C’est à l’âme de CYRANO que je voulais dédier ce poème.
Mais puisqu’elle a passé en vous, COQUELIN, c’est à vous que je le dédie.
E. R.
Les Personnages
CYRANO DE BERGERAC
CHRISTIAN DE NEUVILLETTE
COMTE DE GUICHE
RAGUENEAU
LE BRET
CARBON DE CASTEL-JALOUX
LES CADETS
LIGNIÈRE
DE VALVERT
UN MARQUIS
DEUXIÈME MARQUIS
TROISIÈME MARQUIS
MONTFLEURY
BELLEROSE
JODELET
CUIGY
BRISSAILLE
UN FÂCHEUX
UN MOUSQUETAIRE
UN AUTRE
UN OFFICIER ESPAGNOL
UN CHEVAU-LÉGER
LE PORTIER
UN BOURGEOIS
SON FILS
UN TIRE-LAINE
UN SPECTATEUR
UN GARDE
BERTRANDOU LE FIFRE
LE CAPUCIN
DEUX MUSICIENS
LES POÈTES
LES PÂTISSIERS
ROXANE
SŒUR MARTHE
LISE
LA DISTRIBUTRICE
MÈRE MARGUERITE DE JÉSUS
LA DUÈGNE
SŒUR CLAIRE
UNE COMÉDIENNE
LA SOUBRETTE
LES PAGES
LA BOUQUETIÈRE
La foule, bourgeois, marquis, mousquetaires, tire-laine,pâtissiers, poètes, cadets gascons, comédiens, violons, pages,enfants, soldats, espagnols, spectateurs, spectatrices, précieuses,comédiennes, bourgeoises, religieuses, etc.
(Les quatre premiers actes en 1640, le cinquième en 1655.)
Acte I – Une Représentation à l’Hôtel de Bourgogne
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène,qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin,les armes royales. On descend de l’estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place desviolons. Rampe de chandelles.
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rangsupérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui estla scène même du théâtre ; au fond de ce parterre,c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradinset, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et donton ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petitslustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes degâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée duthéâtre. Grande porte qui s’entre-bâille pour laisser passer lesspectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dansplusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges surlesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, videencore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendantd’être allumés.
Le public, qui arrive peu à peu.Cavaliers, bourgeois, laquais, pages, tire-laine, le portier, etc.,puis les marquis, Cuigy, Brissaille, la distributrice, les violons,etc.
(On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis uncavalier entre brusquement.)
LE PORTIER, lepoursuivant.
Holà ! vos quinze sols !
LE CAVALIER.
J’entre gratis !
LE PORTIER.
Pourquoi ?
LE CAVALIER.
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
LE PORTIER, à un autre cavalierqui vient d’entrer.
Vous ?
DEUXIÈME CAVALIER.
Je ne paye pas !
LE PORTIER.
Mais…
DEUXIÈME CAVALIER.
Je suis mousquetaire.
PREMIER CAVALIER, audeuxième.
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
(Ils font des armes avec desfleurets qu’ils ont apportés.)
UN LAQUAIS, entrant.
Pst… Flanquin !…
UN AUTRE, déjà arrivé.
Champagne ?…
LE PREMIER, lui montrant des jeuxqu’il sort de son pourpoint.
Cartes. Dés.
(Il s’assied par terre.)
Jouons.
LE DEUXIÈME, même jeu.
Oui, mon coquin.
PREMIER LAQUAIS, tirant de sapoche un bout de chandelle qu’il allume et colle parterre.
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
UN GARDE, à une bouquetière quis’avance.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
(Il lui prend la taille.)
UN DES BRETTEURS, recevant uncoup de fleuret.
Touche !
UN DES JOUEURS.
Trèfle !
LE GARDE, poursuivant lafille.
Un baiser !
LA BOUQUETIÈRE, sedégageant.
On voit !…
LE GARDE, l’entraînant dans lescoins sombres.
Pas de danger !
UN HOMME, s’asseyant par terreavec d’autres porteurs de provisions de bouche.
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
UN BOURGEOIS, conduisant sonfils.
Plaçons-nous là, mon fils.
UN JOUEUR.
Brelan d’as !
UN HOMME, tirant une bouteille desous son manteau et s’asseyant aussi.
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
(Il boit.)
à l’hôtel de Bourgogne !
LE BOURGEOIS, à sonfils.
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
(Il montre l’ivrogne du bout desa canne.)
Buveurs…
(En rompant, un des cavaliers lebouscule.)
Bretteurs !
(Il tombe au milieu desjoueurs.)
Joueurs !
LE GARDE, derrière lui, lutinanttoujours la femme.
Un baiser !
LE BOURGEOIS, éloignant vivementson fils.
Jour de Dieu !
– Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
LE JEUNE HOMME.
Et du Corneille !
UNE BANDE DE PAGES, se tenant parla main, entre en farandole et chante.
Tra la la la la la la la la la lalère…
LE PORTIER, sévèrement auxpages.
Les pages, pas de farce !…
PREMIER PAGE, avec une dignitéblessée.
Oh ! Monsieur ! cesoupçon !…
(Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné ledos.)
As-tu de la ficelle ?
LE DEUXIÈME.
Avec un hameçon.
PREMIER PAGE.
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
UN TIRE-LAINE, groupant autour delui plusieurs hommes de mauvaise mine.
Or çà, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque.
Puis donc que vous volez pour la première fois…
DEUXIÈME PAGE, criant à d’autrespages déjà placés aux galeries supérieures.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
TROISIÈME PAGE, d’enhaut.
Et des pois !
(Il souffle et les crible depois.)
LE JEUNE HOMME, à sonpère.
Que va-t-on nous jouer ?
LE BOURGEOIS.
Clorise.
LE JEUNE HOMME.
De qui est-ce ?
LE BOURGEOIS.
De monsieur Balthazar Baro. C’est une pièce !…
(Il remonte au bras de sonfils.)
LE TIRE-LAINE, à sesacolytes.
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !
UN SPECTATEUR, à un autre, luimontrant une encoignure élevée.
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
LE TIRE-LAINE, faisant avec sesdoigts le geste de subtiliser.
Les montres…
LE BOURGEOIS, redescendant, à sonfils.
Vous verrez des acteurs trèsillustres…
LE TIRE-LAINE, faisant le gestede tirer par petites secousses furtives.
Les mouchoirs…
LE BOURGEOIS.
Montfleury…
QUELQU’UN, criant de la galeriesupérieure.
Allumez donc les lustres !
LE BOURGEOIS.
… Bellerose, L’Épy, la Beaupré, Jodelet !
UN PAGE, au parterre.
Ah ! voici la distributrice !…
LA DISTRIBUTRICE, paraissantderrière le buffet.
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
(Brouhaha à la porte.)
UNE VOIX DE FAUSSET.
Place, brutes !
UN LAQUAIS, s’étonnant.
Les marquis !… au parterre ?…
UN AUTRE LAQUAIS.
Oh ! pour quelques minutes.
(Entre une bande de petitsmarquis.)
UN MARQUIS, voyant la salle àmoitié vide.
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur lespieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
(Il se trouve devant d’autresgentilshommes entrés peu avant.)
Cuigy ! Brissaille !
(Grandes embrassades.)
CUIGY.
Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…
LE MARQUIS.
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…
UN AUTRE.
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
LA SALLE, saluant l’entrée del’allumeur.
Ah !…
(On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelquespersonnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre,donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peudébraillé, figure d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment,mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde lesloges.)
Les mêmes, Christian, Lignière,puis Ragueneau et Le Bret.
CUIGY.
Lignière !
BRISSAILLE, riant.
Pas encor gris !…
LIGNIÈRE, bas àChristian.
Je vous présente ?
(Signe d’assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)
LA SALLE, acclamant l’ascensiondu premier lustre allumé.
Ah !
CUIGY, à Brissaille, en regardantChristian.
La tête est charmante.
PREMIER MARQUIS, qui aentendu.
Peuh !…
LIGNIÈRE, présentant àChristian.
Messieurs de Cuigy, deBrissaille…
CHRISTIAN, s’inclinant.
Enchanté !…
PREMIER MARQUIS, audeuxième.
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
LIGNIÈRE, à Cuigy.
Monsieur débarque de Touraine.
CHRISTIAN.
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les Cadets.
PREMIER MARQUIS, regardant lespersonnes qui entrent dans les loges.
Voilà
La présidente Aubry !
LA DISTRIBUTRICE.
Oranges, lait…
LES VIOLONS,s’accordant.
La… la…
CUIGY, à Christian, lui désignantla salle qui se garnit.
Du monde !
CHRISTIAN.
Eh, oui, beaucoup.
PREMIER MARQUIS.
Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu’elles entrent, trèsparées, dans les loges. Envois de saluts, réponses desourires.)
DEUXIÈME MARQUIS.
Mesdames
De Guéméné…
CUIGY.
De Bois-Dauphin…
PREMIER MARQUIS.
Que nous aimâmes…
BRISSAILLE.
De Chavigny…
DEUXIÈME MARQUIS.
Qui de nos cœurs va sejouant !
LIGNIÈRE.
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
LE JEUNE HOMME, à sonpère.
L’Académie est là ?
LE BOURGEOIS.
Mais… j’en vois plus d’unmembre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
PREMIER MARQUIS.
Attention ! nos précieuses prennent place.
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…
DEUXIÈME MARQUIS, sepâmant.
Ah ! Dieu ! leurs surnomssont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
PREMIER MARQUIS.
Je les sais tous, marquis !
LIGNIÈRE, prenant Christian àpart.
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service.
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
CHRISTIAN, suppliant.
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d’amour.
LE CHEF DES VIOLONS, frappant surson pupitre, avec son archet.
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)
LA DISTRIBUTRICE.
Macarons, citronnée…
(Les violons commencent àjouer.)
CHRISTIAN.
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit.
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
– Elle est toujours à droite, au fond : la logevide.
LIGNIÈRE, faisant mine desortir.
Je pars.
CHRISTIAN, le retenantencore.
Oh ! non, restez !
LIGNIÈRE.
Je ne peux. D’Assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
LA DISTRIBUTRICE, passant devantlui avec un plateau.
Orangeade ?
LIGNIÈRE.
Fi !
LA DISTRIBUTRICE.
Lait ?
LIGNIÈRE.
Pouah !
LA DISTRIBUTRICE.
Rivesalte ?
LIGNIÈRE.
Halte !
(À Christian.)
Je reste encore un peu. – Voyons ce rivesalte ?
(Il s’assied près du buffet. La distributrice lui verse durivesalte.)
CRIS, dans le public à l’entréed’un petit homme grassouillet et réjoui.
Ah ! Ragueneau !…
LIGNIÈRE, à Christian.
Le grand rôtisseur Ragueneau.
RAGUENEAU, costume de pâtissierendimanché, s’avançant vivement vers Lignière.
Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
LIGNIÈRE, présentant Ragueneau àChristian.
Le pâtissier des comédiens et des poètes !
RAGUENEAU, seconfondant.
Trop d’honneur…
LIGNIÈRE.
Taisez-vous, Mécène que vousêtes !
RAGUENEAU.
Oui, ces messieurs chez moi se servent…
LIGNIÈRE.
À crédit.
Poète de talent lui-même…
RAGUENEAU.
Ils me l’ont dit.
LIGNIÈRE.
Fou de vers !
RAGUENEAU.
Il est vrai que pour une odelette…
LIGNIÈRE.
Vous donnez une tarte…
RAGUENEAU.
Oh ! une tartelette !
LIGNIÈRE.
Brave homme, il s’en excuse ! Et pour un triolet
Ne donnâtes-vous pas ?…
RAGUENEAU.
Des petits pains !
LIGNIÈRE, sévèrement.
Au lait.
– Et le théâtre, vous l’aimez ?
RAGUENEAU.
Je l’idolâtre.
LIGNIÈRE.
Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
Votre place, aujourd’hui, là, voyons, entre nous,
Vous a coûté combien ?
RAGUENEAU.
Quatre flans. Quinze choux.
(Il regarde de tous côtés.)
Monsieur de Cyrano n’est pas là ? Je m’étonne.
LIGNIÈRE.
Pourquoi ?
RAGUENEAU.
Montfleury joue !
LIGNIÈRE.
En effet, cette tonne
Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
Qu’importe à Cyrano ?
RAGUENEAU.
Mais vous ignorez donc ?
Il fit à Montfleury, messieurs, qu’il prit en haine,
Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
LIGNIÈRE, qui en est à sonquatrième petit verre.
Eh bien ?
RAGUENEAU.
Montfleury joue !
CUIGY, qui s’est rapproché de songroupe.
Il n’y peut rien.
RAGUENEAU.
Oh ! oh !
Moi, je suis venu voir !
PREMIER MARQUIS.
Quel est ce Cyrano ?
CUIGY.
C’est un garçon versé dans les colichemardes.
DEUXIÈME MARQUIS.
Noble ?
CUIGY.
Suffisamment. Il est cadet auxgardes.
(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle commes’il cherchait quelqu’un.)
Mais son ami Le Bret peut vous dire…
(Il appelle.)
Le Bret !
(Le Bret descend vers eux.)
Vous cherchez Bergerac ?
LE BRET.
Oui, je suis inquiet !…
CUIGY.
N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
LE BRET, avec tendresse.
Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !
RAGUENEAU.
Rimeur !
CUIGY.
Bretteur !
BRISSAILLE.
Physicien !
LE BRET.
Musicien !
LIGNIÈRE.
Et quel aspect hétéroclite que le sien !
RAGUENEAU.
Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques.
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
Cape que par derrière, avec pompe, l’estoc
Lève, comme une queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,
Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
Un nez !… Ah ! messeigneurs, quel nez que cenez-là !…
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, ilexagère ! »
Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever… »Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
LE BRET, hochant latête.
Il le porte, – et pourfend quiconque le remarque !
RAGUENEAU, fièrement.
Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
PREMIER MARQUIS, haussant lesépaules.
Il ne viendra pas !
RAGUENEAU.
Si !… Je parie un poulet
À la Ragueneau !
LE MARQUIS, riant.
Soit !
(Rumeurs d’admiration dans la salle. Roxane vient deparaître dans sa loge. Elle s’assied sur le devant, sa duègne prendplace au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, neregarde pas.)
DEUXIÈME MARQUIS, avec des petitscris.
Ah ! messieurs ! mais elleest
Épouvantablement ravissante !
PREMIER MARQUIS.
Une pêche
Qui sourirait avec une fraise !
DEUXIÈME MARQUIS.
Et si fraîche
Qu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume decœur !
CHRISTIAN, lève la tête, aperçoitRoxane, et saisit vivement Lignière par le bras.
C’est elle !
LIGNIÈRE, regardant.
Ah ! c’est elle ?…
CHRISTIAN.
Oui. Dites vite. J’ai peur.
LIGNIÈRE, dégustant son rivesalteà petits coups.
Magdeleine Robin, dite Roxane. – Fine.
Précieuse.
CHRISTIAN.
Hélas !
LIGNIÈRE.
Libre. Orpheline. Cousine
De Cyrano, – dont on parlait…
(À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu ensautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avecRoxane.)
CHRISTIAN, tressaillant.
Cet homme ?…
LIGNIÈRE, qui commence à êtregris, clignant de l’œil.
Hé ! hé !…
– Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais marié
À la nièce d’Armand de Richelieu. Désire
Faire épouser Roxane à certain triste sire,
Un monsieur de Valvert, vicomte… et complaisant.
Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissant.
Il peut persécuter une simple bourgeoise.
D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoise
Dans une chanson qui… Ho ! il doit m’en vouloir !
– La fin était méchante… Écoutez…
(Il se lève en titubant, le verrehaut, prêt à chanter.)
CHRISTIAN.
Non. Bonsoir.
LIGNIÈRE.
Vous allez ?
CHRISTIAN.
Chez monsieur de Valvert !
LIGNIÈRE.
Prenez garde.
C’est lui qui vous tuera !
(Lui désignant du coin de l’œilRoxane.)
Restez. On vous regarde.
CHRISTIAN.
C’est vrai !
(Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, àpartir de ce moment, le voyant la tête en l’air et bouche bée, serapproche de lui.)
LIGNIÈRE.
C’est moi qui pars. J’ai soif !Et l’on m’attend
– Dans les tavernes !
(Il sort en zigzaguant.)
LE BRET, qui a fait le tour de lasalle, revenant vers Ragueneau, d’une voix rassurée.
Pas de Cyrano.
RAGUENEAU, incrédule.
Pourtant…
LE BRET.
Ah ! je veux espérer qu’il n’a pas vu l’affiche !
LA SALLE.
Commencez ! Commencez !
Les mêmes, moins Lignière ;De Guiche, Valvert, puis Montfleury.
UN MARQUIS, voyant de Guiche, quidescend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré deseigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte deValvert.
Quelle cour, ce de Guiche !
UN AUTRE.
Fi !… Encore un Gascon !
LE PREMIER.
Le Gascon souple et froid,
Celui qui réussit !… Saluons-le, crois-moi.
(Ils vont vers deGuiche.)
DEUXIÈME MARQUIS.
Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte deGuiche ?
Baise-moi-ma-mignonne ou bienVentre-de-biche ?
DE GUICHE.
C’est couleur Espagnol malade.
PREMIER MARQUIS.
La couleur
Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
L’Espagnol ira mal, dans les Flandres !
DE GUICHE.
Je monte
Sur scène. Venez-vous ?
(Il se dirige, suivi de tous les marquis et gentilshommes,vers le théâtre. Il se retourne et appelle.)
Viens, Valvert !
CHRISTIAN, qui les écoute et lesobserve, tressaille en entendant ce nom.
Le vicomte !
Ah ! je vais lui jeter à la face mon…
(Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d’untire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne.)
Hein ?
LE TIRE-LAINE.
Ay !…
CHRISTIAN, sans lelâcher.
Je cherchais un gant !
LE TIRE-LAINE, avec un sourirepiteux.
Vous trouvez une main.
(Changeant de ton, bas etvite.)
Lâchez-moi. Je vous livre un secret.
CHRISTIAN, le tenanttoujours.
Quel ?
LE TIRE-LAINE.
Lignière…
Qui vous quitte…
CHRISTIAN, de même.
Eh ! bien ?
LE TIRE-LAINE.
… touche à son heure dernière.
Une chanson qu’il fit blessa quelqu’un de grand,
Et cent hommes – j’en suis – ce soir sont postés !…
CHRISTIAN.
Cent !
Par qui ?
LE TIRE-LAINE.
Discrétion…
CHRISTIAN, haussant lesépaules.
Oh !
LE TIRE-LAINE, avec beaucoup dedignité.
Professionnelle !
CHRISTIAN.
Où seront-ils postés ?
LE TIRE-LAINE.
À la porte de Nesle.
Sur son chemin. Prévenez-le !
CHRISTIAN, qui lui lâche enfin lepoignet.
Mais où le voir !
LE TIRE-LAINE.
Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
D’Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, – et danschaque,
Laissez un petit mot d’écrit l’avertissant.
CHRISTIAN.
Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seulhomme, cent !
(Regardant Roxane avecamour.)
La quitter… elle !
(Avec fureur, Valvert.)
Et lui !… – Mais il faut que jesauve
Lignière !…
(Il sort en courant. – De Guiche, le vicomte, les marquis,tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendreplace sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètementrempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges.)
LA SALLE.
Commencez.
UN BOURGEOIS, dont la perruques’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galeriesupérieure.
Ma perruque !
CRIS DE JOIE.
Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…
LE BOURGEOIS, furieux, montrantle poing.
Petit gredin !
RIRES ET CRIS, qui commencenttrès fort et vont décroissant.
Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
(Silence complet.)
LE BRET, étonné.
Ce silence soudain ?…
(Un spectateur lui parlebas.)
Ah ?…
LE SPECTATEUR.
La chose me vient d’êtrecertifiée.
MURMURES, qui courent.
Chut ! – Il paraît ?… – Non !… – Si ! – Dansla loge grillée. –
Le Cardinal ! – Le Cardinal ? – Le Cardinal !
UN PAGE.
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
(On frappe sur la scène. Tout lemonde s’immobilise. Attente.)
LA VOIX D’UN MARQUIS, dans lesilence, derrière le rideau.
Mouchez cette chandelle !
UN AUTRE MARQUIS, passant la têtepar la fente du rideau.
Une chaise !
(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus destêtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyéquelques baisers aux loges.)
UN SPECTATEUR.
Silence !
(On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau.Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toilede fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petitslustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouentdoucement.)
LE BRET, à Ragueneau,bas.
Montfleury entre en scène ?
RAGUENEAU, bas aussi.
Oui, c’est lui qui commence.
LE BRET.
Cyrano n’est pas là.
RAGUENEAU.
J’ai perdu mon pari.
LE BRET.
Tant mieux ! tant mieux !
(On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène,énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni deroses penché sur l’oreille, et soufflant dans une cornemuseenrubannée.)
LE PARTERRE,applaudissant.
Bravo, Montfleury !Montfleury !
MONTFLEURY, après avoir salué,jouant le rôle de Phédon.
« Heureux qui loin des cours, dans un lieusolitaire,
Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur lesbois… »
UNE VOIX, au milieu duparterre.
Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois ?
(Stupeur. Tout le monde seretourne. Murmures.)
VOIX DIVERSES.
Hein ? – Quoi ? – Qu’est-ce ?…
(On se lève dans les loges, pourvoir.)
CUIGY.
C’est lui !
LE BRET, terrifié.
Cyrano !
LA VOIX.
Roi des pitres,
Hors de scène à l’instant !
TOUTE LA SALLE,indignée.
Oh !
MONTFLEURY.
Mais…
LA VOIX.
Tu récalcitres ?
VOIX DIVERSES, du parterre, desloges.
Chut ! – Assez ! – Montfleury, jouez ! – Necraignez rien !…
MONTFLEURY, d’une voix malassurée.
« Heureux qui loin des cours dans un lieusol… »
LA VOIX, plus menaçante.
Eh bien ?
Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
Une plantation de bois sur vos épaules ?
(Une canne au bout d’un brasjaillit au-dessus des têtes.)
MONTFLEURY, d’une voix de plus enplus faible.
« Heureux qui… »
(La canne s’agite.)
LA VOIX.
Sortez !
LE PARTERRE.
Oh !
MONTFLEURY,s’étranglant.
« Heureux qui loin descours… »
CYRANO, surgissant du parterre,debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, lamoustache hérissée, le nez terrible.
Ah ! je vais me fâcher !…
(Sensation à sa vue.)
Les mêmes, Cyrano, puisBellerose, Jodelet.
MONTFLEURY, aux marquis.
Venez à mon secours,
Messieurs !
UN MARQUIS,nonchalamment.
Mais jouez donc !
CYRANO.
Gros homme, si tu joues
Je vais être obligé de te fesser les joues !
LE MARQUIS.
Assez !
CYRANO.
Que les marquis se taisent sur leursbancs,
Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !
TOUS LES MARQUIS,debout.
C’en est trop !… Montfleury…
CYRANO.
Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !
UNE VOIX.
Mais…
CYRANO.
Qu’il sorte !
UNE AUTRE VOIX.
Pourtant…
CYRANO.
Ce n’est pas encor fait ?
(Avec le geste de retrousser sesmanches.)
Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d’Italie !
MONTFLEURY, rassemblant toute sadignité.
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
CYRANO, très poli.
Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.
LE PARTERRE.
Montfleury ! Montfleury ! – La pièce deBaro ! –
CYRANO, à ceux qui crient autourde lui.
Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau.
Si vous continuez, il va rendre sa lame !
(Le cercle s’élargit.)
LA FOULE, reculant.
Hé ! là !…
CYRANO, à Montfleury.
Sortez de scène !
LA FOULE, se rapprochant etgrondant.
Oh ! oh !
CYRANO, se retournantvivement.
Quelqu’un réclame ?
(Nouveau recul.)
UNE VOIX, chantant aufond.
Monsieur de Cyrano
Vraiment nous tyrannise,
Malgré ce tyranneau
On jouera la Clorise.
TOUTE LA SALLE,chantant.
La Clorise, laClorise !…
CYRANO.
Si j’entends une fois encor cette chanson,
Je vous assomme tous.
UN BOURGEOIS.
Vous n’êtes pas Samson !
CYRANO.
Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?
UNE DAME, dans lesloges.
C’est inouï !
UN SEIGNEUR.
C’est scandaleux !
UN BOURGEOIS.
C’est vexatoire !
UN PAGE.
Ce qu’on s’amuse !
LE PARTERRE.
Kss ! – Montfleury ! –Cyrano !
CYRANO.
Silence !
LE PARTERRE, en délire.
Hi han ! Bêê ! Ouah,ouah ! Cocorico !
CYRANO.
Je vous…
UN PAGE.
Miâou !
CYRANO.
Je vous ordonne de voustaire !
Et j’adresse un défi collectif au parterre !
– J’inscris les noms ! – Approchez-vous, jeuneshéros !
Chacun son tour ! Je vais donner desnuméros ! –
Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Lepremier duelliste,
Je l’expédie avec les honneurs qu’on lui doit !
– Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
(Silence.)
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
Pas un nom ? – Pas un doigt ? – C’est bien. Jecontinue.
(Se retournant vers la scène oùMontfleury attend avec angoisse.)
Donc, je désire voir le théâtre guéri
De cette fluxion. Sinon…
(La main à son épée.)
le bistouri !
MONTFLEURY.
Je…
CYRANO, descend de sa chaise,s’assied au milieu du rond qui s’est formé, s’installe comme chezlui.
Mes mains vont frapper trois claques,pleine lune !
Vous vous éclipserez à la troisième.
LE PARTERRE, amusé.
Ah ?…
CYRANO, frappant dans sesmains.
Une !
MONTFLEURY.
Je…
UNE VOIX, des loges.
Restez !
LE PARTERRE.
Restera… restera pas…
MONTFLEURY.
Je crois,
Messieurs…
CYRANO.
Deux !
MONTFLEURY.
Je suis sûr qu’il vaudrait mieuxque…
CYRANO.
Trois !
(Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête derires, de sifflets et de huées.)
LA SALLE.
Hu !… hu !… Lâche !… Reviens !…
CYRANO, épanoui, se renverse sursa chaise, et croise ses jambes.
Qu’il revienne, s’il l’ose !
UN BOURGEOIS.
L’orateur de la troupe !
(Bellerose s’avance etsalue.)
LES LOGES.
Ah !… Voilà Bellerose !
BELLEROSE, avecélégance.
Nobles seigneurs…
LE PARTERRE.
Non ! Non !Jodelet !
JODELET, s’avance, et,nasillard.
Tas de veaux !
LE PARTERRE.
Ah ! Ah ! Bravo ! très bien !bravo !
JODELET.
Pas de bravos !
Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
S’est senti…
LE PARTERRE.
C’est un lâche !
JODELET.
Il dut sortir !
LE PARTERRE.
Qu’il rentre !
LES UNS.
Non !
LES AUTRES.
Si !
UN JEUNE HOMME, àCyrano.
Mais à la fin, monsieur, quelleraison
Avez-vous de haïr Montfleury ?
CYRANO, gracieux, toujoursassis.
Jeune oison,
J’ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
Primo : c’est un acteur déplorable, quigueule,
Et qui soulève avec des han ! de porteur d’eau,
Le vers qu’il faut laisser s’envoler ! –Secundo :
Est mon secret…
LE VIEUX BOURGEOIS, derrièrelui.
Mais vous nous privez sansscrupule
De la Clorise ! Je m’entête…
CYRANO, tournant sa chaise versle bourgeois, respectueusement.
Vieille mule,
Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
J’interromps sans remords !
LES PRÉCIEUSES, dans lesloges.
Ha ! – Ho ! – NotreBaro !
Ma chère ! – Peut-on dire ?… Ah !Dieu !…
CYRANO, tournant sa chaise versles loges, galant.
Belles personnes,
Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
De rêve, d’un sourire enchantez un trépas,
Inspirez-nous des vers… mais ne les jugez pas !
BELLEROSE.
Et l’argent qu’il va falloir rendre !
CYRANO, tournant sa chaise versla scène.
Bellerose,
Vous avez dit la seule intelligente chose !
Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous.
(Il se lève, et lançant un sacsur la scène.)
Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !
LA SALLE, éblouie.
Ah !… Oh !…
JODELET, ramassant prestement labourse et la soupesant.
À ce prix-là, monsieur, jet’autorise
À venir chaque jour empêcher la Clorise !…
LA SALLE
Hu !… Hu !…
JODELET.
Dussions-nous même ensemble êtrehués !…
BELLEROSE.
Il faut évacuer la salle !…
JODELET.
Évacuez !…
(On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d’un airsatisfait. Mais la foule s’arrête bientôt en entendant la scènesuivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges,étaient déjà debout, leur manteau remis, s’arrêtent pour écouter,et finissent par se rasseoir.)
LE BRET, à Cyrano.
C’est fou !…
UN FÂCHEUX, qui s’est approché deCyrano.
Le comédien Montfleury ! quelscandale !
Mais il est protégé par le duc de Candale !
Avez-vous un patron ?
CYRANO.
Non !
LE FÂCHEUX.
Vous n’avez pas ?…
CYRANO.
Non !
LE FÂCHEUX.
Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?…
CYRANO, agacé.
Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
Non, pas de protecteur…
(La main à son épée.)
Mais une protectrice !
LE FÂCHEUX.
Mais vous allez quitter la ville ?
CYRANO.
C’est selon.
LE FÂCHEUX.
Mais le duc de Candale a le bras long !
CYRANO.
Moins long
Que n’est le mien…
(Montrant son épée.)
quand je lui mets cetterallonge !
LE FÂCHEUX.
Mais vous ne songez pas à prétendre…
CYRANO.
J’y songe.
LE FÂCHEUX.
Mais…
CYRANO.
Tournez les talons, maintenant.
LE FÂCHEUX.
Mais…
CYRANO.
Tournez !
– Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
LE FÂCHEUX, ahuri.
Je…
CYRANO, marchant surlui.
Qu’a-t-il d’étonnant ?
LE FÂCHEUX, reculant.
Votre Grâce se trompe…
CYRANO.
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?…
LE FÂCHEUX, même jeu.
Je n’ai pas…
CYRANO.
Ou crochu comme un bec dehibou ?
LE FÂCHEUX.
Je…
CYRANO.
Y distingue-t-on une verrue aubout ?
LE FÂCHEUX.
Mais…
CYRANO.
Ou si quelque mouche, à pas lents, s’ypromène ?
Qu’a-t-il d’hétéroclite ?
LE FÂCHEUX.
Oh !…
CYRANO.
Est-ce un phénomène ?
LE FÂCHEUX.
Mais d’y porter les yeux j’avais su me garder !
CYRANO.
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ?
LE FÂCHEUX.
J’avais…
CYRANO.
Il vous dégoûte alors ?
LE FÂCHEUX.
Monsieur…
CYRANO.
Malsaine
Vous semble sa couleur ?
LE FÂCHEUX.
Monsieur !
CYRANO.
Sa forme, obscène ?
LE FÂCHEUX.
Mais du tout !…
CYRANO.
Pourquoi donc prendre un airdénigrant ?
– Peut-être que monsieur le trouve un peu tropgrand ?
LE FÂCHEUX, balbutiant.
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
CYRANO.
Hein ? comment ? m’accuser d’un pareilridicule ?
Petit, mon nez ? Holà !
LE FÂCHEUX.
Ciel !
CYRANO.
Énorme, mon nez !
– Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée…
(Il le soufflette.)
LE FÂCHEUX.
Aï !
CYRANO.
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle…
(Il le retourne par les épaules,joignant le geste à la parole.)
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
LE FÂCHEUX, se sauvant.
Au secours ! À la garde !
CYRANO.
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,
Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
DE GUICHE, qui est descendu de lascène, avec les marquis.
Mais à la fin il nous ennuie !
LE VICOMTE DE VALVERT, haussantles épaules.
Il fanfaronne !
DE GUICHE.
Personne ne va donc lui répondre ?…
LE VICOMTE.
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…
(Il s’avance vers Cyrano quil’observe, et se campant devant lui d’un air fat.)
Vous… vous avez un nez… heu… un nez… très grand.
CYRANO, gravement.
Très.
LE VICOMTE, riant.
Ha !
CYRANO, imperturbable.
C’est tout ?…
LE VICOMTE.
Mais…
CYRANO.
Ah ! non ! c’est un peucourt, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses ensomme…
En variant le ton, – par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votretasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !… c’est unpic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est unepéninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblonguecapsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tantd’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à lamode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment trèscommode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand ilsaigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelleenseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous untriton ? »
Naïf : « Ce monument, quand levisite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on voussalue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ?Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melonnain ! »
Militaire : « Pointez contrecavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre enloterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, letraître ! »
– Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit.
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot :sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
DE GUICHE, voulant emmener levicomte pétrifié.
Vicomte, laissez donc !
LE VICOMTE, suffoqué.
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
CYRANO.
Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.
LE VICOMTE.
Mais, monsieur…
CYRANO.
Je n’ai pas de gants ?… la belleaffaire !
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun.
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.
LE VICOMTE.
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
CYRANO, ôtant son chapeau etsaluant comme si le vicomte venait de se présenter.
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.
(Rires.)
LE VICOMTE, exaspéré.
Bouffon !
CYRANO, poussant un cri commelorsqu’on est saisi d’une crampe.
Ay !…
LE VICOMTE, qui remontait, seretournant.
Qu’est-ce encor qu’il dit ?
CYRANO, avec des grimaces dedouleur.
Il faut la remuer car elle s’engourdit…
– Ce que c’est que de la laisserinoccupée ! –
Ay !…
LE VICOMTE.
Qu’avez-vous ?
CYRANO.
J’ai des fourmis dans monépée !
LE VICOMTE, tirant lasienne.
Soit !
CYRANO.
Je vais vous donner un petit coupcharmant.
LE VICOMTE, méprisant.
Poète !…
CYRANO.
Oui, monsieur, poète ! ettellement,
Qu’en ferraillant je vais – hop ! – à l’improvisade,
Vous composer une ballade.
LE VICOMTE.
Une ballade ?
CYRANO.
Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
LE VICOMTE.
Mais…
CYRANO, récitant comme uneleçon.
La ballade, donc, se compose detrois
Couplets de huit vers…
LE VICOMTE, piétinant.
Oh !
CYRANO, continuant.
Et d’un envoi de quatre…
LE VICOMTE.
Vous…
CYRANO.
Je vais tout ensemble en faire une etme battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.
LE VICOMTE.
Non !
CYRANO.
Non ?
(Déclamant.)
« Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec unbélître ! »
LE VICOMTE.
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ?
CYRANO.
C’est le titre.
LA SALLE, surexcitée au plus hautpoint.
Place ! – Très amusant ! – Rangez-vous ! – Pas debruits !
(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et lesofficiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; lespages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmesdebout dans les loges. À droite, De Guiche et ses gentilshommes. Àgauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)
CYRANO, fermant une seconde lesyeux.
Attendez !… je choisis mes rimes… Là, j’y suis.
(Il fait ce qu’il dit, àmesure.)
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l’abandon
Du grand manteau qui mecalfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu’à la fin de l’envoi jetouche !
(Premiers engagements defer.)
Vous auriez bien dû resterneutre ;
Où vais-je vous larder,dindon ?…
Dans le flanc, sous votremaheutre ?…
Au cœur, sous votre bleucordon ?…
– Les coquilles tintent,ding-don !
Ma pointe voltige : unemouche !
Décidément… c’est au bedon,
Qu’à la fin de l’envoi, jetouche.
Il me manque une rime en eutre…
Vous rompez, plus blancqu’amidon ?
C’est pour me fournir le motpleutre !
– Tac ! je pare la pointedont
Vous espériez me fairedon ; –
J’ouvre la ligne, – je la bouche…
Tiens bien ta broche,Laridon !
À la fin de l’envoi, je touche.
(Il annoncesolennellement.)
ENVOI.
Prince, demande à Dieupardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
Je coupe, je feinte…
(Se fendant.)
Hé ! là, donc !
(Le vicomte chancelle ;Cyrano salue.)
À la fin de l’envoi, je touche.
(Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurset des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitentCyrano. Ragueneau danse d’enthousiasme. Le Bret est heureux etnavré. Les amis du vicomte le soutiennent et l’emmènent.)
LA FOULE, en un longcri.
Ah !…
UN CHEVAU-LÉGER.
Superbe !
UNE FEMME.
Joli !
RAGUENEAU.
Pharamineux !
UN MARQUIS.
Nouveau !…
LE BRET.
Insensé !
(Bousculade autour de Cyrano. Onentend.)
… Compliments !… félicite…bravo…
VOIX DE FEMME.
C’est un héros !…
UN MOUSQUETAIRE, s’avançantvivement vers Cyrano, la main tendue.
Monsieur, voulez-vous mepermettre ?…
C’est tout à fait très bien, et je crois m’yconnaître ;
J’ai du reste exprimé ma joie en trépignant !…
(Il s’éloigne.)
CYRANO, à Cuigy.
Comment s’appelle donc ce monsieur ?
CUIGY.
D’Artagnan.
LE BRET, à Cyrano, lui prenant lebras.
Çà, causons !…
CYRANO.
Laisse un peu sortir cette cohue…
(À Bellerose.)
Je peux rester ?
BELLEROSE,respectueusement.
Mais oui !…
(On entend des cris audehors.)
JODELET, qui a regardé.
C’est Montfleury qu’on hue !
BELLEROSE,solennellement.
Sic transit !…
(Changeant de ton, au portier etau moucheur de chandelles.)
Balayez. Fermez. N’éteignez pas.
Nous allons revenir après notre repas,
Répéter pour demain une nouvelle farce.
(Jodelet et Bellerose sortent,après de grands saluts à Cyrano.)
LE PORTIER, à Cyrano.
Vous ne dînez donc pas ?
CYRANO.
Moi ?… Non.
(Le portier se retire.)
LE BRET, à Cyrano.
Parce que ?
CYRANO, fièrement.
Parce…
(Changeant de ton, en voyant quele portier est loin.)
Que je n’ai pas d’argent !…
LE BRET, faisant le geste delancer un sac.
Comment ! le sacd’écus ?…
CYRANO.
Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
LE BRET.
Pour vivre tout un mois, alors ?…
CYRANO.
Rien ne me reste.
LE BRET.
Jeter ce sac, quelle sottise !
CYRANO.
Mais quel geste !…
LA DISTRIBUTRICE, toussantderrière son petit comptoir.
Hum !…
(Cyrano et Le Bret se retournent.Elle s’avance intimidée.)
Monsieur… Vous savoir jeûner… le cœurme fend…
(Montrant le buffet.)
J’ai là tout ce qu’il faut…
(Avec élan.)
Prenez !
CYRANO, se découvrant.
Ma chère enfant,
Encor que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterai donc…
(Il va au buffet etchoisit.)
Oh ! peu de chose ! – ungrain
De ce raisin…
(Elle veut lui donner la grappe,il cueille un grain.)
Un seul !… ce verre d’eau…
(Elle veut y verser du vin, ill’arrête.)
limpide !
– Et la moitié d’un macaron !
(Il rend l’autre moitié.)
LE BRET.
Mais c’est stupide !
LA DISTRIBUTRICE.
Oh ! quelque chose encor !
CYRANO.
Oui. La main à baiser.
(Il baise, comme la main d’uneprincesse, la main qu’elle lui tend.)
LA DISTRIBUTRICE.
Merci, monsieur.
(Révérence.)
Bonsoir.
(Elle sort.)
Cyrano, Le Bret, puis leportier.
CYRANO, à Le Bret.
Je t’écoute causer.
(Il s’installe devant le buffetet rangeant devant lui le macaron.)
Dîner !…
(… le verre d’eau.)
Boisson !…
(… le grain de raisin.)
Dessert !…
(Il s’assied.)
Là, je me mets à table !
– Ah !… j’avais une faim, mon cher,épouvantable !
(Mangeant.)
– Tu disais ?
LE BRET.
Que ces fats aux grands airsbelliqueux
Te fausseront l’esprit si tu n’écoutes qu’eux !…
Va consulter des gens de bon sens, et t’informe
De l’effet qu’a produit ton algarade.
CYRANO, achevant sonmacaron.
Énorme.
LE BRET.
Le Cardinal…
CYRANO, s’épanouissant.
Il était là, le Cardinal ?
LE BRET.
A dû trouver cela…
CYRANO.
Mais très original.
LE BRET.
Pourtant…
CYRANO.
C’est un auteur. Il ne peut luidéplaire
Que l’on vienne troubler la pièce d’un confrère.
LE BRET.
Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d’ennemis !
CYRANO, attaquant son grain deraisin.
Combien puis-je, à peu près, ce soir, m’en être mis ?
LE BRET.
Quarante-huit. Sans compter les femmes.
CYRANO.
Voyons, compte !
LE BRET.
Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
Baro, l’Académie…
CYRANO.
Assez ! tu me ravis !
LE BRET.
Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
Quel système est le tien ?
CYRANO.
J’errais dans un méandre ;
J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
J’ai pris…
LE BRET.
Lequel ?
CYRANO.
Mais le plus simple, de beaucoup.
J’ai décidé d’être admirable, en tout, pour tout !
LE BRET, haussant lesépaules.
Soit ! – Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !
CYRANO, se levant.
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille !…
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle… Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !
LE BRET, stupéfait.
Hein ? Comment ? Serait-il possible ?…
CYRANO, avec un rireamer.
Que j’aimasse ?…
(Changeant de ton etgravement.)
J’aime.
LE BRET.
Et peut-on savoir ? tu ne m’asjamais dit ?…
CYRANO.
Qui j’aime ?… Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux meprécède ;
Alors, moi, j’aime qui ?… Mais cela va de soi !
J’aime – mais c’est forcé ! – la plus belle quisoit !
LE BRET.
La plus belle ?…
CYRANO.
Tout simplement, qui soit aumonde !
La plus brillante, la plus fine,
(Avec accablement.)
la plus blonde !
LE BRET.
Eh ! mon Dieu, quelle est donc cette femme ?…
CYRANO.
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !…
LE BRET.
Sapristi ! je comprends. C’est clair !
CYRANO.
C’est diaphane.
LE BRET.
Magdeleine Robin, ta cousine ?
CYRANO.
Oui, – Roxane.
LE BRET.
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ?Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !
CYRANO.
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! – Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril, – je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !
LE BRET, ému.
Mon ami !…
CYRANO.
Mon ami, j’ai de mauvaisesheures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul…
LE BRET, vivement, lui prenant lamain.
Tu pleures ?
CYRANO.
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière !… Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fût ridiculisée !…
LE BRET.
Va, ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !
CYRANO, secouant latête.
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’unCésar ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?
LE BRET.
Mais ton courage ! ton esprit ! – Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !
CYRANO, saisi.
C’est vrai !
LE BRET.
Hé ! bien ! alors ?…Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel !…
CYRANO.
Toute blême ?
LE BRET.
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin…
CYRANO.
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! – C’est la seule chose au monde que jecraigne !
LE PORTIER, introduisantquelqu’un à Cyrano.
Monsieur, on vous demande…
CYRANO, voyant laduègne.
Ah ! mon Dieu ! Saduègne !
Cyrano, Le Bret, laduègne.
LA DUÈGNE, avec un grandsalut.
De son vaillant cousin on désire savoir
Où l’on peut, en secret, le voir.
CYRANO, bouleversé.
Me voir ?
LA DUÈGNE, avec unerévérence.
Vous voir.
– On a des choses à vous dire.
CYRANO.
Des ?…
LA DUÈGNE, nouvellerévérence.
Des choses !
CYRANO, chancelant.
Ah ! mon Dieu !
LA DUÈGNE.
L’on ira, demain, aux primes roses
D’aurore, – ouïr la messe à Saint-Roch.
CYRANO, se soutenant sur LeBret.
Ah ! mon Dieu !
LA DUÈGNE.
En sortant, – où peut-on entrer, causer un peu ?
CYRANO, affolé.
Où ?… Je… mais… Ah ! mon Dieu !…
LA DUÈGNE.
Dites vite.
CYRANO.
Je cherche !…
LA DUÈGNE.
Où ?
CYRANO.
Chez… chez… Ragueneau… lepâtissier…
LA DUÈGNE.
Il perche ?
CYRANO.
Dans la rue – Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! –Saint-Honoré !…
LA DUÈGNE, remontant.
On ira. Soyez-y. Sept heures.
CYRANO.
J’y serai.
(La duègne sort.)
Cyrano, Le Bret, puis lescomédiens, les comédiennes, Cuigy, Brissaille, Lignière, leportier, les violons.
CYRANO, tombant dans les bras deLe Bret.
Moi !… D’elle !… Un rendez-vous !…
LE BRET.
Eh bien ! tu n’es plustriste ?
CYRANO.
Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait quej’existe !
LE BRET.
Maintenant, tu vas être calme ?
CYRANO, hors de lui.
Maintenant…
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix cœurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut mesuffire
De pourfendre des nains…
(Il crie à tue-tête.)
Il me faut des géants !
(Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres decomédiens et de comédiennes s’agitent, chuchotent : oncommence à répéter. Les violons ont repris leur place.)
UNE VOIX, de la scène.
Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répètecéans !
CYRANO, riant.
Nous partons !
(Il remonte ; par la grande porte du fond ;entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennentLignière complètement ivre.)
CUIGY.
Cyrano !
CYRANO.
Qu’est-ce ?
CUIGY.
Une énorme grive
Qu’on t’apporte !
CYRANO, lereconnaissant.
Lignière !… Hé, qu’est-ce quit’arrive ?
CUIGY.
Il te cherche !
BRISSAILLE.
Il ne peut rentrer chezlui !
CYRANO.
Pourquoi ?
LIGNIÈRE, d’une voix pâteuse, luimontrant un billet tout chiffonné.
Ce billet m’avertit… cent hommes contre moi…
À cause de… chanson… grand danger me menace…
Porte de Nesle… Il faut, pour rentrer, que j’y passe…
Permets-moi donc d’aller coucher sous… sous ton toit !
CYRANO.
Cent hommes, m’as-tu dit ? Tu coucheras chez toi !
LIGNIÈRE, épouvanté.
Mais…
CYRANO, d’une voix terrible, luimontrant la lanterne allumée que le portier balance en écoutantcurieusement cette scène.
Prends cette lanterne !…
(Lignière saisit précipitammentla lanterne.)
Et marche ! – Je te jure
Que c’est moi qui ferai ce soir ta couverture !…
(Aux officiers.)
Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
CUIGY.
Mais cent hommes !…
CYRANO.
Ce soir, il ne m’en faut pasmoins !
(Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, sesont rapprochés dans leurs divers costumes.)
LE BRET.
Mais pourquoi protéger…
CYRANO.
Voilà Le Bret qui grogne !
LE BRET.
Cet ivrogne banal ?…
CYRANO, frappant sur l’épaule deLignière.
Parce que cet ivrogne,
Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
Fit quelque chose un jour de tout à fait joli.
Au sortir d’une messe ayant, selon le rite,
Vu celle qu’il aimait prendre de l’eau bénite,
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier,
Se pencha sur sa conque et le but tout entier !…
UNE COMÉDIENNE, en costume desoubrette.
Tiens, c’est gentil, cela !
CYRANO.
N’est-ce pas, la soubrette ?
LA COMÉDIENNE, auxautres.
Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
CYRANO.
Marchons !
(Aux officiers.)
Et vous, messieurs, en me voyantcharger,
Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
UNE AUTRE COMÉDIENNE, sautant dela scène.
Oh ! mais, moi, je vais voir !
CYRANO.
Venez !…
UNE AUTRE, sautant aussi, à unvieux comédien.
Viens-tu, Cassandre ?…
CYRANO.
Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
La farce italienne à ce drame espagnol,
Et, sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
L’entourer de grelots comme un tambour de basque !…
TOUTES LES FEMMES, sautant dejoie.
Bravo ! – Vite, une mante ! – Un capuchon !
JODELET.
Allons !
CYRANO, aux violons.
Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
(Les violons se joignent au cortège qui se forme. Ons’empare des chandelles allumées de la rampe et on se lesdistribue. Cela devient une retraite aux flambeaux.)
Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
Et, vingt pas en avant…
(Il se place comme ildit.)
Moi, tout seul, sous la plume
Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
Fier comme un Scipion triplement Nasica !…
– C’est compris ? Défendu de me prêtermain-forte ! –
On y est ?… Un, deux, trois ! Portier, ouvre laporte !
(Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Parispittoresque et lunaire paraît.)
Ah !… Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
Comme un mystérieux et magique miroir,
Tremble… Et vous allez voir ce que vous allez voir !
TOUS.
À la porte de Nesle !
CYRANO, debout sur leseuil.
À la porte de Nesle !
(Se retournant avant de sortir, àla soubrette.)
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
(Il tire l’épée et,tranquillement.)
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis !
(Il sort. Le cortège, – Lignière zigzaguant en tête, – puisles comédiennes aux bras des officiers, – puis les comédiensgambadant, – se met en marche dans la nuit au son des violons, et àla lueur falote des chandelles.)
RIDEAU.
La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir aucoin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l’Arbre-Sec qu’onaperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dansles premières lueurs de l’aube.
À gauche, premier plan, comptoir surmonté d’un dais en ferforgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paonsblancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleursnaïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, secondplan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueuxchenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtispleurent dans les lèchefrites.
À droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escaliermontant à une petite salle en soupente, dont on aperçoitl’intérieur par des volets ouverts ; une table y est dressée,un menu lustre flamand y luit : c’est un réduit où l’on vamanger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l’escalier,semble mener à d’autres petites salles analogues.
Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l’on peut fairedescendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sontaccrochées, fait un lustre de gibier.
Les fours, dans l’ombre, sous l’escalier, rougeoient. Descuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montéespyramident, des jambons pendent. C’est le coup de feu matinal.Bousculade de marmitons effarés, d’énormes cuisiniers et deminuscules gâte-sauces. Foisonnement de bonnets à plume de pouletou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et desclayons d’osier, des quinconces de brioches, des villages depetits-fours.
Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D’autres,entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Uneplus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau yest assis au lever du rideau ; il écrit.
Ragueneau, pâtissiers, puisLise ; Ragueneau, à la petite table, écrivant d’un airinspiré, et comptant sur ses doigts.
PREMIER PÂTISSIER, apportant unepièce montée.
Fruits en nougat !
DEUXIÈME PÂTISSIER, apportant unplat.
Flan !
TROISIÈME PÂTISSIER, apportant unrôti paré de plumes.
Paon !
QUATRIÈME PÂTISSIER, apportantune plaque de gâteaux.
Roinsoles !
CINQUIÈME PÂTISSIER, apportantune sorte de terrine.
Bœuf en daube !
RAGUENEAU, cessant d’écrire etlevant la tête.
Sur les cuivres, déjà, glisse l’argent de l’aube !
Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L’heure du luth viendra, – c’est l’heure du fourneau !
(Il se lève. – À uncuisinier.)
Vous, veuillez m’allonger cette sauce, elle estcourte !
LE CUISINIER.
De combien ?
RAGUENEAU.
De trois pieds.
(Il passe.)
LE CUISINIER.
Hein ?
PREMIER PÂTISSIER.
La tarte !
DEUXIÈME PÂTISSIER.
La tourte !
RAGUENEAU, devant lacheminée.
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N’aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
(À un pâtissier, lui montrant despains.)
Vous avez mal placé la fente de ces miches.
Au milieu la césure, – entre les hémistiches !
(À un autre, lui montrant un pâtéinachevé.)
À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit…
(À un jeune apprenti, qui, assispar terre, embroche des volailles.)
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !
UN AUTRE APPRENTI, s’avançantavec un plateau recouvert d’une assiette.
Maître, en pensant à vous, dans le four, j’ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l’espère.
(Il découvre le plateau, on voitune grande lyre de pâtisserie.)
RAGUENEAU, ébloui.
Une lyre !
L’APPRENTI.
En pâte de brioche.
RAGUENEAU, ému.
Avec des fruits confits !
L’APPRENTI.
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.
RAGUENEAU, lui donnant del’argent.
Va boire à ma santé !
(Apercevant Lise quientre.)
Chut ! ma femme !Circule,
Et cache cet argent !
(À Lise, lui montrant la lyred’un air gêné.)
C’est beau ?
LISE.
C’est ridicule !
(Elle pose sur le comptoir unepile de sacs en papier.)
RAGUENEAU.
Des sacs ?… Bon. Merci.
(Il les regarde.)
Ciel ! Mes livresvénérés !
Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour en faire des sacs à mettre des croquantes…
Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
LISE, sèchement.
Et n’ai-je pas le droit d’utiliser vraiment
Ce que laissent ici, pour unique paiement,
Vos méchants écriveurs de lignes inégales !
RAGUENEAU.
Fourmi !… n’insulte pas ces divines cigales !
LISE.
Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
Vous ne m’appeliez pas bacchante, – ni fourmi !
RAGUENEAU.
Avec des vers, faire cela !
LISE.
Pas autre chose.
RAGUENEAU.
Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?
Les mêmes, deux enfants, quiviennent d’entrer dans la pâtisserie.
RAGUENEAU.
Vous désirez, petits ?
PREMIER ENFANT.
Trois pâtés.
RAGUENEAU, les servant.
Là, bien roux…
Et bien chauds.
DEUXIÈME ENFANT.
S’il vous plaît,enveloppez-les-nous ?
RAGUENEAU, saisi, àpart.
Hélas ! un de mes sacs !
(Aux enfants.)
Que je les enveloppe ?…
(Il prend un sac et au moment d’ymettre les pâtés, il lit.)
« Tel Ulysses, le jour qu’il quittaPénélope… »
Pas celui-ci !…
(Il le met de côté et en prend unautre. Au moment d’y mettre les pâtés, il lit.)
« Le blondPhœbus… » Pas celui-là !
(Même jeu.)
LISE, impatientée.
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
RAGUENEAU.
Voilà, voilà, voilà !
(Il en prend un troisième et serésigne.)
Le sonnet à Philis !… mais c’est dur tout demême !
LISE.
C’est heureux qu’il se soit décidé !
(Haussant les épaules.)
Nicodème !
(Elle monte sur une chaise et semet à ranger des plats sur une crédence.)
RAGUENEAU, profitant de cequ’elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à laporte.
Pst !… Petits !… Rendez-moi le sonnet à Philis,
Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
(Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement lesgâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à lireen déclamant.)
« Philis !… » Sur ce doux nom, une tachede beurre !…
« Philis !… »
(Cyrano entrebrusquement.)
Ragueneau, Lise, Cyrano, puis lemousquetaire.
CYRANO.
Quelle heure est-il ?
RAGUENEAU, le saluant avecempressement.
Six heures.
CYRANO, avec émotion.
Dans une heure !
(Il va et vient dans laboutique.)
RAGUENEAU, le suivant.
Bravo ! J’ai vu…
CYRANO.
Quoi donc !
RAGUENEAU.
Votre combat !…
CYRANO.
Lequel ?
RAGUENEAU.
Celui de l’hôtel de Bourgogne !
CYRANO, avec dédain.
Ah !… Le duel !…
RAGUENEAU, admiratif.
Oui, le duel en vers !…
LISE.
Il en a plein la bouche !
CYRANO.
Allons ! tant mieux !
RAGUENEAU, se fendant avec unebroche qu’il a saisi.
« À la fin de l’envoi, jetouche !…
À la fin de l’envoi, je touche !… » Que c’estbeau !
(Avec un enthousiasmecroissant.)
« À la fin de l’envoi… »
CYRANO.
Quelle heure, Ragueneau ?
RAGUENEAU, restant fendu pourregarder l’horloge.
Six heures cinq !… « … jetouche ! »
(Il se relève.)
… Oh ! faire uneballade !
LISE, à Cyrano, qui en passantdevant son comptoir lui a serré distraitement la main.
Qu’avez-vous à la main ?
CYRANO.
Rien. Une estafilade.
RAGUENEAU.
Courûtes-vous quelque péril ?
CYRANO.
Aucun péril.
LISE, le menaçant dudoigt.
Je crois que vous mentez !
CYRANO.
Mon nez remuerait-il ?
Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
(Changeant de ton.)
J’attends ici quelqu’un. Si ce n’est pas sous l’orme,
Vous nous laisserez seuls.
RAGUENEAU.
C’est que je ne peux pas ;
Mes rimeurs vont venir…
LISE, ironique.
Pour leur premier repas.
CYRANO.
Tu les éloigneras quand je te ferai signe…
L’heure ?
RAGUENEAU.
Six heures dix.
CYRANO, s’asseyant nerveusement àla table de Ragueneau et prenant du papier.
Une plume ?…
RAGUENEAU, lui offrant cellequ’il a à son oreille.
De cygne.
UN MOUSQUETAIRE, superbementmoustachu, entre et d’une voix de stentor.
Salut !
(Lise remonte vivement verslui.)
CYRANO, se retournant.
Qu’est-ce ?
RAGUENEAU.
Un ami de ma femme. Un guerrier
Terrible, – à ce qu’il dit !…
CYRANO, reprenant la plume etéloignant du geste Ragueneau.
Chut !…
Écrire, – plier, –
(À lui-même.)
Lui donner, – me sauver…
(Jetant la plume.)
Lâche !… Mais que je meure,
Si j’ose lui parler, lui dire un seul mot…
(À Ragueneau.)
L’heure ?
RAGUENEAU.
Six et quart !…
CYRANO, frappant sapoitrine.
… un seul mot de tous ceux quej’ai là !
Tandis qu’en écrivant…
(Il reprend la plume.)
Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.
(Il écrit. – Derrière le vitrage de la porte on voits’agiter des silhouettes maigres et hésitantes.)
Ragueneau, Lise, le mousquetaire,Cyrano, à la petite table, écrivant, les poètes, vêtus de noir, lesbas tombants, couverts de boue.
LISE, entrant, àRagueneau.
Les voici vos crottés !
PREMIER POÈTE, entrant, àRagueneau.
Confrère !…
DEUXIÈME POÈTE, de même, luisecouant les mains.
Cher confrère !
TROISIÈME POÈTE.
Aigle des pâtissiers !
(Il renifle.)
Ça sent bon dans votre aire.
QUATRIÈME POÈTE.
Ô Phœbus-Rôtisseur !
CINQUIÈME POÈTE.
Apollon maître-queux !…
RAGUENEAU, entouré, embrassé,secoué.
Comme on est tout de suite à son aise avec eux !…
PREMIER POÈTE.
Nous fûmes retardés par la foule attroupée
À la porte de Nesle !…
DEUXIÈME POÈTE.
Ouverts à coups d’épée,
Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
CYRANO, levant une seconde latête.
Huit ?… Tiens, je croyais sept.
(Il reprend sa lettre.)
RAGUENEAU, à Cyrano.
Est-ce que vous savez
Le héros du combat ?
CYRANO, négligemment.
Moi ?… Non !
LISE, au mousquetaire.
Et vous ?
LE MOUSQUETAIRE, se frisant lamoustache.
Peut-être !
CYRANO, écrivant, à part, – onl’entend murmurer de temps en temps.
Je vous aime…
PREMIER POÈTE.
Un seul homme, assurait-on, sutmettre
Toute une bande en fuite !…
DEUXIÈME POÈTE.
Oh ! c’était curieux !
Des piques, des bâtons jonchaient le sol !…
CYRANO, écrivant.
… vos yeux…
TROISIÈME POÈTE.
On trouvait des chapeaux jusqu’au quai des Orfèvres !
PREMIER POÈTE.
Sapristi ! ce dut être un féroce…
CYRANO, même jeu.
… vos lèvres…
PREMIER POÈTE.
Un terrible géant, l’auteur de ces exploits !
CYRANO, même jeu.
… Et je m’évanouis de peur quand je vous vois.
DEUXIÈME POÈTE, happant ungâteau.
Qu’as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?
CYRANO, même jeu.
… qui vous aime…
(Il s’arrête au moment de signer, et se lève, mettant salettre dans son pourpoint.)
Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
RAGUENEAU, au deuxièmepoète.
J’ai mis une recette en vers.
TROISIÈME POÈTE, s’installantprès d’un plateau de choux à la crème.
Oyons ces vers !
QUATRIÈME POÈTE, regardant unebrioche qu’il a prise.
Cette brioche a mis son bonnet de travers.
(Il la décoiffe d’un coup dedent.)
PREMIER POÈTE.
Ce pain d’épice suit le rimeur famélique,
De ses yeux en amande aux sourcils d’angélique !
(Il happe le morceau de paind’épice.)
DEUXIÈME POÈTE.
Nous écoutons.
TROISIÈME POÈTE, serrantlégèrement un chou entre ses doigts.
Ce chou bave sa crème. Il rit.
DEUXIÈME POÈTE, mordant à même lagrande lyre de pâtisserie.
Pour la première fois la Lyre me nourrit !
RAGUENEAU, qui s’est préparé àréciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose.
Une recette en vers…
DEUXIÈME POÈTE, au premier, luidonnant un coup de coude.
Tu déjeunes ?
PREMIER POÈTE, audeuxième.
Tu dînes !
RAGUENEAU.
Comment on fait les tartelettes amandines.
Battez, pour qu’ils soientmousseux,
Quelques œufs ;
Incorporez à leur mousse
Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y
Un bon lait d’amande douce ;
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc
De moules à tartelette ;
D’un doigt preste, abricotez
Les côtés ;
Versez goutte à gouttelette
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits
Passent au four, et, blondines,
Sortant en gais troupelets,
Ce sont les
Tartelettes amandines !
LES POÈTES, la bouchepleine.
Exquis ! Délicieux !
UN POÈTE, s’étouffant.
Homph !
(Ils remontent vers le fond, en mangeant, Cyrano qui aobservé s’avance vers Ragueneau.)
CYRANO.
Bercés par ta voix,
Ne vois-tu pas comme ils s’empiffrent ?
RAGUENEAU, plus bas, avec unsourire.
Je le vois…
Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
Puisque je satisfais un doux faible que j’ai
Tout en laissant manger ceux qui n’ont pas mangé !
CYRANO, lui frappant surl’épaule.
Toi, tu me plais !…
(Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux,puis, un peu brusquement.)
Hé là, Lise ?
(Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire,tressaille et descend vers Cyrano.)
Ce capitaine…
Vous assiège ?
LISE, offensée.
Oh ! mes yeux, d’une œilladehautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
CYRANO.
Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
LISE, suffoquée.
Mais…
CYRANO, nettement.
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi,dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.
LISE.
Mais…
CYRANO, qui a élevé la voix assezpour être entendu du galant.
À bon entendeur…
(Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, àla porte du fond, après avoir regardé l’horloge.)
LISE, au mousquetaire qui asimplement rendu son salut à Cyrano.
Vraiment, vous m’étonnez !…
Répondez… sur son nez…
LE MOUSQUETAIRE.
Sur son nez… sur son nez…
(Il s’éloigne vivement, Lise lesuit.)
CYRANO, de la porte du fond,faisant signe à Ragueneau d’emmener les poètes.
Pst !…
RAGUENEAU, montrant aux poètes laporte de droite.
Nous serons bien mieux par là…
CYRANO, s’impatientant.
Pst ! pst !…
RAGUENEAU, lesentraînant.
Pour lire
Des vers…
PREMIER POÈTE, désespéré, labouche pleine.
Mais les gâteaux !…
DEUXIÈME POÈTE.
Emportons-les !
(Ils sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement,et après avoir fait une râfle de plateaux.)
Cyrano, Roxane, laduègne.
CYRANO.
Je tire
Ma lettre si je sens seulement qu’il y a
Le moindre espoir !…
(Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière levitrage. Il ouvre vivement la porte.)
Entrez !…
(Marchant sur laduègne.)
Vous, deux mots, duègna !
LA DUÈGNE.
Quatre.
CYRANO.
Êtes-vous gourmande ?
LA DUÈGNE.
À m’en rendre malade.
CYRANO, prenant vivement des sacsde papier sur le comptoir.
Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade…
LA DUÈGNE, piteuse.
Heu !…
CYRANO.
… que je vous remplis dedarioles.
LA DUÈGNE, changeant de figure.
Hou !
CYRANO.
Aimez-vous le gâteau qu’on nomme petit chou ?
LA DUÈGNE, avec dignité.
Monsieur, j’en fais état, lorsqu’il est à la crème.
CYRANO.
J’en plonge six pour vous dans le sein d’un poème
De Saint-Amant ! Et dans ces vers de Chapelain
Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
– Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?
LA DUÈGNE.
J’en suis férue !
CYRANO, lui chargeant les bras desacs remplis.
Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.
LA DUÈGNE.
Mais…
CYRANO, la poussantdehors.
Et ne revenez qu’après avoirfini !
(Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s’arrête,découvert, à une distance respectueuse.)
Cyrano, Roxane, la duègne, uninstant.
CYRANO.
Que l’instant entre tous les instants soit béni,
Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire
Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ?…
ROXANE, qui s’estdémasquée.
Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat
Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,
C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi…
CYRANO.
De Guiche ?
ROXANE, baissant lesyeux.
Cherchait à m’imposer… comme mari…
CYRANO.
Postiche ?
(Saluant.)
Je me suis donc battu, madame, et c’est tant mieux,
Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.
ROXANE.
Puis… je voulais… Mais pour l’aveu que je viens faire,
Il faut que je revoie en vous le… presque frère,
Avec qui je jouais, dans le parc – près du lac !…
CYRANO.
Oui… vous veniez tous les étés à Bergerac !…
ROXANE.
Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées…
CYRANO.
Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées !
ROXANE.
C’était le temps des jeux…
CYRANO.
Des mûrons aigrelets…
ROXANE.
Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !…
CYRANO.
Roxane, en jupons courts, s’appelait Madeleine…
ROXANE.
J’étais jolie, alors ?
CYRANO.
Vous n’étiez pas vilaine.
ROXANE.
Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
Vous accouriez ! – Alors, jouant à la maman,
Je disais d’une voix qui tâchait d’être dure.
(Elle lui prend lamain.)
« Qu’est-ce que c’est encor que cetteégratignure ? »
(Elle s’arrêtestupéfaite.)
Oh ! C’est trop fort ! Et celle-ci !
(Cyrano veut retirer samain.)
Non ! Montrez-la !
Hein ? à votre âge, encor ! – Où t’es-tu faitcela ?
CYRANO.
En jouant, du côté de la porte de Nesle.
ROXANE, s’asseyant à une table,et trempant son mouchoir dans un verre d’eau.
Donnez !
CYRANO, s’asseyantaussi.
Si gentiment ! Si gaiementmaternelle !
ROXANE.
Et, dites-moi, – pendant que j’ôte un peu le sang, –
Ils étaient contre vous ?
CYRANO.
Oh ! pas tout à fait cent.
ROXANE.
Racontez !
CYRANO.
Non. Laissez. Mais vous, dites lachose
Que vous n’osiez tantôt me dire…
ROXANE, sans quitter samain.
À présent, j’ose,
Car le passé m’encouragea de son parfum !
Oui, j’ose maintenant. Voilà. J’aime quelqu’un.
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Qui ne le sait pas d’ailleurs.
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Pas encore.
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Mais qui va bientôt le savoir, s’ill’ignore.
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Un pauvre garçon qui jusqu’icim’aima
Timidement, de loin, sans oser le dire…
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. –
Mais moi, j’ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.
CYRANO.
Ah !…
ROXANE, achevant de lui faire unpetit bandage avec son mouchoir.
Et figurez-vous, tenez, que,justement
Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !
CYRANO.
Ah !…
ROXANE, riant.
Puisqu’il est cadet dans votrecompagnie !
CYRANO.
Ah !…
ROXANE.
Il a sur son front de l’esprit, dugénie,
Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau…
CYRANO, se levant toutpâle.
Beau !
ROXANE.
Quoi ? Qu’avez-vous ?
CYRANO.
Moi, rien… C’est… c’est…
(Il montre sa main, avec unsourire.)
C’est ce bobo.
ROXANE.
Enfin, je l’aime. Il faut d’ailleurs que je vous die
Que je ne l’ai jamais vu qu’à la Comédie…
CYRANO.
Vous ne vous êtes donc pas parlé ?
ROXANE.
Nos yeux seuls.
CYRANO.
Mais comment savez-vous, alors ?
ROXANE.
Sous les tilleuls
De la place Royale, on cause… Des bavardes
M’ont renseignée…
CYRANO.
Il est cadet ?
ROXANE.
Cadet aux gardes.
CYRANO.
Son nom ?
ROXANE.
Baron Christian de Neuvillette.
CYRANO.
Hein ?…
Il n’est pas aux cadets.
ROXANE.
Si, depuis ce matin.
Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.
CYRANO.
Vite,
Vite, on lance son cœur !… Mais, ma pauvre petite…
LA DUÈGNE, ouvrant la porte dufond.
J’ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !
CYRANO.
Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
(La duègne disparaît.)
… Ma pauvre enfant, vous qui n’aimez que beau langage,
Bel esprit, – si c’était un profane, un sauvage.
ROXANE.
Non, il a les cheveux d’un héros de d’Urfé !
CYRANO.
S’il était aussi maldisant que bien coiffé !
ROXANE.
Non, tous les mots qu’il dit sont fins, je le devine !
CYRANO.
Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
– Mais si c’était un sot !…
ROXANE, frappant dupied.
Eh bien ! j’en mourrais,là !
CYRANO, après un temps.
Vous m’avez fait venir pour me dire cela ?
Je n’en sens pas très bien l’utilité, madame.
ROXANE.
Ah, c’est que quelqu’un hier m’a mis la mort dans l’âme,
Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
Dans votre compagnie…
CYRANO.
Et que nous provoquons
Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l’être ?
C’est ce qu’on vous a dit ?
ROXANE.
Et vous pensez si j’ai
Tremblé pour lui !
CYRANO, entre ses dents.
Non sans raison !
ROXANE.
Mais j’ai songé
Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, –
J’ai songé : s’il voulait, lui que tous ils craindront…
CYRANO.
C’est bien, je défendrai votre petit baron.
ROXANE.
Oh, n’est-ce pas que vous allez me le défendre ?
J’ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.
CYRANO.
Oui, oui.
ROXANE.
Vous serez son ami ?
CYRANO.
Je le serai.
ROXANE.
Et jamais il n’aura de duel ?
CYRANO.
C’est juré.
ROXANE.
Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m’en aille.
(Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front,et, distraitement.)
Mais vous ne m’avez pas raconté la bataille
De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !…
– Dites-lui qu’il m’écrive.
(Elle lui envoie un petit baiserde la main.)
Oh ! je vous aime !
CYRANO.
Oui, oui.
ROXANE.
Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. – Nous sommes
De grands amis !
CYRANO.
Oui, oui.
ROXANE.
Qu’il m’écrive ! – Centhommes ! –
Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
Cent hommes ! Quel courage !
CYRANO, la saluant.
Oh ! j’ai fait mieux depuis.
(Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux à terre. Unsilence. La porte de droite s’ouvre. Ragueneau passe satête.)
Cyrano, Ragueneau, les poètes,Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, la foule, etc., puis DeGuiche.
RAGUENEAU.
Peut-on rentrer ?
CYRANO, sans bouger.
Oui…
(Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, àla porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume decapitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevantCyrano.)
CARBON DE CASTEL-JALOUX.
Le voilà !
CYRANO, levant la tête.
Mon capitaine !…
CARBON, exultant.
Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
De mes cadets sont là !…
CYRANO, reculant.
Mais…
CARBON, voulantl’entraîner.
Viens ! on veut tevoir !
CYRANO.
Non !
CARBON.
Ils boivent en face, à la Croix duTrahoir.
CYRANO.
Je…
CARBON, remontant à la porte, etcriant à la cantonade, d’une voix de tonnerre.
Le héros refuse. Il est d’humeurbourrue !
UNE VOIX, au dehors.
Ah ! Sandious !
(Tumulte au dehors, bruit d’épéeset de bottes qui se rapprochent.)
CARBON, se frottant lesmains.
Les voici qui traversent larue !…
LES CADETS, entrant dans larôtisserie.
Mille dious ! – Capdedious ! – Mordious ! –Pocapdedious !
RAGUENEAU, reculantépouvanté.
Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne !
LES CADETS.
Tous !
UN CADET, à Cyrano.
Bravo !
CYRANO.
Baron !
UN AUTRE, lui secouant lesmains.
Vivat !
CYRANO.
Baron !
TROISIÈME CADET.
Que je t’embrasse !
CYRANO.
Baron !…
PLUSIEURS GASCONS.
Embrassons-le !
CYRANO, ne sachant auquelrépondre.
Baron… baron… de grâce…
RAGUENEAU.
Vous êtes tous barons, messieurs ?
LES CADETS.
Tous !
RAGUENEAU.
Le sont-ils ?…
PREMIER CADET.
On ferait une tour rien qu’avec nos tortils !
LE BRET, entrant, et courant àCyrano.
On te cherche ! Une foule en délire conduite
Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite…
CYRANO, épouvanté.
Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?…
LE BRET, se frottant lesmains.
Si !
UN BOURGEOIS, entrant suivi d’ungroupe.
Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
(Au dehors la rue s’est remplie de monde. Des chaises àporteurs, des carrosses s’arrêtent.)
LE BRET, bas, souriant, àCyrano.
Et Roxane ?
CYRANO, vivement.
Tais-toi !
LA FOULE, criant dehors.
Cyrano !…
(Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade.Acclamations.)
RAGUENEAU, debout sur unetable.
Ma boutique
Est envahie ! On casse tout ! C’estmagnifique !
DES GENS, autour deCyrano.
Mon ami… mon ami…
CYRANO.
Je n’avais pas hier
Tant d’amis !…
LE BRET, ravi.
Le succès !
UN PETIT MARQUIS, accourant, lesmains tendues.
Si tu savais, mon cher…
CYRANO.
Si tu ?… Tu ?… Qu’est-ce donc qu’ensemble nousgardâmes ?
UN AUTRE.
Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
Qui là, dans mon carrosse…
CYRANO, froidement.
Et vous d’abord, à moi,
Qui vous présentera ?
LE BRET, stupéfait.
Mais qu’as-tu donc ?
CYRANO.
Tais-toi !
UN HOMME DE LETTRES, avec uneécritoire.
Puis-je avoir des détails sur ?…
CYRANO.
Non.
LE BRET, lui poussant lecoude.
C’est Théophraste,
Renaudot ! l’inventeur de la gazette.
CYRANO.
Baste !
LE BRET.
Cette feuille où l’on fait tant de choses tenir !
On dit que cette idée a beaucoup d’avenir !
LE POÈTE, s’avançant.
Monsieur…
CYRANO.
Encor !
LE POÈTE.
Je veux faire un pentacrostiche
Sur votre nom…
QUELQU’UN, s’avançantencore.
Monsieur…
CYRANO.
Assez !
(Mouvement. On se range. De Guiche paraît, escortéd’officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avecCyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement àCyrano.)
CUIGY, à Cyrano.
Monsieur de Guiche !
(Murmure. Tout le monde serange.)
Vient de la part du maréchal de Gassion !
DE GUICHE, saluantCyrano.
… Qui tient à vous mander son admiration
Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.
LA FOULE.
Bravo !…
CYRANO, s’inclinant.
Le maréchal s’y connaît enbravoure.
DE GUICHE.
Il n’aurait jamais cru le fait si ces messieurs
N’avaient pu lui jurer l’avoir vu.
CUIGY.
De nos yeux !
LE BRET, bas à Cyrano, qui al’air absent.
Mais…
CYRANO.
Tais-toi !
LE BRET.
Tu parais souffrir !
CYRANO, tressaillant et seredressant vivement.
Devant ce monde ?…
(Sa moustache se hérisse ;il poitrine.)
Moi souffrir ?… Tu vas voir !
DE GUICHE, auquel Cuigy a parlé àl’oreille.
Votre carrière abonde
De beaux exploits, déjà. – Vous servez chez ces fous
De Gascons, n’est-ce pas ?
CYRANO.
Aux cadets, oui.
UN CADET, d’une voixterrible.
Chez nous !
DE GUICHE, regardant les Gascons,rangés derrière Cyrano.
Ah ! ah !… Tous ces messieurs à la mine hautaine,
Ce sont donc les fameux ?…
CARBON DE CASTEL-JALOUX.
Cyrano !
CYRANO.
Capitaine ?
CARBON.
Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez la présenter au comte, s’il vous plaît.
CYRANO, faisant deux pas vers DeGuiche, et montrant les cadets.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sansvergogne,
Ce sont les cadets deGascogne !
Parlant blason, lambel, bastogne,
Tous plus nobles que des filous,
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux.
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents deloups,
Fendant la canaille qui grogne,
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Ils vont, – coiffés d’un vieuxvigogne
Dont la plume cache lestrous ! –
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents deloups !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plusdoux ;
De gloire, leur âme estivrogne !
Perce-Bedaine et Casse-Trogne,
Dans tous les endroits où l’oncogne
Ils se donnent des rendez-vous…
Perce-Bedaine et Casse-Trogne
Sont leurs sobriquets les plusdoux !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous lesjaloux !
Ô femme, adorable carogne,
Voici les cadets deGascogne !
Que le vieil époux se renfrogne.
Sonnez, clairons ! chantez,coucous !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous lesjaloux !
DE GUICHE, nonchalamment assisdans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté.
Un poète est un luxe, aujourd’hui, qu’on se donne.
– Voulez-vous être à moi ?
CYRANO.
Non, Monsieur, à personne.
DE GUICHE.
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.
LE BRET, ébloui.
Grand Dieu !
DE GUICHE.
Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?
LE BRET, à l’oreille deCyrano.
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !
DE GUICHE.
Portez-les-lui.
CYRANO, tenté et un peucharmé.
Vraiment…
DE GUICHE.
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers…
CYRANO, dont le visage s’estimmédiatement rembruni.
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu’on y peut changer une virgule.
DE GUICHE.
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
Il le paye très cher.
CYRANO.
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !
DE GUICHE.
Vous êtes fier.
CYRANO.
Vraiment, vous l’avezremarqué ?
UN CADET, entrant avec, enfilés àson épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées,défoncées.
Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai,
Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
Les feutres des fuyards !…
CARBON.
Des dépouilles opimes !
TOUT LE MONDE, riant.
Ah ! Ah ! Ah !
CUIGY.
Celui qui posta ces gueux, ma foi,
Doit rager aujourd’hui.
BRISSAILLE.
Sait-on qui c’est ?
DE GUICHE.
C’est moi.
(Les rires s’arrêtent.)
Je les avais chargés de châtier, – besogne
Qu’on ne fait pas soi-même, – un rimailleur ivrogne.
(Silence gêné.)
LE CADET, à mi-voix, à Cyrano,lui montrant les feutres.
Que faut-il qu’on en fasse ? Ils sont gras… Unsalmis ?
CYRANO, prenant l’épée où ilssont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux piedsde De Guiche.
Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?
DE GUICHE, se levant et d’une voix brève.
Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
(À Cyrano, violemment.)
Vous, Monsieur !…
UNE VOIX, dans la rue,criant.
Les porteurs de monseigneur lecomte
De Guiche !
DE GUICHE, qui s’est dominé, avecun sourire.
… Avez-vous lu DonQuichot ?
CYRANO.
Je l’ai lu.
Et me découvre au nom de cet hurluberlu.
DE GUICHE.
Veuillez donc méditer alors…
UN PORTEUR, paraissant aufond.
Voici la chaise.
DE GUICHE.
Sur le chapitre des moulins !
CYRANO, saluant.
Chapitre treize.
DE GUICHE.
Car, lorsqu’on les attaque, il arrive souvent…
CYRANO.
J’attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?
DE GUICHE.
Qu’un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
Vous lance dans la boue !…
CYRANO.
Ou bien dans les étoiles !
(De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Lesseigneurs s’éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. Lafoule sort.)
Cyrano, Le Bret, les cadets, quise sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boireet à manger.
CYRANO, saluant d’un airgoguenard ceux qui sortent sans oser le saluer.
Messieurs… Messieurs… Messieurs…
LE BRET, désolé, redescendant,les bras au ciel.
Ah ! dans quels jolis draps…
CYRANO.
Oh ! toi ! tu vas grogner !
LE BRET.
Enfin, tu conviendras
Qu’assassiner toujours la chance passagère,
Devient exagéré.
CYRANO.
Hé bien oui, j’exagère !
LE BRET, triomphant.
Ah !
CYRANO.
Mais pour le principe, et pourl’exemple aussi,
Je trouve qu’il est bon d’exagérer ainsi.
LE BRET.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire…
CYRANO.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du MercureFrançois ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais…chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire unvers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
LE BRET.
Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Commentdiable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
CYRANO.
À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D’une bouche empruntée au derrière des poules !
J’aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m’écrie avec joie : un ennemi de plus !
LE BRET.
Quelle aberration !
CYRANO.
Eh bien ! oui, c’est monvice.
Déplaire est mon plaisir. J’aime qu’on me haïsse.
Mon cher, si tu savais comme l’on marche mieux
Sous la pistolétade excitante des yeux !
Comme, sur les pourpoints, font d’amusantes taches
Le fiel des envieux et la bave des lâches !
– Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
Ressemble à ces grands cols d’Italie, ajourés
Et flottants, dans lesquels votre cou s’effémine.
On y est plus à l’aise… et de moins haute mine,
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi,
S’abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
La Haine, chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à lever la tête ;
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
Qui m’ajoute une gêne, et m’ajoute un rayon.
Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
La Haine est un carcan, mais c’est une auréole !
LE BRET, après un silence,passant son bras sous le sien.
Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais, tout bas,
Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas !
CYRANO, vivement.
Tais-toi !
(Depuis un moment, Christian est entré, s’est mêlé auxcadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il afini par s’asseoir seul à une petite table, où Lise lesert.)
Cyrano, Le Bret, les cadets,Christian de Neuvillette.
UN CADET, assis à une table dufond, le verre en main.
Hé ! Cyrano !
(Cyrano se retourne.)
Le récit ?
CYRANO.
Tout à l’heure !
(Il remonte au bras de Le Bret.Ils causent bas.)
LE CADET, se levant, etdescendant.
Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
Leçon
(Il s’arrête devant la table oùest Christian.)
pour ce timide apprentif !
CHRISTIAN, levant latête.
Apprentif ?
UN AUTRE CADET.
Oui, septentrional maladif !
CHRISTIAN.
Maladif ?
PREMIER CADET,goguenard.
Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose.
C’est qu’il est un objet, chez nous, dont on ne cause
Pas plus que de cordon dans l’hôtel d’un pendu !
CHRISTIAN.
Qu’est-ce ?
UN AUTRE CADET, d’une voixterrible.
Regardez-moi !
(Il pose trois fois,mystérieusement, son doigt sur son nez.)
M’avez-vous entendu ?
CHRISTIAN.
Ah ! c’est le…
UN AUTRE.
Chut !… jamais ce mot ne seprofère !
(Il montre Cyrano qui cause aufond avec Le Bret.)
Ou c’est à lui, là-bas, que l’on aurait affaire !
UN AUTRE, qui, pendant qu’ilétait tourné vers les premiers, est venu sans bruit s’asseoir surla table, dans son dos.
Deux nasillards par lui furent exterminés
Parce qu’il lui déplut qu’ils parlassent du nez !
UN AUTRE, d’une voix caverneuse,– surgissant de sous la table où il s’est glissé à quatrepattes.
On ne peut faire, sans défuncter avant l’âge,
La moindre allusion au fatal cartilage !
UN AUTRE, lui posant la main surl’épaule.
Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, unseul !
Et tirer son mouchoir, c’est tirer son linceul !
(Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, leregardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causantavec un officier, a l’air de ne rien voir.)
CHRISTIAN.
Capitaine !
CARBON, se retournant et letoisant.
Monsieur ?
CHRISTIAN.
Que fait-on quand on trouve
Des Méridionaux trop vantards ?…
CARBON.
On leur prouve
Qu’on peut être du Nord, et courageux.
(Il lui tourne le dos.)
CHRISTIAN.
Merci.
PREMIER CADET, à Cyrano.
Maintenant, ton récit !
TOUS.
Son récit !
CYRANO, redescendant verseux.
Mon récit ?…
(Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour delui, tendent le col. Christian s’est mis à cheval sur unechaise.)
Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
S’étant mis à passer un coton nuager
Sur le boîtier d’argent de cette montre ronde,
Il se fit une nuit la plus noire du monde,
Et les quais n’étant pas du tout illuminés,
Mordious ! on n’y voyait pas plus loin…
CHRISTIAN.
Que son nez.
(Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyranoavec terreur. Celui-ci s’est interrompu, stupéfait.Attente.)
CYRANO.
Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
UN CADET, à mi-voix.
C’est un homme
Arrivé ce matin.
CYRANO, faisant un pas versChristian.
Ce matin ?
CARBON, à mi-voix.
Il se nomme
Le baron de Neuvil…
CYRANO, vivement,s’arrêtant.
Ah ! c’est bien…
(Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter surChristian.)
Je…
(Puis, il se domine, et dit d’unevoix sourde.)
Très bien…
(Il reprend.)
Je disais donc…
(Avec un éclat de rage dans lavoix.)
Mordious !…
(Il continue d’un ton naturel.)
que l’on n’y voyait rien.
(Stupeur. On se rassied en seregardant.)
Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
J’allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
Qui m’aurait sûrement…
CHRISTIAN.
Dans le nez…
(Tout le monde se lève. Christianse balance sur sa chaise.)
CYRANO, d’une voixétranglée.
Une dent, –
Qui m’aurait une dent… et qu’en somme, imprudent,
J’allais fourrer…
CHRISTIAN.
Le nez…
CYRANO.
Le doigt… entre l’écorce
Et l’arbre, car ce grand pouvait être de force
À me faire donner…
CHRISTIAN.
Sur le nez…
CYRANO, essuyant la sueur à sonfront.
Sur les doigts.
– Mais j’ajoutai : Marche, Gascon, fais ce quedois !
Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
Quand, dans l’ombre, quelqu’un me porte…
CHRISTIAN.
Une nasarde.
CYRANO.
Je la pare, et soudain me trouve…
CHRISTIAN.
Nez à nez…
CYRANO, bondissant verslui.
Ventre-Saint-Gris !
(Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé surChristian, il se maîtrise et continue.)
avec cent braillards avinés
Qui puaient…
CHRISTIAN.
À plein nez…
CYRANO, blême etsouriant.
L’oignon et la litharge !
Je bondis, front baissé…
CHRISTIAN.
Nez au vent !
CYRANO.
et je charge !
J’en estomaque deux ! J’en empale un tout vif !
Quelqu’un m’ajuste : Paf ! et je riposte…
CHRISTIAN.
Pif !
CYRANO, éclatant.
Tonnerre ! Sortez tous !
(Tous les cadets se précipitentvers les portes.)
PREMIER CADET.
C’est le réveil du tigre !
CYRANO.
Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !
DEUXIÈME CADET.
Bigre !
On va le retrouver en hachis !
RAGUENEAU.
En hachis ?
UN AUTRE CADET.
Dans un de vos pâtés !
RAGUENEAU.
Je sens que je blanchis,
Et que je m’amollis comme une serviette !
CARBON.
Sortons !
UN AUTRE.
Il n’en va pas laisser une miette !
UN AUTRE.
Ce qui va se passer ici, j’en meursd’effroi !
UN AUTRE, refermant la porte dedroite.
Quelque chose d’épouvantable !
(Ils sont tous sortis, – soit par le fond, soit par lescôtés, – quelques-uns ont disparu par l’escalier. Cyrano etChristian restent face à face, et se regardent un moment.)
Cyrano, Christian.
CYRANO.
Embrasse-moi !
CHRISTIAN.
Monsieur…
CYRANO.
Brave.
CHRISTIAN.
Ah çà ! mais !…
CYRANO.
Très brave. Je préfère.
CHRISTIAN.
Me direz-vous ?…
CYRANO.
Embrasse-moi. Je suis son frère.
CHRISTIAN.
De qui ?
CYRANO.
Mais d’elle !
CHRISTIAN.
Hein ?…
CYRANO.
Mais de Roxane !
CHRISTIAN, courant àlui.
Ciel !
Vous, son frère ?
CYRANO.
Ou tout comme : un cousinfraternel.
CHRISTIAN.
Elle vous a ?…
CYRANO.
Tout dit !
CHRISTIAN.
M’aime-t-elle ?
CYRANO.
Peut-être !
CHRISTIAN, lui prenant lesmains.
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
CYRANO.
Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain.
CHRISTIAN.
Pardonnez-moi…
CYRANO, le regardant, et luimettant la main sur l’épaule.
C’est vrai qu’il est beau, legredin !
CHRISTIAN.
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
CYRANO.
Mais tous ces nez que vous m’avez…
CHRISTIAN.
Je les retire !
CYRANO.
Roxane attend ce soir une lettre…
CHRISTIAN.
Hélas !
CYRANO.
Quoi ?
CHRISTIAN.
C’est me perdre que de cesser de rester coi !
CYRANO.
Comment ?
CHRISTIAN.
Las ! je suis sot à m’en tuer dehonte !
CYRANO.
Mais non, tu ne l’es pas, puisque tu t’en rends compte.
D’ailleurs, tu ne m’as pas attaqué comme un sot.
CHRISTIAN.
Bah ! on trouve des mots quand on monte àl’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi desbontés…
CYRANO.
Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?
CHRISTIAN.
Non ! car je suis de ceux, – je le sais… et jetremble ! –
Qui ne savent parler d’amour.
CYRANO.
Tiens !… Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.
CHRISTIAN.
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !
CYRANO.
Être un joli petit mousquetaire qui passe !
CHRISTIAN.
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !
CYRANO, regardantChristian.
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
CHRISTIAN, avecdésespoir.
Il me faudrait de l’éloquence !
CYRANO, brusquement.
Je t’en prête !
Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m’en.
Et faisons à nous deux un héros de roman !
CHRISTIAN.
Quoi ?
CYRANO.
Te sens-tu de force à répéter leschoses
Que chaque jour je t’apprendrai ?…
CHRISTIAN.
Tu me proposes ?…
CYRANO.
Roxane n’aura pas de désillusions !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle !…
CHRISTIAN.
Mais, Cyrano !…
CYRANO.
Christian, veux-tu ?
CHRISTIAN.
Tu me fais peur !
CYRANO.
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions – et bientôt tul’embrases ! –
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?…
CHRISTIAN.
Tes yeux brillent !…
CYRANO.
Veux-tu ?…
CHRISTIAN.
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ?…
CYRANO, avec enivrement.
Cela…
(Se reprenant, et enartiste.)
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté.
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
CHRISTIAN.
Mais la lettre qu’il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais…
CYRANO, sortant de son pourpointla lettre qu’il a écrite.
Tiens, la voilà, ta lettre !
CHRISTIAN.
Comment ?
CYRANO.
Hormis l’adresse, il n’y manque plusrien.
CHRISTIAN.
Je…
CYRANO.
Tu peux l’envoyer. Sois tranquille.Elle est bien.
CHRISTIAN.
Vous aviez ?…
CYRANO.
Nous avons toujours, nous, dans nospoches,
Des épîtres à des Chloris… de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amante n’ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d’un nom !…
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes.
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre –prends ! –
D’autant plus éloquent que j’étais moins sincère !
– Prends donc, et finissons !
CHRISTIAN.
N’est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?
CYRANO.
Elle ira comme un gant !
CHRISTIAN.
Mais…
CYRANO.
La crédulité de l’amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c’est écrit pour elle !
CHRISTIAN.
Ah ! mon ami !
(Il se jette dans les bras deCyrano. Ils restent embrassés.)
Cyrano, Christian, les Gascons,le mousquetaire, Lise.
UN CADET, entr’ouvrant laporte.
Plus rien… Un silence de mort…
Je n’ose regarder…
(Il passe la tête.)
Hein ?
TOUS LES CADETS, entrant etvoyant Cyrano et Christian qui s’embrassent.
Ah !… Oh !…
UN CADET.
C’est trop fort !
(Consternation.)
LE MOUSQUETAIRE,goguenard.
Ouais ?…
CARBON.
Notre démon est doux comme unapôtre !
Quand sur une narine on le frappe, – il tend l’autre ?
LE MOUSQUETAIRE.
On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?…
(Appelant Lise, d’un airtriomphant.)
– Eh ! Lise ! Tu vas voir !
(Humant l’air avecaffectation.)
Oh !… oh !… c’estsurprenant !
Quelle odeur !…
(Allant à Cyrano, dont il regardele nez avec impertinence.)
Mais monsieur doit l’avoirreniflée ?
Qu’est-ce que cela sent ici ?…
CYRANO, le souffletant.
La giroflée !
(Joie. Les cadets ont retrouvéCyrano : ils font des culbutes.)
RIDEAU.
Une petite place dans l’ancien Marais. Vieilles maisons.Perspectives de ruelles. À droite, la maison de Roxane et le mur deson jardin que débordent de larges feuillages. Au-dessus de laporte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil.
Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon,frissonne et retombe.
Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilementgrimper au balcon.
En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre,avec une porte d’entrée. Le heurtoir de cette porte est emmaillotéde linge comme un pouce malade.
Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtreest grande ouverte sur le balcon de Roxane.
Près de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d’une sorte delivrée : il termine un récit, en s’essuyant les yeux.
Ragueneau, la duègne, puisRoxane, Cyrano, et deux pages.
RAGUENEAU.
… Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
Seul, ruiné, je me pends. J’avais quitté la terre.
Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
Me vient à sa cousine offrir comme intendant.
LA DUÈGNE.
Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ?
RAGUENEAU.
Lise aimait les guerriers, et j’aimais les poètes !
Mars mangeait les gâteaux que laissait Apollon.
– Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !
LA DUÈGNE, se levant et appelantvers la fenêtre ouverte.
Roxane, êtes-vous prête ?… On nous attend !
LA VOIX DE ROXANE, par lafenêtre.
Je passe
Une mante !
LA DUÈGNE, à Ragueneau, luimontrant la porte d’en face.
C’est là qu’on nous attend, enface.
Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
On y lit un discours sur le Tendre, aujourd’hui.
RAGUENEAU.
Sur le Tendre ?
LA DUÈGNE, minaudant.
Mais oui !…
(Criant vers la fenêtre.)
Roxane, il faut descendre,
Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !
LA VOIX DE ROXANE.
Je viens !
(On entend un bruit d’instrumentsà cordes qui se rapproche.)
LA VOIX DE CYRANO, chantant dansla coulisse.
La ! la ! la !la !
LA DUÈGNE, surprise.
On nous joue un morceau ?
CYRANO, suivi de deux pagesporteurs de théorbes.
Je vous dis que la croche est triple, triple sot !
PREMIER PAGE, ironique.
Vous savez donc, Monsieur, si les croches sonttriples ?
CYRANO.
Je suis musicien, comme tous les disciples
De Gassendi !
LE PAGE, jouant etchantant.
La ! la !
CYRANO, lui arrachant le théorbeet continuant la phrase musicale.
Je peux continuer !…
La ! la ! la ! la !
ROXANE, paraissant sur lebalcon.
C’est vous ?
CYRANO, chantant sur l’air qu’ilcontinue.
Moi qui viens saluer
Vos lys, et présenter mes respects à vos ro… ses !
ROXANE.
Je descends !
(Elle quitte le balcon.)
LA DUÈGNE, montrant lespages.
Qu’est-ce donc que ces deuxvirtuoses ?
CYRANO.
C’est un pari que j’ai gagné sur d’Assoucy.
Nous discutions un point de grammaire. – Non ! –Si ! –
Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
Et dont il fait toujours son escorte, il me dit.
« Je te parie un jour de musique ! » Ilperdit.
Jusqu’à ce que Phœbus recommence son orbe,
J’ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
De tout ce que je fais harmonieux témoins !…
Ce fut d’abord charmant, et ce l’est déjà moins.
(Aux musiciens.)
Hep !… Allez de ma part jouer une pavane
À Montfleury !…
(Les pages remontent pour sortir.– À la duègne.)
Je viens demander à Roxane
Ainsi que chaque soir…
(Aux pages qui sortent.)
Jouez longtemps, – et faux !
(À la duègne.)
… Si l’ami de son âme est toujours sans défauts ?
ROXANE, sortant de lamaison.
Ah ! qu’il est beau, qu’il a d’esprit, et que jel’aime !
CYRANO, souriant.
Christian a tant d’esprit ?…
ROXANE.
Mon cher, plus quevous-même !
CYRANO.
J’y consens.
ROXANE.
Il ne peut exister à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !
CYRANO, incrédule.
Non ?
ROXANE.
C’est trop fort ! Voilà comme leshommes sont.
Il n’aura pas d’esprit puisqu’il est beau garçon !
CYRANO.
Il sait parler du cœur d’une façon experte ?
ROXANE.
Mais il n’en parle pas, Monsieur, il en disserte !
CYRANO.
Il écrit ?
ROXANE.
Mieux encor ! Écoutez donc unpeu.
(Déclamant.)
« Plus tu me prends de cœur, plus j’enai !… »
(Triomphante, à Cyrano.)
Hé ! bien ?
CYRANO.
Peuh !…
ROXANE.
Et ceci : « Pour souffrir, puisqu’il m’en faut unautre,
Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi levôtre ! »
CYRANO.
Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
Qu’est-ce au juste qu’il veut, de cœur ?…
ROXANE, frappant dupied.
Vous m’agacez !
C’est la jalousie…
CYRANO, tressaillant.
Hein !…
ROXANE.
… d’auteur qui vous dévore !
– Et ceci, n’est-il pas du dernier tendre encore ?
« Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu’uncri,
Et que si les baisers s’envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec leslèvres !… »
CYRANO, souriant malgré lui desatisfaction.
Ha ! ha ! ces lignes-là sont… hé ! hé !
(Se reprenant et avecdédain.)
mais bien mièvres !
ROXANE.
Et ceci…
CYRANO, ravi.
Vous savez donc ses lettres parcœur ?
ROXANE.
Toutes !
CYRANO, frisant samoustache.
Il n’y a pas à dire : c’estflatteur !
ROXANE.
C’est un maître !
CYRANO, modeste.
Oh !… un maître !…
ROXANE, péremptoire.
Un maître !…
CYRANO, saluant.
Soit !… un maître !
LA DUÈGNE, qui était remontée,redescendant vivement.
Monsieur de Guiche !
(À Cyrano, le poussant vers lamaison.)
Entrez !… car il vaut mieux,peut-être,
Qu’il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
Le mettre sur la piste…
ROXANE, à Cyrano.
Oui, de mon cher secret !
Il m’aime, il est puissant, il ne faut pas qu’ilsache !
Il peut dans mes amours donner un coup de hache !
CYRANO, entrant dans lamaison.
Bien ! bien ! bien !
(De Guiche paraît.)
Roxane, De Guiche, la duègne, àl’écart.
ROXANE, à De Guiche, lui faisantune révérence.
Je sortais.
DE GUICHE.
Je viens prendre congé.
ROXANE.
Vous partez ?
DE GUICHE.
Pour la guerre.
ROXANE.
Ah !
DE GUICHE.
Ce soir même.
ROXANE.
Ah !
DE GUICHE.
J’ai
Des ordres. On assiège Arras.
ROXANE.
Ah !… on assiège ?…
DE GUICHE.
Oui… Mon départ a l’air de vous laisser de neige.
ROXANE, poliment.
Oh !…
DE GUICHE.
Moi, je suis navré. Vousreverrai-je ?… Quand ?
– Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?
ROXANE, indifférente.
Bravo.
DE GUICHE.
Du régiment des gardes.
ROXANE, saisie.
Ah ? des gardes ?
DE GUICHE.
Où sert votre cousin, l’homme aux phrases vantardes.
Je saurai me venger de lui, là-bas.
ROXANE, suffoquée.
Comment !
Les gardes vont là-bas ?
DE GUICHE, riant.
Tiens ! c’est monrégiment !
ROXANE, tombant assise sur lebanc, – à part.
Christian !
DE GUICHE.
Qu’avez-vous ?
ROXANE, toute émue.
Ce… départ… me désespère !
Quand on tient à quelqu’un, le savoir à la guerre !
DE GUICHE, surpris etcharmé.
Pour la première fois me dire un mot si doux,
Le jour de mon départ !
ROXANE, changeant de ton ets’éventant.
Alors, – vous allez vous
Venger de mon cousin ?…
DE GUICHE, souriant.
On est pour lui ?
ROXANE.
Non, – contre !
DE GUICHE.
Vous le voyez ?
ROXANE.
Très peu.
DE GUICHE.
Partout on le rencontre
Avec un des cadets…
(Il cherche le nom.)
ce Neu… villen… viller…
ROXANE.
Un grand ?
DE GUICHE.
Blond.
ROXANE.
Roux.
DE GUICHE.
Beau !…
ROXANE.
Peuh !
DE GUICHE.
Mais bête.
ROXANE.
Il en a l’air !
(Changeant de ton.)
… Votre vengeance envers Cyrano ? – c’est peut-être
De l’exposer au feu, qu’il adore ?… Elle estpiètre !
Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !
DE GUICHE.
C’est ?…
ROXANE.
Mais si le régiment, en partant, le laissait
Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
À Paris, bras croisés !… C’est la seule manière,
Un homme comme lui, de le faire enrager.
Vous voulez le punir ? privez-le de danger.
DE GUICHE.
Une femme ! une femme ! il n’y a qu’une femme
Pour inventer ce tour !
ROXANE.
Il se rongera l’âme,
Et ses amis les poings, de n’être pas au feu.
Et vous serez vengé !
DE GUICHE, serapprochant.
Vous m’aimez donc un peu ?
(Elle sourit.)
Je veux voir dans ce fait d’épouser ma rancune
Une preuve d’amour, Roxane !…
ROXANE.
C’en est une.
DE GUICHE, montrant plusieursplis cachetés.
J’ai les ordres sur moi qui vont être transmis
À chaque compagnie, à l’instant même, hormis…
(Il en détache un.)
Celui-ci ! C’est celui des cadets.
(Il le met dans sapoche.)
Je le garde.
(Riant.)
Ah ! ah ! ah ! Cyrano !… Son humeurbataillarde !…
– Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?…
ROXANE, le regardant.
Quelquefois.
DE GUICHE, tout prèsd’elle.
Vous m’affolez ! Ce soir – écoutez – oui, je dois
Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !…
Écoutez. Il y a, près d’ici, dans la rue
D’Orléans, un couvent fondé par le syndic
Des capucins, le Père Athanase. Un laïc
N’y peut entrer. Mais les bons Pères, je m’en charge !…
Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle estlarge.
– Ce sont les capucins qui servent Richelieu
Chez lui ; redoutant l’oncle, ils craignent leneveu. –
On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
Laissez-moi retarder d’un jour, chère fantasque !…
ROXANE, vivement.
Mais si cela s’apprend, votre gloire…
DE GUICHE.
Bah !
ROXANE.
Mais
Le siège, Arras…
DE GUICHE.
Tant pis ! Permettez !
ROXANE.
Non !
DE GUICHE.
Permets !
ROXANE, tendrement.
Je dois vous le défendre !
DE GUICHE.
Ah !
ROXANE.
Partez !
(À part.)
Christian reste.
(Haut.)
Je vous veux héroïque, – Antoine !
DE GUICHE.
Mot céleste !
Vous aimez donc celui ?…
ROXANE.
Pour lequel j’ai frémi.
DE GUICHE, transporté dejoie.
Ah ! je pars !
(Il lui baise la main.)
Êtes-vous contente ?
ROXANE.
Oui, mon ami !
(Il sort.)
LA DUÈGNE, lui faisant dans ledos une révérence comique.
Oui, mon ami !
ROXANE, à la duègne.
Taisons ce que je viens de faire.
Cyrano m’en voudrait de lui voler sa guerre !
(Elle appelle vers la maison.)
Cousin !
Roxane, la duègne,Cyrano.
ROXANE.
Nous allons chez Clomire.
(Elle désigne la porte d’enface.)
Alcandre y doit
Parler, et Lysimon !
LA DUÈGNE, mettant son petitdoigt dans son oreille.
Oui ! mais mon petit doigt
Dit qu’on va les manquer !
CYRANO, à Roxane.
Ne manquez pas ces singes.
(Ils sont arrivés devant la portede Clomire.)
LA DUÈGNE, avecravissement.
Oh ! voyez ! le heurtoir est entouré delinges !…
(Au heurtoir.)
On vous a bâillonné pour que votre métal
Ne troublât pas les beaux discours, – petit brutal !
(Elle le soulève avec des soinsinfinis et frappe doucement.)
ROXANE, voyant qu’onouvre.
Entrons !…
(Du seuil, à Cyrano.)
Si Christian vient, comme je leprésume,
Qu’il m’attende !
CYRANO, vivement, comme elle vadisparaître.
Ah !…
(Elle se retourne.)
Sur quoi, selon votre coutume,
Comptez-vous aujourd’hui l’interroger ?
ROXANE.
Sur…
CYRANO, vivement.
Sur ?
ROXANE.
Mais vous serez muet, là-dessus !
CYRANO.
Comme un mur.
ROXANE.
Sur rien !… Je vais lui dire : Allez ! Partezsans bride !
Improvisez. Parlez d’amour. Soyez splendide !
CYRANO, souriant.
Bon.
ROXANE.
Chut !…
CYRANO.
Chut !…
ROXANE.
Pas un mot !…
(Elle rentre et referme laporte.)
CYRANO, la saluant, la porte unefois fermée.
En vous remerciant.
(La porte se rouvre et Roxane passe la tête.)
ROXANE.
Il se préparerait !…
CYRANO.
Diable, non !…
TOUS LES DEUX, ensemble.
Chut !…
(La porte se ferme.)
CYRANO, appelant.
Christian !
Cyrano, Christian.
CYRANO.
Je sais tout ce qu’il faut. Prépare ta mémoire.
Voici l’occasion de se couvrir de gloire.
Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l’air grognon.
Vite, rentrons chez toi, je vais t’apprendre…
CHRISTIAN.
Non !
CYRANO.
Hein ?
CHRISTIAN.
Non ! J’attends Roxane ici.
CYRANO.
De quel vertige
Es-tu frappé ? Viens vite apprendre…
CHRISTIAN.
Non, te dis-je !
Je suis las d’emprunter mes lettres, mes discours,
Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !…
C’était bon au début ! Mais je sens qu’ellem’aime !
Merci. Je n’ai plus peur. Je vais parler moi-même.
CYRANO.
Ouais !
CHRISTIAN.
Et qui te dit que je ne sauraipas ?…
Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
Mais, mon cher, tes leçons m’ont été profitables.
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !…
(Apercevant Roxane, qui ressortde chez Clomire.)
– C’est elle ! Cyrano, non, ne me quittepas !
CYRANO, le saluant.
Parlez tout seul, Monsieur.
(Il disparaît derrière le mur dujardin.)
Christian, Roxane, quelquesprécieux et précieuses, et la duègne, un instant.
ROXANE, sortant de la maison deClomire avec une compagnie qu’elle quitte : révérences etsaluts.
Barthénoïde ! –Alcandre ! –
Grémione !…
LA DUÈGNE, désespérée.
On a manqué le discours sur leTendre !
(Elle rentre chezRoxane.)
ROXANE, saluant encore.
Urimédonte !… Adieu !…
(Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent ets’éloignent par différentes rues. Roxane voit Christian.)
C’est vous !…
(Elle va à lui.)
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L’air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J’écoute.
CHRISTIAN, s’assied près d’elle,sur le banc. Un silence.
Je vous aime.
ROXANE, fermant lesyeux.
Oui, parlez-moi d’amour.
CHRISTIAN.
Je t’aime.
ROXANE.
C’est le thème.
Brodez, brodez.
CHRISTIAN.
Je vous…
ROXANE.
Brodez !
CHRISTIAN.
Je t’aime tant.
ROXANE.
Sans doute. Et puis ?
CHRISTIAN.
Et puis… je serais si content
Si vous m’aimiez ! – Dis-moi, Roxane, que tum’aimes !
ROXANE, avec une moue.
Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m’aimez ?…
CHRISTIAN.
Mais… beaucoup.
ROXANE.
Oh !… Délabyrinthez vos sentiments !
CHRISTIAN, qui s’est rapproché etdévore des yeux la nuque blonde.
Ton cou !
Je voudrais l’embrasser !…
ROXANE.
Christian !
CHRISTIAN.
Je t’aime !
ROXANE, voulant selever.
Encore !
CHRISTIAN, vivement, laretenant.
Non ! je ne t’aime pas !
ROXANE, se rasseyant.
C’est heureux !
CHRISTIAN.
Je t’adore !
ROXANE, se levant ets’éloignant.
Oh !
CHRISTIAN.
Oui… je deviens sot !
ROXANE, sèchement.
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.
CHRISTIAN.
Mais…
ROXANE.
Allez rassembler votre éloquence enfuite !
CHRISTIAN.
Je…
ROXANE.
Vous m’aimez, je sais. Adieu.
(Elle va vers la maison.)
CHRISTIAN.
Pas tout de suite !
Je vous dirai…
ROXANE, poussant la porte pourrentrer.
Que vous m’adorez… oui, je sais.
Non ! Non ! Allez-vous-en !
CHRISTIAN.
Mais je…
(Elle lui ferme la porte aunez.)
CYRANO, qui depuis un moment estrentré sans être vu.
C’est un succès.
Christian, Cyrano, les pages, uninstant.
CHRISTIAN.
Au secours !
CYRANO.
Non monsieur.
CHRISTIAN.
Je meurs si je ne rentre
En grâce, à l’instant même…
CYRANO.
Et comment puis-je, diantre !
Vous faire à l’instant même, apprendre ?…
CHRISTIAN, lui saisissant lebras.
Oh ! là, tiens, vois !
(La fenêtre du balcon s’estéclairée.)
CYRANO, ému.
Sa fenêtre !
CHRISTIAN, criant.
Je vais mourir !
CYRANO.
Baissez la voix !
CHRISTIAN, tout bas.
Mourir !…
CYRANO.
La nuit est noire…
CHRISTIAN.
Eh ! bien ?
CYRANO.
C’est réparable.
Vous ne méritez pas… Mets-toi là, misérable !
Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous…
Et je te soufflerai tes mots.
CHRISTIAN.
Mais…
CYRANO.
Taisez-vous !
LES PAGES, reparaissant au fond,à Cyrano.
Hep !
CYRANO.
Chut !…
(Il leur fait signe de parlerbas.)
PREMIER PAGE, à mi-voix.
Nous venons de donner la sérénade
À Montfleury !…
CYRANO, bas, vite.
Allez vous mettre en embuscade
L’un à ce coin de rue, et l’autre à celui-ci ;
Et si quelque passant gênant vient par ici,
Jouez un air !
DEUXIÈME PAGE.
Quel air, monsieur legassendiste ?
CYRANO.
Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
(Les pages disparaissent, un àchaque coin de rue. – À Christian.)
Appelle-la !
CHRISTIAN.
Roxane !
CYRANO, ramassant des caillouxqu’il jette dans les vitres.
Attends ! Quelques cailloux.
Roxane, Christian, Cyrano,d’abord caché sous le balcon.
ROXANE, entr’ouvrant safenêtre.
Qui donc m’appelle ?
CHRISTIAN.
Moi.
ROXANE.
Qui, moi ?
CHRISTIAN.
Christian.
ROXANE, avec dédain.
C’est vous ?
CHRISTIAN.
Je voudrais vous parler.
CYRANO, sous le balcon, àChristian.
Bien. Bien. Presque à voix basse.
ROXANE.
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
CHRISTIAN.
De grâce !…
ROXANE.
Non ! Vous ne m’aimez plus !
CHRISTIAN, à qui Cyrano souffleses mots.
M’accuser, – justesdieux ! –
De n’aimer plus… quand… j’aime plus !
ROXANE, qui allait refermer safenêtre, s’arrêtant.
Tiens ! mais c’estmieux !
CHRISTIAN, même jeu.
L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète…
Que ce… cruel marmot prit pour… barcelonnette !
ROXANE, s’avançant sur lebalcon.
C’est mieux ! – Mais, puisqu’il est cruel, vous fûtessot
De ne pas, cet amour, l’étouffer au berceau !
CHRISTIAN, même jeu.
Aussi l’ai-je tenté, mais… tentative nulle.
Ce… nouveau-né, Madame, est un petit… Hercule.
ROXANE.
C’est mieux !
CHRISTIAN, même jeu.
De sorte qu’il… strangula commerien…
Les deux serpents… Orgueil et… Doute.
ROXANE, s’accoudant aubalcon.
Ah ! c’est très bien.
– Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
CYRANO, tirant Christian sous lebalcon, et se glissant à sa place.
Chut ! Cela devient trop difficile !…
ROXANE.
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, commeChristian.
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE.
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO.
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçoi ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite.
Les miens montent, Madame : il leur faut plus detemps !
ROXANE.
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO.
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
ROXANE.
Je vous parle, en effet, d’une vraie altitude !
CYRANO.
Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
ROXANE, avec unmouvement.
Je descends.
CYRANO, vivement
Non !
ROXANE, lui montrant le banc quiest sous le balcon.
Grimpez sur le banc, alors,vite !
CYRANO, reculant avec effroi dansla nuit.
Non !
ROXANE.
Comment… non ?
CYRANO, que l’émotion gagne deplus en plus.
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE.
Sans se voir ?
CYRANO.
Mais oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été.
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent…
ROXANE.
Vous le fûtes !
CYRANO.
Mon langage jamais jusqu’ici n’est sorti
De mon vrai cœur…
ROXANE.
Pourquoi ?
CYRANO.
Parce que… jusqu’ici
Je parlais à travers…
ROXANE.
Quoi ?
CYRANO.
… le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !… Mais, ce soir, il mesemble…
Que je vais vous parler pour la première fois !
ROXANE.
C’est vrai que vous avez une tout autre voix.
CYRANO, se rapprochant avecfièvre.
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
(Il s’arrête et, avecégarement.)
Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci, – pardonnez mon émoi, –
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !
ROXANE.
Si nouveau ?
CYRANO, bouleversé, et essayanttoujours de rattraper ses mots.
Si nouveau… mais oui… d’êtresincère.
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…
ROXANE.
Raillé de quoi ?
CYRANO.
Mais de… d’un élan !… Oui, moncœur
Toujours, de mon esprit s’habille, par pudeur.
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
ROXANE.
La fleurette a du bon.
CYRANO.
Ce soir, dédaignons-la !
ROXANE.
Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela !
CYRANO.
Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !
ROXANE.
Mais l’esprit ?…
CYRANO.
J’en ai fait pour vous fairerester
D’abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
– Laissons, d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel.
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
ROXANE.
Mais l’esprit ?…
CYRANO.
Je le hais dans l’amour ! C’estun crime
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,
– Et je plains ceux pour qui ne vient pas cemoment ! –
Où nous sentons qu’en nous une amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
ROXANE.
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?
CYRANO.
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe,
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé.
Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !
ROXANE, d’une voixtroublée.
Oui, c’est bien de l’amour…
CYRANO.
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur triste !
De l’amour, – et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il se pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
– Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tucompte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est tropdoux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre lesfeuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
(Il baise éperdument l’extrémitéd’une branche pendante.)
ROXANE.
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suistienne !
Et tu m’as enivrée !
CYRANO.
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande plus qu’une chose…
CHRISTIAN, sous lebalcon.
Un baiser !
ROXANE, se rejetant enarrière.
Hein ?
CYRANO.
Oh !
ROXANE.
Vous demandez ?
CYRANO.
Oui… je…
(À Christian, bas.)
Tu vas trop vite.
CHRISTIAN.
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !
CYRANO, à Roxane.
Oui, je… j’ai demandé, c’est vrai… mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.
ROXANE, un peu déçue.
Vous n’insistez pas plus que cela ?
CYRANO.
Si ! j’insiste…
Sans insister !… Oui, oui ! votre pudeurs’attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser… ne me l’accordez pas !
CHRISTIAN, à Cyrano, le tirantpar son manteau.
Pourquoi ?
CYRANO.
Tais-toi, Christian !
ROXANE, se penchant.
Que dites-vous tout bas ?
CYRANO.
Mais d’être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !…
(Les théorbes se mettent àjouer.)
Une seconde !…
On vient !
(Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dontl’un joue un air folâtre et l’autre un air lugubre.)
Air triste ? Air gai ?… Quelest donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? Une femme ? – Ah ! c’est uncapucin !
(Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne àla main, regardant les portes.)
Cyrano, Christian, uncapucin.
CYRANO, au capucin.
Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?
LE CAPUCIN.
Je cherche la maison de madame…
CHRISTIAN.
Il nous gêne !
LE CAPUCIN.
Magdeleine Robin…
CHRISTIAN.
Que veut-il ?…
CYRANO, lui montrant une ruemontante.
Par ici !
Tout droit, – toujours tout droit…
LE CAPUCIN.
Je vais pour vous – Merci –
Dire mon chapelet jusqu’au grain majuscule.
(Il sort.)
CYRANO.
Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !
(Il redescend vers Christian.)
Cyrano, Christian.
CHRISTIAN.
Obtiens-moi ce baiser !…
CYRANO.
Non !
CHRISTIAN.
Tôt ou tard…
CYRANO.
C’est vrai !
Il viendra, ce moment de vertige enivré
Où vos bouches iront l’une vers l’autre, à cause
De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
(À lui-même.)
J’aime mieux que ce soit à cause de…
(Bruit des volets qui se rouvrent, Christian se cache sousle balcon.)
Cyrano, Christian,Roxane.
ROXANE, s’avançant sur lebalcon.
C’est vous ?
Nous parlions de… de… d’un…
CYRANO.
Baiser. Le mot est doux.
Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
Ne vous en faites pas un épouvantement :
N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
Quitté le badinage et glissé sans alarmes
Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
Glissez encore un peu d’insensible façon :
Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson !
ROXANE.
Taisez-vous !
CYRANO.
Un baiser, mais à tout prendre,qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !
ROXANE.
Taisez-vous !
CYRANO.
Un baiser, c’est si noble, Madame,
Que la reine de France, au plus heureux des lords,
En a laissé prendre un, la reine même !
ROXANE.
Alors !
CYRANO, s’exaltant.
J’eus comme Buckingham des souffrances muettes,
J’adore comme lui la reine que vous êtes,
Comme lui je suis triste et fidèle…
ROXANE.
Et tu es
Beau comme lui !
CYRANO, à part, dégrisé.
C’est vrai, je suis beau,j’oubliais !
ROXANE.
Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille…
CYRANO, poussant Christian versle balcon.
Monte !
ROXANE.
Ce goût de cœur…
CYRANO.
Monte !
ROXANE.
Ce bruit d’abeille…
CYRANO.
Monte !
CHRISTIAN, hésitant.
Mais il me semble, à présent, quec’est mal !
ROXANE.
Cet instant d’infini !…
CYRANO, le poussant.
Monte donc, animal !
(Christian s’élance, et par le banc, le feuillage, lespiliers, atteint les balustres qu’il enjambe.)
CHRISTIAN.
Ah ! Roxane !…
(Il l’enlace et se penche sur seslèvres.)
CYRANO.
Aïe ! au cœur, quel pincementbizarre !
– Baiser, festin d’amour dont je suis le Lazare !
Il me vient dans cette ombre une miette de toi, –
Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
Elle baise les mots que j’ai dits tout à l’heure !
(On entend lesthéorbes.)
Un air triste, un air gai : le capucin !
(Il feint de courir comme s’il arrivait de loin, et d’unevoix claire.)
Holà !
ROXANE.
Qu’est-ce ?
CYRANO.
Moi. Je passais… Christian est encorlà ?
CHRISTIAN, très étonné.
Tiens, Cyrano !
ROXANE.
Bonjour, cousin !
CYRANO.
Bonjour, cousine !
ROXANE.
Je descends !
(Elle disparaît dans la maison.Au fond rentre le capucin.)
CHRISTIAN, l’apercevant.
Oh ! encor !
(Il suit Roxane.)
Cyrano, Christian, Roxane, lecapucin, Ragueneau.
LE CAPUCIN.
C’est ici, – je m’obstine –
Magdeleine Robin !
CYRANO.
Vous aviez dit :Ro-lin.
LE CAPUCIN.
Non : Bin. B, i, n, bin !
ROXANE, paraissant sur le seuilde la maison, suivie de Ragueneau qui porte une lanterne, et deChristian.
Qu’est-ce ?
LE CAPUCIN.
Une lettre.
CHRISTIAN.
Hein ?
LE CAPUCIN, à Roxane.
Oh ! il ne peut s’agir que d’une sainte chose !
C’est un digne seigneur qui…
ROXANE, à Christian.
C’est De Guiche !
CHRISTIAN.
Il ose ?…
ROXANE.
Oh ! mais il ne va pas m’importuner toujours !
(Décachetant la lettre.)
Je t’aime, et si…
(À la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, àl’écart, à voix basse.)
« Mademoiselle,
Les tambours
Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
Il part ; moi, l’on me croit déjà parti : jereste.
Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
Je vais venir, et vous le mande auparavant
Par un religieux simple comme une chèvre
Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
M’a trop souri tantôt : j’ai voulu la revoir.
Éloignez un chacun, et daignez recevoir
L’audacieux déjà pardonné, je l’espère,
Qui signe votre très… et cætera… »
(Au capucin.)
Mon Père,
Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez.
(Tous se rapprochent, elle lit àhaute voix.)
« Mademoiselle,
Il faut souscrire aux volontés
Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
C’est la raison pourquoi j’ai fait choix, pour remettre
Ces lignes en vos mains charmantes, d’un très saint,
D’un très intelligent et discret capucin ;
Nous voulons qu’il vous donne, et dans votre demeure,
La bénédiction
(Elle tourne la page.)
nuptiale sur l’heure.
Christian doit en secret devenir votre époux ;
Je vous l’envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
Le respect de celui qui fut et qui sera
Toujours votre très humble et très… et cætera. »
LE CAPUCIN, rayonnant.
Digne seigneur !… Je l’avais dit. J’étais sanscrainte !
Il ne pouvait s’agir que d’une chose sainte !
ROXANE, bas à Christian.
N’est-ce pas que je lis très bien les lettres ?
CHRISTIAN.
Hum !
ROXANE, haut, avecdésespoir.
Ah !… c’est affreux !
LE CAPUCIN, qui a dirigé surCyrano la clarté de sa lanterne.
C’est vous ?
CHRISTIAN.
C’est moi !
LE CAPUCIN, tournant la lumièrevers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sabeauté.
Mais…
ROXANE, vivement.
Post-scriptum.
« Donnez pour le couvent cent vingt pistoles. »
LE CAPUCIN.
Digne,
Digne seigneur !
(À Roxane.)
Résignez-vous !
ROXANE, en martyre.
Je me résigne !
(Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin queChristian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano.)
Vous, retenez ici De Guiche ! Il va venir !
Qu’il n’entre pas tant que…
CYRANO.
Compris !
(Au capucin.)
Pour les bénir
Il vous faut ?…
LE CAPUCIN.
Un quart d’heure.
CYRANO, les poussant tous vers lamaison.
Allez ! moi, jedemeure !
ROXANE, à Christian.
Viens !…
(Ils entrent.)
Cyrano, seul.
CYRANO.
Comment faire perdre à De Guiche unquart d’heure.
(Il se précipite sur le banc,grimpe au mur, vers le balcon.)
Là !… Grimpons !… J’ai mon plan !…
(Les théorbes se mettent à jouerune phrase lugubre.)
Ho ! c’est un homme !
(Le trémolo devientsinistre.)
Ho ! ho !
Cette fois, c’en est un !…
(Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux,ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et regarde audehors.)
Non, ce n’est pas trophaut !…
(Il enjambe les balustres et attirant à lui la longuebranche d’un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s’yaccroche des deux mains, prêt à se laisser tomber.)
Je vais légèrement troubler cette atmosphère !…
Cyrano, De Guiche.
DE GUICHE, qui entre, masqué,tâtonnant dans la nuit.
Qu’est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?
CYRANO.
Diable ! et ma voix ?… S’il lareconnaissait ?
(Lâchant d’une main, il a l’air detourner une invisible clef.)
Cric ! crac !
(Solennellement.)
Cyrano, reprenez l’accent de Bergerac !…
DE GUICHE, regardant lamaison.
Oui, c’est là. J’y vois mal. Ce masque m’importune !
(Il va pour entrer, Cyrano saute du balcon en se tenant à labranche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ;il feint de tomber lourdement, comme si c’était de très haut, ets’aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guichefait un bond en arrière.)
Hein ? quoi ?
(Quand il lève les yeux, la branche s’est redressée ;il ne voit que le ciel ; il ne comprend pas.)
D’où tombe donc cet homme ?
CYRANO, se mettant sur son séant,et avec l’accent de Gascogne.
De la lune !
DE GUICHE.
De la ?…
CYRANO, d’une voix derêve.
Quelle heure est-il ?
DE GUICHE.
N’a-t-il plus sa raison ?
CYRANO.
Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quellesaison ?
DE GUICHE.
Mais…
CYRANO.
Je suis étourdi !
DE GUICHE.
Monsieur…
CYRANO.
Comme une bombe
Je tombe de la lune !
DE GUICHE, impatienté.
Ah çà ! Monsieur !
CYRANO, se relevant, d’une voixterrible.
J’en tombe !
DE GUICHE, reculant.
Soit ! soit ! vous en tombez !… c’est peut-êtreun dément !
CYRANO, marchant surlui.
Et je n’en tombe pas métaphoriquement !…
DE GUICHE.
Mais…
CYRANO.
Il y a cent ans, ou bien uneminute,
– J’ignore tout à fait ce que dura machute ! –
J’étais dans cette boule à couleur de safran !
DE GUICHE, haussant lesépaules.
Oui. Laissez-moi passer !
CYRANO, s’interposant.
Où suis-je ? soyezfranc !
Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?
DE GUICHE.
Morbleu !…
CYRANO.
Tout en cheyant je n’ai pu fairechoix
De mon point d’arrivée, – et j’ignore où je chois !
Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
Que vient de m’entraîner le poids de mon postère ?
DE GUICHE.
Mais je vous dis, Monsieur…
CYRANO, avec un cri de terreurqui fait reculer de Guiche.
Ha ! grand Dieu !… je croisvoir
Qu’on a dans ce pays le visage tout noir !
DE GUICHE, portant la main à sonvisage.
Comment ?
CYRANO, avec une peuremphatique.
Suis-je en Alger ? Êtes-vousindigène ?…
DE GUICHE, qui a senti sonmasque.
Ce masque !…
CYRANO, feignant de se rassurerun peu.
Je suis donc dans Venise, ou dansGêne ?
DE GUICHE, voulantpasser.
Une dame m’attend !…
CYRANO, complètementrassuré.
Je suis donc à Paris.
DE GUICHE, souriant malgrélui.
Le drôle est assez drôle !
CYRANO.
Ah ! vous riez ?
DE GUICHE.
Je ris,
Mais veux passer !
CYRANO, rayonnant.
C’est à Paris que jeretombe !
(Tout à fait à son aise, riant,s’époussetant, saluant.)
J’arrive – excusez-moi ! – par la dernière trombe.
Je suis un peu couvert d’éther. J’ai voyagé !
J’ai les yeux tout remplis de poudre d’astres. J’ai
Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
(Cueillant quelque chose sur samanche.)
Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !…
(Il souffle comme pour le faireenvoler.)
DE GUICHE, hors de lui.
Monsieur !…
CYRANO, au moment où il vapasser, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose etl’arrête.
Dans mon mollet je rapporte unedent
De la Grande Ourse, – et comme, en frôlant le Trident,
Je voulais éviter une de ses trois lances,
Je suis allé tomber assis dans les Balances, –
Dont l’aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
(Empêchant vivement de Guiche de passer et le prenant à unbouton du pourpoint.)
Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
Il jaillirait du lait !
DE GUICHE.
Hein ? du lait ?…
CYRANO.
De la Voie
Lactée !…
DE GUICHE.
Oh ! par l’enfer !
CYRANO.
C’est le ciel qui m’envoie !
(Se croisant les bras.)
Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
Que Sirius, la nuit, s’affuble d’un turban ?
(Confidentiel.)
L’autre Ourse est trop petite encor pour qu’ellemorde !
(Riant.)
J’ai traversé la Lyre en cassant une corde !
(Superbe.)
Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
Et les étoiles d’or qu’en mon manteau roussi
Je viens de rapporter à mes périls et risques,
Quand on l’imprimera, serviront d’astérisques !
DE GUICHE.
À la parfin, je veux…
CYRANO.
Vous, je vous vois venir !
DE GUICHE.
Monsieur !
CYRANO.
Vous voudriez de ma bouche tenir
Comment la lune est faite, et si quelqu’un habite
Dans la rotondité de cette cucurbite ?
DE GUICHE, criant.
Mais non ! Je veux…
CYRANO.
Savoir comment j’y suis monté.
Ce fut par un moyen que j’avais inventé.
DE GUICHE, découragé.
C’est un fou !
CYRANO, dédaigneux.
Je n’ai pas refait l’aigle stupide
De Regiomontanus, ni le pigeon timide
D’Archytas !…
DE GUICHE.
C’est un fou, – mais c’est un fousavant.
CYRANO.
Non, je n’imitai rien de ce qu’on fit avant !
(De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte deRoxane. Cyrano le suit, prêt à l’empoigner.)
J’inventai six moyens de violer l’azur vierge !
DE GUICHE, seretournant.
Six ?
CYRANO, avec volubilité.
Je pouvais, mettant mon corps nu commeun cierge,
Le caparaçonner de fioles de cristal
Toutes pleines des pleurs d’un ciel matutinal,
Et ma personne, alors, au soleil exposée,
L’astre l’aurait humée en humant la rosée !
DE GUICHE, surpris et faisant unpas vers Cyrano.
Tiens ! Oui, cela fait un !
CYRANO, reculant pour l’entraînerde l’autre côté.
Et je pouvais encor
Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
En raréfiant l’air dans un coffre de cèdre
Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !
DE GUICHE, fait encore unpas.
Deux !
CYRANO, reculanttoujours.
Ou bien, machiniste autantqu’artificier,
Sur une sauterelle aux détentes d’acier,
Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !
DE GUICHE, le suivant, sans s’endouter, et comptant sur ses doigts.
Trois !
CYRANO.
Puisque la fumée a tendance àmonter,
En souffler dans un globe assez pour m’emporter !
DE GUICHE, même jeu, de plus enplus étonné.
Quatre !
CYRANO.
Puisque Phœbé, quand son arc est lemoindre,
Aime sucer, ô bœufs, votre moelle… m’en oindre !
DE GUICHE, stupéfait.
Cinq !
CYRANO, qui en parlant l’a amenéjusqu’à l’autre côté de la place, près d’un banc.
Enfin, me plaçant sur un plateau defer,
Prendre un morceau d’aimant et le lancer en l’air !
Ça, c’est un bon moyen : le fer se précipite,
Aussitôt que l’aimant s’envole, à sa poursuite ;
On relance l’aimant bien vite, et cadédis !
On peut monter ainsi indéfiniment.
DE GUICHE.
Six !
– Mais voilà six moyens excellents !… Quel système
Choisîtes-vous des six, Monsieur ?
CYRANO.
Un septième !
DE GUICHE.
Par exemple ! Et lequel ?
CYRANO.
Je vous le donne en cent !…
DE GUICHE.
C’est que ce mâtin-là devient intéressant !
CYRANO, faisant le bruit desvagues avec de grands gestes mystérieux.
Houüh ! houüh !
DE GUICHE.
Eh bien !
CYRANO.
Vous devinez ?
DE GUICHE.
Non !
CYRANO.
La marée !…
À l’heure où l’onde par la lune est attirée,
Je me mis sur le sable – après un bain de mer –
Et la tête partant la première, mon cher,
– Car les cheveux, surtout, gardent l’eau dans leurfrange ! –
Je m’enlevai dans l’air, droit, tout droit, comme un ange.
Je montais, je montais doucement, sans efforts,
Quand je sentis un choc !… Alors…
DE GUICHE, entraîné par lacuriosité et s’asseyant sur le banc.
Alors ?
CYRANO.
Alors…
(Reprenant sa voixnaturelle.)
Le quart d’heure est passé, Monsieur, je vous délivre.
Le mariage est fait.
DE GUICHE, se relevant d’unbond.
Çà, voyons, je suis ivre !…
Cette voix ?
(La porte de la maison s’ouvre, des laquais paraissentportant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son chapeau aubord abaissé.)
Et ce nez !… Cyrano ?
CYRANO, saluant.
Cyrano.
– Ils viennent à l’instant d’échanger leur anneau.
DE GUICHE.
Qui cela ?
(Il se retourne. – Tableau. Derrière les laquais, Roxane etChristian se tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant.Ragueneau élève aussi un flambeau. La duègne ferme la marche,ahurie, en petit saut de lit.)
Ciel !
Les mêmes, Roxane, Christian, lecapucin, Ragueneau, laquais, la duègne.
DE GUICHE, à Roxane.
Vous !
(Reconnaissant Christian avecstupeur.)
Lui ?
(Saluant Roxane avecadmiration.)
Vous êtes des plus fines !
(À Cyrano.)
Mes compliments, Monsieur l’inventeur des machines.
Votre récit eût fait s’arrêter au portail
Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
Car vraiment cela peut resservir dans un livre !
CYRANO, s’inclinant.
Monsieur, c’est un conseil que je m’engage à suivre.
LE CAPUCIN, montrant les amants àDe Guiche et hochant avec satisfaction sa grande barbeblanche.
Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !
DE GUICHE, le regardant d’un œilglacé.
Oui.
(À Roxane.)
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.
ROXANE.
Comment ?
DE GUICHE, à Christian.
Le régiment déjà se met en route.
Joignez-le !
ROXANE.
Pour aller à la guerre ?
DE GUICHE.
Sans doute !
ROXANE.
Mais, Monsieur, les cadets n’y vont pas !
DE GUICHE.
Ils iront.
(Tirant le papier qu’il avait misdans sa poche.)
Voici l’ordre.
(À Christian.)
Courez le porter, vous, baron.
ROXANE, se jetant dans les brasde Christian.
Christian !
DE GUICHE, ricanant, àCyrano.
La nuit de noce est encorelointaine !
CYRANO, à part.
Dire qu’il croit me faire énormément de peine !
CHRISTIAN, à Roxane.
Oh ! tes lèvres encor !
CYRANO.
Allons, voyons, assez !
CHRISTIAN, continuant à embrasserRoxane.
C’est dur de la quitter… Tu ne sais pas…
CYRANO, cherchant àl’entraîner.
Je sais.
(On entend au loin des tamboursqui battent une marche.)
DE GUICHE, qui est remonté aufond.
Le régiment qui part !
ROXANE, à Cyrano, en retenantChristian qu’il essaye toujours d’entraîner.
Oh !… je vous leconfie !
Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
En danger !
CYRANO.
J’essaierai… mais ne peuxcependant
Promettre…
ROXANE, même jeu.
Promettez qu’il sera trèsprudent !
CYRANO.
Oui, je tâcherai, mais…
ROXANE, même jeu.
Qu’à ce siège terrible
Il n’aura jamais froid !
CYRANO.
Je ferai mon possible.
Mais…
ROXANE, même jeu.
Qu’il sera fidèle !
CYRANO.
Eh oui ! sans doute, mais…
ROXANE, même jeu.
Qu’il m’écrira souvent !
CYRANO, s’arrêtant.
Ça, – je vous le promets !
RIDEAU.
Le poste qu’occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux ausiège d’Arras.
Au fond, talus traversant toute la scène. Au delà s’aperçoit unhorizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège. Lesmurs d’Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, trèsloin.
Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. – Le jour vase lever. Jaune Orient. – Sentinelles espacées. Feux.
Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment.Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles ettrès maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, aupremier plan, le visage éclairé par un feu. Silence.
Christian, Carbon deCastel-Jaloux, Le Bret, les cadets, puis Cyrano.
LE BRET.
C’est affreux !
CARBON.
Oui. Plus rien.
LE BRET.
Mordious !
CARBON, lui faisant signe deparler plus bas.
Jure en sourdine !
Tu vas les réveiller.
(Aux cadets.)
Chut ! Dormez !
(À Le Bret.)
Qui dort dîne !
LE BRET.
Quand on a l’insomnie on trouve que c’est peu !
Quelle famine !
(On entend au loin quelques coupsde feu.)
CARBON.
Ah ! maugrébis des coups defeu !…
Ils vont me réveiller mes enfants !
(Aux cadets qui lèvent latête.)
Dormez !
(On se recouche. Nouveaux coupsde feu plus rapprochés.)
UN CADET, s’agitant.
Diantre !
Encore ?
CARBON.
Ce n’est rien ! C’est Cyrano quirentre !
(Les têtes qui s’étaient relevéesse recouchent.)
UNE SENTINELLE, audehors.
Ventrebieu ! qui va là ?
LA VOIX DE CYRANO.
Bergerac !
LA SENTINELLE, qui est sur letalus.
Ventrebieu !
Qui va là ?
CYRANO, paraissant sur lacrête.
Bergerac, imbécile !
(Il descend. Le Bret va au-devantde lui, inquiet.)
LE BRET.
Ah ! grand Dieu !
CYRANO, lui faisant signe de neréveiller personne.
Chut !
LE BRET.
Blessé ?
CYRANO.
Tu sais bien qu’ils ont prisl’habitude
De me manquer tous les matins !
LE BRET.
C’est un peu rude,
Pour porter une lettre, à chaque jour levant,
De risquer !
CYRANO, s’arrêtant devantChristian.
J’ai promis qu’il écriraitsouvent !
(Il le regarde.)
Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
Savait qu’il meurt de faim… Mais toujours beau !
LE BRET.
Va vite
Dormir !
CYRANO.
Ne grogne pas, Le Bret !… Sachececi.
Pour traverser les rangs espagnols, j’ai choisi
Un endroit où je sais, chaque nuit, qu’ils sont ivres.
LE BRET.
Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.
CYRANO.
Il faut être léger pour passer ! – Mais je sais
Qu’il y aura ce soir du nouveau. Les Français
Mangeront ou mourront, – si j’ai bien vu…
LE BRET.
Raconte !
CYRANO.
Non. Je ne suis pas sûr… vous verrez !…
CARBON.
Quelle honte,
Lorsqu’on est assiégeant, d’être affamé !
LE BRET.
Hélas !
Rien de plus compliqué que ce siège d’Arras.
Nous assiégeons Arras, – nous-mêmes, pris au piège,
Le cardinal infant d’Espagne nous assiège…
CYRANO.
Quelqu’un devrait venir l’assiéger à son tour.
LE BRET.
Je ne ris pas.
CYRANO.
Oh ! oh !
LE BRET.
Penser que chaque jour
Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
Pour porter…
(Le voyant qui se dirige vers unetente.)
Où vas-tu ?
CYRANO.
J’en vais écrire une autre.
(Il soulève la toile etdisparaît.)
Les mêmes, moins Cyrano.
(Le jour s’est un peu levé. Lueurs roses. La ville d’Arrasse dore à l’horizon. On entend un coup de canon immédiatement suivid’une batterie de tambours, très au loin, vers la gauche. D’autrestambours battent plus près. Les batteries vont se répondant, et serapprochant, éclatent presque en scène et s’éloignent vers ladroite, parcourant le camp. Rumeurs de réveil. Voix lointainesd’officiers.)
CARBON, avec un soupir.
La diane !… Hélas !
(Les cadets s’agitent dans leursmanteaux, s’étirent.)
Sommeil succulent, tu prendsfin !…
Je sais trop quel sera leur premier cri !
UN CADET, se mettant sur sonséant.
J’ai faim !
UN AUTRE.
Je meurs !
TOUS.
Oh !
CARBON.
Levez-vous !
TROISIÈME CADET.
Plus un pas !
QUATRIÈME CADET.
Plus un geste !
LE PREMIER, se regardant dans unmorceau de cuirasse.
Ma langue est jaune : l’air du temps estindigeste !
UN AUTRE.
Mon tortil de baron pour un peu de Chester !
UN AUTRE.
Moi, si l’on ne veut pas fournir à mon gaster
De quoi m’élaborer une pinte de chyle,
Je me retire sous ma tente, – comme Achille !
UN AUTRE.
Oui, du pain !
CARBON, allant à la tente où estentré Cyrano, à mi-voix.
Cyrano !
D’AUTRES.
Nous mourons !
CARBON, toujours à mi-voix, à laporte de la tente.
Au secours !
Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
Viens les ragaillardir !
DEUXIÈME CADET, se précipitantvers le premier qui mâchonne quelque chose.
Qu’est-ce que tu grignotes !
LE PREMIER.
De l’étoupe à canon que dans les bourguignotes
On fait frire en la graisse à graisser les moyeux.
Les environs d’Arras sont très peu giboyeux !
UN AUTRE, entrant.
Moi, je viens de chasser !
UN AUTRE, même jeu.
J’ai pêché, dans la Scarpe !
TOUS, debout, se ruant sur lesdeux nouveaux venus.
Quoi ? – Que rapportez-vous ? – Un faisan ? – Unecarpe ? –
Vite, vite, montrez !
LE PÊCHEUR.
Un goujon !
LE CHASSEUR.
Un moineau !
TOUS, exaspérés.
Assez ! – Révoltons-nous !
CARBON.
Au secours, Cyrano !
(Il fait maintenant tout à faitjour.)
Les mêmes, Cyrano.
CYRANO, sortant de sa tente,tranquille, une plume à l’oreille, un livre à la main.
Hein ?
(Silence. Au premiercadet.)
Pourquoi t’en vas-tu, toi, de ce pasqui traîne ?
LE CADET.
J’ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !…
CYRANO.
Et quoi donc ?
LE CADET.
L’estomac !
CYRANO.
Moi de même, pardi !
LE CADET.
Cela doit te gêner ?
CYRANO.
Non, cela me grandit.
DEUXIÈME CADET.
J’ai les dents longues !
CYRANO.
Tu n’en mordras que plus large.
UN TROISIÈME.
Mon ventre sonne creux !
CYRANO.
Nous y battrons la charge.
UN AUTRE.
Dans les oreilles, moi, j’ai des bourdonnements.
CYRANO.
Non, non ; ventre affamé, pas d’oreilles : tumens !
UN AUTRE.
Oh ! manger quelque chose, – à l’huile !
CYRANO, le décoiffant et luimettant son casque dans la main.
Ta salade.
UN AUTRE.
Qu’est-ce qu’on pourrait bien dévorer ?
CYRANO, lui jetant le livre qu’iltient à la main.
L’Iliade.
UN AUTRE.
Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !
CYRANO.
Il devrait t’envoyer du perdreau ?
LE MÊME.
Pourquoi pas ?
Et du vin !
CYRANO.
Richelieu, du bourgogne, if youplease ?
LE MÊME.
Par quelque capucin !
CYRANO.
L’éminence qui grise ?
UN AUTRE.
J’ai des faims d’ogre !
CYRANO.
Eh ! bien !… tu croques lemarmot !
LE PREMIER CADET, haussant lesépaules.
Toujours le mot, la pointe !
CYRANO.
Oui, la pointe, le mot !
Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
En faisant un bon mot, pour une belle cause !
– Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
Et par un ennemi qu’on sait digne de soi,
Sur un gazon de gloire et loin d’un lit de fièvres,
Tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres !
CRIS DE TOUS.
J’ai faim !
CYRANO, se croisant lesbras.
Ah çà ! mais vous ne pensez qu’àmanger ?…
– Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ;
Du double étui de cuir tire l’un de tes fifres,
Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres
Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
Dont chaque note est comme une petite sœur,
Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
Que le hameau natal exhale de ses toits,
Ces airs dont la musique a l’air d’être en patois !…
(Le vieux s’assied et prépare sonfifre.)
Que la flûte, aujourd’hui, guerrière qui s’afflige,
Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
Tes doigts semblent danser un menuet d’oiseau,
Qu’avant d’être d’ébène, elle fut de roseau ;
Que sa chanson l’étonne, et qu’elle y reconnaisse
L’âme de sa rustique et paisible jeunesse !…
(Le vieux commence à jouer desairs languedociens.)
Écoutez, les Gascons… Ce n’est plus, sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps, c’est la flûte des bois !
Ce n’est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
C’est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !…
Écoutez… C’est le val, la lande, la forêt,
Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
C’est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
Écoutez, les Gascons : c’est toute la Gascogne !
(Toutes les têtes se sont inclinées ; – tous les yeuxrêvent ; – et des larmes sont furtivement essuyées, avec unrevers de manche, un coin de manteau.)
CARBON, à Cyrano, bas.
Mais tu les fais pleurer !
CYRANO.
De nostalgie !… Un mal
Plus noble que la faim !… pas physique :moral !
J’aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !
CARBON.
Tu vas les affaiblir en les attendrissant !
CYRANO, qui a fait signe autambour d’approcher.
Laisse donc ! Les héros qu’ils portent dans leur sang
Sont vite réveillés ! Il suffit…
(Il fait un geste. Le tambourroule.)
TOUS, se levant et se précipitantsur leurs armes.
Hein ?… Quoi ?…Qu’est-ce ?
CYRANO, souriant.
Tu vois, il a suffi d’un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour…
Ce qui du fifre vient s’en va par le tambour !
UN CADET, qui regarde aufond.
Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche !
TOUS LES CADETS,murmurant.
Hou…
CYRANO, souriant.
Murmure
Flatteur !
UN CADET.
Il nous ennuie !
UN AUTRE.
Avec, sur son armure,
Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !
UN AUTRE.
Comme si l’on portait du linge sur du fer !
LE PREMIER.
C’est bon lorsque à son cou l’on a quelque furoncle !
LE DEUXIÈME.
Encore un courtisan !
UN AUTRE.
Le neveu de son oncle !
CARBON.
C’est un Gascon pourtant !
LE PREMIER.
Un faux !… Méfiez-vous !
Parce que, les Gascons… ils doivent être fous.
Rien de plus dangereux qu’un Gascon raisonnable.
LE BRET.
Il est pâle !
UN AUTRE.
Il a faim… autant qu’un pauvrediable !
Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
Sa crampe d’estomac étincelle au soleil !
CYRANO, vivement.
N’ayons pas l’air non plus de souffrir ! Vous, voscartes,
Vos pipes et vos dés…
(Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, surdes escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument delongues pipes de pétun.)
Et moi, je lis Descartes.
(Il se promène de long en large et lit dans un petit livrequ’il a tiré de sa poche. – Tableau. – De Guiche entre. Tout lemonde a l’air absorbé et content. Il est très pâle. Il va versCarbon.)
Les mêmes, de Guiche.
DE GUICHE, à Carbon.
Ah ! – Bonjour !
(Ils s’observent tous les deux. Àpart, avec satisfaction.)
Il est vert.
CARBON, de même.
Il n’a plus que les yeux.
DE GUICHE, regardant lescadets.
Voici donc les mauvaises têtes ?… Oui, messieurs,
Il me revient de tous côtés qu’on me brocarde
Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
N’ont pour leur colonel pas assez de dédains,
M’appellent intrigant, courtisan, – qu’il les gêne
De voir sur ma cuirasse un col en point de Gêne, –
Et qu’ils ne cessent pas de s’indigner entre eux
Qu’on puisse être Gascon et ne pas être gueux !
(Silence. On joue. Onfume.)
Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
Non.
CARBON.
D’ailleurs, je suis libre et n’infligede peine…
DE GUICHE.
Ah ?
CARBON.
J’ai payé ma compagnie, elle est àmoi.
Je n’obéis qu’aux ordres de guerre.
DE GUICHE.
Ah ?… Ma foi !
Cela suffit.
(S’adressant auxcadets.)
Je peux mépriser vos bravades.
On connaît ma façon d’aller aux mousquetades ;
Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J’ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
J’ai chargé par trois fois !
CYRANO, sans lever le nez de sonlivre.
Et votre écharpe blanche ?
DE GUICHE, surpris etsatisfait.
Vous savez ce détail ?… En effet, il advint,
Durant que je faisais ma caracole afin
De rassembler mes gens pour la troisième charge,
Qu’un remous de fuyards m’entraîna sur la marge
Des ennemis ; j’étais en danger qu’on me prît
Et qu’on m’arquebusât, quand j’eus le bon esprit
De dénouer et de laisser couler à terre
L’écharpe qui disait mon grade militaire ;
En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
– Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?
(Les cadets n’ont pas l’air d’écouter ; mais ici lescartes et les cornets à dés restent en l’air, la fumée des pipesdemeure dans les joues : attente.)
CYRANO.
Qu’Henri quatre
N’eût jamais consenti, le nombre l’accablant,
À se diminuer de son panache blanc.
(Joie silencieuse. Les cartes s’abattent. Les dés tombent.La fumée s’échappe.)
DE GUICHE.
L’adresse a réussi, cependant !
(Même attente suspendant les jeuxet les pipes.)
CYRANO.
C’est possible.
Mais on n’abdique pas l’honneur d’être une cible.
(Cartes, dés, fumées, s’abattent, tombent, s’envolent avecune satisfaction croissante.)
Si j’eusse été présent quand l’écharpe coula
– Nos courages, monsieur, diffèrent en cela –
Je l’aurais ramassée et me la serais mise.
DE GUICHE.
Oui, vantardise, encor, de gascon !
CYRANO.
Vantardise ?…
Prêtez-la moi. Je m’offre à monter, dès ce soir,
À l’assaut, le premier, avec elle en sautoir.
DE GUICHE.
Offre encor de gascon ! Vous savez que l’écharpe
Resta chez l’ennemi, sur les bords de la Scarpe,
En un lieu que depuis la mitraille cribla, –
Où nul ne peut aller la chercher !
CYRANO, tirant de sa pochel’écharpe blanche et la lui tendant.
La voilà.
(Silence. Les cadets étouffent leurs rires dans les carteset dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, lesregarde : immédiatement ils reprennent leur gravité, leursjeux ; l’un d’eux sifflote avec indifférence l’air montagnardjoué par le fifre.)
DE GUICHE, prenantl’écharpe.
Merci. Je vais, avec ce bout d’étoffe claire,
Pouvoir faire un signal, – que j’hésitais à faire.
(Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l’écharpeen l’air.)
TOUS.
Hein !
LA SENTINELLE, en haut dutalus.
Cet homme, là-bas qui se sauve encourant !…
DE GUICHE, redescendant.
C’est un faux espion espagnol. Il nous rend
De grands services. Les renseignements qu’il porte
Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
Que l’on peut influer sur leurs décisions.
CYRANO.
C’est un gredin !
DE GUICHE, se nouantnonchalamment son écharpe.
C’est très commode. Nousdisions ?…
– Ah ! J’allais vous apprendre un fait. Cette nuitmême,
Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
Le maréchal s’en fut vers Dourlens, sans tambours ;
Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours
Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,
Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
Que l’on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant :
La moitié de l’armée est absente du camp !
CARBON.
Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
Mais ils ne savent pas ce départ ?
DE GUICHE.
Ils le savent.
Ils vont nous attaquer.
CARBON.
Ah !
DE GUICHE.
Mon faux espion
M’est venu prévenir de leur agression.
Il ajouta : « J’en peux déterminer la place ;
Sur quel point voulez-vous que l’attaque se fasse ?
Je dirai que de tous c’est le moins défendu,
Et l’effort portera sur lui. » – J’ai répondu.
« C’est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne.
Ce sera sur le point d’où je vous ferai signe. »
CARBON, aux cadets.
Messieurs, préparez-vous !
(Tous se lèvent. Bruit d’épées etde ceinturons qu’on boucle.)
DE GUICHE.
C’est dans une heure.
PREMIER CADET.
Ah !… bien !…
(Ils se rasseyent tous. Onreprend la partie interrompue.)
DE GUICHE, à Carbon.
Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.
CARBON.
Et pour gagner du temps ?
DE GUICHE.
Vous aurez l’obligeance
De vous faire tuer.
CYRANO.
Ah ! voilà lavengeance ?
DE GUICHE.
Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
Comme à votre bravoure on n’en compare aucune,
C’est mon Roi que je sers en servant ma rancune.
CYRANO, saluant.
Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.
DE GUICHE, saluant.
Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.
(Il remonte, avecCarbon.)
CYRANO, aux cadets.
Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
Qui porte six chevrons, messieurs, d’azur et d’or,
Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !
(De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond.On donne des ordres. La résistance se prépare. Cyrano va versChristian qui est resté immobile, les bras croisés.)
CYRANO, lui mettant la main surl’épaule.
Christian ?
CHRISTIAN, secouant latête.
Roxane !
CYRANO.
Hélas !
CHRISTIAN.
Au moins, je voudrais mettre
Tout l’adieu de mon cœur dans une belle lettre !…
CYRANO.
Je me doutais que ce serait pour aujourd’hui.
(Il tire un billet de sonpourpoint.)
Et j’ai fait tes adieux.
CHRISTIAN.
Montre !…
CYRANO.
Tu veux ?…
CHRISTIAN, lui prenant lalettre.
Mais oui !
(Il l’ouvre, lit ets’arrête.)
Tiens !…
CYRANO.
Quoi ?
CHRISTIAN.
Ce petit rond ?…
CYRANO, reprenant la lettrevivement, et regardant d’un air naïf.
Un rond ?…
CHRISTIAN.
C’est une larme !
CYRANO.
Oui… Poète, on se prend à son jeu, c’est le charme !…
Tu comprends… ce billet, – c’était très émouvant.
Je me suis fait pleurer moi-même en l’écrivant.
CHRISTIAN.
Pleurer ?…
CYRANO.
Oui… parce que… mourir n’est pasterrible.
Mais… ne plus la revoir jamais… voilà l’horrible !
Car enfin je ne la…
(Christian le regarde.)
nous ne la…
(Vivement.)
tu ne la…
CHRISTIAN, lui arrachant lalettre.
Donne-moi ce billet !
(On entend une rumeur, au loin,dans le camp.)
LA VOIX D’UNE SENTINELLE.
Ventrebieu, qui va là ?
(Coups de feu. Bruits de voix.Grelots.)
CARBON.
Qu’est-ce ?…
LA SENTINELLE, qui est sur letalus.
Un carrosse !
(On se précipite pourvoir.)
CRIS.
Quoi ! Dans le camp ? – Il yentre !
– Il a l’air de venir de chez l’ennemi ! –Diantre !
Tirez ! – Non ! Le cocher a crié ! – Criéquoi ? –
Il a crié : Service du Roi !
(Tout le monde est sur le talus et regarde au dehors. Lesgrelots se rapprochent.)
DE GUICHE.
Hein ? Du Roi !…
(On redescend, ons’aligne.)
CARBON.
Chapeau bas, tous !
DE GUICHE, à lacantonade.
Du Roi ! – Rangez-vous, viletourbe,
Pour qu’il puisse décrire avec pompe sa courbe !
(Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue etde poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Ils’arrête net.)
CARBON, criant.
Battez aux champs !
(Roulement de tambours. Tous lescadets se découvrent.)
DE GUICHE.
Baissez le marchepied !
(Deux hommes se précipitent. Laportière s’ouvre.)
ROXANE, sautant ducarrosse.
Bonjour !
(Le son d’une voix de femme relève d’un seul coup tout cemonde profondément incliné. – Stupeur.)
Les mêmes, Roxane.
DE GUICHE.
Service du Roi ! Vous ?
ROXANE.
Mais du seul roi, l’Amour !
CYRANO.
Ah ! grand Dieu !
CHRISTIAN, s’élançant.
Vous ! Pourquoi ?
ROXANE.
C’était trop long, ce siège !
CHRISTIAN.
Pourquoi ?…
ROXANE.
Je te dirai !
CYRANO, qui, au son de sa voix,est resté cloué immobile, sans oser tourner les yeux verselle.
Dieu ! Laregarderai-je ?
DE GUICHE.
Vous ne pouvez rester ici !
ROXANE, gaiement.
Mais si ! mais si !
Voulez-vous m’avancer un tambour ?…
(Elle s’assied sur un tambourqu’on avance.)
Là, merci !
(Elle rit.)
On a tiré sur mon carrosse !
(Fièrement.)
Une patrouille !
– Il a l’air d’être fait avec une citrouille,
N’est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
Avec des rats.
(Envoyant des lèvres un baiser àChristian.)
Bonjour !
(Les regardant tous.)
Vous n’avez pas l’air gais !
– Savez-vous que c’est loin, Arras ?
(Apercevant Cyrano.)
Cousin, charmée !
CYRANO, s’avançant.
Ah çà ! comment ?…
ROXANE.
Comment j’ai retrouvél’armée ?
Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c’est tout simple :j’ai
Marché tant que j’ai vu le pays ravagé.
Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
Pour y croire ! Messieurs, si c’est là le service
De votre Roi, le mien vaut mieux !
CYRANO.
Voyons, c’est fou !
Par où diable avez-vous bien pu passer ?
ROXANE.
Par où ?
Par chez les Espagnols.
PREMIER CADET.
Ah ! qu’Elles sontmalignes !
DE GUICHE.
Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?
LE BRET.
Cela dut être très difficile !…
ROXANE.
Pas trop.
J’ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
Et ces messieurs étant, n’en déplaise aux Français,
Les plus galantes gens du monde, – je passais !
CARBON.
Oui, c’est un passeport, certes, que ce sourire !
Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
Où vous alliez ainsi, madame ?
ROXANE.
Fréquemment.
Alors je répondais : « Je vais voir monamant. »
– Aussitôt l’Espagnol à l’air le plus féroce
Refermait gravement la porte du carrosse,
D’un geste de la main à faire envie au Roi
Relevait les mousquets déjà braqués sur moi,
Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
L’ergot tendu sous la dentelle en tuyau d’orgue,
Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
S’inclinait en disant : « Passez,señorita ! »
CHRISTIAN.
Mais, Roxane…
ROXANE.
J’ai dit : mon amant, oui… pardonne !
Tu comprends, si j’avais dit : mon mari, personne
Ne m’eût laissé passer !
CHRISTIAN.
Mais…
ROXANE.
Qu’avez-vous ?
DE GUICHE.
Il faut
Vous en aller d’ici !
ROXANE.
Moi ?
CYRANO.
Bien vite !
LE BRET.
Au plus tôt !
CHRISTIAN.
Oui !
ROXANE.
Mais comment ?
CHRISTIAN, embarrassé.
C’est que…
CYRANO, de même.
Dans trois quarts d’heure…
DE GUICHE, de même.
… ou quatre…
CARBON, de même.
Il vaut mieux…
LE BRET, de même.
Vous pourriez…
ROXANE.
Je reste. On va se battre.
TOUS.
Oh ! non !
ROXANE.
C’est mon mari !
(Elle se jette dans les bras deChristian.)
Qu’on me tue avec toi !
CHRISTIAN.
Mais quels yeux vous avez !
ROXANE.
Je te dirai pourquoi !
DE GUICHE, désespéré.
C’est un poste terrible !
ROXANE, se retournant.
Hein ! terrible ?
CYRANO.
Et la preuve
C’est qu’il nous l’a donné !
ROXANE, à De Guiche.
Ah ! vous me vouliezveuve ?
DE GUICHE.
Oh ! je vous jure !…
ROXANE.
Non ! Je suis folle àprésent !
Et je ne m’en vais plus ! – D’ailleurs, c’est amusant.
CYRANO.
Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?
ROXANE.
Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.
UN CADET.
Nous vous défendrons bien !
ROXANE, enfiévrée de plus enplus.
Je le crois, mes amis !
UN AUTRE, avecenivrement.
Tout le camp sent l’iris !
ROXANE.
Et j’ai justement mis
Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !…
(Regardant de Guiche.)
Mais peut-être est-il temps que le comte s’en aille.
On pourrait commencer.
DE GUICHE.
Ah ! c’en est trop ! Jevais
Inspecter mes canons, et reviens… Vous avez
Le temps encor : changez d’avis !
ROXANE.
Jamais !
(De Guiche sort.)
Les mêmes, moins DeGuiche.
CHRISTIAN, suppliant.
Roxane !…
ROXANE.
Non !
PREMIER CADET, auxautres.
Elle reste !
TOUS, se précipitant, sebousculant, s’astiquant.
Un peigne ! – Un savon ! –Ma basane
Est trouée : une aiguille ! – Un ruban ! – Tonmiroir ! –
Mes manchettes ! – Ton fer à moustache ! – Unrasoir !
ROXANE, à Cyrano qui la supplieencore.
Non ! rien ne me fera bouger de cette place !
CARBON, après s’être, comme lesautres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé saplume et tiré ses manchettes, s’avance vers Roxane, etcérémonieusement.
Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
Puisqu’il en est ainsi, quelques de ces messieurs
Qui vont avoir l’honneur de mourir sous vos yeux.
(Roxane s’incline et elle attend, debout au bras deChristian. Carbon présente.)
Baron de Peyrescous de Colignac !
LE CADET, saluant.
Madame…
CARBON, continuant.
Baron de Casterac de Cahuzac. – Vidame
De Malgouyre Estressac Lésbas d’Escarabiot. –
Chevalier d’Antignac-Juzet. – Baron Hillot
De Blagnac-Saléchan de Castel Crabioules…
ROXANE.
Mais combien avez-vous de noms, chacun ?
LE BARON HILLOT.
Des foules !
CARBON, à Roxane.
Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.
ROXANE, ouvre la main et lemouchoir tombe.
Pourquoi ?
(Toute la compagnie fait le mouvement de s’élancer pour leramasser.)
CARBON, le ramassantvivement.
Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi,
C’est le plus beau du camp qui flottera sur elle !
ROXANE, souriant.
Il est un peu petit.
CARBON, attachant le mouchoir àla hampe de sa lance de capitaine.
Mais il est en dentelle !
UN CADET, aux autres.
Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
Si j’avais seulement dans le ventre une noix !…
CARBON, qui l’a entendu,indigné.
Fi ! parler de manger lorsqu’une exquise femme !…
ROXANE.
Mais l’air du camp est vif et, moi-même, m’affame.
Pâtés, chaud-froids, vins fins : – mon menu, levoilà !
– Voulez-vous m’apporter tout cela !
(Consternation.)
UN CADET.
Tout cela !
UN AUTRE.
Où le prendrions-nous, grand Dieu ?
ROXANE, tranquillement.
Dans mon carrosse.
TOUS.
Hein ?…
ROXANE.
Mais il faut qu’on serve et découpe,et désosse !
Regardez mon cocher d’un peu plus près, messieurs,
Et vous reconnaîtrez un homme précieux.
Chaque sauce sera, si l’on veut, réchauffée !
LES CADETS, se ruant vers lecarrosse.
C’est Ragueneau !
(Acclamations.)
Oh ! Oh !
ROXANE, les suivant desyeux.
Pauvres gens !
CYRANO, lui baisant lamain.
Bonne fée !
RAGUENEAU, debout sur le siègecomme un charlatan en place publique.
Messieurs !…
(Enthousiasme.)
LES CADETS.
Bravo ! Bravo !
RAGUENEAU.
Les Espagnols n’ont pas,
Quand passaient tant d’appas, vu passer le repas !
(Applaudissements.)
CYRANO, bas à Christian.
Hum ! hum ! Christian !
RAGUENEAU.
Distraits par la galanterie
Ils n’ont pas vu…
(Il tire de son siège un platqu’il élève.)
la galantine !…
(Applaudissements. La galantinepasse de mains en mains.)
CYRANO, bas à Christian.
Je t’en prie,
Un seul mot !…
RAGUENEAU.
Et Vénus sut occuper leur œil
Pour que Diane, en secret, pût passer…
(Il brandit un gigot.)
son chevreuil !
(Enthousiasme. Le gigot est saisipar vingt mains tendues.)
CYRANO, bas à Christian.
Je voudrais te parler !
ROXANE, aux cadets quiredescendent, les bras chargés de victuailles.
Posez cela par terre !
(Elle met le couvert sur l’herbe, aidée des deux laquaisimperturbables qui étaient derrière le carrosse.)
ROXANE, à Christian, au moment oùCyrano allait l’entraîner à part.
Vous, rendez-vous utile !
(Christian vient l’aider. Mouvement d’inquiétude deCyrano.)
RAGUENEAU.
Un paon truffé !
PREMIER CADET, épanoui, quidescend en coupant une large tranche de jambon.
Tonnerre !
Nous n’aurons pas couru notre dernier hasard
Sans faire un gueuleton…
(Se reprenant vivement en voyantRoxane.)
pardon ! un balthazar !
RAGUENEAU, lançant les coussinsdu carrosse.
Les coussins sont remplis d’ortolans !
(Tumulte. On éventre les coussins.Rires. Joie.)
TROISIÈME CADET.
Ah ! Viédaze !
RAGUENEAU, lançant des flacons devin rouge.
Des flacons de rubis !…
(De vin blanc.)
Des flacons de topaze !
ROXANE, jetant une nappe pliée àla figure de Cyrano.
Défaites cette nappe !… Eh ! hop ! Soyezléger !
RAGUENEAU, brandissant unelanterne arrachée.
Chaque lanterne est un petit garde-manger !
CYRANO, bas à Christian, pendantqu’ils arrangent la nappe ensemble.
Il faut que je te parle avant que tu lui parles !
RAGUENEAU, de plus en pluslyrique.
Le manche de mon fouet est un saucisson d’Arles !
ROXANE, versant du vin,servant.
Puisqu’on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
Du reste de l’armée ! – Oui ! tout pour lesGascons !
Et si De Guiche vient, personne ne l’invite !
(Allant de l’un àl’autre.)
Là, vous avez le temps. – Ne mangez pas sivite ! –
Buvez un peu. – Pourquoi pleurez-vous ?
PREMIER CADET.
C’est trop bon !…
ROXANE.
Chut ! – Rouge ou blanc ? – Du pain pour monsieur deCarbon !
– Un couteau ! – Votre assiette ! – Un peu decroûte ? – Encore ?
Je vous sers ! – Du bourgogne ? – Une aile ?
CYRANO, qui la suit, les braschargés de plats, l’aidant à servir.
Je l’adore !
ROXANE, allant versChristian.
Vous ?
CHRISTIAN.
Rien.
ROXANE.
Si ! ce biscuit, dans du muscat…deux doigts !
CHRISTIAN, essayant de laretenir.
Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?
ROXANE.
Je me dois
À ces malheureux… Chut ! Tout à l’heure !…
LE BRET, qui était remonté aufond, pour passer, au bout d’une lance, un pain à la sentinelle dutalus.
De Guiche !
CYRANO.
Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
Hop ! – N’ayons l’air de rien !…
(À Ragueneau.)
Toi, remonte d’un bond
Sur ton siège ! – Tout est caché ?…
(En un clin d’œil tout a été repoussé dans les tentes, oucaché sous les vêtements, sous les manteaux, dans les feutres. – DeGuiche entre vivement – et s’arrête, tout d’un coup, reniflant. –Silence.)
Les mêmes, De Guiche.
DE GUICHE.
Cela sent bon.
UN CADET, chantonnant d’un airdétaché.
To lo lo !…
DE GUICHE, s’arrêtant et leregardant.
Qu’avez-vous, vous ?… Vous êtestout rouge !
LE CADET.
Moi ?… Mais rien. C’est le sang. On va se battre : ilbouge !
UN AUTRE.
Poum… poum… poum…
DE GUICHE, seretournant.
Qu’est cela ?
LE CADET, légèrementgris.
Rien ! C’est unechanson !
Une petite…
DE GUICHE.
Vous êtes gai, mon garçon !
LE CADET.
L’approche du danger !
DE GUICHE, appelant Carbon deCastel-Jaloux, pour donner un ordre.
Capitaine ! je…
(Il s’arrête en levoyant.)
Peste !
Vous avez bonne mine aussi !
CARBON, cramoisi, et cachant unebouteille derrière son dos, avec un geste évasif.
Oh !…
DE GUICHE.
Il me reste
Un canon que j’ai fait porter…
(Il montre un endroit dans lacoulisse.)
là, dans ce coin,
Et vos hommes pourront s’en servir au besoin.
UN CADET, se dandinant.
Charmante attention !
UN AUTRE, lui souriantgracieusement.
Douce sollicitude !
DE GUICHE.
Ah çà ! mais ils sont fous ! –
(Sèchement.)
N’ayant pas l’habitude
Du canon, prenez garde au recul.
LE PREMIER CADET.
Ah ! pfftt !
DE GUICHE, allant à lui,furieux.
Mais !…
LE CADET.
Le canon des Gascons ne recule jamais !
DE GUICHE, le prenant par le braset le secouant.
Vous êtes gris !… De quoi ?
LE CADET, superbe.
De l’odeur de la poudre !
DE GUICHE, haussant les épaules,le repousse et va vivement à Roxane.
Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?
ROXANE.
Je reste !
DE GUICHE.
Fuyez !
ROXANE.
Non !
DE GUICHE.
Puisqu’il en est ainsi,
Qu’on me donne un mousquet !
CARBON.
Comment ?
DE GUICHE.
Je reste aussi.
CYRANO.
Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !
PREMIER CADET.
Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?
ROXANE.
Quoi !…
DE GUICHE.
Je ne quitte pas une femme endanger.
DEUXIÈME CADET, aupremier.
Dis donc ! Je crois qu’on peut lui donner àmanger !
(Toutes les victuailles reparaissent comme parenchantement.)
DE GUICHE, dont les yeuxs’allument.
Des vivres !
UN TROISIÈME CADET.
Il en sort de sous toutes lesvestes !
DE GUICHE, se maîtrisant, avechauteur.
Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ?
CYRANO, saluant.
Vous faites des progrès !
DE GUICHE, fièrement, et à quiéchappe sur le dernier mot une légère pointe d’accent.
Je vais me battre à jeun !
PREMIER CADET, exultant dejoie.
À jeung ! Il vient d’avoir l’accent !
DE GUICHE, riant.
Moi ?
LE CADET.
C’en est un !
(Ils se mettent tous àdanser.)
CARBON DE CASTEL-JALOUX, qui adisparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur lacrête.
J’ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
(Il montre une ligne de piquesqui dépasse la crête.)
DE GUICHE, à Roxane, ens’inclinant.
Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?…
(Elle la prend, ils remontent vers le talus. Tout le mondese découvre et les suit.)
CHRISTIAN, allant à Cyrano,vivement.
Parle vite !
(Au moment où Roxane paraît sur la crête, les lancesdisparaissent, abaissées pour le salut, un cri s’élève : elles’incline.)
LES PIQUIERS, au dehors.
Vivat !
CHRISTIAN.
Quel était ce secret ?…
CYRANO.
Dans le cas où Roxane…
CHRISTIAN.
Eh bien ?
CYRANO.
Te parlerait
Des lettres ?…
CHRISTIAN.
Oui, je sais !…
CYRANO.
Ne fais pas la sottise
De t’étonner…
CHRISTIAN.
De quoi ?
CYRANO.
Il faut que je te dise !…
Oh ! mon Dieu, c’est tout simple, et j’y penseaujourd’hui
En la voyant. Tu lui…
CHRISTIAN.
Parle vite !
CYRANO.
Tu lui…
As écrit plus souvent que tu ne crois.
CHRISTIAN.
Hein ?
CYRANO.
Dame !
Je m’en étais chargé : j’interprétais ta flamme !
J’écrivais quelquefois sans te dire : j’écris !
CHRISTIAN.
Ah ?
CYRANO.
C’est tout simple !
CHRISTIAN.
Mais comment t’y es-tu pris,
Depuis qu’on est bloqué pour ?…
CYRANO.
Oh !… avant l’aurore
Je pouvais traverser…
CHRISTIAN, se croisant lesbras.
Ah ! c’est tout simpleencore ?
Et qu’ai-je écrit de fois par semaine ?… Deux ? –Trois ? –
Quatre ? –
CYRANO.
Plus.
CHRISTIAN.
Tous les jours ?
CYRANO.
Oui, tous les jours. – Deux fois.
CHRISTIAN, violemment.
Et cela t’enivrait, et l’ivresse était telle
Que tu bravais la mort…
CYRANO, voyant Roxane quirevient.
Tais-toi ! Pas devantelle !
(Il rentre vivement dans satente.)
Roxane, Christian ; au fond,allées et venues de cadets. Carbon et De Guiche donnent desordres.
ROXANE, courant àChristian.
Et maintenant, Christian !…
CHRISTIAN, lui prenant lesmains.
Et maintenant, dis-moi
Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
Tu m’as rejoint ici ?
ROXANE.
C’est à cause des lettres !
CHRISTIAN.
Tu dis ?
ROXANE.
Tant pis pour vous si je cours cesdangers !
Ce sont vos lettres qui m’ont grisée ! Ah ! songez
Combien depuis un mois vous m’en avez écrites,
Et plus belles toujours !
CHRISTIAN.
Quoi ! pour quelques petites
Lettres d’amour…
ROXANE.
Tais-toi !… Tu ne peux passavoir !
Mon Dieu, je t’adorais, c’est vrai, depuis qu’un soir,
D’une voix que je t’ignorais, sous ma fenêtre,
Ton âme commença de se faire connaître…
Eh bien ! tes lettres, c’est, vois-tu, depuis un mois,
Comme si tout le temps, je l’entendais, ta voix
De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
Tant pis pour toi, j’accours. La sage Pénélope
Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu’Hélène,
Envoyé promener ses pelotons de laine !…
CHRISTIAN.
Mais…
ROXANE.
Je lisais, je relisais, jedéfaillais,
J’étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
Était comme un pétale envolé de ton âme.
On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
L’amour puissant, sincère…
CHRISTIAN.
Ah ! sincère etpuissant ?
Cela se sent, Roxane ?…
ROXANE.
Oh ! si cela se sent !
CHRISTIAN.
Et vous venez ?…
ROXANE.
Je viens (ô mon Christian, monmaître !
Vous me relèveriez si je voulais me mettre
À vos genoux, c’est donc mon âme que j’y mets,
Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
Je viens te demander pardon (et c’est bien l’heure
De demander pardon, puisqu’il se peut qu’on meure !)
De t’avoir fait d’abord, dans ma frivolité,
L’insulte de t’aimer pour ta seule beauté !
CHRISTIAN, avecépouvante.
Ah ! Roxane !
ROXANE.
Et plus tard, mon ami, moins frivole,
– Oiseau qui saute avant tout à fait qu’ils’envole, –
Ta beauté m’arrêtant, ton âme m’entraînant,
Je t’aimais pour les deux ensemble !…
CHRISTIAN.
Et maintenant ?
ROXANE.
Eh bien ! toi-même enfin l’emporte sur toi-même,
Et ce n’est plus que pour ton âme que je t’aime !
CHRISTIAN, reculant.
Ah ! Roxane !
ROXANE.
Sois donc heureux. Car n’être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d’abord tu me plus,
Maintenant j’y vois mieux… et je ne la vois plus !
CHRISTIAN.
Oh !…
ROXANE.
Tu doutes encor d’une tellevictoire ?…
CHRISTIAN,douloureusement.
Roxane !
ROXANE.
Je comprends, tu ne peux pas ycroire,
À cet amour ?…
CHRISTIAN.
Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour…
ROXANE.
Pour
Ce qu’en vous elles ont aimé jusqu’à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d’une façon meilleure !
CHRISTIAN.
Non ! c’était mieux avant !
ROXANE.
Ah ! tu n’y entendsrien !
C’est maintenant que j’aime mieux, que j’aime bien !
C’est ce qui te fait toi, tu m’entends, que j’adore,
Et moins brillant…
CHRISTIAN.
Tais-toi !
ROXANE.
Je t’aimerais encore !
Si toute ta beauté tout d’un coup s’envolait…
CHRISTIAN.
Oh ! ne dis pas cela !
ROXANE.
Si ! je le dis !
CHRISTIAN.
Quoi ? laid ?
ROXANE.
Laid ! je le jure !
CHRISTIAN.
Dieu !
ROXANE.
Et ta joie est profonde ?
CHRISTIAN, d’une voixétouffée.
Oui…
ROXANE.
Qu’as-tu ?
CHRISTIAN, la repoussantdoucement.
Rien. Deux mots à dire : uneseconde…
ROXANE.
Mais ?…
CHRISTIAN, lui montrant un groupede cadets, au fond.
À ces pauvres gens mon amourt’enleva.
Va leur sourire un peu puisqu’ils vont mourir… va !
ROXANE, attendrie.
Cher Christian !…
(Elle remonte vers les Gascons qui s’empressentrespectueusement autour d’elle.)
Christian, Cyrano ; au fondRoxane, causant avec Carbon et quelques cadets.
CHRISTIAN, appelant vers la tentede Cyrano.
Cyrano ?
CYRANO, reparaissant, armé pourla bataille.
Qu’est-ce ? Te voilàblême !
CHRISTIAN.
Elle ne m’aime plus !
CYRANO.
Comment ?
CHRISTIAN.
C’est toi qu’elle aime !
CYRANO.
Non !
CHRISTIAN.
Elle n’aime plus que monâme !
CYRANO.
Non !
CHRISTIAN.
Si !
C’est donc bien toi qu’elle aime, – et tu l’aimesaussi !
CYRANO.
Moi ?
CHRISTIAN.
Je le sais.
CYRANO.
C’est vrai.
CHRISTIAN.
Comme un fou.
CYRANO.
Davantage.
CHRISTIAN.
Dis-le-lui !
CYRANO.
Non !
CHRISTIAN.
Pourquoi ?
CYRANO.
Regarde mon visage !
CHRISTIAN.
Elle m’aimerait laid !
CYRANO.
Elle te l’a dit !
CHRISTIAN.
Là !
CYRANO.
Ah ! je suis bien content qu’elle t’ait dit cela !
Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée !
– Mon Dieu, je suis content qu’elle ait eu la pensée
De la dire, – mais va, ne la prends pas au mot,
Va, ne deviens pas laid : elle m’en voudraittrop !
CHRISTIAN.
C’est ce que je veux voir !
CYRANO.
Non, non !
CHRISTIAN.
Qu’elle choisisse !
Tu vas lui dire tout !
CYRANO.
Non, non ! Pas ce supplice.
CHRISTIAN.
Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ?
C’est trop injuste !
CYRANO.
Et moi, je mettrais au tombeau
Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître,
J’ai le don d’exprimer… ce que tu sens peut-être ?
CHRISTIAN.
Dis-lui tout !
CYRANO.
Il s’obstine à me tenter, c’estmal !
CHRISTIAN.
Je suis las de porter en moi-même un rival !
CYRANO.
Christian !
CHRISTIAN.
Notre union – sans témoins –clandestine,
– Peut se rompre, – si nous survivons !
CYRANO.
Il s’obstine !…
CHRISTIAN.
Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
– Je vais voir ce qu’on fait, tiens ! Je vais jusqu’aubout
Du poste ; je reviens : parle, et qu’elle préfère
L’un de nous deux !
CYRANO.
Ce sera toi !
CHRISTIAN.
Mais… je l’espère !
(Il appelle.)
Roxane !
CYRANO.
Non ! Non !
ROXANE, accourant.
Quoi ?
CHRISTIAN.
Cyrano vous dira
Une chose importante…
(Elle va vivement à Cyrano.Christian sort.)
Roxane, Cyrano, puis Le Bret,Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, Ragueneau, de Guiche,etc.
ROXANE.
Importante ?
CYRANO, éperdu.
Il s’en va !…
(À Roxane.)
Rien !… Il attache, – oh ! Dieu ! vous devez leconnaître ! –
De l’importance à rien !
ROXANE, vivement.
Il a douté peut-être
De ce que j’ai dit là ?… J’ai vu qu’il a douté !…
CYRANO, lui prenant lamain.
Mais avez-vous bien dit, d’ailleurs, la vérité ?
ROXANE.
Oui, oui, je l’aimerais même…
(Elle hésite uneseconde.)
CYRANO, sourianttristement.
Le mot vous gêne
Devant moi ?
ROXANE.
Mais…
CYRANO.
Il ne me fera pas de peine !
– Même laid ?
ROXANE.
Même laid !
(Mousqueterie au dehors.)
Ah ! tiens, on a tiré !
CYRANO, ardemment.
Affreux ?
ROXANE.
Affreux !
CYRANO.
Défiguré ?
ROXANE.
Défiguré !
CYRANO.
Grotesque ?
ROXANE.
Rien ne peut me le rendregrotesque !
CYRANO.
Vous l’aimeriez encore ?
ROXANE.
Et davantage presque !
CYRANO, perdant la tête, àpart.
Mon Dieu, c’est vrai, peut-être, et le bonheur est là !
(À Roxane.)
Je… Roxane… écoutez !…
LE BRET, entrant rapidement,appelle à mi-voix.
Cyrano !
CYRANO, se retournant.
Hein ?
LE BRET.
Chut !
(Il lui dit un mot toutbas.)
CYRANO, laissant échapper la mainde Roxane, avec un cri.
Ah !…
ROXANE.
Qu’avez-vous ?
CYRANO, à lui-même, avecstupeur.
C’est fini.
(Détonations nouvelles.)
ROXANE.
Quoi ? Qu’est-ce encore ? Ontire ?
(Elle remonte pour regarder audehors.)
CYRANO.
C’est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !
ROXANE, voulants’élancer.
Que se passe-t-il ?
CYRANO, vivement,l’arrêtant.
Rien !
(Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu’ilsportent, et ils forment un groupe empêchant Roxaned’approcher.)
ROXANE.
Ces hommes ?
CYRANO, l’éloignant.
Laissez-les !…
ROXANE.
Mais qu’alliez-vous me dire avant ?…
CYRANO.
Ce que j’allais
Vous dire ?… rien, oh ! rien, je le jure,madame !
(Solennellement.)
Je jure que l’esprit de Christian, que son âme
Étaient…
(Se reprenant avecterreur.)
sont les plus grands…
ROXANE.
Étaient ?
(Avec un grand cri.)
Ah !…
(Elle se précipite et écarte toutle monde.)
CYRANO.
C’est fini !
ROXANE, voyant Christian couchédans son manteau.
Christian !
LE BRET, à Cyrano.
Le premier coup de feu del’ennemi !
(Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coupsde feu. Cliquetis. Rumeurs. Tambours.)
CARBON DE CASTEL-JALOUX, l’épéeau poing.
C’est l’attaque ! Aux mousquets !
(Suivi des cadets, il passe del’autre côté du talus.)
ROXANE.
Christian !
LA VOIX DE CARBON, derrière letalus.
Qu’on se dépêche !
ROXANE.
Christian !
CARBON.
Alignez-vous !
ROXANE.
Christian !
CARBON.
Mesurez… mèche !
(Ragueneau est accouru, apportantde l’eau dans un casque.)
CHRISTIAN, d’une voixmourante.
Roxane !…
CYRANO, vite et bas à l’oreillede Christian, pendant que Roxane affolée trempe dans l’eau, pour lepanser, un morceau de linge arraché à sa poitrine.
J’ai tout dit. C’est toi qu’elle aimeencor !
(Christian ferme lesyeux.)
ROXANE.
Quoi, mon amour ?
CARBON.
Baguette haute !
ROXANE, à Cyrano.
Il n’est pas mort ?…
CARBON.
Ouvrez la charge avec les dents !
ROXANE.
Je sens sa joue
Devenir froide, là, contre la mienne !
CARBON.
En joue !
ROXANE.
Une lettre sur lui !
(Elle l’ouvre.)
Pour moi !
CYRANO, à part.
Ma lettre !
CARBON.
Feu !
(Mousqueterie. Cris. Bruit debataille.)
CYRANO, voulant dégager sa mainque tient Roxane agenouillée.
Mais, Roxane, on se bat !
ROXANE, le retenant.
Restez encore un peu.
Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
(Elle pleure doucement.)
– N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être
Merveilleux ?
CYRANO, debout, têtenue.
Oui, Roxane.
ROXANE.
Un poète inouï,
Adorable ?
CYRANO.
Oui, Roxane.
ROXANE.
Un esprit sublime ?
CYRANO.
Oui,
Roxane !
ROXANE.
Un cœur profond, inconnu duprofane,
Une âme magnifique et charmante ?
CYRANO, fermement.
Oui, Roxane !
ROXANE, se jetant sur le corps deChristian.
Il est mort !
CYRANO, à part, tirantl’épée.
Et je n’ai qu’à mouriraujourd’hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
(Trompettes au loin.)
DE GUICHE, qui reparaît sur letalus, décoiffé, blessé au front, d’une voix tonnante.
C’est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
Tenez encore un peu !
ROXANE.
Sur sa lettre, du sang,
Des pleurs !
UNE VOIX, au dehors,criant.
Rendez-vous !
VOIX DES CADETS.
Non !
RAGUENEAU, qui, grimpé sur soncarrosse, regarde la bataille par-dessus le talus.
Le péril va croissant !
CYRANO, à de Guiche, lui montrantRoxane.
Emportez-la ! Je vais charger !
ROXANE, baisant la lettre, d’unevoix mourante.
Son sang ! ses larmes !…
RAGUENEAU, sautant à bas ducarrosse pour courir vers elle.
Elle s’évanouit !
DE GUICHE, sur le talus, auxcadets, avec rage.
Tenez bon !
UNE VOIX, au dehors.
Bas les armes !
VOIX DES CADETS.
Non !
CYRANO, à de Guiche.
Vous avez prouvé, Monsieur, votrevaleur.
(Lui montrant Roxane.)
Fuyez en la sauvant !
DE GUICHE, qui court à Roxane etl’enlève dans ses bras.
Soit ! Mais on est vainqueur
Si vous gagnez du temps !
CYRANO.
C’est bon !
(Criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau,emporte évanouie.)
Adieu, Roxane !
(Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennenttomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté sur lacrête par Carbon de Castel-Jaloux, couvert de sang.)
CARBON.
Nous plions ! J’ai reçu deux coups de pertuisane !
CYRANO, criant auxGascons.
Hardi ! Reculès pas, drollos !
(À Carbon, qu’ilsoutient.)
N’ayez pas peur !
J’ai deux morts à venger : Christian et monbonheur !
(Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché lemouchoir de Roxane.)
Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !
(Il la plante en terre ; ilcrie aux cadets.)
Toumbé dèssus ! Escrasas lous !
(Au fifre.)
Un air de fifre !
(Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadetsdégringolant le talus, viennent se grouper autour de Cyrano et dupetit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit d’hommes, sehérisse d’arquebuses, se transforme en redoute.)
UN CADET, paraissant, à reculons,sur la crête, se battant toujours, crie.
Ils montent le talus !
(et tombe mort.)
CYRANO.
On va les saluer !
(Le talus se couronne en un instant d’une rangée terribled’ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent.)
CYRANO.
Feu !
(Décharge générale.)
CRI, dans les rangsennemis.
Feu !
(Riposte meurtrière. Les cadetstombent de tous côtés.)
UN OFFICIER ESPAGNOL, sedécouvrant.
Quels sont ces gens qui se font toustuer ?
CYRANO, récitant debout au milieudes balles.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sansvergogne…
(Il s’élance, suivi des quelquessurvivants.)
Ce sont les cadets…
(Le reste se perd dans labataille.)
RIDEAU.
Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames dela Croix occupaient à Paris.
Superbes ombrages. À gauche, la maison ; vaste perron surlequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de lascène, isolé au milieu d’une petite place ovale. À droite, premierplan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire.
Tout le fond du théâtre est traversé par une allée demarronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d’unechapelle entrevue parmi les branches. À travers le double rideaud’arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses,d’autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, leciel.
La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnadeenguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, aupremier plan, derrière les buis.
C’est l’automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus despelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts.Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuillesjonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées,couvrent à demi le perron et les bancs.
Entre le banc de droite et l’arbre, un grand métier à broderdevant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleinsd’écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée.
Au lever du rideau, des sœurs vont et viennent dans leparc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d’unereligieuse plus âgée. Des feuilles tombent.
Mère Marguerite, sœur Marthe,sœur Claire, les Sœurs.
SŒUR MARTHE, à MèreMarguerite.
Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
Sa cornette, devant la glace.
MÈRE MARGUERITE, à sœurClaire.
C’est très laid.
SŒUR CLAIRE.
Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
Ce matin : je l’ai vu.
MÈRE MARGUERITE, à sœurMarthe.
C’est très vilain, sœur Marthe.
SŒUR CLAIRE.
Un tout petit regard !
SŒUR MARTHE.
Un tout petit pruneau !
MÈRE MARGUERITE,sévèrement.
Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.
SŒUR CLAIRE, épouvantée.
Non ! il va se moquer !
SŒUR MARTHE.
Il dira que les nonnes
Sont très coquettes !
SŒUR CLAIRE.
Très gourmandes !
MÈRE MARGUERITE,souriant.
Et très bonnes.
SŒUR CLAIRE.
N’est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
Qu’il vient, le samedi, depuis dix ans !
MÈRE MARGUERITE.
Et plus !
Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
Qui chez nous vint s’abattre, il y a quatorze ans,
Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !
SŒUR MARTHE.
Lui seul, depuis qu’elle a pris chambre dans ce cloître,
Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.
TOUTES LES SŒURS.
Il est si drôle ! – C’est amusant quand il vient !
– Il nous taquine ! – Il est gentil ! – Nousl’aimons bien !
– Nous fabriquons pour lui des pâtes d’angélique !
SŒUR MARTHE.
Mais enfin, ce n’est pas un très bon catholique !
SŒUR CLAIRE.
Nous le convertirons.
LES SŒURS.
Oui ! oui !
MÈRE MARGUERITE.
Je vous défends
De l’entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
Ne le tourmentez pas : il viendrait moinspeut-être !
SŒUR MARTHE.
Mais… Dieu !…
MÈRE MARGUERITE.
Rassurez-vous : Dieu doit bien leconnaître.
SŒUR MARTHE.
Mais chaque samedi, quand il vient d’un air fier,
Il me dit en entrant : « Ma sœur, j’ai fait gras,hier ! »
MÈRE MARGUERITE.
Ah ! il vous dit cela ?… Eh bien ! la foisdernière
Il n’avait pas mangé depuis deux jours.
SŒUR MARTHE.
Ma Mère !
MÈRE MARGUERITE.
Il est pauvre.
SŒUR MARTHE.
Qui vous l’a dit ?
MÈRE MARGUERITE.
Monsieur Le Bret.
SŒUR MARTHE.
On ne le secourt pas ?
MÈRE MARGUERITE.
Non, il se fâcherait.
(Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue denoir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; deGuiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d’elle. Ils vontà pas lents. Mère Marguerite se lève.)
– Allons, il faut rentrer… Madame Madeleine,
Avec un visiteur, dans le parc se promène.
SŒUR MARTHE, bas à sœurClaire.
C’est le duc-maréchal de Grammont ?
SŒUR CLAIRE, regardant.
Oui, je crois.
SŒUR MARTHE.
Il n’était plus venu la voir depuis des mois !
LES SŒURS.
Il est très pris ! – La cour ! – Les camps !
SŒUR CLAIRE.
Les soins du monde !
(Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence ets’arrêtent près du métier. Un temps.)
Roxane, le duc de Grammont,ancien comte de Guiche, puis Le Bret et Ragueneau.
LE DUC.
Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
Toujours en deuil ?
ROXANE.
Toujours.
LE DUC.
Aussi fidèle ?
ROXANE.
Aussi.
LE DUC, après un temps.
Vous m’avez pardonné ?
ROXANE, simplement, regardant lacroix du couvent.
Puisque je suis ici.
(Nouveau silence.)
LE DUC.
Vraiment c’était un être ?…
ROXANE.
Il fallait le connaître !
LE DUC.
Ah ! Il fallait ?… Je l’ai trop peu connu,peut-être !
… Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?
ROXANE.
Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
LE DUC.
Même mort, vous l’aimez ?
ROXANE.
Quelquefois il me semble
Qu’il n’est mort qu’à demi, que nos cœurs sont ensemble,
Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
LE DUC, après un silenceencore.
Est-ce que Cyrano vient vous voir ?
ROXANE.
Oui, souvent.
– Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
Il vient ; c’est régulier ; sous cet arbre où vousêtes
On place son fauteuil, s’il fait beau ; je l’attends
En brodant ; l’heure sonne ; au dernier coup,j’entends
– Car je ne tourne plus même le front ! – sa canne
Descendre le perron ; il s’assied ; il ricane
De ma tapisserie éternelle ; il me fait
La chronique de la semaine, et…
(Le Bret paraît sur leperron.)
Tiens, Le Bret !
(Le Bret descend.)
Comment va notre ami ?
LE BRET.
Mal.
LE DUC.
Oh !
ROXANE, au duc.
Il exagère !
LE BRET.
Tout ce que j’ai prédit : l’abandon, la misère !…
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, – tout le monde.
ROXANE.
Mais son épée inspire une terreur profonde.
On ne viendra jamais à bout de lui.
LE DUC, hochant la tête.
Qui sait ?
LE BRET.
Ce que je crains, ce n’est pas les attaques, c’est
La solitude, la famine, c’est Décembre
Entrant à pas de loup dans son obscure chambre.
Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
– Il serre chaque jour, d’un cran, son ceinturon.
Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
Il n’a plus qu’un petit habit de serge noire.
LE DUC.
Ah ! celui-là n’est pas parvenu ! – C’est égal,
Ne le plaignez pas trop.
LE BRET, avec un sourireamer.
Monsieur le maréchal !…
LE DUC.
Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
LE BRET, de même.
Monsieur le duc !…
LE DUC, hautainement.
Je sais, oui : j’ai tout ;il n’a rien…
Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
(Saluant Roxane.)
Adieu.
ROXANE.
Je vous conduis.
(Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers leperron.)
LE DUC, s’arrêtant, tandisqu’elle monte.
Oui, parfois, je l’envie.
– Voyez-vous, lorsqu’on a trop réussi sa vie,
On sent, – n’ayant rien fait, mon Dieu, de vraimentmal ! –
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
Un bruit d’illusions sèches et de regrets,
Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
ROXANE, ironique.
Vous voilà bien rêveur ?…
LE DUC.
Eh ! oui !
(Au moment de sortir,brusquement.)
Monsieur Le Bret !
(À Roxane.)
Vous permettez ? Un mot.
(Il va à Le Bret, et àmi-voix.)
C’est vrai : nul n’oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l’ont enhaine ;
Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine.
« Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident. »
LE BRET.
Ah ?
LE DUC.
Oui. Qu’il sorte peu. Qu’il soitprudent.
LE BRET, levant les bras auciel.
Prudent !
Il va venir. Je vais l’avertir. Oui, mais !…
ROXANE, qui est restée sur leperron, à une sœur qui s’avance vers elle.
Qu’est-ce ?
LA SŒUR.
Ragueneau veut vous voir, Madame.
ROXANE.
Qu’on le laisse
Entrer.
(Au duc et à Le Bret.)
Il vient crier misère. Étant unjour
Parti pour être auteur, il devint tour à tour
Chantre…
LE BRET.
Étuviste…
ROXANE.
Acteur…
LE BRET.
Bedeau…
ROXANE.
Perruquier…
LE BRET.
Maître
De théorbe…
ROXANE.
Aujourd’hui, que pourrait-il bienêtre ?
RAGUENEAU, entrantprécipitamment.
Ah ! Madame !
(Il aperçoit Le Bret.)
Monsieur !
ROXANE, souriant.
Racontez vos malheurs
À Le Bret. Je reviens.
RAGUENEAU.
Mais, Madame…
(Roxane sort sans l’écouter, avec le duc. Il redescend versLe Bret.)
Le Bret, Ragueneau.
RAGUENEAU.
D’ailleurs,
Puisque vous êtes là, j’aime mieux qu’elle ignore !
– J’allais voir votre ami tantôt. J’étais encore
À vingt pas de chez lui… quand je le vois de loin,
Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
De la rue… et je cours… lorsque d’une fenêtre
Sous laquelle il passait – est-ce un hasard ?…peut-être ! –
Un laquais laisse choir une pièce de bois.
LE BRET.
Les lâches !… Cyrano !
RAGUENEAU.
J’arrive et je le vois…
LE BRET.
C’est affreux !
RAGUENEAU.
Notre ami, Monsieur, notre poète,
Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
LE BRET.
Il est mort ?
RAGUENEAU.
Non ! mais… Dieu ! je l’aiporté chez lui.
Dans sa chambre… Ah ! sa chambre ! il faut voir ceréduit !
LE BRET.
Il souffre ?
RAGUENEAU.
Non, Monsieur, il est sansconnaissance.
LE BRET.
Un médecin ?
RAGUENEAU.
Il en vint un par complaisance.
LE BRET.
Mon pauvre Cyrano ! – Ne disons pas cela
Tout d’un coup à Roxane ! – Et ce docteur ?
RAGUENEAU.
Il a
Parlé, – je ne sais plus, – de fièvre, de méninges !…
Ah ! si vous le voyiez – la tête dans deslinges !…
Courons vite ! – Il n’y a personne à sonchevet ! –
C’est qu’il pourrait mourir, Monsieur, s’il se levait !
LE BRET, l’entraînant vers ladroite.
Passons par là ! Viens, c’est plus court ! Par lachapelle !
ROXANE, paraissant sur le perronet voyant Le Bret s’éloigner par la colonnade qui mène à la petiteporte de la chapelle.
Monsieur Le Bret !
(Le Bret et Ragueneau se sauventsans répondre.)
Le Bret s’en va quand onl’appelle ?
C’est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
(Elle descend le perron.)
Roxane seule, puis deux Sœurs, uninstant.
ROXANE.
Ah ! que ce dernier jour de septembre est doncbeau !
Ma tristesse sourit. Elle qu’Avril offusque,
Se laisse décider par l’automne, moins brusque.
(Elle s’assied à son métier. Deux sœurs sortent de la maisonet apportent un grand fauteuil sous l’arbre.)
Ah ! voici le fauteuil classique où vient s’asseoir
Mon vieil ami !
SŒUR MARTHE.
Mais c’est le meilleur duparloir !
ROXANE.
Merci, ma sœur.
(Les sœurs s’éloignent.)
Il va venir.
(Elle s’installe. On entend sonnerl’heure.)
Là… l’heure sonne.
– Mes écheveaux ! – L’heure a sonné ? Cecim’étonne !
Serait-il en retard pour la première fois ?
La sœur tourière doit – mon dé ?… là, je levois ! –
L’exhorter à la pénitence.
(Un temps.)
Elle l’exhorte !
– Il ne peut plus tarder. – Tiens ! une feuillemorte ! –
(Elle repousse du doigt la feuille tombée sur sonmétier.)
D’ailleurs, rien ne pourrait. – Mes ciseaux ?… dans monsac ! –
L’empêcher de venir !
UNE SŒUR, paraissant sur leperron.
Monsieur de Bergerac.
Roxane, Cyrano et, un moment,sœur Marthe.
ROXANE, sans seretourner.
Qu’est-ce que je disais ?…
(Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur lesyeux, paraît. La sœur qui l’a introduit rentre. Il se met àdescendre le perron lentement, avec un effort visible pour se tenirdebout, et en s’appuyant sur sa canne. Roxane travaille à satapisserie.)
Ah ! ces teintes fanées…
Comment les rassortir ?
(À Cyrano, sur un ton d’amicalegronderie.)
Depuis quatorze années,
Pour la première fois, en retard !
CYRANO, qui est parvenu aufauteuil et s’est assis, d’une voix gaie contrastant avec sonvisage.
Oui, c’est fou !
J’enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !…
ROXANE.
Par ?…
CYRANO.
Par une visite assez inopportune.
ROXANE, distraite,travaillant.
Ah ! oui ! quelque fâcheux ?
CYRANO.
Cousine, c’était une
Fâcheuse.
ROXANE.
Vous l’avez renvoyée ?
CYRANO.
Oui, j’ai dit.
Excusez-moi, mais c’est aujourd’hui samedi,
Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
Rien ne m’y fait manquer : repassez dans uneheure !
ROXANE, légèrement.
Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir.
Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.
CYRANO, avec douceur.
Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
(Il ferme les yeux et se tait un instant. Sœur Marthetraverse le parc de la chapelle au perron. Roxane l’aperçoit, luifait un petit signe de tête.)
ROXANE, à Cyrano.
Vous ne taquinez pas sœur Marthe ?
CYRANO, vivement, ouvrant lesyeux.
Si !
(Avec une grosse voixcomique.)
Sœur Marthe !
Approchez !
(La sœur glisse verslui.)
Ha ! ha ! ha ! Beauxyeux toujours baissés !
SŒUR MARTHE, levant les yeux ensouriant.
Mais…
(Elle voit sa figure et fait ungeste d’étonnement.)
Oh !
CYRANO, bas, lui montrantRoxane.
Chut ! Ce n’estrien ! –
(D’une voix fanfaronne.Haut.)
Hier, j’ai fait gras.
SŒUR MARTHE.
Je sais.
(À part.)
C’est pour cela qu’il est si pâle !
(Vite et bas.)
Au réfectoire
Vous viendrez tout à l’heure, et je vous ferai boire
Un grand bol de bouillon… Vous viendrez ?
CYRANO.
Oui, oui, oui.
SŒUR MARTHE.
Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd’hui !
ROXANE, qui les entendchuchoter.
Elle essaye de vous convertir ?
SŒUR MARTHE.
Je m’en garde !
CYRANO.
Tiens, c’est vrai ! Vous toujours si saintementbavarde,
Vous ne me prêchez pas ? c’est étonnant, ceci !…
(Avec une fureur bouffonne.)
Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
Tenez, je vous permets…
(Il a l’air de chercher une bonne taquinerie, et de latrouver.)
Ah ! la chose estnouvelle ?…
De… de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.
ROXANE.
Oh ! oh !
CYRANO, riant.
Sœur Marthe est dans lastupéfaction !
SŒUR MARTHE, doucement.
Je n’ai pas attendu votre permission.
(Elle rentre.)
CYRANO, revenant à Roxane,penchée sur son métier.
Du diable si je peux jamais, tapisserie,
Voir ta fin !
ROXANE.
J’attendais cette plaisanterie.
(À ce moment, un peu de brise faittomber les feuilles.)
CYRANO.
Les feuilles !
ROXANE, levant la tête, etregardant au loin, dans les allées.
Elles sont d’un blond vénitien.
Regardez-les tomber.
CYRANO.
Comme elles tombent bien !
Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
Comme elles savent mettre une beauté dernière,
Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
Veulent que cette chute ait la grâce d’un vol !
ROXANE.
Mélancolique, vous ?
CYRANO, se reprenant.
Mais pas du tout, Roxane !
ROXANE.
Allons, laissez tomber les feuilles de platane…
Et racontez un peu ce qu’il y a de neuf.
Ma gazette ?
CYRANO.
Voici !
ROXANE.
Ah !
CYRANO, de plus en plus pâle, etluttant contre la douleur.
Samedi, dix-neuf.
Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
Et cet auguste pouls n’a plus fébricité !
Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l’Autrichien ;
On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
De madame d’Athis a dû prendre un clystère…
ROXANE.
Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !
CYRANO.
Lundi… rien. Lygdamire a changé d’amant.
ROXANE.
Oh !
CYRANO, dont le visage s’altèrede plus en plus.
Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque.
Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, – oupresque !
Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit :Oui ;
Et samedi, vingt-six…
(Il ferme les yeux. Sa têtetombe. Silence.)
ROXANE, surprise de ne plus rienentendre, se retourne, le regarde, et se levant effrayée.
Il est évanoui ?
(Elle court vers lui en criant.)
Cyrano !
CYRANO, rouvrant les yeux, d’unevoix vague.
Qu’est-ce ?… Quoi ?…
(Il voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant sonchapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans sonfauteuil.)
Non ! non ! je vousassure,
Ce n’est rien. Laissez-moi !
ROXANE.
Pourtant…
CYRANO.
C’est ma blessure
D’Arras… qui… quelquefois… vous savez…
ROXANE.
Pauvre ami !
CYRANO.
Mais ce n’est rien. Cela va finir.
(Il sourit avec effort.)
C’est fini.
ROXANE, debout près delui.
Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne.
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,
(Elle met la main sur sa poitrine.)
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où l’on peut voir encor des larmes et du sang !
(Le crépuscule commence à venir.)
CYRANO.
Sa lettre !… N’aviez-vous pas dit qu’un jour,peut-être,
Vous me la feriez lire ?
ROXANE.
Ah ! vous voulez ?… Salettre ?
CYRANO.
Oui… Je veux… Aujourd’hui…
ROXANE, lui donnant le sachetpendu à son cou.
Tenez !
CYRANO, le prenant.
Je peux ouvrir ?
ROXANE.
Ouvrez… lisez !…
(Elle revient à son métier, lereplie, range ses laines.)
CYRANO, lisant.
« Roxane, adieu, je vaismourir !… »
ROXANE, s’arrêtant,étonnée.
Tout haut ?
CYRANO, lisant.
« C’est pour ce soir, jecrois, ma bien-aimée !
« J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,
« Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeuxgrisés,
« Mes regards dont c’était… »
ROXANE.
Comme vous la lisez,
Sa lettre !
CYRANO, continuant.
« … dont c’était lesfrémissantes fêtes,
« Ne baiseront au vol les gestes que vousfaites ;
« J’en revois un petit qui vous est familier
« Pour toucher votre front, et je voudraiscrier… »
ROXANE, troublée.
Comme vous la lisez, – cette lettre !
(La nuit vientinsensiblement.)
CYRANO.
« Et je crie.
« Adieu !… »
ROXANE.
Vous la lisez…
CYRANO.
« Ma chère, machérie,
« Mon trésor… »
ROXANE, rêveuse.
D’une voix…
CYRANO.
« Monamour !… »
ROXANE.
D’une voix…
(Elle tressaille.)
Mais… que je n’entends pas pour la première fois !
(Elle s’approche tout doucement, sans qu’il s’en aperçoive,passe derrière le fauteuil, se penche sans bruit, regarde lalettre. – L’ombre augmente.)
CYRANO.
« Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
« Et je suis et serai jusque dans l’autremonde
« Celui qui vous aima sans mesure,celui… »
ROXANE, lui posant la main surl’épaule.
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
(Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait ungeste d’effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l’ombrecomplètement venue, elle dit avec lenteur, joignant lesmains.)
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D’être le vieil ami qui vient pour être drôle !
CYRANO.
Roxane !
ROXANE.
C’était vous.
CYRANO.
Non, non, Roxane, non !
ROXANE.
J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !
CYRANO.
Non ! ce n’était pas moi !
ROXANE.
C’était vous !
CYRANO.
Je vous jure…
ROXANE.
J’aperçois toute la généreuse imposture.
Les lettres, c’était vous…
CYRANO.
Non !
ROXANE.
Les mots chers et fous,
C’était vous…
CYRANO.
Non !
ROXANE.
La voix dans la nuit, c’étaitvous !
CYRANO.
Je vous jure que non !
ROXANE.
L’âme, c’était la vôtre !
CYRANO.
Je ne vous aimais pas.
ROXANE.
Vous m’aimiez !
CYRANO, se débattant.
C’était l’autre !
ROXANE.
Vous m’aimiez !
CYRANO, d’une voix quifaiblit.
Non !
ROXANE.
Déjà vous le dites plus bas !
CYRANO.
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !
ROXANE.
Ah ! que de choses qui sont mortes… qui sontnées !
– Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?
CYRANO, lui tendant lalettre.
Ce sang était le sien.
ROXANE.
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd’hui ?
CYRANO.
Pourquoi ?…
(Le Bret et Ragueneau entrent encourant.)
Les mêmes, Le Bret etRagueneau.
LE BRET.
Quelle imprudence !
Ah ! j’en étais bien sûr ! il est là !
CYRANO, souriant et seredressant.
Tiens, parbleu !
LE BRET.
Il s’est tué, Madame, en se levant !
ROXANE.
Grand Dieu !
Mais tout à l’heure alors… cette faiblesse ?…cette ?…
CYRANO.
C’est vrai ! je n’avais pas terminé ma gazette.
… Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
(Il se découvre ; on voit satête entourée de linges.)
ROXANE.
Que dit-il ? – Cyrano ! – Sa têteenveloppée !…
Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?
CYRANO.
« D’un coup d’épée,
Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur ! »…
– Oui, je disais cela !… Le destin estrailleur !…
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !
C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.
RAGUENEAU.
Ah ! Monsieur !…
CYRANO.
Ragueneau, ne pleure pas sifort !…
(Il lui tend la main.)
Qu’est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
RAGUENEAU, à travers seslarmes.
Je suis moucheur de… de… chandelles, chez Molière.
CYRANO.
Molière !
RAGUENEAU.
Mais je veux le quitter, dèsdemain ;
Oui, je suis indigné !… Hier, on jouaitScapin,
Et j’ai vu qu’il vous a pris une scène !
LE BRET.
Entière !
RAGUENEAU.
Oui, Monsieur, le fameux : « Que Diable allait-ilfaire ?… »
LE BRET, furieux.
Molière te l’a pris !
CYRANO.
Chut ! chut ! Il a bienfait !…
(À Ragueneau.)
La scène, n’est-ce pas, produit beaucoup d’effet ?
RAGUENEAU, sanglotant.
Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !
CYRANO.
Oui, ma vie
Ce fut d’être celui qui souffle – et qu’on oublie !
(À Roxane.)
Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là.
Pendant que je restais en bas, dans l’ombre noire,
D’autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
C’est justice, et j’approuve au seuil de mon tombeau.
Molière a du génie et Christian était beau !
(À ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voittout au fond, dans l’allée, les religieuses se rendant àl’office.)
Qu’elles aillent prier puisque leur cloche sonne !
ROXANE, se relevant pourappeler.
Ma sœur ! ma sœur !
CYRANO, la retenant.
Non ! non ! n’allez chercherpersonne :
Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
(Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entendl’orgue.)
Il me manquait un peu d’harmonie… en voilà.
ROXANE.
Je vous aime, vivez !
CYRANO.
Non ! car c’est dans le conte
Que lorsqu’on dit : Je t’aime ! au prince plein dehonte,
Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil…
Mais tu t’apercevrais que je reste pareil.
ROXANE.
J’ai fait votre malheur ! moi ! moi !
CYRANO.
Vous ?… au contraire !
J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.
LE BRET, lui montrant le clair delune qui descend à travers les branches.
Ton autre amie est là, qui vient te voir !
CYRANO, souriant à lalune.
Je vois.
ROXANE.
Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois !
CYRANO.
Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
Sans qu’il faille inventer, aujourd’hui, de machine…
ROXANE.
Que dites-vous ?
CYRANO.
Mais oui, c’est là, je vous ledis,
Que l’on va m’envoyer faire mon paradis
Plus d’une âme que j’aime y doit être exilée,
Et je retrouverai Socrate et Galilée !
LE BRET, se révoltant.
Non ! non ! C’est trop stupide à la fin, et c’esttrop
Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, sihaut !
Mourir ainsi !… Mourir !…
CYRANO.
Voilà Le Bret qui grogne !
LE BRET, fondant enlarmes.
Mon cher ami…
CYRANO, se soulevant, l’œilégaré.
Ce sont les cadets de Gascogne…
– La masse élémentaire… Eh oui !… voilà lehic…
LE BRET.
Sa science… dans son délire !
CYRANO.
Copernic
A dit…
ROXANE.
Oh !
CYRANO.
Mais aussi que diable allait-ilfaire,
Mais que diable allait-il faire en cette galère ?…
Philosophe, physicien,
Rimeur, bretteur, musicien,
Et voyageur aérien,
Grand riposteur du tac au tac,
Amant aussi – pas pour sonbien ! –
Ci-gît Hercule-Savinien
De Cyrano de Bergerac
Qui fut tout, et qui ne fut rien.
… Mais je m’en vais, pardon, je ne peux faire attendre.
Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
(Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent àla réalité, il la regarde, et caressant ses voiles.)
Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.
ROXANE.
Je vous jure !…
CYRANO, est secoué d’un grandfrisson et se lève brusquement.
Pas là ! non ! pas dans cefauteuil !
(On veut s’élancer vers lui.)
– Ne me soutenez pas ! – Personne !
(Il va s’adosser àl’arbre.)
Rien que l’arbre !
(Silence.)
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
– Ganté de plomb !
(Il se raidit.)
Oh ! mais !… puisqu’elle esten chemin,
Je l’attendrai debout,
(Il tire l’épée.)
et l’épée à la main !
LE BRET.
Cyrano !
ROXANE, défaillante.
Cyrano !
(Tous reculentépouvantés.)
CYRANO.
Je crois qu’elle regarde…
Qu’elle ose regarder mon nez, cette camarde !
(Il lève son épée.)
Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je lesais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non ! c’est bien plus beau lorsque c’estinutile !
– Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là ? – Vous êtesmille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
(Il frappe de son épée levide.)
Tiens, tiens ! – Ha !ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…
(Il frappe.)
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! – Ah ! te voilà, toi, laSottise !
– Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je mebats !
(Il fait des moulinets immenses ets’arrête haletant.)
Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J’emporte malgré vous,
(Il s’élance l’épéehaute.)
et c’est…
(L’épée s’échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans lesbras de Le Bret et de Ragueneau.)
ROXANE, se penchant sur lui etlui baisant le front.
C’est ?…
CYRANO, rouvre les yeux, lareconnaît et dit en souriant.
Mon panache.
RIDEAU.