380 DIALECTIQUE TRANSGEISDENTALE
réciproquement la totalité des conditions est elle-même
toujours inconditionnelle, un concept rationnel pur peut
être défini le concept de l’inconditionnel, en tant qu’il
sert de principe à la synthèse du conditionnel.
Or, autant l’entendement se représente de rapports au
moyen des catégories, autant il y aura aussi de concepts
rationnels purs. Il faudra donc chercher un inconditionnel:
P pour la synthèse catégorique en un sujet; 2** pour la
synthèse hypothétique des membres d’une série; 3** pour
la synthèse disjonctive des parties dans un système.
Il y a en effet tout juste autant d’espèces de raison-
nements, dont chacune tend à l’inconditionnel par des
prosyllogismes : la première, à un sujet qui ne soit plus
lui-même prédicat; la seconde, à une supposition qui ne
suppose rien de plus; la troisième, à un agrégat des
membres de la division qui ne laisse rien à demander
de plus pour la parfaite division d’un concept. Les con-
cepts rationnels purs de la totalité dans la synthèse des
conditions sont donc nécessaires, du moins comme pro-
blèmes, pour pousser, autant que possible, l’unité de
l’entendement jusqu’à l’inconditionnel, et ils ont à ce titre
leur fondement dans la nature humaine, bien que peut-
être ces concepts transcendentaux n’aient point in con-
■creto d’usage qui leur soit approprié, et qu’ils n’aient
d’autre utilité que de diriger l’entendement de manière
à ce qu’en étendant son usage aussi loin que possible, il
reste toujours d’accord avec lui-même.
Mais en parlant ici de la totaUté des conditions et de
l’inconditionnel ou de l’absolu (1) comme d’un titre com-
(l) J*ajoute cette expression à celle d’inconditionnel par.laquelle j’ai
jusqu’ici traduit unbedingt, pour mieux amener la remarque qui suit.
J. B.
DES IDÉES TRANSGENDENTALES 381
mun à tous les concepts rationnels, nous rencontrons une
expression que nous ne saurions nous dispenser d’em-
ployer, mais dont nous ne pouvons nous servir sûrement
à cause de l’ambiguité produite par le long iibus qu’on
en a fait. Le mot aisolu est du petit nombre de ceux qui,
dans leur sens primitif, désignaient un concept qu’aucune
autre expression de la même langue ne peut rendre
exactement, et dont la perte, ou, ce qui est la même
chose, l’acception ambiguë entraine nécessairement la
perte du concept même ; et il s’agit ici d’un concept qui,
occupant beaucoup la raison, ne saurait lui faire défaut
sans un grand dommage pour tous les jugements trans-
cendentaux. Le mot absolu est le plus souvent employé
aujourd’hui pour indiquer simplement que quelque chose
est considéré en soi et a par conséquent une valeur in-
trinsèque. Dans ce sens, l’expression absolument possible
signifierait possible en soi (interne), ce qui est dans le fait
le moins qu’on puisse dire d’une chose. D’un autre côté, on
l’emploie aussi quelquefois pour désigner que quelque
chose est valable à tous égards (d’une façon illimitée,
comme par exemple le pouvoir absolu), et en ce sens
l’expression absolument possible signifierait possible sous
tous les rapports, ce qui est le plus que l’on puisse dire
de la possibilité d’une chose. Or ces sens se rencontrent
parfois ensemble. Ainsi, par exemple, ce qui est impos-
sible intrinsèquement l’est aussi sous tous les rapports,
par conséquent absolument. Mais, dans la plupart des
cas , ils sont infiniment éloignés, et de ce qu’une chose
est possible en soi, je n’en puis nullement conclure qu’elle
soit possible aussi à tous égards, par conséquent absolu-
ment. Je montrerai même dans la suite que la nécessité
absolue ne dépend nullement dans tous les cas de la né-
38^2 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
cessité interne, et que, par conséquent, elle ne doit pas
être regardée comme son équivalent. Sans doute, dès que
le contraire de quelque chose est intrinsèquement im-
possible, il est aussi par là même absolument impossible;
mais la réciproque n’est pas vraie : de ce qu’une chose
est absolument nécessaire, je ne puis conclure que le
contraire de cette chose soit intrinsèquement impossible,
ou que la nécessité absolue des choses soit une nécessité
interne; car cette nécessité interne est dans certains cas
une expression tout à fait vide, à laquelle nous ne sau-
rions attacher le moindre concept, tandis que la nécessité
d’une chose ii tous égards (pour tout le’ possible) implique
des déterminations toutes particulières. Or, comme la
perte d’un concept de grande application dans la philo-
sophie spéculative ne peut jamais être indifférente au
philosophe, j’espère qu’il ne verra pas non plus avec in-
différence les précautions prises pour déterminer et con-
server l’expression à laquelle est attaché le concept.
Je me servirai donc du mot absolu dans ce sens plus
étendu, en l’opposant à ce qui n’a qu’une valeur compa-
rative, ou n’a de valeur que sous un certain rapport ; car
cette dernière valeur est restreinte à des conditions, tan-
dis que la première est sans restriction.
Or le concept rationnel transcendental ne se rapporte
jamais qu’à l’absolue totahté dans la synthèse des condi-
tions, et jamais il ne s’arrête qu’à ce qui est incondition-
nel absolument, c’est-à-dire sous tous les rapports. En
effet, la raison pure abandonne tout à l’entendement, qui
s’applique immédiatement aux objets de l’intuition ou
plutôt à la synthèse de ces objets dans l’imagination.
Elle se réserve seulement l’absolue totalité dans l’usage
des concepts de l’entendement, et cherche à pousser
^ DES IDÉES TRANSCENDENTALES 383
Tunité synthétique, conçue dans la catégorie, jusqu’à
l’inconditionnel absolu K On peut donc désigner cette to-
talité SOUS le titre Ôl unité rationnelle^ des phénomènes,
par opposition à celle qu’exprime la catégorie et qui est
Vunité intellectuelle ^. Ainsi la raison ne se rapporte qu’à
l’usage de l’entendement, non pas, à la vérité, entant
qu’il contient le principe d’une expérience possible (car
la totalité absolue des conditions n’est pas un concept
applicable dans une expérience, parce qu’il n’y a pas
d’expérience qui soit inconditionnelle), mais pour lui pres-
crire de se diriger en vue d’une certaine unité dont il
n’a aucun concept et qui tend à embrasser eu un tout
absolu tous les actes de l’entendement relativement à
chaque objet. Aussi l’usage objectif des concepts purs de
la raison est-il toujours transcendant^ tandis que celui
des concepts purs de l’entendement d’après sa nature ,
doit toujours être immanent^ puisqu’il se borne simple-
ment à l’expérience possible.
J’entends par idée un concept rationnel nécessaire,
auquel ne peut correspondre aucun objet donné par les
sens. Ainsi les concepts purs de la raison, que nous
examinons maintenant, sont des idées transcendentales.
Ce sont des concepts de la raison pure ; car ils considè-
rent toute connaissance expérimentale comme déterminée
par une totalité absolue des conditions. Ils ne sont pas
formés arbitrairement, mais ils nous sont donnés par la
nature même de la raison, et ils se rapportent d’une
manière nécessaire à tout l’usage de l’entendement. Ils
sont enfin transcendants, et dépassent les limites de
‘ Bi% zum Schlechthinunbedingten. — * Vernunfteinheii. — ‘ Ver-
standeseinheit
38-4 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
toute expérience, où l’on ne saurait jamais trouver un
objet adéquat à l’idée transcendentale. Lorsqu’on nomme
une idée, on dit beaucoup eu égard à l’objet (comme
objet de l’entendement pur), mais on dit très-peu eu
égard au sujet (c’est-à-dire relativement à sa réalité
sous des conditions empiriques), précisément parce que,
comme concept d’un maximum, elle ne peut jamais être
donnée in concreto dans une intuition adéquate. Or,
comme ce concept est proprement tout Iç but de l’usage
purement spéculatif de la raison, et que , si l’on ne fait
qu’approcher d’un concept, sans pouvoir l’atteindre ja-
mais dans l’exécution \ c’est comme si on le manquait
tout à fait, on dit d’un concept de ce genre qu’^7 rCest
qu^une idée. Ainsi, on pourrait dire que la totalité abso-
lue des phénomènes n est qu’une idée ; car, comme nous
ne saurions jamais nous figurer rien de pareil, elle reste
un problème sans solution. Au contraire, comme dans
l’usage pratique de l’entendement, il ne s’agit que de
l’exécution de certaines règles, l’idée de la raison pra-
tique peut toujours être donnée réellement, bien que par-
tiellement, in concrète^ et même elle est la condition indis-
pensable de tout usage pratique de la raison. L’exécution
de cette idée est toujours bornée et défectueuse, mais dans
des limites qu’il est impossible de déterminer, et, par con-
séquent, elle est toujours soumise à l’influence du concept
d’une absolue perfection. L’idée pratique est donc tou-
jours extrêmement féconde, et elle est indispensablement
nécessaire par rapport aux actions réelles. La raison
pure y puise la causalité nécessaire pour produire réelle-
ment ce qui y est contenu. Aussi ne peut-on dire dédai-
‘ In Ausûbung.
DES IDÉES TRANSCENDENTALES 385
giieusement de la sagesse qu^ elle n^est qu’une idée ; mais,
précisément parce qu’elle est l’idée de l’unité nécessaire
de toutes les fins possibles, elle doit servir de règle à
toute pratique, comme condition originaire et tout au
moins restrictive.
Quoiqu’on puisse dire que les concepts transcenden-
taux de la raison ne sont que des idées ^ on ne doit pas
cependant les regarder comme superflus et vains. En
éflet, si aucun objet ne peut être déterminé par là, ils
peuvent du moins fournir au fond et en secret à l’enten-
dement un canon qui lui permette d’étendre et d’accorder
son usage, et qui, sans lui faire connaître aucun autre
objet que ceux qu’il connaîtrait au moyen de ses propres
concepts, le dirige mieux et le conduit plus avant dans
cette connaissance. Je n’ajoute point ici que ces idées
servent peut-être à former un passage entre les concepts
de la nature et les concepts pratiques, et à donner ainsi
aux idées pratiques . elles-mêmes un support et un lien
avec les connaissances spéculatives de la raison; tout
cela se trouvera expliqué plus tard.
Mais, pour ne pas nous écarter de notre but, laissons
ici de côté les idées pratiques, et considérons uniquement
la raison dans son usage spéculatif, en restreignant en-
core celui-ci au point de vue transcendental. Il nous faut
suivre ici la marche que nous avons suivie plus haut
dans la déduction des catégories, c’est-à-dire examiner
la forme logique de la connaissance rationnelle, et voir
si par hasard la raison n’est point par là une source de
concepts au moyen desquels nous regarderions des objets
en soi comme synthétiquement déterminés à priori rela-
tivement à telle ou telle fonction de la raison.
La raison, considérée comme la faculté qui donne une
I. 25
386 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
certaine forme logique à la connaissance, est la faculté
de conclure, c’est-à-dire de juger médiatement (en sub-
sumant la condition d’un jugement possible sous celle
d’un jugement donné). Le jugement donné est la règle
générale (la majeure, major), La subsomption de la con-
dition d’un autre jugement possible sous la condition de
la règle est la mineure (minor). Enfin le jugement réel,
qui exprime l’assertion de la règle dans le cas subsumé,
est la conclusion (concltisio). En eflfet la règle exprime
quelque chose de général sous une certoine condition.
Or la condition de la règle se trouve dans un cas donné.
Donc ce qui avait une valeur générale sous cette condi-
tion doit être considéré comme ayant la même valeur
dans le cas donné (qui renferme cette condition). On voit
aisément que la raison arrive à une connaissance au
moyen d’actes de l’entendement qui constituent une série
de conditions. Si je n’arrive à cette proposition : tous les
corps sont changeants, qu’en partant de cette connais-
sance plus éloignée (où le concept du corps ne se trouve
pas encore, mais qui en contient la condition) : tout com-
posé est changeant, et en allant de celle-ci à cette autre
plus rapprochée, qui est soumise à la condition de la
première : les corps sont composés, pour passer enfin de
cette seconde à une troisième*, qui unit la connaissance
éloignée (le terme changeant) à la connaissance présente :
donc les corps sont changeants ; je passe alors par une
série de conditions (de prémisses) pour arriver à une
connaissance (à une conclusion). Or toute série dont
l’exposant (que ce soit un jugement catégorique ou hy-
pothétique) est donné, pouvant être poursuivie, le même
procédé rationnel conduit à la ratiocinatio polysyUogisHca^
laquelle est une série de raisonnements qui peut être
DES M>KES TFiAN*^CENT>FNTA!.ES :\H7
indéfiniment continuée, soit du côté des conditions {per
pro8ylhgismos\ soit du côté du conditionnel {per episyUo-
gismos).
Il est aisé de voir que la chaîne ou la série des pro-
syllogismes, c’est-à-dire des connaissances poursuivies du
côté des principes ou des conditions d’une connaissance
donnée, ou, en d’autres termes, que la série ascendante
des raisonnements doit se comporter à l’égard de la rai-
son tout autrement que la série descendante, c’est-à-dire
la progression que suit la raison, du côté du conditionnel,
par le moyen des épisyllogismes. En eifet, puisque dans
Je premier cas la connaissance {conclusio) n’est donnée
que comme conditionnelle, on ne saurait arriver ration-
nellement à cette connaissance que si l’on suppose don-
nés tous les membres de la série du côté des conditions
(c’est-à-dire la totalité dans la série des prémisses) : ce
n’est que dans cette supposition que le jugement en ques-
tion est possible à priori; au contraire, du côté du con-
ditionnel ou des conséquences, on ne conçoit qu’une série
future^ et non une série déjà entièrement supposée ou
donnée, et, par conséquent, qu’une progression virtuelle \
Si donc une connaissance est regardée comme condition-
nelle, la raison est forcée de considérer la série des con-
ditions, suivant une ligne ascendante, comme achevée
et donnée dans sa totalité. Mais, si cette même connais-
sance est regardée en même temps comme la condition
d’autres connaissances, qui constituent entre elles une
série de connaissances, suivant une ligne descendante, la
raison peut demeurer tout à fait indifférente sur la ques-
tion de savoir jusqu’où s’étend cette progression à parte
‘ Ein poUntialer Fortgang.
388 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
posteriori^ et même si en général la totalité de cette série
est possible ; elle n’a pas besoin en effet d’une telle série
pour la conclusion qui se présente à elle, puisque cette
conclusion est déjà suffisamment déterminée et assurée
par ses principes à parte priori. Soit donc que, du côté
des conditions, la série des prémisses ait un point de dé-
part comme condition suprême, ou qu’elle n’en ait pas
et qu’elle soit ainsi sans limites à parte priori^ toujours
doit-elle représenter la totalité des conditions, ne dus-
sions-nous jamais parvenir à l’embrasser ; et il faut que
la série entière soit vraie absolument, pour que le con-
ditionnel, qui en est regardé comme une conséquence,
puisse être lui-même tenu pour vrai. C’est là ce qu’exige
la raison, laquelle présente sa connaissance, ou bien
comme étant par elle-même déterminée à priori et né-
cessaire, auquel cas il n’y a pas besoin de principes, ou
bien, quand cette connaissance est dérivée, comme un
membre d’une série de principes, qui est elle-même ab-
solument vraie.
TROISIÈME SECTION
8yet<^ine de» Uléee transcenclentalc^»
Nous n’avons pas à nous occuper ici d’une dialectique
logique, qui fait abstraction de tout contenu de la con-
naissance et ne découvre la fausse apparence que dans
la forme des raisonnements, mais d’une dialectique trans-
cendentale, qui doit contenir tout à fait à priori l’origine
de certaines connaissances dérivées de la raison pure,
SYSTÈME DES IDÉES THANSCENDENTALES 389
OU de certains concepts déduits dont l’objet ne peut être
donné empiriquement et qui par conséquent sont abso-
lument en dehors de la sphère de l’entendement pur. Du
rapport qui doit naturellement exister, aussi bien dans les
raisonnements que dans les jugements, entre l’usage
transcendental de notre connaissance et son usage logi-
que, nous avons conclu qu’il n’y a que trois espèces de
raisonnements dialectiques, lesquels se rapportent en
général aux trois sortes de raisonnements par lesquels
la raison peut aller de certains principes à certaines con-
naissances, et (ju en tout sa fonction consiste à s’élever
de la synthèse conditionnelle, à laquelle l’entendement
reste toujours attaché, à la synthèse inconditionnelle,
qu’il ne peut jamais atteindre.
Or, si l’on envisage d’une manière générale tous les
rapports que peuvent avoir nos représentations, on trouve
1* le rapport au sujet, 2** le rapport à des objets; et ces
objets à leur tour peuvent être considérés soit comme
phénomènes, soit comme objets de la pensée en général.
Si l’on joint cette subdivision à la première, ou verra que
le rapport des représentations, dont nous pouvons nous
faire un concept ou une idée, est triple, et l’on aura :
P le rapport au sujet; 2 » le rapport à la diversité de
l’objet dans le phénomène ; S » » le rapport à toutes les
choses en général.
Or tous les concepts purs en général ont à tenir
compte de l’unité synthétique des représentations, et les
concepts de la raison pure (les idées transcendentales),
de lunité synthétique absolue de toutes les conditions
en général. Par conséquent toutes les idées transcenden-
tales se ramèneront à trois classeSy dont la première con-
tient Tunité absolue (inconditionnelle) du sujet pensant ;
IL 25*
390 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
la seconde^ Tunité absolue de la série des conditions du phé-
nomène; la troisième j F unité absolue de la condition de
tous les objets de la pensée en général
Le sujet pensant est l’objet de hpst/chobgie ; l’ensemble
de tous les phénomènes (le monde), celui de la cosmologie;
et ce qui contient la condition suprême de la possibilité de
tout ce qui peut être conçu (l’être de tous les êtres), l’ob-
jet de la théologie. La raison pure nous fournit donc l’idée
d’une psychologie transcendentale (psgchologia rationalisa
d’une cosmologie transcendentale (cosmobgia rationalis),
enfin d’une théologie transcendentale (theologia transcen-
dentalis). L’entendement ne saurait tracer la plus simple
esquisse de l’une ou de l’autre de ces sciences, quand
même il se lierait à Tusage logique le plus élevé de la
raison, c’est-à-dire à tous les raisonnements imaginables,
de manière à s’avancer de l’un des objets auxquels s’ap-
plique cet usage (d’un phénomène) à tous les autres et à
s’élever ainsi aux membres les plus éloignés de la syn-
thèse empirique ; elle est simplement un produit véri-
table ou un problème de la raison pure.
Quels sont les modes (modi) des concepts purement
rationnels, compris sous ces trois titres de toutes les
idées transcendentales? C’est ce que le chapitre suivant
exposera d’une manière complète. Ils suivent le fil des
catégories. En eifet la raison pure ne se rapporte jamais
directement à des objets, mais aux concepts que l’enten-
dement nous en donne. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir
parcouru tout l’ensemble de ce travail que l’on pourra
comprendre clairement comment, par l’usage synthétique
de cette même fonction dont elle se sert dans les raison-
nemônts catégoriques, la raison est nécessairement con-
duite au concept de l’unité absolue du sujet ^pensant;
SYSTÈME DES IDÉES TRANSCENDENTALES 391
comment le procédé logique qu’elle emploie dans les idées
hypothétiques doit nécessairement amener celle de l’in-
conditionnel absolu dans une série de conditions données;
comment enfin la simple forme du raisonnement disjonc-
tif appelle inévitablement l’idée d’un être de tous les êtres.
Il y a là quelque chose qui, au premier abord, paraît ex-
trêmement paradoxal.
Il n’y a pas, à proprement parler, pour ces idées trans-
cen dentales, de déduction objective possible, comme celle
que nous avons pu donner pour les catégories. C’est qu’en
effet, précisément parce qu elles ne sont que des idées,
elles n’ont point de rapport à quelque objet qui puisse
être donné comme y correspondant. Tout ce que nous
pouvions entreprendre, c’était de les dériver subjective-
ment de la nature de notre raison, et c’est aussi ce que
nous avons fait dans le présent chapitre.
On voit aisément que la raison pure n’a d’autre but
que l’absolue totalité de la synthèse du côté des condi-
tions (soit d’inhérence, soit de dépendance, soit de con-
currence), et qu’elle n’a pas à s’inquiéter de l’intégrité
absolue du côté du conditionnel En effet elle n’a besoin
que de la première, afin de pouvoir supposer la série en-
tière des conditions et la donner ainsi à priori à l’enten-
dement. Dès qu’il y a une condition donnée intégrale-
ment (et inconditionnellement), elle n’a plus besoin d’un
concept rationnel pour continuer la série; car l’entende-
ment descend alors de lui-même de la condition au eon-
ditionnel Ainsi les idées transcendentales ne servent qu’à
^élever dans la série des conditions jusqu’à l’absolu,
c’est-à-dire jusqu’aux principes. Pour ce qui est de des-
cendre vers le conditionnel, il y a bien un usage logique
très-étendu que fait notre raison des lois de l’entende-
392 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE
ment, mais il n’y a point là d’usage transcendental ; et^
si nous nous faisons une idée de l’absolue totalité d’une
synthèse de ce genre (du progressm)^ par exemple de la
série entière de tous les changements future du monde,
ce n’est là qu’un être de raison ^ {em rationis)^ arbitrai-
rement conçu et que la raison ne suppose point nécessai-
rement. En effet, pour concevoir la possibilité du condi-
tionnel, il faut bien supposer la totalité de ses conditions,
mais non pas de ses conséquences. Un tel concept n’est
donc pas une idée transcendentale, seule chose dont nous^
ayons ici à nous occuper.
Enfin on remarquera aussi qu’entre les idées trans-
cendentales mêmes éclate une certaine harmonie, une
certaine unité, et que par le moyen de ces idées la rai-
son pure réduit toutes ses connaissances en système. Il
est si naturel d’aller de la connaissance de soi-même (de
l’âme) à celle du monde, et de s’élever, au moyen de celle-
ci, à celle de l’Être suprême, que cette marche semble
analogue au procédé logique de la raison qui va des pré-
misses à la conclusion * Y a-t-il réellement ici au fond
- Ein GedankencUng,
- La métaphysique n’a pour objet propre de ses recherches que-
trois idées, Dieu, la liberté et VimmortaUté^ et tel est le lien de ces trois
concepts, que le premier, uni au second, doit conduire au troisième,
comme à une conséquence nécessaire. Tout ce dont cette science s’oc-
cupe d’ailleurs n’est pour elle qu’un moyen d’arriver à ces idées et à
leur réalité. Elle n’en a pas besoin pour étudier la nature, mais pour
sortir de ses limites. Si nous pouvions pénétrer ces trois objets, la théo-
logie, la morale et, par l’union des deux premières, la religion, c’est-à-
dire les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que de
la raison spéculative et de rien autre chose. Dans une représentation
systématique de ces idées l’ordre cité serait le plus convenable, comme
ordre synthétique ; mais dans le travail qui doit nécessairement pré-
céder celui-là, l’ordre analytique, qui est l’inverse du premier, est plus
conforme à notre but : c’est en nous élevant de ce que l’expérience
SYSTÈME DES IDÉES TRANSCENDENTALES 393
une analogie cachée, comme celle qui existe entre le pro-
cédé logique et le procédé transcendental ? C’est là en-
core une de ces questions dont on ne trouvera la solu-
tion que dans la suite de ces recherches. Nous avons
pour le moment atteint notre but, en tirant de leur état
équivoque les concepts transcendentaux de la raison, que
les philosophes mêlaient ordinairement à d’autres dans
leurs théories, et qu’ils ne distinguaient même pas con-
venablement des concepts de l’entendement, en indiquant,
avec leur origine, leur nombre déteiminé, au-dessus
duquel il ne peut y en avoir d’autre, et en les présentant
enchaînés dans un ordre systématique. Nous avons ainsi
tracé et circonscrit le champ particulier de la raison
pure.