Critique de la raison pure – Emmanuel Kant

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 305

ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre,
dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà
de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels
sont nos titres à la possession de ce pays, et comment
jDous pouvons nous y maintenir contre toute prétention
ennemie. Bien que nous ayons déjà répondu suffisam-
ment à ces questions dans le cours de l’analytique, une
révision sommaire des solutions qu’elle en a données for-
tifiera la conviction, en réunissant en un point leurs di-
vers moments.

Nous avons vu, en effet, que tout ce que l’entende-
ment tire de lui-même, sans l’emprunter à l’expérience,
ne peut avoir pour lui d’autre usage que celui de l’expé-
rience. Les principes de l’entendement pur, qu’ils soient
constitutifs à ‘priori (comme les principes mathématiques)
ou simplement régulateurs (comme les principes dyna-
miques) ne contiennent rien que le pur -schème pour
Fexpérience possible; car celle-ci ne tire son unité que
de l’unité synthétique que l’entendement attribue origi-
nairement et de lui-même à la synthèse de l’imagination
dans son rapport avec l’aperception, et avec laquelle les
phénomènes, comme dcda pour une connaissance possi-
ble, doivent être à ‘priori en rapport et en harmonie. Or,
quoique ces règles de l’entendement soient non-seule-
ment vraies à ‘priori^ mais la source même de toute vé-
rité, c’est-à-dire de l’accord de notre connaissance avec
des objets, par cela même qu’elles contiennent le prin-
cipe de la possibilité de l’expérience, considérée comme
l’ensemble de toute connaissance où des objets peuvent
lions être donnés, il nous semble cependant qu’il ne suf-
fit pas d’exposer ce qui est vrai, mais qu’il faut exposer
aussi ce que l’on désire savoir. Si donc, par cette re-

I. 20

306 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

cherche critique, nous n’apprenons rien de plus que ce que
nous avons pratiqué de nous-mêmes en faisant de l’en-
tendement un usage purement empirique et sans nous en-
gager dans une investigation aussi subtile, l’avantage qui
en résulte ne parait pas mériter les peines qu’elle coûte.
On peut répondre, il est vrai, qu’aucune curiosité n’est
plus préjudiciable à l’extension de notre connaissance
que celle de vouloû* toujours connaître l’utilité d’une re-
cherche avant de s’y être engagé, et avant qu’il soit
possible de se faire la moindre idée de cette utilité, Teut-
on d’ailleurs devant les yeux. Mais il y a pourtant un
avantage que peut apprécier et prendre à cœur dans
une investigation transcendentale de ce genre le disci-
ple le plus difficile et le plus morose : c’est que l’enteû-
dement qui est exclusivement occupé de son usage em-
pirique et ne réfléchit pas sur les sources de sa propre
connaissance, peut très-bien fonctionner, mais est inca-
pable de se déterminer à lui-même les limites de son
usage et de savoir ce qui peut se trouver dans le soin ou
en dehors de sa sphère ; car il faut pour cela précisé-
ment ces profondes recherches que nous avons instituées.
Que s’il ne peut distinguer si certaines questions sont
ou non dans son horizon, il n’est jamais sûr de ses droits
et de sa propriété, et il doit s’attendre à recevoir à chaque
instant des leçons humiliantes, en transgressant inces-
samment (comme il est inévitable) les limites de son do-
maine et en se jetant dans les erreurs et les chimères.

Si donc on reconnaît, avec une entière certitude, que
l’entendement ne peut faire de tous ses principes à priori
et même de tous ses concepts qu’un usage empirique, et
jamais un usage transcendental, c’est là un principe qui a de
graves conséquences. L’usage transcendental d’un con-

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 307

cept dans un principe consiste à le rapporter aux choses
en général et en soij tandis que l’usage empirique l’appli-
que simplement aux phénomènes, c’est-à-dire à des objets
^ex^pèrience possible. H est aisé de voir que ce dernier
usage peut sgul avoir lieu. Tout concept exige d’abord
la forme logique d’un concept (d’une pensée) en général,
€t ensuite la possibilité de lui donner un objet auquel il
se rapporte. Sans ce dernier il n’a pas de sens, et il est
tout à fait vide de contenu, bien qu’il puisse toujours re-
présenter la fonction logique qui consiste à tirer un con-
cept de certaines données. Or un objet ne peut êtrç
donné à un concept autrement que dans l’intuition ; et,
si une intuition pure est possible à priori antérieure-
ment à l’objet, cette intuition elle-même ne peut rece-
voir son objet, et par conséquent une valeur objective,
que par l’intuition empirique dont elle est la forme pure.
Tous les concepts et avec eux tous les principes, tout à
priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des in-
tuitions empiriques, c’est-à-dire aux données d’une expé-
rience possible. Sans cela ils n’ont point de valeur objec-
tive et ne sont qu’un jeu de l’imagination ou de l’entende-
ment avec leurs propres représentations. Que l’on prenne
seulement pour exemple les concepts des mathématiques,
en envisageant d’abord celles-ci dans leurs intuitions pu-
res : l’espace a trois dimensions, entre deux points on ne
peut tirer qu’une ligne^ droite, etc. Quoique tous ces prin-
cipes et la représentation de l’objet dont s’occupe cette
science soient produits dans l’esprit tout à fait à priori, ils
ne signifieraient pourtant rien, si nous ne pouvions mon-
trer leur signification dans des phénomènes (des objets
empiriques). Aussi est-il nécessaire de rendre sensible
un concept abstrait, c’est-à-dire de montrer un objet

308 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

qui lui corresponde dans l’intuition, parce que sans cela
le concept n’aurait, comme on dit, aucun sens^ c’est-à-
dire resterait sans signification. Les mathématiques rcm-
, plissent cette condition par la construction de la figure^
qui est un phénomène présent aux sens (bien que pro-
duit à priori). Le concept de la quantité, dans cette même
science, cherche son soutien et son sens dans le nombre^
celui-ci à son tour dans les doigts ou dans les grains
des tablettes à calculer, ou dans les traits ou les points
placés sous les yeux. Le concept reste toujours produit
à priori^ avec les principes ou les formules synthétiques
qui en résultent ; mais leur usage et leur application à des
objets ne peuvent être cherchés en définitive que dans
l’expérience, dont ils contiennent à priori la possibiUté
(quant à la forme).

Ce qui montre clairement que toutes les catégories et
tous les principes qui en sont formés sont dans le même
cas, c’est que nous ne pouvons définir une seule de ces ca-
tégories, sans en revenir aux conditions de la sensibilité,
par conséquent à la forme des phénomènes auxquels
elles doivent être restreintes comme à leurs seuls objets ^
Otez en effet ces conditions, elles n’ont plus de sens^
plus de rapport à aucun objet, et il n’y a plus d’exemple
qui puisse nous rendre saisissable ce qui est propremeo-*
pensé dans ces concepts (a).

(a) Les lignes suivantes, avec la note qui s’y rattache, s’intercalaiezit
ici dans la première édition: c £n traçant plus haut la table des catégo-
ries, nous nous sommes dispensé de les définir les unes après les autres,
parce que notre but, borné à leur usage synthétique, ne rendait pas oes
définitions nécessaires, et que. quand une entreprise est inutile, on ne
doit pas assumer une responsabilité dont on peut se dispenser. Ce n’^
tait pas pour nous un faux-fuyant, mais une règle de prudence très-
important^, que de ne pas nous hasarder à définir tout d’abord, et de

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Personne ne peut définir le concept de la quantité en
général que, par exemple, de cette manière : la quantité
est cette détermination d’une chose qui permet de con-
cevoir combien de fois un est contenu dans cette chose.
Mais ce combien de fois se fonde sur la répétition suc-
cessive, par conséquent sur le temps et sur la synthèse
(des éléments homogènes) dans le temps. On ne peut dé-
finir la réaUté par opposition à la négation qu’en son-
geant à un temps (conçu comme l’ensemble de toute
existence) qui en est rempli ou est vide. Si je fais abs-
traction de la permanence (laquelle est une existence en
tout temps), il ne me reste du concept de la substance
que la représentation logique du sujet, représentation
que je crois réaliser en me représentant quelque chose
qui peut exister simplement comme sujet (sans être un
prédicat de quelque autre chose). Mais outre que je ne
sache point de conditions qui puissent permettre à cette

ne pas chercher ou simuler la perfection ou la précision dans la déter-

mination du concept, quand nous pouvions nous contenter de tel ou tel

caractère, sans avoir besoin d’une énumération complète de tous ceux

qui constituent le concept entier. Mais on voit à présent que la raison

de cette prévoyance était encore plus profonde, puisque nous n’aurions

Pas pu définir les catégories quand nous l’aurions voulu*. Si l’on

écarte toutes les conditions de la sensibilité qui les signalent comme

des concepts d’un usage empirique possible, et qu’on les prenne pour

ces concepts de choses en général (par conséquent d’un usage transcen-

fiental), il n’y a plus rien à faire à leur égard que de considérer la fonc-

tion logique dans les jugements comme la condition de la possibilité des

choses mêmes, mais sans pouvoir montrer en aucune façon où elle peut

5ivoir son application et son objet, et par conséquent comment elle peut

revoir quelque signification et quelque valeur objective dans l’entende-

^ooient pur sans le concours de la sensibilité. »
J’entends ici la définition réelle, qui ne se borne pas à ajouter au
iiom d’une chose d’autres mots moins obscurs, mais qui contient une
« marque claire propre à faire toujours sûrement reconnaître Vohjet
et rend possible l’application du concept défini.

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