Critique de la raison pure – Emmanuel Kant

DEUXIÈME SECTION

Ou temps

§ 4

Exposition métaphysique du concept du temps

  1. Le temps n’est pas un concept empirique ou qui
    dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité
    <^u la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous

86 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

notre perception, si la représentation du temps ne lui
servait à priori de fondement. Ce n’est qu’à cette condi-
tion que nous pouvons nous représenter une chose comme
existant dans le même temps qu’une autre (comme si-
multanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la
précédant ou lui succédant).

  1. Le temps est une représentation nécessaire qui
    sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait
    supprimer le temps lui-même par rapport aux phéno-
    mènes en général , quoique l’on puisse bien les retran-
    cher du temps par la pensée. Le temps est donc donné
    à priori. Sans lui , toute réalité des phénomènes est im-
    possible. On peut les supprimer tous, mais lui-même
    (comme condition générale de leur possibilité) ne peut
    être supprimé.
  2. Sur cette nécessité se fonde aussi à priori la pos-
    sibilité de principes apodictiques concernant les rapports
    du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme
    ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension; des temps dif-
    férents ne sont pas simultanés, mais successifs (tandis
    que des espaces différents ne sont pas successifs, mais si-
    multanés). Ces principes ne peuvent pas être tirés de
    l’expérience, car celle-ci ne saurait donner ni absolue gé-
    néraUté, ni certitude apodictique. Il faudrait se borner à
    dire : voilà ce qu’enseigne l’observation générale , et non
    voilà ce qui doit être. Ils ont donc la valeur de règles
    servant en général à rendre possible l’expérience ; bien
    loin que celle-ci nous les enseigne . ce sont eux qui nous
    instruisent à son sujet.
  3. Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme
    on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sen-
    sible. Les temps différents ne sont que des parties d’un

DU TEMPS 87

même temps. Une représentation qui ne peut être don-
née que par un seul objet est une intuition. Aussi cette
proposition, que des temps différents ne peuvent exister
simultanément, ne saurait-elle dériver d’un concept gé-
néral. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement
tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue
dans l’intuition et dans la représentation du temps.

  1. L’infinité du temps ne signifie rien autre chose ,
    sinon que toute quantité déterminée du temps n’est pos-
    sible que comme circonscription d’un temps unique qui
    lui sert de fondement. Il faut donc que la représentation
    origmaire du temps soit donnée comme illimitée. Or,
    quand les parties mêmes d « une chose , quand toutes les
    quantités d’un objet ne peuvent être représentées et dé-
    terminées qu’au moyen d’une Umitation de cet objet, alors
    la représentation entière ne peut être donnée par des
    concepts (car ceux-ci ne contiennent que des représenta-
    tions partielles), mais il y a une intuition immédiate qui
    leur sert de fondement.

§5

Exposition transcendentale du concept du temps (di)

Je me borne à renvoyer le lecteur au n** 3 , où, pour
plus de brièveté, j’ai placé sous le titre d’exposition mé-
taphysique ce qui est proprement transcendental. J’ajou-
terai seulement ici que le concept du changement , ainsi
que celui du mouvement (comme changement de lieu) ne
sont possibles que par et daiv la représentation du temps,

{a) Cette nouvelle exposition a été ajoutée dans la seconde édition.

88 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

et que, si cette représentation n’était pas une intuition
(interne) à priori^ nul concept, quel qu’il fût, ne pourrait
nous faire comprendre la possibilité d’un changement,
c’est-à-dire d’une liaison de prédicats contradictoirement
opposés dans un seul et même objet (par exemple, l’exis-
tence d’une chose dans un lieu et la non-existence de
cette même chose dans le même lieu). Ce n’est que dans
le temps, c’est-à-dire successivement, que deux modes
contradictoirement opposés peuvent convenir à une même
chose. Notre concept du temps explique donc la possibi-
lité de toutes les connaissances synthétiques à priori que
contient la théorie générale du mouvement, qui n’est pas
peu féconde.

§ 6

Conséquences tirées de ce qui précède

A. Le temps n’est pas quelque chose qui existe par
soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une
propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand
on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de
leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu’il fftt
quelque chose qui existât réellement sans objet réel; dans
le second, étant un mode ou un ordre inhérent aux cho-
ses mêmes, il ne pourrait être la condition préalable de
la perception des objets, et nous être donné ou connu à
priori par des propositions synthétiques. Rien n’est plus
facile, au contraire, si le temps n’est que la condition
subjective de toutes les intuitions que nous pouvons
avoir. Alors, en effet, cette forme de l’intuition interne

DU TEMPS 89

peut être représentée antérieurement aux objets, et par
conséquent à priori.

B. Le temps n’est autre chose que la forme du sens
interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de
notre état intérieur. En effet, il ne peut être une déter-
mination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à
la figure, ni à la position, etc.; mais il détermine lui-même
le rapport des représentations dans notre état intérieur.
Et précisément parce que cette intuition intérieure
n’offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut
par l’analogie : nous représentons la suite du temps par
une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties
constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous
concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps,
avec cette seule exception que les parties de la première
sont simultanées, tandis que celles du second sont tou-
jours successives. On voit aussi par là que la représenta-
tion du temps est une intuition, puisque toutes ses rela-
tions peuvent être exprimées par une intuition exté-
rieure.

C. Le temps est la condition formelle à priori de tous
les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure
de toute intuition externe, ne sert de condition à priori
qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme tou-
tes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets
des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-
mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état
intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la
condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans
le temps, le temps est la condition à priori de tout phé-
nomène en général, la condition immédiate des phéno-
mènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la con-

90 ESTHÉTIQUE IRA NSCEÎÎ DENTALE

dition médiate de tons les phénomènes extérieurs. Si je
pnis dire à priori qne tons les phénomènes extérieurs
sont dans l’espace et qu’ils sont déterminés à priori sui-
vant les relations de Tespace, je pnis dire d’une manière
tout à fait générale du principe du sens interne, que tous
les phénomènes en général , c’est-à-dire tous les obfets
des sens, sont dans le temps et qu’ils sont nécessairement
soumis aux relations du temps.

Si nous faisons abstraction de notre mode d’iotuitioD
interne et de la manière dont (au moyen de cette intui-
tion) nous embrasions aussi toutes les intuitions externes
dans notre foculté de représentation, et â, par ocMisé-
quent , nous prenons les objets comme ils peuvent être
en eux-mêmes, alors le temps n’est rien. D n’a de ralear
objective que relativement anx phénomènes, parce que
les phénomènes sont des choses que nous regardons oraune
des objets de nos sens; mais cette valeur objective diqia-
rait dès qu’on fait abstraction de la sensibilité de notre
intuition^ ou de ce mode de représentation qui nous est
propre, et que l’on parle des choses en général. Le teu^
n’est donc autre chose qu’une condition subjective dé
notre (humaine) intuition (laquelle est toujours seosUe^
c’est-à-dire ne se produit qu’autant que nous sommes
affectés par des objets) ; en lui-même, en delM»^ du siget,
il n’est rien. D n’en est pas moins nécessairement objec-
tif par rapport à tous les phénom^ies, par conséquent
aussi à toutes les choses que peut nous offiîr l’expérieoce.
On ne peut pas dire que toutes les choses scmt dans le
temps, puisque dans le concept des dtoses en général, en
Élit abstraction de toute espèce dlntuitkm de ces choses^
et que l’intuition est la condition particulî^ie qui fût
rentrer le temps dans la représentati<m des objets; nuds.

DU TEMPS 91

si Ton ajoute la condition au concept et que Ton dise •
toutes les choses, en tant que phénomènes (en tant qu’ob-
jets de l’intuition sensible) sont dans le temps, ce prin-
cipe a dans ce sens une véritable valeur objective, et il
est universel à priori.

Toutes ces considérations établissent donc la réaUté
empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective rela-
tivement à tous les objets qui peuvent jamais s’offrir à
nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible,
il ne peut jamais y avoir d’objet donné dans l’expérience,
qui ne rentre sous la condition du temps. Nous n’admet-
tons donc pas que le temps puisse prétendre à une réalité
absolue^ comme si, même abstraction faite de la forme de
notre intuition sensible, il appartenait absolument aux
choses à titre de condition ou de propriété. Ces sortes
de propriétés qui appartiennent aux choses en soi ne
sauraient jamais d’ailleurs nous être données par les sens,
n faut donc admettre Yidéalité iranscendentaU du temps,
en ce sens que, si l’on fait abstraction des conditions
subjectives de l’intuition sensible, il n’est plus rien, et
qu’il ne peut être attribué aux choses en soi (indépen-
damment de leur rapport avec notre intuition), soit à
titre de substance, soit à titre de qualité. Mais cette
idéaUté, de même que celle de l’espace, n’a rien de com-
mun avec les subreptions de la sensation : dans ce cas,
on suppose que le phénomène même auquel appartien-
nent tels ou tels attributs a une réalité objective, tandis
que cette réalité disparait entièrement ici, à moins qu’on
ne veuille parler d’une réalité empirique, c’est-à-dire
d’une réalité qui, dans l’objet, ne s’applique qu’au phéno-
mène. Voyez plus haut, sur ce point, la remarque de la
première section.

92 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

Explicatio7i

Cette théorie qui attribue au temps une réalité em-
pirique, mais qui lui refuse la réalité absolue et trans-
cendentale, a soulevé chez des esprits pénétrants une
objection si uniforme que j’en conclus que la même ob-
jection doit naturellement venir à la pensée de tout lec-
teur à qui ces considérations ne sont pas familières. Voici
comment elle se formule : il y a des changements réels
(c’est ce que prouve la succession de nos propres repré-
sentations, dût-on nier tous les phénomènes extérieurs
ainsi que leurs changements); or les changements ne
sont possibles que dans le temps ; donc le temps est quel-
que chose de réel. La réponse ne présente aucune dif-
ficulté. J’accorde l’argument tout entier. Oui, le temps
est quelque chose de réel; c’est en effet la forme réelle
de l’intuition interne. Il a donc une réalité objective
par rapport à l’expérience intérieure, c’est-à-dire que
j’ai réellement la représentation du temps et de mes re-
présentations dans le temps. Il ne doit donc pas être réel-
lement considéré comme un objet, mais comme un
mode de représentation de moi-même en tant qu’objet.
Que si je pouvais avoir l’intuition de moi-même ou d’un
autre être indépendamment de cette condition de la sen-
sibilité, ces mêmes déterminations que nous nous repré-
sentons actuellement comme des changements nous don-
neraient une connaissance où ne se trouverait plus la
représentation du temps, et par conséquent aussi du
changement. Il a donc bien une réalité empirique, comme

DU TEMPS 93

condition de toutes nos expériences; mais, d’après ce
que nous venons de dire, on ne saurait lui accorder une
réalité absolue. H n’est autre chose que la forme de notre
intuition interne*. Si l’on retranche de cette intuition
la condition particulière de notre sensibilité, alors le con-
cept du temps disparait aussi, car il n’est point inhérent
aux choses mêmes, mais seulement au sujet qui les
perçoit

Quelle est donc la cause pourquoi cette objection a
été faite si unanimement, et par des hommes qui n’ont
rien d’évident à opposer à la doctrine de l’idéalité de
l’espace? C’est qu’ils n’espéraient pas pouvoir démontrer
apodictiquement la réalité absolue de l’espace, arrêtés
qu’ils étaient par l’idéalisme, suivant lequel la réalité
des objets extérieurs n’est susceptible d’aucune démons-
tration rigoureuse, tandis que celle de l’objet de nos
sens intérieurs (de moi-même et de mon état) leur parais-
sait immédiatement révélée par la conscience. Les ob-
jets extérieurs, pensaient-ils, pourraient bien n’être qu’une
apparence, mais le dernier est incontestablement quelque
chose de réel. Ils ne songeaient pas que ces deux sortes
d’objets, quelque réels qu’ils soient à titre de représen-
tations, ne sont cependant que des phénomènes, et que
le phénomène doit toujours être envisagé sous deux points
de vue : l’un, où l’objet est considéré en lui-même (indé-
pendamment de la manière dont nous l’apercevons, mais
où par cela même sa nature reste toujours pour nous

  • Je pnis bien dire que mrs représentations sont successives, mais
    cela signifie simplement que j’ai conscience de ces représentation»
    comme dans une suite de temps, c’est-à-dire d’après la forme du sens
    intérieur. Le temps n’est pas pour cela quelque chose en soi. ni même
    une détermination objectivement inhérente aux choses.

94 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

problématique) ; l’autre, où l’on a égard à la forme d^
l’intuition de cet objet, laquelle doit être cherchée dan^
le sujet auquel l’objet apparaît, non dans l’objet lui —
même, mais n’en appartient pas moins réellement et-
nécessairement au phénomène qui manifeste cet objet ‘.

Le temps et l’espace sont donc deux sources 01
peuvent être puisées à priori diverses connaissances
thétiques, comme les mathématiques pures en donnei
un exemple éclatant relativement à la connaissance
l’espace et de ses rapports. C’est qu’ils sont tous deuu
ensemble des formes pures de toute intuition sensible,
et rendent ainsi possibles certaines propositions synthé-
tiques à priori. Mais ces sources de connaissances à
priori se déterminent leurs limites par là même (par cela
seul qu’elles ne sont que des conditions de la sensibilité),
c’est-à-dire qu’elles ne se rapportent aux objets qu’autant
qu’ils sont considérés comme phénomènes et non comme
des choses en soi. Les phénomènes forment le seul champ
où elles aient de la valeur; en dehors de là, il n’y a aucun
usage objectif à en faire. Cette espèce de réalité que
j’attribue à l’espace et au temps laisse d’ailleurs intacte
la certitude de la connaissance expérimentale; car cette
connaissance reste toujours également certaine, que ces
formes soient nécessairement inhérentes aux choses
mêmes ou seulement à notre intuition des choses. Au
contraire, ceux qui soutiennent la réalité absolue de l’es-
pace et du temps, qu’ils les regardent comme des subs-
tances ou comme des qualités, ceux-là se mettent en
contradiction avec les principes de l’expérience. En
effet, s’ils se décident pour le premier parti (comme le

  • Der Erscheinung dièses Gegenstandes.

DU TEMPS 95

font ordinairement les physiciens mathématiciens), il leur
fsLnt admettre comme éternels et infinis et comme exis-
tants par eux-mêmes deux non-êtres ^ (l’espace et le
temps), qui (sans être eux-mêmes quelque chose de réel)
n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est
iréel. Que s’ils suivent le second parti (comme font quel-
ques physiciens métaphysiciens), c’est-à-dire si l’espace
et le temps sont pour eux certains rapports des phéno-
mènes (des rapports de juxtaposition ou de succession)
abstraits de l’expérience, mais confusément représentés
dans cette abstraction, il faut qu’ils contestent aux doc-
trines à priori des mathématiques touchant les choses
Téelles (par exemple dans l’espace), leur valeur ou au
moins leur certitude apodictique, puisqu’une pareille cer-
titude ne saurait être à posteriori^ et que, dans leur opi-
nion, les concepts à priori d’espace et de temps sont de
pures créations de l’imagination, dont la source doit être
réellement cherchée dans l’expérience. C’est en effet,
selon eux, avec des rapports abstraits de l’expérience que
l’imagination a formé quelque chose qui représente bien
ce qu’il y a en elle de général, mais qui ne saurait exister
sans les restrictions qu’y attache la nature. Ceux qui
adoptent la première opinion ont l’avantage de laisser
le champ des phénomènes ouvert aux propositions mathé-
matiques; mais ils sont singulièrement embarrassés par
ces mêmes conditions, dès que l’entendement veut sortir
de ce champ. Les seconds ont, sur ce dernier point,
l’avantage de n’être point arrêtés par les représentations
de l’espace et du temps, lorsqu’ils veulent juger des ob-
jets dans leur rapport avec l’entendement et non comme

‘ UncUnge.

96 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

phénomènes ; mais ils ne peuvent ni rendre compte de la
possibilité des connaissances mathématiques à priori
(puisqu’il leur manque une véritable intuition objective
à priori), ni établir uu accord nécessaire entre les lois
de Texpérience et ces assertions. Or ces deux diffi-
cultés disparaissent dans notre théorie, qui explique
la véritable nature de ces deux formes originaires de la
sensibilité.

Il est clair que l’esthétique transcendentalç ne peut
rien contenir de plus que ces deux éléments, à savoir
l’espace et le temps, puisque tous les autres concepts
appartenant à la sensibilité supposent quelque chose
d’empirique. Le concept même du mouvement, qui réunit
les deux éléments, ne fait pas exception à cette règle.
En effet il présuppose la perception de quelque chose de
mobile. Or, dans l’espace considéré en soi, il n’y a rien
de mobile; il faut donc que le mobile soit quelque chose
que Vexpérimce seule peut trouver dans T espace, par con-
séquent une donnée empirique *. L’esthétique transcen-
dentale ne saurait non plus compter parmi des données
à priori le concept du changement , car ce n’est pas le
temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est
dans le temps. Ce concept suppose donc la perception
d’une certaine chose et de la succession de ses détermi-
nations, par conséquent l’expérience.

  • Ein empirisches Datum.

REMARQUES GÉNÉRALES 97

§8

Remarques générales sur Vesthétique transcendentale

I. D est d’abord nécessaire d’expliquer aussi clairement
que possible notre opinion sur la constitution de la con-
naissance sensible en général, afin de prévenir tout malen-
tendu à ce sujet.

Ce que nous avons voulu dire, c’est donc que toutes
nos intuitions ne sont autre chose que des représentations
de phénomènes; c’est que les choses que nous percevons
ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les perce vons^
et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce
qu’ils nous apparaissent; c’est que, si nous faisons abs-
traction de notre sujet ou seulement de la constitution
subjective de nos sens en général, toutes les propriétés^
tous les rapports des objets dans l’espace et dans le
temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouissent,
parce que rien de tout cela, comme phénomène, ne peut
exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature
des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment
de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous
demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien
de ces objets que la manière dont nous les percevons;
et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien
n’être pas nécessaire à tous les êtres, bien qu’elle le soit
à tous les hommes. Nous n’avons affaire qu’à elle. L’es-
pace et le temps en sont les formes pures; » la sensation
en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître
ces formes qu’à jpriori, c’est-à-dire avant toute perception

I. 7

98 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

réelle, et c’est pourquoi on les appelle des intuitions
pures ; la sensation au contraire est l’élément d’où notre
connaissance tire son nom de connaissance à postermi^
c’est-à-dire d’intuition empirique. Celles-là sont néces-
sairement et absolument inhérentes à notre sensibilité,
quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-
ci peuvent être très-différentes. Quand même nous pour-
rions porter notre intuition à son plus haut degré de
clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la
connaissance de la nature même des objets. Car en tous
cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode
d’intuition, c’est-à-dirô notre sensibilité, toujours soumise
aux conditions d’espace et de temps originairement inhé-
rentes au sujet; quant à savoir ce que sont les objets en
soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la con-
naissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose
qui nous soit donnée.

Prétendre que toute notre sensibilité n’est qu’une re-
présentation confuse des choses, qui contient absolument
tout ce qu’il y a dans ces choses mêmes, mais sous la
forme d’un assemblage de signes et de représentations
partielles que nous ne distinguons pas nettement les unes
des autres, c’est dénaturer les concepts de sensibilité et
de phénomène, et en rendre toute la théorie inutile et
vide. La différence entre une représentation obscure et
une représentation claire est purement logique et ne porte
pas sur le contenu. Le concept du droit, par exemple,
dont se sert toute saine intelligence, contient, sans doute,
tout ce que peut en tirer la plus subtile spéculation; seu-
lement, dans l’usage vulgaire et pratique qu’on en fait,
on n’a pas conscience des diverses idées renfermées dans
ce concept. Mais on ne peut pas dire pour cela que le

REMARQUES GÉNÉRALES 99

concept vulgaire soit sensible et ne désigne qu’un simple
phénomène ; car le droit ne saurait être un objet de per-
ception \ mais le concept en réside dans l’entendement
et représente une qualité (la qualité morale) des actions,
qu’elles doivent posséder en elles-mêmes. Au contraire,
la représentation d’un corps dans l’intuition ne contient
Tien qui puisse appartenir à un objet considéré en lui-
même, mais seulement la manifestation de quelque chose ^
et la manière dont nous en sommes affectés. Or cette
réceptivité de notre capacité de connaître, que l’on nomme
sensibilité, demeurerait toujours profondément distincte
de la connaissance de l’objet en soi, quand même on par-
viendrait à pénétrer le phénomène jusqu’au fond.

La philosophie de Leibnitz et de Wolf ^ a donc assigné
à toutes les recherches sur la nature et l’origine de nos
connaissances un point de vue tout à fait faux, en consi-
dérant la différence entre la sensibilité et l’entendement^
comme purement logique, tandis qu’elle est évidemment
transcendentale et qu’elle ne porte pas seulement sur la
darté ou l’obscurité de la forme , mais sur l’origine et le
<;ontenu du fond. Ainsi, on ne peut dire que la sensibiUté
nous fasse connaître obscurément la nature des choses
en soi, puisqu’elle ne nous la fait pas connaître du tout ;
et, dès que nous faisons abstraction de notre constitution

‘ Das Becht hann gar nicht erscheinen,

  • Die Eracheinung von etwas. — Le mot phénomène pris dans son
    •sens grec (^«tyo^êyoy), répond bien kVErscheinung de Kant. Aussi Pem-
    ployé-je ordinairement pour traduire cette expression ; mais ici, comme
    ■dans quelques autres cas, je lui substitue le moi manifestation^ parce
    que je n’ose écrire : le phénomène de quelque chose, ce qui ne serait
    ni ûtinçais ni clair. J. B.
  • Die LeibnitZ’Wolfische Philosophie. — * Il y a dans le texte : Un-
    ierschied der Sinhlichkeit vom Intellectuellen.

100 ESTHÉTIQUE TRATVSCENDENTALE ‘

subjective, l’objet représenté, avec les propriétés que lui
attribuait l’intuition sensible, ne se trouve plus et ne peut
plus se trouver nulle part , puisque c’est justement cette
constitution subjective qui détermine la forme de cet
objet comme phénomène.

Nous distinguons bien d’ailleurs dans les phénomènes
ce qui est essentiellement inhérent à l’intuition de ces
phénomènes et a une valeur générale pour tout sens hu-
main, de ce qui ne s’y rencontre qu’accidentellement et
ne dépend pas de la constitution générale de la sensibi-
lité, mais de la disposition particulière ou de l’organisa-
tion de tel ou tel sens. On dit de la première espèce de
connaissance qu’elle représente l’objet en soi, et, de la
seconde, qu’elle n’en représente que le phénomène. Mais-
cette distinction est purement empirique. Si l’on s’en tient
là (comme il arrive ordinairement), et que l’on ne consi-
dère pas à son tour (ainsi qu’il convient de le faire) cette
intuition empirique comme un pur phénomène, où l’on
ne trouve plus rien qui appartienne à l’objet en soi, alor&
notre distinction transcendentale s’évanouit, et nous:
croyons connaître les choses en elles-mêmes, bien que,
même dans nos plus profondes recherches sur les objets
du monde sensible , nous n’ayons jamais affaire qu’à des
phénomènes. Ainsi, par exemple, si nous appelons l’arc-
en-ciel, qui Se montre dans une pluie mêlée de soleil, un
pur phénomène, et cette pluie une chose en soi, cette
manière de parler est exacte, pourvu que nous entendions
la pluie dans un sens physique, c’est-à-dire comme une
chose qui, dans l’expérience générale, est déterminée de
telle manière et non autrement au regard de l’intuition,
quelles que soient d’ailleurs les diverses dispositions des
sens. Mais, si nous prenons ce phénomène empirique

REMARQUES GÉNÉRALES 1 01

<l’uDe manière générale, et que, sans nous occuper de
:SOD accord avec tout sens humain, nous demandions
4s’il représente aussi un objet en soi (je ne dis pas des
gouttes de pluie, car elles sont déjà, comme phénomèi^ies ,
des objets empiriques), la question qui porte sur le
rapport de la représentation à l’objet devient alors
transcendentale. Non-seulement ces gouttes de pluie sont
vdepurs phénomènes, mais même leur forme ronde et
jusqu’à l’espace où elles tombent ne sont rien en soi ; ce
ne sont que des modifications ou des dispositions de notre
intuition sensible. Quant à l’objet transcendental, il nous
demeure inponnu.

Une seconde remarque importante à faire sur notre
esthétique transcendentale , c’est qu’elle ne se recom-
mande pas seulement à titre d’hypothèse vraisemblable,
mais qu’elle est aussi certaine et aussi indubitable qu’on
peut l’exiger d’une théorie qui doit servir d’organum.
Pour mettre cette certitude dans tout son jour, prenons
quelque cas qui en montre la valeur d’une manière écla-
tante et jette une nouvelle lumière sur ce qui a été ex-
posé § 3 (a).

Supposez que l’espace et le temps existent en soi ob-
jectivement et comme conditions de la possibilité des
<ihoses elles-mêmes, une première difficulté se présente.
Nous formons à priori sur l’un et sur l’autre, mais parti-
culièrement sur l’espace, un grand nombre de proposi-
tions apodictiques et synthétiques; preûons-le donc ici
principalement pour exemple. Puisque les propositions de
la géométrie sont connues synthétiquement à priori et
Avec une certitude apodictique, je demande où vous pre-

(a) c Et jette » addition de la seconde édition.

102 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

nez ces propositions et sur quoi s’appuie notre entende^
ment pour s’élever à ces vérités absolument nécessaires
et universellement valables. On ne saurait y arriver
qu’au moyen des concepts ou des intuitions , et les uns^
et les autres nous sont donnes soit à priori^ soit à poste-
riori. Or les concepts empiriques et l’intuition empirique
sur laquelle ils se fondent ne peuvent nous fournir d’au-
tres propositions synthétiques que celles qui sont pure^
ment empiriques, et qui, à titre de propositions expéri-
mentales \ ne peuvent avoir cette nécessité et cette uni-
versalité qui caractérisent toutes les propositions de la
géométrie. Reste le premier moyen , celui qui consiste à
s’élever à ces connaissances au moyen de simples con-
cepts ou d’intuitions à priori; mais il est clair que de
simples concepts on ne peut tirer aucune connaissance
synthétique, mais seulement des connaissances analyti-
ques. Prenez, par exemple, cette proposition : deux lignes
droites ne peuvent renfermer aucun espace, et, par con-
séquent, former aucune figure, et cherchez à la dériver
du concept de la ligne droite et de celui du nombre deux.
Prenez encore, si vous voulez, cette autre proposition,,
qu’avec trois lignes droites on peut former une figure, et
essayez de la tirer de ces mêmes concepts. Tous vos
efforts seront vains, et vous vous verrez forcés de recou-
rir à l’intuition, comme le fait toujours la géométric
Vous vous donnez donc un objet dans l’intuition; mais^
de quelle espèce est cette intuition? Est-ce une intuition
pure à priori, ou une intuition empirique? Si c’était une
intuition empirique, nulle proposition universelle, et à plus-
forte raison nulle proposition apodictique n’en pourrait

‘ ErfahrungsscUz.

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