Chapitre 1LA VOIX
Ce fut le soir du 19 novembre 1539 que ceci arriva, ce fut vers l’heure où l’obscurité rampe et s’amasse autour des choses. Qu’on imagine ce sauvage recoin de la rive espagnole de la Bidassoa et ce vaste silence au fond duquel s’égrenèrent les dernières notes du pipeau d’un chevrier en retraite vers son aire.Parmi ces genêts immobiles, qu’on évoque le groupe impressionnant de ces vingt seigneurs rigides dans leurs armures ; et, tout seul au bord du fleuve, fixant par delà la frontière un avide regard d’interrogation, ce cavalier vêtu de velours noir comme nous le montrent les portraits du temps, la poitrine chaînée par les insignes de la Toison d’Or.
Dans les ténèbres qui descendaient des Pyrénées, il semblait de bronze.
Mais, sur l’écran de la nuit, en saisissant relief, se dessinait sa face pâle qu’encadrait une barbe courte et touffue, une face au sourire glacial figé sur des lèvres sans pitié, la face volontaire et obstinée, la face indéchiffrable de l’empereur Charles-Quint !
Il jeta une brève question au passeur du bacinvisible dans les buées de l’autre rive. Et comme on lui répondaitnégativement, il eut un furieux geste, et son tourment lui monta àla gorge en rudes paroles métalliques :
– Donc, ce soir, messieurs, nous neverrons pas le Commandeur Ulloa. Huit jours ! huit mortelsjours que j’attends la réponse du roi François ! Et cependantles Flandres s’organisent, les Flandres vont nous échapper, lesFlandres m’échappent – mais je veux, par l’enfer…
Il se courba soudain : la cloche grêled’un monastère, au loin, tintait l’angélus – et ilmurmura :
– Ave Maria, gratia plena…Oh ! gronda-t-il en se redressant, pouvoir m’élancer et tombersur ces imposteurs, qui parlent de liberté ; leur rentrer leurblasphème dans la gorge ; fondre au feu du bûcher la mauditeRoelandt (le fameux tocsin de Gand) qui les affole, et transformeren lac de sang leur terre de révolte depuis Gand jusqu’àLiège ! Oui, mais il faut arriver à temps. Il faut queFrançois me laisse traverser la France ! Ulloa, Ulloa, quevas-tu m’apporter ?
Charles-Quint frémissant et songeur,contemplait le fleuve muet. Quelques minutes encore, il attendit.Puis, tournant bride :
– À nos logis, messieurs. Ce soir encore,le Commandeur ne reviendra pas !
– Ho, ho, là-bas ! envoya à cemoment le passeur. Holà, ho !
Tous tressaillirent et, de nouveau face aufleuve, entendirent un galop qui, l’instant d’après, s’arrêta netau bord de la Bidassoa ; aussitôt, du fond des brumes, surgitle large bac que le passeur manœuvrait à la corde.
Sur le plateau d’avant, monté sur un solidecheval, son athlétique stature, silhouettée de rouge par la lumièred’une torche, apparut un homme à barbe blanche, majestueuxd’attitude, redoutable d’aspect comme les chevaliers de ces âges defer : don Sanche d’Ulloa, Commandeur (Gouverneur) de Sévilleet d’Andalousie, ambassadeur secret de Charles-Quint auprès deFrançois Ier.
L’ardente anxiété de l’empereur se fit jour etjaillit :
– Un mot, Ulloa, un seul : est-cenon ?
– C’est oui, sire !
Instantanément, tout signe d’agitationdisparut en Charles-Quint.
– Soyez le bienvenu, mon bravemessager ! dit-il simplement.
Mais sans doute en ces quelques paroles passale souffle de la vengeance, car un frisson menaçant secoual’escorte, entrechoqua les armures d’acier, et une frénétiqueclameur monta dans la nuit :
– Mort aux bourgeois deFlandre !
Le commandeur prit terre.
Alors, on eût pu voir qu’il était livide etqu’un tremblement convulsif l’agitait. Sûrement, la peur écrasaitce guerrier qui, en dix batailles rangées, autant d’escarmouches etd’assauts, sans compter les duels, avait tranquillement regardé lamort en face. Vers le ciel, vers un point précis du ciel, il levaitdes yeux hagards.
– J’attends ! dit l’empereur.
D’un violent effort, Ulloa reprit sonsang-froid, et s’inclinant avec ce hautain respect des grandsd’Espagne :
– Sire, la route est libre. Avec tellesuite qui vous conviendra, vous pouvez entrer en France, et SaMajesté le roi de ce royaume vous prépare d’inoubliablesréceptions. Pour atteindre la Flandre, sire, vous allez passer parla voie triomphale.
– Ah ! fit l’empereur. C’est un bonfrère que mon frère François !
– Honneur au roi de France !souligna l’escorte, pareille au chœur antique.
– Ce n’est pas tout. Pour ôter à VotreMajesté toute arrière-pensée d’inquiétude, le roi a envoyé àBayonne le connétable de Montmorency avec le dauphin Henri et lejeune duc d’Orléans ; en même temps que vous toucherez le solde France, les deux fils du roi entreront en Espagne pour y êtreotages jusqu’à ce que vous ayez atteint une des villes del’empire.
– Louée soit Notre-Dame ! ditl’empereur. Ulloa, merci ! Demain, messieurs, nous franchironsla Bidassoa pour courir d’une traite à Bayonne. Mais je ne veux pasd’otages. Les deux princes resteront parmi nous et seront noscompagnons de voyage ; je ne me laisserai pas vaincre enmagnanimité. Quant à vous, Ulloa, vous avez réussi au delà de monespoir… Eh bien, qu’avez-vous donc, Commandeur ?
Ulloa sursauta, comme ramené d’un rêvelointain.
Il essuya la sueur froide qui ruisselait à sestempes.
Mais, se remettant promptement :
– Sire, dit-il, si j’ai pu mener à bonnefin l’ambassade dont vous m’aviez honoré, c’est grâce à un brave etloyal gentilhomme français qui a eu le courage de faire entendre àla Cour de France la voix de la justice…
– Venant de vous, c’est là le plus beaudes éloges. Qui est cet homme de cœur ?
– Homme de cœur : vous l’avezdit !… Il se nomme le comte Amauri de Loraydan.
– Ah ! Le nom ne m’est pas inconnu.Les Loraydan, sur tous les champs de bataille, nous ont été derudes adversaires. Il y a eu un Loraydan tué à Pavie, je crois.Mais plusieurs des nôtres, d’abord, succombèrent sous ses coups.Race fière, mais pauvre.
– Celui dont je vous parle est le fils deLoraydan de Pavie. J’ignore s’il est riche autrement qu’envaillance. Mais, malgré sa jeunesse, c’est un des conseillers lesplus écoutés du roi François. En bonne part, c’est à lui que vousdevez de pouvoir entrer en France sans conditions. Au Louvre, il aété mon plus ferme, je devrais dire mon seul soutien. Lorsque j’aiquitté Paris avec M. de Montmorency et les princes, il avoulu m’accompagner jusqu’à Angoulême, agissant encore sur leconnétable, comme il avait agi sur le roi…
– Amauri de Loraydan. Bien. Je mesouviendrai. S’il ne tient qu’à moi, sa fortune est faite. Car, nonseulement, je parlerai de lui au roi de France dans les termes quiconviennent, mais moi-même je saurai lui faire accepter les preuvesde ma reconnaissance.
– L’empereur me comble d’aise, ditvivement Ulloa. L’attitude de ce gentilhomme a été si franche, sonrespect si touchant pour ma vieillesse, et son amitié si prompte,si cordiale, que, je l’avoue, je me suis pris pour lui d’uneprofonde affection. La faveur que vous voulez bien me témoigner,sire, je serai heureux de la voir se reporter entière sur Amauri deLoraydan – et je me trouverai largement payé.
– Je ne l’entends pas ainsi, ditgravement Charles-Quint. Le service que vous venez de rendre àl’empire est de ceux qui veulent qu’éclatante et publique soit larécompense. Or… est-ce que vous n’avez pas deux enfants ?…
– Deux filles, Majesté : ma raisonde vivre encore depuis que la marquise d’Ulloa est allée reprendresa place parmi les anges de Dieu.
– Oui… je sais combien elle vous futchère et je sais combien vous aimez les deux filles qu’elle vous alaissées. Mais, dites-moi, elles sont en âge d’être pourvues, jecrois ?… Et belles, m’assure-t-on ?
Le commandeur parut alors tout à fait oubliercette terreur qui l’avait opprimé.
Un sourire de fierté paternelle illumina sestraits.
– Reyna-Christa, dit-il, a vingt ans,Léonor en a dix-huit. Et quant à leur beauté, sire, à Séville, onles appelle les deux roses du jardin d’Andalousie…
– C’est bien, fit l’empereur avec unesorte d’attendrissement. Trouvez-leur des maris dignes d’elles.Mais aux filles de celui qui vient de mener à bien une tellemission, de gagner une telle bataille, messieurs, à de tellesfilles, dis-je, il faut une dot princière : ne vous eninquiétez pas, Ulloa, ce sera à l’État d’y pourvoir.
Il y eut dans l’escorte un murmured’admiration.
Ulloa se courba, le cœur ému et joyeux :Commandeur d’une opulente province. Il était resté pauvre à lasource de la fortune – pauvreté relative, d’ailleurs, qui, si elleavait pu jusqu’alors rendre assez difficile l’établissement de sesfilles, ne l’empêchait pas, du moins, de paraître avec honneur dansles fonctions de sa charge.
– Sire, dit-il, votre impérialemunificence me soulage du plus cruel souci de mes vieux ans, etc’est de toute mon âme paternelle que je remercie votre généreuseMajesté. Quant à des maris… pour Reyna-Christa, mon choix étaitdéjà fait, sauf l’agrément de ma fille. Pour Léonor, sire, sil’empereur n’y voit pas d’obstacle…
– Eh bien ?… Parlez sanscrainte…
– Eh bien ! sire, j’ai songé enrevenant, le long de la route… j’ai songé que cet accompligentilhomme dont je vous ai parlé… oui, j’ai entrevu que,peut-être, Amauri de Loraydan… mais c’est un Français !…
– Au contraire ! dit Charles-Quintd’un accent chaleureux. Je serai satisfait de voir des unions entreEspagnols et Français ! Votre pensée m’est agréable,Ulloa : elle est politique, elle sert mes desseins, et si vouscroyez que Loraydan convienne à votre fille Léonor…
– Ah ! sire, j’en ai le fermepressentiment, le bonheur de ma fille est là !
– Je me charge de faire ce mariage,Ulloa ! Vous avez ma parole : votre Léonor, dotée parmoi, épousera Amauri de Loraydan. Et, quant à l’avenir de ce dignegentilhomme, je m’en charge.
– Je suis vieux, sire… S’il m’arrivaitmalheur…
– C’est dès notre arrivée à Paris quej’arrangerai tout cela, rassurez-vous. Et même, si le ciel, d’icilà, vous enlevait à notre affection, soyez encore rassuré :plus que jamais, je me croirais obligé de tenir ma parole en ce quiconcerne le mariage de votre chère Léonor avec le sire de Loraydan.Et maintenant, en route, ajouta joyeusement l’empereur.
Mais, dans le même moment, Ulloa, vers leciel, vers ce même point précis du ciel, leva un regard qui étaiteffrayant de son propre effroi, un regard qu’emplissait le faroucheeffarement du mystère.
– Sire !… messieurs !…écoutez !… bégaya-t-il de cette voix bizarre, sèche etsaccadée qu’on a dans les rêves de fièvre.
– Ulloa ! Ulloa ! Quel vertigevous saisit ? s’exclama Charles-Quint.
– La peur, sire ! Je saisaujourd’hui ce qu’on appelle la peur ! La peur est surmoi !
Le Commandeur écoutait, ou semblait écouter…mais quoi ? Le silence qui pesait sur la côte s’était faitplus lourd… Qu’est-ce que don Sanche d’Ulloa pouvait bien écouterdans ce silence où il n’y avait rien… rien que le battement d’ailesde deux vautours dont l’envol presque aussitôt se perdit dansl’espace ?
– Fini ! dit-il tout à coup dans unsoupir. C’est fini… La voix… la voix morte… la voix s’esttue !
Tous, avec une surprise attristée,considéraient Ulloa, et la même pensée leur venait. L’un de cesgentilshommes, furtivement, se toucha le front.
– Non, ce n’est pas de la démence !dit le Commandeur avec une dignité solennelle. Que cet appel vousait échappé, nobles seigneurs, voilà qui dépasse monimagination ; mais moi, je jure que j’ai entendu !
– Vaine illusion de votre esprit fatigué,mon brave Ulloa.
– Réalité, sire ! Réalité d’autantplus indéniable que là, à l’instant même, j’ai reconnu la voix quim’appelle. Ah ! comprenez-moi ! Je suis appelé, je disbien appelé !… Appelé par quelqu’un qui implore mon aide… etje sais qui m’appelle !
– Eh bien ! qui est-ce ?murmura Charles-Quint, emporté par une curiosité dont il n’étaitplus maître.
– Ma fille aînée, sire !… C’estReyna-Christa qui crie au secours !
– Mais, mais !… De par les saints,vos enfants sont à Séville, à deux cents bonnes lieuesd’ici !
– Je sais que cela peut paraîtreinconcevable. Mais cela est !
Lentement, don Sanche d’Ulloa se signa. Lesseigneurs de l’escorte se regardaient frappés d’étonnement. Tout setaisait sur la terre et dans l’air. Le mystère planait.
L’empereur s’arracha à cette dangereuserêverie qui se saisit des hommes les plus forts, lorsque, par uninsigne hasard, ils en viennent à côtoyer un instant les gouffresde l’inconnaissable.
– N’y pensons plus, dit-il. Un homme telque vous, Ulloa, doit repousser avec mépris ces songes creux que,demain, le grand soleil aura dissipés comme les fumées de cefleuve. Je veux vous avoir près de moi pendant toute la traverséede la France, et prétends vous faire oublier…
D’un geste impulsif, Ulloa interrompitl’empereur.
– Sire, dit-il, je suis appelé. Il y a unmalheur sur ma maison. Sans perdre une minute, je dois retourner àSéville. Daigne donc Votre Majesté m’accorder mon congé !
Charles-Quint fronça le sourcil. La présence àses côtés du Commandeur, à qui le connétable de Montmorency et leroi François témoignaient une franche amitié, c’était sasauvegarde !
– Votre congé ! dit-il durement.Quand vous savez combien j’ai besoin de vous !
– Sire, par grâce et merci, laissez-moialler au secours de mon enfant !
– Eh quoi ! Pour une tellechimère ! En un pareil moment !… Reprenez votre bon sens,commandeur !
– Sire, je dois partir. Il lefaut !
– Ha ! gronda l’empereur, voilà ceglorieux survivant d’Aversa et de Pavie !
– Sire ! Sire ! Moncongé ! éclata Ulloa dans une explosion de détresse.
Charles-Quint se redressa dédaigneusement. Unsourire de froide cruauté plissa ses lèvres.
– Votre congé ?… Vous l’avez !…Courez à Séville, tandis que nous courons aux arquebuses flamandes,si toutefois nous échappons au poison ou au poignard que nousréserve peut-être votre ami le connétable. Allez. Rien ne vousforce à exposer votre vie comme nous – nous qui n’avons entenduqu’une voix : celle de l’honneur !
– Majesté !… Ce sang que vousoutragez, vingt fois, pour vous, a vu le jour !
– Non, non, s’écria l’empereur dans un deces impétueux retours dont il avait l’art. Non, de par saintJacques, je n’ai pas voulu t’offenser, Ulloa ! Maissonges-y : nous sommes à une heure où tout ce qui est Espagnoldoit oublier famille, parents et enfants. Décide toi-même : jet’en laisse le soin !
Une altière expression de sacrifice s’étaitétendue sur le visage du Commandeur : au risque de toutmalheur, il ne supporterait pas qu’il pût donner prise au soupçon…Jamais un Ulloa n’avait fui le danger !
– Je reste ! dit-il avec fermeté. EnFrance ou dans les Flandres, sire, si vous êtes menacé, on sauraqu’Ulloa était à son poste et qu’il est mort comme il a vécu :pour la gloire de l’Empire.
En même temps, il se découvrit. Vers le ciel,vers le même point précis du ciel, il darda un étrange, uninexprimable regard de désespoir et d’orgueil, et d’un accentterrible cria :
– Vive l’empereur !…
Ulloa n’a pas laissé de mémoires, commequelques hommes de guerre de son temps, Montluc, par exemple. Mais,dans ses papiers, parmi des rapports relatifs au voyage deCharles-Quint et aux conditions possibles d’un traité depaix définitif avec François Ier, on retrouva nombre denotes à lui personnelles pour la plupart écrites en français,datées et numérotées en bon ordre. De ces notes, nousextrayons le bref et curieux fragment qui suit. Pour la commoditéde la lecture, nous en avons légèrement arrangé le texte, en lerespectant dans son essence.
« Au 19e de novembre, jour deSainte-Isabelle. – Revenant de Bayonne où j’avais laissé monsieurle connétable qu’on peut dire aussi brave que l’était le fameuxBayard, mais avec plus de subtilité dans l’esprit ; metrouvant à une bonne demi-lieue du bac de la Bidassoa, tout joyeuxde l’heureuse nouvelle que j’apportais à Sa Majesté, d’ailleurssain de corps et d’âme, j’ai été étonné par une pesante tristessequi, à l’improviste et sans raison aucune, est tombée sur moi commeun coup d’estramaçon, et j’ai pensé que mon heure de mourir étaitvenue.
« J’ai donc arrêté mon cheval, beaudestrier, par ma foi, noble présent de monseigneur le Dauphin, carce jeune prince est digne de son valeureux père, pour les caresseset les cajoleries. Or j’ai pu, grâce à Dieu, vérifier que j’étaisplein de vigueur et de santé. Voyant que la nuit noire m’allaitsurprendre dans ce chemin du diable où les charrettes à bœufs ontcreusé des ornières à s’y briser les os, j’ai voulu me remettre àun bon galop, et c’est alors que j’ai entendu la voix.
« Je suis resté sur place, frappéd’horreur, tout couvert d’une sueur glacée, ayant bien compris dèsle premier instant que ce n’était pas là une voix vivante.
« Elle s’est élevée d’abord comme unepauvre plainte qui hésite et doute de l’accueil qui lui sera fait.Puis elle s’est affermie et est devenue un gémissement, mais nonconforme à l’idée que, d’après les livres, je me faisais dugémissement des âmes en peine. Elle semblait venue du dehors, jeveux dire d’en dehors ce monde d’ici. Et elle suivait une route,comme ces étoiles qui, parfois traversent le ciel : au lieud’une étoile qu’on voit, une étoile qu’on entend. J’ai comprisqu’elle cherchait quelqu’un parmi les vivants. Les saints me soienten aide, c’est moi qu’elle cherchait. Bientôt elle s’est éteinte.Mais, plus triste, plus faible, cet appel est venu me frapperencore comme je débarquais du bac.
« Une troisième fois, dans le moment oùle Sanche d’Ulloa qui est moi et que je connais écoutait les bonnespromesses de Sa Majesté, un autre Ulloa qui est dans moi et que jene connaissais pas. – Dieu juste ! est-ce bien moi qui écrisceci ? est-ce bien moi qui ose soutenir que j’ai été deux enun ? Mais comment pourrais-je m’exprimer autrement – oui, parle ciel, j’ai bien senti qu’il y avait en moi deux Ulloa, et quel’autre, celui que jamais je ne connus, l’autre, dis-je, l’autreMoi écoutait la Voix… la voix si faible alors, si tenue, et de siloin venue… elle semblait agoniser, et c’est là que je l’aireconnue, et j’ai cru que la terre s’effondrait. Ô ma fille, vivantportrait de ta mère, ô ma chère Christa, c’est toi quim’appelais !
« Fasse la Vierge que Sa Majesté ait ditvrai et que ceci ait été seulement une illusion venant de la grandefatigue que j’ai éprouvée en cette difficile ambassade. Je veux, jedois le croire. L’empereur ne saurait se tromper.
« Pourtant j’ai fait partir mon écuyer àfranc étrier pour Séville. Diego est brave. Il a de la ruse. S’il ya un danger, il saura le découvrir et l’écarter. Mais je dois fairemieux ; si le bienheureux saint François daigne s’interposeret protéger mes enfants, je promets cinq cents carolus d’or à soncouvent situé proche mon palais et dans lequel se trouve le tombeaude mes pères où m’attend ma bien-aimée femme.
« Et que Notre-Dame de SantaIerusalen soit témoin de ce vœu ! »
Franchissant l’espace et le temps,transportons-nous maintenant à Séville, en la matinée de ce jour oùle commandeur d’Ulloa devait éprouver l’étrange phénomène que nousavons exposé tel qu’il se produisit. Nous sommes donc à l’aube dece 19 novembre 1539, et voici, encore endormie, l’antique demeuredes Ulloa que de beaux jardins entourent de toutes parts, exceptésur la façade qui borde la rue de las Atarazanas. Lesétoiles pâlissent. Le frisson de l’aurore palpite dans l’airdiaphane. Tout est silence, paix et douceur dans la pure atmosphèreet dans Séville assoupie, déserte.
C’est à cette indécise et charmante minute oùnaissait un jour nouveau qu’une porte s’ouvrit sur l’arrière dupalais, et qu’ils apparurent, lui et elle, marchant du pas languideet léger des amants, en se tenant par la main.
Certes, elle était noblement etharmonieusement belle ; mais ce qui faisait qu’on n’eût pu lavoir sans être frappé d’admiration, c’était l’amour qui nimbait sonfront, le rare et précieux amour qui chantait dans sa voix, dansson geste, dans son attitude… le pur amour définitif et parfaitdont tu étais comme resplendissante, ô Christa !
Il était plutôt de petite taille, mais il eûtété impossible à un artiste de lui trouver une faute de proportion.Le plus fin raffiné des jeunes seigneurs de la cour eût voulucopier sa sobre élégance, à la fois nonchalante et nerveuse, maisl’eût vainement tenté. Sa figure, qui n’offrait rien deremarquable, était loin de cette impeccable beauté que, d’après lalégende, on serait porté à lui attribuer ; elle étaitrégulière, pourtant, éclairée par deux beaux yeux bruns passionnés,qui semblaient naïfs. Mais ce qui étonnait en lui, c’était cetteévidente, sincère et prodigieuse volonté de vivre, qui rayonnaitsur ses traits. Il paraissait, dans chaque minute, surpris et ravique la vie fût si bonne, si indulgente, si merveilleuse ; etil portait dans son cœur cette inconsciente certitude qu’elle luiréservait toutes les félicités. À le voir aspirer l’air, lesparfums, l’amour, jetant aux étoiles, aux parterres fleuris commeen été, aux oliviers tors, à son amante, indifféremment, le mêmeregard avide et caressant, on eût deviné son indomptable assuranceque tout ce qu’il y avait été mis pour lui, son inextinguible soifde joie et de bonheur, sa foi irréductible dans l’universellebeauté saisie, prise au vol, étreinte, dans chaque instant, danstout et partout : et tu marchais avec une suprême confiancecomme si le monde eût été ton bien, ô Juan Tenorio, ô donJuan !
– Et je ne m’en repens pas, disaitReyna-Christa. Le pourrais-je ? Est-ce que je sais seulementsi j’ai une pensée à moi, un rêve où tu ne sois pas, une volontéqui ne soit pas la tienne ? Tu es venu, Juan, et tu m’as prismon âme. Est-ce que je puis me repentir ?
– Il ne faut pas, vois-tu. Et pourquoi terepentirais-tu ? Quel blasphème ce serait, Seigneur !
– Mais, mon père ? soupira-t-elle entremblant.
– Ton père ? Eh ! ton père tedira devant moi : « Tu as bien fait, chère Christa, tu astrès bien fait d’aimer ce bon Tenorio qui t’aimetant ! »
– Est-ce bien sûr ? fit-elle,palpitante. Oh ! dis, es-tu bien sûr que Sanche d’Ulloa nemourra pas du déshonneur que j’ai apporté à son nom ?
– Quel déshonneur ?… Tenorio vautUlloa, je pense, pour l’antiquité de la race et les hautsfaits !
– Ce n’est pas cela, cher Juan. Je suisen faute. C’est un crime, tu le sais !
– Quelle enfant ! Quelle enfant tufais ! Mais c’est qu’elle frissonne !…
– J’ai peur, murmura-t-elle,défaillante.
Il la saisit dans ses bras, la réchauffa deses baisers, puis se recula pour la contempler.
– Comme tu es belle ! Mais vrai,comme tu es enfant ! Eh bien, écoute : Tu connais bien cebon père franciscain, le révérend Dominique ? Je l’ai conquis,ce digne moine, et demain… demain il consent à nous unir. Ha !Que dis-tu de cela ? Allons bon ! Voilà qu’ellepleure !
Elle était toute blanche de son bonheur :elle se tenait toute droite, sans un geste, et de ses yeux levésvers le ciel, les larmes, les douces larmes de ravissement, une àune, tombaient, et une à une, son amant les buvait. Et ellebalbutiait :
– Demain ! Oh ! cher, cherJuan, comme tu es bon d’avoir pitié de moi ! Tu disdemain ? Quel jour béni ce sera demain ! Demain, jenaîtrai une deuxième fois à la vie ! Oh ! le beau matin,mon cher Juan, cher époux de mon cœur ! oh ! tant de joiedans ce ciel pur et dans le ciel de mon âme !
– Mais… mais… mais, calme-toi !disait-il en riant. Demain, sur le coup de midi, dans la chapellede Saint-François, si révérée de ton vieux père, tu seras monépouse devant les hommes, comme tu l’es déjà devant Dieu…
– Demain ! Mais, seigneur !D’ici à demain, nous n’aurons jamais le temps de toutpréparer ! s’écria-t-elle en riant à travers ses larmes.Comment trouver des témoins ? Y songes-tu, mon Juan ? Ilfaut des témoins…
– D’abord, dit-il gravement, nous enavons déjà un, le plus doux, le meilleur, Christa : tamère ! Ta mère qui dort dans la chapelle de Saint-François, tamère qui nous regarde et nous bénira…
Elle jeta un cri, tomba à genoux, etl’ineffable prière qu’elle murmura eût fait frissonner cette mèrequ’elle invoquait… mais sa mère n’était pas là !
Et lui ?…
Lui !… Eh bien, il était sincère. Tout cequ’il disait était scrupuleusement vrai !
Sa prière finie, Christa saisit les deux mainsde Juan et les couvrit de baisers. Il la releva et la tint dans sesbras.
– Ensuite, dit-il, écoute : ils nesavent pas qui j’épouse. Ah ! je te jure que leur curiositéest à vif. Qui diable peut consentir à épouser cet écervelé de donJuan ? Je veux leur donner une bonne leçon. Vois-tu leurébahissement, demain, quand ils te verront, quand je leurdirai : voilà, seigneurs, Juan Tenorio épouse la plus noble,la plus pure, la plus belle !
– Et qui sont-ils ? fit-elle avecune adorable impatience.
– Rodrigue Canniedo, le fils dusénéchal ; Luis, seigneur de Zafra ; Fernand, comte deGirenna ; don Inigo de Veladar, voilà les témoins. Les quatreplus beaux noms de Séville. Les fous veulent absolument me fêteraujourd’hui, et, une heure après midi, je dois dîner avec eux, chezCanniedo.
– Et je veux, dit-elle, que ma nourrice,ma bonne Nina, soit présente demain. Et aussi dona Elvira, maduègne. Et ma chérie, ma Léonor !… Canniedo est notre cousin,réfléchit-elle ; je suis surtout contente que celui-là assisteà notre union.
Au nom de Léonor, Juan Tenorio avaittressailli. Mais il dit :
– C’est pour cela que j’ai choisiRodrigue le premier. Mais enfin, enfin ! je connaîtrai donc tachère Léonor ! Dire que je n’ai pu la voir encore !Comme, par tout ce que tu m’en dis, elle doit être aimable… et sibelle !
– Belle ? fit Christa dans unsourire. Figure-toi l’aurore un jour de printemps, voilà le teintde Léonor. Figure-toi l’harmonie de nos harpes, voilà la voix deLéonor. Figure-toi le sourire d’un bouquet des plus jolies fleursde prairie, voilà l’esprit de Léonor…
Juan Tenorio avait baissé la tête… Ilécoutait…
– Que rêves-tu, cher Juan, querêves-tu ? Dis-le-moi.
Il tressaillit encore et dit :
– Quant à ton père, voici : demain,après la cérémonie, je monte à cheval… Nuit et jour, autant que mesforces me le permettront, je voyagerai jusqu’à ce que j’aie rejointSanche d’Ulloa.
Une ombre voila le bonheur de Christa, commeces nuages qui passent sur le soleil. Mais c’était une vaillantefille et le repos de son père passait, dans son cœur, avant sespropres joies.
– Nous séparer si longtemps !dit-elle. Quelle douleur ce sera pour toi, mon Juan ! Et pourmoi ! Mais va, je te comprends. Dieu te conduise et t’inspireles paroles qu’il faudra !
Ils étaient arrivés à une petite porte percéedans le mur d’enceinte et ouvrant sur une ruelle. Don Juanreprit :
– Tu as compris ? Quand je serairesté huit jours seulement près d’Ulloa, il m’aimera, j’enréponds ; il ne pourra plus se passer de moi. Alors, je luiavouerai tout : notre amour, notre faute, notre mariage. Et,m’agenouillant devant lui : « Noble seigneur, luidirai-je, n’effacerez-vous pas la faute en bénissant votrefils ?… » Et il nous pardonnera, c’est sûr.
Et don Juan ne mentait pas.
C’est bien ainsi qu’il voulait agir. Tel étaitbien le plan qu’il était résolu à exécuter.
– C’est sûr, répéta Christa, toutefrémissante de joie. Cher fiancé, ta résolution est comme cesbaumes qui brûlent et font souffrir, mais qui guérissent la plaie.Je serai digne de ton courage, tu ne me verras pas pleurer à tondépart. Va, maintenant, car voici le jour… Non… reste encore…Oh ! ne pas te voir jusqu’à ce soir !
– Mais, tu sais, à midi, comme tous lesjours, tu me verras passer sous tes fenêtres…
– Te voir un instant, de loin, c’est sipeu ! Mais c’est égal, n’oublie pas. J’attends toujours midiavec tant d’impatience ! Allons, pars. On sonne la cloche pourle réveil des serviteurs. Adieu, cher Juan, Sainte Madone, dit-elleen joignant les mains. Notre-Dame de la Miséricorde, soyez assezbonne pour toujours donner bonheur, force et prospérité à JuanTenorio, mon noble époux ! Et que béni soit-il pour tant defélicité qu’il daigne m’apporter en cette douce matinée, aube de mavie !…
Onze heures sonnèrent à l’horloge de lachambre de travail, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue delas Atarazanas. C’était une très belle salle ornée de fauteuils àgrands dossiers, de vastes armoires, de riches bahuts, magnifiquesmeubles sculptés dans ce goût imaginatif et brillant de larenaissance espagnole.
Au fond, dona Elvira, assise sur un tabouretde bois incrusté de nacre, tournait une à une les pages de sonmissel, en remuant les lèvres bien qu’elle ne sût pas lire.
Dans l’embrasure de la fenêtre du milieu, àl’ombre de la jalousie baissée, Christa filait au rouet et le légerbruit cotonneux de la roue précieusement ouvrée faisait dans lapaix de cette salle un vague murmure plus apaisant encore. Et ellesongeait :
« Encore une heure et il passera… il fautque d’ici là, j’aie tout dit à Léonor… Il le faut… Je ne dois pasattendre plus longtemps… Seigneur, donnez-moi le couraged’oser ! »
Assise à une table, Léonor s’appliquait àremplir une grande feuille de parchemin d’une malhabile etlaborieuse écriture. Et, mêlés au cri guttural des limonadiers, àla joyeuse invite des marchandes d’oranges qui parcouraient la rue,on entendait parfois le grincement soudain de la longue plumed’oie, ou un soupir d’écolière au travail, ou une exclamationdépitée.
– Santa Virgen ! Commentfais-tu pour écrire une lettre en moins de deux heures, Christasavante ? Moi, il me faut trois jours, et je ne trouve que despauvretés à dire à notre aimé seigneur père ! Ah ! pauvreLéonor, tu es sotte, va, plus sotte que l’alcade mayor de Séville,avec son nez rouge et ses lunettes !
– Écoute, Léonor, approche, murmuraChrista. Tout à l’heure, il va passer quelqu’un dans la rue…quelqu’un que je veux que tu regardes…
– Et quand ? s’écria Léonor.
– Dans une demi-heure, dit Christa, enjetant un coup d’œil à l’horloge.
– Et qui ? interrogea Léonor.
Elle s’était penchée, et dans son regardrayonnait la profonde tendresse qu’elle portait à Christa.Ah ! comme elle l’aimait ! C’est que Christa, pour elle,était à la fois la plus douce des compagnes, la plus aimante dessœurs, la plus indulgente des mères…
Léonor avait saisi les deux mains de Christa,et toute son attitude disait son infinie affection.
Et c’était une adorable créature, d’unemerveilleuse richesse de cœur ; dans ses grands yeux, toutensemble rieurs et pensifs, ce qui éclatait et forçait le respectet emportait l’admiration émue, c’était la splendide, la radieuseinnocence d’une âme immaculée, c’était l’intrépidité d’un espritferme et lucide, c’était la souveraine loyauté d’un être pétri decourage et de fierté… Elle reprit :
– Et qui donc, Christa chérie, qui donc,sinon ce beau gentilhomme qui, depuis un mois, tous les jours, àmidi, passe lentement et lève les yeux sur cette fenêtre ?Ah ! je t’étonne ? Mais j’ai tout vu tout de suite,moi !
– Tu as… tout vu ! bégaya Christaépouvantée.
– Sans doute, et je me disais :jamais ma douce Christa n’osera, à elle seule, s’enquérir du nom etde la famille de ce bel amoureux, et lui, si discret, si timide,n’osera jamais s’aventurer jusqu’à notre père, il faut donc que jem’en mêle… Et voici que tu vas enfin t’ouvrir à moi ! Tul’aimes donc ? Tu sais donc qui il est ? Comment lesais-tu ? Dis ! Parle, ma Christa adorée, dis-moi tonamour, à moi, puisque notre mère n’est plus, puisque notre père estloin…
Pâle, mais résolue, Christa se leva.
– Ce moment m’est terrible, dit-elle,mais je dois le subir, Léonor, c’est tout mon secret que tu vassavoir…
– Comme tu trembles ! Tu me faispeur ! Ne parle pas, ne me dis rien ! Léonor t’aime assezpour consoler ta peine sans vouloir la connaître.
– Je dois tout dire, ma Léonor !Ah ! voici la Nina. Venez, Nina. Venez aussi, Elvira.Asseyez-vous, Elvira, vous m’avez vu naître ; autant qu’il fûten vous, vous avez remplacé ma mère. Nina, depuis mon enfance, vousconnaissez toutes mes pensées. Et toi, Léonor, pour mon cœur, tu esla rosée du ciel. En l’absence du père, c’est vous qui êtes mafamille et devez m’entendre…
Bouleversées par ces apprêts, elles lacontemplaient, la soutenaient de toute la force de leurtendresse.
– Cette histoire, depuis sa premièreminute jusqu’à l’instant où nous sommes, dit-elle avec unetouchante dignité, vous la saurez toute… et vous jugerez. Il lefaut, car demain…
Son angoisse, subitement, s’évanouit. Sonvisage s’illumina.
– Car demain, continua-t-elle d’une voixaltérée par un afflux de joie puissante, demain, toutes trois, dansla chapelle de Saint-François, vous devez assister au plus grandévénement de ma vie…
L’intuition de ce que serait l’événement fitirruption dans leurs esprits. Mais parmi le conflit des espéranceset des alarmes suscitées domina la certitude que ce qui attendaitdemain la fille aînée d’Ulloa, c’était une félicité définitive etsûre.
Christa leva les yeux sur l’horloge etsourit ; dans quelques minutes, ce serait midi ! Par unegracieuse superstition d’amour, elle avait voulu que le solennelaveu de sa faute coïncidât avec le passage de Juan sous cettefenêtre. Son sein palpita. Et, d’un accent de simple, de fièrefranchise, elle commença :
– C’est une histoire à laquelle j’ose àpeine croire moi-même. Voici donc… Je… non : avant tout,parlons de Lui ! Sachez d’abord que son nom est don JuanTenorio…
La grande porte de la salle s’ouvrit soudain àdeux battants. L’intendant du palais parut. Et il prononçaceci :
– Faveur d’un pressant entretien estdemandée à Christa d’Ulloa par dona Silvia, ÉPOUSE DE TRÈS NOBLEJUAN TENORIO.
Le formidable coup de foudre frappa Christa enplein cœur. Tout s’abolit en elle en un fracas de cataclysme. Elleresta debout. Mais elle n’eut ni un soupir, ni un frisson, ni rienqui laissât l’illusion de la vie. Seulement, cette sensations’installa en elle qu’une cloche, dans sa tête, sonnait à toutevolée, et, parmi les sanglots de l’airain, elle ne distinguait queces mots : Épouse de Juan Tenorio ! épouse de JuanTenorio ! épouse de Juan Tenorio !
De son regard étrangement dilaté, en une brumede rêve, avec la subconscience qu’elle allait s’éveiller à uneréalité consolatrice, elle vit là Nina et Elvira, lividesapparences reflétant sa propre horreur, elle vit Léonor touteblonde dans une nuée de feu… et, surgissant de la porte, cettefunèbre chose noire, ce spectre vêtu de deuil… la mort !…l’épouse qui venait… s’avançait… s’arrêtait près d’elle.
– Épouse de Juan Tenorio ! épouse deJuan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christarigide.
Léonor, vaillante et prompte, se jeta devantelle, et déjà son cœur intrépide tentait désespérément d’espérerque peut-être… ah ! peut-être le Juan de l’épouse n’était-ilpas le Juan de la fiancée.
Dans les yeux limpides de la vierge, Silvialut cette vacillante pensée.
– Il n’y a pas deux Juan Tenorio !…dit-elle lentement.
Avec une irrésistible douceur, elle écartaLéonor.
– S’il y a doute, ce doute tombe, carvoici midi. Voici l’heure où, tous les jours, don Juan passe sousses fenêtres… Regardez… voyez… le voici !… Christa d’Ulloa,reconnaissez-vous celui que, demain, dans la chapelle du couvent deSaint-François, vous devez épouser ?
Juan Tenorio apparaissait dans la rue. Ettandis que l’horloge, un à un, dans l’effroyable silence, laissanttomber ses douze coups graves et lents, il passait, léger,gracieux, étincelant de jeunesse et de vie… Un instant, moins d’uninstant, il s’arrêtait, levait les yeux ; et nul, sinonl’amante, n’eût pu comprendre que son sourire à peine esquissémurmurait : Je t’aime !…
– Moi, je le reconnais, achevait donaSilvia. C’est lui l’époux qu’il y a un an je me suis donné dansSanta-Maria de Grenade.
Léonor se couvrit le visage de ses deux mains.Elvira, avec un grand cri, s’enfuit en courant, sans savoir. LaNina, dans un coin, s’effondra sur ses genoux et se mit enprières.
– Épouse de Juan Tenorio ! Épouse deJuan Tenorio ! sanglotait la cloche dans la tête de Christarigide.
Quelques jeunes filles passèrent en chantantet on entendit leurs frais éclats de rire.
Don Juan n’était plus là…
Léonor se sentit touchée au bras. Elle ouvritles yeux et vit que dona Silvia lui présentait un parchemin.
Brave jusqu’au bout, obstinée à elle ne savaitquel suprême espoir, elle le saisit, et mot par mot, avec uneattention concentrée, elle se mit à le lire.
Et, authentifiée par le sceau de l’archidiacrede Santa-Maria, portant la signature de sept gentilshommes deGrenade, c’était l’attestation du mariage de don Juan Tenorio avecSilvia Flavilla, comtesse d’Oritza, célébré en toute intimité àl’autel de San-Pedro, le 14 octobre de l’an 1538.
Léonor baissa la tête… elle était vaincue. Deses doigts tremblants, la feuille s’échappa, tomba et resta là, surles dalles…
Alors, dans un geste d’une indicible noblesse,dona Silvia leva le long voile de crêpe qui la couvrait, etl’auguste beauté de ses traits apparurent parmi les dévastations dela douleur. Dans les yeux qu’elle fixa sur Christa, il n’y avaitpas d’autre sentiment que l’aube d’une sublime pitié…
– Ce n’est pas moi que je suis venuedéfendre… ni vous, Christa d’Ulloa… c’est lui ! c’est lui quej’ai voulu défendre… le défendre du sacrilège que demain il eûtconsommé… le défendre des supplices qui l’attendaient en ce mondeet de l’éternel châtiment qu’il se préparait dans l’autre…
Elle s’arrêta. Puis, dans un effrayantsourire, exhalant sa détresse et son amour… oui, son indestructibleamour tout-puissant dans l’agonie de son cœur :
– Il est sauvé… Adieu, Christad’Ulloa ! Pardonnez-lui comme je lui pardonne !
Elle laissa retomber son crêpe et se retiralentement. Arrivée à la porte, elle se retourna un instant. Et cefut étrange : ce n’est pas à Christa, mais à Léonor !…c’est à Léonor qu’alla son dernier regard où se levait, cette fois,l’aube d’une sorte de curiosité farouche… et elle disparut.
D’un plus mortel accent, l’implacable cloche,dans la tête de Christa, debout et rigide, à toute volée,répétait : « Épouse de Juan Tenorio ! Épouse de JuanTenorio ! Épouse de Juan Tenorio ! »
Il était deux heures… Depuis midi, depuis laminute de la catastrophe, elle n’avait eu ni un mot, ni un geste,ni une plainte, ni une larme. Deux heures déjà qu’elle sentaitpeser sur son cœur l’épouvantable poids du désespoir… et lorsqu’ende rares et fugitifs instants elle parvenait à prendre conscienced’elle-même, la catastrophe lui apparaissait incroyablementlointaine et inexistante ; elle se voyait soi-même, illusoireapparence étrangement paisible, de beaucoup moins réelle que lesdécevantes créations d’un rêve.
Elle était étendue dans son lit, immobile, lesyeux grands ouverts.
Les détails familiers de sa chambre semontraient clairement à ses yeux attentifs : ce fauteuilantique, cette petite table mauresque, ce beau portrait de sa mère(une des premières toiles de Luis de Vargas), ce prie-Dieu, dans unangle sous une madone d’albâtre, ces personnages héroïques destentures…
C’est avec indifférence qu’elle voyaitd’innombrables figures inconnues s’agiter autour d’elle, apparaîtreet s’en aller avec la même soudaineté, les unes tout en pleurs,d’autres souriant d’un air bizarre et contraint.
Dans cette foule qui, minute par minute, serenouvelait constamment, elle ne s’étonna pas de remarquer son pèreet sa mère animés à une vive conversation. Elle leur parla. Ils nerépondirent pas. Elle en éprouva une légère contrariété, puiss’attentionna à suivre les ébats d’un groupe de jeunes fillesdansant la volta.
Par intervalles réguliers, elle entendittonner le canon comme le jour de la fête du Saint-Sacrement ;elle pensa qu’elle devait se lever pour suivre la procession etvoulut s’en expliquer à Léonor qu’elle voyait penchée surelle ; mais elle s’épouvanta de l’épouvante qu’elle lisait surce cher visage, et elle se tut.
Sa mère sortit en lui faisant un signe qu’ellene comprit pas, et aussitôt, une femme en grand deuil, d’une voixéclatante, cria :
– Faites venir l’épouse !…
Elle en fut passagèrement agitée decompassion, puis s’appliqua à écouter Amarzyl, le célèbre médecinmaure, qui disait :
– La cruelle vérité, Léonor d’Ulloa, jevous la dois, car vous seule… voici : il faut qu’elle pleure.Cela seul peut la sauver… Essayez, pauvre enfant… faites-lapleurer… et peut-être…
Les brouillards s’épaissirent. Elle commença àdescendre, et la chute se précipita. Elle esquissa quelquesmouvements des mains pour se retenir aux draps. Les bruitss’éloignèrent, et il n’y eut plus que la déchirante prière deLéonor dont elle percevait les sanglots et les supplications, etvoici l’ultime forme que prit son désespoir :
– Comme elle pleure, Dieu puissant !Oh ! pleure, pleure, ma Léonor bien-aimée, pleure puisqu’il adit que les larmes vont te sauver, pleure sur mon front flétri,pleure sur le secret de mes lèvres, pleure sur mes yeux sanslarmes, pleure sur la rose fanée de ton jardin… pleure puisque celane m’est pas permis, à moi… pleure puisque jamais, plus jamais jene dois pleurer… ô chère Léonor, ô anges !… ô heureux demainbéni du Seigneur… ô douce aurore…
Et sans doute vous eûtes pitié, ô archanges, ôNature miséricordieuse, car, comme trois heures sonnaient, sesmains, doucement, se joignirent ; plus doucement encore sonsein se souleva, et son dernier souffle s’envola…
Alors, alors seulement, tandis qu’on emportaitLéonor, tandis qu’une sourde rumeur de gémissements secouait lepalais, alors, ô Christa ! les larmes jaillirent de ton cœurcomme d’une urne brisée, alors seulement tes yeux de mortelaissèrent rouler sur les lis de tes joues, ces purs diamants de tahonte sacrée que tu avais été trop fière pour verser vivante…
Accompagnées de deux guitaristes, les sixdanseuses entrèrent, vives, légères, pareilles à des sylphesrieurs, et tout aussitôt, castagnettes aux doigts, s’entraînant,s’excitant de leurs cris, elles commencèrent une merveilleuse, uneétincelante sarabande qui fut un tourbillon de poses lascives,têtes renversées, reins cambrés, hanches désordonnées…
Ils battirent des mains, crièrent bravo,trépignèrent, enfiévrés d’admiration, et quand ce fut fini,Canniedo leur fit présent de six beaux bracelets d’argent. Veladar,Zafra, Girenna vidèrent leurs poches dans leurs petites mainsfrémissantes, mais Juan Tenorio leur donna à chacune un baiser, etl’une d’elles lui dit :
– Il n’y a que vous, seigneur Juan, pourpayer royalement des ballerines telles que nous…
Et les folles disparurent dans un bruissementde soie, gazouillant et riant.
Ils reprirent leurs places, Canniedo, Girenna,Veladar, Zafra, tous les quatre à un même côté de la table, JuanTenorio tout seul sur l’autre bord – singulière dispositionimaginée peut-être pour lui faire honneur. Et maintenant, uneinvisible musique versait ses langoureuses harmonies dans la salle,la grande salle à manger du palais Canniedo, imposante avec sesluxueux dressoirs en citronnier incrusté d’orfèvreries, sesaiguières de vermeil, ses tapisseries à fil d’or, ses cristauxtaillés à Venise, ses statues de marbre portant des corbeilles defleurs et de fruits rares. Sous la direction d’un majordome armé desa baguette d’ébène, des valets chamarrés s’activaientsilencieusement au service.
Il était plus de quatre heures, et voiciqu’elle touchait à sa conclusion, cette fête donnée à Juan Tenoriopour honorer le dernier jour de son aventureuse indépendance, pourmagnifier son abdication, pour célébrer son renoncement à uneroyauté d’amour que nul n’avait pu songer à lui contester. Et donJuan disait :
– Rodrigue, l’officier qui a élaborél’impériale ordonnance de ce festin, est un pur artiste ! ilfaut que tu l’appelles ici : ma chaîne d’or est à lui !Mais…
– Tu fais erreur, interrompit Canniedo.Penses-tu donc que nous aurions confié à un subalterne le soin dedresser le plan d’une telle journée, quand c’est de toi qu’ils’agissait… de toi !
– C’est donc à ton génie que je bois,Rodrigue ! Sois fier : tu as étonné don Juan !Mais…
– Tu n’y es pas, interrompit encoreCanniedo. J’établis ici une vérité historique : mes noblescompagnons ne m’eussent pas laissé agir seul, cette fête est notreœuvre commune… est-ce vrai, seigneurs ?
Girenna, Veladar, Zafra s’inclinèrent avec unegravité cérémonieuse. Mais reprenant vite leur gaieinsouciance :
– Tu es notre hôte à tous lesquatre ! dit Veladar en riant. À ta santé, JuanTenorio !
– Tu nous appartiens à parts égales,ajouta Zafra en riant plus fort. À ta santé, JuanTenorio !
– Ma part contre une galiote chargée d’orje ne la cède pas ! conclut Girenna. À ta santé, JuanTenorio !
– À vos santés, mes chers hôtes, princesen élégante magnificence ! Donc, je dis bien, j’ai admiré lesromances de vos chanteurs, et la grâce de vos ballerines, et cesmusiques me charment parce qu’elles m’évoquent d’irréalisablessonges. Honneur à ces divines grappes de muscat glacé, et gloire,mes hôtes, gloire à la fée inconnue qui fut capable de pétrir cesvoluptueuses pâtisseries, gloire à la seigneuriale cave qui recèleces alicantes parfumés, ces lumineux xérès, mais… mais… sij’osais…
– Ose. Tenorio, dis-nous la faute quenous avons pu commettre…
Les yeux brillaient. Les visages prenaient desteintes de rose vif. Et les cervelles s’échauffaient…
– Une faute, vous l’avez dit !reprit don Juan d’un accent de conviction et comme s’il eût parléd’un dogme ; une faute impardonnable que je n’ai jamaiscommise, moi, toutes les fois que j’ai eu à traiter de vrais amis –et que pourtant je vous pardonne, car le plaisir est une difficilescience à laquelle bien peu sont en état de prétendre. À vossantés, chers seigneurs… Voici ce qui manque ici : lesoleil ! le soleil des yeux féminins qui eût dû illuminervotre œuvre !
Ils éclatèrent de rire, et les coupes,joyeusement, se touchèrent. Zafra s’écria :
– Eh quoi, Juan ! La veille même deton mariage ?…
– Et pourtant, ajouta Canniedo, tu aimessûrement celle que demain tu épouses ?…
– Je l’adore, répondit don Juan avecexaltation. Par ce qu’il y a de plus sacré au monde, son bonheurm’est plus cher que la vie. Mais comment un cœur d’hommepourrait-il n’avoir qu’une fenêtre ouverte sur le ciel ?Dites, mes hôtes, dans la rue, dois-je détourner mon regard decette duchesse qui passe, belle comme une déesse du mont Ida, ou decette servante qui, sur la tête, porte sa jarre d’eau fraîche, avecun geste arrondi de son bras nu, qui la fait pareille à unecanéphore de cette fête athénienne ?
– Juan ! Juan Tenorio, serais-tupaïen ?
– Païen ou chrétien, qu’importe ?Une minute, elles sont à moi, elles appartiennent à mes yeux quisavent… qui ont appris à regarder. Sans elles, la rue était griseet triste. Elles paraissent et tout est lumière…
– Ah ! Juan Tenorio, cherJuan ! De nous tous, c’est toi le plus sage !
– Le plus sage ou le plus fou,qu’importe ? Mais pensez, chers seigneurs, pensez au rêveurqui atteint la chimère et, parce qu’elle se brise entre ses doigts,s’élance vers une autre chimère. Pensez au demi-dieu à la recherched’un nouveau fruit d’or toujours plus suave que le dernier cueilliet dérobé au jardin des Hespérides. Pensez au chevalier qui, àpeine un horizon franchi, se met en marche vers le mirage d’un pluslointain horizon…
– Juan ! Juan ! C’est unelégende que tu nous contes-là !
– Légende ou réalité, qu’importe ?Mais avouez, mes nobles hôtes, avouez que tout homme est un peu cechevalier, ce demi-dieu, ce rêveur. Avouez que nul ne baisse lesyeux pour ne pas voir la beauté qui passe. Avouez que le rêve quise lève alors est le même dans tous les cœurs des fils de la terre.Avouez que ce qui me distingue de vous, et cela seulement, c’estque j’ose, moi, ce que vous n’osez pas oser, c’est que j’engage moneffort à tenter de faire vivre ce rêve que vous cachez, vous, parceque vous en avez peur !
Les rires fusèrent plus joyeux. Lesexclamations se croisèrent en feu d’artifice. Les applaudissementscrépitèrent. Et le majordome impassible désigna les nouveauxflacons qu’il fallait apporter sur la table.
– Juan, tu dois nous dire combien de cesrêves tu as fait vivre !
– On prétend que tu as dressé une liste,une fabuleuse liste où noblesse, peuple et bourgeoisie figurentsans se jalouser, où se mêlent à l’aventure Navarraises,Madrilènes, Andalouses !
– La liste existe. C’est un fait. MaisJuan la cache en un meuble secret !
– Juan, à défaut de la liste, il faut quetu nous montres ce fameux meuble !
Don Juan posa la main sur son cœur, etdit :
– Le voici…
Il y eut un tressaillement. Les quatre sejetèrent un regard bizarre. Mais les rires éclatèrent de plusbelle.
– Juan ! Juan ! Nous devronsdonc t’ouvrir le cœur pour y lire la liste ?
– Non, non ! Juan lui-même va nousla détailler, et nous dire les noms !
– Les noms ? fit don Juan !Oh ! les noms sont morts, les noms sont descendus à l’éterneloubli. Il n’y a là de vivantes que leurs chères figures… vivantestant que je vivrai.
– Mais, au moins, dis-nous combien ellessont ! Le nombre qui se chuchote est incroyable !…
– Oui, oui ! Juan, tu vas nousavouer le vrai nombre !
– Silence ! cria Canniedo. Vousallez savoir !
Il frappa sur un timbre, et la musique,aussitôt, entra dans une ritournelle très douce, développée sur unthème de plaintes. Invisible comme l’orchestre, d’une voixpassionnée, une femme se mit à chanter des stances dont voicil’approximative traduction :
« – … Sommes-nous dix,sommes-nous vingt – qu’il a suivies, par les tièdes soirées – quil’avons vu se mettre à deux genoux – qui avons entendu sesserments ? – Heureuses folles enivrées de son amour –sommes-nous dix, sommes-nous vingt ?
« – … Sommes-nous vingt,sommes-nous cent – qui lui avons donné lèvres et âmes – qu’il abrûlées du feu de ses baisers – qui avons cru voir le ciel en sesyeux ? – Pauvres folles trop sûres de son amour. – Sommes-nousvingt, sommes-nous cent ?
« – … Sommes-nous cent,sommes-nous mille – qu’il a damnées et puis rejetées – quifouillons en vain nos cœurs. – Et nous n’y trouvons plus même unelarme ? – Funèbres folles, spectres de son amour. – Si l’onnous compte, nous sommes mille… »
Don Juan, la figure dans les deux mains,écoutait, dans le ravissement de son émotion, courbé sous lesaccents de la cantatrice, extasié en un tel charme que des pleursglissaient entre ses doigts, tandis que sur ses lèvres errait unsourire à demi railleur.
Le silence, l’effrayant silence de la salle,tout à coup l’étonna. Il ouvrit les yeux et vit que les valetsavaient disparu. Il n’y avait plus que les quatre seigneurs, devantlui, qui le regardaient fixement. Il se sentit frissonner.
– Elles sont mille, dit Canniedo.Toi-même, tu le répètes, Juan. Mille, ce n’est pas assez :pour couronner cette fête, nous t’offrons la mille et unième.Oh ! rassure-toi, c’est une amante digne de toi, et quimanquait à la liste, et il n’y a pas au monde de nom plus illustreque le sien.
– Elle s’appelle la mort ! direntles trois autres.
À ce moment précis, les rideaux de la fenêtreplacée derrière don Juan se gonflèrent comme si quelqu’un, cachélà, les eût repoussés devant lui en marchant… mais, en réalité, iln’y avait pas un souffle d’air, et la fenêtre était fermée, bienfermée.
Les cinq convives, intensément absorbés par latragique minute qu’ils vivaient, ne prêtèrent aucune attention à cegeste, ce véritable geste des rideaux qui, doucement, revinrent àleur position naturelle.
Canniedo se leva. Son visage était dur etsombre. Il prononça :
– Lorsque le Commandeur d’Ulloa reviendradans Séville et qu’il m’interrogera, il faut bien que je puisse luirépondre, moi, son parent. Je lui dirai : « J’ai malveillé, ou j’ai veillé alors qu’il était trop tard… Mais vous devezme pardonner, car j’ai vengé votre honneur. » Et Christa,peut-être, oubliera elle-même sa faute et ton souvenir quand ilsseront scellés sur ta pierre tombale… Je bois à toi, Juan Tenorio,et te dis adieu !
Il vida son verre d’un trait et, dégainant sonpoignard, le planta devant lui dans la table.
Don Juan se croisa les bras et dit :
– Christa m’oublier !… Allons donc,Rodrigue ! Quand tu auras scellé ma tombe, je n’en serai queplus vivant en son cœur !
Veladar se leva et prononça :
– Comme allié des Flavilla d’Oritza, jereprésente ici dona Silvia, ton épouse, Juan ! Je pense quececi doit te suffire. Je bois donc à toi, Tenorio, et te disadieu !
– Inigo, cher Inigo, cria don Juan, tu tevantes ! Tu ne représentes que toi-même, et non ma vaillanteSilvia, qui accourrait à mes côtés si elle savait que tu vasm’assassiner !
Le marquis de Veladar tira son poignard pours’élancer. Mais il se contint, et d’un rude coup, enfonça la lamed’acier dans la table, près de celle de Canniedo.
Zafra se leva et prononça :
– J’agis pour le compte de mon frèreCarlos tué raide par la lecture d’une lettre que tu adressais à safemme. Paix à la mémoire de cette malheureuse, morte ensuite, mortede l’horreur que lui inspirait sa trahison ! Mais tu ne medénieras pas, je pense, le droit de parler en leur nom ? Jebois donc à toi, Juan, et te dis adieu !
Il vida sa coupe et enfonça sa dague non loindes deux premières.
Don Juan essuya quelques gouttes de sueur quipointaient à son front, puis s’écria :
– Cher Luis, tu as le droit d’essayer dem’égorger, mais ne dis pas que ma chère Laura a eu l’horreur de monamour. En ceci, tu te trompes, Zafra, je te jure que tu tetrompes !
Girenna se leva. C’était un beau gentilhomme,en pleine jeunesse. Avec une sorte de douceur, ilprononça :
– Vous n’ignorez pas, chers seigneurs,que ma fiancée a pris le voile, voici deux mois, malgré messupplications et celles de sa famille. Vous saurez qu’il y a troisjours, la mère de Rosa a été admise à pénétrer dans le couvent desdominicaines jusqu’auprès de sa fille. Quand elle en est sortie,elle m’a fait appeler. Ainsi j’ai appris que Rosa allait mourir.Ainsi j’ai su enfin pourquoi elle s’était enterrée vivante… tu lesais aussi, Juan Tenorio. Une chose que tu ne sais pas, c’est quej’ai juré de venger Rosa… une enfant de dix-sept ans… commentn’as-tu pas eu pitié d’elle !… je ne parle pas de moi, moi tonami, moi qui t’avais présenté à elle, moi dont tu as détruit lavie… Et moi aussi donc, je bois à toi, Juan, et te disadieu !
– Tue-moi, tue-moi ! cria don Juandans un sanglot ! Tue-moi, Fernand, cher Fernand ! Maisn’insinue pas que Rosa a pu demander qu’on la venge en me faisantdu mal, je ne te croirais pas, et si tu l’affirmes, je t’en donnele démenti !
Le comte de Girenna tira lentement sonpoignard et le planta à la suite des trois autres.
Ces quatre dagues, avec leurs poignées,faisaient des croix : devant les croix, les quatre seigneurss’inclinèrent, puis fléchirent le genou, puis, se relevant,étendirent la main en signe d’irrévocable résolution. Cela se fitavec la gravité du geste espagnol, avec cette solennité d’attitudeque leur donnait leur foi puissante.
– Donc, nous sommes d’accord ? ditalors Canniedo.
– D’accord ! répondirent lestrois.
– Juan, reprit Canniedo, nous net’offrons pas le duel, il s’agit ici d’une exécution. Nous avonslonguement pesé la chose : elle est inévitable. Il y a trop demalheurs sur ton passage. Toi-même tu dois convenir que cela nepeut durer. Nous allons donc te tuer… As-tu l’intention de tedéfendre ?
– Jusqu’à mon dernier souffle !répondit don Juan. Je bois à vous, chers seigneurs – et, ayantlui-même rempli sa coupe, il la vida avec une amoureuse lenteur. Madague, ma bonne dague, forgée pour moi à Milan par l’illustreNegroll en personne, la voici !
Et il la planta dans la table en face desautres.
– Elle vaut à elle seule ces quatre quila regardent. J’ai vingt-deux ans, mes nobles hôtes. Longue est laroute qui s’ouvre à mes yeux éblouis, bordée de fleurs, embaumée deparfums, éclairée par les magiques soleils de l’amour… Ô vie, ô viesi douce, tu me souris encore, et si je meurs, c’est en tebénissant, c’est en te donnant mes derniers regrets que je fermeraimes paupières… Attaquez, chers amis, attaquez bravement, et vousverrez comment Juan Tenorio sait défendre son rêve.
– Un instant ! dit Canniedo encontenant ses compagnons. Tu fais bien de te défendre, Juan. Maisl’issue ne saurait être douteuse : tu ne sortiras pas d’icivivant. Or nous sommes chrétiens, par le ciel ! Donc, si tu asune volonté dernière, dis-la sans crainte. Sur le salut de nosâmes, elle sera accomplie. Est-ce vrai, seigneurs ?
Les trois étendirent la main sur la croix deleurs dagues comme pour s’engager par un serment.
– Une volonté dernière ? dit donJuan. Certes. Et la voici : que ma mort soit tenue secrète.Inventez un long voyage, ou ce que vous voudrez… mais qu’ellesignorent ! qu’elles ne sachent jamais ! que toujourselles espèrent ! Ô Christa, ô Silvia, ô Rosa, ô Flor, ô Pia, ôCarmen, ô Laura… ô toutes… Qui sait quel désespoir frapperait voschères âmes si vous veniez à savoir que Juan Tenorio n’estplus !
– C’est bien ! dit Canniedo. Il ensera ainsi. Tu peux mourir tranquille. Maintenant, défends-toi,Juan Tenorio, car nous venons à toi !
Ils arrachèrent leurs poignards de la table,et don Juan saisit le sien.
Canniedo et Girenna s’avancèrent encontournant la table par la gauche ; Veladar et Zafraexécutèrent le même mouvement par la droite.
Juan Tenorio s’était reculé jusqu’au murauquel il s’adossa. Et là, le poignard au poing, ramassé surlui-même, il attendit, affreusement pâle, tandis que de grossesgouttes de sueur se détachaient de son visage et tombaient jusquesur ses mains.
Les quatre s’assemblèrent au milieu de lasalle, ayant la table derrière eux. Là, ils eurent un arrêt. Unarrêt, non sans une hésitation. Sur leurs figures, pas de haine,mais quelque chose de plus terrible : la conviction qu’ilsallaient détruire une sauvage, atroce, monstrueuse et venimeusebête. Le groupe était sinistre, l’instant funèbre, le silenceformidable.
Tout à coup ils se mirent en marche…
… Et la stupeur les pétrifia ! Là !derrière eux, un fracas ! un retentissant fracas !Verres, cristaux se brisent ! Assiettes, flaconss’entre-choquent ! Tout le service de la table houle, roule,s’écroule !…
Une même impulsion les retourna, et ils virent– effarés d’horreur, ils virent ! – oui, de leurs yeux, bienéveillés, tous les quatre, ils virent, ils virent que la table sedressait debout !…
Tout debout dressée, dressée sur deux de sespieds, dressée d’un air farouche, cabrée comme une furieusecavale ! Elle retomba sur ses pieds de devant pesamment, seredressa, retomba, frappa, frappa des pieds à coups redoublés,frappa comme piaffe la cavale… Soudain elle se tint tranquille… Oneût dit un être qui souffle pour un nouvel effort…
Comment ils se retrouvèrent tous les quatre entas contre la porte, pauvres tremblantes feuilles d’humanitéhappées dans le cyclone du mystère, ils ne savaient. Le fait, c’estqu’ils étaient là, en tas, contre cette porte, cheveux hérissés,faces convulsées, les yeux fous rivés à la table, puis à JuanTenorio, puis encore à la table, et encore à Juan tout raide,appuyé au mur, spectre lui-même, immobile spectre d’épouvante. Etsoudain…
… La table ! la table tressaille, ellefrémit, elle frissonne, elle s’anime ! Quelque part en elle,ni dessus ni dessous, mais en elle ! Des coups résonnent enelle ! des coups secs ou violents, timides ou impérieux, descoups ! et puis… et puis… et puis, d’une secousse elles’ébranla ; elle se mit en route ! elle s’avança !…elle s’avançait par son travers, d’une marche oblique, alorssemblable par l’allure à quelque titanesque crabe… elle s’avançait…elle venait… elle courait…
… La table se ruait sur don Juan !…
Contre la porte, parmi des râles, des soupirs,des mots brefs, c’était l’horrible lutte des quatre qui unissaientleurs forces désespérées, qui, des épaules, des coudes, des genouxpoussaient… Ah ! de quelle poussée forcenée ils poussaientcette porte… cette porte qui n’était pas fermée ! qu’ilsn’avaient qu’à tirer en dedans ! cette porte qu’à la fin,Seigneur ! ils parvinrent à défoncer pour, d’un frénétiqueélan, se jeter hors le mystère infernal, hors la salle possédée,hors le palais maudit !… jusque dans la rue, jusque dansl’église du Refugium peccatorum, où on les trouva évanouisprès de la grille du maître-autel…
Ce ne fut qu’un mois plus tard que, sauvés dela fièvre, guéris de l’énorme choc mental, ils purent raconterl’incroyable aventure. On dut les croire pourtant : interrogésséparément par l’Official de la Suprema Inquisicion, ilsrefirent le même récit et donnèrent les mêmes précisions, ainsiqu’il appert des procès-verbaux qui en furent dressés.
En conséquence de leurs déclarations, la tablefut solennellement brûlée par la main du bourreau sur la placeordinaire des exécutions, en présence des confréries et du clergé,au milieu d’un immense concours de peuple. Le logis Canniedo futdémoli. Sur son emplacement, de par la sentence intervenue, lesquatre, à frais communs, firent élever un monument expiatoire.
Don Juan Tenorio avait disparu.
Jamais plus on ne le revit dans Séville…
Et longtemps, bien longtemps encore, les gensse signèrent et frissonnèrent en passant devant l’inscriptioncommémoratrice, et, de père en fils, se répétèrent :
– C’est ici le lieu où se trouvait latable sur laquelle don Juan signa son pacte avec le démon…
C’était le septième jour après l’événement –Canniedo, Zafra, Veladar et Girenna étaient encore en plein délire– c’était donc un matin, le septième jour après la mort de Christad’Ulloa.
Dans une cour du palais, deux solides écuyers,fortement armés, montés sur de vigoureux chevaux, attendaient,entourés d’officiers dont chacun donnait une dernière instruction,apportait une suprême recommandation.
– Bon, bon, disaient les deux braves,nous en répondons sur notre vie, et nous avons fait l’Artois etl’Italie !
– Gare à qui s’approche ! Bonsoir,camarade : la pointe de nos rapières à la disposicion deusted !
Un valet d’écurie tenait en bride un de cesfins et nerveux jinietesandalous que si fort, en France,on appréciait sous le nom de genêts. Ce cheval portait une sellemunie d’une corne d’arçon et d’un unique étrier : c’était laselle de dame – usitée encore telle quelle par la modernechasseresse – qui ne fut introduit chez nous que par Catherine deMédicis, mais qui, dès la fin du quinzième siècle, avait supplanté,en Espagne et en Italie, l’antique et peu gracieuse sambue. Unhomme d’armes inspectait et vérifiait toutes les pièces de ceharnachement.
Toutes les têtes, soudain, sedécouvrirent : sur un perron apparut Léonor d’Ulloa, escortéede l’intendant du logis, de duègnes et d’officiers. Elle portaitune robe de velours gris, jupe longue, corsage serré à la taille,en somme une amazone : à l’inverse de l’habillement masculinqui a été bouleversé, il est curieux de constater combien peu s’estmodifié le costume féminin ; on retrouverait dans les âgespassés le type de chaque nouvelle mode, et les Angevines portentencore le hennin d’Isabeau de Bavière.
Mais à la ceinture de Léonor luisait lefourreau d’une dague courte et acérée, vraie arme de bataille.
Elle descendait le perron, achevant de passerà ses mains des gants en peau de chamois qui lui montaient auxcoudes. Et sa démarche était empreinte d’une si jolie résolution.Il y avait une si naturelle fierté en ses souples attitudes, sapâleur mettait à son cher visage un peu maigri une si touchanteexpression que les larmes en venaient aux yeux des serviteursassemblés, et que les gens d’armes en grommelaient tout bas desjurons par quoi ils tâchaient d’exprimer leur vénérationadmirative.
– Je vous prie tous, tremblaitl’intendant, je vous supplie de vous souvenir que c’est malgré moi,malgré même la volonté de monseigneur le sénéchal.
– Calmez-vous, dit Léonor avec douceur.Ce n’est ni par lettre ni par messager que le Commandeur d’Ulloadoit être informé. Il faut que moi-même… Dieu puisse me dicter lesparoles capables, sans le tuer, d’apprendre à mon père…
Son sein se gonfla. La voix lui manqua…
– Mais au moins,au nom du ciel ! qu’une suffisante escorte…
– Je dois aller vite. Soyez rassurés,tous. La bravoure de ces deux compagnons m’est connue – et j’ai monvaillant Moreno, dit-elle en flattant le front du genêt. Ah !Reno, ce n’est plus d’une galopade aux bords du Guadalquivir qu’ils’agit !… Allons, maintenant, attendez-moi ici ; venez,Elvira…
Elle se dirigea vers une issue donnant sur lechemin de los Anjeles, qui séparait le palais du couvent desfranciscains. Les têtes se courbèrent. Les cœurs murmurèrent :Sembla una reyna hermosa…
Il n’y avait qu’à traverser ce chemin presquetoujours désert, et on pénétrait dans la chapelle deSaint-François.
La symbolique ogivale y régnait, mais separaît de l’étincelante robe arabesque. Le gothique était bien soninspiration, mais s’y drapait d’une capricieuse décoration qu’oneût dite empruntée à l’Alhambra : elle était d’un temps oùl’art chrétien consentait encore à fraterniser avec l’art arabe,ayant été bâtie vers 1406. C’est en suite d’un vœu que don RuyMelchior d’Ulloa l’avait édifiée – sous condition que lui et sesdescendants y auraient leur tombeau.
Elle se dressait au flanc oriental del’enceinte, et son portail regardait une avenue intérieure dumonastère ; mais par une entrée de côté qui restait ouverte desix heures du matin à midi, elle permettait à tout venant d’yentendre la messe ou d’y faire ses dévotions : les pèrespossédaient dans le cloître une deuxième chapelle plus humble, poury remplir les devoirs que leur imposait la règle de leur ordre.
Elvira s’arrêta devant le chœur et seprosterna.
Léonor franchit la balustrade et contournal’autel.
Là, sous l’abside, s’étendait le souterrain oùreposaient les Ulloa. L’entrée en était couverte par une grandiosedalle de granit au chevet de laquelle veillait un chevalier demarbre, la tête nue, son casque à ses pieds, les deux ganteletsappuyés à la croix de son épée. Sur cette pierre, l’un au-dessousde l’autre, avec la date, l’âge, une brève formule résumant chaqueexistence, funèbres annales, se suivaient les noms de ceux quidormaient dans ce caveau, depuis don Ruy Melchior jusqu’àMaria-Elisabeth, épouse du Commandeur don Sanche. On avait commencéà graver une inscription dernière… mais elle n’était pas terminée,et les ciseaux restés là attendaient que l’ouvrier vînt finir designifier qu’encore un être était descendu dans la nuit… Onlisait :
L’an 1539, le 19e jour de novembre
en sa vingtième année
très pure et très pieuse
Reyna-Chris
Et ce fut la vue de ces outils épars sur ladalle, cette inscription inachevée, ce nom tronqué comme une viequi se brise, ce fut cela qui provoqua la crise de douleur. Léonortomba à genoux et, la tête enfouie dans ses bras, éperdument, semit à sangloter.
Debout à quelques pas derrière elle, don JuanTenorio la contemplait…
Le coup d’épouvante l’avait terrassé d’abord,comme les quatre. Sa force d’expansion vitale et, peut-être sonirréductible scepticisme, lui avaient épargné les longs pourparlersavec le délire ; le quatrième jour, la fièvre avait abandonnéle champ de bataille ; le sixième il était debout. Mais,l’esprit encore assiégé de ce qu’il croyait des fantasmes, il setint au logis, tendit sa volonté à ordonner ses souvenirs etdéblayer son imagination.
Du méthodique et lucide travail auquel il sesoumit, il résulta que Canniedo, Zafra, Girenna, Veladar avaientrésolu sa mort parce qu’ils avaient appris des choses qui,sûrement, d’après tant de précautions qu’il avait prises, eussentdû leur rester à jamais inconnues. Son véritable tourment futd’établir comment il avait pu se tromper au point que cesprécautions vraiment très fortes fussent restées illusoires.
Cet obscur problème le retint deux heures etc’était beaucoup ; car, dès longtemps, il s’était imposéd’accepter les événements accomplis en écartant avec vigueur touteenvie de rechercher leur origine… à quoi bon poser lepourquoi ? Le fait était ou n’était pas. Voici la solutionqu’il adopta :
Le fait était que les quatre avaient voulu letuer… Eh bien, il nia le fait ! Il le nia sans appel. Il lebiffa. Mais alors… quoi ? Eh bien, le xérès et l’alicanteexpliquaient l’aventure ! Dans la réalité, les quatren’avaient pas dit un mot de Silvia, ni de Christa, ni de Laura, nide Rosa. Comme d’ordinaire, après une de leurs ivresses, il lesavait quittés joyeux et paisibles, pas très sûr ni du lieu ni del’heure. Il était rentré chez lui, sans trop savoir. Pour une causeignorée, indifférente d’ailleurs, la fièvre l’avait saisi. Lafièvre ! C’est la fièvre qui avait inventé les quatrepoignards luisants et tremblotants, la pointe dans la table, et lesinsouciants bons amis s’érigeant en justiciers, en bourreaux, etcette formidable vision, preuve définitive de l’inanité de toute lascène : la table se dressant, marchant sur lui, prise defolie ! Est-ce qu’une table peut marcher toute seule ailleursque dans les rêves ? Est-ce qu’une table peut devenirfolle ?… C’était une suggestion des vins trompeurs, donc toutle reste…
Très bien.
Restait ceci : Christa avait dû venirdans la chapelle de Saint-François. Que pouvait penserChrista ? Et que lui pourrait-il dire, lui ? Cettequestion, il l’écarta, tout simplement. Il refusa de se mettre enquête de l’explication qu’il fournirait. Recherche inutile. Jamaisil n’avait consenti d’avance à adopter un plan – c’est une chaîneaux mains, un boulet aux pieds. Mais sur l’instant, dans un éclairde génie, créer la manœuvre nécessaire ! Inspiré parl’événement, lancer le mot définitif ! D’une pensée libre desentraves de la préméditation, laisser jaillir, étincelant,irrésistible, vainqueur du doute, le mensonge sauveur, le sublimemensonge plus vrai que la vérité, l’unique mensonge qui estcelui-là même qu’on n’eût pas trouvé si on l’eûtcherché !…
Donc, ni l’heure abolie, aussi heureuse outerrible qu’elle eût été, ni l’heure à venir, aussi espérée ouredoutée qu’elle pût être, ne sollicitaient ni cette tête ni cecœur : seule la minute présente avait droit à son effort.
Satisfait d’avoir ainsi balayé les scories quilui encombraient la cervelle, il s’endormit d’un bon sommeil exemptde songes, et, dès le point du jour, plein de force et de gaieté,sûr de lui, sûr de sa chance au jeu de la vie, s’en vint rôderautour du palais Ulloa.
Pour la dixième fois, il parcourait la ruellede l’Escrimidor et entrait dans le chemin de los Anjeles, patient,certain que l’occasion se présenterait d’elle-même de parler àChrista… Christa ! Mais c’est à peine si ce nom se présentaitencore à son esprit ! Christa ! Mais tout ce préparatifd’un mariage glissait, fuyait de son souvenir, s’évanouissait enune lointaine reculée !… Pourtant, c’est bien pour Christaqu’il était là. Il le disait. Il se l’affirmait… Tout à coup, ilvit Léonor.
Il ne la connaissait pas. Mais, sanshésitation, il la reconnut… C’était elle !
Le temps de s’avancer en s’imposant une marcheindifférente qui le faisait grelotter, et il fut dans lachapelle.
Pourquoi ? Quelle raison ? Pasd’autre que celle-ci : Léonor y était.
L’infaillible, le prompt coup d’œil du maîtrejugea la situation. Personne dans la nef – si ce n’est, là-bas,tout au fond, une forme noire écroulée sur un prie-Dieu :quelque veuve, sans doute ; cela ne comptait pas. Seule, laduègne, devant le chœur, était à éviter. Le glissement de don Juanvers l’autel, derrière lequel sûrement se trouvait Léonor, fut unchef-d’œuvre. Était-il ce pilier ? Était-il ce saint depierre ? Était-il cette chaise ? Il fut tout cela. Et ilfut le silence. Il passa, insaisissable. Au point le plus éloignéde dona Elvira, preste, souple, il enjamba la barrière… La seconded’après, son regard avide s’abattait sur Léonor… Ilbalbutia :
– Quoi ! Tant de charme en savirginale attitude !… Quoi ! Tant de grâce en lasplendeur de ce corps harmonieux !… Quoi ! Si belle, siau delà de la beauté supposée par ma misérable imagination !…Est-ce moi qui, à d’autres qu’elle, est-ce moi qui ai pudire : Je t’aime !… Non, non, mes lèvres ont menti, mabouche a blasphémé, car voici, oh ! voici enfin ! voicicelle que cherchait mon inquiet amour ! La voici ! C’estelle ! Et je l’aime ! Et jamais je n’ai cessé del’adorer !…
Il ne voyait pas que Léonor pleurait…
Elle pleurait doucement, la crise apaisée. Detoute l’ardeur de sa confiance, elle récitait les prières que samère, jadis, lui avait apprises ; mais tandis que s’égrenaitle murmure des mots latins dont le sens, parfois, lui échappait,son cœur parlait à la morte…
La sensation qu’elle était épiée, soudain,l’oppressa.
Le malaise qu’elle en éprouva la fit seretourner : aussitôt elle fut debout… et lui, doucements’agenouilla !
Elle le regarda…
Ébloui, il ferma les yeux – et dans l’instantles rouvrit, buvant à longs traits le délice de sa contemplation.Elle eut un mouvement de retraite… mais non ! Que pas un motne frappât cet homme et ne le marquât d’infamie, cela lui sembla unnouvel outrage au nom d’Ulloa ! La révolte de sa douleurmettait une flamme dans son regard, une flamme qui le brûlait, lui,et dont il se délectait. Et elle, amèrement, se concentrait enChrista… Christa abusée, flétrie, assassinée. Son fronts’empourprait. Et lui, se jurait que jamais incarnat plus suaven’avait coloré plus pur visage. Elle cherchait, ah !vainement, dans sa tête où s’entrechoquaient les pensées, ellecherchait la parole qui fût capable de traduire cet atroceressentiment dont elle vibrait tout entière comme une lyre troptendue… impulsivement, elle fit un pas… Il tendit lesbras !
Elle vit cela !…
Et ce geste fut le déclenchement. Ce geste,par une obscure association d’idées, elle l’interpréta comme lasupplication d’un condamné qui, dans les affres dernières,tente d’implorer sa grâce… Un condamné à mort ! Ceterme s’érigea dans son esprit sans qu’elle l’eût appelé, vraimentcomme s’il y eût été mis par une volonté qui n’était pas la sienne…et elle parla.
Ce fut étrange. Rigoureusement, elle parlasans savoir ce qu’elle disait. Ses propres paroles ne furent pourelle que des sons. Confusément, il lui parut que ses lèvres étaientdevenues le docile instrument d’une intelligence qui échappait àson contrôle. Mais cette impression veillait au plus profond de sonêtre que ces mots, avec une suprême exactitude, énonçaient cequ’elle aurait voulu exprimer.
Voici ce qu’elle disait :
« Juan Tenorio, vous êtes condamné.Désespéré, maudit, c’est sous la main d’Ulloa que vous succomberez…sous la main glacée du père de Christa… sous l’étreinte ducommandeur… »
Elle se détourna alors et se retira ; et,certes, jamais souverain juge ayant édicté la sentence de hautejustice n’avait pu atteindre à pareille noblesse de maintien etd’allure.
Don Juan, relevé d’un bond, s’élançait…Quelqu’un le saisit violemment au poignet… la forme noire entrevueau fond de la chapelle… Silvia !… L’épouse !
L’imprécation qui gronda sur ses lèvres sebrisa net, et un imperceptible tressaillement témoigna seul de sonétonnement à reconnaître, en telle minute, l’épouse légitime qu’ilcroyait à Grenade. Avec douceur, il dégagea son poignet, se penchasur la main de Silvia et longuement la baisa : on eût dit unamant qui retrouve une maîtresse adorée. Et tout de suite, d’unmouvement de caresse, il souleva le voile, le lui arrangea enarrière.
– Laisse-moi te voir. Laisse-moit’admirer. Dire que c’est toi ! Quelle hâte, Seigneur, j’avaisde rentrer à Grenade ! Maudite soit cette mission qui me futconfiée de par l’ordre de l’empereur, puisque si longtemps elle m’aséparé de toi ! Comment as-tu su mon arrivée à Séville ?Et comment savent-elles toujours où est celui qui les adore ?Elles savent, voilà tout ! Ah ! j’ai dû parcourirCastille et Navarre, Estramadoure et Aragon… Silvia est la plusbelle, Silvia reste souveraine en mon âme ! Mais… mais…pourquoi ces crêpes ? Oh ! pourquoi ce deuil ?
– Le deuil de ton amour, Juan !
Il pâlit. Mais reprenant vite sa gaietétempérée d’émotion :
– Que dis-tu ! Mon amour, par leciel, mon amour est vivant dans ce cœur qui, loin de toi, ne batqu’à peine, et à ton seul aspect… Ah ! pose la main sur lui etvois comme il se remet à palpiter !
Elle se tint toute droite, sans un geste.
– Quand finiras-tu, dit-elle, quandfiniras-tu ta carrière d’imposture ? De quel front parles-tuainsi, et comment espères-tu que je puisse te croire ?Malheureuse, je t’aime encore ! Malheureuse ! Levoudrais-je, que je ne pourrais arracher de moi cet amour que je tegarde tel que je te le jurai ! Mais ne pense pas que je soisvenue implorer une affection dont je te délie. Ce qui m’enchaîne àtoi, c’est ma volonté de te sauver, Juan, cette heure estsolennelle, et Dieu nous entend. Écoute une pauvre femme dont latriste beauté effacée ne peut plus rien sur toi, mais dont l’âmechrétienne ose espérer et tenter de délivrer la tienne. Sois-ensûr : tu me trouveras entre tes victimes et toi. Tant que jevivrai, autant qu’il sera en mon pouvoir, je t’épargnerai denouveaux crimes… Tais-toi, tais-toi ! tes mensonges en un tellieu briseraient peut-être le ténu lien de miséricorde qui retientsur ta tête la justice du ciel ! Je te suivrai. Partout où tuseras, je serai ! Tu doutes ? Sache donc que, depuis sixmois, je t’ai enveloppé d’un réseau de surveillance. Tes trahisons,je les connais toutes, et chacune d’elles m’a poignardée.Longtemps, j’ai pu espérer que toi-même, à la fin, tu te feraishorreur. Maintenant, c’en est trop. C’est moi qui ai prévenuChrista d’Ulloa ! Prévenu Veladar ! Prévenu Zafra !Prévenu Canniedo ! C’est moi ! Mon seul tourment estd’avoir trop tardé à commencer, mais je dois continuer. Tu es aubord de l’abîme, je t’empêcherai d’y rouler, et par là même, jesauverai tant d’infortunées que tu condamnes au désespoir !Frappe-moi donc du coup mortel, si tu veux te libérer de moi !Ou, si tu m’épargnes, arrête, Juan, arrête ! Et renonce àmeurtrir un cœur qui ne sait plus où trouver la force de souffrirencore !
Il avait écouté tête baissée, tantôt livided’une vague terreur, tantôt rose d’une sorte de plaisir, parfoistout souriant et parfois agité d’un frisson glacial.
Mais quand elle se tut, il éclata d’un rirefrais et sonore.
Puis, d’un accent de sensibilitésincère :
– Moi te frapper ? Moi !frapper une femme ! Et quelle ? Silvia, ma Silviaelle-même ! Tu ne le penses pas, chère âme ! Et cela seulsuffit à me prouver que tu ne crois pas un mot de ce tissu decalomnies qu’on t’aura présentées pour exciter ta jalousie. C’estégal. Penser que ma Silvia m’a suivi jusque dans cette jolieéglise…
– Tu te trompes ! dit-elle enl’interrompant d’un geste de désespoir farouche. Ce n’est pas toique je cherchais ici ! Tous les matins, depuis trois joursqu’on l’a mise là, j’y viens pour supplier Christa…
Un tressaillement le secoua.
– Supplier Christa ?…Ici ?…
– Pardonnez-lui, Christa !Pardonnez-lui comme je lui pardonne !
– Tu dis cela ?… À Christa ?…Ici ?…
Elle le reprit par le poignet, l’entraîna,éperdu, jusque devant la dalle du tombeau, et elle dit :
– Christa est ici !…
Il n’eut pas un mot, ne baissa pas la tête,demeura debout, raidi contre le choc ; mais sans qu’il y prîtgarde, ses bras retombèrent au long de son corps ; et de sesyeux rivés à ce nom inachevé, deux larmes roulèrent, hommagesuprême à la mort, suprême insulte à la vivante, puis deux autres,et d’autres encore, sans arrêt, silencieusement. Elle s’étaitreculée, elle regardait pleurer don Juan !
Et il lui sembla que ces larmes… ah ! ceslarmes que, sans même essayer de les cacher, il donnait à uneautre, c’étaient des gouttes d’un poison corrosif tombant sur soncœur, à elle, son pauvre cœur de femme, d’amante trahie, d’épousedélaissée ! Et ce spectacle, aveu désormais irrévocable de latrahison, lui devint une mortelle torture ; elle éprouvaqu’elle défaillait, elle en eut honte, et alors elle s’en alla,forme noire toute courbée, qui se traîna dans la nef déserte, elles’en alla de son pas morne et découragé, comme si elle s’en fûtallée de sa dernière espérance…
Longtemps après, Juan Tenorio, à son tour,sortit de la chapelle de Saint-François.
Il se dirigea, courant presque, vers lagrand’porte du palais Ulloa.
Quoi ? Que voulait-il ? Tenterquelque audacieuse folie ? Non, non. Il voulait… Oh ! ill’avait juré à Christa ! Il voulait se jeter aux pieds deLéonor ! crier son repentir ! implorer humblement lepardon régénérateur !
L’officier à qui il s’adressa en disant quelui, comte d’Oritza, sollicitait, pour affaire d’importance,l’honneur d’être reçu par la fille du commandeur, réponditrespectueusement – car Oritza était un nom de grandesse – que donaLéonor était partie pour un long voyage et que depuis près de deuxheures déjà elle avait franchi la Macarena (l’une des quinze portesde Séville, celle qui était située au nord)…
Une minute, Juan demeura immobile… À quoipouvait-il bien songer ?
Et tout à coup, sans transition, le sang montaà ses joues, un éclair jaillit de ses yeux, un sourire illumina safigure. Il leva la tête, aspirant longuement. Dans un de ces cielspresque indigo des automnes andalous, voguaient de légers nuagesd’un blanc d’argent. Une fraîche brise venue des lointaines sierrasmettait dans l’air une exquise gaieté… Dans ce rayonnement de vieet d’amour, don Juan évoquait une image qui le faisait frémir… Etc’était la vision d’une hardie cavalière, étincelante de sa jeunebeauté, infiniment gracieuse en son amazone de velours,chevauchant, vaillante et sans peur, et lui faisant signe, et lemettant au défi…
– Par le ciel !… murmura-t-il,haletant.
Il rêva un instant.
– Où va-t-elle ?… Eh ! parDieu, elle va en France ! Ah ! la brave enfant qui courtcontre Juan Tenorio armer la vengeance du vieux Commandeur !Quelle riche nature ! Et quelle candeur ! Quelcourage ! Et quel cœur ! C’en est fait, ma destinéem’attache à elle. Je t’aime, Léonor ! Je t’aime et suis à toipour toujours !
Ces mots le firent sourire : il lesreconnaissait au passage, il les connaissait trop, tant de fois ilsavaient servi déjà ! Mais son léger haussement d’épaulessignifia qu’il n’était pas besoin d’en chercher d’autres et que cesont ces mêmes mots qu’éternellement elles veulent toutes…
En hâte, il prit le chemin de son logis.
Il se glissait dans la foule, jetant uneœillade au balcon dont une main fine soulevait le vélum pourpre,offrant l’admiration de son regard aussi bien à l’Espagnole auxyeux de feu, vêtue d’éclatantes couleurs qu’à la Moresque au pascraintif, timide, gazelle, se retournant pour la bourgeoiserichement attifée, ou pour la suivante au pied mutin, portant lemissel de sa maîtresse, dans lequel, peut-être, elle vient deglisser le billet d’un galant ; et Séville lui semblait toutentière vibrante sous le soleil, c’était Séville. Séville éveillée,rieuse, pimpante, la prestigieuse Séville alors dans sa gloire,c’était la joie de vivre et d’aimer, c’était la vie quienveloppait, portait, soulevait don Juan charmé, enivré.
Dans cette paroisse de Santiago el Mayor oùdevait naître Bartholoméo Esteban Murillo, il habitait une maisoncélèbre pour son élégance raffinée.
Dans sa chambre, il ouvrit une cassetted’acier ciselé qu’il sortit d’un coffre.
Il la vida sur une table et comptasoigneusement les pièces d’or qu’elle contenait.
– Oh ! fit-il, le viatique me sembleun peu maigre… mais je n’ai pas le temps de le renforcer…Bast ! pour une expédition d’un mois ou deux, ceci pourrasuffire… Jacquemin ! Holà, Jacquemin Corentin !…
Un grand efflanqué de valet se montra aussitôtet tendit à son maître un billet cacheté, en disant :
– C’est d’une senora qui est venue voicidix minutes. Encore une ! ajouta-t-il en aparté. Si j’avaisseulement autant de ducats que j’ai tenu dans les mains de ceslettres ! Quelle rage d’écritoire possède donc lesfemmes ?
Don Juan avait coupé le fil du cachet. Sessourcils se froncèrent. Sa main trembla légèrement.
L’écriture était de Silvia. Voici ce quedisait le papier :
« Arrête, Juan ! Ne parspas ! Renonce à Léonor ! Si tu passes outre à ce suprêmeavis, souviens-toi qu’elle-même t’a dit : DÉSESPÈRE, MAUDIT,C’EST SOUS LA MAIN D’ULLOA QUE VOUS SUCCOMBEREZ, SOUS LA MAINGLACÉE DU PÈRE DE CHRISTA, SOUS L’ÉTREINTE DUCOMMANDEUR… »
Une minute, don Juan demeura songeur, lestraits contractés. Puis il releva la tête, éclata de rire, et unéclair de défi jaillit de ses yeux.
– Donne-moi une cire allumée, dit-il, unpeu pâle. Jacquemin Corentin se hâta d’obéir. Don Juan, à laflamme, présenta la lettre qui, bientôt, ne fut plus qu’une mincefeuille de cendre sur laquelle, un instant, serpentèrent desscintillements.
– Jacquemin, dit-il alors, mes habits devoyage. Mon manteau. Ma longue rapière. Les chevaux. Etvite !
– Nous partons ? fit le valet avecune familiarité naïve mais non exempte de respect. Et oùallons-nous, cette fois ?
– Au diable !…
– Monsieur, je vous crois. Mais par quelchemin ?
– Ne t’en inquiète pas, dit don Juan.Nous serons conduits par un ange !
Nous avons laissé se développer normalementl’action qui se déroulait à Séville, afin de l’amener enconjonction avec d’autres actions convergentes, qui nous conduirontau carrefour où diverses destinées vont se heurter.
Nous pouvons maintenant, nous devons laisserLéonor d’Ulloa, serrée de près par Juan Tenorio, s’élancer vers laFrance, où, bientôt, nous allons la retrouver.
Nous devons, d’un trait rapide, indiquer lamarche du Commandeur d’Ulloa vers le destin qui, de loin, leguettait, l’appelait, l’attirait.
Le 10 novembre 1539, Charles-Quint franchit laBidassoa pour entreprendre cette extraordinaire traversée duroyaume, qui sous les yeux du peuple ruiné par les guerres, ne futqu’une suite d’étincelantes parades et de fêtes que leschroniqueurs du temps nous décrivent avec admiration.
De ce voyage, nous ne retiendrons que ce quiest relatif au Commandeur d’Ulloa, et c’est à ses notes que nousdemandons les précisions nécessaires à notre récit.
Trois brefs extraits vont y suffire.
Nous leur laissons leur simplicité qui,lorsqu’on sait de quel drame l’hôtel d’Arronces devait être lethéâtre, ce qu’avait été Agnès de Sennecour et quel était lepersonnage sauvé par d’Ulloa, près de Brantôme, s’illumine dereflets tragiques.
Voici ces extraits :
DE LA 29e NOTE :
Au 24e de novembre. -… Jedoute qu’il y ait au monde pays plus riche et plus somptueux en sonhospitalité. Ce jour, M. le connétable m’est venu voir et m’aremis des lettres patentes apportées par un messager du roi et parlesquelles ce généreux monarque me fait don et abandon perpétueld’un logis et ses dépendances faisant partie du domaine royalprivé, lequel logis, dénommé hôtel d’Arronces, est sis à Paris,proche le château du Temple.
Voyant combien j’étais touché par cette marquede la royale bienveillance, M. le duc de Montmorency m’asupplié d’user de mon crédit pour faire entendre raison à SaMajesté l’empereur en ce qui concerne le duché de Milan. Je le luiai promis, car la demande du roi de France est juste, et l’empereurse doit à lui-même de tenir son engagement au sujet duMilanais.
Sur quoi le connétable m’a serré dans ses braset s’est mis à me dépeindre l’hôtel d’Arronces, qui est un richelogis autrefois bâti par Louis le douzième. Et il m’a conté que leroi François, voici vingt ans passés, avait donné ce domaine à lademoiselle Agnès de Sennecour qu’il aimait grandement. Mais cettenoble dame étant morte sans postérité ni parenté aucune, l’hôteld’Arronces a ainsi fait retour au roi, qui en dispose maintenant enma faveur.
Peut-être la vieillesse me fait-elle l’espritsoupçonneux et morose. Mais dans le récit du connétable au sujetdes relations du roi et de la demoiselle de Sennecour, j’ai crudeviner des choses qui m’ont donné comme un frisson d’effroi. Etdans les quelques mots embarrassés qu’il m’a dits, touchant la mortde cette infortunée qui, paraît-il, succomba en la fleur de son âgeà une désespérance inconnue, il m’a semblé voir je ne sais quoi desombre et de terrible…
DE LA 37 e NOTE :
Au Ier de décembre. –L’empereur est parti hier de Brantôme, à midi, pour se rendre àAngoulême, où de nobles fêtes lui sont préparées. J’ai dû resterpour visiter en son nom les principaux notables de cette petitecité, qui, sans tant de faste, lui avaient fait le plus touchantaccueil. Et Sa Majesté a voulu que je leur laisse à chacun unprésent, en souvenir de son passage. En sorte que le jour du30e de novembre finissait quand j’ai pu, avec mes quatresuivants, quitter Brantôme pour rejoindre l’escorte. Et bientôt lanuit nous a surpris.
Parvenu à environ trois lieues de pays au delàde Brantôme et ayant devant moi, à cinquante pas, sise au bord dela route, une grande maison carrée dont deux fenêtres du basétaient éclairées, un grand cri en est sorti…
J’ai su ensuite qu’on l’appelle l’auberge dela « Grâce de Dieu », mais qu’en vérité c’est unlogis désert, un coupe-gorge où viennent se concerter ces pillards,écorcheurs, anciens arquebusiers licenciés, qui, depuis la paix,infestent ce beau royaume.
Ayant mis pied à terre et étant entrés, nousavons vu deux grands diables de routiers se sauver par l’une desfenêtres ; sur quoi mes gens les ont poursuivis, mais sontbientôt revenus sans les avoir rejoints.
Sur le sol de la salle éclairée par une torchede résine, j’ai vu, étendu de son long, la main encore serrée surla poignée de sa rapière à demi tirée comme s’il n’eût point eu letemps de dégainer, un tout jeune gentilhomme, la poitrine déchiréed’un coup de dague, et cela m’a donné grand’pitié.
Comme il respirait encore, j’ai lavé et bandéla plaie pour retenir le reste de vie qu’il pouvait avoir ; etnon sans peine, l’avons porté jusqu’au plus proche village où j’aiheurté la porte d’une chaumière dont les gens ont accueilli cegentilhomme, l’ont mis en un lit, et ont fait diligence pour luidonner des soins, le tout de fort bon cœur.
Voyant qu’il ouvrait les yeux, je lui ai ditqui j’étais, et qu’il pouvait avoir toute confiance en moi au casoù il aurait quelque volonté à exprimer. Il n’a pu me répondre quedes choses inintelligibles où j’ai seulement compris qu’il parlaitd’un pont, je crois, puis il s’est affaibli.
J’ai pensé que ce malheureux jeune homme netarderait pas à trépasser ; et, ayant vu dans ses habits qu’ilavait été dépouillé de tout son argent, j’ai donné deux ducats d’orà ces bonnes gens pour qu’ils aient soin de l’enterrerchrétiennement, et nous avons poursuivi notre route.
DE LA 43e NOTE :
Au 7e de décembre.– Le gouvernement de Poitiers est venu à notre rencontreescorté de cinq cents gentilshommes portant des équipements dontchacun était une fortune. Et deux mille bourgeois nous ont fait lahaie, tous vêtus de satin blanc avec passements d’argent, lespourpoints à boutons d’or et les bonnets de velours tout couvertsde pierreries.
Et j’ai eu la grande joie de retrouver enPoitiers le comte Amauri de Loraydan venu du Louvre pour me voir,sur l’ordre du roi. Ce parfait gentilhomme sera près de moi jusqu’ànotre entrée dans Paris.
Nous arrêtons ici nos extraits. Nous en savonsassez sur la marche du Commandeur d’Ulloa.
En fait, nous savons :
Que le roi de France lui a fait don de l’hôteld’Arronces, autant pour le remercier de ce qu’il a déjà fait quepour l’inciter à de nouveaux efforts auprès de Charles-Quint.
Que cet hôtel d’Arronces a jadis appartenu àune demoiselle Agnès de Sennecour qui y est morte.
Que le Commandeur, à quelque distance deBrantôme, a donné des soins à un jeune gentilhomme dont il n’a putirer aucun renseignement.
Que le Commandeur, à Poitiers, a trouvé lecomte Amauri de Loraydan, venu à sa rencontre sur l’ordre deFrançois Ier.
Voilà ce que nous savons.
Et c’est le moment d’appeler sur notre scènecertains personnages dont les faits et gestes ont essentiellementconcouru à la tragédie qui, après des siècles, palpite encore dansla Légende, poétique reflet de l’Histoire.
Le jour même où Charles-Quint franchit laBidassoa, c’est-à-dire le 20 novembre, vers le déclin du jour, uncavalier s’approchait rapidement de Paris.
Il semblait avoir à peine atteint savingt-quatrième année.
Il portait avec une altière aisance un élégantet riche costume de route. Sa mine était fière, son attitudehautaine, son regard assuré, sa figure belle et régulière. Le poingà la hanche, le manteau claquant au vent, il allait, emporté par letrot cadencé d’un magnifique alezan secouant son écume et levanthaut le sabot, il allait, vision de jeunesse et de force,d’opulence et d’orgueil.
Le cheval, soudain, fit un écart ; unmendiant, sa besace nouée au bâton sur l’épaule, tenta de se garer,se courba, se rapetissant dans ses loques, ôtant son bonnet dans ungeste éperdu d’admiration et de crainte – mais le poitrail leheurta d’un choc violent…
Le cavalier ne baissa pas les yeux sur cettepauvre chose qui rampait parmi les flaques d’eau, cherchant à serelever ; et il continua sa route, droit sur la selle, la têtehaute, indifférent, dédaigneux, superbe.
Et nul, à voir la froide insouciance de cevisage, l’insolence calme de cette attitude, nul n’eût pusoupçonner le drame qui se jouait dans la pensée de ce grandseigneur aux prises avec le spectre d’une misère honteuse, de cethomme en plein éclat de sa vie, qui tranquillement discutait samort.
Car voici ce qu’il se disait, tandis qu’il seredressait, rapide apparition de morgue et de faste…voici :
– Demain, midi sonnant, je dois payer aucomte d’Essé huit mille, au baron de Sansac six mille, en tout, sibien je compte, quatorze mille livres perdues sur parole. Demain,midi sonnant, je suis donc un homme sans parole qui ne paye pas sesdettes de jeu, et avant qu’on ne me chasse de la cour, je dois mepasser mon épée au travers du corps. Pourquoi attendre àdemain ?…
Il regardait droit devant lui, fièrement, et,sans un frémissement, songeait :
– Quelques bons coups d’éperon, etj’irais me briser le crâne contre ce mur…
Ses mâchoires se serrèrent. Ses yeux jetèrentun éclair. Il eut un rire terrible.
– Moi ! fit-il à haute voix. Lemeilleur cavalier de Paris ! On rirait trop autour du roi desavoir que je suis mort d’un accident de cheval !Allons ! Attendons ! Par l’enfer, que la fortune passedonc à ma portée d’ici à demain ! Qu’elle passe ! Etmalheur, malheur, malheur à qui me tombe sous la main !
Il atteignait Paris.
Ayant franchi la porte de Nesle entre ses deuxgrosses tours mafflues, il s’arrêta un instant et darda un regardde feu sur le Louvre qui, en face, de l’autre côté de l’eau,dressait dans le ciel gris les silhouettes enchevêtrées de sestoits aigus et de ses girouettes. Parvenu sur la rive droite de laSeine par le grand et le petit pont, il gagna la rue du Templequ’il parcourut dans toute sa longueur, et, à l’angle du chemin dela Corderie, fit halte devant un hôtel dont le portail, aussitôt,lui fut ouvert.
Dans la cour où il pénétra, un valet à salivrée s’élança pour lui tenir la bride et l’étrier hors montoir.Comme il mettait pied à terre, il aperçut, l’attendant, un laquaisportant le hoqueton à fleurs de lis.
– Hé ! Champagne, que meveux-tu ? s’écria le gentilhomme, soudain affable etsouriant.
Le laquais, automatiquement, fit trois pas,s’inclina, et dit :
– M. le valet de chambre du roiinforme Votre Seigneurie qu’elle est attendue ce soir à neuf heurespar Sa Majesté.
– Tu vois, Champagne, j’arrive àl’instant d’Angoulême. Fais savoir à M. de Bassignac qu’àl’heure dite, je serai au Louvre. Mais vite, donnez-moi desnouvelles du roi !
– Merci bien, monsieur. Sa Majesté estmieux en santé que jamais.
– Ah ! que tu me fais plaisir !Et Vulcain ?
– Merci bien, monsieur. Le destrierfavori de Sa Majesté est en pleine vigueur.
– Bon, cela ! Et Fripon ?
– Merci bien, monsieur. Le faucon préféréde Sa Majesté tua hier deux hérons dans les marais de Pincour.
– C’est un oiseau bien précieux,Champagne. Et Vesta ?
– Merci bien, monsieur. La levrette de SaMajesté eut la colique, voici trois jours, parce queMme la duchesse d’Étampes lui donna trop depâtisserie ; mais, grâce à Dieu, ce ne fut qu’une alerte.
– Tu m’as fait frémir, Champagne. Et cecher ami, Bassignac ?
– Merci bien, monsieur. Le valet de lachambre de Sa Majesté est fort bien en cour.
– Oh ! que j’en suis aise !Mais, dis-moi, est-ce que le roi m’a fait demander pendant monabsence ?
– C’est-à-dire, monsieur, qu’à peinefûtes-vous avec M. le connétable et ce seigneur espagnol, jereçus l’ordre de venir, deux fois par jour, voir à votre hôtel sivous n’étiez pas de retour.
– Tends la main, Champagne.
Deux pièces d’or tombèrent dans cette maintendue, et le laquais affirma :
– Nul, pour la générosité, n’égale lecomte Amauri de Loraydan.
Le comte de Loraydan regardait s’éloigner lelaquais royal, et songeait :
– C’est le fond de mon escarcelle qu’ilemporte ! Ce mendiant que je heurtai sur la route estmaintenant plus riche que moi. Et ce roi, ce roi égoïste, ce roiféroce qui ne s’inquiète même pas de savoir par quel miracle jepuis encore paraître en son Louvre ! Demain, que faire ?…Que devenir ?
La sueur de l’angoisse perla à ses tempes. Enune soudaine évocation, il se vit étendu dans du sang, la poitrinetrouée. Il frissonna. Mais secouant rudement la tête :
– S’il faut en venir là, ma main netremblera pas !… Mais tout n’est pas perdu encore… J’ai unenuit devant moi !… Et d’abord, qui sait si ce misérableusurier de Turquand… Une fois encore… essayons !
Sans pénétrer dans l’hôtel, sans repos aprèsla dure étape de la journée, il s’élança et suivit le chemin de laCorderie, voie inachevée, qu’une vingtaine de constructionsespacées bordaient au midi tandis que l’autre côté n’était encoreoccupé que par des clôtures. À cinq cents toises du portailLoraydan et sur le même bord, s’élevait une demeure de bonneapparence, connue sous le nom de logis Turquand.
Face à ce logis, sur la bordure septentrionaledu chemin, une muraille était percée d’une fort belle grille en ferforgé au travers de laquelle se voyait une large allée de tilleuls,et au fond, un massif bâtiment d’aspect seigneurial : mais,inhabité, fermé, il avait ce visage muet et pensif des maisons quiont quelque secret à garder… quelque remords peut-être.
On l’appelait l’hôtel d’Arronces.
Jusqu’à ce jour, quand le comte de Loraydanavait eu besoin de messire Turquand, il l’avait fait venir en sonhôtel : honorer de sa présence la demeure d’un usurier lui eûtsemblé une déchéance. Mais le temps pressait ! Pour l’orgueilcomme pour la vertu, il faut avoir le temps et les moyens…
Dans ce logis Turquand où il venait pour lapremière fois, Amauri de Loraydan fit son entrée en duc féodalvisitant un vassal ; introduit dans la salle d’honneur, il nejeta pas un regard sur les choses somptueuses qui l’entouraient,tapis maures, meubles précieux, objets d’art, qui révélaient à lafois la richesse et le goût du maître.
Messire Turquand apparut, s’approcha du comteet le salua avec déférence.
C’était un homme d’une cinquantaine d’années,de haute taille, vêtu de velours noir.
Il était vigoureux d’aspect, imposant dephysionomie, avec un visage où éclatait une claire intelligence,des attitudes où se révélait cette dignité qui distinguait lesopulents bourgeois de l’époque, mais…
Mais il y avait une tare inguérissable à cetesprit, un mal rongeur, une lèpre dévorante :
Messire Turquand voulait être de lanoblesse !
Orfèvre célèbre, cette personnalité qu’ilavait créée avec du travail, de la patience, du talent, il rêvaitardemment de la noyer dans le flot trouble de la seigneurie.C’était le tourment de sa vie.
– Monsieur le comte, dit-il, c’est ungrand honneur que vous faites à ma maison…
– Messire Turquand, dit le comte,pouvez-vous me donner de l’argent ?
– C’est impossible, réponditTurquand.
Loraydan reçut le mot comme une balle dans lapoitrine. Mais il se raidit et d’une voix calme :
– Ces trente mille livres que vous m’avezremises la veille de mon départ, vous avez eu le tort de me lesenvoyer en or, de sorte que j’ai pu les emporter en mon voyage. Àmon retour, un gentilhomme d’Orléans me les a gagnées aux dés. Jen’ai payé ni Essé, ni Sansac. Le délai de ma parole à ces messieursexpire demain à midi. Messire, prêtez-moi vingt mille livres…
– C’est impossible, dit Turquand.
Loraydan était blême. Ses yeux devinrentvitreux. Mais sa voix continua d’être ferme :
– Tous les usuriers de Paris m’ont ferméleurs portes. Je n’ai pas un écu. Demain, à midi, je serai un hommedéshonoré et je me tuerai. Messire, prêtez-moi quinze millelivres…
– C’est impossible, dit Turquand.
Loraydan se sentit chanceler. Un peu de mousseparut au coin de ses lèvres. Il râla :
– Messire Turquand, vous m’assassinez.C’est sur vous que retombera mon sang.
Turquand se pencha sur Loraydan, et, avec unsourire contraint, la figure bouleversée d’inquiétude comme s’ileût été, lui, le solliciteur :
– Seigneur comte, dit-il lentement,accordez-moi ce que, par deux fois déjà, je vous ai demandé, oui,accordez-moi cette immense faveur, et je vous laisse, à pleinesmains, puiser dans mes coffres…
– Que m’avez-vous demandé ? fit legrand seigneur en essuyant son front ruisselant. Ah ! j’ysuis : d’épouser votre fille !… C’est trop cher, messire,l’usure est un peu forte. J’aime mieux périr de cette main quevoici, d’un bon coup de dague au cœur, que de lentement mourir sousles rires. On voit bien que vous ne connaissez pas le Louvre, etl’accueil qu’on y ferait au gentilhomme qui aurait vendu son nom.Messire, on emprunte sur ses terres ou ses meubles, on n’empruntepas sur son blason… Loraydan ne peut épouser la fille d’unusurier !
Turquand se redressa, un peu pâle, et, avecune tranquille fierté :
– La fille d’un maître ciseleur réputédans Paris !… Monsieur le comte, quand, il y a quatre ans,vous m’appelâtes pour la première fois, j’acceptai sans la discuterl’estimation que vous fîtes de votre hôtel et ses meubles :trois cent mille livres. Or qu’étiez-vous pour moi ? Uneespérance : je rêvais ma fille comtesse, je l’imaginais aurang que lui assignent son esprit et son cœur. Ce rêve, seigneur,vous le brisez…
– Oui ! fit le comte d’un accent dedédain qui atteignait au mépris. N’espérez jamais cela !
– Je n’espère plus !… Quedevenez-vous, dès lors ? Comme MM. de Maugency,d’Essé, de Sansac, et autres : un emprunteur. En sommesdiverses, je vous ai remis quatre cent mille livres…
– Quatre cent mille ! grondaLoraydan avec une intention d’insulte. Comment ? Je veuxsavoir !
Turquand frappa sur un timbre. Une jeune fillese montra dans l’encadrement d’une porte.
– Au fond de mon bénitier, tu trouverasla clef de mon tiroir secret, dit le ciseleur d’un ton bref. Dansle tiroir, il y a un cahier relié. Apporte-le-moi à l’instant. –Votre Seigneurie en croira du moins ses noblessignatures !
Deux minutes de silence, – et la jeune fillereparut, s’avança vers la table près de laquelle étaient assis lesdeux hommes. Le comte de Loraydan, alors, leva la tête, et lavit.
Il la vit !…
Et il lui parut qu’un événement énorme venaitde s’accomplir, et que le monde, soudain, prenait sa vraiesignification ; sa situation désespérée, sa dette écrasante,sa résolution de suicide ne lui furent plus que ces images futileset fuyantes ; la réalité de l’univers se concrétisa en cetteapparition adorablement blonde où le bleu profond des yeux mettaitdes reflets de ciel matinal… il se leva, interdit, se courba, sanssavoir ce qu’il faisait, s’inclina comme on adore… Messire Turquandtressaillit violemment, – et d’une voix qui tremblait un peu,présenta :
– Ma fille Bérengère…
L’histoire de Bérengère tient dans cesmots : depuis six mois, elle aime Amauri de Loraydan… Un jourque le roi est passé rue du Temple avec sa brillante cavalcade,elle a vu le comte. Et cela a suffi. Deux fois, depuis, le hasardle lui a montré. Elle l’aime en secret, sachant la distance qui lasépare de ce puissant seigneur. Et rendons cette justice àTurquand, que jamais, devant sa fille, il n’a prononcé le nom deLoraydan. Elle aime donc sans le dire. Ce qu’il en adviendra, ellene cherche pas à le prévoir. C’est simplement, au fond de son cœur,une imprécise attente. Elle aime, voilà tout.
Instantané avait été cet amour très pur…instantanée a été la passion du comte.
Le premier regard a tout fait. Comment ?Vaine recherche, illusoire débat. C’est une forme des naissances del’amour aussi commune que les lentes cristallisations desentiments…
Bérengère est un ange, Loraydan une bêteféroce, et ces deux êtres s’aiment.
Oh ! nous savons bien que c’est là unebanale aventure. Ce drame, chacun de nous, autour de soi, a pul’observer : homme ou femme, il y a une victime. Toute laquestion est de savoir si le destin, dramaturge infiniment variéparce qu’il se désintéresse de ses acteurs, terminera son dernieracte sur un éclat de rire ou un hurlement de douleur…
Entré au logis Turquand à quatre heures, il enest sept quand le comte en sort. Sa pensée :
– C’est juré. C’est écrit. C’est signé demon nom : Bérengère sera ma femme ! Et qu’importe cequ’on en pourra dire ? Pourrais-je me détacher d’elle ?Quelle ivresse ! Et quel éblouissement ! Comment ai-jepu, jusqu’à ce jour, vivre sans elle ?
Aux bras de son père, Bérengère pleuredoucement ; elle murmure une foule de choses qu’elle ne s’estjamais dites, qui la bouleversent d’un étonnement charmé, parmilesquelles, toujours, reviennent les mêmes mots :
– Est-ce possible ? C’estvrai ? C’est bien vrai ? Il m’aime ? Je serai safemme ? Il l’a dit ?…
Lentement, le comte de Loraydan suit le cheminde la Corderie ; pour atteindre son hôtel, il faut dixminutes : il y met plus d’une heure… La fièvre tombe…l’enivrement se dissipe… il songe :
– Deux millions ! Turquand l’a écritet signé : Bérengère aura deux millions de dot ! Pourcommencer, cent mille livres en or seront demain chez moi !Deux millions ! Quelle arme dans mes mains !… Mais… si jesuis forcé de quitter la cour ? Enfer ! J’entends déjà ceroi fourbe me dire en ricanant que le Louvre n’est pas une retraitepour filles d’usuriers !…
Et Turquand s’ingénie à calmer son enfant. Ilrit. Il exulte. Encore et encore, il refait le récit de lademande :
– Puisque je te répète qu’il s’estpresque mis à genoux, ce fier gentilhomme ! Allons, ne pleureplus. Trois mois encore, trois mois, pas un jour de plus, et tuseras comtesse de Loraydan… comtesse !…
– Le joli titre !… Oh ! c’estun grand seigneur ; mais le titre ne m’est cher qu’à cause delui. Il est ce qu’il est. Il est celui que j’aime. Lesait-il ? Oserai-je jamais ? C’est vous qui devez le luidire, et que ma vie, mon âme, tout ce qui est moi sera pour sonbonheur…
Amauri de Loraydan, enfin, arrive à sonportail. Rude et violente a été sa discussion avec lui-même.Tortueux ont été les sentiers parcourus par son esprit. Maintenant,c’est fait… Il y est. Il a trouvé la solution.
– Renoncer à elle ? Jamais ! Jel’aime ! À la seule idée de la perdre, ma tête s’égare… Je laveux, je l’aurai… Mais… pourquoi me déshonorer ? Quellenécessité de l’épouser ? Aucune !… À moi Bérengère, etaussi ses millions !… Oh ! ce n’est pas de moi que l’onrira… Ma maîtresse adorée… et fêtée avec l’argent de sa dot !…Voilà ce qu’il faut qu’elle soit !…
Une dernière hésitation, ultime convulsion deconscience, et il décide :
– J’aurai cette fille ! J’aurai sesmillions ! Et ils n’auront pas cet illustre nom de Loraydanque, par Dieu ! ils convoitent, elle et son usurier depère !… Amour et fortune !… Malheur ! Malheur !Malheur ! à qui me tombe sous la main !…
Entré dans la cour de son hôtel, le comte deLoraydan appela son valet qui accourut :
– Brisard, demain matin, tu te rendraschez maître Turquand, et aideras son serviteur à transporter icidix sacs. Sois armé : chacun de ces sacs contiendra dix millelivres en or…
Brisard s’inclina avec une stoïqueindifférence : quelle que fût la passagère opulence de sonmaître, il savait qu’il n’en aurait pas miette ; quelle quefût, d’ailleurs, la misère du comte, ses gages lui étaient payésavec une rigoureuse exactitude. Joie ou souffrance, confiance oucrainte, tout signe de sentiment lui était interdit. C’était unemachine à exécuter des ordres. Il était dressé sans qu’il lui fûtpermis de laisser seulement supposer qu’il était une machinepensante. Et l’était-il ?…
Raide et figée, d’une voix où il lui étaitdéfendu de mettre la moindre intonation, la machineannonça :
– Deux gentilshommes viennent d’arriver àl’instant, et attendent M. le comte dans la salle desarmes.
– Qui sont-ils ? demanda Loraydan. –Sansac et Essé, pensa-t-il. Ils sont bien pressés, les chersamis ! les dignes valets de ce rufian de roi !
– Ce sont, répondit placidement Brisard,ce sont M. de Maugency et M. le roi…
– Le roi !…
Le grand seigneur se rua, bondit, se précipitadans la salle où se trouvait son maître, avec toutes les marques dela surprise, de la confusion, de la joie, du bonheur, del’affection, du dévouement, s’élança vers François Ier,assis dans un grand fauteuil armorié, se prosterna à demi, et,emporté par la puissante émotion qui lui faisait oublier touteétiquette, d’un accent de sensibilité débordée de son cœur fidèle,suffoqué, il bégaya :
– Oh ! sire !… Oh !sire !… Jamais je ne me pardonnerai de n’avoir pas étélà !… Oh ! pardon, pardon ! J’ai osé parler sansêtre interrogé par mon roi !…
– Eh ! dit gaiement FrançoisIer, comprends donc qu’il n’y a pas de roi ici !…et tu es chez toi ?
– Chez vous, sire, je suis chezvous ! car tout ici vous appartient…
– Allons, c’est bien… dis bonjour àMaugency, puis tu me raconteras ton voyage.
Loraydan se jeta dans les bras de Maugency,gentilhomme très distingué de physionomie et d’allure, qui reçutassez froidement les démonstrations du comte.
François Ier était fort simplementvêtu d’un drap des Flandres de couleur sombre, qu’il portait avectoute l’élégance native des Valois. Il avait cette figure blafardeet fatiguée que lui donnaient les excès, mais au total, il semblaitjouir d’une bonne santé ; en tout cas,Mme Ferron n’avait pas encore paru dans cetteexistence ; le roi n’était pas encore cet être luttant contrel’effroyable et inguérissable mal qui devait l’emporter huit ansplus tard, tel que nous l’avons présenté dans un autre ouvrage.Quant à sa visite au comte de Loraydan, il était coutumier du fait.Souvent, il lui arrivait d’aller surprendre un de ses gentilshommesfavoris et de lui dire : « Allons courir les rues deParis »…
– Eh bien, qu’as-tu fait depuis tondépart ?
– Sire, dit Loraydan, ainsi que VotreMajesté m’avait fait l’honneur de me le demander, j’ai accompagnéjusqu’à Angoulême les princes et le connétable, mais je me suisattaché à la personne de M. d’Ulloa. À Angoulême, j’ai quittéle seigneur espagnol qui, avec l’escorte des princes, a continué saroute vers la Bidassoa. Rentré ce jourd’hui même, je me préparais àme rendre au Louvre… C’est tout, sire.
François Ier interrogea le comte duregard. Loraydan eut un geste évasif… Maugency se recula.
– Tu peux parler devant Roland, dit leroi en ramenant le gentilhomme d’un signe bienveillant.
– En ce cas, reprit Loraydan, selon lesinstructions que j’ai reçues de Votre Majesté, je dirai que j’aitout mis en œuvre pour gagner la confiance et même l’affection deM. le Commandeur d’Ulloa.
– As-tu réussi ? demanda vivementFrançois Ier.
– Au delà de mon espoir, sire. Et à telpoint que ce digne seigneur m’a proposé d’aller m’établir en sacommanderie de Séville. J’ai donc mis à profit cette estime quim’était témoignée pour essayer de décider M. d’Ulloa àintervenir auprès de Sa Majesté le roi des Espagnes dans le sensque vous m’aviez indiqué.
– As-tu traité la question duMilanais ?
– Oui, sire. Et tous les jours, j’aientretenu le Commandeur du grand désir de Votre Majesté de rentreren possession de ce duché. Selon vos ordres, je lui ai laisséentendre d’abord qu’une paix définitive ne serait qu’à ce prix, etensuite que votre royale reconnaissance serait sans bornes enversqui déciderait l’empereur à cet acte de justice.
– Eh bien ? fit le roi qui écoutaitavec une attention soutenue.
– Eh bien, sire, ces vieux hidalgos sontfins comme des renards. M. d’Ulloa ne m’a donné que desassurances générales, sans entrer dans le positif. Il m’a comblédes marques de son affection, mais n’a rien promis de précis…
Le roi se leva et commença dans la salle unepromenade agitée.
– Je lui ai donné l’hôtel d’Arronces,dit-il, je lui en ai expédié les lettres de donation. Mais je feraibien plus s’il veut parler à l’empereur avec la fermeté nécessaire.Il faut le décider, Loraydan, il le faut ! Je sais quelle estsa grande influence sur l’esprit de Charles. S’il le veutloyalement, le Milanais me reviendra. Le Milanais doit me revenir.Mon honneur y est engagé. Quoi ! Tu n’as pu obtenir unmot ?…
– Sire, dit Loraydan, vous m’aviez donnél’ordre de n’aller pas plus loin qu’Angoulême. Je crois que sij’étais resté huit jours de plus auprès de M. d’Ulloa,j’aurais fini par le décider.
– Rejoins-le, Loraydan, rejoins-le !Parle-lui ! Promets-lui ce qu’il voudra demander. J’ysouscris. Il faut que l’empereur soit prêt à me rendre le Milanaisquand il arrivera à Paris !
– Si Votre Majesté le veut, je repartiraidemain matin.
– Non ! repose-toi trois jours. Maispas plus. Puis, tu gagneras Poitiers et tu y attendras l’arrivée del’empereur. De Poitiers à Paris, tu auras tout le temps voulu pourachever ce que tu as commencé. Et songe que toi-même… je ne t’aijamais rien donné parce que je te sais riche…
– Oh ! sire, ma fortune ne dépassepas deux millions !… Mais elle m’est suffisante, et je nedemande à Votre Majesté que la gloire de la servir…
– Oui, je sais ton dévouement, tondésintéressement. Deux millions ! Je te savais riche, mais pasà ce point. N’importe, si tu réussis, Loraydan, je te donne, à lacour, la charge que tu demanderas, aussi importante qu’elle puisseêtre…
Le comte de Loraydan se courba, autant pourremercier que pour cacher sa joie terrible.
– La fortune ! rugit-il en lui-même.Est-ce enfin la fortune !… Les millions de Bérengère !…Une charge à la cour !… Je deviens l’un des rois de Paris…
– Donc, continua François Ier,tu repars dans trois jours, et vas t’embusquer à Poitiers pourachever la séduction de ce vieux fou. Ha ! ajouta-t-il enreprenant sa gaîté, il fallait voir, au Louvre, ses airseffarouchés, à cause de cette pauvre duchesse (Anne de Pisseleu,duchesse d’Étampes, maîtresse de François Ier. Le royaladultère était officiel et installé au Louvre. Nul n’y voyaitmatière à scandale)… n’est-ce pas, Maugency ?
– J’avoue, dit le gentilhomme, quel’attitude de M. d’Ulloa ne m’a pas donné à rire.
– Oh ! toi, tu es pour la vertu, ettu es de l’ancien temps. Soyons jeune, mort diable ! et vivonsla vie ! Tu vieillis, Maugency, tu vieillis… au fait, quel âgeas-tu ?
– Quarante-cinq ans, Sire : c’est dela jeunesse, puisque c’est l’âge même de Votre Majesté !
– Bon ! À ton compte, j’auraisquarante-cinq ans ? Ce n’est pas possible !… Mais voilàassez parlé de futiles affaires. Songeons un peu à la chosesérieuse entre toutes… au plaisir ! Je vous emmène tous lesdeux.
– Où allons-nous, sire ?
– Près d’ici. Et d’abord, à l’hôteld’Arronces. Depuis que je l’ai donné au Commandeur d’Ulloa,j’éprouve je ne sais quel désir de le revoir… j’y ai laissé un peude ma jeunesse… tu en étais, Maugency… tu te souviens ?
– Oui, sire. C’est là qu’est morte lapauvre Agnès de Sennecour…
– Allons ! dit brusquement leroi.
– À l’hôtel d’Arronces ! rêvaLoraydan. Je verrai la maison où dort Bérengère !…
Les trois gentilshommes sortirent de l’hôtelLoraydan. Le ciel était constellé et la nuit en était confusémentéclairée. Il n’était guère que neuf heures. Mais le chemin de laCorderie était désert…
Comme ils approchaient, ils virent deux hommesimmobiles, accotés à la grille que nous avons signalée.
– Deux truands ! dit le comte deLoraydan.
– Non, fit Maugency, de qui la vue étaitperçante, deux gentilshommes. L’un d’eux, à sa tournure, me paraîtjeune. L’autre peut avoir mon âge.
– Que font-ils là ? pensafurieusement Loraydan. Oui, je vois. L’un de ces deux misérablesest jeune. C’est pour Bérengère qu’il est venu ! Enfer !Qui sait si… Holà, messieurs !… cria-t-il.
Les deux inconnus tressaillirent et semblèrentapercevoir alors seulement les trois gentilshommes arrêtés àquelques pas de la grille.
– Que désirez-vous, messieurs ?demanda poliment le plus âgé.
– Nous désirons que vous vous enalliez ! répondit Loraydan.
– Oh !… Et pourquoi ?…
– Parce que vous nous gênez !
– Loraydan ! Loraydan ! murmuraMaugency.
Le comte frissonna. La jalousie le mordait aucœur. Un flot de sang monta à sa tête. L’insulte jaillit.
– Eh ! ne vois-tu pas que ce sontici deux nocturnes coupe-jarrets !
– Vous dites ? demanda une voixcinglante, et le plus jeune des inconnus se dressa devantLoraydan.
– Je dis, bégaya le comte, je dis qu’àdes drôles de votre espèce…
Il n’acheva pas. La main du jeune homme seleva, partit, s’abattit, le soufflet claqua. Au même instant, lesépées sortirent des fourreaux, Loraydan, râlant de convulsivesparoles de honte et de rage, l’autre, calme, ramassé, prêt à lariposte… Maugency, d’un geste, écarta les rapières, se plaça entredeux adversaires :
– Comte, je prends pour moi la moitié del’outrage, mais j’aime à voir au soleil le sang que je répands. Sices messieurs nous disent qui ils sont, demain matin, ici même…
– Oui ! oui ! Demainmatin ! Au grand jour ! gronda Loraydan. Si Bérengère leconnaît, songea-t-il, si elle l’aime… elle verra ! oui !elle verra comment meurent ceux qui se placent sur monchemin ! Malheur à lui ! Et malheur à elle !…
Le roi s’était reculé et assistait impassibleà cette scène. Maugency continua avec fermeté :
– Messieurs, je suis le baron Roland deMaugency, et voici le comte Amauri de Loraydan. Et vous ?
– Mon nom est Philippe de Ponthus, ditfroidement le plus âgé des inconnus, et voici mon fils :Clother, sire de Ponthus.
– Ponthus ? tressaillitMaugency.
– Ponthus. Je vous connais, Maugency. Etvous me connaissez. Tous deux, ici, jadis, mais pour des besognesdifférentes, nous nous rencontrâmes près de celle qui mourut en cethôtel. Il paraît que notre destinée était de nous battre encore auxabords de l’hôtel d’Arronces…
– Monsieur de Ponthus, laissons le passé.Je vous tiens pour un loyal gentilhomme. Il me suffira donc quevous acceptiez de vous trouver devant cette grille demainmatin.
– Nous acceptons !… Nous serons icià huit heures du matin… Cela vous convient-il ?
– L’heure est excellente. Je vous auraipour adversaire. Et mon ami Loraydan aura l’honneur de se mesureravec Monsieur votre fils. Nous aurons, n’est-ce pas, rapière etmiséricorde ?
– À merveille. Bonsoir, messieurs, et àdemain huit heures !
Philippe et Clother de Ponthus saluèrent et seretirèrent. Bientôt, leurs deux ombres s’évanouirent dans la nuit.Loraydan mâchonnait de sourdes insultes. Roland de Maugency,pensif, baissait la tête.
– Je ne savais pas, murmurait-il, je nesavais pas que Philippe de Ponthus eût un fils…
Le roi se rapprocha et le toucha à l’épaule.Maugency eut un violent sursaut.
– Voilà une rencontre, dit FrançoisIer en riant. N’est-ce pas ce Ponthus qui, un jour,derrière cet hôtel…
– Oui, sire… Il y eut coup fourré. Nousnous touchâmes et tombâmes ensemble. Il y a de cela vingt anspassé, continua Maugency rêveur. C’était la veille même de la mortd’Agnès de Sennecour…
Loraydan, tourné vers le logis Turquand qu’ilcontemplait ardemment et dont il se rapprochait peu à peu, neprêtait aucune attention à ces paroles et même ne les entendaitpas. Le roi était placé près de la grille, et d’une voixbouleversée par l’émotion :
– Voici donc l’hôtel d’Arronces !…Demeure bénie, combien douces furent les heures que je passai souston toit !… Vieux tilleuls, je vous reconnais, et il me sembleque je vois encore ma chère Agnès se promener lentement sous vosombrages. Ah ! jeunesse, ô ma jeunesse, où êtes-vous ?Heures de charme et de poésie, pourquoi, si tôt, vous êtes-vousenvolées ?… Hélas ! Je te regarde, antique hôtel, je teregarde avec les mêmes yeux que j’avais alors, et je ne vois plusqu’un fantôme blanc qui me dit : « Sire, vous m’aveztrompée, et j’en meurs ! »
– Les dernières paroles d’Agnès !murmura sourdement Maugency.
– Oui. Ses dernières paroles. Mais, cherMaugency, pouvais-je lui dire que j’étais le roi ?Réponds ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Devais-je doncmourir d’amour ou l’épouser ? Le roi de France ne pouvaitépouser Agnès de Sennecour. Il fallait donc bien que je me donnasseà elle pour un gentilhomme dont toute la fortune consistait en cethôtel d’Arronces. Ainsi, elle put m’écouter ! Ainsi, elle putme croire quand je lui jurais que je la conduirais auxautels ! Ainsi, elle put m’aimer !…
– Et quand elle apprit que vous étiez leroi, son cœur se brisa !… « Sire, vous m’avez trompée, etj’en meurs ! »
– Tais-toi, Maugency, tais-toi, ditFrançois Ier. C’est mon remords, j’y songe parfoisjusque dans nos fêtes du Louvre… C’est étrange… J’ai eu bien desmaîtresses. Quand il a fallu les quitter, les unes en ont ri,d’autres en sont mortes. C’est la loi, Maugency, la triste loi del’amour… Eh bien, tous ces souvenirs me laissent indifférent… maisje ne puis songer à Agnès sans me sentir frissonner…Pourquoi ?
François Ier appuya son frontbrûlant au fer de la grille, et à voix basse, murmura :
– Peut-être est-ce parce que la mortd’Agnès tua deux êtres… elle… et l’enfant qu’elle portait dans sonsein…
Une fois encore, Maugency tressaillitviolemment. Une fois encore, il songea :
– Je ne savais pas que Philippe dePonthus eût un fils !…
Le roi restait appuyé aux fers de la grille.Quelques larmes roulèrent sur ses joues. D’un accent assourdi, ilcontinuait :
– Cet enfant allait naître… Il s’enfallait de moins d’un mois… Avec quelle impatience j’attendais savenue !… Fille ou garçon, je l’eusse aimé… je l’aimaisdéjà !… Je lui eusse fait un sort royal, je l’eusse élevé auxmarches du trône… et Agnès m’eut pardonné mon mensonge… Ce fut unjour affreux que celui où je revins la voir après cette absence dequinze jours… Elle était dans son lit, mourante… Elle me ditqu’elle savait qui j’étais… « Sire, vous m’avez trompée, etj’en meurs ! » Le lendemain, elle n’était plus !…elle emportait avec elle dans la tombe cet enfant que j’eusse tantaimé !…
– Oh ! songea Maugency, enpâlissant. Qui m’envoie cette étrange pensée ?… Oh ! quiprouve que l’enfant n’est pas venu au monde avant la mort de lamère !… Oh ! il faut que demain, pas plus tard quedemain, je parle de cela au roi !… Je ne savais pas quePonthus eût un fils !… répéta-t-il pour la troisième fois.
Peu à peu, le roi s’était tourné vers le logisTurquand.
Loraydan, alors, se rapprocha de lui.
– Mes chers amis, reprit FrançoisIer, les roses croissent sur les tombes, la vie triomphede la mort… Depuis dix ans, c’est la quatrième fois que je viensici. Coïncidence voulue par le destin d’amour : c’est envenant pleurer sur le souvenir d’Agnès que j’ai vu celle qui,maintenant, occupe toutes mes pensées…
Loraydan tressaillit.
Maugency haussa imperceptiblement lesépaules.
– J’aime ! j’aime encore !J’aime comme jamais je n’ai aimé. Mes amis, mes chers amis, quandvous aurez vu cette beauté délicate, ce charme virginal, cettegrâce timide, vous comprendrez que j’aie donné mon cœur à celle quidort là… dans ce logis…
Loraydan chancela, frappé de vertige. Ilbalbutia :
– Quoi, sire !… Dans celogis !… Dans le logis Turquand !…
– Oui, dit François Ier d’unaccent passionné. C’est là !… Elle se nomme Bérengère…
Une effroyable imprécation retentit dans lecœur de Loraydan et vint expirer sur ses lèvres livides. Uninstant, il eut la vision de sa dague arrachée du fourreau etplantée dans la poitrine du roi.
– Cette perle fine est à moi !reprenait François Ier, gaiement. Pour la conquérir,j’ai un plan de bataille. Nous l’exécuterons à ton retour dePoitiers, Loraydan.
– À mon retour ! fit machinalementle comte, sans savoir ce qu’il disait.
– Oui. Pour ces amoureuses expéditions,il me faut de la tranquillité d’esprit. J’attendrai donc que tusois revenu. J’ai déjà gagné la femme qui veille sur cet ange. Il ya un barbon de père ; nous en viendrons à bout. Moi, vousdeux, Sansac et Essé ; nous serons cinq. D’ici là, Bérengèrem’aura remarqué, m’aura vu rôder sur ce chemin, j’aurai pu luiparler sans doute… Elle m’aimera peut-être…
Loraydan éclata de rire : ce futterrible…
– Elle vous aimera peut-être… mais… sielle ne vous aime pas ?…
– Je l’aime, moi ! Cela suffit. Sielle m’aime, elle me suivra de plein gré.
Loraydan sentait sa raison lui échapper. Ilfit un effort suprême et râla :
– Et si elle ne vous aime pas ?…
– Eh bien, je l’enlèverai ! Et jesuis sûr de réussir, puisque tu m’aideras, Loraydan !…
Le lendemain matin, à l’heure fixée, Roland deMaugency et Amauri de Loraydan, postés devant la grille de l’hôteld’Arronces, virent arriver Philippe et Clother de Ponthus – le pèreet le fils… qu’aucune ressemblance physique ne semblait apparenteravec évidence… mais les ressemblances génériques sont sicapricieuses !…
Les quatre adversaires se saluèrent.
Et sur Clother de Ponthus, Maugency etLoraydan dardèrent le même regard avide.
– Oh ! il faut qu’aujourd’hui même,dans une heure, il faut que je parle au roi de ce jeunehomme ! songea Maugency, dont la physionomie traduisait lastupeur et le bouleversement.
– Comme il est beau ! se ditLoraydan, qui eut en lui-même un terrible cri de souffrance.Messieurs, fit-il d’une voix altérée, je vous prie de m’accorderdix minutes de répit.
Les deux Ponthus s’inclinèrent en signed’assentiment empressé et poli.
– Qu’est-ce à dire, Loraydan ? fitMaugency en fronçant les sourcils.
– C’est-à-dire, gronda Loraydan… et sonregard de haine brûlante dévorait Clother de Ponthus, c’est-à-direqu’avant de me battre avec Monsieur, il faut que j’entre là !…dans ce logis !… Il faut que je parle à la fille deTurquand !
En même temps, il s’élança et heurtaviolemment le marteau de la porte. D’un bond, Maugency lerejoignit, le saisit par le bras, et à voix basse :
– Que fais-tu, malheureux !Oserais-tu marcher sur les brisées du roi ?
– Sur les brisées de Satan, s’il lefaut ! Malheur au roi s’il touche à Bérengère ! Malheur àce misérable que je vais tuer ! Laisse faire, Maugency !Ne t’inquiète pas de ce qui ne te regarde point ! Ou alors… oualors… malheur à toi-même !
– C’est fort bien, dit Maugency enlâchant Loraydan. Demain, si nous sommes vivants, vous aurez à merendre compte de ces paroles.
La porte du logis Turquand s’ouvrait. Amauride Loraydan disparut à l’intérieur et se trouva en face de Turquandlui-même.
– Messire, dit Loraydan, je vais mebattre…
Turquand sourit, conduisit son hôte en lasalle d’honneur, le mena près de la fenêtre qui donnait sur lechemin de la Corderie et d’où l’on voyait le groupe des troisgentilshommes arrêtés devant la grille d’Arronces échangeant desparoles de politesse raffinée comme on en avait alors avant des’entre-tuer.
– J’ai tout vu et tout compris, ditTurquand. Battez-vous, monsieur le comte, vous portez l’épée. Maispuis-je vous demander pourquoi…
– Je vais tuer ce jeune gentilhomme quevous voyez là, parce qu’il est venu rôder autour de ma maison…autour de votre fille, messire !
– C’est la première fois que je le vois,dit paisiblement Turquand. Mais si c’est à Bérengère qu’il en veut,vous faites bien de le tuer. Voyez-vous, c’est le seul moyend’écarter la honte et la douleur. N’hésitez pas !
– Ha ! râla Loraydan. Et si cetinconnu était un puissant personnage ?…
– Je vous dirais :Tuez-le !
– Et si c’était un prince desang ?
– Je vous dirais :Tuez-le !
– Et si c’était le roi ? leroi ! le roi !
– Je vous dirais : Tuez-le ! Etsi vous étiez assez lâche pour hésiter, je le tueraismoi-même ! Ah ! continua Turquand dans un éclat de voixsauvage, croyez-vous donc que c’est pour moi que j’ai usé ma vie autravail ! que je me suis enrichi ! que je me suis faitl’usurier de la cour ! Puisque vous devez être mon fils, comtede Loraydan, connaissez-moi tout entier. Je veux une chose… unechose unique… Je la veux… elle sera : je veux que ma fillesoit heureuse ! Moi vivant, le malheur n’approchera pas de mafille. Entendez-moi. Comprenez-moi. Vous-même, si un jour…
Turquand n’acheva pas. Mais ses poings seserrèrent. Son visage pâlit. Il eut un long soupir. À cette seulepensée que Bérengère, un jour, pourrait souffrir, une double flammedévorante jaillit de ses yeux.
– Eh bien ! reprit Loraydan, quipalpitait devant cette explosion de volonté paternelle, puisqu’ilen est ainsi, je dois vous dire ; Veillez, messire,veillez ; car le roi, le roi, entendez-vous ! le roi a vuvotre fille ! Le roi aime Bérengère ! Et vous ne savezpas, vous, non, vous ne pouvez savoir de quoi ce roi est capablequand l’amour l’a mordu au cœur ! Les pièges, les embûches, latrahison, voilà ses armes. Ceux qu’il rencontre autour de cellequ’il a choisie, il les écarte, les fait disparaître dans uncachot, ou les achète. Il a déjà commencé chez vous. Messire, ilfaut tout de suite jeter dehors tout votre domestique, et prendredes gens sûrs. Je vous les donnerai, moi !
– Inutile ! dit paisiblementTurquand. Je suis sûr de mes gens.
Loraydan éclata de rire.
– Je vous dis que le roi a vu votrefille ! qu’il la veut ! Vous ne comprenez donc pas ?Le roi ! Le roi rôde autour de votre maison ! Leroi ! Le suborneur ! Le parjure ! La bêteféroce !
– Je le sais ! dit Turquand,toujours paisible.
– Vous le savez ! Et savez-vousqu’il a déjà acheté la femme attachée à la personne de votrefille !
– Je le sais ! dit Turquand avec lamême tranquillité. C’est par mon ordre que dame Médarde a acceptéces présents du roi… Je veille, vous dis-je ! C’est moi quiveille !
– Mais… ne feriez-vous pas bien dechanger de logis ?
– Non. Ce logis a été bâti sur mes plans.Et ces plans, je les ai travaillés, moi, en vue de la défense.Croyez-le : moi vivant, Bérengère n’a rien à craindre… ni duroi… ni de personne au monde !
Turquand prononça ces mots d’un accent qui fitfrémir Loraydan. Il y eut un silence. Puis le maître ciseleur, d’unton enjoué :
– Les dix sacs vous sont bien parvenussans encombre ?
– Maître Turquand, dit Loraydan, jevoudrais parler à Bérengère…
On eût dit qu’il n’avait pas entendu laquestion posée… non, il ne l’avait pas entendue… L’orfèvre ouvritune porte et donna un ordre. Quelques instants plus tard, Bérengèreentrait dans la salle, si jolie en la simplicité de sa toilettematinale, si captivante par sa timidité qui lui laissait touteliberté d’allure parce qu’elle était sincère, si gracieuse en samarche légère, que Loraydan se sentit frissonner d’amour. Elletremblait… l’amour, dans toute son attitude éclatait malgré elle,ou plutôt sans qu’elle en eût conscience. Oui, son cœur tremblait…comme tremble tout ce qui entre dans la redoutable aventure del’amour.
Loraydan répéta la scène qu’il venait de jouerà Turquand. Il la répéta parce que le nombre de gestes que comporteune passion au paroxysme est incroyablement restreint – et Loraydanétait fou de passion en cette minute… fou de jalousie.
– Bérengère, dit-il, je vais me battreavec cet homme que vous voyez là… près de la grille… celui quiporte un manteau de velours gris… Tenez ! tenez ! il lèveles yeux sur vous !…
– Vous battre ! murmura Bérengèretoute pâle.
C’étaient les premières paroles qu’ils sedisaient…, c’étaient des paroles d’amour.
– Me battre ! répéta Loraydan. Et letuer ! Connaissez-vous cet homme ? Dites ! Leconnaissez-vous ?
– Je l’ai déjà vu ici… fit Bérengère dansun souffle.
Ah ! la malheureuse qui ignorait encorele mensonge, qui ne savait pas encore que le mensonge est l’arme dedéfense et d’attaque dans la bataille que se livrent la femme etl’homme, arme de meurtre souvent, arme de suicide parfois, armepresque toujours nécessaire, car il y a si peu, si peu d’hommes, sipeu, si peu de femmes capables de combattre par la vérité ; Ileût été si simple que Bérengère répondit : Non je ne connaispas cet homme… Il fallut qu’elle se crût obligée de dire larigoureuse vérité… la vérité ! Oh ! c’était une pauvrepetite vérité : une fois, une seule fois elle avait vu Clotherde Ponthus à cette grille !…
– J’en étais sûr ! ricana enlui-même Loraydan.
– Vous battre ! balbutia Bérengère,blanche comme un lis.
– Elle tremble pour lui ! Me battre,et, si je puis, le tuer ! dit-il.
Il s’inclina, le cœur gonflé à se briser… etelle se sentit défaillir… elle se laissa tomber dans un fauteuil.Loraydan salua d’un geste bref le maître ciseleur et s’élança audehors. L’infernale souffrance de la jalousie pétrissait soncerveau, il se rugissait :
– Ils s’aiment ! Enfer ! Je lesavais bien, par Dieu !… Et moi qui hésitais peut-êtreencore !… Non, non, la belle ! Ce nom de Loraydanillustré par tant de héros, tu ne l’auras pas !… Et moi… moi…je t’aurai !…
Il rejoignit le groupe des trois gentilshommeset vit alors que Maugency ouvrait la grille.
– Que fais-tu ! dit-il. Dégainonsici !
Maugency haussa les épaules.
– Le roi m’a fait remettre cette clef.C’est un ordre. Le combat aura lieu dans le domaine. Assez defolies, Loraydan ! Tiens-toi en gentilhomme, tiens-toi !ou je me retire !
Ils entrèrent, marchèrent droit sur l’hôteld’Arronces qui semblait les regarder venir avec une sombre etmystérieuse curiosité, en firent le tour et s’arrêtèrent sous deuxfenêtres jumelles qu’unissait plutôt qu’il ne les séparait un minceet élégant meneau. Sur ces vitraux enchâssés en la légère arabesquedes mailles de plomb. Philippe de Ponthus et Roland de Maugencyeurent un même regard pensif.
– C’est ici la chapelle de l’hôteld’Arronces, dit Maugency d’une voix bizarre.
– C’est ici que repose Agnès deSennecour, renvoya Philippe de Ponthus en écho de lointainssouvenirs.
– Dégainons ! Dégainons ! coupeLoraydan.
Les quatre épées étincelèrent sous les pâlesrayons de ce soleil d’hiver qui se levait sur Paris.
Philippe de Ponthus et Roland de Maugencys’attaquèrent froidement et, eût-on dit, avec de la lassitude, oupeut-être un regret. En quelques instants, soit hasard des marcheset ruptures, soit tacite connivence, ils se trouvèrent assez loindu groupe impétueux formé par Amauri de Loraydan et Clother dePonthus.
– Monsieur de Maugency, dit Philippe dePonthus en poussant un coup droit, voulez-vous me dire pourquoi,tout à l’heure, vous n’avez cessé d’étudier le visage de monfils ?
– Monsieur de Ponthus, dit Maugency, quivint à la parade, voulez-vous me permettre de vous dire quej’ignorais… oui, par le ciel, j’ignorais que vous eussiez unfils !… et de cet âge… Et de cette figure !…
Machinalement, Philippe de Ponthus tourna latête vers son fils… et il le vit qui mettait le pied sur l’épée deLoraydan tombée sur le sol… il sourit, salua Maugency et,joyeusement :
– Vous avez vu ? Votre amidésarmé !… Vous ignoriez sans doute aussi que mon fils n’a passon pareil pour faire sauter une épée ?
Là-bas, Amauri de Loraydan râlait :
– Désarmé ! Déshonoré !
– Désarmé, oui. Déshonoré, non ! ditClother avec une sincère politesse.
– Achevez-moi ! Tuez-moi !…
– Ramassez votre rapière !
Loraydan, fébrile, saisit son épée, en fouettal’air et retomba en garde. La générosité de son adversaire luipoignardait le cœur. Sa haine encore imprécise devint un de cesdéfinitifs cancers d’âme sans guérison possible. Il attaqua. Sareprise, calculée, savante, précise et serrée, fut un chef-d’œuvrede l’art. Sa lame, contre celle de Clother, eut de rapides et secscliquetis, et, tout à coup, il partit en grondant une imprécation.Dans le même instant, la rapière de Clother lui cingla la main d’uncoup de fouet qui se traça en une longue ligne rouge… ses doigtss’ouvrirent… le fer, une fois encore lui échappa…
– Je pourrais vous tuer, dit Clother,mais…
Mais un soupir, un long soupir, un doublerâle, à ce moment, s’éleva derrière lui. Un sursaut le retourna… etil bondit, il se rua vers Philippe de Ponthus qui s’affaissait prèsde Maugency étendu sur le sol, les yeux vitreux… tous deux avaientla poitrine trouée… C’était le même coup fourré qui, jadis, lesavait couchés à cette même place. Seulement, cette fois, le coupétait mortel.
Maugency, sur qui Loraydan vint se pencher,n’avait plus besoin de secours : dans le râle qu’avait entenduClother, il venait d’exhaler son dernier souffle. Maugency jamais,vous n’avez pu dire au roi François quelles étranges penséess’étaient levés dans votre esprit alors qu’avec tant d’attentionvous analysiez les traits de Clother de Ponthus ! Votresoupçon, vous veniez de le confier à la mort, la seule confidente,qui sache garder un secret !…
Clother s’agenouilla, saisit dans ses mainstremblantes la tête de son père, et murmura :
– Monsieur… monsieur… êtes-voussérieusement touché ?… parlez-moi… regardez-moi…
Philippe de Ponthus ouvrit les yeux et eutpour son fils un long regard de tendresse…
– Il faut, balbutia-t-il avec effort, ilfaut me transporter à la maison… vite !… J’ai à teparler !… et par ma foi… je sens que je m’en vais !…
Clother se releva. Il était pâle. Un légertremblement agitait ses lèvres.
– Monsieur, dit-il à Loraydan,voulez-vous veiller sur les blessés, tandis que je vaischercher…
Loraydan eut un vague geste d’assentiment.Clother s’élança.
Un quart d’heure plus tard, deux litièrespénétraient dans l’hôtel d’Arronces. Mais lorsque Clother cherchades yeux son adversaire, il ne le vit pas. Loraydan avaitdisparu…
Clother fit placer le mort dans l’une deslitières, et ayant soulevé son père dans ses bras, lui-même lecoucha dans l’autre.
– Qui de vous sait où demeure cegentilhomme ? demanda-t-il aux gens qu’il avait amenés, endésignant le corps de Maugency.
– M. de Maugency, a son hôtelau milieu de la rue Saint-Honoré, indiqua Philippe de Ponthus.
Les deux litières se mirent en route. Rue duTemple, elles se séparèrent, celle qui portait Maugency continuantson chemin vers la Seine, et celle de Ponthus se dirigeant vers larue Saint-Denis.
Là, presque en face de l’auberge de laDevinière, dans une vieille maison, les deux Ponthus occupaient aupremier étage un assez modeste appartement composé de cinq pièces,y compris une sorte de vestibule. Comme il avait déjà fait, Clotherde Ponthus enleva le blessé dans ses bras nerveux, et ainsi lemonta-t-il, vigoureux et tendre, comme Énée, aux temps héroïques,emporta son père Anchise ; il le coucha sur un lit, et, à labrave femme préposée à leur ménage, commanda de courir chercher unchirurgien.
– Pas de chirurgien ! souritPhilippe. Ferme la porte, et écoute !
– Vous soigner d’abord, vous écouterensuite ! grelotta Clother.
– M’écouter d’abord ! Obéis à mondernier ordre. Il me reste une heure à vivre, je ne peux pas laperdre à entendre les sornettes d’un hère qui me fera mourir enlatin.
Une heure à vivre… Non, quelques minutes àpeine. Philippe s’abaissa soudain, une écume de sang moussa à seslèvres, et tout à coup, il vit la Mort assise à son chevet ;il ouvrit les bras et eut encore la force d’étreindre son fils enmurmurant :
– Je m’en vais… adieu, Ponthus !…J’aurais voulu te dire… quand tu sauras la vérité, fuis, mon fils,mon bien-aimé fils, va-t’en hors de Paris, hors de France… Lescœurs comme le tien, partout, peuvent lutter et conquérir lebonheur… les épées comme la tienne, partout, sont précieuses… Troptard !… Écoute pourtant l’ordre suprême…obéiras-tu ?…
– En doutez-vous, monsieur !…
– Eh bien, dès que je n’y serai plus,rends-toi à mon castel de Ponthus, près Brantôme… là tu trouverasce que j’avais à te dire… à te dire parce que tu as eu hier vingtet un ans… à te dire parce que la morte m’avait commandé de parleraujourd’hui… Là-bas… dans la salle d’armes… la panoplie… l’épée ducentre… la poignée est creuse… N’oublie pas… adieu… adieu… n’oubliepas l’épée de Ponthus…
Et il expira…
Le lendemain de l’enterrement de son père,Clother de Ponthus, obéissant à l’ordre suprême, monta à cheval àla pointe du jour et prit la route de Brantôme. C’est aux abords decette petite ville que se trouvait le domaine de Ponthus, domainejadis considérable alors que les Ponthus, sous les règnes deCharles VIII et de Louis XIII occupaient un rang distingué à lacour de France, maintenant domaine restreint au milieu duquels’élevait un castel dont les deux tours rondes avaient soutenuvaillamment plus d’un assaut, au temps où des partis anglaisparcouraient la province… les deux tours menaçaient ruine, lecastel était délabré : sans doute Philippe de Ponthus n’avaitjamais eu les ressources nécessaires pour l’entretien de ce logis,ou peut-être, dès le début de sa vie, avait-il été frappé par un deces découragements qui font qu’un homme passe dans l’existence envoyageur qui refuse de s’intéresser au pays.
Clother cheminait donc vers Brantôme.
Il se sentait affreusement triste ;parfois une larme venait gonfler sa paupière et roulait sur sajoue, toute brûlante… Il pleurait son père… Il était aux prisesavec la première douleur de sa vie.
Amauri de Loraydan était l’une desinnombrables bêtes féroces qui, toujours, ont infesté le monde.
Clother était ce que la nomenclature moderneappelle un sentimental.
C’était un cœur, un de ces cœurs en quipalpite une jeunesse qui, dans la suite de l’âge, survit à la ruinedu corps. Ce qu’il y a d’amour et de pitié en suspension dansl’atmosphère de la vie se condense sur ces cœurs prédestinés…
Clother cheminait sans s’apercevoir queLoraydan le suivait à distance – en route pour Poitiers où, selonl’ordre du roi, il allait attendre le Commandeur Ulloa. Ce n’estpas par suite d’un calcul que Loraydan avait quitté Paris en mêmetemps et par la même porte que Clother : le hasard avaitarrangé cette affaire… comme il en arrange tant ! D’après sesinstructions, Loraydan devait faire halte à Poitiers et y attendrel’arrivée de Charles-Quint… Il ne s’y arrêta point.
Pourquoi ? Pourquoi continua-t-il la mêmeroute que Clother ? Il n’eût su le dire. Il n’avait aucunprojet… La haine le poussait, voilà tout. Le 30 novembre, dans lamatinée, Clother arriva en vue de Ponthus, et, abandonnant lagrand’route, se dirigea vers le castel. Loraydan s’embusqua au coind’une butte, et, d’un sombre regard, accompagna Clother quitrottait sur le chemin de traverse conduisant à Ponthus.
Maintenant, donc, nous avons à noterl’attitude de ces deux hommes qu’en cette journée du 30 novembre ledestin disposa dans son jeu de façon à exercer une double influencesur la vie de don Juan Tenorio et de Léonor d’Ulloa, comme unjoueur d’échecs pousse deux pièces en vue de la combinaison finale…Évidemment, il est toujours facile d’établir après coup lafiliation des événements passés. Aussi n’avons-nous pas laprétention d’indiquer que le drame don Juan-Léonor est issu de larencontre Loraydan-Ponthus. Ce que nous pouvons assurer c’est que,si, le 30 novembre, Loraydan n’avait pas suivi Clother jusqu’auchemin de Ponthus, le drame don Juan-Léonor se fût présenté toutautre qu’il n’a été dans la réalité…
Loraydan d’abord :
Arrêté au détour de cette butte, il suivaitClother d’un œil mauvais et songeait :
– Où va-t-il ? Aurait-il quittéParis pour toujours ?… En ce cas, il aurait vie sauve…
Clother disparu, enfin, Loraydan eut un longsoupir et durant de lentes minutes se demanda s’il n’allait pasprendre, lui aussi, ce chemin de traverse. Mais à quellesfins ? La pensée d’une nouvelle provocation ne lui venait pas…Il entra en l’une de ces rêveries où les projets s’échafaudent etse démolissent d’eux-mêmes…
– Certainement, pour un millier delivres, nous nous chargerions bien d’attendre à quelque détour deroute le joli cavalier qui vient de passer là… et de l’expédiertout doucement, sans trop le faire crier. Qu’en dis-tu,Bel-Argent ? Réponds franchement : mille livres pourtelle besogne, serait-ce trop ?
– Franchement, ce serait pour rien. Moije demanderais deux mille livres, puisque nous sommes deux.
– Non, non, Bel-Argent, ce serait trop.Mille suffisent. Je t’ai toujours reproché ta gourmandise.
– Et moi, Jean Poterne, je te reproche tagénérosité qui nous mettra sur la paille…
Au premier mot de cette étrange conversationvenant le frapper dans le profond silence de cette solitude, lecomte de Loraydan avait eu le violent sursaut du malfaiteur prissur le fait. Il comprit instantanément que les êtres quelconquesqui s’entretenaient ainsi avaient dû lire sur son visage la hainequ’il portait à Clother.
Il se fit impassible, tourna légèrement latête, et, à dix pas de lui, dans un fossé, à demi cachés par desronces, vit deux hommes assis face à face, deux sortes de truands.Un flacon de cuir était posé entre eux, et chacun, à son tour, enprenait une lampée. Ni l’un ni l’autre ne semblait voir Loraydan.Gravement, ils continuaient de discuter si le meurtre de Clotherpouvait valoir moins ou plus de mille livres. Finalement, ilstombèrent d’accord à douze cents livres – et ils se turent.
– Dites-moi, l’ami, fit Loraydan,qu’est-ce que ce castel dont je vois les deux tours ?
Celui qui s’appelait Jean Poterne parutapercevoir le comte pour la première fois, feignit un prodigieuxétonnement, se leva avec précipitation, et s’approcha enmultipliant les salutations.
– Monseigneur, dit-il, c’est Ponthus, laseigneurie de Philippe de Ponthus…
– Le domaine de Ponthus !tressaillait Loraydan. C’est donc pour venir en sa terre qu’il aquitté Paris ?… Que vient-il y faire ?… Son père estmort, certainement, car je l’ai vu expirant du coup d’épée deMaugency… Va-t-il donc, maintenant, s’établir ici ?… Oh !si cela était !… Mais non ! Sans doute, bientôt, il varentrer à Paris… Il faut… Qu’est-ce que ce Philippe dePonthus ? demanda-t-il d’une voix indifférente.
– Un digne seigneur qui, dit-on, a eu deschagrins. On ne le voit guère à Ponthus. En ces deux derniers ans,il n’y est venu que trois fois. Et toujours accompagné de son fils…Aujourd’hui, le fils vient seul… Je voudrais bien savoirpourquoi…
– Le fils ?… Quel fils ?
– Ce gentilhomme qui vient de passer surle chemin. Eh quoi, vous ne l’avez pas vu ?… Un brave,assure-t-on… Mais j’en sais de plus braves qui, s’il lefallait…
– Ce serait douze cents livres, pasmoins ! trancha Bel-Argent avec une sorte de candeurterrible.
Jean Poterne le foudroya du regard.
– Qu’est-ce que ce clocher, là-bas, àl’horizon ? demanda Loraydan toujours indifférent.
– C’est Brantôme, monseigneur. Une fortjolie ville. Mais les gens laissent toujours leur bourse à lamaison quand ils sortent…
– Des ladres, dit Bel-Argent avecdédain.
– Et à la nuit tombante se barricadent,ajouta Jean Poterne.
– Des poltrons ! achevaBel-Argent.
L’effrayant débat se poursuivait dans l’espritde Loraydan. Son regard, de côté, d’une mince coulée, jugeait lesdeux malandrins de grande route… Bel-Argent n’avait pas l’air bienterrible… mais, de toute évidence, on pouvait faire confiance auchef. Jean Poterne, figure intelligente, audacieuse et mauvaise,œil dur, mains énormes de meurtrier.
Une bouffée de chaleur montait au front deLoraydan, puis il serrait son manteau à ses épaules comme s’il eûteu grand froid… Il en était à son premier crime.
– Comment feriez-vous ?
– Cela nous regarde, dit JeanPoterne.
– Quand ?
– Sous trois jours au plus !
Ils ne se dirent plus rien. Loraydan seredressa, livide. C’était fait. Il était maintenant dans le crime.Quelques moments, il demeura immobile, les yeux fixés sur les toursde Ponthus. Puis, froidement, méthodiquement, déboucla lescourroies de l’une des fontes de sa selle, et l’ouvrit. JeanPoterne et Bel-Argent s’immobilisèrent, pétrifiés : ilsentendaient sonner l’or !… Sur un signe de Loraydan, JeanPoterne tendit son bonnet et le comte y laissa tomber la somme qui,avec une rapidité fantastique, disparut, nul n’aurait su dire où,excepté toutefois Bel-Argent qui surveillait l’opération d’un œilimpossible à tromper.
Loraydan, alors, reboucla sa fonte, et, sansjeter un regard aux deux malandrins, reprit, au pas, en sensinverse, le chemin qu’il avait parcouru en suivant Clother dePonthus…
Il s’en retournait à Poitiers… bon voyageurtranquille, bon gentilhomme qui s’en va, en toute loyauté, exécuterles ordres de son roi…
Mais quand il fut à dix pas, il se retourna,leva le doigt, et dit :
– Je le saurai !…
Ce fut simple et bref. Mais ce dut êtreterrible. Geste, voix et figure durent évoquer d’effrayantesreprésailles, car Jean Poterne et Bel-Argent se courbèrent enpâlissant, et grondèrent :
– Avant trois jours !…
Loraydan prit le trot, et bientôt disparutvers le nord, dans la direction de Poitiers. Et alors, JeanPoterne :
– Je ne donnerais pas un liard de notrepeau si nous manquions de parole à ce démon. Il faut y aller toutde suite, et coûte que coûte tenir le marché dès aujourd’hui…Allons… préparons notre embuscade…
Clother de Ponthus était arrivé au castel, etavait mis pied à terre dans une cour envahie par les herbes. Unhomme d’une cinquantaine d’années, sec et vigoureux, vint prendreson cheval qu’il conduisit à l’écurie. Puis, étant revenu auprès deClother qui, pensif, n’avait pas bougé, cet hommedemanda :
– Le sire de Ponthus s’est sans doutearrêté en chemin ?… Il va arriver ?…
– Non, Agénor, mon père ne viendra pas…mon père ne viendra plus jamais à Ponthus…
Le serviteur des Ponthus, gardien du castel,vit que deux larmes jaillissaient des yeux de Clother. Alors il sedécouvrit, et, avec une émotion grave, prononça :
– Le seigneur de Ponthus est doncmort…
– Oui, dit Clother. Mort dans toute laforce de son irréductible jeunesse. Mort l’épée à la main. Mort enbrave. Cette âme vaillante et tendre n’est plus… et je suis seul aumonde…
Agénor, la tête baissée, avait écouté cettesorte d’oraison funèbre. Et sans doute, en lui-même, il murmuraitune prière, car, finalement, il fit le signe de la croix. Alors, ildit :
– C’est donc de ce jour que vous êtesseigneur de Ponthus, maître de ces plaines, avec droit de justicehaute et basse… Clother, seigneur de Ponthus, je vous salue et vouspromets fidélité… Mais je dois, dès cet instant, obéir à l’ordresouvent répété de monseigneur Philippe : venez donc, car jedois vous conduire en la salle d’armes…
– C’est pour cela que je suis venu, ditClother.
Agénor entra dans un pavillon où il logeaitavec sa femme et ses deux fils. Il reparut avec les clefs ducastel.
– Voici, dit-il, la porte de la salled’armes. Vous voyez qu’elle est en fer. Pour l’ouvrir autrementqu’avec les clefs, il faudrait employer la poudre. Voici les deuxfenêtres de la salle d’armes. Vous voyez que les volets en sontfermés. Ils sont blindés en fer et ferment à l’intérieur au moyende clefs. Pour les ouvrir, aussi, faudrait-il creuser des minesdans la muraille. Rendez-moi témoignage que, tandis que tout estouvert au castel, car il faut bien que l’air entre, n’est-cepas ? la porte et les fenêtres de la salle d’armes sont bienet dûment fermées, selon l’ordre. Jamais cette porte et ces deuxfenêtres ne sont perdues de vue. Mes fils et moi, à tour de rôle,restons là, de garde.
– Je suis sûr, Agénor, que vous avezdignement observé les instructions de mon père. Entrons…
Non sans peine, le serviteur de Ponthus ouvritla porte de fer, puis, avec des clefs, les deux fenêtres. Alors ilsortit, et se retira en disant :
– J’ai l’ordre de vous laisser seul dansla salle d’armes…
Tout de suite, Clother se dirigea sur lapanoplie qu’il connaissait bien pour l’avoir maintes fois admirée.Elle se composait de rapières, de dagues, d’épées, toutes lamesportant la marque des grands armuriers de Tolède ou de Milan.Clother décrocha celle du centre et l’examina.
– N’oublie pas l’épée de Ponthus,murmura-t-il. Épée de Ponthus, tu ne me quitteras plus, tu seras mafidèle compagne dans ce que mon père a appelé la conquête dubonheur.
Il dégrafa la rapière qu’il portait au côté etl’accrocha sur la panoplie à la place de celle qu’il venait deprendre. Puis il alla s’asseoir à une table en travers de laquelle,devant lui, il posa l’épée de Ponthus. C’était une arme solide etlégère, toute simple, avec une poignée droite dont la garde étaitprotégée par des volutes d’acier ciselé. À l’extrémité de cettepoignée s’arrondissait une boule d’acier qui portait le blason dePonthus. Cette boule, Clother essaya de la tourner à droite et àgauche, et après un léger effort, il vit qu’elle se dévissait. Laboule retirée, la poignée de l’épée lui apparut comme un cylindrecreux, ce qui n’ôtait rien à sa solidité, d’ailleurs. Un papierroulé de façon à occuper le creux, apparut, et Clother le retiraaussitôt.
À la suite de ce papier, un diamant roula surla table…
Ayant penché la poignée en la secouant,Clother vit tomber un deuxième diamant, puis un autre… Finalement,lorsque la poignée se trouva vide, il y eut douze diamantsassemblés sur la table.
Clother les considéra un instant, et, avec uneangoisse inexplicable venue des profondeurs de son être,murmura :
– Je ne savais pas que mon père possédâtcette fortune… il ne m’en a jamais parlé…
En même temps, son regard se porta sur lepapier. Il le déroula, et non sans quelque hésitation, se mit à lelire. Il était daté du 20 mai de l’an 1519. Il y avait donc plus devingt ans qu’il avait été écrit, et l’encre en était jaunie, pâlereflet d’une passion défunte, portrait effacé par le temps, cesuprême niveleur, ultime consolateur, unique guérisseur des plaiesdu cœur… quand il les guérit ! Voici ce que disait Philippe dePonthus :
« Clother,
Quand vous lirez ces lignes, vous aurezvingt et un ans révolus. Mon intention, à moi, n’était pas que vousfussiez instruit de la vérité, car la vérité, pour le malheur dumonde, est souvent funeste et parfois mortelle. Mais votre mère ena décidé autrement. En mourant, trois jours après votre naissance,elle m’a fait jurer de tout vous dire. Je le fais à regret. Quandvous aurez vingt et un ans, vous lirez donc ce papier. Si je venaisà mourir avant ce temps, j’aurai pris soin de léguer à quelque amisûr le secret de l’épée de Ponthus. Mais j’espère que Dieu me ferala grâce de me laisser vivre assez pour vous élever et faire devous un bon gentilhomme.
Voici donc ce que j’ai à vous apprendre,sur l’ordre de votre mère : Clother, vous n’êtes pas monfils… »
Clother se leva tout droit.
Il était bien pâle… et ses yeux setroublèrent… et ses mains tremblèrent…
Il déposa le papier sur la table sans avoir laforce de continuer sa lecture, et, dans la vaste sallepoussiéreuse, pareille au tombeau de quelque puissant amour, se mità se promener lentement… Et les armures dressées aux quatre anglesétaient comme des chevaliers soudain sortis de la mort pour leregarder pleurer…
Longtemps, bien longtemps, Clother marchaainsi dans le silence.
Mais c’était un cœur !
Et en ce cœur vivait la flamme des jeunessesimpérissables.
Il avait donc en lui des ressources devitalité contre les douleurs dissolvantes, et, comme un cantiqued’amour filial, cette prière monta en un murmure jusqu’à seslèvres :
– Ô vous que je vois me sourire au fondde ma première enfance, ô vous que je revois penché sur mon berceausans que cet effort de mémoire m’étonne, ô vous qui avez guidé mespremiers rêves, vous qui m’avez enseigné la bonté, l’amour et lapitié, vous qui avez armé mon bras, ô vous de qui j’ai reçu tout cequi fait l’honneur de ma vie, la beauté de la pensée, ô Philippe,seigneur de Ponthus, daignez me permettre de rester votrefils !… Un autre que je ne connais pas a pu me donner le jour.Vous m’avez donné l’âme, et vous êtes mon père, mon créateur… Vousêtes parti pour le long voyage d’où nul ne revient, et mon cœur estdéchiré. Mais si loin que vous soyez, je vous vois près de moi, jevous entends, vous restez vivant et jeune de votre ardente, devotre indicible jeunesse. Souffrez donc, mon seigneur père, que jen’ambitionne en ce monde de gloire plus haute et plus pure que defaire dire de moi quand je mourrai : Celui-ci s’appelaitClother, digne fils du seigneur de Ponthus…
Réconforté par cette invocation, Clotherrevint s’asseoir et reprit sa lecture.
Le papier disait ensuite :
« Vous n’êtes pas mon fils selon lanaissance…
Mais vous êtes mon fils selon mon cœur, etc’est à vous que, paternellement, je veux consacrer ce qui me restede vie. Voici pourquoi, Clother :
J’ai aimé. Dans mon existence, il y a euun amour unique et définitif. Mon premier amour a été aussi mondernier amour, et je sens que jusqu’à mon dernier souffle cetteaffection demeurera jeune, vivante et pure, comme au premierinstant où elle me pénétra… Celle que j’aimais ne pouvait être monépouse : j’arrivais trop tard à la conquête de soncœur, mais je l’aimai assez pour l’aimer sans espoir, et elledaigna m’associer à ses douleurs…
Vous êtes né, Clother…
Trois jours après votre naissance, elleest morte…
Et c’est alors, mon enfant, mon filsbien-aimé, c’est alors, c’est dans ce moment terrible où ellesuccombait, et où il me semblait que la mort me saisissaitmoi-même, c’est dans cette affreuse minute que j’ai connul’ineffable bonheur qui remplira ma vie de clarté, qui fait que jebénis Dieu de m’avoir fait naître… Elle me regarda…
Peut-être l’agonie avait-elle détaché déjàson âme des liens de ce monde…
Ce qui est sûr, je le jure, c’est que,dans son dernier regard, j’ai lu que cette âme venait de se tournervers la mienne… Ô Dieu bon !… ô mon fils !… cefut un regard d’amour…
Quand elle vit que j’avais compris et queje chancelais sous le poids de cet effroyable bonheur, elle metendit ses pauvres mains, et elle murmura :
– Vous serez son père… et quandil aura vingt et un ans vous lui direz tout…
Elle ajouta quelques mots pour indiquer enquelles conditions elle voulait que la vérité vous fût dite,et puis elle rendit le dernier souffle… Ces conditionsfurent que vous seriez instruit de cette vérité dans le lieu mêmeoù elle avait souffert, et non ailleurs.
Ce lieu, mon cher enfant, c’est l’HÔTELD’ARRONCES.
C’est là que, pour obéir au vœu de votremère, je vous conduirai le jour même où vous aurez vingt etun ans. Cependant, il est possible que je ne puisse pasexécuter cette volonté, soit que je meure avant l’époque dite, soitqu’à cette même époque je sois séparé de vous pour quelque raisonque ce soit.
C’est pour cela, Clother, que je vousécris la présente lettre.
Elle a pour but :
D’abord, de vous mettre en possession dedouze diamants ayant appartenu en bien familial à votre mère quiles tenait elle-même de sa propre mère. Ces diamants ont étéestimés au plus bas prix à trois cent mille livres et doiventservir à votre établissement dans la vie. Vous pouvez, vous devezen user ; en hésitant à vous servir de cette somme, vous iriezexpressément contre la volonté de votre mère et la mienne.
Cette lettre a comme deuxième but de vousindiquer que vous trouverez en l’hôtel d’Arronces :
1° Le nom et l’histoirede votre mère, de sa main même ;
2° Le nom de votre véritable père, en unenote écrite par moi ; j’y ai mis quelques conseils touchantl’attitude que vous devez garder par devers lui, et j’ose espérerque vous tiendrez ces conseils pour bons etvalables ;
3° Un paquet de sept lettres, toutes de lamain de votre père, constituant la preuve irrécusable de votrefiliation ;
4° Les actes vous constituant mon filsadoptif héritier légitime de mon nom, de mon titre, de maseigneurie de Ponthus, et de tout ce que je possède ;
5° Un médaillon contenant le portrait devotre mère, exécuté en miniature six mois avant sa mort par lesieur Jehan Clouet, peintre.
Le tout a été mis dans une cassette de ferpour être garanti de l’humidité. Vous aurez à forcer cettecassette, car j’en ai jeté la clef dans la Seine. Voici commentvous trouverez cette cassette :
L’hôtel d’Arronces est situé à Paris,derrière le Temple, en bordure du chemin de la Corderie, sur lequels’ouvre sa grille d’entrée, face au terrain des Enfants-Rouges.Vous entrerez par cette grille, irez droit à l’hôtel et en ferez letour. Une petite porte bâtarde vous permettra d’entrer dans lachapelle. Quand vous serez là, placez-vous contre la premièremarche de l’autel, le dos exactement tourné au tabernacle, etmarchez droit au fond de la chapelle en comptant lesdalles.
C’est sous la dix-septième de ces dalles,ou, pour préciser, sous la dalle qui est exactement le centre de lachapelle, que se trouve la cassette…
Avec un levier, il vous sera facile desoulever cette dalle, puis vous creuserez environ de deux hauteursde bêche, et vous trouverez la cassette.
Adieu, mon enfant, mon fils, mon bien-aiméfils. Ma suprême recommandation serait de vous répéter la parolesacrée Tes père et mère honoreras… Mais je la modifie, monfils, et voici mon dernier vœu, voici le dernier cri de mon cœur auvôtre :
Mon fils, quand vous saurez tout. AIMEZ ETRESPECTEZ LA MÉMOIRE DE VOTRE MÈRE !…
Recevez ma bénédiction, et jesigne
PHILIPPE, seigneur de Ponthus. »
Le soleil venait de se coucher. Il y avaitplusieurs heures que Clother était enfermé dans la salle d’armes ducastel de Ponthus. La nuit venait lorsque Agénor, le serviteurgardien du logis, se décida enfin à entrer dans la salle. Il vitClother, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeuxfixés sur le papier, bien que, dans l’obscurité, l’écriture n’enfût pas lisible. Il s’approcha en faisant quelque bruit poursignaler sa présence, mais Clother ne l’entendit pas. Quelquesminutes, le serviteur demeura debout près du jeune homme, et alors,il l’entendit qui murmurait :
– Ma mère !…
Ce mot, maintes fois, dans cette journée, ill’avait répété. Ah ! c’est qu’une ardente curiosité s’emparaitde lui peu à peu. Cette mère inconnue, il voulait savoir qui elleavait été ; il voulait connaître ce nom et cette histoire quelui promettait la lettre, il voulait contempler ce portrait quePhilippe de Ponthus avait pieusement enfermé dans la cassette defer…
– Seigneur, se décida Agénor, il se faittard, et déjà voici la nuit…
Clother l’entendit, redressa la tête, et seleva.
– Seigneur de Ponthus, continua Agénor,ne daignerez-vous pas faire honneur au repas que nous vous avonspréparé ?
– Mais oui, mon bon Agénor, dit Clotheravec une sorte de gaieté nerveuse, d’autant que j’ai grand appétit,n’ayant rien pris depuis ce matin.
Le serviteur eut un geste de satisfaction.Clother ajouta :
– Et d’autant, aussi, que je dois prendredes forces, ayant l’intention de me remettre en route tout àl’heure.
– Eh quoi ! Dèsaujourd’hui ?
– Dès tout à l’heure. Il me tarde d’êtrede retour à Paris… il le faut !… Veillez donc à ce que moncheval reçoive, lui aussi, son repas et soit en état…
Agénor comprit qu’il n’y avait pas à insister.Il se retira. Aux dernières lueurs du jour mourant, Clother remiten leur place, c’est-à-dire dans le creux de la poignée, les douzediamants et le papier qu’il roula tel qu’il l’avait trouvé. Puis ilrevissa la boule armoriée et ceignit l’épée à ses reins.
– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moifidèle et sûre dans la conquête du bonheur !
Au bout d’une demi-heure, une porte, au fondde la salle, s’ouvrit, une clarté soudaine frappa les yeux deClother, et il vit Agénor, transformé par une livrée aux couleursde Ponthus, portant un flambeau à trois cires. Gravement, Agénorprononça :
– Le seigneur de Ponthus estservi !
Et il s’avança, précédant Clother, le flambeauà la main, jusqu’à une salle à manger qui conservait de beauxvestiges de son ancienne opulence. Comme il l’avait dit, Clotheravait grand appétit et il fit honneur au repas qui lui fut servipar Agénor lui-même.
Il était près de neuf heures quand il se levade table et demanda son cheval. Il refusa de se laisser escorterpar les deux fils d’Agénor, promit de revenir bientôt pourrestaurer et habiter longuement Ponthus, fit ses adieux en termesmodérés, mais cordiaux et se mit en selle.
Il connaissait bien le chemin – et il lefallait, car la nuit était noire.
Clother se dirigeait de mémoire.
Bientôt il atteignit la grande route, et semit à trotter prudemment. Du moins, il lui parut que c’était de laprudence. En réalité, plus d’une fois, par des nuits aussi noires,il avait aimé le galop vertigineux qui enivre parce qu’on ne voitpas le sol, parce qu’il semble qu’on soit suspendu dans les airs.Il ne se rendait pas compte qu’une pesante tristesse le paralysait…il finit par se dire :
« Tant que je ne saurai pas le nom de mamère, tant que je n’aurai pas vu ses traits, je sens que je nevivrai pas. Il faut donc qu’au plus tôt j’atteigne l’hôteld’Arronces. »
Et peu à peu, il se remit au pas ; peu àpeu, il laissa flotter les rênes ; peu à peu s’imposa à luil’invincible besoin de s’arrêter, de s’asseoir, de reposer sa têtedans ses mains, et de songer…
Songerie ! Le plus terrible poison ducerveau !… Mais Clother ne savait pas encore cela.
Comme il allait se décider à mettre pied àterre, il avisa devant lui, à gauche en bordure de la route, unelumière qui rougeoyait à deux fenêtres, et il reconnut qu’il setrouvait près d’une ancienne auberge abandonnée où il s’était plusd’une fois arrêté pour laisser souffler sa monture.
On l’appelait dans le pays l’auberge de laGrâce de Dieu.
« Ici, je serai seul, se dit Clother, icije pourrai penser à vous, ma mère ! À vous, Philippe dePonthus, mon vrai, mon seul père !… »
Il sauta à terre, attacha son cheval à unanneau, poussa la porte entre-bâillée, entra, et vit que cetteclarté qu’il avait observée aux fenêtres provenait d’une torche derésine et d’un reste de feu dans la cheminée. Il pensa que quelquepauvre hère avait dû s’arrêter là pour se reposer et s’assit sur unescabeau, s’accoudant à une vieille table demeurée là… Il ferma lesyeux…
Presque au même instant, il les rouvrit à unbruit qu’il entendit… Il les rouvrit pour voir deux hommess’élancer sur lui, la dague au poing… Il porta la main à la poignéede son épée, voulut se lever… trop tard !…
Une douleur aiguë lui déchira la poitrine… Iljeta un long cri d’agonie, il roula sur le sol et le sens deschoses s’abolit en lui…
Activement, Jean Poterne, qui avait porté lecoup, et Bel-Argent, tout pâle, s’occupèrent à fouillerClother.
Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment,plusieurs hommes firent irruption dans la salle, vers le fond delaquelle Jean Poterne et Bel-Argent bondirent. Enjamber une fenêtrequi s’ouvrait sur les champs et disparaître dans la nuit, pareils àdes chacals effarouchés, cela dura le temps de le dire.
L’un des étrangers, beau vieillard à statured’athlète, se pencha alors sur Clother et eut un geste depitié.
Cet homme, c’était le Commandeur don Sanched’Ulloa…
Nous avons posé les personnages et lesévénements qui par la suite devaient influer sur la vie de don JuanTenorio et de Léonor d’Ulloa et en modifier la marche. Ainsi celuiqui entreprend la description du cours d’un fleuve est obligé denoter l’obstacle, le rocher, l’accident de terrain qui a détournéle courant et fait dévier ce fleuve… Nous pouvons maintenantrevenir à don Juan que nous avons vu sortir de Séville, escorté deson valet Jacquemin Corentin, à la poursuite de Léonor d’Ulloa.
Franchissons l’Espagne et une partie de laFrance, et le dix-septième jour de décembre, arrivons aux portes dePérigueux : nous y joignons don Juan pour assister à une deces peu catholiques manœuvres où excellait sa hardiesse : lavéritable bataille qu’il livra à maître Fairéol. Pourquoi certainsauteurs ont-ils omis cet épisode ? N’écartons pas les traitsqui peuvent faire pardonner beaucoup à don Juan ; mais necachons pas les gestes qui montrent en lui l’aventurier sansscrupules.
Le 17 décembre, donc, il entra dans Périgueux,comme midi sonnait.
À ce moment, une jeune cavalière quichevauchait à deux cents pas devant lui tourna un coin de rue etdisparut. Sur son passage, on se retournait, si frappante était sabeauté, si brûlante et si douce la flamme de son regard. Personnene l’escortait… Elle était seule… toute seule !
Lorsqu’elle disparut, don Juan, qui pourtantne semblait pas la regarder, pâlit un peu et poussa un soupir.
– Fini jusqu’à demain !murmura-t-il. Le soleil est sous l’horizon… Il fait nuit dans monâme. Quelle tristesse !…
– Ah ! monsieur, dit Jacquemin, ceque j’ai à vous annoncer est encore bien plus triste,allez !
À cause de l’extraordinaire et fameuseparticularité de son visage, présentons rapidement ce JacqueminCorentin : il était maigre et long ; avec ses longuesjambes, son long cou, son long nez, il ressemblait assez au héronde la tant jolie fable de notre grand poète. Du héron, d’ailleurs,il avait l’aspect méditatif : il semblait toujours ruminer surquelque catastrophe – et, en effet, il y avait une catastrophe dansson existence, une catastrophe permanente : c’était sonnez.
Ce nez était d’une incroyable longueur – siincroyable qu’à trente ans Jacquemin n’y croyait pas encore, etqu’il passait sa vie à s’étonner que la nature eût pu, en safaveur, se montrer à tel point prodigue. Ce nez qui, tout d’un jet,jaillissait du visage, ce nez effilé, terminé en pointe aiguë, cenez qui pourtant avait on ne sait quoi de jovial et qui, chosecurieuse, ne déparait aucunement la figure pour laquelle ilsemblait avoir été fait tout exprès, ce nez, disons-nous, Jacqueminemployait les trois quarts de son temps à le contempler avec unestupeur inapaisable, et non dans des miroirs, mais surlui-même ; c’est ce qui lui donnait cette physionomiepolitique et réfléchie ; de plus, comme de juste, cetteperpétuelle contemplation lui avait fait prendre l’habitude deloucher, forcé qu’il était de faire converger ses prunelles surl’objet de sa méditation.
Qu’on n’aille pas croire que nous nousefforçons de ridiculiser ici ce pauvre garçon. Nous n’avons parléde ce nez que parce qu’il est célèbre à l’égal de celui deCléopâtre immortalisé par notre Pascal.
Au moral, Jacquemin Corentin avait le tortd’être un peu bavard. Mais cette incontinence de langue lui allaitassez bien. Il n’était pas de ces effrontés valets de comédie quisuent sang et eau pour faire de l’esprit hors de propos, mais ilétait bien loin d’être un niais. Il n’était ni Scapin ni Jocrisse.Il avait du bon sens, et son cœur était excellent. Nous auronsterminé cette petite esquisse quand nous aurons appris au lecteurque Corentin était de Paris. Par suite de quelles très naturellescirconstances ce Parisien avait échoué à Séville, et comment ils’était attaché à la fortune de don Juan, on va le savoir.
– Monsieur, reprit-il, la nouvelle estdes plus fâcheuses, mais le fait est que, depuis notre départ, voussemez l’argent par les routes, vous jetez l’or par les fenêtres,vous lancez les écus à la tête de tout le monde, excepté toutefoisà la mienne. En sorte qu’à la dernière étape, ayant par votre ordrepayé un ducat ce dîner pour lequel on nous demandait trois livres –il est vrai que la servante était des mieux tournées et des plusaccortes – ayant, dis-je, fouillé au fond de la fonte au trésor,j’ai vu qu’il ne nous reste plus qu’un écu de six livres pourgagner la France dont nous sommes encore à plus de cent lieues pourle moins.
– Comment, pour gagner la France !Est-ce que nous n’y sommes pas ?
– Monsieur, la France, c’est Paris.Voyez-vous, monsieur, vous parlez admirablement le français, etmême, beaucoup mieux que moi mon Pater, vous récitez les balladesde ce… comment l’appelez-vous ?… un nom qui signifie que celuiqui le porte est un pas grand’chose… ce Maraud…
– Tu veux dire maître Clément Marot,bélître !
– Oui ? Je le veux bien. Donc, vousêtes fort expert en notre langue, mais vous avez beau faire, vousne serez jamais Français ; cela se voit assez puisque vousconfondez la France avec sa province.
– Eh ! la France, c’est la France,et nous y sommes, de par tous les diables !
– La France, c’est Paris ! insistaCorentin. Pour en revenir à ce que je vous disais, voici uneauberge à rouliers, bien modeste, où je crois que nous ferions biende nous arrêter pour aujourd’hui. Quant à demain…
Jacquemin eut un geste qui voulait dire que lelendemain serait un jour néfaste où le hasard seul devrait secharger d’assurer sa pitance et celle de son maître.
– Monsieur, acheva-t-il, je vais frapperà cette pauvre auberge, à moins que vous ne la trouviez encore tropriche pour nous. Quand on n’a plus qu’un écu…
– Dites-moi, monsieur, demanda fortpoliment don Juan à un bourgeois qui passait, pourriez-vousm’indiquer la plus belle hôtellerie de la ville, j’entends la plusnoble et la mieux famée et la plus riche ?
– Oui-da, mon gentilhomme, s’empressa lebourgeois. Nous avons ici l’hôtellerie de la Tour deVesone, tenue par maître Fairéol, qui est fameuse dans tout lePérigord et où ne descendent que de hauts seigneurs menant grandtrain.
– Voilà notre affaire, fit Juan Tenorioqui remercia et salua.
Dix minutes plus tard, il mettait pied à terredevant l’hôtellerie en question qui, en effet, avait fort grandair. L’hôte, homme respectable et considéré, mais assez borné, vintà sa rencontre en murmurant :
– Un seul valet. Pas de chevaux de main.Toute petite noblesse et maigre bourse, je m’y connais.Monseigneur, dit-il, après un léger salut, à vous rendre mesdevoirs.
À l’oreille terriblement fine de don Juan, le« monseigneur » sonna comme une pièce d’or qui a unepaille. Il considéra maître Fairéol. Deux secondes il le fixa. Etl’hôtelier eut la sensation de se rapetisser.
– Monseigneur ! balbutia-t-il.
– À la bonne heure ! fit Tenorio,qui se mit à rire. C’est mieux. Maintenant, votre plus bellechambre.
L’hôte le guida dans un large escalier depierre. Arrivé au palier, il voulut continuer l’ascension vers lesecond étage.
– Non, dit don Juan. La chambred’honneur. Celle qui a balcon sur rue.
– C’est que… daignez m’excuser… mais,pour les chambres du premier, on paye d’avance !
– Là ! murmura Corentin. Quedisais-je !… Oh ! que fait-il !…
Don Juan faisait que, délicatement, il avaitsaisi une oreille de l’hôte, et en souriant, la pinçait jusqu’ausang. Maître Fairéol se dégagea brusquement, recula d’un pas, et,blanc d’indignation :
– Monsieur, dit-il, ce sont là des façonsqui n’ont point cours céans. Vous sortirez de chez moi si vous nevoulez pas que je vous fasse jeter dehors par les valets d’écurie…ou plutôt, non ! Vous ne partirez pas ! Je vais àl’instant porter ma plainte à Mgr de Montpezan, oui, au gouverneurlui-même, vu qu’il me fait l’honneur de dîner ici fortsouvent !
Le digne hôtelier mentait : le gouverneurde Périgueux n’avait jamais mis les pieds en cette hôtellerie. Maisquoi qu’il en eût dit, il espérait ainsi amener la retraite ouplutôt la fuite de cet insolent gentilhomme.
– Jacquemin, dit doucement Tenorio, courschez mon ami Montpezan, annonce-lui mon arrivée, qu’il attendd’heure en heure pour la chose qu’il sait, et dis-lui que je ne memettrai pas à table sans lui. Va, et fais diligence.
– J’y vais ! dit Corentin abasourdi.Vit-on jamais pareil menteur ? ajouta-t-il en lui-même.
Mais il n’avait pas descendu trois marches quemaître Fairéol, se précipitant, le saisissait par lebras :
– Ne vous dérangez pas, mon brave :M. de Montpezan est en tournée, Monseigneur, ajouta-t-ilen ôtant son bonnet, que ne disiez-vous que vous êtes des amis deM. le gouverneur ! Quel malheur qu’il soitabsent !
Il mentait encore : le gouverneur était àPérigueux. Don Juan souriait…
– Donnez-vous la peine d’entrer, acheval’hôte.
Et il ouvrit la chambre d’honneur, qui étaitfort belle et ne sentait nullement l’hôtellerie.
– À la bonne heure ! répéta donJuan. Ce logis est assez propre, pour deux ou trois heures,s’entend.
Et il se mit à rire.
– C’est ce rire ! songeait Corentin.C’est surtout ce rire qui me met la rage au cœur. Si seulement ilmentait sans rire ! Non, il faut qu’il rie… Il rit de tout, deDieu, du diable, de ses amours, et de lui-même, et demoi !
– Et maintenant, reprit maître Fairéol,épanoui sans trop savoir pourquoi, puis-je demander à Monseigneurce qu’il désire avoir à son dîner ?
Don Juan le toisa. Puis :
– Envoyez-moi votre sommelier et votremaître-queux… Et vite, j’ai soif, j’ai faim.
Maître Fairéol se courba. Il était dompté.
– Oh ! fit-il en se retirant, éblouiet fort vexé. Comme on se trompe ! J’aurais juré quelquepauvre cadet. Et il me donne leçon en m’apprenant que ce n’est pasà moi de traiter la question du dîner ! Et il me tire lesoreilles, tout comme le duc de… et puis le prince de… Au diableleurs noms qui rougissent mes oreilles, rien qu’à lesentendre !… C’est un grand seigneur, un vrai ! Et il està tu et à toi avec le gouverneur en personne ! Oh !oh !…
– Monsieur, disait Corentin, je voudraisbien savoir…
– Toi, tais-toi, si tu ne veux pas que jet’arrache la langue pour la jeter aux chiens !
– Là ! fit Corentin. Si je n’ai plusde langue, qui aurez-vous pour dire la vérité ?
Il dit. Et il entra en méditation, louchantterriblement sur son nez.
La conférence avec les deux graves personnagesdemandés par don Juan dura dix minutes, et sans doute ils furentconquis, car il se fit grand bruit dans la cuisine, grande rumeurparmi les casseroles ; et les marmitons avaient rarement vupareil coup de feu pour un seul dîneur.
– Maintenant, tu peux parler, dit donJuan. Nous sommes maîtres de la place.
– Monsieur, dit aussitôt Corentin, nousn’avons qu’un écu. La chambre à elle seule en coûtera trois. Commesi vous n’aviez pu dîner en la salle ! Sans compter le dînerlui-même, qui est comme pour un prince du sang, et les chevaux, etmoi… j’en ai la chair de poule. Je vous ai vu jusqu’à ce jourcommettre bien des peccadilles, mais jamais, jamais rester enaffront. Comment payerez-vous ?
– Je n’en sais rien…
– Vous comptez donc vous esquiver sanspayer ?…
– Moi ? Pour qui meprends-tu ?… Faire tort à un hôtelier, fi, Corentin !
– Ha ! Vous avez donc quelque magotdont vous ne me fîtes point part ?… ou quelque diamantpeut-être ?…
– C’est toi qui détiens ma fortune, et jen’ai rien, tu peux le croire.
– Alors… avec quoi…
– Eh ! je n’en sais rien, tedis-je ?
– L’hôte vous fera donc arrêter.Ciel ! Si don Luis Tenorio…
– L’hôte me viendra lui-même offrir lecoup de l’étrier.
– J’enrage, monsieur, j’enrage !
– Oh ! tu as donc peur d’aller enprison ?
– Non, monsieur, non ! C’est pourvous seul que je crains l’affront. Grand Dieu ! Le fils de donTenorio en prison ! Plût au ciel que j’y puisse aller à votreplace ! Vous riez. Vous ne me croyez point ?
Don Juan se jeta dans un fauteuil etdit :
– Pourquoi te croirais-je, voyons,dis-moi cela un peu…
– Vous ne croyez pas au dévouement deJacquemin Corentin ? Alors, monsieur, expliquez-moi pourquoije reste avec vous. Je voudrais bien le savoir, car je m’yperds.
– Mais… tu restes avec moi d’abord parceque je paye bien ; ensuite parce que je suis beaucoup plusindulgent à tes petits péchés que tu ne l’es à mes faits et gestes,et fermant les yeux quand je vois que tu me voleseffrontément ; enfin, et surtout parce que je te laissem’accabler de toutes les impertinences qui te passent par la tête.Vois donc un peu si l’on m’apporte à dîner.
– Monsieur, dit Jacquemin Corentin,connaissez-vous Paris ?
– J’y fus deux fois. Belle et nobleville. Sa Sainte-Chapelle, son Louvre…
– Eh ! monsieur, tout cela, ce n’estpoint Paris ! Je vois que vous ne connaissez ni la France, niParis.
– Comment ! Le Louvre etNotre-Dame…
– Paris, monsieur, c’est la rueSaint-Denis. Ce reste que vous dites, ce Louvre et autres babioles,c’est la province de la rue Saint-Denis qui est à Paris. Or je suisné natif de la rue Saint-Denis, où, sans père ni mère, ni frère, nirien au monde, je fus élevé par la charité de dame Corentin. Dieuait sa bonne âme !
– Que veux-tu que cela mefasse ?
– Attendez. Élevé donc dans la capitale,je veux dire dans la rue Saint-Denis qui est la capitale de Paris,je devais nécessairement aboutir à l’auberge de la Devinière quiest la capitale de la rue Saint-Denis…
– Et de ce royaume, tu fus le roi ?dit don Juan, limant ses ongles avec une profonde attention.
– Non, monsieur : j’en fus letourne-broche. Puis je devins marmiton. Puis je fus admis à serviraux tables de la grande salle. C’est là que me vit l’illustremaréchal de Lautrec qui me fit l’insigne grâce de s’intéresser àmoi…
– À cause de ton nez, sois-en sûr…
– C’est bien possible, soupira Corentinen louchant avec mélancolie. Quoi qu’il en soit, c’était au tempsoù Sa Majesté notre bon sire François se trouvait en la ville deMadrid prisonnier du roi des Espagnes ; et, comme vous lesavez, il fut convenu que notre aimé sire François serait rendu àla liberté, moyennant que ses deux fils se rendraient en Espagnecomme otages. Et M. de Lautrec fut chargé de conduire lesdeux princes jusqu’à la Bidassoa. C’est pourquoi ce grand homme deguerre me dit en propres termes : « Corentin, si tu veuxvoir du pays, je te ferai entrer aux cuisines du prince Henri,comme aide. » Monsieur, je faillis en être malade de joie etdevenir fou d’orgueil. Même aujourd’hui, j’en suis honteux.
– Pourquoi, Jacquemin ? La grandeurest plus difficile à supporter que la fortune adverse. Il y a bienpeu d’hommes que les honneurs ne transforment pas en fousdangereux. Mais continue, ton récit me donne appétit…
– Eh bien ! monsieur, nous partîmes,moi, M. Lautrec, les deux princes, leurs gentilshommes, aunombre de vingt, les laquais, valets et gens de cuisine, si bienqu’à plusieurs reprises, Monseigneur Henri, alors âgé de huit ans,voulut voir de près mon nez et même le tenir en ses augustespetites mains, ce qui fait que les gentilshommes du prince mejalousaient fort, et qu’en ce temps-là, monsieur, je fus aussiglorieux de mon nez que j’en avais été jusque-là contrit etmarri.
Et Jacquemin loucha orgueilleusement sur sonnez.
– Et bien tu fis, dit don Juan. On nesaurait être trop glorieux quand on a un sujet de gloire. Vatoujours.
– Sur une grande barque, au milieu de laBidassoa, on fit l’échange des prisonniers. M. de Lannoi,envoyé du roi des Espagnes, remit Sa Majesté François àM. de Lautrec, et M. de Lautrec remit les deuxprinces à M. de Lannoi. Je vois encore notre bon sireembrasser ses enfants en pleurant à chaudes larmes.
« Mais quand il eut touché terre, ilsauta comme un fou sur le cheval turc qu’on lui avait amené, etpartit d’un train d’enfer, et nous fûmes tout pâles de la façonterrible dont il criait : « Je suis encore roi ! Jesuis encore roi ! »
– Avoue, Jacquemin, avoue qu’à sa placetu aurais ainsi crié tout de ton haut…
– Je ne sais pas, monsieur, je ne saispas si j’aurais eu la force de remettre prisonniers en ma place lesdeux pauvres petits qui pleuraient et tendaient leurs bras à leurpère. Mais, outre que les rois sont armés d’un courage que nous nepouvons avoir, chacun sait cela de naissance, notre sire est bienconnu pour sa valeur, ne craignant rien en ce monde. Bref,monsieur, étant entrés en Espagne, tout se passa fort bien les deuxpremiers jours. Mais comme il paraît que notre bon roi ne voulutpas tenir les promesses souscrites pour avoir sa liberté, les deuxprinces, tout à coup, furent durement resserrés par une gardeespagnole, et leurs gentilshommes arrêtés et traités en prisonniersde guerre, et nous autres, monsieur, nous fûmes condamnés à ramersur les galères. Les uns furent envoyés à Alicante, d’autres àCarthagène, et d’autres, dont je fus, à Almeria, la même où vousm’envoyâtes un jour pour acheter de ces étoffes de soie qu’on yfabrique et que vous vouliez offrir à…
– La paix Jacquemin ; je t’ai centfois répété que les noms doivent dormir. N’éveillons pas les noms,Jacquemin, ne les éveillons pas !
– Oui, monsieur, laissons dormir le nomde cette jolie Isabel de Alamena à qui ces étoffes…
– Eh ! bourreau ! tiendras-tuta traîtresse langue !
– C’est pour vous dire qu’étant arrivés àGrenade, neuf de seize que nous étions partis, ayant laissé septmorts le long du chemin, ayant marché à pied des jours et des jourssous le soleil, les mains enchaînées, poussés par le bâton de nosgardiens, arrivés, dis-je, à Grenade et nous étant arrêtés sur uneplace mourant de faim et de soif, et n’en pouvant plus de fatigue,regardés comme bêtes sauvages par les gens de la ville, nous vîmestout à coup sortir d’un beau palais un homme suivi de serviteursportant des paniers de vivres et boissons fraîches, et il nousdit : « Mangez et buvez, pauvres victimes… »
Corentin s’interrompit pour s’essuyer lesyeux.
– Tu pleures ! fit don Juan. Aufait, tu as raison. C’est chose émouvante que de voir un êtrehumain donner un morceau de pain à qui a faim, un verre d’eau à quia soif. Pour sa rareté, c’est un des plus beaux spectacles de lanature.
– Monsieur, je suis ému toutes les foisque je me souviens de la voix de cet homme généreux, et se serrantcontre lui, le tenant fortement par la main, un bel enfant de huitans, un ange, monsieur, nous regardait de ses grands yeux emplis depitié… cet enfant, c’était vous, monsieur, et cet homme, c’étaitmonsieur votre père, le vénéré don Tenorio…
Jacquemin Corentin se découvrit.
– Et après ? demanda don Juan, quisemblait accorder à cette histoire l’intérêt qu’il eût accordé à unconte de fées.
– Après ? Il y a treize ans de cela,mais la chose m’est présente dans tous ses détails. Don Luisproposa au chef de notre escorte de nous racheter tous. L’alguazileut peur des galères et ne voulut en céder qu’un seul, disant qu’ille porterait pour mort en route. La somme reçue, il conseilla à donLuis de choisir au moins celui de nous qui était en meilleur état,afin de l’indemniser de la dépense par un bon service. Etlà-dessus, ce fut moi que votre père désigna, parce que je semblaisprêt à trépasser et que mes camarades mêmes furent contents de madélivrance, disant que je n’aurais pu faire une demi-heure de plus…J’ai appris plus tard que la galère sur laquelle ramaient mesinfortunés compagnons fut prise par un corsaire barbaresque etqu’ils furent emmenés en esclavage.
– Crois-tu qu’ils aient beaucoup perdu auchange ? demanda don Juan.
– Certainement, monsieur, dit simplementCorentin. Songez donc que sur les galères espagnoles, au moinsc’étaient des chrétiens qui les rouaient de coups… Quant à moi, donLouis Tenorio me fit soigner chez lui pendant trois mois, aprèsquoi me voyant mis sur pied, et de presque mort redevenu bonvivant, il m’offrit une somme d’argent pour retourner en la rueSaint-Denis, qui est mon pays d’origine, mais je lui demandai de megarder en qualité de valet, car je ne me sentais pas le courage deme séparer de lui, et il y consentit…
– Et après ?…
– Après ?… Je vous ai dit que tousles détails de ma singulière aventure me sont restés présents…Lorsque votre généreux père racheta ma liberté et ma vie, je pus levoir compter la somme ès mains du chef d’escorte.
– Bah !… Eh bien, je gage quel’alguazil ne dut pas t’estimer bien cher !
– Douze carolus d’or, monsieur !
– C’était une somme !
– Les voici !
Ce fut si imprévu que don Juan éprouva unsaisissement. De la pointe de son poignard, d’un geste rapide,Corentin avait décousu tout un pan de son pourpoint. Une à une, ilretirait les belles pièces d’or et les posait sur la table, toutesrutilantes et comme frémissantes.
Don Juan s’était levé et regardait cela…
– Il m’a fallu des années pour leséconomiser sur mes gages, dit Jacquemin. J’aurais cru faire unemauvaise action en les offrant à don Luis. Mais je me disais que lafortune a parfois d’étranges retours, et que, peut-être, un jour,cet or qui m’avait sauvé la vie trouverait son emploi au service deTenorio…
À ce moment, la porte s’ouvrit, et l’hôtelierde la Tour de Vesone, maître Fairéol en personne parut :
– Monseigneur, le cuissot de chevreuilest à point ! dit-il en triomphe.
Son regard tomba sur ce coin de table toutdoré… Il se courba en deux et se retira à reculons enmurmurant :
– Je l’avais par Dieu bien dit quec’était un grand seigneur : je m’y connais.
Don Juan s’approcha et, ouvrant lui-mêmel’escarcelle de cuir que Jacquemin portait à la ceinture, y glissal’un après l’autre les douze carolus.
– Corentin, dit-il, ce que don LuisTenorio a donné pour toi, don Juan Tenorio ne peut pas lereprendre. Tout ce que je peux faire pour hausser ma générosité àl’égal de la tienne, c’est de te promettre que si jamais je metrouve acculé à une de ces impasses où on ne peut en appeler qu’àla bourse d’un véritable ami, eh bien, c’est à toi que jem’adresserai…
– Je crois que monsieur vient de dire« un ami » ! fit Corentin d’une voix qui trembla unpeu.
– Et pourquoi pas, animal !faquin ! bélître ! Vas-tu maintenant éplucher mes parolescomme tu le fais de mes actes ? Le diable soit de tes airsétonnés !
– Monsieur, dit résolument Corentin,puisque je vous vois en belle humeur, je veux me hasarder à vousprier de me faire aussi une autre promesse. Mais vous ne voudrezpas.
– Comment le sauras-tu, si tu ne me faista demande ?
– C’est pourtant vrai. Eh bien,promettez-moi de ne plus me donner la bastonnade quand vous serezen colère.
– Soit. Je te le promets. Je ne tebattrai plus.
– Merci, monsieur, je sais que pour cegenre de promesses, vous tenez parole. Mais puisque vous ne vouscroyez pas dans cette impasse dont vous parliez, puisque vous nevoulez pas de ma bourse, comment payerez-vous ?
– Encore ?… T’ai-je pas répété queje ne le sais pas ? Mais voici qu’on vient. Tiens ta mauvaiselangue.
Et s’en allant tambouriner des doigts à lafenêtre, don Juan, d’un ton bizarre, murmura :
– Ah ! le cuissot de chevreuil est àpoint ? Ah ! ah !… nous disons : le cuissot dechevreuil… il y a cinq chances sur dix…
Une servante, cependant, entra et s’activa àdisposer le couvert, puis, sur une gracieuse et brève révérence,disparut. Quand elle fut partie, don Juan se retourna et prit placeà table, servi par Jacquemin qui prenait les plats à mesure qu’onles montait jusqu’à la porte : manège qui confirma maîtreFairéol dans cette opinion que son hôte ne pouvait être qu’un fortaristocratique personnage : en quoi il ne se trompaitnullement.
– Ainsi le duc de… et le prince de… audiable leurs noms qui font rougir mes oreilles… ne veulent êtreservis à table que par leurs propres valets. Mais si dans Périgueuxon savait que mes oreilles… oh !…
– Monsieur, disait Jacquemin, c’est unpâté de foie gras, avec des truffes. Il n’y a qu’à Périgueux qu’onen fait de pareils. C’était du moins l’opinion de maître Grégoire,le tavernier de la Devinière en la rue Saint-Denis, le seul endroitdu monde où l’on mange… la France ! Je ne veux pas médire dela noble Espagne, mais on n’y mange pas, on s’y nourrit, voilàtout. Mais, monsieur, seriez-vous malade ?
– Et toi, serais-tu fol ?… Pourquoiserais-je malade ?
– C’est que, pas une fois, vous n’avezjeté l’œil sur la servante…
– Est-ce que je regarde lesservantes ! fit don Juan qui haussa les épaules.
– Oh ! Et celle de Bergerac qui vousattend pour que vous l’épousiez ? Et celle de Marmande quevous ne pûtes fuir qu’en jurant que vous alliez lui chercher uncarrosse pour l’emmener à Paris ? et celle de Dax avec quivous échangeâtes…
– Que chantes-tu là ? interrompitdon Juan. Ce n’étaient pas des servantes : c’étaient de joliesfemmes, je veux dire des princesses ayant droit au tributd’admiration d’un homme de bon sens. De ce que le sort, par erreurou méchanceté, les oblige à servir à l’auberge, elles n’en sont pasmoins reines…
– Alors, pourquoi ne vous êtes-vous pasjeté aux pieds de la princesse que le sort obligea, tout à l’heure,à dresser cette table où vous mangez ? Pourquoi ne luiavez-vous pas baisé les mains en l’assurant que rien n’éteindravotre flamme et en lui jurant de l’épouser… demain ?
– Eh ! celle-ci n’est point uneprincesse. C’est une servante. N’as-tu pas vu qu’elle est un vrailaideron ?
– Mais vous ne l’avez seulement pasregardée !
– En est-il besoin pour distinguer unebeauté d’un vilain museau ? Je l’ai assez vue, va.
– Monsieur, voici maintenant unebrochette d’ortolans et mauviettes qui me paraît des plusconvenables. Vous ne me croirez pas, sans doute, mais elle m’a toutle temps fixé.
– Cette brochette t’a fixé ?
– Non, monsieur : la servante. Ellen’avait des yeux que pour moi.
– Eh bien, il fallait l’embrasser toutd’abord.
– Monsieur sait bien que cela m’estimpossible…
– Ah oui… à cause de ton impayablevertu !…
– Non, monsieur : à cause de mon neztrop long. Je n’ai jamais pu atteindre une joue avec mes lèvres.J’ai pourtant essayé en plaçant mon nez dans toutes les positionsque j’ai pu. Même à Séville, je m’étais exercé sur un sac de toileempli de son et figurant une tête. Eh bien, monsieur, avec lapointe de mon nez j’ai percé le sac, mais je n’ai pas réussi àl’embrasser. C’est pourquoi je me suis voué au célibat.
Jacquemin loucha tristement sur son nez.
– C’est bien fait, dit don Juan. Je t’aimaintes fois proposé de t’en couper la moitié, tu n’as pas acceptésous le prétexte que cela t’empêcherait de te moucher… Ainsi, tu nete marieras jamais ?
– Jamais, monsieur, vous pouvez m’encroire.
– Ainsi, tu es sûr de n’avoir jamais étémarié ?
– Comment, si j’en suis sûr !…
Don Juan considéra un instant Jacquemin, puis,se renversant au dossier de son fauteuil, partit d’un fou rire quiparut des plus étranges au fidèle serviteur et qui leconsterna.
– Ho ! songea-t-il tout enremplissant le verre de son maître, quelle diantre de questionest-ce là ? Si j’en suis sûr de n’avoir jamais étémarié ? Tiens ! Il est bien trop sûr de l’avoir été,lui ! Oh ! ce rire finira par m’obscurcir la cervelle…Monsieur, dit-il, voici maintenant le fameux cuissot dechevreuil !
– Superbe ! dit don Juan qui repritaussitôt son sang-froid… Qu’est-ce que je risque si je metrompe ? murmura-t-il… Il y a bien sept chances sur dix…
– Eh bien ? Qu’en ditMonseigneur ? s’écria maître Fairéol, qui avait tenu àescorter la maîtresse pièce du dîner.
– Magnifique. Asseyez-vous, maître, et mefaites raison avec ce verre de vernat.
– Tout comme le prince de… et le duc de…il n’y a que ces grands seigneurs pour mettre les gens à leur aise,et sans les oreilles… Monseigneur me comble, dit l’hôte ens’asseyant à distance respectueuse. Quant au chevreuil, il est enpleine chair et tué d’avant-hier. Je le ramenai dans ma carriole àonze heures du soir.
– Neuf chances sur dix ! tressaillitdon Juan. Je voudrais bien voir la tête, dit-il.
– Oh ! c’est jeune et tendre, ça ale bois en dague, Monseigneur va voir ! dit maître Fairéol quise précipita et cria un ordre.
On apporta sur un grand plat d’étain la têtedu chevreuil dont les bois, en effet, n’avaient pas une pointe.
– Un brocart, fit don Juan contemplatif.Le chasseur qui a tiré cette bête est un fin connaisseur.
Maître Fairéol sourit avec modestie et clignade l’œil. Don Juan l’étudiait comme le chat, de loin, lasouris.
– C’est vous ? dit-il. Permettez queje vous félicite. À votre santé, mon hôte, et à votreadresse !
– Monseigneur est trop bon…
– Non pas !… Je gagerais bien quevous l’avez tué dans cette forêt qui… vous savez bien ?…
– La forêt de Saint-Laurent, monseigneur,dit maître Fairéol qui cligna encore de l’œil.
– C’est justement cela. J’y chassai l’andernier. La forêt de Saint-Laurent !… Beau domaine royal, surma foi !
Et don Juan attendit sa réponse. Le digne hôtese mit à rire.
– Ma foi oui ! dit-il. Beau domaineroyal, qui ne vaut pas cependant la grande hêtraie de Villamblardoù, par les nuits de lune, on peut saluer de loin quelque beaucerf…
– Vous m’emplissez d’admiration, monhôte. Aussi bien me disais-je : voici une bête qui est tropjolie pour n’avoir pas été empruntée aux forêts du roi…
– Oh ! s’écria en lui-même Jacqueminqui, tout à coup, eut la révélation de la manœuvre, et se sentitrougir.
Quant au bon Fairéol, il éclata de rire.
– Emprunté ! fit-il en clignant plusque jamais de l’œil. Le mot est plus joli que la bête !Emprunté !…
– Aux forêts du roi ! s’éclata donJuan, riant encore plus fort que le digne hôte.
– Aux forêts de Sa Majesté ! répétacelui-ci en s’essuyant les yeux.
– Dix chances sur dix ! dit donJuan. J’ai gagné !
– Gagné ?… Dix chances ?…s’étonna Fairéol.
– Quinze ! Vingt ! ! Centsur dix ! Ah ! mon cher, vous êtes bien l’hôte le plusfacétieux que j’aie vu. Vous m’avez fait passer un bien douxmoment. Et quant au cuissot, vous pouvez l’emporter. Sur mon âme,je n’y toucherai pas.
– Monseigneur a bien tort, c’est…
– Je sais, oui, oui, c’est jeune, c’esttendre, mais vous ne me ferez pas succomber à la tentation.Emportez…
– Mais pourquoi ? s’inquiéta Fairéolqui, vaguement, commença à comprendre.
– Complicité de braconnage ! dit donJuan. Peste ! C’est la prison !…
– Qui le saura ? dit Fairéol,cessant de sourire. Le prince de… et le duc de… mangent de mongibier, sachant d’où il vient. Et M. le gouverneur lui-même –ici Fairéol ne mentait plus – daigne parfois accepter…
– Qui le saura ? dit don Juan,cessant de rire lui aussi. Ma conscience !
– Sa conscience ! grogna Corentin,qui suait à grosses gouttes à suivre les péripéties de ce duel.
– Que votre hôtellerie soit fermée,continua don Juan, vos meubles vendus, et vous-même jeté en uncachot, c’est affaire à vous. Mais moi, je ne puis me risquer enpareille algarade…
Maître Fairéol se sentait défaillir. On saitcombien étaient féroces les règlements de chasse, encore si pleinsde morgue et d’insolence, même aujourd’hui.
– Au moins, bégaya-t-il, au moins j’oseespérer que Monseigneur…
– Quoi ? fit don Juan avec un regardglacial.
– Rien, monseigneur, rien…
– Si fait !… Dieu me damne, je croisque vous alliez me prier de ne pas vous dénoncer ! Allez,bonhomme, allez, eussiez-vous massacré tout ce qu’il y a de cerfs,de daims et de sangliers dans les forêts royales, apprenez que jene suis pas capable d’une action aussi basse… Unedénonciation !… moi !…
C’était une indignation réelle, et déjà donJuan considérait l’oreille de maître Fairéol d’un œil quin’annonçait rien de bon. L’hôte jugea que le moment était venu debattre en retraite. En fait, il était rassuré, d’ailleurs, quant auprincipal. Tout en se maudissant d’avoir trop parlé – mais quel estle chasseur qui résiste au plaisir de se vanter ? – il sedisait qu’il n’avait pas à redouter une dénonciation de cegentilhomme si pointilleux. Saisissant donc et le plat quicontenait le malencontreux cuissot et celui sur lequel reposait latête du chevreuil, il saluait déjà :
– Non ! fit tranquillement don Juan.Laissez la tête. Je veux qu’elle reste sur cette table tant que jeserai en cette hôtellerie. Vous pouvez vous retirer, Maître. Ettoi, Corentin, qu’attends-tu ?
– Moi ? Mais j’attends que monsieurait fini de dîner pour… à mon tour…
– T’ai-je pas dit d’aller informer monami Montpezan que je suis arrivé ?
– J’y vais, dit Corentin, j’yvais !
Et il se contenta de changer de place. L’hôtequi s’en allait revint vivement après avoir fermé la porte. Ilrecommençait à trembler.
– Mais, monseigneur, cette tête… là… surla table !…
– Eh bien ? La tête est là, et nuln’y touchera. Quoi ? Ah ! oui, vous avez peur queMontpezan ne la voie ? Mais il peut fort bien ne pas la voir.En tout cas, ce n’est pas moi qui la lui montrerai… Et puis, quoid’étonnant à voir une tête de chevreuil dans unehôtellerie ?
– Ah ! s’écria l’hôte désespéré.Monseigneur sait bien que quand nous achetons la bête, on nous lavend sans la tête !… La tête ! La tête ici ! C’estla preuve, justement…
– C’est vous qui perdez la tête, monhôte. Buvez pour vous remettre. Et toi, Corentin…
– J’y cours ! dit Corentin quichangea encore de place.
– M. le gouverneur est absent !cria Fairéol éperdu.
– Oh ! fit don Juan. Sûrement il esten son hôtel, puisque c’est lui-même qui m’a écrit de venirl’attendre, ce jour, en cette hôtellerie, pour m’y apporter cescent écus d’or qu’il me doit… bon ! que vais-je raconterlà !… Hâte-toi, Corentin, car je veux repartir tout à l’heure,étant fort pressé.
– Est-il donc descendu si bas ! sedit Corentin. J’y cours, monsieur, j’y vole ! Saconscience ! Sa conscience !
– Restez, monsieur de Corentin,restez ! bégaya l’hôtelier. En lui-même, il fit un promptcalcul et mit en balance les cent écus d’or avec la certitude de laprison et de la ruine : il n’y avait pas d’hésitationpossible. Et, tout d’une traite :
– Au nom du ciel, renoncez à faire venirM. le gouverneur qui n’aura rien de plus pressé que de manderici le louvetier royal, lequel fera venir les gardes ! Puisquevous devez repartir sans délai, daignez me permettre de mesubstituer à M. de Montpezan pour ces cent écus d’or.Vous me les rendrez à votre prochain passage…
– Soit, dit don Juan. Je veux bien vousrendre ce service, car vous me paraissez honnête homme.
– La peste soit du truand d’enfer !murmura Corentin. Ô don Luis Tenorio, où êtes-vous !…
Maître Fairéol s’était précipité. Dix minutesplus tard il rentrait, porteur d’un sac, et sans un soupir, maisl’œil hagard et le teint blême, il comptait sur la table les centécus d’or qui, à coup sûr, représentaient son bénéfice d’uneannée.
– C’est un mauvais rêve, je vaism’éveiller, se disait-il. Puis-je emporter la tête ? fit-iltimidement.
– Eh ! dit don Juan, il y a uneheure que je vous prie d’en débarrasser ma table ! Non,non : laissez-moi le cuissot ! Je n’y ai pas encoretouché !
– Mais, monseigneur avait dit… lacomplicité… la tête…
– Oui bien, je vous ai répété d’emporterla tête et de laisser le cuissot. Allez. Maître, faites bassinervotre lit et vous y glissez sans retard, car vous me semblez mal enpoint.
Et il attaque le cuissot, pendant que l’hôtese retirait, emportant la fameuse tête, et disant :
– Puisque monseigneur nous quitte, jevais préparer la note… Don Juan approuva d’un signe. Corentin,étourdi par cette scène, se taisait et méditait, perché sur seslongues jambes, les yeux fixés sur la quadruple pile de piècesd’or.
Une bonne heure se passa.
Puis maître Fairéol reparut, solennel, et surson plat d’argent, présenta sa note. Don Juan y jeta un coup d’œilà peine ; mais ce coup d’œil lui suffit. Il sourit :
– Total : cent écus d’or.Eh bien, ce n’est pas trop cher. Payez-vous !
– Cent écus d’or ! s’exclama enlui-même Corentin. Oh ! le digne hôte ! C’est bien fait,seigneur Juan ! Vous trouvez votre maître !… Et la têten’est plus là !
– C’est un trait de génie, dit doucementdon Juan. Je m’en souviendrai longtemps.
Maître Fairéol s’inclinait, clignait de l’œil,souriait, et en somme faisait la roue. Avec une lenteur savammentcalculée, il remettait les écus dans le sac, un à un, pendant quedon Juan ravi, comme extasié, avec des exclamations admiratives,lisait et détaillait la note à haute voix.
– Il y gagne son dîner, le mien etl’avoine des chevaux, songeait Corentin. Tant de mensonge et defourberie pour si peu ! Ô mon maître !…
– Ce qu’il y a d’admirable, disait donJuan, c’est que vous avez bien compris que je ne pourrais rien direcontre ces prix que vous me faites… Vous vous êtes bien douté queje ne tiens pas à attirer l’attention et que je me laisseraisécorcher tout vif, sans crier… Monsieur Fairéol, vous êtes un grandhomme !
Fairéol s’inclina modestement… Il n’avait pasdit un mot depuis sa triomphale entrée… Il se retirait à reculons,multipliant les salutations… Il atteignit la porte, son sac sous lebras…
– Mais, dit tout à coup don Juan, vousavez oublié une chose fort importante… Oh ! oh ! je tiensà tout payer, moi !… Venez ici, maître, et complétez votrenote. Corentin, une plume et de l’encre, vite !
– Qu’est-ce ?… balbutia l’hôte en serapprochant.
– Asseyez-vous… Là… Maintenantécrivez : Pour avoir tiré les oreilles de maîtreFairéol… six livres !…
– Monseigneur, dit Fairéol tout pâle, jene fais jamais payer cet article-là !
– Corentin, ne m’as-tu pas dit qu’il terestait un écu de six livres ? Donne-le à notre hôte…là !… Maintenant, écrivez… je tiens à payer, moi. Je ne suispas de ces insolents qui tirent les oreilles aux gens sans payer…Écrivez !
À la manière dont ces mots furent dits,Fairéol comprit qu’il n’y avait pas de résistance possible. Etpuis, que risquait-il ? Qui lirait jamais cette note ?…Il écrivit !
– Vous voilà satisfait… et moiaussi ! dit-il avec un sourire goguenard.
Et, content d’avoir sauvé ses cent écus d’or –une petite fortune ! – content d’avoir montré plus d’esprit etde finesse que cet orgueilleux gentilhomme – un gentilhomme degrand chemin, songeait-il – maître Fairéol regagna la porte, saluaune dernière fois, et sortit en fermant. À ce moment, il entenditdon Juan qui, distinctement, disait :
– Corentin, va donc me chercher le crieurpublic de la ville et me l’amènes ici…
– Qu’est-ce à dire ? murmura Fairéolqui s’arrêta court.
Et il rouvrit la porte !…
– J’y vais ! dit Corentin. Maisc’est fatigant. Vous m’avez fait aller trois ou quatre fois chez legouverneur, déjà…
– Monseigneur, commença Fairéol, lecrieur…
– Non, non ! s’écria don Juan, quiéclata de rire. Ne le dites pas ! Le crieur public est entournée, en voyage, je sais, je sais ! Mais il n’en viendrapas moins ici ! Il n’en recevra pas moins, au prix ordinaire,mon ordre, qui est de crier cette note de porte en porte, la noteentière, par toute la ville, dût le cri durer huit jours ! Jeveux qu’on sache qu’il n’en coûte que six livres pour vous tirerles oreilles. Va, Corentin, va donc !
Sans rien dire, maître Fairéol, morne etcourbé, Fairéol tremblant et livide, Fairéol vaincu, s’approcha dela table et y déposa son sac. Et à côté du sac, il laissa tomber lepauvre écu de six livres.
– Maître, dit don Juan, je vous rendraicette note quand vous viendrez tout à l’heure, m’offrir le coup del’étrier. En attendant, reprenez ces six livres, et vite :vous les avez bien gagnées !
Chose étrange et qui montre bien que les plusfermes caractères ont leur moment de faiblesse, maître Fairéolsaisit, avec une sorte d’âpreté, le malheureux écu, et l’enfouitdans sa poche en disant :
– C’est toujours cela que je luireprends !
Une heure plus tard, lorsque Corentin eut, àson tour, dîné à la cuisine, lorsque don Juan eut distribué dansl’hôtellerie de nombreuses et riches gratifications qui luivalurent d’enthousiastes acclamations, il monta à cheval, et l’hôtevint lui donner le coup de l’étrier. En lui rendant le gobelet devermeil, don Juan glissa à maître Fairéol la note en question.Puis, saluant de la main les gens de l’hôtellerie assemblés, ils’éloigna, suivi de Jacquemin Corentin.
Au moment de tourner le coin, Corentin seretourna vers la Tour de Vesone, et, sur le perron, il vit maîtreFairéol qui, par poignées, s’arrachait les cheveux, au grandébahissement de ses gens.
– Tu vois bien, disait don Juan. Tut’affoles toujours pour un rien. J’ai payé, largement payé. Etl’hôte est venu en personne au coup de l’étrier. Et tu as cent écusd’or dans la fonte !
– Nonante et huit, monsieur ; vousen distribuâtes deux que vous me fîtes convertir en piècesblanches.
– Déjà ? Eh bien, je t’engage àdevenir plus ménager de mes deniers. À propos, dès que nous auronsregagné Séville, tu me rappelleras que j’ai à faire tenir deuxcents écus d’or à maître Fairéol, hôtelier de la Tour deVesone en Périgueux.
Ils allaient au pas, rênes flottantes, donnantdu repos à leurs bêtes qui venaient de fournir un rude temps detrot, et ils avaient Brantôme devant eux à plus d’une lieueencore.
Le soir venait. Au ciel s’échafaudaient et sedisloquaient de tragiques décors de nuées échevelées. Les bises dedécembre sifflaient au ras des bruyères et leurs folles rafalesdansaient sur ces arides plateaux du haut Périgord, coupés de vauxescarpés et, par places, couverts de châtaigneraies ou de bouquetsde bouleaux dont les fines ramures éployaient, gris sur gris, leursténues dentelles compliquées.
Don Juan était pensif. Jacquemin Corentinbavardait à tort et à travers.
– Monsieur, disait-il, voyez ces arbresdont les pieds sont jonchés de feuilles. Quelle ruse est laleur ! Et quelle intelligence ! Pouvez-vous me direpourquoi, l’été, ils se couvrent de feuillage, et pourquoi, l’hivervenu, ils s’en dépouillent et le laissent tomber ?… Vous nerépondez pas ?… Vous ne savez pas ! Je sais, moi. Etpourtant je n’étudie pas les livres comme vous. Les arbres,monsieur, madrés et retors plus qu’on ne pense, les arbres secouvrent de feuilles l’été, pour garantir leur tête des ardeurs dusoleil. L’hiver, ils ont froid aux pieds, et, du même feuillage, sefont une couverture pour les réchauffer… Il y a aussi une chose queje voudrais savoir…
– Tu m’ennuies. Parle à ton nez, s’ilfaut absolument que ta langue marche.
Corentin loucha sur son nez, d’un air aimable,comme pour le saluer, et reprit :
– Monsieur mon nez, je voudrais biensavoir pourquoi nous sommes partis de Périgueux, lespremiers ? Depuis Séville, nous ne perdions pas de vue lanoble demoiselle…
Don Juan tressaillit et regarda Corentin detravers. Celui-ci continua :
– Pourquoi, aujourd’hui, la laissons-nousen arrière ? C’est à vous que je parle, monsieur mon nez.Aurions-nous renoncé à cette poursuite indigne d’un vraigentilhomme ? Serions-nous touché enfin du courage et de lafermeté de cette malheureuse enfant ?
Don Juan poussa un long soupir etfrissonna…
– Répondez-moi, nez sans scrupule !Quand nous partîmes de Séville, cette vaillante fille d’Andalousieétait accompagnée de deux serviteurs. Lorsque nous traversâmes lesgorges de la Sierra-Morena, une nuit, vous vous éloignâtes seul…c’est à vous que je parle, mon nez ! Le lendemain, lademoiselle n’avait plus qu’un écuyer près d’elle. Pourquoi ?…Pourquoi ?…
– Corentin !…
– Taisez-vous, mon nez ! Et lorsquenous eûmes passé la Bidassoa, une fois encore, par un soir sanslune, vous me laissâtes seul. Quand nous entrâmes à Bayonne, lanoble demoiselle était seule ! Seule !… Pourquoi ?Pourquoi ? Ah ! pourquoi y avait-il du sang à notrerapière, à telles enseignes que je dus passer une heure à lafourbir et faire reluire comme devant ?
– Eh ! fit don Juan, Que de bruitpour deux malheureux coups d’épée !
– C’est à vous, à vous seul que je parle,mon nez ! Je ne vous reproche pas ces deux coups d’épée, carje vous connais : sous ce rapport, du moins, vous êtesincapable de traîtrise…
– Tu peux le croire ! Le combat futloyal. Et j’aurais pu les tuer : je me contentai de les mettrehors d’état de continuer leur route.
– Taisez-vous, nez scélérat ! Ladéloyauté de ces coups d’épée gît justement en ce que vous vouliezque la pauvre demoiselle fût seule ! Seule ! À votremerci !… Mais mal vous en prit, c’est de vous que je parle,mon nez !… Par trois fois, vous voulûtes aborder cette enfant…toute seule !… sur ces routes désertes !… Et il luisuffit de vous regarder de la tête aux pieds, comme ceci,lentement, sans même daigner montrer de la colère… elle vousregarda ! Et vous demeurâtes court, sur la routedéserte !… Ah ! mon nez, mon nez ! J’en risencore ! Comme vous vous êtes allongé ! Dieu saitpourtant que vous étiez déjà assez long ! Corentin louchajoyeusement sur la pointe de son nez.
– Hélas ! soupira don Juan. Tu asbien raison, va ! La cruelle n’eut point pitié de mes larmes.Elle s’obstina à ne point voir cet amour qui me consume. Ah !Léonor, lui eussé-je dit si elle eût daigné m’entendre… mais, parle Ciel, elle m’entendra ! Il le faut. Cela sera, et avantpeu, dussé-je…
– Monsieur, interrompit Corentin, ellevous entendra… c’est à vous, maintenant, que je m’adresse. Maispeut-être ne vous croira-t-elle pas !
– Et pourquoi, Corentin ?L’amour véritable trouve de sincères accents auxquels ne se trompejamais l’oreille d’une femme. Il faudrait un cœur de roche pour nepas écouter le cri de ma passion !
– Oui, mais elle ne vous croira pas sielle sait comment on vous appelle à Séville… et elle doit lesavoir.
– Eh ! Comment m’appelle-t-on ?Tu le sais donc, toi ?
– Sans doute. Comme tout le monde. Onvous nomme Don Juan el Burlador…
– Ciel ! Est-ce possible !Peut-on à ce point travestir la vérité ! Moi ! Untrompeur !… Arrête, Corentin ! Faisons un peu halte encet endroit… Mets pied à terre… Vois-tu cet arbre dont le tronc sehérisse de branches fines, presque jusqu’au sol ?… Là, au bordde ce ruisseau…
– Un peuplier, dit Corentin.
– Peu importe. Va, Corentin, va, et coupeune de ces branches.
Jacquemin obéit.
– Non, pas celle-là ; elle est tropmaigre… là ! tu y es… celle-ci fera l’affaire… élague-la unpeu… très bien !
– Voici, monsieur. Qu’en voulez-vousfaire ?
– Moi ? Qu’en ferais-je ? Elleest pour toi. Rosse-toi, Corentin, et de bon cœur donne-toi labastonnade.
– Quoi ! Vous voulez quemoi-même…
– Ne m’as-tu pas fait promettre de neplus te battre ? Qui châtiera donc ton crime, sinontoi-même ?
– Mon crime ? fit Corentin.
– Sans doute. Tu sais que je suis l’undes Vingt-Quatre de Séville. Tu as blasphémé l’un des Vingt-Quatreen l’appelant trompeur. C’est un crime que la justice andalousepunit de prison. Mais je te veux du bien et me contenterai d’unevingtaine de coups de bâton que tu vas t’appliquer d’une mainferme… Très bien ! Continue ! Hardi ! Oh ! necrie pas si fort, tu m’assourdis !
En effet, Jacquemin criait, et il en avaitbien le droit, car c’est en toute conscience qu’il obéissait,s’administrant à lui-même sur les jambes et les épaules une rudevolée de ce bois vert.
– Assez ! dit enfin don Juan.Pardonne-toi le reste, va, ne sois pas impitoyable.
– Monsieur, dit Jacquemin en geignant, jevous rends votre promesse. Une autre fois, j’aime mieux que ce soitvous qui me rossiez : vous frappez moins fort.
– Je le veux bien, puisque cela te rendservice. Maintenant, dis-moi, comment m’appelle-t-on àSéville ?
– C’est un nom bien connu, monsieur. Iln’y a qu’une voix. Toute l’Andalousie vous appelle don Juan leVéridique.
– Ha ! Tu vois bien ?… Tul’avais donc oublié ?
– Heu… oui ! Mais que je sois damnési votre vrai nom me sort plus de la tête !
Ils s’étaient remis en route, trottant dans levent.
Le chemin, défoncé par les pluies d’automne,se moirait de flaques frissonnantes.
Brusquement, il s’encaissa entre deux hautstalus aux flancs desquels rampaient des ronces.
Comme ils débouchaient sur une vaste lande,deux cavaliers débusquèrent du détour, l’un armé d’une lourde épée,l’autre d’une arquebuse et portant la mèche allumée toute prête. Lepremier leva le bras et cria :
– Halte ! La bourse ou la vie !Choisissez ! Et vite !
– Oh ! fit don Juan, laissez-nousune minute de réflexion !
– C’est ainsi ? Feu, Bel-Argent, feudonc !
Corentin s’aplatit sur l’encolure de soncheval. Don Juan tira sa rapière. La balle siffla et se perdit auloin. L’homme qui avait crié se rua. Il y eut un choc violent. Unevision de chevaux mêlés et cabrés, des éclairs d’acier, un sourdjuron. Et tout à coup, le malandrin se renversa sur la croupe de samonture qui s’emporta dans la lande et s’arrêta à cent pas… leblessé glissa, tomba lourdement sur le sol et demeura immobile –cela n’avait pas duré une minute. Don Juan s’avança vers le truandqui se mourait, et mit pied à terre, laissant Corentin face à faceavec l’homme à l’arquebuse qu’il avait jugé d’un coup d’œil.
Ce pauvre diable n’avait l’air ni méchant, nibien terrible ; il vous avait plutôt une de ces figuresnarquoises de bon drille toujours prêt à rire ; seulement, ilsemblait stupéfait, et pour le moment s’occupait uniquement àcontempler Corentin avec une attention soutenue.
– Je lui fais peur, pensa Jacquemin.Alors, dit-il, tu te nommes Bel-Argent ?
L’homme fit oui de la tête. Puis, sans douteenhardi tout à coup :
– Est-ce qu’il estvrai ? demanda-t-il.
– Quoi donc ? sursauta Corentin.
À ce moment revenait don Juan qui, ayant toiséle routier, lui dit :
– C’est fini. Tu peux allerl’enterrer.
– Jean Poterne est donc trépassé ?fit Bel-Argent, sans tressaillir. Eh bien, le voilà content, luiqui disait toujours qu’il aimait mieux périr dix fois d’un coup dedague ou d’épée en rase campagne qu’une seule fois avec une cravatede chanvre au cou. Je l’enterrerai, oui, et les corbeaux que voicin’en auront mie.
Telle fut l’oraison funèbre de celui quigisait sur la lande obscure, la gorge ouverte.
– Tu auras pour toi son cheval et sesdépouilles, reprit don Juan. Va, et, désormais, regardes-y à deuxfois avant de te jeter à la tête des gens, ou bien tâche d’êtreplus adroit de ton arquebuse.
Bel-Argent haussa les épaules, et après undernier coup d’œil à Corentin, se dirigea vers son compagnon étendulà-bas près du cheval… À dix pas, il se retourna :
– Alors, il estvrai ? répéta-t-il.
– Quoi ! cria furieusement Corentin.Quoi donc ?…
– Eh, l’ami ! dit soudain donJuan.
Il hésita, se débattit peut-être contre lapensée qui venait de surgir en lui, puis :
– Écoute ici… ou plutôt non, je vais àtoi, se reprit-il en jetant vers Corentin un étrange regard.
Il eut un geste rude et violent, JacqueminCorentin s’immobilisa.
– Oh ! songea-t-il. Pourquois’éloigne-t-il ? Pourquoi ne veut-il pas que jel’entende ? Il a cette figure de bête mauvaise et déchaînéeque je lui ai vue deux ou trois fois… Que médite-t-il ?…
Don Juan et le malandrin s’étaientécartés…
Ils s’arrêtèrent près du cadavre de JeanPoterne.
Sous le ciel tragique, dans l’obscuritéd’instant en instant plus dense, c’était un sombre et sinistregroupe – le cheval sans cavalier allongeant les naseaux vers le solen soufflant, puis brusquement, redressant la tête pour jeter auvent un hennissement semblable à une plainte stridente – le corpsimmobile, vague silhouette, pauvre tas de loques à peine visible –don Juan qui parlait d’une voix sourde, tout droit, tout raide,sans un geste – et le truand qui écoutait, drapé dans un manteaueffrangé…
Il se débattait là quelque hideux marché.
Cela ressemblait au prologue d’unguet-apens.
Peu à peu la nuit se faisait tout à fait noireet achevait d’engouffrer ces choses.
C’était le 18 de décembre.
C’était à une demi-lieue au delà de Brantôme,au croisement d’un chemin de traverse.
Léonor d’Ulloa venait de s’arrêter là, maissans mettre pied à terre. Elle venait de Périgueux et avait résolud’atteindre Angoulême en une étape.
Vers dix heures du matin, les gens de Brantômel’avaient vue traverser leur petite ville, caressant et excitantson beau genêt d’Espagne, – et les bonnes dames s’étaient étonnéesà voir une noble demoiselle voyager sans escorte… mais Léonorn’avait pas peur de se trouver seule par les routes désertes, et lasolitude ne pesait point à son fier esprit.
Qu’elle était jolie et gracieuse, hardimentcampée sur sa selle, silhouette d’élégance et de poésie en cesauvage coin de terre !
Toute la puissance de rêve qui faitl’immortelle force, et la gloire, et l’impérissable charme de lafemme était en Léonor. Sa seule présence pouvait suffire à verserde l’espérance dans un cœur. Et qu’est-ce que la vie, sinon uneespérance ?
Et sa présence, aussi, suffisait à éclairer lanature. Elle venue, l’âpre tristesse de ce canton s’évanouit, ettoutes choses prirent leur aspect de douceur et d’amour.
Elle s’intéressa à ces paysages d’où sedégageait une sévère mélancolie ; et son regard, curieusement,interrogea les deux tours rondes d’un castel contre lequel deschâtaigniers plaquaient l’armature de leurs branches sans feuilles,et elle songeait :
« Comme tout est calme en ce jolidomaine !… Je suis la voyageuse qui passe et n’a pas le droitde s’arrêter tant que sa mission ne sera pas remplie… Je suisl’annonciatrice du malheur, et c’est de la douleur que je porteavec moi… Paisible castel, combien j’aimerais me reposer au pied detes tours qui, sans doute, abritent du bonheur, loin des villes,loin des tumultes, loin des conflits d’âme, loin des pervers, loindes méchants… Ô Christa ; ô ma pauvre chère Christa… tu les asconnus, toi, ces méchants… tu en es morte ! »
Et ce qu’elle regardait en rêvant ainsi,c’était le domaine de Ponthus…
Elle se remit en route, et bientôt, devantelle, assise au bord du chemin, aperçut la maison solitaire, lamaison abandonnée… la maison où le Commandeur Ulloa s’était arrêtépour porter secours à Clother de Ponthus blessé… l’auberge de laGrâce de Dieu.
Et comme elle passait au pas devant cettemaison, elle entendit un faible gémissement et s’arrêta.
Aussitôt un homme parut, qui s’avança engémissant :
– Ma pauvre mère ! Blessée,mourante, peut-être ! Et personne pour m’aider ! Elle vadonc périr faute de soins !…
Léonor, légèrement, sauta à terre. De la fontede sa selle, elle tira un flacon qui contenait un baume, et desbandes de linge, objets qui faisaient partie du portemanteau detoute noble dame.
– Ne pleurez pas, dit-elle, allonssoigner votre mère…
Bel-Argent la considéra une seconde. Peut-êtretant de promptitude à la compassion active lui inspira-t-ellequelque remords. Au fond, ce n’était pas un méchant homme. C’étaitun de ces pauvres hères qui gagnaient leur vie moyennant les plusbizarres besognes. Son hésitation dura peu.
– Quoi ! s’écria-t-il, vousdaigneriez consentir…
– Ne perdons pas de temps… montrez-moi lechemin…
– Laissez-moi au moins attacher votrecheval à cet anneau…
– Non, non. Reno est habitué. Il nebougera pas. Vite, allons à votre mère…
– Venez donc, et que la Vierge vousbénisse !
Bel-Argent ouvrit la porte de la maison ets’effaça pour laisser passer Léonor.
Elle entra.
– Eh bien ? dit-elle. Où est votremère ?
Elle se retourna et vit que la porte étaitfermée. L’homme n’était pas là… elle comprit le piège !
D’un rapide regard, elle inspecta cette salledélabrée au fond de laquelle se trouvait une vaste cheminéeflanquée de deux portes : l’une d’elles s’ouvrit…
Don Juan parut.
Léonor pâlit un peu, sa lèvre frémit, maisaussitôt elle reprit son sang-froid et fut impassible.
Grâce à quelque étrange et obscur phénomèned’âme, cette haine que lui avait d’abord inspirée Juan Tenorios’était abolie. Et elle ne le craignait pas plus qu’elle ne lehaïssait. Ni peur ni haine. Son état d’esprit était d’unesimplicité étonnante ; c’était, en fait, l’absence de toutsentiment à l’égard de don Juan. En vérité, Juan Tenorio, pourelle, était : Néant… Il n’existait pas. Ou du moins, elle sesituait à une si prodigieuse distance de lui qu’il pouvait êtreconsidéré comme inexistant pour elle…
Cette distance, au bout du compte, est toutsimplement celle qui sépare un cœur vivant d’un cœur putréfié.
Qu’est-ce que don Juan pour Léonor ?
Léonor, c’est la loyauté. Don Juan, c’est lemensonge.
Que peut-il y avoir de commun ? Lemensonge ignore la loyauté et en est ignoré. Aucun point de contactpossible…
Léonor, en voyant s’avancer sur elle JuanTenorio, n’éprouva donc que la rapide émotion qu’on a toujours, sibrave soit-on, devant la possibilité d’un danger immédiat.
Juan Tenorio lui fit la plus gracieuse, laplus touchante révérence qui se pût voir. Il était passé maître enl’art de saluer une femme. Cette fois, sa salutation futpassionnée, elle fut à elle seule une déclaration d’amour exalté,elle fut presque un agenouillement. Et, s’il ne s’agenouilla pastout à fait, ce fut simplement qu’il avait à parler, et il avaitdéjà éprouvé combien l’agenouillement est une posture difficilequand il s’agit de faire un discours… Et il parla.
Sa voix chantait. Il avait de ces accents decaptivante harmonie auxquels les femmes ne résistent guère – nousentendons celles dont le sentiment est à fleur de nerfs…, à fleurde peau. Et il disait :
– Soyez rassurée, Léonor. Je jure Dieuqui m’entend et me juge, oui, je jure que vous êtes en sûreté ici,près de moi, autant que si votre mère sortie du tombeau fût venueassister à cet entretien. Quand j’aurai fini de parler, vous serezlibre de partir. Mais je dois parler. J’ai voulu vous parler. Lavolonté de Juan Tenorio, vous ne la connaissez pas, vous apprendrezà la connaître… et aussi sa patience… et aussi… son amour…
Sa voix se brisa : il venait d’entrerdans la sincérité !
Venu pour débiter une harangue longuementméditée, préparée mot par mot, étudiée devant la glace pour lesgestes, maintes fois récitée pour les intonations, répétée même àdiverses reprises devant des servantes, des maritornes quelconques,oui, quand il eut prononcé le mot amour, don Juan, de plain-pied,entra dans la sincérité. Son discours, il l’oublia. Les gestesappris, les savantes intonations, tout ce fatras s’évanouit. Il nefut plus qu’un amoureux, un pauvre amoureux emporté au tourbillondes sentiments qui prirent son cœur et le firent danser, valser,virevolter, comme les vents d’orage font danser une fleur, unefeuille.
– J’ai voulu vous parler. Et vous n’avezpas voulu m’entendre. Depuis Séville, je vous suis pas à pas, etchaque fois que j’ai tenté de vous aborder, d’un regard vous m’avezbalayé de votre chemin. Pourtant, j’avais décidé que je vous diraisce que c’est que l’amour de Juan Tenorio. J’ai pris ce moyen, jevous ai tendu un piège, il faut maintenant que vous m’écoutiez…Voulez-vous m’écouter ?
Léonor ne détournait pas de lui son regardpur… elle n’avait pas à feindre l’indifférence puisqu’elle étaittoute l’indifférence. Elle écoutait don Juan, nous pouvons mêmedire qu’elle écoutait avec attention… mais c’était l’attentionqu’on a devant la possibilité d’un danger qu’il fautsurveiller.
Juan Tenorio eut-il l’intuition de cetteindifférence ? Comprit-il alors combien lointaine de lui setrouvait Léonor ? Peut-être, car un soupir désespéré gonfla sapoitrine, et deux larmes brillèrent à ses paupières… Il était prisdans les tourbillons de la sincérité, autrement redoutable que ceuxde comédie d’amour.
Sa parole trembla. Ses lèvres pâlirent. Unfrisson l’agita.
– Vous ne me répondez pas, Léonor. Jesens que vous ne me répondrez jamais. Et moi, malheureux, je saistrop que je vous aimerai toujours. Quelle vie va être la miennemaintenant ? Quoi ! Ce cœur qui vit en moi avec tant deforce va se briser ! Quoi ! Je ne serai pas aimé parcelle que j’aime ! Quoi ! Chaque heure, chaque instant dema triste existence ne sera plus qu’un soupir de regret, uneplainte désespérée !…
Il s’écroula sur les genoux, et, le front dansles mains, se prit à sangloter.
Et soudain, la douce et plaintive ritournelles’éleva dans son esprit, de la romance que, dans la salle à mangerdu palais Canniedo, une femme invisible lui avaitchantée :
« Sommes-nous dix, sommes-nous vingt –qui l’avons vu se mettre à deux genoux… »
Il se releva lentement.
Léonor n’avait pas un geste, pas un mouvement.Elle le regardait. Elle l’écoutait ! Elle le surveillait.
– Non, non ! dit-il. Ce cœur quevous ne connaissez pas, Léonor, veut vivre encore. Il veut aimerencore. Il faut qu’il aime jusqu’à son dernier battement. Jusqu’àson dernier souffle, Juan Tenorio veut adorer Léonor. Oh !vous ne savez pas ce que c’est que l’amour de Tenorio ! Mesfautes, mes crimes, je vous les ferai oublier ! Vous saurez ceque vaut cet amour que vous méprisez. Vous connaîtrez combien ilest grand, et pur, et noble, et si loin de ce que les hommes osentappeler l’amour !… Ah ! ne me reprochez pas d’avoir causéla mort de celle que vous pleurez… de celle que je pleure… de cellequi dort dans la chapelle de Saint-François son paisible etinnocent sommeil… Ne me reprochez pas de l’avoir trompée, trahie…Non, Léonor, je ne l’ai pas trompée ! Elle a été victime dudestin qui a voulu que je vous aime ! Je le jure sur Dieu, àtravers Christa, c’est vous, c’est vous seule quej’aimais !…
Léonor n’avait pas bougé. Seulement, au nom deChrista, elle était devenue un peu plus pâle.
Il se rapprocha d’un pas, joignit les mains,sa voix se fit ardente :
– Je vous aime. Vous êtes mon premieramour. Vous êtes mon unique amour. Vous êtes celle que j’attendais.Vous êtes celle que j’espérais, Que de fois j’ai prononcé le motamour ! Et combien il était vide de sens !… Que de foisj’ai dit : Je t’aime ! Et combien mes lèvresmentaient ! Ou plutôt, comme elles se trompaient !…Savais-je, alors, ce que c’est qu’aimer ? Comment l’aurais-jesu puisque c’est vous que j’attendais ! Tout ce que j’ai dit àChrista, c’est à vous, à vous seule que je le disais. Mes yeux lavoyaient, et c’est vous que mon cœur cherchait. Quand je voyaisChrista, j’étais heureux, certes, mais dès qu’elle prononçait votrenom adoré, je me sentais mourir d’amour, un étrange frisson mefaisait palpiter tout entier, et bientôt j’ai dû reconnaître ladouce et terrible vérité : à travers Christa, c’est Léonor,ah ! c’est Léonor seule que j’adorais, c’est aux pieds deLéonor que je jetais mon cœur !…
Un fugitif sourire passa sur sa physionomielorsqu’il prononça cette phrase maintes fois répétée à d’autres. Ilsortit de la sincérité avec la même soudaineté qu’il y était entré…il redevint don Juan… le sophisme jaillit :
– La morale des hommes ne peut ni mecomprendre, ni me pardonner. Les conventions établies mecondamnent. Mais mon amour se hausse au-dessus de toute morale. Monamour est ce qu’il est. Mon amour fût-il même criminel, que puis-jecontre sa puissance ? Répondez-moi, Léonor !…Quoi !… Pas un mot ?… Pas un regard ?… Un seul mot…M’écoutez-vous ?… M’entendez-vous ?…
Il fit un pas encore.
La passion lui montait au cerveau avec desoudaines pensées de violence. Don Juan ! Il était don Juan,maître de l’amour, maître des femmes ! Il se reprochaitd’avoir humilié don Juan. Il s’affirmait que la manière supplianteest la mauvaise manière, qu’elles n’ont pas de pitié pour quisouffre et pleure, qu’elles ont seulement de l’admiration pour quiose, qu’elles adorent leur propre défaite, et qu’il faut lesdompter, et que celles qui se réfugient dans le silence etl’impassibilité sont tout près de succomber. Il faut vouloir !Il faut oser être le maître. Alors, elles trouvent leurs délices àse soumettre.
Ces délirantes pensées traversèrent comme deséclairs le fond de son imagination chargée de nuées noires. Unesorte de fureur le fit gronder :
– Répondez-moi, Léonor !…
Des mots inintelligibles lui vinrent ensuite.Il était temps. Il allait oser. Il allait montrer qu’il était lemaître. Il s’avança, éperdu, la figure mauvaise, il dit :
– Par le ciel, vous ne sortirez pas avantd’avoir répondu ! Léonor, Léonor, je jure que vous merépondrez !
– Non ! dit derrière don Juan, unevoix calme et ferme. Tenorio eut un sursaut et se retournaviolemment, furieux et désespéré.
Les traits de Léonor, un instant crispés parl’imminence du danger, se détendirent…
Et tous deux virent s’avancer au fond de lasalle délabrée un jeune homme d’allure un peu timide, eût-ilsemblé, très gracieux dans sa marche et ses gestes, la figure trèsdouce éclairée par des yeux où, à livre ouvert, se lisait lafranchise, la bravoure, la loyauté…
Juan Tenorio le jugea d’un regard etrespira : celui-là ne pèserait pas lourd !
Le jeune homme salua Léonor avec infiniment derespect, puis, se retournant vers Tenorio, doucement, paisiblement,avec un sourire, il lui dit :
– Vous voyez bien, monsieur, que cettedame ne veut pas vous répondre. Pourquoi diableinsistez-vous ?
– De quoi vous mêlez-vous ? fit donJuan avec un suprême dédain.
– Mais… Je me mêle de ce qui me regarde,il me semble. Vous outragez une femme, c’est mon droit dem’interposer. Il me déplaît que vous imposiez votre présence à unedame qui, de toute évidence, ne peut la supporter. Je vous priedonc de sortir…
Don Juan se redressa. Un éclair jaillit de sesyeux. Mais, secouant la tête comme s’il se fût refusé à la colèrecomme étant disgracieuse, il salua d’un joli geste etdit :
– Monsieur, on me nomme Juan Tenorio,noble espagnol, l’un des vingt-quatre de Séville. Etvous ?
– Clother, seigneur de Ponthus… dit lejeune homme en rougissant un peu.
Léonor, curieusement, regarda ce jeune inconnuqui, avec tant de grâce et d’à-propos, tant de simplicité aussi,venait à son secours. Chose étrange : elle lui en voulaitpresque de cette intervention qu’elle n’avait pas désirée. À saceinture, elle avait sa bonne dague : elle se jugeait capablede se défendre soi-même.
Cependant, elle fit un léger signe de tête,comme pour remercier Ponthus.
– Monsieur, reprenait don Juan, vous avezagi comme un bon gentilhomme et je vous supplie de permettre que jevous en félicite. Mais si vous paraissez connaître les devoirs dugentilhomme, en revanche, vous semblez ignorer ou dédaigner lesdroits de l’amour. Ces droits, vous m’empêchez de les exercer. Àmon tour, donc, je vous prie de me laisser le champ libre. J’aiencore bien des choses à dire à cette noble dame. De grâce,monsieur, veuillez sortir d’ici, je vous en serai reconnaissanttoute la vie.
– Seigneur Juan Tenorio, dit froidementClother, je n’entends pas la plaisanterie espagnole. Je vais doncvous répondre par une plaisanterie française.
En même temps, il tira sa rapière et, tout aufond de lui, murmura :
– Épée de Ponthus, sois-moifidèle !…
– Voilà, dit Tenorio, une manière deparler qui a cours dans toutes les langues du monde et qui meplaît.
Aussitôt, il dégaina…
À ce moment, Léonor s’avança vers Clother dePonthus. Don Juan s’assombrit et frissonna… la jalousie venait dele mordre.
Clother baissa son épée.
– Monsieur, dit Léonor, vous allez vousbattre pour moi que vous ne connaissez pas. Il est juste que voussachiez au moins qui je suis. On me nomme Léonor et je suis lafille de don Sanche d’Ulloa, noble espagnol, Commandeur de Sévilleet Andalousie.
Ponthus tressaillit et une pâleur s’étenditsur son visage. Ce fut avec une sorte d’attendrissement qu’ils’inclina devant Léonor.
– Madame, dit-il, je me suis déjà arrêtédans cette triste maison, un soir… le soir du Ierdécembre, il y a de cela dix-huit jours. J’y fus assailli par deuxmalandrins et l’un d’eux me porta à la poitrine un coup de daguequi m’abattit mourant. Un homme passait sur la route. Il entenditma plainte. Il entra, me soigna, me fit transporter au prochevillage où je suis resté douze jours couché dans une maisonhospitalière. Je n’en suis sorti que ce matin, à peu près guéri, etavant de regagner Paris, j’ai eu le désir de revoir mon castel dePonthus. Désir ?… Pressentiment, sans doute. Car pourquoi mesuis-je arrêté ici ? Qui sait si quelque volonté supérieure nem’a pas conduit là où je devais aller pour mettre mon bras auservice de la fille du Commandeur d’Ulloa, mon sauveur ?…
– Votre sauveur ? interrogea Léonorétonnée.
– Oui, madame, les bonnes gens qui ontconsenti à me soigner m’ont répété le nom de l’homme généreux à quije dois la vie : c’était don Sanche d’Ulloa, Commandeur deSéville. En tirant l’épée pour Léonor d’Ulloa, ce n’est donc plusun devoir que je remplis, c’est un droit que j’exerce… le droit quej’ai d’offrir mon sang au Commandeur d’Ulloa et à tous ceux qui luisont chers.
– Faites donc, monsieur, dit Léonor avecune émotion contenue.
Juan Tenorio avait écouté cette explicationavec une sombre impatience.
– Voilà qui est fort galant, fit-il d’unevoix altérée. Je pourrai fournir ce beau sujet à l’un de cesfaiseurs de comédies qui infestent la noble Espagne : le braveCommandeur sauve des damnés malandrins le digne gentilhommefrançais qui, à son tour, sauve la fille du Commandeur et l’arracheau damné Tenorio !
– Défendez-vous, monsieur ! ditPonthus.
– Vous avez raison ! s’écria donJuan dans une explosion de douleur. Je viens de prononcer desparoles indignes de moi. Mais c’est qu’aussi j’ai la tête perdue etmon cœur se brise. Ah ! Léonor, Léonor cruelle ! Puissel’épée de ce brave gentilhomme traverser ce cœur qui souffretant ! Puissé-je expirer à vos pieds ! Mourir sous vosyeux, Léonor, ce sera le dernier délice de ma tristevie !…
Malgré ces paroles qui annonçaient presque uneintention de se laisser tuer, ce fut avec beaucoup de méthode et desang-froid que Tenorio attaqua Clother de Ponthus.
Quelques instants suffirent aux deuxadversaires pour se reconnaître d’égale force et s’apprécier à leurvaleur. Tous deux possédaient ce jeu sobre, fin, serré, quidistingue les maîtres. Tous deux avaient même courage. Par-dessustout, ils possédaient au même degré la qualité essentielle del’escrime : le sang-froid qui permet la sûreté du coup d’œil,la promptitude de la riposte, la logique de l’attaque.
Léonor s’était écartée.
Bravement, elle regardait ce duel qui sejouait en son honneur.
Et ce fut une brillante, une étincelante passed’armes qui, en plusieurs reprises, dura vingt longues minutes aubout desquelles Clother de Ponthus se mit à attaquer par une sérievertigineuse de coups droits poussés à fond que Tenorio n’arrivaità éviter qu’en rompant… Ponthus attaquait et marchait… Juan Tenoriorompait… bientôt il se trouva acculé à un angle de la salle.
– Monsieur, dit Clother, voulez-voussortir ?
– Vous êtes fou, dit don Juan qui râlaitde honte et de rage.
En même temps, d’un bond furieux, il se jetahors de l’angle où il se trouvait pris, et retomba en garde enéclatant de rire… à la même seconde, il vit sa main rouge de sang,ses doigts se détendirent, sa rapière lui échappa… il eut un cri dedouleur : la douleur d’avoir été vaincu devant Léonor.
– Je crois que vous êtes hors de combat,dit Clother. Je vous ai maladroitement blessé à la main, alors quemon coup devait vous tuer… veuillez m’en excuser.
– Nous nous reverrons, n’est-cepas ? dit don Juan.
– Ce me sera toujours un honneur de memesurer avec un aussi rude jouteur. Donc, où et quand vous voudrez,monsieur, je suis à votre disposition. Je vais à Paris, mais s’ilvous plaît de me désigner un autre endroit…
– Paris me convient. Mais Paris estgrand…
– Je loge rue Saint-Denis, en facel’auberge de la Devinière que tout le monde vous indiquera.
– Ciel ! dit une voix. C’est uncompatriote ! Comme moi, un habitant de la rueSaint-Denis !
Et Jacquemin entra dans la salle, s’avançavers Clother.
– Moi aussi, monsieur je suis de la rueSaint-Denis ! Moi aussi je suis de la Devinière !
En même temps, le digne serviteur se mit àpanser et à bander activement la blessure de son maître.
– Ah ! monsieur, disait-il, sij’avais pu deviner que ce gentilhomme était de la rue Saint-Denis,je vous eusse prié de renoncer à ce duel. Vous vous êtes heurté àun vrai Parisien… c’est toujours dangereux !
Juan Tenorio ne répondit pas. Il n’avait mêmepas entendu, sans doute. Il éprouvait, pour la première fois de savie, les terribles affres de l’humiliation. Vaincu ! Il étaitvaincu ! Devant une femme ! Devant Léonor !… Ilsouhaitait d’être mort, et il se sentait mourir. Mais au fond delui-même s’élevait l’impétueux désir de vivre ; vivre encore,aimer, se faire aimer, et cette fois, bientôt peut-être, obtenirquelque éclatante revanche.
Son regard errant évitait de se poser surLéonor, et finit par se fixer sur un homme qui, debout près de lacheminée, considérait Clother de Ponthus avec une sorted’effroi.
C’était Bel-Argent…
– Approche ! lui cria-t-il.
Bel-Argent obéit, mais sans cesser d’examinerPonthus.
– Tu es payé ? fit Juan Tenorio.
– Certes ! répondit Jacquemin. J’aipayé ce drôle en beaux écus, alors qu’il n’eût mérité que souffletset coups de pied pour la besogne qu’il a consentie. Ah !monsieur, que ceci vous serve de leçon au moins !
– Puisque tu es payé, dit don Juan,disparais ! Va-t’en !…
Bel-Argent fit la révérence, et, se dirigeantsur Clother de Ponthus, s’inclina profondément.
– Seigneur de Ponthus, dit-il, je suisl’un de ces deux vilains drôles qui vous attaquèrent ici même,voici près de vingt jours, un soir que vous étiez assis près decette table…
– Je te reconnais, fit Clother, queveux-tu ?
– Vous dire que je n’ai pas frappé,moi ! En rase campagne, oui ! Par traîtrise, jamais.C’est Poterne, monsieur, c’est Jean Poterne qui a porté ce coup quidevait vous tuer et dont vous êtes revenu, par ma foi ! Ilfaut que vous ayez l’âme chevillée au corps.
– Et qu’est-il devenu, ton misérablecompagnon ?
– Il est mort, monsieur. Ce nobleEspagnol que voici l’a proprement occis d’un coup de pointe.
– C’est bon. Tu peux t’en aller.
– Non, monsieur. Car j’ai autre chose àvous dire. En essayant de vous envoyer dans l’autre monde, JeanPoterne faisait son devoir d’honnête homme…
– D’honnête sacripant, veux-tu dire. Sondevoir ! Quel devoir ?
– Dame, il avait été payé pour vousmeurtrir !
– Et par qui ? fit Clother entressaillant d’étonnement, car il n’entrait pas dans sa penséequ’il eût un ennemi capable de vouloir sa mort, et que cet ennemifût assez vil pour employer un aussi lâche détour…
– Par qui ? reprit Bel-Argent. Jevous le dirai, seigneur le Ponthus, je vous le dirai…
Bel-Argent se jeta à genoux etcontinua :
– Seigneur, ayez pitié de moi. Je vis unevie qui ne me convient guère. Guetter le voyageur au tournant duchemin, envoyer une balle d’arquebuse ou décocher un trait à uninconnu qui ne m’a rien fait, cela m’a toujours causé une espèced’horreur que maintenant je ne puis plus surmonter. Seigneur dePonthus, je ne puis plus ! Maintenant que Poterne est mort, jesuis libre. Il me domptait, seigneur, il me battait. Libre, je veuxêtre un homme comme tous les hommes, et les jours où je n’aurai pasde pain à manger, au moins ce pain ne me semblera-t-il pas amer etmouillé de sang…
Corentin pencha sur Bel-Argent son long corpsd’échassier et, goguenard :
– Comment le pain que tu n’auras pas àmanger pourra-t-il te sembler amer et désagréable ?
– Il suffit, fit Bel-Argent. Ce nobleseigneur me comprend. Le pain est amer quand…
– Mais puisque tu ne le manges pas !insista Jacquemin. Les jours où tu ne mangeras pas de pain, commentpourra-t-il te sembler moins amer, si tu ne le mangespas ?
Bel-Argent se releva, considéra froidementCorentin et prononça :
– Je suis bien sûr qu’il n’est pasvrai !
Jacquemin pâlit, rougit, loucha sur son nezet, furieux :
– Qui ? Mais qui donc ? Par lamort diable, qui donc n’est pas vrai ?
Bel-Argent lui tourna le dos.
– Seigneur de Ponthus, dit-il, vouspouvez me sauver de toute cette misère d’amertume et de sang. Vouspouvez faire de moi un homme, car je lis dans vos yeux le courageet la bonté, qui ne vont jamais l’un sans l’autre.
– Je le veux de grand cœur, dit Ponthus,ému par l’accent désespéré du pauvre diable. Maiscomment ?
– En me prenant à votre service. Je vousserai fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
– Surtout dans la bonne, ditCorentin.
– Mes veines, dans le danger, je suisprêt pour vous, à les vider de leur sang, reprit Bel-Argent.
– Et surtout à vider les fonds debouteille, dit Corentin. Bel-Argent se tourna vers sonadversaire :
– Maintenant, dit-il, j’en suissûr : il est en carton !
– Qui cela ? Qui cela ? hurlaCorentin qui devint écarlate.
– Allons, c’est assez, dit Clother dePonthus. Bel-Argent, je te prends à mon service. Sois brave etfidèle, et moi je tâcherai de faire de toi un homme, car il mesemble que tu as encore du cœur. Mais tu me diras le nom de cethomme qui a voulu ma mort et a payé mon sang qu’il ne fut pas assezbrave pour essayer de répandre lui-même.
– Je vous le dirai, seigneur, quand lemoment sera venu. À cette heure, je veux seulement vous remercier.Oui, j’ai encore du cœur, et je le montrerai…
– Ho ! fit Corentin, tu veux donct’ouvrir la poitrine ?
– Moi ! Et pourquoi ?
– Dame ! Pour montrer ton cœur, ilfaut bien que tu ouvres ta poitrine. Si tu veux, je t’aiderai.
– Si tu veux, grogna Bel-Argent, jet’aiderai à te couper…
– Quoi ? rugit Corentin.
– Je croirai qu’il est vrai quandseulement, l’ayant coupé, je le tiendrai au bout de ma dague.Jusque-là, je croirai qu’il est en carton !
Et, fièrement, Bel-Argent alla se poster àtrois pas derrière son nouveau maître.
Cependant, Corentin avait fini de bander lamain de Juan Tenorio, et disait :
– Dans trois jours, il n’y paraîtra plus,monsieur. La recette du baume que je viens de vous appliquer, je latiens de monsieur votre père, l’illustre don Luis Tenorio lui-même.Ainsi peut-il vous sembler que ce soit votre noble père lui-mêmequi vous ait pansé. Est-ce que cela ne vous inspire pas quelqueattendrissement, monsieur ? Ne prendrez-vous pas, en cetinstant, la bonne résolution de retourner à Séville ?
Don Juan, depuis quelques minutes, cherchaitun moyen de sortir honorablement de cette salle. De sa voix la plusémue, de sa voix d’acteur consommé, en cette seconde où il n’yavait plus en lui d’émotion, il s’écria :
– Non Jacquemin ! Non, digneserviteur de mon vieux père ! Non, je ne retournerai pas àSéville ! Je vais où m’entraîne mon destin. Je vais à l’amour.Je vais à la mort. Et je n’aurai que toi pour fermer mespaupières…
– Hélas ! monsieur, dit Corentin,sincèrement affligé, que deviendrai-je si vous mourez ?
– Retourner à Séville ! Et quel lieudu monde ne me semblera pas affreusement triste ! Il n’y aqu’une ville où je puisse me rendre de ce pas : c’est celle oùse rend Léonor… Elle me verra du moins expirer d’amour et dedouleur, et peut-être alors, ah ! peut-être aura-t-elle pourmoi un pleur de pardon… de pitié…
Et à ces mots, les larmes jaillirent de sesyeux.
Et, tout en pleurant, il se dirigea vers laporte ; et cette fugitive émotion qui venait de s’emparer delui fit ce que n’aurait pu faire la plus habile mise enscène : il ne fut pas ridicule… il fut touchant. Il ne s’enalla pas comme le vaincu d’un duel, il se retira comme un vaincud’amour…
Un instant plus tard, Clother de Ponthusentendit le galop de deux chevaux sur la route : c’étaientJuan Tenorio et Jacquemin Corentin qui s’élançaient vers le nord…vers Paris !
Alors, il s’approcha de Léonor et s’inclinasilencieusement, avec une sorte de timidité qui lui donnait tant decharme. Lorsqu’il se redressa, son regard se croisa avec celui deLéonor. Quelques instants, elle le considéra. Avec cet instinct sûret profond de sa loyauté, elle l’étudiait…
– Monsieur de Ponthus, dit-elle, à ungentilhomme tel que vous, je n’offrirai pas quelque banalremerciement, mais vous me permettrez de vous assurer que votrechevaleresque attitude m’a été au cœur. Je ne vous oublierai pasdans mes prières, et lorsque mon père me demandera comment j’ai étéassez folle pour entreprendre seule ce long voyage, je pourrai luirépondre que j’ai bien fait, puisque Dieu devait vous mettre surmon chemin…
– Madame, dit Clother, vous récompenseztrop généreusement une action bien simple. Et d’ailleurs, peut-êtren’ai-je eu aucun mérite à intervenir au moment où ce gentilhommevous voulait imposer sa présence.
– Que voulez-vous dire ?
– C’est une assez étrange histoire, et jedoute que vous puissiez me croire. Cependant, je vous assure surl’honneur qu’elle est vraie. Ce matin, donc, ayant offert mesremerciements et une suffisante récompense aux bonnes gens chez quile Commandeur d’Ulloa m’avait transporté blessé et mourant, jemontai à cheval avec l’intention de continuer mon chemin versParis. Mais à peine eus-je fait cent pas que je m’arrêtai court, etbientôt je fis demi-tour, pour me diriger vers la Grâce deDieu… c’est la maison même où vous êtes. J’étais fortétonné de cette résolution soudaine et j’essayai même de résister.Je n’avais rien à faire ici. Et pourtant, une véritable force m’ypoussait. Je vous l’assure : c’est malgré moi que je suisvenu…
– Malgré vous ? tressaillitLéonor.
– Comment pourrais-je vous expliquer cequi s’est passé en moi ? De grands intérêts m’obligent à metrouver à Paris aussitôt que possible. Une ardente, une inapaisablecuriosité dont je suis obligé de vous taire la cause me pousse àParis… et pourtant, malgré moi, je tournais le dos à Paris… c’estvers cette maison que je me dirigeais. Dans le temps même où je mereprochais de perdre un jour, je me disais à moi-même : Ilfaut aller à la « Grâce de Dieu… » ille faut !… Vous voyez, madame, que si mérite il y a,ce mérite revient tout entier à la force inconnue qui m’a conduitjusqu’à vous.
– C’est étrange, en effet, dit Léonorpensive. Mais je vous crois, monsieur. Je vous crois d’abord parceque vous me semblez digne de toute confiance ; ensuite parceque moi-même… un jour… un triste jour qui n’est pas encore trèséloigné… j’ai prononcé des paroles que ne me dictait pas mavolonté… j’ai parlé comme si cette force inconnue qui vous a guidése fût substituée à moi dans ce que j’avais à dire.
– Peut-être est-ce la même force, murmuraClother.
– Peut-être ! dit Léonor.
Il y eut un moment de silence pendant lequelils se regardèrent avec une sorte de sympathie irraisonnée. Il leursembla, à tous deux, qu’ils se connaissaient bien et qu’ils étaientamis. Et Clother reprit :
– Maintenant, madame, que prétendez-vousfaire ?…
– Mais… continuer ma route vers Paris oùil faut que je parvienne le plus tôt possible.
Clother hésita quelques instants, puis ce futtout naturellement et tout simplement qu’il offrit :
– Vous avez pu voir, madame, quelsdangers vous peuvent menacer, ou tout au moins à quellesimportunités vous pouvez être exposée en voyageant seule. Daignezdonc me permettre de vous escorter jusqu’à Paris. Je vous serviraide garde du corps jusqu’au jour où vous serez en parfaite sécuritéauprès du Commandeur.
Léonor fit un mouvement, et son beau sourcilfin se contracta. Ce fut presque sèchement qu’ellerépondit :
– Je dédaigne les importunités, et quantau danger, j’aime à le braver. J’aime mieux être seule sur laroute, monsieur : je vous remercie de votre offrecourtoise.
– Et moi, dit Clother avec douceur, je nepermettrai pas que vous vous exposiez, je respecte votre volonté devoyager seule. Je vous suivrai donc à distance, prêt à accourir àvotre premier appel.
Elle eut un joli geste d’impatience. Tout cequ’il y avait encore en elle d’enfant gâté et volontaire se révoltacontre cette protection qui s’imposait. Elle entendait ne pas êtreprotégée… À ce geste, Clother se recula de deux pas, comme pourprendre congé. Il paraissait mortifié, et sa timidité luirevenait.
Léonor s’avança vivement sur lui et tendit unemain adorable sur laquelle il se pencha, sur laquelle il déposa unbaiser léger comme un souffle, respectueux comme un hommage.
– Vous serez près de moi, dit-ellegaiement. Je suis une tête un peu folle, voyez-vous, et habituée àsatisfaire tous mes caprices. Une irrésistible confiance m’entraînevers vous. Soyez donc mon compagnon de voyage jusqu’au moment oùj’aurai rejoint mon père.
– Madame, dit Clother, vous êtes toute lagénérosité.
Ils sortirent. Léonor trouva son genêt attachéau contrevent d’une fenêtre. Ponthus l’aida à se mettre en selle,monta lui-même à cheval, et tous deux se dirigèrent dans ladirection d’Angoulême.
Bel-Argent les suivait.
Ils se parlaient peu. Clother était timide.Léonor d’esprit fier, était tout à ses pensées. Tous deux étaientdes affligés : l’un ne songeait guère qu’à cette mère dont ilallait trouver le portrait et l’histoire en l’hôtel d’Arronces, etl’autre évoquait l’image de la morte chérie dont elle portait ledeuil en son cœur.
Mais, parfois, à la dérobée, ils se jetaientun regard.
Entre eux, il n’y avait qu’un commencement desympathie. Mais au fond de chacun d’eux, dans ces profondeurs deconscience où l’esprit pénètre si rarement, et avec quelquesdifficultés !… oui, tout au fond de l’être ignoré qu’ilsportaient dans leur être visible, doucement, se levait, bien pâle,bien timide encore, l’aube de leur mutuelle admiration… C’était uneaurore, une douce aurore à l’horizon de leur vie.
C’était dans une pauvre chambre d’une assezmauvaise auberge d’un faubourg d’Angoulême : la première queJuan Tenorio eût trouvée en entrant dans la ville. Il s’y étaitarrêté, brisé de fatigue, lui semblait-il ; en réalité,terrassé par le chagrin. Don Juan souffrait. Don Juan pleurait enson cœur. Don Juan connaissait-il donc le véritableamour ?
– Monsieur, disait Jacquemin, quand vousn’avez pas d’argent, vous descendez dans l’hôtellerie la plusriche ; quand l’escarcelle est bien garnie, vous prenez noslogis dans un taudis. Je m’y perds. Jamais je n’arriverai àcomprendre le diable d’homme que vous êtes.
– N’essaye pas, Corentin, réponditTenorio, n’essaye pas. Moi-même je ne saurai jamais…
– Oui. Mais j’ai fait un tour à lacuisine. C’est bien pauvre, monsieur.
– Je n’ai pas faim, Corentin. Je nedînerai pas.
– Et quant à la cave, elle est toutsimplement ignoble, monsieur.
– J’ai soif, il est vrai. Mais je ne veuxboire que de l’eau.
– Mais moi, monsieur, j’ai grand’faim etj’ai soif de bon vin.
– Aurais-tu le cœur de t’empiffrer et dete griser sous les yeux de ton maître désespéré ?
– Ah ! monsieur, jamais ! C’està la cuisine, et non sous vos yeux, que je ferai cette doubleopération que vous venez de dépeindre en deux mots bienexpressifs.
– Non, non Jacquemin. Tu ne me quitteraspas. Reste avec moi. Ta présence m’est pénible. Ton bavardage m’estinsupportable, mais enfin tu es quelqu’un, et la solitudem’effraye.
– Comment, monsieur ! Je ne dîneraidonc pas ?
– Et tu boiras de l’eau, comme moi.
Un nuage assombrit la physionomie joviale etbénigne de Jacquemin Corentin. Car, nous avons omis de le direlorsque nous traçâmes le portrait de ce charmant garçon, il avaithorreur de l’eau comme la nature, dans les conceptionscartésiennes, a horreur du vide, comme le bon mahométan a horreurdu vin. On peut lui pardonner cette faiblesse compensée par tant devertus. Corentin, donc, ne songea pas une minute à se soustraire àcette obligation de boire de l’eau, mais il en fut profondémentaffecté et loucha terriblement sur son nez.
Don Juan éclata de rire.
– Eh quoi ! s’écria Jacquemin, vouspleuriez à l’instant, et maintenant vous riez ! Vous ne croyezdonc même pas à votre propre chagrin auquel je croyais si bien,moi, que je vous plaignais de tout mon cœur. Votre rire, monsieur,votre rire me rendra fou. À quoi croyez-vous donc en cemonde ? Croyez-vous en Dieu ?
– Non, Corentin ; car si j’ycroyais, je me tuerais à l’instant pour me trouver en sa présenceet lui demander de quel droit il m’a mis au monde, et pourquoi ilm’a donné un cœur pour souffrir. Dieu, Corentin ! Il lui étaitsi facile de faire l’homme capable de bonheur, au lieu de le fairecapable de malheur ! Et mieux encore : il lui était sifacile de se tenir tranquille et de ne rien faire du tout ! laseule présence de l’homme sur la terre me prouve que je ne dois pascroire en Dieu. Non, Jacquemin, je n’y crois pas !
Jacquemin Corentin se signa et murmura unefervente prière, car il avait la foi, une foi naïve, si l’on veut,mais sincère et profonde. Puis il reprit :
– Croyez-vous donc au diable ?
– Oh ! Ce serait toujours plus gaique de croire en Dieu. Le Diable est bon diable. Il s’intéresse ànos peines, c’est lui qui, dit-on, nous inspire l’amour. Or,l’amour est le seul bonheur de toute créature vivante, sa seuleraison d’être Corentin, tu peux me croire. Je l’ai cherché, je l’aiinvoqué, je l’ai appelé, il n’est jamais venu.
Corentin frémit et multiplia les signes decroix.
– Croyez-vous à vous-même ?dit-il.
– À peine, Corentin, à peine. Commentveux-tu que je croie à moi-même, puisque dans une minute peut-êtreje serai mort. L’instant qui vient de s’écouler n’est plus ;l’instant qui va venir n’est pas encore ; et j’aurais laprétention d’affirmer mon existence réelle, suspendu que je suisentre ces deux néants ?
– Je ne comprends pas, dit simplementCorentin. Mais enfin, vous croyez bien à ce que vouspensez ?
– Certes, à ce que je pense à la minutemême où je te parle. Mais comment pourrais-je croire à la penséeque j’aurai dans une heure, puisque je l’ignore ?
– Je ne sais trop ce que vous voulezdire, fit Corentin, mais ce doit être terrible. Monsieur, unequestion encore, une seule, et puis vous me permettrez de boire unverre de vin…
– Un verre d’eau, Corentin. Mais voyonsta question.
– Croyez-vous à l’amour ?
Juan Tenorio était assis près d’une misérablepetite table en bois blanc. Il se leva, et, avec agitation, se mità parcourir la pauvre chambre. Des soupirs gonflaient sa poitrine.Les larmes ruisselaient sur ses joues.
– Je crois au soleil qui m’éclaire et mechauffe et fait vivre le monde, je crois à vous, lumière blonde quienchantez mes yeux, je crois à vous, fleurs suaves jetées sur lechemin, arbres nourriciers dont les fruits font de si jolies tachesde couleur ; je crois à vous, ciel bleu, nuages sombres,terre, ô terre sur laquelle je rampe à l’égal d’un pauvrever ; je crois à toi ! amour, soleil de l’âme, je crois àtoi ! Oui je crois à l’amour, sourire du monde, cantique ducœur humain… non de tous les hommes, mais de quelques hommesseulement, de quelques hommes qui, comme moi, peuvent se dire deshommes, le reste n’étant qu’un pauvre bétail. Je crois à la douleurd’amour qui me déchire le cœur, je crois à l’allégresse d’amour quime transporte au septième ciel. Je ne crois qu’à l’amour. Maisqu’est-ce que les hommes ont fait de l’amour, hélas ! Ilsl’ont saisi comme un malfaiteur, l’ont garrotté, l’ont mis dans unegeôle et l’y ont enchaîné avec leurs lois, leurs coutumes, leursbarbares conventions. Quoi ! Je n’ai pas le droit d’aimer dansune heure une autre femme que celle qu’en ce moment j’adore ?Et pourquoi, par le ciel ! Suis-je donc maître des impulsionsde mon cœur ? N’en suis-je pas plutôt l’esclave ? J’adoreLéonor. Oh ! je l’adore ! Tout ce qui est en moi de forceet d’amour va à Léonor. Mais qui me prouve que demain un autreamour ne fera pas irruption dans mon âme ? Et je seraiscondamné pour cela ? Il faudra que je repousse ce bonheur quis’offre, et que l’amour, l’amour glorieux, l’amour splendide, medevienne un boulet que je traîne misérablement ? J’aime !Oh ! J’aime ! Mon être tout entier n’est qu’amour. Maisqui aime-je ? Ah ! Je les aime toutes, car toutes sontdignes d’adoration. Mon cœur ne veut pas connaître la geôle, moncœur veut palpiter dans les vastes ciels libres, dans les largeséthers infinis dont chaque molécule est imprégnée d’amour.J’aime ! Je veux aimer ! Je ne vis que d’amour !Quelle que soit celle qui a fait vibrer mon cœur, je l’adore pourla seule joie qu’elle me donne de m’avoir fait connaître unenouvelle minute d’amour, et dans l’instant où je l’aime je suisprêt à mourir pour elle !…
Nous avons répété aux lectrices qui nous ontfait l’insigne honneur de suivre nos ouvrages que nous ne voulionspas nous interposer entre elles et nos personnages. Nous ne sommeset ne voulons être que le narrateur de ces drames. La pensée de noshéros, nous l’exposons sans la commenter.
Pourtant, nous ne pouvons nous empêcher defaire observer ici combien fausse était la théorie de Juan Tenorio,combien profonde était son erreur, comme effroyable son égoïsmeinsensé.
Nous devons aussi faire remarquer que, sansaucun doute, cet état de surexcitation où se trouvait don Juanprépara et rendit possible la scène qui va suivre.
Pour revenir à l’étrange et complexepersonnage que nous essayons de faire revivre, don Juan, accablé dedouleur, alla tomber sur le misérable escabeau qu’il venait dequitter, et éclata en sanglots.
– Léonor ! cria-t-il d’un accent dedéchirant désespoir, Léonor, où êtes-vous ? Léonor, je vousadore, et vous me méprisez ! Pour la première fois de sa vie,Juan Tenorio, maître de l’amour, éprouve l’affreuse humiliationd’une défaite d’amour ! Léonor ! Léonor ! Venez àmoi ! Léonor, je me meurs d’amour !
Tout don Juan apparaissait dans cesmots : au fond, c’est surtout de l’humiliation éprouvée qu’ilsouffrait.
Cette scène se déroulait vers neuf heures dusoir.
Une chandelle posée sur la table éclairaitvaguement la chambre.
Jacquemin Corentin bâilla longuement etdit :
– Monsieur, vous vous mourez d’amour.Mais moi, qui ne suis pas amoureux, je meurs de faim.
– Que veux-tu que j’y fasse ? ditdon Juan.
– Laissez-moi descendre à la cuisine pourdîner.
– Non, Corentin, non, je ne veux pas quetu me quittes, et tu n’en aurais pas le cœur. Il faut que tu soislà pour que j’aie quelqu’un à qui raconter ma douleur.
– Ah ! monsieur, tout à l’heure,vous vous êtes plaint des conventions humaines qui vous empêchentd’aimer à la fois dix duchesses et vingt maritornes d’auberge. Quedirai-je de ces mêmes conventions humaines, ou bien plutôtinhumaines, qui condamnent le valet à se passer de dîner parce quele maître n’a pas faim ?
– Ce n’est pas la même chose, Corentin.Mais tais-toi, il me semble que je vais m’endormir…
– Mettez-vous au lit, monsieur, et moi,pendant que vous dormirez…
– Non ! non ! C’est sur cetescabeau que je veux dormir. Mais je ne dors que d’un œil. Si tu mequittes un seul instant, je te ramènerai ici à coups de bâton.Corentin, tu n’auras pas le cœur de m’obliger à me fatiguer encoreà te donner la bastonnade.
– Le diable soit de l’amour et desamoureux, et des maîtres tyrans ! gronda en lui-même Corentinfort triste.
Et il se mit à considérer don Juan avec uneexpression d’indulgence très touchante. Il y avait comme unefraternité dans son regard, mais une fraternité voilée par lerespect que lui imposaient ces mêmes conventions dont il seplaignait non sans quelque raison. Il y avait surtout del’admiration. Don Juan lui apparaissait comme un être exceptionnelqui planait au-dessus des lois par quoi le monde moral est régi,une espèce de demi-dieu en qui le bien et le mal s’étaientégalement abolis pour lui laisser la plus large indépendance.
Un léger craquement se fit entendre dans latable, mais Jacquemin n’y prêta aucune attention.
Don Juan, appuyé au dossier de l’escabeau, lesmains sur la table, les yeux fermés, semblait dormir. Mais il nedormait pas. Il lui paraissait, au contraire, que son esprit vivaitd’une vie plus intense. Il était en proie à une étrangesurexcitation mentale qui décuplait la valeur mathématique de safaculté de penser. C’était un état semblable à de l’éréthisme, etses nerfs se tendaient sans qu’il en eût vraiment conscience, commedans les minutes où s’accomplit quelque effort extraordinaire.
Des afflux et des reflux d’images et d’idéesdéferlaient dans son esprit.
Par un bizarre phénomène, ses pensées, sousl’analyse à laquelle il se livrait avec une prodigieuse activité,perdaient leur apparence normale qui est d’être impossibles àcomparer avec de la matière : elles prenaient une consistanceà demi matérielle et se présentaient sous forme decouleurs :
Des pensées blanches, des pensées noires, despensées d’azur, des pensées d’un rouge sanglant…
Parfaitement éveillé, maître de ses sens et deson esprit, don Juan, avec une sorte de curiosité étonnée,assistait à ces phénomènes de sa conscience comme à quelquespectacle intéressant. Il semblait se pencher sur soi-même ets’étudier comme s’il se fût agi d’un autre.
Seulement la tension de ses nerfsl’importunait, le faisait presque souffrir, et, par intervalles, augrand effroi de Corentin, il était haletant, un faible gémissementlui échappait.
Quelques coups secs et rapides furent frappésdans la table.
Corentin sursauta et, avec stupeur, considérace meuble banal qui semblait frissonner et s’animer. Puis sonregard se posa sur les mains de don Juan posées sur la table, et ils’affirma qu’un mouvement des doigts de son maître avait produitces coups.
Soudainement la pensée de don Juan évolua sansqu’il l’eût voulu. Les couleurs disparurent et furent remplacéespar des images. Mais ce n’étaient pas de ces formations de rêvequ’on a lorsqu’on évoque les traits d’une personne absente.C’étaient des jets de pensée, des fulgurations de création, desexpansions d’effort qui, sur l’écran de son imagination,projetaient des êtres réels. S’il eût étendu les mains, il eût eula sensation de toucher, de palper des êtres véritables etparfaitement matériels…
À son tour, cet état d’esprit s’abolit avec lamême soudaineté, sa pensée redevint normale.
Don Juan pensa…
Don Juan pensa à Léonor sans que sa penséeprit la forme d’une clameur de passion, et il en fut stupéfait,certain qu’il était d’adorer Léonor.
Il pensa à cette poursuite acharnée qui duraitdepuis Séville.
Mais là encore intervint un étrangerenversement des possibilités de la pensée. Cette poursuite depuisSéville jusqu’à l’auberge de la Grâce de Dieu, il lareconstitua mais à l’envers. Et ce fut malgré sa résistance que futinversé l’ordre chronologique. Il remonta le temps. Il ne rétablitpas les faits depuis Séville jusqu’à l’auberge, mais depuisl’auberge jusqu’à Séville.
Il résistait de toutes ses forces, et Corentinlui vit un visage convulsé, inondé de sueur, et il l’entendit gémirà diverses reprises, il l’entendit murmurer : « Non, non,je ne veux pas ! »
Don Juan résistait, mais il ne pouvaitempêcher la reconstitution inversée ; il arriva à Séville, ilarriva à la scène de la chapelle de Saint-François, il arriva audîner que lui avaient offert les quatre amis, les quatrejusticiers… il arriva… oh ! il arriva à Christa !
Et là, il s’arrêta.
Sa pensée se concentra sur Christa.
Il y eut une sorte de condensation de toutesles molécules actives de son cerveau, une condensation en Christa.Plus de Léonor. Plus de chambre d’auberge. Plus de route. Plus deSéville. Plus de terre. L’univers l’abolit. Dans le videinconcevable, dans le vertigineux abîme de l’infini, dans cegouffre qui échappe à toute possibilité de conception et ce qu’ilconcevait, lui, avec une sorte de tranquillité formidable, il n’yeut qu’une entité semblable à l’entité-Dieu… il n’y eut queChrista.
Sa pensée fut Christa.
Christa, en lui, prit la place de tout ce quiest l’activité vivante d’un cerveau.
Son être entier appela Christa…
Et, dans la table, une série de coups rythmés,ayant presque apparence de langage, se produisit tout à coup. Latable parlait comme elle le pouvait. Elle tâchait à s’exprimer ens’adaptant aux conventions du langage humain. Elle frappait parfoisavec impatience, comme si elle se fût étonnée de n’être pascomprise. Elle semblait avoir des accès de mauvaise humeur commepeut en avoir un être humain ennuyé de n’être pas tout de suitecompris de l’animal à qui il parle. Puis elle reprenait doucement.Elle semblait dire : « Essayons encore ! » Etvraiment la musique de ces coups qui résonnaient dans cette humbletable, avait sa physionomie expressive. Elle révélait une poignantetristesse…
Mais quoi ! Cette table était prise detristesse ? Est-ce qu’une table peut être triste ?
Et si ce n’était pas la table, qui donc disaitson affliction ? Qui donc manifestait son impatience ?Qui donc, qui donc tentait de parler à don Juan, avec l’effortdésespéré d’un être qui désire ardemment se faire entendre et qui,impuissant, se lamente, se décourage devant des difficultésinsurmontables ?
Brusquement, les coups cessèrent, et presquedans le même instant, dans un angle obscur de cette chambre,apparut une faible lueur qui aussitôt s’évanouit.
La chambre était éclairée, mais comme ellepouvait l’être par une mauvaise chandelle fumeuse dont l’obscurelueur servait à donner du relief aux ténèbres rampantes.
Jacquemin Corentin, tout à coup, se leva, lesyeux remplis d’épouvante et balbutia :
– Monsieur ! Monsieur !Voyez-vous ?
– Oui, je vois, répondit don Juan dans unsoupir. Mais tais-toi. Ta voix me fait mal. Et surtout, oh !surtout, éteins cette lumière qui me brûle, qui met à mes yeux unfer incandescent… éteins… éteins !…
Machinalement, Corentin obéit… la petitechambre fut obscure.
Alors, la chose qu’avait vue Corentin seprécisa.
Dans un angle, à faible distance du plafond,c’était une lueur immobile et diffuse qui, rapidement, se condensaen une flamme, puis devint un petit globe lumineux, de couleurimprécise. Mais bientôt la couleur elle-même s’indiqua : cefut une flamme d’un vert pâle, avec des reflets très doux quin’avaient rien de spectral.
Ce globe de lumière verte, soudain, se déplaçadans l’espace et vint planer sur la table, et bientôt, don Juan nele vit plus… Le globe avait-il disparu ?… Non, il s’étaitmodifié en toutes ses apparences… il s’allongeait, se détirait, etprenait une vague forme d’une chose indécise, et ce n’était plusune lueur, mais une chose qui semblait vaguement éclairée… et puis,cela se précisa… la chose put prendre un nom connu dans la languedes hommes… ce fut un bras… ce fut une main… une main de femme, unemain fine et délicate… et don Juan, dans un souffle ardent,murmura :
– Ô main, ô chère main, que j’ai couvertede mes baisers brûlants, ô main parfumée si douce à mes lèvres, ômain chérie dont la caresse tant de fois me fit frissonner… ô main…ô main de Christa !…
Corentin s’était reculé jusqu’à la porte, etlà, il tomba à genoux.
Il tenta de se couvrir les yeux de ses deuxmains, mais n’y put réussir, et, les cheveux hérissés d’une sorted’horreur sacrée, continua de regarder… de regarder ce fantôme demain – car, qu’était-ce donc sinon un fantôme ? – et cefantôme prenait toutes les apparences de la réalité, quedis-je ! il devenait réalité, il devenait matière tangible etpalpable, c’était une création matérielle issue d’on ne sait quelleprofondeur de la matière diffuse…
Don Juan sentit que cette main se posait sursa tête !
Un frisson le secoua tout entier – peut-êtreun frisson de terreur, peut-être un frisson d’amour – mais en toutcas ce ne fut à aucun degré comparable au frisson qu’on éprouve aucontact d’une main morte.
Était-ce une main morte ? Non. Une mainbien vivante, aux longs doigts fuselés, à la peau satinée.
Elle était froide, mais non de cette froideurglaciale des morts. Il sembla bien à don Juan qu’un sang jeune etgénéreux circulait dans cette main, et que si elle paraissaitfroide au toucher ce pouvait plutôt provenir d’une longueimmobilité… d’un sommeil de cette main qui cherchait à s’éveilleret s’éveillait.
Vraiment, c’était comme un éveil de cette mainposée sur la tête d’abord, puis sur le front de don Juan. Ellecherchait peut-être à se faire comprendre. Elle semblait avoir uncœur qui palpitait…
Et brusquement, à bout de forces peut-être, cefantôme s’évapora, s’évanouit dans l’espace.
La chambre demeura obscure, le silence pesa,la table ne fit plus aucune tentative de communication.
Bientôt, il n’y eut plus que le souffle rythméde don Juan profondément endormi d’un sommeil de fatigue.
Au bout d’une heure, Corentin se hasarda à serelever, ralluma la chandelle, et constata que tout était paisible.Il était bien pâle. Mais c’était un garçon plein de bon sens, et ilfinit par se dire :
– J’ai rêvé, c’est sûr. J’ai eu uncauchemar provenant de la famine à quoi m’a condamné mon maîtresous prétexte qu’il n’a pas faim. Dieu soit loué de m’avoiréveillé ! Cependant, comme l’estomac me tiraille, comme je nesuis pas amoureux, comme je pourrais retrouver d’autres cauchemarsplus affreux encore, profitons du sommeil de don Tenorio, et allonsnous approvisionner contre les visions démoniaques engendrées parla faim…
Et Corentin se dirigea doucement vers lacuisine où, malgré l’heure tardive, il trouva une somnolentemaritorne attardée à quelque besogne, et qui consentit à rallumerle feu.
Là-haut, dans la misérable chambre, les mainsencore posées sur la table, épuisé, brisé, d’un lourd sommeil,dormait le médium…
LE MÉDIUM ?…
Don Juan Tenorio !… Le médium, c’étaitdon Juan !…
Et quel autre nom pourrions-nous luidonner ? Médium inconscient, mais médium… C’est-à-dire un deces êtres capables d’obtenir des manifestations d’un autre monde.Comment ? Pourquoi ? Grâce à quelles tensionsnerveuses ? ou à quelles forces fluidiques ? ou à quellespéciale réceptivité ? On ne sait.
Mais, à coup sûr, don Juan était un de cesêtres.
Lorsque, dans la salle à manger du palaisCanniedo, la table se mit en mouvement, don Juan était là. C’étaitlui qui, sans le vouloir, sans le savoir, avait appelé desprofondeurs ignorées de l’Au-Delà l’être quelconque, ou si l’onveut, la force inconnue qui avait précipité cette table.
Lorsque, dans la chapelle de Saint-François,Léonor se mit à prononcer des paroles qu’elle n’avait ni voulues,ni cherchées, don Juan était là ; c’est lui qui,inconsciemment, avait appelé l’être ou la force capable de dicter àLéonor les mots qu’elle avait à dire.
En cette chambre de l’auberge d’Angoulême,c’est sûrement don Juan qui provoqua la manifestation d’une lueur,puis la création d’une main agissante et vivante : le médium,c’était lui !
Il ne le savait pas.
Il ne devait jamais le savoir…
Nous avons dû reconstituer la scène quiprécède parce qu’elle est d’un intérêt capital pour l’intelligencedu drame final qui clôtura la vie aventureuse de don Juan. Ce drameincompréhensible, tous les auteurs qui ont écrit de JuanTenorio le signalent sans l’expliquer autrement que parl’intervention divine. Il les préoccupe tous également, à tel pointqu’ils le posent en vedette ; les sous-titres Festin depierre ou l’Invité de la statue, qu’on voitapparaître en tête de tous les ouvrages relatifs à don Juanprouvent que l’événement dont nous parlons tenait une place énormedans l’imagination des auteurs. Les uns, disons-nous (et notreMolière est du nombre), en appellent à une intervention de lapuissance divine. Les médecins, les philosophes, toujours folâtresen leurs commentaires, se contentent d’expliquer la chose par unesupercherie des moines de Saint-François.
Y avait-il une explication naturelle,également éloignée du scepticisme et de la foi en un Dieuvengeur ? Nous l’avons pensé. La science spirite moderne ouvrebien des fenêtres, projette bien des rayons de lumière sur certainsphénomènes étranges, mais incontestables, tels que les visions dessaints.
C’est à cette science que nous avons faitappel – et qu’on nous permette de le dire, nous croyons être lepremier à établir, grâce à elle, une explication logique,naturelle, MATÉRIALISTE, de la fin de don Juan.
La scène qui vient d’être reconstituée préparecette explication.
Sur ce, reprenons notre récit qui demeureraaussi impartial que nous le pourrons.
Treize jours après cette soirée où don Juan etJacquemin Corentin assistèrent à la formation d’une main dansl’espace, le 31 décembre au soir, par un temps sec et froid,Clother de Ponthus et Léonor d’Ulloa, suivis de Bel-Argent,entrèrent dans Paris et se dirigèrent aussitôt vers la rueSaint-Denis.
Ce fut dans l’auberge de la Devinière qu’ilsmirent pied à terre.
Pour la fille du Commandeur, Ponthus demandala plus belle chambre de cette noble hôtellerie, célèbre dans lesfastes du temps, honorée par les visites des poètes, fréquentée parmaître Rabelais lui-même.
Ponthus connaissait très bien l’hôte etl’hôtesse, et les tenait pour de dignes bourgeois à qui on pouvaitfaire confiance. Lorsque Léonor eut pris possession de son logis,il appela Mme Grégoire et lui dit :
– La noble dame que j’ai eu l’honneurd’escorter jusque chez vous ne passera guère ici qu’un jour oudeux. Je pense même que, dès demain, elle pourra joindre son pèrequi est grand d’Espagne et accompagne l’empereur, lequel, dit-on,doit arriver demain matin. Je vous prie de veiller sur elle commesur votre propre enfant. Je vous en serai reconnaissant. Vous meconnaissez, et vous savez que ce mot a, pour moi, unesignification…
– Soyez rassuré, monsieur, ditl’excellente Mme Grégoire. Le logis de cette damese compose de deux pièces. Pour vous ôter toute inquiétude, jedormirai cette nuit dans la première, et nul ne pourra parvenir àla noble Espagnole sans m’éveiller. Or, vous me connaissez aussi,seigneur de Ponthus, et vous savez que je suis de taille à tenirtête aux plus hardis.
Ponthus, pour la première fois qu’il venait àla Devinière, considéra avec admiration, avec respect, avecattendrissement, la haute taille, les fortes proportions, les braspuissants de la digne Mme Grégoire.
Il sortit pleinement rassuré.
Devant le perron, il retrouva Bel-Argent quise carrait dans un habillement tout battant neuf et de malandrinqu’il avait été prenait figure de bon valet. Nous laisserons aulecteur le soin d’établir si c’était là une heureusetransformation. Mais nous pouvons l’assurer qu’au moral, Bel-Argentavait beaucoup gagné à ce changement d’existence.
Clother lui désigna la maison qu’il habitaitet qui, nous l’avons dit, se situait à peu près en face de laDevinière.
– Ne bouge pas d’ici, ou de la grandesalle de l’auberge. Si tu aperçois quelque visage suspect, viens àl’instant me prévenir.
Puis il s’éloigna en se disant :
– Je crois bien que j’ai pris toutes lesprécautions nécessaires à la sûreté de la noble dame qui m’a faitl’honneur de m’accepter pour son écuyer servant. C’était mondevoir, puisque son père m’a sauvé la vie. C’était aussi mondevoir, parce que tout bon gentilhomme se doit de protéger lesdames, ainsi que me l’a appris le seigneur Philippe de Ponthus…Oui, j’ai fait tout ce qu’il fallait.
En même temps qu’il se décernait ainsi unbrevet de bonne conduite, il s’adressait de violents reproches, etune voix lui criait :
– Non, non, ce n’est ni dame Grégoire, niBel-Argent qui doivent veiller sur Léonor. C’est toi ! C’esttoi seul ! Ose donc t’avouer que tu n’oses pas…
C’était imprécis, d’ailleurs… Cela ne seformulait pas aussi nettement… Au vrai, il éprouvait un grandchagrin à s’éloigner, et il en avait à peine conscience. Mais dansle même temps, il se sentait soulevé par quelque puissanteallégresse. Et de cette joie profonde, immense, qui le pénétraitjusqu’à l’âme, il ne se rendait pas compte. Seulement, c’étaientdes regards ravis qu’il jetait sur tout ce qui l’entourait, et ilse disait :
– Comme Paris est devenu beau !… Ques’est-il passé ?… Tant de fois j’ai parcouru cette rue sansque pour cela mon cœur se mît à palpiter… C’est peut-être la joiedu retour. Et puis j’ai failli mourir. C’est aussi un retour à lavie. Oui, ce doit être cela, car jamais je ne me suis senti aussivivant, jamais les choses et les êtres ne m’ont inspiré pareilleamitié… Il me semble que j’aime ces inconnus qui passent… Comme ilsont de bonnes figures souriantes !… Et combien charmantes cesParisiennes légères, coquettes et si gracieuses ! Comme toutme semble beau ! Comme ces vieilles maisons paraissentadorablement rajeunies… Et ce ciel, ce joli ciel gris de Paris,quelle joie de le contempler maintenant !
Il entra dans une boutique sale, obscure, oùse tenait un vieillard au regard soupçonneux ; il y étaitjadis venu avec Philippe de Ponthus : le maître de céansfaisait trafic d’or et pierreries.
Clother lui offrit un de ses diamants, et lemarchand lui en donna quinze mille livres en or qu’il lui comptaséance tenante : il y gagnait à peu près autant, c’est-à-direqu’il volait Clother avec impudence. Clother sortit de la boutiqueen se disant :
– Quel brave homme ! Si je puis luirendre quelque service, je le ferai. Comme il me souriait, etcomme, sans la moindre hésitation il m’a compté ces quinze millelivres qui sont une forte somme. Peut-être ce pauvre vieillard,dans sa bonté, a-t-il estimé trop cher ce diamant…
Oui, oui, c’était une ineffable allégresse quile transportait ; oui, il trouvait un charme indicible à toutce qu’il voyait, à tout ce qu’il entendait…
Va, va, Clother ! Cours à ta destinée.Va, gracieux et charmant chevalier, lève ton pur regard vers lessombres cieux qui te paraissent rayonnants, souris à cette foulequi t’ignore et ne comprendrait pas ton sourire si elle le voyait,écoute les pulsations violentes de ton cœur qui n’a pas encoreaimé, pas encore souffert, entre dans la terrible et radieuseaventure de ton premier amour, qui pour toi, cœur d’élite, sera tonunique amour… Oui, oui, va, cours t’enfermer dans ta chambre où,tout à coup, sans rime ni raison, tu éclates en sanglots…
Dans sa chambre, où la nuit, depuis longtempss’était faite, Clother de Ponthus, doucement, pleurait.
Ah ! comme ses larmes lui paraissaientdouces ! Quelle ivresse de sentir la larme tiède jaillir etrouler lentement sur sa joue qu’elle caressait comme d’unbaiser !… Pleurer !… Pleurer parce que son cœur segonflait et semblait vouloir éclater, pleurer alors qu’il n’avaitaucun sujet de peine, pleurer uniquement parce qu’il pleurait,comme les plantes laissent échapper un trop plein de généreusesève, quelle joie de pleurer dans la solitude de la nuit !
Et voici quelle prière, peu à peu, secristallisait dans la pensée de Clother :
– Léonor… ô Léonor… pourquoi votre nomest-il si doux à mes lèvres, et pourquoi parmi tant de douceur, meslèvres sont-elles brûlantes parce qu’elles ont murmuré cenom ?… Léonor… ô Léonor, est-ce de prononcer votre nom que jepleure ? Eh quoi ! Ce sont des larmes, vraiment ? Etpourquoi ? oh ! dites, Léonor, pourquoi des larmes parceque mon cœur évoque votre image ?… Léonor… ô Léonor, il y aquelques jours je ne vous connaissais pas, et voici que vousoccupez ma vie aussi loin que je regarde dans mon passé…Quoi ! Tout meurt, tout disparaît, tout s’efface et s’évanouiten moi : cet ardent désir que j’avais de voir le portrait dema mère s’est aboli… et abolie aussi l’amère douleur de la mort demon père… ô mon père, ô Ponthus héroïque et tendre, ô père créateurde mon âme, pardonnez à votre bien-aimé fils !… Léonor, ôLéonor, il n’y a plus rien dans moi, il n’y a plus que vous et jecrois que toujours je vous ai connue, je crois que toujours vousavez été l’amie de mon cœur ravi, et il m’est impossible deretrouver les jours à jamais effacés où je ne vous connaissais pas,où vous n’étiez pas venue encore, les jours sombres où je vousattendais…
Léonor, ô Léonor, c’est vous que j’attendais,c’est vous qui étiez cette espérance sommeillante en mon cœur,c’est vous qui étiez ce rêve par quoi mes heures étaient bercées,c’est vous qui étiez ce parfum qu’exhalaient les fleurs, et cettebrise qui rafraîchissait mon front, et ce ciel d’un bleu de satin,vous étiez l’univers… Léonor, ô Léonor, recevez l’humble prière decelui qui pleure en murmurant votre nom béni, soyez-lui pitoyable,daignez lui permettre de vous offrir sa vie, et sa pensée, et soncœur, et son âme, et son être entier ; ne vous écartez pas, nele repoussez pas hors du chemin embaumé que vous parcourez, ôLéonor. Qu’êtes-vous ? oh ! dites, qu’êtes-vous ?Êtes-vous ce lis immaculé dont la blancheur suave éclaire le jardinde mes rêves ?
Êtes-vous cette aube infiniment pure en sesteintes de mauve et de rose, qui se lève sur l’horizon de mavie ? Êtes-vous cet astre d’or qui, du haut des cieux pleinsde mystère, laisse tomber sur mes nuits un regard de douceur ?Êtes-vous ce songe enchanté qui m’emporte vers des pays inconnus,vers une patrie de joie et de bonheur ? Léonor, ô Léonor, vousêtes tout cela, et vous êtes bien plus encore, et, dans le langagedes hommes, il n’est pas de mots capables de dire ce que vous êtes.Ô Léonor, recevez ma prière et mes larmes en humble offrande de mavie. Ô Léonor, soyez-moi gracieuse, vous qui êtes toutegrâce ; soyez-moi pitoyable, vous qui êtes toute pitié…
Ainsi, en des termes obscurs que nous avons –absurde et vaine tentative ! – essayé de traduire en parolesécrites, ainsi, en des pensées imprécises qui le faisaienttrembler, s’élevait du cœur de Ponthus la sublime prière d’amour,le noble cantique où pas une fois le mot amour ne se formula, parceque son être entier n’était qu’un cri d’amour…
On frappa violemment à la porte. Clothersursauta, courut ouvrir. C’était Bel-Argent.
– Monsieur, il est arrivé ! Il estdans la grande salle avec son impudent grand flandrin de valet,l’homme au faux nez !
Clother n’eut pas besoin qu’on lui dit de quiil s’agissait.
Il, c’était ce gentilhomme espagnolqu’il avait blessé en l’auberge de la Grâce de Dieu… Il,c’était Juan Tenorio !… Deux minutes plus tard, Clother dePonthus, tout pâle, faisait irruption dans la grande salle de laDevinière, alors remplie d’écoliers et de jeunes seigneurs vidantleurs derniers pots avant le couvre-feu.
Du premier coup d’œil, dans la foule, il vitdon Juan. Il ne vit que lui.
Don Juan dans un angle de la salle était assisà une table couverte d’une nappe éblouissante et chargéed’argenterie. Tout de suite, avec son autorité de vrai grandseigneur, il s’était imposé ; les garçons de salle nes’occupaient que de lui. Maître Grégoire achevait de noter dans samémoire les instructions que don Juan lui donnait pour son dîner.Mme Grégoire finissait de disposer sur la nappe sesplus belles pièces d’argenterie qu’elle sortait dans les grandesoccasions, et pour les clients les plus opulents. Pour tout cela,il avait suffi de quelques regards, de quelques mots de donJuan.
Derrière lui, immobile, perché sur seséchasses, méditatif, se tenait Jacquemin Corentin.
Clother de Ponthus s’approcha, et comme ilatteignait la salle où se trouvait son adversaire, il l’entenditqui, d’une voix passionnée, ardente, pleine de feu,murmurait :
– Oui, je vous aime ! Comment ?Pourquoi ? Ne me le demandez pas. Je vous aime ! Vous nele croyez pas ? Ah ! croyez-en du moins mes yeux :vous pouvez lire…
– Elle ne sait lire ni écrire, observaCorentin, à demi-voix.
– Ta langue, murmura don Juan, je ladonnerai aux chiens ! Vous pouvez, continua-t-il, tout haut, ylire mon amour ardent et sincère, si ces yeux ne me trahissent pasen leur expression.
Clother demeura stupéfait. Le Juan Tenorio,qui parlait ainsi, était-il bien le même homme qui avait crié,clamé, sangloté devant Léonor une si passionnée déclaration ?Il regarda autour de lui pour admirer celle à qui s’adressait donJuan – et il vit une jeune fille portant avec une ingénuecoquetterie l’élégant costume des demoiselles de la bourgeoisieaisée.
Il la reconnut aussitôt pour la fille de dameJérôme Dimanche, la bonne veuve qui l’hébergeait en son logis,lequel, avons-nous dit, était sis presque vis-à-vis de laDevinière.
Cette petite s’appelait Denise. Le printempsde la vie fleurissait son charmant visage. Elle avait des yeux trèsdoux, où s’allumait une toute petite flamme de curiosité émue. Etc’est avec une admiration mêlée de doute et d’espoir qu’elleécoutait ce gentilhomme qui lui parlait d’amour.
– Vous dites que vous m’aimez,osa-t-elle. C’est jeu de prince. Comment un grand seigneur commevous pourrait-il aimer une petite bourgeoise telle quemoi ?
– Grand seigneur ! s’écria Tenorioen joignant les mains. Suis-je un seigneur ? Êtes-vous noble,bourgeoise ou vilaine ?… Je suis celui qui vous aime. Et vous,oh ! vous êtes…
– Vous êtes, nasilla Jacquemin Corentin,vous êtes une princesse que le sort a oublié de pourvoir d’un titreet d’une couronne, heureuse encore qu’il ne vous ait pas obligée àservir à boire en cette auberge. Vous ne saviez pas que vous êtesprincesse ? Voici mon maître qui vous l’apprendra. Vous pouvezcroire à ses hâbleries. Au besoin il vous épousera, il en a épousébien d’autres, allez !
Cette fois, don Juan ne dit rien. Mais d’unrapide et subtil mouvement du pied en arrière, il atteignit d’uncoup sec la jambe du malencontreux Corentin qui jeta un cri dedétresse :
– Juste sur l’os !…
– C’est bien fait ! jubilaBel-Argent qui, entré sur les talons de Clother, assistait à lascène.
Dans l’embrasure d’une fenêtre, une jeune etjolie lingère s’occupait à repriser des nappes. Celle-là se nommaitJavotte… et à celle-là, aussi, don Juan avait déjà lancé plus d’uneœillade.
Et Javotte écoutait tout cela, et jetait àDenise un regard de dépit et d’envie.
Cependant, Ponthus, ayant considéré la fillede dame Jérôme Dimanche, disait :
– Eh quoi ! Est-ce bien vous que jevois ici, demoiselle Denise ?
La figure de la pauvre enfant devint une roseempourprée.
Elle balbutia une vague explication à proposd’une commission que sa mère lui avait commandée pour dameGrégoire, et s’enfuit… Elle s’enfuit pour aller s’enfermer dans savirginale chambre, et y rêver…
À la voix de Ponthus, don Juan s’étaitvivement retourné.
En voyant celui qui, à la Grâce de Dieu, luiavait fourni ce fin coup d’épée dont sa main souffrait encore, ilse leva tout empressé et salua avec cette merveilleuse bonne grâcequi était l’une des séductions de ce maître en l’art de plaire.
– Quelle heureuse rencontre !fit-il. Et quel charmant hasard !
– Non, pas hasard, dit Clother en rendantle salut. Je vous cherchais…
– Pour m’offrir ma revanche ?
– Pas aujourd’hui, si cela ne vousdésoblige pas. Je vous cherchais pour vous tenir compagnie jusqu’àdemain matin, sans vous perdre de vue.
– Oh ! Vous me faitesprisonnier ? Venant de vous, la tyrannie est délicieuse. Maispuis-je savoir…
– La raison de cette surveillance ?Pas d’autre que celle-ci : vous êtes à l’auberge de laDevinière.
Don Juan fixa sur Clother un regard étonné.Mais soudain il pâlit. Et, d’une voix étouffée :
– C’est donc qu’Elle est ici !…
– Oui, monsieur, dit Clother.
– Je vous approuve, dit Tenorio. Contredon Juan, on ne saurait trop prendre de précautions. À votre place,j’eusse agi de même. Je me rends donc votre prisonnier, ou plutôtc’est vous qui devenez le mien : asseyez-vous devant moi, jevous prie, et faites-moi raison à table en attendant que nous nousretrouvions face à face sur un autre terrain.
L’hésitation de Clother dura peu. Il portaitdans l’esprit cette aventureuse fantaisie qui fait accepter deprime abord et sans inutile surprise les situations les plusscabreuses.
Il prit donc place à table, et bientôt lesdeux convives choquèrent leurs verres comme ils avaient choquéleurs rapières… Tintements d’épée, tintements de cristal… un peu deliqueur rouge qui coule d’un flacon ou d’une veine… c’est tout.
Évitant de parler de leur querelle, ils firentassaut de galanterie et se renvoyèrent mille compliments aiguisésd’esprit. En fait, ils s’admiraient franchement l’un l’autre.
Le dîner fut somptueux. Pour de tels hôtes,maître Grégoire s’était surpassé.
Le couvre-feu sonna.
Javotte, la jolie lingère, était partie depuislongtemps.
Elle était partie en adressant à don Juan unebelle révérence qui, malheureusement pour elle, – ouheureusement ! – demeura inaperçue.
Maître Grégoire expulsa les buveurs, fitmettre les volets aux fenêtres, barricada la porte et renvoya lesgarçons de salle. Ponthus et Tenorio ayant déclaré qu’ilsentendaient passer la nuit à table, le digne hôte se contenta deplacer devant eux un respectable nombre de flacons de vinsd’Espagne, puis s’en fut se coucher.
Clother et don Juan demeurèrent donc seulsdans la grande salle de la Devinière – nous ne comptons pasJacquemin Corentin et Bel-Argent qui, dans un coin, vidaient lesfonds de bouteilles et, modelant leur conduite sur celle desmaîtres, se liaient d’amitié, ou du moins y tâchaient.
– Seigneur de Ponthus, disait don Juan,j’aime vos façons. Votre esprit me plaît. J’avoue avoir rarementrencontré délicatesse de cœur pareille à la vôtre. Nepourrions-nous devenir amis ?
– Seigneur Tenorio, répondait Clother, jevous tiens pour bon gentilhomme. Il me séduirait fort d’êtretoujours votre partenaire dans les joutes de la table, votre seconddans les passes épineuses de la vie, cela dès que vous m’aurezdonné votre parole de renoncer à celle que vous poursuivez.
Don Juan se rembrunit. Clothercontinua :
– Comment le noble esprit que vous êtespeut-il consentir à persécuter une jeune dame d’un amour qu’elleréprouve ?
Un profond soupir souleva la poitrine de donJuan.
– Monsieur, demanda-t-il presquecraintivement, celle à qui vous faites allusion vous a-t-elle parléde moi ?
– Pas un mot…
– Quoi ! Elle vous a laissé ignorerce qui s’est passé à Séville ?
– Je n’en sais rien…
– Quoi ! Elle ne vous a pas faitconnaître ce qui advint depuis Séville jusqu’ici ?
– Rien, vous dis-je !
– Quoi ! Pas même l’histoire de sesdeux écuyers ?
– Eh ! je vous répète que je ne saisrien !
– Qu’elle est généreuse ! murmuraardemment don Juan. Mais alors, reprit-il, comment savez-vousqu’elle repousse mon amour ?
– Je l’ai, par le ciel, bien vu à la« Grâce de Dieu ! ». Soyons amis, seigneurJuan ; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne devous.
Don Juan baissa le front. Clother le vit trèsému, et poursuivit :
– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio,c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dameque vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à lapremière venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise…pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant ?
Alors don Juan redressa la tête, et un éclairjaillit de ses yeux.
– Tromper ?… dit-il dédaigneusement.Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…
– C’est sûr ! interrompit Corentin,de loin. À preuve : on l’appelle Juan le Véridique, et lesmenteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeursont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose desplus pénibles, croyez-moi.
– Quand tu auras à te donner du bâton,s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi : je t’aideraide toutes mes forces.
Don Juan continuait :
– Qui vous dit que je trompe cetteadorable Denise quand je lui dis que je l’aime ? Oui, jel’aime, sur ma foi ! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heurequand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternellebeauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bienplutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viensà me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé uncœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moiune victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plusjuste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurshumains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amourunique et définitif, le mien seul est dans la franchise et lapleine vérité. J’aime, monsieur ! Je l’avoue, je le dis, je leproclame : ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encorequi est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre,si elles sont également belles ? Que dis-je ! Est-cequ’une femme a besoin d’être belle pour être aimée ? Je l’aimetout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-ilbesoin que je la trouve belle ? Sais-je bien au juste cequ’est la beauté ? J’aime cette femme dans la minute où je lavois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aimepeut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouentparmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pourses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs.Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel decrépuscule ? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas soncharme ? Ah ! J’aime cette femme uniquement pour lefrisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi ellea provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors,je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnuesj’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dansun lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regardsuffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais sison sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitiveminute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être ! J’enemporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah ! monsieur,ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds etque je lui offre un cœur tout brûlant de passion : c’estl’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœurqui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles del’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, lebonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la rechercheimpossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe,puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamaisinsaisissable…
Et don Juan prit sa tête à deux mains.
Et une larme brilla dans ses yeux.
Il murmura :
– Qu’est-ce que la vie ? Amour.Qu’est-ce que le bonheur ? Amour. Qu’est-ce que lemalheur ? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille deshommes ? Amour. Rien que ceci : quand elle est près demoi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh !monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loind’elle ? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètementde l’esprit affolé, la mort de tout votre être, quand celle quevous aimez n’est plus près de vous ? Je connais cela. C’estaffreux. Un jour je me tuerai. Oui, par le ciel, je me tuerai parun soir parfumé où un tiède souffle m’aura apporté le parfum de lafleur qu’elle préfère et m’aura rappelé qu’elle n’est pas là pourrespirer cette fleur… Je me tuerai un jour que chantera dans matête le fragment de romance qu’elle aimait à me répéter… Je metuerai une nuit que levant mes yeux brûlés de larmes vers un cielsans pitié, je reverrai l’étoile qu’elle aimait à contempler avecmoi… Ah ! comme elle est ignorante, la pauvre foule qui répèteces mots absurdes : loin des yeux, loin ducœur ! C’est dans l’absence que le cœur se forge un amourindestructible. Quand celle que j’aime n’est plus là, quand moncœur éclate et se brise, quand je ne sais plus si je vis encore,c’est alors que l’amour fond sur moi, c’est alors que je sensrouler dans mes moelles le torrent des regrets… et quels délices,ah ! quels délices quand je tombe à genoux, que j’appellel’absente, et que les larmes, enfin, jaillissent de mes paupièresen feu !…
Et don Juan éclata en sanglots…
Et il balbutia :
– Léonor ! Léonor !Léonor ! Où es-tu ? Où donc es-tu ?…
Clother avait écouté avec un étonnement où ilentrait un peu d’effroi.
Tout d’abord, don Juan lui était apparu commeun amoureux trop obstiné, importun sans doute, mais au bout decompte, sincère. Il commença à connaître ses mesures. Juan Tenoriolui inspirait une instinctive répulsion. Sa jeune âme lumineuserepoussait violemment la sombre, la désespérante théorie de donJuan. Il le vit, avec une figure de damné, pareil à ce Luciferd’orgueil et de beauté que l’ange précipite à l’éternelle nuit.
Oh ! Où donc, où donc était lalumière ?
Le cœur de Clother la vit soudain,consolatrice et douce, semblable à la maris Stella, oui,il la vit ! Car dans cette minute même où les brûlantesparoles de Juan Tenorio l’oppressaient d’angoisse, la figure de sonpère se dressa dans son imagination.
Philippe de Ponthus !
L’homme qui, toute sa vie, avait adoré la mêmefemme et n’en avait été aimé que par un seul regard d’agonie,l’homme qui, à cette femme descendue au tombeau, avait voué unculte qui n’avait péri qu’avec lui-même !
Oui, le bon, le noble, le sublime Philippe dePonthus se pencha sur le front brûlant de Clother et comme dans unapaisant baiser, murmura :
– L’amour, mon fils, c’est la fusionde deux cœurs à jamais indissolubles, unis jusque par delà lamort ; L’AMOUR… C’EST LA FIDÉLITÉ…
Clother tressaillit.
Il jeta sur don Juan un regard où il y avaitde la pitié, peut-être, mais aussi du mépris ; et avec unsourire railleur :
– Puisque vous aimez toutes les femmes,seigneur Tenorio, il vous sera du moins facile de renoncer à uneseule d’entre elles…
Don juan se croisa les bras, et dit :
– Vous me demandez, je crois, de renoncerà Léonor d’Ulloa ?
– Oui. C’est cela que je vousdemande.
– C’est impossible !
Don Juan prononça ces mots avec un désespoirconcentré. Il acheva :
– La mort seule peut me faire abandonnerle dessein que j’ai formé de conquérir le cœur de Léonor. Même sielle me hait, je l’adore. Même si elle me méprise, je l’adore. Mêmesi elle prend mon cœur pour le mettre sous ses pieds, je l’adore.Même si elle me bafoue en se donnant à un autre, je l’adore.Ah ! je l’adore, entendez-vous ?… Seigneur de Ponthus,pour mettre Léonor à l’abri de ma poursuite, il faudra me tuer.
– Je vous tuerai donc ! ditsimplement Clother de Ponthus.
– Et quand ? demanda don Juan d’unaccent d’étrange curiosité sans raillerie.
– Pourquoi pas tout de suite ? fitClother.
En même temps, il se leva et dégaina.
Au même instant, don Juan fut debout, l’épéeau poing.
Dans ce moment même, l’amitié ébauchée entreBel-Argent et Jacquemin Corentin tournait à l’aigre, et le premier,goguenard, disait à l’autre :
– Ne t’en défends pas, va ! Avouequ’il est faux !
– Qui cela ? Qui donc estfaux ? glapit Corentin qui savait d’ailleurs très bien de quoiil était question.
Voyant les maîtres prêts à en découdre, lesdeux valets se dressèrent, hérissés… Jacquemin perché sur seslongues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.
– Tireur de laine et truand de grandchemin ! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.
Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant lenez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous,doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Etil dit :
– Je n’y crois pas !…
Le bon Jacquemin poussa un rugissement ets’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus,s’empressait, et Corentin se mit à l’aider ; en quelquesinstants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murspour donner du champ aux deux adversaires.
Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent lagarde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.
Les deux fers se froissèrent… l’attaque allaitse produire… une porte s’ouvrit.
Une femme entra…
Une femme voilée de noir, qui s’avança,pareille à quelque sombre évocation de la douleur.
Don Juan laissa tomber son épée, qui résonnatristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé destupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, etprofondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina.L’apparition s’arrêta à deux pas et dit :
– Monsieur, vous ne tuerez pas don JuanTenorio…
Avec l’infinie rapidité de l’imagination,Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter àl’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour lavie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui nevoulait rien promettre.
Mais la femme, douloureuse, levant son voile,montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elleprononça :
– Comprenez-moi : je ne vous priepas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis : « Ce n’est pasvous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni àmoi. »
– À qui appartient-elle donc ?gronda don Juan. Dis-le, Silvia ! Dis-le donc !
– À Maria ! À Pia ! ÀRosa ! À toutes celles qui sont mortes de ton amour !Ah ! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes cesdouleurs éparses ! Ta vie, Juan, appartient à Christa !Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui tepardonne ! Je dis : à Christa d’Ulloa, la dernière mortede ta dernière trahison ! À Christa, sœur aînée de cetteLéonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’àParis !…
L’horreur se déchaîna dans l’esprit dePonthus.
En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Ille vit ce qu’il était : une synthèse de la trahison. Il se mità le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il ledevina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler lesdésespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice ; il marchasur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage :
– Je ne croiserai pas le fer avec voussous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez :je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vousvois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cetteépée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, commece soir, se placer entre vous et moi !
Immobile, incomparable de majesté, Silvia jetaun long regard sur Ponthus :
– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. DonJuan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelleétreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu lesais !
– L’étreinte duCommandeur ! dit Tenorio, sourdement, comme malgrélui.
Et il frissonna.
Et aussitôt, il se prit à rire.
Puis, d’une voix éclatante, d’un indicibleaccent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse quedonne l’appétit de la mort :
– Me voici ! cria-t-il. Je suisprêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’aiporté à ta fille Christa ! Pour l’amour que je porte à tafille Léonor ! À toi, Commandeur ! me voici !… Àvous, seigneur de Ponthus ! Léonor est la fiancée de votrecœur : à vous donc ! me voici !… à toi, Zafra !à toi, Canniedo ! à toi, Veladar ! à toi, Girenna !me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles quej’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est monmalheur et ma gloire ! Sachez-le, vous tous : si don Juana le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœurassez ferme pour épouser la Mort… Silvia, chère Silvia, ma Silviaque tant j’adorai sous les bosquets de Grenade, fleur embaumée demes amours de jadis, ô ma Silvia, qu’es-tu venue chercherici ? Quelle cruelle vérité réclames-tu de moi ? Pourquoime forces-tu à poser le masque ? Ah ! Silvia, ne sais-tupas qu’il y a plus de mérite encore à feindre l’amour qu’à aimervraiment ? Ma pitié pour toi était le dernier refuge de tonbonheur. Pour toi, en reconnaissance d’une heure de félicité,j’eusse fait ce sublime effort de te donner l’illusion de monamour. Tu ne veux pas, Silvia ! Tu préfères l’affreuse vérité,pauvre ignorante du songe de la vie, insensée qui n’a pas comprisque l’illusion, c’est la seule réalité possible !… Eh bien,sache-le donc puisque tu le veux : je ne t’aime plus !Silvia, je ne t’aime pas ! Silvia, tu es morte pourmoi !
Don Juan haletait. Il lança dans un crisauvage :
– Léonor ! Léonor !Léonor ! Où es-tu ! Où donc es-tu ?…
Son cœur se tordait sous les puissantesétreintes de l’amour au paroxysme. Pour conquérir Léonor, en cetteterrible minute, il eût chargé une armée. Lui, le raffiné d’esprit,lui qui, devant toute femme, s’était imposé la loi d’une suprêmeélégance d’attitude, il entrait dans la violence, dans la volontéde l’outrage, du seul outrage véritable qu’un homme puisse infligerà la femme qui l’aime :
– Je ne t’aime pas ! Silvia, Silvia,écoute la clameur de mon être : je ne t’aimepas !… Lumière du soleil dans mon cœur… j’aime Léonord’Ulloa !… va-t’en, Silvia, va-t’en ! J’ai horreur de tesvoiles de deuil, horreur de tes larmes, horreur de tesreproches ! Tu es la mort, et j’adore la vie ! Je veuxvivre encore et me donner à l’amour, maître unique de maflamboyante destinée… Va-t’en, épouse de Juan Tenorio ! Tureviendras…
Il se pencha sur Silvia courbée sous cetterafale :
– Tu reviendras lorsque le Commandeurm’aura une bonne fois étouffé sous son étreinte. Et comme untrophée de ta misérable fidélité, tu emporteras mon corps où il n’yaura plus de vie, plus d’amour, plus de cœur !
Sous la tempête de la passion déchaînée etgrondante et rugissante comme, par les nuits de grand vent, sousles larges souffles invisibles grondent et rugissent les arbres dela forêt, l’épouse outragée, peu à peu, s’affaissait. En elle, lavengeresse n’était plus. Elle n’était que l’épouse… l’amante, lapauvre amante qui aime encore, ah ! qui aime de toute son âmefidèle et s’entend crier qu’elle n’est plus aimée…
Aux derniers mots de Tenorio, elle était àgenoux.
Vers don Juan, elle tendit les bras, ses beauxbras, en un sublime geste par quoi elle sembla s’offrir, toute, enholocauste.
Vers lui, elle leva ses yeux de douceurqu’emplissait l’extase mystique du pardon chrétien.
Mais il demeura glacé, le regard perdu dans levide… vers son rêve… et il n’y avait pas de dédain en son attitude,mais, chose plus terrible pour Silvia, de l’indifférence, rien quede l’indifférence.
Pour elle, ce fut une de ces minutes quienferment une éternité de douleur… toute la douleur. Ce fut une deces secondes inoubliables à jamais, où la vie se disloque dans unêtre, où le cœur s’effondre, où la dernière flamme vacillante de ladivine espérance, tout d’un coup, s’éteint.
Don Juan, le regard rivé à son rêve,murmura :
– Léonor ! Léonor !Léonor ! Où es-tu ? Où donc es-tu ?…
Et Silvia, lentement, se releva.
Un instant encore, elle demeura devant l’épouxpétrifié en sa mortelle indifférence. Peut-être voulut-elle parler,peut-être avait-elle des choses à dire… ses lèvres s’agitèrent,mais aucune parole n’en sortit… elle se retira.
Ce fut à ce moment que don Juan, vers elle,ramena son regard.
Il tressaillit. Un frisson l’agita. Ses mainss’unirent en geste de prière…
Et Clother épouvanté l’entendit, ouil’entendit qui bégayait ceci :
– Par le Dieu vivant, jamais tu ne fusaussi puissamment créatrice d’amour, Silvia ! Reste, oh !reste ! Silvia, je t’aime… Silvia, c’est toi seule quej’adore !…
Mais Silvia n’entendit pas…
Elle s’effaça, comme dans la chapelle deSéville elle s’était effacée. Elle s’évanouit comme s’évanouit toutrêve d’amour ; elle s’en alla, brisée, comme dut jadis, parmiles décombres de Troie incendiée, s’en aller Andromaque après lamort d’Hector.
Silvia regagna la chambre qu’elle occupait enl’auberge de la Devinière.
Cette chambre attenait à celle de Léonor.
La fille du Commandeur d’Ulloa, malgré lesprières et les formelles assurances de dame Grégoire, avait refuséde se coucher. Assise dans un fauteuil près d’une table surlaquelle brûlait un flambeau de cire, un livre d’heures aux mains,elle songeait…
Elle songeait à Christa, morte d’amour, tuéepar le coup de foudre de la trahison… elle songeait à son père, àla terrible mission qu’elle s’était imposée, en fille impavide…elle cherchait les paroles qu’elle aurait à prononcer… et sous ledessin en relief de ses pensées, à son insu, se tissait la tramelégère d’autres songeries… elle rêvait à des choses confuses qui selevaient dans son âme pure et dans les lointains de sa penséeimprécise, sur le crépuscule de sa douleur, elle croyait voir selever une étoile inconnue, un astre d’espoir dont elle ignorait lenom…
Comme elle songeait ainsi, dans la chambreproche, elle entendit une douce rumeur ininterrompue, pareille à unléger bruit de source ; et puis, parfois, soudain, des crisétouffés troublèrent le silence et la nuit, des plaintesétranges ; quelquefois, ce furent de violentes et brèvesclameurs, comme des cris de bête qu’on égorge… puis le doux bruitde source reprenait sa monotone cantilène… le doux bruit de larmesque, par intervalles, dominait la rafale des sanglots.
Là, quelqu’un épandait dans la nuitd’affreuses lamentations… quelqu’un se mourait sous les coups del’absolu désespoir…
Léonor se mit à genoux et pria.
Elle pria le dieu d’amour et de pitiéd’accorder à ce pauvre être la paix du cœur et l’oubli consolateur.Elle pria pour cette femme qui criait sa souffrance, parfois, commecrie la femme qui enfante parmi d’augustes douleurs…
Et, soudain, en écoutant pleurer cetteinconnue, Léonor se souvint des paroles d’Amarzyl, du médecin arabepenché sur la couche d’agonie de Christa :
– Essayez, ah ! essayez de la fairepleurer… et peut-être sera-t-elle sauvée !
Et elle songea que Christa n’avait pas pleuré,que la très pure Christa était morte de n’avoir pas voulu pleurersa honte ! Et que les larmes, les larmes salvatrices,peut-être, sont le plus magnifique présent de la nature à la pauvrehumanité… et que peut-être, ah ! peut-être, cette femme quipleurait tant serait sauvée pour avoir tant pleuré…
… Dans la grande salle à demi obscure,Clother de Ponthus et don Juan Tenorio ne s’étaient plus rapprochésl’un de l’autre.
Lentement, la nuit s’écoula. Le jour, peu àpeu, filtra dans la salle. Tout à coup, dans Paris, sonnèrent lescloches de toutes les églises en liesse, et les canons tonnèrent auLouvre, à l’Arsenal, à la Bastille-Saint-Antoine.
Ponthus a dit plus tard que le premier coup decanon l’arracha heureusement à cette sorte de cauchemar éveilléqu’il venait de vivre, que ce fut en lui comme une résurrection, etque dans cette terrible nuit où pas un instant il n’avait perdu devue son adversaire, où dans chaque seconde, son être se tendaitpour bondir et tuer, si don Juan tentait de sortir, il avaitcompris dans sa plénitude et sa puissance le mot de son père :Conquête du bonheur.
Et il songeait que, chose étrange, c’est cemême mot « conquête du bonheur » que don Juan, au coursde leur repas, avait employé en lui disant :
– Conquête !… Oui, ceux qui vont aubonheur sont des conquérants !… Oui, le bonheur, c’est lachimère sur laquelle, surgis des rangs mornes d’une humanitérésignée, ceux qui sont DES HOMMES se ruent, armés decourage et de ruse, armés de résolution, armés de volonté, décidésà s’offrir en enjeu suprême dans la bataille… Oui, pour étreindrela chimère, il faut la conquérir… elle ne cède qu’à la force duvouloir !… Oui, pour posséder le bonheur, il faut se battre,se battre, seigneur de Ponthus, risquer sa pensée, son cœur, sonâme, sa vie… Ah ! se battre !
Lorsqu’il fit jour, lorsque maître Grégoireeut rouvert portes et volets, Clother, suivi de Bel-Argent, montaau premier étage et s’arrêta devant l’appartement de Léonord’Ulloa…
– Puis-je compter sur toi ?demanda-t-il.
– Halte ! fit Bel-Argent. N’allezpas plus loin. Je vois où le bât vous blesse. J’ai voulu vous tuer,et je vous dirai pourquoi et comment. Pour me punir, vous m’avezpris à votre service, et en quelques jours vous avez fait de moi unhomme. Ma vie vous appartient. Quand je me donne, c’est pourlongtemps, autant dire toujours. Quant au courage, de Périgueux àAngoulême, vous ne trouveriez pas un damné ruffian de grand cheminqui ne soit prêt à jurer par les cornes de notre Saint-Père queBel-Argent ne craint ni dieu ni diable. Allez en paix. Ce sera icima revanche de la Grâce de Dieu. Celui qui voudra arriverà cette noble dame qui est plus belle encore que la propre fille dubedeau de Brantôme, laquelle devait m’épouser, celui-là, vouspouvez m’en croire, devra d’abord me manger tout cru, et il luifaudra pour cela boire plus d’une dame-jeanne de vernat.
Clother vit que Bel-Argent était sincère etrésolu.
Il descendit, rassuré.
Comme il arrivait dans la grande salle, il vitdon Juan qui sortait, tout empressé, de la Devinière. À son tour,il franchit la porte de la célèbre auberge, et se mit à descendrela rue Saint-Denis.
La matinée était claire et froide. Les clochessonnaient à toute volée, le canon grondait. Et il paraît qu’on usapas mal de poudre en ce matin du Ier janvier 1540, oùl’empereur Charles-Quint fit son entrée dans Paris, car, selon cebrave Félibien qui nous décrit cette entrée avec un grand luxe dedétails, on ne tira pas moins de huit cents coups de canon.
Du bruit ! Du bruit ! Il faut, coûteque coûte, beaucoup de bruit sur le passage de ceux qu’on appelleles grands de la terre.
Souvent, il n’y a que du bruit…
La rue s’encombrait de groupes endimanchés,joyeux sans trop savoir de quoi, simplement joyeux, peut-être, àcause du tumulte des cloches et du vacarme de l’artillerie. Etpuis, Paris était curieux de voir enfin cet empereur qui faisaitune si rude guerre au roi François. Avec son infaillible bon sens,Paris s’étonnait que le plus cruel ennemi du royaume eût eupermission de traverser la terre française. Mais Paris esthospitalier, et magnanime dans son hospitalité. Il se promettaitdonc de faire bon visage à cet ennemi devenu son hôte, ne fût-ceque pour lui bien montrer qu’on n’avait pas peur de lui. Au total,les Parisiens étaient contents comme ils le sont toujours à touteoccasion de descendre dans la rue – fête ou bataille.
Don Juan ne s’occupait guère de cettefoule.
En sortant de la Devinière, il alla tout droitau logis de dame Jérôme Dimanche.
La bonne veuve, ayant loué les deux étages etla mansarde de la maison, habitait avec sa fille le rez-de-chausséecomposé d’une belle entrée sur rue, d’un parloir des plusconvenables et plusieurs chambres.
Clother de Ponthus aperçut don Juan quientrait chez dame Dimanche avec autant de décision et deprécipitation que s’il se fût agi d’une entreprise extrêmementurgente.
– Oh ! songea Clother, aurait-ildonc l’audace… mais je mettrai dame Dimanche en garde.
Il passa outre, salué respectueusement par ledigne Jacquemin Corentin qui attendait son maître et, stoïquement,accueillait de bonne grâce les quolibets dont les gens, au passage,gratifiaient son nez.
– Voilà, murmura Jacquemin, voilà lemaître qu’il m’eût fallu pour le repos de mon âme. Tandis que cevrai gentilhomme est échu à ce misérable Bel-Argent, – un truandque, par quelque matin brumeux, je verrai pendre à la croix duTrahoir. Ainsi va le monde, et la vertu n’est guèrerécompensée.
Ponthus était loin déjà, et s’en allait oùallait la foule… une heure se passa.
Dans le parloir, don Juan achevait d’éblouirla veuve, et si Jacquemin Corentin, à ce moment, fût entré dans lelogis de dame Dimanche, voici ce qu’il eût entendu :
– Mon Dieu, bégayait la veuve extasiée,que dire de cela ? qui l’eût jamais cru ? Ma petiteDenise épouser un si riche et si puissant seigneur !
– Pas plus tard que demain !répondait don Juan. Je l’aime, je la veux. Elle sera comtesse,duchesse, tout ce qu’elle voudra :
– Et riche ! s’écria la veuve dontles yeux pétillèrent.
– Riche ? Elle ne saura que faire deses richesses, à moins qu’elle ne vous en cède une bonne part quevous méritez, certes.
La veuve baissa les yeux, etsoupira :
– Denise est bonne fille. J’espère que,dans la grandeur, elle n’oubliera pas sa mère. Mais, monseigneur,comment croire à ce miracle ?
– Miracle d’amour, ma bonne dame !Ce sont les seuls miracles croyables.
– Moi, veuve d’un simple drapier, jeverrais ma fille épouse d’un illustre seigneur dont le nom… je nele sais pas, mon Dieu ! Dire que je ne sais pas encore le nomdu gentilhomme qui daigne épouser ma fille !
– Mon nom ? fit don Juan. Je suis leseigneur Jacquemin de Corentin, comte breton… Connaissez-vous laBretagne ? Corentin y est un nom célèbre.
Oui, voilà ce que le bon Jacquemin Corentineût entendu. Mais il montait sa faction devant la porte, entouré decinq ou six gamins qui le contemplaient, et, pouffant de rire, sefaisaient part de leur émerveillement.
Une heure encore, le serviteur attendit.
Et enfin, don Juan sortit du logis, toutradieux, et lui dit :
– Jacquemin, tu es… c’est-à-dire, je suisbien heureux : on m’accorde l’adorable Denise, et dans troisjours, je l’épouse !
Corentin, tout étourdi de cette nouvelle,s’écria :
– Vous l’épousez ? Mais, monsieur,vous êtes déjà marié !
– En Espagne, Jacquemin, enEspagne ! Cela ne compte pas en France !
Ils s’étaient mis en marche, suivant le coursdu populaire. Don Juan, railleur, l’œil vif, s’intéressantmaintenant à cette foule pittoresque, admirant au passage maintejolie fille et, parfois, s’arrêtant tout à coup, assombri, pâlisoudain, pour murmurer :
– Fou ! Triple fou que jesuis ! Est-ce que j’espère oublier Léonor ?Oublier ? Ah ! misérable cœur, comme je t’arracherais dema poitrine pour avoir ainsi blasphémé !…
– Monsieur, disait Jacquemin perplexe, ilest possible que vous ayez raison, vu que vous savez lire leslivres, et que tel mariage espagnol vous laisse libre de contractertel autre mariage français…
– Eh bien, de quoi te plains-tu, en cecas ?
– Moi ? Je ne me plains pas… cen’est pas moi qui me marie.
– Oh… Tu vois bien !
– Donc, monsieur, vous allez donner votreillustre nom – l’un des vingt-quatre de Séville – à la fille d’undrapier. J’ai connu son père quand j’étais marmiton à la Devinière.Il tenait boutique à l’enseigne des Ciseaux d’Or. C’était un hommegros et triste et qui voyait la vie en noir et disait que toutallait de mal en pis, vu que dame Dimanche le battait comme plâtre.Monsieur, j’ai remarqué une chose…
– Dis toujours. Aujourd’hui, tu as droitde parler… à la veille de ton bonheur…
– Mon bonheur ?…
– Je veux dire le mien, bélître !mais parle.
– Eh bien, j’ai remarqué que lesphilosophes qui se plaignent toujours de la tristesse de la vie etsoutiennent que l’existence humaine est des plus amères sontgénéralement cocus et battus…
– Cocus ? Tu crois ?…
– Et battus ! C’est ce qui leur faitvoir le monde de travers. Pour en revenir à vos amours, vosnouvelles amours, qui eût dit au triste drapier qu’un jour sa filleporterait l’un des plus beaux noms d’Espagne !…
– Hé ! fit don Juan. Où diableprends-tu que je veuille donner mon nom à ma jolie Denise ? Jel’aime assez pour l’épouser, mais pas au point de lui offrir monnom !…
Corentin s’arrêta net, tandis que son maîtrecontinuait d’avancer, et, tout ébahi de ce qu’il venait d’entendre,loucha anxieusement sur la pointe de son nez.
– Mais, monsieur ! s’écria-t-ilenfin, en France, quand on épouse, on donne son nom à safemme !
– Qu’est-ce qui lui prend, à cegodiche ? s’écria une belle fille qui reçut l’apostrophe enplein visage. Hohé, Martin ! En voilà un qui parle dem’épouser, qu’en penses-tu ?
Martin, solide gaillard, s’avança trèsmenaçant sur Corentin, et gronda :
– Elle n’est pas pour ton nez, grandflandrin du diable !
L’infortuné Corentin se hâta d’allonger seséchasses, rejoignit don Juan, et, tenace :
– Monsieur, répéta-t-il, je vous jure quequand on se marie, en France, on donne son nom à sa femme qui a ledroit de le porter toujours. Usage incommode pour vous, j’enconviens.
Don Juan fixa un étrange regard sur Corentin,et prononça gravement :
– Alors, toi, quand tu te maries, tudonnes ton nom à celle que tu épouses ?
– Moi ! Mais, monsieur, jamais je neme marie !
– En es-tu bien sûr ? fit donJuan.
Et son rire fantastique éclata.
Jacquemin trembla. La bizarre question lerendit tout mélancolique. L’infernal rire lui donna le frisson. Delugubres pensées l’agitèrent. Il songea :
– Ce rire me tuera. Au service de donJuan, je serai damné, c’est sûr. Mais je dois risquer cela pour lefils de don Luis Tenorio… Bon ! le voilà qui pleure à force derire !
Don Juan ne pleurait pas de rire.
Avec plus de puissance évocatrice, ilcontemplait Léonor. Elle était là ! Elle marchait devant luidans cette foule ! Ses bras se tendirent. Un sanglot râla danssa gorge. Ce n’était pas Léonor ! Elle ne vivait que dans sonimagination. Il balbutia :
– Où es-tu, Léonor ?… Hélas !où est mon âme ? Où est mon cœur ? Léonor, où donces-tu ?…
Cependant, Clother de Ponthus, suivant lecours de ces ruisseaux d’humanité que formaient les rues, avait étése perdre dans ce grand fleuve qu’était la rue Saint-Antoine.
Une multitude chatoyante et clinquante, parmide mouvants remous, roulait lentement sur la chaussée, bourgeois enhabits de fête, grosses commères bavardes, jolies filles tâchant àse garer, avec de petites mines effarouchées, vaste bourdonnementque dominait le grondement du canon, tandis qu’au loin, vers laporte Saint-Antoine, montait l’immense clameur des vivats, foulejoyeuse, curieuse, moqueuse, à travers laquelle, agitant leurssonnettes, se frayaient un passage les marchandes d’oublies et deflans, les vendeurs de vin épicé et d’hydromel…
Clother de Ponthus cherchait une place d’où ilpût bien voir le cortège impérial qui, à ce moment même, venait defranchir la porte Saint-Antoine.
C’est à peine s’il avait entrevu don Sanched’Ulloa lorsque celui-ci l’avait relevé, mourant, à la « Grâcede Dieu » et l’avait fait transporter dans une chambre depaysans.
Mais l’expressive physionomie du Commandeurs’était gravée dans son esprit, et il se faisait fort de lereconnaître dans l’escorte.
Moyennant une pièce de monnaie, il prit placeau premier rang de l’une des nombreuses estrades que d’adroitsspéculateurs avaient élevées sur les deux bords de la rue.
Et là, dévoré d’impatience, il attendit.
Avec quels battements de cœur il attendit quepassât devant lui le père de Léonor !
Son regard se porta sur cette mer humaine quiroulait des flots houleux et déferlait à ses pieds. Il écouta ceténorme et sourd grondement qui est la respiration des océans et desfoules.
Et soudain, au loin, vers la porteSaint-Antoine, il eut la vision d’un large rang d’éblouissantscavaliers d’où s’élançait au ciel une fanfare de triomphe… Et,levant haut les instruments de cuivre aux oriflammes fleurdelisées,c’étaient les trompettes du roi qui ouvraient la marche… c’étaitl’impérial cortège qui entrait dans Paris, prestigieuse apparitionde richesse et de grandeur, éclatante mêlée des costumes comme nousn’en voyons plus, héroïque décoration de rêve, théâtrale figurationà jamais disparue dans les brumes des siècles morts…
Et une formidable acclamation du peuple éblouigronda, roula, monta dans l’air…
Et il sembla à Clother que les trompettes, lesvivats, les rumeurs, les clameurs enfiévrées s’unissaient, sefondaient pour jeter à son cœur un cri unique :
– Le Commandeur ! Voici venir leCommandeur ! Voici venir le père de celle quej’aime !…
C’était vraiment une de ces somptueuses misesen scène d’où débordait l’amour de l’art, où éclatait le sensd’élégance et de splendeur de ces âges où l’on fouillait chaquepierre de cathédrale pour en faire un chef-d’œuvre, où une serruredevenait un travail d’orfèvrerie, où les velours et la soie enleurs plus chatoyantes couleurs concouraient à vêtir les hommes, oùl’inutile enfin primait l’utile, où le rêve écrasait laréalité…
C’était Nancey à la tête des gardes, c’étaitle grand-prévôt suivi de ses archers, c’étaient les Suisses de lagarde du roi, à pied, et puis les hérauts d’armes.
Alors, traînée sur un char tout vêtu d’étoffed’or, venait la statue d’Hercule offerte à l’empereur par la Villede Paris ; elle avait six pieds de haut et était en argentmassif.
Puis, les sergents de ville en robe de livrée,portant sur le bras, le symbolique navire d’argent. Défilaientalors en bon ordre, les crieurs, les vendeurs, courtiers,déchargeurs, mesureurs, briseurs, porteurs de sel, mouleurs debois, mesureurs de charbon et de blé, tous en robe mi-partie bleuet rouge, et à pied.
Voici alors les cent arquebusiers de la Ville,précédés de leurs trompettes, clairons et tambours, et enseignesdéployées. Ils étaient suivis de l’éblouissante apparition dessoixante arbalétriers en satin blanc, sur des chevaux bardés derouge, et des quatre-vingt-quatre nobles en casaques de veloursbrodées et passementées d’or, le pourpoint orné d’une profusion depierreries.
Et puis les huit sergents précédant le prévôtdes marchands et les échevins en robe cramoisie, et le receveur ensatin, et les conseillers en soie jaune, et les seize quarteniersen satin tanné, et les audienciers, nu-tête, escortant la haquenéeblanche caparaçonnée d’or qui portait le coffre où se trouvaientenfermés les sceaux de l’État.
Deux cents gentilshommes passèrent, chargés dediamants et rubis à leurs toques et à leurs pourpoints, troupesomptueuse qui précédait le grand écuyer de l’empereur et le grandchambellan du roi (le duc de Guise). Autre troupe non moinssomptueuse, mais plus grave, flamboyante et presque sinistre :douze cardinaux ouvrant la marche au seigneur de Montmorency,connétable et grand-maître de France, tout seul, l’épée nue, dansun large espace.
Et enfin, l’empereur !…
Il était à cheval sous un immense dais develours porté par vingt-quatre élus des corps de métiers :draperie, mercerie, pelleterie, épicerie, boutonnerie,orfèvrerie…
Charles-Quint, vêtu de noir, sombre tache dansl’éblouissement de l’ambiance, tout raide, tout pâle, ne semblaitrien entendre des acclamations de ce Paris hospitalier, ne rienvoir des splendides tapisseries appendues à toutes les maisons, quisemblaient, elles aussi, s’être vêtues de magnificence pour lesaluer au passage.
Sur ces foules hérissées de gestesaccueillants, il jetait son glacial et perçant regard de vautourhabitué à juger la proie, et il était la formidable et vainefiguration de l’Orgueil… il était l’Empereur.
À sa droite, il avait le dauphin de France, àsa gauche, le duc d’Orléans.
Derrière le dais, venaient Nevers, Vendôme,Lorraine, Albe, Egmont, puis le Commandeur don Sanche d’Ulloa, puisune foule de seigneurs français entourant et fêtant de leur mieuxles seigneurs espagnols de l’escorte.
À droite du Commandeur Ulloa, chevauchaitAmauri, comte de Loraydan…
Nous l’avons vu, ce personnage, nous l’avonsvu sortir de Paris pour se rendre à Poitiers, et suivre pas à pasClother de Ponthus jusqu’au castel situé aux abords deBrantôme…
Nous avons assisté au marché conclu avec lesdeux sacripants de grande route : Jean Poterne etBel-Argent…
Qu’avait fait Amauri de Loraydan depuis laminute où il paya douze cents livres ces deux braves qui s’étaientchargés d’occire en douceur et sans trop le faire crier, le sireClother de Ponthus ?
Loraydan avait de la bravoure. Pauvre, il sefût battu avec Clother jusqu’à ce qu’il le tuât ou en fût tué… MaisLoraydan était devenu riche ! Loraydan avait reçu cent millelivres de Turquand ! Loraydan avait reçu de FrançoisIer formelle promesse d’une haute charge à la cour…peut-être celle de Montmorency lui-même… la charge degrand-maître ! Loraydan voyait s’ouvrir devant lui une vie deluxe, de puissance et de splendeur !…
Il résultait de tout cela que Loraydan voulaitvivre !
Vivre pour être admiré !
Vivre pour dominer !
Vivre pour posséder Bérengère !…
Richesse, gloire, amour… les pôles magnétiquesvers quoi se tendent les espoirs de l’homme !
Ayant payé douze cents livres le meurtre deClother, Loraydan voulut s’assurer que les deux malandrins étaientd’honnêtes gens capables de gagner scrupuleusement leur argent. Ils’éloigna, revint, repartit pour revenir encore, – bref, pendantdeux jours, il rôda autour de la seigneurie des Ponthus.
Le soir du deuxième jour, sur la route, devantl’auberge même où avait eu lieu l’attaque, il rencontra JeanPoterne. D’un sombre regard, il interrogea le truand. Simplement,Jean Poterne répondit :
– C’est fait, monseigneur !
Loraydan tressaillit et pâlit un peu.Peut-être était-ce le remords, ou peut-être la joie d’êtredébarrassé à jamais de cet homme qu’il haïssait de toute son âmehaineuse et qui lui avait prouvé à l’hôtel d’Arronces qu’il luiserait un redoutable adversaire. Il murmura :
– Donc, ce jeune gentilhomme…
– Clother, sire de Ponthus estmort ! dit Jean Poterne.
Loraydan demeura pensif une minute, puisdemanda :
– Comment cela s’est-il fait ?
Poterne haussa les épaules, et d’un gesteinconsciemment tragique montra sa dague… sa dague non essuyée… sadague tachée de plaques brunes :
– Voici le sang de Ponthus… que vousfaut-il de plus ?
Loraydan détourna la tête, et dit :
– Donc… il est mort ?
– Très mort. Il est impossible d’êtreplus mort. Le pauvre sire a déguerpi de ce monde sans avoir eu letemps de dire amen, vu que du premier coup la dague quevoici l’a mordu au cœur.
– Qu’avez-vous fait du cadavre ?
Poterne, encore, haussa les épaules.Vaguement, il désigna une lande :
– Il dort… par là… Exactement où ?Je ne sais trop… Il faisait nuit noire.
Et rudement, Poterne tendit sa main danslaquelle Amauri de Loraydan laissa tomber quelques pièces d’argent,ce qui était une façon de témoigner sa satisfaction.
Puis ils se séparèrent, – Loraydan prenant unebonne fois la route de Poitiers, et Poterne s’en allant retrouverson compagnon Bel-Argent pour combiner quelque nouvel affût.
On sait ce qu’il advint plus tard de JeanPoterne qui eut le tort de se heurter à l’épée de don Juan Tenorio.On sait ce qu’il advint de Clother de Ponthus qui se trouva, toutcompte fait, un peu moins mort que ne l’avait prétendu Poterne. Onsait ce qu’il advint de Bel-Argent qui, de truand, se fit tout àcoup honnête homme, croyant peut-être, au fond, que c’est un métierplus lucratif.
Quant au comte de Loraydan, il parvint sansencombre en la bonne ville de Poitiers et s’installa tranquillementpour y attendre la venue de Charles-Quint et entreprendre auprès duCommandeur d’Ulloa la besogne dont l’avait chargé le roi FrançoisIer.
Loraydan ignorait le remords : c’étaitune de ces âmes fortement trempées qui se refusent aux sentimentsinutiles. Il pensait bien parfois à Clother, mais c’était pour sedire :
– Quand je verrai Bérengère, je luiapprendrai tout d’abord la mort de cet homme. Elle saura aussi quetout ce qui fait obstacle à un Loraydan est condamné. ParDieu ! Ce misérable aimait celle que j’aime !… Tantpis !… C’était un rude jouteur… Il m’eût tué…
Et à chaque fois qu’il songeait à ce duel duclos d’Arronces, où Clother, par deux fois, l’avait tenu à samerci, Loraydan poussait un soupir de soulagement.
Plus jamais il ne reverrait la pointe del’épée de Ponthus ! Plus jamais il ne retrouverait ce Clotheraux abords du logis Turquand ! Pour toujours, il s’en étaitdébarrassé !…
Mais alors, sur ce sombre esprit, s’érigeaitl’image de l’autre rival… de celui qu’il ne pourrait ni tuer, nifaire tuer moyennant douze cents livres… de celui qui pouvait d’unsigne l’écraser, lui, le faire jeter dans un cachot ou le livrer aubourreau… l’autre rival ! le roi François !…
Et alors Amauri grinçait des dents, alors lajalousie le torturait, alors des plans insensés s’échafaudaientdans sa pensée pour s’écrouler d’eux-mêmes, comme ces nuages detempête qui escaladent un pan de ciel et retombent.
– S’il le faut, je le tuerai !… Oui,par l’enfer, je tuerai ce roi fourbe, ce roi félon, s’il ose…
S’il le faut !…
Pour faire tuer Clother, Loraydan n’avait pasdit : S’il le faut ! Il avait donné l’ordre, il avaitpayé, c’est tout !
– Celui-là, du moins, est pour toujourshors de mon chemin !
Charles-Quint, de même que dans toutes lesvilles où il s’arrêta, fut reçu en grande pompe. Il y eut des fêtesd’un luxe éblouissant, il y eut des dîners somptueux, donts’étonnaient ces braves Espagnols habitués à de plus sobres chères,il y eut une belle passe d’armes. Amauri de Loraydan s’attacha auCommandeur d’Ulloa, et il faut lui rendre cette justice qu’ilexécuta si soigneusement les ordres du roi que le vieux Sanchefinit par ne plus ne pouvoir se passer de lui, et un beau soir,comme on avait quitté Poitiers depuis plusieurs jours, et qu’onapprochait de Paris :
– Eh bien, oui, mon cher comte, dit leCommandeur, je suis de votre avis : le Milanais doit faireretour à la couronne de France !
Un flot de joie puissante monta au cerveau deLoraydan.
– Si je réussis dans cette mission,songea-t-il, la reconnaissance du roi sera telle que je pourrai luidemander de renoncer à Bérengère ! Monseigneur, dit-il,puisque telle est votre conviction, me promettez-vous de l’exposerà Sa Majesté l’empereur ?
– Sans aucun doute, répondit paisiblementUlloa. Au premier conseil qui se tiendra à Paris, je dirai toutfranc à Sa Majesté qu’il doit rendre le duché de Milan au roiFrançois. C’est un devoir pour moi de parler ainsi.
– Vous ferez cela à Paris ?
– À Paris, oui, mon brave ami !
– Dès le premier conseil ?
– Dès le premier conseil, je vous endonne l’assurance.
– Monseigneur, murmura Loraydan enivré,si vous faites cela, vous pourrez me demander ma vie !
Le Commandeur serra Loraydan dans ses brasavec un attendrissement tout paternel.
– Comme il aime son roi !songea-t-il. Comme il se dévoue pour les intérêts de sonpays ! Quel noble cœur ! Et comme ma Léonor sera heureuseauprès d’un tel époux !
Le digne Commandeur, ce même soir, rappela àCharles-Quint la promesse que celui-ci lui avait faite de doterLéonor et d’arranger son mariage avec le comte de Loraydan. Cettepromesse, l’empereur la renouvela en termes formels.
Il va sans dire que le Commandeur avaitprésenté Loraydan à Charles-Quint. Celui-ci avait eu plus d’unentretien avec l’envoyé de François Ier, et n’avait pastardé à le prendre en haute estime.
– Ce Loraydan, songeait Charles-Quint,est un homme de proie. Je dois me l’attacher. Je crois qu’ilsuffira d’y mettre le prix pour qu’il devienne ma créature à lacour de France…
Telle était la disposition d’esprit de cesdivers personnages le matin du Ier janvier, jour où lecortège impérial fit son entrée dans Paris.
Loraydan, comme nous l’avons dit, chevauchaitprès du Commandeur d’Ulloa.
Il avait son attitude de froide insolence, lepoing sur la hanche, la tête haute, le regard lointain. Iléchafaudait ses rêves. Il songeait à tout ce qui l’attendaitd’orgueilleux bonheur. Et par un retour où se complaisait sonesprit pareil au naufragé qui, parvenu sur un sol hospitalier etriche, contemple avec ravissement la mer furieuse qui a faillil’engloutir, il se rappelait que, peu de jours auparavant, il avaitrésolu de se tuer faute de pouvoir payer une misérable dette dejeu. Il refaisait ce chemin vertigineux de sa rapide fortune. Ilrevoyait Turquand. Il revoyait Bérengère. Il assistait au duel quil’avait mis aux prises avec Clother de Ponthus. Il eut un sourireterrible en évoquant la rude image de Jean Poterne, et à hautevoix, sans savoir, il dit :
– Jamais plus ce Clother ne se retrouverasur mon chemin !…
– De qui et de quoi parlez-vous, cherami ? demanda en souriant don Sanche d’Ulloa.
Et le Commandeur jeta un amical regard surAmauri de Loraydan.
Ulloa tressaillit…
– Par le ciel ! murmura-t-il avecsollicitude, vous allez vous affaiblir, Amauri !Qu’avez-vous ! que se passe-t-il ?…
Loraydan s’était arrêté, laissant couler leflot des gentilshommes de l’escorte.
Il était livide. Ses lèvres blanchestremblaient. Son regard exorbité se fixait avec une sorted’épouvante sur un point de la foule massée au bord de la rue.
Et le Commandeur l’entendit quibégayait :
– Lui !… Lui vivant !…Là ! C’est lui !
Lui !… c’était Clother dePonthus !…
Amauri de Loraydan passa sur ses yeux une maintremblante, comme pour effacer quelque sinistre vision. Mais lavision ne s’effaça pas. Clother ! C’était Clother dePonthus ! Là, sur cette estrade, au premier rang de la foule,c’était Ponthus, vivant, bien vivant, et qui le regardaitfroidement comme pour lui dire :
– C’est moi ! Quand vous voudrez,nous reprendrons l’entretien commencé dans l’enclos de l’hôteld’Arronces !…
Il sembla à Loraydan que son rêve de fortune,d’amour et de bonheur, s’écroulait à grand fracas, et qu’une mainhostile, brusquement, le repoussait dans cet abîme de misère et dehonte dont Turquand l’avait tiré. Il balbutia :
– Le malheur est sur moi !
Puis, secouant la tête, il voulut se remettreen route. Mais, d’un geste paternel, le Commandeur d’Ulloa saisitla bride de son cheval, l’entraîna hors du flot des gentilshommeset se dirigea vers la plus proche estrade en disant :
– Vous souffrez, Amauri… Vous ne pouvezaller plus… Arrêtons un instant…
Loraydan eut un violent sursaut pour reculer…trop tard ! Déjà le Commandeur l’entraînait vers l’estrade…vers Clother de Ponthus !
Et ce fut ainsi !…
Oui, ce fut ainsi que Clother vit venir à luile Commandeur d’Ulloa !
Ce fut ainsi que s’opéra la conjonction dupère et de l’amant de Léonor !
Ponthus, à l’instant même, reconnut Sanched’Ulloa. Au même moment, Amauri de Loraydan, par un rude effort,reprenait tout son sang-froid. Il laissa tomber sur son adversaireun regard qui était une insulte et une provocation. Ce regard,Clother ne le vit pas. Clother ne voyait que le père de Léonor…Clother tremblait…
Il se découvrit, et prononça :
– Je crois, monsieur, que vous êtes bienle seigneur Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville ?
– Oui, mon jeune gentilhomme, dit Ulloasurpris. Et vous ?
– Clother de Ponthus… Ce nom ne vous ditrien, je le vois. J’ajoute donc simplement que je suis cegentilhomme que, dans une maison isolée, sur la route de Périgueuxà Angoulême, le soir du 30 novembre, vous avez sauvé de deuxtruands de grand chemin…
– Ha ! fit le seigneur espagnol toutjoyeux, je vous remets à présent !…
– Ô destin, voilà de tes misérablescoups ! gronda en lui-même Loraydan. C’est Sanche d’Ulloa quia sauvé Ponthus !
– Cher Amauri, continuait Ulloa, voici unjeune gentilhomme qu’en effet j’ai eu le bonheur de pouvoirsecourir à temps. Il me plaît, par la Vierge sainte ! Et jeserais heureux que vous devinssiez amis…
Clother demeura impassible. Loraydan eut unsourire méprisant.
– Seigneur d’Ulloa, dit alors Clother, jecrois qu’entre le comte de Loraydan et moi il n’y a pas d’amitiépossible… regardez-le plutôt.
– Dites que nous sommes mortels ennemis,gronda Loraydan.
– Eh quoi ! s’interposa leCommandeur. Deux jeunes gentilshommes beaux tous deux, loyaux etbraves tous deux… Qu’y a-t-il donc entre vous ?
– Monsieur le sait ! grinça Loraydanivre de rage, en se faisant plus méprisant encore.
– Presque rien, dit Clother : unsoufflet !
– Pour lequel j’aurai ton sang jusqu’à ladernière goutte ! Nous nous reverrons !
– Quand il vous plaira ! Si je vouseusse retrouvé à d’Arronces quand j’y revins avec les deuxlitières, nous eussions pu régler sur l’heure la question de savoirqui de nous deux fera couler le sang de l’autre. Mais vous n’étiezplus là, comte de Loraydan !…
– En route ! dit brusquement Sanched’Ulloa, qui fronça le sourcil. Nous devons rejoindre l’escorte.Monsieur de Ponthus, s’il vous plaît de venir me demander demain auchâteau du Louvre, je vous recevrai avec plaisir. Venez,Loraydan…
D’un geste, Clother retint le Commandeur, etd’une voix émue :
– Seigneur d’Ulloa, ce n’est pas demainque je dois vous parler. C’est à l’instant même !
– S’il s’agit de votre querelle avec monami le comte de Loraydan…
– Monseigneur, il ne s’agit ni demonsieur, ni de moi !…
– De qui s’agit-il donc ? Parlezvite, je suis pressé de rejoindre Sa Majesté.
– Monsieur le Commandeur, dit Clother, ils’agit de très haute et très noble dame Léonor d’Ulloa, laquelle adaigné me faire l’honneur de me charger pour vous d’un message quine souffre nul retard !
– Ma fille !
– Votre fille, monseigneur !
Le Commandeur devint livide. Instinctivement,il leva les yeux au ciel comme s’il se fût attendu à entendre lavoix… la voix morte qu’il avait entendue sur les rives de laBidassoa. Mais, se remettant aussitôt, d’un rapide mouvement devieux cavalier rompu à toute la gymnastique équestre, il mit pied àterre, remit la bride de son cheval à Loraydan, et, d’un tonbref :
– Comte, veuillez conduire mon cheval enmain. Si l’empereur me demande, vous lui direz que je le supplie depardonner à son vieux serviteur d’avoir quitté son rang, car il estquestion de vie ou de mort. N’est-ce pas, monsieur de Ponthus,continua-t-il d’une voix fébrile, c’est bien de vie ou de mortqu’il est question ?
– Je l’ignore, monseigneur ! Jecrois seulement qu’il n’est pour vous, en cette minute, plus hautservice au monde que celui qui vous appelle où je dois vousmener.
– Allez, comte, dit le Commandeur, d’unton d’exaltation terrible.
Amauri de Loraydan s’éloigna, tenant en bridela monture du Commandeur. Mais avant de partir, il jeta à sonadversaire un mortel regard.
Alors, dans cette foule énorme qui, après lepassage de l’escorte avait rompu les digues de hallebardiers etroulait au milieu de la chaussée, parmi les cris, les vivats, lesrires, les chants d’allégresse, alors disons-nous, Clother dePonthus et le Commandeur d’Ulloa se trouvèrent face à face.
– Vous venez au nom de ma fille ?prononça Ulloa d’une voix rauque.
– Au nom de votre fille !
– Vous arrivez donc deSéville ?…
– Non, monseigneur, votre noble fille està Paris.
Le Commandant frappa violemment ses deux mainsl’une contre l’autre. Encore, il leva les yeux au ciel. Son visagese convulsa. Et d’un accent de mortelle détresse :
– Léonor à Paris !… Ô ma chèreChrista, c’est ta voix que j’ai entendue sur la rive de laBidassoa ! C’est toi qui m’appelais ! Christa !Christa ! Tu es morte !…
Un sanglot râla dans sa gorge.
Mais bientôt, se raidissant contre cettefaiblesse, il saisit Clother par le bras.
– Venez, monsieur ! Conduisez-moi àma fille ! Où se trouve-t-elle ?
– Monseigneur, elle est descendue àl’auberge de la Devinière dont je connais l’hôtesse…
– Allons l’y chercher, dit fébrilement leCommandeur. Je veux aussitôt la conduire au logis que votre roi medonne à Paris, et qui, m’a-t-on assuré, est tout préparé pour merecevoir, car j’ignore par quel chemin on y arrive…
– Comment se nomme ce logis ?demanda Clother.
– L’hôtel d’Arronces…
Clother tressaillit violemment.
L’hôtel d’Arronces !…
C’est là qu’il se rendait lui même !C’est là que la lettre de Philippe de Ponthus l’envoyait !C’est là ! C’est dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces qu’ilallait trouver le nom de son vrai père et l’histoire de samère !…
Et, comme avait dit Loraydan, mais avec untout autre accent, il murmura :
– Ô destinée ! Ô Léonor ! C’estdonc vous-même qui deviez me conduire à la connaissance du secretde ma naissance et de ma vie !…
D’un pas plus rapide, ils s’étaient mis enroute. En quelques mots brefs, Clother disait sa rencontre avecLéonor d’Ulloa dans cette salle de l’auberge abandonnée où lui-mêmeavait été secouru par le Commandeur.
Et non loin derrière eux, du même pas rapideet ne les perdant pas des yeux, quelqu’un marchait.
Ce quelqu’un, c’était Juan Tenorio !
François Ier avait résolu deparachever la séduction du Commandeur d’Ulloa. Ce digne monarquesavait comment on flatte un homme, comment on conquiert une amitié.Il avait donc donné des ordres pour que l’hôtel d’Arronces fût toutaménagé, tout prêt pour recevoir son nouveau maître lorsqu’ilarriverait pour en prendre possession. Pendant une dizaine dejours, une petite armée d’ouvriers avait donc travaillé dansl’hôtel qui, après une léthargie de vingt ans, s’était mis àrevivre. Les maçons avaient réparé les lézardes. Les jardiniersavaient remis le parc en bon état. Les tapissiers avaientluxueusement meublé l’hôtel du haut en bas. Les écuries s’étaientgarnies de chevaux, les caves de bons vins. L’argenterie flambaitsur les dressoirs. De nombreux valets allaient et venaient dans lelogis remis à neuf, obéissant aux ordres d’un intendant. C’étaitune résurrection…
La grande salle d’honneur, au rez-de-chaussée,avait été aménagée avec une splendeur toute royale. Les tapisseriesdes Flandres qui ornaient les murs, les tableaux encadrés d’or, lescandélabres d’argent massif, les sièges opulents, les meubles dehaut prix faisaient de cette salle une merveille de luxe, d’un goûtimpeccable.
Le roi lui-même y était venu jeter le derniercoup d’œil la veille de l’arrivée de Charles-Quint – peut-être pouravoir l’occasion d’entrevoir en passant sous les fenêtres du logisTurquand, et à l’une de ces fenêtres la virginale apparition decelle qui hantait son nouveau rêve d’amour… Bérengère !
Mais nous devons dire que cet espoir futdéçu.
Messire Turquand, sombre et pensif, avaitsurveillé de près ces allées et venues qui l’inquiétaientsourdement. Il s’était demandé avec angoisse pourquoi l’hôteld’Arronces renaissait ainsi à une vie nouvelle. Par instinctivedéfiance et mesure de précaution, il avait ordonné à Bérengère dese confiner dans sa chambre. Embusqué derrière les vitraux coloriésd’une fenêtre, il avait vu enfin arriver une brillante cavalerie,et ses poings s’étaient serrés quand il avait vu le roi entrer dansl’hôtel. Et il avait grondé :
– Nous verrons ce que compte faire Amauride Loraydan. En tout cas, je veille, moi ! Je veillerai !Et malheur au roi de France si jamais il ose…
Le matin du Ier janvier, donc,l’hôtel d’Arronces était prêt à recevoir son seigneur et maître,don Sanche d’Ulloa, Commandeur de Séville et Andalousie.
C’est donc cette opulente salle d’honneur queFrançois Ieravait tenu à visiter lui-même. C’est là quenous transportons notre scène, au soir même de ce 1erjanvier 1540…
Neuf heures tintèrent lentement au château duTemple.
L’hôtel d’Arronces paraissait retombé à saléthargie. Il était muet et noir, toutes fenêtres éteintes, toutesportes closes…
Un grand silence pesait sur la demeure oùavait aimé Agnès de Sennecour… où elle était morte… morte d’avoirété trompée.
Devant la grille d’entrée, depuis plus de deuxheures, une ombre immobile s’accotait aux barreaux de ferforgé.
Le front dans la main, Clother de Ponthussongeait :
– Que fait-elle ? Que s’est il passéentre elle et son père depuis la minute où, ce matin, ils sontentrés ici ?…
Clother releva la tête ; il essaya depercer les ténèbres qui enveloppaient toutes choses. Mais, au fondde l’allée de tilleuls, il n’entrevit qu’une masse indistincte…l’hôtel silencieux qui gardait son secret.
Le jeune gentilhomme eut un long soupir.
Il se parlait à lui-même, tentant de sonderl’inconnu, d’entrevoir la vérité…
– Le Commandeur, ce matin, m’a suivijusqu’à la Devinière… Je l’ai conduit à la chambre de Léonor…Longtemps ils se sont regardés sans se rien dire… Et puis, ils sonttombés dans les bras l’un de l’autre, ils se sont étreints ensanglotant… Alors, le vieux Commandeur a dit à Léonor :« Viens ma fille… » Et à moi : « Monsieur dePonthus, veuillez nous guider jusqu’à l’hôtel d’Arronces… » Etj’ai marché devant eux jusqu’à cette grille… Et là, je les aisalués… Ils sont entrés en se tenant par la main… Oh ! depuiscette minute, comme tout est triste dans cet hôtel où ma mère avécu !…
Il tressaillit.
– Ma mère ! Ô ma mère, quiêtes-vous ? Qui fûtes-vous ? Votre secret est là, dans lachapelle de cet hôtel… Quand pourrai-je entrer dans lachapelle ? Quand pourrai-je soulever la dalle qui m’estdésignée ?… Oh ! Pourquoi pas ce soir même ?Pourquoi pas tout de suite ?…
Un frémissement l’agita. Il fit quelques pasprécipités de long en large. Mais bientôt il se calma.
– Non ! fit-il avec fermeté. Je neveux pas entrer ici en secret, la nuit, comme un voleur. C’est avecle consentement du Commandeur que je dois pénétrer dans lachapelle ! C’est en plein jour que je dois exhumer la cassettede fer qui contient le portrait et l’histoire de ma mère… et… et lenom… de mon père !… Ô mon père, qui êtes-vous ? Quifûtes-vous ? De quel nom ai-je le droit de m’appeler parmi leshommes ?…
Quelques minutes encore, Clother de Ponthusdemeura là, contre cette grille, les yeux fixés sur l’indécisemasse de cet hôtel sous le toit duquel respirait Léonord’Ulloa…
– Allons ! dit-il enfin. Demain, enplein jour, je viendrai… Allons !… à demain, hôteld’Arronces !… À demain, ma mère !… À demain,Léonor !…
Il s’arracha brusquement à cettecontemplation, et, hâtivement, s’en alla vers son logis de la rueSaint-Denis… vers le sommeil qu’il devait en vain chercher.
Lorsque Clother de Ponthus eut disparu dansles lointains du chemin de la Corderie, un homme qui, depuislongtemps, se tenait immobile dans la nuit, à dix pas de là, cachédans un renfoncement de la haie qui bordait le terrain desEnfants-Rouges, cet homme, disons-nous, s’approcha de la grille del’hôtel d’Arronces.
– La peste soit de ce dignegentilhomme ! murmura-t-il. Ce Clother de Ponthus est obstiné.J’aurai du mal à m’en défaire. Mais, par le ciel, je suis encoreplus obstiné que lui, moi ! La preuve, c’est que Ponthus s’enva, et que Juan Tenorio reste !
Don Juan, d’un rapide coup d’œil, inspecta lagrille, et sourit :
– Un jeu d’enfant !… Par tous lesdiables, je saurai dès ce soir ce que Léonor a pu dire à sonpère !… Ce qu’elle a dit ?… Hé ! Ce n’est pasdifficile à imaginer : l’adorable créature est venue toutexprès du fond des Espagnes pour me couvrir d’opprobre et demanderau Commandeur de châtier mon crime…
Il eut un rire silencieux, puis soudains’assombrit et murmura :
– L’étreinte du Commandeur !
Il regarda autour de lui avec une sorte defarouche curiosité, comme s’il se fût attendu à voir surgir Silvia…l’épouse !… celle qui lui avait répété la nuitprécédente :
– Don Juan, tu le sais, ah ! tu saissous quelle étreinte tu dois mourir !
Mais tout demeura paisible dans le chemindésert.
Un instant encore, il hésita… Puis, tout àcoup, il se mit à escalader la grille ; en quelques secondesil se trouva dans le parc. Il l’avait dit : pour don Juan, unegrille à franchir, c’était un jeu d’enfant.
Le long de l’allée, d’arbre en arbre, avec lasilencieuse, la sûre, la souple rapidité d’un voleur habitué auxexpéditions nocturnes, don Juan se glissa. La feuille sèche qui sedétachait faisait plus de bruit que lui en touchant le sol.
À quelques pas du logis, Tenorio s’arrêtacourt et retint son souffle : quelqu’un, lentement, dansl’allée de tilleuls, marchait vers la maison. Don Juan l’entrevit,le devina plutôt dans la nuit noire. Et toute de suite il compritque cette ombre de géant courbé sous le poids des pensées demalheur, c’était le Commandeur d’Ulloa.
L’esprit surexcité de don Juan, en rapideséclairs successifs, évoquait les divers moyens possibles pourentrer dans le logis. Il ne discutait pas. Il n’examinait pas.L’une après l’autre, il rejetait les idées qui se présentaient etfuyaient. Il n’y avait plus en lui ni crainte, ni raisonnement, nimême audace : il était la bête à l’affût qui accomplit unefonction vitale. Lorsqu’il eut reconnu le Commandeur, il ne se ditpas qu’avec lui, derrière lui, il allait pouvoir pénétrer dansl’hôtel. Mais ce fut chose entendue, soudain convenue, – et il semit à suivre don Sanche d’Ulloa.
C’était de la folie, sans doute. Le Commandeurpouvait se retourner, le voir, le tuer d’un coup de dague comme unlarron de nuit. Tout au moins, don Juan reconnu eût-il été obligéde renoncer à son dessein de pénétrer dans l’hôtel. Il ne se ditrien de tout cela. Impulsivement, presque sans précautions, ayantfranchi les limites de l’audace, de l’impudence, il suivit pas àpas, et lorsque le Commandeur se mit à monter les degrés du perron,don Juan, derrière lui, monta !…
Sanche d’Ulloa ne se retourna pas. Il vivaitl’heure effrayante des cataclysmes d’âme.
La lente et morne promenade sous les tilleuls,nu-tête dans les bises d’hiver, n’avait ni calmé ses nerfs tendus àse rompre, ni rafraîchi son front brûlant. Il était courbé comme sile poids de ses douleurs eût été infiniment lourd à porter. DonJuan n’avait pas de précautions à prendre : Sanche d’Ulloa nel’eût entendu ni même peut-être vu… Sanche d’Ulloa n’entendaitqu’une voix, celle de Christa demandant pardon. Il ne voyait qu’unfantôme, et c’était Christa… sa fille Christa qu’il maudissait… safille qu’il accusait d’avoir jeté l’infamie sur le nom d’Ulloa, enrapides et rauques accusations, toujours les mêmes… et parfois sespoings se crispaient comme s’il eût été prêt à la tuer, mais alorsun terrible soupir gonflait sa poitrine, et tout s’affaissait enlui…
Le Commandeur monta les degrés, et JuanTenorio les monta derrière lui…
Le Commandeur pénétra dans le large vestibule,et Juan Tenorio y entra après lui…
Le vestibule était silencieux. Un seulflambeau l’éclairait tristement. Immobile et raide, un homme d’âge,vêtu de noir, s’y tenait… C’était l’intendant : il se courbalentement au passage du Commandeur. Cet intendant vit don Juan qui,le manteau sur le bras, marchait derrière Sanche d’Ulloa. Oui, ilvit don Juan. Mais il le vit si assuré, si familier eût-on dit, quele soupçon de la vérité lui eût semblée folie : cet inconnuétait un ami du Commandeur.
Sanche d’Ulloa ouvrit une porte et pénétradans la salle d’honneur.
Don Juan attendit que cette porte se fûtrefermée, et alors il alla droit à l’homme vêtu de noir etmurmura :
– Il est bien triste, n’est-ce pas ?Quel malheur ! Pauvre d’Ulloa !…
C’était un pur chef-d’œuvre… un de ces coupsd’audace comme il en trouvait dans les moments critiques.L’intendant s’inclina sans mot dire, flatté seulement que ceseigneur lui adressât si familièrement la parole.
Juan Tenorio eut un soupir. Puis, pluscordial, plus familier encore :
– Allez reposer, mon ami, allez… C’estmoi qui dois veiller… Quand le malheur entre dans une maison, c’estaux amis intimes, c’est aux parents de veiller… allez, mon cher,allez…
– Un parent, songea l’intendant. C’estbien ce qu’il me semblait.
Il salua, fit un mouvement pour se retirer.Don Juan le retint par le bras.
– J’espère, dit-il, que la senora Léonorest en parfaite sûreté dans ses appartements, sous la garde de sesfemmes, n’est-ce pas, et que tout est en règle de cecôté ?
– Les appartements de la senora sont enparfait état, et ses femmes l’y attendent, assura respectueusementl’intendant. Mais Madame est encore en la salle d’honneur oùMonseigneur vient de pénétrer…
– Très bien, fit don Juan. Allez, monami, allez reposer…
Juan Tenorio demeura seul dans le vestibule.Sur un siège, il jeta son manteau. D’un geste, il s’assura quedague et rapière en bonne place à ses flancs, jouaient bien aufourreau : le geste préliminaire de tout larron qui sentparfaitement que, du vol à l’assassinat, il n’y a que la minceépaisseur d’une nécessité… d’une occasion !…
Puis il éteignit le flambeau.
Il n’y eut plus pour le guider que la mincebarre de lumière au ras de la porte de la salle d’honneur.
Tout droit, tout raide, dans la nuit, il eutun étrange sourire, et songea :
– C’est le Commandeur qui m’aguidé ! C’est le Commandeur qui m’a fait entrer !
Et, comme avait dit Loraydan, comme avait ditClother de Ponthus, à son tour :
– Ô Destinée ! Voilà bien l’un detes plus jolis coups !… Destinée ! Destinée !Destinée !…
Mot vide… mot immense comme le vide insondableoù s’enferme l’univers visible… mot insondable lui-même… verbeincompréhensible… parole en quoi s’enferme tout ce qu’il y ad’incompréhensible dans les événements visibles…
Hasard ? Coïncidence ? Oui,peut-être ! Mais le pourquoi de la coïncidence, oùest-il ? Et si même on en appelle au hasard, où est lepourquoi et le comment du hasard ? La penséehumaine peut-elle concevoir un seul fait sans cause ?
Destinée !… Ce n’est pas fatalisme :on lutte non pas contre ou pour la destinée, maisavec la destinée. Comprenez, tâchez de comprendre votredestinée, et aidez-la, luttez avec elle…
Don Juan se raidit encore. Son souriredisparut. Il se fit hautain. Il y eut de l’insolence dans ses yeuxpleins de défi. Il eut cette figure que le bon Jacquemin Corentinappelait sa figure de bête mauvaise.
Où était-il, à ce moment même, ce bonJacquemin Corentin ?
Eh bien, mais lui aussi, tout bonnement,il travaillait avec sa destinée…
Nous verrons comment. Restons-en à don Juanpour le moment ; c’est déjà bien assez, mon cher lecteur. Oui,c’est une suffisante tâche que d’élucider l’attitude de JuanTenorio en cette soirée du Ier janvier, en cette minuteoù prenant sa figure de mauvaise bête, il se disait :
– Mais… mais… puisque je suis dans laplace… puisque le Commandeur m’y a introduit… pourquoi ne pas allerjusqu’au bout ?… L’appartement de Léonor, je le trouverai… Sesfemmes, je les écarterai… Ciel et terre ! C’est ce soir quedoit éclater la force de don Juan ! Nous verrons si ce Clotherde Ponthus va l’emporter sur moi. Nous verrons si cette petitefille va se moquer de moi à Paris comme elle fit sur tous leschemins d’Espagne et de France. Il s’agit ici, Juan, de tontriomphe ou de ta définitive défaite !… Voyons d’abord cequ’ils disent…
Il s’approcha de la porte de la salled’honneur, se pencha, écouta…
Don Sanche d’Ulloa, dans sa morne et longuepromenade sous les tilleuls, n’avait pas retrouvé le repos del’esprit, mais du moins avait-il assez fatigué son corps pourespérer trouver quelque oubli dans le sommeil.
Il entra dans la salle d’honneur de l’hôteld’Arronces, et un pâle sourire éclaira sa physionomie quand ilrevit sa fille.
Léonor était là…
Elle était assise près d’une table surlaquelle brillait un flambeau à trois branches et s’appliquait àl’attentive lecture d’un livre d’heures d’où elle espérait voirsurgir la consolation, mais sa pensée ne suivait qu’avec peine deslignes mystiques au long desquelles ses yeux cherchaient la prière…la prière était en elle et non dans ces pages aux majusculesenluminées.
Lorsque le Commandeur entra, elle ferma lelivre, et vivement, s’avança au-devant de lui.
– Mon père, dit-elle en lui saisissantles mains, ne prendrez-vous pas un peu de repos ?
Il la serra tendrement dans ses bras et ildit :
– Laisse-moi te regarder, ma petiteLéonor… Tu es une véritable Ulloa, toi… Oui, cela se voit à tesbeaux yeux de loyauté… et aussi à cette dague que je vois à taceinture… Vienne l’occasion, tu saurais t’en servir, dis ?
Elle répondit avec fermeté :
– Oui, mon père. Et c’est pour m’enservir, vienne l’occasion, que je l’ai mise à ma ceinture…
Et comme il continuait à la serrer dans sesbras, comme un soupir terrible de douleur gonflait sa largepoitrine, elle osa :
– Mon père… ô mon noble père… j’ai unegrâce à vous demander…
– Une grâce, toi ?… Parle, ma fille…mon unique fille ! Elle se laissa glisser à genoux :
– Ô mon père, si vous voulez qu’un peu dejoie rentre dans mon cœur, retirez la malédiction qui, ce matin, ence matin à jamais terrible à ma pensée, vous échappa ! ô monpère, la malédiction échappa à vos lèvres… elle n’était pas dansvotre cœur !… Retirez-la, retirez-la !
Don Sanche d’Ulloa fronça ses blancs sourcils,et, avec bonté :
– Relève-toi, ma fille, et parlonsd’autre chose…
Elle obéit. En ces âges, l’obéissance del’enfant était absolue et naturelle. Léonor ne pouvait demeurer àgenoux puisque son père lui disait : relève-toi…
– Tiens, continua-t-il, parlons de cemagnifique hôtel que ce bon François m’a donné. Vois la splendeurde cette salle… Les beaux meubles, par ma foi !… Ces Françaissont d’habiles et ingénieux artisans. Par saint François, je n’airien vu de plus beau, même à Madrid.
Léonor joignit les mains. Les larmes coulèrentde ses yeux…
– Ô mon père ! Dire que vous l’avezmaudite !… Oh ! si, comme moi, vous l’aviez vue à son litde mort ! Oh ! si vous aviez pu voir ce pauvre visagefigé où se devinait toute la honte de son âme pure, où se lisaittant de douleur ! Oh ! si vous aviez pu voir cetteblanche figure d’ange aux ailes brisées !… Amarzyl medisait : « Tâchez de la faire pleurer ! Il fautqu’elle pleure ! Et cela, peut-être, la sauvera. » Hélas,mon père, sotte et coupable que je suis, je ne pus réussir à lafaire pleurer ! Je ne trouvai point les paroles qu’il fallait…que vous eussiez trouvées, vous ! Les paroles de pardon, mongénéreux père !… Père, ô père ! vous l’avezmaudite !…
Sanche d’Ulloa garda le silence. Mais, enlui-même, il admirait sa fille. Il éprouvait une sorte d’amerplaisir à se dire, à se jurer qu’il n’avait jamais eu qu’une filleunique, mais qu’en cette enfant s’incarnait toute lagénérosité.
– Mon père, continuait Léonor, on dit queprès des hommes, invisible, mais sans cesse présent, rôde toujoursl’ange des malédictions. On dit qu’il écoute ce qui se dit surcette terre. On dit qu’il entend toute malédiction, si loin de luiqu’elle soit proférée… Cette malédiction, il la recueille et laporte aux pieds du trône de Dieu. Ô mon père, la malédiction restelà, dit-on, jusqu’à ce qu’elle soit retirée. On dit, mon père, ondit que tant que la malédiction n’a pas été retirée, l’âme mauditeerre dans les limbes jusqu’au jour du jugement où celui qui amaudit et celle qui a été maudite comparaîtront ensemble devantcelui qui juge. Quelle douleur, ô mon père ! Quel tourment desavoir qu’il n’y a pas de repos pour l’âme de Christa !…
Don Sanche d’Ulloa tressaillit. Et, gravement,il dit alors :
– Je savais tout cela, Léonor. Je savaisdonc bien ce que je faisais en jetant ma paternelle malédiction surl’âme de celle que tu viens de dire. Ne prononce plus ce nom,Léonor, qu’il soit chassé de notre mémoire et de notre cœur. Qu’ilsoit chassé de notre maison, comme j’en eusse chassé celle qui a,dans la maison des Ulloa, introduit le déshonneur. Paix,enfant ! Obéis une bonne fois à mon ordre. Sache pour toujoursque je n’ai eu, que je n’ai qu’une fille, et c’est toi…
Léonor essuya ses yeux, et murmura,courbée :
– J’obéirai, mon père !
Mais son cœur criait :« Christa ! Ma chérie, ma belle et pure Christa ! Jeprierai tant pour toi que l’ange des malédictions aura pitié, et duhaut des cieux, laissera retomber sur terre l’injuste parole qui tefrappe. »
Et, lentement, elle alla reprendre sa placeprès de sa table, et elle rouvrit son livre d’heures…
Le Commandeur, les mains au dos, se mit àmarcher dans la salle, tâchant de s’intéresser aux belles chosesqu’il devait à la munificence royale.
Et comme il passait devant Léonor :
– J’ai connu jadis don Luis Tenorio deGrenade, c’était un homme de cœur. J’espère que le Tenorio dont tum’as parlé n’est pas de sa lignée ?
– Je ne sais, mon père ; il se nommeJuan Tenorio, c’est tout ce que je puis vous dire.
– Quel qu’il soit, il mourra, soistranquille. L’infamie sera lavée dans le sang. Et tu dis que ceJuan Tenorio est à Paris ?… Qu’y vient-il faire ?… Iln’est pas de l’escorte impériale, j’en suis sûr… Comment sais-tuqu’il est à Paris ?
Léonor leva vers son père ses yeux, ses beauxyeux de franchise et de bravoure, et elle dit :
– Je le sais, mon père, voilàtout !
Sanche d’Ulloa pressentit que sa fille luicachait quelque secret. Mais il remit à plus tard de savoir quelpouvait être ce secret. Et Léonor se disait :
– Pauvre père ! C’est assez du rudecoup qu’il a reçu aujourd’hui. Je ne dois pas lui dire que cemisérable Tenorio m’a poursuivie moi-même, que c’est moi qu’ilvient chercher à Paris… moi, dis-je ! moi, sœur deChrista !… Non, non, cachons cela ! Je puis me défendremoi-même. Santa Virgen, je me suis déjà défendue touteseule !…
Elle rougit soudain et songea que dans lasalle de la « Grâce de Dieu » un autrel’avait défendue !
Le Commandeur poursuivit, – et sa voixtremblait de fureur, et ses yeux jetaient un éclatsinistre :
– Demain, je saurai où se cache ce JuanTenorio. Demain, je le tuerai, quelque répugnance que j’éprouve àchoquer mon fer contre le fer d’un lâche… car cet homme estsûrement un lâche…
Et Léonor :
– Oui, mon père. Sûrement. Unlâche !… La porte s’ouvrit violemment.
Don Juan parut, livide, les traitsbouleversés. Il s’avança rapidement jusqu’à don Sanche stupéfait,jusqu’à Léonor soudain debout, – et d’une voix rauque :
– Un lâche !… Juan Tenorio unlâche ! Par tous les saints, c’est un affreux mensonge, et jeprétends le prouver sur l’heure !…
– Qui êtes-vous ? gronda leCommandeur. Qui es-tu, toi qui oses soutenir qu’un mensonge a étéproféré par Sanche d’Ulloa et sa fille Léonor ?…
Tenorio se redressa, hautain, terrible, etdit :
– Je suis don Juan, fils de don LuisTenorio !…
Don Sanche d’Ulloa parut instantanément secalmer. Sa haute taille voûtée se redressa. La pâleur de son visagedisparut, et ses joues prirent une teinte rosée. Ces éclairs quiparfois, tout à l’heure, fulguraient dans ses yeux, s’éteignirent,et même il y eut sur ses lèvres quelque chose comme un joyeuxsourire. Il prit la main de sa fille, et, d’une voixpaisible :
– Mon enfant, il faut monter à tonappartement. Va, ma chère, et repose sans souci…
– Non, mon père, dit Léonor avec fermeté.Je veux rester…
Le Commandeur ne s’étonna pas. Il ne songeapas à réprimer ces paroles comme, en toute autre occasion, il n’eûtpas manqué de le faire. Il regarda sa fille un instant, et eut unrire étrange.
– Tu veux ? dit-il du même tonpaisible. Eh bien, par saint François, je ne vois pas pourquoi jet’en empêcherais. Reste donc, ma chère enfant !
Léonor se recula de quelques pas.
Tout cela était d’un calme formidable. DonJuan qui s’était attendu à quelque véhémente apostrophe sentit unrapide frisson lui parcourir l’échine. Mais il jeta un regard surLéonor. Et, dans le même instant, il n’y eut plus en lui que lavolonté de la conquérir. L’amour se déchaîna dans son cœur. Encette seconde, il choisit l’attitude qu’il devait prendre.
Le Commandeur d’Ulloa marcha tranquillementjusqu’à don Juan et le regarda…
Lentement, don Juan s’inclina, se courba…lentement, il se mit à genoux… et alors, levant vers le Commandeurdes yeux où éclatait toute la douleur humaine, d’une voix d’infiniedouceur, d’un accent de tristesse ineffable, il dit :
– Père, maudissez-moi comme vous avezmaudit Christa… Père, pardonnez-moi d’être entré ici en vousdemandant compte de votre outrage… Père, dites que je suis unlâche, si tel est votre bon plaisir… Père, outragez-moi,frappez-moi, tuez-moi, mais daignez me permettre de vous ouvrir moncœur… Père, je vous supplie de me laisser parler !…
– Debout ! dit rudement leCommandeur.
Juan Tenorio obéit. Et quand il fut debout,son attitude fut celle d’un prodigieux créateur d’émotion :son humilité rayonnait de fierté ; son orgueil était couvertde modestie. Il était impossible de ne pas voir en lui un bravecapable de toutes les audaces, mais qui se prosterne volontairementdevant un seul homme au monde : le père de celle qu’ilaime.
Devant cette attitude, une sombre, uneardente, une farouche curiosité se saisit de Sanche d’Ulloa. Encette minute, ce géant accomplit un tour de force : il parvintà dominer l’effrayante fureur qui se déchaînait en lui ; ilparvint à se dompter, ordonna à ses poings redoutables de ne pass’abattre sur le crâne du séducteur, à ses doigts de ne pas lesaisir à la gorge… Il râla :
– Vous avez à me parler ?
– Oui, monseigneur, dit don Juan. Et vousme tuerez après.
Et vers Léonor, il glissa la mince coulée deson regard, et il frémit de rage à la voir telle qu’il l’avait déjàvue en chacune de ses rencontres avec elle : suprêmementindifférente…
– Parlez, dit le Commandeur.
Chose étrange, il ne songea nullement à luidemander comment il était entré dans l’hôtel. Il le dévorait desyeux. Il se disait : Voici devant mes yeux le vivantdéshonneur de mon nom, et je ne l’ai pas encore tué !…
Non ! Il ne l’avait pas encore tué !Don Juan venait de réussir la manœuvre qui a sauvé tant d’hommesaux instants critiques, – tant d’hommes, tant d’empiresaussi :
Gagner du temps !
Gagner une minute, c’est quelquefois sauver savie, c’est parfois la possibilité de passer tout à coup du malheurau bonheur. Gagner une heure ! Gagner quelques jours !Gagner un mois !… Que d’êtres aux abois ont dû leur salut àcette difficile manœuvre !
Et c’est ce qu’il y eut d’admirable dansl’attitude de don Juan.
Logiquement, il eût dû déjà être mort. Ilétait vivant. Et il avait permission de parler !…
Il parla. Et tout ce que la voix humaine peutcontenir de charme, d’attendrissement, de douceur et de loyauté, etde douleur… tout cela, il le mit dans sa voix.
– Monseigneur, Christa ne fut pointcoupable ! Monseigneur, vous n’aviez pas le droit de lamaudire ! Monseigneur, Christa ne fut jamais pour moi qu’uneamie… une sœur à qui je confiai le secret de mon cœur et qui daignam’entendre !…
– Oh ! murmura Léonor frémissante.Que dit-il ?…
Ulloa jeta un long regard sur sa fille. Etdéjà, il y avait un doute dans son esprit ! Déjà il sedemandait si Léonor ne s’était pas trompée en lui faisant sonterrible récit…
– Si j’hésite, songeait don Juan, je suisperdu. Mon mensonge est sacré puisqu’il nous sauve tous,peut-être ! – Monseigneur, continua-t-il avec une émotioncontenue, Christa est morte pure, et moi, oh ! moi, je seraismort plutôt que de lui dire un seul mot d’amour ! Ah !vous me croirez, oui, par le ciel, par le Dieu vivant, vous mecroirez quand je vous aurai dit : Monseigneur, je ne pouvaispoint parler d’amour à Christa puisqu’elle était la confidente demon amour pour Léonor !…
Le Commandeur eut un mouvement. Léonor allaits’élancer pour crier son indignation. Don Juan s’inclinait pourdissimuler son sourire de triomphe…
– IL MENT ! dit une voix.
Ce fut une voix très distincte bien quevoilée. Juan Tenorio sursauta et frémit. Léonor se contint, sûredésormais que l’imposteur serait démasqué. Ulloa regarda autour delui.
Mais il ne vit personne !…
Il ne vit personne… et il fut convaincu qu’ilvenait d’avoir une hallucination…
Pendant quelques longues secondes, don Juanattendit l’apparition qui, selon lui, devait suivre aussitôtl’intervention de la voix. Mais rien ne se montra.
Il était très pâle. Et sa parole fut moinsassurée. Ce fut d’un accent contraint, comme s’il eût douté delui-même, qu’il continua :
– De quoi est morte Christa,monseigneur ? C’est ce que je ne puis expliquer.
– Mais, continua-t-il, à diversesreprises, je l’ai entendue se plaindre de soudains étouffements, etd’étranges élancements au cœur. Mon cher et noble seigneur,ah ! laissez-moi vous dire la pensée qui me hanta dès quej’eus l’immense honneur de parler à Christa : cet ange n’étaitpas pour la terre ! Dieu ne pouvait permettre que cette puretésuave demeurât longtemps éloignée du ciel ! Christa,monseigneur, c’était une fleur précieuse… Son parfum s’est évanouisoudain… Christa, c’était un inestimable diamant… et ce diamantétait sans doute destiné à prendre place sur la couronne de laVierge… Ne cherchons pas pourquoi Christa est morte,monseigneur ! Étonnons-nous plutôt qu’elle ait pu si longtempshabiter la terre !…
Et don Juan éclata en sanglots… en sincèressanglots. Il se prenait à son émotion. Il en était victime, et sonmensonge, en son esprit chaotique, s’érigeait comme une étincelantevérité.
Le Commandeur frémissait et songeait : ôma Christa !… Serait-il possible !…
Léonor s’était mise en prières, et sedéfendait d’écouter, d’entendre même cet homme… elle attendait quela foudre tombât sur l’effroyable imposteur.
Et don Juan, dans un mouvement passionné, lesmains tendues vers le Commandeur :
– Oh ! Laissez-moi vous appeler monpère, comme Christa m’avait permis de l’appeler sa sœur !Oh ! daignez me permettre de vous révéler mon cœur comme jel’avais révélé à l’ange qui n’est plus ! La vérité, ladélicieuse et sublime vérité, la voici : j’aime,monseigneur ! J’aime celle qui nous écoute ici ! J’aimede toute mon âme votre fille Léonor, et jamais je n’ai aimé qu’elleau monde, et je vous supplie humblement de me permettre del’adorer !…
À ce moment, la voix répéta :
– IL MENT !…
Et cette voix, ah ! cette fois, la voixvenait de retentir derrière Juan Tenorio ! Et cette fois, donSanche d’Ulloa vit la porte s’ouvrir. Il vit une femme s’avancer,une femme vêtue de deuil, pareille à quelque sombre fantôme. Et,cette fois, Léonor, d’une voix éclatante, prononça :
– L’épouse ! Voici l’épouse de donJuan Tenorio !…
– Silvia ! hurla don Juan, haletant,l’œil en feu, l’écume aux lèvres.
– Silvia ! dit l’épouse avec unetranquillité sinistre. Sanche d’Ulloa, cet homme ment. Sanched’Ulloa, je suis Silvia d’Oritza, épouse de Juan Tenorio !Sanche d’Ulloa, ta fille Christa est morte de honte la veille dujour où secrètement elle devait épouser mon époux… Épouser monépoux ! Entends-tu cela, Sanche d’Ulloa ! Ta filleChrista est morte parce que ce jour-là, moi, Silvia d’Oritza, jesuis venue lui dire : « Vous ne pouvez épouser JuanTenorio parce qu’il est déjà mon époux !… » Juan, je t’aijuré que toujours tu me verrais dressée entre tes victimes et toi,Juan, le ciel est las de tes crimes et de tes impostures. Christaest morte, mais je sauverai sa sœur Léonor que tu poursuis depuisSéville. Et toi, écoute, tu le sais, Juan ! Tu as été prévenudans la chapelle du couvent des franciscains : C’est sousla main d’Ulloa que tu succomberas… sous la main du père deChrista… sous l’étreinte du Commandeur… Sanche d’Ulloa, faitesvotre devoir. Accomplissez l’ordre qui vous fut dicté par Dieu dansla chapelle où repose votre fille. Sanche d’Ulloa, de votre mainpuissante, étouffez l’imposteur !…
Silvia s’inclina devant le Commandeur, et sansjeter un regard à don Juan, se retira, de son pas majestueux,funèbre apparition qui semblait rentrer à la tombe.
L’instant d’après, elle avait disparu sans queSanche d’Ulloa eût eu la pensée de lui parler, de lui poser uneseule question. Et que lui eût-il demandé ? Elle avait toutdit ! Seulement, telle était alors la puissance du décorum etde l’étiquette que, même en cette terrible minute, le vieux Sanche,hidalgo de pur sang, ne put oublier son devoir d’hôte ; etjusqu’à la porte de la salle, il escorta Silvia d’Oritza, épouse deJuan Tenorio.
Quand elle fut sortie, il referma laporte : il la ferma à clef, et marcha sur don Juan.
Don Juan éclata de rire, et tout en riant, ildisait :
– L’étreinte du Commandeur ! Voicivenir l’étreinte du Commandeur !
Sanche d’Ulloa, gravement, secoua latête, et dit :
– Mes mains ne se souilleront pas. C’estpar le fer que tu vas mourir !
– Mourir par le fer ! cria don Juan,dans son rire inextinguible. Ah ! don Juan, traître, imposteuret parjure, voici donc ici la fin de ta carrière ! Accourez,pères, maris, fiancés de toutes celles qui m’ont aimé. Venez voircomment meurt don Juan Tenorio !
Le Commandeur tira son épée, sa lourde, saformidable épée, et il ajouta :
– Si tu sais une prière, dis-la. Homme,je te réprouve et te méprise et te hais. Chrétien, je veux telaisser la possibilité de sauver ton âme. Donc, si parmi lesprières que t’enseigna ta mère, une seule a pu rester dans tamémoire et ton cœur, dis-la. Car, par saint François, tu vasmourir !
– Merci, Commandeur ! dit JuanTenorio – et son rire frénétique s’éteignit soudain, et sa voixs’attendrit. – Une prière ? Oui, par le Dieu vivant, il enreste une dans mon cœur, comme dans le vase qui se brise demeureencore un subtil atome du parfum qu’il contint. Une prière !Je vais la dire ! Et la voici : Ô vous que j’adore, ôvous qui êtes toute la beauté, toute la splendeur, tout l’amour,toute la vie, ô vous qui, seule, parmi tant de femmes adorables,avez su d’un seul regard enchaîner à jamais don Juan Tenorio, jevous bénis, ô Léonor !…
– Par le ciel ! gronda leCommandeur, l’épée haute. Défends-toi ! Défends-toi !
Don Juan se croisa les bras.
– Homme, chrétien ! Tu m’as laisséle suprême loisir de la prière. Tiens ta parole ! La prière dumourant, vous l’entendrez, Léonor ! Vous saurez que jamaisflamme plus pure ne s’alluma dans un cœur d’homme. Ô Léonor, vousêtes la noble rose du jardin des rêves d’amour, que dis-je !Vous êtes tout le rêve qui hante mon esprit, vous êtes le gracieuxsourire de Dieu sur mon âme, vous êtes celle que je veux emporterd’un coup d’aile aux sublimes régions des cieux lointains. Léonor,Léonor, vous m’aimerez ! Je le jure ! Rien au monde,aucune puissance divine ou infernale ne pourra faire qu’enfintouchée, enfin brûlée vous-même par le feu de l’amour, vous neveniez à moi pour me dire : « Don Juan, je vous aime etje suis à vous !… »
Il s’était tourné vers Léonor, les mainsjointes, et maintenant, pas à pas, il s’avançait vers elle,transfiguré, transposé vraiment en une chimérique situation,oubliant que Silvia son épouse venait de le dénoncer, oublianttout, jusqu’à la présence du Commandeur… Une poigne, tout à coup,rudement le saisit et violemment le ramena au milieu de lasalle.
Le visage du Commandeur était convulsé. Sesmains tremblaient. Ses yeux étaient vitreux, comme si l’afflux dela haine les eût voilés. Il grogna :
– Vous défendez-vous ?
– Non ! dit Tenorio. Tuez-moi !Je ne me battrai pas contre le père de Léonor !
– Je vais donc te tuer. Maissache-le : après ta mort, là-bas, dans Séville, dans toutel’Andalousie, je ferai proclamer par des hérauts d’armes que moi,Sanche d’Ulloa, j’ai été forcé de tuer Juan Tenorio, fils de donLuis Tenorio, à coups de dague ; que j’ai été obligé del’égorger comme un vil mouton, parce qu’il fut trop lâche pouraccepter le combat…
– Par le ciel ! rugit Tenorio, lamain à la poignée de l’épée.
– Trop lâche ! répéta le Commandeur.Et qu’avant de l’égorger, j’ai dû le souffleter de la main quevoici !
Et la main se leva.
– Enfer ! râla Tenorio.
D’un bond en arrière, il se mit hors deportée. La main du Commandeur s’abaissa.
– Le soufflet, râla Tenorio, je le tienspour valable. En garde, Commandeur ! Et que Satan juge entrenous !
En même temps, il tira sa rapière.
La fine rapière, arme de parade et de luxe, aupremier contact se brisa contre la forte épée de bataille. Don Juanjeta son épée inutile. Le Commandeur laissa tomber la sienne, gestede haute générosité qui révélait la noblesse d’une âme. Dans lemême instant, les deux adversaires se trouvèrent face à face, ladague au poing. La même haine les animait. Tous deux, ils avaientles mêmes visages convulsés de fureur, les mêmes éclairs aux yeux,le même silence terrible, et soudain, sans daigner prendre lamoindre précaution, Sanche d’Ulloa leva son poignard sur lapoitrine de don Juan…
Et dans la même seconde, le Commandeur Ulloas’abattit comme une masse, tué raide, la gorge béante… le même coupqui, là-bas, dans les landes du Périgord, avait abattu JeanPoterne !
Le Commandeur tomba et, quelques secondes, sedébattit dans le flot de sang qui coulait à gros bouillons… Livide,les cheveux hérissés, don Juan recula de trois pas ; d’ungeste d’horreur, loin de lui, il jeta son poignard rouge, et ilbégaya :
– Qu’ai-je fait !… Qu’ai-jefait !…
L’affreuse vision, comme à travers une triplegaze qu’estompait ces choses, se dessina dans ses yeux hagards… leCommandeur don Sanche d’Ulloa, soudain immobile, entré au néantsans avoir pu dire un mot… et près du cadavre, agenouillé dans lesang, une forme d’où il lui sembla que montaient des crisinarticulés.
C’était Léonor…
Léonor qui avait soulevé la tête de son père,la tenait dans ses bras, et parlait, sans que Juan pût saisir lesens de ses paroles d’épouvante et de douleur.
Il voulut fuir, il recula encore…
Mais, soudain, ce voile qui s’interposaitentre lui et les choses parut se déchirer… il connut que leCommandeur était mort, et que cette femme agenouillée, c’étaitLéonor.
Elle lui apparut d’une fulgurante beauté.
Tout s’évanouit dans son esprit ; il n’yeut plus de duel, il n’y eut plus de Sanche d’Ulloa, il n’y eutplus de sang, plus de cadavre… il n’y eut que la beauté de Léonor.Et du sang tiède, de cette mare rouge qui s’élargissait, ce fut unebouffée d’amour qui monta à son cerveau, le grisa, l’affola…rapidement, il s’avança, se pencha vers elle ! Son cœurbattait à se briser. Une flamme brûlait ses yeux. Un cercle de ferle serrait aux tempes. Il haletait. La nécessité lui apparut d’unesuprême victoire, d’une effroyable victoire d’amour… il vit Léonorvaincue, là, près du père mort… la hideuse bête se déchaîna… samain s’abattit sur l’épaule de la vierge… elle leva vers lui sonvisage !
Et il bondit en arrière…
Jamais don Juan n’avait vu la douleur dans cequ’elle a d’auguste et de terrible.
Ce visage de vierge lui montra cela…
Ce visage lui fit peur : il connut lapeur. Il sut ce que c’est que l’épouvante…
Lentement, vers la porte, il recula, tandisque Léonor parlait.
De l’anathème qui jaillissait de ces lèvres,il ne perçut presque rien – les derniers mots seuls le frappèrentviolemment au cerveau, et ces mots, c’étaient :
– L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR !
Il se retrouva dehors, dans le jardin, dans lanuit glacée, immobile, courbé, écoutant encore la voix d’anathème…puis, à pas vacillants, il s’en fut vers la grille, qu’il franchitsans savoir comment, et ce fut seulement quand il se trouva dans lechemin de la Corderie, seul, bien seul, loin du cadavre, loin deLéonor, ce fut là seulement que, peu à peu, il reprit toute salucidité – et il s’admonesta :
– Est-ce bien toi, don Juan ? Sibelle était l’occasion, si facile la victoire ! Est-ce bientoi qui as fui, parce qu’un peu de sang et quelques larmes ontcoulé ? Du sang ? Combien de fois, en mes rencontres avecdes furieux, ivres de jalousie, j’en ai fait boire à laterre ! Des larmes ? Que de belles ont pleuré devant moi,sans que mon cœur se soit ému ! Et j’ai fui ! Par leciel, peut-être est-il temps encore ? Non, non, les cris deLéonor ont dû, dans la salle, attirer la tourbe des serviteurs.Remettons à plus tard ! En tout cas…
Il eut un mince sourire de triomphe.
– En tout cas, le Commandeur est mort… cen’est pas sous sa main que je mourrai !
Il baissa soudain la tête, pensif, etmurmura :
– Dans ses mains pâles, elle tenait latête ensanglantée de son père, et elle me parlait, et, Dieu medamne, j’ai entendu ses derniers mots : L’étreinte duCommandeur ! qu’a-t-elle voulu dire ?
Il se secoua, huma l’air glacé de lanuit :
– Un peu de trouble dans la cervelle dela pauvre enfant. Tu es mort, Commandeur !… Mort !… oui,certes ! de la main que voici ! Il est mort, par tous lesdiables d’enfer !… DONC, L’ÉTREINTE DU COMMANDEUR, JAMAIS, NEPOURRA ÉTOUFFER DON JUAN !
Quelques instants plus tard, empressé, léger,se déchargeant déjà de l’inutile fardeau des sombres pensées qui,parfois, sont bien capables de conduire au remords, Juan Tenorioreprenait le chemin de la rue Saint-Denis pour rentrer en l’aubergede la Devinière où il avait établi ses quartiers, et où, étantentré non sans force coups de poing à la porte, vu l’heure tardive,il trouva Jacquemin Corentin assis devant une extraordinaire rangéede flacons vides, qui se leva en le voyant, vint à lui en titubantcomme le satyre antique, et, louchant avec effarement sur la pointede son nez, lui dit d’une voix pâteuse :
– Ah ! monsieur, vous arrivezbien ! J’ai une bien étrange nouvelle à vousannoncer !
En ce qui concerne la soudaine entrée de Silvad’Oritza, épouse de Juan Tenorio, dans la salle d’honneur del’hôtel d’Arronces, et la façon dont elle avait pu s’introduiredans l’hôtel – car nous ne pouvions supposer qu’elle eût, comme donJuan, escaladé la grille – voici ce que nous avons puétablir :
L’entrée de Silvia dans l’hôtel fut unévénement très simple, mais aussi très inexplicable.
Le fait, en soi, est des plus naturels.
Les circonstances qui entourent le fait sontparfaitement mystérieuses.
Voici donc, d’après les recherches ques’étaient imposées notre curiosité, comment se passa lachose :
L’intendant de l’hôtel d’Arronces, choisi parM. de Bassignac lui-même, s’appelait Jacques Aubriot.C’était un homme entre deux âges, plutôt robuste, un esprit froid,peu enclin aux rêveries, peu capable de terreur panique, tout justeassez croyant pour ne pas trop sentir le fagot, – un homme positif,assez dur à lui-même et à ses subordonnés, d’ailleurs incapabled’un mensonge inutile, c’est-à-dire ne déformant guère la véritéque dans l’établissement de ses comptes.
Ce Jacques Aubriot donc, a raconté, sous lafoi du serment :
1° Qu’il avait vu entrer dans le vestibule deson maître le Commandeur d’Ulloa immédiatement suivi du seigneurJuan Tenorio que, vu son attitude et sa physionomie espagnole, ilavait pris pour un proche parent dudit Commandeur.
2° Que, sur l’injonction du seigneur JuanTenorio, lui, Jacques Aubriot, s’était retiré dans l’intention des’aller coucher, car il se faisait tard, et la grosse horloge duTemple avait déjà sonné neuf heures.
3° Qu’il était donc monté à sa chambre, situéedans les combles de l’hôtel, et que, fort tranquillement, il avaitcommencé de défaire ses aiguillettes en songeant à cette pesantetristesse qui, toute la journée, avait accablé son nouveau maître,M. d’Ulloa, lequel, dit-il, ne semblait être entré pour lapremière fois, ce jour-là, dans l’hôtel d’Arronces que pour ypleurer et s’y lamenter en compagnie de sa fille.
4° Que, tout en songeant à ces choses et enbâillant de sommeil, il en était à la dernière aiguillette de sonpourpoint, lorsqu’il avait été surpris par un gémissementlointain ; et, aussitôt, sans savoir pourquoi, sans aucuneraison valable, il avait conclu : Il y a quelqu’un quipleure et appelle à la grille de l’hôtel, et il faut quej’aille ouvrir à ce quelqu’un… Et que, là-dessus, il s’étaitprécipitamment rhabillé.
5° Qu’il avait alors éprouvé une sorte deterreur non pareille à aucune des terreurs qu’il eût jamaisressenties, que ses cheveux s’étaient dressés et qu’une sueurfroide avait inondé son visage, et qu’il s’était juré que cegémissement entendu au fond de la nuit n’avait rien d’humain, etqu’il s’était dit aussitôt : « Aille à la grille quivoudra ; moi, je ne bouge pas. »
6° Qu’ayant pris cette résolution de ne passortir de sa chambre, il s’était pourtant mis en route comme malgrélui, en disant à haute voix, bien qu’il n’eût aucune envie deprononcer ces paroles : « Il faut aller ouvrir àcelle qui attend à la grille de l’hôtel… »
7° Qu’il était descendu, avait longé en toutehâte l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avaitvu une femme et lui avait demandé : « Est-ce vous,madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi ? » Et quecette dame lui avait répondu : « Non, ce n’est pas moi.Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici,ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instantauprès de Léonor d’Ulloa. »
8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sansessayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue lamoindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût étéparfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marchédevant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit,en lui montrant la porte de la salle d’honneur :« Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un deleurs proches parents qui vient d’arriver… » Sur quoi, ilétait remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’ymettre en prières.
Tel est le récit que, sous la foi du serment,a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces.Et nous n’avons rien à y ajouter.
Le matin de ce 1er janvier, nousavons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame JérômeDimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine.Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèleJacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec lapetite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’ensouvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation dubrave Corentin.
En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’étaitmarié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois –opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus,la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacqueminentrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’ildevait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher outout au moins l’estrapade au temps de François Ier.Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré quecelui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol nepouvait empêcher un mariage français.
Quant à don Juan, il ne concevait aucuneinquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il nepensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rueSaint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouverClother de Ponthus.
Comme Clother s’était placé au premier rang del’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas depeine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi deCorentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi quedon Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et duCommandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examinerAmauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureusehaine que le comte portait à Clother.
Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeurs’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.
Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait àmarcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.
– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire.Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu metroublerais.
– Oui, dit Corentin avec amertume, àcause de ma vertu…
– Non, imbécile, à cause de ton nez quime fait remarquer !
Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seulavec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant deParis, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau decet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles,si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet qued’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dansle vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pourcomprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut êtreenfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’yincorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à unerumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Ilétait un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymesqui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec lafoule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains,décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace,– et lorsque le dernier hallebardier du cortège fut passé, avec lafoule, il demeura convaincu qu’il venait d’écrire une paged’histoire – ce qui, d’ailleurs, était exact.
Le cortège étant passé, Corentin se dirigealentement vers la Grève, se demandant s’il n’allait pas maintenantse transporter au Parvis, afin d’assister, du dehors, au TeDeum qui allait se chanter à Notre-Dame, et recommencerles mêmes cris, les mêmes vivats, les mêmes gesticulations de seslongs bras.
Un craquement terrible, soudain, sur sadroite… et une grande clameur…
Une estrade noire de mondes’écroulait !…
Jacquemin Corentin fit un bond vers cettechose qui oscillait et s’abattait et arriva juste à temps poursaisir, dans la frénétique gesticulation de ses longs bras, unejeune fille qui, sans cette soudaine intervention, eût étés’écraser parmi les débris de madriers.
La fille, éperdument, se cramponna au cou etaux épaules du bon Corentin, puis tout aussitôt s’évanouit dans sesbras.
Il y eut un grand tumulte.
Des groupes fervents s’empressèrent à releverles blessés, à déblayer les ruines de l’estrade, avec cettegénéreuse et prompte ardeur qu’on voit toujours au peuple en cesoccasions.
Jacquemin se retira de la multitude, assezembarrassé de son fardeau, avisa une auberge, y entra, déposa lajeune fille sur une chaise, et lui fit boire un cordial.
Alors seulement, comme elle rouvrait les yeux,il eut loisir de la reconnaître et eut un léger cri desurprise.
– La fille du drapier ! songea-t-il.La petite Denise ! Celle-là même que mon maître veut épousersous trois jours… car il est toujours très pressé en ces sortes debesognes…
Et comme avait dit Amauri de Loraydan, commeavait dit Clother de Ponthus, comme devait dire aussi don Juan lesoir de ce jour, Jacquemin Corentin murmura :
– Ô destinée, voici de tes coups !C’est Jacquemin Corentin qui sauve la fiancée de don JuanTenorio !…
Et avec l’intonation spéciale au badaudparisien, il ajouta :
– Par exemple, c’en est un, dehasard !…
Denise, disons-nous, ouvrit les yeux, reconnutle valet de ce grand seigneur qui ne parlait de rien moins que del’épouser, et elle le remercia avec effusion.
Hasard !… Jacquemin Corentin avaitdit : hasard !…
Hasard ? Soit. Nous ne voyons paspourquoi nous irions contredire ce brave garçon, mais… n’avait-ilpas dit aussi : Destinée ?…
Destinée ?… Hasard ?… Le lecteurpeut conclure : nous devons nous borner à conter l’aventuretelle qu’elle se développa.
Jacquemin, donc, offrit à Denise de lareconduire jusqu’à la rue Saint-Denis, et elle accepta avecreconnaissance. Il lui proposa de s’appuyer sur son bras, et elle yconsentit avec sa grâce ingénue. Il est vrai que, l’ayant regardé àla dérobée, le nez de son sauveur la fit sourire. Mais ce ne futpas un méchant sourire de moquerie. Soit qu’elle eût trop bon cœur,soit que le service qu’on venait de lui rendre fût trop fraisencore, soit pour tout autre motif enfin, il parut à Denise que cenez, au bout du compte, n’était pas si désagréable à voir.
Nous croyons avoir dit que ce nez ne déparaitpas le visage méditatif pour lequel la nature semblait l’avoir faittout exprès.
Jacquemin s’aperçut bien vite qu’il inspiraitquelque sympathie à la jolie Denise.
– Ah ! songea-t-il, si ce n’étaitmon nez !… Comme je demanderais à cette charmante demoisellela permission de l’embrasser ! Mais mon nez me défend detelles effusions. Et puis, que dis-je ! Que dirait donJuan ! Il me rouerait ! Va, va, mon pauvre Corentin, ellen’est pas pour ton nez, comme disait ce mécréant qui me menaça deses robustes poings.
Nous devons ici ouvrir une parenthèse pourinformer le lecteur que dame Jérôme Dimanche, après le départ deJuan Tenorio, s’était empressée de mander par-devant elle sa filleDenise, et, la serrant dans ses bras, lui avait, non sans larmes etsoupirs, appris qu’un grand seigneur, un comte breton, s’appelantle sire Jacquemin de Corentin, lui faisait l’insigne honneur de lavouloir comme épouse.
Denise qui, cachée derrière une porte, avaitassisté à l’entretien de sa mère avec le seigneur en question, n’enfit pas moins l’étonnée.
Mais, fine mouche, subtile Parisienne qu’elleétait, elle ne croyait qu’à demi à cet inconcevable honneur quil’attendait. L’enthousiasme de sa mère la fit un peu sourire, etelle se répéta ce qu’elle avait dit à ce grand seigneur lui-même,en la salle de la Devinière :
– Ce sont jeux de prince ! Je nesuis qu’une toute petite bourgeoise, et mes visées ne doivent pointporter si haut. Si c’était vrai, pourtant !
Son sein palpita. Elle évoqua la charmantefigure de don Juan et se dit que ce serait là le plus joli mariqu’elle pût rêver, oubliant déjà la distance qui la séparait delui.
Heureusement, le carillon du clocher vintl’arracher à son rêve, et elle rappela à dame Jérôme Dimanchequ’elle voulait aller voir avec deux ou trois amies de la rueSaint-Denis la magnifique entrée du roi des Espagnes. Puis, légèrecomme un oiseau, elle avait pris son vol vers la rueSaint-Antoine : nous avons vu comment elle échappa à une mortpresque certaine, happée qu’elle fut, au passage, par les immensesbras de Jacquemin Corentin.
– Parlez-moi de votre maître, ditdoucement Denise, lorsque ayant quitté la rue Saint-Antoine, ils setrouvèrent loin de la foule et du tumulte.
– Ah ! dit Jacquemin, c’est un biennoble seigneur. Il est l’un des vingt-quatre de Séville.
– De sept villes ? Ah ! ce sontsans doute des villes de Bretagne ?
– De Bretagne ?
– Sans doute, fit naturellement Denise,puisque le seigneur Jacquemin de Corentin est comte breton…
Jacquemin loucha terriblement sur le bout deson nez, et s’arrêta court.
Denise baissa la tête. Son rêve lui remontaitau cerveau ; soit qu’elle se trouvât encore sous le coup del’émotion, soit que le bon Jacquemin lui inspirât confiance, elleéprouva le besoin, l’irrésistible besoin d’ouvrir son cœur, et ellemurmura :
– Je crois… oui, je crois bien que j’aimeJacquemin !
Jacquemin se redressa sur ses échasses, sepencha sur Denise, ouvrit toutes grandes ses oreilles, et,stupéfait, ahuri, pas très loin de croire à quelque magie,demanda :
– Vous dites que vous aimez…Jacquemin ?
– Oui, balbutia-t-elle. C’est sans doutebien osé à moi de vous le dire ?…
– Jacquemin Corentin ?… Vousl’aimez ? Vous dites que vous l’aimez ?…
– C’est mal, peut-être ?… il est sigrand !
– Heu ! la grandeur ne fait rien àla chose, dit Jacquemin qui tenta – inutilement, d’ailleurs – de serapetisser quelque peu. Mais, dites-moi, que pensez-vous de sonnez ?
– Son nez ?…
– Oui. Je vous préviens qu’il est trèschatouilleux sur la question du nez et qu’il n’aime guères’entendre dire qu’il a le nez mal fait.
– Ce n’est certes pas moi qui le luidirai, vu que je trouve son nez le mieux fait du monde !
Jacquemin, cette fois, loucha avec tendressesur le bout de son nez et songea :
– Tiens, tiens, la petite rouée !…Elle m’aime. Et elle prend le plus ingénieux détour pour m’en fairel’aveu. Par le Ciel ! comme dirait don Juan qui m’eût ditcela ! C’est don Juan qui la demande et c’est moi qu’elleaime !… Jacquemin Corentin rival de Juan Tenorio, le bourreaudes cœurs !… Par exemple, c’en est une d’aventure !…
– Dites-moi, reprenait Denise, est-cequ’il est bon ?… Parlez-moi de son cœur, dites…
– Oui, oui, pensa Jacquemin, je vais teparler de son cœur. Quelle petite rusée ! Elle veut que jefasse semblant de croire qu’il ne s’agit pas de moi, et que jeparle de moi-même comme s’il s’agissait d’un autre. Vous voulez,reprit-il, que je vous parle du cœur de JacqueminCorentin ?
– Jacquemin de Corentin ! rectifianaturellement Denise.
– Elle m’anoblit pour me flatter, se ditCorentin. Eh bien, sachez que c’est le cœur le plus doux, le plustendre. Un cœur. Un vrai cœur. Un cœur tout neuf et qui n’a jamaisaimé…
– Oh ! fit Denise en souriant, celavous plaît à dire… mais bien fait comme il est…
– Il est certain que Corentin n’est pointdésagréable à voir, j’en conviens.
– Et vous me dites qu’il n’a jamaisaimé ? Est-ce croyable ?
– J’en réponds. Jamais il n’a embrasséune femme, noble ou vilaine, jeune ou vieille, c’est-à-dire jamaisil n’a pu. À telles enseignes qu’il perça jadis un sac plein deson…
Denise considéra Jacquemin avec effarement.L’affaire du sac de son jadis percé lui fut une de ces nébuleuseshistoires qu’il vaut mieux ne pas tenter d’éclaircir.
– C’est un bien bon garçon, se dit-elle,mais il a l’esprit bizarre. C’est peut-être à cause de sonnez ?
– Alors, continua tendrement Jacquemin,vous ne voyez pas de mal à ce qu’il vous aime ?
– Oh ! non, dit naïvement Denise.Aucun mal, certes. Vous pouvez en être sûr. Mais comment croirequ’un aussi haut personnage se soit épris de ma petitepersonne ?
– Eh ! laissons là sa hauteur. Jeconviens qu’il est un peu haut sur ses jambes, mais je puis vousassurer qu’il se fera petit, tout petit pour vous plaire !
Et Jacquemin, pliant sur ses échasses, tentade donner sur-le-champ une idée de ce que serait cette petitesse àlaquelle il se vantait de descendre à son gré.
– Comme il est bon ! soupira Denise.Et riche ? Dites-moi. Est-il riche ?…
Jacquemin fut attristé, et une inquiétude lesaisit, en même temps qu’un peu de mépris lui venait :
– Ah ! pensa-t-il. Voilà ce qui luitient au cœur. La richesse ? Riche ? Heu ! Ilpossède bien douze carolus d’or, voilà ce que je puis vousdire…
– Qu’est-ce qu’un carolus ? Ce doitêtre une bien grosse somme, dites ?… Combien d’écus faut-ilpour faire un carolus ? Des milliers, peut-être ?… Etvous dites qu’il en a douze ?
– Douze bien comptés. Et en or pur !Il lui fallut des années pour les amasser.
– Il est donc riche. Mais peu m’importe.Ce n’est pas à son or que j’en veux. C’est pour lui-même que jeveux l’aimer… pour sa bonté, pour sa noblesse !
– Quelle joie ! s’écria Jacquemindans un transport ! Ah ! c’en est une, d’aventure !Un conte ! Un vrai conte !…
– Un comte breton. Oh ! je saisqu’il est noble comme le roi. Cela se voit assez à son air et à sesmanières.
– Vous croyez ? fit Corentin. Aufait, c’est bien possible. Comme le roi ! C’est un peu trop,tout de même…
– Oh ! C’est une manière de parler,dit Denise.
– C’est bien ainsi que je l’entends, fitmodestement Jacquemin.
Ils étaient arrivés devant la porte de dameJérôme Dimanche.
Denise, gentiment, se haussa sur la pointe deses petits pieds, et tendit sa joue :
– Vous m’avez sauvée, dit-elle. Et puis…vous m’avez parlé de Jacquemin en des termes qui m’ont été au cœur.Vous pouvez donc m’embrasser…
– Moi ? fit Jacquemin épouvanté.Que… je vous embrasse ?
– Oui, fit-elle toute souriante, et touterose. Vous en avez bien le droit…
– Le droit ! Le droit ! songeaCorentin exaspéré. Je le crois bien, puisqu’elle m’aime ! Ledroit, oui ! Mais la possibilité ?…
– Eh bien ? acheva Denise, vousn’osez pas ? Je vous permets d’oser, allez !
– Remettons ! fit précipitammentJacquemin. Remettons, je vous en supplie ! Je vous embrasseraiplus tard… tenez… oui, tenez, après le mariage !
– Soit ! dit Denise en riant. Jevous dois donc un baiser, et vous le promets de grand cœur pour lejour du mariage… dans trois jours !
Là-dessus, elle eut un joli geste d’adieu quiacheva de griser Corentin, et de lui tournebouler la cervelle, – etelle disparut légèrement dans le logis.
Corentin demeura là un bon quart d’heure,planté sur ses échasses, méditant, louchant, soupirant, invectivantson nez qui le privait du plaisir d’embrasser sa fiancée…
Enfin, il entra à l’auberge de la Devinière,s’assit à une table dans le coin le plus sombre, se fit apporter unflacon de vin, et se mit à boire en méditant sur cette si jolieaventure à laquelle il n’osait croire.
– Ma fiancée ! se disait-il. J’aiune fiancée ! Moi, Jacquemin Corentin ! Il s’est trouvéune fille, une jolie fille pour m’aimer ! Moi !… Pour mepréférer à don Juan Tenorio !… Moi !… quelleaventure !… Mais que va dire le seigneur Juan quand il sauraque ce n’est pas lui qu’on épouse, mais moi, moi, dis-je !Moi, Jacquemin Corentin ! C’est moi qu’elle veut ! Par leciel et la terre ! par l’air et le feu ! par lessaints ! par l’enfer ! par le pape ! je la veuxépouser sous trois jours, au nez de mon maître !…
Ce mot le ramena à son propre nez sur lequelil se mit à loucher tantôt avec complaisance, tantôt avectristesse, tantôt avec rage, tantôt avec attendrissement.
Vers la troisième bouteille, JacqueminCorentin en était à plaindre don Juan.
– Pauvre diable ! se disait-il. Quelchagrin pour lui. Ce que je fais là n’est pas d’un loyal serviteur.Mais tant pis ! En amour, chacun pour soi, quediable !
La journée se passa en pensées agréables etprojets d’avenir.
Jacquemin Corentin dîna et soupa de fort bonappétit, puis continua de boire.
Le soir vint.
Il commença à vider une nouvelle série deflacons.
À la cinquième bouteille de cette nouvellesérie, Jacquemin se disait :
– Mais pourquoi m’appelle-t-elleJacquemin de Corentin ? Pourquoi veut-elle que je sois comtebreton ?… Au fait, pourquoi ne serais-je pas noble, moiaussi ?… Noble ? Soit. Mais breton ?… Pourquoibreton ?…
Corentin commença avec lui-même une longue etdiffuse discussion sur la question de savoir si décidément il étaitParisien de la rue de Saint-Denis, comme il l’avait toujours cru,ou si, par hasard, il n’était pas né en Bretagne.
– Et pourquoi ne serais-je pas deBretagne ? On rencontre à chaque instant de fort honnêtes gensqui sont de ce pays, et nul ne songe à s’en étonner. Ah çà !pourquoi m’étonnerais-je si fort d’être de Bretagne ?… Le faitest que je l’ai toujours ignoré, mais enfin ce n’est pas uneraison… On peut bien être Breton sans le savoir…
Ce fut à ce moment que Juan Tenorio rentra àla Devinière. Ce fut, disons-nous, à ce moment que JacqueminCorentin se leva à la grâce de Dieu, et allant tant bien que mal àson maître, lui dit en bredouillant :
– Ah ! monsieur, j’ai du nouveau àvous apprendre… une étrange nouvelle à vous annoncer !
– Qui t’a permis de t’enivrer ? ditdon Juan.
– Monsieur, dit Jacquemin, je ne suis pasivre ; c’est l’étonnement qui me brise les jambes, c’est lajoie qui me tourne la tête. Et, d’abord, apprenez que je ne suispas natif de la rue Saint-Denis comme je vous l’ai toujours dit,mais de la Bretagne. Je suis Jacquemin de Corentin, comtebreton…
– Ah ! ah ! fit don Juan quiexamina attentivement son digne serviteur. Qui t’a appriscela ?…
– Qui ?… Ma fiancée elle-même…Monsieur, je ne me connais ni père ni mère… Pourquoi ne serais-jepas de Bretagne, moi ?
– Au fait ! Pourquoi n’en serais-tupas ?
– Pourquoi ne serais-je pas comtebreton ?
– Je ne vois pas du tout pourquoi tu nele serais pas.
– Vous voyez !…
– Sans doute. Mais comment sais-tu toutcela d’aujourd’hui ? Jacquemin se redressa, considéra don Juanavec quelque pitié, se pencha, et murmura :
– Par ma fiancée… par cette jolie petiteDenise à qui vous fîtes les yeux doux. Peine inutile, monsieur, jevous en préviens : c’est moi qu’elle aime…
– Elle te l’a dit ?…
– En propres termes : « J’aimele seigneur Jacquemin de Corentin, comte breton. » Voilà sesparoles. Or Jacquemin de Corentin, c’est moi. Seulement, monsieur,je vous prierai de ne pas détromper cette pauvre enfant au sujet dema seigneurie. Elle m’aime, et c’est ce qui fait qu’elle me croit…Mais qui sait si c’est elle qui se trompe ? Qui sait si ellen’a pas appris je ne sais quoi touchant ma naissance ?
Don Juan écoutait tout cela avec une étrangegravité. Un soupir gonfla sa poitrine et Jacquemin sedit :
– Il ne rit plus. C’est moi qui devraisrire. Mais le ciel ne me fit point cruel.
Don Juan, doucement, reprit :
– Puisqu’elle t’aime, Jacquemin,épouse-la.
– Monsieur, dit résolument Corentin,c’est ce que je compte faire, pas plus tard que dans trois jours.Vous ne m’en voulez pas, au moins ?
– Moi ? Au contraire. Je suis sisatisfait de ce que tu m’apprends que je veux moi-même faire tonmariage.
– Vous voulez… vous-même ?
– Faire ton mariage. Ne t’en inquiètepas. Mais, dis-moi, ne m’as-tu pas informé que, quand tu te maries,il est dans ton habitude de donner ton nom à celle que tuépouses ?
– En France, monsieur, c’est la coutume,et je compte m’y soumettre.
– Bon. Je donnerai donc ton nom à cettepetite intrigante de Denise, puisque tu le veux absolument. Va tecoucher, Corentin, va dormir et tâche de faire d’heureux rêves.
– Merci, monsieur, dit Jacquemin ému duton de douce gravité de son maître.
Et il s’en fut chercher les heureux rêves que,si généreusement, on lui souhaitait. Mais longtemps, avant des’endormir, il fut tourmenté par la question de savoir en vertu dequelle lubie Denise voulait qu’il fût comte breton, et par quelleautre lubie son maître tenait à faire son mariage, à lui Corentin.Il lui semblait que de cette double lubie résultait pour lui unesituation quelque peu ténébreuse. Il rêva qu’il était duc, que donJuan devenait son premier valet, et que Denise lui apportait en dotun monceau de carolus d’or.
Quand il se réveilla au matin, la tête lourdeet les tempes serrées, il crut que son rêve continuait, car il vitdon Juan debout au pied de son lit, qui le regardait toujoursgrave, et qui lui dit :
– Corentin, il faut hâter cette affairede ton mariage… habille-toi donc au plus vite.
Corentin obéit, émerveillé de voir que donJuan, renversant les rôles, l’aidait de son mieux.
Quand il fut prêt, tous deux descendirent etmontèrent à cheval.
Corentin tout ébahi suivit Juan Tenorio, quisortit de Paris par la porte de Nesle. Quand il fut arrivé à unepetite lieue des murs de Paris, don Juan s’arrêta et dit :
– Cher Corentin…
– Oh ! oh ! songea Jacquemin.Cher Corentin !… Il me ménage !… Ô mon rêve !…
– Cher Corentin, dis-moi combien tefaut-il de temps pour aller à Blois ?
– À Blois ? Qu’ai-je à faire àBlois ?… Mettons deux jours pour aller à Blois… Mais…
– C’est pour l’affaire de ton mariage,imbécile ! Deux jours pour aller, un jour de repos, deux jourspour revenir. En tout cinq jours. Tâche de te trouver à l’aubergede la Devinière dans cinq jours, si tu ne veux que je te rompe lesos à coups de bâton.
– Très bien, monsieur. Vous reprenezvotre naturel. J’aime mieux cela.
– Eh bien ? Qu’attends-tu pourpartir ?
– J’attends que vous me disiez ce que jevais faire à Blois.
– Ce que tu vas y faire ? Eh !ne le devines-tu point, bélître ? Je te dis que c’est pour tonmariage !
– Ah !… alors, c’est à Bloisque…
– Oui. Quel mal vois-tu à cela ? ÀBlois, tu t’arrêteras à l’hôtellerie du Soleil-d’Or. Tu yresteras un jour. Et puis, tu reviendras à Paris. Tu vois commec’est simple. Il y a sûrement une auberge du Soleil-d’Or àBlois. S’il n’y en a pas, tu iras dans une autre : n’importelaquelle.
– Un jour. Et je reviendrai. C’est fortsimple, dit Jacquemin ahuri.
– Tu vois ? Allons, pars. Et songeque tu cours à ton bonheur.
Jacquemin Corentin partit au pas, tout triste,tout inquiet, jugeant que sa situation devenait de plus en plusténébreuse, et que l’affaire de ce mariage pour lequel il serendait à Blois n’était peut-être pas aussi simple que son maîtrevoulait bien le dire. Mais telle était l’habitude d’obéir quis’était invétérée en lui que le bon garçon ne songea pas une minutequ’il ferait tout aussi bien de rentrer aussitôt dans Paris pour yattendre les événements. Il poursuivit bel et bien son cheminjusqu’à Blois, y trouva réellement une auberge duSoleil-d’Or (il y en avait une dans toutes les villes), ydemeura une journée à boire, à s’ennuyer, à regarder d’où venait levent, et finalement, le soir du cinquième jour, fut de retour à laDevinière.
Quant à don Juan, une fois que Jacquemin eutdisparu à l’horizon, il rentra fort tranquillement dans Paris enmurmurant :
– Cet imbécile eût été fort capable de mefaire manquer l’affaire de son mariage avec cette petite Denise quiest bien la plus jolie fille de Paris… c’est-à-dire de la rueSaint-Denis.
En ce matin même, et vers le moment oùJacquemin Corentin se mettait en route pour Blois, Clother dePonthus descendit de son logis, suivi de Bel-Argent, ayant arrêtéde se rendre à l’hôtel d’Arronces.
Comme il passait dans l’allée de la maison,devant une porte par où l’on pouvait entrer chez dame JérômeDimanche, il se rappela qu’il avait vu don Juan Tenorio entrer laveille chez la mère de Denise. Il se dit que ce serait granddommage qu’il advînt quelque aventure à cette douce et si naïveDenise. Il s’était promis de mettre la vieille dame en garde contreles entreprises de don Juan. Il résolut de se tenir parole, etfrappa à la porte.
Comme on ne lui répondait pas, il sortit dansla rue, et vit que le logis de dame Jérôme Dimanche, de ce côté-làaussi, était fermé.
Le logis était vide. Dame Dimanche étaitsortie. Et sortie sa jolie Denise !…
Et ce matin-là, Clother de Ponthus ne putdonner ses bons avis ! Ô Jacquemin Corentin, ta destinée levoulut ainsi : dame Jérôme Dimanche ne fut pas prévenue parClother que ton maître Juan Tenorio était un dangereux maraudeurd’amour… son imposture ne fut pas dévoilée !
Et où étaient donc allées la mère et lafille ?
Tout simplement à Saint-Merri !…Oui : à l’église Saint-Merri, où elles portaient des papiersfort en règle remis le matin même par don Juan, lesdits papiers aunom de Jacquemin de Corentin ! À l’église Saint-Merri, où toutfut entendu, convenu, arrangé pour la célébration du mariage duditJacquemin de Corentin avec la demoiselle Denise, fille unique dedame Jérôme Dimanche, veuve de Jérôme Dimanche, drapier.
Don Juan, malgré la résistance acharnée de laveuve, avait exigé que le mariage fût consommé en une simple messebasse, et sans aucune invitation. Il donna comme prétexte à cetteexcessive simplicité qu’il se mariait contre le gré de l’empereurCharles-Quint son maître, lequel voulait absolument lui faireépouser une noble Andalouse. Le prétexte, d’ailleurs, parutplausible. Mais en elle-même dame Jérôme Dimanche regrettaamèrement de ne pouvoir éblouir tout le quartier par une cérémoniequi eût attesté la magnificence du seigneur dont sa fille allaitporter le nom.
Clother de Ponthus, donc, s’éloigna, remettantà plus tard de prévenir la mère de la pauvre petite Denise. Ilavait résolu de se rendre à l’hôtel d’Arronces, de parler auCommandeur d’Ulloa, de lui faire lire la lettre de Philippe dePonthus, et d’obtenir permission de fouiller le sol de la chapellepour y découvrir la cassette de fer.
Bel-Argent le suivait à trois pas.
Bel-Argent n’était plus le sacripantdéguenillé qui, sur les routes du Périgord, demandait la bourse oula vie aux voyageurs. Convenablement vêtu, couvert d’un bon manteaude drap bleu, une excellente dague à la ceinture, il ne laissaitpas que d’avoir bonne mine et montrait la figure d’un chrétienrevenu de ses erreurs passées, au reste fort capable encore d’userd’une arquebuse ou de la dite dague.
Au moment où Clother allait tourner le cheminde la Corderie, il s’arrêta court :
Amauri de Loraydan sortait de sonhôtel !…
Bel-Argent le vit, lui aussi, se reculavivement, et s’éclipsa dans la rue du Temple.
Dans le même instant, le comte vit Clother ets’arrêta de son côté, soudain pâli par la haine. Mais aussitôt, ilse remit en marche et vint à Ponthus.
– Où allez-vous ? demanda-t-ilrudement.
Clother le toisa.
– Je crois, dit-il, que vous perdez latête. Vos façons ne sont pas d’un gentilhomme. Livrez-moi lechemin, monsieur !
– Vous ne voulez pas répondre !gronda Amauri. Je vais vous dire, moi, où vous allez : vousvous dirigez vers l’hôtel d’Arronces devant lequel se trouvecertain logis…
– C’est vrai, dit Clother étonné, et n’aiaucun motif de le cacher : je me dirige, en effet, versl’hôtel d’Arronces. Qu’y voyez-vous de mal ? demanda-t-ilemporté par une inquiète curiosité.
Loraydan porta la main à la garde de son épée,et, sourdement, murmura :
– Il ne me plaît pas, moi, que vousalliez par là !
– Oh !… Ce n’est pas une suffisanteraison pour m’empêcher d’y aller. Cependant, j’avoue que je désireconnaître les motifs qui vous dictent votre étrange conduite à monégard.
– Vous voulez les connaître ? fitLoraydan frappé d’une idée soudaine. Soit. Je vais vous les dire.Mais nous ne pouvons nous expliquer ainsi sur le chemin…
Et modifiant soudainement son attitudeprovocatrice, d’un ton de parfaite politesse :
– Monsieur Clother de Ponthus,voulez-vous me faire l’honneur d’entrer dans mon hôtel ? Je nevous y retiendrai pas plus de dix minutes.
Clother s’inclina en signe d’assentiment.
Amauri de Loraydan pénétra dans la cour del’hôtel et d’un signe impérieux renvoya son valet Brisard quis’avançait. Suivi de Clother, il entra dans une vaste salle durez-de-chaussée, puis passa dans une pièce plus petite, puis dansune troisième.
Là, ouvrant une porte, il s’effaça pour donnerpassage à son hôte et il dit :
– Veuillez entrer, monsieur ; ici,nous pourrons nous expliquer sans que personne nous écoute.
Clother salua d’un geste bref et passa.
Au même instant il entendit la porte serefermer violemment, il entendit qu’on poussait des verrous àl’extérieur, et il se trouva plongé dans les ténèbres.
Clother se rua sur la porte, mais aussitôtconstata son impuissance et se tint tranquille. Du dehors, la voixâpre et haineuse de Loraydan lui arriva, haletante dejoie :
– Adieu, monsieur de Ponthus, disaitcette voix. Jamais plus je ne vous retrouverai sur le chemin de laCorderie, ni sur d’autres chemins. Jamais plus je ne vous verrairôder autour du logis de Bérengère ! Adieu. Si vous voulezabréger votre agonie, n’oubliez pas que vous portez dague etrapière…
Clother n’entendit plus rien.
– Mon agonie ? songea-t-il. Vais-jedonc mourir ici ? Mais comment ? De quellemort ?
Et un long frisson le parcourut de la tête auxpieds.
Là, dans ce réduit où il lui sembla qu’il setrouvait à des milliers de lieues de Paris, du monde habité, il nepouvait trouver qu’une mort.
La mort par la faim et par la soif…
Et aussitôt, par un choc de l’imagination, ilse dit que déjà la soif le torturait.
Il se raidit contre cette faiblesse ets’ingénia à chercher les motifs de cette haine furieuse que luiportait Loraydan. Cette recherche inutile le fatigua bientôt, et ilhaussa les épaules.
Puis il se mit à étudier la chambre où il setrouvait enfermé, – à l’étudier à tâtons, en la mesurant de long enlarge, en touchant les murs. Le résultat de cet examen fut qu’iln’y avait à cette pièce d’autre issue que la porte par laquelle ilétait entré.
Son attention se concentra alors sur cetteporte qu’il tenta d’ébranler, mais en vain. Il essaya ensuite deglisser la pointe de sa dague dans la rainure, mais il n’y putréussir.
En parcourant cette chambre, devenue sa prisonen attendant qu’elle devînt son tombeau, sa main avait rencontréplusieurs sièges : il s’assit dans un fauteuil, ramena sonépée sur ses genoux, et se prit à rêver… à rêver dans le profondsilence, où il ne percevait que le battement de son cœur, danscette nuit de tombe où il ne saisissait même pas ces fugitiveslueurs qui, dans les ténèbres, viennent consoler l’œil de l’hommeet lui disent que la vie subsiste autour de lui.
En une rapide succession d’images nettes etprécises, il repassa sa vie depuis le moment où elle avait prissoudain toute sa signification, c’est-à-dire depuis la minute oùson père, Philippe de Ponthus, était mort.
Il se revit au castel de Ponthus, dans lavieille salle d’armes. Il relut la lettre trouvée dans la poignéede l’épée de Ponthus, et dont les lignes, mille fois parcourues,flamboyaient dans son imagination. Il revécut la scène de son duelavec Juan Tenorio, à l’auberge de la Grâce de Dieu, etLéonor s’érigea dans son esprit enfiévré, telle qu’il l’avait vuece jour-là.
Léonor ! Elle était là, présente etvivante dans son cœur, et il l’évoquait comme une amieconsolatrice, et il lui semblait que toujours elle avait été ainsiprésente dans ses pensées – et comme il l’appelait du fond de sonâme, brusquement, des larmes vinrent à ses yeux.
Mourir !
Ne plus la voir !
Quelle amertume ! Quelle affreusetristesse !…
Et il en venait à songer que, un mois plustôt, dans ces temps si proches et si lointains où il n’avait pasencore vu Léonor, la mort lui eût semblé moins cruelle. Certes, ileût regretté la vie dont l’aurore lui souriait. Mais qu’était-ce lavie sans Léonor ? C’est maintenant qu’il comprenait tout cequ’il peut y avoir de radieux dans la vie ! Et c’estmaintenant qu’il lui fallait mourir… sans avoir revu celle quivivait en son cœur… Ah ! mourir sans lui avoir dit…
– Jamais elle ne saura… murmura-t-il.
Et presque aussitôt, dans un tressaillement,il ajouta :
– Et moi, jamais je ne saurai le nom etl’histoire de ma mère !…
C’est ainsi que rêvait Clother de Ponthus,tantôt assis dans un des fauteuils, tantôt allant et venant àtravers la chambre. Parfois une sombre fureur s’emparait de lui. Etalors, à nouveau, il essayait d’ébranler la porte. Parfois iltombait dans une sorte de somnolence dont il se réveillait tout àcoup dans un frisson.
Peu à peu, toutes ces réflexions de son espritlucide s’embuèrent, se firent moins précises, et enfin sedissipèrent. Peu à peu aussi, ces images qu’il avait évoquéesdevinrent plus vagues, s’éloignèrent et s’évanouirent, Léonorelle-même se retira de lui.
Clother ne pensait plus…
Clother ne savait plus si un monde vivantexistait hors de cette tombe.
Clother ne vivait plus par le sentiment, maisseulement par la sensation d’une souffrance atroce qui, lentement,devenait son unique préoccupation…
La faim !… La soif !…
Tout s’abolit en lui, hormis cette sensation.Il lui parut alors qu’il se trouvait très faible et qu’il avait dela peine à se tenir debout. Puis, la force même de penser diminua,et il souhaita d’abréger son agonie. Quelquefois,seulement, il se disait :
– Il doit y avoir plusieurs heures déjàque je suis enfermé ici. Je ne savais pas que la faim et la soif,si rapidement puissent abattre un homme…
Abréger son agonie !…
Les sinistres paroles de Loraydan venaientl’assaillir, de plus en plus distinctes et impérieuses, à mesureque sa pensée s’affaiblissait.
Un moment vint où Clother de Ponthus, d’unemain hésitante, chercha sa dague à sa ceinture… un moment vint oùil la tira du fourreau, et où, du bout de son doigt, il en essayala pointe… un moment vint où l’idée fulgura en lui qu’il devaitlever cette dague sur lui-même et se frapper avant qu’il ne fûttrop tard pour ses forces épuisées…
Amauri de Loraydan ayant jeté à Clother dePonthus le sombre adieu que nous avons dit se tint immobile près dela porte, pendant plus d’une heure. À demi penché, hagard, la sueurau front, il écouta les allées et venues de son ennemi. LorsqueClother tenta d’ébranler la porte, Amauri, vivement, tira son épée.Mais bientôt, essayant de sourire, il la remit au fourreau :il savait bien que pour enfoncer cette solide porte de chêne épaiset bardé de fer, il eût fallu plusieurs hommes armés de haches…
Cette pièce où il venait d’enfermer Clotheravait été, en effet, au temps de la splendeur des Loraydan, leréduit où ils cachaient leur or, leurs pierreries, leursrichesses : toutes précautions avaient donc été prises pourque l’unique entrée n’en pût être forcée.
– Le dernier trésor des Loraydan est enlieu sûr, se dit Amauri avec un soupir.
Et doucement, sur la pointe des pieds, il seretira, refermant soigneusement toutes les portes dont il retiraitles clefs. Ces clefs, il les porta dans sa chambre et les enfermadans un coffre.
Alors, il s’essuya le front.
Machinalement, il se regarda dans une glace,et se vit livide.
Il tressaillit…
Il lui sembla qu’il ne se reconnaissait pas.Ce visage dur, ces yeux hagards, cette bouche aux lèvres serrées,oui, tout cela offrait bien quelque ressemblance avec le Loraydanqu’il connaissait. Mais était-ce bien lui ?…
– Un visage d’assassin ! dit-il touthaut.
Puis, haussant les épaules, il se détourna.Puis il se regarda encore, se défia, s’insulta.
– Ose donc te regarder ! Tu disassassin ? Pourquoi pas ? Qu’appelle-t-on crime ?Est-ce que cet homme n’était pas criminel pour moi, puisqu’ilpouvait détruire mon bonheur ? Assassin, soit ! S’il lefaut, d’autres périront ! Malheur ! malheur à qui metombe sous la main !…
Il grinçait des dents. Ses nerfs se tendaientà le faire souffrir.
Peu à peu, il se calma.
Longtemps, il demeura pensif. Et parfois ilprêtait l’oreille comme s’il eût craint d’entendre quelque appeldésespéré, quelque hurlement, quelque gémissement lointain.
– Les murs sont épais, dit-il. Épaisseest la porte. Non, je n’entendrai rien. Nul n’entendra !…
Il redescendit, appela Brisard, lui jeta unlouche regard, le sonda.
– Ce gentilhomme qui tout à l’heure estentré avec moi, dit-il, et qui… qui vient de s’en aller… car tul’as vu s’en aller, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur, dit Brisard.
– Tu l’as vu ? Tu l’as vusortir ?…
– Oui, monsieur ! dit Brisard.
Loraydan frémit… Il se sentit s’affaiblir. Ilmâchonna un juron, saisit Brisard par le cou.
– Misérable ! gronda-t-il, tu l’asvu ?…
– Puisque monsieur le comte dit que jel’ai vu, c’est que je l’ai vu ! Si monsieur le comte dit queje ne l’ai pas vu, c’est que je ne l’ai pas vu…
Loraydan respira. Il eut un étrange regardpour le valet – la machine dressée à le servir sans penser, sansparler…
– C’est juste, dit-il avec une sorte degaieté. Eh bien, tu l’as vu. S’il revient, tu lui diras de venir merejoindre au Louvre où je l’attends.
Brisard s’inclina.
Loraydan fouilla dans sa bourse, d’un doigthésitant. Et Brisard frémit de stupeur.
– Il veut me donner de l’argent ?Lui ! à moi ! quel miracle !… Loraydan, brusquement,renfonça sa bourse.
– Non ! murmura-t-il. Ce seraitfaiblesse, et ce drôle pourrait croire que j’ai peur…
Il s’en alla, d’un pas tranquille – troptranquille.
– À la bonne heure ! fit Brisard. Jeme disais bien aussi… Quant au gentilhomme en question, non, non etnon, je ne l’ai pas vu sortir. Où diable peut-il être ?
Brisard, quelques minutes, médita sur cettequestion, et conclut :
– Qu’est-ce que cela peut me faire ?De quoi diable vais-je me mêler ? L’homme est sorti ou n’estpas sorti. Cela ne me regarde pas, moi.
Amauri sortit de l’hôtel, la tête baissée,songeant à des choses confuses. Devant sa porte, dans le chemin, ilse heurta à quelqu’un arrêté là, et gronda : « Gare donc,manant ! » Le quelqu’un se recula sans rien dire.
Loraydan traversa Paris en fête, car la fêtecontinuait : le peuple se réjouissait de la joie de sesmaîtres, ne pouvant se réjouir de ses propres joies : il en atoujours été ainsi, et longtemps encore il en sera de même.Beaucoup de maisons étaient pavoisées de belles tapisseries. À uncarrefour, on représentait un beau mystère sur un théâtre, quiavait été élevé tout exprès par la confrérie. En d’autres endroits,des jongleurs et bateleurs faisaient des tours d’adresse ou deforce, récompensés ensuite par les pièces de menue monnaie que lesspectateurs en plein vent leur jetaient. Non loin du Louvre, unefontaine avait été dressée ; elle représentait un Bacchusassis sur une tonne, et de cette tonne, le vin coulait, surveillépar deux sergents qui empêchaient qu’on en emportât dans desbrocs ; seulement, en buvait qui voulait, au moyen d’ungobelet attaché par une chaînette d’acier.
Au Louvre, force officiers, force courtisansdans les cours, dans les escaliers, dans les antichambres, unesourde rumeur joyeuse dans le vaste palais, des gens quis’abordaient en souriant d’un air de joie, comme si quelque grandbonheur leur fût advenu.
François Ier était en conférenceavec l’empereur Charles-Quint.
Amauri de Loraydan se glissa dans les groupes,et, parvenu jusqu’à la porte du cabinet royal, avisaM. de Bassignac qui, aussitôt, lui fit signed’approcher.
– Sa Majesté vous a fait déjà demanderplusieurs fois, dit le valet de chambre. Je vais la prévenir devotre arrivée.
Dans les groupes de courtisans, on ne parlaitque de la grande passe d’armes qui allait se tenir proche lesvieilles Tuileries, et du beau dîner qui allait s’ensuivre.
Loraydan attendit une heure, après quoi il futintroduit dans une salle où il se trouva seul. Au bout de quelquesminutes, une porte s’ouvrit : un instant, à travers cetteporte, Amauri entrevit la sombre figure de Charles-Quint. Mais laporte se referma aussitôt, ayant livré passage à FrançoisIer, qui vint en courant jusqu’au comte de Loraydan.
– Eh bien ? lui demanda-t-ilanxieusement. Le Commandeur d’Ulloa ?…
– Sire, dit Loraydan, j’ai l’honneur etle bonheur d’informer Votre Majesté que ma mission auprès deM. le Commandeur d’Ulloa s’est terminée selon le désir duroi.
François Ier tressaillit de joie,saisit le bras du courtisan, et murmura :
– Quoi ! Le Commandeurconsent ?…
– Il m’en a donné l’assuranceformelle ; il est résolu, dès le prochain conseil, à indiquerfortement que le duché de Milan doit, selon toute justice, faireretour à la couronne de France.
Amauri de Loraydan s’inclina très bas, etd’une voix émue, acheva :
– Que Dieu protège le roi !…
François Ier, dans un transport,saisit le comte dans ses bras, l’embrassa avec effusion :
– Loraydan, dit-il, ton père fut unvaillant. Il est mort avant d’avoir pu être récompensé. Toi, tu esson digne fils en courage. Mais tu es aussi un précieuxambassadeur. En toi, je veux récompenser le père et le fils.Loraydan, tu rends à ton roi le plus signalé service…
– Vive le roi ! dit Loraydan d’unevoix contenue.
– Tu me demanderas ce que tu voudras, aunom de ton père d’abord, en ton nom ensuite. Et pour commencer,viens : je veux te présenter moi-même à l’empereur.
Par la main, il entraîna Loraydan ébloui,enivré d’orgueil et d’espoir. Avoir été présenté à l’empereur parUlloa, c’était un simple événement, plus ou moins heureux, selonqu’il saurait en user. Être présenté par le roi en personne,c’était la reconnaissance officielle d’une haute situation à lacour de France.
Charles-Quint vit venir à lui FrançoisIer et Amauri de Loraydan. Il eut un de ces sourirespâles qui, parfois, donnaient à sa physionomie glacée une fugitivelueur indéfinissable – la lueur louche qu’on voit à la hache surlaquelle tombe un faux jour.
– Oui, oui, pensa l’empereur. Je vois. Jesais. Voici l’envoyé de mon bon frère François. Voici le dignesacripant qui n’a cessé d’évoluer autour de mon brave Ulloa… Ilfaut que je m’attache cet homme… Attention ! Il va êtrequestion du Milanais !
– Mon cher sire et frère, dit FrançoisIer, voici mon meilleur serviteur qui sera aussi un bonserviteur de Votre Majesté, voici le comte Amauri, de l’illustrelignée des Loraydan. Je serais heureux qu’une part de votreimpériale bienveillance revint à ce digne gentilhomme…
– Je connais M. de Loraydan,dit Charles-Quint. Je le connais et l’apprécie à sa valeur. Je l’aivu à l’œuvre sur la route de Poitiers à Paris, comme, sur leschamps de bataille, j’avais vu son père à sa rude besogne. Vous meplaisez, comte. J’ai plaisir à vous répéter que ma bienveillancevous est acquise.
Loraydan mit un genou à terre, et de la mêmevoix émue, contenue, révélatrice d’un dévouement sansborne :
– Dieu protège l’empereur !… Dieuprotège le roi !…
Et tout à coup, tandis que Loraydan serelevait, Charles-Quint, dardant sur François Ier lapâle clarté bleuâtre de son regard :
– Mon cher sire et frère, dit-ilfroidement, ne pensez-vous pas qu’il serait bon, en ce conseil quenous tenons, de nous adjoindre chacun un conseiller sûr et avisé,digne de toute notre confiance ? Ce serait pour vous le comtede Loraydan, qui me semble au fait. Pour moi, je prendrais mon cheret brave Ulloa. Qu’en pensez-vous, mon digne frère ?
– Sire, dit François Ier ens’efforçant de cacher sa joie, j’allais faire la même proposition àVotre Majesté. – Il est venu ! songea-t-il avec un soupir defurieuse allégresse. Je te tiens, Charles ! Je tiens leMilanais !…
– Oui, se disait l’empereur, réjouis-toi,mon bon François ! Tu viens de toi-même à mon piège !Ris, va, ris de bon cœur. Rira bien qui rira le dernier. – Puisquenous sommes d’accord, dit-il, nous pourrions, séance tenante,mander Ulloa près de nous. Et il me semble que l’envoyé chargéd’appeler le Commandeur doit être, tout naturellement,M. de Loraydan. Nos deux conseillers pourront ainsi seconcerter une dernière fois, en venant au Louvre…
Charles-Quint prononça ces derniers mots de savoix dure et métallique, et d’un ton tel que FrançoisIer tressaillit d’une sourde et soudaine inquiétude.Mais l’empereur acheva :
– Se concerter au mieux des intérêts dela France et de l’Empire qui doivent désormais s’unir et travaillerà réparer leurs dissensions passées. Ah ! mon frère, ajoutaCharles avec expansion, si vous le vouliez, étroitement alliés, ànous deux, nous serions maîtres du monde !
– Mon frère, dit François Ier,s’il ne tient qu’à moi, la paix est assurée entre nous. Quant à unealliance, elle répondrait au vœu le plus cher de mon cœur. Commevous, j’ai souvent pensé que le monde changerait d’aspect si nosdeux épées, de loyales adversaires qu’elles ont été, devenaientjamais amies et s’engageaient à une commune besogne. Si cela vousplaît, ce sont les bases mêmes de cette alliance que nous pouvonsdès ce jour examiner de concert. Va donc, mon cher Loraydan, va etreviens au plus vite avec ce digne Commandeur à qui toute mabienveillance est acquise puisqu’il a la confiance del’empereur.
Charles-Quint s’inclina en signe deremerciement.
– Sire, dit Loraydan, où trouverai-jeM. le Commandeur ?
– À l’hôtel d’Arronces, dit FrançoisIer.
Loraydan tressaillit. Il savait pourtant quele roi avait donné l’hôtel d’Arronces au Commandeur, mais ce nomrésonnait toujours en lui parce qu’il évoquait aussitôt le logisTurquand.
– Oui, ajouta Charles-Quint, à l’hôteld’Arronces que le Commandeur tient en toute propriété de lamunificence royale, et qui, dans l’esprit d’Ulloa, doit fairepartie de la dot de sa fille Léonor. Allez, comte, et songez que leCommandeur vous aime au point qu’il vous considère comme unfils…
Loraydan s’inclina au plus bas, mais sansavoir compris la véritable portée de ces paroles, car le Commandeurne lui avait jamais parlé de sa fille. Il courut aux écuries duroi, se fit seller un cheval, et sortit du Louvre au galop.
Aussitôt, dans les antichambres, le long desescaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations etde rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan étaitgrand favori : plus d’un courtisan se rappela soudainqu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours étél’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelqueparenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, lecœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopaitvers la fortune !
Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut untressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là,quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vaguesentiment dura peu ; les dents serrées, le regard enflammé,Loraydan songea : Malheur à qui se trouve sur monchemin ! Malheur à qui me tombe sous la main !
Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta unrapide regard sur le logis Turquand.
La fenêtre aux vitraux coloriés étaitentr’ouverte.
Et là, mise en valeur par la masse d’ombre dufond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut unesoudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision devierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait unetendresse passionnée…
Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.
– Qu’elle est belle ! pensa-t-il.Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect !
Lentement, longuement, il s’inclina, saluad’un grand geste empli de respect…
Quand il se redressa, Bérengère avait disparu,et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre.Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied àterre.
– Oui, murmura-t-il tout haletant, elleest belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais,par l’enfer, je ne serai pas sa dupe ! Et en attendant… celuiqui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est àjamais perdu pour elle !… Pour le reste, nous verronsbien !
Il vit alors avec surprise que la grille del’hôtel d’Arronces était ouverte.
Il attacha son cheval à l’un des barreaux, ets’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe deserviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vintà sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.
– De la part de Sa Majesté le roi !dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que jedois l’entretenir sur l’heure même.
L’intendant s’inclina respectueusement, et ditavec une sorte de solennité :
– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéiraplus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. leCommandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel.M. le Commandeur d’Ulloa est mort !…
Loraydan eut un mouvement destupeur :
– Mort !… Le Commandeur estmort !…
Jacques Aubriot s’inclina. Loraydancontinua :
– Hier encore si vigoureux !… Quelmal inconnu a pu, si rapidement…
– Ce mal porte un nom bien connu, ditl’intendant. Cela s’appelle une dague : M. le Commandeurd’Ulloa a été égorgé…
– Égorgé ! s’exclama le comte.Où ! Quand ! Par qui ?…
– Où ? Dans la salle d’honneur del’hôtel. Quand ? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Parqui ? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous diraMme Léonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vousconduise à elle, car vous venez au nom du roi !
Loraydan, d’un signe de tête, refusa cetteoffre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sautapour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. Larage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’ilen oubliait jusqu’à Bérengère. Mort ! Le Commandeur étaitmort !… Et morte aussi la fortune de Loraydan,peut-être ! Tout son rêve de puissance n’était-il paséchafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirsdu roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appuiqu’il apportait au roi ! Non, le Commandeur ne pourrait pluspeser sur les décisions de Charles-Quint ! Non, Loraydan nepourrait plus se prévaloir de ce secours puissant etinespéré !…
– Destinée ! grondait-il, destinéemaudite, destinée jalouse de ma fortune ! Que faire ? quedire, maintenant ?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe necroira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa ?Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier ! Nepouvait-il attendre à demain, à ce soir !… Non ! Il afallu… gare ! gare, par l’enfer !
Il y avait des cris, des menaces, des fuiteséperdues devant lui. Il arriva au Louvre ayant à peine daignés’apercevoir qu’il avait renversé deux femmes et un enfant…
Une heure plus tard, une cavalcade traversaitParis, se dirigeant vers le Temple ; c’étaient l’empereurCharles et le roi François, escortés d’une quinzaine degentilshommes parmi lesquels se trouvait le comte de Loraydan. Lepeuple cria « Noël » et applaudit les deux monarques,tout fier et attendri qu’il était de les voir se montrer dans lesrues en aussi simple appareil. Peut-être Paris sut-il plus de gréau roi et à l’empereur de cette promenade sans apparat que de lapompe et de la magnificence du cortège de la veille. Ainsi,parfois, le hasard sert des grands de la terre, et leur octroie,sans qu’ils l’aient cherchée, cette popularité après laquelle,d’une course éperdue, ils s’élancent.
Cette cavalcade, disons-nous, s’arrêta devantl’hôtel d’Arronces dans lequel Charles-Quint, FrançoisIer et Loraydan pénétrèrent seuls. Loraydan courait enavant pour prévenir les gens de l’hôtel, il y eut une rumeur, derapides allées et venues, et les serviteurs, en double haie,vinrent se ranger sur les marches du perron.
Comme les deux sires arrivaient au pied de ceperron Léonor apparut.
Elle était vêtue de deuil, c’est-à-dire deblanc et noir, couverte du voile des orphelines ; elle étaitbien pâle de la terrible nuit qu’elle venait de passer, et ses yeuxdisaient combien elle avait pleuré. Comme elle était touchante, etsi jolie, et si gracieuse en sa digne attitude de douleur contenue,de noblesse naturelle, de respectueuse déférence pour de telsvisiteurs !…
François Ier ne put retenir unléger cri d’admiration.
Quant à Charles-Quint, il monta rapidement lesdegrés, saisit dans ses bras la fille du Commandeur au moment oùelle s’inclinait, et l’embrassant paternellement :
– La douleur, dit-il avec une réelleémotion, la douleur est aussi forte pour moi que pour vous. Léonord’Ulloa, vous perdez un père qui vous aimait tendrement. Je perdsun ami fidèle, le plus ferme soutien de l’Empire, le plus brave surles champs de bataille, le plus avisé dans les ambassades, le plusloyal, le plus sincère dans le conseil, et pour tout dire, presqueun frère.
Ces hautes marques de la faveur impériale,Léonor les reçut avec une charmante dignité. « Sembla unareyna hermosa », avaient dit ses serviteurs dans le vieuxpalais de la Commanderie, à Séville. Et il semblait vraiment que cefût une reine accueillant l’hommage impérial pour la mémoire de sonpère, beaucoup plus que pour elle-même. Elle était reine selon lesens gracieux et noble que l’imagination populaire, souvent plusgénéreuse que la réalité, accorde à ce mot. Elle était reine par lasincérité de sa douleur, la pureté de son âme, la splendeur de sabeauté, la lucidité de son intelligence.
François Ier, à son tour, avec plusde galanterie peut-être que de sincérité, mais du moins avec toutela galanterie d’un Valois, s’inclinait devant elle, baisait samain, et disait :
– Je n’ose, madame, comparer mon chagrinà celui de Sa Majesté l’empereur. Mais dans le Commandeur d’Ulloa,je puis dire que le roi de France perd un brave et loyal ami…
– Je veux le voir ! dit brusquementCharles-Quint.
– Sire, dit Léonor courbée, la maison demon père vous est ouverte…
Et elle entra la première, de son pas ferme etharmonieux, guidant ses hôtes sans nulle ostentation de respect oude douleur, mais avec une sorte d’instinctive majesté.
Elle entra dans la salle d’honneur…
Et le seul geste de sujette qu’elle eut encette circonstance fut que, de la main, elle écarta doucement ledigne intendant qui, tout effaré, s’empressait, – et ce futelle-même qui, à deux battants, ouvrit la porte. Et s’avançant versle lit funèbre dressé au milieu de la salle :
– Mon père, dit-elle, c’est un grandhonneur pour votre fille Léonor que de vous annoncer l’entrée dansvotre maison de Sa Majesté l’empereur, roi des Espagnes, de SaMajesté le roi de France…
Cette sorte d’annonce ou d’introduction fut siimprévue, elle fut prononcée d’un accent de si touchante tristesseet de si noble gratitude pour la démarche des deux rois, queCharles-Quint et François Ier, d’un même mouvement,s’inclinèrent.
Un lit, disons-nous, avait été dressé aumilieu de la salle d’honneur afin que le corps y fût exposé, selonla coutume espagnole.
C’était un simple lit de camp, étroit etcouvert d’une draperie de soie blanche dont les plis, de toutesparts, retombaient jusqu’au tapis qui s’étendait sur leparquet.
Le Commandeur don Sanche d’Ulloa reposait là,tout vêtu de son costume de velours noir, la tête sur un oreillerde soie, les mains jointes. Une écharpe entourait le cou, pourcacher la large blessure. Le visage et les mains semblaient decire. Les yeux étaient fermés. Mais les traits gardaient uneexpression de calme étrange, ce calme terrible qui s’étend surtoutes les figures humaines à l’heure vertigineuse où toute passions’éteint à jamais…
Quatre grands flambeaux éclairaient le corps,et au chevet du lit se dressait un crucifix d’argent…
François Ier s’étant incliné devantle corps, se recula de trois pas, et en reculant, se heurta àquelqu’un qui, aussitôt, se mit à multiplier les signes de respect…c’était Amauri de Loraydan qui était entré, lui aussi, entraîné parune irrésistible curiosité, plus forte que l’étiquette, et qui,fixant sur le cadavre des yeux de sombre amertume, semblait luidemander compte de ce trop prompt départ. Le roi le saisit par lebras, et, désignant le corps d’un regard :
– Ce n’est pas lui qui me fera rendre leMilanais, murmura-t-il.
– Sire ! balbutia Loraydan.
– Silence ! L’œuvre que tu avaisentreprise auprès du Commandeur, tu dois tenter de l’achever auprèsde l’empereur lui-même. Ainsi, tâche de te faire bien venir. Lesrécompenses que je t’ai promises sont à ce prix !
Loraydan tressaillit de joie…
Ainsi, le roi ne mettait pas en doute qu’ileût décidé le Commandeur à intervenir. Le roi avait foi en sonhabileté séductrice. Ainsi, pour assurer sa fortune, il nes’agissait que de conquérir la confiance de l’empereur Charles…
Quant à l’empereur, il s’approcha du lit,contempla le visage du mort, et on put voir deux larmes glisserlentement sur ses joues pâles… Bien peu d’hommes ont pu voirpleurer Charles-Quint ! Sa douleur était profonde, et sincèrel’émotion qui l’étreignait à la gorge. D’une voix mal assurée, ilprononça :
– Adieu, Sanche. Adieu, mon chercompagnon. Que te dirai-je, sinon que je dormais tranquilleseulement les nuits où tu veillais sur moi ? Qui meconseillera, maintenant ? Qui donc osera ce qu’osait ta pureamitié : à savoir de me dire la vérité, si cruelle qu’elle mefût ? Hélas ! je vois encore beaucoup de braves gensd’armes autour de moi, et beaucoup de bons conseillers ; jevois surtout beaucoup de courtisans, mais j’ai perdu mon ami.Adieu, donc, Ulloa. Voici le dernier gage de mon affection pourtoi !…
En disant ces mots, l’empereur retira lecollier de la Toison d’or qui étincelait sur sa poitrine, et,soulevant doucement la tête du Commandeur, le lui passa autour ducou… Ce fut une scène rapide d’où se dégagea la poignante, la rareémotion de la sincérité.
Et l’empereur, alors, continua :
– Du moins, Ulloa tu peux reposer enpaix. En ce qui concerne la recommandation que tu me fis et surlaquelle je t’engageai ma promesse, tu peux être sûr que jetiendrai parole. La dot de tes enfants, c’est l’État qui la fera.Le mariage de ta chère Léonor ici présente, je le ferai selon tonvœu…
Charles-Quint se détourna, et reprenantsoudain ce ton de commandement qui, autour de lui, courbait toutesles têtes :
– Approchez, comte de Loraydan.Approchez, Léonor d’Ulloa.
Loraydan et Léonor eurent le mêmetressaillement. D’instinct, ils se jetèrent un rapide regard. Dumême coup, ils se sentirent ennemis. Loraydan comprit que Léonorallait devenir l’obstacle à son bonheur d’amour… qu’elle allait sedresser entre Bérengère et lui ! Et Léonor comprit que jamaiselle ne pourrait être la femme de cet homme ! Dans unéblouissant éclair qui, tout à coup, incendia son esprit, ellecomprit… oui ! elle comprit que jamais elle ne pourrait aimerni Loraydan ni tout autre… ah ! tout autre que celui à qui,dans ses heures d’angoisse ou de détresse, elle en appelait dans lesecret de son cœur.
Oui, tous deux comprirent qu’un abîme lesséparait, dans la seconde même où ils comprirent le sens desimpériales paroles, et pourquoi Charles-Quint, ayant parlé demariage, venait de dire : « Approchez, Loraydan !Approchez, Léonor !… »
Le comte de Loraydan eut comme un mouvement derecul.
Mais à son oreille, François Ierglissa ces quelques mots :
– Par le ciel, voici l’occasion,Loraydan ! Tu vas entrer dans la place !
Et Loraydan frissonna dans tout son être. Avecl’incalculable rapidité que l’esprit acquiert aux minutes décisivesde la vie, il établissait :
– Refuser, c’est m’assurer la conquête deBérengère. Oui, mais c’est m’assurer la haine du roi. Enfer !Pour la conquête de la fortune, je dois tenter la conquête de laconfiance de l’empereur : Accepter, c’est ma fortune faite àla cour… Damnation, c’est perdre Bérengère !…
Et en calculant ainsi, Loraydan s’avança versl’empereur ! Il s’avança, l’échine courbée, le visagerespectueux… il s’avança après avoir murmuré au roi :
– Sire, j’étais déjà fiancé. Mais périssetout amour, soit brisé mon cœur ! La gloire de Votre Majestépasse avant ma vie même !
Il s’avança !…
Renonçait-il à Bérengère ?
Non : simplement, il était décidé à selaisser faire, à se laisser porter par l’événement là oùl’événement voudrait le pousser… politique qui a réussi à bien desgens réputés pour leur profonde science de la vie et deshommes.
Nous avons dû noter la pensée qui se dressadans l’esprit de Léonor et de Loraydan au moment où Charles-Quintleur ordonna d’approcher. En réalité, s’il y eut une hésitationchez ces deux personnages, elle ne put être remarquée, car tousdeux obéirent dans l’instant même.
L’empereur prit la main de Léonor, etdit :
– Ma fille, le Commandeur d’Ulloa m’adésigné votre époux. « Le voici : un noble cœur, unesprit prompt et vif, un bras intrépide, un gentilhomme digne entout de la fille de Sanche d’Ulloa : le comte Amauri deLoraydan. Prenez votre temps, ma fille : que demain, lesfunérailles du Commandeur se fassent avec toute la solenniténécessaire. Dans trois jours, avant mon départ de Paris, votremariage se fera, et je m’en irai tranquille, ayant accompli le vœude votre père, ayant confié votre bonheur à un loyal gentilhommefrançais… »
Léonor pâlit.
Elle s’inclina, se courba, et, d’une voixferme :
– Sire, dit-elle, je ne saurais trouverles paroles capables d’exprimer ma gratitude pour votre magnanimeMajesté. Daignez pourtant me permettre de vous dire humblement levœu de mon cœur.
– Parlez sans crainte, mon enfant. Toutel’affection que j’avais pour mon brave compagnon, je veux lareporter entière sur ses enfants.
Léonor demeura courbée, et parla avec cettefermeté sous laquelle se percevait une violente émotion :
– Sire, en ce qui concerne lesfunérailles de mon père, je désire qu’elles se fassent en toutesimplicité. Un sarcophage sera dressé dans la chapelle de cethôtel. C’est là que reposera le Commandeur jusqu’au jour où jepourrai le faire transporter à Séville, où il prendra place dans letombeau de nos aïeux, en la chapelle du couvent deSaint-François.
– Votre volonté sera respectée, monenfant. C’est donc à Séville qu’auront lieu les funéraillessolennelles de votre père. Qu’en attendant ce jour, il soit déposéau tombeau provisoire que vous lui préparez en l’hôtel d’Arronces.Est-ce tout ?
Léonor frissonna. Son sein se souleva. Unefugitive vision se dressa dans son imagination… et c’était un jeunecavalier qui hardiment se battait pour elle et qui, avec une sortede timidité, lui demandait la permission de l’escorter, de laprotéger…
Ses yeux s’emplirent de larmes.
– Sire, dit-elle, en ce qui concernel’hôtel d’Arronces généreusement octroyé à mon père, je désirequ’il fasse retour à Sa Majesté le roi de France, je désire n’enconserver la propriété que jusqu’au jour où je pourrai fairetransporter en Andalousie le corps de mon père…
– Oh ! murmura Charles-Quint,qu’est-ce donc à dire ? Le Commandeur m’a formellement indiquéqu’il voulait que cet hôtel fit partie de votre dot, Léonor. Cesera donc à votre époux, le comte de Loraydan, de décider sur cepoint. Est-ce tout ?
– Non, sire. Mon père m’a dit que VotreMajesté avait résolu, en récompense de ses longs services,d’assurer ma dotation pour le jour de mon mariage. Sire, je voussupplie humblement de me permettre de refuser cette offregénéreuse. Sire, je n’ai besoin d’autre dot que celle qui payeramon entrée au couvent des Franciscaines de Séville. Sire, il n’y apas de mariage possible pour moi, car j’ai résolu de me donner àDieu…
François Ier eut un mouvementd’impatience. Le comte de Loraydan demeura incliné, mais réprima untressaillement de joie. Charles-Quint fronça les sourcils.
– Léonor, dit-il avec une certainerudesse, vous allez contre le vœu de votre père ; ce n’estpoint la coutume des filles d’Espagne. Quant à moi, par Notre-Dame,quoi qu’il puisse m’en coûter de ne pas accueillir votre désir, jetiendrai ma parole au Commandeur. Ce mariage se fera donc.Cependant, je ne veux rien précipiter. Remettons de quelques joursl’accomplissement du vœu de mon brave Ulloa. Si je suis loin deParis, Sa Majesté le roi de France me remplacera en cette occasionet assurera une union qui répond si bien aux désirs de tous…
Charles-Quint se tourna vers FrançoisIer.
– Certes, dit celui-ci. Je serai heureuxd’assurer moi-même le bonheur de la fille du Commandeur à qui jedois une véritable reconnaissance. Le mariage projeté se fera donc,j’y engage ma parole.
– Votre main, comte de Loraydan !dit Charles-Quint.
Amauri tendit sa main, et nul n’eût pu croirequ’il n’était pas, à cette minute, au comble du bonheur.
– Votre main, Léonor d’Ulloa !ajouta l’empereur.
Défaillante, l’âme désespérée, Léonor tenditsa main tremblante.
Ces deux mains, Charles-Quint les mit l’unedans l’autre et il dit :
– Vous êtes fiancés. Sa Majesté le roi deFrance choisira et vous indiquera le jour où devra se célébrer lemariage. Dans sa haute bienveillance, il vient de consentir àveiller lui-même à cela.
– Je m’y engage à nouveau ! ditFrançois Ier.
– Comte de Loraydan, je me charge devotre fortune, de concert avec la bienveillance royale qui, jecrois, vous est tout acquise. Léonor, en obéissant au vœu de votrepère et à mon ordre, soyez certaine que vous assurez votre bonheur.Adieu une dernière fois, mon brave Ulloa, ajouta l’empereur en setournant vers le lit funèbre. Sois-moi témoin que j’ai fidèlementexécuté ta volonté…
Et il se dirigea vers la porte, suivi deFrançois Ier, de Loraydan et de Léonor.
C’est ainsi que furent célébrées lesfiançailles d’Amauri, comte de Loraydan, et de Léonor d’Ulloa.
Dans le vestibule, Charles-Quint s’arrêta etprononça :
– Nous avons maintenant à traiter uneimportante question… Conduisez-nous, Léonor. Venez, monsieur deLoraydan. Ce qui va être dit vous intéresse, puisque vous êtes dela famille.
Léonor, avec un empressement pour ainsi direpassif, Léonor, toute blanche de cette détresse de son cœur venants’ajouter à sa filiale désolation, Léonor ouvrit une porte, et fitentrer ses hôtes dans un petit salon. Aucun de ces personnages neremarqua que François Ier eut un profond soupir enentrant dans ce réduit dont on avait respecté l’anciennedécoration ; aucun ne remarqua que ses yeux se troublaient, etnul ne l’entendit murmurer tout bas un nom… un nom de femme… le nomde la femme qu’il avait aimée, jadis.
Charles-Quint et François Ierprirent place en des fauteuils, tandis que Léonor et Loraydandemeuraient debout.
– Maintenant, dit l’empereur, nous devonssavoir comment les choses se sont passées. Nous devons savoir parqui le Commandeur a été tué, afin qu’un juste châtiment viennefrapper le criminel, quel qu’il soit. Parlez, dona Léonor, dites ceque vous savez. Le nom du scélérat, d’abord ?
– Sire, dit Léonor, mon père a été tuépar Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, noble homme de Grenadeet Séville…
– Ah ! fit l’empereur. J’ai entenduparler du père en fort bons termes. Don Luis Tenorio était un bonserviteur. Je savais qu’il avait laissé un fils, mais j’ignoraisque ce fils se trouvât à Paris.
Et brusquement :
– Mais vous-même, Léonor, qu’êtes-vousvenue faire à Paris ?
Léonor frissonna. Son fier visage pâlit encoreet ses mains tremblèrent légèrement. Tout ce qu’il y avait debravoure dans ce cœur de vierge se mit en garde. Tout ce qu’il yavait en elle de pur orgueil se révolta à la pensée qu’il faudraitraconter comment et pourquoi Christa était morte ! Et,qu’elle-même, Léonor, était persécutée par la passion de celui quiavait fait mourir sa sœur.
C’étaient là des secrets de famille :l’honneur du nom y était engagé. L’empereur était l’empereur :mais il n’avait rien à voir dans le secret de Christa !…
Simplement, elle répondit :
– Sire, je suis venue à Paris pourinformer mon père d’un douloureux événement que je n’ai pas voulului apprendre par lettre : la mort de ma sœur aînée emportéeen quelques heures par une fièvre que l’art même des médecinsarabes fut impuissant à combattre…
À bout de forces, Léonor éclata ensanglots.
– Quoi ! murmura Charles-Quint entressaillant, tant de malheur en si peu de temps ! Pauvrefille ! Allons, allons, remettez-vous, Léonor !… ParNotre-Dame, je vous ferai oublier tout ce deuil, autant que depareilles infortunes se puissent oublier. Ne pleurez donc pas…
– Sire, dit Léonor, je demande pardon dema faiblesse à Votre Majesté… ces larmes que je répands à touteheure dans le secret de ma maison, c’est malgré moi qu’elles ontcoulé devant vous.
– Elle est adorable, songea FrançoisIer.
– Et ce Juan Tenorio, savez-vous ce qu’ilfaisait à Paris ? reprit l’empereur.
– Belle question ! se dit Loraydan.Ce Juan Tenorio est à Paris pour Léonor, c’est clair : et il atué le Commandeur parce qu’il lui refusait sa fille…
– Non, sire, dit Léonor sans hésitation.Je ne sais pas, je ne veux pas savoir pourquoi cet homme setrouvait à Paris. Mais je suis sûre que mon vénéré père avaitcontre lui un puissant motif de haine, car lorsque Juan Tenorio aosé pénétrer hier jusque dans la salle de cet hôtel, le Commandeurlui a dit en quel mépris il le tenait…
– Et c’est alors que ce Juan Tenorio ameurtri mon brave Ulloa ? Par le ciel, il sera cherché, on letrouvera, et il subira la mort des assassins…
Léonor tressaillit. La vaillante, la noblecréature s’affirma qu’elle n’avait pas le droit de profiter de cesdispositions de l’empereur, que sa franchise immaculée ne devaitpas s’abriter derrière un semblant de mensonge… Elle redressa latête et, intrépide jusqu’au bout, se jura de dire l’exactevérité.
– Sire, dit-elle, je hais cet homme. Monmépris seul peut égaler l’horreur qu’il m’inspire. S’il fallaitverser mon sang pour assurer la vengeance de… de mon père, dis-je,oui, je donnerais mon sang pour que meure Juan Tenorio. Mais devantDieu qui m’écoute, je dois établir la vérité. Si mon père pouvaits’éveiller un instant, il dirait ce que je vais dire : JuanTenorio n’a point assassiné… il a tué le Commandeur encombat singulier, et hormis la disproportion des âges, ce combatfut loyal d’un bout à l’autre. Je dois même proclamer que JuanTenorio, d’abord, refusa la provocation de mon père. Je dois direque mon père fut obligé de lever la main sur lui pour l’obliger àdégainer. Au premier contact, l’épée de Juan Tenorio se brisacontre celle de mon père. D’un accord tacite, les deux adversairesse servirent alors de leurs dagues : ce fut mon père quitomba !
– Vous étiez là, dona Léonor ?
– J’étais là ! répondit Léonor avecune tragique simplicité.
Il y eut un long moment de silence funèbrependant lequel les deux monarques, chacun à sa façon, admirèrentl’attitude de cette noble fille. Combien plus ils l’eussent admirées’ils eussent compris tout ce qu’il y avait de pur, de brave,d’infiniment honnête dans ce récit qu’elle venait de faire, dans cerécit où elle lavait du crime d’assassinat ce Juan Tenorio qu’elleexécrait à l’égal du plus lâche, du plus vil des assassins…
– Ainsi, dit lentement Charles-Quint, iln’y eut point assassinat ? Il y eut duel ?
– Oui, Majesté ; ce fut mon père quiprovoqua Juan.
– Et ce fut le Commandeur qui demanda ceduel ? Ce fut lui qui provoqua Juan Tenorio ?
– Oui, Majesté ; ce fut mon père quiprovoqua Juan Tenorio.
Charles-Quint demeura un instant silencieux.Puis, se levant, il se tourna vers le comte de Loraydan :
– En ce cas, dit-il, ceci vous regardeseul, comte.
Et Loraydan, sous le regard de FrançoisIer :
– C’est une affaire de famille,sire : ceci me regarde seul !
– Vous chercherez ce Juan Tenorio. Vousle provoquerez. Vous le tuerez.
– Je chercherai Juan Tenorio. Jele provoquerai. Je le tuerai.
Ce fut la fin de cet entretien où Léonord’Ulloa fut fiancée à Amauri de Loraydan. Charles-Quint dit encorequelques mots de consolation à la fille du Commandeur, lui rappelaqu’elle avait désormais un défenseur en son futur époux, refusa dese laisser escorter par elle hors la maison, et les hôtes royauxs’éloignèrent.
– Mon cher sire, disait Charles-Quint àFrançois Ier, je vous serais reconnaissant d’employervotre police à veiller à ce que cette jeune fille ne quitte pointParis avant que son mariage ne soit accompli : j’y tiens.
– Sire, répondait FrançoisIer, vous pouvez vous fier à moi. Cette gracieuse damene sortira de Paris qu’escortée par son époux, le comte deLoraydan…
Quelques instants plus tard, Léonor entenditle bruit sourd de la cavalcade dans le chemin de la Corderie. Alorsseulement, elle se laissa tomber dans un fauteuil, et à bout deforces, s’évanouit.
À ce moment, voici ce qui se passait dans lasalle d’honneur où reposait le Commandeur don Sanche d’Ulloa surson lit de funèbre parade :
Lorsque l’empereur et le roi François avaientpénétré dans la salle, trois hommes qui s’y trouvaient s’étaientretirés sans bruit.
Au moment où les hôtes royaux sortirent de lasalle, ces trois hommes y rentrèrent, et reprirent la besogne àlaquelle ils s’activaient de leur mieux, pétrissant la glaise,maniant fébrilement leurs outils, modelant une longue chose encoreinforme, mais qui déjà prenait l’aspect d’un homme couché ;l’un d’eux s’appliquait spécialement à la figure qui, bien qu’àpeine esquissée, indiquait déjà une ressemblance avec la figure dumort…
Ces trois hommes étaient des sculpteurs queLéonor d’Ulloa avait mandés et auxquels elle avait donné desindications précises…
La chose à laquelle ils travaillaient avectant de hâte méthodique, c’était la statue du Commandeur…
Un chapitre pour ce truand, pour ce malandrinde grande route, un chapitre pour lui tout seul, c’est sans doutebeaucoup d’honneur. Nous n’y pouvons rien. Dans l’histoire que nouscontons, ce sacripant s’est taillé sa part ; en toute justice,nous devons lui laisser cette part intacte, et ne rien lui rognerau nom de la vertu : nous devons avouer que le métier decenseur nous a toujours paru le plus haïssable des métiers. Censuredonc qui voudra le malandrin qui ose s’attribuer l’honneur d’unchapitre : nous ne voulons être que le conteur impartial.
D’ailleurs, Bel-Argent, déjà, n’était plustout à fait le sacripant de grand chemin : il avait prisl’habit d’un honnête valet ; et en dépit du proverbe, nouspensons que l’habit fait tout au moins les trois quarts dumoine.
Bel-Argent, donc, avait suivi Clother dePonthus lorsque celui-ci était sorti de son logis de la rueSaint-Denis pour se rendre à l’hôtel d’Arronces. Bel-Argent avaitassisté à la soudaine rencontre de Clother avec Amauri de Loraydan.Bel-Argent avait immédiatement reconnu l’homme qui l’avait payé auxabords du castel de Ponthus, ou tout au moins qui avait payé JeanPoterne, afin que ledit Jean Poterne, aidé de lui, Bel-Argent,expédiât le plus vite possible dans un monde meilleur ce bonM. de Ponthus. Bel-Argent avait craint d’être reconnu parle comte de Loraydan, bien que, de sacripant, il se fût faithonnête homme, car il se disait que ce changement d’état dont il seglorifiait n’avait peut-être pas amené un changement notable sur safigure. Bel-Argent, disons-nous, au moment de la rencontre, s’étaitprudemment reculé jusqu’au détour du chemin de la Corderie, s’étaitéclipsé dans la rue du Temple, et, pour plus de précaution, s’étaitterré dans un cabaret borgne où les soldats de garde au châteauvenaient boire, jouer aux dés et lutiner les pauvres filles qui, lesoir venu, y cherchaient un refuge contre la morale publiquereprésentée par le guet.
Bel-Argent, qui était l’ennemi déclaré deJacquemin Corentin, avait du moins un point de ressemblance aveclui : c’était sa passion immodérée pour les flacons oùs’enferme la liqueur qu’en ces temps lointains les buveurs avaientle droit d’appeler jus de la grappe – droit que nos mœurs plusraffinées et plus chimiques leur ont retiré. En effet, ce n’estplus guère que dans les romans et les chansons à boire que le jusde la grappe persiste à vivre, tout étonné de cette survivance quine répond plus qu’à des réalités bien pâles et, pour parler net,bien mensongères.
En ces temps, donc, le vin – bon ou mauvais –était du vin ; à cause de cela, sans doute, il ne coûtait pascher. Bel-Argent se promit de vider un flacon, et tout aussitôt decourir après son maître. Il en but trois… plus d’une heures’écoula.
Lorsqu’il sortit du cabaret en question, enraidissant sa marche, lorsqu’il reprit pied dans le chemin de laCorderie :
– C’est étonnant, dit-il. Je ne suispourtant resté qu’une minute en ce lieu, et n’y ai bu qu’un gobeletde pauvre vin. Et déjà le sire de Ponthus a disparu. Que peut-ilbien être devenu ?
Il était justement arrêté devant l’hôtelLoraydan dont le portail était resté entrebâillé.
Il méditait sur cette disparition de sonmaître qu’il trouvait si prompte – le temps d’un gobelet àpeine !
Tout à coup ces mots lui parvinrentdistinctement :
– Tu l’as vu ! Tu l’as vusortir ! le gentilhomme qui était avec moi, tu l’as vu s’enaller ?…
Bel-Argent écouta sans la comprendre l’étrangeconversation qui eut lieu entre Amauri de Loraydan et son valetBrisard. Et, tout à coup, comme il se grattait le menton pours’aider à comprendre, il fut heurté par quelqu’un qui luidit :
– Gare donc, manant !
Bel-Argent allait riposter, il se tut, etsoudain se recula, l’homme qui l’apostrophait ainsi, c’était lecomte de Loraydan. Amauri continua son chemin sans plus s’occuperdu manant. On a vu qu’il se rendait au Louvre.
– Oh ! fit Bel-Argent. Il ne m’a pasreconnu ? Ce que c’est que de devenir honnête ! Mais sije deviens encore un peu plus honnête, je ne me reconnaîtrai doncplus moi-même ? Oh ! oh ! Ce serait trop, tout demême. Arrête, Bel-Argent, arrête-toi sur cette dangereuse pente devertu… Mais si je ne me trompe, ce digne seigneur qui voulut faireoccire M. de Ponthus par Jean Poterne est sorti de cethôtel… et c’est lui qui disait : « Tu l’as vu ? Tul’as vu sortir ce gentilhomme ?… » De qui ? De quoiétait-il question ?
Encore sous l’influence de ses flacons,Bel-Argent, bravement, pénétra dans la cour de l’hôtel et s’avançaen souriant vers Brisard qui le vit venir avec étonnement et letoisa, et l’accueillit d’un rude :
– Que demandez-vous céans ?…
– C’est un bien magnifique hôtel, ditBel-Argent de sa voix la plus agréable.
– L’hôtel de mon maître, M. le comteAmauri de Loraydan. Et après ?
– Ce seigneur qui vient de sortir ?…C’est M. le comte Amauri de Loraydan ?
– Lui-même. Et après ?
– M. le comte Amauri de Loraydan estun bien généreux seigneur, puisqu’un jour, à Jean Poterne et à moi,il nous donna douze cents livres.
– Douze cents livres ! s’exclamaBrisard soudain captivé, intéressé par cet incroyable événement. Ehbien, à moi qui le sers, hors mes gages, jamais il ne m’a… mais quiêtes-vous ! Et que demandez-vous ?
– Ce cabaret, dit aimablement Bel-Argent,ce cabaret, là, au détour de la rue du Temple, c’est un bien dignecabaret…
– Oui, fit Brisard… leBel-Argent !
– Plaît-il ?…
– Quoi ?…
– Vous avez dit mon nom ! Vousl’avez dit ?
– J’ai dit : l’auberge duBel-Argent. Après ?…
– Mon auberge ?
Bel-Argent passa une main sur son front,considéra Brisard avec attention, et se prit à rire. Brisard alladans un angle de la cour se saisir d’un solide bâton, et revint surl’intrus en grognant :
– Dehors ! Tout de suite !…
Bel-Argent se dandina, et plus souriant quejamais :
– C’est que, dit-il, Bel-Argent, c’estmon nom, à moi ! Et vous dites que ce cabaret… heu… on y boitdes choses… des choses… Voilà, mon brave !
Brisard fit tournoyer son bâton, etréitéra :
– Dehors ! Ou je cogne !…
Et Bel-Argent, de plus en plusaimable :
– Alors… ce gentilhomme… tu l’as vu s’enaller ?… Tu l’as vu sortir ?…
– Ah ! ah ! fit Brisard quiabaissa son arme. Tu demandes après ce jeune gentilhomme ?
– Sans doute, puisque c’est mon maître…Du moins, je le suppose ainsi. Car si ce n’est mon maître, le sireClother de Ponthus, qui ce pourrait-il être ?
– C’est juste, dit Brisard qui,d’ailleurs, n’avait rien compris à ce raisonnement.
– Alors, tu l’as vu ? Dis-le-moi, etfoi de Bel-Argent, je t’emmène dans mon cabaret, c’est-à-dire… lecabaret qui me vole mon nom… Tu l’as vu ? Tu l’as vusortir ?…
Et tout naturellement Brisardrépondit :
– Ma foi non : je l’ai vu entrer,mais je ne l’ai pas vu sortir. (Je ne sais pas pourquoi je medonnerais le mal de mentir à quelqu’un qui n’est qu’un valet commemoi.) Je l’ai donc vu entrer. Mais quand tous les diables yseraient, de l’avoir vu sortir, c’est une autre affaire : jene l’ai point vu !…
– Je ne comprends pas, dit Bel-Argent. Tul’as vu… et tu ne l’as point vu… Heu… pas la peine d’essayer decomprendre… c’est trop difficile.
Et résolument :
– Viens-nous-en à mon cabaret, c’est moiqui paye !
Irrésistible était l’invite ainsi formulée.Brisard s’avoua que ce confrère avait d’aimables façons. Il suivit,ferma le portail de l’hôtel, et bientôt les deux héros furentattablés devant un broc tout frais tiré de la cave : Brisardétait un fervent habitué du lieu et l’hôtesse le ménageait.
La conversation qui s’engagea fut longue,nébuleuse, de plus en plus inextricable, et lorsque, longtempsaprès, les deux valets se quittèrent en se promettant de serevoir :
– Quel bélître ! pensait Brisard. Ilne comprend rien à rien. Mais il boit bien…
– L’idiot ! se disait Bel-Argent.Plus bête encore que Corentin. Mais il lève bien le coude…
Bel-Argent arriva au logis de la rueSaint-Denis où il fut fort étonné de ne pas retrouver le sire dePonthus. Il médita longuement sur cette absence qu’ildésapprouvait, puis il finit par se dire :
– Bon ! Il aura été boire avec lesire de Loraydan. Mais les deux maîtres boivent-ils mieux que lesdeux valets ?
Clother avait cédé à Bel-Argent une petitechambre de son appartement.
C’est dans cette chambre, assis au bord de sonlit, que l’ancien routier méditait sur la question de savoir si leseigneur de Ponthus buvait mieux que lui. Ne pouvant arriver àrésoudre cet important problème, il finit par s’allonger sur lelit, et tout aussitôt, s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Bel-Argent dormit tout le reste de ce jour,toute la nuit, et se réveilla le lendemain aux abords de midi, latête lourde, l’estomac creux, les idées confuses. Il eut vite faitde se rafraîchir la tête et de se remettre en bon état. Quand il setrouva présentable, il pénétra dans la chambre de son maître, dontil constata l’absence. Il supposa d’abord queM. de Ponthus était déjà sorti sans avoir eu besoin deses services, mais le lit non défait démentait cette hypothèse…
Bel-Argent passa le reste de ce jour àattendre… mais M. de Ponthus ne revint pas.
La journée du lendemain, Bel-Argent erra dansla rue Saint-Denis et multiplia les stations à la Devinière. Ilétait inquiet. Mais nous devons dire que cette inquiétude n’allaitpas jusqu’à l’émotion. Bel-Argent, parmi tant d’hypothèses, en vintà se dire que le sire de Ponthus avait été tué, peut-être.
– Ma foi, je le regrette, se disait-ilavec la rude philosophie des routiers de cette époque. C’était unbon maître. Il payait bien. Pour lui éviter une vilaine estocadej’eusse volontiers risqué de me faire embrocher. S’il est mort, jeboirai un flacon en son honneur, et ferai aussi dire une messe pourson repos. Puis, je demanderai au seigneur Juan Tenorio de meprendre à son service. Pour cela, il sera nécessaire que je memette au mieux avec le damné Jacquemin Corentin. Mais que peut-ilêtre devenu, celui-là aussi ?
Ni Jacquemin Corentin, ni Clother de Ponthusne reparurent.
En revanche, Bel-Argent se trouva soudain nezà nez avec Juan Tenorio, voici comme :
Le matin du quatrième jour à compter du momentoù Clother de Ponthus, sur l’invitation de son mortel ennemi, étaitentré à l’hôtel Loraydan, Bel-Argent se réveilla fort maussade, vuque la veille au soir il avait dépensé son dernier écu à l’aubergede la Devinière.
– Si le seigneur de Ponthus ne revientpas aujourd’hui, se dit-il, je suis condamné à mourir de soif, etje ne compte pas la faim. Jacquemin Corentin peut seul me tirer dece mauvais pas. Il peut me faire agréer par son maître, et même meprêter quelques deniers, si je consens à avouer que son nez estvrai. Voyons donc si ce digne ami est enfin revenu.
Vers dix heures du matin, donc, Bel-Argentdescendit, et il ne fut pas peu surpris de voir assemblées devantla porte de dame Jérôme Dimanche quelques commères au bavardagedesquelles il s’intéressa aussitôt, car l’une d’elles qui n’étaitrien moins que l’épicière d’en face affirmait avecautorité :
– Et moi, je vous dis et vous redis qu’ilse nomme le seigneur Jacquemin de Corentin et qu’il est comtebreton, et qu’il ne connaît pas sa fortune tellement il est riche,à telles enseignes que c’est dame Jérôme Dimanche elle-même qui mel’a dit !
– Ah ! s’écria la tripière, ena-t-elle de la chance, cette petite mijaurée de Denise ! Cen’est pas à ma Félicité qu’écherra jamais un lot pareil…
– Seigneur, pas plus qu’à ma fille Ninie,dit la marchande de flans. Et pourtant, Dieu sait que Ninie etFélicité sont plus belles que Denise, et qu’elles vont plusassidûment à messe et vêpres. Ninie surtout qui va sur sesvingt-cinq ans et a fait un vœu à sainte Catherine…
– Le monde va de mal en pis, reprit latripière avec l’énergie que, de tout temps, a comporté cetaphorisme consolateur. Et le mariage se fait à Saint-Merri…
– Et ce noble seigneur, continua àrenseigner l’épicière, a voulu que ce fût une messe basse, et quenul n’assistât à la cérémonie. Dites donc, on aurait pu nousinviter. Nous valons bien la Jérôme Dimanche, veuve d’undrapier…
Bel-Argent ouvrait toutes larges sesoreilles.
– Je continue à ne pas comprendre, sedisait-il. Qu’est-ce que le seigneur Jacquemin de Corentin, comtebreton ?… Qu’est-ce que Saint-Merri ? Et la messebasse ? Et le mariage ? Qui donc se marie ?…
– Les voici ! Les voici !s’écria le chœur des commères. Bel-Argent ouvrit, cette fois, desyeux énormes, et vit arriver don Juan Tenorio donnant le bras àDenise, et suivi de dame Jérôme Dimanche qui portait les missels.Juan Tenorio était pâle, agité inquiet, et ne s’en empressait pasmoins auprès de la pauvre petite à l’oreille de laquelle ilsemblait dire des choses merveilleuses, que Denise, les yeuxbaissés, toute souriante et rose écoutait avec ravissement. Quant àla digne veuve, elle rayonnait, sa large face était un soleild’orgueil.
Ce groupe disparut dans le logis, suivi deprès par l’assemblée des commères. Denise fut saisie, poussée debras en bras, félicitée, complimentée, embrassée, tandis que donJuan, à l’écart, se rongeait d’impatience, et se disait :
– C’est audacieux certes. Mais où est lemal, après tout ? Cette petite en sera-t-elle moins heureuseparce que je fus obligé d’emprunter le nom de mon valet pour faireson bonheur ?… Je lui eusse donné mon vrai nom : par leciel, elle le mérite, mais le nom de Juan Tenorio appartient à uneautre !… Ce n’est ici qu’une agréable comédie du genre decelles qu’on fait si jolies en Espagne…
Il soupira. Son visage s’assombrit. Defugitives pensées de remords troublèrent cette cervelle. Mais selivrant tout entier à la folie de l’heure présente, il eut unmouvement des épaules et murmura :
– Je dois, par tous les moyens, assurermon plaisir qui est ma vie. En revanche, je suis tout prêt à encourir les risques. Soyons donc heureux dans cette minute, etadvienne que pourra, ma mort même !…
Ce fut à ce moment que Bel-Argent, à son tour,pénétra dans le logis. Don Juan le vit venir, et songea :
– La mort, après tout si elle vientcouronner une vie bien remplie, sera la bienvenue. Mais surtout, depar tous les diables d’amour, évitons le ridicule ! Que meveut cet imbécile ?
Et Bel-Argent, s’inclinant très bas,disait :
– Le seigneur Juan Tenorio pourrait-ilm’apprendre ce qu’est devenu mon maître ?
– Que dit-il ? s’écrièrent latripière et la marchande de flans.
– Où prend-il Juan Tenorio ?grommela dame Dimanche.
– Juan Tenorio ? balbutia Denise enqui, soudain, se levèrent d’étranges soupçons.
Don Juan qui eût accueilli le bourreau par unéclat de rire, don Juan qui eût dégainé devant dix sergents de laprévôté chargés de l’arrêter, don Juan demeura atterré devantBel-Argent. Et en lui, ce fut de l’épouvante lorsque, toutnaturellement, Bel-Argent ajouta avec le plus aimablesourire :
– Seigneur Juan Tenorio, à défaut de monmaître, je vous jure que j’ai le plus pressant besoin de rencontrervotre valet, le bon Jacquemin Corentin…
– Hé ! s’écria don Juan livide, queveux-tu dire, misérable ? Ne sais-tu pas que Jacquemin deCorentin, c’est moi-même !
Bel-Argent sursauta, se frotta les yeux, puisdans le grand silence qui s’appesantit soudain :
– Vous, monseigneur ! Allons donc,je n’ai pas la berlue, par le pape et les saints ! Vous êtesle noble Juan Tenorio et Jacquemin Corentin, ce bélître avec sonnez n’est que votre valet. Aurait-il eu l’audace de se faire passerpour vous, et l’auriez-vous chassé ? En ce cas, je suis toutprêt à le remplacer, car…
Bel-Argent eût pu continuer longtemps sur ceton. Personne ne l’écoutait plus : ni Denise qui venait des’évanouir dans les bras de sa mère, ni dame Jérôme Dimanche quipoussait des cris à fendre l’âme, ni les bonnes voisines quifaisaient un tapage assourdissant et criaient : « Aufeu ! À la hart ! À l’imposteur ! » Ni enfindon Juan qui, la tête basse, ramassé sur lui-même, se demandaits’il n’allait pas se plonger à l’instant un fer dans le cœur, ous’il ne valait pas mieux, au contraire, l’enfoncer dans la poitrinedu misérable Bel-Argent…
Toutes réflexions faites, il se décida pour cedernier expédient, se disant qu’une fois Bel-Argent mort, ilarrangerait tout avec quelque adroit mensonge.
Il dégaina donc, et se rua sur l’infortunéBel-Argent, en criant plus fort que les commères :
– Oui ! oui ! À la hart !À l’imposteur ! Ah ! lâche imposteur ! Je vaist’apprendre qui est Juan Tenorio, et qui est Jacquemin deCorentin !…
À ce moment, la pauvre petite Denise reprenaitles sens, et elle entendit, oui vraiment, en cette affreuse minuteoù se jouait cette comédie qui, pour elle, était impitoyabletragédie, elle entendit Bel-Argent hurler :
– Par la tête ! Par le ventre !Par les tripes ! Je connais Jacquemin Corentin, je pense. Ilest assez reconnaissable à son nez ! Mesurez votre nez,seigneur Tenorio, mesurez-le ! Et dites-moi si vous avez lenez de Jacquemin Corentin !
– Plus de doute ! murmura Denise. Cenez, je l’ai vu, moi ! J’en ai ri, malheureuse !Ah ! Je comprends maintenant les paroles et l’attitude del’homme au nez ! Jacquemin Corentin, c’était lui !…
Et Denise, à nouveau, se laissa aller dans lesbras de sa mère rugissante, tandis que les commères, ongles etgriffes au vent, se jetaient sur don Juan, manœuvre soudaine quisauva la vie de Bel-Argent, car entre don Juan désespéré etBel-Argent ahuri, comprenant moins que jamais, se dressa le rempartmouvant des furies hurlantes…
En deux bonds, Bel-Argent se trouva dans larue et se mit à détaler comme s’il eût eu tous les diables à sestrousses.
Ce qu’il fuyait, ce n’était pas la rapière dedon Juan : il en avait vu bien d’autres, il était de taille àse défendre, et une lame d’acier, si aiguisée qu’elle fût, n’étaitpoint pour l’effrayer. Non. Ce que fuyait Bel-Argent, c’était lecauchemar de cette aventure. Tout en courant, il se tenait lescheveux à pleines mains.
– Je ne comprends pas ! bégayait-il.Je ne comprends plus rien à rien ! C’est la soif, c’est lafaim. Je suis fou. On va me happer. On va crier au fou ! Jevais être enfermé !
Bel-Argent pourtant finit par s’arrêter, et ilconstata, non sans quelque secret plaisir, qu’il s’arrêtaitjustement devant l’auberge du Bel-Argent.Il se gratta lementon, remit un peu d’ordre dans ses pensées, se donna le temps desouffler et conclut :
– Non, je ne comprends pas ce qui s’estpassé. Jamais je ne le comprendrai. Autant que je puisse voir clairen cette ténébreuse affaire, ce bélître de Jacquemin Corentin atenté de se faire passer pour son noble maître, sans doute en vuede quelque vol. Et le seigneur Juan Tenorio a cru que j’étaiscomplice de cette imposture. Voyons. Il me semble bien que c’estcela. Heu !… Est-ce bien cela ? Mais que diable faisaiten tout ceci dame Jérôme Dimanche ? Et la petite Denise ?Et les furieuses commères qui, je crois, m’ont voulu occire ?Bon. Ne pensons plus à toute cette algarade, ou j’y perdrai lesens. Tâchons de boire pour nous remettre le cœur en place. Oui.Mais qui payera l’écot ?… Hé ! Ce sera ce brave Brisard.C’est bien son tour, il me semble !…
Quant à don Juan Tenorio, comment il seretrouva ferraillant contre le troupeau des commères qu’il tâchaitde tenir en respect, comment il se vit fuyant à toutes jambes dansla rue, vaincu, humilié, mourant de honte à la seule pensée d’êtrejamais remis en présence de Denise, comment, enfin, il se heurtaviolemment à quelqu’un qui le traita d’insolent et sur qui, toutécumant de rage, il voulut se jeter l’épée au poing, c’est ce qu’ilne comprit que trop bien, car enfin, il n’avait, lui, aucune raisonde ne pas comprendre.
– Perdue ! se disait-il en versantdes larmes de fureur et de vraie douleur. Perdue, cette adorablepetite Denise ! Ah ! Je sens que je l’aime pour de bon,maintenant ! Mais quels diables cornus et maléficieuxs’acharnent donc après moi depuis que j’ai mis les pieds àParis !… Oh ! Paris me serait-il moins propice queSéville ? Ce ne sera pas ! Don Juan aura le dernier mot…Qui êtes-vous, monsieur ! Vous portez l’épée ? Dégainez,dégainez et vite !…
– Pas ici, monsieur ! dit l’inconnuqui l’avait appelé insolent. Ni en ce moment. Tenez-vous, on vousregarde, et on vous prend certainement pour un fou…
Don Juan jeta un regard autour de lui, et viten effet que des gens le considéraient avec étonnement. Il repritson sang-froid, assura son épée à son côté, se découvrit et saluaavec toute sa grâce. Mais dans le mouvement qu’il exécuta ainsi, samain, machinalement se porta à sa ceinture, et il pâlit, et,interrompant soudain ses évolutions, il grinça :
– Enfer ! J’ai l’enfer à mestrousses !…
– Que vous arrive-t-il donc ?demanda l’inconnu avec un sourire goguenard, exempt de touteaménité.
– Il m’arrive par tous les saints !par tous les diables ! il m’arrive que ma bourse de cuir,tandis que je courais, s’est détachée de ma ceinture !…
– Eh bien ?… Vous la remplacerezaisément, je pense…
– Cette bourse contenait tout ce que jepossède d’argent, et…
Don Juan rougit et pâlit coup sur coup.
– Oh ! murmura-t-il en seredressant. Est-ce toi, don Juan ? Est-ce toi qui avoues tapauvreté au premier venu ?
– Tout ce que je possède en cette ville,reprit-il fièrement. Car là où est ma maison, j’ai de quoiremplacer mille et mille fois les deux cents pauvres ducats d’orque je viens de perdre. Ne parlons plus de cette misère, monsieur,et venons au fait : vous avez, en me parlant, employé un termeque je ne saurais répéter sinon pour vous le renvoyer. Retirez-vousle mot ? Faites vite et séparons-nous bons amis. Lemaintenez-vous ? J’attends alors que vous me disiez votre nomet me suiviez ensuite sous ces peupliers des bords de la Seine, oùnous serons très à l’aise pour nous entr’égorger loin desfâcheux…
– Monsieur, dit l’inconnu, à votre air,je vois que vous êtes un accompli gentilhomme. C’est donc avecinfiniment de regret que je me vois dans la nécessité de ne pasretirer le méchant terme qui m’a échappé et qui vous offensejustement. J’en suis marri vraiment, mais jamais le comte Amauri deLoraydan n’a retiré ni une louange, ni une offense… aussi peujustifiées qu’elles pussent être, et je me plais à reconnaîtrequ’en l’occurrence, l’offense que je suis forcé de maintenir meparaît aussi peu justifiée que possible.
Tenorio salua, sourit et, gracieux, redevenudon Juan :
– Par Dieu, monsieur, vous avez une façond’offenser les gens qui sent d’une lieue son parfait gentilhomme,et je vois que don Juan Tenorio, fils de don Luis Tenorio, grandd’Espagne, l’un des vingt-quatre de Séville, aura plaisir ethonneur à être tué par le comte Amauri de Loraydan, ou à letuer.
– Don Juan Tenorio ! murmurasourdement Amauri de Loraydan.
– Lui-même ! fit don Juan. Quoi desurprenant à cela, je vous prie ?
Et, fronçant le sourcil :
– Par l’enfer ! songea-t-il, est-cequ’après avoir si mal réussi à faire accepter mon nom de JacqueminCorentin, je vais maintenant me voir dénier mon nom de JuanTenorio ?
– Juan Tenorio ! se disait Loraydan.Le même que, par ordre, je dois chercher, provoquer ettuer… tuer pour venger le Commandeur Ulloa !… Ne suis-je pas,toujours par ordre, de la famille d’Ulloa ?continua-t-il avec amertume. Je dois chercher Juan Tenorio :il est trouvé. Le provoquer : c’est fait. Le tuer : cecireste à faire, mais… mais… est-ce bien utile ?… Est-ce que jetiens à épouser Léonor d’Ulloa, moi ?… Est-ce que mon intérêt,à moi, n’est pas justement de ménager la vie de Juan Tenorioqui, lui, tient à épouser la senora, comme dit Sa Majestéle roi des Espagnes ?
– Que diable peut-il bien méditer ?se demandait don Juan qui, de plus en plus, se redressait.Monsieur, dit-il, je dois, à mon grand chagrin, vous avouer que lapatience est peut-être une vertu théologale, mais que, pour monmalheur… ou celui des autres, je n’en fais qu’un très sobreusage.
– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, ditbrusquement Loraydan. Le fait est que notre rencontre ne saurait seterminer simplement par un coup d’épée donné ou reçu. Monsieur,ajouta-t-il avec une gravité qui donna le frisson à don Juan, j’aià vous parler de choses qui ne sauraient être dites dans la rue. Àla suite de notre entretien monsieur, ou nous serons des ennemismortels, et il faudra que l’un de nous tue l’autre, ou nous seronsunis par plus et mieux qu’une indissoluble amitié… Vous connaissezl’hôtel d’Arronces… ne vous étonnez pas, ne vous irritez pas, toutcela vous semblera très clair. Vous connaissez donc le chemin de laCorderie. L’hôtel de Loraydan monsieur, est le premier que voustrouverez dans le chemin, en débouchant de la rue du Temple.Voulez-vous me faire l’honneur de vous y trouver après-demain, àmidi, pour y traiter avec moi de questions qui vous touchentinfiniment ? Songez-y, monsieur, c’est de votre bonheur ou devotre malheur qu’il s’agit… de votre mort ou de votre vie…
Don Juan se mit à rire de ce rire frais etsonore qui semblait fait de naïveté gracieuse, et il dit :
– S’agirait-il d’amour ?
Loraydan le regarde en face, etrépondit :
– C’est justement ce que je voulaisdire !
– Alors je suis votre homme. Après-demainà midi, j’aurai l’honneur de me présenter à l’hôtel Loraydan. –Bonheur, malheur, vie ou mort… voilà de bien grands mots ! Jen’en use qu’avec discrétion. Amour, monsieur, amour ! Voilà lemot définitif qui vaut qu’on laisse refroidir une querelle telleque la nôtre, et que je me dérange jusqu’au chemin de la Corderie.À après-demain monsieur !
– Je compte sur votre visite, ditgravement Amauri. Un dernier mot, seigneur Juan Tenorio, ou plutôtun conseil, si vous le permettez…
– Faites donc ! s’empressa don Juan.Rien n’est plus utile que le conseil d’un bon ennemi.
– Celui-ci, monsieur, est un conseild’ami : Jusqu’à après-demain, enfermez-vous dans votre logis.Si vous sortez, ne le faites qu’à la nuit noire. Si on vient vousdemander, faites répondre que vous êtes reparti pour l’Espagne.Surtout, oh ! surtout cela, quand vous viendrez après-demain àmon hôtel, faites que personne ne vous puisse reconnaître, que nulne sache que Juan Tenorio est entré chez Amauri deLoraydan !
Sur ces mots, le comte de Loraydan salua donJuan tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Et les deux futursalliés – ou futurs ennemis selon ce que le sort en déciderait –tirèrent chacun de son côté, Loraydan se dirigeant vers le Louvre,et Tenorio s’en retournant tout droit à la Devinière où, selon leconseil qu’on venait de lui donner, il s’enferma dans sachambre.
Ce fut ainsi qu’échoua l’audacieuse tentativede don Juan sur la pauvre petite Denise. Ce fut ainsi que cettecharmante enfant fut sauvée du danger de devenir l’épouse d’unpolygame. Ce fut, disons-nous, grâce à l’intervention de Bel-Argentque fut démasquée l’impudente imposture.
Nous avions donc raison de penser queBel-Argent méritait son chapitre à lui tout seul…
Et, puisque nous parlons de ce sacripant siutilement employé par le destin à sauver la vertu et à démasquer lecrime, voyons un peu ce qu’il devenait.
Après sa halte contemplative devant le cabaretde la rue du Temple, Bel-Argent, affamé et assoiffé, s’étaitrésolument dirigé vers l’hôtel Loraydan dans l’intention derappeler à Brisard qu’une politesse en vaut une autre, c’est-à-diredans l’intention de mettre ledit Brisard en demeure de ledésaltérer.
Ayant trouvé le portail de l’hôtelentr’ouvert, il se glissa dans la cour et aperçut Brisard qui, entoute conscience et de toute sa vigueur, s’appliquait à fairereluire un harnachement de cheval.
Bel-Argent s’approcha et, tranquillement,demanda :
– Alors, tu l’as vu ? Tu l’as vusortir ?
Brisard sursauta et se retourna encriant :
– Non ! non ! Je ne l’ai…Ah ! fit-il calmé soudain, c’est toi, mon digneBel-Argent ?
– Non, dit Bel-Argent, laconique.
– Ce n’est pas toi ? Ce n’est pastoi ? Qui es-tu alors ?
– Je suis Sans-Argent. J’ai changé denom. Cela m’ennuyait de porter toujours le même.
– Ah ! ah ! fit Brisard quivoyait s’évanouir le rêve d’une seconde visite au cabaret borgne etqui témoigna aussitôt une légitime défiance.
Bel-Argent constata immédiatement cettedéfiance, mais il avait plus d’une corde à son arc.
– Passe-moi ce harnais de bride, fit-il.Je vais te montrer comment on fait reluire un cuir… on voit bienque tu n’as pas fait campagne !
Et Bel-Argent se mit à cirer, à frotter, àastiquer de façon à donner à Brisard la plus haute idée de sonsavoir-faire. Cette haute idée, Brisard la traduisit d’ailleurs enabandonnant à Bel-Argent tout le harnachement qu’il avait charge denettoyer. Il mit ses deux mains dans ses poches, et d’un tonconnaisseur :
– Ma foi, dit-il, tu astiques très bien.Et le pansage, connais-tu cela ?
– J’y raffine. Je prends un vieux chevalde labour qui n’a vu ni étrille ni brosse depuis six mois, et enmoins d’une heure j’en fais une bête de luxe dans le poil delaquelle on peut se mirer.
Brisard siffla longuement en signed’admiration.
– Oui, reprit Bel-Argent. Seulement, çadonne soif…
– C’est bon, dit Brisard, nous irons toutà l’heure au Bel-Argent…c’est moi qui paye !
Et Brisard, tandis que Bel-Argent astiquaitavec ardeur, retomba dans un mutisme mélancolique. Parfois iltressaillait et jetait un étrange regard sur le rez-de-chaussée del’hôtel. Par moments, il soupirait lentement, et secouait latête.
– Il y a quatre jours que je n’ai vu monmaître le comte Amauri de Loraydan, finit-il par murmurer. Il n’apoint quitté Paris, je le sais. Pourquoi ne revient-ilpas ?…
– Pourquoi ? Eh ! pourquoi monmaître, le sire Clother de Ponthus, est-il absent depuis quatrejours ? Pourquoi ne revient-il pas en son logis ?Pourquoi me laisse-t-il mourir de soif ?
Les deux valets se regardèrent en silence, etils furent comme effarés du visage qu’ils se firent l’un à l’autre.Chacun d’eux avait dit : Mon maître est absent depuisquatre jours. Et à chacun d’eux, comme un éclair, la mêmepensée était venue.
Brisard se mit à siffler un air de chasse, etBel-Argent reprit la besogne qu’il s’était imposée. Maissoudain :
– Avoue que tu ne l’as pas vusortir !…
– Qui cela ! tressaillitBrisard.
– Je ne sais pas ; celui qui devaitsortir… et qui n’est point sorti !
– Eh bien non ! Il n’est passorti ! Il est entré avec le sire de Loraydan, et depuis, iln’est point sorti ! Voilà !
Brisard se mit à respirer comme s’il eût étésoulagé d’un poids énorme. Il était devenu très pâle et une sueurfroide couvrait son visage. Il louchait terriblement vers leportail et se disait : Si Amauri de Loraydan survient à cemoment, je suis un homme mort !
– Où est-il ?…
– Qui cela ? répéta Brisard dans unmême tressaillement d’épouvante et de remords.
– Qui cela ? Eh ! celui quin’est pas sorti !… où est-il ?
– Je ne sais pas. Mais il estmort !
– Mort ?…
– Dame ! S’il n’était point mort, ilserait sorti…
– C’est juste, dit Bel-Argent.
Ils n’avaient plus soif, ni l’un ni l’autre neparlait plus d’aller au proche cabaret. Brisard étouffait. Sonremords lui montait à la gorge. Ces quatre jours passés dans lesilence du vaste hôtel désert… de l’hôtel où sûrement il yavait un mort !… ces quatre jours passés en tête à têteavec le fantôme, passés à étouffer les besoins de parler d’heure enheure plus impérieuse, oui, ces quatre jours avaient transformél’homme. Ce n’était plus la machine à obéir…
– Il faut que je parle ou je crève !gronda-t-il. Écoute, tu me trahiras si tu veux. Tant pis, il fautque je parle… Je n’en puis plus !…
– Eh ! parle donc ! Pourquoivoudrais-je te trahir ? Ton maître est un rude sacripant.Voilà tout ce que je sais. De plus, s’il me voit à Paris, je croisqu’il aura fort envie de me faire pendre. Ce n’est donc pas moi quiirai lui répéter ce que tu as à me dire.
– Tant pis ! grogna Brisard.Dis-lui, Dis-lui si tu veux. Il faut que je parle. Bon sang !Je n’aurais jamais cru que c’était si dur à avaler et que ça vousétouffait à ce point. Eh bien, donc, ils sont entrés ensemble. Jeles ai vus comme je te vois. Et ils n’avaient pas l’air camarades,non ! Ils sont entrés tous deux, et le comte de Loraydan estsorti tout seul. C’est donc qu’il a tué l’autre. Il l’a tué, que jete dis ! Et moi, je ne peux plus vivre sous le même toit quece cadavre. J’ai peur ! Oui, j’ai peur, au nom de tous lesdiables ! Le jour, ça passe encore. Je vais, je viens, jesiffle, je bois…
– Tu bois ? interrompit Bel-Argent,machinalement.
– Mais la nuit !… Quelles nuits, bonsang de bon sang ! Quelles nuits ! Je l’entends, oui, surma foi, il y a eu des moments où j’ai cru entendre le cadavre selamenter ! Loraydan a tué l’autre, et l’a laissé là. Lecadavre est là ! Et il faut que je le garde, moi ! Cen’est pas juste. Ce n’est pas à moi de le garder, l’homme mort,puisque ce n’est pas moi qui l’ai tué ! Et voilà le cadavrequi se met à appeler et à frapper comme qui dirait des coups dansune porte, comme s’il m’appelait, moi ! Est-ce juste ?Est-ce moi qui l’ai tué ? Voilà bien pourquoi mon maître nerevient pas, l’animal ! Ah ! le bougre se doute bien quele cadavre l’appellerait pendant la nuit. Pas de danger qu’ilvienne ! Il faut que ça soit moi qui reste à écouter lecadavre, et à ne rien dire, et à suer de peur et à claquer desdents !… Voilà. Maintenant, ça va mieux…
Brisard se tut, soulagé, mais regrettant déjàd’en avoir tant dit, et examinant avec attention Bel-Argent, pourtacher d’établir quel fond il pouvait faire sur sa discrétion.
Et Bel-Argent, tout à coup :
– Où est-il ?…
– Qui ça ?… Loraydan ?…
– Eh non !… Lui !… Lecadavre !…
Brisard frissonna. D’un vague geste de lamain, il désigna les salles du rez-de-chaussée.
– Par là, fit-il… je ne sais pas tropoù…
– Allons voir ! dit Bel-Argent.
– Voir ! sursauta Brisard. Quoivoir ? Tu es fou ? Le cadavre est bien où il est. Laissedonc, va. Et puis, ça ne te regarde pas, dis donc ! Etd’abord, qu’est-ce que tu viens espionner ici, toi ?Dehors ! Et plus vite, encore !
– Non ! dit Bel-Argent.
– Non ? Pourquoi dis-tu non ?Puisque je te dis de sortir, tu n’as pas à dire non !
– Si je sors, ce sera pour crier dans larue qu’il y a ici un homme mort et que tu l’empêches de s’en aller,vociféra Bel-Argent.
– Moi ! moi ! râla Brisard dontles cheveux se hérissèrent. Moi ! j’empêche l’homme mort des’en aller ? Ça n’est pas vrai, d’abord ! Et puis, oùveux-tu qu’il aille, dis ?…
– Mais… où il doit être… au cimetière ouau charnier…
Brisard essuya la sueur qui ruisselait sur sesjoues. Il tremblait. Bel-Argent n’était point si ému. Descadavres ? Il en avait assez vu dans sa vie.
– Alors, reprit Brisard, tu dirais celadans la rue ?
– C’est sûr. Ce que tu dois faire, c’estd’ouvrir à l’homme mort, et de le laisser s’en aller si ça luiplaît… Il faut que tu n’aies ni cœur ni âme pour retenir un mortqui ne veut pas rester ici et qui veut tout bonnement rejoindre songîte au cimetière.
– Bon sang de bon sang !…
– Au moins, quand il sera parti, tupourras dormir tranquille.
Ce dernier argument frappa Brisard, et ledécida. Il jeta un long regard autour de lui, parut écouter cegrand silence qui pesait sur l’hôtel désert ; puis, à voixbasse :
– C’est que je ne sais pas ce qu’il afait des clefs, moi !… Je crois bien qu’il les aemportées…
– Qui ça ? L’homme mort ?…
– Non. Le comte de Loraydan, trop vivant,celui-là.
– Pas besoin de clefs, dit Bel-Argentavec l’autorité que lui donnait sa longue expérience des serrures.Les portes, ça me connaît. Tu vas voir ! Où est-ce ?
D’un signe, Brisard désigna une porte.
Bel-Argent ayant inspecté la cour en sepromenant vivement, ramassa de-ci, de-là, un long clou, une tige defer, un ciseau. Par surcroît, il tira sa dague, et, tout aussitôt,armé de ces divers outils, commença à travailler en silence.Brisard qui le regardait faire, entendit à peine quelques légerscraquements, et, tout à coup, il vit la porte s’ouvrir.
– Oh ! fit-il avec une admirationnon exempte de crainte quant aux suites de cette effraction, tusais donc tout faire, toi ? Moi, il me faut la clef pourouvrir une porte.
Bel-Argent haussait les épaules avec cetteméprisante indulgence que tout homme capable et bien au fait de sescapacités témoigne d’ordinaire aux pauvres ignorants.
Ils entrèrent, Bel-Argent très résolu, Brisarden faisant le signe de la croix. La vaste salle fut inspectée d’unsimple coup d’œil. Le cadavre ne s’y trouvait pas.
– Eh bien ? fit Bel-Argent. Oùdiable est-il ?
– Là, peut-être ! dit Brisard endésignant une porte au fond de la salle.
Toujours grâce à cette science des portes, queBrisard admirait si fort chez Bel-Argent, les deux acolytes purentpénétrer dans une salle plus petite – et de là dans unetroisième.
Là, ils se trouvèrent en présence d’une porteplus épaisse, plus solide, bardée de fer et munie de verrous. EtBel-Argent ayant constaté aussitôt ces travaux de défense, conclutet proclama :
– Il est là !… Le mort estlà !…
À l’instant, il tira les verrous, puisagilement il se mit à travailler cette dernière porte comme ilavait travaillé les autres… Elle finit par s’ouvrir… Dans le mêmemoment, les deux valets reculèrent, Bel-Argent stupéfait, Brisardivre d’épouvante… Le mort était là ! L’homme mort, devant eux,se dressait, livide, à peine visible dans l’obscurité, et d’unevoix… oh ! d’une voix si faible, si tenue, si lointaine,disait :
– Est-ce toi, Loraydan ?… Est-cetoi ?… Viens-tu voir comment un Ponthus abrège l’effroyableagonie !… Regarde donc et sois satisfait !…
Clother de Ponthus leva la dague qu’il tenaità la main… Il allait se frapper…
– Que faites-vous ? hurlaBel-Argent. Sire de Ponthus, que faites-vous ?…
Dans le même instant, il s’élança, saisitClother dans ses bras, le souleva, l’emporta à demi évanoui jusquedans la cour où l’air vif, la lumière et surtout un gobelet de vinépicé ranimèrent le jeune gentilhomme.
– Monsieur, dit alors Bel-Argent,appuyez-vous sur moi, et fuyons !
– Restons ! dit Clother.
– Croyez-moi, seigneur de Ponthus,fuyez ! Oui, je vous entends. Vous voulez attendre ce démonqui vous enferma, vous voulez en découdre ?… Eh bien, essayezde tirer votre épée !… Ah ! vous voyez… votre maintremble… à la première passe, il vous embrocherait comme un poulet…Sire de Ponthus, savez-vous le nom de ce félon qui a voulu ici vousfaire souffrir par la faim et, chose terrible, monsieur, mourir desoif ?
– Amauri de Loraydan !…
– Fort bien. Maintenant, écoutez. Voussavez que Jean Poterne fut payé douze cents livres pour vousmeurtrir en la Grâce de Dieu ?J’en étais,monsieur, j’en étais ! Mais vous m’avez pardonné, moyennantquoi j’ai promis de vous dire le nom de l’homme qui paya pour vousfaire mourir !… Le moment me semble venu de tenir mapromesse…
– Eh bien ? dit Clother. Cethomme ?…
– C’était le comte Amauri deLoraydan !…
Clother de Ponthus frissonna. Il éprouva ceteffroi mêlé de dégoût qu’on ressent devant quelque reptilevenimeux.
– Tu as raison, dit-il. Pour combattrecet homme, il me faut toutes mes forces. Partons d’ici !…Mais, dis-moi, tu m’accompagnais au moment où je rencontrai cedémon dans le chemin de la Corderie et où il m’invita à entrer encet hôtel ?… Quand était-ce ?… Hier ?… Sur ma foi,j’ai perdu le sens de la mesure du temps…
– Hier ? Vous n’y êtes pas,monsieur ! C’est aujourd’hui le quatrième jour !
– Quatre jours ! murmura Clother.Comment peut-on si longtemps souffrir sans en mourir ?
Clother de Ponthus jeta un regard sur cethôtel de Loraydan qui avait failli devenir son tombeau. Il sedemanda ce qu’il avait bien pu faire à cet homme qui, d’abord,payait des truands pour le tuer, et qui, ensuite, l’enfermait pourlui infliger un aussi terrible supplice.
Longtemps, il demeura rêveur, cherchant àrésoudre l’insoluble problème qui, sous l’incommensurable fatrasdes mensonges et des morales vainement accumulés par des siècles,forme l’inattaquable, l’inébranlable roc de l’histoire del’humanité.
Pourquoi y a-t-il des méchants ?
Pourquoi des êtres humains, pour lasatisfaction d’un appétit, d’une pauvre ambition, d’un misérabledésir, d’un n’importe quoi, décrètent-ils la misère et le malheurau bout desquels ils ne trouveront même pas la félicité ou lasimple satisfaction qu’ils espèrent ?
Et pourquoi ceux-là, précisément, aux yeux del’humanité, sont-ils des forts ?
D’où vient leur imbécile cruauté ?
Et d’où vient, plus imbécile encore,l’admiration qu’ils inspirent ?
Le sire de Ponthus finit par hausser lesépaules et sourire de la vanité même des questions qu’il se posait.Ce qui valait beaucoup mieux que de philosopher, il résolut de sedéfendre, de se mettre en garde contre la bête féroce, et toutdoucement arriva à la seule conclusion raisonnable que lui imposaitla plus simple sagesse :
– Il est évident, se dit-il, qu’il n’y apour moi ni repos, ni bonheur, ni existence même, tant que Loraydansera vivant. Donc, si je veux vivre, je dois tuer Loraydan…
Il frissonna… comme frissonne l’homme de cœuret de raison la première fois que clairement il distingue l’atroceréalité : que la vie est une bataille contre d’autresvies…
– Allons ! dit-il brusquement, – etlui-même, il sentit que son cœur venait de se cuirasser et que leslignes de son visage venaient de prendre plus de dureté.
– Oh ! fit à demi-voix Bel-Argentqui le considérait, j’aime mieux me trouver dans ma peau que danscelle du sire Amauri de Loraydan !…
Comme ils allaient franchir le portail del’hôtel, Bel-Argent s’arrêta, saisi au bras par quelqu’un qui luidisait :
– Eh bien, et moi ?…
S’étant retourné, il vit le piteux Brisardqui, tout pâle, tout effaré, continuait :
– Si mon seigneur comte me demande cequ’est devenu l’homme mort, que lui dirai-je ?
– Eh bien, tu lui diras qu’il étaitencore vivant et qu’il a voulu s’en aller, c’est bien simple.
– Oui, fit Brisard maussade, mais jeconnais le seigneur de Loraydan ; jamais il ne voudra secontenter de cette simplicité-là…
– Viens avec moi, dit Clother, je teprends à mon service.
– Ah ! ah ! s’écria Bel-Argentqui se voyait déjà promu au rang de majordome. Viens avec nous, va,puisque nous te prenons à notre service !
Brisard secoua mélancoliquement latête :
– Il me chercherait et me trouverait. Jele connais : il n’oublie pas ! Et je me connaisaussi : je passerais ma vie à trembler. J’aime mieux qu’il metue une bonne fois, tout de suite.
– Il ne te tuera pas, imbécile ! Tun’as qu’à lui dire que des francs-bourgeois se sont introduits dansl’hôtel pendant que tu étais à boire auBel-Argent !…
– Tiens, fit Brisard tout joyeux. C’estjuste. Je dirai que c’est toi !
Bel-Argent haussa les épaules et suivitClother de Ponthus qui, déjà, dans le chemin de la Corderie, jetaitun long regard vers l’hôtel d’Arronces. Des pensées plus douces selevèrent en lui. Son cœur se dilata. Il respira largement. Là étaitce secret que bientôt il pourrait déchiffrer. Là était l’histoirede sa mère. Là se trouvait aussi celle qui vivait dans son âme… Là,tout ce qu’il aimait au monde ! Il se promit de venir àl’hôtel d’Arronces dès qu’il aurait remis un peu d’ordre à seshabits, car dans les transports de sa fureur et dans ses premiersefforts pour sa délivrance, il s’était mis en assez piteuxétat.
Mais lorsqu’il fut arrivé à son logis de larue Saint-Denis, il comprit combien ces quatre journées desouffrance l’avaient épuisé.
Ce ne fut guère que cinq ou six jours plustard que Clother se sentit redevenu à peu près ce qu’il était avantsa rencontre avec Amauri de Loraydan.
Cette matinée avait donc vu trois événementsimportants pour le drame que nous contons : le complet échecde l’imposture de don Juan Tenorio et de son audacieuse entreprisesur la fille de dame Jérôme Dimanche, échec dû à l’intervention deBel-Argent ; la rencontre du même Juan Tenorio avec le comteAmauri de Loraydan ; la délivrance de Clother de Ponthus, dueégalement à Bel-Argent, ce qui achève de démontrer que ce malandrinde grande route avait bien droit à un chapitre et même à deuxchapitres pour lui tout seul.
Nous pouvons ajouter que cette même matinéevit d’autres événements qui ne laissaient pas que d’avoir leurimportance au point de vue de cet autre vaste drame qui s’appellel’histoire de France. Et c’est pourquoi nous prions le lecteur denous suivre un instant au Louvre, dans le cabinet royal où FrançoisIer et Charles-Quint, seul à seul, discutaient une foisde plus la question du Milanais. Discussion pleine d’embûches,curieux duel de paroles que nous voulons essayer d’esquisser,d’abord parce que la scène, en soi, ne manqua pas de pittoresque,ensuite parce que cette scène historique se rattache directement àcertains épisodes du récit que nous avons entrepris. Côte à côte,l’empereur et le roi, se donnant familièrement le bras,déambulaient à travers l’immense et opulent cabinet royal, toutdécoré de magnifiques tapisseries et de lambris sur lesquelsserpentait la fameuse salamandre. Et sur un mot que FrançoisIer venait de prononcer :
– Remettons, disait l’empereur,remettons, mon cher sire et frère ; la mort imprévue duCommandeur Ulloa me prive d’un conseiller que j’avais chargéd’étudier tout spécialement cette question qui tient si fort aucœur de Votre Majesté… Ah ! pauvre Ulloa ! Tu devais, àParis, me donner ton avis, et je m’y fusse rangé sans discussion,car je savais avec quel soin tu avais préparé la solution de ceproblème !…
– Ainsi, disait François Ier,furieux et désespéré, Votre Majesté eût adopté l’avis duCommandeur ?
– Sans contredit !…
Et l’empereur jetait au roi un sourire aigu,le sourire de la ruse triomphante.
Si nous étions respectueux des termes rituels,nous dirions la diplomatie triomphante. Mais les termes rituelsnous effrayent, gélatineux qu’ils sont et de sens oblique.
Charles-Quint, donc, s’étant composé un visagede diplomate ou de fourberie, comme on voudra, poussa un soupircontrit.
– Sire, s’écria François Ier,il y a près de nous quelqu’un qui connaît la pensée du CommandeurUlloa touchant le duché de Milan, quelqu’un en qui Votre Majesté apleine confiance, quelqu’un qui possédait toute l’amitié de votrecher conseiller puisqu’il avait jugé digne d’épouser safille !
– Ah ! vous voulez parler de votrecher conseiller à vous, du comte de Loraydan ?
– Lui-même, sire ; vous plaît-il del’interroger ? Je suis prêt à m’en rapporter à sesréponses.
– Vous en rapporter à sesréponses ?… Admirable !… Parfait !… Je n’y songeaispas !…
Charles-Quint paraissait frappé de la justicede cette préposition et murmurait :
– En effet… Ulloa lui-même m’avait dit enquelle estime il tenait ce digne gentilhomme… Il est certain que lecomte de Loraydan est dépositaire de la pensée du Commandeur… Jeserais heureux d’avoir son avis et, sur ma foi, j’écouterai votreLoraydan comme j’eusse écouté mon brave Ulloa… c’est-à-dire avec lamême impartialité.
– Mon cher sire, dit FrançoisIer déjà tout radieux, je vais mander le comte…
– C’est cela, mandez le comte…c’est-à-dire… un instant je vous prie…
Charles-Quint parut se plonger en ces vastesréflexions qui viennent toujours au secours de ceux-là mêmes dontl’opinion est arrêtée d’avance, et qui n’ont nul besoin deréfléchir.
François Ier se rongeaitd’impatience.
– Un instant… un instant… répétaitl’empereur. C’est-à-dire… voici, mon cher frère et sire : lecomte de Loraydan est Français, je crois ?
– Sans doute, fit le roi étonné. Françaisde l’Ile-de-France.
– On ne peut mieux. En toute conscience,croyez-vous que le comte de Loraydan, Français de l’Ile-de-France,pourra donner un avis rigoureusement impartial sur une questionqui, vous l’avouerez, touche les intérêts de la couronne d’Espagne,autant que ceux de la couronne de France ?
– Sire, dit François Ier avecle bon sens de sa juste cause, il ne s’agit pas de connaître l’avisde Loraydan, mais seulement, par ce truchement, l’avis duCommandeur Ulloa…
– Très juste ! s’écria l’empereur.Il n’en est pas moins vrai que ce bon gentilhomme ne pourras’empêcher de faire tant soit peu pencher la balance du côté où vason cœur, c’est-à-dire vers vous, mon cher sire. Et qui pourraitlui en faire un crime ? Que diriez-vous si je vous proposaisde vous en rapporter aux dires d’un tel bon Espagnol après que jevous aurai juré qu’il connaît parfaitement la pensée du CommandeurUlloa ?
François Ier demeura sans réplique,mais entre ses dents il grommela :
– Il n’est pire sourd que celui qui neveut pas entendre.
Et tout à coup, comme Charles-Quint leconsidérait avec ce même sourire d’indéfinissable ruse, le roi deFrance fut saisi d’un accès de colère d’autant plus terrible qu’iln’en pouvait rien laisser paraître. Il se mit à se promener avecagitation à travers son cabinet et il songeait amèrement :
« Je suis joué !… Que faire ?Que dire ?… Jour de Dieu ! il me semble que l’heure n’estpas aux paroles, mais aux actes !… Ah ! si j’osais !Si je ne craignais pas quelque reproche de félonie !… Et oùserait après tout la félonie ?… Ruse de guerre, tout auplus !… »
– Sire, fit-il soudain, je vous dois desexcuses…
Charles-Quint tressaillit. Au son de la voixde son adversaire, il comprit que les choses se gâtaient. Il cessade sourire. Son visage se figea. Son regard devint vitreux, et, dubout des lèvres :
– Des excuses ?… De vous àmoi ?… Et à quel sujet, sire ?
– Oui. On m’a conté l’algarade. Mon filsHenri est un peu écervelé. Et puis, si jeune encore !… On m’aassuré qu’hier, après le tournoi, ce maître fou sauta en croupe ducheval que montait Votre Majesté, qu’il eut l’audace de vous saisirdans ses bras, et de vous crier : « Sire, vous êtesprisonnier ! »
Ce petit incident était parfaitement exact. Iln’avait en soi que peu d’importance. Mais il y eut une étrangevibration dans la voix de François lorsqu’il relata les paroles deson fils.
Charles-Quint se raidit. Des pensées sinistresl’assaillirent. Il jeta un prompt regard vers la porte derrièrelaquelle on entendait le bourdonnement des centaines de courtisans,tous bien armés, et vers les fenêtres qui donnaient sur la courdans laquelle les mille Suisses du roi étaient rangés en ordre deparade… et de bataille. L’empereur frémit.
– Des excuses pour si peu !murmura-t-il, et il mit toute sa puissance d’indifférence en cesmots.
– Pardon, sire ! des excuses :je vous les fais de bon cœur, non pas à cause du geste inconsidéréde mon fils, mais parce que je n’ai pas encore eu le courage de luien faire le moindre reproche.
– Tout reproche est inutile, ditCharles-Quint. Le prince Henri est un charmant gentilhomme. Saplaisanterie m’a paru digne de cette cour de France où je me sensen si parfaite sûreté…
– Hum ! fit François Ieravec un éclat de rire. En parfaite sûreté ?… Savez-vous, sire,le conseil que m’a donné cette bonne duchesse d’Étampes à qui, sigalamment, vous baisiez la main tout à l’heure ?
– Voyons, dit Charles-Quint, plus raide,plus impénétrable que jamais.
– Eh bien, elle me conseille, puisque jetiens Votre Majesté, de simplement vous garder prisonnier à Pariscomme vous m’avez gardé à Madrid !… Qu’en pensez-vous,sire ?
– Si le conseil est bon, ditCharles-Quint glacial, il faut le suivre.
Cette parole que l’Histoire a recueillie eutle don d’exaspérer François Ier. Il eut un gesteviolent ; à son tour, il se raidit en une de ces attitudes demajesté que les Valois savaient prendre quand il leur fallait jouerleur rôle de roi ; puis, brusquement, il marcha vers laporte.
Charles-Quint comprit que si le roi atteignaitcette porte, s’il l’ouvrait, l’irréparable allaits’accomplir : l’ordre d’arrestation allait jaillir !…
Et, tranquillement, Charles-Quintprononça :
– Mais… est-ce que le comte de Loraydanne va pas épouser une Espagnole ?…
François Ier s’arrêta court…François Ier revint sur Charles-Quint, et, d’une voixaltérée :
– Que veut dire Votre Majesté ?…
– Je veux dire, mon cher frère et sire,que cet excellent gentilhomme est aujourd’hui exclusivementFrançais et qu’à bon droit, vous l’avouerez, je puis suspecter saparfaite impartialité. Je veux dire que lorsqu’il aura épouséLéonor d’Ulloa, la moitié de son cœur au moins sera espagnol.
« Tu veux dire la moitié de sesintérêts », songea le roi.
– Je pourrai alors tenir son avis pourdigne de toute ma confiance, continua paisiblement l’empereur.Sire, voulez-vous que, d’un commun accord, nous remettions toutedécision concernant le Milanais au lendemain du mariage deLoraydan, bon Français, avec Léonor d’Ulloa, excellenteEspagnole ?
François Ier ne put s’empêcherd’éclater de rire.
« Bon ! pensa Charles-Quint, dont levisage se détendit, l’arquebuse ne portera pas : la mèche estmouillée ! »
En effet, déjà le roi de France oubliait cetordre d’arrestation que l’instant d’avant il avait été tout près dejeter à son capitaine des gardes. François Ier, enlui-même, admira quel parti la subtile astuce de Charles-Quinttirait d’un simple projet d’union entre un Français et uneEspagnole. Et il admira aussi que Loraydan fût ainsi devenu soudainl’arbitre des destinées d’un royaume et d’un empire.
« Si ce brave Amauri était là,songea-t-il, quel orgueil pour lui ! » Charles-Quint, àce moment, s’approchait de François Ier, et dans unmouvement d’expansion et d’abandon, qui semblait chez lui le comblede l’émotion et qui n’était que le comble de la fourberie, d’unevoix grave, il prononça :
– Sire, vous passez dans le monde pour lemonarque le plus loyal qui existe. On a pu vous faire bien desreproches. On a pu compter vos fautes de politique ou de guerrier.Nul n’a jamais refusé de voir en vous le roi chevaleresque parexcellence. Dans notre époque, où se déchaînent les appétits où lafoi jurée est si souvent oubliée, où les traités se déchirent, oùla ruse et la violence dominent en maîtresses, vous êtes le dernierreprésentant de l’antique chevalerie. Sire, vous êtes le dernierroi chevalier !…
François Ier, tout pâle encore etles sourcils froncés, écoutait avec défiance cet éloge qui,pourtant, peu à peu, l’apaisait et dilatait son cœur, car rienn’est plus agréable à l’homme que de s’entendre décerner la qualitéà laquelle, précisément, il aspire dans le secret de sa pensée.
– Aussi, continuait Charles-Quint,lorsque je vous ai vu vous diriger vers cette porte, derrièrelaquelle veillent vos gardes, étais-je bien tranquille, sire !Eussiez-vous même donné l’ordre de faire de votre hôte unprisonnier de guerre, ma confiance ne m’eût pas abandonné. J’étaistrop certain que cet ordre, vous l’eussiez révoqué aussitôt. Maissongez, sire, songez à ce que, de vous, on eût pensé dans votrepropre royaume, dans votre cœur, si l’imprudente parole vous eûtéchappé !
« En vain, continuait Charles-Quintl’instant d’après, j’en suis sûr, eussiez-vous déclaré que j’étaislibre ! Vous n’en eussiez pas moins vu la honte etl’indignation des gentilshommes qui m’eussent arrêté dans le palaisoù je suis venu accepter votre hospitalité. C’eût été une tacheineffaçable à votre réputation de loyauté jusqu’ici pure de toutsoupçon ! Notre-Dame en soit louée, je n’aurai pas à vousdéfendre du reproche de trahison !
Ces derniers mots constituaient un admirablemouvement tournant.
Charles-Quint se posait en suprême arbitre dela loyauté !… en défenseur de la réputation de sonennemi ! François Iern’avait plus qu’à se confondreen remerciements ; il en était réduit à rougir d’avoir euseulement la pensée de l’arrestation ! Hâtons-nous d’ajouterque le roi ne sentit nullement le rouge monter à son front. Mais ilne demeura pas insensible aux adroites paroles de l’empereur qui,le voyant à peu près désarmé, s’empressa de lui porter le derniercoup :
– Mon cher sire, s’écria-t-il, tranchonsune bonne fois cette sotte et irritante question du Milanais !Le beau duché, par ma foi ! Et voilà une vraie pierred’achoppement sur votre chemin ! Je rougis que, pour si peu,nous ayons à réprimer la sympathie qui nous porte l’un versl’autre !…
– À la bonne heure ! dit FrançoisIer tout heureux. Tranchons, mon frère, tranchons auplus vite !…
Charles-Quint prit place dans un fauteuil etFrançois Ier, pour ne pas rester debout – signed’infériorité – dut s’asseoir également. Or l’empereur disait quel’action impulsive est plus naturelle à un homme debout qu’à unhomme assis ; que le simple fait de se lever, d’abandonner unbon siège, fut souvent un obstacle à un acte violent, – obstacleprécaire, il est vrai, obstacle tout de même. Nous n’avons pas euoccasion de faire des observations sur le bien ou mal fondé decette remarque ; nous nous en rapporterons donc à ce quedisait l’empereur, car un empereur, comme l’affirmait ce bon Sanched’Ulloa, ne saurait se tromper.
– Sire, continua Charles-Quint, je suistout disposé à entrer dans les vues de Votre Majesté. De vous àmoi, vous pouvez tenir pour certaine ma bonne volonté de vousrendre le Milanais…
– Ah ! s’écria FrançoisIer, ce serait la fin de nos discordes !
– Oui, mais que dira-t-on de moi si jevous fais ouvertement cet abandon, tandis que je suis votrehôte ? Sire, on dira que j’ai eu peur. Sire, il ne faut pasque quelqu’un au monde puisse dire que l’empereur Charles a eupeur ! Sire, je vous demande d’avoir de ma réputation debravoure le même souci que je vous montre de votre réputation deloyauté… Voici donc ce que je vous propose, se hâta d’ajouterCharles-Quint avant que François Ier eût eu le temps deprotester : remettons chacun nos pleins pouvoirs au comte deLoraydan… acceptez-vous ceci ?
– J’accepte de grand cœur, fit le roiavec empressement.
– Pleins pouvoirs qui ne seront valablesque du jour où le comte de Loraydan sera devenu un peu Espagnoltout en restant encore un peu Français… c’est-à-dire du jour où ilaura épousé la fille de mon brave Commandeur, Léonor d’Ulloa…acceptez-vous encore ceci ?
– Certes, dit François Ier,qui en lui-même se faisait fort d’obliger Loraydan à demeurer plusFrançais qu’Espagnol. Par Dieu ! sire, ajouta-t-il en riant,vous avez une singulière façon de disposer, chez ce brave Loraydan,de sa qualité de Français. Vous le faites à demi Espagnol…
– Non pas ! dit gravementl’empereur. C’est son mariage qui le fait à demi Espagnol. Eneffet, j’ai promis au Commandeur de doter sa fille Léonor. Danscette dot figureront, pour son époux, des prérogatives importantesqui créeront à cet époux des intérêts formels en Espagne. Il suitde là que l’époux de Léonor d’Ulloa, c’est-à-dire le comte deLoraydan, désigné comme tel par le Commandeur lui-même, aura autantde cœur à ménager mes propres intérêts qu’à soutenir lesvôtres.
– Je me rends, sire : c’est Loraydanqui sera chargé de mes pleins pouvoirs en même temps que desvôtres. C’est donc lui qui décidera. C’est lui qui tranchera laquestion qui nous divise. Nous n’avons donc plus qu’à hâter sonmariage, afin qu’il se trouve dans cette situation… à demifrançaise et à demi espagnole que Votre Majesté dépeignait avectant d’esprit tout à l’heure…
Charles-Quint se leva, saisit la main de sonroyal adversaire et, d’un accent chaleureux :
– Mon cher frère, je vous promets de mesoumettre à la décision du comte de Loraydan, c’est-à-dire à unecondition dont, sous quelque prétexte que ce soit, je ne saurais medépartir…
– Voyons la condition ! dit FrançoisIer avec un soupir.
– La voici : notre communambassadeur, muni de nos doubles pleins pouvoirs dès le jour de sonmariage avec Léonor d’Ulloa, m’apportera sa décision dès quej’aurai mis le pied en mes États…
– En vos États ? tressaillitFrançois Ier.
– Sire, vous n’accepteriez pas vous-mêmeque je sois obligé de signer mon renoncement au Milanais, tandisque je suis encore en France… votre hôte… un demi-prisonnier !ajouta-t-il avec un pâle sourire. Dans mes États, au contraire, àLiège, par exemple, libre, maître de moi-même, sans apparentecontrainte, mû seulement par mon désir de vous avoir à jamais pourami et allié, poussé uniquement par l’obligation de tenir maparole, je pourrai remettre à M. de Loraydan lessignatures nécessaires, sans que je paraisse avoir cédé à lapeur !… Préparez, mon frère, préparez la liste de vosrevendications. Placez-y en tête mon renoncement au duché de Milan.Faites-moi apporter le parchemin revêtu de votre sceau royal. Quel’époux de Léonor d’Ulloa vienne me remettre ce parchemin en maville de Liège… et vous verrez, sire, oui, mon cher frère, vousverrez ce que vaut l’impériale parole de Charles !…
Ce dernier coup droit termina le duel :percé de part en part, François Ier n’existait plus àl’état de combattant. Il serra son adversaire dans ses bras ets’écria :
– Votre impériale parole, sire, vaut tousles parchemins, toutes les signatures !…
Il y eut effusion… Il y eut échanged’éternelles amitiés, force congratulations suivies de l’éloge quechacun des deux monarques fit de son nouvel allié. FrançoisIer exultait. Charles-Quint souriait…
– Ainsi donc, reprit le roi, àLiège ?…
– À Liège ! dit l’empereur avecbonhomie.
– Oui : dès que vous aurez châtiéces insolents bourgeois des Flandres… Ainsi donc, c’est Loraydanqui vous apportera la liste… vous dites la liste ?…
– J’ai dit la liste, fit Charles-Quinttoujours souriant. Que le comte de Loraydan me l’apporte dès lelendemain de son mariage avec Léonor d’Ulloa. – Et maintenant, moncher sire, je veux vous demander une grâce, promettez-moi, à votretour, de ne plus me toucher un mot de tout cela tant que j’aurail’honneur d’être votre hôte.
– Plus un mot, sire, je vous lepromets ! s’écria François Ier.
– Que ceci demeure secret entre nous. Sivous le permettez, mon cher sire, j’irai dès demain matinm’installer en ce château de Chantilly que votre hospitalièresollicitude m’a désigné comme résidence pour le jour où je voudraisme reposer loin des fatigantes joies de votre cour.
– Eh quoi ! Déjà quitterParis !… Ah ! Sire, laissez-moi vous montrerParis !… Vous ne connaissez que ces fêtes de cour quejustement vous appelez fatigantes. Vous ne connaissez pas Paris… Jeveux, le soir, escortés seulement de quelques bons compagnons…
Charles-Quint pâlit.
Il se vit, par un soir noir, au détour dequelque méchante ruelle, assailli par les bons compagnons dont sonhôte lui faisait fête… il se vit tomber au pied de quelque borne,un poignard entre les deux épaules, – et il frissonna.
– Mon frère, dit-il d’un ton bref, j’aibesoin de réfléchir à bien des choses : il me faut le repos,la solitude. Rien ne m’empêchera de gagner Chantilly dès demain…rien… sinon…
Il allait dire : sinon quelque trahison,quelque guet-apens.
– Sinon un désir formel de Votre Majesté,dit-il en souriant.
Mais François Ier, de son côté,venait de réfléchir !…
En évoquant ces nocturnes randonnées qu’ilproposait à son hôte comme étant l’une des joies les pluspassionnantes de son cher Paris, il venait de tout à coup sesouvenir du chemin de la Corderie… de l’hôtel d’Arronces… du logisTurquand !
L’image de Bérengère se leva en lui…
Libre, débarrassé de la nécessité de fairefête à son impérial visiteur, débarrassé surtout, maintenant qu’ilavait la parole de Charles-Quint, de l’obsédant souci de laquestion du Milanais, il redevenait le François Ier deslégendaires équipées d’amour, plus jeune, plus hardi, plus ardentau plaisir que le plus hardi écolier de l’Université…
– Sire, dit-il avec empressement, à Dieune plaise que je veuille entraver les nobles travaux de VotreMajesté. Le plaisir a ses alarmes, et le labeur a son charme. Sansvous, le Louvre va me sembler bien vide. Mais puisque la solitudevous appelle, je vais faire préparer votre départ pour le châteaude Chantilly où tout est prêt déjà pour l’honneur qui lui estréservé… Vous partirez demain puisque tel est votre désir…
Ainsi fut décidé le départ de Charles-Quintpour Chantilly, d’où ensuite il devait s’élancer vers ce pays desFlandres qui, donnant son sang pour la liberté, devait se battrejusqu’à son dernier souffle en affirmant le droit qu’ont les hommesde refuser le joug des potentats…
Tel fut cet étrange entretien de FrançoisIer et Charles-Quint, à la suite duquel le roi de Francedemeura convaincu qu’il venait enfin de reconquérir le Milanais,conviction qui s’effondra plus tard lorsqu’il sut enfin, de façonexacte et précise, ce que valait l’impériale parole deCharles !
De cet entretien, nous, conteur, n’avons ledroit de tirer d’autre conclusion que celle-ci :
Plus éclatante que jamais s’affirmait lafortune d’Amauri de Loraydan. Plus pressante que jamais apparut auroi François Ier la nécessité du prompt mariage deLoraydan avec Léonor d’Ulloa…
Le soir de ce même jour, en effet, au jeu deLeurs Majestés, dans les salles du Louvre illuminées de milleflambeaux de cire, égayées par les musiques si douces des violes etdes harpes, décorées par la foule des seigneurs aux merveilleuxcostumes et hautes dames ruisselantes de pierreries, le comteAmauri de Loraydan allait de groupe en groupe accompagné de Sansacet Essé redevenus ses intimes depuis qu’il les avait payés avecl’argent de Turquand, Amauri, disons-nous, cherchait à serapprocher de son roi pour faire sa cour, lorsqu’il fut entraînédans une embrasure par Nancey lui-même qui lui dit : « Nebougez d’ici le roi veut vous parler ! »
Quelques minutes plus tard, FrançoisIer, vivement, venait le retrouver, et luidisait :
– Bon. Te voilà. Où en est ton mariageavec la fille du Commandeur ?
– Sire… balbutia Loraydan étourdi.
– Oui oui tu m’as déjà dit que la bellene veut pas entendre parler de toi. C’est une mauvaise raison, jourde Dieu. Donc à quand ton mariage ?
– Sire dit Loraydan, il n’y a pasd’obstacle de mon côté. Donc, dès que Mme Léonordaignera m’accepter, je…
– Non pas ! interrompit FrançoisIer. Je ne puis attendre qu’elle veuille bien. C’est àtoi de la décider, et promptement !
– Je veux bien, sire. Maiscomment ?
– Hé ! Comment décide-t-on une filleà un mariage ! Arrange-toi pour que ce mariage soitinévitable, mort-Dieu !… Et fais vite !
– C’est un ordre, sire ?
– Un ordre formel. Si, dans quelquesjours au plus tard, le mariage n’apparaît pas à Léonor d’Ulloacomme l’unique salut de son honneur, je t’exile !
– Sire ! Sire !… murmuraLoraydan qui frémit de terreur.
– Je t’exile ! à moins que je ne tejette dans un cachot du Temple. Eh ! Jour de Dieu, il faut quetout soit bien dégénéré ! Nos jeunes hommes tremblent devantune donzelle qui leur dit : « Je ne veux pas de vous pourépoux. » De mon temps, par Notre-Dame, c’était une raison deplus pour la vouloir en épousailles. Prompts à la bataille d’amourcela prouvait que nous pouvions être aussi prompts à la batailledes épées. Vous avez peur d’une femme… qui nous prouve que vousn’aurez pas peur de l’ennemi en guerre ?…
– J’obéirai, sire ! fit Loraydantout pâle.
– Et bien tu feras !
Le roi fit un mouvement pour se retirer.
Mais revenant soudain sur Loraydan, la figurechangée, l’œil luisant, le sourire aux lèvres :
– Tu me fais pitié. Je veux te donner uneleçon et te montrer comment, de haute lutte, on emporte lavictoire. Demain soir, à dix heures, viens me chercher au Louvreavec Essé et Sansac. Nous irons en expédition.
De pâle qu’il était, Loraydan devint livide.Il balbutia :
– Quelle expédition, sire ?…
– Je veux vous montrer à tous troiscomment un amoureux doit se comporter pour obtenir le respect etl’admiration de celle qu’il aime : demain soir, nous enlevonsla fille de Turquand, la jolie Bérengère !…
Loraydan demeura foudroyé…
Le roi s’éloignait en chantant à mi-voix unlai d’amour.
Le lendemain, Amauri de Loraydan se rendit aulogis Turquand et eut avec le père de Bérengère un entretien où illui révéla les intentions du roi.
Turquand écouta fort tranquillement. Puis,lorsque le comte eut fini de parler, il le regarda longtemps ensilence.
– Que pensez-vous, messire ? finitpar demander nerveusement Amauri. Enfer ! Il semble que vousn’ayez pas compris ce que je viens de vous dire !
– C’est pourtant assez clair : leroi veut enlever ma fille, ce soir, entre dix heures et minuit, etpour l’aider en cette honorable besogne, il compte sur vous. C’estbien cela ?
– Sur moi ! sur Essé ! surSansac !
– Bref, tous ceux que j’ai aidés, sauvésde la ruine, de la mort peut-être.
– Oui. Eh bien, que pensez-vousfaire ? Vous avez entendu l’infernal projet et vous meregardez sans rien dire. Parlez donc, mort-Dieu ! Queferez-vous ?…
Turquand continuait à fixer Amauri de Loraydancomme s’il eût essayé de lire dans son âme.
– Notez, dit-il, que la question poséepar vous à moi, ce serait à moi de vous la faire. Comte, un hommeveut, ce soir, enlever votre fiancée pour en faire sa maîtresse.Que ferez-vous ?
Et le regard de Turquand se fit plus aigu, sonvisage se fit plus sombre.
Loraydan détourna la tête pour échapper àl’implacable interrogation. Il essuya machinalement son front et,en même temps qu’il croyait ainsi apaiser une impression debrûlure, il se sentait grelotter de froid. Le démon de la jalousiefaisait rage dans cette cervelle, non dans son cœur. Il finit parmurmurer :
– C’est le roi ! De par toutes lesdamnations, c’est le roi ! Mais, aussi vrai que mon nom estLoraydan, s’il persiste jusqu’au bout dans son projet, je le tue etme tue après !
C’est peut-être la parole la plus honorableque le comte de Loraydan ait prononcée dans sa vie.
Turquand tressaillit. Un peu de rouge apparutà ses joues. Il eut comme un sourire et saisit les deux mainsd’Amauri :
– Vous feriez cela ?…
– Oui. Je le ferais.
Loraydan prononça ces mots avec une sorte desimplicité tragique, et en même temps il se sentait défaillir deterreur à la seule pensée que quelqu’un avait pu l’entendreproférer un aussi formidable blasphème : tuer le roi !Toucher à cet être plus près de Dieu que des hommes !Concevoir le plus effroyable des crimes : le régicide !…Lui !… Un Loraydan !…
– Mon fils ! murmura Turquand.
Le comte repoussa rudement l’orfèvre…l’usurier. Hors de lui, furieusement, il bégaya :
– Pourquoi m’appelez-vous ainsi ?Pourquoi me regardez-vous avec cette fixité quim’exaspère ?
– Je vous regardais, dit froidementTurquand, pour tâcher de savoir l’homme que vous êtes, et si jepouvais avoir confiance en vous. Eh bien, maintenant j’aiconfiance.
– Confiance ?… Pourquoiconfiance ?…
– Mon fils, dit Turquand avec sa sinistredouceur, autrefois, j’ai aimé, et j’ai été aimé… Celle quej’aimais, ajouta-t-il dans un soupir, c’était ma femme. Et mafemme, comte, c’était celle qui m’aimait. Vous entendez bien ?Nous nous aimions, nous étions l’un pour l’autre tout le bonheur,toute la vie. Un seigneur de haut parage entra dans mon existence,et l’édifice de ce double bonheur s’écroula dans la honte et lamort. Il plut à ce noble sire d’enlever nuitamment et par violencela femme qui était mienne et qui m’aimait : elle se tua…
Loraydan eut un geste. Turquandreprit :
– Tout cela parce que je n’avais prisaucune précaution contre les chacals et loups-cerviers qui rôdentde par le monde…
– Et lui ! Lui ! Qu’est-ildevenu ? demanda Loraydan profondément remué par cette sortede confession imprévue.
– Lui ? Le loup-cervier, voulez-vousdire ? Eh bien, il est mort ! fit Turquand avec unsingulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter…celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais cesprécautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme,instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille,au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenantque j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai faitcontre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vousvoir ?
– Oui ! dit Loraydan avec une sortede rudesse.
– Eh bien, venez !
Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit aurez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la ported’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur,courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement surl’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail.Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit etlivra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui,glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindrebruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.
– On ne peut plus passer, ditTurquand.
Amauri hocha silencieusement la tête en signed’admiration.
– C’est moi qui ai fait ce travail, ditTurquand avec une simplicité menaçante.
– Mais les fenêtres ? ditLoraydan.
– J’ai établi la même défense à toutesles fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles durez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreauxcomme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjonde la bastille Saint-Antoine.
Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre etvit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte,il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était unartiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussentdû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, lafaisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il yavait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique enles circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareilsà une dentelle.
Tout l’art de la Renaissance était venus’épanouir là.
Tout le génie de Turquand s’y était déployé enune volonté farouche et tendre.
– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.
Loraydan, prodigieusement intéressé et sentants’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père deBérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans uncouloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à lafois.
Au fond de ce couloir, il y avait uneporte.
Avant d’atteindre à cette porte, Turquanddéplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, uneespèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douzearquebuses massives et de fort calibre, en parfait étatd’entretien.
– Elles sont chargées, dit paisiblementTurquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’unemèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudreet d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic :cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit,la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencementdont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, déchargerl’une après l’autre ces douze arquebuses…
Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feuet l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Ilmurmura :
– Si vous vouliez montrer aux armuriersdu roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortuneserait faite…
– Ma fortune est faite ! ditTurquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je !Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de mafille…
Loraydan sentit son cœur battre à grandscoups.
– Mademoiselle Bérengère !murmura-t-il avec une sourde émotion.
Turquand refermait l’armoire aux arquebuses.Il se tourna alors vers Amauri :
– À supposer que l’entrée ou l’une desfenêtres soit forcée, dit-il avec ce même calme qui finissait parinspirer au comte une vague terreur, à supposer qu’on ait pumassacrer dans l’escalier mes huit serviteurs qui sont des hommes àmoi, qui m’appartiennent corps et âme, qui sont armés beaucoupmieux que des suisses ou des reîtres, qui sont des hommes,dis-je !… à supposer donc qu’on ait pu aboutir à ce couloir oùnous sommes, et qu’on veuille atteindre cette porte, c’est moiqu’on trouverait ici… moi !
Et Turquand redressa sa haute taille. Sonregard lança des flammes. Il ajouta :
– J’en tuerais une bonne douzaine avecmes arquebuses. J’aurais ensuite ma dague. C’est seulement quand jeserais mort que le félon, le ravisseur, quel qu’il soit, comte,duc, prince, roi, pourrait enfin ouvrir cette porte et entrer chezBérengère. Alors…
Turquand ouvrit brusquement la porte, etdit :
– Entrez, monsieur le comte !…
Loraydan eut comme une imperceptiblehésitation. Il se sentit pâlir. Puis, d’un geste qui ne manquait nide noblesse ni de grâce, Il se découvrit comme on se découvre auseuil d’un temple, et il entra…
D’un rapide regard, il inspecta la chambre etvit que Bérengère n’était pas là.
La chambre était somptueusement simple :peu de meubles, mais chacun de ces meubles était un chef-d’œuvre.Les murs étaient tendus d’une tapisserie claire et poétique, à filsd’argent, qui représentait des scènes champêtres. Le lit étaitinvisible, enveloppé qu’il était dans les larges plis d’une étoffesemblable à celle des tentures murales. Une table de travail, d’ungoût précieux et délicat, un prie-Dieu qui était une merveille dela sculpture sur bois, deux légers bahuts semblables à desdentelles d’une charmante finesse, deux fauteuils, voilà quelsétaient les ornements de cette chambre de jeune bourgeoise, queplus d’une princesse eût admirée et enviée. Seule, dans un angle,une sorte d’armoire assez semblable à nos modernes coffres-fortsdéparait cet ensemble d’où se dégageait une impression d’opulencepoétique et d’incomparable fraîcheur.
Cette armoire, Turquand l’ouvrit d’un simplegeste qui échappa au comte.
Et Loraydan, s’étant approché, vit qu’il yavait là l’entrée d’un étroit escalier de pierre qui semblaitménagé dans l’épaisseur même de la muraille.
Turquand ayant repoussé la porte de l’armoire,continua :
– Alors… c’est-à-dire, une fois la portede fer brisée, une fois mes serviteurs massacrés, une fois moi-mêmetué dans le couloir, si on entrait dans cette chambre, on latrouverait vide comme nous venons de la trouver… Bérengère auraitfui par là, refermant cette armoire, comme nous l’avons trouvéefermée… Pour ouvrir cette armoire elle-même, il faudrait d’abordensuite reconnaître le secret qui permet de l’ouvrir soit dudedans, soit du dehors… c’est-à-dire qu’il faudrait passer encoreau moins trois ou quatre heures à briser cette armoire qui vousparaît être de chêne et qui est en réalité de fer épais, recouvertd’une mince feuille de bois… car le secret, nul ne le connaît quemoi et Bérengère… je veux dire moi, Bérengère et vous !…Voyez…
Turquand appuya du doigt, légèrement, sur unetête de clou, et la porte se rouvrit.
– Il fallait, dit-il en souriant, ilfallait pour le doigt de Bérengère, un mécanisme sensible à lamoindre pression… c’est celui qui m’a demandé le plus de travail.Entrez, monsieur le comte.
Loraydan, la poitrine oppressée, la tête enfeu, la pensée en désordre, obéit sans dire un mot. Turquand lesuivit et tira à lui la porte de l’armoire.
Le comte vit alors qu’ils se trouvaient dansune sorte d’étroite cage de fer éclairée par une veilleuse quibrûlait aux pieds d’une statue de la Vierge.
L’escalier que nous avons signalé et quis’enfonçait en tournant pareil à quelque vis géante, commençaitlà.
– Voyez, continua Turquand. SupposonsBérengère entrée ici. Elle pousse tout simplement ce minusculeverrou comme ceci, de gauche à droite : dès lors, on peutappuyer, frapper sur la tête de clou que je vous ai montrée :le mécanisme ne fonctionne plus, l’armoire garde son secret…Supposons maintenant le danger écarté : sur un appel de moi,Bérengère veut rentrer dans la chambre ; elle n’a qu’à pousserce même petit verrou, comme ceci, de droite à gauche, vousvoyez…
Turquand, tout en parlant, venait d’exécuterla manœuvre indiquée ; l’armoire s’était à nouveau,d’elle-même, ouverte avec un léger bruit de déclic.
Les deux hommes rentrèrent dans lachambre.
Loraydan balbutia :
– Vous avez dit que Bérengère… sur unappel de vous… vous pourriez donc l’appeler ?… Messire !ah ! messire, tout ceci me confond, m’étonne, m’effraye… oùest-elle ? Oh ! dites-moi où est Bérengère en cemoment !…
Turquand sourit, et, de sa voixgrave :
– Remettez-vous, monsieur le comte,Bérengère est en ce moment là où elle doit être dès que je luisignale le danger… Elle est là où conduit cet escalier.
– Vous l’avez donc prévenue ?…
– Certes. Pour l’habituer à une prompteexécution, pour l’habituer surtout au sang-froid, au calmenécessaires, je lui fais, une fois ou deux par semaine, sansl’avertir du jour et de l’heure, exécuter toute la manœuvre, toutela marche… Elle a été tout à l’heure prévenue par moi qu’elle eût àchercher son refuge et à fuir sans hésitation : elle aobéi…
– Vous l’avez prévenue ! haletaLoraydan. Quand ?… Comment ?…
– Lorsque j’ai fait, devant vous,manœuvrer la porte de fer qui, tout d’abord, arrêtera lesassaillants à l’entrée du logis, au rez-de-chaussée. En même tempsque se déclenchait le mécanisme, un ressort mettait en mouvementcette clochette d’alarme que vous voyez ici – et Turquand, dudoigt, désigna une sonnette accrochée à un fil de fer dans un angledu plafond – Bérengère a entendu la clochette. Bérengère a fui dansl’escalier… Si je veux la rappeler, lui dire que tout danger adisparu, je n’ai qu’à tirer ce léger levier que vous voyez ici…Bérengère, à l’endroit même où elle se trouve en ce moment,entendra résonner une autre clochette pareille à celle-ci – et ellereviendra aussitôt.
En même temps, Turquand se dirigea vers leprie-Dieu, écarta le crucifix d’or qui le surmontait, et le levierdont il parlait apparut aux yeux de Loraydan.
D’un geste impulsif, Amauri allongea le brasvers ce levier, mais Turquand saisit ce bras au passage et secouanégativement la tête.
– Tout à l’heure, dit-il froidement.Commencez-vous à vous rassurer, monsieur le comte ?Commencez-vous à comprendre que Bérengère n’a rien à craindre ni devotre roi ni de qui que ce soit au monde ?…
Loraydan s’inclina avec un respect qui mit auxyeux de Turquand un éclair de joie et l’orgueil.
– Maître, dit le comte d’un accentd’étrange émotion, vous voyez que je suis confondu d’admiration.Ces travaux ont dû vous coûter…
– Des années pour l’étude, des annéespour l’exécution, dit simplement Turquand. Quant à l’argentdépensé, je l’estime à un million de livres – je ne parle pas desœuvres d’art, meubles, tapisseries, tableaux, statues, livresprécieux, que pour mon agrément, pour la joie de Bérengère, pourélever son cœur, ennoblir son âme, j’ai entassés dans ce logis.
Turquand, lentement, alla prendre place dansl’un des fauteuils.
Loraydan demeura debout devant lui,nu-tête…
– Lorsque mourut la femme que j’adorais,dit Turquand, lorsque j’eus compris qu’il n’y avait plus pour moid’amour et de bonheur en ce monde, Bérengère n’avait que quelquesmois. Je la vis grandir. Ses premiers sourires furent pour moi.C’est autour de mon cou que ses petites mains se serraient, commeautour du cou d’une mère. Un jour, je compris que je pouvais vivreencore, être heureux encore, aimer la mère dans la fille, jecompris que Bérengère était le seul être vivant dans mon cœur, etque dès lors, ma vie avait un but : le bonheur de mon enfant.Mais lorsqu’elle commença à grandir, lorsque se développa cettebeauté que plus d’une fois j’ai maudite en même temps que je labénissais, je regardai autour de moi : je vis qu’un bourgeoiscomme moi comptait pour peu de chose ; je vis que mon trésor,quelque jour, me serait arraché ; je vis qu’en plus d’unefamille on pleurait de rage et de désespoir parce qu’il avait plu àquelque prince, à quelque duc, de jeter dans ce foyer la honte etle déshonneur. Chez moi aussi, la honte était entrée un jour. Je mejurai que jamais plus il n’y aurait de déshonneur à mon foyer. Jejurai que Bérengère ne serait jamais la proie de quelque noblelarron, comme l’avait été sa mère. Je jurai qu’elle ne sortirait dema maison que pour entrer, tête haute et de bon cœur, dans lamaison de l’époux que je lui aurais choisi et qu’elle aurait agréé…Je veillai… Ah ! je veillai nuit et jour, je songeai àpréparer une suffisante défense, je construisis ce logis etl’agençai tel que vous venez de le voir… tel que seul devait levoir le futur époux de ma fille…
Turquand avait fait ce récit avec une sorted’affabilité souriante. Loraydan, pour la première fois de sa vie,se comprit, se sentit, se vit plus petit que l’homme qu’il avaitdevant lui. Jusqu’ici, sauf devant le roi et les princes, par sapensée, sa parole, son attitude, il s’était affirmé l’égal dequelques-uns et le supérieur de l’immense troupeau d’hommes à quile hasard avait refusé un titre à l’heure de leur naissance.
Celui-là, c’était un bourgeois, unartisan…
Peu de chose. Presque rien.
Loraydan se sentit écrasé. Pour la premièrefois de sa vie aussi, l’émotion qui le poignait au cœur se trouvapure de tout calcul…
Debout devant Turquand, il s’inclinait. Il yavait des larmes dans ses yeux. Son cœur battait. Il redevenaithomme. Les fuligineuses pensées d’orgueil qui l’avaient dominés’évanouissaient à l’heure où un chaud et vibrant rayon de soleilvient frapper les paupières closes du dormeur et le force às’éveiller à la bienfaisante réalité…
Loraydan haletait… Dans cette minute, sonamour pour Bérengère se purifia. Son respect, son admiration pourle père de Bérengère éclatèrent en son âme. Une irrésistibleimpulsion allait le jeter à genoux, les mains jointes, devant lepère de celle qui alors se dressait dans son âme avec la douce etpuissante autorité de l’innocence…
Ah ! pourquoi n’obéit-il pas à cetterégénératrice impulsion ?
Pourquoi, de ses lèvres brûlantes, nelaissa-t-il pas couler les salvatrices paroles d’amour pur quidébordaient de son cœur ?
– Père, criait ce cœur, ô père de mabien-aimée Bérengère, aidez-moi, sauvez-moi de moi-même. J’aime detoute mon âme qui jamais n’a aimé, j’aime cette fleur de candeur,cette chaste enfant qui est votre fille, et je sens que mon amour,purifié par la flamme de mes remords, peut faire de moi unhomme ! ô père, je fus méchant. Je fus cruel. Je ne savaispas. J’ignorais les joies suaves et profondes de la bonté, del’amour pur. Fuyons, ô ma bien-aimée ! Fuyons, ô père de mabien-aimée. Fuyons tous trois loin du crime, du mensonge, del’imposture, de la trahison ! Emmenez-moi, puisque vous avezdaigné me recueillir ! Allons-nous-en loin de Paris et de lacour ! Et à nous trois, vivons une vie de paix et de bonté,occupés à répandre autour de nous un peu de ce bonheur qui sera ennous, inquiets seulement de la tristesse qu’un de nous pourratémoigner, joyeux de sa joie, cherchant par le monde si d’autresque nous ne pleurent pas, ne souffrent pas, et venant à leursecours comme vous êtes venu au mien, ô ma bien-aimée, ô père de mabien-aimée… partons… fuyons… emmenez-moi… régénérez-moi…apprenez-moi l’amour, la bonté, le bonheur… la vie… toute lavie !…
Pourquoi ces paroles s’enfermèrent-elles dansle cœur d’Amauri de Loraydan ?
Pourquoi, lentement, se redressa-t-il, decourbé qu’il était ?
Pourquoi les larmes qui pointaient à ses cilsse desséchèrent-elles comme à quelque feu dévorant ?
Pourquoi ?… Qui sait ?… Peut-êtresimplement parce qu’il vit en imagination le sourire railleur d’unEssé ou d’un Sansac. Peut-être parce qu’il entendit à ses oreillesleur voix méprisante lui demandant pour combien d’écus il avaitvendu son blason à un usurier. Oui, sans doute, ce fut le hideuxorgueil de race qui tout à coup l’arracha à cette noble émotion quiavait failli prendre son cœur. L’orgueil !… Ce que les hommes,imbéciles en leur langue, inaptes à traduire par des verbes justesles fluctuations de leur pauvre âme ignorante appellentl’orgueil !
Orgueil ? Mot vainement orgueilleuxlui-même parce qu’il présuppose la réalité d’un sentiment qui resteà démontrer et qui, peut-être, n’existe guère qu’à l’état demot !
Qui sait ce qui resterait d’orgueil dansl’esprit des hommes si le mot orgueil était supprimé deleur langage conventionnel ?… Qui pourra jamais mesurer lapuissance des mots ?…
Loraydan se redressa, l’œil sec, le visagefermé, honteux et frémissant d’avoir failli devenir un homme, debête féroce qu’il était.
– Jamais ! se rugit la bête féroceréveillée. Jamais je ne me livrerai à ces gens. Jamais ils n’aurontl’illustre nom qui m’a été légué par une lignée de fiersbarons ! Debout, Loraydan, debout ! Prends-les !Prends leur or ! Prends la fille ! Prends les secrets quele père vient de te livrer, et sache t’en servir àl’occasion ! Prends tout, c’est ton bien, – et ne donnerien ! Surtout, ah ! surtout, ne donne pas ce nom que tudois à tes aïeux de garder pur de tout vil contact !…
Et lorsque Loraydan se fut redressé, lorsqu’ilfut redevenu lui-même :
– Me voici donc pleinement rassuré,messire. Je vois que ce soir, quand Sa Majesté le roi s’en viendrarôder autour de votre maison, il se heurtera à d’infranchissablesbarrières. Mais enfin, messire, supposons le pire ! Supposonsla porte de fer enfoncée, vos serviteurs massacrés, vous-même tué,supposons que le roi parvienne à ouvrir cette armoire, descendel’escalier, et suive le chemin qu’a suivi votre fille,qu’arriverait-il ?
Turquand se leva, et répondittranquillement :
– Il arriverait qu’au bout du souterrainque j’ai fait creuser, le roi parviendrait là où est parvenueBérengère, c’est-à-dire dans la chapelle de l’hôteld’Arronces…
Loraydan tressaillit.
– Et là ? fit-il. Là ! Iltrouverait Bérengère !… Il la trouverait !…
– Sans doute, dit Turquand. Mais il latrouverait sous la protection de quelqu’un que le roi, tout roiqu’il est, n’osera braver…
– De quelqu’un ? grondaLoraydan.
– D’un fantôme ! dit Turquand avecune sorte de majesté. Le souterrain aboutit à un tombeau. Dans cetombeau dort une femme que le roi François n’osera jamaisaffronter. Car cette femme fut l’une de ses victimes. Le fantôme,monsieur le comte, s’appelle Agnès de Sennecour… Ne cherchez pas àcomprendre. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne entoute connaissance de cause.
– Soit ! s’écria Loraydan hors delui. Mais s’il ose ! Si la victime ne se lève pas pourl’arrêter ? Si le fantôme ne lui fait pas peur ? Messire,messire, si le roi ose oser ?
Et Turquand répondit :
– Cela même est prévu. Si le roi ou toutautre larron poursuit ma fille jusque dans la chapelle de l’hôteld’Arronces : si la majesté du lieu ne l’arrête pas, s’il passeoutre au respect dû aux morts, à l’instant même où sa mainatteindra Bérengère, cette main, comte, ne touchera qu’uncadavre.
– Un cadavre ! bégaya Amauri deLoraydan frappé d’une sorte d’horreur.
Et Turquand, de sa même voix paisible, devenuealors effrayante de calme funèbre :
– Bérengère porte toujours dans sonaumônière un poison foudroyant que j’ai fait composer pour elle… lasuprême aumône ! Vienne l’occasion, monsieur le comte, ellesaura s’en servir !…
Amauri de Loraydan sortit du logis Turquand,bouleversé, la tête en feu, oubliant même de demander à l’orfèvrede rappeler sa fille ; rassuré sur les suites de l’entreprisede Sa Majesté, il l’était pleinement. Mais d’étranges et maladivespensées de perversité tourbillonnaient dans son cerveau… Nousverrons plus tard quelles pouvaient être ces pensées.
Le soir de ce jour, comme le roi lui en avaitdonné l’ordre, il se rendit au Louvre. Il y trouva Sa Majesté touteprête pour sa galante expédition. Il y trouva aussi ses deuxordinaires compagnons, Essé et Sansac.
Ces quatre personnages, dix heures sonnaient àSaint-Germain-l’Auxerrois, sortirent du Louvre et prirent, toutriant et bavardant entre eux, le chemin de la rue du Temple.
Et nous aurons à raconter l’expédition, etquelles en furent les suites.
Pour le moment, notre attention se trouvesollicitée par un autre personnage qui n’est autre que leprotagoniste de la présente histoire, nous voulons dire l’illustredon Juan Tenorio.
Nous avons vu que, la veille, en quittant toutcourant, tout effaré, le logis de dame Jérôme Dimanche, JuanTenorio s’était heurté à Amaury de Loraydan – fatale conjonction dedeux esprits du mal, dont devaient sortir des événements dignes detout notre intérêt de conteur.
On se souvient peut-être qu’au moment où cesdeux hommes se quittèrent après avoir lié connaissance de la façonque nous avons exposée, Amauri de Loraydan avait en substance dit àJuan Tenorio :
– Venez après-demain, à midi, à l’hôtelde Loraydan, et d’ici là, cachez-vous…
On a vu que don Juan avait aussitôt regagnél’auberge de la Devinière où il s’était gîté dès son arrivée àParis, et tenant pour valable le conseil de son adversaire… ou deson allié, il ne savait pas encore au juste comment se le désigner,– il s’était enfermé en sa chambre.
Là, il avait passé une fort maussade journée,se réprimandant soi-même, s’invectivant à propos du misérableinsuccès de son imposture – insuccès dont il eût dû au contraire selouer fort – regrettant amèrement d’être sans doute à jamais perduet déshonoré dans l’esprit de la trop jolie Denise, donnant à tousles diables ce truand, ce malandrin, ce vil routier, ce Bel-Argent,cause de la catastrophe, se promettant de lui couper à tout lemoins les deux oreilles, sans préjudice, de maint autre coup derapière au travers du corps, bref, de le mettre en capilotade.
La journée se passa en réflexions débordantesd’amertume, tantôt furieuses, tantôt fort tristes, et cesréflexions n’en devenaient que plus amères, plus sombres, plusfurieuses, lorsqu’il venait à se rappeler que, dans sa fuite devantle chœur des commères, il avait perdu sa bourse, laquelle contenaittout son avoir…
Au demeurant, il n’en dîna pas moins d’unexcellent appétit, se fit servir en grand seigneur qu’il était,puis, gagnant son lit de repos après une journée si bien remplie,il s’endormit d’un sommeil profond et heureux…
Car c’est une justice à rendre à donJuan : il avait un sommeil d’enfant…
Jamais la pâle insomnie ne venait l’arracher àson repos.
Rarement, il rêvait, et lorsque, par hasard,la chose lui arrivait, c’étaient des songes fortunés qui, venant levisiter, lui faisaient continuer le cours de ses bienheureusesaventures.
Il résulta de là que don Juan, selon sacoutume, se réveilla au matin tout frais et dispos.
Nous passerons sur cette deuxième journée dela claustration volontaire de Juan Tenorio, et nous arrivons ausoir, à ce soir même où François Ier, escorté deLoraydan, Essé et Sansac, devait se rendre au chemin de laCorderie…
Vers le soir, disons-nous, cette claustrationque don Juan s’était imposée selon le conseil du comte de Loraydancommençait à lui peser fort.
– Voyons, se dit-il, c’est demain à midique je dois me rendre en l’hôtel de ce gentilhomme avec qui j’aifailli d’abord me couper la gorge et qui s’est ensuite montré siraisonnable à mon endroit. Que peut-il donc bien me vouloir ?Rien que du bien, je présume. Mais puisque je dois demain, en pleinjour, me rendre au chemin de la Corderie, pourquoi n’irais-je pasquand la nuit propice me convie et m’assure que nul ne saurait mereconnaître ?… Au fait, pourquoi dois-je me cacher ?Quels mauvais diables sont déchaînés contre moi ? Qu’ai-jefait de mal ?
Don Juan récapitula ce qui lui était arrivédepuis qu’il était en France et surtout depuis qu’il était arrivé àParis ; il étudia soigneusement sa conduite et n’y trouva riende répréhensible. Du mal ? Quel mal ?…
– Pourquoi me cacher ? conclut-il.Sur ma foi, je sens que les murs de cette auberge pèsent à mesépaules comme ceux d’une prison. Or çà, je me libère, je me donne àmoi-même la clef des champs, d’autant que la nuit est devenue asseznoire pour couvrir mon escapade, si escapade il y a !… Lechemin de la Corderie ! acheva-t-il dans un soupir. L’hôteld’Arronces !… Ah ! Léonor, cruelle Léonor ! Pourquoifaut-il que je ne puisse vous arracher de mon cœur ?… C’estdit : je veux sortir. Le diable est que je suis sans argent…et s’il m’arrive quelque aventure…
Il suspendit la promenade agitée qui luifaisait arpenter sa chambre.
– Sans argent !… Moi !…
Longtemps, il demeura immobile, la têtepenchée, esquissant parfois un vague geste de la main, et parfoismurmurant des lambeaux de discours à Léonor. Il pâlissait… deslarmes perlaient à ses paupières… mais toujours il aboutissait auterrible refrain : Sans argent !
Comme il était ainsi à écouter palpiter soncœur, on frappa soudain à sa porte.
Don Juan tressaillit, s’arracha à grand regretau songe qu’il échafaudait, à l’imagination que de toutes pièces ilcréait dans son esprit, et il alla ouvrir.
Jacquemin Corentin apparut.
– C’est toi ? fit don Juan. D’oùviens-tu si tard ?
– Moi ! s’écria Corentin stupéfait.Mais, monsieur, je viens d’où vous m’avez envoyé.
– Entre donc, mort diable !Oh ! Vas-tu fermer cette porte, à la fin ! Je commence àme lasser de tes airs ahuris et de tes façons par trop libres.
Jacquemin s’était hâté d’obéir, et se tenaitdevant son maître dans une attitude de respect.
– Me diras-tu d’où tu viens ?… Voilàdes jours que tu me prives de tes services. Qu’as-tu fait ? Aufait ! Dis-moi : quand tu me quittas, je te donnai bienune dizaine d’écus d’or. Que sont-ils devenus ? Je pense quetu n’auras pas tout bu ?…
Jacquemin se passa une main sur le front etouvrit des yeux effarés.
– Monsieur, dit-il, vous me laissâtes entout trois pauvres écus d’argent. C’est ce que m’a coûté monvoyage, et il ne me reste plus un denier.
– Tu crois que je ne te donnai que sipeu ? C’est possible. N’en parlons donc plus. Seulement, je tepréviens que tes débordements m’inspirent une véritable horreur.Don Juan Tenorio ne saurait être servi plus longtemps par un fieffévalet ivrogne et coureur de filles… oui, oui ! j’en ai apprisde belles sur ton compte, monsieur le faquin, monsieur le bonapôtre, monsieur le donneur d’eau bénite et autres vertueuxconseils…
– Moi ! bégayait Jacquemin. J’en aifait de belles ?… Moi !…
– Toute la rue Saint-Denis ne parle quede cela. Cette bonne dame Jérôme Dimanche est indignée, de même quela marchande de flans, et l’épicière, et la tripière, toute la rue,te dis-je ! Sans compter ta victime, cette infortunée petiteDenise qui pleure et se lamente !
– Elle pleure ? fit Corentin.
Et il rougit !…
Et il se demanda si vraiment, l’autre matin,le grand matin, le matin où il l’avait happée dans ses bras etsauvée, dans l’effondrement de l’estrade, le matin bienheureux où,ensemble et se donnant le bras, ils étaient, elle et lui, revenusdepuis la rue Saint-Antoine jusqu’au logis de la rue Saint-Denis,l’ineffable matin où de ses propres oreilles, il l’avait entenduedire ces douces paroles : « J’aime Jacquemin deCorentin !… » oui ! il se demanda si ce matin-là, iln’avait pas poussé les choses un peu trop loin, outrepassé lesbornes de la bienséance, attenté enfin à l’innocente vertu de lajolie Denise…
– Monsieur, dit-il, je suis tout honteuxde ma conduite, je l’avoue.
– Ah ! fit don Juan étonné, tuavoues !…
– Je dirai pourtant à ma décharge quec’est elle, monsieur, qui a voulu m’embrasser…
– Denise a voulu t’embrasser ?répéta don Juan qui, de l’étonnement, passa à la stupeur.
– Oui bien. Mais je m’y refusai. Je doisdire au reste, pour être véridique et loyal, que ce refus provintuniquement de mon nez…
Don Juan avait baissé la tête et méditait, nonsans amertume, sur cet événement qui l’humiliait : Deniseavait voulu embrasser son valet et celui-ci avait dû se refuser auxentreprises de la jolie fille !…
– La peste soit de la donzelle ! segrommela-t-il. Quelle perversité ! Fiez-vous aux airsingénus ! Et qui avait-elle choisi ? Ce bélître deCorentin ? Il est vrai que ces petites filles qui rougissentpour une œillade vous ont souvent des cervelles que hante le vice…C’est bon, reprit-il. Ne parlons plus de cela et fais-moi savoird’où tu viens…
– Mais, monsieur, de Blois ! Villefort ennuyeuse si j’en juge par la salle de l’auberge duSoleil-d’Or, où je me suis morfondu…
– Tu l’avoues donc ! Les tavernes deParis ne te suffisent plus ; il faut aussi que tu coures laprovince, pour obéir à tes hideux penchants de paillardise…
– Moi ! paillard ! bégayaJacquemin écarlate de honte.
– Tes penchants d’ivrognerie sansvergogne !…
– Pour un ou deux brocs de vin que j’ybus ! Fameux vins, d’ailleurs, qu’ils appellent là-bas :le rouge, du Saint-Georges, et le blanc, du Vouvray. Ils ontraison, monsieur : le rouge est un vin d’archange, et leblanc…
– Tes penchants de mensonge, interrompitdon Juan, d’imposture, et de tromperie du diable !
Jacquemin Corentin, devant cet excèsd’outrage, retrouva sa dignité. Il se redressa d’un air de modestefierté, considéra son maître avec une sorte d’indignation tempéréepar le respect…
– Monsieur, dit-il, quand on veut tuerson chien, on commence par dire qu’il est enragé… Mes longsservices et la mémoire vénérée de don Luis Tenorio eussent dû mepréserver de telles atteintes. Si vous voulez me chasser, dites-lesans me faire souffrir davantage.
– Te chasser ! s’écria don Juan. Jete le défends bien, par le ciel ! qui donc me servirait aussibien que toi qui connais à fond mes goûts, mes habitudes… et puis…je vais te dire…
Don Juan fit quelques évolutions rapides àtravers la chambre. Sur le point d’en arriver à l’unique questionqu’il préparait depuis l’entrée de Jacquemin, il se sentit rougir.Il eut comme un soupir de rage et de détresse. Mais, secouantrudement la tête, il parut écarter d’importunes pensées :
– Au fait ! gronda-t-il. Je suisbien sûr que tu as, dans ton escapade éhontée, dévoré jusqu’audernier de ces… de ces carolus d’or que tu me montras en l’aubergede Périgueux… car tu es prodigue, tu jettes les écus à la tête desgens… je t’en fis maintes fois le reproche.
Pour cette fois, Jacquemin Corentintriompha.
– Non, monsieur, dit-il. Je n’y ai pointtouché. Les douze carolus d’or sont là, dans ma ceinture. Ils mesont sacrés, maintenant.
– Fais les voir, un peu ! murmuradon Juan. Sacrés ? songea-t-il non sans une pointe d’émotion.Pauvre Corentin ! Sacrés parce qu’il me les réserve !…Ah ! don Juan, don Juan ! Si ton père te voyait !…Que dis-je ! Tu te vois toi-même, oui, tu te vois, tut’entends emprunter de l’argent à ton valet… et tu te sens mourirde honte… Bah ! se reprit-il soudain, c’est une fortune pource bon Corentin, de me prêter un ou deux de ces carolus, car je luirendrai cela au centuple. Au surplus, j’ai besoin d’or et n’ai pasle temps d’en chercher… Allons !
Il se dirigea vers la table sur laquelleJacquemin Corentin, ayant défait sa ceinture de cuir, venaitd’aligner les douze magnifiques pièces d’or.
– Je ne lui en prendrai que quatre,songea don Juan. Oui, dit-il tout haut, je te rends justice sur cepoint : voici bien les douze carolus ; par ma foi, ils ysont tous les douze…
– Ils me sont sacrés, répéta Jacqueminavec attendrissement.
– Allons, dit don Juan attendri lui-même,n’exagère pas, va. Je comprends ta bonne pensée. Mais de là à direque ces carolus te sont sacrés…
– Dame, fit simplement Corentin, ils sontma dot…
Don Juan s’arrêta court et leva un regardétonné sur Jacquemin qui, perché sur ses échasses, les yeuxpudiques et le visage tout rose, se penchait, contemplatif, sur sescarolus…
– Ta dot ? interrogea Tenorio.
– Ma dot, monsieur ; je l’ai promisetelle quelle à Denise…
Don Juan fut pétrifié. Une longue minute, ildemeura immobile, puis tout à coup, éclata de rire, un fou rireéclatant et tumultueux qui affola Jacquemin.
– Ce rire ! songea-t-il, ce rire metuera ! Monsieur, je ne vois pas ce qu’il y a de risible encette affaire. Mais vous riez de tout, même des choses lesplus…
– Les plus sacrées ! dit don Juansoudain très grave.
– Oui, monsieur ! dit Corentinétonné.
– Bah ! se dit Juan Tenorio, je nelui en prendrai que six, juste la moitié…
Il en prit un, parut l’examiner avec lacuriosité d’un marchand de médailles, et le fit disparaître. Puisun deuxième, un troisième… et quand il fut à six :
– Au fait, puisque c’est sa dot, à cebrave Corentin, elle sera bien plus en sûreté sous ma garde quedans sa ceinture. Il serait bien capable de se laisser voler…
Et il rafla les six carolus restants.
Hébété de surprise, Corentin avait assisté àcette scène sans oser un mot ou un geste. Seulement, quand il vitdisparaître les derniers carolus, il comprit !… oui, ilcomprit que le fils de don Luis Tenorio était devenu pauvre aupoint d’être forcé d’accepter, de prendre l’argent de son valet…Corentin se détourna pour ne pas infliger à son maître la hontesuprême de ses regards, il se détourna, disons-nous, feignant den’avoir pas vu, et d’un geste furtif, essuya une larme, en sedisant : Je les lui avais offerts… c’est un honneur qu’il mefait.
Quant à don Juan, déjà il s’élançait au dehorsen disant :
– Attends-moi ici, ne bouge pas jusqu’àmon retour si tu ne veux pas que je te rompe les os !
Juan Tenorio, tout empressé, prit le chemin del’hôtel d’Arronces. Il courait presque. On eût dit vraiment queLéonor l’attendait. Il se reprochait le temps qu’il avait perdupour obéir aux conseils du comte de Loraydan.
– Que peut bien me vouloir ce dignegentilhomme ? se demanda-t-il Bon. Je le saurai demain,puisque demain, à midi, je dois le voir en son hôtel. Chassonstoute préoccupation indigne de celle que j’aime. Ô Léonor, c’est àvous seule que je veux penser, car vous êtes la flamme même de mapensée ! Ô Léonor, cette nuit, il faut que je vous voie !Il le faut, par le ciel ! Ou je meurs !…
Comme il songeait ainsi dans la profondeobscurité de la rue du Temple, il ralentit soudain sa course ;à vingt pas devant lui, il venait de distinguer quatre hommes qui,ainsi que lui, marchaient dans la direction du château duTemple.
Après le couvre-feu, tout passant rencontrédans les rues noires et désertes pouvait être, était,selon toute probabilité, un malandrin en quête : dès quel’ombre tombait sur Paris, des tavernes mal famées, des ruelles dela cour des Miracles, de tous les autres où ils se gîtaient lejour, sortaient les animaux nocturnes, loups, renards, se glissantle long des maisons, se reconnaissant entre eux à quelque signe,s’attaquant rarement, sauf en cas de famine, s’unissant souventpour tomber sur le gentilhomme en bonne fortune, sur le bourgeoisattardé qu’escortait le serviteur portant la lanterne depapier…
Don Juan, donc, mesura sa marche sur celle deces quatre inconnus et assura sa dague dans sa main.
Il les vit soudain tourner dans le chemin dela Corderie.
– Au diable les importuns,songea-t-il.
Mais il se rassura tout aussitôt : lesquatre importuns disparaissaient dans l’hôtel Loraydan.
– Oh ! fit Tenorio étonné. Chez cegentilhomme qui m’attend demain ? Qui cela peut-il être ?Bon ! De quoi diable vais-je m’occuper là !… Puisque lechemin est libre, courons à l’hôtel d’Arronces !…
Nous demandons la permission de quitter icidon Juan.
Nous ne tarderons d’ailleurs pas à leretrouver.
Pour le moment, nous voudrions bien acheverd’indiquer vers quels horizons s’aiguillait la destinée deJacquemin Corentin, humble personnage à coup sûr, mais qui nousintéresse à l’égal d’un Tenorio, d’un Loraydan ou d’un FrançoisIer, car dans la vaste chaudière où s’élaborent lesdestins de l’humanité, rois et valets, bourgeois et truands,gentilshommes et manants, financiers et savetiers, cuisentensemble, assemblés de gré ou de force, chacun fournissant sa partde substance et de moelle en vue du Grand Œuvre.
Nous dirons donc que, le lendemain matin, versdix heures, Bel-Argent s’étant assuré que son maître, Clother dePonthus, dormait du lourd sommeil qui suit les grandes fatigues decorps et d’esprit, sortit du logis et s’en vint droit à laDevinière, dans l’intention de mettre à sec un ou deux de cesflacons de Saumur qui faisaient la réputation de cette braveauberge, de concert avec ces fameux pâtés queMme Grégoire préparait elle-même.
Nous devons dire que Bel-Argent se trouvait enfonds.
En ramenant l’avant-veille Clother de Ponthusjusqu’au logis de dame Jérôme Dimanche, Bel-Argent n’avait d’abordsongé qu’à son maître ; il l’avait aidé à se coucher ; illui avait lui-même préparé une boisson réconfortante…
Le lendemain, Clother avait voulu se lever,mais une fois debout, il s’était aperçu que la tête lui tournait,que ses jambes se dérobaient, et, avec son bon sens d’hommeréellement actif et brave, il s’était dit que le plus court étaitencore d’achever de reprendre ses forces par un suffisant repos etune nourriture substantielle.
Après un bon dîner, donc, il s’était toutbonnement recouché.
C’était le jour où Jacquemin Corentin devaitreparaître en présence de Juan Tenorio.
Le lendemain matin à huit heures, nouvelletentative de Clother : nouvelle constatation d’une faiblessequ’il se reprochait comme une faute. Au bout du compte, il y eut unfort dîner que ce brave Clother dévora avec une sorte de rage en sedisant :
– Que diable ! Je n’ai eu faim etsoif que pendant quatre jours et autant de nuits. Il me semble bienque tout le dégât devrait être à cette heure réparé.
Il paraît que le dégât n’était pas réparé. Carle jeune homme, en dépit de ses efforts, s’endormit d’un pesantsommeil que Bel-Argent constata avec satisfaction.
– Il en a bien pour quelques heures, sedit le valet de Clother. Il semble que je puis maintenantm’accorder quelque joyeuse lippée. La Devinière est en face… Oui,mais je n’ai point d’argent ! Or, je connais ce bonM. Grégoire. À un moine, pour tout payement, il demande sabénédiction. Mais, j’aurai beau le bénir…
En raisonnant ainsi, Bel-Argent louchait versla bourse de cuir que son maître avait insoucieusement jetée sur uncoffre.
Ce serait donner de la vertu de ce malandrinune trop haute idée à nos lecteurs que d’insinuer qu’il hésita plusd’une minute. Les yeux fixés sur Clother qui dormait de son mieux,Bel-Argent allongea les griffes vers la bourse enmurmurant :
– Il sourit, c’est un heureux songe quile visite en ce moment, je suis sûr qu’il rêve qu’il me couvre d’orpour l’avoir arraché au damné Loraydan ; je ne fais donc queréaliser ce beau rêve et devancer les intentions de ce généreuxgentilhomme.
Et déjà l’opération était terminée… déjà unebonne demi-douzaine d’écus étaient tout à la douce sortis de labourse… déjà, sur la pointe des pieds, Bel-Argent quittait lachambre.
Quelques minutes plus tard, il faisait à laDevinière l’entrée assurée d’un homme qui a la consciencetranquille quant au payement final…
Bel-Argent s’assit donc à une table de lagrande salle et commanda qu’on lui apportât une bonne omelette, unetranche de venaison, un pâté, une volaille rôtie et deux ou troisflacons de Saumur. À l’énoncé de ces prétentions, maître Grégoirefronça les sourcils, mais Bel-Argent, d’un geste plein d’éloquence,montra dans sa main les écus qu’il devait au généreux sommeil deson maître ; ce que voyant, le patron de la Devinière adressaau valet de Ponthus le sourire même qu’il réservait à tout clientbien lesté d’écus – que le client fût prince ou truand – ets’envola vers les cuisines.
Or Bel-Argent allait attaquer l’omelette enquestion lorsque la porte qui donnait sur l’escalier conduisant auxétages supérieurs s’ouvrit lentement, et Jacquemin Corentinapparut, lugubre et tout soupirant.
Jacquemin Corentin vint s’asseoir à la tablevoisine de celle où Bel-Argent se carrait devant les chosessucculentes qu’il s’apprêtait à engloutir.
Un garçon de salle vint lui demander ce qu’ildésirait boire.
Jacquemin d’un geste machinal se fouilla, puispoussa un profond soupir et, stoïque, répondit :
– Je n’ai pas soif…
Bel-Argent vit le geste, nota le soupir ets’écria :
– Eh quoi, seigneur Corentin ! Ilserait vrai ? Vous n’avez pas soif…
Jacquemin tressaillit, et s’aperçut alorsseulement qu’il venait de se placer près de son intime ennemi.
– Ho ! songea-t-il. Lui aussi !Il m’appelle seigneur.Que diantre m’arrive-t-il ?Serais-je donc vraiment, sans m’en douter, le comte deCorentin ? Non, répondit-il, je n’ai pas soif, ce matin !Il y a des jours comme cela, où l’on n’a pas soif…
Bel-Argent eut un éclat de rire, et, attaquantl’omelette, fit entendre une féroce mastication, puis se versa unras bord qu’il vida d’un trait.
– Oui, dit-il alors. Il y a des jourscomme cela. Moi, heureusement, je ne connais que les jours où j’aifaim et soif. Aussi, tu vois…
Et le supplice de Tantale recommença pourJacquemin qui, en vain, détournait la tête.
– Allons, avoue ! dit tout à coupBel-Argent.
– Ainsi va le monde, songeait lugubrementCorentin. Ce misérable truand est cousu d’or. Il dévore, il boitavec impudence, avec indécence. On voit bien qu’il a pour maître ungénéreux gentilhomme, tandis que moi… hélas !… – Que faut-ilque j’avoue ? reprit-il.
– Que tu es sans sou ni maille,tiens ! Jacquemin se redressa fièrement et dit :
– Mon maître, le seigneur Juan Tenorio,sortit hier de l’auberge en me commandant de l’attendre en sachambre. C’est ce que j’ai fait. Il n’est pas rentré de la nuit, etle diable sait pourquoi. Las de l’attendre là-haut, je suisdescendu ici pour le voir dès qu’il arrivera, ce qui ne sauraittarder. Or, sache-le, Tenorio est riche au point de ne savoir quefaire de sa fortune…
– Eh bien ? demanda Bel-Argent.
– Eh bien, dès qu’il arrivera je luidemanderai un écu d’or et il m’en donnera deux : je leconnais.
– Et alors, tu auras soif ?
– Oui, dit naïvement Corentin. Faim etsoif, car depuis hier je n’ai ni bu, ni mangé.
C’était la vérité. Le pauvre Corentin avaitdépensé le fond de sa bourse à sa dernière étape, et il y avaitprès de vingt-quatre heures qu’il jeûnait. Il était vrai égalementque Juan Tenorio n’était pas rentré de la nuit – nous dironspourquoi. Obéissant à l’ordre qu’il avait reçu, Jacquemin n’avaitpas bougé de la chambre de son maître. Et ce n’est qu’à l’heure oùles tiraillements de son estomac devinrent par trop impérieux qu’ilse décida à descendre à la grande salle dans l’espoir de quelqueaubaine de rencontre. Quant à demander un crédit, qui certes ne luiaurait pas été refusé, Jacquemin était trop scrupuleux et –pourquoi ne pas le dire ? – trop fier pour y songer :fier pour lui-même, fier pour son maître. Qu’eût-on pensé de JuanTenorio en voyant que son valet n’avait pas d’argent !
– Holà ! cria Bel-Argent qui venaitde terminer l’omelette. La venaison, maintenant !
– Sacripant ! se dit Jacquemin. Iltranche du maître, il parle, il ordonne !… et moi !…
Il jeta un regard navré sur l’épaisse tranchede venaison qu’on venait de placer devant Bel-Argent. Puis, nepouvant plus endurer le supplice, il se leva pour sortir.
– Si tu veux me dire la vérité, dit toutà coup Bel-Argent, je t’invite.
Jacquemin se rassit, et bégaya :
– Tu ferais cela… toi ?…
– Pourquoi pas ? Nous sommes depauvres hères, va… que nous servions comte, duc ou prince, nousn’en sommes pas moins des gueux qui se doivent assistance. Noussommes ennemis, c’est vrai, grâce à ton entêtement à ne pas me direla vérité, mais je t’invite tout de même, dans la pensée quedemain, peut-être, je serai bien content que tu m’invites à tontour. Ainsi donc, pas de façons : mets-toi là devant moi, etattaque-moi bravement ces viandes, attaque-moi ce flacon de vin quivient de Dieu ou du diable, je ne sais au juste, mais qui met dusoleil au cœur… allons, laisse-toi faire, va !
Corentin se laissait faire, Corentin prenaitplace devant Bel-Argent. Corentin, pleurant d’attendrissement, sedemandait, disons-nous, si, lui, Jacquemin, en une occasionsemblable, eût invité Bel-Argent, et, tout en versant ces larmes defélicité que nous signalions, allongeait déjà la main vers leflacon…
– Je t’invite, dit Bel-Argent. Mais tu mediras la vérité !
– Quelle vérité ? balbutia Corentinassombri.
– Je suis bon prince, dit Bel-Argent.Mange et bois, d’abord. Tu ne me le diras que quand tu n’auras plusni faim ni soif…
– Que faudra-t-il que je te dise, au nomdu ciel !
– S’il est vrai ou faux, énonça gravementBel-Argent. Corentin eut un sursaut de fureur. Corentin frémit dansson orgueil outragé. Corentin loucha terriblement sur son nez. Maisque sont la fureur et l’orgueil quand l’estomac est vide et lagorge desséchée ? Corentin connut l’humiliation suprême :ce flacon de vin qu’il rêvait de briser sur la tête de sonadversaire, il se contenta de s’en verser un plein gobelet qu’ilvida avec délices.
– À la fin du repas, n’oublie pas !insista Bel-Argent.
Corentin poussa un gémissement, mais lavenaison était friande, le pâté de Mme Grégoireavait merveilleux aspect, la volaille rôtie épandait un délicieuxparfum.
– À la fin du repas, soit !dit-il.
– Enfin, je connaîtrai donc cemystère ! jubila outrageusement Bel-Argent. Je n’en dormaisplus. La nuit, je me réveillais pour me demander :« Est-il vrai ? Est-il faux ?… » Et je medisais : « Jusqu’au jour où Corentin lui-même ne m’aurapas juré qu’il est vrai, je croirai qu’il est faux !… »Et encore, lorsque Corentin m’aura fait ce serment, faudra-t-il queje m’assure par moi-même…
– Ça !… Jamais de la vie !rugit Jacquemin.
– Quoi ?…
– Tu n’y toucheras pas !…
Bel-Argent hocha la tête de l’air d’un hommequi se sent repris par un doute cruel. Mais peut-être au fond,était-il moins diable qu’il n’en avait l’air, car il conclut avecune modestie qui parut à Jacquemin une nouvellehumiliation :
– Je devrai donc me contenter de taparole… Mange, va ! mange et bois ; je m’encontenterai.
Corentin mangea et but. Les flacons sesuccédèrent avec rapidité. Corentin dut s’avouer que Bel-Argentétait un hôte généreux. Il y avait deux heures que les deuxcompères étaient à table ; depuis longtemps, ils avaient finide manger, mais leur soif paraissait de plus en plus intense ;tous deux, d’ailleurs, avaient parfaitement oublié, l’un sonenragée question, l’autre la réponse qu’il devait faire sous la foidu serment ; ils en étaient aux confidences ; ils seracontaient leurs aventures sans s’écouter et parlant tous deux àla fois, et Corentin finissait par bredouiller avec obstinationcette demande :
– Qui suis-je ? Que suis-je ?Le sais-tu, toi ?… Eh bien, moi, je ne le sais plus au juste…Suis-je un comte breton ? Suis-je décidément le seigneurJacquemin de Corentin ?…
Lorsque, tout à coup, plusieurs hommes vêtusde noir et conduits par un sergent de la prévôté entrèrent dans lasalle de la Devinière, s’avancèrent vers maître Grégoire, qui déjàpâlissait et tremblait, et à haute voix, à haute et sévère voix, lesergent prononça :
– Au nom du roi ! Conduisez-nous àl’instant auprès du seigneur Jacquemin de Corentin !
Maître Grégoire recula, effaré. Bel-Argent futhébété de surprise. Corentin se dressa et balbutia :
– Qu’est-ce que je disais ? Au nomdu roi lui-même, je suis le seigneur Jacquemin deCorentin !
Et s’avançant vers le sergent de laprévôté :
– Le seigneur Jacquemin deCorentin ? C’est moi, que voulez-vous ?
– C’est vous ? Bon. Au nom du roi,je vous arrête. Gardes, saisissez-le !…
Cet ordre fut exécuté à l’instant. Jacqueminlivide, Jacquemin soudain dégrisé s’écria :
– Vous m’arrêtez ? Qu’ai-jefait ? De quoi m’accuse-t-on ?…
Et Jacquemin Corentin qui jamais de sa vien’avait été marié, Jacquemin Corentin qui était la timiditéincarnée auprès des femmes, qui était l’innocence même, la vertu enpersonne, Jacquemin Corentin demeura pétrifié, assommé, foudroyé…car le sergent de la prévôté lui répondait :
– Sire Jacquemin de Corentin, vous êtesaccusé de polygamie !…
L’instant d’après, le pauvre Corentin étaitentraîné, à demi mort de stupeur plus encore que d’épouvante. Unedemi-heure plus tard il entendait se refermer sur lui la lourdeporte de l’un des cachots du Châtelet…
Les quatre personnages que don Juan avaitsuivis jusqu’au détour du chemin de la Corderie étaient, comme ill’avait constaté, entrés dans l’hôtel Loraydan.
C’étaient le roi de France, deux jeunesseigneurs compagnons – et serviteurs – de ses plaisirs, messieursd’Essé et de Sansac ; et enfin, le comte Amauri deLoraydan.
C’était la première fois que le comte revenaitchez lui depuis le moment où il avait enfermé Clother de Ponthusdans une salle où il voulait le laisser mourir de faim.
Ce ne fut pas sans sentir une sueur froide àla racine de ses cheveux qu’Amauri de Loraydan pénétra dans la courde l’hôtel. Il s’empressa fébrilement, ouvrit la porte de la salled’honneur en disant avec volubilité :
– Je supplie humblement Votre Majesté deme pardonner. Rien n’est prêt pour la recevoir dignement…
– Ho ! s’amusa FrançoisIer goguenard, avec une fortune de deux millions delivres, un honnête sujet doit toujours être prêt à recevoirdignement son roi…
Et déjà Loraydan se courbait, tout pâle,épouvanté par ces mots qui présageaient une disgrâce et surtout parle sourire cruel du roi ; et déjà, disons-nous, ses deux bonsamis, Sansac, Essé, prudemment se reculaient, s’écartaient dupestiféré.
– Allons, c’est bien ! continuaFrançois Ier dans un éclat de rire, tu trouveras biendans tes caves un flacon de vin d’Espagne que ta valetaille auraoublié… en ma faveur !
– Sire ! bégaya Loraydan, ivre deterreur.
Sa valetaille !… L’unique Brisard lareprésentait tant bien mal. Ses caves ! elles étaient à secdepuis bien longtemps, aussi, les gobelets d’or, les coupes encristal de Venise qu’il tenait de son père avaient pris le chemindes prêteurs sur gages. Loraydan se maudit de n’avoir pas prévuque, peut-être, le roi voudrait s’arrêter chez lui. Avec l’argentde Turquand, il eût pu, certes, tout disposer de telle sorte quecette visite tournât à son honneur.
– Où vais-je prendre un flacon de vind’Espagne ? se bégaya-t-il en s’inclinant.
En même temps, ouvrant la porte de la salled’honneur :
– Sire, dit-il, je ferai de mon mieux.Que Votre Majesté daigne entrer.
Nous disons qu’en prononçant ces mots, plusmort que vif, il ouvrait la porte, – et au moment où le roientrait, suivi d’Essé et Sansac, Amauri de Loraydan demeurainterdit, frappé de stupeur :
La salle d’honneur était brillammentéclairée !…
Par qui ? Pourquoi ? Comment !D’où venaient ces vingt ou trente flambeaux de belle cire blanchequ’il voyait aux candélabres d’argent ? Loraydan, vaguement,se posa ces questions, se demandant s’il n’était pas le jouet d’unrêve.
Presque aussitôt, un soupir d’angoisse gonflasa poitrine… le roi, rapidement, s’était avancé vers le milieu dela table, et, joyeusement, s’écriait :
– Ah ! Loraydan, Loraydan, quediable nous disais-tu ? Sur ma foi, voilà une table qui estfaite pour tenter même un ermite. Tu veux nous induire en péché degourmandise.
Loraydan jeta un regard timide et effaré surla table que désignait le roi, et l’étonnement le fit frissonner…le rêve continuait… plus surprenant, plus magnifique, le rêve sedéveloppait…
La table recouverte d’un drap éblouissant toutfestonné, tout bordé de dentelle – une de ces nappes comme on n’envoyait que chez les plus fastueux d’entre les princes – la tableautour de laquelle douze sièges étaient placés devant douzecouverts en or massif et d’un travail précieux, la table, donc,était surchargée de pâtisseries délicates disposées en de vastescoupes de fine porcelaine, de confitures qui, de leurs compotiersde cristal, laissaient monter de subtils arômes, de flacons auxformes gracieuses ou étranges qui semblaient contenir des vinsopulents. Il y avait douze gobelets – onze en argent, et un en orplus grand que les autres. Et des douze sièges, l’un était unsplendide fauteuil élevé sur une estrade.
François Ier prit tout aussitôtplace en ce fauteuil ; il ne pouvait s’y tromper.
Puis, d’un signe, il invita Essé, Sansac etLoraydan à s’asseoir.
Essé et Sansac obéirent. MaisLoraydan :
– Sire, Votre Majesté me permettra dedemeurer debout. Mon devoir est de la servir.
François Ier approuva d’un geste.Puis, d’un ton amicalement grondeur :
– En ce cas, renvoie tes gens qui nousregardent et nous écoutent. Une autre fois, je ne veux pas que tesserviteurs sachent que je suis venu ici à une heure où tout bonépoux doit se trouver dans son lit, je veux dire le lit conjugal,ajouta François Ier en éclatant de rire.
Loraydan avait sursauté, et rapidementinspecté la salle d’un coup d’œil. Et il aperçut alors ce qu’iln’avait pas encore vu :
Au fond de l’immense pièce, huit valets encostume de cérémonie s’alignaient, raides en leur immobilitéd’apparat.
Et alors, Loraydan comprit tout !
Il sut quel magicien avait conçu et réalisé cerêve qui l’éblouissait :
Parmi ces huit valets, tous gens de hautetaille, de large envergure, solidement plantés, capables desoutenir un siège contre une compagnie des suisses du roi, ilvenait de reconnaître deux ou trois figures qu’il avait remarquéeschez Turquand.
Turquand !…
Oui. Le père de Bérengère était le metteur enscène de cette féerie. Turquand, philosophe et penseur, avait supar Loraydan lui-même, et le matin même de ce jour, que le roidevait venir rôder autour de son logis. Turquand avait deviné,prévu que le roi voudrait s’arrêter à l’hôtel Loraydan. Sans doutel’orfèvre avait étudié les mœurs du roi. Sans doute, il était aufait des habitudes du monarque.
Turquand haïssait en François Ierle séducteur éhonté, le coureur de rues, le nocturne rôdeur.
Mais Turquand voulait que l’homme qui devaitépouser Bérengère devint tout-puissant à la cour de France.Philosophe et penseur, disons-nous, Turquand, mieux que Loraydan,mieux que le plus adroit courtisan, savait comment on flatte unhomme… un roi tel que François Ier.
Dès lors, Amauri de Loraydan retrouva tout sonsang-froid, tout son orgueil, toute son assurance.
Il décoiffa un flacon et versa à boire au roiqui, déjà attaquait les pâtisseries en disant :
– Tu m’attendais, Loraydan, avoue que tum’attendais.
– Sire, dit Loraydan, j’attends toujoursmon roi. J’avoue pourtant que, dans le fond de mon cœur, j’espéraistout particulièrement aujourd’hui l’immense honneur que VotreMajesté daigne faire au plus fidèle de ses sujets. Car le roi avaitdaigné me prévenir qu’il viendrait au chemin de la Corderie…
– Et l’hôtel Loraydan était l’étape toutindiquée, la bonne étape, dit François Ier.
Loraydan vit distinctement qu’il venait defaire un nouveau pas dans la faveur du roi, – un pas de géant.Mais, par une naturelle disposition de son esprit orgueilleux, deson cœur implacable, il s’en attribua toute la gloire et oublia quecette nouvelle faveur il la devait à Turquand.
L’envie rongea Essé et Sansac qui, le visageépanoui, le sourire aux lèvres, le regard attendri, assistaient àcette scène en formant des projets de vengeance. Eux qui savaient àquoi s’en tenir sur la fortune de Loraydan, eux qui savaient dequoi il était capable, et qui, peu de jours auparavant, l’avaientvu aux abois, acculé à la honte, à la misère, ils vous avaient desfigures enjouées et heureuses, tandis qu’ils songeaient :
Essé : – Quel riche bourgeois ce truanda-t-il bien pu trucider et dépouiller ?
Sansac : – Quel usurier a bien pu selaisser prendre aux promesses, aux mensonges de ce vraigueux ?
Et chacun d’eux : – Il faut que je lesache !
– Mais, reprit François Ier,pourquoi douze places autour de cette table, dis-moi ?
– Sire, dit Loraydan, j’ignorais parcombien de gentilshommes Sa Majesté se ferait escorter. Si j’eusseprévu que l’honneur d’accompagner le roi reviendrait à messieursd’Essé et de Sansac, je n’eusse fait disposer que trois places, carces deux-là, sire, en valent douze.
Cette flatterie qui avait pour but de désarmerl’envie haineuse que Loraydan devinait très bien chez Essé etSansac alla tout droit au cœur du monarque qui murmura :
– Oui, je sais choisir mes hommes :c’est une qualité nécessaire au bon gouvernement de la chosepublique.
– Tu t’oublies, Loraydan ! s’écriaSansac.
– À toi seul, tu en vaux douze !renchérit Essé.
Il y eut assaut de galanteries et complimentsque le roi écouta en souriant comme un bon maître heureux de voirses gens se disputer le prix de fidélité.
– Maintenant, dit alors FrançoisIer, nous avons à parler d’affaires d’État qui doiventdemeurer secrètes. Assure-toi donc, Loraydan, que nulle oreilleindiscrète ne peut surprendre le plan de bataille que nous avons àdresser contre notre jolie ennemie Bérengère.
Loraydan pâlit de rage et d’effroi. Il luisembla que le roi venait d’insulter celle qu’il aimait. Il luisembla déjà voir Bérengère se débattre dans les bras duravisseur.
Mais, en un éclair, il revit le logisTurquand, la porte de fer, l’escalier secret…
Il sortit. En lui-même, il grondait :
– Au pis aller, elle a sur elle un poisonfoudroyant. Turquand me l’a dit. Turquand ne ment jamais !Oui, oui ! Plutôt la voir morte que de la savoir entre lesmains de ce roi félon !
Hors de la salle, il se heurta à Brisard. Ilgrogna :
– Tu écoutes, toi ?…
– Non, monsieur. Vous m’avez défendu unefois pour toutes d’écouter aux portes. Alors, je n’écoute pas. Etpuis vous savez bien que je suis sourd.
– Tu es sourd ?
– Oui, monsieur, je n’entends que quandc’est vous qui parlez.
– Qui a apporté les candélabres, lesflambeaux, dressé la table ?…
– Messire Turquand.
Loraydan demeura quelques instants silencieux.Puis il eut un mouvement pour rentrer dans la salle d’honneur.Mais, revenant sur Brisard, il le regarda dans les yeux :
– Il n’est pas sorti, hein ?
– Qui ça ? fit Brisard soudainpâli.
– Le gentilhomme !…
– Mais, dit Brisard, vous m’avezcommandé de l’avoir vu sortir le jour où il est entré avecvous !
– Oui. Tu dois dire cela, si quelqu’un tedemande !
– Je dirai la vérité, fitBrisard.
– Misérable ! Veux-tu que jet’étrangle ? Serais-tu capable de soutenir que tu ne l’as pasvu sortir ?
– Non, puisque j’ai vu sortir l’hommemort…
– Tu l’as vu sortir ?
– C’est la vérité. Il est sorti, je l’aivu sortir comme je vous vois.
Loraydan vacilla de terreur. Brisard étaitlivide, s’attendant à être poignardé à l’instant, mais il demeuraitimpassible, machine à obéir qui ne se déclenchait que sur l’ordredu maître.
Le comte de Loraydan s’élança : atteindreles salles qu’il avait parcourues avec Clother de Ponthus, parvenirà celle où il avait enfermé le jeune homme, constater qu’elle étaitouverte ! vide ! ce fut pour lui l’affaire d’uneminute.
Il revint lentement. Des soupirs gonflaient sapoitrine. Il tremblait. Une étrange impression de froid surl’échine le faisait frissonner, tandis que son front était en feuet que ses tempes battaient. En cette minute, il oublia le roi, iloublia Turquand, il oublia Bérengère !… iltremblait !…
Loraydan était une bête de proie ; maisaussi, de la bête féroce avait-il les aptitudes de la nécessaire,de l’indispensable bravoure physique.
Il se battait bien. Il savait risquer sapeau.
Mais dans ce moment, Loraydan sut ce que c’estque la peur.
La peur de la mort !
La peur de Clother de Ponthus !
Il songeait : Je suis perdu. J’ai voulule tuer. Et il est vivant. C’est donc lui qui me tuera !
Il retrouva Brisard à la place même où ill’avait laissé. Chose assez bizarre : il ne songea à lui faireaucun reproche. Les circonstances accessoires s’effaçaient devantl’énormité du fait. Et le fait était que Ponthus vivait… Oh !il vivait pour quelque terrible vengeance !
– Comment est-il sorti ? demandaLoraydan.
– Dame ! fit Brisard, il est sortipar la porte.
Brisard était innocent de toute velléité deplaisanterie. Il croyait énoncer une péremptoire vérité.
Il l’énonça avec fermeté. Et il ajouta pour sesoulager :
– Bon sang de bon sang !
Loraydan, avec une sorte de calme, répéta saquestion. Brisard avoua ensuite à Bel-Argent que ce calme était siterrible qu’il crut sa dernière heure venue, et que, tout enrépondant, il adressa une fervente prière à deux ou trois saints deses amis pour leur recommander son âme.
– Je veux dire, murmurait Loraydan, jeveux dire : comment a-t-il pu s’en aller puisque tout étaitfermé ? Qui lui a ouvert ?
– Qui ? Des truands, monsieur. Quesont-ils venus faire ici ? Le diable le sait. Mais ilsdisaient qu’ils connaissaient bien la salle au trésor. Queltrésor ? Bon sang !
– Oui, oui. Je sais ce qu’ils ont vouludire. Continue.
– Eh bien, ils ont ouvert les portes. Etl’homme mort est sorti. Je l’ai vu sortir.
– Combien étaient-ils ?
– Quinze ou vingt. J’ai oublié de lescompter. Plutôt vingt que quinze. Des diables !
– Tu n’as pas essayé de défendrel’hôtel ?
Brisard défit rapidement son pourpoint etmontra sa poitrine nue.
C’était un chef-d’œuvre : au travers decette poitrine, une longue estafilade s’allongeait, d’un rosevif ; une éraflure de poignard ou d’épée. La blessure étaitréelle. Elle était héroïque : elle était l’œuvre de Brisardlui-même… un chef-d’œuvre.
– Voilà ce qu’ils m’ont fait, dit-il. Etils m’ont lié par les pieds. Et ils m’ont mis un bâillon pourm’empêcher de crier au feu. Je suis payé pour défendrel’hôtel : je l’ai défendu, mais ils étaient quinze ou vingt,mettons vingt, sans compter l’homme mort.
Loraydan lui tourna le dos et regagna la salled’honneur, où il trouva le roi buvant, riant, disant mille folies àses deux compagnons.
– Sire, dit Loraydan, j’ai fait une rondepour obéir à l’ordre de Votre Majesté. Mais j’étais bien sûr quenul de mes serviteurs n’oserait…
– Bon ! s’écria FrançoisIer. Eh bien, voici ce que nous avons décidé :Sansac et Essé prétendent que tu connais ce Turquand, et qu’il t’aprêté de l’argent.
– C’est vrai, sire, Turquand m’a prêté del’argent, dit Loraydan, d’une voix morne.
– Tu l’as vu, tu lui as parlésouvent ?
– Souvent, oui, Majesté.
Et Loraydan regardait fixement devant lui, etce qu’il voyait, c’était Clother de Ponthus.
– Alors, il connaît ta voix, reprit leroi. Voici ce qu’il faudra faire : moi, Essé et Sansac, nousnous tiendrons cachés aux abords de la porte du logis, et tandisque j’invoquerai le divin Cupidon, toi, Loraydan, messager d’amour,tu heurteras à l’huis. Tu te feras reconnaître du bon usurier. Tuinvoqueras quelque urgent prétexte à pénétrer en cette demeurebénie qui abrite l’ange de mes rêves. La porte ouverte, nousentrerons tous les quatre, et… or çà, que penses-tu ? oùes-tu ? m’écoutes-tu bien ?
Loraydan tressaillit violemment. Ilbalbutia :
– J’écoute, Sire !…
Oui, il écoutait. Et cette fois, c’était uneautre terreur qui faisait irruption en lui. Clother de Ponthus, àson tour, s’effaçait de son esprit. Ainsi, parmi les fantasmes quiviennent assaillir le mourant, un rêve d’horreur succède à un rêved’épouvante.
Il entendait. Il écoutait. Et il comprenaitque le plan du roi, très simple, était infaillible. Il comprenaitque Bérengère était perdue.
C’était sûr : Turquand lui ouvrirait àlui, Loraydan, sur son premier mot. Rien ne pouvait faire queTurquand n’ouvrit pas au fiancé de Bérengère. Le mécanisme de laporte de fer ne serait donc pas manœuvré. Bérengère ne serait doncpas prévenue d’avoir à fuir, puisque c’était le déclenchement mêmedu mécanisme qui l’informait du danger en agissant sur la clochetted’alarme. Et les défenseurs étaient absents du logis… de laforteresse ! puisque les huit valets étaient assemblés àl’hôtel Loraydan !… Ah ! misérable imprudence du chef dela forteresse !
Toute l’admirable organisation de défenseimaginée par Turquand était réduite à néant.
– Et c’est moi qui ferai ouvrir laporte ! Et c’est moi qui livrerai Bérengère à ce larrond’honneur ! Moi, Loraydan, moi, dis-je, moi, messager d’amour,comme il dit, messager d’infamie, messager de honte et de désespoirvenu au nom du divin Cupidon…
Il eut un ricanement qui étonna FrançoisIer.
– Tu m’écoutes ? Par Vénusprotectrice, il semble que tu médites des pensées de fou !
– Dois-je le tuer tout de suite ?songeait Loraydan. Ou le poignarderai-je dans la maison deTurquand ? Oui ! Oui ! C’est cela !Là-bas ! Devant Bérengère !…
Et dans l’instant où cette résolution entra enlui, il reprit tout son sang-froid. Un rapide coup d’œil sur Sansacet Essé lui apprit que ses deux braves amis attendaient avec unefervente et puissante anxiété d’intérêt qu’il achevât de se perdredans l’esprit du roi. Sur le visage du monarque, il lut lesoupçon.
Ainsi l’embarcation du courtisan assaillie detoutes parts allait sombrer, il était temps de donner le coup debarre sauveur : si la nécessité persistait, de tuer le roi, ilfallait écarter le soupçon jusqu’à la minute de l’acte ; si,au contraire, le meurtre, pour quelque cause imprévue, devenaitinutile, il fallait conserver la faveur de Sa Majesté…
Combine, cherche, invente, boncourtisan ! Médite, nautonier d’ambition ! Mais par tousles diables, fais vite, car ta fortune en dépend !…
– Sire, dit Loraydan avec une émotionbien calculée – juste ce qu’il en fallait et pas plus : ilfaut de la mesure, du tact et du savoir-faire, du savoir-dire, dusavoir-se-grimer, de par tous les diables, il en faut ! –sire, je méditais en effet, et complétais ce magnifique plan sisimple que vient d’exposer Sa Majesté…
– N’est-ce pas que c’est biensimple ? dit François Ier déjà radieux.
– Simple comme tout ce qui est génial,sire, mais…
– Oh ! s’écria Essé, furieux, pourles expéditions amoureuses, nul ne peut être comparé à SaMajesté.
– Chacun sait, gronda Sansac enragé,chacun sait qu’il n’y a pas d’esprit plus fertile que celui duroi !
C’était grossier. Les deux pauvres hèrespataugeaient. C’étaient pourtant des gens d’esprit. Mais la rageles paralysait… François les écouta à peine. Il s’écria avecinquiétude :
– Tu as dit : mais…Loraydan ! Cher ami ! Est-ce que tu prévois unobstacle ?
Essé et Sansac baissèrent la tête : ilsétaient vaincus.
Un obstacle au désir du maître !Ah ! c’est là le comble de l’art, le raffinement dans lagloire de la servitude ! Alors que le maître croit n’avoirplus qu’à allonger la main pour saisir le jouet qu’il convoite, luimontrer un obstacle ! Soulever en lui l’inquiétude !Surexciter par là son désir ! Provoquer son dépit ! Etalors, tout simplement, lui dire : « Maître, il y a unhomme au monde qui peut supprimer l’obstacle. Et c’estmoi ! »
– Oui, sire. Un obstacle. Mais je suislà. L’obstacle, je l’écarte d’un geste. Voilà ce que je méditais.Seulement, le geste sera sanglant. Sire, lorsque, lepremier, je serai entré dans le logis Turquand, lorsque vous ypénétrerez à votre tour, vous me verrez ou couvert du sang d’unautre, – ou mort moi-même ; mais, dans ce dernier cas, ne meplaignez pas, puisque je serai mort en vous servant…
– Explique-toi, dit FrançoisIer, je ne veux pas que tu risques inutilement tavie.
– Ma vie est à vous, sire… Voici :je connais bien le logis Turquand. Et je connais bien Turquandlui-même. Ce misérable usurier a peur des voleurs de nuit. Lemoindre bruit lui donne le frisson.
– Il a peur pour son trésor !s’écria le roi dans un éclat de rire.
– Pour son trésor, tressaillit Loraydan.Oui, sire. Donc, pour dormir tranquille, il a placé chez lui unhomme qu’il paye fort cher, une sorte de colosse, choisi parmi lesplus rudes francs-bourgeois de la truanderie ; cet homme dortle jour et veille la nuit dans la salle du bas, prêt à tuer…
– Ah ! ah ! murmura le roi,pensif. Et alors ?…
– Alors, dit Loraydan, j’entre lepremier, et…
– Non pas, mort du diable ! grondaSansac.
– Nous en sommes ! dit Essé.
– Paix, messieurs ! ordonna le roi.Loraydan doit entrer le premier puisqu’il connaît bien le logis,l’usurier et le truand. Loraydan, je te nomme chef del’expédition !
Quelque chose comme un sourire livide erra surles lèvres blanches d’Amauri de Loraydan.
– Chef de l’expédition, sire !… Ehbien, mais c’est un commandement, cela !
– Et par Notre-Dame, je te le confirme.Seulement, ce commandement se confondra dans le titre que te vaudrata charge à la cour de France !
Loraydan se courba, se coucha pour ramasserl’os. Il remercia en termes mesurés. Puis :
– J’entre donc le premier. Je vais droità l’homme. Pour la paix de ma conscience, je lui demande s’il veutlaisser le champ libre et s’en aller. S’il s’en va, il a vie sauve,car un chrétien ne doit pas en vain répandre le sang…
– Juste ! Très juste ! dit leroi avec sincérité. Et s’il résiste…
– Je le tue. Et vous appelle ensuite. Ouil me tue…
– Et ce sera à nous d’agir alors !fit impétueusement Sansac.
Le roi se leva et dit :
– Tout est ainsi fort bien réglé. Unefois que je serai dans la place, ne vous occupez plus de moi etretenez seulement le digne usurier de père. Quant à la fille, jem’en charge…
Une flamme passa dans les yeux du roi :quelque soudaine vision de violence… le fauve humain se ruant surla serve qui palpite… Ce rêve rapide exaspérait sa passion.
Une flamme aussi dans les yeux deLoraydan : la rouge étincelle du meurtre…
– Allons ! dit FrançoisIer d’une voix brève et sèche, presqu’un grognement…oui : le grognement du maître qui va foncer sur la serve –misérable instrument de plaisir.
Et tous quatre sortirent, empressés.
En quelques minutes, les nobles rôdeursarrivèrent devant la maison de l’usurier – donc devant la grille del’hôtel d’Arronces. Le logis Turquand était silencieux et obscur.Et silencieuses, les ténèbres épandues sur Paris, sur le chemin dela Corderie, par cette nuit d’hiver. Une vraie nuit faite pour leslarrons, pour les rôdeurs, pour les détrousseurs. Le guet-apens seplaît à ces ambiances : au grand jour, le truand d’amour,l’assassin d’honneur cligne des yeux, et son ennui est grand d’êtreforcé à emprunter figure d’homme, – un masque pesant. Par les nuitsde ténèbre et de silence, il peut, en toute liberté, reprendre savraie figure, groin ou mufle, – et n’est-ce pas unsoulagement ? Il aurait fallu pouvoir, à ce moment, projeterun jet de lumière sur le mufle du roi FrançoisIer : le spectacle eût, sans doute, été assezcurieux, de cette face ordinairement blafarde, échauffée par lesvins, enflammée par les visions de rut violent, c’était un roi, unde ces braves rois auxquels l’histoire témoigne une maternelleindulgence en raison même de leur petites fredaines… Il y avaitpar-ci par-là, dans Paris, quelques pauvres serves qui pleuraient,mais les pleurs des serves sont un appoint à la gloire, àl’honneur, à la joie du maître – maître par la force du bras… oupar le pouvoir… ou par l’argent… selon les temps, selon les mœurs,selon les vocabulaires.
Essé et Sansac étaient calmes, insoucieux.
Loraydan vivait une minute d’horreur, et samain tourmentait la poignée de sa dague.
Le roi trépidait. Une sorte d’exaspérationnerveuse le redressait, lui donnait une illusion de jeunesse et deforce, et presque il souhaitait de pouvoir lui-même s’attaquer aucolosse gardien du logis Turquand, dénoncé par Loraydan. Il était àune de ces heures où le besoin de l’action, sous la forme quiplaira au hasard, doit à tout prix se satisfaire. Dans cesheures-là, un homme devient une brute ou un héros.
– Allons, dit-il, de sa même voix brèveet sèche, voici le logis Turquand : frappe,appelle !…
Loraydan vacilla. D’un geste impulsif il tirasa dague.
– C’est pour le truand du logis !songea François Ier qui vit très bien le geste.
C’était pour lui !… Le truand que lecomte de Loraydan allait abattre, c’était lui ! Une secondeencore, et l’Histoire eût eu à enregistrer un de ces actes qu’elleappelle des événements… un de ces millions de minuscules incidentsdont fourmille l’histoire de la pauvre humanité.
Oui, une seconde encore et Loraydan, à bout deforces, changeait le nom du joyeux compère chargé de veiller, commedit l’autre, de veiller sur les destinées de la France.
Loraydan ivre d’horreur, Loraydan fou dejalousie, Loraydan levait le bras… le roi saisit ce bras :
– Jour de Dieu, mes chers amis,murmura-t-il, ne voyez-vous pas qu’on nous guette ?
Loraydan eut le soupir de soulagementdu malheureux sur qui pèse de tout son poids quelque hideuxcauchemar, et qui se réveille à temps. On guettait le roi !Qui ? Où ? cela importait peu. Ce qui apparut énorme, cequi le remplit d’allégresse, ce fut l’incident lui-même – dixminutes gagnées, ou peut-être une heure… peut-être le roi obligé des’en aller !
D’un geste, François Ier désigna lagrille de l’hôtel d’Arronces contre laquelle se dessinait, confusemais visible, une silhouette d’homme immobile.
Les trois eurent le même mouvement pours’élancer sur l’importun.
Mais François Ier les arrêta d’unrude commandement. Et d’une voix bizarre, évocatrice desconvulsions de son âme, il gronda :
– C’est à moi ! Ceci meregarde !… Par l’enfer, voici la deuxième fois que je viens aulogis Turquand, et pour la deuxième fois, la grille de l’hôteld’Arronces… oui… là, comme la première fois… tu te rappelles,Loraydan ?… c’est l’hôtel d’Arronces qui…
Il bégayait. Les trois courtisans lui virentune figure qui les épouvanta.
– Cet homme… continua FrançoisIer.
Un éclair fantastique, un éblouissant etterrible éclair, illumina soudain l’esprit fuligineux de Loraydan,comme, par les sinistres nuits lourdes d’orage, quelque immensebalafre de feu éventre le ciel noir et, pour une seconde, illumineles vastes paysages tourmentés.
Cet homme !…
Loraydan haleta :
– Sire ! Sire ! C’est lemême !…
– Le même ?…
– CLOTHER DE PONTHUS !…
Et Loraydan, ivre de joie comme il avait étéivre de fureur, d’une grande lampée frénétique, aspira l’air froidde la nuit d’hiver. Et il hurla :
– JE VIENS DE CONDAMNER À MORT CLOTHER DEPONTHUS !
– Tu crois que c’est le même ?grogna François Ier.
Loraydan jeta un long regard sur la silhouetteimmobile. Il eût reconnu Clother dans une foule. Il l’eût reconnudans la tombe. La haine, quand elle est sincère, creuseprofondément le dessin de l’être haï dans la mémoire. PourLoraydan, aucune forme humaine ne pouvait être semblable à la formedéfinitive que Clother avait prise dans son esprit. Loraydan sedit :
– Ce n’est pas lui ! Non, non,ce n’est pas lui !… Et au roi :
– C’EST LUI, SIRE ! PAS DEDOUTE ! C’EST BIEN CLOTHER DE PONTHUS !…
François Ier mâchonna quelque juronrauque par quoi Notre-Dame, deux ou trois saints et unedemi-douzaine de diables, pêle-mêle, étaient appelés à larescousse. Puis il dit :
– Je veux me débarrasser une bonne foisde ce misérable espion. Ne bougez pas. J’y vais !
Et il tira sa dague.
– Sire, vous n’y pensez pas ! haletaSansac, réellement effrayé.
– Sire ! Sire ! supplia Essé.Ce bravo est peut-être adroit. Ciel ! Qu’arriverait-il,si…
– Sire, dit Loraydan, vous m’avez donnéle commandement de l’expédition !…
– C’est juste, dit FrançoisIer soudain calmé par l’effroi qu’il voyait à sescompagnons. Fais donc à ta guise, mais fais vite !…
– Essé, Sansac, vous gardez Sa Majesté.Quoi qu’il arrive, ne bougez pas, et me laissez faire !
Loraydan s’avança vers la grille de l’hôteld’Arronces, tandis que le roi, Sansac, Essé, d’un même mouvement,reculaient vers le logis Turquand. Loraydan avait la rapière aupoing.
– Monsieur, dit-il, vous nousgênez !
– Par le ciel ! fit l’inconnu dansun éclat de rire. C’est ce que j’allais vous dire !
Loraydan tressaillit.
Cette voix ! Oh ! Elle avait sontimbre spécial, caressant et ironique, avec on ne savait quoid’inquiétant, une voix fraîche et jeune, certes, et sonore, maisperversement railleuse et sceptique, le subtil parfum mortel d’unejolie fleur vénéneuse. Cette voix ! Loraydan sericana :
– Et ! par Dieu ! C’est celuiqui a tué le père de ma noble fiancée Léonor d’Ulloa ! C’estce digne Espagnol que je dois, moi, rechercher, provoquer ettuer : ordre du roi ! Ordre de l’empereur ! C’estdon Juan Tenorio !
En lui-même, Loraydan ricanait. Il éprouvaitla joie violente et mauvaise, cette joie qui défie le destinvaincu, la joie du joueur qui voit chaque coup de dé, avecpersistance, lui donner partie gagnée.
Méfie-toi, bon joueur ! Méfie-toi dupiège que peut-être, en ce moment, te tend le destin !
Loraydan ricanait, heureux comme jamais il nel’avait été.
Comment ! Vraiment ? C’était JuanTenorio qui était là ?… Vraiment ?… Parmi des milliers etdes milliers de gens que le hasard eût pu, là, en cette minute,amener devant lui, si on lui eût donné à choisir, il eût ardemmentsouhaité que ce fût justement Juan Tenorio… le seul qu’il eût pesé,jugé, compris… le seul capable de l’entendre, de lecomprendre, lui, là, en cette minute !…
ET C’ÉTAIT DON JUAN TENORIO !…
Juan Tenorio seul était capable de faire lesgestes qu’il fallait, de dire les mots qu’il fallait, ah ! lesgestes et les mots qu’il fallait pour condamner Clother dePonthus !
Et lorsque Loraydan eut reconnu don Juan, ilse cria :
– À NOUS DEUX, CLOTHER DEPONTHUS !…
Il faut des lignes d’écriture pour qu’il y aitentente entre celui qui lit et celui qui écrit, il en faut !Mais dans l’esprit de Loraydan, les lignes n’y étaient pas :deux ou trois brusques éclairs fauves, aveuglants. Don Juan Tenoriovenait à peine de parler que Loraydan reprenait :
– Veuillez nous céder la place. Nous vousen serons reconnaissants.
– Ma reconnaissance, à moi, sera sansbornes si vous consentez à vous en aller !
– Monsieur, nous sommes quatre, et vousêtes seul. En toute justice…
– En amour, il n’y a pas dejustice ! Fussiez-vous mille, mon droit vaudrait levôtre !
Loraydan s’amusait, se délectait. Il montraitl’exquise patience d’un gentilhomme de haute politesse. Don Juan,tout bonnement, commençait à s’échauffer. Loraydanpoursuivit :
– En ce cas, monsieur, laissez-moi vousdire que vous ignorez à qui vous avez affaire : il s’agit icid’un haut personnage…
– Fût-il plus haut qu’une sierrad’Espagne, et ce n’est pas peu dire, je me hausse à sa taille etn’en démords point.
– Monsieur, il s’agit d’un prince… amorçaLoraydan, sinistre et joyeux.
– Prince ? Ah ! vous me fendezl’âme, mon cher monsieur. Prince ? Ne le suis-je pas moi-mêmeen ce moment ? C’est ici la principauté de l’aventure, leduché de l’amour… Osez prétendre que sur ce terrain votre princeest plus duc ou plus prince que moi !
Don Juan se mit à rire et tira son épée.
François Ier fit deux pas etgronda :
– Assez !… Allez-vous-en !Partez, par l’enfer, ou je vous fais jeter au Temple toutproche !
– Ho ! fit don Juan. Si c’est letemple d’Éros, à qui je veux justement faire mes dévotions, je suistout prêt à m’y rendre. Mais qui êtes-vous, monsieur, vous qui meparlez sur un ton de roi ?
– Je suis le roi !…
À peine ces mots échappèrent-ils à FrançoisIer qu’il les regretta amèrement. Mais il ne savait pasquel incrédule, quel sceptique il avait devant lui. Don Juan necrut pas un instant qu’il parlait au roi de France. Seulement ilfut mortifié qu’on employât à son égard un aussi grossiersubterfuge pour le mettre en fuite. Et se redressant, tel un coq enbataille :
– Vous êtes le roi ? Le roiFrançois ? Et vous n’avez pas honte de le proclamer ?Vous, sire roi, vous, un homme marié ! père de famille !qui devriez être couché à cette heure en votre lit conjugal !Fi donc, sire roi ! Vous qui devez à vos sujets l’exemple del’abstinence, de la continence, de la décence, et de toutes lesvertus en excellence ! Dès que je verrai la reine, je luidénoncerai votre indigne conduite !
François Ier écumait. Essé etSansac demeuraient interdits. On ne sait où se fût arrêté le sermonde morale que don Juan Tenorio débitait avec le ton et l’aplombd’un moine prêcheur, si Amauri de Loraydan ne se fût jeté tout àcoup sur lui.
L’attaque fut si prompte que don Juan dut,d’un bond, se mettre hors d’atteinte.
– Par le ciel ! cria-t-il, ceci estindigne d’un gentilhomme.
Et il se mit en garde, la rapière au vent.Loraydan comprit que l’instant décisif était venu. Avec le couragede l’homme qui joue tout pour tout, il s’élança au risque d’êtrepercé de part en part, écarta violemment de la main l’épée de donJuan.
– Jour de Dieu ! cria FrançoisIer, ému par cette bravoure, prends garde,Loraydan !
– N’ayez pas peur, sire !…
Le roi, Essé et Sansac ne virent plus rienqu’un groupe indistinct hérissé de gestes forcenés et d’où venaientdes grognements… puis tout cela s’effaça dans la nuit… dans ladirection de la rue du Temple.
Une minute s’écoula.
Et soudain, Loraydan reparut.
Il essuyait sa rapière à un pan de sonmanteau… oui, oui : il essuyait sa rapière !… Loraydanfaisait toujours le geste qu’il faut. Avec lui, rien d’inutile – oule moins possible.
Le roi vit donc très bien le geste qu’ilfallait qu’il vît, et s’écria :
– Tu l’as tué !…
– Non. Mais il en tient. Il a pris lafuite dès que je l’eus touché, et il m’a échappé dans la nuit. Jecrois que, de sitôt, il n’osera revenir rôder dans le chemin de laCorderie.
– À moins qu’il n’y vienne tresser lacorde qui doit le pendre.
Les trois courtisans applaudirent d’un rirebruyant le bon mot du roi ; puis, Loraydan :
– En effet, sire : ce Clother dePonthus, tout gentilhomme qu’il puisse être, doit périr par lechanvre et non par l’acier, car il a insulté le roi.
– C’est vrai, dit Sansac. Il y alèse-majesté.
– Il y a haute trahison, dit Essé.
– Et tu dis, demanda FrançoisIer, qu’il se nomme Clother de Ponthus ?
Loraydan répondit :
– C’est bien son nom : Clother dePonthus.
Le roi François Ierdemanda :
– Ponthus ?… De quellefamille ?… Et tout aussitôt, il ajouta :
– De qui ce Clother est-ilfils ?…
… Il y eut un moment de silence. La nuitparut plus sombre. Il y avait de l’angoisse dans l’air… etcependant, Agnès de Sennecour ne se levait pas de sa tombe pourrépondre à la question du roi…
– Sire, dit Loraydan, Clother est fils dePhilippe, seigneur de Ponthus… la seigneurie de Ponthus est auxabords de Brantôme, près Périgueux.
– Philippe de Ponthus ? fit leroi.
Et il jeta un regard sombre vers l’hôteld’Arronces. Et il murmura un nom. Loraydan acheva :
– Philippe de Ponthus, oui, sire :ce Philippe est mort à la suite d’un duel qui a eu lieu dans leparc d’Arronces et où lui-même tua Maugency.
– Oui bien. Et où tu te battis, toi,contre ce Clother ?
– C’est vrai. J’eusse mieux fait de letuer ce matin-là. Mais lorsqu’il vit tomber son père, il me demandad’arrêter notre combat ; j’y consentis, je m’en repens.
– Non pas. Tu fus généreux, Loraydan.J’aime les gens généreux. La générosité dans le combat est unepreuve de courage. Elle est l’apanage de tout bon gentilhomme.Quant à cet insolent, demain, je donnerai l’ordre au prévôt de lesaisir et d’en faire prompte justice…
– Sire, dit Loraydan, si cela vous agrée,j’irai trouver M. de Croixmart, votre grand-prévôt, etlui fournirai tous les renseignements nécessaires touchant Clotherde Ponthus.
– Je le veux, dit FrançoisIer. Et maintenant, qu’on ne prononce plus devant moi cenom de Ponthus.
Loraydan fut frappé d’étonnement etd’inquiétude. Pourquoi le roi ne voulait-il plus qu’on prononçâtdevant lui le nom de Ponthus ? À cause de ce qui venait de sepasser ? Non, non. Ce ne pouvait être cela.
Pourquoi, pourquoi le roi de France nevoulait-il pas, entendre le nom de Ponthus ?
Pourquoi, en parlant, s’était-il tourné versl’hôtel d’Arronces ?
Pourquoi sa voix, en disant ces mots,était-elle devenue sourde, et si arrière, si triste ?…
Loraydan, Essé, Sansac s’étaient reculés dequelques pas, respectant cette rêverie soudaine du roi. Et FrançoisIer, tournant le dos au logis Turquand, s’était avancévers la grille d’Arronces.
Et si Loraydan avait pu approcher d’assez prèspour écouter ce que murmurait le roi, voici ce qu’il eûtentendu :
– Tu es morte, Agnès ! Morte depuissi longtemps. Et il a suffi de ce nom de Ponthus pour te fairerevivre. Et toujours, tu vis en mon âme, ô toi que j’ai tant aimée.Et je n’arrive pas à te faire mourir dans mon souvenir, ôAgnès ! Pourquoi, du moins, ah ! pourquoi ne m’as-tu paslaissé cet enfant dont j’attendais la venue avec tant d’heureuseimpatience ? Agnès, je te jure que toutes mes promesses je leseusse tenus : l’enfant eût été l’égal des enfants du roi…L’enfant est mort ! Il est mort, Agnès, et ceci est bienétrange : je n’arrive pas plus à oublier la mort de l’enfantque ta propre mort, Agnès ! Même aujourd’hui, je revoisPhilippe de Ponthus que tu m’envoyas. Je l’entends encore medire : « L’enfant est mort, sire, mort avec lamère !… »
Le roi se retourna vers ses trois compagnonsattentifs, muets, étonnés.
Quelques minutes, lentement, s’écoulèrent.
La tête baissée, François Iersongeait… Il songeait ceci :
– Oui, ce fut Philippe de Ponthus quim’annonça la mort de l’enfant. Ce Ponthus ne m’aimait guère. Il futmêlé à toute cette histoire et je ne pus jamais démêler son rôle…N’est-il pas étrange que son fils, à son tour, s’en vienne rôderautour de l’hôtel d’Arronces ?
Les trois courtisans l’entendirent quimurmurait d’indistinctes paroles qu’ils ne purent saisir. Le roidisait :
– N’y pensons plus. Par une heureusecoïncidence, le fils payera pour l’inquiétude et les soupçons quem’inspira le père. Voilà tout. Allons ! fit-ilbrusquement.
– Sire, s’empressa Sansac, nous reprenonsnotre plan contre le logis Turquand ?
Le roi tressaillit, revenu de très loin.
– Le logis Turquand ? fit-il enfrissonnant. Non, non. Pas ce soir… Jamais plus, peut-être !…Il fait très froid aux abords de l’hôtel d’Arronces… entrons,messieurs, rentrons au Louvre !…
Ne pensons plus au logis Turquand…
Loraydan étouffa un rugissement de joiefrénétique. Il renfonça sa dague au fourreau et leva vers le cielétoilé un regard fulgurant d’allégresse.
Une heure plus tard, le roi de France reposaiten son Louvre. Essé, Sansac et Loraydan, qui l’avaient escorté, seséparèrent alors et chacun d’eux reprit le chemin de son logis…Mais le roi, au dernier moment, avait pris Loraydan à part et luiavait dit :
– Je suis content de toi. Je t’ai promisune charge à la cour. Tu l’auras, et si belle que tes bons amis enseront malades. Songe donc à la conquérir par un dernier effort…Cette Léonor d’Ulloa… Il faut que tu l’épouses. Il le faut,Loraydan ! N’oublie pas ce que je t’ai dit : « Tuépouses la noble Espagnole, et c’est pour toi la fortune. Tu nel’épouses pas… et c’est la disgrâce, l’exil… ou un cachot. Va-t’enmaintenant, car je suis fatigué de tous ces soucis d’État… va, etsonge à m’obéir. »
Il était une heure du matin lorsque le comtede Loraydan rentra en son hôtel du chemin de la Corderie. Dans lacour, il trouva Brisard qui attendait, mélancolique, une lanterne àla main, le moment de s’aller coucher pour dormir son heureuxsommeil exempt d’insomnies, car – depuis le départ de l’homme mort– les noirs soucis venaient bien rarement le visiter. Nous disonsmélancolique, parce que tel était son état mental chaque fois qu’ilavait bu. Or, Brisard, cette nuit-là, avait bu plus et mieux que lejour de sa visite à la taverne du Bel-Argent, on va voircomment.
Loraydan, donc, aperçut son valet, l’attira àlui d’un signe impérieux, comme le tourbillon de vent attire lafeuille sèche, et lui demanda :
– Ce gentilhomme ? Tu l’as vuentrer ?…
Les cheveux de Brisard sehérissèrent :
– Lequel ? Bon sang ! Quelgentilhomme ? Celui que j’ai vu sortir ?
– Attention, Brisard, dit froidementLoraydan. Tu sais que les étrivières ne sont pas loin ? je teparle d’un gentilhomme de mes amis qui a dû venir ici entre onzeheures et minuit.
– Si c’est cela, oui, monsieur, je l’aivu entrer. C’est un généreux gentilhomme. Il m’a donné une pièced’or. Mais c’est peut-être une monnaie du diable, car elle ne portepoint l’effigie de notre sire, ni la salamandre.
Brisard montra la pièce suspecte, que Loraydanexamina à la lueur de la lanterne.
– C’est un carolus d’or… dit le comte enrendant la pièce à Brisard qui ôta son bonnet.
– Un carolus d’or !…
Oh ! les pauvres douze carolus deJacquemin Corentin !…
– Et que fait-il ? Où est-il ?reprit Loraydan.
– Dans la salle d’honneur. Il mangemonsieur, et de bon appétit. Les confitures y ont passé.C’est-à-dire, il boit aussi. Et du fameux. Il m’en a fait viderdeux flacons. C’est un bien généreux seigneur. Et il m’a demandés’il ne se trouvait pas dans l’hôtel quelque princesse à qui il pûtbaiser les mains.
– Quelque princesse ? fit Loraydanétonné.
– Ah ! dame ! comme je neconnaissais pas de princesse, j’ai été lui chercher, auBel-Argent, Ameline-la-Borgnesse à qui il manque troisdents sur le devant, que lui brisa d’un coup de poing Lancelot quiest garde au Temple.
– Et alors ? gronda Loraydan mis enméfiance.
– Alors ? Quand il l’a vue, il s’estmis à crier comme un putois, et cette pauvre Ameline, monsieur, ill’a appelée un objet d’horreur. Et il lui a donné deux souffletspour avoir osé lui montrer une figure qui lui donnerait lecauchemar, qu’il a dit, bon sang ! Après quoi, il l’a forcéede manger le reste des pâtisseries, et lui a donné deux pièces d’orpareilles à la mienne, une pour chaque soufflet, qu’il a dit, bonsang !…
Ah ! pauvres, pauvres carolus d’or deJacquemin Corentin !…
– Et alors ? répéta Loraydan de plusen plus en défiance.
– Alors ! Ameline-la-Borgnesse estpartie en pleurant pour les soufflets et en riant pour les piècesd’or. Dame ! monsieur, mettez-vous à sa place… Alors, je luiai demandé si, pour le même prix, il ne pourrait pas m’administrerune douzaine de soufflets. Mais il n’a pas voulu, en disant que lessoufflets qu’il me donnerait étaient marchandise gratuite, ce quim’a bien prouvé…
– Assez ! interrompit Loraydan. Lesvalets, les huit valets de Turquand, où sont-ils ?
– Partis, monsieur, ils sont partis uneminute après que vous eûtes quitté l’hôtel avec MM. d’Essé etde Sansac et cet autre seigneur dont vous m’avez défendu deprononcer le nom. Seulement, au lieu de prendre le chemin de laCorderie, ils sont entrés dans le terrain des Enfants-Rouges.
Le logis Turquand avait une petite porte dederrière sur ce terrain. Loraydan comprit quelle avait été lamanœuvre de Turquand, et que le chef de la forteresse n’avaitcommis aucune imprudence comme il l’avait pensé : le logiss’était retrouvé muni de ses défenseurs au moment même où le roi etses compagnons étaient arrivés devant la porte d’entrée.
– C’est bon, dit Loraydan. Tu mériteraisles étrivières pour avoir bu mon vin. Mais, pour cette fois, je tefais grâce. Ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que ce gentilhomme s’enaille.
Et Brisard, sa lanterne à la main,s’immobilisa à la même place…
Loraydan pénétra dans la salle d’honneur etvit Juan Tenorio installé à table dans le fauteuil qu’avait occupéFrançois Ier et finissant à petits coups un flacon devin des îles.
Don Juan se leva et s’avança avec empressementau-devant du comte de Loraydan. Les deux seigneurs s’arrêtèrent àtrois pas l’un de l’autre et s’inclinèrent profondément, de cet airde noble politesse qui était l’un des plus séduisants attraits descourtisans de cette époque encore si près des mœurschevaleresques.
– Seigneur Juan Tenorio, dit Amauri,permettez-moi tout d’abord de vous remercier de tout mon cœur dem’avoir fait l’honneur de vous asseoir à ma table, et laissez-moiespérer que mes gens auront fait de leur mieux en mon absence.
– Seigneur comte de Loraydan, réponditdon Juan, tout l’honneur fut pour moi – l’honneur et l’agrément. –Vos confitures sont exquises, et vos vins dignes de la table desdieux. J’en ai usé envers vous comme on en usait jadis envers cespreux de qui, ami ou ennemi, on était toujours sûr de recevoir unehospitalité de bon aloi.
– Je vous jure, seigneur Juan Tenorio,que votre compliment me va droit au cœur.
– Mon compliment, seigneur comte deLoraydan, n’est qu’un bien pâle reflet de tout le bien que je pensede vos pâtisseries et de votre bonne grâce.
Sur ces mots, il y eut de part et d’autre unnouveau salut aussi profond que le premier. Puis Loraydan conduisitson hôte jusqu’au fauteuil, le pria de s’asseoir et alors seulements’assit lui-même.
– Seigneur Juan Tenorio, nous devions,demain, à midi, en cet hôtel même, nous rencontrer pour tirer auclair notre situation l’un vis-à-vis de l’autre. Cet entretien,puisque vous voilà, aura lieu dès maintenant, si cela vousplaît.
– Cela me plaît, dit don Juan, et jebénis le hasard qui devance de douze heures une entrevue dontl’attente, je l’avoue, aiguisait ma curiosité.
– Tout est donc pour le mieux.
Loraydan, une minute, fixa silencieusement sonadversaire. Puis :
– Seigneur Tenorio, dit-il, lorsque voussortirez d’ici, nous serons ennemis mortels, mais de telle sortequ’il faudra que l’un de nous deux tue l’autre, ou nous serons amiset unis au point que de la destinée de chacun de nous dépendra ladestinée de l’autre.
– C’est mon avis, dit don Juan.Établissons donc clairement les choses : lorsque, tout àl’heure, près de la grille de l’hôtel d’Arronces, vous m’avezchargé avec une folle vaillance – car vous ne vous serviez pas devotre épée, et moi je cherchais à vous percer la poitrine – vousm’avez glissé à l’oreille que c’était le roi lui-même que je venaisd’insulter. Je dois vous demander tout d’abord si cela estabsolument vrai.
– C’est la pure vérité : l’homme quivous a dit : « Je suis le roi ! » celui-là,c’était bien Sa Majesté le roi de France.
– Fort bien. Vous m’avez alors conseilléde fuir à l’instant et de me réfugier ici. Seigneur, comte deLoraydan, je vous serai reconnaissant de me rendre ce témoignageque je n’ai pas fui.
– Certes ! Et même vous m’avez faitpasser une rude minute d’anxiété. Vous n’avez consenti à vous enaller que lorsque je vous eus juré qu’en partant vous me sauviez lavie à moi-même.
Les traits de don Juan, qui s’étaientcontractés, se détendirent : il eut un sourire.
– Il est donc avéré, dit-il, que nul nepourra soutenir que don Juan Tenorio a pris la fuite. Il est avéréque même en présence du glorieux roi de France, don Juan n’a pasfui. Il s’est retiré lorsqu’il en a été supplié par un gentilhommede qui la bravoure et l’honneur ne peuvent être mis en doute.
– Tout ceci est vrai, dit Loraydan, et jesuis prêt à en témoigner en y engageant ma parole.
Tenorio, à l’instant, redevint l’insoucieuxdon Juan qui, selon la forte expression de Jacquemin Corentin, necraignait ni Dieu ni diable et se riait de la mauvaise comme de labonne fortune.
Loraydan le contemplait avec une sombrecuriosité ; peut-être l’enviait-il. Cette rieuse insouciancequi éclatait sur les traits de don Juan lui apparaissait, à lui,véritable damné sans cesse en lutte avec lui-même, comme la fraîcheoasis peut apparaître de loin au voyageur égaré parmi les sablesbrûlants.
– Ainsi, reprit-il avec une nuanced’admiration, vous n’êtes pas autrement ému d’apprendre que l’hommegravement insulté par vous était le roi de France enpersonne ?
– Entendons-nous, fit don Juan avec unesorte de gravité bizarre sous laquelle on eût pu deviner desassises de scepticisme. Je suis toujours fâché d’être mis dansl’obligation d’insulter un homme qui vaut d’être appelé un homme…Le titre de roi est un beau titre. Je l’envie, car il exerce surl’imagination féminine un irrésistible ascendant. Avez-vous, moncher comte, observé que, dans l’esprit et le cœur d’une femme douéede délicatesse et d’intelligence, les vertus morales de l’hommesont prédominantes, créatrices d’amour, inspiratrices de réellespassions bien plus que la beauté physique ? Que de fois j’aipu étudier de près cette importante vérité qui prouve lasupériorité de l’imagination de la femme ! Certes, plus hautplacé se trouve le cœur d’une femme, plus puissante est sa facultéd’imaginer la beauté, plus affiné est son esprit, – et plus elleexige de son amant les vertus qui font une auréole même à lalaideur physique. Pour l’homme, la beauté plastique est presquetout ; pour la femme, presque rien. Parmi ces vertus se placeen première ligne l’art de bien dire : Jet’aime, oui, monsieur, l’art supérieur et délicat detrouver des variantes à ce mot : Je t’aime. Une femmede cœur adore la musique des mots raffinés qui la font vibrer…Puis, dans la liste de ce qu’on doit appeler les vertus de l’homme,vient la richesse qui permet à l’amant d’exalter son idole, de luidonner une haute opinion d’elle-même et de satisfaire la plusviolente, la plus humaine des passions… l’amour-propre. Puis vientla situation conquise par l’homme, la place qu’il occupe dans lafourmilière ; plus il domine la foule et plus il brille auxyeux de la femme d’élite. Puis vient la naissance. Le titre de roiest magique. J’ai vu votre François, premier du nom. Il est laid.Il est lourd. Son visage blême manque de noblesse. Ses traits sontl’antithèse de la beauté harmonique… mais je suis sûr que, dans cevaste Paris, des centaines de jolies femmes rêvent d’être aimées delui et lui créent une beauté définitive parce qu’il est latoute-puissance ; parce qu’il marche dans le nuage poétique etformidable de sa royauté dominatrice… Ah ! comte, si j’étaisroi !… Que dis-je ! Je suis plus que roi puisque je suispoète… je ne dis pas faiseur de vers comme votre Marot, je dispoète, je dis créateur de sensations et d’imaginations…
Loraydan avait écouté avec intérêt l’exposédes théories de don Juan.
Il songeait à Bérengère…
Il songeait que lui aussi, tout au moins parla naissance, occupait une de ces places d’élite qui désignentl’homme à l’admiration et à l’amour d’une femme. Il songeait que,bientôt, quand il aurait conquis à la cour la situation qu’ilconvoitait, il aurait décuplé sa force de séduction sur Bérengère,c’est le secret de bien des ambitions !
Et don Juan, le regard perdu, le front rêveur,doucement, murmurait :
– « Je t’aime !… » C’estsur ce mot qu’a été bâti et que se perpétue l’univers. C’est laparole sacrée qui explique le ciel, la terre et l’enfer. C’est leprincipe et la fin de la volonté humaine, le pivot d’inusablediamant sur lequel tourne le monde des pensées. Et c’est le parfumqui embaume l’infini. Et c’est l’astre de feu sur lequel convergenttous les désirs épars dans l’immensité. Seulement… il faut savoirle dire… savoir. Celui qui sait dire « Jet’aime » est sûr d’être aimé… Léonor, ô Léonor,est-ce que, vraiment, à toi seule, je n’ai pas su dire :Je t’aime ?…
– Mais, dit Loraydan d’une voix âpre oùil y avait presque de la rage, que faites-vous de tout ce qui estla vie de l’homme ? Que faites-vous des nobles ambitions quipoussent un esprit et le haussent aux sublimes dominations ?Que faites-vous des entreprises tentées vers la richesse et lepouvoir ? Que faites-vous des veilles du savant, des insomniesdu trouvère, des fièvres qui consument le créateur ? Quefaites-vous même des batailles d’homme à homme, de peuple à peuple…que faites-vous de la Vie manifestée par tant de penséesgénératrices de tant d’action ?
– Ambition ! Poésie !Science ! Bataille, Guerre ! Suprême effort del’âme ! Vous n’êtes que le vêtement de l’amour. Eh quoi,monsieur le comte, s’écria don Juan, qui se leva et se mit àmarcher avec agitation, je vous parle d’une splendide nudité, jevous présente la marmoréenne, l’impérissable beauté qui estl’amour ! Et vous me demandez ce que je fais des soies, desvelours, des dentelles qui ornent la magnificence de laNudité ! Tuez la Nudité : que deviennent ces étoffes,pour aussi précieuses qu’elles soient ? Mais si vous jetez aufeu les dentelles, au feu les robes et les corsages, au feu lesbijoux d’or, la Nudité demeure, palpitante et vivante à jamais.Ambition, poésie, science, bataille, vous n’êtes que les falbalasdont l’homme habille son amour ! Je crois bien, seigneur, quevotre coquin de valet a bu tout ce qu’il y avait sur cette royaletable… non, non, par Bacchus, voici encore un flacon !Seigneur comte de Loraydan, je bois à la Vérité une et éternelle, àl’Amour !
Ce disant, Juan Tenorio emplit deux coupes etvida la sienne d’un trait.
– C’est du soleil, dit-il en s’asseyant.Seigneur comte, nous buvons du soleil et de la lumière, et de lachaleur, et de la joie… nous buvons de l’amour ! Qu’importeaprès cela que votre roi me veuille faire mourir ?
Amauri de Loraydan tressaillit ; ilvoyait clairement que don Juan Tenorio n’était pas l’aventurierfacile à conquérir par menaces ou par promesses. C’était un nobleadversaire. Amauri en éprouva du respect et de la colère. Danscette brillante et solide armure qui protégeait don Juan, il sedépita de ne pas apercevoir le point faible… Don Juan le lui offritlui-même :
– Et pourtant, disait-il, c’est avec unepeine infinie que je verrais venir la mort. Si votre roi mecondamne, seigneur comte, ni lui ni son bourreau ne pourront sevanter d’avoir vu trembler don Juan Tenorio quand se lèvera lahache. Mais quelle douleur dans mon cœur ! Quel affreuxdésespoir ! Mourir avant d’avoir inspiré l’amour àLéonor ! Mourir sans avoir connu cette suprême ivressed’entendre Léonor me dire enfin : Juan Tenorio, je t’aime…
– Léonor ? interrogea Loraydan aveccalme.
– Léonor d’Ulloa…
– La fille du Commandeur deSéville ?
– Elle-même, seigneur comte.
– Vous l’aimez ?
Don Juan considéra Loraydan avec surprise.Oui, ma foi, ce fut de la surprise ! Il était sûr quel’univers entier connaissait son amour pour Léonor. Il s’étonnaqu’un homme pût lui demander s’il aimait Léonor d’Ulloa. Il eut unlong soupir.
Deux larmes brillèrent à ses paupières. Ilcouvrit ses yeux de sa main, non pour cacher ses larmes d’amour,mais pour évoquer l’image adorée et l’adorer encore en unecontemplation d’extase. Il murmura :
– C’est vrai… vous ne savez pas…oh ! vous ne savez pas que je l’aime. Mais savez-vous du moinsce que c’est qu’aimer ? Avez-vous pleuré des pleurs plus salésque l’eau de mer, plus corrosifs que les poisons rongeurs ?Avez-vous, en vain, supplié le sommeil de clore un instant vospaupières en feu ? Avez-vous souhaité d’être un dieu pourapparaître à celle qui se refuse dans la gloire flamboyante desdivinités de l’Olympe, et l’attirer à vous d’un seul regard ?Non, non ! Vous ne pouvez savoir ce que peut être l’amour dedon Juan pour Léonor d’Ulloa, et quand je vous dis que je l’aime,je ne vous ai rien dit.
– Tout au moins, railla Loraydan, suis-jemuni de quelque vague notion de ce qu’on appelle l’amour. Quant àla dame d’Ulloa, je comprends la passion qu’elle vous a inspirée.Certes, il y a dans cette jeune fille un je ne sais quoi qui charmetout ce qui l’approche.
– Vous la connaissez donc ? fit JuanTenorio soudain soupçonneux.
Et Loraydan répondit :
– Léonor d’Ulloa EST MA FIANCÉE…
Don Juan pâlit. Il se dressa. Son regard sechargea d’insultes. Sa main nerveuse tourmenta la poignée de sadague. Il gronda :
– Votre fiancée ?
– Ma fiancée, répéta Loraydan.
– Voilà donc pourquoi vous m’avez attiréici ! fit Tenorio d’une voix blanche. Vous aviez raison, comtede Loraydan, vous aviez raison de dire que, quand je sortirais devotre hôtel, nous serions ennemis mortels…
– Ou amis jusques à devenir frères,rectifia tranquillement Loraydan. Seigneur Tenorio, tenez-vous enrepos. Je vous en supplie ; pas un mot, pas un geste que jesois forcé de relever… cela nous conduirait tous deux à lamort.
– Tous deux ?… L’un de nous,voulez-vous dire… à moins que ne se termine par un coup fourré leduel que je pressens inévitable.
– Hé ! Par la mort de tous lesdiables ! qui parle de duel ? Oui ou non, voulez-vous queje vous aide à conquérir votre Léonor ?
– Que vous m’aidiez ? Vous ? Lefiancé ?
– Je suis fiancé par ordre de votreempereur et de mon roi, mais non par ordre de ma volonté ou de moncœur. Le fait est que la dame d’Ulloa, par suite de cesfiançailles, est devenue un obstacle à ma fortune et à mon bonheur.Je souhaite ardemment que l’obstacle disparaisse. S’il ne dépendaitque de moi, votre mariage avec Léonor d’Ulloa serait célébrédemain…
– Ne m’en dites pas plus ! s’écriadon Juan radieux. De ce moment, mon cher seigneur, tenez-moi pourvotre ami le plus sûr. Disposez de moi : je suis tout àvous.
Et Juan Tenorio, d’un geste d’abandon plein degrâce, tendit sa main que le comte de Loraydan, assez tièdepartisan de ce genre de démonstrations, serra sans effusion.
– Nous sommes donc alliés ? ditAmauri.
– Je suis votre fidèle ami.
Loraydan, sur son allié, jeta un étrangeregard. Ami ! Ce mot si joli, si noble dans son sens, sigracieux dans sa contexture, n’éveillait en lui aucune émotionbienfaisante. Pouvait-il être l’ami de quelqu’un, lui ? Il eutune sorte de rire qui étonna don Juan, et il dit :
– Puisque nous sommes alliés, j’entendsalliés à la vie à la mort, vous devez écouter mes avis commej’écouterai les vôtres. Réglons donc tout d’abord l’affaire decette nuit. Vous avez offensé le roi de France. Il y a eulèse-majesté : c’est la mort, seigneur Juan Tenorio !Mais encore faut-il que le roi sache le nom de l’insulteur pour lefaire arrêter et condamner. Il ne le sait pas. Les deuxgentilshommes qui escortaient Sa Majesté ne savent pas davantage cenom. Seul je sais que l’insulteur du roi de France s’appelle donJuan Tenorio. Je jure de nier toujours que je sache le nom del’insulteur…
– Cher comte !…
– À votre tour, Juan Tenorio. Jurez denier toujours que vous soyez venu cette nuit aux abords de l’hôteld’Arronces… Niez ! Niez hardiment ! Quel que soit le jourou le lieu, quelles que soient les circonstances, niez que voussoyez venu cette nuit dans le chemin de la Corderie ! Votresalut est à ce prix… Et comme don Juan semblait hésiter :
– Votre salut… et le mien… et celui deLéonor !
– Je jure, dit don Juan.
– Excusez-moi, seigneur Tenorio. Je vousdemande un serment dans la forme que j’ai dite…
Et don Juan répéta :
– Quel que soit le jour ou le lieu,quelles que soient les circonstances, je jure de nier toujours êtrevenu cette nuit dans le chemin de la Corderie ou aux abords del’hôtel d’Arronces…
– Clother ! rugit en lui-même Amauride Loraydan. Clother de Ponthus, voilà ta condamnation !…
Et un flot de sang monta à son front. Et cefut lui qui saisit la main de don Juan et la serra à la briser,dans une explosion de joie furieuse.
Et ce fut lui qui murmura :
– Ah ! vous êtes vraiment mon ami…je veux dire que nous sommes désormais amis !
– Étrange ! songea don Juan. Il mesauve la vie et il semble que ce soit moi qui lui rende quelqueservice d’importance…
– Amis ! continuait Loraydan. Toutce que j’ai vous appartient. Disposez de moi, de mon pouvoir à lacour, de ma bourse.
– De votre bourse ? fit don Juan quidressa l’oreille.
– Pourquoi pas ? dit Amauri étonné,j’espère que ce mot ne vous a pas offensé…
– Offensé ? Non pas, de parMercure ! C’est un mot que je notais au passage, mon chercomte. Mais continuez, je vous en supplie. Vous n’avez pas idée del’agrément que je trouve à votre entretien…
Don Juan éclata d’un rire joyeux, ce rirefrais et sonore qui exaspérait si fort le pauvre JacqueminCorentin.
– Je continue donc, dit Loraydan. Moncher seigneur, je suis chargé par Sa Majesté l’empereur Charles etpar Sa Majesté le roi des Français de vous rechercher, de voustrouver, de vous provoquer, et de vous tuer.
– Oh ! Pourquoi vous plutôt que toutautre ?
– Parce que je suis le fiancé de Léonord’Ulloa, seigneur Tenorio. Vous avez meurtri le Commandeur, père dema fiancée : je dois vous meurtrir.
– Je comprends, fit don Juan avecagitation. Mais pourquoi cette complication d’un duel où,laissez-moi vous l’avouer, seigneur comte, vous auriez autant dechances d’être tué que de me tuer ? Puisque ces deux glorieuxmonarques veulent venger la mort de Sanche d’Ulloa, que ne mefont-ils saisir et livrer au bourreau ?
Loraydan considéra curieusement don Juan qui,sur les derniers mots, s’était remis à rire. Il semblait vraimentque l’évocation de la hache, la vision d’un don Juan montant sur unéchafaud tendu de noir pour poser sa tête sur le billot fût pourTenorio une cause de gaieté… ce que nous pouvons noter, c’est quece n’était pas affectation. Loraydan répondait :
– Il a été établi que votre combat avecle Commandeur fut un loyal duel. De plus, il a été prouvé que vousne fûtes pas le provocateur, que ce fut seulement pour répondre àune grave insulte de Sanche d’Ulloa que vous dûtes tirer le fer. Lajustice impérial et royale ne pouvait donc songer à vous faire uncrime de la mort de votre adversaire. Cependant, il fallait vengercette mort : c’est à moi qu’échut l’honneur de le tenter.
Don Juan avait écouté cette explication avecune attention pour ainsi dire frénétique. Son être entier setendait et vibrait. La folie de l’espérance exaspéréetourbillonnait dans son esprit et y créait de fugitives imagesd’amour triomphant, et son cœur se serrait jusqu’à lui infliger unesouffrance aiguë. D’une voix tremblante, il prononça :
– J’ai donc été sauvé, je dissauvé ! Moi, don Juan Tenorio j’ai été sauvé d’une arrestationet d’une condamnation à mort ! C’est cela, n’est-ce pas,comte ?
– C’est bien cela, seigneur Tenorio.
– Sauvé, donc, par quelqu’un qui, devantl’empereur et le roi, a dû proclamer ma loyauté, a dû prendre madéfense ? Est-ce bien exact, seigneur comte ?
– Exact au point qu’il semble que vousayez été présent à l’entretien qui eut lieu en l’hôtel d’Arronces,près de la salle où reposait le cadavre du Commandeur.
– Sauvé, donc, sauvé par quelqu’un qui adû assister à mon duel avec le Commandeur ?
– C’est la vérité elle-même…
– Sauvé ! s’écria don Juan d’unevoix éclatante. Sauvé par Léonor, qui fut l’unique témoin ducombat ! C’est Léonor qui a voulu que ne pérît pas donJuan !
Il tomba à genoux, leva ses mainstremblantes.
– Puissances d’amour ! dit-il.Archanges protecteurs ! Invisibles et souveraines forces de lanature qui avez décrété que l’amour va à l’amour ! Astresradieux qui répandez vos sourires de mystère sur le monde !Fleurs embaumées qui exhalez vos soupirs de tendresse ! Forêtsprofondes créatrices des ombres propices à l’amour ! Montagnesneigeuses que la terre dresse vers le ciel comme des seins devierge gonflés par les afflux de sève ! Mers immenses quidepuis les premières aubes de l’éternité ne cessez de chanterl’amour et ses douceurs et ses fureurs ! Nature ! Ônature ! Je te prends tout entière à témoin de l’infini déliced’orgueil et de joie et de reconnaissance qui étreint ma pensée etfait que mon être accepterait la mort en cet instant sublime !Léonor, tu m’as entendu enfin ! Léonor, tu crois me haïrencore ! Léonor, tu vas m’aimer ! Léonor, tu asentr’ouvert les portes de diamant par où tu vas pénétrer dans lepalais de l’enchantement ! Aujourd’hui encore, Léonor, tu merepousses… Demain, tu m’aimeras !…
Un flot de larmes s’échappa des yeux de donJuan, et enfin, s’affaissant sur le parquet, il perditconnaissance.
Don Juan s’était évanoui.
Évanoui de bonheur.
L’interprétation qu’il venait de donner del’attitude de Léonor était fausse. Cette adorable fille en sauvantréellement un homme qui évoluait à des milliers de lieues moralesd’elle-même n’avait obéi qu’à l’impérieux besoin de justice et devérité strictes qui palpite dans tous les cœurs purs. Elle n’avaitmême pas su, en fait si ses paroles pouvaient sauver ou perdre donJuan. Elle avait dit la vérité. C’est tout.
Don Juan avait jugé que, volontairement,Léonor l’avait sauvé. Et qu’elle n’avait pas voulu qu’il fûtcondamné.
Il avait conclu à la possibilité d’uncommencement d’amour, ignoré encore de Léonor elle-même.
Et si on lui avait prouvé qu’il se trompait,qu’eût répondu don Juan ?
– C’était une erreur, eût-il dit. Maiscette erreur vient de me procurer une inoubliable minute d’extaseet de félicité. Erreur ? Hélas ! Hélas ! De combiend’erreurs est fait l’amour d’un homme ! Et quelle joie depouvoir prolonger l’erreur ! Où est l’amoureux sincère qui,par la plus douloureuse des opérations, ne s’est pas un jourvolontairement arraché du cœur le dard de la vérité ? Oùest-il, celui qui, ayant aimé vraiment, n’a pas avec ardeurrecherché encore et encore l’erreur qui le faisait vivre ? Oùest-il, celui qui, vaincu par un amour véritable, n’a pas eu, unefois dans sa vie, à sangloter : « Illusion !Illusion ! Je te bénis !… Et toi, ô toi qui m’as apportél’illusion, je t’adore pour ton mensonge qui mesauve ! »
Quoi qu’il en soit, don Juan revintpromptement au sentiment des choses parce que Loraydan luirafraîchit les tempes avec un peu de vin. Il s’écria toutaussitôt :
– Eh quoi, comte, mesurer ainsi d’unaussi illustre nectar ! Buvons, cher ami, buvons, car il estécrit dans je ne sais quel saint livre : « Tu nerépandras pas en vain la liqueur que le Seigneur et le soleilmettent au sein des grappes dorées ! »
Il se releva, se secoua, radieux, étincelant,leva sa coupe d’un geste passionné, puis la vida lentement…
– Maintenant, dit-il, je puisbraver tous les rois de la terre !
– Maintenant, dit Loraydan,nous pouvons chercher par quels moyens nous mettrons en votrepouvoir la fille du Commandeur Ulloa.
L’entretien de ces deux hommes se prolongeapendant plusieurs heures, et le jour, à traits incertains,commençait à dessiner une fois encore la figure tourmentée du vieuxParis, lorsqu’ils sortirent de la salle d’honneur.
Dans la cour de l’hôtel, don Juan et Loraydantrouvèrent Brisard qui, sa lanterne à la main, immobile, transi defroid, hébété de sommeil, essayait de dormir tout debout.
– Que fais-tu là ? gronda Loraydanétonné.
– Vous m’avez commandé de ne pas bouger,dit Brisard. Je n’ai pas bougé.
– C’est bon. Tu peux t’aller coucher.
– Attends ! dit don Juan. Ce jourqui se lève est un jour béni. Tu auras ta part de bonheur. Prendsceci, cher ami !
Le monde entier, ce matin-là, était l’ami dedon Juan. Il fouilla l’escarcelle attachée à sa ceinture et tendità Brisard, soudain réveillé, quatre belles pièces d’or…
Oh ! les pauvres carolus de l’infortunéJacquemin Corentin !…
– Bon sang de bon sang ! dit Brisardassommé par l’aubaine.
Et il s’en fut se coucher, mais il ne putdormir : dès que ses yeux se fermaient, il les rouvrait pourcontempler encore les quatre rutilantes médailles… jamais iln’avait vu tant d’or !
Nous avons promis de ne rien retrancher de lasinistre et flamboyante légende. Ni ce qui peut excuser don Juan nice qui peut le condamner. Nous maintenons donc l’épisode de laRibaude et de la Duchesse que nous avions toutd’abord supprimé. Nous l’avions supprimé, après l’avoir, non sanspeine, établi pour le lecteur curieux. Et pourquoi supprimé ?…Nous le rétablissons : libre au lecteur de le sauter…
Don Juan, ayant quitté l’hôtel Loraydan pourpréparer l’exécution des résolutions prises dans cette mémorablenuit, rentra à l’auberge de la Devinière où il avait établi sonlogis.
Il se trouvait singulièrement calme, soit parune naturelle réaction en suite de la violente émotion qu’il avaitéprouvée en apprenant que Léonor était sur le point del’aimer, soit plutôt parce que la certitudede ceprochain amour ôtait déjà du prix à la conquête.
Il songeait :
– Dans trois ou quatre jours, elle sera àmoi. Je la veux. Je la prends, je l’emporte. Grâce à l’aide de ceparfait gentilhomme, mon ami le comte de Loraydan, la chose devientfacile… trop facile, par le Ciel ! Cette aide me cause je nesais quel ennui… j’eusse préféré agir seul. Seul ! Être seuldans les entreprises du cœur ! quel plaisir ! Et quelpoids de devoir à un homme autre chose que quelque misérableargent !… Laissons cela ; une fois n’est pas coutume.Passé cette algarade, je redeviendrai Moi… moi qui n’ai besoin depersonne au monde. Voyons : étudions un peu le plan de cebrave Loraydan… Quel ennui ! Un plan ! Moi faire unplan ! Me tracer d’avance les péripéties de l’enlèvement… Maisalors, où est le plaisir de l’aventure ? Allons dormir, nepensons à rien, et laissons faire aux dieux…
Dans la grande salle de l’auberge, il trouvala belle Mme Grégoire à qui il fit forcecompliments qu’elle accueillit d’un air froid et sévère.
Dans l’embrasure d’une fenêtre, Javotte, lalingère, s’activait à son labeur. La jolie fille leva sur Tenorioun regard de curiosité, un regard où s’éveillait le désir et lerêve de quelque brillante aventure.
Mais Tenorio ne vit pas la gentillelingère.
Dame Grégoire considéra un instant don Juand’un œil plutôt sévère :
– Ah ! monsieur, lui dit-elle, lapetite Denise…
– Denise ? fit don Juan qui paruttomber des nues.
– Mais oui, vous savez bien… la fille dedame Jérôme Dimanche…
– Dame Jérôme Dimanche ? s’écria donJuan au comble de la surprise. Qu’est-ce que cela ?
– Tenez, la voici qui vient à nous. Ellevous aura vu arriver. Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ?Il paraît que la petite Denise se meurt !…
À ce moment, dame Jérôme Dimanche pénétrait,en effet, dans la salle. Elle entendit les derniers mots del’excellente Mme Grégoire, marcha sur don Juan etgronda :
– Oui, monsieur de Corentin, qui n’êtespas plus Corentin ou comte breton que je ne suis Normande ouprincesse, oui, monsieur le menteur, ma fille se meurt, quedites-vous de cela ?
– Ce que j’en dis ? Eh ! Quepourrais-je bien en dire ? Ma foi, je n’en sais rien. Adieu,ma bonne dame Samedi, je vais dormir…
– Samedi ? s’écria la veuve. Je neme nomme point samedi, mais Dimanche, par la merci-Dieu !
– Bon. Je le veux bien, moi. Mais quiêtes-vous, je vous prie ?
– Qui je suis ? fit la veuveabasourdie. Ne le savez-vous pas ?
– Comment le saurais-je ? Je vousvois pour la première fois de ma vie. À peine si je sais que vousvous appelez dame Mercredi, parce que vous venez de me le dire…
– Dimanche ! glapit la bonne dame,Dimanche ! Qui vous parle de mercredi ?
– Vous voyez bien !…
– Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce queje vois ?
– Vous voyez bien que j’ignore qui vousêtes, et la preuve…
– Vous ignorez qui je suis ! Vousn’êtes pas venu chez moi ? Vous ne m’avez pas dit vous appelerle sire de Corentin ? Vous ne m’avez pas demandé ma fille enmariage ?
– Moi ? Comment l’aurais-je fait, depar tous les diables, puisque je ne vous connais pas… et lapreuve…
– Quoi, la preuve ? Quellepreuve ?
– Eh ! la preuve, par le Dieuvivant, la preuve…
– Vous n’avez pas conduit ma pauvreDenise à l’autel ? Dites ! Et il n’est pas vrai qu’elleest au lit, malade, avec une bonne mauvaise fièvre, si bien qu’elleva en mourir à ce que dit la tripière qui s’y connaît ?…
– Eh ! qu’elle meure ou qu’ellevive ! Par les saints anges, qu’y puis-je faire ?Ah ! je comprends. Vous croyez que je suis médecin ?Erreur, ma bonne dame, erreur : je suis Juan Tenorio, l’un desVingt-quatre de Séville, et je vous trouve bien insolente de meconfondre avec un faquin de médecin… Allez, allez, ou je porteraiplainte, et vous ferai mettre en prison.
Dame Jérôme Dimanche pâlit, puis devintcramoisie. Don Juan doucement la poussait vers la porte.
– Eh quoi ! rugit-elle, furieuse,qui vous parle de vingt-quatre ? Qu’est-ce quevingt-quatre ?
– N’insultez pas les Vingt-quatre, dameSamedi, ne les insultez pas, ou il pourra vous en cuire !
– Fussent-ils mille, je soutiens…
– Je soutiens que vous êtes folle et queje ne vous ai jamais vue. Il y en a une preuve, mort dudiable ! Une preuve à laquelle vous ne pouvez rien !Dites ! Répondez ! Pouvez-vous rétorquer lapreuve ?
– Quelle preuve ? bégaya laveuve.
– La preuve que je ne vous connaispas ! La preuve c’est que je croyais que vous vous nommiezVendredi, alors que vous-même jurez que Lundi est votre vrainom…
– Dimanche, vous dis-je !Dimanche !
– Quoi ? Que se passera-t-ildimanche ?
– Le sais-je, moi ? sanglota lapauvre femme. Ma fille sera peut-être morte dimanche. Et vous enserez la cause. Ma pauvre Denise ! Ma chère enfant !Mourir à la fleur de son âge…
– Pauvre fille ! fit don Juan. Quelâge a-t-elle donc ? Si c’est celle que je vois passer dans larue, elle est jeune encore, elle n’a guère que trente-cinq àquarante ans…
– Dix-sept ans ! vociféra dameJérôme Dimanche.
– Vous êtes sûre ? Alors, ce n’estpas la même. Allons, adieu. Je vous pardonne, car je vois que ladouleur vous rend aveugle. Mais ne recommencez pas, je porteraisplainte…
– Vous me pardonnez ? soupira laveuve suffoquée.
– Oui. Je ne suis pas méchant. Allez,allez, ma bonne dame Mardi…
– Dimanche ! hurla la veuve, tandisque don Juan ouvrait la porte de l’auberge.
Tout doucement il la poussa dehors, et ellerépéta avec toute la force que donne la certitude de lavérité :
– Je vous dis que je m’appelleDimanche !
Des gens s’attroupaient, un groupe d’artisansgoguenards, amusés, et qui ricanaient :
– Dimanche ? Quoi ?Dimanche ?…
– Adieu, dame Jeudi, fit don Juan.Comment pourrais-je savoir qui vous êtes, puisque vous-même ne lesavez pas ! Au fait, est-ce bien Lundi que vous avezdit ?
Il ferma la porte. Dans la rue, parmi lesrires, on entendit les vociférations de la veuve qui, dévoyée parla manœuvre de don Juan, finissait par oublier pourquoi elle étaitvenue le trouver et ne songeait plus qu’à établir son droit formelau nom qu’en toute et légitime propriété lui avait laissé ledrapier Jérôme Dimanche.
C’est une manœuvre qui réussit souvent.
Don Juan s’essuya le front et se tourna versMme Grégoire ébahie :
– Je vois ce que c’est, dit-il, je neferai pas jeter cette infortunée en prison parce qu’il y a du vrai,sans doute, dans cette folle histoire qu’elle raconte.
Javotte écoutait de toutes ses oreilles…
– Du vrai ? Vous croyez ? fitMme Grégoire ébranlée.
– Je suis sûr qu’il y a du JacqueminCorentin là dedans…
– Votre valet ?
– Oui, Ce drôle n’en fait pas d’autres.Il m’a déjà causé bien des tourments. Mais je le garde parce quemon vénéré père me le recommanda à son lit de mort. Ah !l’impudent faquin ! Il ne peut voir un jupon sans courirsus…
– Voilà donc la vérité ! s’écriaMme Grégoire. Je me disais bien aussi…
– Où est-il, ce drôle ? Où est-il,que je lui coupe une bonne fois le nez ?…
– Monseigneur, votre valet est enprison !
– Jacquemin ? Arrêté ?tressaillit don Juan. Eh ! Qu’a-t-il pu faire ? De quoil’accuse-t-on ?
Mme Grégoire rougit, baissales yeux, et répondit :
– Il est accusé depolygamie…
Don Juan, une longue minute, demeura immobile,pétrifié… puis Mme Grégoire le vit qui levait lesyeux au ciel, elle vit son visage se contracter comme lorsqu’onretient à grand’peine une crise de larmes, puis brusquement elle levit se détourner, comme n’en pouvant plus, et tandis qu’il montaitl’escalier, elle vit ses épaules toutes secouées…
– Pauvre jeune seigneur !murmura-t-elle. Comme cette nouvelle lui fait mal ! Ilsanglote, par ma foi, il sanglote au point qu’on pourrait le croirepris de fou rire…
Secoué par cette crise de sanglots qui,d’après la bonne Mme Grégoire, ressemblait si fortà un fou rire, don Juan se disait :
– Jacquemin polygame !… Cela devaitêtre !… C’était marqué au livre du Destin !… Il fallaitque cela fût !…
Quand il fut calmé, don Juan se coucha, et netarda pas à s’endormir. Il s’éveilla un peu après midi, s’habillaavec le soin méticuleux qu’il mettait toujours à cette importanteopération, dîna de fort bon appétit, et sortit de l’auberge enassurant M. et Mme Grégoire qu’il se rendaitau Louvre pour demander au roi la grâce de Jacquemin Corentin,grâce qu’il était sûr d’obtenir, car le roi François le tenait enhaute estime et n’avait rien à lui refuser.
– C’est un bien grand seigneur, ditMme Grégoire lorsque don Juan fut sorti.
– Oui, fit M. Grégoire, et il estl’ami intime de Sa Majesté le roi…
– Et il est riche à ne savoir que fairede son or.
– Oui, Et c’est pourquoi, madameGrégoire, il faut faire crédit à ce gentilhomme, et ne jamais luiprésenter la note de ses dépenses.
Don Juan donna quelques minutes de regretsincère à Jacquemin Corentin.
– Il sera pendu, se disait-il. Pauvrediable ! C’est fort ennuyeux pour moi, car où vais-jemaintenant trouver un valet qui comme lui me soit dévoué corps etâme ? Allons, n’y pensons plus, ce serait du temps perdu.Puis-je, en ce moment, entreprendre quoi que ce soit pour éviter lamort à cet animal ? Non. Mes regrets ne lui apporteront doncnul soulagement. Donc, il est inutile que je me donne de vainesémotions à penser à ce bon Jacquemin. C’est un aveuglantsyllogisme, comme eût dit Fra Domenico qui m’enseigna lalogique…
Tout en ratiocinant, tout en cheminant,alerte, gracieux, vraiment joli à voir, tout en se livrant à uneattentive et sérieuse étude des silhouettes féminines rencontrées,cherchant avidement l’émotion de la beauté entrevue, don Juan avaitatteint la rue du Temple. Ce fut en cette rue, dans le renfoncementde la porte de l’hôtel de Runes, qu’il vit la ribaude.
Elle se tenait effrontément accotée à un coindu noble portail.
Et c’était d’ailleurs à elle une dangereuseeffronterie que d’oser se montrer à ce moment du jour, car lesrèglements étaient sévères, et ces filles ne pouvaient sortir deleur trou qu’à des heures fixées.
Malheureusement pour elle et heureusement pourla morale outragée, ce détour de la rue du Temple était désert, oupresque.
Don Juan la vit, et demeura frappéd’admiration.
La ribaude pouvait avoir seize ans. Elle étaitmaigre, il est vrai, et très pâle, avec seulement sur les pommettesdes joues deux cercles d’un rouge vif, tels que les dessine lafièvre. Mais qu’elle était jolie et gracieuse ! Dans sesgrands yeux craintifs, un peu hagards comme ceux d’un animal battuqui s’étonne que tant de méchanceté soit au monde, rayonnaitdoucement la suave innocence des vierges. La masse blonde de sescheveux faisait à son front une lourde auréole. La ligneharmonieuse de son corps frêle et souple semblait posséder lecharme de quelque sinueuse tige de fleur, et elle portait avec uneinstinctive et naturelle élégance la robe spéciale, la robe àceinture dorée qui désignait ses pareilles aux propositions, auxinsultes, au rire épais des hommes et à l’exécration desbourgeoises bien et solidement pourvues de tout ce qu’il faut pourexécrer en conscience.
Don Juan s’approcha de la serve, d’un air demaître, et des pensées de bête se levèrent en lui. Elle étaitjolie, cette serve ! L’emporter comme une pauvre chose qu’ilallait acheter et payer, ce lui serait un repos à ses noblesamours. Une ribaude ? se dit-il. Pourquoi pas, puisqu’elle meplaît ?… Mais comme il s’arrêtait près de la fille de joie,elle fut prise d’un déchirant accès de toux. Quand ce fut fini, donJuan la considéra un instant, puis demanda :
– Que fais-tu là ?
– Pardonnez-moi, monseigneur, ditdoucement la ribaude en joignant les mains. Je me suis mise icipour m’abriter du froid. Mais je m’en vais…
– Tu t’en vas ? Et oùvas-tu ?…
– N’importe où… dans la rue… le long dela rue…
– Et que diable fais-tu dans la rue… lelong de la rue… ainsi attifée ?
– Mais, monseigneur… je m’expose…
– Tu t’exposes ?…
– Oui. Je m’expose.
– À quoi, par le ciel ? Quechantes-tu là ? Tu t’exposes ?…
– Je ne chante pas, monseigneur. Je nepeux plus chanter. Cela me fait mal à la poitrine. Mais, hier,Ameline m’a dit qu’il est temps que je gagne ma vie, et que j’ail’âge. Et elle m’a prêté cette robe. Alors, je me suis habillée etje suis venue m’exposer pour qui me voudra.
La ribaude eut un sourire… un sourire qu’onlui avait appris… mais ce fut maladroit, c’était son premiersourire, elle ne savait pas encore.
Une vague lueur de miséricorde se leva en donJuan. Mais il se raidit, et les pensées de bête, encore, firentirruption dans son esprit… les pensées de bête féroce. D’une voixrauque :
– Je comprends, murmura-t-il. Mais,dis-moi, la belle, c’est donc la première fois que tut’exposes ?
– Ah ! oui, monseigneur…
– Quoi ! nul ne t’a embrassée, nitenue dans ses bras ?…
– Non, monseigneur. Ils disent tous àAmeline que je suis trop malade.
L’accès de toux la reprit… Don Juan setaisait, saisi peut-être d’un inconscient respect pour cetteaffreuse candeur…
– Ils ont raison, acheva la ribaude avecune effrayante indifférence. Je sais bien que je vais mourir. Maisje voudrais bien, avant de trépasser, gagner de quoi payer Amelinequi me nourrit et me soigne, et aussi, monseigneur, de quoi payerun drap pour mon corps, une messe pour mon âme. Et c’est pourquoi,selon les bons conseils d’Ameline, je suis venue m’exposer…
La ribaude leva sur don Juan un regardeffronté, comme on lui avait enseigné à regarder. Mais elle nesavait pas encore. Ce fut un regard chargé de désespoirinconscient, de désespoir noir. Vraiment : de désespoir. Plusrien dans rien. Et puis, dans ces yeux, il y eut comme unétonnement, et une indécise caresse, et elle rougit. Peut-être sedisait-elle que ce seigneur qui lui parlait était beau à voir,peut-être l’aurore d’une naïve admiration se levait-elle sur sapauvre âme.
– Comment t’appelle-t-on ? repritdon Juan.
– La Blonde monseigneur.
– J’entends. Mais ton nom… tu as bien unnom, dis !
– Certes ! fit la ribaude en riant.Et mon nom, c’est la Blonde. Cela suffit, je pense. En tout cas, jen’en ai pas d’autre à ce que dit Ameline…
– Ameline ? Est-ce tasœur ?…
– Oh ! non. Je n’ai pas de sœur. Etje n’ai pas de mère. Pas de frère non plus. Je n’ai qu’Ameline…Ameline la Borgnesse.
– À qui il manque trois dents ?
– C’est cela ! s’écria la ribaude,heureuse de se retrouver en pays de connaissance.
– Ameline du cabaret duBel-Argent ?
– Oui, monseigneur, elle-même.
– Et si je veux te revoir, c’est donc auBel-Argent que je dois venir te chercher ?
– C’est là, monseigneur. Est-ce que vousvoulez me revoir ?
– Oui, la belle Blonde. Je veux terevoir. Car, sur ma foi, tu es l’une des plus jolies filles deParis, et je t’aime !
À ce mot prononcé d’un accent passionné, laBlonde qui était dans la rue pour s’exposer et qui venaitde le dire avec une tranquillité assurément cynique, oui, laribaude baissa la tête, et une rougeur de pudeur s’étendit sur sonvisage – pudeur aussi certaine que l’avait été son cynisme. Elletrembla. Elle frissonna. Peut-être sur l’obscur horizon de sa vievoyait-elle trembloter, infiniment timide et confuse encore, lapremière lueur du rêve d’amour…
Don Juan fouilla son escarcelle.
Des douze carolus de Jacquemin Corentin, il enavait donné un d’abord, puis quatre à Brisard et deux à Ameline laBorgnesse. Il en restait cinq.
Ces cinq pièces, Juan Tenorio les tendit à laBlonde. Elle regarda cela, sourit, allongea sa petite main, laretira sans oser toucher l’or, puis éclata en sanglots…
– Ho ! fit don Juan. C’est donc lapremière fois que tu vois de l’or ? On ne t’en a jamaisdonné ?
– On ne m’a jamais rien donné, dit laBlonde en essuyant ses yeux.
– C’est que le monde est méchant, machère. N’est-ce pas que le monde est méchant ? Dis-le…
– Je ne sais pas, monseigneur. On m’a ditqu’il y a un Dieu qui punit les méchants.
– Dieu ? ricana don Juan. Serais-tuoù tu es s’il y avait un Dieu ? Pourquoi pleures-tu ?
Et soudain, la pitié, en lui, fut plus forte.Il reprit doucement :
– Oui, oui, ma chère, il y a un Dieu, va.Je le sais, moi ! Un Dieu qui punit les mauvais et récompenseles bons, et sauve du désespoir les pauvres créatures comme toi.Mais pourquoi, diable, pleures-tu ?
Elle le regarda, baissa la tête, le regardaencore et murmura :
– Parce que jamais personne ne m’adit…
Elle se tut, frémissante, et elle pâlit.
– Ne t’a dit quoi ?
– Que… je suis jolie…
– Allons, prends cet or, il est à toi, etje t’en donnerai d’autre…
Cette fois, elle prit. Et ce fut ainsi quepérirent les économies de Jacquemin Corentin.
La Blonde, un moment, contempla avec curiositéces belles pièces d’or, et puis, sans doute, elle fut déçue de nepas éprouver, à posséder la fortune, une joie que bien souvent elleavait rêvée : ce fut d’un geste d’indifférence que sa mainpâle se referma sur ces choses qui brillaient. Don Juan laconsidérait gravement. Jamais il n’avait été aussi grave. Quesongeait-il ? C’était bien confus. Il y avait en lui unmélange de pitié et de désir. La ribaude lui apparaissait comme unepauvre fleur prête à se flétrir, et c’est peut-être pour celaqu’elle lui plaisait… les parfums du lis qui meurt…
– Allons, dit-il, va-t’en maintenant. Jete défends de sortir dans la rue jusqu’à ce que je vienne te revoirau cabaret du Bel-Argent.
La Blonde baissa la tête en signed’assentiment. Et don Juan, brusquement pâli, la lèvre sèche, lafigure contractée par un soudain afflux de passion :
– Je viendrai demain. Tu m’entendsbien ? Demain !
Doucement, la ribaude répéta :
– Demain…
Demain… Comme, à Séville, au palais Ulloa, parune aube d’amour, avait répété Christa ! Le même mot d’espoir.Presque le même accent…
Et la ribaude s’en fut.
Don Juan demeura devant le portail de l’hôtelde Runes, regardant la Blonde s’en aller, silhouette d’une maladiveélégance qui semblait à peine toucher terre. Et elle, quand ellefut à dix pas, se retourna pour le voir encore… Voici ce qu’ellevit :
Le noble portail s’ouvrit, une litière,traînée par un vigoureux cheval noir caparaçonné de pourpre, unejolie litière avec des rideaux de soie pourpre frangés et armoriésd’or ; et dans le cadre de ces rideaux d’une chaude etsomptueuse couleur, se montrait une jeune dame, radieuse de sajeunesse fleurie en beauté, vêtue d’un adorable costume de satinbroché sur quoi les pierreries étincelaient ; son sourireexprimait le bonheur d’être riche et belle, l’allégresse d’êtreaimée, la joie de vivre. Dans le moment, donc, où la litièrefranchissait le portail, le cheval, soit qu’il eût pris peur, soitque quelque partie du harnachement mal ajusté l’eût blessé, se mità ruer, puis se cabra, renversa le laquais chamarré qui le tenaiten main, souffla, hennit, s’élança… La dame jeta un cri d’effroi,se renversa sur les coussins, cacha son visage dans ses mains.
Et voici encore ce que vit laribaude :
D’un bond qui révélait l’adresse et l’audace,la souplesse et la force, la plus puissante vitalité, don Juan sejetait à la tête du cheval, se cramponnait solidement aux harnais,et suspendu au-dessus de la chaussée, comprimait d’une main de ferles naseaux de l’animal qui, à demi étouffé, s’arrêta,s’abattit…
La Blonde, défaillante de terreur etd’admiration, eut un soupir qui traduisit et précisa soudain lesentiment éveillé en son âme naïve… Mais voici ce qu’elle vitalors :
La dame, aussitôt la litière arrêtée,s’élançait à terre ; la rude émotion éprouvée, par choc enretour, la faisait vaciller, elle pâlissait, ses yeux se fermaient,elle s’affaissait, elle allait tomber… le sauveur accourait… DonJuan la prenait, la soulevait, l’emportait dans ses bras robustes,et cette vision étrange et charmante s’évanouissait dans l’hôtel deRunes.
La ribaude se détourna, frissonna d’elle nesavait quelle douleur et s’en alla.
Il y eut grand remue-ménage dans l’hôtel, desgens affairés coururent de-ci de-là pour témoigner que la seulepossibilité de la catastrophe évitée les affolait, toute laséquelle des femmes et des suivantes parut éplorée. Don Juan marchadans un cortège de lamentations, de cris, de larmes, il suivit leflot, monta un large escalier, parcourut des appartements fastueux,refusa jusqu’au bout de se dessaisir de son merveilleux fardeau,malgré les objurgations aigres-douces d’une vieille gouvernante,et, parvenu enfin jusque dans la chambre même deMme la duchesse de Runes, déposa doucement dans unfauteuil la jeune femme évanouie, et tout aussitôt mit un genou surle tapis, puis s’inclinant sur la main qu’il saisissait la baisad’un long baiser qui fit tressaillir la jolie duchesse… elle ouvritles yeux et sourit.
– Relevez-vous, monsieur, dit-elle, etfaites-moi la grâce de m’apprendre à qui M. le duc de Runes,mon mari, devra la joie de me revoir vivante…
D’un coup d’œil, la spirituelle Parisienneavait jugé don Juan et que, peut-être, déjà, il attendait trop desa reconnaissance : d’un mot, elle lui enseignait que sapremière pensée allait à son mari. Don Juan avait l’oreille fine.Il entendit parfaitement. Mais il dédaignait les précautionsraisonnables, et comme à son ordinaire se jeta à corps perdu dansla bataille.
– Madame, dit-il, vous voyez devant vousdon Juan Tenorio, gentilhomme espagnol, de la noblesse de Séville,conduit à Paris par son heureuse destinée qui était de vousrencontrer, l’homme le plus fortuné du monde puisqu’il a eu lebonheur d’épargner peut-être une écorchure à ces mains adorables,l’homme aussi, le plus cruellement déçu, puisqu’il apprend àl’instant que celle qu’il adore appartient à un autre.
Et don Juan s’inclina en étouffant un longsoupir.
C’était du plus pur espagnol. Tenorio setrouvait en pleine algarade sévillane. Tout y était : etl’accident évité par sa prompte bravoure, et la belle jeune dameaux yeux encore un peu effrayés, et l’absence du mari, et ladéclaration traditionnelle incluse en une phrase alambiquée… enlui-même, don Juan regretta de n’avoir point amené quelquesguitaristes.
La duchesse de Runes considéra son sauveuravec un ébahissement amusé, puis :
– Mais… vous m’aimez donc,monsieur ?
Don Juan tressaillit de joie. Il n’eût pusouhaiter meilleure réplique à son rôle.
– En doutez-vous ? dit-il. À quoidonc m’a-t-il servi de me morfondre des jours et des jours à laporte de cet hôtel, de vous suivre de loin quand voussortiez ? Il y a une heure encore, lorsque ma constance meconduisit une fois de plus devant cette demeure, j’osais me direque, peut-être, vous aviez enfin daigné apercevoir le respectueuxadorateur qui souhaitait donner sa vie pour un sourire, pour unregard de vous. Je vois qu’il n’en est rien… vous m’apprenez quejamais vous n’avez jeté les yeux sur moi… que vous m’ignorez,madame, et vous me voyez cruellement puni de ma présomption. JuanTenorio, c’est ici la fin du plus beau rêve de ta vie : celleque tu aimes avec tout ce qu’il y a dans ton âme de forces d’amourignore ton existence et ton cœur, puisqu’elle te demande si tul’aimes !…
Le visage de la duchesse de Runes prit cetteexpression de douce gravité qui va si bien aux très jolies femmes,et, se levant, elle tendit sa main à don Juan qui la saisit avectransport.
– Seigneur Juan Tenorio, dit-elle,laissez-moi vous dire que vous avez fait mieux que d’éviter uneécorchure à mes mains. Au vrai, vous m’avez sauvé la vie, et pourcela, bravement et bellement risqué la vôtre. Adélaïde de Runescherchera et, je l’espère, trouvera l’occasion de vous prouver lasincère gratitude dont son cœur est pénétré. Ah ! monsieur, jefrémis à la seule pensée de l’affreuse douleur que la nouvelle dema mort eût apporté à mon bien-aimé duc, et je vous bénis de luiavoir épargné un chagrin qui l’eût tué lui-même…
Et dans le même moment, l’inévitable réactionvenant à se produire, la charmante jeune femme éclata en sanglots.Don Juan demeura interdit. Quoi ! La duchesse de Runes aimaitdonc son duc au point de ne voir dans sa propre mort que la douleurdont eût été frappé le cher mari ! Don Juan se vit tout petit.Il se jugea humilié. Il éprouva la plus furieuse jalousie contrecet homme aimé d’un tel amour par une femme qu’il aimait, lui,depuis dix minutes ! Il vit la duchesse lever les yeux vers unbeau portrait qui, par une coquetterie d’amour exclusif, setrouvait la seule œuvre d’art dont fût ornée cette chambre. Et,dans un costume de cour qui lui seyait à merveille, pourpoint desatin, court manteau de velours, toque à plume blanche, c’était lesouriant portrait d’un gentilhomme jeune et beau, avec unephysionomie de mâle franchise et d’humaine bonté, des yeux lumineuxd’intelligence, le digne époux de cette adorable Adélaïde de Runesqui pleurait doucement en le contemplant. Elle se tourna vers donJuan alors, et continua :
– Le duc de Runes, monsieur, vousaccueillera en frère, quand il saura ce qu’il vous doit. Enattendant qu’il revienne de Chantilly où il se trouve dansl’escorte française de Sa Majesté le roi des Espagnes, son hôtelvous est ouvert. Vous me feriez un infini plaisir en venant, dès cesoir, vous asseoir à ma table.
De cet amour proclamé par don Juan, pas unmot. Tenorio ne pouvait rester sous le coup d’une pareillehumiliation.
– Madame, dit-il, j’ose accepter laprécieuse invitation dont vous m’honorez. Je dois cela à mon pauvrecœur qui, si longtemps, a souffert loin de vous. J’ai si souventrêvé de vous approcher que je me dois à moi-même le dédommagementde pouvoir vous contempler pendant toute une heure en vous disantque je vous aime…
– Seigneur Tenorio, dit la duchesse, onvoit que vous êtes de la noblesse de Séville, la plus galante quisoit au monde. Certes, un Français qui m’eût aimé comme vousprétendez m’aimer, se fût cru, dans l’heure où il venait de mesauver la vie, et justement pour cela, obligé à ne pas me parler deson amour… Mais nos gentilshommes parisiens ont de ces timiditésque ne connaissent point les paladins d’outre-monts.
La leçon était dure ; la duchesse deRunes s’évertua à en atténuer la sévérité par la grâce du sourireet la légère ironie de la voix. Mais elle ignorait à quel obstinéelle avait affaire, et que don Juan professait qu’on doit toutbonnement répéter à une femme « Je vousaime » jusqu’à ce qu’elle ait entendu, et que le momentoù elle entendra viendra sûrement…
– Français ou Espagnol, dit-il, touttémoin de l’aventure vous eût sauvée par courage, par devoir degentilhomme : plus égoïste, moins digne de gratitude, c’estseulement par amour que don Juan Tenorio s’est jeté à la tête devotre cheval, heureux, madame, trop heureux s’il eût péri dansl’affaire, puisqu’il lui était réservé de succomber à la douleur den’être rien pour vous. Du moins me sera-t-il permis d’adoucirl’amertume de mon dernier soupir en attestant le ciel que je meursde vous avoir trop aimée…
Dans le moment où il parlait ainsi, don Juanimagina sa mort. Oui, il se dit vraiment expirer de douleur. Ils’entendit attester le ciel en prononçant le nom chéri d’Adélaïde,et l’amour, un véritable amour surgit en lui, et il pleura devraies larmes sur sa propre misère, et le regard chargé de ceslarmes qu’il leva alors sur la duchesse de Runes fut empreint d’untel désespoir qu’elle en fut toute troublée d’un sentiment fait decompassion et aussi de quelque vanité. Car, à en croire du moins lathéorie de don Juan, il n’y a pas de femme qui n’éprouve de lafierté à inspirer une passion capable d’aller jusqu’au trépas… lemalheur était que ce bon Tenorio n’était nullement mort sinon enimagination, et qu’il n’avait aucune envie de trépasser.
La preuve, c’est que, s’étant présenté le soirdu même jour à l’hôtel de Runes selon l’invitation qui lui en avaitété faite, il fit excellente figure à la table de la duchesse qu’ilémerveilla par son appétit, qu’il étourdit de sa verve et de sonentrain…
Quant à la Blonde, quant à la ribaude ducabaret du Bel-Argent,il va sans dire qu’il n’y pensaitplus.
Et Léonor ? Ah ! pour ce qui est deLéonor… mais nous verrons bien.
Adélaïde de Runes (de la branche cadette de lafamille de Runes) avait épousé son cousin germain Henri-François deRunes : c’était toute son histoire… c’était peu, c’étaitbeaucoup… c’était tout !
Élevés ensemble, Adélaïde et Françoiss’aimaient depuis… autant dire depuis toujours. Depuis deux ansque, sur dispense spéciale, ils avaient pu s’épouser, leur amoursincère, profond, n’avait fait que s’épanouir en charme et enfélicité. Ces deux êtres certainement destinés l’un à l’autre parune admirable concordance de dispositions naturelles et sociales,étaient sûrs de s’aimer toujours ; ils étaient pareils par labeauté, la jeunesse, les aspirations de l’âme, par la même finessed’esprit, la même distinction de goûts, la même éléganced’attitudes morales, la même vitalité de cœur. En vérité, chacund’eux était le parfait miroir où l’autre pouvait se contempler ets’étudier. On dit que ces ressemblances étonnantes sont presquetoujours génératrices d’ennui, de lassitudes prématurées. Laissonsdire les philosophes qui se feraient couper en huit plutôt que dene pas couper en quatre les fils d’or des destinées heureuses, etcontentons-nous d’admirer les beaux spectacles de la nature.Adélaïde et François s’adoraient. Vraiment oui, leur amour était del’adoration. La vie sans Adélaïde eût semblé un non-sens àFrançois ; la vie, sans François, n’eût pas été possible àAdélaïde…
Telle était la jeune femme chez qui don Juan,quinze jours durant, se présenta régulièrement chaque après-midi età la table de laquelle, par cinq fois en cette période, il fut reçuen sauveur, en ami, en frère.
Pour ses quinze visites journalières, don Juanchangea quinze fois d’habillement, et, à chaque nouvellemétamorphose, son costume fut un impeccable chef-d’œuvre de hautgoût, d’opulente simplicité.
Tenorio vivait toutes ses matinées à la grandefriperie de la Halle où il passait en revue, avec sa parfaitescience du vêtement et son coup d’œil infaillible, tout ce que lesboutiques les mieux achalandées pouvaient offrir de plus fastueux,de plus harmonieux et de plus seyant.
De même, il changea quinze fois de monture, età chaque fois, le cheval devant qui le suisse de l’hôtel de Runesouvrit le grand portail à deux battants, fut une bête de prix queplus d’un connaisseur admira au passage.
À chacune de ces visites, don Juan se fitsuivre de deux laquais des mieux équipés et parfaitementstylés : rien qu’à les voir, on devinait que le maître nepouvait être qu’un très haut seigneur.
Dès le premier jour, don Juan avait poussé lahardiesse jusqu’à offrir à la duchesse un beau diamant qui valaitbien cinq ou six mille livres, enchâssé dans une bague d’orcurieusement ouvrée. Il va sans dire qu’elle refusa tout net, etelle ajouta :
– Pardonnez-moi, seigneur Tenorio, maismonsieur le duc et moi, une fois pour toutes nous nous sommespromis de ne jamais porter de bijoux que ceux que nous nous serionsdonnés l’un à l’autre.
– Dès ce soir, donc, je jetterai cettepierre dans la Seine, riposta don Juan. Achetée pour vous, elle nesaurait plus convenir à nulle femme au monde…
Il dit… et, naturellement, garda la bague etle diamant qui, au lieu de descendre au fond de l’eau, s’enallèrent échouer, plus tard, chez quelque revendeur.
Don Juan dépensait sans compter. Mais, pareild’ailleurs à tous les prodigues, il savait calculer sa prodigalitémême. C’est ainsi que, choisissant un nouveau costume, il revendaità perte celui qu’il avait porté la veille, au fripier même quil’habillait de neuf. Pour les chevaux, il employait le mêmeprocédé.
Il résulta de là que, s’étant montré avecquinze habits différents, et pouvant passer pour posséder uneécurie de quinze chevaux, don Juan, au bout de l’aventure, setrouva possesseur d’un unique cheval et du costume qu’il portaitsur lui.
Il n’en fut pas moins établi aux yeux deM. et Mme Grégoire que Juan Tenorio était unseigneur d’une fabuleuse richesse. Plus que jamais, les hôtes de laDevinière furent persuadés qu’ils pouvaient à un tel personnage,ouvrir un crédit sans limites.
Quant aux deux laquais, don Juan les avaitloués pour un mois, laps de temps qu’il avait jugé très suffisantet largement compté pour arriver à la conclusion naturelle etfatale de l’aventure, c’est-à-dire, d’après lui, à la chute de lapauvre duchesse.
Malgré cette espèce d’ordre qu’il mettait àson désordre, et cette astucieuse lésinerie qu’il mettait à saprodigalité, don Juan n’en avait eu pas moins besoin d’uneimportante somme d’argent initiale pour entreprendre sa guerreamoureuse. Ce fut très simplement qu’il résolut ceproblème :
Le jour même où il sauva la duchesse de Runes,entre l’incident que nous avons conté et le dîner auquel il futconvié, il s’en alla, tout affairé, trouver le comte de Loraydanauquel il tint à peu près ce langage :
– Cher ami, vous souhaitez, pour le moinsavec autant d’ardeur que moi-même, que l’enlèvement de Léonord’Ulloa se fasse en toute célérité. Or, une telle entreprise ne vapas sans quelque dépense à laquelle je ne puis faire face, ayantoublié mon escarcelle à Séville. Si donc, d’une part, vous tenez,comme vous me l’avez dit, à ce que je vous débarrasse promptementde la fille du Commandeur, et si, d’autre part, ainsi que vous mel’avez également affirmé, votre bourse est à ma disposition,prêtez-moi sur l’heure les quelque vingt mille livres nécessaires ànotre commun bonheur.
Loraydan, excellent calculateur, trouvapeut-être la somme un peu forte, mais il n’en laissa rien paraîtreet s’exécuta de bonne grâce et « sur l’heure », commedisait Tenorio.
Nous arrivons au quinzième jour.
La bizarre jalousie que don Juan, dès lapremière minute, avait éprouvée contre le duc de Runes étaitdevenue une de ces bienheureuses haines d’autant plus tenaces etviolentes qu’elles sont sans motif. Tenorio était jaloux de Runes.Jaloux ? Mais pourquoi diable ? Adélaïde était-elle safemme, à lui, don Juan ? Lui avait-elle fait don de son amour,et Runes intervenait-il comme un importun larron qui, pour unesatisfaction passionnelle, s’en vient troubler le bonheurd’autrui ?
Don Juan n’était pas très éloigné de lecroire, ou, du moins, de le prétendre.
Le plus consciencieusement du monde, donc, ilhaïssait ce pauvre duc de Runes qu’il n’avait jamais vu. Runesétait aimé d’Adélaïde : cela suffisait.
Pendant ces quinze jours, sa passions’exaspéra, il en vint à aimer sincèrement Adélaïde, il en vint àse dire qu’il ne pouvait vivre sans elle… Le quinzième jour, aumatin, il reçut à la Devinière la visite du comte de Loraydan quilui dit en substance :
– L’heure de tenir votre parole estvenue. Voyant que vous aviez d’autres soucis en tête, j’ai moi-mêmetout préparé pour le départ de Léonor d’Ulloa. Des hommes, uncarrosse : tout est prêt. Demain soir, vers onze heures, lemoment sera propice. À vous d’agir. Au cas où vous resteriezinactif, mon cher seigneur, je croirais que vous vous êtes moqué demoi, et de Léonor, et du Commandeur, et du roi, de tous, c’esttrop !
– Trop ! Beaucoup trop !s’écria don Juan. Mais trop n’est pas encore assez. Si mon pauvreCorentin était là, il vous dirait que j’ai accoutumé de me moquerde Dieu et du diable et de moi-même. Pourtant nul ne pourra direque Juan Tenorio se soit moqué de sa propre parole d’honneur. Soyeztranquille. Votre colère, et celle de votre roi, et celle de tousles sbires de Paris, je m’en moque, cher seigneur. Mais parce queje vous l’ai promis, le départ de Léonor se fera demain, à l’heureque vous dites.
Et demeuré seul :
– Par le Dieu vivant, comment ai-je puoublier que j’aime Léonor ? Ah ! Léonor cruelle, il estbien vrai que mon cœur… Oui, mais j’aime Adélaïde. Si j’en crois cedigne comte, demain, je dois quitter Paris. Je n’ai donc plus quecette journée pour venir à bout d’Adélaïde. Eh bien, soit : cesoir, tout sera fini.
Le soir venu, il se rendit à l’hôtel de Runes,où il était attendu à la table de la duchesse.
Ce soir-là, donc, nous retrouvons don Juan,après le souper, dans une jolie salle de l’hôtel de Runes, sorte deboudoir aimé de la duchesse. Et c’était l’heure où il devaitprendre congé, sous peine de s’entendre dire par la duchesseelle-même qu’il était temps pour lui de se retirer… la chose luiétait arrivée une fois déjà.
En cette soirée qui devait être la dernière etau cours de laquelle don Juan s’était juré de triompher, Adélaïdese montra pour son hôte ce qu’elle n’avait cessé d’être depuis lepremier instant : affectueuse et reconnaissante, charmantepour la délicatesse et l’empressement des attentions, mais don Juanput se convaincre que jamais il n’entrerait dans son cœur pour ytrouver autre chose qu’une fraternelle amitié. Le plus sévèremoraliste n’eût rien pu reprocher à Adélaïde, sinon, peut-être, des’être un peu divertie aux flamboyantes déclarations de don Juan etde les avoir écoutées avec un enjouement qui semblait exclure lasévérité. Tenorio était trop expert pour s’y tromper ; ilsavait à n’en pas douter que l’amour de la duchesse pour son mariétait inébranlable. Mais il était ainsi fait que même convaincu del’inanité de sa tentative, même dans cette minute où il se levapour prendre congé et où tout semblait fini, il gardait encore unefoi robuste en son étoile, et il s’affirmait qu’il était tout prèsde la victoire.
La duchesse était debout, devant lui, un peuémue d’avoir à dire adieu pour toujours à ce charmant compagnon quil’avait sauvée d’une mort à peu près certaine, qui, à part sa lubieamoureuse, s’était montré spirituel et brillant causeur, généreuxen ses attitudes de pensée, raffiné gentilhomme en ses façons, fortdélicat en ses discours, en somme un parfait cavalier.
Don juan vit très bien cette émotion, et seramassa pour l’effort suprême. Et lui-même éprouva ce choc d’amourréel qui, parfois, ébranlait sa sentimentalité, ce ne fut pasl’élan d’une passion, ce fut une véritable expansion d’amourcapable d’aller jusqu’au dévouement…
– Ainsi, vous partez ? disait laduchesse. Ne pouvez-vous attendre deux jours ?M. de Runes sera assurément de retour ; ce serait unvrai bonheur pour lui de vous témoigner sa reconnaissance.
– Je pars demain, madame, dit don Juand’une voix altérée. C’est ici mon dernier adieu.
– Oh ! le dernier… vous reviendrez àParis…
– Non, madame, l’importante affaire quim’appelle en Espagne m’y retiendra sans doute plusieurs années… etpuis… et puis… ah ! laissez-moi vous le dire… je hais ce Parisoù je vous ai aimée pour mon malheur. Si je meurs bientôt, tantmieux. Mais s’il faut que je vive, jamais je ne reverrai les lieuxoù j’ai tant souffert.
Il pâlit. Son regard s’embua. Il sembla seraidir contre l’excès de sa souffrance… il fut sincère ; danscette minute, il crut vraiment que loin d’Adélaïde il ne luirestait qu’à mourir. Et la duchesse, du fond de son cœur, leplaignit ; elle ressentit elle-même un profond chagrin d’êtrela cause de cette douleur qu’elle voyait, et d’une voix qu’elles’efforçait de rendre enjouée, mais qui tremblait un peu :
– Allons, je veux croire, j’espère, jesouhaite ardemment que bientôt le charmant cavalier, le parfaitgentilhomme que vous êtes trouve la noble jeune fille digne de lui,le cœur capable de le comprendre…
Il secouait la tête, et ellecontinuait :
– Cela sera, croyez-le. Si jeune, sigénéreux, si accessible aux plus beaux sentiments, si séduisant parle charme de la personne et du discours, vous inspirerezcertainement un pur amour que vous partagerez… alors j’aimeraicomme une sœur celle que vous aurez choisie… tous deux vousviendrez vous asseoir à ma table, et nous rirons ensemble desfolies que vous m’avez débitées…
Très bas, il répondit :
– C’est impossible. Ce cœur qui n’acommencé à vivre que du jour où je vous ai connue cessera de battrelorsque je serai loin de vous. Adieu, madame…
Elle tendit sa main. Il fit non de la tête etmurmura :
– Quoi ! Pour tant d’amour, vous neme laisserez pas au moins quelque radieux souvenir avec quoi jepuisse vivre et tromper ma douleur ?… Quoi ! Votre mainseulement ? Quoi ! Pas même un baiser… un seul ?… unpur et chaste baiser fraternel que j’emporterai sur mes lèvrescomme le joyau de ma pauvre vie, la suprême consolation de mamort ?…
Il se rapprocha vivement, la figurebouleversée, ruisselante de larmes, il ouvrit ses bras, elle voulutreculer… il était trop tard… tremblante de pitié, certainequ’aucune pensée mauvaise ne pouvait se lever dans le cœur de cethomme qui pleurait, elle parut près de consentir ce baiser, de leconsentir comme un acte de reconnaissance et de compassion… danscet instant même, en un grand miroir placé en face d’elle sur lacheminée, elle vit… ah ! elle vit la porte s’ouvrir, et dansl’encadrement de cette porte apparaître le duc de Runes… lemari !
Coupable, Adélaïde eût certainement trouvé legeste immédiat qui l’eût sauvée peut-être.
Innocente, elle demeura inerte.
La stupeur et l’horreur la paralysèrent.
Elle eut seulement un soupir d’épouvante.
Cela dura deux secondes pendant lesquelles donJuan, certainque la duchesse enfin succombait, murmura deschoses ardentes qu’elle n’entendit point… cela dura les deuxsecondes que la fatalité avait voulues… les deux horribles secondesqu’il fallait pour que François de Runes fût convaincu de latrahison… et quand, d’un violent recul de tout son être, avec undéchirant cri de désespoir, elle s’arracha aux bras de don Juan quiallaient se refermer sur elle, il était trop tard… le duc venait àelle.
Don Juan le vit alors seulement, et se recula,effaré, comprenant soudain que quelque chose de terribles’accomplissait et il eut la soudaine sensation qu’il venaitd’assassiner ces deux êtres charmants qui semblaient créés pourtoute une vie de bonheur… le duc et la duchesse de Runes.
Le duc ne parut pas l’apercevoir.
Il s’arrêta devant Adélaïde.
Il tremblait de tous ses membres comme sitoutes les forces vitales se fussent effondrées en lui d’un seulcoup, et sa figure toute blanche se marbrait de taches pluslivides.
Aucune colère visible en son attitude. Onn’eût pu dire non plus qu’il éprouvât une douleur quelconque. Ilparaissait en proie à un prodigieux étonnement qui l’accablait,l’écrasait. Sa parole fut presque inintelligible quand ilprononça :
– C’est toi Adélaïde ?… C’est bientoi ?… toi !… toi, dis-je !… toi !…
Elle cria :
– Que crois-tu, François ?Dis-le ! Dis-le tout de suite ! Que crois-tu !…
Ce fut un hurlement, un jaillissement de saprotestation, la clameur de son innocence. L’accent eût suffit pourconvaincre le duc si, malheureusement pour lui et Adélaïde, iln’eût vu, l’instant d’avant, vu de ses yeux, absolument vu sa femmeaux bras de don Juan : la preuve, l’indiscutablepreuve de sa trahison…
Au cri de la duchesse, il eut un haussementd’épaules, le geste de dédain, de mépris qui signifie l’inutilitéabsolue de toute explication. Il se détourna d’elle, et, face à donJuan :
– Demain matin, à huit heures, dans lePré-aux-Clercs…
Tenorio s’inclina et dit :
– J’y serai. Mais…
Il allait entreprendre une explication,protester, jurer sur Dieu et l’honneur que la duchesse étaitparfaitement innocente, il se tut soudain ; ce visageflamboyant sur qui il levait les yeux lui fit peur. Il comprit ques’il osait parler il était un homme mort, et que le duc, en ne sejetant pas sur lui, à l’instant, le poignard au poing,accomplissait sur lui-même un rude effort. Avec fermeté don Juanrépéta :
– À huit heures du matin, dans lePré-aux-Clercs.
Et il s’en alla…
Adélaïde alors marcha sur son mari,l’atteignit malgré qu’il se reculât, le saisit dans ses bras malgréqu’il la repoussât, le prit par la tête, se cramponna à son cou,et, farouche, terrible dans cette suprême défense de son bonheur,cria :
– François, il faut que tu saches !François, je veux que tu saches ! François !François ! Tu m’entendras ! François !François ! Tu me laisseras parler, ou je jure Dieu que je neme tue devant toi !…
Que dit-elle ? Que put-elle dire ?Quels accents trouva-t-elle ? C’est un fait, un sinistre faitque la vérité est aussi difficile à prouver que le mensonge. Biensouvent plus difficile. Plus libre, plus aisé en ses tours etdétours, le mensonge trouve des arguments irréfutables là où lavérité demeure impuissante. Tout gêne la vérité, jusqu’à laconscience qu’elle a de soi-même, et jusqu’au dégoût d’être forcéeà se défendre. Que dit-elle, cette malheureuse Adélaïde, à qui uncenseur implacable pourra sans doute reprocher cet instinctifmouvement de pitié qu’elle eut pour don Juan, à qui les femmes denotre temps plus rigoriste, peu au fait des mœurs d’une époque oùla vie sociale comportait d’autres libertés d’allure pourrontreprocher peut-être d’avoir écouté quinze jours durant d’amoureuxdiscours ?
Il est bien probable qu’avec du temps, ellefût parvenue à convaincre son mari et à effacer dans son espritjusqu’au souvenir de l’affreuse vision. Mais il est bien probableaussi que frappé dans son orgueil, dans son amour, dans sa parfaiteconfiance, le duc, cette nuit-là, à toutes les affirmations de lavérité, opposa la preuve, l’irréfutable preuve : j’aivu ! vu de mes yeux ! J’ai vu !…
Quelle nuit ils durent passer, ces malheureuxqui, du parfait état de bonheur, étaient précipités à l’extrêmemisère !
Un peu avant huit heures du matin, dans lebrouillard qui estompait les vastes bâtiments de l’abbaye deSaint-Germain, sur l’herbe rare du pré si souvent foulé par lesduellistes ou les émeutiers, le duc de Runes et don Juan setrouvèrent en présence. Le duc avait amené trois de ses amis, maisJuan Tenorio était seul. Les deux ennemis, sur la demande du duc,se défirent de leurs habits, afin de se battre le torse nu.
Runes, un instant, considéra avec une sombrecuriosité cet homme qui avait détruit deux existences. Don Juandétourna les yeux : peut-être avait-il vaguement conscience ducrime qu’il avait commis : crime, il est vrai, absous d’avancepar les conventions sociales.
Le premier coup de huit heures tinta àl’abbaye, lorsque les deux épées se choquèrent, et ce futfoudroyant : le huitième coup tristement résonnait dans l’airouaté de brumes, lorsque l’un des deux adversaires s’abattit,rendant le sang à flots par la bouche, tandis que la blessure qui,presque imperceptiblement, trouait le côté gauche de la poitrine,saignait à peine.
C’était le duc de Runes.
La pointe de Juan Tenorio lui avait crevé lecœur.
Il n’eut pas un spasme, pas un frisson, ildemeura inerte à jamais.
C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-trois anspérit Henri-François, septième duc de Runes, vrai gentilhomme parl’esprit et le cœur, en pleine jeunesse, en pleine beauté, enpleine félicité.
Il périt uniquement parce que don Juan Tenorios’était avisé que la duchesse de Runes était une fort jolie femme,d’autant plus précieuse à conquérir qu’elle adorait son mari duplus pur, du plus sincère amour.
Au nombre des morts mentionnées au registredes dames oblates en décembre 1541, nous trouvons celle deJulie-Adélaïde de Fontenac, duchesse de Runes, en religion sœurSainte-Claire, décédée à la suite d’une maladie de langueur.
Lorsque le duc de Runes fut tombé, don Juan,la pointe de l’épée baissée, attendit une minute qu’il plût à l’undes amis de son adversaire de continuer le combat, comme c’étaitassez l’habitude. Mais les trois gentilshommes, d’un signe, luifirent comprendre que tout était fini.
Alors il s’habilla, se dirigea vers le chevalque son laquais lui tenait en main à cent pas de là, se mit enselle, rentra dans Paris et, vers dix heures, atteignit l’aubergede la Devinière. Quelques minutes plus tard, il en ressortait àpied, affairé, empressé comme toujours, maugréant on ne saitquelles imprécations contre l’injustice du sort.
Don Juan se dirigeait vers l’hôtel deLoraydan.
Par des ruelles détournées, il évita la partiede la rue du Temple où se trouvait la demeure des Runes. Ill’évita, non par crainte de quelque rencontre désagréable, maispour s’éviter une émotion qu’il déclarait inutile. Et déjà, danscet esprit où la vie ne se reflétait qu’en fugitives empreintes,l’image d’Adélaïde s’effaçait. Il faut dire qu’une minute, il avaiteu cette pensée d’aller trouver la duchesse, et, à ses pieds,repentant, soumis, tenter quelque impossible consolation. Une lueurde bon sens lui montra ce qu’il y aurait d’odieux en cettedémarche.
Il déboucha dans la rue du Temple, tout prèsdu cabaret du Bel-Argentqu’il atteignit bientôt. Et alorsil s’arrêta, évoquant soudain la mièvre et petite figure de laribaude qui ne possédait rien au monde, pas même de nom,puisqu’elle s’appelait tout bonnement la Blonde…
Et don Juan commença de seplaindre.
Il se plaignit. Il jugea qu’il était victimede fatalités acharnées.
Il éprouva le désir de verser quelques pleurs.L’attendrissement le gagna, et, en fin de compte, il décréta que siquelqu’un au monde avait besoin de consolation, c’était lui.
La consolation… cette ribaude ?
Qu’importait, en somme ? Ribaude ouprincesse, la femme qui le tiendrait dans ses bras, à qui ilpourrait dire combien malheureux il était, qu’il pourrait émouvoirde sa propre émotion, chez laquelle il pourrait provoquer une doucecompassion, oui, la femme qui, en cette heure, mêlerait ses larmesaux siennes serait la digne consolation de sa peine qui seulecomptait… Il eut un sourire.
De son pas rapide et léger, il marcha vers leperron du pauvre cabaret, et il s’arrêta court : quatre hommesvêtus de noir en sortaient, quatre porteurs de la prévôté, de ceuxque le prévôt envoyait d’office pour enlever les morts trop pauvrespour payer leur enterrement.
Sur leurs épaules, ils portaient un cercueilcouvert d’un mauvais drap élimé et troué.
Ils n’étaient que quatre.
Et certes ils suffisaient à la besogne, simaigre, si légère, si fluide était la pauvre créature qui s’enallait de ce monde vers un autre qui, si mauvais, si horrible setrouvât-il, lui serait toujours moins affreux que celui-ci…
C’était la ribaude… c’était laBlonde !…
Étant revenu vers le soir au cabaret duBel-Argent, poussé par quelque curiosité, et voulantconnaître comment était morte la Blonde, voici ce que don Juanapprit. Ces détails, il les eut dans une conversation avec Améliela Borgnesse qu’il interrogea :
– Monseigneur, lui dit cette filleénormément flattée de l’entretien, lorsque Brisard, le laquais dece monseigneur comte d’à côté est venu me chercher, vous m’avezdonné deux soufflets parce que je n’étais point princesse…
– Oui-da, fit don Juan, et je vais t’endonner autant si tu ne te hâtes de me parler de la Blonde.
– Oui, monseigneur, et vous me donnâtesaussi deux pièces d’or, c’était pour en arriver là. Car justement,la petite Blonde en avait aussi de ces pièces d’or. Maintenant, jecomprends. C’était vous qui les lui aviez données. Vous en donnezdonc à tout le monde ?
Elle sourit largement. Et don Juan luidit :
– Il te manque trois dents. Prends gardeque tout à l’heure il ne t’en manque six.
Elle toisa don Juan, le soupesa du regard, eutun haussement d’épaules, et dit :
– Oh ! Vous n’avez pas les poings deLancelot. N’importe. Voici donc comment la chose s’est faite. Lapetite Blonde, monseigneur, est morte comme nous mourons toutes.Elle a eu un petit soupir, et c’est tout. J’étais là, je puis vousjurer que c’est la pure vérité. Elle me devait beaucoup d’argent,et pourtant je lui ai laissé sa chemise quand on l’a mise dans labière, tout le monde vous le dira.
– Et les pièces d’or ? gronda donJuan. N’étaient-elles pas suffisantes pour te payer ?
– Les pièces d’or ? fit-elleétonnée. Mais elle les a emportées.
– Emportées ?
– C’est sûr. Emportées, je vous dis. Jene peux pas mieux dire, pourtant.
– Emportées où ? Vilaine ribaude,veux-tu t’expliquer ?
– Emportées dans la boîte, dans lecercueil. Ah ! vous savez, monseigneur, vous savez donner del’or et des soufflets comme s’il en pleuvait, mais vous êtes long àcomprendre. Tout le monde comprend cela, voyons : la Blonde,en mourant, a emporté ses belles pièces d’or avec elle, dans lafosse, c’est bien simple. Car elle a été à la fosse, la petiteBlonde. Vous devez pourtant savoir que la paroisse est riche etpossède un cimetière. Ce n’est pas comme Saint-Médard, par exemple,une paroisse de gueux qui n’a qu’un charnier.
Don Juan, une minute, médita sur cette sombreexplication où intervenaient des fosses et des charniers,puis :
– Je veux savoir pourquoi elle a emportécet or…
– C’est elle qui a voulu, monseigneur.Dix minutes avant de tourner de l’œil, elle nous a dit :« Si je meurs, je veux qu’on me laisse ces bellesmédailles qu’il m’a données. » Elle l’a dit tel que jevous le dis, monseigneur. Nous lui avons donc laissé l’or,puisqu’elle l’avait voulu.
– Et quand elle a été morte, vous n’avezpas eu la pensée de lui prendre ces pièces ?
– Tiens ! Est-ce qu’on est desTurcs ? On est des chrétiens. Elle avait dit : « Jeveux mes belles médailles. » C’est sacré. Par exemple,monseigneur, elle y perd. Mais ces petites filles ont des lubiessans prévoir si ça leur fera du bien ou du mal. Elle y perd, laBlonde !
– Et qu’y perd-elle, voyons ? fitdon Juan étonné.
– Dame, si elle n’avait pas vouluemporter cet or, voyez tout ce qu’elle aurait pu avoir avec :d’abord, au lieu de la chemise rapiécée que je lui ai laissée pourqu’elle n’ait tout de même pas trop froid dans la boîte, un beaudrap blanc tout neuf. Ensuite une belle et bonne messe, ensuite desporteurs à ses gages, et précédés de la croix, avec des prièrestout le long du chemin jusqu’à son dernier gîte. Sans compter quesi elle avait pu avoir un porteur de croix et un diacre pour lesprières, nous aurions pu la suivre, tandis que personne n’a osél’accompagner, crainte d’être mal vu des voisins, et qu’elle a dûs’en aller toute seule. Je vous dis qu’elle y a perdu à vouloirgarder ses médailles.
Don Juan, sur ces explications, eut unedeuxième méditation, puis, repoussant les sinistres pensées quil’assaillaient :
– Mais enfin, pourquoi a-t-elle voulu lesemporter, ces carolus ?
– Ces carolus ? C’étaient donc descarolus ?… Qu’est-ce que c’est, des carolus ?…
– Les médailles qu’elle avait. Pourquoia-t-elle voulu les avoir dans son cercueil ?
– Ah !… Une idée de petite fille,monseigneur. Pas de prévoyance. Pas de sagesse, monseigneur. Il y ade cela une quinzaine, voilà que je vois revenir la Blonde qui, surmes bons conseils, s’en était allée faire un tour dans la rue. Elleétait joyeuse et triste. Elle pensait des choses. Elle s’enferme.Je l’entends chanter, et puis rire, et puis pleurer, et puisj’entends le bruit de l’or. J’entre. Elle me dit :« Demain sera un beau jour pour moi… »
– Elle a dit cela ? tressaillit donJuan.
– Cela et bien d’autres sornettes :« Crois-tu qu’un grand seigneur puisse aimer une pauvre fillecomme moi ?… » Et puis encore : « Est-ce que jesuis vraiment jolie ?… » Et puis encore :« Après tout, quel mal ai-je fait jusqu’ici ?… » Etpuis encore : « Qui sait s’il ne m’aimera pas ! Quelbonheur ! Quel bonheur ! Saints anges du paradis, si jepouvais vivre dans l’honnêteté ! L’aimer ! L’aimertoujours !… » Et la voilà qui se mettait à genoux,monseigneur, à genoux devant le bénitier, et la voilà quicommençait à supplier la Vierge, et cela finissait par dessanglots, et puis là-dessus elle se reprenait à chanter… Ycomprenez-vous quelque chose ?
– Dis toujours, et ne t’inquiète pas decomprendre.
– Eh bien, donc, elle attendait lelendemain qui devait être un beau jour. Mais va te fairelanlaire, le lendemain a été pareil aux autres jours. Et les joursse sont passés. Elle disait chaque soir : « C’estpour demain !… » Elle a tout le temps refusé desortir malgré mes bons conseils. Elle me répondait : « Ilm’a défendu de retourner dans la rue jusqu’à ce qu’il vienne mevoir. » – Qui ça ? que je lui demandais. Elle nerépondait pas. En fin de compte, elle toussait de plus en plus.Elle se levait tout de même. Et, chaque matin, il fallait la voirse laver, se peigner, se bichonner ! Jusqu’au dernier jour,monseigneur ! Jusqu’à hier matin, où elle a encoreessayé ! où elle m’a demandé le petit bout de miroir que nousavons pour se regarder. Et, alors tout à coup, elle a vu la mort.Elle m’a défendu de lui enlever ses médailles et elle est morte enles regardant. C’est à n’y rien comprendre…
Voilà ce que don Juan Tenorio dans laconversation qu’il eut avec Amélie la Borgnesse apprit, au cabaretdu Bel-Argent, le soir du jour où fut enterrée laBlonde…
Nous avons voulu relater tout de suite lespauvres circonstances qui entourèrent la mort de la petite ribaude.Nous reprenons maintenant don Juan au point où nous l’avons laissé,c’est-à-dire au moment même où se dirigeant vers la porte ducabaret du Bel-Argent, il en vit sortir le cercueil surles épaules des quatre porteurs de la prévôté.
Don Juan, voyant sortir ce cercueil que nuln’escortait, le laissa passer, le suivit un instant des yeux, puisentra dans le cabaret et demanda qu’on fit venir la Blonde.
– La Blonde ! fit l’hôtesse en sesignant. Elle vient de s’en aller et ne reviendra plus jamais.
– Ce cercueil ? tressaillit JuanTenorio.
– Mon Dieu, oui, mon prince, ditl’hôtesse.
– Quoi ! Elle est morte ?
– Dame… à force de tousser…
Don Juan baissa la tête. Puis il revint auseuil du cabaret, se pencha, et là-bas au loin, entrevit les quatreporteurs qui se hâtaient, en un balancement rythmique de la marche.Son cœur se serra. Ce cercueil… tout seul… quoi !personne ? personne ?… Il se tourna brusquement versl’intérieur :
– Cette malheureuse enfant n’avait doncni parents, ni amis, ni rien au monde ?
– Des parents ? Des amis ?Pourquoi cela, monseigneur ?
– Pourquoi s’en va-t-elle seule, touteseule ?
– Ah ! c’est ça ? fitl’hôtesse. C’est mal vu, monseigneur, une ribaude. Un enterrementsans croix… on ne sait pas ce que les voisins penseraient etdiraient de voir…
Don Juan n’entendit pas la fin de la nébuleuseexplication entreprise par l’hôtesse du Bel-Argent. Ilsortit, plus empressé que jamais… il se mit à courir…
En trois minutes, il rejoignit lesporteurs.
Et il ôta sa toque.
Et, nu-tête, il se mit à marcher derrière lecercueil de la ribaude.
Et les gens étonnés eurent cet étrangespectacle d’un jeune seigneur au fastueux costume qui, trèsgravement, très bravement aussi, la toque à la main, escortait lapauvresse sans nom qui s’en allait vers son dernier gîte… Il marchajusqu’au cimetière et demeura immobile au bord de la fosse jusqu’àce qu’elle eût été comblée de terre, et quand il s’en alla il donnaune pièce d’or au fossoyeur pour que la ribaude eût une croix sursa tombe[1].