Croc-Blanc

de Jack London

Chapitre 1

De chaque côté du fleuve glacé, l’immense forêt de sapins s’allongeait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s’accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques dans le jour qui pâlissait. La terre n’était qu’une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait, et elle était si froide, si abandonnée que la pensée s’enfuyait, devant elle, au-delà même de la tristesse. Une sorte d’envie de rire s’emparait de l’esprit, rire tragique comme celui du Sphinx, rire transi et sans joie, quelque chose comme le sarcasme de l’Éternité devant la futilité de l’existence et les vains efforts de notre être. C’était le Wild. Le Wild farouche, glacé jusqu’au cœur, de la terre du Nord.

Sur la glace du fleuve, et comme un défi au néant du Wild,peinait un attelage de chiens-loups. Leur fourrure, hérissée,s’alourdissait de neige. À peine sorti de leur bouche, leur soufflese condensait en vapeur pour geler presque aussitôt et retomber sureux en cristaux transparents, comme s’ils avaient écumé desglaçons.

Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais lesattachaient à un traîneau qui suivait, assez loin derrière eux,tout cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d’écorces debouleau solidement liées entre elles, et reposait sur la neige detoute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau afinqu’il rejetât sous lui, sans s’y enfoncer, l’amas de neige mollequi accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau étaitfortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, quiprenait presque toute la place. À côté d’elle se tassaient diversautres objets : des couvertures, une hache, une cafetière et unepoêle à frire.

Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et,derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était surle traîneau, en gisait un troisième dont le souci était fini.Celui-là, le Wild l’avait abattu, et si bien qu’il ne connaîtraitjamais plus le mouvement et la lutte. Le mouvement répugne au Wildet la vie lui est une offense. Il congèle l’eau pour l’empêcher decourir à la mer ; il glace la sève sous l’écorce puissante desarbres jusqu’à ce qu’ils en meurent et, plus férocement encore,plus implacablement, il s’acharne sur l’homme pour le soumettre àlui et l’écraser. Car l’homme est le plus agité de tous les êtres,jamais en repos et jamais las, et le Wild hait le mouvement.

Cependant, en avant et en arrière du traîneau, indomptables etsans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n’étaient pasencore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple,tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avaitrecouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues,leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu’il eût été impossiblede les distinguer l’un de l’autre. On eût dit des croque-mortsmasqués conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles dequelque fantôme. Mais sous ce masque, il y avait des hommes quiavançaient malgré tout sur cette terre désolée, méprisants de sarailleuse ironie et dressés, quelque chétifs qu’ils fussent, contrela puissance d’un monde qui leur était aussi étranger, aussihostile et impassible que l’abîme infini de l’espace.

Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutileet ménageant jusqu’à leur souffle. Partout autour d’eux était lesilence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèsel’eau sur le corps du plongeur au fur et à mesure qu’il s’enfonceplus avant aux profondeurs de l’Océan.

Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière dujour, lumière sans soleil, était près de s’éteindre quand un cris’éleva soudain, faible et lointain, dans l’air tranquille. Ce crise mit à grandir par saccades jusqu’à ce qu’il eût atteint sa noteculminante. Il persista alors durant quelque temps, puis il cessa.Sans la sauvagerie farouche dont il était empreint, on aurait pu leprendre pour l’appel d’une âme errante. C’était une clameur ardenteet bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.

L’homme qui était devant tourna la tête jusqu’à ce que sonregard se croisât avec celui de l’homme qui était derrière.Par-dessus la boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux sefirent un signe.

Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent leson. C’était en arrière d’eux, quelque part en la neigeuse étenduequ’ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deuxautres. Il venait aussi de l’arrière et s’élevait vers la gauche dusecond cri.

– Ils sont après nous, Bill », dit l’homme qui était devant.

Sa voix résonnait rude et comme irréelle, et il semblait avoirfait un effort pour parler.

– La viande est rare, repartit son camarade. Je n’ai pas, depuisplusieurs jours, vu seulement la trace d’un lièvre.

Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue versla clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils dételèrent leschiens et les parquèrent, au bord du fleuve, dans un boqueteau desapins. Puis, à quelque distance des bêtes, ils installèrent lecampement. Près du feu, le cercueil servit à la fois de siège et detable. Les chiens-loups grondaient et se querellaient entre eux,mais sans chercher à fuir et à se sauver dans les ténèbres.

– Il me semble, Henry, qu’ils demeurent singulièrement fidèles ànotre compagnie, observa Bill.

Henry, penché sur le feu et occupé à faire fondre un peu deglace pour préparer le café, approuva d’un signe. S’étant ensuiteassis sur le cercueil et ayant commencé à manger :

– Ils savent, dit-il, que près de nous leurs peaux sont sauves,et ils préfèrent manger qu’être mangés. Ces chiens ne manquent pasd’esprit.

Bill secoua la tête :

– Oh ! je n’en sais rien !

Son camarade le regarda avec étonnement.

– C’est la première fois, Bill, que je t’entends suspecterl’intelligence des chiens.

– As-tu remarqué, reprit l’autre en mâchant des fèves avecénergie, comme ils se sont agités quand je leur ai apporté leurdîner ? Combien as-tu de chiens, Henry ?

– Six.

– Bien, Henry…

Bill s’arrêta un instant, comme pour donner plus de poids à sesparoles.

– Nous disions que nous avions six chiens. J’ai pris sixpoissons dans le sac et j’en ai donné un à chaque chien. Eh bien jeme suis trouvé à court d’un poisson.

– Tu as mal compté.

– Nous possédons six chiens, poursuivit Bill avec calme. J’aipris six poissons et N’a-qu’une-Oreille n’en a pas eu. Alors jesuis revenu au sac et j’y ai pris un septième poisson, que je luiai donné.

– Nous n’avons que six chiens, répliqua Henry.

– Je n’ai pas dit qu’il n’y avait là que des chiens, mais qu’ilsétaient sept convives à qui j’ai donné du poisson.

Henry s’arrêta de manger et, par-dessus le feu, compta de loinles bêtes.

– En tout cas, observa-t-il, ils ne sont que six à présent.

– J’ai vu le septième convive s’enfuir à travers la neige.

Henry regarda Bill d’un air de pitié, puis déclara :

– Je serai fort satisfait quand ce voyage aura pris fin.

– Qu’entends-tu par là ?

– J’entends que l’excès de nos peines influe durement sur tesnerfs et que tu commences à voir des choses…

– C’est ce que je me suis dit tout d’abord, riposta Bill avecgravité. Mais les traces laissées derrière lui par le septièmeanimal sont encore marquées sur la neige. Je te les montrerai si tule désires.

Henry ne répondit point et se remit à manger en silence. Lorsquele repas fut terminé, il l’arrosa d’une tasse de café et,s’essuyant la bouche du revers de sa main :

– Alors, Bill, tu crois que cela était ?…

Jaillissant de l’obscurité, à la fois lamentable et sauvage, unlong cri d’appel l’interrompit. Il se tut pour écouter et, tendantla main dans la direction d’où le cri était issu :

– C’est un d’eux, dit-il, qui est venu ? » Bill approuva dela tête.

– Je donnerais gros pour pouvoir penser autrement. Tu asremarqué toi-même quel vacarme ont fait les chiens.

Cris et cris, après cris, se répondant de près, de loin, de touscôtés, semblaient avoir mué tout à coup le Wild en une maison defous. Les chiens, effrayés, avaient rompu leurs attaches et étaientvenus se tasser les uns contre les autres autour du foyer, si prèsque leurs poils en étaient roussis par la flamme.

Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après enavoir tiré quelques bouffées :

– Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquaitde son pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) estdiantrement plus heureux que toi et moi nous ne serons jamais. Aulieu de voyager aussi confortablement après notre mort, aurons-nousseulement, un jour, quelques pierres sur notre carcasse ? Cequi me dépasse, c’est qu’un gaillard comme celui-ci, qui était dansson pays un lord ou quelque chose d’approchant, et qui n’a jamaiseu à trimarder pour la niche et la pâtée, ait eu l’idée de venirtraîner ses guêtres sur cette fin de terre abandonnée de Dieu.Cela, en vérité, je ne puis le comprendre exactement.

– Il aurait pu se faire de vieux os s’il était demeuré chez lui,approuva Henry.

Bill allait continuer la conversation quand il vit, dans le noirmur de nuit qui se pressait sur eux et où toute forme étaitindistincte, une paire d’yeux brillants comme des braises. Il lamontra à Henry qui lui en montra une seconde, puis une troisième.Un cercle d’yeux étincelants les entourait. Par moments, une de cespaires d’yeux se déplaçait ou disparaissait pour reparaître ànouveau l’instant d’après.

La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient,affolés, autour du feu ou venaient, en rampant, se tapir entre lesjambes des deux hommes. Au milieu de la bousculade, l’un d’euxbascula dans la flamme. Il se mit à pousser des hurlementsplaintifs, tandis que l’air s’imprégnait de l’odeur de sa fourrurebrûlée. Ce remue-ménage fit se disperser le cercle de prunelles quise reforma une fois l’incident terminé et les chiens calmés.

– C’est, dit Bill, une fichue situation de se trouver à court demunitions.

Il avait achevé sa pipe et aidait son compagnon à étendre un litde couvertures et de fourrures sur des branches de sapinpréalablement disposées sur la neige.

Tout en commençant à délacer ses mocassins de peau de daim,Henry grogna :

– Combien dis-tu, Bill, qu’il nous reste decartouches ?

– Trois, et je voudrais qu’il y en eût trois cents. Je leurmontrerais alors quelque chose, à ces damnés.

Il secoua son poing, avec colère, vers les yeux luisants. Puisayant enlevé à son tour ses mocassins, il les déposa soigneusementdevant le feu.

– Je voudrais bien aussi que ce froid soit coupé net. Nous avonseu 500 sous zéro depuis deux semaines. Plût à Dieu que nousn’eussions pas entrepris cette expédition ! Je n’aime pas latournure qu’elle prend. Ça cloche, je le sens. Mais, puisqu’elleest entamée, qu’elle se termine au plus vite et qu’il n’en soitplus question ! Heureux le jour où, toi et moi, nous nousretrouverons au Fort M’Gurry, tranquillement assis auprès du feu etjouant aux cartes. Voilà mes souhaits !

Henry poussa un nouveau grognement et se glissa sous lacouverture. Comme il allait s’endormir, Bill l’interpella avecvivacité :

– Dis-moi, Henry, cet intrus qui est venu se joindre à nos bêteset attraper un poisson, pourquoi, dis-moi, les chiens ne luisont-ils pas tombés dessus ? C’est là ce qui me tourmente.

– Tu te fais, Bill, beaucoup de tracas, répondit Henry d’unevoix ensommeillée. Tu n’étais pas ainsi autrefois. Tu digères mal,je pense. Mais assez péroré ! Dors, sinon tu seras demain fortmal en point. Tu te mets sans raison la cervelle à l’envers.

Là-dessus, les deux compagnons s’assoupirent. Ils soufflaientlourdement, côte à côte sous la même couverture.

Le feu tomba peu à peu et les yeux brillants resserrèrent lecercle qu’ils traçaient. Dès que deux d’entre eux s’avançaient plusprès, les chiens grondaient, apeurés et menaçants à la fois. À unmoment, leurs cris devinrent si forts que Bill s’éveilla.

Il sortit des couvertures avec précaution afin de ne pastroubler le sommeil de son camarade, et renouvela le bois du foyer.Dès que la flamme se fut élevée, le cercle d’yeux recula. Bill jetaun regard sur le groupe des chiens ; puis, s’étant frotté lespaupières, il se reprit à les regarder avec plus d’attention. Aprèsquoi, s’étant coulé sous la couverture :

– Henry… Ho ! Henry !

Henry gémit, comme fait quelqu’un que l’on réveille.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? interrogea-t-il.

– Rien. Mais je viens de les compter, et ils sont encoresept.

Henry reçut cette communication sans se troubler et, quelquesinstants après, il ronflait à poings fermés.

C’est lui qui, le matin venu, s’éveilla le premier et tira horsdes couvertures son compagnon. Il était six heures, mais le jour nedevait point naître avant que trois heures se fussent écoulées.Dans l’obscurité, il se mit à préparer le déjeuner, tandis que Billroulait les couvertures et disposait le traîneau pour ledépart.

– Dis-moi, Henry, demanda-t-il soudainement, combien de chiensprétends-tu que nous avons ?

– Six.

– Erreur ! s’exclama Bill triomphant.

– Sept, de nouveau ? questionna Henry.

– Non. Cinq ! Un est parti.

– Enfer !, cria Henry avec colère.

Et quittant sa besogne pour venir compter ses chiens :

– Tu as raison, Bill, Boule-de-Suif est parti.

– Il s’est éclipsé avec la rapidité d’un éclair. La fumée nousaura caché sa fuite.

– Ce n’est pas de chance pour lui ni pour nous. Ils l’aurontavalé vivant. Je parie qu’il hurlait comme un damné, en descendantdans leur gosier. Malédiction sur eux !

– Ce fut toujours un chien fou, observa Bill.

– Si fou qu’il soit, comment un chien a-t-il été assez fou pourse suicider de la sorte ?

Henry jeta un coup d’œil sur les survivants de l’attelage,supputant mentalement ce que l’on pouvait pénétrer de leurcaractère et de leurs aptitudes.

– Pas un de ceux-ci, je le jure bien, ne consentirait à en faireautant. On frapperait dessus à coups de bâton qu’ils refuseraientde s’éloigner.

– J’ai toujours pensé et je le répète, dit Bill, queBoule-de-Suif avait la cervelle tant soit peu fêlée.

Telle fut l’oraison funèbre d’un chien mort en cours de routesur une piste de la Terre du Nord. Combien d’autres chiens, combiend’hommes n’en ont pas même une semblable !

Chapitre 2La Louve

Le déjeuner terminé et le rudimentaire matériel du campementrechargé sur le traîneau, les deux hommes tournèrent le dos au feujoyeux et poussèrent de l’avant dans les ténèbres qui n’étaientpoint encore dissipées. Les cris d’appel, funèbres et féroces,continuaient à retentir et à se répondre dans la nuit et le froid.Ils se turent quand le jour, à neuf heures, commença à paraître. Àmidi, le ciel, vers le sud, parut se réchauffer et se teignit decouleur rose. Puis se dessina la ligne de démarcation que met larondeur de la terre entre le monde du nord et les pays méridionauxoù luit le soleil. Mais la couleur rose se fana rapidement. Un jourgris lui succéda, qui dura jusqu’à trois heures pour disparaître àson tour, et le pâle crépuscule arctique redescendit sur la terresolitaire et silencieuse. Lorsque l’obscurité fut revenue, les crisde chasse recommencèrent à droite, à gauche, provoquant de follespaniques parmi les chiens, tout harassés qu’ils étaient.

– Je voudrais bien, dit Bill en remettant pour la vingtième foisles chiens dans le droit sentier, qu’ils s’en aillent au diable etnous laissent tranquilles.

– Il est certain qu’ils nous horripilent terriblement, approuvaHenry.

Le campement fut dressé comme le soir précédent. Henrysurveillait la marmite où bouillaient des fèves, lorsqu’un grandcri poussé par Bill, et accompagné d’un autre cri aigu, de douleurcelui-là, le fit sursauter. Il releva le nez juste à temps pourvoir une forme vague qui courait sur la neige et disparaissait dansle noir. Puis il aperçut Bill qui était debout au milieu deschiens, mi-joyeux, mi-contrit, tenant d’une main un fort gourdin,de l’autre la queue et une partie du corps d’un saumon séché.

– Je n’en ai sauvé que la moitié, dit Bill. Mais le voleur en areçu pour le reste. L’entends-tu hurler ?

– Et quelle forme avait-il, ce voleur ? demanda Henry.

– Je n’ai pu le bien voir mais, ce que je sais, c’est qu’il aquatre pattes, une gueule, et une fourrure qui ressemble à celled’un chien.

– Ce doit être, j’en jurerais, un loup apprivoisé.

– Diantrement apprivoisé, en ce cas, pour être venu ici aumoment juste du dîner et emporter un morceau de poisson !

Assis sur la boîte oblongue, les deux hommes, après avoir mangé,avaient humé leurs pipes comme ils en avaient l’habitude. Le cercled’yeux flamboyants vint les entourer comme la veille, mais plusproche.

Bill se reprit à gémir.

– Dieu veuille qu’ils tombent sur une bande d’élans ou surquelque autre gibier, et qu’ils décampent à sa suite ! Ceserait pour nous un débarras…

Henry eut l’air de n’avoir pas entendu mais, comme Bill faisaitmine de recommencer ses plaintes, il se fâcha tout rouge.

– Arrête, Bill, tes coassements. Tu as des crampes d’estomac, jete l’ai déjà dit, et c’est ce qui te fait divaguer. Avale unepleine cuillerée de bicarbonate de soude, cela te calmera, jet’assure, et tu redeviendras d’une plus plaisante compagnie.

Le matin suivant, d’énergiques blasphèmes proférés par Billréveillèrent Henry. Celui-ci se souleva sur son coude et, à lalueur du feu qui resplendissait, vit son camarade, entouré deschiens, qui agitait dramatiquement ses bras et se livrait aux plusaffreuses grimaces.

– Hello ! appela Henry. Qu’y a-t-il de nouveau ?

– Grenouille a décampé, répondit Bill.

– Non ?

– Je dis oui.

Henry sauta hors des couvertures et alla vers les chiens. Il lescompta avec soin, après quoi il se joignit à Bill pour maudire lespouvoirs malfaisants du Wild, qui lui avaient ravi un autrechien.

– Grenouille était le plus vigoureux de la troupe, prononçaBill.

– Et celui-là n’était pas un chien fou, ajouta Henry.

Telle fut, en deux jours, la seconde oraison funèbre.

Le déjeuner fut mélancolique et les quatre chiens qui restaientfurent attelés au traîneau. La journée ne différa pas de laprécédente. Les deux hommes peinaient sans parler. Le silencen’était interrompu que par les cris qui les poursuivaient ets’attachaient à leur marche. Mêmes paniques des chiens, mêmesécarts de leur part hors du sentier tracé, et même lassitudephysique et morale des deux hommes.

Quand le campement eut été établi, Bill, à la mode indienne,enroula autour du cou des chiens une solide lanière de cuir àlaquelle était lié, à son tour, un bâton de cinq à six pieds delong. Le bâton, à son autre extrémité, était attaché par uneseconde lanière à un pieu fiché en terre. De chaque côté, lesjoints étaient si serrés que les chiens ne pouvaient mordre le cuiret le ronger.

– Regarde, Henry, dit Bill avec satisfaction, si j’ai bientravaillé ! Ces imbéciles seront forcés de se tenirtranquilles jusqu’à demain. S’il en manque un seul à l’appel, jeveux me passer de mon café.

Henry trouva que c’était parfait ainsi. Mais, montrant à Bill lecercle d’ardentes prunelles qui, pour le troisième soir, lesenserrait :

– Dommage tout de même, fit-il, de ne pouvoir flanquer à ceux-ciquelques bons coups de fusil ! Ils ont compris que nousn’avions pas de quoi tirer, aussi deviennent-ils de plus en plushardis.

Les deux hommes furent quelque temps avant de s’endormir. Ilsregardaient les formes vagues aller et venir hors de la frontièrede lumière que marquait le feu. En observant avec attention lesendroits où une paire d’yeux apparaissait, ils finissaient parpercevoir la silhouette de l’animal qui se dessinait et se mouvaitdans les ténèbres.

Un remue-ménage qui se produisait parmi les chiens les fit sedétourner de leur côté. N’a-qu’une-Oreille, gémissant et geignantavec des cris aigus, tirait de toutes ses forces, dans la directionde l’ombre, sur son bâton qu’il mordait frénétiquement et à pleinesdents.

– Bill, regarde ceci ! » chuchota Henry.

Dans la lumière du feu, un animal semblable à un chien seglissait d’un mouvement oblique et furtif. Il paraissait en mêmetemps audacieux et craintif, observait les deux hommes avecprécaution et cherchait visiblement à se rapprocher des chiens.N’a-qu’une-Oreille, s’aplatissant vers lui sur le sol, redoublaitses gémissements.

– C’est une louve, murmura Henry. Elle sert d’appât pour lameute. Quand elle a attiré un chien à sa suite, toute la bandetombe dessus et le mange.

Au même moment, une des bûches empilées sur le feu dégringola enéclatant avec bruit. Effaré, l’étrange animal fit un saut enarrière et disparut dans les ténèbres.

– Je pense une chose, dit Bill.

– Laquelle, s’il te plaît ?

– C’est que l’animal vu par nous est le même que celui qui a étérossé par mon gourdin.

– Il n’y a pas le plus léger doute sur ce point.

– Il convient en outre de remarquer, poursuivit Bill, que safamiliarité excessive avec la flamme de notre foyer n’est pasnaturelle et choque toutes les idées reçues.

– Ce loup en connaît certainement plus qu’un loup qui serespecte n’en doit connaître, confirma Henry. Il n’ignore pas nonplus l’heure du repas des chiens. Cet animal a de l’expérience.

– Le vieux Villan, dit Bill en se parlant tout haut à lui-même,possédait un chien qui avait coutume de s’échapper pour allercourir avec les loups. Nul ne le sait mieux que moi, car je le tuaiun beau jour, dans un pacage d’élans, sur Little Stick. Le vieuxVillan en pleura comme un enfant qui vient de naître. Il n’avaitpas vu ce chien depuis trois ans. Tout ce temps, la bête étaitdemeurée avec les loups.

– Je pense, opina Henry, que tu as trouvé la vérité. Ce loup estun chien, et il y a longtemps qu’il mange du poisson de la main del’homme.

– Si j’ai quelque chance, déclara Bill, nous aurons la peau dece loup qui est un chien. Nous ne pouvons continuer à perdred’autres bêtes.

–Souviens-toi qu’il ne nous reste plus que trois cartouches.

–Je le sais et les réserve pour un coup sûr.

Henry, au matin, ayant ranimé le feu, fit cuire le déjeuner,accompagné dans cette opération par les ronflements sonores de soncamarade. Il le réveilla seulement lorsque les aliments furentprêts. Bill commença à manger, dormant encore.

Ayant remarqué que sa tasse à café était vide, il se pencha pouratteindre la cafetière. Mais celle-ci était du côté d’Henry et horsde sa portée.

– Dis-moi, Henry, interrogea-t-il avec un petit grognementd’amitié, n’as-tu rien oublié de me donner ?

Henry fit mine de regarder autour de lui et secoua la tête. Billavança sa tasse vide.

– Tu n’auras pas de café, prononça Henry.

– Aurait-il été renversé ? demanda Bill avec anxiété.

– Ce n’est pas cela.

– Si tu m’en refuses, tu vas arrêter ma digestion.

– Tu n’en auras pas !

Un flux de sang et de colère monta au visage de Bill.

– Veux-tu, je te prie, parler et t’expliquer ?

– Gros-Gaillard est parti.

Lentement, avec la résignation du malheur, Bill tourna la têteet compta les chiens.

– Comment cela est-il arrivé ? demanda-t-il anéanti.

– Je l’ignore. Gros-Gaillard ne pouvait assurément rongerlui-même la lanière qui l’attachait au bâton. N’a-qu’une-Oreillelui aura rendu sans doute ce service.

– Le damné chien ! dit Bill. Ne pouvant se libérer, il alibéré son compère.

– En tout cas, c’en est fini maintenant de Gros-Gaillard. Jesuppose qu’il est déjà digéré et qu’il se cahote, en ce moment,dans le ventre de vingt loups différents.

Cette troisième oraison funèbre prononcée, Henry poursuivit:

– Maintenant, Bill, veux-tu du café ?

Bill fit un signe négatif.

– C’est bien certain ? insista Henry en levant lacafetière, il est pourtant bon.

Mais Bill était têtu. Il mit sa tasse à l’écart.

– J’aimerais mieux, dit-il, être pendu. J’ai donné ma parole etje la tiendrai.

Il absorba son déjeuner à sec et ne l’arrosa que de malédictionsà l’adresse de N’a-qu’une-Oreille, qui lui avait joué ce mauvaistour.

– Cette nuit, dit-il, je les attacherai mutuellement hors deleur atteinte.

Les deux hommes avaient repris leur marche. Ils n’avaient pascheminé plus de cent mètres dans l’obscurité quand Henry, quiallait devant, heurta du pied un objet qu’il ramassa et qu’illança, s’étant retourné, dans la direction de Bill.

– Tiens, Bill, dit-il, voilà quelque chose qui pourra t’êtreutile.

Bill poussa une exclamation. C’était tout ce qui restait deGros-Gaillard, le bâton auquel il avait été attaché.

– Ils l’ont dévoré en entier, dit Bill, les os, les côtes, lapeau et tout. Le bâton même est aussi net que le dessus de mamain ; ils ont mangé le cuir qui le garnissait à ses deuxbouts. Ils ont l’air terriblement affamés. Pourvu que toi et moinous ne subissions pas un sort identique avant d’être parvenus auterme de notre voyage !

Henry se mit à rire.

– C’est la première fois, dit-il, que je suis ainsi pisté pardes loups, mais j’ai connu d’autres dangers et m’en suis tiré sainet sauf. Prends ton courage à deux mains et ne crains rien. Ils nenous auront pas, mon fils.

– Voilà ce qu’on ne sait pas… oui, ce qu’on ne sait pas.

– Tu es pâle et as une mauvaise circulation du sang. Il tefaudrait de la quinine. Je t’en bourrerai quand nous seronsarrivés.

Le jour fut, une fois de plus, semblable aux jours précédents.Apparition de la lumière à neuf heures ; à midi, le refletlointain, vers le Sud, du soleil invisible ; puis le grisaprès-midi, précédant la nuit rapide. À l’heure où le soleilesquissait son faible effort, Bill prit le fusil dans le traîneauet dit :

– Je vais aller voir, Henry, ce que je puis faire.

– Sois prudent et garde-toi qu’il ne t’arrive malheur !

Bill s’éloigna dans la solitude. Il revint, une heure après,vers son compagnon qui l’attendait avec une certaine anxiété.

– Ils se sont éparpillés, raconta-t-il, et rôdent au large denous, courant de-ci de-là, mais sans nous lâcher. Ils savent qu’ilssont sûrs de nous avoir et qu’il leur suffît de patienter. Enattendant, ils tâchent de se mettre quelque autre chose sous ladent.

– Tu prétends, observa Henry, qu’ils sont sûrs de nousavoir ?

Bill fit semblant de ne pas avoir entendu et continua :

– J’en ai aperçu quelques-uns. Ils sont maigres à faire peur.Ils n’ont pas mangé un morceau depuis des semaines, en dehors, bienentendu, de nos trois chiens. Il y en a parmi eux qui n’iront pasloin. Leurs flancs sont pareils à des planches à laver et leursestomacs remontés collent presque à l’épine dorsale. Ils en sont,je puis te le dire, à la dernière phase de la désespérance. Ilssont à demi enragés et attendent.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées quand Henry, quiavait pris la place d’arrière et poussait le traîneau afin d’aiderles chiens, jeta vers Bill, en guise d’appel, un sifflementétouffé. Derrière eux, en pleine vue et sur la même piste qu’ilsvenaient de parcourir, s’avançait, le nez collé contre le sol, uneforme velue. La bête trottinait sans effort apparent, semblantglisser plutôt que courir. Les deux hommes s’étant arrêtés, elles’arrêta ainsi qu’eux et, ayant levé la tête, elle les regarda avecfixité, dilatant son nez frémissant, en reniflant leur odeur, commepour se faire d’eux une opinion.

– C’est la louve !, dit Bill.

Les chiens s’étaient couchés sur la neige, et Bill vint,derrière le traîneau, rejoindre son camarade. Ensemble ilsexaminèrent l’étrange animal qui les suivait depuis plusieurs jourset qui leur avait déjà soufflé la moitié de leur attelage. Ils levirent trotter encore, en avant, de quelques pas, puis s’arrêter,puis recommencer à diverses reprises le même manège, jusqu’à cequ’il ne se trouvât plus qu’à une courte distance. Alors il fithalte, la tête dressée, près d’un groupe de sapins, et se remit àobserver les deux hommes. Il les considérait avec une insistancesingulière, comme eût pu le faire un chien, mais sans qu’il y eûtrien dans ses yeux du regard affectueux de l’ami de l’homme. Cetteinsistance était celle de la faim. Elle était implacable comme lescrocs de la bête, aussi inhumaine que la neige et le froid.L’animal était plutôt grand pour un loup, et ses formes décharnéesdénotaient un des spécimens les plus importants de l’espèce.

– Il doit mesurer près de deux pieds et demi à hauteur d’épaule,constata Henry, et n’a pas loin de cinq pieds de long.

– Il a une drôle de couleur pour un loup, dit Bill, et je n’enai jamais vu de pareille. Sa robe tire sur le rouge et même surl’orangé. Elle a un ton cannelle.

La robe de la bête n’était point cependant de cette couleur etle gris y dominait comme chez tous les loups. Mais de fugitifs etindéf?nissables reflets, qui trompaient et illusionnaient la vue,couraient par moment sur le poil.

– On dirait un rude et gros chien de traîneau, poursuivit Bill.Je ne serais pas autrement étonné de voir cet animal remuer laqueue.

– Hé ! gros chien, appela-t-il. Amène-toi, quel que tusois !

– Il n’a pas la moindre peur de toi, dit Henry en riant.

Bill agita sa main, f?t semblant de menacer, cria à tue-tête. Labête ne manifesta aucune crainte et se contenta de se mettrelégèrement en garde. Elle ne cessait point de dévisager les deuxhommes avec une f?xité affamée. Son désir évident était, si ellel’eût osé, de venir à cette viande et de s’en repaître.

– Ecoute, Henry, dit Bill en baissant la voix très bas. Voici lecas d’utiliser nos trois cartouches. Mais il ne faut point manquerle coup et qu’il soit mortel, qu’en penses-tu ? »

Henry approuva et Bill, avec mille précautions, amena à lui lefusil. Mais à peine avait-il fait le geste de le lever vers sonépaule que la louve, faisant un saut de côté hors de la piste,disparut parmi les sapins.

Les deux compagnons se regardèrent. Henry sifflota d’un airentendu et Bill, se morigénant lui-même, remit en place lefusil.

– Je devais m’y attendre, dit-il. Un loup assez instruit pourvenir partager le dîner de nos chiens doit être également renseignésur les coups de fusil. Sa science est la cause de tous nosmalheurs. Mais je le démolirai, aussi sûr que mon nom estBill ! Puisqu’il est trop rusé pour être tué à découvert,j’irai le tirer à l’affût.

– Si tu veux tenter de l’abattre, fais-le d’ici, conseillaHenry. Que la bande survienne autour de toi, en admettant que testrois cartouches tuent trois bêtes, les autres te règleront toncompte.

Ce soir-là, on campa de bonne heure. Les trois chiens survivantsavaient remorqué moins vite le traîneau et avaient été las plustôt. Les deux hommes ne dormirent que d’un œil. Le cercle d’ennemiss’était resserré encore. Sans cesse il fallait se relever pourattiser le feu afin que la flamme ne tombât point.

– J’ai entendu des marins, dit Bill, me parler des requins quiont coutume de suivre les navires. Les loups sont les requins de laterre. Ils s’y connaissent mieux que nous dans leurs affaires, ilssavent que bientôt ils nous auront.

– Ils t’ont déjà à moitié, rétorqua Henry avec rudesse, toi quite laisses aller à parler ainsi. C’en est fait d’un homme dèsl’instant où il se déclare perdu. Tu es, rien qu’en le disant, àdemi mangé. Assez croassé ! Tu m’excèdes plus que deraison.

Henry tourna brusquement le dos à Bill et il s’attendait à ceque celui-ci, avec le caractère emporté qu’il lui connaissait,s’irritât du ton tranchant de ses paroles. Mais Bill ne réponditrien.

– Mauvais présage, songea Henry dont les paupières se fermaientmalgré lui. Il n’y a pas à s’y tromper, le moral de Bill estgravement entamé. J’aurai fort à faire, demain matin, pour retaperce garçon.

Chapitre 3Le Cri de la faim

La journée débuta sous de meilleurs auspices. Les deux hommesn’avaient pas perdu de chien durant la nuit, et c’est l’esprit plusléger qu’ils se remirent en chemin dans le silence, le noir et lefroid. Bill semblait avoir oublié ses sinistres pressentiments etquand, à midi, les chiens renversèrent le traîneau à un mauvaispassage, c’est en plaisantant qu’il accueillit l’accident.

C’était pourtant un effrayant pêle-mêle. Le traîneau, sensdessus dessous, demeurait entre le tronc d’un arbre et un énormeroc. Il fallut d’abord déharnacher les chiens afin de les dégageret de démêler leurs traits. Ceci fait et tandis que les deux hommess’occupaient à remettre sur pied le traîneau, Henry aperçutN’a-qu’une-Oreille qui était en train de se défiler en rampant.

– Ici, toi, N’a-qu’une-Oreille ! cria-t-il en se retournantvers le chien.

Mais, au lieu de lui obéir, le chien fit un bond en avant et sesauva, en courant de toutes ses forces, ses harnais traînantderrière lui.

Tout là-bas, sur la piste, la louve l’attendait. En s’approchantd’elle, il parut soudain hésiter et ralentit sa course. Il laregardait fixement, avec crainte et désir à la fois. Elle semblaitl’aguicher et lui sourire de toutes ses dents puis, en manièred’avance, fit un pas vers lui. N’a-qu’une-Oreille se rapprocha,mais en se tenant encore sur ses gardes, la tête dressée, lesoreilles et la queue droites.

Quand il l’eut jointe, il essaya de frotter son nez contre lesien, mais elle se détourna avec froideur et fit un pas en arrière.Elle répéta plusieurs fois sa manœuvre, comme pour l’entraîner loinde ses compagnons humains. À un moment (on eût dit qu’une vagueconscience du sort qui l’attendait flottait dans sa cervelle dechien) N’a-qu’une-Oreille, s’étant retourné, regarda derrière luises deux camarades de trait, le traîneau renversé et les deuxhommes qui l’appelaient. Mais la louve lui ayant tendu son nez pourqu’il s’y frottât, il en oublia aussitôt toute autre idée et sereprit à la suivre au bout de quelques minutes, dans un prudent etnouveau recul qu’elle effectua.

Pendant ce temps, Bill avait songé au fusil. Mais celui-ci étaitpris sous le traîneau et quand, avec l’aide d’Henry, il eut mit lamain dessus, le chien et la louve étaient trop éloignés de lui,trop près aussi l’un de l’autre pour qu’il pût tirer.

N’a-qu’une-Oreille connut trop tard son erreur. Les deux hommesle virent qui revenait vers eux à fond de train. Mais déjà unedouzaine de loups maigres, bondissant dans la neige, fonçaient àangle droit sur le chien afin de lui couper la retraite. De soncôté, la louve avait cessé ses grâces et s’était jetée sur lui avecun rauque grognement. Il l’avait bousculée d’un coup d’épaule etelle s’était jointe aux autres poursuivants. Elle le talonnait deprès.

– Où vas-tu ? cria Henry en posant sa main sur le bras deBill.

Bill se dégagea d’un mouvement brusque.

– Je ne puis, dit-il, supporter ce qui se passe. Ils ne doiventplus avoir aucun de nos chiens, si je puis l’empêcher.

Le fusil au poing, il s’enfonça dans les taillis qui bordaientle sentier.

– Attention, Bill ! lui jeta Henry une dernière fois. Soisprudent !

Assis sur le traîneau, Henry vit disparaître son compagnon.N’a-qu’une-Oreille avait quitté la piste et tentait de rejoindre letraîneau en décrivant un grand cercle. Henry l’apercevait parinstants, détalant à travers des sapins clairsemés et s’efforçantde gagner les loups de vitesse, tandis que Bill allait essayer,sans nul doute, d’enrayer la poursuite. Mais la partie était perdued’avance, d’autant que de nouveaux loups, sortant de partout, sejoignaient à la chasse.

Tout à coup, Henry entendit un coup de fusil, puis deux autressuccéder rapidement au premier, et il connut que la provision decartouches de Bill était f?nie. Il y eut un grand bruit, desgrondements et des cris. Henry reconnut la voix du chien quigémissait et hurlait. Un cri de loup lui annonça qu’un des animauxavait été atteint. Et ce fut tout. Gémissements et grognementsmoururent et le silence retomba sur le paysage solitaire.

Henry demeura longtemps assis sur le traîneau. Il n’avait pasbesoin d’aller voir ce qui était advenu. Cela, il le savait commes’il en eût été spectateur. Pourtant, à un moment, il se dressa entressaillant et, avec une hâte fébrile, chercha la hache qui étaitparmi les bagages. Puis, en songeant longuement, il se rassit encompagnie des deux chiens qui lui restaient et qui, couchés ettremblants, demeuraient à ses pieds.

En proie à une immense faiblesse, comme si toute force derésistance s’était anéantie en lui, il finit par se lever et se miten devoir d’atteler les chiens au traîneau qu’il tira lui-même deconcert avec les deux bêtes, après avoir passé un harnais d’hommesur son épaule. L’étape fut courte. Dès que le jour commença àbaisser, Henry se hâta d’organiser le campement. Il donna auxchiens leur nourriture, fit cuire et mangea son dîner, puis dressason lit près du feu.

Mais il n’avait pas encore fermé les yeux qu’il vit les loupsarriver et, cette fois, s’avancer tellement près qu’il n’y avaitpas à songer même à dormir. Ils étaient là autour de lui, si peuloin qu’il pouvait les regarder comme en plein jour, couchés ouassis autour du foyer, rampant sur leur ventre, tantôt avançant ettantôt reculant. Certains d’entre eux dormaient, couchés en ronddans la neige, comme des chiens. Il ne cessa pas un seul instantd’aviver la flamme, car il savait qu’elle était le seul obstacleentre sa chair et leurs crocs. Les deux chiens se pressaient contrelui, implorant sa protection. De temps à autre, le cercle des loupss’agitait ; ceux qui étaient couchés se relevaient, et toushurlaient en chœur. Puis ils se recouchaient ou s’asseyaient, lecercle se reformant plus près.

Cependant, à force d’avancer d’un pouce puis d’un autre pouce,un instant arriva où les loups le touchaient presque. Alors il pritdes brandons enflammés et commença à les jeter dans le tas de sesennemis. D’un saut hâtif accompagné de cris de colère et degrognements peureux, ceux-ci bondissaient en arrière quand unebranche bien lancée atteignait l’un d’eux.

Le matin trouva l’homme hagard et brisé, les yeux dilatés par lemanque de sommeil. Il cuisina et absorba son déjeuner. Puis, quandla lumière eut dispersé la troupe des loups, il s’occupa de mettreà exécution un projet qu’il avait médité durant les longues heuresde la nuit. Ayant abattu à coups de hache de jeunes sapins, il enfit, en les liant en croix, les traverses d’un échafaudage assezélevé dont quatre autres grands sapins restés debout formèrent lesmontants. Se servant ensuite des courroies du traîneau comme decordes, et les chiens tirant avec lui, il hissa au sommet del’échafaudage le cercueil qu’il avait convoyé.

– Ils ont eu Bill, dit-il en s’adressant au corps du mort quandcelui-ci fut installé dans sa sépulture aérienne, et ils m’aurontpeut-être. Mais toi, jeune homme, ils ne t’auront pas.

Le traîneau filait maintenant derrière les chiens qui haletaientd’enthousiasme car ils savaient que, pour eux, le salut était dansle chenil du Fort M’Gurry. Mais les loups n’avaient pas été loin,et c’est ouvertement qu’ils avaient, désormais, repris leurpoursuite. Ils trottinaient tranquillement derrière le traîneau ourangés en files parallèles, leurs langues rouges pendantes, leursflancs maigres ondulant sur leurs côtes qui se dessinaient à chacunde leurs mouvements. Henry ne pouvait s’empêcher d’admirer qu’ilsfussent encore capables de se tenir sur leurs pattes sanss’effondrer sur la neige.

À midi, vers le Sud, ce ne fut pas seulement un reflet du soleilqui apparut, mais l’astre lui-même. Pâle et dorée, sa partiesupérieure émergea de l’horizon. Henry vit là un heureux présage.Le soleil était revenu et les jours allaient grandir. Mais sa joiefut de courte durée. Presque aussitôt la lumière se remit à baisseret il s’occupa, sans plus tarder, de s’organiser pour la nuit. Lesquelques heures de clarté grisâtre et de terne crépuscule qu’ilavait encore devant lui furent utilisées à couper, pour le foyer,une quantité de bois considérable.

Avec la nuit, la terreur revint à son comble. Le besoin desommeil, pire que la peur des loups, tenaillait Henry.

Il s’endormit malgré lui, accroupi près du feu, les couverturessur ses épaules, sa hache entre ses genoux, un chien à sa droite,un chien à sa gauche. Dans cet état de demi-veille où il setrouvait, il apercevait la troupe entière qui le contemplait commeun repas retardé mais certain. Il lui semblait voir une banded’enfants réunis autour d’une table servie, attendant qu’on leurpermît de commencer à manger.

Puis, comme machinalement, ses yeux retombaient sur lui-même etil examinait son corps avec une attention bizarre qui ne lui étaitpas habituelle. Il tâtait ses muscles et les faisait jouer,s’intéressant prodigieusement à leur mécanisme. À la lueur du foyeril ouvrait, étendait ou refermait les phalanges de ses doigts,émerveillé de l’obéissance et de la souplesse de sa main qui, avecrudesse ou douceur, trépidait à sa volonté jusqu’au bout desongles. Et, comme fasciné, il se prenait d’un incommensurable amourpour ce corps admirable auquel il n’avait, jusque-là, jamais prêtéattention ; d’une tendresse infinie pour cette chair vivante,destinée bientôt à repaître des brutes, à être mise en lambeaux.Qu’était-il désormais ? Un simple mets pour des crocs affamés,une subsistance pour d’autres estomacs, l’égal des élans et deslièvres dont il avait tant de fois, lui-même, fait son dîner.

À quelques pieds devant lui, pensive, la louve aux refletsrouges était assise dans la neige et le regardait. Leurs regards secroisèrent. Il comprit sans peine qu’elle se délectait de lui paranticipation. Sa gueule s’ouvrait avec gourmandise, découvrant lescrocs blancs jusqu’à leur racine. La salive lui découlait deslèvres, et elle se pourléchait de la langue. Un spasme d’épouvantesecoua Henry. Il fit un geste brusque, se saisit d’un brandon et lelança à la louve. Mais celle-ci s’éclipsa non moins rapidement.Alors il se remit à contempler sa main avec adoration, à examinerl’un après l’autre tous ses doigts et comme ils s’adaptaient avecperfection aux rugosités de la branche qu’il brandissait. Puis,comme son petit doigt courait risque de se brûler, il le repliadélicatement un peu en arrière de la flamme.

La nuit s’écoula cependant sans accident et le matin parut. Pourla première fois, la lumière du jour ne dispersa pas les loups.Vainement l’homme attendit leur départ. Ils demeurèrent en cercleautour de lui et de son feu, avec une insolence qui brisa soncourage revenu avec la clarté naissante. Il tenta cependant uneffort surhumain pour se remettre en route.

Mais à peine avait-il replacé son traîneau sur le sentier ets’était-il écarté de quelques pas de la protection du feu, qu’unloup plus hardi que les autres s’élança vers lui. La bête avait malcalculé son élan ; son saut fut trop court. Ses dents, enclaquant, se refermèrent sur le vide tandis qu’Henry, pour sepréserver, faisait un bond de côté. Puis, reculant vers le feu, ilfit pleuvoir une mitraille de brandons sur les autres loups qui,excités par l’exemple, s’étaient dressés et s’apprêtaient déjà à sejeter sur lui.

Il demeura assiégé toute la journée. Comme son bois menaçait des’épuiser, il étendit progressivement le foyer vers un énorme sapinmort qui s’élevait à peu de distance et qu’il atteignit de lasorte. Il abattit l’arbre et passa le reste du jour à préparerbranches et fagots.

La nuit revint aussi angoissante que la précédente, avec cetteaggravation que le besoin de dormir devenait, pour l’homme, de plusen plus insurmontable. Henry, dans sa somnolence, vit la louves’approcher de lui à ce point qu’il n’eut qu’à saisir un brandonallumé pour le lui planter, d’un geste mécanique, en plein dans lagueule. En un brusque ressaut, la louve hurla de douleur. Il sentitl’odeur de la chair brûlée et regarda la bête secouer sa tête avecfureur.

Puis, de crainte de s’abandonner trop profondément au sommeil,Henry attacha à sa main droite un tison de sapin afin que labrûlure de la flamme le réveillât lorsque la branche seraitconsumée. Il recommença plusieurs fois l’opération. Chaque fois quela flamme, en l’atteignant, le faisait sursauter, il en profitaitpour recharger le feu et envoyer aux loups une pluie de brandonsincandescents qui les tenaient momentanément en respect. Un momentvint pourtant où la branche, mal liée, se détacha de sa main sansqu’il s’en aperçût. Et, s’étant endormi, il rêva.

Il lui sembla qu’il se trouvait dans le Fort M’Gurry. L’endroitétait chaud, confortable, et il jouait avec l’agent de lafactorerie. Le Fort était assiégé par les loups qui hurlaient à lagrille d’entrée. Lui et son partenaire s’arrêtaient de jouer, parinstants, pour écouter les loups et rire de leurs efforts inutiles.Mais un craquement se produisit soudain. La porte avait cédé et lesloups envahissaient la maison, fonçant droit sur lui et surl’agent, en redoublant de hurlements, tellement qu’il en avait latête comme brisée. À ce moment il s’éveilla, et la réalité f?tsuite au rêve. Les loups hurlants étaient sur lui. Déjà l’un d’euxavait refermé ses crocs sur son bras. D’un mouvement instinctif,Henry sauta dans le feu et le loup lâcha prise, non sans laisserdans la chair une large déchirure.

Alors commença une bataille de flammes. Ses épaisses mouflesprotégeant ses mains, Henry ramassait les charbons ardents àpleines poignées, et les jetait en l’air dans toutes lesdirections. Le campement n’était qu’un volcan en éruption. Henrysentait son visage se tuméf?er, ses sourcils et ses cilsgrillaient, et la chaleur qu’il éprouvait aux pieds devenaitintolérable. Un brandon dans chaque main, il se risqua à fairequelques pas en avant. Les loups avaient reculé.

Il leur lança ses deux brandons, trépigna dans la neige pour serefroidir les pieds, puis en frotta ses moufles carbonisées. Il nerestait plus trace des deux chiens. Ils avaient continué, de touteévidence, à alimenter le repas inauguré par les loups il y avaitplusieurs jours avec Boule-de-Suif. Vraisemblablement, il subiraitsous peu le même sort.

« Vous ne m’avez pas encore ! » cria-t-il d’une voixsauvage aux bêtes affamées, qui lui répondirent par une agitationgénérale et des grognements répétés.

Mettant à exécution un nouveau plan de défense, il forma uncercle avec une série de fagots alignés à la file et qu’il alluma.Puis il s’installa au centre de ce rempart de feu, se coucha surune épaisseur de branchages afin de se préserver de l’humiditéglaciale et de la neige fondante que liquéfiait sur le sol lachaleur du brasier, et demeura immobile. Ne le voyant plus lesloups vinrent s’assurer, à travers le rideau de flammes, que leurproie était toujours là. Rassurés, ils reprirent leur attentepatiente, se chauffant au feu bienfaisant, en s’étirant les membreset en clignotant béatement des yeux. La louve s’assit sur sonderrière, pointa le nez vers une étoile et commença un longhurlement. Un à un, les autres loups l’imitèrent et la troupeentière, sur son derrière, le nez vers le ciel, hurla à lafaim.

L’aube vint, puis le jour. La flamme brûlait plus bas. Laprovision de bois était épuisée et il allait falloir la renouveler.Henry tenta de franchir le cercle ardent qui le protégeait, maisles loups surgirent aussitôt devant lui. Pour les écarter, il leurlança quelques brandons qu’ils se contentèrent d’éviter sans enêtre autrement effrayés. Il dut renoncer au combat.

Vacillant, l’homme s’assit sur son espèce de matelas et sescouvertures. Il laissa tomber sa poitrine sur ses genoux, comme sison corps eût été cassé en deux. Sa tête pendait vers le sol.C’était l’abandon de la lutte. De temps à autre, il relevaitlégèrement la tête pour observer l’extinction progressive du feu.Le cercle de flammes et de braises se sectionnait par segments quidiminuaient d’étendue et entre lesquels s’élargissaient desbrèches.

– Je crois, murmura-t-il, que bientôt vous pourrez venir etm’avoir. Qu’importe à présent ? Je vais dormir…

Une fois encore il entrouvrit les yeux et ce fut pour voir, parune des brèches, la louve qui le regardait.

Combien de temps dormit-il ? Il n’aurait su le dire. Mais,lorsqu’il s’éveilla, il lui parut qu’un changement mystérieuxs’était produit autour de lui, un changement à ce point étrange etinattendu que son réveil en fut brusqué sur-le-champ. Il ne compritpoint d’abord ce qui s’était passé. Puis il découvrit ceci : lesloups étaient partis. Seul, le piétinement pressé de leurs pattesimprimées sur la neige lui rappelait le nombre et l’acharnement deses ennemis. Mais, le sommeil redevenant le plus fort, il laissaretomber sa tête sur ses genoux.

Mêlés au bruit de traîneaux qui s’avançaient, à des craquementsde harnais, à des halètements époumonés de chiens de trait, cefurent, cette fois, des cris d’hommes qui le réveillèrent.

Quatre traîneaux, quittant le lit glacé de la rivière, venaienten effet vers lui, à travers les sapins. Une demi-douzaine d’hommesl’entouraient quelques instants après. Accroupi au milieu de soncercle de feu qui se mourait, il les regarda comme hébété etbalbutia, les mâchoires encore empâtées :

– La louve rouge… Venue près des chiens au moment de leur repas…D’abord elle mangea les chiens… Puis elle mangea Bill…

– Où est Lord Alfred ? beugla un des hommes à son oreille,en le secouant rudement.

Il remua lentement la tête.

– Non, lui, elle ne l’a pas mangé… Il pourrit sur un arbre, audernier campement.

– Mort ? cria l’homme.

– Oui, et dans une boîte… répondit Henry.

Il dégagea vivement son épaule de la main du questionneur.

– Hé ! dites donc, laissez-moi tranquille ! Je suisvidé à fond. Bonsoir à tous.

Ses yeux clignotants se fermèrent, son menton rejoignit sapoitrine et, tandis que les nouveaux arrivés l’aidaient à s’étendresur les couvertures, ses ronflements montaient déjà dans l’airglacé.

Une rumeur lointaine répondait à ses ronflements. C’était,affaiblie par la distance, le cri de la troupe affamée des loups àla recherche d’une autre viande destinée à remplacer l’homme quileur avait échappé.

Chapitre 4La Bataille des crocs

C’était la louve qui, la première, avait entendu le son des voixhumaines et les aboiements haletants des chiens attelés auxtraîneaux. La première, elle avait fui loin de l’hommerecroquevillé dans son cercle de flammes à demi éteintes. Lesautres loups ne pouvaient se résigner à renoncer à cette proieréduite à merci et, durant quelques minutes, ils demeurèrent encoresur place, écoutant les bruits suspects qui s’approchaient d’eux.Finalement, eux aussi prirent peur et ils s’élancèrent sur la tracemarquée par la louve.

Un grand loup gris, un des chefs de file habituels de la troupe,courait en tête. Il grondait pour avertir les plus jeunes de nepoint rompre l’alignement, et leur distribuait au besoin des coupsde crocs s’ils avaient la prétention de passer devant lui. Ilaugmenta son allure à l’aspect de la louve, qui maintenant trottaitavec tranquillité dans la neige, et ne tarda pas à larejoindre.

Elle vint se ranger d’elle-même à son côté comme si c’était làsa position coutumière, et ils prirent tous deux la direction de lahorde. Le grand loup gris ne grondait pas et ne montrait pas lesdents quand, d’un bond, elle s’amusait à prendre sur lui quelqueavance. Il semblait, au contraire, lui témoigner une vivebienveillance, une bienveillance tellement vive qu’il tendait sanscesse à se rapprocher plus près d’elle. Et c’était elle alors quigrondait et montrait ses crocs. Elle allait, à l’occasion, jusqu’àle mordre durement à l’épaule, ce qu’il acceptait sans colère. Ilse contentait de faire un saut de côté et, se tenant à l’écart deson irascible compagne, continuait à conduire la troupe d’un airraide et vexé, comme un amoureux éconduit.

Ainsi escortée à sa droite, la louve était flanquée, à sagauche, d’un vieux loup grisâtre et pelé, tout marqué des stigmatesde maintes batailles. Il ne possédait plus qu’un œil, qui étaitl’œil droit, ce qui expliquait la place qu’il avait choisie parrapport à la louve. Lui aussi mettait une obstination continue à laserrer de près. De son museau balafré, il effleurait sa hanche, sonépaule ou son cou. Elle le tenait à distance, comme elle faisaitavec son autre galant. Parfois les deux rivaux la pressaientsimultanément, en la bousculant avec rudesse et, pour se dégager,elle redoublait à droite et à gauche ses morsures aiguës. Tout engalopant de chaque côté d’elle, les deux loups se menaçaient deleurs dents luisantes. Seule, la faim, plus impérieuse que l’amour,les empêchait de se battre.

Le vieux loup borgne avait près de lui, du côté opposé à lalouve, un jeune loup de trois ans arrivé au terme de sa croissance,et qui pouvait passer pour un des plus vigoureux de la troupe. Lesdeux bêtes, quand elles étaient lasses, s’appuyaient amicalementl’une sur l’autre, de l’épaule ou de la tête. Mais le jeune loup,par moment, ralentissant sa marche d’un air innocent, se laissaitdépasser par son vieux compagnon et, sans être aperçu, se glissaitentre lui et la louve. La louve, frôlée par ce troisième loup, semettait à gronder et se retournait. Le vieux loup en faisaitautant, et aussi le grand loup gris qui était à droite.

Devant cette triple rangée de dents redoutables, le jeune loups’arrêtait brusquement et s’asseyait sur son derrière, droit surses pattes de devant, grinçant des crocs, lui aussi, en hérissantle poil de son dos. Une confusion générale en résultait parmi lesautres loups, ceux qui fermaient la marche pressant ceux du front,qui finalement s’en prenaient au jeune loup et lui administraientdes coups de crocs à foison. Il supportait ce traitement sansbroncher et, avec la foi sans limites qui est l’apanage de lajeunesse, il répétait de temps à autre sa manœuvre, quoiqu’elle nelui rapportât rien de bon.

Les loups couvrirent dans cette journée un grand nombre demilles sans briser, dans ces incidents, leur formation serrée. Àl’arrière boitaient les plus faibles, les très jeunes comme lestrès vieux. Les plus robustes marchaient en tête. Tous, tant qu’ilsétaient, ressemblaient à une armée de squelettes. Mais leursmuscles d’acier paraissaient une source inépuisable d’énergie.

Mouvements et contractions se succédaient sans répit, sans finque l’on pût prévoir, et sans effort apparent ni fatigue. La nuitet le jour qui suivirent, ils continuèrent leur course. Ilscouraient à travers la vaste solitude de ce monde désert où ilsvivaient seuls, cherchant une autre vie à dévorer pour perpétuer laleur.

Ils traversèrent des plaines basses et franchirent une douzainede petites rivières glacées avant de trouver ce qu’ils quêtaient.Ils tombèrent enfin sur des élans. Ce fut un gros mâle qu’ilsrencontrèrent d’abord. Voilà, à la bonne heure ! de la viandeet de la vie que ne défendaient point des feux mystérieux et desflammes volant en l’air. Larges sabots et andouillers palmés, ilsconnaissaient cela. Jetant au vent toute patience et leur prudencecoutumière, ils engagèrent aussitôt le combat. Celui-ci fut bref etféroce. Le grand élan fut assailli de tous côtés. Vainement, lesroulant dans la neige, il assénait aux loups des coups adroits deses sabots ou les frappait de ses vastes cornes en s’efforçant deleur fendre le crâne ou de leur ouvrir le ventre. La lutte étaitpour lui sans issue. Il tomba sur le sol, la louve pendue à sagorge, et sous une nuée de crocs accrochés partout où son corpspouvait livrer prise, il fut dévoré vif tout en combattant et avantd’avoir achevé sa dernière riposte.

Il y eut pour les loups de la nourriture en abondance. L’élanpesait plus de huit cents livres, ce qui donnait vingt pleineslivres de viande pour chacune des quarante gueules de la troupe.Mais si l’estomac des loups était susceptible de jeûnes prodigieux,non moins prodigieuse était sa faculté d’absorption. Quelques oséparpillés furent en peu de temps tout ce qui restait du splendideanimal qui avait fait face si vaillamment à la horde de sesennemis.

Le repos vint ensuite, et le sommeil. Puis les jeunes mâlescommencèrent à se quereller entre eux. La famine étaitterminée ; les loups étaient arrivés à la Terre Promise. Ilscontinuèrent, pendant quelques jours encore, à chasser de compagniela petite bande d’élans qu’ils avaient dépistée. Mais ils ymettaient maintenant quelque précaution, s’attaquant de préférenceaux femelles, plus lourdes dans leurs mouvements, ou aux jeunesmâles. Finalement, la troupe des loups se partagea en deux partiesqui s’éloignèrent chacune dans des directions différentes.

La louve, le grand loup gris, le vieux loup borgne et le jeuneloup de trois ans conduisirent une des deux troupes dans ladirection de l’Est, vers le fleuve Mackenzie et la région des Lacs.La petite cohorte s’éclaircissait chaque jour. Les loups partaientdeux par deux, mâle et femelle ensemble. Parfois un mâle, sansfemelle avec qui cheminer, était chassé à coups de dents par lesautres mâles. Il ne resta plus, au bout du compte, que la louve etson trio d’amoureux.

Tous trois portaient les marques sanglantes de ses morsures etelle demeurait toujours inexorable à chacun d’eux. Mais ilscontinuaient à ne pas se défendre contre ses crocs. Ils secontentaient, pour apaiser son courroux, de se détourner en remuantla queue et en dansant de petits pas devant elle.

Aussi doux ils se montraient envers elle, aussi férocesétaient-ils l’un vis-à-vis de l’autre. Le loup de trois ans sentaitcroître son audace. Saisissant dans sa gueule, à l’improviste,l’oreille du vieux loup, du côté où celui-ci était borgne, il ladéchira profondément et la découpa en minces lanières. Le vieuxloup, s’il était moins vigoureux et moins alerte que son jeunerival, lui était supérieur en science et en sagesse. Son œil perduet son nez balafré témoignaient de son expérience de la vie et dela bataille. Nul doute qu’il ne connût en temps utile ce qu’ilavait à faire.

Lorsque l’heure en fut venue, magnifique en effet, et tragique àsouhait fut la bataille. Le vieux loup borgne et le grand loup grisse réunirent pour attaquer ensemble le loup de trois ans et ledétruire. Ils l’entreprirent sans pitié chacun de son côté. Oubliésles jours de chasse commune, les jeux partagés jadis et la faminesubie côte à côte. C’étaient choses du passé. La chose présente,implacable et cruelle par-dessus toutes, était l’amour. La louve,objet du litige, assise sur son train de derrière, regardait,spectatrice paisible. Paisible et contente, car son jour à elleétait venu. C’est pour la posséder que les poils se hérissaient,que les crocs frappaient les crocs, que la chair déchiquetée seconvulsait.

Le loup de trois ans, c’était sa première affaire d’amour,perdit la vie dans l’aventure. Les deux vainqueurs, quand il futmort, regardèrent la louve qui, sans bouger, souriait dans laneige. Mais le vieux loup borgne était le plus roué des deuxsurvivants. Il avait beaucoup appris. Le grand loup gris,détournant la tête, était occupé justement à lécher une blessurequi saignait à son épaule. Son cou se courbait pour cetteopération, et la courbe en était tournée vers le vieux loup. De sonœil unique, celui-ci saisit l’opportunité du moment. S’étant baissépour prendre son élan, il sauta sur la gorge qui s’offrait à sescrocs et referma sur elle sa mâchoire. La déchirure fut large etprofonde et les dents crevèrent au passage la grosse artère. Legrand loup gris eut un grondement terrible et s’élança sur sonennemi qui s’était rapidement reculé. Mais déjà la vie fuyait horsde lui, son grondement s’étouffait et n’était plus qu’une touxépaisse. Ruisselant de sang et toussant, il combattit encorequelques instants. Puis ses pattes chancelèrent, ses yeuxs’assombrirent à la lumière et ses sursauts devinrent de plus enplus courts.

La louve, pendant ce temps, toujours assise sur son derrière,continuait à sourire. Elle était heureuse. Car ceci n’était rienautre que la bataille des sexes, la lutte naturelle pour l’amour,la tragédie du Wild qui n’était tragique que pour ceux quimouraient. Elle était, pour les survivants, aboutissement etréalisation.

Lorsque le grand loup gris ne bougea plus, le vieux borgneUn-Œil (ainsi l’appellerons-nous désormais) alla vers la louve. Ily avait, dans son allure, de la fierté de sa victoire et de laprudence. Il était prêt à une rebuffade, si elle venait, et ce luifut une agréable surprise de voir que les dents de la louve negrinçaient pas vers lui avec colère. Pour la première fois, sonaccueil fut gracieux. Elle frotta son nez contre le sien etcondescendit même à sauter, gambader et jouer en sa compagnie, avecdes manières enfantines. Et lui, tout vieux et tout sage qu’ilétait, comme elle, fit l’enfant et se livra à maintes folies piresque les siennes.

Il n’était plus question déjà des rivaux vaincus ni du conted’amour écrit en rouge sur la neige. Une fois seulement, le vieuxloup dut s’arrêter pour lécher le sang qui coulait de ses blessuresnon fermées. Ses lèvres se convulsèrent en un vague grondement etle poil de son cou eut un hérissement involontaire. Il se baissavers la neige encore rougie, comme s’il allait prendre son élan, eten mordit la surface dans un spasme brusque de ses mâchoires. Aubout d’un moment, il ne pensa plus à rien derechef et courut versla louve qui se sauva, en le conviant à sa suite au plaisir de lachasse à travers bois.

Comme de bons amis qui ont fini par se comprendre, ils coururentdès lors toujours côte à côte, chassant, tuant et mangeant encommun.

Ainsi passaient les jours, quand la louve commença à se montrerinquiète. Avec obstination, elle semblait chercher une chosequ’elle ne trouvait pas.

Les couverts que forment, en dessous d’eux, les amas d’arbrestombés, étaient pour elle pleins d’attrait. Pénétrant dans leslarges crevasses qui s’ouvrent dans la neige à l’abri des rocssurplombants, elle y reniflait longuement. Un-Œil paraissaitcomplètement détaché de ces recherches, mais il n’en suivait pasmoins, avec bonne humeur et fidélité, tous les pas de la louve.Lorsque celle-ci s’attardait un peu trop dans ses investigations,ou si le passage était trop étroit pour deux, il se couchait sur lesol et attendait placidement son retour.

Sans se fixer de préférence en aucun lieu, ils pérégrinèrent àtravers diverses contrées. Puis, revenant vers le Mackenzie, ilssuivirent le fleuve, s’en écartant seulement pour remonter à lapiste de quelque gibier, un de ses petits affluents.

Ils tombaient parfois sur d’autres loups qui, comme eux,marchaient ordinairement par couples. Mais il n’y avait plus, depart et d’autre, de signes mutuels d’amitié, de plaisir à seretrouver, ni de désir de se reformer en troupe. Quelquefois ilsrencontraient des loups solitaires. Ceux-ci étaient toujours desmâles et ils faisaient mine, avec insistance, de vouloir se joindreà la louve et à son compagnon. Mais tous deux, épaule contreépaule, le crin hérissé et les dents mauvaises, accueillaient detelle sorte ces avances que le prétendant intempestif tournaitbientôt le dos et s’en allait reprendre sa course isolée.

Ils couraient dans les forêts paisibles, par une belle nuit declair de lune, quand Un-Œil s’arrêta soudain. Il dressa son museau,agita la queue, leva une patte à la manière d’un chien en arrêt, etses narines se dilatèrent pour humer l’air. Les effluves qui luiparvinrent ne semblèrent pas le satisfaire et il se mit à respirerl’air de plus belle, tâchant de comprendre l’impalpable message quelui apportait le vent. Un reniflement léger avait suffi àrenseigner la louve et elle trotta de l’avant afin de rassurer soncompagnon. Il la suivit, mal tranquillisé, et à tout moment il nepouvait s’empêcher de s’arrêter pour interroger du nezl’atmosphère.

Ils arrivèrent à une vaste clairière ouverte parmi la forêt.Rampant avec prudence, la louve s’avança jusqu’au bord de l’espacelibre. Le vieux loup la rejoignit après quelque hésitation, tousses sens en alerte, chaque poil de son corps s’irradiant dedéfiance et de suspicion. Tous deux demeurèrent un instant côte àcôte, veillant et reniflant.

Un bruit de chiens qui se querellaient et se battaient arrivaitjusqu’à leurs oreilles, ainsi que des cris d’hommes au son gutturalet des voix plus aiguës de femmes acariâtres et quinteuses. Ilsperçurent aussi le cri strident et plaintif d’un enfant. Sauf lesmasses énormes que formaient les peaux des tentes, ils ne pouvaientguère distinguer que la flamme d’un feu devant laquelle des corpsallaient et venaient, et la fumée qui montait doucement du feu dansl’air tranquille. Mais les mille relents d’un camp d’Indiensvenaient maintenant aux narines des deux bêtes. Et ces relentscontaient des tas de choses que le vieux loup ne pouvait pascomprendre, mais qui étaient beaucoup moins inconnues de lalouve.

Elle était étrangement agitée, et reniflait, reniflait, avec undélice croissant. Un-Œil, au contraire, demeurait soupçonneux et necachait pas son ennui. Il trahissait à chaque instant son désir des’en aller. Alors la louve se tournait vers lui, lui touchait lenez avec son nez pour le rassurer ; puis elle regardait ànouveau vers le camp. Son expression marquait une envie impérieusequi n’était pas celle de la faim. Elle tressaillait d’une forceintérieure qui la poussait à s’avancer plus avant, à s’approcher dece feu, à s’aller coucher près de sa flamme en compagnie deschiens, et à se mêler aux jambes des hommes.

Ce fut Un-Œil qui l’emporta. Il s’agita tant et si bien que soninquiétude se communiqua à la louve. La mémoire aussi revint àcelle-ci de cette autre chose qu’elle cherchait si obstinément, etqu’il y avait pour elle nécessité de trouver. Elle fit volte-faceet trotta en arrière dans la forêt, au grand soulagement du vieuxloup qui la précédait et qui ne fut rassuré qu’une fois le campperdu de vue.

Comme ils glissaient côte à côte et sans bruit, ainsi que desombres au clair de lune, ils rencontrèrent un sentier. Leurs deuxnez s’abaissèrent car des traces de pas y étaient marquées dans laneige. Les traces étaient fraîches. Suivi de la louve, Un-Œilcourut en avant avec toutes les précautions nécessaires. Lescoussinets naturels qu’ils avaient sous les pattes s’imprimaientsur la neige, silencieux et moelleux comme un capiton develours.

Le loup découvrit une petite tache blanche qui, légèrement, semouvait sur la neige. Il accéléra son allure déjà rapide. Devantlui bondissait la petite tache blanche.

Le sentier où il courait était étroit et bordé de chaque côtépar des taillis de jeunes sapins. Il rattrapa la petite tacheblanche et, bond par bond, l’atteignit. Il était déjà dessus. Unbond de plus et ses dents s’y enfonçaient. Mais, à cet instantprécis, la petite tache blanche s’éleva en l’air droit au-dessus desa tête, et il reconnut un lièvre blanc qui, pendu dans le vide àun jeune sapin, bondissait, sautait, cabriolait en une dansefantastique.

À ce spectacle, Un-Œil eut un recul effrayé. Puis il s’aplatitsur la neige, en grondant des menaces à l’adresse de cet objet,dangereux peut-être et inexplicable. Mais étant arrivée, la louvepassa avec dédain devant le vieux loup. S’étant ensuite tenuetranquille un moment, elle s’élança vers le lièvre qui dansaittoujours en l’air. Elle sauta haut, mais pas assez pour atteindrela proie convoitée, et ses dents claquèrent les unes contre lesautres avec un bruit métallique. Elle sauta une seconde fois, puisune troisième.

S’étant relevé, Un-Œil l’observait. Irrité de ces insuccès, ilbondit lui-même dans un puissant élan. Ses dents se refermèrent surle lièvre et il l’attira à terre avec lui. Mais, chose curieuse, lesapin n’avait point lâché le lièvre. Il s’était, à sa suite, courbévers le sol et semblait menacer le vieux loup. Un-Œil desserra sesmâchoires et, abandonnant sa prise, sauta en arrière afin de segarer de l’étrange péril. Ses lèvres découvrirent ses crocs, songosier se gonfla pour une invective, et chaque poil de son corps sehérissa, de rage et d’effroi. Simultanément le jeune sapin s’étaitredressé et le lièvre, à nouveau envolé, recommença à danser dansle vide.

En manière de reproche la louve, se fâchant, enfonça ses crocsdans l’épaule du vieux loup. De plus en plus épouvanté de l’engininconnu, Un-Œil se rebiffa et recula plus encore, après avoirégratigné le nez de la louve. Alors, indignée de l’offense, elle sejeta sur son compagnon qui, en hâte, essaya de l’apaiser et de sefaire pardonner sa faute. Elle ne voulut rien entendre et continuavertement à le corriger, jusqu’à ce que, renonçant à l’attendrir,il détournât la tête et, en signe de soumission, offrit de lui-mêmeson épaule à ses morsures.

Durant ce temps, le lièvre continuait à danser en l’airau-dessus d’eux.

La louve s’assit dans la neige et le vieux loup, qui maintenantavait encore plus peur de sa compagne que du sapin mystérieux, seremit à sauter vers le lièvre. L’ayant ressaisi dans sa gueule, ilvit l’arbre se courber comme précédemment vers la terre. Mais, endépit de son effroi, il tint bon et ses dents ne lâchèrent point lelièvre. Le sapin ne lui fit aucun mal. Il voyait seulement,lorsqu’il remuait, l’arbre remuer aussi et osciller sur sa tête.Dès qu’il demeurait immobile, le sapin, à son tour, ne bougeaitplus. Et il en conclut qu’il était plus prudent de se tenirtranquille. Le sang chaud du lièvre, cependant, lui coulait dans lagueule et il le trouvait savoureux.

Ce fut la louve qui vint le tirer de ses perplexités. Elle pritle lièvre entre ses mâchoires et, sans s’effarer du sapin quioscillait et se balançait au-dessus d’elle, elle arracha sa tête àl’animal aux longues oreilles. À l’instar d’un ressort qui sedétend, le sapin reprit sa position naturelle et verticale où ils’immobilisa, et le corps du lièvre resta sur le sol. Un-Œil et lalouve dévorèrent alors à loisir le gibier que l’arbre mystérieuxavait capturé pour eux.

Tout alentour étaient d’autres sentiers et chemins, où deslièvres pendaient en l’air. Le couple les inspecta tous. La louveacheva d’apprendre à son compagnon ce qu’étaient les pièges deshommes et la meilleure méthode à employer pour s’approprier ce quis’y était pris.

Chapitre 5La Tanière

Pendant deux jours encore, ils demeurèrent dans les parages ducamp Indien, Un-Œil toujours craintif et apeuré, la louve commefascinée au contraire par l’attirance du camp. Mais un matin, uncoup de fusil ayant claqué soudain auprès d’eux et une balle étantvenue s’aplatir contre le pied d’un arbre à quelques pouces de latête du vieux loup, le couple détala de compagnie et mit vivementquelques milles entre sa sécurité et le danger.

Après avoir couru deux jours durant, ils s’arrêtèrent. La louves’alourdissait et ralentissait son allure. Une fois, en chassant unlièvre, elle qui d’ordinaire l’eût joint facilement, dut abandonnerla poursuite et se coucher sur le sol pour se reposer.

Un-Œil vint à elle et, de son nez, lui toucha gentiment le cou.En guise de remerciement, elle le mordit avec une telle férocitéqu’il en culbuta en arrière et y demeura tout estomaqué, en unepose ridicule. Son caractère devenait de plus en plus mauvais,tandis que le vieux loup se faisait plus patient et plus plein desollicitude. Et plus impérieux aussi devenait pour elle le besoinde trouver, sans tarder, la chose qu’elle cherchait.

Elle la découvrit enfin. C’était à quelque mille pieds au-dessusd’un petit cours d’eau qui se jetait dans le Mackenzie mais qui, àcette époque de l’année, était gelé dessus, gelé dessous, et neformait, jusqu’à son lit de rocs, qu’un seul bloc de glace. Rivièreblanche et morte de sa source à son embouchure.

Distancée sans cesse par son compagnon, la louve trottait àpetits pas, quand elle parvint sur la haute falaise d’argile quidominait le cours d’eau. L’usure des tempêtes, à l’époque duprintemps, et la neige fondante avaient de part en part érodé lafalaise et produit, à une certaine place, une étroite fissure. Lalouve s’arrêta, examina le terrain tout à l’entour avec soin puiszigzaguant de droite et de gauche, elle descendit jusqu’à la basede la falaise, là où sa masse abrupte émergeait de la ligneinférieure du paysage. Cela fait, elle remonta vers la fissure ets’y engagea.

Elle fut forcée de ramper sur une longueur de trois pieds, maisau-delà les parois s’élevaient et s’élargissaient de six pieds dediamètre. C’était sec et confortable. Elle inspecta minutieusementles lieux, tandis que le vieux loup, l’ayant rejointe, demeurait àl’entrée du couloir et attendait avec patience. Elle baissa le nezvers le sol et tourna en rond plusieurs fois sur elle-même. Puiselle rapprocha l’extrémité de ses quatre pattes et, détendant sesmuscles, se laissa tomber par terre avec un soupir fatigué quiétait presque un gémissement. Un-Œil, les oreilles pointées,l’observait maintenant avec intérêt et la louve pouvait voir,découpé sur la claire lumière, le panache de sa queue qui allait etvenait joyeusement.

Dressant ses oreilles en fines pointes, elle aussi les mouvaiten avant puis en arrière, tandis que sa gueule s’ouvrait béatementet que sa langue pendait avec abandon. Et cette manière d’êtreexprimait qu’elle était contente et satisfaite.

N’ayant point été invité à y pénétrer, le vieux loup continuaità se tenir à l’entrée de la caverne. Il se coucha sur le sol et,vainement, essaya de dormir. Tout d’abord, il avait faim. Puis sonattention était attirée par le renouveau du monde au brillantsoleil d’avril qui resplendissait sur la neige. S’il somnolait, ilpercevait vaguement des coulées d’eau murmurantes et, soulevant latête, il se plaisait à les écouter. En cette belle fin de journée,le soleil s’inclinait sur l’horizon et toute la terre du Nord,enfin réveillée, semblait l’appeler. La nature renaissait. Partoutpassait dans l’air l’effluve du printemps. On sentait la viecroître sous la neige et la sève monter dans les arbres. Lesbourgeons brisaient les prisons de l’hiver.

Un-Œil invita du regard sa compagne à venir le rejoindre. Maiselle ne manifestait aucun désir de se lever. Une demi-douzained’oiseaux-de-la-neige traversèrent le ciel devant lui. Il enéprouva un frémissement. L’instant était bon pour se mettre enchasse. De nouveau il regarda la louve qui n’en eut cure. Il serecoucha désappointé et essaya encore de dormir.

Un petit bourdonnement métallique frôla ses oreilles et vints’arrêter à l’extrémité de son nez. Une fois, deux fois, il passala patte sur son nez puis s’éveilla tout à fait. C’était un uniquemoustique, un moustique adulte, qui avait traversé l’hiver,engourdi au creux de quelque vieille souche, et qu’avait dégelé lesoleil. Un-Œil ne put résister plus longtemps à l’appel de lanature, d’autant que sa faim allait croissant. Il rampa vers lalouve et essaya de la décider à sortir. Elle refusa, en grondantvers lui.

Alors il partit seul dans la radieuse lumière, sur la neigemolle, douce aux pas, mais qui entravait sa marche. Il traversaplus facilement le lit glacé du torrent où la neige, protégée desrayons du soleil par l’ombre des grands sapins qui le bordaient,était restée dure et cristalline. Puis, il retomba dans la neigefondante où il pataugea pendant plusieurs heures, et ne revint à lacaverne qu’au milieu de la nuit, plus affamé qu’il ne l’était enpartant. Il n’avait pu atteindre le gibier qu’il avait rencontréet, tandis qu’il s’enlisait, les lièvres légers, bottés de neige,s’étaient éclipsés prestement.

Il s’arrêta à l’orée du couloir d’entrée de la tanière, surprisd’entendre venir jusqu’à lui des sons faibles et singuliers qui,certainement, n’étaient pas émis par la louve. Ils lui semblaientsuspects, quoiqu’il ne pût dire qu’ils lui étaient totalementinconnus.

Avec précaution, il avança en rampant sur le ventre.

Mais, comme il débouchait dans la caverne, la louve lui signifiapar un énergique grognement d’avoir à se tenir à distance. Ilobéit, intéressé au suprême degré par les petits cris qu’ilentendait, auxquels se mêlaient comme des ronflements et desgémissements étouffés.

S’étant roulé en boule, il dormit jusqu’au matin. Dans leclair-obscur de la tanière il aperçut alors, entre les pattes de lalouve et pressés tout le long de son ventre, cinq petits paquetsvivants, informes et débiles, vagissants, et dont les yeux étaientencore fermés à la lumière.

Quoique ce spectacle ne lui fût pas nouveau dans sa longuecarrière, ce n’en était pas moins chaque fois, pour le vieux loup,un nouvel étonnement. La louve le regardait avec inquiétude et neperdait de vue aucun de ses mouvements. Elle grondait sourdement àtout moment, haussant le ton dès qu’il faisait mine d’avancer. Bienque pareille aventure ne lui fût jamais advenue, son instinct, quiétait fait de la mémoire commune de toutes les mères-loups et deleur successive expérience, lui avait enseigné qu’il y avait despères-loups qui se repaissaient de leur impuissante progéniture etdévoraient leurs nouveaux-nés. C’est pourquoi elle interdisait àUn-Œil d’examiner de trop près les louveteaux.

À l’instinct ancestral de la mère-loup en correspondait un autrechez le vieux loup, qui était commun à tous les pères-loups.C’était qu’il devait incontinent, et sans se fâcher, tourner le dosà sa jeune famille et aller quérir là où il le fallait la chairnécessaire à sa propre subsistance et à celle de sa compagne.

Il trotta, trotta, jusqu’à cinq ou six milles de la tanière,sans rien rencontrer. Là, le torrent se divisait en plusieursbranches qui remontaient vers la montagne. Il tomba sur une tracefraîche, la flaira et, l’ayant trouvée tout à fait récente, il lasuivit aussitôt, s’attendant à voir paraître d’un instant à l’autrel’animal qui l’avait laissée. Mais il observa bientôt que lespattes marquées étaient de beaucoup plus larges que les siennes etil estima qu’il ne tirerait rien de bon du conflit.

Un demi-mille plus loin, un bruit de dents qui rongeaientparvint à l’ouïe fine de ses oreilles. Il avança et découvrit unporc-épic debout contre un arbre et faisant sa mâchoire surl’écorce. Un-Œil approcha avec prudence, mais sans grand espoir. Ilconnaissait ce genre d’animaux, quoiqu’il n’en eût pas encorerencontré de spécimens Si haut dans le Nord et jamais, au cours desa vie, un porc-épic ne lui avait servi de nourriture. Cependant,il savait aussi que la chance et l’opportunité du moment jouentleur rôle dans l’existence. Personne ne peut dire exactement ce quidoit arriver, car avec les choses vivantes l’imprévu est de règle.Il continua donc à avancer.

Le porc-épic se mit rapidement en boule, faisant rayonner danstoutes les directions ses longues aiguilles, dures et aiguës, quidéfiaient une quelconque attaque. Le vieux loup avait une fois,dans sa jeunesse, reniflé de trop près une boule semblable, enapparence inerte. Il en avait soudain reçu sur la face un coup dequeue bien appliqué qui lui avait planté dans le nez un dardtellement bien enfoncé qu’il l’avait promené avec lui pendant dessemaines.

Une inflammation douloureuse en était résultée et il n’avait étédélivré que le jour où le dard était tombé de lui-même.

Il se coucha sur le sol et attendit, confortablement étendu àproximité du porc-épic, mais hors de la portée de sa queueredoutable. Sans doute la bête finirait-elle par se dérouler et,saisissant l’instant propice, il lui lancerait un coup de griffecoupant dans le ventre tendre et désarmé.

Chapitre 6Le Louveteau gris

Sa descendance de l’espèce loup était directe, mais il différaitde ses frères et sœurs dont la fourrure trahissait déjà la teinterouge qui était un héritage de leur mère. Lui, au contraire, tenaitentièrement du père. Il était le seul louveteau gris de la portéeet n’avait d’autre différence avec Un-Œil que de posséder ses deuxyeux au lieu d’être borgne.

Avant que ses yeux se fussent ouverts, c’est par le toucher quele louveteau acquit la première notion des êtres et des choses. Ilconnut ainsi ses deux frères et ses deux sœurs. En tâtonnant, ilcommença à jouer avec eux sans les voir. Déjà aussi il apprenait àgronder et son petit gosier, qu’il faisait vibrer pour émettre dessons, semblait grincer lorsqu’il se mettait en colère.

Par le toucher, le goût et l’odorat, il connut sa mère, sourcede chaleur, de fluide nourriture et de tendresse. Il sentaitsurtout qu’elle avait une langue mignonne et caressante qu’ellepassait sur son doux petit corps pour l’adoucir encore plus. Elles’en servait pour le ramener sans cesse contre elle plusprofondément et l’endormir.

Ainsi se passa en majeure partie le premier mois de la vie dulouveteau. Puis ses yeux s’ouvrirent et il apprit à connaître plusnettement le monde qui l’entourait.

Ce monde était baigné d’obscurité, mais il l’ignorait, car iln’avait jamais vu d’autre monde. La lumière que ses yeux avaientperçue était infiniment faible, mais il ne savait pas qu’il y eûtune autre lumière. Son monde était aussi très petit. Il avait pourlimites les parois de la tanière. Le louveteau n’en éprouvait nulleoppression, puisque le vaste monde du dehors lui était inconnu.

Cependant, il avait rapidement découvert que l’une des parois deson univers, l’entrée de la caverne par où filtrait la lumière,différait des autres. Il avait fait cette découverte, encoreinconscient de sa propre pensée, avant même que ses yeux se fussentouverts et eussent regardé devant eux. La lumière avait frappé sespaupières closes, produisant, à travers leur rideau, de légèrespulsations des nerfs optiques, où s’étaient allumés de petitséclairs de clarté d’une impression délicieuse. En une attractionirrésistible, chaque fibre de son être avait aspiré vers lalumière. Vers elle s’était tourné son corps, comme la substancechimique de la plante vire d’elle-même vers le soleil.

Dès lors, il avait mécaniquement rampé vers l’entrée de lacaverne, et ses frères et sœurs avaient agi comme lui. Pas une foisils ne s’étaient dirigés vers les sombres retraits des autresparois. Tous ces petits corps potelés, pareils à autant de petitesplantes, rampaient aveuglément vers le jour qui était pour eux unenécessité de l’existence, et tendaient à s’y accrocher comme lesvrilles de la vigne au tuteur qui la soutient. Plus tard, quand ilseurent un peu grandi et que leur conscience individuelle naquit eneux avec ses désirs et ses impulsions, l’attraction de la lumièrene fit que s’accroître. Sans trêve ils rampaient et s’étalaientvers elle, repoussés en arrière par leur mère. Ce fut à cetteoccasion que le louveteau gris connut d’autres attributs de sa mèreque la langue douce et caressante. Dans son insistance à rampervers la lumière, il apprit que la louve avait un nez dont elle luiadministrait un coup bien appliqué, et, plus tard, une patte aveclaquelle elle le renversait sur le dos et le roulait comme untonnelet en lui donnant des tapes vives et bien calculées.

Il sut ainsi ce qu’étaient les coups, les risques qu’il couraitvolontairement d’en recevoir et comment, au contraire, il convenaitd’agir pour les éviter. C’était le début de ses généralisations surle monde. Aux actes automatiques succédait la connaissance descauses.

C’était un fier petit louveteau, carnivore comme ses frères etsœurs. Ses ancêtres étaient des tueurs et des mangeurs deviande ; de viande seule vivaient son père et sa mère. Le laitmême qu’il avait sucé à sa naissance n’était que de la chairdirectement transformée. Et maintenant, âgé d’un mois, ayant depuisune semaine ses yeux ouverts, il commençait lui-même à manger de laviande mâchée et à demi digérée par la louve, qui la dégorgeaitensuite dans la gueule des cinq louveteaux, en appoint du lait deses mamelles.

Il était le plus vigoureux de la portée. Dans son gosier, leglapissement de sa voix était plus sonore que celui de ses frèreset sœurs. Le premier, il apprit le tour de rouler, d’un adroit coupde patte, un de ses petits compagnons. Le premier encore, attrapantl’un d’eux par l’oreille, il le renversa et le piétina en grondantsans desserrer ses mâchoires. Ce fut lui qui donna le plus detracas à sa mère pour le retenir près d’elle, loin de l’entrée dela caverne.

Si l’attrait du jour le fascinait, il ignorait ce qu’était uneporte et il ne voyait dans l’entrée de la caverne qu’un murlumineux. Ce mur était le soleil de son univers, la chandelle dontil était le papillon. Et il s’acharnait obstinément dans cettedirection, sans savoir qu’il y eût quelque chose au-delà.

Étrange était pour lui ce mur de lumière. Son père, qu’il avaitappris à reconnaître pour un être semblable à sa mère, et quiapportait de la viande à manger, avait une manière touteparticulière de marcher dans le mur, de s’y éloigner et d’ydisparaître. Cela, le louveteau ne pouvait se l’expliquer. Il avaittenté de s’avancer dans les autres murs de la caverne, mais ceux-ciavaient heurté rudement l’extrémité délicate de son nez. Il avaitrenouvelé plusieurs fois l’expérience, puis s’était finalement tenutranquille. Il acceptait le pouvoir que possédait son père dedisparaître dans un mur comme une faculté qui lui était spéciale,de même que le lait et la viande à demi digérée étaient desparticularités personnelles de sa mère.

En somme, il n’était pas donné au louveteau de penser à la façondes humains. Incertaine était la voie dans laquelle travaillait soncerveau. Mais, à son point de vue, ses conclusions n’en étaient pasmoins nettes. Le pourquoi des choses ne l’inquiétait pas ;leur manière d’être l’intéressait seule. Il s’était cogné le nezcontre les parois de la caverne, et cela lui avait suffi pour qu’iln’insistât pas. Ce qu’il était impuissant à faire, son père pouvaitle faire. C’était une autre constatation qu’il ne cherchait point às’expliquer. Le fait tenait lieu pour lui de raisonnement, le soucide la logique ne préoccupait pas autrement son esprit et celui deslois de la physique encore moins.

Comme la plupart des créatures du Wild, il ne tarda point àconnaître la famine. Un temps arriva où non seulement la viandevint à manquer, mais où le lait se tarit dans la poitrine de samère.

Tout d’abord, les louveteaux poussèrent des cris plaintifs etdes gémissements, mais la faim les fit bientôt tomber en léthargie.Plus de jeux ni de querelles, ni d’enfantines colères, nid’exercices de grondements. Les pérégrinations vers le mur lumineuxcessèrent aussi. Au lieu de cela, ils dormaient toujours tandis quela vie qui était en eux vacillait et mourait.

Un-Œil se désespérait. Il courait tout le jour et chassait auloin, mais inutilement, et revenait dormir quelques heuresseulement dans la tanière d’où la joie avait fui.

Laissant là ses petits la louve, elle aussi, sortait à larecherche de la viande. Les premiers jours après la naissance deslouveteaux, le vieux loup avait fait plusieurs voyages au camp desIndiens et raflé les lièvres pris dans les pièges. Mais avec lafonte générale des neiges et le dégel des cours d’eau, les Indienss’étaient transportés plus loin et cette fructueuse ressource avaittari.

Une demi-heure après, il était encore là. Il se releva, grondacontre la boule toujours immobile et reprit sa route en trottant.Trop souvent, dans le passé, il avait déjà vainement attendu desporcs-épics enroulés. Il était inutile de perdre son tempsdavantage. Le jour baissait et nul résultat ne récompensait sachasse. Pour lui et la louve, il fallait trouver à manger.

Il rencontra enfin un ptarmigan. Comme il débouchait à pas develours d’un taillis, il se trouva nez à nez avec l’oiseau quiétait posé sur une souche d’arbre, à moins d’un pied de son museau.Tous deux s’aperçurent simultanément. L’oiseau tenta de s’envoler,mais il le renversa par terre d’un coup de patte, se jeta sur luiet le saisit entre ses dents.

Il y eut un instant de courte lutte, le ptarmigan se débattantdans la neige et faisant un nouvel et vain effort pour prendre sonvol. Les dents du vieux loup s’enfoncèrent dans la chair délicateet il commença à manger sa victime. Puis il se souvint tout à coupet, revenant sur ses pas, reprit le chemin de la tanière entraînant le ptarmigan dans sa gueule.

Tandis que, selon sa coutume, il trottait silencieux, glissantcomme une ombre tout en observant le sol et les traces quipouvaient s’y trouver marquées, il revit les larges empreintesqu’il avait déjà rencontrées. La piste suivant la même directionque lui, la continua, s’attendant à tout moment à découvrirl’animal qui avait imprimé ainsi son passage.

Comme il venait de tourner un des rochers qui bordaient letorrent qu’il avait rejoint, il aperçut le faiseur d’empreintes et,à cette vue, s’aplatit instantanément sur le sol. C’était unegrosse femelle de lynx. Elle était couchée, comme lui le matin, enface de la même boule impénétrable et hérissée.

D’ombre qu’il était, il devint l’ombre de cette ombre. Ratatinésur lui-même et rampant, il se rapprocha en ayant soin de ne pasêtre sous le vent des deux bêtes immobiles et muettes. Puis, ayantdéposé le ptarmigan à côté de lui, il s’allongea sur la neige et, àtravers les branches d’un sapin dont l’épais réseau traînaitjusqu’à terre, il considéra le drame de la vie qui était en trainde se jouer devant lui. Le lynx et le porc-épic attendaient. Tousdeux prétendaient vivre. Le droit à l’existence consistait pourl’un à manger l’autre ; il consistait pour l’autre à ne pasêtre mangé. Dans le drame, le vieux loup ajoutait son droit auxdeux autres. Peut-être un caprice du sort allait-il le servir etlui donner sa part de viande.

Une demi-heure passa, puis une heure, et rien n’advenait. Laboule épineuse aurait pu être aussi bien pétrifiée, tellement rienn’y tressaillait, et le lynx être un bloc de marbre inerte, et levieux loup être mort. Et cependant, chez ces trois bêtes enapparence inertes, la tension vitale était arrivée à son paroxysme.Presque douloureuse, elle atteignit tout ce que leur être pouvaitsupporter.

Un-Œil esquissa un léger mouvement et observa avec un intérêtcroissant. Quelque chose arrivait. Le porc-épic avait enfin jugéque son adversaire était parti. Précautionneux, avec des mouvementsmesurés, il déroula son invincible armure et lentement, lentement,se détendit et s’allongea. Le vieux loup sentit sa gueules’humecter involontairement de salive devant cette chair vivantequi s’étalait comme à plaisir devant lui.

Le porc-épic n’était pas encore entièrement déroulé quand ildécouvrit son ennemi. Au même instant, rapide comme la foudre, lelynx frappa. La patte aux griffes acérées, recourbées comme descrochets, atteignit le ventre douillet et, revenant en arrière, ledéchira d’un brusque mouvement. Mais le porc-épic avait vu le lynxun millième de seconde avant le coup, et ce temps lui suffit pourimplanter, d’un contrecoup de sa queue, une moisson de dards dansla patte qui se retirait. Au cri d’agonie de la victime réponditinstantanément le hurlement de surprise et de douleur de l’énormechat.

Un-Œil s’était dressé, pointant ses oreilles et balançant saqueue derrière lui. Le lynx, qui avait d’abord reculé, se rua d’unbond sauvage sur l’auteur de ses blessures. Piaulant et grognant,le porc-épic tentait en vain, pour sa défense, de replier en boulesa pauvre anatomie brisée. Il eut encore la force de détendre saqueue et d’en frapper le félin. Le lynx, dont le nez était devenusemblable à une pelote monstrueuse, éternua, rugit et, à l’aide deses pattes, tenta de se débarrasser des dards féroces. Il traînason nez dans la neige, le frotta contre des branches d’arbres etdes buissons et, ce faisant, il sautait sur lui-même en avant, enarrière, de côté, se livrant à des culbutes d’acrobate, à despirouettes de fou, en une frénésie de torture et d’épouvante.

Un-Œil continuait à observer. Non sans effroi, car sa fourrures’en hérissa sur son dos, il vit le lynx cesser tout à coup sesculbutes et rebondir en l’air en un dernier saut plus haut que lesautres. Puis, poussant une longue clameur éperdue et hurlant àchaque pas qu’elle faisait, la bête s’élança droit devant elle surle sentier.

Ce fut seulement lorsque les cris se perdirent au loin que levieux loup se risqua hors de sa cachette et s’avança vers leporc-épic. Il marcha soigneusement sur la neige, comme si elle eûtété jonchée de dards prêts à percer la sensible plante de sespieds. À son approche, le porc-épic poussa son cri de bataille etfit claquer ses longues dents. Il avait réussi à s’enrouler denouveau, mais sans former comme auparavant une boule parfaite etcompacte. Ses muscles étaient trop profondément atteints. À moitiédéchiré, il saignait abondamment.

Un-Œil commença par enfourner dans sa gueule, à grossesbouchées, de la neige imprégnée de sang, la mâcha et, l’ayanttrouvée bonne, l’avala. Ce lui fut un excitant de l’appétit et safaim n’en fit qu’augmenter. Mais il était un trop vieux routier dela vie pour oublier sa prudence habituelle. Il attendit, tandis quele porc-épic continuait à grincer des dents et à jeter des crisvariés, plaintes et grognements entrecoupés de piaillements aigus.Bientôt, un tremblement agita la bête agonisante et les aiguilless’abaissèrent. Puis le tremblement cessa, les longues dents eurentun ultime claquement, toutes les aiguilles retombèrent et le corps,détendu, ne bougea plus.

D’un brusque coup de patte, Un-Œil retourna sur son dos leporc-épic. Rien ne se produisit. Il était certainement mort. Aprèsavoir attentivement examiné comment il était conformé, le vieuxloup le prit dans ses dents avec précaution et se mit en devoir del’emmener, moitié traînant le corps, moitié le portant, etallongeant le cou pour tenir à distance de son propre corps lamasse épineuse.

Puis il se souvint qu’il oubliait quelque chose et, posant parterre son fardeau, il trotta vers l’endroit où il avait laissé leptarmigan. En ce qui concernait l’oiseau, son parti fut aussitôtpris. Il le mangea. Il s’en retourna ensuite et reprit leporc-épic.

Lorsqu’il arriva à la caverne avec le résultat de sa chasse dujour, la louve inspecta ce qu’il apportait et, se tournant verslui, le lécha légèrement sur le cou. L’instant d’après, elle grognaencore, en guise d’avertissement qu’il eût à garder sa distanceentre lui et ses louveteaux. Mais le grognement n’était plus simenaçant. Il était moins rauque et semblait vouloir se fairepardonner. La crainte instinctive éprouvée par la louve pour saprogéniture se dissipait peu à peu, car Un-Œil se conduisait commeun bon père-loup doit le faire et ne songeait point à manger sesenfants.

Lorsque ses parents lui rapportèrent de nouveau à manger, lelouveteau gris revint à la vie et recommença à tourner son regardvers le mur de lumière. Mais le petit peuple qui l’entourait étaitbien réduit. Seule, une sœur lui restait. Le reliquat n’étaitplus.

Ayant repris ses forces, il vit que sa sœur ne pouvait plusjouer. Elle ne levait plus la tête ni ne faisait aucun mouvement.Tandis que son petit corps à lui s’arrondissait avec la nourritureretrouvée, ce secours était venu trop tard pour elle. Elle necessait point de dormir et n’était plus qu’un mince squeletteentouré de peau, où la flamme baissait plus bas et plus bas, sibien qu’elle finit par s’éteindre.

Puis vint un autre temps où le louveteau gris ne vit plus sonpère paraître et disparaître dans le mur de lumière, et s’étendrele soir pour dormir à l’entrée de la caverne. L’événement arriva àla suite d’une seconde famine, moins dure cependant que lapremière. La louve n’ignorait point pourquoi le vieux loup nereviendrait jamais. Mais il n’était pas pour elle de moyen qui luipermît de communiquer au louveteau ce qu’elle connaissait.

Comme elle chassait de son côté vers la branche droite dutorrent, dans les parages où gîtait le lynx, elle avait rencontréune piste tracée par le vieux loup et vieille d’un jour. L’ayantsuivie elle avait trouvé, à son extrémité, d’autres empreintesimprimées par le lynx, et les vestiges d’une bataille dans laquellele félin avait eu la victoire. Avec quelques os, c’était tout cequi subsistait de son compagnon.

Les traces du lynx, qui continuaient au-delà, lui avaient faitdécouvrir la tanière de l’ennemi. Mais ayant reconnu à diversindices que celui-ci y était revenu, elle n’avait pas osé s’yaventurer.

Et toujours, depuis, la louve évitait la branche droite dutorrent, car elle savait que dans la tanière se trouvait une portéede petits et elle connaissait aussi le lynx pour son caractèreintraitable, pour une féroce créature et pour un terriblecombattant. Certes, c’était bien, pour une demi-douzaine de loups,de pourchasser un lynx et de le repousser au faîte d’un arbre,crachant et se hérissant. Un combat singulier était une tout autreaffaire, surtout quand une mère-lynx avait derrière elle une jeunefamille affamée à défendre et à nourrir. Un-Œil venait del’apprendre à ses dépens.

Mais le Wild a ses lois et l’heure devait arriver où, pour lesalut de son louveteau gris, la louve, poussée elle aussi parl’implacable instinct de la maternité, affronterait la tanière dansles rochers et la colère de la mère-lynx.

Chapitre 7Le Mur du monde

Lorsque la louve avait commencé à aller chasser au-dehors, elleavait dû laisser derrière elle le louveteau et l’abandonner àlui-même. Non seulement elle lui avait inculqué, à coups de nez età coups de patte, l’interdiction de s’approcher de l’entrée de lacaverne, mais une crainte spontanée était intervenue chez lui pourle détourner de sortir. Jamais, dans la courte vie qu’il avaitvécue dans la tanière, il n’avait rien rencontré qui pûtl’effrayer, et cependant la crainte était en lui. Elle lui venaitd’un atavisme ancestral et lointain, à travers des milliers et desmilliers de vies. C’était un héritage qu’il tenait directement deson père et de la louve, mais ceux-ci l’avaient à leur tour reçupar échelons successifs de toutes les générations de loupsdisparues avant eux. Crainte ! Legs du Wild, auquel nul animalne peut se soustraire !

Bref, le louveteau gris connut la crainte avant de savoir dequelle étoffe elle était faite. Sans doute la mettait-il au nombredes inévitables restrictions de l’existence dont il avait eu déjàla notion. Son dur emprisonnement dans la caverne, la rudebousculade de sa mère quand il se risquait à vouloir sortir, lafaim inapaisée de plusieurs famines, autant de choses qui luiavaient enseigné que tout n’est pas liberté dans le monde, qu’il ya pour la vie des limites et des contraintes. Obéir à cette loi,c’était échapper aux coups et travailler pour son bonheur. Sansraisonner comme l’eût fait un homme, il se contentait d’uneclassification simpliste, ce qui heurte et ce qui ne heurte pas,et, en conclusion, éviter ce qui est classé dans la premièrecatégorie afin de pouvoir jouir de ce qui est classé dans laseconde.

Tant par soumission à sa mère que par cette crainte imprécise etinnommée qui pesait sur lui, il se tenait donc éloigné del’ouverture de la caverne, qui demeurait pour lui un blanc mur delumière. Quand la louve était absente, il dormait la plupart dutemps. Dans les intervalles de son sommeil, il restait trèstranquille, réprimant les cris plaintifs qui lui gonflaient lagorge et contractaient son museau.

Une fois, comme il était couché tout éveillé, il entendit un sonbizarre qui venait du mur blanc. C’était un glouton qui, tremblantde sa propre audace, se tenait sur le seuil de la caverne,reniflant avec précaution ce que celle-ci pouvait contenir. Lelouveteau, ignorant du glouton, savait seulement que ce reniflementétait étrange, qu’il était quelque chose de non classé et, parsuite, un inconnu redoutable. Car l’inconnu est un des principauxéléments de la peur. Le poil se hérissa sur le dos du louveteaugris, mais il se hérissa en silence, tangible expression de soneffroi. Pourtant, quoique au paroxysme de la terreur, le louveteaudemeurait couché sans faire un mouvement ni aucun bruit, glacé,pétrifié dans son immobilité, mort en apparence. Sa mère, rentrantau logis, se mit à gronder en sentant la trace du glouton et bonditdans la caverne. Elle lécha son petit et le pétrit du nez, avec unevéhémence inaccoutumée d’affection. Le louveteau comprit vaguementqu’il avait échappé à un grand danger.

D’autres forces contraires étaient aussi en gestation chez lelouveteau, dont la principale était la poussée de croître et devivre. L’instinct et la loi commandaient d’obéir. Croître et vivrelui inculquaient la désobéissance, car la vie c’est la recherche dela lumière, et nulle défense ne pouvait tenir contre ce flux quimontait en lui, avec chaque bouchée de viande qu’il avalait, chaquebouffée d’air qu’il aspirait. Si bien qu’à la fin crainte etobéissance se trouvèrent balayées, et le louveteau rampait versl’ouverture de la caverne.

Différent des autres murs dont il avait fait l’expérience, lemur de lumière semblait reculer devant lui à mesure qu’il enapprochait. Nulle surface dure ne froissait le tendre petit museauqu’il avançait prudemment. La substance du mur semblait perméableet bienveillante. Il entrait dedans, il se baignait dans ce qu’ilavait cru de la matière.

Il en était tout confondu. À mesure qu’il rampait à travers cequi lui avait paru une substance solide, la lumière devenait plusluisante. La crainte l’incitait à revenir en arrière, mais lapoussée de vivre l’entraînait en avant. Soudain, il se trouva audébouché de la caverne. Le mur derrière lequel il s’imaginaitcaptif avait sauté devant lui et reculé à l’infini. En même temps,l’éclat de la lumière se faisait cruel et l’éblouissait, tandisqu’il était comme ahuri par cette abrupte et effrayante extensionde l’espace. Automatiquement, ses yeux s’ajustèrent à la clarté etmirent au point la vision des objets dans la distance accrue. Etnon seulement le mur avait glissé devant ses yeux, mais son aspects’était aussi modifié. C’était maintenant un mur tout bariolé, secomposant des arbres qui bordaient le torrent, de la montagneopposée qui dominait les arbres et du ciel qui dominait lamontagne.

Une nouvelle crainte s’abattit sur le louveteau, car tout ceciétait, encore plus, du terrible inconnu. S’accroupissant sur lerebord de la caverne, il regarda le monde. Ses poils se dressèrentet, devant cette hostilité qu’il soupçonnait, ses lèvrescontractées laissèrent échapper un grondement féroce et menaçant.De sa petitesse et de sa frayeur, il jetait son défi à l’immenseunivers.

Rien ne se passait d’anormal. Il continuait à regarder et,intéressé, il en oubliait de gronder. Il oublia aussi qu’il avaitpeur. Ce furent d’abord les objets les plus rapprochés de lui qu’ilremarqua : une partie découverte du torrent qui étincelait ausoleil ; un sapin desséché, encore debout, qui se dressait enbas de la pente du ravin, et cette pente elle-même, qui montaitdroit jusqu’à lui et s’arrêtait à deux pieds du rebord de lacaverne où il était accroupi.

Jusqu’à maintenant, le louveteau avait toujours vécu sur un solplat. N’en ayant jamais fait l’expérience il ignorait ce qu’étaitune chute. Ayant donc désiré s’avancer plus loin, il se mithardiment à marcher. Ses pattes de devant se posèrent dans le vide,tandis que celles de derrière demeuraient en place. En sorte qu’iltomba la tête en bas. Le sol le heurta fortement au museau, luitirant un gémissement. Puis il commença à rouler vers le bas de lapente en tournant sur lui-même. Une terreur folle s’empara de lui.L’Inconnu l’avait brutalement saisi et ne le lâchait plus ;sans doute allait-il le briser en quelque catastrophe effroyable.Du coup, la crainte avait mis la poussée vitale en déroute et lelouveteau jappait comme un petit chien apeuré.

Mais la pente devenait peu à peu moins raide. La base en étaitcouverte de gazon et le louveteau arriva finalement à unterre-plein ou il s’arrêta. Il jeta un dernier gémissement deterreur, puis un long cri d’appel. Après quoi, comme un acte desplus naturels et qu’il eût accompli maintes fois déjà dans sa vie,il procéda à sa toi-lette, se léchant avec soin pour se débarrasserde l’argile qui le souillait. Cette opération terminée, il s’assitsur son train de derrière et recommença à regarder autour de luicomme pourrait le faire le premier homme qui débarquerait sur laplanète Mars.

Le louveteau avait brisé le mur du monde. L’Inconnu avait pourlui desserré son étreinte. Il était là, sans aucun mal. Mais lepremier homme débarqué sur Mars se fût aventuré en ce monde nouveaumoins tranquillement que ne le f?t l’animal. Sans préjugé niconnaissance aucune de ce qui pouvait exister, le louveteaus’improvisait un parfait explorateur.

Il était tout à la curiosité. Il examinait l’herbe qui leportait, les mousses et les plantes qui l’entouraient. Ilinspectait le tronc mort du sapin qui s’élevait en bordure de laclairière. Un écureuil, qui courait autour du tronc bosselé, vintle heurter en plein, ce qui lui fut un renouveau de frayeur. Il serecula et gronda. Mais l’écureuil avait eu non moins peur que luiet escalada rapidement le faîte de l’arbre d’où il se mit à pousserdes piaulements sauvages.

Le louveteau en reprit courage et, en dépit d’un pivert qu’ilrencontra et qui lui donna le frisson, il poursuivit son cheminavec conf?ance. Telle était cette conf?ance en lui qu’unoiseau-des-élans s’étant imprudemment abattu sur sa tête, iln’hésita pas à le vouloir chasser de la patte. Son geste lui valutun bon coup de bec sur le nez, et il en tomba sur son derrière enhurlant. Ses hurlements effarèrent à son tour l’oiseau-des-élansqui se sauva à tire-d’aile.

Le louveteau prenait de l’expérience. Tout embrumé, son jeuneesprit se livrait à une inconsciente classif?cation. Il y avait deschoses vivantes et des choses non vivantes. Des premières ilconvenait de se garder. Les secondes demeuraient toujours à la mêmeplace, tandis que les autres allaient et venaient, et l’on ignoraitce que l’on en pouvait attendre. À cet inattendu il convenaitd’être prêt.

Il cheminait avec maladresse. Une branche, dont il avait malcalculé la distance, lui heurtait l’œil, l’instant d’après on luiraclait les côtes. Le sol inégal le faisait choir en avant ou enarrière ; il se cognait la tête ou se tordait la patte.C’étaient ensuite les cailloux et les pierrailles qui basculaientsous lui quand il marchait dessus, et il en conclut que les chosesnon vivantes n’ont pas toutes la même f?xité que les parois de sacaverne, puis encore que les menus objets sont moins stables queles gros. Mais chacune de ces mésaventures continuait sonéducation. À chaque pas, il s’ajustait mieux au monde ambiant.

C’était la joie d’un début. Né pour être un chasseur de viande(quoiqu’il l’ignorât), il tomba à l’improviste sur de la viande dèsson premier pas dans l’univers. Une chance imprévue, issue d’un pasde clerc de sa part, le mit en présence d’un nid de ptarmiganspourtant admirablement caché et le f?t, à la lettre, choir dedans.Il s’était essayé à marcher sur un arbre déraciné dont le troncétait couché sur le sol. L’écorce pourrie céda sous ses pas. Avecun jappement angoissé, il culbuta sur le revers de l’arbre et brisadans sa chute les branches feuillues d’un petit buisson au cœurduquel il se retrouva par terre, au beau milieu de sept petitspoussins de ptarmigans. Ceux-ci se mirent à piailler et lelouveteau, d’abord, en eut peur. Bientôt il se rendit compte deleur petitesse et il s’enhardit. Les poussins s’agitaient. Il posasa patte sur l’un d’eux et les mouvements s’accentuèrent. Ce luifut une satisfaction. Il flaira le poussin, puis le prit dans sagueule ; l’oiseau se débattit et lui pinça la langue avec sonbec. En même temps, le louveteau avait éprouvé la sensation de lafaim. Ses mâchoires se rejoignirent. Les os fragiles craquèrent etdu sang chaud coula dans son palais. Le goût en était bon. Laviande était semblable à celle que lui apportait sa mère, maisétait vivante entre ses dents et, par conséquent, meilleure. Ildévora donc le petit ptarmigan, et ainsi des autres, jusqu’à cequ’il eût mangé toute la famille. Alors il se pourlécha les lèvrescomme il avait vu faire à sa mère, puis il commença à ramper poursortir du nid.

Un tourbillon emplumé vint à sa rencontre. C’était lamère-ptarmigan. Ahuri par cette avalanche, aveuglé par le battementdes ailes irritées, il cacha sa tête entre ses pattes et hurla. Lescoups allèrent croissant. L’oiseau était au paroxysme de la fureur.Si bien qu’à la fin la colère le prit aussi. Il se redressa,gronda, puis frappa des pattes et enfonça ses dents menues dans unedes ailes de son adversaire, qu’il se mit à secouer avec vigueur.Le ptarmigan continua à lutter en le fouettant de son aile libre.C’était la première bataille du louveteau. Dans son exaltation, iloubliait tout de l’Inconnu. Tout sentiment de peur s’était évanoui.Il luttait pour sa défense contre une chose vivante qu’il déchiraitet qui était aussi de la viande bonne à manger. Le bonheur de tuerétait en lui. Après avoir détruit de petits êtres vivants, ilvoulait maintenant en détruire un grand. Il était trop affairé ettrop heureux pour savoir qu’il était heureux. Frémissant, ils’enivrait de marcher dans une voie nouvelle où s’élargissait toutson passé.

Tout en grondant entre ses dents serrées, il tenait ferme l’ailede la mère-ptarmigan qui le traîna hors du buisson, puis essaya del’y repousser afin de s’y mettre à l’abri, tandis qu’il la tirait àson tour vers l’espace libre. Les plumes volaient comme une neige.Au bout de quelques instants, l’oiseau parut cesser la lutte. Il letenait encore par l’aile et tous deux, aplatis sur le sol, seregardèrent. Le ptarmigan le piqua du bec sur son museau endoloridéjà dans les précédentes aventures. Il ferma les yeux sans lâcherprise. Les coups de bec redoublèrent sur le malheureux museau.Alors il tenta de reculer. Mais, oubliant qu’il tenait l’aile danssa mâchoire, il emmenait à sa suite le ptarmigan et la pluie decoups tombait de plus en plus drue. Le flux belliqueux s’éteignitchez le louveteau qui, relâchant sa proie, tourna casaque etdécampa, en une peu glorieuse retraite.

Pour se reposer, il se coucha non loin du buisson, la languependante, la poitrine haletante, son museau endolori lui arrachantde perpétuels gémissements. Comme il gisait là, il éprouva soudainla sensation que quelque chose de terrible était suspendu dansl’air au-dessus de sa tête. Avec toutes ses terreurs l’Inconnul’envahit et, instinctivement, il recula sous le couvert d’unbuisson voisin. En même temps, un grand souffle l’éventait et uncorps ailé passa rapidement près de lui, sinistre et silencieux. Unfaucon, tombant des hauteurs bleues, l’avait manqué de bienpeu.

Pantelant, mais remis de son émotion, le louveteau épiacraintivement ce qui advenait. De l’autre côté de la clairière, lamère ptarmigan voletait au-dessus du nid ravagé. La douleur decette perte l’empêchait de prendre garde au trait ailé du ciel. Lelouveteau, et ce fut pour lui à l’avenir une leçon, vit la plongéedu faucon qui passa comme un éclair, ses serres entrées dans lecorps du ptarmigan, les soubresauts de la victime en un crid’agonie, et l’oiseau vainqueur qui remontait dans le bleu,emportant avec lui sa proie.

Ce ne fut que longtemps après que le louveteau quitta sonrefuge. Il avait beaucoup appris. Les choses vivantes étaient de laviande et elles étaient bonnes à manger. Mais aussi les chosesvivantes, quand elles étaient assez grosses, pouvaient donner descoups ; il valait mieux en manger de petites comme lespoussins du ptarmigan, que de grosses comme la poule ptarmigan quele faucon avait cependant emportée. Peut-être y avait-il d’autresptarmigans. Il voulut aller et voir.

Il arriva à la berge du torrent. Jamais, auparavant, il n’avaitvu d’eau. Se promener sur cette eau paraissait bon, car on nepercevait à sa surface nulle irrégularité. Il avança pour y marcheret s’y enfonça, hurlant d’effroi, repris une fois encore par latenaille de l’Inconnu. C’était froid et il étouffait. Il ouvrit lagueule pour respirer. L’eau se précipita dans ses poumons, au lieude l’air qui avait coutume de répondre à l’acte respiratoire. Lasuffocation qu’il éprouvait était pour lui l’angoisse de lamort ; elle était, lui semblait-il, la mort même. Il n’avaitpas une conscience exacte de celle-ci, mais, comme tout animal duWild, il en possédait l’instinct. Cette épreuve lui parut le plusimprévu des chocs qu’il avait encore supportés, l’essence del’Inconnu et la somme de ses terreurs, la suprême catastrophe quidépassait son imagination et dont, ignorant tout, il redoutaittout.

Revenu cependant à la surface, il sentit l’air bienfaisant luientrer dans la gueule. Sans se laisser couler à nouveau et tout àfait comme si cet acte eût été chez lui une vieille habitude, ilfit aller et venir ses pattes et commença à nager. La berge qu’ilavait quittée, et qui était la plus proche de lui, se trouvait à unmètre de distance. Mais remonté à la surface, le dos tourné à cetteberge, ce fut la berge opposée qui frappa d’abord son regard etvers laquelle il nagea. Peu important en lui-même, le torrents’élargissait à cet endroit en un bassin tranquille d’une centainede pieds. Au milieu, le courant continuait sa course rapide et, lehappant au passage, entraîna le louveteau. Maintenant nager neservait plus à rien. L’eau calme, devenue soudain furieuse, leroulait avec elle, tantôt au fond du torrent, tantôt à la surface.Emporté, retourné sens dessus dessous, encore et encore lancécontre les rochers, il gémissait lamentablement à chaque heurt quimarquait sa course.

Plus bas et succédant au rapide, s’étendait un second bassinaussi paisible que le premier et où le louveteau, porté par leflot, fut finalement déposé sur le lit de gravier de la berge. Ils’y ébroua avec frénésie. Son éducation sur le monde s’étaitenrichie d’une leçon de plus. L’eau n’était pas vivante etcependant elle se mouvait. Elle paraissait aussi solide que laterre, mais elle n’était pas du tout solide. Conclusion : leschoses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être ; ilconvient, en dépit de leur apparence, d’être à leur encontre en unperpétuel soupçon, de ne jamais s’y reposer avant d’en avoirvérifié la réalité. La crainte de l’Inconnu, qui était chez lui unedéfiance héréditaire, se renforçait désormais de l’expérienceacquise.

Une autre aventure l’attendait encore ce jour-là. Il avaitremarqué que rien dans le monde ne valait sa mère, et il sentaitgrandir en lui le désir d’être auprès d’elle. Comme son corps, sonpetit cerveau était las. Il avait eu à supporter plus de luttes etde peines en ce seul jour qu’en tous ceux qu’il avait vécusjusqu’alors. De plus, il tombait de sommeil. Aussi se mit-il enroute, en proie à une impression de solitude et de cruel abandon,afin de regagner la caverne et d’y retrouver sa mère.

Il rampait sous quelques broussailles, quand il entendit un criaigu qui l’intimida fort. Rapide, une lueur jaunâtre passa en mêmetemps devant ses yeux. Il regarda et aperçut une belette. C’étaitune petite chose vivante, dont il pensa qu’il n’y avait pas à avoirpeur. Puis près de lui, presque entre ses pattes, se mouvait uneautre chose vivante, celle-là extrêmement petite, longue seulementde quelques pouces : une jeune belette qui, comme lui-même,désobéissant à sa mère, s’en allait à l’aventure. À son aspect elleessaya de s’échapper, mais il la retourna d’un coup de patte. Ellefit entendre alors un cri bizarre et strident auquel répondit lecri aigu de tout à l’heure, et une seconde ne s’était pas écouléeque la lueur jaune reparaissait devant les yeux du louveteau. Ilperçut simultanément un choc sur le côté du cou, et sentit lesdents acérées de la mère-belette qui s’enfonçaient dans sachair.

Tandis qu’il glapissait, geignait et se jetait en arrière, lamère-belette sauta sur sa progéniture et disparut avec elle dansl’épaisseur du fourré. Le louveteau sentait moins la douleur de sablessure que l’étonnement de cette agression. Quoi ? Cettemère-belette était si petite et si féroce ? Il ignorait que,relativement à sa taille et à son poids, la belette était le plusvindicatif et le plus redoutable de tous les tueurs du Wild, maisil n’allait pas tarder à l’apprendre à ses dépens.

Il gémissait encore lorsque revint la mère-belette. Maintenantque sa progéniture était en sûreté, elle ne bondit pas sur lui.Elle approchait avec précaution, et le louveteau eut tout le tempsd’observer son corps mince et long, onduleux comme celui du serpentdont elle avait également la tête ardente et dressée. Son cri aiguet agressif fit se hérisser les poils sur le dos du louveteau,tandis qu’il grondait, menaçant lui aussi. Elle approcha plus près,plus près encore. Puis il y eut un saut, si rapide que la vueinexcercée du louveteau ne put le suivre, et le mince corps jaunedisparut, durant un moment, du champ de son regard. Mais déjà labelette s’était attachée à sa gorge, ensevelissant ses dents dansle poil et dans la chair.

Il tenta d’abord de gronder et de combattre, mais il était tropjeune et c’était sa première sortie dans le monde. Son grondementse mua en plainte, son combat en efforts pour s’échapper. Labelette ne détendait pas sa morsure. Suspendue à cette gorge, ellela fouillait des dents, pour y trouver la grosse veine oùbouillonnait le sang de la vie, car c’était là surtout qu’elleaimait à le boire.

Le louveteau allait mourir et nous n’aurions pas eu à raconterson histoire si la mère-louve n’était accourue, bondissant àtravers les broussailles. La belette, laissant le louveteau,s’élança à la gorge de la louve, la manqua, mais s’attacha à samâchoire. La louve, secouant la tête en coup de fouet, fit lâcherprise à la belette, la projeta violemment en l’air et, avant que lemince corps jaune fût retombé, elle le happa au passage. Ses crocsse refermèrent sur lui comme un étau dans lequel la belette connutla mort.

Ce fut, pour le louveteau, l’occasion d’un nouvel accèsd’affection de sa mère. Elle le flairait, le caressait et léchaitles blessures causées par les dents de la belette. Sa joie de leretrouver semblait même plus grande que sa joie à lui d’avoir étéretrouvé. Mère et petit mangèrent la buveuse de sang, puis ils s’enrevinrent à la caverne où ils s’endormirent.

Chapitre 8La Loi de la viande

Le développement du louveteau fut rapide. Après deux jours derepos, il s’aventura à nouveau hors de la caverne. Il rencontradans cette sortie la jeune belette dont il avait, avec la louve,mangé la mère. Il la tua et la mangea. Il ne se perdit pas cettefois et, par le même chemin, lorsqu’il se sentit fatigué, s’enrevint à la tanière pour y dormir. Désormais, chaque jour le vitdehors à rôder et élargir le cercle de ses courses.

Il commença à mesurer plus exactement le rapport de sa force etde sa faiblesse ; il connut quand il convenait d’être hardi etquand il était utile d’être prudent. Il décida que la prudencedevait être de règle générale sauf quand il était sûr du succès,auquel cas il pouvait s’abandonner à ses impulsions combatives.

Il devenait un vrai démon, et sa fureur s’éveillait dès qu’ilavait le malheur de tomber sur un ptarmigan. S’il rencontrait unécureuil jacassant en l’air sur un sapin, il ne manquait pas de luirépondre à sa façon par une bordée d’injures. La vue d’unoiseau-des-élans poussait sa colère au paroxysme, car il n’avaitjamais oublié le coup de bec qu’un de ces oiseaux lui avaitappliqué sur le nez. Il se souvenait aussi du faucon et, dès qu’uneombre mouvante passait dans le ciel, il courait se blottir sous leplus proche buisson.

Mais une époque arriva où ces divers épouvantails cessèrent del’effrayer. Ce fut quand il sentit que lui-même était pour eux undanger. Sans plus ramper et se traîner sur le sol, il prenait déjàl’allure oblique et furtive de sa mère, ce glissement rapide etdéconcertant à peine perceptible, presque immatériel.

Les poussins du ptarmigan et la jeune belette avaient été sespremiers meurtres, la première satisfaction de son désir de chairvivante. Ce désir et l’instinct de tuer s’accrurent de jour enjour, et sa colère grandit contre l’écureuil dont le bavardagevolubile prévenait de son approche toutes les autres bêtes. Mais demême que les oiseaux s’envolent dans l’air, les écureuils grimpentsur les arbres, et le louveteau ne pouvait rien contre eux que detenter de les surprendre lorsqu’ils se posaient sur le sol.

Le louveteau éprouvait pour sa mère un respect considérable.Elle était savante à capturer la viande et jamais elle ne manquaitde lui en apporter sa part. De plus, elle n’avait peur de rien. Ilne se rendait pas compte qu’elle avait plus appris et enconnaissait plus que lui, d’où sa plus grande bravoure, et nevoyait que la puissance supérieure qui était en elle. Elle leforçait aussi à l’obéissance et, plus il prenait de l’âge, moinselle était patiente envers lui. Aux coups de nez et aux coups depattes avaient succédé de cuisantes morsures. Et, pour cela encore,il la respectait.

Une troisième famine revint qui fut particulièrement dure, et lelouveteau connut à nouveau, cette fois avec une conscience plusnette, l’aiguillon de la faim. La louve chassait sans discontinuer,quêtant partout un gibier qu’elle ne trouvait pas, et souvent nerentrait même pas dormir dans la caverne.

En mortelle angoisse le louveteau chassait comme elle, et luinon plus ne trouvait rien. Mais cette détresse contribuait àdévelopper son esprit et il grandit en science et en sagesse. Ilobserva de plus près les habitudes de l’écureuil et s’appliqua àcourir sur lui plus prestement pour s’en saisir. Il étudia lesmœurs des souris des bois et s’exerça à creuser le sol avec sesgriffes, afin de les tirer de leurs trous. L’ombre même du fauconne le fit plus fuir sous les taillis. Assis sur son derrière, enterrain découvert, il allait même, dans son désespoir jusqu’àprovoquer l’oiseau redoutable qu’il voyait planer dans le ciel. Caril savait que là-haut, dans le bleu, c’était de la viande quiflottait, de cette viande que réclamaient si intensément sesentrailles. Mais le faucon dédaigneux refusait de venir livrerbataille au louveteau qui s’en allait en gémissant dedésappointement et de faim.

Un jour, la famine se termina. La louve apporta de la chair aulogis. Une chair singulière et différente de la chaircoutumière.

C’était un petit de lynx, de l’âge approximatif du louveteaumais un peu moins grand. Il était tout entier pour lui. La louve,il l’ignorait, avait déjà satisfait sa faim en dévorant tout lereste de la portée. Il ne savait pas non plus tout ce qu’il y avaitde désespéré dans cet acte. La seule chose qui l’intéressait étaitla satisfaction de son estomac, et chaque bouchée du petit lynxqu’il avalait augmentait son contentement.

Un estomac plein incite au repos et le louveteau, étendu dans lacaverne, s’endormit contre sa mère. Un grondement de la louve, telqu’il n’en avait encore ouï de semblable, le réveilla en sursaut.Jamais peut-être, dans sa vie, elle n’en avait poussé d’aussiterrible. Car elle savait bien, elle, que l’on ne dépouille pasimpunément une tanière de lynx. La mère-lynx arrivait. Le louveteaula vit, dans la pleine lumière de l’après-midi, accroupie àl’entrée de la caverne.

À cette vue, sa fourrure se souleva puis retomba le long de sonéchine. Point n’était ici besoin d’instinct ni de raisonnement.Commencé en sourd grognement, puis s’enflant tout à coup en unhorrifique hurlement, le cri de rage de l’intruse disait clairementle danger. Pourtant, le louveteau sentit en lui bouillonner leprodige de la vie. Il se dressa sur son séant et se rangea auxcôtés de sa mère en grondant vaillamment. Mais elle le rejeta loind’elle, en arrière, avec mépris.

Le boyau d’entrée de la caverne étant trop bas et trop étroit,la mère-lynx ne pouvait bondir. Elle s’avança en rampant, prête às’élancer dès qu’il lui serait loisible. Mais alors la louves’abattit sur elle et la terrassa.

Le louveteau ne distinguait pas grand chose de la bataille. Lesdeux bêtes grondaient, crachaient, hurlaient et s’entredéchiraient.Le lynx combattait des griffes et des dents ; la louve n’usaitque de ses dents. Le louveteau, profitant d’un moment propice,s’élança lui aussi et enfonça ses crocs dans une des pattes dederrière du lynx. Il s’y suspendit en grognant et, sans qu’il s’enrendît compte, il paralysa par son pied les mouvements de cettepatte, apportant ainsi à sa mère une aide appréciable. Un virementdu combat entre les deux adversaires le refoula et lui fit lâcherprise.

L’instant d’après, mère-louve et mère-lynx étaient séparées.Avant qu’elles se ruassent à nouveau l’une contre l’autre, le lynxfrappa le louveteau d’un coup de sa large patte de devant, qui luilacéra l’épaule jusqu’à l’os et l’envoya rouler contre le mur de lacaverne. Ses cris aigus et ses hurlements plaintifs s’ajoutèrent auvacarme des rugissements.

Il avait cessé de gémir que la lutte durait encore. Il eut letemps d’être repris d’un second accès de bravoure et la bataille,en se terminant, le retrouva rageusement pendu à la patte dederrière du lynx.

Celui-ci avait succombé. Pour sa part, la louve était fort malen point. Elle tenta de caresser le louveteau et de lécher sonépaule blessée. Mais le sang qu’elle avait perdu avait à ce pointépuisé ses forces qu’elle demeura tout un jour et toute une nuitétendue sur le corps de son ennemi, sans pouvoir faire un mouvementet respirant à peine. Pendant une semaine entière elle ne quittapoint la tanière sauf pour aller boire, et sa marche était lente etpénible. Au bout de ce temps, le lynx était complètement dévoré etles blessures de la louve assez cicatrisées pour lui permettre decourir à nouveau le gibier.

L’épaule du louveteau demeurait encore raide et endolorie et,durant quelque temps, il boita. Mais le monde, désormais, luiparaissait autre. Depuis la bataille avec le lynx, sa confiance enlui-même s’était accrue. Il avait mordu dans un ennemi en apparenceplus puissant que lui et il avait survécu. Son allure en étaitdevenue plus hardie. Quoique la terreur mystérieuse de l’Inconnucontinuât à peser sur lui, toujours intangible et menaçante,beaucoup de sa timidité avait disparu.

Il commença à accompagner sa mère dans ses chasses et à y jouersa partie. Il apprit à tuer férocement et à se nourrir de ce qu’ilavait tué. Le monde vivant se partageait pour lui en deuxcatégories : dans la première, il y avait lui et sa mère ;dans la seconde, tous les autres êtres qui vivaient et semouvaient. Ceux-ci se classaient à leur tour en deux espèces : ceuxqui, comme lui-même et sa mère, tuaient et mangeaient ; ceuxqui ne savaient pas tuer ou tuaient faiblement. De là surgissait laloi suprême. La viande vivait sur la viande, la vie sur la vie. Ily avait les mangeurs et les mangés. La loi était mange ou soismangé.

Sans se la formuler, sans la raisonner ni même y penser, lelouveteau vivait cette loi. Il avait mangé les petits du ptarmigan.Le faucon avait mangé la mère-ptarmigan, puis aurait voulu lemanger lui aussi. Devenu plus fort, c’est lui qui avait souhaitémanger le faucon. Il avait mangé le petit du lynx et la mère-lynxl’aurait mangé. À cette loi participaient tous les êtres vivants.La viande dont il se nourrissait, et qui lui était nécessaire pourexister, courait devant lui sur le sol, volait dans les airs,grimpait aux arbres ou se cachait dans la terre. Il fallait sebattre avec elle pour la conquérir et, s’il tournait le dos,c’était elle qui courait après lui. Chasseurs et chassés, mangeurset mangés, chaos de gloutonnerie sans merci et sans fin, ainsi lelouveteau n’eût-il pas manqué de définir le monde, s’il eût ététant soit peu philosophe, à la manière des hommes.

Mais la vie et son élan avaient aussi leurs charmes. Développeret faire jouer ses muscles constituait pour le louveteau un plaisirsans fin. Courir sus après une proie était une source d’émotions etde frémissements délicieux. Rage et bataille donnaient de la joie.La terreur même et le mystère de l’Inconnu avaient leurattirance.

Puis toute peine portait en elle sa rémunération, dont lapremière était celle de l’estomac plein et d’un bon sommeilreposant aux chauds rayons du soleil. Aussi le louveteau nequerellait-il ni la vie qui trouve sa raison d’être dans le faitseul de son existence, ni l’hostilité ambiante du monde quil’entourait. Il était plein de sève, très heureux et tout fier delui-même.

Chapitre 9Les Faiseurs de feu

Le louveteau tomba sur eux à l’improviste. Ce fut sa faute. Ilavait manqué de prudence et marché sans voir. Encore lourd desommeil (il avait chassé toute la nuit et venait à peine de seréveiller), il avait quitté la caverne et, en trottant, étaitdescendu vers le torrent pour y boire. À vrai dire, le sentier luiétait familier et jamais nul accident ne lui était arrivé.

Il avait dépassé le sapin renversé, traversé la clairière etcourait parmi les arbres. Au même instant, il vit et flaira. Devantlui, assises par terre en silence, étaient cinq choses vivantestelles qu’il n’en avait jamais rencontrées de semblables. C’étaitsa première vision de l’humanité.

À son aspect, et cela le surprit, les cinq hommes ne bondirentpas sur leurs pieds, ne montrèrent pas leurs dents, ni negrondèrent. Ils ne firent pas un mouvement, mais demeurèrentsilencieux et fatidiques.

Le louveteau ne bougea pas davantage. Tout l’instinct de sanature sauvage l’eût cependant poussé à fuir si un autre instinctne s’était élevé en lui, impératif et soudain. Un étonnementinconnu s’emparait de son esprit. Il se sentait amoindri tout àcoup par une notion nouvelle de sa petitesse et de sa débilité. Unpouvoir supérieur très loin, très haut au-dessus de lui,s’apesantissait sur son être et le maîtrisait.

Le louveteau n’avait jamais vu d’homme, et pourtant l’instinctde l’homme était en lui. Dans l’homme il reconnaissait obscurémentl’animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux duWild. Ce n’étaient pas seulement ses yeux qui regardaient, maisceux de tous ses ancêtres. Leurs prunelles avaient, durant desgénérations, encerclé dans l’ombre et la neige d’innombrablescampements humains, épié de loin sur l’horizon, ou de plus prèsdans l’épaisseur des taillis, l’étrange bête à deux pattes quiétait le seigneur et maître de toutes les choses vivantes.

Cet héritage moral et surnaturel, fait de crainte et de luttesaccumulées pendant des siècles, étreignait le louveteau trop jeuneencore pour s’en dégager. Loup adulte, il eût pris rapidement lafuite. Tel qu’il était, il se coucha paralysé d’effroi, acceptantdéjà la soumission que sa race avait consentie le premier jour oùun loup vint s’asseoir au feu de l’homme pour s’y chauffer.

Un des Indiens finit par se lever, marcha dans sa direction ets’arrêta au-dessus de lui. Le louveteau se colla davantage encorecontre le sol. Concrétisé en chair et en sang, c’était l’Inconnuqui se penchait sur lui pour le saisir. Sa fourrure eut unhérissement inconscient, ses lèvres se rétractèrent et il découvritses petits crocs. Comme une condamnation, la main qui lesurplombait hésita et l’homme dit en riant :

« Wabam wabisca ip pit tah ! (Regardez les crocsblancs !) »

Les autres Indiens se mirent à rire lourdement et excitèrentl’homme à saisir le louveteau. Tandis que la main s abaissait plusbas, plus bas, une violente lutte intérieure se livrait chezcelui-ci entre les divers instincts qui le partageaient. Il nesavait s’il devait seulement gronder, ou combattre. Finalement, ilgronda jusqu’au moment où la main le toucha, puis engagea labataille. Ses dents brillèrent et mordirent. L’instant d’après ilreçut, sur un des côtés de la tête, un coup qui le fit basculer.Alors tout instinct de lutte l’abandonna. Il se prit à gémir commeun enfant et l’instinct de la soumission l’emporta sur tous lesautres. S’étant relevé, il s’assit sur son derrière en piaulant.Mais l’Indien qu’il avait mordu était en colère et le louveteaureçut un second coup sur l’autre côté de la tête. Il piaula encoreplus fort.

Les quatre autres Indiens s’esclaffaient de plus en plus, sibien que leur camarade se mit à rire lui aussi. Ils entourèrenttous le louveteau et se moquèrent de lui tandis qu’il geignait deterreur et de peine.

Tout à coup, bête et Indiens dressèrent l’oreille. Le louveteausavait ce qu’annonçait le bruit qui se faisait entendre et, cessantde gémir, il jeta un long cri où il y avait plus de joie maintenantque d’effroi. Puis il se tut, et attendit l’arrivée de sa mèrelibératrice, indomptable et terrible, qui savait si bien combattre,tuait tout ce qui lui résistait et n’avait jamais peur.

Elle arrivait, courant et grondant. Elle avait perçu la plaintede son petit et se précipitait pour le secourir. Elle bondit aumilieu du groupe, magnifique, transfigurée dans sa furieuse etinquiète maternité. Son irritation protectrice était un réconfortpour le louveteau qui sauta vers elle avec un petit cri joyeux,tandis que les animaux-hommes se reculaient en hâte de plusieurspas. La louve s’arrêta près de son petit qui se pressait contreelle et fit face aux Indiens. Un sourd grondement sortit de songosier. La menace contractait sa face et son nez, qui se plissait,se relevait presque jusqu’à ses yeux en une prodigieuse et mauvaisegrimace de colère.

Il y eut alors un cri que lança l’un des hommes.

« Kiche ! » voilà ce qu’il cria avec une exclamation desurprise.

À cette voix, le louveteau sentit vaciller sa mère.

« Kiche ! » cria l’homme à nouveau, durement cette fois etd’un ton de commandement.

Et le louveteau vit alors sa mère, la louve impavide, se plierjusqu’à ce que son ventre touchât le sol, en geignant et en remuantla queue avec tous les signes coutumiers de soumission et de paix.Il n’y comprenait rien et était stupéfait. La terreur de l’homme lereprenait. Son instinct ne l’avait pas trompé et sa mère lesubissait comme lui. Elle aussi rendait hommage àl’animal-homme.

L’Indien qui avait parlé vint vers elle. Il posa sa main sur satête et elle ne fit que s’en aplatir davantage. Elle ne grondait nine tentait de mordre. Les autres Indiens s’étaient pareillementrapprochés et, rangés autour de la louve, ils la palpaient etcaressaient sans aviver chez elle la moindre velléité de résistanceou de révolte.

Les cinq hommes étaient fort excités et leurs bouches menaientgrand bruit. Mais comme ce bruit n’avait rien de menaçant, lelouveteau se décida à venir se coucher près de sa mère, sehérissant encore de temps à autre mais faisant de son mieux pour sesoumettre.

– Ce qui se passe n’a rien de surprenant, dit un des Indiens. Lepère de Kiche était un loup, mais sa mère était une chienne. Monfrère, à qui elle appartenait, l’avait laissée attachée dans lesbois, trois nuits durant, au moment de la saison des amours. Alorsc’est un loup qui la couvrit.

– Un an s’est écoulé, Castor-Gris, depuis que Kiche s’estéchappée.

– Tu comptes bien, Langue-de-Saumon. C’était à l’époque de lafamine que nous avons subie, alors que nous n’avions plus de viandeà donner aux chiens.

– Elle a vécu avec les loups, dit un troisième Indien.

– Cela paraît juste, Trois-Aigles, répartit Castor-Gris entouchant de sa main le louveteau, et en voici la preuve.

Au contact de la main, le louveteau esquissa un grognement. Lamain se retira et lui administra une calotte. Sur quoi, ilrecouvrit ses crocs et s’accroupit avec soumission. La main revintalors et le frotta amicalement derrière les oreilles et tout lelong de son dos.

– Ceci prouve cela, reprit Castor-Gris. Il est clair que sa mèreest Kiche. Mais, une fois de plus, son père est un loup. C’estpourquoi il y a en lui peu du chien et beaucoup du loup. Ses crocssont blancs, et Croc-Blanc doit être son nom. J’ai parlé. C’est monchien. Kiche n’était-elle pas la chienne de mon frère ? Et monfrère n’est-il pas mort ?

Pendant un instant, les animaux-hommes continuèrent à faire dubruit avec leurs bouches. Durant ce colloque le louveteau, quivenait de recevoir un nom dans le monde, demeurait tranquille etattendait. Puis, prenant un couteau dans un petit sac qui pendaitsur son estomac, Castor-Gris alla vers un buisson et y coupa unbâton. Croc-Blanc l’observait. Aux deux bouts du bâton, l’Indienfixa une lanière. Avec l’une, il attacha Kiche par le cou et, ayantconduit la louve près d’un petit sapin, y noua l’autre lanière.

Croc-Blanc suivit sa mère et se coucha près d’elle. Il vitLangue-de-Saumon avancer la main vers lui, et la peur le reprit. Deson côté, Kiche regardait avec anxiété. Mais l’Indien, élargissantses doigts et les recourbant, le roula sens dessus dessous etcommença à lui frotter le ventre d’une manière délicieuse. Lelouveteau, les quatre pattes en l’air, gauche et cocasse, selaissait tripoter sans essayer de résister. Comment d’ailleursl’aurait-il pu dans la position où il se trouvait ? Sil’animal-homme avait l’intention de le maltraiter, il lui étaitlivré sans défense et était incapable de fuir.

Il se résigna donc et se contenta de gronder doucement. C’étaitplus fort que lui. Mais Langue-de-Saumon n’eut point l’air de s’enapercevoir et ne lui donna aucun coup sur la tête. Il continua, aucontraire, à le frictionner de haut en bas, et le louveteau sentitcroître le plaisir qu’il en éprouvait. Lorsque la main caressantepassa sur ses flancs, il cessa tout à fait de gronder. Puis, quandles doigts remontèrent à ses oreilles, les pressant moelleusementvers leur base, son bonheur ne connut plus de bornes. Quand enfin,après une dernière et savante friction, l’Indien le laissatranquille et s’en alla, toute crainte s’était évanouie dansl’esprit du louveteau. Sans doute d’autres peurs l’attendaient dansl’avenir. Mais, de ce jour, confiance et camaraderie étaientétablies avec l’homme dans la société duquel il allait vivre.

Au bout de quelque temps, Croc-Blanc entendit s’approcher desbruits insolites. Prompt à observer et à classer, il les reconnutaussitôt comme étant produits par l’animal-homme. Quelques instantsplus tard, en effet, toute la tribu indienne surgissait du sentier.Il y avait beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants, quarantetêtes au total, tous lourdement chargés de bagages du camp, deprovisions de bouche et d’ustensiles.

Il y avait aussi beaucoup de chiens et ceux-ci, à l’exceptiondes tout petits, n’étaient pas moins chargés que les gens. Des sacsétaient liés sur leur dos et chaque bête portait un poids de vingtà trente livres. Auparavant, Croc-Blanc n’avait jamais vu dechiens, mais cette première vision lui suffit pour comprendre quec’était là un animal appartenant à sa propre espèce, avec quelquechose de différent. Quant aux chiens, ce fut surtout la différencequ’ils sentirent en apercevant le louveteau et sa mère.

Il y eut une ruée effroyable. Croc-Blanc se hérissa, hurla etmordit au hasard dans le flot qui, gueules ouvertes, déferlait surlui. Il tomba et roula sous les chiens, éprouvant la morsurecruelle de leurs dents, et lui-même mordant et déchirant pattes etventres au-dessus de sa tête. Il entendait, dans la mêlée, leshurlements de Kiche qui combattait pour lui, les cris desanimaux-hommes et le bruit de leurs gourdins dont ils frappaientles chiens qui gémissaient de douleur sous les coups.

Tout ceci fut seulement l’histoire de quelques secondes. Lelouveteau, remis sur pied, vit les Indiens qui le défendaientrepousser les chiens en arrière à l’aide de bâtons et de pierres,et le sauver de l’agression féroce de ses frères, qui pourtantn’étaient pas tout à fait ses frères. Et, quoiqu’il n’y eût pointplace en son cerveau pour la conception d’un sentiment aussiabstrait que celui de la justice, il sentit à sa façon la justicedes animaux-hommes. Il connut qu’ils dictaient des lois et lesimposaient.

Étrange était aussi la façon dont ils procédaient pour dicterleurs lois. Dissemblables de tous les animaux que le louveteauavait rencontrés jusque-là, ils ne mordaient ni ne griffaient. Ilsimposaient leur force vivante par l’intermédiaire des chosesmortes. Celles-ci leur servaient de morsures. Bâtons et pierres,dirigés par ces bizarres créatures, sautaient à travers les airs, àl’instar des choses vivantes, et s’en allaient frapper leschiens.

Il y avait là, pour son esprit, un pouvoir extraordinaire etinexplicable qui dépassait les bornes de la nature et était d’undieu. Croc-Blanc, cela va de soi, ignorait tout de la divinité.Tout au plus pouvait-il soupçonner que des choses existaientau-delà de celles dont il avait la notion. Mais l’étonnement et lacrainte qu’il ressentait en face des animaux-hommes était assezexactement comparable à l’étonnement et à la crainte qu’auraitéprouvés un homme se trouvant, sur le faîte de quelque montagne,devant un être divin qui tiendrait des foudres dans chaque main etles lancerait sur le monde terrifié.

Le dernier chien ayant été refoulé en arrière, le charivari pritfin. Le louveteau se mit à lécher ses meurtrissures. Puis il méditasur son premier contact avec la troupe cruelle de ses prétendusfrères et sur son introduction parmi eux. Il n’avait jamais songéque l’espèce à laquelle il appartenait pût contenir d’autresspécimens que le vieux loup borgne, sa mère et lui-même. Dans sapensée ils constituaient à eux trois une race à part. Et tout àcoup il découvrait que beaucoup d’autres créatures s’apparentaientà sa propre espèce. Il lui parut obscurément injuste que le premiermouvement de ces frères de race eût été de bondir sur lui et detenter de l’anéantir.

Il était non moins chagrin de voir sa mère attachée avec unbâton, même en pensant que c’était la sagesse supérieure desanimaux-hommes qui l’avait voulu. Cela sentait l’esclavage. Àl’esclavage il n’avait pas été habitué. La liberté de rôder, decourir, de se coucher par terre, là où il lui plaisait, avait étéson lot jusqu’à ce jour, et maintenant il était captif. Lesmouvements de sa mère étaient réduits à la longueur du bâton auquelelle était liée. Et à ce même bâton il était comme lié lui-même,car il n’avait pas encore eu l’idée qu’il pouvait se séparer de samère.

Il n’aima pas cette contrainte. Il n’aima pas non plus quand lesanimaux-hommes, s’étant levés, se remirent en marche. Unanimal-homme, malingre d’aspect, prit dans sa main la lanière dubâton qui attachait Kiche et emmena la louve derrière lui. DerrièreKiche suivait Croc-Blanc, grandement perturbé et tourmenté par lanouvelle aventure qui s’abattait sur lui.

Le cortège descendit la vallée, continuant bien au-delà des pluslongues courses du louveteau, jusqu’au point où le torrent sejetait dans le fleuve Mackenzie. À cet endroit, des piroguesétaient juchées en l’air sur des perches, et des claiess’étendaient, destinées à faire sécher le poisson.

On s’arrêta et on campa. La supériorité des animaux-hommess’affirmait de plus en plus. Plus encore que leur domination surles chiens aux dents aiguës, ce spectacle marquait leur puissance.Grâce au pouvoir qu’ils avaient d’imprimer du mouvement aux chosesimmobiles, il leur était loisible de changer la vraie face dumonde.

La plantation et le dressage des perches destinées à monter lecamp attira l’attention du louveteau. Cette opération était peu dechose, accomplie par les mêmes créatures qui lançaient à distancedes bâtons et des pierres. Mais quand il vit les perches se réuniret se couvrir de toiles et de peau pour former des tentes,Croc-Blanc fut stupéfait. Ces tentes, d’une colossale etimpressionnante grandeur, s’élevaient partout autour de lui, detous côtés, grandissant à vue d’œil comme de monstrueuses formes devie. Elles emplissaient le champ presque entier de sa vision et,menaçantes, le dominaient lui-même. Lorsque la brise les agitait ende grands mouvements, il se couchait sur le sol, effaré etcraintif, sans toutefois les perdre des yeux, prêt à bondir et àfuir au loin s’il lui arrivait de les voir se précipiter sur satête.

Après un moment, son effroi des tentes prit fin. Il vit quefemmes et enfants y pénétraient et en sortaient sans aucun mal, queles chiens aussi tentaient d’y entrer, mais en étaient chassésrudement de la voix ou au moyen de pierres volantes. BientôtCroc-Blanc, quittant les côtés de Kiche, rampait à son tour avecprécaution vers la tente la plus proche. Il était poussé par sacuriosité sans cesse en éveil, par le besoin d’apprendre et deconnaître, par sa propre expérience. Les derniers pouces à franchirvers le mur de toile et de peau le furent avec un redoublement deprudence et une avance imperceptible. Les événements de la journéeavaient préparé le louveteau au contact de l’Inconnu, à sesmanifestations les plus merveilleuses et les plus inattendues.Enfin son nez toucha l’enveloppe de la tente. Il attendit ;rien n’arriva. Il flaira l’étrange matière saturée de l’odeur del’homme et, prenant l’enveloppe dans ses dents, donna une petitesecousse. Rien n’arriva encore, sinon qu’une partie de la tente semit à remuer. Il secoua plus hardiment. Le mouvement s’accentua. Ilétait ravi. Il secoua toujours plus fort et récidiva jusqu’à ce quela tente entière fût en mouvement. Alors le cri perçant d’un Indiense fit entendre et effraya le louveteau, qui revint en toute hâtevers sa mère. Mais jamais plus depuis il n’eut peur des énormestentes.

Cette émotion passée, Croc-Blanc s’écarta à nouveau de Kichequi, liée à un pieu, ne pouvait le suivre.

Il ne tarda pas à rencontrer un jeune chien, un peu plus grandet plus âgé que lui, qui venait à sa rencontre à pas comptés etdissimulait des intentions belliqueuses. Le nom du jeune chien, quele louveteau connut par la suite en l’entendant appeler, étaitLip-Lip. Il était déjà redoutable et, par ses luttes avec lesautres petits chiens, avait acquis l’expérience de la bataille.

Lip-Lip appartenait à la race des chiens-loups qui avait le plusde parenté avec Croc-Blanc ; il était jeune et semblait peudangereux. Aussi le louveteau se préparait-il à le recevoir en ami.Mais, quand il vit que la marche de l’étranger se raidissait et queses lèvres retroussées découvraient ses dents, il se raidit luiaussi et répondit en montrant sa mâchoire. Ils se mirent à tourneren rond l’un autour de l’autre, hérissés et grondant. Ce manègedura plusieurs minutes et Croc-Blanc commençait à s’en amuser commed’un jeu quand tout à coup, avec une surprenante vivacité, Lip-Lipsauta sur lui, lui jeta une morsure rapide et sauta derechef enarrière.

La morsure avait atteint le louveteau à son épaule déjà blesséepar le lynx et qui, dans le voisinage de l’os, était intérieurementdemeurée douloureuse. La surprise et le coup lui arrachèrent ungémissement ; mais, l’instant d’après, en un bond de colère,il s’élança sur Lip-Lip et le mordit furieusement. Lip-Lip, nousl’avons dit, était déjà rompu au combat. Trois fois, quatre fois,une demi-douzaine de fois, ses petits crocs pointus s’acharnèrentsur Croc-Blanc qui, tout décontenancé, finit par lâcher pied et parse sauver, honteux et dolent, près de sa mère en lui demandantprotection.

Ce fut sa première bataille avec Lip-Lip. Elle ne devait pasêtre la dernière car, de ce jour, ils se trouvèrent en quelquesorte ennemis-nés, étant chacun d’une nature en oppositionperpétuelle avec celle de l’autre.

Kiche lécha doucement son petit et tenta de s’opposer à ce qu’ils’éloignât d’elle désormais. Mais la curiosité de Croc-Blanc allaittoujours croissant. Oublieux de sa mésaventure, il se remitincontinent en route afin de poursuivre son enquête. Il tomba surun des animaux-hommes, sur Castor-Gris, qui était assis sur sestalons, occupé avec des morceaux de bois et des brins de mousserépandus devant lui sur le sol. Le louveteau s’approcha et regarda,Castor-Gris fit des bruits de bouche que Croc-Blanc interpréta nonhostiles, et il vint encore plus près.

Femmes et enfants apportaient de nouveaux bouts de bois etd’autres branches à l’Indien. C’était évidemment là l’affaire dumoment. Le louveteau s’approcha jusqu’à toucher le genou deCastor-Gris, oubliant, telle était sa curiosité, que celui-ci étaitun terrible animal-homme. Soudain il vit, entre les mains deCastor-Gris, comme un brouillard qui s’élevait des morceaux de boiset de la mousse. Puis une chose vivante apparut, qui brillait etqui tournoyait, et était de la même couleur que le soleil dans leciel.

Croc-Blanc ne connaissait rien du feu. La lueur qui enjaillissait l’attira comme la lumière du jour l’avait, dans sapremière enfance, conduit vers l’entrée de la caverne, et il rampavers la flamme. Il entendit Castor-Gris éclater de rire au-dessusde sa tête. Le son du rire, non plus, n’était pas hostile. Alors ilvint toucher la flamme avec son nez et, en même temps, sortit sapetite langue pour la lécher.

Pendant une seconde, il demeura paralysé. L’Inconnu, qui l’avaitguetté parmi les bouts de bois et la mousse, l’avait férocementsaisi par le nez. Puis il sauta en arrière avec une explosion deglapissements affolés « Ki-yis ! Ki-yis ! Ki-yis !»

En l’entendant, Kiche se mit à bondir au bout de son bâton, engrondant, furieuse parce qu’elle ne pouvait venir au secours dulouveteau. Mais Castor-Gris riait à gorge déployée, tapant sescuisses avec ses mains et contant l’histoire à tout le campementjusqu’ ce que chacun éclatât, comme lui, d’un rire inextinguible.Quant à Croc-Blanc, assis sur son derrière, il criait de plus enplus éperdu « Ki-yis ! Ki-yis ! » et seul, abandonné detous, faisait au milieu des animaux-hommes une pitoyable petitefigure.

C’était le pire mal qu’il ait encore connu. Son nez et sa langueavaient été tous deux mis à vif par la chose vivante, couleur desoleil, qui avait grandi entre les mains de Castor-Gris. Il cria,cria interminablement, et chaque explosion nouvelle de seshurlements était accueillie par un redoublement d’éclats de riredes animaux-hommes. Il tenta d’adoucir avec sa langue la brûlure deson nez mais, se juxtaposant, les deux souffrances ne firent qu’enproduire une plus grande, et il cria plus désespérément quejamais.

À la fin, la honte le prit. Il connut ce qu’était le rire et cequ’il signifiait. Il ne nous est pas donné de nous expliquercomment certains animaux comprennent la nature du rire humain etconnaissent que nous rions d’eux. Ce qui est certain, c’est que lelouveteau eut la claire notion que les animaux-hommes se moquaientde lui et qu’il en eut honte.

Il se sauva, non par suite de la douleur que ses brûlures luifaisaient éprouver, mais parce qu’il fut vexé, dans sonamour-propre, de se voir un objet de raillerie. Et il s’en fut versKiche, toujours furieuse au bout de son bâton comme une bêteenragée, vers Kiche, la seule créature au monde qui ne riait pas delui.

Le crépuscule tomba et la nuit vint. Croc-Blanc demeurait couchéprès de sa mère. Son nez et sa langue étaient endoloris. Mais unautre et plus grand sujet de trouble le tourmentait. Il regrettaitla tanière où il était né, il aspirait à la quiétude enveloppantede la caverne, sur la falaise, au-dessus du torrent. La vie étaitdevenue trop peuplée. Ici, il y avait trop d’animaux-hommes,hommes, femmes et enfants qui faisaient tous des bruits irritants,et il y avait des chiens toujours aboyant et mordant, quiéclataient en hurlements à tout propos et engendraient de laconfusion.

La tranquille solitude de sa première existence était finie.Ici, l’air même palpitait de vie, en un incessant murmure etbourdonnement dont l’intensité variait brusquement d’un instant àl’autre, et dont les notes diverses lui portaient sur les nerfs etirritaient ses sens. Il en était crispé, inquiet et immensémentlas, avec la crainte perpétuelle de quelque imminentecatastrophe.

Il regardait se mouvoir et aller et venir dans le camp lesanimaux-hommes. Il les regardait avec le respect distant que metl’homme entre lui et les dieux qu’il invente. Dans son obscurecompréhension ils étaient, comme les dieux pour l’homme, desurprenantes créatures, des êtres de puissance disposant à leur gréde toutes les forces de l’Inconnu. Seigneurs et maîtres de tout cequi vit et de tout ce qui ne vit pas, forçant à obéir tout ce quise meut et imprimant le mouvement à ce qui ne se meut pas, ilsfaisaient jaillir de la mousse et du bois mort la flamme couleur desoleil, la flamme qui vivait et qui mordait.

Ils étaient des faiseurs de feu ! Ils étaient desdieux !

Chapitre 10La Servitude

Chaque jour était pour Croc-Blanc l’occasion d’une expériencenouvelle. Tout le temps que Kiche resta attachée à son bâton, ilcourut seul par tout le camp, quêtant, furetant, s’instruisant. Ilfut vite au courant des diverses habitudes des animaux-hommes. Maisla connaissance n’entraîne pas toujours l’admiration. Plus il sefamiliarisa avec eux, plus aussi il détesta leur supériorité etredouta leur pouvoir mystérieux qui, d’autant qu’il était plusgrand, rendait plus menaçante leur divinité.

La déception est souvent donnée à l’homme de voir ses dieuxrenversés et piétinés sur leurs autels. Mais au loup et au chiensauvage venus s’accroupir aux pieds de l’homme, cette déconvenuen’arrive jamais. Tandis que nos dieux demeurent invisibles etsurnaturels, les vapeurs et les brouillards de notre imaginationnous masquant leur réalité, nous égarant comme des aveugles quitâtonnent dans le royaume de la pensée en d’abstraites conceptionsde toute puissance et de beauté suprêmes, le loup et le chiensauvage, assis à notre foyer, trouvent en face d’eux des dieux dechair et d’os, tangibles au toucher, tenant leur place dans lemonde et vivant dans le temps comme dans l’espace pour accomplirleurs actes et leurs fins.

Aucun effort de foi n’est nécessaire pour croire un tel Dieu.Nul écart de la volonté ne peut induire à lui désobéir ni à lerenier. Ce dieu-là se tient debout, immuable sur ses deux jambes dederrière, un gourdin à la main, immensément puissant, livré àtoutes les passions, affectueux ou irrité selon le moment, pouvoirmystérieux enveloppé de chair, de chair qui saigne parfois àl’instar de celle des autres animaux, et qui est alors plussavoureuse qu’aucune autre à dévorer.

Croc-Blanc subit la loi commune. Les animaux-hommes furent pourlui dès l’abord, sans erreur possible, les dieux auxquels il étaitnécessaire de se soumettre. Comme Kiche, sa mère, avait, au premierappel de son nom, repris sa chaîne, il leur voua tout de suiteobéissance. Il suivit leurs pas comme un esclavage fatal. Quand ilsmarchaient près de lui, il s’écartait pour leur faire place.Lorsqu’ils l’appelaient, il accourait. S’ils menaçaient, il secouchait à leurs pieds. Et s’ils lui commandaient de s’en aller, ils’éloignait précipitamment. Car derrière chacun de leurs désirsétait le pouvoir immédiat d’en exiger l’exécution. Pouvoir quis’exprimait lui-même en tapes de la main, coups de bâton, pierresvolantes et cinglants coups de fouet.

Il appartenait aux animaux-hommes comme tous les chiens ducampement leur appartenaient. Ses actions étaient à eux, son corpsétait à eux pour être battu et piétiné, et pour le supporter sansrécrimination. Telle fut la leçon vite apprise par lui. Elle futdure, étant donné ce qui s’était déjà développé, dans sa proprenature, de force personnelle et d’indépendance. Mais tandis qu’ilprenait en haine cet état de choses nouveau, il apprenait en mêmetemps, et sans le savoir, à l’aimer. C’était en effet le souci desa destinée remis en d’autres mains, un refuge pour lesresponsabilités de l’existence. Et cela constituait unecompensation, car il est toujours plus aisé d’appuyer sa vie surune autre que de vivre seul.

Il n’arriva pas sans révoltes à s’abandonner ainsi corps et âme,à rejeter le sauvage héritage de sa race et le souvenir du Wild. Ily eut des jours où il rampait sur la lisière de la forêt et ydemeurait immobile, écoutant des voix lointaines qui l’appelaient.Puis il s’en retournait vers Kiche, inquiet et malheureux, pourgémir doucement et pensivement près d’elle, pour lui lécher la faceen semblant se plaindre et l’interroger.

Le louveteau avait rapidement appris tous les tenants etaboutissants de la vie du camp. Il connut l’injustice des groschiens et leur gloutonnerie, quand la viande et le poisson étaientjetés, à l’heure des repas. Il vint à savoir que les hommes étaientd’ordinaire plus justes, les enfants plus cruels, les femmes plusdouces et plus disposées à lui lancer un morceau de viande ou d’os.Après deux ou trois aventures fâcheuses avec les mères des toutpetits chiens, il se rendit compte qu’il était de bonne politiquede laisser celles-ci toujours tranquilles, de se tenir aussi loind’elles que possible et, en les voyant venir, de les éviter.

Mais le fléau de sa vie était Lip-Lip. Plus âgé, plus grand etplus fort que lui, Lip-Lip avait choisi Croc-Blanc pour sonsouffre-douleur. Le louveteau se défendait avec vaillance, mais iln’était pas de taille pour être un adversaire dangereux.

Son ennemi lui était trop supérieur, et Lip-Lip devint pour luiun vrai cauchemar. Dès qu’il se risquait un peu loin de sa mère, ilétait sûr de voir apparaître le gredin, qui se mettait à le suivreen aboyant et en le menaçant, et qui attendait le moment opportun,c’est-à-dire qu’aucun animal-homme ne fût présent, pour s’élancersur lui et le contraindre au combat. Lip-Lip l’emportaitinvariablement et s’en glorifiait de façon démesurée. Cesrencontres étaient le meilleur plaisir de sa vie et le perpétueltourment de celle de Croc-Blanc.

Le louveteau, cependant, n’en fut pas abattu. Si dures quefussent pour lui toutes ces défaites, il ne se soumit pas. Mais lapersécution sans fin qu’il subissait eut sur son caractère uneinfluence néfaste. Croc-Blanc devint méchant et sournois. Ce qu’ily avait d’originellement sauvage dans sa nature s’aggrava. Sespoussées joyeuses d’enfant ingénu ne trouvèrent plus d’expression.Jamais il ne lui fut permis de jouer et gambader avec les autrespetits chiens du camp. Dès qu’il arrivait auprès d’eux Lip-Lip,fonçant sur lui, le roulait et le faisait fuir terrifié ou, s’ilvoulait résister, engageait la bataille jusqu’à sa mise endéroute.

Croc-Blanc fut ainsi sevré de beaucoup des joies de son enfance,ce qui le rendit plus vieux que son âge. Il se replia sur lui-mêmeet développa son esprit. Il devint rusé et, dans ses longs momentsde farniente, médita sur les meilleurs moyens de duper et frauder.Empêché de prendre, à la distribution quotidienne, la part qui luirevenait de viande et de poisson, il se transforma en habilevoleur. Contraint de s’approvisionner lui-même, il s’en acquittaitsi bien qu’il devint une calamité pour les femmes des Indiens. Ilapprit à ramper dans le camp comme un serpent, à se montrer avisé,à connaître en toute occasion la meilleure façon de se conduire, às’informer, par la vue ou l’ouïe, de tout ce qui pouvaitl’intéresser afin de n’être point pris ensuite au dépourvu, etaussi à recourir à mille artifices pour éviter son implacabletyran.

Ce fut au plus fort de cette persécution qu’il joua son premiergrand jeu et goûta, grâce aux ressources de son esprit, aux joiessavoureuses de la revanche. Comme Kiche, quand elle était avec lesloups, avait leurré les chiens pour les attirer hors du campementdes hommes et les envoyer à la mort, ainsi le louveteau, par unemanœuvre à peu près semblable, réussit à attirer Lip-Lip sous lamâchoire vengeresse de Kiche. Battant en retraite tout encombattant, Croc-Blanc entraîna son ennemi à sa suite ici, puis là,parmi les différentes tentes du camp. C’était un excellent coureur,plus rapide qu’aucun autre petit chien de sa taille et plus alerteque Lip-Lip. Sans donner toutefois toute sa vitesse, il se contentade garder la distance nécessaire, celle d’un bond environ, entrelui et son poursuivant.

Lip-Lip, excité par la chasse et par l’approche imminente de lavictoire, perdit toute prudence et oublia l’endroit où il setrouvait. Quand il s’en rendit compte, il était trop tard. Aprèsavoir traversé à fond de train une dernière tente, il tomba enplein sur Kiche attachée à son bâton. Il jeta un cri de stupeur,mais déjà les crocs justiciers se refermaient sur lui. QuoiqueKiche fût liée, il lui fut impossible de se dégager d’elle. Elle lemit sur le dos, les pattes en l’air, de manière à l’empêcher defuir, tout en le déchirant et lacérant. Quand il parvint enfin à serouler hors de sa portée, il se remit sur ses pieds en un affreuxdésordre, blessé à la fois dans son corps et dans sa pensée. Safourrure pendait autour de lui en touffes humides que les dentsbaveuses de la louve avaient tordues. Il demeura là où il s’étaitrelevé et, ouvrant largement sa petite gueule, éclata en une longueet lamentable plainte de chien battu. Mais il n’eut pas le tempsd’achever sa lamentation. Croc-Blanc, fondant sur lui, planta sescrocs dans son train de derrière. Il n’avait plus de force pourcombattre et honteusement se sauva vers sa tente, talonné par sonancienne victime qui s’acharnait à ses trousses. Quand il eutrejoint son domicile, les femmes vinrent à son secours et lelouveteau, transformé en démon, fut f?nalement chassé par elles enune fusillade de cailloux.

Le jour vint où Castor-Gris, décidant que Kiche était réhabituéeà la vie des hommes, la délia. Croc-Blanc fut ravi que la libertéfût rendue à sa mère. Il l’accompagna joyeusement au milieu du campet, voyant qu’il demeurait à ses côtés, Lip-Lip conserva entre euxune distance respectueuse. Le louveteau avait beau se hérisser àson approche et marcher en raidissant les pattes, Lip-Lip ignoraitle déf?. Quelle que fût sa soif de vengeance, il était trop sagepour accepter le combat dans de telles conditions et préféraitattendre le jour où il se rencontrerait à nouveau en tête à têteavec Croc-Blanc.

Ce même jour, le louveteau et sa mère s’en vinrent rôder à lalisière de la forêt qui avoisinait le camp. Croc-Blanc y avaitamené Kiche pas à pas, l’entraînant en avant quand elle hésitait.Le torrent, la caverne et la forêt tranquille l’appelaient, et ilcontinua ses efforts pour qu’elle le suivît plus loin. Il couraitquelques pas, puis s’ arrêtait et regardait en arrière. Mais ellene bougeait plus. Il gémit plaintivement et gronda en courant dedroite et de gauche sous les taillis. Puis il revint vers elle, luilécha le museau et se reprit à courir loin d’elle. Elle ne bougeaittoujours pas. Alors il rebroussa chemin et la regarda avec unesupplication ardente de ses yeux, qui tomba quand il vit Kichedétourner la tête et porter sa vue vers le camp.

La voix intérieure qui l’appelait là-bas, dans la vastesolitude, sa mère l’entendait comme lui. Mais un autre et plus fortappel sonnait aussi en elle, celui du feu et de l’homme, l’appelque, parmi tous les animaux, le loup a seul entendu, le loup et lechien sauvage, qui sont frères. Kiche, s’étant tournée, se mit àtrotter lentement vers le camp. Plus solide que le lien matériel dubâton qui l’avait attachée était sur elle l’emprise de l’homme.Invisibles et mystérieux, les dieux la maintenaient en leur pouvoiret refusaient de la lâcher.

Croc-Blanc se coucha sous un bouleau et pleura doucement.L’odeur pénétrante des sapins, la senteur subtile des boisimprégnaient l’atmosphère et remémoraient au louveteau son anciennevie de liberté, avant les jours de servitude. Mais plus que l’appeldu Wild, plus que celui de l’homme, l’attirance de sa mère étaitpuissante sur lui, car il était encore bien jeune. L’heure de sonindépendance n’était pas arrivée. Il se releva désolé et trotta luiaussi vers le camp, faisant halte une fois ou deux pour s’asseoirpar terre, gémir et écouter la voix qui chantait au fond de laforêt.

Le temps qu’il est donné à une mère de demeurer avec ses petitsn’est pas bien long dans le Wild. Sous la domination de l’homme, ilest souvent plus court encore. Ainsi en fut-il pour Croc-Blanc.Castor-Gris se trouvait être le débiteur de Trois-Aigles, qui étaitsur le point d’entreprendre une course du fleuve Mackenzie au GrandLac de l’Esclave. Une bande de toile écarlate, une peau d’ours,vingt cartouches et Kiche remboursèrent sa dette.

Le louveteau vit sa mère emmenée à bord de la pirogue deTrois-Aigles et tenta d’aller vers elle. Un coup qu’il reçut del’Indien le repoussa à terre. La pirogue s’éloigna. Il s’élançadans l’eau et nagea à sa suite, sourd aux cris d’appel deCastor-Gris. Dans la terreur où il était de perdre sa mère, il enavait oublié le pouvoir même d’un animal-homme et d’un dieu.

Mais les dieux sont accoutumés à être obéis et Castor-Gris,irrité, lança un autre canot à la poursuite de Croc-Blanc. Aprèsl’avoir rejoint, il le saisit par la peau du cou et l’éleva hors del’eau. Il ne le déposa pas d’abord dans la pirogue. Le tenant d’unemain suspendu, il lui administra de l’autre une solide raclée. Oui,pour une raclée, c’en fut une. Lourde était la main, chaque coupvisait à blesser, et les coups pleuvaient, innombrables.

Frappé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, Croc-Blancoscillait en avant, en arrière, comme un balancier de pendulefrénétique et désordonné. Les impressions qu’il éprouva furentdiverses. À la première surprise succéda l’effroi, pendant uninstant, au contact répété de la main qui le frappait. Mais la peurfit bientôt place à la colère. La libre nature du louveteau prit ledessus. Il montra les dents et osa gronder à la face du dieucourroucé. Le dieu s’en exaspéra davantage. Les coups redoublèrent,plus rudes et plus adroits à blesser.

Castor-Gris continuait à battre, Croc-Blanc à gronder.

Mais cela ne pouvait pas toujours durer. Il fallait que l’un desdeux eût le dernier mot. Ce fut Croc-Blanc qui céda. La peur lereprit. Pour la première fois, il connaissait véritablement la mainde l’homme. Les coups de pierres ou de bâton qu’il avait eu déjàl’occasion de recevoir étaient des caresses comparés aux coupsprésents. Il se soumit et commença à pleurer et à gémir. Durant unmoment, chaque coup tirait une plainte de son gosier. Puis sonaffolement grandit et ses cris se succédèrent sans interruption,leur rythme ne gardant plus aucun rapport avec celui de sonchâtiment.

À la fin, l’Indien arrêta la main qui frappait. Le louveteaupendait à son autre main, sans mouvement, et continuait à crier.Ceci parut satisfaire Castor-Gris qui jeta rudement Croc-Blanc aufond de la pirogue. La pirogue, durant ce temps, s’en était alléeau fil de l’eau. Castor-Gris s’avança pour prendre la rame. Lelouveteau était sur son passage. Il le frappa barbarement de sonpied. La libre nature de Croc-Blanc eut une nouvelle révolte et ilenfonça ses dents dans le pied de l’homme, à travers le mocassinqui le chaussait.

Le châtiment déjà reçu n’était rien comparé à celui qui allaitsuivre. La colère de Castor-Gris fut aussi terrible que fut grandl’effroi du louveteau. Non seulement la main, mais aussi la durerame de bois furent mises en œuvre contre lui, et tout son petitcorps était brisé et rompu quand Castor-Gris le rejeta au fond dela pirogue. Et cette fois, de propos délibéré, il recommença à lefrapper du pied.

Croc-Blanc ne renouvela pas son attaque. Il venait d’apprendreune autre leçon de son esclavage. Jamais, quelle que soit lacirconstance, on ne doit mordre le dieu qui est votre seigneur etmaître. Son corps est sacré et le toucher des dents est avecévidence l’offense impardonnable entre toutes, le crime entre lescrimes.

Lorsque la pirogue eut rejoint le rivage le louveteau gisaitgémissant et inerte, attendant la volonté de Castor-Gris. C’étaitla volonté de Castor-Gris qu’il vînt à terre, et à terre il futlancé sans ménagement aucun pour ses meurtrissures. Il rampa entremblant. Lip-Lip, qui était présent et avait du rivage assisté àtoute l’affaire, se précipita sur lui en le voyant si faible etentra ses dents dans sa chair.

Croc-Blanc était hors d’état de se défendre et il lui seraitarrivé malheur si Castor-Gris, enlevant Lip-Lip d’un solide coup depied, ne l’avait lancé à distance respectable.

C’était la justice de l’animal-homme qui se manifestait et, mêmeen l’état pitoyable où il se trouvait, le louveteau en éprouva unpetit frisson de reconnaissance. Sur les talons de Castor-Gris etjusqu’à sa tente, il boita avec soumission à travers le camp. Ainsiavait-il appris que le droit au châtiment est une prérogative queles dieux se réservent à eux-mêmes et dénient à toute autrecréature au-dessous d’eux.

Pendant la nuit qui succéda, tandis que chacun reposait dans lecamp, Croc-Blanc se souvint de sa mère et souffrit en pensant àelle. Il souffrit de sa mère et souffrit en pensant à elle. Ilsouffrit un peu trop haut et réveilla Castor-Gris qui le battit.Par la suite, il pleura plus discrètement lorsque les dieux étaientà portée de l’entendre. Mais parfois, rôdant seul à l’orée de laforêt, il donnait libre cours à son chagrin et criait tout haut engémissant et en appelant.

Durant la période de sa vie qui suivit, il aurait pu, grâce à laliberté dont il jouissait encore, céder au souvenir de la caverneet du torrent et s’en retourner dans le Wild. Mais la mémoire de samère était la plus forte. Comme les chasses des animaux-hommes lesentraînaient loin du camp et les y ramenaient ensuite, peut-êtreaussi reviendrait-elle un jour. Et il demeurait en esclavage ensoupirant après elle.

Esclavage qui n’était pas entièrement malheureux, car lelouveteau continuait à s’intéresser à beaucoup de choses. Quelqueévénement imprévu surgissait toujours et les actions étrangesauxquelles se livrent les animaux-hommes n’ont pas de fin. Ilapprenait simultanément comment il convenait de se conduire avecCastor-Gris. Obéissance absolue et soumission en tout lui étaientdemandées. En retour, il échappait aux coups et sa vie étaittolérable.

De plus, Castor-Gris lui donnait parfois lui-même un morceau deviande et, tandis qu’il le mangeait, le défendait contre les autreschiens. Ce morceau de viande prenait, pour Croc-Blanc, une valeurbeaucoup plus considérable qu’une douzaine d’autres reçus de lamain des femmes. C’était bizarre, mais cela était.

Jamais Castor-Gris ne caressait. Et cependant (était-ce l’effetdu poids de sa main et celui de son pouvoir surnaturel, ou d’autrescauses intervenaient-elles que le louveteau ne réussissait pas à seformuler ?) il était indéniable qu’un certain liend’attachement se formait entre Croc-Blanc et son rude seigneur.

Sournoisement, par des voies cachées aussi bien que par la forcedes pierres volantes, des coups de bâton et des claques de la main,les chaînes du louveteau rivaient autour de lui leur réseau. Lesaptitudes inhérentes à son espèce, qui lui avaient dès l’abordrendu possible de s’acclimater au foyer de l’homme, étaientsusceptibles de perfection. Elles se développèrent dans la vie ducamp, au milieu des misères dont elle était faite, et lui devinrentsecrètement chères avec le temps. Mais tout ce qui le préoccupaitencore, pour le moment, était le chagrin d’avoir perdu Kiche,l’espoir qu’elle reviendrait et la soif de recouvrer un jour lalibre existence qui avait été la sienne.

Chapitre 11Le Paria

Lip-Lip continuait à assombrir les jours de Croc-Blanc. Celui-cien devint plus méchant et plus féroce qu’il ne l’eût été de sanature. Il acquit, parmi les animaux-hommes eux-mêmes, uneréputation déplorable. S’il y avait quelque part dans le camp dutrouble et des rumeurs, des cris et des batailles, ou si une femmese lamentait pour un morceau de viande qu’on lui avait volé, onétait sûr de trouver Croc-Blanc mêlé à l’affaire. Lesanimaux-hommes ne s’inquiétèrent pas de rechercher les causes de saconduite ; ils ne virent que les effets, et les effets étaientmauvais. Il était pour tous un perfide voleur, un mécréant qui nesongeait qu’à mal faire, un perturbateur endurci. Tandis qu’il lesregardait d’un air narquois et toujours prêt à fuir sous une grêleéventuelle de cailloux, les femmes irritées ne cessaient de luirépéter qu’il était un loup, un indigne loup, destiné à faire unemauvaise fin.

Il se trouva de la sorte proscrit parmi la population ducamp.

Tous les jeunes chiens suivaient envers lui la conduite deLip-Lip et joignaient leurs persécutions à celles de son ennemi.Peut-être sentaient-ils obscurément la différence originelle qui leséparait d’eux, sa naissance dans la forêt sauvage, et cédaient-ilsà cette inimitié instinctive que le chien domestique éprouve pourle loup. Quoi qu’il en soit, une fois qu’ils se furent déclaréscontre Croc-Blanc, ce fut désormais chose réglée et leurssentiments ne se modifièrent plus.

Les uns après les autres ils connurent la morsure de ses dents,car il donnait plus qu’il ne recevait. En combat singulier, ilétait toujours vainqueur. Mais ses adversaires lui refusaient leplus qu’ils pouvaient ce genre de rencontre. Dès qu’il entrait enlutte avec l’un d’eux, c’était le signal pour tous les jeuneschiens d’accourir et de se jeter sur lui.

De la nécessité de tenir tête à cette coalition, Croc-Blanc tirades enseignements utiles. Il apprit comment il convenait de seconduire pour résister à une masse d’assaillants, tout en causant àun adversaire séparé le plus de dommages dans le plus bref délai.Rester debout sur ses pattes au milieu du flot ennemi était unequestion de vie ou de mort, et il se pénétra bien de cette idée. Ilse fit souple comme un chat. Même de grands chiens pouvaient leheurter, par derrière ou de côté, de toute la force de leurs corpslourds. Soit qu’il fût projeté en l’air, soit qu’il se laissâtglisser sur le sol, il se retrouvait toujours debout solidementancré à notre mère la terre. Lorsque les chiens combattent ils ontcoutume, pour annoncer la bataille, de gronder, de hérisser le poilde leur dos et de raidir leurs pattes. Croc-Blanc s’instruisit àsupprimer ces préambules. Tout délai dans l’attaque signifiait pourlui l’arrivée de la meute entière. Aussi s’abstenait-il de donneraucun avertissement. Il fonçait droit sur l’ennemi sans lui laisserle temps de se mettre en garde, le mordait, déchirait et lacéraiten un clin d’œil. Un chien avait ses épaules déchiquetées et sesoreilles mises en rubans avant de savoir même ce qui luiarrivait.

Ainsi surpris, le chien était en outre aisément renversé, et unchien renversé expose fatalement à son adversaire le dessousdélicat de son cou, qui est le point vulnérable où se donne lamort. C’était une opération que des générations de loups chasseursavaient enseignée à Croc-Blanc. Comme il n’avait pas atteint leterme de sa croissance, ses crocs n’étaient pas encore assez longsni assez forts pour lui permettre de réussir ce genre d’attaque parses seuls moyens. Mais beaucoup de jeunes chiens étaient venus aucamp avec un cou déjà entamé et à demi-ouvert. Si bien qu’un jour,s’attaquant à l’un de ses ennemis sur la lisière de la forêt, il lerenversa les pattes en l’air, le traîna sur le sol et, lui coupantla grosse veine du cou, lui prit la vie.

Il y eut, ce soir-là, une grande rumeur dans le camp. Croc-Blancavait été vu et son méfait fut rapporté au maître du chien mort.Les femmes se remémorèrent les diverses circonstances des viandesvolées, et Castor-Gris fut assiégé par un concert de voixfurieuses. Mais il défendit résolument l’entrée de sa tente où ilavait mis Croc-Blanc à l’abri et refusa, envers et contre tous, lechâtiment du coupable.

Croc-Blanc fut donc haï des chiens et haï des hommes. Duranttout le temps de sa croissance, il ne connut jamais un instant desécurité. Menacé par la main des uns et par les crocs des autres,il n’était accueilli que par les grondements de ses congénères, parles malédictions et par les coups de pierre de ses dieux. Le regardscrutant l’horizon tout autour de lui, il était sans cesse auxaguets, alerte à l’attaque ou à la riposte, prêt à bondir en avanten faisant luire l’éclair de ses dents blanches, ou à sauter enarrière en grondant.

Et, quand il grondait, nul chien dans le camp, jeune ou vieux,ne pouvait rivaliser avec lui. Dans son grondement il incorporaittout ce qui peut s’exprimer de cruel, de méchant et d’horrible.Avec son nez serré par des contractions ininterrompues, ses poilsqui se hérissaient en vagues successives, sa langue qu’il sortaitet rentrait et qui était pareille à un rouge serpent, avec sesoreilles couchées, ses prunelles étincelantes de haine, ses lippesretournées et les crochets découverts de ses crocs, il apparaissaità ce point diabolique qu’il pouvait compter pour quelques instantssur un arrêt net de n’importe lequel de ses assaillants. Bienentendu, il savait tirer parti de cet arrêt. Aussi bien cettehésitation dans l’attaque se transformait-elle souvent, même chezles gros chiens, épouvantés, en une honorable retraite.

Toute la troupe des jeunes chiens était tenue par luiresponsable des persécutions isolées dont il était l’objet. Et,puisqu’ils ne l’avaient pas admis à courir en leur compagnie,Croc-Blanc, en retour, ne permettait pas à un seul d’entre eux des’isoler de ses compagnons. Sauf Lip-Lip, ils étaient touscontraints de demeurer collés les uns aux autres afin de pouvoir,le cas échéant, se défendre mutuellement contre l’implacable ennemiqu’ils s’étaient fait. Un petit chien rencontré seul hors du camppar le louveteau était un petit chien mort ou, s’il échappait,c’était à grand-peine, poursuivi par Croc-Blanc jusqu’au milieu destentes, en hurlant de terreur et en ameutant bêtes et gens.

Le louveteau finit même par attaquer les jeunes chiens, non passeulement quand il les trouvait isolés, mais aussi quand il lesrencontrait en troupe. Alors, dès que le bloc fonçait sur lui, ilprenait prestement la fuite et distançait sans peine sesadversaires. Mais dès que l’un de ceux-ci, emporté par le feu de lachasse, dépassait les autres poursuivants, Croc-Blanc se retournaitbrusquement et lui réglait son affaire. Puis il détalait à nouveau.Le stratagème ne manquait jamais de réussir, car les jeunes chienss’oubliaient sans cesse tandis que le louveteau demeurait toujoursmaître de lui.

Cette petite guerre n’avait ni fin ni trêve. Elle était devenuepour les jeunes chiens une sorte d’amusement, d’amusement mortel.Croc-Blanc, qui connaissait mieux qu’eux le Wild, se plaisait à lesentraîner à travers les bois qui avoisinaient le camp. Là, ils netardaient pas à s’égarer et se livraient à lui par leurs cris etleurs appels tandis qu’il courait, silencieux, à pas de velours,comme une ombre mobile parmi les arbres, à la manière de son pèreet de sa mère.

Un autre de ses tours favoris consistait à faire perdre sa traceaux petits chiens, en traversant quelque cours d’eau. Parvenu surl’autre rive, il s’étendait tranquillement sous un buisson et sedivertissait en écoutant les cris de déception qui ne manquaientpas de s’élever.

Dans cette situation d’hostilité perpétuelle avec tous les êtresvivants, toujours attaqué ou attaquant et toujours indomptable, ledéveloppement spirituel de Croc-Blanc était rapide et unilatéral.L’état dans lequel il se trouvait n’était pas un sol favorable pourfaire fleurir affection et bonté. C’était là sentiments dont lelouveteau n’avait pas la moindre lueur. Le seul code qui lui avaitété enseigné était d’obéir au fort et d’opprimer le faible.Castor-Gris était un dieu et un fort. Par conséquent, Croc-Blanclui obéissait. Mais les chiens plus jeunes que lui ou moinsvigoureux étaient des faibles, c’est-à-dire une chose bonne àdétruire. Son éducation avait pour directive le culte du pouvoir.Il se fit plus vif dans ses mouvements que les autres chiens ducamp, plus rapide à courir, plus alerte, avec des muscles et desnerfs de fer, plus rusé et plus intelligent. Il était nécessairequ’il devînt tout cela, pour qu’il pût résister et survivre àl’ambiance ennemie qui l’enveloppait.

Chapitre 12La Piste des dieux

A la chute de l’année, quand les jours furent devenus pluscourts et que la morsure du froid eut reparu dans l’air, Croc-Blanctrouva l’occasion, qu’il avait si souvent cherchée, de reprendre saliberté.

Depuis plusieurs jours, il y avait un grand brouhaha dans lecamp. Les tentes avaient été démontées et la tribu, avec armes etbagages, s’apprêtait à aller chercher un autre terrain de chasse.Croc-Blanc surveillait avec des yeux ardents ce remue-ménageinaccoutumé et, lorsqu’il vit les tentes abattues et pliées, lespirogues amenées au rivage et chargées, il comprit de quoi ils’agissait.

Déjà un certain nombre de pirogues s’étaient éloignées du bordet quelques-unes avaient disparu au tournant du fleuve lorsque,très délibérément, le louveteau se résolut à demeurer en arrière.Il attendit un moment propice pour se glisser hors du camp etgagner les bois. Afin de dissimuler sa piste, il entra dans lefleuve où la glace commençait à se former puis, après en avoirpendant quelque temps suivi la rive en nageant, il se blottit dansun épais taillis et attendit.

Les heures passèrent et il les occupa à faire quelques sommes.Il dormait quand il fut réveillé soudain par la voix de Castor-Grisqui l’appelait par son nom. D’autres voix se joignirent à celle deson maître et il entendit que la femme de l’Indien prenait part àla recherche, ainsi que Mit-Sah, fils de Castor-Gris.

Croc-Blanc tremblait de peur. Mais, quoique une impulsionintérieure le poussât à sortir de sa cachette, il ne bougea point.Bientôt les voix moururent au loin et, après une nouvelle attentede plusieurs heures, le louveteau rampa hors du taillis afin de seréjouir librement du succès de son entreprise. Il se mit à jouer età gambader autour des arbres. Cependant l’obscurité venait et voilàque, tout à coup, il eut conscience de sa solitude.

Il s’assit sur son derrière et se prit à réfléchir, écoutant levaste silence de la forêt. Un trouble inconnu l’envahit. Il sentaitle péril partout en embuscade autour de lui, un péril invisible etinsoupçonné qui se cachait dans l’ombre noire des troncs d’arbresénormes.

Il faisait froid aussi, et il n’y avait plus ici les chaudsrecoins d’une tente où se réfugier. Le froid lui montait dans lespattes, et il s’efforçait de s’en garder en les levantsuccessivement l’une après l’autre, ou bien il recourbait sur ellessa queue touffue pour les couvrir. Tout ensemble repassait dans samémoire une succession d’images qui s’y étaient imprimées. Ilrevoyait le camp, ses tentes et la lueur des feux. Il entendait lesvoix stridentes des femmes, les basses grondantes des hommes et lesaboiements des chiens. Il avait faim et il se souvenait desmorceaux de viande et de poisson qu’on lui jetait. Ici, pas deviande, rien que l’inexprimable et menaçant silence.

Son esclavage l’avait amolli. En perdant le sens desresponsabilités, il s’était affaibli et ne savait plus comment segouverner. Au lieu du bruissement de la vie coutumière, silence etnuit l’étreignaient. Il en était tout paralysé. Qu’allait-iladvenir ?

Il frissonna. Quelque chose de colossal et de formidable venaitde traverser le champ de sa vision. C’était l’ombre d’un arbre,projetée par la lune dont la face s’était dégagée des nuages qui lavoilaient. Il se rassura et gémit doucement. Puis il tut songémissement, de peur que celui-ci n’éveillât l’attention du périlembusqué autour de lui.

Contracté par le froid de la nuit, un autre arbre fit entendreun craquement violent. C’était directement au-dessus de sa tête. Ilglapit de frayeur et une panique folle le saisit. De toutes sesforces il courut vers le camp. Un invincible besoin de laprotection et de la société de l’homme s’emparait de lui. Lasenteur de la fumée des feux emplissait ses narines ; dans sesoreilles bourdonnaient les sons et les cris coutumiers. Il sortitenfin de la forêt, de son obscurité et de ses ombres, pour parvenirà un terrain découvert qu’inondait le clair de lune. Des yeux, il ychercha vainement le camp. Il avait oublié. Le camp étaitparti.

Il s’était brusquement arrêté de courir, car où allermaintenant ? Il erra, lamentable et abandonné, surl’emplacement déserté où s’étaient élevées les tentes, flairant lestas de décombres et les détritus laissés par les dieux. Combien ilse fût réjoui d’une volée de pierres lancées sur lui par une femmeirritée, combien heureux eût-il été de la lourde main deCastor-Gris s’abattant sur lui pour le frapper ! Même Lip-Lipeût été le bienvenu, et avec lui les grondements de la troupeentière des chiens.

Il arriva ainsi à la place de la tente de Castor-Gris et, aubeau milieu du sol, il s’assit puis pointa son nez vers la lune.Parmi les spasmes qui lui contractaient le gosier, il ouvrit sagueule béante et une clameur en jaillit qui venait de son cœurbrisé, qui disait sa solitude et son effroi, son chagrin d’avoirperdu Kiche, toutes ses peines et toutes ses misères passées, etaussi son appréhension des dangers de demain. Ce fut pour lapremière fois le long et lugubre hurlement du loup, lancé par lui àpleine gorge.

L’aube du jour dissipa une partie de ses craintes, mais accrutle sentiment de sa solitude par le spectacle de la terre nue quis’étendait autour de lui. Sa résolution fut bientôt arrêtée. Ils’enfonça à nouveau dans la forêt et, suivant la rive du fleuve, ilentreprit d’en descendre le cours.

Il courut toute la journée sans prendre aucun repos. Son corpsde fer ignorait la fatigue et semblait créé pour courir toujours.Une hérédité d’endurance rendait possible au louveteau un effortsans fin et lui permettait d’imposer à sa chair, même meurtrie, demarcher quand même en avant. Là où le fleuve se resserrait entredes falaises abruptes, il les contournait pour en atteindre lesommet. Il traversait à gué ou à la nage les affluents qu’ilrencontrait, rivières et ruisseaux. Souvent il se risquait à suivrela glace qui commençait à se former en bordure de la rive. Parfoisil lui arrivait de passer à travers, et il lui fallait luttercontre le courant pour n’être point noyé. Sa pensée demeurait fixéesur la piste des dieux. Sa seule crainte était qu’ils n’eussentquitté le bord du fleuve pour s’enfoncer dans l’intérieur desterres.

Croc-Blanc était d’une intelligence au-dessus de la moyenne decelle de son espèce. Cependant sa conception mentale n’était pasassez formée pour se porter sur l’autre rive du Mackenzie. Queserait-il advenu si la piste des dieux s’était poursuivie de cecôté ?

Pas un moment cette idée ne pénétra le cerveau du louveteau.Plus tard, quand il eut voyagé davantage à travers le monde, quandil eut acquis plus d’âge et d’expérience et connu plus de pistes etde fleuves, il n’eût pas manqué de songer à cette éventualité et des’en inquiéter. À cette heure il allait en aveugle, ne faisantentrer en ligne de compte dans ses calculs que la rive seule duMackenzie sur laquelle il se trouvait.

Toute la nuit encore il courut, butant dans l’obscurité contredes obstacles qui le retardaient sans l’arrêter. Vers le milieu dusecond jour son corps, si dur qu’il fût, commença à fléchir ;sa volonté le soutenait seul. Il courait depuis trente heures etn’avait pas mangé depuis quarante, ce qui diminuait ses forces. Sesplongées répétées dans l’eau glacée avaient terni comme un vieuxfeutre sa magnifique fourrure.

Les larges coussinets de ses pieds étaient meurtris etsaignaient. Il s’était mis à boiter et sa boiterie augmentaitd’heure en heure. Pour comble de malheur, le ciel s’obscurcit et laneige commença brutalement à tomber, à la fois cinglante etfondante, glissante sous les pieds et lui cachant la vue du paysagequ’il traversait. Sa marche en fut encore retardée.

Cette nuit-là, Castor-Gris avait décidé de camper sur la riveopposée du Mackenzie. Mais un peu avant la nuit, un élan, qui étaitvenu boire dans le fleuve sur cette même rive que suivaitCroc-Blanc, avait été aperçu par Kiou-Kouch, la femme deCastor-Gris. Si la bête n’était pas venue boire, si Mît-Sah n’avaitpas gouverné en longeant la terre à cause de la neige, siKlou-Kouch n’avait pas vu l’animal et si Castor-Gris ne l’avait pastué d’un heureux coup de fusil, les faits qui en résultèrenteussent pris un autre cours. Le louveteau, ne trouvant pasl’Indien, aurait passé outre et s’en serait allé plus loin soitpour mourir, soit pour retrouver sa voie vers ses frères sauvageset redevenir un des leurs, c’est-à-dire un loup, jusqu’au terme deses jours.

La nuit était tout à fait tombée. La neige descendait plusépaisse et Croc-Blanc geignait à mi-voix, en trébuchant et boitantde plus en plus, lorsqu’il rencontra, sur le sol blanc, une pistefraîche. Elle était si fraîche que nul doute n’était possible surson origine. Retrouvant toute son ardeur, il la suivit du bord dufleuve jusque parmi les arbres. Les bruits du campement netardèrent pas à frapper ses oreilles et bientôt il vit la lueur dufeu, Klou-Kouch en train de faire la cuisine et Castor-Grisaccroupi, qui mordait dans un gros morceau de suif cru. Il y avaitde la viande fraîche dans le camp !

Le louveteau s’attendait à être battu. Il se tapit par terre àcette pensée et ses poils se hérissèrent légèrement, mais il avançaquand même. Il craignait et détestait le châtiment qu’il savait luiêtre réservé, mais il savait aussi que le confort du feul’attendait, et la protection des dieux, et la société des chiens,société d’ennemis sans doute, société cependant, qui était ce àquoi surtout il aspirait.

Il s’avança donc, contracté sur lui-même, faisant des courbetteset se traînant sur son ventre, jusqu’à la lumière du foyer.

Castor-Gris l’aperçut et s’arrêta de mâcher son suif. Croc-Blancrampa droit vers lui, la tête basse, dans toute l’abjection de sahonte et de sa soumission. Chaque pouce de terrain que gagnait sonventre se faisait plus lent et plus pénible. Finalement, il secoucha aux pieds du maître en la possession duquel il s’abandonnaitcorps et âme. De sa propre volonté, il était venu s’asseoir, livrersa liberté.

Le louveteau tremblait en attendant le châtiment qui allaitimmanquablement tomber sur lui. Il y eut, au-dessus de sa tête, unmouvement de la main de Castor-Gris. Il se courba d’un gesteinstinctif. Le coup ne s’abattit pas. Alors il se risqua à leverson regard. Castor-Gris séparait en deux le morceau de suif !Castor-Gris lui offrait un des deux morceaux ! Très doucementet non sans quelque défiance, il flaira d’abord le suif puis lemangea. Castor-Gris ordonna de lui apporter de la viande et, tandisqu’il mangeait, le garda contre les autres chiens.

Ainsi repu, Croc-Blanc s’étendit aux pieds de Castor-Gris,regardant avec amour le feu qui le réchauffait, clignant des yeuxet tout somnolent, certain désormais que le lendemain ne letrouverait pas errant à l’abandon, à travers la noire forêt, maisdans la compagnie des animaux-hommes, et côte à côte avec les dieuxauxquels il s’était donné.

Chapitre 13Le Pacte

À la fin de décembre, Castor-Gris entreprit un voyage sur laglace du fleuve Mackenzie, accompagné de Mit-Sah et de Klou-Kouch.Pour lui-même et pour sa femme, il prit la conduite d’un premiertraîneau tiré par les gros chiens. Un second traîneau, plus petit,fut confié à Mit-Sah, et les jeunes chiens y furent attelés. Cetraîneau était un jouet plutôt qu’autre chose, et cependant ilfaisait les délices de Mit-Sah, qui commençait ainsi à jouer sonrôle dans le monde et en était tout fier. À son tour, il apprenaità conduire les chiens et à les dresser. Le petit traîneau n’étaitpas d’ailleurs sans avoir son utilité, car il portait près de deuxcents livres de bagages et de nourriture.

Le louveteau avait vu les chiens du camp travailler sous leharnais. Aussi ne fut-il point trop effarouché lorsqu’on l’attelapour la première fois. On lui passa autour du cou un collierrembourré de mousse et que deux lanières reliaient à une courroiequi se croisait sur sa poitrine et sur son dos. À cette courroieétait attachée une longue corde qui servait à tirer letraîneau.

Six autres chiens composaient l’attelage avec lui. Ils étaientnés au début de l’année et, par conséquent, âgés de neuf à dixmois, tandis que le louveteau n’en comptait que huit. Chaque bêteétait reliée au traîneau par une corde indépendante fixée à unanneau. Il n’y avait pas deux cordes de la même dimension et ladifférence de longueur de chacune d’elles correspondait, auminimum, à la longueur du corps d’un chien. Le traîneau était un «toboggan » en écorce de bouleau et son avant se relevait, commefait la pointe d’un sabot, afin de l’empêcher de plonger dans laneige. La charge était répartie également sur toute la surface duvéhicule d’où les chiens rayonnaient en éventail.

La différence de longueur des cordes empêchait les chiens de sebattre entre eux, car celui qui aurait voulu le faire ne pouvaits’en prendre utilement qu’au chien qui le suivait et, en seretournant vers lui, il s’exposait en même temps au fouet duconducteur qui n’eût point manqué de le cingler en pleine figure.S’il prétendait au contraire attaquer le chien qui le précédait, iltirait vivement le traîneau et, comme le chien poursuivi en faisaitautant pour n’être point atteint, tout l’attelage, entraîné parl’exemple, accélérait son allure.

Mit-Sah était, comme son père, un homme sage. Il n’avait pas étésans remarquer les persécutions dont Croc-Blanc était victime de lapart de Lip-Lip. Mais alors Lip-Lip avait un autre maître etMit-Sah ne pouvait faire plus que de lui lancer quelques pierres.Ayant acquis maintenant Lip-Lip, il commença à assouvir sur lui savengeance en l’attachant au bout de la plus longue corde.

Lip-Lip en devint, du coup, le chef de la troupe. C’était enapparence un honneur. En réalité, loin de commander aux autreschiens, il devenait le but de leurs persécutions et de leurhaine.

La troupe ne voyait de lui, en effet, que le large panache de saqueue et ses pattes de derrière qui détalaient sans répit,spectacle beaucoup moins intimidant que n’était auparavant celui desa crinière hérissée et de ses crocs étincelants. En l’apercevanttoujours dans cette posture, les chiens ne manquèrent pas, dansleur raisonnement, de conclure qu’il avait peur d’eux et qu’il lesfuyait, ce qui leur donna immédiatement l’envie de lui courirsus.

Dès l’instant où le traîneau s’ébranla, tout l’attelage partitaux trousses de Lip-Lip en une chasse effrénée et qui dura le jourentier. Vexé dans sa dignité offensée, et plein de courroux, ilavait été tenté d’abord de se retourner vers ses poursuivants. Maischaque fois qu’il l’essayait, le fouet de caribou long de trentepieds que maniait Mit-Sah lui cinglait la figure, le contraignant àreprendre sa place et à repartir au triple galop. Lip-Lip aurait pufaire face à la troupe des chiens, mais il ne pouvait affronter cefouet terrible qui ne lui laissait d’autre alternative que degarder sa corde tendue et ses flancs à l’abri des dents de sescompagnons.

Une ruse encore meilleure vint à l’esprit du jeune Indien. Afind’activer cette poursuite sans fin du chef de file, Mit-Sah se mità favoriser Lip-Lip aux dépens des autres chiens, ce qui aiguisaitleur haine et leur jalousie. Il lui donnait de la viande en leurprésence, et n’en donnait qu’à lui seul. Ils en devenaient fousfurieux. Tandis que Lip-Lip mangeait protégé par le fouet deMit-Sah, ils faisaient rage autour de lui. Même s’il n’y avait pasde viande, Mit-Sah tenait les chiens à distance et leur laissaitcroire qu’il en distribuait à Lip-Lip.

Quant à Croc-Blanc, il avait pris tranquillement son travail. Lacourse qu’il avait couverte quand il était revenu s’abandonner auxdieux était plus grande que celles qu’on lui imposait maintenantet, mieux que les autres jeunes chiens, il avait conscience del’inutilité de la révolte. Les persécutions qu’il avait supportéesde la part des chiens n’avaient fait que le rejeter davantage versl’homme. Kiche était oubliée, et sa principale préoccupation étaitdésormais de se rendre favorables les dieux qu’il avait acceptéspour maîtres. Aussi trimait-il dur, se pliant à la discipline qu’onexigeait de lui, et toujours prêt à obéir. Bon vouloir et fidélitésont les caractéristiques du loup et du chien sauvage quand ils sesont domestiqués, et le louveteau possédait ces qualités au suprêmedegré.

Sauf pendant le travail, il ne frayait pas avec le reste del’attelage. Il se souvenait des mauvais traitements anciens, quandLip-Lip ameutait contre lui ses petits compagnons. C’était à cetteheure au tour de Lip-Lip de ne plus oser s’aventurer loin de laprotection des dieux et, dès qu’il s’écartait de Castor-Gris, deMit-Sah ou de Klou-Kouch, tous les chiens lui tombaient dessus. Àce spectacle, Croc-Blanc savourait pleinement sa vengeance. Iln’avait pas davantage pardonné aux autres chiens qu’il prenaitplaisir à rosser à toute occasion, appliquant dans son intégralitéla loi : opprimer le faible et obéir au fort. Aucun d’eux, même leplus hardi, n’osait plus essayer de lui voler sa viande. Bien aucontraire, ils dévoraient tous précipitamment leur propre repas,dans la crainte que le louveteau ne vînt le leur ravir. Lui, de soncôté, mangeait sa part le plus rapidement qu’il pouvait, et malheuralors au chien qui n’avait pas encore terminé. Un grondement et unéclair des crocs, et ce chien était libre de confier sonindignation aux impassibles étoiles tandis que Croc-Blanc finissaitla viande à sa place.

Ainsi le louveteau se fit à lui-même un orgueilleux isolement.Les récalcitrants, s’il s’en trouvait, étaient férocement mis aupas. Aussi sévère que celle des dieux était la discipline imposéepar Croc-Blanc à ses compagnons. Il exigeait d’eux le plus absolurespect, tenant pour crime l’esquisse même d’une résistance. Bref,il était devenu un monstrueux tyran. Et, tant que dura le voyage,sa situation parmi les autres chiens, petits ou grands, fut fortenviable.

Plusieurs mois s’écoulèrent et Castor-Gris continuait sonvoyage. Les forces du louveteau s’étaient accrues par les longuesheures passées à courir sur la neige en tirant le traîneau, etl’éducation de son esprit s’était également parfaite. Il avaitentièrement parcouru le cercle du monde au milieu duquel il vivait,et la notion qui lui en demeurait était toute matérielle et dénuéed’idéal. Le monde avait achevé de lui apparaître féroce et brutal,un monde où n’existaient ni affection ni caresse, un monde sanschaleur pour les cœurs et sans charme pour l’esprit.

Il ne ressentait pas d’affection pour Castor-Gris. C’était undieu, il est vrai, mais un dieu sauvage entre tous, qui jamais necaressait ni ne prononçait une bonne parole. Croc-Blanc, sansdoute, était heureux de reconnaître sa suprématie physique, sousl’égide de laquelle il était venu du Wild pour s’abriter. Mais ilsubsistait en sa nature des profondeurs insondées que Castor-Grisavait toujours ignorées. L’Indien administrait la justice avec ungourdin. Il récompensait le mérite, non par une bienveillantecaresse, mais simplement en ne frappant pas.

Et cette main de l’animal-homme, qui eût pu lui être si douce,ne semblait au louveteau qu’un organe fait pour distribuer pierres,claques, coups de fouet et de bâton, pinçons et tiraillementsdouloureux du poil et de la chair. Plus cruelle encore que la maindes hommes était celle des enfants, lorsqu’il rencontrait desbandes de ceux-ci dans les campements d’Indiens que croisait lacaravane. Une fois même, il avait failli avoir un œil crevé par unflageolant et titubant papoose. Depuis lors, il ne pouvait tolérerles enfants. Dès qu’il les voyait accourir vers lui avec leursmains de mauvais augure, il se hâtait de s’échapper.

Peu après cette aventure, dans un campement voisin du Grand-Lacde l’Esclave, il commit sa première infraction à la loi, qu’ilavait apprise de Castor-Gris, que le plus impardonnable des crimesétait de mordre un des dieux. Selon l’usage admis pour tous leschiens, il s’en allait fourrager à travers le campement afin dechercher sa nourriture. Un garçon découpait, à l’aide d’une hache,de la viande d’élan congelée, et les éclats en volaient dans laneige. Croc-Blanc, s’étant arrêté, commença à se repaître de cesdébris. Mais ayant remarqué que le garçon avait déposé sa hache ets’était saisi d’un gros gourdin, il sauta en arrière juste à tempspour éviter le coup qui s’abattait sur lui. Le garçon le poursuivitet, comme il était étranger dans le camp, le louveteau, ne sachantoù se réfugier, se trouva bientôt acculé entre deux tentes contreun haut talus de terre.

Il n’y avait pour lui aucune issue que le passage entre deuxtentes gardé par l’Indien. Celui-ci, le gourdin levé, s’avançaitdéjà prêt à frapper. Croc-Blanc était furieux. Il connaissait laloi de maraude qui voulait que tous les déchets de viandeappartinssent au chien qui les trouvait. Il n’avait rien fait demal ni rompu la loi, et cependant ce garçon était là prêt à lebattre. À peine se rendait-il compte lui-même de ce qui arrivait.Ce fut un sursaut de rage. Le garçon ne le sut pas davantage, sinonqu’il se trouva culbuté dans la neige, avec sa main qui tenait legourdin largement déchirée par les dents du louveteau.

En agissant ainsi, Croc-Blanc n’ignorait pas qu’il avait rompu àson tour la loi des dieux. Il avait enfoncé ses crocs dans la chairsacrée de l’un d’eux et n’avait rien à attendre qu’un terriblechâtiment. Il s’enfuit près de Castor-Gris et s’alla coucherderrière ses jambes dès qu’il vit arriver le garçon mordu, quiréclamait vengeance accompagné de sa famille.

Mais les plaignants durent s’en aller sans être satisfaits.Castor-Gris, Mit-Sah et Klou-Kouch prirent la défense du louveteau.Croc-Blanc écoutait la bataille des mots et surveillait les gestesirrités des deux partis. Et il apprit ainsi, non seulement que sonacte était justifié, mais aussi qu’il y a dieux et dieux. Iciétaient ses dieux et là en étaient d’autres qui n’étaient point lesmêmes. Des premiers il devait tout accepter, justice ou injustice,c’était tout comme ; mais, des seconds, il n’était pas forcéde subir ce qui était injuste. C’était son droit, en ce cas, deleur répondre avec ses dents. Cela aussi était une loi desdieux.

Le jour n’était pas terminé que Croc-Blanc en apprit davantagesur cette loi. Mit-Sah était seul dans la forêt, en train deramasser du bois pour le feu, lorsqu’il se rencontra avec le garçonqui avait été mordu. Des mots grossiers furent échangés. Bientôt,d’autres garçons étant accourus, ils attaquèrent tous Mit-Sah. Lecombat fut dur pour lui, et il recevait des coups de droite et degauche. D’abord, Croc-Blanc regarda en simple spectateur ce qui sepassait. C’était une affaire de dieux qui ne le concernait pas.Puis il comprit que Mit-Sah était un de ses dieux particuliers quel’on maltraitait. Par une impulsion immédiate, il bondit au milieudes combattants. Cinq minutes après, le paysage était couvert degarçons en fuite, et le sang qui coulait des blessures de plusieursd’entre eux, rougissant la neige, témoignait que les dents dulouveteau n’avaient pas été inactives.

Lorsque de retour à la tente, Mit-Sah raconta l’aventure,Castor-Gris ordonna que de la viande fût donnée à Croc-Blanc,beaucoup de viande. Gorgé, le louveteau s’endormit devant le feu etsut que la loi qu’il avait apprise quelques heures auparavant avaitété vérifiée.

D’autres conséquences résultaient de cette loi. De la protectiondu corps de ses dieux à celle de leurs biens, il n’y avait qu’unpas qui fut vite franchi par le louveteau. Il devait défendre cequi appartenait à ses dieux, dût-il même mordre les autres dieux,quoique ce fût là un acte sacrilège en soi. Les dieux sonttout-puissants et un chien est incapable de lutter contre eux.Croc-Blanc cependant avait appris à leur tenir tête, à lescombattre fièrement et sans crainte. Le devoir s’élevait au-dessusde la peur.

Il y avait d’autre part des dieux poltrons, et tels étaient ceuxqui venaient voler le bois de son maître. Le louveteau connut queltemps s’écoulait entre son appel d’alarme et l’arrivée à l’aide deCastor-Gris. Il comprit aussi que c’était la peur de l’Indien, plusencore que la sienne, qui faisait sauver le voleur. Quant à lui, ilfonçait droit sur l’intrus et entrait ses dents où il pouvait. Songoût pour la solitude et son éloignement instinctif des autreschiens le désignaient d’eux-mêmes pour ce rôle de gardien des biensde Castor-Gris, qui l’entraîna et le dressa à cet emploi. Il n’endevint que plus revêche et plus sauvage encore. Ainsi se scellaientet se précisaient les termes du contrat signé par Croc-Blanc avecl’homme. Contre la possession d’un dieu de chair et de sang iléchangeait sa propre liberté. Nourriture et feu, protection etsociété étaient au premier rang des dons qu’il recevait du dieu. Enretour, il gardait les biens du dieu, défendait sa personne,travaillait pour lui et lui obéissait.

Kiche même était devenue un souvenir du passé. Le louveteau,pour se livrer à l’homme, avait abandonné à tout jamais la liberté,le Wild et sa race. S’il lui arrivait de rencontrer Kiche, lestermes du contrat lui interdiraient de la suivre. C’était un devoirqu’accomplissait Croc-Blanc envers le dieu qui était le sien. Maisdans ce devoir n’entrait pas d’amour. L’amour était un sentimentqu’il continuait à ignorer.

Chapitre 14La Famine

Le printemps était proche lorsque Castor-Gris termina sonvoyage. On était en avril et Croc-Blanc comptait un an d’âge quandil retrouva le campement de la tribu et fut délivré de ses harnaispar Mit-Sah. Quoiqu’il ne fût pas encore au terme de sa croissance,le louveteau était, exception faite de Lip-Lip, le plus formé parmiles jeunes chiens du campement. De son père loup et de Kiche, ilavait hérité force et stature, et déjà son corps dépassait enlongueur celui des chiens adultes. Mais il n’était pas encore largeen proportion et ses formes demeuraient minces et élancées, avecune vigueur plus nerveuse que massive. La fourrure de Croc-Blancétait du vrai gris des loups et il était, en apparence, un vrailoup lui-même. Le quart de sang de chien qui lui venait de Kiche,s’il avait sa part marquée dans sa mentalité, n’avait passensiblement influencé son aspect physique.

Le louveteau, vagabondant à travers le campement, s’amusa fort àretrouver les divers dieux qu’il avait connus avant son longvoyage. Puis il y avait les chiens ; les petits, qui avaientgrandi comme lui-même, et les grands, qui ne lui paraissaient plusmaintenant aussi grands ni aussi formidables que sa mémoire les luireprésentait. Aussi n’en eut-il pas peur comme autrefois, sepromenant au milieu d’eux avec un air dégagé, tout nouveau et quilui parut délicieux.

Parmi les vieux chiens se trouvait un certain Baseek, au poilgrisonnant, qui jadis n’avait qu’à découvrir ses dents pour lefaire fuir au loin, rampant et couchant. Croc-Blanc, dans sesjeunes jours, avait connu par lui combien il existait peu. Par lui,maintenant, il se rendait compte du changement survenu dans sondéveloppement et dans sa force, tandis que Baseek n’avait fait aucontraire que s’affaiblir avec l’âge.

Le premier contact eut lieu entre eux à l’occasion du dépècementd’un élan fraîchement tué. Croc-Blanc avait obtenu pour sa part unsabot et un tibia où adhérait un morceau de viande. À l’écartderrière un buisson et loin de la bousculade des autres chiens, ildévorait tranquillement sa proie lorsque Baseek s’élança sur lui.Il riposta en bondissant à son tour sur l’intrus dont il lacéra lachair, puis se recula hors de sa portée. Baseek, stupéfait de latémérité du louveteau et de son attaque rapide, en demeura figé,regardant stupidement son adversaire, l’os rouge et saignant entreeux.

Baseek, qui avait expérimenté déjà la valeur croissante desjeunes chiens autrefois rossés par lui, faisait appel à toute sasagesse pour supporter ce qu’il ne pouvait empêcher. Au tempspassé, il se serait immédiatement jeté sur Croc-Blanc, dans lafureur d’un juste courroux. Mais connaissant son impuissance, il secontenta de se hérisser fièrement et de regarder le louveteau avecmépris. Croc-Blanc, de son côté, ressentait encore quelque chose del’ancienne terreur. Il se tassa sur lui-même et se fit petit, touten cherchant en son esprit le moyen d’opérer une retraite qui nefût pas trop ignominieuse.

Mais Baseek jugea mal de la situation. Il lui parut suffisantd’avoir intimidé le louveteau de son regard méprisant. Croc-Blancallait fuir et lui laisser la viande. Baseek n’eut pas la patienced’attendre. Considérant sa victoire comme un fait acquis, ils’avança vers la viande. Comme il courbait la tête sans autreprécaution pour la flairer, le louveteau se hérissa légèrement.Même alors, rien n’était perdu pour le vieux chien. S’il étaitresté résolument en place en relevant la tête et en faisant luirela menace de ses yeux, Croc-Blanc se serait piteusement retiré.Mais l’odeur de la chair fraîche montait à ses narines avec un telattrait qu’il ne put résister au désir d’y goûter sans tarder.

C’en était trop pour Croc-Blanc. Il venait, pendant troplongtemps, d’être le maître incontesté de ses compagnons de routepour se résoudre à demeurer insensible tandis qu’un autre chiendévorait la viande qui lui appartenait. Il frappa, selon sacoutume, sans avertir. Dès le premier coup de dent, Baseek avaitl’oreille mise en rubans, et il n’était pas encore revenu de sastupeur que d’autres calamités fondaient sur lui. Il était renverséles pattes en l’air, avait la gorge entamée et, tandis qu’illuttait pour se mettre debout, son épaule recevait deux fois lescrocs du louveteau. Dans une inutile riposte, il fit claquer surl’air vide une morsure irritée. L’instant d’après, il était atteintau museau et balayé loin de la viande.

La situation se trouvait ainsi retournée. Croc-Blanc, hérissé etmenaçant, demeurait sur le tibia, tandis que Baseek se tenait enarrière et se préparait à la retraite. Il n’osait plus risquer labataille avec le louveteau dont l’attaque rapide le bouleversaitet, plus amèrement, il connaissait l’affaiblissement de l’âge. Ilfit un effort héroïque pour sauvegarder sa dignité. Avec calme,tournant le dos à Croc-Blanc et au tibia, comme si l’un et l’autreeussent été choses dont il n’avait souci et tout à fait indignes deson attention, il s’éloigna d’un pas noble. Et, tant qu’il ne futpas hors de la vue du louveteau, il ne s’arrêta pas pour lécher sesblessures saignantes.

Cette nouvelle victoire raffermit la confiance de Croc-Blanc enlui-même et accrut son orgueil. Ferme désormais sur son droit, ilallait son chemin dans le camp sans céder le pas à aucun chien, necraignant plus d’être maltraité, mais redouté de tous, toujoursinsociable, morose et solitaire, daignant à peine regarder à droiteou à gauche, et accepté comme un égal par ses aînés abasourdis. Pasplus qu’il n’endurait un acte hostile, il n’admettait d’ouverturesd’amitié. Il prétendait uniquement qu’on le laissât tranquille.Quelques autres rencontres achevèrent d’imposer sa manière de voiraux récalcitrants.

Vers la mi-été, Croc-Blanc eut une épreuve. Un jour qu’iltrottait seul, silencieux comme de coutume, examinant une nouvelletente qui s’était élevée sur la lisière du camp pendant sonabsence, il tomba en plein sur Kiche.

S’étant arrêté, il la regarda. Son souvenir d’elle était vaguemais non effacé. À son aspect, elle retroussa sa lèvre avec sonancien grondement de menace. Alors la mémoire revint plus claire aulouveteau. Son enfance oubliée, et toutes les réminiscencess’associant à ce grondement qui lui était familier, seprécipitèrent à l’esprit de Croc-Blanc. Avant qu’il connût lesdieux, Kiche avait été pour lui le pivot de l’univers. Le flot desanciens sentiments et de l’intimité passée surgit en lui. Il fitvers elle un bond joyeux. Elle le reçut avec ses crocs aigus, quilui ouvrirent la joue jusqu’à l’os. Le louveteau ne comprit pas etse recula, tout démonté et fort intrigué.

Kiche, cependant, n’était pas coupable. Une mère-louve n’est pascréée pour se souvenir de ses louveteaux, de ceux d’un an ni deceux qui précèdent. Aussi ne reconnut-elle pas Croc-Blanc. Cen’était pour elle qu’une bête étrangère et un intrus. Ses nouveauxpetits lui interdisaient de tolérer aucun animal à proximité.

Un des petits louveteaux vint gambader autour de Croc-Blanc. Ilsétaient demi-frères, mais ils l’ignoraient tous deux. Croc-Blancflaira curieusement le petit, mais il fut aussitôt attaqué parKiche qui lui déchira la face une seconde fois. Il recula encoreplus loin.

Les vieux souvenirs, et toutes les idées qui s’y associaient,moururent à nouveau et retombèrent au tombeau d’où ils avaientressuscité. Croc-Blanc regarda Kiche qui était en train de lécherson petit et qui s’arrêtait de temps à autre pour gronder etmenacer. Elle était devenue sans intérêt pour lui. Il avait apprisà vivre loin d’elle et il l’oublia tout à fait. Dans sa pensée, iln’y eut plus place pour elle, exactement comme elle n’avait plus,dans la sienne, gardé place pour lui.

Il restait là immobile, tout étourdi, livrant une dernièrebataille à ses souvenirs bouleversés, lorsque Kiche renouvela sonattaque pour la troisième fois, bien décidée à l’expulser loin deson voisinage. Croc-Blanc se laissa volontairement chasser. C’étaitune loi de sa race que les mâles ne doivent pas combattre contreles femelles, et Kiche en était une. Aucune déduction de la vie nidu monde ne lui avait enseigné cette loi. Il la connaissait,immédiate et impérative, par ce même instinct qui avait mis en luila crainte de l’Inconnu et celle de la mort.

D’autres mois passèrent. Croc-Blanc devenait plus large deformes et plus massif, tandis que son caractère continuait à sedévelopper selon la ligne tracée par son hérédité et par le milieuambiant. L’hérédité, comme une argile, était susceptible de prendredes formes diverses selon le monde auquel elle était soumise. Lemilieu la pétrissait et lui servait de modèle. Si Croc-Blancn’était pas venu vers le feu des hommes, le Wild l’eût moulé en unvrai loup. Mais ses dieux lui avaient créé un milieu différent etl’avaient moulé en un chien qui conservait quelque chose du loup,mais qui était tout de même un chien et non un loup. Son caractèreavait été pareillement pétri, selon la pression morale que sanature avait subie. C’était une loi fatale à laquelle le louveteaun’avait pu échapper. Et, tandis qu’il devenait toujours plusinsociable avec les autres chiens, plus féroce envers eux,Castor-Gris l’appréciait chaque jour davantage.

Quelle que fût cependant sa force physique et morale, Croc-Blancsouffrait d’une faiblesse de caractère insurmontable. Il ne pouvaitsupporter de voir rire de lui. Le rire humain était à son idée unechose haïssable. Qu’il plût aux dieux de rire entre eux au sujet den’importe quoi, peu lui souciait. Mais si le rire se tournait deson côté, s’il sentait qu’il en devenait l’objet, alors il entraiten une effroyable rage. Calme et digne en sa sombre gravitél’instant d’avant, il en était métamorphosé. On l’outrageait,pensait-il, et la folie frénétique qui s’emparait de lui durait desheures entières. Malheur au chien qui venait alors gambader à saportée ! Le louveteau connaissait trop bien la loi pour passersa colère sur Castor-Gris, car derrière Castor-Gris il y avait unfouet et un gourdin. Mais derrière les chiens il n’y avait quel’espace vide où ils détalaient, dès qu’apparaissait Croc-Blancrendu fou par les rires.

Croc-Blanc était dans sa troisième année lorsqu’il y eut unegrande famine pour les Indiens du Mackenzie. Le poisson manquapendant l’été ; durant l’hiver, les caribous oublièrent defaire leur habituelle migration. Les élans étaient rares, leslièvres avaient presque disparu, et toutes les bêtes de proie, tousles animaux qui vivent de la chasse, périssaient. Manquant de leurnourriture coutumière, tenaillés par la faim, ils se jetèrent lesuns sur les autres et s’entre-dévorèrent. Le plus fort survivaitseul.

Les dieux de Croc-Blanc étaient sans trêve en chasse de quelqueanimal. Les plus vieux et les plus faibles d’entre eux moururentd’inanition. Ce n’était dans le camp que gémissements et affres desouffrance. Femmes et enfants tombaient de faim, le peu denourriture qui restait s’en allant dans le ventre des chasseurs auxyeux creux, qui battaient la forêt, dans leur vaine poursuite de laviande.

Tandis que les dieux en étaient réduits à manger le cuir deleurs mocassins et de leurs mouffles, les chiens dévoraient lesharnais dont on les avait déchargés, et jusqu’à la lanière desfouets. Puis les chiens se mangèrent les uns les autres et lesdieux, à leur tour, mangèrent les chiens. Les plus débiles et lesmoins beaux étaient mangés les premiers. Ceux qui survivaientregardaient et comprenaient. Quelques-uns parmi les plus hardis,croyant faire preuve de sagesse, abandonnèrent les feux des dieuxet s’enfuirent dans les forêts. Il y succombèrent de faim ou furentdévorés par les loups.

Dans cette misère, Croc-Blanc se coula lui aussi parmi les bois.L’entraînement de son enfance le rendait plus apte que les autreschiens à la vie sauvage et le guidait dans ses actions. Il s’adonnaplus spécialement à la chasse des menues bestioles et reprit sesaffûts à l’écureuil, dont il guettait les mouvements sur lesarbres, attendant, avec une patience aussi infinie que sa faim, quele prudent petit animal s’aventurât sur le sol. Il s’élançait alorsde sa cachette, comme un gris projectile, incroyablement rapide, etne manquait jamais son but. Si vif que fût l’envol de l’écureuil,il était trop lent encore.

Mais si réussie que fût cette chasse, il n’y avait pas assezd’écureuils pour engraisser ou simplement nourrir Croc-Blanc. Ilchassa plus petit, ne dédaigna pas de déterrer les souris-des-boiset n’hésita pas à livrer bataille à une belette aussi affamée quelui et bien plus féroce.

Au moment où la famine atteignait son point culminant, il s’enrevint vers les feux des dieux. Il s’arrêta à quelque distance destentes, épiant, de la forêt, ce qui se passait dans le camp,évitant d’être découvert et dépouillant les pièges des Indiens dugibier qu’il y trouvait capturé. Il spolia même un piègeappartenant à Castor-Gris et où un lièvre était pris, tandis queson ancien maître était à errer dans la forêt. Il se reposaitsouvent couché sur le sol, si grande était sa faiblesse ettellement le souffle lui manquait.

Un jour, il rencontra un jeune loup maigre et demi-mort debesoin. S’il n’avait pas été affamé lui-même, Croc-Blanc aurait puse joindre à lui et, peut-être, aller reprendre place dans latroupe sauvage de ses frères. Mais étant donné la situationprésente, il courut sur le jeune loup, le tua et le mangea.

La chance semblait le favoriser. Toujours, lorsque le besoin denourriture se faisait le plus durement sentir, il trouvait quelquechose à tuer. Lorsqu’il se sentait surtout faible, il avait lebonheur de ne pas se croiser avec un adversaire plus fort que luiet qui l’eût infailliblement mis à mal. Une troupe de loups, qui seprécipita sur lui, le trouva solidement repu d’un lynx qu’il avaitdévoré deux jours avant. Ce fut une chasse acharnée et sansquartier. Mais Croc-Blanc était plus en forme que ses agresseurs.Il finit par lasser leur poursuite et sauva sa vie. Mieux encore,revenant sur ses pas, il se jeta sur un de ses poursuivants avancéset s’en régala.

Quittant ensuite cette région, il s’en vint pérégriner à traversla vallée où il était né. Il y dénicha l’ancienne tanière et ytrouva Kiche. Elle avait fui, comme lui, les feux inhospitaliersdes dieux et avait repris possession de son refuge pour mettre aujour une portée. Un seul des nouveaux-nés survivait lorsqueCroc-Blanc fit son apparition, et cette jeune existence n’était pasdestinée à résister encore longtemps, en une telle famine.

L’accueil de Kiche à son grand fils ne fut pas plus affectueuxque lors de leur dernière rencontre. Mais Croc-Blanc ne s’eninquiéta pas. Sa force dépassait maintenant celle de sa mère. Iltourna le dos avec philosophie et descendit en trottant, vers letorrent. Il obliqua vers la tanière de la mère-lynx contre laquelleil avait, en compagnie de Kiche, combattu voilà bien longtemps. Ils’étendit dans la tanière abandonnée et y dormit tout un jour.

Vers la fin de l’été, dans la dernière période de la famine, ilse rencontra avec Lip-Lip, qui avait aussi gagné les bois où iltraînait une existence misérable. Ils trottaient tous deux en sensopposé, à la base d’une des falaises qui bordaient le torrent.Inopinément, ils se trouvèrent nez à nez à un tournant du roc.S’étant arrêtés, ils se mirent aussitôt en garde et se jetèrent unméfiant coup d’œil.

Croc-Blanc était en splendide condition. La chasse avait étébonne et, depuis huit jours, il s’était repu à gueule que veux-tu.Son dernier meurtre n’était même pas encore digéré. Mais à l’aspectde Lip-Lip, ses poils se hérissèrent tout le long de son dos, d’unmouvement automatique, comme au temps des persécutions passées, etil gronda. Ce qui suivit fut l’affaire d’un instant. Lip-Lip essayade fuir mais Croc-Blanc, d’un coup d’épaule, le culbuta et le fitrouler sur le sol. Puis il plongea ses dents dans sa gorge. Tandisque son ennemi agonisait, il tourna en cercle autour de lui, pattesraides et observant. Après quoi il reprit sa route et s’en alla entrottant le long de la falaise.

Peu après cet événement, il s’avança sur la lisière de la forêtdans la direction d’une étroite clairière qui s’inclinait vers leMackenzie et où il était déjà venu. Mais maintenant, un campementl’occupait. Il demeura caché parmi les arbres afin d’étudier lasituation. Spectacle, sons et odeurs lui étaient familiers. C’étaitl’ancien campement qui s’était transporté à cet endroit.

Spectacle, sons et odeurs différaient cependant du derniersouvenir qu’il en avait gardé. Il n’y avait plus de plaintes ni degémissements. Des bruits joyeux saluaient ses oreilles et, quand ilentendit la voix irritée d’une femme, il sut que derrière cettecolère était un estomac plein. Une odeur de poisson frit flottaitdans l’air. La nourriture ne manquait pas et la famine s’en étaitallée. Alors il sortit hardiment de la forêt et, trottant à traversle village, vint droit à la tente de Castor-Gris.

Castor-Gris n’était pas là, mais Klou-Kouch le reçut avec descris de joie. Elle lui donna tout un poisson fraîchement pris et ilse coucha par terre en attendant le retour de Castor-Gris.

Chapitre 15L’ennemi de sa race

S’il y avait eu dans la nature de Croc-Blanc quelque aptitude(fût-elle de dernier fruit d’un atavisme très ancien) defraterniser avec les représentants de sa race, plus rien de cetteaptitude n’aurait pu subsister du jour où il fut choisi pour être àson tour le chef de file de l’attelage du traîneau. Car dès lorsles autres chiens l’avaient haï. Ils l’avaient haï pour lesupplément de viande que lui donnait Mit-Sah ; haï pour toutesles faveurs, imaginaires ou réelles, qu’il recevait del’Indien ; haï parce qu’il courait toujours en avant d’eux,balançant devant leurs yeux le panache de sa queue, faisant fuiréternellement hors de leur portée son train de derrière, en unevision constante qui les rendait fous.

Par un contrecoup fatal, Croc-Blanc avait rendu haine pourhaine. Le rôle qui lui avait été dévolu n’était rien moinsqu’agréable. Être contraint de courir avec, à ses trousses, latroupe hurlante dont chaque chien avait été depuis trois ansétrillé et asservi par lui, était quelque chose dont tout son êtrese révoltait. Il le fallait pourtant sous peine de la vie, et cettevolonté de vivre était plus impérieuse encore. À l’instant oùMit-Sah donnait le signal du départ, tout l’attelage, d’un mêmemouvement, s’élançait en avant sur Croc-Blanc en poussant des crisardents et furieux. Pour lui, pas de résistance possible. S’il seretournait sur ses poursuivants, Mit-Sah lui cinglait la face de lalongue lanière de son fouet. Nulle ressource que de décamper àtoute volée. Sa queue et son train de derrière étaient impuissantsà mettre à la raison la horde forcenée devant laquelle il fallaitqu’il parût fuir. Chaque bond qu’il faisait en avant était uneviolence à son orgueil, et il bondissait tout le jour.

C’était la volonté des dieux que cédât son orgueil, qu’ilcomprimât les élans de sa nature, que son être révolté renonçât às’élancer sur les chiens qui le talonnaient. Et derrière la volontédes dieux il y avait, pour lui donner force de loi, les trentepieds de long du fouet mordant, en boyau de caribou. Il ne pouvaitque ronger son frein en une sourde révolte intérieure et donnercarrière à sa haine.

Nul être ne devint jamais autant que lui l’ennemi de sa race. Ilne demandait pas de quartier et n’en accordait aucun. Différent dela plupart des chefs de file d’attelage qui, lorsque le campementest établi et que les chiens sont dételés, viennent se mettre sousla protection des dieux, Croc-Blanc, dédaignant cette précaution,se promenait hardiment en toute liberté à travers le campement,infligeant chaque nuit à ses ennemis la rançon des affronts qu’ilavait subis durant le jour.

Avant qu’il fût promu chef, la troupe des chiens s’étaithabituée à se retirer de son chemin. Maintenant il n’en était plusde même. Excités par la longue poursuite du jour, accoutumés à levoir fuir et le cerveau s’entraînant à l’idée de la maîtriseincontestée qu’ils exerçaient durant ce temps sur leur adversaire,les chiens ne pouvaient se décider à reculer devant lui et à luilivrer le passage. Dès qu’il apparaissait parmi eux, il y avaittumulte et bataille, grondements et morsures, et balafresmutuelles. L’atmosphère que respirait Croc-Blanc était surchargéed’inimitié haineuse et mauvaise.

Lorsque Mit-Sah criait à l’attelage son commandement d’arrêt,Croc-Blanc obéissait aussitôt, et les autres chiens voulaient sejeter immédiatement sur lui. Mais le grand fouet de Mit-Sah étaitlà qui veillait et les en empêchait. Aussi les chiens avaient-ilscompris que, si le traîneau s’arrêtait par ordre de Mit-Sah, ilfallait laisser en paix Croc-Blanc. Si, par contre, Croc-Blancs’arrêtait sans ordre, il était permis de s’élancer sur lui et dele détruire si on le pouvait. De son côté Croc-Blanc ne tarda pas àse rendre compte de cela, et il ne s’arrêta plus de lui-même.

Mais les chiens ne purent jamais prendre l’habitude de lelaisser tranquille au campement. Chaque soir, ils s’élançaient àl’attaque en hurlant, oublieux de la leçon de la nuit précédente,et la nouvelle leçon qu’ils recevaient était destinée à être aussivite oubliée. La haine qu’ils ressentaient pour Croc-Blanc avaitd’ailleurs des racines plus profondes dans la dissemblance qu’ilssentaient exister entre eux et lui. Cette seule cause aurait suffià la faire naître. Comme lui sans doute, ils étaient des loupsdomestiqués. Mais, domestiqués depuis des générations, ils avaientperdu l’accoutumance du Wild dont ils n’avaient conservé qu’unenotion, celle de son Inconnu, de son Inconnu terrible et toujoursmenaçant. C’était le Wild, dont il était demeuré plus proche,qu’ils haïssaient dans leur compagnon. Celui-ci le personnifiaitpour eux ; il en était le symbole. Et, quand ils découvraientleurs dents en face de lui, ils se défendaient, en leur pensée,contre les obscures puissances de destruction qui les environnaientdans l’ombre de la forêt, qui les épiaient sournoisement au-delà dela limite des feux du campement.

La seule leçon que les chiens tirèrent de ces combats fut que lejeune loup était trop redoutable pour être affronté seul à seul.Ils ne l’attaquaient que formés en masse, sans quoi il les eût toustués l’un après l’autre en une seule nuit. Grâce à cette tactique,ils lui échappèrent. Il pouvait bien culbuter un chien les pattesen l’air, mais la troupe entière était aussitôt sur lui avant qu’ilait eu le temps de donner à la gorge le coup mortel. Au premiersigne du conflit les chiens, même occupés à se quereller entre eux,formaient bloc et lui faisaient face.

Pas davantage ils ne pouvaient, malgré leurs efforts, réussir àoccire Croc-Blanc. Il était à la fois trop vif pour eux, tropformidable et trop prudent. Il évitait les endroits resserrés etprenait le large dès qu’ils essayaient de l’encercler. Quant à leculbuter, pas un chien n’était capable de réussir l’opération. Sespattes s’accrochaient au sol avec la même ténacité qu’il secramponnait lui-même à la vie. Car se maintenir debout était vivreet se laisser renverser était la mort. Nul mieux que lui ne lesavait.

Ainsi Croc-Blanc se dressait contre ses propres frères amollispar les feux de l’homme, affaiblis par l’ombre protectrice que lesdieux avaient étendue sur eux, et les dominait. Il avait déclarévendetta à tous les chiens. Et, si féroce était cette vendetta queCastor-Gris, tout sauvage et barbare qu’il était lui-même, nepouvait s’empêcher d’en être émerveillé. Jamais, il le jurait, iln’y avait eu sur la terre le pareil de cet animal.

Croc-Blanc approchait de ses cinq ans lorsque Castor-Grisl’emmena en un autre grand voyage. Parmi les villages riverains duMackenzie, d’où ils passèrent dans les Montagnes Rocheuses entre lePorcupine et le Yukon, longtemps on se souvint du carnage de chiensauquel se livra Croc-Blanc. Sur toute sa race, il s’adonnalibrement à la vengeance. Il y avait là des tas de chiens naïfs etsans défiance, n’ayant pas appris à déjouer ses coups rapides, à segarder de son attaque brusquée que ne précédait aucunavertissement. Tandis qu’ils perdaient leur temps en préliminairesde batailles et hérissaient leur poil, il était déjà sur eux sansun aboi, tel un éclair qui porte la mort à l’instant même où on levoit, et il les massacrait avant qu’ils fussent seulement revenusde leur surprise.

Il était, en vérité, devenu un admirable champion. Il savaitéconomiser ses forces et jamais ne les outrepassait. Jamais nonplus il ne se perdait en une longue bataille. Si le coup rapidequ’il portait était manqué, aussi rapidement il se retirait enarrière. Comme tous les loups, il n’aimait pas les corps à corps niles contacts prolongés. Le Wild lui avait appris que le contactc’était le piège, le danger ignoré. L’important était de se tenirlibre de toute étreinte, de bondir à son gré sur l’adversaire, derester juge, à distance, de la marche de la bataille. Ce systèmelui assurait d’ordinaire une victoire facile sur les chiens qui serencontraient avec lui pour la première fois. Sans doute y avait-ildes exceptions. Il arrivait que plusieurs chiens réussissaient àsauter sur lui et à le rosser avant qu’il pût se dégager. D’autresfois, un chien isolé lui administrait une profonde morsure. Mais cen’étaient là que des accidents peu fréquents et, en règle générale,il se retirait indemne de toutes ces rencontres.

Une autre de ses qualités était de posséder une notionrigoureusement exacte du temps et de la distance. C’étaitinconscient et automatique. Sans réflexion ni calcul de sa part,l’organe visuel dont il était doué portait juste, au-delà de lamoyenne qui se rencontre chez les autres bêtes de sa race. Soncerveau recevait parallèlement l’impression des nerfs optiques et,par un mécanisme bien réglé qu’il devait à la nature, en tiraitaussitôt parti. L’action suivait de près, bien réglée dans l’espaceet dans le temps, et une fraction infinitésimale de seconde,nettement perçue et utilisée, suffisait souvent à assurer lavictoire à Croc-Blanc.

La caravane arriva durant l’été à Fort Yukon. Castor-Gris, aprèsavoir profité du gel de l’hiver pour traverser les rivières quicoulent entre le Mackenzie et le Yukon, avait occupé le printemps àla chasse, dans les Montagnes Rocheuses. Lorsque la débâcle desglaces fut venue, il s’était construit un canot et avait descendule courant du Porcupine jusqu’au point de jonction de ce fleuveavec le Yukon, sous le Cercle Arctique exactement. C’est à cetendroit que se trouve le vieux fort qui appartient à l’Hudson’s BayCompany.

Les Indiens y étaient nombreux, les provisions abondantes,l’animation sans précédent. C’était l’été de 1898. Des milliers dechercheurs d’or étaient venus eux aussi jusqu’au Yukon, sedirigeant vers Dawson et le Klondike. Ils étaient encore à descentaines de milles du but de leur voyage et beaucoup d’entre eux,cependant, étaient en route depuis un an. Le moindre parcourseffectué par eux était de cinq mille milles. Beaucoup venaient del’autre hémisphère.

Là, Castor-Gris s’arrêta. Une rumeur était arrivée à sesoreilles, de la course à l’or, et il apportait avec lui plusieursballots de fourrures, d’autres de moufles, d’autres de mocassins.L’espoir de larges profits l’avait incité à s’aventurer en cettelongue course. Mais ce qu’il avait espéré ne fut rien en regard dela réalité. Ses rêves les plus extravagants n’avaient pas escomptéun gain de plus de cent pour cent. C’étaient mille pour cent quis’offraient à lui. En bon Indien, quand il vit cela, il installasans hâte et soigneusement son commerce, décidé à prendre l’étéentier, et l’hiver suivant au besoin, pour tirer tout le partipossible et le plus avantageux de sa marchandise.

Ce fut à Fort Yukon que Croc-Blanc vit les premiers hommesblancs. Comparés aux Indiens qu’il avait connus, ils lui semblèrentdes êtres d’une autre espèce, une race de dieux supérieurs. Sonimpression fut qu’ils possédaient un plus grand pouvoir, et c’estdans le pouvoir que réside la divinité des dieux.

Ce fut un sentiment qu’il éprouva, plus qu’il ne raisonna cetteimpression. De même que dans son enfance l’ampleur des tentes,élevées par les premiers hommes qu’il avait rencontrés, avaitfrappé son esprit comme une manifestation de puissance, de mêmeencore il était frappé maintenant par les maisons qu’il voyait etqui étaient construites, comme le fort lui-même, de rondinsmassifs. Voilà qui était de la puissance. Le pouvoir des dieuxblancs était supérieur à celui des dieux qu’il avait adorésjusque-là, supérieur même à celui de Castor-Gris, de ceux-ci leplus puissant, et qui ne semblait plus, parmi les dieux à peaublanche, qu’un petit dieu enfant.

D’abord, il s’était montré soupçonneux envers eux. Pendant lespremières heures qui suivirent son arrivée, il les examinait avecgrand soin tout en craignant d’être remarqué lui-même, et il setenait à une prudente distance.

Puis, voyant que près d’eux aucun mal n’advenait aux chiens, ils’approcha davantage.

De leur côté, ils l’examinaient avec une extrême curiosité. Sonétrange apparence attirait leur attention et ils se le montraientdu doigt les uns aux autres. Ces doigts tendus ne disaient rien debon à Croc-Blanc et, quand les dieux blancs tentaient des’approcher de lui, il montrait les dents et se reculait. Pas un neréussit à poser sa main sur lui et, si quelqu’un avait insisté, cen’eût pas été sans dommage.

Croc-Blanc connut bientôt qu’un petit nombre de dieux blancs,pas plus d’une douzaine, étaient fixés en cet endroit. Tous lesdeux ou trois jours un grand vapeur, qui était une autre etcolossale manifestation de puissance, accostait au rivage etdemeurait quelques heures. D’autres hommes blancs en descendaient àterre, puis se rembarquaient. Le nombre de ceux-là semblait êtreinfini. En un seul jour, Croc-Blanc en vit plus qu’il n’avait vud’Indiens dans toute sa vie. Et, les jours qui suivirent, leshommes blancs continuaient à arriver par le fleuve, à s’arrêterdurant quelques instants, puis à repartir sur l’eau et àdisparaître.

Mais si les dieux blancs paraissaient comme tout puissants,leurs chiens ne comptaient pas pour beaucoup.

Ceci, Croc-Blanc le découvrit rapidement en se mêlant à ceux deces chiens qui venaient à terre avec leurs maîtres. Ils étaient deformes diverses et de grandeurs différentes. Les uns avaient lespattes courtes, trop courtes, d’autres les avaient longues, troplongues. Ils ne possédaient pas une fourrure semblable à la sienne,mais des poils très fins ; chez quelques-uns même, les poilsétaient tellement ras qu’on eût dit qu’ils n’en avaient point. Etpas un d’entre eux ne savait combattre.

Étant donné son hostilité pour tous les représentants de sarace, il était fatal que Croc-Blanc entrât en lutte avec lesnouveaux venus. Il n’y manqua pas et conçut immédiatement pour euxun profond mépris.

Ils étaient de leur nature ingénus et inoffensifs. En cas decombat, ils menaient grand bruit et s’agitaient autour de leuradversaire, demandant à leur force une victoire que donnentl’adresse et la ruse. En aboyant, ils s’élançaient sur Croc-Blancqui sautait de côté et qui, tandis qu’ils en étaient encore à seretourner, les happait à l’épaule, les retournait sur le dos etleur portait son coup à la gorge. Cela fait, Croc-Blanc se retiraità l’écart, livrant sa victime aux chiens indiens qui se chargeaientde l’achever. Car c’était un sage. Il savait depuis longtemps queles dieux s’irritent lorsqu’on tue leurs chiens, et les dieuxblancs ne faisaient pas exception à cette règle. Il se contentaitdonc de préparer la besogne puis, à l’abri lui-même, il regardaitpaisiblement pierres, bâtons, haches et toutes sortes d’armescontondantes s’abattre sur ses compagnons. Croc-Blanc était ungrand sage.

Parfois, la vengeance des dieux outragés ne laissait pas d’êtreterrible. L’un d’eux ayant vu son chien, un setter, mis en piècessous ses yeux, prit un revolver. Il fit feu coup sur coup six foisde suite, et six des agresseurs restèrent sur place morts ou àdemi. Autre manifestation de puissance, qui se grava profondémentdans le cerveau de Croc-Blanc.

Au reste, peu lui importaient ces fâcheuses aventures, puisqu’ilétait toujours assez habile pour s’en tirer indemne. Tout d’abord,le meurtre des chiens des hommes blancs avait été pour lui unsimple divertissement ; il devint bientôt son uniqueoccupation. C’était la seule manière d’utiliser son temps, tandisque Castor-Gris s’adonnait à son commerce et faisait fortune. Avecla troupe des chiens indiens, il attendait l’arrivée des vapeurset, dès que l’un d’eux avait accosté, le jeu commençait. Sescompagnons avaient à leur tour appris à être sages. Aussitôtqu’elle voyait les hommes blancs, revenus de leur premièresurprise, siffler leurs chiens pour les rappeler à bord et sepréparer à foncer sur elle, la bande s’éparpillait à toute vitesse.Puis le jeu cessait pour reprendre au prochain bateau.

Toujours Croc-Blanc était chargé d’allumer la querelle avec leschiens étrangers. Il y réussissait facilement car pour eux, plusencore que pour ses compagnons, il était le Wild farouche,abandonné et trahi par eux et qu’ils craignaient obscurément devoir les reprendre. Venus du doux monde du Sud vers les rives duYukon, sur la sombre et redoutable Terre du Nord, ils ne pouvaientrésister longtemps à l’inconsciente impulsion qui les poussait às’élancer sur Croc-Blanc. Si amollis qu’ils fussent parl’accoutumance des villes, et si oublieux du passé de leursancêtres, si lointaine que fût en eux la notion du Wild, ils lasentaient soudain tressaillir au fond de leur être dès qu’ils setrouvaient en présence de la créature hybride qu’était Croc-Blanc.Devant le loup qui était en lui et qui leur apparaissait tout àcoup dans la claire lumière du jour, ils se souvenaient de l’ancienennemi.

Il était pour eux une proie légitime, comme eux-mêmes, pour lui,en étaient une.

Chapitre 16Le Dieu fou

Les quelques hommes blancs qui se trouvaient à Fort Yukonvivaient depuis longtemps dans la contrée. Avec orgueil ils sedénommaient eux-mêmes les Sour-Doughs ou Pâtes-Aigres, parce qu’ilspréparaient sans levure un pain légèrement acidulé. Ils neprofessaient que du dédain pour les autres hommes blancsqu’amenaient les vapeurs, et qu’ils désignaient sous le nom deChéchaquos parce que ceux-ci faisaient, au contraire, lever leurpain pour le cuire.

De ce fait, il y avait antagonisme entre les uns et les autres,et les gens du fort se réjouissaient de tout ce qui survenait dedésagréable aux nouveaux arrivants. Spécialement, ils sedivertissaient beaucoup des mauvais traitements infligés aux chiensqui débarquaient, par Croc-Blanc et sa détestable bande. À chaquevapeur qui faisait halte, ils ne manquaient pas de descendre aurivage et d’assister à l’inévitable bataille. De la tactiqueadroite et méchante employée par Croc-Blanc et par les chiensindiens, ils riaient à gorge déployée.

Parmi ces hommes, l’un d’eux surtout s’intéressait à ce genre desport. Au premier coup de sifflet du steamboat, il arrivait encourant et, lorsque le dernier combat était terminé, il remontaitvers le fort, la face comme alourdie du regret que le massacre eûtdéjà pris fin. Chaque fois qu’un inoffensif chien du Sud avait ététerrassé et jetait son râle d’agonie sous les crocs de la troupeennemie, incapable de contenir sa joie, il se mettait à gambader età pousser des cris de bonheur. Et, toujours aussi, il lançait versCroc-Blanc un dur regard d’envie pour tout le mal dont celui-ciétait l’auteur.

Cet antipathique individu avait été baptisé Beauty (Beauté) parles autres hommes du Fort. Beauty-Smith était le seul nom qu’on luiconnaissait dans la région. Nom qui était, bien entendu, uneantithèse, car celui qui le portait n’était rien moins qu’unebeauté. La nature s’était montrée avare envers lui. C’était unpetit bout d’homme, au corps maigriot, sur lequel était posée unetête plus maigre encore ; un simple point, eût-on dit. Aussi,dans son enfance, avant d’être dénommé Beauté par ses compagnons,le surnommait-on Pin-head (Tête d’Épingle). En arrière, cette têtedescendait, toute droite et d’une seule pièce, vers le cou ;tandis qu’en avant le crâne, en forme de pain de sucre, rejoignaitun front bas et large à partir duquel la nature semblait avoirregretté soudain sa parcimonie. Devenue prodigue à l’excès, elleavait voulu de gros yeux, séparés par une distance double del’écart normal. Élargissant démesurément le reste de la face, lamâchoire était effroyable. Énorme et pesante, elle proéminait etsemblait, en-dessous, reposer à même sur la poitrine comme si lecou eût été impuissant à en soutenir le poids.

Cette mâchoire, telle qu’elle était, donnait une impressiond’indomptable énergie. Impression mensongère, exagérationincohérente de la nature, car Beauté était connu de tous pour êtreun faible entre les faibles, un lâche entre les plus lâches.

Nous achèverons de le décrire en disant que ses dents étaientlongues et jaunes et que les deux canines, plus longues encore queleurs sœurs, dépassaient comme des crocs de ses lèvres minces. Sesyeux étaient jaunes, comme ses dents, et chassieux comme si lanature y eût fait ruisseler toutes les humeurs qu’elle tenait enréserve dans les canaux du visage. Quant à ses cheveux couleur deboue et de poussière jaunâtre, ils poussaient sur sa tête, rares etirréguliers, pointant sur le devant de son crâne en touffes etpaquets déconcertants.

En somme, Beauté était un vrai monstre, ce dont il n’était pasresponsable assurément et ne pouvait être blâmé, n’ayant pas moulélui-même l’argile dont il était pétri.

Dans le fort, il faisait la cuisine pour les autres hommes,lavait la vaisselle et était chargé de tous les gros travaux. On nele méprisait pas ; on le tolérait, par humanité et parce qu’ilétait utile. On en avait peur aussi. Il y avait toujours àcraindre, dans une de ses rages de lâche, un coup de fusil dans ledos ou du poison dans le café. Mais personne ne savait préparercomme lui le fricot et, quel que fût l’effroi qu’il inspirait,Beauté était bon cuisinier.

Tel était l’homme qui délectait ses regards des férocesprouesses de Croc-Blanc et n’eut plus bientôt qu’un désir leposséder. Il commença par faire des avances au louveteau quifeignit de les ignorer. Puis, les avances devenant plus pressantes,celui-ci se hérissa, montra les dents et prit du large. Croc-Blancn’aimait pas cet homme dont l’odeur était mauvaise. Il pressentaitque le mal était en lui. Il craignait sa main étendue etl’affectation de ses paroles mielleuses. Il le haïssait.

Chez les êtres simples, la notion du bien et du mal estsimpliste elle-même. Le bien est représenté par toutes choses quiapportent contentement et satisfaction, et évitent la peine. Le malsignifie tout ce qui est incommode et désagréable, tout ce quimenace et frappe. Croc-Blanc devinait que Beauty-Smith était lemal. Aussi était-il sage de le haïr. De ce corps difforme et decette âme perverse s’échappaient, pour le louveteau, d’occultesémanations semblables à ces brouillards pestilentiels qui s’élèventdes marécages.

Croc-Blanc se trouvait présent au campement de Castor-Grislorsque, pour la première fois, Beauté y fit son apparition. Avantqu’il fût en vue et dès le bruit, sur le sol, de ses pas lointains,Croc-Blanc avait su qui venait et avait commencé à hérisser sonpoil. Quoiqu’il fût à ce moment-là confortablement couché en undélicieux farniente, il se dressa vivement et, tandis que l’hommeapprochait, se glissa, à la manière des loups, sur le bord ducampement. Il ne put savoir ce qu’on disait, mais vit bien quel’homme et Castor-Gris causaient ensemble. Par moment, l’homme lemontrait du doigt, et il grondait alors comme si la main dont ilétait distant de cinquante pieds se fût exactement abaissée surlui. L’homme, qui s’en apercevait, riait, et Croc-Blanc reculait deplus en plus vers le couvert des bois voisins en rampant doucementpar terre.

Castor-Gris refusait de vendre la bête. Son commerce l’avaitenrichi, déclarait-il, et il n’avait besoin de rien. Croc-Blancétait d’ailleurs un animal de valeur, le plus robuste des chiens dutraîneau et le meilleur chef de file. Il n’avait pas son pareildans toute la région du Mackenzie et du Yukon. Il savait combattrecomme pas un et tuait un autre chien aussi aisément qu’un homme tueune mouche (à cet éloge, les yeux de Beauty-Smith s’allumaient et,d’une langue ardente, il léchait ses lèvres minces). Non,décidément, Croc-Blanc n’était pas à vendre.

Mais Beauty-Smith savait la façon de s’y prendre avec lesIndiens. Il rendit à Castor-Gris de fréquentes visites et, chaquefois, était cachée sous son habit une noire bouteille. Une despropriétés du whisky est d’engendrer la soif. Castor-Gris eut soif.Les muqueuses brûlées de son estomac s’enfiévrèrent, et celui-cicommença à réclamer, avec une exaspération croissante, le liquidecorrosif. En même temps le cerveau de l’Indien, bouleversé parl’horrible stimulant, enlevait au malheureux tout scrupule poursatisfaire sa passion. Les bénéfices acquis par la vente desfourrures et des mocassins se mirent à partir et, à mesure ques’aplatissait la bourse de Castor-Gris, sa force de résistancediminuait aussi.

Finalement, argent, marchandises et volonté, tout s’en étaitallé. Rien ne demeurait à Castor-Gris que sa soif prodigieuse, quirégnait diaboliquement en lui et dont la puissance augmentait àchaque souffle qu’il émettait sans avoir bu.

C’est alors que Beauté revint à la charge et reparla de la ventede Croc-Blanc. Mais cette fois le prix offert était payable enbouteilles, non en dollars, et les oreilles de Castor-Gris étaientmieux ouvertes pour entendre.

– Le chien est à toi, finit-il par dire, si tu peux mettre lamain dessus.

Les bouteilles furent livrées mais, deux jours après, ce futBeautySmith qui revint dire à Castor-Gris : « Attrape-le donctoi-même ! »

Croc-Blanc, en rentrant un soir au campement, vit avec unsourire de satisfaction que le terrible dieu blanc, contrairement àson habitude, n’était pas là. Il s’étendit par terre avec volupté,comme si un poids qui pesait sur lui avait disparu.

Sa joie fut de courte durée. À peine était-il couché queCastor-Gris vint vers lui en titubant et lui lia autour du cou unelanière de cuir. Puis il s’assit à côté du louveteau, tenant d’unemain la lanière, tenant de l’autre une bouteille à laquelle ilbuvait de temps en temps, la levant en l’air en renversant la têteet avec force glouglous.

Une heure s’était écoulée de la sorte lorsqu’une légèrevibration du sol annonça que quelqu’un s’approchait. Croc-Blanctressaillit et se hérissa, tandis que l’Indien branlait stupidementla tête. Le louveteau tenta de tirer doucement la lanière de lamain de son maître ; mais les doigts, qui s’étaient un instantrelâchés, se contractèrent plus fortement et Castor-Gris seleva.

Beauté entra sous la tente et s’arrêta devant Croc-Blanc, quicommença à gronder vers celui qu’il craignait et à surveiller lesmouvements de ses mains. Une d’elles s’étendit, se prit à descendresur sa tête. Son grondement se fit plus intense et plus rauque. Lamain continuait à descendre lentement, tandis qu’il se courbaitsous elle, tout en la regardant, en proie à une colère continue etqui semblait prête à éclater. Soudain, il alla pour mordre ;la main se rejeta vivement en arrière et les crocs, retombant lesuns sur les autres, claquèrent comme une gueule de serpent qui mordle vide. Beauté était terrifié et furieux. Mais Castor-Gris donnaune tape à Croc-Blanc, qui se coucha aussitôt au ras du sol, en unerespectueuse obéissance.

Cependant Beauty-Smith, que le louveteau ne cessait pasd’observer, était parti, puis était revenu, porteur d’un grosgourdin. Castor-Gris lui remit alors l’extrémité de la lanière etBeauté f?t le mouvement de s’en aller. La lanière se tendit.Croc-Blanc résistait. Castor-Gris le gifla de droite et de gauche,af?n qu’il se levât et suivît. Il se leva, mais pour se précipiteren hurlant sur l’étranger qui essayait de l’entraîner. Beauté, quiétait paré, ne broncha pas. D’un large mouvement, il lança songourdin, puis l’abattit sur Croc-Blanc dont il arrêta l’élan àmi-route et qu’il écrasa presque contre terre. Castor-Gris riait etapprouvait. Beauté tira la lanière à nouveau et Croc-Blanc, touttrébuchant, rampa humblement à ses pieds.

Il ne renouvela pas son agression. Un coup de gourdin étaitsuff?sant pour le convaincre que le dieu blanc savait manier cettearme et il était trop sage pour ne pas se plier à l’inévitable. Ilsuivit donc les talons de Beauty-Smith, lugubre, sa queue entre lesjambes, mais en grondant toujours sourdement. Beauty-Smith lesurveillait prudemment du coin de l’œil et tenait prêt songourdin.

Quand ils furent arrivés au fort, Beauté, l’ayant solidementattaché, s’en alla coucher. Croc-Blanc attendit une heure environ.Puis, jouant des dents, en dix secondes il fut libre. Il n’avaitpas perdu de temps à mordre à tort et à travers ; juste cequ’il fallait. La lanière avait été coupée en deux tronçons aussiproprement qu’avec un couteau. Croc-Blanc, quittant ensuite lefort, s’était trotté tout droit vers le campement de Castor-Gris.Il ne devait aucune f?délité à ce dieu bizarre et terrible quil’avait emmené. Il s’était donné à Castor-Gris et à lui seul ilappartenait.

Mais ce qui s’était déjà passé recommença. Castor-Gris l’attachaà nouveau avec une autre lanière et, dès le matin, le ramena àBeauty-Smith. L’aventure, ici, se corsa. Beauty-Smith luiadministra une effroyable volée. Lié fortement, Croc-Blanc nepouvait que s’abandonner à sa rage intérieure et subir le châtimentqui lui était dévolu. Fouet et gourdin conjuguaient sur lui leurseffets. C’était un des pires traitements qu’il eût reçus en sa vie.Même la raclée dont Castor-Gris l’avait gratifié dans son enfancen’était que du lait en regard de celles-ci.

Beauty-Smith se complaisait à la tâche ; il en rayonnait.Ses gros yeux flambaient méchamment tandis qu’il lançait en avantfouet ou gourdin et que Croc-Blanc jetait ses cris de douleur etses grondements inutiles. Car Beauté était cruel à la façon deslâches. Tremblant et rampant lui-même devant les coups ou lesmenaces des autres hommes, il prenait sa revanche sur des créaturesplus faibles que lui. Tout être vivant aime à dominer un autre êtreet Beauté ne faisait pas exception à la règle. Impuissant devant sarace, il exerçait sa vindicte sur les races inférieures. Réflexesinconscients puisque, nous l’avons dit, il ne s’était pas créé.

Le louveteau n’ignorait pas pourquoi ce châtiment était tombésur lui. Lorsque Castor-Gris lui avait passé une lanière autour ducou et en avait remis l’extrémité à Beauty-Smith, Croc-Blanc savaitque la volonté de son dieu était qu’il allât avec Beauty-Smith. Etlorsque celui-ci l’avait attaché dans le fort, il savait aussi quela volonté du dieu blanc était qu’il demeurât là. Il avait, parconséquent, désobéi à ces deux dieux et mérité le châtiment quiavait suivi. Maintes fois, dans le passé, il avait vu des chienschanger de maîtres, et ceux qui s’enfuyaient battus comme ill’avait été.

Mais, si sage qu’il fût, des forces latentes en sa naturel’avaient emporté sur sa sagesse. La principale de ces forces étaitla fidélité. Il n’aimait pas Castor-Gris et cependant, même devantson impérative volonté et sa colère, il lui demeurait fidèle. Il nepouvait s’en empêcher. La fidélité était une qualité inhérente à sarace, celle qui sépare son espèce des autres espèces et qui faitque le loup et le chien sauvage sont capables de quitter la libertéde l’espace pour devenir compagnons de l’homme.

La raclée terminée, Croc-Blanc fut attaché dans le fort non plusavec une lanière de cuir mais au bout d’un bâton. Il n’en persistapas moins dans sa fidélité à Castor-Gris. Castor-Gris était sonpropre dieu, son dieu particulier et, en dépit de la volonté dudieu, il ne prétendait pas renoncer à lui. Son dieu l’avait livréet trahi, c’est qu’il s’était, à ce dieu, donné corps et âme, sansréserve aucune. Et ce don de lui-même ne pouvait être révoqué.

Durant la nuit, il renouvela son exploit de la veille. Lorsqueles hommes du fort furent endormis, il s’attaqua au bâton auquel ilétait lié. Le bâton était attaché de si près à son cou qu’il nesemblait pas possible qu’il pût arriver à le mordre. C’est là unacte dont tout chien est réputé incapable. Il y réussit cependant,à force de tordre ses muscles et de contorsions acharnées. Ce futun cas sans précédent. Toujours est-il que Croc-Blanc quitta lefort en trottant, au petit matin, portant pendue à son cou lamoitié du bâton qu’il avait rongé.

La sagesse lui commandait de ne pas revenir vers Castor-Grisqui, deux fois déjà, l’avait trahi. La survivance de sa fidélité leramena pour être, une troisième fois, livré et abandonné. Il futrattaché par l’Indien et remis à Beauty-Smith lorsque celui-ci vintle réclamer.

La correction eut lieu sur place et augmenta encore en cruauté.Castor-Gris regardait tranquillement, tandis que l’homme blancmanœuvrait sa trique. Il ne donnait plus sa protection. Croc-Blancn’était plus son chien. Lorsque les coups s’arrêtèrent, lelouveteau était à moitié mort. Un faible chien du Sud n’eût passurvécu ; lui, il ne mourut pas tout à fait. Son étoffe étaitplus solide, sa vitalité plus tenace. Mais il était à ce pointdéfaillant qu’il ne pouvait plus se porter et que Beauty-Smith dutattendre, pour l’emmener, qu’il eût repris quelques forces. Aveugleet chancelant, il suivit alors les pas de son bourreau.

Il fut ensuite attaché à une chaîne qui défiait ses dents et cefut en vain qu’il s’évertua à arracher le cadenas qui reliait cettechaîne à une grosse poutre.

Quelques jours après, Castor-Gris, devenu un parfait alcooliqueet en pleine banqueroute, quitta le Porcupine pour refaire àrebours son long voyage sur le Mackenzie. Croc-Blanc demeurait, surle Yukon, la propriété d’un homme plus qu’à demi fou et le typeachevé de la brute. Mais qu’est-ce qu’un loup peut bien comprendreà la folie ? Pour Croc-Blanc, son nouveau maître était un dieusinistre, mais toujours un dieu. Tout ce qu’il savait, c’est qu’ildevait se soumettre à sa volonté, obéir à son désir, se plier à safantaisie.

Chapitre 17Le Règne de la haine

Sous la tutelle du dieu fou, Croc-Blanc devint à son tour unêtre vraiment diabolique. Il était tenu enchaîné dans un enclossitué derrière le fort et où Beauty-Smith venait l’agacer,l’irriter et le repousser vers l’état sauvage, par toutes sortes demenus tourments. L’homme avait découvert l’irritation spontanée dujeune loup dès que celui-ci voyait rire de lui, et il ne manquaitpas à cet amusement qui faisait toujours suite à ses traitementsinhumains. C’était un rire sonore et méprisant, à grands éclats,et, tout en riant, le dieu tendait ses doigts vers Croc-Blanc, ensigne de dérision. Dans ces moments, Croc-Blanc sentait sa raisons’en aller. Dans les transports de rage auxquels il s’abandonnait,il devenait plus fou que Beauty-Smith lui-même.

Croc-Blanc avait été hier l’ennemi de sa race. Il devenaitmaintenant, avec férocité encore accrue, l’ennemi de tout ce quil’entourait. Sa haine était aveugle et sans la moindre étincelle deraison. Il haïssait la chaîne qui l’attachait, le passant quil’épiait à travers les barreaux de son enclos, le chien quiaccompagnait ce passant et qui grondait méchamment en insultant àson malheur. Il haïssait les matériaux de l’enclos quil’emprisonnait et bientôt, par-dessus tout, il prit en haineBeauty-Smith.

Mais Beauté avait un but dans sa conduite. Un beau jour, uncertain nombre d’hommes blancs se réunirent autour de l’enclos deCroc-Blanc, et Beauté, étant entré gourdin en main, détacha lachaîne du cou du jeune loup. Celui-ci, lorsque son maître futsorti, put aller et venir en liberté dans l’enclos et commença parvouloir se jeter sur les hommes blancs qui étaient dehors. Il étaitmagnifiquement terrible. Sa taille atteignait alors plus de cinqpieds de long et deux pieds et demi à la hauteur de l’épaule. Parsa mère, il avait hérité des lourdes proportions du chien, en sortequ’il pesait, sans une once de graisse ni de chair superflue, dansles quatre-vingt-dix livres. Il était tout muscles, tout os et toutnerfs, ce qui est la plus belle condition d’un combattant.

La porte de l’enclos s’ouvrit à nouveau. Croc-Blanc attendit.Quelque chose d’extraordinaire allait sans nul doute se produire.La porte s’ouvrit moins étroitement, puis se referma à toute voléesur un énorme mâtin qu’elle avait laissé passer.

Croc-Blanc n’avait jamais vu de chien de cette espèce, mais ilne fut troublé ni de la forte taille ni de l’air arrogant del’intrus. Il ne vit en lui qu’un objet qui n’était ni bois ni fer,et sur lequel il allait enfin pouvoir décharger sa haine.

Il bondit sur le mâtin et, d’un coup de crocs, lui déchira lecôté du cou. Le mâtin secoua sa tête, en grondant horriblement, ets’élança à son tour sur Croc-Blanc qui, sans attendre la riposte,se mit, selon sa tactique, à bondir à droite, à bondir à gauche,lançant ses crocs, puis reculant à nouveau, sans livrer prise uninstant.

Du dehors, les hommes criaient et applaudissaient, tandis queBeauty-Smith était comme en extase du merveilleux succès de sespratiques. Il n’y eut dès l’abord aucun espoir de victoire pour lemâtin. Il manquait de présence d’esprit dans la conduite du combatet ses mouvements étaient insuffisamment alertes. Finalement, ilfut dégagé et traîné dehors par son propriétaire, tandis queBeauty-Smith frappait à tour de bras, avec son gourdin, sur le dosde Croc-Blanc pour lui faire lâcher prise. Il y eut alors lepaiement d’un pari et des pièces de monnaie cliquetèrent dans lamain de Beauty-Smith.

De ce jour, tout le désir de Croc-Blanc fut de voir des hommesse réunir autour de son enclos. Car cette réunion signifiait uncombat, et c’était la seule voie qui lui restait pour extériorisersa force de vie, pour exprimer la haine que Beauty-Smith lui avaitsavamment inculquée. Et de ses capacités combatives Beauty-Smithn’avait pas trop préjugé, car il demeurait invariablement levainqueur.

Dans une de ces rencontres, trois chiens furent successivementabattus par lui. Dans une autre, un loup adulte, nouvellementenlevé au Wild, fut projeté d’une seule poussée à travers la portede l’enclos. Une troisième fois, il eut à combattre simultanément,contre deux chiens.

Ce fut sa plus rude bataille, mais il finit par les tuer tousdeux et faillit lui-même en crever.

Lorsque commencèrent à tomber les premières neiges de l’automneet que le fleuve se mit à charrier, Beauté prit passage, avecCroc-Blanc, sur un steamboat qui remontait le cours du Yukon, versDawson. Grande était, par toute la contrée, la réputation deCroc-Blanc. On le connaissait sous le nom du « loup combattant »dans les moindres recoins du pays, et la cage dans laquelle ilétait enfermé, sur le pont du bateau, était environnée decurieux.

Il rageait et grondait vers eux ou bien se couchait, d’un airtranquille, en observant tous ces gens, dans les profondeurs de sahaine. Comment ne les eût-il pas haïs ? Haïr était sa passionet il s’y noyait. La vie, pour lui, était l’enfer. Fait pour laliberté sauvage, il devait subir d’être captif et reclus. Les gensle regardaient, agitaient des bâtons entre les barreaux de sa cage,pour le faire gronder, puis riaient de lui.

Quand le steamboat fut arrivé à Dawson, Croc-Blanc vint à terremais toujours dans sa cage et livré aux regards du public. Onpayait cinquante cents, en poussière d’or, le droit de le voir.Afin que les assistants en eussent pour leur argent et quel’exhibition gagnât en intérêt, aucun repos ne lui était laissé.Dès qu’il se couchait pour dormir, un coup de bâton leréveillait.

Entre-temps, et dès qu’un combat pouvait être organisé, il étaitsorti de sa cage et conduit au milieu des bois, à quelques millesde la ville. L’opération s’effectuait d’ordinaire pendant la nuit,pour éviter l’intervention des policiers à cheval du territoire.Après plusieurs heures d’attente, au point du jour, arrivaientl’assistance et le chien contre lequel il devait combattre.

Il eut pour adversaires des chiens de toutes tailles et detoutes races. On était en terre sauvage ; sauvages étaient leshommes, et la plupart des rencontres étaient à mort. La mort étaitpour les chiens, cela va de soi, puisque Croc-Blanc continuait àcombattre. Il ne connaissait toujours pas de défaite.L’entraînement auquel il s’était livré avec Lip-Lip et les jeuneschiens du camp indien lui servait à cette heure. Pas un de sesadversaires n’arrivait à le culbuter. Chiens du Mackenzie, chiensesquimaux ou du Labrador, mastocs ou malemutes, chiens aboyeurs etchiens muets, tous étaient impuissants contre lui. Jamais il neperdait pied. C’est là que le public l’attendait. Mais toujours ildéconcertait cet espoir. Non moins rapide était la promptitude deson attaque, à ce point qu’il mettait à mal son adversaire neuffois sur dix avant même que celui-ci se fût paré pour la défense.Le fait se renouvela si souvent que l’usage s’établit de ne pointlâcher Croc-Blanc avant que le chien adverse eût achevé sespréliminaires de bataille ou même se fût rué le premier àl’assaut.

Peu à peu, les rencontres de ce genre se firent plus rares. Lespartenaires se décourageaient, ne trouvant plus de champion deforce équivalente à lui opposer. Beauty-Smith était forcé de luidonner à combattre des loups qu’il se procurait. Ces loups étaientcapturés au piège par des Indiens, et l’annonce d’un de ces duelsne manquait pas d’attirer un important concours de spectateurs.

On alla jusqu’à lui présenter une grande femelle de lynx et,cette fois, il combattit pour sa vie. La vitesse du lynx valait lasienne et sa férocité n’était pas inférieure à celle de Croc-Blanc.Tandis qu’il n’avait que ses crocs pour seules armes, le lynxluttait avec toutes les griffes de ses quatre pattes, en même tempsqu’avec ses dents acérées. La victoire resta cependant à Croc-Blancet les combats cessèrent jusqu’à nouvel ordre. Il avait épuisétoutes les variétés possibles d’adversaires.

Il redevint donc un simple objet d’exhibition. Cela durajusqu’au printemps, lorsque advint dans le pays un nommé TimKeenan, tenancier de jeux, qui amenait avec lui le premier bull-dogque l’on eût vu au Klondike. Que ce chien et Croc-Blanc dussententrer en lice, face à face, était chose inévitable. Durant unesemaine, le combat qui se préparait fit l’objet de toutes lesconversations, dans le monde spécial qui fréquentait certainsquartiers de la ville.

Chapitre 18La Mort adhérente

Lorsque l’heure de la rencontre fut venue, Beauty-Smith détachala chaîne qui retenait Croc-Blanc et se retira en arrière.Croc-Blanc, pour une fois, ne fit pas une attaque immédiate. Ildemeura immobile, les oreilles pointées en avant, alerte etcurieux, observant l’étrange animal qu’il avait devant lui. Jamaisil n’avait vu un semblable chien. Tim Keenan poussa le bull-dog enlui disant à mi-voix : « Vas-y… » Le bull-dog se dandinait aucentre du cercle qui entourait les deux champions, court, trapu etl’air gauche. Il s’arrêta après quelques pas et loucha versCroc-Blanc.

Il y eut des cris dans la foule :

– Vas-y, Cherokee ! Crève-le, Cherokee !Bouffe-le !

Mais Cherokee ne semblait pas disposé à combattre. Il tourna latête vers les gens qui criaient, en clignant de l’œil et en agitantson bout de queue avec bonne humeur. Ce n’était pas qu’il eût peurde Croc-Blanc. Non, c’était simple paresse de sa part. Il ne luisemblait pas, d’ailleurs, qu’il fût dans ses obligations decombattre le chien qu’on lui présentait. Cette espèce ne figuraitpoint sur la liste à laquelle il était accoutumé et il attendaitqu’on lui offrît un autre chien.

Tim Keenan entra dans l’enceinte et, se courbant vers Cherokee,se mit à lui gratter les deux épaules, à lui rebrousser le poil,afin de l’inciter à aller de l’avant. Le résultat en fut d’irriterle chien peu à peu. Cherokee commença à gronder d’abord ensourdine, puis plus âprement dans sa gorge. Au rythme des doigtscorrespondait celui des grondements qui, au fur et à mesure que lemouvement de la main s’accélérait, devenaient plus intenses et,brusquement, se terminèrent en un aboi furieux.

Tout ce manège ne laissait pas non plus Croc-Blanc insensible.Son poil se soulevait sur son cou et sur ses épaules. Tim Keenan,après avoir passé la main sur le poil de sa bête encore une fois,abandonna Cherokee à lui-même ; le bull-dog était prêt às’élancer. Mais déjà Croc-Blanc avait frappé. Un cri d’admirationet de stupeur s’éleva. Avec la rapidité et la souplesse d’un chatplutôt que d’un chien, il avait couvert la distance qui le séparaitde son adversaire, puis avait rebondi au large après l’avoirlacéré.

Le bull-dog saignait d’une oreille arrachée et d’une largemorsure dans son cou épais. Il n’eut pas l’air d’y prêterattention, ne laissa pas échapper une plainte, mais marcha surCroc-Blanc. La vélocité de l’un, l’inébranlable tenue de l’autrepassionnaient la foule ; les premiers paris se renouvelèrentavec une mise augmentée ; d’autres furent engagés. La mêmeattaque et la même parade se répétèrent.

Croc-Blanc bondit encore en avant, lacéra, puis reflua enarrière sans être touché. Et encore son étrange ennemi le suivitsans trop se presser, sans lenteur excessive, mais délibérément,avec détermination, comme on traite une affaire. Il avait, de touteévidence, un but qu’il se proposait et une méthode pour arriver àce but. Le reste ne comptait pas et ne devait pas le distraire.

Croc-Blanc s’en aperçut et cela le rendit perplexe. Il en étaittout dérouté. Ce chien était décidément bien étrange. Il avait lepoil ras et ne possédait point de fourrure protectrice. Lesmorsures s’enfonçaient sans peine dans une chair grasse qu’aucunmatelas ne protégeait, et il ne semblait pas que l’animal eût lacapacité de s’en défendre. Il ne se fâchait pas non plus etsaignait sans se plaindre, ce qui était non moins déconcertant. Àpeine un léger cri, lorsqu’il avait reçu son châtiment.

Ce n’était pas pourtant que Cherokee fût impuissant à semouvoir. Il tournait et virait même assez vite, mais Croc-Blancn’était jamais là où il le cherchait. Il en était fort perplexe,lui aussi. Il n’avait jamais combattu avec un chien qu’il nepouvait appréhender, avec un adversaire qui ne cessait pas dedanser et de biaiser autour de lui.

Croc-Blanc ne réussissait pas cependant à atteindre, comme ill’eût voulu, le dessous de la gorge du bulldog. Celui-ci la tenaittrop bas et ses mâchoires massives lui étaient une protectionefficace. Le sang de Cherokee continuait à couler ; son cou etle dessus de sa tête étaient tailladés, et il persistait àpoursuivre inlassablement Croc-Blanc, qui restait indemne. Uneseule fois il s’arrêta durant un moment, abasourdi, en regardant decôté vers Tim Keenan et en agitant son tronçon de queue en signe desa bonne volonté. Puis il reprit avec application sa poursuite, entournant en rond derrière Croc-Blanc. Soudain, il coupa le cercleque tous deux décrivaient et tenta de saisir son adversaire à lagorge. Il ne le manqua que de l’épaisseur d’un cheveu, et desapplaudissements crépitèrent à l’adresse de Croc-Blanc, qui avaitéchappé.

Le temps passait. Croc-Blanc répétait ses soubresauts etCherokee s’acharnait avec la sombre certitude que, tôt ou tard, ilatteindrait son but. Ses oreilles n’étaient que de minces rubans,plus de cent blessures les couvraient, et ses lèvres mêmessaignaient, toutes coupées. Parfois, Croc-Blanc s’efforçait de lereverser à terre, pattes en l’air, en se jetant sur lui. Mais sonépaule était plus haute que celle du chien et la manœuvre avortait.Il s’obstina à la renouveler et, dans un élan plus fort qu’il avaitpris, il passa par-dessus le corps de Cherokee. Pour la premièrefois depuis qu’il se battait, on vit Croc-Blanc perdre pied. Iltournoya en l’air pendant une seconde, se retourna comme un chat,mais ne réussit pas à retomber immédiatement sur ses pattes. Ilchut lourdement sur le côté et, quand il se redressa, les dents dubull-dog s’étaient incrustées dans sa gorge.

La prise n’était pas bien placée ; elle était trop bas versla poitrine, mais elle était solide. Croc-Blanc, avec uneexaspération frénétique, s’efforça de secouer ces dents resserréessur lui, ce poids qu’il sentait pendu à son cou. Ses mouvements,maintenant, n’étaient plus libres ; il lui semblait qu’ilavait été happé par une chausse-trappe. Tout son être s’enrévoltait, au point de tomber en démence. La peur de mourir avaittout à coup surgi en lui, une peur aveuglée et désespérée.

Il se mit à virer, courir à droite, courir à gauche, tant pourse persuader qu’il était toujours vivant que pour tenter dedétacher les cinquante livres que traînait sa gorge. Le bull-dog secontentait, à peu de chose près, de conserver son emprise.Quelquefois, il tentait de reprendre pied pendant un moment afin desecouer Croc-Blanc à son tour. Mais l’instant d’après, Croc-Blancl’enlevait à nouveau et l’emportait à sa suite dans ses mouvementsgiratoires.

Cherokee s’abandonnait consciemment à son instinct. Il savaitque sa tâche consistait à tenir dur et il en éprouvait de petitsfrissons joyeux. Il fermait béatement les yeux et, sans se raidir,se laissait ballotter de-ci de-là, avec abandon, indifférent auxheurts auxquels il était exposé. Croc-Blanc ne s’arrêta quelorsqu’il fut exténué. Il ne pouvait rien contre son adversaire.Jamais pareille aventure ne lui était arrivée. Il se coucha sur sesjarrets, pantelant et cherchant son souffle.

Sans relâcher son étreinte, le bull-dog tenta de le renversercomplètement. Croc-Blanc résista à cet effort ; mais il sentitque les mâchoires qui le tenaillaient, par un imperceptiblemouvement de mastication, portaient plus haut leur emprise.Patiemment, elles travaillaient à se rapprocher de sa gorge. Dansun mouvement spasmodique, il réussit à mordre lui-même le cou grasde Cherokee là où il rattache à l’épaule. Mais il se contenta de lelacérer, pour lâcher prise ensuite. Il ignorait la mastication decombat et sa mâchoire, au surplus, n’y était point apte.

Un changement se produisit, à ce moment, dans la position desdeux adversaires. Le bull-dog était parvenu à rouler Croc-Blanc surle dos et, toujours accroché à son cou, lui était monté sur leventre. Alors Croc-Blanc, se ramassant sur son train de derrière,s’était mis à déchirer à coups de griffes, à la manière d’un chat,l’abdomen de son adversaire. Cherokee n’eût pas manqué d’êtreéventré s’il n’eût rapidement pivoté sur ses dents serrées, hors dela portée de cette attaque imprévue.

Mais le destin était inexorable comme la mâchoire qui, dès queCroc-Blanc demeurait un instant immobile, continuait à monter lelong de la veine jugulaire. Seules, la peau flasque de son cou etl’épaisse fourrure qui la recouvrait sauvaient encore de la mort lejeune loup. Cette peau formait un gros rouleau dans la gueule dubull-dog et la fourrure défiait toute entame de la part des dents.Cependant Cherokee absorbait toujours plus de peau et de poil et,de la sorte, étranglait lentement Croc-Blanc qui respirait etsoufflait de plus en plus diff?cilement.

La bataille semblait virtuellement terminée. Ceux qui avaientparié pour Cherokee exultaient et offraient de ridiculessurenchères. Ceux, au contraire, qui avaient misé sur Croc-Blancétaient découragés et refusaient des paris à dix pour un, à vingtpour un. On vit alors un homme s’avancer sur la piste du combat.C’était Beauty-Smith. Il étendit son doigt dans la direction deCroc-Blanc, puis se mit à rire avec dérision et mépris.

L’effet de ce geste ne se f?t pas attendre. Croc-Blanc, en proieà une rage sauvage, appela à lui tout ce qui lui restait de forceet se remit sur ses pattes. Mais, après avoir traîné encore autourdu cercle les cinquante livres qu’il portait, sa colère tourna enpanique. Il ne vit plus que la mort adhérente à sa gorge et,trébuchant, tombant, se relevant, enlevant son ennemi de terre, illutta vainement, non plus pour vaincre, mais pour sauver sa vie. Iltomba à la renverse, exténué, et le bull-dog en prof?ta pourenfouir dans sa gueule un bourrelet de peau et de poil encore plusgros. La strangulation complète était proche. Des cris, desapplaudissements s’élevèrent, à la louange du vainqueur. On clama :« Cherokee ! Cherokee ! » Cherokee répondit en remuant letronçon de sa queue, mais sans se laisser distraire de sa besogne.Il n’y avait aucune relation de sympathie entre sa queue et sesmâchoires massives. L’une pouvait s’agiter joyeusement, sans queles autres détendissent leur implacable étau.

Une diversion inattendue survint sur ces entrefaites. Un bruitde grelots résonna, mêlé à des aboiements de chiens de traîneau.Les spectateurs tournèrent la tête, craignant de voir arriver lapolice. Il n’en était rien. Le traîneau venait à toute vitesse dela direction opposée à celle du fort et les deux hommes qui lemontaient rentraient sans doute de quelque voyage d’exploration.Apercevant la foule, ils arrêtèrent leurs chiens et s’approchèrentafin de se rendre compte du motif qui réunissait tous ces gens.

Celui qui conduisait les chiens portait moustache. L’autre, ungrand jeune homme, était rasé à fleur de peau. Il était tout rougedu sang que l’air glacé et la rapidité de la course lui avaientfait affluer au visage.

Croc-Blanc continuait à agoniser et ne tentait plus de lutter.Seuls, des spasmes inconscients le soulevaient encore, parsaccades, en une résistance machinale qui s’éteindrait bientôt avecson dernier souffle. Beauty-Smith ne l’avait pas perdu de vue uneseule minute ; même les nouveaux venus ne lui avaient pas faittourner la tête. Lorsqu’il s’aperçut que les yeux de son championcommençaient à se ternir, quand il se rendit compte que tout espoirde vaincre était perdu, l’abîme de brutalité où se noyait soncerveau submergea le peu de raison qui lui demeurait. Perdant touteretenue, il s’élança férocement sur Croc-Blanc pour le frapper. Ily eut des cris de protestation et des sifflets, mais personne nebougea.

Beauty-Smith persistait à frapper la bête à coups de souliersferrés, lorsqu’un remous se produisit dans la foule. C’était legrand jeune homme qui se frayait un passage, écartant les gens àdroite et à gauche sans cérémonie ni douceur. Lorsqu’il parvint surl’arène, Beauty-Smith était justement en train d’envoyer un coup depied à Croc-Blanc et, une jambe levée, se tenait en équilibreinstable sur son autre jambe. L’instant était bon et le grand jeunehomme en profita pour appliquer à Beauty-Smith un maître coup depoing en pleine figure. Beauté fut soulevé du sol, tout son corpscabriola en l’air, puis il retomba violemment à la renverse sur laneige battue. Se tournant ensuite vers la foule, le grand jeunehomme cria :

– Tas de lâches ! Tas de brutes !

Il était en proie à une rage folle, à une sainte colère. Sesyeux gris avaient des lueurs métalliques et des reflets d’acier,qui fulguraient vers la foule. Beauty-Smith, une fois debout,s’avança vers lui reniflant et apeuré. Le nouveau venu, sansattendre de savoir ce qu’il voulait et ignorant l’abjection dupersonnage, pensa que Beauté désirait se battre. Il se hâta donc delui écraser la face d’un second coup de poing avec un :

– Espèce de brute !

Beauty-Smith, renversé à nouveau, jugea que le sol était laplace la plus sûre qu’il y eût pour lui et il resta couché là où ilétait tombé, sans plus essayer de se relever.

– Viens ici, Matt, et aide-moi ! dit le grand jeune homme àson compagnon qui l’avait suivi dans le cercle.

Les deux hommes se courbèrent vers les combattants, Matt soutintCroc-Blanc, prêt à l’emporter dès que les mâchoires de Cherokee seseraient détendues. Mais le grand jeune homme tenta en vain, avecses mains, d’ouvrir la gueule du bull-dog. Il suait, tirait,soufflait, en s’exclamant entre chaque effort :

– Brutes !

La foule commença à grogner et à murmurer. Les plus hardisprotestèrent qu’on venait les déranger dans leur amusement. Maisils se taisaient dès que le grand jeune homme, quittant sonoccupation, les fixait des yeux et les interpellait :

– Brutes ! Ignobles brutes !

– Tous vos efforts ne servent de rien, Mr. Scott, dit Matt à lafin. Vous ne pourrez les séparer en vous y prenant ainsi.

Ils se relevèrent et examinèrent les deux bêtes toujours rivéesl’une à l’autre.

– Il ne saigne pas beaucoup, prononça Matt, et ne va pas mourirencore.

– La mort peut survenir dans un instant, répondit Scott.Là ! Vois-tu ? Le bull-dog a remonté encore un peu samorsure.

Il frappa Cherokee sur la tête, durement et plusieurs fois. Lesdents, pour autant, ne se desserrèrent point. Cherokee remuait sontronçon de queue, ce qui voulait dire qu’il comprenait lasignification des coups, mais aussi qu’il savait être dans sondroit et accomplir strictement son devoir en refusant de lâcherprise.

– Allons ! Quelqu’un de vous ne viendra-t-il pas nousaider ? cria Scott à la foule, en désespoir de cause.

Mais son appel demeura vain. On se moqua de lui, on lui donna defacétieux conseils, on le blagua avec ironie.

Il fouilla dans l’étui qui pendait à sa ceinture et en tira unrevolver, dont il s’efforça d’introduire le canon entre lesmâchoires de Cherokee. Il taraudait si dur qu’on entendaitdistinctement le crissement de l’acier contre les dents. Les deuxhommes étaient à genoux, courbés sur les deux bêtes. Tim Keenans’avança vers eux sur l’arène et, s’étant arrêté devant Scott, luitoucha l’épaule en disant

– Ne brisez pas ses dents, étranger !

– Alors c’est son cou que je lui briserai ! répondit Scotten continuant son mouvement de va-et-vient avec le canon durevolver.

– Je dis : Ne brisez pas ses dents ! répéta le maître deCherokee, d’un ton plus solennel encore.

Mais son bluff fut inutile et Scott ne se laissa pas démonter.Il leva les yeux vers son interlocuteur et lui demandafroidement

– Ton chien ?

Tim Keenan émit un grondement affirmatif.

– Alors, viens à ma place et brise sa prise.

Tim Keenan s’irrita :

– Etranger, je n’ai pas pour habitude de me mêler des choses queje ne saurais faire. Je serais impuissant à ouvrir ce cadenas.

– En ce cas, ôte-toi de là et ne m’embête pas.

Scott avait déjà réussi à insinuer le canon du revolver sur undes côtés de la mâchoire. Il manœuvra tant et tant qu’il atteignitl’autre côté. Après quoi, comme il eût fait avec un levier, ildesserra peu à peu les dents du bull-dog. Matt sortait à mesure, dela gueule entrouverte, le bourrelet de peau et de poil deCroc-Blanc.

– Prépare-toi à recevoir ton chien, ordonna Scott, d’un tonpéremptoire, à Tim Keenan qui était demeuré debout sanss’éloigner.

Tim Keenan obéit et, se penchant, saisit fortement Cherokeequ’une dernière pesée du revolver décrocha complètement. Le bulldogse débattait avec vigueur.

– Tire-le au large ! commanda Scott.

Tim Keenan et Cherokee, l’un traînant l’autre, s’éloignèrentparmi la foule.

Croc-Blanc fit, pour se relever, plusieurs efforts inutiles.Comme il était arrivé à se remettre sur ses pattes, ses jarretstrop faibles le trahirent et il s’affaissa mollement. Ses yeuxétaient mi-clos et leur prunelle toute terne ; sa gueule étaitbéante et la langue pendait, gonflée et inerte. Il avait l’aspectd’un chien qui a été étranglé à mort. Matt l’examina.

– Il est à bout, mais il respire encore.

Durant ce temps, Beauty-Smith s’était remis droit ets’approcha.

– Matt, combien vaut un bon chien de traîneau ? demandaScott.

Le conducteur du traîneau, encore agenouillé sur Croc-Blanc,calcula un moment.

– Trois cents dollars, répondit-il.

– Et combien pour un chien en marmelade commecelui-ci ?

– La moitié.

Scott se tourna vers Beauty-Smith :

– Entends-tu, monsieur la brute ? Je vais prendre ton chienet te donner pour lui cent cinquante dollars !

Il ouvrit son portefeuille et compta les billets. MaisBeauty-Smith croisa ses mains derrière son dos et refusa de prendrela somme.

– J’suis pas vendeur, dit-il.

– Oh ! Si, tu l’es, assura l’autre, parce que je suisacheteur. Voici ton argent. Le chien m’appartient.

Beauty-Smith, les mains toujours derrière le dos, se recula.Scott avança vivement vers lui, le poing levé pour frapper.Beauty-Smitli se courba, en prévision du coup.

– J’ai mes droits ! gémit-il.

– Tu as forfait à ces droits. Es-tu disposé à recevoir cetargent ? Ou vais-je avoir à frapper à nouveau ?

– C’est bon, dit Beauty-Smith avec toute la célérité de la peur.Mais j’prends l’argent en protestant, ajouta-t-il. Le chien est monbien ; j’suis volé. Un homme a ses droits.

– Très correct ! répondit Scott en lui remettant lesbillets. Un homme a ses droits. Mais tu n’es pas un homme, tu esune sale brute.

– Attendez que j’ revienne à Dawson ! menaça Beauty-Smith.J’aurai la loi pour moi.

– Si tu ouvres le bec, à ton retour à Dawson, je te feraiexpulser de la ville. Est-ce compris ?

Un grognement fut la réplique.

– Comprends-tu ? cria Scott dans un accès soudain decolère.

– Oui, grogna encore Beauty-Smith en se reprenant à reculer.

– Oui, qui ?

– Oui, monsieur.

– Attention ! Il va mordre ! jeta quelqu’un dans lafoule, et de grands éclats de rire s’élevèrent.

Scott, tournant le dos, s’en revint aider son compagnon quipoussait Croc-Blanc vers le traîneau.

Une partie des spectateurs s’étaient éloignés. D’autres étaientrestés, formant des groupes, qui regardaient et causaient. TimKeenan rejoignit un de ces groupes.

– Quelle est cette gueule ? demanda-t-il.

– Weedon Scott, répondit quelqu’un.

– Par tous les diables, qui, alors, est Weedon Scott ?

– Un de ces crâneurs d’ingénieurs des mines. Il est au mieuxavec toutes les grosses punaises de Dawson. Si vous craignez lesennuis, vous ferez bien de naviguer loin de lui. Voilà ce que jevous dis. Il est intime avec tous les fonctionnaires. LeCommissaire de l’Or est son meilleur copain.

– Je me doutais bien qu’il était quelqu’un, dit Tim Keenan.C’est pourquoi je l’ai ménagé.

Chapitre 19L’indomptable

– J’en désespère ! déclara Weedon Scott.

Il était assis au seuil de la cabane de bois qu’il habitait,près de Dawson, et regardait Matt, le conducteur de ses chiens, quileva les épaules en signe de découragement. Tous deux observaientCroc-Blanc, hérissé au bout de sa chaîne tendue, grondantférocement et se démenant afin de se jeter sur l’attelage de sonnouveau possesseur. Quant aux chiens de l’attelage, Matt leur avaitdonné quelques bonnes leçons, leçons appuyées d’un bâton, leurenseignant qu’il fallait laisser tranquille Croc-Blanc. Ils étaienten ce moment couchés à quelque distance, apparemment oublieux del’existence même de leur acrimonieux compagnon.

– C’est un loup, et il n’y a nul moyen de l’apprivoiser !reprit Weedon Scott.

– Sur ce point, gardons-nous d’être trop absolus, objecta Matt.Peut-être, quoi que vous disiez, y a-t-il une part de chien en lui.Ce qui est certain, en tout cas, et je ne crains pas del’affirmer…

Ici Matt s’arrêta et secoua la tête d’un air entendu, enregardant le Moosehide Mountain (la Montagne de la Peau-d’Elan)comme pour lui confier son secret.

– Bon ! ne sois pas avare de ta science, dit Scott un peuaigrement après quelques minutes d’attente. Quelle est tonidée ? Crache-nous cela.

Matt retourna son pouce vers Croc-Blanc.

– Loup ou chien, c’est tout un ; celui-ci a déjà étéapprivoisé.

– Non !

– Je dis oui. N’a-t-il pas déjà porté des harnais ?Regardez à cette place, vous y verrez la marque qu’ils ont laisséesur sa poitrine.

– Matt, tu as raison. C’était un chien de traîneau avant queBeauty-Smith eût acquis l’animal.

– Et je ne vois pas d’obstacles à ce qu’il le redevienne.

– Qu’est-ce qui te le fait penser ? demanda Scott avecvivacité.

Mais, ayant considéré Croc-Blanc, il reprit un air désolé.

– Nous l’avons depuis deux semaines déjà et, s’il a fait desprogrès, c’est en sauvagerie.

– Il faudrait que vous me laissiez agir à mon gré. Il y a unechance encore que nous n’avons pas courue. C’est de le lâcher pourun moment.

Scott eut un geste d’incrédulité.

– Oui, je sais, reprit Matt. Vous avez déjà essayé de ledétacher, sans seulement parvenir à vous en approcher. Mais voilà,vous n’aviez pas de gourdin.

– Alors, tente le coup toi-même.

Le conducteur de chiens prit un solide bâton et s’avança versCroc-Blanc enchaîné, qui se mit aussitôt à observer le gourdin avecla même attention que prête un lion en cage à la cravache de sondompteur.

– Regardez-moi ses yeux, dit Matt. C’est un bon signe. Il n’estpas bête et se garde bien de s’élancer sur moi. Non, non, il n’estpas sot.

Et comme l’autre main de l’homme s’approchait de son cou,Croc-Blanc se hérissa, gronda, mais se coucha par terre. Il fixaitcette main du regard, sans perdre de vue celle qui tenait legourdin suspendu menaçant au-dessus de sa tête. Matt détacha lachaîne du collier et revint en arrière.

Croc-Blanc pouvait à peine croire qu’il était libre. Bien desmois s’étaient écoulés depuis qu’il appartenait à Beauty-Smith et,durant cette période, il n’avait jamais connu un moment de liberté.On le détachait seulement lorsqu’on le menait au combat, etcelui-ci terminé, on l’enchaînait derechef.

Il ne savait que faire de lui. Peut-être quelque nouvellediablerie des dieux se préparait-elle à ses dépens. Il se mit àmarcher lentement, précautionneusement, se tenant sans cesse surses gardes. Ce qui se passait là était sans précédent. À touthasard il s’écarta des deux hommes qui l’observaient et, à pascomptés, se dirigea vers la cabane où il entra. Rien n’arrivant, saperplexité ne fit qu’augmenter. Il ressortit, fit une douzaine depas en avant et regarda intensément ses dieux.

– Ne va-t-il pas s’échapper ? interrogea Scott.

Matt eut un mouvement des épaules.

– C’est à risquer. C’est le seul moyen de nous renseigner.

– Pauvre bête ! murmura Scott avec pitié. Ce qu’elleattend, c’est quelque signe d’humaine bonté.

Et, ce disant, il alla vers la cabane. Il y prit un morceau deviande qu’il revint jeter à Croc-Blanc, lequel bondit à distance,soupçonneux et attentif.

À ce moment, un des chiens vit la viande et se précipita surelle.

– Ici, Major ! cria Scott.

Mais l’avertissement venait trop tard. Déjà Croc-Blanc s’étaitélancé et avait frappé. Le chien roula sur le sol. Lorsqu’il sereleva, le sang coulait goutte à goutte de sa gorge et traçait surla neige une traînée rouge.

– C’est trop de méchanceté ! dit Scott. Mais la leçon estbonne.

Matt s’était porté en avant pour châtier Croc-Blanc. Il y eut unnouveau bond, les dents brillèrent, une exclamation retentit. Puis,toujours grondant, Croc-Blanc se recula de plusieurs mètres tandisque Matt, qui s’était arrêté, examinait sa jambe.

– Il a touché droit au but, annonça-t-il en montrant ladéchirure de son pantalon, celle du caleçon qui était dessous, etla tache de sang qui grandissait.

– Il n’y a pas d’espoir avec lui, je te l’avais bien dit,prononça Scott avec tristesse. Après toutes nos méditations à sonsujet, la seule conclusion à laquelle nous arrivions estcelle-ci…

Tout en parlant, il avait comme à regret pris son revolver, enavait ouvert le barillet et s’était assuré que l’arme étaitchargée. Matt intercéda.

– Ce chien a vécu dans l’Enfer, Mr. Scott. Nous ne pouvonsattendre de lui qu’il se transforme instantanément en un bel angeblanc. Donnons-lui du temps.

– Pourtant, regarde Major.

Matt se tourna vers le chien qui gisait dans la neige au milieud’une flaque de sang et qui se préparait à rendre son derniersoupir.

– La leçon est bonne, c’est vous-même qui l’avez dit, Mr. Scott.Major a tenté de prendre sa viande à Croc-Blanc, il en est mort.C’était fatal. Je ne donnerais pas grand-chose d’un chien qui neferait pas respecter son droit en pareil cas.

– Un droit tant que tu voudras, mais il y a une limite.

Matt s’entêta :

– Moi aussi, j’ai mérité ce qui m’arrive. Avais-je besoin de lefrapper ? Laissons-le vivre, pour cette fois. S’il nes’améliore pas, je le tuerai moi-même.

– Je te l’accorde, dit Scott, en mettant de côté son revolver.Dieu sait que je ne désire pas le tuer ni le voir tuer ! Maisil est indomptable. Laissons-le courir librement et voyons ce quede bons procédés peuvent faire de lui. Essayons cela.

Scott marcha vers Croc-Blanc et commença à lui parler avecgentillesse.

– Vous vous y prenez mal, objecta Matt. Ne vous risquez pas sansun gourdin.

Mais Scott secoua la tête, bien décidé à gagner la conf?ance deCroc-Blanc qui demeurait soupçonneux. Quel événement sepréparait ? Il avait tué le chien du dieu, mordu le dieu quiétait son compagnon. Un châtiment terrible ne pouvait manquer.Hérissé, montrant ses crocs, les yeux alertes, tout son être enéveil, il se tenait en garde. Le dieu n’avait pas de gourdin. Ilsouffrit qu’il s’approchât tout près de lui. La main du dieus’avança et se mit à descendre sur sa tête. Il se courba et tenditses nerfs. N’était-ce pas le danger qui prenait corps ?Quelque trahison qui se préparait ? Il connaissait les mainsdes dieux, leur puissance surnaturelle, leur adresse à frapper.Puis il n’avait jamais aimé qu’on le touchât. Il gronda, plusmenaçant, tandis que la main continuait à descendre. Il ne désiraitpoint mordre cependant et il laissa le péril inconnu s’approcherencore. Mais l’instinct de la conservation surgit, plus impérieuxque sa volonté, et l’emporta.

Weedon Scott s’était cru assez vif et adroit pour éviter, le caséchéant, toute morsure. Il ignorait la rapidité déconcertante aveclaquelle, pareil au serpent qui se détend, frappait Croc-Blanc. Ilpoussa un cri en sentant qu’il était atteint, et prit sa mainblessée dans son autre main.

Matt était entré dans la cabane et en sortait avec un fusil.

– Ici, Matt ! cria Scott. Que prétends-tu ?

– Je vous ai fait une promesse tout à l’heure, réponditfroidement Matt. Je vais la tenir. J’ai dit que je le tueraismoi-même à son prochain méfait.

– Non, ne le tue pas.

– Je le tuerai, ne vous déplaise ! Regardez plutôt…

C’était maintenant au tour de Scott de plaider pour Croc-Blanc.Comment aurait-il pu s’amender en aussi peu de temps ? On nepouvait déjà jeter le manche après la cognée. C’est lui, Scott, quis’était montré imprudent. Il était seul coupable.

Durant ce colloque, Croc-Blanc demeurait hérissé et agressif,toujours décidé à lutter contre le châtiment de plus en plusterrible qu’il avait conscience d’avoir encouru. Sans doute sepréparait un traitement qui serait l’égal de celui que lui avait unjour infligé Beauty-Smith. Ce n’était plus toutefois vers Scott,mais vers Matt qu’il menaçait.

– Si je vous écoute, dit Matt, c’est moi qui vais êtredévoré.

– Pas du tout, c’est à ton fusil qu’il en veut, non à toi. Voiscomme il est intelligent ! Il sait, comme toi et moi, cequ’est une arme à feu. Baisse ton fusil !

Matt obéit.

– Etonnant, en effet, s’exclama-t-il. Maintenant il ne dit plusrien. Cela vaut la peine de renouveler l’expérience.

Matt reprit son fusil qu’il avait déposé contre la cabane, etCroc-Blanc de se remettre aussitôt à gronder. Matt reposa le fusil,fit mine de s’en éloigner, et les lèvres de Croc-Blancredescendirent sur ses dents.

– Maintenant, dit Scott, fais jouer ton arme.

Matt revint vers le fusil, le prit et le porta lentement à sonépaule. Le grondement et l’agitation recommencèrent, pour arriver àleur paroxysme lorsque le canon du fusil se mit à descendre et queCroc-Blanc vit qu’on le couchait en joue. À l’instant même oùl’arme fut à son niveau, il fit un bond de côté et s’enfuit dans lacabane. Matt arrêta là l’expérience. Abandonnant son fusil, il setourna vers son patron et dit avec solennité

– Je suis de votre avis, Mr. Scott. Ce chien est tropintelligent pour être tué.

Chapitre 20Le Maître d’amour

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis que Croc-Blancavait été libéré. La main qui lui avait rendu sa liberté étaitmaintenant enveloppée d’un bandage, cachée par un pansement etsoutenue par une écharpe afin d’arrêter le sang.

Comme Scott s’approchait de lui, il fit entendre son grondementqui signifiait qu’il ne voulait pas se soumettre au châtimentmérité. Car cette idée ne l’avait pas abandonné depuis la veille.Déjà, dans le passé, il avait subi des châtiments retardés. Or, ilavait commis un sacrilège qualifié, en enfonçant ses dents dans lachair sacrée d’un dieu, d’un dieu à peau blanche, supérieur auxautres ! Il était dans l’ordre des choses et dans la coutumedes dieux que cet acte fût terriblement payé.

S’étant avancé, le dieu s’assit à quelques pas de lui. Rien dedangereux en cela. Quand les dieux punissent, ils sont toujoursdebout. D’ailleurs, le dieu n’avait ni gourdin ni fouet ni arme àfeu. Lui-même, en outre, était libre. Point de chaîne ni de bâtonpour le retenir. Il lui était loisible de s’échapper et de semettre en sûreté s’il y avait lieu.

Le dieu était resté tranquille et, n’ayant esquissé aucunmouvement, le grondement commencé reflua dans la gorge deCroc-Blanc et expira. Alors le dieu parla. Le poil se dressa sur lecou de Croc-Blanc, et le grondement se précipita en avant. Mais ledieu continua à ne faire aucun geste hostile et à parlerpaisiblement. Il parlait sans arrêt, avec douceur et sans hâte. Nuln’avait jamais parlé ainsi à Croc-Blanc avec autant de charme dansla voix, et il sentit quelque chose, il ne savait quoi, remuer enlui. En dépit des préventions de son instinct, une certaineconfiance le poussa vers ce dieu ; il lui sembla qu’il étaiten sécurité en sa compagnie.

Au bout d’un long moment, le dieu se leva et entra dans lacabane. Lorsqu’il en sortit, Croc-Blanc l’examina minutieusement etla crainte lui revint. Mais le dieu n’avait encore ni arme nigourdin ; il ne cachait rien derrière son dos de sa mainblessée et, dans son autre main, il tenait un petit morceau deviande.

Le dieu était revenu s’asseoir à la même place que tout àl’heure. Croc-Blanc dressa ses oreilles et regarda avec soupçonalternativement le dieu et la viande, prêt à bondir au loin à lamoindre alerte. Mais le châtiment était retardé. Le dieu secontentait de lui tendre, proche du museau, le morceau de viandequi ne semblait dissimuler rien de dangereux. Les dieux, cependant,ont tous les pouvoirs et une trahison savamment machinée pouvait secacher derrière cette viande inoffensive en apparence. Malgré lesgestes aimables avec lesquels elle lui était offerte, il était plussage de n’y pas toucher. L’expérience du passé avait prouvé,surtout avec les femmes des Indiens, que viande et châtiment semêlaient souvent d’une façon déplorable.

Le dieu finit par jeter la viande dans la neige, aux pieds deCroc-Blanc qui la flaira avec attention sans la regarder. Les yeuxétaient toujours pour le dieu. Rien n’arriva encore. Le dieu luioffrit un second morceau. Il refusa à nouveau de le prendre et, denouveau, le dieu le lui jeta. Ceci fut répété un grand nombre defois. Mais un moment arriva où le dieu refusa de jeter le morceau.Il le garda dans sa main, et, fermement, le lui présenta.

La viande était bonne et Croc-Blanc avait faim. Pas à pas, avecd’infinies précautions, il s’approcha puis se décida. Sans quitterle dieu du regard, les oreilles couchées, le poil involontairementdressé en crête sur le cou, un sourd grondement roulant dans songosier afin d’avertir qu’il se tenait sur ses gardes et prétendaitne pas être joué, il allongea la tête, prit le morceau et lemangea. Rien n’arriva. Morceau par morceau il mangea toute laviande et, toujours, rien n’arrivait. Le châtiment était encoredifféré.

Croc-Blanc lécha ses babines et attendit. Le dieu s’avança etparla à nouveau avec bonté, puis il étendit la main. La voixinspirait la confiance, mais la main inspirait la crainte.Croc-Blanc se sentait tiraillé violemment par deux impulsionsopposées. Il se décida pour un compromis, grondant et couchant lesoreilles, mais ne mordant pas. La main continua à descendre jusqu’àtoucher l’extrémité de ses poils tout hérissés. Il recula et ellele suivit, pressant davantage contre lui. Il frissonnait et voulaitse soumettre, mais il ne pouvait oublier en un jour tout ce que lesdieux lui avaient fait souffrir. Puis la main s’éleva etredescendit alternativement en une caresse. Il suivit sesmouvements en se taisant et en grondant tour à tour, car lesvéritables intentions du dieu n’apparaissaient pas nettementencore. La caresse se fit plus douce, elle frotta la base desoreilles et le plaisir éprouvé s’en accrut.

À ce moment, Matt sortit de la cabane, tenant une casseroled’eau grasse qu’il venait vider au-dehors.

– J’en suis abasourdi ! s’écria-t-il en apercevantScott.

Et comme celui-ci continuait à caresser Croc-Blanc :

– Vous êtes peut-être un ingénieur très expert ; mais vousavez manqué votre vocation qui était, encore petit garçon, de vousengager dans un cirque comme dompteur de bêtes !

En entendant Matt, Croc-Blanc s’était aussitôt reculé. Ilgrondait vers lui, mais non plus vers Scott qui le rejoignit, remitsa main sur la tête de l’animal et le caressa comme avant.

Pour Croc-Blanc, c’était le commencement de la fin, de la fin deson ancienne vie et du règne de la haine. Une autre existence,immensément belle, était pour lui à son aurore. Il faudrait sansdoute, de la part de Weedon Scott, beaucoup de soins et de patiencepour la réaliser. Car Croc-Blanc n’était plus le louveteau, issu duWild farouche, qui s’était donné Castor-Gris pour seigneur, et dontl’argile était prête à prendre la forme qu’on lui destinerait. Ilavait été formé et durci dans la haine ; il était devenu unêtre de fer, de prudence et de ruse. Il lui fallait, maintenant,refluer tout entier sous la pression d’une puissance nouvelle quiétait l’Amour. Weedon Scott s’était donné pour tâche de réhabiliterCroc-Blanc, ou plutôt de réhabiliter l’humanité du tort qu’elle luiavait fait. C’était pour Scott une affaire de conscience. La dettede l’homme envers l’animal devait être payée.

Tout d’abord Croc-Blanc ne vit en son nouveau dieu qu’un dieupréférable à Beauty-Smith. C’est pourquoi, une fois détaché, ilresta. Et, pour prouver sa fidélité, il se fit de lui-même ungardien du bien de son maître. Tandis que les chiens du traîneaudormaient, il veillait et rôdait autour de la maison. Le premiervisiteur nocturne qui se présenta pour voir Scott dut livrer combatà Croc-Blanc, avec un gourdin, jusqu’à ce que Scott vînt lesecourir. Bientôt Croc-Blanc apprit à juger les gens. L’homme quivenait droit et ferme vers la porte de la maison, on pouvait lelaisser passer tout en le surveillant jusqu’au moment où, la portes’étant ouverte, il avait reçu le salut du maître. Mais l’homme quise présentait sans faire de bruit, avec une démarche oblique ethésitante, regardant avec précaution et semblant chercher lesecret, celui-là ne valait rien. Il n’avait qu’une chose à faire,s’enfuir en vitesse et sans demander son reste.

Chaque jour, Scott continuait à choyer et à caresser Croc-Blancqui prit goût de plus en plus à ses caresses. Quand la main letouchait il grondait toujours, mais c’était l’unique son que pûtémettre son gosier, la seule note que sa gorge eût appris àproférer. Il eût voulu l’adoucir, mais il n’y parvenait pas. Etpourtant, dans ce grondement, l’oreille attentive de Scott arrivaità discerner comme un ronron. Lorsque son dieu était près de lui,Croc-Blanc ressentait une joie ardente ; si le dieus’éloignait, l’inquiétude lui revenait, un vide s’ouvrait en lui etl’oppressait comme un néant. Dans le passé, il avait eu pour butunique son propre bien-être et l’absence de toute peine.Maintenant, il en allait différemment. Dès le lever du jour, aulieu de rester couché dans le coin bien chaud et bien abrité où ilavait passé la nuit, il s’en venait attendre sur le seuil glacé dela cabane, durant des heures entières, le bonheur de voir la facede son dieu, d’être amicalement touché par ses doigts et derecevoir une affectueuse parole. Sa propre incommodité ne comptaitplus. La viande, la viande même passait au second plan, et ilabandonnait son repas commencé afin d’accompagner son maître s’ille voyait partir pour la ville.

C’était un vrai dieu, un dieu d’amour qu’il avait rencontré etil s’épanouissait à ses chauds rayons. Adoration silencieuse etsans expansion extérieure, car il avait été trop longtempsmalheureux et sans joie pour savoir exprimer sa joie ; troplongtemps il avait vécu replié sur lui-même pour pouvoir s’épandre.Parfois, quand son dieu le regardait et lui parlait, une sorted’angoisse semblait l’étreindre de ne pouvoir physiquement exprimerson amour et tout ce qu’il sentait.

Il ne tarda pas à comprendre qu’il devait laisser en repos leschiens de son maître. Après leur avoir fait reconnaître sa maîtrisesur eux et sa supériorité d’ancien chef de file, il ne les troublaplus. Mais ils devaient s’effacer devant lui quand il passait, etlui obéir en tout ce qu’il exigeait. Pareillement, il tolérait Mattcomme étant une propriété de son maître. C’était Matt qui, le plussouvent, lui donnait sa nourriture, mais Croc-Blanc devinait quecette nourriture lui venait de son maître. Ce fut Matt aussi quitenta le premier de lui mettre des harnais et de l’atteler autraîneau en compagnie des autres chiens. Matt n’y réussit pas. Ilne se soumit qu’après l’intervention personnelle de Scott. Ensuiteil accepta, par l’intermédiaire de Matt, la loi du travail, quiétait la volonté de son maître. Toutefois, il ne fut satisfaitqu’après avoir repris, en dépit de Matt qui ignorait ses capacités,son ancien rôle de chef de file.

– S’il m’est permis, dit Matt un jour, d’expectorer ce qui esten moi, je mets en fait, Mr. Scott, que vous fûtes bien inspiré enpayant pour ce chien le prix que vous en avez donné. Vous avezproprement roulé Beauty-Smith, abstraction faite des coups de poingdont vous l’avez gratifié.

Pour toute réponse, Weedon Scott fit briller dans ses yeux grisun éclair de l’ancienne colère et murmura, à part lui : « Labrute ! »

Au printemps suivant, Croc-Blanc eut une grande émotion. Lemaître d’amour disparut. Divers emballages et paquetages avaientprécédé son départ. Mais Croc-Blanc ignorait ce que signifiaientces choses et ne s’en rendit compte que par la suite.

Cette nuit-là, vainement, sur le seuil de la cabane, il attenditle retour du maître. À minuit, le vent glacial qui soufflait lecontraignit à chercher en arrière un abri ; il sommeillaquelque peu. Mais, vers deux heures du matin, son anxiété lereprit. Il revint s’étendre sur le seuil glacé, les oreillestendues, à l’écoute du pas familier. Le matin, la porte s’ouvrit etMatt sortit. Il le regarda pensivement.

Matt n’avait aucun moyen d’expliquer à l’animal ce que celui-cidésirait connaître. Les jours s’écoulaient et le maître ne revenaitpas. Croc-Blanc, qui jusque-là n’avait jamais eu de maladie, tombamalade, tellement malade que Matt dut le traîner à l’intérieur dela cabane. Puis, dans la prochaine lettre qu’il écrivit à Scott ilajouta un post-scriptum à ce sujet.

Weedon Scott se trouvait à Circle City lorsqu’il lut :

– Ce damné loup ne veut pas travailler ; il prétend ne pasmanger. Je ne sais que faire de lui. Il voudrait connaître ce quevous êtes devenu et je ne sais comment le lui dire. Je crois qu’ilest en train de mourir.

Les renseignements étaient exacts. Croc-Blanc, s’il lui arrivaitde sortir, se laissait rosser par tous les chiens de l’attelage, àtour de rôle. Dans la cabane, il gisait sur le plancher, près dupoêle, sans accepter de nourriture. Que Matt lui parlât gentimentou jurât après lui, c’était tout un. Il se contentait de tournervers l’homme ses tristes yeux, puis laissait retomber sa tête surses pattes de devant et ne bougeait plus.

Une nuit où il lisait à mi-voix en faisant remuer ses lèvres,Matt tressaillit. Croc-Blanc avait sourdement gémi, puis s’étaitdressé, les oreilles levées vers la porte, et écoutait intensément.Un moment après, un bruit de pas se fit entendre et, la portes’étant ouverte, Weedon Scott entra. Les deux hommes se serrèrentla main. Puis Scott regarda autour de lui.

– Où est le loup ? demanda-t-il.

Il découvrit Croc-Blanc qui s’était à nouveau étendu près dupoêle et qui n’avait pas bondi vers lui comme eût fait un chienordinaire.

– Bon sang ! s’exclama Matt, regardez s’il remue la queue.Ça n’arrête pas.

Weedon Scott appela Croc-Blanc qui vint aussitôt sansexubérance. Mais une incommensurable félicité emplissait ses yeuxcomme une lumière. Scott s’accroupit sur ses talons, bien en facede lui, et commença à lui caresser savamment la base des oreilles,le cou, les épaules, toute l’épine dorsale. Croc-Blanc prit songrondement doux puis, portant subitement sa tête en avant, il allal’enfouir sous le bras de son maître, cachant son bonheur et sedodelinant.

Avec le retour du maître aimé, Croc-Blanc se rétablitrapidement. Il ne sortit pas de la cabane durant deux nuits et unjour. Quand il reparut dehors, les autres chiens, qui avaientoublié sa force naturelle, ne se souvenant que de sa faiblessedernière, se jetèrent sur lui. Leur déroute ne se fit pas attendre.Ils s’enfuirent en hurlant et ne revinrent que le soir un à un,humbles et rampants, pour témoigner de leur soumission.

Assez longtemps après, Scott et Matt étaient une nuit assis l’unen face de l’autre, s’adonnant à une partie de cartes, préliminairehabituel du coucher. Ils entendirent au-dehors un grand cri et desgrondements sauvages.

– Le loup, dit Matt, est après quelqu’un !

Les deux hommes prirent la lampe et s’élancèrent. Ils trouvèrentun autre homme étendu sur le dos dans la neige. Ses bras étaientrepliés l’un sur l’autre, et il s’en servait pour protéger sa faceet sa gorge. Le besoin s’en faisait sentir, car Croc-Blanc étaitdans une rage folle, combattant méchamment et poussant son attaqueaux endroits les plus vulnérables. De l’épaule au poignet, lesmanches étaient lacérées et la chemise de flanelle bleue n’étaitplus qu’un haillon. Les bras eux-mêmes étaient horriblementdéchirés et le sang en coulait à flots.

Weedon Scott saisit Croc-Blanc par le cou et l’entraîna, sedébattant comme un diable. Pendant ce temps, Matt aidait l’homme àse relever. Celui-ci, en abaissant ses bras, découvrit la bestialefigure de Beauty-Smith. Matt recula comme s’il avait touché uncharbon ardent. Beauty-Smith clignota des yeux à la lumière de lalampe, regarda autour de lui et, en apercevant Croc-Blanc que Scotttentait d’apaiser, donna de nouveaux signes de terreur.

Matt, au même moment, remarqua deux objets tombés dans la neige.Il les examina et reconnut une chaîne d’acier et un fort gourdin.Il les montra à Weedon Scott qui secoua la tête sans rien dire.Puis il posa sa main sur l’épaule de Beauty-Smith tout tremblant etle fit pirouetter sur lui même.

Pas un mot en fut échangé.

Quand le dieu de haine fut parti, le dieu d’amour caressaCroc-Blanc et lui parla.

– On a essayé de te voler, hein ? Et tu n’as pas voulu.Bien, bien ; il s’était trompé, n’est-ce pas ?

– Il a dû croire, à l’accueil qu’il a reçu, qu’une légion dedémons l’assaillait ! ricana Matt.

Croc-Blanc, encore agité et le poil hérissé, grondait toujours.Puis, lentement, ses poils retombèrent et un doux ronron se mit àronfler dans sa gorge.

Chapitre 21Le Long voyage

C’était dans l’air. Croc-Blanc pressentait, avant qu’il ne fût,qu’un malheur allait arriver. Ses dieux se trahissaient sans lesavoir. Le chien-loup, du seuil de la cabane, lisait dans leurcerveau.

– &coutez ceci ! voulez-vous ? s’exclama Matt, unsoir, tandis qu’il soupait avec Scott.

Scott écouta. À travers la porte arrivait une sourde plainte,douloureuse comme un sanglot. Un long reniflement lui succéda et laplainte se tut. Croc-Blanc s’était rassuré ; son dieu nes’était pas encore envolé.

– Je crois que ce loup devine vos projets, dit Matt.

– Que veux-tu que je fasse d’un loup en Californie ?répondit Scott en regardant son compagnon d’un air embarrassé, quiindiquait une arrière-pensée différente de ses paroles.

– C’est bien ce que je dis, opina Matt. Que feriez-vous d’unloup en Californie ?

– Les chiens des hommes blancs n’en mèneraient pas large,poursuivit Scott. Il les tuerait tous, sitôt débarqué. Je meruinerais à payer des dommages-intérêts. À moins que la police nemette aussitôt la main dessus et ne commence parl’électrocuter.

– C’est un terrible meurtrier, je le sais, approuva Matt.

Dehors, le sanglot se faisait entendre à nouveau ; puis lereniflement interrogateur lui succéda encore.

– Il est incontestable, reprit Matt, qu’il a des pensées quenous ignorons. Mais comment sait-il que vous allez partir ?Cela dépasse mon imagination.

– Moi non plus, je ne le comprends pas, dit Scotttristement.

Quand le jour fatal fut proche, Croc-Blanc, par la porteouverte, vit le dieu d’amour déposer sa valise sur le plancher et yemballer divers objets. Il y eut aussi des allées et venues.L’atmosphère paisible de la cabane fut perturbée. Le doute n’étaitplus possible pour Croc-Blanc ; son dieu s’apprêtait à fuirune seconde fois et, comme la première, il l’abandonnerait derrièrelui.

Alors, la nuit qui suivit, il fit retentir le long hurlement desloups. Ainsi avait-il hurlé dans son enfance quand, après avoir fuidans le Wild, il était revenu au campement indien et l’avait trouvédisparu, quelques tas de détritus marquant seuls la place oùs’élevait la veille la tente de Castor-Gris. Aujourd’hui commejamais, il pointait son museau vers les froides étoiles et leurdisait son malheur.

Dans la cabane, les deux hommes venaient de se mettre aulit.

– Il recommence à ne plus vouloir de nourriture, dit Mattderrière sa cloison.

Scott s’agita dans son lit et grogna. Matt continua :

– Si j’en juge par sa conduite passée, je ne serais pas étonnéque maintenant il ne meure pour de bon.

– Ferme ! cria Scott dans l’obscurité. Tu bavardes pirequ’une femme !

Le lendemain, Croc-Blanc prétendit ne pas quitter les talons deson maître et continua à observer les bagages étendus sur leplancher. Deux gros sacs de toile et une boîte étaient venusrejoindre la valise. Dans une toile cirée, Matt roulait lescouvertures de Scott et ses vêtements de fourrure. Puis les deuxIndiens arrivèrent, qui mirent les bagages sur leurs épaules et lesemportèrent sous la conduite de Matt, chargé lui-même de la valiseet des couvertures.

Lorsque Matt fut revenu, le maître vint à la porte de la cabaneet, appelant Croc-Blanc, le fit entrer.

– Toi, pauvre diable, dit-il en frottant doucement les oreillesde l’animal, apprends que je vais partir pour un long voyage où tune pourras me suivre. Donne-moi encore un grondement ami, ungrondement d’adieu. Ce sera le dernier.

Mais Croc-Blanc refusa de gronder. Après un regard pensif versles yeux du dieu, il cacha sa tête sous le bras de Scott.

– Hé ! Il siffle ! cria Matt.

Du Yukon s’élevait le meuglement d’un steamboat.

– Coupez court à vos adieux, Mr. Scott ! Sortez par laporte de devant et fermez-la vivement. J’en ferai autant avec cellede derrière.

Les deux portes claquèrent en même temps avec un bruit sec,scandé bientôt par un gémissement lugubre et un sanglot suivis delongs reniflements.

– Matt, tu prendras bien soin de lui, dit Scott comme ilsdescendaient la pente de la colline. Tu m’écriras et me ferassavoir comment il se conduit.

– Je n’y manquerai pas. Mais écoutez donc ceci…

Les deux hommes s’arrêtèrent. Croc-Blanc hurlait comme font leschiens quand leurs maîtres sont morts. Il vociférait sadésespérance. Sa clameur montait en notes aiguës et précipitées,puis en un trémolo misérable, elle retombait comme prête às’éteindre, pour éclater à nouveau en explosions successives.

L’Aurora était le premier bateau de l’année qui quittait leKlondike. Ses ponts étaient bondés de chercheurs d’or qui s’enretournaient, les uns après fortune faite, les autres en pitoyabledétresse, tous aussi ardents à repartir qu’ils avaient été enragésà venir.

Près de l’échelle du bord, Scott serrait la main de Matt qui sepréparait à redescendre à terre. Mais Matt, sans répondre à cetteétreinte, restait les yeux fixés sur quelque chose qu’il voyait àdeux pas de lui, derrière le dos de Scott. Scott se retourna. Assissur le pont, Croc-Blanc attendait.

Les deux hommes échangèrent quelques mots, affirmant chacunqu’ils avaient bien fermé leur porte. Croc-Blanc observait,aplatissant ses oreilles, mais toujours immobile.

– Je vais le descendre à terre avec moi, dit Matt.

Il s’avança vers Croc-Blanc qui glissa aussitôt loin de lui.Matt courait à sa poursuite, mais Croc-Blanc disparut derrière ungroupe, tourna tout autour du pont, reparut, s’éclipsa et virevoltasans se laisser capturer. Alors Scott l’appela et il vint enprompte obéissance.

Scott se mit à caresser Croc-Blanc et remarqua sur son museaudes coupures fraîches, ainsi qu’une entaille entre ses yeux. Mattpassa sa main sous le ventre de l’animal.

– Nous avions, dit-il, oublié la fenêtre. Il a le ventre toutbalafré. Il a, parbleu ! passé à travers les vitres.

Mais Weedon Scott n’écoutait pas. Il pensait rapidement. Labruyante sirène de l’Aurora annonçait le départ. Des hommes semettaient en mesure de descendre l’échelle du bord, Matt, dénouantsa cravate, s’avança pour la passer autour du cou deCroc-Blanc.

– Non, pas cela, dit Scott. Adieu, mon vieux ! Tu peuxpartir. Quant au loup, inutile de me donner de ses nouvelles. Jel’ai avec moi…

– Quoi ? s’écria Matt. Voulez-vous dire par là ?

– Je dis ce que je dis. Voici ta cravate. Je t’écrirai à sonsujet.

Matt descendit. À la moitié de l’échelle, il s’arrêta.

– Il ne pourra jamais supporter le climat ! Vous le tondrezau moins, quand viendront les chaleurs.

L’échelle enlevée, l’Aurora se balança et s’éloigna du rivage.Weedon Scott agita la main en signe d’adieu puis, revenant versCroc-Blanc :

– Maintenant roucoule, toi, damné fou ! Roucoule…

Chapitre 22La Terre du sud

Croc-Blanc reprit terre à San Francisco. Il fut stupéfait.Toujours il avait associé volonté d’agir et puissance d’agir. Etjamais les hommes blancs ne lui avaient paru des dieux aussimerveilleux que depuis qu’il trottait sur le lisse pavé de lagrande ville. Les cabanes qu’il avait connues, faites de bûches debois, faisaient place à de grands bâtiments hauts comme des tours.Les rues étaient pleines de périls inconnus : camions, voitures,automobiles. De grands et forts chevaux traînaient d’énormeschariots. Sous des câbles monstrueux tendus en l’air, des carsélectriques filaient rapidement et cliquetaient à travers lebrouillard, hurlant leur instance menace, comme font les lynx dansles forêts du Nord.

Toutes ces choses étaient autant de manifestations de puissance.À travers elles, derrière elles, l’homme contrôlait et gouvernait.C’était colossal et terrifiant. Croc-Blanc eut peur, comme jadis,lorsque arrivant du Wild au camp de Castor-Gris, quand il étaitpetit, il avait senti sa faiblesse devant les premiers ouvrages desdieux. Et quelle innombrable quantité de dieux il voyaitmaintenant ! Leur foule affairée lui donnait le vertige. Letonnerre des ruées l’assourdissait et leur incessant mouvement,torrentueux et sans fin, le bouleversait. Jamais il n’avait autantsenti sa dépendance du dieu d’amour. Il le suivait, collé sur sestalons, quoi qu’il dût advenir.

Une nouvelle épreuve l’attendait qui, longtemps par la suite,demeura un cauchemar dans son cerveau et dans ses rêves. Aprèsqu’ils eurent tous deux traversé la ville, ils arrivèrent dans unegare pleine de wagons où Croc-Blanc fut abandonné par son maître(il le crut du moins) et enchaîné dans un fourgon au milieu d’unamoncellement de malles et de valises. Là commandait un dieu trapuet herculéen, qui faisait grand bruit et, en compagnie d’autresdieux, traînait, poussait, portait les colis qu’il recevait oudébarquait. Croc-Blanc, dans cet inferno, ne reprit ses espritsqu’en reconnaissant près de lui les sacs de toile qui enfermaientles effet de son maître. Alors il se mit à monter la garde sur cespaquets.

Au bout d’une heure, Weedon Scott apparut.

– Il était temps que vous veniez, grogna le dieu de fourgon.Votre chien prétend ne pas me laisser mettre un doigt sur voscolis.

Croc-Blanc fut emmené hors du fourgon. Il fut très étonné. Lacité fantastique avait disparu. On l’avait enfermé dans une chambrequi était semblable à celle d’une maison et, à ce moment, la citéétait autour de lui. Depuis, la cité s’était éclipsée, sa rumeur nebruissait plus à ses oreilles. Mais une souriante campagne,l’entourait, baignée de paix, de silence et de soleil. Durant unbon moment, il s’ébahit de la transformation. Puis il accepta lefait comme une manifestation de plus du pouvoir souventincompréhensible de ses dieux. Cela ne regardait qu’eux.

Une voiture attendait. Un homme et une femme s’approchèrent,puis les bras de la femme se levèrent en entourèrent vivement lecou du maître. C’était là un acte hostile ; Croc-Blanc se mità gronder avec rage.

– Ça va ! mère, dit Scott s’écartant aussitôt et empoignantl’animal. Il a cru que tu me voulais du mal et c’est une chosequ’il ne peut supporter.

Je ne pourrai donc t’embrasser, mon fils, qu’en l’absence de tonchien ! dit-elle en riant, quoiqu’elle fût encore pâle etdéfaite de la frayeur qu’elle avait éprouvée. Nous lui apprendronsbientôt à se mieux comporter.

Et comme Croc-Blanc, l’œil fixe, continuait à gronder :

– Couché, monsieur ! Couché !

L’animal obéit à contrecœur.

– Maintenant, mère !

Scott ouvrit ses bras sans quitter du regard Croc-Blanc,toujours hérissé et qui fit mine de se redresser.

– A bas ! A bas ! répéta Scott.

Croc-Blanc se laissa retomber. Il surveilla des yeux, avecanxiété, la répétition de l’acte hostile. Aucun mal n’en résulta,pas plus que de l’embrassade, qui se produisit ensuite, du dieuinconnu.

Alors les sacs furent chargés sur la voiture où montèrent ledieu d’amour et les dieux étrangers. Croc-Blanc suivit en trottant,vigilant et hérissé, signifiant ainsi aux chevaux qu’il veillaitsur le maître emporté par eux si rapidement sur le sol.

Un quart d’heure après, la voiture franchissait un portail depierre et s’engageait sur une belle avenue bordée de noyers qui larecouvraient de leurs arceaux. À droite et à gauche, s’étendaientde vastes et vertes pelouses plantées de grands chênes auxpuissantes ramures. Au-delà, en un pittoresque contraste, desprairies aux foins mûrs, dorés et roussis par le soleil. Descollines brunes, couronnées de hauts pâturages, fermaientl’horizon. À l’extrémité de l’avenue s’élevait, à flanc de coteau,une maison aux nombreuses fenêtres et au porche profond.

Croc-Blanc n’eut point de loisir d’admirer tout ce beau paysage,car la voiture avait à peine pénétré dans le domaine qu’un groschien de berger, au museau pointu et aux yeux brillants,l’assaillait, fort irrité et à bon droit, contre l’intrus.

Le chien, se jetant entre lui et le maître, se mit en devoir dele chasser. Croc-Blanc, hérissant son poil, s’élançait déjà pour samortelle et silencieuse riposte, lorsqu’il s’arrêta brusquement,les pattes raides, troublé et se refusant au contact. Le chienétait une femelle, et la loi de sa race interdisait à Croc-Blanc del’attaquer. L’instinct du loup reparaissait et son devoir était delui obéir. Mais il n’en était pas de même de la part du chien deberger. Son instinct, à lui, était la haine ardente du Wild.Croc-Blanc était un loup, le maraudeur héréditaire qui faisait saproie des troupeaux et que, depuis des générations, il convenait decombattre.

Tandis que Croc-Blanc retenait son élan, la chienne bondit surlui et enfonça ses crocs dans son épaule. Il grondainvolontairement, et ce fut tout. Il se détourna et tenta seulementde l’éviter. Mais la chienne s’acharnait et, le poursuivant de-cide-là, ne lui laissait aucun répit.

– Ici, Collie ! appela l’homme étranger qui était dans lavoiture.

Weedon Scott se mit à rire.

– Père, ne vous inquiétez pas. Il fait son éducation. Mieux vautqu’il commence dès à présent.

La voiture continuait à rouler et toujours Collie bloquait laroute à Croc-Blanc, refusant, malgré ses ruses et ses détours, dele laisser passer. Le maître aimé allait disparaître. Alors,désespéré, Croc-Blanc, se souvenant d’un de ses vieux modes decombat, donna à son adversaire une violente poussée de l’épaule. Enune seconde, la chienne fut culbutée et, tandis qu’elle poussaitdes cris perçants, Croc-Blanc détalait pour rejoindre la voiturequ’il trouva arrêtée au seuil de la maison.

Là, il subit une nouvelle attaque. Un chien de chasse bondit surlui de côté, sans qu’il le vît, et si impétueusement qu’il ne putrésister au choc et roula par terre sens dessus dessous. En proie àune rage folle, il bondit à son tour aussitôt relevé, et c’en étaitfait du chien si Collie, remise sur ses pattes, ne fût revenue deplus en plus furieuse contre le brigand du Wild. Elle fonça à angledroit sur Croc-Blanc qui, pour la seconde fois, fut renversé sur lesol.

À ce moment, Weedon Scott intervint. Il se saisit de Croc-Blanctandis que son père appelait les chiens.

– Voilà, dit Scott, une chaude réception pour un pauvre loup del’Arctique. Il est connu pour n’avoir été jeté bas qu’une seulefois dans sa vie, et il vient de l’être ici deux fois en trentesecondes.

D’autres dieux étrangers étaient sortis de la maison. Un certainnombre d’entre eux restèrent à distance respectueuse. Mais deuxfemmes recommencèrent l’acte hostile de se suspendre au cou dumaître. Croc-Blanc cependant toléra cet acte, aucun mal ne semblantdécidément en provenir et les bruits que les femmes-dieux faisaientavec leur bouche ne paraissant pas menaçants. Tous les dieuxprésents se mirent ensuite en frais de gentillesses envers lui.Mais il les avertit, avec un grondement, de se montrer prudents, etle maître fit de même avec sa bouche, tout en le tapotantamicalement sur la tête.

Les dieux montèrent ensuite l’escalier du perron, afin d’entrerdans la maison. Une des femmes-dieux avait passé ses bras autour ducou de Collie et la calmait avec des caresses. Mais Colliedemeurait grinçante et surexcitée, comme outragée par la présencetolérée de ce loup, et persuadée intérieurement que les dieuxétaient dans leur tort. Dick, le chien, avait été se coucher enhaut de l’escalier et, lorsque passa Croc-Blanc collé aux talons deson maître, il gronda vers lui.

– Toi, viens, loup ! dit Scott. C’est toi qui vasentrer.

Croc-Blanc entra les pattes raides, la queue droite et fière,sans perdre Dick des yeux afin de se garer d’une attaque de flanc,prêt aussi à faire face à tout danger qui pourrait fondre del’intérieur de la maison. Rien de redoutable ne se produisit. Puisil examina tout autour de lui et, cela fait, se coucha avec ungrognement de satisfaction aux pieds de son maître. Mais il demeural’oreille aux aguets. Qui sait quels périls l’épiaient peut-êtresous ce grand toit de la maison qui pesait sur sa tête comme leplafond d’une trappe ?

Chapitre 23Le Domaine du Dieu

Non seulement Croc-Blanc était capable, par sa nature, des’adapter aux gens et aux choses, mais il raisonnait et comprenaitla nécessité de cette adaptation. Ici, à Sierra Vista (c’était lenom du domaine du juge Scott, père de Weedon Scott), il se sentitrapidement chez lui.

Dick, après quelques bouderies et formalités, s’était résigné àaccepter la présence du loup, imposée par ses maîtres. Même iln’aurait pas mieux demandé que de devenir son ami. Mais Croc-Blancne se souciait pas d’aucune amitié de ses semblables. Il avaittoujours vécu hors de son espèce et désirait y demeurer. Lesavances de Dick n’eurent point de succès, et il les repoussa. Lebon chien renonça à son idée et, désormais, ne prit pas plus gardeà Croc-Blanc que celui-ci ne prenait garde à lui.

Il n’en fut pas de même avec Collie. Si elle toléraitCroc-Blanc, qui était sous la protection des dieux, elle ne pouvaitse résigner à le laisser en paix. Trop de loups avaient ravagé lestroupeaux et combattu contre ses ancêtres pour qu’elle le pût ainsioublier. Prenant avantage de son sexe, elle ne perdait aucuneoccasion de le maltraiter de ses dents pointues. Croc-Blanc tendaitpatiemment la fourrure protectrice de son épaule, puis reprenait samarche, calme et digne. Si elle mordait trop fort, il courait encercle en détournant la tête, irrité mais impassible. Il finit parprendre l’habitude, quand il la voyait venir, de se lever et des’en aller en lui cédant aussitôt la place.

Dans sa vie nouvelle, Croc-Blanc avait beaucoup à apprendre.Tout était ici, beaucoup plus compliqué que sur la Terre du Nord.De même que Castor-Gris, le maître avait une famille qui partageaitsa nourriture, son feu, ses couvertures, et qui devait êtrerespectée comme lui-même. Et elle était bien plus nombreuse quecelle de l’Indien. Il y avait d’abord, avec sa femme, le jugeScott, père de Weedon. Puis les deux sœurs de celui-ci, Beth etMary ; puis sa femme Alice, et encore ses enfants, Weedon etMaud, un garçon de quatre ans et une fille de six. Croc-Blanc, sanspouvoir comprendre quels liens de parenté unissaient au dieud’amour tout ce monde, consentit à se laisser caresser par chacun.Il apprit aussi à jouer avec les enfants qu’il voyait êtreparticulièrement chers au maître, et oublia en leur faveur toutesles méchancetés et toutes les tyrannies qu’il avait subies de lapart des enfants indiens. Il supportait avec conscience toutesleurs folies et, s’ils l’ennuyaient trop, il s’écartait d’eux avecdignité ; il finit même par les aimer. Mais personne ne putjamais tirer de lui le moindre ronronnement. Le ronron était pourle maître seul.

Quant aux domestiques, un traitement différent devait leur êtreappliqué. Croc-Blanc les tolérait, comme étant une propriété de sonmaître ; ils cuisinaient et lavaient les plats, etaccomplissaient diverses autres besognes, juste comme Matt faisaitlà-bas, au Klondike. Il n’avait pas à se laisser caresser par euxet ne leur devait aucune affection.

Le domaine du dieu, qui s’étendait hors de la maison, étaitvaste mais non sans limites. Au-delà des dernières palissades quil’entouraient étaient les domaines particuliers d’autres dieux. Surla Terre du Nord, le seul animal domestique était le chien.Beaucoup d’autres animaux vivaient dans le Wild, et ces animauxappartenaient de droit aux chiens lorsque ceux-ci pouvaient lesmaîtriser. Durant toute sa vie, Croc-Blanc avait dévoré les chosesvivantes qu’il rencontrait. Il n’entrait pas dans sa tête que, surla Terre du Sud, il dût en être autrement. Vagabondant autour de lamaison, au lever du soleil, il tomba sur un poulet qui s’étaitéchappé de la basse-cour. Il fut sur lui dans un instant. Le pouletpoussa un piaulement effaré et fut dévoré. Nourri de bon grain, ilétait gras et tendre, et Croc-Blanc, se pourléchant les lèvres,décida qu’un tel plat était tout à fait délectable.

Plus avant dans la journée, il eut la chance de rencontrer unautre poulet qui se promenait près de l’écurie. Un des palefrenierscourut au secours de la volaille. Ignorant du danger qu’il courait,il prit pour toute arme un léger fouet de voiture. Au premier coup,Croc-Blanc, qu’un gourdin aurait peut-être fait reculer, laissa lepoulet pour l’homme.

Tandis que le fouet le cinglait à nouveau, il sautasilencieusement à la gorge de l’homme qui tomba à la renverse encriant « Mon Dieu ! » puis lâcha son fouet pour se couvrir lagorge avec ses bras. Les avant-bras saignants et lacérés jusqu’àl’os, il se releva et tenta de gagner l’écurie. L’opération eût étémalaisée si Collie n’eût fait, à ce moment, son entrée en scène.Elle s’élança, furibonde, sur Croc-Blanc. C’était bien elle quiavait raison ; les faits le prouvaient et justifiaient sespréventions, en dépit de l’erreur des dieux qui ne savaient pas. Lebrigand du Wild continuait ses anciens méfaits.

Le palefrenier s’était mis à l’abri et Croc-Blanc reculaitdevant les dents menaçantes de Collie. Il lui présenta son épaule,puis tenta de la lasser en courant en cercle. Mais Collie nevoulait pas renoncer à châtier le coupable. En sorte queCroc-Blanc, jetant aux vents sa dignité, se décida à décamper àtravers champs.

– Voilà qui lui apprendra, dit Scott, à laisser tranquilles lespoulets. Mais je lui donnerai moi-même une leçon la prochaine foisque je l’y prendrai.

Deux nuits plus tard, l’occasion voulue se présenta, et plusmagnifique que Scott ne l’avait prévue. Croc-Blanc avait observé deprès la basse-cour et les habitudes des poulets. Lorsque la nuitfut venue et que tous les poulets furent juchés sur leursperchoirs, il grimpa sur une pile de bois qui était voisine, d’oùil gagna le toit du poulailler. De là, il se laissa glisser sur lesol et pénétra dans la place.

Ce fut un carnage bien conditionné. Lorsque, le matin, Scottsortit, cinquante poules blanches de Leghorn, dont les cadavresn’avaient pas été dévorés, accueillirent son regard, soigneusementalignées par le palefrenier sur le perron de la maison.

Le maître siffla, surpris et plein d’admiration pour cechef-d’œuvre de destruction. Croc-Blanc accourut et le regarda dansles yeux, sans honte aucune. Loin d’avoir conscience de son crime,il marchait avec orgueil, comme s’il avait accompli une actionméritoire et digne d’éloges. Scott se pinça les lèvres, navré desévir, et parla durement. Il n’y avait que colère dans sa voix.Puis, s’étant emparé de Croc-Blanc, il lui tint le nez sur lespoulets assassinés et, en même temps, le gifla lourdement.

Autrefois, lorsque Croc-Blanc était giflé par Castor-Gris ou parBeauty-Smith, il en éprouvait une souffrance physique. Maintenant,s’il arrivait qu’il le fût par le dieu d’amour, le coup, quoiqueplus léger, entrait plus profondément en lui. La moindre tape luisemblait plus dure à supporter que, jadis, la pire bastonnade. Carelle signifiait que le maître était mécontent. Jamais plus il necourut après un poulet.

Bien plus, Scott l’ayant conduit dans le poulailler même, aumilieu des poulets survivants, Croc-Blanc, en voyant sous son nezla vivante nourriture, fut tout d’abord sur le point de céder à soninstinct. Le maître refréna de la voix cette impulsion et, dèslors, Croc-Blanc respecta le domaine des poulets ; il ignoraleur existence. Et comme le juge Scott semblait douter que cetteconversion fût définitive, Croc-Blanc fut enfermé tout unaprès-midi dans le poulailler. Il ne se passa rien. Croc-Blanc secoucha et finit par s’endormir. S’étant réveillé, il alla boiredans l’auge un peu d’eau. Puis, ennuyé de se voir captif, il pritson élan, bondit sur le toit du poulailler et sauta dehors.Calmement, il vint se présenter à la famille qui l’observait duperron de la maison, et le juge Scott, le regardant en face,prononça plusieurs fois, avec solennité :

– Croc-Blanc, tu vaux mieux que je ne pensais !

Croc-Blanc apprit pareillement qu’il ne devait pas toucher auxpoulets appartenant aux autres dieux. Il y avait aussi des chats,des lapins et des dindons ; tous ceux-ci devaient être laissésen paix, et en général, toutes les choses vivantes. Même dans lasolitude des prairies, une caille pouvait sans dommage lui voltigerdevant le nez Frémissant et tendu de désir, il maîtrisait soninstinct et demeurait immobile parce que telle était la loi desdieux. Un jour, cependant, il vit Dick qui avait fait lever unlapin de garenne et qui le poursuivait. Le maître était présent etne s’interposait pas ; il encourageait même Croc-Blanc à sejoindre à Dick. Une nouvelle loi en résultait : les lapins degarenne n’étaient pas « tabou » comme les animaux domestiques, niles écureuils, ni les cailles, ni les perdrix. C’étaient descréatures du Wild sur lesquelles les dieux n’étendaient pas leurprotection, comme ils faisaient sur les bêtes apprivoisées. Ilétait permis aux chiens d’en faire leur proie.

Toutes ces lois étaient inf?niment complexes, leur observanceexacte était souvent diff?cile et l’inextricable écheveau de lacivilisation, qui refrénait constamment ses impulsions naturelles,bouleversait Croc-Blanc.

Trottant derrière la voiture, il suivait son maître à San-José,qui était la ville la plus proche. Là se trouvaient des boutiquesde boucher où la viande pendait sans défense. À cette viande ilétait interdit de toucher. Beaucoup de gens s’arrêtaient en levoyant, l’examinaient avec curiosité et, ce qui était le pire, lecaressaient. Tous ces périlleux contacts de mains inconnues, ildevait les subir. Après quoi les gens s’en allaient, commesatisfaits de leur propre audace.

Sur les routes avoisinant Sierra Vista, certains petits garçonsse faisaient parfois un jeu, quand il passait, de lui lancer despierres. Il savait qu’il ne lui était pas permis de les poursuivre,mais l’idée de justice qui était en lui souffrait de cettecontrainte. Un jour, le maître sauta hors de la voiture, son foueten main, et administra une correction aux petits garçons, quidésormais n’assaillirent plus Croc-Blanc avec leurs cailloux.Croc-Blanc en fut fort satisfait.

Trois chiens qui, sur la route de San-José, rôdaient toujours àses carrefours, autour des bars, avaient pris l’habitude de bondirsur lui dès qu’ils l’apercevaient. Il supportait cet assaut en secontentant de gronder pour les tenir à distance et les empêcher demordre. Même si un coup de dent l’atteignait, il refusait de sebattre. Une fois, les maîtres des chiens poussèrent ouvertement surlui ces méchants animaux. Scott arrêta sa voiture.

– Va ! Va sur eux ! dit-il.

Croc-Blanc hésitait. Il regarda le maître, regarda les chiens,et il demanda des yeux s’il comprenait bien. Le maître fit un signeaffirmatif avec sa tête.

– Va sur eux, vieux ! répéta-t-il. Va sur eux, vieuxcompagnon, et mange-les.

Croc-Blanc se rua sur ses ennemis qui firent face. Il y eut ungrand brouhaha, des cris, des grondements, des claquements dedents, une bousculade de corps. Un nuage de poussière s’éleva de laroute et cacha la bataille. Au bout de quelques minutes, deuxgisaient, abattus, et le troisième était en fuite. Il traversa unemare, franchit une haie et gagna les champs. Croc-Blanc le suivit,de son allure de loup muette et rapide, le rejoignit etl’égorgea.

Après cette triple exécution, il n’y eut plus de querelles avecaucun chien. Le bruit s’en répandit dans toute la région et leshommes défendirent à leurs chiens de molester Croc-Blanc.

Chapitre 24L’appel de l’espèce

Les mois passèrent. La nourriture, à Sierra Vista, étaitabondante, et le travail était nul. Gras et prospère, Croc-Blancvivait heureux. Non seulement il se trouvait matériellement biensur la Terre du Sud, mais l’existence s’épanouissait pour lui commeun été. Aucun entourage hostile ne l’enveloppait plus. Le danger,le mal et la mort ne rôdaient plus dans l’ombre ; la menace del’Inconnu et sa terreur s’étaient évanouies. Seule, Collie n’avaitpas pardonné le meurtre des poulets et décevait toutes lestentatives de Scott pour la réconcilier avec Croc-Blanc. Elle étaitune peste pour le coupable, s’attachait à ses pas comme unpoliceman. S’il s’arrêtait un instant pour se divertir à regarderun pigeon ou une poule, elle fonçait sur lui aussitôt. Le meilleurmoyen de la calmer qu’eût trouvé Croc-Blanc était de s’accroupirpar terre, sa tête entre les pattes et semblant dormir. Elle enétait toute décontenancée et se taisait net.

Inconsciemment, Croc-Blanc oubliait la neige. Parfois seulement,durant les grosses chaleurs de l’été, lorsqu’il souffrait dusoleil, il se remémorait, en un vague désir, la froidure de laTerre du Nord.

Le maître montait souvent à cheval, et l’accompagner était pourCroc-Blanc un des principaux devoirs de sa vie. Sur la Terre duNord, il avait prouvé sa fidélité à Castor-Gris en portant lesharnais du traîneau ; ici, il n’y avait plus de traîneau àtirer ni de fardeau à recevoir sur le dos. Suivre le cheval dumaître était une façon de payer son tribut. La plus longue coursene le fatiguait pas et, après avoir couru durant cinquante milles,de son allure de loup régulière et inlassable, il sautait encorejoyeusement.

Au cours d’une de ces promenades, il arriva que le maîtretentait d’apprendre à un pur sang, plein d’intelligence, commentouvrir et fermer une barrière sans que le cavalier eût besoin dedescendre à terre. À plusieurs reprises, Scott avait amené lecheval devant la barrière et s’était efforcé de lui faire accomplirle mouvement nécessaire. L’animal s’effrayait, reculait, secabrait, de plus en plus énervé. Eperonné vigoureusement, il se mità ruer et, finalement, s’abattit sur les genoux. Croc-Blanc, quiobservait ce spectacle avec une anxiété croissante, n’y pouvantplus tenir, bondit à la tête du cheval et se mit soudain à aboyer.Cet aboi était le premier qu’il eût proféré de sa vie.

L’intervention fut désastreuse. Le cheval se releva, s’élança augalop à travers champs ; un lapin lui partit dans les jambes,lui faisant faire un brusque écart. Il tomba sur Scott, en luicassant une jambe. Croc-Blanc sautait déjà à la gorge de lamalheureuse bête ; lorsque le maître l’arrêta de la voix.

Scott, étendu sur le sol, chercha dans ses poches un crayon etdu papier mais n’en trouva pas. Il se résolut à envoyer Croc-Blancau logis, sans autre explication.

– A la maison ! dit-il. Va à la maison !

Mais Croc-Blanc ne semblait pas vouloir le quitter. Il renouvelason ordre plus impérativement. Croc-Blanc, qui savait ce quesignifiait « A la maison ! », le regarda en semblantréfléchir, s’éloigna, puis revint et poussa un gémissementplaintif. Scott lui parla gentiment mais avec fermeté. Croc-Blanccoucha ses oreilles, écouta et parut s’efforcer de comprendre.

– Tu m’écoutes bien, vieux compagnon ! disait le maître.Va, va tout droit à la maison ! C’est bien ! Tu leurdiras ce qui m’arrive. Va, loup, va ! Droit à lamaison !

Croc-Blanc, sans saisir le sens exact de toutes ces paroles,comprit que la volonté du maître était qu’il se rendît à la maison.Il fit volte-face et trotta au loin, à contrecœur, en se retournantde temps à autre pour regarder en arrière.

– Va ! criait Scott. Va !

La famille était réunie sur le perron à prendre le frais,lorsque Croc-Blanc arriva haletant et poussiéreux.

– Weedon est revenu, annonça la mère de Scott en voyantl’animal.

Les enfants coururent vers Croc-Blanc et commencèrent à vouloirjouer avec lui. Il les évita et, comme ils l’avaient acculé dans uncoin entre un rocking-chair et un banc, il gronda sauvagement enessayant de se dégager. La femme de Scott eut un frémissement.

– Je tremble toujours, dit-elle, qu’il ne se jette sur euxquelque jour sans crier gare.

– Un loup est un loup ! prononça sentencieusement le jugeScott. Il est prudent de ne pas s’y f?er. Sans doute y a-t-il enlui quelques gouttes de sang de chien…

Il n’avait pas achevé sa phrase qu’il aperçut devant luiCroc-Blanc, qui grondait avec une mine singulière.

– Va-t-en ! Va coucher ! ordonna le juge.

Croc-Blanc se retourna vers la femme du maître et saisit avecses dents le bas de sa robe, tirant sur la fragile étoffe jusqu’àce qu’il l’eût déchirée. Alice poussa un cri de frayeur.

– J’espère qu’il n’est pas devenu enragé, dit la mère de Scott.J’ai toujours répété à mon f?ls que notre chaud climat ne valaitrien pour un animal venu de l’Arctique.

Croc-Blanc maintenant s’était tu et ne grondait plus. Ildemeurait immobile, la tête levée, et regardant en face la famillequi le f?xait. Des spasmes muets lui secouaient la gorge, et toutson corps se convulsait comme s’il eût tenté d’exprimerl’inexprimable.

– On croirait, dit Beth, qu’il essaie de parler !

A ce moment, la parole vint à Croc-Blanc, sous la forme d’unaboiement éclatant. Ce fut le second et le dernier de sa vie. Maisil s’était fait comprendre.

– Quelque accident est arrivé à Scott ! dit Alice avecdécision.

Et tout le monde accompagna Croc-Blanc, qui déjà descendait lesmarches du perron en regardant si on le suivait.

Après cet événement, l’hôte de Sierra Vista trouva au foyer uneplace meilleure. Même le palefrenier, dont Croc-Blanc avait lacéréles bras, admettait que c’était là le plus sage des chiens, nefût-il qu’un loup. Le juge Scott abondait dans ce sens et soutenaitson opinion à grand renfort de preuves qu’il puisait dans sonencyclopédie et dans divers livres d’histoire naturelle.

Le second hiver que Croc-Blanc allait passer sur la Terre du Sudapprochait et les jours commençaient à décroître. Et voilà qu’ilfit une étrange découverte. Les dents de Collie n’étaient plus sidures. Elle ne mordait plus qu’en jouant, gentiment et sans fairemal. Il oublia toutes les misères qu’il lui avait dues et, quandelle venait minauder autour de lui, il lui répondait avec gravité,aimable, solennel et ridicule.

Un jour, elle l’entraîna dans une longue course à travers préset bois. Le maître, guéri, devait cet après-midi monter à cheval.Croc-Blanc ne l’ignorait pas. Le cheval attendait, tout sellé, à laporte de la maison. Croc-Blanc hésita tout d’abord, mais unsentiment le dominait, plus profond que la loi des dieux qu’ilavait apprise, plus impérieux que sa propre volonté. Et, lorsqu’ilvit Collie qui le mordillait et folâtrait devant lui, la balancepencha vers elle. Il tourna le dos et la suivit. Le maître sepromena seul ce jour-là cependant que, dans le bois, Croc-Blanccourait côte à côte avec Colie, comme sa mère Kiche et le vieilUn-Œil avaient jadis couru de compagnie dans les forêtssilencieuses de la Terre du Nord.

Chapitre 25Le Sommeil du loup

Ce fut à l’époque où les journaux réservaient leur premièrespages à l’audacieuse évasion de la prison de San Quentin du célèbregangster Jim Hall. Cet homme avait été créé mauvais et la sociéténe l’avait pas amélioré. La société est dure, et Jim Hall était unfrappant exemple de sa dureté. Elle avait fait de lui une bête,bête humaine sans doute, mais aussi féroce que les pirescarnassiers.

Les châtiments n’avaient jamais pu le briser. C’était le seultraitement qu’il avait jamais connu depuis le temps où, bébé,l’Asile de San Francisco l’avait recueilli, tendre argile prête àrecevoir la forme qu’on lui donnerait. Il avait fait le mal et,trois fois, on l’avait emprisonné. Plus férocement la société lefrappait, et plus indomptable il luttait contre elle. Camisole deforce, jeûne et coups de gourdin étaient son lot ordinaire.

Au cours de son troisième emprisonnement, il fut livré à ungardien qui était une bête brute presque aussi sauvage que lui. Legardien portait un trousseau de clefs et un revolver. Jim Halln’avait que ses mains nues et ses dents. C’était à peu près laseule différence qu’il y eût entre eux. Le gardien, mieux armé, enprofitait pour persécuter l’homme à son gré. Il le maltraitait et,sur lui, mentait à ses chefs. Jim Hall bondit un jour sur sonbourreau et, le prenant au gosier avec ses dents, tenta del’égorger comme eût fait un animal de la jungle.

Cet acte valut à Jim Hall d’être enfermé dans la cellule desincorrigibles. Il y vécut désormais, sans la quitter jamais. Leplafond, les murs, le plancher étaient en fer. Jamais il ne voyaitle ciel ni le soleil. Le jour n’était qu’un crépuscule, la nuitqu’un noir silence. Il était enseveli vivant dans une tombe de fer.Pas une face humaine n’apparaissait plus à ses yeux ; iln’entendait plus une parole. Lorsqu’on lui jetait sa nourriture, ilgrondait comme une bête en cage. Durant des jours et des nuits, illui arrivait de rugir sa haine à l’univers. Puis, durant dessemaines et des mois, il ne faisait plus entendre aucun son, et sonâme silencieuse se dévorait elle-même. C’était une sorte d’êtremonstrueux et terrible, tel qu’en pourrait enfanter le cerveau d’unfou.

Il vécut ainsi durant trois ans. Une nuit, il s’échappa. Legardien-chef, à cette nouvelle, haussa les épaules et déclara quec’était impossible. Mais la cellule était vide et le corps d’ungardien étranglé gisait en travers de la porte. Deux autresgardiens, qu’il avait pareillement strangulés sans bruit avec sesmains, marquaient son passage dans les corridors de la prison etson évasion par-dessus le mur d’enceinte.

Nanti des armes enlevées aux trois gardiens, il fuyait, arsenalvivant, à travers monts et vaux, poursuivi par toute la forceorganisée de la société. Sa tête avait été mise à prix et, dansl’espoir de toucher la prime, des fermiers le traquaient avec desfusils de chasse. Sa mort pourrait payer une gênante hypothèque ouservir à envoyer un fils au collège. Des citadins avaient pris euxaussi leur fusil, pour l’amour du bien public. Une meute de chiensféroces suivait sa trace, au sang qui coulait de ses piedsensanglantés. Et d’autres chiens, chiens policiers qui courent aunom de la loi et sont payés par la société, ne le lâchaient pas nonplus, acharnés à sa piste, avec l’aide du téléphone, du télégrapheet de trains spéciaux. Il arrivait parfois que Jim Hall fût rejointpar ses poursuivants. Héroïquement, de part et d’autre, on sefaisait face. Le lendemain, dans les villes, les gens sedélectaient à lire dans leur journal, après déjeuner, les détailsde la rencontre. Il y avait eu un mort et tant de blessés. Maisd’autres hommes s’étaient levés, qui avaient repris la poursuiteardente.

Puis, tout à coup, Jim Hall disparut ; vainement les chiensquêtèrent sur sa piste perdue. Jusque dans les vallées les pluslointaines, d’inoffensifs bergers se voyaient mettre la main aucollet, par des hommes armés, et étaient contraints de prouver leuridentité. Et, simultanément, en une douzaine de flancs demontagnes, les restes du gangster étaient censément découverts pardes gens avides de toucher la prime du sang.

Cependant, les journaux étaient lus à Sierra Vista avec autantde crainte que d’intérêt. Les femmes n’étaient pas rassurées et,vainement, le juge Scott affectait de rire de leur terreur par des« bah ! » répétés. C’était lui qui, dans les derniers jours deson exercice, avait condamné Jim Hall. Pour une fois, Jim Hallétait innocent du crime qui lui était imputé. Par un procédé dontelle est coutumière, la police avait décidé de liquider son compteet machiné sa perte en produisant de faux témoignages. Le jugeScott, ignorant de la vérité, avait prononcé son arrêt de bonnefoi. Mais Jim Hall l’avait cru complice et, lorsqu’il s’entenditcondamner à cinquante ans de mort vivante, il se dressa dans lasalle d’audience et se mit à hurler sa haine contre celui qui lefrappait. Tandis que les policiers le traînaient dehors, il rugitqu’il se vengerait un jour.

Croc-Blanc ne pouvait rien connaître de tout cela. Mais du jouroù l’on apprit à Sierra Vista que Jim Hall s’était évadé, il y eutun secret entre le chien-loup et Alice, la femme du maître. Chaquenuit, après que tout le monde s’en était allé coucher, Alicesortait de sa chambre et faisait entrer Croc-Blanc dans le hall durez-de-chaussée. Le matin, elle descendait la première et leremettait dehors, car l’usage n’était point qu’il dormît dans lamaison.

Or, une nuit, Croc-Blanc s’éveilla dans le silence et, sansbruit, renifla. Le message que l’air lui apporta fut qu’un dieuétranger était présent. Il tendit l’oreille et des bruits étouffés,d’imperceptibles mouvements furent perçus par lui. Il ne grondapas. Ce n’était pas sa manière. Le dieu étranger apparut, glissantcomme une ombre. Plus silencieux encore, Croc-Blanc le suivit. Dansle Wild, quand il chassait de la viande vivante, il avait appris àne point se trahir.

Le dieu étranger s’arrêta au pied du grand escalier et écouta.Croc-Blanc, immobile comme s’il était mort, surveillait etattendait. En haut de l’escalier était la chambre du maître et, àcôté d’elle, étaient les chambres des autres dieux de la maison quiformaient le bien le plus cher du maître. Croc-Blanc commença à sehérisser, mais attendit encore. Le pied du dieu étranger s’éleva.Il commençait à monter.

C’est alors que Croc-Blanc frappa. Sans avertissement, selon sacoutume, il lança son corps en avant, comme la pierre d’une fronde,et s’abattit sur le dos du dieu étranger. De ses pattes de devant,il s’accrocha sur ses épaules, tandis qu’il entrait ses crocs danssa nuque. Le dieu tomba à la renverse et ils s’écrasèrent tous deuxsur le plancher.

La maison s’était éveillée en alarme. Chacun, se penchant surl’escalier, entendait au bas un bruit pareil à celui que ferait unebataille de démons. Des coups de revolver se mêlaient à desgrondements. Une voix d’homme jeta un cri d’horreur et d’angoisse.Puis il y eut un grand fracas de verres brisés et de meublesrenversés. Et, rapidement, tout se tut. Seuls des halètements,semblables à des bulles d’air qui crèvent en sifflant à la surfacede l’eau, montaient encore du gouffre obscur. Puis, plus rien.

Weedon Scott tourna un bouton électrique. L’escalier et le halls’emplirent de lumière. Accompagné du juge Scott, il descendit avecprécaution, revolver en main. Mais il n’y avait plus de danger.Parmi le naufrage des meubles renversés et disloqués, un hommegisait étendu sur le côté, cachant du bras son visage. Weedon Scottse pencha sur lui, déplia son bras et tourna sa face vers lalumière. Par la gorge ouverte la vie s’était enfuie.

– Jim Hall ! dit le juge Scott.

Le père et le fils se regardèrent et se comprirent.

Ils se retournèrent ensuite vers Croc-Blanc. Lui aussi étaitcouché sur le flanc, les yeux clos. Sa paupière se soulevalégèrement. Il regarda ceux qui étaient inclinés sur lui et saqueue eut un mouvement, à peine visible, pour saluer son maître.Weedon Scott le caressa et, de son gosier, sortit un ronronreconnaissant. Mais les paupières se refermèrent bientôt et lecorps retomba, comme un sac, sur le plancher.

Un chirurgien fut sur-le-champ mandé par téléphone. L’aubeblanchissait les fenêtres lorsque l’homme de l’art arriva.

– Sincèrement, il a une chance sur mille d’en sortir,prononça-t-il après une heure et demie d’examen. Une pattecassée ; trois côtes brisées, dont une au moins a perforé lepoumon ; sans parler de tout le sang qu’il a perdu et deprobables lésions internes. Sans doute a-t-il été projeté en l’air.Je passe sur les trois balles qui l’ont traversé de part en part.Une chance sur mille est trop d’optimisme. Il n’en a pas une surdix mille.

– De cette unique chance rien ne doit être négligé, répliqua lejuge Scott. S’il le faut, faites fonctionner les rayons X. Tenezn’importe quoi et ne regardez pas à la dépense. Weedon,télégraphiez à San Francisco et mandez le docteur Nichols. Ce n’estpas pour vous offenser, chirurgien… Mais, vous comprenez, tout doitêtre fait pour lui.

Le chirurgien sourit avec indulgence.

– Je comprends, dit-il. Vous devez le soigner comme un êtrehumain, un enfant malade. Je reviendrai à dix heures. Observez satempérature.

Croc-Blanc fut donc admirablement soigné. Quelqu’un ayantproposé d’engager une inf?rmière professionnelle, les f?lles deScott repoussèrent avec indignation cette idée. Si bien queCroc-Blanc gagna la chance sur dix mille à peine accordée par lechirurgien. Mais celui-ci n’avait jamais soigné que des êtrescivilisés descendant de civilisés, et toute autre était la vitalitéde Croc-Blanc qui venait directement du Wild. Son erreur dejugement ne fut donc pas blâmée.

Ligoté comme un captif, privé de tout mouvement par le plâtre etles pansements, le patient languit cependant durant des semaines.Il dormait pendant de longues heures, et toutes sortes de rêvesl’agitaient. Les fantômes du passé se levaient devant lui etl’entouraient. Il se revoyait vivant dans la tanière avec Kiche, ourampant en tremblant aux pieds de Castor-Gris pour lui rendrehommage, ou courant d’une course effrénée devant Lip-Lip etl’attelage hurlant du traîneau, harcelé par le fouet cinglant deMit-Sah. Il revivait sa morne existence près de Beauty-Smith et sesanciens combats. Dans son sommeil on l’entendait gémir et gronder,comme s’il luttait encore. Mais le pire de ses cauchemars était derêver que, couché sous un buisson, il épiait un écureuil, attendantque le petit quadrupède s’aventurât sur le sol. Alors, comme ils’élançait, l’écureuil se transformait soudain en un car électriquemenaçant et terrible, énorme comme une montagne, hurlant,cliquetant, crachant des étincelles et s’avançant sur lui pourl’écraser. Ou bien c’était, planant au ciel, le faucon qu’ildéfiait et qui se précipitait sur lui du haut de l’azur encore sousforme du car fatal. Retombé dans les mains de Beauty-Smith, lesspectateurs, autour de lui, faisaient cercle dans la neige. Àl’arrêt, au milieu de la piste, il attendait que la porte de laclôture s’ouvrît et donnât passage à son adversaire. Mais c’était,une fois de plus, le car qui se montrait et qui fonçait droit surlui.

Quand le dernier pansement eut été enlevé par le chirurgien, enprésence de tous les hôtes réunis de Sierra Vista, Croc-Blancessaya de se lever et de marcher vers Scott qui l’appelait. Mais ilvacilla et tomba de faiblesse, tout honteux de manquer au servicequ’il devait au maître. « Voici le loup béni ! » s’écrièrentles femmes. Le juge Scott les regarda d’un air de triomphe :

– J’avais bien dit que c’était un loup ! L’acte accomplipar lui n’est pas d’un simple chien. C’est bien un loup.

– Un loup béni…, appuya la femme du juge.

– C’est fort bien dit, et il n’aura plus ici d’autre nom.

Le chirurgien déclara :

– Il faut maintenant lui réapprendre à marcher. La leçon peutdébuter dès aujourd’hui. Conduisez-le dehors.

Croc-Blanc fut remis sur ses pattes dont les muscles, peu à peu,commencèrent à jouer, et c’était à qui le soutiendrait. Tremblantet se balançant, escorté comme un roi, il parvint à gagner lapelouse. Après qu’il s’y fut reposé, le cortège poursuivit sa routeet le conduisit jusqu’à l’écurie.

Là, sur le seuil, était étendue Collie entourée d’unedemi-douzaine de petits chiens qui s’ébattaient au soleil.Croc-Blanc les contempla avec des yeux étonnés. Collie gronda verslui et il se tint à distance.

Tandis qu’une des femmes maintenait Collie dans ses bras, lemaître, avec son pied, aida l’un des petits chiens à venir versCroc-Blanc. Il se hérissa soupçonneusement ; mais le maîtrelui assura que tout allait bien quoique Collie, par sesgrondements, protestât du contraire. Le petit chien se mit àgambader autour de lui. Il coucha ses oreilles et l’observa aveccuriosité. Puis leurs nez se touchèrent et il sentit la chaudepetite langue sur son museau. Il tira la sienne et, sans savoirexactement pourquoi, il lécha la f?gure du chiot.

À ce spectacle, les dieux s’étaient mis à applaudir etpoussaient des cris de plaisir. Croc-Blanc en fut toutdécontenancé. Ensuite, sa faiblesse l’ayant repris, il se couchaet, au grand mécontentement de Collie, les autres petits chiensvinrent à leur tour l’entourer en folâtrant.

Par un reste de son ancienne sauvagerie solitaire, son premiermouvement fut de repousser les importuns. Puis, parmi lesapplaudissements des dieux, il se décida d’un air grave à leurpermettre de grimper et de jouer sur son dos et sur ses flancs. Et,tandis que les chiots continuaient leurs bouffons ébats et leursluttes joyeuses, placidement, les yeux mi-clos, il s’endormit ausoleil.

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