AMPBIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 343
de celui de l’autre, c’est une seule et même chose que je
place dans des rapports divers. De plus, par l’addition
d’une simple affirmation (réalité) à une autre, le positif
est augmenté, et rien ne lui est enlevé ou retranché; le
réel ne peut donc être contradictoire dans les choses en
général, etc.
Les conc epts de la réflexion , comme nous . l’avons
montré, ont , par l’effet d’une certaine confusion, une telle
influence sur l’usage de l’entendement, qu’ils ont pu con-
duire l’un des plus pénétrants de tous les philosophes à
un prétendu système de connaissance intellectuelle qui
entreprend de déterminer ses objets sans intervention
des sens. Aussi est-il fort utile d’analyser, à l’occasion
de faux principes, les causes qui produisent l’illusion
dans l’amphibolie de ces concepts, afin de déterminer
exactement et d’assurer les bornes de l’entendement.
n est bien vrai de dire que tout ce qui, en général,
convient ou répugne à un concept, convient ou répugne
à tout le particulier compris dans ce concept {dictum de
mni et nulb); mais il serait absurde de modifier ce
principe logique de manière à lui faire signifier ceci :
tout ce qui n’est pas contenu dans un concept général
ne l’est pas non plus dans les concepts particuliers qu’il
renferme, car ceux-ci ne sont des concepts particuliers
que parce qu’ils renferment plus que ce qui est pensé
dans le concept général. Or tout le système intellectuel
de Leibnitz est pourtant construit sur ce dernier prin-
cipe ; il s’écroule donc avec ce principe, en même temps
que toute l’équivoque qui en résulte dans l’usage de l’en-
tendement.
344 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
Le principe des indiscernables se fondait proprement
sur cette supposition, que, si une certaine distinction ne
se trouve pas dans le concept d’une chose en général, il
ne faut pas la chercher non plus dans les choses mêmes,
et que par conséquent toutes les choses qui ne se distin-
guent pas déjà les unes des autres par leur concept (re-
lativement à la qualité ou à la quantité) sont parfaite-
ment identiques. Mais, comme dans le simple concept
d’une chose on fait abstraction de maintes conditions
nécessaires de l’intuition, il arrive que, par une singu-
hère précipitation , on regarde ce dont on fait abstrac-
tion comme quelque chose qui n’existe nulle part, et
qu’on n’accorde à la chose que ce qui est contenu dans
sou concept.
Le concept d’un pied cube d’espace est en soi par-
faitement identique, où et si souvent que je le conçoive.
Mais deux pieds cubes n’en sont pas moins distincts uni-
quement par leurs lieux {numéro diversà); ces lieux sont
les conditions de l’intuition où l’objet de ce concept est
donné, et ces conditions n’appartiennent pas au concept,
mais à toute la sensibilité. Pareillement il n’y a point de
contradiction dans le concept d’une chose, quand rien de
négatif n’est uni à quelque chose d’affirmatif, et des con-
cepts simplement affirmatifs ne peuvent, en s’unissant,
engendrer une négation. Mais dans l’intuition sensible où
la réalité (par exemple le mouvement) est donnée, se
trouvent des conditions (des directions opposées) dont
on faisait abstraction dans le concept du mouvement en
général, et qui rendent possible une contradiction, il est
vrai non logique, c’est-à-dire qui de quelque chose de
purement positif font un zéro = 0. On ne pourrait donc
pas dire que toutes les réalités se conviennent entre
ÂMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 345
elles, par cela seul qu’il n’y a pas de coutradictiou daus
leurs concepts*. Au point de vue des simples concepts, l’in-
térieur est le substratum de tous les rapports ou de toutes
les déterminations extérieures. Quand donc je fais abs-
traction de toutes les conditions de l’intuition, et que je
m’attache simplement au concept d’une chose en géné-
ral, je puis faire abstraction de tout rapport extérieur,
et il doit cependant rester un concept de quelque chose
qui ne signifie plus aucun rapport, mais seulement des
déterminations intérieures. Or il semble résulter de là
que dans tout objet (toute substance) il y a quelque
chose qui est absolument intérieur et qui précède toutes
les déterminations extérieures, en les rendant d’abord
possibles ; que par conséquent ce substratum est quelque
chose qui ne contient plus de rapports extérieurs, c’est-
à-dire qui est simple (car les choses corporelles ne sont
toujours que des rapports, au moins de leurs parties
entre elles) ; et, puisque nous ne connaissons de détermi-
nations absolument intérieures que celles du sens intime,
que ce substratum n’est pas seulement simple, mais qu’il
est aussi (d’une manière analogue à notre sens intime)
déterminé par des représentations^ c’est-à-dire que toutes
les choses seraient proprement des monades^ ou des êtres
simples doués de représentations. Tout cela aussi serait
vrai, si quelque chose de plus que le concept d’une chose
- Si l’on voulait recourir ici au subterfuge accoutumé, en disant que du
moins les réalités intelligibîes (reaîitates noumena) ne peuvent être oppo-
sées les unes aux autres, il faudrait citer alors un exemple de ce genre
de réalité pure et non sensible, afin que l’on vît si elle représente en gé-
néral quelque chose ou rien du tout. Mais aucun exemple ne peut être
tiré d’ailleurs que de l’expérience, qui n’offre jamais autre chose que
des phénomènes {phœnomena), et ainsi cette proposition ne signifie
rien de plus, sinon que le concept qui ne renferme que des affirmations
ne renferme rien de négatif, proposition dont nous n’avons jamais douté.
346 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
en général ne faisait partie des conditions sous lesquelles
seules des objets de l’intuition extérieure peuvent nous
être donnés et dont le concept pur fait abstraction.
Mais en tenant compte de ces conditions, on voit au
contraire qu’un phénomène permanent dans l’espace
(une étendue impénétrable) peut contenir de sim-
ples rapports et par conséquent rien d’absolument in-
térieur, et pourtant être le premier substratum de toute
perception extérieure. Avec de simples concepts je ne
puis à la vérité, sans quelque chose d’intérieur, rien con-
cevoir d’extérieur, précisément parce que des concepts
de rapport présupposent des choses données absolument
et sont impossibles sans elles. Mais, comme il y a dans
l’intuition quelque chose qui ne se trouve nullement dans
le simple concept d’une chose en général, et que ce quel-
que chose fournit le substratum qui ne peut être connu
par de simples concepts, à savoir un espace, qui, avec
tout ce qu’il renferme, se compose de purs rapports for-
mels ou même réels, je ne puis pas dire : puisque sans
quelque chose d’absolument intérieur aucune chose ne
peut être représentée par de simples concepts, il n’y a
non plus dans les choses mêmes comprises sous ces con-
cepts et dans leur intuition rien d’extérieur qui n’ait pour
fondement quelque chose d’absolument intérieur. En effet,
si nous faisons abstraction de toutes les conditions de
l’intuition, il ne nous reste à la vérité dans le simple
concept que l’intérieur en général et son rapport avec
lui-même, par quoi soit possible l’extérieur ; mais cette
nécessité, qui se fonde uniquement sur l’abstraction, ne
trouve point place dans les choses, en tant qu’elles sont
données dans l’intuition avec des déterminations qui ex-
priment de simples rapports, sans avoir pour fondement.
AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 347
quelque chose d’intérieur, précisément parce qu’elles ne
sont pas des choses en soi, mais simplement des phéno-
mènes. La seule chose que nous connaissions dans la ma-
tière, ce sont de simples rapports (ce que nous en nom-
mons les déterminations intérieures n’est intérieur que
relativement), mais, parmi eux, il en est de spontanés et
de permanents, par lesquels un objet déterminé nous est
donné. Qu’en faisant abstraction de ces rapports, je n’aie
plus rien à penser, cela ne supprime pas le concept
d’une chose comme phénomène, ni même celui d’un objet
in abstractOj mais bien toute possibilité d’un objet déter-
minable par de simples concepts, c’est-à-dire d’un nou-
mène. A la vérité il est surprenant d’entendre dire qu’une
chose ne se compose que de rapports, mais aussi une
chose de ce genre n’est qu un simple phénomène, et ne
peut être conçue au moyen des catégories pures; elle est
elle-même dans le simple rapport de quelque chose en
général aux sens. De même on ne peut, en commençant
par de simples concepts, concevoir les rapports des cho-
ses in abstracto qu’en concevant l’un comme la cause des
déterminations de l’autre; car tel est notre concept in-
tellectuel des rapports mêmes. Mais, comme nous faisons
alors abstraction de toute intuition, alors aussi disparait
tout le mode suivant lequel les éléments du divers peuvent
déterminer réciproquement leur lieu, c’est-à-dire la forme
de la sensibilité (l’espace), qui pourtant précède toute
causalité empirique.
Si par objets purement intelligibles nous comprenons
des choses qui soient conçues par des catégories pures
sans aucun schème de la sensibilité, des objets de ce
genre sont impossibles. En effet la condition de l’usage
objectif de tous nos concepts intellectuels est unique-
348 ANALYTIQUE TRANSCENDEMALE
ment notre mode d’intuition sensible par lequel des ob-
jets nous sont donnés, et, si nous faisons abstraction de
ce mode, ces concepts n’ont plus aucun rapport à un ob-
jet. Quand même nous admettrions une autre espèce
d’intuition que notre intuition sensible, les fonctions de
notre pensée >^eraient à son égard sans aucune valeur.
Si nous entendons par là uniquement des objets d’une
intuition non sensible, mais auxquels nos catégories
ne s’appliquent pas, et dont par conséquent nous n’avons
aucune connaissance (ni intuition, ni concept), on doit
sans doute admettre des noumena dans ce sens tout né-
gatif : ils ne signifient en effet rien autre chose sinon que
notre mode d’intuition ne s’étend pas à toutes les choses,
mais seulement aux objets de nos sens, que par consé-
quent sa valeur objective est limitée, et que par consé-
quent encore il reste de la place pour quelque autre
mode d’intuition, et par là aussi pour des choses qui en
seraient les objets. Mais alors le concept d’un noumenon
est problématique: c’est la représentation d’une chose
dont nous ne pouvons dire ni qu’elle est possible ni qu’elle
est impossible, puisque nous ne connaissons pas d’autre
espèce d’intuition que notre intuition sensible, et d’autre
espèce de concepts que les catégories, et que ni celle-là
ni celles-ci ne sont appropriées à un objet extra-sensible.
Nous ne pouvons donc pas étendre d’une manière posi-
tive le champ des objets de notre pensée au delà des
conditions de notre sensibilité, et admettre, en dehors des
phénomènes, des objets de la pensée pure, c’est-à-dire
des noumena^ puisque ces objets n’ont aucun sens positif
qu’on puisse indiquer. Il faut reconnaître en effet que les
catégories ne suffisent pas à elles seules pour la con-
naissance des choses en soi, et que sans les data de la
ÂMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 349
sensibilité elles ne seraient que les formes purement sub-
jectives de l’unité de l’entendement, mais sans objet. La
pensée, il est vrai, n’est pas en soi un produit des sens, et
à ce titre elle n’est pas non plus limitée par eux, mais elle
n’a pas pour cela un usage propre et pur, indépendant du
concours de la sensibilité, parce qu’elle serait alors sans ob-
jet. On ne peut pas mome donner le nom de noumèneà un
objet de ce genre, parce que le nom de noumène signifie
précisément le concept problématique d’un objet pour une
tout autre intuition et un tout autre entendement que
les nôtres, c’est-à-dire d’un objet qui est lui-même un
problème. Le concept d’un noumène n’est donc pas le
concept d’un objet, mais un problème inévitablement lié
aux limites de notre Sensibilité, celui de savoir s’il
ne peut y avoir des objets entièrement indépendants de
cette intuition de la sensibilité, question à laquelle on ne
peut faire que cette réponse indéterminée : puisque l’in-
tuition sensible ne s’applique pas indistinctement à toutes
les choses, il reste de la place pour d’autres objets ; on
ne peut donc pas nier ceux-ci absolument; mais, faute
d’un concept déterminé (puisque aucune catégorie n’est
bonne pour cela), nous ne saurions non plus les affirmer
comme objets de notre entendement.
L’entendement limite donc la sensibilité, sans étendre
pour cela son. propre champ; et, en l’avertissant de ne
pas prétendre s’appliquer à des choses en soi, mais de
se borner aux phénomènes, il conçoit un objet en soi,
mais simplement comme un objet transcen^ental, qui est
la cause du phénomène (qui par conséquent n’est pas
lui-même phénomène), mais qui ne peut être conçu
ni comme quantité, ni comme réalité, ni comme subs-
tance, etc. (puisque ces concepts exigent toujours des
550 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
formes sensibles, où ils déterminent un objet), et de qui
par conséquent nous ne savons s’il se trouve en nous ou
même hors de nous, s’il disparaîtrait avçc la sensibilité,
ou si, celle-ci écartée, il subsisterait encore. Si l’on veut
appeler cet objet noumène, par la raison que la repré-
sentation n’en est pas sensible, on en est bien libre ; mais,
comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts
de notre entendement, cette représentation reste toujours
vide pour nous, et ne sert à rien sinon à indiquer les
limites de notre connaissance sensible, et à laisser vacant
un espace que nous ne pouvons combler avec aucune ex-
périence possible ni avec l’entendement pur.
La critique de cet entendement pur ne nous permet
donc pas de nous créer un nouveau champ d’objets en
dehors de ceux qui peuvent se présenter à lui comme
phénomènes, et de nous aventurer dans des mondes in-
telligibles, ni même dans leur concept. L’erreur qui nous
égare ici de la manière la plus spécieuse, et peut être
sans doute excusée, mais non pas justifiée, consiste à
rendre transcendental l’usage de l’entendement, contrai-
rement à sa destination, et à croire que les objets, c’est-
à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des
concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles
(comme sur les seules conditions qui puissent leur donner
une valeur objective). La cause de cette erreur à son tour
est que l’aperception, et avec elle la pensée, précèdent
tout ordre déterminé possible des représentations. Nous
concevons donc quelque chose en général et nous le dé-
terminons d’une manière sensible par un côté, mais nous
distinguons pourtant l’objet général et représenté in abs-
trado de cette manière de le percevoir; il nous reste
alors une manière de le déterminer uniquement par la
AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 351
pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme
logique sans matière, mais semble pourtant être une
manière dont l’objet existe en soi (noumenon)^ indépen-
damment de l’intuition, qui est bornée à nos sens.
Avant de quitter l’analytique des concepts de réflexion,
nous devons ajouter encore quelque chose qui, sans avoir
par soi-même une importance extraordinaire, pourrait
cependant paraître nécessaire pour compléter le système.
Le concept le plus élevé par où l’on a coutume de com-
mencer une philosophie transcendentale, est la division en
possible et impossible. Mais, comme toute division sup-
pose un concept divisé, il faut qu’un concept plus élevé
encore soit donné, et ce concept est celui d’un objet en
général (pris d’une manière problématique, abstraction
faite de la question de savoir s’il est quelque chose ou
rien). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui
se rapportent en général à des objets, la distinction d’un
objet relativement à la question de savoir s’il est quelque
chose ou rien, sui\Ta l’ordre et la direction des caté-
gories.
1 ° Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un est op-
posé celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d!atu;un^
et ainsi l’objet d’un concept auquel ne correspond au-
cune intuition qu’on puisse indiquer est = rien, c’est-à-
dire que c’est un concept sans objet, comme les noumena^
qui ne peuvent être rangés parmi les possibihtés, bien
qu’on ne doive pas pour cela les tenir pour impos-
sibles, ou comme certaines forces nouvelles que l’on con-
çoit, il est vrai, sans contradiction, mais aussi sans exemple
352 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
tiré de l’expérience, et qui par conséquent ne peuvent
être rangées parmi les possibilités {m$ rationis).
2** La réalité est quelque chose^ la négation n’est rien;
c’est en effet le concept du manque d’un objet, comme
l’ombre, le froid (nihil privativum),
3* » La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est
pas un objet en soi, mais la condition purement formelle
de cet objet (comme phénomène), comme l’espace pur et
le temps pur, qui sont à la vérité quelque chose comme
formes d’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des
objets d’intuition {ens imaginarium),
A! » L’objet d’un concept qui se contredit lui-même est
rien^ parce que le concept rien est l’impossible ; telle est
par exemple une figure rectiligne de deux côtés {nihil
negativum).
Le tableau de cette division du concept du rien devrait
donc être tracé ainsi (car la division parallèle du quelque
chose suit d’elle-même) :