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Critique de la raison pure – Emmanuel Kant

Critique de la raison pure, Emmanuel Kant

INTRODUCTION

I

De la différence de la connaissance pure et de la
connaissance empirique.

l n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne
mencent avec l’expérience ; car par quoi la faculté de
laître serait-elle appelée à s’exercer, si elle ne l’était
it par des objets qui frappent nos sens et qui, d’un
, produisent d’eux-mêmes des représentations, et, de
tre, excitent notre activité intellectuelle à les compa-
à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en
re la matière brute des impressions sensibles pour
brmer cette connaissance des objets qui s’appelle l’ex-
ence? Aucune connaissance ne précède donc en nous,
s le temps, l’expérience, et toutes commencent avec


  • fiais, si toutes nos connaissances commencent avec
    périence, il n’en résulte pas qu’elles dérivent toutes
    ‘expérience. En effet, il se pourrait bien que notre
    laissance expérimentale elle-même fût un assemblage
    posé de ce que nous recevons par des impressions, et
    :e que notre propre faculté de connaître tirerait d’elle-
    ûe (à l’occasion de ces^mpressions sensibles), quoique
    s ne fussions capables de distinguer cette addition
    ec la matière première que quand un long exercice
    s aurait appris à y appliquer notre attention et à les
    arer l’une de l’autre.

46 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

C’est donc , pour le moins , une question qui exige u
examen plus approfondi et qu’on ne peut expédier du pre
mier coup, que celle de savoir s’il y a une connaissanc
indépendante de l’expérience et même de toutes les im-
pressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite
à priori^ et on la distingue de la connaissance empirique^
dont les sources sont à posteriori ^ c’est-à-dire dans Tex-
périence.

Mais cette expression n’est pas encore assez précise
pour faire comprendre tout le sens de la question précé-
dente. En effet, il y a maintes connaissances , dérivées de
sources expérimentales, dont on a coutume de dire que
nous sommes capables de les acquérir ou que nous les
possédons à priori^ parce que nous ne les tirons pas im-
médiatement de l’expérience, mais d’une règle générale
que nous avons elle-même dérivée de l’expérience. Ainsi,
de quelqu’un qui aurait miné les fondements de sa mai-
son, on dirait qu’il devait savoir à priori qu’elle s’écrou-
lerait, c’est-à-dire qu’il n’avait pas besoin d’attendre l’ex-
périence de sa chute réelle. Et pourtant il ne pouvait
pas non plus le savoir tout à fait à priori; car il n’y a
que l’expérience qui ait pu lui apprendre que les corps
sont pesants, et qu’ils tombent lorsqu’on leur enlève leurs
soutiens.

Sous le nom de connaissances à priori^ nous n’enten-
drons donc pas celles qui sont indépendantes de telle ou
telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument
d’aucune expérience. A ces connaissances sont opposées
les connaissances empiriques, ou celles qui ne sont pos-
sibles qu’à posteriori^ c’est-à-dire par le moyen de l’expé-
rience. Parmi les connaissances à priori^ celles-là s’ap-
pellent jt?wr<?5,* qui ne contiennent aucun mélange empi-

INTRODUCTION 4^7

riquç. Ainsi, par exemple, cette proposition : tout chan-
gement a une cause, est une proposition à priori^ mais
non pas pure, parce que l’idée du changement ne peut
Tenir que de Texpérience.

n

Nous sommes en possession de cerlaines connaissances à
priori , et le sem commun lui-même n’en est jamais
dépourvu.

Il importe ici d’avoir un signe qui nous permette de
distinguer sûrement une connaissance pure d’une con-
naissance empirique. L’expérience nous enseigne bien
qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne
puisse être autrement. Si donc, en premiei* lieu^ il se
trouve une proposition qu’on ne puisse concevoir que
comme nécessaire, c’est un jugement àp^iori; si, de plus,
elle ne dérive elle-même d’aucune autre proposition qui
ait à son tour la valeur d’un jugement nécessaire, elle
est absolument à priori En second lieu , l’expérience ne
donne jamais à ses jugements une universalité véritable
ou rigoureuse , mais seulement supposée et comparative
(fondée sur l’induction), si bien que tout revient à dire
que nous n’avons point trouvé jusqu’ici dans nos obser-
vations d’exception à telle ou telle règle. Si donc on con-
çoit un jugement comme rigoureusement universel, c’est-
à-dire comme repoussant toute exception, c’est que ce
jugement n’est point dérivé de l’expérience, mais que sa
valeur est absolument à priori L’universalité empirique

48 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

n’est donc qu’une extension arbitraire de valeur * : d’une
proposition qui s’applique à la plupart des cas on passe
à une autre qui vaut pour tous les cas, comme celle-ci,
par exemple : tous les corps sont pesants. Lorsque, au
contraire , une rigoureuse universalité est le caractère
essentiel d’un jugement, c’est qu’il suppose une source^
particulière de connaissances, c’est-à-dire une faculté de
connaître à priori La nécessité et l’universalité absolue
sont donc les marques certaines de toute connaissance à
priori^ et elles sont elles-mêmes inséparables. Mais, comme
dans l’usage, il est parfois plus facile de montrer la limi-
tation empirique ‘^ des jugements que leur contingence,
ou l’universalité absolue que la nécessité, il est bon de
se servir séparément de ces deux critérium, dont chacun
est à lui seul infaillible.

Maintenant, qu’il y ait dans la connaissance humaine
des jugements nécessaires et absolument universels, c’est-
à-dire des jugements purs à priori^ c’est ce qu’il est facile
de montrer. Veut-on prendre un exemple dans les scien-
ces : on n’a qu’à jeter les yeux sur toutes les proposi-
tions des mathématiques. Veut-on le tirer de l’usage le
plus ordinaire de l’entendement : on le trouvera dans
cette proposition, que tout changement doit avoir une
cause. Dans ce dernier exemple, le concept d’une cause
contient même si évidemment celui de la nécessité d’une
liaison entre la cause et l’effet et celui de l’absolue uni-
versalité de la règle, qu’il serait tout à fait perdu si,
comme l’a tenté Bume, on pouvait le dériver de la fré-
quente association du fait actuel avec le fait précédent

‘ Eine mVkûrliche Sieigerung der Qultigkeit — ‘ Die empirische
Beschrànktheit

INTRODUCTION 49

et de l’habitude où nous sommes (et qui n’est qu’une
nécessité subjective) d’en lier entre elles les représenta-
tions, n n’est pas nécessaire d’ailleurs de recourir à ces
exemples pour démontrer la réalité de principes purs à
/mn dans notre connaissance; on pourrait aussi la prou-
ver à priori^ en montrant que, sans eux, l’expérience
même serait impossible. En effet, où cette expérience
puiserait-elle la certitude, si toutes les règles d’après les-
quelles elle se dirige étaient toujours empiriques, et, par
conséquent, contingentes? Aussi ne saurait-on donner des
règles de ce genre pour des premiers principes. Mais nous
nous contenterons ici d’avoir établi comme une chose de
fait l’usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que le
critérium qui sert à le distinguer. Ce n’est pas seulement
dans certains jugements, mais aussi dans quelques con-
cepts que se révèle une origine à priori Écartez succes-
sivement de votre concept expérimental d’un corps tout ce
qu’il contient d’empirique : la couleur, la dureté ou la
mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste toujours
^espace qu’occupait ce corps (maintenant tout à fait éva-
noui), et que vous ne pouvez pas supprimer par la pensée.
De même, si, de votre concept empirique d’un objet quel-
conque, corporel ou non, vous retranchez toutes les proprié-
tés que l’expérience vous enseigne, vous ne pouvez cepen-
dant lui enlever celles qui vous le font concevoir comme
une substance ou comme inhérent à une substance (quoi-
que ce concept soit plus déterminé que celui d’un objet en;
général). Contraints par la nécessité avec laquelle ce
concept s’impose à vous, il vous faut donc avouer qu’il
a son siège à priori dans votre faculté de connaître (a).

(a) Dans la première édition, à la place de ces deux, premières sec-
I. 4

50 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

m

La philosophie a besoind’une science qui détermine à priori
la possibilité, les principes et Vétendue de toutes nos
connaissances.

Une chose plus importante encore à remarquer que
tout ce qui précède, c’est que certaines connaissances sor-
tions, l’Introduction, qui en tout n’en comprenait que deux (I. Idée de
la pMîosophie transcendentale, et II. Division de cette même philoso-
phie), contenait simplement ce qui suit :

c L’expérience est sans aucun doute le premier produit de notre
entendement mettant en œuvre la matière brute des impressions sen-
sibles. Elle est donc le premier enseignement, et cet enseignement est
tellement inépuisable dans son développement que toute la chaîne des
générations futures ne manquera jamais de connaissances nouvelles
recueillies sur ce terrain. Pourtant elle est loin d’être le seul champ
où se borne notre entendement. Elle nous dit bien ce qui est, mais non
pas ce qui est nécessairement et ne peut être autrement. Aussi ne nous
donné-t-elle pas une véritable universalité, et la raison, qui est si avide
de cette espèce de connaissances, est- elle plutôt excitée par elle que
satisfaite. Des connaissances universelles, ayant en même temps le ca-
ractère d’une nécessité intrinsèque, doivent être claires et certaines par
ell(s-mêmes, indépendamment de l’expérience ; on les nomme pour cette
raison des connaissances à priori. Au contraire, ce qui est simplement
emprunté de l’expérience n’est connu, suivant les expressions consa-
crées, qu’à posteriori^ ou empiriquement.

< Il y a maintenant une chose très-remarquable, c’est que même à
nos expériences se mêlent des connaissances qui ont nécessairement
une origine à priori, tt qui peut-être ne servent qu’à lier nos représen-
tations sensibles. En effet, si de ces expériences on écarte tout ce qui
appartient aux sens, il reste encore certains concepts primitifs avec les
jugements qui en dérivent, et ces concepts et ces jugements doivent se
produire tout à fait à priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expé-
rience, puisqu’ils font que l’on peut dire, ou du moins que l’on croit
pouvoir dire, des objets qui apparaissent à nos sens, plus que ce que
nous enseignerait la seule expérience, et que ces assertions impliquent
une véritable universalité et une nécessité absolue que la connaissance
purement empirique ne saurait produire. »

INTRODUCTION 51

tent du champ de toutes les expériences possibles, et, au
moyen de concepts auxquels nul objet correspondant ne
peut être donné dans l’expérience, semblent étendre le
cercle de nos jugements au delà des limites de ce champ.
C’est justement dans cet ordre de connaissances , qui
dépasse le monde sensible et où l’expérience ne peut ni
conduire ni rectifier notre jugement, que notre raison
porte ses investigations. Et nous les regardons comme
bien supérieures, par leur importance et par la su-
blimité de leur but, à tout ce que l’entendement peut
nous apprendre dans le champ des phénomènes ; aussi,
au risque de nous tromper, tentons-nous tout plutôt
que de renoncer à d’aussi importantes recherches,
soit par crainte de notre insuffisance , soit par dédain
ou par indifférence. Ces problèmes inévitables (a)
de la raison pure sont Dieu^ la liberté et Vimmortalitè. On
appelle métaphysique la science dont le but dernier est
la solution de ces problèmes , et dont toutes les disposi-
tions sont uniquement dirigées vers cette fin. Sa méthode
est d’abord dogmatique, c’est-à-dire qu’elle entreprend
avec confiance l’exécution de cette œuvre, sans avoir
préalablement examiné si une telle entreprise est ou n’est
pas au-dessus des forces de la raison.

Il semble pourtant bien naturel qu’aussitôt après avoir
quitté le sol de l’expérience, on n’entreprenne pas de
construire l’édifice de la science avec les connaissances
que l’on possède, sans savoir d’où elles viennent et sur la
foi de principes dont on ne connaît pas l’origine, et que
l’on s’assure d’abord par de soigneuses investigations des

(a) Tout le reste de l’alinéa, à partir d’ici, est une addition de la se-
conde édition.

52 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

fondements de cet édifice, ou que l’on commence par se
poser préalablement ces questions : comment donc l’en-
tendement peut-il arriver à toutes ces connaissances à
priori, quelle en est l’étendue, la valeur et le prix ? Il n’y
a dans le fait rien de plus naturel, si, par ce mot naturel,
on entend ^ce qui doit se faire raisonnablement. Mais, si
l’on entend par là ce qui arrive généralement, rien, au
contraire, n’est plus naturel et plus facile à comprendre
que le long oubli de cette recherche. En effet, une partie
de ces connaissances, les connaissances mathématiques,
sont depuis longtemps en possession de la certitude, et
font espérer le même succès pour les autres, quoique
celles-ci soient peut-être d’une nature toute différente.
En outre, dès qu’on a mis le pied hors du cercle de l’ex-
périence, on est sûr de ne plus être contredit par elle.
Le plaisir d’étendre ses connaissances est si grand que
l’on ne pourrait être arrêté dans sa marche que par une
évidente contradiction, contre laquelle on viendrait se
heurter. Or il est aisé d’éviter cette pierre d’achoppe-
ment, pour peu que l’on se montre avisé dans ses fic-
tions, qui n’en restent pas moins des fictions. L’éclatant
exemple des mathématiques nous montre jusqu’où nous
pouvons aller dans la connaissance à priori sans le se-
cours de l’expérience. Il est vrai qu’elles ne s’occupent que
d’objets et de connaissances qui peuvent être représentés
dans l’intuition; mais on néglige aisément cette circons-^
lance, puisque l’intuition dont il s’agit ici peut être elle-
même donnée à priori, et que, par conséquent, elle se
distingue à peine d un simple et pur concept. Entraînés
par cet exemple de la puissance de la raison, notre pen-
chant à étendre nos connaissances ne connaît plus
de bornes. La colombe légère, qui, dans son libre vol,

INTRODUCTION 53

fend Taîr dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer
qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi
que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l’in-
telligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les
ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement
pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts,
il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point
4’appui où il pût appliquer ses forces pour changer l’en-
tendement de place. C’est le sort commun de la raison
humaine dans la spéculation , de commencer par cons-
truire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus
tard à s’assurer si les fondements en sont solides. Mais
alors nous cherchons toutes sortes de prétextes pour
BOUS consoler de son manque de solidité, ou même pour
nous dispenser de le soumettre à une épreuve si tardive
<ît si dangereuse. Ce qui, tant que dure la construction,
nous exempte de tout souci et de tout soupçon , et nous
trompe par une apparente solidité, le voici. Une grande
partie, et peut-être la plus grande partie de l’œuvre de
notre raison, consiste dans l’analyse des concepts que
nous avons déjà des objets. Il en résulte une foule de
connaissances qui, bien qu’elles ne soient que des expli-
cations ou des éclaircissements de ce que nous avions
déjà pensé dans nos concepts (mais d’une manière con-
fuse), et, bien qu’au fond elles n’étendent nullement les
concepts que nous possédons, mais ne fassent que les co-
ordonner, n’en sont pas moins estimées, du moins dans la
forme, à l’égal de vues nouvelles. Or comme cette mé-
thode fournit une connaissance réelle à priori^ qui a un
développement certain et utile, la raison, dupe de cette
illusion, se laisse aller, sans s’en apercevoir, à des asser-
tions d’une toute autre espèce, et elle ajoute à/^r^m aux

54 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

concepts donnés des idées tout à fait étrangères, sans
savoir comment elle y est arrivée, et sans même songer
à se poser cette question. Je vais donc traiter tout d’a-
bord de la différence de ces deux espèces de connais-
sances.

IV De la différence des jugemenLs analytiqites et des jugements:

synthétiques.

Dans tous les jugements, où l’on conçoit le rapport
d’un sujet à un prédicat (je ne parle ici que des juge-
ments affirmatifs; il sera facile d’appliquer ensuite aux
jugements négatifs ce que j’aurai établi), ce rapport est
possible de deux manières. Ou bien le prédicat B appar-
tient au sujet A comme quelque chose déjà contenu
(mais d’une manière cachée) dans le concept A : ou bien
By quoique lié à ce concept, est placé tout à fait en de-
hors de lui. Dans le premier cas je nomme le jugement
analytique; je l’appelle synthétique dans le second. Les
jugements analytiques (affirmatifs) sont donc ceux dans
lesquels l’union du prédicat avec le sujet est conçue
comme un rapport d’identité; ceux où cette union est
conçue sans identité sont des jugements synthétiques.
On pourrait aussi nommer les premiers des jugements
explicatifs ^y et les seconds des jugements exten9îfs\
Les premiers, en effet, n’ajoutent rien par le prédicat
au concept du sujet, mais ne font que le décomposer par

  • Erlàuterungsurtheile. — * Erweiterungsurtheile.

INTRODUCTION 55

le moyen de l’analyse en ses divers éléments déjà con-
çus avec lui (quoique d’une manière confuse); les se-
conds, au contraire, ajoutent au concept du sujet un
prédicat qui n’y était pas conçu et qu’aucune analyse
n’aurait pu en faire sortir. Par exemple, quand je dis :
tous les corps sont étendus, c’est là un jugement analy-
tique. Car je n’ai pas besoin de sortir du concept que
j’attache au corps pour trouver l’étendue et l’unir avec
lui; il me suffit de le décomposer, c’est-à-dire d’avoir
conscience des éléments divers* que je conçois tou-
jours en lui, pour y trouver ce prédicat. C’est donc un
jugement analytique. Au contraire, quand je dis : tous
les corps sont pesants, ce prédicat est quelque chose d’en-
tièrement différent de ce que je conçois dans l’idée que
je me fais d’un corps en général. L’addition de ce pré-
dicat forme donc un jugement synthétique.

Les jtigemenls d’expérience sont tous, comme tels, syn-
thétiques. En effet, il serait absurde de fonder un juge-
ment analytique sur l’expérience, puisque, pour former
un jugement de cette sorte, je n’ai pas besoin de sortir
de mon concept, et par conséquent de recourir au témoi-
gnage de l’expérience. Cette proposition : le corps est
étendu, est une proposition à priori^ et non point un juge-
ment d’expérience. En effet, avant de m’adresser à
l’expérience, j’ai déjà dans le concept toutes les condi-
tions de mon jugement; je n’ai plus qu’à en tirer le pré-
dicat suivant le principe de contradiction, et dès lors
aussi j’ai conscience de la nécessité de mon jugement,
chose que l’expérience ne saurait m’enseigner. Au con-
traire, je ne comprends point d’abord dans le concept

‘ Des MannigfaUigen,

56 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

d’un corps en général le prédicat de la pesanteur; mais,
comme ce concept désigne un objet d’expérience qu’il
ne détermine qu’en partie, j’y puis ajouter d’autres
parties également tirées de l’expérience. Au lieu d’appro-
fondir analy tiquement , comme dans le premier cas, le
concept du corps en y reconnaissant certains caractères
qui tous y sont compris, tels que l’étendue, l’impénétrabilité,
la figure, etc.; j étends ici ma connaissance, et, en retour-
nant à l’expérience, qui m’a déjà fourni ce concept de
corps, j’y trouve la pesanteur toujours unie aux caractères
précédents, et je l’ajoute synthétiquement à ce concept
comme prédicat. C’est donc sur l’expérience que se fonde
la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur
avec le concept du corps, puisque, si l’un des deux con-
cepts n’est pas contenu dans l’autre, ils n’en sont pas
moins liés Tun à l’autre, mais d’une manière purement
contingente, comme parties d’un même tout, c’est-à-dire
de l’expérience, qui est elle-même une liaison synthétique
d’intuitions (a).

(a) Cet alinéa a remplacé les deux suivants, de la première édition :
c n résulte clairement de là : !• que les jugements analytiques n’é-
tendent nullement notre connaissance, mais qu’ils se bornent à déve-
lopper le concept que j’ai déjà et à me l’expliquer ainsi; 2» que dans
les jugements synthétiques il faut que je cherche encore en dehors du
concept du sujet quelque autre chose (X) sur quoi s’appuie mon enten-
dement pour joindre à ce concept un prédicat qui lui appartienne, sans
y être contenu.

c Les jugements empiriques ou d’expérience n’offrent ici aucune
difficulté. En effet cette X n’est que l’expérience plus complète de l’objet
déterminé par un concept A, qui n’est qu’une partie de cette expé-
rience. Car, quoique je ne comprenne point d’abord dans le concept
d’un corps en général le prédicat de la pesanteur, ce concept désigne
une partie d’une expérience complète, à laquelle je puis ajouter d’autres
parties qui appartiennent au même concept. Je puis d’abord approfondir
analytiquement le concept du corps, en y reconnaissant certains carac-
tères qui tous y sont compris, comme l’étendue, rimpénétrabilité, la

INTRODUCTION 57

Mais ce moyen d’explication ne saurait nullement
s’appliquer aux jugements synthétiques à priori. Pour
sortir du concept A et en reconnaître un autre B comme
Jui étant lié, sur quoi puis-je m’appuyer, et comment
cette synthèse est-elle possible, puisque je n’ai pas ici
l’avantage de pouvoir recourir au champ de lexpérience ?
Qu’on prenne cette proposition : tout ce qui arrive a sa
cause. Dans le concept de quelque chose qui arrive je
conçois bien une existence qu’un temps a précédée, etc.,
et je puis tirer de là des jugements analytiques;
mais le concept d’une cause réside tout à fait en dehors
de co concept et exprime quelque chose qui est tout à fait
différent de l’idée d’événement, et qui, par conséquent,
n’y est pas contenu. Comment donc puis-je dire de ce
qui arrive en général quelque chose qui en est tout à fait
différent, et reconnaître que, bien que le concept de la
cause n’y soit point contenu, il y est pourtant hé, et
même nécessairement ? Quel est ici cette inconnue X où
s’appuie l’entendement, lorsqu’il pense trouver en dehors
du concept A un prédicat B qui est étranger à ce con-
cept, mais qu’il croit devoir lui rattacher? Ce ne peut
être l’expérience, puisque le principe dont il s’agit ici,
CD joignant la seconde idée à la première, n’exprime pas
seulement une plus grande généraUté, mais qu’il revêt
Je caractère de la nécessité, et que, par conséquent, il est
tout à fait à priori et se tire de simples concepts. Tout
Je but final de notre connaissance spéculative à priori

figare, etc.; mais ici j’étends ma connaissance, et, en retournant à
l’expérience qui m’a déjà fourni ce concept de corps, j’y trouve la pe-
santeur toujours unie aux caractères précédents. C’est donc sur l’expé-
rience de cette X, qui se trouve en dehors du concept A, que se fonde
la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur B avec le
concept A, »

58 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

repose sur des principes synthétiques ou extensifs de
cette espèce ; car les principes analytiques sont sans doute
très-importants et très-nécessaires, mais ils ne servent
qu’à donner aux concepts la clarté indispensable à cette
synthèse sûre et étendue qui seule est une acquisition
réellement nouvelle.

Toutes les sciences théorétique^ de la raison contiennent
des jugements synthétiques qui leur servent de prin-
cipes (d).

I. Les jugements mathématiques sont tous synthé-
tiques. Cette proposition semble avoir échappé jusqu’ici
à l’observation de tous ceux qui ont analysé la raison

(a) Cette section et la suivante sont encore des additions de la se-
conde édition. La première ne contenait que les lignes qui suivent a?ec
la note correspondante :

« Il y a donc ici au fond une sorte de mystère * dont rexplication
peut seule rendre sûrs et incontestables les progrès de Pesprit dans le
champ sans bornes de la connaissance purement intellectuelle. Il s’agit
de découvrir dans toute son universalité le principe de la possibilité
des jugements synthétiques à priori^ de constater les conditions qoi
rendent possible chaque espèce de jugements de cette sorte, et, non paa
d’indiquer dans une esquisse rapide, mais de déterminer d’une manière
complète et qui suffise à toutes les applications, toute cette connais-
sance (qui constitue leur espèce propre), en la ramenant à nn système
suivant ses sources originaires, ses divisions, son étendue et ses
limites. »

  • « S’il était venu à Pesprit de quelque ancien de poser sealement
    cette question, elle aurait opposé à elle seule une puissante barrière à
    tous les systèmes de la raison pure qui se sont élevés jusqu’à nos jours,
    et elle aurait épargné bien des tentatives inutiles, auxquelles on s’est
    livré aveuglément sans savoir proprement de quoi il s’agissait. »

INTRODUCTION 59

iiumaine, et elle parait même en opposition avec toutes
Jeurs suppositions; elle est pourtant incontestablement
certaine, et elle a une grande importance par ses résul-
tats. En effet, comme on trouvait que les raisonnements
des mathématiques procédaient tous suivant le principe
de contradiction (ainsi que l’exige la nature de toute cer-
titude apodictique), on se persuadait que leurs principes
devaient être connus aussi à l’aide du principe de con-
tradiction, en quoi l’on se trompait; car si le principe
de contradiction peut nous faire admettre une proposition
synthétique, ce ne peut être qu’autant qu’on présuppose
une autre proposition synthétique, d’où elle puisse être
tirée, mais en elle-même elle n’en saurait dériver.

Il faut remarquer d’abord que les propositions propre-
ment mathématiques sont toujours des jugements à priori
et non empiriques, puisqu’elles impliquent une nécessité
qui ne peut être tirée de l’expérience. Si l’on conteste
cela, je restreindrai alors mon assertion aux mathéma-
tiques pures, dont la seule idée emporte qu’elles ne con-
tienn^t point de connaissances empiriques, mais seule-
ments des connaissances pures à priori.

On est sans doute tenté de croire d’abord que cette
proposition 7+5=12 est une proposition purement ana-
lytique, qui résulte, suivant le principe de contradiction,
du concept de la somme de sept et de cinq. Mais, quand
on y regarde de plus près, on trouve que le concept de
la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la
réunion de deux nombres en un seul, et qu’elle ne nous
fait nullement connaître quel est ce nombre unique qui
contient les deux autres. L’idée de douze n’est point du
tout conçue par cela seul que je conçois cette réunion
de cinq et de sept, et j’aurais beau analyser mon concept

60 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

d’une telle somme possible, je n’y trouverais point le
nombre douze. Il faut que je sorte de ces concepts en
ayant recours à l’intuition qui correspond à l’un des
deux, comme par exemple à celle des cinq doigts de la
main, ou (comme l’enseigne Segner en son arithmétique)
à celle de cinq points^ et que j’ajoute ainsi peu à peu au
concept de sept les cinq unités données dans l’intuition.
En effet je prends d’abord le nombre 7, et en me ser-
vant pour le concept de cinq des doigts de ma main
comme d’intuition, j’ajoute peu à peu au nombre 7, à
l’aide de cette image, les unités que j’avais d’abord réu-
nies pour former le nombre cinq, et j’en vois résulter le
nombre 1 2. Dans le concept d’une somme =7+5,
j’ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non
pas que cette somme était égale à 12. Les propositions
arithmétiques sont donc toujours synthétiques; c’est ce
que l’on verra plus clairement encore en prenant des
nombres plus gi’ands : il devient alors évident que, de
quelque manière que nous tournions et retournions nos
concepts, nous ne saurions jamais trouver la somme
sans recourir à l’intuition et par la seule analyse de ces
concepts.

Les principes de la géométrie pure ne sont pas da-
vantage analytiques. C’est une proposition synthétique
que celle-ci : entre deux points la Ugne droite est la plus
courte. En effet mon concept de droit ne contient rien
qui se rapporte à la quantité; il n’exprime qu’une qua-
lité. Le concept du plus court est donc une véritable
addition, et il n’y a pas d’analyse qui puisse le faire
sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici en-
core recourir à l’intuition ; elle seule rend possible la
synthèse.

INTRODUCTION 6 1

Un petit nombre de principes, supposés par les géo-
mètres, sont, il est vrai, réellement analytiques et re-
posent sur le principe de contradiction; mais ils ne
servent, comme propositions identiques, qu’à l’enchaîne-
ment de la méthode, et ne remplissent pas la fonction
de véritables principes. Tels sont, par exemple, les axio-
mes «= a, le tout est égal à lui-même, ou (a+i) > a,
c’est-à-dire le tout est plus grand que sa partie. Et ce-
pendant ces axiomes mêmes, bien qu’ils tirent leur valeur
de simples concepts, ne sont admis en mathématiques
que parce qu’ils peuvent être représentés dans l’intui-
tion. *Ce qui nous fait croire généralement que le prédi-
cat de cette sorte de jugements apodictiques est déjà
renfermé dans notre concept, et qu’ainsi notre jugement
est analytique, c’est tout simplement l’anfibiguïté de l’ex-
pression. Il nous faut en effet ajouter à un concept donné
un certain prédicat, et cette nécessité est déjà attachée
aux concepts. Mais il ne s’agit pas ici de ce que nous
devons ajouter par la pensée à un concept donné, mais
de ce que nous y pensons réellement, bien que confusé-
ment. Or ou voit par là que, si le prédicat se rattache
nécessairement à ce concept, ce n’est pas comme y étant
conçu, mais au moyen d’une intuition qui doit s’y
joindre.

  1. La science de la nature ou la physique ^ contient
    des jugements synthétiques à priori qui lui servent de
    principes. Je ne prendrai pour exemples que ces deux
    propositions : dans tous les changements du monde cor-
    porel la quantité de matière reste invariable; — dans
    toute communication du mouvement l’action et la réac-

‘ Naiurmssenschaft (Physica).

62 CRlTfQUE DE LA RAISON PURE

tion doivent être égales l’une à l’autre. Il est clair que
ces deux propositions non-seulement sont nécessaires et
ont par conséquent une origine à priori^ mais encore
qu’elles sont synthétiques. En effet, l’idée de matière ne
me fait pas concevoir sa permanence, mais seulement
sa présence dans l’espace qu’elle remplit. Je sors donc
réellement du concept de matière pour y ajouter à priori
quelque chose que je n’y concevais pas. La proposition
n’est donc pas conçue analytiquement, mais synthétique-
ment, quoique à priori, et il en est de même de toutes les
autres propositions de la partie pure de la physique.

  1. La métaphysique, même envisagée comme une
    science qu’on n’a fait que chercher jusqu’ici, mais que
    la nature de la raison humaine rend indispensable, doit
    aussi contenir des connaissances synthétiques à priori.
    H ne s’agit pas seulement dans cette science de décom-
    poser et d’expliquer analytiquement par là les concepts
    que nous nous faisons à priori des choses; mais nous y
    voulons étendre à priori notre connaissance. Nous nous
    servons à cet effet de principes qui ajoutent au concept
    donné quelque chose qui n’y était pas contenu, et au
    moyen de jugements synthétiques à priori nous nous
    avançons jusqu’à un point où l’expérience elle-même ne
    peut nous suivre, comme par exemple dans cette propo-
    sition : le monde doit avoir un premier principe, etc. C’est
    ainsi que la métaphysique, envisagée du moins dans son
    eut, se compose de propositions à priori purement syn-
    thétiques.

VI Problème général de la raison pure.

C’est avoir déjà beaucoup gagné que de pouvoir ra-
mener une foule de recherches sous la formule d’un
UDique problème. Par là, en effet, non-seulement nous
facilitons notre propre travail, en le déterminant avec
précision, mais il devient aisé à quiconque veut le con-
trôler, de juger si nous avons ou non rempli notre des-
sein. Or le véritable problème de la raison pure est
renfermé dans cette question : Comment des jugements
iyrUhétiques à priori sont-ils possibles?

Si la métaphysique est restée jusqu’ici dans un état
d’incertitude et de contradiction, la cause en est simple-
ment que cette question, peut-être même la différence
^es jugements analytiques et des jugements synthétiques,
ne s’est pas présentée plus tôt aux esprits. C’est de la
solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée
«de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la méta-
physique. David Hume est de tous les philosophes celui
^ui s’en est le plus approché, mais il est loin de l’avoir
conçu avec assez de précision et dans toute sa généra-
lité. S’arrêtant uniquement à la proposition synthétique
4e la liaison de l’effet avec sa cause {prindpium causali-
Mis\ il crut pouvoir conclure que ce principe est tout
à fait impossible à priori. Il résulte de son raisonnement
que tout ce qu’on nomme métaphysique n’est qu’une pure
opinion consistant à attribuer à une vue soi-disant ration-
nelle ce qui, en réalité, ne nous est connu que par l’ex-

64 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

périence et tire de l’habitude l’apparence de la nécessité.
H n’aurait jamais avancé une pareille assertion, qui dé-
truit toute philosophie pure, s’il avait eu devant les yeux
notre problème dans toute sa généralité ; car il aurait
bien vu que, d’après son raisonnement, il ne pourrait y
avoir non plus de mathématiques pures, puisqu’elles con-
tiennent certainement des propositions synthétiques à
prion, et son bon sens aurait reculé devant cette consé-
quence.

La solution du précédent problème suppose la possi-
bilité d’un usage pur de la raison dans l’établissement et
le développement de toutes les sciences qui contiennent
une connaissance théorétique à priori de certains objets,
c’est-à-dire qu’elle suppose elle-même une réponse à ces-
questions :

Comment les mathématiques pures sont-elles possibles?

Comment la physique pure est-elle possible ?

Puisque ces sciences existent réellement, il est tout
simple que l’on se demande comment elles sont possibles;
car il est prouvé par leur réalité même qu’elles doivent
être possibles *. Mais pour la métaphysique^ comme elle
a toujours suivi jusqu’ici une voie détestable, et comme^
on ne peut dire qu’aucune des tentatives qui ont été faites
jusqu’à présent pour atteindre son but essentiel ait réel-

  • On mettra peut-être en doute la réalité de la physique pure ; mais-
    pour peu que Pon fasse attention aux diverses propositions qui s’offrent
    au début de la physique proprement dite (de la physique empirique>
    comme le principe de la permanence de la même quantité de matière,
    ou celui de Pinertie, ou celui de Pégalité de Paction et de la réac-,
    tion, etc., on se convaincra bientôt que ces propositions constituent une
    physica pura (ou rationaUs)^ qui mériterait bien d’être exposée séparé-
    ment, comme une science spéciale, dans toute son étendue, si large ou.
    si étroite qu’elle soit

INTRODUCTION 65

lement réussi, il est bien permis à chacun de douter de
sa possibilité.

Cependant cette espèce de connaissance peut aussi en un
certain sens être considérée comme donnée, et la métaphy-
sique est bien réelle, sinon à titre de science, du moins à
titre de disposition naturelle ^ {metaphysica naturalis). En-
effet la raison humaine, poussée par ses propres besoins, et
sans que la vanité de beaucoup savoir y soit pour rien, s’é-
lève irrésistiblement jusqu’à ces questions qui ne peuvent
être résolues par aucun usage expérimental de la raison ni
par aucun des principes qui en émanent. C’est ainsi qu’une
sorte de métaphysique se forme réellement chez tous les
hommes, dès que leur raison est assez mûre pour s’élever à
la spéculation ; cette métaphysique-là a toujours existé et
existera toujours. Il y a donc lieu de poser ici cette ques-
tion : comment la métaphysique est-elle possible à titre de
disposition naturelle? c’est-à-dire comment naissent de la
nature de l’intelligence humaine en général ces questions
que la raison pure s’adresse et que ses propres besoins la
poussent à résoudre aussi bien qu’elle le peut ?

Comme dans toutes les tentatives faites jusqu’ici pour
résoudre ces questions naturelles, par exemple celle de
savoir si le monde a eu un commencement ou s’il existe
de toute éternité, on a toujours rencontré d’inévitables
contradictions, on ne saurait se contenter de oette simple
disposition à la métaphysique dont nous venons de parler^
c’est-à-dire se reposer sans examen (1) sur cette seule
faculté de la raison pure qui ne manque pas de produire
une certaine métaphysique (bonne ou mauvaise) ; mais^

  • NaPuranlage,

(!) Ces mots sans examen ne sont pas dans le texte, mais ils sont
conformes à la pensée de Eant et la rendent plus claire. J. B.

I. 5

66 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

il doit être possible d’arriver, sur les objets des questioi
métaphysiques, à une certitude, soit de connaissance, so
d’ignorance, c’est-à-dire de décider si la raison pui
peut ou ne peut pas porter quelque jugement à lei
égard, et par conséquent d’étendre avec confiance so
domaine, ou de lui fixer des limites précises et sûre
Cette dernière question, qui découle du problème génér;
précédemment posé, revient à celle-ci: comment la méh
physique est-elle possible à titre de science?

La critique de la raison finit donc nécessairement pj
conduire à la science ; au contraire l’usage dogmatique d
la raison sans critique ne conduit qu’à des assertions sai
fondement, auxquelles on en peut opposer d’autres toi
aussi vraisemblables, c’est-à-dire, en un mot, saisce^ticism

Aussi cette science ne peut-elle avoir une étendue bie
effrayante, car elle n’a point à s’occuper des objets de 1
raison, dont la variété est infinie, mais de la raison ell(
même, ou des problèmes qui sortent de son sein et qui li
sont imposés, non par la nature des choses, fort différente
d’elle-même, mais par sa propre nature. Dès qu’elle a ^
pris d’abord à connaître parfaitement sa puissance relat
vement aux objets qui peuvent se présenter à elle dai
l’expérience , il devient alors facile de déterminer d’ut
manière complète et certaine l’étendue et les limites d
l’usage qu’on en peut tenter en dehors de toute expérienc

On peut donc et l’on doit considérer comme no
avenues toutes les tentatives faites jusqu’ici pour cong
tituer dogmatiquement la métaphysique. En effet, i
qu’il y a d’analytique dans telle ou telle doctrine de i
genre, c’est-à-dire la simple décomposition des concep
qui résident à priori dans notre raison ne représente qi
les préliminaires de la métaphysique, et nullement ‘.

INTRODUCTION 67

véritable but de cette science, qui est d’étendre synthé-
tiquement nos connaissances à priori. Elle est impropre
à ce but, puisqu’elle ne fait que montrer ce qui est con-
tenu dans ces concepts, et non pas comment nous y ar-
rivons à priori^ et que, par suite, elle ne nous apprend pas
h, en déterminer la légitime application aux objets de
toute connaissance en général. D n’y a pas besoin d’ail-
leurs de beaucoup d’abnégation pour renoncer à toutes
les prétentions de l’ancienne métaphysique : les contra-
dictions de la raison avec elle même, contradictions qu’il
est impossible de nier et tout aussi impossible d’éviter
dans la méthode dogmatique, l’ont depuis longtemps dis-
créditée. Ce qu’il faudra plutôt, c’est une grande fermeté
pour ne pas se laisser détourner, soit par les difficultés
intérieures, soit par les résistances extérieures, d’une
entreprise qui a pour but de fait fleurir et fructifier, sui-
vant une méthode nouvelle et entièrement opposée à celle
qui a été suivie jusqu’à présent, une science indispensable
à. la raison humaine, une science dont on peut bien couper
tous les rejetons poussés jusqu’ici, mais dont on ne saurait
extirper les racines.

VII

làk et division d’une science spéciale appelée critique de

la raison pure.

De tout cela résulte l’idée d’une science spéciale qui

^M P^ut s’appeler critique de la raison pure (a). En effet, la

\i I (a) La première édition portait : t Qui puisse servir à la critique de

68 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

raison est la faculté qui nous fournit les principes de la
connaissance à priori. La raison pure est donc celle qui
contient les principes au moyen desquels nous connais-
sons quelque chose absolument à priori. Un organum de
la raison pure serait un ensemble de tous les principes
d’après lesquels toutes les connaissances pures àpri&ri
peuvent être acquises et réellement constituées. Une ap-
plication détaillée de cet organum fournirait un système
de la raison pure. Mais, comme ce serait beaucoup de-
mander que d’exiger un tel système, et comme c’est en-
core une question de savoir si, en général, une extension
de notre raison est possible ici, et dans quels cas elle est
possible, nous pouvons regarder comme la propédeutiqite
du système de la raison pure une science qui se bornerait
à examiner cette faculté, ses sources et ses limites. Cette
science ne devrait pas porter le nom de doctrine, mais
de critique de la raison pure. Son utilité, au point de

9

vue de la spéculation, ne serait réellement que négative:
elle ne servirait pas à étendre notre raison, mais à l’é-
clairer et à la préserver de toute erreur, ce qui est déjà
beaucoup. J’appelle transcendentalé toute connaissance
qui ne porte point en général sur les objets, mais sur
notre manière de les connaître, en*tant que cela est pos-
sible à priori. Un système de concepts de ce genre serait
une philosophie transcendentalé. Mais ce serait encore

la raison pure, > et à cette première phrase elle ajoutait les suivantes,
qui ont disparu dans la seconde édition : c Toute connaissance où ne se
mêle rien d’étranger s’appelle ‘pure. Mais, en particulier, une connais-
sance est dite absolument pure, quand aucune expérience ou aucune
sensation ne s’y mêle, et que, par conséquent, elle est possible tout à
fait à priori. Or la raison est la faculté »

INTRODUCTION 69

trop pour commencer. En effet, une pareille science de-,
yant embrasser à là fois toute la connaissance analytique
^t toute la connaissance synthétique à priori^ serait beau-
<îoup trop étendue pour le but que nous nous proposons,
puisque nous n’avons besoin de pousser notre analyse
qu’autant qu’elle est indispensablement nécessaire pour
reconnaître les principes de la synthèse à priori^ la seule
«hose dont nous ayons à nous occuper. Telle est notre
unique recherche, et elle ne mérite pas proprement le
nom de doctrine, mais celui seulement de critique trans-
cendentale, puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre
nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir
une pierre de touche qui nous permette de reconnaître
la valeur ou l’illégitimité de toutes les connaissances à
friori. Cette critique sert donc à préparer, s’il y a lieu,
un organum, ou au moins, à défaut de cet organum, un
canon, d’après lequel, en tous cas, pourrait être exposé
plus tard, tant analytiquement que synthétiquement, le
système complet de la philosophie de la raison pure, que
ce système consiste à en étendre ou seulement à en li-
miter la connaissance. Car, que ce système soit possible,
et même qu’il ne soit pas tellement vaste qu’on ne puisse
espérer de le construire entièrement, c’est ce qu’il est
aisé de reconnaître d’avance en remarquant qu’il n’a pas
pour objet la nature des choses, qui est inépuisable, mais
l’entendement, qui juge de la nature des choses, et en-
<;ore l’entendement considéré au point de vue de la con-
naissance à priori. Les richesses qu’il renferme ne sau-
raient nous demeurer cachées, puisque nous n’avons pas
besoin de les chercher hors de nous; et, selon toute ap-
parence, elles sont assez peu étendues pour que nous
puissions les embrasser tout entières et les apprécier à

70 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

leur juste valeur. Il ne faut pas non plus (a) chercher
ici une critique des livres et des systèmes de la raison
pure, mais celle de la faculté même de la raison pure.
Il n’y a que cette critique qui puisse nous fournir une
pierre de touche infaillible pour apprécier la valeur des
ouvrages philosophiques, anciens çt modernes; autre-
ment l’historien et le critique, dépourvus de toute auto-
rité, ne font qu’opposer aux vaines assertions des autres
des assertions qui ne sont pas moins vaines.

La philosophie transcendentale (J) est l’idée d’une
science dont la critique de la raison pure doit esquisser
tout le plan d’une façon architectonique, c’est-à-dire par
principes, de manière à nous assurer pleinement de la
perfection et de la solidité de toutes les pièces qui doivent
composer l’édifice. Elle est le système de tous les prin-
cipes de la raison pure(^). Si la critique ne porte pas
déjà elle-même le titre de philosophie transcendentale,
cela vient simplement de ce que, pour être un système
complet, il lui faudrait renfermer aussi une analyse
détaillée de toute la connaissance humaine à priori. Or
notre critique est sans doute tenue de mettre elle-taême
sous les yeux du lecteur un dénombrement complet de-
tous les concepts fondamentaux qui constituent cette^
connaissance pure; mais elle s’abstient avec raison d^
soumettre ces concepts mêmes à une analyse détaillée, ou
de faire une revue complète de tous ceux qui en dérivent.
D’une part, en effet, cette analyse, qui est loin de pré-

(a) Tout le reste de cet alinéa est une addition de la seconde édition.

(b) C’est ici que, dans la première édition, commençait la seconde
partie de l’Introduction, sous ce titre : Division de la philosophie trans-
cendentaîe.

(c) Addition de la seconde édition.

INTRODUCTION 71

seDter la difficulté de la synthèse, détournerait la critique
de son but, qui n’est autre que cette synthèse même ;
et, d’autre part, il serait contraire à l’unité du plan de
s’engager à offrir tout entières une analyse et une déduc-
tion qui ne sont point du tout nécessaires relativement au
but qu’on se propose. Cette perfection dans l’analyse des
concepts à prwri primitifs, ainsi que dans le recensement
de tous ceux qui peuvent ensuite en dériver, est d’ailleurs
chose facile à obtenir, pourvu qu’ils aient été d’abord
exposés en détail à titre de principes de la synthèse,
et que rien ne manque par rapport à ce but essentiel.

Tout ce qui constitue la philosophie transcendentale
appartient donc à la critique de la raison pure, et cette
critique représente l’idée complète de la philosophie
transcendentale, mais non pas cette science même. Elle
ne s’avance en eflfet dans l’analyse qu’autant qu’il est
nécessaire pour juger parfaitement la connaissance syn-
thétique à priori.

Le principal soin à prendre dans la division d’une
pareille science, c’est de n’admettre aucun concept qui
contienne quelque élément empirique, ou de faire en sorte
que la connaissance à priori soit parfaitement pure. C’est
pourquoi, bien que les principes suprêmes de la moralité
et les concepts fondamentaux de cet ordre de connais-
sances soient à priori, ils n’appai’tiennent cependant pas
à la philosophie transcendentale ; car, si les concepts du
plaisir et de la peine, des désirs et des inclinatioûs, etc.,
qui tous sont d’origine empirique, ne servent point de

  • fondement à leurs prescriptions, du moins entrent-ils né-
    cessairement avec eux dans l’exposition du système de
    la moralité pure, soit comme obstacles que le concept du
    devoir ordonne de surmonter, soit comme penchants qu’il

72 CRITIQUE DE LA RAISON PURE

  • défend de prendre pour mobiles {a). La philosophie trans-
    cendentale n’est donc que celle de la raison pure spécu-
    lative. Ett eflfet, tout ce qui est pratique, en tant qu’il
    s’appuie sur des mobiles, se rapporte à des sentiments
    dont les sources sont empiriques.

Si l’on veut diviser cette science d’après le point de
vue universel d’un système en général, elle devra con-
tenir V une théorie élémentaire^ de la raison pure, et
2″ » une méthodologie^ à.^ cette même raison. Chacune de
ces parties capitales a nécessairement ses subdivisions,
mais il n’est pas besoin d’en exposer ici les principes. Il
suffit, ce semble, dans une Introduction, de remarquer
qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui
viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue
de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement, la pre-
mière par laquelle les objets nous sont donnés^ la seconde
par laquelle ils sont pensés. La sensibilité appartient à la
philosophie transcendentale, en tant qu’elle contient des
représentations à priori^ qui constituent la condition sous
laquelle des objets nous sont donnés. La théorie trans-
cendentale de la sensibilité doit former la première partie
de la science élémentaire, puisque les conditions sous
lesquelles seules les objets de la connaissance sont don-
nés, précèdent nécessairement celles sous lesquelles ils
sont pensés.

(a) Il y avait simplement dans la première édition : « Car les concepts
du plaisir et de la peine, des désirs et des inclinations, de Parbitre, etc.,
qui tous sont d’origine empirique, y sont nécessairement présupposés. >

‘ EUmentarUhre, Théorie des éléments. — ‘ Methoderilehre, Théorie
de la méthode.

I THÉORIE ÉLÉMENTAIRE TRANSCENDENTALE

PREMIÈRE PARTIE

ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

§ 1-

De quelque manière et par quelque moyen qu’une con-
naissance puisse se rapporter à des objets, le mode par
lequel la connaissance se rapporte immédiatement à des
objets et que toute pensée se propose comme moyen, est
IHntuUion ^. Mais l’intuition n’a lieu qu’autant qu’un objet
nous est donné, et, à son tour, un objet ne peut nous être
donné qu’à la condition d’aflfecter l’esprit d’une certaine
manière. La capacité de recevoir (la réceptivité) des re-
présentations ^ des objets par la manière dont ils nous
affectent, s’appelle sensibilité. C’est donc au moyen de la
sensibilité que les objets nous sont donnés, et elle seule

‘ Anschauung. — * Voratellung.

74 THÉORIE ÉLÉMENTAIRE

nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement
qu’ils sont pensés ^ et c’est de lui que sortent les concepts \
Toute pensée doit aboutir, en dernière analyse, soit di-
rectement (directe)^ soit indirectement (indirecte), à des
intuitions, et par conséquent à la sensibilité qui est en
nous, puisqu’aucun objet ne peut nous être donné autre-
ment.

L’eflfet d’un objet sur la capacité de représentation \
en tant que nous sommes affectés par lui , est la sensa-
tion. On nomme empirique toute intuition qui se rapporte
à l’objet par le moyen de la sensation. L’objet indéter-
miné d’une intuition empirique s’appelle phénomène ^

Ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation,
je l’appelle la matière de ce phénomène ; mais ce qui fait
que ce qu’il y a en lui de divers ^ peut être ordonné sui-
vant certains rapports, je le nomme la forme du phéno-
mène. Comme ce en quoi les sensations se coordonnent
nécessairement, ou ce qui seul permet de les ramener à
une certaine forme, ne saurait être lui-même sensation,
il suit que, si la matière de tout phénomène ne peut nous
être donnée qu^ à posteriori, la forme en doit être à priori
dans l’esprit, toute prête à s’appliquer à tous, et que, par
conséquent, on doit pouvoir la considérer indépendam-
ment de toute sensation.

J’appelle pures (dans le sens transcendental) toutes
les représentations où l’on ne trouve rien qui se rapporte
à la sensation. La forme pure des intuitions , dans la-
quelle tous les éléments divers des phénomènes sont per-
çus ^ sous certains rapports, doit donc être en général à

  • Begriff, — ‘ Vorstellungsfàhigkeit. — ‘ Erscheinung. — * Das
    Mannigfaltige, — * Ângeschaut,

ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE 75

‘priori dans l’esprit. Cette forme pure de la sensibilité
peut être désignée elle-même sous le nom d’intuition
pure. Ainsi, lorsque, dans la représentation d’un corps, je
fais abstraction de ce que l’entendement en conçoit,
comme la substance, la force, la divisibilité, etc., ainsi
que de ce qui revient à la sensation, comme l’impénétra-
bilité, la dureté, la couleur, etc., il me reste encore quel-
que chose de cette intuition enipirique, à savoir l’étendue
et la figure. Or c’est là précisément ce qui appartient à
l’intuition pure , laquelle se trouve à priori dans l’esprit y
comme une simple forme de la sensibilité, indépendam-
ment même de tout objet réel des sens ou de toute sen-
sation.

J’appelle esthétique transcendentale * la science de
tous les principes à priori de la sensibilité. Cette science
doit donc former la première partie de la théorie élé-
mentaire transcéndentale, par opposition à celle qui con-
tient les principes de la pensée pure et qui se nomme
logique transcéndentale.

Dans l’esthétique transcéndentale, noiis commencerons
par isoler la sensibilité, en faisant abstraction de tout ce
que l’entendement y ajoute par ses concepts, de telle sorte
qu’il ne reste rien que l’intuition empirique. Nous en

  • Les AUemands sont les seuls qui se soient servis jusqu^ici du mot
    esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût.
    Cette expression cache une espérance, malheureusement déçue, celle
    qu’avait conçue l’excellent analyste Baumgarten, de ramener l’appré-
    ciation critique du beau à des principes rationnels et d’en élever les
    règles à la hauteur d’une science. Mais c’est là une vaine entreprise.
    En effet, ces règles ou criteria sont empiriques dans leurs principales
    soarces, et par conséquent ne sauraient jamais servir dp lois à priori
    propres à diriger le goût dans ses jugements ; c’est bien plutôt le goût
    qui est la véritable pierre de touche de l’exactitude des règles. Il faut
    donc, ou bien abandonner de nouveau cette dénomination et la réserver

76 THÉORIE ÉLÉMENTAIRE

écarterons ensuite tout ce qui appartient à la sensation,
afin de n’avoir plus que l’intuition pure et la simple forme
des phénomènes, seule chose que la sensibilité puisse
fournir à priori. Il résultera de cette recherche qu’il y a
deux formes pures de l’intuition sensible, comme princi-
pes de la connaissance à priori^ savoir l’espace et le temps.
Nous allons les examiner.

PREMIÈRE SECTION
Oe l’espace

§ 2

Exposition métaphysique du concept de l’espace.

Au moyen de cette propriété de notre esprit qui est
le sens extérieur, nous nous représentons certains objets
comme étant hors de nous et placés tous dans l’espace.
C’est là que leur figure, leur grandeur et leurs rapports
réciproques sont déterminés ou peuvent l’être. Le sens
interne, au moyen duquel l’esprit s’aperçoit lui-même, ou
aperçoit son état intérieur, ne nous donne sans doute au-
cune intuition de l’âme elle-même comme objet; mais il
faut admettre ici une forme déterminée qui seule rend pos-
sible l’intuition de son état interne et d’après laquelle tout

pour cette partie de la philosophie qui est une véritable science (par
où l’on se rapprocherait du langage et de la pensée des anciens dans
leur célèbre division de la connaissance en alç&tjra et en yotjra), ou bien
l’employer en commun avec la philosophie spéculative, et entendre le
mot esthétique partie dans un sens transcendental et partie dans un
sens psychologique (a).

(a) Cette fin de la note est une addition de la seconde édition.

DE l’espace 77

ce qui appartient à ses déterminations intérieures est
représenté suivant des rapports de temps. Le temps ne
peut pas être perçu extérieurement, pas plus que l’espace
ne peut l’être comme quelque chose en nous. Qu’est-ce
donc que l’espace et le temps? sont-ce des êtres réels?
Sont-ce seulement des déterminations ou même de sim-
ples rapports des choses? Et ces rapports sont-ils de
telle nature qu’ils ne cesseraient pas de subsister entre
les choses, alors même qu’ils ne seraient pas perçus? Ou
bien dépendent-ils uniquement de la forme de l’intuition,,
et par conséquent de la constitution subjective de nôtre
esprit, sans laquelle ces prédicats ne pourraient être at-
tribués à aucune chose? Pour répondre à ces questions,
examinons d’abord le concept de l’espace {a). J’entends
par exposition ^ (expositio) la représentation claire (quoi-^
que non détaillée) de ce qui appartient à un concept;
cette exposition est métaphysique lorsqu’elle contient ce
qui montre le concept comme donné à priori \

  1. L’espace n’est pas un concept empirique, dérivé
    d’expériences extérieures. En effet, pour que je puisse
    rapporter certaines sensations à quelque chose d’exté-
    rieur à moi (c’est-à-dire à quelque chose placé dans un
    autre lieu de l’espace que celui où je me trouve), et, de
    même, pour que je puisse me représenter les choses-
    comme en dehors et à côté les unes des autres, et par
    conséquent comme n’étant pas seulement différentes,
    mais placées en des lieux différents, il faut que la repré-
    sentation de l’espace existe déjà en moi. Cette représen-

(a) Il y avait dans la première édition : t Examinons d’abord l’es-
pace. » Le reste de l’alinéa est une addition de la seconde édition.

  • ErÔrterung, — * Wenn sie iasjenige enthàlt, was den Begriff, aU
    à priori gegehen, darstélU.

78 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

tation ne peut donc être tirée par l’expérience des rap-
ports des phénomènes extérieurs; mais cette expérience
extérieure n’est elle-même possible qu’au moyen de cette
représentation.

  1. L’espace est une représentation nécessaire, à priori^
    qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures.
    Il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point
    d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il ne s’y
    trouve pas d’objets. Il est donc considéré comme la con-
    dition de la possibilité des phénomènes, et non pas comme
    une détermination qui en dépende, et il n’est autre chose
    qu’une représentation à priori, servant nécessairement de
    fondement aux phénomènes extérieurs.

3 (a). L’espace n’est donc pas un concept discursif,
ou , comme on dit , un concept universel de rapports de
choses en général, mais une intuition pure. En effet, d’a-
bord on ne peut se représenter qu’un seul espace; et,
quand on parle de plusieurs espaces , on n’entend par là ,
que les parties d’un seul et même espace. Ces parties ne
sauraient non plus être antérieures à cet espace unique

(a) Ici se plaçait, dans la première édition, un paragraphe qui a dis-
paru dans les éditions suivantes. Le voici :

t C’est sur cette nécessité à priori que se fonde la certitude apO(Hc-
tique de tous les principes géométriques, et la possibilité de leurs cons-
tructions à priori. En effet si cette représentation de l’espace était un
concept acquis à posteriori, et puisé dans une expérience extérieure
universelle, les premiers principes de la science mathématique ne se-
raient plus que des perceptions. Ils auraient donc toute la contingence
de la perception, et il n’y aurait plus rien de nécessaire dans cette
vérité, qu’entre deux points il ne peut y avoir qu’une ligne droite ; seu-
lement l’expérience nous montrerait qu’il en est toujours ainsi. Ce qui
est dérivé de l’expérience n’a aussi qu’une universalité comparative,
celle qui vient de l’induction. Il faudrait donc se borner à dire que,
d’après les observations faites jusqu’ici, on n’a point trouvé d’espace
qui eût plus de trois dimensions. »

DE l’espace 79

qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments
(et qu’elles le constituassent par leur assemblage) ; elles
ne peuvent, au contraire, être conçues qu’en lui. Il est es-
sentiellement un; la diversité que nous y reconnaissons,
et par conséquent le concept universel d’espaces en gé-
néral ne reposent que sur des limitations. Il suit de là
qu’une intuition à priori (non empirique) sert de fonde-
ment à tous les concepts que nous en formons. C’est ainsi
que tous les principes géométriques, comme celui-ci, par
exemple, que, dans un triangle, deux côtés pris ensemble
sont plus grands que le troisième , ne sortent pas avec
leur certitude apodictique des concepts généraux de ligne
et de triangle , mais de l’intuition , et d’une intuition à
priori.

  1. L’espace est représenté comme une grandeur infi-

nie donnée. Il faut regarder tout concept comme une re-‘
présentation contenue elle-même dans une multitude in-
finie de représentations diverses possibles (dont elle est
le signe commun) ; mais nul concept ne peut, comme tel,
être considéré comme contenant une multitude infinie de
représentations. Or c’est pourtant ainsi que nous conce-
vons l’espace (car toutes les parties de l’espace coexis-
tent à l’infini). La représentation originaire de l’espace
est donc une intuition à priori, et non pas un concept (a).

(a) Ce paragraphe était ainsi rédigé dans la première édition, où il
portait le n» 5 : « L’espace est représenté donné comme une grandeur
infinie. Un concept géaéral de l’espace (qui est commun au pied aussi
bien qu’à l’aune) ne peut rien déterminer quant à la grandeur. Si le
progrès de l’intuition n’était pas sans limites, nul concept de rapports
ne contiendrait le principe de son infinité. »

80 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

§ 3

Exposition transcendentale du concept de V espace {2

Montrer comment un certain concept est un prini
qui explique la possibilité d’autres connaissances synl
tiques à priori, voilà ce que j’appelle en faire une e:^
sition transcendentale. Or cela suppose deux chos
1″* que des connaissances de cette nature dérivent ré(
ment du concept donné; 2″* que ces connaissances ne i
possibles que suivant le mode d’explication tiré d(
concept.

La géométrie est une science qui détermine syntl
quement, et pourtant à priori, les propriétés de l’esp
Que doit donc être la représentation de l’espace i
qu’une telle connaissance en soit possible? Il fautqu
soit originairement une intuition; car il est impossible
tirer d’un simple concept des propositions qui le dé]
sent, comme cela arrive pourtant en géométrie (Introi
tion, V). Mais cette intuition doit se trouver en noi
priori, c’est-à-dire antérieurement à toute perception
objet, et, par conséquent, être pure et non empirique
effet, les propositions géométriques, comme celle-ci,
exemple : l’espace n’a que trois dimensions, sont to
apodictiques, c’est-à-dire qu’elles impliquent la consci
de leur nécessité; elles ne peuvent donc être des ji
ments. empiriques ou d’expérience , ni en dériver (In
duction. II).

Mais comment peut-il y avoir dans l’esprit une in

(a) Cette exposition ne figurait pas dans la première édition.

DE l’espace 8i

tiou extérieure qui précède les objets mêmes , et qui en
détermine à priori le concept. Cela ne peut évidemment
aj-river qu’autant qu’elle ait son siège dans le sujet comme
Is. propriété formelle de la capacité qu’il a d’être affecté
par des objets et d’en recevoir ainsi une représentation
-immédiate j c’est-à-dire une intuition^ par conséquent
comme forme du sens extérieur en général.

Notre explication fait donc comprendre la possibilité
cie la géométrie comme connaissance synthétique à priori.
Tout mode d’explication qui n’offre pas cet avantage peut
être à ce signe très-sûrement distingué du nôtre, quelque
ressemblance qu’il puisse avoir avec lui en apparence.

§4

Conséquences tirées de ce qui précède

A. L’espace ne représente aucune propriété des choses^
soit qu’on les considère en elles-mêmes ou dans leurs^
Tapports entre elles. En d’autres termes, il ne représente
aucune détermination qui soit inhérente aux objets mêmes^
«t qui subsiste abstraction faite de toutes les conditions^
subjectives de l’intuition. En effet, il n’y a point de dé-
terminations, soit absolues, soit relatives, qui puissent
être aperçues antérieurement à l’existence des choses
auxquelles elles appartiennent, et, par conséquent, à

B. L’espace n’est autre chose que la forme de tous^
les phénomènes des sens extérieurs , c’est-à-dire la seule
condition subjective de la sensibilité sous laquelle soit
possible pour nous une intuition extérieure. Or, comme la

I. 6

82 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être aflfecté
par des objets ^précède nécessairement toutes les intuitions
de ces objets, on comprend aisément comment la forme
de tous ces phénomènes peut être donnée dans l’esprit
antérieurement à toutes les perceptions réelles, par con-
séquent à priori^ et comment, étant une intuition pure où
tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir
antérieurement à toute expérience les principes de leurs
rapports.

Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres éten-
dus, etc., qu’au point de vue de l’homme. Que si nous sor-
tons de la condition subjective sans laquelle nous ne sau-
rions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire êtr^
affectés par les objets, la représentation de l’espace n^
signifie plus absolument rien. Les choses ne reçoivent ce
prédicat qu’autant qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire
comme objets de la sensibiUté. La forme constante de
cette réceptivité que nous nommons sensibilité, est la
condition nécessaire de tous les rapports où nous perce-
vons les objets comme extérieurs à nous; et, si l’on fait
abstraction de ces objets, elle est une intuition pure, qui
prend le nom d’espace. Comme nous ne saurions voir dans
les conditions particuUères de la sensibiUté les conditions
de la possibilité des choses mêmes, mais celles seulement
de leurs manifestations^, nous pouvons bien dire que
l’espace contient toutes les choses qui peuvent nous
apparaître extérieurement, mais non pas toutes ces cho-
ses en elles-mêmes, qu’elles soient ou non perçues et

‘ Die Beceptwitat des Subject8, von Gegendstànden affiàrt zu
werden.

  • Ihrer Erscheinungen.

DE l’espace 83

quel que soit le sujet qui les perçoive. En effet , nous ne
saurions juger des intuitions que peuvent avoir d’autres
êtres pensants, et savoir si elles sont soumises aux con-
ditions qui limitent les nôtres et qui ont pour nous une
valeur universelle. Que si au concept qu’a le sujet, nous
joignons un jugement restrictif, alors notre jugement a
une valeur absolue. Cette proposition : toutes les choses
sont juxtaposées dans l’espace, n’a de valeur qu’avec
cette restriction, que ces choses soient prises comme ob-
jets de notre intuition sensible. Si donc j’ajoute ici la
condition au concept, et que je dise : toutes les choses,
en tant que phénomènes extérieurs, sont juxtaposées
dans l’espace, cette règle a une valeur universelle et sans
restriction. Notre examen de l’espace nous en montre
donc la rédiU (c’est-à-dire la valeur objective) au point
de vue de la perception des choses comme objets exté-
rieurs ; mais il nous en révèle aussi Yidéalité au point de
vue de la raison considérant les choses en elles-mêmes,
c’est-à-dire abstraction faite de la constitution de notre
sensibilité. Nous affirmons donc la réalité empirique de
l’espace (relativement à toute expérience extérieure pos-
sible) ; mais nous en affirmons aussi Yidéaïité transcenden »
taie y c’est-à-dire la non-existence, dès que nous laissons
de côté les conditions de la possibilité de toute expérience,
et que nous nous demandons s’il peut servir de fonde-
ment aux choses en soi.

D’un autre côté, outre l’espace, il n’y a pas d’autre
représentation subjective et se rapportant à quelque chose
d’extérieur, qui puisse être appelée objective à priori (a).

(a) La suite de cet alinéa était rédigée de la manière suivante dans
la première édition :
€ Aussi cette condition subjective de tous les phénomènes extérieurs

84 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

Il n’est, en effet, aucune de ces représentations d’où Toi?
puisse tirer des propositions synthétiques à priori^ comiBe
celles qui dérivent dé l’intuition de l’espace, § 3. Aussi, à
parler exactement, n’ont-elles aucune espèce d’idéalité^
encore qu’elles aient ceci de commun avec la représen-
tation de l’espace, de dépendre uniquement de la consti-
tution subjective de la sensibilité, par exemple de la vue,
de l’ouïe, du tact; mais les sensations des couleurs, des
sons, de la chaleur, étant de pures sensations et non des
intuitions, ne nous font connaître par elles-mêmes aucun
objet, du moins à priori.

Le but de cette remarque est d’empêcher qu’on ne s’a-
vise de vouloir expliquer l’idéalité attribuée à l’espace
par <les exemples entièrement insuffisants , comme les
couleurs, les saveurs, etc., que l’on regarde avec raison,

1

ne peut-eUe être comparée à aucune autre. Le goût agréable d’an m
n’appartient pas aux propriétés objectives de ce vin, c’est-à-dire aux
propriétés d’un objet considéré comme tel, même comme phénomène,
mais à ia nature particulière du sens du sujet qui en jouit. Les couleurs
ne sont pas des qualités des corps à l’intuition desquels elles se rap-
portent, mais seulement des modifications du sens de la vue, affecté par
la lumière d’une certaine façon. Au contraire, l’espace, comme condi-
tion de phénomènes extérieurs, appartient nécessairement au phéno-
mène ou à l’intuition du phénomène. La saveur et la couleur ne sont
point du tout des conditions tellement nécessaires que sans elles l6a
choses ne pourraient devenir pour nous des objets des sens. Ce ne sont
que des effets de l’organisation particulière de nos sens, liés acciden-
tellement au phénomène. Elles ne sont donc pas non plus des représen-
tations à ‘priori^ mais elles se fondent sur la sensation, ou même, comme
une saveur agréable, sur le sentiment du plaisir (ou de la peine), c’est-
à-dire sur un effet de la sensation. Aussi personne ne saurait-il avoir (^
priori l’idée d’une couleur ou celle d’une saveur, tandis que l’espace ne
concernant que la forme pure de l’intuition et ne renfermant par consé-
quent aucune sensation (rien d’empirique), tous ses modes et toutes ses
propriétés peuvent et doivent même être représentés à priori, ^o^
donner lieu aux concepts des figures et de leurs rapports. Lui seul pe*^^
donc faire que les choses soient pour nous des objets extérieurs.

DU TEMPS 85

Qon comme des propriétés des choses , mais comme de
ïores modifications du sujet, et qui peuvent être fort
lifférentes suivant les différents individus. En effet, dans
e dernier cas, ce qui n’est originairement qu’un phéno-
ûène, par exemple une rose, a, dans le sens empirique,
i valeur d’une chose en soi, bien que, quant à la cou-
sur, elle puisse paraître différente aux différents yeux.
in contraire, le concept trauscendental des phénomènes
.ans l’espace nous suggère cette observation critique que
ien en général de ce qui est perçu dans l’espace n’est
ine chose en soi, et que l’espace n’est pas une forme des
îhoses considérées en elles-mêmes, mais que les objets ne
lous sont pas connus en eux-mêmes, et que ce que nous
lommons objets extérieurs consiste dans de simples re-
présentations de notre sensibilité, dont l’espace est la
forme, mais dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la
chose en soi, n’est pas et ne peut pas être connu par là.
Aussi bien ne s’en enquiert-on jamais dans l’expérience.

DEUXIÈME SECTION

Ou temps

§ 4

Exposition métaphysique du concept du temps

  1. Le temps n’est pas un concept empirique ou qui
    dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité
    <^u la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous

86 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

notre perception, si la représentation du temps ne lui
servait à priori de fondement. Ce n’est qu’à cette condi-
tion que nous pouvons nous représenter une chose comme
existant dans le même temps qu’une autre (comme si-
multanée avec elle) ou dans un autre temps (comme la
précédant ou lui succédant).

  1. Le temps est une représentation nécessaire qui
    sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait
    supprimer le temps lui-même par rapport aux phéno-
    mènes en général , quoique l’on puisse bien les retran-
    cher du temps par la pensée. Le temps est donc donné
    à priori. Sans lui , toute réalité des phénomènes est im-
    possible. On peut les supprimer tous, mais lui-même
    (comme condition générale de leur possibilité) ne peut
    être supprimé.
  2. Sur cette nécessité se fonde aussi à priori la pos-
    sibilité de principes apodictiques concernant les rapports
    du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme
    ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension; des temps dif-
    férents ne sont pas simultanés, mais successifs (tandis
    que des espaces différents ne sont pas successifs, mais si-
    multanés). Ces principes ne peuvent pas être tirés de
    l’expérience, car celle-ci ne saurait donner ni absolue gé-
    néraUté, ni certitude apodictique. Il faudrait se borner à
    dire : voilà ce qu’enseigne l’observation générale , et non
    voilà ce qui doit être. Ils ont donc la valeur de règles
    servant en général à rendre possible l’expérience ; bien
    loin que celle-ci nous les enseigne . ce sont eux qui nous
    instruisent à son sujet.
  3. Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme
    on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sen-
    sible. Les temps différents ne sont que des parties d’un

DU TEMPS 87

même temps. Une représentation qui ne peut être don-
née que par un seul objet est une intuition. Aussi cette
proposition, que des temps différents ne peuvent exister
simultanément, ne saurait-elle dériver d’un concept gé-
néral. Elle est synthétique, et ne peut être uniquement
tirée de concepts. Elle est donc immédiatement contenue
dans l’intuition et dans la représentation du temps.

  1. L’infinité du temps ne signifie rien autre chose ,
    sinon que toute quantité déterminée du temps n’est pos-
    sible que comme circonscription d’un temps unique qui
    lui sert de fondement. Il faut donc que la représentation
    origmaire du temps soit donnée comme illimitée. Or,
    quand les parties mêmes d « une chose , quand toutes les
    quantités d’un objet ne peuvent être représentées et dé-
    terminées qu’au moyen d’une Umitation de cet objet, alors
    la représentation entière ne peut être donnée par des
    concepts (car ceux-ci ne contiennent que des représenta-
    tions partielles), mais il y a une intuition immédiate qui
    leur sert de fondement.

§5

Exposition transcendentale du concept du temps (di)

Je me borne à renvoyer le lecteur au n** 3 , où, pour
plus de brièveté, j’ai placé sous le titre d’exposition mé-
taphysique ce qui est proprement transcendental. J’ajou-
terai seulement ici que le concept du changement , ainsi
que celui du mouvement (comme changement de lieu) ne
sont possibles que par et daiv la représentation du temps,

{a) Cette nouvelle exposition a été ajoutée dans la seconde édition.

88 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

et que, si cette représentation n’était pas une intuition
(interne) à priori^ nul concept, quel qu’il fût, ne pourrait
nous faire comprendre la possibilité d’un changement,
c’est-à-dire d’une liaison de prédicats contradictoirement
opposés dans un seul et même objet (par exemple, l’exis-
tence d’une chose dans un lieu et la non-existence de
cette même chose dans le même lieu). Ce n’est que dans
le temps, c’est-à-dire successivement, que deux modes
contradictoirement opposés peuvent convenir à une même
chose. Notre concept du temps explique donc la possibi-
lité de toutes les connaissances synthétiques à priori que
contient la théorie générale du mouvement, qui n’est pas
peu féconde.

§ 6

Conséquences tirées de ce qui précède

A. Le temps n’est pas quelque chose qui existe par
soi-même ou qui soit inhérent aux choses comme une
propriété objective, et qui, par conséquent, subsiste quand
on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de
leur intuition. Dans le premier cas, il faudrait qu’il fftt
quelque chose qui existât réellement sans objet réel; dans
le second, étant un mode ou un ordre inhérent aux cho-
ses mêmes, il ne pourrait être la condition préalable de
la perception des objets, et nous être donné ou connu à
priori par des propositions synthétiques. Rien n’est plus
facile, au contraire, si le temps n’est que la condition
subjective de toutes les intuitions que nous pouvons
avoir. Alors, en effet, cette forme de l’intuition interne

DU TEMPS 89

peut être représentée antérieurement aux objets, et par
conséquent à priori.

B. Le temps n’est autre chose que la forme du sens
interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de
notre état intérieur. En effet, il ne peut être une déter-
mination des phénomènes extérieurs : il n’appartient ni à
la figure, ni à la position, etc.; mais il détermine lui-même
le rapport des représentations dans notre état intérieur.
Et précisément parce que cette intuition intérieure
n’offre aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut
par l’analogie : nous représentons la suite du temps par
une ligne qui s’étend à l’infini et dont les diverses parties
constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous
concluons des propriétés de cette ligne à celle du temps,
avec cette seule exception que les parties de la première
sont simultanées, tandis que celles du second sont tou-
jours successives. On voit aussi par là que la représenta-
tion du temps est une intuition, puisque toutes ses rela-
tions peuvent être exprimées par une intuition exté-
rieure.

C. Le temps est la condition formelle à priori de tous
les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure
de toute intuition externe, ne sert de condition à priori
qu’aux phénomènes extérieurs. Au contraire, comme tou-
tes les représentations, qu’elles aient ou non pour objets
des choses extérieures, appartiennent toujours par elles-
mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à un état
intérieur, et que cet état intérieur, toujours soumis à la
condition formelle de l’intuition interne, rentre ainsi dans
le temps, le temps est la condition à priori de tout phé-
nomène en général, la condition immédiate des phéno-
mènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la con-

90 ESTHÉTIQUE IRA NSCEÎÎ DENTALE

dition médiate de tons les phénomènes extérieurs. Si je
pnis dire à priori qne tons les phénomènes extérieurs
sont dans l’espace et qu’ils sont déterminés à priori sui-
vant les relations de Tespace, je pnis dire d’une manière
tout à fait générale du principe du sens interne, que tous
les phénomènes en général , c’est-à-dire tous les obfets
des sens, sont dans le temps et qu’ils sont nécessairement
soumis aux relations du temps.

Si nous faisons abstraction de notre mode d’iotuitioD
interne et de la manière dont (au moyen de cette intui-
tion) nous embrasions aussi toutes les intuitions externes
dans notre foculté de représentation, et â, par ocMisé-
quent , nous prenons les objets comme ils peuvent être
en eux-mêmes, alors le temps n’est rien. D n’a de ralear
objective que relativement anx phénomènes, parce que
les phénomènes sont des choses que nous regardons oraune
des objets de nos sens; mais cette valeur objective diqia-
rait dès qu’on fait abstraction de la sensibilité de notre
intuition^ ou de ce mode de représentation qui nous est
propre, et que l’on parle des choses en général. Le teu^
n’est donc autre chose qu’une condition subjective dé
notre (humaine) intuition (laquelle est toujours seosUe^
c’est-à-dire ne se produit qu’autant que nous sommes
affectés par des objets) ; en lui-même, en delM»^ du siget,
il n’est rien. D n’en est pas moins nécessairement objec-
tif par rapport à tous les phénom^ies, par conséquent
aussi à toutes les choses que peut nous offiîr l’expérieoce.
On ne peut pas dire que toutes les choses scmt dans le
temps, puisque dans le concept des dtoses en général, en
Élit abstraction de toute espèce dlntuitkm de ces choses^
et que l’intuition est la condition particulî^ie qui fût
rentrer le temps dans la représentati<m des objets; nuds.

DU TEMPS 91

si Ton ajoute la condition au concept et que Ton dise •
toutes les choses, en tant que phénomènes (en tant qu’ob-
jets de l’intuition sensible) sont dans le temps, ce prin-
cipe a dans ce sens une véritable valeur objective, et il
est universel à priori.

Toutes ces considérations établissent donc la réaUté
empirique du temps, c’est-à-dire sa valeur objective rela-
tivement à tous les objets qui peuvent jamais s’offrir à
nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible,
il ne peut jamais y avoir d’objet donné dans l’expérience,
qui ne rentre sous la condition du temps. Nous n’admet-
tons donc pas que le temps puisse prétendre à une réalité
absolue^ comme si, même abstraction faite de la forme de
notre intuition sensible, il appartenait absolument aux
choses à titre de condition ou de propriété. Ces sortes
de propriétés qui appartiennent aux choses en soi ne
sauraient jamais d’ailleurs nous être données par les sens,
n faut donc admettre Yidéalité iranscendentaU du temps,
en ce sens que, si l’on fait abstraction des conditions
subjectives de l’intuition sensible, il n’est plus rien, et
qu’il ne peut être attribué aux choses en soi (indépen-
damment de leur rapport avec notre intuition), soit à
titre de substance, soit à titre de qualité. Mais cette
idéaUté, de même que celle de l’espace, n’a rien de com-
mun avec les subreptions de la sensation : dans ce cas,
on suppose que le phénomène même auquel appartien-
nent tels ou tels attributs a une réalité objective, tandis
que cette réalité disparait entièrement ici, à moins qu’on
ne veuille parler d’une réalité empirique, c’est-à-dire
d’une réalité qui, dans l’objet, ne s’applique qu’au phéno-
mène. Voyez plus haut, sur ce point, la remarque de la
première section.

92 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

Explicatio7i

Cette théorie qui attribue au temps une réalité em-
pirique, mais qui lui refuse la réalité absolue et trans-
cendentale, a soulevé chez des esprits pénétrants une
objection si uniforme que j’en conclus que la même ob-
jection doit naturellement venir à la pensée de tout lec-
teur à qui ces considérations ne sont pas familières. Voici
comment elle se formule : il y a des changements réels
(c’est ce que prouve la succession de nos propres repré-
sentations, dût-on nier tous les phénomènes extérieurs
ainsi que leurs changements); or les changements ne
sont possibles que dans le temps ; donc le temps est quel-
que chose de réel. La réponse ne présente aucune dif-
ficulté. J’accorde l’argument tout entier. Oui, le temps
est quelque chose de réel; c’est en effet la forme réelle
de l’intuition interne. Il a donc une réalité objective
par rapport à l’expérience intérieure, c’est-à-dire que
j’ai réellement la représentation du temps et de mes re-
présentations dans le temps. Il ne doit donc pas être réel-
lement considéré comme un objet, mais comme un
mode de représentation de moi-même en tant qu’objet.
Que si je pouvais avoir l’intuition de moi-même ou d’un
autre être indépendamment de cette condition de la sen-
sibilité, ces mêmes déterminations que nous nous repré-
sentons actuellement comme des changements nous don-
neraient une connaissance où ne se trouverait plus la
représentation du temps, et par conséquent aussi du
changement. Il a donc bien une réalité empirique, comme

DU TEMPS 93

condition de toutes nos expériences; mais, d’après ce
que nous venons de dire, on ne saurait lui accorder une
réalité absolue. H n’est autre chose que la forme de notre
intuition interne*. Si l’on retranche de cette intuition
la condition particulière de notre sensibilité, alors le con-
cept du temps disparait aussi, car il n’est point inhérent
aux choses mêmes, mais seulement au sujet qui les
perçoit

Quelle est donc la cause pourquoi cette objection a
été faite si unanimement, et par des hommes qui n’ont
rien d’évident à opposer à la doctrine de l’idéalité de
l’espace? C’est qu’ils n’espéraient pas pouvoir démontrer
apodictiquement la réalité absolue de l’espace, arrêtés
qu’ils étaient par l’idéalisme, suivant lequel la réalité
des objets extérieurs n’est susceptible d’aucune démons-
tration rigoureuse, tandis que celle de l’objet de nos
sens intérieurs (de moi-même et de mon état) leur parais-
sait immédiatement révélée par la conscience. Les ob-
jets extérieurs, pensaient-ils, pourraient bien n’être qu’une
apparence, mais le dernier est incontestablement quelque
chose de réel. Ils ne songeaient pas que ces deux sortes
d’objets, quelque réels qu’ils soient à titre de représen-
tations, ne sont cependant que des phénomènes, et que
le phénomène doit toujours être envisagé sous deux points
de vue : l’un, où l’objet est considéré en lui-même (indé-
pendamment de la manière dont nous l’apercevons, mais
où par cela même sa nature reste toujours pour nous

  • Je pnis bien dire que mrs représentations sont successives, mais
    cela signifie simplement que j’ai conscience de ces représentation»
    comme dans une suite de temps, c’est-à-dire d’après la forme du sens
    intérieur. Le temps n’est pas pour cela quelque chose en soi. ni même
    une détermination objectivement inhérente aux choses.

94 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

problématique) ; l’autre, où l’on a égard à la forme d^
l’intuition de cet objet, laquelle doit être cherchée dan^
le sujet auquel l’objet apparaît, non dans l’objet lui —
même, mais n’en appartient pas moins réellement et-
nécessairement au phénomène qui manifeste cet objet ‘.

Le temps et l’espace sont donc deux sources 01
peuvent être puisées à priori diverses connaissances
thétiques, comme les mathématiques pures en donnei
un exemple éclatant relativement à la connaissance
l’espace et de ses rapports. C’est qu’ils sont tous deuu
ensemble des formes pures de toute intuition sensible,
et rendent ainsi possibles certaines propositions synthé-
tiques à priori. Mais ces sources de connaissances à
priori se déterminent leurs limites par là même (par cela
seul qu’elles ne sont que des conditions de la sensibilité),
c’est-à-dire qu’elles ne se rapportent aux objets qu’autant
qu’ils sont considérés comme phénomènes et non comme
des choses en soi. Les phénomènes forment le seul champ
où elles aient de la valeur; en dehors de là, il n’y a aucun
usage objectif à en faire. Cette espèce de réalité que
j’attribue à l’espace et au temps laisse d’ailleurs intacte
la certitude de la connaissance expérimentale; car cette
connaissance reste toujours également certaine, que ces
formes soient nécessairement inhérentes aux choses
mêmes ou seulement à notre intuition des choses. Au
contraire, ceux qui soutiennent la réalité absolue de l’es-
pace et du temps, qu’ils les regardent comme des subs-
tances ou comme des qualités, ceux-là se mettent en
contradiction avec les principes de l’expérience. En
effet, s’ils se décident pour le premier parti (comme le

  • Der Erscheinung dièses Gegenstandes.

DU TEMPS 95

font ordinairement les physiciens mathématiciens), il leur
fsLnt admettre comme éternels et infinis et comme exis-
tants par eux-mêmes deux non-êtres ^ (l’espace et le
temps), qui (sans être eux-mêmes quelque chose de réel)
n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est
iréel. Que s’ils suivent le second parti (comme font quel-
ques physiciens métaphysiciens), c’est-à-dire si l’espace
et le temps sont pour eux certains rapports des phéno-
mènes (des rapports de juxtaposition ou de succession)
abstraits de l’expérience, mais confusément représentés
dans cette abstraction, il faut qu’ils contestent aux doc-
trines à priori des mathématiques touchant les choses
Téelles (par exemple dans l’espace), leur valeur ou au
moins leur certitude apodictique, puisqu’une pareille cer-
titude ne saurait être à posteriori^ et que, dans leur opi-
nion, les concepts à priori d’espace et de temps sont de
pures créations de l’imagination, dont la source doit être
réellement cherchée dans l’expérience. C’est en effet,
selon eux, avec des rapports abstraits de l’expérience que
l’imagination a formé quelque chose qui représente bien
ce qu’il y a en elle de général, mais qui ne saurait exister
sans les restrictions qu’y attache la nature. Ceux qui
adoptent la première opinion ont l’avantage de laisser
le champ des phénomènes ouvert aux propositions mathé-
matiques; mais ils sont singulièrement embarrassés par
ces mêmes conditions, dès que l’entendement veut sortir
de ce champ. Les seconds ont, sur ce dernier point,
l’avantage de n’être point arrêtés par les représentations
de l’espace et du temps, lorsqu’ils veulent juger des ob-
jets dans leur rapport avec l’entendement et non comme

‘ UncUnge.

96 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

phénomènes ; mais ils ne peuvent ni rendre compte de la
possibilité des connaissances mathématiques à priori
(puisqu’il leur manque une véritable intuition objective
à priori), ni établir uu accord nécessaire entre les lois
de Texpérience et ces assertions. Or ces deux diffi-
cultés disparaissent dans notre théorie, qui explique
la véritable nature de ces deux formes originaires de la
sensibilité.

Il est clair que l’esthétique transcendentalç ne peut
rien contenir de plus que ces deux éléments, à savoir
l’espace et le temps, puisque tous les autres concepts
appartenant à la sensibilité supposent quelque chose
d’empirique. Le concept même du mouvement, qui réunit
les deux éléments, ne fait pas exception à cette règle.
En effet il présuppose la perception de quelque chose de
mobile. Or, dans l’espace considéré en soi, il n’y a rien
de mobile; il faut donc que le mobile soit quelque chose
que Vexpérimce seule peut trouver dans T espace, par con-
séquent une donnée empirique *. L’esthétique transcen-
dentale ne saurait non plus compter parmi des données
à priori le concept du changement , car ce n’est pas le
temps lui-même qui change, mais quelque chose qui est
dans le temps. Ce concept suppose donc la perception
d’une certaine chose et de la succession de ses détermi-
nations, par conséquent l’expérience.

  • Ein empirisches Datum.

REMARQUES GÉNÉRALES 97

§8

Remarques générales sur Vesthétique transcendentale

I. D est d’abord nécessaire d’expliquer aussi clairement
que possible notre opinion sur la constitution de la con-
naissance sensible en général, afin de prévenir tout malen-
tendu à ce sujet.

Ce que nous avons voulu dire, c’est donc que toutes
nos intuitions ne sont autre chose que des représentations
de phénomènes; c’est que les choses que nous percevons
ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les perce vons^
et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce
qu’ils nous apparaissent; c’est que, si nous faisons abs-
traction de notre sujet ou seulement de la constitution
subjective de nos sens en général, toutes les propriétés^
tous les rapports des objets dans l’espace et dans le
temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouissent,
parce que rien de tout cela, comme phénomène, ne peut
exister en soi, mais seulement en nous. Quant à la nature
des objets considérés en eux-mêmes et indépendamment
de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous
demeure entièrement inconnue. Nous ne connaissons rien
de ces objets que la manière dont nous les percevons;
et cette manière, qui nous est propre, peut fort bien
n’être pas nécessaire à tous les êtres, bien qu’elle le soit
à tous les hommes. Nous n’avons affaire qu’à elle. L’es-
pace et le temps en sont les formes pures; » la sensation
en est la matière générale. Nous ne pouvons connaître
ces formes qu’à jpriori, c’est-à-dire avant toute perception

I. 7

98 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

réelle, et c’est pourquoi on les appelle des intuitions
pures ; la sensation au contraire est l’élément d’où notre
connaissance tire son nom de connaissance à postermi^
c’est-à-dire d’intuition empirique. Celles-là sont néces-
sairement et absolument inhérentes à notre sensibilité,
quelle que puisse être la nature de nos sensations ; celles-
ci peuvent être très-différentes. Quand même nous pour-
rions porter notre intuition à son plus haut degré de
clarté, nous n’en ferions point un pas de plus vers la
connaissance de la nature même des objets. Car en tous
cas nous ne connaîtrions parfaitement que notre mode
d’intuition, c’est-à-dirô notre sensibilité, toujours soumise
aux conditions d’espace et de temps originairement inhé-
rentes au sujet; quant à savoir ce que sont les objets en
soi, c’est ce qui nous est impossible même avec la con-
naissance la plus claire de leurs phénomènes, seule chose
qui nous soit donnée.

Prétendre que toute notre sensibilité n’est qu’une re-
présentation confuse des choses, qui contient absolument
tout ce qu’il y a dans ces choses mêmes, mais sous la
forme d’un assemblage de signes et de représentations
partielles que nous ne distinguons pas nettement les unes
des autres, c’est dénaturer les concepts de sensibilité et
de phénomène, et en rendre toute la théorie inutile et
vide. La différence entre une représentation obscure et
une représentation claire est purement logique et ne porte
pas sur le contenu. Le concept du droit, par exemple,
dont se sert toute saine intelligence, contient, sans doute,
tout ce que peut en tirer la plus subtile spéculation; seu-
lement, dans l’usage vulgaire et pratique qu’on en fait,
on n’a pas conscience des diverses idées renfermées dans
ce concept. Mais on ne peut pas dire pour cela que le

REMARQUES GÉNÉRALES 99

concept vulgaire soit sensible et ne désigne qu’un simple
phénomène ; car le droit ne saurait être un objet de per-
ception \ mais le concept en réside dans l’entendement
et représente une qualité (la qualité morale) des actions,
qu’elles doivent posséder en elles-mêmes. Au contraire,
la représentation d’un corps dans l’intuition ne contient
Tien qui puisse appartenir à un objet considéré en lui-
même, mais seulement la manifestation de quelque chose ^
et la manière dont nous en sommes affectés. Or cette
réceptivité de notre capacité de connaître, que l’on nomme
sensibilité, demeurerait toujours profondément distincte
de la connaissance de l’objet en soi, quand même on par-
viendrait à pénétrer le phénomène jusqu’au fond.

La philosophie de Leibnitz et de Wolf ^ a donc assigné
à toutes les recherches sur la nature et l’origine de nos
connaissances un point de vue tout à fait faux, en consi-
dérant la différence entre la sensibilité et l’entendement^
comme purement logique, tandis qu’elle est évidemment
transcendentale et qu’elle ne porte pas seulement sur la
darté ou l’obscurité de la forme , mais sur l’origine et le
<;ontenu du fond. Ainsi, on ne peut dire que la sensibiUté
nous fasse connaître obscurément la nature des choses
en soi, puisqu’elle ne nous la fait pas connaître du tout ;
et, dès que nous faisons abstraction de notre constitution

‘ Das Becht hann gar nicht erscheinen,

  • Die Eracheinung von etwas. — Le mot phénomène pris dans son
    •sens grec (^«tyo^êyoy), répond bien kVErscheinung de Kant. Aussi Pem-
    ployé-je ordinairement pour traduire cette expression ; mais ici, comme
    ■dans quelques autres cas, je lui substitue le moi manifestation^ parce
    que je n’ose écrire : le phénomène de quelque chose, ce qui ne serait
    ni ûtinçais ni clair. J. B.
  • Die LeibnitZ’Wolfische Philosophie. — * Il y a dans le texte : Un-
    ierschied der Sinhlichkeit vom Intellectuellen.

100 ESTHÉTIQUE TRATVSCENDENTALE ‘

subjective, l’objet représenté, avec les propriétés que lui
attribuait l’intuition sensible, ne se trouve plus et ne peut
plus se trouver nulle part , puisque c’est justement cette
constitution subjective qui détermine la forme de cet
objet comme phénomène.

Nous distinguons bien d’ailleurs dans les phénomènes
ce qui est essentiellement inhérent à l’intuition de ces
phénomènes et a une valeur générale pour tout sens hu-
main, de ce qui ne s’y rencontre qu’accidentellement et
ne dépend pas de la constitution générale de la sensibi-
lité, mais de la disposition particulière ou de l’organisa-
tion de tel ou tel sens. On dit de la première espèce de
connaissance qu’elle représente l’objet en soi, et, de la
seconde, qu’elle n’en représente que le phénomène. Mais-
cette distinction est purement empirique. Si l’on s’en tient
là (comme il arrive ordinairement), et que l’on ne consi-
dère pas à son tour (ainsi qu’il convient de le faire) cette
intuition empirique comme un pur phénomène, où l’on
ne trouve plus rien qui appartienne à l’objet en soi, alor&
notre distinction transcendentale s’évanouit, et nous:
croyons connaître les choses en elles-mêmes, bien que,
même dans nos plus profondes recherches sur les objets
du monde sensible , nous n’ayons jamais affaire qu’à des
phénomènes. Ainsi, par exemple, si nous appelons l’arc-
en-ciel, qui Se montre dans une pluie mêlée de soleil, un
pur phénomène, et cette pluie une chose en soi, cette
manière de parler est exacte, pourvu que nous entendions
la pluie dans un sens physique, c’est-à-dire comme une
chose qui, dans l’expérience générale, est déterminée de
telle manière et non autrement au regard de l’intuition,
quelles que soient d’ailleurs les diverses dispositions des
sens. Mais, si nous prenons ce phénomène empirique

REMARQUES GÉNÉRALES 1 01

<l’uDe manière générale, et que, sans nous occuper de
:SOD accord avec tout sens humain, nous demandions
4s’il représente aussi un objet en soi (je ne dis pas des
gouttes de pluie, car elles sont déjà, comme phénomèi^ies ,
des objets empiriques), la question qui porte sur le
rapport de la représentation à l’objet devient alors
transcendentale. Non-seulement ces gouttes de pluie sont
vdepurs phénomènes, mais même leur forme ronde et
jusqu’à l’espace où elles tombent ne sont rien en soi ; ce
ne sont que des modifications ou des dispositions de notre
intuition sensible. Quant à l’objet transcendental, il nous
demeure inponnu.

Une seconde remarque importante à faire sur notre
esthétique transcendentale , c’est qu’elle ne se recom-
mande pas seulement à titre d’hypothèse vraisemblable,
mais qu’elle est aussi certaine et aussi indubitable qu’on
peut l’exiger d’une théorie qui doit servir d’organum.
Pour mettre cette certitude dans tout son jour, prenons
quelque cas qui en montre la valeur d’une manière écla-
tante et jette une nouvelle lumière sur ce qui a été ex-
posé § 3 (a).

Supposez que l’espace et le temps existent en soi ob-
jectivement et comme conditions de la possibilité des
<ihoses elles-mêmes, une première difficulté se présente.
Nous formons à priori sur l’un et sur l’autre, mais parti-
culièrement sur l’espace, un grand nombre de proposi-
tions apodictiques et synthétiques; preûons-le donc ici
principalement pour exemple. Puisque les propositions de
la géométrie sont connues synthétiquement à priori et
Avec une certitude apodictique, je demande où vous pre-

(a) c Et jette » addition de la seconde édition.

102 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

nez ces propositions et sur quoi s’appuie notre entende^
ment pour s’élever à ces vérités absolument nécessaires
et universellement valables. On ne saurait y arriver
qu’au moyen des concepts ou des intuitions , et les uns^
et les autres nous sont donnes soit à priori^ soit à poste-
riori. Or les concepts empiriques et l’intuition empirique
sur laquelle ils se fondent ne peuvent nous fournir d’au-
tres propositions synthétiques que celles qui sont pure^
ment empiriques, et qui, à titre de propositions expéri-
mentales \ ne peuvent avoir cette nécessité et cette uni-
versalité qui caractérisent toutes les propositions de la
géométrie. Reste le premier moyen , celui qui consiste à
s’élever à ces connaissances au moyen de simples con-
cepts ou d’intuitions à priori; mais il est clair que de
simples concepts on ne peut tirer aucune connaissance
synthétique, mais seulement des connaissances analyti-
ques. Prenez, par exemple, cette proposition : deux lignes
droites ne peuvent renfermer aucun espace, et, par con-
séquent, former aucune figure, et cherchez à la dériver
du concept de la ligne droite et de celui du nombre deux.
Prenez encore, si vous voulez, cette autre proposition,,
qu’avec trois lignes droites on peut former une figure, et
essayez de la tirer de ces mêmes concepts. Tous vos
efforts seront vains, et vous vous verrez forcés de recou-
rir à l’intuition, comme le fait toujours la géométric
Vous vous donnez donc un objet dans l’intuition; mais^
de quelle espèce est cette intuition? Est-ce une intuition
pure à priori, ou une intuition empirique? Si c’était une
intuition empirique, nulle proposition universelle, et à plus-
forte raison nulle proposition apodictique n’en pourrait

‘ ErfahrungsscUz.

REMARQUES GÉNÉRALES 103

sortir; car l’expérience n’en saurait jamais fournir de ce
genre. C’est donc à priori que vous devez vous donner
^otre objet dans l’intuition, pour y fonder votre proposi-
tion synthétique. S’il n y avait point en vous une faculté
<3^intuition à priori ^ ; si cette condition subjective relative
â la forme n’était pas en même temps la condition uni-
verselle à priori qui seule rend possible l’objet de cette
intuition (extérieure) même; si l’objet (le triangle) était
^juelque chose en soi indépendamment de son rapport
avec nous; comment pourriez-vous dire que ce qui est
néœssaire dans vos conditions subjectives pour construire
im triangle doit aussi nécessairement se trouver dans le
triangle en soi? En efiFet, vous ne pouvez ajouter à vos
concepts (de trois lignes) aucun élément nouveau (la fi-
gure) qui doive nécessairement se trouver dans l’objet,
puisque cet objet est donné antérieurement à votre con-
naissance et non par cette connaissance. Si donc l’espace
(et cela s’applique aussi au. temps) n’était pas une pure
forme de votre intuition contenant les conditions à priori
qui seules font que les choses peuvent être pour vous
des objets extérieurs, lesquels, sans ces conditions sub-
jectives, ne sont rien en soi, vous ne pourriez absolument
porter aucun jugement synthétique à priori sur les objets
extérieurs. Il est donc indubitablement certain, et non
pas seulement possible ou vraisemblable, que l’espace et
le temps, comme conditions nécessaires de toute expé-
rience (externe et interne) ne sont que des conditions
purement subjectives de toutes nos intuitions ; qu’à ce
point de vue tous les objets sont de purs phénomènes et
non des choses données de cette façon telles qu’elles sont

‘ £m Vermôgen a priori anzuschauen.

104? ESTHÉTIQUE TRANSCENDENT ALE

en soi; enfin que^ nous pouvons dire à priori beaucoup
de choses touchant la forme de ces objets , mais pas la
moindre sur les objets en soi qui peuvent servir de fon-
dement à ces phénomènes.

II (a). A l’appui de cette théorie de l’idéalité du sens
extérieur aussi bien qu’intérieur, et par conséquent de
tous les objets des sens, comme purs phénomènes, on
peut faire encore une importante remarque : c’est que
tout ce qui dans notre connaissance appartient à l’intui-
tion (je ne parle pas par conséquent du sentiment du
plaisir ou de la peine et de la volonté, qui ne sont pas
des connaissances), ne contient que de simples rapports,
des rapports de heux dans une intuition (étendue), des
rapports de changement de lieu (mouvement), et des lois
qui déterminent ce changement (forces motrices). Mais
ce qui est présent dans le lieu ou ce qui agit dans les
choses mêmes en dehors du changement de lieu n’est
point donné par là. Or de simples rapports né font point
connaître une chose en soi; par conséquent il est bien
permis de penser que, comme le sens extérieur ne nous
donne autre chose que de simples représentations de rap-
ports, il ne peut lui-même renfermer dans sa représenta-
tion que le rapport d’un objet au sujet, et non ce qui
appartient véritablement à l’objet en soi. Il en est de
même de l’intuition interne. Outre que les représentations
des sens extérieurs constituent la matière propre dont
nous remphssons notre esprit , le temps où nous plaçons
ces représentations, et qui lui-même précède la conscience
que nous en avons dans l’expérience et leur sert de fon-

(a) Tout ce qui suit jusqu’à la fin de l’esthétique est une addition de
la seconde édition.

REMARQUES GÉNÉRALES 105

dément comme condition formelle de notre manière de
les disposer dans l’esprit, le temps, dis-je, renferme déjà
des rapports de succession ou de simultanéité et celui du
simultané avec le successif (du permanent). Or ce qui
peut être, comme représentation, antérieur à tout acte
dépenser quelque chose, est l’intuition; et, comme elle
ne contient rien que des rapports, la forme de l’intuition,
qui ne représente rien qu’autant que quelque chose est
déjà posé dans Fesprit, ne peut être autre chose que la
manière dont l’esprit est afiFecté par sa propre activité,
ou par cette position de sa représentation \ par consé-
quent par lui-même, c’est-à-dire un sens intérieur con-
sidéré dans sa forme. Tout ce qui est représenté par un
sens est toujours à ce titre un phénomène; et, par consé-
quent, ou il ne faut point admettre de sens intérieur, ou
le sujet qui en est l’objet ne peut être représenté par lui
que comme un phénomène, et non comme il se jugerait
lui-même, si son intuition était purement spontanée \
c’est-à-dire intellectuelle. Toute la difficulté ici est de sa-
voir comment un sujet peut s’apercevoir lui-même inté-
rieurement; mais cette difficulté est commune à toute
théorie. La conscience de soi-même (l’aperception) est la
simple représentation du moi, et, si tout ce qu’il y a de
divers dans le sujet nous était donné spontanément dans
cette représentation, l’intuition intérieure serait alors in-
tellectuelle. Mais, dans l’homme, cette conscience exige
une perception intérieure du divers, lequel est préalable-
ment donné dans le sujet, et le mode suivant lequel il est
donné dans l’esprit sans aucune spontanéité doit à cette
circonstance même son nom de sensibilité. Pour que la

  • IHesea Seteen ihrer Vorstellung, — ‘ Bîosse Sélbsthàtigkeit

106 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

faculté d’avoir conscience de soi-même puisse découvrii^
(appréhender) ce qui est dans l’esprit, il faut que c«lui-ci
en soit affecté : c’est à cette seule condition que nous pou—
vous avoir l’intuition de nous-mêmes; mais la forme da
cette intuition, existant préalablement dans l’esprit, dé-
termine par la représentation du temps la manière dont
le divers est réuni dans l’esprit. En effet, celui-ci s’aper-
çoit, non comme il se représenterait lui-même immédiate-
ment en vertu de sa spontanéité, mais suivant la manière
dont il est intérieurement affecté, et par conséquent tel
qu’il s’apparaît à lui-même, non tel qu’il est,

III. Lorsque je dis que l’intuition des choses exté-
rieures et celles que l’esprit a de lui-même représentent,
dans l’espace et dans le temps, chacune son objet, comme
il affecte nos sens, c’est-à-dire comme il nous apparaît^
je ne veux pas dire que ces objets soient une pure ap-
parence ^ En effet, dans le phénomène, les objets et même
les qualités que nous leur attribuons sont toujours re-
gardés comme quelque chose de réellement donné; seu-
lement, comme ces quaUtés dépendent du mode d’intui-
tion du sujet dans son rapport à l’objet donné, cet objet
n’est pas comme manifestation de lui-même ^ ce qu’il est
comme objet en soi. Ainsi je ne dis pas que les corps
ne font que paraître exister hors de moi, ou que mon
. âme semble simplement être donnée dans la conscience
de moi-même, lorsque j’affirme que la qualité de l’espace
et du temps, d’après laquelle je me les représente et où
je place ainsi la condition de leur existence, ne réside que
dans mon mode d’intuition et non dans ces objets mêmes*
Ce serait ma faute si je ne voyais qu’une pure appa-

  • Ein blosser Schein. — ‘ Aïs Erscheinung von ihm selber.

REMARQUES GÉNÉRALES 107

rence dans ce que je devrais regarder comme un phéno-
mène*. Mais cela n’arrive pas avec notre principe de
l’idéalité de toutes nos intuitions sensibles; c’est au con-
traire en attribuant à ces formes de représentation une
réalité objective qu’on ne peut échapper à l’inconvénient
de tout voir converti en pure apparence. Que ceux qui
regardent l’espace et le temps comme des qualités qu’il
faut chercher dans les choses en soi pour en expliquer
la possibilité, songent à toutes les absurdités où ils s’en-
gagent en admettant deux choses infinies, qui ne sont ni
des substances ni des qualités réellement inhérentes à
des substances, mais qui doivent être pourtant quelque
chose d’existant et même la condition nécessaire de l’exis-
tence de toutes choses, et qui subsisteraient alors même
que toutes les choses existantes auraient disparu. Ont-
ils bien le droit de reprocher à l’excellent Berkeley
d’avoir réduit les corps à une pure apparence? Dans
leur système en effet, notre existence même, qui devien-
drait dépendante de la réaUté subsistante en soi d’un
non-être tel que le temps ne serait, comme celui-ci,

  • Les prédicats du phénomène peuvent être attribués à l’objet même
    dans son rapport avec notre sens, par exemple, la couleur rouge ou
    Meur à la rose ; mais l’apparence ne peut jamais être attribuée comme
    prédicat à l’objet, précisément parce qu’elle rapporte à l’objet en soi ce
    qui ne lui convient que dans son rapport avec les sens ou en général
    avec le sujet, comme par exemple les deux anses que l’on attribuait pri-
    mitivement à Saturne. Le phénomène est quelque chose qu’il ne faut pas
    chercher dans l’objet en lui-même, mais toujours dans le rapport de cet
    objet au sujet, et qui est inséparable de la représentation que nous en
    ayons; ainsi c’est avec raison que les prédicats de l’espace et du temps
    sont attribués aux objets des sens comme tels, et il n’y a point en cela
    d’apparence, c’est-à-dire d’illusion. Au contraire, quand j’attribue à la
    rose en soi la rougeur, à Saturne des anses, ou à tous les objets exté-
    rieuTB l’étendue en soi, sans avoir égard au rapport déterminé de ces-
    objets avec le sujet et sans restreindre mon jugement en conséquence,.
    c’est alors seulement que naît l’illusion.

108 ESTHÉTIQUE TRANSCENDENTALE

qu’une vaine apparence. Or c’est là une absurdité qi
personne jusqu’ici n’a osé se charger de soutenir.

IV. Dans la théologie naturelle, où Ton conçoit i ~:jn
objet qui non-seulement ne peut être pour nous un obj «<
d’intuition, mais qui ne saurait être pour lui-même l’obj €t
d’aucune intuition sensible, on a bien soin d’écarter ab-
solument de l’intuition qui lui est propre les conditioB5 ,
de l’espace et du temps (je dis de son intuition, car toute
sa connaissance doit avoir ce caractère , et non celui de
la pensée \ qui suppose toujours des limites). Mais de
quel droit peut- on procéder ainsi quand on a commencé
par faire du temps et de l’espace des formes des choses
en soi, et des formes telles qu’elles subsisteraient comme
conditions à priori de l’existence des choses, quand même
on supprimerait les choses elles-mêmes? En effet, puis-
qu’elles sont les conditions de toute chose en général,
elles devraient être les conditions de l’existence de Dieu.
Que si l’on ne fait pas de l’espace et du temps des formes
objectives de toutes choses, il ne reste plus qu a en faire
des formes subjectives de notre mode d’intuition, soit
externe, soit interne. Ce mode est appelé sensible, parce
qu’il n’est pas originaire^, c’est-à-dire tel que l’existence
même de l’objet de l’intuition soit donnée par lui (un
pareil mode de connaissance, autant que nous pouvons
en juger, ne saurait convenir qu’à l’Être suprême), mais
qu’il dépend de l’existence de l’objet, et que par consé-
quent il n’est possible qu’autant que la capacité repré-
sentative du sujet en est affectée.
‘ Il est nécessaire aussi de limiter à la sensibilité de
l’homme ce mode d’intuition qui consiste à se représenter

  • Denken. — * Ursprûnglich,

CONCLUSION 109

les choses dans l’espace et daps le temps. Il se peut que
tous les êtres finis qui pensent aient nécessairement cela
de commun avec Thomme (bien que nous ne soyons pas
en état de décider ce point) ; malgré cette universalité,
cette sorte d’intuition ne laisserait pas d’appartenir à la
sensibilité, parce qu’elle est dérivée [intuitus derivatus)
et non originaire [intuitus originarius) , et que par con-
séquent elle n’est pas intellectuelle, comme celle qui,
d’après la raison indiquée tout à l’heure, semble n’appar-
tenir qu’à l’Être suprême, et non à un être dépendant
quant à son existence aussi bien que quant à son intui-
tion (laquelle détermine son existence par rapport à des
objets donnés). Cette dernière remarque n’a d’ailleurs pour
but que de servir d’éclaircissement et non de preuve à
notre théorie esthétique.

Conclusion de l’esthétique transcendentale

Nous avons maintenant une des données requises pour
la solution de ce problème général de la philosophie
transcendentale : comment des proportions synthétiques à
priori sont-elles possibles ? Je veux parler de ces intuitions
pures à priori^ l’espace et le temps. Lorsque dans nos ju-
gements à priori^ nous voulons sortir du concept donné,
nous y trouvons quelque chose qui peut être découvert
h priori^ non dans le concept, mais dans l’intuition cor-
respondante, et qui peut être lié synthétiquement à ce
concept; mais par la même raison, les jugements que
nous formons ainsi ne sauraient s’appliquer qu’aux
objets des sens et n’ont de valeur que relativement aux
choses d’expérience possible.

I

THÉORIE ËLËMENTÂIRË

TRANSCENDENTALE

DEUXIÈME PARTIE

LOGIQUE TRANSC3an>ENTALE

INTRODUCTION

IDÉE D’UNE LOGIQXTE TRANSGENDENTAIJB

I

De la logique en général

Notre connaissance dérive de deux sources, dont la
première est la capacité de recevoir des représentations
(la réceptivité des impressions), et la seconde, la faculté
de connaître un objet au moyen de ces représentations
(la spontanéité des concepts). Par la première un objet
nous est donné; par la seconde, il est pensé dans son
rapport à cette représentation (considérée comme simple
détermination de l’esprit). Intuition et concepts, tels sont
donc les éléments de toute notre connaissance, de telle

DE LA LOGIQUE EN GÉNÉRAL 111

sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur cor-
responde de quelque manière, ni l’intuition sans les con-
cepts ne peuvent fournir une connaissance. Tous deux
sont purs ou empiriques : empiriques^ loi’sque la sensation
(qui suppose la présence réelle de l’objet) y est contenue;
purs^ lorsqu’aucune sensation ne se mêle à la représenta-
tion. On peut dire que la sensation est la matière de la
connaissance sensible. L’intuition pure nô contient que la
forme sous laquelle quelque chose est perçu ; et le concept
pur, que la forme de la pensée d’un objet en général.
Les intuitions et les concepts purs ne sont possibles qu’à
prôn; les empiriques ne le sont qu’à posteriori,.

Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité
qu’a notre esprit de recevoir des sensations, en tant qu’il
est affecté de quelque manière; par opposition à cette
réceptivité^ la faculté que nous avons de produire nous-
mêmes des représentations, ou la spontanéité de la con-
naissance, s’appelle entende?nent Telle est notre nature que
l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire
contenir autre chose que la manière dont nous sommes
affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser
l’objet de l’intuition sensible, est l’entendement. De ces
deux propriétés l’une n’est pas préférable à l’autre. Sans
la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; sans l’en-
tendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière
sont vides; des intuitions sans concepts sont aveugles.
Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les
concepts (c’est-à-dire d’y joindre un objet donné dans
l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-
à-dire de les ramener à des concepts). Ces deux facultés
ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonc-
tions. L’entendement ne peut rien percevoir, ni les sens

412 LOGIQUE TRANSCENDENTALE

rien penser. La connaissance ne peut résulter que de
leur union. Il ne faut donc pas confondre leurs rôles, mais
on a grandement raison de les séparer et de les distin-
guer avec soin. Aussi distinguons-nous la science de&
règles de la sensibilité en général, ou l’esthétique, de la
science des règles de l’entendement en général, ou de la
logique.

La logique à son tour peut être envisagée sous deux
points de vue, suivant qu’il s’agit de l’usage de l’enten-
dement en général ou de ses usages particuliers. La lo-
gique générale contient les règles absolument nécessaires
de la pensée, sans lesquelles il n’y a pas d’usage possible
de l’entendement, et par conséquent elle envisage cette
faculté indépendamment de la diversité des objets aux-
quels elle peut s’appliquer. La logique particulière con-
tient les règles qui servent à penser exactement sur une
certaine espèce d’objets. La première peut être désignée
sous le nom de logique élémentaire; la seconde est l’or-
ganum de telle ou telle science. Celle-ci est ordinairement
présentée dans les écoles comme la propédeutique des
sciences; mais, dans le développement de la raison hu-
maine, elle ne vient qu’en dernier lieu : on n’y arrive que
quand la science est déjà fort avancée et qu’elle n’attend
plus que la dernière main pour atteindre le plus haut
degré d’exactitude et de perfection. En efiFet il faut déjà
avoir une connaissance assez approfondie des choses
pour être en état d’indiquer les règles d’après lesquelles
on en peut constituer une science.

La logique générale est ou pure ou appliquée. Dans
la logique pure, nous faisons abstraction de toutes les
conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre en-
tendement, par exemple de l’influence des sens, du jeu

INTRODUCTION 113

de l’imagination, des lois du souvenir, de la puissance
de l’habitude, de l’inclination, etc., par conséquent aussi
des sources de nos préjugés, et même en général de
toutes les causes d’où peuvent dériver pour nous cer-
taines connaissances, vraies ou supposées, parce qu’elles
n’ont trait à l’entendement que dans .certaines circons-
tances de son application et que, pour connaître ces cir-
constances, l’expérience est nécessaire. Une logique géné-
rale et pure ne s’occupe donc que » de principes à priori;
elle est le canon de r entendement et de la raison, mais
seulement par rapport à ce qu’il a de formel dans leur
usage \ quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (qu’il soit
empirique ou transcendental). La logique générale est
appliquée^ lorsqu’elle a pour objet les règles de l’usage
de l’entendement sous les conditions subjectives et empi-
riques que nous enseigne la psychologie. Elle a donc
aussi des principes empiriques, bien qu’elle soit générale
à ce titre qu’elle considère l’usage de l’entendement sans
distinction d’objets. Aussi n’est-elle ni un canon de l’en-
tendement en général, ni un organum de sciences parti-
culières, mais seulement un cathartique ^ de l’entendement
vulgaire.

Il faut donc, dans la logique générale, séparer entiè-
rement la partie qui doit former la théorie pure de la
raison de celle qui constitue la logique apphquée (mais
toujours générale). La première seule est proprement
une science, mais courte et aride, telle, en un mot, que

‘ In Amehung des Formalen thres Gebrauches.

‘ Ein CatharcHcon. — Le mot cathartique (en grec Ka&agrixoy) est
usité, chez nous, dans le langage de la médecine comme synonyme de
purgatif; il figure même dans le Dictionnaire de V Académie française,

LOGIQUE TRANSCENDENTALE

l’exige l’exposition scolastique d’une théorie élémentaire
de l’entendement. Dans cette science, les logiciens doivent
donc toujours avoir en vue les deux règles suivantes :

l »* Comme logique générale, elle fait abstraction de
tout le contenu de la connaissance de l’entendement et
de la diversité de. ses objets, et elle n’a à s’occuper que
de la forme de la pensée.

2″ » Comme logique pure, elle n’a point de principes
empiriques ; par conséquent (bien qu’on se persuade par-
fois le contraire) elle ne tire rien de la psychologie, qui ne
saurait avoir aucune influence sur le canon de l’entende-
ment. Elle est une doctrine démontrée, et tout y doit
être parfaitement certain à priori.

Quant à la logique que j’appelle appliquée (contraire-
ment au sens ordinaire de cette expression, qui désigne
certains exercices dont la logique pure fournit la règle),,
elle représente l’entendement et les règles de son usage
nécessaire considéré in concretOj c’est-à-dire en tant qu’il
est soumis aux conditions contingentes du sujet, lesquelles
peuvent lui être contraires ou favorables et ne sont jamais
données qu’empiriquement. Elle traite de l’attention, de
ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de
l’état de doute, de scrupule, de persuasion, etc. Entre la
logique générale et pure et elle il y a le même rapport
qu’entre la morale pure, qui contient uniquement les lois
morales nécessaires d’une volonté hbre en général, et
l’éthique ^ proprement dite qui examine ces lois par rap-
port aux obstacles qu’elles rencontrent dans les senti-
ments, les inclinations et les passions auxquelles les
hommes sont plus ou moins soumis. Celle-ci ne saurait

  • TugendUhre.

[

INTRODUCTION 115

jamais former une véritable science, une science démon-
trée, parce que, comme la logique appliquée, elle a besoin
de principes empiriques et psychologiques.

II

De la logique Iranscendeniale

La logique générale fait abstraction, comme nous Pa-
vons indiqué , de tout contenu de la connaissance , c’est-
à-dire de tout rapport de la connaissance à l’objet, et
elle n’envisage que la forme logique des connaissances
dans leurs rapports entre elles, c’est-à-dire la forme de
la pensée en général. Mais , comme il y a des intuitions
pures aussi bien que des intuitions empiriques (ainsi que
le prouve l’esthétique transcendentale), on pourrait bien
trouver aussi une différence entre une pensée pure et une
pensée empirique des objets. Dans ce cas, il y aurait une
logique où l’on ne ferait pas abstraction de tout contenu
de la connaissance ; car celle qui contiendrait uniquement
les règles de la pensée pure d’un objet exclurait toutes
ces connaissances dont le contenu serait empirique. Cette
logique rechercherait aussi l’origine de nos connais-
sances des objets, en tant qu elle ne peut être attribuée
à ces objets mêmes, tandis que la logique générale n’a
point ,à s’octuper de cette origine de la connaissance, et
qu’elle se borne à examiner nos représentations au point
de vue des lois suivant lesquelles l’entendement les em-
ploie et les relie entre elles , lorsqu’il pense. Que ces re-
présentations aient leur origine à priori en nous-mêmes,
ou qu’elles nous soient données empiriquement, peu lui

116 LOGIQUE TRANSCENDENTALE

importe; elle s’occupe uniquement de la forme que l’en-
tendement peut leur donner, de quelque source d’ailleurs
qu’elles puissent dériver.

Je dois faire ici une remarque qui a son importance
pour toutes les considérations suivantes, et qu’il ne faut
pas perdre de vue : c’est que le mot transcendental ne
convient pas à toute connaissance à priori, mais seule-
ment à celle par laquelle nous connaissons que certaines
représentations (intuitions ou concepts) ne sont appliquées
ou ne sont possibles qu’à priori, et comment elles le sont
(car cette expression désigne la possibilité de la connais-
sance ou de son usage à priori). Ainsi, ni l’espace, ni au-
cune détermination géométrique à priori de l’espace ne
sont des représentations transcendentales ; la connaissance
de l’origine non empirique de ces représentations et de
la manière dont elles peuvent se rapporter à pnori à des
objets d’expérience mérite seule d’être appelée transcen-
dentale. De même, l’application de l’espace à des objets
en général serait transcendentale ; mais bornée simple-
ment aux objets des sens, elle est empirique. La diffé-
rence du transcendental et de l’empirique n’appartient
donc qu’à la critique des connaissances et ne concerne
point le rapport de ces connaissances à leur objet.

Dans la présomption qu’il y a peut-être des concepts
qui se rapportent à priori à des objets, non comme intui-
tions pures ou sensibles, mais seulement comme actes de
la pensée pure, et qui par conséquent sont bien des con-
cepts, mais des concepts dont l’origine n’est ni empirique,
ni esthétique, nous nous faisons d’avance l’idée d’une
science de l’entendement pur et de la connaissance ra-
tionnelle par laquelle nous pensons des objets tout à fait
à priori. Une telle science , qui déterminerait l’origine,

INTRODUCTION 147

l’étendue et la valeur objective de ces connaissances de-
vrait porter le nom de logique transcendentale ; car, en
même temps qu’elle n’aurait affaire qu’aux lois de l’en-
tendement et de la raison, elle ne se rapporterait qu’à
des objets à priori^ et non, comme la logique générale, à
des connaissances empiriques ou pures sans distinction.

m

de la division de la logique gàiérale en Analytique

et Dialectique

Q^ est-ce que la vérité? C’est avec cette vieille et fa-
meuse question que l’on pensait pousser à bout les logi-
ciens, et que l’on cherchait à les prendre en flagrant délit
de verbiage ^ ou à leur faire avouer leur ignorance, et
par conséquent la vanité de tout leur art. La définition
de nom qui consiste à dire que la vérité est l’accord de
la connaissance avec son objet, est ici admise et suppo-
sée ; mais on veut savoir quel est le critérium général et
<îertain de la vérité de toute connaissance.

C’est déjà une grande et infaillible preuve de sagesse
^t de lumières que de savoir ce que l’on peut raisonna-
blement demander. En effet , si la question est absurde
en soi et si elle appelle des réponses oiseuses, non-seu-
lemeut elle couvre de honte celui qui la fait, mais elle a
aussi parfois l’inconvénient de jeter dans l’absurdité ce-

  • Auf einer eîenden THalexe, — Ce dernier mot vient du grec (ftoAc^^ç,
    qui signifie entretien, conversation. La première édition (cf. celle de
    Eosenkranz, p. 61) donnait, au lieu de dialexe, le mot dialele (c’est-à-
    dire pétition de principe), mais en laissant les adjectifs au féminin, ce
    •qui indiquait ici un erratum, ce mot ne comportant pas le féminin. J. B.

118 LOGIQUE TRANSCENDENTALE

lui qui y répond sans y prendre garde, et de présenter
ainsi le ridicule spectacle de deux personnes, dont l’une
trait le bouc (comme disaient les anciens), tandis que
l’autre tient le baquet.

Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance
avec son objet, cet objet doit être par-là même distingué
de tout autre; car une connaissance contînt-elle d’ailleurs
des idées applicables à un autre objet, elle est fausse quand
elle ne s’accorde pas avec celui auquel elle se rapporte.
D’un autre côté, un critérium universel de la vérité de-
vrait être bon pour toutes les connaissances, sans distinc-
tion de leurs objets. Mais, puisqu’on y ferait abstraction
de tout contenu de la connaissance (de son rapport à son
objet), et que la vérité porte justement sur ce contenu,,
il est clair qu’il est tout à fait impossible et absurde de
demander une marque distinctive de la vérité de ce con-
tenu des connaissances, et qu’on ne saurait trouver un
signe suffisant à la fois et universel de la vérité. Et,
comme le contenu d’une connaissance a été nommé plus
haut la matière de cette connaissance, il est juste de
dire qu’il n’y a point de critérium universel à chercher
pour la vérité de la connaissance de la matière, puisque
cela est contradictoire en soi.

Pour ce qui est de la connaissance considérée simple-
ment dans la forme (abstraction faite de tout contenu),
il est clair qu’une logique, en exposant les règles univer-
selles et nécessaires de l’entendement, fournit dans ces
règles mêmes des critériums de la vérité. Tout ce qui
est contraire à ces règles est faux, puisque l’entendement
s’y met en contradiction avec les règles universelles de
sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces crité-
riums ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-

INTRODUCTION 119

dire de la pensée en général ; et, s’ils sont à ce titre tout
à fait exacts, ils ne sont pas suffisants. En eflfet, une con-
naissance a beau être tout à fait conforme à la forme
logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, il se
peut toujours qu’elle ne soit pas d’accord avec l’objet/Le
critérium purement logique de la vérité, à savoir l’accord
d’une connaissance avec les lois universelles et formelles
de l’entendement et de la raison est donc bien la condition
sine qua non et par conséquent négative de toute vérité;
mais la logique ne saurait aller plus loin, et aucune
pierre de touche ne pourrait lui faire découvrir l’erreur
qui n’atteint pas seulement la forme, mais le contenu.

Or la logique générale décompose toute l’œuvre for-
melle de l’entendement et de la raison dans ses éléments,
et elle les présente comme les principes de toute appré-
ciation logique de notre connaissance. Cette partie de la
logique peut donc être nommée analytique, et elle est la
pierre de touche, du moins négative, de la vérité, puis-
qu’il faut d’abord contrôler et juger d’après ses règles laT
forme de toute connaissance , avant d’en examiner le con-
tenu pour savoir si, par rapport à l’objet, elle contient
quelque vérité positive. Mais, comme la pure forme de la
connaissance, si bien d’accord qu’elle puisse être avec les
lois logiques , ne suffit nullement pour décider de la vé-
rité matérielle (objective) de la connaissance, personne
ne peut se hasarder à juger des objets sur la foi de la
logique. Avant d’en affirmer quelque chose, il faut en
avoir trouvé en dehors de la logique des révélations fon-
dées, sauf à en demander ensuite aux lois logiques l’usage
et l’enchaînement au sein d’un tout systématique, ou,
mieux, à Içs contrôler simplement d’après ces lois. Ce-
pendant, il y a quelque chose de si séduisant dans la

120 LOGIQUE TRANSCENDENTA.LE

possession de cet art précieux qui consiste à donner à
toutes nos connaissances la forme de l’entendement, si
vide ou si pauvre d’ailleurs qu’en puisse être le contenu,
que cette logique générale, qui n’est qu’un canon pour le
jugement, devient en quelque sorte un organum dont on
se sert pour en tirer réellement, du moins en apparence,
des assertions objectives; mais cet usage n’est dans le
fait qu’un abus. La logique générale, prise ainsi pour or-
ganum, prend le nom de dialectique.

Quelque différente que soit l’idée que les anciens se
faisaient de la science et de l’art qu’ils désignaient par
ce mot, on peut certainement conclure de l’usage qu’ils
faisaient réellement de la dialectique, qu’elle n’était autre
chose pour eux que la logique de Vapparence, C’était en
eflfet un art sophistique dont on se sen-ait pour donner à
son ignorance ou même à ses artifices calculés ^ la cou-
leur de la vérité, de manière à imiter cette méthode de
solidité ^ que prescrit la logique en général et à en mettre
la topique à contribution pour faire passer les plus vaines
allégations. Or c’est une remarque non moins utile que
certaine que la logique générale, considérée comme orga-
num^ est toujours une logique de l’apparence, c’est-à-dire
est toujours dialectique. En eflfet, comme elle ne nous
enseigne rien au sujet du contenu de la connaissance,
mais qu’elle se borne à exposer les conditions formelles
de l’accord de la connaissance avec l’entendement, et que
ces conditions sont d’ailleurs tout à fait indiflférentes re-
lativement aux objets, la prétention de se servir de cette
logique comme d’un instrument (d’un organum) pour

  • Seinen vorsetzUchen Blendwerken. — * Die Méthode der Grund-
    lichkeit

INTRODUCTION 121

élargir et étendre ses connaissances , ou , du moins , en
avoir l’air, cette prétention ne peut aboutir qu’à un pur
verbiage, par lequel on affirme avec quelque apparence
ou l’on nie à son choix tout ce qu’on veut.

Un tel enseignement est tout à fait contraire à la di-
gnité de la philosophie. Aussi , en appliquant ce nom de
dialectique à la logique , a-t-on eu raison d’entendre par
là une critique de î apparence dialectique; c’est aussi en
ce sens que nous nous l’entendrons ici.

IV

De la division, de la logique traiiscendenlale en analytique

et dialectique transcetidentales

Dans la logique transceùdentale, nous isolons Fenten-
dement (comme dans l’esthétique transcendentale nous
avons isolé la sensibiUté), et nous ne prenons de notre
■connaissance que la partie de la pensée qui a unique-
ment son origine dans l’entendement. Mais l’usage de
cette connaissance pure suppose cette condition, que des
objets auxquels elle puisse s’appliquer nous soient don-
nés dans l’intuition. En effet, sans intuitions, toute notre
(îonnaissance manque d’objets, et elle est alors entière-
ment vide. La partie de la logique transcendentale qui
expose les éléments de la connaissance pure de l’enten-
dement et les principes sans lesquels, en général, aucun
objet ne peut être pensé, est l’analytique transcendentale;
«De est en même temps la logique de la vérité. En effet,
aucune connaissance ne peut être en contradiction avec
^Ue sans perdre aussitôt tout contenu, c’est-à-dire tout
rapport à quelque objet, par conséquent toute vérité.

illi LOGIQUE TRANSCÈNDENTALE

Mais , comme il est très-attrayant de se servir de cei
connaissances et de ces principes purs de l’entendemen
sans tenir compte de l’expérience, ou même en sortao
des limites de l’expérience, qui seule peut nous fournir 1
matière (les objets) où s’appliquent ces concepts pur
l’esprit court le risque de faire, à l’aide de vains raisoi
nements, un usage matériel des principes simplement foi
mels de l’entendement pur, et de prononcer indistinct
ment sur des objets qui ne nous sont pas donnés et q
peut-être ne peuvent l’être d’aucune manière. Si do:
la logique ne doit être qu’un canon servant à juger 1′
sage empirique des concepts de l’entendement, c’est
abuser que de vouloir la faire passer pour l’organi
d’un usage universel et illimité, et que de se hasarc
avec le seul entendement pur à porter des jugemei
synthétiques sur des objets en général et à prononc
ainsi ou à décider à leur égard. C’est alors que l’usa
de l’entendement pur serait dialectique. La seconde pj
tie de la logique transcendentale doit donc être une c
tique de cette apparence dialectique; et, si elle porte
titre de dialectique transcendentale, ce n’est pas com:
art de susciter dogmatiquement une apparence de
genre (cet art, malheureusement trop répandu, de la f;
tasmagorie philosophique), mais comme critique poi
suivant l’entendement et la raison dans leur usage hyp
physique, pour découvrir la fausse apparence qui cou^
leurs vaines prétentions et pour substituer à cette a
bition, qui se flatte de trouver et d’étendre la conm
sance à l’aide de lois transcendentales , un jugement <
se borne à contrôler l’entendement pur et à le prému
contre les illusions sophistiques.

LOGIQUE TRANSCENDENTALE

PREMIÈRE DIVISION

ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

Cette analytique est la décomposition de toute notre
^«nnaissance à priori dans les éléments qu’y apporte
l’entendement pur. Il faut, dans ce travail, avoir en vue
les points suivants : V que les concepts soient purs et
non empiriques; 2″* qu’ils n’appartiennent pas à l’intuition
et à la sensibilité, mais à la pensée et à l’entendement;
3** que ce soient des concepts élémentaires , et non des
concepts dérivés ou formés des précédents; 4^ que la
table en soit complète et qu’elle embrasse tout le champ
de l’entendement pur. Or cette perfection d’une science
ne peut offrir aucune certitude si l’on n’y voit qu’un
agrégat formé au moyen d’essais réitérés; elle n’est
possible qu’au moyen d’une idée de T ensemble de la con-
naissance à priori due à l’entendement et par la division^
ainsi déterminée, des concepts qui la constituent, en lui
mot au moyen d’un système qui en fasse un tout bien

124 LOGIQUE TRAI^SGENDEKTALE

lié *. L’entendement pur ne se distingue pas seulement
de tout élément empirique, mais encore de toute sensi-
bilité, n forme donc une unité qui existe par elle-même,
qui se suffit à elle-même, et qui ne peut être augmentée
par aucune addition étrangère. Aussi l’ensemble de sa
connaissance constitue-t-il un système qui se ramène à
une idée et peut être déterminé par cette idée, et dont la
perfection et l’organisation peuvent servir d’épreuve à la
légitimité et à la valeur de tous les éléments de connais-
sance qui y entrent. Toute celte première partie de la
logique transcendentale se divise en deux livres, dont le
premier contient les concepts, et le second les principes
de l’entendement pur.

LIVRE PREMIER
Analytique des concepts

Sous le nom d’analytique des concepts, je n’entends
pas l’analyse de ces concepts ou cette méthode usitée
dans les recherches philosophiques, qui consiste à décom-
poser dans les éléments qu’ils contiennent les concepts
^ui se présentent et à les éclaircir ainsi; j’entends l’ana-
lyse, jusqu’ici peu tentée, de la faculté même de l’entende-
ment, c’est-à-dire une analyse qui a pour but d’expliquer
la possibilité des concepts à priori en les cherchant uni-
quement dans l’entendement, comme dans leur vraie
source, et en. étudiant en général l’usage pur de cette

‘ Durch ihren Zusammenhang in einem System,

ANALYTIQUE DES CONCEPTS 125

faculté. En effet, c’est là l’œuvre propre de la philoso-
phie transcendentale ; le reste est l’étude logique des
concepts telle qu’elle a lieu dans la philosophie en géné-
ral. Nous poursuivrons donc les concepts purs jusque
dans leurs premiers germes ou leurs premiers rudiments,
lesquels résident originairement au sein de l’entendement
humain, jusqu’à ce qu’enfin l’expérience leur donne l’oc-
casion de se développer, et qu’affranchis par ce même
entendement des conditions qui leur sont inhérentes , ils
soient exposés dans toute leur pureté.

CHAPITRE PREMIER

Du fil conducteur servant à découvrir tous les
concepts purs de l’entendement

Lorsque l’on met en jeu une faculté de connaître, alors^
suivant les différentes circonstances, se produisent divers
concepts qui révèlent cette faculté et dont on peut faire
une Uste plus ou moins étendue suivant qu’on y a mis
plus ou moins de temps et plus ou moins de pénétration.
Mais quand cette recherche est-elle achevée? c’est ce
qu’il est impossible de déterminer avec certitude en sui-
vant cette méthode en quelque sorte mécanique. D’ail-
leurs, les concepts que l’on ne découvre ainsi qu’à l’occa-
sion, se présentent sans aucun ordre et sans aucune
unité systématique. On finit bien par les grouper suivant
certaines analogies et par les disposer en séries suivant

426 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

la grandeur de leur contenu , en allant des simples aux
composés ; mais ces séries , bien que formées en quelque
sorte méthodiquement, n’ont pourtant rien de systéma-
tique.

La philosophie transcendentale a l’avantage, mais
aussi l’obligation de rechercher ses concepts suivant un
principe, parce qu’ils sortent purs et sans mélange de
l’entendement comme d’une unité absolue, et que, par
conséquent, on peut les lier entre eux suivant un cou-
cept ou une idée. Un tel lien nous fournit une règle d’a-
près laquelle nous pouvons déterminer à priori la plao^
de chaque concept pur de l’entendement et l’intégrité d^
tout le système en général, deux choses qui, autrement^
dépendraient du caprice ou du hasard.

PREMIÈRE SECTION
De l’usage logique de l’enteiMleiiieiit en g^énéi*al

L’entendement a été défini plus haut d’une manière
purement négative : une faculté de connaître non sen-
sible. Or nous ne pouvons avoir aucune intuition en de-
hors de la sensibilité. L’entendement n’est donc pas une
faculté d’intuition. Mais, l’intuition mise à part, il n’y a
pas d’autre moyen de connaître que les concepts. La con-
naissance de tout entendement, du moins de l’entende-
ment humain, est donc une connaissance par concepts, une
connaissance non intuitive, mais discursive. Toutes les in-
tuitions, en tant que sensibles, reposent sur des affec-
tions, mais les concepts supposent des fonctions. J’en-

DE l’usaôe logique DE l’entendement 127

*ends par fonction l’unité de l’acte qui consiste à réunir di-
verses représentations sous une représentation commune.
Les concepts reposent donc sur la spontanéité de la pen-
sée, de même que les intuitions sensibles sur la réceptivité
des impressions. L’entendement ne peut faire de ces con-
cepts d’autre usage que âi^ juger par leur moyen. Or
comme, excepté l’intuition , aucune représentation ne se
rapporte immédiatement à l’objet, un concept n’est jamais
immédiatement rapporté à un objet, mais à quelque autre
représentation de cet objet (qu’elle soit une intuition, ou
déjà même un concept)), he jugement est donc la connais-
sance médiate d’un objet, par conséquent la représenta-
tion d’une représentation de cet objet. Dans tout jugement,
il y a un concept qui en embrasse plusieurs, et qui, parmi
^ux, comprend aussi une représentation donnée, laquelle
^nfin se rapporte immédiatement à l’objet. Ainsi, dans ce
jugement : tous les corps sont divisibles (1), le concept du
divisible se rapporte à divers autres concepts; mais, entre
autres, il se rapporte particulièrement à celui de corps,
lequel, à son tour, se rapporte à certains phénomènes qui
^e présentent à nous. Ainsi ces objets sont médiatement
représentés par le concept de la divisibilité. Tous les
jugements sont donc des fonctions qui consistent à ra-
inener nos représentations à l’unité, en substituant à
xuie représentation immédiate une représentation plus
élevée qui comprend la première avec beaucoup d’autres
«t qui sert à la connaissance de l’objet, et, en réunissant
ainsi beaucoup de connaissances possibles sous une seule.
€omme nous pouvons ramener tous les actes de l’enten-

(1) Il y a ici dans le texte de la première et de la seconde édition, au
lieu de theilhar (divisible) verànderlich (changeant) ; mais, comme le
fait remarquer Rosenkranz, c’est évidemment là un erratum. J. B.

deiDeiit â des jugements. TeM^nidfmeKt en sésaèni peut
être représenté comme iriKe /afiwr^ -if jî»?cr. Ei eSeL
d’après ce qai â été dit préeédemment. reciâââenjeiii tst
nne faculté de penser. C»r p«eïi5€r. c’est occuaôire an
moven de cooeepts. et ks crxiCEpts. comme préôicES ae
jugements po^ïbks. se râH>ortent à quelque repr^ema-
tion d’un objet encore indétémimé. Ainsi îe «:4DC:cîir da
cr^^ signifie quelque chose, par exemple, un iDêuJ. gui
peut être connu au moyen de ce concept. H n’esi âoiDC
un concept qu’à la condition de contenir d’autres repré-
sentations au moyen desquelles il peut se rapî::rTer à
des objets. D est donc le prédicat d’un jugement possMe.
de celui-ci, par exemple : tout métal est un cio^p^ ^I^
trouvera donc toutes les fonctions de rentenderoeoi . si
lV>n parvient à déterminer d’une manière complètie les
fonctions de l’unité daiK les jugements. Or la section
suivante va montrer que cela est très-exécutable.

DEUXIEME SECTIOX
s 9

De la fonction logique de F entendement dans les jugemehU

Si l’on fait abstraction de tout contenu d’un jugement
en général et que Ton n’envisage que la pure forme de
l’entendement, on trouve que la fonction de la pensée
dans le jugement peut être ramenée à quatre titres, dont
chacun contient trois moments. Ils sont parfaitement re-
présentés dans le tableau suivant.

FONCTION LOGIQUE DE l’ENTENDEMENT

129

Quantité des jugements.

Généraux,

Particuliers,

Singuliers.

. 2

Qualité.

Affîrmatifs,
Négatifs,
Indéfinis \

Belation.

Catégoriques,

Hypothétiques,

Disjonctifs.

Modalité.

Problématiques,

Assertoriques,

Apodictiques.

Comme cette division semble s’écarter sur quelques
points, à la vérité non essentiels, de la technique ordi-
naire des logiciens, les observations suivantes ne seront
pas inutiles pour prévenir tout malentendu.

1 . Les logiciens disent avec raison que, si l’on regarde
l’usage des jugements dans les raisonnements, on peut
traiter les jugements singuliers comme des jugements
généraux. En effet , précisément parce qu’ils n’ont pas
d’extension , leur prédicat ne peut être rapporté simple-
ment à une partie de ce que contient le concept du sujet
et être exclu .du reste. Il s’applique donc à tout ce con-
cept sans exception, comme s’il s’agissait d’un concept

  • Unendliche. — Je me sers, pour traduire cette expression, du mot
    indéfini de préférence au mot infini, parce que ce dernier pourrait
    donner une idée fausse des jugements dont il s’agit ici, tandis que le
    premier conyient parfaitement à la définition que Eant en donne plus
    loin. ‘ J. B.

I. 9

130 ANALYTIQUE TRANSCEN DENTALE

général, à toute Textension duquel conviendrait le prédi-
cat. Mais, si nous comparons un jugement singulier
avec un jugement général à titre de connaissance et
au point de vue de la quantité, nous voyons que le
premier est au second ce que l’unité est à l’infinité , et
que, par conséquent, il en est par lui-même essentielle-
ment distinct. Si donc j’estime un jugement singulier
(judicium singulare), non-seulement quant à sa valeur
intrinsèque, mais encore, comme connaissance en géné-
ral, au point de vue de la quantité qu’il a relativement à
d’autres connaissances, il est certainement distinct des
jugements généraux (Judicia communia), et mérite une
place particulière dans un tableau complet des moments
de la pensée en général (bien que, sans doute, il ne l’ait
pas dans une logique restreinte à l’usage des jugements
considérés dans leurs rapports réciproques).

  • f
  1. De même, dans une logique transcendentale, il
    faut encore distinguer les jugements indéfinis des juge-
    ments affirmatifs, bien que, dans la logique générale, ils er
    fassent justement partie et ne constituent pas une subdi-
    vision particulière. Cette dernière, en effet, fait abstrac-
    tion de tout contenu dans le prédicat (alors même qu’i
    est négatif), et considère seulement s’il convient au sujes
    ou s’il lui est opposé. La première, au contraire, envisag « 
    aussi le jugement quant à sa valeur ou au contenu di
    cette affirmation logique qui se fait au moyen d’un prê
    dicat purement négatif, et elle cherche ce que cette affifl
    mation fait gagner à l’ensemble de la connaissance. Si 3;
    disais de l’âme qu’elle n’est pas mortelle, j’écarterais c
    moins une erreur par un jugement négatif. Or, en ava»
    çant cette proposition , que l’âme n’est pas mortelle, j^-
    bien réellement affirmé aiî pomt de vue de la forme Le

FONCTION LOGIQUE DE l’ENTENDEMENT 131

gique, puisque j’ai placé l’âme dans la catégorie indé-
terminée des êtres immortels. Mais, comme ce qui est
mortel forme une partie du cercle entier des êtres pos-
sibles, et que ce qui est immortel forme l’autre, je n’ai
rien dit autre chose par ma proposition, sinon que l’âme
fait partie du nombre indéfini des êtres qui restent, lors-
qu’on en a retranché tout ce qui est mortel. La sphère
indéfinie de tout le possible n’est Umitée par là qu’en ce
qu’on en a écarté tout ce qui est mortel et qu’on a placé
l’âme dane la circonscription restante. Cette circonscrip-
tion reste toujours indéfinie, malgré l’exclusion faite, et
l’on en pourrait retrancher encore un plus grand nombre
<Ie parties, sans que pour cela le concept de l’âme y ga-
gnât le moins du monde et fût déterminé affirmative-
ment. Ces jugements qui sont indéfinis par rapport à la
sphère logique sont donc en réalité purement limitatifs *
relativement ati contenu de la connaissance en général;
^t, à ce titre , le tableau transcendental de tous les mo-
ments de la pensée dans les jugements ne doit pas les
-omettre, car la fonction qu’y exerce ici l’entendement
pourrait bien avoir de l’importance dans le champ de sa
connaissance pure à piori

  1. Tous les rapports de la pensée dans les jugements
    ^ont ceux : A, du prédicat au sujet, B, du principe à la
    <îonséquence, C, de la connaissance divisée à tous les
    membres de la division. Dans la première espèce de ju-
    gements, il n’y a en jeu que deux concepts, et, dans la
    seconde, deux jugements; mais, dans la troisième, on
    <îonsidère plusieurs jugements dans leur rapport entre
    eux. Cette proposition hypothétique : s’il y a une justice
  • BeschrànJcend.

132 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

parfaite, le méchant sera puni, implique proprement le rap-
port de deux propositions : il y a une justice parfaite, —
et — le méchant sera puni. Il n’est pas ici question de
savoir si ces deux propositions sont vraies en soi. La con-
séquence est la seule chose à laquelle on pense dans ce
jugement. Enfin, le jugement disjonctif implique un rap-
port entre deux ou plusieurs propositions , qui n’est pas
un rapport de conséquence, mais un rapport d’opposition
logique, en ce sens que la sphère de l’un exclut celle de
l’autre, et en même temps un rapport de communauté,
en ce sens que les diverses propositions réunies remplis-
sent la sphère de la vraie connaissance. Il implique donc
un l’apport entre les parties de la sphère d’une connais-
sance, puisque la sphère de chaque partie sert de com-
plément à la sphère d’une autre dans l’ensemble de cette
connaissance. Si je dis, par exemple, que le monde existe
soit par l’eflfet d’un aveugle hasard , soit en vertu d’une
nécessité intérieure , soit par une cause extérieure , cha-
cune de ces propositions forme une partie de la sphère
de la connaissance possible relativement à l’existence
d’un monde en général, et toutes ensemble forment la
sphère entière. Exclure la connaissance de l’une de ces
sphères, c’est la placer dans l’une des autres, et, au con-
traire, la placer dans une sphère, c’est l’exclure de toutes
les autres. Il y a donc dans un jugement disjonctif une
certaine communauté de connaissances, qui consiste en
ce qu’elles s’excluent réciproquement, mais en détermi-
nant par là même en somme la véritable connaissance,
puisque réunies elles cotistituent tout l’ensemble d’une uni-
que connaissance donnée. Et voilà tout ce que je crois né-
cessaire de faire remarquer pour l’intelUgence de la suite.

  1. La modalité des jugements est une fonction parti-

FONCTION LOGIQUE DE l’ENTENDEMENT 133

culière qui a ce caractère distinctif de n’entrer pour rien
dans le contenu des jugements (car, en dehors de la
quantité, de la qualité et de la relation, il n’y a plus rien
qui forme le contenu d’un jugement), mais de ne concer-
ner que la valeur de la copule relativement à la pensée
en général. Les jugements sont problématiques lorsque
l’on admet (arbitrairement)^ l’affirmation ou la négation
tomme purement possibles; assertoriques ^ lorsqu’elle est
considérée comme réelle (comme vraie) ; apodictiques,
quand on la regarde comme nécessaire *. Ainsi, les deux
jugements dont la relation constitue le jugement hypo-
thétique (antecedens et consequensj et ceux qui par leur
réciprocité (comme membres de la division) forment le
jugement disjonctif), sont tous purement problématiques.
Dans l’exemple cité plus haut, cette proposition, sHl y a
une justice parfaite^ n’est pas prononcée assert orique-
inent, mais conçue seulement comme un jugement arbi-
traire, qui peut être admis par quelqu’un, et il n’y a que
la conséquence qui soit assertorique. Aussi les jugements
de cette sorte peuvent-ils être manifestement faux, et
pourtant, pris problématiquement, servir de conditions à
la connaissance de la vérité. Ainsi, ce jugement : le monde
est Veffet d’un aveugle hasard^ n’a, dans le jugement dis-
jonctif, qu’une signification problématique, c’est-à-dire
que quelqu’un pourrait l’admettre pour un moment; et
pourtant (comme indication d’une fausse route dans le
nombre de toutes celles que l’on peut suivre), il sert à
trouver le vrai chemin. La proposition problématique est

‘ Béliehig.

  • Comme si la pensée était une fonction, dans le premier cas, de Ven-
    imdement; dans le second, au jugement; dans le troisième, de la raison.
    Cette remarque se trouvera éclaircio par la suite.

iSA ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

donc celle qui n’exprime qu’une possibilité logique (qui
n’est point objective), c’est-à-dire le libre choix qu’on
pourrait en faire, ou un acte purement arbitraire en vertu
duquel on l’admettrait dans l’entendement. La proposi-
tion assertorique énonce une réalité ou une vérité logi-
que ; c’est ainsi que dans un raisonnement hypothétique
l’antécédent est problématique dans la majeure, et asser-
torique dans la mineure : on montre ici que la proposi-
tion est déjà liée à l’entendement en vertu de ses lois. La
proposition apodictique conçoit l’assertorique comme
étant déterminée par ces lois mêmes de l’entendement,,
et par conséquent comme étant affirmative à prirm;
elle exprime de cette manière (me nécessité logique. Or,
comme tout ici s’incorpore successivement à l’entende-
ment, de telle manière que Ton juge d’abord une certaine
chose problématiquement , qu’on l’accepte ensuite asser-
toriquement comme vraie, et qu’on l’affirme enfin comme
inséparablement liée à l’entendement, c’est-à-dire comme
nécessaire et apodictique, on peut regarder les trois fonc-
tions de la modalité comme autant de moments de la
pensée en général.

TROISIÈME SECTION

§ 10

Des œncepts purs de V entendement ou des catégories,

La logique générale, comme il a été déjà dit plusieurs
fois, fait abstraction de tout contenu de la connaissance,

DES CATÉGORIES 135

et elle attend que des représentations lui viennent d’ail-
leurs, d’où que ce soit, pour les convertir d’abord en con-
cepts, ce qu’elle fait au moyen de l’analyse. La logique
transcendentale, au contraire, trouve devant elle une di-
Tersité d’éléments sensibles à priori^ que l’esthétique
transcendentale lui fournit et qui donnent une matière
aux concepts purs de l’entendement; sans cette matière,
elle n’aurait point de contenu, et par conséquent elle se-
rait tout à fait vide. Or l’espace et le temps contiennent
sans doute une diversité d’éléments qui viennent de l’in-
tuition pure à priori^ mais ils n’en font pas moins partie
des conditions de la réceptivité de notre esprit, c’est-à-
dire des conditions sans lesquelles il ne peut recevoir de
représentations des objets, et qui par conséquent en doi-
vent nécessairement aussi affecter le concept. Mais la
spontanéité de notre pensée exige pour faire de cette
diversité une connaissance, qu’elle soit d’abord parcourue,
recueillie et liée de quelque façon. J’appelle cet acte
^nthèse.

J’entends donc par synthèse^ dans le sens le plus géné-
ral de ce mot, l’acte qui consiste à ajouter diverses re-
présentations les unes aux autres et à en réuYiir la di-
versité en une connaissance. Cette synthèse est pure,
quand la diversité n’est pas donnée empiriquement, mais
il priori (comme celle qui est donnée dans l’espace et
dans le temps). Nos représentations doivent être données
antérieurement à l’analyse qu’on eh peut faire , et il n’y
a point de concepts dont on puisse expliquer le contenu
analytiquement. Sans doute, la synthèse d’une diversité
(qu’elle soit donnée empiriquement ou à priori) produit

‘ Ein Mannigfaîtiges der Sinhlichkeit à priori.

436 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

d’abord une connaissance qui peut être au début gros-
sière, et confuse et qui par conséquent a besoin d’analyse;
mais elle n’en est pas moins l’acte propre qui rasseml)le
les éléments de manière à en constituer des connaissances
et qui les réunit pour en former un certain contenu. Elle
est donc la première chose sur laquelle nous devions
porter notre attention, lorsque nous voulons juger de l’o-
rigine de notre connaissance.

La synthèse en général, comme nous le verrons plus
tard, est le simple effet de l’imagination, c’est-à-dire
d’une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans
laquelle nous n’aurions aucune espèce de connaissance,
mais dont nous n’avons que très-rarement conscience.
Mais l’acte qui consiste à ramener cette synthèse à des
concepts est une fonction qui appartient à l’entendement,
et par laquelle il nous procure la connaissance dans le
sens propre de ce mot.

La synthèse pure ^ représentée d’une manière générale^
donne le concept pur de l’entendement. J’entends par là
cette synthèse qui repose sur un principe d’unité syn-
thétique à priori; ainsi sous les nombres (cela est sur-
tout remarquable quand il s’agit de nombres élevés) il y
a une synthèse qui se fait suivant des concepts^ puisqu’elle
a heu d’après un principe commun d’unité (par exemple
celui de la décade). L’unité dans la synthèse de la diver-
sité est donc nécessaire sous ce concept.

n y a une opération qui consiste à ramener par voie
d’analyse diverses représentations à un concept (c’est
celle dont s’occupe la logique générale) ; mais ce ne sont
pas les représentations, c’est la synthèse pure des repré-
sentations que la logique transcendentale enseigne à ra-
mener à des concepts. La première chose qui doit être

DES CATÉGORIES 137

donnée à prion pour que la connaissance d’un objet quel-
conque devienne possible, c’est la diversité de l’intuition
pure; la seconde est la synthèse que l’imagination opère
dans cette diversité, mais qui ne donne encore aucune
connaissance. Les concepts qui donnent de V unité à cette
synthèse pure et qui consistent uniquement dans la re-
présentation de cette unité synthétique nécessaire for-
ment la troisième chose nécessaire à la connaissance d’un
objet, et reposent sur l’entendement.

La même fonction qui donne de l’unité aux diverses
représentations dans un jugement^ donne aussi de l’unité
à la simple synthèse des représentations diverses dans
une intuition^ et c’est cette unité qui, prise d’une manière
générale, s’appelle un concept pur de l’entendement.
Ainsi le même entendement qui, au moyen de l’unité
analytique , a produit dans les concepts la forme logique
du jugement, introduit en même temps et par la même
opération, au moyen de l’unité synthétique des éléments
divers dé l’intuition en général, un contenu transcenden-
tal dans ses représentations, et c’est pourquoi elles s’ap-
pellent des concepts purs de l’entendement, qui s’appli-
quent à priori à des objets, ce que ne peut faire la logi-
que générale.

D’après cela, il y aura autant de concepts purs de
l’entendement, s’appliquant à priori à des objets d’intui-
tion, qu’il y avait, d’après la table précédente, de fonc-
tions logiques dans tous les jugements possibles; car ces
fonctions épuisent entièrement l’entendement et en me-
surent exactement la puissance. Nous donnerons à ces
concepts , suivant le langage d’ Aristote , le nom de caté-
gories, puisque notre dessein est identique au sien dans son
origine, bien qu’il s’en éloigne beaucoup dans l’exécution.

138 ANALYTIQUE TRA5SCK5DEyTALE

TABLE DES CATÉGORIES

QuamtUl.

Unité.

Pluralité.

Totalité.

2 3

QualUé. Bdatûm.

Réalité. Substance et accident (substamtia d

Négation. accidens).

Limitation. Causalité et dépendance (cause et effet).

Communauté (action réciproque entre
l’agent et le patient).

4

Modalité.

Possibilité, — Impossibilité.
Existence, — Non-existence.
Nécessité, — Contingence.

Telle est la liste de tous les concepts originairement
purs de la synthèse, qui sont contenus à priori dans l’en-
tendement et qui lui valent le nom d’entendement pur.
C’est uniquement grâce à eux qu’il peut comprendre
quelque chose à la diversité de l’intuition, c’est-à-dire en
penser l’objet. Cette division est systématiquement déri-
vée d’un principe commun, à savoir de la faculté de juger
(qui est la même chose que la faculté de penser) ; ce n’est
point une rapsodie résultant d’une recherche des concepts
purs faite à tout hasard, mais dont la perfection ne sau-
rait jamais être certaine, parce qu’on la conclut par in-
duction sans jamais songer à se demander pourquoi ce

DES CATÉGORIES 139

sont précisément ces concepts et non point d’autres qui
sont inhérents à l’entendement. C’était un dessein digne
d’un esprit aussi pénétrant (^^Aristote que celui de re-
chercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne
suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se pré-
sentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela
catégmes (prédicaments). Dans la suite il crut en avoir
trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le
nom de post-prédicanients. Mais sa liste n’en resta pas
moins défectueuse. En outre on y trouve quelques modes^
(modi) de la sensibilité pure (quandoj ub% situs, ainsi que
priuSj simul) et même un concept empirique (motus), qui
ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique
de lentendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés
[ddio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre
côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement.

Au sujet de ces derniers concepts, il faut encore re-
marquer que les catégories, étant les vrais concepts pri-
mitifs de l’entendement humain, sont par là même la
souche de concepts dérivés qui ne sont pas moins purs et
dont il est impossible de ne pas tenir un compte détaillé
dans un Système complet de philosophie transcendentale,.
mais que, dans- cet essai purement critique, je puis me
contenter de mentionner.

Qu’il me soit permis de nommer ces concepts purs,.
mais dérivés, de l’entendement les prédicables de l’enten-
dement pur (par opposition aux prédicaments). Dès qu’on
a les concepts originaires et primitifs, il est facile d’y
ajouter les concepts dérivés et secondaires, et de dessiner
entièrement l’arbre généalogique de l’entendement pur,^
Comme je n’ai point à m’occuper ici de la complète exé-
cution du système, mais seulement des principes de ce:

MO ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

système, je réserve ce complément pour un autre travail-
Mais on peut assez aisément atteindre ce but en prenant
les manuels d’ontologie, et en ajoutant, par exemple, à
la catégorie de la causalité les prédicables de la force,
de l’action, de la passion; à la catégorie de la commii.-
nauté, ceux de la présence, de la résistance; aux prédi—
caments de la modalité les prédicables de la naissance ,
de la fin, du changement, etc. Les catégories combinées
avec les modes de la sensibilité pure ou même entre elles
fournissent une grande quantité de concepts dérivés à
priori, qu’il ne serait pas sans utilité et sans intérêt de
signaler et d’exposer aussi complètement que possible;
mais c’est là une peine dont on peut s’exempter ici.

Je me dispense aussi à dessein dans ce traité de
donner les définitions des catégories, quoique je sois en
mesure de le faire. J’analyserai plus tard ces concepts
dans la mesure nécessaire à la méthodologie qui m’oc-
cupe. Dans un système de la raison pure on serait sans
doute en droit de les exiger de moi; mais ici elles ne
feraient que détourner l’attention du but principal de
notre recherche en soulevant des doutes et des objections
que nous pouvons ajourner à une autre occasion, sans
nuire en rien à notre objet essentiel. En attendant, il’
résulte clairement du peu que je viens de dire qu’un
vocabulaire complet de ces concepts, avec tous les éclair-
<iissements nécessaires, n est pas seulement possible, mais
<juil est facile à exécuter. Les cases sont toutes prêtes;
il ne reste plus qu’à les remplir, et dans une topique
systématique telle que celle dont il s’agit ici, il n’est pas
difficile de reconnaître la place qui convient proprement
à chaque concept et de remarquer en même temps celles
qui sont encore vides.

DES CATÉGORIES 141

8  » («)

On peut faire sur cette table des catégories des ob-
servations curieuses, qui pourraient bien conduire à des
conséquencçs importantes relativement à la forme scien-
tifique de toutes les connaissances rationnelles. En effet,^
que dans la partie théorétique de la philosophie cette
table soit singulièrement utile et même indispensable
pour tracer en entier le plan de Y ensemble dune science^
en tant que cette science repose sur des principes à
priori^ et pour la dimer mathématiquement suivant des^
frincipes déterminés^’ c’est ce que l’on aperçoit tout de
suite en songeant que, la table dont il s’agit ici contient
absolument tous les concepts élémentaires de l’entende-
ment et même la forme du système qui les réunit dans
Fintelligence humaine, et que par conséquent elle nous
indique tous les moments de la science spéculative que
l’on a en vue et même leur ordre, comme j’en ai donné
une preuve ailleurs (1). Voici quelques-unes de ces re-
marques.

Première remarque. Cette table, qui contient quatre
classes de concepts de l’entendement, se divise d’abord
en deux parties dont la première se rapporte aux objets
de l’intuition (pure ou empirique), et la seconde à l’exis-
tence de ces objets (soit par rapport les uns aux autres,
soit par rapport à l’entendement).

(a) Les § 11 et 12 sont des additions de la seconde édition.

(1) Éléments métaphysiques de la science de la nature, — Cet ouvrage
ayait paru en 1786, c’est-à-dire un an ayant la seconde édition de la
Critique de la raison pure, J. 6.

142 ANALYTIQUE TRANSGENDENTALE

On pourrait appeler mathématiques les catégories de
la première classe, et dynamiqties celles de la seconde.
La première n’a point, comme on le voit, de corrélatife;
on n’en trouve que dans la seconde. Cette diflFérence doit
avoir sa raison dans la nature de l’entendement.

Deuxième remarque. Chaque classe comprend d’ail-
leurs un nombre égal de catégories, c’est-à-dire trois, ce
qui mérite réflexion, puisque toute autre division àprim
fondée sur des concepts doit être une dichotomie (1).
Ajoutez à cela que la troisième catégorie dans chaque
classe résulte toujours de l’union de la seconde avec la
première.

Ainsi la totalité n’est autre chose que la pluralité con-
sidérée comme unité ; la limitation ^ que la réalité jointe
à la négation; la communauté^ que la causalité d’une
substance déterminée par une autre qu’elle détermine à
son tour; la nécessité enfin, que l’existence donnée parla
possibilité même. Mais que Ton ne pense pas pour cela
que la troisième catégorie soit un concept purement dé-
rivé et non un concept primitif de l’entendement pur.
En efiFet, cette union de la première avec la seconde ca-
tégorie qui produit le troisième concept, suppose un acte
particulier de l’entendement, qui n’est p2^s identique à
celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi
le concept d’un nombre (qui appartient à la catégorie de
la totalité) n’est pas toujours possible là où se trouvent
les concepts de la pluralité et de l’unité (par exemple
dans la représentation de l’infini). De, même, de ce que
j’unis ensemble le concept d’une cause et celui d’une subs-
iance^ je ne conçois pas par cela seul Vinfluence^ c’est-à-

(1) C’est le mot même dont Eant se sert. J. B.

DES CATÉGORIES 143

dire comment une substance peut être cause de quelque
chose dans une autre substance. D’où il résulte qu’un
acte particulier de l’entendement est nécessaire pour
cela. Il en est de même des autres cas.

Troisième remarque. Il y a une seule catégorie, celle
de la communauté^ comprise sous le troisième titre, dont
l’accord avec la forme de jugement disjonctif qui lui cor-
respond dans le tableau des fonctions logiques, n’est pas
aussi évident que l’est le rapport analogue dans les autres
catégories.

Pour s’assurer de cet accord , il faut remarquer que
dans tous les jugements disjonctifs la sphère (l’ensemble
de tout ce qui est contenu dans nos jugements) est re-
présentée comme un tout divisé en parties (les concepts
subordonnés), et que, comme de ces parties, l’une ne peut
être renfermée dans l’autre, elles sont conçues comme
coordonnées entre elles, et non comme subordonnées, de
telle sorte qu’elles se déterminent les unes les autres, non
pas dans un sens unilatéral \ comme en une série, mais
réciproquement, comme dans un agrégat (si bien ^’ad-
mettre un membre de la division, c’est exclure tous les
autres, et réciproquement).

Or, dès que l’on conçoit une liaison de ce genre dans
un ensemble de choses^ alors une de ces choses n’est plus
subordonnée, comme effet, à une autre qui serait simple-
ment la cause de son existence, mais elles sont en même
temps et réciproquement coordonnées comme causes se
déterminant l’une l’autre (comme dans un corps, par
exemple, les parties s’attirent ou se repoussent récipro-
quement). C’est là une tout autre espèce de liaison que

  • Nicht einseitig.

iM ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

le simple rapport de cause à efiFet (de principe à consé-
quence), où la conséquence ne détermine pas à son tour
réciproquement le principe et pour cette raison ne forme
pas un tout avec lui (tel est, par exemple, le rapport du
créateur avec le monde). Ce procédé que suit l’entende-
ment, quand il se représente la sphère d’un concept di-
visé, il l’observe aussi lorsqu’il conçoit une chose comme
divisible; et de même que dans le premier cas les membres
de la division s’excluent l’un l’autre et pourtant se re-
lient en une sphère, de même il se représente les parties
de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de
substance, une existence indépendante des autres et en
même temps comme unies en un tout.

§ 12

Il y a encore dans la philosophie transcendentale des
anciens un chapitre contenant des concepts purs de l’en-
tendement, qui, sans être rangés parmi les catégories,
étaient regardés comme devant avoir la valeur de con-
cepts à priori d’objets. Mais, s’il en était ainsi, ils aug-
menteraient le nombre des catégories , ce qui ne peut
être. Ces concepts sont exprimés par cette proposition,
si célèbre chez les scolastiques : .quolibet ens est unumy
verum, bonum. Quoique dans l’usage ce principe ait abouti
à de très-singulières conséquences (c’est-à-dire à des
proportions purement tautologiques), si bien que de
notre temps on ne l’admet plus guère dans la métaphy-
sique que par bienséance, une pensée qui s’est soutenue
si longtemps, quelque vide qu’elle semble être, mérite

DES CATÉGORIES 145

toujours qu’on en recherche l’origine et donne lieu de
supposer qu’elle a son principe dans quelque règle de
l’entendement, qui, comme il arrive souvent, aura été
mal interprétée. Ces prétendus prédicats transcenden-
taux des choses ne sont que des nécessités logiques ^ et
des critériums de toute connaissance des choses en général^
à laquelle ils donnent pour fondement les catégories de la
quantité, c’est-à-dire del’wmfe’, delà, pluralité et de la tota-
lité. Seulement les anciens, qui n’avaient dû proprement les
admettre qu’au sens matériel ^, c’est-à-dire comme condi-
tions de la possibilité des choses mêmes, ne les employaient
en réalité qu’au sens formel ^, c’est-à-dire comme faisant
partie des conditions logiques de toute connaissance ^, et
pourtant ils convertissaient, sans y prendre garde, ces
critériums de la pensée en propriétés des choses elles-
mêmes. Dans toute connaissance d’un objet, il y a d’a-
bord une unité de concept, que l’on peut appeler unité
gualitaiive en tant que l’on conçoit sous cette unité l’en-
semble des éléments divers de la connaissance, comme
par exemple l’unité du thème dans un drame, dans un
discours, dans une fable. Vient ensuite la vérité relative-
ment aux conséquences. Plus il y a de conséquences^
vraies qui découlent d’un concept donné, plus il y a de
signes de sa réalité objective. C’est ce que l’on pourrait
appeler la pluralité qualitative des signes qui appartien-
nent à uu concept comme à un principe commun (qui
n’y sont pas conçus comme des quantités). Vient enfin
la perfection, qui consiste en ce que cette pluralité à soa

‘ Logische Erfordernisse, — * EigentUch mcAerial, — * J« formàUr
Bedeutung. — * AJs zur hgischen Forderung in Anse^wig jedev
Erkenntniss gehorig.

  1. 10

146 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tour est ramenée tout entière à l’unité du concept et
qu’elle s’accorde complètement et exclusivement avec lui;
ce que l’on peut appeler Vintégriié qualitative ^ (la tota-
lité). Par où l’on voit que ces trois critériums logiques
de la possibilité de la connaissance en général ne font
que transformer ici, au moyen de la qualité d’une con-
naissance prise pour principe, les trois catégories de la
quantité, où l’unité doit être prise d’une manière cons-
tamment homogène dans la production du quantum, et
cela afin de relier en une conscience des éléments de
connaissance hétérogènes. Ainsi le critérium de la possibi-
lité d’un concept (je ne dis pas de l’objet de ce concept)
€st la définition, où Vunité du concept, la vérité de tout
ce qui en peut être immédiatement dérivé, V intégrité enfin
de ce qui en a été tiré, constituent les conditions exigées
pour l’établissement ^ de tout le concept. Ainsi encore le
critérium d’une hypothèse consiste dans la clarté ^ du prin-
cipe cTexplication admis, c’est-à-dire dans son unité (par
laquelle il repousse le secours de toute autre hypothèse) ;
dans la vérité des conséquences qui en dérivent (l’accord
de ces conséquences entre elles et avec l’expérience) ; enfin
dans Vintégrité du principe d’explication par rapport à ces
conséquences, lesquelles ne doivent rien rendre de plus ni
de moins que ce qui a été admis dans l’hypothèse, mais
reproduire analy tiquement à posteriori ce qui a été conçu
synthétiquement à priori, et s’y accorder. — Les concepts
d’unité, de vérité et de perfection ne complètent donc
nullement la liste transcendentale des catégories, comme
«i elle était défectueuse; mais le rapport de ces concepts

  • Qualitative VoUstandigkeit — * Die Hersteîlung. — * Verstànd-
    iichkeit

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 147

à des objets étant tout à fait mis de côté, l’usage qu’en
fait l’esprit rentre dans les règles logiques générales de
J’âccord de la connaissance avec elle-même.

CHAPITRE n
De la déduction des concepts purs de l’entendement

PREMIÈRE section:
§ 13

des principes d’une déduction transcendent aie en général

Quand les jurisconsultes parlent de droits et d’usur-
pations, ils distinguent dans l’afifaire la question de droit
[quid jurisY de la question de fait {quid facti)^\ et,
comme ils exigent une preuve de chacune d’elles, ils
nomment déduction celle qui doit démontrer le droit ou
la légitimité de la prétention. Nous nous servons d’une
foule de concepts empiriques sans rencontrer nulle part
de contradicteur, et nous nous croyons autorisés même
sans déduction à leur attribuer un sens supposé
parce que nous avons toujours l’expérience en main pour
en démontrer la réalité objective. D’un autre côté, il y a
aussi des concepts usurpés, comme ceux de bonheur^ de
destin^ etc., qui circulent, grâce à une conjplaisance pres-
que générale, mais qui parfois soulèvent la question :
quid juris^ et dont la déduction ne cause pas alors un
médiocre embarras, attendu qu’on ne peut citer aucun

  • Die Frage ûber dos was Bechstens ist.— * Von der die Thatsache
    angéht

i48 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

principe clair soit de l’expérienee, soit de la raison, qui eo
justifie l’usage.

Mais parmi les nombreux concepts qui forment le
tissu très-compliqué de la connaissance humaine, il y en
a quelques-uns qui sont destinés à un usage pur à priori
(entièrement indépendant de toute expérience), et dont
le droit a toujours besoin d’une déduction, parce que des^
preuves tirées de l’expérience ne suffisent plus à établir
la légitimité d’un usage de ce genre, et que pourtant on
veut savoir comment ces concepts peuvent se rapporter
à des objets qu’ils ne trouvent dans aucune expérience.
Expliquer comment des concepts peuvent se rapporter à
priori à des objets^ voilà donc ce que je nomme la déduc-
tion iranscendentale de ces concepts ; je la distingue de
la déduction empirique^ qui montre comment un concept
a été acquis par le moyen de l’expérience et de la ré-
flexion faite sur l’expérience, et qui par conséquent ne
concerne pas la légitimité, mais le fait même de l’acqui-
sition.

Nous avons déjà deux espèces bien distinctes de con-
cepts, mais qui ont cela de commun, que toutes deux se
rapportent entièrement à priori à des objets; ce sont les
concepts de l’espace et du temps, comme formes de la sen-
sibilité, et les catégories, comme concepts de l’entende-
ment. En vouloir cherclier une déduction empirique, ce
serait peine perdue, puisque ce qui fait leur caractère
propre, c’est qu’ils se rapportent à leurs objets sans
avoir tiré de l’expérience aucune représentation. Si donc
une déduction de ces concepts est nécessaire, il faut tou-
jours qu’elle soit transcendentale.

Cependant il est vrai de dire de ces concepts, comme
de toute connaissance, que l’on peut trouver dans Pexpé-

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 149

rieiice, à défaut du principe de leur possibilité, les causes
occasionnelles de leur production. Les impressions des
sens nous fournissent, en effet, la première occasion de
déployer, à leur sujet, toute notre faculté de connaître et
de constituer l’expérience. Celle-ci contient deux élé-
ments très-différents, à savoir : une matière de connais-
sance fournie par les sens, et une certaine forme servant
à ordonner cette matière et venant de la source inté-
rieure de Fintuition et de la pensée pures, lesquelles
n’entrent en jeu et ne produisent des concepts qu’à l’oc-
casion de la première. Rechercher les premiers efforts
de notre faculté de connaître, lorsqu’elle tend à s’élever
des perceptions particuUères à des concepts généraux,
c’est là une entreprise qui a sans doute une grande
utilité, et il faut remercier l’illustre Locice d’en .avoir le
premier ouvert la voie. Mais il est impossible d’arriver
par cette voie à une déduction des concepts purs à priori;
or, pour justifier leur futur usage, qui doit être tout à
fait indépendant de l’expérience, il faut qu’ils aient un
autre acte de naissance à produire que celui qui les fait
dériver de l’expérience. Cette tentative de dérivation
physiologique, qui n’est pas, à proprement parler, une
déduction, puisqu’elle se borne à une question de fait^ je
la nommerai l’explication de la possession d’une connais-
sance pure. Il est donc clair qu’il ne peut y avoir de ces
concepts qu’une déduction transcendentale, et nullement
une déduction empirique, et que celle-ci n’est, relative-
ment aux concepts piirs à priori^ qu’une vaine tentative,
dont peut seul s’occuper celui qui n’a point compris la
nature propre de cette espèce de connaissance.

Mais, quoiqu’il n’y ait qu’une seule espèce possible de
déduction pour la connaissance pure à priori^ à savoir

150 A5ALTT1QUE TRA5SCE5DB1ITALE

celle qui ^t la voie transcendentale, il n^ea résulte
qae cette dédaction soit absolument nécessaire. Non^
avons pins haat soivi jusqu’à leurs sources, an moyecrr
d’une déduction transcendentale, les concepts de l’espace
et du temps, et nous en avons ainsi expliqué et détermin
à priori la valeur objective. Mais la géométrie va so:
droit chemin à travers des connaissances purement
priorij sans avoir besoin de demander à la philosophie
certificat qui constate la légitime et pure origine de sonia
concept fondamental d’espace. C’est que dans cett^
Science l’usage du concept se borne au monde sensible
extérieur, dont l’intuition a pour forme pure l’eépace, e^
dans lequel par conséquent toute connaissance géométri-
que a une évidence immédiate , puisqu’elle se fonde sur
une intuition à priori et que les objets sont donnés à
priori (quant à la forme) dans l’intuition par la connais-
sance même. Les concepts purs de î entendement , au con-
traire , font naître en nous un indispensable besoin de
chercher non-seulement leur déduction transcendentale,
mais aussi celle de l’espace. En effets conune les prédi-
cats que l’on attribue ici aux objets ne sont pas ceux de
l’intuition et de la sensibilité , mais ceux de la pensée
pure à priorij ces concepts se rapportent à des objets en
général, indépendamment de toutes les conditions de la
sensibilité; et, comme ils ne sont pas fondés sur l’expé-
rience, ils ne peuvent montrer dans l’intuition à priori
aucun objet sur lequel se fonde leur synthèse antérieu-
rement à toute expérience. Or non-seulement ils éveil-
lent ainsi des soupçons sur la valeur objective et les li-
mites de leur usage ; mais, par leur penchant à se servir
du conçut d’espace en dehors des conditions de l’intuition
sensible, ils rendent ce concept douteux, et voilà pour-

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 151

quoi il â été nécessaire d’en donner aussi plus haut une
déduction transcendentale. Le lecteur doit donc être con-
vaincu de l’indispensable nécessité de chercher une dé-
duction transcendentale de ce genre avant de faire un
seul pas dans le champ de là raison pure; car autrement
il marcherait en aveugle, et, après avoir erré çà et là, il
finirait par en revenir à Tignorance d’où il serait parti.
Mais il faut aussi qu’il se rende bien compte d’avance
des inévitables difficultés qu’il doit rencontrer, afin qu’il
ne se plaigne pas d’une obscurité qui enveloppe profondé-
ment la chose même, et qu’il ne se laisse pas trop tôt
décourager par les obstacles à vaincre; car il s’agit de
repousser absolument toute prétention à des vues de la
raison pui^e sur le champ le plus attrayant, sur celui qui
est placé en dehors des limites de toute expérience, et
de porter cette recherche critique à son plus haut degré
de perfection.

11 ne nous a pas été difficile de faire comprendre com-
ment, bien que les concepts de l’espace soient des con-
naissances à priori, ils ne s’en rapportent pas moins né-
cessairement à des objets, et rendent possible une con-
naissance synthétique de ces objets, indépendamment de
toute expérience. En effet, comme c’est uniquement
au moyen de ces formes pures de la sensibiUté qu’une
chose peut nous apparaître, c’est-à-dire devenir un objet
d’intuition empirique, l’espace et le temps sont de pures
intuitions qui contiennent à priori la condition de la pos-
sibiUté des objets comme phénomènes, et la synthèse qui’
s’y opère a une valeur objective.

Les catégories de l’entendement, au contraire, ne nous
représentent pas les conditions sous lesquelles des objets
sont donnés dans l’intuition et sous lesquelles conséquem-

152 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

ment^des objets peuvent nous apparaître, sans qu’ils
aient nécessairement besoin de se rapporter à des fonc-
tions de l’entendement et sans que celui-ci par conséquent
en contienne les conditions à priori. De là résulte une
difficulté que nous n’avons pas rencontrée dans le champ
de la sensibilité , celle de savoir comment des conditions
subjectives de la pensée peuvent avoir une vcdeur objective^
c’est-à-dire]être les conditions de la possibilité de toute
connaissance à priori; car des phénomènes peuvent très-
bien être donnés sans le secours des fonctions de l’enten-
dement. JeTprends, par exemple, le concept de la cause,
qui signifie une espèce particulière de synthèse où à quel-
que chose A, se joint, suivant une règle, quelque chose
de tout à fait différent B. On ne voit pas clairement à
priori pourquoi des phénomènes contiendraient quelque
chose de pareil (car on ne saurait donner ici pour preuve
des expériences , puisque la valeur objective de ce con-
cept doit pouvoir être prouvée à priori) ; et par consé-
quent il est douteux à ‘priori si un tel concept n’est pas
tout à fait vide et s’il a quelque part un objet parmi
les phénomènes. Il est clair, en effet, que des objets de
l’intuition sensible doivent être conformes à certaines
conditions formelles de la sensibilité résidant à priori
dans l’esprit, puisqu’autrement ils ne seraient pas pour
nous des objets; mais on n’aperçoit pas aussi aisément
pourquoi ils doivent en outre être conformes aux condi-
tions dont l’entendement a besoin pour l’intelligence syn-
thétique de la pensée \ Il se pourrait à la rigueur que
les phénomènes fussent de telle nature que l’entendement
ne les trouvât point du tout conformes aux conditions de

  • Zwr syntheUschîn Einsicht des Denkens.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 153

isoû unité et que tout fût dans une telle confusion que,
par. exemple, dans la série des phénomènes il n’y eût
rien qui fournit une règle à la synthèse .et correspondit
au concept de la cause et de l’effet, si bien que ce con-
cept serait tout à fait vide, nul et sans signification. Dans
ce cas , les phénomènes n’en présenteraient pas moins
des objets à notre intuition, puisque l’intuition n’a nulle-
ment besoin des fonctions de la pensée.

Si l’on pense s’affranchir de la peine que coûtent ces
sortes de recherches en disant que l’expérience présente

«

sans cesse des exemples de régularité dans les phéno-
mènes qui nous fournissent suffisamment l’occasion d’en
extraire le concept de cause et de vérifier en même
temps la valeur objective de ce concept, on ne remarque
pas que le concept de cause ne saurait s’expliquer de
cette manière, mais qu’il doit ou bien avoir son fonde-
ment tout à fait à priori dans l’entendement, ou bien
être absolument rejeté comme une pure chimère. En effet,
ce concept exige absolument que quelque chose A, soit
tel qu’une autre chose B, s’en suive nécessairement et
suivant une règle absolument générale. Or les phénomènes
peuvent bien présenter des cas d’où l’on peut tirer une
règle suivant laquelle quelque chose arrive ordinairement,
mais on n’en saurait jamais conclure que la conséquence
soit nécessaire. La synthèse de la cause et de l’effet a
donc une dignité qu’il est impossible d’exprimer empiri-
quement: c’est que l’effet ne s’ajoute pas simplement à
la cause, mais qu’il est produit par elle et qu’il en dé-
rive. L’universaUté absolue de la règle n’est pas non plus
une propriété des règles empiriques, auxquelles l’induc-
tion ne peut donner qu’une généralité relative, c’est-à-
dire une application étendue. L’usage des concepts purs

154 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

de Tentendement serait donc tout autre , s’il ne fallait y^
voir que des produits empiriques.

§ 14

Passage conduisant à la déduction transcendentale

des catégories*

n n’y a pour une représentation synthétique et ses objets:
que deux manières possibles de coïncider, de s’accorder
d’une façon nécessaire, et, pour ainsi dire, de se rencon-
trer. Ou bien c’est l’objet qui rend possible la représen-
tation, ou bien c’est la représentation qui rend l’objet pos-
sible. Dans le premier cas, le rapport est exclusivement
empirique, et la représentation n’est jamais possible àr
priori. Tel est le cas des phénomènes, relativement à ceux
de leurs éléments qui appartiennent à la sensation. Dans^
le second cas, comme la représentation ne donne pas par
elle-même Y existence à son objet (car il n’est pas ici questioa
de la causalité qu’elle peut avoir au moyen de la volonté)^
elle détermine l’objet à priori, en ce sens qu’elle seule
permet de connaître quelque chose comme objet Or il y
a deux conditions qui seules rendent possible la connais-
sance d’un objet : d’abord Yintuiiion, par laquelle il est
donné, mais seulement comme phénomène; ensuite le
concept, par lequel on pense un objet correspondant à
cette intuition. Mais il est clair, d’après ce qui a été dit-
plus haut, que la première condition, celle sans laquelle
nous ne saurions percevoir des objets, sert en réalité^
dans l’esprit de fondement à priori aux objets considérés-

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 155

dâDs leur forme. Tous les phénomènes s’accordent donc
nécessairement avec cette condition formelle de la sensi-
bilité, puisqu’ils ne peuvent apparaître, c’est-à-dire être
empiriquement perçus et donnés que sous cette condition.
Il s’agit maintenant de savoir s’il ne faut pas admettre
aussi antérieurement des concepts à priori comme con-
ditions qui seules permettent, non pas de percevoir, mais
de penser en général quelque chose comme objet; car
alors toute connaissance empirique des objets serait né-
cessairement conforme à ces concepts, puisque sans eux
il n’y aurait pas d!obfet cP expérience possible. Or toute
expérience contient, outre l’intuition des sens, par laquelle
quelque chose est donné, un concept d’un objet donné
dans l’intuition ou nous apparaissant. U y a donc des
concepts d’objets en général qui servent, comme condi-
tions à priori^ de fondement à toute connaissance expé-
rimentale. Par conséquent, la valeur objective des caté-
gories, comme concepts à priori^ repose sur ceci, à savoir
que seules elles rendent possible l’expérience (quant à la
forme de .la pensée). Elles se rapportent, en effet, néces^
sairement et à priori à des objets d’expérience, puisque
ce n’est en général que par le moyen de ces catégories
qu’un objet d’expérience peut être pensé.

La déduction transcendentale de tous les concepts à
priori a donc un principe sur lequel doit se régler toute
notre recherche, c’est celui-ci: il faut que l’on reconnaisse
dans ces concepts autant de conditions à priori de la
possibilité des expériences (soit de l’intuition qui s’y
trouve , soit de la pensée). Les concepts qui fournissent
le principe objectif de la possibilité de l’expérience sont
par cela même nécessaires. Le développement de l’expé-
rience où ils se trouvent n’en est pas la déduction (il ne

156 ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

fait que les mettre au jour), car alors ils ne seraient tou-
jours que contingents. Sans ce rapport originaire à uni
expérience possible qu’offrent tous les objets de la con-
naissance, celui des concepts à un objet quelconque
pourrait plus être compris.

(a). Faute d’avoir fait cette observation, l’illustre-^
Locke , rencontrant dans l’expérience des concepts purs -3
de Tentendement, les dériva de l’expérience même, et^
poussa Yinconséquence jusqu’à entreprendre d’arriver,.^
avec ce point de départ, à des connaissances qui dépas-
sent de beaucoup les limites de l’expérience. Dat^id Humr^
reconnut que, pour avoir le droit de sortir de l’expé-
rience, il fallait accorder à ces concepts une origine à
priori Mais il ne put s’expliquer comment il est possible
que l’entendement conçoive comme nécessairement liés
dans un objet des concepts qui ne le sont pas dans
l’entendement, et il ne lui vint pas à l’esprit que peut-
être l’entendement était, par ces concepts mêmes, l’au-
teur de lexpérience qui lui fournit ses objets. Aussi se
vit-il forcé de les tirer de l’expérience (c’est-à-dire de
cette sorte de nécessité subjective que l’esprit se crée
quand il remarque quelque association fréquente dans

(a) A la place des considérations qui suivent jusqu’à la fin du para-
graphe, il n’y avait dans la première édition que ce simple alinéa : < D
y a trois sources primitives (capacités ou facultés de Pâme) qui con-
tiennent les conditions de la possibilité de toute expérience et qui ne
peuvent dériver elles-mêmes d’aucune autre faculté de l’esprit ; ce sont
le sen5, Vimagination et Vaperception. De là 1* la synopsis des éléments
divers à priori faite par le sens^ 2<* la synthèse de ces éléments divers
opérée par l’imagination; 3<* enfin l’untté introduite dans cette synthèse
par l’aperception primitive. Outre leur usage empirique, toutes ces
facultés ont un usage- transcendental, qui ne concerne que la forme et
n’est possible qu’à priori. Dans la première partie, nous avons parlé de
ce dernier par rapport aux sens; nous allons essayer maintenant de
bien saisir la nature des deux antres facultés.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 157

rexpérience, et qu’il finit par regarder à tort comme ob-
jective , en un mot de V habitude). Mais il se montra en-
suite très-conséquent, en tenant pour impossible de sor-
tir des limites de l’expérience avec des concepts de cette
sorte ou avec les principes auxquels ils donnent naissance.
Malheureusement, cette origine empirique à laquelle
Locke et Hume eurent recours ne peut se concilier avec
l’existence des connaissances à priori que nous possé-
dons, comme celles des mathémcUiques pures et de la
physique générale, et par conséquent elle est réfutée par
le fait.

Le premier de ces deux hommes célèbres ouvrit
toutes les portes à Vextravagance \ parce que la raison,
quand une fois elle pense avoir le droit de son côté, ne
se laisse plus arrêter par quelques vagues conseils de
modération; le second tomba complètement dans le
scepticisme, dès qu’une fois il crut avoir découvert que
ce qu’on tient pour la raison n’est qu’une illusion générale
de notre faculté de connaître. — Nous sommes mainte-
nant en mesure de rechercher si l’on peut conduire heu-
reusement la raison humaine entre ces deux écueils et
lui fixer des limites, tout en ouvrant un libre champ à
sa légitime activité.

Avant de commencer cette recherche, je rappellerai
seulement la définition des catégoiHes. Les catégories
sont des concepts d’un objet en général, au moyen des-
quels l’intuition de cet objet est considérée comme dé-
terminée par rapport à l’une des fonctions logiques du
jugement. Ainsi, la fonction du jugement catégorique est
celle du rapport du sujet au prédicat, comme quand je

  • Sâiwàrmerey,

158 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

dis : tous les corps sont divisibles. Mais, au point de vue
de l’usage purement logique de l’entendement, on ne dé-
termine pas auquel des deux concepts on veut attribuer
la fonction de sujet, et auquel celle de prédicat. En effet
on peut dire aussi : quelque divisible est un corps. Aa
contraire, lorsque je fais rentrer sous la catégorie de lai
substance le concept d’un corps, il est décidé par là que
l’intuition empirique de ce corps dans l’expérience ne
peut jamais être considérée autrement que comme sujet-
et jamais comme simple prédicat. Il en est de même des
autres catégories.

DEUXIÈME SECTION (a)

§ 15

De la possibilité d’une synthèse en général

La diversité des représentations peut être donnée dans
une intuition qui est purement sensible, c’est-à-dire qui
n’est rien qu’une pure réceptivité, tandis que la forme
de cette intuition réside à priori dans notre faculté de
représentation, sans être autre chose cependant qu’un
mode d’affection du sujet. Mais la liaison {conjunctio)
d’une diversité en général ‘ ne peut jamais nous venir

(a) Toute cette section (§§ 16-27) est^un travail entièrement nouveau,
substitué par Eant, dans sa seconde édition, à celui de la première sur
le même sujet. La comparaison de ces .deux élucubrations successives
est fort importante pour l’intelligence du développement de la doctrine
de Eant, mais je ne puis rapprocher ici, à cause de son étendue, la ré-
daction primitive de la rédaction définitive; on la trouvera sous forme
d’appendice à la fin du second volume. J. B.

‘ IHe Verbindung eines MannigfaUigen ûberhaupt

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 159

des sens, et par conséquent elle ne peut pâs non plus
^tre contenue dans la forme pure de l’intuition sensible.
Elle est un acte de la spontanéité de la faculté repré-
sentative; et, puisqu’il faut appeler cette spontanéité en-
tendement, pour la distinguer de la sensibilité, toute
liaison, que nous en ayons ou non conscience, qu’elle
embrasse des intuitions diverses ou divers concepts, et
que, dans le premier cas, ces intuitions soient sensibles
ou non, toute liaison, dis-je, est un acte de l’entendement.
Nous désignerons cet acte sous le nom commun de
synthèse, afin de faire entendre par là que nous ne pou-
vons rien nous représenter comme lié dans l’objet sans
l’avoir auparavant lié nous-mêmes dans l’entendement,
et que de toutes les représentations la liaison est la seule
qui ne puisse nous être fournie par les objets, mais seu-
lement par le sujet lui-même, parce qu’elle est un acte
de sa spontanéité. Il est aisé ici de remarquer que cet
acte doit être originairement un et s’appliquer également
à toute* liaison, et que la décomposition, l’awaZ^^^, qui
semble être son contraire, le suppose toujours; car où
l’entendement n’a rien lié, il ne saurait non plus rien dé-
lier, puisque c’est par lui seul qu’a pu être lié ce qui est
donné comme tel à la faculté représentative.

Mais le concept de la liaison emporte, outre celui de
la diversité et de la synthèse de cette diversité, celui de
l’unité de cette même diversité. La liaison est la repré-
sentation de l’unité synthétiqtie de la diversité*. La re-

  • n n’est pas ici question de savoir si les représentations mêmes sont
    identiques^ et par conséquent si Pune peut être conçue analytiquement
    AU moyen de l’autre. La conscience de Pune, en tant qu’il s’agit de
    diversité, demeure toujours distincte de celle de Pautre, et il n’est ici
    question que de la synthèse de cette conscience (possible).

160 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

présentation de cette unité ne peut donc pas résulter de^
la liaison ; mais plutôt, en s’ajoutant à la représentation
de la diversité, elle rend d’abord possible le concept de
la liaison. Cette unité qui précède à priori tous les con-
cepts de liaison, n’est pas du tout la catégorie de l’unité
(§ 10); car toutes les catégories se fondent sur des fonc-
tions logiques de nos jugements, et dans ces jugements
est déjà conçue la liaison, par conséquent l’unité de con-
cepts donnés. La catégorie présuppose donc la liaison.
Il faut donc chercher cette unité (comme qualitative,
§12) plus haut encore, c’est-à-dire dans ce qui contient
le priûcipe même de l’unité de différents concepts au
sein des jugements, et par conséquent de la possibilité
de l’entendement, même au point de vue de l’usage
logique.

§ 16

De V unité originairement synthétique de Vaperception

Le : Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes re-
présentations ; car autrement il y aurait en moi quelque
chose de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce
qui revient à dire ou que la représentation serait impos-
sible ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi. La re-
présentation qui peut être donnée antérieurement à toute
pensée se nomme intuition. Toute diversité de l’intuition
a donc un rapport nécessaire au je pense dans le même
sujet où elle se rencontre. Mais cette représentation je
pense est un acte de la spontanéité^ c’est-à-dire qu’on ne

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 161

saurait la regarder comme appartenant à la sensibilité.
Je la nomme aperception pure pour la distinguer de l’a-
perception empirique , ou encore aperc^tion originaire \
parce que cette conscience de soi-même qu’elle exprime
en produisant la représentation /i^joew^e, qui doit pou-
voir accompagner toutes les autres et qui est identique
en toute conscience, ne peut plus être elle-même accom-
pagnée d’aucune autre. Je désigpe encore l’unité de cette
représentation sous le nom d’unité transcendentale de la
conscience, pour indiquer la possibilité de la connaissance
à priori qui en dérive. En effet, les représentations di-
verses, données dans une certaine intuition, ne seraient
pas toutes ensemble mes représentations, si toutes en-
semble elles n’appartenaient à une conscience. En tant
qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie
pas conscience à ce titre), elles sont donc nécessairement
conformes à la condition qui seule leur permet de se
réunir en une conscience générale, puisque autrement
elles ne seraient pas pour moi. De cette liaison originaire
découlent plusieurs conséquences.

Cette identité générale ^ de l’aperception de divers
éléments donnés dans une intuition contient une syn-
thèse de représentations , et elle n’est possible que par
la conscience de cette synthèse. En effet, la conscience
empirique qui accompagne différentes représentations est
par elle-même éparpillée et sans relation avec l’identité
du sujet. Cette relation ne s’opère donc pas encore par

  • UrsprUngliche Apperception. — J’emploie ici le mot originaire de
    préférence au mot primitif, parce que ce dernier indique surtout un
    rapport chronologique, tandis que le premier exprime vraiment un rap-
    port logique, comme celui dont il s’agit ici. J. B.
  • Dièse dufchgàngige Ideniitàt,

I. 11

162 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

cela seul que .chaque représentation est accompagnée de
conscience ; il faut pour cela que punisse Tune à l’autre
et que j’aie conscience de leur synthèse. Ce n’est donc
qu’à la condition de lier en une conscience une diversité
de représentations données que je puis me représenter
l’identité de la conscience dans ces représentations, c’est-
à-dire que l’unité analytique de l’aperception n’est pos-
sible que dans la supposition de quelque unité synthéti-
que*. Cette pensée que telles représentations données
dans l’intuition m’appartiennent toutes signifie donc que
je les unis ou que je puis du moins les unir en une cons-
cience ; et , quoiqu’elle ne soit pas encore la conscience
de la synthèse des représentations, elle en présuppose ce-
pendant la possibilité. En d’autres termes , c’est unique-
ment parce que je puis saisir en une conscience la diver-
sité de ces représentations que je les appelle toutes mien-
nes ; autremeiit le moi serait aussi divers et aussi bigarré
que les représentations dont j’ai conscience. L’unité syn-
thétique des intuitions diverses, en tant qu’elle est don-

  • L’unité analytique de la conscience s’attache à tous les concepts
    communs comme tels. Lorsque, par exemple, je conçois le rouge eu
    général, je me représente par là une qualité qui (comme caractère) peut
    être trouvée quelque part et être liée à d’autres représentations; ce
    n’est donc qu’à la condition de supposer une unité synthétique possible
    que je puis me représenter l’unité analytique. Pour concevoir une re-
    présentation comme commune à différentes choses, il faut la regarder
    •comme appartenant à des choses qui, malgré ce caractère commun, ont
    •encore quelque chose de différent; par conséquent il faut la concevoir
    •comme formant une unité synthétique avec d’autres représentations (ne
    fussent-elles que possibles), avant d’y concevoir J’unité analytique delà
    conscience qui en fait un conceptus communia. L’unité synthétique de
    l’aperception est donc le point le plus élevé auquel on puisse rattacher
    tout l’usage de l’entendement, la logique même tout entière et, après
    «lie, la philosophie transcendentale; bien plus, cette faculté est l’enten-
    dement lui-même.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 163

aiée à prhri^ est donc le principe de l’identité de Taper-
^^ption même, laquelle précède à priori toute pensée dé-
terminée. La liaison n’est donc pas dans les objets et
n’en peut pas être tirée par la perception pour être en-
suite reçue dans l’entendement ; mais elle est uniquement
une opération de l’entendement, qui n’est lui-même autre
chose que la faculté de former des liaisons à priori et
^e ramener la diversité des représentations données à
l’unité de l’aperception. C’est là le principe le plus élevé
de toute la connaissance humaine.

Ce principe de l’unité nécessaire de l’aperception est
à la vérité identique, et par conséquent il forme une pro-
position analytique, mais il explique néanmoins la néces-
sité d une synthèse de la diversité donnée dans une in-
tuition, puisque sans cette synthèse cette identité géné-
rale de la conscience de soi-même ne peut être conçue.
En effet, le nwi^ comme représentation simple, ne donne
rien de divers ; la diversité ne peut être donnée que dans
l’intuition, qui est distincte de cette représentation, et
•elle ne peut être pensée qu’à la condition d’être liée en
aine conscience. Un entendement dans lequel toute diver-
:sité serait en même temps donnée par la conscience se-
rait intuitif^; le nôtre ne peut que penser^, et c’est dans
les sens qu’il doit chercher l’intuition. J’ai donc conscience
d’un moi identique, par rapport à la diversité des repré-
:sentations qui me sont données dans une intuition , puis-
que je les nomme toutes mes représentations et que ces
représentations en constituent une seule. Or cela revient
à dire que j’ai conscience d’une synthèse nécessaire à
priori de ces représentations, et c’est là ce qui constitue

  • Wûrde anschauen, — ‘ Kann nur denken.

164 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

l’unité synthétique originaire de Faperception, à laquelle
sont soumises toutes les représentations qui me sont don-
nées , mais à laquelle elles doivent être ramenées par le
moyen d’une synthèse.

§ 17

Le principe de Vuniié synthétique de Vaperception est te »
principe suprême de tout usage de V entendement

Le principe suprême de la possibilité de toute intui-
tion, par rapport à la sensibilité, était, d’après l’esthétique
transcendentale , que tout ce qu’elle contient de divers
fût soumis aux conditions formelles de l’espace et du
temps. Le principe suprême de cette même possibilité^
par rapport à l’entendement , c’est que tout ce qu’il y a
de divers dans l’intuition soit soumis aux conditions de
l’unité originairement synthétique de l’aperception*;
Toutes les diverses représentations des intuitions sont
soumises au premier de ces principes, en tant qu’elles
nous sont données, et au second, en tant qu’elles doivent
pouvoir s’unir en une seule conscience. Sans cela , en.

  • L’espace et le temps et toutes leurs parties sont des intuitions^ par-
    conséquent des représentations particulières comme la diversité qu’ils
    renferment ( Voy, PEsthétique transcendentale). Ce ne sont donc pas
    de simples concepts au moyen desquels la même conscience soit trouvée-
    contenue dans plusieurs représentations, mais ce sont plusieurs repré-
    sentations que l’on trouve contenues en une seule et dans la conscience
    que nous en avons, et par conséquent réunies, d’où il suit que l’unité
    de la conscience se présente à nous comme syn&iétique et en même
    temps comme originaire. Cette particularité ^ est importante dans l’ap-
    plication ( Voy, i 25).

‘ Einzelriheit,

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 165

^ffet, rien ne peut être pensé ni connu, puisque les re-
présentations données, n’étant point reliées par un acte
43ommun de l’aperception, tel que le : Je pense, ne pour-
xaient s’unir en une même conscience.

\1 entendement^ pour parler généralement, est la faculté
<îes connaissances \ Celles-ci consistent dans le rap-
port déterminé de représentations données à un objet.
Un objet est ce dont le concept réunit les éléments di-
vers d’une intuition donnée. Or toute réunion de repré-
sentations exige l’unité de la conscience dans la synthèse
. <3e ces représentations. L’unité de la conscience est donc
«e-qui seul constitue le rapport des représentations à un
-objet, c’est-à-dire leur valeur objective; c’est elle qui en
fait des connaissances, et c’est sur elle par conséquent
<3ue repose la possibilité même de l’entendement.

La première connaissance de l’entendement pur, celle
sur laquelle se fonde à son tour tout l’usage de Cette fa-
•cîulté , et qui en même temps est entièrement indépen-
-dante de toutes les conditions de l’intuition sensible , est
•^ionc le principe de l’unité synthétiqm et originaire de
-î’aperception. L’espace n’est que la forme de l’intuition
■sensible extérieure, il n’est pas encore une connaissance ;
il ne fait que donner pour une expérience possible les
éléments divers de l’intuition à priori. Mais, pour con-
naître quelque chose dans l’espace, par exemple une
ligne, il faut que je la tire^ et qu’ainsi j’opère synthéti-
•quement une liaison déterminée d’éléments divers don-
nés, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même
temps l’unité de la conscience (dans le concept d’une
ligne) et que je connaisse par là un certain objet (un

  • Bas Vermogen der Erkenntnisse.

166 ANALYTIQUE TRÂNSCENDENTÂLE

espaxîe déterminé). L’unité synthétique de la conscience-
est donc une condition objective de toute connaissance r
non-seulement j’en ai besoin pour connaître un objets
mais toute intuition ne peut devenir un objet pour moi
qu’au moyen de cette condition; autrement, sans cette
synthèse, le divers ne s’unirait pas en une même cons-
cience.

Cette dernière proposition est même, comme il a été
dit, analytique, quoiqu’elle fasse de l’unité synthétique la
condition de toute pensée. En effet, elle n’exprime rien
autre chose sinon que toutes mes représentations, dans
quelque intuition que ce soit , sont soumises à la seule
condition qui me permette de les attribuer, comme re-
présentations miennes, à un moi identique, et en les unis-
sant ainsi synthétiquement dans une seule aperception^
de les embrasser sous l’expression générale : Je pense.

Mais ce principe n’en est pourtant pas un pour tout
entendement possible en général ; il n’a de valeur que
pour celui à qui, dans cette représentation : Je suis, l’a-
perception pure ne fournit encore rien de divers. Un en-
tendement à qui la conscience fournirait en même temps
les éléments divers de l’intuition, ou dont la représenta-
tion donnerait du même coup l’existence môme de ses
objets \ n’aurait pas besoin d’un acte particulier qui syn-
thétisât le divers dans l’unité de la conscience, comme
celui qu’exige l’entendement humain, lequel n’a pas la
faculté intuitive, mais seulement celle de penser ^. Pour
celui-ci, le premier principe est indispensable, et il l’est
si bien que nous ne saurions nous faire le moindre con-

‘ Burch dessen Vorstelîung zitgleich die Objecte dieser Vorstéllung^
exisUren, — ‘ Der hlos denkt, nicht anschaut

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 167

cept d’un autre entendement possible, soit d’un entende-
ment qui serait purement intuitif \ soit d’un entendement
qui aurait pour fondement une intuition sensible, mais
d’une tout autre espèce que celle qui se manifeste sous
la forme de l’espace et du temps.

§ 18

Ce que c’est que Vuniié objective de la conscience

de soi-même

Vunité transcendentale de l’aperception est celle qui
sert à réunir dans le concept d’un objet toute la diversité
donnée dans une intuition. Aussi s’appelle-t-elle objective^
et faut-il la distinguer de cette unité subjective de la cons-
cience qui est une détermination du sens intérieur, par
laquelle sont empiriquement donnés, pour être ainsi réu-
nis, les divers éléments de l’intuition. Que je puisse avoir
empiriquement conscience de ces éléments divers comme
simultanés ou comme successifs, c’est ce qui dépend de
circonstances ou de conditions empiriques. L’unité empi-
rique de la conscience, par le moyen de l’association des
représentations, se rapporte donc elle-même à un phéno-
mène, et elle est tout à fait contingente. Au contraire, la
forme pure de l’intuition dans le temps, comme intuition
en général contenant divers éléments donnés, n’est sou-
mise à l’unité originaire de la conscience que par le rap-
port nécessaire qui relie les éléments divers de l’intui-

‘ Ber sélhst anschauete, >

168 ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

tion en un : Je pense, c’est-à-dire par une synthèse pure
de l’entendement, servant à ‘priori de principe à la syn-
thèse empirique. Cette unité a seule une valeur objective;
l’unité empirique de l’aperception, que nous n’examinons
pas ici, et qui d’ailleurs dérive de la première sous des
conditions données in concreto^ n’a qu’une valeur subjec-
tive» Un homme joint à la représentation d’un mot une
certaine chose, tandis que les autres y en attachent une
autre; l’unité de conscience, dans ce qui est empirique
et relativement à ce qui est donné, n’a point une valeur
nécessaire et universelle.

§ 19

La forme logique de tous les jugements consiste dans V unité
objective de Vaperception des concepts qui y sont contenus.

Je n’ai jamais été satisfait de la définition que les lo-
giciens donnent du jugement en général , en disant que
c’est la représentation d’un rapport entre deux concepts.
Je ne leur reprocherai pas ici le défaut qu’a cette défini-
tion de ne s’appliquer en tous cas qu’aux jugements ca-
tégoriques et non aux jugements hypothétiques et dis-
jonctifs (lesquels n’impliquent pas seulement un rapport
de concepts, mais de jugements mêmes) ; mais en laissant
de côté ce vice logique (bien qu’il en soit résulté de fâ-
cheuses conséquences*), je me bornerai à faire remar-

  • La longue théorie des quatre figures syllogistiques ne concerne
    que les raisonnements catégoriques ; et, quoiqu’elle ne soit pas autre
    chose qu’un art d’arriver, en déguisant les conséquences immédiates

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 169

-quer que leur définition ne détermine point en quoi con-
siste le rapport dont elle parle.

Mais en cherchant à déterminer plus exactement le
rapport des connaissances données dans chaque jugement
et en distinguant ce rapport, propre à l’entendement^ de
celui qui rentre dans les lois de l’imagination reproduc-
tive (lequel n’a qu’une valeur subjective), je trouve qu’un
jugement n’est autre chose qu’une manière de ramener
des connaissances données à l’unité objective de l’aper-
ception. Telle est la fonction que rempUt dans ces juge-
ments la copule : est; elle sert à distinguer l’unité objec-
tive des représentations données de leur unité subjective.
En effet, elle désigne le rapport de ces représentations à
l’aperception originaire et leur unité nécessaire, bien que
le jugement lui-même soit empirique et par conséquent
contingent, çpmme celui-ci par exemple : les corps sont
pesants. Je ne veux pas dire par là que ces représenta-
tions se rapportent nécessairement les unes aux autres
dans l’intuition empirique, mais qu’elles se rapportent les
Unes aux autres dans la synthèse des intuitions grâce à
\^unitè nécessaire de l’aperception, c’est-à-dire suivant les
principes qui déterminent objectivement toutes les repré-
i^entations, de manière à en former des connaissances, et
qui eux-mêmes dérivent tous de celui de l’unité transcen-
dentale de l’aperception. C’est ainsi seulement que de ce
rapport peut naître un jugement^ c’est-à-dire un rapport

{conseqiieniiœ immediata) sous les prémisses d’un raisonnement pur, à
offiir Papparence d’un plus grand nombre d’espèces de conclusions qu’il
n’y en a dans la première figure, elle n’aurait eu pourtant aucun succès,
si elle n’était parvenue à présenter exclusivement les jugements caté-
goriques comme ceux auxquels tous les autres doivent se rapporter, ce
qui est faux d’après le § 9.

170 ANALYTIQUE TRANSGENDENTÀLE

qui â une valeur objective et qui se cBstingne assez àe
cet autre rapport des mêmes représentations dont la
valeur est purement subjective, de *celui, par exemple
qui se fonde sur les lois de l’association. D’après ces der-
nières, je ne pourrais que dire : quand je porte un corps
je sens l’action de la pesanteur, mais non pas : le corp!
est pesant; ce qui revient à dire que ces deux représen
tations sont liées dans l’objet, indépendamment de Tétâi
du sujet, et qu’elles ne sont pas seulement associées dao!
la perception (si souvent qu’elle puisse être répétée).

§ 20

Toutes les intuitions sensibles sont soumises aux catéaorie
comme aux seules conditions sous lesquelles ce qu’il y
en elles de divers puisse être ramené à l’unité de com
cience.

La diversité donnée dans une intuition sensible rentr
nécessairement sous l’unité synthétique originaire de Vî
perception, puisque l’unité de l’intuition n’est possibl
que par elle (§ 1 7). Or l’acte de l’entendement par 1(
quel le divers de représentations données (que ce soiei
des intuitions ou des concepts) est ramené à une apei
ception en général, est la fonction logique des jugemen
(§ 1 9). Toute diversité, en tant qu’elle est donnée dai
une même intuition empirique, est donc déterminée pî
rapport à l’une des fonctions logiques du jugement, <
c’est par ce moyen qu’elle est ramenée à l’unité de coni
cience en général. Or les catégories ne sont autre choî

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 171

qae ces mêmes fonctions du jugement , en tant que la
diversité d’une intuition donnée est déterminée par rap-
port à ces fonctions (§ 1 3). Ce qu’il y a de divers dans
une intuition donnée est donc nécessairement soumis II
des catégories.

§ 21

Remarque

Une diversité contenue dans une intuition que j’ap-
pelle mienne est représentée par la synthèse de l’enten-
dement comme rentrant dans l’unité nécessaire de la
Conscience de soi, et cela arrive par le moyen de la ca-
« tégorie*. Celle-ci montre donc que la conscience em-
pirique d’une diversité donnée dans une intuition est
Soumise à une conscience pure à priori^ de même que
l’intuition empirique est soumise à une intuition sensible
;t>ure qui a également lieu à priori — La proposition pré-
cédente forme donc le point de départ d’une déductum
cîes concepts purs de l’entendement : comme les catégorie»
xe se produisent que dans l’entendement et indépendam-
ment de la sensibilité, je dois faire abstraction de la ma-
iiière dont est donné ce qu’il y a de divers dans une in-
tuition empirique, pour ne considérer que l’unité que
l’entendement y ajoute dans l’intuition au moyen des ca-
tégories. Dans la suite (§ 26), on montrera par la manière

  • La preuve se fonde sur la représentation de Vumté de VintuiUon
    par laquelle un objet est donné, unité qui implique toujours une syn-
    thèse de la diversité donnée dans une intuition, et qui suppose déjà le
    rapport de cette diversité à l’unité de l’aperception.

172 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

dont l’intuition empirique est donnée dans la sensibilité,
que l’unité de cette intuition n’est autre que celle que la
catégorie prescrit en général, d’après le § 20, à la di-
versité d’une intuition donnée, et que par conséquent le
but de la déduction n’est vraiment atteint qu’autant que
la valeur à prwri de cette catégorie est définie de ma-
nière à s’appliquer à tous les objets de nos sens.

Mais il y a une chose dont je ne pouvais faire abs-
traction dans la démonstration précédente, c’est que les
éléments divers de l’intuition ^ doivent être donnés an-
térieurement à la synthèse de l’entendement et indépen-
damment de cette synthèse, quoique le comment reste ici
indéterminé. En effet, si je supposais en moi un enten-
dement qui fût lui-même intuitif (une sorte d’entende-
ment divin, qui ne se représenterait pas des objets don-
nés, mais dont la représentation donnerait ou produirait
Jes objets mêmes), relativement à une connaissance de
ce genre, les catégories n’auraient plus de sens. Elles ne
sont autre chose que des règles pour un entendement
dont toute la faculté consiste dans la pensée, c’est-à-dire
dans l’action de ramener à l’unité de l’aperception la
synthèse de la diversité donnée d’ailleurs dans l’intui-
tion, et qui, par conséquent, ne connaît rien par lui-
même, mais ne fait que lier et coordonner la matière de
la connaissance, l’intuition, qui doit lui être donnée par
l’objet. Mais, quant à trouver une raison plus profonde
de cette propriété qu’a notre entendement de n’arriver à
l’unité de l’aperception à priori qu’au moyen des catégo-
ries, et tout juste de cette espèce et de ce nombre de
«catégories, c’est ce qui est tout aussi impossible que

‘ Bas MannigfàlHge fur die Anschauung.

DÉDUCTION DES. CONCEPTS PURS 173

d’expliquer pourquoi nos jugements ont précisément
telles fonctions et non pas d’autres, ou pourquoi le temps
et l’espace sont les seules formes de toute intuition pos-
sible pour nous.

§22 .

La catégorie n’a d’autre usage dans la connaissance des
choses que de s’appliquer à des objets d’expérience

Penser un objet et connaître un objet ne sont donc
pfitô une seule et même chose. La connaissance suppose
en effet deux éléments: d’abord le concept, par lequel,
en général, un objet est pensé (la catégorie); et ensuite
l’intuition, par laquelle il est donné. S’il ne pouvait y
avoir d’intuition donnée qui correspondit au concept, ce
concept serait une pensée quant à la forme, mais sans
, aucun objet, et nulle connaissance d’une chose quelcon-
que ne serait possible par lui. En effet, dans cette sup-
position, il n’y aurait et ne pourrait y avoir, que je sache,,
rien à quoi pût s’appliquer une pensée. Or toute intui-
tion possible pour nous est sensible (esthétique); par
conséquent la pensée d’un objet en général ne peut de-
venir en nous une connaissance par le moyen d’un con-
cept pur de l’entendement qu’autant que ce concept se
rapporte à des objets des sens. L’intuition sensible est
ou intuition pure (l’espace et le temps), ou intuition
empirique de ce qui est immédiatement représenté comme
réel par la sensation dans l’espace et dans le temps.
Nous pouvons acquérir par la détermination de la pre-
mière des connaissances à priori de certains objets.

174 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

(comme il arrive dans les mathématiques), mais ces coa –
naissances ne regardent que la forme de ces objets, con_ –
sidérés comme phénomènes; on ne décide point par là
s’il peut y avoir des choses qui doivent être saisies par
l’intuition dans cette forme \ Par conséquent les con-
cepts mathématiques ne sont pas des connaissances par
eux-mêmes; ils ne le deviennent que si l’on suppose qu’il
y a des choses qui oe peuvent être représentées que
suivant la forme de cette intuition sensible pure. Or
les choses ne sont données dans T espace et dans le temps
que comme des perceptions (des représentations accom-
pagnées de sensation), c’est-à-dire au moyen d’une re-
présentation empirique. Les concepts purs de l’entende-
ment, même quand ils sont appliqués à des intuitions à
priori (comme dans les mathématiques) ne procurent
donc une connaissance qu’autant que ces intuitions et
par elles les concepts de l’entendement peuvent être
appliqués à des intuitions empiriques. Les catégories ne
nous fournissent donc aucune connaissance des choses
au moyen de l’intuition, qu’autant qu’elles-sont appli-
cables à Vintuiiion empiriqtie, c’est-à-dire qu’elles ne
servent qu’à la possibilité de la connaissance empirique.
Or c’est cette connaissance que Ton nomme expérience.
Les catégories n’ont donc d’usage relativement à la
connaissance des choses qu’autant que ces choses sont
regardées comme des objets d’expérience possible.

‘ Ob es Dinge geben kônne, die in diesef Farm ansgeschaut werden
mu88cn.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 175

§ 23

La proposition précédente est de la plus grande im-
portance; car elle détermine les limites de l’usage des
<x)ncepts purs de l’entendement relativement aux objets,
<îomme l’a fait l’esthétique transcendentale pour l’usage
de la forme pure de notre intuition sensible. L’espace et
le temps, comme conditions de la possibilité en vertu de
laquelle des objets nous sont donnés, n’ont de valeur
^ue par rapport aux objets des sens et par conséquent
à l’expérience. Au delà de ces limites ils ne représentent
plus absolument rien; car ils ne sont que dans les sens
^t n’ont aucune réalité en dehors d’eux. Les concepts
purs de l’entendement échappent à cette restriction, et
ils s’étendent aux objets de l’intuition en général : qu’elle
«oit ou non semblable à la nôtre, il n’importe, pourvu
qu’elle soit sensible et non intellectuelle. Mais il ne nous
sert de rien d’étendre ainsi les concepts au delà de notre
intuition sensible. Car nous n’avons plus alors que des
•concepts vides d’objets, que nous ne pouvons déclarer
possibles ou impossibles, ou de pures formes de la pen-
sée, dépourvues de toute réaUté, puisque nous n’avons
aucune intuition à laquelle puisse s’appliquer l’unité
synthétique de l’aperception, seule chose que contiennent
les concepts, et que c’est seulement de cette manière
qu’ils peuvent déterminer un objet. Notre intuition sen-
sible et empirique est donc seule capable de leur donner
un sens et une valeur.

Si donc on suppose donné l’objet d’une intuition non
«ensible, on peut sans doute le représenter par tous les
prédicats déjà contenus dans cette supposition, que rien

176 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

de ce qui appartient à Fintuition sensible ne lui convient, ‘^
ainsi Ton dira qu’il n’est pas .étendu ou qu’il n’est pas
dans l’espace, que sa durée n’est point celle du temps,
qu’il ne peut y avoir en lui aucun changement (le chan-
gement étant une conséquence des déterminations d’un
être dans le temps), etc. Mais ce n’est pas posséder une
véritable connaissance que de se borner à montrer ce
que n’est pas l’intuition d’un objet, sans pouvoir dire ce
qu’elle contient. C’est que, dans ce cas, je ne me suis
point du tout représenté la possibilité d’un objet de mon
concept pur, puisque je n’ai pu donner aucune intuition
qui lui correspondit, et que j’ai dû me borner à dire que
la nôtre ne lui convient point. Mais le principal ici, c’est
qu’aucune catégorie ne puisse jamais être appUquée à
quelque chose de pareil, comnie par exemple le concept
d’une substance, c’est-à-dire de quelque chose qui peut
exister comme sujet, mais jamais comme simple prédicat;
car je ne sais point s’il peut y avoir quelque objet qui
corresponde à cette détermination de ma pensée, à moins
qu’une intuition empirique ne me fournisse un moyen d’ap-
plication. Nous reviendrons sur ce point dans la suite.

8 24

De r application des catégories aux objets des sens

en général

Les concepts purs de l’entendement sont rapportés
par cette faculté à des objets d’intuition en général, mais
d’intuition sensible, que ce soit d’ailleurs la nôtre oi
toute autre; mais précisément pour cette raison, ce n(

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 177

sont que de simples formes de la pensée^ qui ne nous font
connaître aucun objet déterminé. La synthèse ou la liai-
son de la diversité qui y est contenue se rapporte uni-
quement à l’unité de l’aperception, et elle est ainsi le
principe de la possibilité de la connaissance àprioriy en
tant qu’elle repose sur l’entendement et que par consé-
quent elle n’est pas seulement transcendentale , mais
aussi purement intellectuelle. Mais, comme il y a en nous
à priori une certaine forme de l’intuition sensible qui
repose sur la réceptivité de notre capacité représenta-
tive (de la sensibilité), l’entendement peut alors, comme
spontanéité, déterminer le sens intérieur, conformément
à l’unité synthétique de l’aperception, par la diversité de
représentations données, et concevoir ainsi à priori
l’unité synthétique de l’aperception de ce qu’il y a de di-
vers dans Yirduition sensible comme la condition à la-
quelle sont nécessairement soumis tous les objets de
notre intuition (de l’intuition humaine). C’est ainsi que
les catégories, ces simples formes de la pensée, reçoivent
une réalité objective, et s’appliquent à des objets qui
peuvent nous être donnés dans l’intuition, mais seule-
ment à titre de phénomènes; car nous ne sommes capa-
bles d’intuition à priori que par rapport aux phénomènes.
Cette synthèse, possible et nécessaire à priori^ de ce
qu’il y a de divers dans l’intuition sensible peut être ap-
pelée figurée ^ {synthesis speciosa)^ par opposition à celle
que l’on concevrait en appliquant la catégorie aux élé-
ments divers d’une intuition en général et qui est une
synthèse intellectuelle ^ {synthesis intellectualis). Toutes deux
sont transcendentales, non-seulement parce qu’elles sont

Figûrlich. — * Ver8tande8verhind%mg,

I. 12

178 ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

elles-mêmes à priori^ mais encore parce qu’elles expli-
quent la possibilité des autres connaissances.

Mais, quand la synthèse figurée se rapporte simple-
ment à l’unité originairement synthétique de l’apercep-
tion, c’est-à-dire à cette unité transcendentale qui est
conçue dans les catégories, elle doit, par opposition à la
synthèse purement intellectuelle, porter le nom de syn-
thèse transcendentale de Timagination. JJimagincdion est la
faculté de représenter dans l’intuition un objet m son
absence même. Or, comme toutes nos intuitions sont sen-
sibles, l’imagination appartient à la sensibilité:, en vertu
de cette condition subjective qui seule lui permet de don-
ner à un concept de l’entendement une intuition corres-
pondante. Mais, en tant que sa synthèse est une fonction
de la spontanéité, laquelle est déterminante et non pas
seulement , comme le sens, déterminable, et que par con-
séquent elle peut déterminer à priori la forme du sens
d’après l’unité de l’aperception , l’imagination est à ce
titre une faculté de déterminer à priori la sensibilité ; et
la synthèse à laquelle elle soumet ses intuitions, confor-
mément aux catégories j est la synthèse transcendentale
de Vimaginaiion. Cette synthèse est un effet de l’enten-
dement sur la îSensibilité et la première application de
cette faculté (application qui est en même temps le prin-
cipe de toutes les autres) à des objets d’une intuition pos-
sible pour nous. Comme synthèse figurée, elle se distingue
de la sjmthèse intellectuelle, qui est opérée par le seul
entendement, sans le secours de l’imagination. Je donne
aussi parfois à l’imagination, en tant qu’elle montre de
la spontanéité, le nom d’imagination productive^ et je la
distingue ainsi de l’imagination reproductive, dont la syn-
thèse est soumise simplement à des lois empiriques, c’est-

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 179

^-dire aux lois de l’association, et qui par conséquent ne
<îoncourt en rien à l’explication de la possibilité de la
/Connaissance à priori et n’appartient pas à la philosophie
iranscendentale, mais à la psychologie.

C’est ici le lieu d’expliquer le paradoxe que tout le
inonde a dû remarquer dans l’exposition de la forme du
sens intérieur (§ 6). Ce paradoxe consiste à dire que le
sens intérieur ne nous présente nous-mêmes à la cons-
•cience que comme nous nous apparaissons et non comme
nous sommes en nous-mêmes , parce que notre intuition
de nous-mêmes n’est autre que celle de la manière dont
nous sommes intérieurement affectés. Or cela semble con-
tradictoire, puisque nous devrions alors nous traiter
comme des êtres passifs. Aussi, dans les systèmes de
psychologie, a-t-on coutume de donner comme identiques
le sens intérieur et la faculté de Vaperception (que nous
distinguons soigneusement).

Ce qui détermine le sens intérieur, c’est l’entendement
et sa faculté originaire de relier les éléments divers de
l’intuition, c’est-à-dire de les ramener à une aperception
(comme au principe même sur lequel repose la possibilité
de ce sens). Mais, comme l’entendement n’est pas chez
nous autres hommes une faculté d’intuition, et que, celle-
ci fût-elle donnée dans la sensibilité, il ne peut se l’assi-
miler de manière à relier en quelque sorte les éléments
<[ivers de sa propre intuition, sa synthèse, considérée en
«Ue-même, n’est autre chose que l’unité de l’acte dont il
a conscience à ce titre, même sans le secours de la sen-
sibilité, mais par lequel il est capable de déterminer in-

180 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

térieurement la sensibilité par rapport à la diversité que
celle-ci peut lui donner dans la forme de son intuition.
Sous le nom de syrdhèse transcendentale de Timaginaiiony.
il exerce donc sur le sujet jt^tw^z/, dont il est la fœuMéy
une action telle que nous avons raison de dire que le
sens intérieur en est affecté. Tant s’en faut que Taper-
ception et son unité synthétique soient identiques au sens
intérieur qu’au contraire, comme source de toute liaison^
la première se ftipporte, sous le nom des catégories, à
la diversité des intuitions en général^ antérieurement à
toute intuition sensible des objets, tandis que le sens in-
térieur contient la simple forme de l’intuition, mais sans-
aucune liaison dans ce qu’il y a en elle de divers, et que
par conséquent il ne renferme encore aucune intoitioii
déterminée. Celle-ci n’est possible qu’à la condition que
le sens intérieur ait conscience d’être déterminé par cet
acte transcendental de l’imagination (ou par cette influence
synthétique de l’entendement sur lui) que j’ai appelé syn-
thèse figurée.

C’est d’ailleurs ce que nous observons toujours en nous*.
Nous ne pouvons penser une ligne sans la tracer en idée^
un cercle sans le décrire ; nous ne saurions non plus nous
représenter les trois dimensions de l’espace sans tirer
d’un même point trois lignes perpendiculaires entre elles.
Nous ne pouvons même pas nous représenter le temps
sans Urer une ligne droite (laquelle est la représentatioa
extérieure et figurée du temps), et sans porter unique-
ment notre attention sur l’acte de la synthèse des élé-
ments divers par lequel nous déterminons successivement
le sens intérieur, et par là sur la succession de cette dé-
termination qui a lieu en lui. Ce qui produit d’abord le
concept de la succession, c’est le mouvement, comme acte

DÉDUCTION DES CONCEPTS 481

«de l’esprit (non comme détermination d’un objet), et par conséquent la synthèse des éléments divers représen- tés dans l’espace, lorsque nous faisons abstraction de cet espace pour ne considérer que l’acte par lequel nous dé»
terminons le sens intérieur conformément à -sa forme.
L’entendement ne trouve donc pas dans le sens intérieur
cette liaison du divers , mais c’est lui qui la produit en
uffectant ce sens. Mais comment le moi, le je pense peut-il
être distinct du moi qui s’aperçoit lui-même (je puis me
représenter au moins comme possible un autre mode
d’intuition), tout en ne formant avec lui qu’un seul et
même sujet? En d’autres termes, comment puis-je dire
que mo2, comme intelligence et sujet pensant, je ne me
<;onnais nàoi-même comme objet pensé^ en tant que je suis
en outre donné à moi-même dans l’intuition, que tel que
je m’aperçois et non tel que je suis devant l’entendement,
ou que je ne me connais pas autrement que les autres
phénomènes ? Cette question ne soulève ni plus ni moins
de difficultés que celle de savoir comment je puis être eu
général pour moi-même un objet et même un objet d’in-
tuition et de perceptions intérieures. II n’est pas difficile
de prouver qu’il en doit être réellement ainsi, dès que l’on
accorde que l’espace n’est qu’une forme pure des phéno-
mènes des sens extérieurs. N’est-il pas vrai que, bien que
le temps ne soit pas un objet d’intuition extérieure, nous

‘^^ Le mouvement d’un objet dans l’espace n’appartient pas à une
science pure, et par conséquent à la géométrie ; car nous ne savons pas
À priori, mais seulement par expérience, que quelque chose est mobile.
Mais le mouvement, comme description d’un espace, est l’acte pur
d’une synthèse successive opérée par l’imagination productive entre les
-éléments divers contenus dans l’intuition extérieure en général, et U
n’appartient pas seulement à la géométrie, mais encore à la philosophie
transcendentale.

182 ANALYTIQUE TRANSCENDE3ITÂLE

‘ ne pouvons nous le représenter autrement que sous li-
mage d’une ligne que nous tirons, et que sans cette espèce^
de représentation \ nous ne saurions reconnsûtre Funitè
de sa dimension ? N’est-il pas vrai aussi que la détermi-
nation de la longueur du temps ou encore des époques
pour toutes les perceptions intérieures, est toujours tirée
de ce que les choses extérieures nous présentent de chan-
geant, et que par conséquent les déterminations du sens
intime , comme phénomènes dans le temps , doivent être
ordonnées exactement de la même manière que nous or-
donnons celles des phénomènes extérieurs dans Fespace?
Si donc on accorde que ces derniers ne nous font con-
naître les objets qu’autant que nous Sommes extérieure-
ment affectés, il faudra bien admettre aussi au sujet du
sens interne , que nous ne nous saisissons ^ nous-mêmes
au moyen de ce sens que comme nous sommes intérieure-
ment affectés par nous-mêmes^ c’est-à-dire qu’en ce qui con-
cerne l’intuition interne, nous ne connaissons notre propre
sujet que comme phénomène, et non dans ce qu’il est soi »* ».

§ 25

Au contraire, dans la synthèse transcendentale de la
diversité des représentations en général, et pai’ consé-

‘ Ohne welche Darstellungsari. — ‘ AnschatÂcn.

  • Je ne vois pas comment on peut trouver tant de difficultés à ad*
    mettre que le sens intime est affecté par nous-mêmes. Tout acte d’at-
    tention peut nous en fournir an exemple. L’entendement y détenmne
    toujours le sens intérieur, conformément à la liaison qu’il conçoit, à
    l’intuition interne qui correspond à la diversité contenue dans sa syn-
    thèse. Chacun peut observer en lui-même combien souvent l’esprit est
    affecté de cette façon.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 183

quent dans l’unité synthétique originaire de l’apercep-
tion , je ne me connais pas tel que je m’apparais , ni tel
que je suis en moi-même, mais j’ai seulement conscience
qtie je suis. Cette représentation est une pensée, non une in-
tuition. Mais, comme la connaissance de nous-mêmes exige,
outre l’acte de la pensée qui ramène les éléments divers
de toute intuition possible à l’unité de l’aperception , un
mode déterminé d’intuition par lequel sont donnés ces
éléments divers, ma propre existence n’est pas sans doute
un phénomène (et à plus forte raison une simple appa-
rence), mais la détermination de mon existence* ne
peut avoir Ueu que selon la forme du sens intérieur et
d’après la manière particulière dont les éléments divers
que j’unis sont donnés dans l’intuition interne , et par
conséquent je ne me connais nullement comme je suis,
mais seulement comme je m’apparais à moi-même. La
conscience de soi-même est donc bien loin d’être une con-
naissance de soi-même, malgré toutes les catégories qui
constituent la pensée d’un objet en général en rehaut les

  • Le : je pense, exprime Pacte par lequel je détermine mon exis-
    tence. L’existence est donc déjà donnée par là, mais non la manière
    dont je dois déterminer cette existence, c’est-à-dire dont je dois poser
    les éléments divers qui lui appartiennent. Il faut pour cela une intuition
    de soi-même, qui a pour fondement une forme donnée à priori, c’est-
    à-dire le temps, lequel est sensible et appartient à la réceptivité du
    snjet à déterminer. Si donc je n’ai pas une autre intuition de moi-même
    qui donne ce qu’il y a en moi de déterminant, bien que je n’aie conscience
    que de la spontanéité de ce déterminant, et qui le donne avant l’acte
    de la détermination, tout comme le temps donne ce qui est déterminable,
    je ne pois déterminer mon existence comme celle d’un être spontané;
    mais je ne fais que me représenter la spontanéité de ma pensée, c’esV
    à-dire de mon acte de détermination, et mon existence n’est jamais
    déterminable que d’une manière sensible, c’est-à-dire comme l’existence
    d’un phénomène. Cette spontanéité pourtant fait que je -m’appelle une
    intelligence.

184 ANALYTIQUE TRANSCBNDENTALE

éléments divers en une aperception. De même que pour
connaître un objet distinct de moi, il me faut, outre la
pensée d’un objet en général (dans la catégorie), une in-
tuition par laquelle je détermine ce concept général;
ainsi la connaissance de moi-même exige, outre la cons-
cience ou indépendamment de ce que je me pense, une
intuition de la diversité qui est çn moi et par laquelle
je détermine cette pensée. J’existe donc comme une in-
telligence qui a simplement conscience de sa faculté de
^Synthèse, mais qui, par rapport aux éléments divers
qu’elle doit Uer, étant soumise à une condition restrictive
nommée le sens intime, ne peut rendre cette liaison per-
ceptible ‘ que suivant des rapports de temps, lesquels sont
tout à fait en dehors des concepts de l’entendement pro-
prement dits. D’où il suit que cette intelligence ne peut
se connaître elle-même que comme elle s’apparaît au
point de vue d’une certaine intuition (qui ne peut être
intellectuelle et que l’entendement lui-même ne saurait
donner), et non comme elle se connaîtrait si son intuition
était intellectuelle.

§ 26

Déduction transcendentale de Vusage expérimental qu’on
peut faire généralement des concepts de l’entendement
pur.

Dans la déduction métaphysique^ nous avons prouvé en
général l’origine à priori des catégories par leur accord
parfait avec les fonctions logiques universelles de la pen-

  • Jene Verhindung anschauUch machen.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 485

8ée; dans là déduction transcendentale, nous avons exposé
la possibilité de ces catégories considérées comme con-
naissances à priori d’objets d’intuition en général (§ 20-
21). n s’agit maintenant d’expliquer comment, par le
moyen des catégories, des objets qui ne sauraient se pre-
mier quàms sens peuvent nous’ttre connus à priori, et
cela non pas dans la forme de leur intuition , mais dans
les lois de leur liaison, et comment par conséquent nous
pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi et
même la rendre possible. En effet, sans cette application
des catégories, on ne comprendrait pas comment tout ce
qui peut s’offrir aux sens doit être soumis aux lois qui
dérivent à priori du seul entendement.

Je ferai remarquer d’abord que j’entends par synthèse

de r appréhension cette réunion des éléments divers d’une

intuition empirique qui rend possible la perception, c’est-

à.-dire la conscience empirique de cette intuition (comme

phénomène).

Nous avons dans les représentations de l’espace et
<îu temps des formes à priori de l’intuition, tant externe
Qu’interne, et la synthèse de l’appréhension des éléments
tîivers du phénomène doit toujours être en harmonie avec
^es formes, puisqu’elle ne peut elle-même avoir lieu que
Suivant ces formes. Mais l’espace et le temps ne sont pas
Seulement représentés à priori comme des formes de l’in-
tuition sensible, mais comme étant elles-mêmes des intui-
tions (qui contiennent une diversité), et par conséquent
^vec la détermination de Yunité des éléments divers qui
y sont contenus (voyez Usthétiqtte transcendentaïe*).

  • L’espace, représenté comme objet (ainsi qne cela a réellement lieu
    dans la géométrie), contient plus que la simple forme de l’intuition; ils
    contient la rèumon en une représentation intuitive des éléments divers

186 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Avec (je ne dis pas : dans) ces intuitions est donc déjà
donnée à priori^ comme condition de la synthèse de
toute appréhension^ Yunité même de la synthèse du divers
qui se trouve hors de nous ou en nous, et par consé-
quent aussi une liaison à laquelle est nécessairement cou-
forme tout ce qui doit « être représenté d’une manière dé-
terminée dans l’espace et dans le temps. Or cette unité
synthétique ne peut être autre que celle de la liaison
dans une conscience originaire des éléments divers d’une
intuition donnée en général, mais appliquée uniquement,
conformément aux catégories, à notre intuition sensible.
Par conséquent, toute synthèse par laquelle la percep-
tion même est possible, est soumise aux catégories; et,
comme l’expérience est une connaissance formée de per-
ceptions liées entre elles, les catégories sont les conditions
de la possibilité de l’expérience, et elles ont donc aussi à
priori une valeur qui s’étend à tous les objets de l’expé-
rience.

Quand donc de l’intuition empirique d’une maison, par
exemple, je fais une perception par l’appréhension de ses
diverses parties, Yunité nécessaire de l’espace et de l’in-
tuition sensible extérieure en général me sert de fondé-
donnés suivant la forme de la sensibilité, de telle sorte que la forme de
Vintuition donne uniquement la diversité, et Vintuition formeiU l’unité
de la représentation. Si dans l’esthétique j’ai attribué simplement cette
unité à la sensibilité, c’était uniquement pour indiquer qu’eUe est anté-
rieure à tout concept, bien qu’elle suppose une synthèse qui n’appar-
tient point aux sens, mais qui seule rend d’abord possibles tous les
concepts d’espace et de temps. En effet, puisque par cette sjl thèse (où
l’entendement détermine la sensibilité) l’espace et le temps sont donnés
d’abord comme des intuitions, l’unité de cette intuition à priori appar-
tient à l’espace et au temps et non au concept de l’entendement (§ 24).

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 187

ment, et je dessine en quelque sorte la forme de cette
maison conformément à cette unité synthétique des di-
verses parties que je me représente dans l’espace. Or
cette même unité synthétique, si je fais abstraction de la
forme de l’espace, a son siège dans l’entendement, et elle
est la catégorie de la synthèse de Vhomogène ^ dans une
intuition en général, c’est-à-dire dans la catégorie de la
quantité. La synthèse de l’appréhension, c’est-à-dire la
perception , lui doit donc être entièrement conforme *.
Lorsque (pour prendre un autre exemple) je perçois
la congélation de l’eau, j’appréhende deux états (celui de
la fluidité et celui de la soUdité) comme étant unis entre
eux par un rapport de temps. Mais dans le temps que
je donne pour fondement au phénomène considéré comme
intuition interne y je me représente nécessairement une
unité synthétique des états divers; autrement la relation
dont il s’agit ici ne pourrait être donnée dans une intui-
tion d’une manière déterminée (au point de vue de la suc-
cession). Or cette unité synthétique, considérée comme
la condition à priori qui me permet de lier les éléments
divers d’une intuition en général, et, abstraction faite de
la forme constante de mon intuition interne, ou du temps,
est la catégorie de la cause, par laquelle je détermine, en
l’appliquant à la sensibilité, toutes les choses qui arrivent
fiant à leur relation dans le temps en général L’appré-
iension dans un événement de ce genre, et par consé-

^ Catégorie der Synthesis des Gleichartigen,

  • On prouve de cette manière que la synthèse de l’appréhension, qui
    est empirique, doit être nécessairement conforme à la synthèse de l’a-
    perception, qui est intellectuelle et contenue tout à fait à priori dans^
    1^ catégorie. C’est une seule et même spontanéité, qui là sous le nom
    d’imagination, ici sous celui d’entendement, introduit la liaison dans les-
    divers éléments de l’intuition.

488 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

quent cet événement lui-même, relativement à la possi-
bilité de la perception, est donc soumis au concept dg
rapport des effets et des causes. D en est de même dans
tous les autres cas.

Les catégories sont des concepts qui prescrivent à
prwri des lois aux phénomènes, par conséquent à la na-
ture, considérée comme l’ensemble de tous les phéno-
mènes (naiura materialiter spectata). Or, puisque ces ca-
tégories ne sont pas dérivées de la nature et qu’elles ne
se règlent pas sur elle comme sur leur modèle (car au-
trement elles seraient purement empiriques), il s’agit.*
savoir comment l’on peuè-comprendre que la nature au
contraire se règle nécessairement sur fceô catégories, ou
comment elles peuvent déterminer à priori la liaison des
éléments divers dç la nature, sans la tirer de la nature
même. Voici la solution de cette énigme.

L^accord nécessaire des lois des phénomènes de la na-
ture avec l’entendement et avec sa forme à priori, c’est-
à-dire avec sa facultés de lier les éléments divers en gé-
néral, n’est pas plus étrange que celui des phénomènes
-eux-mêmes avec la forme à priori de l’intuition sensiWe.
En effet, les lois n’existent pas plus dans les phénomènes
que les phénomènes eux-mêmes n’existent en soi, et les
premières ne sont pas moins relatives au sujet auquel
les phénomènes sont inhérents, en tant qu’il est doué
d’entendement, que les seconds ne le sont au même
«ujet, en tant qu’il est doué de sens. Les choses en soi
.seraient encore nécessairement soumises à des lois quand
même il n’y aurait pas d’entendement qui les connût;
mais les phénomènes ne sont que des représentations de

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 189^

citoses qui nous demeurent inconnues en elles-mêmes.
Comme simples représentations, ils ne sont soumis à au-
cune autre toi d’union qu’à celle que prescrit la faculté
qui unit. La faculté qui relie les éléments divers de
l’intuition sensible est l’imagination, laquelle dépend de
l’entendement pour l’unité de sa synthèse intellectuelle,
et de la sensibilité pour la diversité des éléments de l’ap-
préhension. Or, puisque toute perception possible dépend
de la synthèse de l’appréhension, et que cette synthèse
empirique elle-même dépend de la synthèse transcenden-
tale, par conséquent des catégories, toutes les perceptions
possibles, par conséquent aussi tout ce qui peut arriver à
la conscience empirique, c’est-à-dire tous les phénomènes
de la nature doivent être, quant à leur liaison, soumis
aux catégories, et la nature (considérée simplement
comme nature en général, ou en tant que natura forma-
Hier specfata) dépend de ces catégories comme du fonde-
ment originaire de sa conformité nécessaire à des lois \
Mais la faculté de l’entendement pur ne saurait prescrire
à priori aux phénomènes, par ses seules catégories, un
plus grand nombre de lois que celles sur lesquelles re-^
pose une nature en général, en tant que l’on conçoit par
là un ensemble de phénomènes se produisant dans l’es-
pace et dans le temps conformément à des lois \ Toutes
les lois particulières sont sans doute soumises à ces caté-
gories^ mais elles ne peuvent nullement en être tirées^
puisqu’elles concernent des phénomènes déterminés em-
piriquement. Il faut donc invoquer le secours de Texpé-
rience pour apprendre à connaître ces dernières lois;

490 ANALYTIQUE TRANSCENDÉNTALE

mais les premières seules nous instruisent à prim de
l’expérience en général et de ce qui peut être connu
comme objet d’expérience.

§ 27

Résultat de cette déduction des concepts de Ventendemmi

Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen
des catégories, et nous ne pouvons connaître aucun objet
pensé que par le moyen d’intuitions correspondantes à
ces concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles, et
cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est
empirique. C’est cette connaissance empirique qu’on
nomme expérience. Il n’y a donc de connaissance à priori
possible pour nous que celle d^obfets d’expérience pos-
sible*.

Mais cette connaissance, qui est restreinte aux objets
de l’expérience, n’est pas pour cela dérivée tout entier^
de l’expérience; elle contient aussi des éléments qui ^^
trouvent en nous à priori : tels sont les intuitions pur^^
et les concepts purs de l’entendement. Or il n’y a qu^

  • Pour que Ton ne se scandalise pas mal à propos des conséquence^
    fâcheuses auxquelles l’on pourrait craindre de voir cette proposition »
    aboutir, je veux faire ici une simple observation : c’est que les catégo »
    ries dans la pensée ne sont pas bornées par les conditions de notre in »
    tuition sensible, mais qu’elles ont un champ illimité, et que seule Is^
    -connaissance de ce que nous pensons, ou la détermination de l’objet, ^
    besoin d’intuition. En l’absence de cette intuition, la pensée de l’objet
    peut encore avoir ses conséquences vraies et utiles relativement à l’tt^
    sage que le sujet fait de la raison; mais, comme il ne s’agit plus ici
    seulement de la détermination de l’objet, et par conséquent de la con-
    aissance, mais aussi de celle du sujet et de sa volonté, le moment
    n’est pas encore venu de parler de cet usage.

DÉDUCTION DES CONCEPTS PURS 191

deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’ex-
périence- avec les concepts de ses objets : ou bien c’est
l’expérience qui rend possibles les concepts , ou bien ce
sont les concepts qui rendent possible l’expérience. La
première explication ne peut convenir aux catégories (ni
même à l’intuition sensible pure), puisque les catégories
sont des concepts à priori^ et que par conséquent elles
sont indépendantes de l’expérience (leur attribuer une
origine empirique serait admettre une sorte de generatio
œquivoca). Reste donc la seconde explication (qui est
comme le système de Yépigénèse de la raison pure), à sa-
voir que les catégories contiennent, du côté de l’entende-
ment, les principes de la possibilité de toute expérience
en général. Mais comment rendent-elles possible l’expé-
rience, et quels principes de la possibilité de l’expérience
fournissent-elles dans leur application à des phénomènes?
C’est ce que fera mieux voir le chapitre suivant, qui roule
sur Tusage transcendental du jugement.

Si quelqu’un s’avise de proposer une route intermé-
diaire entre les deux que je viens d’indiquer, en disant
que les catégories ne sont ni des premiers principes à
priori de notre connaissance spontanément conçus \ ni des
principes tirés de l’expérience, mais des dispositions sub-
jectives à penser*^ qui sont nées en nous en même temps
que l’existence , et que l’auteur de notre être a réglées
de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec
les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience (ce
qui est une sorte de système de préformaiion de la raison
pure), il est facile de réfuter ce prétendu système inter-
médiaire : (outre que, dans une telle hypothèse, on ne voit

‘ Sélbsgedachte. — ‘ Subjective Anlagen zum Denken.

192 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

pas de terme à la supposition de dispositions prédéter-
minées pour des jugements ultérieurs), il y a contre ce
système un argument décisif, c’est qu’en pareil cas les
catégories n’auraient plus cette nécessité qui est essen-
tiellement inhérente à leur concept. En effet, le concept
de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une
conséquence sous une condition présupposée, serait faux,
s’il ne reposait que sur une nécessité subjective qui nous
forcerait arbitrairement d’unir certaines représentations
empiriques suivant un rapport de ce genre. Je ne pour-
rais pas dire : l’effet est lié à la cause dans l’objet (c’est-
à-dire nécessairement) , mais seulement : je suis fait de
telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation
autrement que comme liée à une autre. Or c’est cela
même que demande surtout le sceptique. Alors, en effet,
toute notre connaissance, fondée sur la prétendue valeur
objective de nos jugements, ne serait plus qu’une pure
apparence, et il ne manquerait pas de gens qui n’avoue-
raient même pas cette nécessité subjective (laquelle
doit être sentie) ; du moins ne pourrait-on discuter avec
personne d’une chose qui dépendrait uniquement de l’or-
ganisation du sujet.

Résumé de cette déduction

Elle consiste à exposer les concepts purs de l’entende-^
ment (et avec eux toute la connaissance théorétique à
priori) comme principes de la possibilité de l’expérience,
en regardant celle-ci comme la détermination des phéno-
mènes dans l’espace et dans le temps en général, — et
en la tirant enfin du principe de l’unité synthétique m-

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 193

^me de Taperception, comme de la forme de l’enten-
dement dans son rapport avec l’espace et le temps, ces
fonnes originaires de la sensibilité.

Jusqu’ici, j’ai cru nécessaire de divfser mon travail en
paragraphes, parce qu’il roulait sur des concepts élémen-
taires ; mais maintenant qu’il s’agit d’en montrer l’usage,
l’exposition pourra se développer en une chaîne continue
sans avoir besoin de paragraphes.

LIVRE DEUXIÈME
Analyticpie des principes

La logique générale est construite sur un plan qui
s’accorde exactement avec la division des facultés supé-
rieures de la connaissance, qui sont Y entendement^ \à juge-
ment et la raison. Cette science traite donc, dans son
analji;ique, des concepts^ des jugements et des raisonne-
ments^ suivant les fonctions et l’ordre de ces facultés de
Tesprit que l’on comprend, en général, sous la dénomi-
nation large d’entendement.

Comme la logique purement formelle dont nous parlons
id fait abstraction de tout contenu de la connaissance
(de la question de savoir si elle est pure ou empirique),
et ne s’occupe, en général, que de la forme de la pensée
(de la connaissance discursive), elle peut renfermer aussi
dans sa partie analytique un canon pour la raison, puisque
la forme de cette faculté a sa règle certaine, que Ton peut

I. 13

194 AlfALYTIQUE TRANSCKNDKHTALE

apercevoir à priori en décomposant les actes de la rai-
son dans leurs moments, et sans qu’il y ait besoin de faire
attention à la nature particulière de la connaissance qui
y est employée.

Mais la logique Jranscendentale, étant restreinte à un
contenu déterminé, c’est-à-dire uniquement à la connais-
sance pure à priori^ ne saurait suivre la première dans
sa division. On voit, en eflFet, que l’usage transcendental
de la raison n’a point de valeur objective, et par consé-
quent qu’elle n’appartient pas à la logique de la vérité^
c’est-à-dire à l’analytique, mais que, comme logique de

m

ï apparence ^^ elle réclame, sous le nom de dialectique trant-
cendentale, une partie spéciale de l’édifice scolastique.

L’entendement et le jugement trouvent donc dans la
logique trauscendentale le canon de leur usage, qui a une
valeur objective, et qui par conséquent est vrai, et c’est
pourquoi ils appartiennent à la partie analytique de
cette science. Mais, quand la raison tente de décider à
priori quelque chose touchant certains objets, et d’éten-
dre la connaissance au delà des limites de l’expérience
possible, elle est tout à fait dialectique^ et ses assertions
illusoires ne conviennent point du tput à un canon
comme celui que doit renfermer l’analytique.

Uanalytique des principes sera donc simplement un
canon pour le jugement; elle lui enseigne à appliquer à
des phénomènes les concepts de Tentendement, qui con-
tiennent la condition des règles à priori. C’est pourquoi,
en prenant pour thème les principes propres de l’enten-
dement, je me servirai de l’expression dé doctrine du ju-
gement^ qui désigne plus exactement ce travail.

‘ Aïs eine Logik des Scheins.

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 195

INTRODUCTION
Du jugement transcendental en général

«

Si l’on définit l’entendement en général la faculté de
concevoir les règles \ le jugement sera la faculté de ^-
^mer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque
chose rentre ou non sous une règle donnée [cams datœ
kgis). La logique générale ne contient pas de préceptes
pour le jugement, et n’en peut pas contenir. En effet, comme
«lie fait abstraction de tout contenu de la connaissance, il
Be lui reste plus qu’à exposer séparément, par voie d’a-
nalyse, la simple forme de la connaissance dans les con-
cepts, les jugements et les raisonnements, et qu’à établir
îflnsi les règles formelles de tout usage de l’entendement.
Que si elle voulait montrer d’une manière générale com-
ment on doit subsumer sous ces règles, c’est-à-dire déci-
der si quelque chose y rentre ou non, elle ne le pourrait
à son tour qu’au moyen d’une règle. Or cette règle, par
^h même qu’elle serait une règle, exigerait une nou-
velle instruction de la part du jugement ; par où l’on voit
•que si l’entendement est susceptible d’être instruit et
ibfmé par des règles, le jugement est un .don particulier,
•qui ne peut pas être appris, mais seulement exercé. Aussi
le jugement est-il le caractère distinctif de ce qu’on
nomme le bon sens^, et le manque de bon sens un
défaut qu’aucune école ne saurait réparer. On peut bien
offrir à un entendement borné une provision de règles et
:greffer en quelque sorte sur lui ces connaissances étran-

  • Da8 Vermogen der Begdn. — * Mutterwitz.

i9& ANALYTIQUE TRANSCENDENT ALE

gères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même-
la faculté de s’en servir exactement; et en l’absence de
ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable
de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire*. Un
médecin, un juge ou un publiciste, peuvent avoir dans la
tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques
ou politiques, au point de montrer en- cela une science
profonde, et pourtant faillir aisément dans l’application de
ces règles, soit parce qu’ils manquent de jugement naturel
(sans manquer pour cela d’entendement), et que, s’ils voient
bien le général in aJkstracto, ils sont incapables de décider
si un cas y est contenu in concrète^ soit parce qu’ils n’ont
pas été assez exercés à cette sorte de jugements par desi
exemples et des affaires réelles. Aussi la grande, Punique-
utilité des exemples, est-elle d’exercer le jugement. Car^
quant à l’exactitude et à la précision des connaissances^
de l’entendement, ils leur sont plutôt funestes en général;,
il est rare en effet qu’ils remplissent d’une manière adé-
quate la condition de la règle (comme easus in terminis);
et en outre ils affaiblissent ordinairement cette tension
de l’entendement nécessaire pour apercevoir les règles
dans toute leur généralité et inaependamment des cir-
constances particulières de l’expérience, de sorte que l’on
finit par s’accoutumer à les employer plutôt comme des

  • Le défaut de jugement est proprement ce que l’on nomme stupi-^
    dite ‘, et c’est là un vice auquel il n’y a pas de remède. Une tête obtuse
    ou bornée, à laquelle il ne manque que le degré d’entendement conve-
    nable et des concepts qui lui soient propres, est susceptible de beaucoup
    d’instruction et même d’érudition. Mais, comme le jugement («ecwiwfo^
    Pétri) manque aussi ordinairement, en pareil cas, il n’est pas rare de
    rencontrer d^-s hommes fort instruits, qui laissent fréquemment éclater,,
    dans l’usage qu’ils font de leur science, cet irréparable défaut.

‘ Bummheit.

ANALYTIQUE DES PRINCIPES 497

formules que comme des principes. Les exemples sont
donc pour le jugement comme une roulette pour l’enfant,
et celui-là ne saurait jamais s’en passer auquel manque
-ce don naturel.

Mais, si la logique générale ne peut donner de préceptes
au jugement, il en est tout autrement de la logique trans-
-cendentak, à tel point que celle-ci semble avoir pour
fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par
des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’enten-
dement pur. En effet, veut-on donner de l’extension à
l’entendement dans le champ de la connaissance pure à
jmoriy il semble qu’il soit bien inutile de revenir à la
philosophie, ou plutôt que ce soit en faire un mauvais
usage, puisque, malgré toutes les tentatives faites jusqu’ici,
on n’a gagné que peu de terrain, ou même point du tout;
mais, si l’on invoque la philosophie, non comme doctrine,
mais comme critique, pour prévenir les faux pas du ju-
gement (lapsus judicii) dans l’usage du petit nombre de
concepts purs que nous fournit l’entendement, alors (bien
que son utilité soit toute négative) elle se présente à nous
avec toute sa pénétration et toute son habileté d’examen.

La philosophie transcendentale a ceci de particulier
qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des
règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entende-
ment, elle peut indiquer en même temps à priori le cas
où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage
qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences
instructives (les mathématiques exceptées)? En voici la
raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter
à priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur
objective ne peut pas être démontrée à posteriori^ puis-
-qu’on méconnaîtrait ainsi leur dignité; mais en même

198 AIIALTTIQUE TRAHSCEHDERALE

temps il hut qu’elle expose, à Faide de sÊgoes géoér
et suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent <
donnés des objets en harmonie avec ces concepts; au
ment ils n’auraient point de contenu, et par conséqi
ils seraient de pures formes logiques et non des cona
purs de l’entendement

Cette doctrine transcendentale du jugement contiei
donc deux chapitres, traitant : le premier, de la condi
sensible qui seule permet d’employer des concepts ]
de l’entendement, c’est-à-dire du schématisme de l’en
dément pur; et le second, de ces jugements synthéti
qui découlent à priori sous ces conditions des conc
purs de l’entendement et servent de fondement à to
les autres connaissances à priori^ c’est-à-dire des p
cipes de l’entendement pur.

CHAPITRE PREMIER
Du schématisme des concepts purs de l’entendeii

Dans toute subsomption d’un objet sous un concej
représentation du premier doit être homogène ^ à cell
second, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce
est représenté dans Tobjet à y subsumer. C’est en
ce que Ton exprime en disant qu’un objet est renft
dans un concept. Ainsi le concept empirique d’une ass

‘ GldehcwUg,

SCHÉMATISME DE L’eMTENDEMENT PUR 199

a quelque chose d’homogène avec le concept purement
géométrique d’un cercle, puisque la forme ronde qui est
pensée dans le premier est perceptible dans le second.

Or les concepts purs de l’entendement comparés aux
intuitions empiriques (ou même en général sensibles),
sont tout à fait hétérogènes \ et ne sauraient jamais se
trouver dans quelque intuition. Comment donc la sub-
sompiion de ces intuitions sous ces concepts et par con-
séquent Yapplication des catégories aux phénomènes est-
elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle
catégorie, par exemple la causahté, peut être perçue par
les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène?
C’est cette question si naturelle et si importante qui fait
qu’une doctrine transccndentale du jugement est néces-
saire pour expliquer comment des concepts purs de Ven-
iendement peuvent s’appliquer en général à des phéno-
mènes. Dans toutes les autres sciences, où les concepts
par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne
sont pas si essentiellement différents de ceux qui repré-
sentent cet objet in concreto tel qu’il est donné, il n’est
l)esoin d’aucuùe explication particuUère touchant l’appli-
cation des premiers aux derniers.

Or il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme
qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre,
au phénomène, et qui rende possible l’application de la
première au second. Cette représentation intermédiaire
doit être pure (sans aucun élément empirique), et pour-
tant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle^ et de
l’autre, sensible. Tel est le schème transcendental.

Le concept de l’entendement contient l’unité sjoithé-

‘ Ganz ungleichartig.

200 ANALYTIQUE TRANSC^NDENTALE

thique pure de la diversité en général Le temps, comme
condition formelle des diverses représentations da sens
interne, et par conséquent de leur liaison, contient ime
diversité représentée à priori dans l’intuition pure. Or
une détermination transcendentale du temps ^ est homo-
gène à la catégorie (qui en constitue l’unité), en tant
qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une rè^e à
priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phéno-
mène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacooe
des représentations empiriques de la diversité. L’appli-
cation de la catégorie à des phénomènes sera donc pos-
sible au moyen de la détermination transcendentale da
temps ; c’est cette détermination qui, comme schéma des
concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption
des phénomènes sous la catégorie.

Après ce qui a été établi dans la déduction des caté-
gories, personne, je l’espère, n’hésitera plus sur la ques-
tion de savoir si l’usage de ces concepts purs de l’enten-
dement est simplement empirique ou s’il est aussi traas-
cendental, c’est-à-dire s’ils ne se rapportent à priori qu’à
des phénomènes, conmie conditions d’une expérience
possible, ou s’ils peuvent s’étendre, comme conditions de
la possibilité des choses en général, à des objets en soi
(sans être restreints à notre sensibilité). En effet nous
avons vu que les concepts sont tout à fait impossibles
ou qu’ils ne peuvent avoir aucun sens, si un objet n’est
pas donné soit à ces concepts mêmes, soit au moins aux
éléments dont ils se composent, et que par conséquent
ils ne peuvent s’appliquer à des choses en soi (considérées
indépendamment de la question de savoir si et comment

  • Eine transcendentale ZeUbeaUmmung,

SCHÉMATISME DE l’eNTENDEMEMT PUR âOl

-elles peuvent nous être données). Nous avons vu en outre
^ne la seule manière dont les objets nous sont doimés
6st une modification de notre sensibilité. Enfin nous avons
TU que les concepts purs à priori^ outre la fonction que
remplit l’entendement dans la catégorie, doivent contenir
iiussi certaines conditions formelles de la sensibilité (par-
ticulièrement du sens intérieur) qui seules permettent à
la catégorie de s’appliquer à quelque objet. Cette condi-
tion formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le
concept de l’entendement est restreint dans spn usage,
nous l’appellerons le schème de ce concept de l’entende-
ment, et la méthode que suit l’entendement à l’égard de
ces schèmes, le scMmatisme de l’entendement pur..

Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit
de l’imagination; mais, comme la synthèse de cette faculté
n’a pour but aucune intuition particulière, mais seule-
ment l’unité dans la détermination de la sensibilité, il
faut bien distinguer le schème de l’image. Ainsi, quand je

place cinq points les uns à la suite des autres , c’est

là une image du nombre cinq. Au contraire, quand je ne
fais que penser un nombre en général , qui peut être ou
cinq ou cent, cette pensée est plutôt la représentation
d’une méthode servant à représenter en une image, con-
formément à un certain concept, une quantité (par exemple
mille), qu’elle n’est cette image même, chose que, dans
le dernier cas, il me serait difficile de parcourir des yeux
et de comparer avec mon concept. Or c’est cette repré-
sentation d’un procédé général de l’imagination, servant
à procurer à un concept son image, que j’appelle le
schème de ce concept.

Dans le fait nos concepts sensibles purs n’ont pas pour
fondement des images des objets, mais des schèmes. Il

202 ANALYTIQUE TRANSCENDEMTALE

n’y a pas d’image du triangle qui puisse être jamais
adéquate au concept d’un triangle en général En effet
aucune ne saurait atteindre la généralité du concept, le-
quel s’applique également à tous les triangles, rectangles,
acutangles, etc. ; mais elle est toujours restreinte à une
partie de cette sphère. Le schème du triangle ne peut
exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une
règle de la synthèse de l’imagination relativement à cer-
taines figures conçues dans l’espace par la pensée pure \
Un objet de l’expérience ou une image de cet objet at-
teint bien moins encore le concept empirique, mais ce-
lui-ci se rapporte toujours immédiatement au schème de
l’imagination comme à une règle qui sert à déterminer
notre intuition conformément à un certain concept gé-
néral. Le concept du chien, par exempjie, désigne une
règle d’après laquelle mon imagination peut se repré-
senter d’une manière générale la figure d’un quadrupède^
sans être astreinte à quelque forme particulière que
m’ofire l’expérience ou même à quelque image possible
que je puisse montrer in concreto. Ce schématisme de
l’entendement qui est relatif aux phénomènes et à leur
simple forme est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine, et dont il sera bien difficile d’arracher
à la nature et de révéler le secret. Tout ce que nous
pouvons dire, c’est que Vimage est un produit de la fa-
culté empirique de l’imagination productive, tandis que
le schème des concepts sensibles (comme des figures dans
l’espace) est un produit et en quelque sorte un mono-
gramme de l’imagination pure à priori, au moyen duquel
et d’après lequel les images sont d’abord possibles; et

‘ In Ansehung reiner Gestalten im Baume,

SCHÉMATISME DE l’ENTENDEMENT PUR SOS

que, si ces images ne peuvent être liées au concept qu’aa
moyen du schème qu’elles désignent, elles ne lui sont
pas en elles-mêmes parfaitement adéquates. Au contraire
le schème d’un concept pur de l’entendement est quelque
chose qui ne peut être ramené à aucune image; il n’est
que la synthèse pure opérée suivant une règle d’unité
conformément à des concepts en général et exprimée par
la catégorie, et il est un produit transcendental de l’ima-
gination qui consiste à déterminer le sens intérieur en
général, selon les conditions de sa forme (du temps), par
rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles^
doivent se relier à priori en un concept conformément à
l’unité de l’aperception.

Sans nous arrêter ici à une sèche et fastidieuse ana-
lyse de ce qu’exigent en général les scljèmes transcen-
dentaux des concepts purs de l’entendement, nous le^
exposerons de préférence suivant l’ordre des catégories^
et dans leur rapport avec elles.,

L’image pure de toutes les quantités {quantorum) pour
le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets
des sens en général est le temps. Mais le schème pur de
la quantité {qaantitatis) ^ considérée comme concept de
l’entendement, est le nombre^ lequel est une représentation
embrassant l’addition successive d’un à un (homogène au
premier). Le nombre n’est donc autre chose que l’unité
de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une
intuition homogène en général , en introduisant le temps^
lui-même dans l’appréhension de l’intuition ^

La réalité est dans le concept pur de l’entendement.

  • Die Einheit d^r Synthesis des Mannigfaltigen einer gleichartigen’
    Anschavung ûberhaupt, dadurch, dosa ich die Zeit selbst in der Ap-
    préhension der Anschauung erzeuge.

204 ANALYTIQUE TRANSGEN DENTALS

^e qui correspond à une sensation en général, par con-
séquent ce dont le concept indique en soi une existence
(dans le temps). La négation au contraire est ce dont le
concept représente une non-existence (dans le temps).
L’opposition des deux choses est donc marquée parla
différence d’un même temps plein et vide. Et, comme le
temps n’est que la forme de l’intuition, par conséquent
des objets en tant que phénomènes, ce qui chez eux cor-
Tespond à la sensation, est la matière transcendentale
de tous les objets comme choses en soi (la réalité*). Or
chaque sensation a un degré ou une quantité par laguelle
elle peut remplir plus ou moins le même temps, c’est-à-
dire le sens intérieur, avec la même représentation d’un
objet, jusqu’à ce qu’elle se réduise à zéro (= 0 = nega-
ito). Il y a doue un rapport et un enchaînement, ou
plutôt un passage de la réalité à la négation qui rend
eette réalité représentable à titre de quantum; et le
schème de cette réalité, comme quantité de quelque chose
qui remplit le temps, est précisément cette continuelle et
uniforme production de la réalité dans le temps , où l’on
descend, dans le temps, de la sensation, qui a un certain
degré, jusqu’à son entier évanouissement, et où Ton
monte successivement de la négation de la sensation à
une certaine quantité de cette même sensation.

Le schème de la substance est la permanence du réel
dans le temps, c’est-à-dire qu’il nous représente ce réel
comme un substratum de la détermination empirique du
temps en général, substratum qui demeure pendant que
tout le reste change. Ce n’est pas le temps qui s’écoule,
mais en lui l’existence du changeant. Au temps donc,

‘ Die Sacheit, ReaUtàt.

SCHÉMATISME DE l’eNTENDEMENT PUR 305 •

[ui lui-même est immuable et fixe, correspond dans le
)hénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la
ubstance, et c’est en elle seulement que peuvent être
leterminées la succession et la simultanéité des phéno-
nènes par rapport au temps.

Le schème de la cause et de la causalité d’une chose
n général est le réel, qui, une fois posé arbitrairement,
st toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc
[ans la succession des éléments divers, en tant qu’elle
st soumise à une règle.

Le scheme de la réciprocité \ ou de la causalité mu-
uelle des substances relativement à leurs accidents, est
a simultanéité des déterminations de l’une avec celles
les autres suivant une règle générale.

Le schème de la possibilité est l’accord de la sjrnthèse
le représentations diverses avec les conditions du temps*
în général (comme, par exemple, que les contraires ne
)euvent exister en même temps dans une chose, mais-
eulement l’un après l’autre); c’est pai’ conséquent la
létermination de la représentation d’une chose par rap-
port à quelque temps.

Le schème de la réalité est l’existence dans un temps
léterminé.

Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet
m tout temps.

On voit par tout cela ce que contient et représente
e schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la
production (la synthèse) du temps lui-même dans l’ap-
préhension successive d’un objet; celui de la qualité, la
synthèse de la sensation (de la perception) avec la re-

‘ Gemeinschaft (Wechselwirkung),

‘2t>6 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

présentation du temps, ou ce qui remplit le temps ^; ce-
lui de la relation, le rapport qui unit les perceptions en
tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermi-
nation du temps); enfin le schème de la modalité et de
ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de
l’acte qui consiste à déterminer si et comment un objet
appartient au temps ^ Les schèmes ne sont donc autre
chose que des déterminations à priori du temps faites
d’après certaines règles; et ces déterminations, suivant
l’ordre des catégories, concernent la série du temps ^ le
contenu du temps, Vordre du temps’, enfin Yensemble du
temps par rapport à tous les objets possibles.

Il résulte clairement de ce qui précède que le sché-
matisme de l’entendement, opéré par la synthèse trans-
cendentale de l’imagination, ne tend à rien autre chose
qu’à l’unité de tous les éléments divers de l’intuition dans
le sens intérieur, et ainsi indirectement à l’unité de l’a-
perception, comme fonction correspondante au sens in-
térieur (à sa réceptivité). Les schèmes des concepts .purs
de l’entendement sont donc les vraies et seules condi-
tions qui permettent de mettre ces concepts en rapport
avec des objets et de leur donner ainsi une signification.
Par conséquent aussi lés catégories ne sauraient avoir
en définitive qu’un usage empirique, puisqu’elles servent
uniquement à soumettre les phénomènes aux règles gé-
nérales de la synthèse au moyen des principes d’une
unité nécessaire à priori (en vertu de l’union nécessaire

‘ Die Erfûllung der Zeit. La langue française n’ayant pas de mot
qui corresponde au mot aUemand Erfuilung, je ne puis traduire littéra-
lement et par suite exactement cette expression. J. B.

‘ AU dos Correlatum der BeaUmmung eines Gegenstanâès ob und
-toie er zur Zeit gehôre.

SGHÉMA.TISHE D]S l’ENTENDEMENT PUR 207

cLe toute conscience en une aperception originaire), et à
les rendre ainsi propres à former une liaison continue
constituant une expérience.

Or c’est dans l’ensemble de toute expérience possible
<l\xe résident toutes nos connaissances , et c’est dans le
xapport universel de l’esprit à cette expérience que con-
siste la vérité transcendentale , laquelle précède toute
vérité empirique et la rend possible.

Mais en même temps il saute aux yeux que, si les
schèmes de la sensibilité réalisent d’abord les catégories,
ils les restreignent aussi, c’est-à-dire les limitent à des
-conditions qui résident en dehors de l’entendement (c’est-
à-dire dans la sensibilité). Le schème n’est donc propre-
Jîient que le phénomène ou le concept sensible d’un objet,
en tant qu’il s’accorde avec la catégorie. (Numerus est
-quaniitas phœnomenon, SENSATio realUas phœnomenon,
<^ONSTANS et perdurabile rerum suhstantia phœnomenon^

^TERNITAS, NECESSITAS, phœnomena, etc.) Or,

^i nous écartons une condition restrictive, nous ampli-
^ons, à ce qu’il semble, le concept auparavant restreint.
Ace compte les catégories, envisagées dans leur sens
pur et indépendamment de toutes les conditions de la
sensibilité, devraient s’appliquer aux objets en général
fefe qu^ik sont^ tandis que leurs schèmes ne les repré-
sentent que comme ils nom apparaissent, et par consé-
<iuent ces catégories auraient un sens indépendant de
tout schème et beaucoup plus étendu. Dans le fait les
concepts purs de l’entendement conservent certainement,
même après qu’on a fait abstraction de toute condition
sensible, un certain sens, mais purement logique, celui
delà simple unité des représentations; seulement, comme
^s représentations n’ont point d’objet donné,’ elles ne

208 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Sauraient avoir non plus aucun sens qui puisse fournir
un concept d’objet. Ainsi la substance, par exemple, sé-
parée de la détermination sensible de la permanence, ne
signifierait rien de plus que quelque chose qui peut être
conçu comme étant sujet (sans être le prédicat de quel-
que autre chose). Or je ne puis rien faire de cette repré-
jsentation, puisqu’elle ne m’indique pas les déterminations
quo doit posséder la chose pour mériter le titre de pre-
mier sujet. Les catégories, sans schèmes, ne sont donc
que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts,,
mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification
leur vient de la sensibilité , qui réalise l’entendement, en
même temps qu’elle le restreint.

CHAPITRE II
Système de tous les principes de rentendement pur

Nous n’avons examiné, dans le chapitre précédent, la
faculté transcendentale de juger qu’au point de vue des
conditions générales qui seules lui permettent d’appliquer
les concepts purs de l’entendement à des jugements syn-
thétiques. Il s’agit maintenant d’exposer dans un ordre
systématique les jugements que l’entendement produit
réellement à priori sous cette réserve critique. Notre table
des catégories doit infailliblement nous fournir à cet
égard un guide naturel et sûr. En eflfet, c’est justement
le rapport de ces catégories à l’expérience possible qui

PRINCIPES DE l’entendement PUR 209

doit constituer à priori tous les concepts purs de l’enten-
dement, et par conséquent leur rapport à la sensibilité
en général qui fera connaître intégralement et dans la
forme d’un système tous les principes trauscendentaux
de l’usage de l’entendement.

Les principe.s à priori ne portent pas seulement ce
nom parce qu’ils servent de fondement à d’autres juge-
ments, mais aussi parce qu’ils sont eux-mêmes fondés
sur des connaissances plus élevées et plus générales.
Cette propriété cependant ne les dispense pas toujours
d’une preuve. En effet, quoique cette preuve ne puisse
pas être poussée plus loin objectivement, mais que, au
contraire, elle serve elle-même de fondement à toute
connaissance de son objet, cela n’empêche pas qu’il ne
soit possible et même nécessaire de tirer une preuve des
sources subjectives qui rendent possible la connaissance
d’un objet en général, puisque autrement le principe
encourrait le grave soupçon de n’être qu’une affirmation
subreptice.

En second lieu , nous nous bornerons à ces principes
qui se rapportent aux catégories. Nous écarterons donc
du champ de notre investigation les principes de l’esthé-
tique transcendentale, d’après lesquels l’espace et le temps
sont les conditions de la possibilité de toutes choses
comme phénomènes, ainsi que la restriction de ces prin-
cipes, à savoir qu’ils ne sauraient s’appliquer à des choses
en soi. De même, les principes mathématiques ne font
point partie de ce système, parce qu’ils ne sont tirés que
de l’intuition et non d’un concept pur de l’entendement.
Cependant, comme ils sont des jugements synthétiques
à priori y leur possibilité trouvera ici nécessairement sa
place ; il ne s’agit pas sans doute de prouver leur exac-

I. * 14

210 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

titude et leur certitude apodictique, cela u’est nullement
nécessaire, mais de faire comprendre et de déduire la
possibilité de cette sorte de connaissances évidentes à
priari.

Nous devrons d’ailleurs parler aussi du principe des
jugements analytiques, par opposition aux jugements
synthétiques, qui sont proprement ceux dont nous avons
à nous occuper, car en les opposant ainsi les uns aux
autres, on affranchit de tout malentendu la théorie des
derniers et l’on en fait clairement ressortir la nature
propre.

PREMIÈRE SECTION

I>u principe suprême de tous les Jugpement»

analytlciuee

Quel que soit le contenu de notre connaissance et de
quelque manière qu’elle se rapporte à l’objet, la condi-
tion universelle, bien que purement négative, de tous nos
jugements en général, c’est qu’ils ne se contredisent pas
eux-mêmes ; autrement ils sont nuls de soi (indépendam-
ment même de l’objet). Mais il se peut que notre juge-
ment, sans contenir aucune contradiction, unisse des con-
cepts d’une façon que l’objet ne comporte pas, ou ne
s’appuie sur aucun fondement soit à priori^ soit à posie-
riori, et ainsi un jugement peut être exempt de toute

PRINCIPES DE l’entendement PUR 211

contradiction intérieure et pourtant faux et sans fonde-
ment.

Or ce principe, qu’un prédicat qui est en contradiction
avec une chose ne lui convient pas, s’appelle le principe
de contradiction. Il est un critérium universel , quoique
parement négatif, de toute vérité ; mais il appartient uni-
quement à la logique, par la raison qu’il s’^applique aux
connaissances considérées simplement comme connais-
sances en général et indépendamment de leur contenu, et
qu’il se borne à déclarer que la contradiction les anéan-
tit et les supprime entièrement.

On en peut faire cependant aussi un usage positif,
c’est-à-dire ne pas s’en servir seulement pour repousser la
fausseté et l’erreur (en tant qu’elles reposent sur la con-
tradiction), mais encore pour connaître la vérité. En effet,
si le jugement est analytique^ qu’il soit négatif ou affir-
matif, on en pourra toujours reconnaître suffisamment la
vérité suivant le principe de contradiction. Car le con-
traire de ce qui est déjà renfermé comme concept ou
de ce qui est déjà conçu dans la connaissance de l’objet
en devra toujours être nié avec raison, et le concept
lui-même en sera nécessairement affirmé, puisque le
contraire de ce concept serait en contradiction avec
l’objet.

Nous devons donc reconnaître dans le ‘principe de con-
tradiction le principe universel et pleinement suffisant de
toute connaissance analytique; mais il n’a pas d’autre au-
torité et d’autre utilité comme critérium suffisant de la
vérité. En effet, de ce qu’aucune connaissance ne peut
lui être contraire sans se détruire elle-même, il. suit bien
que ce principe est la conditie sine qua non, mais non pas
le principe déterminant de la vérité de notre conuais-

sance. Comme nous n’avons proprement à nous occuper
que de la partie synthétique de notre connaissance, nous
aurons soin sans doute de n’aller jamais contre cet in-
violable principe, mai§ nous n’avons aucun éclaircisse-
ment à en attendre relativement à la vérité de cette es-
pèce de connaissances.

Il y a pourtant de ce principe célèbre, mais dépourvu
de tout contenu et purement formel, une formule renfer*
mant une synthèse qui s’y est glissée par mégarde et
sans aucune nécessité. Cette formule, la voici : il est im-
possible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps^
Outre que la certitude apodictique (exprimée par le mot
impossible) s’ajoute ici d’une manière superflue, puisqu’elle
doit s’entendre d’elle-même en vertu du principe, ce prin-
cipe est affecté par la condition du temps. Il dit en quel-
que sorte : une chose = A, qui est quelque chose = B^
ne peut pas être en même temps non B ; mais elle peut
être l’un et l’autre successivement (B aussi bien que non
B). Par exemple, un homme qui est jeune ne peut être
en même temps vieux; mais le même homme peut être
dans un temps jeune et dans un autre temps non jeune^
c’est-à-dire vieux. Or le principe de contradiction, comme
principe purement logique, ne doit pas restreindre ses
assertions aux rapports de temps; une telle formule est
donc tout à fait contraire à son but. Le malentendu vient
uniquement de ce qu’après avoir séparé un prédicat d’une
chose du concept de cette chose, on joint ensuite à ce
prédicat son contraire : la contradiction qui en résulte
ne porte plus sur le sujet mais sur son prédicat, qui lui
est lié synthétiquement, et elle n’a lieu qu’autant que le
premier et le second prédicat sont donnés en même
temps. Si je dis : un homme qui est ignorant n’est pas

PRINCIPES DE l’entendement PUR 313

instruit, il faut que j’ajoute la condition : en même temps ;
car celui qui est ignorant dans un temps peut bien être
instruit dans un autre. Mais si je dis : aucun homme
ignorant n’est instruit, la proposition est analytique,
puisque le caractère de l’ignorance constitue ici le con-
cept du sujet, et ainsi cette proposition négative découle
immédiatement du principe de contradiction, sans qu’il
soit besoin d’ajouter cette condition: en même temps. Telle
est aussi la raison pour laquelle j’ai changé , comme je
l’ai fait plus haut, la formule de ce principe : le carac-
tère analytique de la proposition se trouve ainsi claire-
ment exprimé.

DEUXIÈME SECTION

.Du principe suprême de tous le« Jugements

syntliétiqueB

La définition de la possibilité des jugements synthéfî-
ques est un problème où la logique générale n’a absolu-
ment rien à voir, et dont elle n’a même pas besoin de con-
Daitre le nom. Mais dans une logique transcendentale, la
tâche la plus importante de toutes, et l’on pourrait même
dire la seule tâche, c’est de rechercher la possibilité des
jugements synthétiques à priori^ ainsi que les conditions et
l’étendue de leur valeur. En effet, ce n’est qu’après avoir
accompli cette tâche qu’elle est vraiment en état d’at-
teindre son but, qui est de déterminer l’étendue et les
limites de l’entendement pur.

21 4 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Dans les jugements analytiques, je n’ai pas besoin de
sortir du concept donné pour prononcer quelque chose
sur ce concept. Le jugement est-il affirmatif, je ne fais
que joindre au concept ce qui s’y trouvait déjà pensé;
est-il négatif, je ne fais qu’exclure du concept son con-
traire. Mais dans les jugements synthétiques, il faut que
je sorte du concept donné pour considérer dans son rap-
port avec lui quelque autre chose que ce qui y était
pensé; par conséquent, ce rapport n’est jamais un rap-
port ni d’identité ni de contradiction, et à cet égard le
jugement ne peut présenter ni vérité ni erreur.

Or, dès qu’on admet qu’il faut sortir d’un concept
donné pour le rapprocher synthétiqueipent d’un autre,
on doit admettre aussi un troisième terme qui seul p8ut
produire la synthèse des deux concepts. Quel est donc
ce troisième terme qui est comme le- médium de tous les
jugements synthétiques? Ce ne peut être qu’un ensemble
où sont renfermées toutes nos représentations, à savoir
le sens intérieur, et la forme à priori de ce sens, le temps.
La synthèse des représentations reposé sur l’imagination,
mais leur unité synthétique (qu’exige le jugement) se
fonde sur l’unité de l’aperception. C’est donc ici qu’il faut
chercher la possibilité des jugements synthétiques, et
aussi, puisque les trois termes renferment tous des sources
de représentations à priori^ la possibilité de jugements
synthétiques purs; ils seront même nécessaires en vertu
de ces principes, s’il en doit résulter une connaissance
des objets qui repose simplement sur la synthèse des re-
présentations.

Pour qu’une connaissance puisse avoir une réalité ob-
jective, c’est-à-dire se rapporter à un objet et y trouver
sa valeur et sa signification, il faut que l’objet puisse

PRINCIPES DE l’entendement PUR âi5

être donné de quelque façon. Autrement les concepts
sont vides ; et, si Ton a pensé ainsi quelque chose, on n’a
en réalité rien connu par cette pensée ; on n’a fait que
jouer avec des représentations. Or donner un objet, s’il
n’est pas à son tour médiatement pensé, mais immédia-
tement représenté dans l’intuitiop, ce n’est autre chose
qu’en rapporter la représentation à l’expérience (qu’elle
soit réelle ou simplement possible) \ L’espace et le temps
sont sans doute des concepts purs de tout élément em-
pirique, et il est bien certain qu’ils sont représentés tout
à fait à priori dans l’esprit ; mais, malgré cela, ils n’au-
raient eux-mêmes aucune valeur objective, ni aucune si-
gnification , si l’on n’en montrait l’application nécessaire
aux objets de l’expérience. Leur représentation n’est
laaême qu’un schème se rapportant toujours à l’imagina-
tion reproductive, laquelle appelle les objets de l’expé-
xience , sans lesquels ils n’auraient pas de sens. H en est
siinsi de tous les concepts sans distinction.

La possibilité de Vexpérience est donc ce qui donne la
réalité objective à toutes nos connaissances à priori. Or
l’expérience repose sur l’unité synthétique des phénomè-
nes, c’est-à-dire sur une synthèse de l’objet des phéno-
mènes en général qui s’opère suivant des concepts, et .
sans laquelle elle n’aurait pas le caractère d’une connais-
sance, mais celui d’une rapsodie de perceptions qui ne
formeraient point entre elles un contexte suivant les
règles d’une conscience (possible) partout liée, et qui par
conséquent ne se prêteraient pas à l’unité transcenden-

  • Einen Gegenstand gehen, wevm dièses nicht wiederum nur mitteïbar
    gmânt seyn soU, sondern unnUttelbar in der Aftschauung darsteUen,
    ist nichts anders als dessen Vorstellung auf Erfahrung (es sey mrk-
    \khe oder doch môgliche) beziehen.

216 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

taie et nécessaire de l’aperception. L’expérience a donc
pour .fondement des principes qui déterminent sa forme
à prhri^ c’est-à-dire des règles générales qui constituent
l’unité dans la synthèse des phénomènes; et la réalité ob-
jective de ces conditions nécessaires peut toujours être
montrée dans l’expérience, ne fût-ce que dans l’expé-
rience possible. En dehors de ce rapport, les propositions
synthétiques à priori sont tout à fait impossibles, puis-
qu’elles n’ont pas de troisième terme, c’est-à-dire d’objet
pur où l’unité synthétique de leurs concepts puisse éta-
blir sa réalité objective.

Encore donc que de l’espace en général ou des figures
qu’y dessine l’imagination productive, nous connaissions
à priori bien des choses au moyen de jugements synthé-
tiques, sans avoir réellement besoin pour cela d’aucune
expérience, cette connaissance ne serait qu’un vain jeu
de l’esprit, si l’où ne regardait pas l’espace comme la
condition des phénomènes qui constituent la matière de
l’expérience extérieure. Ces jugements synthétiques purs
se rapportent donc, bien que d’une manière simplement
médiate, à l’expérience possible ou plutôt à sa possibilité
même, et c’est uniquement là-dessus qu’ils fondent la
. valeur objective de leur synthèse.

L’expérience, comme synthèse empirique, étant donc
dans sa possibilité le seul mode de connaissance qui donne
de la réalité à toute autre synthèse, celle-ci, comme
connaissance à priori, n’a elle-même de vérité (elle ne
s’accorde avec l’objet) qu’autant qu’elle ne contient rien
de plus que ce qui est nécessaire à l’unité synthétique
de l’expérience en général.

Le principe suprême de tous les jugements synthé-
tiques, c’est donc que tout objet est soumis aux condi-

PRINCIPES DE l’entendement PUR 217

tions nécessaires de l’unité synthétique des éléments
divers de l’intuition au sein d’une expérience possible.

C’est de cette manière que des jugements synthé-
tiques à priori sont possibles, lorsque nous rapportons à
une connaissance expérimentale possible les conditions
formelles de l’intuition à priori, la synthèse de l’imagi-
Jiation et son unité nécessaire au sein d’une aperception
transcendentale, et que nous disons : les conditions de la
jH)ssibilité de Vexpérievwe en général sont en même temps
celleâ de la possibilité des objets de F expérience, et c’est
pourquoi elles ont une valeur objective dans un jugement
synthétique à priori.

TROISIÈME SECTION

Hepréfsentation systéinatlque de tous les principes
synltiétiques de l’entendement pur

S’il y a en général des principes quelque part, il faut
Tâttribuer uniquement à l’entendement pur, qui n’est pas
seulement la faculté de concevoir des règles par rapport
à ce qui arrive, mais même la source des principes aux-
quels tout (ce qui peut se présenter à nous comme objet)
est nécessairement soumis, puisque nous ne pourrions ja-
mais sans eux appliquer aux phénomènes la connaissance
d’un objet correspondant. Les lois mêmes de la nature,
considérées comme des principes de l’usage empirique de
l’entendement, impliquent un caractère de nécessité et

218 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

par conséquent au moins cette présomption qu elles sont
déterminées par des principes ayant une valeur à priori
et antérieure à toute expérience. Mais toutes les lois de
la nature sans distinction sont soumises à des principes
supérieurs de l’entendement, puisqu’elles ne font que les
appliquer à des cas particuliers du phénomène. Seuls
par conséquent, ces principes fournissent la règle et en
quelque sorte l’exposant d’une règle en général * ; mais
l’expérience donne le cas qui est soumis à la règle.

On ne doit pas craindre ici de prendre des principes
simplement empiriques pour des principes de l’entende-
ment pur, ou réciproquement; car la nécessité, fondée
sur des concepts, qui caractérise les principes de Fenten-
dement et dont il est facile de remarquer l’absence dans
tous les principes empiriques, si générale qu’en soit la
valeur, peut aisément prévenir cette confusion. Mais il y
a des principes purs à priar% que je ne saurais attribuer
proprement à l’entendemei.t pur, parce qu’ils ne sont pas
tirés de concepts purs, mais d’intuitions pures (quoique
par l’intermédiaire de l’entendement), tandis que l’enten-
dement est la faculté des concepts. Tels sont les prin-
cipes des mathématiques; mais leur application à l’expé-
rience, par conséquent leur valeur objective et même la
possibilité de la connaissance synthétique à priori de ces
principes (leur déduction) reposent toujours sur l’enten-
dement pur.

Je ne rangerai donc pas parmi mes principes ceux
des mathématiques, mais bien ceux sur lesquels se fonde
leur possibilité et leur valeur objective à priori, et qui
par conséquent doivent être regardés comme les prin-

  • Den Exponenten zu einer Begel ûberhaupt

PRINCIPES DE l’entendement PUR 219

cipes de ces principes, car ils voDt des concepts à l’intui-
tion et non de VintuUion aux concepts.

La synthèse des concepts purs de Tentendement dans
leur application à l’expérience possible a un usage ou
mathématique ou dynamique; car elle se rapporte en
partie simplement à Yintuition^ et en partie à Vezistencè
d’un phénomène en général. Or les conditions à priori
de l’intuition sont relativement à une expérience possible
tout à fait nécessaires, tandis que celles de l’existence
des objets d’une intuition empirique possible ne sont par
elles-mêmes que contingentes. Les principes de l’usage
mathématique seront donc absolument nécessaires, c’est-
à-dire apodictiques , tandis que ceux de l’usage dyna-
mique ne revêtiront le caractère d’une nécessité à priori
que sous la condition de la pensée empirique dans une
expérience, et par conséquent d’une manière médiate et
indirecte. Les derniers n’auront donc pas cette évidence
immédiate qui est propre aux premiers (mais leur certi-
tude par r^,pport à Texpérience en général n’en subsiste
pas moins). C’est là d’ailleurs une vérité que l’on com-
prendra mieux à la fin de ce système des principes.

La table des catégories nous fournit tout naturellement
le plan de celle des principes, puisque les principes ne sont
autre chose que les règles de l’usage objectif des caté-
gories. Voici donc tous les principes de l’entendement :

1

AXIOMES

de Tintuition.

2 3

ANTICIPATIONS ANALOGIES

de la perception. de Texpérience.

4

POSTULATS

de la pensée empirique en général.

220 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

J’ai choisi tout exprès ces dénominations pour fair
ressortir les différences relativement à l’évidence et à 1^
pratique de ces principes. Mais on verra bientôt que
pour ce qui est de l’évidence aussi bien que de la déter-
mination à priori des phénomènes d’après les catégories
‘de la quantité et de la qualité (si l’on ne fait attention
qu’à la forme de ces phénomènes), les principes de ces
catégories diffèrent considérablement de ceux des deux
autres; car, bien qu’ils comportent les uns et les autres
une parfaite certitude, celle des premiers est intuitive,
tandis que celle des derniers est simplement discursive.
Je désignerai donc ceux-là sous le nom de principes
mathémaiiques , et ceux-ci sous celui de principes dy-
mimiques *. Mais on remarquera que je n’ai pas plus

  • Toute union * (conjuncUo) est ou une composition * {compositio) ou
    une liaison ‘ (nexus), La première est une synthèse d’éléments divers
    qui ne s’appartiennent pas nécessairement les uns aux autres, comme,
    par exemple, les deux triangles dans lesquels se décompose un carré
    coupé par la diagonale, et qui par eux-mêmes ne s’appartiennent pas
    nécessairement l’un à l’autre ; telle est la synthèse de \^homogène dans
    tout ce qoi peut être examiné mathématiquement (et cette synthèse à
    son tour peut se diviser en synthèse d^agrégation et en synthèse de
    coalition, suivant qu’elle se rapporte à des quantités extensives ou à
    des quantités intensives). La seconde union (nexiis) est la synthèse d’é-
    léments divers qui s’appartiennent nécessairement les uns aux autres.
    «omme par exemple l’accident par rapport à quelque subtance^ ou
    l’effet par rapport à la cause, — et qui. par conséquent, bien qu’hétéro-
    gènes, sont représentés comme liés à priori Je nomme cette union dy-
    namiquCj par la raison qu’elle n’est pas arbitraire, puisqu’elle concerne
    l’union de Vexistence des éléments divers (elle peut se diviser à son
    tour en union physique des phénomènes entre eux et en union métaphy-
    sique, représentant leur synthèse dans la faculté de connaître à
    priori). — La note qu’on vient de lire est une addition de la seconde
    édition.
  • Verhindung. — ‘ Zusammensetzung, — * Verkniipfung,

AXIOMES DE l’intuition 221

en vue dans un cas les principes des mathématiques que
ceux de la dynamique (physique) générale dans un autre,
mais seulement ceux de l’entendement pur dans leur
rapport avec le sens intérieur (sans distinction des re-
présentations qui y sont données). Si je les désigne comme
jr te fais, c’est donc plutôt en considération de leur
application que de leur contenu. Je vais maintenant les
examiner dans l’ordre où la table les présente.

I

Axiomes de Vinluilion

Principe de ces axiomes : toutes les intuitions sont des guantitês^

extensives (a).

PREUVE

Tous les phénomènes comprennent, quant à la forme^
une intuition dans l’espace et dans le temps, qui leur
sert à tous de fondement à priori Ils ne peuvent donc
être appréhendés, c’est-à-dire reçus dans la conscience
empirique, qu’au moyen de cette synthèse du divers par
laquelle sont produites les représentations d’un espace
ou d un temps déterminé, c’est-à-dire par la composition
des éléments homogènes et par la conscience de l’unité
synthétique de ces divers éléments (homogènes). Or la
conscience de la diversité homogène dans l’intuition en
général, en tant que la représentation d’un objet est
d’abord possible par là, est le concept d’une quantité
(d’un quantum). La perception même d’un objet comme

(a) La première édition portait : c Principe de V entendement pur : tous-
les phénomènes sont quant à leur intuition des quantités extensives. >

^22 ANALYTIQUE TRANSCBNDENTALE

0

phénomène, n’est donc possible que par cette même unit. W
synthétique des éléments divers de l’intuition sensibL^
donnée, par laquelle est pensée dans le concept d’uik«
quantité Funité de la composition des divers élément:.^
homogènes; c’est-à-dire que les phénomènes sont toiajs
des quantités, et même des quantités eziensives, puisqu’ils
sont nécessairement repr.ésentés comme intuitions daais
l’espace ou dans le temps au moyen de cette même syn-
thèse par laquelle l’espace et le temps sont déterminée
en général (a).

J’appelle quantité extensive celle où la représentation
des parties rend possible la représentation du tout (et par
conséquent la précède nécessairement). Je ne puis pas me
représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer
par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successive-
ment toutes les parties d’un point à un autre, et sans en
retracer enfin de la sorte toute l’intuition. Il en est ainsi
de toute portion du temps, même de la plus petite. Je ne
la conçois qu’au moyen d’une progression successive qui
ya d’un moment à un autre, et c’est de l’addition de toutes
les parties du temps que résulte enfin une quantité de /
jtemps déterminée. Comme l’intuition pure dans tous les
phénomènes est ou l’espace ou le temps, tout phénomène,
en tant qu’intuition, est une quantité extensive, puisqu’il
ne peut être connu qu’au moyen d’une synthèse succes-
sive (de partie à partie) opérée dans l’appréhension. Tous
les phénomènes sont donc perçus d’abord comme des
agrégats (comme des multitudes de parties antérieure-
ment données), ce qui n’est pas le cas de toute espèce de

(a) Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde
édition.

AXIOMES DE l’intuition 223

quantités, mais de celles-là seulement que nous nous
représentons et que nous appréhendons comme exten-
mes.

C’est sur cette synthèse successive de Timagination
productive dans la création des figures que se fonde la
science mathématique de l’étendue (la géométrie) avec
ses axiomes, exprimant les cimditions de l’intuition sen-
sible à priori qui seules rendent possible le schème d’un
concept pur de l’intuition extérieure, comme, par exemple,
qu’entre deux points on ne peut concevoir qu’une seule
ligne droite, ou que deux lignes droites ne renferment
aucun espacé, etc. Ce sont là des axiomes qui ne con-
cernent proprement que des quanta comme tels.

Pour ce qui est de la quantité {quaniitas\ c’est-à-dire
de la réponse à la question de savoir combien une chose
est grande, il n’y a point à cet égard d’axiomes dans le
sens propre du mot, bien que plusieurs, propositions de
cette sorte soient synthétiquement et immédiatement
certaines (indemonstrabiHa). Car que le pair ajouté au
pair ou retranché du pair donne le pair, ce sont là des
propositions analytiques, puisque j’ai immédiatement
conscience de l’identité d’une production de quantité avec
l’autre; les axiomes au contraire doivent être des prin-
cipes synthétiqui s à priori Les propositions évidentes
exprimant les rapports numériques sont bien synthétiques
sans doute, mais elles ne sont pas générales, comme
celles de la géométrie, et c’est pourquoi elles ne méritent
pas le nom d’axiomes, mais seulement celui de formules
numériques. Cette proposition que 7 + 5=12, n’est
nullement analytique. En effet je ne conçois le nombre
12 ni dans la représentation de 7, ni dans celle de 5,
mais dans celle de la réunion de ces deux nombres (que

224 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

je le conçoive nécessairement dans l’addition des deux,
c’est ce dont il n’est pas ici question, puisque dans une
proposition analytique il ne s’agit que de savoir si je
conçois réellement le prédicat dans la représentation du
sujet). Mais, bien qu’elle soit synthétique, cette proposi-
tion n’est toujours que particulière. En tant que Ton
n’envisage ici que la synthèse des quantités homogènes
(des unités), cette synthèse ne peut avoir lieu que d’une
seule manière, bien que Vusage de ces nombres soit en-
suite général. Quand je dis : un triangle se construit avec
trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes
que la troisième, il n’y a ici qu’une pure fonction de
l’imagination productive, qui peut tirer des lignes plus
ou moins grandes et en même temps les faire rencontrer
suivant toute espèce d’angles qu’il lui plaît de choisir.
Au^ contraire le nombre 7 n’est possible que d’une seule
manière , et il en est de même du nombre 1 2 , produit
par la synthèse du premier avec 5. Il ne faut donc pas
donner aux propositions de ce genre le nom d’axiomes
(car autrement il y en aurait à l’infini), mais celui de
formules numériques.

Ce principe transcendental de la science mathéma-
tique des phénomènes étend beaucoup notre connais-
sance à priori C’est en effet grâce à lui que les mathé-
matiques pures peuvent s’appliquer dans toute leur
précision aux objets de l’expérience; sans lui cette
application ne serait pas évidente d’elle-même, et même
elle a donné lieu à certaines contradictions. Les phéno-
mènes ne sont pas des choses en soi. L’intuition empi-
rique n’est possible que par l’intuition pure (de l’espace
et du temps); ce que la géométrie dit de celle-ci s’ap-
plique donc à celle-là. Dès lors on ne saurait plus pré-

AXIOMES DE l’intuition 225

texter que les objets des sens ne peuvent pas être
conformes aux règles de la construction dans l’espace
(par exemple à l’infinie divisibilité des lignes ou des an-
gles); car on refuserait par là même à l’espace et à toutes
les mathématiques avec lui toute valeur objective, et l’on
ne saurait plus pourquoi et jusqu’à quel point elles s’ap-
pliquent aux phénomènes. La synthèse des espaces et
des temps, comme formes essentielles de toute intuition,
est ce qui rend en même temps possible l’appréhension
du phénomène, par conséquent toute expérience exté-
rieure, par conséquent encore toute connaissance des
objets de l’expérience; et ce que les mathématiques
affirment de la première dans leur usage pur s’applique
aussi nécessairement à la seconde. Toutes les objections
â rencontre ne sont que des chicanes d’une raison mal
éclairée , qui croit à tort affranchir les objets des sens
^e la condition formelle de notre sensibilité, et qui les
xeprésente comme des objets en soi donnés à l’entende-
anent, bien qu’ils ne soient que des phénomènes. S’ils
xi’étaient pas de simples phénomènes, nous n’en pour-
rions sans doute rien connaître à ‘priori synthétiquement,
€t par conséquent au moyen des concepts purs de l’es-
T)ace, et la science qui les détermine, la géométrie serait
elle-même impossible.

I. 16

226 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

II

Anticipations de la perception

En voici le principe : Dam totis les phénomènes le réel, qui est un ohj^^
de sensation, a une quantité intensive, (fest-à-dire un degré (a).

PREUVE

La perception est la conscience empirique, c’est-à-dire
une conscience accompagnée de sensation. Les phéno-
mènes, comme objets de la perception, ne sont pas des
intuitions pures (purement formelles), comme l’espace et
le temps (qui ne peuvent pas être perçus en eux-mêmes).
Ils contiennent donc, outre l’intuition, la matière de
quelque objet en général (par quoi est représenté quel-
que chose d’existant dans l’espace ou dans le temps),
c’est-à-dire le réel de la sensation, considéré comme une
représentation purement subjective dont on -ne peut avoir
conscience qu’autant que le sujet est affecté, et que l’on
rapporte à un objet en général. Or il peut y avoir une
transformation graduelle de la conscience empirique en
conscience pure, où le réel de la première disparaisse
entièrement et où il ne reste qu’une conscience purement
formelle (à priori) de la diversité contenue dans l’espace –
et dans le temps; par conséquent il peut y avoir aussi J
une synthèse de la production de la quantité d’une sen- –
sation depuis son commencement, l’intuition pure = 0, ^
jusqu’à une grandeur quelconque. Et comme la sensation ^

(a) Première édition : « Le principe qui anticipe toutes les perception
comme telles est celui-ci : dans tous les phénomènes la sensation et l
réel qui lui correspond dans Pobjet (reaUtas phcenomenon) ont uni
quantité intensive, c’est-à-dire un degré. »

é ANTICIPATIONS DE LA PERCEPTION 337

^^est pas par elle-même une représentation objective et
^n^il n’y a en elle ni intuition de l’espace ni intuition du
t^cmps , elle n’a pas de quantité extensive ; mais elle a
X^ourtant une quantité (au moyen de son appréhension,
4z>à la conscience empirique peut croître en un certain
^emps depuis rien = 0 jusqu’à un degré donné), et par
cx)nséquent elle a une quantité intensive^ à laquelle doit
correspondre aussi dans tous les objets de la perception, en
t;ant qu’elle contient cette sensation, une quantité inten-
^ve^ c’est-à-dire un degré d’influence sur le sens (a).

On peut désigner sous le nom d’anticipation toute
«connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer
^ priori ce qui appartient à la connaissance empirique,
-et tel est sans doute le sens qu’Épicure donnait à son
•expression de nço^K. Mais, comme il y a dans les phé-
nomènes quelque chose qui n’est jamais connu à priori et
-qui constitue ainsi la différence propre entre l’empirique
et la connaissance à priori^ et que ce quelque chose est
la sensation (comme matière de la perception), il suit
^ue la sensation est proprement ce qui ne peut pas être
anticipé. Au contraire les déterminations pures conçues
•dans l’espace et dans le temps, sous le rapport soit de
la figure, soit de la quantité, nous pourrions les nommer
des anticipations des phénomènes, parce qu’elles repré-
sentent à priori ce qui peut toujours être donné à poste-
riori dans l’expérience. Mais supposez qu’il y ait pour-
tant quelque chose qu’on puisse connaître à priori dans
chaque sensation, considérée comme sensation en général
(sans qu’une sensation particulière soit donnée), ce quel-

(a) Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édi-
tion.

228 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

que chose mériterait d’être nommé anticipation dans un
sens exceptionnel. Il semble étrange en effet d’anticiper
sur l’expérience en cela même qui constitue sa matière,
laquelle ne peut être puisée qu’en elle. Et c’est pourtant
ce qui arrive réellement ici.

L’appréhension ne remplit, avec la seule sensation,^
qu’un instant (je ne considère point ici en effet la
succession de plusieurs sensations). En tant qu’elle est
dans le phénomène quelque chose dont l’appréhension
n’est pas une synthèse successive, laquelle procède en
allant des parties à la représentation totale, elle n’a pas
de quantité extensive; l’absence de la sensation dans le
même instant représenterait cet instant comme vide, par
conséquent = 0. Or ce qui correspond à la sensation
dans l’intuition empirique est la réalité {realUas phcmo-
menon)\ ce qui correspond à l’absence de la sensation est
la négation = 0. En outre, toute sensation est suscep-
tible de plus ou de moins, de telle sorte qu’elle peut dé-
croître et s’évanouir insensiblement II y a donc entre la
réalité dans le phénomène et la négation une chaîne con-
tinue de sensations intermédiaires possibles, entre les-
quelles il y a toujours moins de différence qu’entre la
sensation donnée et le zéro ou l’entière négation. Cela
revient à dire que le réel dans le phénomène a toujours^
une quantité, mais que cette quantité ne se trouve pas
dans l’appréhension, puisque celle-ci s’opère en un mo-
ment au moyen d’une simple sensation et non par une
synthèse successive de plusieurs sensations, et qu’ainsi
elle ne va pas des parties an tout; sa quantité n’est
donc pas extensive.

Or cette quantité qui n’est appréhendée que comme
une unité, et dans laquelle la pluralité ne peut être re-

ANTICIPATIONS DE LA PERCEPTION 229

^X’ésentée que par son plus ou moins grand rapproche-
raient de la négation = 0, je la nomme quantité intensive.
T?oute réalité dans le phénomène a donc une quantité
intensive, c’est-à-dire un degré. Lorsque l’on considère
-ciette réalité comme une cause (soit de la sensation, soit
-<3’une autre réalité dans le phénomène, par exemple d’un
-changement), on nomme le degré de la réalité comme
-cause un moment , par exemple le moment de la pesan- teur, et cela parce que le degré ne désigne que la quan- –ité dont l’appréhension n’est pas successive, mais mo-
»ientanée. Je ne fais du reste que toucher ce point en
passant, car je n’ai pas encore à m’occuper de la cau-
jsalité.

Toute sensation , par conséquent aussi toute réalité
-dans le phénomène, si petite qu’elle puisse être, a un
degré, c’est-à-dire une quantité intensive, qui peut encore
^tre diminuée , et entre la réalité et la négation il y a
:une série continue de réalités et de perceptions possibles
de plus en plus petites. Toute couleur, par exemple le
rouge, a un degré, qui, si faible qu’il puisse être, n’est
jamais le plus faible possible; il en est de même de la
-chaleur, du moment de la pesanteur, etc.

La propriété qui fait que dans les quantités aucune
partie n’est la plus petite possible (qu’aucune partie n’est
simple) est ce qu’on nomme leur continuité. L’espace et
le temps sont des quanta continua^ parce qu’aucune partie
n’en peut être donnée qui ne soit renfermée entre des
limites (des points et des instants), et par conséquent ne
soit elle-même un espace ou un temps. L’espace ne se
compose que d’espaces, et le temps que de temps. Les

‘ Fin Moment.

230 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

instants et les points ne sont pour le temps et l’espao^
que des limites : ils ne font que représenter la place ow^
on les renferme \ Or cette place présuppose toujours de —
intuitions qui la bornent ou la déterminent, et l’espace
ni le temps ne sauraient être composés de simples placer
comme de parties intégrantes qui pourraient être données
antérieurement. On peut encore nommer ces sortes d.^
quantités des quantités fluentes^, parce que la synthèse
(de l’imagination productive) qui les engendre est une
progression dans le temps ^, dont on a coutume de dési-
gner particulièrement la continuité par le mot fluxion.

Tous les phénomènes en général sont donc des quan-
tités continues, aussi bien quant à leur intuition, comme
quantités extensives, que quant à la simple perception (à
la sensation et par conséquent à la réalité), comme quan-
tités intensives. Quand la synthèse de la diversité du
phénomène est interrompue, cette diversité n’est pas
alors un phénomène comme quantum, mais un agrégat
de plusieurs phénomènes, produit par la répétition d’une
synthèse toujours interrompue, au lieu de l’être par la
simple continuation de la synthèse productive d’une cer-
taine espèce. Quand je dis que 1 3 thalers représentent
une certaine quantité d’argent^, je me sers d’une expres-
sion tout à fait exacte si j’entends par là la valeur d’un
marc de métal d’argent fin ^; ce marc d’argent est sans
doute une quantité continue dans laquelle aucune partie
n’est la plus petite possible, mais où chaque partie pour-

  • Punkte und Augénhlicke sind nwr Grenzen, d. i. hlosze SteUen
    ihrer Einachrànhung. — ‘ Flieszende. — * Ein Fortgang in der Zeit
  • Geldquantum, — Le mot argent doit être pris ici dans le sens de
    monnaie. J. B.
  • Fein Silber,

ANTICIPATIONS DE LA PERCEPTION 231

rait former une monnaie^ qui contiendrait toujours la
matière de monnaies plus petites encore. Mais si j’entends
par cette expression 13 thalers ronds, c’est-à-dire 13
pièces de monnaie (quelle qu’en soit la valeur en métal
d’argent^), c’est improprement que j’appelle cela une
quantité de thalers : il faudrait dire un agrégat, c’est-à-
dire un nombrp de pièces de monnaie. Or comme à tout
nombre il faut une unité pour fondement, le phénomène
comme unité est un quantum^ et, comme tel, il est tou-
jours un continu.

Puisque tous les phénomènes, considérés comme ex-
tensifs aussi bien que comme intensife, sont des quanti-
tés continues, cette proposition, que tout changement
(tout passage d’une chose d’un état à un autre) est aussi
continu, pourrait être ici démontrée aisément et avec
une évidence mathématique, si la causalité d’un change-
ment en général ne résidait pas tout à fait en dehors
des limites d’une philosophie transcendentale, et si elle
ne présupposait pas des principes empiriques. Car qu’il
puisse y avoir une cause qui change l’état des choses,
c’est-à-dire qui les détermine en un sens contraire
à un certain état donné, c’est sur quoi l’entendement ne
nous donne à priori aucune lumière, et cela non-seule-
ment parce qu’il n’en aperçoit pas la possibilité (car cette
vue nous manque dans la plupart des connaissances à
priori) j mais parce . que la mutabilité ne porte que sur
certaines déterminations des phénomènes que l’expé-
rience seule peut nous révéler, tandis que la cause en
doit être cherchée dans l’immuable. Mais, comme nous
n’avons ici à notre disposition que les concepts purs qui

‘ Mn Geldstûck. — * Silbergdialt

232 ANALYTIQUE TRANSGENDENTALE

servent de fondement à toute expérience possible et dan
lesquels il ne doit rien y avoir d’empirique, nous ne pou-
vons, sans porter atteinte à l’unité du système, anticipeir
sur la physique générale, qui est construite sur certaines
expériences fondamentales.

Nous ne manquons cependant pas de preuves pour
démontrer la grande influence qu’exerce notre principe
en anticipant sur les perceptions et en les suppléant
même au besoin, de manière à fermer la porte à toutes
les fausses conséquences qui pourraient en résulter.

Si toute réalité dans la perception a un degré, entre
ce degré et la négation, il y a une série infinie de de-
grés toujours moindres ; et pourtant chaque sens doit
avoir un degré déterminé de réceptivité pour les sensa-
tions. D ne peut donc y avoir de perception , par consé-
quent d’expérience, qui prouve, soit immédiatement, soit
médiatement (quelque détour qu’on prenne pour arriver
à cette conclusion), une absence absolue de toute réalité
dans le phénomène; c’est-à-dire qu’on ne saurait jamais
tirer de l’expérience la preuve d’un espace ou d’un, temps
vide. Car d’abord l’absence absolue de réalité dans l’in-
tuition sensible ne peut être elle-même perçue; ensuite,
on ne saurait la déduire d’aucun phénomène particulier
et de la différence de ses degrés de réalité ; on ne doit
même jamais l’admettre pour expliquer cette réalité. En
effet, bien que toute l’intuition d’un espace ou d’un temps
déterminé soit entièrement réelle, c’est-à-dire qu’aucune
partie de cet espace ou de ce temps ne soit vide, pourtant,
comme toute réalité a son degré, qui peut décroître suivant
une infinité de degrés inférieurs jusqu’au rien (jusqu’au
vide), sans que la quantité extensive du phénomène cesse
d’être la même, il doit y avoir une infinité de degrés dif-

ANTICIPATIONS DE LA PERCEPTION *ââ3

férents remplissant l’espâce ou le temps, et les quantités
intensives dans les divers phénomènes peuvent être plus
petites ou plus grandes, bien que la quantité intensive
de l’intuition reste la même.

Noos allons en donner un exemple. Les physiciens,
remarquant (soit par la pesanteur ou le poids, soit par
la résistance opposée à d’autres matières en mouvement)
Une grande différence dans la quantité de matière con-
tenue sous un même volume en des corps de diverses
espèces, en concluent presque tous que ce volume (cette
quantité extensive du phénomène) doit contenir du vide
dans toutes les matières, bien qu’en des proportions
différentes. Mais lequel de ces physiciens, la plu-
part mathématiciens et mécaniciens, se serait jamais
avisé que, tout en prétendant éviter les hypothèses mé-
t;aphysiques, il fondait uniquement sa conclusion sur une
supposition de ce genre, alors qu’il admettait que le réel
dans l’espace (je ne veux pas dire ici l’impénétrabilité
ou le poids, parce que ce sont là de? concepts empiri-
ques) est partout identique et qu’il ne peut différer que
par la quantité extensive, c’est-à-dire par le nombre ^? A
cette supposition, qui n’a aucun fondement dans l’expé-
rience et qui est ainsi purement métaphysique, j’oppose
une preuve transcendentale qui. à la vérité, n’explique
pas la différence dans la manière dont l’espace est rem-
pli, mais qui supprime entièrement la prétendue néces-
sité de supposer qu’on ne peut expliquer cette différence
qu’en admettant des espaces vides, et qui a au moins
l’avantage de laisser à l’esprit la liberté de la concevoir
encore d’une autre manière, si l’explication physique

‘ Menge.

234 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

exige ici quelque hypothèse. En eflfet, nous, voyons que
si des espaces égaux peuvent être parfaitement remplis
par des matières diflférentes, de telle sorte qu’en aucune
d’elles il n’y ait nul point où la matière ne soit présente,
tout réel de même qualité a néanmoins son degré (de
résistance ou de pesanteur), qui peut être de plus en
plus petit, sans que la quantité extensive ou le nombre
diminue ou disparaisse dans le vide et s’évanouisse.
Ainsi une dilatation, qui remplit un espace, par exemple
la chaleur ou toute autre réalité (phénoménale) peut^
sans jamais laisser vide la plus petite partie de cet es-
pace, décroître par degrés à l’infini ; elle ne remplira pas
moins l’espace avec ces degrés plus bas que ne le ferait
un autre phénomène avec de plus élevés. Je ne prétends
pas affirmer ici que telle est en éflfet la raison de la dif-
férence des matières quant à leur pesanteur spécifique;
je veux seulement démontrer par un principe de l’enten-
dement pur que la nature de nos perceptions rend pos-
sible un tel mode d’explication, et que l’on a tort de re-
garder le réel du phénomène comme étant identique
quant au degré et comme ne diflérant que par son agréga-
tion et sa quantité extensive, et de croire que l’on affirme
cela à priori au moyen d’un principe de l’entendement.
Toutefois, pour un investigateur accoutumé aux con-
sidérations transcendentales et devenu par là circonspect,
cette anticipation de la perception a toujours quelque
chose de choquant, et il lui est impossible de ne pas-
concevoir quelque doute sur la faculté qu’aurait l’enten-
dement d’anticiper (1) une proposition synthétique telle

(1) Ce mot, nécessaire à la coostruction et au sens de la phrase, avait
été omis par Kant dans le texte de ses deux estions; U aété jostement

ANTICIPATIONS DE LA PERCEPTION 23&

4^ne celle qui est relative au degré de toute réalité dans
les phénomènes et, par conséquent, à la possibilité de la
dfférence intrinsèque de la sensation elle-même, abstrac-
tion faite de sa qualité empirique. C’est donc une ques-
« tîon qui n’est pas indigne d’examen que celle de savoir
<;omment l’entendement peut ici prononcer à priori et
synthétiquement sur des phénomènes et les anticiper
même dans ce qui est proprement et simplement empi-
Tique, c’est-à-dire dans ce qui concerne la sensation.

La qualité de la sensation est toujours purement em-
pirique et ne peut être représentée à priori (par exemple
3a couleur, le goût, etc.). Mais le réel qui correspond aux
sensations en général, par opposition à la négation = 0,.
ne représente que quelque chose dont le concept implique
une existence, et ne signifie rien que la synthèse dans
une conscience empirique en général. En effet, dans le
sens interne, la conscience empirique peut s’élever de-
puis 0 jusqu’à un degré supérieur quelconque, de telle
sorte que la même quantité extensive de l’intuition (par
exemple, utie surface éclairée) peut exciter une sensa-
tion aussi grande que la réunion de plusieurs autres
(surfaces moins éclairées). On peut donc faire entière-
ment abstraction de la quantité extensive du phénomène
et se représenter pourtant en un moment dans la seule
sensation une synthèse de la gradation uniforme qui s’é-
lève de 0 à une conscience empirique donnée. Toutes
les sensations ne sont donc, comme telles, données qu’à
‘posteriori^ mais la propriété qu’elles possèdent d’avoir un
degré peut être connue à priori. H est remarquable que

rétabli. Voyez l’édition de Hartensteîn (p. 185), et la note de celle de
Bosenkranz (p. 151). J. B.

^36 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

nous ne pouvons connaître à priori dans leâ quantités ecà
général qu’une seule qtudité, à savoir la continuité, et
dans toute qualité (dans le réel du phénomène) que sa
quantité intensive^ c’est-à-dire la propriété qu’elle a d’a-
voir un degré ; tout le reste revient à l’expérience.

III

Analogies de l’expérience

En Yoici le principe : L’expérience n’est possible que par la représen-
tation d’une Uaison nécessaire des perceptions (a).

PREUVE

L’expérience (b) est une connaissance empirique, c’est-
à-dire une connaissance qui détermine un objet par des
perceptions. {111e est donc une synthèse de perceptions
qui elle-même n’est pas contenue dans ces perceptions,
mais renferme l’unité synthétique de leur diversité au
sein d’une conscience, unité qui constitue l’essentiel d’une
connaissance des obfets des sens, c’est-à-dire de l’expé-
rience (et non pas seulement de l’intuition ou de la sen-
sation des sens). Dans l’expérience, les perceptions ne se
rapportent les unes aux autres que d’une manière acci-

(a) l’* édition : c En voici le principe général : Tons les phénomènes
sont soumis à priori, quant à leur existence, à des règles qui déter-
minent leur rapport entre eux dans un temps, »

(b) Tout ce premier paragraphe est une addition de la première
édition.

ANALOGIES DE l’eXPÉRIENGE 237

dentelle, de telle sorte que des perceptions mêmes ne
résulte ni ne peut résulter entre elles aucune liaison né-
cessaire; l’appréhension, en eflfet, n’est qu’un assemblage
des éléments divers de l’intuition empirique , et l’on n’y ^
saurait trouver aucune représentation d’un lien néces-
saire dans l’existence au sein de l’espace et du temps des
phénomènes qu’elle rassemble. Mais, comme l’expérience
est une connaissance des objets déterminée par des per-
ceptions, que, par conséquent, le rapport d’existence des
éléments divers n’y doit point être représenté tel qu’il
résulte d’un assemblage dans le temps, mais tel qu’il
existe objectivement dans le temps, et que, d’un autre
côté, le temps ne peut être lui-même perçu, il suit qu’on
ne peut déterminer l’existence des objets dans le temps
qu’en les liant dans le temps en général, c’est-à-dire au
moyen de concepts qui les unissent à priori. Or ces con-
cepts impliquant toujours la nécessité, l’expérience n’est
possible qu’au moyen d’une représentation de la liaison
nécessaire des perceptions.

Les trois modes du temps sont la permanence^ la suc-
cession et la simultanéité. De là trois lois qui règlent tous
les rapports chronologiques des phénomènes, et d’après
lesquelles l’existence de chacun d’eux peut être détermi-
née par rapport à l’unité de tout temps, et ces loi&
sont antérieures à toute expérience, qu’elles servent elles-
mêmes à rendre possibles.

Le principe général de ces trois analogies repose sur
hnité nécessaire de l’aperception par rapport à toute
conscience empirique possible (de la perception) dans
chaque temps, et par conséquent, puisque cette unité est
un fondement à priori, sur l’unité synthétique de tous les
phénomènes au point de vue de leur rapport dans le

^38 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

temps. En effet, l’aperception originaire se rapporte au
sens intérieur (à l’ensemble de toutes les représentations),
et à priori à sa forme, c’est-à-dire au rapport des diver-
ses consciences empiriques dans le t^mps^. Or toute
cette diversité doit être liée, suivant ses rapports de
temps, dans l’aperception originaire; car c’est là ce
qu’exprime l’unité transcendentale à priori de cette di-
versité, cette unité sous laquelle rentre tout ce qui doit
faire partie de ma connaissante (c’est-à-dire de ma
propre connaissance), et par conséquent tout ce qui peut
être un objet pour moi. Cette unité synthétique dans le
rapport chronologique de toutes les perceptions, qui est
déterminée à priori^ revient donc à cette loi : toutes les
déterminations empiriques du temps sont soumises aux
règles de la détermination générale du temps; et les
analogies de l’expérience, dont nous avons maintenant à
nous occuper, doivent être des règles de ce genre.

Ces principes ont ceci de particulier qu’ils ne s’occu-
pent pas des phénomènes et de la synthèse de leur in-
tuition empirique, mais seulement de V existence et de
leur rapport entre eux relativement à cette existence. Or
la manière dont quelque chose est appréhendé dans ,1e
phénomène peut être déterminée à priori de telle façon
que la règle de sa synthèse puisse fournir cette intuition
à priori dans chaque exemple empirique donné, c’est-à-
dire la réaliser au moyen de cette synthèse même. Mais
l’existence des phénomènes ne peut être connue à priori,
et, quand nous pourrions arriver par cette voie à con-
clure quelque existence, nous ne la connaîtrions paî

  • Dos VerhàUfdsz des mannigfàlUgen empirischen BewuszUeins û
    der Zeit

ANALOGIES DE l’EXPÉRIENGE 2S9

ti’une manière déterminée, c’est-à-dire que nous ne sau-
xnons anticiper ce par quoi son intuition empirique se
<3îstingue de toute autre.

Les deux principes précédents, que j’ai nommés ma-
^d±ématiques, parce qu’ils nous autorisent à appliquer les
:X3iathématiques aux phénomènes, se rapportaient aux
)hénomènes au point de vue de leur simple possibilité, et
lous enseignaient comment ces phénomènes peuvent être
produits suivant les règles d’une synthèse mathématique,
soit quant à leur intuition, soit quant au réel de leur
3)erception. On peut donc employer dans l’un et l’autre
<;as les quantités numériques et avec elles déterminer le
phénomène comme quantité. Ainsi, par exemple, je puis
déterminer à priori^ c’est-à-dire construire le degré des
sensations de la lumière du soleil en le composant d’en-
viron 200,000 fois celle de la lune. Nous pouvons donc
désigner ces premiers principes sous le nom de constitu-
tifs,

n en doit être tout autrement 4e ceux qui soumettent
à priori à des règles l’existence des phénomènes. En
effet, comme elle ne se laisse pas construire, ces prin-
cipes ne concernent qu’un rapport d’existence et ne peu-
vent être que des principes purement régulateurs. Il ù’y
a donc ici ni axiomes, ni anticipations à chercher ; il s’a-
git seulement, quand une perception nous est donnée
dans un rapport de temps avec une autre (qui reste in-
déterminée), de dire, non pas quelle est cette autre per-
ception et quelle en est la quantité, mais comment elle
est nécessairement liée à la première, quant à l’existence,
dans ce mode du temps. En philosophie, les analogies
signifient quelque chose de très-différent de ce qu’elles
représentent en mathématiques. Dans celles-ci, ce sont

240 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

des formules qui expriment l’égalité de deux rapports de
quantité, et elles sont toujours constitutives^ si bien que,
quand deux membres de la proportion sont donnés, le
troisième aussi est donné par là même, c’est-à-dire peut
être construit. Dans la philosophie, au contraire, l’analo-
gie est l’égalité de deux rapports, non de quantité^ mais
de qualité : trois membres étant donnés, je ne puis
connaître et déterminer à priori que le ra^pport à un
quatrième, mais non ce quatrième membre lui-même ; j’ai
seulement une règle pour le chercher dans l’expérience
et un signe pour l’y découvrir. Une analogie de l’expé-
rience n’est donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de
l’expérience (non la perception elle-même, comme intui-
tion empirique en général) doit résulter de perceptions,
et elle s’applique aux objets (aux phénomènes), non
comme principe constitutifs mais simplement comme prin-
cipe régulateur. Il en est de même des postulats de la
pensée empirique en général, qui concernent à la fois la
synthèse de la pure intuition (de la forme du phénomène),
celle de la perception (de la matière du phénomène) et
celle de l’expérience (du rapport de ces perceptions). Ils
n’ont d’autre valeur que celle de principes régulateurs,
et se distinguent des postulats mathématiques, qui sont
constitutifs, non pas sans doute par la certitude, qui se
trouve à priori dans les uns et dans les autres, mais par
la nature de l’évidence, c’est-à-dire par leUr côté intuitif
(et par conséquent aussi par la démonstration).

Mais ce qui a été rappelé dans tous les principes syn-
thétiques, et ce qui doit être ici particulièrement remar-
qué , c’est que ce n’est pas comme principes de l’usage
transcendental de l’entendement, mais simplement conune
principes de son usage empirique, que ces analogies ont

ANALOGIES DE L’EXPÉRIENGE 241

leur signification et leur valeur, et que c’est uniquement
à ce titre qu’elles peuvent être démontrées ; d’où il suit
que les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous
les catégories en général, mais seulement sous leurs
schèmes. En effet, si les objets auxquels ces principes
doivent être rapportés étaient des choses en soi, il serait
absolument impossible d’en avoir à priori quelque con-
naissance synthétique. Mais ils ne sont que des phéno-
mènes, et l’expérience possible n’est que la connaissance
parfaite de ces phénomènes , à laquelle doivent toujours
aboutir en définitive tous les principes à priori. Les
principes dont il s’agit ici ne peuvent donc avoir pour
but que les conditions de l’unité de la connaissance em-
pirique dans la synthèse des phénomènes. Or cette unité
n’est conçue que dans le schème du concept pur de l’en-
tendement, puisque, comme synthèse en général, elle
trouve dans la catégorie une fonction qui n’est restreinte
par aucune condition sensible. Nous serons donc autori-‘
ses par ces principes à n’associer les phénomènes que
par analogie avec l’unité logique et générale des con-
cepts ; et, par conséquent, si dans le principe même nous
nous servons de la catégorie, dans l’exécution (dans l’ap-
plication aux phénomènes), nous substituerons au prin-
cipe le schème de la catégorie, comme étant la clef de
soii usage, ou plutôt nous placerons à côté d’elle ce
schème comme condition restrictive, sous le nom de for-
mule du principe.

I. le

ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Première analogie

Principe de la permanence de la substance : La substance persisU m
milieu du changement de tous les phénomènes^ et sa quanliU n’alla
mente m ne diminue dans la nature (a).

PREUVE

Tous les phénomènes sont dans le temps, et c’est en
lui seulement, comme dans un substratum (ou dans la
forme constante de l’intuition intérieure), qu’on peut se
représenter la simultanéité aussi bien que la sztccession.
Le temps donc, où doit être conçu tout changement des
phénomènes, demeure et ne change pas; la succession
ou la simultanéité n’y peuvent être représentées que
comme ses déterminations. Or le temps ne peut être
perçu en lui-même. C’est donc dans les objets de la per-
ception, c’est-à-dire dans les phénomènes, qu’il faut cher-
cher le substratum qui représente le temps en général, et
où peut être perçu dans l’appréhension , au moyen du
rapport des phénomènes avec lui, tout changement ou
toute succession. Mais le substratum de tout ce qui est
réel, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à l’existence
des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à
l’existence ne peut être conçu que comme détermination.

(a) 1″ édition : « Principe de la permanence. — Tous les phénomènes
contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet
même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet
objet, c’est-à-dire le mode de son existence. »

b
1

PREMIÈRE ANALOGIE 343

ar conséquent, ce quelque chose de permanent relative-
lent à quoi tous les rapports des phénomènes dans le
emps sont nécessairement déterminés, est la substance
lu phénomène, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de réél\
ït ce qui demeure toujours le même, comme substratum
le tout changement. Et comme cette substance ne peut
changer dans son existence, sa quantité dans la nature
le peut ni augmenter ni diminuer (a).

Notre appréhension des éléments divers du phénomène
st toujours successive, et par conséquent toujours chan-
tante. Il est donc impossible que nous déterminions ja-
lais par ce seul moyen si ces éléments divers, comme
jjets de l’expérience, sont simultanés ou successifs, à
loins qu’elle n’ait pour fondement quelque chose qui de-
lOure toujours^ quelque chose de durable et à&perma-
mt dont tout changement et toute simultanéité ne
)ient qu’autant de manières d’être (modi). Ce n’est donc
le dans le permanent que sont possibles les rapports
3 temps (car la simultanéité et la succession sont les
îuls rapports de temps), c’est-à-dire que le permanent
5t, pour la représentation empirique du temps même, le
^Mratum qui seul rend possible toute détermination de
împs. La permanence exprime en général le temps,
omme le constant corrélatif de toute existence des phé-
lomènes, de tout changement et de toute simultanéité.
în effet, le changement ne concerne pas le temps lui-

  • Dos Becde derseîben.

(a) Ce premier paragraphe a remplacé celui-ci de la première édi-
ion : « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déter-
Qiner de deux manières le rapport qu’offre leur existence : ils sont ou
^cessifs ou simultanés. Sous le premier point de vue, le temps peut
‘tre représenté par une ligne ; et, sous le second, par un cercle. >

^AA ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

même, mais seulement les phénomènes dans le temps (de
même, la simultanéité n’est pas un mode du temps même^
puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties simultanées^
mais que toutes sont successives). Si l’on voulait attri-
buer au temps lui-même une succession , il faudrait en-
core concevoir un autre temps où cette succession serait
possible. C’est par le permanent seul que Vexistence re-
çoit dans les diverses parties successives de la série du 1^
temps une quantité, que Ion appelle la durée. Car dans la r ^
simple succession, l’existence va toujours disparaissant *
et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité.
Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas JT
de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être
perçu en lui-même , ce quelque chose de permanent est
le substratum de toute détermination de temps, par con-
séquent aussi la condition de la possibiUté de toute unité^
synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ‘^
et toute existence, tout changement dans le temps n^
peut être regardé que comme un mode de ce qui de-
meure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomène^
le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substano
(phcénomenon) ; mais tout ce qui change ou peut change;
n’est que le mode d’existence de cette substance ou fai
partie de ses déterminations.

Je trouve que, de tout temps , non-seulement les phi —
losophes, mais le commun des hommes, ont supposé cett^^
permanence comme un substratum de tout changemen<^
des phénomènes, et ils l’admettront toujours comme un^
chose indubitable. Seulement les philosophes s’expriment
à ce sujet avec un peu plus de précision, en disant : aa
milieu de tous les changements qui arrivent dans le
monde, la substance demeure; il n’y a que les accidents

première; analogie 945

^ui chaDgent. Mais je ne vois nulle part qu’on ait essayé
<ie donner une preuve de cette proposition synthétique ;
et même elle ne figure que rarement, comme il lui con-
viendrait pourtant , en tête de ces lois pures et entière-
ment à’pmri de la nature. Dans le fait, dire que la subs-
tance est permanente, c est là une proposition tautologi-
que. En effet, cette permanence est l’unique raison pour
iaquelle nous appliquons au phénomène la catégorie de
la substance, et il aurait fallu prouver que dans tous les
phénomènes il y a quelque chose de permanent, dont le
changeant ne fait que modifier l’existence. Mais, comme
une telle preuve ne peut être donnée dogmatiquement,
3’est-à-dire au moyen de concepts, puisqu’elle sup-
pose une proposition synthétique à priori^ et comme on
ne s’est jamais avisé de songer que des propositions de
ee genre n’ont de valeur que par rapport à l’expérience
possible, et par conséquent ne peuvent être prouvées
qu’au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expé-
rience, il n’est pas étonnant que, tout en donnant cette
proposition synthétique pour fondement à toute expé-
rience (parce qu’on en sent le besoin dans la connais-
sance empirique), on ne l’ait jamais prouvée.

On demandait à un philosophe : combien pèse la fu-
mée? Il répondit : retranchez du poids du bois brûlé
celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la
fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable
que même dans le feu la matière (la substance) ne périt
pas, et que sa forme seule subit un changement. De
même la proposition : rien ne sort de rien, n’est qu’une
autre conséquence du principe de la permanence, ou plu-
tôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre
des phénomènes. Car, pour que ce qu’on nomme subs-

246 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tance dans le phénomène puisse être proprement le snbs-
tratum de toute détermination de temps, il faut qiie-
toute existence, dans le passé aussi bien que dans Faye*
nir, y soit uniquement et exclusivement déterminée. N(w»
ne pouvons donc donner à un phénomène le^ nom de
substance que parce que nous supposons que son exis^
tence est de tout temps ; or c’est ce qu’exprime mal k
mot permanence ^ qui semble plutôt se rapporter à l’a-
venir. Toutefois, comme la nécessité interne d’être per-
manent est inséparable de celle d’avoir toujours été, l’ex-
pression peut être conservée. Gigni de nihilo nikU, m
nihilum nil posse reverti, c’étaient là deux propositions
que les anciens liaient inséparablement, et que l’on se-
pare maintenant quelquefois mal à propos, en s’imagi-
nant qu’elles s’appliquent à des choses en soi , et que h
première est contraire à l’idée que le monde dépend
d’une cause suprême (même quant à sa substance). •
Mais cette crainte est sans fondement, puisqu’il n’est
ici question que des phénomènes dans le champ de
l’expérience, dont l’unité ne serait jamais possible si
nous admettions qu’il se produisît des choses nou-
velles (quant à la substance). Alors, en effet, dispa-
raîtrait ce qui seul peut représenter l’unité du temp5
c’est-à-dire l’identité du substratum, où tout changemei^
trouve uniquement sa complète unité. Cette permanence
n’est cependant pas autre chose que la manière àoC^
nous nous représentons l’existence des choses (dans 1-
phénomène).

Les déterminations d’une substance, qui ne sont autC
chose que des modes de son existence , s’appellent acc^

  • BéharrUdikeit

PREMIÈRE ANALOGIE W1

dmts. Elles sont toujours réelles, puisqu’elles concernent

Texistence de la substance (les négations ne sont que

(ies déterminations exprimant la non-existence de quelque

cbose dans la substance). Lorsqu’on attribue une exis*

tence particulière à ces déterminations réelles de la

substance (par exemple au mouvement considéré comme

on accident de la matière), on appelle cette existence

iéérence^ pour la distinguer de l’existence de la substance

même, qu’on nomme subsistance. Mais il en résulte beau*

coop de malentendus, et l’on s’exprimerait avec plus

d’exactitude et de justesse en désignant uniquement sous

le nom d’accident la manière dont l’existence d’une subs*

tonee est déterminée positivement. Cependant en vertu

des conditions auxquelles est soumis l’usage logique de

notre entendement, on ne peut éviter de détacher en

quelque sorte ce qui peut changer dans l’existence d’une

substance, tandis que la substance reste, et de le consi*

lérer dans son rapport avec ce qui est proprement per-

nanent et radical. C’est pourquoi aussi cette catégorie

•entre sous le titre des rapports, plutôt comme condition

le ces rapports que comme contenant elle-même un rap-

)ort.

C’est sur cette permanence que se fonde aussi la lé-
^timité du concept de changement. Naître et périr ne
^ont pas des changements de ce qui naît ou périt. Le
changement est un mode d’existence qui succède à un
autre mode d’existence du même objet. Tout ce qui
change est donc permanent^ et il n’y a que son étai qui
mtk^. Et comme cette variation, cette vicissitude^ ne
concerne que les déterminations, qui peuvent finir ou

‘ WéchBelt. — * Dtwer Wecksél.

248 ANALYTIQUE TRANSCEN DENTALE

commencer, on peut dire, au risque d’employer une ei- —

pression en apparence quelque peu paradoxale, que seul M

le permanent (la substance) change, et que le variaUe -^
n’éprouve pas de changement, mais une vidsêitude^ pois- —
que certaines déterminations cessent et que d’autres «s
commencent.

Le changement ne peut donc être perçu que dans h
substances, et il n’y a de perception possible du
ou du mourir qu’en tant que ce sont de simples détermi-
nations du permanent, puisque c’est justement ce perma-
nent qui rend possible la représentation du passage d’i
état à un autre et du non-être à l’être, et que par coi
séquent on ne saurait les connaître empiriquement qu^^

comme des déterminations variables de ce qui est perma

nent. Supposez que quelque chose commence d’êtr^^
absolument, il vous faut admettre un moment où i-^ —
, n’était pas. Or à quoi voulez-vous rattacher ce moment::::^
si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide anté-
rieur n’est point un objet de perception. Mais si vous
liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et
qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’uni
modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du perma-
nent. Il en est de même de Tanéantissement d’une chose
il présuppose la représentation empirique d’un temps ou
un phénomène cesse d’être.

Les substances (dans les phénomènes) sont les subs-
tratrums de toutes les déterminations de temps. Li
naissance des unes et l’anéantissement des autres suppri-
meraient même l’unique condition de l’unité empiriqu^^
du temps, et les phénomènes se rapporteraient alors àdeu>^
sortes de temps, dont l’existence s’écoulerait simultané-
ment, ce qui est absurde. En effet il n’y a qu’un temps,

DEUXIÈME ANALOGIE 249

et tous les divers temps n’y doivent pas être considérés
comme simultanés, mais comme successifis.

La permanence est donc une condition nécessaire, qui
seule permet de déterminer les phénomènes, comme
choses ou comme objets, dans une expérience possible.
Mais quel est le critérium empirique de cette perma-
nence nécessaire et avec elle de la substantialité des
phénomènes ? C’est sur quoi la suite nous fournira l’occa-
sion de faire les remarques nécessaires.

B

Deuxième analogie

Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité :
Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets
et des causes (a).

PREUVE

«

(Le principe précédent a démontré que tous les phéno-
mènes de la subcession dans le temps ne sont que des
changements^ c’est-à-dire une existence et une non-
existence successives des déterminations de la substance
permanente, et que par conséquent il n’y a pas heu
d’admettre une existence de la substance même qui
suivrait sa non-existence, ou une non-existence qui sui-

(a) 1″ édition: c PHndpe de la production, — Tout ce qui arrive
(tout ce qui commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède
suivant une règle. »

250 ANALYnQUE TRANSCENDENTALE

vrait son existence, ou, en d’autres termes, un commen-
cement ou une fin de la substance elle-même. Ce principe
aurait pu encore être formulé ainsi: toute succession des
phénomènes n^est que changement; car le commaicem^t
ou la fin de la substance ne sont pas des changements de
cette substance, puisque le concept de changement sup-
pose le même sujet existant avec deux déterminations
opposées, par conséquent permanent. — Après cet avCT-
tissement, venons à la preuve.)

Je perçois que des phénomènes se succèdent, c’est-à
dire qu’un certain état des choses existe à un moment,
tandis que le contraire existait dans l’état précédent. Je
relie donc, à proprement parler, deux perceptions dans
le temps. Or cette liaison n’est pas l’œuvre du simple
sens et de l’intuition, mais le produit d’une faculté
synthétique de l’imagination, qui détermine le sens inté-
rieur relativement aux rapports de temps. C’est cette fa-
culté qui relie entre eux les deux états de telle sorte
que l’un ou l’autre précède dans le temps ; car le temps
ne peut pas être perçu en lui-même, et c’est uniquement
par rapport à lui que l’on peut déterminer dans l’objet,
empiriquement en quelque sorte, ce qui précède et ce qui
suit. Tout ce dont j’ai conscience, c’est donc que mon
imagination place l’un avant et l’autre après, mais non
pas que dans l’objet un état précède l’autre; en d’autres
termes, la simple perceptioci laisse indéterminé le rapport
objectif des phénomènes qui se succèdent. Or pour que
ce rapport puisse être connu d’une manière déterminée,
il faut que la relation entre les deux états soit conçue de
telle sorte que l’ordre dans lequel ils doivent être placés
se trouve par là déterminé comme nécessaire, celui-ci
avant, celui-là après, et non dans l’ordre inverse. Mais le

DEUXIÈME ANALOGIE 251

concept qui renferme la nécessité d^une union synthétique
ne peut être qu’un concept pur de l’entendement, et il ne
saurait se trouver dans la perception. C’est ici le concept
du rapport de la came et de Veffet^ c’est-à-dire d’un rap-
port dont le premier terme détermine le second comme
sa conséquence, et non pas seulement comme quelque
chose qui pourrait précéder dans l’imagination (ou même
n’être pas du tout perçu). Ce n’est donc que parce que
nous soumettons la série des phénomènes, par conséquent
tout changement, à la loi de la causaUté, que l’expérience
même, c’est-à-dire la connaissance empirique de ces phé-
nomènes est possible; par conséquent ils ne sont eux-
mêmes possibles comme objets d’expérience qu’au moyen
de cette loi {a).

L’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phé-
nomène est toujours successive. Les représentations des
parties se succèdent les unes aux autres. Quant à savoir
si elles se suîvent aussi dans l’objet, c’est là un second
point de la réflexion, qui n’est pas. contenu dans le pre-
mier. Or on peut bien nommer objet toute chose, et
même toute représentation, en tant qu’on en a conscience;
mais, si l’on demande ce que signifie ce mot par rapport
aux phénomènes, envisagés, non comme des objets (des
représentations), mais comme désignant seulement un
objet, c’est là la matière d’une recherche plus approfondie.
En tant qu’ils sont simplement, comme représentations,
des objets de conscience, ils ne se distinguent pas de
l’appréhension, c’est-à-dire de l’acte qui consiste à les
admettre dans la synthèse de l’imagination, et par con-

(a) Ces deux premiers paragraphes sont une addition de la seconde
édition.

252 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE •

séquent on doit dire que ce qu’il y a de divers dans les
phénomènes est toujours produit successivement dans
l’esprit. Si les phénomènes étaient des choses en soi,
personne ne pourrait expliquer par la succession des
représentations de ce qu’ils ont de divers conmient cette
diversité est liée dans l’objet. En effet nous n’avons
aflfairc qu’à nos représentations; il est tout à fait en
dehors de la sphère de notre connaissance de savoir ce
que peuvent être les choses en soi (considérées indépen-
damment des représentations par lesquelles elles nous
affectent). Mais, bien que les phénomènes ne soient pas
des choses en soi et qu’ils soient néanmoins la seule chose
dont nous puissions avoir connaissance, je dois montrer
quelle liaison convient dans le temps à ce qu’il y. a de
divers dans les phénomènes eux-mêmes, tandis que la
représentation de cette diversité est toujours successive
dans l’appréhension. Ainsi, par exemple, l’appréhension
de ce qu’il y a de divers dans le phénomène d’une mai-
son, placée devant mqi, est successive. Or demande- t-on
si les diverses parties de cette maison sont aussi suc-
cessives en soi; personne, assurément, ne s’avisera de
répondre oui. Mais si, en élevant mes concepts d’un
objet jusqu’au point de vue transcendental , je vois que
la maison n’est pas un objet en soi, mais seulement un
phénomène, c’est-à-dire une représentation, dont l’objet
transcendental est inconnu, qu’est-ce donc que j’entends
par cette question : comment ce qu’il y a de divers dans
le phénomène lui-même (qui pourtant n’est rien eu soi)
peut-il être lié? Ce qui se trouve dans l’appréhension
successive est considéré ici comme repré sentation ; mais
le phénomène qui m’est donné, quoique n’étant qu’un en-
semble de ces représentations, est considéré comme

DEUXIÈME ANALOGIE 253

l’objet de ces mêmes représentations, comme un objet
avec lequel doit s’aécorder le concept que je tire des re-
présentations de l’appréhension. On voit tout de suite
que, comme l’accord de la connaissance avec l’objet cons-
titue la vérité, il ne peut être ici question que des condi-
tions formelles de la vérité empirique, et que le phéno-
mène, par opposition aux représentations de l’appréhen-
sion, ne peut être représenté que comme un objet différent
de ces représentations, en tant que l’appréhension est sou-
mise à une règle qui la distingue de toute autre, et qui rend
nécessaire une espèce de liaison de ses éléments divers.
Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette
règle nécessaire de l’appréhension, est l’objet.

Venons maintenant à notre question. Que quelque
chose arrive, c’est-à-dire qu’une chose ou un état, qui
n’était pas auparavant, soit actuellement, c’est ce qui ne
peut être empiriquement perçu, s’il n’y a pas eu précé-
demment un phénomène qui ne contenait pas cet état ;
car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent
Un commencement que ne précède aucun état des choses,
ne peut pas plus être appréhendé par nous que le temps
vide lui-même. Toute appréhension d’un événement est
donc une perception qui succède à une autre. Mais
comme, dans toute synthèse de l’appréhension, les choses
se passent ainsi que je l’ai montré plus haut pour l’ap-
préhension d’une maison, elle ne se distingue pas encore
par là des autres. Voici seulement ce que je remarquerai
^n outre : si dans un phénomène contenant un événe-
ment, j’appelle A l’état antérieur de la perception, et B
le suivant, B ne peut que suivre A dans l’appréhension,
et la perception A ne peut pas suivre B, mais seule-
ment le précéder. Je vois, par exemple, un bateau des-

254 ANALYTIQUE TRANSCENDfiNTALE

cendre le courant d’un fleuve. Ma perception du lieu où
ce bateau se trouve en aval du fleuve, succède à celle du
lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible que
dans l’appréhension de ce phénomène le bateau soit perçu
d’abord en aval, et ensuite en amont. L’ordre des per-
ceptions qui se succèdent dans Tappréhension est donc
ici déterminé, et elle-même en dépend. Dans le précé-
dent exemple de l’appréhension d’une maison, mes per-
ceptions pouvaient commencer par le faîte de la maisoa
et finir par les fondements, ou bien commencer par le
bas et finir par le haut, et de même elles pouvaient ap-
préhender par la droite ou par la gauche les éléments
divers de l’intuition empirique. Dans la série de ces per-
ceptions, il n’y avait donc pas d’ordre déterminé qui me
forçât à commencer par ici ou pai’ là pour lier empiri-
quement les éléments divers de mon appréhension. Mais
cette règle ne saurait manquer dans la perception de c^
qui arrive^ et elle rend nécessaire l’ordre des perceptions
successives (dans l’appréhension de ce phénomène).

Je dériverai donc, dans le cas qui nous occupe, la sé-
cession subjective de l’appréhension de la succession objec-
tive des phénomènes, puisque la première sans la seconde
serait tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun
phénomène d’un autre. Seule, celle-là ne prouve rien
quant à la liaison des éléments divers dans l’objet, puis-
qu’elle est tout arbitraire. La seconde consistera donc
dans un ordre des éléments divers du phénomène, tel
que l’appréhension de l’un (qui arrive) suive, selon une
règle, celle de l’autre (qui précède). C’est ainsi seulement
que je puis être fondé à dire du phénomène lui-même ,
et non pas seulement de mon appréhension, qu’on j- doit
trouver une succession; ce qui signifie que je ne saurais

DEUXIÈME ANALOGIE 255

établir l’appréhension que précisément dans cette suc-
cession.

D’après ce principe, c’est donc dans ce qui en général
précède un événement que doit se trouver la condition
qui donne lieu à une règle selon laquelle cet événement
suit toujours et nécessairement; mais je ne puis renver-
ser l’ordre en partant de l’événement et déterminer (par
J’appréhension) ce qui précède. En effet , nul phénomène
ne retourne du moment suivant à celui qui précède,
quoique tout phénomène se rapporte à quelque moment
€mtérieur; un temps étant donné, un autre temps déter-
miné le suit nécessairement. Puis donc qu’il y a quelque
chose qui suit, il faut nécessairement que je le rapporte
à quelque chose qui précède et qu’il suit selon une
règle, c’est-à-dire nécessairement, de telle sorte que l’é-
vénement, comme conditionné, nous renvoie sûrement à
ijuelque condition qui le détermine.

Supposez qu’il n’y eût avant un événement rien que ce-
lui-ci dût suivre selon une règle, toute succession pour la
perception n’existerait que dans l’appréhension, c’est-à-
<3ire que ce qui précéderait proprement et ce qui suivrait
c[ans les perceptions ne serait déterminé que d’une ma-
nière toute subjective, et pas du tout objectivement.
INous n’aurions de cette manière qu’un jeu de représen-
tations qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire
que par notre perception un phénomène ne serait nulle-
ment distinct de tout autre , sous le rapport du temps ,
puisque la succession dans l’acte d’appréhender ^ est tou-
jours identique, et que par conséquent il n’y a rien dans
le phénomène qui la détermine, de telle sorte qu’une cçr-

‘ Im Apprehendiren.

256 ANALYTIQUE TRA5SCEKDE?rrALE

taine suite soit rendae par là objectivement nécessaire.
Je ne dirais donc pas alors qoe denx états se sdvent
dans le phâiomène, mais seulement qu’une appréhension
en suit une autre, ce qui est quelque chose de tout sub-
jectif, et ne détermine aucun objets et par conséquent ne
peut équivaloir à la connaissance de quelque objet (pas
même dans le phénomène).

Quand donc nous apprenons que quelque chose arrive,
nous présupposons toujours que quelque chose a précédé
qu’il a suivi selon une règle. Autrement, je ne dirais pas
de l’objet : il mit, puisque la seule succession dans mon
appréhension, si elle n’est pas déterminée par une règle
relativement à quelque chose qui a précédé, ne prouve
pas une succession dans l’objet C’est donc toujours ev
égard à une règle d’après laquelle les phénomènes soni
déterminés dans leur succession, c’est-à-dire tels qu’il*
arrivent, par l’état antérieur, que je donne à ma syn-
thèse subjective (de l’appréhension) une valeur objective
et ce n’est que sous cette supposition qu’est possible
l’expérience même de quelque chose qui arrive.

Cela, il est vrai, semble contredire toutes les remarquer
que l’on a toujours faites sur la marche de notre entende-
ment. D’après ces remarques, c’est seulement par la per-
ception et la comparaison de plusieurs événements succé-
dant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs,
que nous sommes conduits à découvrir une règle d’après
laquelle certains événements suivent toujours certaiD?
phénomènes, et à nous faire ainsi un concept de cause.
A ce compte, ce concept serait purement empirique, et
la règle qu’il fournit, à savoir que tout ce qui arrive a
une cause, serait tout aussi contingente que l’expérience
elle-même : son universalité et sa nécessité seraient donc

DEUXIÈME ANALOGIE S57

purement fictives , et n’auraient pas de véritable va-
leur, puisqu’elles ne seraient pas fondées à priori,
mais ne s’appuieraient que sur l’induction. Il en est ici
comme des autres représentations pures à priori (par
exemple de l’espace et du temps), que nous ne pouvons
tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce
que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous
n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-
là. Mais, si cette représentation d’une règle déterminant
la série des événements ne peut acquérir la clarté logi-
que d’un concept de cause que quand nous en avons
fait usage dans l’expérience, la considération de cette
règle comme condition de l’unité sj-nthétique des phéno-
xnènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de
l’expérience même, et par conséquent la précède à priori

Il s’agit donc de montrer par un exemple que jamais,
même dans l’expérience, nous n’attribuons à l’objet la
succession (que nous nous représentons dans un événe-
ment, lorsque quelque chose arrive qui n’existait pas au-
paravant) et ne la distinguons de la succession subjective
qui se manifeste dans notre appréhension, qu’à la condition
d’avoir pour principe une règle qui nous contraigne à garder
cet ordre des perceptions plutôt qu’un autre, si bien que
c’est proprement cette nécessité qui rend possible la re-
présentation d’une succession dans l’objet.

Nous avons en nous des représentations dont nous
pouvons aussi avoir conscience. Mais, si étendue* si exacte
6t si précise que puisse être cette conscience, ce ne
sont toujours que des représentations, c’est-à-dire des
déterminations intérieures de notre esprit dans tel ou tel
rapport de temps. Conunent donc arrivons-nous à leur
supposer un objet, ou à leur attribuer, outre la réalité

I. 17

258 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

subjective qu’elles ont comme modifications, je ne sais
quelle réalité objective? La valeur objective ne peut
signifier un rapp(^rt à une autrô représentation (à celle
de ce que l’on attribuerait à l’objet) ; autrenjent on re-
tombe sur cette question : comment cette représentation
à son tour sort-elle d’elle-même, et acquiert-elle une=
valeur objective, outre la valeur subjective qu’elle possède
comme détermination de l’état de l’esprit? Si nous cher —
chons quelle nouvelle qualité le rapport à un objet ajout
à nos représentations et quelle espèce de dignité elles
retirent, nous trouvons que ce rapport ne fait rien autr^

chose que de rendre nécessaire la liaison des représenta

tions dans un certain sens et de les soumettre à une règl^
et que réciproquement elles n’acquièrent une valei^
objective que parce qu’un certain ordre est nécessaire
entre elles sous le rapport du temps.

Dans la synthèse des phénomènes les éléments dive
des représentations se succèdent toujours les uns a
autres. Or aucun objet n’est représenté par là; car, p
cette succession, qui est commune à toutes les appréhe
sions, rien n’est distingué de rien. Mais, dès que je p&m*
çois ou que je présuppose que cette- succession impUq^tac
un rapport à un état antérieur d’où dérive la représen-
tation suivant une règle, alors je me représente quelqiue
chose comme un événement, ou comme arrivant ; c’est-à-
dire que je connais un objet que je dois placer daus
le temps* à un certain point déterminé, lequel, d’après
l’état antérieur, ne peut être autre que celui-là. Quand
donc je perçois que quelque chose arrive, cette représen-
tation implique d’abord que quelque chose a précédé,
puisque c’est précisément par rapport à ce quelque chose
d’antérieur que le phénomène se coordonne dans le temps,

DEUXIÈME ANALOGIE !259

c’jest-à-dire est représenté comme existant après un temps
antérieur où il n’existait pas. Mais il n’occupe, dans ce
rapport, ce point déterminé du temps, que parce que,
dans l’état antérieur, quelque chose est supposé qu’il suit
toujours, c est-à-dire selon une règle ; d’où il résulte, en
premier lieu, que je ne puis intervertir la série, en met-
tant ce qui arrive avant ce qui précède, et, en second lieu,
4îue, l’état qui précède étant donné, cet événement déter-
miné suit inévitablement et nécessairement. C’est ainsi
<iu’il s’établit entre nos représentations un certain ordre
où le présent (en tant qu’il est arrivé) nous renvoie à un
^tat antérieur, comme à un corrélatif, mais indéterminé
«encore, de l’événement donné, et où, à son tour, ce corré-
latif se rapporte d’une manière déterminée à cet événe-
ment, comme à sa conséquence, et le lie nécessairement à
lui dans la série du temps.

Si donc c’est une loi nécessaire de notre sensibilité,
par conséquent une condition formelle de toutes nos per-
ceptions, que le temps qui précède détermine nécessaire-
ment celui qui suit (puisque je ne puis- arriver à cçlui-ci
qu’en passant par celui-là), c’est aussi une loi essentielle
de la représentation empirique de la succession dans le
temps, que les phénomènes du temps passé déterminent
oeux du temps suivant, et que ces derniers n’aient lieu,
comme événements, qu’autant que les premiers détermi-
nent leur existence dans le temps, c’est-à-dire les fixent
d’après une règle. Nou^s ne pouvons en effet conncâtre em-
piriquement cette continuité dans Tencfwânemeni des temps
pe dans les phénomènes.

Toute expérience suppose l’entendement : c’est lui qui
«n constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait
pour cela n’est pas de rendre claire la représen-

260 ANALYTIQUE TRANSCEN DENTALE

tation des objets, mais de rendre possible la représenta-
tion d’un objet en général. Or il ne le peut qu’en trans-
portant l’ordre du temps aux phénomènes et à leur
existence, c’est-à-dire en assignant à chacun d’eux,
considéré comme conséquence, une place déterminée à
priori dans le temps, par rapport aux phénomènes pré-
cédents, puisque sans cette place ils ne s’accorderaient pas
avec le temps même, lequel détermine à priori la place
de toutes ses parties. Mais cette détermination des places
ne peut dériver du rapport des phénomènes au temps
absolu (car celui-ci n’est pas un objet de perception); il
faut au contraire que les phénomènes se déterminent leurs
places les uns aux autres dans le temps lui-même et les
rendent nécessaires dans l’ordre du temps, c’est-à-dire
que ce qui suit ou arrive doit suivre, d’après une loi gé-
nérale, ce qui était contenu dans l’état précédent. De là
une série de phénomènes qui, au moyen de l’entendement,
produit et rend nécessaire précisément le même ordre,
le même enchaînement continu dans la série des percep-
tions possibles, que celui qui se trouve à priori dans la
forme de l’intuition intérieure (dans le temps), oii toutes
les perceptions devaient avoir leur place.

Quand donc je dis que quelque chose arrive, c’est une
perception appartenant à une expérience possible, que je
réalise en considérant le phénomène comme déterminé
dans le temps, quant à sa place, et par conséquent comme
un objet qui peut toujours être trouvé suivant une règle
dans l’enchaînement des perceptions. Or cette règle qui
sert à déterminer quelque chose dans la série du temps,
est que la condition qui fait que l’événement suit toujours
(c’est-à-dire d’une manière nécessaire) se trouve dans c^
qui précède. Le principe de la raison suffisante est don^

DEUXIÈME ANALOGIE 261

le fondement de toute expérience possible, c’est-à-dire de
la connaissance objective des phénomènes au point de
viie de leur rapport dans la succession du temps.

La preuve de ce principe réside uniquement dans les
considérations suivantes. Toute connaissance empirique
suppose la synthèse des éléments divers opérée par
l’imagination, laquelle est toujours successive, ce qui
veut dire que les représentations y viennent toujours les
unes après les autres. Mais l’ordre de succession (ce qui doit
précéder et ce qui doit suivre) n’est nullement déterminé
dans l’imagination, et la série de l’une des représenta-
tions qui se suivent peut être prise en remontant aussi
bien qu’en descendaut. Or, si cette synthèse est une syn-
thèse de l’appréhension (des. éléments divers d’une intui-
tion donnée), l’ordre est déterminé dans l’objet, ou, pour
parler plus exactement, il y a, dans la synthèse successive
qui détermine un objet, un ordre d’après lequel quelque
chose doit nécessairement précéder, et, ce quelque
chose une fois posé, quelque autre chose suivre nécessai-
rement. Pour que ma perception puisse impliquer la
connaissance d’un événement ou de quelque chose qui
arrive réellement, il faut donc qu’elle soit un jugement
empirique où je conçoive que la succession est déterminée,
c’est-à-dire que cet événement suppose, dans le temps,
un autre phénomène qu’il suit nécessairement, ou selon
une règle. Autrement, si, l’antécédent étant donné, l’évé-
nement ne le suivait pas nécessairement, il me faudrait
le tenir pour un jeu subjectif de mon imagination, et
regarder comme un pur rêve ce que je pouiTais
m’y représenter encore d’objectif Le rapport en vertu
duquel, dans les phénomènes (considérés comme percep-
tions possibles), l’existence de ce qui suit (de ce qui ar-

Wi ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

rive) est, nécessairement et suivant une règle, déterminée
dans le temps par quelque chose qui précède, en un mol
le rapport de la cause à l’effet est la condition de la valeui
objective de nos jugements empiriques, au point de vue
de la série des perceptions, par conséquent de leur vérité
empirique, par conséquent encore de l’expérience. Le
principe du rapport de causalité dans la série des phé-
nomènes a donc aussi une valeur antérieure à tous les
objets de l’expérience (soumis aux conditions de la suc-
cession), puisqu’il est lui-même le principe qui rend pos-
sible cette expérience.

Mais il y a encore ici une difficulté qu’il faut écarter.
Le principe de la liaison causale entre les phénomènes
est restreint, dans notre formule, à la succession de leurs
séries, tandis que, dans l’usage de ce principe, il se trouve
qu’il s’applique aussi à leur simultanéité, et que la cause
et l’effet peuvent être en même temps. Par exemple, il
fait dans une chambre une chaleur qui n’existe pas
en plein air. J’en cherche la cause, et je trouve un four-
neau allumé. Or ce fourneau est, comme cause, en même
temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de la chambre \
il n’y a donc pas ici de succession, dans le temps, entre la
cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et la loi n’eu
reste pas moins applicable. La plupart des causes effi-
cientes de la nature sont en même temps que leurs effets
et la succession de ceux-ci tient uniquement à ce que h
cause ne peut pas produire tout son effet en un moment
Mais dans le moment où l’effet commence à se produire
il est toujours contemporain de la causalité de sa cause
puisque, si cette cause avait cessé d’être un instant au-
paravant, il n’aurait pas eu lieu lui-même. Il faut biei
remarquer ici qu’il s’agit de V ordre du temps et non de soi

DEUXIÈME ANALOGIE « 268

cours : le rapport demeure, bien qu’il n’y ait pas eu de
temps écoulé. Le temps entre la causalité de la cause et
son effet immédiat peut s évanouir (et par conséquent
la cause et l’effet être simultanés), mais le rapport de
l’un à l’autre reste toujours déterminable dans le temps.
Si, par exemple, une boule est placée sur un moelleux
coussin et y imprime une légère dépression, cette boule,
considérée comme cause, est en même temps que son
effet Mais je les distingue cependant tous deux par le
rapport de temps qu’implique leur liaison dynamique. En
effet, quand je place la boule sur le coussin, la dépression
de ce coussin succède à la forme unie qu’il avait aupara-
vant ; mais si le coussin a déjà reçu (n’importe com-
ment) une dépression, il n’en est plus de même(l).

La succession est donc en tout cas Tunique critérium
empirique de l’effet dans son rapport avec la causalité
de la cause qui précède. Le verre est la cause de l’élé-
vation de l’eau au-dessus de sa surface horizontale, bien
que les deux phénomènes soient en même temps. En
effet, dès que je puisse de l’eau avec un verre dans un
plus grand vase, quelque chose suit, à savoir le change-
ment de la figure horizontale qu’elle avait dans ce vase
^ti une figure concave qu’elle prend dana le verre.

Cette causalité conduit au concept de l’action, celle-cî
^Vi concept de la force et par là à celui de la substance.
Oomme je ne veux pas mêler à mon entreprise critique,.

(1) Kant veut dire (l’expression de sa pensée est si peu claire ici
.’elle a besoin d’explication) que le changement qui s’opère dans la
rme du coussin peut seul nous servir à reconnaître un rapport de
^use à effet entre la boule et la dépression de ce .coussin, et qu’ainsi ce
apport ne se manifeste à nous qu’au moyen d’une succession d’états
vers. Telle est, en effet, la conclusion à laquelle il arrive dans l’alinéa
suivant J. B.

264 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

laquelle ne concerne que les sources de la connaissance
synthétique à priori^ des analyses qui ne tendent qu’à
l’éclaircissement (et non à l’extension) des concepts, je
réserve pour un futur système de la raison pure l’exa,-
men détaillé de ces concepts. Aussi bien cette analyse se
trouve-t-elle déjà, en une riche mesure, dans les ouvrages
connus qui traitent de ces matières. Mais je ne puis m. c
dispenser de parler du critérium empirique d’une subs-
tance, en tant qu’elle semble se manifester, non par 1 ^
permanence du phénomène, mais par l’action, où elle se
révèle mieux ou plus facilement.

Là où est l’action, et par conséquent l’activité et la
force, là aussi est la substance, et c’est dans celle-ci seu-
lement qu’il faut chercher le siège de celles-là, qui sont
les sources fécondes des phénomènes. Voilà qui est trfes-
bien dit; mais, si l’on veut se rendre compte de ce qiae
l’on entend par substance et ne pas tomber à ce suj et
dans un cercle vicieux, la réponse n’est pas si facile. Com-
ment conclure immédiatement de l’action à la permanerM^^
de l’agent, ce qui pourtant est un critérium essentiel «t
propre de la substance (phœnomenon) ? Mais, d’après ce
qui précède, la solution de la question ne présente poixr-
tant aucune difficulté de ce genre, bien que par la ux^-
nière ordinaire (de traiter analytiquement nos concepts)
elle soit tout à fait insoluble. L’action signifie déjà le rstp-

port du sujet de la causalité à l’effet. Or, puisque tout
effet consiste dans quelque chose qui arrive, par consé-
quent dans quelque chose de changeant qui dénote ie
temps par la succession, le dernier sujet de cet effet ^st
donc lepermanentj considéré comme substratum de tout
changement, c’est-à-dire la substance. En effet, d’après le
principe de la causaUté, les actions sont toujours le pte-

DEUXIÈME ANALOGIE 265

mier fondement de la vicissitude des phénomènes, et par
conséquent elles ne peuvent résider dans un sujet qui
change lui-même, puisqu’alors il faudrait admettre d’au-
tres actions et un autre sujet qui déterminât ce change-
ment. En vertu de ce principe, l’action est donc un cri-
térium empirique suffisant pour prouver la substantialité,
sans que j’aie besoin de chercher la permanence du su-
|et par la comparaison des perceptions, ce qui ne pour-
rait se faire par cette voie avec le développement qu’exi-
geraient la grandeur et l’universalité absolue du concept.
En effet, que le premier sujet de la causalité de tout ce
lui naît et périt ne puisse pas lui-même naître et périr
‘dans le champ des phénomènes), c’est là une conclusion
certaine qui conduit à la nécessité empirique et à la per-
manence dans l’existence , par conséquent au concept
d’une substance C(mime phénomène.

Quand quelque chose arrive, le seul fait de l’événement \
abstraction faite de la nature de cet événement, est déjà
par lui-même un objet de recherche. Le passage du non-
être d’un état à cet état même, celui-ci ne contint-il au-
cune quahté phénoménale, est déjà une chose qu’il est
nécessaire de rechercher. Cet événement, comme nous
l’avons montré dans le numéro A, ne concerne pas la subs-
tance (car celle-ci ne naît point), mais l’état de la subs-
tance. Ce n’est donc qu’un changement, et non pas l’ori-
gine d’une chose qui naîtrait de rien^ . Quand cette ori-
gine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère,
elle s’appelle alors création. Une création ne peut être
admise comme événement, puisque sa seule possibiUté
romprait l’unité de l’expérience; pourtant, si j’envisage

  • Dos hlosse Entstehen. — * Nicht Uraprung atis Nichts.

266 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

toutes les choses non plus comme des phénomènes, mais
comme des choses en soi et comme des objets de l’enten-
dement seul, elles peuvent être considérées, bien qu’elles
soient des substances, comme dépendantes, quant à leur
existence, d’une cause étrangère ; mais cela suppose une
tout autre acception des mots et ne s’applique plus aux
phénomènes, comme à des objets possibles d’expérience.

Mais comment en général quelque chose peut-il être
changé, ou comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans
un certain moment puisse succéder, dans un autre mo-
ment, un état opposé ? C’est ce dont nous n’avons pas à
priori la moindre notion. Nous avons besoin pour cela de
la connaissance des forces réelles, par exemple des forces
motrices, ou, ce qui revient au même, de certains phé-
nomènes successifs (comme mouvements) qui révèlent des
forces de ce genre, et cette connaissance ne peut nous
être donnée qu’empiriquement. Mais la forme de tout
changement, la condition sans laquelle il ne peut s’opé-
rer, comme événenjent résultant d’un autre état (quel
qu’en soit d’ailleurs le contenu, c’est-à-dire quel que soit
l’état qui est changé), par conséquent la succession des-
états mêmes (la chose qui arrive) peut toujours être
considérée à priori suivant la loi de la causalité et les-
conditions du temps*.

Quand une substance passe d’un état a à un autre h^
le moment du second est distinct de celui du premier, et
le suit. De même le second état, comme réalité (dans Ift

  • Qu’on remarque bien que je ne parle pas du changement de cer^
    taines relations, mais d’un changement d’état. Ainsi, quand un corps
    se meut uniformément, son état (de mouvement) ne change pas ; il ne
    change que quand son mouvement croît ou diminue.

DEUXIÈME ANALOGIE 267

phénomène) est distinct du premier, où cette réalité n’é-
tait pas, comme b de zéro, c’est-à-dire que, si l’état b ne
se distingue de l’état a que par la quantité, le change-
ment est alors l’avènement de b — a, qui n’était pas dans
l’état précédent et par rapport à quoi cet état est = 0.
On demande donc comment une chose passe d’un état
= a à un autre = b. Entre deux moments il y a tou-
jours un temps, et entre deux états dans ces moments
il y a toujours une différence qui a une quantité (car
toutes les parties des phénomènes sont à leur tour des
Quantités). Tout passage d’un état à un autre a donc
toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments,
^ont le premier détermine l’état d’où sort la chose, et le
Second celui où elle arrive. Ils forment donc tous les deux
î^s limites du temps d’un changement, par conséquent
^’un état intermédiaire entre deux états, et à ce titre ils
font partie du changement tout entier. Or tout change-
^ment a une cause qui révèle sa causalité dans tout le
temps où il s’opère. Cette cause ne produit donc pas son
changement tout d’un coup (tout d’une fois et en un mo-
ment), mais dans un temps, de telle sorte que, tout
comme le temps croit depuis le premier moment a jus-
qu’à son accomplissement en b, ainsi la quantité de la
réalité (b—a) est produite par tous les degrés inférieurs
contenus entre le premier et le dernier. Tout change-
ment n’est donc possible que par une action continuelle
de la causalité, qui, en tant qu’elle est uniforme, s’appelle
un moment. Le changement n’est pas composé de ces
moments, mais il en résulte comme leur effet.

Telle est la loi de la continuité de tout changement.
Le principe de cette loi est celui-ci : Ni le temps ni même
le phénomène dans le temps ne se compose de parties

268 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

qui soient les plus petites possibles, et pourtant la chose,
dans son changement, n’arrive à son second état qu’en
passant par toutes ces parties comme par autant d’élé-
ments.’ Il n’y a attcune différence dans le réel du phéno-
mène, comme dans la quantité des temps, qui soit la plus
petite^ et le nouvel état de la réalité passe, en partant du
premier où il n’était pas, par tous les degrés infinis de
cette même réalité, entre lesquels les différences sont
toutes plus petites qu’entre o et a.

Il n’est pas besoin ici de rechercher quelle utilité
peut avoir ce principe dans l’investigation de la nature.
Mais comment une telle proposition, qui semble étendre
si loin notre connaissance de la nature, est-elle possible
tout à fait à priori^ voilà ce qui appelle notre examen^
bien qu’il suffise d’un coup d’œil pour voir qu’elle est
réelle et légitime, et que par conséquent on puisse se
croire dispensé de répondre à la question de savoir com-
ment elle est possible. En effet, la prétention d’étendre
noire connaissance par la raison pure est si souvent dé-
nuée de fondement, qu’on doit se faire une règle géné-
rale d’être extrêmement défiant à cet égard, et de ne
rien croire, de ne rien accepter en ce genre, même sur
la foi de la preuve dogmatique la plus claire, sans des
documents qui puissent fournir une déduction solide.

Tout accroissement de la connaissance empirique, tout
progrès de la perception n’est qu’une extension de la dé-
termination du sens intérieur,- c’ést-à-dire une progres-
sion dans le temps, quels que soient d’ailleurs les objets,
phénomènes ou intuitions pures. Cette progression dans
le temps détermine tout, et n’est en elle-même détermi-
née par rien autre chose, c’est-à-dire que les parties en
sont nécessairement dans le temps, et qu’elles sont don-

DEUXIÈME ANALOGIE 269

  • nées par la synthèse du temps, mais non avant elle. C’est
    pourquoi tout passage de la perception à quelque chose
    qui suit, est une détermination du temps opérée par la
    I>roduction de cette perception ; et, comme cette déter-
    xxiination est toujours et dans toutes ses parties une
    <iuantité, il est la production d’une perception qui passe,
    c^omme une quantité, par tous les degrés, dont aucun
    x:i’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déter-
    XTiiné. Or de là ressort la possibilité de connaître à priori
    ï a loi des changements, quant à leur forme. Nous n’anti-
    «pons que notre propre appréhension, dont la condition
    iformelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle ré-
    side en nous antérieurement à tout phénomène donné.

Ainsi donc, de même que le temps contient la condi-
tion sensible à priori de la possibilité d’une progression
continue de ce qui existe à ce qui suit, de même l’enten-
dement, grâce à l’unité de l’aperception, est la condition
à priori qui rend possible la détermination de toutes les
places des phénomènes dans ce temps au moyen de la
série des causes et des effets, dont les premières entraî-
nent inévitablement l’existence des seconds, et par là
rendent valable pour chaque temps (en général), par
conséquent objectivement, la connaissance empirique dès
rapports de temps.

Troisième analogie

Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou»- ^^
la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent ^^^^f
perçues comme simultanées dans V espace, sont dans une action ^^’
ciproque générale (a).

PREUVE

Les choses sont simultanées, lorsque, dans rintuit^^^^^
empirique, la perception de Tune et celle de l’autre p^^u-
vent se suivre réciproquement (ce qui ne peut avoir \wL eu
dans la succession des phénomènes, comme on l’a mon^^ré
dans le second principe). Ainsi, je puis commencer pz^ar
la perception de la lune et passer de là à celle de Ja
terre, ou réciproquement commencer par la percept^-on
de la terre et passer de là à celle de la lune ; ei précL -ssé-
ment parce que les perceptions de ces objets peuvent:- se
suivre réciproquement, je dis qu’ils existent simulta^ ^né-
ipent. La simultanéité est donc l’existence de choses di-
verses dans le même temps. Or on ne peut percevoir t le
temps lui-même pour conclure, de ce que les choses ^^ont
placées dans le même temps, que les perceptions de ces
choses peuvent se suivre réciproquement. La synthè&^?rfe
l’imagination dans l’appréhension ne fournirait donc cba-
cune d’elles que comme une perception qui est dsixisle

(a) l » » édition : « Principe de la communauté. — Toutes les subs-
tances, en tant qu’elles sont simultanées, sont dans une communauté
générale (c’est-à-dire dans une action réciproque). »

TROISIÈME ANALOGIE 274

jujet quand l’autre n’y est pas, et réciproquement; mais
ille ne nous apprendrait pas que les objets sont simul-
anés, c’est-à-dire que, l’un existant, l’autre existe aussi
lans le même temps, et que cel^. est nécessaire pour que
es perceptions puissent se suivre réciproquement. Un
:îoncept intellectuel de la succession réciproque des dé-
terminations de ces choses existant simultanément les
ânes en dehors des autres, est donc nécessaire pour pou-
voir dire que la succession réciproque des perceptions est
fondée dans l’objet et pour se représenter ainsi la simul-
tanéité comme objective. Or le rapport des substances
ians lequel l’une contient des déterminations dont la rai-
son est contenue dans l’autre, est le rapport d’influence ;
et, quand réciproquement la seconde contient la raison
des déterminations de la première, c’est le rapport de la
communauté ou de l’action réciproque. La simultanéité
des substances dans l’espace ne peut donc être connue
dans l’expérience que si l’on suppose leur action récipro-
que; cette supposition est donc aussi la condition de la
possibilité des choses mêmes comme objets de l’expé-
rience (a).

Les choses sont simultanées, en tant qu’elles existent
dans un seul et même temps. Mais comment connaît-on
qu’elles sont dans un seul et même temps? Quand l’ordre
dans la synthèse de l’appréhension de ces choses diverses
est indifférent, c’est-à-dire quand on peut aller de A à E
par B C D, ou réciproquement de E à A. En effet, s’il y
avait succession dans le temps (dans l’ordre qui com-
mence paj A et finit par E), il serait impossible de com-
mencer par E l’appréhension dans la perception et de

(a) Le paragraphe qui précède n’est pas dans la première édition.

272 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

rétrograder vers A, puisque A appartiendrait au t
passé, et que par conséquent il ne pourrait être un
d’appréhension.

Or admettez que, dans une variété de substances
sidérées comme phénomènes, chacune soit parfaite
isolée, c’est-à-dire qu’aucune n’agisse sur les autr
n’en subisse réciproquement l’influence, je dis que
multanéité de ces substances ne serait pas alors un
de perception possible, et que l’existepce de l’ur
pourrait conduire, par aucune voie de la synthèse <
rique, à l’existence de l’autre. En effet, si l’on s’ima^
qu’elles sont séparées par un espace entièrement vi
perception qui va de l’une à l’autre dans le tempj
terminerait bien l’existence de la dernière, au n
d’une perception ultérieure, mais elle ne pourrait d
guer si le phénomène suit la première objectivemei
s’il lui est simultané.

Il doit donc y avoir, outre la simple existence, qu
chose par quoi A détermine à B sa place dans le h
et réciproquement aussi B sa place à A, puisque ce
qu’en concevant les substances sous cette condition,
peut les représenter empiriquement comme exùta
multanément. Or cela seul qui est la cause d’une
ou de ses déterminations, en peut déterminer la
dans le temps. Chaque substance (ne pouvant être
séquence qu’au point de vue de ses déterminations
contenir la causalité de certaines déterminations
les autres substances et en même temps les effets
causalité des autres substances en elle, c’est-à-dir
toutes doivent être (immédiatement ou médiatemer
communauté dynamique, » pour que la simultanéité j
être connue dans l’expérience. Or tout ce sans quoi

TROISIÈME ANALOGIE 273

périence des objets d’expérience serait elle-même impos-
able, est nécessaire par rapport à ces objets. H est donc
nécessaire à toutes les substances considérées au point
de vue du phénomène, en tant qu’elles sont simultané-
ment, d’être en communauté {Gemeinschaft) générale
d’action réciproque.

Le mot Gemeinschaft est équivoque en allemand, et
peut signifier la même chose qu’en latin le mot communio,
ou le mot commercium (1). Nous nous en servons ici dans
Je dernier sens, comme désignant une communauté dy-
^âinique sans laquelle la communauté locale (communio
^patii) ne pourrait être elle-même connue empiriquement.
D est facile de remarquer dans nos expériences que les
influences continuelles dans tous les lieux de l’espace
Peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre,
Que la lumière qui joue entre notre œil et les corps pro-
duit un commerce médiat entre nous et ces corps et en
prouve ainsi la simultanéité, que nous ne pouvons chan-
ger empiriquement de lieu (percevoir ce changement),
^ans que partout la matière nous rende possible la per-
ception de nos places, et que c’est uniquement au moyen
de son influence réciproque que celle-ci peut prouver sa
simultanéité, et par là (il est vrai, d’une manière sîmple-
xnent médiate) la coexistence des objets depuis les plus
^•approchés jusqu’aux plus éloignés. Sans communauté

(1) Le mot français communauté, par lequel j’ai traduit le mot aUe-
mand Gemeinschaft, peut prêter aussi à la même équivoque que ce der-
iiier; mais c’était celui qui convenait ici le mieux en général. Celui de
commerce, qui rendrait mieux le sens spécial dans lequel Kant emploie
^’expression Gememschaft, ne pourrait être employé seul ou sans être
déterminé par quelque autre. Aussi ai-je dû lui préférer le précédent,
sauf à l’employer à son tour dans quelques cas où il se trouve précisé-
ment déterminé. J. B.
I. 18

274 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

toute perception (du phénomène dans l’espace) est déta
chée des autres, et la chaîne des représentations empiri
ques, c’est-à-dire l’expérience, recommencerait à chaqi
nouvel objet, sans que la précédente pût s’y rattacher 1^^
moins du monde ou se trouver avec elle dans un rapport »
de temps. Je n’entends point du tout réfuter par là l’idé^^
d’un espace vide; car il peut toujours être là où il n’y ^^
point de perceptions, et où par conséquent il n’y a poin^
de connaissance empirique de la simultanéité ; mais il n^
saurait être alors un objet pour notre expérience po^sibh
J’ajoute encore ceci pour plus d’éclaircissement. Tout
les phénomènes, en tant que contenus dans une expé-
rience possible, sont dans l’esprit en communauté {com-
munio) d’aperception ; et, pour que les objets puissent être
représentés d’une manière liée comme existant simulta-
nément, il faut qu’ils déterminent réciproquement leurs
places dans le temps et forment ainsi un tout Mais, pour
que cette communauté subjective puisse reposer sur un
principe objectif ou être rapportée aux phénomènes
comme à des substances, il faut que la perception de.
l’un, comme principe, rende possible celle de l’autre, et
réciproquement, afin que la succession, qui est toujours
dans les perceptions comme appréhensions, ne soit pas
attribuée aux objets, mais que ceux-ci puissent être re-
présentés comme existant simultanément. Or c’est là
une influence réciproque, c’est-à-dire un commerce réel ^
des substances, sans lequel le rapport empirique de la
simultanéité ne saurait se trouver dans l’expérience. Par
ce commerce les phénomènes, en tant qu’ils sont les uns
en dehors des autres et cependant liés, forment un com-

‘ Mne reàle Gemeinschaft (commercium).

TROISIÈME ANALOGIE S75

posé {compositum reale), et des composés de cette sorte il
peut y avoir bien des espèces. Les trois rapports dyna-
miques d’où résultent tous les autres, sont donc ceux
d’inhérence, de conséquence et de composition.

Telles sont les trois analogies de l’expérience. Elles
ne sont autre chose qut, des principes servant à déter-
miner l’existence des phénomènes dans le temps, d’après
«es trois modes, c’est-à-dire d’après le rapport au temps
lui-même comme à une quantité (quantité de l’existence,
ou durée), le rapport dans le temps comme dans une sé-
rie (Succession), enfin le rapport dans le temps comme
dans l’ensemble de toutes les existences (simultanéité).
Cette unité de la détermination du temps est entière-
ment dynamique : le temps n’est pas considéré comme
ce en quoi l’expérience déterminerait immédiatement à
chaque existence sa place, ce qui est impossible, puisque
le temps absolu n’est pas un objet de perception où des
phénomènes pourraient être réunis; mais la règle de
l’entendement, qui seule peut donner à l’existence des
phénomènes une unité synthétique fondée sur des rap-
ports de temps, détermine à chacun d’eux sa place dans
le temps, et par conséquent la détermine à pnori et
d’une manière qui s’applique à tous les temps et à cha-
cun d’eux.-

Nous entendons par nature (dans le sens empirique),
l’enchaînement des phénomènes liés, quant à leur exis-
tence, par des règles nécessaires, c’est-à-dire par des
lois. Ce sont donc certaines lois , et des lois à priori, qui
rendent d’abord possible une nature; les lois empiriques
ne peuvent avoir lieu et être trouvées qu’au moyen de

276 ANALYTIQUE TRANSGENDENTALE

l’expérience, mais conformément à ces lois primitives,
sans lesquelles l’expérience serait elle-même impossible.
Nos analogies présentent donc proprement l’unité de la
nature dans l’enchaînement de tous les phénomènes sous
certains exposants \ qui n’expriment autre chose que le
rapport du temps (en tant qu’il embrasse toute exis-
tence) à l’unité de l’aperception, utûté qui ne peut avoir
lieu que dans une synthèse fondée sur des règles. Elles
Signifient donc toutes trois ceci : tous les phénomènes
résident dans une nature, et doivent y résider, parce que.
sans cette unité à priori^ toute unité d’expérience, et pai
conséquent toute détermination des objets dans l’expé-
rience, serait impossible.

Mais il y a une remarque à faire sur le genre de
preuve que nous avons appliqué à ces lois transcenden-
tales de la nature et sur le caractère particulier de cette
preuve; et cette remarque doit avoir aussi une très-
grande importance comme règle pour toute autre tenta-
tive de prouver à priori des propositions intellectuelles
et en même temps synthétiques. Si nous avions voata
prouver dogmatiquement, c’est-à-dire par des concepts,
ces analogies, à savoir que tout ce qui existe ne se
trouve que dans quelque chose de permanent, que tout
événement suppose dans le temps précédent quelque
chose à quoi il succède suivant une règle, enfin que,
dans la diversité des choses simultanées, les états sont
simultanément en relation les uns avec les autres sui-
vant une règle (en commerce réciproque), toute notre
peine alors eût été absolument perdue. En eflfet, on
ne peut aller d’un objet et de son existence à l’exis-

‘ Exponenten,

TROISIÈME ANALOGIE 277

taice d’un autre ou à sa mamère d’exister par de simples
conœpts de ces choses, de quelque manière qu’on les
analyse. Que nous restait-il donc? La possibilité de l’ex-
périence, comme d’une connaissance où tous les objets
doivent pouvoir enfin nous être donnés, pour que leur
représentation puisse avoir pour nous une réalité objec-
tive. Or dans cet intermédiaire, dont la forme essentielle
consiste dans Vunité synthétique de l’aperception de tous
les phénomènes, nous avons trouvé des conditions à
priori de l’universelle et nécessaire détermination chro-
nologique de toute existence dans le phénomène, sans
lesquelles la détermination empirique du temps serait
elle-même impossible, et nous avons obtenu ainsi des
règles de l’unité synthétique à priori au moyen desquelles
nous pouvons anticiper l’expérience. Faute de recourir à
œtte méthode, et par suite de cette fausse opinion que
les propositions synthétiques que l’usage expérimental
de l’entendement recommandait conmie ses principes,
doivent être prouvées dogmatiquement, il est arrivé
qu’on a souvent cherché, mais toujours en vain, une
preuve du principe de la raison suffisante. Quant aux
deux autres analogies , personne n’y a songé, bien qu’on
s’en servît toujours tacitement* C’est qu’on n’avait

  • L’unité de l’unÎTers, où tons les phénomènes doivent être liés, est
    évidemment une simple conséquence du principe tacitement admis du
    commerce de toutes les substances existant simultanément En effet, si
    elles étaient isolées, elles ne constitueraient pas un tout comme parties,
    et si leur liaison (l’action réciproque des éléments divers) n’était pas
    nécessaire pour la simultanéité même, on ne pourrait conclure de celle-
    ci, comme d’un rapport purement idéal, à celle-là, comme à un rapport
    réel. Aussi bien avons-nous montré en son lieu que la communauté est
    proprement le principe de la possibilité d’une connaissance empirique,
    de la coexistence, et que par conséquent on ne conclut proprement de
    celle-ci à celle-là que comme à sa condition.

278 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

pas pour se guider le fil des catégories, qui seul peut x:
découvrir et rendre sensibles toutes les lacunes de l’en —
tendement, dans les concepts aussi bien que dans les^
principes.

Les postulats de la pensée empirique en général

1® Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience ^
(quant à Pintuition et aux concepts) est possible.

20 Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience
(de la sensation) est réel.

3^ Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les condition»
générales de Pexpérience, est nécessaire (existe nécessairement).

ECLAIRCISSEMENT

Les catégories de la modalité ont ceci de particulier
qu’elles n’augmentent nullement, comme détermination
de l’objet, le concept auquel elles sont jointes comme pré-
dicats, mais qu’elles expriment seulement le rapport à la
faculté de connaître. Quand le concept d’une chose est
déjà tout à fait complet, je puis encore demander si cette
chose est simplement possible, ou si elle est réelle, ou,,
dans ce dernier cas, si elle est en outre nécessaire. Pas
une détermination de plus n’est conçue par là dans l’ob-
jet lui-même, mais il s’agit seulement de savoir quel est
le rapport de cet objet (et de toutes ses déterminations)
avec l’entendement et son usage empirique, avec le ju-

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 279

gement empirique et avec la raison (dans son applica-
tion à l’expérience).

C’est précisément pour cela que les principes de la
modalité ne font rien de plus que d’expliquer les con-
cepts de la possibilité , de la réalité et de la nécessité
dans leur usage empirique, et en même temps aussi de
restreindre les catégories à l’usage purement empirique,
Sans en admettre et en permettre l’usage transcenden-
taJ. En effet, si elles n’ont pas seulement une valeur lo-
gique et ne se bornent pas à exprimer analytiquement
1^ forme de la pensée , mais qu’elles se rapportent aux
^^sesj à leur possibilité, à leur réalité ou à leur néces-
sité, il faut qu’elles s’appliquent à l’expérience possible
à son unité synthétique, dans laquelle seule sont dou-
és les objets de la connaissance.
Le postulat de la possibilité des choses exige donc
^ue le concept de ces choses s’accorde avec les conditions
formelles d’une expérience en général. Mais celle-ci, à
Savoir la forme objective de l’expérience en général, con-
‘tient toute synthèse requise pour la connaissance des
objets. Un concept qui contient une sjmthèse doit être
« ftenu pour vide et ne se rapporte à aucun objet si cette
synthèse n’appartient à l’expérience, soit comme emprun-
« •ée de l’expérience, auquel cas ce concept s’appelle un
concept empirique, soit comme condition à priori de l’ex-
3)érience en général (de la forme de l’expérience), auquel
<îas il est un concept pur, mais qui appartient pourtant
à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé que
dans l’expérience. En effet, d’où peut-on tirer le carac-
tère de la possibilité d’un objet pensé au moyen d’un
concept synthétique à priori, si ce n’est de la synthèse
qai constitue la forme de la connaissance empirique des

280 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

objets? C’est sans doute une condition logique nécessaire
que, dans, un concept de ce genre, il n’y ait point de con-
tradiction, mais il s’en faut que cela suffise pour consti-
tuer la réalité objective du concept, c’est-à-dire la pos-
sibilité d’un objet tel qu’il est pensé par le concept. Ainsi,
il n’y a point de contradiction dans le concept d’une
figure renfermée entre deux lignes droites, car les con-
cepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne ren-
ferment la négation d’aucune figure; Timpossibilité ne
tient pas au concept en lui-même, mais à la construction
de ce concept dans l’espace, c’est-à-dire aux conditions
de l’espace et de sa détermination, conditions qui, à leur
tour, ont leur réalité objective, c’est-à-dire se rapportent
à des choses possibles , puisqu’elles contiennent à priori
la forme de l’expérience en général.

Montrons maintenant l’utilité et l’influence considéra-
ble de ce postulat de la possibilité. Quand je me repré-
sente une chose qui est permanente, de telle sorte que
tout ce qui y change appartient seulement à son état, je
ne puis par ce seul concept connaître qu’une telle chose
est possible. Ou bien, quand je me représente quelque
chose qui est de telle nature que, dès qu’il est posé, quel-
que autre chose le suit toujours et inévitablement, je
puis sans doute le concevoir sans contradiction; mais
je ne saurais juger par là si une propriété de ce genre
(comme causalité) se rencontre dans quelque objet pos-
sible. Enfin, je puis me représenter des choses (des
substances) diverses, constituées de telle sorte que l’état
de l’une entraine une conséquence dans l’état de l’autre,
et réciproquement ; mais qu’un rapport de ce genre puisse
convenir à certaines choses, c’est ce que je ne saurais
déduire de ces concepts, lesquels ne contiennent qu’une

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 281

synthèse purement arbitraire. Ce n’est donc qu’autant
qoe ces concepts expriment à priori les rapports des
perceptions dans chaque expérience que l’on reconnaît
leur réalité objective, c’est-à-dire leur vérité transcen-
dentale, et cela, il est vrai, indépendamment de l’expé-
rience, mais non pas indépendamment de toute relation
à la forme d’une expérience en général et à l’unité syn-
thétique dans laquelle seule des objets peuvent être con-
nus empiriquement »

Que si l’on voulait se faire de nouveaux concepts de
substances, de forces, d’actions réciproques, avec la ma-
tière que nous fournit la perception, sans dériver de l’ex-
périence même l’exemple de leur liaison, on tomberait
alors dans de ^ures chimères et l’on ne pourrait re-
connaître la possibilité de ces conceptions fantastiques
€iu moyen d’aucun critérium, puisque l’on n’y aurait
I)oint pris l’expérience pour guide et qu’on ne les en
aurait point dérivées. Des concepts factices* de cette
espèce be sauraient recevoir à priori^ ainsi que les
<5atégories, le caractère de leur possibiUté, comme con-
ditions d’où dépend toute expérience, mais seulement
à posteriori^ comme étant donnés par l’expérience elle-
même. Où leur possibilité doit être connue à posteriori et
empiriquement, ou elle ne peut pas l’être du tout. Une
substance qui serait constamment présente dans l’espace,
mais sans le remplir (comme cet intermédiaire entre la
matière et l’être pensant que quelques-uns ont voulu in-
troduire), ou une faculté particulière qu’aurait notre es-
prit de prévoir l’avenir (et non pas seulement de le con-
clure), ou enfin la faculté qu’il aurait d’être en commerce

‘ Gedichtete Begriffe.

282 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

d’idées avec d’autres hommes, quelque éloignés qu’ils
fussent, ce sont là des concepts dont la possibilité esl
tout à fait sans fondement, puisqu’elle ne peut être fon-
dée sur l’expérience et sur les lois connues de l’expé-
rience, et que sans elle ils ne sont plus qu’une liaison ar-
bitraire de pensées qui, quoique ne renfermant aucun*
contradiction, ne peut prétendre à aucune réalité objec:
tive, par conséquent à la possibilité d’objets tels qUi
ceux que l’on conçoit ainsi? Pour ce qui est de la réalitii
il va sans dire qu’on ne saurait çn concevoir une in con
creto sans recourir à l’expérience, puisqu’elle ne peut s^
rapporter qu’à la sensation comme matière de l’expé-
rience, et non à la forme du rapport, avec laquelle l’es-
prit pourrait toujours jouer dans ses fictions.

Mais je laisse de côté tout ce dont la possibilité ne
peut être déduite que de la réalité dans l’expérience, et
je n’examine ici que cette possibilité des choses qui se
fonde sur des concepts à priori. Or je persiste à soute-
nir que de ces concepts les choses ne peuvent être ti-
rées en elles-mêmes, mais seulement comme conditions
formelles et objectives d’une expérience en général.

Il semble à la vérité que la possibilité d’un triangle
puisse être connue en elle-même par son concept (il est
certainement indépendant de l’expérience); car dans le
fait nous pouvons lui donner un objet tout à fait à priori^
c’est-à-dire le construire. Mais comme cette construc-
tion n’est que la forme d’un objet, le triangle ne serait
toujours qu’un produit de l’imagination, dont l’objet
n’aurait encore qu’une possibilité douteuse, puisqu’il fau-
drait, pour qu’il en fût autrement, quelque chose de plus,
à savoir que cette figure fût conçue sous les seules con-
ditions sur lesquelles reposent tous les objets de l’expé-

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 28^

rience. Or la seule chose que joigne à ce concept la re-
présentation de la possibilité d’un tel objet, c’est que l’es-
pace est une condition formelle à ‘priori d’expériences
extérieures, et que cette même synthèse figurative par
laquelle nous construisons un triangle dans l’imagination,
est absolument identique à celle que nous produisons
dans l’appréhension d’un phénomène, afin de nous en
faire un concept expérimental. Et ainsi la possibilité des
quantités continues, et même des quantités en général^
les concepts en étant tous synthétiques, ne résulte jamais
de ces concepts eux-mêmes, mais de ces concepts consi-
dérés comme conditions formelles de la détermination des
objets dans l’expérience en général. Où trouver en effet
des objets qui correspondent aux concepts, sinon dans
l’expérience, par laquelle seule des objets nous sont don-
nés ? Toutefois, nous pouvons bien, en envisageant la pos-
sibilité des choses simplement par rapport aux conditions
formelles sous lesquelles quelque chose est en général
déterminé comme objet dans l’expérience, la connaître
et la caractériser sans recourir préalablement à l’expé-
rience même, et par conséquent tout à fait à priori; mais
ce n’est toujours que relativement à l’expérience et dans
ses limites que nous la connaissons et la caractérisons.

Le postulat, relatif à la connaissance de la réalité des
choses, exige une perception^ par conséquent une sensa-
tion, accompagnée de conscience (non pas il est vrai immé-
diatement), de l’objet même dont l’existence doit être con-
nue; mais il faut bien aussi que cet objet s’accorde avec
quelque perception réelle suivant les analogies de l’ex-
périence, lesquelles représentent toute liaison réelle dans
une expérience en général.

On ne saurait trouver, dans le simple conçut d une

284 ANALYTIQUE TRANSGENDENTALE

chose, aucun caractère de son existence. En effet
encore que ce concept soit tellement complet que riei
ne manque pour concevoir une chose avec toutes ses dé
terminations intérieures, l’existence n’a aucun rappon
avec toutes ces déterminations ; mais toute la questioi
est de savoir si une chose de ce genre nous eçt donnés
de telle sorte que la perception en puisse toujours pro-
céder le concept. Le concept précédant la perception s
gnifie la simple possibilité de la chose; la perception ^
fournit au concept la matière est le seul caractère d
réalité. Mais on peut aussi connaître l’existence d’
chose avant de la percevoir, et par conséquent d’uM
manière relativement à priori^ pourvu qu’elle s’accorde
avec certaines perceptions suivant les principes de lenr
liaison empirique (les analogies). Alors, en effet, l’exis-
tence de la chose est liée avec nos perceptions dans une
expérience possible, e1^ nous pouvons, en suivant le fil de
ces analogies, passer de notre perception réelle à la
chose dans la série des perceptions possibles. C’est ainsi
que nous connaissons, par la perception de la limaille
de fer attirée, l’existence d’une matière magnétique péné-
trant tous les corps, bien qu’une perception immédiate
de cette matière nous soit impossible à cause de la cons
titution de nos organes. En effet, d’après les lois de k
sensibilité et le contexte de nos perceptions, nous arrive
rions à avoir dans une expérience l’intuition immédiat
de cette matière, si nos sens étaient plus délicats ; mai
la grossièreté de ces sens ne touche en rien à la form<
de l’expérience possible en général. Là donc où s’étend L
perception et ce qui en dépend suivant des lois empiri
ques, là s’étend aussi notre connaissance de l’existeno
des choses. Si nous ne commençons par l’expérience

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 285

OU si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaî-
nement empirique des phénomènes, c’est en vain que
nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’exis-
tence de quelque, chose.

Mais l’idéalisme élève une forte objection contre ces
règles de la démonstration médiate de l’existence ; c’est
donc ici le lieu de le réfuter (a).

Réfutation de Vidéalisme

L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théo-
rie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’es-
pace ou douteuse et indémontrable, ou fausse et impos-
sible. La première doctrine est l’idéalisme problématique
de Descartes, qui ne tient pour indubitable que cette
affirmation empirique (assertio): je suis; la seconde est
l’idéalisme dogmatique de Berkeley, qui regarde l’espace
avec toutes les choses dont il est la condition insépa-
rable comme quelque chose d’impossible en soi, et par
conséquent aussi les choses dans l’espace comme de pures
fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable quand on
fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en
soi ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition,
un non-être \ Mais nous avons renversé le principe de cet
idéalisme dans l’esthétique transcendentale. L’idéalisme

(a) Cette réfutaton de l’idéalisme est une addition de la seconde
édition. ,

  • Ein Unding,

286 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

problématique, qui n’affirme rien à cet égard, mais qui seu-
lement allègue notre impuissance à démontrer par l’expé-
rience immédiate une existence en dehors de la nôtre,
est rationnel et annonce une façon de penser solide et
philosophique, qui ne permet aucun jugement décisif tant
qu’une preuve suffisante n’a pas été trouvée. La preuve
demandée doit donc établir que nous n’imaginons pas
seulement les choses extérieures, mais que nous en avons
aussi V expérience; et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en
démontrant que notre expérience intérieure, indubitable
pour Descartes, n’est possible elle-même que sous la con-
dition de l’expérience extérieure.

Théorème

Ija simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre
existence, prouve V existence des objets extérieurs dans V espace.

PREUVE

J’ai conscience de mon existence comme déterminée
dans le temps. Toute détermination suppose quelque
€hose de permanent dans la perception. Or ce perma-
nent {a) ne peut pas être une intuition en moi. En effet,

(a) J’ai suivi ici la nouvelle rédaction que Eant, dans la dernière
note de la préface de sa seconde édition (voir plus haut, p. 41), prie le
lecteur de substituer à cette phrase du texte : c Or ce permanent ne
peut être quelque chose en moi, puisque mon existence dans le temps
ne peut être déterminée que par lui-même. » J. B.

POSTULATS DE Lk PENSÉE EMPIRIQUE 287

tous les principes de détermination de mon existence qui
peuvent être trouvés en moi, sont des représentations,
et, à ce titre, ont besoin de quelque chose de perma-
nent qui soit distinct de ces représentations, et par rap-
port à quoi leur changement, et par conséquent mon exis-
tence dans le temps où elles changent, puissent être dé-
terminés (a). La perception de ce permanent n’est donc

(a) A la correction à laquelle je viens de me conformer, Kant a joint,
Uiss la note rappelée plus haut, les observations suivantes, qui trouvent
ci leur vraie place :

« On objectera sans doute contre cette preuve, que je nai immédiate- ï^ent conscience que de ce qui est en moi, c’est-à-dire de ma représen- tation des choses extérieures, et que par conséquent il reste toujours ^certain, s’il y a ou non hors de moi quelque chose qui y corresponde, ^ais j’ai conscience par V expérience intérieure de mon existence dans « temps (par conséquent aussi de la propriété qu’elle a d’y être détermi- ^ble), ce qui est plus que d’avoir simplement conscience de ma représen- ^tion, et ce qui pourtant est identique à la conscience empirique de mon ‘Oàstence^ laquelle n’est déterminable que par rapport à quelque chose ‘Cdstant hors de moi et lié à mon existence. Cette conscience de mon ^:3dstence dans le temps est donc identiquement liée à la conscience d’un ^apport à quelque chose hors de moi, et par conséquent c’est l’expé- rience et non la fiction, le sens et non l’imagination, qui lie inséparable- ment l’extérieur à mon sens intérieur ; car le sens extérieur est déjà ^ar lui-même une relation de l’intuition à quelque chose de réel exis- ^nt hors de moi, et dont la réalité, à la différence de la fiction, ne re- pose que sur ce qu’il est inséparablement lié à l’expérience intérieure ^Ue-même, comme à la condition de sa possibilité, ce qui est ici le cas.
Si à la conscience intellectuelle que j’ai de mon existence dans cette re-
présentation : je suis, qui accompagne tous mes jugements et tons les
suîtes de mon entendement, je pouvais joindre en même temps une dé-
^rmination de mon existence par Vintuition intellectuelle, la conscience
^’im rapport à quelque chose d’extérieur à moi ne ferait pas nécessai-
rement partie de cette détermination. Or cette conscience intellectuelle
précède sans doute, mais l’intuition intérieure, dans laquelle seule mon
existence peut être déterminée, est sensible et liée à la condition du
temps, et cette détermination, et par conséquent l’expérience intérieure
-«Ile-même, dépendent de quelque chose de permanent, qui n’est pas en
moi, et par conséquent ne peut être que dans quelque chose hors de
moi, avec quoi je dois me considérer comme étant en relation. La réalité
^a sens extérieur est ainsi nécessairement liée à celle du sens intérienr

288 ‘ ANALYTIQUE TRANSCEMDENTALE

possible que par une chose existant hors de moi, et non
pas seulement par la représentation d’une chose exté-
rieure à moi. Par conséquent la détermination de mon
existence dans le temps n’est possible que par l’existence
de choses réelles que je perçois hors de moi. Mais, comme
cette conscience dans le temps est nécessairement liée à
la conscience de la possibilité de cette détermination du
temps, elle est aussi nécessairement liée à l’existence des
choses hors de moi, comme à la condition de la détermi-
nation du temps ; c’est-à-dire que la conscience de ma
propre existence est en même temps une conscience im-
médiate de l’existence d’autres choses hors de moi.

Premier scolie. On remarquera dans la preuve précé-
dente que le jeu de l’idéaUsme est retourné, à bien plus

pour la possibilité d’une expérience en général ; c’est-à-dire que j’ai
tout aussi sûrement conscience qu’il y a hors de moi des choses qui se
rapportent à mon sens, que j’ai conscience d’exister moi-même d’une
manière déterminée dans le temps. Quant à savoir quelles sont les in-
tuitions données auxquelles des objets correspondent réellement hors
de moi, et qui par conséquent appartiennent au sens extérieur^ et non
à l’imagination ; c’est ce qui, dans chaque cas particulier, doit être dé-
cidé d’après les règles qui servent à distinguer l’expérience en général
(même l’expérience interne) de l’imagination ; mais le principe est tou-
jours qu’il y a réellement une expérience extérieure. On peut encore
ajouter ici la remarque suivante : la représentation de quelque chose
de permanent dans l’existence n’est pas identique à la représentation
permanente; celle-ci, en effet, peut être très-changeante et très- variable,
comme toutes nos représentations et même celles de la matière, et cepen-
dant elle se rapporte à quelque chose de permanent, qui par conséquent
doit être une chose distincte de toutes mes représentations, une chose
extérieure, dont l’existence est nécessairement comprise dans la déter-
mination de ma propre existence et ne constitue avec elle qu’une seule
expérience, qui n’aurait jamais lieu intérieurement, si eUe n’était pas
aussi extérieure (en partie). Quant au comment, nous ne pouvons pas
plus l’expliquer ici que nous ne pouvons expliquer comment nous coi-
cevons en général ce qui subsiste dans le temps et par sa simultanéité
avec le variable produit le concept du changement. >

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE . 289

juste titre, contre ce système. Celui-ci admettait que la
seule expérience immédiate est l’expérience interne, et
que Ton ne fait que conclure de là à l’existence de choses
extérieures, mais qu’ici, comme dans tous les cas où l’on
conclut d’effets donnés à des causes déterminées^ la con-
clusion est incertaine, parce que les causes des représen-
tations peuvent aussi être en nous-mêmes, et que peut-
être nous les attribuons faussement à des choses exté-
rieures. Or il est démontré ici que l’expérience extérieure
est proprement immédiate *, et que c’est seulement au
moyen de cette expérience qu’est possible, non pas, il est
. vrai, la conscience de notre propre existence, mais la dé-
termination de cette existence dans le temps, c’est-à-dire
l’expérience interne. Sans doute la représentation je suis,
exprimant la conscience qui peut accompagner toute pen-
sée, est ce qui renferme immédiatement en soi l’existence
d’un sujet; mais elle n’en renferme aucune connaissance,
par conséquent aucune connaissance empirique, ou, en
d’autres termes, aucune expérience. Il faut pour cela,
outre la pensée de quelque chose d’existant, l’intuition,
et ici l’intuition interne; c’est par rapport à cette intui-
tion, c’est-à-dire au temps, que le sujet doit être déter-

  • La conscience immédiate de l’existence de choses extérieures n’est
    pas supposée, mais prouvée dans le théorème précédent, que nous puis-
    sions apercevoir ou non la possibilité de cette conscience. La question
    touchant cette dernière serait de savoir si nous n’avons qu’un sens in-
    terne, et pas de sens extérieur, mais simplement une imagination ex-
    térieure. Or il est clair que, même pour que nous puissions nous ima-
    giner quelque chose comme extérieur, il faut que nous ayons d’éjà un
    sens externe, et qu’ainsi nous distinguions immédiatement la simple ré-
    ceptivité d’une intuition externe de la spontanéité qui caractérise cette
    imagination. En effet, supposer que nous ne faisons qu’imaginer un
    sens externe, ce serait anéantir la faculté même d’intuition qui doit être
    déterminée par l’imagination.

L 19

290 . ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

miné ; et cela même exige nécessairement des objets ex-
térieurs, de telle sorte que l’expérience interne elle-même
n’est possible que médiatement et par le moyen de l’ex-
périence externe.

Deuxième scolie. Tout usage expérimental de notre fa-
culté de connaître dans la détermination du temps s’ac-
corde parfaitement avec cette preuve. Non-seulement
nous ne pouvons percevoir aucune détermination de temps
que par le changement dans les rapports extérieurs (le
mouvement) relativement à ce qui est permanent dans
l’espace (par exemple le mouvement du soleil relative-
ment aux objets de la terre) ; mais nous n’avons même
rien de permanent que nous puissions soumettre, comme
intuition, au concept d’une substance, sinon la matière;
et, quoique (1) cette permanence ne soit pas tirée de l’ex-
périence extérieure, mais qu’elle soit supposée à prion
comme c’est la condition nécessaire de toute détermina-
tion du temps, elle sert à ce titre même à déterminer le
sens interne relativement à notre propre existence pai
l’existence des choses extérieures. La conscience de moi-
même dans la représentation Je, n’est point du tout une
intuition, mais une représentation purement intellectuelle
de la spontanéité d’un sujet pensant. Ce Je ne contien
donc pas le moindre prédicat d’intuition, qui, en tant qu(
permanent, puisse servir de corrélatif à la déterminatioi
du temps dans le sens interne, comme est par exemple
VimpénétraUliU de la matière, en tant qu’intuition em
pirique.

(1) Je modifie un peu, à partir d’ici, la liaison et la rédaction du rest
de cette phrase, afin de la rendre plus logique et plus claire, tout e:
reproduisant fidèlement la pensée de Fauteur. J. B.

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 291

Troisième scolie. De ce que l’existence d’objets exté-
rieurs est nécessaire pour qu’une conscience déterminée
de nous-mêmes soit possible, il ne s’ensuit pas que toute
représentation intuitive de choses extérieures en ren-
ferme en même temps l’existence, car cette représenta-
tion peut bien être le simple effet de l’imagination (comme
il arrive dans les rêves ou dans la folie); mais elle n’a
lieu que par la reproduction d’anciennes perceptions ex-
térieures^ lesquelles, comme nous l’avons montré, ne sont
possibles que par la réalité des objets extérieurs. II a
donc suffi de prouver ici que l’expérience interne en gé-
néral n’est possible que car l’expérience externe en gé-
néral. Quant à savoir si telle ou telle prétendue expé-
rience ne serait pas une simple imagination , c’est ce que
l’on découvrira au moyen de ses déterminations particu-
lières et à l’aide des critériums de toute expérience
réelle.

Enfin, pour ce qui est du troisième postulat, il se rap-
porte à la nécessité matérielle dans l’existence, et non à
la nécessité purement formelle et logique dans la liaison
des concepts. Or, comme nulle existence des objets des
sens ne peut être connue tout à fait à priori, mais seu-
lement d’une manière relativement à priori, c’est-à-dire
par rapport à quelque autre objet déjà donné, qui ne
peut toujours se rapporter qu’à une existence comprise
quelque part dans l’ensemble de l’expérience, dont la per-
ception donnée est une partie, la nécessité de l’existence
ne peut jamais être connue par des concepts, mais seu-

292 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

lement par la liaison qui l’uiiit avec ce qui est perçu sui-
vant les lois générales de l’expérience. D’un autre côt^y
comme la seule existence qui puisse être reconnue pomr
nécessaire sous la condition d’autres phénomènes, es*
celle des effets résultant de causes données d’après les
lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses
(des substances), mais seulement de leur état que nous
pouvons connaître la nécessité, et cela, en vertu des lois
empiriques de la causalité, au moyen d’autres états don-
nés dans la perception. D suit de là que le critérium de
la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expé-
rience possible, à savoir que tout ce qui arrive est dé-
terminé à priori dans le phénomène par sa cause. Nous
ne connaissons donc que la nécessité des effets naturels
dont les causes nous sont données; le signe de la néces-
sité dans l’existence ne s’étend pas au delà du champ de
l’expérience possible, et même dans ce champ il ne s’ap-
plique pas à l’existence des choses comme substances,
puisque celles-ci ne peuvent jamais être considérées
comme des effets empiriques ou comme quelque chose
qui arrive et qui naît. La nécessité ne concerne donc que
les rapports des phénomènes suivant la loi dynamique
de la causalité, et que la possibilité, qui s’y fonde, de
conclure à priori de quelque existence donnée (d’une
cause) à une autre existence (à l’effet). Tout ce qui ar-
rive est hypothétiquement nécessaire; c’est là un principe
qui soumet le changement dans le monde à une loi, c’est-
à-dire à une règle de l’existence nécessaire, sans laquelle
il n’y aurait pas même de nature. C’est pourquoi le prin-
cipe : rien n’arrive par un aveugle hasard (m mundo non^
datur casus) est une loi à priori de la nature. Il en est
de même de celui-ci : il n’y a pas dans la nature de né-

  • POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 293

oessité aveugle, mais une nécessité conditionnelle, par
conséquent intelligente (non datur fatum). Ces deux prin-
cipes sont des lois qui soumettent le jeu des change-
ments à une nature des choses (comme phénomènes), ou,
ce qui revient au même, à l’unité de l’entendement, dans
lequel ils ne peuvent appartenir qu’à l’expérience consi-
dérée comme unité synthétique des phénomènes. Ds sont
tous deux dynamiques. Le premier est proprement une
conséquence du principe de la causalité (sous les analo-
gies de l’expérience). Le second appartient aux principes
4e la modalité, qui ajoute à la détermination causale le
concept de la nécessité, mais d’une nécessité soumise à
une règle de l’entendement. Le principe de la continuité
interdisait dans la série des phénomènes (des change-
ments) tout saut (m mundo non datur saUm), et en
même temps, dans l’ensemble de toutes les intuitions
empiriques dans l’çspace, toute lacune, tout hiatus entre
deux phénomènes (non datur hiatus) ; car on peut énon-
cer ainsi le principe : il ne peut rien tomber dans l’ex-
périence qui prouve un vacuum, ou qui seulement le per-
mette comme une partie de la synthèse empirique. En
effet, pour ce qui est du vide que Ton peut concevoir en
dehors du champ de l’expérience possible (du monde), il
n’appartient pas au ressort du pur entendement, qui
prononce uniquement sur les questions concernant l’ap-
plication des phénomènes donnés à la connaissance em-
pirique, et c’est un problème pour la raison idéaliste, la-
quelle sort de la sphère d’une expérience possible pour
juger de ce qui environne et limite cette sphère même; c’est
par conséquent dans la dialectique transcendentale qu’il
doit être examiné. Nous pourrions aisément représenter
^es quatre principes (in mundo non datur hiatus, non da-

294- ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tur saîtus, non datur casus, non datur fatum), comnK
tous les autres principes d’origine transcendentale, dans
leur ordre, conformément à l’ordre des catégories, et
assigner à chacun sa place ; mais le lecteur déjà exercé
le fera de lui-même, ou trouvera aisément le fil conduc-
teur nécessaire pour cela. Ils s’accordent tous d’ailleurs
en ce point qu’ils ne souffrent rien dans la synthèse em-
pirique qui puisse porter atteinte à l’entendement et à
l’enchaînement continu de tous les phénomènes, c’est-à-
dire à l’unité de ses concepts. Car c’est en lui seulemçqt
qu’est possible l’unité de l’expérience où toutes les per-
ceptions doivent avoir leur place.

Le champ de la possibilité est-il plus grand que celui
qui contient tout le réel, et celui-ci à son tour est-il plus
grand que celui de ce qui est nécessaire? ce sont là de
belles questions, dont la solution est synthétique, mais
qui ressortissent uniquement au tribunal de la raison.
En effet, elles reviennent à peu près à demander si toutes
choses, comme phénomènes, appartiennent à l’ensemble
et au contexte d’une seule expérience dont toute per-
ception donnée est une partie, et qui, par conséquent,
ne peut être liée à d’autres phénomènes, ou bien si mes
perceptions peuvent appartenir (dans leur enchaînement
général) à quelque chose de plus qu’à une seule expé-
rience possible. En général, l’entendement ne donne à
priori à l’expérience que la règle, suivant les conditions
subjectives et formelles, soit de la sensibilité, soit de l’a-
perception, qui seules rendent possible cette expérience.
Quand même d’autres formes de l’intuition (que l’espace
et le temps), ou d’autres formes de l’entendement (que
la forme discursive de la pensée, ou celle de la connais-
sance par concepts) seraient ppssibles, nous ne pourrions

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 295

d’aucune façon nous eu faire une idée et les comprendre;
et, le pussions-nous, toujours n’appartiendraient- elles pas
à l’expérience comme à la seule connaissance où les ob-
jets nous sont donnés. Peut-il y avoir d’autres percep-
tions que celles qui en général constituent l’ensemble de
notre expérience possible, et par conséquent peut-il y
avoir un tout autre champ de la matière? c’est ce que
l’entendement ne saurait décider, n’ayant affaire qu’à la
synthèse de ce qui est donné. D’ailleurs la pauvreté de
ces raisonnements ordinaires par lesquels nous produi-
sons un grand empire de la possibilité dont toute chose
réelle (tout objet d’expérience) n’est qu’une petite partie,
cette pauvreté saute aux yeux. Tout réel est possible ;
de là découle naturellement, suivant les règles logiques
de la conversion, cette proposition toute particulière :
quelque possible est réel, ce qui paraît revenir à ceci :
il y a beaucoup de choses possibles qui ne sont pas
réelles. D semble à la vérité que Von puisse mettre le
nombre du possible au-dessus de celui du réel, puisqu’il
faut que quelque chose s’ajoute à celui-là pour former
celui-ci. Mais je ne connais pas cette addition au pos-
^ble ; car ce qui devrait y être ajouté serait impossible.
Xa seule chose qui pour mon entendement puisse s’ajou-
ter à l’accord avec les conditions formelles de l’expé-
« îience, c’est la liaison avec quelque perception ; et.ce qui
est lié avec une perception suivant des lois empiriques,
est réel, encore qu’il ne soit pa^ immédiatement perçu.
Mais que dans l’enchaînement général avec ce qui m’est
donné dans la perception, il puisse y avoir une autre sé-
rie de phénomènes, par conséquent plus qu’une expé-
rience unique comprenant tout, c’est ce que l’on ne peut
conclure de ce qui est donné, et ce que l’on peut encore

296 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

moins conclure sans que quelque chose soit donné, puis-
que rien en général ne se laisse penser sans matière. Ce
qui n’est possible que sous des conditions simplement
possibles elles-mêmes, ne l’est pas à tous égards. Mais
c’est à ce point de vue général que l’on envisage la
question, quand on veut savoir si la possibilité des choses
s’étend au delà du cercle de l’expérience.

Je n’ai fait mention de ces questions que pour ne lais-
ser aucune lacune dans ce qui appartient, suivant l’opi-
nion commune, aux concepts de l’entendement. Mais dans
le fait, la possibilité absolue (qui est valable à tous égards)
n’est pas un simple concept de l’entendement, et ne
peut être d’aucun usage empirique ; elle appartient uni-
quement à la raison, qui dépasse tout usage empirique
possible de l’entendement. Aussi avons-nous dû nous con-
tenter d’une remarque purement critique, laissant d’ail-
leurs la chose dans l’obscurité jusqu’à ce que nous la
reprenions plus tard pour la traiter d’une manière plus
étendue.

Avant de clore ce quatrième numéro et avec lui le
système de tous les principes de l’entendement pur, je
dois indiquer encore le motif qui m’a fait appeler du
nom de postulats les principes de la modalité. Je ne
prends pas ici cette expression dans le sens que lui ont
donné .quelques philosophes récents, contrairement à ce-
lui des mathématiciens, auxquels elle appartient propre-
ment, c’est-à-dire comme signifiant une proposition que
l’on donne pour immédiatement certaine, sans la justi-
fier ni la prouver. En effet, accorder que des proposi-
tions synthétiques, si évidentes qu’elles soient, puissent,
sans déduction et à première vue, emporter une adhé-
sion absolue, c’est ruiner toute critique de l’entendement.

POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 297

Comme il ne manque pas de prétentions hardies, auxquel-
les ne se refuse pas même la foi commune (mais sans être
pour elles une lettre de créance), notre entendement se-
rait ouvert à toutes les opinions, sans pouvoir refuser
Son assentiment à des sentences qui, quelque illégitimes
q^u’elles fussent, demanderaient, avec le ton de la plus
parfaite assurance, à être admises comme de véritables
^txiomes. Quand donc une détermination à priori s’ajoute
synthétiquement au concept d’une chose, il faut néces-
sairement joindre à une proposition de ce genre, sinon
« Une preuve, du moins une déduction de la légitimité de
-cette assertion.

Mais les principes de la modahté ne sont pas objective-
ment synthétiques, puisque les prédicats de la possibilité,
<le la réalité et de la nécessité n’étendent pas le moins
•du monde le concept auquel ils s’appliquent, en ajou-
tant quelque chose à la représentation de l’objet. Ils n’en
sont pas moins Synthétiques, mais ils ne le sont que d’une
manière subjective, c’est-à-dire qu’ils appliquent au con-
cept d’une chose (du réel), dont ils ne disent rien d’ail-
leurs, la faculté de connaître où il a son origine et son siégé.
Si ce concept concorde simplement dans l’entendement avec
les conditions formelles de l’expérience, son objet est ap-
pelé possible; s’il est lié à la perception (à la sensation
comme matière des sens) et qu’il soit déterminé par elle
au moyen de l’entendement, l’objet est dit réel; si enfin
il est déterminé par l’enchaînement des perceptions sui-
vant des concepts, l’objet se nomme nécessaire. Les prin-
cipes de la modalité n’expriment donc, touchant un con-
cept, rien autre chose que l’acte de la faculté de con-
naître par lequel il est produit. Or on appelle postulat
dans les mathématiques une proposition pratique qui

298 ANALYTIQUE TRANSCEJSDENTALE

ne contient rien que la synthèse par laquelle nous nous
donnons d’abord un objet et en produisons le concept;
par exemple : décrire d’un point donné, avec une ligne
donnée, un cercle sur une surface. Une proposition de ce
genre ne peut pas être démontrée, puisque le procédé
qu elle exige est précisément celui par lequel nous pro-
duisons d’abord le concept d’une telle figure. Nous pou-
vons donc avec même droit postuler les principes de la
modalité , puisqu’ils n’étendent pas leur concept des
choses* mais qu’ils se bornent k montrer comment en
général il est lié ici à la faculté de connaître.

Remarque générale sur le stjstème des principes (a)

C’est une chose très-remarquable que la catégorie
seule ne puisse nous faire apercevoii* la possibilité d’au-
cune chose , mais que nous ayons toujours besoin- d’une
intuition pour y découvrir la réalité objective du con-
cept pur de l’entendement. Que l’on prenne, par exemple,
les catégories de la relation. Comment l » » quelque chose
peut-il exister uniquement comme sujet, et non pas
comme simple détermination d’autre chose, c’est-à-dire

  • Par la réalité d’une chose j’affirme sans doute plus que la possibi-
    lité, mais non pas dans la chose; en effet, la chose ne saurait contenir
    dans la réalité plus qu’il n’était contenu dans sa possibilité complète.
    Mais, comme la possibilité n’était qu’une positwn de la chose par rap-
    port à l’entendement (à son usage empirique), la réalité est en même
    temps une liaison de cette chose avec la perception.

(a) Cette remarque est une addition de la seconde édition.

REMARQUE GÉNÉRALE 299

comment peut-il être substance; ou 2^ comment, parce
que quelque chose est, une autre chose doit-elle être;
par conséquent, comment quelque chose en général peut-il
être cause ; ou 3^ comment, quand plusieurs choses sont,
par cela que l’une d’elles existe, une chose suit-elle les
autres et réciproquement, et comment un commerce de
substances peut-il s’établir ainsi? c’est ce que de simples
concepts ne sauraient nous montrer. Il en est de même
des autres catégories, par exemple de la question de
savoir comment une chose peut être identique à plu-
sieurs ensemble, c’est-à-dire être une quantité, etc. Tant
qu’on manque d’intuition, on ne sait pas si par les caté-
gories on pense un objet, ou si même en général quelque
objet peut leur convenir ; par où l’on voit qu’elles ne
sont pas du tout des connaissances ^ mais de simples for-
mes de pensée ^ servant à transformer en connaissances
des intuitions données. — Il en résulte aussi qu’aucune
proposition synthétique ne peut être tirée des seules ca-
tégories. Quand je dis, par exemple, que dans toute exis-
tence il y a une substance, c’est-à-dire quelque chose
qui ne peut exister que comme sujet, et non pas comme
simple prédicat, ou qu’une chose est un quantum, il n’y
a rien là qui puisse nous servir à sortir d’un concept
donné et à le rattacher à un autre. Aussi n’a-t-on jamais
réussi à prouver, par de simples concepts purs de l’en-
tendement une proposition synthétique, celle-ci par
exemple : tout ce qui existe accidentellement a une cause.
La seule chose que l’on pourrait faire serait de prouver
quej, sans cette relation, nous ne saurions comprendre
l’existence de l’accidentel, c’est-à-dire connaître àprwri

  • Oedankenformen,

300 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

par l’entendement l’existence d’une telle chose; mais il
ne s’ensuit pas que cette relation est aussi la condition
de la possibilité des choses mêmes. Si l’on veut se rap-
peler notre preuve du principe de causalité, on remar-
quera que nous n’avons pu le prouver que par rapport à
des objets d’expérience possible : tout ce qui arrive^
(tout événement) suppose une cause; nous n’avons pu
ainsi le prouver que comme un principe de la possibilité
de l’expérience , par conséquent de la connaissance d’un
objet donné dans VintuUion empirique, et non par de
simples concepts. On ne peut nier cependant que cette
proposition : tout ce qui est accidentel doit avoir une
cause, ne soit évidente pour chacun par de simples con-
cepts ; mais alors le concept de l’accidentel est déjà en-
tendu de telle sorte qu’il ne contient pas la catégorie
de la modaUté (comme quelque chose dont la non-exis-
tence se peut concevoir), mais celle de la relation (comme
quelque chose qui ne peut exister que comme consé-
quence de quelque autre) ; et, dans ce cas, la proposition
est certainement identique : tout ce qui ne peut exister
que comme conséquence a sa cause. Dans le fait, quand
nous voulons donner des exemples de l’existence acci-
dentelle, nous en appelons toujours à des changements,
et non pas simplement à la possibilité de concevoir le con-
traire *. Or le changement est un événement qui, comme

  • On peut concevoir aisément la non-existemce de la matière, mais
    les anciens n’en concluaient pourtant pas sa contingence. Mais la vicis-
    situde même de l’existence et de la non-existence d’un état donné d’une
    chose, en quoi consiste tout changement, ne prouve pas du tout la con-
    tingence de cet état, en quelque sorte par la réalité de son contraire ;
    par exemple le repos d’un corps, qui suit le mouvement, ne prouve pas
    la contingence du mouvement de ce corps, par cela que le repos est le
    contraire du mouvement. Car ce contraire n’est ici opposé à l’autre que

REMARQUE GÉNÉRALE 301

tel, n’est possible que par une cause, et dont par consé-
quent la non-existence est possible en soi, et l’on recon-
naît ainsi la contingence par cela que quelque chose ne
peut exister que comme effet d’une cause. Quand donc
une chose est admise comme contingente, c’est une pro-
position analytique de dire qu’elle a une cause.

Mais il est encore plus remarquable que , pour com-
prendre la possibilité des choses en vertu des catégories,
et par conséquent pour démontrer la réalité objective de ces
dernières, nous n’avons pas ^seulement besoin d’intuitions,
mais même AHntuitions extérieures. Prenons, par exemple,
les concepts purs de la relation^ voici ce que nous trou-
vons: l » » Pour donner dans l’intuition quelque chose
de fixe qui corresponde au concept de la substance (et
pour démontrer ainsi la réalité objective de ce concept),
nous avons besoin d’une intuition dans l’espace (de l’in-
tuition de la matière), parce que seul l’espace comporte
une détermination fixe\ tandis que le temps, et par
conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur, s’écoule
sans cesse. 2^ Pour présenter le changement comme in-
tuition correspondante au concept de la causalité, il nous
faut prendre pour exemple le mouvement, comme chan-
gement dans l’espace, et c’est par là seulement que nous
pouvons nous rendre saisissables des changements dont
aucun entendement pur ne peut comprendre la possibilité.
Le changement est la liaison de déterminations contra-

logiquement et non réeUement. Pour prouver la contingence du mouve-
ment, il faudrait prouver qu’ai* lieu d’être en mouvement dans le temps
précédent, il eût été possible que le corps fût alors en repos ; il ne suffit
pas qu’il l’ait été ensuite; car alors les deux contraires peuvent très-
bien coexister.

  • Beharrlich besUmmt

302 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

dictoirement opposées entre elles dans l’existence d’une
seule et même cliose. Or comment est-il possible que
d’un état donné d’une chose résulte dans la même chose
un autre état opposé au premier? c’est ce que non-seule-
ment aucune raison ne peut comprendre sans exemple,
mais ce qu’elle ne peut même se rendre intelligible sans
une intuition. Cette intuition est celle du mouvement
d’un point dans l’espace, dont l’existence en différents
lieux (comme série de déterminations opposées) nouis fait
seule d’abord percevoir le changement. En effet, pour que
nons puissions concevoir même des changements inté-
rieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière
figurée le temps, comme forme du sens intime, par une
ligne, le changement intérieur par le tracé de cette ligne
(par le mouvement), et par conséquent notre existence
successive en différents états par une intuition exté-
rieure. La raison en est que tout changement présup-
pose quelque chose de fixe dans l’intuition, même pour
pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune in-
tuition fixe ne se rencontre dans le sens intérieur. —
3^ Enfin, la catégorie de la communauté ne peut être com-
prise, quant à sa possibilité, par la seule raison ; et par
conséquent la réalité objective de ce concept ne peut être
aperçue sans intuition, et même sans intuition extérieure
dans l’espace. En effet, comment veut-on concevoir comme
possible que, plusieurs substances existant, de l’existence
de Tune quelque chose résulte (comme effet) dans celle
de l’autre, et réciproquement, et qu’ainsi, parce qu’il y
a dans la première quelque chose qui ne peut être com-
pris que par l’existence de la seconde, il en doive être
de même de la seconde à l’égard de la première? car
cela est nécessaire pour qu’il y ait communauté, mais ne

REMARQUE GÉNÉRALE 303

peut se comprendre de choses dont chacune subsiste
d’une manière complètement isolée. Aussi Leibnitz^ tout
en attribuant une communauté aux substances du monde,
mais aux substances conçues comme elles peuvent l’être
par le seul entendement, eut-il besoin de recourir à l’in-
tervention de la divinité ; car ce commerce des substances
lui parut justement incompréhensible par leur seule exis-
tence. Mais nous pouvons nous rendre saisissable la pos-
sibilité de la communauté (des substances comme phéno-
mènes), en nous les représentant dans l’espace, par
conséquent dans l’intuition extérieure. Celui-ci en effet con-
tient à priori des rapports extérieurs formels comme con-
ditions de la possibilité des rapports réels en soi (dans
l’action et la réaction, par conséquent dans la réciprocité).
‘— n est tout aussi facile de prouver que la possibilité
des choses comme quantités et par conséquent la réalité
objective des catégories de la quantité ne peuvent être
exposées que dans l’intuition extérieure, et ne peuvent
^tre ensuite appliquées au sens intime qu’au moyen de
cette intuition. Mais, pour éviter les longueurs , je dois
en laisser les exemples à la réflexion du lecteur.

Toute cette remarque est d’une grande importance,
non-seulement pour confirmer notre précédente réfuta-
tion de l’idéalisme, mais surtout pour nous montrer,
quand il sera question de la connaissance de soi-mêftne par
la simple conscience intérieure et de la détermination de
notre nature sans le secours d’intuitions empiriques in-
térieures, les limites de la possibilité d’une telle connais-
sance.

Voici donc la dernière conséquence de toute cette sec-
tion : tous les principes de l’entendement pur ne sont
que des principes à jt?rem de la possibilité de l’expérience;

304 ANALYTIQUE TRANSCENDE NTALE

c’est uniquement à celle-ci que se rapportent toutes le^
propositions synthétiques à priori^ et leur possibilité mêm^
repose absolument sur cette relation.

CHAPITRE m

Du principe de la distinction de tous les objets en général

en ‘phénomènes et noumènes

Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays
de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec
soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à
chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la
nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables.
C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un
vaète et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu
du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bien-
tôt, présente l’image trompeuse d’un pays ‘ nouveau, et
attire par de vaines apparences le navigateur vagabond
qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des ex-
péditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais
dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder
sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et
reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera
pas inutile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du
pays que nous allons quitter, et de nous demander d’a-
bord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 305

ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre,
dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà
de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels
sont nos titres à la possession de ce pays, et comment
jDous pouvons nous y maintenir contre toute prétention
ennemie. Bien que nous ayons déjà répondu suffisam-
ment à ces questions dans le cours de l’analytique, une
révision sommaire des solutions qu’elle en a données for-
tifiera la conviction, en réunissant en un point leurs di-
vers moments.

Nous avons vu, en effet, que tout ce que l’entende-
ment tire de lui-même, sans l’emprunter à l’expérience,
ne peut avoir pour lui d’autre usage que celui de l’expé-
rience. Les principes de l’entendement pur, qu’ils soient
constitutifs à ‘priori (comme les principes mathématiques)
ou simplement régulateurs (comme les principes dyna-
miques) ne contiennent rien que le pur -schème pour
Fexpérience possible; car celle-ci ne tire son unité que
de l’unité synthétique que l’entendement attribue origi-
nairement et de lui-même à la synthèse de l’imagination
dans son rapport avec l’aperception, et avec laquelle les
phénomènes, comme dcda pour une connaissance possi-
ble, doivent être à ‘priori en rapport et en harmonie. Or,
quoique ces règles de l’entendement soient non-seule-
ment vraies à ‘priori^ mais la source même de toute vé-
rité, c’est-à-dire de l’accord de notre connaissance avec
des objets, par cela même qu’elles contiennent le prin-
cipe de la possibilité de l’expérience, considérée comme
l’ensemble de toute connaissance où des objets peuvent
lions être donnés, il nous semble cependant qu’il ne suf-
fit pas d’exposer ce qui est vrai, mais qu’il faut exposer
aussi ce que l’on désire savoir. Si donc, par cette re-

I. 20

306 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

cherche critique, nous n’apprenons rien de plus que ce que
nous avons pratiqué de nous-mêmes en faisant de l’en-
tendement un usage purement empirique et sans nous en-
gager dans une investigation aussi subtile, l’avantage qui
en résulte ne parait pas mériter les peines qu’elle coûte.
On peut répondre, il est vrai, qu’aucune curiosité n’est
plus préjudiciable à l’extension de notre connaissance
que celle de vouloû* toujours connaître l’utilité d’une re-
cherche avant de s’y être engagé, et avant qu’il soit
possible de se faire la moindre idée de cette utilité, Teut-
on d’ailleurs devant les yeux. Mais il y a pourtant un
avantage que peut apprécier et prendre à cœur dans
une investigation transcendentale de ce genre le disci-
ple le plus difficile et le plus morose : c’est que l’enteû-
dement qui est exclusivement occupé de son usage em-
pirique et ne réfléchit pas sur les sources de sa propre
connaissance, peut très-bien fonctionner, mais est inca-
pable de se déterminer à lui-même les limites de son
usage et de savoir ce qui peut se trouver dans le soin ou
en dehors de sa sphère ; car il faut pour cela précisé-
ment ces profondes recherches que nous avons instituées.
Que s’il ne peut distinguer si certaines questions sont
ou non dans son horizon, il n’est jamais sûr de ses droits
et de sa propriété, et il doit s’attendre à recevoir à chaque
instant des leçons humiliantes, en transgressant inces-
samment (comme il est inévitable) les limites de son do-
maine et en se jetant dans les erreurs et les chimères.

Si donc on reconnaît, avec une entière certitude, que
l’entendement ne peut faire de tous ses principes à priori
et même de tous ses concepts qu’un usage empirique, et
jamais un usage transcendental, c’est là un principe qui a de
graves conséquences. L’usage transcendental d’un con-

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 307

cept dans un principe consiste à le rapporter aux choses
en général et en soij tandis que l’usage empirique l’appli-
que simplement aux phénomènes, c’est-à-dire à des objets
^ex^pèrience possible. H est aisé de voir que ce dernier
usage peut sgul avoir lieu. Tout concept exige d’abord
la forme logique d’un concept (d’une pensée) en général,
€t ensuite la possibilité de lui donner un objet auquel il
se rapporte. Sans ce dernier il n’a pas de sens, et il est
tout à fait vide de contenu, bien qu’il puisse toujours re-
présenter la fonction logique qui consiste à tirer un con-
cept de certaines données. Or un objet ne peut êtrç
donné à un concept autrement que dans l’intuition ; et,
si une intuition pure est possible à priori antérieure-
ment à l’objet, cette intuition elle-même ne peut rece-
voir son objet, et par conséquent une valeur objective,
que par l’intuition empirique dont elle est la forme pure.
Tous les concepts et avec eux tous les principes, tout à
priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des in-
tuitions empiriques, c’est-à-dire aux données d’une expé-
rience possible. Sans cela ils n’ont point de valeur objec-
tive et ne sont qu’un jeu de l’imagination ou de l’entende-
ment avec leurs propres représentations. Que l’on prenne
seulement pour exemple les concepts des mathématiques,
en envisageant d’abord celles-ci dans leurs intuitions pu-
res : l’espace a trois dimensions, entre deux points on ne
peut tirer qu’une ligne^ droite, etc. Quoique tous ces prin-
cipes et la représentation de l’objet dont s’occupe cette
science soient produits dans l’esprit tout à fait à priori, ils
ne signifieraient pourtant rien, si nous ne pouvions mon-
trer leur signification dans des phénomènes (des objets
empiriques). Aussi est-il nécessaire de rendre sensible
un concept abstrait, c’est-à-dire de montrer un objet

308 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

qui lui corresponde dans l’intuition, parce que sans cela
le concept n’aurait, comme on dit, aucun sens^ c’est-à-
dire resterait sans signification. Les mathématiques rcm-
, plissent cette condition par la construction de la figure^
qui est un phénomène présent aux sens (bien que pro-
duit à priori). Le concept de la quantité, dans cette même
science, cherche son soutien et son sens dans le nombre^
celui-ci à son tour dans les doigts ou dans les grains
des tablettes à calculer, ou dans les traits ou les points
placés sous les yeux. Le concept reste toujours produit
à priori^ avec les principes ou les formules synthétiques
qui en résultent ; mais leur usage et leur application à des
objets ne peuvent être cherchés en définitive que dans
l’expérience, dont ils contiennent à priori la possibiUté
(quant à la forme).

Ce qui montre clairement que toutes les catégories et
tous les principes qui en sont formés sont dans le même
cas, c’est que nous ne pouvons définir une seule de ces ca-
tégories, sans en revenir aux conditions de la sensibilité,
par conséquent à la forme des phénomènes auxquels
elles doivent être restreintes comme à leurs seuls objets ^
Otez en effet ces conditions, elles n’ont plus de sens^
plus de rapport à aucun objet, et il n’y a plus d’exemple
qui puisse nous rendre saisissable ce qui est propremeo-*
pensé dans ces concepts (a).

(a) Les lignes suivantes, avec la note qui s’y rattache, s’intercalaiezit
ici dans la première édition: c £n traçant plus haut la table des catégo-
ries, nous nous sommes dispensé de les définir les unes après les autres,
parce que notre but, borné à leur usage synthétique, ne rendait pas oes
définitions nécessaires, et que. quand une entreprise est inutile, on ne
doit pas assumer une responsabilité dont on peut se dispenser. Ce n’^
tait pas pour nous un faux-fuyant, mais une règle de prudence très-
important^, que de ne pas nous hasarder à définir tout d’abord, et de

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 309

Personne ne peut définir le concept de la quantité en
général que, par exemple, de cette manière : la quantité
est cette détermination d’une chose qui permet de con-
cevoir combien de fois un est contenu dans cette chose.
Mais ce combien de fois se fonde sur la répétition suc-
cessive, par conséquent sur le temps et sur la synthèse
(des éléments homogènes) dans le temps. On ne peut dé-
finir la réaUté par opposition à la négation qu’en son-
geant à un temps (conçu comme l’ensemble de toute
existence) qui en est rempli ou est vide. Si je fais abs-
traction de la permanence (laquelle est une existence en
tout temps), il ne me reste du concept de la substance
que la représentation logique du sujet, représentation
que je crois réaliser en me représentant quelque chose
qui peut exister simplement comme sujet (sans être un
prédicat de quelque autre chose). Mais outre que je ne
sache point de conditions qui puissent permettre à cette

ne pas chercher ou simuler la perfection ou la précision dans la déter-

mination du concept, quand nous pouvions nous contenter de tel ou tel

caractère, sans avoir besoin d’une énumération complète de tous ceux

qui constituent le concept entier. Mais on voit à présent que la raison

de cette prévoyance était encore plus profonde, puisque nous n’aurions

Pas pu définir les catégories quand nous l’aurions voulu*. Si l’on

écarte toutes les conditions de la sensibilité qui les signalent comme

des concepts d’un usage empirique possible, et qu’on les prenne pour

ces concepts de choses en général (par conséquent d’un usage transcen-

fiental), il n’y a plus rien à faire à leur égard que de considérer la fonc-

tion logique dans les jugements comme la condition de la possibilité des

choses mêmes, mais sans pouvoir montrer en aucune façon où elle peut

5ivoir son application et son objet, et par conséquent comment elle peut

revoir quelque signification et quelque valeur objective dans l’entende-

^ooient pur sans le concours de la sensibilité. »
J’entends ici la définition réelle, qui ne se borne pas à ajouter au
iiom d’une chose d’autres mots moins obscurs, mais qui contient une
« marque claire propre à faire toujours sûrement reconnaître Vohjet
et rend possible l’application du concept défini.

310 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

prérogative logique de convenir en propre à quelque
chose, il n’y a rien autre chose à en faire, et l’on n’en
peut tirer aucune conséquence, puisqu’aucun objet au-
quel s’applique l’usage du concept n’est déterminé par
là, et que par conséquent on ne sait pas si en général il
signifie quelque chose. Quant au concept de cause (si je
faisais abstraction du temps, où une chose succède à une
autre suivant une règle), je ne trouverais dans la pure
catégorie rien de plus sinon qu’il y a quelque chose d’où
l’on peut conclure à l’existence d’une autre chose, et
alors non-seulement la cause et l’effet ne pourraient plus
être distingués l’un de l’autre, mais encore, comme ce
pouvoir de conclure exige bientôt des conditions dont je
ne saurais rien, le concept n’aurait pas de détermination
qui lui permit de s’adapter à quelque objet. Le prétendu
principe : tout ce qui est contingent a une cause, se pré-
sente, il est vrai, avec assez de gravité, comme s’il por-
tait en lui-même sa dignité. Mais quand je vous de-
mande ce que vous entendez par contingent et que vous
me répondez : c’est ce dont la non-existence est pos-
sible, je voudrais bien savoir à quoi vous prétendez re-
connaître cette possibiUté de la non-existence, si vous ne
vous représentez pas une succession dans la série des
phénomènes et dans cette succession une existence suc-
cédant à la non-existence (ou réciproquement), c’est-à-
dire un changement ; car de dire que la non-existence
d’une chose n’est pas contradictoh-e en soi, c’est faire
tristement appel à une condition logique qui est sans
doute nécessaire au concept, mais qui est tout à fait in-
suffisante relativement à la possibilité réelle. – C’est ainsi
que je puis bien supprimer par la pensée toutes les subs-
tances existantes, sans avoir le droit d’en conclure la

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 311

contingence objective de leur existence, c’est-à-dire la
possibilité de leur non-existence en soi. Pour ce qui est
du concept de la communauté, il est facile de comprendre
qae, comme les pures catégories de la substance, aussi
bien que de la causalité, ne permettent aucune défini-
tion qui détermine l’objet, la causalité réciproque dans
la relation des substances entre elles (commercium) n’en
est pas plus susceptible. Personne n’a encore pu définir
la possibilité, l’existence, et la nécessité, que par une tau-
tologie manifeste, toutes les fois qu’on a voulu en puiser
la définition dans l’entendement pur. Car de substituer
la possibilité logique du concept (laquelle résulte de ce
qu’il ne se contredit pas lui-même), à la possibilité trans-
cendentale des choses (qui résulte de ce qu’un objet cor-
respond au concept), c’est là une illusion qui ne peut trom-
per et satisfaire que des esprits sans perspicacité* — (a).

  • c En un mot, tous ces concepts ne peuvent être justifiés par rien,
    et leur possibilité réelle ne peut être démontrée, si Voû fait abstraction
    de toute intuition sensible (la seule espèce d’intuition que nous ayons),
    et il ne reste plus alors que la possibilité logique, c’est-à-dire que le
    concept (la pensée) est possible, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit :
    la question est de savoir s’il se rapporte à un objet et si par conséquent
    il signifie quelque chose. »

La note qu’on vient de lire a été ajoutée par Eant dans la seconde
édition. Dans la première, après l’alinéa auquel elle correspond, se pla-
çait celui-ci, qui a été supprimé dans la seconde : J. B.

(a) Il y a quelque chose d’étrange, et même de paradoxal, à parler d’un
concept qui doit avoir une signification, mais qui ne serait susceptible d’au-
cune définition. Mais c’est là un caractère commun avec les catégories : les
catégories ne peuvent avoir une signification déterminée et un rapport à
un objet qu’au moyen de la condition sensible universelle, et cette condi-

31 s ÂXALTTIQCS TRAHSCEKDEXTALE

n soit de là iocoDtestablemeat que Fosage des €<m-
cepts purs de renteDdement ne peut jamais être tram»-
cendeiUal^ mais qu’il est toujours empirique, qae les j^in-
dpes de reDiendement pur ne peuvent jamais se rapp(Nrter
aux choses en général (considérés indépendamment de la
manière dont nous pouvons les percevoir), mais seulement
aux objets des sens et suivant les conditions générales
d’une expérience possible.

L’analytique transcendentale a donc cet important

tion ne peut être fournie par la catégorie pore, puisque ceUe-ci ne peut
contenir que la fonction logique qui consiste à ramener la dirersité sous
un concept. Or cette fonction, c’est-à-dire la forme du concept toute
seule, ne saurait nous faire connaître et distinguer Pobjet qui s’y rap-
porte, puisqu’il y est précisément fait abstraction de la condition sen-
sible sous laquelle en général des objets s’y peuTent rapporter. Aussi
les catégories ont-elles besoin, outre le pur concept de l’entendement,
de déterminations qui permettent de les appliquer à la sensibilité en
général (de schèmes) ; sans quoi elles ne sont pas des concepts par les-
quels un objet serait connu et distingué des antres, mais seulement au-
tant de manières de penser un objet pour des intuitions possibles et de
lui donner sa signification (sous une condition encore exigée) suivant
quelque fonction de l’entendement, c’est-à-dire de le définir: elles-mêmes
par conséquent ne peuvent pas être définies. On ne saurait définir, sans
tourner dans un cercle, les fonctions logiques des jugements en général :
unité et pluralité, affirmation et négation, sujet et prédicat, puisque la
définition devrait être elle-même un jugement, et que par conséquent
elle devrait déjà renfermer ces fonctions. Mais les catégories pures ne
sont rien autre chose que les représentations des choses en général, en
tant que ce qu’il y a de divers dans leur intuition doit être pensé au
moyen de l’une ou de l’autre de ces fonctions logiques : la grandeur est
la détermination qui ne peut être conçue que par un jugement ayant la
quantité (judicium commune) ; la résdité, celle qui ne peut être conçue
que par un jugement aifirmatif ; la substance, ce qui, relativement à l’in-
tuition, doit être le dernier sujet de toutes les autres déterminations.
Quant à savoir quelles sont les choses relativement auxquelles on doit se
servir de telle fonction plutôt que telle autre, c’est ce qui reste ici tout
à fait indéterminé ; par conséquent, sans la condition de l’intuition sen-
sible dont elles contiennent la synthèse, les catégories n’ont aucun rap-
port à im objet. Elles n’en peuvent donc définir aucun, et elles n’ont
donc point par elles-mêmes la valeur de concepts objectifs.

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 313

résultat de montrer que l’entendement ne peut faire à
priori autre chose que d’anticiper la forme d’une expé-
rience possible en général, et que ce qui n’est pas phé-
nomène ne pouvant être un objet d’expérience, il ne peut
jamais dépasser les bornes de la sensibilité, en dehors
desquelles il n’y a plus pour nous d’objets donnés. Ses
principes sont simplement des principes de l’exposition
des phénomènes, et le titre orgueilleux d’ontologie dont
se pare la science qui prétend donner, dans une doctrine
systématique, des connaissances synthétiques à priori des
choses en général (par exemple le principe de la causalité),
doit faire place au titre modeste d’analytique de l’enten-
dement pur.

La pensée est l’acte qui consiste à rapporter à un objet
irne intuition donnée. Si la nature de cette intuition n’est
donnée d’aucune manière, l’objet est alors simplement trans-
cendental, et le concept de l’entendement n’a qu’un usage
transcendental, c’est-à-dire qu’il n’exprime autre chose que
Punité de la pensée de quelque chose de divers en général.
Au moyen d’une catégorie pure, où l’on fait abstraction de
toute condition de l’intuition sensible, c’est-à-dire de la
seule intuition qui soit possible pour nous, on ne détermine
donc aucun objet, mais on exprime, suivant divers modes^
la pensée d’un objet en général. Il faut encore, pour faire
usage d’un concept, une fonction du jugement : celle par
laquelle un objet lui est subsumé, par conséquent la con-
dition au moins formelle sous laquelle quelque chose peut
être donné dans l’intuition. Si cette condition du juge-
ment (le schème) manque, toute subsomption est impos-
sible, puisque rien n’est plus donné qui puisse être
subsumé sous le concept. L’usage purement transcenden-
tal des catégories n’est donc pas dans le fait un usage.

sa ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

et il n’a point d’objet déterminé, ni même d’objet déter-
minable quant à la forme. H suit de là que la catégorie
pure ne suffit pas non plus à former aucun principe
synthétique à priori, que les principes de l’entendement
pur n’ont qu’un usage empirique §t jamais un usage
transcendental, et que, en dehors du champ de l’expé-
rience possible, il ne peut y avoir de principes synthéti*
ques à priori.

Il peut donc être sage de s’exprimer ainsi : les caté*
gories pures, sans les « conditions formelles de la sensi^
bilité, ont une signification purement transcendentalcr
mais elles n’ont pas d’usage transcendental, cet usage
étant impossible en soi, puisque toutes les conditions
d’un usage quelconque (dans les jugements) leur man-^
quent, à savoir les conditions formelles de la subsomption
de quelque objet possible sous ces concepts. Comme
(à titre de catégories pures) elles ne doivent pas avoir
d’usage empirique, et qu’elles n’en peuvent pas avoir de
transcendental, il suit qu’elles n’ont aucun usage quand
on les isole de toute sensibilité, c’est-à-dire qu’elles ne
peuvent être appliquées à aucun objet possible; elles sont
plutôt la forme pure de l’usage de l’entendement relative-
ment aux objets en général et à la pensée, sans qu’on
puisse par leur seul moyen penser ou déterminer quelque
objet.

n y a cependant ici au fond une illusion qull est dif-
ficile d’éviter (a). Les catégories ne tirent pas leur origine

(a) Ce passage jusqu’à Palinéa qui commence ainsi : Si je retranche
toute pensée, etc., a remplacé dans la seconde édition celui que voici r

■ On appelle phénomènes des manifestations que nous concevons
comme des objets en vertu de l’unité, des catégories. Que si j’admets
des choses qui soient simplement des objets de l’entendement, et qui

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 315

de ]a sensibilité, comme les formes de VintuUion^ l’espace
et le temps; elles semblent donc autoriser une applica-
tion qui s’étende au delà de tous les objets des sens.
Mais, d’un autre côté, elles ne sont que des formes de la

pourtant paissent être données, en cette qualité, à l’intuition, non pas, il
est yrai, à l’intuition sensible, mais à une sorte d’intuition intellectuelle
(cofom intuitu intéllectuaU)^ ces choses s’appelleraient des noumenes
(ifitelUgiUlia).

On devrait penser que le concept des phénomènes, limité par l’esthé-
tique transcendentale, donne déjà par lui-même la réalité objective des
noumenes, et justifie la divjsion des objets en phénomènes et noumènesy
par conséquent aussi du monde en monde sensible et monde intelligible
(mundtM sensibtjis et intelligihilis)^ en ce sens que la différence ne porte
pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou
claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets
peuvent être donnés originairement à notre connaissance et d’après la-
quelle ils se distinguent eux-mêmes essentiellement les uns des autres.
En effet, quand les sens nous représentent simplement quelque chose
tel qu’il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit aussi une
chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’en-
tendement ; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une connaissance possible où
Von. ne trouve plus aucune sensibilité, et qui seule ait une réalité abso-
lument objective, en ce sens que les objets nous seraient représentés
par elle tels quHîs sont, tandis que, au contraire, dans l’usage empi-
rique de notre entendement, les choses ne sont connues que comme elles
apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories
(lequel est limité aux conditions sensibles) un usage pur et ayant pour-
tant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous
avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles
ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’expo-
sition du phénomène, et qui même ne vont pas à priori au delà de la
possibilité formelle du phénomène : ici en effet s’ouvrirait devant nous
un tout autre champ ; un monde en quelque sorte serait conçu dans l’es-
prit (peut-être même perçu) qui pourrait occuper notre entendement
pur non moins sérieusement que l’autre et même beaucoup plus noble-
ment.

Toutes nos représentations sont dans le fait rapportées à quelque
objet par l’entendement, et comme les phénomènes ne sont rien que
des représentations, l’entendement les rapporte à quelque chose, comme
à un objet de l’intuition sensible ; mais ce quelque chose n’est sous ce
rapport que l’objet transcendental. Or par là il faut entendre quelque
chose zz X, dont noiA ne savons rien du tout et dont en général (d’aprè»

316 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

pensée, exprimant simplement la faculté logique d’unir à
priori dans une conscience les éléments divers donnés
dans l’intuition, et c’est pourquoi, si on leur retire la
seule intuition qui nous soit possible, elles ont encore

la constitiition actaelle de notre entendement) nons ne ponvons rien sa-
voir, mais qai ne fait que servir, comme corrélatif de Fonité de l’aper-
ception, à Tunité des éléments divers dans Pintoition sensible, à cette
nnité an moyen de laquelle l’entendement onit ces éléments en on con-
cept d’objet. Cet objet transcendental ne peut nullement se séparer des
données sensibles, pnisqu’alors il ne resterait plus rien qui servît à le
concevoir. H n’est donc pas un objet de la connaissance en soi, mais
seulement la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet
en général déterminable par ce qu’il y a en eux de divers.

C’est précisément pour cette raison que les catégories ne représen-
tent aucun objet particulier, donné à l’entendement seul, mais qu’elles
servent uniquement à déterminer l’objet transcendental (le concept de
quelque chose en général) par ce qui est donné dans la sensibilité, afin
de faire connaître ainsi empiriquement des phénomènes sons des con-
cepts d’objets.

Pour ce qui est de la raison pour laquelle, n’étant pas encore satisfait
du substratum de la sensibilité, on a attribué des noumènes aux phéno-
mènes, voici simplement sur quoi elle repose. La sensibilité ou son
champ, le champ des phénomènes, est limité par l’entendement de telle
sorte qu’il ne s’étend pas aux choses en soi, mais seulement à la ma-
nière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre condition
subjective. Tel était le résultat de toute l’esthétique transcende ntale, et
il suit aussi naturellement du concept d’un phénomène en général que
quelque chose lui doit correspondre qui ne soit pas en soi un phéno-
mène, puisque le phénomène n’est rien en soi et qu’il ne peut être en
dehors de notre mode de représentation. Par conséquent, si l’on veut
éviter un cercle perpétuel, le mot phénomène indique déjà une relation
à quelque chose dont, à la vérité, la représentation immédiate est sen-
sible, mais qui doit être quelque chose en soi, même indépendamment
de cette constitution de notre sensibilité (sur laquelle se fonde la forme
de notre intuition), c’est-à-dire un objet indépendant de notre sensi-
bilité.

Or de là résulte le concept d’un noumene, c’est-à-dire un concept
qui n’est nullement positif et qui n’indique pas une connaissance déter-
minée de quelque objet, mais seulement la pensée de quelque chose en
général, abstraction faite de toute forme de l’intuition sensible. Pour
qu’un noumènc signifie un objet véritable, distinct de tous les phéno-
mènes, il ne suffit pas que j »* affranchisse ma pensée de toutes les con-

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 317

moins de sens que ces formes sensibles pures : par celles-
ci du moins un objet est donné, tandis qu’une manière
propre à notre entendement de lier le divers ne signifie
plus absolument rien si l’on n’y ajoute l’intuition dans
laquelle seule ce divers peut être donné. — Pourtant, quand
nous désignons certains objets sous le nom de phéno-
mènes, d’êtres sensibles (phœnomena), en distinguant la
manière dont nous les percevons de leur nature en soi,
il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à
ces phénomènes ou ces mêmes objets envisagés au point de
vue de cette nature en soi, bien que nous ne les percevions
pas à ce point de vue, ou d’autres choses possibles qui ne
sont nullement des objets de nos sens, et, en les consi-

ditions de l’intuition sensible; il faut encore que je sois fondé à ad-
mettre une autre espèce d’intuition que cette intuition sensible, sous la-
quelle un objet de ce genre puisse être donné ; car autrement ma pen-
sée serait vide, encore qu’elle n’impliquât aucune contradiction. Nous
n’avons pas pu, il est vrai, démontrer plus haut que l’intuition sensible
est la seule intuition possible en général ; nous avons simplement dé-
montré qu’elle est la seule possible pour nous ; mais nous n’avons pas
pu démontrer non plus qu’une autre espèce d’intuition encore est pos-
sible, et, bien que notre pensée puisse faire abstraction de la sensibi-
lité, il s’agit toujours de savoir si ce ne serait pas là une simple forme
d’un concept, ou si après cette séparation il reste encore un objet.

L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est l’objet trans-
cendental, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque
chose en général. Cet objet ne peut pas s’appeler noumhne^ car je ne
sais pas ce qu’il est en soi, et je n’en ai aucun concept, sinon celui de
l’objet d’une intuition sensible en général, qui par conséquent est le
même pour tous les phénomènes. Il n’y a point de catégorie qui me le
fasse concevoir, car les catégories ne s’appliquent qu’à l’intuition sen-
sible, qu’elles ramènent à un concept d’objet en général. Un us^ge pur
de la catégorie est, il est vrai, possible, c’est-à-dire sans contradiction ;
mais il n’a aucune valeur objective, puisqu’elle ne se rapporte à aucune
intuition qui puisse en recevoir l’unité d’objet; car la catégorie est une
simple fonction de la pensée par laquelle aucun objet ne m’est donné,
mais par laquelle seulement est pensé ce qui peut être donné dans l’in-
tuition. 9

318 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

dorant ainsi comme des objets simplement conçus par
l’entendement, de les distinguer des premiers par le
nom d’êtres intelligibles (noumena). Or on demande si
les concepts purs de notre entendement ne pourraient
avoir un sens par rapport à ces derniers et e» être une
sorte de connaissance.

Mais il se présente aussitôt ici une équivoque qui
peut occasionner une grave erreur. Quand l’entende-
ment appelle simplement phénomène un objet considéré
sous un rapport, et qu’il se fait en même temps, en dehors de
ce rapport, une représentation d’un objet en soi, il se per-
suade qu’il peut aussi se faire des concepts de ce genre
d’objets, et que, puisqu’il n’en fournit pas d’autres que
les catégories, l’objet, au moins dans ce dernier sens,
doit pouvoir être pensé au moyen de ces concepts purs
de l’entendement. Il est ainsi conduit à prendre le con-
cept entièrement indéterminé d’un être intelligible conçu
comme quelque chose de tout à fait en dehors de notre
sensibilité, pour le concept déterminé d’un être que nous
pourrions connaître de quelque manière par l’entende-
ment.

Si par noumène nous entendons une chose en tant
qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en fai-
sant abstraction de notre manière de la percevoir, cette
chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais
si nous entendons par là Vobjet d’une intuition non sensi-
ble, nous admettons un mode particulier d’intuition, à
savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point le
nôtre et dont nous nç pouvons pas même apercevoir la
possibilité; ce serait alors le noumène dans le sens positif.

La théorie de la sensibilité est donc en même temps
celle des noumènes dans le sens négatif, c’est-à-dire de

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 319

choses que l’entendement doit concevoir en dehors de ce
rapport à notre mode d’intuition, par conséquent comme
choses en soi et non plus simplement comme phénomènes,
mais en comprenant qu’il ne peut faire aucun usage de
ses catégories dans cette manière de les envisager sépa-
rément, puisqu’elles n’ont de sens que par rapport à
l’unité des intuitions dans l’espace et dans le temps, et
qu’elles ne peuvent déterminer à priori cette unité au
moyen des concepts généraux de liaison qu’en vertu de
l’idéalité de l’espace et du temps. Là où ne peut se
trouver cette unité de temps, dans le noumène par consé-
quent, là cesse absolument tout usage et même toute si-
gnification des catégories; car la possibilité des choses
qui doivent répondre aux catégories ne se laisse pas
apercevoir. Je ne puis mieux faire à cet égard que de
renvoyer à ce que j’ai dit au commencement de la remar-
que générale sur le précédent chapitre. On ne saurait dé-
montrer la possibilité d’une chose en disant que le concept
<Ie cette chose n’implique point contradiction; il faut
pour cela s’appuyer sur une intuition qui lui corresponde.
Si donc nous voulions appliquer les catégories à des objets
qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il faudrait
que nous leur donnassions pour fondement une autre in-
tuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un
noumène A^lù^U sens positif , Or comme une telle intuition,
je veux dire l’intuition intellectuelle, est tout à fait en
dehors de notre faculté de connaître, l’usage des caté-
gories ne peut en aucune façon s’étendre au delà des
bornes des objets de l’expérience. Il y a bien sans doute
des êtres intelligibles correspondant aux êtres sensibles,
il peut même y avoir des êtres intelligibles qui n’aient
aucun rapport à notre faculté d’intuition sensible; mais

320 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

nos concepts intellectuels, en tant que simples formes de
la pensée pour notre intuition sensible, ne s’y appliquent
en aucune façon. Ce que nous appelons noumène ne doit
donc être entendu que dans le sens négatif.

Si je retranche d’une connaissance empirique toute
pensée (formée au moyen des catégories), il ne reste au-
cune connaissance d’un objet; car par la simple intuition
rien n’est pensé, et de ce que ma sensibilité est ainsi
affectée, il ne s’ensuit aucun rapport de cette représenta-
tion à quelque objet. Que si au contraire je supprime
toute intuition, il reste encore la forme de la pensée,
c’est-à-dire la manière d’assigner un objet aux éléments
divers d’une intuition possible. Les catégories ont donc
beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, puis-
qu’elles pensent des objets en général sans égard à la
manière particulière dont ils peuvent être donnés (par
la sensibilité). Mais elles ne déterminent pas pour cela
une plus grande sphère d’objets, puisqu’on ne saurait
admettre que des objets de ce nouveau genre puissent
nous être donnés, sans présupposer comme possible une
autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, ce à quoi
nous ne sommes nullement ‘autorisés.

J’appelle problématique un concept qui ne renferme
pas de contradiction, mais qui, comme limitation de con-
cepts donnés, se rattache à d’autres connaissances dont
la réalité objective ne peut être connue d’aucune façon.
Le concept d’un noumène^ c’est-à-dire d’une chose qui
doit être conçue, non comme objet des sens, mais comme
chose en soi (uniquement par l’entendement pur), n’est
nullement contradictoire ; car on ne peut affirmer que la
sensibilité soit la seule espèce d’intuition possible. En
outre, ce concept est nécessaire pour que l’on n’étende

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 321

pâs l’intuition sensible jusqu’aux choses en âoi , et que
par conséquent l’on restreigne la valeur objective de la
connaissance sensible (car le reste où elle n’atteint pas, on
l’appelle noumène, précisément pour indiquer par là que
cette sorte de connaissances ne peut étendre son domaine
sur tout ce que conçoit l’entendement). Mais, en définitive,
la possibilité de ces noumènes n’en est pas moins insaisis-
sable, et, en dehors de la sphère des phénomènes, il n’y
a plus (pour nous) que le vide. En d’autres termes, nous
avons un entendement qui %^é\j&tïà.prohUmcUiquement plus
loin que cette sphère, mais nous n’avons aucune intuition
par laquelle des objets puissent nous être donnés en de-
hors du champ de la sensibiUté, nous n’avons même au-
cun concept d’une intuition possible de ce genre, et l’en-
tendement ne peut être employé ctssertariqtiement en
dehors de ce champ. Le concept d’un noumène n’est donc
qu’un concept limitatif \ destiné à restreindre les préten-
tions de la sensibilité, et par conséquent il n’a qu’un
usage négatif. H n’est pas cependant une fiction arbi-
traire, mais il se rattache à la limitation de la sensibi-
lité, sans toutefois pouvoir rien établir de positif en de-
hors de son champ.

La division des objets en phénomènes et noumènes et
du monde en monde sensible et monde intelligible, ne
peut donc être admise dans un sens positif, bien qu’on
puisse certainement admettre celle des concepts en sen-
sibles et intellectuels ; car on ne peut assigner à ces der-
niers aucun objet et par conséquent leur attribuer une
valeur objective. Quand on s’éloigne des sens, comment
faire comprendre que nos catégories (qui seraient pour

  • Chrenzbegriff.

I. 21

322 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

les noumènes les seuls concepts restants) signifient en-
core quelque chose, puisque, pour qu’elles aient un rap-
port à quelque objet, il faut quelque chose de plus que
l’unité de la pensée, à savoir une intuition à laquelle
elles puissent être appliquées ? Toutefois, le concept d’un
noumène, pris d’une manière simplement problématique,
n’en reste pas moins, je ne dis pas seulement admissible,
mais inévitable comme concept limitant la sensibilité.
Mais alors, loin que le noumène soit un objet intelligible
pour notre entendement, l’entendement même auquel il
appartiendrait est un problème, c’est-à-dire que nous ne
pouvons nous faire la moindre idée de la faculté qu’au-
rait l’entendement de connaître son objet, non plus dis-
cursivement par le moyen des catégories, mais intuitive-
ment, dans une intuition non sensible. Notre entende-
ment ne reçoit donc ainsi qu’une extension négative,
c’est-à-dire que, s’il n’est pas limité par la sensibihté,
mais s’il la limite au contraire en appelant noumènes
les choses en soi (envisagées autrement que comme phé-
nomènes), il se pose aussi à lui-même des limites qui
l’empêchent de les connaître par le moyen des catégo-
ries, et par conséquent de les concevoir autrement que
comme quelque chose d’inconnu.

Je trouve cependant dans les écrits des modernes les
expressions de monde sensible et de m^nde intelligible *
employées dans un tout autre sens, dans un sens qui s’é-

  • c II ne faut pas substituer à cette expression ceUe de monde in-
    tellectuel, comme on a coutume de le faire dans les ouvrages allemands ;
    car il n’y a que les connaissances qui soient intellectuelles ou sensi-
    tvves. Les objets seuls peuvent être appelés intelligibles (a). >

(a) Cette note, dont j’abrège la dernière phrase pour n’en conserver
que ce qui s’applique à notre langue et peut se traduire en français, est
une addition de la seconde édition. J. B.

PHÉNOMÈNES ET NOUMÈNES 323

<îarte entièrement de celui des anciens, et qui n’offre sans
doute aucune difficulté, mais où l’on ne trouve aufond qu’une
vaine logomachie. Il a plu en effet à quelques – uns d’ap-
peler l’ensemble des phénomènes monde sensible, en tant
qu’il peut être perçu, et monde intelligible, en tant qu’on
en conçoit l’enchaînement suivant les lois universelles de
l’entendement. L’astronomie théorétique, qui se borne à
observer le ciel étoile, représenterait le premier; et l’as-
tronomie contemplative (expliquée, par exemple, d’après
le système de Copernic ou d’après les lois de la gravita-
tion de Newton), représenterait le second, le monde in-
telligible. Mais un tel renversement des termes n’est
qu’un subterfuge sophistique auquel on a recours pour
échapper à une question incommode en détournant à
son gré le sens des mots. L’entendement et la raison ont
sans doute leur emploi par rapport aux phénomènes;
mais on demande S’ils ont encore un autre usage par
rapport à l’objet qui n’est plus phénomène (mais nou-
mène), et l’on entend l’objet dans ce sens en le concevant
en soi comme purement intelligible, c’est-à-dire comme
donné à l’entendement seul, et nullement aux sens. La
question est donc de savoir si, outre cet usage empirique
de l’entendement (même dans la représentation newto-
nienne du système du monde), il peut encore y avoir un
usage transcendental, qui s’applique au noumène comme
à un objet; et c’est là une question que nous avons ré-
solue négativement.

Quand donc nous disons que les sens nous représen-
tent les objets tels quHls apparaissent^ et l’entendement,
tels quHU sont^ cette dernière expression ne doit pas être
prise dans un sens transcendental, mais seulement dans
un sens empirique, c’est-à-dire qu’elle désigne les objets

324 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tels qu’ils doivent être représentés, comme objets de l’ex-
périence, dans l’enchaînement général des phénomènes, et
non pas suivant ce qu’ils peuvent être en soi, indépen-
damment de toute relation à une expérience possible et
partant aux sens en général, ou comme objets de l’en-
tendement pur. En effet cela nous demeurera toujours
inconnu, et même nous ne savons pas si une telle con-
naissance transcendentale (extraordinaire) est possible
en général, du moins comme connaissance soumise à nos
catégories ordinaires. L entendement et la sensibilité ne
peuvent chez nous déterminer d’objets quen s^ unissant.
Si nous les séparons, nous avons alors des intuitions Sans
concepts ou des concepts sans intuitions, et dans les deux
cas des représentations que nous ne pouvons rapporter
à aucun objet déterminé.

Si, après tous ces éclaircissements , quelqu’un hésite
encore à renoncer à l’usage purement transcendental des
catégories, qu’il essaie de s’en servir pour quelque assertion
synthétique. Je ne parle pas des assertions analytiques, cai^
ellesne font pas faire un pas de plus àl’entendement, et comme-
celui-ci n’est occupé que de ce qui est déjà pensé dans le-
concept, il laisse indécise la question de savoir si ce concept
se rapporte en soi à des objets ou s’il signifie seulement
l’unité de la pensée en général (laquelle fait complète-
ment abstraction de la manière dont un objet peut être
donné) ; il lui suffit de connaître ce qui est contenu dans
son concept, et il lui est indifférent de savoir à quoi ce
concept lui-même peut se rapporter. Mais que l’on fasse
cet essai sur quelque principe synthétique et soi-disant
transcendental, tel que celui-ci : tout ce qui est existe
comme substance ou comme détermination inhérente
à la substance, ou celui-ci : tout ce qui est contin-

AHPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 335

gent existe comme effet d’une autre chose qui en est la
cause, etc. Or je demande où l’on prendra ces propositions
sjuthétiques, si la valeur des concepts n’est pas relative à
une expérience possible, mais s’étend aux choses en soi
(aux noumènes). Où est ici le troisième terme qu’exige tou-
jours une proposition synthétique pour lier l’uû à l’autre
des concepts qui n’ont entre eux aucune parenté logique
(analytique). On ne prouvera jamais une telle proposi-
tion, et, qui plus est, on ne pourra jamais justifier la pos-
sibilité d’une assertion pure de ce genre, sans avoir égard
à l’usage empirique de l’entendement et sans renoncer
ainsi au jugement pur et dégagé de tout élément sen-
sible. Le concept d’objets pui-s simplement intelligibles
est donc entièrement vide de tous les principes qui ser-
vent à les appliquer, puisqu’on ne peut imaginer com-
ment ils pourraient nous être donnés, et la pensée pro-
blématique qui leur laisse cependant un lieu ouvert ne
sert que, comme un espace vide, à restreindre les prin-
cipes empiriques sans renfermer et sans indiquer quelque
autre objet de connaissance en dehors de leur sphère.

Appendice

De l’amphibolie des concepte de réflexion résultant de la confusion de
Tusage empirique de l’entendement avec son usage transcendental.

La réflexion (reflezio) ne s’occupe point des objets
mêmes pour en acquérir directement des concepts, mais

326 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

elle est l’état de l’esprit où nous nous préparons à dé-
couvrir les conditions subjectives qui nous permettent
d’arriver à des concepts. Elle est la conscience du rap-
port de représentations données à nos différentes sources
de connaissances, lequel seul permet de déterminer exac-
tement leur rapport entre elles. La première question
qui se présente avant toute autre étude de nos représen-
tations est celle-ci : dans quelle faculté de connaître ren-
trent-elles? Est-ce par l’entendement ou par les sen&
qu’elles sont liées ou comparées? Il y a bien des juge-
ments qu’on admet par habitude ou qu’on lie par incli-
nation, mais que l’on tient pour des jugements ayant leur
origine dans l’entendement, parce qu’aucune réflexion ne
les précède ou du moins ne vient ensuite les soumettre à la
critique. Tous les jugements n’ont pas besoin d’un examen^
c’est-à-dire n’exigent pas que l’attention remonte^ aux
principes de la vérité ; car, quand ils sont immédiatement
certains, comme celui-ci par exemple : entre deux points
il ne peut y avoir qu’une ligne droite, on ne saurait y
indiquer une marque de vérité plus immédiate que la
chose même qu’ils expriment. Mais tous les jugements
et même toutes les comparaisons ont besoin de réflexion^
c’est-à-dire exigent qu’on distingue à quelle faculté de
connaître appartiennent les concepts donnés. J’appelle ré-
flexion transcendentale l’acte par lequel je rapproche la
comparaison des représentations en général de la faculté
de connaître où elle a lieu, et par lequel je distingue si
c’est comme appartenant à l’entendement pur ou à l’in-
tuition sensible qu’elles sont comparées entre elles. Or
les rapports où les concepts peuvent se rattacher les uns
aux autres dans un état d’esprit, sont ceux A^identUé et
de diversité^ de convenance et de disconvenance, dHintérieur

ÂMPIIIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 327

et d’extérieur, enfin de déterminable et de détermination
(de matière et de forme). L’exacte détermination de ces
rapports dépend de la question de savoir dans quelle fa-
culté de connaître ils se rattachent subjectivement les
uns aux autres, si c’est dans la sensibilité ou dans l’en-
tendement. En effet la différence de ces facultés fait une
grande différence dans la manière dont on doit concevoir
ces rapports.

Avant de prononcer un jugement objectif quelconque,
nous comparons les concepts, afin d’arriver à Videntité
(de plusieurs représentations sous un concept) et par là
à un jugement universel, ou à la diversité et par là à un
jugement particulier; à la convenance, ce qui donne lieu
à un jugement affirmatif, ou à la disconvenance, ce qui
donne lieu à un jugement négatif, etc. D’après cela, nous
devrions, ce semble, appeler concepts de comparaison
{conceptus comparationis) les concepts indiqués. Mais
comme, quand il ne s’agit pas de la forme logique des
concepts, mais de leur contenu, c’est-à-dire de la question
de savoir si les choses mêmes sont identiques ou diverses,
si elles se conviennent ou non, etc., les choses ont un
double rapport à notre faculté de connaître, c’est-à-dire
peuvent se rapporter à la sensibiUté et à l’entendement^
et que la manière dont elles se rattachent les unes aux
autres dépend de la faculté à laquelle elles appartiennent,
seule la réflexion transcendentale, c’est-à-dire le rapport
de certaines représentations données à l’un ou à l’autre
mode de connaissance, pourra déterminer leur rapport
entre elles, et la question de savoir si les choses sont
identiques ou diverses, si elles se conviennent ou non, etc.,
ne pourra être décidée immédiatement par les concepts
mêmes au moyen d’une simple comparaison (comparatio)y,

328 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

mais on ne pourra la résoudre qu’en distinguant le mode
de connaissance auquel elles appartiennent, au moyen
d’une réflexion {reflexio) transcendentale. On pourrait
donc dire que la réflexion logique est une simple compa-
raison, puisqu’on y fait complètement abstraction de la
faculté de connaître à laquelle appartiennent les repré-
sentations données, et qu’en ce sens celles-ci doivent être
traitées comme si elles avaient le même siège dans l’es-
prit, tandis que la réflexion transcendentale (qui se rap-
porte aux objets mêmes) contient le principe de la pos-
sibilité de la comparaison objective des représentations
entre elles, et que par conséquent elle est très-diffé-
rente de l’autre, puisque la faculté de connaître à la-
quelle elles appartiennent n’est pas toujours la même.
Cette réflexion transcendentale est un devoir dont ne
saurait s’afiranchir quiconque veut porter à priori quelque
jugement sur les choses. Nous allons la soumettre à notre
examen, et nous n’en tirerons pas une médiocre lumière
pour déterminer la fonction propre de l’entendement.

V Unité et diversité. Quand un objet s’oflfi’e à nous
plusieurs fois, mais chaque fois avec les mêmes détermi-
nations intrinsèques {qualitas et quantitas\ il est, si on le
considère comme un objet de l’entendement pur, le même,
toujours le même, non pas plusieurs, mais une seule chose
(numerica identitas) ; si au contraire il est envisagé conmie
phénomène , il ne s’agit plus de comparer les concepts,
mais quelque identique que tout puisse être à ce point
de vue, la diversité des heux qu’occupe ce phénomène
dans le même temps, est un principe suffisant de la di-
versité numérique de l’objet même (des sens). Ainsi dans
deux gouttes d’eau on peut faire complètement abstrac-
tion de toute diversité intrinsèque {de qualité et de quan-

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 329

^itë), et il suffit qu’on les perçoive eo même temps dans
-^es lieux diflférents pour les regarder comme numérique-
ment distinctes. Leibnitz prenait les phénomènes pour
<les choses en soi, par conséquent pour des intelligibiUa^
-c’est-à-dire pour des objets de l’entendement pur (bien
qu’il les désignât sous le nom de phénomènes à cause de
l’obscurité des représentations que nous en avons), et à ce
point de vue son principe des indiscernables (principium
identitatis indiscernibilium) était certainement inatta-
quable; mais, comme ce sont des objets de la sensibilité
et que l’usage de l’entendement par rapport à eux n’est
pas pur, mais simplement empirique, la pluralité et la
diversité numérique sont déjà données par l’espace même,
comme condition des phénomènes extérieurs. En eifet une
partie de l’espace, quoique parfaitement égale et sem-
blable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle
est précisément par là une partie distincte de cette autre
partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus
grand, et il en doit être de même de toutes les choses
qui sont en même temps en diflférents lieux de l’espace,
quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent
^tre d’ailleurs.

2° Convenance et disconvenance. Quand la réalité ne
nous est représentée que par l’entendement pur {realitas
noumenon), on ne conçoit pas qu’il puisse y avoir entre
les réaUtés aucune disconvenance, c’est-à-dire un rapport
tel qu’unies en un sujet elles suppriment réciproquement
leurs eflfëts, et 3 — 3 = 0. Au contraire les réalités phé-
noménales {realitas phœnomenon) peuvent certainement
être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même
sujet, annihiler les eflfets l’une de l’autre, comme, par
exemple, deux forces motrices agissant sur une même

330 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

ligne droite, en tant qu’elles attirent ou qu’elles poussent
un point dans des directions opposées, ou comme le plai-^
sir et la douleur qui se font équilibre.

3″* Intérieur et extérieur. Dans un objet de l’entende-
ment pur il n’y a d’intérieur que ce qui n’a aucun rap-^
port (d’existence) à quelque chose d’autre que luL Au
contraire les déterminations intérieures d’une substantia
phœnomenon dans l’espace ne sont que des rapports, et
elle-même n’est qu’un ensemble de relations. Nous ne
connaissons la substance dans l’espace que par les forces
qui agissent en certains points de cet espace, soit pom*
y attirer d’autres forces (attraction), soit pour les em-
pêcher d’y pénétrer (répulsion et impénétrabilité); nous-
ne connaissons pas les autres propriétés constituant le
concept de la substance qui apparaît dans l’espace et que
nous nommons matière. Comme objet de l’entendement
pur au contraire, toute substance doit avoir des déter-
minations et des forces intérieures qui se rapportent à
la réalité intérieure. Mais que puis-je concevoir comme
accidents intérieurs sinon ceux que me présente mon sens^
intérieur, c’est-à-dire ce qui est pensée ou analogue à la
pensée? Aussi Leibnitz^ qui se représentait les substances
comme des noumènes, faisait-il de toutes ces substances
et même des éléments de la matière, après en avoir re-
tranché par la pensée tout ce qui peut signifier quelque
relation extérieure, et par conséquent aussi la compost-
tion, des sujets simples doués de la faculté représenta-^
tive, en un mot dès monades.

4^ Matière et forme. Ce sont là deux concepts qui ser-
vent de fondement à toute autre réflexion, tant ils sont
inséparablement liés à tout usage de l’entendement. Le
premier signifie le déterminable en général, le second,

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 33t

sa détermination (l’un et l’autre dans le sens transcen-
dental, puisqu’on fait abstraction de toute diversité de ce
qui est donné et de la manière dont il est déterminé).
Les logiciens appelaient autrefois matière le général, et
forme, la différence spécifique. Dans tout jugement on
peut appeler matière logique (du jugement) les concepts
donnés, et forme du jugement, le rapport de ces concepts
(unis par la copule). Dans tout être les éléments cons-
titutifs ^ (essentialia) en sont la matière ; la manière dont
ces éléments sont unis en une chose en sont la forme
essentielle. En outre, par rapport aux choses en général^
la réalité illimitée était regardée comme la matière de
toute possibilité, et sa limitation (sa négation) comme la
forme par laquelle une chose se distingue d’une autre
suivant des concepts transcendentaux. L’entendement
en effet exige d’abord que quelque chose soit donné (du
moins dans le concept], pour pouvoir le déterminer d’une
certaine manière. La matière précède donc la forme dans
le concept de l’entendement pur, et c’est pourquoi Leib-
nitz admettait d’abord des choses (des monades), et en-
suite une faculté représentative inhérente à ces choses^
sur laquelle il pût fonder leurs rapports extérieurs et le
commerce de leurs états (c’est-à-dire de leurs représen-
tations). L’espace et le temps étaient donc possibles, le
premier uniquement par le rapport des substances, et le
dernier par l’enchaînement de leurs déterminations
entre elles, en tant que principes et conséquences. Il en
devrait être ainsi en effet si l’entendement pur se rappor-
tait immédiatement aux objets, et si l’espace et le temps^
étaient des déterminations des choses en soi. Mais s’ils-

‘ Bestandstàclce,

332 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

ne sont que des intuitions sensibles dans lesquelles nous
déterminons tous les objets uniquement à titre de phé-
nomènes, la forme de l’intuition (comme constitution
subjective de la sensibilité) précède toute matière (les
sensations), et par conséquent l’espace et le temps pré-
cèdent tous les phénomènes et toutes les données de l’ex-
périence, qu’ils rendent d’abord possible. Le représentant
de \9i philosophie intelledtielle ^ ne pouvait admettre que la
forme pût précéder les choses mêmes et déterminer leur
possibiUté; et cette remarque était tout à fait juste à son
point de vue, puisqu’il admettait que nous percevons les
choses telles qu’elles sont (encore que notre représenta-
tion en soit confuse). Mais, comme l’intuition sensible
est une condition subjective toute particulière qui sert
à priori de fondement à toute perception et dont la forme
est originaire, la forme seule est donnée par elle-même;
et, bien loin que la matière (ou les choses mêmes qui
apparaissent) puissent servir de fondement (comme on
devrait le juger d’après les seuls concepts), la possibiUté
en suppose au contraire une intuition formelle (l’espace
et le temps) comme donnée.

Remarque sur Vamphiholie des concepts de réflexion

Qu’on me permette de désigner sous le nom de lieu
transcendental la place que nous assignons à un concept,
soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur. On
appellerait ainsi topique transcendentale la détermination

‘ Ber Intellectuaî’Philosoph.

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 33â

de la place qui convient à chaque concept suivant Fusage
qui lui est propre, et l’indication des règles à suivre pour
déterminer ce lieu pour toiTs les concepts. Cette doctrine,
en distinguant toujours à quelle faculté de connaître les
concepts appartiennent proprement, nous préserverait
infailliblement des surprises de l’entendement et des
illusions qui en résultent. On peut appeler lieu logique
tout concept, tout titre dans lequel rentrent plusieurs
connaissances. Tel est l’objet de la topique logique d’A-
ristote, dont les rhéteurs et les orateurs pouvaient se
servir pour chercher sous certains titres de la pensée ce
qui convenait le mieux à la matière proposée, et pour en
raisonner subtilement avec une apparence de profondeur
ou en bavarder abondamment.

La topique transcendentale ne contient au contraire
que les quatre précédents titres de toute comparaison et
de toute distinction, et ces titres se distinguent des ca-
tégories en ce que, au heu de l’objet considéré suivant
ce qui constitue son concept (quantité, réalité), ils repré-
sentent uniquement dans toute sa diversité la compa-
raison des représentations qui précède le concept des
choses. Mais cette comparaison réclame d’abord une ré-
flexion, c’est-à-dire une détermination du lieu auquel
appartiennent les représentations des ‘choses comparées,
car il s’agit de savoir si c’est l’entendement pur qui les
pense, ou la sensibilité qui les donne dans le phénomène.

On peut comparer logiquement les concepts sans s’in-
quiéter de savoir à quoi se rattachent leurs objets, s’ils
appartiennent à l’entendement, comme noumènes, ou à la
sensibilité, comme phénomènes. Mais si, avec ces con-
cepts, nous voulons arriver aux objets, nous avons
besoin d’abord d’une réflexion transcendentale qui déter-

SM ANALYTIQUE TRAKSCENDENTALE

mine pour quelle faculté de connaître ils doivent être objets,
si c’est pour l’entendement pur ou pour la sensibilité.
Sans cette réflexion je fais^ de ces concepts un usage
très-incertain, et ainsi se produisent de prétendus princi-
pes synthétiques que la raison critique ne peut reconnaître,
et qui ont uniquement leur source dans une amphibolic
transcendentale, c’est-à-dire qui viennent de ce que Ton
confond l’objet pur de l’entendement avec le phénomène.
N’étant pas muni de cette topique transcendentale et
par conséquent trompé par l’amphiboUe des concepts de
réflexion, l’illustre Leihnitz construisit un système intellectuel
du monde^ ou plutôt il crut connaître la nature intime
des choses, en se bornant à comparer tous les objets
avec l’entendement et avec les concepts formels et abs-
traits de la pensée. Notre table des concepts de réflexion
nous procure cet avantage inattendu de mettre devant
nos yeux le caractère qui distingue sa doctrine dans
toutes ses parties, et en même temps le principe fonda-
mental de cette façon de penser qui lui est propre et qui
repose uniquement sur un malentendu. Il comparait entre
elles toutes les choses au moyen des seuls concepts, et,
comme il est naturel, il ne trouvait pas d’autres différen-
ces que celles par lesquelles l’entendement distingue ses
concepts purs les Uns des autres. Les conditions de l’in-
tuition sensible qui portent en elles leurs propres diffé-
rences, il ne les tenait pas pour originaires, car la
sensibilité n’était pour lui qu’une espèce de représentation
confuse, et non point une source particulière de repré-
sentations ; il voyait dans le phénomène la représentation
de la chose en so% mais une représentation distincte, quant
à la forme logique, de la connaissance due à l’entendement,

^n ce sens que, manquant ordinairement d’analyse, elle
»

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 335

introduit dans le concept de la chose un certain mélange
de représentations accessoires que l’entendement sait en
écarter. En un mot, ce philosophe intellectualise les phéno-
mènes ^, de même que LocJce^ avec son système de noogonie
(s’il m’est permis de me servir de cette expression), sen-
malise ^ tous les concepts de Tentendement, c’est-à-dire
les donne comme étant simplement des concepts de
réflexion empiriques, mais abstraits. Au lieu de chercher
dans l’entendement et dans la sensibilité deux sources
de représentations tout à fait distinctes, mais qui ont
besoin d’être unies pour juger des choses d’une manière
qui ait quelque valeur objective, chacun de ces deux
grands hommes s’attacha uniquement à l’une de ces deux
sources, à celle qui, dans son opinion, se rapportait im-
médiatement aux choses mêmes, tandis que l’autre ne
faisait que confondre ou ordonner les représentations de
la première.

Leibnit^ comparait donc entre eux uniquement au
point de vue de l’entendement les objets* des sens consi-
dérés comme choses en général. 1″* En tant qu’ils doi-
vent être jugés par cette faculté identiques ou différents.
Comme il n’avait devant les yeux que les concepts de
ces objets et non leur place dans l’intuition, dans la-
quelle seule les objets peuvent être donnés, et qu’il en
laissait tout à fait de côté le lieu transcendental (c’est-
à-dire la question de savoir si l’objet doit être rangé
parmi les phénomènes ou parmi les choses en soi), il ne
pouvait manquer d’étendre aux objets des sens {mundus
phœnomenon) son principe des indiscernables, qui n’a de
valeur que pour les concepts des choses en général, et

  • Inteîlectuirte die Erscheinimgen. — * Sensificirt

336 A5ALYnQUE TRA5SCE5 DOTALE

de croire qo’il n’avait pas médiocrement étende par là
la connaissance de la natnre. Sans doote, qoand je re-
garde une gontte d’eau comme une chose en soi
d’après tontes ses qualités intrinsèques, je ne puis
en regarder aucune autre comme différente de celle-
là, si tout le concept de la seconde est identique à celui de
la première. Mais, si cette goutte d’eau est un phénomène
dans l’espace, elle n’a pas seulement sa place dans l’en-
tendement (parmi les concepts), mais dans l’intuition ex-
térieure sensible (dans l’espace); et^ conmie les lieux
physiques sont tout à fait indifférents par rapport aux
déterminations intrinsèques des choses, un heu = b peut
tout aussi bien recevoir une chose absolument semblable
et égale à une autre située dans un lieu = a, que si la
première était intrinsèquement distincte de la seconde.
La différence des lieux, sans autre condition, rend
la pluralité et la distinction des objets, considérés
comme phénomènes, non-seulement possibles par elles-
mêmes, mais même nécessaires. Cette prétendue loi des
indiscernables n’est donc pas une loi de la nature. Elle
est simplement une règle analytique, ou une comparai-
son des choses au moyen de simples concepts.

2* » Ce principe, que les réalités (comme simples affir-
mations) ne sont jamais logiquement contraires les unes
aux autres, est un principe tout à fait vrai quant au rap-
port des concepts, mais qui ne signifie absolument rien,
soit par rapport à la nature, soit par rapport à quelque
chose en soi (dont nous n’avons aucun concept). En effet,
il y a une contradiction réelle partout où A — B = 0,
c’est-à-dire où deux réalités étant liées dans un sujet,
l’une supprime l’effet de l’autre, comme le montrent in-
cessamment tous les obstacles et toutes les réactions

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 337

dans la nature, lesquelles pourtant reposant sur des forces
doivent être appelées realitates phœnomena. La mécanique
générale peut même, en considérant l’opposition des di-
rections, donner dans une règle à priori la condition
empirique de cette contradiction, condition dont le con-
cept transcendental de la réalité ne sait rien du tout.
Bien que M. de Leibnitz n’ait pas proclamé ce principe
avec toute la pompe d’un principe nouveau, il s’en est
cependant servi pour de nouvelles affirmations, et ses
successeurs l’ont introduit expressément dans leur sys-
tème Leibnit^ien-Wolfien, D’après ce principe, tous les
maux, par exemple, ne sont que les conséquences de la
limitation des créatures, c’est-à-dire des négations, parce
que la négation est la seule chose qui soit contradictoire
à la réalité (ce qui est vrai en effet dans le simple con-
cept d’une chose en général, mais ce qui ne l’est plus
dans les choses considérées comme phénomènes). Pa-
reillement, les disciples de ce philosophe trouvent non-
seulement possible, mais naturel de réunir en un être
toute réalité, sans avoir à craindre de trouver là aucune
opposition, parce qu’ils n’en connaissent pas d’autre que
celle de la contradiction, et oublient celle du dom-
mage réciproque qui a lieu quand un principe réel
détruit l’effet d’un autre, mais que nqus ne pouvons
nous représenter sans en demander les conditions à la
sensibiUté.

3® La monadologie de Leibnitz n’a pas d’autre prin-
cipe, sinon que ce philosophe représentait la distinction
de l’intérieur et de l’extérieur uniquement dans son rap-
port à l’entendement. Les substances en général doivent
avoir quelque chose S! intérieur qui, à ce titre, soit indé-
pendant de tout rapport extérieur, et par conséquent

I. 22

338 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

aussi de toute composition. Le simple est donc le fond(
ment de l’intérieur des choses en sol Mais l’intérieur c
leur état ne peut pas non plus consister dans le lieu, 1
figure, le contact ou le mouvement (déterminations qi
sont toutes des rapports extérieurs), et nous ne pouvoi
par conséquent attribuer aux substances aucun auti
état interne que celui par lequel nous déterminons nou
mêmes intérieurement notre sens, à savoir Vétat des r<
présentations. C’est ainsi que l’on arrive à concevoir 1(
monades qui doivent constituer la matière de tout l’un
vers en faisant consister uniquement leur force acti\
dans des représentations par lesquelles elles n’agisseï
proprement qu’en elles-mêmes.

Mais par la même raison aussi son principe du con
merce possible des substances entre elles devait être ui
harmonie préétablie^ et ne pouvait pas être une influeni
physique. En effet, puisque toutes les substances n’oi
aifaire qu’à l’intérieur, c’est-à-dire qu’à leurs représeï
tations, l’état des représentations d’une substance i
pouvait se trouver dans un rapport d’action avec cel
d’une autre substance; mais il fallait qu’une troisièn
cause influant sur toutes ensemble, fît correspondre leu
états entre eux, et cela non par une assistance occasio:
nelle et donnée dans chaque cas particulier {systen
assistentiœ), mais par l’unité d’un principe, s’appliquai
à tous les cas, dont elles reçussent toutes, suivant des lo
générales, leur existence et leur permanence, par consi
séquent aussi leur correspondance mutuelle.

4’* Le fameux système de Leibnitz sur le temps (
Vespace, qui consistait à intellectualiser ces formes de 1
sensibilité, avait tout simplement sa source dans 1
même illusion de la réflexion transcendent aie. Si je vei

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 339

me représenter par le seul entendement les rapports ex-
térieurs des choses, cela ne peut avoir lieu qu’au moyen
d’un concept de leur action réciproque ; et, pour que je
puisse lier un état d’une chose à un autre état de cette
même chose, il faut nécessairement que je me place dans
l’ordre des principes et des conséquences. C’est ainsi que
Leibnitz se représentait l’espace comme un certain ordre
dans le commerce des substances, et le temps comme la
série dynamique de leurs états. Mais ce que tous deux
semblent avoir de propre et d’indépendant des choses, il
l’attribuait à la confusion de ces concepts, qui fait regar-
der comme une intuition existant par elle-même et anté-
rieure aux choses mêmes ce qui est une simple forme de
rapports dynamiques. L’espace et le temps étaient donc
pour lui la forme intelligible de la liaison des choses en
soi (des substances et de leurs états). Quant aux choses
mêmes, il les regardait comme des substances intelligi-
bles (substantiœ noumena). Il voulait pourtant faire pas-
ser ces concepts pour des phénomènes, parce qu’il n’ac-
cordait à la sensibilité aucune espèce d’intuition, mais
qu’il les cherchait toutes, même la représentation empi-
rique des objets, dans l’entendement, et qu’il ne laissait
aux sens que la misérable fonction de confondre et de
défigurer les représentations de l’entendement.

Mais, quand même nous pourrions tirer de l’entende-
ment pur quelque proposition synthétique touchant Us
choses en soi (ce qui est cependant impossible), elle ne
pourrait nullement s’appliquer aux phénomènes, qui ne
représentent pas des choses en soi. Cela étant ainsi , je
ne devrais donc jamais, dans la réflexion transcen den-
tale, comparer mes concepts que sous les conditions de
la sensibilité, et ainsi l’espace et le temps ne sont pas

340 ANALYTIQUE TRANSCENDl-NTALE

des déterminations de choses en soi, mais de phéno-
mènes : ce que les choses peuvent être en soi, je ne le
sais pas et n’ai pas besoin de le savoir, puisqu’une
chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que
dans le phénomène.

Je procède de même à l’égard des autres concepts de
réflexion. La matière est substaniia phœnomenon. Ce qui
lui convient intérieurement, je le cherche dans toutes les
parties de l’espace qu’elle occupe et dans tous les eifets
qu’elle produit, et qui ne sont à la vérité que des phéno-
mènes des sens extérieurs. Je n’ai donc rien qui soit ab-
solument intérieur, mais quelque chose qui ne l’est que
relativement, et qui lui-même à son tour se compose de
rapports extérieurs. Mais parler de ce qui, dans la ma-
tière, serait absolument intérieur aux yeux de l’entende-
ment pur, c’est d’ailleurs une parfaite chimère, car la ma-
tière n’est nulle part un objet pour l’entendement pur,
et l’objet transcendental qui peut être le principe de ce
phénomène que nous nommons matière est simplement
quelque chose dont nous ne comprendrions pas la nature,
quand même quelqu’un pourrait nous la dire. En effet,
nous ne pouvons comprendre que ce qui implique dans
l’intuition quelque chose qui corresponde à nos mots. Ou
se plaint de ne pas apercevoir Fintérieur des choses : si
l’on veut dire par là que nous ne comprenons point par
l’entendement pur ce que peuvent être en soi les choses
qui nous apparaissent, c’est là une plainte tout à fait in-^
juste et déraisonnable; car on voudrait pouvoir connaître
les choses, par conséquent les percevoir, sans le secours
des sens, c’est-à-dire qu’on voudrait avoir une faculté de
connaître tout à fait différente de celle de l’homme, non-
seulement par le degré, mais par l’intuition et la nature^

AMPHIBOLiE DES CONCEPTS DE RÉi LEXION 341

€’est-à-dire encore qu’on voudrait être non plus des
hommes, mais des êtres dont nous ne pouvons pas même
dire s’ils sont possibles, à plus forte raison comment ils
seraient constitués. L’observation et l’analyse des phéno-
mènes pénètrent dans l’intérieur de la nature, et l’on ne
peut savoir jusqu’où ce progrès s’étendra avec le temps.
Mais, quand même toute la nature nous serait dévoilée,
nous ne saurions encore répondre à ces questions trans-
<îendentales qui dépassent la nature, puisqu’il ne nous est
pas donné d’observer notre propre esprit avec une autre
intuition qu’avec celle de notre sens intérieur. En effet,
c’est en lui que réside le secret de l’origine de notre sen-
sibilité. Le rapport de cette sensibilité à un objet, et ce
qui est le principe transcendental de cette unité, sont
sans aucun doute trop profondément cachés pour que,
nous qui ne nous connaissons nous-mêmes que par le
sens interne, par conséquent comme phénomène, nous
puissions employer un instrument d’investigation si im-
propre à trouver autre chose que phénomène sur phéno-
mène, quelque désir que nous ayons d’en découvrir la
<^use non sensible.

Cette critique des conclusions qui se fondent sur
de simples actes de la réflexion, a une grande utilité :
c’est de démontrer clairement la vanité de tous
nos raisonnemjButs sur les objets que nous comparons
entre eux au point de vue du seul entendement, et en
même temps de confirmer un point sur lequel nous avons
tout particulièrement appelé l’attention, à savoir que,
bien que les phénomènes ne soient pas compris comme
choses en soi parmi les objets de l’entendement pur, ils
n’en sont pas moins les seules choses où notre connais-

34!2 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

sance puisse avoir une réalité objective, c’est-à-dire où
une intuition corresponde aux concepts.

Quand notre réflexion est purement logique, nous
nous bornons à comparer entre eux nos concepts au
point de vue de l’entendement, afin de’ savoir si deux
concepts contiennent la même chose, s’ils sont ou non
contradictoires, si quelque chose est intrinsèquement
contenu dans le concept ou s’y ajoute, et lequel des deux
est donné, lequel n’a de valeur que comme maôière de
concevoir le concept donné. Mais, quand j’applique ces
concepts à un objet en général (dans le sens transcen-
dental), sans déterminer d’ailleurs si c’est un objet de
l’intuition sensible ou de l’intuition intellectuelle, aussi-
tôt se manifestent des restrictions (pour nous empêcher
de sortir du concept de cet objet) qui en interdisent tout
usage empirique, et nous prouvent par là même que la
représentation d’un objet comme chose en général n’est
pas seulement insuffisante^ mais que, en l’absence de
toute détermination sensible de cet objet et en dehors
de toute condition empirique, elle est contradictoire en
soi ; qu’il faut donc (dans la logique) ou bien faire abs-
traction de tout objet, ou, si l’on en admet un, le conce-
voir sous les conditions de lïutuition sensible; qu’ainsi
l’intelligible exigerait une intuition tout autre que celle
que nous avons, et que, faute de cette intuition, il n’est
rien pour nous, mais qu’aussi les phénomènes ne peuvent
pas être des objets en soi. En eflet, si je conçois simplement
des choses en général, la diversité des rapports extérieurs
ne peut sans doute constituer une diversité des choses
mêmes, mais plutôt elle la présuppose; et, si le concept
de l’une de ces choses n’est pas intrinsèquement distinct

AMPBIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 343

de celui de l’autre, c’est une seule et même chose que je
place dans des rapports divers. De plus, par l’addition
d’une simple affirmation (réalité) à une autre, le positif
est augmenté, et rien ne lui est enlevé ou retranché; le
réel ne peut donc être contradictoire dans les choses en
général, etc.

Les conc epts de la réflexion , comme nous . l’avons
montré, ont , par l’effet d’une certaine confusion, une telle
influence sur l’usage de l’entendement, qu’ils ont pu con-
duire l’un des plus pénétrants de tous les philosophes à
un prétendu système de connaissance intellectuelle qui
entreprend de déterminer ses objets sans intervention
des sens. Aussi est-il fort utile d’analyser, à l’occasion
de faux principes, les causes qui produisent l’illusion
dans l’amphibolie de ces concepts, afin de déterminer
exactement et d’assurer les bornes de l’entendement.

n est bien vrai de dire que tout ce qui, en général,
convient ou répugne à un concept, convient ou répugne
à tout le particulier compris dans ce concept {dictum de
mni et nulb); mais il serait absurde de modifier ce
principe logique de manière à lui faire signifier ceci :
tout ce qui n’est pas contenu dans un concept général
ne l’est pas non plus dans les concepts particuliers qu’il
renferme, car ceux-ci ne sont des concepts particuliers
que parce qu’ils renferment plus que ce qui est pensé
dans le concept général. Or tout le système intellectuel
de Leibnitz est pourtant construit sur ce dernier prin-
cipe ; il s’écroule donc avec ce principe, en même temps
que toute l’équivoque qui en résulte dans l’usage de l’en-
tendement.

344 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Le principe des indiscernables se fondait proprement
sur cette supposition, que, si une certaine distinction ne
se trouve pas dans le concept d’une chose en général, il
ne faut pas la chercher non plus dans les choses mêmes,
et que par conséquent toutes les choses qui ne se distin-
guent pas déjà les unes des autres par leur concept (re-
lativement à la qualité ou à la quantité) sont parfaite-
ment identiques. Mais, comme dans le simple concept
d’une chose on fait abstraction de maintes conditions
nécessaires de l’intuition, il arrive que, par une singu-
hère précipitation , on regarde ce dont on fait abstrac-
tion comme quelque chose qui n’existe nulle part, et
qu’on n’accorde à la chose que ce qui est contenu dans
sou concept.

Le concept d’un pied cube d’espace est en soi par-
faitement identique, où et si souvent que je le conçoive.
Mais deux pieds cubes n’en sont pas moins distincts uni-
quement par leurs lieux {numéro diversà); ces lieux sont
les conditions de l’intuition où l’objet de ce concept est
donné, et ces conditions n’appartiennent pas au concept,
mais à toute la sensibilité. Pareillement il n’y a point de
contradiction dans le concept d’une chose, quand rien de
négatif n’est uni à quelque chose d’affirmatif, et des con-
cepts simplement affirmatifs ne peuvent, en s’unissant,
engendrer une négation. Mais dans l’intuition sensible où
la réalité (par exemple le mouvement) est donnée, se
trouvent des conditions (des directions opposées) dont
on faisait abstraction dans le concept du mouvement en
général, et qui rendent possible une contradiction, il est
vrai non logique, c’est-à-dire qui de quelque chose de
purement positif font un zéro = 0. On ne pourrait donc
pas dire que toutes les réalités se conviennent entre

ÂMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 345

elles, par cela seul qu’il n’y a pas de coutradictiou daus
leurs concepts*. Au point de vue des simples concepts, l’in-
térieur est le substratum de tous les rapports ou de toutes
les déterminations extérieures. Quand donc je fais abs-
traction de toutes les conditions de l’intuition, et que je
m’attache simplement au concept d’une chose en géné-
ral, je puis faire abstraction de tout rapport extérieur,
et il doit cependant rester un concept de quelque chose
qui ne signifie plus aucun rapport, mais seulement des
déterminations intérieures. Or il semble résulter de là
que dans tout objet (toute substance) il y a quelque
chose qui est absolument intérieur et qui précède toutes
les déterminations extérieures, en les rendant d’abord
possibles ; que par conséquent ce substratum est quelque
chose qui ne contient plus de rapports extérieurs, c’est-
à-dire qui est simple (car les choses corporelles ne sont
toujours que des rapports, au moins de leurs parties
entre elles) ; et, puisque nous ne connaissons de détermi-
nations absolument intérieures que celles du sens intime,
que ce substratum n’est pas seulement simple, mais qu’il
est aussi (d’une manière analogue à notre sens intime)
déterminé par des représentations^ c’est-à-dire que toutes
les choses seraient proprement des monades^ ou des êtres
simples doués de représentations. Tout cela aussi serait
vrai, si quelque chose de plus que le concept d’une chose

  • Si l’on voulait recourir ici au subterfuge accoutumé, en disant que du
    moins les réalités intelligibîes (reaîitates noumena) ne peuvent être oppo-
    sées les unes aux autres, il faudrait citer alors un exemple de ce genre
    de réalité pure et non sensible, afin que l’on vît si elle représente en gé-
    néral quelque chose ou rien du tout. Mais aucun exemple ne peut être
    tiré d’ailleurs que de l’expérience, qui n’offre jamais autre chose que
    des phénomènes {phœnomena), et ainsi cette proposition ne signifie
    rien de plus, sinon que le concept qui ne renferme que des affirmations
    ne renferme rien de négatif, proposition dont nous n’avons jamais douté.

346 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

en général ne faisait partie des conditions sous lesquelles
seules des objets de l’intuition extérieure peuvent nous
être donnés et dont le concept pur fait abstraction.
Mais en tenant compte de ces conditions, on voit au
contraire qu’un phénomène permanent dans l’espace
(une étendue impénétrable) peut contenir de sim-
ples rapports et par conséquent rien d’absolument in-
térieur, et pourtant être le premier substratum de toute
perception extérieure. Avec de simples concepts je ne
puis à la vérité, sans quelque chose d’intérieur, rien con-
cevoir d’extérieur, précisément parce que des concepts
de rapport présupposent des choses données absolument
et sont impossibles sans elles. Mais, comme il y a dans
l’intuition quelque chose qui ne se trouve nullement dans
le simple concept d’une chose en général, et que ce quel-
que chose fournit le substratum qui ne peut être connu
par de simples concepts, à savoir un espace, qui, avec
tout ce qu’il renferme, se compose de purs rapports for-
mels ou même réels, je ne puis pas dire : puisque sans
quelque chose d’absolument intérieur aucune chose ne
peut être représentée par de simples concepts, il n’y a
non plus dans les choses mêmes comprises sous ces con-
cepts et dans leur intuition rien d’extérieur qui n’ait pour
fondement quelque chose d’absolument intérieur. En effet,
si nous faisons abstraction de toutes les conditions de
l’intuition, il ne nous reste à la vérité dans le simple
concept que l’intérieur en général et son rapport avec
lui-même, par quoi soit possible l’extérieur ; mais cette
nécessité, qui se fonde uniquement sur l’abstraction, ne
trouve point place dans les choses, en tant qu’elles sont
données dans l’intuition avec des déterminations qui ex-
priment de simples rapports, sans avoir pour fondement.

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 347

quelque chose d’intérieur, précisément parce qu’elles ne
sont pas des choses en soi, mais simplement des phéno-
mènes. La seule chose que nous connaissions dans la ma-
tière, ce sont de simples rapports (ce que nous en nom-
mons les déterminations intérieures n’est intérieur que
relativement), mais, parmi eux, il en est de spontanés et
de permanents, par lesquels un objet déterminé nous est
donné. Qu’en faisant abstraction de ces rapports, je n’aie
plus rien à penser, cela ne supprime pas le concept
d’une chose comme phénomène, ni même celui d’un objet
in abstractOj mais bien toute possibilité d’un objet déter-
minable par de simples concepts, c’est-à-dire d’un nou-
mène. A la vérité il est surprenant d’entendre dire qu’une
chose ne se compose que de rapports, mais aussi une
chose de ce genre n’est qu un simple phénomène, et ne
peut être conçue au moyen des catégories pures; elle est
elle-même dans le simple rapport de quelque chose en
général aux sens. De même on ne peut, en commençant
par de simples concepts, concevoir les rapports des cho-
ses in abstracto qu’en concevant l’un comme la cause des
déterminations de l’autre; car tel est notre concept in-
tellectuel des rapports mêmes. Mais, comme nous faisons
alors abstraction de toute intuition, alors aussi disparait
tout le mode suivant lequel les éléments du divers peuvent
déterminer réciproquement leur lieu, c’est-à-dire la forme
de la sensibilité (l’espace), qui pourtant précède toute
causalité empirique.

Si par objets purement intelligibles nous comprenons
des choses qui soient conçues par des catégories pures
sans aucun schème de la sensibilité, des objets de ce
genre sont impossibles. En effet la condition de l’usage
objectif de tous nos concepts intellectuels est unique-

348 ANALYTIQUE TRANSCENDEMALE

ment notre mode d’intuition sensible par lequel des ob-
jets nous sont donnés, et, si nous faisons abstraction de
ce mode, ces concepts n’ont plus aucun rapport à un ob-
jet. Quand même nous admettrions une autre espèce
d’intuition que notre intuition sensible, les fonctions de
notre pensée >^eraient à son égard sans aucune valeur.
Si nous entendons par là uniquement des objets d’une
intuition non sensible, mais auxquels nos catégories
ne s’appliquent pas, et dont par conséquent nous n’avons
aucune connaissance (ni intuition, ni concept), on doit
sans doute admettre des noumena dans ce sens tout né-
gatif : ils ne signifient en effet rien autre chose sinon que
notre mode d’intuition ne s’étend pas à toutes les choses,
mais seulement aux objets de nos sens, que par consé-
quent sa valeur objective est limitée, et que par consé-
quent encore il reste de la place pour quelque autre
mode d’intuition, et par là aussi pour des choses qui en
seraient les objets. Mais alors le concept d’un noumenon
est problématique: c’est la représentation d’une chose
dont nous ne pouvons dire ni qu’elle est possible ni qu’elle
est impossible, puisque nous ne connaissons pas d’autre
espèce d’intuition que notre intuition sensible, et d’autre
espèce de concepts que les catégories, et que ni celle-là
ni celles-ci ne sont appropriées à un objet extra-sensible.
Nous ne pouvons donc pas étendre d’une manière posi-
tive le champ des objets de notre pensée au delà des
conditions de notre sensibilité, et admettre, en dehors des
phénomènes, des objets de la pensée pure, c’est-à-dire
des noumena^ puisque ces objets n’ont aucun sens positif
qu’on puisse indiquer. Il faut reconnaître en effet que les
catégories ne suffisent pas à elles seules pour la con-
naissance des choses en soi, et que sans les data de la

ÂMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 349

sensibilité elles ne seraient que les formes purement sub-
jectives de l’unité de l’entendement, mais sans objet. La
pensée, il est vrai, n’est pas en soi un produit des sens, et
à ce titre elle n’est pas non plus limitée par eux, mais elle
n’a pas pour cela un usage propre et pur, indépendant du
concours de la sensibilité, parce qu’elle serait alors sans ob-
jet. On ne peut pas mome donner le nom de noumèneà un
objet de ce genre, parce que le nom de noumène signifie
précisément le concept problématique d’un objet pour une
tout autre intuition et un tout autre entendement que
les nôtres, c’est-à-dire d’un objet qui est lui-même un
problème. Le concept d’un noumène n’est donc pas le
concept d’un objet, mais un problème inévitablement lié
aux limites de notre Sensibilité, celui de savoir s’il
ne peut y avoir des objets entièrement indépendants de
cette intuition de la sensibilité, question à laquelle on ne
peut faire que cette réponse indéterminée : puisque l’in-
tuition sensible ne s’applique pas indistinctement à toutes
les choses, il reste de la place pour d’autres objets ; on
ne peut donc pas nier ceux-ci absolument; mais, faute
d’un concept déterminé (puisque aucune catégorie n’est
bonne pour cela), nous ne saurions non plus les affirmer
comme objets de notre entendement.

L’entendement limite donc la sensibilité, sans étendre
pour cela son. propre champ; et, en l’avertissant de ne
pas prétendre s’appliquer à des choses en soi, mais de
se borner aux phénomènes, il conçoit un objet en soi,
mais simplement comme un objet transcen^ental, qui est
la cause du phénomène (qui par conséquent n’est pas
lui-même phénomène), mais qui ne peut être conçu
ni comme quantité, ni comme réalité, ni comme subs-
tance, etc. (puisque ces concepts exigent toujours des

550 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

formes sensibles, où ils déterminent un objet), et de qui
par conséquent nous ne savons s’il se trouve en nous ou
même hors de nous, s’il disparaîtrait avçc la sensibilité,
ou si, celle-ci écartée, il subsisterait encore. Si l’on veut
appeler cet objet noumène, par la raison que la repré-
sentation n’en est pas sensible, on en est bien libre ; mais,
comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts
de notre entendement, cette représentation reste toujours
vide pour nous, et ne sert à rien sinon à indiquer les
limites de notre connaissance sensible, et à laisser vacant
un espace que nous ne pouvons combler avec aucune ex-
périence possible ni avec l’entendement pur.

La critique de cet entendement pur ne nous permet
donc pas de nous créer un nouveau champ d’objets en
dehors de ceux qui peuvent se présenter à lui comme
phénomènes, et de nous aventurer dans des mondes in-
telligibles, ni même dans leur concept. L’erreur qui nous
égare ici de la manière la plus spécieuse, et peut être
sans doute excusée, mais non pas justifiée, consiste à
rendre transcendental l’usage de l’entendement, contrai-
rement à sa destination, et à croire que les objets, c’est-
à-dire des intuitions possibles, doivent se régler sur des
concepts, et non les concepts sur des intuitions possibles
(comme sur les seules conditions qui puissent leur donner
une valeur objective). La cause de cette erreur à son tour
est que l’aperception, et avec elle la pensée, précèdent
tout ordre déterminé possible des représentations. Nous
concevons donc quelque chose en général et nous le dé-
terminons d’une manière sensible par un côté, mais nous
distinguons pourtant l’objet général et représenté in abs-
trado de cette manière de le percevoir; il nous reste
alors une manière de le déterminer uniquement par la

AMPHIBOLIE DES CONCEPTS DE RÉFLEXION 351

pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme
logique sans matière, mais semble pourtant être une
manière dont l’objet existe en soi (noumenon)^ indépen-
damment de l’intuition, qui est bornée à nos sens.

Avant de quitter l’analytique des concepts de réflexion,
nous devons ajouter encore quelque chose qui, sans avoir
par soi-même une importance extraordinaire, pourrait
cependant paraître nécessaire pour compléter le système.
Le concept le plus élevé par où l’on a coutume de com-
mencer une philosophie transcendentale, est la division en
possible et impossible. Mais, comme toute division sup-
pose un concept divisé, il faut qu’un concept plus élevé
encore soit donné, et ce concept est celui d’un objet en
général (pris d’une manière problématique, abstraction
faite de la question de savoir s’il est quelque chose ou
rien). Puisque les catégories sont les seuls concepts qui
se rapportent en général à des objets, la distinction d’un
objet relativement à la question de savoir s’il est quelque
chose ou rien, sui\Ta l’ordre et la direction des caté-
gories.

1 ° Aux concepts de tout, de plusieurs et d’un est op-
posé celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d!atu;un^
et ainsi l’objet d’un concept auquel ne correspond au-
cune intuition qu’on puisse indiquer est = rien, c’est-à-
dire que c’est un concept sans objet, comme les noumena^
qui ne peuvent être rangés parmi les possibihtés, bien
qu’on ne doive pas pour cela les tenir pour impos-
sibles, ou comme certaines forces nouvelles que l’on con-
çoit, il est vrai, sans contradiction, mais aussi sans exemple

352 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tiré de l’expérience, et qui par conséquent ne peuvent
être rangées parmi les possibilités {m$ rationis).

2** La réalité est quelque chose^ la négation n’est rien;
c’est en effet le concept du manque d’un objet, comme
l’ombre, le froid (nihil privativum),

3* » La simple forme de l’intuition, sans substance, n’est
pas un objet en soi, mais la condition purement formelle
de cet objet (comme phénomène), comme l’espace pur et
le temps pur, qui sont à la vérité quelque chose comme
formes d’intuition, mais qui ne sont pas eux-mêmes des
objets d’intuition {ens imaginarium),

A! » L’objet d’un concept qui se contredit lui-même est
rien^ parce que le concept rien est l’impossible ; telle est
par exemple une figure rectiligne de deux côtés {nihil
negativum).

Le tableau de cette division du concept du rien devrait
donc être tracé ainsi (car la division parallèle du quelque
chose suit d’elle-même) :

On voit que l’être de raison (n** 1) se distingue du
non-être, en ce qu’étant une pure fiction (bien que non-

ÂMPHIBOLIE DES GO^CEPTS DE RÉFLEXION 353

Qtradictoire), il ne peut être rangé paimi les impossî-
ités, tandis que le second est opposé à la possibilité,
concept se détruisant lui-même. Mais tous deux sont
5 concepts vides. Au contraire le nihil pivativum (n^ 2)
Vens imaginanum (n » » 3) sont des data vides pour des
icepts. Quand la lumière n’est pas donnée aux sens, on
peut se représenter l’obscurité ; et quand on ne per-
t pas d’êtres étendus, on ne peut se représenter Tes-
ce. La négation aussi bien que la simple forme de l’in-
tion, sans un réel, ne sont pas des objets.

I. 28

LOGIQUE TRANSCENDËNTALE

DEUXIÈME DIVISION

DIALECTIQUE TRANSCENDËNTALE

INTRODUCTION

I

De Capparence transcendentale

Nous avons nommé plus haut la dialectique en général
une logique de Vapparence ^. Cela ne veut pas dire qu’elle
soit une théorie de la vraisemblance; car la vraisemblance
est elle-même une vérité, mais une vérité qui n’est pas
encore suffisamment établie : si la connaissance de
cette vérité est défectueuse, elle n’est point trompeuse
pour cela, et par conséquent elle ne doit point être
séparée de la partie analytique de la logique. Encore
moins peut-on confondre le phénomène et Vapparence,
En effet la vérité ou l’apparence ne sont pas dans l’ob-
jet, en tant qu’il est perçu, mais dans le jugement que
nous portons sur ce même objet, en tant qu’il est

^ Logik des Scheins.

DE l’appârëmce transgemdentale 355

conçu. Si donc on peut dire justement que les sens ne
trompent pas, ce n’est point parce qu’ils jugent toujours
exactement, c’est parce qu’ils ne jugent pas du tout. Par
conséquent c’est uniquement dans le jugement, c’est-à-
dire dans le rapport de l’objet à notre entendement qu’il
faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant
aussi l’apparence, qui nous invite à l’erreur. D n’y a point
d’erreur dans une connaissance qui s’accorde parfaite-
ment avec les lois de l’entendement. II n’y a pas non
plus d’erreur, dans une représentation des sens (puisqu’il
n’y a point de jugement). Nulle force de la nature ne
peut d’elle-même s’écarter de ses propres lois. Aussi ni
l’entendement ni les sens ne sauraient-ils se tromper
d’eux-mêmes (sans l’influence d’une autre cause). L’en-
tendement ne le peut pas ; car, dès qu’il n’agit que d’a-
près ses lois, l’effet (le jugement) doit nécessairement
s’accorder avec elles. Quant aux sens, il n’y a point en
eux de jugement, ni vrai, ni faux. Or, comme nous n’a-
vons point d’autres sources de connaissances que ces
deux-là, il suit que l’erreur ne peut être produite que
par une influence inaperçue de la sensibilité sur l’en-
tendement. C’est ce qui arrive lorsque des principes
subjectifs de jugement se rencontrent avec les principes
objectifs et les font dévier de leur destination *. Il en est
ici comme d’un corps en mouvement : il suivrait toujours
de lui-même la ligne droite dans la même direction, si
une autre force, en agissant en même temps sur lui sui-

  • La sensibilité, soumise à l’entendement, en tant qu’elle lui fournit
    l’objet auquel celui-ci applique sa fonction, est la source des connais-
    sances réelles. Mais cette même sensibilité, en tant qu’elle influe sur
    l’acte même de l’entendement et le détermine à juger, est le principe de
    l’erreur.

356 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

vant une autre direction, ne venait lui faire décrire une
ligne courbe. Pour bien distinguer l’acte propre de l’en-
tendement de la force qui s’y mêle, il est nécessaire de
considérer le faux jugement comme une diagonale entre
deux forces qui déterminent le jugement suivant deux
directions différentes, et de résoudre cet effet composé
en celui qui revient simplement à l’entendement et celui
qui revient à la sensibilité. C’est ce que l’on exprime
en des jugements purs à priori au moyen d’une ré-
flexion transcendentale qui (comme nous l’avons déjà
montré) assigne à chaque représentation sa place dans
la faculté de connaître à laquelle elle appartient, et per-
met ainsi de distinguer l’influence de la sensibilité sur
l’entendement.

Notre objet n’est pas ici de traitçr de l’apparence em-
pirique (par exemple des illusions d’optique) que présente
l’application empirique des règles, d’ailleurs justes, de
l’entendement, et où le jugement est entraîné par l’in-
fluence de l’imagination ; il ne s’agit ici que de cette
apparence transcendentale qui influe sur des principes dont
l’application ne se rapporte plus du tout à l’expérience
(auquel cas nous aurions encore du moins une pierre de
touche pour en vérifier la valeur), et qui nous entraîne
nous-mêmes, malgré tous les avertissements de la cri-
tique, tout à fait en dehors de l’usage empirique des ca-
tégories, et nous abuse par l’illusion d’une extension de
Ventendement pur. Nous nommerons immanents les prin-
cipes dont l’application se tient absolument renfermée
dans les limites de l’expérience possible, et trancendants
ceux qui sortent de ces limites. Je n’entends point par
là cet usage transcendental ou cet abus des catégories^
qui n’est que l’erreur où tombe notre jugement, lorsqu’il

DE l’apparence transgendentale 357

n’est pas suffisamment contenu par la critique et qu’il
néglige les limites du seul terrain où puisse s’exercer
l’entendement pur ; j’entends ces principes réels qui pré-
tendent renverser toutes ces bornes et qui s’arrogent un
domaine entièrement nouveau, où l’on ne reconnaît plus
aucune démarcation. Le tramcendmtal et le transcendant
ne sont donc pas la même chose. Les principes de l’en-
tendement pur que nous avons exposés plus haut n’ont
qu’un usage empirique et non transcendental , c’est-
à-dire que cet usage ne sort pas des limites de l’expé-
rience. Mais un principe qui repousse ces limites et
nous enjoint même de les franchir, c’est là ce que j’ap-
pelle un principe transcendant. Si notre critique peut par-
venir à découvrir l’apparence de ces prétendus principes,
alors ceux dont l’usage est purement empirique pourront
être nommés, par opposition à ces derniers, principes im-
manents de l’entendement pur.

L’apparence logique, qui consiste simplement dans une
fausse imitation de la forme rationelle (l’apparence des
paralogismes) résulte uniquement d’un défaut d’attention
aux règles logiques. Aussi se dissipe-t-elle entièrement
4ès que ces règles sont justement appliquées au cas pré-
sent. L’apparence transcendentale, au contraire, ne cesse
pas par cela seul qu’on l’a découverte et que la critique
transcendentale en a clairement montré la vanité (telle
^st, par exemple, celle qu’offre cette proposition : le monde
doit avoir un commencement dans le temps). La cause
en est qu’il y a dans notre raison (considérée subjective-
ment, c’est-à-dire comme une faculté de connaître hu-
maine) des règles et des maximes fondamentales qui, en
servant à son usage, ont tout à fait l’air de principes ob-
jectifs et font que la nécessité subjective d’une certaine

358 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

liaison de nos concepts exigée par l’entendement, passe
pour une nécessité objective, pour une détermination des
choses en soi. C’est là une illusion qu’il ne nous est pas
possible d’éviter, pas plus que nous ne saurions faire que
la mer ne nous paraisse plus élevée à l’horizon qu’au-
près du rivage, puisque nous la voyons alors par des
rayons plus élevés, ou pas plus que l’astronome lui-même
ne peut empêcher que la lune ne lui paraisse plus grande
à son lever, bien qu’il ne soit pas trompé par cette appa-
rence.

La dialectique transcendentale se contentera donc de
découvrir l’apparence des jugements transcendentaux, et
en même temps d’empêcher qu’elle ne nous trompe; mais
que cette apparence se dissipe (comme l’apparence lo-
gique) et qu’elle cesse d’être tout à fait, c’est ce qu’elle
ne pourra jamais faire. Nous avons affaire en effet à une
illusion naturelle et inévitable^ qui repose elle-même sur
des principes subjectifs et les donne pour des principes
objectifs, tandis que la dialectique logique, pour résoudre
les paralogismes, n’a qu’à signaler une erreur dans l’ap-
plication des principes ou une apparence artificielle dans
leur imitation. Il y a donc une dialectique de la raison
pure qui est naturelle et inévitable. Ce n’est pas celle où
s’engagent les têtes sans cervelle, faute de connaissances,
ou celle qu’un sophiste a ingénieusement imaginée pour
tromper les gens raisonnables ; mais celle qui est insépa-
rablement liée à la raison humaine, et qui, alors même
que nous en avons découvert l’illusion, ne cesse pas de
se jouer d’elle et de la jeter à chaque instant en des er-
reurs qu’il faut toujours repousser.

DE LA RAISON EN GÉNÉRAL 359

II

De la raison pure comme siège de V apparence

transcendentale

De la raison en général

Toute notre connaissance commence par les sens, passe
de là à l’entendement et finît par la raison. Cette der-
nière faculté est Ja plus élevée qui soit en nous pour
élaborer la matière de l’intuition et ramener la pensée à
sa plus haute unité. Comme il me faut ici donner une
définition de cette suprême faculté de connaître, je me
trouve dans un certain embarras. Elle a, comme lenten-^
dément, un usage purement formel, c’est-à-dire logique^
quand on fait abstraction de tout contenu de la connais-
sance; mais elle a aussi un usage réel, puisqu’elle con-
tient elle-même l’origine de certains concepts et de cer-
tains principes qu’elle ne tire ni des sens, ni de l’enten-
dement. Sans doute, la première de ces deux fonctions a
été définie depuis longtemps par les logiciens la faculté
de conclure médiatement (par opposition à celle de con-
clure immédiatement, consequentiis immediatis) ; mais la
seconde, qui produit elle-même des concepts, ne se trouve
point expliquée par là. Puis donc qu’il y a lieu de dis-
tinguer dans la raison une faculté logique et une faculté
transcendentale, il faut chercher un concept plus élevé

860 DIALECTIQUE TRANSCENDENTÀLE

de cette source de connaissances, un concept qui ren-
ferme les deux idées. Cependant nous pouvons espérer,
d’après l’analogie de la raison avec l’entendement, que le
concept logique nous donnera aussi la clef du concept
transcendental , et que le tableau des fonctions logiques
de la raison nous fournira en même temps celui des con-
cepts de la raison.

Dans la première partie de notre logique transcen-
dentalc, nous avons défini Tentendement la faculté des
règles; nous distinguerons ici la raison de l’entendement
en la définissant la faculté des principes.

L’expression de principe est équivoque, et d’ordi-
naire elle ne signifie qu’aine connaissance qui peut
être employée comme principe, sans être un prin-
cipe par elle-même et dans son origine. Toute pro-
position universelle, fût-elle tirée de l’expérience (au
moyen de l’induction), peut servir de majeure dans un
raisonnement, mais elle n’est pas pour cela un principe.
Les axiomes mathématiques (comme celui-ci : entre deux
points, il ne peut y avoir qu’une seule ligne droite) sont
bien des connaissances universelles à priori^ et reçoivent
à juste titre le nom de principes relativement aux cas
qui peuvent y être subsumés ; mais je ne puis dire pour-
tant.que je connais en général et en elle-même, par prin-
cipes, cette propriété des lignes droites, puisque je ne la
connais que dans l’intuition pure.

Je nommerai ici connaissance par principes celle où
je reconnais le particulier dans le général au moyen de
concepts. Ainsi tout raisonnement est une forme qui
sert à dériver une connaissance d’un principe. En effet,
la majeure donne toujours un concept qui fait que tout
ce qui est subsumé sous la condition de ce concept est

DE LA RAISON EN GÉNÉRAL 361

connu par là suivant un principe. Or, comme toute con-
naissance universelle peut servir de majeure dans un
raisonnement, et que l’entendement fournit des proposi-
tions universelles à priori, ces propositions peuvent aussi
recevoir le nom de principes , à cause de l’usage qu’on
en peut faire.

Mais si nous considérons ces principes de l’entende-
ment pur en eux-mêmes et dans leur origine, ils ne sont
nullement des connaissances par concepts. En effet , ils
ne seraient pas même possibles à priori, si nous n’y in-
troduisions l’intuition pure (comme il arrive en mathé-
matiques), ou les conditions d’une expérience possible en
général. On ne saurait • conclure du concept de ce qui
arrive en général ce principe que tout ce qui arrive a
une cause ; c’est bien plutôt ce principe qui nous montre
comment nous pouvons avoir de ce qui arrive un con-
cept expérimental déterminé.

L’entende’ment ne peut donc nous fournir de connais-
sances synthétiques qui dérivent de simples concepts, et
ces connaissances sont les seules qu’à proprement parler
j’appelle des principes, quoique toutes les propositions
universelles en général puissent aussi recevoir par com-
paraison le nom de principes.

Il y a un vœu bien ancien, et qui s’accomplira peut-
être un jour, mais quel jour? c’est que l’on parvienne à
découvrir, à la place de l’infinie variété des lois civiles,
les principes de ces lois ; car c’est en cela seulement que
gît le secret de simplifier, comme on dit, la législation.
Mais ici les lois ne sont autre chose que des restrictions
apportées à notre liberté d’après les conditions qui seules
lui permettent de s’accorder constamment avec elle-
même, et par conséquent elles se rapportent à quelque

362 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

chose qui est tout à fait notre propre ouvrage et que
nous pouvons réaliser au moyen même des concepts que
nous en avons *. Il n’y a donc rien là d’extraordi-
naire (2); mais demander comment des objets en soi,
comment la nature des choses est soumise à des principes
et peut être déterminée d’après de simples concepts,
c’est demander, sinon quelque chose d’impossible, du
moins quelque chose de fort étrange. Quoi qu’il en soit
sur ce point (car c’est encore une recherche à faire), il
est clair au moins par là que la connaissance par prin-
cipes (en soi) est quelque chose de tout à fait différent
de la simple connaissance de l’entendement, et que, si
celle-ci peut en précéder d’autres dans la forme d’un
principe, elle ne repose pas en elle-même (en tant qu’elle
est synthétique) sur la simple pensée et ne renferme pas
quelque chose de général fondé sur des concepts.

L’entendement peut être défini la faculté de ramener
les phénomènes à l’unité au moyen de certaines règles,
et la raison, la faculté de ramener à l’unité les règles de
l’entendement au moyen de certains principes. Elle ue
se rapporte donc jamais immédiatement à l’expérience,
mais à l’entendement, aux connaissances diverses du-
quel elle communique à primi^ au moyen de certains
concepts, une unité que l’on peut appeler rationnelle et
qui est essentiellement différente de celle qu’on peut ti-
rer de l’entendement.

Tel est le concept général de la faculté de la raison, au-
tant qu’il est possible de le faire comprendre en l’ab-

‘ Wovon wir durch jene Begriffe seîbsi die Ur sache sein konnen;
mot à mot : dont nous pouvons être la cause par ces concepts mêmes.
(2) J’ajoute ces mots pour plus de liaison et de clarté. J. B.

DE l’usage logique DE LA RAISON 36S

sence des exemples (qui ne pourront être employés que
plus tard).

B

De Tusage logique de la raison

On fait une distinction entre ce qui est immédiate-
ment connu et ce que nous ne faisons que conclure. Que
dans une figure limitée par trois lignes droites, il y ait
trois angles , c’est là une connaissance immédiate ; mais
que ces angles ensemble soient égaux à deux droits, ce
n’est qu’une conclusion. Mais, comme nous avons conti-
nuellement besoin de conclure, et que cela devient en
nous une habitude, nous finissons par ne plus remarquer
cette distinction ; et, ainsi qu’il arrive dans ce qu’on ap-
pelle les illusions des sens, nous tenons souvent pour
quelque chose d’immédiatement perçu ce qui n’est que
conclu. Toute conclusion suppose une proposition qui sert
de principe, une autre \ qui est tirée de la première,
et enfin celle ^ par laquelle la vérité de la dernière
est indissolublement liée à la vérité de la première. Si
le jugement conclu est déjà renfermé dans le premier,
de telle sorte qu’il puisse en être tiré sans l’intermé-
diaire d’une troisième idée, la conclusion se nomme alors
immédiate {consequentia inDnediatà)^; j’aimerais mieux

‘ Die Folgerung. — * ScMussfolge (Consequenz). La distinction faite
par Kant entre cette expression et la précédente est intraduisible en
français. On ne saurait la rendre par les mots conclusion et conséquence,
qui sont tout ù fait synonymes. ^ J. B.

‘ Pour accorder ceci avec ce qui précède, il faut consulter la Lo^figue
de Kant (S 44). Il y remarque que les conclusions immédiates supposent
bien elles-mêmes un jugement intermédiaire, mais que ce jugement est
une proposition tautologique. J. B.

â64 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

l’appeler une conclusion de l’entendement \ Mais si,
outre la connaissance qui sert de principe, il est encore
besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion,
iilors c’est une conclusion de la raison ou un raisonne-
ment ^. Dans cette proposition : tous les hommes sont
mortels, est déjà renfermée cette proposition : quelques
hommes sont mortels, ou celle-ci : quelques mortels sont
hommes, ou celle-ci encore : nul être immortel n’est
homme, et toutes ces propositions sont des conséquences
immédiates de la première. Au contraire , cette proposi-
tion : tous les savants sont mortels, n’est pas. renfermée
dans le premier jugement (car l’idée de savant n’y est
pas comprise), et elle n’en peut être tirée qu’au moyen
4’un jugement intermédiaire.

Dans tout raisonnement, je conçois d’abord une règle
{major) au moyen de \ entendement. Ensuite, je subswne
une connaissance sous la condition de la règle (minor)
^u moyen de Y imagination. Enfin je détermine ma con-
naissance par le prédicat de la règle (conclusio) et par
<;onséquent à priori au moyen de la raison. Aussi le rap-
port que représente la majeure, comme règle, entre une
^connaissance et sa condition, constitue-t-il diverses es-
pèces de raisonnements. Comme on distingue trois sortes
de jugements en considérant la manière dont ils expri-
ment le rapport de la connaissance à l’entendement, il
y a aussi trois sortes de raisonnements, savoir : les rai-
sonnements catégoriques, les hypothétiques et les di^onctifs.

Si, comme il arrive ordinairement, la conclusion se
présente sous la forme d’un jugement, je veux savoir si

Versfandesschîuss.
Vernunftschîuss.

DE l’usage pur de LA RAISON 365

ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés^
par lesquels un tout autre objet est conçu, et pour cela
je cherche dans l’entendement l’assertion de cette con-
clusion, afin de voir si elle ne rentre pas sous certaines
conditions et sous une règle générale fixée par lui. Si je
trouve la condition que je cherche et que l’objet de la
conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée,
cette conclusion est alors tirée d’une règle qui s^appUque
aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit
que la raison dans le raisonnement cherche à ramener
à un très-petit nombre de principes (de conditions géné-
rales) la grande variété des connaissances de l’entende-
ment et à y opérer ainsi la plus haute unité.

De l’usage par de la raison

Peut-on isoler la raison? c’est-à-dire est-elle une
source propre de concepts et de jugements qui ne vien-
nent que d’elle, et se rapporte-t-elle ainsi à des objets ;
ou bien n’est-elle qu’une faculté subalterne, servant à
imprimer à des connaissances données une certaine
forme, la forme logique, et se bornant à coordonner entre
elles les connaissances de l’entendement ou à ramener
des règles inférieures à des règles plus élevées (dont la
condition renferme dans sa sphère celle des précédentes)^
autant qu’on le peut faire en les comparant entre elles?
Telle est la question dont nous avons à nous occuper
ici préalablement. Dans le fait, la diversité des règles et
l’unité des principes, voilà ce qu’exige la raison pour
mettre l’entendement parfaitement d’accord avec lui-

366 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

même, de même que l’entendement soumet à des con-
cepts la diversité des intuitions et par là les relie entre
elles. Mais un tel principe ne prescrit point de loi aux
objets et il n’explique nullement comment on peut en
général les connaître et les déterminer comme tels ; il
n’est qu’une loi subjective de cette économie dans l’usage
des richesses de notre entendement, qui consiste à en
ramener généralement tous les concepts, par la compa-
raison, au plus petit nombre possible, sans se croire au-
torisé pour cela à exiger des objets mêmes une unité si
bien faite pour la commodité et l’extension de notre en-
tendement et à attribuer à cette maxime une valeur
objective. En un mot, la question est de savoir si la rai-
son en soi, c’est-à-dire la raison pure, contient à priori
des principes et des règles synthétiques, et en quoi con-
sistent ces principes.

Le procédé formel et logique de la raison dans le rai-
sonnement nous fournit déjà une indication suffisante
pour trouver le fondement sur lequel repose le principe
transcendental de cette faculté dans la connaissance syn-
thétique que nous devons à la raison pure.

D^ahord le raisonnement ne consiste pas à ramener
à certaines règles des intuitions (comme fait l’entende-
ment avec ses catégories), mais des concepts et des ju-
gements. Si donc la raison pure se rapporte aussi à des
objets, elle n’a point de rapport immédiat avec eux ou
avec l’intuition que nous en avons, mais seulement avec
l’entendement et ses jugements, lesquels s’appliquent im-
médiatement aux sens et à leur intuition pour en déter-
miner l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas celle
d’une expérience possible ; elle est essentiellement dis-
tincte de celle-ci, qui est l’unité de l’entendement. Le

DE l’usage pur de LA RAISON â67

principe qui veut que tout ce qui arrive ait une cause
n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il
rend possible l’unité de l’expérience , et il n’emprunte
rien à la raison, qui, sans ce rapport à une expérience
possible, n’aurait pu avec de simples concepts prescrire
une unité synthétique de ce s^nre.

En second lieu, la raison dans son usage logique
cherche la condition générale de son jugement (de la
conclusion), et le raisonnement n’est lui-même autre
chose qu’un jugement que nous formons en subsumant
sa condition sous une règle générale (la majeure). Or,
comme cette règle doit être soumise à son tour à la
même tentative de la part de la raison, et qu’il faut aussi
chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de
la condition, et ainsi de suite aussi loin qu’il est possible
de remonter, on voit que le principe propre de la raison
en général dans son usage logique est de trouver pour
la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément
inconditionnel qui doit en accomplir l’unité.

Mais cette maxime logique ne peut être un principe
de la raison pure, qu’autant qu’on admet qu’avec le con-
ditionnel est donnée aussi (c’est-à-dire contenue dans
l’objet et dans sa liaison) toute la série des conditions
subordonnées, laquelle, par conséquent, est elle-même
inconditionnelle.

Or un tel principe de la raison pure est évidemment
synthétique; car le conditionnel se rapporte bien analy-
tiquement à une condition, mais non pas à l’incondition-
nel, n en doit dériver aussi diverses propositions synthé-
tiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a
affaire qu’à des objets d’expérience possible, dont la con-
naissance et la synthèse sont toujoms conditionnelles.

368 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

Mais, dès que nous avons réellement atteint l’incondi-
tionnel, nous pouvons l’examiner en particulier dans
toutes les déterminations qui le distinguent de tout con-
ditionnel, et par conséquent il doit donner matière à
plusieurs propositions synthétiques à priori.

Les propositions fondamentales qui dérivent de ce
principe suprême de la raison pure sont transcendantes
par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il est
impossible de tirer jamais de ce principe un usage empi-
rique qui lui soit adéquat. Il est donc bien différent de
tous les principes de l’entendement (dont l’usage est par-
faitement immanent^ puisqu’ils n’ont d’autre thème que
la possibilité de l’expérience). Ce principe, que la série
des conditions (dans la synthèse des phénomènes ou même
de la pensée des choses en général) s’élève jusqu’à l’incon-
ditionnel, a-t-il une valeur objective, et quelles sont les
conséquences qui en dérivent relativement à l’usage em-
pirique de l’entendement ? Ou ne serait-il pas plus vrai
de dire qu’il n’y a aucun principe rationnel de ce genre
ayant une valeur objective, mais simplement une pres-
cription logique qui veut qu’en remontant à des condi-
tions toujours plus élevées, nous nous rapprochions de
l’intégrité de ces conditions, et que nous portions ainsi
notre connaissance à la plus haute unité possible pour
nous ? N’est-ce point par l’effet d’un malentendu que nous
prenons ce besoin de la raison pour un principe transcen-
dental de la raison pure, imposant témérairement cette
intégrité absolue à la série des conditions dans les objets
mêmes? Et s’il en est ainsi, quelles sont les fausses in-
terprétations et les illusions qui peuvent se glisser dans
les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison
pure (et est peut-être plutôt une pétition qu’un postulat),

DES CONCEPTS DE LÀ RAISON PURE 369

et qui s’élèvent de l’expérience à ses conditions ? Voilà ce
que nous avons à examiner dans la dialectique transcen-
dentale, qu’il s’agit maintenant de dériver de ses sources,
lesquelles sont profondément cachées dans la raison hu-
maine. Nous la diviserons en deux parties principales,
dont la première traitera des concepts transcendants de
la raison pure, et la seconde dé ses raisonnements trans-
cendants et dialectiques.

LIVRE PREMIER
Des concepts de la raison pure

A quelque résultat qu’on puisse arriver sur la possi-
bilité des concepts qui dérivent de la raison pure, ces
concepts ne sont pas seulement réfléchis, mais conclus.
Les concepts de l’entendement sont aussi à priori, c’est-
à-dire antérieurs à l’expérience, qu’ils servent à consti-
tuer; mais ils ne contiennent rien de plus que l’unité de la
réflexion sur les phénomènes, en tant que ceux-ci doivent
nécessairement faire partie d’une connaissance empirique
possible. La connaissance et la détermination d’un objet
ne sont possibles que par eux. Ils fournissent donc la
première matière des conclusions, et il n’y a point avant
eux de concepts à priori des objets, d’où ils puissent être
conclus. Aussi leur réalité objective se fonde-t-elle uni-
quement sur ce que, constituant la forme intellectuelle
de toute expérience, on doit toujours pouvoir en mon-
trer l’application dans l’expérience.

  1. 24

870 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

Mais l’expression même de concept rationnel * indique
d’avance que ce concept ne se renferme point dans les
limites de l’expérience ; car il désigne une connaissance
dont toute connaissance empirique n’est qu’une partie
(une connaissance qui peut-être représente l’ensemble de
l’expérience possible ou de sa synthèse empirique), et à
laquelle jamais l’expérience réelle n’est parfaitement adé-
quate, bien qu’elle en fasse toujours partie. Les concepts
de la raison servent à comprendre ^, comme ceux de l’en-
tendement à entendre ^ (les perceptions). Eu renfermant
l’inconditionnel, ils désignent une chose sous laquelle
rentre toute expérience, mais qui n’est jamais elle-même
un objet d’expérience ; une chose à laquelle conduit la
raison dans les conclusions qu’elle tire de l’expérience,
et d’après laquelle elle estime et mesure le degré de son
usage empirique, mais qui ne forme jamais un membre
de la synthèse empirique. Si cependant ces concepts ont
une valeur objective, ils peuvent être nommés conceptm
ratiocinaii (concepts rigoureusement conclus) ; dans le cas
contraire, ils ont au moins une apparence subreptice de
conclusion, et peuvent être appelés conceptus ratiocinantes
(concepts sophistiques). Mais, comme ce point ne peut être
décidé que dans le chapitre des raisonnements dialecti-
ques de la raison pure, nous ne saurions encore le prendre
ici en considération. En attendant, de même que nous avons
nommé catégories les concepts purs de l’entendement, nous
désignerons sous un nom nouveau les concepts de la rai-
son pure : nous les appellerons idées transcendentaUs ;
nous allons expliquer et justifier cette dénomination.

‘ Vernunfthegriff. — * Zum Begreifen. — * Zum Verstehen.

DES IDÉES EN GÉNÉRAL 371

PREMIÈRPJ SECTION

Oea lcli(^CB en §fé>iié)ral

Malgré la grande richesse de nos langues, le philo-
sophe se voit souvent embarrassé pour trouver une ex-
pression qui convienne exactement à sa pensée, et faute de
cette expression, il ne peut se rendre intelligible ni aux
autres ni à lui-même. Forger de nouveaux mots est une
prétention à s’ériger en législateur de la langue qui est rare-
ment bien accueillie. Avant d’en venir à ce moyen douteux,
il est plus sage de chercher si quelque langue morte et
savante ne présenterait pas l’idée en question avec l’ex-
pression qui lui convient; et, dans le cas où l’antique
usage de cette expression serait devenu incertain par
la faute de son auteur, il vaut encore mieux s’en servir
en revenant au sens qui lui est propre (dût-on laisser
douteuse la question de savoir si ce sens était bien celui
qu’on lui donnait), que de tout perdre en se rendant inin-
telligible.

Si donc, pour exprimer un certain concept, qu’il im-
porte de distinguer de tout autre concept analogue, il
ne se trouve qu’un seul mot dont l’acception reçue con-
vienne exactement à ce concept, il est sage de ne pas le
prodiguer, ou de ne pas l’employer seulement comme
synonyme pour varier ses expressions, mais de lui con-
server soigneusement sa signification particulière; autre-
ment, l’expression n’ayant pas suffisamment occupé l’at-
tention et se perdant dans une foule d’autres de sens
très-diflférents, il arrive tout naturellement que la pen-
sée, qu’elle aurait pu seule conserver, se perd avec elle.

372 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

PJaton se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit
bien qu’il entendait par là quelque chose qui non-^seule-
ment ne dérive pas des sens, mais dépasse même les
concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote,
puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui
y corresponde. Les idées sont pour lui les types des
choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des ex-
périences possibles, comme les catégories. Dans son opi-
nion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont
passé dans la raison humaine ; mais cette dernière se
trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce
n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui
s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes
idées, aujourd’hui fort obscurcies. Je ne veux pas m’en-
gager ici dans une recherche littéraire pour déterminer
le sens que le subhme philosophe attachait à son ex-
pression. Je remarque seulement que, soit dans le lan-
gage ordinaire, soit dans les écrits, il n’est pas rare d’ar-
river par le rapprochement des pensées qu’un auteur a
voulu exprimer sur son objet, à le comprendre mieux
qu’il ne s’est compris lui-même, faute d’avoir suffisam-
ment déterminé son idée et pour avoir été conduit ainsi
à parler ou même à penser contrairement à son but.

Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître
sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler des
phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire
ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève natu-
rellement à des connaissances trop hautes pour qu’un ob-
jet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre,
mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas
pour cela de pures chimères.

Platon trouvait surtout ses idées dans tout ce qui est

DES IDÉES EN GÉNÉRAL 373

pratique * c est-à-dire dans ce qui repose sur la liberté,
laquelle, de son côté, est soumise à des connaissances
qui sont proprement un produit de la raison. Celui qui
voudrait puiser dans l’expérience les concepts de la vertu,
ou (comme beaucoup Pont fait réellement) donner pour
type à la connaissance ce qui, en tous cas, ne peut servir
que d’exemple ou de moyen imparfait d’explication, celui-
là ferait de la vertu une chose équivoque, variable sui-
vant les temps et les circonstances, et incapable de four-
nir aucune règle. Au contraire chacun s’aperçoit que, si
on lui présente un certain homme comme le modèle de
la vertu, il trouve dans son propre esprit le véritable
original auquel il compare ce prétendu modèle et d’après
lequel il le juge lui-même. Or c’est là l’idée de la vertu ;
et si l’on en peut trouver des exemples dans les objets
possibles de l’expérience (ou des preuves qui montrent
que ce qu’exige le concept de la raison est praticable
dans une certaine mesure), ce n’est pas là qu’il en
faut chercher le type. De ce qu’un homme n’agit jamais
d’une manière adéquate à ce que contient la pure idée
de la vertu, il ne s’en suit nullement que cette idée soit
quelque chose de chimérique. En effet tout jugement sur
la valeur morale ou le manque de valeur morale des ac-

  • Il étendait aussi, il est vrai, sa théorie aux connaissances spécula-
    tives, pourvu seulement qu’elles fussent pures et données tout à fait à
    jpriori, et même aux mathématiques, quoique celles-ci n’aient leur objet
    que dans l’expérience possible. Mais je ne puis le suivre en cela, pas
    plus que dans la déduction mystique de ces idées ou dans les exagéra-
    tions par lesqueUes il tn faisait en quelque sorte des hypostases * ; et
    pourtant le langage sublime dont il se servait dans ce cas, est suscep-
    tible d’une interprétation plus modérée et conforme à la nature des
    •choses.

‘ Dadurch er aie gleichsam hypostasirte.

374 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

tions n’est possible qu’au moyen de cette idée; par con-
séquent elle sert nécessairement de fondement à tout pro-
grès vers la perfection morale, si loin d’ailleurs que nous
en soyons retenus par les obstacles que nous rencontrons
dans la nature humaine et dont il est impossible de dé-
terminer le degré.

La république de Platon est devenue proverbiale
comme exemple frappant d’une perfection imaginaire^
qui ne peut avoir son siège que dans le cerveau d’un
penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion
du philosophe, que jamais un prince ne gouvernera
bien s’il ne participe aux idées. Mais il vaudrait mieux
s’attacher davantage à cette pensée, et (là où cet excellent
homme nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts
pour la mettre en lumière, que de la rejeter comme inu-
tile sous ce très-misérable et très-fâcheux prétexte
qu’elle est impraticable. Une constitution ayant pour
but la liberté humaine la plus grande possible^ en la fon-
dant sur des lois qui permettent à la liberté de chacun
de s’accorder avec celle de tous les autres (je ne parle
pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera
naturellement), c’est là au moins une idée nécessaire, qui
doit servir de principe non-seulement au premier plan
d’une constitution politique, mais encore à toutes les lois,
et où il faut d’abord faire abstraction de tous les obsta-
cles actuels, lesquels résultent peut-être bien moins iné-
vitabljement de la nature humaine que du mépris des
vraies idées en matière de législation. En effet il ne peut
rien y avoir de plus préjudiciable et de plus indigne
d’un philosophe que d’en appeler, comme on le fait vul-
gairement, à une expérience soi-disant contraire; car
cette expérience n’aurait jamais existé si l’on avait su

DES IDÉES EN GÉNÉRAL 375

consulter les idées en temps opportun et si, à leur place,
des préjugés grossiers, justement parce qu’ils venaient
de l’expérience, n’avaient pas rendu tout bon dessein inu-
tile. Plus la législation et le gouvernement seraient con-
formes à ces idées, plus les peines deviendraient rares,
et il est tout à fait raisonnable de penser (avec Platon) que,
dans une constitution parfaite, elles ne seraient plus du
tout nécessaires. Quoique cette dernière chose^ne puisse
jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste
que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit
avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la
constitution légale des hommes de la plus grande per-
fection possible. En eflfet personne ne peut et ne doit
déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrê-
ter l’humanité, et par conséquent combien grande est la
distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et
sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les
bornes assignées.

Mais ce n’est pas seulement dans les choses où la rai-
son humaine montre une véritable causalité et où les
idées sont des causes efficientes (des actions et de leurs
objets), c’est-à-dire dans les choses morales, c’est aussi
dans la nature même que Platon voit avec raison des
preuves évidentes de cette vérité, que les choses doivent
leur origine à des idées. Une plante, un animal, l’ordon-
nance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre en-
tier de la nature) montrent clairement que tout cela n’est
possible que d’après des idées. A la vérité, aucune créa-
ture individuelle, dans les conditions individuelles de son
existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande per-
fection de son espèce (de même que l’homme ne peut
reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il

876 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

porte dans son âme comme le modèle de ses actions),
mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée
immuablement et complètement dans l’intelligence su-
prême; elles sont les causes originaires des choses, mais
seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde
leur est parfaitement adéquat. A part ce qu’il peut j^
avoir d’exagéré dans l’expression, c’est une tentative
digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor
de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contempla-
tion de la copie que lui offre l’ordre physique du monde
à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins,
c’est-à-dire sur des idées. Mais, pour ce qui est des prin-
cipes de la morale, de la législation et de la religion, où
les idées rendent possible l’expérience elle-même (du
bien), quoiqu’elles n’y puissent jamais être entièrement
exprimées, cette tentative a un mérite tout particulier,
qu’on ne méconnaît que par ce qu’on en juge d’après
ces mêmes règles empiriques qui doivent perdre toute
leur valeur de principes en face des idées. En effet, si,
à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne
la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des
lois morales, c’est l’expérience (hélas!) qui est la mère
de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de
tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire^ ou
de vouloir les y restreindre.

Mais, au heu de nous livrer à ces considérations qui,
convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire
du philosophe, occupons-nous à présent d’un travail beau-
coup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas non plus
sans mérite. Il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui
doit porter le majestueux édifice de la morale ; car en le
fouillant avec bonne intention, mais inutilement, pour y

DES IDÉES EN GÉNÉRAL 377

trouver des trésors, la raison y a creusé bien des trous
de taupe qui menacent la solidité de cet édifice.
L’usage transcendental de la raison pure, ses principes
et ses idées, voilà donc ce que nous sommes obligés
de connaître exactement pour pouvoir déterminer
l’influence de la raison pure et en apprécier la valeur.
Cependant, avant de quitter cette introduction, je sup-
plie ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus
qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie,
s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire
et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’ex-
pression â’iclée ramenée à sou sens primitif, afin qu’on ne
la confonde plus désormais avec les autres expressions
dont on a coutume de se servir pour désigner indis-
tinctement les divers modes de représentation, au grand
préjudice de la science. Il y a pourtant assez d’expres-
sions parfaitement appropriées aux diflerentes espèces de
représentations, pour que nous n’ayons pas besoin, quand
nous voulons exprimer l’une, d’empiéter sur le domaine
d’une autre. En voici une échelle graduée. Le terme gé-
nérique est la représentation ^ en général {rejorœsentatio).
La représentation avec conscience est la perception ^
{perceptio). Une perception qui se rapporte simplement
au sujet, comme modification de son état, est une sen-
sation ^ (sensaiio) ; une perception objective est une con-
naissance ^ {cogniiio). La connaissance à son tour est ou
intuition ^ ou concept * (intuitus vel conceptus). La pre-
mière se rapporte immédiatement à l’objet et elle est
singulière; le second ne s’y rapporte que médiatement, au

‘ Vorstellung. — * Perception est le mot même qie Kant emploie ici.
‘ Empfindung. — * Erkenntnisz. — * Anschauung. — • Begriff.

378 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

moyen d’un signe qui peut être commun à plusieurs
choses. Le concept est ou empirique ou pur; et le con-
cept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans
l’entendement (et non dans une image pure de la sensi-
bilité) s’appelle notion (notio ^). Un concept formé de no-
tions qui dépassent la possibilité de l’expérience est une
idée \ c’est-à-dire un concept rationnel ^. Quand on est
une fois accoutumé à ces distinctions, on ne peut plus
supporter d’entendre appeler idée la représentation de la
couleur rouge; elle n’est môme pas une notion (un con-
cept de l’entendement.)

DEUXIÈiME SECTION
Des idées tranecendentales

L’analytique transcendentale nous a montré comment
la forme purement logique de notre connaissance peut
contenir la source de concepts purs à priori, qui repré-
sentent des objets antérieurement à toute expérience, ou
plutôt qui expriment une unité synthétique sans laquelle
serait impossible toute connaissance empirique des objets.
La forme des jugements (convertie en concept de la syn-
thèse des intuitions) a produit des catégories qui dirigent
tout usage de l’entendement dans l’expérience. Nous pou-
vons espérer de même que la forme des raisonnements^

  • Kant donne ici. dans son texte même, l’expression latine que j’ai
    mise entre parenthèses.
  • C’est le mot même dont Kant se sert.
    ‘ Vermmftbegriff.

DES IDÉES TRANSCENDENTALES 379

appliquée à l’unité synthétique des intuitions suivant la
règle des catégories, contiendra aussi la source de con-
cepts particuliers à priori^ que nous nommerons concepts
purs de la raison ou idées transcendentales^ et qui déter-
mineront d’après des principes l’usage de l’entendement
dans l’ensemble de l’expérience tout entière.

La fonction de la raison dans ses raisonnements ré-
side dans l’universalité de la connaissance par concepts,
et le raisonnement, n’est lui-même qu’un jugement, qui
est déterminé à priori dans toute l’étendue de sa condi-
tion. Cette proposition : Caïus est mortel, je pourrais
aussi la tirer simplement de l’expérience par le moyen
de l’entendement. Mais je cherche un concept contenant
la condition sous laquelle est donné le prédicat (l’asser-
tion en général) de ce jugement (c’est-à-dire ici le con-
cept de l’homme); et, après avoir subsumé sous cette
condition prise dans toute son extension (tous les hommes
sont mortels), je détermine en conséquence la connais-
sance de mon objet (Caïus est mortel).

Nous restreignons donc, dans la conclusion d’un rai-
sonnement, un prédicat à un certain objet, après l’avoir
préalablement conçu, en la majeure, dans toute son ex-
tension sous une certaine condition, et c’est cette entière
extension dans la quantité d’une condition de ce genre-
qui s’appelle V universalité (universalitas), A cette univer-
salité correspond, dans la synthèse des intuitions, la tota-
lité ^ (universitas) des conditions. Le concept rationnel
transcendental n’est donc que celui de la totalité des con-
ditions d’un conditionnel donné. Or, comme seul V incon-
ditionnel rend possible la totalité des conditions, et que

‘ Die Allheit oder Totàlitàt.

380 DIALECTIQUE TRANSGEISDENTALE

réciproquement la totalité des conditions est elle-même
toujours inconditionnelle, un concept rationnel pur peut
être défini le concept de l’inconditionnel, en tant qu’il
sert de principe à la synthèse du conditionnel.

Or, autant l’entendement se représente de rapports au
moyen des catégories, autant il y aura aussi de concepts
rationnels purs. Il faudra donc chercher un inconditionnel:
P pour la synthèse catégorique en un sujet; 2** pour la
synthèse hypothétique des membres d’une série; 3** pour
la synthèse disjonctive des parties dans un système.

Il y a en effet tout juste autant d’espèces de raison-
nements, dont chacune tend à l’inconditionnel par des
prosyllogismes : la première, à un sujet qui ne soit plus
lui-même prédicat; la seconde, à une supposition qui ne
suppose rien de plus; la troisième, à un agrégat des
membres de la division qui ne laisse rien à demander
de plus pour la parfaite division d’un concept. Les con-
cepts rationnels purs de la totalité dans la synthèse des
conditions sont donc nécessaires, du moins comme pro-
blèmes, pour pousser, autant que possible, l’unité de
l’entendement jusqu’à l’inconditionnel, et ils ont à ce titre
leur fondement dans la nature humaine, bien que peut-
être ces concepts transcendentaux n’aient point in con-
■creto d’usage qui leur soit approprié, et qu’ils n’aient
d’autre utilité que de diriger l’entendement de manière
à ce qu’en étendant son usage aussi loin que possible, il
reste toujours d’accord avec lui-même.

Mais en parlant ici de la totaUté des conditions et de
l’inconditionnel ou de l’absolu (1) comme d’un titre com-

(l) J*ajoute cette expression à celle d’inconditionnel par.laquelle j’ai
jusqu’ici traduit unbedingt, pour mieux amener la remarque qui suit.

J. B.

DES IDÉES TRANSGENDENTALES 381

mun à tous les concepts rationnels, nous rencontrons une
expression que nous ne saurions nous dispenser d’em-
ployer, mais dont nous ne pouvons nous servir sûrement
à cause de l’ambiguité produite par le long iibus qu’on
en a fait. Le mot aisolu est du petit nombre de ceux qui,
dans leur sens primitif, désignaient un concept qu’aucune
autre expression de la même langue ne peut rendre
exactement, et dont la perte, ou, ce qui est la même
chose, l’acception ambiguë entraine nécessairement la
perte du concept même ; et il s’agit ici d’un concept qui,
occupant beaucoup la raison, ne saurait lui faire défaut
sans un grand dommage pour tous les jugements trans-
cendentaux. Le mot absolu est le plus souvent employé
aujourd’hui pour indiquer simplement que quelque chose
est considéré en soi et a par conséquent une valeur in-
trinsèque. Dans ce sens, l’expression absolument possible
signifierait possible en soi (interne), ce qui est dans le fait
le moins qu’on puisse dire d’une chose. D’un autre côté, on
l’emploie aussi quelquefois pour désigner que quelque
chose est valable à tous égards (d’une façon illimitée,
comme par exemple le pouvoir absolu), et en ce sens
l’expression absolument possible signifierait possible sous
tous les rapports, ce qui est le plus que l’on puisse dire
de la possibilité d’une chose. Or ces sens se rencontrent
parfois ensemble. Ainsi, par exemple, ce qui est impos-
sible intrinsèquement l’est aussi sous tous les rapports,
par conséquent absolument. Mais, dans la plupart des
cas , ils sont infiniment éloignés, et de ce qu’une chose
est possible en soi, je n’en puis nullement conclure qu’elle
soit possible aussi à tous égards, par conséquent absolu-
ment. Je montrerai même dans la suite que la nécessité
absolue ne dépend nullement dans tous les cas de la né-

38^2 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

cessité interne, et que, par conséquent, elle ne doit pas
être regardée comme son équivalent. Sans doute, dès que
le contraire de quelque chose est intrinsèquement im-
possible, il est aussi par là même absolument impossible;
mais la réciproque n’est pas vraie : de ce qu’une chose
est absolument nécessaire, je ne puis conclure que le
contraire de cette chose soit intrinsèquement impossible,
ou que la nécessité absolue des choses soit une nécessité
interne; car cette nécessité interne est dans certains cas
une expression tout à fait vide, à laquelle nous ne sau-
rions attacher le moindre concept, tandis que la nécessité
d’une chose ii tous égards (pour tout le’ possible) implique
des déterminations toutes particulières. Or, comme la
perte d’un concept de grande application dans la philo-
sophie spéculative ne peut jamais être indifférente au
philosophe, j’espère qu’il ne verra pas non plus avec in-
différence les précautions prises pour déterminer et con-
server l’expression à laquelle est attaché le concept.

Je me servirai donc du mot absolu dans ce sens plus
étendu, en l’opposant à ce qui n’a qu’une valeur compa-
rative, ou n’a de valeur que sous un certain rapport ; car
cette dernière valeur est restreinte à des conditions, tan-
dis que la première est sans restriction.

Or le concept rationnel transcendental ne se rapporte
jamais qu’à l’absolue totahté dans la synthèse des condi-
tions, et jamais il ne s’arrête qu’à ce qui est incondition-
nel absolument, c’est-à-dire sous tous les rapports. En
effet, la raison pure abandonne tout à l’entendement, qui
s’applique immédiatement aux objets de l’intuition ou
plutôt à la synthèse de ces objets dans l’imagination.
Elle se réserve seulement l’absolue totalité dans l’usage
des concepts de l’entendement, et cherche à pousser

^ DES IDÉES TRANSCENDENTALES 383

Tunité synthétique, conçue dans la catégorie, jusqu’à
l’inconditionnel absolu K On peut donc désigner cette to-
talité SOUS le titre Ôl unité rationnelle^ des phénomènes,
par opposition à celle qu’exprime la catégorie et qui est
Vunité intellectuelle ^. Ainsi la raison ne se rapporte qu’à
l’usage de l’entendement, non pas, à la vérité, entant
qu’il contient le principe d’une expérience possible (car
la totalité absolue des conditions n’est pas un concept
applicable dans une expérience, parce qu’il n’y a pas
d’expérience qui soit inconditionnelle), mais pour lui pres-
crire de se diriger en vue d’une certaine unité dont il
n’a aucun concept et qui tend à embrasser eu un tout
absolu tous les actes de l’entendement relativement à
chaque objet. Aussi l’usage objectif des concepts purs de
la raison est-il toujours transcendant^ tandis que celui
des concepts purs de l’entendement d’après sa nature ,
doit toujours être immanent^ puisqu’il se borne simple-
ment à l’expérience possible.

J’entends par idée un concept rationnel nécessaire,
auquel ne peut correspondre aucun objet donné par les
sens. Ainsi les concepts purs de la raison, que nous
examinons maintenant, sont des idées transcendentales.
Ce sont des concepts de la raison pure ; car ils considè-
rent toute connaissance expérimentale comme déterminée
par une totalité absolue des conditions. Ils ne sont pas
formés arbitrairement, mais ils nous sont donnés par la
nature même de la raison, et ils se rapportent d’une
manière nécessaire à tout l’usage de l’entendement. Ils
sont enfin transcendants, et dépassent les limites de

‘ Bi% zum Schlechthinunbedingten. — * Vernunfteinheii. — ‘ Ver-
standeseinheit

38-4 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

toute expérience, où l’on ne saurait jamais trouver un
objet adéquat à l’idée transcendentale. Lorsqu’on nomme
une idée, on dit beaucoup eu égard à l’objet (comme
objet de l’entendement pur), mais on dit très-peu eu
égard au sujet (c’est-à-dire relativement à sa réalité
sous des conditions empiriques), précisément parce que,
comme concept d’un maximum, elle ne peut jamais être
donnée in concreto dans une intuition adéquate. Or,
comme ce concept est proprement tout Iç but de l’usage
purement spéculatif de la raison, et que , si l’on ne fait
qu’approcher d’un concept, sans pouvoir l’atteindre ja-
mais dans l’exécution \ c’est comme si on le manquait
tout à fait, on dit d’un concept de ce genre qu’^7 rCest
qu^une idée. Ainsi, on pourrait dire que la totalité abso-
lue des phénomènes n est qu’une idée ; car, comme nous
ne saurions jamais nous figurer rien de pareil, elle reste
un problème sans solution. Au contraire, comme dans
l’usage pratique de l’entendement, il ne s’agit que de
l’exécution de certaines règles, l’idée de la raison pra-
tique peut toujours être donnée réellement, bien que par-
tiellement, in concrète^ et même elle est la condition indis-
pensable de tout usage pratique de la raison. L’exécution
de cette idée est toujours bornée et défectueuse, mais dans
des limites qu’il est impossible de déterminer, et, par con-
séquent, elle est toujours soumise à l’influence du concept
d’une absolue perfection. L’idée pratique est donc tou-
jours extrêmement féconde, et elle est indispensablement
nécessaire par rapport aux actions réelles. La raison
pure y puise la causalité nécessaire pour produire réelle-
ment ce qui y est contenu. Aussi ne peut-on dire dédai-

‘ In Ausûbung.

DES IDÉES TRANSCENDENTALES 385

giieusement de la sagesse qu^ elle n^est qu’une idée ; mais,
précisément parce qu’elle est l’idée de l’unité nécessaire
de toutes les fins possibles, elle doit servir de règle à
toute pratique, comme condition originaire et tout au
moins restrictive.

Quoiqu’on puisse dire que les concepts transcenden-
taux de la raison ne sont que des idées ^ on ne doit pas
cependant les regarder comme superflus et vains. En
éflet, si aucun objet ne peut être déterminé par là, ils
peuvent du moins fournir au fond et en secret à l’enten-
dement un canon qui lui permette d’étendre et d’accorder
son usage, et qui, sans lui faire connaître aucun autre
objet que ceux qu’il connaîtrait au moyen de ses propres
concepts, le dirige mieux et le conduit plus avant dans
cette connaissance. Je n’ajoute point ici que ces idées
servent peut-être à former un passage entre les concepts
de la nature et les concepts pratiques, et à donner ainsi
aux idées pratiques . elles-mêmes un support et un lien
avec les connaissances spéculatives de la raison; tout
cela se trouvera expliqué plus tard.

Mais, pour ne pas nous écarter de notre but, laissons
ici de côté les idées pratiques, et considérons uniquement
la raison dans son usage spéculatif, en restreignant en-
core celui-ci au point de vue transcendental. Il nous faut
suivre ici la marche que nous avons suivie plus haut
dans la déduction des catégories, c’est-à-dire examiner
la forme logique de la connaissance rationnelle, et voir
si par hasard la raison n’est point par là une source de
concepts au moyen desquels nous regarderions des objets
en soi comme synthétiquement déterminés à priori rela-
tivement à telle ou telle fonction de la raison.

La raison, considérée comme la faculté qui donne une

I. 25

386 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

certaine forme logique à la connaissance, est la faculté
de conclure, c’est-à-dire de juger médiatement (en sub-
sumant la condition d’un jugement possible sous celle
d’un jugement donné). Le jugement donné est la règle
générale (la majeure, major), La subsomption de la con-
dition d’un autre jugement possible sous la condition de
la règle est la mineure (minor). Enfin le jugement réel,
qui exprime l’assertion de la règle dans le cas subsumé,
est la conclusion (concltisio). En eflfet la règle exprime
quelque chose de général sous une certoine condition.
Or la condition de la règle se trouve dans un cas donné.
Donc ce qui avait une valeur générale sous cette condi-
tion doit être considéré comme ayant la même valeur
dans le cas donné (qui renferme cette condition). On voit
aisément que la raison arrive à une connaissance au
moyen d’actes de l’entendement qui constituent une série
de conditions. Si je n’arrive à cette proposition : tous les
corps sont changeants, qu’en partant de cette connais-
sance plus éloignée (où le concept du corps ne se trouve
pas encore, mais qui en contient la condition) : tout com-
posé est changeant, et en allant de celle-ci à cette autre
plus rapprochée, qui est soumise à la condition de la
première : les corps sont composés, pour passer enfin de
cette seconde à une troisième*, qui unit la connaissance
éloignée (le terme changeant) à la connaissance présente :
donc les corps sont changeants ; je passe alors par une
série de conditions (de prémisses) pour arriver à une
connaissance (à une conclusion). Or toute série dont
l’exposant (que ce soit un jugement catégorique ou hy-
pothétique) est donné, pouvant être poursuivie, le même
procédé rationnel conduit à la ratiocinatio polysyUogisHca^
laquelle est une série de raisonnements qui peut être

DES M>KES TFiAN*^CENT>FNTA!.ES :\H7

indéfiniment continuée, soit du côté des conditions {per
pro8ylhgismos\ soit du côté du conditionnel {per episyUo-
gismos).

Il est aisé de voir que la chaîne ou la série des pro-
syllogismes, c’est-à-dire des connaissances poursuivies du
côté des principes ou des conditions d’une connaissance
donnée, ou, en d’autres termes, que la série ascendante
des raisonnements doit se comporter à l’égard de la rai-
son tout autrement que la série descendante, c’est-à-dire
la progression que suit la raison, du côté du conditionnel,
par le moyen des épisyllogismes. En eifet, puisque dans
Je premier cas la connaissance {conclusio) n’est donnée
que comme conditionnelle, on ne saurait arriver ration-
nellement à cette connaissance que si l’on suppose don-
nés tous les membres de la série du côté des conditions
(c’est-à-dire la totalité dans la série des prémisses) : ce
n’est que dans cette supposition que le jugement en ques-
tion est possible à priori; au contraire, du côté du con-
ditionnel ou des conséquences, on ne conçoit qu’une série
future^ et non une série déjà entièrement supposée ou
donnée, et, par conséquent, qu’une progression virtuelle \
Si donc une connaissance est regardée comme condition-
nelle, la raison est forcée de considérer la série des con-
ditions, suivant une ligne ascendante, comme achevée
et donnée dans sa totalité. Mais, si cette même connais-
sance est regardée en même temps comme la condition
d’autres connaissances, qui constituent entre elles une
série de connaissances, suivant une ligne descendante, la
raison peut demeurer tout à fait indifférente sur la ques-
tion de savoir jusqu’où s’étend cette progression à parte

‘ Ein poUntialer Fortgang.

388 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

posteriori^ et même si en général la totalité de cette série
est possible ; elle n’a pas besoin en effet d’une telle série
pour la conclusion qui se présente à elle, puisque cette
conclusion est déjà suffisamment déterminée et assurée
par ses principes à parte priori. Soit donc que, du côté
des conditions, la série des prémisses ait un point de dé-
part comme condition suprême, ou qu’elle n’en ait pas
et qu’elle soit ainsi sans limites à parte priori^ toujours
doit-elle représenter la totalité des conditions, ne dus-
sions-nous jamais parvenir à l’embrasser ; et il faut que
la série entière soit vraie absolument, pour que le con-
ditionnel, qui en est regardé comme une conséquence,
puisse être lui-même tenu pour vrai. C’est là ce qu’exige
la raison, laquelle présente sa connaissance, ou bien
comme étant par elle-même déterminée à priori et né-
cessaire, auquel cas il n’y a pas besoin de principes, ou
bien, quand cette connaissance est dérivée, comme un
membre d’une série de principes, qui est elle-même ab-
solument vraie.

TROISIÈME SECTION
8yet<^ine de» Uléee transcenclentalc^»

Nous n’avons pas à nous occuper ici d’une dialectique
logique, qui fait abstraction de tout contenu de la con-
naissance et ne découvre la fausse apparence que dans
la forme des raisonnements, mais d’une dialectique trans-
cendentale, qui doit contenir tout à fait à priori l’origine
de certaines connaissances dérivées de la raison pure,

SYSTÈME DES IDÉES THANSCENDENTALES 389

OU de certains concepts déduits dont l’objet ne peut être
donné empiriquement et qui par conséquent sont abso-
lument en dehors de la sphère de l’entendement pur. Du
rapport qui doit naturellement exister, aussi bien dans les
raisonnements que dans les jugements, entre l’usage
transcendental de notre connaissance et son usage logi-
que, nous avons conclu qu’il n’y a que trois espèces de
raisonnements dialectiques, lesquels se rapportent en
général aux trois sortes de raisonnements par lesquels
la raison peut aller de certains principes à certaines con-
naissances, et (ju en tout sa fonction consiste à s’élever
de la synthèse conditionnelle, à laquelle l’entendement
reste toujours attaché, à la synthèse inconditionnelle,
qu’il ne peut jamais atteindre.

Or, si l’on envisage d’une manière générale tous les
rapports que peuvent avoir nos représentations, on trouve
1* le rapport au sujet, 2** le rapport à des objets; et ces
objets à leur tour peuvent être considérés soit comme
phénomènes, soit comme objets de la pensée en général.
Si l’on joint cette subdivision à la première, ou verra que
le rapport des représentations, dont nous pouvons nous
faire un concept ou une idée, est triple, et l’on aura :
P le rapport au sujet; 2 » le rapport à la diversité de
l’objet dans le phénomène ; S » » le rapport à toutes les
choses en général.

Or tous les concepts purs en général ont à tenir
compte de l’unité synthétique des représentations, et les
concepts de la raison pure (les idées transcendentales),
de lunité synthétique absolue de toutes les conditions
en général. Par conséquent toutes les idées transcenden-
tales se ramèneront à trois classeSy dont la première con-
tient Tunité absolue (inconditionnelle) du sujet pensant ;

IL 25*

390 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

la seconde^ Tunité absolue de la série des conditions du phé-
nomène; la troisième j F unité absolue de la condition de
tous les objets de la pensée en général

Le sujet pensant est l’objet de hpst/chobgie ; l’ensemble
de tous les phénomènes (le monde), celui de la cosmologie;
et ce qui contient la condition suprême de la possibilité de
tout ce qui peut être conçu (l’être de tous les êtres), l’ob-
jet de la théologie. La raison pure nous fournit donc l’idée
d’une psychologie transcendentale (psgchologia rationalisa
d’une cosmologie transcendentale (cosmobgia rationalis),
enfin d’une théologie transcendentale (theologia transcen-
dentalis). L’entendement ne saurait tracer la plus simple
esquisse de l’une ou de l’autre de ces sciences, quand
même il se lierait à Tusage logique le plus élevé de la
raison, c’est-à-dire à tous les raisonnements imaginables,
de manière à s’avancer de l’un des objets auxquels s’ap-
plique cet usage (d’un phénomène) à tous les autres et à
s’élever ainsi aux membres les plus éloignés de la syn-
thèse empirique ; elle est simplement un produit véri-
table ou un problème de la raison pure.

Quels sont les modes (modi) des concepts purement
rationnels, compris sous ces trois titres de toutes les
idées transcendentales? C’est ce que le chapitre suivant
exposera d’une manière complète. Ils suivent le fil des
catégories. En eifet la raison pure ne se rapporte jamais
directement à des objets, mais aux concepts que l’enten-
dement nous en donne. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir
parcouru tout l’ensemble de ce travail que l’on pourra
comprendre clairement comment, par l’usage synthétique
de cette même fonction dont elle se sert dans les raison-
nemônts catégoriques, la raison est nécessairement con-
duite au concept de l’unité absolue du sujet ^pensant;

SYSTÈME DES IDÉES TRANSCENDENTALES 391

comment le procédé logique qu’elle emploie dans les idées
hypothétiques doit nécessairement amener celle de l’in-
conditionnel absolu dans une série de conditions données;
comment enfin la simple forme du raisonnement disjonc-
tif appelle inévitablement l’idée d’un être de tous les êtres.
Il y a là quelque chose qui, au premier abord, paraît ex-
trêmement paradoxal.

Il n’y a pas, à proprement parler, pour ces idées trans-
cen dentales, de déduction objective possible, comme celle
que nous avons pu donner pour les catégories. C’est qu’en
effet, précisément parce qu elles ne sont que des idées,
elles n’ont point de rapport à quelque objet qui puisse
être donné comme y correspondant. Tout ce que nous
pouvions entreprendre, c’était de les dériver subjective-
ment de la nature de notre raison, et c’est aussi ce que
nous avons fait dans le présent chapitre.

On voit aisément que la raison pure n’a d’autre but
que l’absolue totalité de la synthèse du côté des condi-
tions (soit d’inhérence, soit de dépendance, soit de con-
currence), et qu’elle n’a pas à s’inquiéter de l’intégrité
absolue du côté du conditionnel En effet elle n’a besoin
que de la première, afin de pouvoir supposer la série en-
tière des conditions et la donner ainsi à priori à l’enten-
dement. Dès qu’il y a une condition donnée intégrale-
ment (et inconditionnellement), elle n’a plus besoin d’un
concept rationnel pour continuer la série; car l’entende-
ment descend alors de lui-même de la condition au eon-
ditionnel Ainsi les idées transcendentales ne servent qu’à
^élever dans la série des conditions jusqu’à l’absolu,
c’est-à-dire jusqu’aux principes. Pour ce qui est de des-
cendre vers le conditionnel, il y a bien un usage logique
très-étendu que fait notre raison des lois de l’entende-

392 DIALECTIQUE TRANSCENDENTALE

ment, mais il n’y a point là d’usage transcendental ; et^
si nous nous faisons une idée de l’absolue totalité d’une
synthèse de ce genre (du progressm)^ par exemple de la
série entière de tous les changements future du monde,
ce n’est là qu’un être de raison ^ {em rationis)^ arbitrai-
rement conçu et que la raison ne suppose point nécessai-
rement. En effet, pour concevoir la possibilité du condi-
tionnel, il faut bien supposer la totalité de ses conditions,
mais non pas de ses conséquences. Un tel concept n’est
donc pas une idée transcendentale, seule chose dont nous^
ayons ici à nous occuper.

Enfin on remarquera aussi qu’entre les idées trans-
cendentales mêmes éclate une certaine harmonie, une
certaine unité, et que par le moyen de ces idées la rai-
son pure réduit toutes ses connaissances en système. Il
est si naturel d’aller de la connaissance de soi-même (de
l’âme) à celle du monde, et de s’élever, au moyen de celle-
ci, à celle de l’Être suprême, que cette marche semble
analogue au procédé logique de la raison qui va des pré-
misses à la conclusion * Y a-t-il réellement ici au fond

  • Ein GedankencUng,
  • La métaphysique n’a pour objet propre de ses recherches que-
    trois idées, Dieu, la liberté et VimmortaUté^ et tel est le lien de ces trois
    concepts, que le premier, uni au second, doit conduire au troisième,
    comme à une conséquence nécessaire. Tout ce dont cette science s’oc-
    cupe d’ailleurs n’est pour elle qu’un moyen d’arriver à ces idées et à
    leur réalité. Elle n’en a pas besoin pour étudier la nature, mais pour
    sortir de ses limites. Si nous pouvions pénétrer ces trois objets, la théo-
    logie, la morale et, par l’union des deux premières, la religion, c’est-à-
    dire les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que de
    la raison spéculative et de rien autre chose. Dans une représentation
    systématique de ces idées l’ordre cité serait le plus convenable, comme
    ordre synthétique ; mais dans le travail qui doit nécessairement pré-
    céder celui-là, l’ordre analytique, qui est l’inverse du premier, est plus
    conforme à notre but : c’est en nous élevant de ce que l’expérience

SYSTÈME DES IDÉES TRANSCENDENTALES 393

une analogie cachée, comme celle qui existe entre le pro-
cédé logique et le procédé transcendental ? C’est là en-
core une de ces questions dont on ne trouvera la solu-
tion que dans la suite de ces recherches. Nous avons
pour le moment atteint notre but, en tirant de leur état
équivoque les concepts transcendentaux de la raison, que
les philosophes mêlaient ordinairement à d’autres dans
leurs théories, et qu’ils ne distinguaient même pas con-
venablement des concepts de l’entendement, en indiquant,
avec leur origine, leur nombre déteiminé, au-dessus
duquel il ne peut y en avoir d’autre, et en les présentant
enchaînés dans un ordre systématique. Nous avons ainsi
tracé et circonscrit le champ particulier de la raison
pure.


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