Critique de la raison pure – Emmanuel Kant

490 ANALYTIQUE TRANSCENDÉNTALE

mais les premières seules nous instruisent à prim de
l’expérience en général et de ce qui peut être connu
comme objet d’expérience.

§ 27

Résultat de cette déduction des concepts de Ventendemmi

Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen
des catégories, et nous ne pouvons connaître aucun objet
pensé que par le moyen d’intuitions correspondantes à
ces concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles, et
cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est
empirique. C’est cette connaissance empirique qu’on
nomme expérience. Il n’y a donc de connaissance à priori
possible pour nous que celle d^obfets d’expérience pos-
sible*.

Mais cette connaissance, qui est restreinte aux objets
de l’expérience, n’est pas pour cela dérivée tout entier^
de l’expérience; elle contient aussi des éléments qui ^^
trouvent en nous à priori : tels sont les intuitions pur^^
et les concepts purs de l’entendement. Or il n’y a qu^

  • Pour que Ton ne se scandalise pas mal à propos des conséquence^
    fâcheuses auxquelles l’on pourrait craindre de voir cette proposition »
    aboutir, je veux faire ici une simple observation : c’est que les catégo »
    ries dans la pensée ne sont pas bornées par les conditions de notre in »
    tuition sensible, mais qu’elles ont un champ illimité, et que seule Is^
    -connaissance de ce que nous pensons, ou la détermination de l’objet, ^
    besoin d’intuition. En l’absence de cette intuition, la pensée de l’objet
    peut encore avoir ses conséquences vraies et utiles relativement à l’tt^
    sage que le sujet fait de la raison; mais, comme il ne s’agit plus ici
    seulement de la détermination de l’objet, et par conséquent de la con-
    aissance, mais aussi de celle du sujet et de sa volonté, le moment
    n’est pas encore venu de parler de cet usage.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 191

deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’ex-
périence- avec les concepts de ses objets : ou bien c’est
l’expérience qui rend possibles les concepts , ou bien ce
sont les concepts qui rendent possible l’expérience. La
première explication ne peut convenir aux catégories (ni
même à l’intuition sensible pure), puisque les catégories
sont des concepts à priori^ et que par conséquent elles
sont indépendantes de l’expérience (leur attribuer une
origine empirique serait admettre une sorte de generatio
œquivoca). Reste donc la seconde explication (qui est
comme le système de Yépigénèse de la raison pure), à sa-
voir que les catégories contiennent, du côté de l’entende-
ment, les principes de la possibilité de toute expérience
en général. Mais comment rendent-elles possible l’expé-
rience, et quels principes de la possibilité de l’expérience
fournissent-elles dans leur application à des phénomènes?
C’est ce que fera mieux voir le chapitre suivant, qui roule
sur Tusage transcendental du jugement.

Si quelqu’un s’avise de proposer une route intermé-
diaire entre les deux que je viens d’indiquer, en disant
que les catégories ne sont ni des premiers principes à
priori de notre connaissance spontanément conçus \ ni des
principes tirés de l’expérience, mais des dispositions sub-
jectives à penser*^ qui sont nées en nous en même temps
que l’existence , et que l’auteur de notre être a réglées
de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec
les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience (ce
qui est une sorte de système de préformaiion de la raison
pure), il est facile de réfuter ce prétendu système inter-
médiaire : (outre que, dans une telle hypothèse, on ne voit

‘ Sélbsgedachte. — ‘ Subjective Anlagen zum Denken.

192 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

pas de terme à la supposition de dispositions prédéter-
minées pour des jugements ultérieurs), il y a contre ce
système un argument décisif, c’est qu’en pareil cas les
catégories n’auraient plus cette nécessité qui est essen-
tiellement inhérente à leur concept. En effet, le concept
de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une
conséquence sous une condition présupposée, serait faux,
s’il ne reposait que sur une nécessité subjective qui nous
forcerait arbitrairement d’unir certaines représentations
empiriques suivant un rapport de ce genre. Je ne pour-
rais pas dire : l’effet est lié à la cause dans l’objet (c’est-
à-dire nécessairement) , mais seulement : je suis fait de
telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation
autrement que comme liée à une autre. Or c’est cela
même que demande surtout le sceptique. Alors, en effet,
toute notre connaissance, fondée sur la prétendue valeur
objective de nos jugements, ne serait plus qu’une pure
apparence, et il ne manquerait pas de gens qui n’avoue-
raient même pas cette nécessité subjective (laquelle
doit être sentie) ; du moins ne pourrait-on discuter avec
personne d’une chose qui dépendrait uniquement de l’or-
ganisation du sujet.

Résumé de cette déduction

Elle consiste à exposer les concepts purs de l’entende-^
ment (et avec eux toute la connaissance théorétique à
priori) comme principes de la possibilité de l’expérience,
en regardant celle-ci comme la détermination des phéno-
mènes dans l’espace et dans le temps en général, — et
en la tirant enfin du principe de l’unité synthétique m-

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 193

^me de Taperception, comme de la forme de l’enten-
dement dans son rapport avec l’espace et le temps, ces
fonnes originaires de la sensibilité.

Jusqu’ici, j’ai cru nécessaire de divfser mon travail en
paragraphes, parce qu’il roulait sur des concepts élémen-
taires ; mais maintenant qu’il s’agit d’en montrer l’usage,
l’exposition pourra se développer en une chaîne continue
sans avoir besoin de paragraphes.

LIVRE DEUXIÈME
Analyticpie des principes

La logique générale est construite sur un plan qui
s’accorde exactement avec la division des facultés supé-
rieures de la connaissance, qui sont Y entendement^ \à juge-
ment et la raison. Cette science traite donc, dans son
analji;ique, des concepts^ des jugements et des raisonne-
ments^ suivant les fonctions et l’ordre de ces facultés de
Tesprit que l’on comprend, en général, sous la dénomi-
nation large d’entendement.

Comme la logique purement formelle dont nous parlons
id fait abstraction de tout contenu de la connaissance
(de la question de savoir si elle est pure ou empirique),
et ne s’occupe, en général, que de la forme de la pensée
(de la connaissance discursive), elle peut renfermer aussi
dans sa partie analytique un canon pour la raison, puisque
la forme de cette faculté a sa règle certaine, que Ton peut

I. 13

194 AlfALYTIQUE TRANSCKNDKHTALE

apercevoir à priori en décomposant les actes de la rai-
son dans leurs moments, et sans qu’il y ait besoin de faire
attention à la nature particulière de la connaissance qui
y est employée.

Mais la logique Jranscendentale, étant restreinte à un
contenu déterminé, c’est-à-dire uniquement à la connais-
sance pure à priori^ ne saurait suivre la première dans
sa division. On voit, en eflFet, que l’usage transcendental
de la raison n’a point de valeur objective, et par consé-
quent qu’elle n’appartient pas à la logique de la vérité^
c’est-à-dire à l’analytique, mais que, comme logique de

m

ï apparence ^^ elle réclame, sous le nom de dialectique trant-
cendentale, une partie spéciale de l’édifice scolastique.

L’entendement et le jugement trouvent donc dans la
logique trauscendentale le canon de leur usage, qui a une
valeur objective, et qui par conséquent est vrai, et c’est
pourquoi ils appartiennent à la partie analytique de
cette science. Mais, quand la raison tente de décider à
priori quelque chose touchant certains objets, et d’éten-
dre la connaissance au delà des limites de l’expérience
possible, elle est tout à fait dialectique^ et ses assertions
illusoires ne conviennent point du tput à un canon
comme celui que doit renfermer l’analytique.

Uanalytique des principes sera donc simplement un
canon pour le jugement; elle lui enseigne à appliquer à
des phénomènes les concepts de Tentendement, qui con-
tiennent la condition des règles à priori. C’est pourquoi,
en prenant pour thème les principes propres de l’enten-
dement, je me servirai de l’expression dé doctrine du ju-
gement^ qui désigne plus exactement ce travail.

‘ Aïs eine Logik des Scheins.

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 195

INTRODUCTION
Du jugement transcendental en général

«

Si l’on définit l’entendement en général la faculté de
concevoir les règles \ le jugement sera la faculté de ^-
^mer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque
chose rentre ou non sous une règle donnée [cams datœ
kgis). La logique générale ne contient pas de préceptes
pour le jugement, et n’en peut pas contenir. En effet, comme
«lie fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il
Be lui reste plus qu’à exposer séparément, par voie d’a-
nalyse, la simple forme de la connaissance dans les con-
cepts, les jugements et les raisonnements, et qu’à établir
îflnsi les règles formelles de tout usage de l’entendement.
Que si elle voulait montrer d’une manière générale com-
ment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire déci-
der si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait
à son tour qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par
^h même qu’elle serait une règle, exigerait une nou-
velle instruction de la part du jugement ; par où l’on voit
•que si l’entendement est susceptible d’être instruit et
ibfmé par des règles, le jugement est un .don particulier,
•qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi
le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu’on
nomme le bon sens^, et le manque de bon sens un
défaut qu’aucune école ne saurait réparer. On peut bien
offrir à un entendement borné une provision de règles et
:greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étran-

  • Da8 Vermogen der Begdn. — * Mutterwitz.

i9& ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

gères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même-
la faculté de s’en servir exactement; et en l’absence de
ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable
de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire*. Un
médecin, un juge ou un publiciste, peuvent avoir dans la
tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques
ou politiques, au point de montrer en- cela une science
profonde, et pourtant faillir aisément dans l’application de
ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel
(sans manquer pour cela d’entendement), et que, s’ils voient
bien le général in aJkstracto, ils sont incapables de décider
si un cas y est contenu in concrète^ soit parce qu’ils n’ont
pas été assez exercés à cette sorte de jugements par desi
exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, Punique-
utilité des exemples, est-elle d’exercer le jugement. Car^
quant à l’exactitude et à la précision des connaissances^
de l’entendement, ils leur sont plutôt funestes en général;,
il est rare en effet qu’ils remplissent d’une manière adé-
quate la condition de la règle (comme easus in terminis);
et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension
de l’entendement nécessaire pour apercevoir les règles
dans toute leur généralité et inaependamment des cir-
constances particulières de l’expérience, de sorte que l’on
finit par s’accoutumer à les employer plutôt comme des

  • Le défaut de jugement est proprement ce que l’on nomme stupi-^
    dite ‘, et c’est là un vice auquel il n’y a pas de remède. Une tête obtuse
    ou bornée, à laquelle il ne manque que le degré d’entendement conve-
    nable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup
    d’instruction et même d’érudition. Mais, comme le jugement («ecwiwfo^
    Pétri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n’est pas rare de
    rencontrer d^-s hommes fort instruits, qui laissent fréquemment éclater,,
    dans l’usage qu’ils font de leur science, cet irréparable défaut.

‘ Bummheit.

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 497

formules que comme des principes. Les exemples sont
donc pour le jugement comme une roulette pour l’enfant,
et celui-là ne saurait jamais s’en passer auquel manque
-ce don naturel.

Mais, si la logique générale ne peut donner de préceptes
au jugement, il en est tout autrement de la logique trans-
-cendentak, à tel point que celle-ci semble avoir pour
fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par
des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’enten-
dement pur. En effet, veut-on donner de l’extension à
l’entendement dans le champ de la connaissance pure à
jmoriy il semble qu’il soit bien inutile de revenir à la
philosophie, ou plutôt que ce soit en faire un mauvais
usage, puisque, malgré toutes les tentatives faites jusqu’ici,
on n’a gagné que peu de terrain, ou même point du tout;
mais, si l’on invoque la philosophie, non comme doctrine,
mais comme critique, pour prévenir les faux pas du ju-
gement (lapsus judicii) dans l’usage du petit nombre de
concepts purs que nous fournit l’entendement, alors (bien
que son utilité soit toute négative) elle se présente à nous
avec toute sa pénétration et toute son habileté d’examen.

La philosophie transcendentale a ceci de particulier
qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des
règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entende-
ment, elle peut indiquer en même temps à priori le cas
où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage
qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences
instructives (les mathématiques exceptées)? En voici la
raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter
à priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur
objective ne peut pas être démontrée à posteriori^ puis-
-qu’on méconnaîtrait ainsi leur dignité; mais en même

198 AIIALTTIQUE TRAHSCEHDERALE

temps il hut qu’elle expose, à Faide de sÊgoes géoér
et suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent <
donnés des objets en harmonie avec ces concepts; au
ment ils n’auraient point de contenu, et par conséqi
ils seraient de pures formes logiques et non des cona
purs de l’entendement

Cette doctrine transcendentale du jugement contiei
donc deux chapitres, traitant : le premier, de la condi
sensible qui seule permet d’employer des concepts ]
de l’entendement, c’est-à-dire du schématisme de l’en
dément pur; et le second, de ces jugements synthéti
qui découlent à priori sous ces conditions des conc
purs de l’entendement et servent de fondement à to
les autres connaissances à priori^ c’est-à-dire des p
cipes de l’entendement pur.

CHAPITRE PREMIER
Du schématisme des concepts purs de l’entendeii

Dans toute subsomption d’un objet sous un concej
représentation du premier doit être homogène ^ à cell
second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce
est représenté dans Tobjet à y subsumer. C’est en
ce que Ton exprime en disant qu’un objet est renft
dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une ass

‘ GldehcwUg,

SCHÉMATISME DE L’eMTENDEMENT PUR 199

a quelque chose d’homogène avec le concept purement
géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est
pensée dans le premier est perceptible dans le second.

Or les concepts purs de l’entendement comparés aux
intuitions empiriques (ou même en général sensibles),
sont tout à fait hétérogènes \ et ne sauraient jamais se
trouver dans quelque intuition. Comment donc la sub-
sompiion de ces intuitions sous ces concepts et par con-
séquent Yapplication des catégories aux phénomènes est-
elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle
catégorie, par exemple la causahté, peut être perçue par
les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène?
C’est cette question si naturelle et si importante qui fait
qu’une doctrine transccndentale du jugement est néces-
saire pour expliquer comment des concepts purs de Ven-
iendement peuvent s’appliquer en général à des phéno-
mènes. Dans toutes les autres sciences, où les concepts
par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne
sont pas si essentiellement différents de ceux qui repré-
sentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est
l)esoin d’aucuùe explication particuUère touchant l’appli-
cation des premiers aux derniers.

Or il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme
qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre,
au phénomène, et qui rende possible l’application de la
première au second. Cette représentation intermédiaire
doit être pure (sans aucun élément empirique), et pour-
tant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle^ et de
l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental.

Le concept de l’entendement contient l’unité sjoithé-

‘ Ganz ungleichartig.

200 ANALYTIQUE TRANSC^NDENTALE

thique pure de la diversité en général Le temps, comme
condition formelle des diverses représentations da sens
interne, et par conséquent de leur liaison, contient ime
diversité représentée à priori dans l’intuition pure. Or
une détermination transcendentale du temps ^ est homo-
gène à la catégorie (qui en constitue l’unité), en tant
qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une rè^e à
priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phéno-
mène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacooe
des représentations empiriques de la diversité. L’appli-
cation de la catégorie à des phénomènes sera donc pos-
sible au moyen de la détermination transcendentale da
temps ; c’est cette détermination qui, comme schéma des
concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption
des phénomènes sous la catégorie.

Après ce qui a été établi dans la déduction des caté-
gories, personne, je l’espère, n’hésitera plus sur la ques-
tion de savoir si l’usage de ces concepts purs de l’enten-
dement est simplement empirique ou s’il est aussi traas-
cendental, c’est-à-dire s’ils ne se rapportent à priori qu’à
des phénomènes, conmie conditions d’une expérience
possible, ou s’ils peuvent s’étendre, comme conditions de
la possibilité des choses en général, à des objets en soi
(sans être restreints à notre sensibilité). En effet nous
avons vu que les concepts sont tout à fait impossibles
ou qu’ils ne peuvent avoir aucun sens, si un objet n’est
pas donné soit à ces concepts mêmes, soit au moins aux
éléments dont ils se composent, et que par conséquent
ils ne peuvent s’appliquer à des choses en soi (considérées
indépendamment de la question de savoir si et comment

  • Eine transcendentale ZeUbeaUmmung,

SCHÉMATISME DE l’eNTENDEMEMT PUR âOl

-elles peuvent nous être données). Nous avons vu en outre
^ne la seule manière dont les objets nous sont doimés
6st une modification de notre sensibilité. Enfin nous avons
TU que les concepts purs à priori^ outre la fonction que
remplit l’entendement dans la catégorie, doivent contenir
iiussi certaines conditions formelles de la sensibilité (par-
ticulièrement du sens intérieur) qui seules permettent à
la catégorie de s’appliquer à quelque objet. Cette condi-
tion formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le
concept de l’entendement est restreint dans spn usage,
nous l’appellerons le schème de ce concept de l’entende-
ment, et la méthode que suit l’entendement à l’égard de
ces schèmes, le scMmatisme de l’entendement pur..

Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit
de l’imagination; mais, comme la synthèse de cette faculté
n’a pour but aucune intuition particulière, mais seule-
ment l’unité dans la détermination de la sensibilité, il
faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je

place cinq points les uns à la suite des autres , c’est

là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne
fais que penser un nombre en général , qui peut être ou
cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation
d’une méthode servant à représenter en une image, con-
formément à un certain concept, une quantité (par exemple
mille), qu’elle n’est cette image même, chose que, dans
le dernier cas, il me serait difficile de parcourir des yeux
et de comparer avec mon concept. Or c’est cette repré-
sentation d’un procédé général de l’imagination, servant
à procurer à un concept son image, que j’appelle le
schème de ce concept.

Dans le fait nos concepts sensibles purs n’ont pas pour
fondement des images des objets, mais des schèmes. Il

202 ANALYTIQUE TRANSCENDEMTALE

n’y a pas d’image du triangle qui puisse être jamais
adéquate au concept d’un triangle en général En effet
aucune ne saurait atteindre la généralité du concept, le-
quel s’applique également à tous les triangles, rectangles,
acutangles, etc. ; mais elle est toujours restreinte à une
partie de cette sphère. Le schème du triangle ne peut
exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une
règle de la synthèse de l’imagination relativement à cer-
taines figures conçues dans l’espace par la pensée pure \
Un objet de l’expérience ou une image de cet objet at-
teint bien moins encore le concept empirique, mais ce-
lui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de
l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer
notre intuition conformément à un certain concept gé-
néral. Le concept du chien, par exempjie, désigne une
règle d’après laquelle mon imagination peut se repré-
senter d’une manière générale la figure d’un quadrupède^
sans être astreinte à quelque forme particulière que
m’ofire l’expérience ou même à quelque image possible
que je puisse montrer in concreto. Ce schématisme de
l’entendement qui est relatif aux phénomènes et à leur
simple forme est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine, et dont il sera bien difficile d’arracher
à la nature et de révéler le secret. Tout ce que nous
pouvons dire, c’est que Vimage est un produit de la fa-
culté empirique de l’imagination productive, tandis que
le schème des concepts sensibles (comme des figures dans
l’espace) est un produit et en quelque sorte un mono-
gramme de l’imagination pure à priori, au moyen duquel
et d’après lequel les images sont d’abord possibles; et

‘ In Ansehung reiner Gestalten im Baume,

SCHÉMATISME DE l’ENTENDEMENT PUR SOS

que, si ces images ne peuvent être liées au concept qu’aa
moyen du schème qu’elles désignent, elles ne lui sont
pas en elles-mêmes parfaitement adéquates. Au contraire
le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque
chose qui ne peut être ramené à aucune image; il n’est
que la synthèse pure opérée suivant une règle d’unité
conformément à des concepts en général et exprimée par
la catégorie, et il est un produit transcendental de l’ima-
gination qui consiste à déterminer le sens intérieur en
général, selon les conditions de sa forme (du temps), par
rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles^
doivent se relier à priori en un concept conformément à
l’unité de l’aperception.

Sans nous arrêter ici à une sèche et fastidieuse ana-
lyse de ce qu’exigent en général les scljèmes transcen-
dentaux des concepts purs de l’entendement, nous le^
exposerons de préférence suivant l’ordre des catégories^
et dans leur rapport avec elles.,

L’image pure de toutes les quantités {quantorum) pour
le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets
des sens en général est le temps. Mais le schème pur de
la quantité {qaantitatis) ^ considérée comme concept de
l’entendement, est le nombre^ lequel est une représentation
embrassant l’addition successive d’un à un (homogène au
premier). Le nombre n’est donc autre chose que l’unité
de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une
intuition homogène en général , en introduisant le temps^
lui-même dans l’appréhension de l’intuition ^

La réalité est dans le concept pur de l’entendement.

  • Die Einheit d^r Synthesis des Mannigfaltigen einer gleichartigen’
    Anschavung ûberhaupt, dadurch, dosa ich die Zeit selbst in der Ap-
    préhension der Anschauung erzeuge.

204 ANALYTIQUE TRANSGEN DENTALS

^e qui correspond à une sensation en général, par con-
séquent ce dont le concept indique en soi une existence
(dans le temps). La négation au contraire est ce dont le
concept représente une non-existence (dans le temps).
L’opposition des deux choses est donc marquée parla
différence d’un même temps plein et vide. Et, comme le
temps n’est que la forme de l’intuition, par conséquent
des objets en tant que phénomènes, ce qui chez eux cor-
Tespond à la sensation, est la matière transcendentale
de tous les objets comme choses en soi (la réalité*). Or
chaque sensation a un degré ou une quantité par laguelle
elle peut remplir plus ou moins le même temps, c’est-à-
dire le sens intérieur, avec la même représentation d’un
objet, jusqu’à ce qu’elle se réduise à zéro (= 0 = nega-
ito). Il y a doue un rapport et un enchaînement, ou
plutôt un passage de la réalité à la négation qui rend
eette réalité représentable à titre de quantum; et le
schème de cette réalité, comme quantité de quelque chose
qui remplit le temps, est précisément cette continuelle et
uniforme production de la réalité dans le temps , où l’on
descend, dans le temps, de la sensation, qui a un certain
degré, jusqu’à son entier évanouissement, et où Ton
monte successivement de la négation de la sensation à
une certaine quantité de cette même sensation.

Le schème de la substance est la permanence du réel
dans le temps, c’est-à-dire qu’il nous représente ce réel
comme un substratum de la détermination empirique du
temps en général, substratum qui demeure pendant que
tout le reste change. Ce n’est pas le temps qui s’écoule,
mais en lui l’existence du changeant. Au temps donc,

‘ Die Sacheit, ReaUtàt.

SCHÉMATISME DE l’eNTENDEMENT PUR 305 •

[ui lui-même est immuable et fixe, correspond dans le
)hénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la
ubstance, et c’est en elle seulement que peuvent être
leterminées la succession et la simultanéité des phéno-
nènes par rapport au temps.

Le schème de la cause et de la causalité d’une chose
n général est le réel, qui, une fois posé arbitrairement,
st toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc
[ans la succession des éléments divers, en tant qu’elle
st soumise à une règle.

Le scheme de la réciprocité \ ou de la causalité mu-
uelle des substances relativement à leurs accidents, est
a simultanéité des déterminations de l’une avec celles
les autres suivant une règle générale.

Le schème de la possibilité est l’accord de la sjrnthèse
le représentations diverses avec les conditions du temps*
în général (comme, par exemple, que les contraires ne
)euvent exister en même temps dans une chose, mais-
eulement l’un après l’autre); c’est pai’ conséquent la
létermination de la représentation d’une chose par rap-
port à quelque temps.

Le schème de la réalité est l’existence dans un temps
léterminé.

Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet
m tout temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente
e schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la
production (la synthèse) du temps lui-même dans l’ap-
préhension successive d’un objet; celui de la qualité, la
synthèse de la sensation (de la perception) avec la re-

‘ Gemeinschaft (Wechselwirkung),

‘2t>6 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

présentation du temps, ou ce qui remplit le temps ^; ce-
lui de la relation, le rapport qui unit les perceptions en
tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermi-
nation du temps); enfin le schème de la modalité et de
ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de
l’acte qui consiste à déterminer si et comment un objet
appartient au temps ^ Les schèmes ne sont donc autre
chose que des déterminations à priori du temps faites
d’après certaines règles; et ces déterminations, suivant
l’ordre des catégories, concernent la série du temps ^ le
contenu du temps, Vordre du temps’, enfin Yensemble du
temps par rapport à tous les objets possibles.

Il résulte clairement de ce qui précède que le sché-
matisme de l’entendement, opéré par la synthèse trans-
cendentale de l’imagination, ne tend à rien autre chose
qu’à l’unité de tous les éléments divers de l’intuition dans
le sens intérieur, et ainsi indirectement à l’unité de l’a-
perception, comme fonction correspondante au sens in-
térieur (à sa réceptivité). Les schèmes des concepts .purs
de l’entendement sont donc les vraies et seules condi-
tions qui permettent de mettre ces concepts en rapport
avec des objets et de leur donner ainsi une signification.
Par conséquent aussi lés catégories ne sauraient avoir
en définitive qu’un usage empirique, puisqu’elles servent
uniquement à soumettre les phénomènes aux règles gé-
nérales de la synthèse au moyen des principes d’une
unité nécessaire à priori (en vertu de l’union nécessaire

‘ Die Erfûllung der Zeit. La langue française n’ayant pas de mot
qui corresponde au mot aUemand Erfuilung, je ne puis traduire littéra-
lement et par suite exactement cette expression. J. B.

‘ AU dos Correlatum der BeaUmmung eines Gegenstanâès ob und
-toie er zur Zeit gehôre.

SGHÉMA.TISHE D]S l’ENTENDEMENT PUR 207

cLe toute conscience en une aperception originaire), et à
les rendre ainsi propres à former une liaison continue
constituant une expérience.

Or c’est dans l’ensemble de toute expérience possible
<l\xe résident toutes nos connaissances , et c’est dans le
xapport universel de l’esprit à cette expérience que con-
siste la vérité transcendentale , laquelle précède toute
vérité empirique et la rend possible.

Mais en même temps il saute aux yeux que, si les
schèmes de la sensibilité réalisent d’abord les catégories,
ils les restreignent aussi, c’est-à-dire les limitent à des
-conditions qui résident en dehors de l’entendement (c’est-
à-dire dans la sensibilité). Le schème n’est donc propre-
Jîient que le phénomène ou le concept sensible d’un objet,
en tant qu’il s’accorde avec la catégorie. (Numerus est
-quaniitas phœnomenon, SENSATio realUas phœnomenon,
<^ONSTANS et perdurabile rerum suhstantia phœnomenon^

^TERNITAS, NECESSITAS, phœnomena, etc.) Or,

^i nous écartons une condition restrictive, nous ampli-
^ons, à ce qu’il semble, le concept auparavant restreint.
Ace compte les catégories, envisagées dans leur sens
pur et indépendamment de toutes les conditions de la
sensibilité, devraient s’appliquer aux objets en général
fefe qu^ik sont^ tandis que leurs schèmes ne les repré-
sentent que comme ils nom apparaissent, et par consé-
<iuent ces catégories auraient un sens indépendant de
tout schème et beaucoup plus étendu. Dans le fait les
concepts purs de l’entendement conservent certainement,
même après qu’on a fait abstraction de toute condition
sensible, un certain sens, mais purement logique, celui
delà simple unité des représentations; seulement, comme
^s représentations n’ont point d’objet donné,’ elles ne

208 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Sauraient avoir non plus aucun sens qui puisse fournir
un concept d’objet. Ainsi la substance, par exemple, sé-
parée de la détermination sensible de la permanence, ne
signifierait rien de plus que quelque chose qui peut être
conçu comme étant sujet (sans être le prédicat de quel-
que autre chose). Or je ne puis rien faire de cette repré-
jsentation, puisqu’elle ne m’indique pas les déterminations
quo doit posséder la chose pour mériter le titre de pre-
mier sujet. Les catégories, sans schèmes, ne sont donc
que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts,,
mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification
leur vient de la sensibilité , qui réalise l’entendement, en
même temps qu’elle le restreint.

CHAPITRE II
Système de tous les principes de rentendement pur

Nous n’avons examiné, dans le chapitre précédent, la
faculté transcendentale de juger qu’au point de vue des
conditions générales qui seules lui permettent d’appliquer
les concepts purs de l’entendement à des jugements syn-
thétiques. Il s’agit maintenant d’exposer dans un ordre
systématique les jugements que l’entendement produit
réellement à priori sous cette réserve critique. Notre table
des catégories doit infailliblement nous fournir à cet
égard un guide naturel et sûr. En eflfet, c’est justement
le rapport de ces catégories à l’expérience possible qui

PRINCIPES DE l’entendement PUR 209

doit constituer à priori tous les concepts purs de l’enten-
dement, et par conséquent leur rapport à la sensibilité
en général qui fera connaître intégralement et dans la
forme d’un système tous les principes trauscendentaux
de l’usage de l’entendement.

Les principe.s à priori ne portent pas seulement ce
nom parce qu’ils servent de fondement à d’autres juge-
ments, mais aussi parce qu’ils sont eux-mêmes fondés
sur des connaissances plus élevées et plus générales.
Cette propriété cependant ne les dispense pas toujours
d’une preuve. En effet, quoique cette preuve ne puisse
pas être poussée plus loin objectivement, mais que, au
contraire, elle serve elle-même de fondement à toute
connaissance de son objet, cela n’empêche pas qu’il ne
soit possible et même nécessaire de tirer une preuve des
sources subjectives qui rendent possible la connaissance
d’un objet en général, puisque autrement le principe
encourrait le grave soupçon de n’être qu’une affirmation
subreptice.

En second lieu , nous nous bornerons à ces principes
qui se rapportent aux catégories. Nous écarterons donc
du champ de notre investigation les principes de l’esthé-
tique transcendentale, d’après lesquels l’espace et le temps
sont les conditions de la possibilité de toutes choses
comme phénomènes, ainsi que la restriction de ces prin-
cipes, à savoir qu’ils ne sauraient s’appliquer à des choses
en soi. De même, les principes mathématiques ne font
point partie de ce système, parce qu’ils ne sont tirés que
de l’intuition et non d’un concept pur de l’entendement.
Cependant, comme ils sont des jugements synthétiques
à priori y leur possibilité trouvera ici nécessairement sa
place ; il ne s’agit pas sans doute de prouver leur exac-

I. * 14

210 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

titude et leur certitude apodictique, cela u’est nullement
nécessaire, mais de faire comprendre et de déduire la
possibilité de cette sorte de connaissances évidentes à
priari.

Nous devrons d’ailleurs parler aussi du principe des
jugements analytiques, par opposition aux jugements
synthétiques, qui sont proprement ceux dont nous avons
à nous occuper, car en les opposant ainsi les uns aux
autres, on affranchit de tout malentendu la théorie des
derniers et l’on en fait clairement ressortir la nature
propre.

PREMIÈRE SECTION

I>u principe suprême de tous les Jugpement»

analytlciuee

Quel que soit le contenu de notre connaissance et de
quelque manière qu’elle se rapporte à l’objet, la condi-
tion universelle, bien que purement négative, de tous nos
jugements en général, c’est qu’ils ne se contredisent pas
eux-mêmes ; autrement ils sont nuls de soi (indépendam-
ment même de l’objet). Mais il se peut que notre juge-
ment, sans contenir aucune contradiction, unisse des con-
cepts d’une façon que l’objet ne comporte pas, ou ne
s’appuie sur aucun fondement soit à priori^ soit à posie-
riori, et ainsi un jugement peut être exempt de toute

PRINCIPES DE l’entendement PUR 211

contradiction intérieure et pourtant faux et sans fonde-
ment.

Or ce principe, qu’un prédicat qui est en contradiction
avec une chose ne lui convient pas, s’appelle le principe
de contradiction. Il est un critérium universel , quoique
parement négatif, de toute vérité ; mais il appartient uni-
quement à la logique, par la raison qu’il s’^applique aux
connaissances considérées simplement comme connais-
sances en général et indépendamment de leur contenu, et
qu’il se borne à déclarer que la contradiction les anéan-
tit et les supprime entièrement.

On en peut faire cependant aussi un usage positif,
c’est-à-dire ne pas s’en servir seulement pour repousser la
fausseté et l’erreur (en tant qu’elles reposent sur la con-
tradiction), mais encore pour connaître la vérité. En effet,
si le jugement est analytique^ qu’il soit négatif ou affir-
matif, on en pourra toujours reconnaître suffisamment la
vérité suivant le principe de contradiction. Car le con-
traire de ce qui est déjà renfermé comme concept ou
de ce qui est déjà conçu dans la connaissance de l’objet
en devra toujours être nié avec raison, et le concept
lui-même en sera nécessairement affirmé, puisque le
contraire de ce concept serait en contradiction avec
l’objet.

Nous devons donc reconnaître dans le ‘principe de con-
tradiction le principe universel et pleinement suffisant de
toute connaissance analytique; mais il n’a pas d’autre au-
torité et d’autre utilité comme critérium suffisant de la
vérité. En effet, de ce qu’aucune connaissance ne peut
lui être contraire sans se détruire elle-même, il. suit bien
que ce principe est la conditie sine qua non, mais non pas
le principe déterminant de la vérité de notre conuais-

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