Des vers

de Guy de Maupassant

LE MUR

 

Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon

Illuminé jetait des lueurs d’incendies,

Et de grandes clartés couraient sur le gazon.

Le parc, là-bas, semblait répondre aux mélodies

De l’orchestre, et faisait une rumeur au loin.

Tout chargé des senteurs des feuilles et du foin,

L’air tiède de la nuit, comme une molle haleine,

S’en venait caresser les épaules, mêlant

Les émanations des bois et de la plaine

À celles de la chair parfumée, et troublant

D’une oscillation la flamme des bougies.

On respirait les fleurs des champs et des cheveux.

Quelquefois, traversant les ombres élargies,

Un souffle froid, tombé du ciel criblé de feux,

Apportait jusqu’à nous comme une odeur d’étoiles.

 

Les femmes regardaient, assises mollement,

Muettes, l’œil noyé, de moment en moment

Les rideaux se gonfler ainsi que font desvoiles,

Et rêvaient d’un départ à travers ce cield’or,

Par ce grand océan d’astres. Une tendresse

Douce les oppressait, comme un besoin plusfort

D’aimer, de dire, avec une voix quicaresse,

Tous ces vagues secrets qu’un cœur peutenfermer.

La musique chantait et semblaitparfumée ;

La nuit embaumant l’air en paraissaitrythmée,

Et l’on croyait entendre au loin les cerfsbramer.

Mais un frisson passa parmi les robesblanches ;

Chacun quitta sa place et l’orchestre setut,

Car derrière un bois noir, sur un coteaupointu,

On voyait s’élever, comme un feu dans lesbranches,

La lune énorme et rouge à travers lessapins.

Et puis elle surgit au faîte, toute ronde,

Et monta, solitaire, au fond des cieuxlointains,

Comme une face pâle errant autour dumonde.

 

Chacun se dispersa par les chemins ombreux

Où, sur le sable blond, ainsi qu’une eaudormante,

La lune clairsemait sa lumière charmante.

La nuit douce rendait les hommes amoureux,

Au fond de leurs regards allumant uneflamme.

Et les femmes allaient, graves, le frontpenché,

Ayant toutes un peu de clair de lune àl’âme.

Les brises charriaient des langueurs depéché.

 

J’errais, et sans savoir pourquoi, le cœur enfête.

Un petit rire aigu me fit tourner la tête,

Et j’aperçus soudain la dame que j’aimais,

Hélas ! d’une façon discrète, carjamais

Elle n’avait cessé d’être à mes vœuxrebelle :

« Votre bras, et faisons un tour deparc », dit-elle.

Elle était gaie et folle et se moquait detout,

Prétendait que la lune avait l’air d’uneveuve :

« Le chemin est trop long pour allerjusqu’au bout,

Car j’ai des souliers fins et ma toilette estneuve ;

Retournons. » Je lui pris le bras etl’entraînai.

Alors elle courut, vagabonde et fantasque,

Et le vent de sa robe, au hasard promené,

Troublait l’air endormi d’un souffle debourrasque.

Puis elle s’arrêta, soufflant ; etdoucement

Nous marchâmes sans bruit tout le long d’uneallée.

Des voix basses parlaient dans la nuit,tendrement,

Et, parmi les rumeurs dont l’ombre étaitpeuplée,

On distinguait parfois comme un son debaiser.

Alors elle jetait au ciel uneroulade !

Vite tout se taisait. On entendait passer

Une fuite rapide ; et quelque amantmaussade

Et resté seul pestait contre lesindiscrets.

 

Un rossignol chantait dans un arbre, toutprès,

Et dans la plaine, au loin, répondait unecaille.

 

Soudain, blessant les yeux par son refletbrutal,

Se dressa, toute blanche, une hautemuraille,

Ainsi que dans un conte un palais demétal.

Elle semblait guetter de loin notrepassage.

« La lumière est propice à qui veutrester sage,

Me dit-elle. Les bois sont trop sombres, lanuit.

Asseyons-nous un peu devant ce mur quiluit. »

Elle s’assit, riant de me voir la maudire.

Au fond du ciel, la lune aussi me semblarire !

Et toutes deux d’accord, je ne sais troppourquoi,

Paraissaient s’apprêter à se moquer demoi.

 

Donc, nous étions assis devant le grand murblême ;

Et moi, je n’osais pas lui dire :« Je vous aime ! »

Mais comme j’étouffais, je lui pris les deuxmains.

Elle eut un pli léger de sa lèvre coquette

Et me laissa venir comme un chasseur quiguette.

 

Des robes, qui passaient au fond des noirschemins,

Mettaient parfois dans l’ombre une blancheurdouteuse.

 

La lune nous couvrait de ses rayons pâlis

Et, nous enveloppant de sa clartélaiteuse,

Faisait fondre nos cœurs à sa vue amollis.

Elle glissait très haut, très placide et trèslente,

Et pénétrait nos chairs d’une langueurtroublante.

 

J’épiais ma compagne, et je sentaisgrandir

Dans mon être crispé, dans mes sens, dans monâme,

Cet étrange tourment où nous jette unefemme

Lorsque fermente en nous la fièvre dudésir !

Lorsqu’on a, chaque nuit, dans le trouble durêve,

Le baiser qui consent, le « oui »d’un œil fermé,

L’adorable inconnu des robes qu’onsoulève,

Le corps qui s’abandonne, immobile etpâmé,

Et qu’en réalité la dame ne nous laisse

Que l’espoir de surprendre un moment defaiblesse !

 

Ma gorge était aride ; et des frissonsardents

Me vinrent, qui faisaient s’entrechoquer mesdents,

Une fureur d’esclave en révolte, et lajoie

De ma force pouvant saisir, comme uneproie,

Cette femme orgueilleuse et calme, dontsoudain

Je ferais sangloter le tranquilledédain !

 

Elle riait, moqueuse, effrontémentjolie ;

Son haleine faisait une fine vapeur

Dont j’avais soif. Mon cœur bondit ; unefolie

Me prit. Je la saisis en mes bras. Elle eutpeur,

Se leva. J’enlaçai sa taille avec colère,

Et je baisai, ployant sous moi son corpsnerveux,

Son œil, son front, sa bouche humide et sescheveux !

 

La lune, triomphant, brillait de gaietéclaire.

 

Déjà je la prenais, impétueux et fort,

Quand je fus repoussé par un suprêmeeffort.

Alors recommença notre lutte éperdue

Près du mur qui semblait une toile tendue.

Or, dans un brusque élan nous étantretournés,

Nous vîmes un spectacle étonnant etcomique.

Traçant dans la clarté deux corpsdésordonnés,

Nos ombres agitaient une étrange mimique,

S’attirant, s’éloignant, s’étreignant tour àtour.

Elles semblaient jouer quelquebouffonnerie,

Avec des gestes fous de pantins en furie,

Esquissant drôlement la charge de l’Amour.

Elles se tortillaient farces ouconvulsives,

Se heurtaient de la tête ainsi que desbéliers ;

Puis, redressant soudain leurs taillesexcessives,

Restaient fixes, debout comme deux grandspiliers.

Quelquefois, déployant quatre brasgigantesques,

Elles se repoussaient, noires sur le murblanc,

Et, prises tout à coup de tendressesgrotesques,

Paraissaient se pâmer dans un baiserbrûlant.

 

La chose étant très gaie et trèsinattendue,

Elle se mit à rire. – Et comment sefâcher,

Se débattre et défendre aux lèvresd’approcher

Lorsqu’on rit ? Un instant de gravitéperdue

Plus qu’un cœur embrasé peut sauver unamant !

 

Le rossignol chantait dans son arbre. Lalune

Du fond du ciel serein recherchaitvainement

Nos deux ombres au mur et n’en voyait plusqu’une.

UN COUP DE SOLEIL

 

C’était au mois de juin. Tout paraissait enfête.

La foule circulait bruyante et sans souci.

Je ne sais trop pourquoi j’étais heureuxaussi ;

Ce bruit, comme une ivresse, avait troublé matête.

Le soleil excitait les puissances ducorps,

Il entrait tout entier jusqu’au fond de monêtre,

Et je sentais en moi bouillonner cestransports

Que le premier soleil au cœur d’Adam fitnaître.

Une femme passait ; elle me regarda.

Je ne sais pas quel feu son œil sur moidarda,

De quel emportement mon âme fut saisie,

Mais il me vint soudain comme une frénésie

De me jeter sur elle, un désir furieux

De l’étreindre en mes bras et de baiser sabouche !

Un nuage de sang, rouge, couvrit mes yeux,

Et je crus la presser dans un baiserfarouche.

Je la serrais, je la ployais, larenversant.

Puis, l’enlevant soudain par un effortpuissant,

Je rejetais du pied la terre, et dansl’espace

Ruisselant de soleil, d’un bond, jel’emportais.

Nous allions par le ciel, corps à corps, faceà face.

Et moi, toujours, vers l’astre embrasé jemontais,

La pressant sur mon sein d’une étreinte siforte

Que dans mes bras crispés je vis qu’elle étaitmorte…

 

TERREUR

 

Ce soir-là j’avais lu fort longtemps quelqueauteur.

Il était bien minuit, et tout à coup j’euspeur.

Peur de quoi ? je ne sais, mais une peurhorrible.

Je compris, haletant et frissonnantd’effroi,

Qu’il allait se passer une chose terrible…

Alors il me sembla sentir derrière moi

Quelqu’un qui se tenait debout, dont lafigure

Riait d’un rire atroce, immobile etnerveux :

Et je n’entendais rien, cependant. Ôtorture !

De sentir qu’il se baisse à toucher mescheveux,

Qu’il est prêt à poser sa main sur monépaule,

Et que je vais mourir si cette main mefrôle!…

Il se penchait toujours vers moi, toujoursplus près ;

Et moi, pour mon salut éternel, jen’aurais

Ni fait un mouvement ni détourné la tête…

Ainsi que des oiseaux battus par latempête,

Mes pensers tournoyaient comme affolésd’horreur.

Une sueur de mort me glaçait chaquemembre,

Et je n’entendais pas d’autre bruit dans machambre

Que celui de mes dents qui claquaient deterreur.

 

Un craquement se fit soudain ; foud’épouvante,

Ayant poussé le plus terrible hurlement

Qui soit jamais sorti de poitrine vivante,

Je tombai sur le dos, roide et sansmouvement

 

UNE CONQUÊTE

 

Un jeune homme marchait le long duboulevard

Et sans songer à rien, il allait seul etvite,

N’effleurant même pas de son vague regard

Ces filles dont le rire en passant vousinvite.

 

Mais un parfum si doux le frappa tout àcoup

Qu’il releva les yeux. Une femme divine

Passait. À parler franc, il ne vit que soncou ;

Il était souple et rond sur une taillefine.

 

Il la suivit – pourquoi ? – Pourrien ; ainsi qu’on suit

Un joli pied cambré qui trottine et quifuit,

Un bout de jupon blanc qui passe et setrémousse.

On suit ; c’est un instinct d’amour quinous y pousse.

 

Il cherchait son histoire en regardant sesbas.

Élégante ? Beaucoup le sont. – Ladestinée

L’avait-elle fait naître en haut ou bien enbas ?

Pauvre mais déshonnête, ou sage etfortunée ?

 

Mais, comme elle entendait un pas suivre lesien,

Elle se retourna. C’était une merveille.

Il sentit en son cœur naître comme un lien

Et voulut lui parler, sachant bien quel’oreille

 

Est le chemin de l’âme. Ils furent séparés

Par un attroupement au détour d’une rue.

Lorsqu’il eut bien maudit les badaudsdésœuvrés

Et qu’il chercha sa dame, elle étaitdisparue.

 

Il ressentit d’abord un véritable ennui,

Puis, comme une âme en peine, erra de place enplace,

Se rafraîchit le front aux fontainesWallace,

Et rentra se coucher fort avant dans lanuit.

 

Vous direz qu’il avait l’âme tropingénue ;

Si l’on ne rêvait point, que ferait-onsouvent ?

Mais n’est-il pas charmant, lorsque gémit levent,

De rêver, près du feu, d’une belleinconnue ?

 

De ce moment si court, huit jours il futheureux.

Autour de lui dansait l’essaim brillant dessonges

Qui sans cesse éveillait en son cœuramoureux

Les pensers les plus doux et les plus douxmensonges.

 

Ses rêves étaient sots à dormir toutdebout ;

Il bâtissait sans fin de grandesaventures.

Lorsque l’âme est naïve et qu’un sang jeunebout,

Notre espoir se nourrit aux follesimpostures.

 

Il la suivait alors aux paysétrangers ;

Ensemble ils visitaient les plaines del’Hellade

Et comme un chevalier d’une ancienneballade

Il l’arrachait toujours à d’étrangesdangers.

 

Parfois au flanc des monts, au bord d’unprécipice,

Ils allaient échangeant de doux proposd’amour ;

Souvent même il savait saisir l’instantpropice

Pour ravir un baiser qu’on lui rendaittoujours.

 

Puis, les mains dans les mains, et penchés auxportières

D’une chaise de poste emportée au galop,

Ils restaient là songeurs durant des nuitsentières,

Car la lune brillait et se mirait dansl’eau.

 

Tantôt il la voyait, rêveuse châtelaine,

Aux balustres sculptés des gothiquesbalcons ;

Tantôt folle et légère et suivant par laplaine

Le lévrier rapide ou le vol des faucons.

 

Page, il avait l’esprit de se faire aimerd’elle ;

La dame au vieux baron était viteinfidèle.

Il la suivait partout, et dans les grands boissourds

Avec sa châtelaine il s’égarait toujours.

 

Pendant huit jours entiers il rêva de lasorte,

À ses meilleurs amis il défendait saporte ;

Ne recevait personne, et quelquefois, lesoir,

Sur un vieux banc désert, seul, il allaits’asseoir.

 

Un matin, il était encore de bonne heure,

Il s’éveillait, bâillant et se frottant lesyeux ;

Une troupe d’amis envahit sa demeure

Parlant tous à la fois, avec des crisjoyeux.

 

Le plan du jour était d’aller à lacampagne,

D’essayer un canot et d’errer dans lesbois,

De scandaliser fort les honnêtesbourgeois,

Et de dîner sur l’herbe avec glace etchampagne.

 

Il répondit d’abord, plein d’un parfaitdédain,

Que leur fête pour lui n’était guèreattrayante ;

Mais quand il vit partir la cohortebruyante,

Et qu’il se trouva seul, il réfléchitsoudain

 

Qu’on est bien pour songer sur les bergesfleuries ;

Et que l’eau qui s’écoule et fuit enmurmurant

Soulève mollement les tristes rêveries

Comme des rameaux morts qu’emporte lecourant ;

 

Et que c’est une ivresse entraînante etprofonde

De courir au hasard et boire à pleinspoumons

Le grand air libre et pur qui va des prés auxmonts,

L’âpre senteur des foins et la fraîcheur del’onde ;

 

Que la rive murmure et fait un bruitcharmant,

Qu’aux chansons des rameurs les peines sontbercées,

Et que l’esprit s’égare et flottedoucement,

Comme au courant du fleuve, au courant despensées.

 

Alors il appela son groom, sauta du lit,

S’habilla, déjeuna, se rendit à la gare,

Partit tranquillement en fumant un cigare,

Et retrouva bientôt tout son monde àMarly.

 

Des larmes de la nuit la plaine étaithumide ;

Une brume légère au loin flottaitencor ;

Les gais oiseaux chantaient ; et le beausoleil d’or

Jetait mainte étincelle à l’eau fraîche etlimpide.

 

Lorsque la sève monte et que le boisverdit,

Que de tous les côtés la grande vieéclate,

Quand au soleil levant tout chante etresplendit,

Le corps est plein de joie et l’âme sedilate.

 

Il est vrai qu’il avait noblement déjeuné,

Quelques vapeurs de vin lui montaient à latête ;

L’air des champs pour finir lui mit le cœur enfête,

Quand au courant du fleuve il se vitentraîné.

 

Le canot lentement allait à ladérive ;

Un vent léger faisait murmurer lesroseaux,

Peuple frêle et chantant qui grandit sur larive

Et qui puise son âme au sein calme deseaux.

 

Vint le tour des rameurs, et, suivant lacoutume,

Leur chant rythmé frappa l’écho desenvirons ;

Et, conduits par la voix, dans l’eau blanched’écume

De moment en moment tombaient les avirons.

 

Enfin, comme on songeait à gagner lacuisine,

D’autres canots soudain passèrent auprèsd’eux ;

Un rire aigu partit d’une barque voisine

Et s’en vint droit au cœur frapper monamoureux.

 

Elle ! dans une barque ! Étendue àl’arrière,

Elle tenait la barre et passait enchantant !

Il resta consterné, pâle et le cœurbattant,

Pendant que sa Beauté fuyait sur larivière.

 

Il était triste encore à l’heure dudîner !

On s’arrêta devant une petite auberge,

Dans un jardin charmant par des vignesborné,

Ombragé de tilleuls, et qui longeait laberge.

 

Mais d’autres canotiers étaient déjàvenus ;

Ils lançaient des jurons d’une voixformidable,

Et, faisant un grand bruit, ils préparaient latable

Qu’ils soulevaient parfois de leurs bras fortset nus.

 

Elle était avec eux et buvait uneabsinthe !

Il demeura muet. La drôlesse sourit,

L’appela. – Lui restait stupide. – Ellereprit :

« Çà, tu me prenais donc, nigaud, pourune Sainte ? »

 

Or il s’approcha d’elle en tremblant ; ildîna

À ses côtés, et même au dessert s’étonna

De l’avoir pu rêver d’une haute famille,

Car elle était charmante, et gaie, et bonnefille.

 

Elle disait : « Mon singe », et« mon rat », et « mon chat »,

Lui donnait à manger au bout de safourchette.

Ils partirent, le soir, tous les deux encachette,

Et l’on ne sut jamais dans quel lit ilcoucha !

 

Poète au cœur naïf il cherchait uneperle ;

Trouvant un bijou faux, il le prit et fitbien.

J’approuve le bon sens de cet adageancien :

« Quand on n’a pas de grive, il fautmanger un merle. »

NUIT DE NEIGE

 

La grande plaine est blanche, immobile et sansvoix.

Pas un bruit, pas un son ; toute vie estéteinte.

Mais on entend parfois, comme une morneplainte,

Quelque chien sans abri qui hurle au coin d’unbois.

 

Plus de chansons dans l’air, sous nos piedsplus de chaumes.

L’hiver s’est abattu sur toutefloraison ;

Des arbres dépouillés dressent à l’horizon

Leurs squelettes blanchis ainsi que desfantômes.

 

La lune est large et pâle et semble sehâter.

On dirait qu’elle a froid dans le grand cielaustère.

De son morne regard elle parcourt laterre,

Et, voyant tout désert, s’empresse à nousquitter.

 

Et froids tombent sur nous les rayons qu’elledarde,

Fantastiques lueurs qu’elle s’en vasemant ;

Et la neige s’éclaire au loin,sinistrement,

Aux étranges reflets de la clartéblafarde.

 

Oh ! la terrible nuit pour les petitsoiseaux !

Un vent glacé frissonne et court par lesallées ;

Eux, n’ayant plus l’asile ombragé desberceaux,

Ne peuvent pas dormir sur leurs pattesgelées.

 

Dans les grands arbres nus que couvre leverglas

Ils sont là, tout tremblants, sans rien quiles protège ;

De leur œil inquiet ils regardent laneige,

Attendant jusqu’au jour la nuit qui ne vientpas.

ENVOI D’AMOUR DANS LE JARDIN DESTUILERIES

 

Accours, petit enfant dont j’adore la mère

Qui pour te voir jouer sur ce banc vients’asseoir,

Pâle, avec les cheveux qu’on rêve à saChimère

Et qu’on dirait blondis aux étoiles dusoir.

Viens là, petit enfant, donne ta lèvrerose,

Donne tes grands yeux bleus et tes cheveuxfrisés ;

Je leur ferai porter un fardeau debaisers,

Afin que, retourné près d’Elle à la nuitclose,

Quand tes bras sur son cou viendront serefermer,

Elle trouve à ta lèvre et sur ta chevelure

Quelque chose d’ardent ainsi qu’unebrûlure !

Quelque chose de doux comme un besoind’aimer !

Alors elle dira, frissonnante et troublée

Par cet appel d’amour dont son cœur sedéfend,

Prenant tous mes baisers sur ta têtebouclée :

« Qu’est-ce que je sens donc au front demon enfant ? »

AU BORD DE L’EAU

I

Un lourd soleil tombait d’aplomb sur lelavoir ;

Les canards engourdis s’endormaient dans lavase,

Et l’air brûlait si fort qu’on s’attendait àvoir

Les arbres s’enflammer du sommet à labase.

J’étais couché sur l’herbe auprès du vieuxbateau

Où des femmes lavaient leur linge. Des eauxgrasses,

Des bulles de savon qui se crevaientbientôt

S’en allaient au courant, laissant de longuestraces.

Et je m’assoupissais lorsque je vis venir,

Sous la grande lumière et la chaleurtorride,

Une fille marchant d’un pas ferme etrapide,

Avec ses bras levés en l’air, pourmaintenir

Un fort paquet de linge au-dessus de satête.

La hanche large avec la taille mince,faite

Ainsi qu’une Vénus de marbre, elleavançait

Très droite, et sur ses reins, un peu, sebalançait.

Je la suivis, prenant l’étroite passerelle

Jusqu’au seuil du lavoir, où j’entrai derrièreelle.

 

Elle choisit sa place, et dans un baquetd’eau,

D’un geste souple et fort abattit sonfardeau.

Elle avait tout au plus la toilettepermise ;

Elle lavait son linge ; et chaquemouvement

Des bras et de la hanche accusaitnettement,

Sous le jupon collant et la mince chemise,

Les rondeurs de la croupe et les rondeurs desseins.

Elle travaillait dur ; puis, quand elleétait lasse,

Elle élevait les bras, et, superbe degrâce,

Tendait son corps flexible en renversant sesreins.

Mais le puissant soleil faisait craquer lesplanches ;

Le bateau s’entr’ouvrait comme pourrespirer.

Les femmes haletaient ; on voyait sousleurs manches

La moiteur de leurs bras par placetranspirer

Une rougeur montait à sa gorge sanguine.

Elle fixa sur moi son regard effronté,

Dégrafa sa chemise, et sa ronde poitrine

Surgit, double et luisante, en pleineliberté,

Écartée aux sommets et d’une ampleursolide.

Elle battait alors son linge, et chaquecoup

Agitait par moment d’un soubresaut rapide

Les roses fleurs de chair qui se dressent aubout.

 

Un air chaud me frappait, comme un souffle deforge,

À chacun des soupirs qui soulevaient sagorge.

Les coups de son battoir me tombaient sur lecœur !

Elle me regardait d’un air un peumoqueur ;

J’approchai, l’œil tendu sur sa poitrinehumide

De gouttes d’eau, si blanche et tentante aubaiser.

Elle eut pitié de moi, me voyant trèstimide,

M’aborda la première et se mit à causer.

Comme des sons perdus m’arrivaient sesparoles.

Je ne l’entendais pas, tant je laregardais.

Par sa robe entr’ouverte, au loin, je meperdais,

Devinant les dessous et brûlé d’ardeursfolles ;

Puis, comme elle partait, elle me dit toutbas

De me trouver le soir au bout de laprairie.

 

Tout ce qui m’emplissait s’éloigna sur sespas ;

Mon passé disparut ainsi qu’une eautarie !

Pourtant j’étais joyeux, car en moij’entendais

Les ivresses chanter avec leur voixsonore.

Vers le ciel obscurci toujours jeregardais,

Et la nuit qui tombait me semblait uneaurore !

II

Elle était la première au lieu durendez-vous.

J’accourus auprès d’elle et me mis àgenoux,

Et promenant mes mains tout autour de sataille

Je l’attirais. Mais elle, aussitôt, seleva

Et par les prés baignés de lune se sauva.

Enfin je l’atteignis, car dans unebroussaille

Qu’elle ne voyait point son pied futarrêté.

 

Alors, fermant mes bras sur sa hanchearrondie,

Auprès d’un arbre, au bord de l’eau, jel’emportai.

Elle, que j’avais vue impudique et hardie,

Était pâle et troublée et pleuraitlentement,

Tandis que je sentais comme un enivrement

De force qui montait de sa faiblesse émue.

 

Quel est donc et d’où vient ce ferment quiremue

Les entrailles de l’homme à l’heure del’amour ?

 

La lune illuminait les champs comme en pleinjour.

Grouillant dans les roseaux, la bruyantepeuplade

Des grenouilles faisaient un grandcharivari ;

Une caille très loin jetait son doublecri,

Et, comme préludant à quelque sérénade,

Des oiseaux réveillés commençaient leurschansons.

Le vent me paraissait chargé d’amourslointaines,

Alourdi de baisers, plein des chaudeshaleines

Que l’on entend venir avec de longsfrissons,

Et qui passent roulant des ardeursd’incendies.

Un rut puissant tombait des brisesattiédies.

Et je pensai : « Combien, sous leciel infini,

Par cette douce nuit d’été, combien noussommes

Qu’une angoisse soulève et que l’instinctunit

Parmi les animaux comme parmi leshommes. »

Et moi j’aurais voulu, seul, être tousceux-là !

 

Je pris et je baisai ses doigts ; elletrembla.

Ses mains fraîches sentaient une odeur delavande

Et de thym, dont son linge était toutembaumé.

Sous ma bouche ses seins avaient un goûtd’amande

Comme un laurier sauvage ou le laitparfumé

Qu’on boit dans la montagne aux mamelles deschèvres.

Elle se débattait ; mais je trouvai seslèvres !

Ce fut un baiser long comme une éternité

Qui tendit nos deux corps dansl’immobilité.

Elle se renversa, râlant sous macaresse ;

Sa poitrine oppressée et dure detendresse,

Haletait fortement avec de longssanglots ;

Sa joue était brûlante et ses yeuxdemi-clos ;

Et nos bouches, nos sens, nos soupirs semêlèrent.

Puis, dans la nuit tranquille où la campagnedort,

Un cri d’amour monta, si terrible et sifort

Que des oiseaux dans l’ombre effaréss’envolèrent.

Les grenouilles, la caille, et les bruits etles voix

Se turent ; un silence énorme emplitl’espace.

Soudain, jetant aux vents sa lugubremenace,

Très loin derrière nous un chien hurla troisfois.

 

Mais quand le jour parut, comme elle étaitrestée,

Elle s’enfuit. J’errai dans les champs auhasard.

La senteur de sa peau me hantait ; sonregard

M’attachait comme une ancre au fond du cœurjetée.

Ainsi que deux forçats rivés aux mêmesfers,

Un lien nous tenait, l’affinité deschairs.

III

Pendant cinq mois entiers, chaque soir, sur larive,

Plein d’un emportement qui jamais nefaiblit,

J’ai caressé sur l’herbe ainsi que dans unlit

Cette fille superbe, ignorante et lascive.

Et le matin, mordus encor du souvenir,

Quoique tout alanguis des baisers de laveille,

Dès l’heure où, dans la plaine, un chantd’oiseau s’éveille,

Nous trouvions que la nuit tardait bien àvenir.

 

Quelquefois, oubliant que le jour dûtéclore,

Nous nous laissions surprendre embrassés, parl’aurore.

Vite, nous revenions le long des clairschemins,

Mes deux yeux dans ses yeux, ses deux mainsdans mes mains.

Je voyais s’allumer des lueurs dans leshaies,

Des troncs d’arbre soudain rougir comme desplaies,

Sans songer qu’un soleil se levait quelquepart,

Et je croyais, sentant mon front baigné deflammes,

Que toutes ces clartés tombaient de sonregard.

Elle allait au lavoir avec les autresfemmes ;

Je la suivais, rempli d’attente et dedésir.

La regarder sans fin était mon seulplaisir,

Et je restais debout dans la même posture,

Muré dans mon amour comme en une prison.

Les lignes de son corps fermaient monhorizon ;

Mon espoir se bornait aux nœuds de saceinture.

Je demeurais près d’elle, épiant le moment

Où quelque autre attirait la gaieté toujoursprête ;

Je me penchais bien vite, elle tournait latête,

Nos bouches se touchaient, puis fuyaientbrusquement.

Parfois elle sortait en m’appelant d’unsigne ;

J’allais la retrouver dans quelque champ devigne

Ou sous quelque buisson qui nous cachait auxyeux.

Nous regardions s’aimer les bêtesaccouplées,

Quatre ailes qui portaient deux papillonsjoyeux,

Un double insecte noir qui passait lesallées.

Grave, elle ramassait ces petits amoureux

Et les baisait. Souvent des oiseaux sur nostêtes

Se becquetaient sans peur, et les couples desbêtes

Ne nous redoutaient point, car nous faisionscomme eux.

 

Puis le cœur tout plein d’elle, à cette heuretardive

Où j’attendais, guettant les détours de larive,

Quand elle apparaissait sous les hautspeupliers,

Le désir allumé dans sa prunelle brune,

Sa jupe balayant tous les rayons de Lune

Couchés entre chaque arbre au travers dessentiers,

Je songeais à l’amour de ces fillesbibliques,

Si belles qu’en ces temps lointains on a puvoir,

Éperdus et suivant leurs formesimpudiques,

Des anges qui passaient dans les ombres dusoir.

IV

Un jour que le patron dormait devant laporte,

Vers midi, le lavoir se trouva dépeuplé.

Le sol brûlant fumait comme un bœufessoufflé

Qui peine en plein soleil ; mais jetrouvais moins forte

Cette chaleur du ciel que celle de messens.

Aucun bruit ne venait que des lambeaux dechants

Et des rires d’ivrogne, au loin, sortant desbouges,

Puis la chute parfois de quelque goutted’eau

Tombant on ne sait d’où, sueur du vieuxbateau.

Or ses lèvres brillaient comme des charbonsrouges

D’où jaillirent soudain des crises debaisers,

Ainsi que d’un brasier partent desétincelles,

Jusqu’à l’affaissement de nos deux corpsbrisés.

On n’entendait plus rien hormis lessauterelles,

Ce peuple du soleil aux éternels cris-cris

Crépitant comme un feu parmi les présflétris.

Et nous nous regardions, étonnés,immobiles,

Si pâles tous les deux que nous nous faisionspeur ;

Lisant aux traits creusés, noirs, sous nosyeux fébriles,

Que nous étions frappés de l’amour dont onmeurt,

Et que par tous nos sens s’écoulait notrevie.

 

Nous nous sommes quittés en nous disant toutbas

Qu’au bord de l’eau, le soir, nous neviendrions pas.

 

Mais, à l’heure ordinaire, une invincibleenvie

Me prit d’aller tout seul à l’arbreaccoutumé

Rêver aux voluptés de ce corps tant aimé,

Promener mon esprit par toutes noscaresses,

Me coucher sur cette herbe et sur sonsouvenir.

 

Quand j’approchai, grisé des anciennesivresses,

Elle était là, debout, me regardant venir.

 

Depuis lors, envahis par une fièvreétrange,

Nous hâtons sans répit cet amour qui nousmange

Bien que la mort nous gagne, un besoin pluspuissant

Nous travaille et nous force à mêler notresang.

Nos ardeurs ne sont point prudentes nipeureuses ;

L’effroi ne trouble pas nos regardsembrasés ;

Nous mourons l’un par l’autre, et nospoitrines creuses

Changent nos jours futurs comme autant debaisers.

Nous ne parlons jamais. Auprès de cettefemme

Il n’est qu’un cri d’amour, celui du cerf quibrame.

Ma peau garde sans fin le frisson de sapeau

Qui m’emplit d’un désir toujours âpre etnouveau,

Et si ma bouche a soif, ce n’est que de sabouche !

Mon ardeur s’exaspère et ma force s’abat

Dans cet accouplement mortel comme uncombat.

Le gazon est brûlé qui nous servait decouche,

Et désignant l’endroit du retour continu,

La marque de nos corps est entrée au solnu.

 

Quelque matin, sous l’arbre où nous nousrencontrâmes,

On nous ramassera tous deux au bord del’eau.

Nous serons rapportés au fond d’un lourdbateau,

Nous embrassant encore aux secousses desrames.

Puis, on nous jettera dans quelque troucaché,

Comme on fait aux gens morts en état depéché.

 

Mais alors, s’il est vrai que les ombresreviennent,

Nous reviendrons, le soir, sous les hautspeupliers,

Et les gens du pays, qui longtemps sesouviennent,

En nous voyant passer, l’un à l’autreliés,

Diront, en se signant, et l’esprit enprière :

« Voilà le mort d’amour avec salavandière. »

LES OIES SAUVAGES

 

Tout est muet, l’oiseau ne jette plus sescris.

La morne plaine est blanche au loin sous leciel gris.

Seuls, les grands corbeaux noirs, qui vontcherchant leurs proies,

Fouillent du bec la neige et tachent sapâleur.

 

Voilà qu’à l’horizon s’élève uneclameur ;

Elle approche, elle vient, c’est la tribu desoies.

Ainsi qu’un trait lancé, toutes, le coutendu,

Allant toujours plus vite, en leur voléperdu,

Passent, fouettant le vent de leur ailesifflante.

 

Le guide qui conduit ces pèlerins des airs

Delà les océans, les bois et les déserts,

Comme pour exciter leur allure trop lente,

De moment en moment jette son cri perçant.

 

Comme un double ruban la caravane ondoie,

Bruit étrangement, et par le ciel déploie

Son grand triangle ailé qui vas’élargissant.

 

Mais leurs frères captifs répandus dans laplaine,

Engourdis par le froid, cheminentgravement.

Un enfant en haillons en sifflant lespromène,

Comme de lourds vaisseaux balancéslentement.

Ils entendent le cri de la tribu quipasse,

Ils érigent leur tête ; et regardants’enfuir

Les libres voyageurs au travers del’espace,

Les captifs tout à coup se lèvent pourpartir.

Ils agitent en vain leurs ailesimpuissantes,

Et, dressés sur leurs pieds, sententconfusément,

À cet appel errant se lever grandissantes

La liberté première au fond du cœurdormant,

La fièvre de l’espace et des tièdesrivages.

Dans les champs pleins de neige ils courenteffarés,

Et jetant par le ciel des cris désespérés

Ils répondent longtemps à leurs frèressauvages.

DÉCOUVERTE

 

J’étais enfant. J’aimais les grandscombats,

Les Chevaliers et leur pesante armure,

Et tous les preux qui tombèrent là-bas

Pour racheter la Sainte Sépulture.

 

L’Anglais Richard faisait battre mon cœur

Et je l’aimais, quand après ses conquêtes

Il revenait, et que son bras vainqueur

Avait coupé tout un collier de têtes.

 

D’une Beauté je prenais les couleurs,

Une baguette était mon cimeterre ;

Puis je partais à la guerre des fleurs

Et des bourgeons dont je jonchais laterre.

 

Je possédais au vent libre des cieux

Un banc de mousse où s’élevait montrône ;

Je méprisais les rois ambitieux,

Des rameaux verts j’avais fait macouronne.

 

J’étais heureux et ravi. Mais un jour

Je vis venir une jeune compagne.

J’offris mon cœur, mon royaume et ma cour,

Et les châteaux que j’avais en Espagne.

 

Elle s’assit sous les marronniersverts ;

Or je crus voir, tant je la trouvaisbelle,

Dans ses yeux bleus comme un autreunivers,

Et je restai tout songeur auprès d’elle.

 

Pourquoi laisser mon rêve et ma gaieté

En regardant cette fillette blonde ?

Pourquoi Colomb fut-il si tourmenté

Quand, dans la brume, il entrevit unmonde.

L’OISELEUR

 

L’oiseleur Amour se promène

Lorsque les coteaux sont fleuris,

Fouillant les buissons et la plaine ;

Et chaque soir sa cage est pleine

Des petits oiseaux qu’il a pris.

 

Aussitôt que la nuit s’efface

Il vient, tend avec soin son fil,

Jette la glu de place en place,

Puis sème, pour cacher la trace,

Quelques brins d’avoine ou de mil.

 

Il s’embusque au coin d’une haie,

Se couche aux berges des ruisseaux,

Glisse en rampant sous la futaie,

De crainte que son pied n’effraie

Les rapides petits oiseaux.

 

Sous le muguet et la pervenche

L’enfant rusé cache ses rets,

Ou bien sous l’aubépine blanche

Où tombent, comme une avalanche,

Linots, pinsons, chardonnerets.

 

Parfois d’une souple baguette

D’osier vert ou de romarin

Il fait un piège, et puis il guette

Les petits oiseaux en goguette

Qui viennent becqueter son grain.

 

Étourdi, joyeux et rapide,

Bientôt approche un oiselet :

Il regarde d’un air candide,

S’enhardit, goûte au grain perfide,

Et se prend la patte au filet.

 

Et l’oiseleur Amour l’emmène

Loin des coteaux frais et fleuris,

Loin des buissons et de la plaine,

Et chaque soir sa cage est pleine

Des petits oiseaux qu’il a pris.

L’AÏEUL

 

L’aïeul mourait froid et rigide.

Il avait quatre-vingt-dix ans.

La blancheur de son front livide

Semblait blanche sur ses draps blancs.

Il entr’ouvrit son grand œil pâle,

Et puis il parla d’une voix

Lointaine et vague comme un râle,

Ou comme un souffle au fond des bois.

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Aux clairs matins de grand soleil

L’arbre fermentait sous la sève,

Mon cœur battait d’un sang vermeil.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Comme la vie est douce et brève !

Je me souviens, je me souviens

Des jours passés, des jours anciens !

J’étais jeune ! je me souviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

L’onde sent un frisson courir

À toute brise qui s’élève ;

Mon sein tremblait à tout désir.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve,

Ce souffle ardent qui nous soulève ?

Je me souviens, je me souviens !

Force et jeunesse ! ô joyeuxbiens !

L’amour ! l’amour ! je mesouviens !

 

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve ?

Ma poitrine est pleine du bruit

Que font les vagues sur la grève,

Ma pensée hésite et me fuit.

Est-ce un souvenir, est-ce un rêve

Que je commence ou que j’achève ?

Je me souviens, je me souviens !

On va m’étendre près des miens ;

La mort ! la mort ! je mesouviens !

DÉSIRS

 

Le rêve pour les uns serait d’avoir desailes,

De monter dans l’espace en poussant de grandscris,

De prendre entre leurs doigts les soupleshirondelles,

Et de se perdre, au soir, dans les cieuxassombris.

 

D’autres voudraient pouvoir écraser despoitrines

En refermant dessus leurs deux brasécartés ;

Et, sans ployer des reins, les prenant auxnarines,

Arrêter d’un seul coup les chevauxemportés.

 

Moi, ce que j’aimerais, c’est la beautécharnelle :

Je voudrais être beau comme les anciensdieux,

Et qu’il restât aux cœurs une flammeéternelle

Au lointain souvenir de mon corps radieux.

 

Je voudrais que pour moi nulle ne restâtsage,

Choisir l’une aujourd’hui, prendre l’autredemain ;

Car j’aimerais cueillir l’amour sur monpassage,

Comme on cueille des fruits en étendant lamain.

 

Ils ont, en y mordant, des saveursdifférentes ;

Ces arômes divers nous les rendent plusdoux.

J’aimerais promener mes caresses errantes

Des fronts en cheveux noirs aux fronts encheveux roux.

 

J’adorerais surtout les rencontres desrues,

Ces ardeurs de la chair que déchaîne unregard,

Les conquêtes d’une heure aussitôtdisparues,

Les baisers échangés au seul gré duhasard.

 

Je voudrais au matin voir s’éveiller labrune

Qui vous tient étranglé dans l’étau de sesbras ;

Et, le soir, écouter le mot que dit toutbas

La blonde dont le front s’argente au clair delune.

 

Puis, sans un trouble au cœur, sans un regretmordant,

Partir d’un pied léger vers une autrechimère.

– Il faut dans ces fruits-là ne mettre que ladent :

On trouverait au fond une saveur amère.

LA DERNIÈRE ESCAPADE

I

Un grand château bien vieux aux murs trèsélevés.

Les marches du perron tremblent, et l’herbepousse,

S’élançant longue et droite aux fentes despavés

Que le temps a verdis d’une lèpre demousse.

Sur les côtés deux tours. L’une, en chapeaupointu,

S’amincit dans les airs. L’autre estdécapitée.

Sa tête fut, un soir, par le ventemportée ;

Mais un lierre, grimpé jusqu’au faîteabattu,

S’ébouriffe au-dessus comme une chevelure,

Tandis que, s’infiltrant dans le flanc de latour,

L’eau du ciel, acharnée et creusant chaquejour,

L’entr’ouvrit jusqu’en bas d’une immensefêlure.

Un arbre, poussé là, grandit au creux desmurs,

Laissant voir vaguement de vieux salonsobscurs,

Chaque fenêtre est morne ainsi qu’un regardvide.

Tout ce lourd bâtiment caduc, noirci,fané,

Que la lézarde marque au front comme uneride,

Dont s’émiette le pied, de salpêtre miné,

Dont le toit montre au ciel ses tuilesravagées,

À l’aspect désolé des choses négligées.

 

Tout autour un grand parc sombre et profonds’étend ;

Il dort sous le soleil qui monte et l’onentend,

Par moments, y passer des rumeurs defeuillages,

Comme les bruits calmés des vagues sur lesplages,

Quand la mer resplendit au loin sous le cielbleu.

Les arbres ont poussé des branches simêlées

Que le soleil, jetant son averse de feu,

Ne pénètre jamais la noirceur des allées.

Les arbustes sont morts sous ces géantstouffus,

Et la voûte a grandi comme unecathédrale ;

Il y flotte une odeur antique etsépulcrale,

L’humidité des lieux où l’homme ne vaplus.

 

Mais sur les hauts degrés du perron quidominent

Les longs gazons qu’au loin de grands arbresterminent,

Des valets ont paru, soutenant par lesbras

Deux vieillards très courbés qui vont à petitspas.

Ils traînent lentement sur les marchesverdies

Les hésitations de leurs jambes roidies,

Et tâtent le chemin du bout de leur bâton.

Très vieux, – l’homme et la femme, – etbranlant du menton,

Ils ont le front si lourd et la peau sifanée

Qu’on ne devine pas quel pouvoir enfonça

Aux moelles de leurs os cette vieobstinée.

Affaissés dans leurs grands fauteuils on leslaissa,

Pliés en deux, tremblant des mains et de latête.

Ils ont baissé leurs yeux que la vieillessehébète,

Et regardent tout près, par terre,fixement.

Ils n’ont plus de pensée. Un longtremblotement

Semble seul habiter cette décrépitude,

Et s’ils ne sont pas morts, c’est par longuehabitude

De vivre à deux, tout près l’un de l’autretoujours,

Car ils n’ont plus parlé depuis beaucoup dejours.

II

Mais un souffle de feu sur la plaines’élève.

Les arbres dans leurs flancs ont des frissonsde sève,

Car sur leurs fronts troublés le soleil vapasser.

Partout la chaleur monte ainsi qu’unemarée

Et, sur chaque prairie, une foule dorée

De jaunes papillons flotte et sembledanser.

Épanouie au loin la campagne grésille,

C’est un bruit continu qui remplitl’horizon,

Car, affolé dans les profondeurs du gazon,

Le peuple assourdissant des criquetss’égosille.

Une fièvre de vie enflammée a couru,

Et rajeuni, tout blanc dans la chaudelumière,

Ainsi qu’aux premiers jours d’un passédisparu,

Le vieux château reprend son sourire depierre.

 

Alors les deux vieillards s’animent peu àpeu :

Ils clignotent des yeux et, dans ce bain defeu,

Les membres desséchés lentement sedétendent ;

Leurs poumons refroidis aspirent dusoleil,

Et leurs esprits, confus comme après unréveil,

S’étonnent vaguement des rumeurs qu’ilsentendent.

Ils se dressent, pesant des mains sur leurbâton.

L’homme se tourne un peu vers son antiqueamie,

La regarde un instant et dit : « Ilfait bien bon. »

Elle, levant sa tête encor tout endormie

Et parcourant de l’œil les horizonsconnus,

Lui répond : « Oui, voilà les beauxjours revenus. »

Et leur voix est pareille au bêlement deschèvres.

Des gaietés de printemps rident leurs vieilleslèvres ;

Ils sont troublés, car les senteurs du boisnouveau

Les traversent parfois d’une brusquesecousse,

Ainsi qu’un vin trop fort montant à leurcerveau.

Ils balancent leurs fronts d’une façon trèsdouce

Et retrouvent dans l’air des soufflesd’autrefois.

Lui, tout à coup, avec des sanglots dans lavoix :

« C’était un jour pareil que vous êtesvenue

Au premier rendez-vous, dans la grandeavenue. »

Puis ils n’ont plus rien dit ; mais leurspensers amers

Remontaient aux lointains souvenirs du jeuneâge,

Ainsi que deux vaisseaux, ayant passé lesmers,

S’en retournent toujours par le mêmesillage.

Il reprit : « C’est bien loin, celane revient pas.

Et notre banc de pierre, au fond du parc, –là-bas ? »

La femme fit un saut comme d’un traitblessée :

« Allons le voir », dit-elle, et, lagorge oppressée,

Tous deux se sont levés soudain d’un mêmeeffort !

 

Coupe prodigieux tant il est grêle etpâle.

Lui, dans un vieil habit de chasse à boutonsd’or,

Elle, sous les dessins étranges d’un vieuxchâle !

III

Ils guettèrent, ayant grand’peur d’êtreaperçus ;

Et puis, voûtés, avec le dos rond desbossus,

Humbles d’être si vieux quand tout semblaitrevivre,

Ainsi que des enfants ils se prirent lamain

Et partirent, barrant la largeur duchemin.

Car chacun oscillant un peu, comme un hommeivre,

Heurtait l’autre d’un coup d’épaulequelquefois,

Et des zigzags guidaient leur douteuxéquilibre.

Leurs bâtons supportant chaque bras restélibre

Trottaient à leurs côtés comme deux pieds debois.

 

Mais, d’arrêts en arrêts dans leur courseessoufflée,

Ils gagnèrent le parc et puis la grandeallée.

Leur passé se levait et marchait devanteux,

Et sur la terre humide ils croyaient voir, parplaces,

L’empreinte fraîche encor de leurs piedsamoureux ;

Comme si les chemins avaient gardé leurstraces,

Attendant chaque jour le couple habituel.

Ils allaient, tout chétifs, près des arbresénormes,

Perdus sous la hauteur des chênes et desormes

Qui versaient autour d’eux un soirperpétuel.

 

Et comme un livre ancien dont on tourne lapage :

« C’est ici », disait l’un. L’autredisait : « C’est là :

La place où je baisai vos doigts ? – Oui,la voilà.

– Vos lèvres ? – Oui ! c’estelle ! » Et leur pèlerinage,

De baisers en baisers sur la bouche ou lesdoigts,

Continuait ainsi qu’un chemin de la croix.

Ils débordaient tous deux d’allégressespassées,

Élans que prend le cœur vers les bonheursfinis,

En songeant que jadis, les taillesenlacées,

Les yeux parlant au fond des yeux, les doigtsunis,

Muets, le sein troublé de fièvresinconnues,

Ils avaient parcouru ces mêmesavenues !

IV

Le banc les attendait, moussu, vieilli commeeux.

« C’est lui ! » dit-il.« C’est lui ! » reprit-elle. Ils s’assirent,

Et sous les chauds reflets des souvenirsheureux

Les profondes noirceurs des arbress’éclaircirent.

Mais voilà que dans l’herbe ils virents’approcher

Un crapaud centenaire aux formes empâtées.

Il imitait, avec ses pattes écartées,

Des mouvements d’enfant qui ne sait pasmarcher.

Un sanglot convulsif fit râler leurshaleines ;

Lui ! le premier témoin de leurs amourslointaines

Qui venait chaque soir écouter leursserments !

Et seul il reconnut ces reliques d’amants,

Car hâtant sa démarche épaisse etpatiente,

Gonflant son ventre, avec des yeux rondsattendris,

Contre les pieds tremblants des amoureuxflétris

Il traîna lentement sa grosseur confiante.

Ils pleuraient. – Mais soudain un petit chantd’oiseau

Partit des profondeurs du bois. C’était lemême

Qu’ils avaient entendu quatre-vingts ans plustôt !

Et dans l’effarement d’un délire suprême,

Du fond des jours finis devant euxaccourus,

Par bonds, comme un torrent qui va, sans cesseaccru,

Toute leur vie, avec ses bonheurs, sesivresses,

Et ses nuits sans repos de fougueusescaresses,

Et ses réveils à deux si doux, las etbrisés,

Et puis, le soir, courant sous les ombresflottantes,

Les senteurs des forêts aux sèvesexcitantes

Qui prolongent sans fin la lenteur desbaisers !…

 

Mais comme ils s’imprégnaient de tendresse,l’allée

S’ouvrit, laissant passer une briseaffolée ;

Et, parfumé, frappant leur cœur, commeautrefois,

Ce souffle, qui portait la jeunesse desbois,

Réveilla dans leur sang le frisson mort desgermes.

 

Ils ont senti, brûlés de chaleursd’épidermes,

Tout leur corps tressaillir et leurs mains sepresser,

Et se sont regardés comme pours’embrasser !

Mais au lieu des fronts clairs et des jeunesvisages

Apparus à travers l’éloignement des âges

Et qui les emplissaient de ces désirséteints,

L’une tout contre l’autre, étaient deuxvieilles faces

Se souriant avec de hideusesgrimaces !

Ils fermèrent les yeux, tout défaillants,étreints

D’une terreur rapide et formidable comme

L’angoisse de la mort !…

« Allons-nous-en ! » ditl’homme.

Mais ils ne purent pas se lever ;incrustés

Dans la rigidité du banc, épouvantés

D’être si loin, étant si vieux et sidébiles.

Et leurs corps demeuraient tellementimmobiles

Qu’ils semblaient devenus des gens de pierre.Et puis

Tous deux, soudain, d’un grand élan, se sontenfuis.

 

Ils geignaient de détresse, et sur leur dos lavoûte

Versait comme une pluie un froid lourd goutteà goutte ;

Ils suffoquaient, frappés par des soufflesglacés,

Des courants d’air de cave et des odeursmoisies

Qui germaient là-dessous depuis cent anspassés.

Et sur leurs cœurs, fardeau pesant, leurspoésies

Mortes alourdissaient leurs effortsconvulsifs,

Et faisaient trébucher leurs pas lents etpoussifs.

V

La femme s’abattit comme un ressort quicasse ;

Lui, resta sans comprendre et l’attendit,debout,

Inquiet, la croyant seulement un peulasse,

Car sa robe tremblait toujours. Puis tout àcoup

L’épouvante lui vint ainsi qu’unebourrasque.

Il se pencha, lui prit les bras, et d’uneffort

Terrible, il la leva, quoiqu’il fût très peufort.

Mais tout son pauvre corps pendait, sinistreet flasque

Il vit qu’elle étouffait et qu’elle allaitmourir,

Et pour chercher de l’aide il se mit àcourir

Avec de petits bonds effrayants etgrotesques,

Décrivant, sans la main qui lui servaitd’appui,

Au galop saccadé par son bâton conduit,

Des chemins compliqués comme desarabesques.

Son souffle était rapide et dur comme unetoux.

Mais il sentit fléchir sa jambevacillante,

Si molle qu’il semblait danser sur sesgenoux.

Il heurtait aux troncs noirs sa coursesautillante,

Et les arbres jouaient avec lui, lepoussant,

Le rejetant de l’un à l’autre etparaissant

S’amuser lâchement avec cette agonie.

Il comprit que la lutte horrible étaitfinie,

Et, comme un naufragé qui se noie, il jeta

Un petit cri plaintif en tombant sur laface.

Faible gémissement qu’aucun ventn’emporta !

Il entendit encor, quelque part dansl’espace,

Les longs croassements lugubres d’uncorbeau

Mêlés aux sons lointains d’une clochecassée.

Et puis tout bruit cessa. L’ombre épaisse etglacée

S’appesantit sur eux, lourde comme untombeau.

VI

Ils restaient là. Le jour s’éteignit. Lesténèbres

Emplirent tout le ciel de leurs houlesfunèbres.

Ils restaient là, roulés comme deux petitstas

De feuilles, grelottant leurs fièvresacharnées,

Si vagues dans la nuit qu’on ne les trouvapas.

Ils formaient un obstacle aux bêteétonnées

En barrant le sentier tracé de chaquesoir.

Les unes s’arrêtaient, timides, pour lesvoir ;

D’autres les parcouraient ainsi que desépaves ;

Des limaces rampaient sur eux, traînant leursbaves ;

Des insectes fouillaient les replis de leurscorps,

Et d’autres s’installaient dessus, les croyantmorts.

 

Mais un frisson bientôt courut par lesallées.

Une averse entr’ouvrit les feuillesflagellées,

Ruisselante et claquant sur le sol avecbruit.

Et sur les deux vieillards qui grelottaientencore,

La pluie, en flots épais, tomba toute lanuit.

 

Puis, lorsque reparut la clarté del’aurore,

Sous l’égout persistant des hauts feuillagesverts

On ramassa, tout froids en leurs habitshumides,

Deux petits corps sans vie, effrayants etrigides

Ainsi que les noyés qu’on trouve au fond desmers.

 

PROMENADE À SEIZE ANS

 

La terre souriait au ciel bleu. L’herbeverte

De gouttes de rosée était encor couverte.

Tout chantait par le monde ainsi que dans moncœur.

Caché dans un buisson, quelque merlemoqueur

Sifflait. Me raillait-il ? Moi, je n’ysongeais guère.

Nos parents querellaient, car ils étaient enguerre

Du matin jusqu’au soir, je ne sais pluspourquoi.

Elle cueillait des fleurs, et marchait près demoi.

Je gravis une pente et m’assis sur lamousse

À ses pieds. Devant nous une collinerousse

Fuyait sous le soleil jusques à l’horizon.

Elle dit : « Voyez donc ce mont, etce gazon

Jauni, cette ravine au voyageurrebelle ! »

Pour moi je ne vis rien, sinon qu’elle étaitbelle.

Alors elle chanta. Combien j’aimais savoix !

Il fallut revenir et traverser le bois.

Un jeune orme tombé barrait toute laroute ;

J’accourus ; je le tins en l’air commeune voûte

Et, le front couronné du dôme verdoyant,

La belle enfant passa sous l’arbre ensouriant.

Émus de nous sentir côte à côte, ettimides,

Nous regardions nos pieds et les herbeshumides.

Les champs autour de nous étaientsilencieux.

Parfois, sans me parler, elle levait lesyeux ;

Alors il me semblait (je me trompepeut-être)

Que dans nos jeunes cœurs nos regardsfaisaient naître

Beaucoup d’autres pensers, et qu’ils causaienttout bas

Bien mieux que nous, disant ce que nousn’osions pas.

SOMMATION SANS RESPECT

 

Je connaissais fort peu votre mari,madame ;

Il était gros et laid, je n’en savais pasplus.

Mais on n’est pas fâché, quand on aime unefemme,

Que le mari soit borgne ou bancal ouperclus.

 

Je sentais que cet être inoffensif et bête

Se trouvait trop petit pour êtredangereux,

Qu’il pouvait demeurer debout entre nousdeux,

Que nous nous aimerions au-dessus de satête.

 

Et puis, que m’importait d’ailleurs ?Mais aujourd’hui

Il vous vient à l’esprit je ne sais quelcaprice.

Vous parlez de serments, devoir etsacrifice

Et remords éternels !… Et tout cela pourlui ?

 

Y songez-vous, madame ? Et vous croyezvous née,

Vous, jeune, belle, avec le cœur gonfléd’espoir,

Pour vivre chaque jour et dormir chaquesoir

Auprès de ce magot qui vous aprofanée ?

 

Quoi ! Pourriez-vous avoir un instant deremords ?

Est-ce qu’on peut tromper cet avortonbonasse,

Eunuque, je suppose, et d’esprit et decorps,

Qui m’étonnerait bien s’il laissait de sarace ?

 

Regardez-le, madame, il a les yeux percés

Comme deux petits trous dans un muid derésine.

Ses membres sont trop courts et semblent malpoussés,

Et son ventre étonnant, où sombre sapoitrine,

 

En toute occasion doit le gêner beaucoup.

Quand il dîne, il suspend sa serviette à soncou

Pour ne point maculer son plastron dechemise

Qu’il a d’ailleurs poivré de tabac, car ilprise.

 

Une fois au salon il s’assied à l’écart,

Tout seul dans un coin noir, ou bien s’en vasans morgue

À la cuisine auprès du fourneau bien chaud,car

Il sait qu’en digérant il ronfle comme unorgue.

 

Il fait des jeux de mots avecsérénité ;

Vous appelle : « ma chatte »et : « ma cocotte aimée »,

Et veut, pour toute gloire et touterenommée,

Être, en leurs différends, des voisinsconsulté.

 

On dit partout de lui que c’est un bien bravehomme.

Il a de l’ordre, il est soigneux, sage,économe,

Surveille la servante et lui prend lemollet,

Mais ne va pas plus haut… Elle le trouvelaid.

 

Il cache la bougie et tient compte dusucre,

Volontiers se mettrait à ravauder ses bas

Et, bien qu’il ait très fort au cœur l’amourdu lucre,

Il vous aime peut-être aussi. Dans tous lescas

 

Il ne vous comprend point plus qu’un âne unpoème.

Il vit à vos côtés, et non pas avec vous,

Et si je lui disais soudain que je vousaime,

Peut-être serait-il plus flatté quejaloux.

 

Soufflez, gonflez de vent ce gendarme enbaudruche,

Grotesque épouvantail que sur l’amour onjuche,

Comme on met dans un arbre un mannequin debois

Dont les oiseaux n’ont peur que la premièrefois.

 

Je vous aurai bientôt entre mes brassaisie ;

Nous allons l’un vers l’autreirrésistiblement.

Qu’il reste entre nous deux, ce bonhommevessie,

Nous le ferons crever dans unembrassement.

LA CHANSON DU RAYON DE LUNE

 

Faite pour une nouvelle

 

Sais-tu qui je suis ? Le Rayon deLune.

Sais-tu d’où je viens ? Regardelà-haut.

Ma mère est brillante, et la nuit estbrune.

Je rampe sous l’arbre et glisse surl’eau ;

Je m’étends sur l’herbe et cours sur ladune ;

Je grimpe au mur noir, au tronc dubouleau,

Comme un maraudeur qui cherche fortune.

Je n’ai jamais froid ; je n’ai jamaischaud.

Je suis si petit que je passe

Où nul autre ne passerait.

Aux vitres je colle ma face

Et j’ai surpris plus d’un secret.

Je me couche de place en place

Et les bêtes de la forêt,

Les amoureux au pied distrait,

Pour mieux s’aimer suivent ma trace.

Puis, quand je me perds dans l’espace,

Je laisse au cœur un long regret.

 

Rossignol et fauvette

Pour moi chantent au faîte

Des ormes ou des pins.

J’aime à mettre ma tête

Au terrier des lapins,

Lors, quittant sa retraite

Avec des bonds soudains,

Chacun part et se jette

À travers les chemins.

Au fond des creux ravins

Je réveille les daims

Et la biche inquiète.

Elle évente, muette,

Le chasseur qui la guette

La mort entre les mains,

Ou les appels lointains

Du grand cerf qui s’apprête

Aux amours clandestins.

 

Ma mère soulève

Les flots écumeux,

Alors je me lève,

Et sur chaque grève

J’agite mes feux.

Puis j’endors la sève

Par le bois ombreux ;

Et ma clarté brève,

Dans les chemins creux,

Parfois semble un glaive

Au passant peureux.

Je donne le rêve

Aux esprits joyeux,

Un instant de trêve

Aux cœurs malheureux.

 

Sais-tu qui je suis ? Le Rayon deLune.

Et sais-tu pourquoi je viens delà-haut ?

Sous les arbres noirs la nuit étaitbrune ;

Tu pouvais te perdre et glisser dansl’eau,

Errer par les bois, vaguer sur la dune,

Te heurter, dans l’ombre, au tronc dubouleau.

Je veux te montrer la routeopportune ;

Et voilà pourquoi je viens de là-haut.

FIN D’AMOUR

 

Le gai soleil chauffait les plainesréveillées.

Des caresses flottaient sous les calmesfeuillées.

Offrant à tout désir son calice embaumé,

Où scintillait encor la goutte de rosée,

Chaque fleur, par de beaux insectescourtisée,

Laissait boire le suc en sa gorge enfermé.

De larges papillons se reposant sur elles

Les épuisaient avec un battement desailes,

Et l’on se demandait lequel était vivant,

Car la bête avait l’air d’une fleuranimée.

Des appels de tendresse éclataient dans levent.

Tout, sous la tiède aurore, avait sabien-aimée !

Et dans la brune rose où se lèvent lesjours

On entendait chanter des couplesd’alouettes,

Des étalons hennir leurs fringantesamours,

Tandis qu’offrant leurs cœurs avec despirouettes

Des petits lapins gris sautaient au coin d’unbois.

Une joie amoureuse, épandue et puissante,

Semant par l’horizon sa fièvregrandissante,

Pour troubler tous les cœurs prenait toutesles voix,

Et sous l’abri de la ramure hospitalière

Des arbres, habités par des peuples menus,

Par ces êtres pareils à des grains depoussière,

Des foules d’animaux de nos yeux inconnus,

Pour qui les fins bourgeons sont d’immensesroyaumes,

Mêlaient au jour levant leurs tendressesd’atomes.

 

Deux jeunes gens suivaient un tranquillechemin

Noyé dans les moissons qui couvraient lacampagne.

Ils ne s’étreignaient point du bras ou de lamain ;

L’homme ne levait pas les yeux sur sacompagne.

 

Elle dit, s’asseyant au revers d’untalus :

« Allez, j’avais bien vu que vous nem’aimiez plus. »

Il fit un geste pour répondre :« Est-ce ma faute ? »

Puis il s’assit près d’elle. Ils songeaient,côte à côte.

Elle reprit : « Un an ! rienqu’un an ! et voilà

Comment tout cet amour éternels’envola !

Mon âme vibre encor de tes doucesparoles !

J’ai le cœur tout brûlant de tes caressesfolles !

Qui donc t’a pu changer du jour aulendemain ?

Tu m’embrassais hier, mon Amour ; et tamain,

Aujourd’hui, semble fuir sitôt qu’elle metouche.

Pourquoi donc n’as-tu plus de baisers sur labouche ?

Pourquoi ? réponds ! » – Ildit : « – Est-ce que je le sais ? »

Elle mit son regard dans le sien pour ylire :

« Tu ne te souviens plus comme tum’embrassais,

Et comme chaque étreinte était un longdélire ? »

Il se leva, roulant entre ses doigtsdistraits

La mince cigarette, et, d’une voixlassée :

« Non, c’est fini, dit-il, à quoi bon lesregrets ?

On ne rappelle pas une chose passée,

Et nous n’y pouvons rien, monamie ! »

Àpas lents

Ils partirent, le front penché, les brasballants.

Elle avait des sanglots qui lui gonflaient lagorge,

Et des larmes venaient luire au bord de sesyeux.

Ils firent s’envoler au milieu d’un champd’orge

Deux pigeons qui, s’aimant, fuirent d’un voljoyeux.

Autour d’eux, sous leurs pieds, dans l’azursur leur tête,

L’Amour était partout comme une grandefête.

Longtemps le couple ailé dans le ciel bleutourna.

Un gars qui s’en allait au travail entonna

Une chanson qui fit accourir, rouge ettendre,

La servante de ferme embusquée àl’attendre.

 

Ils marchaient sans parler. Il semblaitirrité

Et la guettait parfois d’un regard decôté ;

Ils gagnèrent un bois. Sur l’herbe d’unesente,

À travers la verdure encor claire etrécente,

Des flaques de soleil tombaient devant leurspas ;

Ils avançaient dessus et ne les voyaientpas.

Mais elle s’affaissa, haletante et sansforce,

Au pied d’un arbre dont elle étreignitl’écorce,

Ne pouvant retenir ses sanglots et sescris.

 

Il attendit d’abord, immobile et surpris,

Espérant que bientôt elle serait calmée,

Et sa lèvre lançait des filets de fumée

Qu’il regardait monter, se perdre dans l’airpur.

Puis il frappa du pied, et soudain, le frontdur :

« Finissez, je ne veux ni larmes niquerelle. »

« Laissez-moi souffrir seule,allez-vous-en », dit-elle.

Et relevant sur lui ses yeux noyés depleurs :

« Oh ! comme j’avais l’âme éperdueet ravie !

Et maintenant elle est si pleine dedouleurs !…

Quand on aime, pourquoi n’est-ce pas pour lavie ?

Pourquoi cesser d’aimer ? Moi, je t’aime…Et jamais

Tu ne m’aimeras plus ainsi que tum’aimais ! »

Il dit : « Je n’y peux rien. La vieest ainsi faite.

Chaque joie, ici-bas, est toujoursincomplète.

Le bonheur n’a qu’un temps. Je ne t’ai pointpromis

Que cela durerait jusqu’au bord de latombe.

Un amour naît, vieillit comme le reste, ettombe.

Et puis, si tu le veux, nous deviendronsamis

Et nous aurons, après cette dure secousse,

L’affection des vieux amants, sereine etdouce. »

Et pour la relever il la prit par le bras.

Mais elle sanglota : « Non, tu necomprends pas. »

Et, se tordant les mains dans une douleurfolle,

Elle criait : « Mon Dieu ! monDieu ! » Lui, sans parole,

La regardait. Il dit : « Tu ne veuxpas finir,

Je m’en vais » et partit pour ne plusrevenir.

 

Elle se sentit seule et releva la tête.

Des légions d’oiseaux faisaient unetempête

De cris joyeux. Parfois un rossignollointain

Jetait un trille aigu dans l’air frais dumatin,

Et son souple gosier semblait rouler desperles.

Dans tout le gai feuillage éclataient deschansons :

Le hautbois des linots et le sifflet desmerles,

Et le petit refrain alerte des pinsons.

Quelques hardis pierrots, sur l’herbe de lasente,

S’aimaient, le bec ouvert et l’ailefrémissante.

Elle sentait partout, sous le boisreverdi,

Courir et palpiter un souffle ardent ettendre ;

Alors, levant les yeux vers le ciel, elledit :

« Amour ! l’homme est trop bas pourjamais te comprendre ! »

PROPOS DES RUES

 

Quand sur le boulevard je vais flâner unbrin,

Combien de fois j’entends, sans mourir dechagrin,

Deux messieurs décorés, qui semblent fortcapables,

Causer, en se faisant des souriresaimables.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Comment, c’est vous ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Par quel hasard ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Et la santé ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Pas mal, et vous ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Merci, très bien.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Quel temps superbe !

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

S’il peut continuer, nous aurons un été

Magnifique !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

C’est vrai.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Demain je vais à l’herbe !

Dans ma propriété.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

C’est le moment, tout part.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oui. – Chez moi les lilas ont un peu deretard ;

Le fond de l’air est sec et les nuits sonttrès fraîches.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Voici la lune rousse. Aurez-vous bien despêches ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oui – pas mal.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Quoi de neuf, en outre ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Rien.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Madame

Va bien ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Un peu grippée.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! par le temps qui court,

Tout le monde est malade. – Avez-vous vu ledrame

De Machin ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Moi ? – Non pas – Qu’en dit-on ?

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Presque un four.

Ce n’est pas assez fait au courant de laplume.

Ce n’est point du Sardou. Très fort,Sardou !

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Très fort !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Machin s’applique trop. C’est bon dans unvolume,

On y remarque moins le travail etl’effort ;

Mais au théâtre il faut écrire comme oncause.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Moi je reprends Feuillet. En voilà, de laprose !

Quand à tous les faiseurs de livresd’aujourd’hui

Je m’en prive. – Je n’ai plus l’âge où l’onpeut lire

Beaucoup ; et mon journal suffit à monennui.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Le journal… et… le sexe !…

– Ils ont ce petit rire

Par lequel on avoue un vice comme il faut.–

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et la table ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! ça non. – Je n’ai pas ce défaut.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et vous vous occupez toujours depolitique ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Beaucoup, c’est même là maconsolation !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Oh ! consacrer sa vie à la Chosepublique,

Certes, c’est une grande et nobleambition.

Nous avons maintenant une fière phalange

D’orateurs à la Chambre.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Ils sont très forts, très forts.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Mais quel malheur que Thiers et Changarniersoient morts !

À propos, lisez-vous ce Zola ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Quelle fange ! ! !

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Et l’on viendra se plaindre après que tout estcher,

Et qu’on fraude, et qu’on trompe, et qu’onvole, et qu’on pille !

On sape la morale, on détruit la famille.

Où tombons-nous ?

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Hélas !… Allons, adieu mon cher,

L’heure me presse.

 

DEUXIÈME MONSIEUR DÉCORÉ

Adieu. Compliments à madame.

 

PREMIER MONSIEUR DÉCORÉ

Je n’y manquerai pas. Mes respects, s’il vousplaît,

À votre demoiselle.

 

– Et chacun s’en allait. –

 

Et des prêtres savants disent qu’ils ont uneâme !

Et que s’il est un signe où l’on voitsûrement

Qu’un Dieu fit naître l’homme au-dessus de labête,

C’est qu’il mit la pensée auguste dans satête,

Et que ce noble esprit progresseincessamment !

Mais voilà si longtemps que ce vieux mondeexiste,

Et la sottise humaine obstinémentpersiste !

Entre l’homme et le veau si mon cœurhésitait,

Ma raison saurait bien le choix qu’il faudraitfaire !

Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu’onpréfère

La bêtise qui parle à celle qui setait !

VÉNUS RUSTIQUE

 

Les Dieux sont éternels. Il en naît parminous

Autant qu’il en naissait dans l’antiqueItalie,

Mais on ne reste plus des siècles àgenoux,

Et, sitôt qu’ils sont morts, le peuple lesoublie.

Il en naîtra toujours, et les derniersvenus

Régneront malgré tout sur la fouleincrédule,

Tous les héros sont faits de la raced’Hercule.

La vieille terre enfante encore des Vénus.

I

Un jour de grand soleil, sur une grèveimmense,

Un pêcheur qui suivait, la hotte sur ledos,

Cette ligne d’écume où l’Océan commence,

Entendit à ses pieds quelques frêlessanglots.

Une petite enfant gisait, abandonnée,

Toute nue, et jetée en proie au flot amer,

Au flot qui monte et noie ; à moinsqu’elle fût née

De l’éternel baiser du sable et de la mer.

 

Il essuya son corps et la mit dans sahotte,

Couchée en ses filets l’emportatriomphant,

Et, comme au bercement d’une barque quiflotte,

Le roulis de son dos fit s’endormirl’enfant.

Bientôt il ne fut plus qu’un pointinsaisissable,

Et le vaste horizon se referma sur lui,

Tandis que se déroule au bord de l’eau quiluit

Le chapelet sans fin de ses pas sur lesable.

 

Tout le pays aima l’enfant trouvéeainsi ;

Et personne n’avait de plus grave souci

Que de baiser son corps mignon, rose devie,

Et son ventre à fossette, et ses petits brasnus.

Elle tendait les mains, par les baisersravie,

Et sa joie éclatait en rires continus.

 

Quand elle put enfin s’en aller par lesrues,

Posant l’un devant l’autre, avec de grandsefforts,

Ses pieds sur qui roulait et chancelait soncorps,

Les femmes l’acclamaient, pour la voiraccourues.

Plus tard, vêtue à peine avec de courtshaillons,

Montrant sa jambe fine en ses élans dechèvre,

À travers l’herbe haute au niveau de salèvre

Elle courut la plaine après les papillons,

Et sa joue attirait tous les baisers desbouches,

Comme une fleur séduit le peuple ailé desmouches.

Quand ils la rencontraient dans les champs,les garçons

L’embrassaient follement de la tête auxchevilles,

Avec la même ardeur et les mêmes frissons

Qu’en caressant le col charnu des grandesfilles.

Les vieillards la faisaient danser sur leursgenoux ;

Ils enfermaient sa taille en leurs mainsamaigries,

Et pleins des souvenirs de l’ancien temps sidoux,

Effleuraient ses cheveux de leurs lèvresflétries.

 

Bientôt, quand elle alla rôder par leschemins,

Elle eut à ses côtés un troupeau de gamins

Qui fuyaient le logis ou désertaient laclasse.

D’un signe elle domptait les petits et lesgrands,

Et du matin au soir, sans être jamaislasse,

Elle traîna partout ces amoureux errants.

Leurs cœurs, pour la séduire, inventaientmainte fraude.

Les uns, la nuit venue, allaient à lamaraude,

Sautant les murs, volant des fruits dans lesjardins,

Et ne redoutant rien, gardes, chiens ougourdins ;

D’autres, pour lui trouver de mignonnesfauvettes,

Des merles au bec jaune, ou deschardonnerets,

Grimpaient de branche en branche au sommet desforêts.

 

Quelquefois on allait à la pêche auxcrevettes.

Elle, la jambe nue et poussant son filet,

Cueillait la bête alerte avec un couprapide ;

Eux regardaient trembler, à travers l’eaulimpide,

Les contours incertains de son petitmollet.

Puis, lorsqu’on retournait, le soir, vers levillage,

Ils s’arrêtaient parfois au milieu de laplage,

Et se pressant contre elle, émus, tremblantbeaucoup,

La mangeaient de baisers en lui serrant lecou,

Tandis que grave et fière, et sans trouble, etsans crainte,

Muette, elle tendait la joue à leurétreinte.

II

Elle grandit, toujours plus belle, et sabeauté

Avait l’odeur d’un fruit en sa maturité.

Ses cheveux étaient blonds, presque roux. Sursa face

Le dur soleil des champs avait marqué satrace :

Des petits grains de feu, charmant etclairsemés.

Le doux effort des seins en sa robeenfermés

Gonflait l’étoffe, usant aux sommets soncorsage.

Tout vêtement semblait taillé pour sonusage,

Tant on la sentait souple et superbededans.

Sa bouche était fendue et montrait bien sesdents,

Et ses yeux bleus avaient une profondeurclaire.

Les hommes du pays seraient morts pour luiplaire ;

En la voyant venir ils couraientau-devant.

Elle riait, sentant l’ardeur de leursprunelles,

Puis passait son chemin, tranquille, etsoulevant,

Au vent de ses jupons, les passionscharnelles.

Sa grâce enguenillée avait l’air d’undéfi,

Et ses gestes étaient si simples et sijustes,

Que mettant sa noblesse en tout, quoi qu’ellefît,

Ses besognes les plus humbles semblaientaugustes.

 

Et l’on disait au loin, qu’après avoirtouché

Sa main, on lui restait pour la vieattaché.

 

Pendant les durs hivers, quand l’âpre froidpénètre

Les murs de la chaumière et les gens dansleurs lits,

Lorsque les chemins creux sont par la neigeemplis,

Des ombres s’approchaient, la nuit, de safenêtre,

Et, tachant la pâleur morne de l’horizon,

Rôdaient comme des loups autour de samaison.

 

Puis, dans les clairs étés, lorsque lesmoissons mûres

Font venir les faucheurs aux bras noirs dansles blés,

Lorsque les lins en fleur, au moindre venttroublés,

Ondulent comme un flot, avec de longsmurmures,

Elle allait ramassant la gerbe quitombait.

Le soleil dans un ciel presque jauneflambait,

Versant une chaleur meurtrière à laplaine ;

Les travailleurs courbés se taisaient, horsd’haleine.

Seules les larges faux, abattant les épis,

Traînaient leur bruit rythmé par les champsassoupis ;

Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine àl’aise

Dans sa chemise large et nouée à son col,

Ne semblait point sentir ces ardeurs defournaise

Qui faisaient se faner les herbes sur lesol.

Elle marchait alerte et portait à l’épaule

La gerbe de froment ou la botte de foin.

Les hommes se dressaient en la voyant deloin,

Frissonnant comme on fait quand un désir vousfrôle,

Et semblaient aspirer avec des soufflesforts

La troublante senteur qui venait de soncorps,

Le grand parfum d’amour de cette fleurhumaine !

 

Puis, voilà qu’au déclin d’un long jour demoisson,

Quand l’Astre rouge allait plonger àl’horizon,

On vit soudain, dressés au sommet de laplaine

Comme deux géants noirs, deux moissonneursrivaux,

Debout dans le soleil, se battre à coups defaux !

 

Et l’ombre ensevelit la campagne apaisée.

L’herbe rase sua des gouttes derosée ;

Le couchant s’éteignit, tandis qu’àl’orient

Une étoile mettait au ciel un pointbrillant.

Les derniers bruits, lointains et confus, secalmèrent :

Le jappement d’un chien, le grelot destroupeaux ;

La terre s’endormit sous un pesant repos,

Et dans le ciel tout noir les astress’allumèrent.

 

Elle prit un chemin s’enfonçant dans unbois,

Et se mit à danser en courant, affolée

Par la puissante odeur des feuilles, etparfois

Regardant, à travers les arbres del’allée,

Le clair miroitement du ciel poudré defeu.

Sur sa tête planait comme un silence bleu,

Quelque chose de doux, ainsi qu’unecaresse

De la nuit, la subtile et si mollelangueur

De l’ombre tiède qui fait défaillir lecœur,

Et qui vous met à l’âme une vague détresse

D’être seul. – Mais des pas voilés, des bondscraintifs,

Ces bruits légers et sourds que font lesmarches douces

Des bêtes de la nuit sur le tapis desmousses,

Emplirent les taillis de frôlementsfurtifs.

D’invisibles oiseaux heurtaient leur vol auxbranches.

 

Elle s’assit, sentant un engourdissement

Qui, du bout de ses pieds, lui montaitjusqu’aux hanches,

Un besoin de jeter au loin son vêtement,

De se coucher dans l’herbe odorante, etd’attendre

Ce baiser inconnu qui flottait dans l’airtendre.

Et parfois elle avait de rapides frissons,

Une chaleur courant de la peau jusqu’auxmoelles.

 

Les points de feu des vers luisants dans lesbuissons

Mettaient à ses côtés comme un troupeaud’étoiles.

 

Mais un corps tout à coup s’abattit sur soncorps ;

Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sabouche,

Et dans l’épais gazon, moelleux comme unecouche,

Deux bras d’homme crispés lièrent sesefforts.

Puis soudain un nouveau choc étendit cethomme

Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu’onassomme ;

Un autre le tenait couché sous son genou

Et le faisait râler en lui serrant le cou.

Mais lui-même roula, la face martelée

Par un poing furieux. – À travers leshalliers

On entendait venir des pas multipliés. –

Alors ce fut, dans l’ombre, une opaquemêlée,

Un tas d’hommes en rut luttant, comme descerfs

Lorsque la blonde biche a fait bramer lesmâles.

C’étaient des hurlements de colère, desrâles,

Des poitrines craquant sous l’étreinte desnerfs,

Des poings tombant avec des lourdeurs demassue,

Tandis qu’assise au pied d’un vieux arbreécarté,

Et suivant le combat d’un œil plein defierté,

De la lutte féroce elle attendait l’issue.

Or quand il n’en resta qu’un seul, le pluspuissant,

Il s’élança vers elle, ivre et couvert desang ;

Et sous l’arbre touffu qui leur servaitd’alcôve

Elle reçut sans peur ses caresses defauve !

III

Quand le feu prend soudain dans un village, onvoit

L’incendie égrener, ainsi qu’une semence,

Ses flammes à travers le pays ; chaquetoit

S’allume à son voisin comme une torcheimmense,

Et l’horizon entier flamboie. Un feud’amour

Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps,et, comme

L’incendie, emportait sa flamme d’homme enhomme,

Eut bientôt embrasé le pays d’alentour.

Par les chemins des bois, par les ravinescreuses,

Où la poussait, le soir, un instincthasardeux,

Son pied semblait tracer des routesamoureuses,

Et ses amants luttaient sitôt qu’ils étaientdeux.

Elle s’abandonnait sans résistance, née

Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou lanuit,

Sans jamais un soupir de bonheur oud’ennui,

Acceptait leurs baisers comme unedestinée.

Quiconque avait suivi de la bouche ou desyeux

Tous les sentiers perdus de son corpsmerveilleux,

Cueillant ce fruit d’ivresse éternelle quesème

La Beauté dans ces flancs de déesse qu’elleaime,

Gardait au fond du cœur un longfrémissement

Et, grelottant d’amour comme on tremble defièvre,

Il la cherchait sans cesse avecacharnement,

Laissant tomber des mots éperdus de salèvre.

IV

Les animaux aussi l’aimaient étrangement.

Elle avait avec eux des caresses humaines,

Et près d’elle ils prenaient des alluresd’amant.

Ils frottaient à son corps ou leurs poils ouleurs laines ;

Les chiens la poursuivaient en léchant sestalons ;

Elle faisait, de loin, hennir les étalons,

Se cabrer les taureaux comme auprès desgénisses,

Et l’on voyait, trompé par ces ardeursfactices,

Les coqs battre de l’aile et les boucss’attaquer

Front contre front, dressés sur leurs jambesde faunes.

Les frelons bourdonnants et les abeillesjaunes

Voyageaient sur sa peau sans jamais lapiquer.

Tous les oiseaux du bois chantaient à sonpassage,

Ou parfois d’un coup d’aile errant lacaressaient,

Nourrissant leurs petits cachés en soncorsage.

Elle emplissait d’amour des troupeaux quipassaient,

Et les graves béliers aux cornesrecourbées,

N’écoutant plus l’appel chevrotant duberger,

Et les brebis, poussant un bêlement léger,

Suivaient, d’un trot menu, ses grandesenjambées.

V

Certains soirs, échappant à tous, ellepartait

Pour aller se baigner dans l’eau fraîche. Lalune

Illuminait le sable et la mer qui montait.

Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune

Aux lointains infinis et sans rien devivant,

Sa grande ombre rampait très vite en lasuivant.

En un tas sur la plage elle posait seshardes,

S’avançait toute nue et mouillait son piedblanc

Dans le flot qui roulait des écumesblafardes,

Puis, ouvrant les deux bras, s’y jetait d’unélan.

Elle sortait du bain heureuse etruisselante,

Se couchait tout du long sur la dune,enfonçant

Dans le sable son corps magnifique etpuissant,

Et, quand elle partait d’une marche pluslente,

Son contour demeurait près du flotincrusté.

On eût dit à le voir qu’une haute statue

De bronze avait été sur la grève abattue,

Et le ciel contemplait ce moule de Beauté

Avec ses milliers d’yeux. – Puis la vaguefurtive

L’atteignant refaisait toute plate larive !

VI

C’était l’Être absolu, créé selon les lois

Primitives, le type éternel de la race

Qui dans le cours des temps reparaîtquelquefois,

Dont la splendeur est reine ici-bas, etterrasse

Tous les vouloirs humains, et dont l’Art saintest né.

Ainsi que l’Homme aima Cléopâtre et Phryné

On l’aimait ; et son cœur répandait,comme une onde,

Sa tendresse abondante et sereine surtous.

Elle ne détestait qu’un être par lemonde :

C’était un vieux berger perfide à qui lesloups

Obéissaient.

Jadis une Bohémienne

Le jeta tout petit dans le fond d’unfossé.

Un pâtre du pays qui l’avait ramassé

L’éleva, puis mourut, lui laissant unehaine

Pour quiconque était riche ou paraissaitheureux,

Et, disait-on, beaucoup de secretsténébreux.

 

L’enfant grandit tout seul sans famille etsans joies,

Menant paître au hasard des chèvres ou desoies,

Et tout le jour debout sur le flanc ducoteau,

Sous la pluie et le vent et l’injure desbouches.

Alors qu’il s’endormait roulé dans sonmanteau,

Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurscouches ;

Puis, quand le clair soleil baignait leshorizons,

Il mangeait son pain noir en guettant par laplaine

Ce filet de fumée au-dessus des maisons

Qui dit la soupe au feu dans la fermelointaine.

 

Il vieillit. – Un effroi grandit à sescôtés.

On en parlait, le soir, dans les longuesveillées,

Et d’étranges récits à son nom chuchotés

Tenaient jusqu’au matin les femmesréveillées.

À son gré, disait-on, il guidait lesdestins,

Sur les toits ennemis faisait choir desdésastres,

Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont lesastres,

Épelait l’avenir au fond des cieuxlointains.

Tout le jour il roulait sa huttevagabonde,

Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,

Quand il jetait des cris inconnus dans levent,

Des voix lui répondaient qui n’étaient pointdu monde.

On lui croyait encore un pouvoir dans lesyeux,

Car il savait dompter les taureauxfurieux.

 

Et puis d’autres rumeurs coururent lacontrée.

 

Une fille, qu’un soir il avait rencontrée,

Sentit à son aspect un trouble la saisir.

Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuitsuivante,

Elle se réveilla frissonnantd’épouvante ;

Elle entendait, au loin, l’appel de sondésir.

Se sentant impuissante à soutenir lalutte,

Malgré l’obscurité redoutable, elle alla

Partager avec lui la paille de sahutte !

 

Lors, suivant son caprice impur, il appela

Des filles chaque soir. Toutes, jeunes etbelles,

Sans révolte pourtant, et sans pudeursrebelles,

Prêtaient des seins de vierge aux choses qu’ilvoulait

Et paraissaient l’aimer bien qu’il fût vieuxet laid.

 

Il était si velu du front et de la lèvre,

Avec des sourcils blancs et longs comme descrins,

Que, semblable au sayon qui lui couvrait lesreins,

Sa figure semblait pleine de poils dechèvre !

Et son pied bot mettait sur la cime dumont,

Quand le soleil couchant jetait son ombre auxplaines,

Comme un sautillement sinistre de démon.

 

Ce vieux Satan rustique et plein d’ardeursobscènes,

Près d’un coteau désert et sans verdureencor

Mais que les fleurs d’ajoncs couvraient d’unmanteau d’or,

Par un brillant matin d’avril, rencontracelle

Que le pays entier adorait. – Il reçut

Comme un coup de soleil alors qu’ill’aperçut,

Et frémit de désir tant il la trouvabelle.

Et leurs regards croisés s’attaquèrent. – Cefut

La rencontre de Dieux ennemis sur laterre !

Il eut l’étonnement d’un chasseur àl’affût

Qui cherche une gazelle et trouve unepanthère !

Elle passa. – La fleur de ses lourds cheveuxblonds

Se confondit, au pied de la côte embaumée,

Comme un bouquet plus pâle, avec les fleursd’ajoncs.

Pourtant elle tremblait, sachant sarenommée,

Et malgré le dégoût qu’elle sentait pourlui,

Redoutant son pouvoir occulte, elle avaitfui.

 

Elle erra jusqu’au soir ; mais, à la nuitvenue,

Elle s’épouvanta, pour la première fois,

De l’ombre qui tombait sur les champs et lesbois.

Alors, en traversant une noire avenue,

Entre les rangs pressés des chênes, tout àcoup,

Elle crut voir le pâtre immobile etdebout.

Mais, comme elle partit d’une courseaffolée,

Elle ne sut jamais, dans son effarement,

Si ce qu’elle avait vu n’était passeulement

Quelque tronc d’arbre mort au milieu del’allée.

 

Et des jours et des mois passèrent. Saraison,

Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dansl’aile,

S’affaissait sous la peur incessante etmortelle.

Même elle n’osait plus sortir de samaison,

Car sitôt qu’elle allait aux champs, elleétait sûre

De voir le Vieux paraître au détour d’unchemin ;

Son œil rusé semblait dire : « C’estpour demain »,

Et mettait comme un fer ardent sur lablessure.

 

Bientôt un poids si lourd courba savolonté

Qu’en son cœur engourdi de crainte vint ànaître

Un besoin d’obéir à la fatalité.

Et, décidée enfin à se rendre à sonMaître,

Elle alla le trouver par une nuit d’hiver.

 

La neige dont le sol était partout couvert

Étalait sa blancheur immobile. Une brise,

Qui paraissait venir du bout du monde,errait

Glaciale, et faisait craquer par la forêt

Les arbres qui dressaient, tout nus, leurforme grise.

Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu’unfil

De lumière, indiquait à peine son profil.

La souffrance du froid étreignait jusqu’auxpierres.

 

Elle marchait, les pieds gelés, et sanssonger,

Certaine qu’elle allait trouver le vieuxberger,

Et tachant d’un point noir les plainessolitaires.

Mais elle s’arrêta clouée au sol :là-bas,

Sur la neige, couraient deux bêteseffrayantes ;

Elles semblaient jouer et prenaient leursébats,

Et l’ombre agrandissait leurs gambadesgéantes.

Puis, poussant par la nuit leurs élansvagabonds,

Toutes deux, dans l’ardeur d’une gaietéfolâtre,

Du fond de l’horizon vinrent en quelquesbonds.

Elle les reconnut : c’étaient les chiensdu pâtre.

 

Hors d’haleine, efflanqués par la faim, l’œilardent

Sous la ronce des poils emmêlés de leurtête,

Ils sautaient devant elle avec des cris defête

Et ce rire velu qui découvre la dent.

Comme deux grands Seigneurs vont en uneprovince

Quérir et ramener la Belle de leur Prince,

Et, la guidant vers lui, caracolentautour,

Ainsi la conduisaient ces messagersd’amour.

 

Mais l’Homme qui guettait, debout sur unebutte,

Vint, et lui prit le bras en montant vers sahutte.

La porte était ouverte, il la poussadedans,

La dévêtant déjà de ses regards ardents,

Et des pieds à la tête il tressaillit dejoie,

Ainsi qu’on fait au choc d’un bonheur qu’onattend.

Depuis qu’il l’avait vue il était haletant

Comme un limier qui chasse et n’atteint pointsa proie !

 

Or, quand elle sentit traîner contre sapeau

La caresse visqueuse ainsi qu’une limace

De ce vieux qui gardait l’odeur de sontroupeau,

Tout son être frémit sous ce baiser deglace.

Mais lui, tenant ce corps d’amour, aux flancssi doux,

Que tant de fiers garçons devaient déjàconnaître,

Et fait pour être aimé si follement detous,

En son cœur de vieillard difforme, sentitnaître

La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut

Un besoin vague et fort de vengeancecruelle !

 

Elle subit d’abord l’amant maigre etpoilu,

Puis, comme elle luttait, il se rua surelle

En la frappant du poing pour qu’elleconsentît,

Et le silence épais des neiges amortit

Quelques cris, comme ceux des gens qu’onassassine.

Tout à coup, les deux chiens poussèrentlonguement

Par la plaine déserte un triste hurlement,

Et des frissons de peur couraient sur leuréchine.

 

Dans la cabane alors ce fut comme uncombat :

Les heurts désespérés d’un corps qui sedébat

Sonnant contre les murs de l’étroitedemeure ;

Puis, comme les sanglots d’une femme quipleure !

Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa

Après un faible appel de secours qui passa

Et mourut sans écho dan les champs !

Le jour pâle

Commençait à tomber faiblement du cielgris.

Un vent plus froid geignait avec le bruit d’unrâle.

Le givre avait roidi les arbres rabougris

Qui semblaient morts. C’était partout la findes choses.

 

Mais, comme on lève un voile, un nuageglissant

Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartésroses.

Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang

Et le coteau désert au bout des plainesblanches,

Et la hutte du pâtre, et la glace desbranches.

On eût dit qu’un grand meurtre emplissaitl’horizon !

– Et le berger parut au seuil de sa maison.–

Il était rouge aussi, plus rouge quel’aurore !

Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,

Quand tout redevint blanc sous le soleillevé,

Lui, hagard et debout, semblait plus rougeencore,

Comme s’il eût trempé son visage et samain,

Avant que de sortir, dans un flot decarmin.

Il se pencha, prenant de la neige, et latrace

De ses doigts fit par terre un large trousanglant.

S’étant agenouillé pour se laver la face,

Une eau rouge en coula, qu’il regardait,tremblant,

Avec des soubresauts de peur. – Puis ils’enfuit.

 

Il dévale du mont, roule dans lesornières,

Perce d’épais fourrés pareils à descrinières,

Et fait mille détours comme un loup qu’onpoursuit !

Il s’arrête. – Son œil que la terreurdilate

Guette de tous côtés s’il est loin d’unhameau ;

Alors dans sa main creuse il fait fondre unpeu d’eau,

Pour effacer encor quelque tacheécarlate !

Puis il repart. – Mais en son cœur surgitl’effroi

D’errer jusqu’à la mort, sans rencontrerpersonne,

Par la neige si vaste et sous un ciel sifroid !

Il écoute. – Il entend une cloche quisonne,

Et va vers le village à pas précipités.

Les paysans déjà causaient de porte enporte ;

Il leur crie en courant : « Veneztous, Elle est morte ! »

Il passe. – Il va frapper aux logisécartés,

Répétant : « Venez donc, venez, jel’ai tuée ! »

Alors une rumeur grandit, continuée

Jusqu’aux hameaux voisins. Et chacun, selevant

Et quittant sa maison, accompagne lepâtre.

Mais lui n’arrête pas sa courseopiniâtre ;

Il marche. – Le troupeau des hommes lesuivant

Déroule par les prés sans tache un rubansombre.

Tout pays qu’on traverse augmente encor leurnombre ;

Ils vont, tumultueux, là-bas, vers lahauteur

Où les guide, essoufflé, leur sinistrepasteur !

 

Ils ont compris quelle est la femmeassassinée,

Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment

Le meurtre fut commis. Ils sententvaguement

Planer sur cette mort comme une Destinée.

 

Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; ilfallait

Qu’un des deux succombât. Deux Puissanceségales

Ne règnent pas toujours. Deux Idolesrivales

Ne se partagent point le ciel, et le Dieulaid

Ne pardonne jamais au Dieu beau.

 

Sur la cime

De la côte, et devant la hutte ons’arrêta.

Il osa seul entrer en face de son crime,

Et, ramassant la morte aimée, ill’apporta,

Pour la leur jeter, nue, et d’un gested’outrage,

Comme s’il eût crié : « Tenez, jevous la rends ! »

Puis il gagna sa hutte et s’enfermadedans.

On l’y laissa, mordu d’amour, et plein derage.

 

Sur la neige gisait le corps éblouissant

Où n’apparaissait plus une goutte desang ;

Car les chiens, la trouvant immobile etcouchée,

L’avaient avec tendresse obstinémentléchée.

Elle semblait vivante, endormie. Un reflet

De beauté surhumaine illuminait sa face.

Mais le couteau restait planté, juste à laplace

Où s’ouvrait une route entre ses seins delait.

Sa figure faisait une tache dorée

Sur la blancheur du sol. – Les hommeséperdus

La contemplaient ainsi qu’une chosesacrée !

Et ses cheveux ardents, en cerclerépandus,

Luisaient comme la queue en feu d’unecomète,

Comme un soleil tombé de la voûte descieux ;

On eût dit des rayons qui sortaient de satête,

L’auréole qu’on met autour du front desdieux !

 

Mais quelques paysans, des vieux au cœurpudique,

Arrachant de leur dos la veste en peau debique,

Couvrirent brusquement sa claire nudité,

Et les jeunes, ayant coupé de longuesbranches,

Construit une civière et retroussé leursmanches,

Par vingt bras qui tremblaient son corps futemporté !

 

La foule, sans parole, à pas lentsl’accompagne

Et, jusqu’aux bords lointains de la pâlecampagne,

Rampe, comme un serpent, l’immense défilé.

Et puis tout redevint muet etdépeuplé !

 

Mais le pâtre, enfermé dans sa hutteisolée,

Sent une solitude horrible autour de lui,

Comme si l’univers tout entier l’avaitfuit.

Il sort et n’aperçoit que la plainegelée !…

La peur l’étreint. N’osant rester seul pluslongtemps,

Il siffle ses grands chiens, ses deux bonschiens de garde.

Comme ils n’accourent point, il s’étonne, ilregarde ;

Mais il ne les voit pas gambader par leschamps…

Il crie alors. La neige étouffe sa voixforte…

Il se met à hurler à la façon desfous !

 

Ses chiens, comme entraînés dans le départ detous,

Abandonnant leur maître, avaient suivi lamorte.

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