, fitépouser à ce prince une jeune princesse qu’elle avait élevée, etpromit de le défendre contre la fée Furie ; mais peu de tempsaprès, Furie, ayant été nommée reine des fées, son pouvoir, quisurpassait de beaucoup celui de Diamantine, lui donna le moyen dese venger. Elle se trouva aux couches de la reine, et doua un petitprince qu’elle mit au monde, d’une laideur que rien ne pûtsurpasser. Diamantine, qui s’était cachée à la ruelle du lit de lareine, essaya de la consoler, lorsque Furie fut partie.

« Ayez bon courage, lui dit-elle ;malgré la malice de votre ennemie, votre fils sera fort heureux unjour. Vous le nommerez Spirituel, et non seulement il aura toutl’esprit possible, mais il pourra encore en donner à la personnequ’il aimera le mieux. »

Cependant, le petit prince était si laid,qu’on ne pouvait le regarder sans frayeur : soit qu’ilpleurât, soit qu’il voulût rire, il faisait de si laides grimaces,que les petits enfants, qu’on lui amenait pour jouer avec lui, enavaient peur, et disaient que c’était la Bête. Quand il fut devenuraisonnable, tout le monde souhaitait de l’entendre parler, mais onfermait les yeux, et le peuple, qui ne sait la plupart du temps cequ’il veut, prit pour Spirituel une haine si forte que, la reineayant eu un second fils, on obligea le roi de le nommer sonhéritier ; car dans ce pays-là, le peuple avait droit de sechoisir un maître. Spirituel céda sans murmurer la couronne à sonfrère, et rebuté de la sottise des hommes, qui n’estiment que labeauté du corps, sans se soucier de celle de l’âme, il se retiradans une solitude, où, en s’appliquant à l’étude de la sagesse, ildevint extrêmement heureux. Ce n’était pas là le compte de la féeFurie ; elle voulait qu’il fût misérable, et voici ce qu’ellefit pour lui faire perdre son bonheur. Furie avait un fils nomméCharmant ; elle l’adorait, quoiqu’il fût la plus grande bêtedu monde. Comme elle voulait le rendre heureux, à quelque prix quece fût, elle enleva une princesse qui était parfaitementbelle ; mais, afin qu’elle ne fût point rebutée de la bêtisede Charmant, elle souhaita qu’elle fût aussi sotte que lui. Cetteprincesse, qu’on appelait Astre, vivait avec Charmant, etquoiqu’ils eussent seize ans passés, on n’avait jamais pu leurapprendre à lire. Furie fit peindre la princesse, et portaelle-même son portrait dans une petite maison, où Spirituel vivaitavec un seul domestique. La malice de Furie lui réussit, et quoiqueSpirituel sût que la princesse Astre était dans le palais de sonennemie, il en devint si amoureux qu’il résolut d’y aller ;mais en même temps, se souvenant de sa laideur, il vit bien qu’ilétait le plus malheureux de tous les hommes, puisqu’il était sûr deparaître horrible aux yeux de cette belle fille. Il résistalongtemps au désir qu’il avait de la voir ; mais enfin sapassion l’emporta sur sa raison. Il partit avec son valet, et Furiefut enchantée de lui voir prendre cette résolution, pour avoir leplaisir de le tourmenter tout à son aise. Astre se promenait dansun jardin avec Diamantine, sa gouvernante ; lorsqu’elle vits’approcher le prince, elle fit un grand cri, et voulaits’enfuir ; mais Diamantine l’en ayant empêchée, elle cacha satête dans ses deux mains, et dit à la fée :

« Ma bonne, faites sortir ce vilainhomme, il me fait mourir de peur. »

Le prince voulut profiter du moment où elleavait les yeux fermés pour lui faire un compliment bien arrangé,mais c’était comme s’il lui eût parlé latin, elle était trop bêtepour le comprendre. En même temps, Spirituel entendit Furie quiriait de toute sa force, en se moquant de lui.

« Vous en avez assez fait pour lapremière fois, dit-elle au prince ; vous pouvez vous retirerdans un appartement, que je vous ai fait préparer, et d’où vousaurez le plaisir de voir la princesse tout à votre aise. »

Vous croyez peut-être que Spirituel s’amusa àdire des injures à cette méchante femme ; mais il avait tropd’esprit pour cela ; il savait qu’elle ne cherchait qu’à lefâcher, et il ne lui donna point le plaisir de se mettre en colère.Il était pourtant bien affligé ; mais ce fut bien pis,lorsqu’il entendit une conversation d’Astre avec Charmant ;car elle dit tant de bêtises, qu’elle ne lui parut plus si belle demoitié, et qu’il prit la résolution de l’oublier, et de retournerdans sa solitude. Il voulut auparavant prendre congé deDiamantine ; quelle fut sa surprise, lorsque cette fée lui ditqu’il ne devait point quitter le palais, et qu’elle savait un moyende le faire aimer de la princesse.

« Je vous suis bien obligé, madame, luirépondit Spirituel ; mais je ne suis pas pressé de me marier.J’avoue qu’Astre est charmante, mais c’est quand elle ne parlepas ; la fée Furie m’a guéri, en me faisant entendre une deses conversations : j’emporterai son portrait, qui estadmirable, parce qu’il garde toujours le silence.

– Vous avez beau faire le dédaigneux, lui ditDiamantine, votre bonheur dépend d’épouser la princesse.

– Je vous assure, madame, que je ne le feraijamais, à moins que je ne devienne sourd ; encore faudrait-ilque je perdisse la mémoire, autrement je ne pourrais m’ôter del’esprit cette conversation. J’aimerais mieux cent fois épouser unefemme plus laide que moi, si cela était possible, qu’une stupideavec laquelle je ne pourrais avoir une conversation raisonnable, etqui me ferait trembler, quand je serais en compagnie avec elle, parla crainte de lui entendre dire une impertinence, toutes les foisqu’elle ouvrirait la bouche.

– Votre frayeur me divertit, lui ditDiamantine, mais, prince, apprenez un secret qui n’est connu que devotre mère et de moi. Je vous ai doué du pouvoir de donner del’esprit à la personne que vous aimeriez le mieux ; ainsi vousn’avez qu’à souhaiter : Astre peut devenir la personne la plusspirituelle, elle sera parfaite alors ; car elle est lameilleure enfant du monde, et a le cœur fort bon.

– Ah ! madame, dit Spirituel, vous allezme rendre bien misérable ; Astre va devenir trop aimable pourmon repos, et je le serai trop peu pour lui plaire ; maisn’importe, je sacrifie mon bonheur au sien, et je lui souhaite toutl’esprit qui dépend de moi.

– Cela est bien généreux, dit Diamantine, maisj’espère que cette belle action ne demeurera pas sans récompense.Trouvez-vous dans les jardins du palais à minuit ; c’estl’heure où Furie est obligée de dormir, et pendant trois heures,elle perd toute sa puissance. »

Le prince s’étant retiré, Diamantine fut dansla chambre d’Astre ; elle la trouva assise, la tête appuyéedans ses mains, comme une personne qui rêve profondément.Diamantine l’ayant appelée, Astre lui dit :

« Ah ! madame, si vous pouviez voirce qui vient de se passer en moi, vous seriez bien surprise. Depuisun moment, je suis comme dans un nouveau monde : je réfléchis,je pense ; mes pensées s’arrangent dans une forme qui me donneun plaisir infini, et je suis bien honteuse en me rappelant marépugnance pour les livres et pour les sciences.

– Eh bien, lui dit Diamantine, vous pourrezvous en corriger : vous épouserez dans deux jours le princeCharmant, et vous étudierez ensuite tout à votre aise.

– Ah ! ma bonne, répondit Astre ensoupirant, serait-il bien possible que je fusse condamnée à épouserCharmant ? Il est si bête, si bête, que cela me faittrembler ; mais dites-moi, je vous prie, pourquoi est-ce queje n’ai pas connu plus tôt la bêtise de ce prince ?

– C’est que vous étiez vous-même une sotte,dit la fée ; mais voici justement le princeCharmant. »

Effectivement, il entra dans sa chambre avecun nid de moineaux dans son chapeau.

« Tenez, dit-il, je viens de laisser monmaître dans une grande colère, parce qu’au lieu de lire ma leçon,j’ai été dénicher ce nid.

– Mais votre maître a raison d’être en colère,lui dit Astre ; n’est-ce pas honteux qu’un garçon de votre âgene sache pas lire ?

– Oh ! vous m’ennuyez aussi bien que lui,répondit Charmant, j’ai bien affaire de toute cette science :moi, j’aime mieux un cerf-volant, ou une boule, que tous les livresdu monde. Adieu, je vais jouer au volant.

– Et je serais la femme de ce stupide ?dit Astre, lorsqu’il fut sorti. Je vous assure, ma bonne, quej’aimerais mieux mourir que de l’épouser. Quelle différence de lui,à ce prince que j’ai vu tantôt ! Il est vrai qu’il est bienlaid ; mais quand je me rappelle son discours, il me semblequ’il n’est plus si horrible : pourquoi n’a-t-il pas le visagecomme Charmant ? Mais, après tout, que sert la beauté duvisage ? Une maladie peut l’ôter ; la vieillesse la faitperdre à coup sûr, et que reste-t-il alors à ceux qui n’ont pasd’esprit ? En vérité, ma bonne, s’il fallait choisir,j’aimerais mieux ce prince, malgré sa laideur, que ce stupide qu’onveut me faire épouser.

– Je suis bien aise de vous voir penser d’unemanière si raisonnable, dit Diamantine ; mais j’ai un conseilà vous donner. Cachez soigneusement à Furie tout votreesprit ; tout est perdu si vous lui laissez connaître lechangement qui s’est fait en vous. »

Astre obéit à sa gouvernante, et sitôt queminuit fut sonné, la bonne fée proposa à la princesse de descendredans les jardins : elles s’assirent sur un banc, et Spirituelne tarda pas à les joindre. Quelle fut sa joie lorsqu’ilentendit parler Astre, et qu’il fut convaincu qu’il lui avait donnéautant d’esprit qu’il en avait lui-même ! Astre de son côtéétait enchantée de la conversation du prince ; mais lorsqueDiamantine lui eut appris l’obligation qu’elle avait à Spirituel,sa reconnaissance lui fit oublier sa laideur, quoiqu’elle le vîtparfaitement car il faisait clair de lune.

« Que je vous ai d’obligation, luidit-elle, et comment pourrai-je m’acquitter envers vous ?

– Vous le pouvez facilement, répondit la fée,en devenant l’épouse de Spirituel, il ne tient qu’à vous de luidonner autant de beauté qu’il vous a donné d’esprit.

– J’en serais bien fâchée, réponditAstre ; Spirituel me plaît tel qu’il est ; je nem’embarrasse guère qu’il soit beau, il est aimable, cela mesuffit.

– Vous venez de finir tous ses malheurs, ditDiamantine ; si vous eussiez succombé à la tentation de lerendre beau, vous restiez sous le pouvoir de Furie ; mais àprésent, vous n’avez rien à craindre de sa rage. Je vais voustransporter dans le royaume de Spirituel : son frère est mort,et la haine que Furie avait inspirée contre lui au peuple nesubsiste plus. » Effectivement, on vit revenir Spirituel avecjoie, et il n’eut pas demeuré trois mois dans son royaume qu’ons’accoutuma à son visage ; mais on ne cessa jamais d’admirerson esprit.

Share